Raphaël Verchère

Travail, ordre et discipline : la société sportive et ses tensions

------Verchère Raphaël. Travail, ordre et discipline : la société sportive et ses tensions, sous la direction de Alain- Marc Rieu. - Lyon : Université Jean Moulin (Lyon 3). Thèse soutenue le 30 août 2012. Disponible sur : http://theses.fr/2012LYO30051 ------

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DOCTORAT DE PHILOSOPHIE

RAPHAËL VERCHÈRE

TRAVAIL, ORDRE ET DISCIPLINE : LA SOCIÉTÉ SPORTIVE ET SES TENSIONS

JEUDI 30 AOÛT 2012 à 14H, UNIVERSITÉ JEAN MOULIN-LYON III

DIRECTEUR DE THÈSE : Alain-Marc RIEU, Professeur, Université Lyon III

MEMBRES DU JURY : Bernard ANDRIEU, Professeur, Université De Nancy, Rapporteur. Denis FOREST, Professeur, Université Paris X, Rapporteur. Philippe LIOTARD, Maître De Conférences, Université Lyon I. Isabelle QUEVAL, Maître De Conférences, Université Paris V. Alain-Marc RIEU, Professeur, Université Lyon III, Directeur. Thierry TERRET, Professeur, Université Lyon I. « Il me semble que, dans une société comme la nôtre, la vraie tâche politique est de critiquer le jeu des institutions apparemment neutres et indépendantes ; de les critiquer et de les attaquer de telle manière que la violence politique qui s'exerçait obscurément en elles soit démasquée et qu'on puisse lutter contre elles. »

Michel Foucault, « De la nature humaine : justice contre pouvoir [1974] », in Dits et Écrits I, Paris, Gallimard Quarto, 2001, p. 1364.

« La réussite d'une vie est en grande partie une affaire de chance. Elle a peu de rapport avec le mérite et, dans tous les domaines de la vie, il y a toujours eu beaucoup de gens de valeur qui n'ont pas réussi. »

Karl Popper, La quête inachevée [1976], Paris, Pocket, 1989, p. 95.

2 Remerciements

Je tiens en premier lieu à remercier mon directeur de thèse Alain-Marc Rieu pour la confiance qu'il m'a accordée depuis maintenant ma première année de Master pour traiter ce sujet qui outrepasse probablement par bien des côtés les canons usuels de la philosophie académique, et qui est devenu aujourd'hui le sujet de cette thèse. Ce travail n'aurait pu voir le jour sans ses encouragements et conseils prodigués tout au long de ces années.

Je remercie également Denis Forest pour avoir bien voulu participer il y a quelques années à mon jury de soutenance de Master, sa lecture critique et rigoureuse de mon travail d'alors m'ayant fait apparaître de nouveaux enjeux encore invisibles, mais qui désormais paraissent comme évidents. Parmi les autres enseignants ayant exercé à l'Université Jean Moulin-Lyon III le temps de mes études, je dois aussi remercier Jean-Philippe Pierron, Étienne Bimbenet et David Chabin pour les échanges fructueux autour des questions traitées dans ces pages.

Je dois aussi remercier Georges Vigarello pour avoir eu la gentillesse d'accepter de s'entretenir en 2008 avec le modeste étudiant que j'étais encore, et que je suis sans doute toujours, afin de me permettre d'éclairer décisivement certaines hypothèses, mais aussi et surtout d'en écarter d'autres ; également Bernard Andrieu pour avoir pris le risque de me permettre de travailler à diffuser déjà certaines des idées présentées ici.

Toute l'équipe du Centre de Recherche et d'Innovation sur le (CRIS) de l'Université Lyon Claude Bernard-Lyon I doit également être remerciée pour m'avoir accueilli en tant qu'ATER, me permettant de débattre avec les plus grands spécialistes des sciences du sport des thèses défendues dans ce texte afin de les éclairer d'un jour nouveau.

Je remercie bien évidemment tous les membres du jury, Bernard Andrieu, Denis Forest, Philippe Liotard, Isabelle Queval et Thierry Terret, d'avoir accepté de me faire l'honneur d'évaluer cette recherche.

Remerciements enfin à Luc-Étienne de Boyer des Roches avec qui les incessantes discussions critiques, toujours érudites sans être pédantes, auront permis une avancée décisive

3 de ce travail. Je remercie aussi les autres doctorants et étudiants de l'Université Jean Moulin- Lyon III et d'ailleurs, dont les yeux extérieurs permirent de fécondes discussions, parmi lesquels au premier titre, Julien Cavagnis, Carl Christenson, Benjamin Efrati, Quentin Soussen, Adrien Tedesco, Julien Vachelard, Andreas Wilmes. Merci également à eux pour leurs patientes relectures.

Enfin, je remercie bien évidemment tout mon entourage familial et affectif, son soutien sans faille à chaque instant étant la condition de possibilité de toute chose.

4 TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION...... 9

NAISSANCE DU SPORT

I) LE SECRET ANGLAIS...... 29 1) Malaise dans la civilisation...... 30 2) « La pierre angulaire de l'empire britannique »...... 39 3) La violence sportive...... 42 4) L'institutionnalisation du sport : naissance du football et du rugby...... 48 5) L'éducation par le sport : virilité et discipline...... 52

II) « REBRONZER LA »...... 56 1) Le monopole de la gymnastique...... 59 2) « Les corps dociles » et « les moyens du bon redressement » de la gymnastique.....63 3) Le sport contre la gymnastique...... 75 4) De l'anatomo-politique gymnique à la bio-politique sportive...... 84 5) La stratégie olympique...... 99 6) Du jeu ancien au jeu vidéo...... 107

III) COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME...... 114 1) Le déclin de la race française...... 115 2) La solution pédagogique anglaise...... 116 3) Le piège olympique...... 117 4) Le sport, cheval de Troie du cosmopolitisme anglais...... 120 5) Le « Kriegspiel » des Jeux d'Athènes...... 123

5 L'ÂME DU SPORT

I) LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN...... 134 1) Le sport émancipateur...... 136 2) Le sport aliénant...... 150 3) Le problème de l'égalitarisme...... 169

II) LE SPORT CONTRE L'ÉDUCATION PHYSIQUE...... 181 1) Problèmes conceptuels...... 182 2) Le sport, inutile et incertain...... 185 3) Critique de l'aristocratie sportive...... 186 4) Les monstres physiologiques...... 191 5) Le taylorisme sportif...... 193

GENÈSE DE LA MÉRITOCRATIE SPORTIVE

I) HENRY DE MONTHERLANT : L'ÉLITISME COMME PRINCIPE DÉMOCRATIQUE...... 200 1) L'égalitarisme de 1789...... 201 2) Les femmes et le stade...... 208 3) Le sens de la hiérarchie sportive...... 210

II) LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE...... 212 1) Assainir les masses...... 213 2) Le sport capitaliste...... 216 3) La FSGT : entre ordre, discipline, et démocratie...... 220 4) Redéfinition de la pyramide de Coubertin...... 224 5) Deux tactiques complémentaires...... 228

III) L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF...... 230 1) L'héritage du Front populaire...... 231 2) L'ascenseur social sportif...... 234 3) La pureté de la méritocratie sportive...... 240

6 L'ARISTOCRATIE SPORTIVE

I) PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE...... 255 1) Limites physiologiques du capital humain...... 256 2) L'innéisme sportif...... 262 3) La capacité de travail...... 270

II) PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE...... 274 1) Arbitrium sportum, arbitrium brutum...... 275 2) La noirceur de la bile du sportif...... 287

III) LE MALIN GÉNIE DU SPORT...... 294 1) L'effet Mars...... 295 2) L'avenir d'une illusion...... 301 3) Le mythe des 10 000 heures...... 308

RÉSISTANCES

I) DISSIMULATIONS...... 314 1) À la recherche de l'homogénéité perdue...... 317 2) La formation des catégories...... 324 3) Le podium...... 333 4) La délégation...... 339

II) LA DÉLINQUANCE SPORTIVE...... 348 1) Les techniques d'entraînement...... 350 2) Les innovations technologiques...... 355 3) Les techniques du corps...... 360 4) La faute des joueurs et l'erreur d'arbitrage...... 369 5) Le dopage ...... 375

7 LA SOCIÉTÉ SPORTIVE

I) LA MÉRITOCRATIE...... 388 1) Mérite rétributif et mérite moral...... 389 2) Le double jeu du mérite...... 392 3) La dialectique de l'oxymore...... 396

II) LA MÉTAPHORE SPORTIVE...... 402 1) Le management par le sport...... 404 2) Le miroir des : de l'obstacle verbal au simulacre...... 408

III) LE DISPOSITIF SPORTIF...... 420 1) Les corps efficaces...... 425 2) Les âmes travailleuses...... 437 3) Les caractères soumis ...... 449

CONCLUSION...... 465

RÉFÉRENCES...... 472

BIBLIOGRAPHIE...... 473

INDEX DES NOMS...... 501

TABLE DES MATIÈRES...... 511

8 INTRODUCTION

INTRODUCTION

Le 20 août 2009, lors de la cérémonie de passation de pouvoir l'intronisant secrétaire d'État chargée des Sports, Rama Yade déclarait :

« Car, le sport concerne chaque français. Il est l'un des véhicules les plus exceptionnels de la vie dans la cité qui dit tant de l'idée que nous nous faisons de la citoyenneté. Le sport, un humanisme, comme aurait pu le dire Pierre de Coubertin. L'effort, le mérite, le travail, le dépassement de soi, l'abnégation, le sens du collectif, le respect de l'adversaire, les vertus évidentes d'intégration sociale, de santé et d'éducation populaire : voilà pour moi ce qu'est le sport ; une pratique et un état d'esprit ! Voilà ce qui, au sein de chaque foyer, touche les Français au cœur. Et Pierre [de] Coubertin, encore lui, qui dit mieux que personne, ceci : "Si les Français savaient le rôle de l'intelligence et de la volonté, la part de l'esprit et de caractère dans la plupart des sports, avec quel entrain, ils y pousseraient leurs enfants !"1 »

Effort, mérite, travail, dépassement de soi, abnégation, sens du collectif, respect de l'adversaire : telle est la représentation que l'on se fait communément du sport. Un système égalitaire, démocratique, méritocratique, une école de la vie plus apte que toute autre à enseigner les valeurs sur lesquelles on pense que se fonde la société. Lorsqu'il s'agit pour elle de personnifier ces valeurs qui la muent, elle ne trouve pas de meilleur moyen que d'emprunter au sport. Qui mieux qu'un sportif pour incarner le citoyen ? Le champion ne doit ses succès qu'à son travail acharné et aux litres de sueur versés à l'entraînement ; il ne les construit qu'à force de volonté et de persévérance dans l'effort ; il respecte ses adversaires et la froideur quantitative des résultats ; il accepte dignement la défaite et l'alternance qui fait se succéder les noms dans les palmarès. Quoi d'autre que le stade, que la compétition, que le podium pour symboliser la société ? La place que chacun occupe dans ces hiérarchies est, abstraction faite de l'arbitraire et de la triche que l'on s'efforce de chasser (dopage, corruption, erreurs d'arbitrage), justement méritée : on ne la doit pas à sa naissance, au fait que l'on soit né aristocrate ou roturier, bourgeois ou prolétaire, homme libre ou esclave, mais aux seules

1 Rama Yade, « Discours de Madame Rama Yade à l’occasion de la cérémonie de passation de pouvoir », 2009. La citation de Pierre de Coubertin provient de Pierre de Coubertin, « Notes sur le foot-ball », 1897, paragr. 9.

9 INTRODUCTION compétences sportives, indépendamment de toute autre considération discriminante. « Le sport est l'un des rares domaines où l'égalité des chances et la notion de mérite sont des réalités très concrètes2 », déclarait Nicolas Sarkozy en 2011.

Quelle est cette égalité réglant les rapports sportifs entre les hommes, si parfaite que l'on n'en connaît peut-être pas d'équivalent ailleurs dans la société ? Est-ce simplement une égalité de droit qui imposerait que les hommes soient traités dans le stade de la même manière quant aux règles du jeu, qu'ils soient riches ou pauvres, puissants ou misérables ? Ou bien s'agit-il d'une égalité de nature quant aux dispositions et aux conditions qui placerait chacun sur un pied d'égalité sur la ligne de départ quant aux chances d'arriver au sommet du podium ?

« Le hockey canadien est une méritocratie3 », écrit Malcolm Gladwell dans son best- seller consacré à l'explication des grands succès, tant sportifs que sociaux. Mais quelle est cette méritocratie4 récompensant les meilleurs, si bien huilée que la société en envie son modèle au point d'en filer à tout propos la métaphore ? Est-elle simplement un froid système de sélection impartial et objectif, faisant abstraction de tout critère extra-sportif pouvant fausser le jeu, permettant à coup sûr « que le meilleur gagne », et non celui qui ne l'aurait pas été (ce que l'anglais rend par le verbe to merit) ? Ou bien promet-elle beaucoup plus : l'assurance, pour qui y met la peine, le labeur, la volonté, pour qui s'emploie à travailler le plus et le mieux, d'être récompensé de ses efforts, d'en récolter proportionnellement les fruits à la mesure des innombrables gouttes de sueur versées durant les interminables entraînements (ce que l'anglais rend par to deserve5) ?

Quelle est la nature de ce travail sur lequel paraît se fonder tout le sport, et cela si sainement que la société rêve de pouvoir se construire pareillement ? Permet-il simplement d'actualiser, d'accomplir pleinement les virtualités et potentialités contenues en puissance dans le corps et l'âme de chacun, de hâter la germination des graines du talent en les arrosant de sueur, de fortifier et de rendre encore plus robustes les feuilles de muscle recouvrant les

2 Nicolas Sarkozy, « Discours des vœux au monde sportif », 2011. 3 Malcolm Gladwell, Outliers, New York, Little, Brown and Company, 2008, p. 16. C'est nous qui traduisons. 4 Sur la genèse du néologisme de méritocratie, qui désigne en premier lieu chez le sociologue Michael Young un système social « dystopique », voir Élise Tenret, L’école et la croyance en la méritocratie, Thèse de doctorat en sociologie, Université de Bourgogne, 2008, pp. 14-16. 5 Sur la distinction to merit/to deserve, voir Yves Michaud, Qu’est-ce que le mérite ?, Paris, Bourin Éditeur, 2009, pp. 57-58. Voir aussi infra, « Mérite rétributif et mérite moral », pp. 389sq.

10 INTRODUCTION branches d'os, à la manière d'un engrais ? Ou est-il quelque chose d'encore supérieur : l'unique solution, le seul recours pour qui souhaite progresser, tant dans sa réalisation personnelle que dans la hiérarchie, le seul et unique outil à la disposition des hommes pour combler les inégalités qui les séparent de quelque nature qu'elles soient, de sorte que la position occupée par chacun dans la hiérarchie serait très strictement corrélée à la quantité et à la qualité du travail fourni ?

Autant de problèmes que le discours sportif soulève, mais auxquelles il prend bien soin de ne pas répondre franchement. Le vague conceptuel, le flou entourant les réponses appelées par ces questions permet de rendre la représentation méritocratique élastique et de l'accrocher sans peine sur le dos du sport. Peut-être ne considérerait-on pas le sport aussi louablement s'il fallait déterminer plus précisément le sens de ces concepts si ambitieux utilisés pour le décrire. Peut-être lui chanterait-on des odes moins glorieuses si l'on s'attardait sur la question de l'adéquation du fait sportif et de sa représentation devenue toujours plus méritocratique au fur et à mesure des années.

Le sport ? Hier comme aujourd'hui, il est une activité physique, ludique, compétitive, institutionnalisée.6 Activité : les individus y sont moins passifs et immobiles que acteurs à part entière, y compris lorsqu'ils se contentent d'être spectateurs. Physique : les activités intellectuelles échappent pour la plupart à son empire − mais pas les échecs ou le bridge − ; cependant, seules certaines prouesses physiques sont reconnues comme sportives, et le mangeur de choucroute, aussi grand soit son estomac, n'est pas considéré comme l'égal d'un athlète.7 Ludique : d'une part en tant que le sport est un prolongement du jeu sous d'autres modalités − on verra lesquelles − possédant sa finalité en lui-même, d'autre part en tant qu'il cultive, comme l'écrit Roger Caillois, moins la paidia, qui est cette « puissance primaire d'improvisation et d'allégresse8 » poussant à jouer dans une quasi anarchie dionysiaque, que le ludus, ce « goût de la difficulté gratuite » appelant à la création volontaire de règles encadrant le jeu et à leur observation scrupuleuse.9 Compétitive : des quatre catégories distinguées par

6 Caractérisation qui rejoint celle de Guttmann, qui considère les sports comme des jeux organisés, compétitifs et physiques. Allen Guttmann, From Ritual to Record: The Nature of Modern Sports, New York, Columbia University Press, 1979, pp. 8-9. 7 Yves Vargas, Sur le sport, Paris, PUF, 1992, p. 112. 8 Roger Caillois, Les jeux et les hommes [1958], Paris, Gallimard Folio, 2006, p. 75. 9 Le ludus et la paidia de Caillois peuvent être rapprochés des principes apollinien et dionysiaque décrits par Nietzsche. Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, Paris, Gallimard Folio, 1989.

11 INTRODUCTION

Caillois dans son analyse des jeux que sont le vertige (illynx), le simulacre (mimicry), la chance (alea) et la compétition (agôn)10, c'est cette dernière que le sport emprunte le plus allègrement, lui qui est rivalité, affrontement, duel, lutte, combat. Institutionnalisée : l'histoire du sport est celle de son institutionnalisation (création de lois, de structures, de lieux, d'événements), de l'universalisation de ses pratiques (l'adoption partout des mêmes règles), de son enracinement toujours plus profond dans le sol des sociétés.

Si bien que les définitions qu'en proposèrent jadis Coubertin (« le sport est le culte volontaire et habituel de l'exercice musculaire intensif incité par le désir du progrès et ne craignant pas d'aller jusqu'au risque11 ») ou Hébert (« tout genre d'exercice ou d'activité physique ayant pour but la réalisation d'une performance et dont l'exécution repose essentiellement sur l'idée de lutte contre un élément défini12 ») conservent une importante pertinence, tout comme les sept critères proposés par Allen Guttmann : sécularisation, égalitarisme, spécialisation, rationalisation, bureaucratisation, quantification, quête du record.13 Et quand bien même elles resteraient incomplètes par certains aspects, l'enjeu d'une définition du sport est de toute façon moins de cerner précisément une supposée essence du sport qu'à servir de repère conceptuel. Une telle définition serait-elle seulement possible ? À bien des égards, comme le remarquait Wittgenstein au sujet des jeux14, les sports ne paraissent entretenir entre eux que des « airs de famille. » La question est alors moins de fournir un critère de démarcation entre « vrais sports » et « pseudo-sports » dans le but de déterminer définitivement si le crachat de noyau d'olive, la course en sac (un concours en était organisé en marge des Jeux Olympiques de Paris en 1900) ou la pétanque méritent d'être applaudis, que de rendre compte de pourquoi leurs adeptes tiennent tant à être considérés comme des athlètes, et de mettre en évidence ce qui fonde que, sous certaines conditions, on pourrait le penser.

Ainsi, de la même manière que Goodman l'a observé au sujet de l'art et de l'esthétique15, la vraie question est non pas « qu'est-ce que le sport ? », mais bien plutôt « quand y a-t-il sport ? » Quelque chose peut fonctionner comme un sport à certains moments, en certaines

10 Roger Caillois, Les jeux et les hommes [1958], op. cit., pp. 50-75. 11 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], Paris, Vrin, 1972, p. 7. 12 Georges Hébert, Le Sport contre l’Education physique [1925], Paris, Revue EPS, 1993, p. 7. 13 Allen Guttmann, From Ritual to Record: The Nature of Modern Sports, op. cit., p. 16sqq. 14 Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques [1953], Paris, Gallimard NRF, 2004, paragr. 66, 67. 15 Nelson Goodman, Ways of Worldmaking, Indianapolis, Hackett Publishing Company, 1978, pp. 66-68.

12 INTRODUCTION circonstances, et plus en d'autres − tout comme un objet peut être une œuvre d'art, ou non, en fonction des différents contextes dans lesquels il peut s'inscrire. Moins que par une définition stable l'enfermant dans une essence presque immuable en dépit de son historicité, c'est ainsi davantage par des symptômes que le sport se reconnaît. La présence ou l'absence d'un ou plus de ces symptômes, ni n'assure indubitablement que quelque chose est sport, ni qu'il ne l'est pas ; ni non plus l'ampleur d'un symptôme ne mesure combien une activé est, ou non, un sport, tout comme Goodman le remarquait au sujet des symptômes de l'art. Les différents critères mis en évidence par les caractérisations successives du sport agissent comme les indices d'une « maladie », de la maladie sportive : un malade peut très bien l'être sans afficher aucun symptôme, et inversement, tous les manifester en étant en fait parfaitement sain. L'enjeu est alors surtout de montrer, d'une part en quoi des champs à première vue éloignés du fait sportif peuvent produire des symptômes similaires et peut-être souffrir de contagion, et d'autre part de mettre en évidence les points saillants du fait sportif sur lesquels la conception méritocratique est parvenue peu à peu à s'accrocher.

Car la conception du sport comme pure méritocratie, si répandue aujourd'hui, est récente. À sa naissance au XIXe siècle, le sport était au contraire très critiqué par certains pour son élitisme. Élitisme social d'abord, puisque le sport se voulait initialement un lieu réservé aux aristocrates. Ainsi, surtout en Angleterre où éclot le sport dans sa forme moderne, les masses furent longtemps tenues en dehors des stades au prétexte de réglementations sportives interdisant le professionnalisme, lequel était alors la seule solution pour que les classes populaires, dont la plupart des enfants travaillaient à peine après avoir commencé à marcher, puissent se libérer des contraintes matérielles afin de s'entraîner et participer aux manifestations. Seuls des aristocrates totalement libérés des contraintes matérielles pouvaient se payer le luxe d'un amateurisme intégral et pratiquer le sport comme un loisir. Comme professionnels et amateurs ne se côtoyaient pas dans les rencontres, puisque cela aurait valu selon les règlements16 à l'amateur d'être taxé de professionnalisme, la défense de l'amateurisme aboutissait dans les faits à une ségrégation sportive où pauvres et riches ne

16 « La définition de l'amateur qui avait servi de modèle à la plupart des définitions continentales ou transatlantiques était déjà vétuste. Elle provenait d'Angleterre. Elle établissait qu'on cesse d'être amateur : 1° En touchant un prix en espèce ; 2° En se mesurant avec un professionnel ; 3° En recevant un salaire comme professeur ou moniteur d'exercices physiques ; 4° En prenant part à des concours "ouverts à tous venants (all comers)". » Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], Paris, Revue EPS, 1996, pp. 103-104.

13 INTRODUCTION concouraient pas ensemble.

Élitisme physique ou physiologique ensuite : alors que la gymnastique ou l'éducation physique se destinaient à toute la population quelles que soient les capacités physiques des individus la composant, le sport ne se donnait qu'à une élite physique, à la seule population capable des plus grands exploits. Ceci effrayait Georges Hébert, théoricien de l'éducation physique et inventeur de la « méthode naturelle » qui inspira les « parcours de santé » − mais également le régime de Vichy17 −, qui remarquait au début du XXe siècle que « le sport tel qu'il est compris et pratiqué actuellement ne convient qu'au forts et aux moyens qui, par nature, ont hérité d'excellentes aptitudes.18 » Pierre de Coubertin, le père fondateur de l'Olympisme, cet inlassable promoteur du sport moderne sous l'autorité duquel on se place volontiers lorsqu'il s'agit de légitimer la nécessité du sport quant à la société, n'en était au contraire absolument pas ému, et défendait sans honte cette dimension aristocratique du sport. « La seconde caractéristique de l'olympisme, c'est le fait d'être une aristocratie, une élite.19 » « Qu'on ne vienne pas me parler des Jeux accessibles aux femmes et aux adolescents, aux faibles pour tout dire. Pour elles et pour eux, il y a la deuxième forme du sport, l'éducation physique qui leur donnera la santé.20 »

D'un sport jugé aristocratique et inégalitaire à ses origines, on en est arrivé en moins d'un siècle à le considérer au contraire comme parfaitement égalitaire, démocratique, méritocratique. Serait-ce que le sport ait fondamentalement changé sa nature ? Que les critiques lui reprochant son manque d'ouverture touchèrent juste, au point qu'on le réforma avec succès ? En fait, ce glissement opère davantage sur le plan des représentations, sur l'image que la société se forme du sport, que sur le fait sportif qui, lui, continue d'être pareillement structuré. Non pas qu'il existerait une essence éternelle et immuable du sport qui ferait qu'on ne lui connaîtrait qu'une seule et unique forme historique invariante, pareillement la même en dépit des époques, des sociétés et des hommes, mais qu'il reste possible de caractériser celui-ci, en tant que pratique, de façon minimale par cette « structure » que l'on a

17 Limor Yagil, « L’homme nouveau » et la révolution nationale de Vichy (1940-1944), Villeneuve-d’Ascq, Presse universitaires du Septentrion, 1997, p. 186. 18 Georges Hébert, Le Sport contre l’Education physique [1925], op. cit., p. 36. 19 Pierre de Coubertin, « Les assises philosophiques de l’Olympisme moderne (message radiodiffusé à Berlin le 4 août 1935) », Bulletin du Comité International Olympique, janvier 1949, p. 12. 20 Cité dans Fabrice Abgrall et François Thomazeau, 1936 : La France à l’épreuve des jeux Olympiques de Berlin, Paris, Alvik éditions, 2006, pp. 141-142.

14 INTRODUCTION présenté.

En France, le glissement d'une représentation d'un sport aristocratique tant socialement que physiquement où ni le pauvre ni le faible n'avaient de place, à un sport purement méritocratique dans lequel ceux-là peuvent combattre et triompher du riche et du fort pour peu qu'ils s'en donnent la peine, débute pendant le crépuscule de la IIIe République, dans les années 1930 avec le Front populaire, pour se consolider durant l'aube de la Ve République, dans les années 1960 avec la politique gaulliste. Peu à peu, les aspects émancipateurs, égalitaristes, démocratiques, méritocratiques caractérisant le sport sont placés au premier plan du discours, et tous les énoncés dénonçant − voire défendant sincèrement − en lui ses aspects aliénants, inégalitaires, aristocratiques, féodaux sont relégués au rang de problématiques de second ordre, ou même simplement évacués. Ce repositionnement conceptuel est déjà tangible dans l'œuvre littéraire de Montherlant où ce qu'il faut entendre par égalitarisme sportif − peut-être même par égalitarisme tout court − est rediscuté : non plus une égalité de nature entre les hommes mais simplement une égalité quant au droit. Presque simultanément, le Front populaire tente de disjoindre le sport d'élite du sport de masse afin d'inscrire celui-ci dans le vaste programme d'émancipation que l'on sait. Enfin, le gaullisme confère aux succès et réussites des sportifs et champions une valeur et une estime valable non plus seulement à l'intérieur du stade mais également dans la société en général, si bien que l'on n'a plus craint après Maurice Herzog de nommer ministre quelqu'un s'étant avant tout illustré dans le sport.

Ainsi s'est forgée l'image du sport telle qu'on la connaît aujourd'hui, et sur laquelle on joue tant. L'école, où l'Éducation Physique et Sportive (EPS) s'introduit solidement et devient obligatoire pour l'épreuve du baccalauréat dès 1959. L'entreprise, qui se calque de plus en plus sur le modèle que l'on croit inhérent à la réussite sportive, où les méthodes de management empruntent de plus en plus au « coaching ». Le pouvoir politique, qui joue sur les représentations sportives, comme le rappellent les footings présidentiels. Partout l'école de la vie constituée par la pratique sportive est brandie comme exemple, comme passage obligé. Peu avant son élection à la présidence de la République en 2007, Nicolas Sarkozy pouvait ainsi déclarer :

« A tous ceux qui le pratiquent ou l'ont pratiqué, le sport a appris que rien de précieux et d'intéressant ne s'obtient sans effort. Mais il a appris aussi que tout effort donne des

15 INTRODUCTION

résultats. Le sport enseigne la persévérance et l'acceptation de l'inévitable alternance entre l'échec et la réussite, une bonne école pour la politique en somme…21 »

La société voudrait pouvoir contempler dans le « Miroir des Sports », pour reprendre le titre d'une célèbre revue française d'information sportive aujourd'hui défunte, son propre reflet épuré, celui d'un capitalisme enfin débarrassé de ses scories inégalitaires, celui d'un « idéal méritocratique22 ». Le sport ? Une société égalitaire, libre, démocratique, où chacun peut se mouvoir dans la hiérarchie grâce au travail, où chacun tient un rang légitime parce que mérité, qu'il soit en haut ou en bas.

Cependant, le sport semble résister à cette réduction méritocratique. Il peine à épouser ces contours idéaux que lui dessine la société. Tricherie, dopage, corruption, violence sont considérés par les institutions comme autant de maux venant ronger le sport et dont il convient de le sauver. Le sport doit être méritocratique, mais il ne l'est pas. Voilà qui justifie, au nom de l'exemplarité qu'il se doit d'avoir, au nom de l'école de la vie qu'il se doit d'être, la lutte perpétuelle contre tout ce qui l'empêche de réaliser pleinement l'idéal d'un système où seul le droit, le travail, l'effort, la volonté, le mérite régleraient les rapports entre individus, où l'on serait débarrassé de tout arbitraire, de toute discrimination illégitime, où le hasard de la naissance ne serait plus un facteur décisif mais au contraire une contingence surmontable. Le sport se caractérise par ces hautes exigences morales que lui fixe la société ; en refusant de s'y soumettre, les délinquants du sport (le tricheur, le dopé, le corrompu, le hooligan − et il y a un temps, le professionnel) mettent à mal le système sportif dans son ensemble, et par contrecoup minent ce sur quoi la société prétend se fonder en se servant du stade comme modèle. On voudrait un sport pur, mais les hommes et les femmes qui l'animent ne sont peut-être pas à la mesure de sa pureté. Si l'on triche dans la société, pourquoi ne tricherait-on pas également dans le sport ? Peut-être que la pureté que l'on attend des sportifs est-elle trop exigeante, inaccessible ?

Telle est l'explication généralement admise de ce que l'on considère comme les fléaux du sport, et de la lutte contre ceux-là. On se figure usuellement la délinquance sportive comme contingente. Elle pourrait parfaitement ne pas être à la condition soit d'acteurs plus

21 Nicolas Sarkozy, « Convention pour la France d’après, oser le sport », 2006. 22 Isabelle Queval, S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, Paris, Gallimard NRF, 2004, p. 295.

16 INTRODUCTION respectueux et acceptants, soit d'une application plus intransigeante et rigoureuse des règles, ou au contraire d'un assouplissement de celles-ci. Cependant, serait-il possible que la délinquance sportive apparaisse nécessairement quoi qu'il en soit, simplement parce que conséquence structurelle de la logique sportive ? Que l'on se représente le sport comme méritocratique ne suffit pas à rendre celui-ci tel. Qu'on ait pu le considérer à ses origines comme aristocratique n'est sans doute pas sans fondement, et sans doute ces raisons persistent-elles en dépit du fait que le discours n'en rende plus compte. La société force le sport à annoncer la bonne nouvelle de l'avènement de la méritocratie qu'elle s'avère peut-être incapable de réaliser, mais peut-être le sport en est-il lui aussi incapable ? Peut-être lui est-il impossible, pour des raisons structurelles, de tenir cette promesse ? Sans doute la délinquance sportive est-elle constituée par ces sujets qui refusent de respecter les règles du jeu méritocratique que l'on projette sur le sport. Mais ces règles sont-elles tout simplement applicables et observables ? Les transgresserait-on malgré tout, uniquement du fait qu'il est impossible de les suivre rigoureusement sans tricher ?

On se représente qu'on ne doit réussir dans le sport que par le travail, l'effort, l'entraînement, par la détermination, le courage, la volonté. Cependant, il se pourrait bien qu'il existe dans les faits des différences de nature irréductibles, insurmontables, fixant irrémédiablement le devenir sportif ; que les motivations présidant à l'entraînement soient plus à chercher du côté d'une volonté asservie, addictée, que d'une volonté libre. Entre le fait sportif en tant que tel et la façon dont on se le représente existerait ainsi une tension qui grandirait et se renforcerait à mesure que l'on purifie encore et toujours la représentation méritocratique que l'on a de celui-ci. Quelles peuvent-être alors les incidences sur le plan sportif d'un système où l'on tente de faire admettre aux individus une représentation fragmentaire du réel n'en rendant que les quelques aspects louables (dans laquelle on est l'égal de tout autre quant aux règles, et où l'on peut évoluer dans la hiérarchie, jusqu'à un certain point, par le travail), qui s'oppose foncièrement sur de nombreux points à ce qui est en fait (que l'inégale répartition des dons naturels entre les sujets biaise dès leur naissance le jeu méritocratique du système) ?

Bien loin d'être une entité extrinsèque venant salir la pureté immaculée du sport de l'extérieur et que l'on pourrait expulser par une politique répressive, bien loin d'être un travers

17 INTRODUCTION tenant uniquement à un manquement moral de certains sujets qu'il n'y aurait qu'à exclure, la tricherie (tel le dopage, une de ses formes actuelles jugée la plus critique) ne serait alors au contraire qu'une simple conséquence produite par la contradiction sportive, le moyen pour ceux qui y ont recours de résoudre l'antagonisme croissant entre une image du sport toujours plus méritocratique et un fait sportif demeurant pour une part aristocratique. Tout le monde devrait en droit et au prix de l'effort pouvoir prétendre au titre de champion, mais seuls quelques-uns se partagent ce privilège. Le dopage, déguisement de l'écuyer en chevalier de tournoi, ferait alors figure de véritable ascenseur social en subvertissant la hiérarchie naturelle bien plus que ne l'aurait permis le seul travail. La conséquence nécessaire d'une contradiction qui pose par conséquent la question de son interdiction : pour quel motif prohibe-t-on ce qui ne peut pas ne pas manquer d'apparaître ?

Les enjeux de cette contradiction ne sont pas uniquement locaux et circonscrit au seul sport. Pierre de Coubertin, dont le projet duquel il ne faisait pas mystère était le « rebronzage de la race », l'avait clairement entrevu : ce jeu stratégique entre les notions d'égalitarisme et d'aristocratie est très fécond et a des implications qui le dépassent. Faire concevoir aux individus évoluant dans un système aristocratique que celui-là est en fait égalitaire permet non seulement de réconcilier des systèmes socio-politiques antinomiques qui tendaient alors à cette époque à se séparer irrémédiablement, mais aussi et surtout de produire des subjectivités des individus bien spécifiques par la simple promesse non tenue de l'avènement de la méritocratie dans un système demeurant pour partie inégalitaire : des sujets aux corps efficaces, aux âmes travailleuses, aux caractères assujettis, se considérant non pas comme asservis mais se revendiquant au contraire comme prototypes exemplaires du citoyen.

Le problème déborde donc la seule question du sport. Socialement, politiquement, il est d'une importance majeure. Depuis ses origines, le sport répond à une urgence qui se pose aux sociétés. En Angleterre, discipliner la jeunesse trop turbulente des public schools était ce que recherchait Thomas Arnold lorsqu'il fit du sport un des éléments clefs du système éducatif. En France, s'inspirant de l'exemple anglais, Pierre de Coubertin se fixait pour objectif de réformer la société par la pédagogie, réformer la pédagogie par le sport et promouvoir le sport par l'Olympisme. Depuis, la société n'a pas cessé de filer la métaphore sportive, ne cessant de se représenter le stade toujours plus méritocratique, au risque de se noyer elle et les sportifs dans

18 INTRODUCTION ce qu'elle croit être narcissiquement son reflet. Avec quelles conséquences et inconséquences ?

Il faudrait actualiser, ou au moins adapter la fameuse allégorie platonicienne de la caverne. Non plus des hommes enchaînés aux fond d'une caverne condamnés à ne tenir pour vraies que les ombres des objets réels qui leur apparaissent tandis qu'ils chassent celui qui leur dévoile l'inconsistance de ces simulacres, mais un stade dans lequel des hommes regarderaient et mettraient inlassablement en scène les grandes valeurs qu'ils pensent sincèrement régner dans la société. Par-delà une investigation nécessaire sur les conditions de possibilité de la méritocratie sportive, sur son émergence, sur son fonctionnement, sur les rapports de pouvoir la traversant, c'est donc également à un questionnement sur la validité générale des principes du mérite, de l'effort, du travail, de la volonté auquel on sera conduit.

Souhaitons qu'à ceux qui entreprendraient cet examen critique, il ne soit pas réservé le même sort qu'à l'homme jadis échappé de la caverne : que les autres hommes, « pour peu qu'ils aient la possibilité de le tenir, ce libérateur, entre leurs mains et de le tuer, ils le tuent23 ». Car le sport, malgré les œuvres importantes de pionniers essentiels dont on ne citera pas ici les noms par crainte d'en omettre injustement certains (mais leurs spectres planent tout au long de ce texte, peuplent les notes de bas de page), demeure, au moins en France, un objet tenu pour marginal dans la réflexion contemporaine, qu'elle soit philosophique ou non, au point que l'on pourrait presque renouveler le constat que Bourdieu dressait au sujet de la sociologie du sport : « dédaignée par les sociologues, elle est méprisée par les sportifs24 ». Lointaine conséquence d'un refoulement du corps prenant ses racines, précisément, chez Platon, pour qui « notre corps est un tombeau25 » ? Hostilité de la pensée pour l'étude d'un objet jugé d'une noblesse insuffisante, car caractéristique de la quotidienneté ou du divertissement ? Nietzsche avait pourtant déjà réhabilité la dignité philosophique de l'étude de « tout ce qui a donné sa couleur à l'existence26 », observant que derrière le plus anodin, le plus banal, le plus usuel, peuvent se cacher des enjeux majeurs. Courons donc le risque à la fois du

23 Platon, La République, Paris, Le Livre de Poche, 1995, paragr. 517a. 24 Pierre Bourdieu, « Programme pour une sociologie du sport [1980] », in Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit, 1987, p. 203. 25 Platon, « Gorgias », in Protagoras, Euthydème, Gorgias, Ménexène, Méon, Cratyle, Paris, GF Flammarion, 1967, paragr. 493a. Voir aussi sur le même thème Platon, Phèdon, Paris, GF Flammarion, 1991, paragr. 67c. 26 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir [1882], Paris, GF Flammarion, 2000, liv. I, par. 7.

19 INTRODUCTION dédain et du mépris, et souvenons-nous de cette remarque de Canguilhem, que « la philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère27 ».

Le chemin suivi par notre étude passe par six étapes. La première partie interroge la naissance du sport. Bien que désormais très familière grâce aux grands développements rendus possibles par l'institutionnalisation de l'histoire du sport, notamment dans les centres scientifiques dépendant des STAPS, l'ambition est cependant de tenter d'en renouveler la problématique usuelle, ou plus modestement, de l'interroger sur un problème bien précis, qui est ici celui du pouvoir sur les corps et du contrôle des populations. La naissance moderne du sport en Angleterre dans les public schools répond en effet à des impératifs stratégiques bien définis, allant du contrôle hic et nunc des populations étudiantes, jusqu'au projet plus vaste de formation d'une élite conquérante, autonome et confiante. Dans l'importation et l'appropriation de l'invention sportive, Pierre de Coubertin et d'autres pionniers posent des objectifs similaires, souhaitant réformer une société française jugée en crise, parce que digérant difficilement son passage à la modernité, voire à la postmodernité. Mais le sport, caractérisé par une liberté encadrée et régulée, se heurte dans ce projet à la gymnastique, cet autre mode de contrôle des populations alors en vigueur dans les pratiques corporelles, très marqué par le disciplinaire ; il affronte également les critiques de certains nationalistes, comme celles de Charles Maurras, accusant le sport de diffuser les valeurs anglo-saxonnes et de corrompre l'identité des peuples. Fondé en effet sur des principes d'un genre nouveau en antagonisme avec les valeurs dominantes de l'époque, le sport apparaît comme une sorte de libéralisme, situé à mi-chemin entre l'anarchisme des jeux traditionnels et le dirigisme de la gymnastique, introduisant une « nouvelle politique du corps » se fondant sur un « art de gouverner libéral » analogue à celui décrit par Michel Foucault dans son cours intitulé Naissance de la biopolitique.28 L'enjeu est alors de montrer ce que révèle d'un point de vue philosophique et politique le clivage entre ces différents modèles, et, toutes proportions gardées, de poser au stade et au gymnase des questions semblables à celles que Foucault a pu poser à l'endroit de l'asile, de la clinique ou de la prison.

27 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique [1943,1966], Paris, PUF, 2007, p. 7. 28 Voir par exemple Michel Foucault, Naissance de la biopolitique [1979], Paris, Gallimard Seuil, 2004, pp. 29-48.

20 INTRODUCTION

Les enjeux de la réforme sportive étant posés, la deuxième partie analyse les mécanismes par lesquels le sport est jugé capable, selon ses précurseurs, d'accomplir ces promesses. La science du sport n'est pas née hier : la physiologie trouve déjà ses fondements du côté d'Amoros, mais surtout dans les travaux de Marey et Demenÿ dès la fin du XIXe siècle ; la psychologie quant à elle connaît en 1913 à Lausanne un premier « Congrès de Psychologie Sportive » à l'initiative de Pierre de Coubertin. Presque dès ses origines, le sport intéresse ainsi les sciences du corps et de l'esprit, le savoir investissant les deux faces du dualisme à partir duquel se pense l'homme au moins depuis Descartes. Sous une forme évidemment encore rudimentaire et bien éloignée de ce qui caractérise la psychologie du sport contemporaine beaucoup plus scientifique et empiriquement informée, la question des rapports entre l'esprit et l'exercice physique est posée. Tout un savoir est produit, consistant à montrer comment les âmes peuvent être investies par le pouvoir par l'entremise du corps. L'état de ce savoir sur les effets du sport sur l'âme au sens large est désormais diffusé dans des articles et ouvrages, Pierre de Coubertin publiant cette même année 1913 un recueil d'articles intitulé Essais de psychologie sportive29, constitué de textes parus auparavant, dans lesquels est donnée une lecture du sport qui apparaît comme particulièrement ambivalente au yeux du lecteur d'aujourd'hui, mais qui possédait en revanche une profonde unité pour les contemporains de Coubertin. D'un côté, école du perfectionnement, de la vérité, de l'autocritique, accélérateur de coopération, ajusteur des valeurs d'entraide et de concurrence, épurateur des passions funestes, introduisant au principe de réalité, incitation à la sagesse du stoïcisme. De l'autre, moyen de contrôle des populations se disputant la suprématie avec les religions établies, institution tentaculaire se développant en marge du pouvoir politique, moyen d'assujettir le peuple en l'affairant à des activités anesthésiantes, instrument de préparation militaire, outil d'asservissement des populations colonisées. Le sport apparaît comme capable à la fois d'émanciper l'homme et de l'aliéner, émancipation et aliénation étant défendues dans un seul et même geste : il s'agit de produire des individus libres, mais que l'on peut toutefois tenir en laisse. Or, le cœur de cette ambivalence réside en une subtile transmutation par l'alchimie sportive des valeurs égalitaristes déjà fort bien analysée par Coubertin : le sport, fondamentalement aristocratique, au sens où il ne profite qu'aux forts physiquement comme le remarquait Georges Hébert, parvient paradoxalement à faire oublier

29 Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], Grenoble, Jérôme Million, 1992.

21 INTRODUCTION ce qui le caractérise essentiellement, et à se présenter comme une pure méritocratie où le rang de chacun serait uniquement dépendant des efforts produits, ce qui permet de produire de l'ordre et de mettre au travail par un simple jeu de représentations cognitives.

La troisième partie sur cherche alors à cerner la genèse de cette représentation méritocratique, qui pense sa hiérarchie comme uniquement indexée sur les efforts fournis par chacun. La généalogie de cette représentation est celle d'un oubli progressif du caractère aristocratique du sport. Par une série d'étapes, le sport, qui était pensé comme foncièrement aristocratique, en vient peu à peu à être perçu comme un lieu où règne au contraire l'égalité en son sens plein, seules les hiérarchies fondées sur les mérites des individus étant légitimes. Plusieurs stratégies discursives sont possibles afin d'autoriser de tels discours apologétiques quant au caractère démocratique du sport : Montherlant défend l'idée que le ressort de la démocratie est lui-même élitiste ; le Front populaire désagrège le concept de sport en séparant un sport de masse démocratique du sport d'élite ; le gaullisme projette sur le sport la méritocratie qu'il essaye de construire dans la société d'après-guerre. Toutes ces possibilités conduisent à masquer le caractère aristocratique du sport, travestissant les apparences de celui-ci avec les habits du mérite, imposant ordre et travail comme seules valeurs.

Or, comme le montre la quatrième partie, le sport, en dépit des changements de ton des différents discours, n'a pas fondamentalement changé en ce qui le caractérise. Hier comme aujourd'hui − et probablement comme demain −, le podium ne récompense que les forts physiquement, lesquels ne le sont en premier lieu que parce que nés ainsi, et en second lieu parce qu'ayant eu la force de caractère suffisante et l'opportunité d'actualiser leurs potentialités physiques. Mais ni le bon corps, ni la bonne âme, ni le contexte, ne sont des produits dont on peut imputer la responsabilité aux agents, comme tendent à l'enseigner certaines des leçons de la physiologie et de la psychologie : tout un ensemble d'illusions dissimule sous les apparences du travail ce qui n'est rien d'autre que bonne naissance ou accident, illusions qui une fois découvertes éloignent en définitive le stade et ses champions de toute notion de mérite.

La cinquième partie, interroge alors les tensions naissant de la confrontation entre le fait sportif aristocratique et sa représentation méritocratique inadéquate. Premièrement, existe tout un ensemble de stratégies de dissimulation des côtés aristocratiques du sport par le biais de

22 INTRODUCTION dispositifs très différents, parmi lesquels peuvent déjà se ranger les discours étudiés dans la troisième partie, mais aussi surtout des éléments qui y participent d'une façon peut-être moins visible et plus insidieuse, tels que les podiums et classements, les catégories et divisions, les mécanismes de délégation, qui tous cherchent à récréer ou à donner l'illusion d'une homogénéité dans la population sportive. Deuxièmement, à un autre pôle se trouvent toutes les stratégies mises au point par certains sportifs, visant à subvertir l'aristocratie sportive par autre chose que le seul travail physiologique, et qui flirte souvent avec ce qui est qualifié par les institutions de « délinquance » : les techniques d'entraînements, les innovations technologiques, les techniques du corps, le jeu avec le jeu par la faute, ou encore le dopage, constituent tous autant de possibles voies permettant de combler la distance entre les mots et les choses. Cette « production de la délinquance30 » consistant à marginaliser certaines des conduites des sportifs, normalise les subjectivités, devant se plier aux hiérarchies et seulement travailler.

Enfin, la sixième et dernière partie tente de montrer en quoi la société contemporaine pourrait bien emprunter quelques séquences de son génome au sport. Tout d'abord, le sport est utilisé à profusion pour exemplifier les valeurs du mérite et justifier l'idéologie méritocratique à laquelle est attachée la société républicaine, mais sans que soit clairement établi en quoi consiste ce mérite : le sportif est-il méritant simplement parce que le plus fort, ou bien parce que le plus travailleur ? La confusion dans la signification du concept de mérite n'est pas sans conséquences ; elle rappelle la transmutation des valeurs aristocratiques et égalitaristes à l'œuvre dans le sport que Pierre de Coubertin avait cernée. Mais par-delà la seule exemplification du mérite, la société file également ad nauseam la métaphore sportive suivant des registres très différents, allant du simple agrément anodin jusqu'au sophisme consistant à confondre, voire à substituer le réel avec son image, à la façon du simulacre chez Baudrillard, les images du sport et de la société se confondant au final dans un même reflet prenant la place de la réalité, la logique sportive devenant celle de la société. Le sport apparaît alors comme un dispositif au sens de Foucault : d'une part du fait d'homologies structurelles et d'isomorphismes entre des champs à première vue indépendants du sport et lui-même ; d'autre part du fait de la subjectivation produite par celui-ci, consistant dans la production de corps utiles, d'âmes travailleuses et de caractères soumis − posant dans le même temps la question

30 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], Paris, Gallimard Tel, 2007, pp. 333-342.

23 INTRODUCTION des résistances particulières à cet autre niveau plus général.

24 NAISSANCE DU SPORT

NAISSANCE DU SPORT

Le mercredi 14 octobre 1829, le Colonel Amoros, « directeur du gymnase normal, militaire et civil », prononça son discours d'ouverture devant ses deux cent cinquante-deux élèves chargés de répandre sa méthode, et qui avaient été spécialement réunis pour l'occasion :

« Messieurs, le Roi veut que ma méthode d'éducation physique, gymnastique et morale, soit répandue dans l'armée. Sa Majesté le veut, parce que cette nouvelle instruction pourra servir à augmenter la force, l'adresse, l'énergie des défenseurs de l'État, et à conserver la splendeur et la gloire de la France. Sa Majesté le veut, parce que toutes les puissances qui l'entourent, l'Espagne exceptée, qui n'a pas su conserver l'établissement que je lui avais donné, cultivent et répandent cette branche importante de l'art de former les hommes... La gymnastique française, la gymnastique que j'ai l'honneur de professer, est à la tactique moderne ce que l'invention de la poudre fut à la tactique ancienne... Les peuples qui ne l'adopteront pas seront aussi inférieurs à ceux qui la pratiqueront, que les Mexicains le furent aux soldats de Fernando Cortès... […] Pour atteindre ce grand but, il faut travailler, Messieurs ; il faut suivre les principes de cette méthode avec la plus grande exactitude ; il faut être dociles aux leçons que l'on vous donnera, persévéran[t]s pour vaincre les obstacles physiques ou moraux que vous trouverez au commencement, et il faut croire que tous les procédés de cette méthode ont un but utile et sont fondés sur les lois de l'organisation de l'homme, et sur les principes de l'intérêt individuel et public.31 »

Moins d'un siècle plus tard, le 28 mai 1925, Pierre de Coubertin achevait de prononcer à Prague son « Testament sportif » lors de la session du congrès du CIO dont il quittait la présidence après des dizaines d'années d'un infatigable labeur au service du sport et de l'Olympisme :

« N'oubliez pas que le premier des rouages sociaux sur lesquels le sport agit est la coopération. Vous la retrouverez jusqu'à l'équipe de football qui constitue

31 Franscisco Amoros, Discours d’ouverture, 1829.

25 NAISSANCE DU SPORT

probablement le prototype le plus parfait de la coopération humaine. La coopération sportive possède des caractères qui font d'elle une sorte d'école préparatoire à la démocratie. L'État démocratique ne peut vivre et prospérer sans le mélange d'entraide et de concurrence qui est le fondement même de la société sportive et la condition première de sa prospérité. Toute l'histoire des démocraties est faite de la recherche et de la perte de cet équilibre essentiel et aussi instable qu'essentiel. D'autre part, la coopération sportive fait bon marché des distinctions sociales. Ni ces titres de noblesse, ni les titres de rente qu'il possède n'ajoutent quoi que ce soit à la valeur sportive de l'individu. Un point par lequel le sport touche à la question sociale, c'est le caractère apaisant qui le distingue. Le sport détend chez l'homme les ressorts tendus par la colère. Or, qu'est la question sociale, à bien des égards, sinon le produit d'une agglomération de ressorts tendus par la colère ? […] Malgré certaines désillusions qui ont ruiné en un instant mes plus belles espérances, je crois encore aux vertus pacifiques et moralisatrices du sport. Sur le terrain de jeu, il n'y a plus ni amis ni ennemis politiques ou sociaux, seuls des hommes qui pratiquent un sport restent en présence.32 »

À peine un siècle sépare ces deux discours. Le Colonel Francisco Amoros, considéré comme le père fondateur de la gymnastique ; le Baron Pierre de Coubertin, considéré comme le père fondateur du sport, ou au moins de l'Olympisme moderne. Un même objectif rassemble ces deux textes : promouvoir l'exercice physique et le mettre au service de la société. Chez Amoros, les finalités sont avant tout militaires – mais pas uniquement, comme le prouve son monumental Manuel d'éducation physique, gymnastique et morale : on y apprend comment « supporter un boulet » avec le pied droit, le pied gauche, la main droite ou la main gauche33, mais on y vante aussi l'exemple d'Énée qui sauva « son père et ses dieux, qu'il portait sur ses épaules34 » ; on y décrit « des actes de bienfaisance et des exercices [qui] disposent à les exécuter35 », et on y montre comment construire une « pyramide vivante [humaine] » afin de donner l'assaut sur une forteresse lorsqu'on ne dispose pas d'échelle36 ; on

32 Pierre de Coubertin, « Testament sportif [1925] », in Les 100 discours qui ont marqué le XXe siècle, Paris, André Versaille éditeur, 2008, pp. 109-110. 33 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], Paris, Revue EPS, 1998, pp. t 1., 364-367. 34 Ibid., pp. t.1, 378. 35 Ibid., pp. t. 1, 453. 36 Ibid., p. pl. XLIII.

26 NAISSANCE DU SPORT y indique des chants « qui excite[nt] la fermeté37 », et d'autres à entonner avant l'attaque et après la victoire38. Chez Coubertin, les finalités sont aussi parfois militaires, mais elles sont surtout très multiples et protéiformes : propédeutique à la démocratie, facteur de cohésion sociale, « prototype » de la société humaine, facteur de moralisation.

La gymnastique pour Amoros ou le sport pour Coubertin paraissent être des recettes alchimiques sociales capables de réussir là où toutes les pédagogies, toutes les politiques échouent. De la gymnastique du début du XIXe siècle au sport de Coubertin, les ambitions ont grandi. On pensait l'exercice physique souhaitable dans le domaine militaire, puis on l'a très vite pensé nécessaire et recommandable pour la société entière. « Société sportive » : chez Coubertin, l'expression désigne en premier lieu les différents lieux de sociabilités des sportsmen, comme les clubs, les équipes, les associations, les pelotons, les stades et les terrains ; cependant, la tentation de définir la société en général comme étant sportive y est prégnante. « Je rebronzerai une jeunesse veule et confinée, son corps et son caractère par le sport, ses risques, et même ses excès39 » déclarait Coubertin, explicitant très clairement le projet de faire de la société une société sportive. Pari réussi, si l'on en croit ce témoignage de François Poncet que l'on trouve dans l'enquête de 1913 d'Alfred de Tarde sur « les jeunes d'aujourd'hui » :

« Vous ne me semblez pas dans cette révolution de la jeunesse attribuer au sport le rôle qui lui revient. Je crois ce rôle essentiel. […] Le sport enferme en soi une politique, une esthétique, une morale. C'est le sport qui a rendu la jeunesse plus hardie, plus combative, plus réaliste. C'est en posant les valeurs du sport, qu'elle est sortie de ce nihilisme qui, d'après vous, était le propre de la génération précédente.40 »

Une même croyance dans les vertus pédagogiques de l'exercice physique et une même volonté de l'utiliser pour réformer la société rapprochent les projets d'Amoros et de Coubertin. Cependant, Amoros et Coubertin s'opposent radicalement sur un point : ils ne s'accordent pas sur les modalités que doit suivre l'exercice physique. La gymnastique d'Amoros et le sport de Coubertin ont bien peu en commun. Hors le fait qu'ils font tous deux travailler les corps en partant du présupposé que cela sera bénéfique moralement et socialement, la gymnastique et

37 Ibid., pp. t. 2, 111. 38 Ibid., pp. t. 2, 417-418. 39 Marie-Thérèse Eyquem, Pierre de Coubertin : L’épopée olympique, Paris, Calmann-Lévy, 1966. 40 Alfred de (Agathon) Tarde, Les jeunes gens d’aujourd’hui, Paris, Plon-Nourrit, 1913, pp. 172-173.

27 NAISSANCE DU SPORT le sport partent de principes opposés, voire antinomiques. Les pyramides vivantes, le tir à la corde, le grimper sur des échelles de cordes, la marche sur des échasses, les exercices de trapèze ou la lutte des gymnastes n'ont que peu de rapport avec le football, le cyclisme, l'athlétisme, l'équitation, la natation ou la boxe des sportifs. Au moment où Coubertin prononce son « testament sportif », le sport a chassé la gymnastique comme modèle, comme paradigme. De la manière dont Amoros (finalités militaires) ou Paz41 (finalités hygiénistes) la concevaient, la gymnastique ne reste alors plus pratiquée que par quelques poignées d'irréductibles ; elle sera d'ailleurs déjà devenue en partie un sport en intégrant le programme des JO dès leur première édition en 1896.

C'est à partir de cette date, qui signe la naissance ou la renaissance de l'Olympisme moderne, que le sport prend véritablement son essor, et que la « société sportive » au sens large s'installe et se développe. Non sans mal : en 1896, Coubertin peinait encore à faire accepter l'idée des Jeux Olympiques auprès des peuples et des dirigeants politiques. Pourtant, en quelques décennies, la situation s'inversa. Quarante ans plus tard, 1936 est une année charnière. En Allemagne se déroulent les Jeux Olympiques d'été de Berlin – et avant eux, ceux d'hiver de Garmisch-Partenkirchen, qui ne furent que la répétition de la mascarade nazie qui aura lieu quelques mois après – où le sport est au centre de tous les intérêts géopolitiques ; en Espagne sont programmées en réaction aux jeux nazis des « Olympiades populaires » à Barcelone, sorte de « contre-Jeux Olympiques », mais qui n'eurent finalement pas lieu en raison du début de la guerre civile ; en France, le Front populaire invente le loisir et Léo Lagrange définit le sport de masse comme un enjeu de premier plan. Un glissement conceptuel très localisé qui n'intéressait que les dirigeants des sociétés gymniques et sportives se trouve être en l'espace de quelques années l'objet de toutes les préoccupations. Le dépassement de la gymnastique par le sport, duquel on se désintéressait fortement, finit par attirer toutes les attentions, à commencer par celles des politiques. La société devient sportive.

Schématiquement, deux ruptures sont visibles : une première où la gymnastique s'efface au profit du sport comme modèle de l'exercice physique durant la Belle Époque ; une seconde où un monde qui tourne le dos au sport revient subitement sur ses pas pour l'étreindre durant les Années folles. D'où un premier champ d'investigation consistant en une généalogie du

41 Eugène Paz, La gymnastique raisonnée, moyen infaillible de prévenir les maladies et de prolonger l’existence, Paris, Hachette, 1872. Voir aussi infra, pp. 59sq.

28 NAISSANCE DU SPORT sport, où il s'agira d'écrire l'histoire de sa naissance. Il ne s'agira pas de narrer ses matchs et ses courses, ses médaillés et ses vaincus, ses champions et ses battus, ses institutions et ses stades, mais de poser la question de son émergence : en quoi la gymnastique et le sport sont- ils différents ? que manquait-il à la gymnastique pour qu'on lui oppose le sport comme modèle alternatif ? qu'y avait-il de si fameux dans le sport pour que les sociétés marquent un si brusque intérêt à l'endroit du sport ? de quel curieux métal sont en fait composés les anneaux olympiques pour qu'on veuille à ce point mettre la main dessus ?

I) LE SECRET ANGLAIS

Pierre de Coubertin, que l'on reconnaît comme étant le père de l'Olympisme, voire du sport en général, pensait qu'il y avait une continuité entre les pratiques sportives antiques et modernes. Il n'y aurait qu'un seul sport, qui toujours aurait existé ; le stade moderne serait identique au stade antique, qui aurait été entre temps le terrain où s'affrontaient les chevaliers lors des tournois. « À trois reprises seulement dans le cours des siècles historiques, le sport a joué un rôle considérable dans l'ensemble de la civilisation, conquérant le nombre et s'imposant à l'attention générale : dans l'antiquité par le gymnase grec ; au moyen-âge par la Chevalerie ; dans les temps modernes par la rénovation issue de l'effort réfléchi de Ling, de Jahn, de Thomas Arnold42 », écrit-il dans sa Pédagogie sportive. La restauration des Jeux Olympiques ne ferait ainsi que renouer avec un passé occulté par des périodes peu sportives, et constituerait comme le parachèvement de la Renaissance.

Pourtant, ces pratiques, le sport antique et moderne, n'ont que peu de rapport les unes avec les autres – au mieux utilisent-elles le même lexique et entretiennent-elles entre elles de vagues analogies. Le sport est en effet une invention moderne. C'est au XIXe siècle, en Angleterre, dans les public schools, qu'il naît et qu'il commence à s'institutionnaliser sous la forme que nous lui connaissons aujourd'hui. Et c'est à la fin du XIXe siècle qu'il commence sa diffusion, son exportation dans le reste du monde, dans le contexte de la Belle Époque. Lorsque Coubertin décide de l'importer en France dans les années 1880 pour convertir la société à ses vertus, il prétend par son concours répondre à une double urgence : d'une part résoudre « le malaise de la civilisation », soigner la « névrose universelle » propre à la

42 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 11.

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« civilisation trépidante et compliquée43 » des temps modernes, cette « trépidation moderne – le mal américain comme pourrait l'appeler la rancune européenne44 » ; d'autre part l'utiliser pour constituer une solution sociale réformatrice permettant de « rebronzer la race française », afin notamment de rattraper l'Angleterre alors en plein essor.

1) Malaise dans la civilisation

Le XIXe siècle est pour l'Europe celui de l'industrialisation et du capitalisme ; pour le reste du monde, c'est celui des grands Empires coloniaux qui s'étendent sur leurs sols. Les sociétés européennes achèvent leur deuil de l'Ancien Régime et se tournent peu à peu vers des modes de gouvernements plus démocratiques. Une vérité s'affirme, selon Coubertin comme pour beaucoup d'autres : « le caractère définitif du régime républicain45 ». Tout va de plus en plus vite, le monde et les modes de vie changent à une allure folle. La « Belle Époque » qui marque l'essor du sport est une période, que l'on fait débuter de la fin de la guerre franco- prussienne aux débuts de la Grande Guerre, d'une relative accalmie. Les conditions de vie s'améliorent grandement ; la science est en marche, allant de découverte en découverte ; on grille en toute insouciance des étapes sur le chemin du progrès ; on réalise presque de facto le programme du positivisme énoncé par Auguste Comte quelques années plus tôt.

1.1) « LA PASSION DE L'ÉGALITÉ »

« Le monde a moins changé depuis Jésus-Christ qu'il n'a changé depuis trente ans.46 » Par ce mot énoncé en 1913 dans Les Cahiers de la Quinzaine, Charles Péguy désigne avant tout la mutation d'un modèle social. La démocratie, selon la prophétie de Tocqueville, semble, à la vieille de la Grande Guerre, s'être imposée comme le seul modèle viable. Le « Seize- Mai » 1877 signe « l'instauration définitive du régime républicain47 ». La Troisième République, bien que secouée par nombre de crises, telles que la Commune de Paris (1871),

43 Pierre de Coubertin, « Le retour à la vie grecque », Revue Olympique, février 1907. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 26. 44 Pierre de Coubertin, « Remèdes sportifs pour les neurasthéniques », Revue Olympique, février 1912, p. 27. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 183. 45 Pierre de Coubertin, Mémoires de jeunesse [posthume], Paris, Nouveau Monde Éditions, 2008, p. 147. 46 Charles Péguy, L’argent [1913], Paris, Éditions des Équateurs, 2008, p. 26. 47 Antoine Compagnon in Ibid., p. 63.

30 LE SECRET ANGLAIS les contestations boulangistes (1889-1891) et anarchistes (assassinat de Sadi Carnot en 1894), ou encore le scandale de Panama et l'affaire Dreyfus (1894-1906), paraît s'être définitivement installée. Mieux : la réussite des grandes lois libérales sur la laïcité et la séparation des pouvoirs, conjuguée aux succès d'une politique extérieure coloniale, finissent de démontrer à la plupart des contemporains l'efficience du modèle politique qui se met en place. La société devient toujours et encore plus égalitariste. Les positions occupées par chacun ne sont plus figées : elles se font et se défont. Celui qui est né en bas peut parfaitement se rapprocher des sommets, de même que celui né en haut peut chuter de sa position sans qu'aucun filet ne vienne le retenir.

Dans le monde anglo-saxon, l'American Dream se donne comme exemple et s'enrichit de nouveaux chapitres, comme celui écrit par Andrew Carnegie (1835-1919), immigré illettré écossais sans le sou, qui deviendra outre-Atlantique « l'homme le plus riche du monde » selon ses contemporains – Coubertin lui est d'ailleurs reconnaissant des aménagements sportifs qu'il put généreusement apporter, en bon mécène.48 En France, Charles Péguy lui-même est l'un des premiers exemples de « l'ascenseur social républicain » que constitue l'école laïque et gratuite instaurée par Jules Ferry dans les années 1880-1882. Rien ne destinait en effet Charles Péguy, fils d'un menuisier et d'une rempailleuse de chaise, à une carrière dans les lettres. Il fut cependant sauvé par l'insistance de ses maîtres d'école qui l'initièrent au latin et aux humanités, par « M. Naudy [qui le] me rattrapa si je puis dire par la peau du cou et avec une bourse municipale [le] me fit entrer en sixième à Pâques49 ». « Je me demande souvent avec une sorte d'anxiété rétrospective, avec un vertige en arrière, où j'allais, ce que je devenais, si je ne fusse point allé en sixième, si M. Naudy ne m'avait point repêché juste à ces vacances de Pâques.50 »

Tocqueville − dont Coubertin reconnaît la pertinence de l'analyse américaine, ainsi qu'une dette intellectuelle quant à sa façon d'envisager l'histoire, et duquel il fréquenta le neveu51 − écrivait au sujet de « la passion de l'égalité » que :

« La haine violente et inextinguible de l'inégalité […] s'était nourrie de la vue de cette inégalité même, et elle poussait depuis longtemps les Français, avec une force

48 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 61. 49 Charles Péguy, L’argent [1913], op. cit., p. 79. 50 Ibid., p. 82. 51 Daniel Bermond, Pierre de Coubertin, Paris, Perrin, 2008, pp. 52, 86-87.

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continue irrésistible, à vouloir détruire jusque dans leurs fondements tout ce qui restait des institutions du moyen âge, et, le terrain vidé, à y bâtir une société où les hommes fussent aussi semblables et les conditions aussi égales que l'humanité le comporte.52 »

C'est de cette passion de l'égalité et de la passion de la liberté que la Révolution française, d'après Tocqueville, était issue. Péguy, qui fut durant sa scolarité félicité par Coubertin53 pour son enthousiasme de président d'une association sportive lycéenne, semble penser qu'en son temps, à la veille de la Grande Guerre, la passion de l'égalité, de laquelle Tocqueville se méfiait tant, a triomphé seule. Avant, durant son enfance,

« on ne vivait point encore dans l'égalité. On n'y pensait même pas, à l'égalité, j'entends à une égalité sociale. Une inégalité commune, communément acceptée, une inégalité générale, un ordre, une hiérarchie qui paraissait naturelle ne faisaient qu'étager les différents niveaux d'un commun bonheur. On ne parle aujourd'hui que de l'égalité. Et nous vivons dans la plus monstrueuse inégalité économique que l'on ait jamais vue dans l'histoire du monde.54 »

La société cherche à aplanir les positions, au moment même où elle veut mettre en place des échelles permettant d'améliorer son rang. Cependant, paradoxe de l'époque, la misère n'a jamais été aussi patente, « monstruosité du monde moderne », visible jusqu'à Paris, « où la population est coupée en deux classes si parfaitement séparées55 ». L'égalitarisme professé de partout montre quelques lacunes. Malgré les déclarations de principe, certains semblent être plus égaux que d'autres.

C'est que la société française s'est embourgeoisée. Moins au sens d'une plus grande aisance matérielle, que du point de vue des ambitions que chacun nourrit afin d'améliorer sa condition, dont on ne se satisfait plus.

« Il n'y a plus de peuple. Tout le monde est bourgeois. […] Le peu qui restait de l'ancienne ou plutôt des anciennes aristocraties est devenu une basse bourgeoisie. L'ancienne aristocratie est devenue comme les autres une bourgeoisie d'argent. L'ancienne bourgeoisie est devenue une basse bourgeoisie, une bourgeoisie d'argent.

52 Alexis de Tocqueville, L’ancien régime et la révolution [1856], Paris, GF Flammarion, 1988, p. 296. 53 Daniel Bermond, Pierre de Coubertin, op. cit., p. 99. 54 Charles Péguy, L’argent [1913], op. cit., p. 49. 55 Ibid., p. 75.

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Quant aux ouvriers ils n'ont plus qu'une idée, c'est de devenir des bourgeois. C'est même ce qu'ils nomment devenir socialistes.56 »

Qu'est-ce que la bourgeoisie entendue dans ce contexte ? La société sans classes, le parfait égalitarisme, l'égalité totale des conditions, l'égalité des droits, l'égalité économique – au moins comme aspiration. La société d'avant était très strictement hiérarchisée. L'ordre n'était pas remis en cause. On acceptait le rôle que l'on avait à jouer dans la société, et on se vouait à sa tâche du mieux possible. « C'était se mettre à sa place dans son atelier. C'était, dans une cité laborieuse, se mettre tranquillement à la place de travail qui vous attendait. 57 » La société du début du XXe siècle fait table rase de ce modèle. Elle prétend instaurer une société sans classes, non pas en se calquant sur le modèle marxiste, mais en faisant de la société bourgeoise, celle du « Dernier Homme58 » tant raillée par Zarathoustra, où « on ne deviendra plus ni riche ni pauvre » , où « tous voudront la même chose, tous seront égaux », l'objectif à atteindre pour tous. Fin des hiérarchies, car elles ne doivent plus être, au moins dans les discours, définitives. Le destin de chacun ne doit plus être fixé par la naissance ; chacun doit être, en droit, l'égal de tout autre, et doit pouvoir, dans les faits, le devenir. La téléologie sous-jacente à l'histoire apparaît être moins celle de la lutte des classes que celle de ce progrès que l'on somme de conduire à une amélioration générale des conditions de vie grâce aux sciences et à l'industrie. Ainsi, comme le note Péguy, la métaphysique en vigueur, « c'était une métaphysique positiviste, c'était la célèbre métaphysique du progrès59 ». Métaphysique qui se matérialise au moment des différentes Expositions universelles ayant lieu à Paris, comme en 1889. La Tour Eiffel érigée à cette occasion résume l'époque : concentré de techno-science destiné à faire son apologie, elle commémore également le centenaire de la Révolution française, premier pas vers le progrès social que le présent doit continuer d'accomplir.

Pour Pierre de Coubertin, ces mutations que connaît la société sont lourdes de conséquences :

« La vie moderne n'est plus ni locale, ni spéciale : tout y influe sur tous. D'une part, la rapidité et la multiplicité des transports ont fait de l'homme un être essentiellement

56 Ibid., p. 25. 57 Ibid., p. 32. 58 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra [1885], Paris, GF Flammarion, 1996, pp. 52-54. 59 Charles Péguy, L’argent [1913], op. cit., p. 59.

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mobile pour lequel les distances sont de plus en plus insignifiantes […] ; d'autre part, l'égalisation des points de départ et la possibilité d'élévations rapides vers le pouvoir ou la fortune ont excité les appétits des masses à un point inconnu. Ce double élément a transformé de façon fondamentale l'effort humain. L'effort d'autrefois était régulier et constant ; une certaine sécurité, résultant de la stabilité sociale, le protégeait. Surtout, il n'était pas cérébral à un degré excessif. Celui d'aujourd'hui est tout autre. L'inquiétude et l'espérance l'environnent avec une intensité particulière. C'est que l'échec et la réussite ont de nos jours des conséquences énormes. L'homme peut à la fois tout craindre et tout espérer.60 »

Inquiétude quant à un effort qui sollicite plus que jamais les fonctions cognitives de l'homme. Inquiétude − déjà ! − quant à une certaine forme de « globalisation » qui s'installe en dépit des intentions des individus, où des mondes jadis séparés et étanches entrent en relation et s'influencent réciproquement, où ce qui était hors d'atteinte hier devient désormais lourd d'enjeu, où l'homme affairé doit sans cesse voyager et n'a aucun répit. Inquiétude également quant à ce vieux modèle social des hiérarchies figées que la « passion de l'égalité » finit d'achever. La naissance des individus ne suffit plus à justifier que l'un d'entre eux reste en haut quand bien même il ne le mériterait pas, et qu'un autre reste en bas alors qu'il mériterait au contraire d'être promu. Les anciennes élites sont désormais à la merci du tout-venant des masses assez compétent, assez sûr de lui pour déployer tout ses efforts vers sa propre réussite. « Qui ne progresse pas chaque jour, recule chaque jour », aurait dit Confucius. En ces temps nouveaux, l'homme ne peut plus être certain d'avoir trouvé définitivement sa place, tant dans l'espace géographique que dans la hiérarchie sociale. Il lui faut chaque jour continuer à courir au moins au même rythme que les autres pour rester à leur hauteur, et accélérer encore s'il veut les dépasser.

1.2) « LA NÉVROSE UNIVERSELLE »

Si tout cela inquiète Coubertin, ce n'est pas qu'il soit un nostalgique de la société de l'Ancien Régime ou du début du XIXe siècle. Il n'est en aucun cas opposé au progrès, que celui-ci soit social, politique, économique ou technique. Certes, c'est un aristocrate.61 Mais

60 Pierre de Coubertin, « Le sport peut-il enrayer la névrose universelle ? », Revue Olympique, octobre 1910. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 120. 61 Il est issu d'une famille connue sous le nom de Fredy, anoblie par Louis XI en 1471. En 1577, un ancêtre acquît le domaine de Coubertin près de Paris et en prit le nom et la seigneurie. Ses propres parents sont

34 LE SECRET ANGLAIS c'est un aristocrate éclairé, à la manière des grands nobles du XVIIIe siècle qui, de Montesquieu à Condorcet, loin d'être réactionnaires, furent les accompagnateurs, voire les auteurs du progressisme. Coubertin, en dépit de ses origines sociales, finit par accepter la démocratie. Malgré « le double traumatisme de l'intrusion de l'armée prussienne en pays de Caux et de la Commune de Paris62 », « Pierre de Coubertin opère son ralliement à la République au printemps 188763 », comme l'écrit justement Patrick Clastres. Au point de susciter l'incompréhension de son entourage, de se brouiller sérieusement et pour longtemps avec une partie de sa famille, dont ses deux frères. Charles Maurras ne le qualifiera-t-il pas sur des tons railleurs de « jeune aristocrate libéral pacifiste64 » ?

Pourquoi l'enthousiasme de Coubertin est-il alors si nuancé ? C'est qu'il perçoit clairement le revers de la médaille de la modernité. D'un côté, celle-ci est progrès, aisance, démocratie, égalitarisme. De l'autre, elle induit nécessairement ce que Coubertin nomme la « névrose universelle » – on dirait aujourd'hui, du stress :

« Au dedans et au dehors, le cerveau est entretenu dans une sorte d'ébullition incessante […]. [L'homme doit] se tenir toujours en éveil et comme en une mobilisation permanente. Qui réglera, préparera, exécutera dans de telles conditions ? Qui gouvernera, en un mot, et sera responsable ? C'est naturellement le système nerveux.65 »

L'époque donne au système nerveux une place centrale dans l'image qu'elle se fait de l'homme. Les recherches de Cuvier et Grasset se vulgarisent jusque dans les textes de Coubertin :

« Ledit système nerveux apparaît comme la clef de voûte de l'activité moderne avec ses imprévus, ses audaces, ses sursauts. Que son soutient vienne à manquer, et tout l'édifice est à bas. C'est bien ainsi que se passent les choses […]. Les maladies nerveuses d'autrefois […] tombaient sur des faibles... Le propre de celles d'aujourd'hui […] c'est qu'elles terrassent aussi des forts sur qui elles agissent brusquement avec une brutalité tout à fait inattendue […]. Les choses se passent pour

quant à eux héritiers du château de Mirville, en Normandie. 62 Patrick Clastres, Jeux Olympiques. Un siècle de passions, Paris, Les Quatre Chemins, 2008, p. 32. 63 Ibid., p. 37. 64 Charles Maurras, Lettres des Jeux olympiques [1896], Paris, GF Flammarion, 2004, p. 8. 65 Pierre de Coubertin, « Le sport peut-il enrayer la névrose universelle ? », op. cit.. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 120.

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eux comme si l'huile de pétrole qui alimente la lampe venait à manquer tout à coup […]. Ainsi avons-nous vu ces derniers temps tomber sur la route (et quelques-uns par une neurasthénie allant jusqu'au suicide) des hommes de races et de professions fort différentes […]. Tous avaient leur fortune faite et guère de soucis. Il s'étaient trop dépensés, voilà tout. La vie moderne – cette ébullition – les avait dévorés.66 »

Burnout ou karōshi seraient les concepts que l'on utiliserait aujourd'hui pour décrire ce que désigne Coubertin, ce « sur-travail » que la vie moderne impose à tous et tout le temps, et non plus seulement aux classes populaires, pouvant conduire n'importe qui, faible ou fort, à une mort prématurée. Parce que l'homme doit chaque jour courir et non plus marcher, la vie moderne est épuisante. Elle crée une pression sur les individus inconnue jusqu'alors, qui ne trouve jamais l'occasion de diminuer.

L'homme bout intérieurement et ses « nerfs » payent alors le prix de sa trop grande dépense. Neurasthénie, névrose, hystérie sont les noms des maladies donnés par les scientifiques et les intellectuels aux maux du temps. Les « études sur l'hystérie », écrites par Freud en collaboration avec Joseph Breuer, sont publiées en 1895, soit quelques mois avant les premiers Jeux Olympiques. La psychanalyse va ainsi naître et connaître son essor au cours de la même période que le sport – Freud et Coubertin décéderont tous deux à deux ans d'intervalle, en 1939 et 1937. Les pères de l'Olympisme et de la psychanalyse diagnostiquent chacun un même « malaise dans la culture », et tous deux prétendront y apporter des remèdes. Sans y accorder, à tort ou raison, une importance cruciale, Freud eut tout à fait conscience que le sport investit un espace conceptuel proche du sien, comme en témoigne le rôle qu'il lui attribue dans la pédagogie :

« L'éducation culturelle moderne, comme on sait, se sert du sport à une vaste échelle afin de détourner la jeunesse de l'activité sexuelle ; il serait plus juste de dire qu'elle remplace chez les jeunes la jouissance sexuelle par le plaisir du mouvement et pousse l'activité sexuelle à un retour vers l'une de ses composantes autoérotique.67 »

Freud voit juste : Coubertin a en effet nourri le projet de détourner par le sport la jeunesse de « l'amour » et de la « guerre », passions par lesquelles se manifeste, selon lui, la

66 Pierre de Coubertin, « Le sport peut-il enrayer la névrose universelle ? », op. cit., p. 150. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 122. 67 Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle [1905], Paris, Gallimard Folio, 2007, p. 136/104.

36 LE SECRET ANGLAIS crise de l'adolescence.68 Mais son projet sportif est bien plus vaste : il entend guérir la société toute entière de sa fièvre.

Cette accélération incessante propre à la vie moderne trouve cependant certains adeptes, qui soit réussissent à échapper miraculeusement à la « névrose universelle », soit parviennent à la dompter en lui donnant une expression artistique. En 1909, Le Manifeste du Futurisme publié par Marinetti déclare ainsi en première page du Figaro :

« La splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux, tels des serpents à l'haleine explosive... une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace. Nous voulons chanter l'homme qui tient le volant, dont la tige idéale traverse la terre, elle-même sur le circuit de son orbite.69 »

Le futurisme tient ainsi à « exalter le mouvement agressif, l'insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing », et considéra le sport comme un thème les illustrant à leur paroxysme : voir par exemple Les Nageuses de Carlo Carrà, L'Équipe de Cardiff de Robert Delaunay, L'Effort et Les Patineuses de Félix Del Marle, Les Joueurs de Football d'Albert Gleizes, Les Footballeurs d'Henri Lhote, Le Cycliste de Nathalie Gontcharova.

Ce sport acclamé par les artistes futuristes comme constituant le point de convergence de tous les bouillonnements de la vie moderne, Coubertin va au contraire le considérer comme l'unique remède possible au malaise dont certains de ses contemporains sont victimes, dépassés par leur temps qui court trop vite. Paradoxe du sport, comme le remarque Georges Vigarello, d'être à la fois, un « temps de répit » pour Coubertin et un « temps d'accélération » pour les futuristes ? La contradiction n'est qu'apparente : « le répit et la vitesse peuvent bien sûr converger. L'investissement dans le répit est celui que promeut l'organisation du travail dans les sociétés industrielles. L'investissement dans la vitesse est celui que promeuvent l'imaginaire technique et le progrès.70 » Le temps sportif réjouit les futuristes car il offre un lieu où jouent les personnifications du progrès, de la vitesse, de la force, de la violence ; il

68 Pierre de Coubertin, « La crise évitable », Revue Olympique, mars 1911, p. 43. 69 Filippo Tommaso Marinetti, « Le Futurisme », Le Figaro, février 1909, p. 1. 70 Georges Vigarello, Du jeu ancien au show sportif, Paris, Seuil, 2002, p. 71.

37 LE SECRET ANGLAIS rassure Coubertin car il permet de régénérer les forces physiques et psychiques des individus en meublant leurs loisirs.

1.3) UNE BELLE ÉPOQUE ?

Voici donc cette Belle Époque, qui peut-être ne l'est que de nom. Derrière les grandes mutations sociales, économiques, technologiques se cache une inquiétude. On prend conscience qu'un temps est révolu, que le progrès est en marche, qu'un temps nouveau est entrain d'en chasser un autre. Dans le même temps, cette inquiétude commence à ébranler les grands récits de légitimation des savoirs, légitimant aussi, par extension, la société. Jean- François Lyotard, dans son analyse de la postmodernité, en distinguait deux grands71 : l'un, politique, caractéristique de la IIIe République, qui fait du savoir un instrument de l'émancipation des masses, de formation du citoyen libre, qui fait du peuple le sujet du savoir ; l'autre, philosophique, se déployant avant tout dans l'Université allemande, qui voit dans la formation d'un savoir encyclopédique l'accomplissement hégélien de l'Esprit, qui fait du sujet transcendantal l'auteur de ce savoir. Or, dès la fin du XIXe siècle, ce second récit s'effrite ; il s'écroule presque sous son propre poids : d'une part, le principe philosophique qui commandait à la totalisation du savoir par un sujet transcendantal en un système complet impose que les nouvelles découvertes scientifiques (telles que la théorie de la relativité formulé par Albert Einstein à partir de 1905) soient elles-mêmes incluses dans son système, mais l'exigence encyclopédique s'effondre sous ses trop grandes ambitions en éprouvant la difficulté d'un tel travail ; d'autre part, l'exigence de légitimation, la recherche de fondement finit par sommer de légitimer et de fonder le méta-récit de l'hégélianisme cognitif lui-même, mais cette auto-fondation de l'Esprit échoue, le dit scientifique s'avérant incapable de justifier un méta-récit, celui-ci appartenant à un régime de discours différent.72

Le sujet transcendantal meurt avec la fin du XIXe siècle ; la philosophie perd ses exigences fondationnalistes et cesse du même coup d'être fondement, ouvrant la porte à une crise de la légitimité, à cette fin des grands récits caractéristique, non plus de la modernité, mais de ce que l'on nomme la postmodernité ; crise du fondement sur le plan théorique, philosophique, mais qui est aussi prégnante du point de vue pratique : par les grandes lois

71 Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, pp. 54-62. 72 Ibid., chap. 10. La délégitimation.

38 LE SECRET ANGLAIS libérales de 1905 sur la laïcité, celui-ci disqualifie avec force le théologique qui depuis toujours valait discours de légitimation politique. « Dieu est mort !73 », proclamait Nietzsche en 1882 ; par-delà libération et sécularisation, la mise à mort du théologique est le signe d'un temps qui ne trouve plus rien de légitime pour se légitimer. La « Belle Époque », une belle époque ? Celle-ci ne fut nommée ainsi qu'après la Grande Guerre, lorsque les troubles de la crise de conscience du début du siècle ne parurent rétrospectivement que de petits maux en comparaison des charniers des tranchées.74 Pourtant, ils en furent peut-être la cause.

2) « La pierre angulaire de l'empire britannique »

Si la France, et peut-être l'Europe, est en crise, une nation paraît toutefois à quelques contemporains relativement épargnée par ce malaise, et se tient ferme comme une île au milieu des remouds, « semblable à un roc contre lequel les vagues se brisent sans répit : il reste debout et autour de lui viennent mourir les bouillonnements du flot75 », pour reprendre l'image de Marc-Aurèle : l'Angleterre. Pendant que la France reste engluée dans sa crise de fin de régime et paye encore les conséquences de la défaite de la guerre de 1870, l'Angleterre consolide son empire colonial et décolle économiquement, jetant les bases du Commonwealth. Elle apparaît désormais comme la nation la plus prospère de l'époque, avant que les États- Unis ne connaissent leur essor après la Grande Guerre. Qui plus est, alors que la France connaît maintes crises et changements de régimes depuis 1789, l'Angleterre connaît stabilité et unification politique depuis des siècles.

Ces succès intriguent de nombreux observateurs, parmi lesquels Pierre de Coubertin :

« Je jalousais tous les pays stables et surtout l'Angleterre, type de la stabilité nationale. Il n'était pas pour moi de plus grande humiliation que de sortir de ma poche des pièces de monnaie reproduisant les effigies de nos souverains successifs et évoquant par là même la suite des révolutions par lesquelles nous avons si inutilement passé depuis cent ans. Croyant à chaque secousse instaurer un régime supérieur et définitif, notre impuissance à rien fonder de durable en était devenue légendaire. J'avais donc un désir instinctif en abordant l'Angleterre de trouver le secret de la force

73 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir [1882], op. cit., paragr. 108, 125. 74 Voir, par ailleurs, Stefan Zweig, Le Monde d’hier [1944], Paris, Le Livre de Poche, 1996. 75 Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Paris, Arléa, 1995, liv. IV, 49.

39 LE SECRET ANGLAIS

anglaise et de le rapporter en France et, en même temps, j'éprouvais une satisfaction à l'idée de prendre les Anglais en faute, de relever leurs infériorités, d'exercer de façon acerbe ma critique sur leurs institutions et leurs particularités.76 »

Découvrir le secret de la vigueur de l'Angleterre, voici l'objectif que se fixe Pierre de Coubertin dans les années 1880. Né en 1863, formé chez les jésuites, Coubertin, après un Baccalauréat ès-lettres en 1880 puis ès-sciences l'année suivante, échouera à intégrer Saint- Cyr après avoir préparé le concours pendant deux ans. Il intégrera alors en 1883 l'Institut catholique de Paris et suivra parallèlement un auditorat à l'École libre des sciences politiques (ELSP), tout en découvrant « le monde », comme il sied à un jeune homme de son rang.77 Son premier voyage outre-Manche date de cette même année. Avant cela, il ne connaît de l'Angleterre que ce que les Notes sur l'Angleterre de Hippolyte Taine (1872) ou de La Réforme sociale de Frédéric Le Play (1864) en décrivent – il fréquente par ailleurs la « société d'économie sociale » fondée par ce dernier.

Ce qu'il découvre en Angleterre, c'est la réforme du système pédagogique qui s'est mise en place dans les public schools sous l'impulsion du Révérend Thomas Arnold (1795-1842), headmaster du collège de Rugby, à partir des années 1820. Les public schools, malgré leur nom, sont « une structure éducative privée, payante, réservée aux classes supérieures et aux fractions les plus aisées des classes moyennes78 », comme le rappelle Sébastien Darbon. Arnold fut l'un des précurseurs de ce que l'on nomme les muscular christians, se proposant de faire un usage massif des exercices physiques dans la pédagogie, sans contradiction aucune avec les principes religieux. Les étudiants anglais de l'époque meublaient leur temps libre avec des jeux très brutaux qui se pratiquaient dans une presque totale anarchie. Dès 1828, Arnold tâcha de les organiser afin de limiter leur violence en leur fixant des règles dont les étudiants étaient eux-mêmes les auteurs, avec comme arrière-pensée d'utiliser ces jeux comme moyen pédagogique de disciplinarisation :

« Je préfère que mes élèves jouent vigoureusement au football plutôt qu'ils emploient leurs moments de loisirs à boire, se saouler ou se battre dans les tavernes de la ville.

76 Pierre de Coubertin, Mémoires de jeunesse [posthume], op. cit., p. 108. 77 Patrick Clastres, Jeux Olympiques. Un siècle de passions, op. cit., pp. 31-47. Thierry Terret, Histoire du sport, Paris, PUF, 2007, pp. 47-50. 78 Sébastien Darbon, Diffusion des sports et impérialisme anglo-saxon, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008, p. 17.

40 LE SECRET ANGLAIS

Le sport est un antidote de l’immoralité et une cure contre l’indiscipline.79 »

Il y a en effet une rupture entre le jeu ancien et le sport moderne, et c'est pourquoi la thèse de Coubertin sur la continuité du sport depuis Homère et le pancrace jusqu'au Jeux Olympiques modernes est difficilement défendable ; ou si elle l'est, c'était au titre d'un impératif stratégique qui incitait à concevoir le sport comme un fait de civilisation millénaire aussi vieux que le langage afin de le faire accepter plus facilement à des sociétés qui le découvraient, ou plutôt le redécouvraient si l'on suit cette rhétorique. Ce qui rassemble jeu ancien et sport moderne, ce sont des pratiques corporelles ludiques et agonistiques apparentées, qui voient les corps s'affronter dans le loisir, pour le loisir. Cependant, le jeu ancien était très brutal quand le sport moderne limite la violence ; le premier ne connaissait pas de règles universelles et unanimement partagées alors que le second s'institutionnalise ; le premier était dépendant d'une chronologie, d'une temporalité qui le transcendait lorsque le second s'autonomise et crée son propre calendrier.

Les public schools ne constituent cependant pas la seule origine du sport moderne. Une autre racine plonge dans des terres toujours anglaises, mais cette fois-ci dans celles des gentlemen farmers, ces riches propriétaires terriens régnant sur de vastes domaines ruraux. Dès le XVIIIe siècle, ces aristocrates meublaient leur temps libre par certaines activités qui préfigurent par bien des aspects le sport moderne. Les jeux pratiqués usuellement par l'aristocratie sont ainsi codifiés : le premier règlement de golf voit le jour en 1744, celui de cricket en 1727, et celui de boxe en 1743.80 Mais surtout, cette population apprécie de se mesurer dans des activités telle que la chasse ou les combats d'animaux. Ainsi, d'après Elias, « la chasse au renard est l'un des premiers exemples de passe-temps offrant les traits distinctifs d'un sport81 » : on s'y affronte par animaux interposés, et avant tout, on codifie la pratique afin de permettre, d'une part de se combattre loyalement, et d'autre part de limiter la violence paradoxalement même à l'égard des animaux chassés. L'animal sert ainsi de médiation entre les gentlemen farmers, qui ne s'affrontent pas directement ; de même, on s'affronte de domaine à domaine dans des combats de boxe ou bien des courses, mais par procuration, en faisant concourir à sa place son personnel de maison. Est ainsi visible dès les

79 Cité in Bernard Andrieu, « La fin du fair-play ? Du « self-goverment » à la justice sportive », Revue du MAUSS permanente, août 2011. 80 Thierry Terret, Histoire du sport, op. cit., p. 11. 81 Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994, p. 218.

41 LE SECRET ANGLAIS origines du sport une professionnalisation du sport, les gentlemen farmers cherchant en effet à recruter les laquais boxeurs et coureurs les plus performants afin de rivaliser avec les autres propriétaires, et ce quel qu'en soit le prix, n'hésitant pas non plus à parier grassement sur l'issue des rencontres. Par ailleurs, des professionnels des pratiques corporelles apparaissent, en particulier dans le champ de la natation, où, dans une société encore dominée par la crainte de la noyade, les grands nageurs monnayent leurs prestations tant en matière d'enseignement que d'exhibition : la natation professionnelle préexiste ainsi en Angleterre à la natation amatrice sur le plan institutionnel.82

Deux racines du sport s'enfoncent donc dans le sol anglais : l'une du côté des public schools, avec comme fin première des préoccupations pédagogiques et comme moyen l'éthique de l'amateur dont seule l'aristocratie peut alors se payer le luxe ; l'autre du côté des gentleman farmers, avec pour finalité en premier lieu le divertissement et pour logique le professionnalisme, dans lequel les classes populaires peuvent trouver un terrain d'expression plus favorable. Le sport que Coubertin identifie comme constituant le secret de la renaissance anglaise est non pas le sport professionnel, mais bien celui, amateur, des public schools ; c'est ce sport qu'il s'agira d'importer et de diffuser, si bien que son origine et ses modalités anglaises marquèrent durablement le développement institutionnel du sport ultérieurement, que cela soit simplement en France, ou bien mondialement. L'USFSA, première tentative d'envergure pour organiser sur le sol français les sports d'origine anglaise tels que l'athlétisme et plus tard le football, fut ainsi fondée par des aristocrates, parmi lesquels Pierre de Coubertin et Georges de Saint-Clair, et milita jusqu'au bout pour un sport intégralement amateur et proche des milieux scolaires. De même avec le CIO, première tentative de structuration du sport mondial, également fondé par Coubertin, qui reproduit certains codes en vigueur dans l'aristocratie, comme par exemple la cooptation des membres, et qui défendit l'amateurisme jusqu'en 1996.

3) La violence sportive

Les jeux anciens, tout comme les jeux de l'Antiquité, admettaient une violence sans commune mesure avec celle admise par le sport moderne.

82 Thierry Terret, Histoire du sport, op. cit., p. 16.

42 LE SECRET ANGLAIS

« Dans l'Antiquité, les règles des rencontres athlétiques "dures", comme la boxe ou la lutte, toléraient un degré de violence physique bien supérieur à celui qui est admis aujourd'hui par les règles beaucoup plus détaillées et différenciées des sports correspondants.83 »

Au contraire, le sport moderne est le révélateur, d'après Norbert Elias, d'un « procès de civilisation » :

« Selon cette théorie, la formation de l'État et la formation de la conscience, le niveau de la violence physique admise et le seuil de répugnance à employer ou à contempler celle-ci devraient différer de manière spécifique aux divers stades du développement des sociétés.84 »

À une société plus pacifiée telle que la société moderne correspondraient des pratiques corporelles elles-mêmes plus adoucies, tant en ce qui concerne les acteurs du spectacle qui admettent des coups (coups comme « actes » mais aussi comme « chocs ») d'une violence moindre, que de ceux qui les regardent et acceptent avec plus de peine les démonstrations brutales. Déjà, remarque Roger Caillois, « les jeux disciplinent les instincts et leur imposent une existence institutionnelle85 » ; le sport, en dépassant les jeux, continue plus encore ce processus de domestication des pulsions.

La thèse de Norbert Elias et d'Eric Dunning (et de Georges Vigarello et de Roger Chartier, qui y souscrivent également dans une certaine mesure86) pose ainsi que le degré de violence physique qui caractérise chaque société est différent d'une période à une autre, et la tolérance des individus face à elle tout aussi différente. Ce qu'Elias croit observer à l'œuvre dans l'histoire, c'est une répugnance de plus en plus générale, soit à user de la violence, soit à en contempler le spectacle. Ce qui traduit le mieux cette diminution de la violence est que l'État devient toujours et davantage le seul détenteur du « monopole de la violence légitime », selon l'expression consacrée de Max Weber. Le procès de civilisation désigne cette marche de l'humanité vers un monde dans lequel, notamment, la violence physique est en diminution

83 Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, op. cit., p. 179. 84 Ibid., p. 180. 85 Roger Caillois, Les jeux et les hommes [1958], op. cit., p. 121. 86 Roger Chartier a préfacé l'édition française du texte d'Elias ; Georges Vigarello a quant à lui donné de nombreuses lectures de l'histoire du sport français à partir du cadre théorique d'Elias, comme par exemple Georges Vigarello, Du jeu ancien au show sportif, op. cit., pp. 15-18.

43 LE SECRET ANGLAIS dans les rapport inter-individuels87, l'État devenant la seule institution pouvant y avoir recours légitimement.

Du point de vue des pratiques corporelles, cette thèse possède une importance cruciale. Le sport joue en effet un double rôle. Premièrement, d'après Elias, si les sociétés modernes peuvent devenir moins violentes, c'est parce que le sport sert de déversoir à la violence physique. Le sport posséderait un effet cathartique, d'épuration des passions violentes : si les sociétés peuvent se pacifier, c'est parce que la violence, au lieu de se déverser en son sein, se déploie dans les stades d'une façon plus inoffensive. La fonction du sport dans la société moderne est de permettre de la vider, dans une certaine mesure, de la violence en servant de déversoir à celle-ci. Mais, deuxièmement, ce n'est pas parce que le sport sert de déversoir à la violence que celle-ci ne se plie à aucune règle. Au contraire, ce sur quoi insiste Elias est que la violence physique dans le sport est réglée et régulée, en comparaison de quoi les pratiques corporelles qui lui préexistent admettaient une violence infiniment plus grande. L'histoire du sport à ses balbutiements rend bien compte de ce contrôle du transgressif : le football-rugby admet une violence beaucoup moindre en comparaison de la soule, et la boxe moderne par rapport au pancrace antique également. Même, une fois constituées, ces disciplines continuèrent à « euphémiser » la violence acceptée : le hacking fut progressivement évacué du football-rugby88, et la boxe moderne vit s'introduire la limitation dans le temps des combats, les rounds, les catégories de poids, l'interdiction de certains coups, les gants, les protèges- dents et même les casques.

Dans le cadre du procès de civilisation, la violence dans le sport est ainsi soumise à un double contrôle : contrôle par le sport, puisque la violence physique n'y est admise que dans les enceintes sportives ; contrôle dans le sport, puisque la violence des stades doit obéir à des règles. Dès lors, le sport ne pouvait apparaître que dans une société où la violence répugne. La société anglaise du XVIII-XIXe se caractérise par le système parlementaire, qui se définit sur un mode analogue à la façon dont le modèle sportif fonctionne : il ne s'agit plus de tuer son adversaire, ni d'en finir avec lui une fois pour toute, mais simplement de le vaincre, et de remettre en jeu périodiquement sa légitimité gagnée. La démocratie pouvant en effet se définir minimalement et négativement, si l'on suit Karl Popper, comme « la possibilité de déposer les

87 Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, op. cit., p. 182. 88 Cf. infra, p. 48.

44 LE SECRET ANGLAIS dirigeants sans effusion de sang pour laisser les rênes à un nouveau gouvernement89 », il y a, de ce point de vue, homologie entre le sport et les règles du jeu démocratique. La violence physique est évacuée du champ politique en même temps qu'elle l'est du champ sportif.

Le pancrace antique où tous les coups étaient permis, où « Pausanias nous rapporte que les combattants luttaient avec les dents et les ongles, se mordaient et s'arrachaient les yeux90 », s'adoucit en même temps qu'il devient boxe et que les sociétés subissent, selon le mot de Peter Sloterdijk, la « castration hobbesienne – c'est-à-dire la soumission de l'orgueil sauvage du citoyen à la souveraineté de l'État91 » qui s'accapare, d'après Max Weber, le monopole de la violence légitime. Certains coups deviennent interdits, on voit apparaître des arbitres, on ne se bat plus à mains nues, on limite la durée des combats dans le temps, on admet que l'issue d'un combat puisse être autre que le KO, et on finira même par mettre des casques.92 Cependant, que l'on assiste ces dernières années à l'émergence, sinon à l'essor de disciplines sportives très violentes apparentées à la boxe et revendiquant le même héritage historique que celle-ci débutant avec le pancrace antique, telles que l'Ultimate Fighting, admettant une très grande variété de coups et tolérant une violence incomparable à celle qu'acceptent la plupart des autres sports actuels, rappelle qu'il ne faut comprendre derrière cette théorie aucune philosophie de l'histoire implicite qui poserait que la société s'avancerait irréfutablement vers un adoucissement des mœurs définitif en corrélation avec un progrès civilisationnel décisif. Comme le remarquait déjà Elias à l'endroit du nazisme et de sa barbarie, « à l'évidence, ce type de développement de la société pouvait être inversé93 ». Peut-être l'Ultimate Fighting remet-il en cause, soit la thèse selon laquelle le procès de civilisation est corrélé à l'émergence de pratiques ludiques corporelles adoucies, soit l'idée que l'époque actuelle prend ce chemin d'un progrès de civilisation.

Néanmoins, à mieux y regarder, le développement de l'Ultimate Fighting tend à prendre, lui aussi, la route d'une maîtrise de la violence, si l'on s'en tient aux règlements. Le « combat libre » l'est en fait de moins en moins. Les premiers combats organisés au début des

89 Karl Popper, État paternaliste ou État minimal : remarques théoriques et pratiques sur la gestion de l’État démocratique [1988], L’Aire, 1997, p. 45. 90 Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, op. cit., p. 185. 91 Peter Sloterdijk dans Alain Finkielkraut et Peter Sloterdijk, Les battements du monde, Paris, Pauvert, 2003, p. 99. 92 Alexis Philonenko, Histoire de la boxe, Paris, Bartillat, 2002, pp. 39-69. 93 Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, op. cit., p. 197.

45 LE SECRET ANGLAIS années 1990 devaient permettre de désigner le vainqueur « ultime », en permettant aux combattants d'utiliser toutes les techniques de combat connues (d'où la dénomination de MMA, pour « Mixed Martial Arts »), ce qui impliquait un nombre de règles très restreint. Mais très vite, l'Ultimate Fighting dut prohiber certains coups et codifier les autres, notamment du fait de la pression des autorités publiques, inquiètes de la violence engendrée par cette nouvelle pratique. Des catégories de poids sont apparues ; les dimensions des « rings » furent codifiées ; les « protège-dents » devinrent obligatoires, au point que le combat peut être stoppé le temps que l'un des combattants qui aurait perdu le sien le remette en place ; tant les hommes que les femmes doivent porter des protections adaptées à leurs particularités respectives (protège-testicules et protège-poitrine) ; les combattants doivent porter des gants ; les chaussures sont interdites ; les combats se font en cinq rounds de cinq minutes maximum, avec une minute de récupération entre chacun ; l'issue d'un combat peut donc être décidée par autre chose que le KO, et notamment aux points ; l'arbitre est accompagné d'un médecin, et tous deux peuvent à tout moment stopper le combat s'il met trop en péril la santé d'un des compétiteurs ; surtout, des coups sont interdits, tels que les coups de tête, les doigts dans les yeux, les morsures, les crachats sur l'adversaire (autorisés en d'autres endroits), les tirages de cheveux, le « fish-hooking » (mettre les doigts dans les orifices d'une personne et les écarter de façon à les déchirer, à la manière dont le fait un hameçon avec la bouche d'un poisson), porter des coups aux testicules94, mettre tout simplement les doigts dans tout orifice de son adversaire (y compris les plaies), s'en prendre aux petites articulations telles que les doigts, frapper avec la pointe du coude vers le bas, chercher le « coup du lapin », frapper les reins avec le talon, viser la gorge ou étrangler la trachée, griffer, pincer, tordre la chair, attraper la clavicule, boxer ou mettre des coups de genoux à la tête d'un homme à terre (d'autres parties du corps peuvent toutefois être attaquées), lui mettre des coups de talon lorsqu'il est à terre (« stomping »), tenir les cordes du ring ou la cage, tenir les vêtements ou les gants de son adversaire, jeter son adversaire en dehors du ring, et même utiliser un langage violent (« abusive language » : insultes, injures, etc.).95 Autant de coups exclus, dont certains continuent pourtant de peupler les cours de nos écoles, collèges et lycées, et qui ne rebutaient

94 Certaines techniques d'auto-défense, telles que le krav-maga, considèrent au contraire les « coups aux parties » comme l'un des fondamentaux de leur art. 95 Ultimate Fighting Championship, « Unified Rules and Other Important Regulations of Mixed Martial Arts ».

46 LE SECRET ANGLAIS pas les Grecs, ni encore moins les Romains. Pausanias raconte ainsi qu'à Olympie, on avait érigé une statue de « Sostrate de Sicyone, célèbre pancratiaste, que l'on surnommait Acrochersite, parce qu'il tenait les mains de ses antagonistes si serrées dans les siennes, qu'il leur écrasait les doigts, et les obligeait à lui céder la victoire96 ». Et que dire d'Arrachion, également statufié de marbre, dont la « victoire fut mémorable autant par la décision des juges que par son courage » ?

« Car ayant vaincu tous ses adversaires, à la réserve d'un seul qui lui disputait la couronne d'olivier, celui-ci lui embarrassa les jambes et se jeta en même temps à son col pour l'étrangler. Arrachion, en cet état, ne sut faire autre chose que d'écraser un des doigts du pied à son adversaire, qui en ressentit une si grande douleur, qu'il lui céda la victoire un moment avant qu'Arrachion étranglé ne donne le dernier soupir.97 »

D'après la théorie d'Elias, la relation complexe entre sport et violence peut être lue à deux niveaux : limitation de la violence dans la société en admettant un lieu où celle-ci peut s'exercer sans dommage ; limitation de la violence dans le jeu lui-même qui s'adoucit au fil du temps. Le demi aile des Olympiques de Montherlant, dont il faudra reparler, résume parfaitement bien l'idée lorsqu'il s'explique sur son sport :

« Que veux-tu, j'aime bien pouvoir faire légalement ce qui, fait en d'autres conditions, me mènerait en correctionnelle : par exemple passer des bourrades. C'est une des raisons pourquoi j'ai eu du plaisir à la guerre. Et puis, je crois que c'est de la très bonne hygiène. Je ne sais plus quel auteur a écrit que les empereurs romains favorisèrent les jeux du crique, parce que le peuple, s'y étant délivré de façon inoffensive de ses instincts de violence, ne les employait plus ensuite à mettre du trouble dans la société. Eh bien, c'est ainsi que moi, si je ne bourrais pas un peu les côtes des camarades sur le terrain, je boxerais les gens dans les tramways.98 »

96 Pausanias, Pausanias ou Voyage historique, pittoresque et philosophique de la Grèce, Paris, Debarle, 1797, liv. VI, chap. IV, p. 18. 97 Ibid., liv. VIII, chap. XL, pp. 387-388. 98 Henry de Montherlant, Les Olympiques [1938], Paris, Gallimard NRF, 2003, p. 111.

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4) L'institutionnalisation du sport : naissance du football et du rugby

À côté de cette limitation de la violence des jeux dans le sport, on assiste à une codification des règles. D'une part, afin d'en limiter la violence, il est nécessaire de mettre des règles qui catégorisent les coups permis et ceux qui ne le sont pas ; les règles du jeu configurent un monde en créant des degrés de contrainte et de liberté, presque dans un sens mécanique ; la liberté sportive s'arrêtera où commence la réglementation sportive – et non où commence la liberté sportive des autres : le rapport des libertés des différents acteurs dans le jeu est, par définition, celui d'un rapport de force. D'autre part, afin de permettre des rencontres sportives sur une échelle plus grande, il est nécessaire de s'accorder sur ces règles, d'adopter un langage commun.

L'histoire du football et de ses variantes est pleine de tâtonnements visant à harmoniser les pratiques et à en réduire la violence. En Angleterre, le football autorisait tantôt l'usage de la main, tantôt l'interdisait ; tantôt le hacking, c'est-à-dire la possibilité de donner des coups de pied en dessous des genoux des adversaires, était admis, tantôt non. Joué majoritairement dans les collèges, on comptait autant de règles de football que de lieux où il se pratiquait : Winchester, Westminster, Charterhouse, Eton, Harrow, Cheltenham, Rugby. C'est dans ce dernier collège, à Rugby, là où officie le Révérend Thomas Arnold qui inspira tant Pierre de Coubertin, que William Webb Ellis est supposé avoir pris pour la première fois le ballon à la main en 1823, marquant le début d'une pratique du football hérétique promise cependant à un certain succès. Cette manière de jouer à la main s'imposa dans quelques collèges, notamment dans ceux qui disposaient d'espaces suffisants pour courir ; là où l'espace était plus restreint, on continuait de dribbler au pied – en interdisant la pratique du football sur les voies publiques en 1835, le Highway Act contribua à faire se jouer les parties dans des espaces plus restreints, ce qui accentua ces différences « entre le jeu avec course et le jeu sans course99 » .

Ceci n'aidait pas aux rencontres entre les collèges, lesquelles se multipliaient en raison de l'amélioration des moyens de transports (chemin de fer100) qui permettaient à la jeunesse de s'affronter plus facilement, de rencontrer d'autres équipes plus éloignées. Les parties se

99 Édouard Boucier Saint-Chaffray et Louis Dedet, Football (rugby) [1920], Paris, Revue EPS, 1999, p. 6. 100 Pierre de Coubertin, « Notes sur le foot-ball », op. cit., paragr. 4.

48 LE SECRET ANGLAIS déroulaient alors généralement sur deux périodes : la première suivant les règles de l'équipe qui recevait, la seconde suivant celles des visiteurs.101 Néanmoins, pour résoudre ces problèmes de règlements trop disparates, « en 1844, la direction de l'école [de Rugby] a nommé un comité de huit élèves pour établir les règles102 ». Le 18 août 1845, le premier règlement du football-rugby voyait le jour, écrit par les élèves de Rugby.103 Trente-sept règles qui, après n'avoir valu que localement pour ce seul collège, s'exportèrent dans les autres public schools favorables au jeu à la main et à la course, pendant que les collèges de Harrow, Eton, Westminster ou Charterhouse poursuivaient quant à eux le dribbling game.

On tenta cependant de réconcilier ces deux tendances, ces deux styles, tout en statuant sur le problème du hacking que les partisans du dribbling game voulaient conserver. « En 1863, deux comités se formèrent, l'un à Londres et l'autre à Cambridge, ayant pour but de rédiger un code uniforme de règles de football. Londres tenait pour le Rugby, Cambridge pour le dribbling game. On essaya d'un compromis, par lequel la course serait autorisée seulement lorsque le ballon serait attrapé de volée ou après un rebond », expliquaient Saint-Chaffray et Dedet au début du XXe siècle dans un manuel de football-rugby qui restera pendant longtemps une référence. Rien n'y fit : « les Rugbéians se retirèrent et la scission fut complète et définitive104 », marquant par ce schisme la séparation définitive du football-association, qui par déformation langagière sera désigné par soccer105, d'avec le football-rugby, qui après avoir longtemps était désigné par football, sera appelé rugby. Le hacking fut quant à lui supprimé de ce dernier en 1871106, en même temps que l'exigence législative se renforça : dans les règlements, on passe de « règles du jeu » à des « lois du jeu107 ».

Un dernier schisme important au sein du football-rugby eut lieu en 1895, où les partisans du professionnalisme formèrent la Rugby League – rugby à XIII – et ceux de l'amateurisme la Rugby Union – rugby à XV ; en France, la rupture est plus tardive : en 1930 tout d'abord, où les amateurs firent sécession avec la FFR née en 1920 pour fonder l'Union française de rugby amateur, puis en 1934 avec le départ des professionnels qui fondirent la 101 Les règles du Rugby (1845 et 1871), éds. Jed Smith et Jean Lacouture, Paris, Les Quatre Chemins, 2007, pp. 29-30. 102 Ibid., p. 25. 103 Thierry Terret, Histoire du sport, op. cit., p. 14. 104 Édouard Boucier Saint-Chaffray et Louis Dedet, Football (rugby) [1920], op. cit., p. 7. 105 Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, op. cit., p. 174. 106 Édouard Boucier Saint-Chaffray et Louis Dedet, Football (rugby) [1920], op. cit., pp. 21-22. 107 Les règles du Rugby (1845 et 1871), op. cit., p. 31.

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Ligue française de rugby à XIII. Par professionnalisme étaient entendues, par exemple, les indemnités compensatoires revendiquées par les classes laborieuses qui devaient s'absenter de leur travail pour pouvoir jouer ; la défense de l'amateurisme, du moins à cette occasion, était par conséquent un moyen pour les classes dominantes de les tenir « hors-jeu ». Derrière ces débats amateurisme/professionnalisme se cache en effet surtout un sursaut aristocratique, d'une nature semblable à celui qui conduisait en partie l'aristocrate Platon à défendre la gratuité de la philosophie contre le professionnalisme des sophistes : en faire la chasse gardée de ceux qui peuvent se permettre le loisir, donc des classes dominantes. L'amateurisme fut ainsi un instrument de lutte des classes.108 Dans ses statuts, l'USFSA excluait ainsi tout membre qui n'était pas amateur :

« Est amateur toute personne qui n'a jamais pris part à une course publique ouvert à tous venant, ni concouru pour un prix en espèces – ou pour de l'argent provenant des admissions sur le terrain – ou avec des pro pour un prix – ou pour de l'argent provenant d'une souscription publique – ou qui n'a jamais été à aucune période de sa vie, professeur ou moniteur salarié d'exercices physiques – ou qui ne se livre à aucune profession ouvrière.109 »

L'amateurisme fut le moyen pour l'aristocratie sociale de constituer un « système sportif censitaire110 », selon le mot de Patrick Mignon. Le Tournoi des cinq nations fut ainsi rythmé par des exclusions des différentes nations, accusées périodiquement de professionnalisme : l'Angleterre en 1888 et 1889, le Pays de Galles en 1897 et 1898, la France de 1931 à 1939. Le rugby à XV admit cependant les professionnels dans son stade à partir de 1995, un an avant qu'à Atlanta les Jeux Olympiques n'en fassent de même définitivement.

Les jeux d'avant le sport moderne ne sont pas une exception anglaise : ils existent dans l'Europe entière, et également dans le monde. La spécificité anglaise, comme le résume Roger Chartier, c'est de les avoir institutionnalisés, de les avoir développés à une très grande échelle :

« D'une part, des règles uniformes remplacent progressivement des usages locaux ; d'autre part, des spécialistes ont charge d'instituer et de dire un droit spécifique qui

108 Allen Guttmann, From Ritual to Record: The Nature of Modern Sports, op. cit., p. 31. 109 Pierre de Coubertin, « Rapport du Secrétaire Général de l’USFSA », Revue Athlétique, juillet 1980, p. 387. 110 Patrick Mignon, « L’argent dans le sport », in Georges Vigarello. L’esprit sportif aujourd’hui : des valeurs en conflit, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2004, p. 152.

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régit, en dehors du droit commun, les pratiques sportives. », ce qui conduit à « la réduction du niveau de violence tolérable dans les affrontements physiques, et le développement d'une éthique de la loyauté qui ne sépare pas le désir de victoire du respect des règles et du plaisir du jeu, quelle qu'en soit l'issue.111 »

Rien de tout cela ne se produit spontanément en France, hormis peut-être avec la « vélocipédie » dont la pratique compétitive débute dès la fin du Second Empire, avant que le sport anglais ne soit importé en France à partir des années 1880. Pour l'essentiel en revanche, on en reste à ce « jeu ancien112 » étudié par Georges Vigarello, qui se caractérise tout comme en Angleterre par l'absence de règles claires et objectives, par une chronologie souvent dépendante du rythme des fêtes religieuses, par une très grande violence – mais qui ira cependant en s'atténuant au fil des siècles.

Lorsqu'il est pratiqué par les nobles, le jeu, qui présuppose le pari (La Fontaine consacre ainsi un tiers de la fable du lièvre et de la tortue à la mise en scène du pari qui est à l'origine de cette fameuse course113), permet une mise en scène du pouvoir par la reconstitution de combats, de duels, de joutes. Au Moyen Âge, le pouvoir se plut à y faire la démonstration de la force physique et brutale ; puis, notamment à la suite de l'interdiction des joutes par Henri IV en 1605 en raison de leur violence − en 1559, le roi Henri II décédera après une agonie de dix jours des suites des blessures causées par cinq éclats de la lance brisée nette de son adversaire qui lui avaient perforé le front et sa visière lors d'une joute où il courrait 114 −, il y montra plutôt des signes de prestance, d'habileté, d'adresse. Les jeux révèlent ainsi l'apparition de « nouveaux signes du pouvoir115 », comme le montre Georges Vigarello :

« Les combats joués à la cour d'Henri IV ont instrumenté l'espace, alourdi les règles, multiplié les protections par rapport aux combats joués à la cour de Saint Louis, d'allure plus précaire et plus emportée.116 »

Parallèlement à ces jeux de la noblesse se tiennent des jeux populaires de deux types bien différents : les jeux de paris (« la paume, les quilles, les boules, le mail », mais « tout défi

111 Roger Chartier dans Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, op. cit., p. 17. 112 Georges Vigarello, Du jeu ancien au show sportif, op. cit., pp. 7-52. 113 Jean de La Fontaine, « Le Lièvre et la Tortue [1678] », in Fables, Paris, Le Livre de Poche, 2002, p. 189. 114 Raymond Thomas, Histoire du sport, Paris, PUF, 1991, pp. 44-45. 115 Georges Vigarello, Du jeu ancien au show sportif, op. cit., p. 31. 116 Ibid., p. 15.

51 LE SECRET ANGLAIS physique peut être ici objet de gageure117 ») où s'affrontent des particuliers eux-mêmes ; les jeux de prix (lutte, course, saut, lancer de pierre, paume, soule) où les différentes communautés (paroisses, villages) s'affrontent rituellement entre-elles à l'occasion de fêtes.

Point de contact entre la noblesse et le peuple ? En fait, « le jeu reproduit les sociabilités jugées normales sous l'Ancien Régime à force d'être évidentes118 ». La fonction sociale du jeu dans l'Ancien Régime ? Contenir la violence par « la permission du "transgressif" et le contrôle de ce même "transgressif"119 ». Les jeux anciens constituent autant de pratiques qui préexistent au sport, mais qui ne lui sont pas encore strictement identifiables.

« Aucun rapport avec le sport moderne, dont l'organisation révèle au contraire un champ unifié de comportements soumis à un programme temporel et à un calendrier particulier, avec ses épreuves réglementées et rigoureusement échelonnées sur l'année.120 »

Il y a une originalité dans le sport anglais, dans la façon de s'affronter, qui est absente du jeu. La soule, n'en déplaise à Charles Maurras121, n'est pas identifiable au football, ni le polo à la « boule à crosse ».

5) L'éducation par le sport : virilité et discipline

L'exception anglaise, ce n'est donc pas le jeu, mais le sport, qui propose, résume Sébastien Darbon, « un système fondé sur l'autonomisation, l'uniformisation, l'abstraction, la codification et l'institutionnalisation122 ». Mais l'exception anglaise, c'est aussi, on l'a dit, l'utilisation massive du sport dans une pédagogie. Une certaine anarchie s'était en effet emparée des public schools, « qui passent pour être des foyers de vice et d'immoralité, où règnent des formes parfois violentes de bizutage et de brimades123 ». Le besoin de réformer ces institutions se fait pressant. Thomas Arnold utilisa alors le sport comme un instrument privilégie de disciplinarisation, et sera très vite imité par d'autres réformateurs. C'est ce que

117 Ibid., pp. 41-42. 118 Ibid., p. 51. 119 Ibid., p. 15. 120 Ibid., p. 40. 121 Charles Maurras, Lettres des Jeux olympiques [1896], op. cit., pp. 154-155. 122 Sébastien Darbon, Diffusion des sports et impérialisme anglo-saxon, op. cit., p. 2. 123 Ibid., p. 20.

52 LE SECRET ANGLAIS résume Thierry Terret :

« Arnold cherche à forger une masculinité conquérante et des hommes d'initiative, au moment où l'Angleterre s'installe comme la première puissance économique du monde et étend toujours davantage son emprise coloniale. À un niveau spirituel, il tente aussi de transmettre par la rationalité des pratiques corporelles ce que les discours seuls ne suffisent plus à diffuser, en plein accord avec l'idéologie protestante de la maîtrise de soi.124 »

Le pari pédagogique des sports − dans le cas d'Arnold, essentiellement le football-rugby − est de laisser la liberté aux élèves d'organiser celle-ci. Le sport est le lieu de l'expérimentation de cette liberté autogérée : ce sont les élèves, et non les maîtres, qui en écrivent les codes ; ce sont les élèves qui se disciplinent eux-mêmes en choisissant un praepostor, « un élève choisi parmi les grands pour aider au maintient de la discipline125 » ; ce sont les élèves qui s'arbitrent eux-mêmes, puisque, comme l'énonce la règle 24 du règlement de 1845, « les chefs d'équipe, ou deux délégués désignés par eux, sont les seuls arbitres de toutes les rencontres126 ». Cette liberté est pensée comme auto-nomie : la loi (nomos) est définie par les sujets eux-mêmes (auto). On attend de ce dispositif que les individus se disciplinent eux-mêmes, qu'ils fixent eux-mêmes les limites aussi bien de leurs terrains de jeux que de leur liberté. D'un côté des jeux violents destinés à viriliser la jeunesse, de l'autre l'injonction que les participants en limitent d'eux-mêmes les débordements afin que l'ordre qui ne parvient plus à s'imposer du dehors se crée spontanément du dedans.

Cette conception bifide du rugby est tenace et fait toujours partie du mythe, quoique épurée du contexte historique très disciplinaire qui en accoucha. Qu'est-ce que le rugby pour Fabien Galthié ? « Une philosophie de tout... J'ai envie de dire que le rugby est une philosophie globale : du combat et du contrôle de soi127 ». Instrument privilégie de gouvernance de la jeunesse en la formant à l'emploi de la force et à l'ordre, il n'est désormais plus perçu que comme une philosophie de « l'harmonie des contraires ». On oublie le projet initial, que « Arnold a voulu former des jeunes hommes de façon à ce qu'ils soient un mélange de bête et de moine − virils, mais dotés de morale128 », projet qui sera repris par la plupart des 124 Thierry Terret, Histoire du sport, op. cit., p. 14. 125 Les règles du Rugby (1845 et 1871), op. cit., p. 37. 126 Ibid., p. 43. 127 Fabien Galthié et Jean Lacouture, Lois et moeurs du Rugby, Paris, Dalloz, 2007, p. 35. 128 Les règles du Rugby (1845 et 1871), op. cit., p. 22.

53 LE SECRET ANGLAIS autres public schools. Les sports, le football, le rugby deviennent peu à peu des fondements du système pédagogique, tout comme l'athlétisme à Marlborough et Uppingham, la natation et le cricket à Eton, l'aviron à Oxford et Cambridge – ces deux dernières universités s'opposant annuellement depuis 1829 comme chacun sait. « Tous les éducateurs doivent en être convaincus : le sport est un jeu pour l'enfant, mais il est aussi un remarquable moyen d'éducation pour le maître129 », résumait L'essai de doctrine du sport commandité par le pouvoir gaulliste en 1965, en soulignant lui-même cette proposition : une ruse pédagogique, un cheval de Troie éducatif consistant à faire jouer tout en disciplinant.

Un double processus de disciplinarisation préside ainsi à la naissance du sport, répondant à l'équivoque du terme même de discipline : l'un consistant à disciplinariser les activités sportives, à créer des disciplines sportives bien définies et reconnaissables ; l'autre consistant à disciplinariser les individus par ces mêmes disciplines sportives.

D'un côté, le processus à l'œuvre dans la formation des différentes disciplines sportives suit en effet de près la « mise en discipline des savoirs » décrite par Foucault, laquelle passait par les quatre procédés de sélection, normalisation, hiérarchisation, et centralisation.130 La forme « sport » émerge de même par la mise en place progressive d'un canon prétendant distinguer très précisément ce qui est sport et ce qui ne l'est pas : sélection de certaines pratiques corporelles et élimination de pratiques indignes (par exemple, mise à l'écart progressive de pratiques traditionnelles telles que la course en sac ou le tir à la corde131) ; normalisation de la forme sport, qui doit répondre à certains critères permettant de rendre les disciplines comparables à certains égards (par exemple, déterminer le vainqueur objectivement sur des critères quantitatifs, obéir à des règles écrites reconnues par chacun des acteurs, admettre une violence régulée et réglée, délimiter le temps et l'espace132) ; hiérarchisation des disciplines dans des classifications les articulant les unes aux autres (voir les différentes taxinomies départageant, par exemple, entre sports collectifs et sports individuels, ou entre sports d'endurance et sports d'adresse133) ; centralisation des instruments

129 Essai de doctrine du sport, éd. Maurice Herzog, Paris, Haut Comité des Sports, 1965, p. 14. 130 Michel Foucault, « Il faut défendre la société » [1976], Paris, Gallimard Seuil, 1997, pp. 161-166. 131 Encore présentes en marge des Jeux Olympiques de Paris en 1900 en un temps où la culture sportive ne s'était pas encore imposée décisivement, ces disciplines furent peu à peu repoussées dans leur folklore d'origine. 132 Voir à ce sujet les enjeux des différentes définitions du sport, de Coubertin à Guttmann : supra, pp. 9sqq. 133 Sur le problème de la classification des sports, cf. infra, pp. 92sq.

54 LE SECRET ANGLAIS de contrôle de l'organisation des disciplines en des institutions (création d'associations, de clubs, puis d'unions, de fédérations, de comités nationaux et internationaux, et enfin même de ministères134). Les jeux disparaissent au profit du sport, encore plus que des sports.

Et d'un autre côté, donc, la disciplinarisation des populations par le biais précisément de ce sport lui-même disciplinarisé. Dresser la matière juvénile, faire d'elle ce mélange de bête et de moine : ne pas éradiquer la volonté de puissance, l'énergie incandescente adolescente, mais la canaliser, la sublimer ; conserver la bête, mais la rendre compatible avec les mœurs des sociétés modernes, la domestiquer, la moraliser, pour qu'elle mette son énergie au service non pas de ses propres intérêts égoïstes et tyranniques, mais au service d'une autre cause. Processus local qui a lieu tout d'abord essentiellement à Rugby et en d'autres public schools, mais qui se généralise peu à peu à toute l'Angleterre. Processus que Coubertin veut étendre à la France, convaincu que la réforme sportive est la clef de la puissance britannique. Comme le remarquait Pierre Bourdieu, dès sa naissance, le sport était ainsi promis à un bel avenir en tant que technique de pouvoir :

« Avant même d'y voir un moyen de "former le caractère" (to improve character), selon la vieille croyance victorienne, les public schools, institutions totales, au sens de Goffman, qui doivent assumer leur tâche d'encadrement vingt-quatre heures sur vingt- quatre et sept jours sur sept, ont vu dans les sports un moyen d'occuper au moindre coût les adolescents dont elles avaient la charge à plein temps ; comme le note un historien, lorsque les élèves sont sur un terrain de sport, ils sont faciles à surveiller, ils s'adonnent à une activité "saine" et ils passent leur violence sur leurs camarades au lieu de la passer sur les bâtiments ou de chahuter leurs maîtres. […] Ce moyen extrêmement économique de mobiliser, d'occuper et de contrôler les adolescents était prédisposé à devenir un instrument et un enjeu de luttes entre toutes les institutions totalement ou partiellement organisées en vue de la mobilisation et de la conquête politique des masses.135 »

134 Voir par exemple tout l'enjeu présidant à l'émergence des Jeux Olympiques : infra, pp. 99sqq. 135 Pierre Bourdieu, « Comment peut-on être sportif ? [1978] », in Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 186.

55 « REBRONZER LA FRANCE »

II) « REBRONZER LA FRANCE »

C'est donc deux choses que découvre Pierre de Coubertin lors de ses voyages en Angleterre : le sport, et son utilisation massive dans le système éducatif. La découverte du sport et la façon dont il est utilisé outre-Manche est un tournant. L'expérience anglaise le convainc que l'intégration de celui-ci dans l'éducation est la clef du succès britannique. Ce qu'il faut à la France, c'est la réformer suivant l'exemple anglais, en faisant de l'éducation une éducation sportive, voire en faisant de la société une société sportive. Pour lui, la force de l'Angleterre n'a pas d'autre source que la robustesse de leur système pédagogique.

« [Thomas Arnold] créera la cellule de la rénovation britannique, l'institution dont l'influence va opérer comme une sorte de radium, obligeant de proche en proche les plus rebelles à imiter ce qui s'y passe. [Il] organise le sport en terrain de construction à l'usage des élèves. Il les y introduit et les y laisse libres. A eux de s'y débrouiller, d'y apprendre la vie pratique, de s'exercer à doser la tradition et la nouveauté, à combiner l'entraide et la concurrence... Qu'ils gouvernent en un mot leur petite république sportive […]. Faire de l'organisation sportive remise aux mains du collégien et fonctionnant par ses soins l'école pratique de la liberté, c'est ce que ni l'antiquité ni le moyen-âge n'avaient même entrevu et ce sera la pierre angulaire de l'empire britannique qui, au temps d'Arnold, est en train de s'édifier.136 »

Coubertin tire de l'expérience britannique six conclusions :

« 1. Que le monde anglo-saxon disposait d'une puissance très supérieure à ce qu'on croyait généralement et surtout beaucoup plus unie qu'on ne l'admettait alors […]. 2. Que cette puissance était récente et non héréditaire, qu'elle ne tenait qu'en partie aux qualités de la race et avait sa source principale dans la réforme accomplie par Thomas Arnold. 3. Que ladite réforme avait consisté à organiser dans le collège tous les leviers modernes : association, vote, presse, opinion, hiérarchie, élection, etc. en sorte que le jeune homme en sortît préparé à se servir de ces mêmes leviers pour agir sur ces concitoyens ou coopérer avec eux. 4. Que tout cela s'était fait par le moyen du sport et qu'il semblait impossible de parvenir au même but par un autre moyen […]. 5. Qu'il n'y avait rien dans le principe de cette réforme qui parût exclusivement anglo- saxon ; que, par conséquent, il pouvait en être fait d'utiles applications à d'autres pays […]. 6. Que, en France notamment, la virilité scolaire faisait défaut et que c'était la

136 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., pp. 45-46.

56 « REBRONZER LA FRANCE »

seule recette de grandeur nationale sur laquelle depuis plusieurs siècles aucun de nos gouvernements n'avait songé à diriger sa vigilance et à faire porter ses efforts.137 »

Autrement dit, le monde anglo-saxon, et pas seulement l'Angleterre – ce qui inclut les États-Unis – a trouvé le moyen d'une unification politique et d'une puissance écrasante ; le mystérieux moyen de cette puissance, qui n'est pas innée mais acquise, c'est la réforme de Thomas Arnold, qui n'a rien de spécifique à la « race anglaise138 » ; cette réforme consiste à « constituer le collège à l'image de la société », « constituer le collège à l'image du siècle139 » qui est moderne, libéral, démocratique, républicain ; cette réforme s'était accomplie par le sport, car « pourquoi s'associer entre collégiens ? Pour faire des thèmes et des versions ? Ce serait absurde. Mais pour jouer au foot-ball et au cricket, c'est raisonnable140 » ; que, corollaire du point 2, cette réforme qui n'est pas anglaise dans son essence, rien n'empêche qu'elle soit transposée telle qu'elle dans d'autres pays, rien n'empêche que d'autres races en profitent ; enfin, que la race qui a sans doute le plus besoin de la réforme arnoldienne, c'est probablement la française.

Coubertin revint en France avec le sport dans ses bagages et la conviction qu'il lui fallait remodeler le système éducatif français en suivant le modèle anglais. Si Foucault remarquait que « l'hôpital doit fonctionner comme une "machine à guérir"141 » si Amoros comparait le gymnase à une « manufacture d'hommes142 », Coubertin envisage quant à lui « les public schools anglais comme de véritables usines scolaires où une matière première que je jugeais inférieure à la notre était génialement "triturée" de façon à engendrer la force britannique, produit national d'une qualité supérieure143 ». Ouvrir sur le sol français de telles usines, où le

137 Pierre de Coubertin, Mémoires de jeunesse [posthume], op. cit., p. 125. 138 Le mot « race », employé si facilement durant cette époque précédant les horreurs des deux guerres mondiales, n'était pas connoté aussi clairement péjorativement qu'aujourd'hui. Comme le remarque Axel Tisserand à l'endroit de Charles Maurras, « le terme "race", chez Maurras, comme chez la plupart des penseurs contemporains, n'a pas un sens biologique, il a son sens latin de ratio – même origine que "raison" – : c'est donc un ensemble organisé, considéré comme tel et constitué de caractéristiques communes fondées dès lors non pas sur le sang mais la langue et l'histoire. La race, pour Maurras, n'est qu'une succession de générations sur un même territoire, donnant naissance à une façon commune d'exister. Et c'est en ce sens qu'il emploie le mot, que recouvre tout simplement celui de civilisation. » Charles Maurras, Lettres des Jeux olympiques [1896], op. cit., p. 43. 139 Pierre de Coubertin, Mémoires de jeunesse [posthume], op. cit., p. 123. 140 Ibid., pp. 123-124. 141 Michel Foucault, « La politique de la santé au XVIIIe siècle [1976] », in Dits et Écrits II, Paris, Gallimard Quarto, 2001, p. 26. 142 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. II, p. 6. 143 Pierre de Coubertin, Mémoires de jeunesse [posthume], op. cit., p. 126.

57 « REBRONZER LA FRANCE » sport s'inscrit comme un moyen pédagogique et civilisateur, paraît être le seul remède contre cette « névrose universelle », symptomatique des temps modernes. Aussi se décide-t-il « en 1886 à "rebronzer la France" par la réforme de l'éducation scolaire. […] "Et combien faudra-t- il de temps pour rebronzer la France ?" me demanda Jules Simon […]. Je répondis sans hésitation : vingt ans.144 » Dix ans plus tard, Pierre de Coubertin − que Jules Simon comparait alors avec enthousiasme à Guillaume le Conquérant qui était parvenu à « refaire la race » anglaise par, d'après lui, le roast-beef145 − contribua à la restauration des premiers Jeux Olympiques. « Vous désirez que le sport enraye la névrose universelle. Eh bien ! C'est le seul moyen.146 »

En cette fin de XIXe siècle, Coubertin ne parle cependant pas encore de « névrose », mais simplement du problème du « surmenage » des étudiants français, qui inquiétait nombre de pédagogues et d'intellectuels, à commencer par ceux rassemblés au sein de la « société d'économie sociale » fondée par Frédéric Le Play. Dans une conférence tenue le 29 mai 1888 devant toute une assemblée de leplaysiens, Coubertin déclarait :

« Sur ce sujet, chacun a dit son mot, chacun a proposé son remède, et de cet ensemble d'idées nouvelles ou renouvelées s'en est détachée une qui rencontre encore bon nombre d'adversaires, mais autour de laquelle on sent pourtant que doivent venir se grouper tous ceux qui cherchent la clef du problème : cette idée mère, c'est l'amélioration de l'éducation physique.147 »

La Réforme sociale résume ainsi son intervention :

« Parlant du surmenage il établit tout d'abord que ni le remaniement des programmes, ni l'établissement des lycées à la campagne, ni même les exercices militaires et gymnastiques ne peuvent y apporter un remède efficace ; le sport seul, le sport volontaire et libre peut atteindre ce but.148 »

C'est à cette fin qu'est fondé le « Comité Jules Simon », « dans le but de propager les

144 Ibid., pp. 135-136. 145 Daniel Bermond, Pierre de Coubertin, op. cit., p. 67. 146 Pierre de Coubertin, « Le sport peut-il enrayer la névrose universelle ? », op. cit., p. 156. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 131. 147 Pierre de Coubertin, « Le remède au surmenage et la transformation des lycées de Paris », La Réforme sociale, VI, juillet 1888, p. 241. 148 « Quatrième séance générale (29 mai) », La Réforme sociale, VI, éd. La Réforme sociale, juillet 1888, p. 25.

58 « REBRONZER LA FRANCE » exercices physiques dans les écoles et de propager la transformation de l'éducation française.149 »

1) Le monopole de la gymnastique

« Rebronzer la France. » Pierre de Coubertin est un homme ambitieux. Enfant déjà, son jeu était de « concevoir la création d'un État à la fois conquérant et civilisateur dont l'action devait se répercuter sur l'Europe, puis sur le reste de l'univers et exercer une influence grandiose dans tous les domaines150 », qu'il situait en Croatie. Ce n'est pas l'énergie qui lui manquera pour imposer le sport à la société française qui jusqu'alors en ignore pratiquement tout, et qui au départ s'y refuse.

« Si je regarde en arrière, je constate que, d'un bout à l'autre de ma vie d'homme, j'ai fait le métier d'éclaireur. Un éclaireur est celui qui va en avant pour trouver la bonne direction et frayer la route. […] L'époque que j'ai vécue était tout spécialement favorable à l'entreprise de l'éclaireur. Le monde était matériellement, moralement et socialement en mal de transformations […]. Ainsi il y avait place pour toutes sortes de réformes au sein d'une Europe éprise de nouveautés et frémissante sans être par trop alarmée.151 »

Or, en Europe continentale, la gymnastique, modèle de l'exercice physique bien différent du modèle sportif, s'occupe déjà de faire transpirer les populations. Bien que le sport commence déjà à s'implanter sur le sol français à cette même période du fait d'autres pionniers, mais aussi de par certains voyageurs anglais venus eux-mêmes en France152 – et ce, quelques années avant que Pierre de Coubertin ne commence à œuvrer, d'où quelques réécritures de son propre passé à des fins hagiographiques pour apparaître comme le « vrai » père fondateur –, il peine à se diffuser et à conquérir de nouveaux adeptes. Il se heurte à l'institution gymnique qui est bien en place, qui bénéficie des appuis de la IIIe République – et pour cause, puisque la gymnastique prétend explicitement servir la société.

149 Pierre de Coubertin, « Lettre aux membres de la société d’économie sociale et des unions », La Réforme sociale, VI, juillet 1888, p. 249. 150 Pierre de Coubertin, Mémoires de jeunesse [posthume], op. cit., p. 61. 151 Ibid., pp. 19-20. 152 Thierry Terret, Histoire du sport, op. cit., p. 36.

59 « REBRONZER LA FRANCE »

Chez Amoros, la gymnastique se fixe au départ des objectifs clairement militaires. Elle est une méthodologie novatrice qui permet de former des soldats adaptés aux problèmes de l'époque. Elle est pareille à l'invention de la poudre : les nations qui la pratiqueront seront aussi armées face à celles qui la refuseront que les Espagnols face aux Mexicains. Son but ? Un travail sur le corps des individus visant à optimiser leurs habiletés physiques, et à les rendre plus performants. Mais la gymnastique élargit très vite ses ambitions. Au simple travail physiologique s'adjoint la prétention de contribuer à l'amélioration des mœurs. La gymnastique viendra toujours donner des corps robustes, mais elle cherchera aussi, dans un élan holiste, à former des caractères, à « rendre l'homme plus courageux, plus intrépide, plus intelligent, plus adroit, plus véloce, plus souple, plus agile153 ».

Elle va également s'émanciper de son cadre purement militaire, et va se poser des finalités morales dépassant les simples impératifs guerriers.

Elle devra rendre « des services signalés à l'État et à l'humanité. La bienfaisance et l'utilité commune sont le but principal de la gymnastique ; la pratique de toutes les vertus sociales, de tous les sacrifices les plus difficiles et les plus généreux, sont ses moyens ; la santé, le prolongement de la vie, l'amélioration de l'espèce humaine, l'augmentation de la force et de la richesse individuelle et publique, sont ses résultats positifs. […] Le but de la gymnastique doit être de développer les facultés morales aussi bien que les facultés physiques.154 »

Le « gymnase civil et orthosomatique » fondé par Amoros énonce clairement son but dans son intitulé même : servir la société et faire des corps droits.155 Sa façade est pareille à l'entrée d'un temple. L'inscription « mens sana in corpore sano » en surplombe le porche. Sur chacun des quatre piliers, quatre devises, faisant entrer en jeu plus de caractéristiques morales que physiques : « Force, Fermeté, Résistance, Courage », « Agilité, Vélocité, Adresse, Énergie », « Régularité, Sagesse, Constance, Héroïsme », « Grâce, Santé, Beauté, Bonté ». Au sommet, la devise « la bienfaisance est le but de la gymnastique » est entourée de scènes allégoriques où des hommes mettent leur corps au service de leur prochain. Faire transpirer, certes, mais pas sans but : l'exercice physique gymnique doit être strictement finalisé, catégoriquement subordonné à un objectif moral, utilitaire.

153 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., liv. I, p. i. 154 Ibid., liv. I, pp. i-ii. 155 Georges Vigarello, Le corps redressé, Paris, Armand Colin, 2004, pp. 76-86.

60 « REBRONZER LA FRANCE »

La gymnastique craint en effet de possibles dérives de l'exercice.

« Le seul inconvénient que l'on pourrait raisonnablement reprocher à la gymnastique serait celui de s'exposer à rendre fort, adroit et courageux un élève qui serait dans le cas de faire une mauvais application de ses qualités.156 »

On a peur que cette arme pareille à la poudre tombe entre de mauvaises mains. C'est pourquoi l'exercice physique doit être strictement encadré et contrôlé par les institutions. C'est pourquoi il doit être finalisé.

« En réunissant l'éducation morale à l'éducation physique, par le moyen des chants et d'autres ressorts qu'il emploie ; en étudiant les caractères de ses élèves pendant les exercices ; en découvrant très facilement leurs défauts, et en les corrigeant ; en privant les méchants de la participation aux exercices gymnastiques et aux récompenses, et enfin en fermant le gymnase aux incorrigibles, M. Amoros est sûr qu'il ne transmettra à ses élèves aucune faculté dangereuse, aucune puissance nuisible. La première chose qu'ils apprennent est que l'humanité, la bienfaisance, l'accomplissement de tous les devoirs sociaux, doivent être le seul but de tous leurs efforts, et que celui qui ne portera pas au Gymnase un cœur bon et généreux, l'amour de Dieu, de la Patrie, de l'ordre, le respect aux lois, au Roi, aux Paren[t]s, aux Autorités, et une exacte subordination aux règles établies dans les exercices, ne pourra rester long-temps dans un établissement où l'on n'a que deux routes à suivre : ou celle de se conformer à ces préceptes, ou celle d'être rayé des registres du Gymnase, qui ne doivent conserver que le nom d'excellen[t]s citoyens, dans toute l'étendue et la rigueur de l'expression.157 »

La gymnastique est une arme aussi puissante que la poudre. Comment accepter que certains s'en servent pour nuire ? Comment prévenir qu'elle ne tombe en de mauvaises mains ? La pratique du chant, la marche au pas, la déférence à l'égard des supérieurs, l'effacement des individualités derrière le groupe sont autant de dispositions destinées à orienter la pratique des exercices dans le seul sens qui lui convient.

Plus tardivement, la gymnastique allait se charger de bien d'autres missions, au premier lieu desquelles l'hygiénisme. Le XIXe siècle est traversé par certaines épidémies (le choléra en 1835, 1865-1866 et 1873-1874) et craint la dégénérescence de la race. Tout ceci crée une forte

156 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., liv. I, p. 68. 157 Ibid., liv. I, pp. 68-69.

61 « REBRONZER LA FRANCE » demande de la population – surtout des classes supérieures –, en même temps que l'offre est elle-même encouragée par le pouvoir. À ces urgences viennent répondre différents types de gymnastiques, s'inspirant des gymnastiques allemande de Ludwig Jahn (1778-1852) et suédoise de Pehr Henrik Ling (1776-1839). La gymnastique raisonnée, moyen infaillible de prévenir les maladies et de prolonger l'existence d'Eugène Paz (1835-1901), publiée en 1872, indique très clairement son projet dès le titre de l'ouvrage. Elle se pose un but, une finalité, et ne se veut être qu'un moyen. L'objectif principal n'est plus un impératif stratégique, belliciste ou moral comme chez Amoros, mais avant tout sanitaire, orthopédique. On y préconise des exercices spécialement adaptés à toutes « les classes principales de la société158 ». Aux femmes, auxquelles « est dévolue la grande mission de reproduire notre espèce », qui souffrent « aux deux extrémités de l'échelle sociale », soit à trop travailler dans les mines lorsqu'elles sont pauvres, soit à trop faire de broderie lorsqu'elles sont riches. Aux artisans, qu'ils soient bouchers, maîtres de danse, maîtres d'escrime, portefaix, forgerons, cordonniers, tailleurs : « autant d'industries, autant de difformités ou de maladies159 » spécifiques que l'on peut corriger, prévenir et guérir. Aux hommes de lettres, ces « sédentaires » dont « le système nerveux » est sur-sollicité, qui mangent deux repas sans avoir pris la peine d'une dépense physique équivalente.

« Tous les savants nous déclarent que, vu la nature de l'homme, le temps de sa croissance et de sa constitution, cette créature devrait vivre jusqu'à 100 ans, et nous, nous ajoutons : Si nous vivons moins, c'est notre faute.160 »

L'homme devient de plus en plus responsable de sa santé, laquelle n'est désormais plus suspendue au seul fil qui la reliait à l'une ou l'autre puissance transcendante comme jadis, où l'on ne concevait la maladie et les aléas comme rien d'autres que des fatalités à accepter dignement. Il convient au contraire tout autant de prévenir que de corriger les différentes pathologies par des moyens adaptés, parmi lesquels l'exercice physique.

En 1873, l'Union des sociétés de gymnastique de France (USGF), fondée cette même année par Paz, réunit une douzaine de sociétés gymniques. Ainsi que le relève Thierry Terret :

« Bien que ne relevant pas exactement des mêmes tendances politiques, tous les 158 Eugène Paz, La gymnastique raisonnée, moyen infaillible de prévenir les maladies et de prolonger l’existence, op. cit., p. 109. 159 Ibid., p. 121. 160 Ibid., p. 14.

62 « REBRONZER LA FRANCE »

présidents successifs partagent avec les pouvoirs en place une appartenance aux réseaux républicains comme la Ligue des patriotes ou la franc-maçonnerie. La devise de l'USGF est d'ailleurs "Patrie, courage, moralité" ; son insigne est une Marianne tendant le bras gauche vers un soleil rayonnant du mot Patrie, entourée de deux oliviers au pied desquels se dressent des agrès.161 »

La gymnastique entend faire transpirer les corps pour les faire servir les idéaux du temps.

« Les sociétés de gymnastique bénéficient localement de l'appui des autorités militaires et civiles en raison de leur allégeance explicite à la République. Elles participent à la diffusion de valeurs reconnues comme la morale disciplinaire, le respect de la hiérarchie et du règlement, le culte de l'effort, la solidarité. […] Grades militaires, saluts, chants, drapeaux et hymnes forgent des gymnastes sur le modèle du citoyen-soldat. […] Le nom des sociétés vient d'ailleurs rappeler leur allégeance à la République et leurs sentiments patriotiques et revanchards : par exemple La vigilante fraternelle, La patrie, La revanche, La jeunesse patriotique, Honneur et patrie, etc. Leurs devises exaltent les mêmes relents : "Tout pour la patrie", "Travail, patrie", etc., tout comme leurs hymnes qui célèbrent de manière récurrente les thèmes de la nation, de la République, de la race gauloise, du devoir, du progrès et de la revanche.162 »

2) « Les corps dociles » et « les moyens du bon redressement » de la gymnastique

La gymnastique − au moins celle pratiquée sur les bases posées par le Colonel Amoros − participe pleinement des institutions disciplinaires telles que décrites dans Surveiller et Punir de Michel Foucault. Les « disciplines » désignent d'après Foucault les « méthodes qui permettent le contrôle minutieux des opérations du corps, qui assurent l'assujettissement constant de ses forces et leur imposent un rapport de docilité-utilité.163 » Au sortir de l'Ancien Régime, elles instaurent une nouvelle « anatomie politique » ou « mécanique du pouvoir164 », qui prend pour exemple, pour modèle et pour but le soldat, au point que la plupart des

161 Thierry Terret, Histoire du sport, op. cit., pp. 29-30. 162 Ibid., pp. 32-33. 163 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 161. 164 Ibid., p. 162.

63 « REBRONZER LA FRANCE » institutions en viennent à suivre un même paradigme disciplinaire. À ce modèle disciplinaire, dont la « microphysique du pouvoir165 » est décrite dans les chapitres « les corps dociles » et « les moyens du bon redressement » du livre III de Surveiller et Punir, la gymnastique d'Amoros répond complètement, au point que l'on peut presque être frappé du fait que l'ouvrage de Foucault n'en parle point, préférant décrire d'autres institutions. Il est en effet possible de réaliser une lecture de la gymnastique d'inspiration amorosienne à partir des catégories mises en lumière par Foucault dans ces mêmes chapitres.166

Dans le premier chapitre intitulé « les corps dociles », Foucault distingue quatre grandes catégories. L'individualité produite par les disciplines est : 1) cellulaire (par le jeu de la répartition spatiale, par la création de tableaux) ; 2) organique (par le codage des activités, par le biais des manœuvres qu'elles fabriquent) ; 3) génétique (par le cumul du temps dans les exercices qu'elles prescrivent) ; 4) combinatoire (par la composition des forces qu'elles aménagent dans des tactiques).167 Quant au deuxième chapitre, il analyse les « moyens du bon redressement », qui procèdent par : 1) la surveillance ; 2) la sanction normalisatrice ; 3) l'examen.

Si l'on applique les catégories d'analyse foucaldiennes dans leur ensemble au Manuel d'éducation physique, gymnastique et morale d'Amoros, voici ce que l'on peut mettre en évidence :

2.1) LES CORPS DOCILES

a - L'art des répartitions

Les disciplines organisent selon Foucault « les "cellules", les "places" et les "rangs"168 ». Il s'agit pour elles de découper l'espace de telle sorte à y fixer les individus, de permettre grâce à des lieux spécialement conçus de mieux les contrôler, et d'une façon plus théorique de les identifier afin d'assurer une docilité et une utilité de ceux-là. Quatre procédés sont distingués par Foucault. Premièrement, la clôture, qui consiste à définir un « lieu hétérogène à tous les

165 Ibid., p. 163. 166 Pour un tour d'horizon des lectures foucaldiennes du sport et de l'éducation physique, voir Jean-François Loudcher, Christian Vivier et Michel Herr, « Michel Foucault et la recherche en histoire de l’éducation physique et du sport », STAPS, octobre 1995. 167 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 196. 168 Ibid., p. 173.

64 « REBRONZER LA FRANCE » autres et fermé sur lui-même169 » : à côté des collèges, casernes et ateliers décrits par Foucault, vient se placer le gymnase d'Amoros, lieu spécialement optimisé et s'inspirant explicitement des traditions militaires.170 Deuxième procédé, le quadrillage, consistant à « établir les présences et les absences, savoir où et comment retrouver les individus, mesurer les qualités et les mérites171 » : Amoros instaure une identification très précise des individus, notamment au moyen de la « feuille physiologique172 », qui recense nom, âge, lieu de naissance, mais aussi couleur des yeux, du visage, des cheveux, ou encore le tempérament, la santé et le caractère. Viennent ensuite, troisièmement, les emplacements fonctionnels, qui spécialisent l'espace jusqu'alors souvent polyvalent, et qui surtout sont conçus pour permettre d'« assurer une surveillance à la fois générale et individuelle173 » : Amoros se flatte que le Gymnase royal de Saint-Cloud, « observé du point b qui se trouve dans la section du terrain à la droite du plan, présente une perspective très agréable, car on a calculé la position des machines pour produire cet effet174 », ce qui permet de repérer individuellement et globalement à la fois, à la manière des ateliers décrits par Foucault. Enfin, quatrièmement, le procédé du rang, désignant « la place qu'on occupe dans un classement175 », et qui se traduit par une répartition des individus dans l'espace suivant leurs différents mérites : la feuille physiologique dressant les aptitudes des élèves sert de base aux différentes manœuvres, afin de répartir de façon sérielle les individus ; l'exemple le plus typique est sans doute constitué par le « tableau ou groupe général des élèves pour la solennité de la distribution des prix » :

« Les élèves doivent être placés selon le rang de leur mérite. Celui qui aura remporté le prix de vertu formera le sommet de la pyramide, et placera l'étendard du prix de vertu à la place du drapeau ordinaire. Ceux qui auront mérité les prix les plus remarquables après celui de vertu se trouveront sur la troisième et petite plate-forme ; les autres qui les suivront en mérite ou en valeur gymnastique occuperont la seconde et la première plate-forme […]. Tous les autres élèves se formeront en cercle autour

169 Ibid., p. 166. 170 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. I, pp. 55– 64, planches XV, XVI. 171 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 168. 172 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. I, pp. 66- 68. 173 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 170. 174 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. I, p. 64. 175 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 171.

65 « REBRONZER LA FRANCE »

de la machine.176 »

b - Le contrôle de l'activité

Le contrôle de l'activité cherche à assujettir le corps des individus de façon à en cerner la « machinerie naturelle177 », afin de pouvoir prendre prise sur les organismes. Ce contrôle s'établit suivant cinq modalités. Premièrement, par la mise en place d'emplois du temps à un niveau tant macro-chronologique (fixation minutieuse des tâches sur une journée) que micro- chronologique (déroulement d'une tâche) : la gymnastique affine la durée des différents exercices, lesquels s'enchaînent les uns aux autres au rythme des différents chant, et elle règle très précisément le déroulement des manœuvres.178 Deuxièmement, l'élaboration temporelle de l'acte entraîne un plus grand « degré de précision dans la décomposition des gestes et des mouvements179 » : cette dimension est poussée presque jusqu'à la caricature par Amoros, qui distingue marche en avant, en arrière, de côté, ascendante, descendante, mais également 12 types de courses, ainsi que des sauts en hauteur, largeur et profondeur.180 Troisièmement, la mise en corrélation du corps et du geste « impose la relation la meilleure entre un geste et l'attitude globale du corps181 » : c'est un engagement total du corps que nécessite l'acte même le plus sommaire de la gymnastique, pour laquelle tout doit s'agencer par rapport au centre de gravité propre à chaque homme, de telle sorte que « l'équilibre peut être envisagé comme l'équité de nos mouvements ; il est, par rapport à eux, ce que la justice est par rapport à la moralité de nos actions182 ». Quatrièmement, la discipline recherche une articulation corps- objet posant comme un « codage instrumental du corps183 » opérant dans différentes « manœuvres » : Amoros, d'une part introduit massivement des équipements gymniques (trapèzes, échelles en bois et en corde, perches, octogones, portiques, chevaux de voltige, bâtons, barres parallèles, barres fixes, poutres, mâts, poids, fardeaux, cordes, tremplins, échasses, altères, sautoirs), et d'autre part codifie strictement l'utilisation de ceux-ci, posant

176 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. II, p. 359. 177 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 183. 178 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. I, pp. 112, 118–119, 127. 179 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 178. 180 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. I, pp. 236– 247, 269, vol. II, chap. XI. 181 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 178. 182 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. I, p. 173. 183 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 180.

66 « REBRONZER LA FRANCE » comme finalité un usage à terme presque naturel de tous ces dispositifs par les individus. Enfin, cinquièmement, l'utilisation exhaustive pose comme principe « une utilisation théoriquement toujours croissante du temps184 » : cela se traduit dans la gymnastique par une attention accrue quant au temps dépensé par les individus pour chaque exercice ; lors de leur travail sur « l'octogone », il faut ainsi « encourager les élèves à faire chaque fois un plus grand nombre de pieds » ; on cherche aussi à établir ce que l'on ne désigne pas encore par le terme « record », mais qui en constituent pourtant déjà bel et bien.185

c - L'organisation des genèses

Par l'organisation des genèses, le temps est investi de telle façon que l'on puisse contrôler les différentes durées utilisables afin d'en tirer un profit maximal, notamment par le cumul de celles-ci. Si bien que les disciplines apparaissent « comme des appareils pour additionner et capitaliser le temps186 ». Cette organisation des genèses passe, premièrement, par la division de « la durée en segments, successifs ou parallèles, dont chacun doit parvenir à un terme spécifié » : Amoros divise effectivement les mouvements, afin qu'« une série de mouvemen[t]s [qui] conduisent l'élève progressivement des positions les plus simples aux plus compliquées187 » ; « ces mouvements élémentaires sont à la gymnastique ce que l'art d'épeler est à la lecture » ; mais il divise également ses élèves en différentes classes de niveaux, de sorte que la seconde regroupe les forts et la troisième « les commençan[t]s ou les retardataires ». Deuxièmement, il s'agit de combiner ces segments « selon une complexité croissante » : les mouvements élémentaires de la gymnastique sont ainsi enseignés suivant une méticuleuse progression passant par 35 exercices, qui se combinent à chaque étape davantage, jusqu'à atteindre les gestes de la natation, qui constituent comme le sommet du programme ; « après avoir enseigné des exercices simples et faciles, il faut compliquer les mêmes exercices et les rendre difficiles188 ». Troisièmement, la finalisation des segments temporels « leur fixe un terme marqué par une épreuve » : le gymnasiarque observe scrupuleusement les progrès des élèves au moyen de la feuille physiologique afin de 184 Ibid. 185 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. II, pp. 352, 409, 492, 497. 186 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 185. 187 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. I, pp. 127, 386. 188 Ibid., vol. I, chap. IV, vol. II, p. 6.

67 « REBRONZER LA FRANCE » déterminer comment composer les différentes classes ; différentes épreuves « par émulation » sont organisées afin de discriminer les meilleurs élèves, les vainqueurs, et « vainqueurs des vainqueurs » ; du reste, certains exercices sont réservés aux seuls élèves ayant démontré leurs aptitudes, tel celui qui clôt la formation à la « perche ambulante », « réservé comme une récompense à celui qui aura fait le plus de progrès dans ces mêmes exercices ou autres 189 ». Enfin, quatrièmement, des séries sont mises en place, consistant à « prescrire à chacun, selon son niveau, son ancienneté, son grade, les exercices qui lui conviennent190 » : les appareils rêvés par Amoros sont différenciés pour les hommes, les enfants et pour les jeunes gens191 ; les exercices le sont aussi, et sont ainsi prescrits aux « demoiselles » des exercices tout différents de ceux des jeunes hommes en raison de leurs rôles sociaux spécifiques, car « les femmes, devant être mères, doivent être robustes192 », mais d'une façon différente des hommes.

d - La composition des forces

Espace, activités et temps sont ainsi finement analysés par les disciplines, séparés en des éléments quasi atomiques, puis synthétisés à nouveau pour former des instances moléculaires sur lesquelles le pouvoir peut prendre prise : c'est ce que fait la gymnastique d'Amoros. Mais les forces elles-mêmes des individus n'échappent pas à cette emprise disciplinaire, et sont elles aussi combinées de façon à « constituer une force productive dont l'effet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires qui la composent193 ». Ceci pose, premièrement, que « le corps singulier devient un élément qu'on peut placer, mouvoir, articuler sur d'autres » : la gymnastique rend ceci presque évident par la composition de la fameuse « pyramide vivante » dont il était déjà question plus haut au sujet de la distribution des prix, où jusqu'à six hommes peuvent coopérer en combinant leurs corps.194 Deuxièmement, non seulement les forces, mais également « les diverses séries chronologiques forment un temps composé195 » : d'où une utilisation des différents âges de la vie pour des tâches, exercices et

189 Ibid., vol. II, pp. 152, 304. 190 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 186. 191 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. I, p. 56. 192 Ibid., vol. I, p.21, vol. II, 301. 193 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 192. 194 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. II, p. 392- 396. 195 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 193.

68 « REBRONZER LA FRANCE » appareils différents (enfants, jeunes gens, hommes) ; le rôle que l'on occupe dans la pyramide vivante est fonction de son idiosyncrasie, mais également, comme on l'a vu pour la distribution des prix, de son mérite, de son niveau d'avancement ; en outre, tout un dispositif existe afin que les élèves ayant de l'ancienneté enseignent par la suite la méthode aux néophytes.196 Enfin, troisièmement, cette « combinaison soigneusement mesurée des forces exige un système précis de commandement », qui est soutenue par une « technique de dressage197 » : apprentissage pour chaque exercice gymnastique d'une succession de signaux dictés par le commandement, auxquels les élèves doivent réagir d'une manière presque pavlovienne (par exemple : 1° Division ; 2° Danse phyrrhique ; 3° Extrémités droites en avant ; 4° En position ; 5° Marche ; 6° Cou... ; 7° ra... ; 8° ge... ; 9° Division ; 10° Halte ; À droite, alignement ; 11° Fixe).198

2.2) LES MOYENS DU BON REDRESSEMENT

a - La surveillance hiérarchique

Selon Foucault, les disciplines mettent en place une surveillance économique des individus passant par le seul regard hiérarchique, capable d'assujettir à lui seul les individus dans tout l'espace. Est amorcé ici ce qui conduira à l'analyse dans le chapitre suivant du panoptique rêvé par Bentham : un dispositif architectural organisé de la façon suivante :

« Chacun, à sa place, est bien enfermé dans une cellule d'où il est vu de face par le surveillant ; mais les murs latéraux l'empêchent d'entrer en contact avec ses compagnons. Il est vu, mais il ne voit pas ; objet d'une information, jamais sujet dans une communication. […] De là, l'effet majeur du Panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir.199 »

Ici, dans cette partie préliminaire, par surveillance hiérarchique, Foucault a cependant moins à l'esprit le panoptique que le « camp militaire », lequel agence l'espace sur le principe

196 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. I, p. 21, vol. II, pp. 393, 408, 496. 197 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., pp. 194-195. 198 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. I, pp. 164– 166. 199 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 234.

69 « REBRONZER LA FRANCE » de « l'emboîtement spatial des surveillances hiérarchisées200 ». Or, il suffit de se souvenir des objectifs explicitement miliaires d'Amoros et de la façon dont est organisé l'espace dans les différents plans des bâtiments pour comprendre que son gymnase normal, militaire et civil ne peut qu'épouser les mêmes principes. Dans le chapitre consacré aux « assauts militaires », Amoros recommande même que « dans tout gymnase militaire, on doit faire construire par les soldats eux-mêmes un fort de campagne ou quelques toises de retranchement revêtues de ces diverses manières, pour habituer les élèves à les attaquer et à les prendre201 », le modèle du camp militaire étant sous-jacent à toutes les entreprises. De même que les cités ouvrières, les hôpitaux, les asiles, les prisons et les maisons d'éducation se fondent, selon Foucault, sur les principes du camp militaire, Amoros l'utilise comme paradigme : tant le Gymnase spécial des sapeurs-pompiers de Paris, que le Gymnase normal, militaire et civil, ou le Gymnase de Saint- Cloud, consistent en de grands espaces ouverts, divisés en sous-espaces dédiés à des fonctions bien précises. Signe que l'espace est investi par la surveillance dès l'origine, des lieux propres sont prévus pour les élèves non affairés, afin que les temps de repos ne s'organisent pas de façon anarchique : « cercles marqués par des pavés ou des briques, pour placer les élèves qui se reposent et chantent, tandis que les autres courent202 ». De sorte que même la liberté résultant du « silence de la loi203 » gymnique ne peut être soustraite au regard, qui investit tous les espaces, en même temps que tous les moments.

b - La sanction normalisatrice

« L'art de punir, dans le régime du pouvoir disciplinaire, ne vise ni l'expiation, ni même exactement la répression204 », écrit Foucault. Les mécanismes punitifs qui accompagnent les techniques disciplinaires ne reproduisent les procédés judiciaires auxquels ils succèdent que d'une manière toute formelle, et ils ne peuvent en aucun cas s'y réduire, malgré les apparences. Avec l'avènement des disciplines, la sanction ne cherche en effet plus seulement à rendre ce qu'édicte la loi, mais avant tout à normaliser les comportements, dans une dynamique qui avait déjà été étudiée par Georges Canguilhem.205 En somme, avec la

200 Ibid., p. 202. 201 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. II, p. 385. 202 Ibid., vol. I, p. 56. 203 Thomas Hobbes, Léviathan [1651], Paris, Gallimard, 2000, chap. XXI. De la liberté des sujets. 204 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 214. 205 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique [1943,1966], op. cit., pp. 175-191.

70 « REBRONZER LA FRANCE » discipline, la sanction se fait normalisatrice, et cela suivant cinq modalités, selon Foucault. Premièrement, « au cœur de tous les systèmes disciplinaires fonctionne un petit mécanisme pénal206 », permettant de fonder dans leur domaine propre une « infra-pénalité », un pénalisme sans lequel régnerait comme un vide juridique : Amoros met en place un « Conseil des Justes » et un « conseil d'émulation », chargés de décerner aux élèves les différents mérites qui leur reviennent.207 Deuxièmement, comme on l'a dit, ce pénalisme ne se ramène pas simplement au modèle du tribunal, mais possède au contraire sa propre spécificité, laquelle pose qu'« est pénalisable le domaine indéfini du non-conforme208 », de l'anormal : la gymnastique, au titre qu'elle juge que la « bienfaisance » est son but, exclut les élément méchants ; elle prescrit en outre les exercices en fonction de l'écart par rapport à la norme, car « on peut apprendre à faire le bien comme on apprend à faire le mal, et le courage s'apprend comme la vertu. […] Ainsi, on peut rendre l'homme bon ou mauvais à volonté ; on peut aussi le corriger s'il est vicieux, comme le rendre meilleur s'il est naturellement bon 209 » − l'expression « à volonté » désignant à la fois la plasticité de la nature humaine, malléable à merci, et la volonté de celui qui cherche à assujettir corps et âme, à laquelle il faut se plier. Ceci est possible, troisièmement, parce que le châtiment doit « être essentiellement correctif210 », de sorte que punir revient aussi à éduquer, dans un seul et même geste :

« Ces punitions, car elles sont malheureusement aussi nécessaires, comme les remèdes physiques, pour guérir un grand nombre de maladies […], ces punitions, dis- je, si elles sont philosophiques, comme je les appelle, c'est-à-dire fondées sur la nature des délits ou des fautes, et proportionnées au mal que l'on aura fait, seront encore des moyens excellen[t]s de correction […]. De cette manière, la punition produira le double effet que l'on désire, qui est la réparation d'un désordre et la correction de l'élève.211 »

Mais, quatrièmement, ce mécanisme de punition n'est qu'une partie d'un dispositif plus englobant de « gratification-sanction » propre aux disciplines, consistant en « la qualification

206 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 209. 207 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. I, p. 456, vol. II, pp. 411, 496. 208 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 210. 209 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., pp. I, pp. 69, 453-455. 210 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 211. 211 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. II, p. 455.

71 « REBRONZER LA FRANCE » des conduites et des performances à partir de deux valeurs opposées du bien et du mal212 », et surtout en l'établissement d'une comptabilité quant aux bons et mauvais points : cette dernière existe par l'entremise de la fameuse « feuille physiologique » de chaque élève, qui recense les « prix obtenus, ou nominations qu'il a méritées, lesquelles supposent, ou bien une bonne conduite, ou des progrès dans les exercices213 ». Enfin, cinquièmement, dans cette répartition des individus selon leurs aptitudes, les disciplines établissent que « le rang en lui-même vaut récompense ou punition214 », de sorte que des marques élogieuses ou au contraire infamantes sont attachés aux différents rangs, afin d'une part de discriminer les meilleurs élèves, et d'autres part que tous intériorisent la contrainte par l'entremise du classement. Lors de l'ouverture du cours aux nouveaux élèves, Amoros vente ainsi les mérite d'une sorte de « Hall of Fame », dans lequel sont mis en avant les meilleurs individualités des générations précédentes :

« Regardez autour de vous, mes chers élèves. Voyez notre galerie de tableaux : elle consiste en portraits de quelques-uns seulement de nos élèves qui ont fait de bonnes actions ; car il serait impossible de les peindre tous.215 »

c - L'examen

« L'examen combine les techniques de la hiérarchie qui surveille et celles de la sanction qui normalise. Il est un regard normalisateur, une surveillance qui permet de qualifier, de classer, de punir.216 » L'examen est une étape-clé dans le processus d'assujettissement des individus par le pouvoir disciplinaire ; il est ce qui permet de constituer le sujet en tant qu'objet tant de pouvoir que de savoir. À l'œuvre dans les disciplines se trouve comme une « volonté de savoir » objectivante, chargée de soumettre les individus à des procédés d'investigation scientifique, ceci afin de produire un savoir qui offrira ainsi des prises au pouvoir − ce pouvoir étant lui-même, d'une façon circulaire, comme la condition de possibilité de ce savoir. Ainsi, premièrement, « l'examen intervertit l'économie de la visibilité dans l'exercice du pouvoir217 », de sorte que les disciplines mettent désormais en lumière non

212 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 212. 213 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. I, p.67. 214 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 213. 215 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. II, p. 492. 216 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 217. 217 Ibid., p. 219.

72 « REBRONZER LA FRANCE » plus la source du pouvoir, mais les sujets sur lesquels elles s'exercent, qui sont objectivés par ce procédé − la « parade » étant l'un outils privilégiés pour ce faire : de grandes manœuvres ont lieu périodiquement dans les gymnases, comme par exemple lors de la séance du 2 juillet 1818, où il s'agissait de montrer les mérites de la gymnastique à « l'officier supérieur envoyé par Son Excellence le Ministre de la guerre », et pour laquelle est simulée par les élèves « l'attaque d'une place fortifiée », mais aussi organisée une « marche triomphale » ; une « inspection générale » est par ailleurs périodiquement organisée par d'autres responsables des pouvoirs publics.218 Deuxièmement, « l'examen fait aussi entrer l'individualité dans un champ documentaire », avec pour conséquence la constitution d'archives écrites sur les performances des individus, conditions de possibilité des « sciences de l'homme219 » : la feuille physiologique d'Amoros comporte des informations détaillées sur la physiologie et la physionomie de chaque élève (pression des mains, force des reins, force de traction, impulsion verticale du poing droit et du poing gauche, impulsion horizontale avec les deux mains, avec le poing droit et le poing gauche, pression contre la poitrine, force pour supporter) ; mais bien plus, un suivi minutieux est mis en place :

« On formait des listes et des procès-verbaux journaliers qui rendaient compte des exercices que l'on faisait, des progrès des élèves et des acciden[t]s survenus, en sorte que le directeur peut dire ce que l'on a exécuté chaque jour, et il conserve l'histoire exacte et individuelle de ce que tous les élèves ont fait ou dit pendant les séances.220 »

Enfin, troisièmement, « l'examen, entouré de toutes ses techniques documentaires, fait de chaque individu un "cas"221 », où même l'existence la plus ordinaire, la plus anodine, la plus médiocre doit être décrite, étudiée, questionnée, archivée : voir comme exemple de « cas » la feuille physiologique du duc de Bordeaux qui, si elle ne concerne pas un homme de basse naissance, démontre a contrario le traitement égalitariste auquel étaient livrés les différents élèves, malgré la diversité de leur condition.222

*

218 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. II, pp. 407- 412, 485. 219 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., pp. 221, 224. 220 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. I, p. 67, vol. II, p. 494. 221 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 224. 222 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. I, pp. 326- 329.

73 « REBRONZER LA FRANCE »

Cette analyse selon les catégories foucaldiennes confirme, comme l'écrit Thierry Arnal (lequel est attaché à montrer que la méthode amorosienne pétrit l'âme par l'entremise du corps et possède donc un caractère « cérébral »), que « la gymnastique du cerveau qu'invente Amoros entre pleinement dans l'arsenal des disciplines modernes qui ajustent les comportements en même temps qu'elles soumettent les corps223 ». Elle corrobore, voire complète les analyses déjà données par Georges Vigarello dans Le corps redressé, qui, sans pour autant suivre aussi strictement le cadre foucaldien, avaient montré qu'avec Amoros, « un pouvoir qui était jadis véhiculé par un corset et plus tard par des "épreuves,", l'est maintenant par une distribution méthodique et impersonnelle des espaces et des temps, assignant à chacun une place et une motricité prédéterminées224 ». Un contrôle des corps, des comportements et des forces dans l'espace et le temps par le moyen d'une stricte surveillance, de sanctions appropriées et d'objectivation à prétention scientifique, est instauré par la gymnastique d'Amoros, qui fournit ainsi le modèle disciplinaire sur lequel se fondait encore l'USGF avant la Première Guerre Mondiale. Durant le Second Empire, lorsque Hippolyte Fortoul, ministre de l'Instruction publique jusqu'en 1856, crée en 1853 une commission afin de « rechercher les moyens les plus propres à développer les forces physiques de la jeunesse confiée aux lycées », c'est vers ce même modèle de la gymnastique militaire qu'il se tourne, le célèbre arrêté du 13 mars 1854 par lequel pour la première fois les pratiques corporelles font leur entrée dans les programmes scolaires français ne faisant qu'adapter les exercices calibrés en premier lieu pour les militaires.225 Il en fut de même en 1869, lorsque le non moins célèbre « rapport Hillairet » inscrivit la gymnastique comme obligatoire dans les écoles primaires, les collèges et les lycées. La méthode se popularise même en dehors du cadre scolaire ; c'est celle-ci, et non une autre, que Bouvard et Pécuchet consultent et tentent de mettre en application, cheval de voltige, bâtons orthosomatiques, hymnes, exercices de sauvetage, escalades militaires faisant leur joie, avant qu'ils ne délaissent l'activité − et tentent au final de se suicider avec « deux câbles de la gymnastique ».226 C'est un projet général de disciplinarisation, voire de

223 Thierry Arnal, « Discipline de la raison et rationalité des actes : genèse et usages d’une gymnastique du cerveau dans la méthode d’éducation physique et morale d’Amoros (1815-1848) », STAPS, vol. 80 / 2, 2008, p. 5. 224 Georges Vigarello, Le corps redressé, op. cit., p. 83. Concernant plus généralement Amoros, voir en particulier Ibid., pp. 79-86. 225 Edouard Solal, L’enseignement de l’éducation physique et sportive à l’école primaire (1789-1990) : un parcours difficile, Revue Eps, 1999. 226 Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet [1881], Paris, Gallimard Folio, 1999, chap. VIII, pp. 271-276, 322.

74 « REBRONZER LA FRANCE » militarisation de la société dans tous ses aspects qui se met en place à cette époque, avec aux commandes le fantôme d'Amoros − contre lequel le sport allait devoir combattre pour s'installer.

3) Le sport contre la gymnastique

À toute cette organisation gymnique, le sport va s'opposer de façon frontale. Dans la forme institutionnelle d'abord, puisque le gymnase est bien installé et reçoit l'appui des institutions, alors que le stade sportif est encore à bâtir. Mais surtout, c'est sur les principes qu'il s'oppose. La gymnastique suit un programme similaire à celui que Kant lui avait fixé dans ses Réflexions sur l'éducation. Il est, d'après lui, nécessaire à l'enfant de jouer, mais sous certaines conditions :

« Il ne faut pas qu'il s'agisse d'un pur jeu, mais d'un jeu ayant un but, une fin. En effet d'autant plus son corps est fortifié et endurci de cette manière, d'autant plus l'enfant est assuré contre les conséquence pernicieuses de l'amollissement. De même la gymnastique ne doit que guider la nature, elle ne doit pas développer des grâces forcées. C'est la discipline qui doit avoir le premier rang et non l'instruction. Il faut ici également prêter attention au fait qu'en cultivant le corps des enfants, on les forme pour la société.227 »

Ainsi, premièrement, la gymnastique est finalisée : elle ne fait pas faire de l'exercice pour la joie et le plaisir de l'exercice physique, mais elle le subordonne au contraire à une fin que les élèves-gymnastes doivent toujours garder en vue, soit l'armée, soit la santé, soit la société – ce qui recoupe les trois grands types de gymnastiques que sont, rappelle Isabelle Queval, « la gymnastique militaire, la gymnastique médicale, la gymnastique pédagogique228 ». Deuxièmement, la gymnastique prône un strict encadrement de l'exercice physique par la discipline, les règlements et les institutions : hors de question de laisser les élèves-gymnastes se gérer eux-mêmes ; le chef, le maître, la hiérarchie sont nécessaires. Troisièmement, la gymnastique, pour reprendre l'opposition d'Isabelle Queval, ne cherche pas le dépassement de soi, mais l'accomplissement de soi : les élèves-gymnastes ne réalisent pas

227 Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation [1803], Paris, Vrin, 2004, p. 468/144. 228 Isabelle Queval, S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, op. cit., p. 62.

75 « REBRONZER LA FRANCE » des entraînements visant à dépasser leurs limites, mais restent au contraire dans les limites d'un exercice sage, modéré, « raisonné » ; on n'outrepasse pas les bornes que la nature a fixées, on cherche simplement à réaliser son essence à l'intérieur de ses limites.

Que l'on considère la définition du sport de Coubertin, et l'on observe que le sport va à l'encontre de ces trois directions : « le sport est le culte volontaire et habituel de l'exercice musculaire intensif incité par le désir du progrès et ne craignant pas d'aller jusqu'au risque229 ». On a souvent reproché à cette définition du sport d'être peu opératoire. En fait, celle-ci répond à un impératif stratégique qui est de distinguer très précisément le sport de la gymnastique. Sport et gymnastique sont sur le même marché des pratiques corporelles. Il faut que le sport prouve qu'il est différent de la gymnastique. Déjà dans la période française précoubertinienne du sport, on sentait bien qu'il y avait quelque chose de différent entre le sport anglais et la gymnastique. En 1854, Eugène Chapus, fondateur de « Le Sport. Journal des gens du monde », premier journal français à faire figurer le mot « sport » en son titre, écrivait ainsi au sujet de la gymnastique qu'elle « est un art aimé des Parisiens, qui ne fait pas précisément partie du sport, mais qui est comme le préambule et le complément de tous les exercices dont il se compose230 ». Avec Coubertin, la rupture est consommée. Le sport se différencie de la gymnastique tant sur le comment que sur le pourquoi, tant sur la méthode que sur les objectifs.

La gymnastique réclame-t-elle que l'exercice physique soit subordonné à une fin ? Le sport répond qu'il est quant à lui « une finalité sans fin » : le sport semble avoir un but, mais on peine à le discerner précisément. Ou plutôt, tout comme le jeu pour Aristote231, il est une de ses activités « appréciables par elles-mêmes, [les activités] dont on n'attend rien en dehors de l'activité elle-même. […] On ne les apprécie pas en raison d'autres choses ». Qu'est le sport, si ce n'est une institutionnalisation des pratiques corporelles ludiques pré-modernes ? Il en conserve tout le caractère gratuit, désintéressé, dont l'amateurisme, par certains de ses aspects, fut longtemps un des révélateurs. Lorsque la gymnastique finalise un exercice physique en pensant aux possibles guerres qui pourraient advenir, le sport finalise les entraînements en pensant au prochain match. Lorsque la gymnastique juge que le sens du collectif est une

229 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 7. 230 Eugène Chapus, Le sport à Paris, Paris, Hachette, 1854, p. 248. 231 Aristote, Ethique à Nicomaque, Paris, GF Flammarion, 2004, pp. 1176b1-1177a10.

76 « REBRONZER LA FRANCE » valeur morale à travailler, elle forme pyramides humaines et défilés ; le sport quant à lui ne trouve dans le sens du collectif un intérêt que s'il lui permet de vaincre plus facilement l'équipe adverse, ou sinon, elle le délaisse. Lorsque la gymnastique prépare les corps utilement pour un usage social ultérieur, le sport les fait travailler pour rien. Lorsque la gymnastique use de ses devises, de ses drapeaux, de ses hymnes comme d'une carotte pour faire avancer, le sport peut en faire l'économie.

La gymnastique réclame-t-elle que l'exercice physique soit strictement contrôlé ? Le sport fait l'inverse en prônant une dérégulation de celui-ci. Ou plus exactement : à l'anarchie du jeu ancien, il adjoint quelques règles minimales visant seulement à limiter la violence et à se mettre d'accord sur un langage commun, règles qui sont le fruit d'une sorte de « contrat social » − au moins aux origines − entre les participants, avec un dispositif de contrôle minimal semblable à l'État de droit régalien des libéraux. Alors que la gymnastique encadre, dirige, norme très strictement les agissements de ses élèves, le sport procède différemment, comme le remarquait Pierre de Coubertin :

« [Arnold] les y introduit et les y laisse libres. A eux de s'y débrouiller, d'y apprendre la vie pratique, de s'exercer à doser la tradition et la nouveauté, à combiner l'entraide et la concurrence... Qu'ils gouvernent en un mot leur petite république sportive.232 »

« L'être libre, à moins d'un ordre qui lui est donné, est un être affranchi, à qui l'on doit laisser la liberté233 », disait le Père Didon. D'où le recours récurant à l'image de la démocratie ou de la république, Jacques de Rette allant jusqu'à mettre sur pied dans les années 1960 des « Républiques des Sports » dans les écoles, où la pratique sportive s'effectuaient en autogestion par les élèves, dans une logique similaire à celle de Thomas Arnold.234 Ainsi, alors que la gymnastique forge les règles qui viennent contraindre l'exercice physique de manière externe et verticale, le sport les produit de manière interne et horizontale. Alors que la gymnastique dirige et contraint beaucoup, le sport laisse libre et n'use que de peu de règles. Alors que la gymnastique a besoin de maîtres, le sport peut s'en passer.235 232 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 45. 233 Henri Didon, Influence morale des sports athlétiques : discours prononcé au congrès olympique du Havre, le 29 juillet 1897, Paris, J. Mersch, 1897, p. 12. 234 Jean-François Loudcher et Christian Vivier, « Jacques de Rette et les Républiques des sports : une expérimentation de la citoyenneté en EPS (1964-1973) », STAPS, vol. 3 / 73, 2006. Michaël Attali et Jean Saint-Martin, L’éducation physique de 1945 à nos jours, Paris, Armand Colin, 2005, pp. 118-121. 235 On trouve chez le grand théoricien de l'évolutionnisme Herbert Spencer une critique similaire de la gymnastique en tant qu'elle étouffe les énergies, et à laquelle il faut donc préférer une forme de jeu réglé,

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La gymnastique réclame-t-elle que l'exercice physique soit pratiqué avec modération ? Le sport lui répond par le risque, l'habitude, la manière intensive, comme le résume Coubertin :

« Donc cinq notions : initiative, persévérance, intensité, recherche du perfectionnement, mépris du danger éventuel. Ces cinq notions sont essentielles et fondamentales.236 »

Le progrès sportif ne prétend pas s'arrêter aux limites des sujets, il n'entend pas se borner à accomplir l'essence des individus ; il somme d'aller « plus vite, plus haut, plus fort » ; il veut battre des records. « Le vrai sportsman aimera toujours à tenter de battre lui-même ou son voisin en dépassant le résultat précédemment obtenu. Et il est bon qu'il en soit ainsi 237 », écrit Pierre de Coubertin. Si la gymnastique cherche à réaliser, à accomplir l'essence, la nature de chaque individu, voire à corriger les imperfections de la nature quant à l'exemplaire par rapport aux types idéaux − tout comme l'art classique de Poussin cherchait derrière la représentation de chaque arbre à cerner l'arbre « idéal » qui aurait été sans les contingences naturelles −, le sport cherche quant à lui à dépasser cette même nature, à rendre le sportif « comme maître et possesseur » de sa nature. Si la gymnastique refuse la compétition, la confrontation, la lutte ; ou alors quand elle l'admet, c'est avec toutes les précautions. Le sport quant à lui fait l'apologie des affrontements et les multiplie : il n'existe que là où il y a conflit physique, direct ou indirect. Si la gymnastique subordonne l'individu au collectif, le sport le place au centre. Si la gymnastique sort parfois à l'occasion lors de certaines parades en l'honneur de la République, elle reste le plus souvent cachée et refuse l'exposition, tandis que le sport se donne en spectacle et s'exhibe dans les plus grands stades.

3.1) DU MONDE CLOS DE LA GYMNASTIQUE À L'UNIVERS INFINI DU SPORT

Les conditions de possibilité du sport, en tant qu'il est amour du risque, du progrès, supposent un bouleversement dans la conception du cosmos, de l'homme, et de sa place dans l'univers, comme le remarque Isabelle Queval :

recommandant même ce dernier aux femmes. Herbert Spencer, De l’éducation intellectuelle, morale et physique, Paris, F. Alcan, 1894, pp. 270-274. 236 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 7. 237 Pierre de Coubertin, « La limite du record », Revue Olympique, novembre 1909, p. 166. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 99.

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« Le monde antique, dans sa pensée dominante, celle qui marqua ensuite le Moyen Âge chrétien en occident puis se heurta aux bouleversements scientifiques et philosophiques de la Renaissance et de l'âge classique, tel qu'il s'incarne dans la philosophie et la physique aristotéliciennes, dans la médecine hippocratique et galénique, dans les théories de l'éducation, chez Platon ou Aristote, ne peut être celui du dépassement de soi. Cette idée que l'homme puisse dépasser ses limites, outrepasser même les limites que la nature lui impose et cela à l'infini, recouvre en réalité deux représentations du monde et de l'homme qui s'affrontent, deux systèmes de pensée dont l'un hérite de l'autre, et pourtant s'y oppose.238 »

La civilisation européenne est passée, selon Koyré, « du monde clos à l'univers infini239 ». Depuis l'Antiquité, et jusque aux temps modernes, c'est un certain cadre métaphysique qui s'impose :

« Prévalent le fini sur l'infini, la limite sur l'illimité, l'achevé sur l'inachevé, l'ordre sur le désordre. On ne peut, de ce point de vue, imaginer l'homme s'émancipant d'un ordre qui le constitue comme tout autre élément physique et lui dicte les voies de son excellence, intellectuelle — la contemplation, l'élévation de l'âme —, et corporelle, avec au premier titre la santé.240 »

Au contraire, avec l'éclatement du cosmos, « à l'aube de la Modernité, aux XVIe et XVIIe siècles, on assiste au transfert progressif, et en l'occurrence d'essence philosophique, de la source législative, scientifique, philosophique, religieuse, de la nature vers l'homme241 ». La nature humaine elle-même s'effrite, laissant la place pour une pensée quasi-existentialiste de l'homme comme auteur de lui-même. Le monumental Traité de la nature humaine de Hume, en dépit de son titre, ne cherche plus à dire ce qu'est l'homme, mais pose au contraire la question de la constitution du sujet dans le donné qui n'est rien de défini a priori.242 Il y a désormais la place pour des pratiques corporelles visant au dépassement de soi, pour « le culte volontaire et habituel de l'exercice musculaire intensif incité par le désir du progrès et ne craignant pas d'aller jusqu'au risque », selon la définition de Pierre de Coubertin. Le sport semble se déployer dans un univers infini pendant que la gymnastique continue à s'enfermer

238 Isabelle Queval, S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, op. cit., p. 22. 239 Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini [1957], Paris, Gallimard Tel, 1988. 240 Isabelle Queval, « Axes de réflexion pour une lecture philosophique du dépassement de soi dans le sport de haut niveau », Science et Motricité, 2004, pp. 50-51. 241 Ibid., p. 54. 242 Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité [1953], Paris, PUF, 2003, p. 120.

79 « REBRONZER LA FRANCE » dans un monde clos.

Cette notion de dépassement était, pour l'essentiel, étrangère à l'Antiquité. Lorsque Demetrius le cynique, compare la quête de la sagesse à l'activité de l'athlète, il n'est pas question de « surpassement de soi », selon Foucault :

« Il s'agit de se préparer à cela seulement à quoi nous pouvons nous heurter, de nous préparer aux seuls événements que nous pouvons rencontrer, [mais] pas de manière à surpasser les autres, ni même à nous surpasser nous-même. La notion de "surpassement de soi", vous la trouvez quelque fois chez les stoïciens, j'essaierai d'y revenir, mais ça n'a absolument pas cette forme, si vous voulez, de la gradation indéfinie vers le plus difficile que l'on trouvera dans l'ascèse chrétienne. Il ne s'agit donc pas de dépasser les autres, ni même de se dépasser soi-même ; il s'agit d'être, toujours selon cette catégorie dont je vous parlais tout à l'heure, plus fort que, ou de n'être pas plus faible que ce qui peut arriver.243 »

L'athlète doit, pour Demetrius, chercher à exceller dans son domaine sans pour autant essayer d'accomplir toutes ses virtualités ; il doit se cantonner à une gamme de mouvements restreints mais maîtrisés, qui soient suffisamment adaptés aux épreuves que le quotidien réserve, sans entrer dans une logique de dépassement de soi, qui n'est peut-être même pas pensable alors. Rapport de l'athlète qui doit être imité, suivi par le sage, dont la paraskeuê comporte toute une « formation athlétique », non pas dans le sens contemporain du dépassement de soi, mais au contraire dans celui de la maîtrise.

Cependant, dès ce temps pourtant bien antérieur aux révolutions coperniciennes, galiléennes et newtoniennes, une seconde voie du rapport athlétique au corps se dessine selon Foucault : « l'athlète chrétien, lui, sera sur la voie indéfinie du progrès vers la sainteté244 ». Le christianisme des premiers siècles pose l'accès au salut au bout de la route d'un travail presque sans fin, imposant comme une ascèse perpétuelle déjà en cette vie, une ascèse qui ne saurait à chaque fois suffire, enjoignant le chrétien à être un « athlète de lui-même », et non plus un « athlète de l'événement » comme c'était encore le cas pour le stoïcisme : l'athlète chrétien est en lutte constante contre « pêché, nature déchue, séduction du démon », qui prennent leur source dans sa propre nature qu'il doit donc combattre et améliorer, en lutte contre ce corps

243 Michel Foucault, L’herméneutique du sujet [1982], Paris, Gallimard Seuil, 2001, p. 307. 244 Ibid., p. 308.

80 « REBRONZER LA FRANCE » qu'il doit, en un certain sens, sans cesse surpasser. Si l'on suit Foucault, l'athlète contemporain est paradoxalement davantage chrétien que grec concernant cette question du dépassement. Au point que l'on pourrait presque, à titre d'hypothèse, penser le problème de la lente ouverture du cosmos décrite par Koyré à partir de cette question du surpassement de soi, comme si un certain ascétisme chrétien, en étant source de l'idée du progrès sur soi, avait été la condition de possibilité de la conversion des structures mentales à un univers infini. Non plus l'ouverture du cosmos comme condition de possibilité du dépassement de soi propre au sport et à la modernité, mais bien plutôt le surpassement de soi de l'ascèse chrétienne incubant lentement jusqu'à éclater, et avec lui le cosmos, au moment de la révolution copernicienne.

3.2) ATHÈNES CONTRE ROME

Deux conceptions de la pédagogie et de la société s'affrontent donc à travers la gymnastique et le sport. Les modèles auxquels se réfère Coubertin rompent − ou prétendent rompre − avec les grands systèmes socio-politiques pourtant encore actuels durant le XIXe siècle. Le responsable de l'amollissement de la société est l'auteur de ce modèle disciplinaire qui étrangle les énergies juvéniles de la nation la société :

« Le coupable, tenez, c'est ce Napoléon qui est si fort à la mode en ce moment-là : il faut honorer son grand génie pour toute la gloire qu'il nous a donné, mais si son ombre ou lui revenaient jamais, il faudrait les recevoir à coups de crosse, car ils achèveraient la patrie.245 »

Rupture franche, assumée, revendiquée avec la gymnastique, mais aussi et surtout avec tous les autres astres qui gravitent dans la constellation disciplinaire. Les oppositions entre sport et gymnastique se multiplient ainsi presque à l'infini. Le sport, une conception moderne de l'effort physique, contre la gymnastique, qui hérite des catégories d'avant. Ces deux conceptions s'opposent, et sont peut-être même irréconciliables, si l'on en croit Coubertin :

« Ce conflit a eu une grande importance ; il domine toute l'époque moderne. En effet, on y voit aux prises les deux tendances fondamentales dont la divergence ira s'accentuant au point de donner naissance à deux courants pédagogiques presque inconciliables ; l'un [la gymnastique] se dirigeant vers la modération, l'unification, l'intérêt collectif et la physiologie pure – l'autre [le sport et, dans une certaine mesure,

245 Pierre de Coubertin, « Lettre ouverte aux potaches de France », Les Sports athlétiques, mars 1894.

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la gymnastique allemande de Jahn] vers l'effort passionné, la culture individuelle, "l'esprit de record".246 »

Gymnastique suédoise d'un côté, sport et gymnastique allemande de l'autre : ces deux types de pratiques corporelles participent à des mondes tout à fait différents. Coubertin fut très impressionné par Arnold, mais il fut aussi très admiratif de l'ampleur prise par l'œuvre de Jahn. Surnommé « le père de la gymnastique », Jahn ouvra en 1811 à Berlin son premier « turnplatz », qui était une sorte de gymnase où l'on pratiquait course, saut, lutte et travail au poids. Meurtri par les défaites allemandes face à Napoléon, l'ambition de Jahn était de régénérer les nations germaniques − après 1870, l'USGF nourrit réciproquement le même dessein de revanche face aux Allemands. Marqué par les jeux médiévaux et l'esprit chevaleresque, il inventa de nouveaux agrès, comme les bars parallèles, et il ne craignait pas d'organiser des compétitions entre ses élèves, contrairement à ces autres gymnastiques qui y rechignaient. Son mouvement se développa surtout à partir de 1860, dans toute l'Allemagne et l'Autriche : 170 000 adhérents en 1864, 550 000 en 1896. Il n'est sans doute pas faux de dire que Coubertin souhaitait réaliser une synthèse entre les enseignements de Arnold, dont il loue les principes libéraux, et l'organisation institutionnelle de la gymnastique de Jahn, qui l'impressionnait beaucoup. À ce sujet, Tissié écrivait de façon critique à la suite d'un congrès en 1894 que « notre esprit d'imitation est tel qu'après avoir copié la méthode allemande nous copions actuellement la méthode sportive anglaise. […] À l'instituteur allemand succède le colonisateur anglais247 ». Le « rebronzage de la race » de Coubertin se fait comme l'écho français des motivations de régénération sur lesquelles était fondée la gymnastique allemande.

On aurait tort de ne voir entre ces deux écoles qu'une simple querelle de chapelles sans incidence à l'extérieur de leurs portes. Par-delà un débat sur la juste façon de transpirer, ce sont des modèles de sociétés qui s'affrontent. Pour Coubertin, c'est là une lutte entre la discipline de Rome et la liberté d'Athènes. Il y a « une sorte de conflit éliminatoire latent entre le principe de l'État romain et celui de la cité grecque. […] Pour moi, je crois à la cité grecque248 ». Et de fait, pour les Romains, l'activité physique devait avant tout s'inscrire dans

246 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 43. 247 Philippe Tissié, L’éducation physique au point de vue historique, scientifique, technique, critique, pratique et esthétique, Paris, Larousse, 1901, p. XXV. 248 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., p. 209.

82 « REBRONZER LA FRANCE » un programme de préparation militaire.249 Ils concevaient mal que l'on puisse transpirer pour transpirer, comme le faisaient les Grecs à l'occasion des Jeux (olympiques, mais également isthmiques, néméens ou encore pythiques). Le style de vie grec dérangeait Rome : il manquait de virilité. Au modèle grec, Rome oppose les jeux du cirque et de ces gladiateurs, et de la préparation gymnique militaire. Deux modèles pédagogiques s'affrontent, comme le remarquait Pierre Bourdieu :

« Ce qui est en jeu, il me semble, dans ce débat (qui dépasse largement le sport), c'est une définition de l'éducation bourgeoise qui s'oppose à la définition petite-bourgeoise et professorale : c'est l'"énergie", le "courage", la "volonté", vertus de "chefs" (d'armée ou d'entreprise), et surtout peut-être l'"initiative" (privée), l'"esprit d'entreprise", contre le savoir, l'érudition, la docilité "scolaire", symbolisée par le grand lycée caserne et ses disciplines, etc.250 »

La gymnastique sert l'intérêt de Rome ou de Sparte, quand le sport sert celui d'Athènes. La gymnastique constitue un dirigisme, un interventionnisme, un planisme de l'exercice physique, quand le sport constitue un libéralisme. Cette opposition entre une gymnastique dirigiste et un sport libéral se fait sentir dans la façon même dont ils se sont développés, a fortiori si l'on prête attention au récit, forcément biaisé, qu'en fait Coubertin. Amoros bénéficia des appuis des pouvoirs publics, de subventions, d'une rente, mais Arnold « n'avait d'aide à attendre de personne pour la réforme pédagogique qu'il osait entreprendre251 ». Amoros, l'homme du système, le parachuté. Arnold, le self-made-man, l'entrepreneur. Tout comme le Père Henri Didon, sorte d'équivalent français de Thomas Arnold, proche de Coubertin à qui l'on doit la devise olympique, qui dès les années 1890 organisa au lycée Albert-le-Grand et dans d'autres écoles les sports athlétiques pratiqués par ces élèves à des fins pédagogiques, afin d'éviter les « coteries ».252 Quasiment simultanément, mais à deux endroits différents, Amoros et Arnold élaborent deux manières différentes de transpirer. Ils ouvrent tous deux des voies différentes qui compteront chacune leurs adeptes. Coubertin poursuivra Arnold tout comme Georges Hébert prétendra renouveler Amoros. Coubertin, qui ne se fiera qu'à son initiative personnelle et privée, au point d'y engloutir sa fortune et de finir

249 Raymond Thomas, Histoire du sport, op. cit., pp. 40-41. 250 Pierre Bourdieu, « Comment peut-on être sportif ? [1978] », op. cit., pp. 179-180. 251 Pierre de Coubertin, « Amoros et Arnold », Revue Olympique, février 1914, p. 26. 252 Henri Didon, Influence morale des sports athlétiques : discours prononcé au congrès olympique du Havre, le 29 juillet 1897, op. cit., pp. 6, 9-10.

83 « REBRONZER LA FRANCE » ruiné au crépuscule de sa vie. Hébert, militaire tout comme Amoros, hésitant à rompre franchement avec les institutions existantes pour mener à bien son projet. Toutefois, si ces voies sont divergentes, elles s'entrecroisent parfois. Plus que des camps irréconciliables, elles constituent des tendances qui entrent dans la composition des pratiques corporelles, comme les deux extrémités d'un continuum sur lequel elles se répartiraient.

4) De l'anatomo-politique gymnique à la bio-politique sportive

Dans cette opposition radicale du sport à la gymnastique, il ne faudrait pas comprendre que le sport se méprendrait de toute morale, de toute éthique ; que le sport est une anarchie, un monde sans foi ni loi par-delà bien et mal ; que le sport ne sert aucune fin, est inutile à la société. Tout comme la gymnastique, le sport est lui aussi finalisé à un impératif moral, que celui-ci soit le problème de la disciplinarisation dans les public schools anglaises, ou la question du rebronzage de la race française. Le sport est lui aussi contrôlé et encadré par des règles verticales qui s'imposent du dehors et le légifèrent, ne serait-ce que parce que, par définition, il n'y a de sport que lorsqu'une activité ludique physique s'institutionnalise, et accepte d'être contrainte par des règles. Ces thématiques traversent toutes deux le sport et la gymnastique. Cependant, il y a un déplacement majeur dans la façon dont elles sont traitées.

4.1) MORALE GYMNIQUE A PRIORI ET MORALE SPORTIVE A POSTERIORI

Avec la gymnastique, l'exercice physique sera moral parce qu'il doit l'être, ou bien il ne sera pas ; on pose une finalité morale dans un premier temps, puis dans un deuxième on réalise un exercice devant accomplir cette visée morale ; on crée des exercices tels que la pyramide humaine qui favorisent la coopération entre individus et sont utiles pour la collectivité (la pyramide humaine permet de se substituer à une échelle en cas d'urgence pour secourir quelqu'un, tout comme le saut à la perche est utile pour franchir un obstacle dans des situations dangereuses) et on les ajoute au canon gymnique ; les créations jugées trop périlleuses pour la moralité et la société (la plupart des exercices du type sportif, puisqu'ils mettent en scène la compétition, périlleuse pour tout collectif) sont proscrites. Avec le sport en

84 « REBRONZER LA FRANCE » revanche, aucune finalité morale n'est posée au commencement de l'exercice ; tous les exercices physiques sont légitimes ; chacun des sports constituant un certain type de société humaine, il en résulte des valeurs, une morale, une éthique que l'on peut déduire en droit de leurs principes ou constater en fait ; si après coup le sport, les sports ou un sport s'avère compatible, homogène avec la société dans laquelle il émerge, celui-ci s'y diffuse, et peut même recevoir l'appui du pouvoir en place. Avec la gymnastique, les valeurs morales sont ainsi posées a priori ; ce sont celles de la société qui lui sont imposées, et la gymnastique n'a pas d'autre choix que d'agir en son sens. Avec le sport, celle-ci sont a posteriori ; elles sont produites par le sport, puis, parce que jugées utiles, nécessaires, impératives pour la société, elles sont réinvesties par celle-ci. Au sens propre, la gymnastique ne produit aucune moralité ; elle est simplement chargée de moralité ; celle-ci est préexistante à l'exercice physique, et c'est celle de la société ; tout ce que l'on demande aux sociétés gymniques, c'est de la servir. À l'inverse, le sport se moque bien des valeurs de la société ; il en fait l'économie, il existe indépendamment de celles-ci et produit ses propres valeurs ; à la société ensuite de les admettre ou de les refuser. C'est pourquoi les valeurs de la gymnastique la transcendent, puisque externes et venues de l'extérieur du champ de l'exercice physique, alors que les valeurs du sport lui sont immanentes, puisque produites dans son propre champ.

Quant aux règles, quant aux lois, quant aux « impératifs catégoriques », ils existent tout autant dans la gymnastique que dans le sport. Mais là où dans le sport ils légifèrent sur le plan déontologique, ils valent dans la gymnastique sur le plan éthique et moral. En sport, les commandements éthiques et moraux existent aussi, comme par exemple le fameux fair-play, qui constitue le quatrième principe fondamental de l'Olympisme.253 Mais les commandements de ce type n'ont pas de valeur contraignante. Là où la gymnastique exclura sans hésiter les individus qui auraient bafoué l'éthique, le sport se contentera, au mieux, de les pénaliser. Qu'un cycliste attaque le peloton – ou pire, le maillot jaune – alors qu'une chute vient de se produire n'est pas fair-play, mais rien ne lui interdit, et nul ne lui en tiendra rigueur même s'il gagne254 ; le « prix du fair-play » de l'UEFA255 n'aboutit pas à la mise hors-jeu des clubs qui

253 Comité International Olympique, « Charte Olympique », 2007, p. 11. 254 C'est en partie l'explication de la première victoire de Lance Armstrong dans le Tour de France en 1999, puisqu'une chute dans le passage du Gois retarda la plupart des leaders à l'exception de quelques-uns, dont l'Américain, qui en profitèrent après coup pour accélérer l'allure et créer un écart de plus de 6 minutes qui n'aurait pas été possible autrement. 255 Bernard Andrieu, « La fin du fair-play ? Du « self-goverment » à la justice sportive », op. cit.

85 « REBRONZER LA FRANCE » auraient manqué à l'esprit sportif durant les compétitions, ni même à leur rétrogradation, mais à l'octroi d'une place supplémentaire pour le premier tour préliminaire de la coupe de l'UEFA pour ceux qui se seront comportés de manière exemplaire. La question de la moralité des individus n'est pas du tout traitée de la même façon par les deux modèles. La gymnastique s'inquiète dès le départ de la moralité des participants ; elle exclue fermement tout individu qui manque à l'éthique gymnique. Le sport, dans ses origines anglaises, s'adresse au contraire à tous. Les membres les plus vicieux, les rebuts de la société jugés les plus irrécupérables sont admis dans l'enceinte du stade, comme le remarquait Coubertin dans les public schools : « Arnold eut ainsi le courage de laisser s'organiser au collège les éléments regrettables mais nécessaires de tout groupement humain au lieu de chercher à les anéantir256 ». Le Père Didon le déclarait très explicitement : « Je n'aime pas les élèves impeccables, je préfère ceux qu'on peut corriger et instruire à l'occasion d'une faute, de même qu'on corrige le bon cheval à l'occasion d'un faux pas257 ». Le principe même du sport, au moins dans son origine, est de prendre le parti d'une neutralité morale et d'accepter en son sein ceux qui dérogent à l'ordre moral, suivant en cela un principe cher aux penseurs libéraux, de Mandeville à Hayek.258 Cette « fraction considérable d'élèves qui terrorisent le voisinage aussi bien que le corps enseignant259 » à Marlborough, note Sébastien Darbon, est ainsi admise par Cotton, autre headmaster notable du milieu des années 1850, dans le jeu du cricket, du football, de l'aviron alors qu'elle aurait été exclue de toute société gymnique.

La gymnastique est en somme une feuille blanche sur laquelle la société projette des fins morales : aux sociétés gymniques d'élaborer un programme, de mettre en place des dispositifs pour les accomplir. Le sport n'a en revanche pas de programme : indépendamment des impératifs de la société, il va produire une morale, une éthique ; autant de sports, autant de systèmes éthiques possibles en concurrence les uns avec les autres qui s'affrontent sur un marché ; certains sont retenus – soit par les pédagogues, soit par les idéologues, soit par les politiques, soit par les spectateurs, soit par les pratiquants − et se diffusent, sont encouragés. À chaque contexte culturel spécifique, des sports particuliers.

256 Pierre de Coubertin, Mémoires de jeunesse [posthume], op. cit., p. 123. 257 Henri Didon, Influence morale des sports athlétiques : discours prononcé au congrès olympique du Havre, le 29 juillet 1897, op. cit., pp. 12-13. 258 Gaspard Kœnig, Les discrètes vertus de la corruption, Paris, Grasset, 2009, pp. 87-101. 259 Sébastien Darbon, Diffusion des sports et impérialisme anglo-saxon, op. cit., p. 21.

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C'est ce que remarquait Paul Yonnet à l'endroit des sports américains :

« La hiérarchie des sports aux États-Unis (basket, base-ball, football américain, golf, boxe, etc.) conduit à parler "d'exception américaine" : les États-Unis d'Amérique développent, en effet, une hiérarchie des sports liée à leur propre histoire et à leurs propres besoins sociaux − d'où l'accent mis sur des sports hyper-régulés, surviolents, sur-arbitrés. Il en est ainsi de chaque pays, où l'histoire et les besoins sociaux façonnent la hiérarchie des sports.260 »

Sans fournir ni commentaires, ni justifications sur cette référence surprenante, Montherlant écrit dans une note ajoutée en 1938 aux Olympiques : « Hitler, dans Mein Kampf, écrit que la boxe est le sport dont il souhaite le plus la propagation dans la jeunesse allemande, et proteste contre l'opinion qui tient ce sport pour "vulgaire"261 ». Voici ce qu'énonce le passage dont il est fait allusion :

« Il ne faut pas notamment négliger un sport, la boxe, qui, aux yeux de très nombreux soi-disant "racistes", est brutal et vulgaire. […] Il n'y a pas de sport qui, autant que celui-là, développe l'esprit combatif, exige de décisions rapides comme l'éclair et donne au corps la souplesse et la trempe de l'acier.262 »

Aussi Hitler ne crée-t-il pas la boxe ; il n'invente pas un type d'exercice devant accomplir un certain programme ; simplement, il sélectionne dans l'éventail des disciplines physiques celle qu'il juge la plus compatible avec ses intérêts. Ses intérêts, ce sont notamment la formation des S. A., qui impose une sélection de sports appropriés : « la boxe et le jiu-jitsu m'ont toujours paru plus essentiels qu'un entraînement au tir, qui ne pouvait qu'être mauvais, parce qu'incomplet263 ».

4.2) MODALITÉS DE L'INSTRUMENTALISATION DU SPORT

L'instrumentalisation du sport ne se réalise pas de manière programmatique, en suivant un schéma où le pouvoir forcerait des pratiques corporelles à épouser les contours d'un moule moral défini a priori qu'il imposerait ; mais plutôt, d'une manière sélective, le pouvoir favorise, encourage, investit les pratiques dont il juge la « logique interne » compatible avec

260 Paul Yonnet, Systèmes des sports, Paris, Gallimard NRF, 1998, p. 49. 261 Henry de Montherlant, Les Olympiques [1938], op. cit., p. 194. 262 Adolf Hitler, Mon Combat [1926], Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1979, p. 408. 263 Ibid., p. 542.

87 « REBRONZER LA FRANCE » ses intérêts, ou au contraire, brime, interdit, désavoue celles qu'il estime périlleuses. Cela rejoint les propos d'Yves Vargas lorsqu'il souligne que si les sports naissent par hasard, ils perdurent en revanche par nécessité :

« Ainsi les jeux de balle, la bicyclette (en France) se voient investis par la presse qui les transforme en événements, par la finance qui en fait des moyens de spéculation et de revenus, par la lutte politique qui cherche à les utiliser comme tribune, par la recherche scientifique qui vient y expérimenter des théories diététiques ou des produits stimulants. Certains sports ratent, d'autres réussissent. Ceux qui ratent sont ceux qui ne collent pas aux valeurs sociales dont j'ai parlé (progrès et démocratie). […] Les sports qui s'avéraient capables de relancer les valeurs politiques, d'entrer en résonance avec ces idéalités, ont donc reçu les forces dont ils étaient démunis, qui en ont fait des causes sociales qui produisent des effets désormais nécessaires.264 »

Ce constat signifie deux choses. Premièrement, qu'une multitude de sports existe et peut potentiellement exister ; que par conséquent, une multitude d'éthiques produites par les sports peut exister. Ce serait une erreur de considérer le sport et son éthique tels qu'ils se trouvent être à un moment historique donné comme étant les seules et uniques formes possibles. En droit, toutes les éthiques sont possibles ; simplement, en fait, l'un des principes du sport étant de laisser libre les individus agir en compétition au milieu de règles minimales, l'éthique qui en découle sera nécessairement apparentée dans la plupart des cas à celle du libéralisme et du capitalisme (dans un sens large), comme l'a remarqué la Théorie critique du sport conduite par Jean-Marie Brohm – mais peut-être que d'autres formes de sport restent encore à inventer. Deuxièmement, que le sport ne reçoive pas ses valeurs du dehors mais les produise au contraire de lui-même implique que quelque chose en lui résistera aux tentatives de réduction à une morale externe ; que si le sport produit une certaine éthique, mais que l'on souhaite le forcer à porter les habits d'une autre, il y aura nécessairement des frictions, des plissements, des tensions qui rejailliront sous l'une ou l'autre forme, telles que celles de la triche, du dopage, de la violence.

Dans le projet de disciplinarisation des public schools − et au-delà, dans celui de rebronzage de la race − ce sera une certaine forme de sport, productrice d'une certaine éthique, qui sera retenue et réinvestie par le pouvoir. Fondamentalement, le projet sportif

264 Yves Vargas, Sport et philosophie, Paris, Le Temps des Cerises, 1998, pp. 113-114.

88 « REBRONZER LA FRANCE » poursuit des fins très semblables au projet gymnique : adapter et former les populations au monde contemporain, construire les bases de la nation de demain. Le problème sera de déterminer si un projet de civilisation peut être atteint par des moyens pédagogiques radicalement différents. La morale du sport fondée sur la liberté des pratiquants dans l'exercice physique peut-elle être aussi féconde que la morale de la gymnastique basée sur l'autorité, le dirigisme et la contrainte ? Du point de vue de la fin poursuivie, le sport ne vient donc pas en rupture avec la gymnastique mais en continuité. C'est simplement sur la méthode qu'il rompt, en faisant le pari que la liberté peut être un moteur plus prolifique que la contrainte. Pour le dire avec les mots de Foucault, à « l'anatomo-politique » très disciplinaire de la gymnastique, « qui vise au fond les individus jusque dans leur corps, dans leur comportement265 », le sport oppose une « bio-politique » par laquelle les objectifs poursuivis par la gymnastique sont assumés à l'aide d'un dispositif en apparence plus souple et plus ouvert, mais qui parvient à maintenir une prise sur les éléments par des procédés beaucoup plus subtils, en particulier par cette gestion très fine de la liberté accordée aux pratiquants : ceux-là continuent d'être contrôlés et surveillés tout autant que dans une vieille société gymnique, mais sans pour autant en avoir le sentiment.

Les moyens de contrôle sont en effet beaucoup moins visibles, ce qui effraye − évidemment à tort selon Coubertin − grandement les gymnastes et la société :

« Les partisans de la vieille discipline napoléonienne − nombreux dans tout l'occident − s'alarmèrent du régime de liberté dont l'organisation sportive arnoldienne impliquait l'introduction dans les lycées et collèges ; ils y virent l'aube de l'anarchisme scolaire et la ruine de l'enseignement moral traditionnel ; heureusement ceux qui osèrent en faire l'expérience loyale ne tardèrent pas à découvrir que la pratique de cette liberté leur donnait sur leurs élèves une emprise moins serrée mais beaucoup plus efficace que le régime disciplinaire.266 »

Plus que de gérer la liberté, le sport en produit une d'un certain type ; un certain type de liberté, une certaine éthique, et surtout, un certain type de sujets dont on entend qu'ils soient tout aussi adaptés, sinon plus, aux grands objectifs sociaux et politiques que se fixe l'époque.

265 Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir [1981] », in Dits et Écrits II, Paris, Gallimard Quarto, 2001, p. 1012. 266 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 54.

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En outre, par-delà cette opposition de la discipline et de la liberté, le sport s'apparente à une biopolitique en ce que c'est davantage un « corps-espèce267 » plutôt qu'un « corps- machine » qui est désormais investi. Plus que de considérer le corps des individus comme une pièce devant s'inscrire d'une façon toute mécanique dans l'agencement d'une machinerie sociale comme chez Amoros, la préoccupation de Coubertin et de ses contemporains est avant tout biologique, ce que laisse parfaitement transparaître la problématique de l'hygiénisme, de la dégénérescence, du « rebronzage » de la race. À un niveau microscopique, l'exercice physique consiste à aller contre sa nature : « le sport n'est pas naturel à l'homme268 », dit ainsi Coubertin. L'exercice physique transforme l'homme, et il est la condition de possibilité d'une politique plus ambitieuse investissant l'espèce humaine en elle-même. À un niveau macroscopique, le sport investit non plus seulement des individus dispersés, mais la population dans son ensemble : il s'agit ainsi pour Coubertin de lutter contre « l'atavisme269 » de la race française.

4.3) L'ART DE GOUVERNER SPORTIF

À sa naissance, mais également par la suite dans une certaine mesure, le sport fait l'économie de toute la discipline propre à la gymnastique. Le sport, comme l'a remarqué Coubertin, fait le choix de laisser la liberté aux pratiquants, contrairement à la gymnastique qui a besoin de la contrainte. Contre toute attente, cette liberté laissée au pratiquant s'avère productrice d'ordre et de valeurs, selon un processus similaire à celui analysé par Foucault dans Naissance de la biopolitique : le sport introduit un art libéral de gouverner les corps. Pour Foucault, le libéralisme pose que la liberté du marché est productrice de droit public270, en tant qu'il pose le marché comme espace de véridiction271. De même, dans le sport, la liberté est productrice d'ordre : le sport produit certaines valeurs, une certaine éthique, une certaine morale. Ce sont, par exemple, selon Coubertin, les valeurs de l'entraide et de la concurrence, faisant de l'équipe de football le « prototype de tout groupement humain272 ». Courage, volonté, abnégation, sens du devoir, du travail, du sacrifice, dévouement : toutes ces valeurs

267 Michel Foucault, La volonté de savoir [1976], Paris, Gallimard, 1994, 248 p., p. 183. 268 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 7. 269 Voir par exemple Pierre de Coubertin, Mémoires de jeunesse [posthume], op. cit., p. 105. 270 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique [1979], op. cit., p. 39. 271 Ibid., pp. 31-33. 272 Cf. infra, p. 145.

90 « REBRONZER LA FRANCE » découlent des sports selon un certain procédé. Nul besoin de les imposer du départ comme le fait la gymnastique ; on y est conduit nécessairement. Le libéralisme qu'analyse Foucault pose qu'il est possible de gouverner mieux en gouvernant moins (principe du « gouvernement frugal273 ») ; même pari pour le sport : plus besoin d'un carcan disciplinaire pour agir sur la matière des subjectivités ; en les laissant libres, celles-ci s'ordonnent d'elles-mêmes. La raison d'État qui précède le libéralisme se limitait extérieurement par le droit274, de façon transcendante ; le libéralisme s'autolimite quant à lui à partir de ses propres règles, de façon immanente. De même la gymnastique avait besoin de tout un ensemble de règles (voir les milliers de pages de la gymnastique d'Amoros) ; le sport les limite (le football-rugby ne connaît que 37 règles lors de son premier règlement de 1845) et se régule du dedans. Cependant le libéralisme, dit Foucault, n'en oublie pas les objectifs posés par l’État de police, par la raison d'état : ils sont simplement réinvestis, poursuivis par le libéralisme, par d'autres procédés. De même, le sport ne renie pas les objectifs de la gymnastique : il s'agit toujours de discipliner, mais par une autre méthode, se fondant davantage sur la liberté ; il s'agit toujours de rebronzer la race, mais par d'autres moyens. La naissance du sport est ainsi contemporaine de cet art de gouverner libéral décrit par Foucault.

Pouvait-on mieux exprimer que le Père Didon cette idée de la liberté comme principe fondateur, tant du sport lui-même que de son organisation institutionnelle ?

« J'ai exprimé mes idées libérales relatives à l'organisation des sports dans les lycées, collèges et établissements libres. […] Le caractère de l'organisation de ces associations (je mets de côté les leçons de gymnase qui font partie du programme de l'enseignement classique) dans toutes les maisons où l'on élève la jeunesse française doit être la liberté : liberté dans la fondation même des associations, parce qu'il faut que les jeunes gens organisent leurs petites sociétés eux-mêmes. […] Étant ainsi constitués par eux, ils les acceptent comme une autorité librement reconnue.275 »

La parenthèse de cet exposé montre que les propagandistes du sport ont parfaitement conscience de s'opposer aux principes de « l'enseignement classique » de la gymnastique. Le sport libéral ne peut, par définition, que se construire sur la liberté, à la différence de la

273 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique [1979], op. cit., p. 30. 274 Ibid., p. 11. 275 Henri Didon, Influence morale des sports athlétiques : discours prononcé au congrès olympique du Havre, le 29 juillet 1897, op. cit., p. 11.

91 « REBRONZER LA FRANCE » gymnastique. Mais malgré cette liberté, l'autorité parvient à s'imposer ; elle a même d'autant plus de force qu'elle est « librement reconnue ». La foi du Père Didon en ses principes libéraux lui fait même utiliser le sport comme un instrument au service de la révolution politique libérale dont il se montre un fervent partisan en cette fin de XIXe siècle :

« Quand j'aurais un ensemble à manier, je ferais un trou, par lequel je ferais entrer la liberté dans les associations et dans les établissements d'éducation. Or, Messieurs, la liberté, intronisée là et pratiquée là, finira, soyez-en sûrs, par s'établir dans le pays en maîtresse souveraine.276 »

À l'évidence, il subsiste des disciplines dans le sport, au point que l'on peut sans doute en faire une lecture qui retrouverait certaines des catégories mises en évidence par Foucault. Cependant, sur cette question, il convient préalablement de remarquer trois choses. Premièrement, sport libre et gymnastique dirigée valent avant tout chacun comme un « idéal- type » spécifique, au sens de Weber ; leurs oppositions sont idéales et le réel laisse apparaître du mélange. Amoros le gymnasiarque lui-même peut ainsi paradoxalement faire figure de précurseur du sport, voire du sport professionnel, proposant d'organiser des « courses d'hommes277 » avec des prix en argent sur le modèle des « courses de chevaux », agençant des exercices se fondant sur « l'émulation278 » et n'hésitant pas à mettre en avant des vainqueurs, théorisant sur des activités proto-sportives tels que « jeux de balle, de paume et de ballon279 ». Mais le « sport » d'Amoros n'est pas encore celui de Coubertin, son « jeu de balle » demeurant par exemple encore grandement interventionniste, loin de l'idéal-type sportif :

« On peut connaître le moral d'un joueur. […] Un maître expérimenté connaîtra mieux le caractère et les vices du cœur de ses élèves dans leurs jeux que dans toute autre occasion, et pourra prendre ses mesures pour les dompter ; mais quand il a des rapports avec des êtres qu'il n'aura pas la faculté ni la possibilité de corriger, ce qu'il pourra faire de mieux, ce sera de s'abstenir de jouer avec eux.280 »

Deuxièmement, existe une pluralité de sports, certains étant plus ou moins proches que d'autres, soit de la discipline gymnique, soit du libéralisme sportif. De nombreuses

276 Ibid., p. 12. 277 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., vol. 1, pp. 316- 317. 278 Par exemple l'exercice de « l'assaut comparatif et par émulation ». Ibid., vol. II, pp. 330-333. 279 Ibid., vol. II, pp. 461-472. 280 Ibid., vol. II, p. 462.

92 « REBRONZER LA FRANCE » classifications des sports existent, selon différents points de vue. En la matière, Pierre de Coubertin fut là encore un pionnier, distinguant des classifications basées sur la physiologie (certaines séparent les exercices entre ceux mobilisant la force ou bien l'adresse ; d'autres différencient les activités suivant l'origine du mouvement) ; d'autres basées sur la psychologie (différenciant des sports s'adressant principalement à « l'instinct de l'équilibre », et d'autres à celui du « combat ») ; et enfin des classifications reposant sur l'aspect utilitaire des disciplines (selon qu'elles privilégient le sauvetage, la défense ou la locomotion).281 L'approche de Roger Caillois permet de distinguer des sports plus proches soit de la compétition, soit du hasard, soit du vertige, soit de la feinte ; certains également plus proches du ludus du jeu réglé, d'autres plus proches de la paidia désorganisée.282 Cette approche est reprise d'une certaine manière par Paul Yonnet dans sa distinction entre les sports-sports, qui ne laissent place à aucun arbitraire, et les sports-jeux, qui l'autorisent ; également dans sa distinction entre sport parfaits, où règne la quantité, et imparfaits, qui laissent place à la qualité. 283 La médecine et la physiologie utilise ses propres critères, telle la classification de Mitchell qui distribue les pratiques en fonction de leur sollicitation cardiovasculaire.284 Toutes ces divisions se retrouvent dans les dénominations usuelles distinguant entre sports collectifs et individuels, sports de balle et de raquettes, sports d'hiver et d'été, sport d'endurance et d'adresse, sports mécaniques et de combat, sports nautiques et de glisse, la liste étant bien entendu non exhaustive. De même, il est possible de distribuer les pratiques sportives sur un continuum disciplinaire, conduisant du dirigisme gymnique à l'anarchisme des jeux traditionnels, et passant par le libéralisme sportif − classification qui recoupe en grande partie celle de Caillois entre ludus et paidia.

Enfin, troisièmement, si discipline du type gymnique il y a dans le sport, elle se retrouve surtout à un autre niveau, qui est celui de la préparation, de l'entraînement ; c'est parce que l'entraînement est plus efficace si l'on se soumet aux disciplines que l'on peut en retrouver, « l'exercice gymnique devenant comme le solfège de la musique sportive285 », comme l'écrivaient Roger Chartier et Georges Vigarello. Ceci était même admis par Coubertin en

281 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., pp. 67-68. 282 Roger Caillois, Les jeux et les hommes [1958], op. cit., pp. 92, 122. 283 Paul Yonnet, Huit leçons sur le sport, Paris, Gallimard NRF, 2004, pp. 109-118. 284 Jere H. Mitchell, William Haskell, Peter Snell[et al.], « Task force 8: classification of sports », Journal of the American College of Cardiology, vol. 45 / 8, 2005. 285 Roger Chartier et Georges Vigarello, « Les trajectoires du sport », Le Débat, février 1982, p. 42.

93 « REBRONZER LA FRANCE » personne : « tout sport, en effet, exige premièrement une gymnastique déterminée qui adapte le corps aux mouvements nécessaires et crée l'accoutumance musculaire désirable286 ». Pour Maurice Herzog, le sport est ainsi à l'éducation physique ce que la dissertation est à la dictée : un exercice où l'élève fait l'exercice de sa liberté, « où ses connaissances grammaticales et syntaxiques sont vivifiées par un style personnel287 ». Cependant, en droit, un sport absolument non disciplinaire est possible : le sportif du dimanche, la pratique gratuite et amatrice où l'on joue au football ou où l'on fait la course, hors de tout contexte disciplinaire. Or, dans ce sport non disciplinaire, les pratiquants restent néanmoins soumis à l'ordre décrit par Coubertin. Expérience de pensée : imaginons un sport le plus éloigné possible de toutes les catégories disciplinaires ; paradoxalement, ce sport sera créateur d'ordre.

Les catégories mises en évidence par Foucault dans Surveiller et Punir, alors qu'elles étaient pertinentes dans la caractérisation de la gymnastique en ce qu'elle possède de disciplinaire288, ne s'avèrent que partiellement adéquates lorsqu'il s'agit de les appliquer au sport, comme l'avait déjà remarqué Georges Vigarello.289 Ainsi, premièrement, pour ce qui est des « corps dociles », concernant « l'art des répartitions », le sport construit effectivement ses lieux propres, ses stades, tout comme la gymnastique érigeait ses gymnases ; mais initialement, les sports se pratiquaient dans des lieux improvisés, à la manière des jeux traditionnels ; aujourd'hui, les sports dits « californiens » (surf, VTT, etc.) s'affranchissent de tout lieu spécifique, le jeu étant souvent celui de détourner des espaces de leur fonctionnalité primaire. Ensuite, deuxièmement, « le contrôle de l'activité » peut se faire bien lâche, ne soumettant la pratique sportive qu'à la seule observation des règles du jeu, tolérant même parfois certains enfreints ; point de contrôle de l'activité s'il l'on décide de simplement jouer pour jouer ; pendant longtemps, on n'éprouva ainsi pas le besoin de s'entraîner en se soumettant à une contrainte disciplinaire importante, le sport n'étant que l'occasion de la

286 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 69. 287 Maurice Herzog, « Portée morale du sport », Revue EPS, 1963. Cité in Michaël Attali et Jean Saint- Martin, L’éducation physique de 1945 à nos jours, op. cit., p. 129. De façon frappante, on trouve chez John Dewey une opposition semblable entre gymnastique et sport, mais surtout une comparaison similaire entre ces deux pratiques corporelles différentes et l'apprentissage de l'orthographe. John Dewey, Democracy and Education. An introduction to the philosophy of education [1916], New York, The Macmillan Company, 1930, pp. 76-77. 288 Cf. supra, p. 64. 289 Georges Vigarello, « La vie du corps dans Surveiller et Punir : une transposition aux thèmes sportifs ? », STAPS, 1995.

94 « REBRONZER LA FRANCE » manifestation de son naturel.290 Troisièmement, « l'organisation des genèses » ne s'impose pas dans le sport d'une manière programmatique et décidée a priori ; la pratique sportive hors institution peut bien ignorer tout souci de seuils dans son emploi du temps des individus qu'elle peut laisser libre, la structuration des différents moments ne s'imposant bien souvent qu'en cas de pratique rationalisée où la production de la performance est recherchée dans le cadre de politiques sportives. Enfin, quatrièmement, « la composition des forces » n'est pas en elle-même codifiée et imposée, mais se réalise davantage par la force des choses, les joueurs d'une équipe se sachant par exemple plus efficaces en œuvrant collectivement suivant une certaine idée. Un sport s'affranchissant de toutes ces catégories reste donc possible − et néanmoins toujours créateur d'ordre.

Cependant, alors que le sport peut faire l'économie du disciplinaire investissant directement les corps, reléguant ou déléguant celui-ci à « l'exercice gymnique », « solfège de la musique sportive », il semble donner en revanche un nouveau sens aux « moyens du bon redressement », particulièrement concernant la question du « regard hiérarchique ». Le panoptique rêvé par Bentham291 était pour Foucault le dispositif paradigmatique de la société disciplinaire, lequel assurait une individualisation de la surveillance aux effets garantis, qu'elle soit effective ou pas, grâce à son habile organisation architecturale − son modèle étant anticipé par le camp militaire, sur lequel les gymnases sont tentés de s'ériger. Or, comme le remarque Alain Ehrenberg, les stades bâtis par le sport suivent un tout autre modèle. Progressivement, l'indifférenciation entre le pratiquant et le spectateur caractéristique des jeux traditionnels et du sport naissant s'abolit, plaçant le premier au centre et le second à la périphérie dans les tribunes. Dans la gestion du spectacle, le stade s'est progressivement construit suivant trois directions : faire en sorte que tous puissent voir, faire du stade un monument, sélectionner et répartir les spectateurs.

« Ménager un regard sans obstacle, inspirer le respect des lieux, sélectionner et répartir les spectateurs sont les trois axes de cette architecture éducative, de cette "police disciplinaire" qui découpe, hiérarchise, stabilise les foules pour les rendre plus flexibles. On trie le bon grain de l'ivraie : c'est ainsi qu'on forge des masses gouvernables.292 »

290 Cf. infra, p. 350. 291 Cf. supra, p. 69. 292 Alain Ehrenberg, « Aimez-vous les stades ? Architecture de masse et mobilisation », Recherches, avril

95 « REBRONZER LA FRANCE »

Dans ce dessein, le stade ne suit pas alors strictement le modèle du panoptique. Au contraire :

« Le stade apparaît comme un "espace panoptique inversé". Son aménagement ne vise pas à organiser un lieu où tous peuvent être vus de quelques-uns, mais où tous peuvent tout voir en même temps que tous peuvent être vus. L'important, c'est le regard sans obstacle : il est la condition de l'édification des masses en même temps que de leur surveillance.293 »

Le stade décloisonne les jeux de regard sur lesquels viennent se fonder les relations de pouvoir.

Dans un prolongement du travail de Michel Foucault, Gilles Deleuze distinguait trois types de sociétés se succédant : les sociétés de souveraineté, disciplinaires et de contrôle.294 Chacune d'entre elles est caractérisée par un certain type de techniques de pouvoir et de dispositifs permettant d'en articuler le fonctionnement en agençant l'espace d'une manière spécifique. Pour Foucault, on l'a dit, le dispositif caractéristique des sociétés disciplinaires est donc celui du panoptique imaginé par Bentham, dont l'architecture et le fonctionnement sert de modèle aux autres institutions : « la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons295 ». Par son architecture, le panoptique organise l'espace de telle sorte que le surveillant puisse voir le surveillé sans que ce dernier puisse voir s'il l'est effectivement, ni voir les autres surveillés. De ces jeux de regards rendus possibles par la simple architecture émanent des relations de pouvoir capables d'assujettir les individus, d'automatiser et de désindividualiser le pouvoir. Avec les sociétés de contrôle succédant aux sociétés disciplinaires, un autre type de dispositif paraît prendre le relais du panoptique, réinvestissant l'espace d'une manière analogue mais renouvelée, réformant les anciennes disciplines pour les adapter à de nouveaux enjeux : l'architecture joue alors moins avec des espaces clos qu'avec des espaces ouverts, à la manière des open spaces que connaît souvent l'organisation contemporaine du travail. Souvent comparés au panoptique, l'espace est également agencé par ces dispositifs de sorte que les jeux de regards suffisent à établir des relations de pouvoir. Cependant, une nouveauté radicale est apportée en ce que les surveillés

1980, p. 47. 293 Ehrenberg, ‘Aimez-vous Les Stades?', p. 38. 294 Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003, pp. 240-241. 295 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 264.

96 « REBRONZER LA FRANCE » peuvent désormais, d'une part se voir entre eux, et d'autre part voir les surveillants. La verticalité de la surveillance laisse ainsi davantage place à une horizontalité du regard et du pouvoir, la surveillance unilatérale du contre-maître sur les travailleurs, du gymnasiarque sur les gymnastes laissant place à une surveillance égalitaire de chacun par chacun, pouvant même s'étendre, en droit, jusqu'à une surveillance des cadres par leurs subordonnés. Ce qui était déjà vrai dans une certaine mesure pour le panoptisme d'après Foucault est ainsi généralisé :

« S'il est vrai que la surveillance repose sur des individus, son fonctionnement est celui d’un réseau de relations de haut en bas, mais aussi jusqu’à un certain point de bas en haut et latéralement ; ce réseau fait "tenir" l’ensemble, et le traverse intégralement d'effets de pouvoir qui prennent appui les uns sur les autres : surveillants perpétuellement surveillés.296 »

Les relations de pouvoir, loin de disparaître dans cette architecture en apparence plus humaine, plus ouverte, en rupture explicite avec les précédentes, sont simplement redistribuées afin de poursuivre plus efficacement des buts d'une nature différente.

C'est en ce sens que l'on peut comprendre cette observation de Foucault :

« Bentham est le complémentaire de Rousseau. Quel est, en effet, le rêve rousseauiste qui a animé bien des révolutionnaires ? Celui d'une société transparente, à la fois visible et lisible en chacune de ses parties ; qu'il n'y ait plus de zones obscures, de zones aménagées par les privilèges du pouvoir royal ou par les prérogatives de tel ou tel corps, ou encore par le désordre ; que chacun, du point qu'il occupe, puisse voir l'ensemble de la société ; que les cœurs communiquent les uns avec les autres, que les regards ne rencontrent plus d'obstacles, que l'opinion règne, celle de chacun sur chacun.297 »

Une transparence intégrale des corps, des âmes et des consciences, la visibilité complète de toutes les relations sociales, un monde où rien ne peut être caché, un univers où l'on ne peut feindre ni dissimuler paraît en effet avoir été le rêve de Rousseau. Contre la réhabilitation du théâtre à Genève voulue par d'Alembert (qui fut dans une certaine mesure l'homme de paille de Voltaire à cette occasion), Rousseau défendait des spectacles d'un autre genre, plus

296 Ibid., p. 208. 297 Michel Foucault, « L’oeil du pouvoir [1977] », in Dits et Écrits II, Paris, Gallimard Quarto, 2001, p. 195.

97 « REBRONZER LA FRANCE » propre selon lui à servir ce dessein d'une société transparente jusqu'en dans ses derniers recoins. Or, ces spectacles voulus par Rousseau anticipent d'une façon frappante ce que fut le sport à ses débuts :

« Je n'ai pas besoin de renvoyer aux jeux des anciens Grecs, écrit Rousseau : il en est de plus modernes, il en est d'existants encore, et je les trouve précisément parmi nous. Nous avons tous les ans des revues ; des prix publics ; des rois de l'arquebuse, du canon, de la navigation. On ne peut trop multiplier des établissements si utiles et si agréables ; on ne peut trop avoir de semblables rois. […] Pourquoi, sur le modèle des prix militaires, ne fonderions-nous pas d'autres prix de gymnastique, pour la lutte, pour la course, pour le disque, pour divers exercices du corps ? Pourquoi n'animerions-nous pas nos bateliers pour des joutes sur le lac ? Y aurait-il au monde un plus brillant spectacle que de voir, sur ce vaste et superbe bassin, des centaines de bateaux, élégamment équipés, partir à la fois au signal donné, pour aller enlever un drapeau arboré au but, puis servir de cortège au vainqueur revenant en triomphe recevoir le prix mérité. Toutes ces sortes de fêtes ne sont dispendieuses qu'autant qu'on le veut bien, et le seul concours les rend assez magnifiques.298 »

Le concours est l'élément fondamental qui vient caractériser ces nouveaux spectacles : la mimicry du théâtre est chassée par l'agôn des jeux compétitifs. Rousseau est sans doute un moment important dans ce long mouvement repéré par Roger Caillois299, faisant passer les sociétés de jeux marqués par le masque et le vertige, à d'autres fondés sur la chance et la compétition.

Rompant avec l'austérité des disciplines caractérisant la gymnastique, la gouvernementalité sportive opère ainsi davantage par la liberté laissée au pratiquant que par la contrainte ; les jeux de surveillance sur lesquels viennent prendre appui les relations de pouvoir se construisent non plus sur une soumission unilatérale au surveillant, mais sur une diffusion universelle du regard. Des moyens de contrôle différents, pour des enjeux d'une autre nature : le sport réinvestit les objectifs de contrôle des corps et des âmes des vieilles gymnastiques, mais d'une manière plus souple et dissimulée, en faisant le pari non plus de la discipline et de la clôture, mais de la liberté et de l'ouverture, ce qui correspond mieux aux sociétés modernes. L'art de gouverner sportif est en résonance avec son temps : le monde clos

298 Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert [1758], Paris, GF Flammarion, 2003, pp. 182-183. 299 Roger Caillois, Les jeux et les hommes [1958], op. cit., p. 195.

98 « REBRONZER LA FRANCE » cède la place à un univers infini, à tous les points de vue ; si le cosmos s'ouvre, les sociétés également. À des sociétés plus ouvertes, tant socialement que politiquement ou même géographiquement, correspondent des techniques de contrôle des populations en adéquation. Discipline contre liberté : une opposition quant au principe du gouvernement des hommes qui recoupe celle qui faisait s'opposer les partisans des tyrannies obscures régnant grâce à l'ignorance des peuples, et ceux des despotismes éclairés, qui, loin de penser que les lumières conduisent à l'anarchie, voyaient en celui-ci avant tout un principe d'ordre, d'une efficacité peut-être même supérieure. « Le savoir rend les esprits doux, généreux, gouvernables et souples, tandis que l'ignorance rend grossier, têtu et rebelle300 », écrivait déjà Francis Bacon.

5) La stratégie olympique

Convaincu de la nécessité de sa mission, « l'éclaireur » Pierre de Coubertin utilisa tous les stratagèmes pour convertir la société française au sport. En tant qu'intellectuel, son effort fut avant tout théorique.301 Il consista à démontrer que le sujet produit par le sport est supérieur à celui de la gymnastique. Mais Coubertin ne se contente pas d'écrire. C'est un intellectuel engagé. « Je me suis toujours tenu dans les coulisses de la politique, ayant renoncé de bonne heure − et pour mon bonheur − à y jouer un rôle actif.302 » Effectivement, Coubertin n'est pas un homme politique proprement dit, un politicien qui songe à faire carrière et conduire son action en se glissant dans les institutions étatiques déjà en place. Il va agir, son mot est juste, dans « les coulisses », en deçà de la politique. Il va travailler directement au niveau de la société civile, la prenant à bras le corps, utilisant ses réseaux, ne faisant confiance qu'à sa propre initiative. Au final, il parviendra à bâtir un édifice considérable qui tient encore bon aujourd'hui, que beaucoup envient : les Jeux Olympiques.

5.1) L'ACTION DE PIERRE DE COUBERTIN

Dès 1888, pour la question lourde d'enjeux de la diffusion du sport dans l'éducation, il fondera avec le sénateur et philosophe Jules Simon303 le Comité pour la propagation des

300 Francis Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs [1605], Gallimard, 1991, p. 19. 301 Cf. infra, p. 134. 302 Pierre de Coubertin, Mémoires de jeunesse [posthume], op. cit., pp. 23-24. 303 Thierry Terret, Histoire du sport, op. cit., p. 38.

99 « REBRONZER LA FRANCE » exercices physiques dans l'éducation. Suivra en 1906 la fondation de l'Association pour la réforme de l'enseignement. Puis en 1925, il sera élu président de l'Union pédagogique universelle, organisme pour lequel il rédigera la « Charte de la réforme pédagogique » où il expose clairement son programme :

« Dans l'état actuel du monde, de l'Europe en particulier, aucune réforme, d'ordre politique, économique ou social, ne pourra être féconde, sans une réforme préalable de la pédagogie. »

Réformer la société par la pédagogie, tel est la fin à laquelle jamais il ne dérogera. Surtout, réformer la pédagogie par le sport. Pour cela, il promouvra directement le sport en tant que tel, indépendamment − ou presque − de tout lien avec la pédagogie. Il fut ainsi secrétaire général jusqu'en 1898 de l'USFSA, l'Union des sociétés françaises de sports athlétiques fondée en 1889 qui prit le relais de l'ex Union des sociétés françaises de courses à pied fondée un an plus tôt, et qui peut être considérée comme le premier grand effort réussi pour institutionnaliser le sport en France, puisque celle-ci finit par fédérer la plupart des sports, tout en réussissant à s'organiser efficacement sur le plan national. Le bilan de tout ce travail reste cependant mitigé. Coubertin ne parvint pas à réformer l'éducation comme il l'aurait souhaité.304 Toutefois, il réussit, ne l'oublions pas, à rétablir les Jeux Olympiques. Là est sans doute son plus grand succès. De 1892, où il annonce pour la première fois son projet, à sa mort en 1937, jamais il ne renia cette œuvre. Certains parlent à son sujet d'une « repentance », mais lui la qualifie de « légende » dans ses Mémoires Olympiques publiés en 1931.

« Combien de fois n'ai-je pas relevé ici ou là des allusions apitoyées ou teintées d'ironie à ma "déception", à mes "désillusions", à la "déviation" de mon dessein primitif, à la façon dont l'événement avait "trahi mes espérances" ! Or tout cela n'est qu'imagination pure.305 »

L'idée olympique est une idée récurrente dans la culture européenne. En 1605, Francis Bacon déplorait déjà la disparition des Jeux, cause directe du déclin de « l'athlétique », art des exercices corporels.306 Jean-Jules Jusserand nous rappelle qu'en 1727, Voltaire, lors de son

304 Ibid., p. 47. 305 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., p. 211. 306 Francis Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs [1605], op. cit., p. 154.

100 « REBRONZER LA FRANCE » voyage en Angleterre pour les obsèques de Newton, se crut aux Jeux Olympiques, à contempler les jeux auxquels se livrait les Anglais aux bords de la Tamise.307 Des Jeux eurent même déjà lieu en Grèce avant que Coubertin n'en est l'idée, dès 1859.308 Quoi qu'il en soit, la route vers les Jeux fut tout de même semée d'embûches. On n'imagine pas la finesse politique que Coubertin dû employer pour sortir victorieux de toutes les luttes qui déchirèrent l'olympisme dès ses origines. Concessions et stratagèmes : Coubertin fut un talentueux tacticien n'ayant pas peur d'user parfois, à la suite de Platon et de Machiavel, du « noble mensonge ». Ainsi de l'amateurisme, qu'il défendit bec et ongles en public, au point que cela en marqua durablement l'histoire de l'Olympisme après sa mort, puisque tous les autres présidents du CIO, notamment Avery Brundage, saisirent ce prétexte pour fermer les Jeux aux professionnels :

« J'en [Coubertin] risque aujourd'hui l'aveu ; je ne me suis jamais passionné pour cette question-là. Elle m'avait servi de paravent pour convoquer le Congrès destiné à rétablir les Jeux Olympiques. Voyant l'importance qu'on lui attribuait dans les milieux sportifs, j'y apportais le zèle désirable, mais c'était un zèle sans conviction réelle. […] Aujourd'hui que j'ai atteint – et même dépassé – l'âge où l'on peut pratiquer et proclamer librement ses hérésies, je n'hésite point à avouer ce point de vue.309 »

De même, « cherchant à conquérir Lausanne [en 1913], j'eus [Coubertin] recours au stratagème d'un congrès scientifique310 » sur la psychologie sportive, pour lequel il publiera ses Essais de psychologie sportive, lesquels ne sont en réalité que des articles parus entre 1906 et 1913 dans la Revue Olympique, et que Roger Dépagniat, fidèle parmi les fidèles de Coubertin, sélectionna et rassembla dans l'urgence en vue de ce congrès. Ces articles ont donc été initialement rédigés au coup par coup, sans unité de fond, et ce n'est qu'a posteriori que le thème de la psychologie fut retenu.

5.2) L'OLYMPISME ET LE POLITIQUE, LE SPORT ET LE NAZISME

Les Jeux sont au départ boudés par le politique. « À Paris […] le gouvernement ignorait

307 Jean-Jules Jusserand, Les Sports et jeux d’exercice dans l’ancienne France, Paris, Plon-Nourrit, 1901, p. 420. Voltaire, Œuvres complètes de Voltaire, vol. 49, Imprimerie de la Société littéraire-typographique, 1784, p. 49. 308 Patrick Clastres, Jeux Olympiques. Un siècle de passions, op. cit., p. 16. 309 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., p. 102. 310 Ibid., p. 130.

101 « REBRONZER LA FRANCE » le mouvement bien qu'il en fut parti l'année précédente [1895]311 » et il était alors hors de question d'allouer « une subvention aux athlètes français pour aller à Athènes ». Les deuxièmes Jeux se déroulant à Paris en 1900 sont d'un succès très relatif, en comparaison des bons espoirs suscités en Grèce quatre ans auparavant. Organisés sur plusieurs mois en marge de l'Exposition universelle, les contemporains peinent encore à discerner la particularité sportive. « En cette fin de XIXe siècle, quoi qu'il [Coubertin] dise et malgré les clameurs d'Athènes en 1896, le sport n'est pas entré dans les mœurs. Pas plus en France que dans le reste de l'Europe, à l'exception de l'Angleterre312 », écrit Daniel Bermond. C'est que les Jeux de Paris sont précisément le lieu, comme le rappelle très justement Georges Vigarello, d'un affrontement entre deux cultures :

« Celle des exercices sportifs, avec leur organisation démocratique et leurs affrontements individualistes, celle des exercices gymnastiques, avec leurs valeurs collectives et leur symbolique de la nation armée. La seconde, en 1900, l'emporte encore aux yeux de l'État, même si ce même État ne saurait ignorer la première.313 »

Car très vite, l'entreprise attire par la suite les convoitises des gouvernements de toutes les nations. Les Jeux Olympiques de Berlin de 1936314, les derniers qui auront lieu du vivant de Coubertin, verront les sportifs français être subventionnés par « Léo Lagrange, le premier véritable ministre des Sports de la France315 ». Mais surtout, avec Hitler, « pour la première fois, un régime utilise[ra] délibérément les JO à des fins nationalistes pour en faire une propagande politique316 ». Plus personne ne pouvait désormais ignorer le sport et les Jeux Olympiques, pas même le Führer. Les Jeux Olympiques de Berlin en sont la triste mais plus parfaite illustration, et ce contre toute attente compte tenu du désintérêt, voire de la méfiance partagée à l'égard du sport à cette époque. Comme l'observent Fabrice Abgrall et François Thomazeau :

« Adolf Hitler hérite des jeux Olympiques. Il n'a pas immédiatement conscience du

311 Ibid., p. 34. 312 Daniel Bermond, Pierre de Coubertin, op. cit., p. 163. 313 Georges Vigarello, Du jeu ancien au show sportif, op. cit., p. 112. 314 Sur cette importante question, on consultera avec profit Jean-Marie Brohm, 1936 : Les Jeux olympiques à Berlin, Bruxelles, André Versaille éditeur, 2008. 315 Fabrice Abgrall et François Thomazeau, 1936 : La France à l’épreuve des jeux Olympiques de Berlin, op. cit., p. 41. 316 Jean-Pierre Augustin et Pascal Gillon, L’Olympisme. Bilan et enjeux géopolitiques, Paris, Armand Colin, 2004, p. 25.

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profit qu'il peut en tirer aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de ses frontières. Les principaux cadres du parti national-socialiste désapprouvent clairement les compétitions sportives, à commencer par les jeux Olympiques. Ainsi, en 1931, quelques semaines après la désignation de Berlin comme hôtesse des Jeux de 1936, le Völkischer Beobachter − l'organe du parti nazi − annonce sans ambages : "Quand Hitler arrivera au pouvoir, le remue-ménage olympique disparaîtra d'Allemagne."317 »

Ce n'est que lors de l'arrivée des nazis au pouvoir que le regard sur le sport se modifie :

« Dès qu'ils parviennent au pouvoir, Hitler et ses proches collaborateurs comprennent à quel point les Jeux peuvent servir leur dessein. […] Adolf Hitler découvre dans le sport un outil parfait de mobilisation des masses. Dans Mein Kampf, il prédisait : "Des millions de corps entraînés au sport, imprégnés d'amour pour la patrie et remplis d'esprit offensif pourraient se transformer en l'espace de deux ans en une armée."318 »

Avec l'aide de Carl Diem un programme massif de sportivisation de la société sans pareil est alors élaboré. Dans Mein Kampf, Hitler attribuait en effet certaines des « causes de la débâcle » de la Première Guerre à une éducation allemande qui a « complètement oublié qu'à la longue un esprit sain ne peut demeurer que dans un corps sain319 », une éducation trop attardée à cultiver l'intelligence sans se soucier du corps − le thème de la « régénérescence de la race » n'étant bien entendu pas propre à l'hitlérisme, mais au contraire dans l'air du temps depuis de nombreuses années, comme on peut le lire dans les textes de Maurras ou même, toutes proportions gardées, dans ceux de Coubertin.320 Voici le programme donné par Hitler dans Mein Kampf :

« Toute l'éducation doit tendre à employer tous les moments libres du jeune homme, à fortifier utilement son corps. Il n'a pas le droit de fainéanter pendant ces années de

317 Fabrice Abgrall et François Thomazeau, 1936 : La France à l’épreuve des jeux Olympiques de Berlin, op. cit., p. 116. 318 Ibid., p. 117. Le texte de Mein Kampf en question concerne l'entraînement des S. A. : « Qu'on donne à la nation allemande six millions de corps parfaitement entraînés au point de vue sportif, brûlants d'un amour fanatique pour la patrie et élevés dans un esprit offensif le plus intense ; un État national en saura faire, en cas de besoin, une armée en moins de deux ans, si toutefois il y a des cadres. Ceux-ci sont constitués dans les circonstances actuelles par la Reichswehr, et non par une ligue de défense empêtrée dans des demi- mesures. Le perfectionnement physique doit inoculer à chacun la conviction de sa supériorité et lui donner cette assurance qui réside toujours dans la conscience de sa propre force ; elle doit aussi leur donner les qualités sportives qui peuvent servir d'armes pour la défense du mouvement. » Adolf Hitler, Mon Combat [1926], op. cit., p. 542. 319 Adolf Hitler, Mon Combat [1926], op. cit., p. 252. 320 Par exemple, cf. infra, p. 115.

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jeunesse, d'infester de sa présence les rues et les cinémas ; il doit, après sa journée de travail, cimenter son jeune corps et l'endurcir pour que la vie, un jour ou l'autre, ne le trouve pas trop amolli. La mission des éducateurs de la jeunesse consiste à préparer cet ouvrage, à l'exécuter, à le conduire et à le diriger : leur rôle ne consiste pas uniquement à insuffler de la sagesse. Les éducateurs doivent faire table rase de cette idée qu'il appartient à chacun pour soi de s'occuper de son propre corps : or nul n'est libre de pécher au détriment de sa descendance, et par suite de la race.321 »

Le devenir de la race germanique est une question collective ; elle passe par l'entraînement du corps de la jeunesse, de chacun de ces corps qui forment cette jeunesse spécifiquement allemande ; le sport, dans les mains des éducateurs, doit devenir le monopole de l'organisation de l'activité physique et même des loisirs, soustrayant à chaque individu son autonomie dans le contrôle de son temps libre. « Il ne devrait pas se passer de jour où le jeune homme ne se livre, au moins une heure matin et soir, à des exercices physiques, dans tous les genres de sport et de gymnastique322 », écrit-il.

L'occasion des Jeux de Berlin est un motif providentiel pour imposer ce programme. On fait ainsi étudier l'Olympisme à l'école, on diffuse des documentaires sur le sujet − voir Les Dieux du stade (Olympia) de Leni Riefenstahl323 −, on bâtit les plus grands stades qui n'aient jamais été, on donne des jours de congés aux salariés pour qu'ils puissent s'entraîner, on innove en retransmettant en direct les rencontres des Jeux ou en introduisant la flamme olympique, on insiste sur les protocoles en invitant le mythique Spiro Louys324, le surprenant berger premier vainqueur de l'histoire du marathon, à offrir en main propre à Hitler un rameau de la paix fait de branches d'olivier. Surtout, afin de séduire les visiteurs et officiels, on prend bien soin de ne pas paraître durant la quinzaine olympique comme un régime totalitaire, on tait à cette occasion l'antisémitisme, on camoufle le nationalisme pendant un temps, on essaye de paraître juste et humain, de défendre les idéaux pacifistes olympiques.

Le bilan ? Sur le plan intérieur, l'Allemagne est au lendemain de ses Jeux fière de sa race et confiante en sa supériorité sur les autres pays, après avoir terminé première au classement des médailles par nations (elle n'était que 9ème à Los Angeles en 1932) avec son 321 Adolf Hitler, Mon Combat [1926], op. cit., p. 253. 322 Ibid., p. 408. 323 Leni Riefenstahl, « Olympia − Les Dieux du Stade I − La Fête des Peuples », Paris, 1936. Leni Riefenstahl, « Olympia − Les Dieux du Stade II − La Fête de la Beauté », Berlin, 1936. 324 Cf. infra, p. 128.

104 « REBRONZER LA FRANCE » gymnaste Konrad Frey, l'athlète le plus titré. N'en déplaise au CIO, compromis comme jamais dans ce Munich sportif, qui aujourd'hui encore tente de sauver la mise en faisant de Jesse Owens le héros de l'époque au motif qu'il aurait raflé quatre médailles d'or à la moustache d'Hitler, en récrivant sans cesse la fameuse poignée de main entre Hitler et Owens, qui tantôt aurait eu lieu, tantôt non, mais en prenant bien soin de ne pas répéter ce qu'Owens lui-même disait, à savoir qu'il se sentait mieux considéré par les Allemands que par sa propre équipe américaine. Sur le plan extérieur, Hitler parvint à passer aux yeux du monde entier pour un classique homme d'état, volontariste et capable de grandes choses, pacifiste et humaniste, notamment après son adoubement moral par Coubertin comme grand défenseur de l'Olympisme et de ses valeurs, ce qui acheva de rassurer, voire d'endormir l'Europe à son sujet en dépit de la remilitarisation de la Rhénanie survenue quelques mois plus tôt. Coubertin, alors ruiné (il engloutit sa fortune dans son œuvre olympique) et abandonné par la France depuis son retrait du CIO en 1925, avait succombé aux tentatives de séduction d'Hitler qui vint à son secours : il lui offrit par deux fois une tribune radiophonique ; il lui promis de construire un institut de l'olympisme chargé d'éditer ses écrits non publiés (posthumes et autres) ; il lui proposa une statue ; il lui offrit une rente ; il promit de continuer des fouilles en Grèce et de restaurer des monuments ; il appuya même son nom pour le prix Nobel de la Paix ; surtout, il fit des Jeux de 1936 les plus somptueux qu'il n'y eut jamais, matérialisant le rêve de Coubertin.

5.3) LE JEU OLYMPIQUE

Voilà l'ampleur prise par les Jeux Olympiques à la veille de la mort de Coubertin. Rien ne laissait présager un pareil destin lors de leur restauration. Lorsque « un soir de novembre 1892... exactement le vendredi 25 [dans] le grand amphithéâtre de l'ancienne Sorbonne325 », il annonce son idée de rétablir les Jeux Olympiques, il ne s'agissait que d'une idée de dernière minute, ainsi que le le note Patrick Clastres :

« Comme le révèle le manuscrit de son discours, Pierre de Coubertin n'avait pas prévu initialement de proposer le rétablissement des jeux Olympiques. Il s'apprêtait plutôt à lancer un appel au développement du sport dans l'enseignement secondaire français et dans l'Université, lorsqu'une idée venue de Rome l'a conduit à raturer sa première

325 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., p. 7.

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conclusion.326 »

Cette idée, c'est celle proposée par un « rival » d'organiser des rencontres athlétiques internationales entre étudiants étrangers pour promouvoir la paix. Mis en concurrence avec ce projet, Coubertin décide de se rapproprier cette idée et de l'étendre en l'appliquant non plus à la seule jeunesse, mais à l'universalité des sportifs, et de nommer ce rassemblement « Jeux Olympiques ». Dans le projet pédagogique coubertinien, les Jeux Olympiques sont ainsi un détail presque contingent, à l'image de la construction de ce discours. Le but ? Diffuser le sport dans la société française, notamment dans l'enseignement. Le moyen ? Une compétition internationale. Coubertin craindra en effet par la suite que les Français refusent de transpirer si une émulation internationale et des champions ne venaient les y pousser. Aux Jeux revenaient la mission d'amorcer la pompe sportive, de verser les premières gouttes de sueur du sommet de la pyramide athlétique. D'après la « pyramide » de Coubertin, idée martelée tout au long de son œuvre, le système du sport est, en effet, parfaitement hiérarchique :

« Pour que cent se livrent à la culture physique, il faut que cinquante fassent du sport ; pour que cinquante fassent du sport, il faut que vingt se spécialisent ; pour que vingt se spécialisent, il faut que cinq soient capables de prouesses étonnantes. Impossible de sortir de là. Tout se tient, s'enchaîne.327 »

Du propre aveux de Coubertin, « l'hiver de 1892-1893 se passa sans que l'idée eût le moins du monde "rebondi" dans l'opinion.328 » Il fallut attendre le Congrès de Paris se déroulant du 16 au 24 juin 1894329 pour qu'on en reparla sérieusement, et avant cela un article qu'il fit paraître le 15 juin 1894 dans la Revue de Paris où il disait vouloir célébrer la première nouvelle olympiade dans cette même ville en 1896, « tout en [l']imbibant d'hellénisme330 ». Cette froideur face à une invention sur laquelle tout le monde voudra pourtant mettre la main dessus à peine un quart de siècle plus tard rend bien compte des résistances auxquelles le sport se heurte. Toutefois, l'idée olympique se montra très vite le stratagème le plus efficace pour la diffusion du sport. Elle en fut son cheval de Troie. Derrière « la fête quadriennale de la

326 Patrick Clastres, Jeux Olympiques. Un siècle de passions, op. cit., p. 12. 327 Pierre de Coubertin, « Une campagne contre l’athlète spécialisé », Revue Olympique, juillet 1913, p. 114. Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 55. Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., pp. 217-218. Pierre de Coubertin, « Les assises philosophiques de l’Olympisme moderne (message radiodiffusé à Berlin le 4 août 1935) », op. cit. 328 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., p. 11. 329 Ibid., p. 14. 330 Ibid., p. 19.

106 « REBRONZER LA FRANCE » jeunesse universelle, du "printemps humain"331 », derrière les déclarations de principes philosophiques des différentes chartes, il y a un projet qu'il ne faut pas oublier. L'Olympisme, « philosophie de vie » comme il est désigné aujourd'hui dans la Charte Olympique, cherche moins à « mettre le sport au service du développement harmonieux de l'homme en vue de promouvoir une société pacifique, soucieuse de préserver la dignité humaine332 », qu'à se mettre lui-même au service du sport afin de le faire adopter à la société.

6) Du jeu ancien au jeu vidéo

Peut-être est-il permis, au moins à titre d'hypothèse, d'appliquer certaines des idées présentées jusqu'ici à la question de l'émergence des jeux vidéo. Certes, on est passé des jeux aux sports. Cependant, une tendance très forte est le passage du jeu physique au jeu vidéo. Pierre de Coubertin faisait du sport l'« école préparatoire à la démocratie333 » ; d'une façon analogue, voici ce qu'écrivait Jessie Cameron Herz, l'un des pionniers de la réflexion sur les jeux vidéo, dès 1997 :

« Les jeux vidéo sont l'entraînement parfait pour la vie en cette fin de siècle, où l'existence quotidienne exige une capacité à traiter des informations de plusieurs types simultanément […]. Le poste de travail à un pied dans le cyberespace. […] Ceux qui sont nés avec un joystick possèdent un avantage en nature. […] Les joueurs sont adaptés à un monde qui ressemble de plus en plus à une expérience d'arcade.334 »

La « gamification du monde335 » pourrait bien être le révélateur d'un changement sociologique important marquant les sociétés contemporaines, tant dans la façon dont sont structurés les loisirs qui font désormais partie intégrante des manières d'être des individus, que dans la manière dont ce qui n'est justement pas loisir emprunte ses catégories à ce dernier, établissant ainsi un pont, des homologies entre les valeurs caractérisant les mondes du travail et du repos. On verra par la suite comment les catégories qui définissent les pratiques sportives furent − et sont toujours − utilisées pour penser ce qui n'est pas sport, pour le meilleur et pour le pire ; la gamification désigne un processus similaire, qui use des catégories 331 Ibid., p. 77. 332 Comité International Olympique, « Charte Olympique », op. cit., p. 11. 333 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 140. 334 Cité in Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Zones, 2011, p. 34. 335 Ibid., pp. 230-236.

107 « REBRONZER LA FRANCE » non plus du sport, mais du jeu et en particulier du jeu vidéo, pour par exemple rendre intelligible le réel ou orienter l'appréhension humaine dans le monde. L'analyse de la sportivisation du monde doit par conséquent prendre en compte ce récent développement si elle ne veut pas être déjà obsolète avant même de s'être formulée. Mais par ailleurs, que la gamification constitue un stade ultérieur succédant peut-être à la sportivisation ne rend pas l'analyse de cette dernière inutile : d'une part, sportivisation et gamification peuvent parfaitement opérer d'une manière concurrente et simultanée au cours d'un même moment ; d'autre part, l'analyse du sport s'avère une propédeutique nécessaire à toute analyse de la gamification, en ce que les jeux vidéo eux-mêmes empruntent maintes catégories à l'univers sportif. C'est pourquoi il convient d'analyser dans un premier temps ce qui survit du sport dans les jeux vidéo, ce qui diffère, ce qui est réinterprété.

6.1) LE CORPS VIDÉO-LUDIQUE

La première différence importante entre le sport et les jeux physiques et leurs équivalents vidéo concerne la question du corps. À l'écran, ce ne sont plus des corps physiques qui s'affrontent mais des avatars des joueurs, qui conservent de ce terme emprunté à l'hindouisme l'idée de la manifestation d'une entité dans un ordre ontologique hétérogène. Dans le jeu vidéo, le corps du joueur « en chair et en os » est pixélisé, si bien que sa représentation virtuelle peut bien mourir mille fois sans qu'il ait en réalité à en souffrir directement physiquement, conduisant ainsi à une réduction de la violence physique.

Le statut du corps dans le « sport vidéo » (ou « sport électronique ») reste cependant ambigu. D'un côté, par rapport au sport traditionnel, on s'en débarrasse : celui-ci est virtualisé, dématérialisé de l'autre côté de l'écran, et entre évidemment dans une moindre mesure que dans le sport. Mais d'un autre côté, on le fait persister du côté de l'interface homme-machine dans une proportion beaucoup plus grande qu'avec n'importe quel autre jeu vidéo : la plupart des jeux vidéo de sport font transpirer en faisant s'agiter le joueur le plus vite possible sur sa manette (en particulier les jeux simulant des épreuves d'athlétisme) ; le récent développement des capteurs de mouvement (en particulier avec la Wii et les applications telles que Wii Sports ou Wii Fit, mais également le Playstation Move ou encore le Microsoft Kinect) conduit le joueur à reproduire des mouvements physiques presque semblables à ceux qu'il réaliserait dans un stade. La différence : les lois physiques sont différentes dans le stade et dans l'écran.

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Un même mouvement n'y aura pas les mêmes effets, et l'irrémédiable inégalité qui aurait existé dans un stade entre deux joueurs d'un niveau physique trop différent peut se gommer, si bien qu'il sera plus facile pour le faible d'y battre le fort. Une égalité qui ne serait pas sans le jeu vidéo se trouve ainsi restaurée − mais peut-être au profit d'une autre inégalité quant aux compétences spécifiques de maîtrise du jeu vidéo, laquelle peut engendrer les mêmes problèmes que ceux qui seront étudiés ci-après336 à propos du sport : triche (cheat codes, cracking, hacking), dopage (caféine, voire amphétamines afin de rester éveillé le plus longtemps possible et d'activer ses fonctions cognitives au paroxysme), et lutte contre ces derniers (encore peu ou pas de lutte contre le dopage, mais de nombreux dispositifs destinés à repérer les tricheurs, tant par de la surveillance humaine que logicielle− déjà les vieux flippers « tiltaient » lorsque le joueur leur forçait trop la main).

6.2) LA VIOLENCE NUMÉRIQUE

La thèse d'Elias et Dunning est que le sport opère une limitation de la violence des jeux anciens. Les jeux vidéo limitent-ils quant à eux la violence du sport lui-même ? La violence du pancrace et de la soule était atténuée par leurs formes sportives que sont la boxe et le football ; la violence de ces disciplines est elle-même atténuée dans Fight Night ou Pro Evolution Soccer (pour citer des exemples qui misent sur le « réalisme », la « simulation » des disciplines qu'ils prétendent adapter ; à l'inverse, il existe des jeux vidéo sportifs prenant des libertés plus grandes avec le réel, permettant de s'émanciper très facilement de ce qui bride la pratique concrète) où les joueurs réels ne risquent plus ni KO ni fracture du tibia. Entendue ainsi, le problème de la violence dans le jeu vidéo serait peut-être un faux problème. Elle constituerait un moindre mal en comparaison de la violence dans le sport, et un mal bénin quant à la violence dans les jeux non-vidéo : mieux vaut du sang virtuel que du sang tout court.

Mais ce serait oublier qu'il ne s'agit là que d'une réduction de la violence physique. Le jeu vidéo, en tant qu'il configure un monde avec ses règles et ses lois (tant physiques − la gravité − que sociologiques − par exemple, que l'on recherche la richesse plutôt que la pauvreté), dessine une image en connexion avec la réalité, dans le sens où (le premier) Wittgenstein utilisait ce terme à propos du langage. Si les mots composant les phrases

336 Cf. infra, p. 348.

109 « REBRONZER LA FRANCE » utilisées par le jeu vidéo ne sont que des pixels, il n'en reste pas moins qu'ils renvoient à quelque chose de très concret sans l'être (ils sont un signe), et que quand bien même ils ne renverraient à rien de connu (lorsqu'un jeu vidéo se refuse au réalisme et met en scène des entités imaginaires), les relations qui les connectent entre eux renvoient à quelque chose d'immédiatement tangible. La violence immanente au jeu vidéo, certes diminution de la violence physique, parle un langage que nous pouvons comprendre − car si nous ne le comprenions pas, nous ne pourrions peut-être pas y jouer − qui transmet quant à lui toute la signification de cette violence qui n'a pas besoin de matière pour exister. Il ne s'agit par conséquent d'une réduction de la violence que toute relative et partielle, celle de la violence physique. Peut-être la réduction de la violence qui avait conduit des jeux anciens au sport moderne l'était-elle tout autant ?

6.3) INSTITUTIONNALISATION, UNIVERSALISATION, INTERNATIONALISATION DES RÈGLES ET

AFFRONTEMENTS

On assiste également dans le jeu vidéo à l'institutionnalisation des pratiques, à l'universalisation des règles, à l'internationalisation des rencontres, ce qui est facilité par l'informatique. La codification des règles pose beaucoup moins de problèmes que dans le sport : le jeu vidéo les code en dur (hardcoding) et elles ne sont pas sujettes à discussion car appliquées par cet arbitre intransigeant, insensible et incorruptible qu'est l'ordinateur (quoique certains algorithmes tentent d'implémenter des routines destinées à simuler l'aléa des erreurs d'arbitrage pour rendre la simulation encore plus réaliste − ce qui est un comble), contrairement au sport où elles restent de simples règles de droit appliquées par des humains faillibles. Le développement de l'Internet a pu permettre quant à lui de connecter des joueurs du monde entier afin qu'ils puissent s'affronter sans que les problèmes logistiques du déplacement ou de la neutralité du terrain de rencontre aient à se poser. Les différents principes des classements des participants propre au sport furent repris et élargis, subdivisant les différentes hiérarchies en des ramifications très étendues où se croisent et s'incluent classements mondiaux, nationaux, régionaux et autres catégories, si bien qu'on finit presque nécessairement par trouver un classement dans lequel on se trouve en bonne position.

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6.4) MODÈLES SPORTIF ET GYMNIQUE

Les débats sur la meilleure façon pour une pratique corporelle d'être pédagogique que l'on connaissait entre gymnastes et sportifs traversent également les jeux vidéo. En suivant Mathieu Triclot, trois façons de faire de la politique337 avec les jeux vidéo peuvent être distinguées. Premièrement, imposer explicitement des messages dans le jeu vidéo à des fins plus ou moins avouées de propagande : ce serait là la voie gymnique, qui, comme on l'a vu, imposait lourdement chants et slogans afin de s'assurer de la bonne moralité des pratiquants. Deuxièmement, « en configurant l'espace des possibles à l'intérieur du jeu », de sorte à modeler habilement la subjectivité du joueur selon la liberté qui lui est laissée : ici, ce serait la voie sportive, qui peut faire l'économie de toutes valeurs externes pour en produire de lui- même de façon immanente en laissant simplement les pratiquants agir dans les quelques règles retenues. Enfin, troisièmement, plus subtilement, le jeu vidéo fait de la politique par- delà même règles et slogans en tant qu'on peut le considérer comme un « dispositif » : du seul fait de son existence, le jeu vidéo implique en effet chez le joueur une certaine subjectivité conforme aux présupposés sur lesquels s'érigent les univers virtuels vidéo-ludiques. Comme on le verra dans la suite de ce travail338, cette dimension existe parfaitement dans le sport, en ce qu'il peut être envisagé comme un dispositif de subjectivation.

Le récent essor des serious games semble ainsi rejouer certains des débats qui animèrent jadis gymnastes et sportifs. Les serious games sont en effet une catégorie de jeux vidéo qui posent une finalité qui les déborde. D'une manière semblable au modèle gymnique, un objectif est posé d'entrée, et l'équipe de développement à qui est confiée la réalisation du jeu doit créer un gameplay dont on s'attend qu'il accomplisse cette finalité, et celle-ci seulement : il faut en effet au maximum prévenir les usages déviants et alternatifs qui pourraient être faits du jeu. Par exemple, Cyber-Budget339 fut un jeu de ce type commandité par le ministère du Budget, qui « propose à tout internaute d'approfondir ses connaissances relatives à la gestion des finances publiques d'une façon à la fois interactive et pédagogique ». Comme il s'agit de « remplacer le ministre du Budget » − qui était alors Jean-François Copé − afin de sensibiliser le joueur à cette tâche si critique, on ne s'attend pas par conséquent à ce que l'enseignement du

337 Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, op. cit., p. 211. 338 Cf. infra, pp. 385sq. 339 http://www.cyber-budget.fr

111 « REBRONZER LA FRANCE » jeu soit, ou de discréditer la fonction, ou d'encourager aux politiques de déficit, ou de promouvoir tout autre objectif qui n'aurait pas été clairement défini lors de la phase de conception (l'élection comme député). Comme pour la gymnastique, on exclura tout procédé qui déroge à cette finalité, et on construira un exercice suivant un plan posé a priori. Cependant, il est également possible de suivre le paradigme sportif, de sélectionner un jeu déjà existant, et de le faire ensuite servir l'une ou l'autre finalité. Par exemple, le jeu SimCity est occasionnellement utilisé dans les écoles, collèges et lycées afin de sensibiliser la jeunesse aux problématiques abordées dans les cours de science économique et sociale ou de géographie, où « les élèves doivent montrer qu'ils ont compris le cours340 », alors qu'il n'a pas été réalisé en premier lieu pour cette fonction.

La question du débat entre gymnastique et sport se pose également à un autre niveau dans les cognitive games, que l'on inclue parfois dans la catégorie des serious games. Gymnastique, sport, éducation, entraînement, coaching, compétition, santé, forme, performance, progression sont autant de concepts préexistants aux cognitive games − et même aux jeux vidéo en général − que ceux-ci réinvestissent pleinement. On parlera ainsi aussi bien de gymnastique cérébrale que de sport cérébral, sans toutefois bien distinguer ces deux pratiques. Néanmoins, dans les faits, il apparaît que deux modèles bien distincts de cognitive games se dessinent effectivement suivant ces deux paradigmes souvent antinomiques, quand bien même les concepteurs désigneraient confusément par sport ce qui est gymnique et vice-versa. Les uns suivent en effet un paradigme gymnique où les exercices restent austères et rigoureux, où les jeux sont conçus de tel sorte qu'ils puissent être pratiqués par toute la population, y compris par des « seniors » d'un grand âge a priori étrangers à la culture du jeu vidéo, où les objectifs recherchés sont moins la performance spécialisée dans un seul domaine qu'une polyvalence cognitive équilibrée, où l'on insiste sur les enjeux sanitaires impliqués par ce type de pratique. Les autres suivent quant à eux un paradigme sportif où les concepts de compétition, d'émulation, d'affrontement, de performance, de hiérarchie, de classement sont clairement mis en avant, où la grande majorité des joueurs se recrute dans les catégories d'âge où les fonctions cérébrales sont encore à leur acmé, où l'idée que la réalisation de ces exercices puisse avoir une quelconque application autre que le simple divertissement passe au second plan (ce qui ferait sortir ce type de cognitive games de la

340 Yvan Hochet, « Jeux vidéo, pédagogie ou idéologie ? », in Séminaire de l’ENS-LSH, Lyon, 2008.

112 « REBRONZER LA FRANCE » catégorie des serious games, puisqu'ils n'auraient pour finalité qu'eux-mêmes − même s'ils peuvent être par suite éventuellement instrumentalisés).

Pour les cognitive games à dominante gymnique, une finalité transcendante est posée, où, à la manière de la gymnastique de l'époque de Paz, l'objectif affiché est généralement hygiéniste. Il s'agit ici non plus d'entretenir presque exclusivement son corps et d'apaiser son système nerveux central, mais plutôt d'orienter ses efforts vers son esprit et ses fonctions cognitives, en posant généralement comme objectif celui de la prévention de la neurodégénérescence, et en particulier de la maladie d'Alzheimer par la réalisation de certains exercices. Lorsque les cognitive games gymniques s'adressent non plus aux « seniors » mais aux « juniors », l'objectif ciblé sera moins hygiéniste que pédagogique. On défendra l'idée que la réussite à ces jeux développera des compétences cognitives qui pourront ensuite être transférées et appliquées à des domaines extra-ludiques, comme évidemment à l'école, mais aussi pour les personnes actives dans l'entreprise. Les cognitive games à dominante sportive s'écartent quant à eux de ces objectifs (non pas qu'ils ne puissent pas les servir, mais qu'ils ne constituent pas explicitement la finalité principale, laquelle reste le divertissement) en se rappropriant les outils et procédés utilisés classiquement dans le sport − objectivation des résultats par la quantification de la performance afin de pouvoir les comparer, utilisation de différents classements permettant à chacun de trouver une hiérarchie où sa position est acceptable, relative autonomie du jeu par rapport aux différentes finalités transcendantes − déjà réutilisés par de nombreux autres jeux, et entretiennent éventuellement la croyance chez le joueur qu'il puisse profiter en termes de compétences cognitives d'un bénéfice collatéral du fait de cette pratique ludique.

6.5) VERS UN CYBER-OLYMPISME

S'agit-il toutefois de sport au sens strict ? Certains joueurs d'échecs militent avec insistance pour que leur discipline soit reconnue comme sportive. Le label « sport » reconnu dans les mœurs et les cœurs est à ce point prestigieux qu'innombrables sont les disciplines s'en revendiquant, comme bien sûr les échecs, mais également le billard ou le bridge. En 1854,

113 « REBRONZER LA FRANCE »

Eugène Chapus341 faisait appartenir les échecs au monde du sport ; en 1924, un premier championnat du monde par équipe officieux est organisé à l'occasion des Jeux Olympiques de Paris, en même temps qu'est créée la FIDE (Fédération internationale des échecs) ; à partir de 1952, ces rencontres par équipe prirent le nom d' « Olympiade d'échecs » ; la FIDE fut reconnue par le CIO en 1999, laquelle applique désormais même son règlement antidopage. Afin de ne pas se braquer l'amertume des pratiquants de disciplines très populaires de par le monde, et surtout de ne pas perdre d'influence sur ces FI (Fédérations Internationales) qui lui seront alors affiliées, le CIO peut en effet reconnaître certaines de ces disciplines comme sports et les admettre à titre de démonstration lors de certaines olympiades, ce qui fut donc le cas avec les échecs à Sydney en 2000. Ce n'est pas encore le cas avec les jeux vidéo, où les pratiquants sont contraints de s'organiser en dehors des institutions sportives officielles. Ainsi, depuis l'an 2000, des World Cyber Games342 sont organisés chaque année avec un succès grandissant suivant le même modèle que les Jeux Olympiques : ville hôte différente chaque année, village temporaire destiné à accueillir participants et exposants le temps de la manifestation, épreuves différentes et hétérogènes, équipes nationales, tours qualificatifs pour former ces équipes, cérémonies de remise de médailles. Nul doute que si l'essor des jeux vidéo se poursuit, la question de leur reconnaissance par le CIO se posera un jour au même titre qu'elle s'est posée pour les échecs, ou pour l'intégration de disciplines marginales longtemps boudées telles que le snowboard, le BMX ou le beach volley. Ceci au moins parce que leur organisation autonome en dehors de sa tutelle remet en cause son hégémonie quant à l'institutionnalisation des pratiques ludiques compétitives.

III) COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME

Ce projet sportif et olympique ne manqua pas de faire naître certaines critiques, parmi lesquelles le scepticisme de Charles Maurras (1883-1952). On sait l'ambiguïté qu'il fut. D'un côté un nationaliste intégral, royaliste, antidémocrate et antirépublicain ; un antisémite viscéral, antidreyfusard de la première heure ; un vichyste un temps partisan de Mussolini, favorable aux accords de Munich, initiateur d'Action Française. De l'autre, un grand écrivain,

341 Eugène Chapus, Le sport à Paris, op. cit., pp. 251-276. 342 http://www.wcg.com

114 COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME membre de l'Académie Française343, collaborateur du prestigieux quotidien La Gazette de France, un homme pétri de culture classique, qui connaissait Homère et bien d'autres auteurs par cœur, qui sera proposé pour le prix Nobel de la Paix. Si Charles Maurras nous intéresse, c'est qu'il a, d'une part, personnellement connu Coubertin (tous deux collaboreront à la revue La Réforme sociale, fondée par le sociologue contre-révolutionnaire Frédéric Le Play), et que, d'autre part, il fut envoyé par son journal La gazette de France assister aux premiers Jeux Olympiques restaurés en Grèce en 1896, d'où il écrira les Lettres des Jeux olympiques344. De ce voyage, il reviendra profondément antidémocrate, achevant ainsi une longue mutation intellectuelle qui le fit également passer du catholicisme à l'agnosticisme. Analyser la réception du sport d'une personnalité intellectuelle et politique dont on sait que tant les écrits que les actes furent le terreau de l'extrême droite française permet de situer le phénomène sportif dans ses rapports avec le politique, notamment en ce qui concerne la question du nationalisme et du spectacle sportif. La position de Maurras est nuancée. S'il convient que le sport puisse être un adjuvant éducatif, il s'opposera en revanche férocement au projet de restauration des Jeux par crainte qu'ils ne signent la fin des nations et le début d'un cosmopolitisme profitant aux anglo-saxons, avant de constater qu'au contraire ils exacerbent le patriotisme.

1) Le déclin de la race française

Le 7 mai 1888, Maurras fait paraître dans le quotidien L'Observateur français (quotidien catholique fondé en mai 1887 par Joseph Denais et auquel Maurras participe à partir du 23 décembre 1887) auquel il contribue un article élogieux intitulé « Un sage voyageur » sur Pierre de Coubertin345, qui est un compte-rendu de son ouvrage L'Éducation en Angleterre346 paru cette même année. Maurras s'accorde avec Coubertin sur la nécessité de réformer l'éducation française. « Qui donc se fait illusion sur le peu qu'[elle] vaut ? » Celle-ci ne mêle plus, ou pas assez, l'instruction et l'éducation. Car si d'un coté il faut former à l'intelligence, il ne faudrait pas pour autant oublier une chose essentielle, « la formation de la

343 Il y fut élu en 1938. Son fauteuil et celui de Philippe Pétain seront déclarés vacants en 1945. 344 Charles Maurras, Lettres des Jeux olympiques [1896], op. cit.. Ces lettres font partie d'un ensemble plus large paru en 1901 dans son ouvrage Anthinéa. 345 Ibid., pp. 149-152. 346 Pierre de Coubertin, L’éducation en Angleterre, collèges et universités, Paris, Hachette, 1888.

115 COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME volonté ».

« Le grand acte d'accusation, c'est nous qui le portons, nous la récente génération, les derniers produits de l'éducation française, nous qui, au sortir du collège ou du lycée […] constatons les lacunes de notre structure morale. »

L'école rate quelque chose. Peut-être parvient-elle à remplir des têtes. Peut-être parvient-elle, c'est moins sûr, à faire des têtes bien faites. Une chose est sûre : elle est en échec pour ce qui est de structurer la moralité. Maurras invoque les témoignages de Paul Bourget, un des premiers à faire connaître les travaux de Freud en France, auteur des Essais de psychologie contemporaine (1883) et des Nouveaux essais (1885), pour qui « la jeunesse contemporaine traverse une crise. Elle offre les symptômes […] d'une maladie de la vie morale arrivée à son période [degré] le plus aigu » et de Jules Vallès, le célèbre insurgé de la Commune de Paris, qui a, selon Maurras, très bien écrit dans le Bachelier, le deuxième tome de sa trilogie autobiographique, « l'histoire des déclassés, des ratés, des fruits secs, vieux camarades ». Il convient de reprendre la jeunesse en main. Une dégénérescence se fait sentir dans la « race » dont l'éducation actuelle est la principale coupable. « Il ne serait pas difficile de déduire des cruautés et des immoralités de cette éducation les trois quarts des maux qui affligent la jeunesse contemporaine. »

2) La solution pédagogique anglaise

D'où toute la pertinence du « benchmarking » réalisé par Coubertin sur l'éducation en Angleterre. Peut-être convient-il d'étudier comment les autres peuples éduquent leur jeunesse, peut-être faut-il s'en inspirer ? La pédagogie anglaise, d'après Maurras qui synthétise Coubertin, se caractérise par deux points essentiels. « Esprit d'individualisme et tendance à s'associer : ces deux traits sont loin de s'exclure. » Ceci reposant sur une anthropologie :

« Qu'est-ce qui fait la personne humaine ? […] C'est une volonté recouverte de muscles élastiques et durs... Et quel est le but de la vie ? Les Anglais pensent que c'est l'action. Savoir en vue de pouvoir : la devise est née en France, mais eux s'y conformaient avant qu'on la formulât chez nous. »

Quel est le programme de toute l'éducation anglaise ? « Former des corps et des

116 COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME caractères avant d'y loger des esprits, et ces esprits les appliquer à un objet immédiat, voilà leur programme d'éducation.347 » En somme, mens sana in corpore sano : comme le remarquait Maurras dans son article du 20 juin 1894, « le vieux proverbe de mens sana à la force d'un axiome ». L'instrument que les Anglais utilisent pour parvenir à concilier l'inconciliable, l'individualisme et l'esprit d'association, Coubertin l'a bien trouvé : il s'agit du sport.

« "Jeunes gens, craignez Dieu et faites des marches forcées !" Les sports peuplent les écoles publiques d'une jeunesse drue, sanguine et bien vivante. Elle croît en plein air et, sans l'intervention du maître, elle pourvoit à l'entretien et au fonctionnement de tous ses jeux ; elle commence donc à acquérir par là un certain esprit d'initiative […]. Sur les coteaux d'Harrow-on-hill ou sous le parc d'Eton, au bord de la Tamise, les futurs pionniers de l'Angleterre s'exerceront à la liberté dangereuse, à la lutte, à l'existence. »

Maurras se méfie déjà à cette époque de l'Angleterre. Mais malgré toutes ses réticences, il demeure convaincu que « les réformes à exécuter doivent certainement être dirigées dans le sens que nous indique Coubertin, sage voyageur348 ». C'est en effet « ce manque d'air, cet absurde système de discipline, cette suppression de l'initiative chez l'enfant, cette rareté des jeux, qui ont transformé nos établissements en de véritables lieux d'infection ou de ramollissement moral ».

3) Le piège olympique

Cependant, l'enthousiasme de Maurras pour le projet pédagogique de Coubertin n'est égalé que par le mépris qu'il affiche au Coubertin désirant restaurer les Jeux Olympiques. Ce sentiment s'est construit en plusieurs étapes. C'est d'abord cet article intitulé « L'Internationale du sport349 », qui paraît dans La Gazette de France le 20 juin 1894, et qui sera repris plus tard à l'article « Sport » dans son Dictionnaire politique et critique. La seule ironie du titre de l'article suffit à laisser présager de son contenu. Six ans après son apologie du dessein de Coubertin, Maurras en vient à blâmer son nouveau projet, celui de restaurer les Jeux

347 Charles Maurras, Lettres des Jeux olympiques [1896], op. cit., p. 151. 348 Ibid., p. 154. 349 Ibid., pp. 153-156.

117 COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME

Olympiques. Le ton de son article se fait nettement plus tranché et méprisant à ce sujet. Pourtant, le diagnostic sur le mal de l'époque est identique. Toujours, « la race française » s'amollit.

« On nous rend les Jeux olympiques, et l'idée n'est point méprisable de rendre à la race française, par les exercices violents, ce que cent ans de vie bourgeoise et bureaucratique lui ont ôté, je veux dire l'énergie physique, l'adresse et toutes les qualités premières qui sont semences de vertu. »

Toujours, ça n'a pas changé depuis 1888, « le vieux proverbe de mens sana a la force d'un axiome ». L'idée de faire suer la « race » française n'effraie pas Maurras, bien au contraire : c'est là le seul moyen de la prévenir de la décadence.

« Un Pascal, un Leopardi se peuvent mal porter et nous donner, par accident, des témoignages irrécusables d'une prodigieuse activité mentale : jamais peuple amolli et débilité n'égalera aux diverses industries de la réflexion ou de l'art un peuple sain, rompu à de salutaires travaux.350 »

On l'a dit, Maurras est un humaniste – dans le sens de l'étudiant en humanités – qui connaît ses lettres par cœur. Il accueille favorablement l'idée de renouer avec l'héritage grec. Il était enthousiaste au sujet d'une pédagogie sportive, il ne peut être que plus satisfait encore d'une civilisation qui reviendrait à sa source antique et qui, par le symbole des Jeux Olympiques, parachèverait la Renaissance. Rien, jusqu'ici, qui ne contredise le Maurras de 1888. L'idée des Jeux Olympiques est ainsi accueillie favorablement dans son principe, tant sportif qu'antique.

Mais ce n'est, justement, qu'un accord de principe. Là où Maurras s'écarte, c'est sur la forme donnée au projet qui est pour lui tellement contestable qu'elle en finit par en dénaturer le fond.

« On nous rend les "Jeux olympiques modernisés" ; et ceci est déjà moins bien. Ce mot de "moderne" est toujours prêt à cacher la grosse sottise […]. Les Jeux olympiques modernisés seront internationaux […]. Cela veut dire anglais […]. Tout 350 Une trentaine d'année plus tard, Hitler écrivait dans Mein Kampf : « Dans la majorité des cas, un esprit sain et énergique ne se trouve que dans un corps sain et vigoureux. Le fait que des hommes de génie sont parfois d'une constitution peu robuste, ou même maladive, n'infirme pas ce principe. Il s'agit alors d'exceptions qui, comme partout, confirment la règle. Mais quand un peuple se compose en majorité d'hommes physiquement dégénérés, il est extrêmement rare qu'un esprit vraiment grand surgisse de ce marécage. » Adolf Hitler, Mon Combat [1926], op. cit., p. 406.

118 COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME

internationalisme, tout cosmopolitisme déguise presque à coup sûr de l'anglomanie […]. Qu'est-ce donc […] que la vie cosmopolite si ce n'est la vie anglaise ?351 »

Maurras ne pouvait être plus clair. Derrière les Jeux Olympiques « modernisés » de Coubertin se cache « l'anglomanie », cette même anglomanie de laquelle Maurras défendait Coubertin dans son article de 1888 où il écrivait que « peut-être une paire de niais s'accordera- t-elle à traiter l'auteur d'anglomane » mais qu'il fallait bien s'en garder, ne serait-ce que parce que « son style est très français, son observation également ». On peut supposer que la paire de niais ne devait alors désigner nul autre que Maurras lui-même, lequel devait déjà soupçonner le Baron de cette tare anglomane, mais à qui il était prêt à l'époque à accorder le bénéfice du doute. Maurras ne s'embarrasse plus de cette précaution aujourd'hui et en passe directement aux accusations. Qu'entend précisément Maurras par anglomanie ? Certes « la vie anglaise imitée de façon stupide », mais également bien plus. Maurras croit déceler dans la mentalité anglaise les germes de l'idée de cosmopolitisme, d'internationalisme, qui se répand dans les esprits des élites européennes, et qui donnera naissance plus tard à rien de moins que l'Europe.

Cosmopolitisme et internationalisme : Maurras établit parfois la distinction entre ces deux notions ailleurs que dans le présent texte. Le cosmopolitisme désignerait le passage pour des peuples de leurs identités particulières à une identité commune abstraite. L'internationalisme en revanche enjoindrait les peuples à sortir de l'isolationnisme pour se fréquenter, mais sans pour autant délaisser ces identités. Coubertin paraît établir une distinction semblable352, mais demeure quoi qu'il en soit aux yeux de Maurras un odieux « cosmopolite ». « Citoyen du monde » : voici le gros mot, qui définit le way of life anglais – on dirait aujourd'hui américain. Comment Maurras, lui le nationaliste, lui l'anglophobe, pourrait-il ne pas être opposé à un tel dessein ? En pleine Seconde Guerre, durant laquelle il prétendra tracer une illusoire troisième voie entre le « clan des ya » et le « clan des yes », il s'exclamera « l'Allemagne est l'ennemi numéro 1, l'Angleterre, l'ennemi numéro 1 bis ». C'est dire combien tout ce qui pourrait servir l'intérêt anglo-saxon lui paraît suspicieux et périlleux.

351 Charles Maurras, Lettres des Jeux olympiques [1896], op. cit., p. 154. 352 Voir notamment Pierre de Coubertin, « Does Cosmopolitan Life Lead to International Friendliness? », The American Monthly Review of Reviews, vol. 17, 1898, pp. 429-438.

119 COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME

4) Le sport, cheval de Troie du cosmopolitisme anglais

C'est d'abord dans le vocabulaire du sport, d'après Maurras, que cette anglomanie se fait sentir. La langue française, et celle de toutes les nations, est de plus en plus polluée par un vague sabir venant d'outre-Manche.353 Maurras remarque que nombre de sports ont des origines françaises354 : le football était ainsi appelé, selon lui, la « boule à pied » au XVe siècle ; le polo la « boule à la crosse » ; le croquet le « jeu de mail » ; le tennis355 le « jeu de paume ». Le mot « sport » lui-même ne prend-il pas ses racines étymologiques dans le français « desport » ? « Pourquoi faut-il que personne ne songe plus à les appeler de leur nom ? Une étiquette anglaise est indispensable, paraît-il. Tel est du moins l'avis de l'Univers sportif.356 » Le sport semble si lié à l'identité anglaise qu'une discipline ne paraît pas en être une si le terme qui sert à la désigner n'a pas de consonance britannique. D'où la conséquence que plus le sport se diffuse, plus la langue anglaise se répand tout en détruisant les autres.

« M. Charles Richet357, qui nous annonçait l'autre année [en 1895] qu'au vingtième siècle l'Amérique entière parlerait anglais, disait trop peu : l'Europe est menacée du même sort. C'est l'Internationale sportive qui sera l'ouvrière de cette délicieuse unification si l'on y met bon ordre. »

Cette fin de phrase étant bien entendu ironique, Richet devant s'enthousiasmer de cette fin de la Babel, et Maurras de s'en angoisser.

Voilà où se trouve le danger du sport lorsque celui-ci veut être plus qu'un simple instrument pédagogique ; il devient un niveleur des identités linguistiques des peuples, et

353 De pareils débats ont lieu dans d'autres pays, comme par exemple en Italie. Pierre Arnaud, « Les deux voies d’intégration du sport dans l’institution scolaire », in Pierre Arnaud, Thierry Terret. Éducation et politiques sportives, Paris, CTHS, 1995, p. 22. 354 Il s'agit de la thèse historiographique de la continuité entre les pratiques anciennes (jeux traditionnels, voire jeux antiques) et le sport moderne. Comme on l'a vu (par exemple supra, pp. 48sq), cette thèse est discutable, puisque c'est davantage une rupture entre ces deux types de pratiques qui apparaît à l'analyse. Cette thèse de la continuité est cependant populaire à la fin du XIXe siècle, Jean-Jules Jusserand, l'un des premiers historiens à s'intéresser aux pratiques corporelles, la retenant : « Les exercices athlétiques sont à la mode aujourd'hui en France ; ce n'est pas une mode nouvelle, et ce n'est pas une mode anglaise, c'est une mode française renouvelée » Jean-Jules Jusserand, Les Sports et jeux d’exercice dans l’ancienne France, op. cit., p. 1. 355 Jusserand rappelle que le terme « » viendrait d'une déformation anglaise à partir de l'exclamation française « Tenez ! », qui est proférée au moment du service. Ibid., p. 265. 356 Charles Maurras, Lettres des Jeux olympiques [1896], op. cit., p. 155. 357 Charles Richet (1850-1935), physiologiste, académicien des sciences, prix Nobel en 1913, grand pacifiste, pionnier de l'aviation, partisan de l'espéranto, mais aussi adepte du paranormal et diffuseur de la métapsychologie, et surtout convaincu dans les thèses de l'eugénisme et de la supériorité de certaines races – la blanche – sur d'autres.

120 COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME derrière cela un niveleur des identités tout court. En un mot, un créateur de cosmopolitisme. Si on le laisse faire, il n'y aura bientôt plus qu'une seule nation, sans racines car abstraite et émancipée des identités. Cette nation aura cependant un nom : l'Angleterre. « M. Pierre de Coubertin mène la campagne. Il s'est fait l'ennemi de tous les peuples connus, à la réserve des Anglais. » Maurras confesse avoir « beaucoup approuvé autrefois M. de Coubertin ». Mais c'était alors cet homme qui voyageait sagement dans le monde et parcourait les nations à la recherche de ce qui se faisait de mieux pour ensuite venir l'importer en France. Il aurait aimé que Coubertin se contente de faire comme Charles V qui ne voulut imiter des Anglais que leur dextérité dans le tir à l'arc.358 Ou mieux : qu'il fasse comme « ces Romains de Montesquieu qui savaient emprunter les meilleures armes des peuples avec qui ils avaient fait la guerre ». Le sport en tant qu'instrument éducatif pouvait se montrer une arme décisive, une poudre encore plus puissante que la gymnastique amorosienne. Il fallait le prendre aux Anglais pour renforcer la jeunesse française pour qu'ensuite celle-ci soit capable de leur résister.

« Sans son anglomanie, M. Pierre de Coubertin avait […] une belle carrière à courir. J'espérais qu'il y entrerait. » Au lieu de quoi Coubertin perdit son âme, attiré par l'Angleterre comme un Montesquieu ou un Voltaire en leur temps. Reste que les Jeux Olympiques ne sont pas une sotte idée. Il ne manque pas grand chose pour que le projet soit fécond. Pour Maurras, l'erreur du trop cosmopolite Pierre de Coubertin tient dans son empressement à vouloir oublier les frontières et les identités, à vouloir des Jeux internationaux. Des Jeux nationaux suffiraient. « Des olympiades françaises, c'est-à-dire, à mon sens, interprovinciales.359 » Coubertin veut une nation-monde alors que la nation-France n'existe par encore.

« Les excès de la centralisation jacobine et impériale n'ont pu effacer de chez nous la diversité des caractères provinciaux. Qu'on le veuille ou non, il y a, dans l'unité française, divers peuples français, divers dialectes français, comme il y avait à Olympie, dans le Koinon hellénique, des dialectes grecs et des peuples grecs. »

Maurras connaît ses lettres et ses Grecs. Ce n'est qu'au temps de Pausanias, lorsque le déclin de l'hellénisme était consommé, que les Barbares purent participer aux Jeux. Avant cela, lorsque la Grèce connaissait son acmé, seuls les Hellènes étaient admis, et les Jeux

358 Les historiens expliquent en effet que les défaites de l'armée française face à l'armée anglaise à Crécy (1346) et à Azincourt (1415) étaient, entre autre choses, dues à la supériorité des archers anglais face aux arbalétriers français. 359 Charles Maurras, Lettres des Jeux olympiques [1896], op. cit., p. 156.

121 COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME jouaient ainsi un rôle fédérateur, recréaient une unité parmi les cités grecques dont on sait combien elles étaient le reste du temps dispersées et rivales, hormis dans la guerre contre les non-Grecs. La « modernisation » des Jeux Olympiques de Coubertin feint de méconnaître cette réalité. S'ils s'étaient cantonnés à la seule France, ils auraient pu être « une école de patriotisme au lieu d'un nouveau centre de confusion et d'anarchie ». Les Jeux peuvent être un formidable vecteur fédérateur et patriotique. L'erreur de Coubertin est de les dédier à une hypothétique nation-monde en lieu et place de la seule France.

La question de régionaliser les Jeux sera franchement débattue au CIO, d'abord en 1921 au Congrès de Lausanne où fut discutée la légitimité pour le roi Carol de Roumanie d'organiser des Jeux d'Europe centrale afin d'asseoir son leadership360 ; puis à l'occasion de la session de 1923 du CIO, où des projets de Jeux Africains, de Jeux sud-américains (qui eurent déjà lieu en 1922), et de Jeux d'Extrème-Orient seront présentés, ces derniers étant les seuls à rencontrer du succès361. Coubertin partage en partie l'analyse de Maurras sur la finalité de Jeux régionaux ou interprovinciaux, à savoir, le renforcement des identités. Raison pour laquelle, sans y être radicalement hostile, il se montre sceptique :

« Si on laissait s'implanter, se consolider tous ces "Jeux", qui prétendaient s'organiser en Irlande, en Pologne, en Catalogne, dans les Balkans, aux Indes, dans le "Proche- orient", il en pouvait résulter des fissures dans le bloc olympique. […] Ceux qui les concevaient et cherchaient à les mettre sur pied nourrissaient des arrières-pensées nationalistes ou confessionnelles, qui finiraient par faire dévier l'ensemble du mouvement.362 »

Coubertin voit clair dans le jeu de ceux qui veulent les Jeux pour leurs propres régions. Ce qu'ils désirent, c'est les utiliser dans des fins fédératrices et faire passer l'idéal sportif olympique au second plan. Maurras a donc parfaitement anticipé dans son analyse la potentialité patriotique des Jeux, en quoi ils pourraient être un ciment permettant d'assembler les différentes briques d'un peuple, pour peu qu'on se restreigne à une utilisation qui ne soit pas cosmopolite mais simplement intérieure à une nation. Ironie du sort et du sport : l'Empire Britannique tant honni par Maurras suivra très précisément la suggestion de ce dernier afin de renforcer ses liens internes. Les Jeux du Commonwealth ont ainsi lieu tous les quatre ans

360 Jean-Pierre Augustin et Pascal Gillon, L’Olympisme. Bilan et enjeux géopolitiques, op. cit., p. 23. 361 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., pp. 180-183. 362 Ibid., p. 164.

122 COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME depuis 1930363 et ne voient s'affronter exclusivement que des équipes y appartenant (actuellement 71, qui ne représentent elles-mêmes pas toujours des unités politiques parfaitement autonomes et reconnues, comme l'île de Man ou les îles Cook). Depuis 1989, soit près d'un siècle après que Maurras en ait formulé le vœu, les Jeux de la Francophonie imitent pâlement cet exemple, avec un très maigre succès en comparaison de l'équivalent britannique.

5) Le « Kriegspiel » des Jeux d'Athènes

Toujours est-il qu'après cet article violent, Maurras fut envoyé par son quotidien La Gazette de France à Athènes pour couvrir les premiers Jeux Olympiques restaurés en 1896. Il écrivit de là-bas six lettres qui seront aussitôt publiées. Maurras n'a rien d'un journaliste sportif. Les trois premières lettres sont aussi vides d'informations sur les événements sportifs qu'elles sont riches de descriptions sur la Grèce. C'est son œil d'helléniste qui se plaît à d'abord guider sa plume. Il faut attendre la quatrième lettre titrée « Les nations dans le stade et la course de marathon », publiée le dimanche 19 avril 1896 dans La Gazette et relatant visiblement les événements du vendredi 10 avril, pour que Maurras se fasse enfin l'écho de ce qu'il voit dans le stade, et surtout, pour qu'il mette à l'épreuve des faits son hostilité quant à ces Jeux qui avaient, selon lui, perdu leur âme avec leur modernisation. Honnête, il débute sa lettre en rappelant le préjugé négatif avec lequel il est venu, tout en présentant sous une forme ramassé l'argumentation sur laquelle il se fonde.

« L'Internationale des Jeux me déplaisait. J'y craignais la profanation d'un beau nom, assaisonnée d'un contresens […]. Des olympiades grecques étaient possibles quant il existait une Grèce. Depuis la Réforme, surtout depuis la Révolution française, il n'y a presque plus d'Europe : qu'allaient signifier des olympiades ouvertes au monde entier ? Enfin, ce mélange de races menaçait d'aboutir, non à l'intelligente et raisonnable fédération des peuples modernes, mais aux vagues désordres du cosmopolitisme. Or […] à qui reviennent tous les bénéfices du cosmopolitisme ? Au moins cosmopolite des peuples, à la plus nationaliste des races, à l'anglo-saxonne.364 »

Cependant, Maurras accepte à cette occasion de se défaire de ses préjugés. Il entend se 363 Sandy Duncan, « Les Jeux du Commonwealth », Revue Olympique, août 1978, pp. 519-521. 364 Charles Maurras, Lettres des Jeux olympiques [1896], op. cit., p. 58.

123 COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME saisir de cette occasion pour porter un regard neutre sur les Jeux et en tirer des conclusions neuves et objectives dont on ne pourra pas dire qu'elles aient pu être biaisées.

« Il ne s'était jamais offert occasion aussi favorable pour essayer de distinguer exactement le cosmopolitisme, qui n'est qu'un mélange confus de nationalités réduites ou détruites, d'avec l'internationalisme qui suppose d'abord le maintient des différents esprits nationaux.365 »

Or, à peine ses premiers instants passés dans le stade, toutes les inquiétudes qu'il put nourrir à l'encontre de l'Olympisme vont s'envoler, au point que notre auteur n'hésite pas à parler à son propre sujet d'une « conversion ». Après le Maurras partisan du Coubertin pédagogique, après celui adversaire du Baron olympique, en voici désormais un troisième. Plutôt que « les vives remontrances de M. Pierre de Coubertin, le zélateur de l'entreprise », fallait-il que Maurras vît de ses propres yeux les Jeux Olympiques pour qu'il se ravise et devienne convaincu de la pertinence de ce projet pacifiste, lui que l'on proposera, tout comme Coubertin, pour le prix Nobel de la Paix en 1936 ? En fait, si Maurras revient sur son jugement d'avant Athènes, ce n'est pas pour rallier les positions humanistes de Coubertin, mais au contraire pour annoncer que les Jeux Olympiques ne sont en rien opposés à ses propres positions. Cette conversion n'est non pas celle qui le ferait désormais adopter le cosmopolitisme, dont il reste toujours un farouche ennemi ; cette conversion, c'est celle qui le fait aimer les Jeux précisément parce qu'ils desservent le cosmopolitisme.

Avait-il peur qu'ils l'encouragent ?

« Il n'y aurait rien à craindre de ce côté, par la bonne raison que, de nos jours, quand plusieurs races distinctes sont mises en présence et contraintes de se fréquenter, elles se repoussent, s'éloignent dans l'instant même où elles pensent se mélanger.366 »

C'est Maurras lui-même qui souligne, comme pour signaler qu'il donne là une loi sociologique importante – il invoque à la phrase suivante l'autorité de Paul Bourget – ayant valeur universelle, et qu'illustre parfaitement l'exemple des Jeux. « Loin d'étouffer les passions nationales, tout ce faux cosmopolitisme du Stade les exaspère. Je suis loin de m'en plaindre. »

365 Ibid., p. 59. 366 Ibid.

124 COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME

Pensait-il qu'ils seraient le cheval de Troie des Anglo-saxons ?

« Les modernes olympiades auront peut-être l'avantage de montrer aux peuples latins le nombre, la puissance, l'influence, les ambitions croissantes et encore le point faible ou vulnérable de ces audacieux prétendants à la tyrannie.367 »

Les Jeux sont là pour montrer à toutes les races le projet que les Anglo-américains n'osent pas avouer : triompher de tout et de tous. Par la confrontation avec les autres nations, leur projet sera clair à tous et nul ne pourra dire qu'il ne savait pas − et la désapprobation d'une partie du public face aux mœurs parait-il grossières des Américains lors de ces premiers Jeux est déjà un premier pas décisif selon lui. De plus, dans ces combats qui les opposent aux autres, ce sera le moment de diagnostiquer leurs forces et faiblesses, de débusquer leur talon d'Achille dès leur sortie de ce cheval de Troie.

Était-il persuadé que seuls des Jeux interprovinciaux pourraient susciter le patriotisme ? La désapprobation d'un combat de lutte entre deux Grecs lui prouve le contraire. « De tous les points du Stade, le peuple entier proteste […]. On n'admet point le sacrilège, on ne veut pas de lutte entre les hommes de même langue et de même sang.368 » On accepte de se battre contre l'autre, pas contre le même. La célèbre affirmation de Freud, « il est toujours possible de lier les uns aux autres dans l'amour une assez grande foule d'hommes, si seulement il en reste d'autres à qui manifester de l'agression369 », ne trouve pas meilleure illustration. Tout comme ce peuple grec uni comme un seul homme derrière son « marathonomaque » Spiro Louys370, vainqueur du premier Marathon moderne, symbolise le patriotisme. Maurras a toutes les raisons de se réjouir.

Il n'y a donc pas de cosmopolitisme. Les identités ne s'effacent pas dans le sport et les rencontres internationales : elles s'y affirment. Il n'y a pas non plus d'impérialisme « Yankee » : la race anglo-saxonne prend le risque de trop s'y dévoiler et voit son arme se retourner contre elle. Le patriotisme ne disparaît pas : au contraire, il se renforce. Cela suffit à Maurras pour clore sa lettre sur une prophétie qui hélas! a trouvé sa confirmation dans le ténébreux XXe siècle.

367 Ibid., p. 60. 368 Ibid., p. 61. 369 Sigmund Freud, Le malaise dans la culture [1929], Paris, PUF, 2007, p. 56/473. 370 Charles Maurras, Lettres des Jeux olympiques [1896], op. cit., p. 63.

125 COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME

« On le voit, les patries ne sont pas encore détruites. La guerre, non plus, n'est pas morte. Jadis les peuples se fréquentaient par ambassadeurs […]. Maintenant les peuples se vont fréquenter directement, s'injurier de bouche à bouche et s'en...ler cœur à cœur. La vapeur qui les a rapprochés ne fera que rendre plus facile les incidents internationaux.371 »

Deux jours plus tard, dans sa lettre sur la « Clôture des Jeux olympiques » parue dans La Gazette le 22 avril, Maurras écrit :

« Je sais bien que les laideurs [du cosmopolitisme] que je redoutais ici n'ont point paru. Une assemblée d'origine ou d'institution cosmopolite est devenue, en dépit des oraisons de nos philanthropes, l'heureux champ du concours des races et de langues. La nature contre laquelle on conspirait en a mieux fait entendre la souveraineté de ses lois.372 »

On aura beau faire, on pourra tout tenter pour domestiquer l'agressivité, pour mettre fin aux nations, rien n'y fera. Existe naturellement dans les hommes un fond d'hostilité irréductible qui les pousse à s'affronter et à haïr l'autre. Tous les stratagèmes du cosmopolitisme tentés par les pacifistes, les philanthropes sont vains et ne font qu'au contraire renforcer et radicaliser les tensions, comme s'il y avait une « ruse de la race » qui ferait que sa cause triomphe même dans les mécanismes qui lui sont a priori les plus hostiles. Avec son sport, avec ses Jeux, Coubertin croyait éteindre un feu. Il n'a fait que l'attiser et lui donner du combustible.

Que retenir de ce voyage olympique de Charles Maurras ? Ce « nationaliste intégral », d'accord avec Coubertin sur le projet de régénération de la race française, fut en premier lieu effrayé par le cosmopolitisme ennemi des nations revendiqué par l'olympisme. Mais son expérience de spectateur lors de ces tous premiers Jeux de l'époque moderne suffit à dissiper ses craintes, en lui prouvant que le « sport-spectacle » exacerbe au contraire les passions nationalistes. Face à ces critiques qui minent dans leurs fondations le projet pacifiste des Jeux dès leur première édition, Pierre de Coubertin est resté sourd. Mais pas muet : après avoir lu ces Lettres des Jeux Olympiques dans Anthinéa, Coubertin s'est félicité dans un compte-rendu de la « conversion » de Maurras. Malheureusement, sans en saisir toute la portée − ou peut-

371 Ibid., p. 143. 372 Ibid., p. 80.

126 COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME

être en en taisant les véritables raisons, presque au prix d'un énième « noble mensonge ».

« C'est une victoire au compte de l'athlétisme […]. M. Charles Maurras s'est converti à notre œuvre et sa conversion en provoquera d'autres. Nous l'en remercions.373 »

D'autre conversions au cosmopolitisme, ou bien au nationalisme ?

373 Pierre de Coubertin, « Quelques livres », Revue Olympique, avril 1902, p. 31.

127 COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME

5.1) ENCADRÉ : SPIRO LOUYS, LE PREMIER MARATHONOMAQUE

Le vendredi 10 avril 1896 (le 29 mars selon le calendrier grec de l'époque), à 1 heure 56 minutes et 30 secondes fut donné à Athènes le départ du premier marathon de l'histoire. Il y avait bien eu un marathon avant. Celui couru par ce soldat inconnu athénien pourtant connu sous le nom d'Euclès Thersippou ou de Thersippos Ereous, tout chargé de ses armes et de la mission d'annoncer la victoire de l'armée de Miltiade sur les Perses de Darius en 490, à l'occasion de la première guerre médique. 2386 ans plus tard, c'est à l'occasion des premiers Jeux Olympiques – modernisés pour Maurras, restaurés pour Coubertin – que l'on fit courir « une distance énorme – entre 42 et 44 kilomètres – et propre à être jugée déraisonnable374 ». L'idée provenait cette fois-ci non de ce dernier mais de l'enthousiasme de M. Michel Bréal, qui décida même d'offrir une Coupe − la « Coupe de Marathon » − à l'occasion de cette course.375

42 kilomètres ? 44 kilomètres ? Dans le programme des Jeux Olympiques publié dès janvier 1895 dans la toute jeune Revue Olympique, l'organe de « propagande » du mouvement olympique, la distance annoncée était de 48 kilomètres.376 Dans les Mémoires du Baron Pierre Fredy de Coubertin où ce programme est reproduit, celle-ci n'est plus mentionnée.377 Aujourd'hui, on s'accorde pour dire que le chemin choisi pour relier Marathon à Athènes était long de peu ou prou 40 kilomètres. Ce n'est en effet que bien plus tard, en 1921, que l'on prit pour référence la distance du marathon couru à Londres à l'occasion des Jeux Olympiques de 1908 tenus dans cette même ville, et qui était précisément de 26 milles et 385 yards, c'est-à- dire de 42,195 kilomètres : ce lieu qui déjà donnait le pas des méridiens devait aussi donner celui du marathon.

L'imprécision de la distance courue à Athènes n'a d'égale que la précision de l'heure où le départ fut donné, que l'on connaît grâce à Charles Maurras, l'un des 13 journalistes français dépêchés pour assister à ces premiers Jeux, le même qui plus tard fondera Action française, mais qui pour l'instant n'est que simple correspondant pour le grand quotidien de l'époque La Gazette de France. 1 heure 56 minutes 30 secondes, donc, selon Maurras. Pour d'autres, c'est

374 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., p. 40. 375 « Nouvelles diverses », Revue Olympique, octobre 1894, p. 4. 376 « Programme des Jeux Olympiques de 1896 », Revue Olympique, janvier 1895, p. 1. 377 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., p. 31.

128 COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME

à quatorze heures vingt-cinq que le pistolet du starter se fit entendre378 − mais Maurras était sourd, d'où peut-être la confusion.

Quoi qu'il en soit, 2 heures 58 minutes et 50 secondes plus tard, Spiridion Louys, 23 ans, franchît la ligne d'arrivée en vainqueur. Spiridion ? Ainsi le nomme Coubertin, quand d'autres utilisent Spiridon ou Spiridyon. Pour Maurras, qui se sent l'intime de tous les Grecs parce qu'il cultivait ses lettres et Homère par cœur, ce « coureur revêtu du maillot blanc et bleu », c'est simplement Spiro, qui « s'engouffre dans l'allée profonde du Stade à travers les éclats redoublés de mêmes clameurs. – Ô nikitis ! Ô nikitis ! Zitôt ! "Le vainqueur ! Le vainqueur ! Vive !"379 »

Ils devaient être 25 au départ mais ne furent que 17 à partir lors de l'explosion. Seuls 10 parviendront jusqu'aux portes du stade athénien. Parmi eux, ce Grec. Un berger, un paysan de Maroussi en Attique, qui avait appris l'existence de ces Jeux presque en même temps que ceux-là se déroulaient. Un « improvisé », comme dit Coubertin.380 C'est devant les icônes et parmi la clarté des cierges qu'il passa la nuit précédant sa victoire dans les méditations qui achevaient sa préparation, dont la base était le jeune et la prière, loin de tout principe d'entraînement scientifique.

Plus de soixante mille spectateurs acclamèrent son entrée dans le stade. Le prince Constantin et le prince Georges le portèrent devant le marbre du trône du roi. Le peuple grec exultait enfin. Les Dieux du Stade ne leur avaient pas étaient favorables depuis le commencement des Jeux. Enfin ! une première victoire grecque.

Au départ, Spiro était pourtant loin d'avoir course gagnée. Les Grecs eux-mêmes n'auraient peut-être pas parié sur ce cheval. N'avait-il pas franchi la ligne d'arrivée qu'à la cinquième position deux semaines plus tôt lors des qualifications ?

La course fut d'abord menée par le Français Lemusiaux, qui était suivi de près par l'Australien Flack, déjà vainqueur sur 800 m et 1500 m, et le Hongrois Kellner. Derrière eux, les coureurs Grecs et le premier d'entre eux, Ioannis Lavrentis. Spiro est encore loin. Mais la course se durcit, et à mesure que les kilomètres défilent, des concurrents défaillent. Spiro choisit – sagement ? – de s'arrêter dans une auberge où il avala cul sec un verre de rouge et 378 Charles Maurras, Lettres des Jeux olympiques [1896], op. cit., p. 62. 379 Ibid., p. 63. 380 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., p. 40.

129 COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME demanda où en étaient les autres concurrents. À peine promit-il de remporter la course qu'il entama sa remontée, dépassant tour à tour Lemusiaux, qui abandonna après s'être fait soigné, et Flack, qui s'écroula inconscient dans une voiture après avoir meurtri un spectateur.

Pendant ce temps, le stade est silencieux et peine à se distraire devant le concours de saut à la perche. Soudain, un canon et une rumeur annonça l'arrivée proche des concurrents. Un bruit cours, « une énorme agitation ébranle la masse, un immense Nenikikamen ! "Nous avons vaincu !"381 » Entrait dans le stade Spiro, titubant victorieusement jusqu'à la ligne d'arrivée, mais qui paradoxalement ne marquait presque aucun épuisement.

Voici le premier champion olympique grec. Voici le premier vainqueur du marathon. Son sort ? Toute la Grèce l'acclame ! Les riches se cotisent et lui offrent un champ ; une dame de Smyrne lui attache de sa main une chaîne en or. On l'essuie, on le frotte, on le caresse et le cajole. Dimanche soir, il sera invité chez le roi, lui en fustanelle blanche, les autres en uniformes.

Avant la course, Mademoiselle Y..., « une jeune et jolie fille, la plus jolie, dit-on, de la bourgeoisie athénienne382 » avait promis sa main au vainqueur si celui-ci était Hellène. Ce n'était pas un grand risque, les concurrents appartenant pour la plupart à des familles excellentes. Sauf ce petit pâtre descendu de Maroussi, qui eut l'audace de courir plus vite que la Grèce, l'Europe et l'Amérique.

La Revue Olympique de juin 1906 fit remarquer « le désintéressement du berger Spiridion Louys [qui] [...] avait, avec un remarquable esprit sportif, repoussé de semblables dons.383 » Pourtant, on l'accusa plus tard de rompre avec les principes de l'amateurisme avec lesquels nul ne transigeait à l'époque, pas même Coubertin, qui confessa pourtant tardivement qu'il n'y avait dans ses prises de positions contre le professionnalisme que de l'opportunisme.384 Il est vrai que le monopole de l'approvisionnement en eau de la capitale grecque, depuis les sources de Maroussi, lui aurait été accordé. Est-ce là la raison qui l'empêcha de prendre part à d'autres compétitions ? Ce premier marathon paraît en effet avoir été également son dernier.

381 Charles Maurras, Lettres des Jeux olympiques [1896], op. cit., p. 62. 382 Ibid., p. 70. 383 « Bulletin du Comité International Olympique », Revue Olympique, juin 1906, p. 96. 384 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., p. 102.

130 COSMOPOLITISME OLYMPIQUE ET NATIONALISME

Reste qu'on lui éleva une statue dans le stade panathénaïque, pour le rendre toujours présent dans ce lieu qu'il parvint à faire vibrer dans l'eurythmie de sa foulée. Encore aujourd'hui, les Grecs disent : « courir comme un Louis. »

Quarante ans plus tard, il revint pourtant aux Jeux Olympiques. C'était à Berlin, en 1936. Ce vieillard de seulement 63 ans portait alors la première flamme olympique, défilant en tête de la délégation grecque, tout en portant bien haut son drapeau. Il remit à Hitler le rameau de la paix, fait de branches d'olivier, dont il est plaisant d'imaginer qu'elles furent ramassées par Spiro lui-même sur son sol de Maroussi.

La flamme de Louys s'éteignit quant à elle définitivement le 23 mars 1940, quelques mois avant l'invasion de la Grèce par Mussolini. Cruelle ironie du sport. La mort du marathonomaque antique avait annoncé la fin d'une guerre ; celle du moderne le commencement d'une nouvelle.

131 L'ÂME DU SPORT

L'ÂME DU SPORT

En Angleterre, le sport prend le relais du jeu ancien qui n'entrait alors dans en aucun plan. Il l'inscrit dans un dispositif de disciplinarisation de la jeunesse turbulente, de réforme pédagogique, avec pour finalité le désir de former une génération adaptée à la modernité. En France, on l'inscrit dans un projet similaire de « rebronzage de la race » qui se désigne ainsi explicitement, et qui prétend dépasser les méthodes en vigueur jusqu'alors. Restait à déterminer de quoi était capable le sport : ce qu'était la morale et le type de sujet qu'il produit. Ce fut l'objet de tout le travail théorique de Pierre de Coubertin. Révélateur est ce constat dressé par Paul Adam dès 1907 :

« Lorsque les sociétés sportives auront le loisir de glorifier les apôtres de leur chance, elles ne manqueront pas de rendre au baron Pierre de Coubertin un hommage éclatant. Il est des sept ou huit prophètes qui convertirent la nation aux avis de l'antiquité. Il a continué, si l'on peut dire, l'œuvre des poètes exaltant l'importance de la vigueur, et l'influence de la force individuelle sur la dignité du caractère.385 »

La théorie du sport de Pierre de Coubertin ne se limite pas à « Citius, Altius, Fortius386 », « plus vite, plus haut, plus fort » et à « l'important dans la vie, ce n'est point le triomphe mais le combat ; l'essentiel, ce n'est pas d'avoir vaincu mais de s'être bien battu387 » – sentences dont il n'est, du reste, pas l'auteur mais simplement le rapporteur, au mieux le commentateur : la première fut prononcée par le Révérend Père Didon, proche de Coubertin, et la seconde par l'évêque de Pennsylvanie aux Jeux Olympiques de Londres en 1908.

La théorie du sport de Coubertin se répand au contraire dans des milliers de pages essaimées dans des publications parfois très hétérogènes : des ouvrages qu'il publia (citons parmi des dizaines ceux ayant trait directement au sujet : Les universités anglaises, 1886 ; Le surmenage, 1887 ; L'éducation en Angleterre, 1888 ; L'éducation anglaise en France, 1889 ;

385 Paul Adam, La morale des sports, Paris, La Librairie Mondiale, 1907, p. 24. 386 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., pp. 46-47, 218. 387 Pierre de Coubertin, « Les « trustees de l’idée olympique » », Revue Olympique, juillet 1908, p. 110.

132 L'ÂME DU SPORT

Universités transatlantiques, 1890 ; Nos lycéens, 1898 ; L'urgente réforme, 1899 ; Une nouvelle formule d'éducation physique, 1902 ; Les bases de la pédagogie prochaine, 1904 ; La réforme de l'enseignement, 1906 ; L'éducation des adolescents au XXe siècle, 1906-1915 ; La pédagogie sportive, première édition en 1919 ; Les universités, le sport et le devoir social, 1936), mais aussi et surtout dans la Revue Olympique, organe de « propagande388 » du CIO dont il fut pendant longtemps l'unique contributeur.

Dans l'analyse de la théorie du sport de Coubertin, l'important n'est pas tant la question de chercher à cerner une intention ou personnalité bien précise de l'auteur, de pratiquer une exégèse de ses textes consistant à se poser des questions telles que : qu'est-ce que Coubertin a voulu dire ? pourquoi dit-il ça ? quelles sont ses sources ? sa formation ? est-il vraiment républicain ou n'est-ce qu'un ralliement de façade ? peut-on lire ici une influence de Paul Bourget ou là une répétition des idées de Frédéric Le Play ? est-il réellement allé dès 1883 en Angleterre ou n'est-ce que mensonge ? est-il « anglomane » ? est-il ce « colonialiste fanatique » qu'il prétendait être ? à quoi tient son machisme obsessionnel ? est-il en proie à une homosexualité latente389 ? ses tardives sympathies pour Hitler révèlent-elles sa vraie personnalité ? L'important n'est pas tant non plus la question de prendre sa théorie du sport pour argent comptant, de lire ses textes comme si leur audace spéculative permettait de mettre à jour ce qu'est la vraie essence du sport, comme si la théorie du sport de Coubertin avait été capable de cerner très exactement ce qu'il est. Ce dont il s'agit, par-delà ces questions, certes importantes, qui nourrissent l'historiographie, par-delà la recherche de la vraie nature du sport, au moins de sa forme historique actuelle, qui est tout autant un enjeu majeur, c'est de déterminer comment l'écriture de ces textes, comment leur contenu théorique a été possible, et ce qu'ils rendent possible. L'important, ce n'est point qui parle mais que quelqu'un parle ; l'essentiel, ce n'est pas que ce que l'on ait dit soit effectivement vrai mais qu'on l'ait alors jugé à un moment historique déterminé comme pouvant éventuellement être tel.

388 De même que pour le terme « race », le terme « propagande » n'a rien de péjoratif pour cette période ; il s'apparente à « publicité », dérivation de « publier » au sens de « rendre public », toutefois chargé en plus d'une signification prosélyte. 389 Sur ce point, c'est ce qu'affirme Jean-Marie Brohm Jean-Marie Brohm, Pierre de Coubertin, le seigneur des anneaux, Paris, Homnisphères, 2008, pp. 97-98, 105. D'une manière générale, la « théorie critique du sport » porte des vues assez ambiguës sur la question de l'homosexualité, semblant la condamner parfois très explicitement au nom d'une certaine interprétation du freudisme. Voir par exemple Marc Perelman, Le sport barbare, critique d’un fléau mondial, Paris, Michalon, 2008, pp. 67-72. Jean-Marie Brohm et Marc Perelman, Le football, une peste émotionnelle, Paris, Gallimard Folio, 2006, pp. 301-302.

133 L'ÂME DU SPORT

La théorie du sport de Coubertin est moins un révélateur de qui est Coubertin, elle est moins un révélateur de ce qu'est le sport, mais elle est davantage un révélateur des présupposés de l'époque. Se forme en effet avec Coubertin, avec Arnold un jeu entre diverses sciences, entre différents savoirs. Le savoir sportif qui commence à être théorisé prétendait pouvoir nourrir le savoir pédagogique, psychologique, physiologique, sociologique, politique, gouvernemental, ce qui produit, ou au moins rend possible des jeux de pouvoir fondés sur l'utilisation de ces instruments théoriques. S'établit par conséquent un complexe savoir- pouvoir, une « épistémè390 » qui rend possible certaines investigations sur les corps et les âmes. C'est parce que l'on s'impose comme impératif politique de « rebronzer la race » par l'éducation et le sport que la pédagogie se définit comme un champ théorique légitime, et que le sport finit par être investi par la science. Réciproquement, c'est parce que l'on jugea sur un plan théorique que le sport est capable de cette mission que celui-ci s'imposa et fut utilisé comme instrument.

I) LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN

L'originalité de la théorie du sport de Coubertin est qu'elle est l'une des premières à s'intéresser de près aux conséquences de l'activité sportive sur l'âme humaine. Le Congrès de Psychologie Sportive qui se tint à Lausanne en 1913 est à cet égard fondateur. Pour la première fois, l'investigation théorique sur l'action du sport sur la psyché prend la forme solennelle d'un colloque, empruntant les modalités et les mécanismes bien connus des institutions scientifiques. Bien que Coubertin ait avoué que ce congrès consistait au départ en un « stratagème391 » ayant pour fin la conquête olympique de la Suisse qui alors n'était pas assez sportive à son goût et se désintéressait des Jeux – stratagème qui eut son succès puisque le CIO prendra siège en cette ville dès 1915 –, il soulignera plus tard qu'il sonna « l'heure de naissance de la psychologie sportive392 », sujet qu'il jugeait de la plus haute importance. Coubertin trouvait en effet bon de « voir se détourner vers la psychologie une attention médicale qui s'accentuait assez rapidement et dont je [Coubertin] redoutais le caractère trop

390 Pour une introduction claire à ce concept foucaldien décisif, voir par exemple Michel Foucault, « Les problèmes de la culture. Un débat Foucault-Preti [1972] », in Dits et Écrits I, Paris, Gallimard Quarto, 2001, p. 1239. 391 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., p. 129. 392 Norbert Müller, « Les Congrès Olympiques à Lausanne », Revue Olympique, août 1997, p. 56.

134 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN exclusivement physiologique393 ». « Il y a une psychologie sportive parce que l'homme n'est pas un simple animal394 » écrit-il dans un article pour présenter le Congrès. Certes l'homme possède un corps, certes le sport agit sur celui-ci. Mais l'homme a aussi une âme, et le sport la pénètre également. Aux côtés des travaux presque exclusivement physiologiques de l'action du sport sur le corps d'Amoros au XIXe siècle ou de Georges Demenÿ datant du début du XXe siècle, il convient d'adjoindre de nouvelles études psychologiques complétant le savoir existant, qui investissent la question de l'action du sport sur l'âme et l'esprit des individus. N'en déplaise à Coubertin qui se revendique, là encore, comme le véritable pionnier, Philippe Tissié fut un précurseur sur ces questions dès la fin du XIXe siècle, ayant été « amené à envisager l'éducation physique au point de vue de la psycho-dynamie, c'est-à-dire des rapports intimes qui existent entre la pensée et le mouvement395 ».

Pour Coubertin cependant, si l'on possède des connaissances de plus en plus nettes à propos des effets du sport sur le corps396, en ce qui concerne ses effets sur l'âme et l'esprit, on en reste aux balbutiements. Spinoza clamait « qu'on ne sait pas ce que peut le corps397 » ; Coubertin reste quant à lui « persuadé que les forces psychiques jou[ai]ent en sport un rôle bien plus effectif qu'on ne leur attribue398 », et ce tant dans le sens où la tête est aussi importante que les jambes dans la pratique sportive, que dans le sens où la pratique sportive va modeler l'esprit tout autant que le corps. Pour Coubertin, les études sportives en sont trop restées à un niveau physiologique, et il est nécessaire qu'elles s'élèvent désormais au niveau psychologique. Certes le sport agit sur les corps. Mais en les faisant mouvoir, il pénètre également les âmes : le corps est une interface, la « glande pinéale399 » par laquelle le sport peut agir sur les âmes. La liberté sportive réglée et régulée façonne un certain type d'esprit, produit des valeurs particulières, et permet certaines fonctions pédagogiques dont il faut rendre compte.

Comme le remarque Roger Caillois :

393 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., p. 130. 394 Pierre de Coubertin, « La psychologie sportive », Revue Olympique, février 1913, p. 21. 395 Philippe Tissié, L’éducation physique au point de vue historique, scientifique, technique, critique, pratique et esthétique, op. cit., p. IX. 396 Cf. infra, pp. 425sqq. 397 Baruch Spinoza, Éthique [1677], Paris, GF Flammarion, 1965, part. III, prop. 2, sc. 398 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., p. 41. 399 Réné Descartes, Les passions de l’âme [1649], Paris, GF Flammarion, 1996, paragr. 31.

135 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN

« D'une façon générale, le jeu apparaît comme éducation, sans fin déterminée d'avance, du corps, du caractère ou de l'intelligence. De ce point de vue, plus le jeu est éloigné de la réalité, et plus sa valeur éducative est grande. Car il n'apprend pas des recettes : il développe des aptitudes.400 »

Le jeu sportif, certes éduque le corps, mais façonne également le caractère et l'intelligence. La gymnastique se posait une fin clairement définie. Il enseignait des leçons toutes faites, utilisables telles quelles, « out of the box » : on conçoit que le credo « la bienfaisance est le but de la gymnastique », dont d'innombrables variations sont martelées tout au long des cours, puisse avoir des débouchés immédiatement pratiques, à la manière dont la pyramide des gymnastes peut avoir une application dans la vie réelle lorsqu'on manquera d'une échelle. Le sport quant lui ne se pose pas une pareille fin. Il faut un effort d'abstraction conséquent pour se représenter en quoi connaître l'art du placement en mêlée peut être utile dans la vie quotidienne − sinon de manière égoïste, pour se glisser plus aisément dans le métro − ; et il faut un effort théorique encore plus important pour déduire de l'ensemble des exercices sportifs les bénéfices pédagogiques particuliers que l'on peut en retirer. Si le gymnaste sort du gymnase avec en tête qu'il doit être, voire qu'il est au service de la société, il n'est pas sûr que le rugbyman à la sortie des vestiaires ait à l'esprit des commandements aussi directifs. C'est que le sport, au contraire de la gymnastique, comme le dit Caillois, développe plus des « aptitudes », des capacités, qu'il n'enseignent des « recettes », des programmes explicites à suivre machinalement. Quelles sont ces aptitudes en germe dans la pratique sportive ? Quelles leçons peut-on déduire de l'enseignement du sport, cette « école de la vie » ?

1) Le sport émancipateur

« J'estime que les vainqueurs du football ont bien des chances d'être les lauréats de demain dans les concours intellectuels401 », posait le Père Henri Didon. Par quel miracle le sport, qui travaille en premier lieu les corps, est-il capable de former des âmes ? Le sport est adapté à la vie moderne tout d'abord parce qu'il est capable d'émanciper l'individu. Ce que les

400 Roger Caillois, Les jeux et les hommes [1958], op. cit., p. 322. 401 Henri Didon, Influence morale des sports athlétiques : discours prononcé au congrès olympique du Havre, le 29 juillet 1897, op. cit., p. 14.

136 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN

Anglais ont compris, c'est que le monde moderne était individualiste, dans le sens où l'homme n'est plus une simple partie d'un tout dont l'intérêt passerait avant lui, mais qu'il constitue au contraire la première réalité sociale, l'atome de la société, comme le postulent au même moment certains auteurs des sciences économiques et sociales avec l'« individualisme méthodologique ». L'éducation doit être capable de former le citoyen de demain, d'être une « sorte d'école préparatoire à la Démocratie402 ». Elle doit être un moyen d'« empowerment », permettant aux individus de se prendre eux-mêmes en charge, de façon autonome, et ce dans tous les champs sociaux. C'est ce qu'accomplit parfaitement le sport, qui est un embryon de la société, une école de la vie. « Les sports peuvent constituer la recette virile sur laquelle s'échafaude la santé de l'État.403 » Pour fonder l'État, la démocratie et le citoyen, le sport agit à la fois au niveau de l'individu et de la société. Le sport est alchimie. Le travail musculaire accouche de fruits qualitativement d'une toute autre nature, qui sont eux psychologiques et sociologiques. En quoi transpirer permet-il l'amélioration des qualités morales des individus ? En quoi cela favorise-t-il la cohésion sociale ? Qu'est-ce qui permet de dire que les individus seront plus vertueux à mesure qu'ils iront « plus vite, plus haut, plus fort » ?

1.1) LE PRINCIPE DE RÉALITÉ

Du point de vue de l'individu, « le sport dépose dans l'homme des germes de qualités intellectuelles et morales404 » qu'il conviendra par la suite d'arroser afin de les faire pousser. L'action du sport se limite en effet à la seule fondation du socle pédagogique. On comprend bien que d'autres institutions doivent ensuite prendre le relais. Le sport fait partie d'un plan plus vaste qui le déborde. Il n'en est qu'une partie, qu'un rouage. D'où une opposition à un certain rousseauisme pédagogique :

« Les croyants en la "bonne nature", disciples de Jean-Jacques Rousseau […] confondent la culture physique et la culture morale et se bercent de cette illusion que, si la seconde n'engendre pas la première, la première implique la seconde. L'homme éduqué physiquement leur apparaît comme infailliblement acquis à la vertu, en sorte que le culte de son corps est, pour lui, dénué de tout péril, puisque ce culte trouve en

402 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 140. 403 Ibid., p. 28. 404 Ibid., p. 128.

137 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN

lui-même son propre correctif.405 »

La même crainte que celle qui taraudait la gymnastique se fait sentir. Si la gymnastique est pareille à la poudre, le sport est une arme encore plus puissante. On sait bien que les qualités développées par le sport peuvent être « aussi bien employées à faire le mal qu'à faire le bien... En résumé, le sport n'est qu'un adjuvant indirect de la morale ». Le laissez-faire sportif n'est pas synonyme d'anarchisme ; précisément, il est dépassement de l'anarchisme des jeux anciens. Pour prévenir des possibles maux, deux choses doivent être rajoutées, à savoir, « 1° le mélange intime de l'activité sportive et des autres formes de l'activité humaine […] 2° la collaboration effective du maître et de l'élève, du père et du fils, de l'ancien et du novice406 ». La première règle inscrit le sport dans une politique de civilisation plus vaste, où celui-ci n'est que l'ingrédient d'une composition, bien qu'en étant le fondement ; la deuxième tente d'instaurer un rapport de soumission d'autorité à l'égard de « ceux qui savent. » Dans le stade, le sportif doit respecter les plus expérimentés et apprendre d'eux ; à l'extérieur de celui- ci, il doit se sociabiliser, travailler son esprit tout autant que son muscle.

Mens sana in corpore sano, « un esprit sain dans un corps sain » pourrait-on dire. Une longue histoire sous-tend cette citation extraite de la dixième des seize Satires de Juvénal, et qui prend place dans un ensemble plus large qui permet d'en fixer le sens plus précisément :

« Alors faut-il que les hommes ne fassent jamais de vœux ? […] Ce qu'il faut alors implorer, c'est un esprit sain dans un corps sain.407 »

Ce que voulait signifier Juvénal, c'était de cesser d'implorer vainement les Dieux à tout sujet, car ils n'écoutent pas les hommes. La seule chose à leur demander, c'est la santé physique et mentale. Du sens antique au sens contemporain, il y a un glissement. Désormais, ce n'est plus un vœux que l'on demande aux Dieux de bien vouloir réaliser, mais au contraire une maxime que nous, hommes, devons appliquer. La santé était jadis pendue au fil d'une puissance transcendante – d'où son lien avec la « sainteté ». Les hommes en sont maintenant pleinement responsables. Nous sommes désormais maîtres du destin de notre corps, et cette maxime ne constitue plus aujourd'hui qu'une injonction à entretenir notre corps tout autant que notre esprit. La marque d'équipements sportifs Asics s'est baptisée du sceau de cette 405 Pierre de Coubertin, « Le sport et la morale », Revue Olympique, février 1910, p. 21. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 104. 406 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., pp. 128-129. 407 Juvénal, Satires, 10, 346-366, trad. Henri Clouard.

138 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN référence antique à l'aide de l'acronyme correspondant : Anima Sana In Corpore Sano – anima (âme) prenant place de mens (esprit) pour rendre le nom davantage prononçable. Coubertin juge cependant cette maxime chère à la gymnastique encore trop attachée à des préoccupations hygiéniques. Il lui préfère le mens fervida in corpore lacertoso, « un esprit ardent dans un corps entraîné408 », longue élaboration théorique de son cru, reflétant mieux selon lui l'idée sportive. Si le mens sana... gymnique possédait encore quelques connexions avec la problématique juvénalienne de la santé, le mens fervida... sportif paraît s'en émanciper totalement. Comme le remarque très justement Isabelle Queval, il n'est plus question pour le sport de restaurer un équilibre hippocratique par l'usage d'exercices physiques sagement prescrits n'outrepassant pas les limites du sujet et s'adaptant à chacun, mais presque de créer un déséquilibre en faveur d'une « sur-santé ».409 Le principe de l'entraînement sportif est précisément celui de la rupture d'un équilibre par l'adjonction d'un stimulus (l'exercice physique) en vue de la restauration d'une homéostasie (surcompensation). L'entraînement du sportif rompt paradoxalement avec la santé en tant que « silence des organes410 » : il s'agit de faire crier son corps, jusqu'à ce que l'écho de son hurlement s'entende des jours durant, son silence progressif étant alors le signe de la sur-adaptation.

Reste qu'avant de passer le relais à d'autres institutions, le sport parvient dès le stade du stade à éduquer. Et s'il y réussit, c'est, entre autres, en confrontant à une sorte de « principe de réalité ». Coubertin est l'un des premiers à remarquer que tout le sport repose sur une stricte mécanique comptable dont le verdict est implacable. Les résultats n'y sont jamais qualitatifs mais toujours quantitatifs. On compte à chaque fois des points, des buts, on mesure des longueurs, des hauteurs, des temps afin d'objectiver autant qu'il est possible la performance, de déterminer le vainqueur à partir d'un critère indiscutable. Lorsque une discipline sportive reste par nature trop qualitative, comme dans le cas du patinage artistique ou de la boxe 411, on en appelle à des juges chargés de fournir une note censée être la traduction du subjectif en objectif, du qualitatif en quantitatif. Le sport, par ses résultats « d'une nature mathématique ou

408 Pierre de Coubertin, « Mens fervida in corpore lacertoso », Revue Olympique, juillet 1911, p. 99. 409 Isabelle Queval, S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, op. cit., pp. 61-62. 410 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique [1943,1966], op. cit., p. 52. 411 Le KO, l'abandon ou la décision de l'arbitre d'arrêter le combat furent longtemps les seuls faits décidant le résultat d'une rencontre, jusqu'à ce que l'on se mette à compter les poings par des points. Alexis Philonenko, Histoire de la boxe, op. cit.

139 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN réaliste412 », met ainsi l'individu face à lui-même.

L'intransigeance des règles œuvre de même, interdisant toute contestation, formant à chaque confrontation à la loi sportive le « surmoi » des pratiquants, par l'apprentissage rigoureux de la légalité. « Pas de compromis. − Monsieur, vous avez violé la loi, vous êtes disqualifié. − Monsieur, vous avez menti, vous êtes disqualifié. − Monsieur, vous avez maltraité votre adversaire, vous êtes disqualifié. Un point, c'est tout413 », recommandait le Père Didon.

1.2) LE STOÏCISME SPORTIF

Première conséquence de cette froide mécanique : le sport « incline volontiers à un certain réalisme414 » duquel découle une adhésion presque naturelle aux principes de doctrines philosophiques telles que le stoïcisme. Le sportif redécouvre de lui-même les vertus d'un certain fatalisme actif, invitant à « ne pas s'épater415 », bien loin du « fatalisme musulman » inactif consistant à accepter platement le destin (mektoub). En somme, il s'agit d'être fair-play, bon joueur, d'accepter avec dignité la victoire comme la défaite, d'accompagner de son acquiescement le verdict des faits.

Qui plus est, le sportif apprend l'art de la mesure des passions, « du dosage des qualités contraires416 », à mélanger « audace » et « prudence », « méfiance » et « confiance ». « Ne pas s'épater » : « un peu de ce que l'argot français désigne sous la très pittoresque expression de "je m'en fichisme"417 ». Là est sans doute la raison pour laquelle le sport est le seul capable de guérir son époque de sa névrose. Le sport apprend à l'homme à devenir cette falaise dont parlait Marc-Aurèle, qui reste à jamais la même, y compris contre les plus violentes déferlantes – tout comme l'Angleterre par le légendaire et mythique flegme britannique. Ainsi endurci, c'est avec ce « calme » qui caractérisait la vie grecque que l'homme va pouvoir affronter la vie et les événements même les plus hostiles. Le sport permet selon Coubertin ce

412 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 128. 413 Henri Didon, Influence morale des sports athlétiques : discours prononcé au congrès olympique du Havre, le 29 juillet 1897, op. cit., p. 14. 414 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 130. 415 Pierre de Coubertin, « Le sport peut-il enrayer la névrose universelle ? », op. cit.. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 123. 416 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 135. 417 Pierre de Coubertin, « Méfiance et confiance », Revue Olympique, avril 1910, p. 52. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 107.

140 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN

« retour à la vie grecque » dont l'époque a besoin, laquelle repose sur quatre bases : « le calme, la philosophie, la santé, la beauté418 ». Coubertin prédit qu'un « courant général se formera poussant à la recherche du calme, à la pratique de la philosophie, à l'effort passionné vers la santé, à la jouissance du beau419 ». Le retour à la vie grecque apparaît comme la seule issue afin de guérir de cette « névrose universelle », le malaise de la Belle Époque. Doit-on s'en inquiéter ?

« Il n'y a rien là qui soit le moins du monde en contradiction avec le règne des principes démocratiques. Bien au contraire, ces bases de la vie antique s'accommoderont à merveille d'une certaine simplicité et d'un égalitarisme relatif. »

Le sport constitue ainsi la pièce manquante de la Renaissance, la clef de voûte permettant de faire tenir la société sur ces différentes jambes. On avait déjà récupéré d'Athènes la démocratie. Il faut aller plus loin et restaurer son gymnase − ou plus exactement son stade.

1.3) L'EFFET CATHARTIQUE

Une fois que l'homme a quitté la « chaise longue de l'athlète420 » sur laquelle il doit nécessairement se reposer après avoir laissé ses occupations civiles, une fois qu'il entre sur le stade, il doit laisser libre cours à son énergie.

« Pour que le sport puisse combattre efficacement […] "la névrose universelle", il convient de lui laisser tous ses moyens […]. Voilà pourquoi le souci du dosage et de la régularité ne nous paraît pas devoir dominer nos préoccupations.421 »

Pour être salutaire, l'exercice physique doit être laissé pleinement libre. Il doit être un « défouloir », un déversoir de la tension nerveuse accumulée et ne souffrir d'aucune contrainte – ce dont n'est pas capable la vieille gymnastique. C'est ainsi que le sport possède une « fonction cathartique » d'endiguement des émotions et pulsions violentes, qui a été si bien

418 Pierre de Coubertin, « Le retour à la vie grecque », op. cit.. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 27. 419 Pierre de Coubertin, « Le retour à la vie grecque », op. cit.. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 33. 420 Pierre de Coubertin, « La chaise longue de l’athlète », Revue Olympique, octobre 1906. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., pp. 19-25. 421 Pierre de Coubertin, « Le sport peut-il enrayer la névrose universelle ? », op. cit.. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 127.

141 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN

étudiée par Elias et Dunning. Pour Aristote, le théâtre venait purger les passions des spectateurs qui assistaient aux représentations422 ; ceux-ci se trouvaient délivrés des émotions qui paralysaient leur âme (ce qui était reproché par Rousseau : l'homme qui part pleurer devant une tragédie ressort du spectacle avec le sentiment d'avoir réglé sa dette morale, et devient incapable de pitié une fois de retour dans la société423 − du reste, Rousseau doutait toutefois de l'effet cathartique des spectacles424). De même, le sport, chez le jeune comme chez l'adulte, permet de vider l'âme de ses poids, voire de sublimer certains penchants, pour employer le langage de la psychanalyse.425 Le Père Didon le remarquait même explicitement à l'endroit des jeunes sportifs qu'il observait : « ils savaient se priver, se condamner même à une dure hygiène dans un but supérieur.426 »

Ainsi, lorsque Freud voyait dans le sport un moyen de détourner la jeunesse de l'activité sexuelle, il théorise et critique un des desseins que le sport avait explicitement formulé. Il se veut un remède à la fameuse crise de l'adolescence, où « le jeune garçon se hâte vers la virilité et cherche à se donner à lui-même le témoignage d'en avoir atteint le seuil427 ». Il n'existe que trois manières, selon Coubertin, de remédier à cette aspiration : la guerre, l'amour ou le sport.

« La guerre, c'est la manière d'autrefois, la plus noble pour l'individu, sinon la plus utile pour la collectivité. L'amour, c'est la manière des peuples que nous venons de citer [les Latins, les Grecs, les Slaves...] […] désastreuse pour l'individu aussi bien que pour la collectivité. Les Anglo-Saxons en ont introduit une troisième [le sport] qui répond à la fois aux intérêts des citoyens et à ceux de la cité.428 »

Le sport permet d'éviter à la jeunesse d'exprimer sa virilité par la guerre ou l'amour, et de rediriger toute son énergie vers des causes plus utiles à la société. Il est, « Mesdames, un moyen de préserver vos fils, c'est-à-dire d'en faire des tempérants qui n'aiment ni le vin ni l'alcool, qui ne commencent pas à fumer à douze ans, qui savent mettre le plaisir à sa place », 422 Aristote, Poétique, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 49b-50b. 423 « En donnant des pleurs à des fictions, nous avons satisfait à tous les droits de l'humanité, sans avoir plus rien à mettre du nôtre. » Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert [1758], op. cit., p. 73. 424 Ibid., p. 68. 425 Patrick Bauche, Les héros sont fatigués. Sport, narcissisme et dépression, Paris, Payot, 2004, pp. 63-64. Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle [1905], op. cit., pp. 100/78-101/79, 189/140-190/141. 426 Henri Didon, Influence morale des sports athlétiques : discours prononcé au congrès olympique du Havre, le 29 juillet 1897, op. cit., p. 9. 427 Pierre de Coubertin, « La crise évitable », op. cit., p. 43. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 150. 428 Pierre de Coubertin, « La crise évitable », op. cit., p. 43. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 150.

142 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN comme le faisait observer le Père Didon aux « mères françaises, que je crois bien connaître429 » : il transforme selon lui le pratiquant en un épicurien modéré, voire en un austère stoïcien.

Du point de vue empirique, les preuves manquent toujours quant à cet effet cathartique du sport. Selon Raymond Thomas, qui résume la thèse de Zillmann, « lors de situations dans lesquelles on les provoque, les sportifs réagissent moins violemment que les non-sportifs et Stephen Figler remarque qu'il s'agit là d'une des rares preuves d'un effet cathartique de la pratique sportive430 ». Mais que l'effet cathartique du sport soit prouvé ou non, l'important demeure le discours, qui continue d'affirmer cette chose : la possibilité de sublimer certaines passions par le sport, et donc le projet d'utiliser le sport à cette fin, pour détourner la jeunesse de certaines activités jugées moins pertinentes d'un point de vue social.

1.4) L'ÉCOLE DU PERFECTIONNEMENT, DE LA VÉRITÉ, DE L'AUTOCRITIQUE

Bien plus que stoïcisme, catharsis et sublimation, le sport ouvre également la porte à l'introspection. Les faits sportifs étant des faits objectifs, il en découle que le sportif ne peut que faire sien le « culte de la vérité431 » et ne peut s'accommoder du mensonge. Tout comme un scientifique ne peut remettre en cause les phénomènes qu'il étudie sans aussitôt sombrer dans l'imposture, un sportif ne peut discuter un résultat, que celui-ci soit en sa faveur ou non, sans devenir un « mauvais joueur ». Qu'un bon footballeur soit aujourd'hui quelqu'un formé dès le plus jeune âge à contester les décisions même les plus objectives de l'arbitre interroge sur le statut du football en tant que sport. Paul Yonnet, dans son système distinguant les sports-sports des sports-jeux, n'hésite pas à le classer dans cette deuxième catégorie dans laquelle le règne de la froide quantification sportive n'est pas absolu et est partagé avec celui de l'arbitraire.432

Dans l'absolu, le résultat sportif est censé placer l'homme face à lui-même. Suite à une contre-performance, si le sportif veut pouvoir progresser, il lui faut regarder sa défaite en face afin d'en tirer des leçons et apprendre de ses erreurs, d'une manière analogue à la démarche

429 Henri Didon, Influence morale des sports athlétiques : discours prononcé au congrès olympique du Havre, le 29 juillet 1897, op. cit., p. 9. 430 Raymond Thomas, Sociologie du sport, Paris, PUF, 2002, p. 110. 431 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 135. 432 Paul Yonnet, Huit leçons sur le sport, op. cit., pp. 109-111.

143 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN scientifique opérant par « conjectures et réfutations » décrite par Popper.

« Tout sportif qui veut sérieusement le perfectionnement est amené à s'examiner et […] à mettre en pratique le Γνωθι σεαυτον des Anciens.433 »

Le « connais-toi toi-même » socratique doit devenir sa maxime. Cet examen sera pour le sportif tout d'abord physique, puis psychique. Quelles furent les faiblesses de son corps ? Comment les éradiquer, ou au moins les atténuer ? Où son âme et son caractère furent-ils pris en défaut ? Comment entretenir sa volonté et attiser sa détermination ? Par suite, il pourra y avoir transfert. L'esprit critique auquel forme le sport pourra être appliqué à d'autres sujets qualitativement différents. « Ce ne sont que l'objet et la nature des observations qui diffèrent. » L'autocritique sportive n'est qu'une propédeutique à un examen généralisé. Après s'être entraîné à trouver et palier les défauts de son corps, le sportif en viendra peu à peu à gommer les imperfections de son âme. « L'examen de conscience […] possède dans le sport comme un jardin d'essai.434 » De sorte que, d'une manière générale, « le sens critique se développe mieux et plus vite chez le sportif que chez le non-sportif435 », car sa « réflexion » et son « jugement » sont sollicités plus qu'à l'ordinaire. L'exercice de ce sens critique devra être par suite appliqué au sujet les plus divers ; rien n'interdit que le sujet en fasse usage par la suite dans d'autres domaines, comme par exemple dans la vie sociale, accomplissant ce rêve des Lumières kantiennes de cet homme obéissant aux trois maximes du sens commun : « 1. Penser par soi-même ; 2. Penser en se mettant à la place de tout autre ; 3. Toujours penser en accord avec soi-même436 ».

Mais bien plus, le sport enseigne à l'homme la combativité, point sur lequel le Père Didon insistait avec ferveur :

« Les sports font prédominer l'esprit de combativité, c'est-à-dire l'esprit de vaillance et de bravoure originelles qui dorment chez l'enfant. Les sports font de l'enfant un adolescent vaillant, qui ne sait pas se détourner devant l'obstacle et qui n'a de tranquillité qu'après l'avoir brisé, dompté, vaincu.437 »

433 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 137. 434 Ibid., p. 138. 435 Ibid., p. 130. 436 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790], Paris, GF Flammarion, 1995, paragr. 40, p. 279. 437 Henri Didon, Influence morale des sports athlétiques : discours prononcé au congrès olympique du Havre, le 29 juillet 1897, op. cit., p. 8.

144 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN

Un véritable sportsman ne se résigne jamais devant la difficulté. Il s'acharne jusqu'à ce que les obstacles s'effondrent d'eux-mêmes sous le poids de son inébranlable persévérance, cherchant mille solutions pour résoudre les problèmes, mais ne se défilant jamais face à eux. Il enseigne également, selon le Père Didon, « l'endurance et la patience », si bien que le sportif, « c'est celui qui ne recule jamais438 », mais qui toujours insiste, et est capable de subir, de souffrir, de porter sa croix sans gémir, sans trébucher. Il fait partie intégrante de ce « culte de la performance439 » décrit plus tard par Alain Ehrenberg décrivit plus tard.

1.5) UN ACCÉLÉRATEUR DE COOPÉRATION

Stoïcisme, catharsis, sublimation, critique, combativité, endurance : le sport agit au niveau de chaque atome-individu de la molécule-société en élevant chacun d'eux vers la vertu en œuvrant plus sûrement que toutes les autres institutions, sans toutefois que le sport n'y parvienne sans leur aide. Il ne fait que hâter la germination des graines de la morale, et d'autres dispositifs doivent relayer son travail − si possible en imitant ses méthodes : liberté, égalité (qu'il conviendra de définir), droit, compétition, travail, volonté. Cependant, le sport n'a pas uniquement un effet atomique, mais aussi moléculaire. Du point de vue général de la société, et non plus seulement de l'individu, le sport s'avère être formateur, non plus cette fois au sens « d'éducateur de l'être humain » mais bien de « confectionneur », tel le berger- dirigeant rêvé par Platon qui tissait le lien social.440

Le sportif est en effet à chaque moment plongé dans une expérience intersubjective. En premier lieu, il se trouve dans un rapport de confrontation puisqu'il affronte toujours, plus ou moins directement, un adversaire : tant le boxeur à bout de poings que le skieur descendant seul sur la piste par chronomètres interposés. D'un point de vue logique, l'adversaire est la condition de possibilité de l'affrontement : le sportif n'existe que par son adversaire, et par conséquent, lui et le sport en dépendent. Un sportif sans adversaire n'existerait pas − ou alors il en serait réduit à s'affronter lui-même, à chercher à battre ses propres records. Cet adversaire − et non ennemi − lui étant essentiel, le sport apprend à le respecter, à le traiter avec humanité et bienveillance, à user de courtoisie, et ce même avec les plus éminents rivaux. À chaque fois le vainqueur doit aider le vaincu à se relever, puisque c'est à lui qu'il 438 Ibid., p. 9. 439 Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Hachette, 1991. 440 Platon, « Le politique », in Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias, Paris, GF Flammarion, 1969.

145 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN doit de l'être. Par principe, il doit même offrir l'occasion de la revanche. Quand bien même il s'y refuserait, son titre sera remis en jeu périodiquement par les institutions, autorisant ainsi une alternance très démocratique quant à celui qui régnera sur les autres en tant que champion.

En second lieu, le sportif se trouve dans un rapport de coopération avec ses coéquipiers et avec autrui, et ce même dans les sports qui semblent à première vue les plus individualistes. Les modalités sur lesquelles opèrent les équipes des différents sports sont en effet très variées, mais peuvent néanmoins se répartir, selon Raymond Thomas, en trois types.

« Il faut distinguer dans les groupes sportifs de compétition trois genres : les groupes de coaction, les groupes mixtes et les groupes d'interaction. Les premiers sont représentés par les équipes […] appartenant aux sports individuels [par exemple, le cyclisme], les derniers comme ressortissant aux sports collectifs [par exemple, le football]. Les deuxièmes regroupent les équipes des disciplines telles que l'aviron, le tir à la corde ou les relais en athlétisme, dans lesquelles les efforts s'ajoutent.441 »

L'équipe sportive existe toujours par-delà les singularités des sports, quoique sur des modes différents.

Autant de sports, autant de modèles de coopération produits, mais qui ne se valent pas tous. Pour Coubertin, il existe comme un « idéal régulateur » :

« L'équipe de foot-ball, ce groupement qui, une fois au point, constitue probablement le prototype le plus parfait de la coopération humaine : coopération volontaire, dépourvue de sanction, basée sur le désintéressement – et, pourtant, solide et savamment "articulée" en toutes ses parties.442 »

Rappelons qu'aux balbutiements du sport moderne, le football désignait davantage le rugby. Le football, tout comme le rugby, ont incontestablement changé, et la société aussi. Peut-être le « prototype » sportif est-il si étroitement dépendant du contexte culturel et anthropologique propre à chaque société qu'il pourrait être bien différent en fonction des époques et des lieux ? Par exemple, durant l'âge pré-sportif, avant Coubertin et le football- rugby, plutôt qu'un jeu d'équipes, c'est la course à pied que Hobbes considérait comme

441 Thomas Raymond, Psychologie du sport, Paris, PUF, 2002, p. 114. 442 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 140.

146 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN l'illustration parfaite de la conception de la vie qu'il défendait dans The Elements of Law443, et sur laquelle se fondait sa philosophie politique.

1.6) L'ENTRAIDE ET LA CONCURRENCE

Sport et démocratie ont partie liée aux yeux du Père Didon, au point que la formation sportive des individus apparaît comme une condition de possibilité de la vie civique, démocratique et républicaine.

« Je n'ai jamais vu des sportifs battre en brèche l'autorité du président librement choisi par eux. Au contraire, ils font prévaloir cette autorité et ils savent la défendre quand on l'attaque. Ces mœurs, transportées dans une démocratie, en assureront la fortune et la prospérité.444 »

Le caractère du sportif est profondément celui d'un démocrate, acceptant l'alternance comme il accepte l'enchaînement des victoires et des défaites, se soumettant de bon cœur à l'autorité librement choisie. Mais il est également un autre point sur lequel sport et démocratie convergent. Pour Coubertin, « le premier des rouages sociaux sur lequel agit le sport est la coopération445 », à laquelle les individus vont être formés par la pratique sportive, de sorte qu'ils seront plus enclins à s'associer. Or, par-delà ses disparités propres à tel ou tel sport, la coopération sportive conserve un noyau structurel d'un type bien particulier qui la voit écartelée par deux aspirations d'apparence contradictoire, mais qui traverse et doit traverser également, d'après Coubertin, toute société démocratique.

« La coopération sportive possède des caractères qui font d'elle une sorte d'école préparatoire à la Démocratie. En effet l'État démocratique ne peut vivre et prospérer sans ce mélange d'entraide et de concurrence qui est le fondement même de la société sportive et la condition première de la prospérité. »

La démocratie se doit de trouver un juste milieu entre ces deux pôles qui paraissent s'opposer. « Point d'entraide et l'on verse dans un individualisme brutal qui mène à l'anarchie ; point de concurrence et c'est l'affaiblissement des énergies conduisant à la somnolence collective et à l'abdication. » Le sport enseigne la recherche de ce juste milieu, qui passe par

443 Cf. infra, p. 408. 444 Henri Didon, Influence morale des sports athlétiques : discours prononcé au congrès olympique du Havre, le 29 juillet 1897, op. cit., p. 15. 445 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 139.

147 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN une juste coopération : l'équipe de football-rugby chère à Coubertin ne peut réussir si ses joueurs refusent de coopérer entre eux, ni si aucun joueur n'ose se prétendre supérieur, tant à ses adversaires (car comment les vaincre ?), qu'à ses coéquipiers (qui pour conclure et marquer si personne ne se considère plus apte que les autres à le faire ?). D'après Coubertin, le joueur de football (rugby) est perpétuellement confronté à une infinité de paramètres :

« autant de décisions à prendre qui exigent du coup d'œil et du sang-froid, de l'abnégation même, car il faut souvent renoncer a accomplir une prouesse individuelle dans l'intérêt de l'équipe, se dessaisir du ballon au moment de tenter soi-même un essai, parce qu'un autre est mieux à même d'y réussir. Enfin, il y a l'esprit de discipline qui s'impose. Chaque équipe ne saurait voir l'ensemble de la bataille, c'est l'affaire du capitaine, qui dirige ses hommes en conséquence, qui sait le fort et le faible de chacun, qui doit prévoir les mouvements et réparer les erreurs. C'est l'opinion des Anglais, qu'un homme inintelligent ou simplement lent dans sa compréhension ne deviendra jamais un bon foot-baller. C'est aussi l'opinion de beaucoup d'officiers distingués de l'armée britannique, qu'il y a dans un capitaine de foot-ball sachant son métier l'étoffe d'un véritable stratégiste. De pareilles louanges, fréquemment décernées, en disent long sur le mérite du jeu. […] Ce qui est admirable dans le foot-ball, c'est le perpétuel mélange d'individualisme et de discipline, la nécessité pour chaque homme de raisonner, de calculer, de se décider pour lui-même et en même temps de subordonner ses raisonnements, ses calculs, ses décisions à ceux du capitaine. Il n'est pas jusqu'au sifflet de l'arbitre l'arrêtant pour une "faute" qu'un camarade a commise et qu'il n'a pas même aperçue, qui n'exerce sa patience et sa force de caractère. Ainsi compris, le foot-ball est, par excellence, l'image de la vie, une leçon de choses vécue, un instrument pédagogique de premier ordre.446 »

Sans doute est-ce ce qui faisait dire à Albert Camus que « vraiment, le peu de morale que je sais, je l'ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui resteront mes vraies universités447 ».

Cette question du dosage entre l'entraide et la concurrence, conjointement au problème que Thomas Arnold s'attachait à résoudre, consistant à mêler ensemble discipline, liberté et obéissance, constituent pour la pédagogie des enjeux majeurs qui la préoccupèrent et la

446 Pierre de Coubertin, « Notes sur le foot-ball », op. cit., paragr. 6. 447 Albert Camus, « Pourquoi je fais du théâtre [1959] », in Théâtre, récits, nouvelles d’Albert Camus, Gallimard, 1962, p. 1724.

148 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN préoccupent toujours. Kant le remarquait :

« Un des plus grands problèmes de l'éducation est le suivant : comment unir la soumission sous une contrainte légale avec la faculté de se servir de sa liberté ? Car la contrainte est nécessaire ! Mais comment puis-je cultiver la liberté sous la contrainte ? Je dois habituer mon élève à tolérer une contrainte pesant sur sa liberté, et en même temps je dois le conduire lui-même à faire un bon usage de sa liberté. Sans cela tout n'est que pur mécanisme et l'homme privé d'éducation ne sait pas se servir de sa liberté. Il doit de bonne heure sentir l'inévitable résistance de la société, afin d'apprendre qu'il est difficile de se suffire à soi-même, qu'il est difficile de se priver et d'acquérir, pour être indépendant. On doit ici observer les règles suivantes : 1) Il faut laisser l'enfant libre en toutes choses depuis la première enfance (exception faite des choses en lesquels il peut se nuire à lui-même […]), mais à la condition qu'il ne s'oppose pas à la liberté d'autrui […] ; 2) On doit lui montrer qu'il ne saurait parvenir à ses fins si ce n'est en laissant les autres atteindre les leurs […] ; 3) On doit lui prouver qu'on exerce sur lui une contrainte qui le conduit à l'usage de sa propre liberté, qu'on le cultive afin qu'un jour il puisse être libre, c'est-à-dire ne point dépendre des intentions d'autrui.448 »

L'équipe de football paraît résoudre naturellement ces problèmes, en parvenant à réconcilier les intérêts de l'individu et du collectif, en montrant que la contrainte est légitime car nécessaire.

Trop de contrainte, trop de discipline, et l'homme en est réduit à une existence mécanique, tel un automate n'obéissant à rien d'autre qu'aux lois de la physique sur lesquelles sont fondées ses mécanismes. Trop de liberté, trop de laxisme, et l'homme reste embourbé dans la sauvagerie, tel un animal que l'on croit libre mais qui n'est en fait que l'esclave de l'instinct et des pulsions. Le sport, que ne connaît pas encore Kant, résout ce dilemme fondamental en traçant une voie médiane entre la liberté sauvage des jeux anciens et la discipline mécanique de la gymnastique. Bien plus, il résout cet autre dilemme tout aussi important pour Kant et parfaitement lié au précédent, qui voit s'opposer l'individu à la société et la concurrence à l'entraide. L'homme des Lumières, qui s'émancipe « de l'état de tutelle dont il est lui-même responsable449 », a évidemment besoin d'être formé à la liberté, à

448 Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation [1803], op. cit., pp. 454/118-119. 449 Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? [1784], Paris, GF Flammarion, 1991, p. 43.

149 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN l'autonomie et d'en faire l'expérience, pour peu que l'usage qu'il en fait n'empiète pas sur celui que les autres doivent tout autant pouvoir faire − premier point de contact entre le sujet et la société, supposant une concurrence entre les libertés des individus. Par ailleurs, en tant qu'il est un être de culture, en tant qu'il ne peut devenir pleinement homme sans être intégré à une société, il lui faut comprendre le juste rapport qu'il a à entretenir avec celle-ci et les autres hommes, qui passe par l'utilisation pragmatique des autres en tant que moyen pour la réalisation de ses propres fins, et qui ne peut être possible que s'il y a réciprocité − deuxième point de contact, supposant l'entraide et la cohabitation des différents intérêts des individus. À en croire Coubertin, le sport est la solution parfaite à ces deux dilemmes qui sont au fondement de toute société, en particulier de toute société démocratique. La contrainte qu'il impose sur les individus respecte qui plus est cette troisième fin que Kant posait pour l'éducation, qui ne discipline, paradoxalement, que pour rendre plus libre et faire sortir l'homme de sa minorité. La contrainte sportive se pose ainsi pour fin l'émancipation de l'homme, et se juge comme nécessaire à la formation de l'individu pour la société des « temps modernes », voire, pour Coubertin, comme la seule capable de résoudre ces enjeux cruciaux.

2) Le sport aliénant

À côté de ces fonctions émancipatrices visant à former par le sport des individus responsables, sociables, respectueux, dotés d'intelligence et d'esprit critique, on trouve cependant tout un revers de la médaille sportive qui fut mis en avant avec autant de force, ayant des fonctions cette fois-ci aliénantes. Que la « théorie critique du sport » ait pu considérer le sport comme « le nouvel opium du peuple » n'est pas sans fondement. Cette critique, par certains aspects, ne fait rien d'autre que de hurler encore plus fort pour le faire entendre à tous ce que des théoriciens du sport, comme Coubertin, avaient déjà crié eux- mêmes en leur temps, à la différence que les aspects aliénants n'y sont évidemment plus loués, mais au contraire condamnés avec fermeté.

Le sport comporte effectivement tout un ensemble de fonctions ayant pour finalité de limiter la liberté des individus, de les contrôler, voire de les asservir. Ces fonctions, dénoncées par la théorie critique, sont loin d'être des traits que les observateurs de l'époque n'auraient pas discernés par manque de recul, ni des traits dont on aurait eu parfaitement conscience entre

150 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN initiés, mais que l'on aurait soigneusement dissimulé aux masses pour des raisons pernicieuses. Point de complot ourdi chez Coubertin, pas de double discours − au moins sur ce point − ésotérique et exotérique : s'il est convaincu qu'il est bon que l'éducation et le sport se fondent sur la liberté car la société a besoin d'hommes libres et émancipés, il reste également persuadé, tout comme son époque paraît l'être, qu'un ferme contrôle sur les individus demeure absolument nécessaire, ce qu'il n'hésite pas à dire haut et fort. Ce contrôle, le sport, d'après lui, parvient parfaitement à le réaliser, paradoxalement au même moment où il éduque les hommes. Il réussit à tenir les hommes en laisse en même temps qu'il les rend libres. Le sport éduque effectivement les sujets en se fondant sur la liberté ; cette liberté, réglée, régulée et limitée par les différentes règles du jeu, était déjà restreinte, contenue et circonscrite dans une certaine sphère. À côté de ce type particulier de liberté « raisonnée » produite par le sport et ses règlements viennent prendre place tout un ensemble de fonctions qui, tantôt découlent directement de celle-ci, tantôt en existent indépendamment, mais qui au final viennent toutes borner à un second niveau cette liberté sportive. Si bien que le sport permet cette prouesse d'aliéner l'homme tout en l'émancipant, et cela dans un seul et même geste − mais également parfois de l'émanciper tout en l'aliénant : l'instrument sportif peut se retourner contre ceux qui cherchent à asservir (voir Jesse Owens ou Tommie Smith). C'est ainsi que le sport, chez Coubertin, prétend, en même temps que former à la liberté, se constituer comme une nouvelle Église, un nouveau Vatican, un nouveau pouvoir aussi bien spirituel que temporel assurant, entre autres, un contrôle social, préparant à la guerre, et servant le colonialisme.

2.1) UNE RELIGION SÉCULAIRE ET SÉCULIÈRE

Le projet de faire du sport une nouvelle religion qui offrirait un moyen de contrôle social plus performant encore que la religion catholique en place a été très clairement explicité. « Pour moi, le sport était une religion avec église, dogmes, culte... mais surtout sentiment religieux.450 » L'œuvre de Coubertin est parsemée d'un vocabulaire religieux, comme le rappelle Jean-Marie Brohm.451 « Évangile sportif », « religion athlétique », « idées religieuses sportives », tout cela émaille son discours à chaque occasion. Le terme même de

450 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., p. 102. 451 Jean-Marie Brohm, Pierre de Coubertin, le seigneur des anneaux, op. cit., p. 31.

151 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN

Jeux Olympiques fait référence aux concours antiques ayant lieu à Olympie dans le sanctuaire de Zeus, lesquels étaient alors censés avoir été restaurés par Héraclès lui-même.452 Le 17 avril 1927 à Olympie, Coubertin, sur des tons prophétiques, rappelle sur les ondes radiophoniques à la « Jeunesse sportive de toutes les nations » la nature de son projet :

« Nous [les fondateurs de l'Olympisme] avons voulu, rénovant[er] une institution vingt-cinq fois séculaire, [pour] que vous puissiez redevenir des adeptes de la religion du sport telle que les grands ancêtres l'avaient conçu.453 »

Le sport comme religion, voilà une idée à laquelle on s'attachera toujours plus. Les Mémoires Olympiques de Coubertin publiés en 1931 sont sans doute l'un de ses textes comportant le plus cette dimension prophétique :

« Ce qui rapproche olympiquement les deux époques [antique et moderne], c'est le même esprit religieux, cet esprit qui a d'ailleurs refleuri chez le jeune athlète du moyen-âge. Religio athletæ : les anciens avaient entrevu le sens de cette parole ; les modernes ne l'ont pas encore ressaisi. J'estime qu'ils y inclinent. Des romanciers comme Montherlant ou Kessel […] m'en donnent l'impression.454 »

Et effectivement, Montherlant sera le Pindare moderne qui aura chanté la gloire du sport dans ses deux Olympiques.455

Coubertin a ainsi deux adversaires, deux concurrents : les gymnastes et les curés. En plus d'entrer en concurrence avec la gymnastique, le sport entend en effet se constituer en une nouvelle religion entrant en concurrence avec les autres. Ou plutôt ressusciter cette religion séculaire qui existe selon Coubertin depuis l'aube des temps chez Homère, mais que le christianisme, essentiellement, a d'après lui trop voulu étouffer. Tout comme Machiavel en son temps, Coubertin fait l'apologie des païens contre les chrétiens. Le christianisme est lu comme l'ennemi des corps, de la pulsion de vie, de l'élan vital :

« L'animosité du christianisme naissant s'exerça contre l'athlétisme précisément à cause des satisfactions charnelles qu'il représentait et [elle] poursuivit en lui cet "orgueil de vie" dénoncé par l'Écriture.456 » 452 Sophie Pabel-Imbaud, Jeux Olympiques et sport en Grèce antique, Paris, Musée du Louvre, 2004, p. 7. Allen Guttmann, From Ritual to Record: The Nature of Modern Sports, op. cit., pp. 21-22. 453 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., p. 208. 454 Ibid., p. 212. 455 Henry de Montherlant, Les Olympiques [1938], op. cit. 456 Pierre de Coubertin, « De la volupté sportive », Revue Olympique, mars 1913, p. 46.

152 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN

Le christianisme participe pour Coubertin de « cette religion de la mort qui a été celle de mon enfance457 » − Nietzsche n'aurait pas mieux dit. Le christianisme est en effet l'ennemi, au moins depuis que l'empereur Théodose abolit les Jeux en 392 au motif que « le christianisme vainqueur voyait en eux une institution païenne458 ».

Conscientes de cette dangereuse concurrence, les institutions religieuses tentèrent de discréditer le sport ; elles l'accusèrent d'être irréligieux, amoral, voire immoral ; elles reprochèrent aux Jeux Olympiques et à Pierre de Coubertin de réintroduire croyances païennes et paganisme. Cependant, cette opposition au sport de l'Église ne fut que temporaire, avant de finalement revirer tardivement en leur faveur :

« Non moins passagère fut l'hostilité de certains milieux catholiques apercevant dans la renaissance athlétique et principalement dans le Néo-olympisme un retour offensif des idées païennes. Le pape Pie X sollicité en 1905 de se prononcer à cet égard le fit non seulement par des paroles significatives mais en présidant en personne au Vatican, dans la cour de Saint-Damase, des fêtes de gymnastique organisées par les patronages catholiques […].459 »

L'Église elle-même, qui était d'abord hostile à l'idée sportive, se « convertit » à l'Olympisme. Serait-ce qu'elle juge désormais que tous deux participent de la même essence ? Pour Coubertin, ce sera surtout le signe que l'Olympisme a désormais également subverti le christianisme. Le sport lave enfin l'affront de l'empereur Théodose en se constituant comme religion. Religion d'une nature cependant différente, qui s'apparente plus aux religions séculières, au sens qu'Aron prêtait à cette expression :

« Doctrines qui prennent dans les âmes de nos contemporains la place de la foi évanouie et situent ici bas, dans le lointain de l'avenir, sous la forme d'un ordre social à créer, le salut de l'humanité460 »

Le salut de l'humanité que propose le sport se situe autant dans ce « rebronzage de la race » que dans l'espoir de paix toute relative promis par l'Olympisme ou de la perspective d'une élévation dans la hiérarchie sportive par le travail.

« L'idée de trêve, voila également un élément essentiel de l'olympisme. […] 457 Pierre de Coubertin, Mémoires de jeunesse [posthume], op. cit., p. 20. 458 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 21. 459 Ibid., pp. 53-54. 460 Raymond Aron, L’âge des empires et l’avenir de la France, Paris, Défense de la France, 1945.

153 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN

J'admettrais fort bien pour ma part de voir, en pleine guerre, les armées adverses interrompre un moment leurs combats pour célébrer des jeux musculaires loyaux et courtois.461 »

Religion séculaire et séculière : si l'on juge que le sport en est une et qu'il doit désormais déchoir les autres, cela tient moins à un désir de transcendance qu'à une conception utilitariste du religieux qui se maintient encore dans la France de ce temps. Les lois de 1905 sur la laïcité ne sont pas parvenues à faire disparaître le sentiment tocquevillien d'une utilité sociale de la religion :

« Une société civilisée, mais surtout une société libre, ne peut subsister sans religion. Le respect de la religion y est […] la plus grande garantie de la stabilité de l'État et de la sûreté des particuliers. Les moins versés dans la science du gouvernement savent cela.462 »

On pense que le sport peut remplir les mêmes services que le catholicisme tout aussi efficacement, sinon mieux. Mieux, parce que si les fonctions de contrôle social assumées par la religion sont transférées dans le champ sportif, c'est avec la dimension transcendante en moins, ce qui plaît davantage à une société qui se sécularise et se laïcise, à un monde qui se désenchante. Débarrassée de tout le mysticisme et de toute la superstition propres aux religions en place − du moins en apparence, car on en retrouve sous une autre forme, comme par exemple sous celle des signes religieux à l'entrée des terrains −, la religion sportive se fait admettre plus facilement. Le pouvoir de contrôle social que 1905 ôte aux curés est remis entre les mains des entraîneurs.

2.2) UNE NOUVELLE PAPAUTÉ

D'un point de vue institutionnel, l'organisation structurelle sportive suivra un schéma analogue à celui de l'Église. Ceci est par exemple remarqué par Jean-Pierre Augustin et Pascal Gillon :

« À une époque où les grands récits, les dogmes et les croyances ont perdu une partie de leurs forces, le mythe olympique et ses jeux rituels peuvent être considérés comme des répliques du sacré. Ce mythe moderne et ses rites séculiers sont des constructions 461 Pierre de Coubertin, « Les assises philosophiques de l’Olympisme moderne (message radiodiffusé à Berlin le 4 août 1935) », op. cit. 462 Alexis de Tocqueville, L’ancien régime et la révolution [1856], op. cit., p. 244.

154 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN

dans un monde laïcisé qui en utilise le langage. Les foules se rassemblent dans des cathédrales de béton que sont les stades pour participer hors du temps profane aux célébrations des Jeux. Lorsque la "messe" est dite, les héros, véritables demi-dieux sont honorés, récompensés et certains deviennent des modèles. […] D'autres après lui [après Coubertin] ont fait le parallèle avec l'Église catholique en comparant le CIO avec le Sacré collège qui élit le pape, les Comités nationaux olympiques (CNO) avec les archevêchés, les Fédérations internationales (FI) avec les ordres religieux, Olympie avec la Terre sainte et les Congrès olympiques avec les conciles. Le président Brundage, dans la même tradition, n'hésitait pas à considérer les membres du CIO comme les "apôtres disciples" de cette religion du XXe siècle.463 »

Le CIO, organisme quasi supranational, échappant aux règles politiques usuelles, est dans une position semblable au Vatican et aux papes de jadis, position que critiquait tant Machiavel.464 Influents sur la politique internationale, capables de souffler sur les relations diplomatiques. Un État sans réelle force militaire, sans armée, dont la seule puissance réelle est irréelle, imaginaire : spirituelle, morale, immatérielle, mais néanmoins suffisante pour prendre les hommes à son jeu, pour contraindre les gouvernements et leurs sujets. Les avantages d'un État sans en avoir les inconvénients : pas de territoire à garder mais une ingérence dans tous les pays. Tout comme les Églises de tous les pays étaient affiliées à Rome qui pouvait alors s'ingérer dans des États à distance, les FI (fédérations internationales) sont subordonnées au CIO à Lausanne. Toutes ont leur mot à dire dans la politique intérieure et extérieure des autres gouvernements. Le statut juridique du CIO est sans équivalent, ainsi que le note Patrick Clastres :

« Le Conseil fédéral helvétique accorde au CIO le statut inédit en Suisse de "organisation internationale non gouvernementale, à but non lucratif, à forme d'association dotée de la personnalité juridique dont le siège est à Lausanne." Statut qui situe le CIO dans un hinterland juridique entre droit interne suisse et droit international.465 »

Par ailleurs, en affirmant « l'existence indéniable d'une "géographie sportive", distincte

463 Jean-Pierre Augustin et Pascal Gillon, L’Olympisme. Bilan et enjeux géopolitiques, op. cit., p. 9. 464 Nicolas Machiavel, « Discours sur la première décade de Tite-Live [1531] », in Œuvres, Paris, Robert Laffont, 1996, pp. 215-217. 465 Patrick Clastres, Jeux Olympiques. Un siècle de passions, op. cit., p. 98.

155 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN de la géographie politique466 », Coubertin explicita l'idée de peuples sportifs ayant pour seul maître le CIO, peuples formés par la réunion d'individus se définissant et s'unissant simplement du fait de leur seule pratique sportive, et non plus par le droit du sol, le droit du sang, ou tout autre critère, de la même manière que la papauté se définissait seule maîtresse de la communauté des croyants, de la Cité de Dieu − ce à quoi s'opposa, par exemple, le gallicanisme, mouvement auquel il existe en revanche peu ou pas d'équivalents sportifs. Cela se traduit dans les faits, par exemple, par un Championnat de France de football où Monaco, pourtant État souverain indépendant de la République française, est admis à participer ; des Championnats d'Europe où des clubs turcs ou israéliens, qui donc ne sont pas (encore) européens politiquement, sont admis ; des Tours de France, d'Italie ou d'Espagne où les incursions hors des frontières politiques sont fréquentes ; une équipe de rugby irlandaise se représentant non par son drapeau tricolore usuel mais par le trèfle, mêlant à la fois joueurs de l'Irlande du Nord et de la République d'Irlande (Éire) ; mais surtout, cela permet à la Palestine, nation toujours non reconnue par l'ONU, d'envoyer une délégation aux Jeux Olympiques, comme à Atlanta en 1996 :

« Lors de l'effondrement du bloc soviétique, certaines républiques demandaient la reconnaissance de leur CNO avant même que leur indépendance ne soit reconnue sur la scène politique internationale.467 »

Cette institutionnalisation du sport, et en un certain sens, son étatisation, sa formation en un pouvoir politique autonome indépendant des autres gouvernements, doit beaucoup au génie politique de Coubertin. Il manœuvra finement pour éviter toute récupération politique par des tiers du mouvement olympique, si bien que le CIO parvint à obtenir une très grande indépendance politique suscitant depuis la convoitise des autres pouvoirs politiques. Mais cela ne doit pas tromper. Ce n'est pas dans la très grande puissance politique des structures sportives et dans sa configuration inédite que le pouvoir sportif sur les corps et les âmes prend sa source. Les institutions sportives ne constituent pas le fondement du pouvoir sportif ; bien au contraire, elles présupposent en premier lieu les rapports de pouvoir qui traversent la pratique sportive. Elles se constituent sur elles, comme le remarquait Deleuze d'une manière générale à propos du pouvoir :

466 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., p. 121. 467 Jean-Pierre Augustin et Pascal Gillon, L’Olympisme. Bilan et enjeux géopolitiques, op. cit., pp. 54-55.

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« Les institutions ne sont pas des sources ou des essences, et elles n'ont ni essence ni intériorité. Ce sont des pratiques, des mécanismes opératoires qui n'expliquent pas le pouvoir, puisqu'elles en supposent les rapports et se contentent de les "fixer", sous une fonction reproductrice et non productrice. Il n'y a pas d'État, mais seulement une étatisation, et de même pour les autres cas.468 »

Ce ne sont pas les institutions qui fondent les rapports de pouvoir, mais bien les rapports de pouvoir qui fondent les institutions. La source du pouvoir sportif n'est pas dans les institutions mais dans la pratique sportive en tant que telle ; c'est parce qu'il y a du pouvoir dans la pratique sportive que les différentes institutions rivalisent entre elles afin de le saisir :

« En tout cas, l'État suppose les rapports de pouvoir, loin d'en être la source. Ce que Foucault exprime en disant que le gouvernement est premier par rapport à l'État, si l'on entend par "gouvernement" le pouvoir d'affecter sous tous ses aspects (gouverner des enfants, des âmes, des malades, une famille...). Si l'on cherche dès lors à définir le caractère le plus général de l'institution, État ou autre, il semble qu'il consiste à organiser les rapports supposés de pouvoir-gouvernement, qui sont des rapports moléculaires ou "micro-physiques", autour d'une instance molaire : "le" Souverain, ou "la" Loi, pour l'État, le Père pour la famille, l'Argent, l'Or ou le Dollar pour le marché, le Dieu pour la religion, "le" Sexe pour l'institution sexuelle.469 »

Il y a un art micro-physique de gouverner les sportifs qui préexiste à toutes les formes institutionnelles telles que le CIO ; ces dernières ne sont que la conséquence de ce micro- pouvoir sportif, elles n'en sont qu'un simple signe : le signe que les pratiques ludiques corporelles compétitives, lorsqu'elles sont organisées suivant les modalités libérales sportives, sont traversées par des rapports de pouvoir. Tout le problème est alors de l'analyser, de montrer comment ce micro-pouvoir sportif fonctionne, de découvrir autour de quelle « instance molaire » il se concentre, quel est son mode de gouvernement.

2.3) UN NOUVEL OPIUM DU PEUPLE

Comment le sport est-il capable de se substituer au christianisme ? Devient-il, pour le dire avec la Théorie critique, un « nouvel opium du peuple470 » ? Pour Marx, « la religion est

468 Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Les Éditions de Minuit, 2004, p. 82. 469 Ibid., p. 83. 470 Marc Perelman, Le sport barbare, critique d’un fléau mondial, op. cit., p. 11.

157 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN le soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur », elle est « l'auréole » de cette « vallée de larmes » qu'est la misère du peuple, elle est « le soleil illusoire qui se meut autour de l'homme. » La religion est ce qui permet au peuple de supporter sa misère sans se rebeller, en entretenant d'illusoires espoirs de justice advenant dans d'hypothétiques arrières-mondes. C'est pourquoi la religion, « c'est l'opium du peuple471 » : un opiacé spirituel qui endort et rend docile, ayant des effets similaires à l'opium lui-même, cette arme inattendue mais décisive qui aida tant la Grande-Bretagne durant son conflit contre la Chine en assommant les population, lorsque Marx écrivait ces lignes en 1843.

Or, le sport est capable − autant d'après ses critiques que d'après son théoricien Pierre de Coubertin − d'abrutir tout aussi bien que l'opium religieux, que l'opium tout court. Il comporte, remarque Coubertin, ce « caractère apaisant qui le distingue et que nous avons relevé à plusieurs reprises. […] Le sport […] détend chez l'homme les ressorts tendus par la colère472 ». Le sport vient doucement détendre ces ressorts en offrant un lieu où les humeurs du peuple peuvent se déverser ailleurs que dans la rue − ou même ailleurs que dans les urnes. Le sport est un « défouloir » : mieux vaut crier dans un stade des chants de supporters que « l'Internationale » dans la rue ; mieux vaut prendre part à une manifestation sportive qu'à une manifestation tout court ; la violence contenue dans un stade est un moindre mal que si elle se diffusait à l'extérieur. « Qu'est la question sociale à bien des égards, sinon le produit d'une agglomération de "ressorts tendus par la colère" ? », demande Coubertin :

« Colères diffuses contre les injustices, la malchance, les malentendus... colères contre soi-même aussi, faites d'aveux et de regrets... […] À l'heure actuelle, la colère est partout dans le monde : elle trouble à la fois le foyer familial et les institutions sociales ; elle compromet à la fois le repos de l'individu et la paix publique. Or le sport est le plus grand "apaiseur" qui soit.473 »

Le sport ne supprime pas les causes objectives et réelles des injustices et des colères qu'elles font naître en les déracinant de leurs terreaux conjoncturels, en résolvant l'iniquité dès son origine, mais il offre un lieu où la violence à laquelle elles pourraient conduire peut s'exprimer sans gène – ce qu'avaient fort bien vu Norbert Elias. Il est une soupape de sécurité qui laisse s'échapper la pression trop grande de la marmite sociale pour ne pas qu'elle explose. 471 Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel [1844], Paris, Allia, 1998, p. 8. 472 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 145. 473 Ibid., p. 134.

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Théodore Roosevelt, figure exemplaire en bien des points pour Coubertin car grand sportif474, « sous la juridiction de la police de New-York, [il] osa ouvrir des salles gratuites de boxe dans les quartiers mal famés ce qui amena une diminution immédiate et considérable des rixes sanglantes ». Se rebelle-t-on dans les villes ? Est-on « en colère » contre les injustices ? Plutôt que d'éliminer la cause des frustrations, faisons plutôt faire du sport pour que les tensions s'apaisent. Là où l'on envoyait des prêtres, envoyons des entraîneurs ; construisons des stades à l'endroit des temples. Les injustices resteront peut-être, mais les colères qu'elles font naître s'envoleront, et l'ordre sera maintenu.475

2.4) L'ÉCOLE DE LA GUERRE

Mais le sport permet bien plus que la simple sauvegarde de l'ordre social. Garant de la paix civile, il permet aussi de préparer à son contraire : la guerre. « Les guerres de jadis avaient souvent un caractère un peu sportif476 » remarque Coubertin. Si la guerre est du sport, quoi de mieux que le sport lui-même pour y préparer ? Le sport réinvestit pleinement les fonctions de propédeutique militaire présentes dans la gymnastique d'Amoros − le sport doit également convaincre les états-major. Coubertin perçoit clairement « la préparation indirecte à la guerre que comportent les sports477 ». Grâce au sport, les hommes sont dans un état de « demi-entraînement » qui fait de chacun un combattant potentiel prêt à être mobilisé. En 1907, l'écrivain Paul Adam rêvait dans La morale des sports d'une « armée démocratique478 » où le sport constituerait la glande pinéale reliant civils et militaires :

« Vertus civiles pendant quelque vingt années, le cyclisme, puis l'automobilisme, deviennent des vertus militaires. Ce transfert normal d'énergies indique assez comment il est possible de concilier les deux principes [vertus civiles et vertus militaires], de les associer, même de fondre les initiatives résultantes en une seule action. Il ne s'agit pas, quel que soit le danger actuel, de militariser la nation, mais de

474 « Roosevelt exalte les qualités viriles, l'effort physique, la boxe, la chasse, rêve d'action et voit dans la guerre l'occasion de manifester son énergie, d'être pleinement soi-même. » André Kaspi, Les Américains 1. Naissance et essor des États-Unis, Paris, Seuil, 1986, p. 241. 475 Cette fonction pacificatrice du sport est toujours d'actualité. Voir par exemple Pascal Duret, Sociologie du sport, Paris, PUF, 2008, pp. 52-71. 476 Pierre de Coubertin, « Le sport et la guerre », Revue Olympique, avril 1912, p. 58. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 194. 477 Pierre de Coubertin, « Le sport et la guerre », op. cit.. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 196. 478 Paul Adam, La morale des sports, op. cit., p. 364.

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nationaliser l'armée, de transformer en occupations constantes de la vie civile les sports de guerre. Ainsi ne seront-ils plus l'apanage particulier d'une sente caste, mais aussi le devoir de toutes les classes productrices. […] Donc, il faut inciter vivement les états-majors à constituer les pelotons cyclistes.479 »

Le sport permet de constituer une armée de réserve d'une grande étendue, de faire de chaque individu un militaire en puissance, de chaque citoyen une ressource mobilisable. « D'ailleurs l'ultima ratio de tous les peuples est l'armée, car elle résumera toutes ses forces tant que l'humanité possédera un estomac avec un appétit, et un cerveau avec des appétits480 », écrivait Philippe Tissié pour justifier ces recherches sur l'éducation physique.

Mais le sport fait plus que constituer un contingent militaire civil. Il modifie également fondamentalement le rapport à la guerre d'après Coubertin :

« Les sports ont fait fleurir toutes les qualités qui servent à la guerre : insouciance, belle humeur, accoutumance à l'imprévu, notion exacte de l'effort à faire sans dépenser des forces inutiles... Le jeune sportsman se sent évidemment mieux préparé à "partir" que ne le furent ses aînés. Et quand on se sent préparé à quelque chose, on le fait plus volontiers. »

Tout ceci est écrit par Coubertin avant la « Der des Ders », et la boucherie des tranchées qui refroidira certaines ardeurs bellicistes ne se laisse pas imaginer. Aussi la représentation que l'on se fait du conflit armé est-elle encore toute emprunte d'un certain romantisme − dans tous les sens du terme − très XIXe siècle, ou même simplement pleine de naïveté. On conçoit la guerre comme un « jeu » ; le « sentiment du jeu » s'est si largement diffusé que guerre et sport paraissent désormais partager ce même trait ludique et enfantin :

« S'il [le jeu] ne modifie pas la guerre en elle-même, il modifie singulièrement ses conséquences. Combien une telle façon d'envisager la bataille facilite les réconciliations ultérieurs, les ententes apaisantes, le relations quotidiennes qui se renouent forcément, après un conflit, entre vainqueurs et vaincus !481 »

Le sport enseigne à méditer sa défaite et la victoire de l'autre, à ne disputer et régler les

479 Ibid., pp. 361-362. 480 Philippe Tissié, L’éducation physique au point de vue historique, scientifique, technique, critique, pratique et esthétique, op. cit., p. IX. 481 Pierre de Coubertin, « Le sport et la guerre », op. cit.. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 197.

160 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN contentieux que sur le terrain duquel ils ne doivent sortir. On rêve de champs de bataille qui imiteraient les stades, où les vaincus iraient serrer la main des vainqueurs après leur avoir fait une haie d'honneur, comme après la fin d'un match de rugby. La guerre ? La continuation bon enfant du sport avec d'autres moyens. Bon enfant, car le sport, remarque Coubertin qui sur ce point anticipe certaines des analyses de Elias et Dunning, émousse la lame de l'agressivité congénitale de l'homme, la rendant moins tranchante, et donc la guerre moins violente :

« [Le sport] tend à en atténuer la barbarie et les vilains aspects. Une armée de sportsmen sera plus humaine, plus pitoyable dans la lutte, plus calme et plus douce après. […] Les sports ne tendent pas à rendre la jeunesse plus belliqueuse, mais seulement plus militaire, c'est-à-dire qu'ils lui donnent le sentiment de sa force sans l'inciter davantage à en faire emploi.482 »

Dans sa fameuse enquête sur « les jeunes gens d'aujourd'hui » de 1913 publiée sous le pseudonyme d'Agathon, Alfred de Tarde s'en félicitait :

« Le sport a exercé, lui aussi, sur l'optimisme patriotique des jeunes gens une influence qu'on ne saurait négliger. Le bénéfice moral du sport, j'entends de ces sports collectifs comme le foot-ball, si répandu dans nos lycées, c'est qu'il développe l'esprit de solidarité, ce sentiment d'une action commune où chaque volonté particulière doit consentir au sacrifice. D'autre part, les sports font naître l'endurance, le sang-froid, ces vertus militaires, et maintiennent la jeunesse dans une atmosphère belliqueuse.483 »

La guerre ainsi lue entretient le vieux mythe oxymorique de la fameuse « paix armée » déjà théorisé par Kant. Hélas ! Cette vision angélique de la guerre comme « insociable sociabilité484 », comme « manière d'autrefois, la plus noble pour l'individu, sinon la plus utile pour la société485 » de surmonter les passions juvéniles, s'effrita du vivant même de Coubertin. La Première Guerre mondiale conduisit à modérer les aspirations bellicistes des partisans du sport, ne serait-ce que parce que l'on sent que le sport lui-même pourrait ne pas y survivre. Les Jeux Olympiques ne purent en effet avoir lieu comme prévu à Berlin en 1916. « Une

482 Pierre de Coubertin, « Le sport et la guerre », op. cit.. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., pp. 197-198. 483 Alfred de (Agathon) Tarde, Les jeunes gens d’aujourd’hui, op. cit., p. 35. 484 Emmanuel Kant, « Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique [1784] », in Opuscules sur l’histoire, Paris, GF Flammarion, 1990, p. 74. 485 Pierre de Coubertin, « La crise évitable », op. cit.. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 150.

161 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN tragédie mondiale allait brusquement [les] supprimer. […] La guerre […] pouvait menacer l'institution olympique dans son essence même.486 » La nature du pacifisme olympique, de la fameuse trêve olympique qui est théorisée à cette période ne doit pas tromper. Derrière son humanisme revendiqué, il y a un impératif sportif stratégique bien simple consistant à assurer la continuité des olympiades même durant les périodes de trouble, au motif de faire tomber les armes pendant cette quinzaine. Que la guerre empêche la tenue des Jeux, et le sport renaissant risquait de ne jamais s'en remettre : une des craintes constantes de Coubertin était qu'un simple souffle suffise à éteindre la flamme de l'élan sportif à peine rallumée, si précaire d'après lui. Qu'au contraire les Jeux puissent avoir lieu même dans les moments de crise, et la pérennité des institutions sportives serait assurée. Avant de préserver les hommes de la guerre, la trêve devait protéger les Jeux.

En outre, la paix promise par les Jeux ne signifie la cessation des hostilités que d'une manière toute temporaire ; ce n'est pas un traité de paix perpétuel à la manière de Kant ou de l'abbé de Saint-Pierre que Coubertin invite à signer, mais simplement une mise entre parenthèse du conflit, un peu à la manière de la « Trêve de Noël » qui eut lieu en 1914, où Allemands et Britanniques avaient joué au football le temps d'un soir ; une fois la trêve terminée, la guerre pouvait reprendre.487 Dans son discours si polémique radiodiffusé à Berlin en 1935, au sujet de cette même trêve, Coubertin louait un type d'individualité conquérante, mais capable de modérer cependant temporairement ses aspirations guerrières :

« Mais celui-là est l'homme vraiment fort dont la volonté se trouve assez puissante pour s'imposer à soi-même et imposer à la collectivité un arrêt dans la poursuite des intérêts ou des passions de domination et de possession, si légitimes soient-ils.488 »

Étant donné le contexte, on ne peut pas ne pas supposer ici une allusion aux desseins fomentés par Hitler ; Coubertin semble appeler ce dernier non pas à se défaire une fois pour toutes de ses instincts de domination, mais simplement à les mettre en sommeil pour un temps, ceux-là étant pour lui parfaitement « légitimes ». Leçon qu'Hitler sut écouter, puisque les Jeux de Berlin, comme on l'a vu489, lui permirent de cacher le nazisme sous le tapis

486 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., p. 146. 487 Voir à ce sujet Christian Carion, « Joyeux Noël », UGC Vidéo, 2005. 488 Pierre de Coubertin, « Les assises philosophiques de l’Olympisme moderne (message radiodiffusé à Berlin le 4 août 1935) », op. cit., p. 13. 489 Cf. supra, p. 99.

162 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN olympique, en lui fournissant l'occasion de ne pas paraître dirigeant totalitaire, en taisant l'antisémitisme intolérable du régime, en camouflant le nationalisme, en s'exposant juste et humain, en faisant mine, précisément, de défendre les idéaux pacifistes, mais cela simplement le temps de la quinzaine olympique.

Par ailleurs, le pentathlon moderne, créé par Coubertin sur le modèle du pentathlon antique et dont la première épreuve olympique eut lieu à Stockholm à l'occasion des jeux de 1912, prend pour exemple implicite les compétences du soldat. Cinq disciplines combinées pour solliciter des qualités différentes et complémentaires dans les individus, et surtout composant le genre de vie usuel d'un soldat de cavalerie en guerre, devant être rompu à ces exercices, qui comprenaient « le tir, la natation, l'escrime à l'épée, un cross-country équestre et un cross-country pédestre490 ». Or, d'une façon à peine voilée, le discours de Berlin comporte une célébration de ces mêmes compétences. Comparant l'olympisme à « une sorte d'Altis morale491 », Coubertin dresse une hiérarchie des sports : au centre et glorifiés se trouvent les « gymnastes, coureurs, cavaliers, nageurs, rameurs, escrimeurs et lutteurs », pendant que les autres pratiques tels que les sports collectifs sont rejetées à la périphérie. Tout le pentathlon moderne est là, Coubertin militant pour que l'aviron prenne la place de l'épreuve de tir492 ; au centre de l'Altis olympique se trouve ce militaire dont les compétences sont sanctionnées par le pentathlon moderne.

Ainsi, quand bien même la guerre ne serait-elle pas aussi souhaitable et pérenne que ce que l'on a pu dire, il n'en reste pas moins que le sport en constitue sa meilleure préparation :

« Entre la France de 1870 et celle de 1914, il y a toute la différence d'une nation vaillante mais non entraînée physiquement à la même nation vaillante et entraînée.493 »

De la défaite de 1870 à la revanche et à la victoire de 1914, un entraînement physique différent, fondé sur des principes plus adaptés. Le sport anglais triomphe de la gymnastique allemande. Coubertin récrit cependant quelque peu l'histoire : bien que le sport se soit effectivement développé de façon croissante jusqu'à la veille de la Première Guerre mondiale,

490 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 93. 491 Pierre de Coubertin, « Les assises philosophiques de l’Olympisme moderne (message radiodiffusé à Berlin le 4 août 1935) », op. cit., p. 13. 492 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 93. 493 Ibid., p. 139.

163 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN l'USFSA est toujours sous la domination, tant institutionnelle que numérique, de l'USGF ; les gymnastes furent d'ailleurs de ceux qui payèrent en nombre le prix du sang dans les tranchées. Mais Coubertin a peut-être davantage à l'esprit l'affrontement plus général des différentes nations :

« Au lendemain d'une guerre qui a illustré d'une façon si saisissante et probante la valeur des sports comme instrument de préparation militaire. Nul […] ne s'attendait à voir surgir en Angleterre et aux États-Unis [les pays sportifs par excellence, d'après Coubertin] des armées nombreuses et redoutables.494 »

La clef de la géopolitique en ce début de XXe siècle ? Français, Anglais et Américains font du sport alors que les Allemands en restent à la gymnastique : voilà qui explique les défaites des uns, restés à la poudre gymnique d'Amoros, et les victoires des autres, convertis à l'arme nucléaire sportive, bien plus puissante. Dans Mein Kampf, Hitler n'était pas loin de partager un pareil constat, attribuant non pas la débâcle, mais la bravoure des troupes allemandes en 1914 à l'entraînement viril qui était alors en vigueur, cependant perdu depuis :

« Les preuves immortelles de bravoure et d'allant que les armées allemandes donnèrent pendant toute la fin de l'été et tout l'automne de 1914, au cours de leur marche en avant, quand elles balayaient tout devant elles, furent le résultat de cette éducation infatigablement poursuivie. Pendant les interminables années de paix, elle avait habitué des corps souvent peu robustes aux performances les plus incroyables et avait donné aux soldats cette confiance en soi que les épouvantes des plus terribles batailles ne pouvaient détruire.495 »

L'Allemagne, si elle veut renouer avec cette ardeur militaire héroïque, doit en revenir à ces fondamentaux de l'éducation physique, et notamment en passer par la pratique de ce sport exemplaire dont le Führer se plaisait à faire l'éloge : la boxe.

2.5) AU SERVICE DU COLONIALISME

Guerre et paix : ces deux tâches régaliennes sont assurées par le sport. La sécurité sur le plan intérieur en assumant le rôle d'une police garante de l'ordre social qui n'a même plus besoin de contraindre manu militari les corps des individus ; la défense sur le plan extérieur

494 Ibid., p. 142. 495 Adolf Hitler, Mon Combat [1926], op. cit., p. 410.

164 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN en préparant les populations à la guerre, en faisant de chaque citoyen un soldat mobilisable, en constituant cette « armée démocratique » rêvée par Paul Adam. Par-delà ces deux fonctions importantes sur lesquelles le sport entre en rivalité avec les États et les gouvernements, on pense également que le sport peut être mis au service de la politique coloniale. Coubertin se serait lui-même qualifié de « colonial fanatique496 ». Il a de suite pensé que « le sport peut [donc] jouer un rôle en colonisation, un rôle intelligent et efficace497 ». Mais les occidentaux éprouvaient quelques réticences à laisser pratiquer des sports aux indigènes et à favoriser des rencontres sportives, qu'elles soient métissés (colons vs. colonisés) ou ségrégationnistes (colons vs. colons ; colonisés vs. colonisés) − les partisans d'un sport où des équipes mêleraient à la fois colons et indigènes étant encore plus rares. Réticences qui se comprennent fort bien, si l'on pense que le sport peut aider à constituer une terrible armée ou bien à produire des citoyens d'élite.

Ces interdits prennent leur source, d'après Coubertin, dans la crainte suivante :

« Qu'une victoire – même pour rire, pour jouer – de la race dominée sur la race dominatrice prendrait une portée dangereuse et risquerait d'être exploitée par l'opinion locale comme un encouragement à la rébellion.498 »

Que par malheur l'indigène l'emporte sur le colon, et il pourrait prendre conscience, et de sa force, et de la faiblesse de celui qui l'exploite ; sûr de sa force, voilà ce qui pourrait le pousser à se soulever. Cette crainte semble venir de la droite. On reconnaît en effet là une des idées développées tardivement par Maurras à l'endroit des Jeux Olympiques : ils permettent aux dominés − les Français − de se fédérer et de découvrir les faiblesses des dominants − les Anglais et les Américains.

Pour Coubertin, cette idée est infondée, tant en droit qu'en fait. L'Angleterre est une fois de plus brandie comme un modèle : « l'Inde a répondu ». Que s'en suit-il qu'« une équipe de polo [qui] gagne un match » ?

« [Son] joug lui apparaît alors beaucoup plus tolérable et plus léger. L'indigène est fier doublement : de son succès personnel d'abord, de la confiance qu'on lui témoigne

496 Jean-Marie Brohm, Pierre de Coubertin, le seigneur des anneaux, op. cit., p. 33. 497 Pierre de Coubertin, « Les sports et la colonisation », Revue Olympique, janvier 1912. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 176. 498 Pierre de Coubertin, « Les sports et la colonisation », op. cit.. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 177.

165 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN

ensuite. »

La victoire de l'indigène n'encourage pas à la rébellion. Le stade est une bulle dans laquelle est laissée toute liberté à l'indigène de se sentir fort et supérieur, liberté qui lui est refusée en dehors. Il constitue, comme dans les quartiers peuplés par des populations difficiles, la soupape de sécurité par laquelle la colère potentielle née de l'une ou l'autre frustration peut s'évacuer sans dégâts. Ou plus exactement : la victoire sportive du « damné de la terre » est une petite concession accordée par les groupes dominants en l'échange d'un asservissement général. On peut accorder sans crainte les leviers du micro-pouvoir sportif aux dominés pour peu que les manettes du macro-pouvoir restent dans les mains du colon. Avec les risques que cela comporte évidemment pour les dominants : quoi qu'on en dise, les victoires de Jesse Owens à Berlin en 1936, ou les poings gantés de noir de Tommie Smith et de John Carlos à Mexico en 1968 constituent des exemples − certes rares − où des minorités parviennent à réinvestir le pouvoir sportif comme une arme contre l'assujettissement général dont elles sont victimes − prouvant par la même occasion, s'il y avait besoin, que l'exercice du pouvoir n'est jamais unilatéral, qu'il ne s'impose pas strictement verticalement depuis le haut, mais « passe par les dominés non moins que par les dominants (puisqu'il passe par toutes les forces en rapport)499 », comme le remarquait Deleuze dans son texte sur Foucault. C'est ainsi qu'un rôle de premier plan pour le sport fut pensé par les grands représentants des luttes post- coloniales, comme Frantz Fanon, mais avec une certaine ambiguïté : construire un sport éloigné des préoccupations asservissantes du capitalisme, du spectacle, du professionnalisme, mais également occuper la jeunesse avec, afin de « soulever le peuple, agrandir le cerveau du peuple, le meubler, le différencier, le rendre humain500 ».

Ce renversement possible du pouvoir n'est cependant pas perçu par Coubertin, convaincu que la puissance sportive fonctionne de façon unilatérale, au profit unique des groupes dominants :

« Les sports sont en somme un instrument vigoureux de disciplinisation. Ils engendrent toutes sortes de bonnes qualités sociales, d'hygiène, de propreté, d'ordre, de self-control. Ne vaut-il pas mieux que les indigènes soient en possession de pareilles qualités et ne seront-ils pas plus maniables qu'autrement ?501 » 499 Gilles Deleuze, Foucault, op. cit., p. 78. 500 Frantz Fanon, Les damnés de la terre [1961], Paris, La Découverte, 2002, pp. 186-187. 501 Pierre de Coubertin, « Les sports et la colonisation », op. cit.. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie

166 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN

Le sport forme de bons sujets sociaux, propres, solides, ordonnés, obéissants, plus facilement gouvernables, tout en offrant un échappatoire pour la « colère » née de la question sociale, de la question coloniale. Deux restrictions toutefois pour que le sport reste à ce point fécond dans les colonies, et par extension dans les quartiers. Premièrement, en ce qui concerne les sports d'affrontement :

« Les sports de guerre ou les exercices comportant une préparation directe à la lutte armée ou non. Ici une certaine circonspection s'impose. Il est évident qu'en Extrême- Orient, par exemple, la propagation du jiu-jitsu n'est pas désirable au point de vue de la domination européenne.502 »

Deuxièmement, au sujet des manifestations chauvines :

« Il est inutile […] d'abuser de l'organisation des sports en spectacles officiels. Drapeau national, présence des autorités, tribunes, harangues, uniformes... Voilà qui donnerait à la victoire indigène une portée dont l'influence pourrait diminuer l'autorité des gouvernants. »

Pour qu'un nationalisme sportif n'embrase pas les foules indigènes, il faut que les rencontres se déroulent presque à huis clos − comme pour les rencontres féminines503 −, que les sports pratiqués n'aient pas « des apparences trop militaires ». Le sport doit veiller à respecter certaines précautions élémentaires pour être efficace, au moins pour qu'il ne soit pas dangereux pour les dominants.

En ce sens, on peut presque dire qu'il réutilise des mécanismes propres à la gymnastique en s'imposant un plan a priori. Gymnastique et sport ne sont pas nécessairement contradictoires ; ils sont simplement hétérogènes, ils ne s'excluent pas, et peuvent tout à fait se combiner. Entre un sport amoral et une gymnastique hyper-morale, il existe des connexions. Ils correspondent tous deux à des conceptions différentes, presque opposées, mais qui peuvent donner naissance à des pratiques hybrides empruntant à l'un et à l'autre. Lorsque le sport s'investit de morale a priori et crée des exercices sur-mesures, ad hoc pour répondre à une urgence bien précise, il emprunte par certaines tendances à la gymnastique, sans toutefois s'y réduire puisqu'il ne se défait pas de ses autres principes constitutifs.

sportive [1913], op. cit., p. 178. 502 Pierre de Coubertin, « Les sports et la colonisation », op. cit.. Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive [1913], op. cit., p. 179. 503 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 114.

167 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN

2.6) LES VIES PARALLÈLES

Une des idées sous-jacentes permettant de justifier l'utilisation du sport dans le colonialisme, mais également dans des fins plus générales de pacification sociale, est que le sport ouvre un autre monde, parallèle au monde social, dans lequel certaines aspirations, dont l'expression dans la vie quotidienne serait dommageable, peuvent avoir libre cours. Les revendications de pouvoir de l'indigène, les instincts d'agressivité de l'ouvrier, en somme, l'ambition du dominé, peut s'accomplir sans dommage dans le stade. Le sport fait premièrement fonction de déversoir de la violence, permettant de domestiquer les pulsions sauvages dans lesquelles le dominé pourrait puiser une énergie nouvelle. Les rencontres sportives crèvent régulièrement l'abcès rempli par les instincts animaux, au lieu que celui-ci n'explose dans une contestation sociale plus radicale. Mais bien plus que de simplement permettre aux hommes de « se défouler », ce monde parallèle du sport s'offre comme un système concurrent avec sa propre hiérarchie, dans lesquels les dominés peuvent s'investir et même réussir sans que le système social général ne s'en trouve bouleversé. Des individus issus de catégories sociales marginalisées, que celles-ci soient fondées sur des discriminations raciales, sexistes ou économiques, des individus donc dominés, peuvent ressentir leur joug comme beaucoup plus léger s'il leur est laissé la possibilité de s'accomplir au moins dans un certain domaine, s'il leur est laissé au moins l'espoir de pouvoir réussir quelque part. Un individu dominé tant dans le champ économique que social a toutes les raisons de se rebeller ; il peut en avoir moins s'il voit se profiler sous ses yeux une honorable carrière d'athlète − ou de musicien (les Noirs américains), ou de savant (les Juifs au début du XXe siècle). Les envies de subversion des hiérarchies d'un individu s'affaiblissent à mesure que celui-ci se trouve dans une position confortable sur l'une d'entre elles. Les inégalités politiques, sociales, économiques sont tolérées par les individus du moment que celles-ci n'interfèrent pas avec les domaines spécifiques dans lesquels ils s'investissent et espèrent réussir, alors même qu'elles pourraient objectivement être à leur détriment.

Lorsqu'un individu ne parvient pas à réussir dans un champ en raison de difficultés dont certaines peuvent être arbitraires, il peut soit tenter de remédier à cet iniquité, soit investir un autre champ. En ne quittant pas nécessairement le champ dans lequel il est dominé (par exemple, celui du travail), il engage une vie parallèle dans un autre champ, qui lui procure

168 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN quelques succès d'estime lui permettant de supporter sans frémir le joug de la domination, une vie parallèle qui entretient en lui l'espoir d'une possible échappatoire. Pour Roger Caillois, le succès dans les pays développés des loteries et autres jeux fondés sur la chance tient notamment au fait qu'ils permettent de compenser la dureté de l'agôn, qui donne tout au mérite et sur lequel sont désormais construites les sociétés, par l'alea, qui ne lui donne rien504 : « ils offrent une contrepartie de nature aléatoire aux récompenses qu'en principe le travail et le mérite devraient seuls apporter505 ». Le hasard est aveugle et démocratique ; en droit et même en fait, il ne discrimine pas entre les chanceux virtuels, accordant des chances égales à tous les participants. L'espérance du gain à la loterie nationale rend alors davantage supportable la misère quotidienne. Mais une autre manière de compenser la dureté de l'agôn est de le rendre effectif d'une façon restreinte dans d'autres champs que ceux où il ne profite qu'à certains. Le dominé participe alors à un jeu qui n'est plus celui de l'alea, mais de la mimicry ; l'ouvrier ou l'indigène enfile le masque du sportif ou de l'artiste durant le temps qui lui est laissé, jouant un autre rôle tout à fait différent que celui qu'il tient habituellement.506 Il est un autre, qui cette fois réussit, qui éprouve dans un champ précis la réalité de l'agon et la vérité du mérite, ceux- là se trouvant alors justifiés par cet autre chemin, grâce à l'épanouissement partiel qu'ils permettent. Le loisir laissé à l'individu est une excroissance nécessaire de la domination sociale, qui peut ainsi s'exercer facilement en fournissant du temps rapidement peuplé par des activités méritocratiques compensatrices. Le sport possède cette double particularité d'être à la fois un loisir et fondé sur l'agôn, ce qui assure sa pérennité dans les sociétés modernes.

3) Le problème de l'égalitarisme

Cette taxinomie départageant le sport entre ses fonctions aliénantes et émancipatrices n'a évidemment pas été présentée aussi explicitement dans le discours sportif lors de la naissance du stade. Installés dans les préjugés de son temps, là où dans les nôtres nous apercevons une opposition manifeste parmi ces objectifs, Coubertin, ainsi que d'autres comme 504 Dans ce cadre, il faudrait étudier l'engouement de plus en plus massif pour le Poker dans les sociétés occidentales. Jeu comportant évidemment une part d'alea en ce que la donne est distribuée au hasard, il y mêle toutefois une certaine part d'agôn, en ce que la maîtrise du calcul des probabilités peut s'avérer décisif dans la réussite. 505 Roger Caillois, Les jeux et les hommes [1958], op. cit., p. 141. 506 De même que pour le Poker, il faudrait étudier ce qu'indique la démocratisation du théâtre, de l'improvisation théâtrale et des jeux de rôle dans les sociétés contemporaines.

169 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN

Paul Adam ou Georges Rozet507, ne perçoivent qu'une profonde cohérence théorique. Pas de contradiction entre un homme autonome, citoyen, sociable, et un homme discipliné, contrôlé, assommé. Aucune distinction claire dans les discours de l'époque sur le sport entre ce qui libère l'homme et ce qui l'asservit. Les deux objectifs sont intriqués et imbriqués l'un dans l'autre, et sont poursuivis dans un même élan comme étant un seul et unique but. Tout ceci est donné en bloc et posé comme nécessaire pour la société.

Le tri que nous avons effectué, ainsi que le choix même des catégorisations, est à coup sûr discutable et arbitraire ; il doit évidemment beaucoup aux critères du temps présent. Certaines des fonctions placées dans un groupe auraient probablement tout aussi bien pu être distribuées dans un autre, comme elles n'étaient pas distribuées du tout chez Coubertin. Sur cette matière, l'objectivité absolue demeure chimérique. Comme le résume Paul Veyne, « à chaque époque son bocal508 », et la nôtre n'a pas plus de liberté pour sortir du sien afin de s'observer du dehors que les autres. Le mieux que l'on puisse est de faire apparaître les présupposés implicites de ce discours qui apparaissent aujourd'hui plus clairement, et dont le trait le plus prégnant consiste à jouer d'un seul geste sur deux tableaux à la fois : l'émancipation de l'homme et son aliénation. D'un point de vue plus contemporain, Pascal Duret départage ainsi les fonctions attribuées au sport509 :

507 Georges Rozet a donné un long développement sur les différents apports du sport dans la formation de la jeunesse dans l'enquête d'Alfred de Tarde. Georges Rozet, « La jeunesse et le sport », in Alfred de (Agathon) Tarde. Les jeunes gens d’aujourd’hui, Paris, Plon-Nourrit, 1913, pp. 131-144. 508 Paul Veyne, Foucault. Sa pensée, sa personne, Paris, Albin Michel, 2008, pp. 13-35. 509 Pascal Duret, Sociologie du sport, op. cit., p. 5.

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Fonctionnalisme positif Fonctionnalisme négatif Thèmes de célébrations du sport Thèmes de critiques du sport Fonction hygiénique de préservation et d'entretien du Fonction disciplinaire d'apprentissage des contraintes « capital santé » de chacun. corporelles. Fonction politique de production de symboles Fonction politique de production de nationalismes nationaux (les champions vus en héros). exacerbés (compétition comme « peste émotionnelle »). Fonction médiatique du spectacle comme édification Fonction médiatique du divertissement comme morale. « opium du peuple ». Fonction d'intégration et d'accélérateur de sociabilités Fonction d'exclusion et d'entretien de formes de plus fraternelles. racisme et de discrimination. Fonction éducative du respect de l'autre et de la Fonction d'inculcation des valeurs guerrières et solidarité. violente du « prêt à tout pour gagner ». Fonction contre-culturelle de création d'un monde à Fonction de consommation, d'illusions libertaires part transgressif (surf, skate). récupérées par des intérêts marchands. Fonction de production de biens et de services Fonction d'adhésion accrue à la société de (matériel, événements, encadrement). consommation.

Sans doute n'existe-t-il pas une bonne et une mauvaise pratique sportive parfaitement distinctes l'une de l'autre, à quelque niveau de performance que ce soit, de sorte que l'émancipation et l'aliénation dont est coupable le sport ne tienne qu'à la main dans laquelle il se trouve, qui en ferait alors soit un bon, soit un mauvais usage. Sans doute faut-il disqualifier les théories qui ne verraient simplement dans le sport qu'un espace neutre, une feuille blanche sur laquelle les sociétés, quelles qu'elles soient, iraient projeter leurs propres « structures logiques510 », pour lesquelles, remarque Jean-Marie Brohm en réutilisant la critique du « ninisme511 » de Roland Barthes, « la vérité du sport se situerait dans l'entre-deux, dans l'intervalle compris entre le ou/ou et le ni/ni : ou aliénant ou cathartique, c'est selon, ni aliénant, ni émancipateur, cela dépend !512 » Par définition, il n'y a pas de neutralité conceptuelle du sport − ou alors il s'agit d'autre chose que de sport. Sa nature étant celle d'une pratique corporelle agonisitique, les traits saillants qui le caractérisent sont irréductibles. Parfois, ils peuvent être émoussés, adoucis, atténués. Mais jamais absolument révoqués, malgré toute la bonne − ou mauvaise − volonté que l'on exécute. Souvent, ils restent

510 Yves Vargas, Sur le sport, op. cit., p. 19. 511 Roland Barthes, « Le Mythe, aujourd’hui », in Mythologies, Paris, Seuil, 1970, p. 227. 512 Jean-Marie Brohm, Les meutes sportives, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 124.

171 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN invisibles, ou bien sont même dissimulés, si bien que seule la représentation, seule l'image du fait sportif s'en trouve purifiée, le fait sportif demeurant ce qu'il est avec tout ses aspects regrettables − faisant alors naître des tensions entre la représentation et le fait sportif qui s'évacuent sous certaines formes telles que la corruption, la violence, la triche, le dopage.

Reste que, si le sport n'opère pas sur le mode du ou/ou ni sur celui du ni/ni, il n'opère pas non plus sur le mode du que (que aliénant, ou que émancipateur), mais bien plutôt sur celui et/et : et aliénant, et émancipateur. La médaille sportive telle que décrite par Coubertin possède en effet deux côtés. D'une part, il s'agit de fabriquer des hommes libres, raisonnables, capables, maître d'eux-mêmes ; mais d'autre part, ces mêmes hommes doivent être tenus en laisse, contrôlés, asservis. La subjectivation opérée par le sport produit ainsi un sujet dans le double sens du terme : un sujet-citoyen à la première personne, atome de la République, auteur du contrat social ; un sujet-assujetti, pièce d'un mécanisme, partie du tout. Le sport produit des individus utiles et dociles, vieux rêve de la société disciplinaire analysée par Foucault :

« Les disciplines sont l'ensemble des minuscules inventions techniques qui ont permis de faire croître la grandeur utile des multiplicités en faisant décroître les inconvénients du pourvoir qui, pour les rendre justement utiles, doit les régir.513 »

Le sport entend être en effet une nouvelle technologie de pouvoir. Il propose lui aussi sa solution aux deux problèmes que l'anatomo-politique laissait dans l'aporie : le problème d'une trop grande dissémination du pouvoir politique en raison du nombre d'échelons trop important (faible rendement en raison de pertes de pouvoir d'une hiérarchie à une autre) ; son trop grand coût économique (résultant en partie de ses pertes, mais aussi de sa tactique qui opérait par prélèvement des ressources produites).514 À ceci, la bio-politique sportive répond par un contrôle individuel et atomique des individus − et non plus par une maîtrise collective et indifférenciée des masses, comme c'était encore le cas avec la gymnastique qui considérait les pratiquants uniquement comme un collectif − où ceux-ci s'auto-disciplinent, où il n'est plus utile ni de taper sur les doigts, ni de prélever les biens pour que l'ordre règne.

513 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., pp. 256-257. 514 Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir [1981] », op. cit., p. 1009.

172 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN

3.1) UN SYSTÈME ARISTOCRATIQUE ET ÉGALITAIRE

Cette duplicité du sport − capable de former des sujets libres, mais jusqu'à un certain degré − se fait particulièrement bien sentir sur un point très précis du dispositif sportif, qui est celui de la question de l'égalitarisme. Les ambivalences qui agitent le sport et le font osciller entre l'émancipation et l'aliénation se cristallisent sur cette question. Un texte fondamental de la Pédagogie sportive de 1919 de Pierre de Coubertin, dont les idées maîtresses sont reprises dans son discours radiodiffusé à Berlin en 1935, exposent très clairement les enjeux de ce problème :

« Même observation pour ce qui concerne l'égalité. La coopération sportive fait bon marché des distinctions sociales. Les titres de noblesse ni les titres de rentes qu'il possède n'ajoutent quoi que ce soit à la valeur sportive de l'individu. Mais, d'autre part, si les démarcations établies par les hommes en sont exclues, on ne saurait badiner dans les groupements de sport, avec les distinctions imposées par l'inexorable nature. Sans doute (et c'est là ce qu'il y a de supérieurement moral dans l'entraînement) la volonté et la persévérance, l'effort énergétique et réfléchi parviennent à suppléer dans une certaine mesure à ce que la nature n'a point donné et ainsi ses décisions peuvent être atténuées ou redressées en quelque manière, mais les avantages qu'elle a décrétés en faveur de tel ou tel demeurent avec toute l'apparente injustice dont elle[s] est prodigue envers l'homme. Nulle part l'inégalité naturelle et l'égalité sociale ne se trouvent donc combinées aussi ouvertement ; et la leçon qui s'en dégage est bonne à recevoir et à méditer.515 »

Cinq moments essentiels dans l'argumentation de ce syllogisme, qui s'enchaînent avec une fluidité exemplaire.

Premièrement, ce qui fait que le sport constitue un embryon de la démocratie, c'est qu'en lui, tous sont égaux socialement. La deuxième caractéristique du sport moderne mise en évidence par l'analyse de Guttmann est en effet l'égalitarisme social.516 En droit, le sport substitue l'achievement à l'ascription.517 Deux axiomes sont admis par le monde du sport

515 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., pp. 140-141. 516 Allen Guttmann, From Ritual to Record: The Nature of Modern Sports, op. cit., pp. 26-36. 517 En fait, les inégalités sociales persistent souvent sous une forme ou sous une autre. Par exemple, tout un pan du travail de Bourdieu a été d'en montrer certains des rouages contemporains, qui prennent des formes toujours plus insidieuses. Voir par exemple Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, pp. 240-243. Voir aussi, parmi de nombreuses études, Roger Chartier et Georges Vigarello, « Les trajectoires du sport », op. cit. Voir même Allen Guttmann, From Ritual to Record: The Nature of Modern

173 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN moderne dans toute leur apparente évidence, rappelle Guttmann : premièrement, que chacun doit théoriquement avoir le droit de concourir ; deuxièmement, que les conditions des compétitions doivent être les mêmes pour tous les participants.518 Les différences sociales créées par les hommes n'y ont pas cours. Lorsqu'ils entrent sur le stade, le valet et son seigneur abandonnent leurs positions sociales en même temps qu'ils enfilent le costume sportif pour s'affronter d'égal à égal, d'homme à homme. Comme l'écrivait déjà Eugène Chapus, « à l'école de natation, la suprématie des rangs disparaît dans l'uniformité du peignoir et du caleçon exigé pour tous. Il n'y a plus de distinction que dans l'art de piquer les têtes, de faire la coupe ou les coulants, de remonter, sans faiblir, les eaux du fleuve519 ». Un profond égalitarisme social sous-tend le sport : toutes les classes sociales sont admises dans son royaume. Là est peut-être le mérite de Coubertin : avoir tenté, dans une certaine mesure, de démocratiser le sport anglais qui ne s'offrait qu'aux classes dominantes et marginalisait les plus pauvres − sachant que cette volonté d'universaliser le sport, y compris en direction des « indigènes » (mais laissant tout de même de côté les femmes), était moins motivée par un désir égalitariste et émancipateur que par le projet de fondation d'une société sportive globalisée.

Mais, deuxièmement, une fois débarrassés des insignes sociales, est-ce pour autant que les hommes combattent à armes égales ? Loin s'en faut. Si les inégalités sociales sont laissées aux vestiaires, c'est pour laisser la place aux inégalités naturelles. Rousseau distinguait en effet deux sortes d'inégalités :

« L'une que j'appelle naturelle ou physique, parce qu'elle est établie par la nature, et qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du corps, et des qualités de l'esprit, ou de l'âme, l'autre qu'on peut appeler inégalité morale, ou politique, parce qu'elle dépend d'une sorte de convention, et qu'elle est établie, ou du moins autorisée par le consentement des hommes. Celle-ci consiste dans les différents privilèges dont quelques-uns jouissent, au préjudice des autres, comme d'être plus riches, plus honorés, plus puissants qu'eux, ou même de s'en faire obéir.520 »

Point de « convention » ni de « consentement » dans le sport pour faire exister les Sports, op. cit., pp. 31-36. 518 Allen Guttmann, From Ritual to Record: The Nature of Modern Sports, op. cit., p. 26. 519 Eugène Chapus, Le sport à Paris, op. cit., p. 187. 520 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [1755], Paris, GF Flammarion, 1991, p. 167.

174 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN inégalités morales, politiques ou sociales ; l'égalitarisme social absolu est décrété sinon en fait, au moins en droit ; ce faisant, seule l'inégalité « naturelle ou physique » demeure, faisant que le sport, en dépit de ses proclamations démocrates, conserve un caractère inégalitaire. « Les "sportifs" sont essentiellement inégalitaires, non pas au point de vue social mais au point de vue physique521 », écrivait Coubertin. En sport, ce n'est pas le plus fort socialement qui l'emporte, mais le plus fort tout court. « Que le meilleur gagne ! », suivant le célèbre adage. La force : voilà ce qui vient régler les rapports. Non plus la convention, mais le naturel. Ce qui le régit est « une économie de la différence corporelle522 », selon l'expression de Philippe Liotard. Le sport abolit l'inégalitarisme social et instaure un égalitarisme social ; mais, conséquence inévitable de ce bouleversement, un inégalitarisme d'un genre nouveau apparaît : l'inégalitarisme naturel. C'est ce qu'observait Max Stirner à l'endroit de ce qu'il nomme le « libéralisme social » :

« Le régime bourgeois a aboli l'autorité et l'arbitraire des individus, seulement il subsiste un arbitraire qui résulte de la conjoncture des circonstances et qui peut être appelé le hasard des choses : il reste le bonheur qui distribue ses faveurs et les favoris du bonheur.523 »

Les hommes naissent chacun avec des différences physiologiques, parfois très importantes. Certains sont mieux nés, ils sont plus aptes pour le sport, ils sont doués ; d'autres n'ont pas cette chance. Tous les titres de noblesse du seigneur ne l'aideront jamais à courir plus vite que son valet s'il se trouve que ce dernier est né avec des jambes plus rapides, pareil à « Achille aux pieds légers ». Une inégalité est ainsi chassée par une autre. Le sport est démocratique socialement ; mais il est en revanche une aristocratie naturelle où les forts, de par une bonne naissance, dominent les plus faibles, moins bien nés qu'eux ; le devenir sportif des individus est ainsi conditionné par leur naissance. Être « bien né » ne désigne plus être issu « d'une famille honnête, honorable » (Littré), mais posséder naturellement une constitution physiologique supérieure à celle des autres.

Néanmoins, troisièmement, ces inégalités naturelles sont surmontables, contrairement

521 Pierre de Coubertin, « Le tableau de l’éducation physique au XXe siècle », Revue Olympique, octobre 1902, p. 56. 522 Philippe Liotard, « L’éthique sportive : une morale de la soumission ? », in Michaël Attali, (éd.). Le sport et ses valeurs, éd. Michaël Attali, Paris, La Dispute, 2004, p. 123sqq. 523 Max Stirner, L’Unique et sa propriété [1844], Paris, La Table Ronde, 2000, p. 134.

175 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN aux inégalités sociales des titres de noblesses et des titres de rentes. L'abolition des privilèges sociaux fut une si dure lutte ; tant de larmes et de sang pour aboutir à cette nuit du 4 août − qui pour beaucoup, sous prétexte d'égalitarisme social abolissant les privilèges de la noblesse, ne fit même qu'entériner ceux de la bourgeoisie. Au contraire, dans le sport, les inégalités naturelles peuvent être subverties grâce à un élément clef : le travail. En s'entraînant mieux, en s'entraînant plus, il est possible de s'émanciper des bornes que la nature a fixées et de triompher de celui qui est mieux né. La hiérarchie sportive n'est pas pleinement établie a priori par la naissance ; celui qui se décide à gravir les échelons peut parfaitement se hisser bien haut s'il s'y affaire correctement. Les privilèges de naissance qui placent les forts au sommet des podium peuvent être abolis par les faibles s'ils y laissent la sueur. « Just do It » rappelle Nike à tous les sportifs équipés de ses chaussures, marque dont le nom fait référence à la déesse Nikê de la Victoire. Les inégalités sociales, de classes, de castes disparaissent ; les inégalités naturelles (physiques) demeurent, mais sont surmontables à la condition d'efforts soutenus. Le sport est ainsi démocratique socialement, aristocratique physiquement, méritocratique hiérarchiquement.

Reste malgré tout, quatrièmement, une limite infranchissable. Tôt ou tard, en dépit de tous les efforts consentis, de toute la bonne volonté mise à l'ouvrage, de tous les litres de sueur versés, de tous les entraînements réalisés, on se heurtera à une barrière limitant le progrès, et par dessus laquelle il sera impossible de sauter, si bien que les avantages de naissance que la nature a accordé à tel ou tel réapparaissent. L'entraînement laissait faussement entrevoir la possibilité de s'émanciper de l'aristocratie physique fixée arbitrairement par la nature ; en fait, le travail n'abolit pas les privilèges de naissance − ou plus précisément, il en abolit certains, mais pour en faire apparaître d'autres. Si bien que l'aristocratie physique constitue l'horizon indépassable du sport.

Cinquièmement, il convient de tirer la leçon de l'égalitarisme sportif. Avec la fin des inégalités sociales dans le sport, on aurait pu croire à la fin des inégalités tout court ; en fait, un autre type d'inégalités apparaît, les inégalités naturelles qui impose une hiérarchie préalable ; les privilèges de nature sur lesquelles repose cette hiérarchie dans laquelle les faibles et les forts se répartissent suivant leur naissance peuvent être abolis par le travail ; cependant, ils ne seront abolis que dans une certaine mesure, et l'ordre arbitraire initial, aussi

176 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN inique soit-il, est au final préservé. Le sport fait plus que de transmuter les inégalités sociales en inégalités naturelles ; il entretient aussi l'espoir que l'on puisse les surmonter par le travail ; il permet même qu'elles le soient jusqu'à un certain point ; cependant, il parvient à maintenir l'ordre naturel de départ qui n'est pas fondamentalement bouleversé par les efforts fournis par chacun. Le sport réussit le tour de force d'être à la fois méritocratique, démocratique et égalitaire d'un coté ; aristocratique, féodal et inégalitaire de l'autre. Il est égalitaire car tous sont égaux malgré les différences sociales ; il est démocratique car les règles s'y appliquent pour tous pareillement ; il est méritocratique puisque la hiérarchie est fonction du travail, de l'entraînement fourni par chacun. Mais il est aussi inégalitaire car si les inégalités sociales disparaissent, elles laissent la place aux inégalités naturelles ; il est féodal car seuls des sportifs de valeurs physiques équivalentes enfermés dans des castes peuvent s'affronter entre eux ; il est aristocratique car au sommet trône le bien né physiquement. Paradoxalement, derrière l'homo æqualis des sociétés modernes se cache encore un homo hierarchicus.524

3.2) LA LEÇON DU SPORT

La leçon du sport que Coubertin appelle à méditer est ainsi d'apprendre à accepter les inégalités de naissance tout en appelant à travailler le plus possible pour les estomper sans pour autant les gommer ; accepter un ordre naturellement inégalitaire tout en entretenant l'illusion que le travail puisse y remédier. Au motif qu'il est mieux né, le champion doit être loué par les moins bien nés en vertu de « la dure loi du sport » qui les condamne à travailler le plus possible pour tenter de le rejoindre. « Pour Coubertin, le sport est le moyen idéal pour faire supporter aux classes populaires l'inégalité sociale par le truchement de l'égalité sociale formelle525 », observait justement Jean-Marie Brohm. À l'évidence, le fonctionnement du sport apparaît cependant beaucoup plus subtil, et les classes populaires ne sont certainement pas les seules concernées par le mécanisme de pouvoir qu'il renferme. Bien plus que dans une simple utilisation de celui-ci par les classes dirigeantes à leur seul profit, ses ressorts pourraient bien résider dans une « dialectique » entre les deux pôles antinomiques, contradictoires de l'aristocratie et de l'égalitarisme, de l'aliénation et de l'émancipation. Ou plutôt qu'une dialectique, dans des « stratégies » au sens où Foucault les définissait, c'est-à-

524 Louis Dumont, Homo æqualis. Tome 1 : Genèse et épanouissement de l’idéologie économique [1977], Paris, Gallimard Tel, 2008. 525 Jean-Marie Brohm, Pierre de Coubertin, le seigneur des anneaux, op. cit., p. 44.

177 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN dire dans des jeux entre des notions qui existent objectivement sur le plan discursif, par-delà les intentions des acteurs. On a vu en quoi le choix du sport contre la gymnastique permettait un contrôle plus raffiné des individus par une gestion plus fine de la liberté qui leur est octroyée. En quoi considérer le sport tantôt comme une aristocratie, tantôt comme une méritocratie est-il maintenant déterminant ?

D'un côté, en faisant miroiter méritocratiquement la possible évolution dans la hiérarchie par le travail, le sport incite chacun à travailler au maximum ; il optimise la productivité des individus de sorte que chacun doit, s'il veut pouvoir grimper des marches supplémentaires sur le podium, s'entraîner le mieux possible, s'entraîner le plus possible ; il permet de tirer la plus grande qualité et la plus grande quantité de travail des individus. D'un autre côté, il fait accepter à chacun une hiérarchie arbitraire fixée presque entièrement a priori ; il somme à chacun de rester à la place que sa naissance lui a fixé et de ne pas y bouger. Ce système oxymorique aristo-égalitariste permet d'inciter chacun à produire son maximum tout en prévenant de potentiels désordres engendrés par la révolte face aux inégalités, ce qui permet au final de conserver un ordre établi de type Ancien Régime tout en se convertissant à l'industrialisation, au libéralisme et au capitalisme.

Luc Ferry est l'un des rares à avoir entrevu le jeu entre ces grandes notions qui œuvrait derrière cette conception − sans toutefois aboutir aux mêmes conclusions que celles développées ici, sûrement en raison de son ancrage philosophique très kantien :

« Le génie de Pierre de Coubertin, c'est qu'il est précisément celui qui a compris ces tensions entre un monde aristocratique, un monde méritocratique en train de naître, ou déjà né à l'époque où il écrit, mais aussi "tous les sports pour tous", cette massification, cette démocratisation − je ne porte pas ici non plus de jugement, et si j'en portais un il serait positif − du sport. […] Et c'est précisément cela qui rend sa lecture si intéressante, parce que ce qui pourrait apparaître comme contradictoire, relève en vérité de tensions fécondes si l'on perçoit que derrière jouent des modèles philosophiques extrêmement puissants − même si Coubertin n'étant pas philosophe professionnel, son travail ne consiste pas dans l'explicitation de ces modèles.526 »

Par ce subtil jeu stratégique entre aristocratie et égalitarisme, le dispositif sportif produit

526 Luc Ferry, « Olympisme, Humanisme et Démocratie », Le Havre, Comité International Pierre de Coubertin, 1997, p. 173.

178 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN des corps utiles et dociles, des âmes volontaires et soumises, des individus performants et disciplinés sur lesquels le pouvoir peut facilement prendre prise − ce que ne dit pas Luc Ferry, pour qui, à la manière de Montherlant comme on le verra plus loin, cette dialectique aboutit au contraire à réconcilier paisiblement les antagonismes déchirant les sociétés modernes, faisant ainsi du sport un modèle pour nos démocraties.

« L'important dans la vie, ce n'est point le triomphe mais le combat ; l'essentiel, ce n'est pas d'avoir vaincu mais de s'être bien battu527 », retient-on de Coubertin. Effectivement, toute la morale du sport est là, dans cette devise prononcée par l'évêque de Pennsylvanie, que Coubertin se réapproprie, que tout le sport se réapproprie, que tout le « Grand Stade528 » clame haut et fort ; tout le sport est là, mais peut-être pas comme on s'y attendrait. Il ne faut pas y lire un idéal esthétique ou chevaleresque qui voudrait que la manière d'avoir obtenu, ou pas, le résultat compte plus que ce dernier ; qu'il convient de soigner avec la plus grande attention, la plus grande grâce le style, la forme, la correction employée à la pratique du sport ; que jamais la fin sportive, le résultat, ne vient justifier l'utilisation de vils moyens, puisque c'est au contraire la façon qui est importante. Il ne faut pas non plus y lire une aspiration démocratique et consolatrice qui irait dire au perdant, au faible, à celui qui arrive toujours et encore dernier de la course qu'au final, le résultat compte moins que les efforts employés ; qu'il n'y a pas de quoi rougir de la défaite pour peu que l'on y ait mis la peine suffisante. Ce qu'il faut y voir, c'est que se hisser dans la hiérarchie, vaincre, triompher n'est pas l'essentiel, le but premier ; que ce qui l'est, c'est de fournir les efforts les plus grands et les plus ardents ; que la seule honte sportive possible ne peut pas provenir d'une défaite, de ce que l'on reste embourbé à sa place dans la hiérarchie, mais du manque d'acharnement, de travail ; que si l'on échoue, il faut recommencer en y mettant encore plus d'ardeur, conformément à l'autre devise « plus vite, plus haut, plus fort » − qui somme plus de battre ses propres records personnels que ceux des tablettes −, quand bien même on ne devrait jamais triompher ; peu importe finalement l'élévation dans la hiérarchie et les injustices, chacun pourrait très bien rester à sa place, pour peu que chacun fournisse son maximum.

Dans une « Ode au Sport » que le CIO − c'est-à-dire en partie lui − récompensa en faisant mine qu'elle était composée par quelqu'un d'autre, Coubertin s'extasiait :

527 Pierre de Coubertin, « Les « trustees de l’idée olympique » », op. cit., p. 110. 528 Le mot est de Paul Yonnet. Paul Yonnet, Systèmes des sports, op. cit., p. 11.

179 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN

« O Sport, tu es la Justice ! L'équité parfaite en vain poursuivie par les hommes dans leurs institutions sociales s'établit d'elle- même autour de toi. Nul ne saurait dépasser d'un centimètre la hauteur qu'il peut sauter ni d'une minute la durée qu'il peut courir. Ses forces physiques et morales combinées déterminent seules la limite de son succès.529 »

Contrairement à d'autres points, comme par exemple à propos de l'amateurisme, sur lesquels Coubertin put varier par pur opportunisme et habileté politique, tout porte à croire qu'au contraire, sur cette question, il soutient une analyse dont il est convaincu de la valeur. Il la défendra jusqu'à sa mort, notamment sur la tribune radiophonique que le Führer lui offrit le 4 août 1935 en prélude aux Jeux Olympiques, où il réaffirme ces fameuses « assises philosophiques de l'olympisme moderne » :

« La seconde caractéristique de l'olympisme [après d'être une religion], c'est d'être une aristocratie, une élite, mais bien entendu, une aristocratie d'origine totalement égalitaire puisqu'elle n'est déterminée que par la supériorité corporelle de l'individu et par ses possibilités musculaires multipliées jusqu'à un certain degré par sa volonté d'entraînement. Tous les jeunes hommes ne sont pas désignés pour devenir des athlètes. Plus tard on pourra sans doute arriver par une meilleure hygiène privée et publique et par des mesures intelligentes visant au perfectionnement de la race, à accroître grandement le nombre de ceux qui sont susceptibles de recevoir une forte éducation sportive : il est improbable qu'on puisse jamais atteindre beaucoup au delà de la moitié ou tout au plus des deux tiers pour chaque génération. Actuellement, nous sommes, en tous pays, encore loin de là ; mais si même un tel résultat se trouvait obtenu, il n'en découlerait pas que tous ces jeunes athlètes fussent des "olympiques", c'est-à-dire des hommes capables de disputer les records mondiaux.530 »

Mise à part la tentation presque eugéniste contenue dans ce discours qui aura sans aucun doute su séduire Hitler, on remarque que ce jeu stratégique entre aristocratie et égalitarisme − c'est Coubertin lui-même qui introduit cette terminologie, ce qui légitime qu'on la réutilise pour traiter du sujet − est loin de constituer un implicite du discours sportif, un secret d'alchimiste qu'on ne se serait transmis qu'entre initiés, sans avoir le droit de le divulguer. C'est au contraire haut et fort qu'il fut crié, ce qui pose la question des réactions qu'il put

529 Pierre de Coubertin, « Ode au Sport », Revue Olympique, décembre 1912, p. 179. 530 Pierre de Coubertin, « Les assises philosophiques de l’Olympisme moderne (message radiodiffusé à Berlin le 4 août 1935) », op. cit., p. 12.

180 LA THÉORIE DU SPORT DE COUBERTIN susciter. Si aujourd'hui ce projet fondateur du sport consistant à jongler dans les discours entre l'aristocratie et l'égalitarisme afin de mettre les populations au travail dans l'ordre et la discipline est comme oublié − on verra comment −, il provoqua cependant certaines protestations des contemporains : celles évidemment des gymnastes, mais pas seulement.

II) LE SPORT CONTRE L'ÉDUCATION PHYSIQUE

Le projet sportif n'alla pas en effet sans oppositions. En tant que savoir et discipline prétendant à la scientificité, la pédagogie admettait en son sein les contradictions. Les méthodes utilisées et les fins visées par le sport n'étaient pas admises par tous. Les gymnastes, on l'imagine, le refusaient fermement et en restaient à leurs principes. Mais d'autres courants divergents naquirent, notamment l'hébertisme qui fut l'une des voies dissidentes les plus marquantes. Georges Hébert (1875-1957) est connu pour avoir fait paraître en 1925 un pamphlet virulent au titre explicite nommé Le Sport contre l'Éducation physique531, et pour être le fondateur en éducation physique de la « méthode naturelle » qui s'opposait aussi bien au sport qu'à la gymnastique, méthode encore enseignée et utilisée aujourd'hui. Militaire, ancien lieutenant de vaisseau, ancien directeur du collège d'athlètes de Reims532, Hébert entend, tout comme les gymnastes et les sportifs, apporter son aide « à l'œuvre sociale de régénération de la race533 ». Faire transpirer la jeunesse pour la régénérer reste le but sur lequel tous s'accordent et vers lequel toutes les pédagogies de l'époque s'orientent. Si désaccord il y a, il porte sur la méthode. L'hébertisme juge que le sport échoue. Contrairement à tout ce qu'on a pu affirmer, le sport n'est en rien pédagogique. Il est au contraire l'antithèse de tout projet éducatif ; il est porteur de vices et non de vertus. L'hébertisme entend en préserver la jeunesse et propose comme substitut une éducation physique dans une nouvelle acception constituant un dépassement à la fois de la « vieille gymnastique » et du « sport dévoyé ». Peu connu aujourd'hui, souvent réduit à la caricature d'un réactionnaire hostile à l'idée sportive, Hébert formula de pertinentes critiques à l'endroit du sport qui ne se contentent pas d'en attaquer simplement les principes comme le faisait platement la gymnastique en

531 Georges Hébert, Le Sport contre l’Education physique [1925], op. cit. 532 Jean de Pierrefeu y aurait séjourné les deux mois de juillet et d'août 1913, alors âgé de trente ans. Son récit donne une bonne idée de ce que devait être l'enseignement d'Hébert en pratique. Jean de Pierrefeu, Paterne ou l’ennemi du sport, Paris, J. Ferenczi, 1927, pp. 34-51. 533 Georges Hébert, Le Sport contre l’Education physique [1925], op. cit., p. 3.

181 LE SPORT CONTRE L'ÉDUCATION PHYSIQUE blâmant simplement sa non-modération, sa non-utilité, sa non-moralité, mais qui tentent de dénouer sa logique de la manière la plus précise, et qui eurent conscience très clairement de sa morale ambivalente.

1) Problèmes conceptuels

Les problèmes que posent le sport débutent dès sa définition. Ils sont conceptuels et tiennent pour ainsi dire à sa logique même.

« SPORT. – Tout genre d'exercice ou d'activité physique ayant pour but la réalisation d'une performance et dont l'exécution repose essentiellement sur l'idée de lutte contre un élément défini : une distance, une durée, un obstacle, une difficulté matérielle, un danger, un animal, un adversaire, et, par extension, soi-même.534 »

L'équation sportive est : « activité physique » + « lutte » – cette dernière pouvant très bien simplement opposer un individu à lui-même, ce qui se produit lorsque l'on aspire au dépassement de soi dans la solitude. « L'idée de lutte ou d'effort soutenu est l'essence même du sport. Elle signifie vouloir faire plus ou mieux que ce qui a été déjà fait par les autres ou par soi-même », ce que ne désavouent pas les sportifs pour lesquels il est en effet « recherche du perfectionnement » et « désir de progrès535 », ni même les gymnastes qui cherchaient également à parfaire les corps − simplement, la gymnastique cherche l'accomplissement quand le sport a pour fin le dépassement.536 L'entraînement sportif que fréquente tout athlète est directement impliqué par cette émulation avec les autres ou avec soi-même, puisqu'il est la manière d'augmenter ses capacités pour ensuite triompher.

L'éducation physique quant à elle partage avec le sport ces idées d'activité physique et de progrès − tout comme, on l'a dit, la gymnastique.

« EDUCATION PHYSIQUE. – Action méthodique, progressive et continue, de l'enfance à l'âge adulte, ayant pour objet d'assurer le développement physique intégral ; d'accroître les résistances organiques ; de mettre en valeur les aptitudes dans tous les genres d'exercices naturels et utilitaires indispensables […] ; de

534 Ibid., p. 7. 535 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 7. 536 Isabelle Queval, S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, op. cit., pp. 185-213.

182 LE SPORT CONTRE L'ÉDUCATION PHYSIQUE

développer l'énergie et toutes les autres qualités d'action ou viriles ; enfin de subordonner tout l'acquis, physique et viril, à une idée morale dominante : l'altruisme.537 »

Pareillement au sport, l'exercice physique prescrit par l'éducation physique doit placer le sujet sur la route qui le mènera à l'élévation, au développement de son plein potentiel physique. En revanche, l'éducation physique se sépare du sport quant à la finalité. Si le sport se dispense de viser quoi que ce soit − puisqu'il prétend être à lui seul sa propre fin −, l'éducation physique quant à elle, discipline scolaire obligatoire depuis 1880, se représente clairement une finalité, tout comme le faisait naguère la gymnastique.

Ces finalités héritées de la gymnastique sont de deux ordres. En premier lieu, elle est guidée par des motifs hygiénistes. Il s'agit de développer le corps, de le renforcer pour le placer à l'abri des maladies, de compenser ses points faibles. Mais pas seulement : de la même manière que l'éducation en général doit enseigner les savoirs fondamentaux tels que lire, écrire, compter, l'éducation physique doit former aux indispensables « marche, course, saut, grimper, lever, lancer, défense, natation » auxquelles formait sa célèbre « méthode naturelle ». Hébert impose ainsi à son éducation physique des objectifs proches de ceux que Kant lui fixait :

« Ce qu'il convient d'observer dans l'éducation physique, donc en ce qui concerne le corps, se rapporte ou bien à l'usage du mouvement volontaire, ou bien à l'usage des organes des sens. Ce qui importe dans le premier cas, c'est que l'enfant s'aide toujours lui-même. Pour cela il faut de la force, de l'habileté, de la vitesse, de la sûreté. Par exemple on doit pouvoir franchir des passerelles étroites, gravir des hauteur escarpées où l'on voit devant soi le vide, marcher sur un plancher vacillant. Si un homme ne peut faire cela, il n'est pas complètement ce qu'il pourrait être. […] Sauter, lever, porter, lancer, lancer vers un but, lutter, disputer une course et tous les exercices de ce genre sont très bons.538 »

Tout ceci entre à part entière dans l'éducation de l'homme, qui doit s'achever, pour Kant comme pour Hébert, par l'éducation morale. Par conséquent, en second lieu, plus qu'une simple hygiène du corps, plus qu'une préparation de celui-ci aux exercices élémentaires de la

537 Georges Hébert, Le Sport contre l’Education physique [1925], op. cit., p. 13. 538 Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation [1803], op. cit., pp. 467/141-142.

183 LE SPORT CONTRE L'ÉDUCATION PHYSIQUE vie physique, « l'éducation physique fait partie de l'éducation en général539 », et à ce titre, elle « ne peut pas séparer sans inconvénient, voire même sans danger, les trois sortes de culture : physique, virile et morale.540 » L'éducation forme un plan dans lequel l'éducation physique joue un rôle crucial. Pareillement à la gymnastique, elle reste subordonnée à une fin morale dont elle ne peut pas déroger, mais qui est toutefois réduite par l'hébertisme à un noyau éthique minimal : l'altruisme.

L'éducation physique telle que conçue par Hébert prend cependant bien soin de se démarquer également de la « vieille » gymnastique de laquelle elle ressemble. Si Coubertin avait poursuivi l'œuvre d'Arnold avec quelques variantes, Hébert entend réformer de même celle d'Amoros. Des buts similaires sont en effet poursuivis par l'éducation physique et la gymnastique, au point que ces deux appellations deviennent presque synonymes au début du XXe siècle. Ce qui change, c'est la méthode utilisée pour parvenir aux fins poursuivies, que Hébert prétend rénover, la gymnastique restant encore bien incomplète selon ses vues, et peinant à tenir ses promesses.

« Il n'y a pas encore d'éducation physique au sens où nous l'avons définie. On fait simplement de la gymnastique plus complète et plus rationnelle qu'autrefois.541 »

La gymnastique est alors redéfinie, déchue de son trône. Celle-ci ne vient plus désigner l'activité austère pratiquée dans les sociétés de gymnastique avec tant d'application, mais simplement l'exercice physique d'une manière générale.

« GYMNASTIQUE. – Art d'exercer, de fortifier le corps. Ou bien : science raisonnée de nos mouvements (Amoros). »

Elle ne désigne plus qu'un sous-ensemble aussi bien du sport, qui est une « gymnastique d'application542 », que de l'éducation physique. La vieille gymnastique contre laquelle se battait encore le sport un demi-siècle auparavant est habilement disqualifiée par ce changement de lexique ; en fait, ce changement terminologique vient simplement entériner un état de fait, puisqu'en 1925, le sport a déjà pris l'ascendant. Les grandes heures de la gymnastique sont derrière elle, et l'éducation physique vient prendre le relais de la

539 Georges Hébert, Le Sport contre l’Education physique [1925], op. cit., p. 17. 540 Ibid., p. 12. 541 Ibid., p. 22. 542 Ibid., p. 21.

184 LE SPORT CONTRE L'ÉDUCATION PHYSIQUE gymnastique. L'éducation physique se constitue alors comme une pratique plus englobante, tant de la gymnastique que du sport ; ces deux pratiques sont rabaissées au même niveau et subordonnées à l'éducation physique, contenues en elle ; sport et gymnastique n'ont plus que des valeurs instrumentales, et ne sont légitimes que dans le cadre fourni par l'éducation physique.

« En éducation physique, on utilise l'exercice sous toutes ses formes, autrement dit la "gymnastique", pour assurer le développement intégral et la mise en valeur des aptitudes. On utilise aussi le sport, qui est une gymnastique de forme particulière, mais sous certaines réserves que nous indiquerons.543 »

2) Le sport, inutile et incertain

Ces quelques réserves ne sont pas minces. C'est qu'il y a sport et sport : « le sport dans sa conception vraie ou éducative et le sport dévié ou dévoyé544 ». Le sport, qui n'est rien d'autre que l'exercice physique joint à l'idée de lutte ou de compétition, a toujours existé et fait partie intégrante du programme de l'éducation physique. L'idée de lutte contenue dans le sport permet d'orienter l'éducation physique de l'élève vers le progrès en l'enjoignant au dépassement, à lutter contre lui-même et contre sa médiocrité précédente ; de même, cette idée peut conduire à une saine émulation entre camarades qui encouragera le travail de chacun. Cependant, le sport détruit toute visée éducative dès que celui-ci devient une fin en soi, quelque chose de pratiqué pour lui-même. La compétition ne doit pas devenir le but de l'activité physique ; elle ne doit constituer qu'un stratagème à utiliser précautionneusement pour diriger les individus du groupe. « L'émulation est un procédé pédagogique délicat, qui doit être employé avec prudence545 », idée que l'on retrouvait chez Amoros.

Pour être éducatif, le sport doit contenir trois ingrédients essentiels que sont l'utilité, la mesure et l'altruisme. Or, ces trois dimensions sont cruellement absentes dans le sport tel qu'il se pratique. L'exercice physique y étant sa propre fin, il ne peut être utile ; prônant « l'exercice musculaire intensif incité par le désir du progrès et ne craignant pas d'aller jusqu'au

543 Ibid., p. 23. 544 Ibid., p. 24. 545 Ibid., p. 52.

185 LE SPORT CONTRE L'ÉDUCATION PHYSIQUE risque546 », il fait fi de toute mesure ; quant à l'altruisme, dans le sport, « tout est pour le vainqueur ou le meilleur ; le faible n'obtient même pas un encouragement547 ». Le sport actuel, le sport olympique, « le sport dans sa conception actuelle » est ainsi dévié, dévoyé. En cédant aux sirènes de l'émulation, il se rend incompatible avec le projet éducatif, il pervertit la jeunesse en lui faisant courir des dangers moraux, physiques et sociaux.

« Il faut arriver à l'époque actuelle ou se reporter aux époques de décadence ou d'indolence, pour assister à la déviation du sport de son but initial utilitaire ou à sa dégradation progressive par l'argent et le spectacle.548 »

Le sport dans cette conception est comme « inutile et incertain », à l'instar du Dieu de Descartes pour Pascal à l'endroit de la religion549 : inutile car l'éducation physique peut parfaitement s'en passer et en rester à une simple gymnastique ; incertain car si l'on décide toutefois de l'intégrer, on prend le risque de mettre en péril le système d'éducation.

3) Critique de l'aristocratie sportive

Si le sport de compétition met tant en péril le projet d'une éducation physique, c'est précisément en raison de l'aristocratie physique qu'il produit comme résultante de sa logique. L'un des buts premiers poursuivis par l'éducation physique est en effet hygiéniste. Elle s'adresse à tous. Elle permet à chacun, par des exercices appropriés, de développer ses capacités physiques :

« On travaille les points faibles de l'organisme pour rétablir l'équilibre normal ; on corrige les déformations de façon à développer le corps harmonieusement ; enfin, on égalise les aptitudes.550 »

Idéalement, elle voudrait rendre à chacun ce que la nature a omis de lui donner. Elle cherche un remède à la débilité physique inhérente à la condition humaine. Elle nous permet de combler nos déficiences ontologiques, elle nous rend adultes physiquement. Une aspiration démocratique parait la guider. Elle se préoccupe également de tous, sans distinction, en

546 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 7. 547 Georges Hébert, Le Sport contre l’Education physique [1925], op. cit., p. 42. 548 Ibid., p. 29. 549 Blaise Pascal, Pensées [1670], Paris, GF Flammarion, 1976, paragr. 78-887. 550 Georges Hébert, Le Sport contre l’Education physique [1925], op. cit., p. 37.

186 LE SPORT CONTRE L'ÉDUCATION PHYSIQUE renforçant le corps de chacun.

Le « sport dévoyé », en revanche, ne profite qu'aux happy few de l'aristocratie physique, à laquelle tout le système est destiné :

« Le sport recherche le champion, l'être exceptionnel, et, pour le découvrir, sacrifie au besoin tous les autres. Tout est pour le vainqueur ou le meilleur ; le faible n'obtient même pas un encouragement.551 »

Tout comme Coubertin, Hébert perçoit parfaitement la véritable nature de l'égalitarisme sportif, à la différence près que lui le condamne fermement :

« Le sport tel qu'il est compris et pratiqué actuellement ne convient qu'au forts et aux moyens qui, par nature, ont hérité d'excellentes aptitudes. Ces sujets bien doués n'ont plus qu'à mettre en valeur leur force naturelle sans avoir besoin d'un long travail préalable de développement. Les faibles, ne pouvant d'emblée réussir une performance, ni produire les efforts ou supporter les fatigues que nécessite une préparation d'épreuve, abandonnent ou sont éliminés par surmenage. Ils n'arrivent pas à se développer, ni même à se fortifier. Cette seule considération suffirait à condamner le sport au point de vue éducatif.552 »

L'aristocratie sportive est composée d'individus qui ne doivent rien, ou presque, au travail ; ils dominent les faibles simplement par le hasard d'une bonne naissance ; le sport instaure un système darwinien où les individus sont purement et simplement exclus du jeu s'ils sont trop faibles. Son analyse rejoint très exactement les considérations de Coubertin à propos de l'égalitarisme sportif. Mais là où le sport entendait conserver les faibles dans le système en continuant à leur faire miroiter une quelconque progression-promotion par un travail assidu, l'hébertisme comprend qu'il n'y a qu'illusion. Le faible n'a aucun avenir dans le système sportif, et il est plus salutaire pour lui d'abandonner, de quitter le jeu. Le monde du sport n'a que mépris pour les faibles, comme le prouve ce discours tenu par le Père Henri Didon à une fervente assemblée de sportsmen : « N'oubliez donc jamais que les combatifs sont les forts, que les forts sont les bons, mais que les paresseux sont les rusés et les faibles, et

551 Ibid., p. 42. 552 Ibid., p. 36.. C'est nous qui soulignons.

187 LE SPORT CONTRE L'ÉDUCATION PHYSIQUE que les faibles sont dangereux, parce qu'ils sont traîtres. (Applaudissements.)553 »

C'est cette logique qu'il résume en 1926 dans un article de la revue L'Éducation physique dont il a pris la direction à partir de 1922 :

« Le sport dans sa conception actuelle est, si l'on peut dire, essentiellement aristocratique, en ce sens qu'il vise à former ou à dégager une élite au lieu de tendre à élever la valeur physique et morale de la masse. Son but initial dans les Universités anglaises, était d'ailleurs le suivant : faire sortir des chefs d'une sélection d'enfants et de jeunes gens appartenant aux classes aristocratiques ou dirigeantes. L'erreur fondamentale de ses propagandistes de la première heure en France a été de l'introduire tel dans notre démocratie avec ses procédés, ses traditions et ses fins particulières. Là est la raison profonde de sa faillite en tant que système d'éducation physique, du malaise sportif actuel et enfin du malentendu fâcheux qui divise des gens visant le même but : régénérer la race.554 »

Si Hébert partage l'objectif de Coubertin, il diverge quant aux moyens. Sans doute le sport est-il adapté pour une nation de tradition aristocratique, telle que l'Angleterre, qui ne cherche rien d'autre qu'à recruter des chefs parmi les forts physiquement et moralement, que ceux-là l'aient toujours été avant même de pratiquer le sport, ou bien qu'ils le devinrent seulement après coup grâce à l'exercice. Le sport ne paraît être dans ce cadre qu'une simple procédure de recrutement, un moyen de discriminer les meilleurs éléments et de les rendre ensuite encore plus forts. Il n'homogénéise pas le niveau des éléments d'une population ; il paraît au contraire accroître les différences entre individus, élargir encore plus le fossé entre les faibles et les forts. Il laisse de côté les masses et n'est par conséquent en aucun cas adapté à la terre démocratique française. À celle-ci, la « méthode naturelle » est au contraire pleinement adaptée :

« Le but visé est l'amélioration de chaque individu, le principe de base de l'entraînement est nettement utilitaire et l'idée morale directrice se résume en ceci : mettre tout l'acquis physique et viril au service du bien social. »

Elle ne s'occupe pas de créer du champion, de les rendre encore plus forts, mais au contraire à développer les capacités des individus dans une juste mesure, sans jamais exclure

553 Henri Didon, Influence morale des sports athlétiques : discours prononcé au congrès olympique du Havre, le 29 juillet 1897, op. cit., p. 8. 554 Georges Hébert, « L’Éducation physique des Masses », L’Éducation physique, juillet 1926, p. 5.

188 LE SPORT CONTRE L'ÉDUCATION PHYSIQUE les faibles. Ce qui n'a pas empêché Georges Hébert d'entraîner Jean Bouin, l'un des coureurs à pied les plus talentueux de l'avant-guerre, tellement aristocratiquement favorisé par la nature qu'il put établir plusieurs records du monde résistant à tous les assauts durant des décennies, alors que leur auteur était un habitué des bars (la délégation française lui interdit de participer aux Jeux Olympiques de Londres en 1908 pour avoir déclenché une rixe dans un pub la veille du 5 000 m), qu'il s'entraînait peu et fumait.

Cette préoccupation quant aux dérives élitistes du sport travaillait déjà certains spécialistes de la pédagogie trente ans avant Hébert, qui critiquaient le projet sportif au moment même où Coubertin le vulgarisait. Commentant en 1891 Les universités transatlantiques555, Gabriel Compayré note :

« Les jeux libres, tels qu'il semble qu'on les ait pratiqué jusqu'ici, aussi bien en Amérique qu'en France, ne servent qu'à mettre en relief quelques jeunes gens plus forts, plus agiles que leurs camarades, et à utiliser, en les perfectionnant, les bonnes santés naturelles. Il s'est constitué ainsi, dans nos lycées de Paris, une sorte de petite aristocratie musculaire. Il en est de même en Amérique, et c'est M. de Coubertin qui nous l'apprend. […] C'est bien ce que nous redoutons : une élite de jeunes gens, ceux qui, précisément, grâce à leur forte constitution, ont le moins besoin des raffinements de l'éducation physique, appelés à toutes sortes de parades ; et pendant ce temps, les autres, le vulgum pecus, négligés et sacrifiés. L'éducation physique, pourtant, si elle veut être utile, ne doit pas viser seulement ceux que leur robuste tempérament destine à devenir presque des athlètes. Et voilà pourquoi il est nécessaire de maintenir et de développer les exercices plus modestes de la gymnastique classique, pour les débiles, pour les souffrants, pour tous ceux − et ils sont le plus grand nombre − auxquels leur faiblesse corporelle interdit les jeux violents et les prouesses olympiques.556 »

Le sport pour les forts, la gymnastique pour les faibles. En 1901, Philippe Tissié remarquait des choses analogues à l'endroit de cette « méthode anglaise » d'éducation physique faite de sports, de jeux, de plein air :

« Je constatai tout d'abord qu'on sacrifiait la réalité à l'apparence et que, sous prétexte d'entraînement, l'institution des records et des championnats avait pour effet d'exalter 555 Pierre de Coubertin, Les universités transatlantiques, Paris, Hachette, 1890. 556 Gabriel Compayré, Études sur l’enseignement et sur l’éducation, Paris, Hachette, 1891, pp. 35- 37. « Prouesses olympiques » : Compayré utilise cette expression avant même que l'idée olympique n'ait peut-être germé dans l'esprit de Coubertin.

189 LE SPORT CONTRE L'ÉDUCATION PHYSIQUE

la force de quelques rares sujets spécialement organisés pour ces sortes de concours, mais d'éliminer la masse de tous ceux qui auraient dû bénéficier d'une éducation mieux comprise et surtout mieux appliquée. […] Toute méthode qui, dans l'ordre physique et dans l'ordre intellectuel, s'applique à faire prévaloir les forts au détriment des faibles par la surenchère, contribue à diviser les citoyens d'un même pays sur les bancs même de l'école : le fort dédaigne le faible ; le faible jalouse le fort, quand il ne le hait pas ! […] La recherche du plus fort par le championnat n'est qu'une manifestation de la paresse de l'esprit et de son automatisme. Il est plus facile et plus simple d'applaudir un phénomène que la nature a rendu tel par la constitution spéciale qu'elle lui a donné que d'établir des lois qui permettent d'appliquer à tous une méthode rationnelle soit dans l'ordre physique, soit dans l'ordre intellectuel. Le "phénoménisme" empêche de penser, il donne a tous, et du premier coup, l'impression de la force, mais cette impression est fausse parce qu'elle n'a de rapport qu'avec un seul sujet. La collectivité est sacrifiée à l'individualité par paresse d'esprit. 557 »

À la veille de sa mort, comme on l'a souligné, Coubertin admettait fort bien cette partition :

« Qu'on ne vienne pas me parler des Jeux accessibles aux femmes et aux adolescents, aux faibles pour tout dire. Pour elles et pour eux, il y a la deuxième forme du sport, l'éducation physique qui leur donnera la santé.558 »

Hébert se veut radical. De cette « sorte de petite aristocratie musculaire » décrite par Compayré, il ne veut point. Du sport qui la fonde, il veut se débarrasser :

« Entre ces deux thèses opposées, l'une d'essence aristocratique [le sport], l'autre nettement démocratique [l'éducation physique, la méthode naturelle], les organisations populaires n'hésitent pas.559 »

Les Jeux Olympiques, manifestation la plus exemplaire de ce sport dévoyé, censés diffuser universellement la pédagogie sportive et la faire pénétrer dans tous les pores de la société, sont dénoncés en 1911 par Hébert comme promouvant l'antithèse d'un projet humaniste :

557 Philippe Tissié, L’éducation physique au point de vue historique, scientifique, technique, critique, pratique et esthétique, op. cit., p. IX-X. 558 Cité dans Fabrice Abgrall et François Thomazeau, 1936 : La France à l’épreuve des jeux Olympiques de Berlin, op. cit., pp. 141-142. 559 Georges Hébert, « L’Éducation physique des Masses », op. cit., p. 6.

190 LE SPORT CONTRE L'ÉDUCATION PHYSIQUE

« Permettez-moi de vous répondre à propos des Jeux Olympiques tout simplement que, à mon sens, vous vous illusionnez grandement au sujet de l'importance de ces Jeux. […] Aujourd'hui ils constituent, en effet, exclusivement une simple exhibition d'athlètes internationaux. Leur influence est entièrement nulle en ce qui concerne la question de l'éducation physique dans la famille, à l'école et dans l'armée. […] Ce genre de manifestations, [sont] louables sans doute, mais qui ne sauraient avoir la haute influence que vous leur accordez.560 »

À l'évidence, Hébert s'était trompé. Les Jeux ne furent pas un feu de paille. Leur influence est grandissante, et favorise le dévoiement du sport authentique, en proposant l'exemple de ce champion que tout le monde veut s'efforcer par suite d'imiter.

4) Les monstres physiologiques

On voit très bien que dans l'aristocratie sportive, seul des « monstres physiologiques simplement doués et chanceux de se trouver là561 » (Paul Yonnet) sont à leur aise. Dans le dispositif sportif, ils bénéficient d'un avantage décisif au seul motif qu'ils sont bien nés. « La structure ou les proportions des membres sont souvent la seule cause d'une supériorité athlétique562 », remarqué Georges Hébert. On dirait aujourd'hui que l'hérédité, ou plutôt l'inné, joue un rôle décisif dans le devenir sportif de l'individu ; le capital physique hérité par chacun à la naissance ne peut s'accroître que dans une très faible proportion par le travail. Le potentiel sportif est pour sa plus grande part inné ; la part de l'acquis ne constitue que la portion congrue. La supériorité sportive d'un individu réside bien souvent dans la simple hypertrophie d'une fonction physique, dans une anomalie, dans une déviation par rapport à la norme dont il suffirait de peu de chose pour qu'elle soit considérée médicalement comme pathologique ou tératologique ; simplement, parce qu'elle conduit à une meilleure adaptation sur le stade, elle n'est pas considérée comme une tare, une maladie, mais au contraire comme le signe d'une sur-adaptation563 :

560 Dans une lettre à Coubertin datée du 2 mai 1911, cité dans « Retiré des archives de Pierre de Coubertin », Bulletin du Comité International Olympique, novembre 1962, p. 12. 561 Paul Yonnet, Huit leçons sur le sport, op. cit., p. 29. 562 Georges Hébert, Le Sport contre l’Education physique [1925], op. cit., p. 72. 563 Voir évidemment à ce sujet les remarques de Canguilhem, comme par exemple Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique [1943,1966], op. cit., pp. 130-134.

191 LE SPORT CONTRE L'ÉDUCATION PHYSIQUE

« En résumé, l'homme normalement construit, par suite apte naturellement à tous les genres d'exercices, ne peut être exceptionnel dans tous. Il n'excelle dans une spécialité […] que s'il présente une exagération de proportion dans un sens, un développement remarquable des organes vitaux ou, dans certains cas, une véritable déformation.564 »

Ainsi en fut-il de Garrincha :

« Disposant d'outils inconcevables dans le monde du football professionnel – des jambes tordues – il exécutera les dribbles les plus fous, jamais vus évidemment par les défenseurs chargés de sa surveillance.565 »

Ou du berger soudanais Manute Bol, improvisé basketteur à 20 ans, d'abord dans le championnat universitaire américain, puis en NBA, sans avoir jamais touché ni vu le moindre ballon :

« 2 m 30 pour 80 kilos. Un corps interminable aux dimensions improbables. Un être aussi large de face que de profil, dont la silhouette hors du commun ne pouvait qu'exciter les convoitises du monde du basket-ball, en recherche permanente de format XXL.566 »

Que penser encore d'Alexandre Kareline, lutteur gréco-romain invaincu en compétition internationale de 1987 à 2000 dans la catégorie des plus de 130 kg, qui pesait déjà 5 kg 500 à la naissance ?

Certes, comme l'avait remarqué Coubertin, « par un travail assidu, on arrive à compenser l'infériorité due à un défaut de conformation en développant au mieux certaines autres qualités567 », ce qui permet aux moins bien formés – ou aux moins mal formés, question de point de vue – de rivaliser dans le dispositif sportif. Mais hélas ! le travail ne fait pas que combler les défaillances des plus faibles ; il contribue à accentuer les avantages des plus forts :

« En cultivant l'exercice pour lequel on est naturellement doué, comme cela se produit habituellement chez les sportifs, on ne fait qu'accentuer la déformation ou l'exagération que représente la conformation.568 »

564 Georges Hébert, Le Sport contre l’Education physique [1925], op. cit., p. 77. 565 Patrick Guillou, Les 20 plus belles histoires du sport, Paris, CLD Éditions, 2006, p. 49. 566 Ibid., p. 121. 567 Georges Hébert, Le Sport contre l’Education physique [1925], op. cit., p. 78. 568 Ibid.

192 LE SPORT CONTRE L'ÉDUCATION PHYSIQUE

Si un sportif a choisi cette discipline plutôt qu'une autre, ce fut tout d'abord parce que « l'être mal ordonné ou mal équilibré par nature est évidemment porté vers un genre d'activité excessive qui satisfait dès l'abord sa mentalité.569 » Le sportif aux muscles aux fibres lentes s'orientera vers la course de fond et celui aux fibres rapides se consacrera au sprint, tout simplement parce qu'il leur est plus facile d'y réussir. Qu'ils persévèrent dans ces disciplines, qu'ils s'y entraînent ardemment, et leurs corps déjà richement pourvus de ces qualités qui font malheureusement défaut aux autres seront bientôt plus qu'excédentaires.

5) Le taylorisme sportif

Avec sa quête effrénée du champion, le sport en vient naturellement à considérer le spécialiste d'une discipline particulière, excellant dans une matière et nul partout ailleurs, comme supérieur à l'athlète pluridisciplinaire, simplement moyen en tout. Les décathloniens font moins la une des journaux que les coureurs de 100 m, tout comme les triathlètes doivent s'effacer devant les maîtres nageurs, les champions cyclistes et les marathoniens :

« Le champion spécialiste, le recordman d'une seule épreuve, est considéré comme le sujet idéal, même s'il est inférieur dans tous les autres genres et moins fort sur l'ensemble qu'un être moyennement doué.570 »

Pourquoi ? La réponse est simple selon Hébert :

« En sport, il suffit de réaliser une performance exceptionnelle pour être déclaré un sujet d'une valeur physique supérieure, fût-on nul dans d'autres genres d'exercices. Les records établis par les spécialistes faussent ainsi les idées sur la valeur de l'homme fort […]. Ce dernier, étant apte à tous les genres d'exercices, ne peut pas atteindre les performances des spécialistes, dont les prouesses ne sont dues pour la plupart qu'à une exagération de quelques dons naturels.571 »

La position de Coubertin quant au problème de la spécialisation était, comme sur bien des points, ambiguë. Par endroit, conformément à son idée pyramidale du sport, il jugeait la spécialisation comme inévitable, et donc comme nécessaire :

569 Ibid., p. 47. 570 Ibid., p. 73. 571 Ibid., p. 40.

193 LE SPORT CONTRE L'ÉDUCATION PHYSIQUE

« La campagne contre l'athlète spécialisé paraît battre son plein. Elle est enfantine. Pour que cent se livrent à la culture physique, il faut que cinquante fassent du sport. Pour que cinquante fassent du sport, il faut que vingt se spécialisent. Pour que vingt spécialisent, il faut que cinq soient capables de prouesses étonnantes. Impossible de sortir de là. Tout se tient, s'enchaîne.572 »

Mais par ailleurs, il doutait du bien-fondé de disposer d'individus trop dépendants à un même sport. Il ne voulait pas de sportifs trop enfermés dans une seule discipline, incapables de polyvalence, dont la vie ne se résume à rien d'autre qu'à répéter le même. À ces sportifs « accoutumés » que sont « le nageur qui ne peut se jeter à l'eau tout habillé parce qu'il n'a jamais nagé qu'en costume de bain573 » ou « le boxeur qu'une escalade intimide », Coubertin oppose les mérites du sportif simplement « entraîné », véritable couteau suisse. L'accoutumé était hier valorisé :

« On l'admirait de faire tous les jours la même chose aux mêmes heures et on le citait en exemple à la jeunesse. On n'avait peut être pas tort parce que la Société d'hier, sédentaire et réglée, réclamait ce genre de vertus et en tirait profit. Mais la Société d'aujourd'hui, instable et indépendante, s'en accommode mal.574 »

Elle nécessite des individus flexibles, capables de s'adapter à des tâches de différentes natures. Elle ne doit plus accoutumer à une seule discipline mais au contraire entraîner à pouvoir toutes les exercer avec autant d'entrain, à la demande : idéalement, il faudrait être spécialiste de tout. La société a besoin d'un homme au moins « demi-entraîné » :

« Le demi-entraîné est l'homme qui peut, à tout moment, substituer à sa journée habituelle une forte journée de travail musculaire sans dommage pour sa santé, sans que le soir, son appétit ou son sommeil s'en ressentent, sans qu'il éprouve autre chose que de la saine fatigue.575 »

Des forçats à la fois multitâches et intérimaires, des intermittents polyvalents que l'on peut solliciter pour tout et à l'envie.

De sorte que, sur ce point particulier, Coubertin et Hébert ne sont peut-être pas si éloignés, au moins en ce qui concerne leur analyse des besoins de la société en compétences.

572 Pierre de Coubertin, « Une campagne contre l’athlète spécialisé », op. cit., p. 114. 573 Pierre de Coubertin, « Les méfaits de l’accoutumance », Revue Olympique, avril 1913, p. 57. 574 Ibid., p. 56. 575 Ibid., p. 57.

194 LE SPORT CONTRE L'ÉDUCATION PHYSIQUE

Simplement, à la différence de Coubertin, Hébert juge que le sport ne sert que le spécialiste et qu'il ne permettra pas d'aboutir à la production de cet homme « demi-entraîné ». Les véritables hommes forts, ceux qui maîtrisent à la perfection les huit « arts libéraux » de l'éducation physique et de la « méthode naturelle » que sont « course, marche, saut, grimper, lever, lancer, défense et natation », ceux-là, ces « meilleurs hommes au point de vue de la diversité des aptitudes et des qualités physiques ne peuvent réussir à triompher des spécialistes préparés aux épreuves sportives576 ». Le sport dévoyé, à trop célébrer la compétition, les laisse aux vestiaires et ne laisse l'entrée du stade qu'au spécialiste d'une unique tâche. Du sport au taylorisme, il n'y a pour ainsi dire qu'un pas. La compétence générale cède la place à l'aptitude spécialisée. Peut-être est-ce là le plus dommageable :

« À l'inverse de ce qui se passe dans l'industrie, où le spécialiste est un élément de production plus intense, il faut, pour pouvoir faire face à toutes les difficultés pratiques aussi bien qu'aux dangers de la vie courante, être un athlète complet.577 »

La spécialisation est bonne pour l'industrie, pas pour la vie quotidienne − et peut-être la spécialisation n'est-elle désormais même plus adaptée au monde économique d'aujourd'hui, à en croire certains discours du management.578 En tout cas, la spécialisation sportive ne fait que désadapter l'homme à son monde en l'enfermant dans une niche écologique plus réduite, plus pauvre. Pour le dire avec les mots de Canguilhem, le sportif spécialisé est incapable de « se hausser constamment à de nouvelles normes579 » de vie. « La santé c'est une marge de tolérance des infidélités du milieu580 » ; or, le spécialiste est intolérant à des milieux différents : qu'est-ce qu'un marathonien dans l'eau, s'il ne sait nager ; qu'est-ce qu'un crawleur dans une montagne, s'il ne sait pas grimper ; qu'est-ce qu'un alpiniste sur la route, s'il ne sait pas courir ? Le sportif spécialiste est sous ce sens un être maladif, d'où peut-être la condamnation de ce « sport rationalisé » par Canguilhem déjà en 1943, qui ne lui paraît être qu'une « affligeante caricature581 ».

Selon Hébert, il faut imputer la responsabilité de cette destruction des valeurs les plus élémentaires de l'éducation physique dans le sport à cette idée de lutte démesurée qu'il

576 Georges Hébert, Le Sport contre l’Education physique [1925], op. cit., p. 56. 577 Ibid., p. 74. 578 Cf. infra, pp. 404sq. 579 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique [1943,1966], op. cit., p. 124. 580 Ibid., p. 130. 581 Ibid., p. 134.

195 LE SPORT CONTRE L'ÉDUCATION PHYSIQUE contient :

« L'idée de compétition à outrance, sous sa forme actuelle, nous est venue en droite ligne d'outre-Manche, introduite par un groupe d'anglomanes sportifs de la première heure.582 »

Ces anglomanes qui voulurent « copier leur vocabulaire sportif, les manières, les allures, la façon de se vêtir de leurs athlètes et jusqu'à leur port de moustache ou de barbe. 583 » Sous cette moustache, ne serait-ce pas Coubertin ?

582 Georges Hébert, Le Sport contre l’Education physique [1925], op. cit., p. 54. 583 Ibid., p. 105.

196 GENÈSE DE LA MÉRITOCRATIE SPORTIVE

GENÈSE DE LA MÉRITOCRATIE SPORTIVE

Comment, avec toute ces réserves, que ce soit celles de Maurras ou de Hébert, le sport est-il parvenu à s'imposer dans nos sociétés au point d'en devenir inamovible ? Comment en est-on arrivé à considérer le sport comme constituant la méritocratie par excellence ? Comment est-on parvenu à oublier le caractère aristocratique du sport au point de ne plus le considérer que comme une méritocratie exemplaire ? Alors que les pro-sports (Coubertin) ont défendu haut et fort une conception du sport aliénante et émancipatrice fonctionnant par le jeu subtil des notions d'égalitarisme et d'aristocratie, alors que les anti-sports (Hébert) ont dénoncé haut et fort la logique sournoise inégalitaire et tayloriste contenue dans cette conception du sport, alors que les a-sports (Maurras) ont dévoilé haut et fort l'essence belliciste et nationaliste inhérente à une telle conception du sport, par quel mystère en est-on arrivé à considérer le sport comme une société exemplaire pacifiste, purement égalitaire, où la hiérarchie serait fondée uniquement sur le mérite, sur le travail ?

Ce glissement conceptuel interpelle d'autant plus qu'il commence à se produire, semble- t-il, durant les années 1930, alors que la conception égalitaro-aristocratique était encore très répandue − le pamphlet de Hébert est publié en 1925 et Coubertin prononce son discours sur les ondes berlinoises en 1935. Deux événements le manifestent parfaitement dans l'avant- guerre : la conception du sport défendue dans l'œuvre de Montherlant et la politique sportive conduite par le Front populaire. Durant l'après-guerre, ce glissement est ensuite entériné dans les années 1960 avec la politique sportive gaulliste que l'on trouve résumée par Maurice Herzog, et assumé par la postérité comme ayant toujours été, alors qu'il ne s'agit en fait que du résultat d'une construction historique. La genèse de la méritocratie sportive correspond ainsi au progressif oubli du caractère aristocratique du sport, tout un ensemble de discours ne venant retenir de la réalité sportive qu'un simple ensemble de faits les corroborant, passant sous silence tout ce qui pourrait les réfuter. Plus qu'une simple histoire des idées ou de la philosophie du sport consistant à montrer comment telle idée présente chez Arnold, puis chez

197 GENÈSE DE LA MÉRITOCRATIE SPORTIVE

Coubertin, puis chez Montherlant, puis chez Lagrange, puis chez Herzog fut appropriée, digérée, critiquée, réutilisée, il s'agit ici de montrer qu'elles furent les conditions qui ont permis cette évolution, et ses conséquences.

Les trois types de discours présentés dans cette partie constituent pour chacun une possibilité rhétorique et théorique bien particulière de prendre parti à l'égard du sport et de ses rapports avec le travail et l'égalité, l'aristocratie et l'égalitarisme, la question du mérite. Il s'agit donc d'envisager ces « régularités discursives584 » de façon « archéologique », au sens de Foucault. Si l'on suit la « Réponse au cercle d'épistémologie585 » donnée par Foucault, qui est une reprise, ou plutôt une anticipation de certains des thèmes de L'archéologie du savoir586, cette « formation discursive » particulière du sport répond bien aux quatre critères qui y sont proposés. Premièrement, le discours sur le sport se détermine par rapport à un objet, à son objet, qui, paradoxalement, reste inaccessible ; il est un référentiel, une chose en soi auquel il est impossible d'avoir accès directement, la seule saisie possible étant celle du sport tel qu'il se phénoménalise dans le discours qui n'en rend que certains aspects, et il importe donc de ne pas prendre le mot pour la chose, ni la chose pour le mot. Deuxièmement, s'il y a lieu de parler de discours sur le sport, c'est en raison d'une cohérence syntaxique qui rassemble des énonciations en une unité dans leur diversité : la position de l'énonciateur n'est en effet pas stable, mais peut être tour à tour celle du pédagogue (Compayré), de l'acteur (Coubertin), du théoricien (Hébert), de l'écrivain (Montherlant), du politique (Lagrange ou Herzog), des sportifs et entraîneurs eux-mêmes, et l'énonciation posséder tout de même une cohérence malgré cette hétérogénéité, malgré cet « écart énonciatif587 ». Troisièmement, en deçà des concepts utilisés se trouve un domaine sémantique où se dessine de manière souterraine un réseau théorique sur lequel prennent racines les concepts utilisés pour ce rapporter au référentiel sportif : de ce champ « préconceptuel588 » émergent les concepts d'aristocratie, d'égalitarisme, de démocratie, de travail utilisés de façon récurrente pour penser le sport, comme ça l'est par exemple chez Hébert. Enfin, quatrièmement, différentes éventualités

584 Michel Foucault, L’archéologie du savoir [1969], Paris, Gallimard Tel, 2008, pp. 47-58. 585 Michel Foucault, « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie [1968] », in Dits et Écrits I, Paris, Gallimard Quarto, 2001, p. 747. 586 En particulier des chapitres III, IV, V, VI de la deuxième partie consacrée au « régularités discursives » : Michel Foucault, L’archéologie du savoir [1969], op. cit., pp. 59-97. 587 Michel Foucault, « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie [1968] », op. cit., p. 742. 588 Michel Foucault, L’archéologie du savoir [1969], op. cit., p. 86.

198 GENÈSE DE LA MÉRITOCRATIE SPORTIVE opératoires se dessinent, ouvrant la porte à des choix stratégiques différents : un certain jeu conceptuel permet à différentes théories de se former, de s'opposer, ou même de se compléter.

Le discours apparaît alors comme possédant une relative autonomie, s'émancipant tant de ses objets que de ses énonciateurs. Mais surtout, l'analyse de ces discours permet de faire apparaître certains « isomorphismes archéologiques589 », des homologies entre des formations discursives pourtant éloignées à première vue : s'esquissent ainsi des corrélations entre le champ sportif et le champ politique, mais aussi avec le champ social en général, des homologies structurelles se manifestant entre des discours situés dans des champs apparaissant comme indépendants au premier abord ; il est possible alors de distinguer des discours sportifs de « gauche » et d'autres de « droite », dont la structure est analogue à ceux de discours tenus dans le champ politique ou social. Les positions des uns et des autres se distribuent en effet en ce que l'on pourrait appeler, en suivant Jacques Gleyse, des « mystiques » de gauche et de droite, auxquelles appartenaient déjà, à droite, Pierre de Coubertin, Georges de Saint-Clair ou Henri Didon, à gauche, Georges Demenÿ, Philippe Tissié ou Georges Hébert.590 L'analyse permet alors d'entrevoir un même sous-sol archéologique sur lequel s'échafaudent tant le discours sportif que d'autres discours ; un sous- sol qui « fait aussi apparaître des rapports entre les formations discursives et des domaines non discursifs (institutions, événements politiques, pratiques et processus économiques)591 » ; un sous-sol sur lequel s'érige le dispositif sportif.592

Suite à Coubertin, se construisent ainsi au sujet de l'égalité dans le sport différents discours, qui épousent chacun une possibilité stratégique bien particulière, s'engouffrant dans l'espace discursif alors ouvert par les éclaireurs. D'un côté, certains ne trouvent ainsi rien à redire au fait que le sport se construise sur le privilège de naissance, qu'il soit une aristocratie des talents physiques, puisque c'est là le principe même sur lequel se fonde la république : Montherlant par exemple, qui insiste davantage sur le mérite rétributif.593 D'un autre côté, en contrepoint, un autre type de discours pointe du doigt le sport et son élitisme, avec pour projet de proposer une pratique corporelle s'adressant à tous : déjà Georges Hébert, mais surtout

589 Ibid., p. 219. 590 Jacques Gleyse, Dominique Jorand et Céline Garcia, « Mystique de « gauche » et mystique de « droite » en éducation physique en France sous la 3ème République », Stadion, 2001. 591 Michel Foucault, L’archéologie du savoir [1969], op. cit., p. 221. 592 Cf. infra, « Le dispositif sportif », pp. 420sqq. 593 Sur le mérite rétributif, cf. infra, p. 389.

199 GENÈSE DE LA MÉRITOCRATIE SPORTIVE toute la politique du Front populaire et d'une partie du sport affinitaire ouvrier, qui insiste surtout sur le mérite moral.594 Or, finalement, dans l'après-guerre, c'est une sorte de synthèse entre ces deux choix stratégiques qui émerge : le discours sur le sport produit par le pouvoir gaulliste, où la question du mérite est consacrée d'une manière générale.

I) HENRY DE MONTHERLANT : L'ÉLITISME COMME PRINCIPE DÉMOCRATIQUE

Les Jeux Olympiques et le sport modernes eurent eux aussi leur Pindare595: Henry de Montherlant (1895-1972) les célébra majestueusement dans Les Olympiques. Coubertin avait toujours plaidé pour une alliance entre l'art et le sport. « Le sport doit être envisagé comme producteur d'art et comme occasion d'art596 » : producteur car l'athlète est une « sculpture vivante » ; occasion car les rencontres sportives peuvent être le lieu de spectacles et de fêtes ; ces deux dimensions pouvant nourrir l'imagination des plus grands artistes. Montherlant œuvra sur ces deux tableaux : sportif et écrivain. Coubertin lui est gré d'avoir composé certains des mythes dont la religio athletæ a besoin.597

Écrites dans cette prose qui lui valut d'accéder, tout comme Maurras, au rang d'Immortel lorsqu'il sera coopté au sein de l'Académie Française en 1960, Les Olympiques sont un récit souvent quasi-autobiographique de la vie sportive de l'auteur. C'est à 19 ans, en 1915, que Montherlant découvrit le sport. Avant, de son propre aveux, en tant que descendant d'une famille de la noblesse catalane faisant alors partie de la haute bourgeoisie, il « avais[t] été, bien entendu, au collège, dispensé de l'heure hebdomadaire de gymnastique, l’intelligentsia collégienne d'alors étant presque automatiquement dispensée de deux choses : la gymnastique et l'instruction religieuse.598 » À l'occasion d'un exercice de préparation militaire où il avait « couru et exécuté quelques mouvements, torse nu », il prit « conscience d'un être nouveau en lui [moi] ». Montherlant se convertit alors au sport comme on entre en religion. Il alla aussitôt

594 Sur le mérite moral, cf. infra, p. 391. 595 Pindare (518-438 avt. J.-C.). Poète grec, l'auteur des Olympiques, recueil de 14 odes composées en l'honneur des Jeux, des athlètes, et aussi évidemment des Dieux. 596 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 146. 597 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., p. 212. 598 Henry de Montherlant, Les Olympiques [1938], op. cit., p. 8.

200 HENRY DE MONTHERLANT : L'ÉLITISME COMME PRINCIPE DÉMOCRATIQUE rencontrer – ancien coureur cycliste, directeur du journal L'Auto599, sommité du monde sportif de l'époque, fondateur du Tour de France – qui l'orienta vers le « Comité d'Éducation Physique » fondé en 1914 par Coubertin.

La formation sportive de Montherlant sera parfaitement coubertinienne. Nombre de thèmes abordés naguère par Coubertin se retrouvent dans ses textes, tantôt essais, tantôt récits, tantôt dialogues, tantôt poésies, ensemble qui constitue, pour une bonne partie, une transmission de l'enseignement de la théorie du sport du Père fondateur, bien que ceux-ci en divergent sur quelques point cruciaux. En somme, Les Olympiques vulgarisent, popularisent la théorie du sport telle qu'elle est conçue et comprise dans certains cercles à cette époque − les années 1920-1930 − où le sport enfonce encore plus fermement ses racines dans le sol français. Montherlant a clairement conscience de la charge conceptuelle de ses textes :

« En 1924, la critique française ne s'occupa guère que de l'idéologie des Olympiques, exposée dans un essai intitulé Tibre et Oronte, à la fois parce que cette idéologie semblait nouvelle, et parce qu'elle alimentait notre vice national pour les parlotes d'idées600 »

Montherlant décida d'expurger cet essai de cette édition ultérieure − Les Olympiques furent publiées séparément en 1924 puis réunies en un seul ouvrage en 1938 −, le reste de l'œuvre continuant néanmoins de renfermer nombre de présupposés demandant à être développés.

1) L'égalitarisme de 1789

Toujours, chez Montherlant, le sport constitue ou doit constituer le plancher sur lequel

599 L'Auto prend à partir de 1903 la suite de L'Auto-Vélo, fondé en 1900 par le marquis De Dion (pionnier de l'industrie automobile et parlementaire rattaché d'abord aux Indépendants Républicains puis à l'Action Nationale Républicaine et Sociale), anti-dreyfusard acharné, pour concurrencer et contrer le journal Le Vélo, fondé en 1892, qui avait affiché des positions clairement dreyfusardes qui ne plaisaient pas à ses annonceurs publicitaires. Ce qui porta le coup fatal au journal Le Vélo, c'est l'invention en 1903 par le désormais L'Auto (Le Vélo ayant attaqué et gagné en justice que L'Auto-Vélo abandonne son titre plagiaire) du Tour de France, avec le célèbre maillot Jaune de la même couleur que ses pages, qui contribua à attirer les lecteurs sportifs : à la fin de 1904, Le Vélo cessa son activité. Par la suite, alors rivalisé par la presse généraliste qui fournit des résumés des événements sportifs, L'Auto usa du procédé inverse pour contre- attaquer en donnant un résumé des actualités dans ses pages, qui servit pendant l'Occupation de tribune vichyste. En 1944, L'Auto fut par conséquent interdit ; cependant, le journal renaquit de ses cendres sous un autre titre en 1946, en devenant L'Equipe. 600 Henry de Montherlant, Les Olympiques [1938], op. cit., p. 7.

201 HENRY DE MONTHERLANT : L'ÉLITISME COMME PRINCIPE DÉMOCRATIQUE la société doit ériger ses murs :

« J'imagine assez bien le dialogue qui pourrait s'établir entre l'usine et le "plateau" de sport qui de nos jours lui est souvent contigu. L'usine dirait au stade qu'elle le justifie, bien qu'il n'ait pas besoin d'être justifié ; qu'à cause d'elle le mot sévère écrit jadis sur le sport – "une dérisoire agitation d'humanité oisive" – peut moins que jamais être prononcé, puisqu'un des rôles du sport est de guérir le travailleur de son travail. Et le stade et la plaine, "couverte d'un vaste tutoiement", diraient que, dans une certaine mesure, ils mènent ceux qui se sont connus par eux à une meilleure compréhension de l'usine.601 »

Une complémentarité manifeste apparaît entre l'usine et le stade, avec une idée nouvelle et importante. Le stade devient plus que ce laboratoire d'expérimentation physiologique visant à maximiser le rendement des corps comme chez Marey et Demenÿ. Il devient plus qu'une école de la vie où s'enseigne un catéchisme masqué visant à former des âmes travailleuses et soumises comme chez Coubertin. Dans une société qui commence à être celle du loisir, le stade est le lieu où ce temps laissé libre au travailleur peut être le mieux employé. Contre les pratiques managériales tayloristes qui n'entendaient augmenter la productivité que par la plus grande rationalisation des faits et gestes des travailleurs − voir Les Temps Modernes de Chaplin −, une certaine sociologie du travail inaugurée par Elton Mayo prend conscience que l'amélioration des conditions de travail peuvent elles aussi conduire, paradoxalement, à une augmentation décisive de la productivité. Un calcul coût/bénéfice fait apparaître que le loisir, loin de mettre en péril l'organisation sociale d'un pays ou la productivité d'une entreprise, pourrait au contraire les renforcer.

D'une part parce que le repos, la récupération, la détente, permet aux corps et aux âmes de se régénérer602 et de gagner ainsi en exploitabilité603 − mécanisme que le sport met en scène parfaitement par le biais du phénomène bien connu de « surcompensation » sur lequel tout entraînement rationalisé se construit. D'autre part parce que le loisir crée une nouvelle niche économique pour des professionnels qui travailleront pour détendre ceux qui précisément se reposent604 − sportifs professionnels qui se produisent en spectacle, mais pas seulement. Avec

601 Ibid., p. 15. 602 Ce rapport dialogique travail-loisir, comme tant d'autres thèmes, a été parfaitement bien étudié par Paul Yonnet, quoique dans un sens légèrement divergent. Paul Yonnet, Huit leçons sur le sport, op. cit., p. 54. 603 Jean-Marie Brohm, Sociologie politique du sport, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1992, p. 125. 604 Paul Yonnet, Huit leçons sur le sport, op. cit., p. 46.

202 HENRY DE MONTHERLANT : L'ÉLITISME COMME PRINCIPE DÉMOCRATIQUE cette nuance importante que le sport, envisagé comme un loisir devant être pratiqué impérativement par le travailleur, ne constitue pas un loisir comme un autre ; sa fonction étant celle de préparer des corps utiles, des âmes travailleuses, des caractères soumis, il permet, en dehors des heures de travail, de maintenir subrepticement le joug, pareil en cela au « homework » ou aux « devoirs de vacances » que l'on ordonne aux écoliers après l'école et pendant les congés. Le sport envisagé comme loisir apparaît ainsi comme l'une des ruses les plus fines d'un capitalisme et d'une société se décidant à octroyer du temps libre afin, bien plus que de restaurer la force de travail, de la maximiser en produisant des corps, des âmes et des caractères plus adaptés que nul autre à la tâche de ce travailleur duquel on attend qu'il travaille le plus et le mieux possible, qu'il reste à sa place dans la hiérarchie, qu'il obéisse sans se rebeller.

Le sport reste donc par certains aspects plus ou moins avoués, plus ou moins dissimulés, un dispositif de contrôle social, de disciplinarisation. Cependant, l'important chez Montherlant est moins ce qui le rattache aux doctrines du sport orthodoxes que ce qui l'en écarte. L'essentiel n'est pas en quoi l'héritage coubertinien est contenu dans son œuvre, mais en quoi il est modifié, en particulier en ce qui concerne la question si importante de l'égalitarisme sportif, qui demeure un enjeu majeur. Sur ce point précis, on observe un déplacement important :

« On a dit que le sport était aristocratique, alors que des méthodes comme la méthode Hébert, ou la gymnastique suédoise, étaient démocratiques. Aristocratique, le sport l'est sans doute, puisqu'il est la sélection des meilleurs physiquement (et ayant en outre de l'intelligence et du caractère). Et en même temps démocratique, parce que les conditions sociales y sont tenues pour rien. Mais pourquoi ne dirions-nous pas démocratique tout court, puisque le propre des démocraties est cette précellence des valeurs sans égard aux conditions ?605 »

Texte essentiel, écrit en 1938 comme préface aux Olympiques, au lendemain du Front populaire, des Jeux Olympiques de Berlin et de la mort de Coubertin. Le caractère bifide du sport, aristocratique et démocratique, est très bien perçu. Le sport possède une part d'aristocratie, puisqu'il sélectionne darwiniennement les meilleurs, tout comme il renferme une dimension démocratique puisque, pour paraphraser Coubertin, « il fait bon marché des

605 Henry de Montherlant, Les Olympiques [1938], op. cit., p. 13.

203 HENRY DE MONTHERLANT : L'ÉLITISME COMME PRINCIPE DÉMOCRATIQUE distinctions sociales606 ». Par ailleurs, Montherlant admet la différence de nature entre d'une part certaines gymnastiques ou la méthode naturelle de Hébert qui seraient plus démocratiques, et d'autre part le sport qui serait quant à lui plus aristocratique. Cependant, le nœud conceptuel que Coubertin avait parfaitement décelé entre aristocratie physique/aristocratie sociale, égalitarisme physique/égalitarisme social, et méritocratie limitée, se fait plus confus. « La transmutation totale de toutes les valeurs » dont est capable le sport n'opère plus sur le même mode. L'aristocratie physique que contient le sport est niée par une stratégie consistant à dire que ce qui la fonde, c'est-à-dire la sélection des plus forts quelle que soit leur appartenance sociale de classe, constitue l'essence même des mécanismes démocratiques, puisque ceux-ci définissent le mérite non pas en se fondant sur des distinctions sociales iniques comme du temps de l'Ancien Régime, mais en se basant purement sur les talents des individus, abstraction faite de tout critère discriminant qui n'aurait pas directement partie liée avec leurs compétences, leurs habiletés.

La démocratie entendue en ce sens est ainsi un système qui propulse au plus haut de sa hiérarchie ceux qu'elle juge les plus méritants, c'est-à-dire les plus capables, les plus doués, les plus forts, en abolissant toutes les inégalités créées par les institutions politiques qui auraient pu fausser le jeu, mais aussi et surtout indépendamment de la question des efforts que chacun dut employer pour s'arracher aux inévitables inégalités naturelles. Ces inégalités naturelles que pointait du doigt Hébert, et que Coubertin avait à l'esprit pour qualifier le sport d'aristocratique, sont tenues pour acceptables dans une telle conception, ou simplement comme constituant un problème − quand bien même il en serait vraiment un − n'ayant pas d'importance : tant les inégalités sociales que les inégalités naturelles « y sont tenues pour rien », car seule importe la valeur finale de l'individu lorsqu'il est nu de tous les titres dont la société peut l'habiller.

Lors de ses origines modernes, la démocratie − la française en particulier qui était contestée de tout côté par les puissances européennes qui craignaient une contagion révolutionnaire − avait besoin, pour se défendre et prouver sa valeur, d'individus dans ses rangs capables et compétents. La sélection des meilleurs fut possible grâce à l'égalitarisme des conditions instauré par la constitution naissante, qui permettait une libre concurrence des

606 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 140.

204 HENRY DE MONTHERLANT : L'ÉLITISME COMME PRINCIPE DÉMOCRATIQUE talents et des individus entre eux pour l'accès aux postes de l'administration.607 Sans cette règle, la société d'Ancien Régime était souvent paralysée par des dysfonctionnements tenant au fait que des postes d'importance étaient occupés par des individus incapables, mais présents du seul motif qu'ils possédaient un titre, alors qu'il se pouvait exister une quantité importante de roturiers beaucoup plus aptes qu'eux à occuper les mêmes fonctions, mais dont les talents étaient gâchés du seul fait de leur mauvaise naissance qui les empêchait de faire carrière. L'égalitarisme des conditions, l'abolition des privilèges de classe ou de caste par les démocraties et républiques naissantes eut pour effet − sinon pour but − l'optimisation de la machine administrative : obtenir un système beaucoup plus efficace permettant de rivaliser avec les autres puissances en ouvrant les plus hauts postes aux plus capables, quelle que soit leur naissance. Se met en place une bureaucratie − entendue dans un sens neutre − dont nous héritons, pour laquelle les inégalités naturelles n'ont que peu d'importance, puisque seul importe le résultat, l'efficacité. Il peut bien exister des inégalités de naissance entre les individus, des faibles et des forts ; l'important est d'empêcher que des faibles, des incompétents se hissent dans la hiérarchie, et de permettre que les forts, les compétents ne soient pas maintenus en dehors du système par des artifices. Ce bouleversement politique substituait un élitisme républicain − se fondant sur les seuls talents des sujets − en lieu et place d'un élitisme aristocratique − se fondant sur des discriminations de classes.

Chez Montherlant, l'égalitarisme sportif entre en résonance avec cet égalitarisme politique à l'œuvre dans les démocraties. Le sport ne fait d'après lui qu'appliquer la sélection des élites que la démocratie pratique depuis sa naissance à elle, et depuis la naissance de ses citoyens. Par conséquent, il faut soit admettre que l'aristocratie physique du sport n'a pas d'importance et que son système est donc démocratique, soit que la démocratie politique est en réalité une aristocratie dissimulée sous l'égalitarisme des conditions. Le sens de l'égalitarisme sportif s'oriente ainsi vers une conception minimale signifiant seulement l'égalité des droits, l'égalité des conditions, l'égalité de traitement indépendamment de la condition sociale, et indépendamment aussi des inégalités naturelles. Ce n'est plus une égalité ambitieuse cherchant à combler les inégalités sociales entre les hommes, mais une égalité beaucoup plus modeste − que d'aucuns diront humble, raisonnable, praticable ou la seule possible −, celle de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, établissant

607 Sur ces questions, voir Yves Michaud, Qu’est-ce que le mérite ?, op. cit., pp. 15-29.

205 HENRY DE MONTHERLANT : L'ÉLITISME COMME PRINCIPE DÉMOCRATIQUE simplement que les hommes sont « égaux en droits » (article premier). Par-delà leurs inégalités sociales de naissance, par-delà leurs inégalités physiques de naissance, l'égalitarisme sportif minimal de Montherlant consiste à admettre aussi bien le noble que le valet, aussi bien le fort que le faible dans le stade. Il existe des inégalités naturelles de tous les types, il existe peut-être une hiérarchie naturelle, préalable ; l'égalitarisme, tant sportif que politique, consiste a jeter sur ce donné un « voile de l'ignorance608 », à en faire abstraction de manière plus ou moins forcée, explicite ou implicite, en considérant chacun, en dépit des privilèges ou handicap que « l'inexorable nature » a distribué arbitrairement, comme égal face à tout autre. Ces inégalités naturelles que Coubertin et Hébert désignaient par endroits comme aristocratiques ne peuvent ainsi plus être désignées par ce nom. L'ordre qu'elles fondent n'est en aucun cas aristocratique, mais bien au contraire démocratique. Car l'essence de la démocratie, ainsi comprise, est de permettre précisément aux inégalités naturelles, aussi iniques soient-elles, de pouvoir fonder librement et sans entraves les hiérarchies, de leur permettre d'entrer en concurrence sans que le jeu soit faussé par des discriminations non fondées sur les talents.

On retrouve aujourd'hui une conception du sport et de la démocratie similaire chez certains auteurs, comme par exemple Luc Ferry. Le sport constitue d'après lui « un modèle pour la culture démocratique » :

« Il est je crois pratiquement le seul lieu où, dans la société où nous vivons, nous voyons reconstituer des hiérarchies aristocratiques, grandioses à proprement parler », mais où « ces hiérarchies se reconstituent sur une base strictement démocratique », de telle sorte « que c'est là une des raisons profondes pour lesquelles le sport passionne les peuples démocratiques. Car ils ont ce grand bonheur, en contemplant un spectacle sportif, de voir en toute bonne conscience, de voir sans culpabilité, de l'aristocratie qui se reconstitue sous leurs yeux. Cela mérite réflexion. Et pourrait servir de paradigme, de modèle, à l'ensemble de la culture contemporaine.609 »

Ce paradoxe d'une démocratie qui devrait avoir pour paradigme l'aristocratie − acceptable car constituée par l'égalitarisme politique de l'état de droit républicain − ne pourrait pas être compris ni pensé sans ce repositionnement sémantique du sens accordé aux concepts,

608 John Rawls, Théorie de la justice [1971], Paris, Seuil, 1999, p. 38. 609 Luc Ferry, « Olympisme, Humanisme et Démocratie », op. cit., pp. 173-175.

206 HENRY DE MONTHERLANT : L'ÉLITISME COMME PRINCIPE DÉMOCRATIQUE refusant de qualifier l'ordre fondé sur les inégalités naturelles d'aristocratique.

L'aristocratie physique caractérisant le sport n'est en effet plus reconnue comme en étant une, et partant elle n'existe plus. Ses aspects aristocratiques passent pour démocratiques puisqu'ils sont également à l'œuvre dans les démocraties politiques, et on se représente dès lors le système sportif comme purement démocratique dans sa globalité. Selon 1789, il n'y a en effet aristocratie que si la loi discrimine, et égalitarisme si au contraire celle-ci est neutre, au contraire d'un égalitarisme plus ambitieux tenté de concevoir comme inégalités non seulement les discriminations créées par la loi, mais bien aussi les inégalités qui lui sont antérieures. On passe d'une conception où la société sportive était considéré comme aristocratique (Hébert), comme aristocratique et démocratique (Coubertin), à une conception où elle n'est plus que démocratique (Montherlant). L'essence du sport n'est plus perçue comme contradictoire ou dialectique610 mais comme étant uniquement démocratique. Plus de jeu entre deux pôles antinomiques : le sport est désormais pure démocratie, pur égalitarisme, et il ne tardera plus à devenir pure méritocratie, lorsque l'égalitarisme politique prendra dans l'après-guerre un sens d'égalitarisme naturel.

Non pas que le sport ait fondamentalement changé de nature ; il reste sans doute ce qu'il a toujours été, ce jeu stratégique coubertinien entre des concepts, cette alchimie de la « transmutation de toutes les valeurs ». Ce qui se modifie, c'est seulement la représentation que l'on s'en fait, impliquant une contradiction frappante entre le fait sportif et son image. On répétera toujours plus haut, toujours plus fort, toujours plus vite cette conception égalitariste particulière du sport, si bien que d'une part, celui-ci s'imposera plus facilement dans une société qui s'ouvre davantage et est plus sensible aux discours émancipateurs, et que d'autre part, sa dimension aristocratique, toujours présente, sera de moins en moins perçue ou considérée comme telle. Les rapports de pouvoir traversant le dispositif sportif s'en trouveront mécaniquement renforcés, ceux-là fonctionnant par ce jeu entre aristocratie et égalitarisme. Plus le dispositif apparaît comme démocratique, moins il paraît aristocratique, meilleur est son fonctionnement, accrue est le pouvoir qu'il crée − mais également accrues sont la tension qu'il génère et les résistances qu'il provoque.

610 Dialectique non dans un sens hégélien mais stratégique. Voir Michel Foucault, Naissance de la biopolitique [1979], op. cit., p. 44.

207 HENRY DE MONTHERLANT : L'ÉLITISME COMME PRINCIPE DÉMOCRATIQUE

2) Les femmes et le stade

Pratiquement, ce glissement conceptuel a des répercussions directes sur certaines questions sportives. Le sport se montrait particulièrement machiste et la misogynie de Coubertin était à cet égard légendaire :

« La question des sports féminins s'embrouille de ce que la campagne féministe y apporte de passion et d'expressions exagérées. Les dirigeants de cette campagne prétendent volontiers à l'annexion de tout ce qui était jusqu'ici du domaine de l'homme ; d'où la tendance à se montrer capable d'égaler l'homme en toutes choses.611 »

Les faibles et les femmes à l'éducation physique ; les forts au sport clamait Coubertin sur les ondes berlinoises.

« Techniquement, les foot-balleuses ou les boxeuses qu'on a tenté d'exhiber çà et là ne présentent aucun intérêt ; ce seront toujours d'imparfaites doublures. Il n'y a rien à apprendre à les regarder ; aussi ceux qui s'assemblent dans ce but obéissent-ils à d'autres préoccupations. Et par là, ils travaillent à la corruption du sport sans aider par ailleurs au relèvement de la morale générale. »

De par leur infériorité ontologique qui les place par nature bien en-deçà des hommes, les femmes n'apportent rien au spectacle sportif, et ceux qui les regardent ne sont là que pour de vils motifs. Le sport est une exhibition indécente, un spectacle presque pornographique aux yeux de Coubertin. « Ce qu'un homme fait, Violette peut le faire ! » criait Violette Morris, l'une des sportives le plus talentueuses du début du XXe siècle, avec qui était comme son antithèse ; mais pour le sport de Coubertin, la sportive n'existe pas. La femme n'a pas sa place dans le stade comme pratiquante, ou alors c'est dans un stade vide de regards malveillants, à huis clos ; l'épouse en revanche y est admise si elle s'engage à ne faire qu'assister son mari, tout comme la mère si elle se borne à la seule éducation sportive de son fils.612 La femme n'est autorisée à vivre le sport que par procuration.

La raison qui motive cette exclusion ne se fonde sur rien d'autre que sur la conception du sport comme aristocratie physique. Il y a une hiérarchie entre les êtres : certains naissent forts et d'autres faibles ; les seconds doivent se soumettre au premiers. Au contraire, avec la 611 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 114. 612 Ibid., p. 115.

208 HENRY DE MONTHERLANT : L'ÉLITISME COMME PRINCIPE DÉMOCRATIQUE conception de l'égalitarisme sportif telle que la comprend Montherlant, le sexe faible, aussi inférieur fusse-t-il au sexe fort, peut pénétrer en tant que pratiquant dans le stade :

« L'athlétisme féminin − course, sauts, lancers − peut donner des joies de haute qualité, aussi bien sportives qu'esthétiques. […] L'apport nouveau de l'athlétisme féminin n'est pas technique. Il est esthétique et moral.613 »

Esthétique, car il montre ce que pourrait être le corps des femmes s'il avait été laissé libre des contraintes imposées par les hommes (du corset au maquillage) pour mieux les asservir et auxquelles elles ne se soumettent, d'après Montherlant, uniquement que « par bêtise ». Moral, car la femme n'est jugée sur le stade que du point de vue de ses performances, si bien que seul le corps est considéré, et pas la chair, dit Montherlant. Avec cette conception, seule la valeur finale des individus est en effet observée, abstraction faite de tout autre critère préalable, qu'il soit social ou physique − et donc sexiste. L'aristocratie physique de Coubertin était tentée de se fonder a priori en créant des classes et des castes fondées sur les inégalités naturelles supposées exister et parler avant même toute compétition. Transformées en fondement démocratique, ces inégalités naturelles ne sont pas niées par Montherlant : elles viennent toujours fonder l'ordre et les hiérarchies, mais uniquement a posteriori, une fois que le verdict des compétitions permit de discriminer faibles et forts indépendamment de leur genre, et de distribuer les mérites en fonction des talents.

Une sorte de « camaraderie des stades » peut alors émerger, comme le note Julie Gaucher, où la femme est considérée comme l'égal de l'homme, seules ses compétences sportives devant donner lui à un jugement :

« L'écriture moderne, en bannissant la galanterie, tend à reconnaître la sportive avant de discriminer le personnage en raison de son identité sexuelle. Plus précisément, Montherlant dénonce la galanterie comme l'exposition masquée d'une forme de misogynie. La galanterie serait, selon l'auteur des Olympiques, un "système dans lequel l'homme fait de la femme une "poupée" qu'il travestit en idole".614 »

Disqualification de la galanterie en tant qu'elle serait le véhicule sournois de la domination d'un sexe sur l'autre ; révocation des partages fondés sur les particularités

613 Henry de Montherlant, Les Olympiques [1938], op. cit., p. 85. 614 Julie Gaucher, Sport et genre : quand la littérature s’en mêle. Féminité(s) et masculinité(s) dans l’écriture littéraire du sport (1920-1955), Thèse de doctorat en littérature française, Université de Saint Étienne, 2008, p. 430.

209 HENRY DE MONTHERLANT : L'ÉLITISME COMME PRINCIPE DÉMOCRATIQUE sexuelles ; mais émergence d'une hiérarchie des talents, et soumission à celle-ci.

3) Le sens de la hiérarchie sportive

Car l'autre conséquence de cette acception de l'aristocratie physique comme composante de la démocratie sportive, c'est l'acceptation de la hiérarchie sportive. Les inégalités physiques n'étant plus perçues comme fâcheuses, la hiérarchie fondée sur elles, aussi inique soit-elle, dérange moins. Même, elle est célébrée :

« Le jeune animal idéaliste, disons mieux, le sublime imbécile que j'étais à dix-neuf ans, se fit donner sur le plateau du Parc des Princes une bonne leçon de réalisme, avant de recevoir celle du front, une année plus tard. Voici ce que je peux et voici ce que je ne peux pas. Voici X. qui m'est inférieur et voici Y. qui m'est supérieur. Tout cela sans contestation possible. Voici ce que je dois atteindre : ceci est non autre chose, et non au delà. Voici un univers extrêmement net, et coupant, et pur, et intelligible, sous un ciel grandiosement vide, où je m'efforce jusqu'au bout de ce que je peux, et où, m'efforçant ainsi, cependant je ne prends pas tout à fait au sérieux ce vers quoi je m'efforce.615 »

Outre l'idée du sport comme école de la guerre déjà présente chez Coubertin ou Paul Adam616, on y remarque la « bonne leçon de réalisme » donnée par le sport, laquelle consiste à découvrir ses limites et à les accepter, surtout à accepter la hiérarchie incontestable − bien que potentiellement contestable car arbitraire − qui résulte de ces inégalités. L'emphase est moins portée sur ce qui pourrait culbuter la hiérarchie que sur l'ordre auquel il faut se soumettre. Le travail, les efforts devant être fournis doivent continuer à l'être avec le même acharnement en ayant bien conscience qu'ils sont chimériques, car ils ne feront pas s'élever outre mesure. La place occupée dans la hiérarchie sportive dépend avant tout de sa bonne nature, de la bonne nature.

« Quelle hérédité à cette minute !617 », s'exclame ailleurs Montherlant, impressionné par cette aisance à la course de Peyrony qui paraît presque naturelle, là où aujourd'hui on s'écrierait peut-être au contraire « quel travail ! » ou « quelle courage ! » On ne doit nourrir

615 Henry de Montherlant, Les Olympiques [1938], op. cit., pp. 11-12. 616 Cf. supra, pp. 159sq. 617 Henry de Montherlant, Les Olympiques [1938], op. cit., p. 58.

210 HENRY DE MONTHERLANT : L'ÉLITISME COMME PRINCIPE DÉMOCRATIQUE aucune rancune ou amertume mais de l'admiration vis-à-vis du mieux né, et célébrer ce système démocratique qui lui permet d'exprimer tout son talent. Les hommages que l'on doit au champion ne doivent pas se soucier de la source de sa supériorité sportive. Ne la doit-il qu'au hasard de sa naissance, à l'hérédité ? Il faut la respecter tout autant. La devrait-il dans une certaine mesure au travail ? En fait, l'hérédité ne limite pas seulement le capital physiologique de départ de chacun, mais également la possibilité et la capacité à pouvoir l'augmenter par le travail : « en somme, le génie, c'est d'abord d'avoir des bons muscles. Ils permettent l'énorme travail, la tour qui monte jusqu'au ciel618 ». Partout où il se pose, l'œil de Montherlant paraît ne discerner en dernier analyse que des différences de nature. Les hommes naissent à ce point inégaux que même le travail qu'ils auraient pu fournir pour s'abstraire de l'arbitraire de leur condition trouve des limites elles aussi fixées arbitrairement par la nature. L'ordre fondé sur cet arbitraire n'est cependant en rien illégitime, puisque les irrémédiables inégalités physiques de départ ne sont plus condamnables de par la conception de l'égalitarisme adoptée. Cet ordre bâtit presque dès l'origine, cette hiérarchie quasiment innée, tout ceci n'est plus contestable. On doit admirer ceux qui dominent même s'ils ne sont en haut que parce que bien nés. On doit accepter l'ordre qui règne sur le stade − et on devrait même accepter un tel type d'ordre s'il apparaissait dans la société.

« Du sport, j'ai retenu surtout sa leçon d'ordre, salutaire à une époque dont l'un des caractères est la décadence de l'autorité.619 » Le sport, libéralisme de l'exercice physique, est radicalement anti-autoritaire en comparaison de sa rivale gymnaste ; cependant, malgré cela, presque paradoxalement, il parvient à faire naître de l'ordre. Conséquence presque inattendue du laissez-faire : un ordre immanent qui doit être respecté par tous est produit par sa seule logique. L'ordre n'est alors plus imposé du dehors ; il naît miraculeusement, spontanément de l'intérieur, sans que personne n'ait à le contraindre. Contre toute attente, alors que l'autorité s'évapore en tout lieux, l'ordre germe dans le sport par génération spontanée. « La joie que donne le sport est une ivresse qui naît de l'ordre620 », de cette pratique prodigieuse capable d'ordonner les hommes et des les fixer dans la liberté. Magie du sport : en prenant le parti de laisser aux hommes une liberté totale − quoiqu'enfermés dans des règles minimales −, il parvient à les discipliner. « Trop de défiance est inquiétude, et inquiétude est aveu de

618 Ibid., p. 149. 619 Ibid., p. 126. 620 Ibid., p. 59.

211 HENRY DE MONTHERLANT : L'ÉLITISME COMME PRINCIPE DÉMOCRATIQUE faiblesse. Mais celui-là tient en main, qui rend la main.621 » Non pas se méfier des hommes et les contraindre autoritairement comme le fait la gymnastique ; mais au contraire leur faire confiance, les laisser libre de courir afin qu'ils lâchent la main qui les maîtrise, meilleur moyen pour garder un contrôle ; leur laisser pleinement cette liberté si particulière, si ambiguë, produite par le sport.

II) LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE

Cet ordre aristocratique du sport faisant régner les plus forts sur les plus faibles sans que ceux-là aient possibilité d'y remédier ne constitue plus un problème chez Montherlant. C'est un ordre au contraire perçu comme proprement démocratique, en raison d'une conception de l'égalitarisme qui, schématiquement, quitte des ambitions sociales importantes pour revenir à celles de 1789 (qui certes constituent déjà une promesse égalitariste importante et difficile à tenir), où l'élitisme aristocratique du pouvoir aux mieux nés même incapables est chassé au profit d'un élitisme républicain du pouvoir aux plus compétents même roturiers. Toutes les attaques du même type que celles de Hébert, reprochant au sport son incapacité démocratique, s'évanouissent par le seul fait de ce repositionnement conceptuel, puisque l'on ne peut plus accuser d'aristocratique ce qui est démocratique et fait l'essence de cette république qui se met péniblement en place.

Cet appauvrissement de la notion d'égalitarisme est-il circonscrit au sport, de telle sorte que son sens n'aurait glissé qu'à l'intérieur du stade pour conserver toute sa force à l'extérieur, dans la vie politique et sociale ? Ou bien au contraire ce changement de sens s'explique-t-il par un regard différent que l'on porte désormais sur la notion de démocratie dans son ensemble ? A-t-on finalement fait son deuil d'un certain idéal égalitariste tel qu'il peut être défendu, tant lors de la Révolution de 1848 que durant la Commune de 1871 ? En est-on revenu à un idéal démocratique plus humble, moins ambitieux, comme celui de 1789 ? En fait, c'est simultanément au Front populaire et aux premières grandes victoires sociales, alors que les idéaux égalitaristes n'ont jamais été aussi présents et tangibles, que l'image du sport se

621 Ibid., p. 127.

212 LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE modifie ainsi. Difficile, par conséquent, de soutenir l'idée d'un appauvrissement général des idéaux démocratiques et égalitaristes alors que ceux-ci s'enrichissent au contraire de dimensions sociales inédites. Ceux-ci conservent au contraire toute leur force dans les rangs de gauche, laquelle tient à se battre, au moins dans les discours, non plus simplement pour les seules « libertés formelles », mais également pour des « libertés réelles ».

1) Assainir les masses

Ce serait une erreur de croire que la gauche n'a pas été sensible au problème très XIXe siècle de la dégénérescence de la race. Le Front populaire est tout autant préoccupé par cette question que Coubertin, Hébert ou Maurras. « En ce domaine, le nouveau gouvernement n'a ainsi guère plus d'ambitions que le patronat paternaliste », note justement Fabrice Auger :

« La santé publique est essentiellement envisagée comme moyen d'adapter les travailleurs aux nouvelles conditions d'existence imposées par l'industrialisation et l'urbanisation, et de rendre moins pesant le système d'exploitation capitaliste. Dans ses déclarations publiques, le député SFIO Georges Barthélémy (rapporteur au Parlement sur toutes les questions de culture physique) souligne, de son côté, la nécessité de "créer des espaces libres" dans les grandes agglomérations pour enrayer par tous les moyens "la dégénérescence physique et morale de la race" française. Les responsables politiques insistent sur la nécessité de mettre en place une prévention sanitaire vigoureuse afin de lutter contre les "désastres" sociaux tels que l'alcoolisme, la tuberculose, la syphilis, la prostitution, etc., mais doit permettre également de "combattre la dépopulation" qui constitue l'"un des plus graves fléaux de l'heure", signe de "notre décadence" sur la scène internationale.622 »

Dans ce dispositif de lutte contre la dégénérescence, le sport a une place toute trouvée. Le Front populaire récupère l'idée d'ascendance coubertinienne du « rebronzage de la race » par le sport. Cependant, le sport de Coubertin, quoique considérablement démocratisé au regard de sa pratique aristocratique anglaise (égalitarisme social), gardait pour vocation la création d'une élite à laquelle la masse restait pyramidalement subordonnée (aristocratie physiologique). Le rebronzage ne concernait physiquement que quelques-uns. C'est ce

622 Fabrice Auger, « Sport, culture physique et fascisme », Quasimodo, 1997, p. 150.

213 LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE qu'affirmait Coubertin de manière définitive sur les ondes berlinoises :

« Plus tard on pourra sans doute arriver par une meilleure hygiène privée et publique et par des mesures intelligentes visant au perfectionnement de la race, à accroître grandement le nombre de ceux qui sont susceptibles de recevoir une forte éducation sportive : il est improbable qu'on puisse jamais atteindre beaucoup au delà de la moitié ou tout au plus des deux tiers pour chaque génération.623 »

Le Front populaire entend au contraire démocratiser l'idée du rebronzage sportif, en l'ouvrant aux masses, et non plus seulement à l'élite. Il poursuit l'objectif coubertinien, mais en élargissant la cible.

Cette préoccupation est parfaitement tangible dans les différents discours tenus par Léo Lagrange, nommé sous-secrétaire d'État aux sports et à l'organisation des loisirs, surnommé immédiatement par la droite « le Ministre de la Paresse ». En 1936, dans Le Figaro, il déclare :

« Ma politique générale, en ce qui concerne le sport, s'inspire d'un classement ainsi conçu : le sport spectaculaire et le sport d'assainissement, si je puis dire. Le sport d'assainissement aura toute ma sollicitude. C'est par lui que nous arriverons à posséder une race plus saine, plus forte. D'accord avec les grands organismes − avec lesquels je ne veux pas entrer en conflit − avec la Fédération sportive du travail aussi, je veux examiner la possibilité de donner à la jeunesse l'occasion de faire du sport.624 »

La gauche, qui longtemps a tenu le sport comme un symptôme de la déviation capitaliste, n'est pas, ou plus, opposée à ce qu'il occupe un rôle dans le processus de régénérescence (« Le sport et l'hygiène vont de pair », affirme Léo Lagrange au paragraphe précédant). Ouvrir les portes de l'école au sport ne l'effraie pas non plus, se conformant ainsi en un deuxième point au programme de Coubertin, consistant à « sportiviser » l'éducation. Bien que les compétences en matière de sport scolaire et universitaire, puisque réparties en plusieurs ministères, ne lui appartiennent pas totalement, Léo Lagrange assure que, « toutefois, nous ferons tout pour amener les enfants à la pratique de la natation » par les écoles. En revanche, il n'oublie pas qu'« il y a aussi dans son département les loisirs », qui 623 Pierre de Coubertin, « Les assises philosophiques de l’Olympisme moderne (message radiodiffusé à Berlin le 4 août 1935) », op. cit., p. 12. 624 André Reichel, « Conversation avec M. Léo Lagrange », Le Figaro, juin 1936, p. 1.

214 LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE concernent chacun, et qu'il est préférable d'organiser ceux-là de sorte que les masses occupent le temps libre dégagé par la réduction du temps de travail (semaine des quarante heures) essentiellement par des activités sportives, de même que leurs congés payés (deux semaines) − rejoignant sur ce point une préoccupation de Montherlant, et résolvant le problème anglais du monopole sur le sport qu'entretenait l'aristocratie sociale par la défense de l'amateurisme : les classes laborieuses pouvaient enfin disposer à leur guise de temps libre afin de pratiquer des activités sportives, dans le même amateurisme que les classes dominantes.

Une politique résolument active en matière de sport tend à se mettre en place, qui se centrera dès lors moins sur l'exception du champion qui ne produit que du spectacle, et davantage sur les tout-venant des masses, afin de les « assainir » et de les former à la maîtrise des habiletés physiques fondamentales. Entre en jeu dans ce dispositif la création, fin 1936- début 1937, du « Brevet de l'athlète complet625 » salué par Hébert626, dont le nom définitif sera « Brevet Sportif Populaire627 », définissant différents échelons en principe accessibles à chacun. Le contenu de ce brevet a pu varier. En 1936, voici celui que donne Le Figaro du projet, qui se calquait alors sur le modèle allemand : insigne chrome, de douze à treize ans, comportant une épreuve de natation et comptant pour l'obtention du certificat d'études ; insigne de bronze, de quinze à seize ans, d'un niveau plus difficile, nécessaire pour obtenir une licence sportive et pour certains emplois de fonctionnaire, octroyant des points pour certains examens ; insigne d'argent, de vingt à trente-cinq ans, encore plus difficile, offrant des avantages pour le service militaire, comme le choix du corps d'intégration, la diminution du temps de service, mais aussi la majoration des points pour certains examens et l'attribution d'une assurance sur la vie ; insigne or, au-dessus de trente-cinq ans, piqûre de rappel témoignant « de la valeur et du goût des sports conservés par l'athlète ».

Afin de prévenir de la « spécialisation » contre laquelle Hébert avait mis en garde, qui aboutissait à la production de corps très robustes dans une tâche spécifique mais parfaitement débiles sur le plan général, certains, comme au Figaro, imaginent la possession du « Brevet sportif populaire » comme nécessaire pour qui désirait obtenir une licence autorisant la

625 Jean Dauven, « Une création qui s’impose : le Brevet de l’athlète complet », Le Figaro, septembre 1936, p. 8. 626 Gilbert Andrieu, « Le sport contre l’éducation physique », in Anthologie commentée des textes historiques de l’éducation physique et du sport, Paris, Revue EPS, 2001, p. 216. 627 Jean Dauven, « Une mesure qui doit avoir les plus heureux effets : M. Léo Lagrange va créer le brevet sportif populaire », Le Figaro, septembre 1936, p. 6.

215 LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE pratique d'un sport quel qu'il fut :

« Nous concevrions fort bien qu'on interdît à qui ne sauterait pas 4 m. 50, voire 5 mètres en longueur, à qui ne pourrait courir 1.000 mètres en moins de 3 minutes 15'' et 100 mètres en moins de 14 secondes, la pratique du football, du basket ou du rugby.628 »

Par ces minima athlétiques, on cherche à définir objectivement ce que devrait être l'« homme normal » − qui rappelle l'« homme moyen » de Quêtelet629 − auquel l'entreprise d'assainissement doit aboutir ; un homme « débrouillé », comme on le disait à l'époque, possédant des compétences physiques polyvalentes. À cette fin, un lien entre aptitudes sportives et vie sociale commence à être tissé. Il devient nécessaire de maîtriser certaines compétences physiques si l'on veut accéder à certains diplômes ou certaines fonctions. L'homme sportif se voit attribuer socialement certains privilèges, certaines facilités, dont le mérite ne revient qu'à ses seuls muscles. En outre, le Brevet doit également témoigner de la ferveur sportive des individus, qui doit pénétrer au plus profond de leur âme. La passion sportive doit être sincère, radicale, absolue, coller à la peau du sujet tout au long de sa vie, être une seconde nature, sa profession de foi, sa religion. Le Figaro appuya avec force et enthousiasme cette idée dont il prétendait être à l'origine, mais qui puise en fait ses sources dans le « diplôme des débrouillards630 » créé par Coubertin et le « Comité de la gymnastique utilitaire et des sports populaires » en 1906631, ainsi que dans la « méthode naturelle » de Hébert.

2) Le sport capitaliste

Cependant, une difficulté apparaît dans ce projet. Le sport peut-il vraiment se destiner aux masses ? Que faire de ses aspects élitistes, aristocratiques, aliénants ? Comment résoudre le problème de l'égalitarisme sportif ? À cette époque, la « pyramide de Coubertin » − l'idée d'un continuum sportif pyramidal entre la base des pratiquants lambda et le sommet des

628 Jean Dauven, « Une création qui s’impose : le Brevet de l’athlète complet », op. cit., p. 6. 629 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique [1943,1966], op. cit., pp. 99-105, 196. 630 Pierre de Coubertin, « Les premières épreuves de gymnastique utilitaire », Revue Olympique, mars 1906, p. 39. 631 Les examens furent organisés par la revue L'éducation physique, dont Hébert allait devenir directeur à partir de 1922.

216 LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE pratiquants d'élite − commence à être interrogée, voire contestée, notamment à la suite des fortes critiques émises par Hébert. On perçoit dans les années 1920 et 1930 que la pratique sportive n'est peut-être pas strictement équivalente, que l'on soit en haut ou en bas. Du fait de l'institutionnalisation de plus en plus solide du sport, du fait de l'apparition de plus en plus fréquente de « monstres physiologiques », du fait de « l'invention de la figure du champion632 » durant cette période, du fait de l'installation du « sport-spectacle633 », il devient tangible qu'il puisse n'y avoir que peu de rapports entre le champion et les pratiquants de base. Comment promouvoir la nécessité du sport pour les masses, afin de les « assainir », alors que celui-ci paraît si élitiste, si opposé à celles-ci ?Comment parvenir à concilier les conceptions politiques de gauche avec les principes du sport, afin d'en autoriser une pratique émancipatrice, au moins dans le sens d'une pratique sportive pouvant se destiner à tous ?

Voilà un problème qui préoccupa la gauche bien avant l'avènement du Front populaire. Lutter contre ce « sport capitaliste » si asservissant, tel est l'objectif du « sport rouge », qui se nomma lui-même ainsi :

« Le capitalisme a fait du sport un de ses grands appareils de défense. Par ses subventions, par sa presse générale et par sa presse spéciale, il a entraîné dans ses œuvres multiples l'immense majorité des jeunes d'aujourd'hui. L'église, l'état-major, les grandes entreprises capitalistes, le gouvernement, les partis politiques, les municipalités diverses dépensent des millions par dizaines pour grouper autour d'eux les sportifs garçons et filles. Naturellement, les divers clans de la bourgeoisie, protestent que leur unique intention est d'améliorer la santé des jeunes gens, et aussi, disent-ils, la moralité publique. Ces attestations hypocrites de désintéressement sont des mensonges. On l'a prouvé ici mille fois. Ils osent déclarer que leur sport est neutre. En réalité, le sport entretenu par la bourgeoisie, a pour objectif primordial l'exaltation du chauvinisme ! C'est la mainmise sur les esprits des jeunes gens, dans le double but de les discipliner pour l'exploitation dans l'usine et pour la guerre future, considérée elle-même comme le sport suprême. […] Par ces temps de fascisme et de combats de classe aigus, ce serait plus qu'une faute de ne pas agir au maximum pour enlever à la propagande du capital les jeunes prolétaires sportifs dont elle empoisonne

632 Thierry Terret, Histoire du sport, op. cit., p. 58. 633 La première occurrence de cette expression à trait d'union semble se trouver dans Georges Hébert, Le Sport contre l’Education physique [1925], op. cit., p. 97.

217 LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE

la conscience.634 »

On ne saurait donner tort, sur ce point précis, à cette analyse que Marcel Cachin tient en 1933 dans son journal L'Humanité. Maurras s'enthousiasmait effectivement pour le chauvinisme sportif, Montherlant pour la relation entre le stade et l'usine à laquelle préparait Demenÿ, Coubertin et Paul Adam pour la guerre future. Urgence, donc, de soustraire au capital l'arme sportive.

La gauche est ainsi face à un dilemme. D'un côté, elle comprend bien que le sport, qui étend chaque jour un peu plus son empire, devient de plus en plus un enjeu important pour les sociétés modernes, qu'il lui est nécessaire de s'y intéresser, tant parce qu'il peut être un outil dans son plan d'assainissement des masses, que pour éviter qu'il ne soit qu'entre les viles mains du capital. D'un autre côté, il lui faut élaborer une pratique qui soit différente du sport dominant, le débarrasser de la poussière anglo-saxonne qui le couvre et lui donne les allures du capitalisme et du libéralisme. Comment procéder ? Impensable de suivre la même voie que Montherlant pour rendre compatible le sport avec les conceptions exigeantes qu'elle défend. Sa solution est trop coûteuse pour les revendications de gauche de l'époque. La stratégie employée va évidemment différer. Elle s'arrachera à la simple rhétorique de l'écrivain qui se contenta de redéfinir les mots. Pas question en effet pour elle d'opérer par un glissement conceptuel appauvrissant le contenu de la notion d'égalitarisme, ni non plus d'abandonner le sport à sa pratique capitaliste, puisque ce serait là renier son propre être. Pour résoudre ce problème compatibiliste, elle utilisera une stratégie toute différente, consistant non plus à montrer, comme Montherlant, qu'une certaine aristocratie, qu'un certain élitisme est compatible avec une certaine conception de la démocratie, mais à tenter de construire en marge (option révolutionnaire) un sport s'éloignant, au moins dans les discours, des aspirations du sport anglais de Coubertin, ou au moins d'améliorer (option réformatrice) le sport actuel afin qu'il se rapproche, tel une asymptote, de cet idéal. On conçoit en effet que le système sportif tel qu'il se trouve être à l'époque puisse être biaisé, « dévoyé », et qu'il soit nécessaire, soit de le réformer, soit d'en former un autre entrant en concurrence − concurrence pouvant réemprunter paradoxalement certaines catégories à ce sport dont on voulait précisément se débarrasser, ce qui pose un problème la plupart du temps laissé de côté par les acteurs, mais qui possède néanmoins une consistance bien réelle : plus tard, la RDA, en lutte

634 Marcel Cachin, « Sport rouge », L’Humanité, juillet 1933, p. 1.

218 LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE contre l'Ouest, prit part aux compétitions olympiques du « sport capitaliste » et adhéra, ou feignit d'adhérer, au moins sur ce point, aux mêmes principes que ce système corrompu dont elle souhaitait la chute.

La voie réformatrice sera celle suivie par le Front populaire et Léo Lagrange, ainsi que par une partie du sport ouvrier − ce dernier se renforçant en ces mêmes années. On pensera qu'il est possible, du sport existant à cette époque, d'en séparer deux types : un sport de masse qui sera, par nature, démocratique, désaliéné ; un sport d'élite au sujet duquel personne ne sera fâché s'il ne l'est pas, puisque restera toujours l'autre sport pour être préservé de ces défauts − ces deux sports restant tous deux connectés et fonctionnant ensemble. Cependant, certains, plus radicaux, jugeront cette voie aporétique et penseront nécessaire de bâtir un autre sport pensé comme essentiellement différent, fondé sur des principes considérés comme foncièrement hétérogènes. Surtout, ils chercheront à le construire à l'extérieur des institutions sportives existantes, contre ce « sport capitaliste » décidément irréformable, irrécupérable « opium du peuple ». Cette solution révolutionnaire sera celle que l'Union soviétique étrennera dès les années 1920 avec la création de l'Internationale Rouge Sportive (IRS), fondée peu après la révolution d'Octobre par Moscou, qui organisera des « Spartakiades » à partir de 1928 − faisant référence à Spartacus, l'esclave révolté, le sportif-gladiateur asservi et révolutionnaire − supposées entrer en concurrence avec les Jeux Olympiques, dont le succès était croissant.635

La gauche pense ainsi sincèrement pouvoir débarrasser le sport de ses penchants aliénants par cette méthode. Toutefois, elle se divise quant aux moyens employés − et même quant aux fins poursuivies : les réformateurs admettent la légitimité du sport existant, et pensent qu'il peut être émancipateur au prix d'une simple réorganisation structurelle ; les révolutionnaires lui sont quant à eux résolument hostiles et n'ont pour objectif que sa chute, préalable à l'émergence d'un sport et d'une société désaliénés. Ces deux voies ne sont ni totalement étanches, ni entièrement perméables. Les rapports qu'elles entretiennent reproduisent les débats usuels entre gauche révolutionnaire et réformatrice. Certains révolutionnaires considéreront ainsi la solution réformatrice comme une arme qu'il ne faudra pas négliger, de la même manière que nombre de réformateurs seront réfractaires à un projet révolutionnaire cherchant à faire du sport tabula rasa − bien que pouvant occasionnellement 635 Thierry Terret, Histoire du sport, op. cit., pp. 63-64.

219 LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE appuyer certaines initiatives consistant à construire un nouveau sport à l'extérieur. Dans les deux cas, l'idée directrice, qu'elle soit révolutionnaire ou réformatrice, est qu'il est possible, à condition d'une réelle volonté politique s'en donnant vraiment les moyens, de constituer un sport uniquement émancipateur, pour peu qu'on soit vigilant et qu'on condamne toute dérive ne correspondant pas à l'idée morale qu'on s'était préalablement fixée − reprenant ainsi d'une certaine manière la méthodologie gymnique. On pense pouvoir débarrasser le sport de ses aspects déplaisants en les laissant se coaguler comme du pus à l'extérieur d'une plaie, en désinfectant le flux sportif de ce qu'on juge compromettant. On aboutit à une conception très manichéenne départageant un sport bon d'un mauvais. À eux le sport infâme, à nous le sport authentique.

3) La FSGT : entre ordre, discipline, et démocratie

Politiquement, le Front populaire accordera son appui à la FSGT. La ligne politique de cette fédération se situe à la croisée de la voie révolutionnaire et réformatrice, à l'image de ce Front populaire et de Léon Blum qui entendaient abandonner la forme révolutionnaire prise par les revendications de gauche, ceci afin de s'accorder par la voie parlementaire avec la droite sur un « plus petit dénominateur commun » progressiste acceptable par tous − au grand dam de Trotski : mais cette décision se fondait en grande partie sur la crainte que la gauche, si elle ne modérait pas ses revendications, provoque l'effroi de la droite et favorise par contrecoup la montée des fascismes. Née le 24 décembre 1934 du rapprochement de l'USSGT (Union Socialiste Sportive et Gymnastique du Travail, fondée par les socialistes dans les années vingt) et de la FST (Fédération Sportive du Travail, né en 1919, contrôlée par l'IRS et le Komintern), dont les rivalités freinaient le développement du sport ouvrier, la Fédération Sportive et Gymnique du Travail (FSGT) comptera 120 000 membres en 1938 (la Fédération Française de Football en comptait alors aux alentours de 180 000 la même année, tandis que la FST en rassemblait péniblement moins de 12 000 et l'USSGT moins de 6 000 dans leurs belles années), et rassemble toujours aujourd'hui près de 300 000 licenciés, quoique ses aspirations revendicatives se soient quelque peu émoussées : les sportifs aujourd'hui affiliés à la FSGT ou à l'UFOLEP sont pour la plupart présents dans ces fédérations moins par attachement à un idéal politique que par manque de talent pour réussir sportivement dans les

220 LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE fédérations officielles où le niveau est généralement supérieur.

L'USSGT, et surtout la FST, opéraient pratiquement par une stratégie de rupture consistant à organiser en marge du sport officiel des manifestations censées incarner un sport authentique. En cyclisme, le Grand Prix de l'Humanité, organisé initialement par le journal du même nom à la manière dont d'autres quotidiens fondaient à des fins promotionnelles des courses cyclistes (voir, par exemple, L'Auto et le Tour de France), sera encadré entièrement par des institutions ouvrières, et deviendra l'un des plus grands succès de la FSGT à partir de 1934. Marcel Cachin s'en vante à la une de L'Humanité en 1933 : « il est peu d'œuvres sportives bourgeoises capables d'un pareil effort d'organisation636 ». Le sport britannique avait pour ambition de montrer que la jeunesse des public schools était capable de s'organiser et de se discipliner elle-même ; ces organisations ont la même finalité quant aux classes ouvrières. Lors de la première édition de la course en 1927 − qui n'était pas encore organisée par la FSGT sociale-démocrate mais toujours par la FST bolchévique − Georges Marrane, administrateur du journal L'Humanité et coprésident de la FSGT à partir de 1934, déclare durant la remise des récompenses (qui s'élargit aux dix premiers de chaque catégorie) ayant lieu dans la « ville rouge » de Clichy :

« Cette épreuve a montré que les ouvriers savent et peuvent s'organiser eux-mêmes, dans une discipline, un ordre, qui en ont imposé à nos adversaires eux-mêmes, et qui, rage au cœur, durent s'incliner devant la manifestation de puissance du prolétariat révolutionnaire ; de cette épreuve, le succès revient aux ouvriers eux-mêmes, à l'enthousiasme réfléchi des coureurs et de ceux qui les acclamaient.637 »

Le rapporteur de la cérémonie s'enthousiasme :

« Joie sur tous les visages et paroles d'espoir chez tous. Saine allégresse des ouvriers et sportifs révolutionnaires, terminant par cette réunion une épreuve sportive qui fut une victoire de discipline et d'ordre prolétariens. »

Ordre et discipline : loin de lutter contre ces deux purs produits sportifs, le sport ouvrier les revendique au contraire. Ce qu'il reproche au sport, ce n'est pas de discipliner et d'ordonner, mais simplement qu'il soit, selon lui, dans les mains des classes dominantes. Que l'ordre et la discipline qu'il impose à la société ne profitent qu'à la bourgeoisie. Aux mains du

636 Marcel Cachin, « Sport rouge », op. cit., p. 1. 637 « La distribution des prix de Rouen-Paris a eu lieu hier », L’Humanité, éd. L’Humanité, avril 1927, p. 2.

221 LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE prolétariat, cet ordre et cette discipline pourraient former, non plus « la pierre angulaire de l'empire britannique » comme pour Coubertin, mais celle de la révolution prolétarienne. L'émancipation par le sport défendue par la FST désigne moins une autonomie des individus dans un sens civique comme chez Coubertin, que l'autogestion dans un sens politique. Moins la défense des libertés individuelles que celle de l'indépendance de classe. Malgré toutes les intentions initiales, le sport ouvrier parvient mal à ne pas reproduire ce qui caractérise le sport bourgeois, comme l'écrivent Roger Chartier et Georges Vigarello :

« Voulant constituer un espace totalement séparé des influences bourgeoises ou du contrôle patronal, il [le sport ouvrier] n'a pourtant pas réussi à imposer un modèle propre de la pratique sportive mais seulement un décalque du sport bourgeois.638 »

Au regard du discours prêché par ses ancêtres, la FSGT modère grandement les objectifs. Du « sport prolétarien », on passe à un « sport populaire ». On cherche désormais moins à lutter contre le « sport bourgeois », à lutter à travers lui contre la société bourgeoise et capitaliste, qu'à revendiquer simplement un « sport pour tous », émancipateur, à défendre une certaine conception progressiste de la démocratie. La FSGT fera ainsi de la démocratie conçue selon les principes de gauche de l'époque un paradigme qu'elle se vantera de suivre même en ce qui concerne son organisation institutionnelle. À l'issue du troisième Congrès annuel de la FSGT en 1936, l'Humanité rapporte :

« Ce n'est pas seulement dans ce domaine [une bonne organisation régionale] que réside la supériorité de la F.S.G.T. Dans toute son organisation, son esprit démocratique ressort ; il domine largement les débats. La parole est ensuite donnée à Guillevic pour développer le rapport moral. Il souligne lui aussi le caractère démocratique de notre organisation. "La démocratie, dit-il, permet des conclusions agissante, la pleine liberté de discussions sur tous les problèmes posés. Il faut aussi un atmosphère de parfaite sympathie pour bien comprendre ce que peut réaliser une forme démocratique d'organisation."639 »

Ces déclarations des « porte-paroles » (et non présidents) du sport ouvrier contrastent grandement avec l'organisation du sport olympique, où Pierre de Coubertin possédait un droit de veto de jure sinon de facto, où les membres du CIO sont cooptés, où les procédures de

638 Roger Chartier et Georges Vigarello, « Les trajectoires du sport », op. cit., p. 42. 639 A. Deschamps, « Nous voulons faire connaître le vrai visage de la F.S.G.T. », L’Humanité, décembre 1936, p. 4.

222 LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE décisions sont opaques − et ce, encore aujourd'hui. À gauche, les revendications pour un sport dont l'organisation serait davantage démocratique n'ont pas cessé, Marie-George Buffet proposant que le football s'organise désormais suivant un système électoral qui donnerait à chaque licencié le poids d'une voix, ceci afin qu'il puisse justement être émancipateur.640

Cette obsession démocratique s'explique évidemment par réaction au sport anglais de Coubertin jugé, sinon aristocratique (tant dans son organisation institutionnelle que dans le spectacle qu'il offre dans le stade), du moins capitaliste, mais aussi à différentes tentatives d'organisation du sport par des mouvements nationalistes, pour certains parfois très vite amalgamés avec des mouvements fascistes, faisant craindre de nouveaux « 6 février 1934 ». En 1935, l'Humanité mettait en garde :

« Depuis le début du mois d'octobre, les organisations fascistes : Croix de feu, Volontaires nationaux, J.P., Camelots du Roi, etc. font de grands efforts pour former des clubs sportifs. […] Cela signifie que les fascistes essaient de prendre pied dans le mouvement sportif. Mais vont-ils se borner à créer des clubs nouveaux, à étiquette ouvertement fasciste ? Ce serait une erreur de le croire. Et il semble qu'au contraire ils vont essayer, parallèlement, de conquérir une grande influence dans tous les clubs des grandes fédérations, au sein desquels ils peuvent avoir des adhérents. […] Et n'oublions pas que c'est dans le mouvement sportif que Hitler a recruté un grand nombre de membres des sections d'assaut, ni que les cadres des S.S. (hommes de confiance) appartenaient à la fédération allemande de gymnastique. […] Si la F.S.G.T. renonce à apparaître toujours et partout comme la force essentielle, neuve, hardie, qui doit puissamment aider au sauvetage du sport français, si elle ne sait pas occuper en toutes circonstances la place qui lui revient de droit, elle devra perdre l'espoir de s'opposer à la pénétration du fascisme dans le mouvement sportif.641 »

La gauche ressent comme une urgence de combattre la contagion fasciste du sport, a fortiori lorsque Hitler, une fois parvenu au pouvoir, hérite de l'organisation des Jeux Olympiques d'hiver et d'été de 1936 qui avait été attribuée à l'Allemagne par le CIO en 1931 avant son arrivée. La tactique envisagée par une partie de la gauche sera alors le boycott de ces olympiades indignes, et la participation aux Olympiades populaires de Barcelone

640 Marie-George Buffet, « Pour que le football soit porteur d’émancipation », in 101 propositions pour le football français, Paris, L’Équipe, 2010, p. 154. 641 René Thuillier, « Les fascistes français et le mouvement sportif », L’Humanité, novembre 1935, p. 6.

223 LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE organisées par le Front populaire espagnol au même moment, que la FSGT soutiendra − le Front populaire pensera curieusement pouvoir jouer sur les deux tableaux. Suite au pacte germano-soviétique, la ligne suivie par la FSGT devint cependant plus floue en raison de ses membres communistes ; l'organisation tituba, puis souffrit de la politique vichyste qui réclama un temps son appui, et qui finit par l'interdire (ainsi que l'UFOLEP, l'Union Française des Œuvres Laïques d'Éducation Physique, fondée en 1928 par la Ligue de l'enseignement), voyant en elle, peut-être avec raison, un bastion de la subversion.

4) Redéfinition de la pyramide de Coubertin

Au lendemain de la participation à ces Jeux Olympiques de Berlin, qui ne furent pour les Français ni un grand succès sportif, ni une stratégie géopolitique percutante, Léo Lagrange remet à la petite poignée de champions olympiques, non pas encore la légion d'honneur comme on le fait communément aujourd'hui, mais la « médaille d'or de l'Éducation physique », au titre que ces sportifs-là peuvent être tenus pour exemplaires. Pas de contradiction, donc, dans l'esprit de Lagrange, entre la promotion du sport d'élite et celle du sport de masse. Au cours de la même cérémonie où les champions sont mis en avant, il professe :

« Je veux le développement massif du sport. Je ne veux ignorer personne à quelque pavillon qu'il appartienne et je veux travailler à la diffusion des sports dans la jeunesse. C'est à elle qu'il faut s'adresser, et c'est à elle qu'il faut donner les moyens appropriés de faire du sport et de pratiquer notamment l'athlétisme, qui est le sport de base indispensable.642 »

Le choix d'appuyer l'athlétisme plutôt qu'un autre sport se fonde sur les mêmes préoccupations que celles qui président à la création du « Brevet sportif populaire ». Il s'agit de former la jeunesse à la maîtrise d'aptitudes sportives fondamentales, un peu à la manière dont Hébert le désirait. On pense que l'athlétisme, car « l'athlétisme complet porte sur différents sports643 », est plus à même de produire des corps équilibrés, qui ne devront se spécialiser dans une unique discipline qu'une fois parvenus à l'âge sportif adulte. C'est par

642 André Reichel, « Devant les champions olympiques », Le Figaro, août 1936, p. 6. 643 Jean Dauven, « Une création qui s’impose : le Brevet de l’athlète complet », op. cit., p. 8.

224 LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE l'acquisition de ces « fondamentaux », pour employer une expression chère au lexique sportif, que l'on pense parvenir à produire, à partir des masses, les prototypes tant du sujet « assaini » que du champion. La politique sportive auprès des masses poursuit ainsi dans un seul geste, sans contradiction, un double but : les émanciper, les assainir, mais aussi créer du champion.

Simultanément à la création du loisir par le Front populaire, Léo Lagrange, on s'en souvient, avait en effet introduit une distinction conceptuelle importante départageant le sport de masse (ou de loisir) du sport de haut niveau (ou d'élite). Non pas que cette distinction n'existait pas avant ou qu'elle n'était pas opératoire, mais que celle-ci est désormais entérinée et reprise au plus haut niveau par le pouvoir politique, qui pensait, peut-être paradoxalement, pouvoir œuvrer à la fois dans la direction du sport loisir et du sport d'élite. Léo Lagrange prononcera le 10 juin 1936 sur « la Voix de Paris », journal de la station parisienne « Radio Cité », un discours resté célèbre, où il départagera ces deux pratiques :

« Dans le sport, nous devons choisir entre deux conceptions : − la première se résume dans le sport spectacle et la pratique restreinte à un nombre relativement petit de privilégiés, − selon la seconde conception, tout en ne négligeant pas le côté spectacle et la création du champion, c'est du côté des grandes masses qu'il faut porter le plus grand effort. Nous voulons que l'ouvrier, le paysan et le chômeur trouvent dans le loisir la joie de vivre et le sens de leur dignité. »

Deux pratiques sont distinguées et disjointes. D'un côté, le champion, la « foire au muscle » comme on la raillait à l'époque, le spectacle, la déraison, les monstres physiologiques, les bien nés ; d'un autre côté, le peuple, les masses, l'ouvrier, le travailleur, l'employé, l'homme moyen, le sportif du dimanche, des congés payés et des RTT − qui n'étaient pas encore ainsi nommés.

Cette distinction permet de sauver le sport en tant que système. Elle aboutit à couper le sport en deux parties distinctes et hétérogènes, par un procédé de séparation semblable à la chimie : à un pôle, l'élite et la pratique aristocratique ; à un autre, la masse et la pratique démocratique. Tout comme la distillation sépare les constituants d'un mélange homogène en deux composants distincts, tout comme la décantation/flottation sépare les substances en en rejetant une partie vers la surface et l'autre au fond, on pensera extraire du sport deux éléments bien distincts : un sport aristocratique et un sport démocratique tous deux

225 LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE chimiquement purs et intacts de l'autre. En circonscrivant le sport jugé aristocratique dans un périmètre réduit réservé aux sportifs d'élite, on pensera pouvoir créer un sport démocratique destiné aux masses, vierge de tout aristocratisme.

Toutefois, ces deux pratiques − le « bon » sport et le « mauvais » − continuent paradoxalement de marcher main dans la main. Il n'est pas exclu qu'il existe certaines relations entre les deux. Léo Lagrange pense pouvoir les mettre en relation dans une même solution chimique sportive constituant un étonnant cocktail, peut-être explosif. Il reste ainsi convaincu de la valeur théorique de la pyramide de Coubertin : d'une part, il n'est peut-être pas possible qu'il y ait du sport sans qu'une élite ne se constitue ; d'autre part, sans sport d'élite, il est possible qu'il n'y ait pas de sport de masse. Par conséquent, le sport d'élite doit être admis, au moins à titre de moindre mal. L'élite sportive est ainsi considérée, soit comme conséquence inévitable du sport de masse, soit comme mal nécessaire préalable à sa constitution − que l'on considère la pratique sportive d'élite comme constituant le sommet de la pyramide dont la base est le sport de masse, ou bien inversement que l'on conçoive la pratique sportive de masse comme l'émanation d'une pratique d'élite qui déborderait d'elle- même, de la même manière que l'Un surabonde par excès de plénitude pour devenir matière chez Plotin. L'idée, comme l'écrit Alain Ehrenberg, que « le spectateur est alors l'embryon du sportif et le passage de l'un à l'autre s'effectue par le spectacle de la compétition644 », est un point que le Front populaire est prêt à accorder au spectacle sportif.

La pyramide sportive existe donc toujours ; elle n'est pas remise en cause dans son principe. Mais par un repartitionnement conceptuel, la polarisation du système change. Non plus aristocratique et démocratique à la fois en sa base et en son sommet, mais démocratique à la base et aristocratique au sommet. Il y a toujours continuité entre le haut et le bas ; cependant, on pense être parvenu à avoir épuré le sport de ses côtés infamants en les rejetant au sommet, tout en en ayant conservé la partie louable en sa base. On conçoit parfaitement que ces deux aspects du sport sont différents, peut-être même antinomiques. Cependant, on imagine qu'il est possible de les faire fonctionner ensemble – plus justement : qu'il est possible de continuer de les faire fonctionner conjointement, puisque c'est ce qui a toujours été –, simplement, on décide que l'aspect prioritaire, que « le plus grand effort » doit être réalisé vis-à-vis du sport de masse, lequel est en apparence démocratique ; il sera toujours 644 Alain Ehrenberg, « Aimez-vous les stades ? Architecture de masse et mobilisation », op. cit., p. 43.

226 LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE possible de « créer du champion » et « de faire du spectacle », d'assurer le fonctionnement de la partie aristocratique du sport, tout en promouvant cette pratique démocratique.

La distinction de Lagrange entre sport d'élite et sport de masse recoupe en partie celle qu'établira plus tard Paul Yonnet entre premier et second système du sport, quoique le sport de masse y désigne davantage ce sport accessible à chacun, dont le jogging est l'archétype (il peut être pratiqué socialement tant par le président645 que par le quidam, et physiquement tant par l'olympien que par le débile) :

« Pour le dire tout d'abord d'un mot, alors que, dans le premier système, une élite de quasi-égaux se donne en représentation d'une collectivité au travers d'une compétition incertaine, dans le second système, une masse de profondément inégaux expose la recherche de fins purement individuelles au travers d'un effort physique s'affichant sur une échelle de distribution des valeurs et des capacités de grande amplitude.646 »

Alors que dans le sport de haut niveau, l'égalité et la rivalité des concurrents est si cruciale qu'elle en vient souvent à être récréée artificiellement par certains procédés647 afin que le spectacle reste incertain et pertinent, dans le sport de masse, l'inégalité des participants entre eux pose moins problème et est au contraire revendiquée, à l'image de ces grands marathons qui mêlent parfois en une même course l'élite mondiale et le joggeur du dimanche, sans que le dernier n'ait à souffrir d'une humiliation trop vexante pour franchir la ligne d'arrivée des heures après le premier. Sport d'élite et sport de masse ne s'excluent ainsi nullement, mais au contraire paraissent se compléter.

« Dans beaucoup des épreuves que nous avons citées, les deux systèmes du sport sont présents et cohabitent : tandis qu'une poignée d'athlètes d'élite, payés pour cela, se livrent à une compétition qui sera retransmise par un faisceau de caméras rivées aux premiers, une masse d'athlètes de tout niveau et qui, eux, ont payé pour cela, se livrent à une compétition qui n'intéresse qu'eux-mêmes, individuellement, ou leurs proches, qui les regardent ou les accompagnent, ou l'autre aléatoirement rencontré à un moment du parcours, en vue, donc, d'accomplir une performance autoréférée, sans autre portée athlétique que celle d'un duel privé livré à soi-même.648 »

645 Olivier Mongin et Georges Vigarello, Sarkozy. Corps et âme d’un président, Paris, Perrin, 2008. 646 Paul Yonnet, Systèmes des sports, op. cit., p. 117. 647 Cf. infra, « La formation des catégories », p. 324. 648 Paul Yonnet, Systèmes des sports, op. cit., p. 119.

227 LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE

Lorsque l'on pense au contraire qu'il ne peut y avoir aucun dialogue entre bon sport et mauvais sport, qu'il ne saurait y avoir contact entre les deux sans qu'il y ait corruption de l'un par l'autre, que la stratégie, révolutionnaire et non plus réformatrice, est celle d'une rupture intégrale consistant, soit à rejeter très loin à l'extérieur tout ce qui fâche, soit à se constituer ailleurs en prenant le large et son autonomie afin de fonder une société sportive utopique mais supposée concrète et complètement libérée de toute aliénation, la pyramide de Coubertin peut conserver toute sa validité. Le sport serait toujours hiérarchique, toujours pyramidal. Toujours en haut trônerait le champion, bien assis sur les épaules du plus grand nombre. Mais parce que tout ce qui répugne est considéré comme expulsé et en dehors, ce sport auto-constitué indépendamment des institutions sportives hégémoniques se pense, par pétition de principe, vierge de tout dévoiement. Quoique structurellement organisé de manière homologue à ce sport qu'il répudie, il conçoit sa propre hiérarchie et ses principes comme acceptables, du seul fait que l'inacceptable est supposé en avoir été exclu et en être exclu. Pourtant, ces principes apparaissent comme identiques : toujours il y a des stades, toujours il y a des compétitions, toujours il y a du spectacle, des spectateurs, des supporters, des hymnes, des drapeaux et des nations. Peu à peu, ce sport prétendument émancipé de la corruption consubstantielle au sport bourgeois montrera ses limites et son incapacité à pouvoir se constituer par la seule bonne volonté politique comme rival exemplaire chimiquement débarrassé de tout asservissement. Le « sport prolétarien », auto-constitué, ne demeure finalement émancipateur que par pétition de principe. Les dérives incommensurables du sport tel qu'il fut pratiqué en RDA prouvent qu'il faut plus que de bons mots pour nettoyer le sport. Si bien que cette stratégie de la rupture totale paraît n'aboutir qu'à l’élision des problèmes engendrés nécessairement par toute mécanique sportive.

5) Deux tactiques complémentaires

Trois choses importantes sont ainsi à remarquer quant aux rapports qu'entretient la gauche avec le sport durant les années trente. Premièrement, la gauche démocratique ne critique pas l'objectif coubertinien du « rebronzage de la race » ; au contraire, elle se le rapproprie et élargit la cible à la population entière : la masse, et plus seulement l'élite, devient l'objet des préoccupations sportives hygiéniques et pédagogiques. Deuxièmement, la gauche

228 LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE révolutionnaire ne critique pas le dispositif de pouvoir contenu dans le sport permettant d'enjoindre les populations au travail, d'instaurer l'ordre et la discipline ; elle tient simplement à l'ôter des mains du capital, afin de le retourner contre lui, si bien que l'émancipation qu'elle entend défendre désigne moins les libertés individuelles que l'indépendance politique du prolétariat vis-à-vis des classes dominantes. Troisièmement, afin de résoudre la contradiction entre ses principes et ceux du sport, la gauche est conduite à radicaliser la distinction introduite par Hébert entre « sport vrai » et « sport dévoyé », en détachant, pour les révolutionnaires, le « sport prolétarien » du « sport capitaliste », et pour les démocrates, le « sport populaire » ou le « sport de masse » du « sport d'élite ».

Ce troisième point est essentiel. Il a pour finalité de débarrasser, au moins, voire surtout en apparence, le sport de ses aspects indésirables, par une toute autre méthode que celle de Montherlant. On comprend parfaitement que le sport est capable du meilleur comme du pire, qu'il met à mal la notion d'égalitarisme. Avec une conception de l'égalité selon les importantes exigences sociales que le socialisme a pu par exemple formuler tout au long du XIXe siècle, le système du sport apparaît nécessairement contradictoire, et une tension grandissante se fait sentir entre ses aspects aristocratiques et égalitaristes. Pour résoudre cette antinomie, l'alternative consistera soit à se déprendre de cette conception de l'égalitarisme pour en revenir à des exigences plus modestes telles que celles défendues par 1789, soit à la conserver et à résoudre le problème autrement. La solution de Montherlant, que l'on pourrait qualifier de droite, conduit à considérer l'aristocratie physique comme compatible avec la conception de la démocratie, et suit la première voie. Le Front populaire, et toute la gauche en général, ne pouvant que rester intransigeant sur ce principe de l'égalitarisme, aboutit à l'artifice conceptuel d'une hypothétique séparation entre un sport démocratique et un sport inégalitaire, soit que l'on pourrait disjoindre dans un même système le sport de masse démocratique du sport d'élite aristocratique, soit que l'on pourrait constituer à l'extérieur du sport inégalitaire et corrompu un sport authentique et émancipateur.

Dans les deux cas, les apparences sont sauves. Bien que le sport, dans les faits, n'ait pas fondamentalement changé, il apparaît quant à son image comme démocratique et égalitaire, émancipateur, tant selon les critères de 1789 que de ceux de l'égalitarisme plus ambitieux du socialisme, et il peut ainsi réjouir les démocrates aussi bien de droite que de gauche. C'est

229 LE FRONT POPULAIRE : L'INVENTION DU SPORT DE MASSE ainsi moins le contenu des référentiels utilisés pour penser le sport − démocratie, égalitarisme, aristocratie − qui se modifient que l'image du sport elle-même. En quelques années, on passe d'une conception où il n'y avait qu'un seul sport pour tous (élite et masse), qui était et aristocratique, et démocratique (Coubertin) – ou uniquement aristocratique (Hébert) –, à une conception où il y a soit un seul sport uniquement démocratique (Montherlant), soit deux sports, l'un démocratique pour les masses et l'autre aristocratique pour l'élite, où ces deux sports marchent main dans la main, le premier poussant le second lorsque ce dernier le tire (Lagrange), sport qui deviendra méritocratique avec le gaullisme (Herzog). Par la suite, la question de l'aristocratisme dans le sport n'est plus posée, et est comme oubliée.

Ces évolutions dans la représentation du concept de sport ne suffisent évidemment pas à faire changer le fait sportif. Les aspects aliénants du sport continuent de persister, en dépit des apparences qui les dissimulent derrière le sport de masse que le Front populaire met en avant. Encore aujourd'hui, un argument utilisé pour disculper le sport des maux qu'il engendre consiste à soutenir que ceux-ci ne concernent que le sport d'élite et en aucun cas la pratique commune qui peut ainsi rester indemne de toute critique. La question des inégalités de naissance des sujets quant à la pratique sportive, qu'elle soit d'élite ou de masse, n'est alors plus posée avec la même acuité que chez Coubertin, Hébert ou Compayré ; elle apparaît moins, et le problème finit par être évacué. La conception émancipatrice devient presque la seule visible ; partant, le jeu de pouvoir résultant de la dialectique entre l'image et les faits en sort renforcé.

III) L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF

Après la Seconde Guerre mondiale, le pouvoir politique de la Cinquième République et la société en général se féliciteront de l'avancée démocratique sportive amorcée par le Front populaire. Voici ce que l'on peut ainsi lire, trente ans après Lagrange, dans L'essai de doctrine du sport :

« Divertissement aristocratique à l'origine, le sport a connu, depuis le début du siècle, un essor prodigieux qui restera l'un des événements sociaux marquants de notre époque. Sa pratique s'est largement démocratisée et concerne aujourd'hui tous les

230 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF

secteurs de la population.649 »

Ce travail, commandité par le pouvoir gaulliste et publié en 1965, fut dirigé par le grand alpiniste Maurice Herzog, alors Secrétaire d'État à la Jeunesse et aux Sports. De grands noms participèrent à sa rédaction, comme , qui fut le « commissaire général au sport » du régime de Vichy, ou Jacques Goddet, directeur du Tour de France depuis 1936 et du journal L'Auto depuis 1931, dont l'attitude durant l'Occupation fut pour le moins ambiguë − il était directeur du Vel d'Hiv en 1942.

1) L'héritage du Front populaire

Dans le même temps que cette célébration de la démocratisation du sport, l'héritage de Pierre de Coubertin est invoqué :

« Déjà, dans son ouvrage sur la pédagogie sportive, Pierre de Coubertin revendiquait la place du sport dans les programmes d'éducation et pressentait clairement le rôle considérable qu'il serait appelé à jouer dans une société transformée par la civilisation industrielle.650 »

Dans un même mouvement, la démocratie sportive est associée à la théorie du sport de Coubertin, dont on a pourtant vu que, si elle a peut-être parfaitement saisi les besoins en population d'une « société transformée par la civilisation industrielle » qui nécessite des corps efficaces, des âmes travailleuses et des caractères soumis, n'est démocratique que dans une certaine mesure. L'impératif de dessiner une image purement démocratique du sport fait passer le souci d'exactitude quant à l'ambiguïté fondamentale des textes de Coubertin au second plan, et plutôt que de se débarrasser de son autorité, on préfère donner une interprétation glorieuse, épurée et fragmentaire de son canon théorique qui soit compatible avec ce qu'en attend la société et le pouvoir − interprétation évidemment possible et en rien erronée puisque le discours de Coubertin, voire le discours sur le sport en général, est construit sur des antinomies : en n'en rendant qu'un unique aspect, elle est simplement incomplète.

Dans ce but d'offrir à la société une image du sport débarrassée de toutes scories non

649 Essai de doctrine du sport, op. cit., p. 2. 650 Ibid.

231 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF démocratiques, la stratégie du Front populaire distinguant « sport de masse » et « sport d'élite » sera réutilisée, mais en radicalisant plus encore la rupture entre les deux, qui vient jusqu'à dessiner le plan du texte de cet Essai de doctrine du sport − dont le titre enseigne déjà beaucoup quant à sa charge théorique, pour ne pas dire idéologique. L'ouvrage compte en effet deux parties, la première dédiée au « sport de masse » et la seconde destinée au « sport de haute compétition » :

« Le champion est une exception. C'est une erreur de vouloir identifier sa conception du sport à celle de tous les autres pratiquants. Pour lui, le sport se résume surtout en performances, alors que pour la masse c'est davantage en termes d'éducation, de jeu, de loisir qu'il se comprend. La réglementation sportive doit en tenir compte et distinguer le cas de l'élite et celui de la masse.651 »

Ceci est affirmé dans une section baptisée « l'assainissement nécessaire », expression révélatrice rendant parfaitement claire la manipulation chimique de séparation consistant à disjoindre sport démocratique de masse et sport aristocratique d'élite. Avec le Front populaire, il s'agissait d'assainir les masses par le sport ; il s'agit désormais d'assainir également le sport des maux qui le rongent par ce procédé amorcé par Lagrange.

Cependant, cet « assainissement », ce nettoyage ne prétend pas expédier l'élite en dehors du stade. Comme ça l'était pour Lagrange, son existence continue d'être admise et perçue comme nécessaire. On ne remet pas en cause la fatalité d'une aristocratie sportive :

« Certains constatent en effet son existence, mais ils refusent d'y attacher importance. Ils nient le rôle du champion et de la haute compétition dans le développement du sport, ils ne veulent voir de ceux-ci que les excès et les dangers.652 »

Le sport d'élite, en tant que structure distincte de celle du sport de masse, est, d'après L'essai de doctrine, nécessaire :

1) pour la société car i) son spectacle « remplit une fonction de distraction et de délassement » et constitue « le drame populaire moderne » ; ii) il est un glorieux ambassadeur des différentes corporations humaines intranationales (« les clubs, les cités, les nations ») dont il est issu, et qui évite tout dangereux chauvinisme si on agit habilement ; iii) il est un glorieux ambassadeur international qui permet aux hommes de se fréquenter « au delà de toutes les 651 Ibid., p. 44.. Les passages furent soulignés par les auteurs eux-mêmes. 652 Ibid., p. 40.

232 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF races et de toutes les idéologies » ;

2) pour le sport lui-même car i) conformément à la pyramide de Coubertin, il amorce la pompe sportive puisque, malgré tout, « le champion est un exemple653 » pour la jeunesse − et c'est pourquoi il faut lutter contre ses travers − ; ii) il est également un exemple pour les adultes, un modèle de rigueur, de sacrifice, de dépassement de soi ; iii) il est le lieu d'expérimentation des nouvelles techniques sportives qui sans lui ne verraient pas le jour ;

3) pour le champion lui-même − le champion est comme causa sui − qui i) ne pourrait éclore et s'épanouir s'il n'y avait pas de caste où il puisse évoluer avec des semblables ; ii) pour qu'il puisse être guidé et accompagné par un encadrement à son service ; iii) afin que sa réussite sportive puisse être convertie en « promotion sociale654 », pour qu'il puisse transférer dans la vie extra-sportive les qualités exemplaires qu'il a développées dans les stades.

Rupture entérinée entre le sport d'élite et le sport de masse, en même temps que le sport d'élite se trouve justifié. Toutefois, dans le même temps, commence à se produire un glissement sémantique dans les étiquettes, faisant passer progressivement du « sport d'élite » au « sport de haut niveau ». Jusque dans les années 1980, remarque Sébastien Fleuriel655, le sport de haut niveau n'existe paradoxalement pas : l'excellence des performances d'une discipline précise est réalisée par ce que l'on nomme son « élite », c'est-à-dire tout simplement par les sportifs qui apparaissent naturellement en haut des classements, notamment lors des grandes compétitions internationales. La catégorie d'« élite » s'oppose alors à celle de la « masse » dans la même dynamique que celle de Lagrange. Or, peu après Herzog, avec la loi Mazeaud du 29 octobre 1975 est reconnu la « qualité d'athlète de haut niveau ». La catégorie de « sport de haut niveau » prend alors progressivement la place de celle de « sport d'élite », mais avec une différence majeure :

« Elle soutient implicitement une autre logique qui consiste à unifier tous les pratiquants pour un même mouvement, celui du sport en général. […] La masse n'est plus séparée de l'élite, elle participe aux mêmes enjeux [...].656 ».

En somme, une continuité entre le sommet et la base est redessinée. L'aristocratie

653 Ibid. 654 Ibid., p. 42. 655 Sébastien Fleuriel, Le sport de haut niveau en France : Sociologie d’une catégorie de pensée, Grenoble, PUG, 2004, pp. 7-8. 656 Ibid., p. 8.

233 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF sportive avait été rejetée du côté du sport d'élite par le Front populaire, afin de produire un sport de masse démocratique débarrassé des aspects inégalitaires ; dans l'après-guerre, une échelle est à nouveau posée entre le bas et le haut, entre l'égalitarisme et l'aristocratie, produisant un concept de sport qui retrouve son apparente unité, et une signification unique promouvant son caractère démocratique. Sport de haut niveau et sport de masse participent désormais d'une même culture :

« L'opposition entre un sport démocratique et éducatif, autrefois pensé en terme de masse, et un sport sélectif de performance dit d'élite, est enfin neutralisée au profit d'une unité de mouvement et d'objectif qui n'interdit plus en rien d'afficher à la fois des médailles et des prétentions éducatives.657 »

Par ailleurs, l'éducation physique scolaire, encore très attachée à des conceptions proches de l'hébertisme ou de la gymnastique, restait éloignée du sport proprement dit, l'une et l'autre étant pensés comme construits sur des principes radicalement antinomiques ; or, c'est deux pratiques que l'on jugeait à jamais inconciliables se marient pour donner naissance à la fameuse « éducation physique et sportive », EPS658, légitimant du même coup les prétentions pédagogiques du sport. Le sport se réconcilie ainsi − en apparence − avec la démocratie, tant à l'école qu'à l'extérieur.

2) L'ascenseur social sportif

Neuf raisons sont en tout cas produites par L'essai de doctrine du sport afin de justifier l'existence de l'aristocratie sportive. De tous ces arguments, le dernier est sans doute le plus important. Non pas parce qu'il participerait de manière décisive à l'économie de cette apologétique du sport d'élite, mais parce qu'il expose une idée neuve qu'on ne connaissait pas chez les précédents théoriciens : une idée presque inédite d'une passerelle entre réussite sportive et réussite sociale. Une certaine réussite était naguère accordée au sportif qui se serait accompli sportivement dans son rôle et serait parvenu dans sa discipline au sommet de son art. Le sportif pouvait même être montré comme exemple pour la jeunesse quant à ses qualités morales : réussite sportive, mais également réussite éducative. Désormais, cette réussite sera

657 Ibid., p. 29. 658 Michaël Attali et Jean Saint-Martin, L’éducation physique de 1945 à nos jours, op. cit., pp. 111-127, 167- 175.

234 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF aussi sociale, professionnelle, au titre que « les succès du champion lui donneront, par le retentissement qu'ils auront dans la masse, une place en vue dans la société, à laquelle il ne pourrait la plupart du temps prétendre sans le sport ». Changement considérable quant à la représentation du champion et de ses rapports avec la société : le sportif ne court plus seulement pour la gloire sportive, mais pour la gloire tout court.

Ainsi, premièrement, la réussite sportive ne va plus être considérée comme hétérogène à la réussite sociale. Un succès sportif ne va plus être perçu comme ne concernant que la seule société sportive des pratiquants et spectateurs qui existe parallèlement, indépendamment de la société civile. La réussite sportive va être au contraire entendue comme homogène à la réussite sociale, le succès sportif sera honoré comme étant de même nature que le succès social. Le champion et les acteurs de la société civile ne seront plus considérés comme des homologues qui régneraient chacun dans des empires disjoints similaires structurellement mais ne participant en aucun cas du même monde. Un succès sportif ne sera plus seulement sportif, il sera aussi, et peut-être même avant tout, succès social. Auparavant un sportif qui réussissait ne pouvait se prétendre supérieur qu'à d'autres sportifs, et son succès était difficilement convertible en un succès social. On ne pouvait mettre sur le même plan le sportif, l'écrivain, l'entrepreneur ou l'homme politique. Dorénavant, une victoire sur un stade est du même bois qu'un prix Goncourt, qu'une entrée en Bourse ou qu'un siège à l'Assemblée. Les pistes des stades deviennent désormais des chemins praticables pour qui veut réussir dans la société, au même titre que les lettres, l'entreprise ou la politique. Une voie tout à fait envisageable, et pas plus méprisable qu'une autre, pour le cursus honorum.

Car en effet, deuxièmement, il se peut que pour une certaine population « peu douée pour les études et vouée bien souvent, en dehors du sport, à une existence anonyme », ce succès sportif, qui désormais est aussi social, soit le seul et unique moyen d'obtenir une promotion sociale. Sans le sport, toute une population serait condamnée à rester au bas de l'échelle et à regarder les autres s'envoler. Le sport, le sport d'élite, devient par conséquent ascenseur social, un moyen de s'élever dans la hiérarchie que l'on peut emprunter aussi légitimement que d'autres élévateurs, comme par exemple l'école républicaine dans la version française de la méritocratie, ou l'entrepreneuriat dans la version américaine. Il prétend ouvrir une autre voie vers le sommet d'un type différent à côté de celles que certains ne peuvent pas

235 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF emprunter par manque de talent dans ces domaines. Le sujet qui n'est doué ni pour les études ni pour les affaires peut désormais lui aussi être considéré s'il est capable de jouer des muscles correctement. Le sport permet de mettre en relief des compétences, des habiletés tout aussi dignes d'estime que les autres. Comme Bourdieu le remarque, les compétitions sportives créent une nouvelle voie d'ascension sociale pour les garçons issus des classes dominées dont les atouts résideraient uniquement dans leur capital physique, les filles placées dans une position similaire empruntant généralement encore un autre chemin :

« La carrière sportive, qui est pratiquement exclue du champ des trajectoires admissibles pour un enfant de la bourgeoisie − tennis ou golf mis à part −, représente une des seules voies d'ascension sociale pour les enfants des classes dominées : le marché sportif est au capital physique des garçons ce que le cursus des prix de beauté et des professions auxquelles ils ouvrent − hôtesses, etc. − est au capital physique des filles.659 »

L'implicite de cette idée est d'une importance majeure. Puisque le sport d'élite rend possible l'élévation sociale par suite d'une élévation préalable dans la hiérarchie sportive, c'est donc que l'élévation dans la hiérarchie sportive est possible. Et puisque la hiérarchie sociale est considérée comme légitime, fondée sur le mérite, c'est donc que la hiérarchie sportive l'est également. L'idée que le sport serait méritocratique ne naît donc non pas d'une société qui aurait subitement découvert dans le sport une méritocratie sous-jacente − qui, certes, existe « dans une certaine mesure », comme l'écrit Coubertin − à laquelle elle essaierait de s'accrocher de toutes ses griffes, mais plutôt d'une contagion du sport par la société, qui établirait qu'une victoire sportive compte non plus seulement à l'intérieur des stades mais également à l'extérieur. Le sportif fait désormais partie de la société non plus seulement comme acteur d'un spectacle, non plus seulement comme élève d'une école de la vie, mais comme porteur d'un statut social reconnu au même titre qu'une carrière professionnelle − quand bien même le sportif en resterait à un amateurisme intégral. La société se postulant elle-même comme méritocratique, le sport faisant désormais partie de la société à part entière au même titre que toute autre chose, il devient, par contagion − et presque par pétition de principe − méritocratique, tout comme l'est l'école ou l'entreprise − peut-être aussi par pétition de principe. Le sport permettant à certains de s'élever dans la société et à d'autres non − « il

659 Pierre Bourdieu, « Comment peut-on être sportif ? [1978] », op. cit., p. 188.

236 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF est bien évident que l'activité sportive est une chance de promotion sociale pour une seule minorité, attirée passionnément par l'effort physique » −, on aboutit à la conclusion que ceux étant restés collés au bas de la hiérarchie sportive le sont pour les mêmes raisons que ceux n'ayant pas décollé dans la société civile. Les causes explicatives de l'échec pourront varier, même si l'une des plus invoquées, comme dans toute méritocratie postulée comme fonctionnelle, reste le supposé manque de travail, d'effort, de volonté et de détermination de la part des perdants.

Concrètement, ce nouveau statut accordé aux sportifs se traduit par leur incessante promotion dans la vie civile. Reconnus dans le stade, ils doivent maintenant l'être également dans la rue. La « médaille d'honneur de l'Éducation Physique et des Sports », dont on se souvient qu'elle fut, par exemple, décernée par Léo Lagrange aux champions olympiques s'étant illustrés à Berlin, cède ainsi la place, après bien des réformes et changements de dénomination, à l'Ordre national du Mérite, par décision du général de Gaulle le 3 décembre 1963. Le succès sportif n'était récompensé politiquement que par les ministères de tutelle ; l'Ordre national du Mérite lui attribue désormais un mérite non plus simplement local au sein d'un simple ministère, mais général. Dans l'Ordre national du Mérite sont fusionnés les anciens ordres du mérite ministériels, tels que ceux du mérite social, commercial, artisanal, militaire, du travail, ou encore civil ; intégré à cette structure, le mérite sportif se retrouve à égalité d'estime avec ceux-là, si bien qu'il y a dorénavant autant de mérite à transpirer qu'à s'être montré dévoué, industrieux, habile, courageux, travailleur ou citoyen. Par la suite, les champions olympiques seront même admis au sein de l'ordre national de la Légion d'honneur, institution encore plus prestigieuse, héritée de Napoléon qui entendait ainsi distinguer une élite en se fondant sur des principes égalitaires politiquement. À cette élite républicaine, bien différente de l'élite aristocratique de l'Ancien Régime à laquelle, suivant le mot de Beaumarchais, il suffisait de s'être « donné la peine de naître, et rien de plus660 » pour y appartenir, le sportif d'exception est admis pleinement. Rigoureusement, aristocratie et méritocratie sont synonymes du point de vue de l'étymologie, le pouvoir étant entre les mains des meilleurs dans les deux cas ; pourtant, c'est à partir de cette date là que le néologisme de « méritocratie661 » fait véritablement son entrée, comme pour signifier une chose nouvelle : le

660 Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, La folle journée, ou le mariage de Figaro [1778], 1785, p. 107. 661 Le terme est dû au sociologue Michael Young en 1958. Cf. infra, pp. 392sq.

237 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF passage d'une élite du sang à une élite de la compétence, dans le même temps que le passage d'un mérite rétributif à un mérite moral.662

Dans le même temps, l'Académie des Sports, déjà fondée en 1905 notamment par Paul Adam et Frantz Reichel sur le modèle de l'Académie française, commence à distribuer à partir de 1955 des médailles, grand prix et diplômes d'une façon beaucoup plus systématique et solennelle, montrant et démontrant de façon symbolique l'importance croissante du sport dans la société. En 1985, sous l'impulsion de Jean-Claude Killy, l'Académie crée même le « Prix Alain Danet », qui « récompense un ou une sportif(ve) français(e) ayant atteint dans sa carrière athlétique un haut niveau international, puis obtenu une réussite professionnelle remarquable663 », c'est-à-dire quelqu'un étant parvenu, pour le dire avec les mots de Bourdieu, à convertir son capital sportif et symbolique en capital social et économique, tel le rugbyman Jacques Chaban-Delmas.664 On ne craint plus, non plus, de nommer à de hautes responsabilités des personnalités dont les faits d'armes sont avant tout sportifs. Déjà, Jean Borotra, l'un des « Quatre Mousquetaires » vainqueur de la Coupe Davis en 1927, deviendra le « commissaire général au sport » du régime de Vichy. Après lui, à partir des années soixante, les exemples de succès sportifs fondant la légitimité politique ne manqueront plus. Maurice Herzog (1958-1966), évidemment, mais aussi Pierre Mazeaud (1974-1976), Alain Calmat (1984-1986), Roger Bambuck (1988-1991), Guy Drut (1995-1997), Jean-François Lamour (2002-2007), Bernard Laporte (2007-2009), David Douillet (2011-2012) : autant de ministres de la Jeunesse et des Sports, autant d'athlètes qui surent se distinguer précédemment dans leur vie sportive, mais dont les autres compétences restent parfois bien maigres au regard de leurs succès sportifs. Ces transferts de compétences ne se limitent cependant pas à la seule administration de la chose sportive. De Théodore Roosevelt à Nicolas Sarkozy, nombreux seront les politiques à jouer sur leur côté sportif. Le premier, ami de Coubertin, qui mit en avant son passé de cow-boy solitaire, de boxeur et d'avironneur pour justifier ses compétences politiques ; le second par ses footings présidentiels et son goût du cyclisme.665 Barack Obama, tout comme Lionel Jospin, fera également de son expérience de basketteur un fait déterminant et louable :

662 Sur la distinction entre le mérite moral et le mérite rétributif, voir infra, pp. 389sqq. 663 http://www.academie-sports.com/prix/prix-alain-danet 664 Roger Chartier et Georges Vigarello, « Les trajectoires du sport », op. cit., p. 49. 665 Olivier Mongin et Georges Vigarello, Sarkozy. Corps et âme d’un président, op. cit., pp. 17-32.

238 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF

« Il apprit "à faire partie d'un projet et de le mener à son terme. Et j'appris beaucoup au sujet de la discipline, à endurer les déceptions, à avoir plus le sens du collectif et à réaliser que tout ne s'oriente pas en fonction de soi."666 »

Par ailleurs, dans de nombreux autres domaines que la politique, la réussite sportive devient peu à peu une qualification recevable pour ouvrir les portes des médias et des grands débats de société. « Témoignage sociologique du nihilisme contemporain », ironise sur ce sujet Robert Redeker à propos d'une interview de Lilian Thuram dans L'Humanité :

« Amené à disserter sur l'histoire, sur Alain Finkielkraut, sur la politique. […] Nihilisme : le sport vous rend aussi compétent qu'un professeur du Collège de France ou un philosophe endurant pour porter des jugements sur l'épistémologie des historiens et la déontologie des intellectuels.667 »

Par ailleurs, l'idée d'intégration sociale par le sport s'ancre de plus en plus fermement dans les esprits, au prix d'un subtil sophisme relevé par Sébastien Fleuriel. Contrairement à toutes les croyances démocratiques postulant que les talents sont répartis par la nature entre les individus au hasard, et donc de façon équitable (autant de chances de naître doué si l'on est fille d'ouvrier ou fils de médecin), il existe en fait de très grandes disparités dans l'origine sociale et le sexe des athlètes de haut niveau. Les professions occupées et les diplômes obtenus par les parents de sportifs de haut niveau sont statistiquement positionnés plus près des sommets des espaces sociaux, si bien que les sportifs de haut niveau sont essentiellement issus des classes aisées de la société.

« Ainsi, alors que les faits empiriques montrent qu'il faut être préalablement intégré pour faire du sport (et a fortiori de la performance), une sorte de raisonnement post- hoc, ergo propter hoc668, fait d'une conséquence une véritable cause politiquement correcte selon laquelle "l'intégration par le sport" devient une objet légitime de politique publique, de programmes de recherche scientifique, etc.669 »

666 Alexander Wolff, « The Audacity of Hoops: How helped shape Obama », Sports Illustrated, 13 janvier 2009. C'est nous qui traduisons. Le titre de l'article, « L'audace des paniers : comment le basket contribua à former Obama », fait référence à l'ouvrage de Barack Obama intitulé The Audacity of Hope paru en 2006, L'audace de l'espoir ou L'audace d'espérer selon la traduction officielle. 667 Robert Redeker, Le sport est-il inhumain ?, Paris, Panama, 2008, pp. 77-78. 668 « À la suite de cela, donc à cause de cela. » En fait, il s'agit là davantage d'un sophisme relevant de l'inversion des causes et des effets (retrorsum causa et effectus). 669 Sébastien Fleuriel, Le sport de haut niveau en France : Sociologie d’une catégorie de pensée, op. cit., p. 64.

239 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF

Ce n'est plus l'intégration sociale qui est cause de la pratique sportive, mais, par une subtile inversion des causes et des effets, c'est la pratique sportive qui est cause de l'intégration sociale, légitimant par suite toutes les politiques publiques en matière de sport, mais surtout légitimant l'idée d'une causalité directe entre ascension dans la hiérarchie sportive et ascension dans la hiérarchie sociale.

3) La pureté de la méritocratie sportive

Même dans le sport le plus élitiste, qui était catalogué purement aristocratique des suites du Front populaire, l'idée qu'il puisse être aristocratique s'émousse suivant cette même logique. Puisque le champion a réussi sportivement, il a réussi socialement ; puisqu'il a réussi socialement, son succès est mérité ; partant, le sport est méritocratique. Le reflet méritocratique de la société qu'incarne le sport s'épure de plus en plus, si bien que du pratiquant de masse au champion, il n'y a plus qu'un pas qui aurait pu être franchi par plus de travail. La pyramide sportive était, selon Coubertin, aristocratique et égalitaire, les champions étant séparés de la masse par des différences de nature, mais tous traités par les règles identiquement, tous capables d'évoluer dans la hiérarchie par le travail, « dans une certaine mesure » ; elle était avec Lagrange égalitaire en sa base et aristocratique en son sommet, les champions et la masse se développant de manière séparée quoique liée ; elle devient avec Herzog entièrement méritocratique, parce que le sport devient une manière de réussir dans la société qui est elle, de facto sinon de jure, méritocratique. La conception du sport comme méritocratie s'ancre fermement et obtient peu à peu la force d'un axiome. Elle est approuvée et relayée au plus au niveau. « Le sport développe des qualités qui sont essentielles à la vie professionnelle, à la vie sociale, à la vie dans la cité, que les matières traditionnelles ne savent pas ou ne peuvent pas valoriser ; des valeurs qui sont les nôtres aussi : le mérite, l'effort, l'égalité des chances670 » expliquait Nicolas Sarkozy en 2006. À l'objectif de l'accomplissement de soi poursuivi par la gymnastique et l'éducation physique, le sport, remarquait Isabelle Queval, substituait déjà celui du dépassement de soi. La conception méritocratique du sport y adjoint en plus la promesse du dépassement des autres, la subversion de toute hiérarchie par les mêmes moyens qui font progresser le corps dans le

670 Nicolas Sarkozy, « Convention pour la France d’après, oser le sport », op. cit.

240 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF sport − et l'exclusion de tous ceux empruntant des voies parallèles.

Voici la source historique de cette représentation du sport dominante aujourd'hui, celle décrite par nombre de sociologues, historiens et philosophes du sport contemporains. Le système sportif dans son ensemble apparaît ainsi aux yeux de la société comme un « idéal méritocratique671 », comme l'écrit Isabelle Queval. Voire, d'après Raymond Thomas, comme une « adhocratie », terme issu de la théorie du management de Henri Mintzberg :

« L'adhocratie est un système social dans lequel les rôles, les pouvoirs et les bénéfices ne sont pas définitivement attachés à la personne en fonction de certifications de type scolaire (comme dans la méritocratie), mais lui sont alloués à titre précaire sur la base de compétences fonctionnelles utilisées hic et nunc. En sport, les titres sont périodiquement remis en concours. Le fait quelque peu exception. Les ceintures sont définitivement acquises.672 »

La méritocratie républicaine perpétue une forme de rente : une fois réussi un concours, une fois acquis un diplôme, une fois sorti d'une grande école, certains des avantages que l'on en tire persistent quand bien même on ne les mériterait plus. L'adhocratie sportive radicalise l'examen en le rendant cyclique : le champion du monde ne peut prétendre l'être que pour un temps ; il ne détient ses titres qu'aussi longtemps qu'il est capable de les conserver.

Les sociétés modernes contempleraient ainsi narcissiquement leur reflet épuré dans le sport. Le reflet d'un capitalisme enfin débarrassé de ses scories inégalitaires, puisque les positions y sont ouvertes à tous, jamais acquises définitivement, et uniquement dépendantes du mérite actuel − et non passé − des individus. Le sport ? une société égalitaire, libre, démocratique, où chacun peut se mouvoir dans la hiérarchie grâce au travail, où chacun tient un rang légitime parce que mérité, qu'il soit en haut ou en bas. Cette utopie que la société, incapable de réaliser, rêve à voix haute, le sport paraît désormais la matérialiser, selon Alain Ehrenberg :

« [Le sport] est la seule activité sociale à théâtraliser dans un spectacle de masse le mariage harmonieux de la concurrence et de la justice. Il met en scène l'image la plus populaire qui soit de l'égalité du mérite ; ce que la vie devrait être pour chacun d'entre nous si elle était juste, voilà ce que formalise le sport ; c'est la passion d'être égal qui

671 Isabelle Queval, S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, op. cit., p. 295. 672 Raymond Thomas, Histoire du sport, op. cit., p. 8.

241 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF

est le ressort simultané de sa modernité et de sa popularité.673 »

La « passion de l'égalité674 » décrite par Tocqueville ne trouve pas de meilleur manifestation que les stades, où elle phénoménalise ce qui caractérise essentiellement les sociétés démocratiques, selon Alain Ehrenberg :

« Il résout en imagination, c'est-à-dire sans rien modifier du paysage des structures sociales, un des dilemmes centraux de la condition démocratique, de notre expérience subjective et ordinaire de la vie : la tension entre l'égalité de principe des hommes et leur inégalité de fait. […] Un homme pareil à tout autre, qui n'a aucun privilège de naissance, qui n'est rien a priori que notre semblable devient quelqu'un par son seul mérite. […] La triade égalité-individualisme-apparence forme le noyau dur du spectacle sportif. […] Il est l'image même de l'égalité de mérite.675 »

Qu'est alors ce champion, admiré tant à l'intérieur des stades qu'à l'extérieur ?

« Le champion n'est ni une figure de l'affranchissement ni une figure aristocratique. […] Il n'est pas individu d'exception, bien au contraire », ou s'il l'est c'est « parce qu'il n'est rien à l'origine, rien d'autre que notre semblable.676 »

Si le champion est un roi, c'est un roi du mérite, un roi de la démocratie. « Le vocabulaire aristocratique appliqué souvent aux grands champions le souligne fort bien. Pelé est un roi dans la mesure où il ne doit rien à sa naissance et tout à lui-même.677 » Alain Finkielkraut résume ainsi la position d'Alain Ehrenberg, sur laquelle il paraît s'accorder :

« Le sociologue Alain Ehrenberg entend ainsi montrer que, loin de s'abrutir, de se vider la tête, le spectateur d'un match de football, d'une course cycliste ou d'un meeting d'athlétisme voit "comment le premier venu devient quelqu'un ou reste dans l'anonymat en fonction de ses capacités personnelles". Tout repose sur l'affrontement ici et maintenant, rien sur les positions acquises. Nulle mystification donc. En substituant le mérite à la naissance ("Il n'y a ni héritier ni rentier sur les stades"), c'est la démocratie elle-même que le sport met en scène, c'est le principe démocratique qu'il fait jouer et qu'il offre au regard, ce sont les valeurs de l'égalité qu'il popularise et qu'il enracine, en douceur, par le biais du spectacle, chez ceux qui les ignorent encore

673 Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, op. cit., p. 28. 674 Cf. supra, pp. 30sq, infra, pp. 465sqq. 675 Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, op. cit., pp. 42-43. 676 Ibid., p. 68. 677 Ibid., p. 70.

242 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF

ou qui leur sont réfractaires.678 »

D'après Georges Vigarello, qui, sur ce point précis, reprend et assume en partie les analyses de Bernard Jeu679, le sport serait comme une sorte de miroir idéal de la société :

Une « contre-société idéale, un espace collectif organisé, identique au nôtre, mais promu en exemple, garantissant les plus précieuse valeurs de nos sociétés : l'égalité des chances, l'impartialité des arbitres, la morale des acteurs.680 »

Le grand champion incarne les valeurs de cette société. À l'instar de Fausto Coppi :

« Humain et différent à la fois, comparable et hors d'atteinte, il mobilise mieux que d'autres cet immense rêve social régulièrement incarné par le grand sportif : la certitude que n'importe qui peut devenir quelqu'un, l'extrême promotion du personnage ordinaire sans que le paysage social en soit bouleversé, caractéristique toute particulière que la société sportive tire de la démocratie.681 »

Les stades constituent autant de miroirs où se reflète de manière épurée la société, où celle-ci projette ses structures en prenant soin de les débarrasser de tous ses travers :

« L'univers mis en scène serait le miroir idéalisé du nôtre. Il profile un "mieux", l'image d'un monde plus équitable, plus ordonné : celui où les meilleurs seraient vraiment les meilleurs, les réussites vraiment des réussites et les erreurs vraiment des erreurs.682 »

Les sociétés modernes sont loin d'être parfaites. Pour améliorer ses performances, on y est rompu à la triche dès le plus jeune âge, dès les bancs de l'école, où feuilles de pompe et antisèches sont légion ; on s'y dope de façon coutumière en recourant à toute sorte de substances directement ou indirectement psychotropes, qu'elles soient légales ou pas : thé, café, tabac, cannabis, cocaïne, amphétamines. Et si les autorités bannissent certains produits, il n'en demeure pas moins que l'on ne retirera jamais son diplôme à un étudiant l'ayant obtenu par la grâce d'un certain produit ; sinon, de manière analogue, on devrait mettre « au pilon des livres de J.-P. Sartre dont les 700 pages furent couvertes en un an sous l'effet d'excitants

678 Alain Finkielkraut, Nous autres, modernes, Paris, Gallimard Folio, 2008, p. 61. 679 Bernard Jeu, Analyse du sport, Paris, PUF, 1992, pp. 166-169. 680 Georges Vigarello, Du jeu ancien au show sportif, op. cit., p. 189. 681 Ibid., p. 195. 682 Ibid., p. 197.

243 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF pharmaceutiques, tout comme on a déclassé Ben Johnson, prodigieux coureur dopé683 », remarque Yves Vargas.

Comme l'écrit Patrick Laure :

« La société civile n'interdit aucune consommation aux fins de performance, exception faite pour certains produits comme les stupéfiants. Elle ne semble pas considérer, à ce jour, qu'il soit contraire à l'éthique de recourir à des conduites dopantes pour être productif et compétitif.684 »

La répression du recours à l'adjuvant chimique est réservée au seul champ sportif :

« La perception du dopage qui prévaut est, globalement, celle d'un fléau, de la trahison d'un sport "pur". C'est-à-dire un sport qui, ayant en charge les grands idéaux de la société moderne (progrès, démocratie, etc.) requiert, pour supporter une telle charge, d'être lui-même irréprochable, donc "pur". Pour y parvenir, il doit, notamment, n'accepter aucun compromis visible avec des éléments extérieurs susceptible de le faire évoluer autrement qu'en recourant au seul effort, à la seule abnégation, de ses membres : les sportifs. L'argent ou la politique constituent certains de ces éléments extérieurs négatifs. Le dopage en est un autre. […] Seul l'effort physique librement consenti, jusqu'à la souffrance si nécessaire, est permis, encouragé et valorisé pour atteindre un objectif déterminé.685 »

Voulant sauver sa mythologie égalitaire, démocratique, méritocratique à tout prix, le sport traque alors sans relâche tout manquement moral, toute tricherie. Le dopage, rendu pourtant possible par la seule logique du « dépassement de soi » propre au sport, fait figure de corps étranger, de « saleté » morale incrustée dans le corps et les corps sportifs, qui se doivent d'être exemplaires, toujours purs, au point que sa prohibition incarne, d'après Isabelle Queval686, une de ses formes de « pureté dangereuse687 » dénoncée naguère par Bernard-Henri Lévy comme constituant l'un des soubassements du totalitarisme. Dans la littérature sportive, note Julie Gaucher, la tricherie relève pour la plupart des auteurs d'une « faillite de la

683 Yves Vargas, Sur le sport, op. cit., p. 99. 684 Patrick Laure, Éthique du dopage, Paris, Ellipses, 2002, p. 10. 685 Ibid., pp. 64-65, 68. 686 Isabelle Queval, S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, op. cit., pp. 275-276. 687 Bernard-Henri Lévy, La pureté dangereuse, Paris, Grasset, 1994.

244 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF virilité688 » : les sportifs y ayant recours ne sont que des « moindres mâles689 ». Le tricheur corrompt l'esprit du sport, mais il corrompt également son corps, au point de même disqualifier son genre. En suivant Gaspard Kœnig, on peut lire dans toute cette corruption prohibée par et dans le monde du sport plus que le partage d'un simple terme, d'un même signifiant, mais au contraire des relations très étroites d'imbrication et d'implication, à trois niveaux différents :

« Les trois grandes formes de corruption, relatives à la société, à l'individu et au corps, s'expliquent les unes par les autres selon un mouvement qui va du conditionné à sa condition, du phénomène le plus visible (le pot-de-vin) au plus secret (la putréfaction). Les grands corrompus présentent le miroir grossissant d'un système qui s'étend à la société entière ; les sociétés sont corrompues parce que les individus préfèrent l'expérience aux principes abstraits ; les individus succombent aux tentations parce que le corps et ses désirs leur en montrent la voie.690 »

Pour ses chasseurs comme pour ceux y succombant, la corruption fait système plus ou moins consciemment : corruption du corps par le dopage qui interfère avec sa naturalité ; corruption de l'individu par l'argent qui sape sa morale ; corruption de la société, de ses valeurs, de ses principes conséquente de ces deux faits. Le corps du sportif est pourri par le dopage, son âme par l'argent ; si on laisse faire, la société sera bientôt également rongée.

3.1) LE PROBLÈME DU PROFESSIONNALISME

Professionnalisme et dopage sont ainsi deux exemplaires, parmi tant d'autres, de la « saleté », de la corruption qui dérange les années soixante et la « pureté » sportive. Les institutions sportives, comme l'Olympisme ou le rugby, traquaient sans relâche le professionnalisme depuis l'aube du sport moderne. Avec Avery Brundage, qui entame son règne à la tête du CIO en 1952 pour l'achever en 1972, elles redoublent d'efforts. Brundage se montra un défenseur acharné de l'amateurisme, révoquant tous les arguments utilisés depuis la naissance du sport par les partisans du professionnalisme, invoquant paradoxalement sur ce sujet l'autorité de Coubertin, dont la position fut, on l'a vu, beaucoup plus nuancée et

688 Julie Gaucher, Sport et genre : quand la littérature s’en mêle. Féminité(s) et masculinité(s) dans l’écriture littéraire du sport (1920-1955), op. cit., pp. 477-480. 689 Ibid., pp. 476-495. 690 Gaspard Kœnig, Les discrètes vertus de la corruption, op. cit., p. 258.

245 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF stratégique. Seule une pratique intégralement amatrice, gratuite, désintéressée est susceptible, selon lui, de faire germer les qualités morales que l'on attend du sportif. Brundage, ancien sportif (6e du pentathlon − épreuve inventée presque ex nihilo par Pierre de Coubertin − et 16e du décathlon lors des Jeux Olympiques de Stockholm en 1912) ayant connu une certaine réussite professionnelle par la suite, le revendique lui-même : « si j'ai "eu du succès dans le monde des affaires" [Brundage cite son contradicteur] je l'attribue au fait que j'ai toujours été un amateur », attaché à une pratique sportive toujours authentique. Jouant sur l'étymologie du mot « sport » signifiant primitivement en anglais « divertissement, délassement, passe- temps » (voir l'ancien français « desport » dont il est dérivé), il perçoit dans l'expression « sport professionnel » une contradiction dans les termes. « Le soi-disant sport professionnel n'existe pas ; vu qu'il s'agit d'une profession, ce n'est pas un sport, puisque ce dernier est une récréation691 » − et le sport amateur est un pléonasme. Sur l'importante accusation faite à l'amateurisme de réintroduire une inégalité sociale, voire une ségrégation entre pauvres et riches − puisque certains peuvent se consacrer au sport à plein temps et à loisir pendant que d'autres non −, la position de Brundage est sans appel :

« C'est une erreur assez courante de croire que, de nos jours, les fils de pères fortunés sont favorisés. Si tel était le cas, comment expliquer le fait que la majorité des champions d'athlétisme, s'ils ne sont pas pauvres, ne sont certainement pas fortunés ? Sur une période d'une cinquantaine d'années, je ne me souviens pas d'avoir vu un seul champion provenant de milieux fortunés. La majorité des fils de parents riches ont trop d'occasions de se divertir d'autre manière. Ils refusent de s'astreindre à faire les sacrifices nécessaires pour devenir champions. D'autre part, toute personne qui consacrerait la journée entière à l'entraînement sportif serait rapidement surentraînée. La journée de 8 heures est universellement reconnue de nos jours, et la semaine anglaise (5 jours) est en train de le devenir. Qu'il soit étudiant ou ouvrier, l'athlète dispose donc suffisamment de temps libre pour pouvoir s'entraîner dans ses moments de loisir sans que cela entrave ses études ou sa profession. »

La vie sociale est désormais ainsi conçue pour que chacun possède le temps libre nécessaire pour s'entraîner suffisamment. Réussir dans le sport n'est plus qu'une question de désir, d'amour du sport, de passion qui, soit est authentique, soit ne l'est pas. Le professionnel

691 Avery Brundage, « Réponse de M. Avery Brundage à l’article du Dr. Willy Meisl sur : « la réglementation de l’amateurisme est antisociale » », Revue Olympique, mai 1957, p. 20.

246 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF est celui qui se refuse à l'exigence d'une telle conception du sport. Il le salit ; il doit en être écarté.

Mais dans le même temps, le professionnalisme sportif s'impose toujours davantage en dehors des enceintes olympiques, qui demeurent amatrices jusqu'en 1996. Être sportif devient de plus en plus une profession légitime, au même titre que toute autre. Que le sport de haut niveau se soit institutionnalisé et qu'il y ait de véritables professionnels des stades signifie que l'on peut vivre du sport comme d'un métier ; comme le fonctionnement de chaque profession est supposé être méritocratique, on juge celui du sport l'être également. On peut désormais fait carrière sans rougir dans le sport, que cela soit en tant que compétiteur, ou bien dans des professions qui gravitent autour de l'univers du sport. À partir de 1963, les brevets d'États deviennent obligatoires pour quiconque souhaite enseigner contre rémunération une pratique sportive692 : contrôle de l'État qui implique du même coup une reconnaissance de la légitimité de la profession. Surtout, l'existence académique du sport s'accélère avec la loi Mazeaud, qui accorde la création des STAPS au sein de l'Université693, en même temps qu'elle pose que « l'État veille à garantir la promotion sociale des sportifs de haut niveau694 ». Peu après, on pourra être licencié en sport non plus seulement en payant ses cotisations auprès d'un club, mais en suivant les trois années d'études post-baccalauréat qui permettent d'accéder au grade universitaire de la Licence. La création de la Maîtrise et de l'agrégation se fait dans les années 1980, en même temps que la loi Savary autorise la création de la section 74 au CNU, permettant à la recherche en STAPS de prendre son essor.695 Le sport devient objet de science au sens institutionnel, on le considère comme quelque chose de digne du point de vue du savoir, en même temps que comme une profession.696 Du côté des étudiants, les STAPS permettent de sanctionner par des diplômes des compétences pour partie uniquement musculaires ; du côté des enseignants-chercheurs, la pratique sportive fait désormais partie intégrante du cursus de formation de la plupart des personnes recrutées. Par la suite, les formations en STAPS se diversifièrent progressivement, ne se cantonnant plus seulement aux

692 Thierry Terret, Histoire du sport, op. cit., p. 85. 693 « Loi n°75-988 du 29 octobre 1975 dite Mazeaud, relative au développement de l’éducation physique et du sport », 1975, sect. 6. 694 Ibid., sect. 17. 695 Loïc Jarnet, « La production universitaire du corps sportif », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 2 / 115, 2003, p. 230. 696 Ibid., p. 240.

247 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF seules professions de l'enseignement, mais à tous les métiers du sport. On peut désormais faire du sport son métier en suivant des études à l'Université, au même titre que l'on s'inscrirait en faculté de médecine. D'où un statut ambigu du professionnalisme : d'un côté, il est accusé de mettre en péril le fonctionnement méritocratique du sport, mais d'un autre côté, il est justement ce qui prouve que le sport fonctionne sur son modèle.

3.2) LE PROBLÈME DU DOPAGE

Le dopage commence quant à lui à faire problème à partir du même moment. Avant, la « topette », comme on l'a désigné parfois, passé pour anodine, voire était même ancrée dans les mœurs. Au moins jusqu'au milieu des années 1950, le « doping », s'il est parfois mentionné dans l'abondante littérature sportive constituée autant d'essais que de romans, n'est encore jamais dénoncé, criminalisé, mis à la marge.697 Lors du Tour de France 1924, voici ce que confiaient les célèbres frères Pélissier, Francis et Henri, à Albert Londres :

« Nous souffrons du départ à l'arrivée. Voulez-vous voir comment nous marchons ? Tenez...

De son sac, il sort une fiole :

− Ça, c'est de la cocaïne pour les yeux, ça c'est du chloroforme pour les gencives...

− Ça, dit Ville, vidant aussi sa musette, c'est de la pommade pour me chauffer les genoux.

− Et des pilules ? Voulez-vous voir des pilules ? Tenez, voilà des pilules.

Ils en sortent trois boîtes chacun.

− Bref ! Dit Francis, nous marchons à la "dynamite".698 »

Ce qui posait problème à la pureté du sport était à l'époque non le dopage, mais le respect scrupuleux du règlement : cette troisième étape du 27 juin où Albert Londres rencontra les frères Pélissier est celle-là même où ils abandonnèrent en protestation face à la dureté des règles d'Henri Desgrange (qui fut par ailleurs un farouche opposant à l'introduction du dérailleur sur les bicyclettes), le motif étant ici une sombre histoire de maillots dont le

697 Julie Gaucher, Sport et genre : quand la littérature s’en mêle. Féminité(s) et masculinité(s) dans l’écriture littéraire du sport (1920-1955), op. cit., pp. 481-483. 698 Albert Londres, Les Forçats de la Route [1924], Paris, Arléa, 2008, p. 18.

248 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF droit de se séparer durant la course n'était pas offert aux coureurs. Mais bien avant ce Tour de 1924, Philippe Tissié, médecin et physiologiste qui s'opposa sur bien des points à Pierre de Coubertin, avait déjà expérimenté, durant les années 1890, sur un cycliste lors d'un test d'endurance de 24 heures, l'influence de certaines substances sur ses performances, l'abreuvant de rhum, de champagne et autres produits.699 C'est durant cette même période, précisément en 1884, que Freud publia son essai Über Coca où étaient vantés les mérites de la cocaïne dans le traitement de certains troubles.700

À partir des années 1960, le climat change. Le 1er juin 1965, la France, pionnière mondiale sur cette question, promulgue la première loi « antidoping », dite « loi Herzog » : une liste répertorie certains produits désormais interdits en compétition (puis, par la suite, également hors compétition), et des sanctions pénales sont promises à qui oserait y avoir recours. Ce qui motive cette interdiction est avant tout une préoccupation sanitaire. Lorsque deux ans plus tard, en 1967, le coureur britannique Tom Simpson décède lors de l'étape du Tour de France du 13 juillet sur les pentes du Mont Ventoux, le dopage − appelé encore alors doping : les Français avaient tendance à considérer cette pratique comme étant uniquement le fait d'étrangers, et dans ce cas précis, d'un Anglais − devient, en raisons de l'importance du drame, une question très débattue par les journaux et le public, qui jusqu'alors s'en désintéressait, rappelle Pascal Charroin.701 Après s'être interrogés sur le cas personnel de Simpson, sur les causes de sa mort et de son lien avec les pratiques dopantes, sur la responsabilité de l'homme lui-même dans sa tragédie, l'opinion, la presse et les médias en arrivent finalement à mettre en cause, d'une part, le « système » du sport professionnel lui- même qui ne laisserait pas le choix aux individus de ne pas avoir recours à la « topette », d'autre part, la société et ses habitudes toujours plus médicamenteuses coupables d'avoir envahi le sport et de l'avoir corrompu.

Alors que relativement toléré, le dopage passe ainsi du statut d'un illégalisme tacitement toléré à celui de délinquance.702 La préoccupation est en premier lieu sanitaire ; la suite, alors 699 John Hoberman, « Listening to Steroids », in William Morgan, (éd.). Ethics in sport, éd. William Morgan, Champaign (Illinois), Human Kinetics, 2007, p. 237. Paul Dimeo, A History of Drug Use in Sport 1876- 1976: Beyond Good and Evil, New York, Routledge, 2007, pp. 9, 18. 700 Sigmund Freud, De la cocaïne [1884], Paris, Complexe, 1976. 701 Pascal Charroin, « L’affaire Simpson de 1967 : une rupture médiatique dans l’appréhension du dopage », Éthique publique. L’éthique du sport en débat. Dopage, violence, spectacle, vol. 7 / 2, 2005, pp. 12-13. 702 Sur la distinction entre les illégalismes et la délinquance, consulter l'avant-dernier chapitre de Surveiller et Punir, en particulier Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., pp. 317-333.

249 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF encore presque imprévisible, est que le dopage est ensuite condamné pour des motifs éthiques. La préoccupation pour la santé des corps conduit à une inquiétude pour la santé des âmes. Les moyens de répression et de prévention du sanitaire sont réinvestis pour traquer la faute morale, aboutissant à un processus de normalisation éthique des comportements, les âmes devant être également pures. La condamnation éthique du dopage en tant qu'il fausserait honteusement le jeu sportif éclipse presque l'impératif sanitaire, a fortiori depuis 1998 et la malheureuse « affaire Festina » qui révéla au grand public le dopage non plus artisanal mais industriel sévissant dans le cyclisme et le sport en général. La législation afin de rendre le sport « propre » se fit alors plus sévère : la ministre des Sports de l'époque, Marie-George Buffet, instaura ainsi le « suivi médical longitudinal contrôlé » (SMLC), consistant dans un examen des sportifs de haut niveau quatre fois par an par un médecin mandaté par le ministère, destiné à créer une sorte de « carnet de santé » de chacun d'entre eux, permettant de mettre en lumière plus facilement les anomalies (tant pathologiques que « surnormales ») ayant pour cause probable le recours au dopage.703 À l'évidence, ce dispositif visant à débusquer la triche n'eut qu'un succès mitigé ; on le compléta récemment par l'introduction du « passeport biologique de l'athlète », fichier électronique regroupant une grande quantité d'indicateurs physiologiques (en particulier sanguins), dont l'observation permet de constituer un certain profil repère pour chaque individu, permettant de suspecter la manipulation biologique en cas de variation trop brusque. Au motif de la préoccupation sanitaire, Jean- François Bourg préconise quant à lui « l'instauration d'une certification des athlètes de haut niveau comparable, dans son principe, aux normes de qualité de type ISO du secteur industriel704 ». Certains acteurs, plus royalistes que le roi, poussent encore plus loin la surveillance sportive afin de se prouver irréprochables, comme par exemple l'équipe Garmin, qui publia d'elle-même les bilans sanguins de Bradley Wiggins après ses bonnes performances sur le Tour de France 2009705, ou encore Ivan Basso, suspendu en 2007 suite à « l'affaire Puerto » et devant se racheter une conduite, qui joua la carte de la transparence en publiant sur Internet presque en temps réel certains de ses indicateurs physiologiques. Cette condamnation du dopage s'établit toujours par projection : puisque le sport est dopé parce que la société est

703 Jean-Pierre de Mondenard, Dopage. L’imposture des performances, Paris, Chiron, 2000, p. 241. 704 Jean-François Bourg, « Le dopage », in Georges Vigarello. L’esprit sportif aujourd’hui : des valeurs en conflit, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2004, p. 148. 705 « Wiggins : Garmin joue la transparence », L’Équipe, 1 août 2009.

250 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF dopée, mais puisque la société ne devrait pas être dopée, le sport ne devrait pas non plus l'être. Le dopé, par-delà les risques qu'il fait encourir à sa santé, chahute désormais aussi tout le système éthique du sport − voire même la société.

3.3) LA « THÉORIE CRITIQUE DU SPORT »

La « théorie critique du sport » naît et prend son essor à partir de cette même période où la représentation du sport que l'on s'en donne devient plus pure et plus exigeante, interdisant au professionnel et au dopé de rompre son ordre. À cette représentation qui n'en retient plus que les aspects positifs correspond une profonde radicalisation de la critique dénonçant tous les penchants aliénants que l'on ne voit plus. Là où la société voit de l'émancipation, la théorie critique du sport ne voit que de l'aliénation : pas d'intermédiaire entre ces deux conceptions. À partir de 1966, date à laquelle des textes contestataires et revendicatifs sont publiés dans la revue Partisans, certains professeurs d'éducation physique remettent ainsi en cause le projet sportif dans son ensemble, notamment à l'école où le vœux de Coubertin d'une pédagogie sportive se réalise peu à peu depuis 1945. Marxistes revendiqués pour la plupart, voire trotskistes assumés, ils conçoivent le sport comme le point où se cristallisent toutes les tensions de la société capitaliste, dont il est l'expression paroxystique. Le sport, plus que d'être le lieu où s'accomplit une méritocratique exemplaire, est un précipité du Capital. Pour ces militants attachés pour certains à l'idée de révolution permanente, la chute de ce dernier passe par une lutte soutenue contre la mécanique du sport, et contre tous les théoriciens perçus comme idéologues et propagandistes.

Pour Jean-Marie Brohm ou Marc Perelman, il y a en effet homologie entre la société sportive et le capitalisme. Reprenant des grilles d'analyse de type freudo-marxistes, réutilisant les méthodes de la théorie critique et de l'École de Francfort, réinterprétant les textes d'Adorno, d'Horkheimer, de Marcuse mais également de Reich, le sport leur apparaît avoir partie liée avec le capitalisme :

« Le sport est donc véritablement la réfraction symbolique d'une civilisation donnée : celle façonnée par le capitalisme. […] Le sport est la vitrine par excellence du capitalisme avancé, son expression culturelle, économique, idéologique parfaite. Le sport est le véhicule des valeurs essentielles du capitalisme en même temps que son

251 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF

produit achevé, son chef-d'œuvre institutionnel en quelque sorte.706 »

Le sport marchandise les corps ; il recherche la performance pour la performance tout comme le capitalisme recherche la plus-value pour la plus-value ; il est un moyen d'éducation répressive ; il est un nouvel opium du peuple. Il « constitue une forme de dévotion religieuse à usage populaire. […] Un écran de rêve (Freud) où se perpétue la domination du capital707 » destiné à asservir les peuples comme la religion en son temps. Radicalisée, cette critique croit déceler en lui des germes identiques à ceux du fascisme. Le sport ? L'avant-garde de la fabrique de l'homme nouveau. Il épure le peuple par sa sélection des élites. Il exacerbe les nationalismes. Il éduque à la violence, à la barbarie. Le stade sportif est le lieu d'un Kriegspiel.

Si Marx ne voyait de salut pour le peuple qu'à condition qu'il se débarrasse des « fleurs imaginaires [de la religion] qui couvraient la chaîne708 » qui le maintient en laisse, la théorie critique du sport exige que l'on abolisse le sport, cette « peste émotionnelle709 » qui utilise des ressorts analogues à ceux du totalitarisme, ce « nouvel "opium des intellectuels"710 », ce « nouvel opium du peuple (plus aliénant que la religion) parce qu'il fait miroiter une possible promotion des individus mettant en avant la perspective d'une hiérarchie parallèle711 ». Preuve supplémentaire que le sport participerait d'un processus synchronique avec le capitalisme : il est né outre-Manche, où la terre des premiers terrains de football est celle-là même où le libéralisme économique et politique prit racine.712

L'idée méritocratique, qui s'enracine fermement à cette époque, n'en est pas moins vaillamment critiquée pour elle-même, comme le rappellent Michaël Attali et Jean Saint- Martin dans leur exposition des positions de la théorie critique :

« En s'organisant autour de la compétition, il [le sport] véhicule le mythe de la réussite porté par l'agressivité et le conflit, l'égoïsme et le narcissisme ; et, il promeut

706 Jean-Marie Brohm, Les meutes sportives, op. cit., p. 17. 707 Ibid., p. 19. 708 Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel [1844], op. cit., p. 9. 709 Jean-Marie Brohm et Marc Perelman, Le football, une peste émotionnelle, op. cit., p. 19. 710 Ibid., p. 24. 711 Marc Perelman, Le sport barbare, critique d’un fléau mondial, op. cit., p. 21. 712 Pour une critique de cette critique du sport, voir les positions atypiques de Christopher Lasch, qui disqualifie les théories de l'opium du peuple et réhabilite au contraire la valeur du spectacle sportif. Christopher Lasch, Culture of Narcissism: American Life in an Age of Diminishing Expectations, New York, W.W. Norton & Company, 1979, pp. 100-124.

252 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF

le modèle social dominant du self-made-man devant s'imposer au détriment des autres et contre les autres. Il renforce l'idéologie de la possibilité pour tous d'arriver au sommet de la hiérarchie sociale (c'est-à-dire de réussir) par la seule opiniâtreté et l'effort individuel.713 »

Tout ce que L'essai de doctrine du sport célèbre est considéré comme un odieux subterfuge. Mais plus que son application à la matière sportive, c'est la validité même de la méritocratie, dans l'absolu, qui est remise en cause. Celle-ci n'est en effet pas considérée par la théorie critique comme un modèle valable, indépendamment de la question de ce sur quoi elle prétend régner, que ce soit le sport, la société, l'entreprise ou autre chose. Pour elle-même et en elle-même, elle est néfaste. C'est pourquoi cette critique ne cherche pas à établir si la méritocratie en tant que système représente adéquatement le sport ou pas. Son problème n'est pas la question de l'adéquation entre la représentation du sport et son objet, mais la représentation elle-même, nuisible, et le sport, valet soumis, qui lui sert de support. Si elle critique l'idée d'un sport méritocratique, ce n'est non pas parce le sport ne serait pas méritocratique, mais au contraire parce qu'il l'est, ou au moins qu'il paraît l'être, et que l'idée méritocratique, anticipant sur ce que Bourdieu et d'autres pourront en dire, est en elle-même condamnable. Selon eux, un autre sport construit sur d'autres principes est nécessaire − ou alors, pas de sport du tout.

Mais sans doute est-ce uniquement l'image, la représentation, le mythe du sport que la société se forme qui se redessine en ce paradis méritocratique annonçant la bonne nouvelle que les sociétés démocratiques attendaient. Ce mythe, d'une seule formule, on pourrait le résumer : dans ce système, il y a égalité des chances, et le mérite y est attribué en fonction des efforts de chacun. Or, dans les faits, la pratique sportive continue de ressembler à ce qu'on en décrivait naguère, que Coubertin approuvait et que Hébert réprouvait, avec cet effet collatéral important que les rapports de pouvoir issus du jeu entre les notions d'aristocratie et d'égalitarisme se trouvent éminemment renforcés. Les aspects aristocratiques du sport n'étant plus perçus clairement et distinctement, pour ne pas dire tout simplement invisibles, il en résulte une compréhension de la hiérarchie sportive comme étant uniquement indexée sur le travail fourni, les efforts effectués, les gouttes de sueur versées ; ce qui conduit à fabriquer des âmes encore plus travailleuses, celles-ci étant convaincues que, le système fonctionnant au

713 Michaël Attali et Jean Saint-Martin, L’éducation physique de 1945 à nos jours, op. cit., p. 191.

253 L'APRÈS-GUERRE : L'ASCENSEUR SOCIAL SPORTIF mérite, c'est en redoublant en besogne que l'on atteint la réussite, et des caractères encore plus soumis, ceux-ci étant persuadés que c'est parce que l'on a manqué d'ardeur que l'on occupe telle place dans la hiérarchie, et que la seule source des injustices est par conséquent à rechercher dans un manque de labeur, et non dans un système qui serait biaisé dès l'origine. Conséquences : un pouvoir sur les corps et les âmes sportives évidemment renforcé ; mais aussi par contrepoids des résistances à ce pouvoir, naissant simplement d'une trop grande tension entre ce que l'on fait promettre au sport et ce qu'il permet en fait d'obtenir.

254 L'ARISTOCRATIE SPORTIVE

L'ARISTOCRATIE SPORTIVE

Malgré tous les efforts rhétoriques, philosophiques et politiques déployés pendant plus d'un demi siècle afin de rendre le sport compatible avec les valeurs en cours dans la société de façon à résoudre le problème posé par la question de l'égalitarisme et de l'aristocratie latente présente dans les stades, cette dernière demeure et le sport continue d'être rétif aux valeurs qu'on projette sur lui. Ce qui fait que le sport parvient si mal à enfiler les habits de la méritocratie que l'on veut à tout prix lui faire enfiler, c'est qu'il constitue en effet en sa base cette aristocratie physique décrite par Coubertin, Hébert ou Compayré. En raison d'un donné inégalitaire entre les individus qui, presque dès la naissance, fixe une ligne de partage presque irrémédiable entre faibles et forts, le devenir sportif n'est contenu dans le travail que dans un « certain degré », que dans une « certain mesure ». C'est la mesure et le degré de ce « certain » qu'il convient d'interroger : ou bien le travail entre pour une grande part dans la performance, et on aura raison de dire le sport méritocratique, car les inégalités sont causées par un manque de labeur ; ou bien il n'y entre que pour une part réduite, et alors le sport est aristocratique, car les positions y sont fixées indépendamment des efforts fournis par les individus. Comme le rappelle Yves Michaud, « le mérite, c'est le contraire des statuts hérités et des privilèges de naissance fixant une fois pour toutes les espérances des individus 714 ». Il n'y aurait aucun sens à parler du mérite d'une victoire si le vainqueur ne fit que profiter des bons gènes que la nature lui a donné. Dans quel degré et dans quelle mesure le sportif est-il responsable et artisan de ses résultats ?

I) PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE

Trois questions se trouvent entremêlées dans ce problème de l'aristocratie physique, qu'il convient de distinguer afin d'éviter les confusions. Premièrement, le problème du

714 Yves Michaud, Qu’est-ce que le mérite ?, op. cit., p. 15.

255 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE déterminisme entre les paramètres physiologiques et la performance physique : dans quelle mesure une performance peut-elle être réduite, ramenée aux paramètres physiologiques d'un individu ? si la performance est déterminée par le corps, que reste-t-il à l'esprit, à l'âme du sportif ? Deuxièmement, le problème de l'innéisme, du rapport entre ces paramètres physiologiques et le donné génétique de l'individu : quelle part d'inné et d'acquis dans ces paramètres, et donc, par extension, dans sa capacité de performance ? dans quelle mesure parler d'une aristocratie physique, au sens d'une caste d'individus « meilleurs » (aristos) simplement parce que bien nés, est-il légitime ? Troisièmement, le problème de l'hérédité : dans quelle mesure, si la capacité de performance est déterminée par le patrimoine génétique des individus, ce patrimoine est-il héréditaire ? l'appartenance à l'aristocratie physique est-elle une noblesse, un privilège se transmettant de père en fils, par le sang, par l'ADN ?

1) Limites physiologiques du capital humain

Ce qu'un sportif est capable de produire comme niveau de performance est étroitement lié à ses caractéristiques physiologiques, à la configuration de son propre « capital humain », pour reprendre une notion introduite par les économistes. Marcher, courir, rouler, sauter, lancer, combattre : toutes ces activités n'échappent pas aux lois physiques et biologiques. Une performance sportive s'exprime certes en termes de victoire ou de défaite, mais également en termes de temps, de distance, de force, de puissance, d'énergie produite par le corps, et rien d'autre. Déjà Amoros, Marey ou Demenÿ tentaient d'éclairer l'énigme posée par Spinoza « qu'on ne sait pas ce que peut le corps715 », de circonscrire l'ombre de l'ignorance, d'objectiver le corps afin de produire une connaissance quant à ce que le sujet est capable d'en faire, d'en découvrir des limites, soit pour les respecter, soit pour au contraire les dépasser.

D'un point de vue physiologique, il existe des facteurs limitatifs de la performance sportive immédiatement perceptibles sur un plan phénoménal (dans le sens bachelardien716), c'est-à-dire perceptibles à l'aide uniquement du seul appareil perceptif de la sensation usuelle constitué des cinq sens. Il apparaît comme évident qu'être grand prédispose à la pratique d'un sport tel que le basket − au point que le berger soudanais Manute Bol n'aurait probablement

715 Baruch Spinoza, Éthique [1677], op. cit., part. III, prop. 2, sc. 716 Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique [1940], Paris, PUF, 2008, pp. 9, 16.

256 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE rien connu de la NBA s'il n'avait pas mesuré 2 m 30, lui qui a 20 ans n'avait encore jamais touché un ballon avant qu'un coach américain de passage ne le repère dans son désert717 −, et qu'à l'inverse, être petit entraîne une inadaptation à ce sport − mais peut prédisposer pour un autre sport, tel l'équitation.

Ce constat est à ce point prégnant que nombreux furent les psychologues, et plus généralement les chercheurs en sciences du sport, à tenter d'établir une corrélation reliant la morphologie des individus à leur réussite sportive, et ce dès les balbutiements du sport. Plus tardivement, on tenta de relier la réussite sportive à des morphotypes humains bien connus, dont l'étude remonte à Hippocrate. Sheldon, rappelle Raymond Thomas, en avait donné trois grands types, que Cureton appliqua ensuite à l'étude du sport.

« Le type endomorphe est gros et rond avec prédominance du tissu viscéral, le type mésomorphe, musclé, grand osseux avec prédominance des tissus d'origine mésodermique, le type ectomorphe, grand, étroit et plat avec une musculature peu marquée. Pour Sheldon ces trois dimensions correspondent à des développements privilégiés de tissus dérivés de trois feuillets embryonnaires, l'endoderme, le mésoderme et le l'ectoderme. À chacun des types morphologiques correspond un certain tempérament.718 »

Et, bien sûr, une discipline sportive pour laquelle les individus appartenant à tel ou tel type de population sont statistiquement plus fréquents.

Ces données physiologiques décelables presque à l'œil nu constituent déjà autant de limites venant restreindre la performance sportive. Statistiquement, on trouvera peu d'haltérophilistes qui ne soient pas mésomorphes, ou de marathoniens qui ne soient pas éctomorphes ; non pas qu'il ne soit pas possible de pratiquer avec une relative réussite un sport duquel on ne possède pas le profil physiologique type, mais que la réussite sportive dans cette discipline sera rendue difficile par des obstacles supplémentaires qu'il faudra compenser d'une autre façon, et qui ne seront peut-être compensables que « dans une certaine mesure ». Si bien que, toutes choses étant égales par ailleurs, un sportif réussissant bien dans une certaine discipline, quoique doté d'un morphotype peu compatible avec cette pratique, réussirait encore mieux s'il possédait le morphotype adéquat.

717 Patrick Guillou, Les 20 plus belles histoires du sport, op. cit., pp. 121-129. 718 Raymond Thomas, Psychologie du sport, Paris, PUF, 2002, p. 44.

257 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE

Posséder le morphotype usuel d'une discipline paraît ainsi être une première condition physiologique impérative préalable à la réussite sportive dans un certain sport. Une condition certes nécessaire, mais loin d'être suffisante. À l'intérieur d'un même morphotype, on observe des variations significatives d'un individu à un autre, qui entrent directement dans l'explication de la réussite sportive. Dans le populaire manuel de cyclisme de Christian Vaast est ainsi indiqué l'importance de la longueur du fémur :

« Le fémur est le levier du cycliste, il peut être plus ou moins long par rapport au tibia […]. Le ratio standard est de 1.11 pour un homme et 1.14 pour une femme. Un grand ratio indique une capacité à grimper. En effet le fémur, bras de levier du pédalage, permet au grimpeur d'exercer une force d'autant plus conséquente que sa taille est importante. À qualité musculaire égale, dans l'effort qui sollicite le plus durement et sans répit les muscles des cuisses, le coureur doté d'un long fémur (en valeur relative) aura un léger avantage en retardant grâce à un "effet mécanique" le seuil de la tétanisation engendrée par l'accumulation de l'acide lactique. Pour exemple, citons les ratios C/J de quelques grands champions : Coppi : 1.18 ; Merckx : 1.16 ; Hinault : 1.20.719 »

Dans une population de cyclistes d'un même morphotype, et donc parfaitement égaux quant à ce paramètre physiologique, ceux possédant de longs fémurs seront toutefois favorisés de ce seul fait, et parviendront à un niveau de performance supérieur aux autres. Encore une fois, il se peut parfaitement que certains individus moins bien pourvus sur un critère particulier et décisif pour un sport puissent néanmoins parvenir à un niveau important de performance ; mais c'est qu'ils réussissent à compenser ce point faible par un autre point fort, et que donc, ceteris paribus, ils seraient parvenus à un niveau encore plus important sans cet handicap.

Impossible de dresser un inventaire exhaustif de toutes les tentatives qui eurent lieu pour établir l'une ou l'autre loi reliant la réussite sportive à certaines variables physiologiques directement observables. Dans La réussite sportive, Raymond Thomas en livre de nombreux exemples. Ainsi, dès les années 1940, Krakower « donne une formule permettant de prévoir la hauteur franchie par un sujet, connaissant certains paramètres anthropométriques720 ». La

719 Christian Vaast, Les fondamentaux du cyclisme, Paris, Amphora, 2003, pp. 17-18. 720 « hauteur sautée (en centimètres) = 1.522 X longueur de la jambe (en centimètres) + 0.338 X largeur du pied (en millimètres) − 0.494 X taille (en centimètres). » Raymond Thomas, La réussite sportive, Paris,

258 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE corrélation « entre tour de mollet et résultat à la course de 440 yards » est observée. En haltérophilie, on montre que le résultat au développé est en relation directe avec le poids

Masse maigre corporel. En course à pied, que lorsque l'équation ×100 est inférieure à 120, Taille on ne peut espérer une bonne performance sur 100 m et 400 m.721 Raymond Thomas lui-même a mis en évidence une « loi d'extrémisation » :

« Si l'on considère un sport pour lequel la taille moyenne des pratiquants est supérieure à celle de la population générale et si nous portons notre attention sur des groupes de plus en plus spécialisés nous observons une élévation de la taille ; en revanche, si la taille moyenne des pratiquants est inférieure à la taille moyenne de la population nous remarquons une baisse des tailles lorsque nous nous intéressons à des groupes de compétence de plus en plus élevée.722 »

En somme, si les basketteurs sont d'une taille moyenne supérieure à celle de la population, cela signifie que les basketteurs du haut du panier seront d'une taille moyenne encore plus supérieure.

« Science, d'où prévoyance », écrivait Auguste Comte. La performance serait à ce point écrite dans ces variables physiologiques que l'on devine la tentation déterministe chez certains chercheurs d'en déduire des résultats sportifs a priori sans qu'il y ait presque même besoin de l'épreuve d'une compétition pour établir une hiérarchie entre les individus.

Cependant, ces facteurs limitatifs directement perceptibles quasiment à l'œil nu ne sont pas les seuls, ni non plus les plus importants. D'autres facteurs expliquant les prédispositions sportives des individus existent, qui ne relèvent plus seulement du simple constat phénoménal, mais qui nécessitent les outils théoriques de la science pour apparaître, que l'on pourra, toujours en suivant Bachelard, qualifier de différences physiologiques nouménales. S'il l'on voit avec évidence qu'un individu est plus grand ou plus lourd qu'un autre (physiologie phénoménale), tout un ensemble de paramètres existant bel et bien demeurent invisibles sans investigation scientifique (physiologique nouménale).

Il n'est pas question de dresser une liste complète de tous ces paramètres. Contentons-

PUF, 1975, p. 122. 721 Ibid., pp. 135-136. 722 Ibid., p. 126.

259 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE nous de l'un des plus célèbres d'entre-eux, ce fameux paramètre bien connu des cyclistes et marathoniens, invisible à l'œil nu mais déterminant plus que tout autre le devenir du sportif en endurance : la VO2 max. L'organisme produit de l'énergie (essentiellement de l'ATP − adénosine triphosphate) par un processus biochimique complexe (cycle de Krebs723) qui nécessite un apport conséquent d'oxygène pour l'extraire (catabolisme) des molécules de glucose et de lipide (glycolyse et lipolyse) ; plus l'organisme est capable de consommer de l'oxygène, plus la libération d'énergie en régime aérobie est importante, ce qui conduit à des performances sportives importantes dans les disciplines d'endurance telles que le cyclisme ou la course à pied. Cette consommation d'oxygène atteint une limite maximale propre à chaque individu (VO2 max) que l'on peut déterminer en laboratoire : sur un ergomètre, on mesure la quantité d'oxygène en entrée et en sortie en augmentant de palier en palier la difficulté de l'exercice, jusqu'à épuisement. De grandes disparités existent quant à cette valeur, notamment entre les individus de petite et de grande taille ; c'est pourquoi on la rapporte usuellement au poids du sujet pour permettre des comparaisons pertinentes ; la valeur indique alors un volume d'oxygène exprimé en millilitres pour une minute et pour un kilo de masse corporelle.

La VO2 max est vite apparue comme un critère presque décisif pour l'analyse de la performance dans les sports d'endurance, non qu'elle constitue l'unique paramètre devant être considéré (il laisse notamment de côté tout le travail physiologique effectué en anaérobie, qui suppose la résistance aux lactates), mais qu'elle surclasse la plupart des autres facteurs explicatifs permettant d'en rendre compte. Ainsi, en ski de fond, il apparaît que la hiérarchie des compétitions se trouve directement corrélée à cette caractéristique nouménale724, et d'une manière générale, l'élite des sports d'endurance ne paraît être composée que d'individus possédant une importante VO2 max, pendant que le commun des mortels en reste à des niveaux beaucoup plus bas.

723 Günter Vogel et Angermann Hartmunt, Atlas de la biologie, Paris, Le Livre de Poche, 1994, p. 303. 724 Raymond Thomas, La réussite sportive, op. cit., p. 157.

260 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE

Valeurs de consommation d'oxygène maximale (ml.kg-1.min-1) chez des athlètes et des sédentaires.725

Groupe Âge Hommes Femmes Aviron 20-35 60-72 58-65 Basket-ball 18-30 40-60 43-60 Base-ball/Softball 18-32 48-56 52-57 Canoë 22-28 55-67 48-52 Course de fond 18-39 60-85 50-75 40-75 40-60 − Course d'orientation 20-60 47-53 46-60 Cyclisme 18-26 62-74 47-57 Football 22-28 54-64 −−− Football américain 20-36 42-60 −−− Gymnastique 18-22 52-58 36-50 Haltérophilie 20-30 38-52 −−− Hockey sur glace 10-30 50-63 −−− Jockey 20-40 50-60 −−− Lancer de disque 22-30 42-55 −−− Lutte 20-30 52-65 −−− Natation 10-25 50-70 40-60 Patinage de vitesse 18-24 56-73 44-55 Sédentaires 10-19 47-56 38-46 20-29 43-52 33-42 30-39 39-48 30-38 40-49 36-44 26-35 50-59 34-41 24-33 60-69 31-38 22-30 70-79 28-35 20-27 Ski - Alpin 18-30 57-68 50-55 - De fond 20-28 65-97 60-75 - Saut à ski 18-24 58-63 −−− Sports de raquettes 20-35 55-62 50-60 Tir à la carabine 22-30 40-46 −−− Volley-ball 18-22 −−− 40-56

725 Jack Wilmore et David Costill, Physiologie du sport et de l’exercice, Bruxelles, De Boeck, 2002, p. 300.

261 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE

La performance dans les sports d'endurance serait à ce point déterminée par ce paramètre que des modèles mathématiques parfois très ambitieux prétendent prévoir le temps que réalisera un coureur sur un marathon ou bien le temps qu'un cycliste mettra pour monter un col à partir de cette seule variable. La VO2 max permet en effet d'extrapoler des valeurs de VMA (vitesse maximale aérobie) en course à pied726 et de PMA (puissance maximale aérobie) en cyclisme727, lesquelles entrent ensuite en compte dans des modèles mathématiques déterministes plus sophistiqués − tout ceci n'ayant évidemment de valeur qu'approximative. On estime par exemple qu'un marathon est couru à environ 80% de la VMA. On s'attendra alors à ce qu'un sportif doté d'une VO2 max de 69 ml.kg-1.mn-1 possède une VMA d'approximativement 19.71 km/h, ce qui lui permettrait de courir un marathon à la vitesse de 15.77 km/h, et donc d'achever les 42 km 195 en un temps approximatif de 2 h 40 mn.

2) L'innéisme sportif

Ainsi, un déterminisme entre les valeurs physiologiques, qu'elles soient phénoménales ou nouménales, et la performance des individus pourrait bien exister. Encore n'y a-t-il là rien de troublant : il est cohérent que celui qui possède les plus gros bras soulève les plus gros poids, que celui qui a le plus de souffle court le plus longtemps, que celui qui est le plus grand marque le plus de paniers. Le point important reste en revanche de déterminer la part d'inné et d'acquis qui entre en jeu dans ces valeurs physiologiques. Les paramètres physiologiques sont-il donnés une fois pour toutes, dès la naissance, si bien que le devenir sportif de tout individu serait contenu en germe dans quelques gènes, au point que le « démon » de Laplace, s'il était capable de lire l'ADN de tous les fœtus, serait capable de prédire très exactement les prochains podiums ? Ou bien au contraire est-il possible pour tout individu d'accroître son capital humain par le travail, l'entraînement, mais aussi par la médecine et les modifications biologiques introduites par le dopage ? Dans quelle mesure y a-t-il corrélation entre le travail,

VO2 max 726 Équivalence de Léger et Mercier : VO2 max=3.5×VMA⇔ VMA= Voir par exemple Luc 3.5 Léger et D. Mercier, « Prédiction de la performance en course à pied à partir de la Puissance Maximale Aérobie », STAPS, décembre 1986, p. 3. VO2 max−0.435 727 Équivalence de Hawley : VO2 max=0.01141×PMA0.435⇔ PMA= 0.01141

262 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE l'entraînement, et la variation de ces paramètres ? Si la part d'inné est la plus importante, cela signifie que posséder un paramètre physiologique bien supérieur à la normale n'est rien d'autre qu'un privilège aristocratique de naissance accordé arbitrairement par « l'inexorable nature » ; l'entraînement, le travail n'ajoute rien à ce que le sportif ne possède déjà ; un champion ne serait rien d'autre que quelqu'un « se reposant sur ses acquis », ou plutôt sur « ses dons » qu'il a obtenu sans mérite. Au contraire, si c'est la part d'acquis qui est la plus importante, cela signifie que la performance est fonction de l'entraînement et du travail ; que celui qui possède un paramètre physiologique dans une mesure plus importante qu'un autre ne le doit qu'à ses efforts, qu'à son labeur ; que donc, ici, le champion aussi « se repose sur ses acquis », non pas des acquis octroyés une fois pour toute à la naissance, mais construits légitimement à la sueur, et par conséquent mérités.

La définition que l'on adoptera ici de l'innéisme sera minimale et négative : est inné ce qui ne peut pas être acquis par le travail, par l'entraînement − mais qui toutefois pourrait peut- être l'être par d'autres moyens. Entendus sous cette signification, les paramètres physiologiques peuvent se répartir sur un continuum s'étirant d'une extrémité à laquelle figurent les caractéristiques très peu liées au travail, à une autre où celles-ci y sont très liées. Il ressort alors que très peu de traits apparaissent comme purement innés ou purement acquis. Par exemple, la taille d'un sujet, sur laquelle on pourrait penser que l'entraînement a très peu d'influence, s'y montre en fait très sensible sitôt que l'entraînement est conduit à hautes doses − celui-ci peut stopper la croissance : « J'arrêtais pas une minute, il me fallait me dépenser. Le revers de la médaille, que l'on découvrit plus tard, fut un blocage de ma croissance728 » confesse Miguel Martinez, 1 m 62. Les paramètres physiologiques ne sont pas purement innés ni purement acquis ; ils sont bien plutôt un composé d'inné et d'acquis, un mélange d'hérédité et de travail. Si le sport est à la fois aristocratique et méritocratique, c'est d'ailleurs précisément parce que sa hiérarchie physique est directement fondée sur ces traits qui doivent tout autant à l'arbitraire de la naissance qu'à la volonté d'entraînement.

Par exemple, la VO2 max peut évidemment être augmentée par l'entraînement. Cependant, l'amplitude de cette variation reste fixée à la naissance pour tout individu. Les physiologistes semblent en effet s'accorder sur le fait que « l'accroissement de VO2 max a une

728 Miguel Martinez, Une croix sur le vélo, Saint-Raphaël, Éditions Melody, 2007, p. 64.

263 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE limite génétique qui ne peut pas être dépassée729 ». La VO2 max, et par conséquent le devenir sportif des individus dans les sports d'endurance, est ainsi déterminé par le patrimoine génétique que l'on hérite. Héritage très arbitraire : si deux vrais jumeaux (monozygotes) possèdent des valeurs de VO2 max similaires, celles de deux faux jumeaux (dizygotes) sont beaucoup plus dispersées, et celles de deux frères peuvent ne plus du tout présenter de corrélation. C'est pourquoi par hérédité, par aristocratie sportive, il ne faut pas comprendre l'idée d'une classe, d'une caste qui se transmettrait des privilèges de génération en génération, de telle sorte que le fils de champion sera champion, mais simplement l'idée que la place occupée dans la hiérarchie sportive est fixée pour une bonne partie avant même la naissance des individus.

Quoique fixée génétiquement, il reste cependant possible de faire évoluer ce paramètre par l'entraînement, mais dans une certaine limite cependant. Raymond Thomas résume ainsi les recherches de Venerando et Klissouras :

« Pour accéder à l'élite sportive un patrimoine génétique particulier est nécessaire. Sur le plan de la consommation maximale d'oxygène par exemple, si dans une population la valeur moyenne est de 40 ml/kg/mn, on peut admettre que pour 95% les valeurs sont comprises entre 30 et 50 ml/kg/mn. Un sujet qui possède une VO2 maximum de 30 ml/kg/mn peut au mieux, avec un entraînement intensif, espérer atteindre les 40 ml/kg/mn. Ce chiffre est très largement inférieur à la valeur minimum nécessaire pour accéder à l'élite dans les disciplines d'endurance.730 »

Ces disciplines étant dominées par des individus atteignant des niveaux extrêmement élevés : Danny Nelissen, 102.3 ; Bjorn Daehli, 96 ; , 96 ; Greg LeMond, 92.5 ; Miguel Indurain, 88.0 ; Lance Armstrong, 85731 − ce qui reste encore bien loin des gazelles qui oscillent autour de 380 ml/kg/mn, bien que l'on en prenne peut-être le chemin à la

729 Jack Wilmore et David Costill, Physiologie du sport et de l’exercice, Bruxelles, De Boeck, 2002, p. 298. 730 Raymond Thomas, La réussite sportive, op. cit., p. 116. 731 Ces données, en tant qu'elles constituent le code secret de la formule physiologique et sportive de ces champions, sont rarement communiquées de manière publique et transparente. Aussi, les chiffres indiqués ici doivent être considérés avec la plus grande précaution quant à leur précision en raison du manque de fiabilité des sources, forcément souterraines, par lesquelles ils furent obtenus. Ils n'ont qu'une valeur indicative éclairant la différence, de nature et non de degré, séparant le champion du lambda, qui va du simple au double. Concernant Lance Armstrong, voir Lance Armstrong, Il n’y a pas que le vélo dans la vie, Paris, Le Livre de Poche, 2000, p. 252.

264 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE vue de la progression qui sépare Fausto Coppi (76732) de Alberto Contador (99.5733).

Celui qui est mal né possède ainsi très peu de chances de pouvoir rivaliser avec l'élite du sport d'endurance grâce à son seul travail :

« Les facteurs génétiques sont un déterminant majeur du potentiel aérobie. On estime qu'ils interviennent pour 50% dans les variations de VO2 max. […] Les facteurs génétiques fixent sans doute une zone de développement de VO2 max, l'entraînement permettant d'atteindre les limites supérieures de cette zone. Le Dr. Per-Olof Astrand, un des plus éminents physiologistes de l'exercice de cette seconde moitié du vingtième siècle, a déclaré que le meilleur moyen de devenir champion olympique était de bien choisir ses parents !734 »

Dans ce cas précis du sport d'endurance, l'entraînement ne fait qu'actualiser des potentialités à leur maximum. L'hérédité crée des différences telles entre les individus que le plus fort, même sans entraînement, régnera toujours sur le plus faible, quand bien même il aurait travaillé consciencieusement depuis son plus jeune âge. Non pas que le champion ne doive rien au travail : l'hérédité se contente de placer les individus à un certain niveau de compétition et de les répartir dans des castes qui rassemblent des homologues possédant des valeurs innées semblables. La différence finale entre ces égaux/rivaux ne doit ainsi évidemment pas tout à l'hérédité, et peut être créée, entre autres, par le travail. Là est la raison pour laquelle le sport, en tant que dispositif incitant chacun à travailler le plus possible, peut fonctionner de la façon dont on l'a décrit : si la performance ne devait absolument rien au travail, la représentation méritocratique ne trouverait aucun point sur lesquels s'accrocher, et ne serait sans doute jamais parvenue à cette extension.

L'hérédité n'est ainsi qu'une condition de possibilité de la victoire. Elle est une condition nécessaire, mais aucunement suffisante à la création du champion. Le patrimoine génétique d'un individu ne peut pas dire qu'il gagnera le Tour de France, mais simplement qu'il pourrait le gagner, a fortiori s'il travaille ; mais il peut dire en revanche qu'un tel ne pourra jamais le gagner, même en fournissant le plus gros travail. Il n'y a pas de gène du champion, mais

732 Cette donnée n'a évidemment pas pu être mesurée expérimentalement sur Fausto Coppi, mais est seulement une estimation théorique obtenue grâce à un modèle théorique. Cf. Robin Candau, « Pédalez, calculez, comparez », Sport et Vie, juillet 2008, p. 45. 733 Idem. Cf. Antoine Vayer, « Des robots distancés par des extraterrestres », Libération, juillet 2009. 734 Jack Wilmore et David Costill, Physiologie du sport et de l’exercice, op. cit., p. 299.

265 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE simplement un ensemble de gènes qui le rendent possible, et impossible en leur absence. N'est pas champion qui veut, mais qui peut.

Luc Ferry, qui commentait « l'éthique aristocratique » contenue dans la philosophie du sport de Coubertin, l'a parfaitement saisi :

« On voit ici l'essentiel de "l'éthique aristocratique" qui réside en deux éléments : l'idée que les meilleurs, l'élite, le sont par nature, et non par mérite, par histoire, ou culture ; l'idée que l'éducation ne consiste pas à améliorer la nature humaine, ou celle de tel ou tel individu, mais à actualiser, à réaliser, les virtualités qui sont inscrites dès le départ dans la nature de chacun d'entre nous. Elle est le passage à l'acte de ce qu'Aristote appelle l'"adimanis", ce qui est seulement en puissance au départ. Et dans cette perspective, j'y insiste, le sport n'est pas un travail comme il va le devenir par exemple chez Kant, dans la philosophie moderne, le sport est un exercice, au sens où il est un moyen d'actualiser, de réaliser, de faire apparaître des virtualités qui, encore une fois, sont inscrites dès le départ dans la nature de chaque individu, étant entendu que certaines natures sont bien douées, bien-nées, et d'autres moins. Voilà l'essentiel du monde aristocratique, reposant à la fois sur l'idée qu'il y a des meilleurs et des moins bons par nature, et disqualifiant aussi toute idée de travail. L'aristocrate est celui qui ne travaille pas. Le sport ne peut pas être un travail. Il est un exercice, libérateur des potentialités inscrites au départ. Et le sport pourrait être comparé à l'exercice d'un instrument de musique ; quand quelqu'un est passionné par un instrument de musique, le fait de travailler son piano, son violon ou sa flûte, n'est pas quelque chose de pénible, c'est un bonheur, un moyen de réaliser ce qu'on a en quelque sorte en soi dès l'origine.735 »

2.1) « L'AUTRE TOUR » DE GUILLAUME PRÉBOIS

Supposons qu'à l'inverse il soit possible, à condition de se soumettre à un entraînement rigoureux digne d'un professionnel, de développer ses capacités physiques au point de pouvoir rivaliser avec les « bien-nés », pour peu que l'on veuille bien se soumettre à la rigueur d'un tel programme. En somme, qu'à condition de force d'âme, d'acharnement, d'obstination, d'opiniâtreté, de ténacité, d'entêtement, d'insistance, de persévérance, on puisse émanciper son corps des limites ontologiques que la nature lui a assigné, simplement en le voulant. C'est

735 Luc Ferry, « Olympisme, Humanisme et Démocratie », op. cit., p. 170.

266 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE l'expérience que réalisa Guillaume Prébois : prouver qu'un homme lambda pouvait réaliser le Tour de France « à l'eau claire ». « Aujourd'hui une personne normale aurait terminé à l'hôpital » déclara Tom Boonen, alors Champion du Monde en titre au soir d'une étape de montagne du Tour de France 2006, qui, en tant que sprinteur, finit l'étape à plusieurs minutes du vainqueur avant d'abandonner le lendemain.736 « Que voulait-il dire ? Faut-il être un champion hors norme pour terminer le Tour de France ? Est-il nécessaire de "se soigner" médicalement pour rallier Paris ? Un cyclisme "propre" est-il impensable ? Un homme "ordinaire" peut-il effectuer le parcours du Tour de France en se contentant de manger, de boire et de dormir ? Tom Boonen, inconsciemment ou non, avait lancé un défi aux six milliards de gens "normaux" qui vivent sur cette planète. La caste des champions à laquelle il appartient est microscopique à l'échelle du globe. Et nous, les "autres", les "ordinaires", sommes-nous condamnés à la médiocrité sportive, à l'échec, à la contre-performance ?737 »

Boonen prétendait être anormal, surnormal. Entre le champion et le quidam existe une différence de nature qui destine le premier à des exploits proprement « hors du commun » et le second à le regarder. Guillaume Prébois prétend au contraire que ce n'est qu'une différence de degré. Que si on lui laisse le temps de se préparer convenablement, il est parfaitement capable d'en faire autant. Le tout est de le vouloir. Journaliste (ancien collaborateur, notamment, à Vélo Magazine et à L'Équipe), pratiquant le cyclisme à un niveau déjà respectable (champion départemental du Val d'Oise en 1994), ancien attaché de presse de l'équipe cycliste Lampre-Daikin en 1999, il décide alors de réaliser le parcours du Tour de France 2007 un jour avant que les professionnels n'empruntent les mêmes routes, le tout sous surveillance médicale afin de démolir deux tenaces préjugés : d'une part, que réaliser une telle distance, ou au moins un tel parcours est dangereux pour la santé ; d'autre part, qu'il est impossible de le faire sans produits dopants. En somme, prouver que par une préparation physique adéquate, n'importe qui, pour peu qu'il le veuille, peut effectuer le parcours du Tour de France et en sortir indemne.

Après un an d'une minutieuse préparation, Guillaume Prébois parvint au bout des 3570 km du parcours de la Grande Boucle 2007 à la vitesse moyenne de 29 km/h, performance évidemment incommensurable à celles des professionnels : Guillaume Prébois roulait

736 Guillaume Prébois, L’autre Tour, Saint-Raphaël, Éditions Melody, 2007, p. 7. 737 C'est nous qui soulignons.

267 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE accompagné de son seul coéquipier sur des routes ouvertes à la circulation, pendant que le Tour de France progressait sur des routes vides qui lui étaient réservées à lui seul, et bénéficiait de l'avantage des abris du peloton. Reste que l'affirmation péremptoire de Boonen avait été mise en défaut : un homme lambda pouvait réaliser le Tour de France, le tout « à l'eau claire ».

Par quelle méthode ?

« Pendant neuf mois, j'ai vécu dans la peau d'un coureur. J'ai compris que la tentation du dopage commence dès la préparation, quand il faut aligner les sorties de six heures par tous les temps. Ma semaine d'entraînement type était la suivante : lundi six heures, mardi quatre, mercredi six, jeudi repos, vendredi six heures, samedi quatre, dimanche six, le tout farci d'accélération et de sprints.738 »

Autrement dit, sous réserve d'exactitude de ces informations, 32 heures d'entraînement par semaine, ce qui constitue un entraînement plus qu'intensif : le formulaire de demande de licence de la FFC pour un coureur classé Élite739 considérait en 2003 qu'un entraînement devenait intensif du moment que le volume horaire hebdomadaire dépassait les 8 heures, soit quatre fois moins.740 Guillaume Prébois l'admet lui-même : il a « vécu dans la peau d'un coureur ». Cela lui a permis, à la veille de débuter son aventure, d'élever sa VO2 max à une valeur de « 68.7 ml/kg/min pour une puissance maximale aérobie de l'ordre de 370 W741 », valeur certes bien supérieure à celle du sédentaire (de l'ordre de 45 ml/mn/kg chez un jeune adulte sain), mais toutefois encore bien inférieure à celle du sportif d'élite. Disposant d'un bon passé de cycliste départemental, et au prix d'un entraînement acharné auquel le haut niveau lui-même ne s'astreint peut-être pas − dont il n'a d'ailleurs peut-être pas besoin, si l'on considère qu'il a l'avantage du don physiologique −, Guillaume Prébois n'est parvenu à hisser sa VO2 max qu'à la hauteur de celle d'un bon coureur de niveau régional.

Quelles furent quant à elles les incidences physiologiques du Tour de France qu'il effectua ? Au sortir de son épreuve, le Professeur Daniel Rivière indique que « son VO2 max n'a pas bougé, sa puissance maximale aérobie non plus mais sa fréquence cardiaque a

738 Guillaume Prébois, L’autre Tour, op. cit., p. 148. 739 La catégorie de niveau alors la plus haute, regroupant les 300 meilleurs français, coureurs professionnels inclus. 740 Frédéric Grappe, Cyclisme et optimisation de la performance, Bruxelles, De Boeck, 2005, p. 397. 741 Guillaume Prébois, L’autre Tour, op. cit., p. 15.

268 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE baissé742 », ce qui, concernant ce dernier paramètre, est conforme aux attentes. Pour le reste, on constate que trois semaines d'efforts continus et intensifs n'eurent aucune incidence sur la VO2 max et la PMA, les deux paramètres les plus déterminants pour la performance en cyclisme. La plupart des études en physiologie du sport se basent sur des durées allant de 2 à 6 semaines pour statuer sur les bénéfices statistiques d'un certain programme d'entraînement743 ; avançons prudemment à l'issue de ces trois semaines que Guillaume Prébois avait sans doute touché là ses limites physiologiques. Sans doute n'aurait-il guère pu les repousser plus encore, uniquement avec l'entraînement. « J'étais doué, mais certainement pas assez pour revendiquer un statut de pro744 », reconnaît-il lui-même. Preuve par l'absurde, s'il en fallait une, qu'il ne suffit pas à un organisme ordinaire de seulement vouloir pour accéder à la « caste des champions ».

2.2) LES 68%

Le champion est un homme s'écartant des normes : il est un « homme hors normes ». Pour reprendre le mot de Canguilhem, il est de ces « hommes normatifs, des hommes pour qui il est normal de faire craquer les normes et d'en instituer de nouvelles 745 ». La normalité du champion est de ne pas être normal − entendons, de ne pas être dans la moyenne d'un point de vue physiologique. Il ne se contente pas de se situer dans le ventre mou des courbes de Gauss, dans la population des fameux 68% vérifiant la loi normale746, mais se complet bien plutôt dans les extrêmes, comme l'avait remarqué Raymond Thomas. Entre le champion et son spectateur, entre le champion acclamé et son suivant anonyme, il n'y a pas une différence de degré, mais de nature. L'une des sources du succès du champion se trouve dans une déviation par rapport aux normes physiologiques usuellement admises, par rapport aux moyennes en vigueur dans une population donnée. Il est un « monstre physiologique » en ce sens qu'il s'écarte du commun ; si ses spécificités ne sont pas tenues pour tératologiques, c'est au seul titre qu'elles lui procurent une adaptation décisive dans le champ sportif, comme le montrent

742 Ibid., p. 153. 743 Si l'on excepte le fameux modèle de Gimenez qui est un des rares exercices où l'on dispose d'études conduites sur des durées supérieures (12 à 24 semaines). Frédéric Grappe, Cyclisme et optimisation de la performance, op. cit., p. 136. 744 Guillaume Prébois, « L’Autre Tour de France », Ciné-Télé Revue, p. 20. 745 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique [1943,1966], op. cit., p. 106. 746 Si une population se distribue suivant une loi normale, 68% de l'effectif de celle-ci se situe dans l'intervalle [̄x−σ ;̄x+ σ ]

269 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE les exemples de Garrincha ou de Manute Bol.747 La polyglobulie dont est atteint le skieur finlandais Eero Mäntyranta748 peut être considéré comme une anomalie, comme un trouble, voire comme une maladie au regard des normes usuelles ; en fait, elle était l'une des sources de sa supériorité sportive sur ses concurrents, son taux d'hématocrite étant naturellement plus élevé que le commun. Placer le champion et l'homme du commun sur un continuum fait tomber dans la même illusion de continuité que celle critiquée par Canguilhem, consistant à soutenir que « les phénomènes pathologiques sont identiques aux phénomènes normaux correspondants, aux variations quantitatives près749 » : entre le normal et le pathologique, entre la maladie et la santé, il y a autre chose qu'une simple variation quantitative, et entre l'état de « santé » exemplaire du champion et celui de l'homme des 68% également. La différence entre le champion et l'homme du commun n'est pas que quantitative ; elle est sans doute aussi qualitative. Jean Bouin, remarque Canguilhem750, a sa propre norme, propre à son idiosyncrasie, irréductible à toute autre norme ; il habite un autre corps, tout comme le diabétique possède un autre rein.751 L'entraînement sportif, le travail ne fait qu'actualiser des virtualités, des potentialités contenues en germe dans l'individu. On ne devient pas sportif, on le naît ; puis, on le devient. Le sport entretient le « mythe de la feuille blanche ». Il l'entretient d'autant mieux que la feuille de chacun paraît effectivement blanche, ce qui est inscrit étant invisible, écrit à l'encre nouménale.

3) La capacité de travail

On ne devient pas champion : on le naît. Mais une fois au monde, encore faut-il que le champion en puissance actualise ses virtualités. Le seul potentiel physique hors norme est certes une condition nécessaire, mais aucunement suffisante. On ne devient pas champion : on le naît ; puis, on le devient. Pour que les potentialités physiologiques s'actualisent, d'autres

747 Cf. supra, p. 191. 748 Claudio Tamburrini, « Le sport et la nouvelle génétique − Questions éthiques », in Jean-Noël Missa, Laurence Perbal, (éds.). « Enhancement » : éthique et philosophie de la médecine d’amélioration, éds. Jean-Noël Missa et Laurence Perbal, Paris, Vrin, 2009, p. 195. Voir aussi Pascal Nouvel, « Eero Mäntyranta. Un champion génétiquement (et naturellement) modifié », in Jean-Noël Missa, Pascal Nouvel. Philosophie du dopage, Paris, PUF, 2011, pp. 19-34. 749 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique [1943,1966], op. cit., p. 9. 750 Ibid., p. 74. 751 Ibid., p. 43.

270 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE conditions elles-mêmes nécessaires doivent se réaliser. Se borner à la seule étude des paramètres physiologiques serait une erreur. Le sportif n'est pas qu'un corps. Il est aussi une âme, vérité connue depuis les origines britanniques et coubertinienne du sport qui faisait de ce dernier un instrument pour la travailler. Or, la décision d'actualiser les potentialités physiologiques du corps appartient à l'âme ; c'est elle qui va décider, ou non, de le faire suer ; c'est à elle que revient de faire le choix d'un entraînement assidu. Un corps, aussi doué soit-il, ne deviendra jamais sportif, ne deviendra jamais champion s'il lui manque la volonté de le devenir. Certes n'est pas champion qui veut mais qui peut ; mais une fois que l'on peut encore faut-il qu'on veuille : vouloir devenir sportif, vouloir devenir champion ; mais surtout, vouloir s'entraîner plus que tout autre, vouloir souffrir, vouloir aller au-delà de la douleur.

La volonté du sportif est assurément celle qui le fait choisir sa discipline, ses objectifs, ses stratégies et ses tactiques ; mais c'est aussi et surtout celle qui le fait travailler et s'entraîner au maximum afin de porter à leur acmé toutes les potentialités physiologiques dont son corps est gros. Hérédité et travail, bonne nature et effort acharné. Comment cette obstination du champion dans la souffrance est-elle possible ? Quel agencement, tant interne que externe au sujet, faut-il supposer pour que celui-ci accepte et assimile sans sourciller des charges de travail aussi colossales que celles que s'est imposé Guillaume Prébois ? Vivre ainsi suppose au moins trois choses : un emploi du temps le permettant ; la capacité physiologique de supporter de pareilles charges d'entraînement ; également la capacité psychologique de s'astreindre à ces charges, soit la volonté de se contraindre à ce mode de vie et d'y persévérer.

Il existe des différences irréductibles quant aux emplois du temps. Depuis l'origine du sport, la querelle entre amateurisme et professionnalisme n'a pas d'autre cause. Au XIX e siècle, les classes supérieures de la société anglaise disposaient de temps libre et pouvaient facilement se libérer pour le sport qui constituait même dans certains cas le noyau de la vie mondaine, alors que les classes laborieuses ne disposaient pas de ce luxe. Le professionnalisme apparaissait comme une solution égalitariste permettant aux classes populaires de régler en partie le problème des contraintes matérielles afin qu'elles puissent disposer d'autant de liberté que les classes supérieures pour pratiquer le sport, avant que la politique du loisir conduite par le Front populaire ne libère du temps libre. Le CIO héritera de ce problème de l'amateurisme et en fera un axiome de son « éthique » jusqu'aux JO d'Atlanta

271 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE de 1996 ; Coubertin paraît avoir tenu à propos de cette question de l'amateurisme un discours exotérique qui lui était favorable − à des fins stratégiques − et un autre ésotérique qui lui était hostile − car contraire à sa propre conception du sport − ; toujours est-il que ses successeurs continuèrent invariablement de fermer les Jeux Olympiques aux professionnels pendant longtemps, comme le firent les responsables de certaines fédérations sportives, comme l'International Rugby Board jusqu'en 1995. Avec cette conséquence inattendue que l'amateurisme offrait de moins en moins cet avantage décisif en termes de temps sportif davantage disponible comme chez les Anglais, mais qu'au contraire il agissait de plus en plus comme un frein par rapport aux pays, villes et clubs qui pratiquaient le fameux « amateurisme marron » composé d'habiles subventions et avantages adroitement accordés aux athlètes en- deçà des règlements. Par exemple, dans le rugby, comme l'avoue Fabien Galthié :

« En 1988, quelqu'un m'a demandé, "quel est ton fixe ?" J'ignorais que certains joueurs touchaient un "fixe." La vérité est que parfois les clubs pouvaient aider à l'achat d'un appartement, d'un bar, d'un camping... d'une voiture. Il y avait également une forme d'aide sociale : certains joueurs pouvaient travailler dans la société du président, ou d'un ami du président. Notre forte notoriété locale favorisait ces divers arrangements. […] Jusqu'en 1995 les joueurs ne percevaient pas de salaire mais bénéficiaient de prestations en nature.752 »

Le professionnalisme était en Angleterre une forme de justice corrective qui permettait aux classes laborieuses de disposer du même temps sportif que les classes supérieures ; « l'amateurisme marron » joua un rôle non plus correcteur mais amélioratif en libérant plus de temps sportif pour certains que pour d'autres.

Inégalités, ensuite, des individus à supporter les charges d'entraînement au niveau physiologique. « En somme, le génie, c'est d'abord d'avoir des bons muscles. Ils permettent l'énorme travail, la tour qui monte jusqu'au ciel753 » écrivait Montherlant. « L'énorme travail » n'a pas pour seule limite la volonté ; le corps doit aussi être capable de supporter la charge. Nombreux sont les athlètes à ne pouvoir s'entraîner autant qu'ils le veulent et qu'ils le doivent en raison de blessures ou de maladies. Il est bien connu que l'entraînement intensif abaisse les défenses immunitaires de l'organisme. C'est ce que remarque Frédéric Grappe concernant le

752 Fabien Galthié et Jean Lacouture, Lois et moeurs du Rugby, op. cit., pp. 32-33. 753 Henry de Montherlant, Les Olympiques [1938], op. cit., p. 149.

272 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE cyclisme :

« Certains athlètes, assez fragiles, arrivent péniblement à assimiler 15 semaines d'entraînement en continu sans contracter de maladie. Chaque fois que leur organisme tend vers un certain seuil critique d'adaptation, ce dernier se fragilise et très souvent une maladie est contractée. Malheureusement, cela empêche le coureur de poursuivre sa progression car il doit se soigner. Cela détermine automatiquement une diminution temporaire de la capacité de performance qui l'oblige à repartir un peu en arrière par rapport au programme d'entraînement prévisionnel. En revanche, certains coureurs, plus robustes, parviennent sans problème à assimiler naturellement 15 semaines d'entraînement consécutives, ce qui leur permet d'optimiser plus facilement leur capacité de performance.754 »

L'entraînement bien conduit du sportif doit pousser l'organisme dans ses derniers retranchements. Le sportif marche comme un funambule sur le fil de la « santé » qui départage le normal du pathologique. Pour optimiser ses capacités de performance au maximum, le sportif est amené à tutoyer cette limite physiologique qui, s'il la franchit, produit des effets inverses, de désadaptation.

Hors blessures et maladies qui n'entraînent des maux souvent que temporaires pouvant se résorber après avoir observé une période de récupération, d'autres troubles beaucoup plus conséquents et presque irréversibles peuvent survenir du fait de charges d'entraînement inassimilables par l'organisme qui les subit. Le principe de l'entraînement consiste à dérégler temporairement l'homéostasie de l'organisme par l'application de différents stimuli, lequel produit par réaction des adaptations (surcompensation) durant les phases de récupération afin de rétablir l'équilibre homéostatique. Cependant, l'équilibre manque parfois d'être restauré, et conduit par conséquent à une désadaptation en raison d'une disproportion entre ce que l'organisme est capable d'endurer et l'importance du stimulus. Le « surentraînement755 », qui nomme ce grave phénomène, ne désigne en rien une « sur-forme », un état d'adaptation exemplaire de l'organisme à l'activité sportive, mais un état de fatigue devenant chronique, où le corps ne parvient plus à récupérer, où chaque entraînement supplémentaire n'amorce plus une surcompensation à venir, mais vient au contraire user l'organisme toujours un peu plus, où

754 Frédéric Grappe, Cyclisme et optimisation de la performance, op. cit., p. 61. 755 Voir par exemple Michel Rieu, « La santé des sportifs », in Georges Vigarello, (éd.). L’esprit sportif aujourd’hui, éd. Georges Vigarello, Paris, Universalis, 2004, pp. 124-126.

273 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PHYSIOLOGIQUE l'organisme ne peut parvenir à récupérer qu'à l'issue d'une longue interruption presque totale de l'activité physique pendant plusieurs semaines, plusieurs mois − s'il parvient toutefois à récupérer :

« L'Australienne Emma Carney, atteinte d'une grave maladie cardiaque, évoque l'avis de ses médecins : "Ils m'ont dit que la maladie était sûrement liée à une overdose d'exercice. Il est très rare, paraît-il, de trouver une fille de mon âge avec un ventricule dans cet état. Ils pensent que je me suis entraînée de manière inhumaine..."756 »

Inégalité des organismes quant à leurs capacités physiques de départ ; inégalité de ceux- ci également quant à la capacité de les augmenter par l'entraînement. « La génétique fixe un potentiel adaptatif pour chacun757 », rappelle Jean-Paul Stéphan. Mais même les plus favorisés à première vue ne sont pas à l'abri de tels problèmes. Jan Ullrich, que l'on décrivait comme quelqu'un de très doué, ou en tout cas de plus doué que son rival Lance Armstrong sur les Tours de France des années 2000 (lequel l'emportait sur l'Allemand en premier lieu par un travail plus minutieux, aux dires de certains observateurs758), déclarait ainsi en août 2010 souffrir d'un « burn-out », syndrome d'épuisement professionnel,759 suite à quoi il mettait fin à sa carrière.

II) PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE

Dans un monde où les hommes naîtraient strictement égaux quant à leurs capacités physiologiques de performance, égaux quant à leur capacité à les maximiser, égaux quant au temps sportif disponible, l'une des façons de créer des différences entre les corps − et non encore de créer des différences tout court − sera d'investir le temps d'entraînement disponible, qui serait donc idéalement identique pour tous, au mieux. Un entraînement peut être qualitativement et quantitativement différent ; s'entraîner mieux et s'entraîner plus − sachant que s'entraîner mieux peut permettre de s'entraîner plus. S'entraîner mieux implique l'utilisation de techniques d'entraînement différentes ; s'entraîner plus relève en revanche d'une

756 Sport et Vie, hors série n°24, 2006 cité dans Jean-Paul Stéphan, Rouler plus vite, Paris, DésIris, 2008, p. 62. 757 Ibid., p. 64. 758 Frédéric Grappe, « Analyse de la performance de Lance Armstrong sur le Tour de France 2001 », in Cyclisme et optimisation de la performance, Bruxelles, De Boeck, 2005, p. 367. 759 « Jan Ullrich victime d’un burn out », liberation.fr, 13 août 2010.

274 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE décision, d'un acte de la volonté qui ordonne de travailler avec le plus d'ardeur qu'il soit possible − en s'arrêtant évidemment un pas avant la maladie, un pas avant le surentraînement.

Les techniques d'entraînement et la volonté d'entraînement ont un même objet, le corps du sportif, qui appartient, pour reprendre la terminologie introduite par Karl Popper, au « monde 1 » des objets physiques760 ; cependant techniques et volonté n'ont pas le même statut ontologique. Les techniques d'entraînement sont un produit de l'esprit humain appartenant au « monde 3 » des créations intellectuelles ; elles n'appartiennent pas à l'être du sportif ou de l'entraîneur qui les invente mais peuvent être transmises comme toute science ou tout art à d'autres qui peuvent tout autant les utiliser ; c'est par conséquent quelque chose que l'on peut acquérir, quelque chose qui n'est pas lié fondamentalement à l'individu et peut en être détaché. L'acte de la volonté est au contraire d'un statut ontologique différent ; il appartient au « monde 2 » des expériences conscientes ; par conséquent, on ne peut pas séparer cet acte de l'être du sportif. En tant qu'elles relèvent du « monde 3 », les techniques d'entraînement peuvent être facilement acquises par apprentissage, l'entraînement du sportif peut être qualitativement amélioré aisément ; qu'en est-il de l'acte de volonté du « monde 2 » ? Peut-il être aussi facilement quantitativement supérieur ?

1) Arbitrium sportum, arbitrium brutum

S'astreindre à un entraînement intensif demande un effort : un effort du corps, mais aussi un effort de la volonté. Il ne suffit pas de se décider à suivre un programme d'entraînement ambitieux pour y parvenir : ce serait trop simple. La difficulté est si rude que c'est pour cela que l'on pensait que le sport formait le caractère, la volonté. « Le sport n'est pas naturel à l'homme : il est en contradiction formelle avec la loi animale du "moindre effort"761 » remarquait Coubertin. L'homme doit se forcer à suer, et c'est parce qu'il se force que le sport forme son âme et lui façonne sa volonté à l'image de celle qui règne dans le stade. Mais sur quel mode opère cette curieuse volonté sportive capable de faire endurer toutes les souffrances à un corps ? Ce qui motive est sans doute plus qu'un simple choix qui serait libre, et il s'agit sans doute encore d'autre chose que l'espérance d'un jour s'élever dans la hiérarchie

760 Karl Popper, La connaissance objective [1972], Paris, Flammarion, 1998, p. 137. 761 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 7.

275 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE sportive − et depuis Herzog, de s'élever dans la hiérarchie tout court − en dépit des nombreuses pauses aux échelons inférieurs.

Kant caractérisait ainsi le libre arbitre :

« La liberté entendue au sens pratique est l'indépendance de l'arbitre vis-à-vis de la contrainte exercée par les penchants de la sensibilité. Car un arbitre est sensible dans la mesure où il est affecté pathologiquement (par les mobiles de la sensibilité) ; il est dit animal (arbitrium brutum) quand il peut être pathologiquement nécessité. L'arbitre humain est à vrai dire un arbitrium sensitivum, non point brutum, mais liberum, parce que la sensibilité ne rend pas son action nécessaire, mais que réside dans l'homme un pouvoir de se déterminer par lui-même indépendamment de la contrainte exercée par des penchants sensibles.762 »

Le libre arbitre, qui devrait moralement commander tout agir, désigne une volonté capable de se déterminer uniquement sur des motifs rationnels, indépendamment de tout motif sensible, de toute passion, de tout sentiment, de toute émotion. Une volonté qui se déterminerait sur de tels motifs ne peut pas, d'après Kant, être dite autonome, libre : ce ne serait pas un « libre arbitre », mais un « arbitre animal », ou tout au plus un « arbitre sensible », éloignant l'homme de son humanité et le rapprochant au contraire de la sauvagerie.

En quoi peut-on dire que l'arbitre sportif est pathologiquement affecté, nécessité, que sa volonté est soumise, dépendante, « addictée » à des motifs non rationnels ? Ou bien, au contraire, en quoi peut-on dire que cette volonté qui préside à la décision de pratiquer un sport est parfaitement libre, qu'elle est entièrement détachée des penchants sensibles, qu'elle est capable de se déterminer elle-même en raison ? La réponse est presque dans la question : l'arbitre sportif réglant le corps, s'abstraire de l'hétéronomie des affects représente un effort encore plus conséquent que pour les autres matières. Sans doute la décision d'entrer en sport peut-elle relever d'un choix raisonné de la volonté libre, totalement détachée de tout motif sensible, de toute passion ; sans doute la décision de s'astreindre à la pratique sportive l'est également dans certains cas ; mais dans d'autres cas, l'arbitre sportif semble plus proche de l'arbitrium brutum, de cette volonté qui se croit libre sans l'être, qui est entièrement déterminée par les penchants, et qui donc demeure esclave. Paradoxalement, la persévérance acharnée dans un sport ne paraît pas être fondée sur une décision de la volonté libre et

762 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure [1781], Paris, GF Flammarion, 2001, p. 496 / A 534 / B 562.

276 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE autonome, mais d'une volonté dépendante et aliénée.

L'inertie sportive, cette persévérance à poursuivre dans la souffrance minute après minute, jour après jour, année après année, apparaît comme incompréhensible au commun et force l'admiration de ceux qui en sont incapables. Cette inertie paraît cependant plus intelligible si on fait le choix méthodologique de l'interpréter d'après les catégories de la dépendance, de l'addiction. Le terme d'addiction possède une grande pertinence dans ce contexte puisqu'il permet de faire référence à des conduites et des comportements qui ne sont pas que toxicomaniaques. Il succède du point de vue conceptuel à celui de « toxicomanie », dans le sens d'un élargissement de son contenu. Alors que la toxicomanie ne rendait compte que des dépendances vis-à-vis de substances exogènes telles que l'alcool, le tabac, les drogues, les médicaments, l'addiction englobe quant à elle toutes les conduites en général pouvant être pensées sur le mode de la dépendance, que celles-ci mettent en jeu la prise exogène de produits ou non. Le concept d'addiction permet ainsi d'expliquer, ou au moins de décrire, des phénomènes de dépendance à des activités comme le jeu, les achats compulsifs, la boulimie, l'anorexie, le travail, la prise de psychotropes, mais aussi comme le sport. Ce qui légitime qu'on regroupe dans cette même catégorie d'addiction des pratiques si hétérogènes, c'est une parenté dans le schéma comportemental qui les sous-tend. En effet, « l'addiction est définie comme un processus complexe par lequel un comportement, qui peut fonctionner à la fois pour produire du plaisir et pour soulager un malaise intérieur, se caractérise par l'échec répété dans le contrôle de ce comportement et la persistance de ce comportement en dépit de conséquences négatives763 », note Laurent Karila. Tous ces comportements, que ce soit celui du fumeur, de l'alcoolique, du drogué, du joueur, de l'acheteur, font apparaître des homologies. Ils produisent un certain plaisir, ou au moins soulagent-ils un certain malaise sur l'instant. Parce qu'ils permettent de se sentir bien, ils conduisent le sujet à les répéter, dans certains cas ad infinitum, malgré les conséquences négatives qui pourraient en découler, comme par exemple des effets néfastes sur la santé ou sur la vie sociale. Toute tentative de contrôle de ce type de comportement apparaît difficile : la raison, le « libre arbitre » dont parle Kant, se montre incapable de déterminer l'agent à ne pas poursuivre ; elle a beau montrer très clairement au sujet qu'il ne doit pas continuer et même parvenir à le convaincre d'arrêter, ce dernier en est incapable.

763 Laurent Karila, Dépression et addictions, Paris, Phase 5, 2006, p. 12.

277 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE

Le magazine Sport et Vie, toujours très prompt à dénoncer l'emprise du dopage sur le monde du sport par la plume du Docteur Jean-Pierre de Mondenard, n'hésite pas à jouer sur le problème de la dépendance au sport. Dans une interview titrée « avocat de la défonce764 » consacrée à la course à pied sur longue distance en montagne (l'« ultra-endurance »), Sport et Vie interroge Christophe Bassons, ancien coureur de l'équipe Festina en 1998, sur cette discipline dans laquelle celui-ci s'est reconverti après son retrait forcé du cyclisme où il n'était plus le bienvenu en raison de sa ferme intransigeance quant au dopage et de son opposition radicale à Lance Armstrong sur le sujet. « Tous les sportifs un peu assidus connaissent bien ce besoin de rester actifs et la sensation de manque que l'on ressent lorsque l'on est condamné à l'inactivité », remarque le magazine. Question à Christophe Bassons :

« Peut-on comparer cela aux toxicomanies avec les phénomènes bien connus de dépendance (on "doit" courir pour se sentir bien) et de tolérance (il faut toujours courir plus pour ressentir le même bienfait) ? »

Réponse sans appel : « dans mon cas, c'est sûr. Je ressens cela très précisément : le besoin de courir et la nécessité d'augmenter les distances. »

Plusieurs outils furent développés par certains psychologues afin de dépister l'addiction à l'exercice physique. Dans une étude de 1990, Carol Lee Chapman et John Manuel De Castro se posèrent la question de l'addiction à la course à pied, pratique qui prenait alors son plein essor. Partant du constat que certains coureurs « paraissent être devenus dépendants (addicted), continuant de courir même au détriment de leur vie sociale, de leur travail ou même de leur santé765 », ils proposèrent une échelle d'évaluation de l'addiction à la course à pied (Running Addiction Scale), basée sur les réponses à une série de 11 questions, dont chacune majore ou minore le degré supposé de dépendance.766 D'autres outils spécifiques existent, comme pour la dépendance au body-building, ou pour la dépendance à l'exercice physique d'une manière générale.767 Ces instruments permettent de révéler ces dépendances qui animent certains sportifs, qui les forcent à s'entraîner quoi qu'il arrive, et qui fondent par

764 Gilles Goetghebuer, « Avocat de la défonce », Sport et Vie, septembre 2008, pp. 20-21. 765 Carol Lee Chapman et John Manuel De Castro, « Running addiction: measurement and associated psycological characteristics », The Journal of Sports Medicines and Physical Fitness, vol. 30 / 3, 1990, p. 283. 766 Ibid., p. 285. Pour une traduction française, voir Dan Véléa, « L’addiction à l’exercice physique », Psychotropes, vol. 8 / 3-4, 2002, p. 44. 767 Dan Véléa, « L’addiction à l’exercice physique », op. cit., pp. 43-44.

278 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE conséquent une partie de leur succès. Dépendances souvent pathologiques, mais qui passent précisément pour ne pas l'être. Derrière l'étonnante assiduité de certains sportifs, comme Guillaume Prébois, plutôt que l'addiction ou une dépendance, c'est en effet la persévérance, le courage, le sacrifice, la volonté, la résolution que l'on est tenté de discerner au premier abord, mais peut-être à tort,. Les multiples retours de certains champions à leur discipline ou à une autre, qui s'étaient pourtant retirés de la carrière sportive, tels que Michael Schumacher, Laurent Jalabert, Lance Armstrong, Justine Henin, ou Martina Navrátilová, ou même l'incapacité à pouvoir s'arrêter de courir et de concourir, comme Jeannie Longo ou (qui courait, parait-il, toujours près de 15 kilomètres par jour malgré ses 80 ans), ne témoignent pas à première vue d'épisodes de rechute, mais au contraire de la solidité de la foi sportive.768 Que certains sportifs ne parviennent pas à s'arrêter, que ce soit sur blessure ou simplement durant l'intersaison, qu'ils se sentent comme « sales » ou avec le sentiment d'avoir péché s'ils manquent un simple entraînement n'indique pas un manque d'une « substance » ou d'une activité sans laquelle on ne pourrait pas vivre et qui appellerait dans n'importe quel autre cas au sevrage, mais bien plutôt la présence d'une conscience sportive inébranlable et exemplaire que chacun devrait imiter.

Mais peut-être ces constats du sens commun face à la volonté sportive relèvent-ils davantage de l'illusion. Ces faits décrits de cette façon si positive dans maintes biographies et hagiographies de héros sportifs prennent un tout autre sens interprétés suivant les catégories de la dépendance. D'un point de vue comportemental, l'addiction, qu'elle soit au sport ou d'autre chose, se caractérise ainsi, d'après Éric Loonis, par six critères769 que l'on distingue parfois sans peine dans certains comportements sportifs :

1. La saillance, qui caractérise une activité plus saillante que d'autres dans celles qu'exerce quotidiennement un individu, jusqu'à parfois devenir monopolisante en mobilisant l'intégralité du temps de vie – terme que le concept psychanalytique de « surinvestissement » recoupe quelque peu.

2. Le conflit, qui désigne la pression exercée pour que l'individu réduise cette activité. Pression externe lorsqu'elle est pratiquée par l'entourage (famille, collègues, société, institutions, État,

768 Sur le problème du « sevrage » de la pratique sportive et du difficile « travail de deuil » du champion quant à sa carrière achevée, voir Patrick Bauche, Les héros sont fatigués. Sport, narcissisme et dépression, op. cit., pp. 121-127, 153-160. 769 Eric Loonis, Théorie générale de l’addiction, Paris, Publibook, 2002, pp. 44-60.

279 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE

morale etc.) ; pression interne lorsqu'elle provient de la personne elle-même quand elle se sent déchirée entre plusieurs aspirations contradictoires (« Je vois le bien, je l'approuve, et je fais le mal770 », « Je ne fais pas le bien que je veux, mais je pratique le mal que je ne veux pas771 »).

3. La tolérance, caractérisant l'accoutumance du sujet à l'activité, et par conséquent sa recherche « des quantités croissantes de l'activité addictive, nécessaires pour atteindre les mêmes effets qu'au début de l'addiction772 ». Les effets « positifs » (principalement hédoniques) de l'activité deviennent progressivement, par habitude, moindres pour un niveau d'activation donné ; partant, le sujet contracte une propension à rechercher une activation toujours plus grande pour provoquer des effets au moins égaux à ceux initiaux.

4. Le manque, « qui correspond à des sentiments de déplaisir et/ou des effets physiques négatifs quand l'activité addictive est interrompue ou soudainement réduite773 ».

5. Le soulagement, corollaire du manque, qui met fin à la souffrance engendrée par l'absence de pratique de l'activité addictive. De manière causale, contre-factuelle, le manque et le soulagement – lorsqu'ils sont déterminables aisément, car ce n'est pas toujours le cas – permettent de discerner l'activité addictive : puisque sa présence cause le soulagement, et son absence le manque, le soulagement sera un signe presque évident de sa présence, et le manque de son absence.

6. La rechute et le rétablissement, qui marquent « des retours répétés vers les anciens modèles de comportement addictifs et, dans les cas les plus extrêmes, [à] un haut niveau d'activité addictive [qui] peut être rapidement restauré, même après plusieurs années d'abstinence774 ». Même après un long sevrage d'une activité addictive, il est possible de rechuter et de rétablir un schéma comportemental addictif ; l'addiction semble laisser des marques profondes, quasiment indélébiles, qui réapparaissent alors qu'on les croyait effacées.

Ceci a des conséquences d'un point de vue neurobiologique :

« Les adaptations cérébrales que cette exposition répétée produit correspondent à des altérations du fonctionnement individuel des neurones, altérations qui produisent à leur tour des problèmes dans le fonctionnement des circuits cérébraux auxquels ces

770 Ovide, Métamorphoses, VII, 20. 771 Saint Paul, Épître aux Romains, 7, 19. Sur ces questions, voir Jon Elster, Agir contre soi : la faiblesse de la volonté, Paris, Odile Jacob, 2007. Voir également ses cours sur le site du Collège de France : http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/rat_soc/index.htm 772 Eric Loonis, Théorie générale de l’addiction, op. cit., p. 58. 773 Ibid., p. 59. 774 Ibid., p. 60.

280 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE

neurones participent. Tout ceci peut conduire aux comportements complexes, tels que dépendance, tolérance, sensibilisation, désir irrépressible (craving), qui caractérisent une conduite addictive.775 »

Les conduites addictives « câbleraient » le cerveau des individus concernés de manière différente. Les circuits cérébraux en question, ce sont ceux, résume Laurent Karila, « impliqués dans la récompense, la motivation, le contrôle inhibiteur et la mémoire. […] La dopamine joue le rôle de chef d'orchestre dans ces différents phénomènes neurobiologiques776 », laquelle est libérée par « les récompenses naturelles (aliments, boissons non alcoolisées, activité sexuelle) et la majorité des drogues addictives ». Au final, « le cerveau d'un addicté serait différent de celui d'un non-addicté777 », tant et si bien que l'on peut parler sans hésitation d'une « maladie cérébrale », qui pourrait dans certains cas être repérée par la neuro-imagerie.

L'addiction tiendrait, explique Éric Loonis, au « dérèglement d'un système hédonique homéostatique778 » :

« On assiste dans tous les cas à la mise en place d'une spirale de détresse qui peut être décrite ainsi : les facteurs prédisposants (dont la souffrance psychique, la dysphorie antécédente) entraînent un premier échec dans l'autorégulation […]. Le sujet cherche à instaurer un contrôle, mais il échoue, c'est le premier dérapage, qui conduit à une détresse émotionnelle (la dysphorie conséquente). C'est une détresse émotionnelle qui conduira ultérieurement à de nouveaux échecs dans le contrôle, instaurant la boucle addictive, qui correspond à une rupture de l'homéostasie hédonique au plan cérébral. »

Une « spirale de détresse » : une souffrance intrinsèque, première, que le sujet tente de masquer en recourant à des activités hédoniques (parmi lesquelles la prise de produits, mais pas uniquement) ; une souffrance apaisée dans un premier moment, mise entre parenthèses le temps de l'activité ; un échec du contrôle de cette activité hédonique, une « détresse émotionnelle » conséquente, qui se répète ensuite. Conséquence :

« La mise en route d'un comportement critique, compulsif, répété et persistant,

775 Ibid., p. 67. 776 Laurent Karila, Dépression et addictions, op. cit., p. 44. 777 Eric Loonis, Théorie générale de l’addiction, op. cit., p. 68. 778 Ibid., p. 69.

281 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE

destiné à lutter contre une dysphorie préalable, mais qui entraîne lui-même un ensemble de troubles dysphoriques et des conséquences négatives, dont la principale est la désadaptation.779 »

La mécanique de cette spirale de détresse que redouble la spirale addictive est la suivante :

1. Une dysphorie antécédente, le contraire de l'euphorie. Une souffrance originelle, intrinsèque, due à la condition même de l'homme, ayant sa source dans la conscience de la mort, le questionnement métaphysique, ou peut-être même dans la conception du cerveau et de son agencement neuronal : « un bruit de fond cérébral généré à partir des décharges spontanées de nos neurones780 ».

2. La recherche d'une solution addictive afin de calmer cette douleur, au moins l'oblitérer, la masquer, c'est-à-dire la recherche d'une activité capable de procurer du plaisir, de masquer le mal-être existentiel, activité dont la nature peut être très différente d'un individu à un autre.

3. Une activation cérébrale dont la finalité n'est autre que « d'occulter la dysphorie antécédente, la souffrance psychique existentielle ».

4. Un soulagement consistant dans une suspension de la perception de la souffrance, mais qui n'est malheureusement que temporaire.

5. L'expérience des limites de ce soulagement puisque « cette souffrance intrinsèque à l'être humain ne saurait être définitivement annihilée », celle-ci tenant peut-être à l'économie du cerveau elle-même : sa disparition complète ne pourrait sans doute s'accomplir qu'à l'état de mort cérébrale. Par ailleurs, des limites neurobiologiques au soulagement rendent ce dernier nécessairement incomplet et précaire (voir la tolérance ou le manque).

6. Une dysphorie conséquente résultant moins du manque de l'activité pratiquée que du constat qu'elle fut incapable d'éradiquer la souffrance existentielle initiale, qui est moins causée par les potentielles conséquences néfastes contenues dans l'activité addictive (la substance alcoolique qui rendrait dépressif ou la perte abyssale aux jeux d'argent qui rendrait malheureux) que par le fait que la souffrance de la dysphorie antécédente n'a pu être gommée absolument.

7. Une spirale addictive où l'on revient à l'activité addictive, la seule capable de masquer le mal être originel. Incidences sur la santé, désadaptation sociale et autres conséquences contingentes peuvent suivre d'une possible perte de contrôle.

779 Ibid., p. 22. 780 Ibid., p. 125.

282 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE

L'activité, l'objet de l'addiction n'est pas la cause primaire de l'addiction. Au contraire, ce serait davantage le schéma comportemental addictif qui déterminerait l'objet de l'addiction. Le contenu de l'activité addictive ne vient que secondairement. On ne deviendrait pas dépendant à cause de telle ou telle drogue, mais plutôt : c'est par le besoin de calmer une souffrance fondamentale que l'on se tourne vers une drogue, et c'est le « plaisir », « l'activation cérébrale », le « soulagement » qu'elle permet qui rend dépendant. Ce qui fonde l'addiction est moins la substance que la « dysphorie » (antonyme d'« euphorie », terme technique faisant référence dans un sens large à l'anxiété, à l'angoisse, voire à la dépression), tant antécédente que conséquente. La dysphorie conséquente est le signe que l'homéostasie du système de récompense est rompue, qu'il n'y a plus équilibre hédonique ; le système tendant à s'équilibrer (« allostasie »), « l'homéostasie est maintenue, mais transposée à d'autres niveaux de fonctionnement », d'où le mécanisme bien connu et visible de l'addiction dans sa logique du « toujours plus », de « tolérance », de « manque », qui ne cherche rien d'autre que rééquilibrer le système.781

« Pour l'addicté au long cours le plaisir disparaît, seul persiste le besoin de soulagement et c'est ce besoin qui prend un tour irrépressible, comme une motivation créée artificiellement, ce qui explique que la spirale de détresse addictive peut survenir aussi bien avec des substances psychotropes, qu'avec l'usage compulsif de renforçateurs non-chimiques, comme dans le jeu pathologique, la suralimentation, l'exercice physique compulsif, la sexualité compulsive, et ainsi de suite.782 »

Ce schéma comportemental avait été parfaitement pressenti par certains auteurs, comme Pascal, au sujet de ce qu'il nomme le « divertissement » :

« J'ai découvert que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait demeurer chez soi avec plaisir, n'en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d'une place. On n'achètera une charge à l'armée si cher, que parce qu'on

781 On trouve chez Patrick Bauche une idée semblable, mais davantage exprimée selon les catégories de la psychanalyse : « L'acte sportif est générateur de plaisir, et l'on sait depuis Freud que tout être humain ne peut pas renoncer au plaisir dès lors qu'il l'a rencontré une fois. Le sport de haut niveau peut devenir une addiction à partir du moment où il devient pour l'athlète une nécessité pour retrouver un équilibre. L'addiction vient combler un manque. Elle passe par l'activité, pour ressentir son corps, ressentir ses émotions. Le sportif a besoin de cette sensation qui le rassure : s'il éprouve son corps, c'est qu'il existe. » Patrick Bauche, Les héros sont fatigués. Sport, narcissisme et dépression, op. cit., p. 108. 782 Eric Loonis, Théorie générale de l’addiction, op. cit., pp. 74-75.

283 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE

trouverait insupportable de ne bouger de la ville ; et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu'on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.783 »

Ce qu'enseigne l'addiction, c'est que les causes de l'ennui et du divertissement chez Pascal, ou de l'angoisse, du souci, de la quotidienneté, du dévalement, de la chute chez Heidegger784, au risque de forcer le trait, sont avant tout neurobiologiques. Impossible pour l'homme de rester inactif. Celui-ci ressentirait l'inanité de sa vie, sa misère sans Dieu. Pour tromper cet ennui, il lui faut agir, faire quelque chose, n'importe quoi, sans quoi il retomberait dans la tristesse propre à sa misérable condition. Le divertissement pascalien est la dépendance à une activité qui a pour fondement, précisément, de ne pas en avoir, n'étant motivée que par le vide existentiel qu'il y a à combler − ou plutôt à masquer, puisqu'il réapparaît aussitôt.

Pour Kant, il existe toutefois une activité susceptible de mettre fin à ce douloureux ennui intrinsèque : le travail. Comme le remarque Alexis Philonenko, pour Kant, « seul le travail peut délivrer l'homme de son souci ou plus justement de cette angoisse785 ». Kant juge ainsi que, dès le plus bas âge, « il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler. L'homme est le seul animal qui doit travailler786 ». Moins parce que le monde, si pauvre en ces ressources nécessaires à la conservation de l'homme, doit être cultivé, que parce que même s'il était plein d'une abondance aussi débordante que celle du jardin d'Éden, l'homme ne pourrait demeurer dans l'inaction, dans la simple contemplation : il s'y ennuierait. Adam et Ève ?

« L'ennui les eût torturés tous aussi bien d'autres hommes dans une situation semblable. L'homme doit être occupé de telle manière qu'il soit rempli par le but qu'il a devant les yeux, si bien qu'il ne se sente plus lui-même et que le meilleur repos soit pour lui celui qui suit le travail. »

Plus qu'un simple divertissement qui se contenterait de masquer d'un voile éphémère la précarité humaine, le travail parviendrait à éradiquer franchement toute angoisse, à chasser pour de bon tout ennui. Sans lui, nul doute que l'homme serait à nouveau placé seul face à ses

783 Blaise Pascal, Pensées [1670], op. cit., paragr. 139-136. 784 Martin Heidegger, Être et Temps [1927], Paris, Gallimard NRF, 1986, pp. 240-246. 785 Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation [1803], op. cit., p. 57. 786 Ibid., p. 148 / 471.

284 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE craintes sitôt qu'il n'aurait rien à faire, chutant dans la spirale du divertissement.

La conception kantienne du travail comme unique remède à l'ennui ne trompe pas Nietzsche. Lui la range aux côtés des méthodes étouffantes des ascétismes, comme celle du stoïcisme, qui cherchent à anesthésier la souffrance des sujets maladifs :

« On essaie contre les états de dépression un autre training qui en tout cas est plus facile : l'activité machinale. Que, grâce à elle, un être qui souffre se trouve considérablement soulagé, cela ne fait aucun doute : la chose s'appelle aujourd'hui, au prix de quelque malhonnêteté, "la bénédiction du travail". Le soulagement consiste en ce que l'intérêt de celui qui souffre est radicalement détourné de la souffrance, − que sans cesse une activité puis une autre encore se succèdent dans la conscience et par conséquent y laissent peu de place pour la souffrance : car il est bien étroit, ce réduit qu'est la conscience humaine ! L'activité machinale et tout ce qui s'y rapporte − comme la régularité absolue, l'obéissance exacte et sans hésitation, l'arrangement une fois pour toutes du mode de vie, l'emploi du temps parfaitement rempli, un certain consentement, voire une discipline pour arriver à l'"impersonnalité", à l'oubli de soi, à l'"incuria sui" − : avec quelle radicalité, avec quelle finesse le prêtre ascétique a su les utiliser dans son combat contre la souffrance !787 »

Le travailleur, le sportif, celui qui travaille machinalement, qui règle sa vie dans ses moindres secondes, qui se discipline et obéit sans jamais déroger, derrière tous les motifs toujours plus moraux qu'il pourrait mettre en avant pour légitimer sa conduite, ne cherche peut-être à rien d'autre qu'à éradiquer, ou au mieux à masquer sa souffrance, sa mélancolie, sa dépression. Paradoxalement, la discipline dissipe : l'attention générale à la souffrance existentielle est évacuée au profit d'une concentration sur une unique tâche. De façon prophétique, Nietzsche fait d'ailleurs explicitement référence au modèle sportif quelques pages avant, alors que le sport ne fait encore que balbutier à cette époque :

« Que de tels sportsmen de la "sainteté", comme on en trouve abondamment à toutes les époques et chez presque tous les peuples, aient effectivement trouvé le salut qui les libère de ce qu'ils combattaient au moyen d'un training aussi rigoureux, il n'en faut absolument pas douter, − ils se sont vraiment sortis, dans d'innombrables cas, de cette profonde dépression physiologique à l'aide de leur système de moyen hypnotiques :

787 Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale [1887], Paris, GF Flammarion, 2002, liv. III, 18.

285 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE

c'est parce que leur méthode fait partie des faits ethnologiques les plus généraux.788 »

Comme le remarquaient très justement Denis Moreau et Pascal Taranto789, le sport pourrait ainsi bien être le lieu d'une expérience philosophique particulière permettant de donner un sens nouveau à ce que l'on entend usuellement par les concepts de liberté et de volonté.

Si la volonté sportive apparaît ainsi comme reposant non pas sur la liberté, mais au contraire comme asservie à de telles passions, quelle peut alors être la place du mérite ? Qu'applaudira-t-on derrière le travail accompli par le champion pour atteindre son niveau ? Non pas la liberté d'un agent rationnel agissant en conscience, non pas un coût payé en raison des sacrifices acceptés, mais une obéissance à une nature que l'on subi davantage que l'on choisi ; une nature même maladive, si l'on suit Nietzsche. Les efforts sont paradoxalement accomplis sans effort − ce serait souffrir que de ne pas les faire. Les dons physiologiques hérités naturellement, qui déjà n'étaient pas mérités, sont ainsi également développés sans mérite, comme l'observait parfaitement John Rawls :

« Nous ne méritons pas notre place dans la répartition des dons à la naissance, pas plus que nous ne méritons notre point de départ initial dans la société. Avons-nous un mérite du fait qu'un caractère supérieur nous a rendus capables de l'effort pour cultiver nos dons ? Ceci aussi est problématique ; car un tel caractère dépend, en bonne partie, d'un milieu familial heureux et des circonstances sociales de l'enfance que nous ne pouvons mettre à notre actif. La notion de mérite ne s'applique pas.790 »

L'effort et les forts ne s'opposent pas, car il faut déjà être né fort pour consentir à des efforts. Pas de mérite à ce qui, chez le sujet, est dépendant d'un contexte contingent et accidentel, à ce qui en lui aurait pu aussi bien ne pas exister sous d'autres circonstances, à ce dont, en un mot, il n'est pas responsable. Ainsi en est-il du « caractère supérieur » de celui capable de cultiver ses talents avec ardeur, que Rawls attribue non pas au sujet lui-même, mais, de façon optimiste, à un climat social et familial favorable, faisant du bonheur et de l'épanouissement les conditions de possibilité de la culture de soi. Mais les causes de ce « caractère supérieur » du sportif pourraient bien en fait être à chercher dans un terre plus

788 Ibid., liv. III, 17. 789 Denis Moreau et Pascal Taranto, « Introduction », in Denis Moreau, Pascal Taranto, (éds.). Activité physique et exercices spirituels, éds. Denis Moreau et Pascal Taranto, Paris, Vrin, 2008, pp. 30-32. 790 John Rawls, Théorie de la justice [1971], op. cit., p. 134.

286 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE sombre.

2) La noirceur de la bile du sportif

Déjà, Aristote s'interrogeait :

« Pourquoi tous ceux qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts, étaient-ils de toute évidence mélancoliques, certains au point d'en contracter des maladies causées par la bile noire, comme Héraclès dans les mythes héroïques ?791 »

Tout comme Héraclès, qui aurait institué les premiers Jeux Olympiques792, nos sportifs paraissent être mélancoliques. Ils semblent souffrir d'un mal similaire à celui de la bille noire. Ils témoignent fréquemment d'un épisode « dysphorique ». Tantôt une dysphorie antécédente lorsque celle-ci apparaît dès l'enfance, avant la pratique intensive du sport ; tantôt une dysphorie conséquente qui se manifeste lorsque l'activité sportive n'est plus possible : fin de carrière, fin de saison, blessure, suspension, trêve, ou simplement après avoir atteint un objectif. L'activité sportive comme solution à cette détresse apparaît souvent corrélée à ces aveux − tenant parfois de la stratégie en communication afin que ces « hommes hors normes » paraissent toutefois humains − ; la dépendance, l'addiction se devine, avec ce qui l'accompagne : saillance, conflit, tolérance, manque, soulagement, rechute et rétablissement.

Miguel Martinez, champion olympique de VTT à Sydney en 2000, à la veille de mettre une première fois fin à sa carrière en 2004 : « je bascule dans la dépression. De sombres pensées de suicide me traversent l'esprit793 ». Puis, après neuf mois de retraite : « j'ai doucement "replongé dedans" [le cyclisme]794 », employant explicitement le même vocabulaire qu'un toxicomane. Il reprit une carrière de cycliste professionnel, avec quelques intermittences du même genre, pendant plusieurs années.

Christophe Dupouey, plus âgé et longtemps coéquipier de Miguel Martinez au sein de l'équipe Sunn – ils terminèrent respectivement 3 ème et 4 ème des Jeux Olympiques d'Atlanta

791 Aristote, Problème XXX, Paris, Allia, 2004, p. 7. 792 Allen Guttmann, From Ritual to Record: The Nature of Modern Sports, op. cit., pp. 21-22. Sophie Pabel- Imbaud, Jeux Olympiques et sport en Grèce antique, op. cit., p. 7. 793 Miguel Martinez, Une croix sur le vélo, op. cit., p. 137. 794 Ibid., p. 139.

287 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE en 1996, les premiers à faire figurer au programme des disciplines le VTT cross-country –, a été confronté à une problématique semblable, mais dont l'issue fut hélas! moins heureuse. En 2009, « atteint de dépression, l'ancien champion du monde de VTT, Christophe Dupouey, s'est suicidé mercredi à Tarbes795 ». Cette même année, Jobie Dajka, champion du monde de keirin en 2002, en fit malheureusement de même. « Il avait confessé des problèmes d'alcool et de dépression, et avait tenté de se soigner.796 » Tout comme Luca Gelfi, vainqueur de deux étapes du Tour d'Italie en 1990, qui « souffrait de dépression ».

Franck Vandenbroucke, décédé cette même année, l'espoir le plus prometteur du cyclisme belge qui manqua d'éclore aussi bien qu'il l'aurait pu, vainqueur entre autres de Paris-Nice en 1998 et de Liège-Bastogne-Liège l'année suivante, connaissait de graves troubles du comportement. L'affaire de dopage liée au Docteur Sainz qui éclate à la fin de l'année 1999, jamais complètement élucidée, stoppa net son ascension vers la gloire que chacun lui jugeait promise. Il entama alors un cycle chaotique entre vie sportive et scandales, où il tentait de redevenir coureur malgré les faits divers dans lesquels il s'illustrait davantage que sur les podiums : tentative de suicide, toxicomanie, usurpation d'identité (alors interdit un temps de compétition chez les professionnels, il se présentait chez les amateurs en Italie avec une licence contrefaite au nom de « Francesco Del Ponte » comportant la photo de Tom Boonen), mensonge, internement en service psychiatrique. Il se serait lui-même avoué schizophrène, et aurait craint de finir comme Marco Pantani s'il n'avait été soigné. Il fut retrouvé mort dans une chambre d'hôtel au Sénégal cette année 2009.

Marco Pantani, l'un des plus grands grimpeurs qui n'ait jamais été, vainqueur du Tour de France et du Tour d'Italie en 1998, dont chacun connaît la fin tragique en 2004. D'après Cristina Jonsson, l'une des ses compagnes :

« Marco combattait, à travers son attachement quasi maniaque au cyclisme, une forme congénitale de dépression, un sentiment d'infériorité que sa réussite n'avait pas apaisé. "Chaque fois qu'il gagnait, il se sentait plus aimé, mieux accepté." Après Madonna di Campiglio, elle l'avait vu s'assombrir et subir son métier.797 »

Fabian Cancellara, champion olympique du contre-la-montre à Pékin en 2008 :

795 « Ch. Dupouey s’est suicidé », L’Équipe, 5 février 2009. 796 Jean-Damien Lesay, L’année du cyclisme 2009, Paris, Calmann-Lévy, 2009, p. 126. 797 Philippe Brunel, Vie et mort de Marco Pantani, Paris, Grasset, 2007, p. 259.

288 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE

« Dire que le héros suisse des JO est fatigué est un euphémisme : c'est une dépression que ressent le cycliste professionnel Fabian Cancellara (27 ans), médaillé d'or du contre-la-montre et médaillé de bronze de la course sur route. "Je suis tombé au fond du gouffre à mon retour de Pékin" […] Le champion compare sa dépression au baby- blues qui déprime des mamans après l'accouchement. Un phénomène redouté par d'autres sportifs de haut niveau, mais, en évoquant son mal-être, Fabian Cancellara brise un tabou. […] "Je ne me sens pas bien du tout", a-t-il avoué au journal Sonntag, sans avoir honte de ses larmes.798 »

Ce syndrome est bien connu. Comme le rappelle Sport et Vie :

« Certains athlètes ressentent un contrecoup aux moments d'euphorie qui suivent l'exploit. Dans le triathlon, les Américains utilisent même les initiales A.I.D.S. (comme pour le SIDA). Mais ici, elles signifient "After Ironman Depression Syndrom". Le syndrome dépressif après un Ironman.799 »

Ce dont souffre Cancellara n'est qu'une variante de ce mal. Parlant de ce dernier, Lucio Bizzini, ancien footballeur professionnel devenu psychologue du sport, ajoute qu'« un sportif surentraîné devient vulnérable physiquement et psychiquement : l'élastique peut se casser ». Peut-être inverse-t-il les causes et les effets : si l'on suit le schéma de l'addiction, ce serait bien plutôt parce que l'on est vulnérable que l'on devient un sportif « surentraîné » – au pire, on redevient vulnérable. « Surentraîné » : comme on l'a vu, dans le vocabulaire technique de la physiologie de l'entraînement, ce terme n'a rien de positif ; il désigne l'état pathologique du sportif pour lequel un entraînement trop intensif fait connaître des effets néfastes tant sur la santé (physiologique mais également psychique) que sur les performances.

Jérôme Chiotti, champion du monde de VTT en 1999 déchu de son titre après avoir avoué spontanément et gratuitement avoir eu recours à de l'EPO, alors qu'absolument aucune raison ne l'y obligeait d'un point de vue pragmatique, tous les contrôles antidopages s'étant avérés négatifs :

« J'étais et je suis toujours sujet à des inquiétudes pathologiques. Dès l'âge de six ans, j'allais voir mes parents dans leur chambre et, au pied du lit, tirais sur la chemise de nuit de ma mère en répétant que j'avais peur de la mort. La dépression me guettait de

798 Vincent Donzé, Victor Fingal et Laurent Guyot, « Fabian Cancellara: la dépression après les médailles », Le Matin, 8 septembre 2008. 799 Gilles Goetghebuer, « Avocat de la défonce », op. cit., p. 21.

289 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE

tout temps. Le mal était profond, plus profond que le diagnostic qu'avait établi le psychiatre que j'avais consulté en 1998.800 »

Psychiatre qu'il avait consulté suite à une crises d'angoisse plus violente qu'à l'accoutumée. Méconnaissant certainement la mécanique de l'addiction, son entraîneur Antoine Vayer le rassura. « Je t'avais dit qu'il y avait un peu d'inconscient "dépressif" derrière tout cela. Les petites dépressions, c'est bien. Cela veut dire que l'on ressent des choses801 », exaltant ainsi, consciemment ou non, le mal-être et la dépendance qui l'accompagne, possible moteur de la pratique sportive intensive.

Fabrice Bénichou, champion du monde de boxe de 1988 à 1995 :

« La réalité était beaucoup plus simple et douloureuse que cela. J'étais mal. Sans y prendre garde, l'inaction m'encroûtait dangereusement. Pour un type qui a passé toute sa vie à courir, il n'y a rien de plus dangereux que de s'arrêter. L'hyperactivité permet de fuir cette bête qui sommeille chez beaucoup de gens tels que moi : la dépression.802 »

Parfaite illustration, mais aussi parfaite conscience de l'utilisation de la boxe, du sport, de « l'hyperactivité » comme solution de recouvrement d'une souffrance psychique originaire ne tardant pas à réapparaître sitôt l'activité stoppée.

« La véritable dépression, celle qui tue, celle qui bouffe, m'a pris par la suite, en 2002. Je me sentais radicalement inutile, à moi autant qu'aux miens. […] Ceux qui ont connu les affres de la dépression sauront tout de suite de quoi je parle. Quant aux autres, je prie pour que cela ne leur arrive jamais. Car la chose est horrible et te bouffe tout entier. […] Je ne voulais plus être capable de penser, car penser c'est souffrir, dans cet état-là. Le mot souffrir est d'ailleurs inadéquat. J'ai souvent souffert sur le ring. Souffert dans ma chair, jusqu'à perdre connaissance. Mais la douleur terrible de la dépression est bien pire. Il n'y a plus de refuge en soi, lorsqu'il n'y a plus de soi, ou, pire, lorsqu'il vous bouffe. […] Mort à l'intérieur, pourquoi ne pas l'être tout court ? L'idée d'en finir devenait comme un point presque lumineux au bout d'un tunnel noir. […] J'avais déjà fait une tentative de suicide plus ou moins gauche quelques années plus tôt. […] Sur un coup de tête, j'avais vaguement ouvert mes veines dans la

800 Jérôme Chiotti, De mon plein gré !, Paris, Calmann-Lévy, 2001, p. 164. 801 Ibid., p. 204. 802 Fabrice Bénichou, Putain de vie !, Paris, Plon, 2007, p. 167.

290 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE

baignoire, mais sans le faire suffisamment pour avoir autre chose qu'un gros bobo. […] En revanche, avec la dépression, la chose devenait plus sérieuse. […] Perdu dans la campagne, seul dans la caisse de ma femme, j'ai pris mon couteau à cran d'arrêt et l'ai planté dans mon poignet en arrachant la peau.803 »

Comment Bénichou est-il parvenu à sortir de cette spirale dépressive ? Non pas par un traitement médicamenteux, non pas par la psychothérapie ou la psychanalyse804 , simplement par la reprise de son activité sportive de boxeur, en 2005. Après avoir passé un mois et demi à la clinique Jeanne-d'Arc, « le Club Med des désespérés » selon lui, il prit une ferme résolution : « j'aillais redevenir boxeur ». Malheureusement, il n'obtint pas le succès escompté et mit définitivement un terme à sa carrière en 2007, mais cette fois-ci apaisé avec lui-même. Sans doute, comme il en émet l'hypothèse, le travail sur soi qu'il effectua par l'écriture de ce livre où il se met tant à nu l'aura-t-il aidé.

Graeme Obree, cycliste recordman de l'heure en 1993 avec 51,151 km et en 1994 avec 52,713 km, champion du monde de poursuite en 1993 et 1995, constitue sans doute la figure archétypale la plus pure du sportif de haut niveau où l'addiction à la discipline pratiquée s'enracine dans une souffrance fondamentale, où le sport de haut niveau fut utilisé comme remède à des blessures psychiques. Dans la préface de ses mémoires, John Wilcockson écrit :

« Personne ne savait alors que le cycliste écossais souffrait d'un désordre bipolaire, qui donnait naissance à des périodes alternées de manie (avec "croyances irréalistes dans les capacités de quelqu'un") et de dépression (avec "sentiment de culpabilité, de désespoir, d'inutilité"). Obree illustrait tous ces symptômes, et il est fort possible que ce soit son côté maniaque qui le conduisit à atteindre des résultats exceptionnels.805 »

D'après le récit que donne Obree de sa propre vie, son désordre émotionnel s'ancrerait dans l'enfance très difficile qu'il vécut en Grande Bretagne, où il servait de souffre-douleur à ses « camarades », où « rarement une semaine se passait sans que mon être soit enrôlé dans des bagarres auxquelles je n'avais jamais demandé à prendre part806 ». Cette violence laissa des traces tenaces dans l'économie comportementale d'Obree : « je pouvais presque être déçu quand cela s'arrêtait. Parfois la violence la plus extrême, en particulier à la tête, apporte un

803 Ibid., pp. 169-173. 804 Ibid., p. 167. 805 Graeme Obree, Flying scotsman, Boulder (Colorado), VeloPress, 2005, p. XII. 806 Ibid., p. 2.

291 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE orgasme de peur, d'excitation, de panique, d'adrénaline ». À ceci, il convient d'ajouter l'exclusion sociale dont il souffrait, car Écossais venu dans une banlieue anglaise. Les pensées de suicide le hantèrent dès l'école secondaire. Le cyclisme devint rapidement le seul moyen de s'évader de son enfer, d'échapper aux autres : il préférait même rouler par temps de pluie, afin d'être encore plus seul. Peu à peu, il s'investit corps et âme dans cette pratique. Il enchaîna les exploits sportifs − et quand ce n'était pas eux, c'était l'alcoolisme − tout comme il enchaîna les épisodes dépressifs et les tentatives de suicide. Il ne dut sa survie à l'issue de l'une d'elle − par pendaison − qu'à sa capacité pulmonaire hors du commun qui lui permit d'emmagasiner assez d'oxygène pour irriguer ses fonctions vitales le temps que les secours interviennent.807

« Lorsque je me sens anxieux, inutile ou bon à rien, mon premier instinct est de m'entraîner pour la gloire dans une quête d'auto-justification, alors que je devrais faire attention à ne pas rechuter dans mes vieilles habitudes. Cela ne ferait que perpétuer un cycle qui a déjà trop duré. Je ferais mieux d'essayer de m'occuper directement de ce qui me fait sentir ainsi – si j'ai le courage de le faire.808 »

Lance Armstrong cerne avec une grande précision ce mécanisme :

« La dureté du cyclisme, l'intensité de la souffrance ont un côté purificateur. On ne peut pas s'y livrer en portant le poids du monde sur ses épaules ; après cinq heures passées à repousser les limites de la douleur, on se sent en paix. Le supplice est si total, si profond, que l'esprit se voile pour pouvoir le supporter. Pour un moment du moins, c'est le ticket pour l'oubli, on n'est pas obligé de penser, on peut faire abstraction de tout, parce que l'effort qu'on fournit et la fatigue qu'on ressent sont extrêmes. Une épreuve aussi pénible est d'une simplicité étourdissante − au sens propre − et c'est pourquoi il n'est pas faux de dire que tous les sportifs de très haut niveau sont dans une logique de fuite. Un jour, on m'a demandé quel plaisir je prenais à rouler pendant si longtemps. J'ai répondu : "Plaisir ? Je ne comprends pas la question." Je ne roulais pas pour le plaisir, je roulais pour la douleur.809 »

Ou peut-être plus à cause de la douleur.810

807 Ibid., p. 236. 808 Ibid., p. 237. 809 Lance Armstrong, Il n’y a pas que le vélo dans la vie, op. cit., p. 117. 810 Patrick Bauche dresse des portraits semblables de sportifs à la bile noire, notamment celui de Luis Ocaña, grand rival de Merckx, qui se donna la mort en 1994. Patrick Bauche, Les héros sont fatigués. Sport, narcissisme et dépression, op. cit., pp. 169-171.

292 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE

Peut-être est-ce trop que de considérer toutes ces détresses comme des épisodes dépressifs ?La dépression est en effet un concept bien défini par la psychologie : le DSM-IV et le CIM-10 proposent des critères très déterminés que ces témoignages ne satisfont peut-être pas tous dans toute leur étendue. La dépression est un état dont certains symptômes sont même totalement incompatibles avec la pratique sportive de haut niveau : perte de confiance en soi et de l'estime de soi, troubles psychomoteurs, troubles alimentaires et du poids, perturbation du sommeil.811 Moins qu'un remède à l'état dépressif de certains sujets, la dépendance sportive apparaîtrait ainsi plutôt comme le moyen utilisé pour lutter contre une nature dépressive, afin qu'elle ne s'actualise pas, si l'on suit Patrick Bauche :

« Dans le sport, nous assistons à une mise en acte qui peut être vécue comme moyen d'éviter l'élaboration intérieure d'une représentation de soi. La répétition dans l'activité sportive peut être alors un moyen de lutter contre des tendances dépressives. Elle permettrait un équilibre en comblant un vide.812 »

Ou au moins comme un moyen de réduire l'angoisse, comme le remarque Raymond Thomas : « en ce sens le sport est réducteur d'angoisse mais, en contrepartie, il crée de l'anxiété813 », celle inhérente à l'incertitude de la compétition sportive.

Doit-on s'en étonner ? Dans le projet coubertinien, le sport entrait comme remède à la « névrose universelle814 » ; conséquence peut-être imprévue, il crée, pour cette raison précise qu'il est un remède, une dépendance, tout comme l'on peut devenir dépendant à un médicament. Dans son étude sur l'addiction à l'exercice physique, Dan Véléa note :

« Face au stress, certains usagers vont utiliser un produit – dans notre cas la pratique sportive – de manière plus ou moins adaptée. […] Pour une partie des sportifs de haut niveau, le sport interviendrait de la même manière qu'un stupéfiant comme remède à la souffrance corporelle ou psychique. Ainsi, le sport, pratiqué au quotidien de manière répétitive, empêcherait "la pensée douloureuse" et l'anesthésierait comme peut le faire l'héroïne.815 »

Cioran, philosophe pessimiste s'il en est, insomniaque et suicidaire, pratiqua un moment

811 Laurent Karila, Dépression et addictions, op. cit., pp. 7-8. 812 Patrick Bauche, Les héros sont fatigués. Sport, narcissisme et dépression, op. cit., pp. 81-82. 813 Thomas Raymond, Psychologie du sport, op. cit., p. 61. 814 Cf. supra, pp. 34sq. 815 Dan Véléa, « L’addiction à l’exercice physique », op. cit., pp. 41-42.

293 PERSISTANCES DE L'ARISTOCRATIE PSYCHOLOGIQUE assidûment le cyclisme dans cette seule fin :

« C'est le fait de partir à bicyclette à travers la France qui m'a guéri [de l'insomnie]. Pendant des mois, en parcourant la France, je dormais dans les auberges de jeunesse, et l'effort physique, les cent kilomètres par jour que je faisais m'ont permis de surmonter la crise. Quand vous faites tous ces kilomètres dans la journée, vous devez dormir la nuit, sinon vous ne pouvez pas continuer. Ce ne sont donc pas des réflexions philosophiques qui m'ont guéri, mais l'effort physique qui en même temps me faisait plaisir.816 »

En permettant à l'addiction de s'installer, l'angoisse existentielle fonde le succès sportif. « Négligeait-il un jour ou deux de travail musculaire, il sentait naître en lui un point d'angoisse et son âme s'assombrissait817 », écrit Jean de Pierrefeu au sujet de Raymond G., ce sportif accompli qui l'impressionnait tant. La volonté libre est très fragile, un rien suffit pour la démobiliser ; en revanche, la dépendance, la volonté pathologiquement affectée est le plus sûr moyen pour un sujet de s'astreindre à un entraînement intensif et de ne pas y manquer. La réussite sportive permettant à cette pathologie de se manifester d'une manière positive, elle n'apparaît pas comme maladie, mais au contraire, paradoxalement, comme signe de bonne santé.818 « Tous les mélancoliques sont des êtres exceptionnels, non par maladie, mais par nature819 » observait Aristote. Tels sont nos sportifs.

III) LE MALIN GÉNIE DU SPORT

Michel Gauquelin (1928-1991) était un psychologue français, formé à la Sorbonne, dont une partie des travaux, conduite conjointement avec son épouse, porta dans les années cinquante sur les relations statistiques pouvant lier les astres, le jour et l'heure de la naissance d'un individu, et ses capacités. La thèse forte qu'il publia dans son ouvrage L'influence des astres820 en 1951 est que la position de la planète Mars lors de la naissance d'une personne est décisive pour son devenir. 12 secteurs célestes furent définis par Gauquelin : les secteurs de 1 à 6 correspondant à Mars au-dessus de l'horizon, puis de plus en plus vers l'est ; les secteurs

816 Emil Cioran, « Glossaire », in Œuvres, Paris, Quarto Gallimard, 1995, p. 1738. 817 Jean de Pierrefeu, Paterne ou l’ennemi du sport, op. cit., p. 24. 818 L'addiction au sport constitue une « addiction positive ». Cf. infra, pp. 438sqq. 819 Aristote, Problème XXX, op. cit., p. 18. 820 Michel Gauquelin, L’influence des astres, Paris, Éditions du Dauphin, 1955.

294 LE MALIN GÉNIE DU SPORT de 7 à 12 correspondant à Mars en-dessous de l'horizon. Chaque secteur correspondait ainsi à un créneau de deux heures. La question était alors d'étudier la distribution de l'heure de naissance de certaines populations, et d'établir ou pas s'il existait une corrélation entre la position de Mars lors de la naissance et la réussite. Ce que Gauquelin prétendait avoir observé, c'est une fréquence de 22% (contre une espérance de 17%) lorsque Mars se situe dans les secteurs 1 à 4 (dits désormais « secteurs de Gauquelin »), c'est-à-dire immédiatement après le lever de Mars et son apogée dans le ciel, pour les sportifs reconnus. Autrement dit, être né dans l'intervalle de temps entre le levé et le midi de Mars serait corrélé avec le devenir des sportifs, et par conséquent pourrait les prédestiner. Cette étude paniqua un temps les scientifiques (surtout aux États-Unis), car « l'effet Mars », comme ils baptisèrent cette théorie, s'il était avéré, pourrait légitimer l'astrologie en tant que science.

1) L'effet Mars

Il est on ne peut plus probable que cette théorie ne soit que pseudo-science, et l'on ne peut que sourire à la lecture des travaux de ceux qui tentent d'asseoir sur des fondements véritablement scientifiques cette théorie ayant toutes les apparences de la charlatanerie intellectuelle, ou bien aux efforts de ceux qui tentent de la réfuter.821 Néanmoins, tout comme, selon Gouhier, l'hypothèse (ou plutôt l'artifice) du malin génie dans les Méditations Métaphysiques de Descartes résume l'ensemble des raisons de douter822, nous proposons de résumer l'ensemble des facteurs exposés limitant les fruits du travail sur l'amélioration de la performance sportive sous l'appellation d'effet Mars. Il est en effet symptomatique que l'on ait cherché à rendre compte de la réussite sportive (ainsi que de la réussite d'autres catégories élitiques si l'on prend des études ultérieures comme celle de Pierre Perradin823 : scientifiques, acteurs, médecins, militaires, entrepreneurs – d'une manière générale, toutes les professions nécessitant des qualités « martiales » tout comme les possédait Arès) à partir du simple hasard de la naissance : pour quelques heures de plus ou de moins, l'effet Mars vous propulse au sommet ou au pied du podium, d'un coup de battement d'aile de papillon. Que le sportif soit

821 Alors que Karl Popper avait déjà montré l'inconsistance de l'astrologie, et donc sa non-scientificité. Karl Popper, Conjectures et réfutations [1963], Paris, Payot, 2006, p. 65. 822 Henri Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes [1962], Paris, Vrin, 2000, pp. 117-121. 823 Pierre Perradin, « L’Effet Mars ».

295 LE MALIN GÉNIE DU SPORT né sous une bonne étoile le précipite Martien : il n'est plus de notre monde mais d'un autre ; il ne participe plus de notre essence mais d'une autre.

Tout ceci fut parfaitement bien résumé par Paul Yonnet :

« Un champion est un individu pourvu de dons naturels. C'est un être a-normal que l'on va soumettre à un entraînement a-normal en vue de la réalisation de performances a-normales. C'est un être a-normal, qui présente toujours une ou plusieurs caractéristiques morphologiques ou physiologiques exceptionnelles à l'état naturel, non travaillé. […] En un sens, le champion est un monstre, un individu hors du commun, quelqu'un de difficilement imaginable pour le commun des mortels : il y a autant de différences entre un individu présentant les qualités de l'excellence athlétique et un individu moyennement doué physiquement qu'entre Newton, Einstein, Pasteur ou Niels Bohr et un individu moyennement intelligent.824 »

Il n'est en effet pas à exclure que le génie dans les matières extra-sportives soit également dû à des monstres intellectuels profitant avant tout de leurs talents naturels excédentaires, comme le champion profite de sa monstruosité physiologique. La prétendue « bosse des maths » joue sans doute pour les matières intellectuelles un rôle similaire à celui de l'effet Mars : un résumé des arguments laissant penser que l'on naît, ou pas, avec certaines capacités et prédispositions cognitives. Les débats sans fin sur « nature versus nurture », ou encore sur la proportion d'inné, d'acquis, d'héritage entrant en jeu dans la production des performances aux différents tests d'intelligence tel que le QI, sont l'indicateur que des questions similaires à celles qui se posent dans le champs sportif se posent ailleurs − sans doute avec une plus grande complexité encore. Dans le sport, naître avec un capital et l'exploiter paraît suffisant, si l'on suit Paul Yonnet :

« L'exploitation rationnelle de son capital neuro-morpho-physiologique permettra à cet individu naturellement doué de se hisser à la hauteur des tâches et défis qui lui seront lancés au plus haut niveau, là où il rencontrera des individus à son image, doués, sélectionnés, entraînés, préparés.825 »

Car ce qui assoit l'effet Mars, ce sont en effet toutes les limitations du capital humain que l'on a exposé, problème du capital humain qui, d'une manière générale, préoccupait

824 Paul Yonnet, Systèmes des sports, op. cit., p. 203. 825 Ibid., p. 204.

296 LE MALIN GÉNIE DU SPORT beaucoup les penseurs néolibéraux, comme le remarquait Foucault :

« Le salaire, ce n'est rien d'autre que la rémunération, que le revenu qui est affecté à un certain capital, capital que l'on va dire capital humain dans la mesure où, justement, la compétence-machine dont il est le revenu ne peut pas être dissociée de l'individu humain qui en est le porteur.826 »

Le salaire, le revenu qu'un sportif peut espérer de l'exploitation du capital humain que constitue son corps n'est rien d'autre, dans un premier temps, que la performance qu'il peut atteindre, et la place dans la hiérarchie qu'il peut occuper − puis par suite une possible conversion en numéraire s'il est professionnel, ou simplement une promotion sociale si l'on suit les principes définis par L'essai de doctrine du sport. Capital humain composé d'éléments hétérogènes, poursuit Foucault, « composé, disent-ils [les économistes néolibéraux], d'éléments qui sont des éléments innés et d'autres qui sont des éléments acquis ».

Au titre du capital humain inné entre en compte essentiellement l'équipement génétique. Sur celui-ci, la marge de manœuvre pour le faire grandir est très réduite ; hors intervention sur le matériel génétique fourni par les parents, celui-ci est un donné « imposé par l'inexorable nature » avec lequel « on ne saurait badiner », dixit Coubertin. Reste le capital humain acquis qui, parce qu'il est acquis, peut s'accroître plus aisément, et qui passe par l'investissement d'un temps dépensé à l'entraînement pour tenter de le faire croître. Or, on a vu les limites de cette augmentation : limite quant au temps sportif disponible ; limite quant à la capacité physiologique de l'accroître ; limite quant à la capacité psychologique d'endurer la charge de travail. Les hommes naissent peut-être égaux au regard de la loi, mais ils naissent en revanche fondamentalement inégaux face au sport − et le plus important est qu'ils le restent, en dépit de tous leurs plus précieux efforts pour ne plus l'être, en dépit de toutes les promesses que l'ont fait tenir au sport. Les entraînements, le travail et les efforts passent, les inégalités en capital humain données à la naissance demeurent. « Le chemin menant à la réussite individuelle nous apparaît canalisé par trois sortes de facteurs : sociaux, psychologiques et biologiques827 » résume Raymond Thomas. Trois axes qui conditionnent chacun tout autant le devenir sportif des individus, et qui placent deux barrières à deux niveaux différents : « la première filtre la

826 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique [1979], op. cit., p. 232. 827 Raymond Thomas, La réussite sportive, op. cit., p. 12.

297 LE MALIN GÉNIE DU SPORT participation au sport, la seconde, le passage de la pratique à l'élite828 ».

Car, si tous les pratiquants sportifs n'accèdent pas à l'élite, tous les hommes ne deviennent pas non plus des sportifs pratiquant régulièrement. La barrière qui sépare le non pratiquant du pratiquant est avant tout sociale, psychologique ensuite, et en dernier lieu biologique. Ainsi, la catégorie socio-professionnelle, le contexte familial et même la religion − protestantisme829 − sont déterminants dans ce qui va décider un individu à se vêtir ou non du costume sportif. Puis, une fois sur le stade, la hiérarchie des obstacles qui sépare de l'élite s'inverse : ils sont en premier lieu biologiques, puis psychologiques, et enfin sociologiques. Autant de déterminismes qui résistent à la bonne volonté des agents, à la bonne volonté de celui qui emploierait toutes ses forces à tenter de les franchir. « Un champion est un programme génétique plongé dans un environnement social favorable830 », écrit Raymond Thomas. Le champion n'est nullement responsable de son programme génétique, qu'il hérite plutôt qu'il mérite, ni de l'environnement social qui actualise ou pas ce programme. Dans le sport comme dans la vie sociale en générale, « la concurrence souffre de ce que chacun n'a pas à sa disposition les moyens de concourir parce que ces moyens ne sont pas tirés de la personnalité mais proviennent du hasard831 », ainsi que l'observait Max Stirner.

1.1) L'IDÉOLOGIE DU DON

Que le champion soit en premier lieu quelqu'un de riche en capital humain ne doit pas faire ignorer les causes sociologiques qui président à la production de la performance sportive. Reprenant la notion d'« idéologie du don » (ou « idéologie charismatique ») formulée par Bourdieu832, Sébastien Fleuriel et Manuel Schotté dénoncent à juste titre l'idée qui voudrait que le champion soit simplement quelqu'un né avec des capacités, et à qui il aurait ensuite suffi d'exploiter au mieux pour arriver au sommet. L'idéologie du don possède un caractère fondamentalement démocratique : « chacun est susceptible de posséder ce don pour peu qu'il se donne les moyens de le révéler.833 » Quelle que soit la classe sociale, la

828 Ibid., pp. 275-276. 829 Cf. infra, pp. 437sq. 830 Raymond Thomas, Sociologie du sport, op. cit., p. 89. 831 Max Stirner, L’Unique et sa propriété [1844], op. cit., p. 281. 832 Par exemple, voir Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964, pp. 106-109. 833 Sébastien Fleuriel, Le sport de haut niveau en France : Sociologie d’une catégorie de pensée, op. cit., p. 61.

298 LE MALIN GÉNIE DU SPORT nation ou même le sexe, chacun est susceptible d'être né avec un « don », pour la pratique sportive comme pour autre chose, le hasard qui guide la main de la nature étant aveugle et lui faisant distribuer les bonnes cartes sans prêter égard aux conditions. Mais en réalité, la réussite est très inégalement répartie socialement, ainsi que l'a montré Bourdieu. Le devenir des individus est davantage corrélé à leur appartenance sociale d'origine qu'aux capacités innées qu'ils possèdent à la naissance, ce qui relativise l'idée d'un don qu'il suffirait aux agents d'exploiter. Tout un ensemble de conditions sociales sont en fait requises afin de permettre aux individus d'actualiser leurs potentialités, conditions favorisant davantage certaines personnes, certaines classes sociales, au détriment d'autres. L'idéologie du don masque précisément tout ce processus social en le faisant passer pour démocratique, alors qu'il ne conduit en fait souterrainement qu'à reproduire des inégalités sociales. L'idéologie du don naturalise un processus social, faisant passer l'acquis pour l'inné. Ainsi, selon Manuel Schotté, il n'y a pas à chercher un hypothétique « don » pour expliquer la « "domination" des coureurs marocains dans l'athlétisme français » :

« Résultant de "l'ouvrage de la raison pratique collective et individuelle" (Mauss) et de l'inscription d'une culture dans la physiologie des athlètes, et relevant d'un ensemble de capacités physiques et de dispositions mentales si étroitement imbriquées qu'elles rendent caduque la distinction entre le corporel et le spirituel, les propriétés qui caractérisent le coureur marocain ne peuvent plus, à ce niveau de raisonnement, être vues comme purement "naturelles", ce que le jugement ordinaire prend pour une qualité de nature n'étant, finalement, qu'une nature éduquée, le résultat d'un long et invisible processus de transformation tant physique que symbolique, lié à ce système d'entraînement et au terme duquel de jeunes marocains deviennent des coureurs rompus au modèle compétitif et aptes à soutenir les efforts les plus exigeants.834 »

Pas de gène de la performance chez les coureurs marocains, mais plutôt un ensemble de processus sociaux qui s'additionnent : la croyance en la prédestination propre à l'islam, qui conduit chaque coureur à considérer ses premiers succès comme le signe d'un don qu'il lui faudrait alors exploiter835 ; un système scolaire qui a pour rôle d'inculquer les valeurs de la

834 Manuel Schotté, « Réussite sportive et idéologie du don. Les déterminants sociaux de la « domination » des coureurs marocains dans l’athlétisme français (1980-2000) », STAPS, 2002, p. 27. 835 Ibid., p. 28.

299 LE MALIN GÉNIE DU SPORT compétition sportive, de détecter les talents, d'inciter les jeunes doués à s'investir corps et âme dans la discipline où ils ont des facilités836 ; une radicalisation de l'émulation dans les groupes d'entraînement837 ; un projet professionnel misant exclusivement sur la réussite sportive au plus haut niveau.838

Cependant, ce légitime rappel du rôle social dans la production de la performance sportive ne doit pas non plus masquer le don qui en est à la base. Effectivement, les coureurs marocains sont le fruit d'un processus social, mais ce processus social est en grande partie fondé justement sur la sélection, qui tour à tour sélectionne les plus performants, et en premier lieu les doués naturellement dans une logique toute darwinienne. Ainsi que le remarque Manuel Schotté lui-même, les épreuves de détection ne s'intéressent qu'aux plus performants naturellement839, et un système social de sélection n'aurait pas de sens s'il n'existait pas de façon sous-jacente des différences de nature au moins infimes entre les individus qu'il s'agit de discriminer. Les processus sociaux présupposent le don plutôt qu'ils ne le nient. Parler de don ne doit certes pas faire oublier tous les mécanismes sociaux qui président à la production de la performance (sélection, détection, incitation) ; mais centrer l'analyse sur ces mécanismes ne doit pas non plus masquer le fait qu'ils se fondent en grande partie sur la discrimination des talents des individus, qui demeurent arbitrairement distribués par la nature. Radicalisée, la critique de l'idéologie du don court le risque de se faire elle-même idéologie, et de nier l'aristocratie naturelle avec toutes les conséquences que cela implique. Le marocain Lahcen Ahansal se tenait ainsi bien à l'écart des processus décrits par Manuel Schotté. Ce n'est qu'à 19 ans qu'il se présenta à des tests de détection, suite auxquels il intégra l'Institut national d'athlétisme, mais où il ne resta finalement que deux mois, renvoyé en raison de ses résultats insuffisants.840 Ces dix succès ultérieurs sur le Marathon des sables doivent ainsi moins au système sportif marocain qu'à ses propres aptitudes.

Du reste, le problème des processus sociaux conditionnant la production de la performance sportive est une question qui concerne avant tout le haut niveau plutôt que la pratique quotidienne. Sans doute n'a-t-il pas suffi aux champions de naître doués, mais leur a-

836 Ibid., p. 27. 837 Ibid., p. 26. 838 Ibid., p. 28. 839 Ibid., pp. 28-29. 840 Mustapha Abou Ibadallah, « Lahcen Ahansal, le chevalier du désert », Le Matin, 8 mars 2006.

300 LE MALIN GÉNIE DU SPORT t-il fallu également grandir dans un contexte social favorable permettant de cultiver leurs talents. Mais au niveau le plus faible, dans l'affrontement des sportifs du dimanche, dans les confrontations physiques des cours d'école, là où déjà le sport commence, pas de production sociale, mais du don nu.

2) L'avenir d'une illusion

Il s'agit bien d'un truisme, d'une évidence, que de montrer l'inégalité de nature fondamentale des hommes, ainsi que le remarque Yves Michaud :

« Ce que l'individu est capable de faire dépend en réalité des chances qu'il a au départ, que ce soit en termes d'appartenance à une société, à une époque, à un groupe social, à une génération, à une cohorte d'âge, à une zone géographique et climatique, ou en termes de patrimoine génétique évalué positivement ou négativement (forces ou faiblesses, capacités ou handicaps aussi bien physiques qu'intellectuels).841 »

Pourtant, on en est arrivé à considérer le sport comme étant le règne de la parfaite égalité et équité, de la concurrence libre et non faussée, où les principes de la peut-être utopique méritocratie qui voudraient que le plus travailleur l'emporte sont réalisés en acte. L'effet Mars, qui veut que le champion soit un extra-terrestre indépassable, demeure invisible aux yeux de tous, pratiquants comme spectateurs.

S'il peine à être décelé clairement, c'est sans doute parce qu'il est fondé en grande partie non pas sur les limitations phénoménales des individus qui se donnent clairement à voir, mais sur les limitations nouménales, qui par définition n'apparaissent pas à l'œil nu. On comprend certes que la très grande taille ou la très petite taille, directement visibles, soient des privilèges de naissance attribués arbitrairement par la nature que tous ne possèdent pas − par définition, puisqu'ils sont hors normes − ; mais on voit moins ce privilège tout aussi arbitraire et inégal qu'est la VO2 max, qui peut aller du simple au double ; mais on voit moins ce privilège invisible qu'est la capacité des corps à pouvoir travailler à des intensités beaucoup plus élevées pour accroître le capital humain dans des proportions incomparables ; mais on voit moins ce « privilège », au moins cette différence de nature dans la volonté du sportif dépendant qui ne ressent pas le travail acharné comme une souffrance mais au contraire 841 Yves Michaud, Qu’est-ce que le mérite ?, op. cit., p. 136.

301 LE MALIN GÉNIE DU SPORT l'oisiveté comme un malaise. Toutes ces différences nouménales pour la plupart innées, que l'on ne peut pas acquérir, fondent la performance sportive ; étant invisibles on les pense inexistantes. L'ignorance des causes de la performance sportive conduit à les attribuer au seul travail. Cette nouménalité rend possible de concevoir le sport comme méritocratique. La nouménalité rend peut-être même possible toute conception de la méritocratie en général en masquant l'effet Mars qui fausse le jeu dès l'origine de manière invisible.

Il est donc faux de dire que les inégalités en capital humain peuvent se combler et s'égaliser absolument. Mais il est également faux de dire que le capital humain n'augmente pas du tout, et est fixé une fois pour toute très précisément dès la naissance. La capital humain peut augmenter, « dans un certain degré », « dans une certaine mesure ». Les progrès que l'on mesure à l'issue d'un entraînement sont précisément ce qui fonde l'idée que le travail paye. Le sport en tant que dispositif enjoignant chacun à travailler le plus possible ne pourrait certainement pas fonctionner de la façon dont on l'a décrit si les sujets ne constataient pas « dans une certaine mesure » un relatif accroissement de leur propre capital humain après s'être entraînés − comme il ne parviendrait pas à immobiliser les individus dans une hiérarchie quasi-naturelle si tout ne tenait qu'à l'entraînement.

Cependant, durant le jeune âge, et même après, il est difficile d'attribuer indubitablement les progrès qu'un sujet remarque quant à ses aptitudes d'une année à l'autre, soit au travail, soit simplement à une plus grande maturité. Dans des sports à maturité tardive, tels que les sports d'endurance (comme le cyclisme, le marathon, l'ultra-trail, où l'on peut espérer encore progresser jusqu'à 28 ans et même après), une composante naturelle du progrès du pratiquant tient tout simplement à une maturité physique plus grande, qui fait le corps se transformer peu à peu indépendamment de tout travail. Le corps vieillit, se bonifiant comme un bon vin, suivant les mécanismes de l'apoptose : fibres musculaires « lentes » (type I ou « rouges ») devenant progressivement dominantes dans la composition des muscles au détriment des fibres dites « rapides » (IIB ou « blanches »), production de lactates moins importante et tolérance plus grande à celles-ci, etc. En basket-ball, il est évident que tout enfant devient, par la force des choses, sans aucun travail, plus performant à mesure qu'il grandit et que la distance entre lui et les paniers s'amenuise. Déterminer avec certitude ce qui est dû uniquement au travail dans les progrès d'un individu au cours du temps suppose que les

302 LE MALIN GÉNIE DU SPORT données biologiques restent constantes indépendamment de tout exercice, ce qui n'est évidemment pas le cas, notamment durant les périodes de croissance biologique que sont l'enfance et l'adolescence. L'enfant sportif progresse tout naturellement d'une année sur l'autre, qu'il travaille ou non ; d'un point de vue phénoménologique, s'il s'entraîne dur, il peut alors être tenté d'attribuer confusément à ses seuls efforts ses progrès sportifs, gravant de ce seul fait dans le marbre de son jeune esprit l'idée que « le travail paie ». Croyance enracinée de manière encore plus forte peut-être chez les enfants nés en fin d'année, puisque l'écart de maturité dû à la différence d'âge relatif entre eux et les enfants nés en début d'année devient de moins en moins importante au fur et à mesure que le temps passe, la domination des plus âgés due uniquement à leur avantage de quelques mois s'atténuant à mesure que chacun progresse, vieillit − et s'entraîne plus ou moins.842

Toujours est-il que ces menus progrès attribués à tort ou à raison au seul entraînement fondent une croyance sportive en un certain « lamarckisme » qui supposerait, selon la formule bien connue, que « la fonction crée l'organe ». Idée évidemment erronée − ou bien vraie mais uniquement jusqu'à un certain point −, mais néanmoins vulgarisée et diffusée même par les entraîneurs les plus compétents, comme Antoine Vayer, qui officia dans l'équipe Festina pendant ses belles années (sans pour autant avoir été mêlé aux débordements du dopage organisé que l'on sait) : « la fonction crée l'organe, et pour améliorer votre force musculaire, il faut utiliser son outil préférentiel : les gros braquets843 ». Certes l'emploi des gros braquets améliorera la force musculaire, mais jusqu'à un certain point seulement : ils ne créeront rien ex nihilo. La fonction ne crée pas l'organe mais simplement les développe, et ce jusqu'à un certain point. Même les fées ont au moins besoin de partir d'une vieille citrouille pour en faire un carrosse. D'où un relatif « lamarckisme » dans le sport permettant aux individus de créer eux-mêmes leurs adaptations aux exigences du milieu compétitif dans lequel ils s'inscrivent, qui rejoint peut-être ce que Lamarck entendait vraiment si l'on se défait de la version déformée de « la fonction créant l'organe » dont on se contente trop souvent pour résumer sa doctrine, et que l'on se réfère à l'énoncé de sa « première loi » :

« Dans tout animal qui n'a point dépassé le terme de ses développements, l'emploi plus fréquent et soutenu d'un organe quelconque, fortifie peu à peu cet organe, le

842 Sur la question de l'âge relatif, cf. infra, pp. 308sqq. 843 Antoine Vayer, Pouvez-vous gagner le Tour ?, Anglet, Polar, 2003, p. 59.

303 LE MALIN GÉNIE DU SPORT

développe, l'agrandit, et lui donne une puissance proportionnée à la durée de cet emploi ; tandis que le défaut constant d'usage de tel organe, l'affaiblit insensiblement, le détériore, diminue progressivement ses facultés, et finit par le faire disparaître.844 »

Or, ce lamarckisme cohabite avec un darwinisme intransigeant de la sélection par la compétition, aboutissant à l'élimination de ceux nés moins adaptés, et par conséquent favorisant la survie de ceux présentant de manière innée des variations physiologiques décisives. La cohabitation de ce darwinisme et de ce lamarckisme sont rendus possibles par le fait que la performance doit tout autant à l'inné qu'à l'acquis. Ils rendent possible la cohabitation a priori difficile d'une aristocratie et d'une méritocratie, dans le sens d'un système récompensant plus le labeur que le privilège de naissance, dans un même système. Ils établissent un jeu qui fonde les relations de pouvoir que l'on a vu, lesquelles se fixent par suite dans les institutions qui les utilisent.

Les pratiquants eux-mêmes ne discernent pas toujours avec acuité ce que la performance doit ou ne doit pas au travail. De manière très empirique, on entend très souvent déclarer les sportifs amateurs qu'en matière d'entraînement, chacun est différent, que tout se vaut, qu'un absolu relativisme règne entre les sportifs. Là où certains ont besoin de nombreuses heures pour parvenir à un certain niveau de performance, d'autres n'en nécessitent que de quelques unes. Mais il ne vient pas à l'idée que si ces derniers s'entraînaient autant que les premiers, ils parviendraient sans doute à un niveau encore plus supérieur.

L'étude sur l'addiction déjà citée conduite par Carol Lee Chapman et John Manuel De Castro incluait un questionnement sur le locus de contrôle (ou lieu de contrôle). Ce concept, introduit par Julian Rotter, interroge la personnalité des individus au sujet de la croyance qu'ils forment quant à leur réussite (ou à leur échec) dans une certaine activité : grâce à qui si je gagne ? ou bien à qui la faute si je perds ? Pour un même fait, certains vont l'attribuer davantage à des causes externes (locus externe) : le hasard, la chance, la fatalité, les autres − ou la « fortune », comme dirait Machiavel.845 D'autres à des causes internes (locus interne) : la volonté, la persévérance, le travail − le « talent » (virtù) pour Machiavel. Chapman et De Castro montrèrent que, des coureurs qu'ils interrogèrent, la plupart possédaient une forte propension à posséder un profil « interne », où c'est donc davantage à eux-mêmes qu'ils

844 Jean-Baptiste de Lamarck, Philosophie zoologique [1809], Paris, GF Flammarion, 1994, p. 216. 845 Nicolas Machiavel, Le Prince [1532], Paris, GF Flammarion, 1992, chap. XXV.

304 LE MALIN GÉNIE DU SPORT imputaient la responsabilité du devenir d'une entreprise, a fortiori lorsqu'il s'agit d'hommes : d'après eux, la chance et la puissance (powerful) des autres n'entrent que dans une bien moindre mesure dans l'agir.846

Bernard Hinault, quintuple vainqueur du Tour de France, triple vainqueur du Tour d'Italie, double vainqueur du Tour d'Espagne, champion du monde et vainqueur de multiples classiques comme Paris-Roubaix et Liège-Bastogne-Liège, est le premier à souligner le manque de travail et d'ardeur à l'entraînement des cyclistes français qui depuis des années (depuis l'affaire Festina) peinent à performer :

« On a des champions qui deviennent fonctionnaires quand ils passent pros. Il faut leur mettre le couteau sous la gorge pour avoir des résultats. Les Français gagnent trop d'argent et ne font pas assez d'efforts. Les Français ne vont pas à l'entraînement. Personne ne leur tape dans la gu... pour qu'ils avancent ! Il faudrait leur bloquer une partie de leur salaire et la leur remettre en cas de victoire pour qu'ils le fassent.847 »

Dans son esprit, c'est bien clair : que les cyclistes français traînent en queue de peloton, voire dans le gruppetto, n'a pas d'autre cause qu'un manque de volonté de leur part. Quand on veut, on peut.

Pourtant, à en croire Laurent Fignon qui courut un temps dans la même équipe (Renault), Bernard Hinault était lui-même loin d'être un exemple d'assiduité :

« L'hiver, il s'entraînait si peu que lorsqu'il arrivait parmi nous lors des premiers stages, on avait l'impression qu'il avait pris un an de vacances. Du surpoids. Disons simplement qu'il grossissait. Au premier coup d'œil, ça ne trompait pas. Et ceux qui n'avaient pas l'habitude de côtoyer le Blaireau, ce qui était notre cas, se demandaient sérieusement combien de temps il faudrait à cet homme pour redevenir ce qu'il était. […] Ainsi, l'homme qui se présenta en stage devant nous n'avait qu'un lointain rapport avec le champion qui avait remisé son vélo à la cave trois mois plus tôt et qui, la saison précédente, avait encore tout raflé. Dès les premiers tours de roue en groupe, il avait la tête des très mauvais jours, en grande difficulté à la moindre accélération, il suait de tout son corps et pestait beaucoup, hurlait parfois qu'on allait trop vite. Et quand il voyait que certains d'entre nous montraient sinon de l'énervement du moins

846 Carol Lee Chapman et John Manuel De Castro, « Running addiction: measurement and associated psycological characteristics », op. cit., p. 288. 847 « Hinault : « les Français sont des nazes » », L’Équipe, 5 juin 2009.

305 LE MALIN GÉNIE DU SPORT

de l'étonnement, il criait : "C'est ça, faites les malins. Vous verrez dans trois mois où vous en serez par rapport à moi !" […] Et justement, moins d'un mois plus tard, il gagnait la première course de rentrée.848 »

Un sportif de la qualité d'Hinault peut se permettre de se laisser aller plus que n'importe quel autre coureur durant l'intersaison, et de retrouver en quelques semaines − très certainement à condition d'un entraînement assidu − une forme lui offrant un ascendant décisif sur tous ses concurrents, lesquels auront alors travaillé durant les froids mois d'hiver évidemment plus que lui. Tout comme Lance Armstrong, qui paraissait lui aussi capable de retrouver plus rapidement que quiconque un haut niveau de forme. Ainsi, lors d'un arrêt prolongé dans sa reprise du cyclisme après son cancer :

« Ma VO2 Max, d'habitude à 85, était descendue à 64. Chris [son mentor de l'époque] a dit aux entraîneurs : "Vous verrez. Quand il reviendra, dans une semaine, après trente-cinq heures d'entraînement, il sera remonté à 74." Chris savait que j'étais capable d'augmenter mes seuils en très peu de temps ; il ne doutait pas que je serais de nouveau en condition au bout de quelques jours.849 »

Exaspéré par les plaintes répétées de Bernard Hinault au sortir de l'hiver, Fignon lui déclara au début de l'année 1983 : « mon vieux, tu n'as qu'à t'entraîner, tu seras moins à fond850 », alors que « notre Breton était vraiment à la peine : son entraînement hivernal avait dû, une fois encore, laisser à désirer... » Cette même année, il remporta le Tour d'Espagne (qui se courrait alors en avril et non en septembre comme aujourd'hui, soit quelques mois après la reprise) et la Flèche Wallonne. Incapable de suivre ses équipiers en début d'année, en quelques semaines, la situation s'inverse et ce sont eux qui sont incapables de rester dans sa roue. De par sa classe, de par sa facilité à retrouver en quelques kilomètres une forme que peu sont capables d'atteindre malgré toute une vie dédiée à l'ascèse sportive et à ses entraînements laborieux, Hinault en infère naturellement à l'idée que le travail paie ; que qui n'est pas payé en victoire n'a pas travaillé − et n'a donc pas à se plaindre.

Ce faisant, Bernard Hinault est tel un noble attribuant son rang uniquement au mérite du travail, et s'offusquant des doléances du Tiers état accusant le labeur de n'être pas légitimement rétribué ; tel un seigneur blâmant du haut de son privilège de naissance sur 848 Laurent Fignon, Nous étions jeunes et insouciants, Paris, Le Livre de Poche, 2009, pp. 87-88. 849 Lance Armstrong, Il n’y a pas que le vélo dans la vie, op. cit., p. 252. 850 Laurent Fignon, Nous étions jeunes et insouciants, op. cit., p. 106.

306 LE MALIN GÉNIE DU SPORT lequel il trône le serf de ne pas suffisamment œuvrer, le rendant seul responsable de son triste sort. Mais pour être tout à fait juste à son égard, Bernard Hinault semble tout de même avoir conscience de l'existence de différences de nature entre les hommes difficilement compensables. En 2008, après avoir à nouveau émis l'idée de motiver les coureurs français en ne leur versant qu'une partie de leur salaire (le reste ne leur revenant qu'en cas de résultats), après avoir à nouveau établi que « l'entraînement paie », Hinault remarque tout à fait à propos qu'« il y en a qui s'entraînent très dur mais qui ont des petits moteurs. D'autres ont des moyens et ne font pas le petit effort qui leur permettrait d'aller au-dessus des autres851 ». Tout l'arbitraire de l'égalitarisme sportif est là : certains n'ont besoin que d'un « petit effort » (au singulier) pour triompher, pendant que d'autres, ces « petits moteurs », sont condamnés à s'entraîner très durement sans pour autant réussir. Insister presque dans la même phrase sur le manque de travail comme unique cause de l'insuccès conduit à dissimuler cet autre facteur de l'échec tout aussi important : que l'on est moins bien né qu'un autre, et qu'à ceci, tout l'entraînement du monde n'y pourra rien changer.

D'une manière générale, les champions paraissent avoir naturellement tendance à associer les causes de leur succès au seul travail, et jamais à leur bonne naissance. « Comment avez-vous fait pour avoir une marge d'avance sur les jeunes de votre génération ? », demande L'Équipe magazine au handballeur Nikola Karabatic, champion olympique, champion du monde, double champion d'Europe, quadruple champion de France, quadruple champion d'Allemagne − sa carrière étant encore loin d'être achevée.

« J'ai bossé. Quand j'avais 12 ans, j'adorais les films de Rocky ou Rambo. Je les voyais s'entraîner comme des malades et réussir leurs projets. Dans ma chambre, le soir, je faisais des pompes, des abdos et de la muscu. J'avais deux haltères de 1 kg, je les prenais dans une main et, de l'autre, je soulevais un cale-porte en métal qui pesait bien 2 kg... À l'entraînement, j'étais à 200%, je voulais être le meilleur dans le moindre exercice. Jusqu'à 18 ans, je n'ai pensé qu'au hand.852 »

Cela ne fait nul doute : on ne devient le meilleur handballeur du monde qu'à la condition d'efforts soutenus − ce qui est évidemment très vrai. Mais cet important problème : que l'on ne

851 Céline Gourmelon, « Hinault : « Le vélo, ce que j’ai fait de mieux dans ma vie » », Ouest-France, 29 juin 2008. 852 Pierre-Étienne Minonzio, « Karabatic, le monde à sa main », L’Équipe magazine, 10 janvier 2009, pp. 28- 32.

307 LE MALIN GÉNIE DU SPORT peut le devenir par le travail qu'à la condition d'être avant tout prédisposé, n'est pas effleuré. Pourtant, l'idée que l'on puisse être performant sans pour autant travailler n'est pas écartée par Karabatic lorsqu'il s'agit de matières extra-sportives − et peut-être toutes nos analyses peuvent-elles s'appliquer dans une certaine mesure à ces questions, comme on l'a déjà suggéré. « Vous faisiez l'impasse sur l'école ? », lui demande-t-on.

« Pas du tout ! Mais j'avais des facilités, je prenais ça comme un jeu. J'ai eu mon bac S à 18 ans avec une moyenne de 15,5 en bossant le minimum. La seule fois où je me souviens avoir beaucoup travaillé, c'est pour le bac de français. Finalement, j'ai eu 18 et 18. »

Très bon élève sans travailler, excellent en travaillant. Peut-être également excellent handballeur intrinsèquement, inégalable en s'entraînant laborieusement.

3) Le mythe des 10 000 heures

Pour autant, les discours laudatifs quant au travail comme unique − ou principale − clef de la réussite sont légions. L'un de ceux ayant rencontré le plus de succès dernièrement est celui exposé par Malcolm Gladwell dans son ouvrage Outliers paru en 2008. Les outliers désignent le domaine des individus « hors-norme », exceptionnels : initialement, il s'agit d'un terme de statistique qui correspond à la notion de « données aberrantes » − littéralement, « qui repose en dehors ». Les outliers, ce sont les individus, mais aussi les sociétés et les nations se tenant au-delà des fameux 68% du ventre mou des répartitions gaussiennes des lois normales.853 Ce sont ceux qui sont parvenus à réussir − étymologiquement, réussir signifie « sortir de ». Comment rendre compte de leur succès ? Comment devient-on − exemples choisis par Gladwell − Bill Gates, Robert Oppenheimer, Mozart ou les Beatles ? Comment peut-on sortir de la norme ?

La réponse de Gladwell est ambiguë. D'un côté, son analyse laisse une grande place aux circonstances (à la « fortune », dirait Machiavel), qui, par définition, échappent à l'individu et doivent très peu à son mérite propre. Gladwell s'attarde ainsi durant tout un chapitre sur le problème bien connu en sport de « l'âge relatif ».854 Chez les jeunes sportifs, la catégorie d'âge

853 Cf. supra, pp. 269sqq. 854 Voir par exemple Nicolas Delorme, « Né trop tard pour devenir sportif professionnel ? », in Claude Sobry.

308 LE MALIN GÉNIE DU SPORT de la licence du pratiquant est fonction de son jour de naissance dans l'année. Or, entre un jeune pratiquant né un jour avant la limite du « cut-off », de la date buttoir permettant d'appartenir à une certaine catégorie, et un autre né au contraire un jour après, il peut y avoir, en fonction des sports, près de deux années d'écart. Par exemple, en cyclisme, la catégorie des Minimes regroupe les jeunes ayant, mais également qui auront 13 ans ou 14 ans entre le 1er janvier et le 31 décembre de l'année en cours. Pour l'année 2010, sont ainsi considérés comme Minimes autant le jeune né le 1er janvier 1996, que celui né le 31 décembre 1997, même si au 2 janvier, l'un a 14 ans et l'autre 12. Différence d'âge presque insignifiante entre des adultes, mais cruciale pour des jeunes, où supériorité physique ne rime bien souvent simplement qu'avec une maturité plus grande : on imaginera sans mal qu'être né un 1er janvier est un avantage aussi certain qu'être né le 31 décembre est un handicap. Les jeunes plus âgés relativement que leurs égaux n'ont aucun mal à ressortir de la masse, à réussir mieux que les autres, du simple fait d'un jour de naissance différent.

Un cercle vertueux s'ensuit pour eux − un cercle vicieux en revanche pour les malheureux des fins d'année. Étant jugés supérieurs aux autres sur le plan sportif, les entraîneurs leur prêtent davantage d'attention ; ils sont sélectionnés pour des compétitions encore plus importantes ; ils sont recrutés dans des centres de formation. Ils peuvent ainsi accéder à des structures interdites aux autres, ce qui leur permet d'exploiter leurs talents encore mieux et d'accroître à nouveau leur avantage. Le système sportif donne à ceux qu'il juge forts l'opportunité de l'être encore plus, et laisse ceux jugés faible sur le bord de la route : on ne prête qu'aux riches. Le sociologue Robert Merton propose de nommer ce biais l'« effet Matthieu855 », en référence à l'évangile selon le même apôtre, où l'on peut lire : « car on donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a.856 » Les plus favorisés poursuivent la pratique, et les moins favorisés l'abandonnent. Il s'ensuit alors dans les catégories adultes une sur-représentation des athlètes nés en début d'année dans certains sports et certains pays, comme par exemple dans le hockey canadien.857 On pouvait rire de l'effet Mars de Michel Gauquelin, qui croyait déceler une influence de la

Sport et travail, Paris, L’Harmattan, 2010, pp. 185-194. 855 Malcolm Gladwell, Outliers, op. cit., p. 30. 856 La Sainte Bible, trad. Louis Segond, Paris, Société Biblique Française, 1978, v. Mt 25:29. 857 Malcolm Gladwell, Outliers, op. cit., pp. 20-21. Dans des activités telles que la danse ou la gymnastique, ce serait au contraire les individus nés en fin d'année qui auraient un avantage. Nicolas Delorme, « Né trop tard pour devenir sportif professionnel ? », op. cit., p. 186.

309 LE MALIN GÉNIE DU SPORT naissance sur le devenir sportif : ce dernier est bel et bien influencé par la date de naissance, mais pas de la façon dont on s'y attendait. Pas uniquement en sport, selon Gladwell, mais également à l'école, où le devenir des élèves apparaît comme conditionné à leur date de naissance.858

La réussite serait donc due en grande partie aux circonstances, dont on ne décide pas. Mais d'un autre côté, l'analyse de Gladwell pour rendre compte du succès des outliers donne une importance cruciale à l'effort, ne ratant pas une occasion de mettre l'emphase sur le travail comme unique clef de la réussite :

« Presque chaque "success story" que l'on a vu dans ce livre jusqu'à présent met en scène quelqu'un ou un groupe de personnes travaillant plus dur que leurs égaux. Bill Gates était addicté859 à son ordinateur étant enfant. […] Travailler vraiment dur est ce que font les personnes ayant du succès.860 »

Gladwell se réfère aux travaux réalisés par Ericsson, notamment à sa célèbre étude au sujet des violonistes d'une école de musique, révélant que les quelques-uns d'entre eux parvenus à l'élite de la discipline avaient derrière eux l'équivalent de 10 000 heures de pratique.861 10 000 heures, soit 10 ans d'une pratique assidue, à raison de 20 heures d'entraînement par semaine, 50 semaines par an. Pour Ericsson, l'hypothèse peut être généralisée à tous les champs de l'expertise, les seuls facteurs ne dépendant pas du travail, les seuls paramètres proprement innés étant selon lui la hauteur des individus et les dimensions de leurs corps − ce qui ne soustrairait pas le domaine du sport du champ d'application de cette règle, seules certaines caractéristiques nouménales étant couvertes par cette restriction. La pratique intensive apparaît pour lui comme la seule variable corrélée avec la maîtrise d'un domaine, et ce quel qu'il soit.

Les génies, et particulièrement les « enfants prodiges », sont un cas limite pour cette théorie. Comment rendre compte des aptitudes de joueurs d'échecs tels que Capablanca ou

858 Malcolm Gladwell, Outliers, op. cit., pp. 28-30, 33. 859 C'est nous qui soulignons. Gladwell utilise lui-même le champ lexical de l'addiction. Sans doute ne met-il pas derrière ce terme ce que la psychologie y décèle, le mot étant d'un usage plus répandu et commun en anglais, mais son emploi reste révélateur. 860 Malcolm Gladwell, Outliers, op. cit., p. 239. 861 Voir par exemple K. Anders Ericsson, Roy W. Roring et Kiruthiga Nandagopal, « Giftedness and evidence for reproducibly superior performance: an account based on the expert performance framework », High Ability Studies, vol. 18 / 1, juin 2007.

310 LE MALIN GÉNIE DU SPORT

Morphy862 qui, avant même leurs dix ans, et donc bien avant d'avoir atteint 10 000 heures de pratique, étaient déjà capables de défaire de très grands joueurs ? Que dire de Pascal, de Gauss, d'Alexis Clairaut, tous trois talentueux dans les mathématiques dès leur plus jeune âge ? Par-delà les enfants, il existe même des talents tardifs, qui découvrent subitement une discipline et y excellent d'entrée sans avoir à pratiquer 10 000 heures, 10 ans durant : Magdalena De Saint-Jean, mère de quatre enfants, découvre le cyclisme à 36 ans, et termine troisième du championnat de France à peine quatre années plus tard863 ; Julien Absalon ne découvre le VTT qu'à 15 ans et devient déjà champion du monde junior trois ans plus tard.

L'exemple des sœurs Polgár est illustratif. Leur père, László Polgár, joueur d'échec émérite, était convaincu, premièrement, que « le génie est acquis, pas inné », et deuxièmement, qu'il n'y avait par conséquent pas de barrière des sexes aux échecs : « n'importe quel enfant ordinaire peut être transformé en génie864 », et une femme peut parfaitement battre un homme aux échecs. Désirant prouver ses théories, il aurait même épousé sa femme en conséquence, afin d'avoir une partenaire favorable à son projet. Il éduqua ses filles à domicile, en intégrant de façon intensive dans leurs journées de très nombreuses heures d'entraînement au jeu d'échecs dès leur plus jeune âge. L'expérience fut concluante : Susan Polgár, née en 1969, devint à 15 ans la première joueuse mondiale ; Zsófia Polgár, née en 1974, devint grand maître international ; Judit Polgár, née 1976, est actuellement la meilleure joueuse mondiale et ne joue plus que dans des compétitions ouvertes aux hommes. Preuve que le travail paie ? En fait, il semble que ces trois sœurs possédaient déjà des aptitudes initialement, si l'on en croit leur précocité : à l'âge de 5 ans, Judit était déjà capable de battre son père, de jouer en aveugle en battant des joueurs expérimentés plus âgés ; à l'âge de 4 ans, Susan remporta une compétition réservée aux moins de 11 ans. Argument en apparence décisif dans le débat nature vs. nurture en faveur du second terme, ce que prouve cet exemple est en fait à la fois que le travail intensif est nécessaire, mais également qu'il convient de naître avec une bonne nature865 ; à travail égal, des résultats différents, ainsi que le montrent même les différents niveaux auxquels les sœurs Polgár sont parvenues. Or, dans le

862 Alfred Binet, Psychologie des grands calculateurs et joueurs d’échecs, Paris, Hachette, 1894, p. 232. 863 « Ophtalmo, 41 ans, et en bronze », L’Équipe, 25 juin 2011. 864 Robert Hartel et Ian Duncan, « My Brilliant Brain: Make Me A Genius », National Geographic Channel, 2007. 865 Ross Tucker, « Genes and performances: Why some are more equal than others », The Science of Sport, 2011.

311 LE MALIN GÉNIE DU SPORT cas des sœurs Polgár, l'accent est à chaque fois mis uniquement sur le labeur, recouvrant ainsi la dimension aristocratique de leur naissance − et même peut-être de l'héritage transmis par le sang : étant sœurs, elles partagent également certains gènes.

Le travail apparaît comme une condition nécessaire au développement des talents, et par suite, une condition de possibilité de la réussite. Mais dans les récits apologétiques du travail, dans ceux de Gladwell, d'Ericsson ou de László Polgár, le travail apparaît également presque comme une condition suffisante. Or, quand bien même on admettrait la validité de la règle des 10 000 heures, ce n'est pas parce que 10 000 heures sont nécessaires à la production d'un expert qu'elles y suffisent ; que tous les experts aient derrière eux 10 000 heures de pratique − ce dont on peut même douter − ne signifie pas que toutes les personnes ayant pratiqué une activité durant 10 000 heures sont devenues expertes en celle-ci. Cette règle des 10 000 heures entretient l'idée que le sort de chacun ne tient qu'à la bonne volonté des individus et à la quantité de travail qu'ils voudront bien développer − et accessoirement, que leur sort dépend du sort lui-même : si le contexte est favorable (être né en début d'année), si des opportunités se présentent (être né au bon moment866), s'il n'y a pas d'obstacles sociaux à ce que les individus travaillent le plus et le mieux possible leurs talents (systèmes de castes, etc.), s'il existe au contraire des dispositifs permettant à chacun d'exploiter au mieux ses capacités (systèmes de bourse d'études, entourage familial attentif, etc.).

Au final, la leçon de Gladwell est presque toute stoïcienne. « Partage des choses : ce qui est à notre portée, ce qui est hors de notre portée867 », est-il écrit au commencement du Manuel d'Épictète. Sont hors de notre portée les circonstances dont dépend la réussite ; mais est à notre portée le travail, l'effort, la volonté. Vous ne réussissez pas ? C'est que vous n'avez pas atteint les 10 000 heures ; continuez à travailler. Vous les avez atteintes ? C'est que vous n'êtes pas né au bon moment ; il faut vous résigner. Ordre et travail.

866 Gladwell soutient que Bill Gates n'a pu devenir ce qu'il est que parce que né dans les années 1950, comme la plupart des géants de l'informatique. Malcolm Gladwell, Outliers, op. cit., pp. 63-68. 867 Arrien, Manuel d’Épictète, Paris, GF Flammarion, 1997, p. 63.

312 RÉSISTANCES

RÉSISTANCES

La représentation méritocratique du sport qui s'installe fermement à partir des années 1960 dans la société et la culture est en proie à des résistances.

Premièrement, les résistances du sport lui-même quant à sa réduction méritocratique. Ce qui distingue, entre autres choses, le sport de la gymnastique, c'est que celui-ci reste, de par sa conception, indomptable. On ne peut le faire entrer dans un programme, dans un plan déterminé a priori, le contraindre entièrement. Il produit lui-même ses règles, ses valeurs, ses sujets. Son instrumentalisation ne vient qu'après coup, par sélection, lorsque l'on juge qu'il peut constituer un outil utile compatible avec les règles, les valeurs, les sujets que l'on souhaite produire. Les rapports de pouvoir qui traversent le sport ne résultent pas de son instrumentalisation ; c'est bien plutôt l'instrumentalisation du sport qui réutilise ces rapports de pouvoir qui existent préalablement − mécanique inverse à celle de la gymnastique. Dès lors, toute tentative visant à faire épouser au sport les contours d'un moule soigneusement prédéfini se heurte aux résistances de celui-ci qui n'accepte de se laisser contraindre qu'en apparence. Si l'on en est venu à considérer le sport comme constituant une méritocratie exemplaire, cette évolution concerne avant tout la représentation que l'on s'en donne. Dans les faits le sport, résiste à cette transformation. Comme on l'a vu868, il conserve nombre des aspects de l'aristocratie physique décrits jadis par Coubertin ou Hébert. Comment le sport parvient-il alors à résoudre cette contradiction entre son fait qui demeure en partie aristocratique, et sa représentation qui devient toujours plus méritocratique ? Par quels procédés essaye-t-il de concilier l'inconciliable ?

Deuxièmement, ces résistances désignent celles des sujets produits par le sport contre les mécanismes de pouvoir qui le traversent. On ne crée pas des corps optimisés, des âmes laborieuses, des caractères disciplinés sans que ceux qui en sont les manifestations n'opposent quelques contestations, comme l'observait Foucault :

868 Cf. supra, pp. 255sq.

313 RÉSISTANCES

« Au cœur des relations de pouvoir et comme condition permanente de leur existence, il y a une "insoumission" et des libertés essentiellement rétives, il n'y a pas de relation de pouvoir sans résistance, sans échappatoire ou fuite, sans retournement éventuel.869 »

Et pour cause, puisqu'il est question de contraindre des individus qui au départ s'y refusent. Il s'agira alors de montrer sous quelles formes se manifestent ces résistances dans le sport, et en quoi elles constituent précisément, toujours selon Foucault, « un catalyseur chimique qui permet de mettre en évidence les relations de pouvoir, de voir où elles s'inscrivent, de découvrir leurs points d'application et les méthodes qu'elles utilisent870 ». Partir des faits de délinquance en ce qu'ils sont l'indice de la loi ; partir de la loi en ce qu'elle est l'indice d'un processus de normalisation ; utiliser ces faits de délinquance pour décrire ce processus de normalisation. Se peut-il que les « fléaux » du sport, dénoncés à la fois par les opposants au sport (qui les saisissent comme arguments valant preuve de la « barbarie » sportive) et ses partisans (qui leur font la chasse afin de montrer à tout prix que le sport ne les implique pas nécessairement), tels que la triche, la corruption ou le dopage, puissent être l'indice d'une tension dans le système sportif, d'une résistance à son pouvoir ?

I) DISSIMULATIONS

Tout l'enjeu d'un sport qui se veut pleinement méritocratique, au sens où il récompenserait magnanimement les plus laborieux, est de parvenir à émousser les aspects aristocratiques qui le caractérisent fondamentalement et qui tendent à ne favoriser iniquement que les biens nés. La représentation méritocratique telle qu'on la trouve exposée au moins à partir de Herzog est à la fois cause et solution de ce problème. Cause, puisque n'étant pas exactement adéquate aux faits qu'elle prétend décrire, elle pose du simple fait de son existence et de sa position dominante cette question de la plasticité du fait sportif qui devra s'adapter à l'image qu'on se fait de lui : la vérité-correspondance suppose en effet l'accord de l'idée avec son objet ; pour y parvenir, soit on se forme une idée plus adéquate de l'objet, soit au contraire on agit, lorsque cela est possible, sur le réel afin de rendre par construction l'objet plus

869 Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir [1982] », in Dits et Écrits II, Paris, Gallimard Quarto, 2001, p. 1061. 870 Ibid., p. 1044.

314 DISSIMULATIONS conforme à l'idée que l'on s'en fait. Solution, puisqu'en jetant son voile représentatif devant le réel qu'elle prétend décrire avec vérité, elle gène l'accès à son objet et élude certaines de ces questions qui dès lors ne se posent plus avec la même acuité.

Ceci ne suffit évidemment pas à résoudre entièrement le problème de l'aristocratie sportive. D'autres procédés sont nécessaires pour l'atténuer et permettre que, « dans une certaine mesure », la représentation méritocratique s'accroche sur le dos du sport. Au cœur du dispositif, le concept de travail dont le sport fait miroiter qu'il est capable d'augmenter le capital humain des individus dans des proportions suffisantes pour subvertir la hiérarchie fondée sur l'arbitraire des différences innées parfois abyssales d'une naissance à l'autre. Cette idée est à ce point centrale que s'il fallait définir la représentation dominante du sport, il faudrait peut-être proposer ceci : système compétitif où la hiérarchie entre les individus est supposée être proportionnelle à la quantité de travail fourni, où la place occupée par chacun est supposée être justement méritée, où celui qui est en haut est supposé avoir plus et mieux travaillé que celui qui est en bas. La mécanique d'un tel système n'est possible que dans un monde où chacun serait le strict égal de chacun, ou au moins dans lequel il serait possible de le devenir ; un monde où soit le capital humain de chacun serait strictement équivalent à tout autre, ou soit le capital humain pourrait être accru par le travail. C'est ce monde supposé comme existant qui permet de faire tenir chacun à sa place, puisque l'individu ne peut imputer les inégalités de hiérarchie à des causes externes arbitraires et iniques, mais simplement à une cause interne dont il est censé être le seul responsable : la volonté, qui, en tant qu'elle est supposée libre et autonome, se détermine elle-même ; les manquements de la volonté, et partant, les inégalités ne sont imputables qu'au sujet qui en est le plein responsable, et qui n'a dès lors pas à se révolter, si ce n'est contre soi-même pour n'avoir pas assez travaillé.

Mais ce monde idéal, nécessaire au bon fonctionnement du dispositif sportif, on l'a vu871, n'existe pas en fait. Il repose sur des bases très précaires, et s'il parvient à demeurer debout sur ces pieds si fragiles, ce n'est que par le recours à certains mécanismes et stratagèmes. Le sport a en effet besoin de règles, sans quoi il reste jeu, sans quoi la loi du plus fort reste irrévocable et trop manifeste pour que les faibles croient à l'illusion qui leur promet de devenir à leur tour des forts par le seul travail. À l'instar du libéralisme qui n'hésite pas à être très interventionniste, à user des lois et abuser de l'État lorsqu'il s'agit d'organiser la 871 Cf. supra, pp. 255sqq.

315 DISSIMULATIONS liberté et la concurrence sur lesquelles il se fonde (lois antitrust, lutte contre les cartels, contre la concurrence déloyale, contre les monopoles, contre l'abus de position dominante, contre le protectionnisme, établissement de marchés transparents pour la circulation des capitaux, des marchandises et des hommes, création d'une « concurrence pure et parfaite »), le sport a besoin de s'organiser, de se réguler par des mécanismes semblables pour fonctionner. Pour que le dispositif sportif puisse opérer comme on l'a décrit, il ne peut se contenter de « laissez faire, laissez passer », auquel cas la domination se concentrerait immédiatement uniquement dans les seules mains musclées des plus dotés en capital humain, risquant alors le désintérêt des faibles qui ne pourraient chahuter un système monopolistique ou oligopolistique ne leur laissant aucune place. Les institutions sportives tentent ainsi de juguler, dompter, maîtriser l'effet Mars par l'instauration de mécanismes destinés à l'atténuer, ou au moins tendant à le dissimuler.

Ces mécanismes sont protéiformes. Certains sont des artifices bâtis précipitamment ex nihilo pour répondre à une urgence bien précise. D'autres sont au contraire l'aboutissement d'une longue évolution opérant de manière ad hoc, au coup par coup, par réforme, afin de résoudre certains problèmes locaux. Le glissement se déployant de Coubertin à Herzog consistait à représenter le système sportif comme une méritocratie presque par pétition de principe ; la nouménalité de l'effet Mars rend invisibles les inégalités de naissance. Mais d'autres stratégies plus directes agissent non plus sur la représentation du sport mais sur le système sportif lui-même. L'enjeu pour elles est de parvenir, par tout un ensemble de dispositions, à fabriquer, comme l'écrit Paul Yonnet, des égaux, des rivaux872 ; de réintroduire un semblant de justice corrective873 restaurant artificiellement l'égalité des chances ; de rendre inefficientes les inégalités en capital humain, ou au moins d'en atténuer les effets, de les masquer, de les neutraliser sous certaines conditions.

L'effet Mars ne se trouve évidemment pas éradiqué par ces mécanismes. Ceux-ci ne parviennent qu'à le canaliser tant bien que mal, et le laisse intact. Toute sa force est indemne, et l'aristocratisme du sport persiste souterrainement sous ces constructions, en dépit de toutes les mesures prises pour lui interdire de se manifester trop ostensiblement. Si bien que ces mécanismes ont pour conséquence de renforcer le mécanisme de pouvoir fondé sur le jeu de

872 Paul Yonnet, Systèmes des sports, op. cit., pp. 53-75. 873 Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., pp. 1131b25-1132b8.

316 DISSIMULATIONS l'égalitarisme sportif : toujours le sport sourit aux bien-nés, mais cela se remarque encore moins, puisque le travail paye çà et là. Conséquence majeure et décisive, qui peut-être ne fait pas partie d'un plan concerté et décidé par quelques machiavéliques conspirateurs, qui peut- être n'est pas intentionnelle, prévue et calculée, qui peut-être est simplement fortuite, accidentelle et inattendue, mais qui n'en demeure pas moins réelle, entretenue et réinvestie a posteriori par le pouvoir. Des corps, des âmes et des caractères encore plus efficaces, laborieux et soumis. Depuis ses origines anglaises, le sport est finalisé à cet impératif : dans les public schools, il s'agissait explicitement de discipliner la jeunesse trop turbulente, de la former aux principes de la chrétienté musculaire en baptisant des corps vigoureux qui tiennent en place. Dès l'origine aussi, il y eut des résistances : c'est parce qu'il y a résistance qu'il y a pouvoir ; c'est parce que la matière résiste, ne prend pas forme spontanément qu'il est nécessaire de la travailler, de la forcer, de la contraindre. L'exercice du pouvoir sur une population qui tient déjà en place a peu de sens ; c'est là où il y a insoumission qu'il est nécessaire de soumettre.

1) À la recherche de l'homogénéité perdue

« Homogénéité » est le mot technique que les apprentis sportifs apprennent le plus tôt, dès l'école. Il est bien connu que seules des équipes ou des concurrents d'un niveau homogène peuvent proposer, pour le spectateur, un spectacle sportif intéressant (dont l'issue puisse être incertaine), et pour les acteurs, un enseignement qui en vaille la peine (où l'on comprend que le travail peut être un facteur utilisable pour triompher). Du côté du sport professionnel, il s'agit là de ce que l'on nomme en économie du sport le « paradoxe de Sloane » :

« Il ne faut pas que la domination d'un compétiteur ou d'un club soit écrasante, sinon des qualités du spectacle sportif se tournent en leur contraire (faible enjeu, quasi- incertitude du résultat) ; la production d'un spectacle sportif attractif est basée sur l'interdépendance des acteurs qui s'affrontent et sur le maintient de (ou d'un semblant de) la "glorieuse incertitude du sport". C'est l'une des raisons pour lesquelles les recrutements sont réglementés dans les sports professionnels américains afin de

317 DISSIMULATIONS

limiter l'inégalité des forces en présence.874 »

Dans les sports collectifs scolaires, si on laisse faire les équipes se composer d'elles- mêmes sans qu'un principe ne soit décidé pour regrouper les élèves (anarchisme), les forts seront immédiatement tentés de jouer ensemble. S'il fallait que deux équipes se composent spontanément à partir d'une population donnée, un groupe de forts et un groupe de faibles se dessinent immédiatement : l'équipe de forts se construit par cooptation réciproque des individus forts entre eux, et l'équipe des faibles n'est alors que la conséquence de l'exclusion des faibles par les forts.

Une telle mécanique exhibe parfaitement l'aristocratisme du sport. Afin de l'atténuer, voire de le dissimuler, les enseignants instaurent des règles minimales dans la composition des équipes, et font ainsi passer le sport d'un système anarchique à un libéralisme : l'exercice physique en question, déjà encadré par des règles du jeu instituées (ce en quoi il se distingue de l'anarchisme des jeux anciens), se voit régulé à un niveau encore supérieur légiférant la répartition des joueurs. On somme les individus de se répartir en deux équipes qui soient d'un niveau homogène, afin qu'elles rompent l'ordre aristocratique spontané auquel aboutit l'effet Mars si on lui laisse les mains libres.

Le stratagème utilisé par les éducateurs pour constituer ces équipes est souvent de désigner les deux plus forts de la population sportive qu'il doivent ordonner comme étant chacun l'un des « chefs d'équipe » ou « capitaine » de chaque groupe. Chacun désigne alors à tour de rôle un individu pour qu'il rejoigne les rangs de son équipe, jusqu'à épuisement du stock de population. Implicitement, on s'attend à ce que le capitaine choisisse à chaque fois l'individu le plus fort parmi les sujets restants. Les forts sont ainsi évidemment réquisitionnés les premiers et les faibles les derniers, instaurant par cet acte un classement sur la valeur sportive des sujets établi de manière immanente par les individus eux-mêmes, où chacun comprend qu'il est plus faible qu'un tel mais plus fort qu'un autre. Chaque individu, lorsqu'il attend d'être choisi, espère secrètement l'être très vite par le plus fort, car le plus tôt il est admis dans une équipe, le plus éloigné il est de la médiocrité. Une fois admis dans une équipe, il espère ensuite souvent explicitement que son capitaine − par la grâce duquel il doit son salut d'avoir été élu et sorti de la masse indifférenciée des médiocres − continuera à faire les bons

874 Wladimir Andreff et Jean-François Nys, Économie du sport, Paris, PUF, 2002, pp. 98-99.

318 DISSIMULATIONS choix et ne sélectionnera à chaque fois que le meilleur élément de la population restante. Par cet « algorithme », on aboutit, en principe, à deux équipes d'un niveau peu ou prou équivalent, composées chacune de forts et de faibles, mais dans une proportion équivalente.

Lors de leur affrontement, on peut s'attendre, en droit, à ce que l'issue du « match » soit incertaine. Le terme anglais « match » rend parfaitement compte de cette mécanique. « To be a match for somebody » signifie « être un adversaire à la mesure de quelqu'un » ; « to match somebody » signifie « correspondre à quelqu'un » : il ne peut y avoir un match (affrontement) entre deux équipes que s'il y a match (équivalence, correspondance, ressemblance) entre celles-ci. On retrouve une ambiguïté de sens analogue dans le terme « meeting ». « To meet » signifie aussi bien « rencontrer », « réunir » que « satisfaire à des critères », « se montrer à la hauteur ». Un meeting sportif (essentiellement en athlétisme) consiste, et à réunir des athlètes de valeur équivalente, et à les faire s'affronter. De même, en français, le terme « rencontre » rend compte de l'équivoque, tout comme lorsque l'on dit de deux sportifs qu'ils « se mesurent875 » l'un à l'autre. Quoiqu'avec un degré moindre, ce qui explique peut-être, par-delà une possible « anglomanie » sportive dénoncée par Maurras consistant à importer les termes venus d'outre-Manche, l'adoption du lexique anglais.

Homogènes entre elles, les équipes sont en revanche parfaitement hétérogènes pour ce qui est des individus les composants. La hiérarchie globale ordonnant la totalité des élèves, toutes équipes confondues, explicitée par le cérémonial de composition des équipes, est en effet redoublée par une autre hiérarchie interne à l'équipe qui subordonne les faibles aux forts et s'indexe sur la première. « J'étais toujours le dernier, ou presque, à être choisi », écrit Graeme Obree :

« Les sports collectifs étaient les pires. Nous finissions presque toujours par faire du football et c'était toujours invariablement au même groupe de garçons que revenait l'honneur de sélectionner les équipes et de décider de qui jouait où. Si c'était du football, je connaissais la routine : je serai choisi en dernier ou en avant dernier, et je jouerai en défense. En quatre ans, il n'y eut aucune exception à ceci. Pas une. Au moins n'étais-je pas le pire, puisque le garçon avec qui j'étais en concurrence pour la dernière place passa l'intégralité de ses années d'école secondaire comme gardien de

875 Paul Yonnet, Huit leçons sur le sport, op. cit., p. 112.

319 DISSIMULATIONS

but pour le crime d'être efféminé.876 »

À l'intérieur d'une équipe, certains postes sont ainsi beaucoup moins valorisés que d'autres, et sont affectés de facto par « l'élite » à ceux qu'elle ne juge pas assez aptes pour occuper les postes décisifs qu'elle s'auto-attribue, à la manière dont elle aurait repoussé les masses médiocres dans une équipe bis si on ne lui avait pas imposé de partager le même maillot. En cas d'effectif impair de joueurs à distribuer, il peut être décidé d'offrir à l'équipe en infériorité numérique un avantage de buts pour compenser sa faiblesse, ou bien même à celle forcée de recruter les joueurs les plus médiocres : est ainsi objectivée avant même le début de la rencontre une hiérarchie entre les individus, manifestant une certaine violence symbolique (un tel vaut +2, tel autre -1, etc.). Cependant, certains éducateurs, à la manière d'un directeur d'une ancienne société gymnique, osent entraver cette autorégulation en exerçant un dirigisme autoritaire imposant à l'équipe de faire tourner son effectif, de sorte qu'une alternance démocratique s'installe afin que chacun occupe chaque poste un certain temps.

Reste qu'en l'absence d'une telle décision externe et verticale, il est implicitement admis qu'en football, par exemple, les forts jouent en attaque, et les faibles en défense ou dans les cages. Pour certaines nations où la culture du football est très présente, comme au Brésil, la formation de gardiens de but d'un bon niveau pose d'ailleurs un réel problème causé par ce seul phénomène, puisque personne ne souhaite jouer à ce poste considéré comme une punition. Cette hiérarchisation des postes est à ce point tangible que certains soupçonnent même la ségrégation reléguant aux postes ingrats dans le sport, non plus scolaire, mais amateur et même professionnel, de se fonder non pas sur des motifs sportifs, mais sociaux. Ainsi par exemple dans le rugby, d'après Bourdieu877, comme le résume Yves Vargas :

« Les "avants" donc se recrutent parmi les couches populaires car c'est là qu'on aime le combat brutal, la castagne, à l'inverse des "arrières", plus inspirés, plus vifs, qui se recrutent dans des milieux plus élevés, aux traditions individualistes.878 »

Aux classes laborieuses les tâches sportives ingrates, aux classes dominantes le profit d'aller à l'essai en exploitant leur travail. Cependant, cette intuition de Bourdieu « ne correspond pas à la réalité : J.-M. Faure le montre par une enquête auprès de plusieurs

876 Graeme Obree, Flying scotsman, op. cit., pp. 6-7.. C'est nous qui traduisons. 877 Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit., pp. 240-241. 878 Yves Vargas, Sur le sport, op. cit., p. 54.

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équipes. Statistiquement, il n'y a pas de différence significative entre les "avants" et les autres joueurs de rugby ». Le « stacking » semble cependant être une réalité bien effective dans d'autres sports, comme dans le football américain ou le baseball, d'après Raymond Thomas :

« Les Noirs sont concentrés dans les positions excentrées. Les Blancs sont surreprésentés dans les positions qui réclament des réactions rapides et du leadership. En football américain le passage des joueurs d'équipes amateurs vers des équipes professionnelles est révélateur. Les quaterbacks noirs deviennent plus rares au fur et à mesure que le niveau sportif s'élève.879 »

Qu'il soit ou non prouvé qu'il y ait homologie entre les postes occupés dans le stade et dans la société, il n'en demeure pas moins que dans une équipe, ceux-ci se subordonnent mutuellement les uns aux autres, au moins fonctionnellement. Cette interdépendance fonctionnelle des postes contribue alors à reléguer au rang de problématique secondaire la question de l'origine du recrutement parmi les faibles pour les postes peu valorisés. Que les arrières et gardiens de but en football, les gros de la mêlée en rugby, les porteurs d'eau et équipiers en cyclisme soient évidemment nécessaires au bon fonctionnement holiste du « tout » aboutit à faire oublier le problème de l'hétérogénéité interne de l'équipe, de l'inégalité sportive entre ses membres, et surtout de la hiérarchisation sous-jacente qui distribue les postes comme des récompenses et punitions. La fourmi et l'abeille ouvrières sont incontestablement nécessaires et indispensables au bon fonctionnement de la fourmilière et de la ruche ; il n'en reste pas moins que leur place dans la hiérarchie est simplement fonction de leur constitution naturelle qui les fixe à un poste et les y enferment au seul titre de leur naissance. La nécessité fonctionnelle sert ainsi d'argument, davantage dans le sport scolaire et amateur qu'au haut niveau, pour faire accepter naturellement les hiérarchies fondées sur rien d'autre que la naissance.

La fabrication artificielle de l'homogénéité des équipes permet de réintroduire un relatif égalitarisme n'ayant aucune chance d'apparaître spontanément, et qui a besoin d'exister pour que le sport puisse fonctionner avec sa représentation. Elle ne résout cependant pas effectivement le problème des inégalités de naissance : celui-ci est simplement déplacé à un autre niveau par cet artifice, passant des rapports entre équipes à ceux entre coéquipiers. Plus de hiérarchie inique entre les équipes définie par les seules naissances des individus les

879 Raymond Thomas, Sociologie du sport, op. cit., pp. 59-60.

321 DISSIMULATIONS composant, mais en revanche une distribution des différents rôles à l'intérieur de celles-ci qui suit toujours l'ordre naturel qui tente de se cacher derrière le fonctionnalisme. Les inégalités naturelles des individus se trouvent ainsi dissimulées derrière l'homogénéité des collectifs, et celles entre coéquipiers justifiées par les différentes particularités et spécificités des postes au simple titre que, selon l'adage, « il faut de tout pour faire un monde ».

La recherche de l'homogénéité de niveau entre les différents concurrents est un enjeu crucial pour le sport s'il veut parvenir à entretenir son mythe méritocratique. Sans interventionnisme, le sport n'a aucune chance de faire émerger autre chose qu'un système aristocratique ne récompensant que les plus forts, qui ne doivent de l'être en partie que parce qu'ils sont bien nés. La différence de niveau entre deux individus n'est surmontable par le travail, l'effort, l'entraînement, la volonté qu'à la condition qu'elle soit menue, négligeable, réduite. Pour que le travail ait un sens en tant que valeur dans le système du sport, la tâche est de créer des conditions qui puissent permettre aux agents de s'affronter entre égaux ou quasi- égaux, ce qui converge avec l'intérêt du spectateur, comme l'a parfaitement montré Paul Yonnet880 : le sport fonctionne à l'incertitude, une rencontre doit avoir son issue imprévisible pour qu'elle lui soit pertinente. Ce n'est que s'il existe une similarité de niveau entre les individus que les inégalités les séparant peuvent être surmontées, inégalités évidemment abyssales et décourageantes si on en reste à un simple « laissez faire ». Le dirigisme que la gymnastique connaissait se retrouve ainsi dans le sport à ce niveau de l'organisation de la concurrence ; mais ce dirigisme, contrairement à celui de la gymnastique, se fait discret, silencieux. Ce n'est pas le dirigisme des règles qui doit conduire directement les individus dans leur pratique, mais bien la concurrence, qui est le moyen terme entre le pouvoir et les sujets. Pas d'interventionnisme direct sur les corps, pas de droit d'ingérence dans l'organisation des groupements, mais une gestion à distance de la liberté laissée aux énergies.

Le principe de composition des groupes et équipes à l'école tel qu'il a été décrit participe de cette intention. Il n'est évidemment pas le seul. Il n'est qu'un procédé parmi d'autres à la disposition des éducateurs pour créer à une petite échelle les conditions de possibilité favorables à l'émergence d'un sport en apparence méritocratique qui jamais n'existerait sans cela, et en faire admettre les principes : travailler pour surmonter les inégalités et accepter le rang hiérarchique auquel on parvient, qui est mérité car fondé uniquement sur la quantité de 880 Paul Yonnet, Systèmes des sports, op. cit.. Paul Yonnet, Huit leçons sur le sport, op. cit.

322 DISSIMULATIONS travail fournie. Les éducateurs peuvent compléter ce procédé, ou même le remplacer franchement, par d'autres dispositions : décider eux-mêmes verticalement de la composition des groupes, imposer un handicap aux plus forts ou un avantage aux plus faibles, ou bien encore centrer le sens de l'exercice sportif et la note qui va avec non pas sur la progression absolue dans la hiérarchie d'une classe (où le premier aurait la meilleure note et le dernier la plus mauvaise) mais sur une progression relative (où la note est fonction de la progression de l'élève quant à ses résultats sportifs, si bien qu'être premier et le demeurer est moins valeureux que de passer de la dernière place à l'antépénultième − à l'élève sûr de son talent, mieux vaudra alors feindre en début d'année la médiocrité et augmenter peu à peu sans grand effort ses résultats de séance en séance jusqu'à son niveau maximal, plutôt que de donner immédiatement le meilleur de soi-même).

À l'extérieur des écoles, collèges et lycées, un tel interventionnisme ne va pas de soi. Le processus de création des conditions de possibilité de la représentation méritocratique sportive ne peut pas se permettre de décider arbitrairement de la composition des équipes, de les mixer, de équilibrer/déséquilibrer les conditions de jeu. Certaines variantes de ces procédés existent cependant dans certains cas. Aux États-Unis, pourtant terre de « l'ultralibéralisme » le plus sauvage et entêté à en croire certains, de nombreux sports sont ainsi hyper-régulés. Le salary cap impose un plafond à la masse salariale totale des équipes de basket, de football (non pas le soccer, mais l'américain), de hockey afin que les gros salaires, et donc les gros talents, ne soient pas concentrés uniquement dans les seules équipes disposant des plus gros moyens, ceci afin que les compétitions soient équitables et pertinentes, tant pour les joueurs que pour les spectateurs. En NBA, le rookie draft (« repêchage ») impose chaque année que le recrutement des futurs rookies (« débutants ») issus du sport universitaire ou étranger soit effectué en priorité par les équipes situées en bas du classement, auxquelles revient alors le privilège de choisir les nouveaux talents.881 La Formule 1 est également une discipline très régulée, où chaque année voit apparaître une nouvelle prolifération de règlements destinés bien souvent à rien d'autre qu'à égaliser les conditions des concurrents pour créer artificiellement une rivalité, qui passent par l'imposition de spécifications techniques très strictes quant aux moteurs et pneumatiques, ou encore par la réglementation des stratégies de

881 Sur le salary cap et le rookie draft, voir Wladimir Andreff et Jean-François Nys, Économie du sport, op. cit., p. 42. Jean-François Bourg, « Le sport professionnel américain », in Georges Vigarello. L’esprit sportif aujourd’hui : des valeurs en conflit, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2004, pp. 166-167.

323 DISSIMULATIONS recherche et de développement (comme par exemple la limitation de l'utilisation des souffleries pour l'étude de l'aérodynamisme des voitures). Tout comme en IndyCar (et désormais aussi, dans une certaine mesure, en Formule 1), l'utilisation en course de la safety car (« voiture de sécurité ») au moindre incident permet de tasser les écarts entre les participants et d'ordonner un nouveau départ offrant aux concurrents mal placés une nouvelle chance de bien figurer, conservant la valeur ordinale des positions, mais pas leur cardinalité. Bien que ces procédés interventionnistes se répandent dans d'autres sports, ils peinent cependant à être admis dans toutes les disciplines et dans tous les lieux. À ces manquements doivent suppléer d'autres mécanismes, tels que celui qui préside à la création des différentes catégories dans lesquelles se répartissent les concurrents.

2) La formation des catégories

Le principe-Mendoza est un concept forgé par Philonenko882 pour signifier qu'il est possible pour un boxeur de l'emporter contre un autre en faisant jouer la science contre la force malgré des différences de poids parfois importantes. Il rend possible pour le plus faible de triompher du plus fort. (Hobbes avait déjà exprimé une idée similaire quant à la politique : le faible peut vaincre le fort soit par ruse, soit par alliance, créant ainsi une rivalité généralisée et une lutte de chacun contre chacun rendant l'État nécessaire, puisqu'au final le faible et le fort, par-delà les apparences, sont plus égaux qu'ils n'en ont l'air.883) En sport, la force ne fait pas tout, et il est possible de compenser par d'autres qualités. Le corps même ne fait tout, et il est possible que la tête soit tout aussi essentielle que les jambes. Ce principe fut longtemps le seul sur lequel les sports s'appuyaient pour que la hiérarchie puisse basculer et ne reste pas figée.

Le principe-Mendoza montra vite ses limites. Il apparut que de trop grandes inégalités de nature ne pouvaient pas être compensées par ce seul principe. On inventa alors le système des « catégories » destiné à faire s'affronter soit des sportifs de qualités physiques équivalentes (d'un même capital humain au regard d'un certain critère), soit de niveau sportif équivalent (d'un même rang sportif au regard des performances athlétiques réalisées), ce

882 Alexis Philonenko, Histoire de la boxe, op. cit., pp. 121-311. 883 Thomas Hobbes, Léviathan [1651], op. cit., p. 220.

324 DISSIMULATIONS qu'avait parfaitement remarqué Roger Caillois :

« La recherche de l'égalité des chances au départ est si manifestement le principe essentiel de la rivalité qu'on la rétablit par un handicap entre des joueurs de classe différente, c'est-à-dire qu'à l'intérieur de l'égalité des chances d'abord établie [par les règles du jeu], on ménage une inégalité seconde, proportionnelle à la force relative supposée des participants.884 »

Comment cette inégalité seconde artificiellement créée s'organise-t-elle ? Par-delà la création de l'incertitude, de la rivalité qui n'existerait pas sans elle, que permet-elle ?

Les catégories regroupant des individus selon des critères physiques (suivant des inégalités en capital humain) se fondent, jusqu'à ce jour, sur des différences physiologiques phénoménales ou quasi-phénoménales (qui ne nécessitent que peu d'instruments de mesure pour apparaître) : le poids, l'âge, le genre, le handicap. Les individus sont alors répartis dans des catégories où tous partagent des critères similaires : même poids, même âge, même genre, même handicap. Ce dispositif permet qu'au sein d'une catégorie ne s'affrontent que des individus possédant un capital humain similaire afin d'obtenir une concurrence non faussée.

Cependant, capital humain similaire ne signifie pas identique : ces catégories provoquent mécaniquement des effets de seuils rendant difficile la catégorisation dans une catégorie bien fixée pour certains sujets, ce qui réintroduit un déséquilibre relatif. Le paradoxe sorite bien connu en philosophie qui posa tant de problèmes aux logiciens − posant qu'un grain de sable ne devient pas tas par la seule addition d'un autre grain de sable, ni qu'un tas de sable ne cesse de l'être par la seule soustraction d'un grain de sable − ne préoccupe pas le monde du sport où la variation en quantité, ne serait-ce que d'une seule unité, suffit à changer la qualité. Un boxeur de 63.503 kg aura, sur le papier, plus d'aisance à boxer avec le même poids chez les super légers que chez les mi-moyens, et un simple gramme suffira à le faire changer de catégorie. Un cadet en deuxième année né en janvier aura plus de facilités que s'il eut été cadet en première année né en décembre, alors qu'un seul jour l'aurait propulsé l'un chez les juniors et l'autre chez les minimes.885 Les individus transgenres peuvent être renvoyés soit chez les hommes, soit chez les femmes, que l'on utilise le niveau cytologique du

884 Roger Caillois, Les jeux et les hommes [1958], op. cit., pp. 50-51. 885 C'est tout le problème de l'« âge relatif » discuté plus haut (cf. supra, pp. 308sq.). Pour y palier, Gladwell propose l'introduction de catégories d'âge plus fines, classant les individus par trimestres de naissance, tant pour le sport que pour l'école. Malcolm Gladwell, Outliers, op. cit., p. 33.

325 DISSIMULATIONS corpuscule de Barr présent dans les cellules ou bien que l'on se fonde sur la présence du gêne SRY présent ou non dans l'ADN pour les discriminer.886 Le degré de cécité peut situer un individu à la limite de deux classes de handicap. Toutefois, ces inégalités relatives paraissent acceptables et sont acceptées ; elles sont un moindre mal en comparaison de l'arbitraire qui régnerait sans elles, où l'on pourrait voir un homme adulte en pleine possession de ses moyens physiques affronter une jeune borgne. On considère qu'elles faussent moins le jeu, que les inégalités relatives provoquées par ces effets de seuil sont surmontables, que le principe- Mendoza y retrouve de sa légitimité, ainsi que l'entraînement et le travail.

La différence entre la borne supérieure et la borne inférieure de chaque catégorie objective le niveau d'injustice et d'iniquité naturelle que l'on juge tolérable et anodin, que l'on conçoit acceptable par les sujets et surmontable par leurs seules ressources à la condition qu'ils s'y appliquent. Peut-être ce delta enseigne-t-il quelque chose quant aux sociétés ? Il existe en effet une histoire des catégories sportives : celles-ci n'ont pas été données une fois pour toutes. Si bien qu'une inégalité paraissant acceptable à une époque − ou n'étant peut-être même pas perçue comme telle − peut paraître indigne à une autre qui lui succède, et inversement. Ainsi assiste-t-on ces dernières décennies à la création de plusieurs nouvelles catégories destinées à départager les sportifs quant à l'âge : les « Espoirs » (généralement entre 19 et 22 ans suivant les sports), qui représentent une sorte de puberté parfois simplement symbolique entre l'enfance et l'âge adulte sportif ; les « Master » ou « Vétéran » 1, 2, 3, 4 et parfois 5 qui divisent en autant de secteurs les participants du crépuscule sportif débutant généralement autour de 30 ans (dès 25 ans pour la natation, mais à 50 ans pour le tir à l'arc). L'attention que l'on porte à ces inégalités d'âge semble recouper certaines des préoccupations sociales quant à la place des seniors dans la société. En revanche, que l'on s'abstienne de créer des catégories quant à un critère aussi décisif que la VO2 max, en dehors du fait qu'il s'agisse d'une caractéristique nouménale problématique, a pour importante conséquence que les disparités de ce paramètre, soit sont tout simplement ignorées, soit sont considérés comme anodines et surmontables.

Car précisément, ces caractéristiques nouménales, qui nécessitent les outils de la techno-science pour apparaître, ne sont que peu ou pas utilisées comme critère de discrimination catégoriel. Si elles commencent à l'être sur certains points − en particulier pour 886 Axel Kahn, « Performance et génétique », INSEP, 2002.

326 DISSIMULATIONS ce qui est de déterminer le genre des individus, où la simple attestation de l'état civil fait de moins en moins foi, comme en témoigne la récente polémique concernant la supposée androgynie de Caster Semenya, qui remporta le 800 m féminin aux Championnats du monde d'athlétisme de Berlin en 2009 −, il reste que les sportifs d'endurance ne sont pas encore regroupés en fonction de leur VO2 max, ni les sprinteurs en fonction de la composition de leurs fibres musculaires. La stratégie adoptée n'est alors plus de répartir les individus en fonction de la configuration actuelle de leur capital humain, puisqu'on ne le mesure pas, mais de ce qu'il leur permet d'accomplir. On classe les individus dans différentes catégories de niveau, et ce, de l'élite jusqu'à la masse. Le principe du système est d'échelonner les athlètes sur la base, non plus de paramètres physiologiques, mais des performances réalisées. La chose en soi du capital humain, la nouménalité des paramètres physiologiques se phénomènalise en une entité mesurable à l'œil nu, qui n'est rien d'autre que les succès et défaites sportives performées par les sujets.

En cyclisme, un certain nombre de victoires ou de points marqués permet de faire passer ceux qui dominent manifestement leurs concurrents dans la catégorie supérieure ; réciproquement, un certain nombre d'abandons aux courses fait passer dans les catégories inférieures. De même dans les sports collectifs où, de la D18 à la Champions League, les équipes sont promues ou bien rétrogradées en fonction de leurs résultats et de leurs positionnements dans les différentes coupes et championnats. Ce système officiel interne aux fédérations sportives est parfois redoublé par un dispositif officieux consistant à hiérarchiser entre elles des fédérations s'occupant d'un même sport. Pour le cyclisme, il est possible de pratiquer la compétition dans quatre fédérations différentes : FFC, FSGT, UFOLEP, FFCT ; les catégories de niveau supérieures de la FSGT et de l'UFOLEP sont peuplées de coureurs talentueux, mais qui évolueraient cependant dans les catégories inférieures de la FFC, où se trouvent les coureurs appartenant à l'élite et au sport professionnel, s'ils changeaient pour cette fédération. La FFCT se destine quant à elle aux cyclotouristes. Cependant, l'esprit de compétition, contre toute attente, y est néanmoins parfois présent sous d'autres formes : lorsqu'il s'agit de « chasser des cols », d'accomplir des « brevets » ou de se qualifier pour participer à « Paris-Brest-Paris ».

Les deux systèmes, tant celui des catégories physiques que des catégories de niveau,

327 DISSIMULATIONS instaurent un système de castes regroupant des égaux, mais dans un sens très différent. Le premier système n'établissait pas de hiérarchie de valeur explicite entre les catégories ; elles instituaient simplement un développement séparé des individus au regard de certains critères. Il n'y avait pas de possibilité de passer d'une catégorie à une autre, hors modification dans le capital humain (prise de poids, d'âge, changement de genre, handicap acquis). Ou lorsque des transfuges sont admis, ils ne constituent que quelques exceptions allant pratiquement uniquement dans un seul sens qui est celui du surclassement : on peut boxer dans la catégorie de poids supérieure, Jeannie Longo est admise à concourir avec les hommes dans les courses régionales, un cadet peut être surclassé en junior, Oscar Pistorius peut prétendre courir avec les valides. Mais un mauvais poids lourd ne pourra pas boxer chez les poids lourds léger, un mauvais cycliste régional ne pourra pas courir avec les femmes, un mauvais espoir ne pourra pas descendre chez les juniors, un mauvais coureur de 400 m ne pourra pas courir en handisport − hors certaines exceptions où le sous-classement de certains individus peut exister en de rares occasions, comme à l'école où certains professeurs d'EPS, au motif de « l'homogénéité », n'hésitent par exemple pas à faire jouer dans une équipe de filles un garçon qui aura été jugé trop faible pour tenir son rang de mâle avec les autres individus de son sexe et de son âge.

Il existe évidemment une hiérarchisation plus ou moins implicite quant à la valeur sportive des individus regroupés par chacune de ces catégories, puisqu'elle fonde la logique du surclassement, mais celle-ci n'a pas d'autres sens que d'instaurer un égalitarisme relatif entre les concurrents en éjectant les forts ailleurs, tout comme le Front populaire purifiait le sport de masse en en dégageant son élite. La composante aristocratique du sport disparaît de ce premier système dans chacune des catégories constituées : l'égalitarisme du capital humain y est instauré par principe. Avec cependant cette limite importante que seules certaines caractéristiques physiologiques sont discriminées : demeure la plupart des limitations nouménales telles que la capacité physique et psychologique à augmenter son capital humain, les inégalités de volonté, et toutes les inégalités physiologiques et psychologiques qui n'entrent pas en compte pour la formation des catégories (VO2 max, etc.). À âge et à genre égal, de nombreux autres paramètres sont ainsi susceptibles de distinguer les individus d'une manière décisive.

328 DISSIMULATIONS

Par conséquent, l'effet Mars perdure paradoxalement, et de manière encore plus invisible puisque l'on a précisément pris le prétexte de sa chasse pour former ces catégories. Ce système instaure un égalitarisme de capital humain, mais uniquement par rapport à certains critères ; l'aristocratisme perdure avec tous les autres critères qui n'ont pas été pris en compte. La politique affichée étant de rassembler des individus sur le principe de l'égalitarisme du capital humain, on imagine pas que l'on puisse laisser sciemment certains privilèges de naissance demeurer ; les inégalités nouménales deviennent encore plus invisibles, et le mécanisme de pouvoir fondé sur leur jeu se retrouve encore plus renforcé. Dans ce système, le surclassement agit comme un révélateur de l'effet Mars : entre l'athlète dominateur qui exerce le monopole de la victoire, et le reste de sa catégorie condamnée à toujours le regarder, on comprend qu'existe une différence de nature qui ne pourra pas être comblée par la seule augmentation du capital humain par le travail ; on comprend qu'il y a une inégalité qui ne pourra pas être comblée, et c'est pourquoi on décide de l'exiler dans une autre catégorie afin de sauver l'égalitarisme de façade.

Le second système de catégorisation, celui fondé non plus sur des critères physiologiques mais sur les différences de niveau, est quant à lui fondamentalement différent du premier quant à son fonctionnement. Il est celui qui règne sur les inégalités de capital humain résiduelles que le premier système n'a pas vu, n'a pas su, n'a pas pu ou n'a pas voulu abolir, mais qui, en toute rigueur n'existent plus pour lui puisque ce problème est considéré comme résolu par le premier système. Ce système n'a donc plus qu'à s'occuper de créer artificiellement une rivalité en faisant se confronter des adversaires d'un niveau proche, abstraction faite de leurs inégalités en capital humain qui sont mises entre parenthèses par le premier système, tel le monde extérieur par l'épochè de la phénoménologie. Contrairement au système précédent, la circulation entre les catégories est ici admise, et ce dans les deux sens : promotion et rétrogradation. Par la montée et la descente des individus d'une catégorie à une autre en fonction des victoires et défaites, ces dernières en arrivent à ne plus regrouper que des personnes dotées, en droit, d'un niveau sportif homogène − effets de seuils mis à part : le premier et le dernier d'une même division possèdent évidemment des espérances statistiques de victoire différentes. Reste que cette mécanique permet à chacun, quelle que soit sa déficience physiologique non reconnue par le premier système, de concourir face à des concurrents de niveau équivalent desquels il pourra triompher pour peu qu'il se donne la peine

329 DISSIMULATIONS de s'entraîner plus et mieux. Parce qu'elle enjoint chacun à travailler le plus possible, la logique sportive tend à ce que chacun actualise toutes les potentialités de son capital humain et accède à son meilleur niveau ; partant, les catégories de niveau tendent à ne regrouper que des individus ayant un capital humain similaire et complètement actualisé.

L'aristocratisme sportif y persiste donc, mais il est simplement atténué dans une proportion acceptable et indolore, au point qu'on ne soupçonne même plus sa présence. Il continue d'y avoir des forts et des faibles, parfois même au sein d'une même catégorie. Cependant, le faible aura la possibilité de triompher du fort par le travail, simplement parce qu'entre ce faible et ce fort qui ont été spécialement regroupés ensemble parce que leur niveau est similaire, l'inégalité en capital humain se trouve suffisamment réduite pour qu'elle puisse être comblée : derrière une égalité apparente de niveau peut se cacher un fort qui aura peu travaillé et qui ne sera là que parce qu'il est bien né, ou bien au contraire un faible méritant qui aura travaillé avec acharnement. Les différences de capital humain à l'intérieur d'une même catégorie ne sont pas encore suffisamment décisives pour éveiller le soupçon d'une concurrence faussée.

Le biais est alors que, la place occupée dans la hiérarchie d'une catégorie précise pouvant être, jusque dans une certaine mesure, fondée sur le travail, on en arrive par un processus d'induction/généralisation à considérer que le système dans son ensemble fonctionnerait suivant ce principe. D'une part, que le faible puisse triompher du fort de sa catégorie à condition qu'il y mette la peine tend à démontrer que l'arbitraire de « l'inexorable nature » peut être compensé par le travail. D'autre part, que certains soient promus d'une catégorie à une autre quand d'autres sont rétrogradés tend à prouver que la hiérarchie n'est pas fixée, inflexible, donnée une fois pour toute, et que par conséquent, du pratiquant de base au champion, il n'y a qu'un pas qui peut être franchi à condition de travail, ainsi que le remarque fort justement Sébastien Fleuriel :

« La constitution même des différentes catégories de sportifs de haut niveau reprend très classiquement une structure pyramidale qui suggère une stratification par niveaux de compétences permettant une certaine fluidité et des allers-retours entre ceux-ci, et produisant l'illusion selon laquelle chaque sportif peut, au moins à l'état potentiel, tenter sa chance.887 »

887 Sébastien Fleuriel, Le sport de haut niveau en France : Sociologie d’une catégorie de pensée, op. cit.,

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Une illusion de la proximité entre le champion et le sportif de la base est produite par cette organisation. Mais en fait, cet égalitarisme méritocratique n'est évidemment que de façade. L'aristocratie physique demeure sous l'égalitarisme de niveau. Si un relatif égalitarisme existe entre individus d'une même catégorie, les différentes catégories sont en revanche strictement hiérarchisées entre elles. Elles ordonnent des différences de valeurs entre les différentes populations qui ont pour cause directe des inégalités en capital humain qu'il serait illusoire de penser combler par le simple travail. Les catégories de niveau et les champions associés qu'elles consacrent ne sont que des « lots de consolation ». Elles recréent artificiellement une méritocratie locale tendant à faire admettre son principe sur une petite échelle afin qu'on le pense d'une validité globale.

Ce second système instaure une logique de castes à l'intérieur desquelles règne dans une certaine mesure la méritocratie puisque la hiérarchie peut y être bouleversée par le travail. Cependant, les rapports extérieurs que ces castes entretiennent entre elles restent féodaux, les parois les séparant restant très étanches, les passages de l'une à l'autre ne concernant toujours que quelques rares élus. Reste que cette stratégie parvient à faire oublier les aspects féodaux du sport et à le faire passer pour méritocratique dans son ensemble, et finalement à faire accepter l'ordre naturel qui œuvre toujours, ce que résume parfaitement le demi aile de Montherlant :

« Nous sommes de l'équipe troisième, ce qui signifie ouvertement que nous jouons mieux que l'équipe quatrième et moins bien que l'équipe seconde ; nous savons cela de l'équipe comme chacun de nous sait que tel ou tel, peut-être plus jeune et plus nouveau dans le jeu que lui, est meilleur joueur que lui ; et connaître ici sa valeur, connaître ici sa place, c'est une préparation à connaître la valeur et la place de toutes choses. Nous désirons honnêtement, comme c'est notre devoir, monter dans une catégorie supérieure et nous nous y efforçons, nous aussi, "de notre mieux", sans penser pour cela qu'il y ait déshonneur ni rien de grave si nous n'y parvenons pas.888 »

Or, soutenir l'homologie de ce système avec la méritocratie promise revient à dire qu'au Moyen Âge les serfs étaient libres car égaux entre-eux ; que durant l'Ancien Régime le système était égalitaire car certains bourgeois parvenaient à être anoblis.

p. 29. 888 Henry de Montherlant, Les Olympiques [1938], op. cit., p. 116.

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Au final, les catégories ne rendent le sport méritocratique qu'en apparence pour tenter de convaincre de la valeur éthique du travail comme ascenseur sportif et social. Elles ne font finalement que renforcer la force du mécanisme de pouvoir contenu dans le dispositif sportif dont Coubertin appelait à méditer la « leçon ». Les villages Potemkine des catégories érigés afin de faire paraître à chacun qu'il y a égalité des chances entre tous à l'origine achèvent de convaincre que le travail permet de se mouvoir à volonté (car il suffit de vouloir) dans la hiérarchie, que donc la place occupée par chacun est justement méritée, et qu'il faut s'y résigner. La rhétorique sophistique de Protagoras prétendait « du plus faible argument faire le plus fort889 » simplement en maquillant les apparences ; la rhétorique sportive, qui se déploie non plus dans les mots mais dans les institutions, maquille tout autant et permet de convaincre la faible grenouille qu'elle peut être aussi forte que le bœuf grâce au travail. « Elle, qui n'était pas grosse en tout comme un œuf, Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille890 », écrit La Fontaine. Elle se travaille, se fait souffrir, s'efforce, se donne de la peine ; elle travaille à se hisser au rang du bœuf, mais en vain, éclatant du souffle de son ambition. La leçon ?

« Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :

Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,

Tout petit prince a des ambassadeurs,

Tout marquis veut avoir des pages. »

Condamnant l'orgueil du dominé voulant se faire aussi dominateur que le dominant, La Fontaine en appelle à l'ajustement des espérances subjectives des individus aux chances objectives qui s'offrent à eux : le bourgeois ne doit se poser comme but que ce qui est du ressort de son rang ; chacun à sa place. Ajustement qui, à en croire Bourdieu, se fait ordinairement tout naturellement dans la conscience des acteurs :

« Le vieillissement social n'est pas autre chose que ce lent travail de deuil ou, si l'on préfère, de désinvestissement (socialement assisté et encouragé) qui porte les agents à ajuster leurs aspirations à leurs chances objectives, les conduisant ainsi à épouser leur condition, à devenir ce qu'ils sont, à se contenter de ce qu'ils sont et sur ce qu'ils ont,

889 « Protagoras », in Jean-Paul Dumont, (éd.). Les écoles présocratiques, éd. Jean-Paul Dumont, Paris, Gallimard Folio, 1991, p. 681. 890 Jean de La Fontaine, « La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Boeuf [1678] », in Fables, Paris, Le Livre de Poche, 2002, pp. 64-65. C'est nous qui soulignons.

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avec la complicité collective, à faire leur deuil de tous les possibles latéraux, peu à peu abandonnés sur le chemin, et de toutes les espérances reconnues comme irréalisables à force d'être restées irréalisées.891 »

Tout un processus social conduit généralement les grenouilles à ne pas choisir autre chose que d'être grenouille, renforçant les mécanismes de domination sociale qui font effectivement que grenouille et bœuf vivent dans des mondes séparés. L'organisation du sport procède à l'inverse, démultipliant les espérances subjectives alors que les chances objectives restent les mêmes, voire s'amenuisent encore davantage à mesure que de nouveaux concurrents entrent dans le jeu. Or, la grenouille doit rester dans la moiteur de son marais, se travailler en espérant en sortir, mais éclater au final.

3) Le podium

Toute la logique sous-jacente au processus sportif d'homogénéisation, tout « l'égalocentrisme892 » du sport se retrouve résumé dans cet objet qu'est le podium. Après quelques hésitations historiques, celui-ci exhibe aujourd'hui usuellement les trois premiers d'une compétition. Mise en scène parfois très fastueuse de la vérité du classement en premier lieu : il rend tangible et manifeste l'ordre issu de la manifestation sportive que chacun doit alors admettre sans contestation possible, symbolisant matériellement pour chacun par ses marches une élévation à la mesure de son rang. Il dévoile le fonctionnement du sport, son « essence », sa « structure », qui est compétition, lutte, certes contre les autres éléments, certes contre soi-même, mais aussi et surtout contre les autres : il impose d'aimer ses ennemis, ainsi que le recommandait Nietzsche.893 D'une manière semblable à la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave894, pour qu'il y ait un vainqueur, il faut qu'il y ait un vaincu − et lorsque l'on pratique seul, on se bat contre soi-même, la performance du jour devenant l'adversaire du lendemain. Le vainqueur est une possibilité logique du fait qu'il y ait un vaincu, et inversement. Avec le vainqueur seul sur un podium, la mécanique compétitrice ne 891 Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit., p. 123. 892 Paul Yonnet, Systèmes des sports, op. cit., p. 217. 893 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra [1885], op. cit., pp. 95-96. 894 Georg Wihlelm Friedrich Hegel, La phénoménologie de l’esprit - tome I [1807], trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1970, pp. 161-163. Pour une discussion des rapports entre la dialectique du maître et de l'esclave et la compétition sportive, voir Paul Gaffney, « The Meaning of Sport », in William Morgan, (éd.). Ethics in sport, éd. William Morgan, Champaign (Illinois), Human Kinetics, 2007, pp. 114-115.

333 DISSIMULATIONS serait pas suffisamment visible ; pour qu'elle le soit, il faut montrer de qui il a triomphé, exhiber les vaincus comme le vainqueur, mais à bonne distance de ce dernier. Le sport a besoin d'un vainqueur ; il s'arrange toujours pour pouvoir en désigner un, même lorsque des compétiteurs sont ex-æquo, comme à Tokyo en 1991 lors des 50 km marche du championnat du monde, où Aleksandr Potashov fut désigné vainqueur, alors qu'arrivé volontairement dans le même temps que son dauphin Andrey Perlov.895

D'où le fait qu'il faille au moins récompenser deux personnes. Toute une histoire de la remise des récompenses existe : le protocolaire du podium à trois marches tel qu'on le connaît aujourd'hui n'est que le produit d'une lente évolution. Ainsi, si l'on en croit Paul Veyne, il était étranger à la façon d'envisager la compétition durant l'Antiquité que de couronner plus d'une seule personne : dans le monde grec, « il y avait à chaque épreuve un vainqueur, et un seul, on était premier ou rien896 ». Ce besoin de manifester lors de la remise des prix la logique même de la compétition en exhibant les vaincus paraît être propre à la modernité et à ses pratiques corporelles : il touche à cet « art des répartitions897 » caractéristique des disciplines décrites par Foucault, qui sur ce point est un art partagé tant par la gymnastique que par le sport. Lors des premiers Jeux Olympiques modernes à Athènes en 1896, seul le premier, par une médaille d'argent, et le second, par une médaille de bronze, étaient récompensés, avec en plus un diplôme et une couronne d'olivier sauvage. Les Jeux de Saint Louis de 1904 sont surtout connus pour avoir organisé à leur marge des « "anthropological days" [et] dont les concours étaient réservés aux Indiens, aux Philippins, aux Aïnos, auxquels on osa adjoindre en plus des Turcs et des Syriens898 », qui suscitèrent, semble-t-il, l'indignation de Coubertin, mais dont on ne sait si elle fut feinte ou non, compte tenu de ce que ce « colonial fanatique » auto-proclamé put écrire par ailleurs sur la question.899 Mais c'est également à l'occasion de ces Jeux que l'on récompensa également le troisième, et que la médaille d'or fut introduite pour saluer le premier rang. Le problème de la remise des récompenses, ou de la « distribution des prix » comme on la désignait au début du XXe siècle, préoccupait beaucoup Coubertin, qui se souciait toujours de la signification que pouvaient contenir certains détails pouvant paraître anodins pour d'autres yeux. 895 Philippe Liotard, « L’éthique sportive : une morale de la soumission ? », op. cit., pp. 124-125. 896 Paul Veyne, « Olympie dans l’Antiquité », Esprit, avril 1987, p. 53. 897 Cf. supra, p. 64. 898 Pierre de Coubertin, Mémoires Olympiques [1931], op. cit., p. 68. 899 Cf. supra, p. 164.

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Le podium à trois marches tel qu'on le connaît ne paraît dater que des Jeux Olympiques de Los Angeles de 1932900 qui mirent en place, quatre ans avant le Front populaire et les Jeux de Berlin, les cérémonies les plus au goût de Coubertin avec celles de Londres en 1908. Avant, il n'existait qu'une simple estrade sur laquelle les sportifs devaient défiler pour aller à la rencontre des officiels chargés de leur remettre les prix. Deux questions se posaient alors à Coubertin. Dans quelle tenue défiler ? Ce devra être non pas dans une tenue indifférente, mais vêtus des « costumes de sport901 », dont on a vu combien il était essentiel de les porter toujours. À qui, des sportifs en haut de l'estrade et des officiels en bas, revenait l'honneur de faire honneur à l'autre ? Plutôt que les officiels ne montent vers les sportifs, Coubertin préférerait que ces derniers descendent, non pas parce que la bienséance impose que l'on fasse allégeance aux institutions, mais bien plutôt pour que l'espace occupé par les vainqueurs reste vierge de toute présence non sportive qui pourrait polluer son symbole.

Ce podium à trois marches qui apparaît dans les années trente devient précisément un moyen paradoxal de masquer une partie de ce qui fonde l'ordre sportif. En récompensant, ou au moins en mettant en avant et dans la lumière les deux qui ne furent pas assez performants pour prendre la première place, il est une manière subtile de rendre visible l'élite, la caste des intouchables au-dessus du lot, en montrant que ces trois-là, bien que très au-dessus du commun, sont dans une égalité relative entre eux. Parfois, seulement quelques secondes, quelques points, ou quelques millimètres séparent le premier du deuxième, lorsque ce n'est pas une stricte égalité qu'il y a entre eux − au point que certains proposaient pour cette raison des podiums plus larges qui iraient jusqu'à récompenser tous les finalistes.902 D'autres fois, c'est au contraire des écarts abyssaux qui séparent les concurrents, et si l'on devait hisser le premier en fonction, on ne trouverait parfois pas de marches assez hautes. Or, dans les deux cas, le podium reste fixe, l'écart entre ses marches normalisé. Peu importe pour le podium que l'écart sportif, évidemment toujours quantitatif, entre le premier et le deuxième, entre le deuxième et le troisième, puisse varier de l'infiniment petit à l'infiniment grand ; cela n'a aucune incidence sur les écarts géométriques qu'il existe entre chacune de ses marches, qui restent toujours identiques, et sur l'écart manifesté sur le podium. 900 The Games of the Xth Olympiad Los Angeles 1932 Official Report, éd. Xth Olympiade Committee, Los Angeles, Xth Olympiade Committee, 1933, p. 767. 901 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 152. 902 Victor Banciulescu, « Quelques arguments pour un podium... plus large », Revue Olympique, octobre 1979, pp. 579-581.

335 DISSIMULATIONS

Ce que le podium exhibe, c'est alors la pure forme du classement, abstraction faite de toute la matière sportive. Il ne conserve que les relations de supériorité et d'infériorité entre les individus, abstraction faite de leur distance sportive objective. Il récompense de manière égalitaire le vainqueur, son dauphin et le troisième en aplanissant, en tassant les différences réelles qui les séparent. L'écart matériel entre eux peut-être plus grand, la médaille d'or n'en sera pas plus dorée et la première marche plus haute, ni la médaille de bronze moins bronzée et la dernière marche plus basse. La relation qui se dégage entre chacun n'est plus cardinale (le sportif a est x fois supérieur au sportif b, lequel est y fois supérieur à c − de sorte que l'on aurait l'équivalence a = b * x = c * y) mais simplement ordinale (a > b > c), sans que l'on ne puisse jamais établir une quantification à partir de la seule vue du podium. Celui-ci est incapable d'établir des équivalences du type a = x * b. Il se contente de dire que a est premier et b deuxième, en omettant bien de signaler ce qui fonde la supériorité de a sur b. Cela conduit à l'abstraction de la variable quantitative qui fonde la différence de nature aristocratique entre chacun, et qui pourrait déranger.

Jean-Marie Brohm avait déjà montré comment dans la notion de record, qui est si particulière au sport moderne903, est à l'œuvre une alchimie similaire à celle décrite par Marx pour les marchandises dans les sociétés de type capitaliste.904 Se battre contre un record ne revient pas se battre contre un adversaire : le record suppose tout un ensemble de médiations conceptuelles afin d'être concevable. Le record est une réalité abstraite, fantomatique : il est un chiffre, une longueur, une hauteur, une distance, un temps ; il est une abstraction de tout ce qui a pu donner lieu concrètement à la performance. Seul est en effet concret l'affrontement ici et maintenant d'un sportif contre un autre, lequel peut bien ignorer toute quantification, pour peu que l'on puisse décider de la victoire en en faisant l'économie. Or, Marx avait montré comment la marchandise, qui au départ est simple valeur d'usage (en tant qu'elle est une chose d'une certaine utilité), en se constituant comme valeur d'échange (en tant que cette valeur d'usage peut s'échanger contre d'autres), en vient à représenter non plus le travail humain concret ayant permis de la produire (c'est-à-dire la dépense physiologique ayant effectivement donné lieu à sa production), mais du travail humain abstrait (c'est-à-dire du travail anonyme et

903 Voir en particulier Allen Guttmann, From Ritual to Record: The Nature of Modern Sports, op. cit., pp. 50- 56. 904 Jean-Marie Brohm, Sociologie politique du sport, op. cit., p. 133.

336 DISSIMULATIONS socialisé indifférencié, constitutif de la valeur d'échange).905 Par analogie, la valeur d'usage d'une performance sportive serait ce qui la place qualitativement au-dessus ou en-dessous d'une autre durant l'affrontement concret (travail concret), indépendamment même de toute quantification ; sa valeur d'échange serait en revanche déterminée par le processus de quantification permettant de la constituer absolument en tant que donnée comparable quantitativement (désignant du travail abstrait), indépendamment cette fois-ci du travail concret qui fut fourni pour la produire. Par l'abstraction du processus de quantification, la performance peut alors se constituer comme une « valeur marchande » : c'est ainsi que l'on peut entendre tel sportif dire de façon abstraite qu'il « vaut » par exemple 3 min 40 s sur le 1 500 mètres. Mais cette valeur d'échange de la marchandise n'a pour fondement, dixit Marx, qu'une pâle « objectivité fantomatique906 », et il en est de même pour la performance sportive quantifiée, a fortiori pour la notion de record, qui repose sur un pareil processus d'abstraction. De nombreux jeux vidéo, en particulier ceux de course automobile, appellent d'ailleurs « ghost » la matérialisation graphique du record effectué par le joueur, ceci afin de rendre plus concret l'affrontement contre celui-ci : au lieu de se battre simplement contre un chronomètre de façon abstraite, le joueur doit tenter de battre concrètement le « fantôme » de la performance ayant donné lieu au record. Pour Jean-Marie Brohm, tout ce processus d'abstraction est propre aux rapports de production capitalistes ; les sociétés de l'antiquité, caractérisées quant à elles par des rapports de production esclavagistes, ne pouvaient pas aboutir à de telles conceptions, et c'est ainsi que les Grecs ne pouvaient former la notion de « record ». Il paraît en être de même au sujet du podium : la capacité d'abstraction nécessaire pour donner de la pertinence à ce dispositif semble manquante durant l'antiquité, n'advenant qu'avec la modernité.

En évacuant tout ce qui a trait à la cardinalité de la performance pour ne conserver que l'ordinalité, le podium procède à une abstraction similaire. Toute la matière qui a pu donner concrètement lieu à la performance est oubliée au profit de la seule forme, pour le record comme pour le podium. Le record oublie le sang et les larmes qui furent nécessaires pour accoucher de la performance, et n'en retient que des chiffres qu'il sanctifie, sacrifiant la façon dont ils furent obtenus, omettant parfois même jusqu'au nom du recordman : il suffit de savoir

905 Voir tout spécialement Karl Marx, Le Capital [1867], Paris, PUF, 2006, pp. 39-46, 52, 64-67. 906 Ibid., p. 43.

337 DISSIMULATIONS que le record du monde du 100 m est de 9'58'' ; pas qu'il fut établi par Usain Bolt ; encore moins que le record date de 2009, ou qu'il eut lieu lors de la finale des Championnats du monde d'athlétisme de Berlin. Le podium agit de même, mais en négligeant les écarts matériels séparant les individus, en ne retenant que l'ordre final des concurrents : il suffit de montrer que lors de cette même course, Usain Bolt est arrivé premier, puis Tyson Gay en deuxième, et Asafa Powell en troisième ; mais nul besoin de manifester que l'écart entre le premier et le deuxième fut de 13 centièmes, qu'entre le premier et le troisième il fut de 26 centièmes, ce qui pourtant exhiberait d'une façon évidente la supériorité d'un seul individu sur les deux autres − ou au contraire pourrait montrer qu'ils participent de la même nature. La manifestation ordinale des performances rapproche les individus autant que la manifestation cardinale est susceptible de les éloigner.

On se souvient ainsi de , « L'Éternel Second » du Tour de France − qui, du reste, ne l'a pourtant été que trois fois907. Condamné au rôle de figurant, car simple humain écrasé entre les géants et Eddy Merckx ? Deuxième du Tour 1964, il n'était pourtant qu'à 55 secondes d'Anquetil ; mais également deuxième en 1974, il finissait à plus de 8 minutes de Merckx. Proche d'Anquetil, mais loin de Merckx : le seul podium interdit ce type de considérations, laissant flotter un confortable vague sur ce qui sépare effectivement les individus entre eux. Le podium n'est pas le classement : il est ordinal, lui est cardinal. Le classement utilise chiffres et statistiques pour justifier chaque rang ; le podium en revanche les néglige et ne donne que des rangs, lesquels reposent sur un fondement fantomatique tant qu'on ne les rapporte pas aux performances réalisées. Le classement permet de dire que tel coureur a terminé la course à un nombre déterminé de minutes du premier ; le podium permet uniquement de dire qu'il est arrivé deuxième. Le classement fournit des éléments de base pour juger de la supériorité du premier quant au deuxième ; le podium en ôte toute possibilité, laissant dans l'inconnu le rapport de force effectif régnant entre les concurrents. Sont ainsi voilées les relations aristocratiques séparant les individus, ce qui entretient le mythe d'une possible subversion de la hiérarchie. Tout le système du sport se cristallise donc dans ce dispositif protocolaire qu'est le podium. S'explique alors l'extrême attention qu'il faut accorder à l'orchestration de ces cérémonies. « La plus grande minutie de

907 Sur le podium des collectionneurs de deuxièmes places sur le Tour de France se trouvent devant Raymond Poulidor (trois fois deuxième, donc) Joop Zoetemelk (six fois) et Jan Ullrich (cinq fois).

338 DISSIMULATIONS détail s'imposera en ce qui concerne les gestes à accomplir et la disposition matérielle de l'estrade, et des marches y donnant accès908 », écrit Coubertin.

4) La délégation

Par tous ces mécanismes, le dispositif sportif parvient à donner une place à presque tout le monde dans le stade, de sorte que l'on s'y trouve assez à son aise pour penser la mériter, mais demeurant toutefois assez étroite pour que l'on veuille en changer pour une autre située plus près du sommet, et se mettre ainsi au travail dans l'espoir d'y accéder. Néanmoins, existe en marge de ce système toute une catégorie d'individus exclus de la mécanique sportive proprement dite. Pour des raisons très diverses : soit parce que définitivement mal nés et inaptes à toute pratique sportive, soit parce que se refusant tout simplement à transpirer. Tous ceux-là, le sport ne les abandonne pas. Il leur réserve une place qui n'est plus sur le terrain de jeu proprement dit, mais dans les gradins, ou derrière l'écran, en tant que spectateurs.

« La chance comme le mérite ne favorise que de très rares élus », remarque très justement Roger Caillois :

« La multitude demeure frustrée. Chacun désire être le premier : la justice et le code lui en donnent le droit. Mais chacun sait ou soupçonne qu'il pourrait bien ne pas l'être, pour la simple raison qu'il n'y a qu'un premier. Aussi choisit-on d'être vainqueur par personne interposée, par délégation, qui est la seule manière que tous triomphent en même temps et triomphent sans effort ni risque d'échec. D'où le culte, éminemment caractéristique de la société moderne, de la vedette et du champion.909 »

À côté de l'incertitude créée par la recherche de l'homogénéité, l'identification est ainsi le deuxième ingrédient nécessaire au fonctionnement du sport qu'identifie Paul Yonnet. L'identification permet de constituer ce « Grand Stade910 », où les spectateurs vibrent à l'unisson des équipes, des joueurs et sportifs qu'ils supportent. La « délégation », comme la désigne Roger Caillois, consiste en effet à attribuer à autrui la tâche de combattre, et de s'en attribuer par la suite les possibles mérites par un mécanisme d'identification. Dans le sport

908 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 152. 909 Roger Caillois, Les jeux et les hommes [1958], op. cit., p. 236. 910 Paul Yonnet, Systèmes des sports, op. cit., p. 11.

339 DISSIMULATIONS comme dans la vie sociale en générale, on se fait la plupart du temps représenter, comme l'écrit Pierre Bourdieu :

« Je n'ai cessé de rappeler, en évoquant le titre célèbre de Schopenhauer, que le monde social est aussi "représentation et volonté". Représentation, au sens de la psychologie mais aussi du théâtre, et de la politique, c'est-à-dire de délégation, de groupe de mandataires. Ce que nous considérons comme la réalité sociale est pour une grande part représentation ou produit de la représentation, en tous les sens du terme.911 »

Ce processus d'identification, de représentation est protéiforme, dépendant des places où le délégué et son délégateur se situent. L'interaction entre les deux peut être plus ou moins indirecte. Ainsi, avant même les gradins où se rassemblent les classes populaires, avant même les sièges douillets des loges V.I.P. où se placent les nantis, avant même les canapés des téléspectateurs de ceux qui ne peuvent ou ne veulent aller dans le stade, le processus d'identification, de délégation existe à l'intérieur même de la sphère des pratiquants sportifs. Ceci est parfaitement visible dans un sport comme le cyclisme. À l'inverse du football, la spécialisation à un poste et à un rôle précis dans une équipe y est très liée au niveau de performance des individus. Dans un « Grand Tour », on devient le grimpeur attitré si l'on passe plus facilement les cols que ses coéquipiers, le sprinteur si l'on possède une pointe de vitesse plus élevée, le leader si l'on parvient à être régulièrement efficace sur la durée, simple équipier ou porteur d'eau sinon − abstraction faite de la pression des critères extra-sportifs qui pourraient assigner les places des individus sur autre chose que leur seule valeur sportive actuelle, tels que la renommée, la popularité, ou encore le charisme. Ces deux derniers postes n'en restent pas moins indispensables. Durant les étapes de plaine, le sprinteur a ainsi besoin que certains de ses équipiers se laissent descendre en queue de peloton pour lui chercher du ravitaillement, afin que lui reste en tête pour pouvoir contrôler ses adversaires et limiter les risques de chute. Il a besoin que ses équipiers maintiennent un rythme suffisamment rapide en tête de peloton lorsqu'il existe une échappée, afin que celle-ci ne prenne pas trop d'avance et reste toujours atteignable dans les derniers hectomètres. Il a besoin dans les derniers kilomètres que ses équipiers les plus rapides accélèrent l'allure jusqu'à tant que seuls les plus rapides puissent tenir, afin que ne restent à se disputer la victoire que les seuls sprinteurs. Il a

911 Pierre Bourdieu, « Repères [1983] », in Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit, 1987, pp. 68-69.

340 DISSIMULATIONS besoin que son dernier équipier, parfois nommé le « poisson-pilote », le conduise et l'abrite jusqu'au plus près de la ligne d'arrivée, afin que lui n'ait plus qu'à fournir le dernier effort décisif, le dernier « coup de rein » qui permettra de l'emporter sur les autres parfois avec un simple écart de quelques millimètres, alors que des centaines de kilomètres furent parcourus. Un seul coureur de l'équipe vainc ; mais pour cette victoire, tous furent indispensables, et ce jusqu'au moins doué. C'est pourquoi tous se montrent satisfaits en cas de victoire, et tous triomphent par l'intermédiaire d'un seul, même les plus faibles. Certains équipiers, alors parfaitement mal classés, n'hésitent pas à lever les bras en passant la ligne d'arrivée lorsque l'un des leurs fut victorieux.

Preuve que l'on considère derrière le mérite individuel d'un seul un mérite collectif : les primes de victoire attribuées par les règlements au seul vainqueur sont souvent mises dans un pot commun et redistribuées entre les différents équipiers. On considère tacitement que la victoire est à attribuer non pas au seul travail du vainqueur mais aux efforts de chacun, et qu'il est légitime que chacun profite des bénéfices. D'autant plus que la situation peut tout à fait s'inverser en fonction du profil des courses : le sprinteur auquel tous étaient dévoués dans la plaine peut avoir à se mettre au service du grimpeur qui lui apportait ses bidons d'eau dès que la montagne arrive. Dans les deux cas, les mérites qui reviennent directement à un seul − celui en situation de gagner − sont partagés indirectement par tous les membres de l'équipe, qui participent tous à la construction de la performance se manifestant dans le classement du seul leader, même ceux les plus cachés dans les ombres de l'anonymat. Sa responsabilité individuelle, tant quant à la victoire qu'à la défaite, rejaillit collectivement sur chacun. Si bien que le coureur assez doué pour appartenir à une équipe mais pas assez pour vaincre, pourra néanmoins gagner par procuration, par délégation par l'intermédiaire de son coureur. Sur une course rassemblant 12 équipes de 9 coureurs, chacun possède 1 chance sur 108 de l'emporter individuellement (en admettant que la répartition des probabilités de victoire entre les participants soit équiprobable, ce qui n'est évidemment pas le cas dans les faits), mais 1 sur 12 de l'emporter collectivement. Par ce mécanisme, les faibles de chaque équipe parviennent à participer à la construction des victoires et à en éprouver quelque satisfaction.

Existe ainsi un mécanisme interne aux équipes qui permet aux faibles de communier avec leur fort, de triompher par l'intermédiaire des victoires de ce dernier auxquelles ils

341 DISSIMULATIONS peuvent et doivent contribuer. Mais existe également un mécanisme externe où les faibles, ceux qui évoluent dans la même course ou même parfois dans des divisions bien inférieures, parviennent à nourrir un pareil sentiment de triomphalisme par un processus de sympathie/empathie. Ainsi, en premier lieu, les pratiquants des divisions inférieures tendent à s'identifier collectivement dans leur comportement à ceux qui les dominent, conformément à ce principe général déjà remarqué par les sociologues et chercheurs en marketing que les classes sociales tendent à nourrir les mêmes besoins que celles qui les dominent immédiatement : « les membres d'une classe sociale, pour se distinguer, prennent souvent comme modèle − ou comme groupe de référence − les comportements des sujets des classes qui leur sont supérieures912 », remarquait Raymond Thomas. Ceci s'observe, avant même l'imitation sportive des riches par les pauvres (où l'ouvrier chercherait à pratiquer des sports bourgeois), par l'imitation, au sein même d'une discipline particulière, des sportifs de haut niveau par les pratiquants de base, indépendamment de tout critère économique − même si l'on peut évidemment observer une corrélation quant aux salaires des sportifs professionnels qui leur confèrent bien souvent, au moins pour l'élite, un statut social et économique bien supérieur à la masse des pratiquants amateurs. Les rites et coutumes réglant les catégories supérieures d'un sport sont rappropriés par ceux peuplant les niveaux inférieurs, par mimétisme et imitation dans une finalité d'identification.

Par exemple, il n'aura échappé à personne que les coureurs cyclistes professionnels se rasent (ou s'épilent, c'est selon) les jambes ; et un très grand nombre de cyclistes amateurs, parfois d'un niveau simplement départemental ou même uniquement cyclotouristes, en font de même. Or, la raison fondant cette pratique n'est pas claire. Nul ne saurait donner l'explication de cette pilophobie. Graeme Obree, qui résista longtemps à cette coutume, persistant à conserver des jambes velues qui le faisaient passer dans le peloton pour un excentrique, recense les quatre qui sont usuellement avancées : l'hygiène, l'aérodynamisme, l'esthétique et le conformisme.913 Est-ce par souci d'hygiène, de santé, de sécurité, que l'on abolit tout poil ? Obree note, premièrement, que, la nature ne faisant rien en vain, les poils ne sont certainement pas présents par hasard, mais là, selon lui, pour assurer la thermorégulation du corps en permettant une évacuation plus simple de la transpiration ; deuxièmement, qu'une

912 Thomas Raymond, Psychologie du sport, op. cit., p. 84. 913 Graeme Obree, Flying scotsman, op. cit., p. 77.

342 DISSIMULATIONS peau rasée, parce que irritée, est plus sujette aux infections bactériennes qu'une autre. En outre, la préoccupation sécuritaire (soins facilités en cas de chute) ne paraît pas être ce qui légitime cette pratique : si les coureurs cyclistes se souciaient tant de limiter les risques au maximum, nul doute qu'ils auraient très certainement commencé par porter systématiquement le casque avant de s'occuper de leurs jambes, sans qu'il soit besoin d'attendre le tragique décès d'Andrei Kivilev en 2003 − on ne recense encore aucun décès de cycliste suite à des poils trop longs. Reste l'hypothèse que des mollets glabres facilitent grandement les massages : cela expliquerait le pourquoi de la pratique chez les professionnels, susceptibles d'être régulièrement suivis par toute une équipe de kinésithérapeutes, d'ostéopathes et de masseurs ; mais cela n'explique en rien pourquoi la plupart des amateurs et pratiquants occasionnels, évidemment exclus d'un tel dispositif, persistent à se raser. Est-ce pour l'aérodynamisme ? C'est ce qui convainc finalement Obree de passer à la lame ; mais pourquoi certains cyclotouristes, en droit peu regardants quant au chronomètre, en feraient-ils autant ? Est-ce par esthétisme ? Il est possible que le sens commun guidant le jugement de goût s'accorde sur le principe que des jambes imberbes sont plus belles, ou au moins plus agréables pour l'œil, imposant aux professionnels de s'approcher asymptotiquement du canon afin de ne pas paraître obscènes, ce qui effectivement intéressent directement les sponsors des équipes, évidemment soucieux de leur image ; mais quel intérêt pour les pratiquants amateurs, en dehors de la préoccupation esthétique, qui peut-être n'est pas partagée par tous ?

Reste la question du conformisme, qui paraît bien être le vrai motif. La raison fondant l'ablation du poil chez les professionnels n'est déjà pas claire, mais ces derniers s'y résolvent. Il est traditionnel d'avoir le mollet glabre, et on entretient cette tradition sans qu'il y ait besoin de plus de justification. Il faut parce qu'il faut : rien de plus qu'une coutume, qu'un rite, qu'une superstition sans autre fondement qu'elle-même, à l'instar de ce que l'on trouve dans la plupart des religions, tels que les interdits alimentaires ou la circoncision. La force des quelques raisons qui pourraient justifier cette pratique chez les professionnels s'atténue à mesure que le niveau des pratiquants diminue ; pour autant, la pratique y persiste (quoique évidemment moins répandue) en dépit de l'absence de tout fondement. On adopte alors mécaniquement les pratiques et les codes réglant les niveaux supérieurs de la discipline. Les signes extérieurs de l'habitus, de l'hexis corporelle des groupes dominants sont copiés, recouvrant la rupture de l'illusion de la continuité. Avant d'imiter un champion en particulier, on singe les

343 DISSIMULATIONS comportements des individus de la caste à laquelle il appartient. On utilise un matériel semblable, des tenues semblables, des gestes et des rites semblables, à la manière de Luc Ferry :

« McEnroe a exactement, non c'est le contraire, soyons modeste... J'ai la même raquette que lui, les mêmes chaussures, le même short, le même maillot, et à quelque chose près une configuration physique du même type − ce n'est pas un athlète si extraordinaire que cela, ce n'est pas la puissance qui frappe dans son jeu −. Pourtant la différence entre lui et moi est infinie, la hiérarchie incontestable. Et n'emprunte rien à un univers déplaisant, qui répugnerait à l'univers démocratique. Au contraire, puisqu'elle est reconstituée à partir de règles du jeu qui sont les mêmes.914 »

L'adoption d'une même apparence phénoménale par le faible et le fort permet de recouvrir la différence nouménale qui fonde l'aristocratie, le règne des grands sur les petits. Quelqu'un en apparence semblable à quiconque trône au sommet, et sont comme substituables. Lorsqu'un glissement se produit quant aux apparences des champions, lorsqu'ils deviennent trop différents des pratiquants de base en raison des innovations sportives (techniques, diététiques, physiques), les catégories inférieures se resynchronisent progressivement pour adopter les mêmes apparences, dans une logique d'imitation similaire à celle décrite par la pyramide de Coubertin : des cercles concentriques de plus en plus larges cherchent à imiter le champion situé en son centre. Robert Redeker voyait en Tony Rominger le premier exemplaire d'un coureur n'ayant plus rien de commun avec les cyclistes du temps passé, ni même avec les autres hommes.915 Le matériel qu'il utilisait (casque et vélo profilé) et son apparence le faisaient participer d'une autre essence. Il n'aura cependant fallu que quelques années pour que l'on retrouve le même matériel utilisé dans des contre-la-montre d'un simple niveau régional ou départemental par des amateurs intégraux qui, au lieu d'être payés pour utiliser ce matériel, payent pour en profiter − les équipementiers sportifs offrent en effet bien souvent à titre promotionnel à l'élite le matériel qu'ils développent, puisqu'ils ont bien sûr dans l'idée que les pratiquants de bases vont chercher par la suite à l'acquérir. Si bien que, le pratiquant de base imitant, dans les apparences, les us et les coutumes, le haut niveau, on en infère à une simple différence de degré entre le champion et l'homme lambda, voire à une équivalence théorique entre les individus non obtenue en pratique simplement en raison 914 Luc Ferry, « Olympisme, Humanisme et Démocratie », op. cit., pp. 174-175. 915 Robert Redeker, Le sport est-il inhumain ?, op. cit., p. 13.

344 DISSIMULATIONS de quelques petites contingences (comme l'état d'entraînement, le manque de travail, une mauvaise hygiène de vie), et non pas à une différence de nature qui pourtant existe bel et bien. La similarité des apparences jette un « voile de l'ignorance » quant aux inégalités qui alors sont considérées comme n'existant pas, pareil à celui décrit par John Rawls : quelque chose faisant en sorte que « personne ne connaît [non plus] ce qui lui échoit dans la répartition des atouts naturels et des capacités, c'est-à-dire son intelligence et sa force, et ainsi de suite916 ».

À côté de ce processus d'identification collectif existe en second lieu un mécanisme d'identification individuel auquel participe cette fois également les spectateurs même les plus encroûtés, ces pratiquants sportifs non pratiquants comme les désigne Paul Yonnet.917 Il s'agit non plus de ressembler, d'imiter la caste des champions de telle sorte qu'une communion passionnelle générale puisse s'établir entre le haut et le bas − quoique l'on porte parfois un survêtement ou un maillot aux couleurs du club supporté −, mais d'élire un individu, une équipe particulière comme représentant de soi-même, et dont on s'attribuera les résultats. Les modalités de cette identification sont très diverses et furent parfaitement bien étudiées par Paul Yonnet.918 Déjà, Charles Maurras919 observait combien existait une contagion émotionnelle entre ceux qui s'affrontent dans le stade et ceux qui les observent, si bien que loin de desservir, comme il le craignait au premier abord, les passions à la source des sentiments nationalistes, patriotiques et chauvins, le sport les exalte. Mais le nationalisme n'est pas la seule forme que revêt l'identification sportive, quoiqu'il en indique la modalité générale sous laquelle elle apparaît. Un champion est un point de fuite vers lequel convergent plusieurs identités. Dans la série de films bien connue, le boxeur Rocky Balboa cristallise à chaque épisode une identité différente bien spécifique combattant contre son contraire. Luttent ainsi tour à tour, remarque Yves Vargas, « les valeurs de la nature et de la haute technologie, de la démocratie et du totalitarisme, du pauvre et de l'ascension sociale 920 », et dans le dernier opus, celles de l'expérience du senior et de l'arrogance du jeune. Des individus parfaitement étrangers les uns aux autres peuvent ainsi parvenir à s'identifier à un même représentant et à se rassembler, alors même qu'ils n'entretiennent entre eux que peu de

916 John Rawls, Théorie de la justice [1971], op. cit., pp. 168-169. 917 Paul Yonnet, Systèmes des sports, op. cit., p. 33. 918 Paul Yonnet, Huit leçons sur le sport, op. cit., pp. 123-161. Paul Yonnet, Systèmes des sports, op. cit., pp. 77-111. 919 Cf. supra, pp. 123sq. 920 Yves Vargas, Sur le sport, op. cit., p. 68.

345 DISSIMULATIONS rapports.

Tout ceci est résumé dans le mécanisme de la délégation, du triomphe par procuration, que Roger Caillois avait déjà mis en évidence :

« Qui ne souhaite devenir vedette ou champion ? Mais parmi cette multitude de rêveurs, combien se découragent dès les premières difficultés ? Combien les abordent ? Combien songent réellement à les affronter un jour ? C'est pourquoi presque tous préfèrent triompher par procuration, par l'intermédiaire des héros de film ou de roman, ou, mieux encore, par l'entremise des personnages réels et fraternels que sont vedettes et champions.921 »

Le simulacre (mimicry) − l'une des quatre catégories que peuvent emprunter les différents jeux avec celles du vertige (illynx), de la chance (alea) et de la compétition (agôn) −, sollicité par le processus de représentation/identification à l'œuvre dans le mécanisme de la délégation, permet de résoudre dans l'imagination des individus le paradoxe propre aux sociétés démocratiques consistant à tenir dans une même main l'égalitarisme, c'est-à-dire une exigence d'universalité s'ouvrant à tous et sur tout, et la compétition, qui constitue une exigence de singularité n'élisant que quelques uns.

« Cette identification superficielle et vague, mais permanente, tenace et universelle, constitue un des volants compensateurs essentiels de la société démocratique. La plupart n'ont que cette illusion pour leur donner le change, pour les distraire d'une existence terne, monotone, lassante.922 »

Le spectacle sportif, le fameux sport-spectacle, permet ainsi de désigner des héros qui seront chargés de vaincre au nom de tous, de faire triompher même les plus exclus du système sportif, même les plus exclus de la société − voire surtout eux, qui n'ont d'autre choix pour réaliser le rêve méritocratique, qu'il soit sportif ou social, que de déléguer le droit de l'accomplir à un champion chargé de le faire pour eux, champion qui doit de ce seul fait être toujours irréprochable et exemplaire aux yeux du public.

« Une société, même égalitaire, ne laisse guère d'espoir aux humbles de sortir de leur existence décevante. Elle les condamne presque tous à demeurer pour la vie dans le cadre étroit qui les a vus naître. Pour tromper une ambition qu'elle leur apprend à

921 Roger Caillois, Les jeux et les hommes [1958], op. cit., p. 238. 922 Ibid., p. 239.

346 DISSIMULATIONS

l'école qu'ils ont le droit d'avoir et que la vie leur montre vite chimérique, elle les berce d'images radieuses.923 »

Certaines institutions se chargent parfaitement bien d'organiser cette participation du quidam aux succès des champions − le « champion » désignait au Moyen Âge celui qui combattait pour soutenir la cause de quelqu'un d'autre, et qui donc représentait moins son propre intérêt que celui de son ou ses délégateurs. Cette participation est parfois simplement symbolique. Ainsi, regarder occasionnellement un match de son équipe nationale et se réjouir de sa victoire, aller encourager un membre de sa famille dans une compétition locale, regarder régulièrement dans le journal les résultats de l'équipe locale (sans même peut-être l'avoir vu jamais jouée, sans même souvent connaître ses joueurs, sans même parfois apprécier sa discipline sportive : certains s'intéressent aux résultats de l'équipe de leur ville dans un certain sport sans pour autant considérer amoureusement la discipline, et même parfois en en nourrissant un certain dédain), tout cela ajoute déjà aux sportifs une casquette supplémentaire. Dès lors qu'un autre qu'eux est intéressé par leur succès, ils ne sont en effet plus les seuls en course. Leur victoire ou leur défaite ne les engage pas eux seuls, mais également tous ceux qui, pour un motif ou pour un autre, se sentent impliqués dans l'événement. Un sportif, qu'il se trouve mondialement ou seulement localement connu, peut ainsi cristalliser des intérêts pouvant être tout autant familiaux ou amicaux, que nationalistes ou racistes. Parfois même, des individus ayant des intérêts antagonistes en dehors du sport se trouvent rassemblés dans le stade (Noirs et Blancs d'Afrique du Sud unis derrière les Springboks, comme a essayé de le montrer Clint Eastwood dans Invictus), et inversement (les habitants de Manchester peuvent supporter soit Manchester United, soit Manchester City, soit encore des clubs aux alentours comme Bolton). Par ailleurs, il peut arriver que certains supportent tour à tour, au cours d'une même compétition, des équipes différentes, passant du soutien de l'une au soutien de l'autre selon des modalités qui ne sont pas toujours claires. Par exemple, les populations migrantes (qu'elles le soient à l'échelle d'une région, d'une nation, d'un continent, ou du monde), dans une compétition mêlant à la fois une équipe de leur lieu d'origine et une autre de leur lieu de résidence, peuvent en premier lieu choisir de soutenir l'une ou l'autre, puis, en cas d'élimination prématurée (ou pour une autre raison), se rabattre sur la seconde.

La participation peut aussi prendre la forme d'un engagement encore beaucoup plus

923 Ibid., p. 244.

347 DISSIMULATIONS important, comme dans le cas du club de supporters, où l'on vit corps et âme toutes les péripéties de l'équipe soutenue. Plus que d'entretenir une simple sympathie pour son équipe, le fervent supporter nourrit une empathie capable de lui faire sentir et ressentir dans sa propre chair, presque au sens propre, tous les succès et les défaites, et cela parfois même encore plus profondément que les sportifs soutenus eux-mêmes : certains joueurs se consolent en effet beaucoup plus vite que leurs supporters d'une défaite. Un autre mode de participation peut aussi être le pari sportif, organisé aujourd'hui aussi bien par l'État que par le privé. L'investissement pécunier du parieur, qu'il soit préalablement supporter de l'équipe choisie ou pas, le rend de facto directement dépendant de l'issue de l'événement sur lequel il a misé, à la manière dont un actionnaire est intéressé aux bénéfices d'une entreprise et de sa réussite.

Le succès des sportifs investis par les spectateurs, les supporters et les parieurs ne dépend en aucun cas des talents de ces derniers. Ils sont parfaitement impuissants, et leur marge d'action est des plus réduites. Outre essayer d'interagir soit par la superstition (« croisons les doigts »), soit en se constituant en « douzième homme », ils n'ont d'autre solution que de se projeter dans ceux qu'ils ont élus et de s'attribuer leurs mérites.

II) LA DÉLINQUANCE SPORTIVE

Toutes ces différentes stratégies et tactiques, en plus de permettre au sport de fonctionner par-delà ses contradictions, renforcent le mécanisme de pouvoir reposant sur le jeu notionnel entre aristocratie et égalitarisme − en adjoignant également des instruments collatéraux complémentaires permettant de produire des individus encore plus dociles et encore plus utiles. Cependant, ce processus de subjectivation ne s'exerce pas sans heurts. On n'assujettit pas une population sans que celle-ci ne se rebelle − si elle ne résistait pas, il n'y aurait pas lieu de l'assujettir puisqu'elle serait déjà soumise. Certaines stratégies sont alors mises en œuvre par les sujets afin de résister au pouvoir sportif, principalement celui fondé sur le jeu entre aristocratie et égalitarisme. On cherchera essentiellement à subvertir l'aristocratie sportive, à combler par différents moyens les inégalités en capital humain sur lesquelles est fondé en grande partie le dispositif sportif, ou au moins à les rendre inefficientes. Le travail ne suffisant pas à augmenter le capital humain comme nécessaire, on cherchera le moyen de suppléer à ce que la nature n'a pas donné et à s'émanciper de ses

348 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE limites ontologiques, essentiellement par la technique. Techniques d'entraînement, innovations technologiques, invention de nouveaux gestes sportifs, corruption, triche, dopage : autant de procédés permettant d'accéder à un niveau de performance auquel on n'aurait pu prétendre par l'unique accroissement de son capital humain par le travail ; autant de procédés qui furent parfois un temps prohibés par les institutions sportives pour des motifs très variables, avec pour effet principal, qu'il soit intentionnel ou non, de ne permettre que le seul travail comme moyen de se déplacer dans la hiérarchie sportive ; autant de procédés qui n'apparaissent être que des conséquences de la contradiction fondamentale du sport qui prétend récompenser les plus méritants au motif qu'ils sont les plus laborieux alors qu'ils doivent leur victoire tout autant au fait d'être simplement nés doués.

« Ou je deviens un champion ou je finirai délinquant924 », aurait déclaré Marco Pantani. Les tentations de contourner les règles des institutions sont aussi grandes que les tensions et contradictions qui le traversent. Augmenter la quantité et optimiser la qualité du travail produit par chacun afin de rendre les individus plus efficaces par la promesse que cette amélioration sera corrélée à une promotion hiérarchique ne doit se faire pour les institutions sportives que par l'unique recours au sacrifice et à la volonté. Subvertissant ce sur quoi le sport se fonde, disqualifiant les valeurs sur lesquelles les stades s'érigent, bouleversant l'ordre aristocratique naturel figé des hiérarchies, refusant la maigre consolation de la promotion proposée par le travail permettant uniquement le succès sur ses égaux-rivaux artificiellement créés, tous ces procédés parallèles sont évidemment fermement exclus par les différentes politiques sportives, qui créent par cette interdiction une délinquance sportive. Champion ou délinquant : à celui qui n'a pas bénéficié d'une bonne naissance mais qui souhaite tout de même devenir champion conformément à la promesse faite par ce système qui prétend qu'on peut le devenir par le seul travail, il n'existe pas d'autre alternative que d'enfreindre les lois pour évoluer, ou alors de se résoudre à continuer de se faire broyer dans les hiérarchies inférieures en travaillant tout autant, sinon plus, que ceux qui le toisent du sommet, à vivre le succès par la procuration de celui qu'il est voué servir dans son équipe, par la délégation des champions qu'il juge le plus adéquats à le représenter.

924 Philippe Brunel, Vie et mort de Marco Pantani, op. cit., p. 64.

349 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE

1) Les techniques d'entraînement

Au premier rang de ces techniques se trouvent les différentes méthodes d'entraînement. Leur finalité consiste non plus à accroître l'efficacité du travail sur le capital humain en l'augmentant quantitativement, mais en l'améliorant qualitativement. Elles ne font plus intervenir la volonté, entité du « monde 2 » dont on a vu les limitations propres à chaque sujet, mais des créations intellectuelles relevant du « monde 3 » qui peuvent être détachées des individus, transmises et acquises.925 D'après Georges Vigarello, l'entraînement ne concerne pas encore les premiers sportsmen :

« Ce qu'on observe dans les textes sportifs de la fin du XIXe siècle, c'est que l'entraînement ne concernait que très peu de gens, une caste très réduite. Non seulement il y avait peu d'athlètes, et encore moins qui s'entraînaient.926 »

Pourtant, si l'on suit Guttmann, la science de l'entraînement était déjà quelque chose de très développé chez les Grecs, Aristote jugeant même celle-ci plus avancée que celle de la navigation.927 Cependant, cette continuité n'est qu'apparente ; elle masque la véritable rupture qui distingue la science de l'entraînement des Anciens de celle des Modernes, et plus généralement le « sport » antique du sport moderne : la « rationalisation », quatrième critère mis en évidence par Guttmann dans son analyse.928 Ce qui caractérise la science moderne de l'entraînement est en effet une plus grande « rationalité des fins » (Zweckrationalität), au sens de Weber : l'adaptation efficace des moyens en vue des fins visées.929 Or, c'est en cette fin du XIXe siècle qu'une science de l'entraînement rationnelle commence à se constituer dans certains lieux. On commence à débattre des meilleures façons de pratiquer les exercices physiques en prélude aux compétitions :

« De l'entraînement sur le 110 mètres haies − […] Bien des coureurs en effet, tant coureurs de vitesse que coureurs de fond et autres, croient que, pour réussir sur une distance, il n'y a qu'à suivre la méthode ou les principes prescrits pour un champion quelconque, réputé très fort. Grave erreur ! M. C. Ford […] prétend qu'un excellent entraînement pour les haies est de monter des escaliers le plus vite possible ! […] Il y

925 Sur les différents « mondes » distingués par Popper, voir supra, pp. 255sq. 926 Georges Vigarello, « Le sport a une image idyllique, mythique », in Sport à vif, Paris, CFJ / ENSAD, 2007, p. 28. 927 Allen Guttmann, From Ritual to Record: The Nature of Modern Sports, op. cit., p. 43. 928 Ibid., pp. 40-44. 929 Ibid., p. 40.

350 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE

a encore bien d'autres exemples de ce genre d'idées qui risquent de fausser complètement un travail sérieux, mais nous nous en tiendrons là, et nous allons essayer de résumer une méthode d'entraînement pratique, applicable à tout coureur désireux de faire du 110.930 »

Au début du XXe siècle, l'entraînement en course à pied était fondé sur le travail spécifique. La tendance était de s'entraîner en répétant inlassablement les mêmes gestes, les mêmes sauts, les mêmes lancers, les mêmes distances, les mêmes allures qu'en compétition.931

Commencent ensuite à s'introduire les principes de l'entraînement croisé consistant à pratiquer une discipline différente de celle pratiquée pour le bénéfice final de cette dernière. L'entraînement croisé rencontrait alors moins d'obstacles cognitifs à cette époque où les sportsmen − avec un « s » à « sports » − pratiquaient sans réticence un certain éclectisme entre différentes disciplines. Avec la spécialisation et le professionnalisme caractéristique du sport contemporain, ce type d'entraînement se heurtera aux résistances des athlètes qui n'entendent plus que pratiquer leur seul sport. Certaines études tendent par ailleurs à prouver l'antinomie de certains sports entre eux, comme par exemple, paradoxalement, le cyclisme et la course à pied, alors que l'on pourrait s'attendre à ce que deux disciplines d'endurance soient au contraire complémentaires.

Quoi qu'il en soit, le principe de l'entraînement croisé est déjà une idée proposée par Mazzuchelli pour le 110 mètres haies :

« Si, au contraire, nous avons affaire à un coureur qui tire entre chaque haie, nous lui conseilleront de joindre, simultanément à son entraînement de haie un entraînement de saut en longueur.932 »

Dans une même discipline, les coureurs ne craignent plus de s'entraîner sur des distances inférieures ou supérieures à leur spécialité, ou bien à des allures supérieures ou inférieures. Dès les années 1910, la fameuse « école finlandaise » innove et détrône grâce à de nouvelles méthodes d'entraînement les anglo-saxons qui dominaient les courses d'endurance. Hannes Kolehmainen ne réalise ainsi presque plus que des entraînements fonciers consistant à enchaîner de très longues séances réalisées à allure modérée en dessous de celle de la 930 Eole, Mazzuchelli et Frantz Reichel, Les sports athlétiques [1895], Paris, Revue EPS, 1993, pp. 97-98. 931 Volodalen, « L’entraînement au 20ème siècle : 1900-1950 », [En ligne : http://www.volodalen.com/32historique/historique2.htm]. . 932 Eole, Mazzuchelli et Frantz Reichel, Les sports athlétiques [1895], op. cit., p. 99.

351 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE compétition ; il s'entraîne deux fois par jour, où le matin était consacré à de longues marches, et l'après-midi à des courses sur longues distances. Paavo Nurmi, sans doute le plus célèbre de ces « Finlandais volants » qui surpassaient tous les autres concurrents grâce à leurs méthodes innovantes, après avoir appliqué les mêmes méthodes de travail foncier que son aîné avec cependant moins de succès, décide de s'entraîner, non plus à l'allure de course de compétition comme on le faisait avant, non plus à une allure plus faible comme Kolehmainen, mais à une allure plus haute ; surtout, il alterne entre différentes distances et allures, ne se contentant plus d'un entraînement monotone ; il est également l'un des premiers à mettre l'accent sur l'hygiène de vie et à faire de l'ascétisme sportif l'un des fondements de ses succès athlétiques.933

À cette révolution finlandaise succéda la révolution suédoise qui s'amorce à partir des années 1930, et qui trouva son apogée à Volodalen dans les années 1940-1950, place devenue mythique pour tous les coureurs à pied. La Suède, avec Gosse Holmer et Gösta Olander, invente le « fartlek », méthode d'entraînement consistant en une sorte de « retour à la nature ». Cette méthode rappelle un peu l'hébertisme, sauf qu'ici la « méthode naturelle » est globalement interne à une seule discipline et est destinée à des fins compétitives (mais l'on se souvient que Hébert, malgré toutes ses hostilités à l'idée sportive, entraînait Jean Bouin). Une très grande liberté est laissée au sportif dans la gestion de ses séances. Ces dernières sont réalisées en pleine forêt, loin des stades, et les athlètes doivent tirer parti des différents obstacles qu'ils rencontrent pour faire travailler leurs qualités physiques de manière complète, en écoutant davantage leurs sensations et en regardant moins les instruments de mesure. Ces méthodes eurent leur succès ; on se précipitait de tous les pays à Volodalen.

À cette tradition de l'entraînement à la sensation s'opposa dans l'après-guerre une école qui désirait se construire sur les derniers développements de la science et réutiliser ses découvertes, en particulier celles de la cardiologie. Cette école inventa l'interval training, le fractionné, méthode inédite qui initia une nouvelle révolution et bâtit les succès d'Emil Zátopek dans les années 1950. Il existe une subtilité entre l'interval training et le fractionné : le premier, d'origine médicale, est plus soucieux de la quantification et du dosage de la période de récupération, qui joue un rôle aussi crucial, sinon plus, que la période d'activité ;

933 Walter Benjamin, dont il faudrait étudier l'utilisation du sport dans ses écrits, fait de Nurmi l'un des premiers à courir non plus seulement contre la nature, mais « contre la montre ». Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée [1936] », in Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, paragr. X.

352 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE pour le second, c'est surtout la période d'activité qui est importante, la période de récupération passant au second plan. Reste que dans les deux cas, le principe n'est plus de considérer l'entraînement comme une répétition stricto sensu de la compétition ; ce n'est plus d'effectuer un entraînement sur une distance supérieure et à une allure inférieure, ou sur une distance inférieure et à une allure supérieure ; ce n'est plus également d'alterner les différences de rythme et d'exercice de manière aléatoire suivant son propre gré ; mais c'est de calibrer de manière scientifique, et non plus empirique ou aléatoire comme dans le fartlek, ces différences d'allures, leurs durées, et tous les paramètres qui peuvent être contrôlés. Coureur de fond, Zátopek était convaincu du bénéfice qu'il pouvait retirer de cette méthode. Souvent, ses séances consistaient en la répétition un certain nombre de fois d'un 400 m qui était suivi d'une période de récupération. Il était capable de répéter ce cycle jusqu'à 100 fois en une journée, ce qui revenait à couvrir la distance d'un marathon à une allure très soutenue.

Par la suite, l'entraînement devint de plus en plus scientifique, avec cet effet imprévu qu'en devenant science, les résultats de chaque chercheur en physiologie de l'exercice étaient amenés à être publiés et débattus par l'ensemble de la communauté scientifique de la spécialité. Les études conduites sur les sportifs sortaient de leur clandestinité pour devenir publiques, si bien que les méthodes d'entraînement élaborées finissaient par être connues de tous et utilisables par quiconque, au moins dans leurs grands principes. Ces armes de guerre ne pouvaient plus être gardées secrètes très longtemps, et on finissait par être à armes égales concernant les modalités de l'entraînement. Non pas qu'il ne fusse plus possible de créer une différence sur ses adversaires en s'entraînant mieux qu'eux, mais qu'il n'était plus possible d'en créer une aussi conséquente que par le passé simplement en inventant une nouvelle méthode d'entraînement et en la gardant secrète, celle-ci tombant très vite dans le domaine public.

Toutes les méthodes d'entraînement ne suscitent pas les mêmes réactions de la part des institutions. Le Code Mondial Antidopage parle bien de substances et de méthodes interdites. Parmi celles-ci, qui désignent davantage les manipulations chimiques et physiques n'impliquant pas de prise exogène de produits, ne figurent pas l'entraînement fractionné, et d'une manière générale, le suivi scientifique rationalisé qui, s'il se heurta un temps à certaines réticences naturalistes qui critiquaient ses aspects contre-nature et l'assimilaient à une forme de triche, est aujourd'hui parfaitement accepté. Mais certains s'interrogent quant à d'autres

353 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE techniques. Ainsi les caissons hypobares ou hypoxiques, les chambres d'altitudes qui permettent de recréer artificiellement les conditions de l'altitude, voire d'en créer certaines introuvables ou intenables naturellement (comme simuler une altitude de 4 000 m), aboutissant ainsi à solliciter les organismes de telle sorte qu'ils produisent d'eux-mêmes des adaptations décisives en termes de globules rouges et d'hématocrite afin d'augmenter la VO2 max aussi bien qu'une cure d'EPO − mais sans que cela soit interdit stricto sensu par les règlements. Le statut de ces techniques demeure ambigu, pour les autorités sportives tout comme pour les observateurs, comme l'écrit le Docteur Jean-Pierre de Mondenard :

« Il est clair que cette technique, en soumettant le corps à une raréfaction en oxygène, tout en s'entraînant dans la chambre avec un home-trainer, stimule efficacement la production de globules rouges et ce d'autant plus que l'on "grimpe" aux environs de 4 000 m. Peut-on là aussi parler de dopage ? La question reste ouverte.934 »

Pas de différence de nature entre cette pratique et le dopage pour Paul Yonnet :

« Vivre des semaines dans un appartement hypobare pour recréer des conditions de vie en altitude de façon à augmenter son taux d'hématocrite n'est pas fondamentalement différent que s'injecter de l'EPO (ce n'est pas non plus forcément moins nocif, l'homme n'étant pas fait pour vivre en altitude). Ces techniques de préparation relèvent ni plus ni moins du dopage légal (ou non interdit, ce qui revient au même).935 »

La tente hypobare, quoiqu'autorisée par le code mondial antidopage, est interdite par certaines législations locales, comme par exemple en Italie, ce qui valut la suspicion à l'égard de Frank Schleck.936 Que l'on admette ou non cette pratique indique si on la conçoit ou non comme un moyen légitime de modifier le capital humain conjointement au travail et à l'entraînement. Cet arbitrage purement conventionnel peut parfaitement évoluer pour mettre hors-jeu et hors-la-loi tous ceux qui ont recours à ce procédé, qui devront alors se retourner vers d'autres moyens s'ils souhaitent retrouver pareil avantage.

934 Jean-Pierre de Mondenard, Dopage. L’imposture des performances, op. cit., p. 263. 935 Paul Yonnet, Huit leçons sur le sport, op. cit., pp. 210-211. 936 « F. Schleck sous surveillance », L’Équipe, 27 septembre 2008.

354 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE

2) Les innovations technologiques

Les améliorations techniques des équipements utilisés par les sportifs sont une autre manière de suppléer aux inégalités en capital humain afin de jouer sur le même tableau que les mieux nés. Le cyclisme, sport où la part laissée à la technique est très importante, offre maints exemples où les améliorations techniques furent décisives. L'invention du dérailleur tout d'abord, qui permit de ménager les organismes en offrant des braquets adéquats aux difficultés des parcours ; l'invention des cale-pieds puis des pédales automatiques, qui permirent aux coureurs de développer une force utile même pendant la phase de remontée de la pédale ; l'allègement des cadres, qui permit de gravir les pentes plus facilement ; l'utilisation de matériaux aux qualités mécaniques plus intéressantes, qui permettent de transmettre une proportion plus importante de l'énergie mécanique ; les guidons de contre-la- montre, importés du triathlon, qui permettent d'améliorer l'aérodynamisme ; les roues pleines et casques profilés qui en font de même. Le cyclisme a partie liée avec les innovations techniques et technologiques, comme le remarque très justement Pascal Dumont :

« L'histoire du cyclisme fourmille de ces récits où une petite innovation fit une grande victoire. De Juzan aux 100 km de Bordeaux, en 1885 (1er utilisateur de la transmission par chaîne, inventée en 1879) à LeMond dans le Tour de France 1989 (1er utilisateur d’un guidon pourvu d’un appui pour les bras), en passant par Speicher dans le Circuit de l’Ouest 1932 (1er utilisateur du dérailleur à câble, inventé en 1920 et interdit jusqu'en 1930), on ne sait plus s'il faut admirer l'énergie du champion ou l'astuce de son mécanicien.937 »

Cette évolution technologique dans le cyclisme est un fait. Aujourd'hui, les coureurs cyclistes sont tous équipés de toutes sortes d'appareils de mesure leur permettant d'écouter dans l'effort moins leurs propres sensations que les informations numériques qu'ils pourront lire. La proprioception a depuis bien longtemps laissé la place à une objectivation scientifique du corps humain au travers de différents instruments de mesure. Déjà à la fin du XIXe siècle, Demenÿ et Marey avaient mis au point le phonoscope et le chronophotographe, appareils anticipant la technique cinématographique, dans le seul but de décortiquer très finement les mouvements corporels durant l'exercice physique, ceci afin d'optimiser les performances des

937 Pascal Dumont, « Le cyclisme : le mécanisme refoulé », Cités, vol. 7 / 3, 2001, p. 79, p. 5.

355 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE athlètes.938 Le progrès technique aidant, le cardiofréquencemètre fut très vite utilisé conjointement au chronomètre. Mais d'autres outils ont depuis fait leur apparition. Il faut s'imaginer le cycliste d'aujourd'hui à l'entraînement : ceinture autour du thorax pour mesurer la fréquence cardiaque ; compteur sur le guidon afin de mesurer la distance parcourue, la vitesse instantanée, moyenne et maximale, mais également les pourcentages et dénivelés des pentes, et même la température (ambiante, et aussi corporelle) ; compteur de cadence afin de mesurer la vitesse à laquelle les jambes parviennent à faire tourner le pédalier ; GPS afin de dresser automatiquement des cartes des parcours939 ; capteur de puissance (le fameux SRM940) afin de mesurer la puissance réellement développée. Certains coureurs renoncent même à s'entraîner à l'extérieur, craignant que les conditions réelles perturbent trop leurs séances ; celles-ci sont alors réalisées à l'intérieur sur home trainer, parfois même en laboratoire où, aux instruments de mesure susnommés, viennent s'ajouter la mesure de l'oxygène consommé (ceci afin de déterminer avec précision les différents seuils, aérobie et anaérobie, du sujet, dont la connaissance est nécessaire pour tout entraînement prétendant se construire rationnellement) et du taux d'acide lactique dans le sang. Pour rompre la monotonie et le manque de ludisme de telles séances d'entraînement, des dispositifs permettant de simuler des conditions réelles existent, comme des écrans où est récréée, par exemple, l'ascension d'un col : au fur et à mesure que le cycliste pédale sans avancer, les images défilent peu à peu, et il devient même possible de s'affronter virtuellement.941 Les intervalles entre les entraînements sont ensuite occupées par des séances d'électrostimulation, où les muscles du coureur se voient bardées d'électrodes.942 Révolu est le temps où les cyclistes réalisaient leurs séances d'entraînement en s'appuyant uniquement sur leurs sensations ou même simplement en se calibrant sur une certaine vitesse ou un certain « braquet » ; ce sont tous ces indicateurs, toutes ces abstractions scientifiques entrant dans l'élaboration de modèles complexes, qui sont maintenant utilisées.

Chaque innovation technologique peut être réinvestie par le plus faible afin de compenser son irrémédiable retard sur le plus fort lorsque tous ne bénéficient pas des mêmes

938 Cf. infra, p. 425. 939 Désormais, un simple smartphone suffit, l'une des applications les plus populaires étant celle anciennement éditée par Nokia et désormais connue sous le nom de « Sports Tracker » (http://www.sports- tracker.com/). 940 http://www.srm.de/ 941 C'est ce que proposent par exemple certains des hometrainers de la série « Realaxiom » de la marque Elite (http://www.realaxiom.com/). 942 Parmi les marques les plus utilisées figure Compex (http://www.compex.info/)

356 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE

équipements. Les records et les autres peuvent être battus non plus à force de travail acharné, mais simplement par l'utilisation d'une technologie plus performante. En cyclisme, le record de l'heure offre une bonne illustration d'un tel phénomène. Graeme Obree943 fut un des premiers à utiliser des vélos et des positions spécialement optimisés pour augmenter l'aérodynamisme. Inconnu du grand public, voire de la presse spécialisée, c'est avec un vélo qui lui permettait de se positionner en forme d'œuf tel un skieur de descente qu'il battit son premier record de l'heure. Plus tard, il fut l'inventeur du guidon et de la position dite « superman » qui l'accompagne, qui permit à lui et à d'autres de battre une série de records du monde dans plusieurs disciplines tant sur route que sur piste.

On pourrait aussi citer la victoire finale du Tour de France 1989, auquel Dumont fait allusion, que Greg LeMond parvint à dérober à Laurent Fignon pour 8 petites secondes lors du contre-la-montre du dernier jour, très probablement pour la seule raison (Laurent Fignon souffrait également d'une blessure à la selle) qu'il utilisa un guidon de triathlète :

« En y réfléchissant, on se rend compte à quel point ce guidon l'avait aidé puisqu'il l'avait utilisé dans tous les chronos du Tour. Avec ce matériel, dans des conditions normales, nous pouvons évaluer raisonnablement son gain par rapport à moi à 1 seconde au kilomètre. Reprenons les contre-la-montre, 73 kilomètres à Rennes, 39 à Orcières-Merlette et 26 à Paris, soit un gain de 138 secondes. 2 minutes 18 secondes d'avantage pour 8 secondes d'écart à l'arrivée finale ! C'est sans appel : sans ce guidon de triathlète, LeMond ne pouvait pas gagner le Tour !944 »

Les institutions sportives surveillent de très près ces innovations technologiques. Accusées de fausser le jeu sportif, elles finissent bien souvent par être interdites, ou au mieux très contrôlées. Henri Desgrange s'était déjà montré un farouche opposant à l'introduction du dérailleur qu'il accusait de corrompre l'éthique sportive.945 À la suite du record de l'heure de 56 km 375 réalisé par Chris Boardman en 1996 sur un vélo équipé d'un guidon type superman, l'UCI effaça des tablettes en 2005 tous les records de l'heure depuis celui d'Eddy Merckx en 1972 (alors de 49 km 431) au motif qu'ils avaient été établis avec un matériel différent. Qui veut aujourd'hui tenter de dépasser Merckx doit désormais enfourcher une

943 Graeme Obree, Flying scotsman, op. cit. 944 Laurent Fignon, Nous étions jeunes et insouciants, op. cit., p. 38. 945 Georges Vigarello, Du jeu ancien au show sportif, op. cit., p. 152. Isabelle Queval, S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, op. cit., p. 278.

357 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE bicyclette pareille à la sienne, oublier toute innovation technique, ne s'asseoir que sur du matériel strictement normalisé, de sorte que le matériel ne puisse en aucun cas être cause d'une différence dans le résultat. Conséquence : au lieu des presque 7 kilomètres que Boardman parvint à rajouter au record, Ondřej Sosenka ne le dépassa en 2005 que de moins de 300 petits mètres. Impossible de détrôner le grand Merckx, le « cannibale » aux 525 victoires, par autre chose que le simple affrontement des corps poussés par le travail à leurs limites physiologiques fixées par la nature. Suivant une logique similaire, les suspicions entourant les performances de Fabian Cancellara en 2010 lors de ses victoires au Tour des Flandres et à Paris-Roubaix, où le coureur aurait, selon certains observateurs avertis, utilisé un vélo équipé d'un moteur électrique, conduisirent à l'introduction de scanners lors de certaines épreuves, afin de s'assurer que les vélos ne dissimulent aucune technologie illicite.

Il en faut souvent de peu pour qu'une innovation technologique soit considérée comme illicite ou pas. Inventé au début du XXe siècle, le vélo couché offrait des avantages mécaniques, biomécaniques et aérodynamiques bien supérieurs aux vélos traditionnels − qui du reste ne possédaient pas encore de dérailleurs. Après les avoir vu en bonne place dans la « course Paris-Louviers vers 1906 ou 1907 », rapporte Paul Roux, ils disparurent jusqu'à ce que Charles Mochet, dans les années trente, en conçoive un d'un nouveau type pour que son jeune fils puisse apprendre à pédaler sans peine. Conséquence inattendue : le véhicule se montre évidemment beaucoup plus rapide que les autres vélos, au point qu'on s'en servait à l'occasion pour imprimer le rythme des courses − sans qu'il puisse évidemment encore y participer. Sur les quatre roues qu'il possédait alors, le « vélocar », pour vélo caréné, restait instable à haute vitesse. En 1930, Mochet lui retranche alors deux roues. Les bénéfices se font immédiatement connaître : en 1932, « avec cet engin de construction très fruste, pesant vingt kilos, un cycliste quelconque a accompli le tour de Longchamp en 4'55'' égalant ainsi les meilleures performances des spécialistes946 ». Charles Mochet propose alors au cycliste Francis Faure de courir dessus. Les résultats furent sans appel : il parvint même en 1933 à battre le record de l'heure, vieux de vingt ans et détenu par Oscar Egg, en l'améliorant de près de 2 kilomètres, le portant alors à 45 km 053. Le journal Match, l'Intran écrit alors :

« Du coureur moyen qu'était Francis Faure, la bicyclette à pédalage horizontal a fait le détenteur du record du monde le plus envié, celui de l'heure sans entraîneur. Il était

946 Paul Roux, « Faites donc du cyclotourisme à deux », Match, l’Intran, octobre 1932, p. 6.

358 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE

donc prouvé que la nouvelle bicyclette permettait à un coureur ordinaire de devenir un grand champion.947 »

Le record fut homologué, profitant d'une sorte de vide juridique. Mais l'UCI ne tarda pas à se pencher sur le cas du vélo couché. En partie peut-être, comme le soupçonne Pascal Dumont, parce que la position couchée éloignait trop le cycliste de la dignité de la verticalité de la position debout qui conservait une valeur paradigmatique, le cavalier servant de référant948 ; mais sans doute surtout parce qu'elle ne pouvait pas laisser encore d'autres coureurs ordinaires devenir de grands champions, et mettre en péril l'éthique sportive. Le 11 août 1933, à quelques voix près, le vote du congrès de l'UCI décide, à compter du premier février 1934, de suspendre l'homologation des records à l'avis d'une consultation d'experts, ou bien de les classer dans une catégorie spéciale. En outre, en plus de définir des critères normalisés plus rigoureux interdisant au « vélocar » ainsi qu'à tout vélo couché de pouvoir prétendre être une bicyclette, elle referme en même temps soigneusement la porte à toute future innovation technique optimisant l'aérodynamisme en proscrivant tout « moyen de diminuer la résistance à l'avancement949 ». Les vélos couchés ne réapparaîtront que soixante- dix ans après ce coup de frein législatif, en créant en marge de l'UCI leurs propres structures sportives. Nul doute que s'ils avaient été alors autorisés, et donc utilisés depuis par les champions qui en auraient ainsi fait la promotion et forcé les constructeurs à les développer, le vélo d'aujourd'hui, tant le sport que la machine, serait bien différent.

On continua malgré tout d'essayer de contourner les règlements, comme le prouvent les exemples de Greg LeMond et Graeme Obree. Mais l'UCI veille et essaye par tout un ensemble de dispositifs plus ou moins avoués de préserver sa conception de l'éthique sportive. Par exemple, les vélos de route possède une limite minimale de poids (6 kg 800, règle 1.3.019 − dans les courses d'amateurs, surtout celles non affiliées directement à la FFC, la règle est la même, mais est difficilement appliquée, et il n'est pas rare de rencontrer des vélos pesant moins de 6 kg : certains coureurs moins affûtés que d'autres profitent de l'application lâche des règlements à ce niveau pour compenser pas un matériel plus léger leurs faiblesses

947 René Bierre, « Pédalerons-nous dans la position couchée ? », Match, l’Intran, mai 1934, p. 15. 948 Pascal Dumont, « Le cyclisme : le mécanisme refoulé », op. cit., p. 5. Sur la station debout comme l'un des « grands récits de l'anthropogenèse », dont il n'est pas à exclure qu'elle ait des impacts sur la question des sports, voir Étienne Bimbenet, L’animal que je ne suis plus, Paris, Gallimard Folio, 2011, pp. 53-58. 949 Bulletin officiel de l’Union Cycliste Internationale, 1934.

359 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE physiques) sous laquelle ils ne peuvent descendre. Officiellement pour des raisons de sécurité − dès 1870, l'argument de la sécurité était brandi afin de fixer des limites à la taille des roues.950 Officieusement pour que les concurrents soient à armes égales, et que personne ne puisse triompher simplement par un vélo plus léger. En effet, « le règlement de l'UCI affirme la primauté de l'homme sur la machine. Son respect par toutes les parties concernées est un gage d'équité sportive et de sécurité lors des compétitions951 ». Sécurité, mais aussi et surtout équité : le vainqueur ne doit pouvoir triompher que par sa qualité d'homme, et non pas par sa machine. Conséquence de toutes ces réglementations : elles préservent l'aristocratie physique et privent le plus faible, incapable d'augmenter son capital humain par le seul travail, du moyen de rivaliser avec les mieux nés par l'intermédiaire d'un ascendant technique. Elles renforcent un peu plus le mécanisme de pouvoir en enlevant une des virtualités possible pour l'amélioration de la performance qui ne passe pas par l'augmentation directe du capital humain : le travail, quoi qu'il arrive, doit rester l'unique moyen pour s'élever dans la hiérarchie sportive.

3) Les techniques du corps

À mi-chemin entre les techniques d'entraînement et les innovations technologiques figurent les nouveaux gestes techniques à l'intérieur d'un même sport. À mi-chemin car, en tant que « techniques du corps » au sens où l'entendait Marcel Mauss952, ces gestes restent apparentés aux techniques d'entraînement, mais qu'en tant que se manifestant au moment des compétitions, ils peuvent donner lieu à la naissance d'un nouveau sport, d'une nouvelle discipline ou d'un sous-genre, tout comme le permet l'utilisation d'un nouveau matériel. Au point qu'il serait presque possible de dresser une « histoire naturelle des disciplines sportives953 », montrant comment d'une « espèce » unique d'un sport bien particulier sont issues différentes variations plus adaptées à une certaine donne sélective ; comment certaines espèces se sont hybridées pour donner lieu à de nouvelles disciplines sportives ; comment 950 Pascal Dumont, « Le cyclisme : le mécanisme refoulé », op. cit., p. 5. 951 Règles techniques de la bicyclette : guide pratique d’application, éd. Union Cycliste Internationale, 2009, p. 2. 952 Marcel Mauss, « Les techniques du corps [1934] », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 2004, pp. 365-386. 953 Mathieu Triclot tente une pareille généalogie au sujet des jeux vidéo d'arcade. Cf. Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, op. cit., p. 142sq.

360 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE d'autres se sont éteintes au cours d'une lutte pour la survie face à d'autres.

Un geste technique peut en effet s'avérer plus performant qu'un autre : le crawleur nage plus vite que le brasseur, tout comme le sauteur en Fosbury saute plus haut que s'il avait utilisé un ciseau ou un rouleau costal ou ventral. Ceci interrogeait Deleuze :

« Les sports présentent une échelle quantitative marquée par les records, sous-tendues par les perfectionnements d'appareil, la chaussure, la perche... Mais il y a aussi des mutations qualitatives ou des idées, qui sont affaire de style : comment on est passé du ciseau au rouleau ventral, au Fosbury flop ; comment le saut de haies a cessé de marquer l'obstacle pour former une foulée plus allongée. Pourquoi ne pouvait-on pas commencer par là, pourquoi fallait-il passer par toute une histoire marquée par les progrès quantitatifs ?954 »

C'est ainsi que ce que l'on nomme l'Industrie d'Articles de Sports (IAS), lorsqu'elle se plie au modèle « humaniste » décrit par Andreff et Nys955, considère les sportifs avant tout comme des innovateurs, et cherche à créer des équipements sportifs adaptés aux nouveaux gestes a posteriori.

Certains gestes techniques vont rapidement être adoptés par l'ensemble des pratiquants, au point de transfigurer le style de la discipline : c'est le cas du saut en hauteur. Dans d'autres cas, ces nouveaux gestes donneront lieu à des schismes : on se souvient du football et du rugby qui correspondent chacun à une manière de pratiquer. Dans d'autres sports, ils donnent naissance à des sous-disciplines innombrables. Natation : crawl, brasse, papillon, dos crawlé. Canoë-kayak : canoë et kayak. Aviron : de pointe, de couple. Tir : carabine, pistolet, arbalète. Escrime : fleuret, épée, sabre. Haltérophilie : arrachée, épaulé-jeté. Lutte : gréco-romaine, libre. Chaque discipline constitue un sport propre avec ses spécialités et spécialistes. Les différences correspondent à un geste technique différent. Le crawleur et le brasseur, bien que tous deux nageurs, nagent différemment, et l'on considère que leurs spécialités sont presque des disciplines différentes, puisque, hormis dans la « nage libre » (où c'est cependant bien souvent le crawl qui est sélectionné par les participants en raison de l'avantage adaptatif qu'il procure sur les autres nages), on les fait concourir séparément. En saut en hauteur en revanche, les différentes techniques (perche mise à part, qui existait déjà chez Amoros) n'ont

954 Gilles Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 180. 955 Wladimir Andreff et Jean-François Nys, Économie du sport, op. cit., p. 93.

361 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE pas donné lieu à la création de sous-disciplines autonomes ou quasi-autonomes. Il y a un seul champion de saut en hauteur et plusieurs de natation. Il n'y a pas de champion de Fosbury, de ciseau, de rouleau costal ou ventral comme il peut y avoir un champion de canoë (qui pagaye à genoux avec une pagaie simple) et un champion de kayak (qui pagaye assis avec une pagaie double).

Dans le cas de la natation, on considère qu'il s'agit d'espèces de disciplines différentes, voire d'espèces de sports différents ; dans celui du saut en hauteur, il ne s'agit que d'une variation interne à une même espèce. Qu'est-ce qui fonde le fait que le brasseur et le crawleur soient perçus comme étant d'espèces différentes, pendant que l'adepte du Fosbury et celui du ciseau continuent à ne constituer que la variation d'une seule ? Lorsque Dick Fosbury décide en 1968 aux Jeux Olympiques de Mexico de sauter la barre non plus par le rouleau ventral mais par sa technique particulière, c'est comme si un gêne avait muté chez les sauteurs en hauteur. Désormais, il y aura lutte entre ceux qui muteront pour le Fosbury et ceux qui en resteront à d'autres techniques plus archaïques. Ceux qui sautent le plus haut sont évidemment mieux adaptés à la survie sportive. Pendant un temps, rouleau ventral et Fosbury cohabiterons, une technique parvenant à rivaliser avec l'autre. Puis, un jour, la barre est décidément trop haute. À la fin des années 1970, Vladimir Yatchenko fut le dernier à oser le rouleau ventral. Seuls les fosburistes parviennent à sauter plus haut, et les rouleaux s'éteignent. Une dynamique toute darwinienne. Qu'est-ce qui alors a fait qu'en natation, les brasseurs n'ont pas péri ? Les crawleurs vont bien plus vite, et ils auraient dû logiquement évincer, parce que mieux adaptés, tous les autres nageurs, comme ils le font en « nage libre ». Pourquoi la dynamique darwinienne n'a-t-elle pas fonctionné dans le cas de la natation ? Les brasseurs subsistent-ils parce qu'ils sont dans une autre niche écologique que les crawleurs ? Subsistent-ils parce qu'ils sont plus nombreux ? Subsistent-ils parce qu'ils sont une espèce protégée ? Pourquoi n'existerait-il pas en saut en hauteur, comme en natation, des disciplines correspondant à un geste technique particulier, qui désigneraient un champion de ciseau comme il y a un champion de brasse, un champion de rouleau costal comme il y a un champion de papillon, un champion de Fosbury comme il y a un champion de crawl ?

Jusqu'à la fin du XIXe siècle, la brasse fut la seule technique connue pour nager. La donne change à partir de cette époque en même temps que le sport moderne prend forme, la

362 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE compétition et la performance imposant la recherche de techniques de natation plus efficaces, comme l'explique Thierry Terret :

« Jusqu'alors, l'évolution des formes gestuelles était le fait de nageur isolés, qui adaptaient la brasse traditionnelle à un style plus individuel. Les ouvrages ne pouvaient rendre compte des innovations car elles n'étaient pas diffusées. Confinées dans l'orientation utilitariste, elles ne franchissaient jamais l'étape de la transmission à l'autre. L'émergence de la natation sportive ne se traduit alors pas par une recherche systématisée et rationnelle de la meilleure technique, mais par une nouvelle vigilance envers les découvertes plus ou moins fortuites des uns et des autres. Les premières nages de vitesse ne sont ainsi que la conséquence de transformations successives de la brasse. Toute innovation ayant fait ses preuves en compétition est aussitôt essayée par les autres nageurs et abandonnée si la réussite se fait attendre. La natation sportive favorise donc moins l'émergence que la diffusion de nouvelles techniques.956 »

Ainsi utilise-t-on d'abord majoritairement une technique singeant la nage de la grenouille, puis une sorte de brasse sur le côté, qui se complexifie vers 1840 avec les premières compétitions. Puis, la gestuelle de la grenouille est progressivement abandonnée entre les années 1840 et 1855 au profit d'une sorte de « ciseau » désigné sous le nom de english sidestroke ou racing stroke. À partir de 1855 y succède le over arm stroke, ou overhand stroke, où la technique consiste à ramener le bras de devant par dessus l'eau et non plus par en dessous, comme c'était l'usage classiquement. À chaque fois, note Thierry Terret, il s'agit d'une variation sur un modèle existant : comme une mutation. En 1873, la célèbre nage introduite par Trudgeon n'est ainsi ni une création ex nihilo, ni une importation d'une nage africaine comme cela semble l'être, mais bien plutôt une adaptation des nages existantes à partir de ces nages étrangères observées. Enfin, à la fin du siècle apparaît le double over arm stroke, synthèse, hybridation « du ciseau de l'over sur le trajet des bras du trudgeon957 ». Pour que de cette nage émerge le crawl, il ne manquera plus que de battre les pieds au lieu de propulser, pas qui est franchi à partir d'une autre hybridation avec la technique de l'Australien Frederick Cavill.958

956 Thierry Terret, Naissance et diffusion de la natation sportive, Paris, L’Harmattan, 1994, pp. 112-113. 957 Pour toute cette histoire des techniques de natation, nous suivons évidemment Ibid., pp. 113-115. 958 Pour une analyse détaillée de la « loi d'intégration » des techniques du corps, voir Georges Vigarello, qui distingue à l'intérieur de celle-ci les « filiations directes », où un geste paraît en continuité évidente avec ce qu'il prétend compléter ; les « variations restreintes », où des séries successives de retouches s'accumulent pour transformer un geste (cas justement des techniques de nage, d'après Georges Vigarello) ; les

363 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE

Dans toute histoire évolutive de la natation, les nouvelles techniques sont apparues parce que plus adaptées à leur environnement sportif compétitif, note Thierry Terret :

« C'est en effet la recherche de performances qui a suscité l'attention à l'innovation, sa reproduction et sa conservation en cas de réussite (le North England side stroke n'aura pas exemple qu'une existence éphémère en tant que technique de course.959 »

Une histoire évolutive selon un schéma presque darwinien, donc. Mais en cas, pour quelles raisons les techniques de natation moins adaptées n'ont-elles pas disparu ? Initialement, en Angleterre tout du moins où la natation sportive se développe en premier lieu, il semble pourtant qu'il n'était pas organisé de courses de spécialité, les compétitions se déroulant toutes nages confondues. « La différenciation des techniques n'est initialement pas prise en considération et il faut attendre 1903 pour voir apparaître un championnat spécifique de brasse et de dos960 », précise Thierry Terret. Puis, lors des Jeux Olympiques de 1900 à Paris, « pour la première fois apparaît une nage de spécialité, le dos961 », et par la suite d'autres spécialités, comme en 1904 à Saint-Louis où figurent au programme le dos et la brasse, jusqu'à ce que les compétitions rassemblent les nages actuellement pratiquées.

L'examen du développement de la nation sportive en France permet de proposer trois raisons quant à l'explication de la survie des techniques moins adaptées. Dans un premier temps, l'Angleterre ne paraît en effet pas connaître une pareille évolution − ou plutôt, elle connaît une évolution des techniques de nage, au sens darwinien :

« L'intégration de l'idéal du "mieux" mesuré, c'est-à-dire la recherche de la performance et du record ne touchait pas seulement les nageurs de la high society qui y retrouvaient peut-être certains symboles de la "struggle for life" et de l'évolutionnisme social, mais aussi tous ceux qui, professionnels ou amateurs, s'engageaient naturellement dans la compétition nautique. En revanche, la France traditionnelle populaire épouse plus difficilement les thèmes du record et de la performance. »

« ruptures », où des gestes nouveaux inaugurent une série causale radicalement nouvelle. Georges Vigarello, « Les techniques corporelles et les transformations de leurs configurations », STAPS, mai 1986. Georges Vigarello, Une histoire culturelle du sport, techniques d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Revue EPS et Robert Laffont, 1998, pp. 24-45. 959 Thierry Terret, Naissance et diffusion de la natation sportive, op. cit., p. 115. 960 Ibid., p. 118. 961 Ibid., p. 209.

364 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE

Pourquoi ? Tout d'abord, les précurseurs de la natation en France paraissent se méfier des techniques d'origine anglaise962 : on craint un risque « d'hégémonie culturelle des techniques sportives963 », et on va jusqu'à craindre une contamination par le vocabulaire anglais de la langue proprement française des pratiques corporelles964, à l'instar de Charles Maurras965. Deuxièmement, la culture française en matière de pratiques corporelles reste attachée à une finalité utilitaire de l'exercice physique966, d'une manière toute gymnastique : les nouvelles techniques de natation, si elles permettent certes de nager plus vite, sont jugées moins efficaces si on les réfère par exemple à la problématique du secourisme, et l'on craint que le crawl soit en fait périlleux sur ces questions ; en somme, quoique parfaitement adaptées à un environnement particulier qui est celui de la performance et de la compétition, elles sont considérées comme inaptes dans cet autre environnement qui est celui de vie pratique, de l'existence quotidienne. Protectionnisme culturel du point de vue politique, utilitarisme967 du point de vue social et polyvalence du point de vue pédagogique paraissent être les trois raisons auxquelles les techniques de nages autres que le crawl doivent leur survie dans cet environnement pourtant résolument hostile aux médiocres performances qu'est le sport de compétition. Enfin, troisièmement, les conceptions pédagogiques en vigueur imposaient d'une façon holiste un développement complet de toute les aptitudes de l'homme contre toute spécialisation968, à la manière dont Georges Hébert allait le défendre par la suite969 : il s'agit pour l'homme d'être capable de parer à toute éventualité, de développer son corps de sorte qu'il maîtrise les fondamentaux de toutes les techniques corporelles ; dans ce cadre, maîtriser uniquement la pratique d'une nage en ignorant superbement les autres relèverait presque de l'infirmité. En Angleterre en revanche, ces considérations paraissent éloignées.

Le saut en hauteur est à l'abri de ces questions, ce qui explique sans doute la disparition des autres techniques moins performantes : les nouvelles techniques, au moins jusqu'à celle de Fosbury, ne sont pas propres au monde anglo-saxon ; choisir de sauter en Fosbury, en rouleau

962 Ibid., p. 137. 963 Ibid., p. 143. 964 Ibid., p. 139. 965 Cf. supra, p. 120. 966 Thierry Terret, Naissance et diffusion de la natation sportive, op. cit., p. 138. 967 Utilitarisme non pas dans le sens philosophique de Bentham ou de Mill, mais simplement dans celui d'une subordination à l'utilité sociale des activités humaines. 968 Thierry Terret, Naissance et diffusion de la natation sportive, op. cit., p. 137. 969 Cf. supra, p. 193.

365 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE ou en ciseau n'a que peu de rapport avec l'utilité elle-même de la pratique ; la question de l'athlète complet ne se pose pas au niveau de la pratique du saut en hauteur, mais à celui de la pratique pour un même athlète de cette discipline et d'autres, le nageur complet étant celui qui sait nager de différentes manières et l'athlète complet celui capable de courir vite mais aussi longtemps, lancer et grimper, sauter en hauteur ou en longueur. On pourrait rétorquer que le Fosbury fut d'une part le fait d'un Américain, et d'autre part qu'il rend difficile la réception équilibrée sur ses deux jambes après le saut, le rendant inutile du point de vue de la vie quotidienne. Mais l'apparition du Fosbury est en fait très tardive (les années soixante) : la mondialisation du sport a dès lors émoussé les problématiques de protectionnisme culturel, et le sport s'est également largement émancipé des considérations utilitaires. Des années auparavant, en plus d'être impossible en raison des bacs à sable rendant compliquée l'utilisation des techniques dorsales du fait des réceptions potentiellement douloureuses, la technique de Fosbury eut sans doute était critiquée pour son manque de connexion avec la pratique utilitaire ; peut-être y aurait-il eu alors des championnats de spécialité.

Le mécanisme protectionniste qui a conduit à préserver les techniques de natation moins efficaces en les faisant concourir dans des épreuves séparées persiste. Le crawl apparaît aujourd'hui comme la technique la plus efficace ; mais elle-même est protégée par certains mécanismes de techniques encore plus performantes, telle celle de cette « cinquième nage » décrite par Luc Collard consistant en des ondulations sous-marines, à la façon du dauphin. De nombreuses données font apparaître cette dernière comme la technique la plus efficace, permettant de nager même plus vite que le crawl, ce qui interroge.

« Et si les façons de nager actuelles n'étaient qu'une étape dans le processus d'adaptation des hommes au milieu aquatique ? Et s'il était possible d'aller plus vite qu'en utilisant les quatre techniques connues ? Et si l'avenir de la natation était sous l'eau ? […] Le papillon, le dos, la brasse et le crawl ne sont pas plus naturels à l'homme que le rouleau ventral ou le Fosbury flop en saut en hauteur. Ce sont des constructions à la fois sociales et physiques. Elles tendent à se répliquer fidèlement du fait des usages et des coutumes. Jusqu'à ce qu'une technique plus adaptée à son environnement fasse irruption et émerge au terme d'un lent processus. Alors, il se peut que les bonnes façons de nager du moment deviennent obsolètes et qu'une nouvelle

366 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE

génération prospère.970 »

Les ondulations sous-marines sont beaucoup plus efficaces que le crawl, et selon les règles darwiniennes, elles devraient logiquement supplanter progressivement toutes les autres techniques. En papillon, Denis Pankratov était connu pour ses longues coulées victorieuses, comme à Atlanta en 1996 ; de même, la nageuse Misty Hyman affectionnait la technique dite du fish kick, peut-être encore plus efficace que la précédente971, où les oscillations, toujours intégralement sous-marines, ne sont font plus cette fois sur le plan vertical, mais horizontal. Or, si le crawl parvient à résister face à ces nageurs mutants et dissidents, c'est uniquement parce que ces derniers sont tout simplement mis hors la loi par les institutions, les coulées étant limitées à seulement 15 mètres972 , les réglementations imposant en effet que la nage se fasse en grande partie en surface ; car ce n'est que dans cet environnement de la natation en surface que le crawl s'avère le plus efficace. Ce que l'on nomme « nage libre » ne l'est ainsi que de nom973, puisque interdisant l'utilisation pourtant à première vue légitime de certaines innovations techniques entièrement dans l'esprit sportif du « Citius, Altius, Fortius », et par conséquent freinant tout progrès dans le registre des « techniques du corps », de la même manière que la popularisation du vélo couché fut ralentie par la politique des institutions sportives.974

Cette opposition des institutions à l'innovation non plus technologique, mais simplement technique, interroge :

« Pourquoi donc limiter les coulées à mesure que les nageurs se montrent plus rapide sous l'eau qu'en surface ? La fédération reste muette. Le fait que le développement de la natation soit le processus par lequel les nageurs apprennent à renoncer à leurs possibilités, semble affecter la véracité de la formule maussienne selon laquelle les techniques du corps se définissent comme des "actes traditionnelles efficaces". Ici, la coutume est inhibitrice. Le mieux doit laisser la place au bien.975 »

Alors que ces techniques plus efficaces devraient succéder tout naturellement à celles

970 Luc Collard, La cinquième nage, natation et théorie de l’évolution, Paris, Atlantica, 2009, p. 7. 971 Luc Collard, Emmanuel Auvray et Ivan Bellaunay, « Why have swimmers neglected the « fish kick » technique? », International Journal of Performance Analysis in Sport, vol. 8 / 3, novembre 2008, p. 18-26. 972 Luc Collard, La cinquième nage, natation et théorie de l’évolution, op. cit., p. 11. 973 Ibid., p. 51. 974 Cf. supra, p. 355. 975 Luc Collard, La cinquième nage, natation et théorie de l’évolution, op. cit., p. 61.

367 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE qui le sont moins, toutes ces résistances les en empêchent, et les techniques du corps ne peuvent évoluer − peut-être aussi parce que les nages sous-marines sont sans doute peu compatibles avec le « sport-spectacle », car moins visibles, moins audibles. En ce sens, la natation évolue de façon presque anti-darwinienne. Les techniques du corps peuvent en effet être comprises comme relevant de ce que Richard Dawkins nomme les mèmes : ces « nouveaux réplicateurs976 » qui, à la façon des gènes, permettent la transmission de certains caractères des individus d'une génération à ceux de la suivante au sein d'une même espèce, mais cette fois-ci d'une façon non plus biologique, mais culturelle, grâce à des procédés relevant de l'imitation. Les techniques du corps peuvent se transmettre d'un individu à un autre en ce qu'elles appartiennent d'une certaine manière au monde 3 de Popper977, celui des créations intellectuelles, qui possède son autonomie relative ; or, si l'on suit son modèle épistémologique évolutionniste978, c'est bien à un schéma darwinien que devraient se plier les objets en relevant ; mais la législation actuelle en matière de techniques de natation suspend ce mécanisme et place les techniques de natation sous un régime d'exception. Est interdit aux mèmes des individus issus de l'espèce inférieure de muter pour permettre à celle-ci de se hisser au rang de la plus forte, et Luc Collard n'hésite pas à parler à cet endroit d'un « cauchemar de Darwin979 ».

Le saut en hauteur et la natation dessinent tous deux une manière différente de traiter le problème posé par l'apparition de nouveaux gestes techniques. En natation, la création d'autant de disciplines qu'il y a de nages contribue à exiler en dehors du sport d'origine celui qui innove par une technique particulière, et donc d'interdire ce moyen − l'innovation technique − en tant que possibilité de différenciation entre les individus. Cela conduit, là aussi, à réduire les virtualités qui pourraient permettre de progresser par autre chose que l'augmentation du capital humain par le travail, et cela recentre donc le dispositif sur ce seul terme. De par sa formation, Fosbury ne pratiquait initialement que le ciseau et le rouleau ventral. Il ne parvenait à ne franchir qu'une hauteur aux environs de 1 m 80. Jamais il ne serait parvenu au haut niveau s'il en était resté à cette technique (le record du monde était alors de 2 m 28). Ses entraîneurs songeaient même à le reconvertir dans le triple saut, ou encore dans

976 Richard Dawkins, The Selfish Gene [1976], Oxford, Oxford University Press, 2006, pp. 192-201. 977 Sur la taxinomie ontologique de Popper, voir supra, pp. 255sq. 978 Voir par exemple Karl Popper, La connaissance objective [1972], op. cit., pp. 192-198. 979 Luc Collard, La cinquième nage, natation et théorie de l’évolution, op. cit., pp. 65-83.

368 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE le 110 m haies, où il en restait à des performances encore plus basses. Ce n'est que par sa technique novatrice (néanmoins possible uniquement grâce à l'innovation technologique qui fit remplacer les bacs à sable par des matelas, rendant la réception sur le dos moins problématique) qu'il parvint à prendre plus de hauteur, et à franchir les 2 m 24 qui lui valurent l'or olympique en 1968. Les règlements autorisèrent cette technique ; s'ils avaient été plus rigoureux, Fosbury eut sans doute été disqualifié comme un brasseur qui crawlerait ou un cheval qui galoperait au milieu des trotteurs. Car souvent, rappelle Deleuze, « les fédérations sportives montrent une remarquable ingratitude à l'égard des inventeurs qui les ont fait vivre et prospérer980 ».

4) La faute des joueurs et l'erreur d'arbitrage

Dans un tel système, la tentation de la triche devient évidemment constante. Lorsque la domination du fort sur le faible devient outrageuse, lorsque l'on ne peut plus prendre l'ascendant en s'entraînant autrement que son opposant, ni en utilisant un autre matériel plus performant, ni en inventant d'autres gestes plus géniaux, lorsque le capital humain à atteint ses dernières limites les plus infranchissables, lorsqu'il n'existe plus aucune marge de progression, enfreindre les règles pour disposer d'un nouvel avantage, prendre des raccourcis pour combler un retard exerce auprès des faibles une séduction obsédante. Faute des joueurs et erreur d'arbitrage trouvent une parfaite cohérence quant au sportif dominé. Trois effets importants sont à constater : faire parler, restaurer une égalité, mais aussi enseigner l'injustice.981

La première conséquence de l'erreur d'arbitrage, comme l'a brillamment souligné Paul Yonnet, est en effet d'ouvrir les portes de l'agora, du forum, du débat public. Chacun va débattre et rediscuter, revisionner et révisionner, théoriser et disserter sur ce qu'il y a eu et sur ce qu'il y aurait dû avoir, sur ce qu'il y a et sur ce qui devrait être, sur la vraie nature de la justice et de l'injustice. On refait le match982 est le titre de cette émission sur RTL dont le but avoué n'est autre que de servir de « café du commerce » national. On ne compte pas le

980 Gilles Deleuze, Pourparlers, op. cit., pp. 180-181. 981 Le texte suivant est une version remaniée et augmentée d'un texte précédemment paru. Raphaël Verchère, « Erreur d’arbitrage et leçon d’injustice », Libération, 19 juillet 2008, p. 33. 982 C'est aussi le titre d'une des parties du livre de Paul Yonnet où l'auteur discute de ces questions. Paul Yonnet, Huit leçons sur le sport, op. cit., p. 11.

369 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE nombre d'émissions, d'articles de presse, de reportages qui ne sont que l'émanation, la conséquence des erreurs d'arbitrage et de l'injustice sportive. Qu'il y ait une erreur d'arbitrage, et c'est le commencement d'un débat sans fin où tous les partis échangeront et prolongeront la rencontre jusqu'à plus soif. L'arbitre, les équipes, L'Équipe, les supporters, les spectateurs, les commentateurs, les journalistes et même les intellectuels et politiques sont sommés de s'exprimer.

Que l'on songe aux réactions à la suite du coup de tête de Zidane sur Materazzi le 9 juillet 2006 durant les prolongations de la finale de la Coupe du Monde, où même Bernard- Henri Lévy et Jacques Chirac eurent leur mot à dire. Le premier donna une interprétation presque psychanalytique du geste, lequel serait comme l'acte manqué de cet homme, humain trop humain, à qui l'on voulait faire porter les habits beaucoup trop amples pour lui d'homme exemplaire, l'acte de cet héros homérique, qui saborda son équipe tel Achille pour rappeler qu'il n'était qu'un homme.983 Quant au Président de la République, il profita de son discours rituel du 14 juillet pour défendre le footballeur en expliquant qu'il fallait « comprendre » son geste, bien que, paradoxalement, celui-ci soit condamnable : « pour qu'un homme comme Zinedine Zidane, équilibré à tous égards, ait une réaction de cette nature, il faut bien qu'il y ait quelque chose » – quoique cette réaction publique tenait peut-être plus du calcul politique, si l'on en croit certaines sources : Jacques Chirac aurait été fou de rage dans les tribunes au moment du geste, et aurait traité en privé Zinedine Zidane de « petit con » à cette occasion.984 Zinedine Zidane lui-même aurait lui-même profondément regretté cet épisode en privé, contrairement à la stratégie médiatique qu'il adopta où il l'assumait pleinement. Tout ceci permet de faire parler, de faire écrire.

Les pages des journaux se remplissent plus facilement dans ces circonstances, et c'est parfois vers l'exégèse de ce type d'événement que le spectateur et le lecteur porte sa première attention − comme dans le cyclisme, où le dopage constitue désormais un fait à part entière de ce « sport-spectacle », en tant que chaque nouvelle révélation toujours plus sordide passionne tout autant sinon plus que les victoires. Sans doute parlerait-on moins de football et de cyclisme sans ces « faits divers sportifs », ce qui signifie moins de présence médiatique, et par enchaînement, moins de revenus, tant pour les fédérations que pour les acteurs sportifs.

983 Bernard-Henri Lévy, « Zidane chez Homère », Le Point, 13 juillet 2006. 984 Besma Lahouri, Zidane, une vie secrète, Paris, Flammarion, 2008.

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Festina a ainsi su habilement gérer la crise de 1998 et sa soudaine notoriété mondiale pour en profiter positivement (notamment par la création du fondation de lutte contre le dopage), et n'a jamais venu autant de montres que depuis.985

Une deuxième conséquence de l'erreur d'arbitrage, peut-être elle aussi imprévue, est de créer de l'incertitude. Une hiérarchie inébranlable par les règles usuelles du sport, parce que trop enracinée dans les inégalités de nature, parvient à être ébranlée par l'arbitraire. L'erreur d'arbitrage, lorsqu'elle est en faveur du plus faible, permet de rééquilibrer, de corriger les injustices causées par l'effet Mars. Paradoxalement, elle est une injustice qui en répare une autre plus profonde, peut-être encore plus inique. Non pas que l'arbitre soit un despote éclairé, un interventionniste incrédule quant à la justice immanente du laissez-faire sportif qui prendrait le parti de redistribuer la donne : il n'est pas juge mais arbitre et son rôle est au contraire de garantir une pratique sportive non faussée, de faire en sorte que les règles et les lois s'appliquent également pour tous quelle que soit leur condition. Simplement, lorsque l'application des règles en vient à être défaillante, en plus de créer de l'arbitraire, celle-ci peut également avoir pour conséquence de compenser l'injustice naturelle lorsqu'elle est au détriment du plus fort − et de redoubler dans l'arbitraire lorsqu'elle intervient au contraire en sa faveur. « Quand le sort ou la malchance s'acharne, il reste toujours le recours à la filouterie et à la tricherie dans une sorte de logique compensatoire pour forcer un peu son destin986 », comme le remarque Pascal Duret.

La fameuse main de Thierry Henry987 lors du match France-Irlande lors des qualifications pour la Coupe du Monde de 2010 n'a pas eu d'autre effet, en plus de nourrir les débats pendants de longues semaines, que de permettre à une équipe dominée, incapable de vaincre par sa seule force, de l'emporter. La faiblesse sportive de l'équipe de France, inapte à pouvoir produire un niveau de jeu supérieur à son adversaire, s'est trouvée compensée par cette faute qui lui permit la victoire. Sur ce point précis, il n'y a pas loin entre l'invention d'un nouveau geste technique et la faute. Lorsqu'en 1823, William Webb Ellis est censé s'être emparé du ballon à la main lors d'un match de football988, il enfreint effectivement les règles

985 Grégory Katz-Bénichou, « L’éthique sportive est-elle un instrument de marketing ? », Revue française de gestion, vol. 150, 2004, p. 185. 986 Pascal Duret, Sociologie du sport, op. cit., p. 30. 987 Pour une passionnante exégèse de cet épisode, voir évidemment Paul Yonnet, Une main en trop. Mesures et démesure : un état du football, Paris, Éditions de Fallois, 2010. 988 Cf supra, « L'institutionnalisation du sport : naissance du football et du rugby », p. 48.

371 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE

(certes non encore écrites), il commet évidemment une faute. Mais il invente également un nouveau geste technique que les autres ne tarderont pas à imiter et à adopter lors de leurs futures parties car plus efficace, un geste qui deviendra un acte fondamental du jeu, avant qu'il n'y ait divergence puis schisme entre les partisans du football d'avant Ellis et ceux de celui d'après, qui allait devenir le rugby. On pourrait ainsi imaginer une variante du football où le joueur serait autorisé à se servir de sa main dans la surface de but du gardien, et où Thierry Henry et Diego Maradona ne seraient plus hors-la-loi ; qui est encore trop faible suivant ces nouvelles règles devra alors à nouveau inventer d'autres gestes pour triompher.

Reste une troisième conséquence de la faute et de l'erreur d'arbitrage, peut-être plus pernicieuse car directement en lien avec la vocation pédagogique du sport que voulait Coubertin. En effet, toute injustice est source de frustration, et partant, source de conflits. La partie lésée n'entend la plupart du temps pas le rester et aspire naturellement à obtenir réparation. On part contester la décision de l'arbitre, scène usuelle du football où la part d'arbitraire est plus grande que dans d'autres sports, et à chaque fois, l'arbitre ne fléchit pas. Si par malheur il fléchissait, ce serait interprété par l'autre camp comme étant une autre erreur d'arbitrage en vertu du principe bien connu qu'« un arbitre ne revient jamais sur sa décision ». La décision de l'arbitre se doit à chaque fois d'être irrévocable, même si celle-ci est arbitraire. « La décision, même injuste, de l'arbitre est approuvée par principe. La corruption de l'agôn commence là où aucun arbitre n'est reconnu989 », remarque Roger Caillois.

L'erreur d'arbitrage tend par conséquent tout naturellement à enseigner à accepter l'injustice, à faire avec. L'injustice ? Elle fait partie du jeu, elle fait partie de la vie. L'issue ? L'accepter stoïquement. C'est ce que l'on apprend aux plus jeunes dès les premiers ballons frappés. Saint-Chaffray et Dedet le conseillaient déjà à la fin du XIXe siècle :

« Quand l'arbitre prend une décision, observez-la sans grogner et sans vous livrer à cent commentaires ; même si elle vous est néfaste, ne jetez pas le manche après la cognée.990 »

Les éducateurs répètent aux jeunes joueurs : « l'injustice fait partie du jeu ». Il faut respecter les décisions de l'arbitre, même si celles-ci sont injustes. Il faut apprendre à continuer la partie comme si de rien n'était. L'autorité a raison même quand elle a tort. Pour

989 Roger Caillois, Les jeux et les hommes [1958], op. cit., p. 107. 990 Édouard Boucier Saint-Chaffray et Louis Dedet, Football (rugby) [1920], op. cit., p. 86.

372 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE justifier le football, le demi aile de Montherlant se réfère à Aristote :

« Donc Aristote demande à la gymnastique de créer "un esprit fertile en stratagèmes, une âme hardie et prudente, entreprenante et acceptante". N'est-ce pas cela même que donne notre foot ? […] Et ce texte contient un mot de toute beauté : une âme acceptante. Pendant une heure et demie, qu'ai-je fait sinon accepter ? […] J'ai accepté dix fois que l'arbitre jugeât à notre détriment, et je n'ai rien dit ; s'il m'est arrivé une fois de commencer à protester, Ramondou m'a fait taire : "Silence sur le terrain !" Ramondou a dix-huit ans, j'en ai vingt-cinq, et j'ai accepté sa brusquerie un peu désinvolte parce qu'en regard du jeu, j'avais tort, et c'est bien ici qu'il faut redire après Goethe : "J'aime mieux une injustice qu'un désordre."991 »

Ceci est corroboré par une étude empirique que des chercheurs ont conduite récemment à l'aide des outils de la psychologie expérimentale :

« Les résultats principaux montrent que les erreurs d'arbitrage sont génératrices de sentiments d'énervement, de colère et d'injustice, et ce d'autant plus qu'elles se répètent […] Comme nous pouvions nous y attendre, les erreurs d'arbitrage sont sources d'émotions négatives propres à stimuler l'instigation à agresser, telles que l'énervement, la frustration, la colère ou encore le sentiment d'injustice.992 »

Mais, précisément, le dispositif footballistique interdit que l'on se fasse justice soi- même, que l'on résolve les conflits par l'agression, par la violence. D'un côté, en faisant de l'erreur d'arbitrage un élément constituant de son essence (car dire qu'elle fait partie du jeu, c'est justifier que l'on joue dessus, que l'on cherche à la provoquer), le football génère les passions qui nourrissent la révolte ; mais d'un autre côté, en brimant sévèrement toute tentative d'insurrection, il réprime totalement ces mêmes passions, exacerbées comme jamais. Cette mécanique contradictoire contribue à faire accepter un ordre fondé sur l'arbitraire.

Au plus haut niveau, tant pratique que théorique, on tente de justifier métaphysiquement l'erreur d'arbitrage par un théorème qui convainc beaucoup d'intellectuels : « les erreurs d'arbitrage, à terme, s'équilibrent ». Ce qui signifie que si une équipe fut lésée au cours d'un match, elle sera avantagée lors du prochain. Inutile de crier « à l'injustice » : celle-ci fait partie d'un plan qui prévoit la justice, l'équilibre automatique et nécessaire de la balance des délits et

991 Henry de Montherlant, Les Olympiques [1938], op. cit., pp. 114-115. 992 Eric Reynes, Sophie Canovas et Nathalie Pantaleon, « Conséquences émotionnelles des erreurs d’arbitrage chez les footballeurs : étude exploratoire », Psicologia & Sociedade, vol. 20 / 1, 2008.

373 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE des peines comme point final. La « main invisible » d'Adam Smith et la « main de Dieu » de Maradona n'en finissent plus de se serrer l'une et l'autre, la première étant censée réparer les fautes commises par la seconde. L'ombre de Pangloss n'est pas loin, pour lequel « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ». Voilà donc le système d'idées auquel participe l'erreur d'arbitrage. Apprendre à accepter l'injustice et l'arbitraire sans broncher ; convaincre de l'inanité de toute justice en ce monde ; reléguer la frustration en dehors du droit. En somme, une réhabilitation du monde de Leibniz et de la justice pré-moderne d'avant Beccaria. Pour le spectateur, le football met en scène ces représentations sociales que le pratiquant est amené à commettre et à subir.

Le football n'est évidemment pas le seul à réaliser une telle mise en scène de l'arbitraire. Simplement, il est le sport où celle-ci est la plus visible, la plus saillante, puisque, pour reprendre la taxinomie de Paul Yonnet, le football tient moins du « sport-sport », « où la règle tend à être appliquée993 », que du « sport-jeu », « où elle tend à ne pas l'être ». Aucun sport n'est purement soit sport-sport, soit sport-jeu. Mais plutôt, chacun est traversé par ces deux dimensions, et l'on retrouve des sports avec une dominante de l'un ou de l'autre. On reconnaît la dimension du sport-jeu aux commentaires du type fataliste qui émaillent le discours, dont la phrase typique, comme on l'a dit, est très certainement : « ça fait partie du jeu » – que l'on emploie à cette occasion dans ce type de phrase le terme de « jeu » et non celui de « sport » est révélateur. Aussi y a-t-il nombre de petites choses qui font partie du jeu, dans tous les sports. Une crevaison, une chute, une erreur de parcours, une fringale, une maladie, tout cela fait partie du jeu, et la seule réponse face à ces adversités de nature pourtant différente est la même : les accepter stoïquement, puisqu'elles font partie du cours « naturel » des choses. À la différence du football, ces contingences-là ont rarement pour origine la décision arbitraire d'un tiers, d'un agent supposé impartial et objectif. Les implications et conséquences qui résultent d'une malchance ne sont évidemment pas les mêmes que celles découlant d'une injustice. Si, dans les deux cas, le stoïcisme est l'attitude qui est enseignée et recommandée, l'usage qui en est fait n'est pas le même. L'erreur d'arbitrage est directement liée à la faute, commise ou non, du joueur − qu'une faute n'ayant pas eu lieu soit signalée ou qu'une faute ayant bien eu lieu ne le soit pas. Dans les deux cas, elle fait intervenir la subjectivité d'au moins un agent, celle de l'arbitre ou celle du joueur, qui dans les deux cas peut permettre de

993 Paul Yonnet, Huit leçons sur le sport, op. cit., p. 109.

374 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE procurer un avantage parfois décisif à un camp, qui n'aurait pas été sans cela.

5) Le dopage

On aurait tort de penser que le dopage est un problème ne concernant que le sport d'élite, laissant indemne le sport de masse. Qu'il y aurait un sport de haut niveau, corrompu de tous côtés par l'argent et les rapports de pouvoir, la triche et le dopage, et un sport amateur absolument pur, qui lui demeurerait résolument éthique et exemplaire. Le dopage ne concerne pas uniquement le sport de haut niveau, le seul champion attiré par la gloire et l'argent, poussé par sa nation, sa fédération, ses admirateurs, son entourage ou seulement lui-même, sommé de recourir à l'artifice, par nécessité ou par facilité, pour aller encore plus vite, encore plus haut, encore plus fort, pour supporter les cadences sans répit des calendriers et les objectifs imposant de toujours dépasser encore plus soi-même et les autres, comme le rappelle Michel Rieu :

« Plusieurs études épidémiologiques françaises et étrangères montrent que même les populations adeptes du sport-loisir et les milieux scolaires sont touchés par le dopage ou tentés par lui, beaucoup pensant qu'il n'est pas possible autrement d'obtenir de bons résultats sportifs.994 »

Les cas de grands champions dopés, connus et reconnus, sont évidemment les plus visibles, parce que les plus bruyants. Les médias et leurs spectateurs sont à coup sûr plus intéressés par la chute d'une vedette à laquelle beaucoup s'identifient et délèguent, que par celle d'un sportif de renommée uniquement locale ou régionale, ne représentant souvent pas plus que son club ou sa famille. L'idée que le sportif du dimanche puisse avoir recours à l'artifice pour accroître ses performances paraît souvent inconcevable aux yeux du public, qui souvent en reste à la croyance que seuls les professionnels sont concernés par cette pratique. On pense le sang, les urines (et les cheveux, et les dents, et les os, car ils peuvent également être des indices de conduites dopantes : les hormones de croissances imposent, par exemple, le recours à un appareil dentaire pour contenir leur déformation) toujours moins purs à mesure que le niveau des compétitions augmente, et l'eau toujours plus claire à mesure qu'il descend.

994 Michel Rieu, « La santé des sportifs », op. cit., pp. 130-131.

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L'Agence Française de Lutte contre le Dopage (AFLD) elle-même consacre l'essentiel de son activité à dépister les pratiques dopantes auprès du haut niveau : il faut croire, à l'inverse du Front populaire, que les enjeux du sport-spectacle sont plus importants que ceux du sport de masse. Ainsi, d'après son rapport de 2005, sur près de 9000 contrôles réalisés, moins de 1000 ciblèrent des compétitions d'un niveau régional, le reste ne concernant que des compétitions internationales, nationales ou ayant lieu hors compétition.995 Cependant, sur ce millier de contrôles ciblant les compétitions d'un niveau simplement régional, 8% s'avérèrent positifs − contre 7,7% pour les compétitions internationales, 4,6% pour les nationales et 0,5% hors compétition. La propension à recourir au dopage ne paraît ainsi pas être corrélée à l'enjeu des compétitions. Les cas de sportifs contrôlés positifs lors d'une simple compétition régionale représentent près de 14% de l'ensemble des cas de sportifs positifs, incluant évidemment le haut niveau. Un dopé sur sept est ainsi un sportif n'ayant eu que des prétentions régionales. En outre, en cette année 2005, des 14 cyclistes contrôlés positifs, 3 cas furent à imputer à des cyclistes affiliés à l'UFOLEP, fédération promouvant uniquement le sport de masse et ne regroupant exclusivement que des amateurs − quoique deux de ces cas aboutirent apparemment à une relaxe pour raisons thérapeutiques.996

Sans doute le niveau de pratique, l'enjeu des compétitions, le besoin de la gloire et les impératifs financiers concourent-ils, au moins à titre de contexte, à la décision de suppléer par le dopage à ce que la nature, dans sa toujours trop grande frugalité, n'avait pas suffisamment donné pour parvenir à triompher au haut niveau. Mais sans doute y a-t-il avant tout une raison structurelle, analogue à celle qui pousse à contourner les règlements en s'entraînant différemment, en utilisant de nouvelles technologies, en inventant de nouveaux gestes, en trichant.

Le capital humain composant chaque individu possède des limites indépassables par le travail. Une fois ce capital parvenu à son acmé après avoir été développé par tous les efforts acharnés que l'on devine évidemment, reste la possibilité de l'augmenter par d'autres moyens. L'ensemble de ces moyens permettant le développement du capital humain par autre chose que le travail est ce que l'on nomme le dopage. Tout sportif confronté à ses limites, qu'il soit au sommet du podium ou bien en bas, qu'il soit maillot jaune ou bien lanterne rouge, qu'il soit

995 Rapport d’activité 2005, éd. Agence Française de Lutte contre le Dopage (AFLD), 2005, p. 149. 996 Ibid., p. 61.

376 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE olympien ou bien du dimanche, qu'il affronte d'autres sportifs ou bien lui-seul, peut être tenté d'y avoir recours. Sportif on ne peut plus amateur, Axel Kahn avoue ainsi courageusement avoir eu recours au dopage dans un cadre pourtant intégralement privé et individuel : rien à gagner et personne à défier ou à dépasser, si ce n'est lui-même.

« La tentation est trop forte. Et, si on fait l'effort de se dégager d'un discours souvent hypocrite, on admettra même qu'elle existe à tous les niveaux de pratique. À une époque de ma vie, je courais très régulièrement sur un circuit de 26 kilomètres que je connaissais par cœur. J'ai réalisé mon meilleur chrono le jour de mes 40 ans. Mais je me souviens surtout que pour me donner toutes les chances de bien marquer le coup le jour de mon anniversaire, j'avais pris des corticoïdes avant la course. J'avais même répété l'opération à plusieurs reprises. Pourtant, à chaque fois, j'étais mon seul adversaire...997 »

La représentation méritocratique du sport pose comme règle première que le succès et la performance sportive sont strictement corrélés à la quantité et à la qualité du travail fourni. On a vu les limites de cette idée : elle se heurte à l'inégale répartition des dons et des talents par la nature, qui ne permettent au travail d'être opérant que dans une « certaine mesure ». Dans ce cadre, le dopage permet de restaurer une égalité quant au capital humain entre les individus. Promesse faite par la méritocratie, promesse non tenue par le travail, mais promesse réalisée par le dopage, qui apparaît, tout comme les autres modalités de la délinquance sportive, davantage comme une conséquence des tensions et contradictions traversant le sport. Le moyen de combler les écarts entre la représentation méritocratique du sport et les aspects aristocratiques du fait sportif, qu'elle prétend pourtant décrire avec adéquation. Dans un article qui a fait date, Michael Sandel le remarquait fort justement :

« On pourrait objecter qu'un athlète génétiquement amélioré, tout comme un athlète amélioré par le dopage, aurait un avantage inéquitable sur ses adversaires non améliorés. Mais l'argument de l'équité contre l'amélioration à un défaut fatal : il y a toujours eu certains athlètes mieux dotés génétiquement que d'autres, et nous ne considérons pas cela comme minant l'équité des sports de compétition. Du point de vue de l'équité, les différences de l'amélioration génétique ne sont pas pire que les différences naturelles, en supposant qu'elles sont inoffensives et à la disposition de tous. Si l'amélioration génétique dans le sport est moralement condamnable, elle doit 997 Gilles Goetghebuer, « Elle court, elle court la génétique ! », Sport et Vie, janvier 2008, p. 19.

377 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE

l'être pour d'autres raisons que l'équité.998 »

Exclure le dopage en l'accusant de mettre en péril l'éthique sportive, transformer les dopés en délinquants sportifs, mais, en même temps, ne pas remettre en cause la représentation méritocratique du sport, continuer à ne faire du travail, de l'effort, de la volonté que les seuls moyens à la disposition des individus pour leur permettre de combler les inégalités en capital humain, affirmer qu'aucune de ces inégalités n'est irrémédiable, assurer que les hiérarchies ne sont fonction que du labeur employé par les sujets, conduit à renforcer le mécanisme de pouvoir structurant le dispositif sportif : travailler toujours et encore plus, toujours et encore mieux ; rester à sa place supposée justement méritée ; accepter son sort sans sourciller, en dépit des inégalités qui en sont responsables, mais qui sont perçues comme inexistantes, car recouvertes par les représentations. Dans une autre interview, Axel Kahn le remarquait parfaitement :

« Derrière la volonté, le courage et autres vertus cardinales du champion que l'on met systématiquement en avant, il y a surtout une exploitation des inégalités biologiques à des fins de domination. Alors que la plupart des civilisations tentent de compenser une partie de ces inégalités en assurant par exemple que tous les hommes naissent égaux en droit et en dignité, le sport instaure au contraire une hiérarchie biologique où le plus costaud finit toujours par l'emporter. Du seul point de vue moral, l'envie de compenser l'injustice inhérente à l'inégalité biologique ne me choque pas ! En d'autres termes, je trouve normal qu'un sportif recherche les produits qui lui permettront de rejoindre l'élite et de recevoir lui aussi sa part du gâteau.999 »

Comme le remarque Sandel, Rawls lui-même, dans une société bâtie suivant les principes de la justice comme équité (où les bénéfices permis par les mieux dotés génétiquement seraient partagés entre tous, notamment au profit des moins favorisés), n'excluait pas le recours à une certaine forme d'eugénisme :

« Il est possible d'adopter une politique d'eugénisme plus ou moins explicitement. […] Avoir plus d'atouts naturels est aussi dans l'intérêt de chacun. Cela lui permet de mener la vie qu'il préfère. […] La recherche d'une politique raisonnable de ce point de vue est quelque chose que les générations plus anciennes doivent aux suivantes, ceci

998 Michael J. Sandel, « The Case Against Perfection », The Atlantic Monthly, avril 2004. 999 Fabrice Moth et Axel Kahn, « Y a-t-il une éthique dans le sport ? », Sport et Vie. Dopage : état d’urgence, janvier 1999, p. 60.

378 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE

étant un problème qui surgit entre les générations. Au cours du temps, une société doit prendre des dispositions pour, au moins, préserver le niveau général des capacités naturelles et pour empêcher la diffusion de défauts graves. Ces mesures doivent être guidées par des principes auxquels les partenaires accepteraient de consentir pour le bien de leurs descendants. […] Nous pouvons supposer qu'à long terme, s'il y a une limite supérieure aux capacités, nous arriverons finalement à une société où règne la plus grande liberté égale pour tous et dont les membres jouissent de la plus grande égalité de talents.1000 »

Pour quelqu'un qui n'aurait pas eu le privilège de naître avec une VO2 max importante, mais qui souhaiterait toutefois pouvoir évoluer dans la hiérarchie d'un sport d'endurance, la prise d'EPO sera le moyen de devenir l'égal de ses concurrents, au moins au regard du taux d'hématocrite. Le dopage utilisé de cette manière est corrective, et apparaît comme le moyen de combler les inégalités de naissances entre individu, de niveler les capitaux humains, « un facteur qui contribue à gommer l'inégalité physique et/ou intellectuelle entre les personnes1001 », ainsi que le souligne Patrick Laure. L'EPO fut pendant quelques années indétectable, tant dans les urines que dans le sang. On présumait alors de son usage en mesurant les effets qu'il produisait, à savoir une augmentation du taux d'hématocrite. On fixa alors un seuil de normalité de manière plus ou moins arbitraire (à 50%) au-delà duquel on laissait entendre officieusement qu'il pourrait y avoir prise d'EPO − officiellement le motif exposé était que le sport pouvait s'avérer dangereux pour la santé dans un tel cas, car le sang, trop épais, manquait de coaguler. Le dépassement de ce seuil ne prouve pas indubitablement qu'il y ait triche. En droit, il est possible pour un individu au regard de son patrimoine génétique de produire sans aucun artifice un taux plus élevé, et de se retrouver paradoxalement mis hors course, suspecté de dopage, alors qu'il n'y a dans cet excès rien d'autre que la manifestation de son naturel. On peut effectivement s'interroger avec Canguilhem sur le fondement de cette « norme » des 50%, puisqu'être champion consiste justement, à l'instar des yogis qu'il décrit, à « faire craquer des normes physiologiques1002 » :

« Dans la mesure où des êtres vivants s'écartent du type spécifique, sont-ils des anormaux mettant la forme spécifique en péril, ou bien des inventeurs sur la voie de

1000 John Rawls, Théorie de la justice [1971], op. cit., p. 138. 1001 Patrick Laure, Éthique du dopage, op. cit., p. 49. 1002 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique [1943,1966], op. cit., p. 107.

379 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE

formes nouvelles ?1003 »

Il ne peut y avoir de norme indubitablement que relativement à un même individu, et les écarts par rapport à la moyenne des caractéristiques physiologiques d'une population donnée ne peuvent être tenus pour anormaux en soi, mais uniquement s'ils indisposent le sujet. Ce que l'on juge anormal usuellement, comme de dépasser ces fameux 50% (ou d'autres seuils définis de manière analogue), pourrait être parfaitement normal pour un sujet donné. Ainsi, en ski de fond, « le taux d'hémoglobine maximal autorisé par la FIS est fixé à 17 grammes par litre de sang » ; or, en 2007, quatre skieurs français avaient « naturellement des taux plus élevés1004 ». Ils risquaient alors, en plus des suspicions, une mise au repos forcée de 5 jours. De même, la polyglobulie d'Eero Mäntyranta lui aurait valu d'être mis hors course avec de telles réglementations, cette anomalie génétique lui conférant un avantage similaire à la prise d'EPO, mais ceci naturellement − ce qui n'empêcha pas cet athlète de recourir à des pratiques dopantes par ailleurs.

Concernant l'EPO, la limite décrétée à 50% fut aussitôt interprétée par certains sportifs comme un blanc-seing accordé pour augmenter artificiellement son taux d'hématocrite au plus près du seuil autorisé. Beaucoup crièrent à l'injustice : le dopé au taux artificiellement élevé et le sportif au taux naturellement élevé étaient considérés suivant le même traitement. En fait d'injustice, cette mesure conduisit, de façon imprévue, à niveler les inégalités naturelles quant à ce paramètre physiologique particulier, et donc à instaurer un égalitarisme du capital humain, puisque chacun pouvait désormais disposer du même taux d'hématocrite. Comme le remarque Paul Yonnet :

« Le dopage ne rompt pas seulement l'équilibre théorique entre les "meilleurs égaux", en reléguant les compétiteurs moins "armés" dans les rangs de l'honorable figuration de ceux pour qui, faute de mieux, l'essentiel est de participer, il hisse au firmament des athlètes de niveau inférieur qui, sans cela, y seraient demeurés. […] Dans le premier cas, il mine le sport-spectacle, mais, dans le second, il le renforce. Ses effets sont donc ambigus.1005 »

Utilisé d'une manière uniquement corrective, le dopage a pour fonction de restaurer une

1003 Ibid., p. 89. 1004 Jean Issartel, « Mauvais sang », L’Équipe, 17 novembre 2007. 1005 Paul Yonnet, Huit leçons sur le sport, op. cit., p. 224.

380 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE

égalité entre les participants et d'abolir les différences en capital humain : il est comme une « nuit du 4 août » physiologique.

Le dopage comme tentative d'abolition des privilèges. Mais tentative peut-être chimérique de restaurer l'égalité. Nous ne sommes pas non plus égaux face au dopage. En RDA régnait ainsi une organisation du sport très rationalisée, qui ne craignait pas de recourir au dopage. Dès le plus jeune âge, les apprentis sportifs placés en centres d'entraînement devaient subir des cures d'hormones, de stéroïdes anabolisants, parfois à partir de seulement 9 ans. Était-ce en raison d'un élan fondamentalement démocratique cherchant à permettre même au plus faible, même au plus débile, de devenir champion ? En fait, avant même de transformer les corps, ce dopage des plus jeunes devait permettre de repérer ceux qui étaient transformables par cette façon. En même temps que de fournir un matériel de population pour tester et affiner de nouvelles techniques dopantes, l'objectif était de pouvoir sélectionner les individus qui supportaient le mieux les traitements aux hormones, de détecter les natures les plus réceptives aux adjonctions chimiques et hormonales.1006 Ainsi, l'ordre aristocratique du sport subsiste malgré le dopage, qui pourrait bien n'être qu'un moyen illusoire de retrouver l'égalité. D'une façon ou d'une autre, l'aristocratie paraît promise, inévitable, cause et conséquence de la hiérarchie sportive.

Oscar Pistorius, athlète handisport spécialisé dans le 400 m, fut amputé à l'âge de 11 mois des deux pieds (il était né sans péronés).1007 Équipé de prothèses très performantes, les temps qu'il réalisait nourrissaient en lui l'ambition de courir avec les valides pour les Jeux Olympiques de Pékin de 2008. Les institutions sportives lui refusèrent cette chance, au motif que ses prothèses lui procuraient un avantage trop considérable, et ce même sur les valides (ses temps − son record sur 400 m est de 46'25 − étaient pourtant bien loin des minima requis, et il n'aurait pu, à l'évidence, se qualifier). Né avec un capital humain déficitaire, il devait continuer à ne faire évoluer ce dernier que par le travail, et à une hauteur qui ne devait en aucun cas dépasser la mesure de sa mauvaise naissance. Le faible doit rester faible : pallier les faiblesses de son corps ne doit se faire que par l'effort et jamais par l'artifice. Quels que soient les déficits physiologiques d'un sportif, qu'il s'agisse d'un faible taux d'hématocrite ou de

1006 Patrick Laure, Éthique du dopage, op. cit., p. 52. 1007 Sur Pistorius, voir par exemple Isabelle Queval, Le sport : petit abécédaire philosophique, Paris, Larousse, 2009, pp. 148-150.

381 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE membres amputés, il lui est interdit d'essayer de les combler par autre chose que le travail acharné. La leçon du sport qu'enseigne la répression du dopage est d'accepter l'arbitraire de sa naissance et de se résigner à ne pouvoir améliorer son sort que dans une faible mesure par un travail qui doit être maximal.

La ferme condamnation de ces pratiques assimilées comme dopantes ne paraît en effet n'avoir qu'une seule source : l'attachement à la représentation méritocratique. Le dopé − et plus largement, le tricheur − subvertit le postulat, évidemment erroné, sur lequel le sport méritocratique repose : que seul le travail doit fonder le succès. Partant, le dopé résiste au pouvoir émanent du dispositif sportif, ce pouvoir enjoignant à seulement à travailler, et à se contenter, avec le sourire, de sa place. Plus largement, il mine l'un des fondements de cette société toujours plus séduite par les canons du sport, comme le remarque Sandel :

« Le problème avec le dopage est qu'il fournit un raccourci, un moyen de gagner sans efforts. Mais l'effort n'est pas l'objet du sport ; c'est l'excellence. Et l'excellence consiste, au moins en partie, en la démonstration des talents et des dons naturels qui ne sont pas le fait de l'athlète qui les possède. C'est un fait particulièrement inconfortable pour nos sociétés démocratiques. Nous voulons croire que le succès, dans les sports et dans la vie, est quelque chose que nous méritons (earn1008), pas quelque chose dont nous héritons. Les dons naturels, et l'admiration qu'ils inspirent, embarrassent notre foi méritocratique ; ils jettent le doute sur la conviction que les éloges et récompenses découlent de l'effort seul. Face à cet embarras, on gonfle la signification morale de l'effort, et on déprécie le caractère du don.1009 »

Sans aucun doute y a-t-il des enjeux sanitaires à la question du dopage : il met en effet en jeu la santé des individus (qui déjà est bien malmenée par le sport de haut niveau lui- même), parfois réduits à faire ce « choix d'Achille1010 » entre une vie courte mais glorieuse, ou une vie longue mais anonyme. Sans doute y a-t-il également des enjeux déontologiques : dans un système où l'on pose que l'on ne doit pouvoir triompher que par ses seuls mérites personnels, il biaise les règles du jeu. Mais surtout, la question du dopage implique des enjeux

1008 Dans ce contexte, rendre to earn par « gagner » laisse dans l'ambiguïté de savoir si l'on a gagné au prix du hasard, comme à la loterie, ou bien au contraire, comme c'est le cas ici, au prix d'efforts, comme lorsque « on gagne sa vie. » 1009 Michael J. Sandel, « The Case Against Perfection », op. cit. 1010 Isabelle Queval, S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, op. cit., p. 315. Alexis Philonenko, Du sport et des hommes, Paris, Michalon, 1999, pp. 75-77.

382 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE socio-politiques majeurs. Il apparaît comme un moyen de résoudre les antinomies traversant la représentation méritocratique, et de résister au mécanisme du pouvoir sportif produisant ces corps utiles, ces âmes travailleuses, ces caractères soumis. La condamnation du dopage par les réglementations, sa mise en clandestinité renforce au contraire le dispositif sportif. La création du sujet délinquant « dopé » a ainsi pour fonction de faire tenir le système sportif debout en tant que pouvoir, et, partant, toute la société tentée de se fonder sur ce modèle.

À leur origine, les Droits de l'homme, fruits de la révolution française de 1789, avaient pour finalité première d'abolir les derniers privilèges féodaux et aristocratiques caractérisant l'Ancien Régime, afin de permettre à quiconque, quelle que soit sa naissance, de participer au jeu institutionnel.1011 Appliqués au sport, ces idéaux égalitaristes eurent pour effet d'ouvrir progressivement les portes du stade à tous, sans discrimination, alors que celui-ci était longtemps resté le seul apanage de quelques-uns, comme en témoigne le problème du professionnalisme en Angleterre, puis en France. Cependant, cette « passion de l'égalité1012 », pour reprendre l'expression de Tocqueville, se heurte dans le sport à un dernier privilège de naissance aristocratique qu'elle ne parvient pas à abolir à l'aide du seul instrument du droit. En effet, comme le remarquait déjà Pierre de Coubertin dans sa Pédagogie sportive1013, si les Droits de l'homme parviennent à chasser dans le sport les inégalités sociales, à les neutraliser théoriquement le temps d'une rencontre, c'est en revanche pour laisser la place à un arbitraire tout aussi inique, qui est celui des inégalités naturelles, où l'arbitraire des dons naturels et de la génétique remplace celui des distinctions sociales.1014 Pour Compayré ou Hébert, ce noyau aristocratique, non plus social mais naturel, irréductible au sport, en fait l'adversaire de toute aspiration démocratique et éducative.1015 Le dopage constitue alors un moyen de subvertir l'aristocratie sportive, en permettant de « compenser l'injustice inhérente à l'inégalité biologique », comme l'écrit Axel Kahn, et ne peut ainsi pas être condamné d'un point de vue moral − ou s'il le peut, ce ne peut l'être, comme l'écrit Michael Sandel, du point de vue de l'équité, les inégalités génétiques naturelles légitimant son utilisation. Dans ce cadre, le dopage, bien loin de s'opposer aux Droits de l'homme, apparaîtrait au contraire d'une manière paradoxale comme une de leur condition de possibilité, en tant qu'il permettrait une 1011 Alexis de Tocqueville, L’ancien régime et la révolution [1856], op. cit., pp. 292-293. 1012 Ibid., p. 296. 1013 Cf. supra, p. 169. 1014 Cf. supra, p. 255. 1015 Cf. supra, p. 181.

383 LA DÉLINQUANCE SPORTIVE

égalisation des talents entre individus. D'un point de vue moral et social, cette « tendance à l'égalité » peut en effet être un principe légitime, John Rawls admettant même à ce titre une certaine forme de politique eugéniste. Les rapports entre dopage et Droits de l'homme sont ainsi ambigus. Les niant par bien des aspects en première analyse, il se pourrait in fine que le dopage constitue une réponse valide à des considérations égalitaristes légitimes que le sport viole déjà en lui-même par ses principes. Si le recours aux Droits de l'homme et à l'éthique peuvent permettre de condamner le dopage, ils peuvent également le justifier.

384 LA SOCIÉTÉ SPORTIVE

LA SOCIÉTÉ SPORTIVE

Dans un article du numéro d'avril 1987 de la revue Esprit, qui était consacré au « nouvel âge du sport », Alain Ehrenberg écrivait :

« Les nouvelles pratiques sportives ne sont, à mon sens, qu'une modalité seconde d'une transformation globale qui érige le sport en réfèrent générique de l'excellence sociale. Le sport ne désigne plus seulement des pratiques corporelles car il est en lui- même une instance de légitimation pour d'autres activités sociales ou d'autres institutions. Son emploi inflationniste à titre de métaphore, de comparaison ou de modèle dans les registres les plus différents de la vie sociale en fait aujourd'hui, du moins en France, un attracteur de toutes les valeurs de l'action qu'il rend concrètes, positives et compréhensibles pour chacun, même si elles se rattachent à d'autres traditions. Il leur donne une crédibilité incomparable. De ce point de vue, le sport est un terrain privilégié pour analyser une des transformations culturelles de la France d'aujourd'hui : sa conversion accélérée aux valeurs positives de la réussite, de la performance, du succès, etc. Bref, à ce qu'on peut appeler un individualisme entrepreneurial. Le sport s'est, en effet, à tel point ancré dans la vie quotidienne, absorbant dans son univers des domaines voisins comme l'aventure et une bonne partie des loisirs, qu'il est devenu un langage de tous les jours, une manière de vivre tout un ensemble de rapports aux autres comme à soi-même. Par conséquent, le processus d'extension des disciplines sportives et de la valeur référentielle du sport s'accompagne d'un processus moins visible de dissolution de sa spécificité : cet ensemble de pratiques corporelles est devenu une ambiance. Sa banalisation, son évidence sont indissociablement liées à son statut référentiel.1016 »

On pourrait en tout point renouveler aujourd'hui ce constat. Le sport est depuis longtemps sorti du stade. La façon dont s'organise le sport est copiée par d'autres institutions : école, usine, entreprise, vie sociale et politique. La vie en sa totalité est devenue sportive, si

1016 Alain Ehrenberg, « Le show méritocratique. Platini, Stéphanie, Tapie et quelques autres », Esprit, avril 1987, pp. 266-267.

385 LA SOCIÉTÉ SPORTIVE bien que l'on considère désormais le sport non plus seulement comme « une sorte d'école préparatoire à la Démocratie1017 » comme le pensait Coubertin, mais plus fondamentalement comme une « école de la vie1018 ».

En quel sens faut-il comprendre ces assimilations entre le sport d'un côté, et d'autres champs sociaux, tels que l'école ou l'entreprise, voire la vie en général ? Relèvent-elles simplement de la métaphore, d'une façon de parler plutôt anodine, ou bien renvoient-elles à une convergence structurelle entre le sport et la société bien plus profonde ? L'âme du sport constitue-t-elle l'une des hélices de l'ADN de nos sociétés ?

Foucault distinguait trois types de dépendances possibles avec les discours.1019 Tout d'abord, des dépendances intradiscursives, à l'intérieur d'une même formation discursive : du point de vue des pratiques corporelles, ce sont celles qui lient entre eux les énoncés de la gymnastique et du sport quant à leurs objets, concepts et opérations. Des dépendances interdiscursives ensuite, entre des formations discursives différentes : ce sont les corrélations entre le sport et le libéralisme, entre cette nouvelle « politique du corps » et « l'art de gouverner libéral ». Enfin, des dépendances extradiscursives : ce sont les corrélations qui peuvent apparaître entre le discours sportif et des éléments non discursifs, sur lesquels il reste à enquêter. Ces relations sont à analyser à plusieurs niveaux.

Premièrement, comme l'avait parfaitement analysé Alain Ehrenberg en différent lieux1020, le sport apparaît tout d'abord comme le véhicule de certaines valeurs caractéristiques de la société contemporaine, à commencer par celle du mérite. La genèse de cette représentation méritocratique du sport répond à toute cette histoire passant de Coubertin au gaullisme1021, aboutissant sur le fait qu'est confié au sport un rôle d'exemplification des valeurs du mérite, au sens de Goodman1022 : le sport apparaît comme un échantillon du mérite, mais qui par conséquent n'en exemplifie souvent qu'un des aspects seulement, symbolisant tantôt

1017 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive [1919], op. cit., p. 140. 1018 Nicolas Sarkozy, « Convention pour la France d’après, oser le sport », op. cit. 1019 Michel Foucault, « Réponse à une question [1968] », in Dits et Écrits I, Paris, Gallimard Quarto, 2001, p. 708. 1020 Notamment dans l'article sus-cité Alain Ehrenberg, « Le show méritocratique. Platini, Stéphanie, Tapie et quelques autres », op. cit., mais aussi bien évidemment dans Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, op. cit., pp. 23-95. 1021 Cf. supra, « Genèse de la méritocratie sportive », pp.197sq, et en particulier supra, « La pureté de la méritocratie sportive », pp. 240sq. 1022 Voir par exemple Nelson Goodman, Ways of Worldmaking, op. cit., pp. 64-65.

386 LA SOCIÉTÉ SPORTIVE l'un au détriment de l'autre, ou des autres. Mérite se dit en effet en plusieurs sens : to deserve et to merit. Deux significations bien distinctes confusément représentées sous le même signifiant, au moins en langue française. L'utilisation ambiguë de la notion de mérite, qui ne distingue bien souvent pas ces deux sens − et pas uniquement en français −, conduit à certains effets qui ne sont pas sans rappeler le jeu entre les différentes notions d'égalité que Coubertin avait bien perçu1023, provoquant de ce seul fait certains effets de pouvoir. Si Alain Ehrenberg touche juste en parlant d'un sport exhalant les valeurs du mérite, demeure nécessaire de démêler la façon dont celui-ci fonctionne.

Deuxièmement, un autre aspect de la relation sport et société passe par le fait que cette dernière apprécie de se penser par le détour de la métaphore sportive. Une contamination du langage commun par le vocabulaire sportif conduit à penser le social à partir des thèmes sportifs, et même à penser la question du mérite à partir des thèmes sportifs, le sport constituant comme une folk theory, une sociologie spontanée au sens de Bourdieu1024 qui impose ses propres catégories de perception du social et de la vie en général. Il y a plus que des façons de parler dans l'usage de la métaphore sportive ; celle-ci sert de grille de lecture et le danger est qu'elle se substitue au réel lui-même dont on veut rendre compte.

Enfin, troisièmement, par-delà exemplification et métaphore, des homologies structurelles sont repérables entre la façon dont les grandes institutions sociales s'organisent, et le sport. De la société disciplinaire qu'il analysait, Foucault remarquait que la « la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons1025 », moins du point de vue de l'organisation de l'espace que de celui de l'extension toujours grandissante des méthodes disciplinaires dont la prison fut comme le laboratoire. De même, le stade ressemble aujourd'hui à l'école, à l'entreprise, à la république, qui tous ressemblent aux stades. Des affinités de dispositif certes autour de la compétition et de la performance, comme cela fut remarqué tant par la théorie critique de Jean-Marie Brohm que par des auteurs tels que Alain Ehrenberg, Georges Vigarello ou Isabelle Queval, mais surtout des affinités peut-être moins visibles quant au statut accordé au travail, à la question de l'ordre et à celle de la discipline. Des mécanismes similaires à ceux décrits dans le champ du sport

1023 Cf. supra, « Le problème de l'égalitarisme », pp. 169sq. 1024 Pierre Bourdieu, « Espace social et pouvoir symbolique [1986] », in Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit, 1987, p. 154. 1025 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., p. 264.

387 LA SOCIÉTÉ SPORTIVE pour le contrôle des individus et leur assujettissement − dans le double sens de la production du sujet et de la domination de celui-ci − sont à l'œuvre à l'extérieur du stade, le sacro-saint principe du mérite républicain jouant le point de jonction des questions d'égalité et d'aristocratie.

Trois rapports différents au sport, qui, loin de s'opposer, se complètent et se soutiennent mutuellement. Trois rapports qui peut-être se succèdent à la fois chronologiquement et logiquement, comme si un glissement de l'exemplification à la métaphore, puis au dispositif s'était peu à peu produit, rendant à chaque fois possible une complexification croissante de l'intrication entre le sport et la société.

I) LA MÉRITOCRATIE

Toujours dans son article de 1987 Alain Ehrenberg, écrivait :

« Dans un pays comme la France, avec ses vieilles traditions hiérarchiques, ses valeurs patrimoniales de l'héritage économique autant que social, où l'ancienneté dans une position était une des clefs de la légitimité, coextensive du mépris accolé au parvenu, la figure du sportif est en train de devenir un modèle général d'action parce qu'il est le type idéal de la méritocratie, à laquelle la société française semble se convertir à grande vitesse. Il incarne mieux et plus que d'autres stéréotypes la réussite qui ne se réfère qu'à elle-même. Il est en quelque sorte une forme sociale de ce sans- fond de l'individualisation qu'est l'autoréférence. Il en est le visage le plus parlant.1026 »

Le sport joue un rôle d'exemplification du mérite, le symbolisant dans une certaine mesure. Le sportif paraît prouver la vérité du mérite en transpirant aussi simplement que Diogène entendait prouver l'existence du mouvement en marchant.1027 Mieux qu'un simple argument en faveur de la méritocratie, le sportif en constitue la preuve de l'effectivité, la société ayant cet exemple en vue ne craignant plus de se convertir à ces valeurs.

1026 Alain Ehrenberg, « Le show méritocratique. Platini, Stéphanie, Tapie et quelques autres », op. cit., p. 271. 1027 Diogene Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Paris, Le Livre de Poche, 1999, chap. VI, 39.

388 LA MÉRITOCRATIE

1) Mérite rétributif et mérite moral

Mais de quoi est-il en fait question lorsque l'on parle de mérite ? À ce sujet, une distinction conceptuelle importante mérite, pour le coup, d'être introduite. On peut en effet distinguer le mérite rétributif d'une part, et le mérite moral d'autre part. Le mérite se dit en effet en plusieurs sens, et il importe de les distinguer très exactement − au lieu de quoi on se risque à d'importantes méprises aux importantes conséquences. « Mélange entre inné et acquis, entre interne et externe, le mérite est en effet un terme assez flou1028 », comme le remarque Élise Tenret. La confusion entre ces deux espèces de mérite est facilitée par la langue française, qui ne dispose que d'un seul et même mot, que d'un seul et même verbe pour ces deux choses : dans les deux cas, on mérite ; dans les deux cas, on a du mérite. La langue anglaise − au moins sur ce point − est quant à elle plus fine, plus précise, plus subtile − ce qui pour autant ne constitue pas une garantie contre la confusion entre les deux concepts de mérite. L'anglais utilise ainsi tantôt le verbe to merit, tantôt le verbe to deserve.1029

1.1) MÉRITE RÉTRIBUTIF

Le mérite rétributif est rendu par l'anglais to merit. « Le mot "merit" renvoie en effet à tout trait ou qualité permettant d'attribuer louanges, récompenses et prix. Le demerit a la même signification, mais négative1030 », écrit Yves Michaud. Il désigne la rétribution (argent, gloire, diplôme, position hiérarchique ou autre) attribuée à un individu (ou une équipe, ou une institution) en fonction de ses capacités. Il s'agit ni plus ni moins que de la simple application du principe de justice distributive déjà explicité par Aristote1031. Le mérite rétributif récompense les talents, indépendamment de la question de la responsabilité quant à la possession de ceux-là : est-on responsable d'être performant ou pas ? Les dons, on l'a vu, sont en effet répartis très arbitrairement par la nature : les individus sont fondamentalement inégaux, et naissent ainsi des faibles et des forts, des benêts et des génies, sans que parfois on n'y puisse rien y faire.

1028 Élise Tenret, L’école et la croyance en la méritocratie, op. cit., p. 13. 1029 Cependant, les différents auteurs opérant une distinction de sens entre to merit et to deserve ne s'accordent pas sur les étiquettes. Ainsi, Yves Michaud fait correspondre to merit au mérite rétributif et to deserve au mérite moral, à l'inverse par exemple de Miller, d'après Dubet. Dans ce qui suit, nous suivons la décision d'Yves Michaud. Sur Miller, voir Ibid., pp. 17, note 21. 1030 Yves Michaud, Qu’est-ce que le mérite ?, op. cit., p. 58. 1031 Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., p. 1131a-1132a.

389 LA MÉRITOCRATIE

Le principe du mérite rétributif est d'accorder simplement plus à celui compétent, et moins à celui qui ne l'est pas. On mérite son diplôme parce que l'on est parvenu à obtenir le nombre suffisant de points ou de crédits. On mérite son salaire parce que l'on est d'une compétence à sa mesure. En sport, une victoire est méritée en ce sens si décidée sans qu'il y ait triche (dopage, manque de fair play, etc.), ni imprévu (arbitrage arbitraire, malchance d'un participant, etc.), de telle sorte « que le meilleur gagne », et lui seul − et non pas le faible, et non pas celui possédant des talents inférieurs. On peut dire de quelqu'un qu'il mérite quelque chose en ce sens si et seulement si ce qu'on lui attribue est objectivement en fonction de ses talents et capacités.

À l'inverse, de quelqu'un occupé à une charge trop importante pour lui, de quelqu'un habillé de vêtements trop grands, de quelqu'un ayant atteint son niveau d'incompétence (voir le fameux « principe de Peter1032 ») et néanmoins toujours à un poste plus haut que celui qui devrait lui revenir, on dira qu'il ne mérite pas d'être là, qu'il est injuste que lui occupe cette place, qu'elle devrait davantage revenir à tel autre bien plus apte, qui la mériterait bien plus. Ainsi, sous l'Ancien Régime, ces nobles et aristocrates qui, pour le dire comme Beaumarchais, ne se sont donné que « la peine de naître1033 » pour occuper les charges qui sont les leurs sans posséder nécessairement les aptitudes requises, alors que des bourgeois et des roturiers bien plus capables qu'eux sont exclus du jeu et condamnés à les regarder de leurs yeux envieux mais impuissants. À ceci, la Révolution de 1789 a répondu, instituant une « noblesse » d'un autre type.1034 Comme l'écrivait Max Stirner :

« La bourgeoisie est la noblesse du mérite. "Au mérite sa récompense", voilà sa devise. Elle combattit contre la noblesse "paresseuse", car suivant elle, − noblesse laborieuse, acquise par l'assiduité et le mérite −, ce n'est pas l'homme "né", ce n'est pas non plus moi qui suis libre, mais l'homme de mérite, l'honnête serviteur (de son roi, de l'État, du peuple dans les États constitutionnels).1035 »

L'idée du mérite en lieu et place de la simple naissance comme principe d'indexation des hiérarchies ; mais un mérite dans lequel se trouve déjà l'idée de « labeur » et d'« assiduité »,

1032 Laurence Johnston Peter et Raymond Hull, Le principe de Peter [1969], Paris, Le Livre de Poche, 2011. 1033 Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, La folle journée, ou le mariage de Figaro [1778], op. cit., p. 107. 1034 Voir aussi supra, pp. 201sq. 1035 Max Stirner, L’Unique et sa propriété [1844], op. cit., p. 117.

390 LA MÉRITOCRATIE qui débouche sur la notion non plus seulement de mérite rétributif, mais également de mérite moral.

1.2) MÉRITE MORAL

L'idée de mérite moral est quant à elle rendue par l'anglais to deserve. Yves Michaud précise :

« Le terme "desert" est, lui, lié à l'action volontaire, et donc à quelque chose de l'ordre de l'effort. On "mérite", au sens de to deserve, ce que l'on a volontairement fait et produit. L'athlète qui s'est entraîné dur mérite de gagner, l'étudiant qui a travaillé d'arrache-pied mérite sa réussite. La traduction abstraite est ici qu'un individu A mérite (au sens de deserve) M parce qu'il a fait quelque chose qui lui vaut M.1036 »

Il n'est ici plus question des talents et capacités d'un individu en tant qu'ils correspondent ou non aux responsabilités et honneurs qu'on lui accorde, mais du rapport entre ces talents et la responsabilité qu'a l'agent quant à ceux-là − et par conséquent, par transitivité, du rapport entre les honneurs accordés et la responsabilité de l'individu quant à ceux-là. Comment un individu en est-il arrivé à mériter la position qu'il occupe ? Par ses talents. Mais comment en est-il arrivé à posséder de telles capacités ? Est-ce un don de la nature, quelque chose d'inné, un cadeau du ciel ? Au quel cas il faut imputer la responsabilité non pas à l'agent lui-même, mais davantage à la chance d'être bien né (avec de bons gènes, dans une bonne famille, dans un bon contexte social). Est-ce au contraire quelque chose d'acquis, qui lui a demandé effort, travail, volonté, courage, sacrifice, persévérance, application, sueur ? Dans ce cas, la responsabilité pourrait, à première vue, revenir essentiellement à son action. D'un point de vue moral, on accorde davantage de mérite à la deuxième personne qu'à la première − alors que d'un point de vue rétributif, il est possible au contraire que la première personne soit plus méritante que la deuxième.

À l'évidence, tout bachelier parvenant à obtenir son diplôme le mérite, au sens rétributif, s'il parvient à acquérir légitimement les points nécessaires. Mais tel individu, fils de divorcés illettrés, issu d'une famille trop nombreuse, parachuté dans un pays où il ne connaît que peu la langue, qui aura dû s'avilir au salariat en marge de ses études lycéennes pour subvenir aux besoins de sa famille, vivant dans la promiscuité avec les fils du vices, aura 1036 Yves Michaud, Qu’est-ce que le mérite ?, op. cit., p. 58.

391 LA MÉRITOCRATIE davantage de mérite, au sens moral, s'il parvient à un succès, que tel autre, fils de bonne famille, dont le père est universitaire et la mère médecin, qui joue aux échecs depuis l'âge de trois ans et lit en silence sans bouger les lèvres depuis qu'il en a quatre, inscrit depuis toujours dans des établissements sans problème, bénéficiant de toute l'assistance et l'amour que l'on peut demander et qu'il n'aura même pas eu à solliciter. L'un aura eu maints obstacles superflus, très pénibles à surmonter, une route semée d'embûches inutiles, pendant que l'autre n'aura eu qu'à se laisser porter par la douce brise soufflant sur les voiles de sa destinée avant même qu'il ait eu à sortir de son berceau.

« Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois » : il n'est pas nécessaire à ces derniers de travailler pour garantir leur ascendant sur les autres ; ils n'ont besoin que de se donner la peine d'ouvrir l'œil que la nature a bien voulu leur laisser, en cela comparables aux nobles de Beaumarchais. Ils méritent certainement d'être là, bien assis confortablement sur leur trône, car ils voient mieux ; mais est-ce sûr qu'ils méritent de voir mieux ? Qu'ont-ils fait pour cela ? Leur aura-t-il fallu travailler, suer, s'appliquer autant qu'un aveugle aura dû le faire ?

« Que le meilleur gagne », certes ; mais où, précisément, se trouve le mérite si le meilleur gagne ? Un tel n'aura besoin d'aucun travail pour l'emporter, se contentant d'utiliser ce que la nature, la société, le hasard lui a gracieusement offert, pendant qu'un autre pourra certainement travailler encore plus, encore mieux, avec encore davantage d'assiduité et de sincérité que n'importe qui, sans pour autant aboutir au moindre petit succès.

2) Le double jeu du mérite

On voit que ces deux notions sont différentes. Même : elles peuvent être presque antinomiques dans certains cas. Si l'on considère certains domaines de l'action humaine où la réussite est davantage corrélée à l'inné qu'à l'acquis, davantage fonction du privilège de naissance des dons et talents que la nature et la société distribuent arbitrairement, qu'au travail permettant de les augmenter toujours trop insuffisamment, on concevra facilement le fait que mérite rétributif et mérite moral ne seront absolument pas dépendant, et évolueront dans des directions tout à fait opposées. Dans un pareil cas, le plus méritant au sens rétributif, c'est-à-

392 LA MÉRITOCRATIE dire le plus compétent, ne le sera que pour s'être donné la peine de naître, et ne possédera qu'un faible mérite moral, puisqu'il n'aura pas eu besoin de s'efforcer plus que cela pour parvenir au succès. Quant au moins méritant au sens rétributif, c'est-à-dire le plus incompétent, pour peu qu'il s'applique avec assiduité à travailler le mieux et le plus qu'il le peut pour l'être moins en tâchant d'augmenter ses quelques talents que la nature et la société ne lui ont attribué qu'avec trop de frugalité, il possédera un grand mérite moral, directement corrélé au nombre de gouttes de sueur versées. En suivant la leçon de Nietzsche dans la Généalogie de la morale, on pourrait presque imaginer que la notion de mérite (dans le sens rétributif) a été inventée en premier lieu par les forts, par la « race noble » ; le ressentiment des faibles, des esclaves, opère alors un retournement des valeurs, appelant mérite (dans le sens moral) la souffrance de la grenouille qui essaye de se faire aussi grosse que ce bœuf naturellement méritant : « il faut transmuer la faiblesse en mérite, point de doute1037 ». La faiblesse crée des artefacts moraux pour montrer qu'elle est en définitive supérieure. Pour le fort, ne mérite pas celui qui est « mauvais », au sens où il est incompétent ; pour le faible, ne mérite pas non plus le « mauvais », mais plutôt au sens où il injuste, voire méchant.

Dans l'ouvrage fondateur du sociologue américain Michael Young publié en 1958, The Rise of the Meritocracy1038, qui est le premier à recourir à cette notion de « méritocratie » et même à en forger le mot, est déjà présent cette ambiguïté du concept de mérite, comme le remarque Élise Tenret :

« Le mérite est défini comme la somme des talents et des efforts. "Intelligence and efforts together make up merit (I+E=M)" […] Le mérite engloberait donc (dans des proportions que rien n'indique) non seulement un élément acquis − les efforts −, mais également un élément inné : les capacités. Les personnes qui méritent de réussir ne sont pas seulement celles qui ont travaillé, mais également celles qui avaient les capacités pour réussir.1039 »

De fait, dans les différents discours traitant du mérite, tout cela n'est pas toujours très clair. Les deux dimensions du mérite sont bien souvent assimilées pour ne donner qu'un seul concept syncrétique plein et sans nuance, où mérite rétributif et mérite moral ne sont considérés que comme une seule et même chose. Si bien que l'on prendra facilement les

1037 Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale [1887], op. cit., liv. I, 14. 1038 Michael Young, The Rise of the Meritocracy [1958], Piscataway, Transaction Publishers, 1994. 1039 Élise Tenret, L’école et la croyance en la méritocratie, op. cit., p. 16.

393 LA MÉRITOCRATIE signes de l'un pour ceux de l'autre, de la même manière que le Dieu du protestantisme montre selon Max Weber les signes de sa grâce par la réussite qu'il accorde à ceux qu'il a élu.1040 Ainsi, il ne fera pour certains aucun doute que quelqu'un avec un gros salaire, avec un gros diplôme, occupant une haute position, mérite moralement tout cela bel et bien : il aura évidemment dû travailler, suer, faire preuve d'audace et de persévérance pour parvenir à un tel niveau de rétribution. Quelqu'un d'autre resté quant à lui bien nu tout en bas de l'échelle sociale ne pourra s'en prendre qu'à lui-même : il n'aura pas su, il n'aura pas voulu faire les efforts nécessaires auxquels chacun peut et doit se sacrifier.

La confusion entre les deux concepts a d'importantes conséquences. En premier lieu, assimiler mérite moral et mérite rétributif revient, comme on l'a dit, à lier ensemble fermement dans un même nœud d'un côté la rétribution, et de l'autre − pour le dire d'un mot − le travail. L'homme méritant sera celui qui travaille beaucoup, et qui en même temps gagne beaucoup. Toute peine méritant salaire, un gros salaire sera l'indice d'une grosse peine (labeur). Plus on travaille, plus on gagne. Voici qui permet de manière très simple de mettre les gens au travail. Amalgamer les deux notions permet en effet de faire admettre très simplement l'idée que le salaire que l'on peut espérer ne dépend de rien d'autre que de sa bonne volonté. C'est là une seule et même chose que de gagner beaucoup d'argent et de suer à grosse gouttes, puisqu'il s'agit du même mérite : suez encore plus et vous en gagnerez encore davantage. Corollaire : puisque l'on est responsable de ce que que la société nous accorde, puisqu'on le mérite dans les deux sens du terme, il s'en suit que où que l'on se trouve dans la hiérarchie sociale, on n'a à s'en prendre qu'à soi-même. Ce qui vient régler les rapports dans la société méritocratique est un « ordre juste » que chacun doit reconnaître et accepter comme tel. À qui reprocher les malheurs de son sort lorsque l'on est seul responsable de celui-ci ? « Quand on veut, on peut » : si on n'a pas pu, c'est qu'on n'a pas voulu, et dans ce cas là, c'est un choix qu'il faut assumer, en se soumettant gentiment à l'ordre social qui n'est en rien illégitime. Au final, « on obtient toujours que ce que l'on mérite ». La confusion entre les deux dimensions du mérite permet ainsi à la fois de mettre au travail et de préserver l'ordre social. Le rêve de tout politique, ce qui explique pourquoi chaque camp le revendique, et prétend mériter mieux que tout autre l'honneur de le défendre.

Dans son exemplification du mérite, le sport ne sait pas bien duquel des deux aspects il 1040 Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1905], Paris, Plon Pocket, 2007, p. 209.

394 LA MÉRITOCRATIE produit un échantillon. La si célèbre course narrée par Jean de La Fontaine entre le lièvre et la tortue1041, gagnée par cette dernière, témoigne de son mérite moral, de sa volonté et persévérance dans sa « hâte avec lenteur » ; mais si le lièvre n'avait pas laissée celle-ci « aller son train de sénateur », la victoire de ce dernier eut tout de même été méritée au sens rétributif. Or, le lièvre « méprise une telle victoire » qui ne serait méritée qu'en ce seul sens- là ; à la recherche au contraire d'une gloire également morale, il « croit qu'il y va de son honneur de partir tard », ce qui en fait le perd. C'est à une même problématique que le comte de Gomès se réfère pour tenter d'éviter le combat face à Don Rodrigue dans Le Cid de Corneille :

« Ne cherche point à faire un coup d'essai fatal ;

Dispense ma valeur d'un combat inégal ;

Trop peu d'honneur pour moi suivront cette victoire ;

À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

On te croirait toujours abattu sans effort ;

Et j'aurais seulement le regret de ta mort.1042 »

Par ces paroles, le Comte met en avant que le déséquilibre trop important entre leurs forces respectives déboucherait sur une victoire sans aucun mérite du point de vue moral, car « sans effort », quand bien même elle serait méritée au sens rétributif − mais en fait, le Comte se trompait, périssant sous le glaive de Don Rodrigue, sur lequel rejaillit au final un mérite à la fois moral et rétributif. Toute une dialectique plus ou moins discernable conduit d'une thèse sur le mérite à sa presque antithèse, dont la synthèse produit ses effets. Dialectique du mérite, car jeu entre deux significations différentes et presque contradictoires de celui-ci. Mais dialectique aussi et surtout au sens kantien d'« une logique de l'apparence. Un art sophistique de donner à son ignorance, voire à ses illusions délibérées, le vernis de la vérité 1043 ». Le sport enduit du vernis du mérite cette illusion que le travail transmute fondamentalement le capital humain et bouleverse les hiérarchies. Mais peut-être ce vernis est-il maintenant écaillé.

1041 Jean de La Fontaine, « Le Lièvre et la Tortue [1678] », op. cit., pp. 189-190. 1042 Pierre Corneille, Le Cid [1637], Paris, J. Claye, 1851, p. 39. 1043 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure [1781], op. cit., p. 150 / A 61 / B 86.

395 LA MÉRITOCRATIE

3) La dialectique de l'oxymore

Des considérations beaucoup plus générales, dépassant la seule question du mérite et du sport, sont attachées à ce problème de la « dialectique » − ou, pour le dire avec Foucault plutôt qu'avec Hegel, des « jeux stratégiques1044 » ou des « jeux de vérité1045 » − entre d'une part les faits, et d'autre part la représentation que l'on s'en donne, qui méritent d'être évoquées de façon plus approfondie. Une des principales idées qui fut défendue jusqu'ici était que, de l'image méritocratique du sport que l'on plaquait sur ce fait sportif qui ne l'était en fait pas totalement, naissaient des rapports de pouvoir très particuliers. La conséquence de cette image plaquée sur le sport est plus qu'une simple promotion des valeurs défendues par l'idéologie du mérite, aidée par le fait que le sport y correspondent partiellement. Défendre les valeurs du travail, de l'effort, de la volonté, ainsi que le sens d'une hiérarchie qui ne s'indexerait que sur ces concepts : voilà ce qui est effectivement contenu dans l'idée de méritocratie, voilà ce que le sport permet bel et bien, et voilà ce qui fut dit depuis longtemps du sport par de nombreux auteurs, soit en le dénonçant, soit en le louant. Mais dans ce procédé, il y a bien plus que la simple idéologie méritocratique : le sport résiste à une hiérarchie fondée sur le seul travail, sur le seul effort, sur la seule volonté (bien que, répétons-le, le sport y corresponde en partie). De cette résistance du fait sportif à la méritocratie naissent certaines conséquences : l'acceptation des inégalités hiérarchiques quand bien même elles n'auraient leur source que dans le hasard de la naissance ou l'accident du contexte ; l'habile dissimulation de la réelle source des inégalités derrière le manque de travail, d'effort, de volonté (ce qui n'est en sport, encore une fois, que partiellement vrai) ; la défense des valeurs du travail, de l'effort, de la volonté et de leurs supposés bienfaits qui deviennent comme des dogmes inattaquables ; l'émergence d'une délinquance sportive (tricheurs, dopés et autres déviants à venir) qui résiste à cette réduction méritocratique du sport. Ces dernières conséquences n'ont, en grande partie, leur source que dans la représentation inadéquate que l'on plaque au sport. Le hiatus entre la théorie et les faits provoque certains effets qui ne peuvent s'analyser complètement si on en reste seulement à l'analyse de la théorie erronée comme idéologie. C'est le mécanisme de ce type de conséquences qu'il s'agit d'étudier maintenant d'un point de vue plus général.

1044 Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques [1974] », in Dits et Écrits I, Paris, Gallimard Quarto, 2001, p. 1407. 1045 Michel Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté [1984] », in Dits et Écrits II, Paris, Gallimard Quarto, 2001, pp. 1543-1547.

396 LA MÉRITOCRATIE

Une expérience de pensée permettra peut-être de rendre plus clair ce problème. Dans Flatland, le théologien et écrivain Edwin Abott Abott imaginait un « monde plat » tel une feuille de papier, peuplé de figures géométriques qui ne connaissaient que la géométrie plane, mais découvrant que leur espace possède en fait d'autres dimensions :

« Imaginez une vaste feuille de papier sur laquelle des Lignes droites, des Triangles, des Pentagones, des Hexagones, et d'autre figures qui, au lieu de rester à leurs places, se déplacent librement sur ou dans la surface, mais sans avoir le pouvoir de s'élever au-dessus ou de s'enfoncer en-dessous de celle-ci, à peu près comme des ombres − qui sont cependant dures, et avec des bords lumineux − et vous aurez une idée assez juste de mon pays et de mes compatriotes.1046 »

Nous écartant maintenant quelque peu du récit de Abott, supposons que leur planète est en fait pareille à la Terre, mais relativement petite, semblable à celle qu'habite Le Petit Prince de Saint-Exupéry, de laquelle il serait possible de faire le tour à pied en un seul jour. Mais supposons que ses habitants n'aient pas l'idée que leur planète soit ronde − comme ce fut un temps le cas pour la nôtre −, expliquant pourquoi ils ont le sentiment de vivre sur une feuille de papier. Supposons, enfin, que la seule géométrie qu'ils connaissent soit celle d'Euclide, celle de la géométrie plane. Ils savent ainsi que la somme des angles d'un triangle est de 180° (ou π radians), et sont en possession d'autres outils mathématiques, tels que le théorème de Pythagore.

Tout comme nous, ils construisent différents bâtiments. Habitant sur un espace très courbé (car leur planète est beaucoup plus petite), les architectes devraient en toute rigueur employer les outils de la géométrie non euclidienne (géométrie sphérique) pour dessiner leurs plans. Mais pour que leurs édifices soient bien construits et s'adaptent convenablement à la configuration particulière de leur espace, ils devraient prendre en compte le fait que sur leur planète, la somme des angles des triangles est supérieure à 180° ou que le théorème de Pythagore perd la validité qu'on lui connaît en géométrie plane − Gauss projetait d'ailleurs de déterminer la forme de l'univers par la mesure de triangles géants. Cependant, tout cela, ces habitants l'ignorent (soit qu'ils ne connaissent simplement pas la géométrie sphérique, soit qu'ils la connaissent, mais font comme s'il ne fallait pas la prendre en considération), et ils en

1046 Edwin Abbott Abbott, Flatland: A Romance Of Many Dimensions [1884], Charleston, Signet Classics, 2005, p. 17. C'est nous qui traduisons.

397 LA MÉRITOCRATIE sont donc réduits à construire leurs bâtiments en suivant les règles d'Euclide, évidemment inadaptées à leur réalité. Il en résulte que ces constructions supportent par endroits certaines contraintes non prévues. Dans un espace absolument plat, le bâtiment aurait été parfaitement construit ; mais sur un espace courbe, il subit des contraintes du fait qu'il occupe l'espace d'une manière différente à celle qui était attendue, au point que certains d'entre eux s'écroulent peut-être même pour cette seule raison.

Cependant, on peut également imaginer certaines conséquences socio-politiques. Comme en bien des endroits, la société impose et subventionne l'activité économique, et les paysans n'y échappent pas. Dans l'agriculture, le mode de calcul de l'imposition est fonction de la production : plus on produit, et plus on paye − le système est cependant régressif, et le pourcentage prélevé est plus faible pour les grands producteurs que pour les petits. Les subventions sont quant à elles déterminées en fonction de la surface des champs des paysans, laquelle est calculée a priori en fonction des relevés topographiques. Cependant, cette aire calculée est évidemment toujours inférieure à celle qu'elle est réellement, car les calculs ignorent la courbure de l'espace occupé. Les subventions que les paysans reçoivent sont donc nécessairement toujours inférieures à celles dont ils auraient en fait besoin pour leurs champs plus grands que ce que les résultats des calculs prévoient. Or, d'un autre côté les champs produisent également plus que ce que l'on en attend, car les récoltes occupent en fait un sol plus grand que ce qui a été calculé en raison de cette même courbure. Les paysans payent donc plus d'impôts que ce qu'ils devraient payer, et ils obtiennent moins de subventions que ce qu'ils devraient obtenir. Il en résulte un appauvrissement de toute cette classe, suivi parfois de famines, souvent d'émeutes.

Ces problèmes d'architecture et de politique agricole de cette planète n'ont leur source que dans le fait que l'image qu'on se forme de la réalité est en fait inadéquate à cette dernière. Le réel crée une résistance aux schémas cognitifs et refuse d'en suivre les formes. La plupart de ces difficultés architecturales et socio-politiques s'annuleraient d'elles-mêmes pour peu que l'on puisse se représenter les faits adéquatement. Mais en l'absence d'une représentation adéquate, on est bien forcé de faire avec ces contraintes. Les architectes se rendent bien compte que leurs constructions ne réagissent pas en pratique comme ils s'y attendent en théorie. Pour que les bâtiments résistent malgré leurs défauts, ils développent ainsi, afin de

398 LA MÉRITOCRATIE pallier aux manques de leur géométrie incomplète, la science de la résistance des matériaux : on calcule les limites d'élasticité, de traction, de compression, de cisaillement, de torsion et de flexion des matériaux, et l'on sait très bien quels matériaux employer pour telle construction ou quelles dimensions les bâtiments ne peuvent pas dépasser.

Pour pallier aux contraintes entre la représentation du réel inadéquate à celui-ci, mais qu'on s'efforce cependant à lui appliquer dans le domaine de l'agriculture, les paysans font de même que les matériaux dans l'architecture : ils résistent. Cela passe bien évidemment par la fraude, mais parfois cela peut dégénérer en des grèves et des manifestations. Le gouvernement, bien conscient de ces difficultés, forme même implicitement un semblant de science équivalent à la résistance des matériaux, un savoir censé évaluer la résistance des paysans : ainsi, le gouvernement sait pertinemment qu'il existe un seuil de tolérance au delà duquel la différence entre l'impôt et la subvention n'est plus acceptable par les paysans, au delà duquel ils forment de violentes jacqueries, au delà duquel l'ordre social n'est plus tenable, au delà duquel le rapport coût/bénéfice est trop important pour le gouvernement ; le but du jeu pour le pouvoir est alors de jouer sur cette tension entre le réel et sa représentation inadéquate (dont certains avaient peu ou prou conscience, mais d'autres absolument pas), d'exacerber cette tension le plus possible, de se rapprocher au maximum du point de rupture, là où le rapport « recette de l'impôt agricole » / « colère des paysans » est le plus élevé.

Classiquement, la philosophie définit la vérité comme « la conformité de la connaissance avec son objet1047 » − avec tous les problèmes qu'une telle définition peut évidemment poser. Qu'il y ait un accord entre la connaissance, la représentation, l'image et l'objet, le réel, les faits, et l'on se situe dans le vrai ; qu'il y ait désaccord, et l'on se trouve dans le faux. Les habitants de notre petite planète sont dans le faux, car ils possèdent une représentation inadéquate du réel, tout comme la représentation purement méritocratique du sport est inadéquate à celui-ci. Or, la philosophie s'est beaucoup intéressée au problème de la vérité, mais moins aux conséquences, aux tensions qui pouvaient naître d'une représentation inadéquate. Foucault a fait une histoire du « dire-vrai », des régimes de vérité ; peut-être faut- il faire une histoire du « dire-faux » ? Le dire-faux, peut consister en deux choses : le mensonge et/ou l'erreur. Le mensonge et l'erreur disent tous deux faux, selon des modalités cependant différentes. Le mensonge suppose que l'on connaisse la vérité, mais que l'on dise le 1047 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure [1781], op. cit., p. 148 / A 58 / B 82.

399 LA MÉRITOCRATIE faux, la plupart du temps intentionnellement. L'erreur suppose quant à elle que l'on dise en toute bonne foi ce que l'on pense être vrai, bien que cela soit faux. Le mensonge suppose une réussite épistémique mais un fourvoiement moral ; l'erreur est quant à elle un échec épistémique, mais n'est peut-être pas condamnable moralement − sauf si l'on a conscience d'être dans le faux mais que l'on ne fait rien pour y remédier, ce qui revient à se mentir à soi- même. Le mensonge trompe, l'erreur se trompe. Cette distinction entre le mensonge et l'erreur est bien entendu schématique. Dans les faits, lorsqu'on dit le faux, on se situe très probablement dans un entre deux, pour tout un ensemble de raisons ni entièrement épistémiques, ni entièrement morales, mais très souvent pragmatiques, politiques, sociologiques ou psychologiques. Il est ainsi possible de mentir tout en étant dans l'erreur, de vouloir tromper tout en se trompant (par exemple, en sachant pertinemment que l'on se trompe).

Ainsi, il se peut que sur notre petite planète, la plupart des paysans n'aient pas conscience qu'il y a, par exemple, un lien entre leur oppression fiscale et la précarité de la solidité des constructions, alors que ces deux problèmes sont extrêmement intriqués et ont la même racine : une croyance fausse. Ils n'ont peut être même pas conscience qu'il y a une différence entre ce que l'on mesure empiriquement et ce que l'on prédit théoriquement : tout ce dont ils ont conscience, c'est qu'on les paye moins que ce qu'ils payent, avec pour seule justification un prétendu savoir. En revanche, certains intellectuels proches du pouvoir ont certainement une science plus précise de tout ceci. Ils ont depuis longtemps remarqué que le mode de calcul des subventions et de l'impôt agricole tournait à leur avantage ; que s'ils avaient par exemple inversé les modes de calculs, ce ne serait plus les paysans qui se seraient appauvris, mais l'État lui-même, qui aurait évidemment par suite périclité. Qu'il est donc de l'intérêt du gouvernement d'entretenir le mythe de la représentation inadéquate. On peut même imaginer qu'il existe un traité de géométrie elliptique auquel seuls quelques initiés ont accès, mais qu'on aurait pour devoir de ne pas divulguer, de garder secret, car il mettrait à lui seul en péril toute l'organisation sociale.

On aurait tort de penser le problème de la représentation inadéquate en termes de mensonge total ou d'erreur totale. On peut certes imaginer un complot ourdit par quelques-uns dans la seule fin d'asservir le plus grand nombre par la tromperie, en feignant de ne pas

400 LA MÉRITOCRATIE connaître ce qu'eux-seuls savent pertinemment ; plus raisonnable est de penser que, à peu près universellement, on se trouve parfois dans l'erreur en le sachant plus ou moins, mais que l'on se complet dans celle-ci, car l'on constate, sans vraiment comprendre comment et pourquoi, qu'il est préférable pour certaines raisons d'y rester et de ne pas chercher plus loin. Il fallut attendre Marx pour comprendre que le capitalisme n'était peut-être pas aussi gros de l'abondance générale que certains théoriciens lui prêtaient ; en admettant − simple hypothèse − que le capitalisme tel que décrit par Marx cerne la vraie nature de celui-ci, faut-il en conclure que les capitalistes étaient parfaitement conscients des contradictions mises au jour par Le Capital bien avant que celui-ci ne fusse écrit, mais qu'ils firent et dirent en fait comme si de rien n'était ? Certains marxistes le pensent ; mais sans doute est-il plus raisonnable − toujours en admettant que Marx ait dit vrai, ce qui est peut-être, au moins en partie, contestable, bien que, au moins en partie, ce soit juste − de supposer que les capitalistes n'en avaient pas une idée aussi claire, et qu'ils se complaisaient dans leur représentation inadéquate du capitalisme sans chercher à l'améliorer, uniquement parce qu'ils y trouvaient leur compte.

Pas de complot prémédité, mais plutôt des conséquences imprévues et mal cernées que l'on identifie et que l'on utilise comme on peut.1048 La tromperie absolue, le mensonge absolu suppose en effet que l'on connaisse absolument la vérité. Or, Popper a bien montré que tout notre savoir n'était que conjectural.1049 On ne peut pas prouver de manière définitive une théorie, mais simplement dire qu'elle est fausse. Toute théorie doit pouvoir être réfutée, et sera sans doute réfutée ; une théorie qui pourrait, de par sa forme logique (tautologique), ne pas l'être, n'aurait aucune valeur épistémique.1050 Pour le dire avec Bachelard, toute vérité n'est que la conséquence d'une succession d'« erreurs rectifiées » : « pas de vérité sans erreur rectifiée1051 ». Ainsi, même lorsque l'on croit saisir avec la plus grande évidence la vérité, il se peut que l'on commette en fait une légère erreur, que les prédictions que l'on établit à partir de notre représentation inadéquate du réel connaissent une légère déviation lorsqu'on les confronte à celui-ci, mais que l'on néglige, plus ou moins sciemment, cette déviation. C'est de cette déviation − pareille à celle que connaîtrait un promeneur qui s'orienterait dans une forêt en suivant une carte qui n'est en fait pas exactement celle du lieu où il se trouve, et qui se

1048 Cf. infra, pp. 420sq. 1049 Karl Popper, Conjectures et réfutations [1963], op. cit., pp. 174-182. 1050 Karl Popper, La logique de la découverte scientifique [1934], Paris, Payot, 2007, pp. 36-39. 1051 Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique [1937], Paris, Vrin, 2004, p. 285/239.

401 LA MÉRITOCRATIE retrouverait ailleurs que là où il désirait aller − que naissent certaines contraintes que le pouvoir (étatique, politique, mais pas seulement : le pouvoir est diffus) utilise comme points d'accroche naturels pour gouverner. Il s'agit d'effets naissant simplement de ce que l'on pourrait désigner, par analogie avec la topographie, comme une « erreur d'azimut ».

La résistance peut ainsi constituer un signe que la représentation utilisée pour rendre compte d'un phénomène est inadéquate. Lorsqu'un fait empirique résiste au pouvoir explicatif d'une théorie, il constitue un élément falsificateur de celle-ci, et donc une raison suffisante pour l'abandonner et en chercher une meilleure. Foucault avait bien noté que les résistances sont le signe qu'il y a pouvoir1052 ; peut-être certaines d'entre elles sont-elles le signe de ce pouvoir très particulier qui ne prend sa source dans rien d'autre qu'une représentation inadéquate. Ces signes doivent nous pousser à rechercher une théorie plus complète et plus adéquate avec le réel ; plus adéquate au réel elle sera, plus restreinte sera la déviation et les contraintes naissant entre l'image et les faits, plus les rapports de pouvoir induits par « l'erreur d'azimut » seront atténués. La connaissance absolue de la vérité n'étant probablement pas à notre portée (et quand bien même on la connaîtrait, on ne saurait sans doute pas qu'on la connaît), il existera sans doute toujours un décalage, et par conséquent toujours un tel type de pouvoir. Reste cependant possible de le circonscrire et de s'en libérer au maximum grâce à la connaissance, qui, comme bien souvent, est une condition de possibilité de la liberté.

II) LA MÉTAPHORE SPORTIVE

La métaphore sportive est d'un usage très répandu. On réutilise bien souvent l'image du sport, voir ses concepts, pour rendre compte d'une réalité sociale comme de réalités plus abstraites. Pour Yves Vargas, qui propose dans son texte toute une anthologie d'expressions sportives1053, ce serait en raison de la structure de la compétition, de la lutte, que le sport présente sous une forme pratiquement pure :

« Le sport, comme fait de culture, rend pensable le conflictuel. Il présente une épure de l'affrontement, de la lutte, qu'on pourrait appliquer à des combats plus complexes afin de les clarifier et de les pouvoir dire. Le sport donnerait un cadre a priori de la

1052 Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir [1982] », op. cit., p. 1044. 1053 Voir en particulier Yves Vargas, Sur le sport, op. cit., pp. 81, 93.

402 LA MÉTAPHORE SPORTIVE

guerre, de la concurrence économique, de la lutte sociale, de la rivalité amoureuse ou intellectuelle, etc.1054 »

D'où une certaine tentation à recourir à la métaphore sportive, presque par facilité. Tentation qui n'épargne pas même les plus grands penseurs, le sport servant plus généralement de cadre ou d'exemple privilégié pour donner du sens à certaines démonstrations. Bergson qui, en 1901 alors que le sport ne faisait que balbutier en France, définissait déjà l'homme comme un « animal sportif », car « le cerveau de l'homme lui confère le pouvoir d'apprendre un nombre indéfini de "sports" », le premier d'entre-eux étant le langage.1055 Merleau-Ponty, dont l'utilisation en 1942 du terrain de football pour rendre compte de la perception pratique est restée célèbre.1056 Dans un geste phénoménologique similaire, Sartre, dans L'Être et le néant l'année suivante, montrant comment dans la pratique du ski opérait un certain mode d'appropriation du monde.1057 Bourdieu lui-même se référait souvent à l'exemple du sportif pour rendre compte du sens pratique1058 ; en 2001 paraissait même un documentaire lui étant consacré intitulé « La sociologie est un sport de combat1059 ».

Sans doute convient-il de distinguer différents usages de la métaphore sportive, comme y incitent Denis Moreau et Pascal Taranto.1060 Les plus anodins relève de la création artistique et littéraire, comme par exemple avec Alfred Jarry, qui comparait le chemin de croix du Christ à une course de côte.1061 D'autres relèvent simplement « de la captatio benevolentiae, de l'artifice rhétorique utilisé pour attirer l'attention des destinataires en évoquant des activités sportives qu'ils connaissent et apprécient1062 », comme cela paraît par exemple être le cas dans

1054 Ibid., p. 80. 1055 Henri Bergson, « La parallélisme psycho-physique et la métaphysique positive [1901] », in Écrits philosophiques, Paris, PUF, 2011, pp. 255-256. 1056 Maurice Merleau-Ponty, La structure du comportement [1942], Paris, PUF, 2006, pp. 182-183. Pour un commentaire détaillé de ce texte à partir des thèmes sportifs, voir Michel Bouet, Signification du sport [1968], Paris, L’Harmattan, 2000, pp. 203-206. 1057 Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant [1943], Paris, Gallimard, 1976, p. 628. 1058 Par exemple, Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, pp. 111-112. Pierre Bourdieu, « « Fieldwork in Philosophy » [1986] », in Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit, 1987, p. 21. 1059 Pierre Carles, « Pierre Bourdieu : la sociologie est un sport de combat [2001] », Paris, CP Productions, 2006. 1060 Denis Moreau et Pascal Taranto, « Introduction », op. cit., pp. 35-36. 1061 Alfred Jarry, « La Passion considérée comme course de côte [1903] », in La Chandelle verte. Lumières sur les choses de ce temps, Paris, Le Livre de Poche, 1969, pp. 356-359. 1062 Denis Moreau, « « Courez pour gagner » : la course à pied selon Saint Paul », in Denis Moreau, Pascal Taranto, (éds.). Activité physique et exercices spirituels, éds. Denis Moreau et Pascal Taranto, Paris, Vrin, 2008, p. 203.

403 LA MÉTAPHORE SPORTIVE le texte de Mathias Roux Socrate en crampons, qui utilise de la première à la dernière page la fameuse finale de la coupe du monde de 2006 entre la France et l'Italie − celle du coup de tête de Zidane − pour introduire au programme entier de philosophie de classe terminale.1063 Enfin, d'autres encore, plus ambitieux, utilisent le sport à des fins non plus seulement rhétoriques, mais démonstratives, tel John Ayrton Paris qui, dès 1826, publia le premier ouvrage joignant dans le titre « sport » et « philosophie », où l'objet est d'enseigner la philosophie par le biais des jouets, jeux et sports.1064 Mais dans tous les cas, le simple recours au vocabulaire sportif, en plus de témoigner de la pénétration importante du sport dans la société car apparaissant alors comme un terme légitime dans une démonstration, implique l'utilisation de tout un vocabulaire chargé de théorie quant au monde. Comme le remarquait justement Bourdieu, le langage contient toute une sociologie implicite.1065 De par le seul fait de son existence, la métaphore sportive relève toujours d'autre chose que de la simple façon de parler. La pensée est contrainte par une grille de lecture importée depuis un autre champ, et c'est cette grille de lecture qui, si on n'y prend garde, finit par penser elle-même.

1) Le management par le sport

Le constat tenu par Alain Ehrenberg à la fin des années 1980 d'une inflation toujours grandissante de l'utilisation du vocabulaire et concepts sportifs, constat développé ensuite dans son célèbre ouvrage Le culte de la performance en 1991, n'est pas que celui d'un sociologue qui décèlerait dans la réalité sociale un implicite, un mouvement sous-jacent quasi invisible, quelque chose d'inconscient ou même presque de refoulé par une société qui se convertirait subrepticement aux vertus du mérite par la bénédiction du sport, sans le savoir. Loin de ne suivre le modèle sportif que de loin, certains champs de la société tentent en effet de se construire explicitement sur son paradigme, revendiquant haut et fort leur affiliation sportive, tel que le discours de management. Ainsi pouvait-on trouver dans le populaire hebdomadaire L'Équipe magazine du 28 mai 2011 un dossier entier consacré au sujet « sport

1063 Mathias Roux, Socrate en crampons. Une introduction sportive à la philosophie, Paris, Flammarion, 2010. 1064 John Ayrton Paris, Philosophy in sport made science in earnest: being an attempt to implant in the young mind the first principles of natural philosophy by the aid of the popular toys and sports of youth, London, 1827. 3 vol. 1065 Pierre Bourdieu, « Le sociologue en question », in Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, pp. 37-41.

404 LA MÉTAPHORE SPORTIVE et recrutement » intitulé « quand le sport et l'entreprise font équipe » − une rubrique canonique de cette même revue est par ailleurs celle située dans les dernières pages intitulée « Fonceur », où des acteurs importants du monde économique témoignent régulièrement de leur ferveur pour le sport et de ce que leur réussite doit à sa pratique. Dans ce dossier est tout d'abord identifié par la sociologue Béatrice Barbusse − auteur de nombreux travaux sur la question des rapports sport et entreprise − l'idée d'un processus historique de « sportivisation de la société » :

« Le sport est partout et s'invite dans l'entreprise. Sa pratique peut renforcer la cohésion interne, donner une bonne image de l'entreprise et apporter un "plus" en matière de gestion des ressources humaines.1066 »

L'article poursuit en avançant nullement masqué :

« Au-delà du seul développement d'un esprit sain dans un corps sain, le sport apparaît comme un outil de gestion des ressources humaines. L'entreprise s'appuie très souvent sur la métaphore sportive, les salariés formant une équipe sportive sur un marché concurrentiel devenu terrain de compétition.1067 »

Julien Pierre distingue cinq grandes catégories du recours aux valeurs du sport dans l'entreprise.1068 Premièrement, celle de « la sociabilité par le sport », où sont mises en exergue les notions gravitant autour de la question du collectif, de son travail en réseau et de sa communication. Deuxièmement, celle de « la métaphore sportive compétitive », où sont mobilisés tous les concepts propres à l'agôn, à la lutte, à l'affrontement, au dépassement des autres. Troisièmement, celle de « l'incitation au rendement et à la productivité », où est agité non plus la question du dépassement des autres, mais du dépassement de soi. Quatrièmement, celle des « savoir-être et savoir-faire », où l'ethos du sportif est posé comme exemple, ses compétences1069 étant supposées en adéquation avec ce que recherche l'entreprise. Cinquièmement, celle des « apports physiques et psychologiques du sport », où sont convoquées ses vertus hygiéniques tant sur le plan des corps que des âmes, le sport produisant, selon la formule canonique, « un esprit sain dans un corps sain ».

1066 « Quand le sport et l’entreprise font équipe », L’Équipe magazine, éd. Jean Issartel, mai 2011, p. I. 1067 C'est nous qui soulignons. 1068 Julien Pierre, « Les valeurs du sport au service de la rhétorique managériale et de la mobilisation des salariés en entreprise », in Claude Sobry. Sport et travail, Paris, L’Harmattan, 2010, pp. 57-58. 1069 Cf. supra, pp. 134sqq.

405 LA MÉTAPHORE SPORTIVE

De véritables croyances en ces différentes valeurs peuplent les esprits des acteurs, que Julien Pierre propose de classer en trois différents groupes.1070 Premièrement, la croyance en « une homologie "naturelle" entre sport et entreprise » : entre le monde du sport et celui de l'entreprise, il n'y aurait qu'un pas, qui peut être aisément franchi dans un sens ou dans l'autre, tant ce qui structure l'entreprise et ce qui structure le sport sont des squelettes possédant de mêmes os. Deuxièmement, une croyance dans les « valeurs intrinsèques du sport, à son caractère vertueux » : ce qui était par exemple décelé par Coubertin dans le sport est chanté et loué, le sport ne pouvant que produire de certains bénéfices tout à l'avantage de l'entreprise, qui nécessite des valeurs similaires. Troisièmement, « une croyance en la supériorité des sportifs − particulièrement de haut niveau − et une croyance au transfert de compétences » : les individus sportifs sont plus aptes, d'une manière générale, à la vie dans l'entreprise, si bien que les chefs d'entreprise sont comme des champions, des sportifs de haut niveau.

Un lien inextinguible se tisse alors entre certaines entreprises et le sport. Revues internes, mais également magazines de management, puisent abondamment tant à la sémantique qu'à la syntaxe sportive. Des « coachs » − terme révélateur − sont recrutés afin de mobiliser les équipes. D'anciens sportifs de haut niveau défilent lors de séminaires afin de vanter les profits que l'entreprise peut tirer de son utilisation du sport. Des stages sportifs à la destination des salariés sont organisés, durant lesquels une activité physique est utilisée à des fins de management. Des équipements sportifs sont mis à la disposition des salariés pour leur permettre de pratiquer durant leurs temps de pause, directement sur le lieu de travail.1071 Pour les PME et TPE, le sponsoring de clubs locaux est un moyen à la fois d'acheter une légitimité sportive pouvant être utilisée à l'intérieur de l'entreprise, et de garder un certain contrôle sur le temps libre des salariés.

Mais plus directement, l'organisation du travail prétend parfois marcher sur le même pas que certaines activités sportives. De fait, les sciences du management font un appel de plus en plus massif au sport, à ses valeurs, que ce soit sous forme explicite ou bien métaphorique. Un exemple caractéristique sont certaines des méthodes de gestion de projet, en particulier en

1070 Julien Pierre, « Les valeurs du sport au service de la rhétorique managériale et de la mobilisation des salariés en entreprise », op. cit., pp. 61-62. 1071 En particulier dans les entreprises en lien avec le secteur économique du sport, comme à Adidas : voir Julien Pierre, « Le recours au sport chez Adidas. Effets des discours et des pratiques managériales sur l’implication des cadres », STAPS, 2006. Mais pas uniquement dans ce secteur, comme le prouve aujourd'hui l'exemple de Google, ou hier du paternalisme d'entreprises telles que Peugeot ou Berliet.

406 LA MÉTAPHORE SPORTIVE informatique, regroupées sous l'appellation de « méthodes agiles », développées durant les années 1990 et 2000, prétendant renouveler de façon profonde la manière de travailler des individus. L'une de ces méthodes est la méthode dite « Scrum », qui s'implante en France surtout depuis 2006, aux dires des propagandistes eux-mêmes.1072 Tout en s'inspirant pour partie de la façon dont s'organisent les jeux de rôle afin de d'habiller le travail avec les vêtements du ludisme, celle-ci emprunte abondamment son vocabulaire et ses concepts au sport en général, notamment au rugby − scrum signifiant « mêlée » : deux des manuels en langue française les plus importants illustrent d'ailleurs leur couverture d'une photo d'une mêlée de rugby.1073 « Le Scrum lui-même dérive son nom de l'idée que l'équipe de développement d'un produit doit se comporter un peu comme une équipe de rugby − un groupe d'individus déplaçant la balle le long du terrain comme une unité1074 », peut-on lire dans un manuel américain.

Comment le travaille s'organise-t-il concrètement à l'aide de cette métaphore sportive ? Pour un projet donné, trois types de rôles sont définis : 1) le ScrumMaster, littéralement le maître de mêlée1075, qui est comme le chef de projet ; 2) le propriétaire du produit (Product Owner), qui est le commanditaire du projet ; 3) l'équipe (Team) qui doit effectuer le travail d'élaboration du produit.1076 Pour élaborer le produit, le projet est alors divisé en plusieurs Sprints (le terme sprint faisant là encore référence à l'univers sportif, spécialement aux « courses de vitesse ») en concertation avec l'équipe, chaque sprint désignant une tâche importante à élaborer par un ou plusieurs membres de l'équipe. Mais la particularité de ce mode d'organisation tient surtout à cette étape importante qui a donné son nom à la méthode, qui est celle du Scrum : le ScrumMaster doit s'assurer que chaque équipe affectée à un sprint se rassemble quotidiennement en une « mêlée », où chaque membre doit dénoncer ce qu'il a fait depuis la dernière, ce qu'il compte faire jusqu'à la prochaine, et les éventuels obstacles rencontrés1077 ; comme au stade, il est possible à des individus extérieurs au projet, à des

1072 Guillaume Bodet, Rini van Solingen et Eelco Rustenburg, Scrum en action, Paris, Pearson, 2011, p. V. 1073 Claude Aubry, Scrum : Le guide pratique de la méthode agile la plus populaire, 2e édition, Paris, Dunod, 2011. Guillaume Bodet, Rini van Solingen et Eelco Rustenburg, Scrum en action, op. cit. 1074 Mike Cohn, Succeeding with Agile: Software Development Using Scrum, Boston, Addison Wesley, 2009, p. 201. C'est nous qui traduisons. 1075 Accessoirement, ScrumMaster est également le nom d'une marque d'appareils permettant aux joueurs de premières lignes au rugby de s'exercer aux mêlées : http://www.scrummaster.com/ 1076 Ken Schwaber et Jeff Sutherland, The Scrum Guide: the official rulebook, Scrum.org, 2010, p. 4. 1077 Ibid., p. 13.

407 LA MÉTAPHORE SPORTIVE spectateurs nommés « poules » − les acteurs étant les « cochons »1078 − d'assister à ces rencontres, d'observer les mêlées, mais sans avoir pour autant le droit d'intervenir. À l'issue de chaque sprint, le ScrumMaster doit en évaluer la « vélocité1079 » (le nombre de jours qu'il fallut à une équipe pour accomplir la tâche), ce qui permet de fournir l'indicateur de la « performance » propre à chaque équipe, donnée clé tant pour l'ajustement ultérieur des équipes aux futurs projets, que pour l'éventuelle évaluation de ce que « vaut » effectivement un salarié. Des indicateurs de toute nature sont alors produits pour permettre à chacun de suivre l'évolution des sprints : carnet du produit, graphique de progression de la livraison, carnet de sprint, graphique de progression de sprint, le tout comportant évidemment de nombreuses lignes de tendance permettant de savoir d'un seul coup d'œil s'il y a lieu ou non de s'inquiéter de la façon dont avancent les travaux.

Le sport apparaît ainsi dans l'entreprise comme une interface commode de mobilisation des forces vives. Sur le plan symbolique autant que matériel, les profits de son utilisation sont multiples : recours sur le plan imaginaire de la constellation de notions positives qui entoure le sportif, le sport, les sports, les champions ; importation et adaptation de techniques dont on pense qu'elles ont fait leurs preuves dans le champ sportif ; structuration du monde de l'entreprise selon les canons de la compétition sportive et recréation d'une hiérarchie fonctionnant sur les mêmes principes que son mérite. Dans le miroir des sports, l'entreprise croit entrevoir son reflet.

2) Le miroir des sports : de l'obstacle verbal au simulacre

Coubertin, qui considère le sport comme une « école préparatoire à la démocratie », entend bien sûr que tous ces corps ne transpirent pas en vain dans les stades, que toutes ses âmes formées ainsi par les courses, les matches et les combats continuent d'agir et de réagir à l'extérieur des terrains à la manière dont elles se comportent à l'intérieur. C'est une société sportive en général qui est le rêve du discours sportif : que les valeurs produites par le sport ne règnent pas seulement dans le stade mais qu'au contraire elles s'en échappent et le transcendent afin de venir régler en tout temps et en tout lieu les rapports entre les sujets. D'où

1078 Ibid., p. 5. 1079 Ibid., p. 12.

408 LA MÉTAPHORE SPORTIVE un diallèle : comme on l'a vu1080, c'est en partie ses propres valeurs que la société projette sur le sport, c'est son état socio-politique actuel qui ne lui fait percevoir en lui que ce qui lui plaît, c'est elle qui fabrique presque de toutes pièces cette représentation du sport qu'elle juge si parfaite ; et pourtant, c'est cette même représentation du sport qu'elle juge autonome, indépendante, non reliée à elle, c'est cette représentation qu'elle a elle-même façonnée qu'elle veut prendre pour modèle, c'est de cette projection d'elle-même qu'elle cherche à s'inspirer. La société imitant son propre reflet, ou plutôt sa propre représentation ; mais une représentation partielle, fragmentaire, accompagnée d'éléments peut-être hétérogènes appartenant au support de sa représentation. Certaines valeurs bien choisies (le travail, l'effort, la volonté, le mérite, l'égalité) sont projetées sur une matière hétérogène (le sport, où effectivement règnent le travail, l'effort, la volonté, le mérite, l'égalité, mais où règnent aussi impitoyablement les privilèges de naissance, les dons innés, l'aristocratie des plus forts) − ou plutôt que projetées, ces valeurs sont sélectionnées comme points saillants et déterminants, comme uniques constituants, au détriment des autres. Mais les aspects du fait sportif négligés, ignorés, oubliés persistent et entrent en contradiction avec toutes les valeurs sur lesquelles on mit tant d'emphase, aboutissant à cette subjectivation si particulière que l'on a étudiée, à ce dispositif produisant des corps utiles, des âmes travailleuses, des caractères soumis. Ce discours inadéquat est comme une carte géographique que l'on suivrait pour calculer sa position, mais qui serait erronée et ferait aboutir ailleurs : en cherchant à atteindre les Indes par l'ouest en pensant la voie libre, on butte contre les Caraïbes. Comme un logiciel (software) peut-être excellent que l'on utiliserait sans succès sur un matériel (hardware) inadapté.

En voulant se fonder par ce détour sportif, en prenant les stades, les rings et les courses pour modèle, la société aboutit ainsi de manière paradoxale, et peut-être inattendue, non seulement à réintroduire en son sein des éléments aristocratiques et féodaux, valeurs qu'elle cherchait pourtant à éradiquer au maximum (à commencer par l'épuration de sa représentation du fait sportif qu'elle voulait uniquement méritocratique, épuration qui est paradoxalement la cause efficiente du mécanisme de pouvoir du dispositif sportif), mais aussi et surtout à importer le dispositif sportif, à cautionner la subjectivation qu'il produit, à prendre ses sujets pour exemple. « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l'État sont des concepts

1080 Cf. supra, pp. 234sq.

409 LA MÉTAPHORE SPORTIVE théologiques sécularisés », écrivait Carl Schmitt1081 ; on a le sentiment que désormais, ce sont des concepts sportifs politisés. Après quel détour ? La société projette ses concepts sur le sport ; ceux-ci s'y trouvent modifiés sans qu'on le perçoive ; ils sont ensuite réimportés, réintroduits. Le darwinisme est né de l'application par Darwin de certaines théories sociales (notamment le « principe de population » de Malthus1082) au champ biologique ; le darwinisme social, fasciné par cette réussite spéculative, réimporte ensuite le tout pour l'appliquer de nouveau à l'étude des faits sociaux, avec évidemment des modifications théoriques importantes causées par ce transfert faisant passer un ensemble de théories de la sociologie à la biologie, puis de la biologie à la sociologie. De même, la théorie du sport comme méritocratie naît de l'application de certains concepts sociologiques à l'étude du fait sportif ; puis la société sportive, le « sportivisme social » naît de la réintroduction dans le champ social de la théorie du sport méritocratique, agrémentée de quelques modifications importantes.

La fonction du dispositif sportif n'est alors plus seulement locale, circonscrite aux seules enceintes des stades, mais générale, paradigmatique, archétypale : elle est de servir de fondement à la société, de processus de normalisation, de cadre théorique général quant à ce qui peut être accepté ou pas, déterminant les sujets de manière implicite dans leurs comportements, inconsciemment ou pas. Le sport devient l'évidence, l'implicite, le présupposé, le langage par lequel tout doit s'exprimer, par lequel tout doit être pensé, par lequel on ne peut pas ne pas passer, duquel il est impossible de sortir.

Que l'on se serve du sport (ou d'un activité proto-sportive apparentée, puisque le sport tel que nous le connaissons n’apparaît qu'au XIXe siècle) pour penser l'homme, la société, la politique, n'est pas neuf, et n'est pas propre au discours de management. On se souvient que Pythagore − qui fut d'ailleurs lui-même un pugiliste renommé ayant participé aux Jeux Olympiques1083 − disait « que la vie ressemble à une panégyrie1084 », et qu'il vaut mieux être

1081 Carl Schmitt, Théologie politique [1922], Paris, Gallimard NRF, 2008, p. 46. 1082 Darwin n'en faisait d'ailleurs pas mystère : selon ses propres mots, sa théorie, « c'est la doctrine de Malthus appliquée à tout le règne animal et à tout le règne végétal. » Charles Darwin, L’origine des espèces [1859], Paris, Flammarion, 1999, p. 48. 1083 Diogene Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, op. cit., chap. VIII, 46-49. 1084 « De même que certains s'y rendent pour concourir, d'autres pour faire du commerce, alors que les meilleurs sont ceux qui viennent en spectateurs, de même dans la vie, les uns naissent esclaves et chassent la gloire et richesses, les autres naissent philosophes et chassent la vérité. » Ibid., chap. VIII, 8. Après donc avoir été athlète, Pythagore dit trouver la position du spectateur supérieure à celle du pratiquant ; opinion

410 LA MÉTAPHORE SPORTIVE spectateur plutôt qu'acteur. Quelques siècles plus tard, Saint Paul, dans le Premier épître aux Corinthiens (mais également dans d'autres textes), est l'un des premiers à faire un usage important d'une pratique corporelle dans des fins argumentatives :

« Ne savez-vous pas que ceux qui courent dans le stade courent tous, mais qu'un seul reçoit le prix ? Courez de manière à l'obtenir. Tout lutteur s'impose toute espèce d'abstinences ; eux, pour recevoir une couronne corruptible, nous, pour une couronne incorruptible. Moi donc, je cours, mais non pas à l'aventure ; je donne des coups de poings, mais non pour battre l'air. Au contraire, je traite durement mon corps et je le tiens assujetti, de peur, après avoir prêché aux autres, d'être moi-même disqualifié.1085 »

Aux coureurs et lutteurs qui s'imposent une dure ascèse dans l'espoir de triompher seuls, Saint Paul oppose la vie pieuse, qui nécessite autant d'efforts physiques et charnels, mais qui, eux, ne sont pas vains : ils nourrissent l'espoir d'une possible victoire tout aussi sélective, mais dont le bénéfice est, lui, éternel ; le devoir de chercher à être le meilleur sur cette matière.1086 Saint Paul est l'un de ces premiers « athlètes chrétiens » auquel Foucault faisait allusion.1087 Mais les chrétiens ne sont pas les seuls à s'appuyer sur les béquilles du sport afin d'illustrer, ou même de prouver, une idée : comme le remarquait Foucault, beaucoup durant l'Antiquité ont « recours à la métaphore très courante de l'athlète1088 », comme par exemple Demetrius.

Plus près de nous, on trouve au XVIIe siècle chez Francis Bacon l'idée suivante :

« Il en est des mathématiques comme du tennis, qui est un jeu en lui-même sans utilité, mais qui est fort utile en tant qu'il rend l’œil rapide et le corps prêt à se plier à toutes sortes de postures ; l'utilité qu'ont les mathématiques, de façon accessoire et latérale, a tout à fait autant de valeur que leur utilité principale et voulue.1089 »

Les mathématiques ? Un bon exercice propédeutique nécessaire pour développer l'esprit, dont la pratique peut être agréable, tout comme celle du tennis pour les choses du corps. Mais c'est chez un autre philosophe anglais − est-ce un hasard que tous deux soient

tout à fait contraire à celle qui prévaut dans la modernité, qui, de Rousseau à Hébert en passant par Coubertin, a davantage tendance à condamner le spectacle et le spectateur pour promouvoir la pratique. 1085 La Sainte Bible, op. cit., v. 1 Co 9:24-27. 1086 Pour une analyse approfondie, voir Denis Moreau, « « Courez pour gagner » : la course à pied selon Saint Paul », op. cit., pp. 197-218. 1087 Cf. supra, pp. 78sq. 1088 Michel Foucault, L’herméneutique du sujet [1982], op. cit., p. 479. 1089 Francis Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs [1605], op. cit., pp. 130-131.

411 LA MÉTAPHORE SPORTIVE britanniques quand on sait les origines du sport ? − du XVIIe siècle que l'on trouve pour la première fois un vrai travail d'opposition terme à terme entre le champ sportif et un autre domaine. L'analogie de la course (à pied ?) avec la vie qui se trouve dans The Elements of Law de Thomas Hobbes fait en effet de ce dernier l'un des premiers modernes à user abondamment de la métaphore sportive :

« La comparaison de la vie d'un homme à une course, bien qu'elle ne tienne pas en tout point, tient cependant si bien, pour ce qui concerne notre propos, qu'on peut, par ce moyen, à la fois voir et se souvenir de presque toutes les passions relevées jusqu'ici. Mais, à cette course, il ne faut assigner aucun autre but, ni aucun trophée, que celui d'être le meilleur. Et dans celle-ci : − S'efforcer, c'est l'appétit. − Être récompensé, c'est la sensualité. − Regarder ceux qui sont derrière, c'est la gloire. − Regarder ceux qui sont devant, c'est l'humilité. − Perdre du terrain en regardant derrière, c'est la vaine gloire. − Être retenu, la haine. − Revenir en arrière, le repentir. − Avoir du souffle, l'espoir. − Être fatigué, le désespoir. − S'efforcer de rattraper le suivant, l'émulation. − Supplanter ou renverser, l'envie. − Se résoudre à franchir un obstacle prévu, le courage. − Franchir un obstacle soudain, la colère. − Franchir avec aisance, la magnanimité. − Perdre du terrain à cause de petites gênes, la pusillanimité. − Tomber soudainement, c'est la disposition à pleurer. − Voir un autre tomber, la disposition à rire. − Voir quelqu'un dépassé, alors qu'on n'aurait pas voulu, c'est la pitié. − Voir quelqu'un dépassé, qu'on n'aurait pas voulu, c'est l'indignation. − Serrer de près quelqu'un, c'est aimer. − Pousser celui qu'on serre tant, c'est la charité. − Se blesser par précipitation, c'est la honte. − Être continuellement dépassé, c'est la misère. − Dépasser continuellement le suivant, c'est la félicité. − Et abandonner la course, c'est mourir.1090 » 1090 Thomas Hobbes, « Des passions de l’esprit », in Elements de loi [1640], Paris, Allia, 2006, chap. IX, 21, pp. 77-78. Cette traduction ne rend pas toute les subtilités du texte anglais de Hobbes, qui est le suivant : « The comparison of the life of man to a race, though it holdeth not in every point, yet it holdeth so well for this our purpose that we may thereby both see and remember almost all the passions before mentioned. But this race we must suppose to have no other goal, nor no other garland, but being foremost. And in it: − To endeavour is appetite. − To be remiss is sensuality. − To consider them behind is glory. − To consider them before is humility. − To lose ground with looking back vain glory. − To be holden, hatred. − To turn back, repentance. − To be in breath, hope. To be weary despair. − To endeavour to overtake the next, emulation. − To supplant or overthrow, envy. − To resolve to break through a stop foreseen courage. − To break through a sudden stop anger. − To break through with ease, magnanimity. − To lose ground by little hindrances, pusillanimity. − To fall on the sudden is disposition to weep. − To see another fall, disposition to laugh. − To see one out-gone whom we would not is pity. − To see one out-go we would not, is indignation. − To hold fast by another is to love. − To carry him on that so holdeth, is charity. − To hurt one's-self for haste is shame. − Continually to be out-gone is misery. − Continually to out-go the next before is felicity. − And to forsake the course is to die. »

412 LA MÉTAPHORE SPORTIVE

Hobbes, qui à l'évidence s'y connaissait en sport1091, ne précise pas l'usage que l'on doit faire de cette comparaison. Elle ne tient « pas en tout point », dit-il, mais suffisamment pour servir au moins de moyen mnémotechnique pour se souvenir de son anthropologie philosophique, sinon pour l'illustrer, désigner, montrer de quoi elle parle, voir pour servir d'argument presque auto-suffisant. Pas de meilleur exemple que la course pour illustrer son système « des passions de l'esprit » exposé dans ce chapitre qui est clos par ce texte. Sa théorie anthropologique se trouve projetée sur un matériel hétérogène, le sport. À chaque passion de l'âme décrite, Hobbes fait correspondre un fait sportif, supposé être sa manifestation. « S'efforcer de rattraper le suivant, [c'est] l'émulation » : la passion humaine de l'émulation est cause du fait sportif que l'on cherche à rattraper le suivant (« next », qu'il aurait peut-être été plus heureux de traduire par « prochain »). Le biais commence au moment où l'on considère qu'il existe une équivalence réelle entre les termes, une équivalence bijective et non plus seulement injective. Non plus seulement « abandonner la course, c'est mourir », mais « mourir, c'est abandonner la course » : la métaphore sportive prend alors la place du réel qu'elle est censée simplement illustrer, et finit par le chasser. Il n'y a plus seulement injection de la vie au sport, dans le sens où seuls certains éléments de la vie fonderaient certains éléments du fait sportif, certains d'eux pouvant demeurer libres et non associés à des éléments de la vie. Mais bijection : tous les faits sportifs se trouvent associés à un élément de la vie, et quand bien même un élément du fait sportif se trouverait isolé, orphelin, sans aucune attache à un élément de la vie, on lui forcerait son association, on lui chercherait un homologue. La course n'est désormais plus seulement le lieu où se manifestent le plus visiblement les passions de l'âme, elle ne se contente plus seulement de ressembler à la vie, mais bien plus : la vie ressemble à la course, voire la vie est une course.

Bachelard nomme cette « extension abusive des images familières1092 » l'obstacle verbal :

« Une seule image, ou même un seul mot, constitue toute l'explication. Nous

1091 « Il était très sportif, le plus sportif de toute l'histoire de la philosophie. Outre ses promenades quotidiennes, il lui arrivait de jouer au tennis (jusqu'à l'âge de soixante-quinze ans). Quand il n'avait pas de terrain à sa disposition, il montait et descendait les pentes d'une colline. Ensuite il s'allongeait sur un lit et se faisait masser, moyennant quelques gages supplémentaires, par son domestique. Est-ce le sport qui a permis à Hobbes d'atteindre cet âge canonique [91 ans] ? » in Frédéric Pagès, Le philosophe sort à cinq heures, Paris, François Bourin, 1993, p. 97. 1092 Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique [1937], op. cit., p. 89/73.

413 LA MÉTAPHORE SPORTIVE

prétendons caractériser ainsi, comme obstacles de la pensée scientifique, des habitudes toutes verbales. […] Ces phénomènes, on les exprime : on croit donc les expliquer. On les reconnaît : on croit donc les connaître. »

On ne cherche pas à détruire l'image familière du sport donnée au premier abord comme description au profit d'une explication plus scientifique, mais on se laisse charmer et commander par elle. On substitue l'image sportive en lieu et place du phénomène social, politique, humain préalablement étudié. On la considère norme, on lui délègue tous les droits pour régler et réguler le social et le politique. L'exemplarité sportive que la société a construite devient l'idéal qu'elle se doit de réaliser, tel Peter Pan cherchant son ombre. Comme le remarquait Bachelard, Descartes était très prompt dans ses écrits « scientifiques » à buter contre ce genre d'obstacle verbal ; c'est ainsi qu'il préférait rendre compte de la raréfaction des corps en comparant ces derniers à une éponge : « la métaphysique de l'espace chez Descartes est la métaphysique de l'éponge1093 ». Le sport et son mérite sont les éponges de notre modernité : un obstacle épistémologique à la bonne compréhension des phénomène sociaux.

Or, le sport semble entretenir avec l'explication sociologique le même rapport que l'éponge avec les explications préscientifiques proposées par Descartes. D'un point de vue pédagogique, on utilise souvent une image familière pour faire comprendre un phénomène complexe – et quoi de plus complexe que la société ? On pourrait dire que l'image du sport est comme le « bon sens » cartésien : « la chose du monde la mieux partagée1094 ». Le sport est supposé comme bien connu, chacun y a déjà eu affaire : tout le monde, de la même manière que Hobbes, a déjà eu le loisir de courir le long des collines, de jouer au tennis, ou de simplement regarder un événement sportif. Quoi de plus tentant alors que d’avoir recours à cette chose qui en apparence est si connue pour tenter de faire comprendre, exprimer une idée beaucoup plus complexe ? « Expliquons donc les phénomènes compliqués avec un matériel de phénomènes simples.1095 » Par cette formule, Bachelard parodie bien évidemment la très célèbre troisième règle de la méthode cartésienne, recommandant de commencer « par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés1096 ». Sans doute cela n'est-il pas condamnable

1093 Ibid., pp. 95/78-96/80. 1094 Réné Descartes, Discours de la méthode [1637], Paris, GF Flammarion, 2000, p. 29. 1095 Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique [1937], op. cit., p. 96/78. 1096 Réné Descartes, Discours de la méthode [1637], op. cit., pp. 49-50.

414 LA MÉTAPHORE SPORTIVE pour une première approche d'un phénomène, lorsqu'il s’agit de l'expliquer pour une toute première fois. Bachelard sait bien qu'il n'existe pas de connaissance bâtie ex nihilo, de table rase de la connaissance. L’esprit n'est-il pas toujours vieux de ses préjugés ? L'erreur est alors de prendre cette explication primaire et première comme définitive, alors qu'il conviendrait au contraire de la dépasser. La plupart des métaphoriciens du sport ne cherchent pas à détruire l'image familière du sport donnée au premier abord au profit d'une explication plus scientifique. Au contraire, ils sont sans cesse tentés de substituer l'image choisie à la place du phénomène préalablement étudié. De l'énoncé pédagogique qui en resterait humblement à dire que la vie est comme une course, mais qu'elle n'en est vraiment une en aucun cas, on glisse à des affirmations telles que « la vie est une course » ou « le sport est l'école de la vie ». Par suite, on s’attend à ce que la vie, la société obéisse aux mêmes lois que celles qui régissent le sport, travers qui est bien dans maints écrits de Coubertin ou de Montherlant.

On trouve dans l'image que l'on a du sport une explication que l'on juge satisfaisante ; elle devient ensuite suffisante ; enfin, on l'hypostasie, faisant d'une simple image, d'un effet de style rhétorique, « d'une habitude toute verbale », quelque chose de réel – même, on remplace presque le réel avec : l'hypostase se matérialise. Du sport, on déduit des propriétés, des lois, des thèses qui vaudraient également pour la société, la vie en général : les vingt-cinq passions de l'esprit de Hobbes1097, mais aussi toute la théorie du sport et donc de la société de Coubertin. « La métaphysique de l'espace chez Descartes est la métaphysique de l'éponge », écrivait Bachelard ; la sociologie populaire de notre époque est la métaphysique du sport. On ne fait plus que gloser sommairement sur le sport, au détriment d'une compréhension complète du fait observé dans ce qu'il a de plus complexe.

La métaphore sportive vient ainsi faire obstacle à la compréhension en tant qu'il empêche toute explication sociologique sérieuse. Toujours l'on viendra buter contre le sport, qui est indépassable car considéré comme un principe d'explication tant premier que final. Des faits empiriques viennent-ils contredire les thèses déduites du modèle sportif, comme c'est le cas par exemple quant à la méritocratie que le sport est censé incarner dans ce qu'elle a de plus pur ? On réinterprétera, voire on niera les résultats en apparence contradictoires,

1097 Hobbes abandonna la comparaison avec la course dans ses ouvrages ultérieurs, pour ce qui est de ce point de son argumentation. Cependant, le travers de l'obstacle verbal ne le quitta pas, comme en témoigne la fameuse introduction du Léviathan où l'État est comparé à un homme artificiel, lequel présuppose par conséquent lui-même la comparaison à une machine.

415 LA MÉTAPHORE SPORTIVE puisqu'on ne veut en aucun cas se défaire de cette image qui fascine tant. « Que les détails de l'image viennent à se voiler, cela ne devra pas nous amener à abandonner cette image.1098 » Pour le dire avec les mots de Popper, la théorie de la vie comme sport devient irréfutable, et partant, pseudo-scientifique. Toutes les tentatives voulant user d'un autre principe d'explication, d'une autre théorie, sont considérées comme autant d'actes vains. « Mettre en doute la clarté et la distinction de l'image que nous offre l'éponge [dans notre cas, le sport], c'est, pour Descartes, subtiliser sans raison les explications.1099 » L'image familière fournie par le sport se dogmatise. Celle-ci devient même totalisante puisqu'elle s'érige comme principe total d'explication et ne saurait en souffrir d'autres, quand bien même ceux-ci seraient plus performants : c'est a priori, abstraction faite de toute efficacité épistémologique que le choix est fait.

Un tel usage fallacieux de la métaphore sportive fut radicalisé par le régime hitlérien, en particulier, comme le remarque très finement Victor Klemperer, dans les différents discours du « Docteur » Goebbels, qui n'appréciait rien moins que de s'exprimer depuis le Palais des sports de Berlin. Son analyse philologique mérite d'être citée en long, en ce que cette utilisation par Goebbels de la métaphore sportive jusqu'à l'excès permet de rendre obvie son fonctionnement sophistique :

« Toute discipline sportive lui est bonne pour s'exprimer et l'on a souvent l'impression que ces vocables lui sont si familiers qu'il est complètement insensible à leur aspect métaphorique. Voici une phrase qu'il prononce en septembre 1944 : "Et nous ne manquerons pas de souffle quand viendra le finish." Je ne crois pas du tout qu'en disant cela Goebbels se représente vraiment le coureur à pied ou le coureur cycliste dans l'effort de fin de course. Il en va autrement de cette déclaration selon laquelle le vainqueur sera "celui qui franchira la ligne d'arrivée avant les autres, quand ce ne serait que d'une tête". Ici, dans son développement, l'image est vraiment employée métaphoriquement. Et si, dans ce cas précis, on ne se sert de la course que, disons, pour en retenir une scène finale, une autre fois, c'est pendant tout le déroulement d'un meeting qu'on ne reculera devant aucun terme technique de football. Le 18 juillet 1943, Goebbels écrit dans le Reich : "De même que les vainqueurs d'un grand match de football quittent le terrain dans une autre condition que celle dans laquelle ils y

1098 Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique [1937], op. cit., p. 96/79. 1099 Ibid., p. 95/78.

416 LA MÉTAPHORE SPORTIVE

sont entrés, de même un peuple aura un air très différent selon qu'il achèvera une guerre ou qu'il la commencera... Dans cette [première] phase de la guerre, le conflit militaire ne pouvait en aucune façon être considéré comme ouvert. Nous combattions exclusivement sur la surface de réparation adverse..." Et voilà qu'on nous demandait à présent la capitulation des partenaires de l'Axe ! C'était exactement "comme si le capitaine d'une équipe perdante exigeait du capitaine de l'équipe gagnante qu'il fasse cesser le jeu alors que l'équipe de celui-ci mène par 9 buts à 2... On se moquerait avec raison d'une équipe qui souscrirait à cette exigence, on cracherait sur elle. Elle a déjà gagné, elle doit seulement défendre sa victoire."

Parfois, "notre Docteur" mélange des expressions de diverses branches du sport. En septembre 1943, il professe qu'on ne fait pas seulement preuve de force en donnant mais aussi en encaissant, et qu'on ne doit avouer à personne ne serait-ce qu'une faiblesse dans les genoux. Car sinon, poursuit-il en passant de la boxe au cyclisme, on court "le risque de se faire semer".

Mais la plus grande partie des images les plus marquantes et aussi les plus brutales sont toute empruntées à la boxe. […] Après la catastrophe de Stalingrad, qui a englouti tant de vies humaines, Goebbels ne trouve pas de meilleure manière d'exprimer la bravoure inébranlée que cette phrase : "Nous nous essuyons le sang des yeux afin d'y voir clair, et dès que commence le nouveau round, nous sommes de nouveau solidement campés sur nos jambes." Et quelques jours après : "Un peuple qui jusqu'ici n'a boxé qu'avec la main gauche et qui est juste en train de bander sa main droite pour l'utiliser sans ménagement dans le prochain round n'a aucune raison d'être conciliant. Le printemps et l'été suivants, alors que partout les villes d'Allemagne s'effondrent et ensevelissent leurs habitants sous elles, alors que l'espoir de la victoire finale doit être entretenu par les illusions les plus insensées, Goebbels trouve pour cela ces images : "Après avoir remporté le championnat du monde, et même si son adversaire lui a cassé l'os du nez, un boxeur n'est habituellement pas plus faible qu'avant." Et : "… que fait même le monsieur le plus raffiné quand lui tombent sur le dos trois vulgaires voyous, qui ne boxent pas selon les règles mais pour avoir le dessus ? Il retire son habit et retrousse ses manches".1100 »

Utilisation à profusion du vocable sportif pour rendre compte du réel, à commencer par la guerre, au point de substituer à celle-ci l'objet sportif dans un geste qui, toute proportion

1100 Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich [1947], Paris, Pocket, 2003, pp. 300-301.

417 LA MÉTAPHORE SPORTIVE gardée, rappelle certains des textes de Coubertin.1101 La conséquence en fut, observe Klemperer, un amenuisement de la distance entre la guerre et le sport ; « tout sentiment de l'immense différence qui sépare la boxe de la conduite de la guerre s'est éteint1102 », sport et guerre ne faisant plus qu'un, tout comme sport et société ne font aujourd'hui presque plus qu'un, le langage du sport avalant celui de la société toujours davantage.

La représentation de la chose du sport, en plus de prendre la place de la représentation de la société, prend ainsi presque la place de cette dernière en tant que chose. Ainsi que le dit Baudrillard, la carte qui servait à représenter le territoire prend la place de celui :

« Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C'est désormais la carte qui précède le territoire − précession des simulacres −, c'est elle qui engendre le territoire et, s'il fallait reprendre la fable [de Borgès], c'est aujourd'hui le territoire dont les lambeaux pourrissent lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges subsistent çà et là, dans les déserts qui ne sont plus ceux de l'Empire, mais le nôtre. Le désert du réel lui-même.1103 »

Les métaphoriciens du sport sont des simulateurs qui « tentent de faire coïncider le réel, tout le réel, avec leurs modèles de simulation, » pris au piège des façons de parler par métonymie, synecdoque, comparaison, symbole, allégorie. Car c'est bien par les quatre étapes décrites par Baudrillard que l'image du sport tend à remplacer la réalité qu'elle prétend dépeindre. Tout d'abord, premièrement, « reflet d'une réalité profonde1104 », l'image du sport prétend décrire sa propre réalité du mérite et de la réussite à l'aide de ces concepts d'égalité et de travail. Ensuite, deuxièmement, « elle masque et dénature une réalité profonde », celle du caractère aristocratique du sport dont elle émousse peu à peu les caractéristiques, travestissant par exemple son élitisme foncier sous les habits de la République. Puis, troisièmement, « elle masque l'absence de réalité profonde », procédant à l'oubli du caractère fondamentalement aristocratique du sport. Enfin, quatrièmement, l'image du sport devient « sans rapport à quelque réalité que ce soit : elle est son propre simulacre pur », existant pour soi et en soi, se posant elle-même absolument et indépendamment de tout réel : l'image du sport chasse le réel en prétendant en fait l'être. Le sport est en ce sens un simulacre.

1101 Cf. supra, pp. 159sq. 1102 Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich [1947], op. cit., p. 302. 1103 Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, p. 10. 1104 Ibid., p. 17.

418 LA MÉTAPHORE SPORTIVE

Tout ce jeu de miroirs entre des champs différents aboutit, comme le dit ailleurs Baudrillard, à une diffusion des concepts sportifs dans d'autres champs, qui eux-mêmes se diffusent dans le champ sportif :

« Contamination respective de toutes les catégories, substitution d'une sphère à l'autre, confusion des genres. Ainsi le sexe n'est plus dans le sexe, mais partout ailleurs. Le politique n'est plus dans le politique, il infecte tous les domaines : l'économie, la science, l'art, le sport... Le sport, lui, n'est plus dans le sport − il est dans les affaires, dans le sexe, dans la politique, dans le style général de la performance. Tous est affecté du coefficient sportif d'excellence, d'effort, de record et d'autodépassement infantile Chaque catégorie passe ainsi par une transition de phase, où son essence se dilue à doses homéopathiques, puis infinitésimales dans la solution d'ensemble, jusqu'à s'évanouir et ne laisser qu'une trace irrepérable, comme dans la mémoire de l'eau.1105 »

Le sport est pensé à partir du politique et d'autres champs sociaux ; ils sont en retour pensés à partir du sport, au point de constituer fallacieusement des entités indiscernables, où ce qui règle un champ vient régler l'autre, et inversement. La logique du sport devient la logique de la société : de dicto, car la logique générale, en tant que système de règles permettant d'articuler un discours rationnel sur le monde, est déduite de la logique qui prétend rendre compte du sport de façon approximative ; de re, en ce que les rapports et relations des choses et des faits des choses sociales tendent à se calquer sur la façon dont le sport s'agence, et ce de manière « performative », le dire du langage faisant le réel.

Symptôme de cette contagion du sport à la société, ce que l'on croyait particulier au monde du sport peut se trouver également appliqué à la société en général. L'obsession de la pureté des corps et des âmes que l'on croyait propre au sport déborde parfois sur la société.1106 En 1965, la même année où la France prend les premières mesures répressives à l'encontre du dopage, la Commission de propagande de la Conférence Internationale sur le Doping des Athlètes proposa ainsi de généraliser la lutte contre le dopage à l'ensemble des processus sociaux :

« Étendre la lutte contre le dopage à toutes les classes de la population active et ne pas

1105 Jean Baudrillard, La transparence du mal, Paris, Galilée, 1990, p. 16. 1106 Cf. supra, pp. 240sq.

419 LA MÉTAPHORE SPORTIVE

la cantonner aux seuls sportifs. Plusieurs listes de substances interdites aux travailleurs seront proposées par la suite, par exemple celle-ci, qui comprend les médicaments à dominance excitante et tranquillisante, les stupéfiants et hallucinogènes, les barbituriques, et les contraceptifs oraux, à base d'hormones, lorsqu'ils sont administrés à des femmes jeunes et saines en quantités anormales, répétées et prolongées.1107 »

Condamnation forcenée du dopage dans le stade : on souhaite un sport pur où la performance ne serait produite que par le simple effort. Mais on souhaite aussi une société aussi pure que ce sport que l'on purifie sans cesse ; une société où l'on ne triche pas, où l'effort se produit selon les règles du jeu, où chacun doit toujours être « sport ». La délinquance propre au sport s'échappe du stade et trouve des équivalents sociaux. Le mauvais travailleur devient un mauvais joueur. Contradiction entre un capitalisme de l'exploitation, se fondant sur la recherche sans fin de la plus-value, et un capitalisme de la vocation, posant la réalisation de soi comme moteur : le premier est condition de possibilité du recours aux adjuvants en ce qu'ils permettent de travailler plus, aboutissant presque inéluctablement au dopage ; le second le condamne en ce qu'il enfreint une déontologie, une éthique, une ascèse.

III) LE DISPOSITIF SPORTIF

Généralisation progressive de la logique du sport, qui vient régler la logique du social. Mais comme on l'a vu, la logique du sport est une logique floue. Les concepts de travail, d'égalité et de mérite utilisés pour décrire le mécanisme de la réussite sportive sont lâches. 1108 Dans les explications du succès, Darwin peut parfaitement cohabiter avec Lamarck, alors que de nombreux aspects de leurs cadres théoriques sont contradictoires. Comme le remarquait Bourdieu, « les objets du monde social », dont font évidemment parties les objets du sport, « peuvent être perçus et exprimés de diverses façons, parce qu'ils comportent toujours une part d'indétermination et de flou et, du même coup, un certain degré d'élasticité sémantique1109 ». Or, c'est dans cette formidable plasticité herméneutique du sport que réside en grande partie son pouvoir d'assujettissement, comme l'avait bien perçu Pierre de Coubertin

1107 Patrick Laure, Éthique du dopage, op. cit., p. 68n. 1108 Cf. supra, pp. 301sq. 1109 Pierre Bourdieu, « Espace social et pouvoir symbolique [1986] », op. cit., p. 159.

420 LE DISPOSITIF SPORTIF au sujet de la question de l'égalitarisme.1110 Le flou qui entoure ces concepts est ce qui a permis que des discours de nature si différente, de gauche et de droite, du Front populaire ou de Montherlant, aient pu prendre prise sans peine sur le dos du sport ; il est ce qui a permis le passage à une représentation du sport purement méritocratique, permettant au sport de fonctionner comme simulacre de la réalité ; il est aussi ce qui permet de le faire fonctionner comme dispositif d'assujettissement.

C'est en effet par le jeu de ces discours que le sport parvient à fonctionner comme « dispositif », dans le sens que Giorgio Agamben donne à ce concept :

« Tout ce qui a, d'une manière ou d'une autre, la capacité de capturer, d'orienter, de déterminer, d'intercepter, de modeler, de contrôler et d'assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants.1111 »

Ce ne sont pas les sportifs qui font le sport, mais bien plutôt le sport, en tant que dispositif, en tant que pratique, qui les produit. Il met en œuvre un processus de subjectivation par lequel un sujet sportif est produit. Sujet en tant qu'agent, mais aussi, et surtout, sujet en tant qu'assujetti, comme le remarquait Foucault :

« Il y a deux sens au mot "sujet" : sujet soumis à l'autre par le contrôle et la dépendance, et sujet attaché à sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi. Dans les deux cas, ce mot suggère une forme de pouvoir qui subjugue et assujettit.1112 »

Le dispositif sportif parait poursuivre des buts similaires à ceux que la société disciplinaire décrite par Foucault se posait, et que résumait ainsi Giorgio Agamben : « création de corps dociles mais libres qui assument leur identité et leur liberté de sujet dans le processus même de leur assujettissement1113 ».

Mais, comme on l'a vu, le sport fait plus que de produire dans les seules enceintes des stades une certaine subjectivité utile, travailleuse et disciplinée ; le sport tend à s'en évader pour peindre la société en son ensemble de ses couleurs ; l'hypothèse sportive s'est comme universalisée à la société tout entière dans un « processus quasi-inductif1114 » au sens de

1110 Cf. supra, pp. 169sq. 1111 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages poche, 2007, pp. 31-32. 1112 Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir [1982] », op. cit., p. 1046. 1113 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, op. cit., p. 42. 1114 Karl Popper, La logique de la découverte scientifique [1934], op. cit., p. 282.

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Popper, constituant ainsi son cadre théorique général. Le sport n'est donc pas uniquement ce que l'on pourrait appeler un « micro-dispositif », au sens du stylo ou du téléphone portable d'Agamben1115, qui certes façonnent les subjectivités, mais qui ne disposent uniquement que de celles des sujets y étant directement confrontés, laissant indemnes ceux s'en détournant. Il est aussi ce que l'on pourrait nommer un « macro-dispositif », au sens où l'on parle non plus seulement d'un dispositif technique ou technologique, mais d'un dispositif policier ou d'un dispositif législatif, ce qui était sans doute plus proche de ce que Foucault attachait au concept de dispositif lorsqu'il en proposait la notion1116 : une collection de différents éléments reliés les uns aux autres, faisant système, l'agencement adéquat de différents moyens en vue d'obtenir une certaine finalité la plupart du temps politique, afin de répondre à un certain projet souvent social, le lieu de l'exercice de diverses techniques de pouvoir, dont l'unité est une certaine forme, un certain style. En ce sens, le dispositif d'une société constitue comme son ADN et détermine tant les institutions, qui en sont composées, que les agents.

Le sport répond aux trois caractéristiques de la notion de dispositif proposées par Foucault.1117 Premièrement, des homologies discursives entre le discours sportif et des discours appartenant à des champs différents (comme entre le sport et le management1118, le sport et la politique1119 ou le sport et l'usine1120) sont repérables, tout comme des homologies structurelles entre l'organisation sportive et l'organisation d'institutions différentes (comme entre le sport et les concours républicains1121), qui forment comme un « réseau », chaque élément répondant aux autres. Deuxièmement, ces différents éléments n'occupent pas une position figée, mais au contraire mobile, comme le montre bien chacun des discours analysés, qui « peut apparaître tantôt comme programme d'une institution, tantôt comme un élément qui permet de justifier et de masquer une pratique qui, elle, reste muette, ou fonctionner comme 1115 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, op. cit., p. 31. 1116 Pour une très claire et distincte exposition de ce concept foucaldien que l'on accuse souvent faiblement d'obscurité et de confusion, voir Sverre Raffnsøe, « Qu’est-ce qu’un dispositif ? L’analytique sociale de Michel Foucault », Symposium (Canadian Journal of Continental Philosophy / Revue canadienne de philosophie continentale), vol. 12 / 1, 2008. 1117 Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault [1977] », in Dits et Écrits II, Paris, Gallimard Quarto, 2001, p. 299. 1118 Cf. supra, pp. 404sq. 1119 Voir tous les discours décrivant par exemple le sport en termes d'aristocratie ou de démocratie, révélant une même parenté dans les catégories d'interprétation utilisées : supra, « Genèse de la méritocratie sportive », pp. 197sq ou supra, « La théorie du sport de Coubertin », pp. 134sq. 1120 Sur cette question précise, consulter évidemment, toujours d'un point de vue foucaldien, Jacques Gleyse, Archéologie de l’éducation physique au XXe siècle en France : le corps occulté, Paris, L’Harmattan, 2006. 1121 Cf. infra, pp. 456sq.

422 LE DISPOSITIF SPORTIF réinterprétation seconde de cette pratique, lui donner accès à un champ nouveau de rationalité » : le type de discours introduit par L'essai de doctrine du sport1122 servit ainsi par exemple de programme à la politique publique en matière de sport du gouvernement de Gaulle, mais également à masquer l'aristocratie sportive et de justifier la méritocratie, tout en produisant de nouvelles significations quant à la réussite sociale et sportive. Enfin, troisièmement, le sport est apparu comme constituant une « stratégie » répondant à différentes « urgences » : à celles qui le firent émerger dans les public schools à des fins de contrôle de la jeunesse turbulente1123 ; à celles qui le firent ensuite succéder à la gymnastique dans le projet de « rebronzage de la race1124 » ; à celles qui, toujours poursuivant le même geste, le firent devenir aujourd'hui ciment nécessaire et presque suffisant de la société.

Que le sport se soit peu à peu constitué en un dispositif général dont l'une des fonctions principales soit d'assujettir les individus en les produisant comme sujets utiles, travailleurs et disciplinés, ne répond évidemment pas à un hypothétique projet explicite qui aurait été ourdi dans l'ombre de la liberté par quelques cerveaux bien informés et visionnaires, tenu secret jusqu'à aujourd'hui. Point de conspiration ni de complot, quand bien même on trouverait ici et là, chez Coubertin et ailleurs, certaines intentions clairement manifestées. La constitution du dispositif sportif est davantage la résultante de la coagulation progressive et presque hasardeuse d'éléments hétérogènes et disparates dont les conséquences se sont fait connaître a posteriori, réinvesties au coup par coup après avoir été constatés, et qui font système sans qu'il fut nécessairement besoin d'un plan d'ensemble pour construire l'édifice originellement. Rigoureusement, il est ainsi peut-être plus juste de parler des effets d'un dispositif que de ses fonctions.

Le pouvoir n'est pas quelque chose qui se trouverait dans les mains d'un seul individu ou d'un seul groupe ; il n'émane pas d'un obscur cabinet noir où toutes les décisions seraient prises en secret et qui s'appliqueraient ensuite mécaniquement et très exactement depuis ce point jusque dans le réel. Le pouvoir est au contraire diffus et passe autant par les dominés que les dominants ; il est au moins autant horizontal que vertical. Au mieux y a-t-il intention lorsque le pouvoir s'exerce à un niveau local, par exemple d'un individu sur un autre ; à une

1122 Cf. supra, pp. 230sq. 1123 Cf. supra, pp. 29sq. 1124 Cf. supra, pp. 56sq.

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échelle plus globale en revanche, les complots que l'on croit pouvoir discerner ne sont en fait que des agrégats accidentels de pouvoirs locaux s'étant coagulés les uns aux autres de façon presque contingente, et qui sont ce que Foucault nomme un dispositif :

« Les relations de pouvoir sont à la fois intentionnelles et non subjectives. Si, de fait, elles sont intelligibles, ce n'est pas parce qu'elles seraient l'effet, en terme de causalité, d'une instance autre, qui les "expliquerait", mais, c'est qu'elles sont, de part en part, traversées par un calcul : pas de pouvoir qui s'exerce sans une série de visées et d'objectifs. Mais cela ne veut pas dire qu'il résulte du choix ou de la décision d'un sujet individuel ; ne cherchons pas l'état-major qui préside à sa rationalité ; ni la caste qui gouverne, ni les groupes qui contrôlent les appareils de l'État, ni ceux qui prennent les décisions économiques les plus importantes ne gèrent l'ensemble du réseau du pouvoir qui fonctionne dans une société (et la fait fonctionner) ; la rationalité du pouvoir, c'est celle de tactiques souvent fort explicites au niveau limité où elles s'inscrivent − cynisme local du pouvoir − qui, s'enchaînant les unes aux autres, s'appelant et se propageant, trouvant ailleurs leur appui et leur condition, dessinent finalement des dispositifs d'ensemble : là, la logique est encore parfaitement claire, les visées déchiffrables, et pourtant, il arrive qu'il n'y ait plus personne pour les avoir conçues et bien peu pour les formuler : caractère implicite des grandes stratégies anonymes, presque muettes, qui coordonnent des tactiques loquaces dont les "inventeurs" ou les responsables sont souvent sans hypocrisie.1125 »

En cette matière, ne pas sombrer dans « l'effet Knobe », ou « side-effect effect », qui attribue de manière sophistique les effets collatéraux, secondaires, de bord, par définition non intentionnels, à des intentions.1126

Des corps utiles, des âmes travailleuses, des caractères soumis : tels sont les produits sortant des usines sportives, mais également des autres institutions sociales copiant le stade. Telle est la subjectivité formée par la société sportive. L'archipel du sport était pour Robert Redeker celle où flottait « l'île du Docteur Moreau1127 » : dans les usines sportives était enfantée la prochaine inhumanité de l'homme, le sport cherchant à produire un « homme

1125 Michel Foucault, La volonté de savoir [1976], op. cit., p. 125. C'est nous qui soulignons. 1126 Joshua Knobe, « The Concept of Intentional Action: A Case Study in the Uses of Folk Psychology », in Joshua Knobe, Shaun Nichols. Experimental Philosophy, New York, Oxford University Press, 2008, pp. 129-147. 1127 Robert Redeker, Le sport est-il inhumain ?, op. cit., p. 130.

424 LE DISPOSITIF SPORTIF nouveau » à la façon des plus ténébreux totalitarismes, dopage et technologisation du corps dépassant l'humain tout en le niant. En fait, si peut-être flotte cette île dans l'archipel du sport, une autre ressemblant à celle de « W » décrite par Georges Perec1128 laisse apercevoir ses rivages, une île où non plus seulement les corps, mais également les âmes et les rapports sociaux sont investis par le sport.

1) Les corps efficaces

Quels sont ces corps que le sport travaille ? Quelles sont les finalités que la physiologie du sport et de l'exercice physique a posé à son origine ? La psychologie du sport émerge au début du XXe siècle, trouvant ses balbutiements dans l'œuvre de Pierre de Coubertin1129 ; mais avant les âmes, avant les caractères, la science du sport a commencé par soumettre les corps à la question.

Une première étape importante peut, là encore, être trouvée dans la gymnastique du Colonel Francisco Amoros. Avec Amoros, la notion de quantification des forces humaines est introduite, comme l'observe Georges Vigarello :

« Les actes y sont l'objet d'effets mesurables et calculés, producteurs de forces prévisibles et chiffrées. […] L'enfant réalise des performances mesurées et comparées dans le temps. […] La nouveauté est dans la comparaison d'unités transposables : ces mesures produites par le travail musculaire. […] La force physique doit pouvoir se calculer, ses progrès doivent pouvoir se comparer.1130 »

Le modèle utilisé pour penser le corps devient celui de la machine. On pense toujours davantage l'homme et ses forces en terme de rendement, d'optimisation, de performance, de travail (mécanique, mais pas seulement). On l'a vu, son Manuel de gymnastique, après la méticuleuse description des différentes « machines et instruments » destinés à faire travailler les élèves, s'ouvre sur un premier chapitre concernant l'admission de ceux-là :

« Dès l'instant qu'un élève se présente avec l'intention de suivre le cours pendant un an au moins, il faut remplir la feuille physiologique dont on trouvera le modèle ci-

1128 Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance [1975], Paris, Gallimard, 2003. 1129 Cf. supra, pp. 134sqq. 1130 Georges Vigarello, « Le premier mouvement corporel mécanisé », in Anthologie commentée des textes historiques de l’éducation physique et du sport, Paris, Revue EPS, 2001, p. 18.

425 LE DISPOSITIF SPORTIF

après.1131 »

Le modèle de cette « feuille physiologique » rassemble, bien sûr, des informations liées à l'état civil, des informations physiologiques directement visibles (couleur du visage, des yeux, des cheveux, conformation du corps), mais aussi d'autres qui nécessitent l'utilisation d'instruments de mesure pour apparaître : pression des mains, force des reins, force de traction, impulsion verticale et horizontale des poings gauche et droit.1132 Autant de mesures qui objectivent l'élève en le réduisant aux seuls chiffres indiqués sur le dynamomètre, afin de quantifier des progrès.1133 Plus tardivement, Hébert, qui se réclamait en partie d'Amoros, détermina également certaines données physiologiques, à la fois dans des vues d'objectivation scientifique et de normalisation pédagogique, anticipant d'une certaine façon sur les tables Letessier qui apparaîtront à l'école dans les années cinquante.1134 Qu'on en juge l'expérience qu'en fit Jean de Pierrefeu lors de son passage au « Collège d'athlètes » de Reims :

« À chaque tentative, le moniteur me fait observer que je suis au-dessous du zéro. La numération établie dans la méthode Hébert fixe une limite inférieure, minimum de ce qu'un homme doit réaliser dans toutes les épreuves, soit, un saut de 0 m. 80 en hauteur sans élan, 1 mètre avec élan, 2 mètres en longueur sans élan, 3 m. 50 avec élan. Ajoutez à cela 5 mètres à la corde lisse avec le seul secours des mains, et l'enlèvement à bout de bras d'une gueuse de fonte de 40 kilos. Ce minimum acquis, on peut commencer à travailler pour devenir athlète complet. Le record pour le saut en longueur avec élan, par exemple, étant de 7 m. 005 (sic), on voit que la marge est grande.1135 »

Après Amoros, avec Demenÿ (1850-1917) et Marey (1830-1904), « l'analyse mécanique du mouvement quitte l'emprise de l'empirisme pour la méthode scientifique1136 ». Demenÿ, ingénieur d'étude du physiologiste Marey alors professeur au Collège de France, fut avec celui-ci un pionnier du phonoscope (1891-1892) et du chronophotographe (1894), appareils qui anticipaient la technique cinématographique − certains peintres futuristes,

1131 Francisco Amoros, Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale [1834], op. cit., l. I, p.65. 1132 Sur les qualités physiologiques phénoménales et nouménales, voir supra, « Limites physiologiques du capital humain », p. 256. 1133 Pour une analyse détaillée de la gymnastique d'Amoros, voir supra, p. 63. 1134 Cf. infra, pp. 456sqq. 1135 Jean de Pierrefeu, Paterne ou l’ennemi du sport, op. cit., p. 38. 1136 Jacques Duboy, Alain Junqua et Patrick Lacouture, « Les premiers concepts de la mécanique dans l’analyse du mouvement », in Anthologie commentée des textes historiques de l’éducation physique et du sport, Paris, Revue EPS, 2001, p. 152.

426 LE DISPOSITIF SPORTIF notamment Giacomo Balla, qui entretiennent avec le sport un rapport très étroit, représentèrent dans la peinture le mouvement d'une manière analogue. Ces inventions leur fournirent une technique d'avant-garde qui leur permirent d'analyser très finement les mouvements corporels durant l'exercice physique, et d'en déduire ainsi des règles d'optimisation dont certaines sont encore usités aujourd'hui, au point qu'on en recommandait encore la lecture à l'ENSEP (l'« École Normale Supérieure d'Éducation Physique », qui fusionnera avec l'INS, l'« Institut National des Sports », en 1977 pour donner naissance à l'INSEP, l'« Institut National du Sport et de l'Éducation Physique ») dans les années soixante.1137

Par exemple, en cyclisme, les conclusions tirées de l'analyse des différentes phases mécaniques de poussée et de remontée de la pédale durant le cycle de pédalage sont toujours d'actualité. En 2005, Frédéric Grappe écrivait :

« Durant la phase de remontée de la pédale, deux scénarii peuvent se produire. Soit le cycliste laisse reposer massivement le poids du membre inférieur sur la pédale qui remonte et crée un CM [Couple Moteur] résistant, soit il tracte la pédale et crée un CM propulsif.1138 »

Plus d'un siècle auparavant, les cales-pieds et les pédales automatiques rendant possible la traction n'existant pas encore, Demenÿ se contentait d'écrire :

« Pendant la phase suivante qui devient la phase active de l'autre pied, la manivelle remonte soulevant le poids de la jambe, il est bon d'alléger autant que possible ce poids en fléchissant le membre inférieur.1139 »

Cependant, par-delà une possible ascendance entre des résultats scientifiques, ce qu'il faut souligner, c'est davantage une parenté entre des méthodes qui investissent la performance et le corps sportif avec tous les outils que propose la techno-science : l'optimisation scientifique de la performance sportive paraît être née avec le sport lui-même.

« Georges Demenÿ apparaît résolument comme le fondateur avant la lettre de la "biomécanique" de l'homme en activité sportive1140 », constate justement Christian Pociello.

1137 Christian Pociello, « Une rationalisation scientifique, une visée pédagogique », in Anthologie commentée des textes historiques de l’éducation physique et du sport, Paris, Revue EPS, 2001, p. 119. 1138 Frédéric Grappe, Cyclisme et optimisation de la performance, op. cit., p. 189. 1139 Georges Demenÿ, Mécanisme et éducation des mouvements [1924], Paris, Revue EPS, 1993, p. 431. 1140 Christian Pociello, « Une rationalisation scientifique, une visée pédagogique », op. cit., p. 119.

427 LE DISPOSITIF SPORTIF

Le but de l'éducation physique selon Demenÿ lui-même ? « Augmenter la force de l'homme ; ce n'est pas son seul but, mais c'est incontestablement l'un des plus essentiels.1141 » Tous les outils de la science expérimentale sont mobilisés et appliqués à l'étude non plus seulement des corps (en tant que choses inertes) physiques (Newton), non plus du corps humain cadavérique (Bichat), non plus du corps humain organique (Claude Bernard), mais du corps humain considéré en tant que corps-machine, en tant qu'il peut être locomotion, mouvement, mécanisme, force, énergie, travail.

Demenÿ use et entretient à ce propos l'équivoque de sens du terme « travail », qui peut désigner tant le travail mécanique et physiologique que le travail social, au point que se fait sentir en arrière plan de l'ouvrage la possibilité théorique d'une équivalence entre ces deux concepts qui partagent peut-être plus que le même signifiant. Dans la conclusion de son texte, Demenÿ assène que « toutes les méthodes d'éducation physique doivent non seulement tendre à améliorer la race », point qui est désormais admis tant par les gymnastes que les sportifs. Mais aussi :

« Apprendre à chacun dans son métier le moyen d'obtenir le meilleur résultat utile avec le minimum de dépense et de fatigue. Il y a des procédés d'élevage ou d'amélioration de l'individu […]. Il y a aussi des procédés de dressage dans chaque genre d'activité.1142 »

D'où le fait que l'on puisse tirer des applications directes pour « l'art de la guerre » dans lequel « une connaissance plus approfondie de l'être humain en tant que producteur d'énergie et des limites que l'on peut assigner à son activité », comme la connaissance du fait que « le soldat est soumis aux lois de la fatigue et de la réparation, [qu']il obéit aux lois d'économie et aux influences du milieu », « permet de prévoir des résultats qu'il serait puéril d'attribuer au hasard », d'obtenir « un résultat final [sera] plus important et plus sûr ». D'où aussi le fait que « l'amélioration du sort des travailleurs » puisse dépendre du devenir de ces connaissances, puisque « l'exploitation immorale du travailleur pourrait être combattue ou atténuée par une entente réciproque basée sur la meilleure intelligence des rapports entre le capitaliste qui donne les moyens d'exécuter et le travailleur qui représente également un capital d'énergie », meilleure intelligence se fondant sur « la science économique [qui] trouvera alors dans la

1141 Georges Demenÿ, Mécanisme et éducation des mouvements [1924], op. cit., p. 1. 1142 Ibid., p. 517.

428 LE DISPOSITIF SPORTIF physiologie appliquée des notions vraies dont elle devra s'inspirer et ne jamais s'écarter pour déterminer équitablement le salaire du travailleur et comparer les divers modes de travail au point de vue de la fatigue et de la dépense qu'ils nécessitent.1143 » L'accroissement des connaissances en physiologie doit permettre une science appliquée permettant de rationaliser tant les méthodes de production que celles de management.

Peu importe que ces affirmations finales de Demenÿ eurent pour cause ou non des impératifs de séductions du Haut Commandement militaire, ou bien une ivresse spéculative de dernière minute, comme le suppose Christian Pociello.1144 Ce qui fondamentalement est d'importance, c'est qu'un tel type de discours ait pu être écrit, qu'on ait donc pu le considérer comme pouvant être valide selon l'épistémè de ce moment historique, comme pouvant constituer potentiellement un savoir légitime et acceptable : Demenÿ clôt ainsi ce chapitre par une note signalant que Ernest Solvay a créé à l'Institut de Sociologie de Bruxelles dont il est le principal mécène « un centre d'observation et d'études de ce genre ».

La gymnastique d'Amoros comme la physiologie de Demenÿ – conjointement à des études poursuivant les mêmes buts telles que celles de Lagrange1145 (1846-1909) – sont l'occasion de la production d'un savoir sur l'exploitabilité du corps humain. Le stade devient un nouveau lieu d'expérimentation, une excroissance du laboratoire scientifique, Tissié n'en faisant d'ailleurs pas mystère :

« J'ai commencé mes recherches en 1886. Je les ai poursuivies au double point de vue théorique et pratique : passant des salles de clinique des maladies nerveuses et mentales aux pistes des vélodromes ; des bibliothèques aux gymnases et aux pelouses.1146 »

Cette utilisation des stades et gymnases dans des fins d'objectivation de l'homme en tant que corps utile est contemporaine de l'émergence d'une société industrielle et capitaliste cherchant l'optimisation à tous les niveaux, notamment celle des forces productives. Le sport permet la réalisation effective de « l'homme-machine » que La Mettrie pensa à partir de la thèse « mécaniste » que l'on prête à Descartes. Le journaliste Paul Adam écrit ainsi en 1907 :

1143 Ibid., p. 518. 1144 Christian Pociello, « Une rationalisation scientifique, une visée pédagogique », op. cit., p. 124. 1145 Fernand Lagrange, Physiologie des exercices du corps, Paris, Félix Alcan, 1889. 1146 Philippe Tissié, L’éducation physique au point de vue historique, scientifique, technique, critique, pratique et esthétique, op. cit., p. IX.

429 LE DISPOSITIF SPORTIF

« Depuis longtemps déjà ceux d'entre nous qui s'adonnent aux sports se trouvent obligés d'approfondir les principes de la mécanique et de l'anatomie. Personne ne saurait user de l'automobile sans connaître les organes qui font courir sur les routes ce serviteur de nos hâtes.1147 »

Le corps humain est clairement assimilé par l'époque à une machine − ou bien est-ce la machine qui est assimilée à un corps. Cependant, pour Robert Redeker, ce corps sportif envisagé en tant qu'homme-machine n'est plus aujourd’hui :

« L'idée de mécanisation renvoie à l'ère industrielle, qui se trouve désormais derrière nous, et l'Homme-Machine était plutôt, sur la base de la biologie mécaniste de Descartes, de sa biomécanique, l'ouvrier soumis au fordisme tel que Chaplin l'a représenté dans les Temps Modernes ou bien le soldat du travail tel que Jünger l'a théorisé.1148 »

À ce modèle du corps s'est substitué aujourd'hui, d'après lui, celui de « l'être biocybernétique » dont le modèle n'est plus , vainqueur du premier Tour de France en 1903 et de Paris-Roubaix en 1897 et 1898, mais Tony Rominger, le recordman de l'heure de 1994, le premier à dépasser la barrière des 55 km, œuvre à ses yeux de notre « temps scientiste des Docteurs Frankenstein ».

L'éducation physique et la gymnastique hier, le sport aujourd'hui : toutes ces pratiques corporelles constituent les conditions de possibilités de la production de ce type de savoir qui cherche la clef de l'optimisation du rendement des corps des individus, tout d'abord en la réalisant en pratique stricto sensu, ensuite en rendant cette idée acceptable pour le reste de la société, puisque déjà mise en scène dans les stades et gymnases. La mesure du rendement des moindres faits et gestes dans les usines et entreprises, voire dans la société dans sa globalité ; la recherche incessante de l'optimisation de ce même rendement ; l'observation constante et continue des corps productifs dans des fins d'amélioration : tout ceci est une conséquence de la généralisation par un processus quasi-inductif des méthodes qui investissent les pratiques gymniques et sportives – à moins que ces méthodes ne soient précisément qu'une simple résultante de ce mouvement de fond traversant la société jusque dans ses pores les plus fins, cherchant partout à maximiser la productivité des corps de chacun ? Reste qu'avec Demenÿ,

1147 Paul Adam, La morale des sports, op. cit., pp. 6-7. 1148 Robert Redeker, Le sport contre les peuples, Paris, Berg International, 2002, pp. 28-29.

430 LE DISPOSITIF SPORTIF ce sont les progrès en physiologie de l'exercice physique qui précédent chronologiquement leurs homologues industriels ou militaires ; ce sont les recherches en ce domaine qui doivent être appliquées ensuite à d'autres par un processus d'induction et de généralisation. Le stade sert de laboratoire pour la constitution des futurs procédés qui s'appliqueront progressivement à toute la société afin de l'optimiser.

Le sport et la gymnastique ont donc depuis longtemps hérité de fonctions de préparation des corps au travail, et ce depuis même Amoros, Marey et Demenÿ. Le corps est en effet investi par le chiffre avec Amoros, qui introduit balances et dynamomètres afin de mesurer ce que peut un corps, ce que peut tel corps ; les disciplines, dont il est inutile de rappeler en quoi elles caractérisent la gymnastique amorosienne1149, est le moyen de cet investissement du corps, mais également la méthode pour organiser le plus effectivement leur travail. Or, les disciplines ne demeurent pas dans le gymnase, tout comme elles ne restaient pas sagement à l'intérieur du Panoptique : elles s'évadent des prisons tout comme elles courent à l'extérieur des gymnases. Les techniques disciplinaires se généralisent, s'étendent progressivement à la société toute entière. La généralisation et diffusion des techniques disciplinaires propres à la gymnastique permettant d'accroître l'utilisabilité des corps précèdent celles des techniques propres au sport, qui en copient certains ressorts, mais qui doivent en être distinguées.

Dans Surveiller et Punir, Foucault distingue trois processus selon lesquels les disciplines en viennent à investir d'autres champs.1150 Premièrement, « l'inversion fonctionnelle des disciplines », déjà à l'œuvre dans la gymnastique d'Amoros, repose sur le fait que celles-ci ne se réduisent pas uniquement à un rôle négatif consistant à interdire, circonscrire ou punir, mais qu'elles comportent également un rôle positif ayant pour but de montrer en quoi les individus qu'elles investissent peuvent être utilisables. La discipline, celle de l'atelier, mais il est permis d'en dire de même pour celle de la gymnastique, « finalise les comportements, et fait entrer les corps dans une machinerie, les forces dans une économie. […] Les disciplines fonctionnent de plus en plus comme des techniques fabriquant des individus utiles1151 ». Deuxièmement, « l'essaimage des mécanismes disciplinaires » souligne la multiplication des procédures disciplinaires ailleurs que dans des lieux centraux, qui

1149 Cf. supra, « Les corps dociles » et « les moyens du bon redressement » de la gymnastique », pp. 63sq. 1150 Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], op. cit., pp. 244-253. 1151 Ibid., pp. 245-246.

431 LE DISPOSITIF SPORTIF diffusent donc leurs moyens dans des espaces pluriels, afin d'encadrer un nombre grandissant d'individus. Au gymnase centralisé d'Amoros succéda à partir de 1873 l'USGF de Paz et ses sociétés de gymnastique par milliers : 251 sociétés en 1882, 1 100 à la veille de la Première Guerre mondiale pour près de 200 000 membres, auxquelles se rajoutent les 1 275 sociétés de tir de l'USTF1152, qui toutes, animées par l'esprit de « revanche » consécutif à la défaite de 1870, eurent l'ambition de préparer les corps pour la guerre. Enfin, troisièmement, « l'étatisation des mécanismes de discipline » conduit les institutions politiques à les investir : contrôler les disciplines afin de contrôler les individus qu'elles-mêmes contrôlent. L'USGF obtient très vite le soutient de la IIIe République, qui comprend bien le parti qu'elle peut tirer des sociétés de gymnastique ; ainsi, « les grands rassemblements gymniques permettent l'exaltation de l'ordre social et républicain1153 », et les responsables politiques, tant locaux que nationaux, n'hésitent pas à se féliciter de ces rassemblements ; la gymnastique structure le corps social tout comme elle structure le corps humain, le corps social étant comme le miroir agrandi du corps humain, tout comme la cité était celui de l'âme pour Platon1154 ; la gymnastique s'impose à l'école à partir de 1869 et le rapport Hillairet ; « l'arrêté du 27 juillet 1882 réglant l'organisation pédagogique et le plan d'études des écoles primaires publiques » qui porte le nom de Jules Ferry joint dans un même titre « éducation physique et préparation à l'éducation professionnelle », et pose que, « sans se changer en atelier, l'école primaire peut et doit faire aux exercices du corps une part suffisante pour préparer et prédisposer, en quelque sorte, les garçons aux futurs travaux de l'ouvrier et du soldat, les filles aux soins du ménage et aux ouvrages de femme ». L'école devient ainsi l'un des points de jonction privilégié entre la gymnastique et le travail. Toujours dans le même arrêté, il s'agit de « donner de bonne heure ces qualités d'adresse et d'agilité, cette dextérité de la main, cette promptitude et cette sûreté de mouvement qui, précieuses pour tous, sont plus particulièrement nécessaires aux élèves des écoles primaires, destinés pour la plupart aux professions manuelles ».

Rival de la gymnastique, le sport se généralisa et se diffusa d'une façon similaire, suivant étroitement ces trois points : dès l'origine, le sport entend libérer explicitement les énergies trop étouffées par les vieilles disciplines gymnastiques napoléoniennes ; l'USFSA copie à partir de 1889 le modèle de l'USGF, s'inspirant du sigle même, multipliant les sociétés

1152 Jean-Paul Callède, L’esprit sportif, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1987, p. 32. 1153 Ibid., p. 35. 1154 Platon, La République, op. cit., pp. 368-369.

432 LE DISPOSITIF SPORTIF athlétiques dans toute la France en prenant d'assaut directement l'institution scolaire, regroupant dix ans plus tard déjà 157 clubs civils et 60 associations scolaires1155 ; l'intégration du sport à l'appareil de l'État est cependant plus lente, celui-ci se développant d'abord par la voie associative, le Rubicon n'étant franchi, malgré la politique volontariste du Front populaire, qu'avec les Instructions Officielles du 1er juin 1941 où Vichy fonde l'EGS (Éducation Générale et Sportive), puis surtout au sortir de la Seconde guerre avec les Instructions Officielles du 1er octobre 1945.1156

En ce début de XXe siècle, le point de jonction entre le sport et le travail passe moins par l'école que par l'entreprise directement. Certains industriels pratiquent une politique résolument active en matière d'équipements sportifs, que l'on pourrait presque qualifier « d'évergétisme1157 », cherchant à peine à dissimuler leurs intentions :

« Dans le cas de certains industriels, comme la famille Peugeot dans les clubs de la vallée du Doubs ou la Compagnie des mines de Lens avec le Racing Club, le soutient à l'équipe de football locale s'inscrit dans une politique paternaliste visant à détourner la main-d'œuvre des débits de boisson, mais aussi des revendications sociales, en lui fournissant une occupation "saine" et cadrée. En avril 1936, Peugeot Revue s'enorgueillit de cet engagement : "La maison Peugeot a mis à la disposition de l'AS Valentigney un stade superbe qui peut être considéré comme un modèle du genre et qui a permis aux joueurs de suivre un entraînement régulier et scientifique. Le travail cessant dans les usines à cinq heures, tous les joueurs peuvent être sur le stade un quart d'heure après."1158 »

Le stade vient en complément de l'usine, ce à quoi applaudissait Montherlant.1159

Le sport parvient donc au final à infiltrer les autres pores de la société tout comme y parvient la gymnastique, mais par une voie différente. Aux dires de leurs théoriciens respectifs, sport et gymnastique s'opposent de façon irréconciliable. Notamment, comme on

1155 Pierre Arnaud, « L’Union des sociétés françaises de sports athlétiques ou la construction de l’espace sportif dans la France métropolitaine (1887-1897) », in Pierre Arnaud, Thierry Terret. Le sport et ses espaces : XIXe-XXe siècles, Paris, CTHS, 1998, pp. 296-299. 1156 Michaël Attali et Jean Saint-Martin, L’éducation physique de 1945 à nos jours, op. cit., pp. 28, 45. 1157 Paul Veyne, Le pain et le cirque, Paris, Seuil, 1976. 1158 Philippe Tétart, Antoine Mourat et Alex Poyer, « La naissance de l’enjeu économique de 1870 aux années 1930 », in Philippe Tétart. Histoire du sport en France du Second Empire au régime de Vichy, Paris, Vuibert, 2007, p. 347. 1159 Cf. supra, pp. 201sq.

433 LE DISPOSITIF SPORTIF l'a vu1160, le déplacement qui est introduit par le sport est celui de la thématique du dépassement, symbolisé par la devise olympique du Père Didon « plus vite, plus haut, plus fort » (« Citius, Altius, Fortius »). Aussi, les corps produits ne devront plus se contenter d'être simplement utiles, d'accomplir uniquement les fonctions pour lesquelles on les pense désignés, mais au contraire chercher en plus l'optimisation de leurs propres forces dans une logique d'amélioration presque sans fin de leur rendement mécanique. Dans leur rapport avec la formation des corps utiles, sport et gymnastique furent pendant longtemps complémentaires, jusqu'à ce que la gymnastique périclite, la gymnastique préparant un terrain sur lequel le sport venait ensuite semer ses graines du dépassement. À l'école, la gymnastique prenait sous sa tutelle les enfants qui, une fois rendus à la société civile, pouvaient être pris sous la tutelle du sport. Tout le bagage de science physiologique et biomécanique constitué autour de la gymnastique depuis Amoros et les recherches de Marey et Demenÿ, tout l'art de faire fonctionner les corps accumulé par les disciplines de la gymnastique investissaient l'élève dans son jeune âge, qui en intériorisait les principes, les pas gymnastiques devenant comme une sorte de catéchisme à ruminer. Plus âgé, l'élève ayant pris le pli et devenu ensuite étudiant ou ouvrier passait alors dans les mains du sport, à l'école du dépassement de soi, où il se devait de tirer le meilleur parti de tout son savoir gymnastique appris afin de faire progresser son corps encore davantage.

Pour Coubertin, les records étaient améliorables suivant trois voies : la « progression peut provenir en effet soit d'une adaptation à des appareils ou à des mouvements nouveaux, soit d'un perfectionnement général de la race, soit d'une spécialisation de l'individu1161 ». Le rendement augmente si l'on améliore l'appareil de production ou bien les gestes techniques des travailleurs sportifs ; il augmente si l'on met en place une organisation sociale rationnelle visant à former efficacement les corps de la population1162 ; il augmente si l'on spécialise les individus dans une tâche précise. La recherche de l'optimisation de la performance doit donc suivre trois directions : technique, sociale, individuelle. Trois directions vers lesquelles le monde du travail contemporain de Coubertin s'efforce d'aller : machinisme, paternalisme,

1160 Cf. supra, pp. 78sq. 1161 Pierre de Coubertin, « La limite du record », op. cit., p. 165. 1162 C'est ce que Coubertin paraît vouloir dire par « perfectionnement général de la race », prenant pour exemple la Scandinavie, « où la moyenne des records s'est naturellement élevée dans une proportion considérable par le fait que chaque individu a été amélioré directement au moyen des mesures appliquées à l'ensemble ». Ibid.

434 LE DISPOSITIF SPORTIF taylorisme.

Cependant, dans l'amélioration des records, l'attention de Coubertin s'attache surtout à la troisième voie, celle de la spécialisation. D'un côté, Coubertin l'applaudit :

« On médit volontiers de la spécialisation ; on l'accuse de mille méfaits. Sans doute il y a du vrai dans les reproches dont elle est l'objet. Mais ici nous n'avons pas à apprécier sa valeur. Il s'agit de savoir quelle est la limite du record.1163 »

Mais d'un autre côté, il en craint certains excès, et cela déjà dans ce même article, où, à côté du spécialiste d'une seule discipline, sont vantés les mérites à la fois de la polyvalence et du collectif :

« On peut se demander si l'avenir n'est pas aux records collectifs et moyens. La moyenne des résultats obtenus par un homme dans plusieurs sortes d'épreuves, voilà un record moyen. Le nombre des élèves d'une école qui peuvent nager cent mètres en un temps donné, voilà un record collectif.1164 »

Le sport comporte certes une dimension tayloriste, ainsi que l'avait dénoncé Hébert.1165 Mais dans le même temps apparaît une préoccupation biopolitique au sens de Foucault1166, le regard se posant non plus seulement sur l'individu mais sur le collectif, sur la race qu'il faut « rebronzer », sur l'espèce qu'il faut améliorer, sur toutes ces performances collectives qu'il faut observer, mesurer, comparer, archiver. Dans le même temps est également pensé le besoin d'une adaptabilité des corps, d'une flexibilité des agents à des tâches différentes, ce que Coubertin exprima en opposant dans un autre article l'entraînement et l'accoutumance :

« L'accoutumance fut longtemps synonyme de force. L'homme qui avait "des habitudes régulières" était récompensé par la santé et la puissance. On l'admirait de faire tous les jours la même chose aux mêmes heures et on le citait en exemple à la jeunesse. On n'avait peut être pas tort parce que la Société d'hier, sédentaire et réglée, réclamait ce genre de vertus et en tirait profit. Mais la Société d'aujourd'hui, instable et indépendante, s'en accommode mal. Elle veut bien des entraînés ; elle ne désire pas des accoutumés. La mentalité de l'accoutumé en effet est peu favorable à l'initiative, peu faite pour le risque : elle ne le prépare pas à changer son fusil d'épaule de façon

1163 Ibid., p. 166. 1164 Ibid. 1165 Cf. supra, pp. 193sqq. 1166 Voir par exemple sur cette question Michel Foucault, La volonté de savoir [1976], op. cit., pp. 188-191.

435 LE DISPOSITIF SPORTIF

aisée et rapide, à choisir entre les routes, à sauter un obstacle aussi bien qu'à le tourner selon la circonstance. Elle ne lui permet pas surtout de s'accommoder sans peine des brusques revirements qui surviennent de nos jours dans la vie d'un homme.1167 »

L'accoutumé est cet homme enfermé dans son identité et son activité, subissant le changement, incapable de s'adapter aux évolutions inhérentes à la vie moderne. L'entraîné au contraire est animé de cette santé adaptative décrite par Canguilhem1168, cette « grande santé » dont parlait Nietzsche1169, capable de se plier aux modifications de son environnement et même de les rechercher, voire de les provoquer. L'homme entraîné est mobilisable pour des tâches différentes, ses compétences, tant physiques que cognitives, sont plastiques : il est un spécialiste du général. Coubertin sent que la société bascule d'un schéma parménidien toujours immobile à un flux héraclitéen où tout change sans cesse. Le corps moderne doit être capable de nager dans ce fleuve qui ne fait que couler, qui n'est jamais deux fois le même.1170 Coubertin est le témoin autant que l'acteur du passage d'une « société disciplinaire » à une « société de contrôle », pour reprendre la terminologie de Deleuze :

« L'homme des disciplines était un producteur discontinu d'énergie, mais l'homme du contrôle est plutôt ondulatoire, mis en orbite, sur faisceau continu. Partout le surf a déjà remplacé les vieux sports.1171 »

Il s'agit pour l'homme d'apprendre à « glisser » sur les différents flux de la société. L'homme doit être un « couteau suisse » à plusieurs lames. Avec certaines limites cependant, car Coubertin ne s'est pas encore converti entièrement aux vertus du surf1172, son modèle restant moins celui du glisseur que celui du décathlonien, voire surtout du pentathlète. Car même en ce domaine de la combinaison, il ne faut pas « verser dans l'excès opposé qui est celui du "touche à tout". Ce qui convient c'est l'intermittence, c'est l'ordre dans la diversité. Le touche à tout sportif est un inutile ; le touche à tout social est un nuisible1173 ». Être capable de

1167 Pierre de Coubertin, « Les méfaits de l’accoutumance », op. cit., p. 56. 1168 Cf. supra, pp. 193sqq. 1169 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir [1882], op. cit., liv. V, par. 382. 1170 « Héraclite », in Jean-Paul Dumont, (éd.). Les écoles présocratiques, éd. Jean-Paul Dumont, Paris, Gallimard Folio, 1991, paragr. 91, p. 87. 1171 Gilles Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 244. Voir aussi Ibid., p. 165. 1172 La société non plus : admis à titre de démonstration lors des Jeux Olympiques de 1900 à Paris (mais sous la forme utilitaire du secourisme), le surf attend toujours de figurer au programme des Jeux d'été ; le « surf des neiges » (snowboard) est quant à lui admis au programme des Jeux d'hiver depuis 1998 et les Jeux de Nagano. 1173 Pierre de Coubertin, « Les méfaits de l’accoutumance », op. cit., p. 58.

436 LE DISPOSITIF SPORTIF tout faire, mais ne pas tout faire ; être mobile, mais rester à sa place ; savoir s'adapter à tout, mais ne toucher qu'une seule chose. Là encore, Coubertin réconcilie l'inconciliable, à cheval entre deux aspirations presque contradictoires, dont la confrontation est tout aussi riche en effets que celle entre les différentes conceptions de mérite et d'égalitarisme : l'obtention d'une substance absolument neutre, indéterminée et échangeable en puissance, mais capable de posséder tout attribut en acte ; la production de sujets puissants en puissance, riches en potentialités. Production de corps malléables, mais également d'esprits, car le « demi- entraîné » que souhaite Coubertin « a beaucoup de chances de pouvoir transporter dans le domaine de l'activité sociale les qualités ainsi mises en pratique dans le domaine physique1174 ».

2) Les âmes travailleuses

La volonté animant la liberté du pratiquant sportif avec cette si grande assiduité dans les entraînements et les efforts laisse rêveuses les autres institutions sociales, qui font du courage du champion dans la souffrance l'idéal vers lequel doit tendre tout individu. La persévérance qui détermine le sportif fait modèle ; elle prouverait presque les vertus de la « méthode Coué ». Quoique Lance Armstrong considère que sa « sa victoire contre la maladie a été un phénoménal coup de chance », les quelques raisons invoquées pour expliquer sa survie face au cancer font référence aux enseignements du sport, école de la persévérance :

« J'ai une solide constitution, et mon métier m'a appris à me battre contre tout espoir de gagner, à surmonter des obstacles insurmontables. J'aime m'entraîner. J'aime donner le maximum, à l'entraînement comme en compétition. Ça m'a aidé.1175 »

Glorification de la volonté, de la persévérance, de la détermination ; mais l'on a vu en quoi ces concepts pouvaient être compris comme relevant davantage du registre de l'addiction, de la dépendance, que de le volonté libre délibérant par de simples raisons.1176 Pour quelle raison persiste-t-on à considérer la volonté de cet arbitre affecté de façon « pathologique1177 » comme libre et émancipée ?

1174 Ibid. 1175 Lance Armstrong, Il n’y a pas que le vélo dans la vie, op. cit., p. 12. 1176 Cf. supra, « Arbitrium sportum, arbitrium brutum », pp. 275sq. 1177 Terme à comprendre dans son sens usuel le rapprochant de « maladif », mais aussi simplement dans le

437 LE DISPOSITIF SPORTIF

2.1) LES ADDICTIONS POSITIVES

Si l'addiction au sport ne parait pas en être une mais passe au contraire pour être une manifestation exemplaire de l'opiniâtreté, de la détermination, c'est simplement parce qu'elle est socialement valorisée, tout comme le sont d'autres addictions, telles que celle au travail (workaholism). Comme le rappelle Dan Véléa1178, il s'agit là d'addictions positives, au sens que William Glasser1179 donne à ce concept − et non négatives, comme l'alcoolisme ou la toxicomanie.

Du point de vue du sujet qui en est atteint, l'addiction est pathologique dans un sens médical, celle-ci pouvant être assimilée à une maladie caractérisée tant par le dérèglement de l'homéostasie du système hédonique, que par le déséquilibre psychique résultant d'une détresse existentielle dont elle est la conséquence. Mais dans le même temps, du point de vue social, cette pathologie peut justement être considérée comme n'en étant pas une, lorsqu'elle aboutit à un comportement socialement valorisant et valorisé. L'alcoolique boit, selon Deleuze, à chaque fois le dernier verre − ou plutôt l'avant-dernier, le pénultième1180 ; les alcooliques boivent parce qu'ils perçoivent « quelque chose de trop grand pour eux1181 » ; « l'alcoolisme n'apparaît pas comme la recherche d'un plaisir, mais d'un effet1182 » ; il est le moyen de joindre ces deux termes que sont la « fêlure incorporelle » de la mort impersonnelle, et la mort personnelle. L'alcoolisme est du point du sujet une pathologie addictive ; mais du point de vue social, il n'en est pas encore une ; il ne gène pas s'il parvient à être contrôlé ; comme le dit encore Deleuze, « la seule justification possible, c'est si ça aide le travail1183 ». Lorsque des conséquences sociales néfastes apparaissent, l'addiction devient négative ; lorsque Deleuze s'aperçoit qu'il ne peut plus travailler, il arrête de boire. Si les conséquences de l'addiction sont socialement acceptées, si elles permettent notamment de travailler, a fortiori si elles permettent de mieux et de plus travailler, l'addiction est considérée de manière positive. Paradoxalement, le sujet souffre d'une maladie sans en souffrir.

sens kantien d'asservissement aux penchants de la sensibilité. Voir par exemple Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique [1788], Paris, GF Flammarion, 2003, p. 129 [57]. 1178 Dan Véléa, « L’addiction à l’exercice physique », op. cit., pp. 39-40. 1179 Voir en particulier William Glasser, Positive Addiction, New York, Harper Perennial, 1985, pp. 56-57. 1180 Voir « B comme boisson » in Gilles Deleuze, Claire Parnet et Pierre-André Boutang, « L’abécédaire de Gilles Deleuze ». 1181 Ibid. 1182 Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 184. 1183 Gilles Deleuze, Claire Parnet et Pierre-André Boutang, « L’abécédaire de Gilles Deleuze », op. cit.

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L'addiction positive est pathologique pour l'organisme de la personne qui en est atteinte du point de vue biologique et psychique ; mais elle ne l'est paradoxalement pas du point de vue de l'organisme social dans lequel il s'inscrit : l'addiction n'est négative que lorsqu'elle déplaît aux normes sociales.

Ambiguïté de l'addiction positive : si l'on se réfère à Canguilhem, il n'y a maladie pour un sujet qu'à partir du moment où celui-ci vit mal quelque chose1184 ; or, un addicté au travail ne le vit pas mal ; au contraire il parvient à s'insérer dans la société mieux que quiconque, et celle-ci le prend pour exemple, pour modèle, à l'image des « forçats de la route1185 » ou d'ailleurs. L'addiction positive n'est pas une maladie en termes de fitness, d'adaptation, puisque, justement, elle est positive, en adéquation avec le milieu dans lequel évolue le sujet. Cependant, dans le même temps, elle demeure addiction, c'est-à-dire une dépendance monopolisante, signe, premièrement, d'un manque de polyvalence de la part du sujet dont toutes les conduites se focalisent en un seul objet, signe, deuxièmement, d'un manque d'adaptation, de plasticité, de flexibilité. Or, toujours en suivant Canguilhem, la santé est justement permettre de s'adapter aux conditions changeantes de son milieu, de créer de nouvelles normes.1186 L'addicté, positif comme négatif, en est incapable. Si sa source de stimulation hédonique vient à disparaître, il souffre d'un manque (craving). Après 10 000 heures de pratique et plus1187, l'addicté à un instrument de musique est certes en meilleure santé dans le monde des musiciens, ses compétences étant développées à leur acmé et parfaitement adaptées au milieu ; mais dans un monde sans instrument, le musicien addicté est en souffrance, ne pouvant se passer de pratiquer. La bonne santé de l'addiction positive n'est qu'apparente, ne pouvant créer de nouvelles normes.

La psychologie de l'addiction, qui n'en rend raison que par le seul jeu des processus cognitifs, comportementaux ou neurobiologiques, serait ainsi à compléter par une sociologie et une histoire de l'addiction, qui rendrait compte également de ses enjeux politiques et économiques.1188 Car en effet, dans le cas de la dépendance au travail, à laquelle prépare peut- 1184 « Nous pensons avec Leriche que la santé c'est la vie dans le silence des organes. » Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique [1943,1966], op. cit., p. 72. 1185 Albert Londres, Les Forçats de la Route [1924], op. cit. 1186 « La santé, c'est une marge de tolérance des infidélités du milieu. » Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique [1943,1966], op. cit., p. 130. 1187 Cf. supra, pp. 308sqq. 1188 Pour une histoire des addictions, voir les travaux de Didier Nourrisson. Par exemple, Didier Nourrisson, Histoire sociale du tabac, Paris, Christian, 2000. Didier Nourrisson, Le buveur du XIXe siècle, Paris, Albin

439 LE DISPOSITIF SPORTIF

être celle au sport, il est dans l'intérêt de la société de disposer d'individus qui ressentent l'inactivité comme un manque, comme une souffrance, de disposer d'individus capables de travailler et de suer toujours et encore plus sans que l'on ait nécessairement à les contraindre manu militari. De tels individus − peu importe les mécanismes psychologiques et physiologiques qui les articulent − sont montrés comme exemples, tel le mineur soviétique Alekseï Stakhanov, « Héros du Travail Socialiste », décoré par le régime à de nombreuses reprises, car capable d'extraire à lui seul quatorze fois plus de charbon qu'aucun autre ouvrier.

L'addiction rend les individus esclaves à eux-mêmes, ce que montre parfaitement l'étymologie du terme qui provient de l'ancien droit romain et du latin ad-dicere « dire à » : l'homme libre qui ne pouvait rembourser ses dettes était « dit à » (addictum) son créancier ; il en devenait l'esclave temporaire (addictus) et c'est ce sens juridique que conserva le Moyen Âge.1189 Avec l'addiction, la tutelle n'est plus imposée du dehors par un maître, mais du dedans par l'esclave lui-même. Disposer d'individus ne pouvant pas s'empêcher de travailler, qui ressentent l'oisiveté comme un malaise (plus exactement, qui ressentent avec une sensibilité des plus extrêmes le malaise résultant nécessairement de toute inactivité − ce qui revient au même dans les faits), voilà ce que les sociétés les plus disciplinaires n'avaient même pas osé rêver, et que pourtant le sport réalise. L'addiction offre un moyen sans pareil de tirer le maximum des individus. Elle permet de monopoliser toute la volonté, une volonté paradoxalement aboulique qui se croit chimériquement maîtresse d'elle-même, sur une seule tâche, de focaliser toute l'attention et la concentration d'un individu sur une seule fin. En enfermant les sujets dans une identité bien définie − le cocaïnomane, l'alcoolique, le fumeur, l'acheteuse compulsive, l'entrepreneur, le sportif −, elle se montre un moyen très efficace d'individuation. Elle contribue à fixer les individus dans une essence qui soit stable. Il faudrait étudier comment les pratiques addictives se sont développées dans les derniers siècles : tabagisme, alcoolisme, toxicomanie. Non pas tant dans leur rapport à un processus d'individuation destiné à tuer l'éclectisme et à fixer les populations en des lieux bien précis auquel elles participent très probablement − l'alcoolique au bar, le scientifique dans le laboratoire, le sportif dans le stade −, mais dans la façon dont elles furent considérées. Bien que correspondant toutes à une même « pathologie » − ou, plus modestement, à un même

Michel, 1990. Didier Nourrisson, Cigarette : histoire d'une allumeuse, Paris, Payot, 2010. Didier Nourrisson, Le tabac en son temps : de la séduction à la répulsion, Paris, ENSP, 1999. 1189 Eric Loonis, Théorie générale de l’addiction, op. cit., pp. 15-17.

440 LE DISPOSITIF SPORTIF schéma comportemental fondant l'esclavage de soi-même sur le mal-être −, certaines furent en effet socialement valorisées parce qu'utiles quand d'autres non, alors qu'elles paraissent être toutes de même nature : seul l'objet diffère.

2.2) L'ÉTHIQUE SPORTIVE ET L'ESPRIT DU CAPITALISME

La dépendance au sport rejoint la dépendance au travail sur un point bien précis : la profession. La profession est la certitude qu'a le sujet d'avoir trouvé sa voix et sa voie, sa vocation, et de devoir se tenir ensuite à ce rôle le mieux possible. Selon Max Weber1190, la profession/vocation (Beruf) est une conséquence directe du concept luthérien de prédestination, qui pousse les hommes à se choisir une profession et à s'y fixer, et, par suite, à travailler le plus et le mieux possible uniquement dans cette fonction, avec comme arrière- plan théologique plus ou moins inconscient le schéma luthérien et l'espérance de s'attirer la grâce divine, la réussite, l'enrichissement sur cette terre devenant les possibles signes de son élection. Par ce processus, la profession permet l'individuation des sujets qui finissent par accepter pleinement d'occuper une seule fonction bien définie dans la société, puisque leur profession impose de ne jouer qu'un seul et unique rôle, et ce de la manière la plus parfaite qu'il soit possible. Comme il s'agit de se donner tout entier corps et âme à son métier, il faut le faire tout le temps et en tout lieu, ce qui contribue à abolir la schizophrénie de l'homme telle que la théorie de l'aliénation de Marx l'avait décrite. Selon ce dernier, l'homme, sitôt qu'il entre sur son lieu de travail, devient autre, comme étranger à lui-même, et ne retrouve son authenticité qu'en quittant l'endroit − quoique l'aliénation puisse poursuivre et se poursuivre même à l'extérieur : voir Charlot répétant toujours les mêmes gestes jusque dans son sommeil dans Les Temps Modernes.

Si les travailleurs travaillent toujours plus, c'est, en suivant arx, parce que le capital recherche la plus-value pour la plus-value et, partant, maximise sans cesse la productivité des agents par leur exploitation maximale. La source du processus qui pousse à une accumulation sans fin de capitaux se dit en termes économiques et matérialistes. Elle se situe dans la mécanique même du système social capitaliste, dans la logique du capital, dans l'infrastructure des conditions, des forces, des rapports de production. Si l'on suit eber, que les hommes soient poussés au « surtravail », que l'on conçoive l'enrichissement personnel comme une finalité

1190 Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1905], op. cit., pp. 43-104.

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évidente, serait en revanche davantage dû à l'univers symbolique qui détermine les agents, aux institutions politiques, aux lois, à la religion, à la philosophie. Surtout, au protestantisme, qui fait du travail des hommes le seul moyen pour eux de s'assurer la grâce divine et d'obtenir le Salut.

Ce que permet l'addiction, c'est d'attribuer aux individus une profession à laquelle ils s'estiment comme prédestinés lorsqu'ils en sont au stade de pré-contemplation (lorsque le sujet n'a pas encore conscience de souffrir d'une dépendance) ou même de contemplation (lorsque le sujet se considère comme dépendant) de leur dépendance1191 : loin de soupçonner la dépendance sous-jacente, on interprète celle-ci louablement en termes de passion, de vocation, de raison de vivre ; on la glorifie, on l'applaudit, on la chante, sans comprendre que cela conduit à l'enraciner encore plus. Le sport est un dispositif qui produit des corps utiles, des âmes travailleuses, des caractères soumis ; l'addiction, une « servitude involontaire » qui avance masquée comme volontaire, est peut-être le processus souterrain qui permet à cette mécanique de fonctionner. Le sport constituerait ainsi une sorte de protestantisme sécularisé enseignant à se livrer corps et âme entièrement à sa vocation ; institutionnalisé comme elle l'est désormais, la « chrétienté musculaire » du puritain Thomas Arnold prend le relais du dispositif religieux en faisant oublier ses origines théologiques, ce qui permet de l'imposer même en terre laïque ou anciennement catholique.

Le lien entre protestantisme et pratique sportive a été très débattu. Ainsi, comme le suggère Raymond Thomas, « la pratique sportive est peut-être conditionnée par les croyances religieuses » :

« Lüschen défend ce point de vue. Pour l'auteur, l'éthique protestante va de pair avec une forte pratique sportive compétitive. La foi calviniste dans la prédestination assure le croyant qu'il est béni de Dieu lorsqu'il réussit. Le besoin de succès constitue de ce fait une partie centrale de la personnalité du protestant. Lüschen trouve la confirmation de cette hypothèse en Allemagne fédérale au niveau du sport. Les pourcentages de protestants et de catholiques au sein de la population du pays et au sein des licenciés dans quelques disciplines typiques lui permettent de démontrer la corrélation entre sport et protestantisme. […] Remarquons que la présence protestante

1191 Charly Cungi, Faire face aux dépendances : alcool, tabac, drogues, jeux, internet, Paris, Retz, 2005, pp. 32-43.

442 LE DISPOSITIF SPORTIF

s'élève avec le niveau de qualification des sportifs. Le facteur religieux influe sur la pratique mais aussi sur le passage à l'élite.1192 »

Étudiant la population d'Allemagne de l'Est en 1958, Lüschen faisait ainsi apparaître une corrélation statistique importante entre protestantisme et pratique sportive :

Sport et religion en Allemagne de l'Ouest1193

Pratiquants à haut Population générale Licenciés Athlétisme/natation niveau en athlétisme et natation Protestants 52% 60% 67% 73% Catholiques 44% 37% 37% 26% Autres 4% 3% 2% 1% Nombre 1 880 366 111

La représentation des protestants est plus importante parmi les pratiquants sportifs, que dans la population générale ; elle augmente même pour les disciplines sportives dites « ascétiques », telles que l'athlétisme ou la natation, et augmente encore chez les pratiquants à haut niveau.

Des corrélations similaires peuvent être montrées concernant la répartition des médaillés olympiques, les protestants étant sur-représentés sur les premières marches des podiums, alors que pourtant minoritaires quant à la population mondiale :

1192 Raymond Thomas, La réussite sportive, op. cit., pp. 21-22. 1193 Cité in Allen Guttmann, From Ritual to Record: The Nature of Modern Sports, New York, Columbia University Press, 1979, p. 83.

443 LE DISPOSITIF SPORTIF

Sport et religion aux Jeux Olympiques1194

Part des médailles d'or Part de la population olympiques mondiale Protestants 54.5% 7.6% Catholiques 40% 23.6% Mahométans 1.6% 15.5% Bouddhistes, shintoïstes 1.2% 7.3% Juifs 1% 0.4% Autres 1.6% 45.4%

Toutefois, commentant ces données de Lüschen, Allen Guttmann nuance l'hypothèse consistant à établir un lien de causalité direct entre protestantisme et pratique sportive. Premièrement, de nombreux puritains étaient hostiles à l'idée de sport, à toute attention portée au corps ; deuxièmement, des pays étrangers à la culture protestantes, comme le Japon, se sont néanmoins convertis aux valeurs sportives. C'est pourquoi le rapport entre protestantisme et sport n'est, d'après Guttmann, probablement pas direct, mais requiert un moyen terme faisant le lien entre les deux, qui est à rechercher selon lui dans la « révolution scientifique et industrielle » à laquelle les protestants étaient davantage ouverts, le sport consistant moins dans un rapport ascétique au corps que un rapport rationalisé à celui-ci.1195

Mais plus que le problème de la possible émergence du sport à partir du protestantisme, la question importante est celle des rapports entre, d'une part l'investissement dans l'activité économique que le protestantisme, si l'on suit Weber, semble garantir, et d'autre part l'investissement dans l'activité, sportive ou non, que permet de garantir le mécanisme de l'addiction. Si la religion peut fournir des motifs suffisants pour permettre aux individus de supporter et surtout de s'imposer eux-mêmes le joug du travail, l'addiction parvient à en faire de même, mais en faisant l'économie de la superstition, ce qui correspond davantage à des sociétés désormais sécularisées. Comme le remarque Manuel Schotté, la religion islamique est en partie ce qui aide les athlètes de fond marocains à mieux courir1196 ; dans les « stades sans dieux1197 », l'addiction prend le relais.

1194 Ibid. 1195 Allen Guttmann, From Ritual to Record: The Nature of Modern Sports, op. cit., pp. 83-89. 1196 Manuel Schotté, « Réussite sportive et idéologie du don. Les déterminants sociaux de la « domination » des coureurs marocains dans l’athlétisme français (1980-2000) », op. cit., p. 29. 1197 Il s'agit du titre de la partie consacrée au sport de l'essai d'Alain Ehrenberg Alain Ehrenberg, Le culte de la

444 LE DISPOSITIF SPORTIF

L'éthique puritaine propre à certaines pratiques corporelles ascétiques telles que le marathon est un point sur lequel convergent sport et protestantisme.1198 Dans son étude sur les pratiquants du marathon (non pas seulement des vainqueurs, mais de tous les pratiquants dans leur ensemble), Jean-Michel Faure remarquait une sur-représentation des PCS+ et des diplômés parmi les candidats aux 42,195 km : « la nébuleuse "marathon" se compose d'un fort noyau de bourgeois et d'intellectuels autour duquel gravitent les catégories qui en sont socialement les plus proches1199 ». Qu'est-ce qui pousse ce public à s'engager dans de telles pratiques ?

« L'image qui s'impose est celle d'une pratique ascétique au sens plein qu'utilisait Max Weber pour caractériser un type historique, tant dans les conduites économiques que dans les conduites religieuses. L'entraînement est une discipline librement consentie, un choix rigoureux qui exclut la facilité et les concessions. Les règles que l'on se donne, engagent et lient. Elles expriment une exigence et une lutte avec soi- même.1200 »

Ces coureurs amateurs se vivent en tant que marathoniens corps et âme. Ils s'engagent dans une discipline ascétique faite de contraintes importantes, adoptant plus ou moins consciemment une éthique qui résonne avec celle décrite par Weber à l'endroit du protestantisme :

« Les entretiens des marathoniens des milieux favorisés expriment une éthique, même si elle n'est pas conçue comme telle. L'activité est un but en soi, et n'apporte d'autre récompense que la satisfaction du devoir accompli. "Je cours pour moi." Cette morale rappelle bien l'éthique des entrepreneurs si souvent analysée par Max Weber ; le profit est une fin non un moyen de jouissances ; sa réalisation est une exigence, elle permet de bien conduire sa vie. L'ascétisme des marathoniens possède sa propre finalité. L'excellence dans la compétition exprime la juste manière de mener son existence.1201 »

Mais plus aucune référence à une transcendance pour justifier cet engagement total, plus aucun univers symbolique qui légitimerait la conversion à une certaine manière d'être.

performance, op. cit., pp. 23-95. 1198 Voir aussi sur cette question Isabelle Queval, Le sport : petit abécédaire philosophique, op. cit., pp. 45-46. 1199 Jean-Michel Faure, « L’éthique puritaine du marathonien », Esprit, avril 1987, p. 38. 1200 Ibid., p. 40. 1201 Ibid.

445 LE DISPOSITIF SPORTIF

Quoiqu'homologue à certains types d'ascétismes en vigueur dans l'éthique protestante, l'ascétisme du sport est athée, sécularisé. Sa manière d'installer la vocation ne prend plus la forme supérieure d'un appel du divin, mais bien plutôt une forme souterraine, reposant sur les mécanismes propres à la psychologie de l'addiction. Que les pratiquants sur-représentés dans ces disciplines ascétiques soient issus de catégories (cadres, patrons, etc.) directement impliquées dans la dynamique du capitalisme ne tient sans doute pas à un hasard.

Tout comme la profession/vocation (Beruf), tout comme l'addiction, le sport peut apparaître d'une certaine manière comme une « ruse du capitalisme ». Non pas celle d'un capitalisme marxien figé et monophorme, celui du grand Capital aux mains de la seule bourgeoisie, dont l'unique mécanisme est celui des seuls rapports de production, capitalisme supposé destiné à s'effondrer sous le propre poids de ses contradictions trop grandes. Mais celle d'un capitalisme polymorphe, plastique, adaptatif qui sans cesse se réinvente et parvient à survivre en réinvestissant de nouveaux dispositifs : hier la religion, le sport aujourd'hui. Par- delà la production d'individus conformes à ce qu'il en attend, le sport paraît contribuer à former un « nouvel esprit du capitalisme », c'est-à-dire, comme l'écrivent Luc Boltanski et Ève Chiapello, à former une « idéologie qui justifie l'engagement dans le capitalisme1202 », qui vient désormais mobiliser chacun quel que soit son grade, qu'il soit en haut ou en bas, qu'il soit patron ou ouvrier. Les classes dominantes, et non plus seulement les dominées, sont en effet sommées de faire de leur mieux. D'où un rendement accru, une grande économie dans le fonctionnement, un coût de la dépense effectuée pour mettre au travail les populations réduit. Il n'y a presque plus besoin de coercition ou de menace, on travaille spontanément sans qu'il y ait besoin de taper sur les doigts : l'exploitation ou l'aliénation n'est plus ressentie comme un joug insoutenable.

Ainsi, il ne faudrait pas se méprendre sur le sens du professionnalisme sportif. L'argent est mécaniquement perçu comme l'une des causes principales de corruption − dans tous les sens du terme − du sport. L'indécence des gros salaires des footballeurs, qui « choquaient » Nicolas Sarkozy1203 plutôt que ceux des grands patrons, sont souvent jugés comme salissant la pureté originelle du sport en transformant le stade en un marché où règne un capitalisme sans aucune limite (voire « l'arrêt Bosman » autorisant la libre circulation des joueurs dans l'espace

1202 Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard NRF, 1999, p. 42. 1203 « Les salaires « choquent » M. Sarkozy », L’Équipe, 26 janvier 2010.

446 LE DISPOSITIF SPORTIF européen). Mais le capitalisme peut être bien autre chose. Il peut revêtir d'autres masques. Le professionnalisme peut certes désigner pour un athlète la perception de gains numéraires. Mais bien avant, une pratique sportive devient professionnelle du moment qu'on la considère comme une vocation, quand bien même elle ne rapporterait rien, ce qui concerne déjà bon nombre d'amateurs et de pratiquants de loisir au contraire prêt à payer pour pratiquer. On est sportif professionnel avant tout lorsque l'on décide d'entrer, comme le souhaitait Coubertin, dans la « religion athlétique » de plein pied, de tout son être, lorsqu'on en fait sa profession de foi.

En se focalisant uniquement sur le professionnalisme salarié, le long combat pour un sport amateur conduit jusque dans les années 1990 par l'Olympisme ou le rugby prétendait − du moins dans les motifs, car on a vu ce qu'il en était − lutter contre les dérives mercantilistes et faire du sport un lieu à l'abri du capitalisme. Ce faisant, l'attention s'est moins portée sur cette autre conception du professionnalisme en tant que vocation, encore plus essentielle à la mécanique du capitalisme que le simple marchandage de la force de travail, et qui put se diffuser à son aise, tant dans le stade que dans la société et la culture. Contre le sport contemporain qu'il juge « inhumain », Robert Redeker oppose le jeu d'avant le sport, le sport pratiqué gratuitement :

« Amateur se dit de celui qui aime gratuitement. […] Du fait de sa gratuité, l'exploit ludique ne se laisse pas emballer dans l'apparence d'un produit mercantile.1204 »

Mais ce sport-là n'échappe peut-être pas si vite au capitalisme. Tenter de contenir le capitalisme en luttant contre le sport professionnel salarié, en promouvant un amateurisme de la profession de foi sportive, n'installe que plus profondément l'idée de vocation, bien plus mobilisatrice. Si l'exploitation capitaliste telle que décrite par Marx devait user de coercition pour mettre les masses au travail, la vocation capitaliste peut quant à elle faire l'économie, idéalement, de presque toute violence. C'est de bon cœur que l'on part donner le meilleur de soi-même et jouer son rôle dans la société comme on joue au football. Le capitalisme apprécie mieux des individus prêts à payer pour travailler, que de les payer pour qu'ils travaillent. On ne travaille plus parce que l'on y est obligé et contraint, mais simplement comme si c'était un jeu.

1204 Robert Redeker, Le sport est-il inhumain ?, op. cit., pp. 123-124.

447 LE DISPOSITIF SPORTIF

Peut-être est-ce ceci que Lévinas avait à l'esprit dans Totalité et Infini :

« On peut aimer son métier, jouir de ces gestes matériels et des choses qui permettent de les accomplir. On peut transformer en sport la malédiction du travail.1205 »

La « sportivisation du monde » consiste à habiller le travail avec les vêtements du ludisme. Quelqu'un qui s'amuse à un certain jeu ne souffre pas de le reproduire tout le temps et à jamais. Ce seul jeu peut suffire à certains, qui vont de ce fait moins rechercher l'ambition, se contentant de « jouer » à leur poste, et à lui seul, les mêmes parties, à l'infini. Se plaisant au type de problème qu'ils traitent sur le moment, qui leur procure assez de satisfaction, voir du plaisir addictif, ils s'y fixent, ils y établissent leur profession. Le travail à la chaîne, mais même toutes les tâches répétitives perdent ainsi leur pénibilité ; quelqu'un qui s'amuse à un certain jeu ne souffre pas de le reproduire tout le temps et à jamais. La « gamification du monde », qui consiste à « transposer les mécaniques du jeu à l'ensemble de la vie quotidienne » est peut-être le stade ultérieur de la sportivisation du monde, consistant à transformer « le monde en un jeu vidéo », comme le résume Mathieu Triclot.1206 Le sport pourrait bien être une étape intermédiaire, ainsi que le laisse penser l'exemple tout trouvé de la gamification du running :

« Il y a le programme Nike+ qui utilise la puce GPS de votre mobile pour suivre vos courses à pied, les enregistrer sur le site, remplir vos barres de progression et d'objectifs, répondre à des défis, gagner des badges, sans compter les encouragements que vos innombrables amis Facebook peuvent vous envoyer lorsque le téléphone détecte que vous vous mettez à courir. Comme dit le slogan : "Progressez à chaque foulée."1207 »

Transformer en sport la malédiction du travail ; transformer en jeu la malédiction du sport.

Qu'est-ce en définitive que ce sportif posé comme modèle pour tout sujet par cette société sportive ? Non pas une personne en bonne santé physique, mais quelqu'un présentant un excédant physiologique, anormal, surnormal, né différent des autres. Non pas une personne avec une vie psychique saine et équilibrée, mais quelqu'un en détresse existentielle, présentant

1205 Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, Paris, Le Livre de Poche, 1971, p. 141. C'est nous qui soulignons. 1206 Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, op. cit., pp. 231-232. 1207 Ibid., pp. 232-233.

448 LE DISPOSITIF SPORTIF tous les signes de l'addiction. Non pas une personne choisissant librement de fournir un travail acharné pour réussir, mais quelqu'un subissant la réussite suite à une dépendance « pathologique » à l'activité physique. Le sport met moins en avant une âme saine dans un corps sain que des corps hypertrophiés par endroit et hypotrophiés en d'autres, des corps presque malades parce que poussés à la limite, des corps dociles et utiles car gouvernés par des âmes assagies ayant accepté leur rang inique, et fournissant toutefois un travail maximal et optimal par rapport à leur être, tant en quantité qu'en qualité. Ce que le sport fait mine de glorifier, c'est le travail, la volonté, le mérite ; ce qu'il glorifie en fait, c'est l'esclavage, l'asservissement à un penchant, l'obéissance à ce que dicte l'addiction, et la soumission à l'ordre établi. Non pas que la réussite sportive ne puisse pas tenir dans un travail librement effectué : cette dimension est en effet bel et bien présente dans l'oxymore sportif ; mais cette dimension si lumineuse cache cet autre côté beaucoup plus obscur, qui s'impose d'autant plus facilement qu'il se tient dissimulé dans l'ombre de ces grandes valeurs que la société se plaît à projeter dans le stade.

3) Les caractères soumis

Le rapport de la société sportive au travail consiste donc à vendre celui-ci sous les allures de la vocation, de la profession, laquelle dissimule habilement les penchants esclavagistes de l'addiction. Des corps efficaces, et des âmes travailleuses qui s'imposent elle- même le joug. Mais il est un autre rapport au travail que le sport entretien, qui ne passe plus cette fois par l'addiction et la profession, mais par cette dialectique qui est à l'œuvre dans la notion même de mérite, par ce jeu entre les différentes notions d'égalité décrit par Coubertin.1208 La leçon du sport et du mérite : inciter chacun à travailler le plus possible, tout en sommant de rester à sa place en acceptant les inégalités. Le tour de force du dispositif sportif est ainsi de produire à la fois du travail et de l'ordre, par le simple jeu de ces représentations cognitives qui s'avèrent inadéquates. Inadéquates, car partiellement adéquates : elles parviennent toutefois à s'accrocher sur le phénomène sportif et sur la question du travail, car parcellaires, fragmentaires. Si bien que Darwin parvient contre toute attente à cohabiter avec Lamarck. De la friction entre leur discours émanent l'ordre en même

1208 Cf. supra, « Le problème de l'égalitarisme », pp. 169sq.

449 LE DISPOSITIF SPORTIF temps que le travail.

3.1) TRAVAIL ET TRANSFORMATION DE SOI

Le flottement dans les différentes notions utilisées pour rendre compte de la réussite, sportive ou non, permet à ces deux discours, qui s'opposent presque terme à terme, d'être vrais. D'un côté, celui du darwinisme, de l'aristocratie, de l'héritage, de la rente du capital humain, de la sélection. De l'autre, celui du lamarckisme, de la méritocratie, du travail, de la transformation de soi, de la perfectibilité. Que l'on puisse associer ces théories biologiques à des valeurs politiques bien précises n'est pas fortuit, ni sans conséquences. Bien avant que l'évolutionnisme ne trouve avec Herbert Spencer une interprétation politique, et que le « darwinisme social » ne connaisse ses heures de gloire, Marx nourrissait déjà un relatif scepticisme à l'égard du darwinisme :

« Il est remarquable de voir comment Darwin reconnaît chez les animaux et les plantes sa propre société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, ses ouvertures de nouveaux marchés, ses "inventions" et sa malthusienne "lutte pour la vie".1209 »

Le darwinisme comme produit de l'idéologie bourgeoise : c'est pour lutter contre ce « malheureux travers » que Lyssenko travailla à une biologie compatible avec les principes du matérialisme dialectique, posant notamment comme axiome la transmission des caractères acquis, une biologie soviétique ne pouvant évidemment pas s'accommoder du caractère trop « réactionnaire » de la théorie de l'évolution, laquelle concède trop à l'état de fait et pas assez à la possibilité de le transformer. Ce n'était là chez Lyssenko qu'une reprise de thèmes déjà développés par Engels, davantage intéressé par Darwin que Marx ne l'était, qui accordait au travail un rôle crucial dans l'évolution biologique :

« La main n'est pas seulement l'organe du travail, elle est aussi le produit du travail. Ce n'est que grâce à lui, grâce à l'adaptation à des opérations toujours nouvelles, grâce à la transmission héréditaire du développement particulier ainsi acquis des muscles, des tendons et, à intervalles plus longs, des os eux mêmes, grâce enfin à l'application sans cesse répétée de cet affinement héréditaire à des opérations nouvelles, toujours

1209 Cité in Peter Singer, Une gauche darwinienne. Evolution, coopération et politique, Cassini, 2002, p. 22.

450 LE DISPOSITIF SPORTIF

plus compliquées, que la main de l'homme a atteint ce haut degré de perfection.1210 »

Au fondement de cette position qui prête au travail de l'homme la faculté non seulement de transformer le monde extérieur, mais également lui-même, se trouve, comme l'écrit Peter Singer, le « Grand Rêve de la gauche : la Perfectibilité de l'Homme1211 ». Perfectibilité que l'on trouve déjà chantée par Rousseau, laquelle distinguerait, selon lui, fondamentalement l'homme des autres animaux : lui possède la « faculté de se perfectionner » presque indéfiniment, « au lieu qu'un animal est, au bout de quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces mille ans1212 ». D'où la tentation à laquelle succombe parfois une certaine gauche, et que condamne Singer, de nier aveuglément et absolument l'évidence biologique au nom de la plasticité humaine, posant comme dogme indiscutable l'idée que la nature humaine est précisément de ne pas en avoir. Les hommes sont à ce point maîtres de leurs destins qu'ils le sont aussi de leurs propres natures individuelles, après avoir été « comme maîtres et possesseurs de la nature1213 » en général. L'existentialisme sartrien, en ce qu'il s'écrit en partie dans la mise entre parenthèse phénoménologique du discours objectif sur le monde initiée pas Husserl, appuya fortement cette idée :

« Il n'y a pas de nature humaine, puisqu'il n'y a pas de Dieu pour la concevoir. L'homme est non seulement tel qu'il se conçoit, mais tel qu'il se veut, et comme il se conçoit après l'existence, comme il se veut après cet élan vers l'existence, l'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait.1214 »

Or, ni chez Rousseau, ni chez Sartre, n'est claire la façon dont se manifeste cette liberté humaine à l'égard du donné naturel, si bien que sont rendues possibles des lectures où l'homme peut à ce point se perfectionner et se définir en tant que projet, qu'il devient capable de s'affranchir même de ce qui le caractérise biologiquement. Les questions de biologie, de génétique et de théorie de l'évolution en viennent ainsi à être politisées, polarisées, et mises en rapport avec la façon dont elles considèrent la nature et humaine, et le rôle qu'elles accordent

1210 Friedrich Engels, Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme [1876], Diffusion Éditions du Centenaire, 1979. 1211 Peter Singer, Une gauche darwinienne. Evolution, coopération et politique, op. cit., p. 25. 1212 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [1755], op. cit., p. 183. 1213 Réné Descartes, Discours de la méthode [1637], op. cit., p. 99. 1214 Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme [1946], Paris, Gallimard Folio, 1996, pp. 29-30.

451 LE DISPOSITIF SPORTIF au travail. Il en est de même concernant le problème de la réussite sportive et de ses rapports avec le travail, qui autorise, comme on l'a vu, des discours opposés, des interprétations presque contradictoires, notamment du fait de cette filiation avec les débats entre Lamarck et Darwin.

3.2) DE L'AMPHIBOLOGIE DES CONCEPTS DE LA RÉFLEXION SPORTIVE

En raison de cette amphibologie, le fait sportif apparaît comme inconsistant au sens logique1215 si on le considère du point de vue du travail. Il permet au discours de déduire de manière tout aussi rigoureuse à la fois une thèse et son contraire : la transformation lamarckienne par le travail ; la sélection darwinienne des plus adaptés par le milieu. Inconsistant, son discours est par conséquent irréfutable : à qui clame que le sport est aristocratique et ne se fonde que sur les privilèges de naissance, on pourra opposer qu'au contraire on n'y réussit pas sans travail, et vice versa. Tant la thèse que l'antithèse sont valides parce que démontrables dans son système. Il peut alors constituer soit une tautologie, soit une contradiction, qui, d'un point de vue logique, « montrent qu'elles ne disent rien » et « sont vides de sens1216 », comme l'écrit Wittgenstein. Tautologie : que la réussite sportive est due tout autant au capital humain donné à la naissance qu'à son augmentation par le travail. Contradiction : que la réussite sportive n'est due exclusivement qu'à l'un ou à l'autre. Par conséquent, tout discours, toute théorie ayant pour ambition d'établir une corrélation entre la réussite (sportive ou sociale) et le travail, entre l'augmentation du capital (humain ou économique) et le travail, entre le déplacement dans la hiérarchie (sportive ou sociale) et le travail, et qui s'appuierait sur le fait sportif comme argument, comme donné empirique, comme métaphore, comme analogie, comme image, comme illustration, est fallacieux. Jamais on ne pourra trouver de fait falsificateur pour réfuter un tel discours. Irréfutable, ce discours partage alors formellement tous les traits logiques constitutifs d'un discours pseudo- scientifique, métaphysique, dogmatique, idéologique, mais en aucun cas scientifique, sérieux et rigoureux.1217 Ce discours n'est alors rien d'autre qu'une « mythologie » formidablement plastique, qui peut ensuite être réinvestie par le pouvoir comme on l'a vu, à l'instar de maints

1215 Denis Vernant, Introduction à la logique standard, Paris, Flammarion, 2006, p. 119. 1216 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus [1921], Paris, Gallimard Tel, 1993, paragr. 4.461. 1217 Voir, entre autres, Karl Popper, Conjectures et réfutations [1963], op. cit., pp. 59-68.

452 LE DISPOSITIF SPORTIF autres objets, à la manière dont Barthes le remarquait.1218 Il permet une « politique de l'oxymore1219 » consistant à soutenir fermement une chose pendant que se produit son contraire, et à les justifier aussi bien toutes deux. Un « double discours » similaire dans son fonctionnement au mécanisme de la « doublepensée » utilisé par la « novlangue » décrite par Orwell dans 1984 :

« Le pouvoir de garder à l'esprit deux croyances contradictoires et de les accepter toutes deux. […] Dire des mensonges délibérés tout en y croyant sincèrement, oublier tous les faits devenus gênants puis, lorsque c'est nécessaire, les tirer de l'oubli pour seulement le laps de temps utile, nier l'existence d'une réalité objective alors qu'on tient compte de la réalité qu'on nie, tout cela est d'une indispensable nécessité.1220 »

Comme on l'a remarqué, et comme l'avait parfaitement subodoré Coubertin dans son grand génie, ces deux discours permettent de tirer un grand parti des sujets qui y sont soumis. D'un côté, le discours méritocratique tel qu'on le connaît aujourd'hui, en promettant la gloire à qui s'efforce le plus, permet de mettre chacun au travail le plus et le mieux possible. D'un autre côté, le discours aristocratique permet de maintenir l'ordre établi, de justifier les inégalités de naissance, de maintenir chacun à la place que la nature lui a fixé. La conjonction stratégique habile des deux discours permet au final d'aboutir à la production de sujets travailleurs et obéissants. Tous les éléments que nous avons présenté au sujet de la persistance de l'aristocratie sportive sont en effet de l'ordre du discours et n'échappent bien sûr pas aux critiques que l'on a pu émettre. Le discours sportif aristocratique possède le même point de départ que le discours sportif méritocratique dont on a retracé la formation : le fait sportif. Simplement, il s'est trouvé que le discours méritocratique s'est envolé et détaché des faits jusqu'à ne presque plus les considérer du tout, au contraire du discours aristocratique.

À ce titre, on pourrait imaginer ce qui aurait pu en être si, au lieu du discours méritocratique, c'était le discours aristocratique qui s'était développé au point de muer et de distordre fondamentalement la perception du réel : on n'aurait alors vu dans la performance et la réussite sportive rien d'autre que la manifestation du privilège inné ; on n'aurait jamais cru que le travail eut pu être un moyen d'accroître ses capacités, ou peut-être l'aurait-on accusé de

1218 Roland Barthes, « Le Mythe, aujourd’hui », op. cit. 1219 Voir, dans un tout autre contexte (l'écologisme), Bertrand Méheust, La politique de l’oxymore : Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde, Paris, La Découverte, 2009. 1220 George Orwell, 1984 [1949], Paris, Gallimard Folio, 1972, pp. 303-304.

453 LE DISPOSITIF SPORTIF subvertir ce que la nature a donné en prétendant orgueilleusement parfaire son œuvre et la compléter ; tout discours ventant les vertus de l'entraînement aurait été suspect ou au moins incompris ; peut-être même ne s'entraînerait-on pas, car le sport n'aurait plus été une épreuve permettant de discriminer les plus laborieux mais simplement les corps nés les plus robustes, de mettre en évidence ceux que Dieu ou la nature a favorisés ; le mérite n'aurait plus récompensé les efforts mais la bonne naissance ; la société qui aurait adopté le paradigme d'un tel sport accepterait les hiérarchies figées, et peut-être condamnerait-elle toute atteinte aux inégalités, perçues comme nécessaires, irrémédiables ou sacrées ; elle serait sans doute plus inégalitaire, mais aussi moins productive − peut-être plus inégalitaire parce que moins productive ? − car il n'y aurait plus possibilité d'inciter les individus à travailler et donner le meilleur d'eux-mêmes par la simple promesse de l'amélioration de leur sort ; il aurait alors fallu quelqu'un pour montrer à tous qu'il n'y a pas dans le sport uniquement la manifestation de l'inné mais également celle de l'acquis, que les inégalités ne sont pas inéluctables mais compensables − dans une « certaine mesure ».

Impossible de donner le contenu précis d'une telle représentation du sport. Tout comme le discours méritocratique, elle n'aurait sans doute pas été un concept fixe, immuable et définitif, mais au contraire quelque chose de plastique et polymorphe, évoluant au gré du temps, s'adaptant aux urgences qui se posent à la société sur l'instant, dépendante des croyances, présupposés et préjugés sur lesquels elle se fonde, et qui firent précisément qu'elle ne se développa pas : car le cosmos s'était ouvert pour laisser la place à la possibilité de transformer le monde et l'homme par le travail, car la société réclamait un art de gouverner qui se fonde moins sur la contrainte que sur la liberté, car elle nécessitait des individus travailleurs et dociles, car elle condamnait désormais les inégalités fondées sur autre chose que le mérite, entendu d'abord comme talent puis comme effort. La représentation contemporaine du sport doit évidemment beaucoup à ces contingences historiques, qui conduisirent à ce que l'on ne considère dans le sport uniquement que ce qui pouvait convenir à l'air du temps. Pareillement à la « cristallisation » décrite par Stendhal, la société, aveuglée par son idylle avec le sport, « tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé à de nouvelles perfections1221 ». Les défauts les plus profonds eux-mêmes parviennent, sinon à être transformés en qualités, du moins à être négligés ou omis. Le regard porté par la société sur le

1221 Stendhal, De l’amour [1822], Paris, Gallimard Folio, 1980, p. 31.

454 LE DISPOSITIF SPORTIF sport n'est pas passif mais actif : à la manière du sujet transcendantal kantien, il construit l'objet de son attention et finit presque par ne trouver en lui que ce qu'il y a mis. Ce faisant, il se trompe ; se trompant, il trompe.

Cette dialectique entre ces deux discours se retrouve ainsi dans le concept du mérite que le sport est chargé d'exemplifier, produisant des effets similaires non plus seulement dans le seul stade, mais dans la société toute entière. Toutefois, il n'est pas sûr que les effets du dispositif sportif soient strictement identiques dans le stade et à l'extérieur. Les inégalités en capital humain sont en effet moins décisives dans la société que dans le sport. Non pas qu'elles n'y existent pas : sans qu'il soit besoin de tomber dans des excès phrénologiques qui iraient chercher dès les premiers gènes et la formation du fœtus une supposée « bosse » des mathématiques ou d'autre chose cause unique de la réussite, il paraît difficilement contestable que certains naissent plus doués, plus talentueux que d'autres, de sorte qu'ils auront moins à travailler pour parvenir à développer des compétences égales. Mais que ces inégalités en capital humain sont dans de nombreux cas négligeables devant des inégalités d'autres types beaucoup plus discriminantes : les inégalités sociales de caste et de rang durant la féodalité et l'Ancien Régime ; les inégalités économiques, les discriminations sociales, raciales, sexistes depuis. L'une des tâches de la sociologie, en particulier celle de Pierre Bourdieu, fut précisément de montrer en quoi ce qui semble aller de soi comme démocratique relève bien souvent de l'illusion ou de l'idéologie, en quoi demeurent, en dépit des bons mots égalitaristes, des inégalités de tout type. Ces inégalités empêchent que les inégalités en capital humain ne se manifestent et ne viennent fonder l'ordre social − ou plus exactement, ces dernières ne deviennent actives et à leur tour discriminantes qu'une fois qu'il y a égalité quant aux autres critères entre quelques individus.

Comme le remarque Roger Caillois, « on s'aperçoit alors que, dans l'ensemble, il n'y a concurrence effective qu'entre gens de même niveau, de même origine, de même milieu1222 » : les inégalités en capital humain ne peuvent introduire une concurrence qu'à partir du moment où l'on accepte de s'indexer sur elles et non sur un autre critère ; sinon, elles sont neutralisées, et ceux nés privilégiés et titulaires d'un don particulier ne pourront en tirer aucun parti tant que toujours inégaux quant aux autres conditions préalables. L'ordre inégalitaire créé par la loi et les institutions durant la féodalité et l'Ancien Régime avait ainsi pour effet de protéger les 1222 Roger Caillois, Les jeux et les hommes [1958], op. cit., p. 221.

455 LE DISPOSITIF SPORTIF castes dominantes des individus talentueux et doués peuplant les castes dominées en interdisant que ces populations les concurrencent : l'inférieur, potentiellement très doué, virtuellement très habile, génie en puissance, était empêché d'actualiser ses talents, de les développer, de les exercer, et restait maintenu par cette tactique en position de sujétion. Avec l'abolition progressive des derniers privilèges féodaux, ces discriminations furent remplacées par d'autres qui accomplissent le même rôle : les pauvres et les minorités ne peuvent parfois pas avoir accès aux mêmes mécanismes que les riches qui leur permettraient d'actualiser leurs potentialités au maximum, et ces derniers sont ainsi protégés de la concurrence en capital humain, et donc de la menace, que cette population pourrait représenter. 1223

3.3) LE MÉRITE, LA RÉPUBLIQUE ET L'ÉCOLE

L'idée républicaine telle qu'on la trouve défendue dans la Constitution de 1958 (article premier), où il est stipulé que la France « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion », n'a pas d'autre finalité que d'abolir, au moins sur le papier, toutes les discriminations autres que celles fondées sur le talent propre à chaque individu, et donc fondées sur le capital humain distribué arbitrairement. Elle prétend garantir ainsi ce que l'Article VI de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen promettait déjà en 1789 :

« Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux [la Loi], sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. »

Recruter une élite, une aristocratie en ne se fondant sur rien d'autre que les vertus et les talents, « une aristocratie d'origine totalement égalitaire » dirait Coubertin : « le propre des démocraties est cette précellence des valeurs sans égard aux conditions » dirait Montherlant. Le Maréchal Pétain, théorisant les fondements de la Révolution nationale, déclarait lui-même en octobre 1940 :

« Le régime nouveau sera une hiérarchie sociale. Il ne reposera plus sur l'idée fausse de l'égalité naturelle des hommes, mais sur l'idée nécessaire de l'égalité des "chances"

1223 Comme on l'a dit, une grande partie de la sociologie de Bourdieu consiste à montrer la persistance des mécanismes de caste au sein des sociétés démocratiques. Parmi de nombreux travaux, voir par exemple Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers, op. cit.

456 LE DISPOSITIF SPORTIF

données à tous les Français de prouver leur aptitude à "servir".

Seuls le travail et le talent deviendront le fondement de la hiérarchie française. Aucun préjugé défavorable n'atteindra un Français du fait de ses origines sociales, à la seule condition qu'il s'intègre dans la France nouvelle et qu'il lui apporte un concours sans réserve.1224 »

Voilà sur quoi se fonde également la République, et voilà sur quoi se fonde également le sport, expliquant sans doute, en partie, la raison de sa fascination à son égard.

Pour accomplir cette même finalité, la République a peu à peu, depuis la Révolution et Napoléon, mis en place les fameux concours et examens qui deviennent des rituels au moins pour les élèves, étudiants et fonctionnaires, revenant périodiquement comme les Jeux Olympiques, sanctionnant en l'espace de quelques heures ou de quelques jours le travail de presque toute une vie. Une série d'épreuves ouvertes à tous (ou sous certaines conditions réclamant le prérequis du succès à un autre concours ou examen, mais jamais d'appartenir à telle ou telle catégorie de personnes) censées discriminer les meilleurs, les plus talentueux, les plus compétents, ne récompensant que les seules mérites des individus à l'exclusion de tout critère économique ou social. Voici en quoi le sport constitue peut-être une école de la vie : en ce qu'il prépare parfaitement à emprunter les routes traversant la société qui usent des mêmes mécanismes. L'école républicaine de Jules Ferry – celle-là même vantée et regrettée par Péguy1225 − importait quant à elle de l'enseignement des Jésuites les principes des notes donnés aux élèves censées traduire le mérite de chacun, les principes de l'émulation entre élèves, de la discipline, de la répétition, de la concurrence, des classements, au moment même où Pierre de Coubertin importait dans la pédagogie française le sport de l'éducation anglaise : la notation de 0 à 20 est adoptée en 1890.1226

Concernant précisément la question de l'enseignement, le très prestigieux concours de l'agrégation, passage obligé pour tout étudiant désirant passer élégamment de l'autre côté du bureau du professeur, est un parfait exemple d'un tel dispositif de sélection. L'agrégation d'éducation physique et sportive le manifeste très clairement : après une première étape 1224 Philippe Pétain, « Message aux Français. L’ordre nouveau [11 octobre 1940] », in Les 100 discours qui ont marqué le XXe siècle, Paris, André Versaille éditeur, 2008, pp. 207-208. Malheureusement, ces principes ne furent pas suivis par Vichy avec toute la rigueur que l'on put espérer. 1225 Cf. supra, p. 30. 1226 Olivier Maulini, « L’école de la mesure. Rangs, notes et classements dans l’histoire de l’enseignement », L’Éducateur, mars 2003.

457 LE DISPOSITIF SPORTIF consistant en un travail théorique classique du type dissertation, en tout point semblable aux autres disciplines telles que les sciences humaines, aboutissant à la sélection des candidats composant le premier cercle des happy few que sont les fameux « admissibles », la deuxième étape, qui désigne les « admis », est entièrement fondée sur la réalisation d'exercices physiques. Or, pour ces derniers, le Bulletin Officiel indique très clairement la chose suivante :

« Le jury évalue la performance du candidat et la maîtrise de l'exécution en relation avec le niveau de performance. La note maximale de performance est en correspondance avec le niveau des champions de France "juniors U.N.S.S." de la discipline apparentée la plus proche.1227 »

Idéalement, on attend ainsi des candidats d'être capables de performer à peu près aussi bien que les meilleurs élèves-sportifs qu'ils auront à éduquer, et donc d'être à peu près aussi bien nés qu'eux quant au capital humain qu'ils disposent − afin très certainement de s'assurer de l'ascendant au moins physique du futur maître sur ses élèves. En 1999, pour les candidats qui opteraient pour l'épreuve du 110 m haies, le record de France cadet (et non encore junior) UNSS établi par Ladji Doucouré était alors de 13''45 − ce qui le situe aux alentours des records du monde des années soixante et soixante-dix, quoique ses haies fussent moins hautes (90 cm au lieu de 1 mètre).

Ce dispositif de l'agrégation se trouve imité à de nombreux échelons, tant inférieurs que supérieurs. Avec raison, Grégoire Chamayou compare l'organisation du monde universitaire au monde sportif. Non pas qu'il sombre dans les facilités et les dangers de la métaphore sportive1228, mais parce que la recherche est tentée de se fonder elle aussi sur le fonctionnement sportif. Le fameux « facteur h » est emblématique de cette tendance. Utilisé de plus en plus aussi bien dans les campus américains qu'ailleurs, il reflète de façon savante les publications produites et leur nombre de citations, auxquelles on réduit bien souvent la valeur d'un chercheur :

« Dans ce nouveau monde hyperconcurrentiel de la recherche, vous devez vous penser comme un tennisman. Chaque communication, chaque article est un match, chaque paragraphe est un set. Votre objectif : battre vos concurrents et grimper dans le

1227 « Concours externes de l’agrégation du second degré - session 2010 », Bulletin officiel spécial, juin 2009, p. 32. 1228 Cf. supra, pp. 408sqq.

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classement ATP de votre discipline. Le ranking, la logique du classement est partout. Oubliez la lutte des classes et embrassez ouvertement la lutte des places. Apprenez que la recherche est un sport de compétition, pas un "sport de combat".1229 »

Aux échelons inférieurs, le baccalauréat, premier grade universitaire, diplôme dont les candidats sont précisément formés par l'élite des professeurs agrégés rigoureusement sélectionnés comme on l'a décrit, recrée certaines structures de la compétition sportive telles qu'on les trouve à l'œuvre dans l'organisation de l'agrégation. L'épreuve d'EPS suit un modèle très similaire pour certaines épreuves, comme par exemple celle du saut en hauteur, où obtenir la note maximale de 20/20 se fait pour les garçons très simplement : 1) en ne faisant pas tomber la barre au moins 4 fois lors des huit sauts autorisés ; 2) en franchissant en moyenne 1 m 69 au cours des trois meilleurs sauts (aux alentours des meilleurs performances mondiales des années 1940 − qui cependant ne se réalisaient pas encore en Fosbury) ; 3) en franchissant une barre à au moins 1 m 76 (record du monde de 1957 − le record de France junior UNSS établi en 1981 est de 2 m 22). Sur ce point-là au moins, il s'agit donc, idéalement, de récompenser une aristocratie physique, celle des bien nés capables de franchir à leur aise les barres les plus hautes. Rien qui ne répugne à la conception républicaine du mérite, qui ne craint pas de distinguer et de promouvoir une élite assise sur ses seuls privilèges de naissances, pour peu qu'ils ne soient pas ceux de la vieille féodalité. Aucune difficulté non plus à soutenir dans le même temps le discours trompeur louant les mille vertus du travail, supposées permettre à qui y met la peine de triompher de toutes les inégalités. Discours produisant l'ordre, et le travail.

Lors de leur mise en place dans les années 1950, les tables élaborées par Letessier n'eurent pas d'autre but que d'objectiver la performance produite par les élèves en sport afin de pouvoir l'évaluer, la comparer, la convertir en une fameuse note sur 20. Construites sur des statistiques réduisant le normal à la moyenne1230, ces tables permettent de « connaître pour chaque âge quelques normes de la valeur physique et, d’après ces normes, classer un individu ou un groupe parmi des individus de même âge1231 », et donc d'individualiser les performances

1229 Grégoire Chamayou, « Petits conseils aux enseignants-chercheurs qui voudront réussir leur évaluation », ContreTemps, 2009. 1230 Yohann Fortune et Jean Saint-Martin, « La table Letessier au service de l’intégration progressive du sport dans l’éducation physique scolaire (1952-1959) », Télémaque, 2008, n. 15, p. 92. 1231 Jean Letessier, « Croissance physique et performance à l’âge scolaire », Revue EPS, 1954. Cité in Yohann Fortune et Jean Saint-Martin, « La table Letessier au service de l’intégration progressive du sport dans

459 LE DISPOSITIF SPORTIF en les relativisant au niveau supposé de l'élève, de l'enfermer dans un groupe à partir duquel son travail et ses progrès se réfèrent : au-delà de la norme, mettre facilement en évidence une élite athlétique dans des fins possibles de recrutement sportif et la faire travailler davantage ; en-deçà de celle-ci, cerner les populations déficientes et trouver des raisons de toujours l'impliquer. Objectif accompli si l'on en croit ce jugement d'enseignants ayant fait l'essai de ces tables :

« Nous savions bien, en effet, qu'il faudrait faire quelque chose pour les élèves aux capacités physiques limitées qui se trouvaient barrés devant les performances imposées et pour ceux qui, au-dessus du niveau du BSP1232 réalisaient la performance demandée et ne se souciaient point de s’améliorer. Eh bien ! L’emploi de la table Letessier nous a comblés. Il a amené, dès l’affichage des premiers résultats, une adhésion totale de tous et un intérêt inespéré. Chacun, de semaine en semaine, mesure les progrès réalisés. Comme il a toujours un objectif à sa portée, il s’entraîne ferme pour réaliser de meilleures performances. Quant aux plus doués, plus question de s’endormir sur les lauriers au lendemain d’une performance imposée, car, plus rien d’imposé, chacun devant s’améliorer en vue de la conquête du meilleur total.1233 »

Chacun, quelle que soit sa place, est mis au travail, car il faut pour chacun progresser ; mais surtout, chacun reste à sa place, car seule la performance est au final prise en compte.1234

Le sport paraît constituer le moyen terme entre le discours du mérite et l'école. Le sport est ce sur quoi se fonde l'école : il est son schème1235 du mérite, en même temps qu'une matière désormais à part entière. L'école est ce qui le diffuse ensuite dans la société, tant en produisant des élèves ayant intériorisé son idéologie, qu'en se proposant comme paradigme. Si l'on suit Élise Tenret, « l'école familiarise les élèves à une hiérarchie fondée sur le mérite1236 ».

l’éducation physique scolaire (1952-1959) », op. cit., p. 97. 1232 Le Brevet Sportif Populaire. Sur la généalogie de cette institution, cf. supra, pp. 213sqq. 1233 Yohann Fortune et Jean Saint-Martin, « La table Letessier au service de l’intégration progressive du sport dans l’éducation physique scolaire (1952-1959) », op. cit., pp. 97-98. 1234 La circulaire du 11 juillet 1983 introduit néanmoins l'idée que le « progrès » et la « participation » de l'élève soient pris en compte dans sa notation pour le baccalauréat, qui désormais se réalise en contrôle continu. Michaël Attali et Jean Saint-Martin, L’éducation physique de 1945 à nos jours, op. cit., p. 287. 1235 Pour Kant, un schème est un produit de l'imagination permettant de relier la généralité d'un concept intellectuel à la particularité d'un phénomène sensible. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure [1781], op. cit., pp. 224-230 / A 137-147 / B 176-187. Isabelle Queval réinterprète également ce concept kantien dans sa lecture du sport. Voir par exemple Isabelle Queval, Le sport : petit abécédaire philosophique, op. cit., pp. 213, 219. 1236 Élise Tenret, L’école et la croyance en la méritocratie, op. cit., p. 60.

460 LE DISPOSITIF SPORTIF

L'école est une des premières instances de socialisation permettant d'apprendre les règles de la vie sociale, mais également d'intérioriser certaines valeurs, notamment celle du mérite. Surtout, du point de vue de la psychologie du locus de contrôle1237, l'école est une instance d'internalisation : elle enseigne à ses sujets à toujours imputer l'échec ou le succès à des causes non pas externes (contexte hasardeux) mais internes (travail, effort, volonté). En outre, les enfants sont insérés à l'école dans des hiérarchies présentées comme légitimes, car indexées sur le mérite − tant dans les rapports entre élèves et enseignants, qu'entre les élèves eux-mêmes. Les enseignants ont un rôle décisif dans ce processus de diffusion de l'idée de mérite, qui passe essentiellement par les notes et appréciations :

« Les appréciations, notamment pour les élèves faibles, sont pratiquement toutes des appréciations portant sur le travail fourni et sur la mauvaise volonté de l'élève : "ne fait pas d'effort", "trop passif", "ne travaille pas assez". Les capacités, sujet plus tabou, ne sont presque jamais évoquées, sans doute parce qu'il est plus difficile d'agir sur elles. Les élèves sont donc incités à expliquer de manière interne l'échec scolaire.1238 »

D'une manière toute sportive, les mots se heurtent aux choses. D'un côté, le discours de l'internalisation, du travail, de l'effort, de la volonté, de la persévérance, de l'assiduité. De l'autre, la réalité extérieure du champ scolaire, inégalitaire, aristocratique, où les difficultés rencontrées par les plus faibles sont des handicaps de naissance : soit inhérents à la « loterie naturelle1239 » qui toujours distribue les atouts avec iniquité ; soit relevant du social, en ce que le milieu de chaque élève est plus ou moins propice au développement des talents. Cette contradiction se cristallise au moment du rituel des fameux « conseils de classe » :

« Du coup, quand le travail fourni et les notes ne se correspondent pas, un hiatus se crée dans l'évaluation scolaire, comme le souligne Merle : "Le "manque de travail" constitue [...] un des principes usuels d'explication de l'échec scolaire. Et cette antienne professorale du "manque de travail" de l'élève produit les conditions de la contestation lycéenne puisque l'allongement de la durée du travail par l'élève ne lui assure pas forcément, loin s'en faut, une reconnaissance scolaire supérieure. Le désir professoral d'une évaluation perçue comme juste par les élèves est finalement quelque

1237 Sur le locus de contrôle, cf. supra, pp. 301sqq. 1238 Élise Tenret, L’école et la croyance en la méritocratie, op. cit., p. 61. 1239 John Rawls, Théorie de la justice [1971], op. cit., p. 104.

461 LE DISPOSITIF SPORTIF

peu inaccessible puisque les évaluations que le maître réalise ne sont pas fonction du temps de travail de l'élève, et sont en partie en contradiction avec les explications données de la mauvaise note.". Ce hiatus, observe Pierre Merle1240, est particulièrement manifeste au moment du conseil de classe, lorsque les professeurs ont à apprécier le travail et les résultats des élèves. Un "jeu de dupes" se déroule donc entre enseignants et élèves, chacun feignant de croire que la réussite – légitime – tient au travail fourni, tout en sachant bien que les notes ne sont pas la mesure du temps passé à faire le devoir, mais du résultat.1241 »

Face à ces discours, les élèves réagissent de façon différente. D'après Anne Barrère, les élèves se distribuent suivant quatre « idéaux-types », comme le rappelle Élise Tenret.1242 Certains travaillent beaucoup, d'autres non ; certains réussissent parfaitement, d'autres échouent : quatre combinaisons possibles. Le « bosseur » est celui qui travaille et réussit ; le « fumiste » est celui qui ne travaille pas et échoue ; le « touriste » est celui qui ne travaille pas mais réussit ; le « forçat » est celui qui travaille mais échoue.

Le bosseur est la figure tendant à prouver la vérité du système méritocratique : « l'ouvrier mérite son salaire1243 », il travaille, ses efforts sont récompensés en conséquence. Pete Rose1244 ou en sont des incarnations dans les enceintes sportives : peu talentueux initialement paraît-il, ils durent travailler dur pour se hisser aux sommets. Le fumiste est son antithèse, mais paradoxalement prouve également à sa façon la vérité du système méritocratique : s'il ne réussit pas, c'est parce qu'il ne travaille pas ; par contraposée, il n'aurait qu'à travailler pour réussir − le mariage entre réussite et travaille est sauf. En sport, ceux-là ne sont pas dans le stade mais bien plutôt à l'extérieur, regardant le spectacle sportif et murmurant qu'ils pourraient faire aussi bien que les champions qu'ils admirent, si seulement ils décidaient d'entrer dans le jeu. Le bosseur tout comme le fumiste vérifient l'équation selon laquelle la réussite est proportionnée au labeur, que le sport autant que l'école tendent à appliquer à la société. Ils internalisent tous deux les causes du succès, se proposant comme les

1240 Voir l'étude en question : Pierre Merle, L’évaluation des élèves. Enquête sur le jugement professoral, Paris, PUF, 1996. 1241 Élise Tenret, L’école et la croyance en la méritocratie, op. cit., pp. 62-63. 1242 Ibid., pp. 64-65. Voir aussi l'étude en question Anne Barrère, « Le bosseur, le fumiste, les touristes et le forçat. Formes de travail lycéen et pratiques d’évaluation », Correspondances - SAIO Créteil, juin 2001, pp. 9-10. 1243 La Sainte Bible, op. cit., v. Lc 10:7. 1244 Michael J. Sandel, « The Case Against Perfection », op. cit.

462 LE DISPOSITIF SPORTIF deux seuls profils possibles.

Mais le touriste et le forçat contredisent tous deux cette séduisante formule. Tous deux sont en « désadéquation » avec le modèle méritocratique. Les touristes sont ceux qui n'ont pas besoin de suer, ou alors si peu, pour obtenir des résultats. Outrageusement doués, ils siègent sur le trône de leur génie à la manière de rois fainéants : soit parce qu'héritiers d'un bon capital culturel transmis par leur milieu social et familial dont il leur suffit de gérer la rente (touristes de première classe, selon la terminologie d'Anne Barrère) ; soit parce que bornes au royaume des aveugles (touristes de deuxième classe). En sport, ces touristes se nomment Bernard Hinault ou Lance Armstrong, si l'on en croit certains récits, et qui osent parfois se travestirent en « bosseurs », que l'on présente souvent comme tels. Le forçat est quant à lui la figure négative du touriste : il s'acharne dans le travail, mais également dans l'échec. Ils sont ces mulets besogneux, incapables de se hisser au rang des chevaux de course, mais qui continuent tragiquement à œuvrer dans l'espérance que le travail finira un jour par payer. Ils sont ces sportifs convaincus en la mythique règle des 10 000 heures1245, mais qui végètent pourtant dans les divisions inférieures, dans des cercles plus proches des enfers de Dante que des podiums. Quand sonne la dix-mille unième heure, lorsque le travail n'a toujours pas payé, certains abandonnent, mutant du même coup en ce « fumiste » ne travaillant pas et qui alors prouve la validité de la méritocratie ; d'autres trichent, corrompent, se dopent.

Bosseur et fumiste prouve un même modèle : l'un est le négatif de l'autre. Le forçat quant à lui se transforme à terme soit en bosseur s'il réussit, soit en fumiste : il est une figure qui n'est que transitoire. Le schéma célébré est constamment celui de la réussite par le travail, auquel seul le touriste déroge discrètement, ayant le système à son avantage. Seul le bien né sort son épingle de ce jeu où tous les autres doivent travailler et se soumettre. La même problématique se retrouve ainsi dans le sport et dans l'école, et plus largement dans la société : la même dialectique entre le discours sur le travail comme seul moyen de réussite, et les inégalités de fait, de nature, de naissance ; la même injonction à l'effort, en même temps qu'au respect de l'ordre produit par les hiérarchies ; la même adoration de l'aigle à deux têtes du mérite ; le même objectif de production d'un sujet efficace, travailleur et soumis ; le même traitement du forçat, qui soit réussit et est applaudi, soit échoue et est mis au ban ; la même domination aristocratique du bien né, tant physiquement que socialement. La leçon apprise à 1245 Cf. supra, pp. 308sqq.

463 LE DISPOSITIF SPORTIF l'école, moins dans les livres, moins dans les cours, moins dans les exercices, que dans un non-dit composé d'attitudes, d'exemples, de justifications, prépare à celle de la vie qui requiert un même « savoir-être ». « On pousse les jeunes en troupeau à l'école afin qu'ils apprennent les vieilles ritournelles et quand ils savent par cœur le verbiage des vieux, on les déclare "majeurs"1246 », écrivait Max Stirner. Était-ce ce que Coubertin avait en vue lorsqu'il formulait le vœux, aujourd'hui réalisé, de réformer la pédagogie et la société par l'introduction du sport ?

1246 Max Stirner, L’Unique et sa propriété [1844], op. cit., p. 77.

464 CONCLUSION

CONCLUSION

Dans Le Prince, Machiavel analysa très finement les mécanismes de la politique, du pouvoir et de l'État, jusque dans leurs plus petits rouages, et en livra toutes les clefs. Avec sa décision théorique de plutôt « se conformer à la vérité effective de la chose qu'aux imaginations qu'on s'en fait1247 », en analysant ce que le pouvoir est en fait, en abandonnant le projet de construire une utopie de ce que serait un hypothétique État juste et idéal, son ambition était de fournir aux Médicis le plan réel du pouvoir politique, afin de le conserver, de le renforcer, de le rendre plus efficace.

De sa lecture des textes de Machiavel, Rousseau tirait une leçon tout à fait opposée. De ce plan donnant toutes les clefs effectives du fonctionnement du pouvoir politique, il entendait s'en servir pour au contraire lui résister. « En feignant de donner des leçons aux Rois, il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains.1248 » La tyrannie ? « Les maximes de celle-ci sont inscrites au long […] dans les satyres de Machiavel.1249 » Il n'y a qu'à le lire pour apprendre à la démasquer et à lutter efficacement contre elle.

Montrer comment un dispositif fonctionne, en faire l'histoire, la généalogie, l'archéologie, l'anatomie et le déconstruire permet de fournir toutes les clefs nécessaires tant pour le démonter, le débusquer et y résister, que pour le remonter, le renforcer, l'utiliser. Foucault le remarquait : les textes ne sont que des « boîtes à outils ». Impossible d'imposer un mode d'emploi univoque susceptible de prévenir à coup sûr de certains usages. « Le discours véhicule et produit du pouvoir ; il le renforce mais aussi le mine, l'expose, le rend fragile et permet de le barrer.1250 » Vrai pour les discours analysés par Foucault sur la sexualité, mais également vrai pour les textes de Foucault eux-mêmes, qui sont lus, étudiés et utilisés tant par les dominants que par les dominés. La sociologie même la plus critique peut paradoxalement apparaître comme un outil puissant aux yeux de ces « ingénieurs sociaux » dont parlait Bourdieu :

1247 Nicolas Machiavel, Le Prince [1532], op. cit., chap. XV. 1248 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social [1762], Paris, GF Flammarion, 2001, chap. III, 6, p. 111. 1249 Jean-Jacques Rousseau, « Économie [1755] », in Encyclopédie, vol. 5, p. 339. 1250 Michel Foucault, La volonté de savoir [1976], op. cit., p. 133.

465 CONCLUSION

« On peut se donner pour fin de comprendre le monde social, au sens de comprendre pour comprendre. On peut, au contraire, chercher des techniques permettant de le manipuler, mettant la sociologie au service de la gestion de l'ordre établi.1251 »

Le sport naît au XIXe siècle de l'institutionnalisation des jeux anciens. En Angleterre, pour discipliner la jeunesse trop turbulente des public schools, la rendre virile mais morale, la rendre sage et tranquille, mais active et confiante. En France, après avoir franchi la Manche, il s'inscrit dans un projet de « rebronzage » de la race, proposant un remède à une société en crise qui s'industrialise et s'accélère, qui enterre ses anciennes hiérarchies et ses dieux, qui requiert des hommes travailleurs mais demeurant à leur place, des hommes libres mais obéissants. La sélection des plus forts est son mode de recrutement, ne se fondant sur aucune autre chose que sur le mérite des individus, indexant sa hiérarchie uniquement sur le talent des individus, sans tenir compte de leur condition sociale. Au faible, il ne laisse aucune place si ce n'est la dernière, ni aucun autre choix que celui de travailler avec encore plus d'assiduité et d'entêtement que les forts afin d'essayer de combler faiblesses et inégalités, créant peu à peu, en un demi-siècle, ce mythe méritocratique si tenace qu'une hiérarchie fondée sur le mérite n'est dépendante que du travail fourni par chacun.

Les inégalités de nature récusent cette fable, ce doux rêve des sociétés démocratiques. Elles persistent en dépit des discours les niant, les négligeant, les ignorant. À mesure qu'on les discerne moins, cachées et recouvertes sous l'apologie du travail, elles produisent des sujets encore plus travailleurs et soumis, car convaincus qu'ils ne peuvent améliorer leur sort que par un meilleur et plus important labeur, que leur place dans la hiérarchie n'est que justement méritée, strictement proportionnée à leurs efforts. S'entraîner différemment, inventer de nouveaux gestes, de nouvelles techniques, mais également tricher, corrompre et se doper : disqualifier le travail comme seul moyen de combler des inégalités iniques, subvertir une hiérarchie arbitraire prétendant à tort se fonder uniquement sur l'effort, refuser le jeu d'un pouvoir leurrant ses sujets par un ensemble de représentations inadéquates. Ces conceptions débordent le seul champ du sport, se propageant à toute la société, le social ne se réfléchissant plus que par le biais des catégories sportives.

Dans ce cadre, de tels systèmes prétendant se définir sur le mérite sont, à proprement

1251 Pierre Bourdieu, « Une science qui dérange [1980] », in Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 26.

466 CONCLUSION parler, injustes. Si l'on suit John Rawls, la justice comme équité pose en effet que les inégalités, quelles qu'elles soient, doivent être organisées de façon à profiter aux moins favorisés, conformément au « principe de différence » :

« Les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) elles apportent aux plus désavantagés les meilleures perspectives et (b) elles soient attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément à la juste (fair) égalité des chances.1252 »

La méritocratie pose à l'inverse que la position de chacun est, précisément, méritée, donc juste en elle-même : nul besoin d'organisation correctrice, le sort de chacun dépendant de lui-même. Les dominés ne le sont que par mauvaise volonté, par manque de travail ; ou par manque de dons, de talents. Rien qui ne trouble l'« Ordre du Mérite », tant du point de vue moral que rétributif ; toujours, l'effort et la compétence dictent leur hiérarchie. Les systèmes sportifs, que ce soit le sport lui-même ou bien les systèmes plus généraux se fondant sur des principes analogues, sont toujours réticents à admettre un quelconque « principe de réparation », posant que « les inégalités non méritées doivent être corrigées » :

« Puisque les inégalités de naissance et de dons sont imméritées, il faut en quelque façon y apporter des compensations. Ainsi, ce principe affirme que, pour traiter toutes les personnes de manière égale, pour offrir une véritable égalité des chances, la société doit consacrer plus d'attention aux plus démunis quant à leurs dons naturels et aux plus défavorisés par la naissance.1253 »

Le sport s'organise presque à l'inverse, consacrant les inégalités, de naissance ou non, soit en les maquillant sous les mérites du travail, soit en les applaudissant même en tant que telles. Seul le sort des forts l'intéresse. Jamais les inégalités ne profitent aux faibles : elles sont au principe même de leur domination, elles sont au principe même du sport et du mérite. Le principe de réparation est en contradiction avec les fondements mêmes des systèmes sportifs et méritocratiques. Il est pourtant l'un des trois principes de la justice comme équité, que John Rawls propose de désigner par le terme de « fraternité1254 ».

L'une des hypothèses proposées dans ce travail pour rendre compte du développement

1252 John Rawls, Théorie de la justice [1971], op. cit., p. 115. 1253 Ibid., p. 131. 1254 Ibid., pp. 135-136.

467 CONCLUSION du sport a été de l'inscrire dans la problématique de la « passion de l'égalité1255 » qui s'est emparée des sociétés occidentales depuis au moins le XVIIIe siècle1256, faisant oser à Tocqueville cette prédiction : « l'avènement prochain, irrésistible, universel de la démocratie dans le monde1257 ». Le monde du sport accomplit en son sein cette révolution démocratique en posant l'égalitarisme social des participants en tant que fondement. Mais comment la passion de l'égalité peut-elle en rester à la seule égalité des conditions ? « Pense-t-on qu'après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches ?1258 », interrogeait Tocqueville. En fait, « les hommes ne fonderont jamais une égalité qui leur suffise1259 ». La passion de l'égalité cherche au-delà de la seule égalité sociale ; elle recherche une égalité réelle ; elle excite les ambitions de chacun, qui se pense aussi légitime que tout autre pour occuper une certaine position ; « une carrière immense et aisée semble s'ouvrir devant l'ambition des hommes, et ils se figurent volontiers qu'ils sont appelées à de grandes destinées1260 ». Le pendant de l'égalitarisme est d'attiser chez les individus la volonté de se distinguer des autres, qui paradoxalement cherchent à recréer de la hiérarchie. « Avoir un privilège, rêve de tout égalitaire, particulièrement de tout égalitaire français1261 », écrivait Charles Péguy. Mais l'espérance des ambitieux se heurte bien souvent à la réalité, qui ne permet jamais d'accomplir tous les espoirs. Tous ne réussissent pas, en sport comme ailleurs. « Cette opposition constante qui règne entre les instincts que fait naître l'égalité et les moyens qu'elle fournit pour les satisfaire tourmente et fatigue les âmes1262 », ainsi que le remarque Tocqueville − mais également Coubertin, qui baptisait ce mal consécutif à la passion de l'égalité la « névrose universelle1263 ». Suicide et démence sont pour Tocqueville les symptômes d'une passion de l'égalité condamnée à demeurer toujours frustrée1264 ; la

1255 Cf. supra, pp. 30sqq. 1256 Bien avant en effet si l'on suit l'hypothèse continuiste proposée par Tocqueville au sujet de la Révolution française, qui prendrait sa source dès le XVe siècle et Charles VII imposant la taille. Alexis de Tocqueville, L’ancien régime et la révolution [1856], op. cit., pp. 114-116, 190. 1257 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique I [1835], Paris, GF Flammarion, 1981, p. 53. 1258 Ibid. 1259 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II [1840], Paris, GF Flammarion, 1981, p. 173. 1260 Ibid. 1261 Charles Péguy, Pensées [1934], Paris, Gallimard NRF, 2007, p. 35. La citation provient des Cahiers de la Quinzaine, 28 janvier 1905. 1262 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II [1840], op. cit., p. 173. 1263 Cf. supra, pp. 34sqq. 1264 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II [1840], op. cit., p. 174.

468 CONCLUSION délinquance sportive1265, et les phénomènes d'addiction et de dépression1266, sont ceux propres à ce monde du stade continuellement rétif à l'égalitarisme en dépit des intentions. Comme l'écrit François Furet dans sa préface à De la démocratie en Amérique, « la démocratie, si elle a l'avantage sur les autres états de société de mobiliser l'activité des citoyens à travers leurs passions égalitaires, présente également un problème inconnu des aristocraties : celui de sa viabilité quotidienne1267 ». L'émancipation promise par les aspirations égalitaristes de la démocratie la prend à son propre piège : attisant démesurément les ambitions en faisant miroiter l'égalité, elle incite à travailler jusqu'à tant que les atteindre, mais sommant simplement d'accepter stoïquement son rang en cas d'échec. De ce point de vue, la démocratie est l'une des ruses les plus efficaces du capitalisme.

Marx et Tocqueville furent tous deux préoccupés à leur façon par cette contradiction propre à la démocratie, comme le remarque François Furet. Marx reste enfermé dans ce problème de l'égalité, montrant en quoi celle-ci n'est qu'un « mensonge idéologique1268 » n'exprimant rien d'autre que les rapports de production propres à l'économie capitaliste, contemporaine de l'avènement au premier plan de la classe bourgeoise. Tocqueville quant à lui fait l'économie de cette question, posant l'égalité moins comme une valeur à défendre ou condamner, que comme un fait social, en tant que celle-ci « est devenue la légitimité des sociétés modernes1269 », la croyance propre des peuples démocratiques. « Marx voit la liberté dans la suppression de la plus-value ; Tocqueville dans la gestion intelligente de la croyance égalitaire1270 », écrit François Furet. Pour Marx, il s'agit de lutter contre cette fausse croyance en l'égalité afin, justement, de mieux « réaliser les promesses de l'égalité » ; pour Tocqueville, il s'agit de montrer les effets, parfois et souvent bénéfiques, de cette croyance qui s'impose irrémédiablement aux sociétés modernes. De même, face à la question de l'égalité dans le sport, une réponse marxiste et une autre tocquevillienne pourraient être distinguées. La première, déjà en partie engagée par Brohm et le courant de la théorie critique1271, consistant à dénoncer les fausses promesses du sport, à tenter de combler les inégalités ou même à y

1265 Cf. supra, pp. 348sqq. 1266 Cf. supra, pp. 274sqq. 1267 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique I [1835], op. cit., p. 36. 1268 Ibid., p. 40. 1269 Ibid., p. 41. 1270 Ibid., p. 40. 1271 Cf. supra, pp. 251sqq.

469 CONCLUSION mettre fin ; la seconde, qui peut-être était déjà celle de Coubertin1272, essayant de montrer en quoi cette croyance égalitariste peut être féconde à différents points de vue, quand bien même l'inégalité des hommes serait une fatalité à accepter.

Cependant, entre Marx et Tocqueville, ou plutôt à côté, se trouve l'archipel de l'anarchisme, celui de Stirner, mais aussi de tant d'autres. Max Stirner ne voyait dans la question de l'égalité et du mérite qu'une simple chimère, une idée abstraite uniquement bonne à hanter le cerveau des « possédés1273 », permettant de justifier les hiérarchies − étymologiquement, le « pouvoir du sacré » − et les partages entre individus.1274 Certains espéreront peut-être un temps prochain où que l'on puisse justifier d'exploiter, de dominer des individus au motif qu'ils sont moins bien nés sera regardé avec autant d'indignation qu'aujourd'hui les malheureuses tentatives pour justifier l'esclavage, pour légitimer l'asservissement d'autres hommes. « Forçats de tous pays, unissez-vous ! » serait leur cri de ralliement. De la même façon que les anticléricaux en appelaient à la séparation de l'Église et de l'État, ou que Feyerabend en appelait à la séparation de la science et de l'État1275, certains militeraient pour une laïcité sportive consacrant la séparation du sport et de l'État, imposant un strict partage entre la société et le sport, espérant que l'on soit désormais plus humble dans la victoire et moins honteux dans la défaite. D'autres, suivant l'injonction d'Agamben qui appelait à « profaner1276 » les dispositifs, fouleraient aux pieds les systèmes sportifs, le sport et sa sacralité, proclamant tel Lafargue un « droit à la paresse », tonnant contre « cette aberration mentale » qu'est « la passion furibonde du travail1277 ».

La réponse à donner à la question posée par le sport ne peut être simple. Elle constitue un problème éminemment politique. Non parce que le sport serait l'idéologie caractéristique d'une société donnée dont il faudrait se débarrer afin de libérer la société ; non parce qu'il constituerait la superstructure ou l'infrastructure de la société capitaliste ; non parce qu'il désignerait un ensemble de discours et d'institutions pouvant être instrumentalisés par le

1272 Cf. supra, pp. 169sqq. N'oublions pas que Coubertin partageait certaines des idées de Tocqueville, et a même fréquenté le neveu de celui-ci. Cf. supra, pp. 30sq. 1273 Max Stirner, L’Unique et sa propriété [1844], op. cit., p. 54. 1274 Ibid., p. 221. 1275 Paul Feyerabend, Against Method, New York, Verso Book, 1993, p. 160. 1276 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, op. cit., pp. 37-40. 1277 Paul Lafargue, Le droit à la paresse. Réfutation du droit au travail de 1848, Paris, Henry Oriol, 1883, p. 7. Lafargue proposait de limiter la durée du temps de travail à trois heures par jour, vœu à la portée d'une société convertie au machinisme. Ibid., pp. 25-26.

470 CONCLUSION pouvoir politique, qu'il soit de gauche ou de droite ; non parce qu'il serait le lieu d'une perpétuation de la domination de certaines classes sociales sur d'autres ; non parce qu'il serait une pratique répressive de certains instincts ; mais bien plutôt parce que le rapport au corps, le rapport à soi qu'il engage est en lui-même déjà fondamentalement politique. Le mode de subjectivation sportif, de par le seul rapport à soi qu'il implique, produit des sujets sur lesquels le pouvoir, quel qu'il soit et d'où qu'il vienne, peut prendre prise. Ce rapport à soi fournit les points d'accroche sur lesquels les institutions prennent ensuite appui et s'échafaudent les unes sur les autres. Pratiquer seul, mesurer ses performances, travailler pour les améliorer, accepter ses limites, c'est déjà entrer dans le dispositif. Un autre rapport à soi est à inventer, un autre rapport au corps, un autre sport − en un mot, une nouvelle éthique du soi, comme y appelait Foucault :

« C'est peut-être une tâche urgente, fondamentale, politiquement indispensable, que de constituer une éthique du soi, s'il est vrai après tout qu'il n'y a pas d'autre point, premier et ultime, de résistance au pouvoir politique que dans le rapport de soi à soi.1278 »

1278 Michel Foucault, L’herméneutique du sujet [1982], op. cit., p. 241.

471 RÉFÉRENCES

RÉFÉRENCES

Une partie des textes utilisés est consultable directement sur Internet. L'intégralité de la Revue Olympique est ainsi accessible à l'adresse http://search.la84foundation.org.

Par ailleurs, on consultera avec profit les liens suivants :

Agence Française de Lutte contre le Dopage (AFLD), http://www.afld.fr

Centre de Recherche et d'Innovation sur le Sport (CRIS), http://cris.univ-lyon1.fr/

Comité International Pierre de Coubertin, http://www.coubertin.ch/

International Association for the Philosophy of Sport, http://www.iaps.net/

LA84 Foundation, http://www.la84foundation.org/

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Revue STAPS, http://visio.univ-littoral.fr/revue-staps/ (années de 1980 à 1999), http://www.cairn.info/revue-staps.htm (à partir de 2001)

Site Officiel du Mouvement Olympique, http://www.olympic.org

472 BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE

Figurent ici toutes les références appelées dans le texte par les notes de bas de page. Les dates entre crochets dans les titres indiquent la date de première publication du texte. On a essayé, lorsqu'une version d'un texte papier était accessible « en ligne », d'en indiquer le lien, qui furent consultés à la date de réalisation de ce texte. Par ailleurs, la classification des textes en différentes rubriques utilisée repose évidemment sur des critères conventionnels.

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500 INDEX DES NOMS

INDEX DES NOMS

A Auger, Fabrice...... 213 Abgrall, Fabrice...... 102 Augustin, Jean-Pierre...... 154 Abott, Edwin Abott...... 397 Absalon, Julien...... 311 B Achille...... 125, 175, 370, 382 Bachelard, Gaston...... 256, 259, 401, 413-415 Adam, Paul...... 132, 159, 165, 170, 210, 218, Bacon, Francis...... 99, 100, 411 238, 430 Balboa, Robert « Rocky »...... 307, 345 Adorno, Theodor Ludwig Wiesengrund....251 Balla, Giacomo...... 427 Agamben, Giorgio...... 421, 422, 470 Bambuck, Roger...... 238 Ahansal, Lahcen...... 300 Barbusse, Béatrice...... 405 Alembert, Jean Le Rond...... 97 Barr, Murray Llewellyn...... 326 Amoros, Francisco...21, 25-28, 57, 60-68, 70- Barrère, Anne...... 462, 463 75, 83, 84, 90-92, 121, 135, 159, 164, 184, Barthélémy, Georges...... 213 185, 256, 361, 425, 426, 429, 431, 432, 434 Barthes, Roland...... 171, 453 Andreff, Wladimir...... 361 Basso, Ivan...... 250 Anquetil, Jacques...... 338 Bassons, Christophe...... 278 Aristote. 76, 79, 142, 266, 287, 294, 350, 373, Bauche, Patrick...... 283, 292, 293 389 Baudrillard, Jean...... 23, 418, 419 Armstrong, Lance...... 85, 264, 274, 278, 279, Beaumarchais, Pierre-Augustin Caron de 237, 292, 306, 437, 463 390, 392 Arnal, Thierry...... 74 Beccaria, Cesare...... 374 Arnold, Thomas 18, 29, 40, 48, 52, 53, 56, 57, Bénichou, Fabrice...... 290, 291 77, 82, 83, 86, 89, 134, 148, 184, 197, 442 Benjamin, Walter...... 352 Aron, Raymond...... 153 Bentham, Jeremy...... 69, 95-97 Arrachion...... 47 Bergson, Henri...... 403 Astrand, Per-Olof...... 265 Bermond, Daniel...... 102 Attali, Michaël...... 252

501 INDEX DES NOMS

Bernard, Claude...... 428 Camus, Albert...... 148 Bichat, Marie François Xavier...... 428 Cancellara, Fabian...... 289, 358 Bizzini, Lucio...... 289 Canguilhem, Georges...20, 70, 195, 269, 270, Blum, Léon...... 220 379, 436, 439 Boardman, Christopher...... 357, 358 Capablanca, José Raúl...... 310 Bohr, Niels...... 296 Carlos, John...... 166 Bol, Manute...... 192, 256, 270 Carnegie, Andrew...... 31 Bolt, Usain...... 338 Carney, Emma...... 274 Boltanski, Luc...... 446 Carnot, Sadi...... 31 Bonaparte, Napoléon...... 81, 82, 237, 457 Carrà, Carlo...... 37 Boonen, Tom...... 267, 268, 288 Cavill, Frederick...... 363 Borotra, Jean...... 231, 238 Chaban-Delmas, Jacques...... 238 Bosman, Jean-Marc...... 446 Chamayou, Grégoire...... 458 Bouin, Jean...... 189, 270, 352 Chaplin, Charlie...... 202, 430 Bourdieu, Pierre...... 19, 55, 83, 236, 238, 253, Chapman, Carol Lee...... 278, 304 298, 299, 320, 332, 340, 387, 403, 404, 420, Chapus, Eugène...... 76, 114, 174 455, 465 Charles V...... 121 Bourg, Jean-François...... 250 Charles VII...... 468 Bourget, Paul...... 116, 124, 133 Charroin, Pascal...... 249 Bréal, Michel...... 128 Chartier, Roger...... 43, 50, 93, 222 Breuer, Joseph...... 36 Chiapello, Ève...... 446 Brohm, Jean-Marie.....88, 151, 171, 177, 251, Chiotti, Jérôme...... 289 336, 337, 387, 469 Chirac, Jacques...... 370 Brundage, Avery...... 101, 155, 245, 246 Cioran, Emil...... 294 Buffet, Marie-George...... 223, 250 Clairaut, Alexis Claude...... 311 Clastres, Patrick...... 35, 105, 155 Collard, Luc...... 366, 368 C Compayré, Gabriel....189, 190, 198, 230, 255, Cachin, Marcel...... 218, 221 383 Caillois, Roger....11, 12, 43, 93, 98, 135, 136, Comte, Auguste...... 30, 259 169, 325, 339, 346, 372, 455 Condorcet, Nicolas de...... 35 Calmat, Alain...... 238

502 INDEX DES NOMS

Confucius...... 34 De Castro, John Manuel...... 278, 304 Contador, Alberto...... 265 De Saint-Jean, Magdalena...... 311 Copé, Jean-François...... 111 Dedet, Louis...... 49, 372 Coppi, Fausto...... 243, 258, 265 Del Marle, Félix...... 37 Corneille, Pierre...... 395 Delaunay, Robert...... 37 Cortès, Fernando...... 25 Deleuze, Gilles....96, 156, 166, 361, 369, 436, Cotton, George Edward Lynch...... 86 438, 439 Coubertin, Pierre de..9, 12, 14, 18, 20, 21, 23, Demenÿ, Georges...... 21, 135, 199, 202, 218, 25-42, 48, 55-59, 76-79, 81-83, 86, 89, 90, 256, 355, 426-429, 431, 434 92-94, 99-103, 105-107, 115-117, 119, 121, Demetrius le cynique...... 80, 411 122, 124, 126, 128-130, 132-135, 139-142, Denais, Joseph...... 115 146-148, 150-153, 155, 156, 158-166, 169, Dépagniat, Roger...... 101 170, 172-175, 177-180, 184, 187-190, 192- Descartes, René...21, 186, 295, 414, 416, 430 204, 206-210, 213, 214, 216, 218, 222-224, Desgrange, Henri...... 201, 248, 357 226, 228, 230, 231, 233, 236, 238, 240, 245, Dewey, John...... 94 246, 249, 251, 253, 255, 266, 272, 275, 297, Didon, Henri...... 77, 83, 86, 91, 92, 132, 136, 313, 316, 332, 334, 335, 339, 344, 372, 383, 140, 142-144, 147, 199, 434 386, 387, 406, 408, 411, 415, 418, 421, 423, Diem, Carl...... 103 425, 434-437, 447, 449, 453, 456, 457, 464, Diogène...... 388 468, 470, 472 Doucouré, Ladji...... 458 Coué, Émile...... 437 Douillet, David...... 238 Cureton, Thomas...... 257 Dreyfus, Alfred...... 31, 114 Cuvier, Georges...... 35 Drut, Guy...... 238 Dumont, Pascal...... 355, 357, 359 Dunning, Eric...... 43, 109, 142, 161 D Dupouey, Christophe...... 287, 288 Daehli, Bjorn...... 264 Duret, Pascal...... 170, 371 Dajka, Jobie...... 288 Darbon, Sébastien...... 40, 52, 86 Darwin, Charles 187, 203, 300, 304, 362, 364, E 368, 410, 420, 449, 450, 452 Eastwood, Clint Elias...... 347 Dawkins, Richard...... 368 Egg, Oscar...... 358

503 INDEX DES NOMS

Ehrenberg, Alain.95, 145, 226, 241, 242, 385- 471 388, 404 Freud, Sigmund...36, 116, 125, 142, 249, 251, Einstein, Albert...... 38, 296 252, 283 Elias, Norbert....41, 43-45, 47, 109, 142, 158, Frey, Konrad...... 105 161 Front populaire...... 15, 22, 28, 197, 200, 203, Ellis, William Webb...... 48, 371, 372 212-214, 217, 219, 220, 224-226, 229-232, Énée...... 26 234, 240, 271, 328, 335, 376, 421, 433 Engels, Friedrich...... 450 Furet, François...... 469 Épictète...... 312 Ericsson, K. Anders...... 310, 312 G Euclide...... 398 Galthié, Fabien...... 53, 272 Garin, Maurice...... 430 F Garrincha...... 192, 270 Fanon, Frantz...... 166 Gates, Bill...... 308 Faure, Francis...... 358 Gaucher, Julie...... 209, 244 Faure, Jean-Michel...... 320, 445 Gaulle, Charles de...... 237, 423 Ferry, Jules...... 31, 432, 457 Gauquelin, Michel...... 294, 295, 309 Ferry, Luc...... 178, 179, 206, 266, 344 Gauss, Carl Friedrich...... 308, 311, 397 Feyerabend, Paul...... 470 Gay, Tyson...... 338 Figler, Stephen...... 143 Gelfi, Luca...... 288 Fignon, Laurent...... 305, 306, 357 Gillon, Pascal...... 154 Finkielkraut, Alain...... 239, 242 Gladwell, Malcolm...... 10, 308, 310, 312 Fleuriel, Sébastien...... 233, 239, 298, 330 Glasser, William...... 438 Ford, Henry...... 430 Gleizes, Albert...... 37 Fortoul, Hippolyte...... 74 Gleyse, Jacques...... 199 Fosbury, Dick....361, 362, 365, 366, 368, 369, Goddet, Jacques...... 231 459 Goebbels, Joseph...... 416, 417 Foucault, Michel 20, 23, 54, 57, 63-65, 69-71, Goethe, Johann Wolfgang von...... 373 74, 80, 81, 89-92, 94-97, 134, 157, 166, 172, Goffman, Erving...... 55 177, 198, 297, 313, 314, 334, 386, 387, 396, Gontcharova, Nathalie...... 37 399, 402, 411, 421, 422, 424, 431, 435, 465, Goodman, Nelson...... 12, 13, 386

504 INDEX DES NOMS

Gouhier, Henri...... 295 Hume, David...... 79 Grappe, Frédéric...... 272, 427 Husserl, Edmund...... 451 Grasset, Joseph...... 35 Hyman, Misty...... 367 Guillaume le Conquérant...... 58 Guttmann, Allen...... 12, 173, 174, 350, 444 I Indurain, Miguel...... 264 H Hayek, Friedrich August von...... 86 J Hébert, Georges..12, 14, 21, 83, 84, 181, 183, Jahn, Friedrich Ludwig...... 29, 62, 82 184, 187-191, 193-195, 197-199, 203, 204, Jalabert, Laurent...... 279 206, 207, 212, 213, 215-217, 224, 229, 230, Jarry, Alfred...... 403 234, 253, 255, 313, 352, 365, 383, 411, 426, Jeu, Bernard...... 243 435 Johnson, Benjamin Sinclair « Ben »...... 244 Hegel, Georg Wihlelm Friedrich...... 396 Jospin, Lionel...... 238 Heidegger, Martin...... 284 Jünger, Ernst...... 430 Henin, Justine...... 279 Jusserand, Jean-Jules...... 100 Henri II...... 51 Juvénal...... 138 Henri IV...... 51 Juzan, Georges...... 355 Henry, Thierry...... 371, 372 Héraclès...... 152, 287 Herz, Jessie Cameron...... 107 K Herzog, Maurice...15, 94, 197, 198, 230, 231, Kahn, Axel...... 377, 378, 383 233, 238, 240, 249, 276, 314, 316 Kant, Emmanuel. 75, 144, 149, 150, 161, 162, Hinault, Bernard...... 258, 264, 305-307, 463 178, 183, 266, 276, 277, 284, 455 Hippocrate...... 257 Karabatic, Nikola...... 307, 308 Hitler, Adolf.87, 102-105, 131, 133, 162, 164, Kareline, Alexandre...... 192 180, 223, 416 Karila, Laurent...... 277, 281 Hobbes, Thomas...... 146, 324, 412-414 Killy, Jean-Claude...... 238 Holmer, Gosse...... 352 Kivilev, Andrei...... 343 Homère...... 41, 115, 129, 152 Klemperer, Victor...... 416, 418 Horkheimer, Max...... 251 Klissouras, Vassilis...... 264

505 INDEX DES NOMS

Knobe, Joshua...... 424 Liotard, Philippe...... 175 Kœnig, Gaspard...... 245 Londres, Albert...... 248 Kolehmainen, Hannes...... 351, 352 Longo, Jeannie...... 279, 328 Koyré, Alexandre...... 79, 81 Loonis, Éric...... 279, 281 Krakower, Hyman...... 258 Louys, Spiro...... 104, 125, 128-131 Krebs, Hans Adolf...... 260 Lüschen, Günther...... 442-444 Lyotard, Jean-François...... 38 Lyssenko, Trofim Denissovitch...... 450 L La Fontaine, Jean de...... 51, 332, 395 La Mettrie, Julien Offray de...... 430 M Lafargue, Paul...... 470 Machiavel, Nicolas...101, 152, 155, 304, 308, Lagrange, Fernand...... 429 465 Lagrange, Léo.....28, 102, 198, 214, 219, 224- Malthus, Thomas Robert...... 410 227, 230, 232, 233, 237, 240 Mandeville, Bernard...... 86 Lamarck, Jean-Baptiste de303, 304, 420, 449, Mäntyranta, Eero...... 270, 380 450, 452 Maradona, Diego...... 372, 374 Lamour, Jean-François...... 238 Marc-Aurèle...... 39, 140 Laplace, Pierre-Simon de...... 262 Marcuse, Herbert...... 251 Laporte, Bernard...... 238 Marey, Étienne-Jules..21, 202, 256, 355, 426, Lasch, Christopher...... 252 427, 431, 434 Laure, Patrick...... 244, 379 Marinetti, Filippo Tommaso...... 37 Le Play, Frédéric...... 40, 58, 115, 133 Marrane, Georges...... 221 Leibniz, Gottfried Wilhelm...... 374 Martinez, Miguel...... 263, 287 LeMond, Grégory James...264, 355, 357, 359 Marx, Karl 157, 158, 251, 252, 336, 337, 401, Lenglen, Suzanne...... 208 441, 442, 447, 450, 469, 470 Leopardi, Giacomo...... 118 Materazzi, Marco...... 370 Letessier, Jean...... 426, 459, 460 Maurras, Charles...... 20, 35, 52, 57, 103, 114- Lévinas, Emmanuel...... 448 129, 165, 197, 200, 213, 218, 319, 345, 365 Lévy, Bernard-Henri...... 244, 370 Mauss, Marcel...... 360 Lhote, Henri...... 37 Mayo, Elton...... 202 Ling, Pehr Henrik...... 29, 62 Mazeaud, Pierre...... 233, 238, 247

506 INDEX DES NOMS

Mazzuchelli, L...... 351 Nietzsche, Friedrisch...... 285 McEnroe, John...... 344 Nikê...... 176 Mendoza, Daniel...... 324, 326 Nurmi, Paavo...... 352 Merckx, Eddy...... 258, 293, 338, 357, 358 Nys, Jean-François...... 361 Merle, Pierre...... 462 Merleau-Ponty, Maurice...... 403 O Merton, Robert...... 309 Obama, Barack...... 238 Michaud, Yves...... 255, 301, 389, 391 Obree, Graeme..291, 292, 319, 342, 343, 357, Mignon, Patrick...... 50 359 Mimoun, Alain...... 279 Ocaña, Luis...... 292 Mintzberg, Henri...... 241 Olander, Gösta...... 352 Mitchell, Jere H...... 93 Oppenheimer, Robert...... 308 Mochet, Charles...... 358 Orwell, George...... 453 Mondenard, Jean-Pierre de ...... 278, 354 Owens, Jesse...... 105, 151, 166 Montesquieu, Charles-Louis de Secondat..35, 121 Montherlant, Henry de...... 15, 22, 47, 87, 152, P 179, 197-201, 203-207, 209-212, 215, 218, Pankratov, Denis...... 367 229, 230, 272, 331, 373, 415, 421, 434, 456 Pantani, Marco...... 288, 349 Moreau, Denis...... 286, 403 Paris, John Ayrton...... 404 Morphy, Paul...... 311 Pascal, Blaise...... 118, 186, 283, 284, 311 Morris, Violette...... 208 Pasteur, Louis...... 296 Mozart, Wolfgang Amadeus...... 308 Pausanias...... 45, 47, 121 Mussolini, Benito...... 114, 131 Paz, Eugène...... 28, 62, 113, 432 Péguy, Charles...... 30-33, 457, 468 Pélissier, Francis...... 248 N Pélissier, Henri...... 248 Navrátilová, Martina...... 279 Perec, Georges...... 425 Nelissen, Danny...... 264 Perelman, Marc...... 251 Newton, Isaac...... 101, 296, 428 Perlov, Andrey...... 334 Nietzsche, Friedrich19, 33, 39, 153, 285, 286, Perradin, Pierre...... 295 333, 393, 436

507 INDEX DES NOMS

Pétain, Philippe...... 115, 456 R Philonenko, Alexis...... 284, 324 Rawls, John...... 286, 345, 378, 384, 467 Pie X...... 153 Redeker, Robert...... 239, 344, 425, 430, 447 Pierre, Julien...... 405, 406 Reich, Wilhelm...... 251 Pierrefeu, Jean de...... 181, 294, 426 Reichel, Frantz...... 238 Pindare...... 152, 200 Rette, Jacques de...... 77 Pistorius, Oscar...... 328, 381 Richet, Charles...... 120 Platini, Michel...... 462 Riefenstahl, Leni...... 104 Platon...... 19, 50, 79, 101, 432 Rieu, Michel...... 375 Plotin...... 226 Rominger, Tony...... 344, 430 Pociello, Christian...... 428, 429 Roosevelt, Théodore...... 159, 238 Polgár, Judit...... 311 Rose, Pete...... 462 Polgár, László...... 311, 312 Rotter, Julian...... 304 Polgár, Susan...... 311 Rousseau, Jean-Jacques 97, 98, 137, 142, 174, Polgár, Zsófia...... 311 411, 451, 465 Popper, Karl.44, 144, 275, 368, 401, 416, 422 Roux, Mathias...... 404 Potashov, Aleksandr...... 334 Roux, Paul...... 358 Potemkine, Grigori...... 332 Rozet, Georges...... 170 Poulidor, Raymond...... 338 Poussin, Nicolas...... 78 S Powell, Asafa...... 338 Saint Louis...... 51 Prébois, Guillaume...... 267-269, 271, 279 Saint Paul...... 411 Protagoras...... 332 Saint-Chaffray, Édouard Boucier...... 49, 372 Pythagore...... 397, 410 Saint-Clair, Georges de...... 42, 199 Saint-Martin, Jean...... 252 Q Sainz, Bernard...... 288 Quêtelet, Adolphe...... 216 Sandel, Michael...... 377, 378, 382, 383 Queval, Isabelle....75, 78, 139, 240, 241, 244, Sarkozy, Nicolas...... 10, 15, 238, 240, 446 387 Sartre, Jean-Paul...... 243, 403, 451 Savary, Alain...... 247 Schleck, Frank...... 354

508 INDEX DES NOMS

Schmitt, Carl...... 410 Théodose Ier...... 153 Schopenhauer, Arthur...... 340 Thomas, Raymond....143, 146, 241, 257-259, Schotté, Manuel...... 298-300, 444 264, 269, 293, 297, 298, 321, 342, 442 Schumacher, Michael...... 279 Thomazeau, François...... 102 Semenya, Caster...... 327 Thuram, Lilian...... 239 Sheldon, William Herbert...... 257 Tisserand, Axel...... 57 Simon, Jules...... 58, 99 Tissié, Philippe...82, 135, 160, 189, 199, 249, Simpson, Thomas...... 249 429 Singer, Peter...... 451 Tocqueville, Alexis de...30-32, 154, 242, 383, Sloane, Peter James...... 317 468-470 Sloterdijk, Peter...... 45 Triclot, Mathieu...... 111, 448 Smith, Adam...... 374 Trotski, Léon...... 220, 251 Smith, Tommie...... 151, 166 Trudgon, John...... 363 Solvay, Ernest...... 429 Sosenka, Ondřej...... 358 U Sostrate de Sicyone...... 47 Ullrich, Jan...... 274 Spartacus...... 219 Speicher, Georges...... 355 Spencer, Herbert...... 77, 450 V Spinoza, Baruch...... 135, 256 Vaast, Christian...... 258 Stakhanov, Alekseï...... 440 Vallès, Jules...... 116 Stendhal...... 454 Vandenbroucke, Franck...... 288 Stéphan, Jean-Paul...... 274 Vargas, Yves...... 88, 244, 345, 402 Stirner, Max...... 175, 298, 390, 464, 470 Vayer, Antoine...... 290, 303 Véléa, Dan...... 293, 438 Venerando, Antonio...... 264 T Veyne, Paul...... 170, 334 Taine, Hippolyte...... 40 Vigarello, Georges 37, 43, 51, 74, 93, 94, 102, Taranto, Pascal...... 286, 403 222, 243, 350, 363, 387, 425 Tarde, Alfred de (Agathon)...... 27, 161 Voltaire...... 97, 100, 121 Tenret, Élise...... 389, 460, 462 Terret, Thierry...... 53, 62, 363, 364

509 INDEX DES NOMS

W Yatchenko, Vladimir...... 362 Weber, Max.....43, 45, 92, 350, 394, 441, 442, Yonnet, Paul..87, 93, 143, 191, 227, 296, 316, 444, 445 322, 339, 345, 354, 369, 374, 380 Wiggins, Bradley...... 250 Young, Michael...... 393 Wilcockson, John...... 291 Wittgenstein, Ludwig...... 12, 109, 452 Z Zátopek, Emil...... 352, 353 Y Zidane, Zinédine...... 370, 404 Yade, Rama...... 9

510 TABLE DES MATIÈRES

TABLE DES MATIÈRES

Cette table reprend l'intégralité des titres utilisés dans le corps du texte.

Introduction...... 9

Naissance du sport...... 25 I) Le secret anglais...... 29 1) Malaise dans la civilisation...... 30 1.1) « La passion de l'égalité »...... 30 1.2) « La névrose universelle »...... 34 1.3) Une Belle Époque ?...... 38 2) « La pierre angulaire de l'empire britannique »...... 39 3) La violence sportive...... 42 4) L'institutionnalisation du sport : naissance du football et du rugby...... 48 5) L'éducation par le sport : virilité et discipline...... 52 II) « Rebronzer la France »...... 56 1) Le monopole de la gymnastique...... 59 2) « Les corps dociles » et « les moyens du bon redressement » de la gymnastique. 63 2.1) Les corps dociles...... 64 a -L'art des répartitions...... 64 b -Le contrôle de l'activité...... 66 c -L'organisation des genèses...... 67 d -La composition des forces...... 68 2.2) Les moyens du bon redressement...... 69 a -La surveillance hiérarchique...... 69 b -La sanction normalisatrice...... 70 c -L'examen...... 72 3) Le sport contre la gymnastique...... 75 3.1) Du monde clos de la gymnastique à l'univers infini du sport...... 78 3.2) Athènes contre Rome...... 81

511 TABLE DES MATIÈRES

4) De l'anatomo-politique gymnique à la bio-politique sportive...... 84 4.1) Morale gymnique a priori et morale sportive a posteriori...... 84 4.2) Modalités de l'instrumentalisation du sport...... 87 4.3) L'art de gouverner sportif...... 90 5) La stratégie olympique...... 99 5.1) L'action de Pierre de Coubertin...... 99 5.2) L'Olympisme et le politique, le sport et le nazisme...... 101 5.3) Le jeu olympique...... 105 6) Du jeu ancien au jeu vidéo...... 107 6.1) Le corps vidéo-ludique...... 108 6.2) La violence numérique...... 109 6.3) Institutionnalisation, universalisation, internationalisation des règles et affrontements...... 110 6.4) Modèles sportif et gymnique...... 111 6.5) Vers un cyber-olympisme...... 113 III) Cosmopolitisme olympique et nationalisme...... 114 1) Le déclin de la race française...... 115 2) La solution pédagogique anglaise...... 116 3) Le piège olympique...... 117 4) Le sport, cheval de Troie du cosmopolitisme anglais...... 120 5) Le « Kriegspiel » des Jeux d'Athènes...... 123 5.1) Encadré : Spiro Louys, le premier marathonomaque...... 128

L'âme du sport...... 132 I) La théorie du sport de Coubertin...... 134 1) Le sport émancipateur...... 136 1.1) Le principe de réalité...... 137 1.2) Le stoïcisme sportif...... 140 1.3) L'effet cathartique...... 141 1.4) L'école du perfectionnement, de la vérité, de l'autocritique...... 143 1.5) Un accélérateur de coopération...... 145 1.6) L'entraide et la concurrence ...... 147

512 TABLE DES MATIÈRES

2) Le sport aliénant...... 150 2.1) Une religion séculaire et séculière...... 151 2.2) Une nouvelle papauté...... 154 2.3) Un nouvel opium du peuple...... 157 2.4) L'école de la guerre...... 159 2.5) Au service du colonialisme...... 164 2.6) Les vies parallèles...... 168 3) Le problème de l'égalitarisme...... 169 3.1) Un système aristocratique et égalitaire...... 173 3.2) La leçon du sport...... 177 II) le sport contre l'éducation physique...... 181 1) Problèmes conceptuels...... 182 2) Le sport, inutile et incertain...... 185 3) Critique de l'aristocratie sportive...... 186 4) Les monstres physiologiques...... 191 5) Le taylorisme sportif...... 193

Genèse de la méritocratie sportive...... 197 I) Henry de Montherlant : l'élitisme comme principe démocratique...... 200 1) L'égalitarisme de 1789...... 201 2) Les femmes et le stade...... 208 3) Le sens de la hiérarchie sportive...... 210 II) Le Front populaire : l'invention du sport de masse...... 212 1) Assainir les masses...... 213 2) Le sport capitaliste...... 216 3) La FSGT : entre ordre, discipline, et démocratie...... 220 4) Redéfinition de la pyramide de Coubertin...... 224 5) Deux tactiques complémentaires...... 228 III) L'après-guerre : l'ascenseur social sportif...... 230 1) L'héritage du Front populaire...... 231 2) L'ascenseur social sportif...... 234 3) La pureté de la méritocratie sportive...... 240

513 TABLE DES MATIÈRES

3.1) Le problème du professionnalisme...... 245 3.2) Le problème du dopage...... 248 3.3) La « Théorie critique du sport »...... 251

L'aristocratie sportive...... 255 I) Persistances de l'aristocratie physiologique...... 255 1) Limites physiologiques du capital humain...... 256 2) L'innéisme sportif...... 262 2.1) « L'autre Tour » de Guillaume Prébois...... 266 2.2) Les 68%...... 269 3) La capacité de travail...... 270 II) Persistances de l'aristocratie psychologique...... 274 1) Arbitrium sportum, arbitrium brutum...... 275 2) La noirceur de la bile du sportif...... 287 III) Le malin génie du sport...... 294 1) L'effet Mars...... 295 1.1) L'idéologie du don...... 298 2) L'avenir d'une illusion...... 301 3) Le mythe des 10 000 heures...... 308

Résistances...... 313 I) Dissimulations...... 314 1) À la recherche de l'homogénéité perdue...... 317 2) La formation des catégories...... 324 3) Le podium...... 333 4) La délégation...... 339 II) La délinquance sportive...... 348 1) Les techniques d'entraînement...... 350 2) Les innovations technologiques...... 355 3) Les techniques du corps...... 360 4) La faute des joueurs et l'erreur d'arbitrage...... 369 5) Le dopage ...... 375

514 TABLE DES MATIÈRES

La société sportive...... 385 I) La méritocratie...... 388 1) Mérite rétributif et mérite moral...... 389 1.1) Mérite rétributif...... 389 1.2) Mérite moral...... 391 2) Le double jeu du mérite...... 392 3) La dialectique de l'oxymore...... 396 II) La métaphore sportive...... 402 1) Le management par le sport...... 404 2) Le miroir des sports : de l'obstacle verbal au simulacre...... 408 III) Le dispositif sportif...... 420 1) Les corps efficaces...... 425 2) Les âmes travailleuses...... 437 2.1) Les addictions positives...... 438 2.2) L'éthique sportive et l'esprit du capitalisme...... 441 3) Les caractères soumis ...... 449 3.1) Travail et transformation de soi...... 450 3.2) De l'amphibologie des concepts de la réflexion sportive...... 452 3.3) Le mérite, la République et l'école...... 456

Références...... 472

Bibliographie...... 473 Sources primaires...... 473 Textes et discours officiels...... 479 Histoire du sport et histoire générale...... 480 Sociologie générale...... 483 Sociologie de l'éducation...... 484 Sociologie du sport et des jeux...... 485 Sciences du management et économie du sport...... 486 Philosophie générale...... 486 Philosophie du sport et du corps...... 492

515 TABLE DES MATIÈRES

Éthique du dopage...... 494 Théorie de l'évolution...... 495 Physiologie et science de l'entraînement...... 495 Psychologie du sport et de l'addiction...... 496 Littérature...... 497 Biographies et autobiographies de sportifs...... 498 Films, documentaires et reportages audiovisuels ...... 498 Articles de presse...... 499

Index des noms...... 501

Table des matières...... 511

516