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L'Inconvénient

La nymphette divinisée David Dorais

L’Amérique et nous Number 63, Winter 2016

URI: https://id.erudit.org/iderudit/80611ac

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Publisher(s) L'Inconvénient

ISSN 1492-1197 (print) 2369-2359 (digital)

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Cite this review Dorais, D. (2016). Review of [La nymphette divinisée]. L'Inconvénient, (63), 46–47.

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David Dorais

n roman qui manque de ne pas une Nana en jarretelles noires, gantelets platonicien, l’éros s’attache d’abord à être publié à cause d’une pour- en dentelle et collier de perles. Sa phy- la beauté charnelle (la nymphette des Usuite judiciaire, cela attire l’atten- sionomie marmoréenne était flanquée photos admirées par l’adolescent de tion. Sans aucun doute, ce livre contient du titre, en lettrage rose : « Les Lolitas cinq ans son aîné), puis à l’art (plongée un trésor sulfureux, des phrases si en vente ». de Simon Liberati dans la littérature), dangereuses ou si incriminantes qu’on En fin de compte, la poursuite a été avant de se transmuer en un amour dé- ne peut pas les laisser circuler dans le déboutée. L’ouvrage a pu paraître dans dié à une idole parfaite. Eva est décrite grand public. En août dernier, tandis son intégralité, et il s’annonce comme comme une divinité, essence éternelle que 15 000 exemplaires d’Eva étaient l’un des titres phares de l’automne. dont les différentes manifestations dans déjà imprimés et en cours de distribu- Le livre se présente comme un vi- le temps ne sont que des avatars. Enfant tion, on devait encore statuer, au palais brant témoignage amoureux de l’auteur réduite à son corps, elle a fini par s’en de justice de , sur la légalité de à propos d’, celle qui est détacher pour s’élever au rang de pur l’ouvrage. Car la mère de la personnalité devenue sa femme depuis peu. Il s’agit esprit, de véritable pneuma : « Son enve- éponyme considérait que ce roman at- donc d’un roman d’amour. Genre ris- loppe physique n’est qu’une robe de plus tentait à sa vie privée en divulguant des qué, difficile à renouveler. Les Améri- posée sur le souffle invisible, le feu abs- détails accablants sur sa sexualité et sa cains, toujours pragmatiques, le résu- trait, spirituel, qui l’anime. » consommation de drogues, entre autres. ment à la formule lapidaire « boy meets Et bien entendu, pas d’amour sans Elle demandait que ces passages soient girl ». Et en effet, dans Eva, on n’est pas rédemption. L’auteur ne cache pas l’état retirés du livre. L’avocate représentant loin de ce schéma simplissime. Mais de déréliction morale, affective et phy- l’auteur Simon Liberati et les éditions comment faire autrement ? Il la ren- sique dans lequel il se vautrait avant la Stock soutenait pour sa part que la plai- contre lors d’un souper d’amis. Ils se rencontre fatidique. Avec une franchise gnante n’était que peu mentionnée dans plaisent tout de suite. Il sait d’emblée qui frise la rodomontade, Liberati décrit l’ensemble des pages, et qu’elle-même qu’il voudra passer le reste de sa vie avec ses dérives dans les rues de Paris, ses n’avait jamais hésité à révéler des parts elle. Et le hasard, trop frivole, n’a rien longues stations aux terrasses des bis- de sa vie secrète, ni surtout à attenter à voir dans ce rapprochement magné- trots près de la gare du Nord, abruti aux à la vie privée de sa fille en la faisant tique : ce sont des retrouvailles orches- petites heures par l’alcool et la cocaïne. poser nue et jouer dans des films por- trées par le destin. Ils étaient promis Il passait d’un domicile à l’autre. Inca- nographiques alors qu’elle était à peine l’un à l’autre, au-delà des époques. Car, pable d’aimer, il ne s’intéressait qu’au formée, voire impubère. comme le rappelle Simon Liberati, Eva corps de ses amies de passage. Il vivait, C’est une histoire peu connue mais et lui s’étaient déjà croisés à quelques âme égarée, dans du transi- digne d’intérêt : durant les années 1970, reprises pendant leur jeunesse, dans des toire et de la corruption. Mais voilà que la photographe Irina Ionesco (aucun lien bandes d’amis que tous deux fréquen- surgit Eva, qui le tire hors de l’abîme. de parenté avec le dramaturge) a utilisé taient. Mais il n’était pas prêt. Il l’a at- Eva, seconde Ève, double féminin de sa fillette comme modèle pour réaliser tendue trente-cinq ans : 300 000 heures, Jésus, nouvel Adam qui a racheté l’hu- des clichés où celle-ci prenait, dans des précise-t-il. Un temps interminable, manité après le péché originel. décors surréalistes ou grand-guignoles- mais nécessaire pour qu’il soit enfin Heureusement, tout comme des ques, des postures qui aiguillonnaient capable de l’accueillir. arbres noirs et étouffants peuvent s’écar- le désir de façon troublante, allant par- L’amour, comme toujours dans ce ter pour révéler une clairière invitante, fois jusqu’à laisser l’imagination sur sa genre de récit, est absolutisé. Il est pré- les considérations romantico-mystiques faim. Autres temps, autres mœurs : en senté sous la forme d’un idéal presque dans Eva laissent place, après une cen- 1977, l’important magazine Der Spiegel inaccessible, un état incomparable qui taine de pages, à une partie plus sédui- publiait en page couverture la photo de demande, pour qu’on y atteigne, une sante. Il y est toujours question de la la petite fille de douze ans exhibant can- ascèse exemplaire. Il faut se libérer de femme adorée, mais le transcendant didement sa pilosité, et attifée comme soi-même. Dans ce cheminement néo- cède le pas au merveilleux. Ce n’est

46 L’INCONVÉNIENT • no 63, hiver 2015-2016 plus une déesse qui traverse l’existence sa propre jeunesse, à la fin des années de l’auteur, mais une fée. Une fée aux 1970, quand il fréquentait les mêmes costumes variés, constamment en train cercles qu’Eva. Il s’agit d’une jeunesse de changer de visage, coquette et impé- placée sous le signe du no future. En rieuse, une Titania juvénile, capricieuse ce temps, on s’assommait d’alcool dans et punk. L’écrivain tisse une atmosphère des bars branchés, le Palace à Paris ou inquiétante, vaguement shakespearien- le Studio 54 à New York. On avalait, ne, où l’enchantement côtoie la frayeur, tels des bonbons, des médicaments aux et le trivial, le sublime. Le lecteur a noms qui résonnaient comme de la poé- l’impression d’assister à ce que Nerval, sie surréaliste ou des incantations dia- auteur auquel Liberati s’identifie, nom- boliques. On volait des voitures la nuit, me « l’épanchement du songe dans la juste pour le plaisir de faire une virée vie réelle ». Car l’univers des photos de sous influence. On se fichait autant de jeunesse d’Eva devient le monde dans se laver que d’éviter les maladies véné- lequel nous entraîne l’auteur. La mise riennes ou d’occuper un emploi. Ces par écrit de la relation de couple, sa tra- témoignages peuvent donner, à ceux qui duction en roman, agit comme le tour- ne l’ont pas connue, ou du moins pas noiement d’une baguette magique pour sous cet angle, une idée de l’époque. Les transmuer l’histoire d’amour vécue au allers-retours fréquents entre histoire quotidien en une féerie sans commune récente et histoire ancienne contribuent mesure avec le réel. Comme dans les à annuler le sens de la temporalité et à l’aura à travers les mots ; le procès qui photos, une petite fille (ou une femme produire l’effet d’une plongée dans l’in- a précédé la parution du roman repré- qui l’est restée) joue à aguicher les spec- conscient. sentait d’ailleurs la lutte entre les deux tateurs, pique des colères ou fanfaronne D’autant plus que l’auteur super- adversaires pour savoir qui la garderait à la manière d’un auguste de cirque, pose aux couches déjà denses de ce récit prisonnière ou qui la libérerait. Libe- flotte dans les effluves baudelairiens du un autre ordre de réalité, celui de ses rati est conscient de la transmutation haschich et du vin, évoque sans cesse œuvres précédentes. En effet, il se rend artistique à laquelle il expose son sujet. un passé macabre et peinturluré où les compte après coup que, par une syn- Il voit dans ce processus une fusion de sorties sous les néons des discothèques chronicité confondante, elles ont toutes ses deux passions, une manière de ré- à la mode s’accompagnaient d’injec- été influencées par la présence d’Eva concilier les deux idoles qui réclament tions d’héroïne dans des salles de bain à l’alpha et à l’oméga de sa vie adulte. son dévouement, l’art et l’aimée : « La sordides. Eva est un personnage habitué Dans son premier livre, Anthologie des seule issue que j’ai trouvée à ce dilemme à attirer les regards, à s’exhiber en tenue apparitions (2004), il dépeignait déjà, était de prendre l’objet de mon amour, provocante pour éclipser les ténèbres qui sous les traits de la fictive Marina, le Eva, et d’en faire un livre, Eva. » Les l’environnent. Les comparaisons pleu- personnage d’adolescente impudique et deux graphies, en caractères romains et vent sous la plume de l’amant éperdu : frondeuse qu’il épouserait dix ans plus en italiques, alternent au fil des pages Eva est une top-modèle des années tard. Et dans le roman Jayne Mansfield pour désigner tantôt la personne réelle, 1950, une tanagra envoûtante, une dan- 1967 ( 2011), il traitait de tantôt le personnage mythifié, attestant seuse de Pigalle, une licorne de manège célébrité, de femme fatale et de sata- du dédoublement que produit la mise de foire, une poupée du 19e siècle, une nisme. De telles coïncidences, si stu- en fiction. Les références littéraires petite courtisane de la Rome antique, péfiantes qu’elles étonneront même les abondent dans le livre. J’ouvre au ha- une grande actrice du cinéma muet, une plus naïfs, renforcent l’impression qu’a sard : dans les deux pages qui me tom- héroïne de roman sadien ou de conte le lecteur d’explorer l’univers mental bent sous les yeux sont mentionnés la de fées allemand, une Alice au pays des baroque et extatique d’un artiste poussé comtesse de Ségur, Alexandre Dumas, dévergondages, une Lady Usher livide à l’obsession par la fascination qu’exerce Nerval et Proust. Une telle insistance et folle… Bref, Eva apparaît comme un sur lui sa muse. pourrait passer pour le désir forcené être multiple qui, depuis son enfance, a En définitive, le livre de Simon d’obtenir de la reconnaissance en en en permanence un pied dans le rêve, et Liberati se veut un éloge aussi bien de appelant à une famille artistique et en qui arrive ainsi à échapper à la banalité la littérature que de la femme vénérée : s’inscrivant dans une lignée, voire un du monde. Tout ce qui compose l’appa- seule celle-là possède la puissance né- canon. J’y vois plutôt le besoin éperdu rente fadeur de leur vie à deux – repas, cessaire pour rendre hommage à celle- de convoquer les plus hautes autorités beuveries, projets de travail, promena- ci. On peut interpréter cette démarche pour conférer toute l’envergure possible g des à la campagne ou dans Paris –, elle comme un désir d’évincer la mère mau- à l’objet de son admiration. le transforme en une aventure fabuleuse. dite, voire de la remplacer. Autant elle, Aux scènes magiques et décadentes « la mère », a jadis réduit sa fille à une EVA qu’il décrit, Liberati mêle de nombreux image, autant l’époux en décuple main- Simon Liberati souvenirs personnels. Des souvenirs de tenant la personnalité et en amplifie Stock, 2015, 278 p.

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