Sommaire | novembre 2015

Éditorial 5 | La faute à Robespierre ? › Valérie Toranian

Grand entretien 8 | Umberto Eco. « La France a subi un choc qu’elle n’a pas encore digéré » › Franz-Olivier Giesbert et Valérie Toranian

Dossier | L’héritage Robespierre 26 | La France et l’esprit révolutionnaire › Ran Halévi 37 | Jean-Luc Mélenchon. « Le Parti de gauche est l’héritier de Robespierre » › Valérie Toranian et Sophie Bernoville 47 | Robespierre n’a pas eu lieu. Anatomie d’un cerveau reptilien › Michel Onfray 54 | « La faute à Rousseau » ? › Robert Kopp 71 | Robespierre et l’Être suprême, ou de l’usage du religieux en révolution › Lucien Jaume 78 | Robespierre face à la Terreur › Thomas Branthôme 87 | Psychologie de l’Incorruptible › Hippolyte Taine 92 | La Terreur, une passion française › Frédéric Mitterrand 95 | Un déjeuner de travail › Marin de Viry

Études, reportages, réflexions 100 | Quand le dragon s’essouffle, il plie mais ne rompt pas › Marc Ladreit de Lacharrière 106 | Russie, Chine et Amérique : un triangle dangereusement déséquilibré › Renaud Girard 113 | Mme Vigée Le Brun, grande peintre parmi les grands › Eryck de Rubercy

2 NOVEMBRE 2015 119 | Les hommes intéressants épousent souvent des femmes étranges › Marin de Viry 124 | La COP 21 sera-t-elle à la hauteur de l’urgence climatique ? › Annick Steta 131 | Jacques Abeille : un dédale littéraire › Laurent Gayard 136 | Littérature romande et identité nationale › Robert Kopp 144 | Les 70 ans de la « Série noire » › Olivier Cariguel 153 | Journal › Richard Millet

Critiques 158 | Livres – Foucault en « Pléiade » › Michel Delon 162 | Livres – Roland Barthes a 100 ans ! › Stéphane Guégan 165 | Livres – et Stefan Zweig s’écrivent › Eryck de Rubercy 168 | Livres – Un jounal au quotidien › Patrick Kéchichian 171 | Livres – Flann O’Brien, le saint esprit de la trinité › Frédéric Verger 175 | Livres – La France et le sens de l’histoire › Henri de Montety 180 | Livres – Kissinger et le réalisme démocratique › Hadrien Desuin 183 | Expositions – Le prisme de la prostitution › Bertrand Raison 187 | Disques – La tigresse Martha et autres pianistes › Jean-Luc Macia

Notes de lecture 192 | Jean-Paul Bled | Michel Bounan | Henning Mankell | Maylis de Kerangal | Michel del Castillo | Paul Valadier | Frédérique Leichter-Flack | Lucien d’Azay

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Éditorial La faute à Robespierre ?

ites « Robespierre » à un Français et le voilà qui s’enthou- siasme ou qui se fâche. Le chef jacobin de la grande Terreur est-il un « accident » de la Révolution ou son essence même ? Son discours sur l’homme nouveau, les ennemis qui Dmenacent la patrie, les traîtres qui la poignardent, et l’exemplarité de la vertu au nom de laquelle il faut bien, hélas, accepter quelques « sacrifices » est-il légitime ou a-t-il servi à fabriquer des Staline et des Pol Pot ? Michel Onfray dénonce la fascination dont Robespierre est encore l’objet. « Il existe toujours des adorateurs de ce serpent qui disait par- ler pour le peuple afin de mieux l’envoyer à l’échafaud, pour son bien, bien sûr, au nom, évidemment, de ce qu’il appelait la vertu… » Alain Badiou en est l’héritier, poursuit le philosophe, tout comme « Slavoj Zizek [qui] écrit : “Notre tâche aujourd’hui est de réinventer une ter- reur émancipatrice” ». Mais pour Jean-Luc Mélenchon, « faire de Robespierre la matrice de toutes les dictatures est une aberration historique totale. La violence est partout dans la Révolution, il n’y a pas de gentils et de méchants ». Les germes de l’Incorruptible sont enfouis au plus profond de notre inconscient politique collectif. Faire de celui qui exprime des doutes ou des nuances un ennemi pire que l’adversaire dont il fait secrète- ment le jeu même s’il s’en défend, voilà du Robespierre ! Certes, le terrorisme intellectuel n’envoie personne à la guillotine mais le débat d’idées en est toujours la première victime.

NOVEMBRE 2015 5 Ran Halévi interroge l’esprit révolutionnaire, « compagnon de route de notre roman national », non réductible à un système de pen- sée, et « instrument privilégié de cette machine à fabriquer de l’en- nemi au nom de la pureté des principes ». « Ce qu’il y a d’infernal dans cette logique de l’ami et de l’ennemi, poursuit-il, c’est qu’elle fait naître des sentiments – et des soupçons – tout à la fois irrépressibles, indémontrables et irréfutables. » Pourquoi cette indulgence, en France, demande Frédéric Mit- terrand, envers « la fureur populaire » ? Pourquoi « la haine de classe et le mépris de l’individu » ? La Révolution est un bloc, disait Clemenceau. La pensée l’est tout autant. Discuter, réformer, proposer des compromis raisonnables ? Impossible. Les girondins, nos sociaux-libéraux, ont perdu la Révo- lution et la bataille des idées. On préfère camper sur des positions idéologiquement incontestables. Qu’avons-nous fait des Lumières, de leurs philosophes et surtout de Rousseau, dont on dit que le Contrat social était le livre de chevet de Robespierre ? Pour Robert Kopp, « ce n’est pas Rousseau qui a fait la Révolution mais la Révolution qui a fait Rousseau ». Et de Rousseau à Robespierre, « la distance est celle qui sépare l’utopie de la réalité ; pour Robespierre il s’agit de conquérir le pouvoir et de le garder ; sous cet angle, il est plus proche de Machia- vel que du citoyen de Genève ». Umberto Eco, invité de ce numéro, n’a pas la passion de la Révo- lution mais du Moyen Âge, qu’on dit injustement obscur alors qu’il a vu naître la ville démocratique, la banque, le crédit et le chèque ! Il croit que la culture et l’éducation viendront certainement à bout des fondamentalistes de notre époque. « Mais l’éducation peut prendre deux cents ans… Si nous ne sommes pas là pour voir le résultat, tant pis. L’histoire n’a que faire de notre petite personne ! » Et toc !

Valérie Toranian

6 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 GRAND ENTRETIEN

8 | Umberto Eco. « La France a subi un choc qu’elle n’a pas encore digéré » › Franz-Olivier Giesbert et Valérie Toranian « LA FRANCE A SUBI UN CHOC QU’ELLE N’A PAS ENCORE DIGÉRÉ »

› Entretien avec Umberto Eco réalisé par Franz-Olivier Giesbert et Valérie Toranian

Revue des Deux Mondes – La Revue des Deux Mondes occupe une place particulière dans vos souvenirs…

Umberto Eco À cause de Gérard de Nerval ! J’avais «20 ans la première fois que je me suis rendu à . C’était la première ville étrangère que je visitais à une époque – l’immédiat après-guerre – où on voyageait peu. Deux choses m’ont frappé à Paris : les couples qui s’embrassaient dans la rue – en Italie, ils auraient été immédiate- ment arrêtés – et les gens qui lisaient dans le métro. Je me suis donc mis en quête d’un livre facile à garder à la main, à lire durant mes trajets, et j’ai trouvé une petite édition de Sylvie, de Gérard de Nerval. Je suis immédiatement tombé amoureux de ce texte. Je l’ai lu et relu au moins quarante fois depuis, j’en ai fait le sujet de séminaires à l’uni- versité en Italie, aux États-Unis et même rue d’Ulm à Paris, jusqu’au jour où j’ai décidé de le traduire. En tant que collectionneur de livres anciens, j’ai cherché le volume de la Revue des Deux Mondes où Nerval avait publié Sylvie pour la première fois et j’ai fini par trouver, telle une relique, le tiré à part relié.

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Revue des Deux Mondes – Pourquoi cette passion pour ce livre ?

Umberto Eco C’est un livre extraordinaire, de peu de pages mais d’une grande profondeur. La grande habileté de Nerval repose dans sa façon de brouiller les repères spatio-temporels du récit. Chaque relec- ture devient ainsi l’occasion de nouvelles découvertes. J’ai évidemment fait mon pèlerinage aux étangs de Loisy, mais sans toutefois visiter la maison de Sylvie, le lieu était devenu trop touristique. En traduisant la nouvelle, j’ai découvert une chose que je n’avais pas décelée pendant des années de Umberto Eco est professeur universitaire, essayiste, écrivain. Il relecture : dans les scènes oniriques, des vers, est notamment l’auteur du Nom de des alexandrins, des hémistiches sont mêlés la Rose (Grasset, 1982), du Pendule au texte de façon discrète, subliminale. Seule de Foucault (Grasset, 1990) et de Numéro zéro (Grasset, 2015). la lecture à voix haute permet de s’en rendre compte. La traduction de ses vers fut un défi fantastique. La différence de langue ne me permettait pas une transposition exacte des vers, mais je me suis appliqué à ce qu’il y ait, comme dans le texte de Nerval, seize vers en italien dans la page où il y en avait seize en français. À un endroit différent, certes, mais pour tenter de produire le même effet.

Revue des Deux Mondes – Parmi vos passions pour la littérature fran- çaise, on compte aussi Alexandre Dumas...

Umberto Eco Et bien d’autres. Ma grand-mère, femme sans édu- cation mais lectrice farouche, me donnait tout à lire. Je me souviens avoir lu le Père Goriot à l’âge de 12 ans. Avec Cyrano de Bergerac, ce sont les deux livres cultes de mon enfance, de mon adolescence. Les autres sont venus après : Huysmans, notamment. Je pourrais écrire mieux que Houellebecq sur Huysmans !

Revue des Deux Mondes – Pourquoi Huysmans ?

Umberto Eco Il m’a fasciné. Pendant ma dernière année de lycée, on nous avait demandé de disserter sur un ouvrage de la littérature

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étrangère – un domaine peu abordé au niveau du lycée à l’époque. Sans trop savoir pourquoi, j’avais choisi le symbolisme avec Baude- laire, Mallarmé… C’est à cette occasion que j’ai entendu parler de Huysmans. Ce n’est pas un hasard si j’habite place Saint-Sulpice. Peut-être est-ce à cet endroit que se trouvait autrefois le bordel des chanoines de Saint-Sulpice, avec sa façade très étroite, très coquette.

Revue des Deux Mondes – Comment serait votre Huysmans par rap- port à celui de Houellebecq ?

Umberto Eco Il n’y a pas matière à faire de comparaison. Huys- mans fait partie de la narration de Houellebecq et en cela, il m’a inté- ressé. Ou bien Houellebecq parle de Huysmans ou bien il baise. [Rire.]

Revue des Deux Mondes – Son héros ne baise pas tant que ça dans Soumission (1)…

Umberto Eco Il faut baiser dans la vie et pas dans les romans. Si on baise trop dans les romans, ça veut dire qu’on ne baise pas assez dans la vie. C’est valable pour tous les auteurs. Alessandro Manzoni écrit dans un des passages méta-narratifs des Fiancés – un grand roman du XIXe italien – : « Dans ce livre je n’ai pas mis tellement d’amour, il y en a trop dans la vie pour en mettre dans les romans. » Il parvient à décrire en trois mots l’histoire terrible d’une nonne séduite : elle reçut un billet et « la malheureuse répondit ». Fin ! On imagine tout ce qui se passe ensuite, sans nul besoin de le raconter. C’est un coup beethovénien.

Revue des Deux Mondes – Vous allez publier un recueil de textes consacrés au Moyen Âge. Cette période vous a-t-elle toujours fasciné ?

Umberto Eco Il y a des personnes qui ne pensent qu’au mont Blanc et à leur prochaine ascension. D’autres qui pensent au Moyen Âge ! On ne discute pas des goûts et des couleurs. J’ai été le premier à faire

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un compte rendu de la Civilisation de l’Occident médiéval de Jacques Le Goff (2), en Italie du moins. Nous sommes, par la suite, devenus de très bons amis. Nous avons voyagé ensemble en Chine. À l’Acadé- mie universelle des cultures, nous formions un trio : Jacques Le Goff, Jorge Semprun et moi. Nous en avons ensemble rédigé la charte (3).

Revue des Deux Mondes – Selon vous, le Moyen Âge serait comme notre enfance, à laquelle il faudrait toujours revenir...

Umberto Eco La période médiévale porte en elle les racines des États nationaux tels que nous les connaissons, en particulier pour la France. Si vous allez dans une librairie, le nombre de livres sur le Moyen Âge l’emporte largement sur ceux traitant de la Renaissance ou du baroque. La France acte sa naissance au temps des cathédrales au Moyen Âge. Que la langue italienne naisse avec Dante à cette époque n’est pas un hasard. moderne prend ses racines dans le Moyen Âge. Le reste a été apporté par les Grecs et les Romains, mais c’est une autre civilisation.

Revue des Deux Mondes – Cette période contient-elle des clés pour la compréhension du monde contemporain ?

Umberto Eco Dans mon essai Écrits sur la pensée du Moyen Âge (4), je souligne de nombreuses analogies entre notre monde et celui de l’époque. Il est possible d’établir d’autres rapports avec d’autres périodes, entre notre ère et celle de l’homme de Néandertal par exemple, mais le Moyen Âge reste particulier. C’est à ce moment-là que naît la ville démocratique en Italie, en Allemagne du Nord et en Hollande – en France, il y a déjà la royauté. Mais c’est aussi l’apparition de la banque, le crédit, le chèque, autant de fondements de la modernité. On parle pour les XIe et XIIe siècles de première révolution industrielle. Des inventions de l’époque ont changé le cours de l’histoire, à l’exemple du gouvernail postérieur, sans lequel nous serions restés au cabotage et nous n’aurions pu aller en Amérique. Le Goff l’a très bien expliqué. Mais, je me répète,

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j’aurais pu naître sous une autre étoile et devenir un expert du baroque comme mon ami Fumaroli. On n’explique pas pourquoi on tombe amoureux d’une femme et pas d’une autre.

Revue des Deux Mondes – Mais d’où vient ce coup de foudre ? D’une toile, d’un livre, d’un voyage ?

Umberto Eco Peut-être du fait que plus jeune, au lycée, j’apparte- nais à des organisations catholiques. J’avais été fasciné par une formi- dable leçon de mon professeur de philosophie sur Thomas d’Aquin. En arrivant à Paris, ma première visite fut pour le musée des Monuments français : tout le Moyen Âge en un seul lieu ! Je suis allé à Moissac, à Souillac, à Vézelay plus tard. Il y a eu aussi la statue Uta von Naum- burg de la cathédrale allemande de Naumburg, dont je suis tombé amoureux, quelques années après. Cette passion ne vient pas d’une seule rencontre mais de l’accumulation de beaucoup d’événements.

Revue des Deux Mondes – Y a-t-il une autre période qui vous fascine ? La Renaissance, par exemple ?

Umberto Eco La Renaissance ne me touche pas spécialement. Je suis obligé de reconnaître le talent de Michel-Ange, mais l’envie ne m’a jamais pris de faire un pèlerinage particulier tandis que j’ai tou- jours envie de revenir à Vézelay ou dans la cathédrale de Strasbourg pour revoir mon Moyen Âge. C’est comme ça.

Revue des Deux Mondes – Beaucoup de choses dans la culture popu- laire d’aujourd’hui, comme des films ou des séries, s’inspirent du Moyen Âge...

Umberto Eco Ça, c’est n’importe quoi, c’est un Moyen Âge revi- sité, comme le péplum dans les années cinquante… D’ailleurs c’est peut-être de ma faute, en partie du moins !

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Revue des Deux Mondes – À cause du Nom de la rose, certainement ! Connaissez-vous Game of Thrones ?

Umberto Eco Je ne regarde pas les films qui s’inspirent du Moyen Âge, ni au cinéma ni à la télévision. Ce serait comme offenser ma mère.

Revue Des Deux Mondes – Dans la Guerre du faux (5), vous présentez le Moyen Âge comme « une immense opération de bricolage en équilibre entre nostalgie, espoir et désespoir ». Est-ce valable pour notre époque également ?

Umberto Eco Ça peut concerner toutes les ères…

Revue des Deux Mondes – En tant que grand esprit européen, quel regard portez-vous sur ce sentiment de déclin de l’Europe en général et, plus encore, de la France ?

Umberto Eco L’Europe traverse une période de crise. Il faut pas- ser du problème économique à l’absence de patriotisme. Il faudrait relire ce passage du Temps retrouvé où Proust décrit un Paris au ciel traversé par les zeppelins allemands, où Robert de Saint-Loup – qui va mourir au front – et les autres ne parlaient de rien d’autres que des grands poètes et de la musique allemande. Ça, c’était l’Europe.

Revue des Deux Mondes – Une Europe révolue ?

Umberto Eco Non, puisque Saint-Loup et le Narrateur étaient des gens comme nous. D’ailleurs, pour l’anecdote, j’ai vu accroché chez Grasset un portrait de Proust avec l’inscription « Je suis Charlus » – à double lecture, évidemment !

Revue des Deux Mondes – Les études d’opinion faisaient récemment de la France le pays le plus pessimiste du monde, davantage que l’Irak, que l’Afghanistan… Comment percevez-vous ce pessimisme depuis l’étranger et d’où vient-il ?

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Umberto Eco J’ignore si vous êtes plus pessimistes que les Italiens. Ces derniers pratiquent plutôt l’autoflagellation – un autre type de sport national. Les Français aussi, mais ils s’y adonnent entre eux. Avec les autres, l’orgueil national l’emporte. Mais il y a une ruse pour obliger le Français à s’autoflageller. S’il entend un Italien se plaindre de son propre sort, le Français affirmera que les choses sont bien pires chez lui. En Italie, la connaissance du français était autre- “Le pessimisme fois indispensable pour une personne culti- français est dû vée. Même les mots anglais, à l’exemple des au déplacement noms de chefs d’État anglo-saxons, étaient de sa puissance, prononcés à la française, et ce, jusqu’à leur prononciation originale à la radio pendant de son prestige.” la Seconde Guerre mondiale. Dans les essais, les citations d’ouvrages étrangers étaient traduites en italien dans le cas de l’anglais ou de l’allemand mais laissées comme tel s’il s’agissait du français. Désormais, aucun de mes étudiants n’est capable de suivre une conférence d’un intervenant français. À plus vaste échelle, le français a perdu son statut de langue diplomatique. Voilà le pessimisme français : il y a eu un certain déplacement de puissance, du prestige international.

Revue des Deux Mondes – Peut-on parler de déclin ?

Umberto Eco Ce n’est pas un déclin, c’est un changement de pers- pective. On peut très bien survivre à l’obligation de parler un peu d’anglais, mais la France a subi un choc qu’elle n’a pas encore digéré. Je me souviens d’un dîner où Mitterrand avait invité différents écri- vains et où il lui fut reproché, de façon polémique, des essais nucléaires dans le Pacifique. Mitterrand répondit : « Monsieur, ­mettez-vous à ma place. Je suis le président de la France, je dois avoir la possibilité de détruire la Pologne en trois jours. » C’était encore la grandeur. Imagi- nez Hollande dire une chose pareille…

Revue des Deux Mondes – Cette Europe s’était justement construite en réaction à la guerre, ces enjeux paraissent lointains aux nouvelles générations. Qu’est-ce qui cimente l’Europe aujourd’hui ?

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Umberto Eco Nous avons oublié qu’il y a eu la guerre. Et nous sommes incapables d’en imaginer une nouvelle qui opposerait la France à l’Angleterre, les Italiens à la France ou à l’Autriche. Les rela- tions entre les pays européens ont changé de manière radicale et c’est justement ce qui permet à l’Europe d’exister. Certes, il y a eu des acci- dents, l’euro en est un exemple. L’accentuation de la pauvreté à la suite de sa mise en place est une réalité. En Italie, on a pratiquement traduit la lire en euro et donc doublé les prix alors qu’une politique de blo- cage des prix aurait été nécessaire. L’accumulation de ces accidents a nourri les mécontentements. Mais je n’ai pas de recette pour cimenter l’Europe, autrement je serais à la place de Jean-Claude Juncker !

Revue des Deux Mondes – La culture pourrait-elle remplir ce rôle ?

Umberto Eco Certainement, et on revient au Moyen Âge ! À la créa- tion des universités a correspondu le début d’un vaste mouvement de circulation des savants et étudiants entre les pays rendu possible par le latin. À Bologne, il y avait Érasme ! Ces échanges universitaires dans une langue véhiculaire – aujourd’hui disparue – ont posé les fondements d’une culture européenne. Jusqu’au début du XXe siècle quasiment, cer- tains savants continuaient à s’écrire en latin, à travers le monde. Ce ciment culturel n’existe plus. Lors d’une réunion des maires des métro- poles européennes à Florence, j’ai proposé la mise en place d’un Eras- mus non seulement pour les étudiants mais aussi pour les ouvriers, avec un système de travail rémunéré. Les résistances ne se sont pas fait attendre et immédiatement un des maires m’a demandé quel intérêt y avait-il à aller travailler en France. Pour l’Erasmus étudiant, la question de la barrière de la langue créait aussi des résistances. Mais celles-ci ont été surmontées et je continue à dire que, d’ici trente ans, ce programme d’échange va créer une classe de dirigeants bilingues. Certains y ren- contrent leur futur conjoint !

Revue des Deux Mondes – Vous n’êtes donc pas inquiet sur le niveau global d’instruction, de culture générale ?

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Umberto Eco Je vois de plus en plus de chauffeurs de taxi avec un livre posé sur le siège passager. De manière générale, les gens parlent un langage moyen plus propre. En Italie, où les gens parlaient différents dialectes, la télévision a imposé un italien moyen. Pendant la Première Guerre mondiale, deux patrouilles italiennes, l’une du Nord et l’autre du Sud, se seraient tiré dessus pensant entendre parler des étrangers ! L’Europe a connu une vraie croissance culturelle. Mais en période de crise et face à l’appau- vrissement, les gens deviennent réactionnaires et les proies de tous les populismes – c’est une loi internationale. Hitler est arrivé au pouvoir dans une Allemagne en pleine crise, encore ébranlée par la guerre. Une telle chose serait impossible dans l’Allemagne d’aujourd’hui, où tout le monde a sa voiture, son réfrigérateur et son poste de télévision. Lorsqu’il y a une crise économique, tout appel populiste – comme celui de Mme Le Pen – s’appuie sur la pauvreté des autres.

Revue des Deux Mondes – La pauvreté ne touche pas tout l’électorat du Front national...

Umberto Eco On trouve des réactionnaires dans toutes les couches de la société. Mais la haine contre l’Europe, dans sa violence, a com- mencé avec la crise économique, on ne peut pas le nier. Le pauvre doit se trouver un coupable. C’est le syndrome du complot. Autrefois c’était la faute de Voltaire, aujourd’hui c’est celle de l’Europe.

Revue des Deux Mondes – Vos prévisions dans À reculons comme une écrevisse, publié en 2006 (6), se sont vérifiées. L’histoire ressert un peu les mêmes recettes désastreuses comme l’État contre la religion, les chrétiens contre l’islam, le péril chinois. On recycle les mêmes thématiques ?

Umberto Eco Le retour au téléphone à fil après l’invention du télégraphe sans fil m’a toujours semblé curieux. Plus paradoxal encore, en 1988 des atlas d’avant 1914 avaient été remis en vente

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avec succès, alors qu’on faisait marche arrière d’un siècle sur le plan géographique. Je me suis toujours amusé à relever ces retours en arrière, comme s’ils étaient le contrecoup de l’atteinte d’une certaine perfection. Pourquoi a-t-on abandonné le Concorde ? Il était par- fait, au point peut-être d’en devenir dangereux. Une telle avancée technologique n’a pas empêché le secteur de l’aviation d’entrer en crise au bénéfice du train. On ne va plus de Milan à Rome en avion mais en train, en deux heures seulement. C’est une façon de revenir en arrière. Demain, une crise énergétique fera peut-être de la bicy- clette ou de la diligence le moyen de transport le plus rapide, en plus d’être écologique.

Revue des Deux Mondes – Vous avez parlé de retour des croisades, il y a dix ans de cela. Pouviez-vous imaginer le terrorisme, le djihad, l’État islamique ?

Umberto Eco Les croisades étaient la confrontation de deux réa- lités qui se connaissaient l’une et l’autre. Maintenant, les assassins de Charlie Hebdo ont étudié à la Sorbonne, ils ne sont pas aux frontières mais à l’intérieur : ils sont français. C’est une histoire tout à fait dif- férente, plus dangereuse. Pendant la dernière guerre, les nazis étaient identifiés et les batailles géolocalisées. Les espions comme Mata Hari étaient fusillés. Aujourd’hui, Paris est plein de Mata Hari. L’ennemi n’est plus identifiable, d’un côté comme de l’autre. Au début de la guerre du Golfe, les journalistes occidentaux étaient tranquillement dans leurs hôtels de Bagdad, chez l’ennemi. Inversement, à Paris et à Rome, des Irakiens faisaient de la propagande. L’espionnage était institutionnalisé.

Revue des Deux Mondes – Selon vous, les sociétés ont besoin de s’inventer des ennemis pour maintenir leur puissance et leur domi- nation. L’émigré en serait un exemple. Mais aujourd’hui l’ennemi est devenu réel...

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Umberto Eco Parfaitement. Mais ne me demandez pas la recette pour en sortir sinon je serai déjà président de la République mon- diale ! [Rire.]

Revue des Deux Mondes – La présence de cet ennemi n’engage-t-elle pas à la défense de valeurs communes, comme ce fut le cas après les attentats contre Charlie Hebdo ?

Umberto Eco Certainement. Mais nous sommes en train de perdre la tête sur deux questions qu’il fallait laisser séparées. Il y a deux com- mandements importants : « Tu ne prononceras pas le nom de Dieu en vain » et « Tu ne tueras point ». S’il n’y avait pas eu le massacre de Charlie Hebdo, la discussion sur le droit de blasphémer contre la divi- nité de quelqu’un d’autre aurait été tout à fait légitime. Le meurtre, lui, est inacceptable. Ce sont deux questions séparées.

Revue des Deux Mondes – Faut-il mettre une limite au blasphème ?

Umberto Eco Porter un jugement sur Charlie Hebdo est possible à condition de s’extraire du contexte du massacre. Le massacre vous place évidemment du côté de Charlie, du côté de la liberté d’expression et de la presse. Si on fait abstraction du massacre, on peut débattre du droit de se moquer de la Vierge Marie et, par là, d’offenser des croyants. Par éducation, on ne dit pas en public des choses susceptibles de troubler les autres, du moins c’est ainsi que j’ai été élevé. De la même façon, on ne crache plus par terre, on ne montre pas une personne du doigt. C’est une question de courtoi- sie, d’éducation. À l’inverse, une réelle aversion pour l’Église peut, à vos yeux, justifier le droit de se moquer de la Vierge. La liberté d’expression et la question du blasphème sont des problèmes diffé- rents. Or, depuis cette tragédie, excepté quelques philosophes, les gens sont incapables de les dissocier. Lorsque le pape promettait familièrement de donner un coup de poing à qui insulterait sa mère, il ne parlait pas de meurtre. Se fâcher est une chose. Tuer est

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exclu, qu’importe le motif. Et comme disait Bergson, en citant un personnage de Labiche : « Il n’y a que Dieu qui ait le droit de tuer son semblable. » Dans votre pays, l’émoi est encore tel que vous n’arrivez pas à faire les distinctions nécessaires. Qu’un écrivain puisse avoir peur d’écrire des vers sataniques pour lesquels il risque la mort, c’est évident. Cet écrivain a le droit de remettre en cause la Vierge Marie ou Mahomet. Toutefois, “Si vous faites l’écriture d’un livre théologique laisse, une caricature de je crois, une plus grande liberté que la la Vierge Marie, caricature quand elle prend le risque de le pape se fâche fâcher certains. Le passage au meurtre mais il ne vient est une autre histoire. Si vous faites une caricature de la Vierge Marie, le pape se pas vous tuer.” fâche, mais il ne vient pas vous tuer. Or nous sommes aujourd’hui confrontés à des fondamentalistes absolument opposés à la libre expression de la pensée, surtout en matière de religion. C’est là toute la gravité de la situation.

Revue des Deux Mondes – On a présenté l’éducation comme un rem- part contre l’obscurantisme, mais beaucoup des terroristes sont ins- truits, éduqués…

Umberto Eco L’éducation peut prendre deux cents ans. Il y a trente ans, j’écrivais un article pour présenter la situation actuelle comme un phénomène non pas d’immigration mais de migration, à l’instar de l’époque où les Ostrogoths ont envahi l’Empire romain. Dans trente ans, l’Europe sera un continent coloré, mais au prix de beaucoup de sang. Nous sommes en train de vivre une transformation profonde des continents. Le monde occidental a anticipé de trois ou quatre cents ans ce qui s’est passé dans l’univers musulman : des moments de gran- deur puis de déclin, depuis la chute de l’Empire romain jusqu’à Char- lemagne. L’histoire du monde musulman a été décalée. L’éducation prendra deux cents ans. Si nous ne sommes pas là pour voir le résultat,

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tant pis ! L’histoire n’a que faire de notre petite personne. Mais une épidémie ou tout autre chose peut aussi suffire à faire du fondamenta- lisme musulman une bagatelle !

Revue des Deux Mondes – Numéro zéro, votre dernier roman (7), aborde la théorie du complot, un thème qui vous est cher. La mythologie du com- plot y est présentée comme un besoin humain, pratiquement physio­ logique, à la base même de la religion et de toutes les croyances...

Umberto Eco Le syndrome du complot est une forme de dérespon- sabilisation, comme lorsqu’on dit « c’est le destin ». Le complot consiste à créer des liens inexistants entre deux faits existants, à trouver un fil rouge mystérieux pour ne pas faire du hasard le seul responsable des choses. Je ne conteste pas l’existence de complots, mais, réussis ou non, ils sont immédiatement découverts. La conspiration réussie contre Jules César et celle, manquée, de Georges Cadoudal contre l’Empereur ont été découvertes. Les complots des complotistes ne peuvent être ni véri- fiés ni démentis : ils flottent dans l’imaginaire. Mais dans mon roman il y a quelque chose de plus vrai que les complots imaginés par un para- noïaque. Que l’on connaisse le meurtrier du juge Falcone et qu’il soit en prison importe peu aux gens et la véritable tragédie n’est pas l’im- plication de la mafia dans ce meurtre mais bien ce manque d’intérêt général. En cinquante ans d’histoire italienne, les véritables complots se sont déroulés sans laisser de trace dans la mémoire collective. Seul le complotiste, trop lâche pour assumer sa part de responsabilité, cherche le fil rouge mystérieux qui expliquerait tout. La faute serait celle de quelqu’un d’autre. Toute l’Iliade se passe parce que les dieux au sommet de l’Olympe en ont décidé ainsi. Ni Hector ni Achille ne pouvaient se soustraire à leur destin.

Revue des Deux Mondes – Dans le livre, le personnage féminin, Maia, voit des choses réelles que l’homme à ses côtés ne semble pas voir. À l’inverse, les hommes imaginent des choses qui ne sont pas réelles mais qu’ils soupçonnent d’exister…

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Umberto Eco C’est le deuxième roman que j’écris, avec le Pen- dule de Foucault (8), dans lequel une femme comprend tout depuis le début. C’est ma façon d’être féministe… ou machiste !

Revue des Deux Mondes – Pourquoi avoir donné les années quatre- vingt-dix pour cadre à ce roman ?

Umberto Eco Pour plusieurs raisons. Les années quatre-vingt- dix sont des années fondamentales pour la politique italienne, avec l’opération « Mains propres » et l’effondrement des principaux partis politiques, la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste. Or, malgré cela, le changement attendu par les Italiens ne s’est pas produit. Enfin, j’ai pris plaisir à faire évoluer mon personnage dans une époque déjà révolue pour le lecteur. Quand on sait ce qu’il en est aujourd’hui, c’est assez drôle d’entendre le personnage affirmer que le téléphone portable ne marchera jamais. Je voulais que l’his- toire se déroule avant l’ère d’Internet, pour ne pas compliquer les choses.

Revue des Deux Mondes – Votre livre est un réquisitoire contre les médias...

Umberto Eco La presse s’est éteinte en 1953 avec l’apparition de la télévision. En diffusant les nouvelles la veille de la paru- tion des journaux, la télévision l’a contrainte à se transformer. Le matin, j’achète trois journaux et je ne lis les articles que si le titre m’intéresse. Tout le reste, je le sais déjà. Pour se renouveler, la presse avait trois possibilités : l’approfondissement, les potins (les journaux anglais du soir, les people, les tabloïds) et le chantage. Mais personne n’a songé à une quatrième voie. L’incapacité pour un lecteur lambda de filtrer l’information est la grande tragédie de l’ère d’Internet. Les journaux devraient consacrer deux pages par jour à l’analyse des sites Internet pour informer les lecteurs sur la nature et la fiabilité des sources. Cela exigerait de transformer

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complètement les rédactions et obligerait les journalistes à faire un autre métier. Ils échapperaient ainsi à la paresse et du même coup à l’emploi des poncifs et des clichés.

Revue des Deux Mondes – Aimez-vous les journalistes ?

Umberto Eco J’écris dans des journaux. Je fais partie du système. C’est une profession qui s’est dégradée au fil des années. Autrefois on leur demandait d’être des envoyés spéciaux, d’aller dans le monde comprendre ce qui se passe, de raconter des histoires extraordinaires. Aujourd’hui, on leur demande de venir à l’une de mes conférences, de me tendre un micro et de me faire répéter ce que je viens de dire une fois la conférence terminée ! « Vous n’avez pas pris note de mes propos ? » « Non, me répondent-ils, vous l’exprimerez mieux à nos lecteurs. » La profession est devenue passive. On interviewe tout le monde sur toutes les questions. L’interview est intéressante quand vous êtes le premier à faire parler quelqu’un, comme Oriana Fallaci l’a fait avec Khomeiny en 1979. Mais venir chez moi et me demander ce que je pense de mon dernier roman est complètement idiot. Cela n’a aucune importance.

Revue des Deux Mondes – Est-ce dû à la perte d’influence de l’écrit sur les nouvelles générations ?

Umberto Eco Je n’y crois pas. À la Fnac, de nombreux jeunes touchent et regardent des livres. Même s’ils n’achètent rien, ils lisent la quatrième de couverture de trois ou quatre livres, c’est comme moi lorsque j’achetais l’hebdomadaire la Fiera letteraria (la foire littéraire) ; on y trouvait des comptes rendus sur T.S. Eliot ou Ezra Pound. Avec les tablettes numériques, certains suggèrent – et c’est possible – que les jeunes sont en train de revenir au papier. En revanche, il y a la perte de la mémoire historique. Il y a un jeu télévisé très populaire en Italie : les participants, plus ou moins jeunes, sont sélectionnés pour leur bonne mémoire. Une fois, quatre dates ont été données : 1944, 1968, 2001 et 2008 ; on a demandé aux candidats

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de rattacher un événement à l’une de ces dates. À la question de savoir quand Hitler et Mussolini se sont rencontrés pour la dernière fois, aucune personne n’a dit 1944. Certains ont même proposé 1968… Autre exemple : on a demandé à une douzaine de députés italiens qui était le premier président de la République italienne. La majorité s’est trompée ! Les parlementaires sont aujourd’hui la pègre du monde politique : ce sont des traîtres, des « yes men » qui changent de parti au gré de leurs intérêts.

Revue des Deux Mondes – Internet est-il la cause de cette perte de mémoire ?

Umberto Eco Internet a le défaut de tout dire. C’est également le problème de la télévision : tout le monde parle en même temps, c’est du bruit. Un livre, vous pouvez le sélectionner en fonction de sa maison d’édition, de son auteur, etc. Dans le théâtre italien, en parti- culier dans le théâtre d’opéra, lorsqu’on devait représenter une foule bruyante, tout le monde répétait « rabarbaro, rabarbaro » (rhubarbe). Internet, c’est un peu du rabarbaro…

1. Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015. 2. Jacques Le Goff, la Civilisation de l’Occident médiéval, Flammarion, 2008. 3. L’Académie universelle des cultures fut fondée en 1992 à l’initiative d’Elie Wiesel, Prix Nobel de la Paix pour lutter contre l’intolérance. Elle regroupait soixante-dix personnalités intellectuelles et artistiques. 4. Umberto Eco, Écrits sur la pensée du Moyen Âge, Grasset, 2015. 5. Umberto Eco, la Guerre du faux, Grasset, 1986. 6. Umberto Eco, À reculons comme une écrevisse, Grasset, 2006. 7. Umberto Eco, Numéro zéro, Grasset, 2015. 8. Umberto Eco, le Pendule de Foucault, Grasset, 1990.

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Dossier L’HÉRITAGE ROBESPIERRE

26 | La France et l’esprit 78 | Robespierre face à la révolutionnaire Terreur › Ran Halévi › Thomas Branthôme

37 | Jean-Luc Mélenchon. « Le 87 | Psychologie de Parti de gauche est l’héritier l’Incorruptible de Robespierre » › Hippolyte Taine › Valérie Toranian et Sophie Bernoville 92 | La Terreur, une passion française 47 | Robespierre n’a pas eu lieu. › Frédéric Mitterrand Anatomie d’un cerveau reptilien 95 | Un déjeuner de travail › Michel Onfray › Marin de Viry

54 | « La faute à Rousseau » ? › Robert Kopp

71 | Robespierre et l’Être suprême, ou de l’usage du religieux en révolution › Lucien Jaume LA FRANCE ET L’ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE

› Ran Halévi

l fut pendant plus de deux siècles le compagnon de route de notre roman national, un trait constitutif de notre culture politique, une singularité française, et d’autant plus singulière qu’elle faisait bon ménage avec une foi aveugle en la toute-­ puissance de l’État. L’esprit révolutionnaire mit longtemps en Ieffet – plus longtemps qu’ailleurs – à déserter nos passions politiques. La faillite idéologique du socialisme réel allait lui être fatale ; elle l’a certes affranchi de l’hypothèque totalitaire, mais l’a dépouillé en même temps de sa substance intellectuelle : nos besoins de radicalité perdurent tou- jours, mais ils ont migré vers d’autres territoires – les mœurs, la morale, les conventions sociales – et n’obéissent plus à aucun « grand dessin ». En ce sens-là également, la Révolution est bel et bien terminée. Cet attrait si éminemment français pour le « grand soir », envers et contre les démentis les plus cinglants de l’histoire, est ainsi devenu depuis quelques années une passion en sursis, qu’allait bientôt frapper de plein fouet l’accélération vertigineuse de notre époque : non seule- ment la crise économique et la globalisation, auxquelles nos professeurs de robespierrisme ne savent opposer que des rodomontades fatiguées,

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mais encore le nouveau régime d’opinion, surpuissant et ingouvernable, porté par des réseaux numériques où règne l’absence de toute autorité et de toute hiérarchie – cette agora volcanique n’est guère hospitalière aux argumentations dialectiques ni à la discipline militante. L’esprit révolutionnaire est en train de mourir, déclassé par un populisme protéiforme qui en retient les refus et les proscriptions sans en partager les espérances. Pourtant, récemment encore, on entendait promettre à cette vieille passion de scintillants lendemains. C’était pendant la dernière campagne présidentielle. Galvanisé par des son- dages flatteurs et l’affluence des électeurs venus en masse l’applaudir, le candidat fulminant de la « gauche de gauche » finit par y flairer les présages d’un nouveau « printemps du peuple ». « La rivière est sortie de son lit », a-t-il lancé, euphorique, devant une foule enthousiaste, lui annonçant l’imminence d’une « révolution Ran Halévi est historien, directeur citoyenne », d’une « insurrection civique », de recherche au CNRS, professeur d’une « assemblée constituante » qui allaient au Centre de recherches politiques accoucher d’un avenir radieux. On connaît Raymond-Aron et directeur de collections aux Éditions Gallimard. la suite. Les électeurs de la gauche plurielle étaient beaucoup plus nombreux à goûter ses envolées qu’à prendre au sérieux ses compétences politiques ou son programme mirobolant. Ils adoraient le frisson révolutionnaire que chatouillaient ses serments éruptifs, moins sans doute par conviction que par nostalgie d’un temps dont ils savaient qu’il ne reviendrait plus. Et puis, plus poétique, il y eut ce démographe de choc qui a cru même discerner pendant cette campagne les prémices d’un « hollandisme révolutionnaire » : avec cet impayable oxymore, on avait de quoi entretenir une petite flamme insurrectionnelle, avant de revenir au principe de réalité.

Un objet introuvable

L’esprit révolutionnaire s’est retiré de nos habitudes de pensée parce qu’il n’apporte ni explications, ni réponses, ni alternative vaillante, ni même quelque consolation à la crise des fondations de notre démocratie et à nos désarrois identitaires. Ces tribulations

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ont achevé de périmer ses prestiges à la fois comme mode de per- ception des choses de la Cité et comme aiguillon de l’action poli- tique. Le voici en voie de rejoindre le long cortège de nos « lieux de mémoire ». Mais il me paraît fort peu probable que sa fin inéluc- table incite beaucoup de monde – aujourd’hui pas plus qu’hier – à interroger ses débuts : cette page-là de notre histoire n’a jamais été vraiment écrite. C’est un curieux paradoxe, en effet – jamais relevé de surcroît –, que l’organe par excellence de la révolution française, que la plus durable de nos passions idéologiques, et l’une des plus onéreuses, aient été si peu étudiés pour eux-mêmes. Il existe une riche littérature sur l’idéologie révolutionnaire, la sensibilité révolutionnaire, la fête révolutionnaire, le jacobinisme, la Terreur, la guerre… Les auteurs qui ont labouré ces grands thèmes frôlent souvent l’esprit révolutionnaire, dont ils enrichissent la physionomie de nombreux éclairages. Mais l’esprit révolutionnaire en tant que tel n’a jamais constitué un objet de savoir autonome. Les inventaires bibliographiques et les dictionnaires raisonnés l’ignorent. Et la production colossale qui couvre l’événe- ment révolutionnaire en long et en large, de 1789 à Thermidor, est tout aussi muette, à de rares exceptions près qui ne font que confirmer la règle. En 1878, Félix Rocquain publie sous un titre prometteur, « l’Es- prit révolutionnaire avant la Révolution » (1), une étude originale qui traite plus précisément de la crise politique de la royauté au XVIIIe siècle – elle sera du reste libéralement exploitée, sinon tou- jours citée, au siècle suivant. Rocquain retrace avec une rare clair- voyance le cadre chronologique, les épreuves et les fractures qui constituent les conditions d’avènement lointaines de la Révolution. Mais il n’aborde jamais les origines propres de l’esprit révolution- naire, pas plus qu’il ne cherche à le définir. C’est Augustin Cochin, jeune chartiste de sensibilité royaliste, qui s’attellera quelques décen- nies plus tard à expliquer la dynamique révolutionnaire du principe d’égalité et la nature du jacobinisme comme type d’organisation politique, par une approche essentiellement sociologique inspirée de Durkheim. Son œuvre, riche d’intuitions fécondes et de plusieurs

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enquêtes de terrain, sera prématurément interrompue par la mort à la Grande Guerre (2). Enfin, plus près de nous, on doit au philo- sophe polonais Leszek Kołakowski une étude brève et pénétrante de l’esprit révolutionnaire, qui porte principalement sur le totalitarisme mais dont plusieurs postulats suggestifs, on le verra, aident à éclairer l’intelligence du phénomène en France (3). Cette moisson plutôt modeste n’est pas surprenante. Si l’esprit révo- lutionnaire fut si peu étudié, c’est qu’il était vécu pendant longtemps, éprouvé, assumé, comme une disposition naturelle, comme un impé- ratif moral, un sacerdoce, une manière d’être, qui se passaient de ratio- nalisations théoriques. Surtout, cette notion si familière, l’esprit révo- lutionnaire, a toujours été passablement évanescente, difficile à cerner, donc à interroger. Alexis de Tocqueville lui-même en a fait l’expérience en préparant la suite de l’Ancien Régime et la Révolution, qu’il entendait consacrer à l’événement proprement dit et notamment à ses ressorts invisibles. Tocqueville cherche à y retrouver « les traces du mouvement des idées et des sentiments ». Et, pour ce faire, il s’efforce « en quelque sorte de vivre à chaque moment avec les contemporains en lisant, non ce qu’on a dit d’eux ou ce qu’ils ont dit eux-mêmes depuis, mais ce qu’ils disaient eux-mêmes alors et autant que possible, ce qu’ils pen- saient réellement ». Mais le procédé, confie-t-il, est épuisant, qui se heurte au mystère même de l’événement : « Indépendamment de tout ce qui s’explique dans la révolution française, il y a quelque chose dans son esprit et dans ses actes d’inexpliqué. Je sens où est l’objet inconnu, mais j’ai beau faire, je ne puis lever le voile qui le couvre. » Ce qui rend effectivement évanescent l’esprit révolutionnaire, c’est qu’il ne se réduit ni à une théorie politique particulière, ni à une idéo- logie constituée, ni à un programme de gouvernement, ni à des pas- sions déterminées ; il en est inséparable mais renvoie à autre chose. Je voudrais tenter de le définir, d’en désigner certains des attributs distinctifs, avant d’éclairer brièvement les circonstances particulières, en 1789, où il prend forme et se déploie au grand jour. Ce ne sont là que des repères d’une histoire de l’esprit révolutionnaire, qui reste largement à écrire.

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L’habitus révolutionnaire

L’esprit révolutionnaire n’est pas l’auteur de la révolution fran- çaise, il constitue plutôt, de la convocation des états généraux à Bru- maire, le véhicule et le combustible du processus révolutionnaire. Il est l’instrument impétueux de la substitution d’un type de pouvoir à un autre – le pouvoir national au pouvoir royal. Il se dessine, d’abord, « à contre-jour », comme l’expression antinomique de tout ce qui se rattache aux institutions que la Révolution vient d’abolir ou qu’elle entend répudier : le pouvoir absolu, le système des privilèges, l’aristo- cratie, la contre-révolution, mais encore toute espèce de modération politique – corps intermédiaires ou équilibre des pouvoirs – qui est assimilée dès 1789 au passé honni de l’Ancien Régime. À contre-jour encore, l’esprit révolutionnaire n’est pas réductible à un système de pensée, à une théorie constitutionnelle, à un pro- gramme politique ou à un projet de société, quand bien même il ne cesse d’y puiser ses traits. Il s’apparente plutôt à un idiome politique, à une manière de penser et d’agir, en rupture radicale avec les traditions qu’il entend déraciner. C’est un « mélange impur », hétérogène, de principes politiques, de vocables mobilisateurs, de préjugés partisans, d’une disposition d’esprit. Autant dire une « mentalité partisane », notion vague mais en l’occurrence appropriée. Plus précisément, l’esprit révolutionnaire est une forme d’habitus, à condition qu’on débarrasse cette notion des déterminations qu’une certaine sociolo- gie lui assigne d’autorité. L’habitus révolutionnaire renvoie aux modes reconnaissables de perception et d’interprétation de la réalité politique et sociale, aux réflexes, aux attitudes, aux paroles et aux actes que les protagonistes de l’événement revendiquent – ou considèrent – comme révolutionnaires, à cet étalon indéfinissable qui les aide à penser, à juger, à agir, à se voir aussi. Ce qui le rend, pourtant, si difficile à déchiffrer, c’est le caractère à la fois polymorphe et fluctuant des éléments qui le composent. L’es- prit révolutionnaire fut incarné successivement, ou concomitamment, par Sieyès et Mirabeau, les « modérés », les feuillants, les girondins, les dantonistes, mais aussi, et tout au long de ce même intervalle, par

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Robespierre et les jacobins, qui n’auront cessé d’excommunier des per- sonnes et des factions jugées réfractaires à la pureté révolutionnaire. On ne peut donc le rattacher durablement à un « parti », puisqu’il les transcende tous. Et pas davantage à un corps de doctrine cohérent : en 1789 il est accordé à l’institution monarchique ; en 1791, malgré Varennes et la fusillade du champ de Mars, il n’est toujours pas iden- tifié au principe républicain, lequel ne va le « rattraper » qu’un an plus tard ; sous la Terreur, il sera endossé autant par les partisans que par les adversaires de la démocratie directe, par Robespierre aussi bien que par les fossoyeurs de la dictature jacobine. Il est un attribut, toutefois, que l’esprit révolutionnaire porte d’un bout à l’autre de la Révolution : à savoir la perception absolutiste, essentialiste, des fins politiques, ce que Leszek Kołakowski, relisant les auteurs marxistes classiques, nomme l’alternative radicale du « tout ou rien ». Suivant cette logique, il n’est pas de moyen terme, point de compromis possible, entre le salut total ou l’esclavage total. Le monde existant est trop corrompu pour qu’on puisse le réformer ou même en retenir quelques vestiges ; il faut tout détruire et tout recons- truire à neuf. Raccommoder, composer, c’est prêter main-forte à la contre-révolution. Cette représentation eschatologique de la table rase tend à réduire le passé, et toutes choses héritées, à l’état de nature. En France, elle n’aura imprégné l’esprit révolutionnaire que progressive- ment, et diversement, à l’épreuve des circonstances et des adversités qui scandaient l’événement (et en buttant, notamment sous la Ter- reur, sur l’apathie croissante du peuple). Encore que certains acteurs, à commencer par Sieyès, l’aient ouvertement professé déjà à la veille de la Révolution et que ses ferments politiques, on le sait, fussent jetés dès 1789 : la substitution d’une souveraineté indivisible à une autre ; l’abolition du « régime féodal » préludant à la destruction de la noblesse et de toute forme d’éminence sociale ; la construction idéo- logique de la notion d’« Ancien Régime »… Il faut dire que nos traditions nationales s’y prêtent particulière- ment. La révolution française hérite en effet de la tradition absolutiste, mais aussi des physiocrates et de Rousseau, un attachement idolâtre à une conception unitaire du gouvernement de la Cité : « une foi, une

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loi, un roi » d’un côté ; l’évidence naturelle et la volonté générale de l’autre. Cette religion de l’Un envisage la politique non point comme une négociation continue des passions et des intérêts mais comme la recherche de vérités intangibles, qui ne ménage justement aucun espace entre le tout et le rien. C’est là une des propriétés les plus puis- santes de l’esprit révolutionnaire. Il en est une autre, tout aussi importante, qu’on peut emprunter à Carl Schmitt : la fameuse distinction entre ami et ennemi, cette dis- position particulière qui permet de percevoir – de croire reconnaître – « l’ennemi en tant que tel » (4). Le monde humain, explique le juriste allemand, est travaillé par des « distinctions fondamentales » – bien et mal, beau et laid, utile et inutile. En politique, c’est celle qui opère le « tri » entre l’ami et l’ennemi. Il ne s’agit nullement ici de dési- gner un critère de classification moral, affectif ou idéologique, mais de mettre au jour le principe d’identification et de division qui gouverne l’action politique, celui-là même dont la révolution française aura été à l’évidence un vaste laboratoire, le tout premier de l’âge démocra- tique. Dès 1789, la réprobation de « l’ennemi » ou la criminalisation de ses opinions – supposées ou réelles – ne présentent aucune cor- rélation nécessaire avec ses qualités individuelles, ou même avec ses titres patriotiques : les monarchiens au tout début de la Révolution, les « constitutionnels » en 1791, les girondins plus tard encore, ou Robespierre déjà sous la Terreur et surtout au lendemain de Thermi- dor sont des révolutionnaires qui en viennent à un moment donné à se voir incarnés en ennemis de la Révolution. L’esprit révolutionnaire sera l’instrument privilégié de cette machine ingouvernable à fabriquer de l’ennemi au nom de la pureté des principes. L’ennemi « de l’extérieur » – les royalistes, les aristo- crates, la contre-révolution et ses « suppôts ». L’ennemi « de l’inté- rieur », dont le visage ne cesse de se renouveler et de s’enrichir au fil du processus révolutionnaire – modérés, impartiaux, fédéralistes, hébertistes, et même, pour citer le mot célèbre de Saint-Just, « les indifférents ». L’ennemi déclaré, qui dit ouvertement son hostilité aux dérives révolutionnaires. Et l’ennemi caché, invisible, celui qui nourrit à l’ombre sa haine des patriotes et des intrigues délétères. Ou encore

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l’ennemi qui s’ignore tel, mais dont les vrais citoyens savent démas- quer la propension insidieuse aux grandes trahisons, que lui-même n’aperçoit pas encore. Ce qu’il y a d’infernal dans cette logique de l’ami et de l’ennemi, c’est qu’elle fait naître des sentiments – et des soupçons – tout à la fois irré- pressibles, indémontrables et irréfutables. Elle rend tout le monde poten- tiellement suspect : pour des actes commis ou des paroles prononcées ; pour n’avoir ni agi ni parlé ; pour ce qu’on refuse ou ce qu’on accepte. Le soupçon, en effet, est un constituant primordial de l’esprit révolutionnaire, au même titre que la passion de l’égalité et son insé- parable corollaire, la haine de l’aristocratie. Ce serait toutefois une grande erreur que de ramener l’esprit révolutionnaire à une pathologie du soupçon ou de la haine, autrement dit de l’expliquer par la seule psychologie des acteurs de la Révolution. Il serait, de même, tout aussi malavisé d’établir un simple lien de causalité entre les principes éradicateurs de 1789 et les passions idéo- logiques que charrie l’événement. L’esprit révolutionnaire échappe à cet enchaînement illusoire qui mènerait des idées philosophiques à l’action politique. Il ne consiste pas à mettre en œuvre une doctrine ou un programme. Il agit sur les idées autant qu’il est « agi » par elles (5). Il est plutôt le produit d’une articulation inédite, et torrentielle, entre une « offre philosophique », en circulation depuis les années 1770, et une équation politique très particulière, créée par la crise finale de la monarchie absolue et accélérée par la convocation des états généraux. J’aimerais, en guise de conclusion, dessiner à grands traits les contours et les enjeux de ce moment particulier.

Les deux souverains et la hantise du soupçon

La cristallisation de l’esprit révolutionnaire couronne deux évolu- tions historiques que la convocation des états généraux va mettre en collusion. D’une part, le long travail de l’égalité, que le XVIIIe siècle va accélérer en mettant le principe des privilèges, sourdement et parfois violemment, aux prises avec l’esprit du temps. D’autre part,

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l’inexorable érosion de la légitimité monarchique et, concomitam- ment, la lente maturation du principe de la souveraineté nationale. C’est autour de ces questions capitales – la souveraineté, l’égalité – que vont s’allumer les deux passions constitutives de l’esprit révolu- tionnaire : la hantise du soupçon, la haine de l’aristocratie. Les premiers ferments du soupçon coïncident avec le tout pre- mier acte révolutionnaire, la constitution de l’Assemblée natio- nale, le 17 juin 1789, qui signifie rien de moins que la destitution du monarque absolu comme source de tout pouvoir légitime. Il faut rappeler que la question de la souveraineté n’avait été l’enjeu ni de la campagne des états généraux ni de l’affrontement entre les ordres réunis à Versailles. Louis XVI, dont l’autorité n’est alors contestée ouvertement par personne, avait même retrouvé la faveur publique en décidant de réunir les délégués de la nation pour œuvrer à la régénération du royaume. Certes, pour la plupart des grands acteurs de 1789, le principe d’antériorité de la nation sur le roi tient de l’évidence (à la différence d’une masse de députés qui en ignorent jusqu’à l’idée). Mais peu d’entre eux l’envisagent à la veille de la Révolution avec l’implacable logique dont usait Sieyès dans sa retentissante brochure, Qu’est-ce que le tiers état ? Et puis, entre adhérer à un principe et lui donner une traduction politique, voire révolutionnaire, il y a loin. Ils savent obscurément que les états généraux, en traitant des questions constitutionnelles, toucheront à la souveraineté royale, mais personne n’imagine qu’ils vont commencer par là ! C’est le conflit sans issue entre les ordres, envenimé par les dissensions et les maladresses de la cour, qui ouvre la voie à la révolution de la souveraineté. L’épisode a été mille fois raconté, mais la dynamique du soupçon qu’il met en branle échappe souvent au regard. Pour vaincre la résistance des privilégiés, le tiers état se déclare la nation. Ce coup de tonnerre marque une immense révolution dont les instigateurs sont d’autant plus conscients qu’ils se gardent pour un temps de prononcer le terme de souveraineté nationale. Et c’est alors que Louis XVI entre vraiment en scène, dans la mémorable séance royale du 23 juin où il fait annuler les résolutions du tiers

34 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 la france et l’esprit révolutionnaire

et ordonne aux trois ordres de continuer à délibérer séparément. Mais il capitulera quatre jours plus tard, à la suite du ralliement de quelques dizaines de députés nobles à la nouvelle Assemblée. Or, en s’y résignant, le roi avalise de fait une révolution de la souveraineté qu’il ne reconnaît pas pour autant et qu’il n’acceptera jamais. Se met alors en place une « concurrence de légitimités » entre une représentation nationale n’ayant au départ pour arme que la seule auto- rité des principes et une autorité royale à la fois vacillante et entée sur ses vénérables fondations, avant d’être définitivement vaincue pendant les journées d’Octobre. Mais, vaincue, elle ne disparaît pas pour autant. Le spectre du soup- çon s’alimente précisément à cette confrontation inexpiable entre l’an- cien et le nouveau souverain, chacun désormais hanté par le déficit de légitimité que lui renvoie la figure de l’autre, par sa propre vulnérabi- lité et la crainte, de part et d’autre, d’un coup de force, par le tumulte et la confusion, surtout, d’une conjoncture politique dont personne ne peut maîtriser le cours ni prédire les lendemains. Louis XVI, protagoniste intempestif – puis victime – d’un conflit qu’il s’était révélé impuissant à déminer, ne peut acquiescer à la consécration de la légitimité nationale, qu’il tient pour une usurpa- tion. Et les auteurs de cette dépossession, qu’on commence à appeler le parti patriote, ne peuvent imaginer qu’un monarque hier encore paré des atours du pouvoir absolu et de l’investiture divine puisse y consentir un jour. Plus il cède publiquement aux lois votées par l’Assemblée, qui ravale son autorité, et plus il paraît suspect : cette logique infernale le condamne à paraître, quoi qu’il fasse, comme un ennemi irréductible de la Révolution – qu’il est en effet. Et même dans les rares occasions où il va au-devant de la représentation natio- nale au nom de l’intérêt général, passé un bref moment de commu- nion éperdue, la crainte et la suspicion renaissent de plus belle. On ne peut expliquer autrement la succession des lois votées de 1789 à Varennes, qui visent à dévitaliser toujours davantage un pouvoir exécutif que l’on continue à considérer comme un corps étranger, un ennemi redoutable dressé au milieu d’une Révolution qu’il prétend entériner pour mieux la combattre.

NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 35 l’héritage robespierre

Le soupçon se trouve ainsi logé dès l’origine au cœur du processus révolutionnaire, il en est à la fois le ferment et le combustible. Il nour- rit l’obsession du complot et agite le fantôme de la contre-révolution­ – indépendamment de la réalité que ce mot est censé désigner – comme cette autre figure honnie que le parti patriote appelle uniment « l’aris- tocratie ». C’est ici, justement, que la hantise du soupçon retrouve, si je puis dire, la passion de l’égalité et son inépuisable jumeau, la haine révolutionnaire, cet autre constituant de l’esprit révolutionnaire, dont l’histoire, là encore, n’a jamais été écrite.

1. Félix Rocquain, l’Esprit révolutionnaire avant la Révolution, 1715-1789, Plon, 1878. 2. Voir notamment Augustin Cochin, l’Esprit du jacobinisme, PUF, 1979, et l’analyse que lui consacre Fran- çois Furet (« Augustin Cochin : la théorie du jacobinisme », Penser la révolution française, Gallimard, 1978, p. 212-259). 3. Leszek Kol´akowski, l’Esprit révolutionnaire, Denoël, 1985. 4. Carl Schmitt, la Notion de politique, Calmann-Lévy, 1972. 5. Marcel Gauchet, « Changement de paradigme en sciences sociales ? », le Débat, n° 50, mai-août 1988, p. 165-170.

36 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 « LE PARTI DE GAUCHE EST L’HÉRITIER DE ROBESPIERRE »

› Entretien avec Jean-Luc Mélenchon réalisé par Valérie Toranian avec Sophie Bernoville

Revue des Deux Mondes – Pour quelles raisons êtes-vous un admirateur de Robespierre ?

Jean-Luc Mélenchon Mon thème, c’est d’abord la «révolution française. Je l’ai découverte à l’âge de 14 ans ; j’avais offert les Fleurs du mal de Baudelaire, j’ai reçu en retour une histoire de la Révolution… par Adolphe Thiers, un Versaillais. Même si j’ignorais de qui il s’agissait à l’époque, pour un homme de gauche, il y a meil- leure entrée en matière. Mais cette lecture fut pour moi une défla- gration. Le récit de la révolution française m’a transporté, m’a fait adhérer pour toujours à une idée de la France. C’est à cette époque que s’invente la politique de l’ère moderne : la droite, la gauche, la révolution populaire. Le roi fait lever la salle et place à droite ceux en faveur du droit de veto royal, à gauche ceux qui sont contre, tels les

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damnés de la Bible. Ce jour-là, on fonde un débat qui clive toujours : doit-il y avoir une limite à la souveraineté de tous – le roi, le marché, la Commission européenne ? À partir de là, d’une lecture à l’autre, je creuse et je m’enthou- siasme : je lis l’Histoire de la révolution française de Jules Michelet, puis celles de Jean Jaurès et de Louis Blanc. Un moment important pour moi fut l’émission télévisée « La caméra explore le temps ».

Mes sympathies se sont affinées. Je suis Jean-Luc Mélenchon a été ministre devenu alors davantage hébertiste et délégué à l’Enseignement « enragé » que robespierriste. Les héber- professionnel, sénateur de l’Essonne et fondateur et co-président du Parti tistes parlaient une langue que je trou- de gauche et candidat du Front de vais juste, ils parlaient du peuple, des gauche à la présidentielle de 2012. pauvres, des prix maximum. S’identifier Député européen depuis 2009, il est à Robespierre, avec sa perruque, ses bas et notamment l’auteur de l’Autre Gauche (Bruno Leprince, 2009), de Qu’ils s’en son verbe précieux, c’était plus difficile. aillent tous ! (Flammarion, 2010), l’Ère Je préférais Saint-Just, en raison de son du peuple (Fayard, 2014),et du Hareng jeune âge et du romantisme du person- de Bismarck (Plon, 2015). nage. Il y a des scènes fantastiques, notamment celle où Saint- Just est envoyé sur le front de l’Est. Il commence par faire arrêter l’« enragé » Euloge Schneider, qui parcourait l’Alsace en traînant une guillotine derrière lui, attaquait les couvents et les monastères. Saint-Just découvre des campements militaires dans un état déplo- rable. Il exige des bourgeois de Strasbourg qu’ils fournissent sur-le- champ vingt mille paires de chaussures pour équiper les troupiers. Puis, dans les tranchées de Landau, il sort sur le champ de bataille avec ses trois immenses plumes bleu blanc rouge comme une cible à cent mètres de l’ennemi ! Cet homme hors du commun avait à peine 26 ans. Le temps a passé, et j’ai fini par regarder la Révolution autrement. Au fil des discussions autour de la perception caricaturale de la Révo- lution que se faisaient nos adversaires, il est devenu clair que Robes- pierre était le sujet qui grattouille, qui chatouille. Relancer le débat sur la Révolution nous ramène aux fondamentaux de l’identité répu- blicaine de la France. Nous sommes la seule nation au monde dont la carte d’identité n’est pas contenue dans la couleur de peau ou la reli-

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gion ou l’ethnie, mais dans un contrat politique : « Liberté, Égalité, Fraternité. » C’est la maxime que donne Robespierre à la Garde natio- nale. Nous sommes français parce que nous sommes d’accord avec ça et nous pouvons le mettre en partage avec n’importe quel être humain. Tout cela m’a ramené vers son personnage. Mais je continuais à me dire hébertiste ou « enragé » pour provoquer le débat.

Revue des Deux Mondes – La violence et les massacres de la Terreur ne vous gênaient pas ?

Jean-Luc Mélenchon La violence est partout dans la Révolution ! Il n’y a pas de « gentils ». La violence des révolutionnaires est sou- vent défensive. Il faut le comprendre et cesser de juger la Révolution depuis notre temps. Le principe révolutionnaire du dépassement de l’Ancien Régime est sans équivalent. Je n’ai jamais cru à la légende de Robespierre monstre sanguinaire. C’est une histoire reconstituée. Tout le monde “La violence est est violent dans la Révolution. Entendre partout dans chanter les louanges de Danton me fait la Révolution ! sourire : il est tout de même l’inventeur du Il n’y a pas de Tribunal révolutionnaire. Quand Michel gentils.” Onfray présente les girondins comme de petits saints opposés à la violence, faut-il rappeler leur volonté d’infli- ger la peine de mort à ceux qui proposeraient une loi agraire ou leurs assassinats comme celui de Marat ? On impute tout à Robespierre mais le Comité de sûreté générale est présidé par Vadier, à partir de septembre 1793. Il ne peut pas supporter Robespierre et invente toute sorte de complots pour le ridiculiser. Le procureur du Tribunal révo- lutionnaire est Fouquier-Tinville, qui déteste aussi Robespierre. Il l’accuse d’être déiste à une époque où règne une culture de l’anticléri- calisme dont on n’a pas idée aujourd’hui. Ce n’est pas la droite mais l’extrême gauche de l’Assemblée qui envoie Robespierre à l’échafaud. Le président de la séance, Collot d’Herbois, est lui-même d’extrême gauche. Plus de cent personnes sont

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guillotinées avec lui en deux jours. Où sont les gentils ? Il est de bon ton d’agonir Robespierre pour vomir la Révolution. Sans surprise, cette offensive est venue de tireurs dans le dos issus de la deuxième gauche : François Furet, Mona Ozouf. Furet prétend imputer aux jacobins la tournure d’une Révolution qui aurait dû évoluer pacifiquement. Son but est politique. Pour lui, Marx est dans Robespierre, Lénine est dans Marx et Staline est dans Lénine. Robespierre devient donc la matrice de toutes les dictatures. Une aberration historique totale ! L’idée du tri dans les personnages et les décisions de la révolution n’est jamais neutre. Clemenceau a eu raison de dire que la Révolution est un tout, un bloc. Trier, c’est commencer un discours politique. Pourquoi pas ? Mais à condition de ne pas en faire une vérité historique.

Revue des Deux Mondes – Les girondins sont plutôt des réformistes, des « sociaux-démocrates libéraux ». La révolution tout d’un bloc dont parle Clemenceau incluant du même coup la Terreur, était-elle inéluctable ?

Jean-Luc Mélenchon La Terreur est un épisode artificiellement découpé du reste de la Révolution, surévalué dans le but de minimiser les crimes de la contre-révolution qui a suivi. Sa critique nie la réalité : la noblesse royaliste et ses agents corrompus n’ont cessé de comploter et de trahir la patrie. Pourquoi auraient-ils gentiment renoncé à leurs pri- vilèges et déposé les armes ? Que voulez-vous trier ? C’est une période sauvage, dure, et pourtant la proposition d’abolir la peine de mort vient de Robespierre : elle n’a alors aucun équivalent dans le monde. Les para- doxes personnels pullulent sous la Révolution. Personne n’est tout blanc ou tout noir. L’aristocrate Olympe de Gouges, tant célébrée aujourd’hui, se propose tout de même à la fin d’être l’avocate de Capet. Voyez le girondin Condorcet, un être que j’admire ; ses derniers textes me boule- versent. Mais Condorcet vote la mort du roi ; il propose le vote censitaire et la peine de mort à qui proposerait une loi agraire ! Réformiste, cette méthode ? La Révolution n’offre que des figures paradoxales. Rappelez- vous de La Fayette : il prenait le chemin du Panthéon mais on se souvint

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de sa trahison et de son passage à l’ennemi… L’opposition entre les gentils et les méchants n’a pas de sens. Il n’y a que deux camps : ceux qui sont pour et ceux qui sont contre les objectifs de la Révolution. Et n’oublions jamais le contexte : nous sommes alors en guerre avec toute l’Europe !

Revue des Deux Mondes – La situation extérieure s’améliore au moment de la Grande Terreur. Les victoires militaires s’enchaînent...

Jean-Luc Mélenchon Peut-être est-ce grâce à elle ? Tout est tel- lement fragile. Tout est tellement souvent hors de contrôle ! Joseph Fouché décide de raser Lyon. Jean-Baptiste Carrier noie les prêtres à Nantes. Robespierre pleurait de rage devant ces abominations qui leur mettaient à dos le pays. C’est lui qui ordonne le retour de ces hommes, qui lui en voudront à mort et organiseront sa chute.

Revue des Deux Mondes – Vous-même, pourquoi avez-vous relancé le débat autour de Robespierre ?

Jean-Luc Mélenchon C’est une ruse de communication. Elle consiste à passer par l’évocation favorable de Robespierre pour faire sauter le couvercle que Furet avait réussi à poser pour vider de sens exemplaire le récit de la Révolution. En créant de la conflictualité, on fait émerger de la conscience. En réhabilitant Robespierre, on oblige à réfléchir et à argumenter à contre-courant du récit dominant. C’est la diabolisation de Robespierre qui rend le personnage intéressant. Nous nous sommes emparés délibérément du sujet dans le but de reconstruire une identité révolutionnaire de la France. Alexis Cor- bière et Laurent Maffeïs – mes complices dans l’affaire – publient en 2012 Robespierre, reviens ! (1), pour lequel j’ai ai soufflé quelques idées. Le livre fait réagir. Puis Alexis Corbière et Danielle Simon- net, conseillers de Paris, demandent au conseil municipal de Paris une « place Robespierre », toujours inexistante. Naturellement, les socialistes eux-mêmes s’y opposent, ignorant tout de leur propre his- toire. Pourtant, la tradition socialiste est robespierriste. Jean Jaurès

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disait : « Nous sommes en 1793, et moi je m’assieds à côté de Robes- pierre en haut de la montagne. » Mais des consciences se réveillent, une culture se reconstitue. Quand l’image de Robespierre comme tyran à abattre a de nouveau été reprise dans le jeu vidéo Assassin’s Creed Unity, notre intervention avec Alexis Corbière a déclenché un nombre incroyable de réactions dans les réseaux de gamers. Tout ça sous les radars des médias et de la classe politique, qui ne connaît ni ne s’intéresse aux batailles culturelles de ce pays. Voyez François Hollande : il n’a aucun appétit historique. Avant, vous ne pouviez pas être un leader de gauche sans savoir tout ça. Lui s’en moque. Quel est le résultat de ces interventions ? Ceux qui entrent dans notre espace politique s’éduquent. De jeunes historiens se sont rappro- chés de nous. Nous faisons sortir l’histoire des catacombes où on l’avait enfermée.

Revue des Deux Mondes – Qu’admirez-vous plus particulièrement chez Robespierre ?

Jean-Luc Mélenchon Sa lucidité m’impressionne. Il nous arrive de discuter entre robespierristes du fait qu’il ne se présente pas comme un républicain au début de la Révolution. Certains y voient une ruse. À mon avis, il essaie de coller avec ce qu’il croit pouvoir obtenir. Robes- pierre n’est pas avant-gardiste. Là réside sans doute sa vertu, à l’inverse des « enragés », complètement désordonnés. Robespierre va se battre contre eux au prix d’une erreur tragique : éliminer l’extrême gauche revenait à se trouver seul face aux contre-révolutionnaires.

Revue des Deux Mondes – La lecture des comptes rendus des séances donnent tout de même l’impression d’une surenchère jusqu’au-boutiste !

Jean-Luc Mélenchon C’est une vision très marquée historique- ment. Nous appartenons à une génération qui n’a jamais connu la guerre – sauf de très loin – et donc déshabituée de l’idée du rapport

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de forces et de sa violence. Tout l’effort civilisationnel et institutionnel a consisté à faire de la violence pure un rapport de forces civilisé, par le biais de la diplomatie, des Parlements, des organismes internationaux. Au moment de la Révolution, nous n’en sommes pas là. Toute l’énergie est consacrée à savoir comment vaincre et ne pas mourir soi-même. On ne s’arrange jamais de façon pacifique. La Révolution a sa dynamique. Au reproche d’illégalité, Robespierre avait répondu : « Oui, tout est illé- gal : la Révolution est illégale, la prise de la Bastille est illégale, renverser le roi est illégal. Que voulez-vous, la Révolution sans la Révolution ? » Il avait des fulgurances. J’aime sa sensibilité à fleur de peau.

Revue des Deux Mondes – Auriez-vous voté la mort du roi ?

Jean-Luc Mélenchon En 1789 ? Oui, sûrement.

Revue des Deux Mondes – Fallait-il tuer le roi ?

Jean-Luc Mélenchon Vu du XXIe siècle, non. Les maoïstes n’ont pas exécuté le dernier empereur. Il est mort dans son lit, jardinier. Les bolcheviques ont massacré la famille impériale. Qu’est-ce que cela a apporté ? Rien. Fallait-il guillotiner le roi ? Replacez-vous dans le débat de l’époque. Je suis contre la peine de mort, je ne guillotinerais aucun roi aujourd’hui. Mais il est inutile de faire des leçons anachroniques.

Revue des Deux Mondes – Aimez-vous Robespierre quand il parle de pureté révolutionnaire ?

Jean-Luc Mélenchon Oui, c’est très beau.

Revue des Deux Mondes – « Le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la terreur est funeste, la terreur sans laquelle la vertu est impuissante. » Y souscrivez-vous ?

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Jean-Luc Mélenchon Pour aujourd’hui, certainement pas. La phrase me fait rire. Mais ne vous focalisez pas sur quelques phrases, il y en a d’autres. Et surtout demandez-vous quelles étaient celles de ses adversaires ! À mes yeux, le plus consternant sont ses formules sur l’Être suprême…

Revue des Deux Mondes – Robespierre marchant en tête lors de la fête de l’Être suprême, vous l’admirez ?

Jean-Luc Mélenchon Il n’existe pas dans la Révolution de per- sonnages auxquels on adhère complètement. Je suis dans un rapport critique avec Robespierre mais j’ai de l’admiration pour lui. Il a été confronté à quelque chose que personne n’avait connu avant. Robes- pierre était contre la déchristianisation. Il n’a jamais eu un mot contre la foi. Il pensait proposer un culte unifiant la foi dans un pays que la répression religieuse avait profondément meurtri. L’Être suprême lui a attiré toutes les moqueries. Le jour de la fête de l’Être suprême, aucun député ne voulait marcher devant, soit par fidélité chrétienne soit par athéisme militant. C’est pour ça qu’il s’y est retrouvé seul.

Revue des Deux Mondes – Vous vous réclamez du peuple, encore plus que de la gauche. Comme Robespierre. Qu’a-t-il fait concrètement pour le peuple ?

Jean-Luc Mélenchon Robespierre a défendu le suffrage universel, le partage, une loi égale pour tous, la promotion au mérite. Robes- pierre était, disait-on, « le commentaire permanent de la Déclaration des droits de l’homme ». Il est l’argumentaire vivant de la Révolution, c’est ce qui me frappe dans sa modernité. Chaque fois que Robes- pierre hésite, il convoque la Déclaration des droits de l’homme. Et la réplique sonne juste. Contre le suffrage censitaire par exemple, il en appelle à l’unité du peuple souverain.

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Revue des Deux Mondes – « L’homme nouveau », « la table rase » : y a-t-il des germes du totalitarisme dans cette phraséologie ?

Jean-Luc Mélenchon Je ne crois pas. Les courants totalitaires s’en sont bien sûr servi. La monarchie de droit divin, ce n’est pas totalitaire ? Les germes du totalitarisme, du pinochetisme, sont chez les généraux contre-révolutionnaires, chez les chouans, qui trahissent la patrie de l’intérieur au nom du roi et de la religion, chez ceux qui massacrent les jacobins juste pour leurs idées ! Combien de ces prétendus amis de la clémence, incapables de stabiliser la situation politique, se sont confiés à un général qui a aboli les libertés politiques, Bonaparte ?

Revue des Deux Mondes – Que doit aujourd’hui la gauche à Robespierre ?

Jean-Luc Mélenchon Beaucoup. Le rapport à un absolu laïque : l’uni- versalisme. Un humanisme philosophique assumé qui est totalement moderne face aux communautarismes et au retour du religieux en poli- tique. J’ai connu plusieurs âges de la gauche. Robespierre était pour nous un modèle de clairvoyance. Il était contre la guerre, contre la déchris- tianisation armée. Sa rigueur intellectuelle nous fascinait – rigueur qui peut aussi inquiéter, car elle confine à l’esprit de système. Robespierre, c’était également la capacité de rompre avec les consensus de l’époque, la reconnaissance de la citoyenneté des juifs, des comédiens, le droit de vote pour tout le monde. Il faut replacer tous ces éléments dans leur contexte pour saisir l’audace que ces idées représentaient. Aujourd’hui le Front de gauche est l’héritier de Robespierre mais son influence existe dans bien d’autres courants politiques. Robespierre appartient à notre histoire com- mune, à l’identité de la France. J’accepte de le partager.

Revue des Deux Mondes – Que doit la gauche aux girondins ?

Jean-Luc Mélenchon La Révolution ! Ce sont eux qui dirigent ses premiers pas. La seule personne à qui on ne doit rien, c’est le roi et

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sa bande de traîtres. Vous retrouvez les émigrés de Coblence à chaque génération. Aujourd’hui, ce sont les fraudeurs au fisc cachés dans les paradis fiscaux, au Luxembourg, en Suisse…

Revue des Deux Mondes – Qui sont actuellement les héritiers des girondins ?

Jean-Luc Mélenchon François Hollande en a tous les traits. Il est contre la République une et indivisible. Il veut une France fédérale. Il invente le contrat plus fort que la loi, veut introduire le Concordat dans la Constitution. Dans notre bataille contre les liquidateurs de la gauche, les François Hollande, Manuel Valls “Hollande a ou Emmanuel Macron, le débat sur la grande tous les traits Révolution a donc aussi toute sa place. Le récit sur la Révolution est la pierre angulaire du girondin” de l’identité française. En ce sens, l’enjeu est énorme. Il s’agit non pas d’un débat d’historiens mais de politique contemporaine. En vérité, le peuple continue à faire peur. Macron, en revanche, c’est Mirabeau, le vendu à face de gauche. Mais bien sûr, ces comparaisons sont aussi un jeu que nos adversaires dans le monde nous retournent… Cette histoire n’est pas finie, croyez-moi !

Revue des Deux Mondes – De qui se rapprochait François Mitterrand ? Des girondins ?

Jean-Luc Mélenchon De Condorcet, qui me fascine. J’admirais François Mitterrand, ce qui n’empêche pas d’avoir un regard critique. Mais c’était un dirigeant politique avec une conscience historique. Aujourd’hui ce sont des poulets d’élevage. Ça vous donne un François Hollande qui se nourrit du maïs qu’on lui a toujours servi. Incapable d’aller gratter la terre pour chercher les petits vers… Il ne sait pas le faire, il ne sait même pas de quoi on parle.

1. Alexis Corbière, Laurent Maffeïs, Robespierre, reviens !, préface de Claude Mazauric, Bruno Leprince, 2012.

46 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 ROBESPIERRE N’A PAS EU LIEU Anatomie d’un cerveau reptilien

› Michel Onfray

obespierre n’eut jamais de corps. Du moins, il vécut comme s’il n’avait ni sexe, ni ventre, ni main pour caresser, ni bouche pour embrasser, ni peau pour toucher. Il naquit accessoirement à Arras et mourut par hasard sous le rasoir de la guillotine parisienne, Rcar il fut d’abord et avant tout un citoyen de la Rome antique, plus contemporain de Marius et de Pompée, de César et de Brutus que de ses voisins boulangers ou charpentiers, portefaix ou artisans, au nom desquels il prétendait pourtant parler. Cet homme a vécu sa courte vie drapé dans une toge virile ; mais le drapé antique allait mal au bour- geois perruqué, coiffé et poudré qu’il fut. La vie de ce lecteur de Plutarque fut consacrée à se venger d’une humiliation d’adolescence. Mais, pour dissimuler cet aspic venimeux et peu avouable (ce mobile était-il même clair aux yeux du despote ? j’en doute…), il enveloppa soigneusement son ressentiment dans des pages de Tacite et de Rousseau. Son cerveau baignait dans la bile. Il lut Du contrat social et « La profession de foi du vicaire savoyard » avec un avant-goût de sang dans la bouche. Cuite par son intelligence froide, sa rancœur devint idéologie.

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Orphelin de mère, abandonné par son père alors qu’il a 6 ans, Robespierre est récupéré par son grand-père maternel, qui s’occupe des quatre enfants de la famille. Placé au collège à 7 ans, distingué par la monarchie, il obtient une bourse qui lui permet de quitter la province pour étu- Michel Onfray est docteur en philosophie. Il a créé l’Université dier au collège Louis-le-Grand à Paris. Ses populaire à Caen en 2002, puis vêtements râpés, ses souliers éculés, sa tenue l’Université populaire du goût en défraîchie lui valent les moqueries des fils de 2014. Son dernier ouvrage, Cosmos, est publié chez Flammarion. la bourgeoisie et de l’aristocratie parisienne. › [email protected] Pour fuir cette humiliation, il se réfugie dans la lecture des auteurs romains. Si les enfants de riches et de nobles ne veulent pas de lui, il ne veut pas d’eux. Dès lors, par décision et volonté, il se sent désormais chez lui dans la Vie des hommes illustres de Plutarque ou dans les Philippiques de Cicéron. Paris ne veut pas de lui, mais Rome l’accueille : il fera du Paris révolutionnaire une Rome à sa main. Le corps de Robespierre est en trop : insomniaque, abonné aux cauchemars, sans vie sexuelle connue, nerveux pathologique, dépressif, sujets aux maladies de peau, affublé d’ulcères variqueux aux jambes, mauvais parleur, saignant régulièrement du nez, paranoïaque, Robes- pierre n’est qu’un cerveau, une décision, une volonté. On comprend qu’il communie dans le stoïcisme, tourne le dos à la vie et voue un culte au néant. L’avocat d’Arras a épousé la mort. Cet anémique a besoin du sang frais de révolutionnaires exécu- tés pour irriguer son encéphale : avant la Révolution, monarchiste, il s’oppose à la peine de mort ; après elle, dès les exactions de la Com- mune, qu’il légitime, puis les massacres de Septembre (1 500 morts, plus de 350 prêtres massacrés) et jusqu’à la fin, il jouit de l’hémo- globine versée à flots dans un fouillis de têtes tranchées. Il nourrit son intelligence glaciale avec ces quartiers de viande humaine. La décapitation de Louis XVI, celle de Marie-Antoinette, les charrettes de girondins, d’« enragés », de dantonistes, d’hébertistes, d’« indul- gents », et d’athées se succèdent. Devant ces corbillards remplis de morts-vivants, Robespierre n’aura jamais un mot humain. Il fait tuer, sans états d’âme. Ses prétendus amis compris…

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La Révolution baigne dans le sang : cent mille victimes de massacres et d’exécutions ; 16 594 guillotinés, dont 2 500 à Paris ; vingt à trente mille fusillés ; vingt à cinquante mille victimes vendéennes ; cinq mille noyés à Nantes… L’un des biographes de Robespierre, Joël Schmidt, qui cherche à comprendre l’homme sans le juger (et conclut sur l’énigme du personnage en évitant de donner un seul chiffre du bilan de la Ter- reur…) écrit pourtant : « Avec un tel fanatisme, on peut aller loin dans le crime contre l’humanité. Et si Robespierre en avait eu les moyens techniques, que n’aurait-il fait ? (1) » En effet, la question se pose… Le 10 thermidor an II (28 juillet 1794), la mâchoire pendante après sa tentative de suicide, il se trouve au pied de l’échafaud avec son frère, indéfectible compagnon, ainsi que Couthon et Saint-Just. Robespierre assiste aux exécutions : il a fermé les yeux en attendant son tour. Tout à la jouissance de son cerveau stoïcien, enivré de lui-même, goûtant une dernière fois les délices de sa cérébralité et les prodiges du pouvoir de sa pensée, l’homme qui avait écrit « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer », rouvre les yeux, le temps de revenir au vrai monde afin d’en préparer sa fuite. Au dévot qui croyait à l’immortalité de l’âme et ordonnait de « raccourcir » les sans-Dieu, le paradis des terroristes a probablement ouvert immédiatement ses portes. Le couperet fait tomber dans la sciure la tête de cet homme qui avait mis toute son intelligence au service des furies de son cerveau reptilien. Robespierre avait 36 ans. Son corps et ceux des siens ont été enterrés dans un lieu tenu secret, puis recouverts de chaux vive pour éviter le culte révolutionnaire. La monarchie de Juillet a construit sur ce terrain vague une piste de danse pour le bal. De joyeux danseurs ont donc pié- tiné la face du doctrinaire rousseauiste pendant des années sans le savoir.

Envoyer le peuple à l’échafaud pour son bien

Il existe toujours des adorateurs de ce serpent qui disait parler pour le peuple afin de mieux l’envoyer à l’échafaud, pour son bien, bien sûr, au nom, évidemment, de ce qu’il appelait la vertu… Ainsi, à propos de Lénine, de Staline, de Mao et quelques autres du même acabit,

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dont Robespierre, Alain Badiou affirme en effet : « Il est capital de ne rien céder au contexte de criminalisation et d’anecdotes ébouriffantes dans lesquelles depuis toujours la réaction tente de les enclore et de les annuler. (2) » Slavoj Zizek, quant à lui, préface les « plus beaux dis- cours » du terroriste en le couvrant d’éloges, puis il écrit ceci : « Notre tâche aujourd’hui est de réinventer une terreur émancipatrice. » En plus de ces deux philosophes, je m’étonne toujours qu’il y ait encore de francs partisans de Robespierre parmi les universitaires (Claude Mazauric et Jean-Clément Martin), les politiciens (Jack Ralite du Parti communiste français et Jean-Luc Mélenchon du Front de gauche), voire les chanteurs (Serge Reggiani et Jean Ferrat) ou les citoyens de base (les 3 137 signataires d’un comité de soutien pour la création d’un musée Robespierre à Arras…), mais qu’il n’y en ait aucun pour se réclamer de Jean-Baptiste Carrier ou d’Antoine Fou- quier-Tinville, comme s’il y avait d’un côté des tyrans présentables, puisque intellectuels frottés de belles-lettres, brillants théoriciens de leurs crimes, et, de l’autre, des satrapes infréquentables, parce qu’ils ne se sont jamais piqués de philosophie politique, n’ont pas cité Jean- Jacques Rousseau ou ont évité de se draper dans l’antique pour enve- lopper leurs crimes dans la toge virile des spartiates. Or, si les premiers ont existé comme ils ont existé, c’est parce que les seconds leur ont rendu possible cette vie-là… Car, sans Carrier et Fouquier-Tinville, pas de Robespierre – et vice-versa… Carrier supervise les noyades de Nantes qui, entre mai 1793 et fin janvier 1794, font cinq mille victimes. Le génocidaire utilise des bateaux à fond plat qu’il remplit d’hommes, de femmes et d’enfants, de prêtres et de vieillards, de grands-mères et de femmes enceintes, tous précipités vers le fond de la Loire par une trappe. Les victimes sont dénudées, leurs vêtements vendus, elles sont volées, dépouillées de leurs biens. Parfois, Carrier attache un homme et une femme nus avant de les précipiter par le fond ; on parle alors de « mariages répu- blicains » ou de « baignoire nationale »… Les enfants, traités de vipères qu’il faut étouffer pour éviter d’avoir à les massacrer plus tard (déjà…) ainsi que des jeunes filles grosses de plusieurs mois font partie des victimes. Michelet dénombre au

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moins trois cents enfants dans ces massacres… Pas de procès, Carrier affirme : « Il ne faut point de preuves matérielles, le soupçon suffit. » Qui est le maître des soupçons ? Lui… Jean-Clément Martin, professeur d’université émérite à la Sor- bonne, directeur de l’Institut d’histoire de la révolution française (CNRS), membre de la Société des études robespierriste, auteur depuis un quart de siècle d’ouvrages sur 1789, écrit dans la Révolu- tion française (3) : « Les massacres en Vendée n’ont jamais été étu- diés systématiquement, mais ont été connus et dénoncés dès 1794, puisque toute une campagne exceptionnelle leur a été consacrée par une presse polémique, amalgamant Carrier, le député représentant de la Convention de Nantes, où il fait commettre des noyades, à Robes- pierre, supposé le défendre. La deuxième allégation est fausse, mais permet malgré tout d’entrer dans les accusations contre Carrier. » Que ces massacres n’aient jamais été étudiés, c’est faux : Rey- nald Sécher l’a fait dans une thèse soutenue en 1985 (avec, entre autres sommités universitaires, Pierre Chaunu et Jean Tulard dans le jury…) et publiée chez Perrin (l’un des éditeurs de Jean-­ Clément Martin !), sous le titre « Contribution à l’étude du géno- cide franco-français, la Vendée-Vengé » (4), mais l’universitaire robespierriste le traite de négationniste et de révisionniste… L’ins- titution lui a brisé les reins, elle a ruiné sa carrière universitaire, elle a sali l’homme jusque dans sa vie privée, elle a insulté le chercheur. On lira de Reynald Sécher la Désinformation autour des guerres de Vendée et du génocide vendéen (5) pour découvrir l’étendue de cette ignominie… Que Robespierre soit « supposé » soutenir Carrier est une contre- vérité manifeste ! Il l’a clairement et nommément soutenu… D’abord, le prétendu incorruptible défend le principe des massacres de Nantes : en 1794, devant le Comité de salut public, il dit en effet : « Il faut étouffer les ennemis intérieurs de la République ou périr avec elle ; or dans cette situation la première maxime de votre politique doit être qu’on conduit le peuple par la raison et les ennemis du peuple par la terreur [...]. Cette terreur n’est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible. » S’il avait le souci de la vérité plus que celui de

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nourrir sa foi, le sorbonagre pourrait lire ce texte aux pages 221-222 du tome X des Discours et rapports à la Convention de son héros, un volume publié par… la Société des études robespierristes, dont il est membre. Ensuite, Robespierre défend nommément Carrier, dont il connaît les agissements puisque Jullien fils lui envoie une lettre le 16 pluviôse an II (4 février 1794) dans laquelle il écrit que « Carrier a fait prendre indistinctement, puis conduire dans des bateaux et submerger dans la Loire tous ceux qui remplissaient les prisons de Nantes ». L’éminent membre de la Société des études robespierriste appointé par le CNRS aurait également pu lire à la page 1055 du Journal des débats et des décrets de Frimaire an III (c’est d’ailleurs son métier : lire avant d’écrire des contre-vérités…) un témoignage de Laignelot, qui dit à la Convention : « Avant que Carrier fut dénoncé, j’allai voir Robespierre, qui était incommodé ; je lui peignis toutes les horreurs qui s’étaient commises à Nantes ; il me répondit : “Carrier est un patriote, il fallait cela dans Nantes.” » Donc : Robespierre soutient la Terreur – ce qui n’est pas une découverte ; Robespierre connaît les exactions concrètes de la Terreur en général, et de Nantes en particulier – cela n’est toujours pas une trouvaille ; mais Robespierre n’ignore rien des agissements de Car- rier dans les massacres en Vendée ; nonobstant, Robespierre décerne un brevet de patriotisme à Carrier pour ses meurtres d’enfants, de femmes enceintes, de vieillards transformés en « brigands » par son caprice. Certes, on peut être robespierriste… Mais pourquoi diable les dévots de cette secte veulent-ils absolument passer sous silence la dic- tature de leur héros, qu’ils s’évertuent à présenter comme un partisan de l’abolition de la peine de mort (ce qu’il fut en effet sur le papier, mais sa vie contredit ce papier devenu rapidement un torchon de renégat…), un ami du peuple (alors qu’il se contente de célébrer le concept de peuple pour mieux mépriser le peuple réel, auquel il ne se mêle jamais par dégoût de la vérité concrète…), un défenseur de la liberté (qu’il identifie à la vertu assimilée à son caprice, elle-même sécrétion de son idiosyncrasie) ?

52 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 robespierre n’a pas eu lieu. anatomie d’un cerveau reptilien

Le même tropisme clérical anime ceux qui veulent absolument sauver le fascisme de Hitler en le dissociant de son antisémitisme. Ceux-là prétendent que le dictateur ignorait la solution finale et ce qu’on faisait à Auschwitz ! Le négationnisme à l’endroit du nazisme est criminalisé, et c’est heureux. Le négationnisme à l’endroit de la révolution française est enseigné par l’institution… Normal qu’on en retrouve des traces un peu partout...

1. Joël Schmidt, Robespierre, Folio, 2011. 2. Slavoj Zizek, Robespierre entre vertu et terreur. Les plus beaux discours de Robespierre, Stock, 2008. 3. Jean-Clément Martin, la Révolution française, Le Cavalier bleu, 2008. 4. Reynald Sécher, le Génocide franco-français : la Vendée-Vengé, Perrin, 2006. 5. Reynald Sécher, la Désinformation autour des guerres de Vendée et du génocide vendéen, Atelier Fol’fer, 2009.

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› Robert Kopp

ousseau est-il – comme le pensait Louis-Sébastien Mercier dès 1791 – « l’un des premiers auteurs de la Révolution » ? L’auteur du Tableau de Paris est-il fondé d’affirmer : « Les maximes de Rousseau ont donc formé la plupart de nos lois, et nos représen- Rtants ont eu tout à la fois la modestie et la loyauté d’avouer que le Contrat social fut entre leurs mains le levier avec lequel ils ont soulevé et enfin renversé le colosse énorme du despotisme, qui depuis tant de siècles foulait si cruellement la nation (1) » ? Ou vaut-il mieux suivre Chateaubriand qui, dans Génie du christianisme, aussitôt relativise :

« On dirait qu’avant nous le monde moderne n’avait jamais entendu parler de liberté, ni des différentes formes sociales. C’est apparemment pour cela que nous les avons essayées les unes après les autres avec tant d’habileté et de bonheur. Cependant, Machiavel, Thomas Morus, Mariana, Bodin, Grotius, Pufendorf et Locke, philosophes chrétiens, s’étaient occupés de la

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nature des gouvernements bien avant Mably et Rous- seau. [...] Lui qui s’est élevé avec tant de force contre les sophistes, n’eût-il pas mieux fait de s’abandonner à la tendresse de son âme, que de se perdre, comme eux, dans des systèmes, dont il n’a fait que rajeunir les vieilles erreurs ? (2) »

Ainsi, le débat est ouvert depuis l’époque Robert Kopp est professeur de même de la Révolution. Fauteur de troubles littérature française moderne à l’université de Bâle. Dernières pour les uns, responsable – à travers Robes- publications : Baudelaire, le soleil pierre, son principal disciple – de la Terreur, noir de la modernité (Gallimard, voire de tous les totalitarismes ultérieurs 2004), Album André Breton pour les autres, Rousseau ne mérite sans (Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008), Un siècle de doute ni cet excès d’honneur ni cette indi- Goncourt (Gallimard, 2012). gnité. Peut-on raisonnablement attribuer à › [email protected] un écrivain une telle influence ? Les idées seraient-elles tout à coup capables de changer la face du monde ? Et s’agit-il vraiment d’idées ?

Historiens et chansonniers

À en croire les chansonniers, ce sont bien les Lumières qui ont eu raison de l’Ancien Régime, pour le meilleur et pour le pire. Qui ne se souvient de Gavroche, dans les Misérables, fredonnant sur les barri- cades au moment de mourir :

« Je suis tombé par terre, C’est la faute à Voltaire, Le nez dans le ruisseau, C’est la faute à… »

Cette chanson, Victor Hugo ne l’a pas inventée ; elle remonte à la fin du XVIIIe siècle. On sait que les publications de Voltaire et de Rousseau ont plus d’une fois fait l’objet de condamnations civiles et religieuses. Condamnations dont se sont évidemment moqués les

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chansonniers, auxquels fait encore écho le plus populaire d’entre eux sous l’Empire et la Restauration, Béranger, dans le Mandement des vicaires généraux de Paris :

« Pour le carême écoutez Ce mandement, nos chers frères, Et les grandes vérités Que débitent nos vicaires. Si l’on rit de ce morceau, C’est la faute de Rousseau, Si l’on nous siffle en chaire, C’est la faute de Voltaire. Tous nos maux nous sont venus D’Arouet et de Jean-Jacques ; Satan qui les avait lus, Ne faisait jamais ses Pâques. Ève aima le fruit nouveau C’est la faute à Rousseau ; Caïn tua son frère, C’est la faute de Voltaire. (3) »

Ces couplets, à leur tour réprimés par la police, étaient rapide- ment devenus un signe de ralliement pour les libéraux. Ainsi, Oscar Husson, dans Un début dans la vie de Balzac, dont l’action est située en 1822, en attendant le départ de la diligence « se mit à fredon- ner le refrain d’une chanson mise alors à la mode par les libéraux, et qui disait : “C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau”. Cette attitude le fit sans doute prendre pour un petit clerc d’avoué (4) ». Chansons politiques, libérales, contestataires, qui ont survécu jusqu’aujourd’hui. Jean Ferrat, Georges Bérard et Charles Rinieri n’ont pas manqué d’inclure la version popularisée par Victor Hugo dans leur chanson Paris Gavroche (5). Nombreux sont les historiens qui ont emboîté le pas aux chan- sonniers, le plus souvent pour déplorer l’influence de Rousseau, plus rarement pour l’en féliciter. Ainsi l’abbé Morellet, dans ses

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Mémoires, publiés en 1821, regrettait l’usage qu’avaient pu faire les révolutionnaires des « doctrines funestes » du Contrat social et fus- tigeait « cet absurde système d’égalité, non pas devant la loi, vérité triviale et salutaire, mais égalité de fortunes, de principes, d’auto- rité, d’influence sur la législation, principes vraiment destructeurs de tout ordre social » (6). Et de citer – comme s’il s’agissait d’une preuve – le discours du président de la Convention lors du transfert des cendres de Rousseau au Panthéon, le 20 vendémiaire de l’an III (11 octobre 1794) portant au crédit de Rousseau d’avoir « prédit la chute des empires et des monarchies » et d’avoir inspiré « cette régénération salutaire, qui a opéré de si heureux changements dans nos mœurs, dans nos coutumes, dans nos lois, dans nos esprits, dans nos habitudes ». Que Rousseau soit la source de tous les malheurs de la France, Mallet du Pan l’avait déjà dit dans ses Considérations sur la nature de la Révolution de France, rédigées à Berne, en pleine Terreur : « Tous les révolutionnaires de France, à commencer par Sieyès et à finir par Marat, furent des disciples de Rousseau. Le sang innocent versé depuis quatre ans rejaillit sur sa mémoire, et je ne crains pas de dire à ses enthousiastes, s’il en reste en dehors de la sanglante enceinte de Paris, qu’il devrait être l’objet d’une flétrissure solennelle. (7) » Une imprécation que Joseph de Maistre ne manquera pas de reprendre à son compte (8), suivi par Bonald, La Harpe, Lamennais, Auguste Comte et beaucoup d’autres. Tous ne sont pas de droite, loin de là. Proudhon, dans Qu’est-ce que la propriété ? (1840), estime pour sa part que tous les malheurs de la France sont venus de ce que l’« on avait pris le citoyen de Genève pour un prophète et le Contrat social pour Alcoran ». À chaque génération, les plus grands auteurs rejouent le même match, toutes tendances politiques confondues : George Sand contre Balzac, Quinet contre Michelet, Louis Blanc contre Proudhon, Saint-Marc Girardin contre Barbey d’Aurevilly, Sainte-Beuve contre Nisard, Gide contre Barrès, Guéhenno contre Mauriac. La Revue des Deux Mondes a vaillamment participé à ces joutes en publiant quantité de textes pour ou contre Rousseau (9). Que Rousseau soit

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présenté comme girondin, comme jacobin, comme aristocrate, voire comme contre-révolutionnaire, peu importe : son influence et, par- tant, sa responsabilité historique ne sont guère mises en cause. Il n’empêche que, dans l’ensemble, c’est plutôt la gauche qui est favorable à Rousseau, alors que la droite lui est hostile. L’exemple le plus connu d’une de ces inimités irréductibles est sans doute celui d’Hippolyte Taine qui, dans les Origines de la France contemporaine (1875-1893), attribue globalement aux philosophes des Lumières et à Rousseau en particulier un rôle décisif dans le délitement et la chute de l’Ancien Régime depuis le milieu du XVIIIe siècle :

« Ce qu’on répète dans les rues, c’est la doctrine de Rous- seau, le Discours sur l’inégalité, le Contrat social amplifié, vulgarisé et répété par les disciples sur tout les tons et sous toutes les formes. (10) »

Si bien qu’en fin de compte, Taine place Rousseau à la tête de la conspiration socialiste contre la société :

« Plusieurs millions de sauvages sont lancés par quelques milliers de parleurs, et la politique a pour interprète et ministre l’attroupement de la rue. D’une part la force brutale se met au service du dogme radical. D’autre part le dogme radical se met au service de la force brutale. Et voilà, dans la France dissoute, les seuls pouvoirs debout sur les débris du reste. (11) »

Le réquisitoire de Taine n’a été surpassé en violence que par les fulminations qu’ont lancées les membres de la Ligue de la patrie française, Ferdinand Brunetière, Émile Faguet, Jules Lemaitre, Maurice Barrès, au moment du bicentenaire de la naissance du Genevois. Le 12 juin 1912, un mois après la mort des principaux meneurs de la « bande à Bonnot », Barrès tonnait à la tribune de la Chambre :

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« À l’heure où nous sommes, avez-vous vraiment l’idée qu’il est utile et fécond d’exalter solennellement, au nom de l’État, l’homme qui a inventé le paradoxe détestable de mettre la société en dehors de la nature et de dres- ser l’individu contre la société au nom de la nature ? Ce n’est pas au moment où vous abattez comme des chiens ceux qui s’insurgent contre la société en lui disant qu’elle est injuste et mauvaise et qu’ils lui déclarent une guerre à mort qu’il faut glorifier celui dont peuvent se réclamer, à juste titre, tous les théoriciens de l’anarchie. Entre Kro- potkine ou Jean Grave et Rousseau, il n’y a rien, et ni Jean Grave ni Kropotkine ne peuvent intellectuellement désavouer Garnier et Bonnot. (12) »

Ce qui frappe dans ces témoignages, c’est leur extrême violence. Jamais sans doute un écrivain n’a suscité autant de haine. L’ani- mosité qu’il suscite échappe largement au domaine du rationnel, tout comme la vénération religieuse dont il a fait l’objet. L’une ne va évidemment pas sans l’autre. Nous sommes dans le registre des croyances, partant dans celui d’une guerre de religions, qui se pour- suit jusqu’aujourd’hui.

Saint Jean-Jacques

Le culte de Rousseau date du vivant même de l’auteur. Il est entré sur la scène littéraire par un coup de tonnerre : le Discours sur les sciences et les arts, jugé par beaucoup d’Encyclopédistes comme un scandaleux paradoxe, a suscité quelque soixante-dix réfutations. Et à chaque nouvelle publication la polémique enflait. « Il n’a rien inventé – disait de lui Mme de Staël – mais il a tout enflammé. » Bien plus que ses écrits politiques, c’est la Nouvelle Héloïse qui l’a fait connaître dans toute l’Europe (plus de soixante-dix édi- tions jusqu’à la fin du siècle). Et très tôt un mythe s’est construit autour de cette personnalité controversée, qui a rendu difficile,

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voire impossible, une lecture sereine de son œuvre. Ce mythe n’a pas seulement fait écran entre l’homme et l’œuvre, il est devenu indépendant de l’œuvre. Au départ, il a pris appui sur une série de mythes culturels, de complexes culturels, aurait dit Gaston Bachelard. Le plus important aura été celui de Socrate (13). Rousseau le Socrate du XVIIIe siècle, cette comparaison a eu cours dès le milieu du siècle. Lorsque Palis- sot, dans sa comédie les Philosophes, se moque de Rousseau, beau- coup de spectateurs pensent aussitôt à Socrate raillé par Aristophane. Ainsi, Deleyre écrit à Rousseau, le 7 juillet 1760 : « Les Anytos (14) ont paru, préparez-vous à la ciguë. » Deux ans plus tard, lorsque le bruit court d’une possible condamnation de l’Émile et que l’auteur se demande s’il vaut mieux prendre la fuite ou attendre la sanction dans la tranquillité de sa conscience, on croit respirer l’atmosphère du Cri- ton. La plupart de ses amis – Moultou, Rey, d’Alembert, Collé, Helvé- tius – lui conseillent de se mettre à l’abri ; tous le comparent à Socrate. La comparaison est tellement courante qu’en 1763, une comédie de Sauvigny, la Mort de Socrate, est interdite parce que les autorités subo- doraient des allusions au cas de Rousseau. Ce dernier, dans les Lettres écrites de la montagne, finit par revendiquer la comparaison, lançant aux Genevois qui venaient de condamner Du contrat social : « C’est avec ces molles façons de penser que les Athéniens applaudissaient aux impiétés d’Aristophane et firent mourir Socrate. » Et Boswell lui écrit, le 31 décembre 1764 : « Je regarde Genève comme Athènes ; mais c’est Athènes pendant la persécution de Socrate. » Au fil des années, le légendaire rousseauiste s’enrichira et s’ampli- fiera. Si certains événements de sa vie – brouilles successives avec ses amis et ses bienfaiteurs, révélation de l’abandon de ses enfants, lec- tures publiques des Confessions interdites par la police – alimentent la légende noire, les bons sentiments dont fait étalage son œuvre ins- pirent de véritables vies de saints. Rousseau, un parangon de vertu, pauvre, persécuté, consacre ses revenus de copiste de musique à sou- lager les pauvres. Son éloge est mis au concours par les Jeux floraux en 1786 et suscite une douzaine de réponses. Des chants de dévotion sont composés en son honneur ; des images pieuses circulent en grand

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nombre (15). Deux traits dominent : Rousseau l’ami de la nature (les Charmilles, l’île de Saint-Pierre, l’île des Peupliers à Ermenonville) et Rousseau l’éducateur (Émile), quant au Contrat social, il est quasiment absent. « Toutes les religions ont leurs pèlerinages », note Louis-François Métra dans sa Correspondance littéraire secrète, hebdomadaire clandes- tin imprimé à Neuwied, près de Coblence, dans le Palatinat, le 26 juin 1780, deux ans après la mort de Rousseau. « C’est le sentiment d’es- time et de respect pour la mémoire de Jean-Jacques qui attire tant d’hommages au tombeau qui renferme les cendres de cet homme de bien. Déjà la moitié de la France s’est transportée à Ermenonville. » Et quelle moitié : Marie-Antoinette et les princes et princesses de la cour se sont recueillis sur l’île des Peupliers le 14 juin 1780, y sont aussi venus le prince de Ligne, Louis-Sébastien Mercier, Letourneur, Ber- nardin de Saint-Pierre, l’abbé Brizard (l’éditeur des Œuvres complètes de Rousseau), Gustave III de Suède, Mme Roland, Nicolaï Karamzine et beaucoup d’autres. Le marquis de Girardin, propriétaire du parc, compose un guide à l’usage des pèlerins, Promenade ou itinéraire d’Ermenonville (1788). Il organise également un lucratif commerce de souvenirs. On touche les reliques : sabots, meubles, vêtements de Rousseau. En juillet 1783, Anacharsis Cloots, l’orateur du genre humain, le prédicateur de la répu- blique universelle aux fêtes révolutionnaires, conventionnel qui votera la mort de Louis XVI et de bien d’autres avant d’être envoyé à l’écha- faud par Robespierre, fait le pèlerinage en compagnie de l’abbé Brizard : « Tabatière de J.-J. Rousseau… Mes doigts ont touché cette boîte ; mon cœur en a tressailli, et mon âme est devenue plus pure. » Après 1789, il était de bon ton d’avoir vu Rousseau dans ses derniers jours et Robes- pierre a laissé un texte où il dit avoir fait le pèlerinage d’Ermenonville. Napoléon aussi est venu et s’est demandé s’il n’eût pas mieux valu pour le repos de l’humanité que ni lui ni Rousseau n’eussent vécu (16). Il ne manquait à saint Rousseau qu’un temple. La Révolution allait le lui offrir (17). C’est le 20 vendémiaire de l’an III (11 octobre 1794) que ses restes ont été transportés en grande pompe d’Ermenonville au Panthéon, l’effigie de Rousseau juchée sur un char et tenant à la

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main le Contrat social, tel Moïse les tables de la Loi. Or, réclamé par la Constituante dès 1791, décidé seulement par la Convention le 25 germinal de l’an II (14 avril 1794), au plus fort de la Terreur monta- gnarde et un mois à peine avant le discours de Robespierre sur l’Être suprême (18 floréal an II, 7 mai 1794), le transfert n’a eu lieu que deux mois après la chute de l’Incorruptible (9 Thermidor, 27 juillet). Pourquoi ce retard ? Dans quel esprit le transfert a-t-il finalement été exécuté ? Certains de ses contemporains ont accusé Robespierre de ne pas avoir mis en œuvre sa propre décision par envie, le tyran ne souffrant pas d’autre gloire que la sienne. Plus récemment, des historiens ont mis en avant le désir de Robespierre d’épurer le culte de Rousseau et de ne pas y mêler le souvenir de Voltaire, voire de Mirabeau, qui – selon un mot de Marat s’opposant au premier projet de transfert – avait fait du Panthéon « l’antre consacrée aux plus fameux traîtres de la patrie, aux plus vils corrupteurs des mœurs, aux plus scandaleux écrivains du siècle » (18). On sait que Robespierre n’avait que mépris pour les philosophes des Lumières, « sophistes intrigants qui usur- paient le nom de philosophe » (19). Mépris auquel seul Rousseau échappait : « Ah ! s’il avait été témoin de cette révolution, dont il fut le précurseur, et qui l’a porté au Panthéon, qui peut douter que son âme généreuse eût embrassé avec transport la cause de la justice et de l’égalité. (20) » C’est donc la République thermidorienne (21) qui a porté Rous- seau au Panthéon. Le projet initial, conçu par Lakanal, avait un caractère nettement politique et social. Après la chute de Robes- pierre, l’heure était à la réconciliation. « Ce n’était point l’homme de génie, l’homme éloquent, le grand homme qu’on paraissait honorer – écrit Ginguené –, mais l’homme bon, l’apôtre des bonnes mœurs, le bienfaiteur de l’humanité. » La plupart des témoins étaient frappés par l’absence des sans-culottes, « ces hommes dont l’accoutrement et la figure signalent la férocité ». Et dans les discours officiels – celui de Cambacérès, par exemple –, la politique se faisait discrète. Si elle a néanmoins fait irruption au milieu de la fête, c’est qu’on annon- çait la prise de Cologne. L’élan conquérant de la République coexis-

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tait ainsi avec l’imagerie champêtre, les marches militaires accom- pagnaient les danses des bergers, pourvu qu’on oubliât les sinistres parades de la guillotine. Rousseau était devenu sinon Dieu du moins son grand prophète : « Les Romains ont déifié Numa ; les Turcs ont fait de Mahomet un prophète ; les juifs ont vénéré Moïse… Pourquoi, sans être super­ stitieux, ne serions-nous pas aussi reconnaissants ? » C’est ainsi que s’exprime un témoin anonyme dans Voyage à Ermenonville, ou Lettres sur la translation des restes de J.-J. Rousseau au Panthéon (22). Or cette reconnaissance n’est-elle pas une nouvelle preuve de la bonté naturelle de l’homme enfin lavé du péché originel, fait à l’image de Dieu et appelé à devenir Dieu lui-même ? Ainsi, tout en empruntant nombre d’éléments au christianisme, la religion rousseauiste aura été un des agents les plus puissants de la déchristianisation. C’est sur ce plan, sans doute, que se situe la véritable influence politique de Rousseau.

C’est l’événement qui fait le prophète

Car, à regarder les choses de près, ce n’est pas Rousseau qui a fait la Révolution, c’est la Révolution qui a fait Rousseau. Mais la reli- gion rousseauiste a pendant longtemps frappé de cécité et ses admi- rateurs et ses détracteurs. Dieu pour les uns, diable pour les autres, tout le monde était d’accord sur un point : il portait une lourde responsabilité historique, pour le meilleur ou pour le pire. D’où les réactions purement idéologiques. Il a fallu attendre les années trente pour qu’un Daniel Mornet s’avisât de vouloir mesurer quantitati- vement l’influence des écrits de Rousseau. Il a donc étudié, s’aidant des inventaires après décès, le contenu de plus de cinq cents biblio- thèques privées de la seconde moitié du XVIIIe siècle (23). Concer- nant Rousseau et son Contrat social, le résultat de son enquête est sans appel. L’ouvrage, au moment de sa première édition, en 1762, a connu un succès de scandale, dû essentiellement à la condamna- tion d’Émile. Entre 1763 et 1789, il n’a guère été réimprimé, mais

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connaît une trentaine d’éditions entre 1789 et 1799. Aussi est-il, à une exception près, absent des bibliothèques privées, alors que la Nouvelle Héloïse est représentée cent soixante-cinq fois. Même si l’on tient compte du fait que ces catalogues de bibliothèques ont parfois été expurgés par crainte de la censure et que des rééditions clandes- tines ont pu échapper au recenseur, les chiffres sont éloquents : c’est bien la Révolution qui a redécouvert Du contrat social et y a puisé après coup une légitimation. L’ouvrage avait d’ailleurs été jugé obscur et confus par bien des contemporains. Dès le 9 septembre 1762, Marc-Michel Rey, l’édi- teur de Rousseau à Amsterdam, fit part à l’auteur de cet avis d’un de ses correspondants de Lyon : « J’ai lu son Contrat social avec avidité, mais j’avoue avec humilité cependant que je trouve cet ouvrage si décousu et si peu lumineux pour moi en certains endroits que je n’ose pas me prononcer sur son mérite. » Jugement analogue dans les Mémoires secrets de Bachaumont : « Le Contrat social se répand insensiblement. Il est très important qu’un tel ouvrage ne fermente pas dans les têtes faciles à exalter : il en résulterait un très grand désordre. Heureusement que l’auteur s’est enveloppé dans une obs- curité scientifique, qui le rend impénétrable au commun des lec- teurs (24). » Trente ans plus tard, Sénac de Meilhan ne le dément pas : « Le Contrat social [...], livre profond et abstrait, était peu lu et entendu de bien peu de gens. (25) » Aussi n’avait-on pas pris la peine d’interdire l’ouvrage, ni de le réfuter (ou presque : il a fait l’objet de quatre répliques, alors que le Discours sur les sciences et les arts en avait suscité près de quatre-vingts). Sauf à Genève, où le Contrat social a immédiatement été entendu comme une incitation à la liberté. Le 16 juin 1762, Moultou écrit à Rousseau qu’aux yeux des bourgeois « ce Contrat social est un arsenal de la liberté, et, tandis qu’un petit nombre jette feu et flammes, la mul- titude triomphe ». Et le surlendemain : « votre ouvrage doit effrayer tous les tyrans nés et à naître ; il fait fermenter la liberté dans tous les cœurs (26) ». Le Petit Conseil, en condamnant à la fois l’Émile et le Contrat social, suivit donc le procureur général Jean-Robert Tronchin, qui déclarait ces ouvrages « téméraires, scandaleux, impies, tendant à

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détruire la religion chrétienne et tous les gouvernements ». La religion n’était qu’un alibi. C’est du moins ce que pensait Moultou : « “La pro- fession de foi du vicaire” ne fut que le flambeau avec lequel un peuple libre brûle le Contrat social. » Avis partagé par un autre ami de Rous- seau, Jacques-François Deluc : les adversaires se sont « couverts du manteau de la religion » (27). Et même Albrecht von Haller, pourtant hostile à Rousseau, reconnaît, dans les Göttische Gelehrte Anzeigen, que la censure avait été politique plus que religieuse (28). Rousseau, par le Contrat social, ne veut aucunement révolutionner les grands États. Ce sont les petites Républiques qu’il veut retenir sur la pente de la corruption. Il a écrit son texte en pensant à Genève et c’est à Genève qu’il a immédiatement été compris. En France, le Contrat social n’aura d’impact qu’après 1789. Le Contrat social, note Louis-Sébastien Mercier en 1791, « était autrefois le moins lu de tous les ouvrages de Rousseau. Aujourd’hui tous les citoyens le méditent et l’apprennent par cœur » (29). Ce sont donc bien les événements qui ont attiré l’attention sur les écrits politiques de Rousseau. « C’est en quelque sorte la Révolution qui nous a expliqué le Contrat social », déclare Lakanal dans son rapport sur Jean-Jacques Rousseau à la Convention (18 septembre 1794). La Révolution se cherche des cau- tions et le Rousseau du Contrat bénéficie soudain de l’autorité et du prestige qui entourait l’auteur de la Nouvelle Héloïse et d’Émile. C’est bien la Révolution qui a fait le prophète et non l’inverse. Mais la Révolution se cherche aussi des origines et voici comment Lakanal poursuit : « Il fallait donc qu’un autre ouvrage nous amenât à la révolution, nous élevât, nous instruisît, nous façonnât pour elle ; et cet ouvrage, c’est l’Émile, le seul code d’éducation sanctionné par la nature. » Ainsi, Rousseau aurait opéré la révolution de l’individu avant d’opérer la révolution sociale. Et c’est dans la religion de l’indi- vidu que pourront communier ceux-là mêmes qui sur le plan poli- tique se combattent. Toutefois, se réclamer de Rousseau ne signifie pas nécessairement subir son influence. Celle-ci est d’autant plus difficile à mesurer que les vecteurs de sa transmission sont infinis. Les éditions ou rééditions de ses œuvres ne disent pas tout. Il faudrait tenir compte des innom-

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brables recueils de pensées, des almanachs, des morceaux choisis qui ont été fabriqués en partant des textes de Rousseau. Après la grande étude de Taine rendant les philosophes responsables de la Révolution, Daniel Mornet a essayé de cerner les Origines intellectuelles de la révo- lution française (1715-1787) (30) et de montrer que celles-ci ne font que compléter les origines politiques. Son enquête a encore été élargie par Roger Chartier dans les Origines culturelles de la révolution française (31) et par Dale K. Van Klay dans les Origines religieuses de la révolution française (1560-1789) (32). Autant dire que les causes sont multiples et qu’il serait faux de privilégier tel ou tel facteur, voire tel auteur. La notion même d’origine est d’ailleurs trompeuse. Chercher les signes avant-coureurs lorsque l’événement est arrivé à son terme, c’est s’adonner à cette illusion rétrospective propre à une lecture téléolo- gique de l’histoire. Nietzsche puis Foucault se sont battus contre les chimères de l’origine (33), ce qui ne rend pas illégitime l’étude des rapports entre Rousseau, par exemple, et tel protagoniste de la Révo- lution comme Robespierre. À condition d’essayer de se défaire des œillères idéologiques évoquées plus haut, ce qui est loin d’être facile. Ainsi, il a été admis pendant longtemps que Robespierre était le plus rousseauiste des révolutionnaires et que le Contrat social était son livre de chevet. Avant de quitter Arras, en 1789, pour se rendre aux états généraux, n’a-t-il pas composé cette dédicace à Jean-Jacques Rousseau :

« Homme divin, tu m’as appris à me connaître : bien jeune tu m’as fait apprécier la dignité de ma nature et réfléchir aux grands principes de l’ordre social. Le vieil édifice s’est écroulé : le portique d’un édifice nouveau s’est élevé sur des décombres, et, grâce à toi, j’y ai apporté ma pierre [...] Ton exemple est devant mes yeux [...]. Je veux suivre ta trace vénérée, dussé-je ne laisser qu’un nom dont les siècles à venir ne s’informent pas : heureux si [...] je reste constamment fidèle aux inspirations que j’ai prises dans tes écrits. »

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On aurait tort de la prendre à la lettre, d’autant qu’on trouve le même genre de dithyrambe sous la plume de bien d’autres auteurs, de Mme Roland à Mme de Staël. C’est pourtant ce que faisaient les histo- riens de droite comme de gauche. Pour Pierre Gaxotte, maurassien, Robespierre est « pénétré de Rousseau, pétri du Contrat social », c’est « la doctrine révolutionnaire en action » (34). Pour Albert Mathiez, « les discours de Robespierre, c’étaient les principes du Contrat en voie de réalisation, en lutte avec les difficultés et les obstacles, c’était la théorie descendue du ciel sur terre, c’était le combat épique de l’esprit contre les choses » (35). Cette vision quelque peu simpliste est battue en brèche depuis les années quatre-vingt par ceux qui estiment que Robespierre n’a pas suivi mais trahi Rousseau et par ceux qui mettent en avant tout ce que Robespierre doit à d’autres penseurs, comme Leibniz (36), Locke, Montesquieu ou Mably. Parmi les premiers, François Furet, qui ne cesse de pointer l’inco- hérence de la politique de Robespierre :

« Du vide de son for privé il fait la force de son action politique. C’est le premier de ses secrets, que Mirabeau a résumé d’un mot : “Il ira loin, parce qu’il croit tout ce qu’il dit.” [...] Chez Robespierre, les idées politiques, les principes qu’il ne cesse d’invoquer, sont enracinées dans la morale universelle, elle-même fondée sur l’existence d’un “Être suprême”. Il a une conception circulaire de la politique par où l’action se légitime elle-même comme bonne, du seul fait qu’elle peut être déduite des prin- cipes qu’elle doit faire passer dans la réalité. Son discours ne sort jamais d’un monde où doit exister une sorte de transparence entre l’histoire et la morale : supposition bien évidemment absurde, mais extrêmement puissante dans la France révolutionnaire, qui l’a inscrite sur son drapeau. C’est cela le “rousseauisme” de Robespierre, bien plus que son admiration pour le Contrat social, auquel sa politique ne se réfère que par opportunisme. Le député d’Arras ne cesse de célébrer la vertu : qualité

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qui n’est plus seulement le désintéressement civique de l’Antiquité, et qui constamment à cet héritage le senti- ment subjectif de la moralité moderne. Robespierre pos- sède avec la France qui a été folle de la Nouvelle Héloïse une connivence de sensibilité. (37) »

Bien qu’il arrive à Rousseau de s’embrouiller – et on n’a pas man- qué de le relever (38) –, il est un point sur lequel Robespierre – dont la pensée est elle-même sinueuse – a toujours été en parfaite contradic- tion, celui de la représentation. « La souveraineté ne peut être repré- sentée par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté générale ne se représente point : elle est la même, ou elle est une autre ; il n’y a point de milieu », affirme Rousseau (39). Cette thèse, Robespierre la connaît, mais il s’empresse de s’inscrire en faux contre elle dès 1792 : « Rousseau a dit qu’une nation cesse d’être libre dès le moment où elle a nommé des représentants. Je suis loin d’adopter ce principe sans restriction. (40) » Robespierre, lui-même représentant du peuple, n’a jamais été par- tisan de la démocratie directe. Il ne pense d’ailleurs pas que le peuple soit infaillible. Or, tout en affirmant à maintes reprises la légitimité de la représentation, il lui arrive d’en indiquer les limites, en opérant une subtile distinction entre délégation du pouvoir et fonction de législa- teur. Ce qui lui permet de jouer sur les deux tableaux et d’invoquer le peuple contre le législateur et l’inverse. « Il faudrait, s’il était pos- sible, que l’assemblée des délégués du peuple délibérât en présence du peuple tout entier », déclare Robespierre à la Convention nationale le 10 mai 1793. Une transparence qui permettrait de dénoncer en permanence les ennemis du peuple, qui sont la grande crainte, voire l’obsession des révolutionnaires. De Rousseau à Robespierre, la dis- tance est donc celle qui sépare l’utopie de la réalité. Comme l’a bien montré Pierre Manent, la volonté générale, pour Rousseau, est une fiction (41) ; pour Robespierre, il s’agit de conquérir le pouvoir et, si possible de le garder. Sous cet angle, il est plus proche de Machiavel que du citoyen de Genève.

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1. Louis-Sébastien Mercier, De J.-J. Rousseau considéré comme l’un des premiers auteurs de la Révolution, Buisson, 1791, 2 vol., ici tome I, p. 308. Texte maintes fois réédité et consultable sur Internet. Pour un rapide survol de la réception de Rousseau, voir Raymond Trousson, Rousseau et sa fortune littéraire, Ducros, 1971. 2. François René de Chateaubriand, Essai sur les révolutions, Génie du christianisme, édition de Maurice Regard, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 821 et 869. 3. La chanson date de 1817, elle fustige un « mandement de carême » accusant les écrits de Voltaire et de Rousseau d’avoir « perverti le caractère et les mœurs publiques » ; on en trouvera le texte intégral dans le tome V des Œuvres complètes de Béranger, Perrotin, 1834 ; pour le contexte politique, voir Jean Touchard, la Gloire de Béranger, tome I, Armand Colin, 1968, p. 209-210. 4. Honoré de Balzac, la Comédie humaine, tome I, édition publiée sous la direction de Pierre-Georges Castex, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 767. 1822 est l’année de l’exécution des quatre sergents de La Rochelle, accusés d’avoir voulu renverser la monarchie. 5. Dans leur album de 1961, Deux enfants au soleil. 6. André Morellet, Mémoires sur le dix-huitième siècle et sur la Révolution, Ladvocat, 1821, p. 116. Une édition augmentée de ces Mémoires a paru en 1823 chez Baudouin. L’une et l’autre sont facilement acces- sibles en ligne. 7. Jacques Mallet du Pan, Considérations sur nature de la révolution de France et sur les conséquences qui en prolongent la durée, Flon, 1793, p. 6. Accessible sur Internet. 8. Joseph de Maistre, De l’état de nature ou Examen d’un écrit de J.-J. Rousseau sur l’inégalité des condi- tions (1795), réédition : Contre Rousseau. De l’état de nature, Mille et une nuits, 2008. 9. De George Sand, par exemple, « Quelques réflexion sur Rousseau », 1er juin 1841, ou, entre 1852 et 1856, le cours prononcé en Sorbonne par Saint-Marc Girardin les années précédentes. 10. Hippolyte Taine, l’Ancien Régime (1875), livre IV, chapitre iii. 11. Idem, livre V, chapitre iv. 12. Repris dans Maurice Barrès, les Maîtres, Plon, 1927, p. 167. 13. Voir Raymond Trousson, Socrate devant Voltaire, Diderot et Rousseau. La conscience en face du mythe, Minard, 1967. 14. Anytos fut le chef des accusateurs dans le procès contre Socrate. 15. Dans son Iconographie de Jean-Jacques Rousseau (Eggimann, 1909), le marquis de Girardin, à la veille du bicentenaire, dénombre plus de six mille portraits : gravures, bustes, médaillons, tabatières, pen- dules, cartes à jouer, en-têtes de papier à lettres, etc. 16. Raymond Trousson et Frédéric Eigeldinger (dir.), Dictionnaire de Jean-Jacques Rousseau, Champion, 2006, article « Ermenonville». 17. Voir Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Fayard, 1998. 18. C’est l’avis de Jean Roussel (Rousseau en France après la Révolution, Armand Colin, 1972), que partage Jean-Claude Bonnet (op. cit., p. 311). 19. Discours du 18 floréal an II (7 mai 1794) sur la fête de l’Être suprême. 20. Idem. 21. Ce qu’Albert Mathiez, tout à son désir de réhabiliter le jacobinisme et Robespierre, appelle « la réac- tion thermidorienne » (1929), dans l’ouvrage du même titre, réédité dans le même dessein par Yannick Bosc et Florence Gauthier, La Fabrique, 2011. 22. Voyage à Ermenonville, ou Lettres sur la translation des restes de J.-J. Rousseau au Panthéon, Meu- rant, an III. 23. Daniel Mornet, « L’enseignement des bibliothèques privées (1750-1780) », Revue d’histoire littéraire de la France, juillet-septembre 1910, p. 449-496. Enquête pionnière, maintes fois reprise et complétée, voir par exemple Claude Jolly, Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques sous l’Ancien Régime (1530-1789), Promodis, 1988, ainsi que Louis Trénard, les Bibliothèques au XVIIIe siècle, Société des bibliophiles de Guyenne, 1989. 24. Mémoires secrets de Bachaumont, nouvelle édition revue, mise en ordre et augmentée de notes et éclaircissement par Jules Ravenel, tome I, 1862-1865, Brissot-Thivars et A. Sautelet, 1830, p. 92 (3 sep- tembre 1762). 25. Gabriel Sénac de Meilhan, Du gouvernement, des mœurs et des conditions en France avant la Révo- lution avec le caractère des principaux personnages du règne de Louis XVI, Benjamin Gottlob Hoffmann, 1795, p. 124. 26. Correspondance générale de J.-J. Rousseau, collationnée sur les originaux, annotée et commentée par Théophile Dufour, tome VII, Armand Colin, 1927, p. 301 et 312. 27. Idem, tome X, p. 107. 28. Voir Anne Saada, « Les relations entre Albrecht von Haller et la France observées à travers le journal savant de Göttingen », in Michèle Crogiez Labarthe et al., les Écrivains suisses alémaniques et la culture francophone au XVIIIe siècle, Slatkine, 2008. 29. Louis-Sébastien Mercier, De J. J. Rousseau considéré comme l’un des premiers auteurs de la Révolu- tion, op. cit., tome II, 1791, p. 99. 30. Daniel Mornet, Origines intellectuelles de la révolution francaise (1715-1787), Armand Colin, 1933, dernière réimpression Tallandier, 2010, coll. « Texto ». 31. Roger Chartier, les Origines culturelles de la révolution française, Éditions du Seuil, 1990. 32. Dale K. Van Klay, les Origines religieuses de la révolution française, Éditions du Seuil, 2002, l’original anglais date de 1996. 33. Nietzsche dans la Généalogie de la morale (1887), Foucault par exemple dans « Nietzsche, la généa-

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logie, l’histoire », Hommage à Jean Hyppolite, Presses universitaires de France, 1971, repris dans Dits et écrits, tome II, Gallimard, 2001. 34. Pierre Gaxotte, la Révolution française (1928), Fayard, 1963, p. 283 et 286. 35. Albert Mathiez, « Pourquoi nous sommes robespierristes ? », (1920), in Études sur Robespierre : 1758- 1794, préface d’Antoine Casanova, Messidor-Éditions sociales, 1989, p. 21. 36. Voir James Damian McDonald, « L’Immortalité de l’âme dans la conception religieuse de Maximilien Robespierre. L’influence des idées leibniziennes sur le culte de l’Être suprême de 1794 », thèse, université Strasbourg-II, 2007, consultable en ligne. 37. François Furet, la Révolution. De Turgot à Jules Ferry, 1770-1880, Hachette, 1988, p. 151-152. 38. Voir Gustave Lanson, « L’unité de la pensée de Jean-Jacques Rousseau », Annales Jean-Jacques Rous- seau, tome VIII, 1912, repris dans Essais de méthode, de critique et d’histoire littéraire, Hachette, 1965 ; Ernst Cassirer, « Das Problem Jean-Jacques Rousseau », Archiv für Geschichte der Philosophie, tome XLI, 1932, traduction française, le Problème Jean-Jacques Rousseau, Hachette, 1987, préface de Jean Staro- binski, repris dans la collection « Pluriel », 2012 ; Robert Derathé, « L’unité de la pensée de Jean-Jacques Rousseau », in Jean-Jacques Rousseau, La Baconnière, 1962. 39. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre III, chapitre xv. 40. Maximilien de Robespierre, le Défenseur de la Constitution, juin 1792. 41. Pierre Manent, Naissance de la politique moderne (1977), Gallimard, 2007, coll. « Tel », p. 234 et suivantes.

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› Lucien Jaume

e 7 mai 1794 (18 floréal an II), lorsque Maximilien Robespierre a fait décréter par la Convention que la République française reconnaissait l’immortalité de l’âme et l’existence de l’Être suprême, auquel il convenait de rendre un culte, l’Europe a été frappée de surprise. LCette surprise s’est longtemps prolongée chez les historiens qui, pour la plupart, virent là une initiative sans antécédent, toute personnelle, et une quasi-lubie de l’Incorruptible. Ensuite ce jugement a été révisé, d’une part du fait que les félicitations affluèrent à la Convention de toute la France et que la fête réalisée le 20 prairial fut un grand succès, d’autre part parce qu’une filiation peut être établie entre la période de la Constituante et celle du printemps 1794, entre la constitution civile du clergé (cœur de la question) et le culte de l’Être suprême, entre le personnel dit modéré et le courant robespierriste. Cette continuité est celle du processus de « régénération » que la Révolution déclare dès les premiers jours et qui met en récit aussi bien les fondations institutionnelles de la Constituante (Déclaration des droits, culte de

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la loi, Constitution de 1791, réforme départementale, etc.) que la fabrication de « l’homme nouveau » et la Terreur en 1793-1794. Sans dire comme Clemenceau que « la Révolution est un bloc », on peut observer la permanence d’une instrumentalisation du religieux, dont le discours de la régénération est l’outil rhétorique (1). Comme on va le voir, ce discours à racines religieuses (le baptême chrétien et la Résurrection) a pour but de produire une autorité nouvelle et incon- testable. Un tel projet est commun à la période de la Constituante et aux années de la Législative puis de la Convention, même si les modalités diffèrent fortement : voie constitutionnelle de régénération des institutions, voie terroriste de refonte des mœurs et de la société. Je montrerai en premier lieu comment la rhétorique de la régéné- ration a été appliquée à l’Église elle-même et pourquoi Robespierre a

soutenu sincèrement ce projet. La Consti- Directeur de recherche émérite au tuante a voulu régénérer les régénérateurs, CNRS, Lucien Jaume est enseignant à c’est-à-dire les prêtres. Ensuite, il faudra Sciences Po et à l’Institut catholique de Paris. Dernier ouvrage publié : mesurer l’évolution qui conduit le leader le Religieux et le politique dans jacobin à prôner un État qui doit rempla- la révolution française. L’idée de cer l’Église et assurer une œuvre de mora- régénération (PUF, 2015). › [email protected] lisation, d’épuration et de production d’un peuple nouveau. Ce gigantesque effort doit être en partie détaché de la personnalité de Robespierre et replacé dans le contexte et la longue durée ; l’État en France, monarchique et gallican, puis républicain, a durablement tenté d’instrumentaliser le religieux, faute de réussir à créer une religion politique. Cette tentative ou tentation n’a proba- blement pas disparu, à travers l’histoire de notre laïcité, une histoire complexe et encombrée de mythes. La notion même de régénération, avant 1789, n’est jamais appli- quée à la politique, même chez Rousseau : il suffit de consulter les dic- tionnaires du XVIIe et du XVIIIe siècle, ou l’Encyclopédie de Diderot, pour confirmer que le sens reste exclusivement religieux. Ces ouvrages donnent la formule « régénéré par les eaux du baptême », et parfois la parole de Jésus : « Si un homme ne naît pas de nouveau, il ne pourra voir le royaume de Dieu. (2) » Selon la perspective théologique, le baptisé, en partageant la mort du Christ et en renaissant avec lui, est

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sauvé du péché originel et entre dans le « peuple de Dieu » dont le Christ est la tête. Par une transposition rhétorique, la régénération révolutionnaire fait entrer les individus dans le corps de la nation, le corps des citoyens selon la Déclaration rédigée en 1789 et mise en tête de la Constitution de 1791. D’innombrables textes des années 1789- 1791 décrivent la France comme « un peuple en train de se régénérer ». Cette transplantation des racines religieuses de la culture européenne dans une vision juridique et politique produit une véritable idéologie, si l’on entend par ce terme une conception permettant d’unifier les masses sous un même credo. Cette idéologie trouve notamment son application dans la Déclaration des droits de l’homme et la réforme- destruction de l’Église catholique. La Déclaration affirme que la seule source « des malheurs publics et de la corruption des gouvernements » se trouve dans « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme » (Préambule). Il suffit donc de les faire connaître (l’école), de les rappeler (publicisation des droits) et de les faire respecter (contre les sociétés d’inégalité) : la Révolution est terminée. En fait, elle va durer dix ans et se poursuivre au-delà ; mais telle est la teneur « magique » du mot « régénération », selon la formule d’Édouard Pommier (3). L’opération magique consiste 1) à énoncer une « évidence » intellectuelle (les droits ou tel principe majeur), 2) à ordonner de la mettre en pratique, 3) à exiger que chaque individu se place sous la nouvelle autorité que la régénération institue – c’est-à-dire la nation et sa loi. On détruit (table rase) en rétablissant un principe, la Révolution est un « retour à » : les principes, la nature, le droit naturel, l’innocence originelle, etc. On rétablit aussi une autorité toute nouvelle mais en quelque sorte atemporelle et donc éternelle. Robespierre va un peu plus loin dans cette idéologie du salut par la destruction-recréation : il pose en 1794 la thèse que ces principes de droit naturel, ces axiomes évidents (liberté, égalité, propriété, résistance à l’oppression, vertu et sociabilité) sont dans l’entendement divin. Le jour de la fête de l’Être suprême, en tant que président de la Conven- tion, il adresse trois discours au peuple et déclare notamment sur la divinité :

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« N’est-ce pas lui dont la main immortelle, en gravant dans le cœur de l’homme le code de la justice et de l’éga- lité, y traça la sentence de mort des tyrans ? N’est-ce pas lui qui, dès le commencement des temps, décréta la Répu- blique et mit à l’ordre du jour, pour tous les siècles et tous les peuples, la liberté, la bonne foi et la justice ? (4) »

On est ici en plein registre théologico-politique : la loi de Dieu est dans le cœur humain, la République a existé « dès les commencements des temps ». Notons que si les Constituants de 1789 avaient refusé des « devoirs de l’homme envers Dieu » (que Robespierre fait voter le 18 flo- réal), ils ont cependant mis la divinité dans le préambule de la Décla- ration des droits qui fait partie de notre bloc de constitutionnalité (5).

« Revenir à la discipline de l’Église primitive »

La deuxième opération de régénération vraiment spectaculaire fut la constitution civile du clergé, dont le but est de régénérer par la loi l’institution qui, elle, entendait régénérer « par l’eau et par l’Esprit » (selon la formule du Christ). Louis-Simon Martineau, rapporteur du projet, déclare : « Le plan de régénération consistera uniquement à revenir à la discipline de l’Église primitive. » Ce « retour à » l’Église (mythique) des premiers temps est en fait la destruction du corps séparé de l’Église, dont chaque ecclésiastique devient un individu- fonctionnaire (6), réintégré au sein du peuple de la Révolution, la nation souveraine. Évêques et curés sont élus par les citoyens actifs (croyants ou non), après une messe paroissiale, à la cathédrale pour l’évêque, le tout clôturé par une messe solennelle. Les diocèses sont supprimés, l’évêque devient un fonctionnaire du département : ni le pape ni l’Église de France (d’ailleurs dissoute) ne sont consultés. Robes- pierre trouve judicieuses ces dispositions et intervient plusieurs fois en assemblée. Il déclare le 31 mai 1790 que « les prêtres, dans l’ordre social, sont de véritables magistrats », et il les définit le 9 juin comme « des hommes chargés de fonctions publiques relatives au culte et à la

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morale ». La formule « service public de la religion » est développée par divers orateurs et, malgré la critique (modérée) de trente deux évêques de l’Assemblée (7), le texte fut voté deux jours avant la Fête de la fédération du 14 juillet 1790. Son application engendra des déchi- rements, le schisme de l’Église de France, la persécution des prêtres, la déportation, l’envoi finalement à la guillotine dans la période 1793- 1794. On estime que sept évêques seulement sur cent trente (ou cent trente-cinq) et la moitié des curés et vicaires acceptèrent le serment à la Constitution de 1791 (et donc à la constitution civile du clergé). Malgré l’initiative prise en l’an III pour séparer la République et les cultes, les persécutions reprirent sous le Directoire. Après la prise du pouvoir (exclusion des députés girondins de la Convention) et l’institution du Gouvernement révolutionnaire de dic- tature provisoire (décembre 1793), on constate que Robespierre a tiré la leçon de l’échec de la constitution civile du clergé, mais qu’il se sent d’autant plus justifié à mettre le religieux au service de la Révolution, et, maintenant, de la Terreur (décrétée le 5 septembre 1793). Il s’agit en effet du religieux et non de la religion, comme il l’explique dans son grand discours du 18 floréal « Sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains ». Il faudrait, explique l’ora- teur, « un instinct rapide » qui, « sans le secours tardif du raisonne- ment », porterait l’homme à faire le bien et éviter le mal. Mais un tel « chef-d’œuvre de la société » n’est pas réalisable, alors, « ce qui pro- duit ou remplace cet instinct précieux, ce qui supplée à l’insuffisance de l’autorité humaine, c’est le sentiment religieux qu’imprime dans les âmes l’idée de la sanction donnée aux préceptes de la morale par une puissance supérieure à l’homme ». Robespierre livre clairement sa pensée : la recherche d’une autorité, et donc d’une « puissance supérieure à l’homme ». La régénération telle qu’il l’entend consiste à reconnaître que l’être humain et la nation ne peuvent rester maîtres en dernier ressort : l’athéisme, comme il l’ex- plique dans un autre discours, « est aristocratique ». C’est le « grand seigneur méchant homme » de Molière qui est visé, tout comme la philosophie d’Helvétius, dont Robespierre fait briser le buste (rem- placé par celui de Rousseau) au club des Jacobins de Paris. Il va même

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jusqu’à reprendre, en séance du club, la formule de Voltaire : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Dans cette intervention du 26 mars 1792, Robespierre confiait : « [Dieu] me paraît, à moi, veiller d’une manière toute particulière sur la révolution française. » Contre le girondin Guadet qui s’étouffe d’indignation, il déclare que cette opinion sur Dieu « n’est point une idée trop hasardeuse, mais un sentiment de mon cœur, un sentiment qui m’est nécessaire ». On remarque le subjectivisme calculé de cette formulation. Le sentiment religieux, voilà le transfert ou la transplantation que le leader jacobin entend effectuer, de façon à susciter un supplément de légitimité pour l’État révolutionnaire. La légitimité électorale ne peut suffire (surtout dans les conditions du gouvernement de dictature et de terreur), il faudrait un supplément, moyennant la religiosité du peuple bien canalisée. Mais on ne saurait voir là une invention propre à Robespierre ni même une idée inédite ; le rapporteur Martineau, pour la constitution civile du clergé, exprimait lui aussi la thèse que « l’œil de Dieu », plus fort que toute police, est le seul agent apte à scruter le cœur de l’homme et à susciter l’obéissance, ce même « œil de la sur- veillance » que les sections de sans-culottes affichaient à la porte des réunions populaires. De Martineau à Robespierre (sans pouvoir étudier ici les autres courants), la continuité est saisissable : le citoyen libre, égal, propriétaire et autonome doit aussi obéir. Obéir à la loi, « expression de la volonté générale » ? Pas seulement, mais aussi à une « puissance supé- rieure à l’homme », comme dit Robespierre. Si des historiens comme Mathiez ou Jean Jaurès ont vu là un début de la laïcité de l’État, il peut paraître surprenant, pour nous aujourd’hui, d’entendre ainsi la laïcité. En fait, à gauche, la recherche d’une religion nouvelle au service de la République et du socialisme s’exprime maintes fois au XIXe ou au XXe siècle. L’idée d’une « religion laïque » se trouve chez les pères fondateurs du socialisme au début du XXe siècle. Depuis Jaurès, qui écrit dans un texte posthume que la révolution socialiste « sera une véritable révolution religieuse », jusqu’à Léon Blum, pour qui le socia- lisme satisfait « le besoin religieux ». Ces thèses ont été ensuite déve- loppées, plus récemment, par Vincent Peillon dans ses ouvrages sur Jaurès, sur Ferdinand Buisson et sur la Révolution elle-même (8).

76 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 robespierre et l’être suprême, ou de l’usage du religieux en révolution

Il faut sans doute aller au-delà, et replacer l’effort de la Révolution pour créer une morale à sous-bassement religieux dans l’histoire de la monarchie en France, et dans celle du gallicanisme dont Bossuet avait rédigé, pour Louis XIV, une charte mémorable (Déclaration des quatre articles, 1682). La figure de Robespierre, qui évoque parfois celle de Savonarole prédisant à ses compatriotes la mission historique de Florence devant guider l’Italie et réformer l’Église, est conforme à une vision durable de l’État, chez nous, et restée forte à gauche : guider, instruire et changer la société. Dans cette visée, l’Église allait devenir ou bien un instrument ou bien un obstacle, en tout cas un élément décisif. Culpabiliser l’Église pour fait de contre-révolution ou bien lui faire endosser les droits de l’homme, cela résume très schématiquement la stratégie adoptée sur la longue durée par l’État post-révolutionnaire et qui reste encore un legs de la Révolution et du robespierrisme.

1. Pour résumer ici l’une des thèses de notre livre, le Religieux et le politique dans la révolution française, Presses universitaires de France, coll. « Léviathan », 2015. Voir également : Lucien Jaume, « Robespierre chez Machiavel ? Le culte de l’Être suprême et le “retour aux principes” » http://www.losguardo.net/ public/archivio/num13/articoli/2013_13_Lucien_Jaume_Robespierre_chez_Machiavel.pdf, Lo Sguardo, Rivista di Filosofia, n° 13, 2013 (III), p. 219-230. 2. Évangile de saint Jean : Jn 3, 3 et Jn, 5. Le 10 août 1793, à la Fête de l’unité et l’indivisibilité, les 86 vieil- lards, représentants des départements, boivent « l’eau lustrale » versée par les mamelles de la statue de la Régénération, installée sur les ruines de la Bastille. L’un d’eux déclare : « Je touche aux bords de mon tombeau ; mais en pressant cette coupe de mes lèvres, je crois renaître avec le genre humain qui se régénère » (procès-verbal rédigé par Hérault de Séchelles, président de la Convention). 3. Voir Édouard Pommier, l’Art de la liberté. Doctrines et débats de la révolution française, Gallimard, 1991. L’auteur ne cède à aucun mythe républicain. Son livre, proprement excellent sur les controverses artistiques de la Révolution, n’a pas reçu la consécration qu’il méritait. 4. Robespierre, réimpression de l’ancien Moniteur, tome XX, Plon, 1847, p. 683 ou Robespierre, Œuvres, tome X, Presses universitaires de France, 1967, p. 481. 5. « L’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen. » 6. Selon la formule de Camus, l’un des rédacteurs du texte, « il faut des individus ecclésiastiques » et non plus des « corporations ecclésiastiques ». 7. À la fois de familles nobles et d’esprit réformateur, ces évêques et archevêques ont plaidé pour une consultation soit par un concile national soit par une assemblée générale de l’Église de France comme Bossuet en réunit une en 1682. 8. Voir Vincent Peillon, La révolution française n’est pas terminée, Le Seuil, 2008 ; Jean Jaurès, la Question religieuse et le socialisme, Éditions de Minuit, 1959, p. 48 ; et Léon Blum, À l’échelle humaine in l’Œuvre de Léon Blum, tome V, Albin Michel, 1955, p. 491.

NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 77 ROBESPIERRE FACE À LA TERREUR

› Thomas Branthôme

ux yeux de l’opinion publique, Maximilien Robes- pierre a fait la Terreur. À peine peut-on évoquer l’homme sans que jaillisse aussitôt en arrière-fond « la part maudite de la Révolution » (1). Le nom et le mot semblent indissolublement liés. Comme siA le premier était le visage du second. Ce processus d’assimilation est commode. Il permet à celui qui veut appréhender l’épisode le plus controversé de la Révolution d’obtenir une réponse nette et rapide. Il est pourtant inexact. Robespierre est lié à la Terreur, mais il n’est pas la Terreur. Exprimer pareille nuance n’est pas chose aisée car la figure de l’Incorruptible hystérise traditionnellement les débats. Au venin acri- monieux répond une hagiographie béate. Pourtant il peut exister un regard hors de ces deux ornières : celui qui ne place pas Robespierre aux commandes de la Révolution mais en son sein. L’assimilation du député d’Arras à la Terreur n’est pas nouvelle. Elle a débuté dès sa mort. Par stratégie. La Terreur avait été un processus collectif émanant du Comité de salut public, soutenu par la Conven- tion et appliquée par les envoyés en mission. Ainsi au 10 Thermidor,

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un constat âpre et implacable s’impose : si faute il y a eu, elle est com- mune. Commence alors un douloureux examen de conscience. Comme au sortir d’un état de choc. Le député Cambon demande en séance le 3 frimaire an III (23 novembre 1794) : « Comment avons-nous pu être ce que nous avons été ? » Arrachés à leur hébétude, ceux qu’on appellera désormais les « thermidoriens » en référence à la chute de Robespierre (le 9 Thermidor) recherchent alors un coupable. Il est tout désigné. Pour se dédouaner mais également pour « exorciser » cet épisode hors norme, la Convention thermidorienne fait de Robespierre le bouc émissaire de tous ses tourments. Tallien, Fouché, Barère, Billaud-Varenne, Fréron, Vadier sont d’autant plus prompts à diaboliser le défunt qu’ils ont été des acteurs de premier plan de la Terreur. En immolant Robespierre, ils cherchent à se cacher derrière les flammes. Pour « sortir de la Terreur » (2), les thermidoriens (qui constitue- ront l’architecture de la République jusqu’au 18 Brumaire) répandent ou laissent ainsi répandre la « légende noire » : celle d’un « vampire », « buveur de sang » et « sadique ». Cette « légende noire » prend d’autant

mieux, comme l’a bien montré Marc Bou- Thomas Branthôme est maître de loiseau (3), que certaines des accusations conférences en histoire du droit à (« monstre », aspiration à la dictature) sont l’université Paris-V. Sa thèse, « La genèse des libertés sociales », a colportées depuis longtemps par les roya- obtenu le prix André-Isoré de la listes. Qu’en est-il réellement ? Robespierre Chancellerie des universités de peut-il être taxé d’avoir conduit seul la Révo- Paris 2014. Il prépare, avec Jacques de Saint-Victor, une Histoire de la lution vers la forme qu’elle prendra sous République chez Economica. l’an II ? Ici aussi, il faut imposer la nuance. › [email protected] Robespierre a indéniablement marqué la Révolution de son empreinte rigide, inflexible et pleine de romanité, il a également, peut-être plus qu’aucun autre, façonné son « langage » – François Furet dit qu’il parlait « son discours le plus tragique et le plus pur » (4) –, ce langage radical qui a contribué à mettre en place un climat de pensée dans lequel pourra éclore la Terreur. Mais ce n’est pas Robespierre qui a imposé la Terreur à la France, c’est la Terreur qui s’est imposée à lui. Pour comprendre ce renversement de perspective, il convient de porter une observation particulière à ce qui constitue la grande loi interne de la révolution française. De son commencement jusqu’à

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l’été 1793, la Révolution voit surgir en effet une incessante poussée par la gauche qui a pour conséquence de déporter tout le reste vers la droite. Ainsi au printemps 1789, Mirabeau, La Fayette ou Bailly constituent une gauche offensive au sein d’un échiquier sur lequel on pourrait placer les monarchiens au centre et les « aristocrates noirs » à droite. Cherchant à dialoguer avec la couronne, Mirabeau et La Fayette seront poussés au centre par la montée en puissance du triumvirat Barnave-Duport-Lameth, plus vindicatif. Eux-mêmes le seront en s’opposant à la remise en cause des colonies et en deve- nant les interlocuteurs de Louis XVI après sa fuite à Varennes. Ils créeront alors un nouveau club, les Feuillants, pour contrecarrer la radicalisation du club des Jacobins. Ce dernier, plus à gauche, pren- dra l’ascendant avant d’être frappé à son tour par cette grande loi au prix d’un affrontement célèbre entre ses deux grandes tendances : les montagnards et les girondins. Traçons-en rapidement les contours. En mettant en place une nouvelle Assemblée nationale (la Conven- tion), la jeune République donne à partir d’août 1792 les rênes de la Révolution aux girondins. Ces derniers sont chargés de l’immense mission de fonder la République à l’intérieur et de la défendre à l’exté- rieur, la guerre contre les monarchies coalisées faisant rage depuis le 20 avril 1792. Les défaites aux frontières, les soulèvements intérieurs, la famine, l’hésitation dans le procès du roi projettent Brissot et les girondins dans le brasier révolutionnaire. Rapidement, ils sont accu- sés par les montagnards de « modérantisme ». Vergniaud, un de plus grands orateurs de la gironde, le revendique : « Oui, nous sommes des modérés. » Mot fatal. Comme le Dieu de la Bible, la Révolution « vomit les tièdes ». Incapable du fait de ce « modérantisme » de préve- nir les trahisons (La Fayette, Dumouriez) et les défaillances militaires, coupables de risquer de perdre définitivement toute la Révolution (à l’aube de l’été 1793, la situation paraît perdue tant elle est critique), les girondins sont renversés (31 mai-2 juin 1793). Commence l’ère de la Montagne. Toutefois, le 31 mai-2 juin 1793 ne se limite pas à la simple épu- ration des girondins. C’est ce point qu’il faut bien souligner. Ce tour- nant marque l’accentuation de la tendance populaire de la Révolu-

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tion. Nous ne sommes plus qu’à trois mois du commencement de la Terreur. Pour la première fois depuis le début de la Révolution, Robespierre se trouve dans la position qui a tant coûté à ses prédé- cesseurs : il est désormais débordé par sa gauche. La lutte contre les girondins n’a pas mis seulement à l’honneur la Montagne et le club des Jacobins, elle a aussi mis en valeur une autre conception de la révolution, incarnée par un autre club : celui des Cordeliers. Situé au cœur du Quartier latin, ce dernier se veut depuis sa création, le club des « laissés pour compte », c’est-à-dire ceux qu’on a appelés sous la Constituante les « citoyens passifs ». Son programme est une forme de « démocratisme intégrale », une volonté de rendre la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen valable pour tous. Plus radical que le club des Jacobins (il précède ce dernier dans l’appel à la République), il a très vite obtenu une grande renommée du fait des hommes qui l’animent et qui deviendront bientôt des figures notoires de la Révo- lution : Danton, Marat, Desmoulins. Or le propre de ces hommes jusqu’en 1791 est de ne pas être députés et donc de devoir agir sur la Révolution par un autre canal que celui de l’Assemblée nationale. Avec Danton, Marat, Desmoulins, mais aussi Robert, ils y parviennent. Les cordeliers habituent donc à l’idée que toute la politique ne s’épuise pas avec la représentation nationale, autrement dit qu’il peut exister une démocratie directe, bien supérieure au gouvernement représentatif.

Robespierre : au cœur du conflit entre le mouvement populaire et la Convention

Après les événements du 31 mai au 2 juin, cette idée s’accroît. En cet été 1793, alors que la situation militaire à l’intérieur et aux fron- tières est encore précaire, que le Grand Comité de salut public vient tout juste de se mettre en place et qu’on n’a pas encore proclamé le « Gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix » (10 août 1793), le club des Cordeliers fait entendre ses inquiétudes. Cœur de ce qu’on va désormais appeler le « mouvement populaire », il se veut gardien de la Révolution et entend diriger son cours. Dans ses rangs, Hébert

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et son journal le Père Duchesne, Momoro, Chaumette, Ronsin, Pache (nouveaux hommes forts du club depuis que Danton, Marat et Des- moulins sont devenus députés) attaquent en conséquence la Conven- tion. Robespierre n’est pas épargné. On le dit fatigué, usé, incapable désormais de vigueur. Lui et certains des montagnards sont qualifiés de « jambes cassées » de la Révolution. Celui qui sera dans la postérité l’incarnation même de l’extrême est traité de « modéré ». Robespierre en réponse va les nommer « les exagérés ». En 1794, il les attaquera précisément sur ce fondement que l’exagération révolutionnaire dis- crédite la Révolution, qu’elle excite ses ennemis et qu’elle éloigne ses sympathisants, en un mot : il entrera en guerre contre cet esprit d’exa- gération parce qu’il est l’alliance objective de la contre-révolution (5). Dans son grand livre, la Vie chère et le mouvement social sous la Terreur (6), l’historien marxiste Albert Mathiez a montré que loin de former un « bloc » populaire, jacobins et cordeliers vont s’affronter de façon graduelle au cours de l’année 1793 et ce jusqu’à l’arrestation des chefs « exagérés ». Ces derniers ne sont pas les seuls à attaquer Robespierre sur sa gauche. Surgissent, au même moment, ceux qu’on va appeler « les enragés » et qui se groupent autour de Jacques Roux, le « curé rouge », mais aussi autour des jeunes Jean-François Varlet et Jean- Théophile Leclerc. Ces « enragés » prennent au mot les promesses de la Révolution. Ils veulent l’égalité et – sous le terme annonciateur de la critique marxiste des droits de l’homme – l’égalité réelle. Ils désirent le « bonheur commun » que la Constitution de l’an I va proclamer comme « but de la société ». Ils font entendre que le peuple a assez « payé de sa personne » pour les progrès de la Révolution et qu’il sou- haite désormais en retirer les fruits. Or en 1793 ces bénéfices matériels sont inexistants. Les Français, en particulier les Parisiens, ont faim, ce qu’on oublie trop souvent dans l’examen historique que l’on fait de la situation. Pourtant son obsession fixe l’ordre du jour des revendi- cations populaires. Paralysées par les guerres internes et externes, sou- mises à la spéculation des « accapareurs » qui ont trouvé un moyen de s’enrichir, les denrées ne circulent pas et Paris est frappé par la famine. « Exagérés » et « enragés » harassent la Convention et l’accusent d’im- puissance quand ils ne la disent pas coupable. C’est pour répondre à

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cette poussée populaire que la Convention promulgue le 4 mai 1793 la première loi du maximum des grains (loi qui figure au programme des « enragés »). Six jours plus tard (le 10), dans une perspective simi- laire, Robespierre veut remettre en cause le dogme de la libre circu- lation illimitée des marchandises en lui substituant une « économie politique populaire ». Mais cela ne parvient pas à endiguer la crise des subsistances. La Convention est à la merci d’une nouvelle émeute.

De la Terreur comme instrument de stabilisation de la Révolution

L’assassinat de Marat le 13 juillet 1793 alourdit le climat. De Jacques Roux à Hébert, toutes les figures des « exagérés » et des « enragés » redoublent d’intensité dans l’invective contre la Conven- tion, chacun espérant prendre la place laissée vacante par la mort du créateur de l’Ami du peuple, place qu’il avait acquise du fait de sa radicalité extrême. Au commencement de septembre 1793, les deux tendances passent à l’offensive. Le 2, une pétition est envoyée à la Convention. Sans réponse et apprenant de surcroît que Toulon a été livré aux Anglais par des royalistes, les faubourgs s’embrasent, poussés par des meneurs radicaux. Le 4 septembre, des ouvriers du bâtiment quittent leurs échafaudages pour aller se plaindre auprès de la muni- cipalité de Paris. Fraternel, le maire Pache répond que les maux du peuple ont pour raison « l’inapplication de la loi sur le maximum ». Le soir, Hébert et Chaumette décident en conséquence de déclen- cher une nouvelle journée révolutionnaire pour faire pression sur la Convention afin de demander une véritable réforme agraire et une reprise en main vigoureuse de l’exécutif. Le lendemain, les faubourgs populaires se soulèvent, encerclent la Convention et revendiquent le programme hébertiste. Résumé dans la bouche des insurgés, un slogan se fait entendre : « du pain… et la terreur ». Le mot est lâché, pourtant personne ne le prononce encore dans l’acceptation qu’il aurait bientôt. C’est la terreur au sens littéral, telle que la définit leDictionnaire de l’Académie françoise de 1776 : « émotion causée dans l’âme par l’image

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d’un mal ou d’un péril prochain ; épouvante, grande crainte ». Depuis le début de l’année 1793, le mot s’est imposé dans le champ lexical « exagéré » et « enragé ». Face au modérantisme des girondins, il est également venu garnir le « discours de fermeté » des montagnards. Robespierre, de son côté, en fait un « usage prudent », comme le note Hervé Leuwers dans sa dernière biographie (7). L’Incorruptible l’envisage tout au plus comme une arme pouvant servir à une justice d’exception, aucunement comme une politique. Chez les « enragés » et les « exagérés », cette « terreur » constitue en revanche, à défaut d’un système, une ligne directrice. Puisque la clémence est coupable, puisque la République meurt à force de tiédeur, il convient, selon eux, de déchaîner la violence. Hébert la souhaite « légale », Jacques Roux l’envisage même par le biais d’acte illégaux s’il le faut, en renouvelant à grande échelle les « massacres de septembre » 1792. Ce 5 septembre 1793, soit un an après ces massacres, alors que la Convention est assaillie par les insurgés, Robespierre apprend à ses dépens quel est le sens exact de la « révolution permanente ». Trois choix s’offrent à lui : refuser les revendications populaires, y compris par les armes, ou s’y soumettre. Refuser la demande populaire par les mots, c’est non seulement renier tout son engagement en faveur du peuple mais c’est aussi prendre le risque de vivre un nouveau 31 mai-2 juin, les montagnards pouvant vivre à leur tour ce qu’ont vécu les girondins et être épurés par les « exagérés ». Refuser avec les armes, c’est, en cas d’échec, imiter ce qu’ont fait Bailly et La Fayette au champ de Mars le 17 juillet 1791 et qui les a sortis de l’ornière de la Révolution pour les faire entrer dans celle des contre-révolutionnaires. C’est en cas de victoire « terminer la Révolution ». Cette dernière se définissant par cette loi de poussée par la gauche et de radicalisation, son blocage équivaut en effet à sa fin. C’est le choix que feront les thermidoriens en réprimant très durement les insurrections de ger- minal et prairial an III, mettant là, pour l’historien Georges Lefebvre, le « terme » de la Révolution. Pour n’être ni parjure à sa promesse ni traître à la Révolution, Robespierre va opter pour une troisième option : intégrer la Terreur au Gouvernement révolutionnaire pour la diriger et, par-là, pour pouvoir mieux la contrôler.

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Ce jour du 5 septembre 1793 est insuffisamment évoqué lors du jugement qu’on porte sur la Terreur. Il est pourtant son point de départ. Chaumette en est grandement conscient. La nuit tombée, il déclare : « Ce qui s’est fait aujourd’hui est une révolution. » Il a raison, il y a bien eu une nouvelle révolution. Sous la pression de cette insur- rection, la Convention promulguera le maximum général à la fin du mois et surtout, elle a accepté, en cette journée du 5 septembre 1793, par l’intermédiaire de Barère, de mettre « la Terreur à l’ordre du jour ». À son tour victime de la grande loi de la Révolution, l’Assemblée a plié à ce que Saint-Just appelle « la force des choses ». Mais dès le len- demain, ses cadres voudront reprendre la main. Pour ne pas paraître comme une législature sans ardeur dont la rue s’est faite le maître, Robespierre va s’évertuer à donner la définition de la Terreur. Insérée dans sa philosophie nimbée de références romaines, celle- ci ne sera pas le déchaînement furieux des masses populaires, elle sera une « justice prompte, sévère, inflexible », elle sera la symé- trie des attaques reçues, la loi du talion de la Révolution ; elle sera semblable à la « dictature romaine », c’est-à-dire la suspension des moyens ordinaires de gouvernement au nom de l’impérieuse néces- sité de sauvegarder la République en péril. Comme il l’intègre à son idéologie, Robespierre pourra dire en tribune : la Terreur n’est pas l’inverse de la vertu, elle est son corollaire (« son émanation ») en temps de guerre contre les ennemis de la liberté. En systématisant cette terreur, il en prendra la tête et il en dépouillera par là même les « enragés » et les « exagérés ». Derrière l’édification de la « dictature du Gouvernement révolutionnaire », Robespierre n’aura pas à cœur de radicaliser à nouveau la Révolution, il souhaitera au contraire en dompter le rythme. Une nouvelle phase de l’événement révolutionnaire commencera : celle de la tentative de stabiliser la Révolution et d’arrêter son « gau- chissement ». Aux yeux d’un auteur comme Daniel Guérin, ce sera là, de la part de Robespierre, une œuvre de « réacteur » (8). Réaction- naire parce que coupable d’avoir voulu stopper l’émergence des masses et de « l’avant-garde populaire des villes », Robespierre considérera en effet que l’exagération des hébertistes est un vice aussi grand que le

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modérantisme ressuscité par les « indulgents » (Danton, Desmoulins) à partir de la fin de 1793. Pour mener à bien la Révolution, il faudra tracer une voie qui ne soit ni « trop », ni « trop peu », une via media entre les « ultra » et les « citra ». Robespierre le démontrera en lançant, avec le Comité de salut public, des poursuites contre les « enragés », puis en condamnant à la fois les « exagérés » et les « indulgents ». En un mot : il voudra mettre fin à la Révolution sans trahir le peuple. Ce sera tout son combat du printemps 1794. C’est précisément cette ten- tative, dira Napoléon jugeant l’œuvre de Robespierre, qui lui coûtera la vie (9).

1. Jean-Clément Martin, la Terreur : part maudite de la Révolution, Gallimard, 2010. 2. Bronislaw Baczko, Comment sortir de la Terreur. Thermidor et la Révolution, Gallimard, 1989. 3. Marc Bouloiseau, Robespierre, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1987. 4. François Furet, Penser la révolution française, Gallimard, 1978. 5. Un doute subsiste encore aujourd’hui quant à savoir si cette « exagération » était due à un excès de zèle et à une volonté de goûter à la popularité ou si, comme le soupçonnaient Saint-Just et Robespierre, elle était payée et téléguidée par Pitt. 6. Albert Mathiez, la Vie chère et le mouvement social sous la Terreur, Payot, 1927. 7. Hervé Leuwers, Robespierre, Fayard, 2014. 8. Daniel Guérin, la Révolution française et nous, Maspero, 1976. 9. Dans le Mémorial de Sainte-Hélène (1824), Emmanuel de Las Cases écrit que l’Empereur considérait Robespierre comme « le vrai bouc émissaire de la Révolution, immolé dès qu’il avait voulu entreprendre de l’arrêter dans sa course ».

86 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 PSYCHOLOGIE DE L’INCORRUPTIBLE

› Hippolyte Taine

Le 15 septembre 1884, Hippolyte Taine publie dans la Revue des Deux Mondes les portraits de trois figures révolutionnaires emblématiques : Marat, Danton et Robespierre, respectivement surnommés le fou, le barbare et le cuistre. À peine dix ans plus tôt, l’historien et fidèle collaborateur de la Revue faisait paraître l’un des réquisitoires les plus violents contre les excès de la Révolution ; les Origines de la France contemporaine dénonçait non seulement la Terreur mais aussi les principes de 1789, à savoir les droits de l’homme et la souveraineté du peuple. On retrouve, dans l’extrait reproduit ci-dessous, le même esprit hostile à la Révolution. À travers la peinture incisive de Robespierre dans laquelle sont attaqués le tempérament, les idées et l’hypocrisie de l’Incorruptible, Taine veut mettre en lumière les dessous d’une période historique qu’il rejette en bloc. Aurélie Julia

Orphelin, pauvre, protégé de son fois et qu’il étudie sans cesse. Pro- évêque, boursier par faveur au collège bablement, comme tant de jeunes Louis-le-Grand, puis clerc avec Bris- gens de sa condition et de son âge, sot dans la basoche révolutionnaire, il s’est figuré pour lui-même un rôle à la fin échoué dans sa triste rue analogue et, afin de sortir de son des Rapporteurs, sur des dossiers de impasse, il a publié des plaidoyers à chicane, en compagnie d’une sœur effet, concouru pour des prix d’aca- acariâtre, [Robespierre] a pris pour démie, lu des mémoires devant ses maître de philosophie, de politique collègues d’Arras. Succès médiocre : et de style Rousseau, qu’il a vu une une de ses harangues a obtenu une

NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 87 l’héritage robespierre

mention dans l’Almanach d’Artois ; de tentations et incapable d’écarts. l’académie de Metz ne lui a décerné « Irréprochable », voilà le mot que, que le second prix ; l’académie depuis sa première jeunesse, une voix d’Amiens ne lui a rien décerné du intérieure lui répète tout bas pour le tout ; le critique du Mercure lui a consoler de son obscurité et de son laissé entrevoir que son style sentait attente ; il l’a été, il l’est et il le sera ; la province. À l’Assemblée natio- il se le dit, il le dit aux autres et, tout nale, éclipsé par des talents grands d’une pièce, sur ce fondement, son et spontanés, il est resté longtemps caractère se construit. Ce n’est pas dans l’ombre, et, plus d’une fois, par lui qu’on séduira comme Desmou- insistance ou manque de tact, il s’est lins par des dîners, comme Barnave trouvé ridicule. Sa figure d’avoué, par des caresses, comme Mirabeau et anguleuse et sèche, « sa voix sourde, Danton par de l’argent, comme les monotone et rauque, son élocution girondins par l’attrait insinuant de fatigante », « son accent artésien, » la politesse ancienne et de la société son air contraint, son parti pris de se choisie, comme les dantonistes par mettre toujours en avant et de déve- l’appât de la vie large et de la licence lopper les lieux communs, sa volonté complète ; il est l’incorruptible. Ce visible d’imposer à des gens cultivés n’est pas lui qu’on arrêtera et qu’on et à des auditeurs encore intelligents détournera comme les feuillants, l’intolérable ennui qu’il leur inflige, les girondins, les dantonistes, les il n’y avait pas là de quoi rendre hommes d’État, les hommes spé- l’assemblée indulgente aux fautes de ciaux, par des considérations d’ordre sens et de goût qu’il commettait. secondaire, ménagement des inté- [...] rêts, respect des situations acquises, Robespierre n’a pas de besoins danger de trop entreprendre à la comme Danton ; il est sobre, les sens fois, nécessité de ne pas désorganiser ne le tourmentent pas ; s’il y cède, les services et de laisser du jeu aux c’est tout juste, en rechignant. Rue passions humaines, motifs d’utilité de Saintonge à Paris, « pendant sept et d’opportunité ; il est le cham- mois, dit son secrétaire, je ne lui ai pion intransigeant du droit. « Seul connu qu’une femme, qu’il traitait ou presque seul, je ne me laisse pas assez mal… Très souvent il lui faisait corrompre ; seul ou presque seul, refuser sa porte. » Quand il travaille, je ne transige pas avec la justice ; et il ne faut pas qu’on le dérange, et il ces deux mérites supérieurs, je les est naturellement rangé, laborieux, possède tous les deux ensemble au homme de cabinet, homme d’inté- suprême degré. Quelques autres ont rieur, au collège écolier modèle, dans peut-être des mœurs, mais ils com- sa province avocat correct, à l’Assem- battent ou trahissent les principes ; blée député assidu, partout exempt quelques autres professent de bouche

88 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 psychologie de l’incorruptible

les principes,­ mais ils n’ont pas de et les malhonnêtes gens, c’est-à-dire mœurs. Nul, avec des mœurs aussi presque tout son parti. Dans ce cer- pures, n’est aussi fidèle aux prin- veau rétréci, livré à l’abstraction et cipes ; nul ne joint un culte si rigide accoutumé à parquer les hommes en de la vérité à une pratique si exacte deux catégories sous des étiquettes de la vertu ; je suis l’unique. » Quoi contraires, quiconque n’est pas avec de plus doux que ce monologue lui dans le bon compartiment est silencieux ! Dès le premier jour, on contre lui dans le mauvais, et, dans le l’entend en sourdine dans les adresses mauvais compartiment, entre les fac- de Robespierre au tiers état d’Arras ; tieux de tout drapeau et les coquins au dernier jour, on l’entend à pleine de tout degré, l’intelligence est natu- voix dans son grand discours à la relle. « Tout aristocrate est corrompu Convention ; pendant tout l’inter- et tout homme corrompu est aristo- valle, dans chacun de ses écrits, crate » ; car « le gouvernement répu- harangues ou rapports, on l’entend blicain et la morale publique, c’est qui affleure et perce en exordes, la même chose ». Non seulement les en parenthèses, en péroraisons, et malfaiteurs des deux espèces tendent roule à travers les phrases comme par instinct et par intérêt à se liguer une basse continue. À force de s’en entre eux, mais leur ligue est faite. délecter, il ne peut plus écouter autre Il suffit d’ouvrir les yeux pour aper- chose, et voici justement que les cevoir, « dans toute son étendue, la échos du dehors viennent soutenir trame qu’ils ont ourdie », « le sys- de leur accompagnement la cantate tème affreux de détruire la morale intérieure qu’il se chante lui-même. publique ». Guadet, Vergniaud, Vers la fin de la Constituante, par la Gensonné, Danton, Hébert, tous ces retraite ou l’élimination des hommes personnages artificieux » n’avaient à peu près capables et compétents, il pas d’autre objet : « Ils sentaient devient l’un des ténors en vue sur la que pour détruire la liberté, il fallait scène politique, et décidément, aux favoriser par tous les moyens tout ce jacobins, le ténor en vogue. qui tend à justifier l’égoïsme, à des- [...] sécher le cœur et à effacer l’idée de Terrible assurance, égale à celle de ce beau moral qui est la seule règle Marat et d’effet pire ; car la liste des par laquelle la raison publique juge conspirateurs est chez Robespierre les défenseurs et les ennemis de bien plus longue que chez Marat. l’humanité. » Restent leurs héritiers ; Politique et sociale dans l’esprit de mais qu’ils prennent garde. L’immo- Marat, elle ne comprend que les aris- ralité est un attentat politique ; on tocrates et les riches ; théologique et complote contre l’État par cela seul morale dans l’esprit de Robespierre, qu’on affiche le matérialisme ou elle comprend par surcroît les athées qu’on prêche ­l’indulgence, quand

NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 89 l’héritage robespierre

on est scandaleux dans sa conduite Saint-André et Guffroy, qu’il faut ou débraillé dans ses mœurs, quand compter les coupables et abattre les on agiote, quand on dîne trop bien, têtes. Et toutes ces têtes, Robespierre, quand on est vicieux, intrigant, exa- selon ses maximes, doit les abattre. Il géré ou trembleur, quand on agite le sait ; si hostile que soit son esprit le peuple, quand on pervertit le aux idées précises, parfois dans son peuple, quand on trompe le peuple, cabinet, seul à seul avec lui-même, il quand on blâme le peuple, quand voit clair, aussi clair que Marat. Du on se défie du peuple, bref, quand premier élan, la chimère de Marat, à on ne marche pas droit, au pas pres- tire-d’aile, avait emporté son cavalier crit, dans la voie étroite que Robes- frénétique jusqu’au charnier final ; pierre a tracée d’après les principes. celle de Robespierre, voletant, clopi- Quiconque y choppe ou s’en écarte nant, y arrive à son tour ; à son tour, est un scélérat, un traître. Or, sans elle demande à paître, et l’arrangeur compter les royalistes, les feuillants, de périodes, le professeur de dogmes les girondins, les hébertistes, les commence à mesurer la voracité de dantonistes et autres déjà décapités la bête monstrueuse sur laquelle il ou incarcérés selon leurs mérites, est monté. Plus lente que l’autre et combien de traîtres encore dans la moins carnassière en apparence, elle Convention, dans les comités, parmi est plus dévorante encore ; car, avec les représentants en mission, dans les des griffes et des dents pareilles, elle administrations mal épurées, parmi a de plus vastes appétits. Au bout de les tyranneaux subalternes, dans tout trois ans, Robespierre a rejoint Marat le personnel régnant ou influent à dans le poste extrême où Marat s’est Paris et en province ! Hors « une établi dès les premiers jours, et le vingtaine de trappistes politiques » à docteur s’approprie la politique, le la Convention, hors le petit groupe but, les moyens, l’œuvre et presque le dévoué des jacobins purs à Paris, hors vocabulaire du fou : dictature armée les rares fidèles épars dans les sociétés de la canaille urbaine, affolement sys- populaires des départements, com- tématique de la populace soudoyée, bien de Fouché, de Vadier, de Tallien, guerre aux bourgeois, extermination de Bourdon, de Collot parmi les soi- des riches, proscription des écrivains, disant révolutionnaires ! Combien des administrateurs et des députés de dissidents déguisés en orthodoxes, opposants. Même pâture aux deux de charlatans déguisés en patriotes, monstres ; seulement Robespierre de pachas déguisés en sans-culottes ! ajoute à la ration du sien « les hommes Ajoutez cette vermine à celle que vicieux » en guise de gibier spécial veut écraser Marat : ce n’est plus par et préféré. Dès lors, il a beau s’abs- centaines de mille, c’est par millions, traire de l’action, s’enfermer dans les comme le crient Baudot, Jean Bon phrases, boucher ses chastes oreilles,

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lever au ciel ses yeux de prédicateur, des secousses brusques courent il ne peut s’empêcher d’entendre ou « dans ses épaules et dans son cou, de voir autour de lui, sous ses pieds qu’il agite convulsivement à droite immaculés, les os qui craquent, le et à gauche ». Son teint est bilieux, sang qui ruisselle, la gueule insatia- livide ; ses yeux clignotent sous ses blement béante du monstre qu’il a lunettes ; et quel regard ! « Ah ! disait formé et qu’il chevauche. un montagnard, vous auriez voté [...] comme nous le 9 thermidor, si vous À la Constituante, il ne parlait aviez vu ses yeux verts ! » qu’en gémissant ; à la Convention, il ne parle qu’en écumant. Cette voix monotone de régent gourmé prend un accent personnel de passion furieuse ; on l’entend qui siffle et qui grince ; quelquefois, par un change- ment à vue, elle affecte de pleurer ; mais ses plus âpres éclats sont moins effroyables que son attendrissement de commande. Un dépôt extraordi- naire de rancunes vieillies, d’envie corrosive et d’aigreur recuite s’est amassé dans cette âme ; la poche au fiel est comble, et le fiel extravasé déborde jusque sur les morts. Jamais il n’est las de tuer à nouveau ses adversaires guillotinés, les girondins, Chaumette, Hébert, surtout Danton, probablement parce que Danton a été l’ouvrier actif de la Révolution, dont il n’est que le pédagogue inca- pable ; sur ce cadavre encore tiède, sa haine posthume suinte en diffa- mations apprêtées, en contre-vérités palpables. Ainsi rongée intérieure- ment par le venin qu’elle distille, sa machine physique se détraque, comme celle de Marat, mais avec d’autres symptômes. Quand il parle à la tribune, « il crispe les mains par une sorte de contraction nerveuse »,

NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 91 LA TERREUR, UNE PASSION FRANÇAISE

› Frédéric Mitterrand

n jour, Charlotte Rampling m’a dit : « Vous, les Français, la Terreur habite votre mémoire, elle s’est incrustée dans votre inconscient collectif. » Moi qui ai toujours peur d’entrer dans un commissariat, qui suis prisonnier de ma hantise des formulaires Uadministratifs et qui se rappelle fort bien que ce sont de braves gen- darmes français qui enfournaient les enfants juifs dans les bus pour Drancy, j’ai été frappé par la formule. Charlotte connaît aussi bien la France, où elle vit depuis longtemps, que l’Angleterre, où elle est née et a passé sa jeunesse, elle peut donc comparer. L’Angleterre a connu son épisode de terreur au XVIIe avec la décapitation du roi Charles Ier et la dictature républicaine impitoyable de Cromwell, qui marchait sur les brisées de Calvin, qui, un siècle plus tôt à Genève, pratiquait allègrement la torture, la décollation à la hache, le bûcher et faisait noyer les femmes adultères dans un sac jeté au lac. L’un et l’autre puritains implacables animés par la haine religieuse qui préfère la mort à la vie, air bien connu comme on peut le constater chaque jour en allumant la télévision ou notre ordinateur. Mais l’épisode Cromwell

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n’a duré qu’une bonne dizaine d’années et a eu au moins l’avantage de vacciner, sans doute définitivement, les Anglais contre la terreur. Rien de tel en France, où la Terreur et son cortège de mas- sacres reviennent régulièrement hanter notre histoire de leurs folies macabres. Sans remonter jusqu’aux luttes fratricides du Moyen Âge (guerre de Cent Ans, Armagnacs et Bourguignons, etc.), on peut choi- sir la Saint-Barthélemy, la révocation de l’édit de Nantes et les dra- gonnades, la révolution française sous la dictature de Robespierre, la Terreur blanche à la Restauration, les crimes de Vichy avec les rafles et la milice promptement suivis par ceux de la Libération. Sans comp- ter sur les mini-terreurs, aussi instructives que les grandes, comme les ratonnades de 1961. Laissons de côté notre aptitude à exporter aussi la terreur à l’étranger (ravage du Palatinat sous Louis XIV, occupa- tions sanglantes un peu partout en Europe sous Napoléon, génocides coloniaux de la République à Madagascar ou en Algérie), car on n’en sortirait plus. Au moins une bonne terreur par siècle, éradicatrice et sanguinaire, pour peu que les circonstances s’y prêtent : misère, injustice galo- pante, faillite de la morale individuelle et Frédéric Mitterrand est animateur- publique. Et toujours prête à se rallumer. producteur de télévision, chroniqueur, L’appel au meurtre est une tradition aussi écrivain, réalisateur de documentaires vivace dans notre pays que l’ancienne invo- et de films. Il a dirigé l’Académie de France à Rome de 2008 à 2009 avant cation rituelle à son génie civilisateur for- d’être nommé ministre de la Culture tement surligné par le culte autoproclamé et de la Communication (2009- des droits de l’homme et de la trinité de la 2012). Dernier ouvrage publié : Une adolescence (Robert Laffont, 2015). devise républicaine où la fraternité est aussi difficile à repérer que le Saint-Esprit. Chacun des épisodes de terreur en France a été caractérisé par une autre trilogie : la fureur populaire, la volonté de l’État en quelques mauvaises mains qu’il soit tombé, la puissance d’une idéologie dogmatique où la réforme de l’homme prime sur celle de la société. À chaque fois c’est le même cocktail, même si nos manuels d’his- toire et les variations du politiquement correct prétendent effectuer le tri. Il y aurait ainsi une mauvaise terreur comme la Saint-­Barthélemy, les dragonnades, les atrocités commises sous Pétain et une terreur

NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 93 l’héritage robespierre

explicable donc peu ou prou nécessaire, de la guillotine en 1793 aux exécutions expéditives autour de 1945. Tout serait une question d’éclairage selon la période où l’on se place, comme aujourd’hui par exemple. Rien n’est plus faux qu’un tel raisonnement, la Terreur est « un bloc » comme le disait malheureusement Clemenceau quand il défendait la Révolution. Elle ne fait pas de quartier et se moque de la simple humanité. Pour la justifier on s’autorise d’ailleurs à chipoter un peu en parlant de ses excès : les noyades de Nantes, les exécutions de masse en Guadeloupe, la guerre de Vendée ou les règlements de comptes perpétrés par les communistes de la Résistance. Or il n’y pas d’excès de la Terreur puisque l’excès est sa raison d’être. Alors pourquoi la France ? Pourquoi cette indulgence qui nous infecte jusqu’à maintenant quand on constate la montée du Front national et l’impact du discours pseudo-banalisé de ses dirigeants ou que l’on se penche sur les propos de certains politiques et de dirigeants syndicalistes, bien campés sur le vote des militants et qui prônent pêle-mêle la haine de classe, l’avènement du collectif, le mépris de l’individu ? Il n’y a pas de réponse mais certainement des solutions si l’on décide d’y réfléchir sérieusement en termes de morale, voire de simple bon sens. Il ne faut jamais oublier non plus que Lénine, Staline, Mao et tous les grands criminels de masse de notre temps, qui ont fait beaucoup de petits, ont théorisé la terreur au rétroviseur de la révolution française. Ils faisaient le même calcul que Hitler : à quoi bon parler des juifs, tout le monde a oublié les Arméniens.

94 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 UN DÉJEUNER DE TRAVAIL

› Marin de Viry

e souvenir de Robespierre a cette puissance qu’il semble encore réclamer des têtes. Du coup, Robespierre n’est pas mort, et je pourrais déjeuner avec lui. Je me repré- sente assez exactement ce déjeuner qui me serait fatal – je vois une salade de betteraves égayée de quelques Lfeuilles de persil, un blanc de poulet, une pomme, et dans le fond de la pièce sale un garde du corps farouche. Le genre « déjeuner de travail dans une lumière grise », avec lunch box et eau plate, modeste car il serait payé sur les fonds publics. Il serait mon président, moi son directeur général, et je n’aimerais pas trop ces déjeuners. Il me regar- derait dévider d’un air calme et pénétré les résultats de notre entreprise de transformation de la France ; il ne conclurait pas tout de suite, il prendrait le temps de la réflexion. Il se poserait après, je le saurais bien, quelques questions dans le silence de sa conscience, aidé par la lecture de quelques rapports sur ma personne, pour savoir si par quelque côté je ne serais pas un traître, un ennemi de la patrie, du genre humain, de la nation, du peuple, un séditieux, un sectaire, un comploteur, le membre d’une faction, un agent double des aristocrates, si je n’au-

NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 95 l’héritage robespierre

rais pas conservé une tendresse coupable pour le roi, la reine, le petit mitron, les dictateurs, les tyrans, les Autrichiens, les Anglais… Il se demanderait si mon ardeur est vraiment révolutionnaire, si tout mon être est engagé dans le combat, si je suis vertueux à son image, si j’ai opéré ma transformation morale radicale, qui lui tiendrait tant à cœur qu’il n’hésiterait pas à m’envoyer à l’échafaud pour mon bien, d’une certaine façon. Il tournerait autour de toutes les caractéristiques de

mon être susceptibles de déclencher un pro- Marin de Viry est critique cessus d’accusation : mon caractère, mon littéraire, enseignant en littérature lignage, mon milieu, ma manière de penser, à Sciences Po, directeur du développement de PlaNet Finance. d’arrière-penser, d’être tenté de penser. Tout Il a publié Pour en finir avec les ce que je suis serait potentiellement juridi- hebdomadaires (Gallimard, 1996), quement qualifiable, et si mon comporte- le Matin des abrutis (Lattès, 2008), Tous touristes (Flammarion, 2010) ment impeccablement révolutionnaire ne et Mémoires d’un snobé (Pierre- donnait pas d’angle immédiat à une enquête, Guillaume de Roux, 2012). ce serait probablement qu’étant un sournois › [email protected] s’efforçant de ne pas paraître suspect pour échapper à un juste châti- ment, je serais particulièrement dangereux. Un peu plus avant dans le cours du déjeuner, je le verrais penser que c’est parce que je suis innocent que je suis suspect. Au dernier stade du délire logique dont j’observerais avec effroi les progrès dans son regard, quand nous par- tagerions une pomme pour le dessert, il se dirait que c’est parce que je suis innocent que je suis coupable. Il aurait le calme des très bons élèves, la dureté radieuse de l’enfant pauvre ayant obtenu son accessit de latin, la force de celui qui a lancé avec succès le défi du mérite aux privilèges, le calme inspiré de celui qui incarne un nouveau monde, dont Stendhal résume la loi dans la Chartreuse de Parme : « Le siècle appartient aux avocats. » En le regardant de biais tout en feignant la loyauté la plus parfaite et en singeant tant bien que mal la simplicité des mœurs républicaines, je m’interrogerais sur ses intentions à mon égard, en me demandant au fond par quel effet de ma stupidité mon destin m’a conduit à ce déjeuner. Compte tenu du nombre de critères qu’il appliquerait à ma personne pour en conclure à mon élimina- tion ou à ma survie provisoire jusqu’au prochain déjeuner, ma vie ne tiendrait qu’à un fil. Sachant ma distraction et ma préférence pour

96 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 un déjeuner de travail

l’humour, je n’aurais déjeuné qu’une fois avec Robespierre avant de faire la queue à la Conciergerie pour monter dans la charrette. Ce ne serait pas le premier déjeuner que j’aurais partagé avec un type invi- vable, mais ce serait le dernier. Le chef-d’œuvre de Robespierre, c’est de ne pas avoir été Fouquier- Tinville. D’être resté dans le ciel des principes, à un niveau présiden- tiel. D’être monté dans les supersphères où l’on fait mourir, et où les détails sales sont sous-traités à des abattoirs qui tournent en surrégime. Même s’il n’y a pas en lui que cela, il y a ces deux choses : les vertus de l’Antiquité grecque et romaine sans l’esprit de jouissance et l’essen- tialisation de son adversaire. Vertu : sa réputation de puceau tardif et de bon élève pauvre impressionne les marxistes de la Sorbonne, qui ont en général un profil biographique assez semblable ; il est vertueux, c’est une affaire entendue. Si nous connaissons par cœur, par Laclos et tant d’autres, la moralité des aristocrates d’Ancien Régime, Robes- pierre nous apprend beaucoup sur la moralité des hommes vertueux : elle est complètement tordue. Probablement parce qu’il se définit plu- tôt en haine du mal – circonstances obligent – qu’en amour du bien – ce sera pour plus tard, « un jour viendra, couleur d’orange »… Sa vertu consiste essentiellement à faire du mal au mal. Tout cela pour, vers la fin, inventer cette chose d’une platitude risible : l’Être suprême. Avec un argument de bourgeois apeuré, de sorcière prise en flagrant délit et qui proteste de sa moralité : il faut un Dieu, sinon on ne tient pas le peuple. C’est aussi bête, sur ce plan, que du Maurras. L’essentialisation de son adversaire. Certes, trente millions de Français ne pouvaient éternellement faire le bonheur de deux cent mille nobles. Certes, le marquis de La Fayette a bien foutu la trouille à Robespierre et l’a un peu snobé. Certes, Robespierre jeune a eu du mérite dans un monde de privilèges, ce qui est toujours très énervant, et a pu trouver que l’ascenseur social était un peu lent, comme le vivra un certain Choderlos de Laclos, autre bombe à retardement, littéraire celle-là. De là à penser qu’on ne peut pas être comte et généreux, roi et garder sa tête, intimidé à l’idée de faire table rase de tout le passé et pouvoir vivre sous le ciel de la Révolution, il y a ce petit rouage en trop dans le raisonnement : l’individu est la classe, le roi est le principe

NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 97 l’héritage robespierre

royal, le tiède est l’ennemi, le vicomte la bête immonde. Même quand il pense vraiment, Robespierre débite des injures stylées, par un auto- matisme diabolique qui semble réclamer une tête au sein même du plus larmoyant de ses discours. La Révolution, quand elle allait bien, permettait que l’étanchéité des milieux fasse la place à la proximité des êtres. Tout a basculé quand Robespierre a réussi à se faire prendre pour l’incarnation d’un principe. Il y a deux raisons de sortir le vieux fusil de derrière les fagots : quand un homme s’avance dans le champ politique et déclare en subs- tance « ma personne ne compte pas, seuls les principes que j’incarne comptent », et quand cet homme n’est aucunement accessible à l’hu- mour, je veux dire l’humour de celui qui le regarde vivre et penser. L’Incorruptible ne laisse d’autre choix que d’offrir sa tête, de faire Thermidor avec des crapules, ou de fuir.

98 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 ÉTUDES, REPORTAGES, RÉFLEXIONS

100 | Quand le dragon 124 | La COP 21 sera-t-elle à s’essouffle, il plie mais ne la hauteur de l’urgence rompt pas climatique ? › Marc Ladreit de Lacharrière › Annick Steta

106 | Russie, Chine et 131 | Jacques Abeille : un dédale Amérique : un triangle littéraire dangereusement › Laurent Gayard déséquilibré › Renaud Girard 136 | Littérature romande et identité nationale 113 | Mme Vigée Le Brun, grande › Robert Kopp peintre parmi les grands › Eryck de Rubercy 144 | Les 70 ans de la « Série noire » 119 | Les hommes intéressants › Olivier Cariguel épousent souvent des femmes étranges 153 | Journal › Marin de Viry › Richard Millet QUAND LE DRAGON S’ESSOUFFLE, IL PLIE MAIS NE ROMPT PAS

› Marc Ladreit de Lacharrière

Les soubresauts qui agitent l’économie chinoise depuis plusieurs mois ont fait entrer le reste du monde dans une zone de turbulences. Le taux de croissance du produit intérieur brut, qui s’était généralement maintenu autour de 10 % par an depuis un quart de siècle, n’a atteint que 7,3 % en 2014. Ce rythme de croissance, le plus faible enregistré depuis 1990, ne permet pas d’absorber la totalité des individus qui se présentent sur le marché du travail. Tandis que la consommation peine à prendre le relais des exportations en tant que moteur de la croissance, l’investissement marque le pas. Les autorités chinoises, qui ont modifié en août dernier les modalités de fixation du cours du yuan dans l’espoir d’améliorer la compétitivité de leurs exportations et afin de préparer l’internationalisation de leur devise, ont dû faire face à la fin de l’été à l’éclatement de la bulle qui s’était formée depuis plus d’un an sur les marchés boursiers nationaux. Cette correction, dont il ne faut pas exagérer l’importance, a toutefois permis d’ouvrir les yeux des acteurs étrangers sur les fragilités de l’économie chinoise : il ne leur est désormais plus permis de nier la réalité. Dans un article publié en mai 2013 dans le Figaro, Marc Ladreit de Lacharrière s’était inquiété des risques que le ralentissement de la croissance chinoise ferait courir à l’ensemble de l’économie mondiale (1). Alors que cette phase de décélération est désormais nettement engagée, il montre que les défis que doit relever le président Xi Jinping n’ont fait que grandir en l’espace de deux ans et demi (2).

Annick Steta

100 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 études, reportages, réflexions

n savait depuis deux ans déjà que lorsque le dra- gon s’essoufflerait, le monde tousserait… mais s’en remettrait. Nul besoin, donc, de céder à la panique. C’est pourtant ce qui est arrivé au cours des Odernières semaines lorsque certains observateurs n’ont pas hésité à surenchérir sur les événements économiques qu’a connus la Chine au cours des mois d’août et septembre. Nombre d’entre eux ont cru que la chute Membre de l’Institut et président de la Revue des Deux Mondes, Marc de la Bourse, les déclarations maladroites Ladreit de Lacharrière est président des autorités chinoises, la dévaluation de Fitch Group. Il a publié le Droit de surprise du yuan constituaient les signes noter. Les agences de notation face à la crise (Grasset, 2012). annonciateurs de « l’effondrement de la deuxième économie mondiale » avec un impact très fort sur l’éco- nomie mondiale. Avec une phraséologie qui rappelait étrangement les commentaires de la crise des subprimes aux États-Unis : « 24 août : bain de sang », « nouveau Lehmann Brothers » qui va provoquer « un tremblement de terre », « L’économie chinoise va-t-elle s’effondrer ? ». Comme pour la crise des subprimes, l’exagération a primé, certains économistes ou commentateurs, même à très forte audience média- tique, allant jusqu’à écrire que l’on est « clairement entré en territoire de panique » et que la croissance chinoise réelle n’est pas supérieure à… 2 %, voire 1 % !

Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre

La communauté internationale a longtemps fermé les yeux sur la situation économique de la Chine. Nul n’avait envie d’imaginer la fin de la parenthèse enchantée. Le dur retour à la réalité arriverait bien assez tôt et en attendant chacun profitait de la vitalité du dragon qui tirait l’économie mondiale.

NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 101 études, reportages, réflexions

On s’était habitué à ce que la Chine enregistre chaque année un taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) voisin de 10 %. Les données réunies par les organisations économiques internationales comme par exemple la Banque mondiale ne venaient pas infirmer cet optimisme. Cette trajectoire n’avait bien sûr pas été parfaitement rec- tiligne : le taux de croissance avait atteint un point bas au début des années quatre-vingt-dix en raison des sanctions internationales qui avaient été imposées à Pékin après la répression des manifestations de Tian’anmen. Mais nul ne souhaitait remettre en cause le rythme d’expansion de l’économie chinoise, tant la Chine faisait figure de nouvel eldorado. Même si les objectifs de croissance fixés par le gouvernement semblaient ambitieux, ils étaient peu contestés. C’est que la Chine était devenue l’un des principaux marchés d’exportation pour le secteur automobile, les entreprises fabriquant des machines-outils, ou encore l’industrie du luxe. De plus, en incluant au fil des ans une part grandissante de composants provenant de ses voisins asiatiques dans les produits qu’elle destinait à l’exportation, la Chine jouait un rôle de locomotive pour l’ensemble de l’économie régionale. Un grand nombre de pays émergents ou en voie de développe- ment ont enfin largement bénéficié du dynamisme de la croissance chinoise. C’est en particulier le cas des grands producteurs de matières premières que sont la Russie, le Venezuela, le Nigeria et le Brésil. Conjugué à la surabondance de l’offre, le ralentissement de la deuxième économie mondiale, qui absorbait jusqu’à la moitié de la production de certaines matières premières, tire leurs cours vers le bas et complique l’équation budgétaire des pays exportateurs. Il ne fallait donc pas conjurer le sort ! D’autant plus que personne en Chine n’était autorisé à remettre en cause le dogme intangible décrété par Xi Jinping, septième président, élu le 14 mars 2013 : « Le taux de croissance sera sous ma présidence de l’ordre de 7,5 %. »

102 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 quand le dragon s’essouffle, il plie mais ne rompt pas

Le ralentissement de la croissance était prévisible ainsi que l’explosion de la bulle boursière

En réalité, le modèle de croissance chinois ne pouvait que s’étioler inéluctablement et peser sur les perspectives de l’économie mondiale. Les tentatives de rééquilibrage de la croissance engagées par le gouverne- ment afin de la rendre moins dépendante des exportations et de l’inves- tissement étaient mises en doute, tout comme les statistiques officielles. Bien que la hausse des salaires ait été encouragée de manière à sti- muler la consommation intérieure, les Chinois ont préféré continuer à épargner. Ils y sont d’ailleurs obligés pour financer leurs dépenses de santé, préparer leur retraite et ils ne peuvent guère compter sur leur descendance, réduite à un enfant, pour leurs vieux jours… Il était enfin prévisible que les politiques de relance budgétaire et d’assouplissement monétaire mises en œuvre par le pouvoir central pour enrayer la contraction de l’activité due à la crise des subprimes allaient entraîner la formation de bulles spéculatives dans différents segments de l’économie chinoise, au premier rang desquels les mar- chés boursiers. Le dégonflement progressif de cette bulle s’est traduit par la correction boursière entamée cet été ainsi que par la hausse du taux de biens immobiliers vacants.

Une croissance chinoise en 2015 de l’ordre de 6 à 7 %

Ce qui est arrivé cet été n’est donc pas une vraie surprise. Le pessi- misme sur la croissance de la Chine à court terme peut être considéré comme excessif. Les ventes au détail continuent à se développer. Le rythme de construction de l’immobilier se maintient alors que la Chine construit probablement beaucoup trop par rapport à la demande. De même le taux de chômage reste constant et la politique fiscale est de nature à encourager la consommation, les investissements, en accentuant les concours à l’économie et en soutenant aussi les gouver- nements des régions.

NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 103 études, reportages, réflexions

Et ce n’est pas être trop optimiste de considérer que l’explosion de la bulle boursière à Shanghai, qui ne concerne que 7 % de la population chinoise (60 % aux États-Unis) et la dévaluation de plus de 3 % du yuan n’auront qu’un effet limité sur la croissance économique de la Chine en 2015. Les maladresses avec lesquelles les autorités chinoises ont notamment tenté, lors des derniers mois, de répondre à la chute des Bourses, ainsi que la décision surprise de la dévaluation du yuan ont donné l’impres- sion que Pékin naviguait à vue, et ont nourri des doutes sur le vrai taux de croissance du produit national brut en 2015. Toutefois, les indices économiques et financiers actuels permettent de penser que la Chine bénéficiera en 2015 d’un taux de croissance compris entre 6 et 7 %.

La Chine doit rééquilibrer son modèle de croissance

Quant à l’avenir de l’économie chinoise, il dépend de la capacité et de la volonté de Xi Jinping de rééquilibrer le modèle de croissance en faveur de la consommation des ménages pour limiter le poids des investissements dans la croissance chinoise. Avec un scénario où la croissance chinoise n’augmenterait que de 5 % en moyenne entre 2016 et 2020, la part de l’investissement dans le produit intérieur brut s’élèverait encore à… 45 % contre 35 % en 2000. Or la Chine est toujours confrontée à des surcapacités de produc- tion, de l’ordre de 40 % ! Et, de plus, la productivité des investissements continue de diminuer année après année. Elle est maintenant la moitié de celle de pays comme le Brésil ou l’Inde. Il faut donc de plus en plus d’investissements pour assurer un taux de croissance de plus en plus faible, et donc de plus en plus de crédits destinés à les financer… D’où des risques financiers que certains experts jugent « incontrôlables ». La détérioration de la productivité des investissements rend donc inévitable ce recentrage en faveur de la consommation. Les mêmes questions qui se posaient à Xi Jinping lors de son entrée en fonctions se posent aujourd’hui avec encore plus d’acuité. Et il ne peut plus reculer. Il lui faudra s’accommoder d’un taux de croissance annuel d’environ 5 %, bien inférieur aux 7,5 % qu’il avait érigés en « dogme ».

104 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 quand le dragon s’essouffle, il plie mais ne rompt pas

Alors que la stabilité a longtemps été le maître mot des autori- tés chinoises, cette croissance moins rapide sera aussi plus volatile. La Chine sera confrontée à une plus grande volatilité des taux d’intérêt, de la Bourse, de la monnaie, de l’immobilier. L’évolution des différents indicateurs économiques et financiers deviendra également plus chaotique à mesure que l’État desserrera son emprise. Devenu indispensable, le réaménagement du modèle de croissance ne sera pas le long fleuve tranquille qu’espéraient les pou- voirs publics ; le moment où la consommation intérieure se substi- tuera à l’investissement et aux exportations comme principal moteur de la croissance est encore loin. Quant au yuan, il n’est pas prêt à remplir la fonction de monnaie de réserve.

Xi Jinping doit rétablir la confiance

L’accession de Xi Jinping à la présidence de la République popu- laire de Chine a entretenu l’espoir d’une accélération des réformes d’inspiration libérale. Or les défis qu’il doit relever sont devenus plus complexes qu’ils ne l’étaient lors de son arrivée au pouvoir. Parvien- dra-t-il à mener des politiques susceptibles de rassurer ses partenaires internationaux ? Arrivera-t-il à préserver le pacte implicite par lequel la population – et, en particulier, la classe moyenne, dont le poids ne cesse de grandir – accepte une limitation de ses libertés politiques en contrepartie de l’assurance qu’elle trouvera à s’employer et que son pouvoir d’achat progressera ? L’avenir de la Chine dépend de la capa- cité de Xi Jinping à rétablir la confiance. Sa légitimité dépendra du maintien d’une croissance élevée.

1. Voir sur ce point : Marc Ladreit de Lacharrière, « Quand le dragon s’essoufflera, le monde toussera », le Figaro, 11 mai 2013, p 16. 2. Voir Marc Ladreit de Lacharrière, le Droit de noter. Les agences de notation face à la crise, Grasset, 2012.

NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 105 RUSSIE, CHINE ET AMÉRIQUE : UN TRIANGLE DANGEREUSEMENT DÉSÉQUILIBRÉ

› Renaud Girard

la fin de la Seconde Guerre mondiale, certains ont cru que les trois grandes puissances, actuelles ou potentielles, d’Asie-Pacifique, les États-Unis, la Russie et la Chine, allaient pouvoir former un ménage à trois. Cela n’a pas marché. Aujourd’hui, siÀ l’on prend pour argent comptant les documents préparatoires du sommet économique de Vladivostok de septembre dernier, on a l’im- pression que la Russie et la Chine sont en train de créer un « deux contre un » contre les États-Unis. Cette alliance boiteuse ne marchera pas. Pas plus que le ménage à trois jadis rêvé. Pour le comprendre, revenons trois générations en arrière. En 1945, l’Oncle Sam émerge dans le monde comme le mâle stra- tégique dominant. À Yalta, le patricien américain avait publiquement délaissé sa fidèle épouse britannique, pourtant si bien élevée, pour une belle Russe au caractère de cosaque. À San Francisco, au sein du Conseil de sécurité de la toute nouvelle Organisation des nations unies, il place auprès de lui ses anciennes puissances favorites, la France et le Royaume-

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Uni, auxquelles il n’a plus l’intention de donner d’importance ; il ins- talle la Russie, avec qui il commence déjà un peu à se disputer ; et il donne un siège permanent à la Chine, car il faut bien que l’autre monde soit représenté. Ce ménage à trois ne marchera jamais, car la Chine est exclue de la maison en 1949, pour s’être donnée à Mao. En 1956, lors de l’affaire de Suez, il rappelle sèchement à ses deux alliées occidentales qu’elles n’ont plus voix au chapitre. Il reste en tête-à-tête avec la Russie, qui ne cesse de le narguer, qui envoie un homme dans l’Espace avant lui, et avec laquelle il poursuit un dialogue orageux (à Budapest en 1956, à Berlin de 1958 à 1963, à Cuba en 1962, à Prague en 1968, etc.), mais d’égal à égal. En 1969, une dispute terrible surgit entre les deux rivales asiatiques, au point que la Russie est à deux doigts de vouloir infliger à la Chine une gifle nucléaire (de mars à septembre 1969, lors du conflit frontalier sino-soviétique sur l’Oussouri). L’Américain intervient pour retenir la main de la Russie. La Chine l’apprend et se réconcilie avec lui. Puis, à la fin des années soixante-dix, elle décide d’imiter son modèle économique. Durant les années quatre-vingt, où le modèle américain est devenu son unique référence, la Chine grandit en force, tandis que la Russie, qui ne croit plus au marxisme mais ne l’a remplacé par aucune idéo- logie, se met à dépérir. Mais l’Amérique lui Renaud Girard est grand reporter au garde son respect quelques années encore. Figaro depuis 1984. Il a obtenu le prix On le voit à la conférence de Madrid de Mumm en 1999 pour une enquête 1991 pour la paix au Proche-Orient, où sur les réseaux de Ben Laden en Albanie, et le prix Thucydide de la Russie est invitée, alors que la France ne relations internationales en 2001 l’est pas – étant seulement représentée par pour un article intitulé « L’inquiétante la délégation de l’Union européenne. En paralysie des institutions décembre 1994, à Budapest, c’est un trio européennes ». Il est notamment l’auteur de Retour à Peshawar américain, britannique et russe qui valide (Grasset, 2010) du Monde en marche la dénucléarisation de l’Ukraine et garan- (CNRS, 2014) et, avec Régis Debray, tit son intégrité territoriale. À l’automne de Que reste-t-il de l’Occident ? (Grasset, 2014). 1995, la Russie est invitée aux discussions de Dayton sur la Bosnie-Herzégovine.­ Mais dès 1999, pendant la crise du Kosovo, il est flagrant que l’Amérique ne demande même plus l’avis de la Russie ; il l’achète avec un prêt du FMI de quatre mil-

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liards de dollars. Bill Clinton a promis au monde un Kosovo « mul- tiethnique et pacifié ». Au lieu de cela, l’Otan laisse faire l’assassinat d’un millier de Serbes, l’expulsion des autres, et la création d’un hub européen de criminalité. Quand un régiment de parachutistes russes venu de Bosnie pénètre à Pristina sous les vivats de la foule le 12 juin 1999, trente-cinq mille Serbes vivent encore dans cette ville. Il n’y en a plus un aujourd’hui. C’est l’humiliation pour la Russie. Arrivé au pouvoir l’année suivante, Vladimir Poutine va tout faire pour rétablir un dialogue stratégique à égalité avec les Américains. Il les aide après le 11 septembre 2001 dans leur expédition en Afghanistan ; il adhère à l’idée américaine de « war on terror » et il veut devenir leur partenaire privilégié dans cette guerre, au même titre que la Russie le fut dans la lutte contre l’armée nazie. Mais la réalité est que l’Amérique est deve- nue une hyperpuissance qui n’a plus envie de consulter quiconque. La relation russo-américaine va se détériorer progressivement, au fil des « révolutions de couleur » dans les anciennes Républiques sovié- tiques où le Kremlin voit une « intolérable ingérence américaine » ; de l’intervention militaire russe en Géorgie de l’été 2008 ; des « prin- temps arabes » de 2011, où la Russie ne comprend pas le lâchage amé- ricain des dictatures en place (Égypte, Libye, Syrie) ; de l’annexion de la Crimée en mars 2014 et de la guerre en Ukraine de l’été 2014. Nous assistons, consternés, à un quasi-retour de la guerre froide, assorti d’un régime de sanctions commerciales. Non seulement la Russie n’est pas parvenue à rétablir une relation d’égale à égale avec l’Amérique, mais elle n’est même pas un junior partner apprécié, ce que la Russie est aux yeux de la Chine. Durant le XIXe siècle et la majeure partie du XXe siècle, la Chine ne fut, malgré son immense population, qu’une puissance périphérique. Au XXIe siècle, ses dirigeants ont entrepris de remettre la Chine au centre du monde, et à la première place. Cette stratégie, dont l’exécution se fait pierre à pierre, méthodiquement, progressivement, sans la moindre improvisation, a trois volets : diplomatique, économique et militaire. Diplomatiquement, les Chinois ont retenu toutes les leçons de Henry Kissinger, l’homme qui refréna les velléités nucléaires anti­ chinoises de la Russie puis négocia secrètement pour l’Amérique en

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1972 la reprise de ses relations avec l’empire du Milieu. Le futur secré- taire d’État du président Nixon avait élaboré sa théorie du triangle stratégique : il fallait que les États-Unis en occupent le sommet et qu’ils soient toujours plus rapprochés de la Russie et de la Chine que ces deux puissances entre elles. Aujourd’hui, c’est la Chine qui occupe le sommet du triangle. Elle est proche de la Russie mais aussi de l’Amérique, comme l’a montré l’accord-cadre de coopération mili- taire que Washington et Pékin ont signé le 12 juin 2015, qui concerne les opérations internationales d’aide humanitaire d’urgence et qui doit s’étendre, cet automne 2015, à l’établissement de procédures navales et aériennes communes, propres à prévenir tout incident entre les deux géants rivalisant d’influence dans la zone Asie-Pacifique. En revanche, Washington et Moscou ne cessent de s’éloigner, ce dont Pékin compte discrètement tirer parti.

Remplacer le triangle kissingérien par un carré stratégique

Tout en préservant les formes pour ne pas heurter la fierté russe, les Chinois ont réussi à faire de la Russie leur junior partner. Les Russes en sont conscients mais ne trouvent pas d’autre option stratégique, s’estimant victimes d’un intolérable « expansionnisme américain » dans l’affaire ukrainienne depuis l’automne 2013. Comme l’Europe n’a pas su, ou pas voulu, accueillir pleinement la Russie en son sein (comme le proposait naguère Mitterrand avec son idée de Confédé- ration européenne), les Russes se sont jetés dans les bras des Chinois. Les stratèges pékinois sont trop fins pour s’en prendre frontale- ment à la puissance américaine. Ils l’amadouent par des visites ou des concessions sur l’environnement, mais ils s’emploient à vider progres- sivement de leur substance les instruments de la puissance américaine. Ils s’abstiennent de critiquer publiquement le Fonds monétaire inter- national et la Banque mondiale – institutions totalement dominées par l’Amérique –, mais ils créent en parallèle leurs propres institutions économiques et financières internationales. Le Sommet d’Oufa (Rus- sie, du 8 au 10 juillet 2015) des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine,

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Afrique du Sud) vit la création d’une banque de développement dotée de 100 milliards de dollars de capitaux, en très grande partie apportés par la banque centrale de Chine. Cette nouvelle banque internationale s’ajoute à la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, créée à Pékin le 24 octobre 2014. Cette dernière s’est construite mal- gré l’opposition déclarée des États-Unis. Quel éclatant succès chinois : elle regroupe aujourd’hui 57 pays, dont de très vieux alliés des Améri- cains comme l’Australie, la France et le Royaume-Uni. En Asie, seul le Japon n’en est pas membre. Économiquement, la Chine construit pierre par pierre sa domi- nation euroasiatique. Cela passe par ce qu’elle nomme « les nouvelles routes de la Soie ». Pékin a vendu l’idée qu’une nouvelle prospérité se développerait le long des axes de la route de la Soie (l’achat du terminal des containers du port du Pirée n’est qu’un exemple parmi d’autres). Il ne s’agit plus seulement d’envahir tous les marchés euro- péens de produits chinois manufacturés à bas coûts, il s’agit désormais de mettre la main sur des nœuds importants de distribution. Quand on entend le président d’Areva dire que les investisseurs chinois sont bienvenus dans son capital, on saisit à quel point l’Europe est intellec- tuellement devenue le ventre mou de l’Occident. À Oufa, à la même date que le sommet des Brics, se tint aussi le sommet de l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai), qui regroupe la Chine, la Russie, et quatre anciennes Républiques sovié- tiques d’Asie centrale. En 2016, ces pays seront rejoints par l’Inde, le Pakistan, l’Iran et la Turquie. Voilà, sous autorité chinoise, la construc- tion d’une immense zone euroasiatique, prête à subjuguer en douceur une Europe qui ne sait plus depuis longtemps défendre ses intérêts. Les dégringolades récentes des indices boursiers chinois ne sont qu’un épiphénomène d’inadaptation passagère à l’économie de marché. Militairement, les Chinois ne se contentent pas de poursuivre leur grignotage maritime en mer de Chine méridionale, construisant des aérodromes militaires sur tous les récifs qui s’y trouvent, à la grande fureur des riverains (Viêt Nam, Philippines, Indonésie, Malaisie, Bru- nei, etc.). À la différence des Russes, qui reconstruisent actuellement l’« armée de papa » (avec des chars, des chasseurs-bombardiers, des

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têtes nucléaires, etc.), les Chinois sont directement passés à la guerre moderne. Tout en maintenant un minimum de dissuasion nucléaire classique, ils privilégient la cyberguerre, les attaques contre les satel- lites, les missiles à précision décamétrique. Les douze porte-avions nucléaires américains n’impressionnent plus les Chinois : ils ont mis au point un missile capable de les détruire en mer, sans qu’aucune contre-mesure ne puisse être efficacement lancée par l’US Navy. Par habileté tactique, la Chine tient un discours de modestie à l’égard des États-Unis : « nous sommes très en retard sur vous, vos universités sont les meilleures, vos innovations sont magnifiques », ne cessent de répéter aux Américains les dirigeants chinois. Mais la réalité est que la Chine ne supporte pas la prétention américaine au leadership en Asie. La Chine n’est pas une puissance aspirant à l’hégémonie mondiale comme pouvait l’être l’URSS, ou comme peuvent l’être encore les États-Unis. Mais la première place en Asie, oui, elle exige qu’on la lui reconnaisse. Et que l’Amérique la recon- naisse explicitement, au lieu de s’acharner dans son partenariat stra- tégique avec le Japon. Rejetée par les États-Unis, et par une Europe servilement ali- gnée sur l’Amérique, la Russie n’a pas eu d’autre choix que de se jeter dans les bras de la Chine. Assisterons-nous à l’édification d’un duo stratégique Chine-Russie dirigé, comme pendant les années cinquante, contre les Américains ? Je ne le crois pas, malgré toutes les images de propagande fournies par ce sommet sino-russe de Vladivostok du 2 septembre 2015, et malgré le suivisme diploma- tique chinois au Moyen-Orient sur le dossier syrien, où l’on a vu, au début du mois d’octobre 2015, Vladimir Poutine ordonner à son armée de l’air le bombardement des positions tenues par les rebelles au gouvernement de Bachar al-Assad. Car l’imitation de l’Amérique, l’incorporation de sa technologie, l’accès à ses marchés sont plus importants aux yeux des dirigeants de la Chine que son partenariat stratégique avec la Russie. Ce nouveau triangle kissingérien n’est donc ni un ménage à trois ni même un « deux contre un ». Ce dernier ne marchera pas car la Russie et la Chine jettent un regard différent sur le mâle dominant

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américain. La Russie est amère, car elle trouve que les États-Unis l’ont trahie honteusement, alors qu’elle avait été la première à les aider dans leur war on terror. La Chine, calculatrice, attend patiemment l’heure où les Américains viendront lui baiser les pieds et lui dire : « OK, c’est toi le chef en Asie ! » Arrogance américaine, amertume russe, calcul chinois : voici un triangle stratégique qui me semble très éloigné de l’optimum diplo- matique. Dommage que la France, qui a été un constructeur de ponts précurseur, avec le général de Gaulle, avec la Chine et la Russie, ne se donne pas la mission de dessiner une forme géométrique plus stable, qui serait le carré. Un carré stratégique, où États-Unis, Russie, Chine et Europe pourraient se parler sereinement d’égal à égal. Le triangle de Kissinger a fait son temps. Il est temps que l’Union européenne pro- pose le carré stratégique aux États-Unis, à la Chine et à la Russie. Lui seul sera à même de garantir la paix à nos futures générations.

112 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 MME VIGÉE LE BRUN, GRANDE PEINTRE PARMI LES GRANDS

› Eryck de Rubercy

l est exceptionnel qu’une rétrospective – c’est la première – (1) soit consacrée en France à la célèbre Élisabeth Louise Vigée Le Brun (1755-1842) ou plutôt à l’ensemble de son œuvre, dispersée en un grand nombre de musées et de collections par- ticulières. Œuvre qui commence sous le règne de Louis XV et Is’arrête sous celui de Louis-Philippe – l’une des périodes les plus mou- vementées et orageuses de l’histoire européenne et surtout française des temps modernes. Seuls les États-Unis lui avaient offert jusqu’à maintenant l’hommage qu’elle méritait. C’était en 1982. De vocation précoce par le fait que son père, Louis Vigée, était déjà un pastelliste distingué, son mariage (malheureux) en 1776 avec le marchand de tableaux Jean-Baptiste Le Brun contribua à son ave- nir d’artiste tout en l’empêchant d’être admise à l’Académie royale de peinture et de sculpture, où elle sera finalement reçue sur intervention royale en 1783. Jusqu’à la fin (elle ne devait mourir qu’en 1842, à 87 ans), elle continua à dessiner et à peindre : « La peinture, écrivait- elle à 68 ans, est toujours pour moi une distraction qui n’aura de fin qu’avec ma vie. »

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Une autre distraction fut de raconter, puis de publier ses Souve- nirs, aussi charmants qu’amusants, parus en trois volumes entre 1835 et 1837. Ce fut le dernier succès de Mme Vigée Le Brun, dont la magnifique exposition actuellement présentée au Grand Palais permet au visiteur de se faire une idée complète de l’œuvre, située au cœur même d’une société élégante, fragile, futile, insouciante et galante, au tragique dénouement. En tout cas, elle en révèle toute l’ambition artis- tique, loin de la condescendance de certains historiens d’art estimant qu’elle n’eut jamais un talent personnel et qu’elle ne fut donc pas un très grand peintre, par ailleurs cantonnée à l’emploi de portraitiste. Et, certes, elle le fut, accumulant environ 660 portraits, surtout féminins. Mais ces jugements trop étroits n’auraient-ils pas pour origine le simple fait que sa peinture a un sexe ? Autrement dit que son art est celui d’une femme à une époque où la coutume sociale ne le permettait pas ? Admirable exception à cet état de choses : Mme Vigée Le Brun est certainement en domaine français la plus grande femme peintre avant le XXe siècle, et même l’une des plus grandes dans le monde avec Rosalba Carriera et Eryck de Rubercy, essayiste, critique, auteur avec Dominique Le Buhan de Angelica Kauffmann. Son œuvre n’en est Douze questions à Jean Beaufret à que plus précieuse car il y a décidément des propos de Martin Heidegger (Aubier, nuances qu’une femme fait toujours mieux 1983 ; Pocket, 2011), est traducteur, notamment de Max Kommerell, de comprendre qu’un homme. Et d’abord, elle Stefan George et d’August von Platen. n’a pas laissé ignorer qu’elle avait un puis- On lui doit l’anthologie Des poètes et sant instinct maternel avec son autoportrait des arbres (La Différence, 2005). du Louvre, peint en 1789, où elle embrasse sa fille Julie. Retour à la Grèce, bras nus, vêtue d’une tunique de jeune Tanagréenne, le double anneau des bras noué en gerbe, les deux corps et la double tête : chef- d’œuvre, et chef-d’œuvre de femme ! Si Mme Vigée Le Brun rappelait ainsi la mère qu’elle était par- venue à devenir en dépit des vicissitudes de sa vie et compte tenu de la difficulté pour une femme de faire une carrière d’artiste, elle utilisa également l’autoportrait pour affirmer tout au long de sa vie son statut de femme peintre, de sorte que cette grande connaisseuse en visages passa nombre d’heures à fixer ses propres traits, ou pour mieux dire le changement qui chaque fois les faisait autres sans ces-

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ser d’être siens. C’est ainsi que ses autoportraits se reproduisent de peintures en pastels ou en dessins qui associent élégamment beauté et fierté féminines. Et puis, avoir peint la reine en grand habit de cour (Vienne, Kunsthistorisches Museum) dès 1778 (elle n’a alors que 23 ans), et en 1787, habillée de mousseline et parée du cercle de ses enfants (Versailles), voilà l’autre grand titre de gloire auprès de la postérité de Mme Vigée Le Brun, peintre favorite et attitrée de Marie-Antoi- nette, dont elle partageait tout ensemble l’âge et l’amitié. À cet égard, l’un de ses portraits de la souveraine en « gaulle » (vers 1783), c’est-à- dire en robe blanche serrée à la taille, suivant une mode du moment, fit scandale (Kronberg, Hessische Hausstiftung). On trouvait qu’elle avait l’air d’être en chemise de nuit. Elle est pourtant délicieuse sur cette toile devant laquelle on ne peut s’empêcher de penser au décor champêtre qu’elle s’était composé dans un coin de Trianon, toutes ses amies adoptant à l’envi des déguisements rustiques. C’est pourquoi la duchesse de La Guiche (1783) se fait peindre en laitière en tenant des bleuets d’une main, de même que la marquise de Puységur (1786), les bras nus et les deux mains croisées sur une cruche de grès reposant sur la margelle d’un puits (Snite Museum of Art), tandis que la comtesse de Gramont Caderousse (1784) préféra, elle, se faire peindre en agui- chante vendangeuse coiffée du plus gracieux chapeau de paille (The Nelson-Atkins Museum of Art). Grand chapeau cher à Mme Vigée Le Brun au point que nous le retrouvons sur sa propre tête dans le tableau où elle s’est représentée la palette à la main (National Gallery, Londres), ou encore sur la tête même de Marie-Antoinette, mais aussi dans d’autres tableaux, dont aucun n’est peut-être plus émouvant que celui de la duchesse de Poli- gnac, accoudée, une rose à la main (Versailles), et dont la grâce est plus belle encore que la beauté. La lecture des Souvenirs de l’artiste nous apprend qu’elle venait tout juste d’emprunter ce chapeau de paille à un portrait célèbre d’Hélène Fourment par Rubens (1622-1625) découvert avec enthousiasme en s’arrêtant à Anvers lors d’un voyage aux Pays-Bas en 1782. Il lui ménageait des jeux de clair-obscur en projetant sur le haut du visage une ombre pâle, mais il l’aidait surtout

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à esquiver les coiffures compliquées du temps. Elle contribua ainsi au changement de la mode, qui permit de porter les cheveux de cou- leur naturelle, séparés sur le front en boucles irrégulières, ou flottant à l’abandon sur les épaules. Elle en tira des effets charmants dans ses portraits de la comtesse d’Andlau, de la marquise de Jaucourt (1789, Metropolitan Museum of Art, New York) et de l’indolente comtesse Skavronskaïa (1790, Musée Jacquemart-André) qui attestent tous la même sensibilité exquise. La question ici n’étant pas de savoir si elle les a peintes avec beaucoup d’exactitude. « Je tâchais, raconte-t-elle encore dans ses Souvenirs, de donner aux femmes que je peignais l’attitude et l’expression de leur physionomie ; celles qui n’avaient pas de physionomie (on en voit) je les peignais rêveuses et nonchalamment appuyées. » Il faut croire que beaucoup d’entre elles étaient dans ce cas, puisqu’il y a tant de rêveuses dans sa galerie. À coup sûr, Mme Grand, la future épouse de Talleyrand, en était une qui, dans son portrait (1783), où elle tient à la main un morceau de chant, lève les yeux au ciel à la façon d’une moderne sainte Cécile (Metropolitan Museum of Art, New York). Nulle toile de Jean- Baptiste Greuze, à l’école duquel Mme Vigée Le Brun s’était formée, n’a tout ensemble plus de fraîcheur et de grâce candide. Auprès de lui, elle avait appris à rendre la transparence et, à son exemple, elle conserva toujours le goût des couleurs claires, des harmonies douces. En cela elle diffère beaucoup des autres portraitistes dont elle est la contemporaine si, par exemple, on compare ses œuvres à celles d’un Joshua Reynolds ou d’un Thomas Gainsborough en Angleterre. Cette exposition nous permet d’ailleurs de dresser la liste des préférences picturales d’Élisabeth Vigée Le Brun : préférences allant aux maîtres anciens qui se ressentent dans la déclinaison de schèmes empruntés dans ses toiles à Raphaël, au Titien, au Dominiquin, mais surtout à Rubens et à Van Dyck, qu’elle avait copié à loisir dans sa jeunesse. Naturellement la faveur royale en attira d’autres. On assurait que le tout-puissant ministre de Calonne avait beaucoup de goût pour elle, qui était jolie femme. Quand elle exposa son portrait au salon (1784, château de Windsor), on l’accueillit de louanges perfides : « Jamais, écrivit un journal, l’artiste n’a été plus complètement maîtresse de son

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sujet. » Imputation qui pèse lourd sur une destinée en des temps révo- lutionnaires. Aussi est-ce sur les conseils de ses amis qu’elle quitta la France avec sa fille dans la nuit du 5 au 6 octobre 1789, contrainte de vivre et de travailler pendant plus de dix ans à l’étranger : en Italie, en Autriche, en Russie, en Angleterre et en Suisse. Elle y retrouvera durant son exil, à Rome, puis à Vienne et en Angleterre, le comte de Vaudreuil, qui avait posé devant elle en 1784 à Versailles (Richmond, Virginia Museum of Fine Arts), ainsi que les noms les plus brillants de l’ancienne noblesse : le duc de Richelieu, le comte de Langeron, et surtout le prince de Ligne. Achevant cette galerie unique de l’aristocra- tie de l’Ancien Régime emportée par le tourbillon révolutionnaire avec entre autres les portraits des tantes de Louis XVI, Mme Adélaïde (1791, musée Jeanne-d’Aboville, La Fère) et Mme Victoire (1791, Phoenix Art Museum), elle aura en même temps l’occasion de représenter en regard les aristocraties de cours étrangères avec des modèles particulièrement savoureux comme la comtesse Potocka (1791) ou la si admirablement belle Lady Hamilton (1792) qu’elle vit tantôt en bacchante devant le Vésuve (National Museums Liverpool) tantôt en Sibylle de Cumes (col- lection particulière). Mais dès les premières années de la Révolution, les peintres avaient commencé à prendre un style plus sobre, plus sévère. Les portraits de David montrent des personnage graves, dans une attitude simple, vêtus de couleurs sombres et ternes, se détachant sur un fond uni et neutre, avec le moins d’accessoires possible. S’il semble que Mme Vigée Le Brun ait hésité à accueillir cet idéal nouveau, il apparaît bien vite qu’elle n’était point faite pour ce ton-là, auquel s’accordait beaucoup mieux Adélaïde­ Labille-Guiard (1749-1803), sa rivale parmi d’autres, qui, en académicienne avisée, fera bientôt poser devant elle les hommes du jour : les frères Lameth, Barnave et Robespierre. Enfin rentrée en France en 1802, meM Vigée le Brun en repartira presque aussitôt pour Londres, où elle réussit à s’imposer sur le mar- ché du portrait anglais. Séjour d’un an auquel succédera un voyage en Suisse, à la faveur duquel elle peint en Corinne au cap Misène, une lyre à la main, Mme de Staël (1807-1809, musée d’Art et d’Histoire de la ville de Genève), indésirable dans le Paris impérial, en même temps qu’elle

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reçoit par l’intermédiaire de Vivant Denon la commande d’un portrait de Caroline Bonaparte, princesse Murat (1807, Versailles). Mais l’Em- pire tombé, elle se retire à Louveciennes où, jadis dans sa jeunesse, elle avait été l’hôte de Mme du Barry (1781, collection particulière). Si elle n’est désormais plus assez jeune pour renouveler son style et commencer une autre carrière, néanmoins elle croit pouvoir profiter de la Restau- ration pour exposer à nouveau, notamment le portrait du jeune comte Tolstoï (1823, collection particulière). Car, n’oublions pas – même si elle a davantage peint des femmes – ses portraits d’hommes, qui sont d’une très grande force de caractère, tel le portrait du peintre Joseph Vernet (1778, musée du Louvre), dont elle avait pu recevoir de bonne heure les conseils, ou celui du gentil Hubert Robert (1788, musée du Louvre). Et puis quelques belles incursions dans la peinture d’histoire (la Paix ramenant l’Abondance, 1780, musée du Louvre) nous montrent également qu’elle n’a pas fait que s’établir dans le genre du portrait. À cela s’ajoutent les paysages au pastel dont l’exposition du Grand Palais ne nous offre que quelques exemples auxquels on ne sera que plus atten- tifs, tant il semble bien qu’ils soient rares. On peut faire certes des réserves devant cette œuvre en la réduisant aux séductions les plus apparentes, aux bons sentiments, sinon aux seules vertus du beau sexe, mais le temps comme toujours intervient pour ren- verser les choses. Car c’est toute une part de la sensibilité française qui est dans l’œuvre de Mme Vigée Le Brun. Cela dit, là où d’aucuns sont tentés de voir « un gouffre » entre son œuvre et celles d’artistes roman- tiques, d’autres y discernent déjà une palpitation qui la rapprocherait de la rêverie de ces derniers. Gagnée par l’esthétique néoclassique, n’y a-t-il pas chez Mme Vigée Le Brun quelque romantisme dans son aspiration vers la beauté lorsqu’elle peint par exemple la comtesse Potocka ou Lady Hamilton ? Et ne suffirait-il pas de les faire maigrir et pâlir convena- blement pour posséder en elles de parfaites héroïnes du romantisme propres à enchanter les Méditations de Lamartine ?

1. Exposition « Élisabeth Louise Vigée Le Brun, 1755-1842 » au Grand Palais, Galeries nationales, Paris, jusqu’au 11 janvier 2016. Catalogue de l’exposition sous la direction de Joseph Baillio, historien de l’art, et de Xavier Salmon, conservateur général du patrimoine, directeur du département des Arts graphiques du musée du Louvre, Réunion des musées nationaux-Grand Palais, 2015.

118 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 LES HOMMES INTÉRESSANTS ÉPOUSENT SOUVENT DES FEMMES ÉTRANGES

› Marin de Viry

Note au lecteur : comme d’habitude, il va de soi qu’aucun des personnages de cet article n’a jamais dit ce qui est relaté fidèlement ici.

otre serviteur Ah, Frédéric, ça tombe bien qu’on déjeune ensemble, je n’arrive à lire Eva de Liberati (1) que par paquets de trente mots toutes les trois heures, car ma vie intellectuelle est parasitée par des obligations vaines, lesquelles sont interrom- puesV par des séances de course de sprint derrière l’argent. Ma vie de lecteur me donne l’impression d’être une connexion Internet à bas débit des années quatre-vingt-dix. Je ne suis pas un critique, je suis une bande passante étroite et intermittente. On devrait interdire ce job à ceux qui ne vivent pas des intérêts des intérêts de leur capital dans un château à la campagne. Et encore, à condition qu’ils soient servis en tout.

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Frédéric Beigbeder Garçon, une andouillette avec deux pailles ! Marin, un jour, tout critique voit arriver le moment où il ne pourra pas livrer. Il doit décider s’il écrit son papier sans avoir lu tout le roman qu’il critique. C’est ton tour. Méphisto frappe à ta porte. En embus- cade, le déshonneur guette ta race. Tu as le choix entre le chômage littéraire si tu ne rends pas ton papier et l’imposture critique si tu le rends. Je suis passé par là il y a longtemps…

Votre serviteur Je pourrais peut-être Marin de Viry est critique dire humblement au lecteur que ma critique littéraire, enseignant en littérature porte sur vingt paquets de trente mots du à Sciences Po, directeur du développement de PlaNet Finance. roman de Simon, paquets que j’ai d’ailleurs Il a publié Pour en finir avec les du mal à relier entre eux ? hebdomadaires (Gallimard, 1996), le Matin des abrutis (Lattès, 2008), Frédéric Beigbeder Hahahahahaha. Tu es Tous touristes (Flammarion, 2010) et Mémoires d’un snobé (Pierre- né hier, Marin. C’est à ce genre de conclusion Guillaume de Roux, 2012). idiote et rafraîchissante qu’on te reconnaît. › [email protected]

Votre serviteur Bon. Je penche vers le chômage.

Frédéric Beigbeder Écoute, tu es gentil mais tu vas prendre deux mesures : a) arrêter de dormir bêtement la nuit et terminer la lecture de ce roman, et b) profiter du fait que Simon Liberati nous rejoint dans dix minutes pour glaner quelque chose comme un début d’inspiration.

Arrivée, en effet, de Simon Liberati, à qui je ne demande pas si ses Ray-Ban sont un truc pour se cacher ou un truc pour qu’on le reconnaisse, ou ni l’un ni l’autre, ou un mélange des deux. Je penche pour un mélange des deux, mais je n’ai pas vérifié.

Frédéric Beigbeder Garçon, une planche XXL de variété de cochonnailles et trois cuillères ! Simon… Marin, ici présent, critique à la Revue des Deux Mondes, souhaiterait que tu écrives son article à sa place…

120 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 les hommes intéressants épousent souvent des femmes étranges

Votre serviteur Ce n’est pas tout à fait…

Simon Liberati [d’un ton aimable] Ah, la Revue des Deux Mondes…

Frédéric Beigbeder Ah là là, la Revue des Deux Mondes...

Votre serviteur Ah là là là là, la Revue des Deux Mondes. Bon. Simon, voilà l’état du dossier : je suis sur de terminer…

Frédéric Beigbeder Hahahahahaha.

Votre serviteur Frédéric, s’il te plaît… de terminer ton mer- veilleux roman. Simon, comment dirais-je… j’ai toujours adoré tes ouvrages, je les ai lus comme on se jette, à l’âge de 20 ans, hâlé, famélique, maigre et musculeux, après une journée passée sur une plage des Cyclades à nager et à se brûler au soleil, sur un plat de mer- veilleux spaghettis à l’encre de seiche que le soleil couchant teinte de rouge : quelque chose de roboratif, sanguin, noir et brillant. Quelque chose dans lequel la déglingue mondaine parisienne, sur son versant pipi-caca-pus-sang-sperme (et j’omets quelques fluides par égard pour les vieilles marquises qui me lisent), partouzes sata- niques sales, était enchâssée dans une narration calme, brûlante et ciselée, dont le lecteur ressent la nécessité comme s’il y avait quelque chose d’essentiel à instruire là-dedans, comme si toutes les turpi- tudes abjectes que tu décris étaient tranquillement compilées en vue d’une sorte de jugement, tu vois ce que je veux dire ? En te lisant, on prend à pleines mains les entrailles fumantes de la bête snob pari- sienne, tu transformes tes lecteurs en haruspices, en devins païens, et que devine ce lecteur dans ce paquet de tripes ? Que les snobs sont ivres du mal qu’ils font aux innocents, que leurs pensées ressemblent à leurs dépouilles, qu’il y a quelque chose de sérieux, d’appliqué, de scolaire et de luciférien à la fois dans ce snobisme, qui réussit déses- pérément, avec une sorte d’efficacité lente et de constance de bœuf dans la poursuite de son but, à se débarrasser de toute forme de sym- pathie, à trouver des rapports entièrement fondés sur la méchanceté,

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et qu’ils vont en crever à la fin des temps mais qu’ils ont la vie dure dans l’intervalle entre aujourd’hui et le Jugement dernier. Tu écris pour effeuiller lentement l’étrange et âpre vérité du mal. Et puis voilà Eva…

Frédéric Beigbeder Hahahahaha… Eva dont tu as lu trente lignes ou trente et une lignes, rappelle-moi, Marin, je ne sais plus ?

Votre serviteur Frédéric, s’il te plaît, c’est assez difficile comme ça… Voilà Eva, donc, qui a toutes les qualités précitées, mais qui a en plus une lumière de biais…

Frédéric Beigbeder Hahahahaha. Eh bien, voilà ton article : « Eva = spaghettis à l’encre + lumière de vitrail » : ça roule ! Je ne vois pas pourquoi tu paniques bêtement.

Votre serviteur Frédéric, s’il te plaît… Donc dans Eva, il y a de la lumière en plus, quelqu’un a tourné l’interrupteur… Certes, toi et Eva vous vous engueulez tout le temps, parce qu’elle sent qu’elle est pour toi un instrument de passage de la réalité à la fiction, la variable d’une équation proustienne : « Tu m’as épousée pour écrire un livre d’amour », dit-elle. Sans vouloir entrer dans vos débats conjugaux, je me permettrais de te suggérer de lui répondre que je ne vois pas d’autre raison d’épouser quelqu’un que d’en faire un livre, c’est beaucoup plus intéressant pour tout le monde que de s’entre-regarder vieillir. Tu le dis toi-même en citant Régnier : vivre avilit. Et vivre en couple avilit absolument (cette précision serait plutôt empruntée à Mao). Certes, tu notes avec raison que toute femme est un adversaire, et d’ailleurs cette phrase m’a fait penser à celle que Stendhal met dans la bouche de la Sanseverina : « Tout mari est un maître, donc un ennemi. » Certes, vous êtes parfois décrits dans ton roman comme deux épaves droguées traversées de phases d’hébétude, d’angoisse, de délire ou de stérilité. Si on résume le tout, entre a) les engueulades liées au fait que tu as épousé un personnage de ton univers romanesque qui voudrait être aimé pour lui-même dans la vraie vie (les femmes ont le grand tort

122 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 les hommes intéressants épousent souvent des femmes étranges

de vouloir être aimées pour elles-mêmes dans la vraie vie, alors que le meilleur qu’elles puissent obtenir d’un homme est qu’il tire leur portrait fantasmé), b) tout bêtement, ce que Flaubert appelait « les souillures du mariage », c’est-à-dire les cris de damnés devant un fri- gidaire vide le dimanche matin à 8 heures, et c) votre hygiène de vie répréhensible et les conséquences qu’elle entraîne sur votre lucidité, nous sommes en face d’un léger désarroi. D’autant plus que la biogra- phie d’Eva, à base d’inceste et de pédopornographie, a quelque chose de particulièrement lourd sur le plan psychique… Mais, dis-tu avec un optimisme et un esprit positif qui te distinguent de la plupart de tes confrères, le désarroi est le « seul symptôme de la vérité ». C’est à ce point précis que la lumière entre. Ce que dit ce roman aux hommes, c’est que tant que l’on cherche chez la femme avec qui l’on vit la femme telle que l’éternité l’a conçue, c’est qu’on l’aime. La curiosité ardente pour l’âme de son conjoint transcende les vulgarités de l’accouplement, la déréliction des corps, le piège de l’espèce ! Il suffit de convoquer l’invisible pour qu’une femme soit supportable longtemps ! Amen !

Simon Liberati [d’un ton toujours aussi aimable] C’est un angle…

Depuis ce moment, j’ai tout lu et je n’ai rien à ajouter.

1. Simon Liberati, Eva, Stock, 2015.

NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 123 LA COP 21 SERA-T-ELLE À LA HAUTEUR DE L’URGENCE CLIMATIQUE ?

› Annick Steta

a 21e Conférence des parties à la Convention-cadre­ des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), dite « COP 21 », aura lieu à Paris du 30 novembre au 11 décembre. Cette conférence, qui réunira les représentants des 195 États ayant ratifié la LCCNUCC (1), vise à obtenir un accord international ayant pour but de contenir les changements climatiques dans la limite d’un réchauf- fement global de 2 °C d’ici à 2100. La COP 21 doit également per- mettre de mobiliser cent milliards de dollars par an à partir de 2020 de façon à aider les pays en développement à lutter contre le dérèglement climatique. Les principes régissant la COP 21 ont fait l’objet de nombreuses critiques. Afin d’accroître la probabilité de parvenir à un accord, la notion de « contribution » des États membres a été substituée en 2013 à celle d’« engagement ». Les contributions présentent les actions qu’un pays est disposé à entreprendre pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre (2) ainsi que les règles qui permettront de contrôler ses efforts. Elles sont conçues comme une base à partir de laquelle il sera possible d’élever progressivement le niveau de l’ambition collective en matière de lutte contre le réchauffement climatique et d’enclencher de

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la sorte une dynamique positive. Mais cette stratégie d’engagements volontaires semble nettement insuffisante au regard des défis posés par le réchauffement planétaire. Si elle a été privilégiée, c’est parce que les parties prenantes à la Convention-cadre ont été échaudées par l’échec de la conférence de Copenhague (COP 15) de décembre 2009 : celle-ci a accouché d’une déclaration d’intention de faible portée alors qu’elle devait donner lieu à la conclusion d’un accord remplaçant le proto- cole de Kyoto. Signé le 11 décembre 1997 lors de la troisième Confé- rence des parties à la CCNUCC, ce traité international est entré en vigueur en 2005. Il visait à réduire, entre 2008 et 2012, les émissions

dues à l’activité humaine de six gaz à effet Annick Steta est docteur en sciences de serre d’au moins 5 % par rapport aux économiques. niveaux atteints en 1990. Alors qu’il arri- › [email protected] vait à échéance le 31 décembre 2012, il a été prolongé jusqu’en 2020 par la Conférence des parties qui s’est tenue à Doha en novembre et décembre 2012. L’objectif de la COP 21 consiste à conclure un accord destiné à succéder au protocole de Kyoto et à organiser la lutte contre le réchauffement climatique pour la période postérieure à 2020. Sou- cieuses d’éviter un nouvel échec, les parties prenantes pourraient se contenter d’un texte relativement peu contraignant. Or l’urgence de la situation ne permet plus de se satisfaire de demi-mesures. Selon l’écrasante majorité des climatologues, les dommages dus aux émissions de gaz à effet de serre sont de plus en plus importants et pourraient bientôt devenir irréversibles. Pour la première fois en plus d’un million d’années, la concentration de dioxyde de carbone

(CO2) dans l’atmosphère a dépassé la barre des 400 parties par million (ppm) au début des années deux mille dix. Elle est notamment restée supérieure à cette valeur durant tout le mois de mars 2015. Ce chiffre correspond à une hausse de 120 ppm par rapport aux valeurs de l’ère préindustrielle. Le fait que la moitié de cette hausse ait été enregistrée depuis 1980 met en évidence l’accélération de cette évolution. L’augmentation de la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère est l’une des principales causes du réchauffement clima- tique. Une fraction du rayonnement solaire est absorbée par les diffé- rents composants de la Terre avant d’être réémise sous forme de rayon-

NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 125 études, reportages, réflexions

nement infrarouge. Celui-ci est partiellement piégé par les gaz à effet de serre présents dans l’atmosphère. Ce phénomène provoque une élé- vation de la température moyenne observée à la surface de la planète. Il est désormais presque universellement admis que l’augmentation de la concentration des principaux gaz à effet de serre dans l’atmosphère

est essentiellement anthropique. Le CO2 est le gaz à effet de serre le plus largement produit par l’activité humaine : il est responsable de près des deux tiers du réchauffement climatique causé par l’homme.

Bien qu’ils soient émis en moindres quantités que le CO2, d’autres gaz à effet de serre sont plus nuisibles parce qu’ils retiennent la chaleur beaucoup plus efficacement. Si l’utilisation de combustibles fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel) est sans doute le facteur le plus connu du réchauffement climatique, elle est loin d’être le seul. Le développe- ment de l’élevage y contribue massivement : les ruminants libèrent en effet de grandes quantités de méthane lorsqu’ils digèrent leur nourri- ture. On estime que les émissions de gaz à effet de serre qui leur sont dues sont de moitié supérieures à celles produites par l’ensemble du secteur des transports (3). L’emploi dans le secteur agricole d’engrais azotés est quant à lui à l’origine d’émissions de protoxyde d’azote. Parce que les arbres constituent des « puits de carbone », la défores- tation participe également au réchauffement climatique. C’est aussi le cas de l’usage des gaz fluorés. L’élimination de certains d’entre eux – les chlorofluorocarbures (CFC) et les hydrochlorofluorocarbures­ (HCFC) – a été engagée dès 1987 avec l’adoption du protocole de Montréal. L’Union européenne a par ailleurs pris depuis 2006 un ensemble de mesures visant à réduire les émissions de gaz fluorés. L’accroissement de la population mondiale a contribué lors des dernières décennies à l’accélération du réchauffement climatique. Ce phénomène a été renforcé par le passage d’une partie importante de la population mondiale de la pauvreté à une aisance relative. Les succès de la Révolution verte (4) dans les pays en développement et l’indus- trialisation des pays émergents ont permis à des milliards d’individus d’accéder à un niveau de vie supérieur ainsi que de bénéficier d’une alimentation plus abondante et diversifiée. L’urbanisation, l’utilisation de combustibles fossiles pour se chauffer ou se déplacer, mais aussi la

126 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 la cop 21 sera-t-elle à la hauteur de l’urgence climatique ?

hausse de la part de protéines animales dans le régime alimentaire des populations concernées se sont traduites par une augmentation des émissions de gaz à effet de serre. Alors que le monde compte actuel- lement 7,35 milliards d’habitants, il devrait en dénombrer près de 10 milliards en 2050. La régression du taux de fécondité, constatée dans les pays avancés comme dans les pays en développement, devrait avoir pour conséquence une décélération de la croissance de la popu- lation dans la seconde moitié du XXIe siècle (5). La dynamique démo- graphique actuelle n’en justifie pas moins que tous les moyens soient mis en œuvre pour enrayer le processus de réchauffement climatique. La tâche des négociateurs de la COP 21 sera d’autant plus dif- ficile que seules des mesures drastiques semblent susceptibles de limiter l’élévation de la température terrestre à 2 °C d’ici la fin du siècle. Créé en 1988 pour étudier les risques associés au réchauffe- ment climatique dû à l’activité humaine et élaborer des stratégies d’adaptation et d’atténuation, le Groupe d’experts intergouverne- mental sur l’évolution du climat (GIEC) a publié en 2014 un rap- port particulièrement alarmant. Les scénarios plus ou moins pessi- mistes retenus par ses membres se traduisent par une hausse de la température moyenne à la surface du globe comprise entre 0,3 °C et 4,8 °C pour la période 2081-2100 par rapport à la moyenne de 1986-2005. Or la Terre ne s’est réchauffée que de 0,85 °C depuis l’ère préindustrielle. Si le rythme actuel de la hausse des émissions de gaz à effet de serre, qui ont augmenté de 2,2 % par an entre 2000 et 2010 contre 0,4 % par an en moyenne lors des trois décennies précédentes, se maintenait, le seuil des 2 °C supplémentaires serait franchi dès 2030. Ne pas dépasser cette valeur exigerait de limiter d’ici la fin du siècle la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère à 450 parties par million (ppm). Cela supposerait de réduire les émissions mondiales de ces gaz de 40 à 70 % d’ici 2050 et de les ramener à un niveau proche de zéro d’ici 2100. Le réchauffement climatique aura par ailleurs une conséquence majeure au XXIe siècle : l’élévation du niveau de la mer devrait atteindre 26 à 98 centimètres d’ici 2100, contre 19 centimètres entre 1901 et 2010. Cette évolution menace les populations insu-

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laires et côtières. En affectant la pêche, l’acidification des océans prive d’ores et déjà les habitants de ces régions d’une partie de leurs res- sources. Des États entiers pourraient finir par disparaître sous l’effet de la montée des eaux : c’est notamment le cas des îles Marshall, de l’archipel de Tuvalu, des Maldives et de Kiribati. Les événements cli- matiques extrêmes tendront enfin à se multiplier : vagues de chaleur, sécheresses, pluies diluviennes, ouragans… Sous la pression des pays les plus touchés par ces différents phénomènes, la COP 21 abordera la question des « pertes et dommages » qu’ils engendrent. Les outils conceptuels utilisés pour appréhender les effets du chan- gement climatique et tenter d’y répondre sont largement issus de l’analyse économique. Dans un article intitulé « La tragédie des biens communs », le biologiste Garrett Hardin a dépeint les comportements de prédation aboutissant à la disparition d’une ressource commune libre d’accès (6). La situation de départ qu’il décrit est voisine de celle des prés communaux qui entouraient les villages anglais jusqu’au XVIIIe siècle. En l’absence d’allocation de droits de pâture, l’intérêt de chaque paysan était d’y conduire un maximum d’animaux le plus vite possible avant que les bêtes n’aient détérioré les prés en arrachant l’herbe qui les recouvrait. La tragédie des biens communs illustre le fait qu’une ressource commune soumise à des agents économiques rationnels est condamnée à la disparition par surexploitation. L’éco- nomiste Elinor Ostrom a poursuivi la réflexion engagée par Hardin et défini les principes d’une gestion efficace des biens environnemen- taux. Tandis que Hardin considérait la régulation publique comme le seul moyen de gérer des biens communs, Ostrom a conclu que le recours à des « arrangements institutionnels » impliquant les acteurs directement concernés pouvait être tout aussi efficace(7) . Nourris par de nombreuses enquêtes de terrain, les travaux d’Ostrom ont montré qu’il était nécessaire de faire participer les populations à la conception de solutions institutionnelles aux problèmes environnementaux (8). Une autre école de pensée s’est attachée à l’analyse des externali- tés négatives que constituent notamment la pollution et les émissions de gaz à effet de serre. Une externalité apparaît lorsque la décision de consommation ou de production d’un individu a une influence

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directe sur la consommation ou la production de tiers autrement que par l’intermédiaire du système des prix. Elle est négative quand les individus subissent des coûts qu’ils n’ont pas librement acceptés. L’apparition d’externalités révèle l’existence d’une divergence entre les coûts privés et les coûts sociaux qui n’est pas prise en compte par les agents économiques et les mécanismes de marché. Il existe différents moyens d’internaliser les externalités négatives en matière environ- nementale. La plus simple consiste à interdire certaines pratiques ou l’utilisation de certains types de produits. Le protocole de Montréal, qui visait à bannir l’usage des gaz fluorés pour préserver la couche d’ozone, relève de cette logique. Sa mise en œuvre a permis de stopper la dégradation de la couche d’ozone, laquelle peut à présent commen- cer à se régénérer (9). L’imposition de taxes sur les produits néfastes pour la planète et l’attribution de subventions destinées à favoriser des comportements écologiquement bénéfiques incitent quant à elles les agents économiques à réduire leur impact négatif sur l’environne- ment. Ces méthodes exigent toutefois une connaissance des habitudes de consommation et des fonctions de production plus fine que celle dont disposent généralement les pouvoirs publics. D’où le recours à une alternative reposant sur la définition de droits de propriété sur les biens concernés par des externalités. Lancée par l’économiste Ronald Coase (10), cette réflexion a donné naissance à des marchés sur les- quels sont échangés des droits à polluer. Leur principe consiste à attri- buer aux agents économiques émettant des substances polluantes des permis qu’ils peuvent utiliser eux-mêmes ou vendre à d’autres agents moins performants écologiquement. Les autorités régissant ces mar- chés peuvent leur imprimer une dynamique vertueuse en réduisant progressivement la quantité totale de pollution autorisée. À la suite de l’adoption du protocole de Kyoto, un marché de quotas d’émission de gaz à effet de serre a été mis en place en 2005 au sein de l’Union euro- péenne. Si la contrainte exercée par ce mécanisme sur les sites indus- triels concernés est très faible, c’est notamment parce que les quotas d’émission qui leur ont été initialement attribués étaient excessive- ment généreux. Le semi-échec de cette initiative a mis en évidence la nécessité de mieux calibrer les allocations initiales de droits à polluer.

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Bien qu’ils disposent d’une palette d’instruments permettant de lut- ter contre le réchauffement climatique, les représentants des États qui participeront à la COP 21 auront à l’esprit le coût politique associé à leur mise en œuvre. Même si la prise de conscience de l’urgence envi- ronnementale ne cesse de progresser, les générations actuelles répugnent à faire des sacrifices financiers au profit des générations futures. La répar- tition de ce fardeau entre pays avancés, pays émergents et pays en voie de développement jouera par ailleurs un rôle crucial. Conformément au principe des responsabilités communes mais différenciées consacré lors du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992, les pays avancés, qui exercent de longue date une pression majeure sur l’environnement, doivent contribuer plus fortement que les autres à la lutte contre le réchauffement climatique. Mais alors que les effets de la crise écono- mique qui a éclaté à la fin des années deux mille tardent à s’estomper, les responsables politiques des pays riches peinent à convaincre leurs popu- lations de la nécessité d’un engagement financier accru en faveur du climat. Les pays émergents les plus pollueurs, au premier rang desquels la Chine et l’Inde, rappellent quant à eux régulièrement que leur niveau de développement ne les autorise pas à se montrer aussi ambitieux en la matière que les pays avancés. L’arrivée au pouvoir de leaders politiques plus sensibles aux préoccupations écologiques et au désir de leurs conci- toyens de bénéficier d’un environnement sain constitue néanmoins une raison d’espérer : ce nouvel alignement des planètes pourrait donner à la COP 21 l’élan qui a fait défaut aux précédentes conférences sur les changements climatiques.

1. La CCNUCC compte en réalité 196 parties prenantes : 195 États et une organisation régionale, l’Union européenne. 2. Les principaux gaz à effet de serre sont la vapeur d’eau, le dioxyde de carbone, le méthane, le protoxyde d’azote, l’ozone et les gaz fluorés (gaz réfrigérants, gaz propulseurs des bombes aérosols, etc.). 3. Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner, SuperFreakonomics, Penguin Books, 2010, p. 167 ; traduit par Nicolas Wronski, Denoël, 2010. 4. La Révolution verte est une politique de transformation des agricultures des pays en développement fondée sur la combinaison de trois éléments : la sélection de variétés à hauts rendements, l’irrigation, l’utilisation d’engrais et de produits phytosanitaires. 5. Éloi Laurent, Social-écologie, Flammarion, 2011, p. 19. 6. Garrett Hardin, « The tragedy of the commons », Science, vol. 162, n° 3859 (13 décembre 1968), p. 1243-1248. 7. Elinor Ostrom, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge University Press, 1990. Traduction française : Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boeck, 2010. 8. Éloi Laurent, op. cit., p. 87-93. 9. Éloi Laurent, op. cit., p. 180-182. 10. Ronald Coase, « The problem of social cost », Journal of Law and Economics, vol. 3 (octobre 1960), p. 1-44.

130 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 JACQUES ABEILLE : UN DÉDALE LITTÉRAIRE

› Laurent Gayard

Il n’y a qu’un monde, mais c’est un labyrinthe », affirme l’un des personnages duVeilleur du jour, deu- xième volet du Cycle des contrées (1), publié au début de l’année par les Éditions du Tripode. Si le thème du labyrinthe se décline sous toutes ses formes dans «l’œuvre de Jacques Abeille, c’est en premier lieu la bibliographie de l’auteur qui est proprement labyrinthique pour le lecteur non initié. Les péripéties connues par les Jardins statuaires, premier ouvrage du cycle, auraient été de nature à décourager n’importe quel écrivain de poursuivre sa carrière. Le texte, transmis à Julien Gracq puis à José Corti à la fin des années soixante-dix, fut mystérieusement égaré. Un nouvel éditeur, décidé à publier le roman, s’égara lui-même, cette fois dans les méandres de sa comptabilité, et fit faillite avant d’avoir pu sor- tir le livre. Les éditions Flammarion décidèrent enfin de publier une nouvelle version du manuscrit mais le livre sortit dans l’indifférence à l’automne 1982, et une partie des exemplaires de cette première version partirent en fumée quelques mois plus tard dans l’incendie des entrepôts de l’éditeur.

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On comprend dès lors sans peine pourquoi le motif du livre oublié, infaisable, ou interminable revient sans cesse dans les romans du Cycle des contrées. Dans chacun d’entre eux, le personnage central est un « écriveur », pour reprendre le néologisme employé par Jacques Abeille : explorateur et presque anthropologue dans les Jardins sta- tuaires ; écrivain public amnésique dans le Veilleur du jour ; universi- taire pris en otage et chroniqueur malgré lui dans les Barbares. Il y a toujours, dans les romans de Jacques Abeille, un livre à venir ou un livre perdu, un livre dans le livre entremêlant les récits de plusieurs narrateurs se répondant quelquefois à une ou deux générations de dis- tance, passant de main en main, disparaissant et réapparaissant, au gré des personnages et des événements, échafaudant d’un volume à l’autre un complexe dialogue entre les différents témoignages écrits constituant le fil rouge de chaque récit. Les Jardins statuaires sont au cœur de cet agencement narratif et mémoriel, posant les fondations d’un univers où se rencontrent les civilisations et les influences : Antiquité, Europe médiévale, Italie renaissante ou nomadisme d’Asie centrale. Si l’auteur se reconnaît volontiers héritier des surréalistes, le foisonnement imaginatif des Jar- dins statuaires ou du Veilleur du jour et de Laurent Gayard est docteur en tout le reste du Cycle des contrées doit para- histoire et professeur d’histoire- doxalement autant à l’écriture automatique géographie en lycée, prépa Sciences qu’à la maîtrise d’un style classique aussi Po et dans l’enseignement supérieur. rigoureux que flamboyant. « Je découvre une banalité : ce qui me dis- tingue et me fait passer pour le voyageur attardé d’un âge révolu, ce n’est plus l’influence surréaliste mais, tout bêtement, le fait que pen- dant toute ma scolarité j’ai pratiqué (avec un talent modeste pourtant) la langue latine. (2) » La précision et le soin apporté aux détails qui composent cet univers feraient presque passer Jacques Abeille pour un anthropologue qui s’abandonnerait aux plaisirs du roman psycho- logique et du roman d’aventures. Chacun des voyages imaginés par le Cycle des contrées explore à sa manière le mystère de l’inspiration littéraire, une question qui s’est posée en des termes suffisamment originaux à l’auteur pour qu’il parvienne à déployer à partir de ces interrogations le vaste horizon d’un monde imaginaire plutôt qu’un

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traité de composition. « Un symptôme de l’inéluctable vieillissement de l’écriture automatique s’observe dans le moment où, pour tenir le fil de ce qui doit rester un abandon, on en viendrait à censurer ce qui est concerté et qui finit par se produire à une vitesse foudroyante. (3) » Le récit, qu’il soit roman, chronique, note, journal, apparaît toujours chez Jacques Abeille animé d’une vie propre, dont l’écrivain – « l’écri- veur » plutôt – tente de contrôler le bourgeonnement fantastique tout en faisant en sorte de ne pas l’étouffer complètement. « Passant sur une route de campagne, je vis un paysan qui grat- tait la terre et je me représentai tout à coup un monde où poussaient non des courges mais des statues. En ce moment me fut donnée une manière de conte philosophique, une métaphore de la création artistique avec son avers de soins patients à une croissance que tout menace, et son revers, le bourgeonnement fou et la mort du créateur écrasé sous son œuvre. (4) » L’image, parfaitement surréaliste, d’un jardinier accaparé par une étrange forme de botanique minérale, s’est imposée comme le point de départ des Jardins statuaires et du Cycle des contrées. On découvre donc, au début des Jardins statuaires, un voyageur arpentant une route qui longe des domaines ceints de hautes murailles. « Aimer les murs n’est pas aisé, écrivait Jacques Abeille cinq ans avant d’entamer le vaste chantier des Jardins, il y faut une lenteur, une vertu assourdie, qu’un homme n’ose pas d’abord recon- naître. C’est pourquoi vous ne voyez pas les murs comme je les vois. (5) » Derrière ces murs-là, on émonde, on reboute et on dégrossit les bourgeonnements de pierre brute pour en faire lentement émerger la forme d’un visage, d’un corps ou d’un drapé. Peu à peu, le voyageur, dont nous n’apprendrons jamais le nom, est introduit dans les diffé- rents domaines, y découvre le travail patient et dangereux de la culture des statues, ainsi que le mode de vie et les coutumes de cette étrange civilisation. Il entame la rédaction d’une chronique dont l’avancement fébrile et chaotique reproduit sur le papier l’imprévisible processus de germination des statues, dont on ne sait jamais si elles prendront finalement la forme d’une nymphe gracile ou d’un conquérant sévère. Les statues de Jacques Abeille ont une double nature, à la fois êtres vivants et matière inerte. Il se mêle, dans leur culture, à la fois le prin-

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cipe de finalité interne caractérisant les êtres naturels et celui de la cause extérieure qui intervient grâce à la technique pour permettre à l’idée de donner forme à la matière. L’art seul réalise la synthèse des deux, y compris en littérature : quand le voyageur a achevé la visite de l’un des domaines, il rentre dans son auberge pour, à son tour, à sa table de travail, façonner une matière qui contient déjà en elle-même la cause finale que seule l’intervention de l’écrivain peut déterminer, par un travail qui consiste à « dégrossir tout ce qui se présente à l’état brut et le contraindre au détail » (6), comme le notait Jacques Rivière – directeur de la Nouvelle revue française – soixante-dix ans avant la publication des Jardins statuaires. De ses chroniques inachevées, le voyageur fait un livre qui lui-même n’a pas de fin, point de départ également d’une singulière réflexion sur le devenir des civilisations, prisonnières de la mémoire trompeuse de l’écrit. « La disparition des peuples différents et celle de certaines pro- vinces de la pensée (pensée visuelle, analogique) sont un seul et même mouvement », notait Jacques Abeille en 1985. Ce mouvement anime tout le Cycle des contrées, des Jardins statuaires aux Barbares, en passant par le Veilleur du jour. Des mystérieux domaines des jardins, le lecteur sera entraîné vers les dédales des rues de Terrèbre, cité-empire arrivée au faîte de sa gloire et au seuil de son déclin, puis vers les contrées plus lointaines encore des nomades qui arpentent les vastes plaines et les ruines de cités oubliées. Dans les contrées imaginaires de Jacques Abeille, chaque société contient en germe sa propre destruction. Le voyageur, et le lecteur avec lui, a conscience que les jardins statuaires sont destinés à disparaître, engloutis par les statues dont plus personne ne saura contrôler la monstrueuse croissance. L’orgueilleuse Terrèbre, qui s’est édifiée au-dessus des marécages, conserve derrière ses portes closes la noirceur du limon qui l’engloutira à nouveau. Quoique fic- tives, les sociétés imaginées par Jacques Abeille sont des êtres vivants en perpétuelle évolution, toujours sur le point d’être emportées par le fleuve de l’histoire. À l’autre bout duCycle des contrées, comme en réponse à la trompeuse immobilité des jardins statuaires, la société nomade des Barbares se meurt d’être victorieuse et de devenir séden- taire. À l’image de l’armée du grand khan Ahmed qui, en 1480, prit

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soudain l’incompréhensible décision de ne pas livrer bataille aux troupes d’Ivan III, et s’en retourna à travers la Russie jusqu’aux vastes plaines de Mongolie, l’armée du prince des Barbares se décompose pour donner naissance à de nouveaux embryons de microsociétés, tels les cosaques après le joug mongol. Tout est toujours en devenir dans l’univers de Jacques Abeille, à l’image des statues, dont la lente crois- sance inaugure la vaste composition du Cycle des contrées. Et même quand, à l’image d’une Terrèbre sombrant inéluctablement dans le pourrissement bureaucratique et autoritaire, les germes mêmes de la vie semblent mourir, il reste toujours l’espoir qu’un livre nouveau s’écrive et qu’un nouveau départ s’accomplisse. Face à la déliquescence de Terrèbre, qui s’abandonne à une barbarie sans culture et sans imagi- naire, le narrateur confie pourtant à voix basse au lecteur une dernière prophétie : « Quelque chose se prépare. Des hommes, différents des autres, surviennent enfin, suscités peut-être par l’excès d’indifférence. Le murmure du futur… »

1. Cycle composé de : les Jardins statuaires (Attila, 2010), le Veilleur du jour (Le Tripode, 2015), les Voyages du fils (Ginko/Deleatur 2008), les Chroniques scandaleuses de Terrèbre (Ginko/Deleatur 2008), les Bar- bares et la Barbarie (Attila, 2011), auxquels s’ajoutent les Carnets de l’explorateur perdu (Ombres, 1993) et les Mers perdues (avec François Schuiten, Attila, 2010). 2. Notes autobiographiques de l’Année 1985 (Éditions de Garenne, 1991). 3. Idem. 4. Jacques Abeille, les Jardins statuaires, op. cit., 4e de couverture. 5. Jacques Abeille, Muraille, Toril, 1977. 6. Jacques Rivière, le Roman d’aventures, Éditions des Syrtes, 2000.

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› Robert Kopp

n ces temps d’identités malheureuses, on est tenté de chercher du réconfort un peu partout. Alors, pourquoi pas auprès des écrivains ? Ainsi, Alain-Gérard Slama a rassemblé autour de lui « les écrivains qui ont fait la République » : tome I, Jean-Jacques Rousseau, Benja- Emin Constant, Mme de Staël (Plon, 2012), tome II, René de Cha- teaubriand, Victor Hugo, Honoré de Balzac, Charles Péguy, Maurice Barrès, André Gide, André Malraux (Plon, 2013). Un troisième tome est annoncé (Plon, sans doute au printemps 2016), qui ouvrira peut- être enfin à l’auteur les portes de l’Académie française. Roger Francillon a fait mieux : il a mobilisé plus de quatre-vingts collègues pour construire, voire édifier, uneHistoire de la littérature en Suisse romande (Éditions Zoé, 2015, 1 726 pages sur deux colonnes). Vaste panorama devant lequel se détachent quelques grandes figures marquantes : Jean-Jacques Rousseau, Benjamin Constant, Mme de Staël, qui ont droit chacun à un chapitre à part. Celui qui est consacré à Rousseau est de loin le plus important de tout le volume ; sa statue n’a pas été confiée à moins de six collaborateurs ! Nous ferons-nous la guerre pour savoir si le « citoyen de Genève » est suisse ou français ?

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Ce serait chercher une mauvaise querelle à celui qui a réussi à être chassé de partout tout au long de sa vie. Mais cette double revendica- tion révèle un problème qui mérite que l’on s’y arrête. Les littératures nationales ont été inventées au temps du roman- tisme, à la même époque que les États-nations, dont elles sont consti- tutives. Et elles n’ont pas échappé aux tourments des nationalismes, les auteurs – du passé comme du présent – se voyant tour à tour trans- formés en boulets de canon ou en trophée de guerre. Avant la révo- lution française, la question de l’appartenance nationale ne se posait pas, et d’autant moins que l’Europe cultivée parlait français (1). Certes, on peut remonter Robert Kopp est professeur de plus loin dans le temps et faire commencer littérature française moderne à l’université de Bâle. Dernières l’histoire de France par la Cantilène de sainte publications : Baudelaire, le soleil Eulalie ou par la Chanson de Roland. C’est noir de la modernité (Gallimard, l’une des propositions de Dominique Borne, 2004), Album André Breton qui cherche des substituts­ au roman natio- (Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008), Un siècle de nal tombé hors d’usage (2). Elle a l’intérêt Goncourt (Gallimard, 2012). d’attirer l’attention sur le problème de la › [email protected] langue dans la formation d’une nation. Mais la France occupe dans ce domaine une place singulière. Elle est le seul pays où le pouvoir central, depuis cinq cents ans, mène une politique linguistique, dont la ligne, certes, varie parfois, mais qui est inscrite dans la Constitution (3). Rien de tel pour la Suisse, qui, en tant qu’État, n’existe pas avant 1815, voire 1848. Jusqu’à la création de l’éphémère République hel- vétique suite à l’invasion par les troupes révolutionnaires françaises, en 1798, la Confédération des Treize-Cantons constituait un conglomérat assez hétéroclite d’entités politiques poursuivant chacune sa propre voie, tant sur le plan de l’organisation politique que dans le domaine de la politique étrangère, battant monnaie, et préservant jalousement ses pré- rogatives en matière culturelle et religieuse. Ainsi, la Genève de Calvin est une République indépendante, alliée de la Confédération certes, mais qui ne la rejoint qu’en 1815. Neuchâtel appartient aux Orléans-Longue- ville, avant de choisir, en 1707, comme souverain le roi de Prusse. Autant dire que si Genève, Lausanne, Yverdon et Neuchâtel, contrairement à Fribourg, par exemple, prennent une part active au

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mouvement des Lumières, c’est que quelques-uns des habitants de ces villes appartiennent à cette République (protestante) des lettres dont la première caractéristique est d’ignorer les frontières (4). La partici- pation est celle d’individualités d’exception cosmopolites qui habitent tout au plus cette Suisse imaginaire dont parle l’abbé Mably, le frère de Condillac, au Bernois Daniel von Fellenberg, en 1778 : « D’où voudrait-on que la lumière vînt, si elle ne vient pas de vos montagnes libres ? » C’est d’ailleurs autant par les Sociétés typographiques d’Yver- don et de Neuchâtel, imprimant ou réimprimant les textes des ency- clopédistes, voire l’Encyclopédie tout entière, que les Suisses contri- buèrent à la diffusion des Lumières, le sens pratique étant pour le moins aussi répandu que l’esprit créateur (5). Si la France est incontestablement une nation littéraire – et se définit jusqu’à aujourd’hui comme telle –, ce n’est pas le cas de la Suisse, bien au contraire. Dès 1785, le colonel Franz Rudolf von Weiss (1751-1818), futur chef de file du « parti français », mais incapable de défendre le pays de Vaud contre l’envahisseur, notait dans ses Principes philosophiques, politiques et moraux (6) :

« L’histoire littéraire de la Suisse, particulièrement celle de ce siècle, offre à la fois un contraste bien humiliant et bien honorable. C’est que, quoiqu’il est peu de pays où les lettres trouvent moins de gloire et d’encourage- ment ; peu, où cet esprit philosophique, qui est l’âme des sciences, ait moins pénétré ; peu, où le cœur soit plus froid, l’imagination plus lente, il n’en est cepen- dant point, qui, en proportion d’une circonférence aussi rétrécie, ait produit autant de grands hommes. »

Pays morcelé, sans tradition littéraire commune, la Suisse romande n’émerge qu’au temps d’Alexandre Vinet (1797-1847) et de Henri-Frédéric Amiel (1821-1881). À partir de 1840, nombreux sont les textes programmatiques qui jettent les bases pour doter le pays d’une expression qui lui soit propre, si bien qu’à la fin du siècle, plus personne ne doute de l’existence d’un courant littéraire spéci- fiquement romand (7). On procède à l’inventaire de la production

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du passé, non sans disputer à la France les grands écrivains d’origine suisse, comme Rousseau et Mme de Staël. On assiste à la création de revues, telle la Bibliothèque universelle et Revue suisse, de maisons d’édition, comme Payot, en 1875, d’académies, à Lausanne, Neu- châtel et Genève, d’un enseignement littéraire français faisant une place aux auteurs romands, y compris dans le cadre d’une chaire de littérature française, illustrée par Eugène Rambert, à la toute jeune École polytechnique de Zurich. À la fin du siècle – au moment même où Gustave Lanson publia son Histoire littéraire française qui allait marquer la discipline pour deux, sinon trois générations – paraissent les premières Histoire lit- téraire de la Suisse française (Philippe Godet, 1890), et de la Suisse romande (Virgile Rossel, 1889-1891). Elles voulaient contribuer à l’affirmation d’un sentiment national dont l’urgence se faisait plus pressante encore à l’approche de la Première Guerre mondiale. Les plus fervents défenseurs de la littérature romande se situent d’ailleurs souvent dans le camp des conservateurs, celui du Fribourgeois Gon- zague de Reynold, par exemple, auteur d’une Histoire littéraire de la Suisse au XVIIIe siècle en deux volumes (1909 et 1912). Toutefois, le sentiment national romand s’est renforcé au début du XXe siècle en opposition au sentiment national alémanique, car, si l’évolution intellectuelle de la Suisse allemande dans la seconde moitié du XIXe siècle suit une courbe ascendante analogue – grâce notamment à Gottfried Keller, Conrad Ferdinand Meyer et Jeremias Gotthelf –, chacune des deux parties de la Suisse évoluait aussi dans l’orbite de son grand voisin. Et c’est bien des années de la Première Guerre mondiale que date ce fossé qui sépare les deux Suisse et qui, dans beaucoup de domaines, est perceptible jusqu’aujourd’hui. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, la Suisse romande est globalement europhile, alors que la Suisse alémanique reste eurosceptique, les bas- tions de la droite populiste étant situés dans les cantons de la Suisse centrale et orientale. Si la Suisse ne peut se définir à travers une seule langue nationale – il en existe officiellement quatre, si on tient compte, après l’italien, du romanche, reconnu comme tel en 1938 –, les différentes parties ne sont pas homogènes pour autant. Aussi, l’énorme entreprise de Roger

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Francillon s’intitule-t-elle Histoire de la littérature en Suisse romande, comme s’il s’agissait de prévenir tout amalgame identitaire. Il s’agit de faire l’inventaire de la création littéraire dans une ère géographique qui est celle des cantons romands d’aujourd’hui. Ce qui permet d’entrer en matière avec Oton de Grandson, poète-chevalier du XIVe siècle, descendant d’un croisé enterré à la cathédrale de Lausanne, mais qui a vécu plus souvent en Angleterre et en France que dans son fief natal. Par malheur, son dernier protecteur, le comte Amédée VII de Savoie, mourut des suites infectieuses d’une chute de cheval (8). Oton fut accusé de l’avoir empoisonné et se réfugia à la cour d’Angleterre, où il composa des lais qui furent remarqués par Geoffrey Chaucer et par Christine de Pizan. Essayant de récupérer ses biens confisqués par les comtes de Savoie, il fut tué dans un duel. Si on ne connaît guère d’autres auteurs de cette époque, c’est que les centres intellectuels et artistiques se situent ailleurs, à la cour de Bourgogne, à celle de Savoie, où à Bâle, au moment du concile. Malgré l’introduction de l’imprimerie à Genève, en 1478, rien ne rattache la cité aux grands courants intellectuels de l’humanisme et de la Renaissance. C’est que Genève, contrairement à Bâle, n’avait pas d’université. Tout bascula cependant avec la Réforme, qui s’est instal- lée à Neuchâtel en 1530, à Genève et à Lausanne en 1536. Le début de la vie intellectuelle suisse – dans les deux parties du pays – est placé sous le signe du protestantisme et elle en gardera la marque pendant trois siècles. Toutefois, fidèle à son principe de territorialité, Roger Francillon fait étudier chacun des cantons séparément, car les débuts de la Réforme à Neuchâtel ne sont pas les mêmes qu’à Lausanne ou à Genève. Ce ne sont pas seulement les mentalités qui diffèrent, ce sont aussi les régimes politiques et donc les législations. Ainsi, l’impri- meur Pierre de Vingle déménage-t-il ses presses de Genève, où il est étroitement surveillé par un Conseil conservateur, à Neuchâtel, pour y imprimer son ouvrage le plus important, la Bible d’Olivétan. Roger Francillon poursuit son inventaire avec patience et ­obstination. Il sait qu’il n’y en aura pas d’autre avant longtemps. Si la première édition de son travail date d’il y a près de vingt ans, cette nouvelle mouture, complétée et mise à jour des dernières recherches pour les premières parties, est totalement inédite pour ce qui est de la

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littérature récente. Or, celle-ci, après une période faste dans les années soixante, autour de Bertil Galland et de Jacques Chessex, suivie d’un certain reflux dans les années soixante-dix, a pris un essor insoup- çonné depuis une vingtaine d’années. Une centaine d’auteurs nou- veaux ont trouvé leur place dans ce qui restera l’ouvrage de référence. D’ailleurs, plus on s’approche du présent, plus cette histoire devient exhaustive. Qu’on en juge : quelque sept cent cinquante pages pour couvrir les premiers siècles, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre ; plus de mille pour les soixante-dix ans de l’après-guerre.

« Un corps qui cherche une âme »

C’est que, pour exister, il faut d’abord faire masse. Or, ici, elle est impressionnante, par sa richesse, par sa diversité, par son poids. Mais exister aux yeux de qui ? Toute la question est là. Depuis qu’une lit- térature en Suisse romande revendique son droit à l’existence, c’est- à-dire depuis 1850 environ, la question de sa définition est posée. Et elle revient toujours sous sa forme première : « Qu’est-ce que le mou- vement littéraire dans la Suisse romane ? », demandait Amiel dans le mémoire composé en vue de sa charge d’enseignement à l’Académie de Genève. Et de répondre : « Un corps qui cherche une âme. (9) » La Suisse n’est-elle pas trop petite et trop diverse pour avoir une littérature dépassant les frontières régionales et nationales ? Si les uns sont partisans d’une littérature romande au caractère bien défini, pro- testante, fidèle augenius loci, d’autres, au contraire aimeraient s’insé- rer dans un contexte plus vaste. Ainsi, Philippe Godet, reprochant à Édouard Rod de s’être expatrié, estimait qu’il était inutile « d’apporter de l’eau à la Seine ». Et Charles Ferdinand Ramuz, après ses années parisiennes, publie dans le premier numéro des Cahiers vaudois, fon- dés en 1914 par Edmond Gilliard et Paul Budry sur le modèle de Cahiers de la quinzaine de Péguy, Raison d’être, un manifeste en faveur d’une écriture épousant la courbe des collines de Lavaux. À l’inverse, le problème de Jacques Chessex était de traverser le Jura, ce qu’il fit grâce au prix Goncourt obtenu avecl’Ogre , en 1973. Cette reconnaissance avait comme préalable un changement d’éditeur. Sans

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l’accord de Bertil Galland avec les éditions Grasset, au moment où l’in- fluence de Gallimard se faisait moins sentir au sein de l’Académie, les chances de Chessex n’eussent pas été les mêmes (10). D’écrivain vau- dois, il était aussi devenu un écrivain français, car il n’a cessé de jouer sur les deux tableaux. Ce que d’aucun ne manquaient pas de lui reprocher. L’avènement de Jean Calvin eût-il été possible ailleurs qu’à Genève ? La plupart des Neuchâtelois sont persuadés que non. Ce qui ne les empêche pas de le lire et de l’étudier. Tout réside dans la balance tenue en équilibre instable entre le particulier et le général. Si François Mauriac n’est pas entré dans la « Pléiade » de son vivant, c’est que Gaston Gallimard ne voulait pas y publier des écrivains « régiona- listes ». Depuis qu’il y figure, ce n’est pas la nature de son écriture qui a changé mais le regard que nous portons sur elle. Et Ramuz, qui l’y a rejoint, et qui pourtant n’a cessé de revendiquer son statut d’écrivain vaudois ? Et Blaise Cendrars, qui y figure également ? Non seulement il s’est battu pour la France au point d’y laisser un bras, mais il pré- tendait même être né à Paris et non à La Chaux-de-Fonds. Quant à Philippe Jaccottet, Vaudois installé à Grignan, il a toujours refusé d’être « l’interprète d’une contrée ». Ainsi, la littérature romande cherche sa voie entre revendication identitaire et reniement. C’est dans les années soixante et soixante- dix que les discussions autour d’une identité romande ont été les plus vives, au moment où Alfred Berchtold publiait la Suisse romande au cap du XXe siècle (Payot, 1964), véritable portrait moral du pays au seuil de la modernité, où Gilbert Guisan a créé à l’université de Lau- sanne le Centre de recherches sur les lettres romandes (1965), obte- nant ainsi une reconnaissance officielle que plus personne ne met en doute aujourd’hui, et où Chessex essayait de définir, dansles Saintes Écritures (1972), les caractéristiques de la « famille romande » par une filiation commune qui – en dépit des oppositions entre protestants et catholiques, cosmopolites et terriens – remonterait à Calvin, à Rous- seau et à Ramuz, et qui serait le garant de « valeurs » communes, telles l’autonomie à l’égard de la France, l’enracinement dans la terre d’ori- gine, une certaine propension pour la métaphysique. Elles semblent bien dépassées aujourd’hui, surtout aux yeux des jeunes écrivains qui refusent de se définir par rapport à un centre, qui serait Paris, ou d’une

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francophonie qui serait la périphérie, représentée par la Belgique, le Canada, la Suisse romande. Sans parler d’autres littératures franco- phones, toujours plus nombreuses et plus vivantes, qui poussent les plus radicaux à considérer la littérature française comme une littéra- ture francophone parmi d’autres. « Est-il légitime de persévérer dans le projet de proposer une “his- toire” de la “littérature en Suisse romande” (comme le fait encore le présent ouvrage) – et l’isoler dans le champ de la littérature en langue française a-t-il encore un sens au XXIe siècle ? » Peut-être que cette question rhétorique posée en fin de parcours n’est qu’un ultime avatar de cette humilité protestante ou de ce manque de confiance provincial qui faisait dire à Virgile Rossel : « Nous craignons de nous signaler, même par le talent. » C’est aussi tout le paradoxe de cette Histoire littéraire. Roger Francillon et ses collaborateurs se défendent de vou- loir rechercher une identité romande. Mais ils ne peuvent s’empê- cher de constater que cette recherche a été l’une des obsessions de la plupart des auteurs depuis le XVIIIe et, surtout, depuis le milieu du XIXe siècle. Terminer ce parcours sur une interrogation, n’est-ce pas souligner qu’une identité n’est jamais acquise définitivement, qu’elle évolue, qu’elle se nourrit de tout un passé, qu’elle repose, comme le disait Renan, « à la fois sur un héritage passé, qu’il s’agit d’honorer, et sur la volonté présente de le perpétuer » ?

1. Marc Fumaroli, Quand l’Europe parlait français, Éditions de Fallois, 2001, Le Livre de poche, 2003. 2. Dominique Borne, Quelle histoire pour la France ?, Gallimard, 2014. 3. « La langue de la République est le français », article 2 de la Constitution de la Ve République. Cette précision, qui fait du français la langue officielle de la République, a été ajoutée lors de la révision consti- tutionnelle du 25 juin 1992. Elle motive le refus de la France de ratifier la Charte européenne des langues régionales. 4. Marc Fumaroli, la République des lettres, Gallimard, 2015. 5. Robert Darnton, The Business of Enlightenment: A Publishing History of the Encyclopédie, 1775-1800, Harvard University Press, 1979, en français : l’Aventure de l’Encyclopédie. Un best-seller au siècle des Lumières, Perrin, 1982, ainsi que, du même auteur, la Société typographique de Neuchâtel (1769-1789), Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel, 2002. Voir également Jean-Pierre Perret, les Impri- meurs d’Yverdon au XVIIe et au XVIIIe siècle, Roth et Cie, 1945, Slatkine Reprint, 1981. 6. L’ouvrage, en deux volumes, connut un succès considérable et une dizaine d’éditions jusqu’en 1828. C’est une parfaite vulgate des idées du siècle, qui fut traduite en anglais et en allemand. Weiss, qui avait servi en France et en Prusse et fut bailli de Moudon, avait été envoyé par le Sénat de Berne négocier avec Robespierre le maintien de la paix, sans succès. Après la défaite des troupes helvétiques, dont il commandait le détachement vaudois devant Brune et Schauenbourg, il dut s’exiler et ne revint dans sa patrie qu’au moment du Consulat. 7. Daniel Maggetti, l’Invention de la littérature romande, 1830-1910, Payot, 1995. 8. Amédée VII, dit le comte rouge, est le père d’Amédée VIII (1383-1451), qui s’est fait élire comme anti- pape sous le nom de Félix V par le concile de Bâle. 9. Frédéric Amiel, Du mouvement littéraire dans la Suisse romane (sic), et de son avenir, Imprimerie Carey, 1849, p. 64. 10. Robert Kopp, Un siècle de Goncourt, Gallimard, coll. « Découvertes », 2012, p. 79-80 et 126.

NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 143 LES 70 ANS DE LA « SÉRIE NOIRE »

› Olivier Cariguel

Notre but est louable : vous empêcher de dormir. » Il y a soixante-dix ans que ça dure. Créée en septembre 1945 par Marcel Duhamel aux Éditions Gallimard, la « Série noire », c’est d’abord un bolide éditorial, avec près de trois mille titres au compteur. Ses ventes parfois «vertigineuses ont constitué une manne financière. « Avec la “Pléiade” et la “Série noire”, confia Gaston Gallimard à Raymond Queneau, on pourrait vivre confortablement. Si l’on n’avait pas le poids des livres de poèmes, des essais, etc., on pourrait comme [René] Julliard, rouler en Cadillac. » Une grande dame délurée aussi : « L’immoralité y côtoie les beaux sentiments, l’esprit en est rarement conformiste : les policiers sont parfois aussi corrompus que les malfaiteurs », indiquait Duhamel. Ses mémoires, Raconte pas ta vie (Mercure de France, 1972), ne révé- laient quasiment rien sur cette entreprise éditoriale exceptionnelle. Sou- dain l’hiver dernier… Une petite exposition, située dans les bas-côtés du Salon du livre de Paris, montrait lettres, manuscrits, essais de maquette et de couverture, photos. La lettre de François Truffaut adressée à Mar- cel Duhamel en 1965, que nous reproduisons ci-après, y était présentée.

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Pour les soixante-dix printemps de la collection, ­l’album C’est l’histoire de la Série noire : 1945-2015 qui vient de paraître fourmille de trois cents documents puisés en partie dans les trésors d’archives de la mai- son. Et l’excellente revue des littératures policières Temps noir consacre un copieux numéro spécial à la collection. Jacques Prévert souffla le nom de « Série noire » à son ami Duha- mel. Au début, la collection est bien à la peine : huit livres au bout de trois ans. Alors Claude Gallimard somme Duhamel de passer en quatrième vitesse : établir un programme, rationaliser la produc- tion. Contexte de la Libération oblige, l’empreinte anglo-saxonne est écrasante. Peter Cheyney (la Môme vert-de-gris et Cet homme est dangereux), James Hadley Chase (Pas d’orchidées pour Miss Blandish), Horace McCoy (Un linceul n’a pas de poches) ouvrent le bal. Puis la « Série noire » révèle les princes de l’argot : Albert Simonin (Touchez pas au grisbi !), Auguste Le Breton (Du rififi chez les hommes, orné du bandeau de couverture « Interdit aux cardiaques ») et José Giovanni (le Trou), l’ancien espion Antoine-Louis Dominique (sa fameuse saga du Gorille). Une cadence de parutions industrielle s’est installée. Dans un deuxième souffle, Jean-Patrick Manchette, dont leJournal 1966- 1974 vient de passer en « Folio », Jean-Bernard Pouy, Daniel Pennac, Tonino Benacquista, entre autres, inventent le nouveau polar français. Après Robert Soulat et Patrick Raynal, Aurélien Masson préside aux destinées de la collection. Elle a abandonné son code couleur noir et jaune, sa reliure cartonnée avec jaquette et le format poche si emblé- matiques. À la mort de Duhamel en mars 1977, un journaliste écri- vait : « Aujourd’hui, on dit une “sérienoire” en un seul mot, comme on dit une tragédie, une farce ou un mélo. » Un beau brevet d’immor- talité conforté par la tournée de l’exposition à Tokyo et à Kyoto. Éton- nant ? Mais non. Au Japon, on aime le roman policier français. Car, nous expliqua un libraire spécialisé (Flamberge, 1, rue de Montholon, Paris IXe), les Japonais lisent avec passion Maurice Leblanc, Gaston Leroux et Fortuné du Boisgobey. Supplantés, la baguette et le béret basque. Pour le made in France, prière dorénavant de passer à la caisse avec une Sérienoire.

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François Truffaut lecteur de la « Série noire » : aux sources de Tirez sur le pianiste !

« Cocteau est derrière tout ! Ça a été probablement cette idée-là : prendre une “Série noire” et la pousser au bout de son extravagance pour en faire apparaître le côté conte de fées pour adultes. » (François Truffaut, Cinéma- tographe, n° 105 (1).)

La relation entre François Truffaut et Marcel Duhamel est une suite de rendez-vous manqués. Après le succès des Quatre cents coups, le cinéaste se lance dans l’adaptation du roman de l’Américain David Goodis Down there (1956) paru dans la « Série noire » sous le titre Tirez sur le pianiste ! (2). Nous reproduisons ci-après une lettre de Marcel Duhamel et la réponse apportée par François Truffaut aux remontrances de Duhamel, froissé par des propos de Truffaut pronon- cés lors d’une émission de télévision le 2 décembre 1965 (3). Face à la caméra de Jean-Pierre Chartier, réalisateur de l’émission « Cinéastes de notre temps » consacrée à « François Truffaut ou l’esprit critique », celui-ci avait évoqué son filmTirez sur le pianiste ! et, brièvement, la qualité des traductions de la « Série noire ». La passion de Truffaut pour la « Série noire » est ancienne. C’est Jean Genet qui, le premier, l’avait invité à s’y plonger. En août 1951, l’écrivain, que le jeune Truffaut avait rencontré quelques mois aupara- vant dans sa petite chambre d’hôtel, lui faisait adresser par les Éditions Gallimard « quelques romans policiers (lectures d’hôpital ?) et deux paquets de Gitanes » (4). Accusé de désertion durant son service mili- taire, Truffaut, tête rasée et encaserné, les dévore. Il se rend compte que ces livres « étaient très féériques ». Ainsi initié, Truffaut va porter à l’écran cinq romans de la collection écrits par William Irish, David Goodis, Henry Farrell et Charles Williams. Sur les vingt-cinq films (courts métrages compris) qu’il a tournés, un quart est adapté de ces « romans criminels qui ressemblent à des rêves ». Ils lui inspireront Tirez sur le pianiste !, La mariée était en noir, la Sirène du Mississippi, Une belle fille comme moi et Vivement dimanche !.

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Comment l’idée de Tirez sur le pianiste ! est-elle venue à l’esprit de François Truffaut, alors auréolé du succès des Quatre cents coups, son premier long métrage ? « Une seule image m’a décidé à faire le film ; elle était dans le livre : une route en pente dans la neige, la voiture des- cendait, sans bruit de moteur. C’est tout. » Le tournage réunit Charles Aznavour, Marie Dubois, Nicole Berger, Michèle Mercier, Albert Rémy, Daniel Boulanger et Boby Lapointe, du 30 novembre 1959 au 22 jan- vier 1960. Quelques mois plus tard, le réalisateur écrit le 26 septembre à son amie américaine Helen Scott, l’ambassadrice de la Nouvelle Vague aux États-Unis, qu’il « doit montrer ces jours-ci le film à Marcel Duha- mel ». Il se demande si l’éditeur profitera de la sortie du film pour réé- diter le roman ou liquider le stock (5). Car c’est finalement trois jours après la sortie en salles du film, le 25 novembre 1960, jugé « excellent » par Duhamel, que celui-ci écrit à Claude Gallimard : « La plupart des critiques sont enthousiastes et malgré certains défauts, je pense qu’il fera une belle carrière. Aznavour est sensationnel et je crois que si nous ne faisons pas un gros effort pour le bouquin, nous raterions une belle occasion. (6) » Grâce à Helen Scott, Truffaut fait la connaissance de David Goo- dis et de William Irish. « Chaque fois que j’ai approché un écrivain de la “Série noire”, j’ai été impressionné par sa modestie, son profession- nalisme mais aussi sa tristesse. (7) », confia le cinéaste, qui aimait ces romanciers populaires pareils à des écrivains souterrains. À tel point qu’il se chargea lui-même d’envoyer en 1962 à Duhamel quatre romans de Goodis inédits en France pour qu’il les prenne dans sa collection. Devenu un aficionado de la « Série noire », il confia en décembre 1965 à Jean-Pierre Chartier : « Il y a dans le charme pour moi du Pianiste, du roman, il y a le charme de la traduction, donc des traductions Galli- mard, hâtives, des traductions “Série noire”, qui sont faites en un mois, et même le charme des films doublés. Alors ce sont des choses que les Américains ne connaissent pas. En France, on peut aimer un film amé- ricain, entre autres choses, à cause de son doublage et une “Série noire” à cause de sa traduction. Donc c’est le charme du “traduit du”. (8) » Cette intervention, on va le voir, suscite le mécontentement de Marcel Duhamel, très sourcilleux sur la traduction de ses ouvrages.

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Cette série de ratés connaît un drôle d’épilogue. En dépit de l’échange aigre-doux qu’on va lire, Duhamel, pas rancunier pour un sou, convie – un mois plus tard ! – Truffaut à participer « à une sorte de raout-exposition le 19 janvier [1966] » à la librairie La Pochade, boulevard Saint-Germain, qui fête le millième volume de la « Série noire », 1 275 âmes, de Jim Thompson. Et il lui demande même de signer, le 1er février, en tant que metteur en scène, le roman de Goodis et si possible avec des vedettes du film. Dans Raconte pas ta vie (9), Duhamel ne mentionnait pas la présence de Truffaut à cette célébration… Encore une occasion de rencontre loupée.

« Le 3 décembre 1965

Monsieur François Truffaut 5, rue Robert-Etienne Paris 6e

Cher Monsieur, Je suis d’autant plus désolé d’avoir à vous écrire cette lettre que, depuis Tirez sur le pianiste, je ne cesse de vous couvrir d’éloges en toute occasion. On me rapporte des propos que vous avez tenus dans l’émission TV du 2 décembre (10). Vous avez dit en substance que les traductions Gallimard étaient faites à la va-vite, sans soin, bref, disons le mot, du travail à la chaîne… Je m’insurge d’autant plus vivement contre ces assertions que nos traductions sont précisément confiées à une équipe de traducteurs de talent choisis après des textes difficiles, pour être ensuite revues et corrigées avec un soin minutieux. Nous avons heureusement quelques témoignages à opposer au vôtre : d’Audiberti, de Jean Paulhan et Dominique Aury, pour ne citer que ceux-là…

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J’ajoute que plusieurs universités américaines ont choisi les traductions de la Série Noire pour leur classe de fran- çais et je regrette que vous n’ayez pas pris la peine de vous informer mieux ou de comparer avec le texte origi- nal car alors, vous n’auriez certainement pas, de bonne foi, porté un jugement aussi arbitraire et aussi erroné. Veuillez agréer, cher Monsieur, l’expression de mes meil- leurs sentiments. Marcel Duhamel »

La réponse de François Truffaut :

« Paris, le 13 décembre 1965

Cher Monsieur, Depuis près de trois ans j’espérais une lettre de vous, elle arrive mais ce n’est pas celle que j’attendais ! En mars ou avril 1962, j’ai fait la connaissance à New York de David Goodis, précisément en lui projetant Tirez sur le pianiste (11). Il m’a exprimé le vœu de voir paraître dans la Série Noire davantage de ses livres. Il m’avait confié quatre ou cinq exemplaires de ceux-ci en anglais. Je vous les ai adressés, je crois bien à Antibes, avec un petit mot et je n’ai malheureusement jamais obtenu de réponse (12)… Ceci n’a aucun rapport avec l’objet de votre lettre mais je voulais faire le point là-dessus. Je n’étais pas à Paris lorsque l’émission de télévision dont vous me parlez est passée sur l’antenne mais je crois me souvenir assez bien de mes propos. J’ai expliqué que Tirez sur le Pianiste (le film) n’était pas une parodie de cinéma américain mais un hommage respectueux en forme de pastiche. J’ai ajouté que j’avais aimé le cinéma américain comme une drogue au point d’inclure dans

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cet amour le style de la post-synchronisation française. J’ai étendu cette idée aux livres de la Série Noire en disant que j’avais conservé dans Tirez sur le Pianiste des passages entiers du roman sans même essayer de me rap- porter au texte anglais afin de faire entrer dans le film le charme du traduit du... Vous voyez qu’il s’agissait d’une pensée très claire (j’ose ajouter subtile), très loin de l’intention péjorative que l’on vous a rapportée. J’ai connu, l’année dernière, à Saint-Tropez une jeune femme qui fait des traductions pour vous et elle m’a longuement parlé de son travail. Je n’ignore donc pas le soin avec lequel sont lus, choisis et traduits les livres de la Série Noire. J’ai, par exemple, admiré sans aucune réserve celui dont j’ai oublié le titre et qui a été publié il y a quelques mois par France-Observateur (13). Enfin, toujours est-il que je suis certain d’avoir fait allusion aux traductions de la Série Noire comme d’un attrait supplémentaire et non comme d’un manque. En espérant vous avoir convaincu, je vous prie, cher Monsieur, de me croire fidèlement vôtre, F. Truffaut »

1. Citation extraite du Roman de François Truffaut, Cahiers du cinéma-Éditions de l’Étoile, 1985, p. 199. 2. David Goodis, Tirez sur le pianiste !, traduit par Chantal Wourgaft et sorti en juillet 1957. C’est le 379e volume de la collection. Le premier roman de Goodis acheté par Duhamel avait paru en 1949 dans la « Série blême » (Cauchemar). Et le premier dans la « Série noire » est le Casse,sorti en 1954 (n° 207). 3. Nous remercions Alban Cerisier de nous avoir accordé et facilité l’autorisation de reproduire les deux lettres de Marcel Duhamel et de François Truffaut datées pour la première du 3 décembre 1965, et pour la seconde du 13 décembre 1965, conservées dans les archives des Éditions Gallimard. © Succession François Truffaut/Archives Éditions Gallimard. Elles figurent dans l’album-anniversaire des 70 ans de la collection, C’est l’histoire de la Série noire 1945-2015, dirigé par Franck Lhomeau et Alban Cerisier (voir les pages 224-225). Nous avons bénéficié aussi de l’aide de Franck Lhomeau pour préciser le contexte éditorial de cet échange que nous avons spécialement annoté. 4. Voir Serge Toubiana et Antoine de Baecque, François Truffaut, « NRF Biographies », Gallimard, 1996, p. 91. La lettre de Genet déposée à l’hôpital militaire où Truffaut avait été consigné a été récemment reproduite en fac-similé dans le catalogue de l’exposition « François Truffaut » (François Truffaut, sous la direction de Serge Toubiana, Flammarion-La Cinémathèque française, 2014, p. 34). 5. Lettre du 26 septembre 1960 de François Truffaut à Helen Scott, in François Truffaut, Correspondance 1945-1984, Hatier-Cinq Continents, 1988, p. 171-177. Le passage cité se situe p. 174. 6. Note de Marcel Duhamel à Claude Gallimard, 28 novembre 1960, archives Gallimard. Citée dans Franck Lhomeau, « La Série noire de Marcel Duhamel (1945-1977) », in Franck Lhomeau et Alban Cerisier (dir.), C’est l’histoire de la Série noire 1945-2015, Gallimard, 2015, p. 72. 7. « Vive la Série noire ! par François Truffaut », extrait du dossier de presse de Vivement dimanche, repro- duit par François Guérif, in « François Truffaut et la Série noire », l’Avant-scène. Cinéma, numéro double

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362-363, juillet-août 1987, p. 2-9. L’extrait du dossier figure aux pages 8 et 9 dans un encadré spécial. 8. Extrait de l’émission télévisée « Cinéastes de notre temps. François Truffaut ou l’esprit critique », réali- sée par Jean-Pierre Chartier et diffusée le 2 décembre 1965. 9. Marcel Duhamel, Raconte pas ta vie, Mercure de France, 1972, p. 587. 10. « François Truffaut ou l’esprit critique » est un documentaire de 64 minutes sur le cinéaste, qui a 33 ans. Des amis comme Claude de Givray sont également interrogés au cours de ce documentaire. Réalisé par Jean-Pierre Chartier, et produit par Janine Bazin et André Sylvain Labarthe, très proches des Cahiers du cinéma (Janine est la femme d’André Bazin, directeur de la revue et mentor de Truffaut), il retrace la vie de Truffaut, sa découverte du cinéma, ses débuts dans la critique aux Cahiers du cinéma et dans Arts, et décrit ses premiers films. 11. Le cinéaste rencontre David Goodis grâce à Helen Scott, chargée des relations avec la presse au sein du French Film Office (FFO), qui était l’antenne américaine d’Unifrance chargé de promouvoir le cinéma français à l’étranger. François Truffaut est accueilli le 20 janvier 1960 à sa descente d’avion par Helen Scott, qui a beaucoup œuvré à faire connaître aux États-Unis les films de la Nouvelle Vague. C’était le pre- mier voyage de Truffaut, à qui la critique new-yorkaise venait de décerner son prix pour les Quatre Cents Coups. Truffaut et Helen Scott vont nouer une très forte et longue amitié. Ils échangeront des centaines de lettres, qui ont été incluses dans le volume de la correspondance du cinéaste. Voir le portrait d’Helen Scott par Florence Tissot « L’amie américaine » dans le catalogue de l’exposition « François Truffaut », op. cit., p. 216-224). 12. Il s’agit de la lettre du 15 octobre 1962 reproduite dans la Correspondance 1945-1984 de François Truf- faut, op. cit., p. 225). Elle éclaire le contexte. David Goodis, qui « est très heureux de compter quelques admirateurs français », a donné à Truffaut « quatre romans inédits en France ». Truffaut précise que « la traduction de quelques-uns de ses livres dans la “Série noire” le remplit de fierté ». Comme Truffaut ne lit pas l’anglais, il prend soin d’ajouter que sa femme « les a beaucoup appréciés » en espérant que Marcel Duhamel pourra les lire et « éventuellement les inscrire dans son programme ». Cette lettre déférente est- elle bien parvenue à son destinataire ? 13. Le Nouvel Observateur (lancé le 19 novembre 1964 dans une certaine continuité de France ­Observateur), qui s’est assuré l’exclusivité des bonnes feuilles du millième volume de la « Série noire » publie pendant l’été 1965 le roman 1 275 âmes (Pop. 1 280) du romancier américain Jim Thompson. Une publicité l’annonce dans le numéro du 21 juillet 1965 : « Ce roman picaresque est particulièrement cor- rosif, mouvementé et d’un cynisme si monstrueux qu’il en devient hilarant. Il fait penser à Henry Miller, à Céline, à Jarry et à Caldwell. Il ne sera édité qu’en décembre [1965]. » L’édition du 28 juillet marque le début de la pré-publication avant la sortie en librairies. La collection fête ses 20 ans. Un article de Guy Dumur, qui présage que « tous les non-conformistes aimeront 1 275 âmes », et l’intégralité de la courte préface de Duhamel au volume précèdent le chapitre i. Pour cet anniversaire de la « Série noire », Marcel Duhamel a assuré lui-même la traduction du roman de Thompson, que Truffaut écrit avoir « admiré sans réserve ». Ou Truffaut, avec malice, écrit-il ne plus se souvenir du titre du livre pour ne pas avoir l’air d’un flagorneur ? A-t-il eu réellement un trou de mémoire ? En tout cas, Duhamel ne pouvait y être insensible.

Pour aller plus loin Revue Temps noir, n° 19, Joseph K, novembre 2015. Jean-Patrick Manchette, Journal 1966-1974, « Folio », Gallimard, 2015. Les derniers romans parus : Jean-Bernard Pouy, Tout doit disparaître, préface de Caryl Ferey, postface inédite de Jean-Bernard Pouy. Cinq romans noirs des années 1980 et 1990, Patrick Pécherot, Une plaie ouverte, roman noir historique ; Brigitte Gauthier, Personne ne le saura, roman noir ; Jo Nesbø, le Fils, traduit du norvégien par Hélène Hervieu, thriller. À voir : l’exposition itinérante « 70 ans de la Série noire » du 2 au 15 novembre au Théâtre de Montreuil ; du 16 au 27 novembre lors du festival Paris Polar du 20 au 22 novembre (Paris, mairie du XIIIe arrondissement) ; du 27 au 29 novembre au Salon du livre de Radio France (Paris, Maison de la Radio) et du 4 au 6 décembre au Salon du polar à Montigny-lès- Cormeilles (78). L’exposition sera présentée au Japon à l’Institut français de Tokyo du 4 au 13 novembre, et de Kyoto (à partir du 13 novembre). Lionel Besnier, l’Argot du polar. 38 nuances de la Série noire, Gallimard, coll. «Folio entre guillemets», 2015.

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© Succession François Truffaut/ Archives Éditions Gallimard.

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› Richard Millet

avais tenté, le mois dernier, de voir Salvador Dalí en son territoire, dans cette Catalogne qui, passé les monts Albères, ne possède rien de beau, hormis quelques ports, dont Cadaqués et Port Lligat. Pour un peu, je me J’serais cru sur la côte libanaise, saccagée par l’homme, et cette superposition des deux rives me plongeait dans un état singulier dont j’espérais que Figueras (« catalanisé » en Figueres) me délivrerait. Hélas : la ville a la laideur de certaines villes du Proche-Orient, et est apparemment dépourvue de centre. Le vrai centre de Figueras est le musée Dalí – qui illustre le pouvoir non pas de l’art mais du culturel, aujourd’hui, sur l’espace social, surtout en Richard Millet est écrivain et des lieux qui n’ont rien de remarquable. éditeur. Derniers ouvrages publiés : Ce musée, où le kitsch architectural est à Dictionnaire amoureux de la son comble, fait partie des seules cathé- Méditerranée (Plon, 2015) et Solitude du témoin (Léo Scheer, 2015). drales que l’homme aura été capable d’éle- ver au déclin de la civilisation européenne : les musées et les grandes salles de concert consacrées à la musique savante, le culturel ayant remplacé le sacré et les fidèles se trouvant plus nombreux au Louvre

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de Lens, au musée ­Guggenheim de Bilbao ou au MoMA de New York que dans les églises. La file de visiteurs était si étendue, ce jour-là, que j’ai renoncé à y prendre place, m’étant, depuis des décennies, fait une loi de ne pas attendre pour quoi que ce soit dès lors qu’il y a plus de trois personnes dans une queue, le goût de l’art, la contemplation, l’écoute de la musique étant pour moi des pratiques qui ne souffrent pas le partage physique ou immédiat, sauf avec une femme aimée ou un ami : la multitude implique la profanation. J’ai donc rebroussé chemin, me promettant d’aller regarder Dalí dans l’espace qui lui est consacré à Paris, et de rouvrir ses écrits, notamment la Vie secrète de Salvador Dalí (1), qui est, comme une grande partie de sa peinture, une façon d’enfoncer une corne dans la civilisation du spectacle dont il avait prévu le règne, tout en secouant la dépression contemporaine qui en est le corollaire. Dalí commence ainsi son livre : « Je ne suis heureusement pas de ces hommes qui, lorsqu’ils sourient, risquent de montrer, accroché entre deux dents, un reste – si petit soit-il – de ce légume horrible et dégradant que l’on nomme épinard. » Voilà qui balaie les trop sérieux incipits de la « rentrée littéraire ».

Cette dépression, les premiers films de Lars von Trier l’avaient interrogée d’une toute autre façon, dans les années quatre-vingt, bien avant sa grande mise en scène de Nymphomaniac, qui interroge les apories amoureuses de l’Occident. Cet immense ennui européen, si prompt à déboucher sur le consentement au mal, nous le voyons dans la trilogie constituée par The Element of Crime (1984), Epidemic (1987) et Europa (1991). « Je baise une Wolksvagen 1200 en plein milieu de l’Europe », dit l’enquêteur du premier film, en train de faire l’amour avec une femme sur le capot de cette voiture. Plongée noc- turne au plus noir de l’humain, en un sépia photographique suggèrant que tout est en train de rouiller, de se liquéfier, de se perdre, de mourir, objets et individus, au sein d’un continent sans mémoire ni avenir, ce film annonce le suivant, dans lequel l’Europe est rongée par une mys- térieuse épidémie. Tourné en noir et blanc, Epidemic montre deux scé- naristes écrivant une histoire qui a pour sujet une épidémie inconnue, laquelle est en train de se propager réellement, sans qu’ils le sachent ;

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les deux hommes voyageant dans la Ruhr où un ami évoque la mort de sa mère et les terribles « raids d’anéantissement » par les bombes au phosphore de l’Allemagne nazie, sur lesquels Sebald a écrit un livre admirable, De la destruction (2), qui prend à contre-pied le discours autojustificatif des vainqueurs. Le troisième film,Europa , semble l’his- toire d’une hypnose : c’est le trajet inverse de l’Amérique de Kafka. Kessler, un jeune Américain d’origine allemande, est embauché dans une compagnie de chemins de fer, dans l’Allemagne des premiers mois de la paix. Il plongera dans le cauchemar d’une paix qui n’en est pas encore tout à fait une : « Vous voulez vous réveiller pour vous libérer de l’Europe. Mais ce n’est pas possible », dit, à la fin, la voixoff au jeune Kessler en train de se noyer. Pour illustrer cette dépression, ce vide, j’aurais aussi bien pu choi- sir les premiers films de Michael Haneke, dont le style, glacial, est à l’opposé de la recherche esthétique de Lars von Trier. Ils disent la même chose, et il est remarquable que ce soient des cinéastes du nord de l’Europe qui parlent le mieux de notre décomposition morale et spirituelle.

Et le Nouveau Monde ? Il faut écouter ce que nous en disent ses écrivains : David Foster Wallace, par exemple, qui s’est suicidé en 2008 et laisse une œuvre abondante, malgré sa courte vie. Son livre le plus célèbre, l’Infinie Comédie, qui paraît cette année en français aux Éditions de l’Olivier dans une remarquable traduction de Francis Kerline, est un roman de 1 500 pages qui fait l’objet d’un culte, aux États-Unis, comme le 2666 de Roberto Bolaño dans les pays hispano- phones. J’ignore s’il sera lu en France. Il faut entrer dans ce monument postmoderne, dont l’ampleur défie nos habitudes de lecteurs pressés ou superficiels. Foster Wallace, comme Michel Houellebecq, ima- gine un futur immédiat, où les États-Unis, le Canada et le Mexique constituent une puissante fédération politique dans laquelle l’individu s’adonne à diverses drogues, dont le sport, la médecine et la télévi- sion, autant dit à une réalité de substitution. La famille y demeure, fût-elle décomposée, la cellule de base. Nous suivrons principalement la famille Incandenza, avec ses trois fils et ce père qui a réalisé une

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vidéo capable de susciter une fascination létale par le plaisir. C’est sur cette vidéo qu’un groupe de séparatistes québécois cherche à mettre la main. Foster Wallace déploie ici tous les niveaux de langage, les acro- nymes, les SMS, les digressions, les histoires incises et superposées, les rhizomes, les abréviations, les notes en marge, les références à la culture populaire, les genres littéraires les plus divers mêlés et subver- tis. Serait-il le Melville de l’Amérique postmoderne, postindustrielle, où la destruction du langage est un signe de l’antéchrist et le plaisir mortel le stade suprême du divertissement ? Le spectacle est assuré- ment devenu l’enfer contemporain. Il importe de lire ce roman en son entier, de se confronter à cette démesure, de franchir avec lui le rideau des langages morts.

1. Salvador Dalí, la Vie secrète de Salvador Dalí, Gallimard, 2002. 2. W. G. Sebald, De la destruction, Actes Sud, 2004.

156 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 CRITIQUES

LIVRES Foucault en « Pléiade » › Michel Delon Roland Barthes a 100 ans ! › Stéphane Guégan Romain Rolland et Stefan Zweig s’écrivent › Eryck de Rubercy Un journal au quotidien › Patrick Kéchichian Flann O’Brien, le saint esprit de la trinité › Frédéric Verger La France et le sens de l’histoire › Henri de Montety Kissinger et le réalisme démocratique › Hadrien Desuin

EXPOSITIONS Le prisme de la prostitution › Bertrand Raison

DISQUES La tigresse Martha et autres pianistes › Jean-Luc Macia LIVRES Foucault en « Pléiade » › Michel Delon

rente ans après sa mort, Michel Foucault entre dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Deux T volumes reconnaissent l’importance de celui qui s’est efforcé de penser la notion d’auteur et qui s’est imposé à travers le monde entier comme l’un des plus importants du XXe siècle. Je me souviens du choc ressenti, jeune étu- diant, à la lecture des Mots et les choses en 1966. Le livre s’ouvrait sur une référence à Borges et à une certaine ency- clopédie chinoise qui répartissait les animaux selon des catégories improbables : 1/ appartenant à l’Empereur, 2/ embaumés, 3/ apprivoisés, 4/ cochons de lait, 5/ sirènes… La liste continue ainsi et le trouble qu’elle suscite rend sen- sible ce qu’est le socle à partir duquel un classement devient possible, la table d’opération, pour utiliser l’image de Ray- mond Roussel, sur laquelle un parapluie peut rencontrer une machine à coudre. Le premier chapitre s’engage dans une description des Ménines de Vélasquez, où le tableau que nous voyons montre l’envers d’une toile à laquelle le peintre est en train de travailler : il fait un portrait du couple royal dont nous devinons l’identité à travers son reflet dans un miroir au fond de la pièce. L’œuvre de Vélasquez devient ainsi représentation de la représentation, évidence d’un vide central, disparition de ce qui la fonde. Le lecteur pouvait ne pas avoir la tête philosophique, il était entraîné dans une réflexion sur la place de l’homme dans notre culture et sur l’émergence des sciences humaines. Le conte de Borges et le tableau de Vélasquez illustraient une démarche qui trouvait son nom dans le sous-titre de l’essai, « Une archéologie des sciences humaines », et qui n’était pas séparable d’un style.

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Nous étions habitués à penser les événements et les phénomènes culturels dans une histoire, toujours plus ou moins liée aux idées d’évolution, de progrès, et Foucault, en archéologue, nous engageait dans une campagne de fouilles où les fragments de discours appartenaient à des strates, à des épistémês distinctes et comme refermées sur elles- mêmes. Il cassait brutalement un devenir que nous pen- sions fait de glissements et de mutations, il lui substituait des failles, des ruptures, une discontinuité permanente. À l’entraînement et à l’inquiétude du lecteur s’ajoutait ­l’admiration pour l’énormité vertigineuse des connaissances engagées. L’étudiant que j’étais découvrait un aîné de vingt ans qui avait lu tous les grands textes de linguistique, de science de la vie et d’économie politique, de la Renaissance au XXe siècle, et qui construisait ainsi trois grands moments ou plutôt trois systèmes de pensée, fondés successivement sur la ressemblance (la Renaissance), l’ordre (le classicisme), l’histoire (la modernité). Sous le choc de cette lecture, je m’étais précipité à une conférence donnée par l’auteur des Mots et les choses. Je ne me souviens plus de l’endroit où elle avait lieu, mais bien d’un espace trop étroit pour toute une jeunesse du Quartier latin venue l’écouter. Il parlait au milieu de nous, penché sur ses papiers, faussement timide et charmeur, et chacune de ses formules faisait mouche. Le style était toujours là, brillant. Il était question des hété- rotopies, de tous ces lieux différents qui trouent l’espace connu, des îlots de dissemblance qui forcent à s’interroger sur le consensus confortable de l’identité. Les articles qui rendaient compte des Mots et les choses brandissaient les mots « structure » et « structuralisme ». Un label permettait de réunir Michel Foucault, Jacques Lacan, Louis Althusser, Claude Lévi-Strauss. C’est un vrai plaisir, un demi-siècle plus tard, de retrouver rassemblés en deux volumes les grands essais de Michel Foucault. L’Histoire de la folie à l’âge classique

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(1961), la Naissance de la clinique (1963) et Raymond Roussel (1963) accompagnent les Mots et les choses dans le premier volume. L’Archéologie du savoir (1969), l’Ordre du discours (1971), leçon inaugurale au Collège de France, Surveiller et punir (1975) et les trois volumes de l’His- toire de la sexualité (1976-1984) constituent le second tome, avec une douzaine d’articles qui ont fait date, de la « Préface à la transgression », numéro de Critique consacré à Bataille, à « Qu’est-ce que les Lumières ? », relecture de Kant pour le Magazine littéraire, en passant par la fameuse conférence sur les hétérotopies. L’unité et la cohérence de l’ensemble sont impressionnantes dans l’étude des catégories de savoir et des lieux de pouvoir qui créent la norme et l’exclusion, de la naissance de l’asile et de la clinique à celle de la prison, de l’invention de la folie à celle de la sexualité. Se montre aussi le goût du paradoxe qui inverse le point de vue admis : Philippe Pinel, le libé- rateur des aliénés, dont la statue se dresse devant l’entrée de la Salpêtrière, n’aurait fait que substituer une violence morale à la coercition physique ; avec sa casuistique et sa confession, le christianisme aurait moins constitué une répression d’une libre expression des corps que la bavarde mise en parole de celle-ci. Autant de contre-pieds qui ont suscité la polémique, marquant elle-même la suite du tra- vail de Michel Foucault : le projet d’une histoire de la sexualité en six volumes a finalement laissé place aux trois volumes publiés sur un plan différent. Le mérite de l’édition nouvelle est de situer les textes historiquement et d’exploiter les riches archives du philo­ sophe à la Bibliothèque nationale de France et à l’Ins- titut Mémoires de l’édition contemporaine. Le travail sur l’asile et la clinique est rapporté au développement de l’antipsychiatrie et confronté aux réfutations, parmi d’autres tout aussi peu amènes, de Gladys Swain et de Marcel Gauchet. Le travail sur l’institution carcérale

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prend son sens dans le rapport avec le militantisme au Groupe d’information sur les prisons et au Comité d’ac- tion des prisonniers, la réflexion sur la sexualité dans le rapport avec le mouvement de libération homosexuelle. Les interventions regroupées ici sont plus faciles d’accès que dans les gros volumes de Dits et écrits. L’entrée dans la « Bibliothèque de la Pléiade » est moins une panthéonisa- tion qu’une nouvelle mise en circulation et en discussion de thèses et de paradoxes. Contre les inquisiteurs, Fou- cault est notre Grand Inquiéteur.

1. Michel Foucault, Œuvres, deux volumes, sous la direction de Frédéric Gros, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2015.

NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 161 LIVRES Roland Barthes a 100 ans ! › Stéphane Guégan

nlassable travailleur, faisant même du travail de la forme l’un des traits constitutifs de la littérature désaliénée ou I simplement affranchie, Roland Barthes (1915-1980) ne détestait pas l’espèce de réclusion monacale imposée par la lecture et l’écriture. Son scriptorium, où qu’il fût, s’organisait autour du calligraphe zen dont il prenait l’aspect et la conte- nance, corps disponible, vêtements confortables et gestes pré- cis, tout un cérémonial dont la photographie a maintes fois enregistré la discipline avec bienveillance. L’ombre de Goethe et de Gide, deux de ses modèles avoués, hante ces images de l’intellectuel heureux, comme coupé des tentations et des corruptions extérieures. C’est dire que l’herméneutique des Mythologies pourrait facilement s’appliquer à leur auteur et qu’il serait aisé de faire un sort aux signes et symboles qu’exsude son iconographie (on est loin, très loin, de Maurice Blanchot, son autre grand modèle, qui se plia fanatiquement, devenu invisible, à la règle de l’absence au monde). Or cette iconogra- phie va vite se dédoubler. Cigares cubains, costumes Cardin et chaussures Hermès, surtout dans les années soixante-dix, signalent l’autre versant du personnage, qui cultivait un cer- tain dandysme depuis l’adolescence (quelques beaux clichés de 1942-1943 le prouvent). Le chic anglais, évidemment, donne à « lire » le refus de la grisaille « bourgeoise » et le goût de l’otium raffiné. Sous Giscard, alors que Mai 68 l’a laissé sceptique et que la gauchisation du champ culturel commence à l’agacer, Barthes finit par libérer son fond de sensualité solaire à travers des textes qui chantent le plaisir des classiques, la reconquête du langage amoureux, le prestige du roman et presque le bon- heur du signifiant, désormais plus réceptif que déceptif.

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Philippe Sollers, avec lequel il s’était tout de même « aven- turé » jusqu’en Chine maoïste au printemps 1974, peut écrire, quatre ans plus tard, que Roland possède le génie du « contre-­ courant ». Et Roland Barthes, en 1979, de confirmer aux lec- teurs de Tel quel : « Tout d’un coup, il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne. » Après s’être réclamé d’un marxisme non encarté, et avoir versé dans la vulgate structuralo-­ linguistique des années soixante, il s’offrait donc un nouveau virage et, il l’ignorait encore, un ultime visage. Là où d’autres ne virent qu’apostasie ou fatal embourgeoisement, Antoine Compagnon fut sans doute l’un des premiers à déceler une imprévisible fidélité à soi. SesAntimodernes (Gallimard, 2005) la dégagent du réexamen des premiers textes, très beaux, très purs. Ils sont d’un jeune homme plus épris de Sophocle, de Pascal, de Racine, de Chateaubriand, de Stendhal, de Baude- laire et de Proust que de Brecht ou de Chomsky. En somme, resurgissant au soir de sa vie, l’amour des lettres avait clandes- tinement survécu à l’hégémonie du texte, surmonté la diabo- lisation du récit et l’apologie du fragment, jusqu’au fascisme supposé de la langue commune, sur lesquels Barthes avait fait carrière. Il était même devenu possible de relire ses livres les plus obtus à la lumière de cette modernité plus inclusive que sectaire. Le radicalisme moderniste jetait le masque et les mots étaient réinvestis du pouvoir d’accès à une autre vérité que la leur. Les séances du fameux séminaire de l’École pratique des hautes études, après le retour dépité de Chine, ne cher- chaient-elles pas, de leur côté, à retrouver le magnétisme de toute communication ? L’échange n’était-il pas à l’origine de toute littérature ? L’amour au seuil de toute énonciation ? Dans l’Âge des lettres (1), où il revient en détail sur les rela- tions à la fois étroites et tendues qui le lièrent à Barthes de 1975 à l’accident de janvier 1980, Compagnon fait revivre le sémi- naire et se souvient de ces monologues chaleureux où chacun avait l’impression que le maître ne parlait qu’à lui. Lorsqu’il y participe pour la première fois, le chantier des Fragments d’un discours amoureux a débuté et a installé une effervescence

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contagieuse : « Roland était inspiré par une sorte de feu inté- rieur durant les deux années où il [en] élabora [les] figures », écrit Compagnon. Tout autre, par la suite, devait être l’atmos- phère du Collège de France où l’intime de la parole vive, incar- née et désirante, chassée des amphithéâtres, se limitait désor- mais aux thèmes de son enseignement et aux auteurs qu’il convoquait avec une dilection déculpabilisée, Chateaubriand, Stendhal et Proust. S’il conserve une tendresse intacte envers Barthes et son humanisme secret, Compagnon ne se/nous dis- simule pas les ondoiements du personnage, ses réflexes pro- tectionnistes, sa vieille dent envers la Nouvelle revue française et Paulhan, ses errements politiques, son carriérisme sous la critique du « système » (le mot préféré de l’ami Foucault) et la cour qui le suivait partout ou qu’il rejoignait le soir : « Une petite bande virevoltait autour de Roland, un peu comme la bande des jeunes filles en fleur à Balbec, mais sans l’Alber- tine au polo, ou peut-être comme le clan des Verdurin, plus cancanier. » Le monde de Proust fusionnait désormais avec le monde de Barthes. Compagnon en a découvert les aspects les plus crus quand certaines pages du journal intime furent pos- thumément livrées au public. Mais il y a plus « désespérant », selon lui, que les « récits de drague », ce furent les révélations du Journal de deuil (Seuil, 2006) : « je me sentis d’abord ridi- culisé, presque humilié par le rôle que j’y tenais, ou qu’il me faisait tenir. J’y figurais comme le porte-parole de la raison, l’avocat du bon sens, le défenseur de la norme. J’étais celui qui employait le terme de deuil, rappelait à Roland cet affect, là où il voulait s’en tenir au chagrin, émotion indéfinie, affliction perpétuelle. [...] je me plaçais du côté de la vie, de l’avenir, et cela lui était insupportable. J’incarnais la doxa, l’étroite pensée petite-bourgeoise, voire le fascisme de la langue. » Compli- cité et complaisance sont de faux amis : Antoine Compagnon n’aura jamais trahi Roland Barthes.

1. Antoine Compagnon, l’Âge des lettres, Gallimard, 2015.

164 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 LIVRES Romain Rolland et Stefan Zweig s’écrivent › Eryck de Rubercy

a correspondance en trois volumes de Romain Rol- land (1866-1944) avec Stefan Zweig (1881-1942), L étendue sur trente années, et dont seuls les deux pre- miers volumes – 1910-1919 et 1920-1927 – ont été publiés à ce jour, constitue un document à la fois unique et passion- nant (1). Il est surtout celui d’un itinéraire de l’intelligence, à savoir celui d’une prise de conscience progressive d’une remarquable clairvoyance, dans laquelle ces deux grands esprits apprirent l’un par l’autre à venir à bout des derniers vestiges de leurs préjugés nationaux. 277 lettres de Rolland à Zweig, du 1er mai 1910 au 7 avril 1940 ont été conservées et 520 lettres de Zweig à Rolland, du 19 février 1910 au 10 avril 1940. Soit près de 800 lettres ! La plupart écrites en français, sauf durant les années de guerre où Zweig était contraint par la censure de les rédiger en allemand, ainsi que chaque fois qu’il éprouvait le besoin de s’exprimer plus clairement en faisant usage de sa langue natale. Lui-même a témoigné, dans une lettre à Roger Martin du Gard du 18 avril 1931, de l’importance qu’avait pour lui cet exceptionnel échange épistolaire : « À part d’une correspondance qui est devenue pour nous une vieille habitude, avec mon cher Romain Rol- land, j’ai délaissé presque tous mes amis lointains. » Ce qui n’est pas rien, si l’on songe que ses amis, ne seraient-ce que français, se nommaient, parmi tant d’autres, Edmond Jaloux, André Suarès, Paul Valéry, Charles Du Bos. Les deux hommes s’étaient connus vers 1907, quand Zweig lut dans les Cahiers de la quinzaine (la revue de Charles Péguy) la première partie de Jean-Christophe. Dans

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cet appel à la conscience des peuples et cet acte de foi en l’unité de l’Europe, il fut sensible à la défense du pacifisme conjuguée à un désir de rapprocher les cultures française et allemande. Si cette découverte de l’autre prit pour Zweig des allures de prédestination, ce dernier dut néanmoins attendre 1910 avant de pouvoir rencontrer à Paris celui dont l’amitié occupa une place essentielle dans sa vie et qui, se tenant farouchement « au-dessus de la mêlée » pen- dant la Première Guerre mondiale, l’amena à ses positions pacifistes. Et puis, homme du monde distingué, Zweig ne l’admira que davantage pour ces qualités d’ascète incorrup- tible qu’il ne possédait pas, en lui témoignant une immense vénération et une grande déférence qui se lisent bien sûr dans leur correspondance mais aussi dans la biographie qu’il lui consacra en 1920 où dès la première page est attes- tée la référence morale qu’incarnait Rolland aux yeux de Zweig : « Ce livre n’a pas pour unique objet de décrire une œuvre européenne, mais avant tout de rendre témoignage à l’homme qui fut pour moi et pour beaucoup d’autres le plus grand événement moral de notre époque. » Cela dit, Zweig, qui a fait entièrement don de son ami- tié à Rolland et qui n’a pas ménagé ses efforts pour faire connaître et traduire son œuvre dans les pays de langue alle- mande, va mettre longtemps avant de percevoir les diver- gences qui les séparent et dont il y avait eu des signes avant- coureurs dès avant la Première Guerre mondiale. En effet, s’il rêve d’une sorte d’internationale des esprits libres voués à l’art, comparable à la diaspora juive, qu’il préfère, comme il le dit dans une lettre à Martin Buber de février 1918, à « un État juif avec des canons, des drapeaux, des décorations », Rolland, lui, conçoit l’action à mener comme une lutte qui doit s’adapter aux circonstances. Ainsi montre-t-il quelque sympathie pour l’évolution de la Russie en 1916, et Lénine rentrant dans son pays pour y préparer la révolution l’invite même à l’accompagner dans son wagon plombé. Non sans

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hésitation, ce pacifiste convaincu prend alors un virage dou- loureux : il déclare la guerre à la société bourgeoise porteuse de barbarie et se rapproche de la révolution socialiste tandis que Zweig, trop conciliant pour être un combattant, reste déchiré entre ses velléités d’action et sa peur du changement sinon son attachement instinctif au « monde d’hier ». Ainsi est-ce non sans quelque perfidie que Romain Rol- land lui dédicace en 1924 sa pièce le Jeu de l’amour et de la mort avec ces mots : « À l’esprit fidèle qui a le patriotisme de l’Europe et la religion de l’Amitié, à Stefan Zweig qui m’a remis au poing la plume de la geste héroïque de la révolu- tion, je dédie affectueusement ce drame qui lui doit d’être écrit. » Or rien n’est plus étranger à Zweig, ennemi de tout fanatisme, que la révolution. Dès le 23 décembre 1917, il avait même écrit à Romain Rolland : « Au fond de mon être, je déteste la révolte, la force, j’admire la soumission au sort, mais au sort, pas au fardeau d’une troupe de brigands et de meurtriers. » Comme Jean-Yves Brancy, maître d’œuvre de cette édition de la correspondance entre Romain Rolland et Stefan Zweig, l’observe dans sa présentation : « La montée du fascisme en Europe rapproche à nouveau les deux amis, tout comme l’avait fait la guerre de 1914. Mais alors qu’elle pousse Romain Rolland de plus en plus vers l’action, Stefan Zweig reste cantonné dans le monde des idées. Cette dis- sonance sera le début d’un certain nombre de désaccords à partir de 1930, surtout concernant le communisme. » Finalement la grandeur de Rolland aura été d’annoncer la transformation d’un monde qui allait jeter Zweig, voyant s’effondrer le rêve qu’il avait d’une Europe pacifique, tolé- rante et fraternelle, en plein désespoir. Un désespoir qui le conduira, en février 1942, à mettre tout bonnement fin à ses jours.

1. Romain Rolland et Stefan Zweig, Correspondance 1910-1919 et Correspondance 1920- 1927, édition établie, présentée et annotée par Jean-Yves Brancy, traduction des lettres allemandes par Siegrun Barat, Albin Michel, 2014 et 2015.

NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 167 LIVRES Un journal au quotidien › Patrick Kéchichian

n journal n’est pas tout à fait une entreprise comme une autre. Si les impératifs – et, en ces U temps actuels, la grande précarité – économiques commandent comme ailleurs, une dimension affective et intellectuelle particulière vient infléchir les usages et les pra- tiques. Ceux qu’on nomme « les actionnaires » sont souvent venus, ces dernières années, troubler les hiérarchies profes- sionnelles traditionnelles en s’imposant comme maîtres chez eux. Mais, en même temps, ils semblent penser et déci- der loin des journalistes, et aussi des correcteurs, des sténos (ces deux derniers métiers étant en voie de disparition) et de tout le personnel du journal, jusqu’au gardien de nuit. Tous ceux-là vivent au quotidien et font vivre leur journal. Ils en sont les membres et les organes. Tous les jours, ou toutes les semaines, l’exact produit de leur savoir-faire s’étale devant leurs yeux. Ils le feuillettent, voient ce qu’un lecteur ordi- naire ne voit pas toujours, s’énervent, se réjouissent, se congratulent ou se haïssent, tandis qu’ils œuvrent déjà au numéro suivant. Petit monde en perpétuelle effervescence, en continuel bavardage, en faveur de l’innovation, ou défen- dant au contraire les charmes des temps anciens... Mathieu Lindon est écrivain et journaliste (notamment littéraire) depuis des décennies à Libération. Le journal, per- sonnel cette fois, qu’il donne à lire est daté du 7 novembre 2014 au 6 février 2015 (1). Un trimestre au cours duquel s’applique un plan social, offrant aux salariés la possibilité de quitter volontairement l’entreprise, avec des indemnités substantielles – si on les compare à celles appliquées dans d’autres secteurs. Durant ce temps, eut lieu l’attentat contre

168 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 critiques

Charlie Hebdo, ce « 11 septembre de la presse » – événe- ment, fracture, qui marqua tous les esprits et singulière- ment, bien sûr, ceux des journalistes. Le même jour devait avoir lieu au journal un « pot de départ » collectif… Les pages de Mathieu Lindon sonnent curieusement : pas vraiment d’esprit d’analyse, ni même d’autoanalyse, mais une sorte de premier degré affirmé, volontariste, presque candide, et un parti pris subjectivement descriptif et obstiné : l’auteur semble nous dire « voilà ce que je vois, ressens et pense en de telles circonstances ». Pas de recul. L’humeur et la sensibilité, la vie immédiate en somme, suf- fisent. « Quoi que ce soit de ma vie que j’évoque, d’une façon ou d’une autre, le journal s’y glisse. » C’est le roman- cier qui affirme ici son identité, au jour le jour, non l’es- sayiste. Cette subjectivité, il ne cherche pas à la compenser par des considérations générales sur l’avenir du journal et du journalisme ou sur la situation réelle de son journal. En fait, ce possessif dit tout, des limites et de l’extension du livre. Et cela, au-delà d’une situation particulière. Ainsi, on peut lire Jours de Libération sur deux plans complémentaires, non contradictoires. D’une part, l’his- toire propre – passé et présente – de Libération, avec ses grandes figures historiques comme Serge July. D’autre part, l’histoire du rapport très particulier qu’entretient un jour- naliste avec son métier, et bien plus encore avec le – avec son – journal. Avec également ses lecteurs, « instance à la fois magique et prosaïque, étrangère et familière ». Très vite, Mathieu Lindon va décider de rester : « Je ne voudrais pas quitter le journal avant qu’il m’ait quitté », dit-il. Cette décision lui donnera tout au long de ces pages une vision particulière de la communauté professionnelle des journa- listes, « où les collègues ne sont pas des amis et cependant plus que des collègues ». Dans la même page, il écrit : « Ma présence au journal m’est une sorte d’ubiquité. » Ce dernier mot souligne que ce n’est pas le confort que cherche l’auteur

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en restant dans une rédaction largement désertée. Il met en évidence la dimension affective dont je parlais au début. Je ne sais si beaucoup de métiers ou beaucoup d’entreprises en dehors de la presse offrent cette particularité, ce privilège à la fois heureux et douloureux. Mathieu Lindon, en tout cas, parle de cela avec une désarmante vérité.

1. Mathieu Lindon, Jours de Libération, POL, 2015.

170 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 LIVRES Flann O’Brien, le saint esprit de la trinité › Frédéric Verger

l’automne 1939, James Joyce, refermant le pre- mier roman d’un jeune Irlandais de 27 ans – l’un À des derniers qu’il devait lire –, s’exclama : « Voilà un écrivain ! Et doué du véritable esprit comique ! » Un an plus tard, à l’autre bout du monde, l’encore obscur Jorge Luis Borges confia qu’il considérait ce livre d’un jeune inconnu comme un chef-d’œuvre de l’art du roman. Le livre s’appelait « At Swim-Two-Birds » et son auteur Flann O’Brien. Il venait de faire son entrée en littérature par un chef-d’œuvre d’originalité formelle où la maîtrise royale et classique de la langue autorise la splendeur d’une folie à la Rabelais. At Swim-Two-Birds raconte l’histoire d’un étudiant dublinois qui passe son temps dans son lit ou dans les pubs en rêvant à un roman qui mettrait en scène un personnage qui lui-même écrit un roman où il mêle des personnages divers récupérés d’autres fictions : un diable bavasseur et phi- losophe, un héros maudit des contes épiques traditionnels condamné à vivre dans les arbres, des cow-boys empruntés à un écrivain de westerns qui vivent leurs aventures dans les rues de Dublin. Au fur et à mesure qu’il joue avec ces his- toires, elles se contaminent, se mélangent, les personnages se rebellent contre leur auteur quand il est endormi, tandis que la chronique de sa vie réelle n’apparaît plus que comme l’un des fils de la trame. C’est, comme l’avait dit Graham Greene, grand admirateur du livre, la rencontre d’Ulysse et de Tristam Shandy.

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Ce début brillant sembla sans lendemain. Le deuxième roman d’O’Brien, The Third Policeman, écrit en 1940 et aujourd’hui considéré comme son chef-d’œuvre, décon- certa tellement son éditeur qu’il refusa de le publier. Il ne le fut jamais du vivant de son auteur, qui affirmait qu’à force de traîner au fond de sa voiture le manuscrit avait peu à peu disparu, les pages envolées une à une quand il rou- lait les fenêtres ouvertes (il parut finalement en 1967, un an après sa mort, et fut instantanément reconnu comme une œuvre majeure de la littérature du XXe siècle). Seul soutien d’une fratrie de douze, Brian O’Nolan – son vrai nom – se partagea entre son travail de fonctionnaire dans divers ministères et l’écriture d’une chronique humoris- tique quotidienne dans l’Irish Times sous le pseudonyme de Myles na Gopaleen. Elle fit les délices de ses lecteurs chaque matin pendant vingt-cinq ans et devint de plus en plus acerbe et critique au fil du temps (au point qu’il fut obligé de prendre sa retraite du ministère tant la satire de toutes les formes d’autorité administrative, religieuse, politique, devenait féroce). « Cruiskeen Lawn », c’était le nom de cette chronique, est aujourd’hui rééditée en plu- sieurs volumes et considérée comme un chef-d’œuvre de l’humour et de la satire (les Romans et chroniques dubli- noises des Belles Lettres en donnent une sélection très amusante). Cet épais volume qui vient de paraître (1) contient en outre l’intégralité des romans d’O’Brien : At Swim Two Birds (Swim-Two-Birds), The Third Policeman (le Troisième Policier), les deux premiers romans, les plus délirants, des fables gnostiques racontées par Lewis Carroll ; An Béal Bocht (la Chienlit), parodie hilarante et rabelaisienne des romans du revival gaëlique qui connut de façon ironique un grand succès dans ces mêmes milieux et qu’on trouve ici traduite de la version originale irlandaise ; The Hard Life (le Pleure-misère), écrit en 1961, vingt ans après la

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Chienlit, lorsque la réédition d’At Swim Two Birds le fit redécouvrir et lui donna un nouvel élan ; et The Dalkey Archive (l’Archiviste de Dublin), son dernier roman, paru en 1964, deux ans avant sa mort. Deux romans de facture plus classique, parodies de roman d’apprentissage où un univers réaliste, familier, est parcouru d’une brise légère de délire et de folie, envers en quelque sorte des deux pre- miers livres, où un univers délirant, parfois cauchemar- desque, est toujours animé de la vie la plus concrète. Le Troisième Policier, son livre le plus célèbre, raconte l’errance et la quête d’un narrateur qui, conduit par son appétit de savoir à commettre un meurtre, se retrouve au fil du récit amené à repasser sans fin par les mêmes endroits, à revivre les mêmes scènes, plus ou moins surveillé par des policiers de campagne un peu abrutis, versions gro- tesques d’anges dont on ne sait trop s’ils sont gardiens ou vengeurs. Au point qu’on se demande si, comme dans les rêveries d’Emmanuel Swedenborg, son univers familier n’est pas en réalité devenu l’enfer. Comme tous les grands romans, le Troisième Policier est une parodie de roman, c’est-à-dire que tous les éléments du récit sont dotés d’une dimension ironique qui montre que ce n’est pas le roman qui imite la vie mais la vie qui se présente comme l’illusion d’un roman. La drôlerie, l’humour, la satire d’O’Brien ont toujours un aspect allégorique, et ce qui sauve ses romans de la bêtise qu’une telle prétention engendre souvent, c’est le caractère radical de sa vision : le sens de ces allégories, c’est l’impossibilité absolue de trouver un sens à la vie, au monde. La vérité de la vie, c’est le caractère dérisoire et délirant de toutes les tentatives humaines pour en trouver un : la religion, l’art, la science elle-même, condamnée à se perdre dans le puits sans fin de ses propres découvertes, n’aboutissent qu’à des postures ineptes de prétention qui, si on les regarde d’un certain point de vue, sont à la fois atroces et comiques. La conviction que l’alliance de

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l’atroce et du comique définit la condition humaine, rap- pelle Swift. Et, comme chez Swift, la vision la plus noire surgit d’une langue dont la beauté fait naître un sentiment d’ivresse et de vitalité. Edna O’Brien a dit qu’avec Joyce et Beckett, il consti- tuait la trinité des grands écrivains irlandais. Comme Joyce, il ne renonce pas à la volupté du lyrisme, de la rhétorique, ni à l’ivresse de l’affabulation ; mais, comme celle de Bec- kett, son œuvre ne cherche pas à reconstruire un monde si plein, si parfait qu’il apparaît comme une consolation don- nant un sens à la vie. Il n’y a pas plus de consolation chez lui que chez Beckett, sinon celle du souffle lyrique, parodié, caché ou moqué, mais qui vivifie tout ce néant.

1. Flann O’Brien, Romans et chroniques dublinoises, traduit par Patrick Hersant, Rosine Inspektor, Alain Le Berre, Patrick Reumaux, André Verrier, Les Belles Lettres, 2015.

174 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 LIVRES La France et le sens de l’histoire › Henri de Montety

udhir Hazareesingh (1) aime tant la France qu’il a fait sien le goût du paradoxe. D’un côté, il affirme S que son livre (2) « paraît à un moment où la France est en crise ». D’un autre, il dézingue volontiers ceux qui ont le malheur de faire ce même constat. L’historien britannique explore d’abord différents aspects de la pensée française, le rationalisme philosophique et l’idéa- lisme scientifique, bien sûr, mais aussi l’utopie et le goût de l’occultisme. Le primat cartésien de l’idée sur l’expérience est à l’origine de tout. D’ailleurs, la république est une construction complexe qui dépasse la somme de ses parties, d’où « l’implacable hostilité française au multiculturalisme ». Hazareesingh sait trouver dans le présent des échos du passé. À propos de l’occultisme, il évoque les derniers vœux télévisés de François Mitterrand : « Je crois aux forces de l’esprit et je ne vous quitterai pas. » Du reste, la dimension mystique de la Révolution s’appuie sur de solides rituels. Sait-on qu’il exista (brièvement) un « carême civique » ? Le goût de l’uto- pie sociale, si présent au XIXe siècle, remonte aux Lumières et donne un sens au succès du marxisme en France : l’ambi- tion des Lumières de former des citoyens instruits partageant une morale laïque commune ; l’aspiration de la Révolution à régénérer l’homme ; le désir fouriériste de promouvoir une plus grande harmonie sociale ; le culte de la perfectibilité des saint-simoniens et leur promotion de la production indus- trielle ; la dictature bienveillante de Cabet et sa conception utilitariste de la vie culturelle ; la paix entre les peuples de la république universelle. Ouf…

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Sommes-nous vraiment tout cela ? En guise de paren- thèse, l’auteur renvoie dos à dos gaullisme et marxisme, dans leur même mépris du capitalisme et des partis poli- tiques. Sur cette opposition se greffe la dialectique de l’his- toire intellectuelle d’après-guerre entre le sujet (existentiel) et le non-sujet (structuraliste). Notons l’évacuation du quasi-sujet (psychanalytique), sans doute pour simplifier ou pour « franciser » les données du problème. La deuxième partie du livre est consacrée à la France contemporaine et à ses racines immédiates. Sudhir Hazaree- singh trace une ligne hardie de Claude Lévi-Strauss, Franz Fanon et la French theory à Jean Monnet (suivi de près par Jean-Pierre Chevènement). La remise en cause du progrès par l’ethnologie ouvrait la voie à l’anticolonialisme. Or bien vite le tiers-mondisme montra ses limites, tandis que le structuralisme se perdait « dans le trou noir du post-modernisme derridien ». Que restait-il à « l’esprit prométhéen français », sinon le projet d’une confédération européenne ? Vertige... On pardonne volontiers à l’auteur d’être quelque peu « fâché avec la chronologie » (expression qu’il emploie lui-même à pro- pos de Michel Foucault). Suit un portrait-vérité de Jean Monnet : ce « cosmopolite fortuné », inculte, impoli avec de Gaulle, dont le projet de « souveraineté partagée » était, certes, de grande ampleur, mais avait le double défaut – ici, l’auteur s’appuie sur Jean-Pierre Chevènement – d’être totalement dépourvu de « préoccupation républi- caine ou démocratique » et fondé sur la soumission aux forces étrangères. Pas étonnant : Jean Monnet était un agent américain. Ce n’est pas l’antiaméricanisme qui a changé en France, ni l’attachement à la langue et à l’art de vivre, ni la pré- sence intemporelle de la Révolution. Mais, depuis 1980, Sartre se survit à lui-même en Bernard-Henri Lévy. Haza- reesingh évoque le marketing littéraire et le réseau parisien,

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la « pensée tiède » (3), combinaison de « réalignement des intellectuels libéraux » et de « momification de la tradition radicale ». En témoigne le retournement de François Furet, dont la réussite fut la commémoration antijacobine du bicentenaire de la Révolution. Hazareesingh manie l’ironie avec férocité, soulignant, à propos des difficultés d’intégra- tion des minorités ethniques en France, la « capacité intacte à traiter les questions sociales et politiques par le biais d’arguments essentialistes et dogmatiques ». Pour autant, n’est-il pas lui-même un rien doctrinaire quand il reproche à Régis Debray d’avoir signé une pétition réclamant plus de discipline à l’école ? Les ironies de Hazareesingh sont sélectives. On notera un jugement imprudent à propos de la politique française en Tunisie, raillant la « coutume bien ancrée à préférer un despote connu aux incertitudes du changement démocratique ». Et en Libye ? (Laissons pru- demment de côté la Syrie.) Évoquons aussi une étourderie, quand il déplore que Loránt Deutsch ait dressé un « por- trait négatif de la Commune ». Burke en aurait-il dressé un « portrait positif » ? Au dernier chapitre, intitulé « La tentation du repli », on veillera bien à distinguer, dans ce catalogue de per- sonnes et de doléances en vogue, ce qui est fasciste et ce qui ne l’est pas (bonne chance aux lecteurs de l’édition anglaise !). Surtout que Hazareesingh fait siens certains blâmes et n’hésite pas à manier la raillerie. Les prix lit- téraires français, par exemple, auraient, selon lui, « de grandes difficultés à attirer un nombre conséquent de lec- teurs anglophones ». Que de colère ! On est étourdi et il faut déjà conclure sur la fracture entre les « confiants » et les « anxieux ». D’ail- leurs, les anxieux sont-ils vraiment français ? Hazareesingh est formel : si Roger Scruton (4) est sans doute anglais, Alain Finkielkraut n’est pas français. Du moins a-t-il cessé d’exprimer l’esprit français.

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Pourtant, in extremis, Hazareesingh admet l’anti­ modernisme parmi les « éléments constitutifs de la pensée française ». Il cite brièvement Proudhon, le duo Robert Aron-Arnaud Dandieu. Toutefois, pour inverser la déca- dence de la nation française (5), il termine son paragraphe par l’appel d’un essayiste libéral exilé à Londres. C’est mon- trer peu d’empathie pour Aron et Dandieu qui dénonçaient d’une même ardeur les hydres communiste et capitaliste. En réalité, les quelques allusions historiques aux mécontents du progrès sont dépréciées (Bonald, Drieu La Rochelle, la « droite nationaliste »). Baudelaire tenait-il de la droite nationaliste ? D’ailleurs, on parle peu de Baude- laire, de Balzac, de Chateaubriand dans Ce pays qui aimait les idées. Pourtant, les écrivains français n’ont pas tous été de béats progressistes… Vae victis ! Leur souvenir sera effacé des livres. Une page sur Jules Verne offre toutefois une séduisante approche de l’esprit français dans son rapport ambigu à la science, conjugué avec son amour-haine de la technocratie. Ce qui semble retenir l’auteur, face au vaste monde de la littérature, c’est une certaine discrétion que l’on retrouve dans sa vision de la religion, essentiellement traitée sous sa forme laïque ou diffuse. Il médite volontiers sur la nature religieuse du cartésianisme, il expose l’eschatologie marxiste et souligne l’imprégnation religieuse du débat français, centré sur des notions comme le bien et le mal. (Ajou- tons la « tentation » du repli !) Mais, comme l’a souligné The Independant (6) : « S’il décrit l’influence subliminale du catholicisme sur les penseurs et les politiciens français, Hazareesingh ne parvient pas à traiter distinctement le sujet de la tradition catholique dans la pensée et la politique conservatrice française. » (Ni même progressiste, d’ailleurs.) Quelques mots seulement sur Bossuet, rien sur Fénelon ni sur Lacordaire, presque rien sur l’inévitable Péguy. Ne sont- ils pas français ?

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L’orientation choisie par Hazareesingh lui fait voir l’ac- tualité comme une anomalie, un renoncement de la France à elle-même. Les exemples épars des pensées antimodernes, réactionnaires ou simplement catholiques ne lui permettent pas d’identifier les continuités ou les méandres de ces dif- férentes traditions de pensée en France. (On remarque aussi l’absence d’idées écologistes, de Montaigne à René Dumont.) Tant et si bien que le vaste marécage désigné comme la « tentation du repli », privé de ses propres digues, s’étend et finit par siphonner – paradoxe – le « fondamen- talisme républicain ».

1. Sudhir Hazareesingh enseigne les sciences politiques au collège Balliol à Oxford. Auteur de la Légende de Napoléon (Tallandier, 2006), de la Saint-Napoléon (Tallandier, 2007) et du Mythe gaullien (Gallimard, 2010), il a aussi écrit de nombreux articles sur la Révolution et l’imaginaire révolutionnaire dans les revues françaises comme Critique, la Revue historique, la Revue d’histoire du XIXe siècle ou les Cahiers Jaurès. 2. Sudhir Hazareesingh, Ce pays qui aime les idées. Histoire d’une passion française, Flammarion, 2015. 3. Perry Anderson, la Pensée tiède. Un regard critique sur la culture française, Seuil, 2005, professeur d’histoire et de sociologie à l’université de Californie à Los Angeles. D’origine britannique, il a longtemps dirigé la New Left Review. 4. Depuis la publication de The Meaning of Conservatism (1980), le philosophe Roger Scruton est le chef de file d’une tendance conservatrice qui s’est éloignée du thatché- risme dans son intention de rééquilibrer les questions morales par rapport à l’économie. 5. Robert Aron et Arnaud Dandieu, la Décadence de la nation française, Rieder, 1931. Cet ouvrage est aux origines du non-conformisme des années trente, mouvement intellectuel aux diverses formes qui développa une critique radicale du monde moderne sur des bases spiritualistes. « La crise est dans l’homme », disait Thierry Maulnier. 6. John Lichfield, « How the French Think by Sudhir Hazareesingh, book review: The theoretical construct is all », The Independant, 22 juillet 2015.

NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 179 LIVRES Kissinger et le réalisme démocratique › Hadrien Desuin

Le style enlevé qui a fait le succès des précédentes biogra- phies de Charles Zorgbibe (Metternich, Wilson…) donne à ce Kissinger (1) un plaisir de lecture et une profondeur d’analyse. Le récit de la vie controversée de cet immigré juif allemand devenu secrétaire d’État des États-Unis est admirablement porté par l’étude conceptuelle de l’auteur, un spécialiste du droit international et de l’histoire diplo- matique. L’enfance et la jeunesse de Henry Kissinger ne sont pas négligées bien qu’elles aient finalement eu peu d’inci- dence sur sa vision internationale. Certes, il sera le plus européen des secrétaires d’État américains, mais ce sont ses études à Harvard et ses années new-yorkaises qui vont lancer son parcours. Sa fascination universitaire pour les acteurs du congrès de Vienne (Metternich, Castlereagh et Talleyrand) est à l’origine de sa recherche d’un nou- vel équilibre des forces. Les États-Unis devront jouer le rôle du Royaume-Uni au XIXe siècle : domination éco- nomique et arbitrage diplomatique. Au pouvoir avec Richard Nixon, qui partage sa vision pragmatique du monde, il doit sortir l’Amérique du Vietnam. De cette défaite, il fera l’instrument d’une ouverture vers la Chine et une détente avec l’URSS. Difficile de démêler ce qui revient à Kissinger ou à Nixon, mais l’auteur tranche en faveur du président. Il est à l’origine des grandes ruptures menées par le flamboyant Kissinger. À plusieurs reprises, ce « virtuose de la diplomatie », que l’auteur compare à Talleyrand, se perd dans les mondanités et les plaisirs des

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ambassades. Kissinger semble également être à l’origine de quelques imprudences sous la présidence Ford, ce qui ternit son bilan. Revenu à ses chères études lorsque Jimmy Carter arrive à la Maison-Blanche, Kissinger plaide pour un nouvel ordre mondial qui reprendrait les principes d’équilibre des forces mais aussi de concert des nations autour d’un principe de légitimité. Or l’Occident est entré, avec la démocratie, dans une nouvelle ère. L’opinion publique doit être intégrée dans l’équation de sécurité et de calcul coût/rendement des inté- rêts nationaux. Mais pour maintenir la distinction entre politique extérieure et politique intérieure, la diplomatie secrète reste indispensable car elle limite le facteur variable qu’est l’opinion dans l’équation du concert des nations. « Il ne peut y avoir adéquation entre la vision qu’une puissance a d’elle-même et la représentation que s’en font les tiers. » Cet écart entre le discours idéologique et la pratique réaliste (la Realpolitik) est un point commun de la diplomatie occi- dentale. Seulement, pour Zorgbibe, le discours américain est plus viril, plus fier de lui-même, jusqu’à l’hégémonie à tendance messianique. Alors que le discours européen, indé- fini et complexé, est incapable de prescrire et de projeter les restes de sa puissance perdue. Le risque de cette analyse est d’ailleurs de surestimer la pratique idéaliste et guerrière de l’Amérique comparée au prudent réalisme des nations euro- péennes. À bien des égards, l’Amérique a fait l’apprentissage de la diplomatie traditionnelle tandis que l’Europe expéri- mentait la diplomatie de l’ingérence humanitaire. À partir de 1945, les États-Unis ne peuvent plus échapper à la res- ponsabilité d’organiser l’équilibre du monde et se frottent au pragmatisme diplomatique. Inversement, l’Europe, déresponsabilisée par le parapluie américain et aveuglée par le traumatisme des guerres nationalistes, projette dans une construction supranationale ses rêves d’idéaux pacifistes et post-historiques.

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À la croisée de ces chemins contraires, Nixon est subju- gué par de Gaulle, dont il s’inspire en particulier face à la Chine. Kissinger a pour modèle Richelieu et Metternich. Tandis que l’Europe de Giscard n’a d’yeux que pour les founding fathers. Paradoxe de la guerre froide, les puissances communistes ou tiers-mondiste abandonnent progressive- ment toute prétention idéologique des relations internatio- nales et adoptent le concept occidental de la raison d’État au moment où les nations européennes multiplient les opé- rations de maintien de la paix à chaque émotion publique. Au fur et à mesure de sa réflexion, et jusqu’à son dernier essai, World Order, Kissinger soutient l’idée d’un réalisme démocratique. Il voudrait synthétiser les aspirations idéalistes américaines avec la raison d’État. Dans le système de la Sainte Alliance comme dans celui du Conseil de sécurité de l’Orga- nisation des nations unies, il s’agit, malgré les arrière-pensées, d’un système international d’équilibre des puissances codifié par le droit mais aussi par la reconnaissance de valeurs com- munes. L’équilibre bismarckien quant à lui reposait unique- ment sur les rapports de forces et le nationalisme allemand. La Realpolitik n’a pas survécu à son génie. À l’inverse, les ins- titutions genevoises de la Société des nations chères à Kant et à Wilson reposaient uniquement sur des principes libéraux mais négligeaient la réalité des armes et l’équilibre des forces. On sait qu’elles furent rattrapées par de cruelles réalités. Kissinger forme le vœu d’une politique étrangère occidentale qui tirerait sa légitimité de la représentation nationale et de l’invocation des valeurs du libéralisme politique. Mais elle se « concerte- rait » pour défendre ses intérêts et conserver l’équilibre des forces. La pratique de la négociation et de la modération avec les nouvelles grandes puissances, fussent-elles autoritaires, ramène à la réalité les élans de l’opinion occidentale autant qu’elle assagit la brutalité des sociétés prédémocratiques.

1. Charles Zorgbibe, Kissinger (Éditions de Fallois, 2015).

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EXPOSITIONS Le prisme de la prostitution › Bertrand Raison

a dernière moitié du XIXe siècle a été obsédée par la représentation de la prostitution. À tel point que de L l’Olympia de Manet (1863) aux Demoiselles d’Avi- gnon de Picasso (1907) on passe d’un bordel à l’autre. Entre ces deux dates tous les -ismes de l’histoire de l’art ont enre- gistré le passage des belles de nuit ou de jour sur les toiles et sur les plaques des appareils photographiques. Il faut dire que toute la littérature de l’époque, à l’exemple de Zola ou de Maupassant, développe allègrement le thème, sans parler de la presse, qui brode à l’envi sur les dangers de la syphilis mélangeant à plaisir les frémissements du fantasme et la menace des débordements. Ces images de la prostitu- tion de 1850 à 1910 indissolublement liées aux mœurs du Second Empire et de la IIIe République forment le cœur de l’exposition du musée d’Orsay (1). Certes, les courtisanes existent depuis toujours, mais ici la nouveauté consiste à interroger la mise en scène de ce demi-siècle qui multiplie jusqu’à l’obsession le portrait des pauvres pierreuses et des cocottes des beaux quartiers. La réponse est à la hauteur de la question : copieuse. Pas moins de 410 œuvres, pein- tures, photographies, objets, livres jalonnent un parcours foisonnant. Par un beau paradoxe, et les commissaires ne s’en cachent pas, ce sont des hommes qui peignent, qui détaillent, qui esquissent ou qui fixent leur objectif sur le corps des femmes par définition absentes. Et la réponse, alors ? Pas sûr qu’elle soit donnée de manière définitive tant le sujet est complexe, voire fuyant. La profusion des sources évite aussi les déclarations à l’emporte-pièce comme les

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jugements péremptoires. Malgré une scénographie portée sur le rouge qui pourrait faire la part belle au voyeurisme, la visite tourne au contraire à la découverte car les tableaux réinscrits dans le contexte de leur création offrent la possibi- lité d’une nouvelle lecture. Difficile donc de définir la pros- titution tellement sa réalité est mouvante, contradictoire. D’après Gustave Macé, chef de la sûreté de la préfecture de police de Paris, elle est omniprésente et nulle part : « Où commence la prostitution ? Où finit-elle ?, écrit-il en 1888. Personne ne le sait. Elle s’étale ici, là, plus loin, ailleurs, partout. Du trottoir, elle monte s’afficher aux fenêtres des entresols galants… » Et effectivement, elle court les rues, se jette dans les fiacres et envahit les bals, s’affranchissant gaillardement du carcan des maisons closes, dont le nombre diminue régulièrement. Leurs pensionnaires, qu’on appelle les « soumises », se voient dépassées par les « insoumises », ces indépendantes qui envahissent les brasseries dites à femmes, où les serveuses offrent leur sourire et parfois plus. Flaubert comme Baudelaire notent cet incendie que la prostitution allume dans les reflets de la nuit et que l’on retrouve dans l’aimantation des regards. Giovanni Boldini, dans Scène de fête au Moulin Rouge (1889), traque la géomé- trie incandescente de la séduction en multipliant les face-à- face galants. Quant à la Serveuse de bocks d’Édouard Manet (1878-1879), c’est le spectateur devenu client qu’elle dévi- sage nonchalamment. L’architecture du nouvel opéra de Charles Garnier s’adapte parfaitement à cet érotisme mondain. Véritable podium, le grand escalier autorise le déploiement des encombrantes toilettes dûment observées du haut des balcons. Les amateurs y surveillent leurs futures proies tout en chuchotant leurs secrets à l’oreille de compagnes compa- tissantes tandis que des messieurs en haut-de-forme lutinent les danseuses dans les coulisses. Cette fébrilité charnelle culmine lors des festivités du carnaval donné dans ces lieux,

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qui ressemblent alors à un claque monumental. Pourtant, l’ordre moral en vigueur n’en supporte pas la vision rap- prochée suggérée par Manet, son Bal masqué à l’opéra, jugé trop naturaliste, est refusé au salon de 1874. En dépit de cette familiarité bon teint, la peinture se tait sur les arrière- cours des réglementations et des sanctions. Silence total ou presque sur la prison de Saint-Lazare, où les rafles poli- cières déversent pêle-mêle lorettes et raccrocheuses. Toute- fois, la fascination qu’exercent les filles de joie n’obéit pas au seul engouement de la description. En témoigne cette lettre de Félicien Rops à son commanditaire dans laquelle il estime que « pour les études de nu moderne, il ne faut pas faire le nu classique mais bien le nu d’aujourd’hui qui a son caractère particulier et sa forme à lui qui ne ressemble à nulle autre. Il ne faut pas faire le sein de la Vénus de Milo mais le sein de Tata, qui est moins beau mais qui est le sein du jour » (2). Voilà, le mot est lâché, et toute l’exposition en un sens baigne dans l’éloge de la vie moderne par Bau- delaire. L’Olympia de Manet choque ses contemporains parce qu’elle apparaît frontalement sans aucune des justifi- cations mythologiques ou antiquisantes chères aux nudités grecques largement acceptées de Jean-Léon Gérôme. Loin de cet entêtement dans l’immobilité du passé, le moderne célèbre le bruissement du présent, passe sans coup férir de la high life à la low life, exalte le chatoiement urbain du gaz et de l’électricité, aime l’éphémère et la vitesse des voitures lancées dans l’ombre floue des allées. Bref, pour reprendre les mots mêmes de Baudelaire, c’est le refus absolu de dis- simuler « le fantastique réel de la vie » sous le faux nez des costumes à l’antique. Non, le nu idéalisé n’a rien à voir avec la norme et c’est bien pourquoi Edgar Degas comme Toulouse-Lautrec, en habitués des maisons de rendez-vous, se débarrassent des conventions académiques en explorant l’inattendu des gestes et des formes. En fait, il s’agit de résis- ter aux idées, de rester au plus près de l’expérience.

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C’est ainsi que, loin des redingotes et des corsets, émerge le corps moderne. Cependant, commencée dans l’ambiguïté publique du demi-monde des cabarets et des parterres, la visite s’achève dans la solitude de la Buveuse d’absinthe de Pablo Picasso et au milieu des masques criards de Kees Van Dongen et de Frantisek Kupka. Comme quoi la beauté aussi est horrible.

1. « Splendeurs et misères. Images de la prostitution, 1850-1910 », Musée d’Orsay, Paris, jusqu’au 17 janvier 2016. Le musée organise d’autre part une série d’événements autour de l’imaginaire de la prostitution au XIXe siècle (www.musee-orsay.fr). 2. Catalogue de l’exposition, Splendeurs et misères. Images de la prostitution 1850-1910, coédition Musée d’Orsay-Flammarion, 2015, p. 122.

186 NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 DISQUES La tigresse Martha et autres pianistes › Jean-Luc Macia

lle est à la fois un modèle, une égérie et une incom- parable dénicheuse de talents. Désormais septuagé- E naire, Martha Argerich donne peut-être moins de concerts (et elle en annule souvent), mais ses disques et sur- tout son festival annuel de Lugano, où elle s’entoure d’amis fidèles et de jeunes virtuoses pour des concerts en forme de happenings (régulièrement enregistrés et publiés par Warner), font d’elle l’une des dernières grandes stars charismatiques du piano, ennemie de toute routine. La célébrité, la virtuose argentine l’a rencontrée en remportant en 1965 le fameux Concours international Frédéric-Chopin à Varsovie. Dans cette ville, l’Institut Chopin continue d’honorer le composi- teur national en organisant chaque année un festival où Mar- tha Argerich a eu la bonne idée de se rendre en 2010, d’au- tant que l’Institut, également éditeur, a enregistré deux de ses concerts (1). Morceau de roi : le Concerto n° 1 comme on ne l’entend que rarement. Il faut dire que notre virtuose l’aborde avec une fougue et une passion qui confinent à l’exubérance dans l’allegro maestoso initial. Son entrée, après le tutti orches- tral, est d’une puissance presque brutale. Celle que l’on a sur- nommée « la tigresse du clavier » donne des coups de griffe avec ardeur tout en respectant scrupuleusement les indica- tions de Chopin. Quelques petites imprécisions (les aléas du live) n’empêchent pas de savourer cette lecture puissante qui dément totalement le portrait maladif que certains font du compositeur. C’est un romantisme viril que l’on entend, ren- forcé par le dynamisme électrique du Sinfonia Varsovia qui l’accompagne sous la baguette de Jacek Kaspszyk. D’aucuns

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trouveront peut-être que Mme Argerich en fait trop mais la noblesse élégiaque de la Romance qui suit corrige cette impression tant son piano chante avec lyrisme ; et la verve est de retour dans un stimulant Rondo final. La musicienne avait 69 ans au moment de ce concert et l’on peut s’extasier devant la jeunesse et l’enthousiasme de son interprétation. Elle est ensuite rejointe par l’un de ses vieux compagnons, le violoncelliste Mischa Maisky, personnalité tout aussi aty- pique, pour une lecture pas moins ravageuse, emplie d’élan et de ferveur, de la Sonate pour violoncelle et piano du même Chopin. Difficile de ne pas être emballé par la complicité détonante des deux solistes. Une leçon pour tous les jeunes virtuoses d’aujourd’hui. Et les jeunes et brillantes pianistes ne manquent pas… La Russe Anna Vinnitskaya par exemple. Née au bord de la mer Noire, elle s’est fait remarquer par son art subtil mais aussi conquérant. Elle a d’ailleurs choisi de rendre hommage au plus célèbre des compositeurs contestés par le pouvoir sovié- tique, Chostakovitch, pour bien montrer, dit-elle, la profon- deur tragique « qui se cache derrière la façade optimiste de sa musique ». Démonstration avec les deux concertos pour piano (2), notamment le premier, qui cache derrière les rou- lades de la trompette et les accents guillerets des cordes une multiplicité d’atmosphères qui, par ses côtés parodiques, déployait une insolence dérangeante pour les tenants du réa- lisme socialiste. Écrit en 1958, dans une Russie déstalinisée, le second concerto permit dans son néoclassicisme assumé à Chostakovitch de respirer entre deux symphonies et deux quatuors autrement dramatiques. Anna Vinnitskaya adopte en tout cas le ton qu’il faut pour dévoiler les multiples facettes de ces œuvres avec une sûreté digitale, une beauté sonore et élégante qui ont leur répondant dans les cordes de la Kreme- rata Baltica et les vents de la fameuse Staatskapelle de Dresde. En bonus deux brèves pièces pour deux pianos où la soliste est rejointe par Ivan Rudin.

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D’origine arménienne et installée en France, Varduhi Yeritsyan est l’une des plus prometteuses virtuoses de sa géné- ration. On s’en convainc avec une intégrale des dix sonates de Scriabine (3). Voilà une musique étrange, guère facile à abor- der, tant le fantasque compositeur du début du XXe siècle oscillait sans cesse entre la provocation, le mysticisme et le surnaturel. Plusieurs de ces partitions sont concises, étouf- fantes d’émotion contenue, avec des tonalités souvent indé- cises et des chutes dans un abîme surmontées par de brusques envolées extatiques. Une musique exigeante donc, d’abord pour l’auditeur qui, s’il accepte de s’y plonger, découvrira des beautés précieuses. Exigeante aussi bien sûr pour l’interprète et avouons que Mlle Yeritsyan sait y déployer une myriade de sonorités étranges et raffinées, une virtuosité implacable et un sens du rubato qui mettent en valeur les qualités singulières de ces pages. Peu de pianistes consacrés ont réussi avec autant de lucidité pénétrante à parcourir l’univers noir et blanc, païen et mystique de Scriabine. Andreas Staier n’est plus un débutant. Pianiste à ses heures, il est avant tout claveciniste et l’on est heureux qu’il ait enfin livré sa vision des sept concertos pour clavecin de Bach (4). Touchant une copie d’un monumental instrument d’époque, accompagné par l’une des meilleures formations baroques, le Freiburger Barockorchester, Staier donne à ces pages, souvent écrites d’abord par Bach pour un autre instrument soliste, une multiplicité de couleurs, une nervosité rythmique, une tension jamais démentie malgré le foisonnement de registra- tions et d’ornements qui donne à chaque concerto sa propre personnalité. La fougue des allegros, l’éloquence ténébreuse des mouvements lents, la richesse expressive nous valent l’un des meilleurs Bach entendus cette année.

1. Chopin, Concerto pour piano n° 1 par Martha Argherich, CD NIFC 038 (distribution Socadisc). 2. Chostakovitch, Concertos pour piano par Anna Vinnitskaya, CD Alpha 203. 3. Scriabine, Sonates pour piano par Varduhi Yeritsyan, CD Paraty 915136. 4. Bach, 7 concertos pour clavecin par Andreas Staier, 2 CD Harmonia Mundi HMC 902181.82.

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NOTES DE LECTURE

Les Hommes d’Hitler Sagesse biblique, sagesse Jean-Paul Bled politique › Henri de Montety Paul Valadier › Charles Ficat L’Or du temps Michel Bounan Qui vivra qui mourra. Quand on ne peut pas sauver tout le › Henri de Montety monde Frédérique Leichter-Flack Sable mouvant. Fragments de ma vie › Marie-Laure Delorme Henning Mankell Ode à un bernard-l’ermite : › Marie-Laure Delorme avis à ceux qui déménagent Lucien d’Azay À ce stade de la nuit Maylis de Kerangal › Jean-Pierre Naugrette › Marie-Laure Delorme

Goya. L’énergie du néant Michel del Castillo › Charles Ficat notes de lecture

ESSAI Bled risque de donner à sa pensée une Les Hommes d’Hitler tournure automatique. On associera Jean-Paul Bled peut-être à ce penchant son refus (fré- € Perrin | 480 p. | 24,90 quent parmi les historiens) d’écrire au passé et même d’appliquer les règles de Quel « homme d’Hitler » auriez-vous la concordance des temps. Peut-on vrai- été ? Jean-Paul Bled propose plu- ment se passer des nuances de la langue sieurs profils : les idiots utiles, le pre- française lorsqu’il s’agit – particulière- mier cercle, les civils, les militaires, les ment sur un tel sujet – de distinguer artistes, les éliminés. Entre les lignes clairement ce qui, dans l’histoire, appar- apparaissent des typologies subreptices : tient au passé, au présent (et à l’avenir) ? fauves et criminels, opportunistes, › Henri de Montety naïfs ; membres de la petite bourgeoisie, de la noblesse prussienne ou de l’aristo- cratie catholique, de la grande industrie, ESSAI militaires en proie au doute… Cela fait L’Or du temps du monde. Tous avaient en commun le Michel Bounan refus de la défaite allemande et le désir Allia | 64 p. | 6,20 € de revanche. C’est pourquoi ils s’asso- cièrent au « totalitarisme anarchique » « Ce n’est pas sans réticence que je livre mis en place par Hitler. Des hommes cet ouvrage à la publication. Les mains d’action, parfois même de culture, tom- dans lesquelles il va tomber ne sont pas, bèrent sous le charme d’un aventurier pour la plupart, celles dans lesquelles qui se levait « à l’heure du déjeuner » et j’aimerais les voir. Puisse-t-il – c’est le souffrait d’une « vraie phobie de l’admi- souhait que je forme pour lui – être bien- nistration ». Le domaine du Führer était tôt oublié des journalistes-philosophes, l’intime, il fut témoin de leur mariage, cela lui vaudra peut-être d’être réservé l’arbitre de leur divorce et d’une manière à une meilleure race de lecteur. » Ceux générale de leur vie sentimentale com- qui liront cette citation de Wittgenstein pliquée ; il hantait leurs dîners, au cours comprendront qu’on ne s’approche pas desquels il monopolisait la parole (à sans trembler de ce livre pour en faire chaque fois « durant deux heures »). la critique. Autre raison de trembler : ce La méthode de Hitler, c’était le jeu qu’il s’y noue et dénoue de vérités et de des uns contre les autres. À ce pro- lumières obscures ou fictives. pos, l’auteur évoque à trois reprises le Michel Bounan raconte l’histoire jugement de Salomon, « ne laissant ni humaine, c’est-à-dire la décadence du vaincu ni vrai vainqueur, une manière « sujet de l’Être » intemporel et univer- de rappeler à chacun qu’il le tient dans sel, que l’individuation a libéré des ins- son pouvoir ». Est-ce vraiment là l’esprit tincts prédateurs animaux que seules du jugement de Salomon ? Abusant par furent en mesure de freiner des religions ailleurs de formules figées, Jean-Paul dont l’appareil moral était artificielle-

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ment imposé par la menace du bâton et faut fixer des limites. Celles de l’humain, de l’enfer. Inutile de signaler que la part par exemple ? La réponse de l’auteur est autoritaire des religions a survécu dans le peut-être là : « En vérité, seul a le droit de monde moderne, qui continue à disso- parler […] celui qui se connaît d’abord cier la morale de sa vraie source, à savoir comme pur sujet. » Et les autres ? › Henri l’universalité authentique du « je ». Seule de Montety cette prise de conscience permettra à l’homme de reconstruire une civilisation. On aimerait, selon son humeur, prendre RÉCIT la défense des hommes ou des animaux, Sable mouvant. Fragments de ma vie des religions, de l’Occident, de l’Orient. Henning Mankell Du reste, si l’exposé emprunte aux Seuil | 368 p. | 21,50 e sagesses orientales en affirmant que le « je » n’a pas de structure, qu’il est une Le constat est implacable : il est âgé de énergie d’origine solaire, il s’en distingue 66 ans et il a un cancer du poumon avec par son anthropocentrisme cartésien. métastases. Nous sommes en janvier 2014 L’auteur est aussi habile à dénigrer les et Henning Mankell commence un jour- idéologies de libération (du prolétariat, nal de bord. Il va écrire durant les cinq des femmes et des enfants) qu’à dénon- mois de traitement, jusqu’à l’annonce cer l’illusion démocratique et toute d’une courte rémission, un texte consti- forme de domination par les « superpré- tué de soixante-sept fragments. Il parle dateurs », sans oublier un passage sur la de lui ; il parle des autres. Le créateur de destruction de l’écosystème. On ne sait la série des enquêtes de Kurt Wallander plus où on en est. Si ce n’est que dans le est un homme engagé à gauche. L’ave- monde rêvé, il n’y aura « ni adversaire nir de l’humanité l’a toujours concerné. extérieur à soumettre ni ennemi inté- Il est un opposant à l’énergie nucléaire. rieur à annihiler ». Le paradis sur terre, L’image de la grotte est omniprésente en quelque sorte. Et le mal ? Pensons à la dans Sable mouvant. Ce qu’on nous a ruse du diable qui consiste à faire croire légué : la beauté des peintures rupestres qu’il n’existe pas. Justement, une page et la force des premiers artistes de l’hu- plus loin, on lit une allusion unique et manité. Ce que nous léguons : le stoc- discrète au « prince de ce monde » (mais kage souterrain des déchets nucléaires comme une simple déformation du qui constitue une menace mortelle pour « je » en soi sublime, que l’on idolâtre). les générations futures. « Notre dernière Bounan cite saint Jean, mais comme une trace, nous l’enfouissons afin que per- pièce à charge contre l’Église. Avec les sonne ne la trouve. Jamais. » deux sources de la morale et de la reli- La maladie le ramène à l’enfance. Sa gion, Bergson rendait plus volontiers vie est hantée par l’abandon de la mère. compte de l’ambivalence du christia- Elle a quitté le foyer, en Suède, dans les nisme. En l’absence d’ambivalence, il années cinquante. Il la rencontre pour

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la première fois à l’âge de 15 ans. Les migrants, a fait naufrage aux abords souvenirs affluent. L’auteur raconte son des côtes de l’île de Lampedusa. Nous voyage à Paris à 16 ans, ses rapports avec sommes en octobre 2013. On compte les femmes, son amour de la lecture. On près de trois cents victimes. La narra- retrouve les thèmes chers à Henning trice, seule la nuit, dans sa cuisine, se Mankell : l’Afrique, l’engagement, l’art. souvient du visage de Burt Lancaster. Il L’auteur des Chaussures italiennes relit est Don Fabrizio, prince Salina assistant Robinson Crusoé et écoute Miles Davis. à la fin d’un monde, dansle Guépard Le message de Sable mouvant est clair : (1963) de Luchino Visconti et il est on ne peut pas vivre sans espoir et il faut Ned Merrill, rentrant chez lui de piscine sans cesse le rallumer. Deux choses sont en piscine, dans The Swimmer (le Plon- essentielles pour vaincre le danger : la joie geon) (1968) de Frank Perry. L’agonie de vivre et la soif de connaissance. de l’aristocratie sicilienne et les cocktail L’annonce de son cancer a changé radi- ­parties des propriétaires du Connecticut. calement son existence : « La vie est l’art Est-ce le même monde ? On retrouve la de la survie. » Un gouffre s’est ouvert précarité et l’égoïsme de riches sociétés sous ses pieds et il lutte avec volonté car fermées sur elles-mêmes. Il s’agit bien de Henning Mankell est un homme com- cela : savoir ou non accueillir le change- batif et un optimiste : « Ne pas se laisser ment, l’impromptu, l’étranger. déposséder de sa joie. » Il désire qu’on Maylis de Kerangal définit, nomme, laisse aux générations futures de la cerne. Son style précis se révolte contre beauté et de la mémoire et non du dan- l’approximation facile. Le court texte ger et de l’oubli. Le romancier suédois de 74 pages, déjà publié en 2014 chez a toujours vécu entouré de rayonnages Guérin à l’initiative de la Fondation bourrés de livres. Il avait l’habitude de d’action culturelle internationale en se lever en pleine nuit pour se rendre montagne (Facim), est écrit à la pre- dans une pièce dévolue à la lecture. Il mière personne. La narratrice s’ouvre est mort le 5 octobre 2015. À notre tour aux coïncidences et aux résonances. de nous lever la nuit, pour ouvrir ses C’est ça, être au monde. Elle prend › Marie-Laure Delorme romans. conscience que le célèbre bal du film le Guépard, adapté du roman de Giu- seppe Tomasi di Lampedusa, a été ROMAN À ce stade de la nuit filmé comme un naufrage. Elle évoque Maylis de Kerangal des films, des paysages, les livres pour Editions Guérin | 78 p. | 7,50 e appréhender le drame des migrants. Un voyage en train en Sibérie ou la La radio est allumée. Les syllabes se leçon inaugurale de Gilles Clément au détachent, la nuit, dans une cuisine : Collège de France en 2011. À la fin, « Lampedusa. » Un bateau venu de il ne s’agit plus de fiction mais de réa- Libye, avec à son bord plus de cinq cents lité : les visages des migrants. L’auteure

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de Réparer les vivants leur offre une la maladie, ni les déceptions, ni la vieil- histoire dont nous sommes absents. lesse, ni les instants de volupté comme L’expression qui donne son titre au ceux passés en compagnie de la duchesse livre est répétée à plusieurs reprises. Le d’Albe ne l’arrêteront dans ses desseins et jour va-t-il succéder à la nuit ? › Marie- l’expression de ses visions. Il y a son œuvre Laure Delorme officielle en couleurs et puis celle, secrète, « ésotérique », en noir et blanc, inspi- rée par le « pessimisme le plus radical ». BIOGRAPHIE Le monde des et des Goya. L’Énergie du néant Caprices Désastres nous renvoie à la puissance Michel del Castillo de la guerre Fayard | 360 p. | 23 € hallucinée de l’artiste qui a su fixer un univers que nous reconnaissons – c’est Goya reste l’un des plus puissants pourquoi il continue à tant nous effrayer, artistes que l’Espagne ait fécondés. parce que ces gravures nous parlent aussi Déjà, à la suite d’Élie Faure, Malraux de notre temps. Quelle existence rem- ne s’y était pas trompé : « Ensuite, plie jusqu’aux dernières années passées à Bordeaux, où Goya s’éteindra ! Avec commence la peinture moderne. » La sa connaissance intime de l’Espagne, sa biographie que lui consacre Michel del sensibilité, son don d’expression, Michel Castillo permet de resituer Goya entre del Castillo a su restituer cette « énergie deux mondes. Dans un récit servi par du néant » avec une impeccable maîtrise. une langue pure, il retrace les grandes › Charles Ficat étapes de cette vie tumultueuse, mar- quée par les infirmités, la maladie et les épreuves. Sans tomber dans l’érudition, ESSAI il sait étudier chaque épisode marquant, Sagesse biblique, sagesse le comprendre en le replaçant dans le politique contexte. De son vivant, Goya assista à Paul Valadier la fin des Lumières. Son rôle de peintre Salvator | 186 p. | 20 € officiel ne saurait lui suffire. Il ressent une lassitude à mesure que l’âge avance. Le propos du père Valadier part du Michel del Castillo analyse le mal au constat que la culture politique tirée de plus près : « Ce sont les premières l’Écriture sainte, après avoir exercé son mesures, d’abord discrètes, de plus en influence pendant plusieurs siècles sur la plus insistantes par la suite, de la sonate pensée occidentale, tend à s’estomper au de la nada, qui est plus qu’un néant – un profit d’autres sources. Il semblerait que “à quoi bon” venu du fond des siècles. » des penseurs de la Cité aient davantage Pourtant à chaque catastrophe traversée, recours aux références d’Athènes qu’à Goya sait trouver en lui les ressorts néces- celles de Jérusalem pour élaborer leurs saires pour surmonter les échecs. Pas discours. Des auteurs aussi essentiels question d’abdiquer dans l’adversité. Ni que Machiavel ou Hobbes ainsi que

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des acteurs politiques comme ceux de ESSAI la révolution française s’inspirent sur- Qui vivra qui mourra. Quand tout de l’héritage gréco-romain laissé on ne peut pas sauver tout le monde par l’Antiquité. Tout le versant biblique Frédérique Leichter-Flack semble avoir été délaissé, alors que notre Albin Michel | 208 p. | 16 e époque aurait beaucoup à y gagner, car elle y puiserait des ferments de sagesse, Les situations où l’on doit choisir qui réels mais ensevelis. Cet essai cherche abandonner à son sort et qui tenter donc à revaloriser les « ressources de sauver sont plus nombreuses qu’on intellectuelles du christianisme », sus- pourrait le penser : évacuation de nau- ceptibles de nous ouvrir de nouveaux fragés perdus en mer, ordre de vacci- horizons. nation en cas de pandémie, exfiltration À partir de quelques exemples choisis au cours d’un génocide. Qui sacrifier dans l’Ancien et le Nouveau Testament quand quelqu’un doit l’être ? L’auteure – le songe de Salomon et les doutes du Laboratoire des cas de conscience puise de ce dernier à exercer le pouvoir ; les des exemples dans la réalité et dans la tentations du Christ au désert ; les ori- fiction pour déployer ses interrogations. gines divines de l’autorité (saint Paul) ; Frédérique Leichter-Flack analyse les la fin des temps –, l’auteur du célèbre enjeux en cours dans le cinéma (la tri- Nietzsche, l’athée de rigueur construit logie des Hunger Games), la littérature une réflexion sur les apports qu’une (le Choix de Sophie, de William Styron), lecture attentive des textes peuvent l’actualité (le naufrage du bateau de nous procurer, notamment la mise en croisière Costa Concordia en 2012). On garde contre des attentes excessives à retrouve cette problématique du choix l’égard des autorités. Dans toutes les crucial au cœur de l’action sociale et de formules de sagesse contenues dans les la santé publique, avec les critères d’at- Écritures, qui s’appliquent à de nom- tribution de logements sociaux ou les breux champs, la dimension politique traitements médicaux coûteux. mérite sa place. C’est le mérite de cet Il est nécessaire d’interroger de manière essai que d’en rappeler par éclats la critique les situations de tri entre les vies, vigueur et l’actualité. Alors que s’entre- de sélection, de rationnement, entrées choquent les événements au point de dans l’imaginaire commun de multiples verser dans la confusion, le recours à façons. Qui vivra qui mourra s’intéresse des paroles « qui ne passeront point » aux listes de déportation vers les camps a aussi sa légitimité pour nous aider à d’extermination dans les ghettos juifs. réfléchir sur le monde et son devenir et Benjamin Murmelstein, dernier doyen nous éclairer dans le désarroi. › Charles du conseil juif de Theresienstadt, dit Ficat avoir refusé de faire des listes de déporta- tion. Que faire quand il faut choisir entre le mal et le mal ? Primo Levi a distingué,

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dans la population des détenus du camp, grecques à l’appui, qu’il ne vit point en les « noyés » et les « sauvés » pour que ermite : « S’il se retire dans une coquille, nous construisions une société politique il ne mène pas du tout une vie d’ana- où ces distinctions n’auraient plus aucun chorète ; c’est même un cénobite. » Par sens. L’effacement d’une troisième voie rapport aux autres crustacés, le bernard- domine pourtant partout, aujourd’hui, l’ermite a pour particularité, à mesure dans les jeux et les séries où le message qu’il grandit, de changer d’habitat, par- est : « Tout le monde ne pourra pas sur- fois une autre coquille, mais également vivre ? Sois celui-là ! Il y a des qualités qui des objets creux, en pierre ou en verre, sont des entraves : défais-t’en donc. » « pourvu qu’il puisse s’y glisser aussi Plaidoyer pour l’imagination et la mobi- aisément qu’un pied dans une chaussure lisation. Il faut tout faire pour éviter des et transporter son refuge ». Incroyable situations où il n’est pas possible d’être plasticité que l’évolution de ce pagure ! moral, comme choisir entre ses enfants, Ce petit livre savant et charmant pose en bâtissant des dispositifs sociaux, un regard enfantin – Hélias, le petit politiques, éducatifs, économiques où garçon de l’auteur, signe quelques des- être un héros n’est pas utile. Frédérique sins – et philosophique sur la forme, Leichter-Flack rappelle que nous avons les organes, la motricité, et surtout, un choix, celui de ne pas consentir à une les habitats nomades du pagure. La société où l’on vit au détriment d’autrui. démarche rappelle celle de George Eliot › Marie-Laure Delorme auscultant, au milieu du XIXe siècle, les anfractuosités de la côte de Cornouailles recelant des mollusques, modèles d’une ESSAI Ode à un bernard-l’ermite : avis vie organique transposable à celle de à ceux qui déménagent l’homme : « Le bernard-l’ermite montre Lucien d’Azay le chemin de l’introspection et de la Les Belles Lettres | 112 p. | 9 € quête spirituelle. » De Linné à Lamarck en passant par Darwin, la théorie de Nos lecteurs connaissent bien Lucien l’évolution est omniprésente dans le d’Azay, lauréat du prix de la Revue des livre. Au moment où l’Europe accueille Deux Mondes pour Trois excentriques autant de migrants, n’est-ce pas le des- anglais (Belles Lettres, 2011). Cet tin de l’homme actuel que de laisser der- anglophile, fin traducteur de Hazlitt La( rière lui ses coquilles ? solitude est sainte, Quai Voltaire, 2014), Questions graves, que la forme du s’attaque aujourd’hui à l’étude du Pagu- livre, éclatée et ludique comme autant rus bernhardus, c’est-à-dire le pagure, d’exercices de style, remet en jeu : s’il est « un crustacé décapode de la superfa- savant et fin lettré, d’Azay, amoureux du mille des paguroïdes », plus connu sous pastiche, ne se prend pas tout à fait au le nom de bernard-l’ermite. Il prend sérieux. › Jean-Pierre Naugrette soin de préciser, étymologies latines ou

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Prochain numéro | décembre 2015-janvier 2016

Dossier | Le pouvoir de l’image

Le 7 janvier 2015, des islamistes attaquaient la rédaction de Charlie Hebdo, assassinant douze personnes, pour avoir caricaturé et représenté le Prophète. Mais que dit réellement l’islam ? Quel rapport entre- tiennent les autres religions avec la représentation du divin ? La photo choc d’Aylan Kurdi, petit Syrien de 3 ans mort noyé, pose également la question du pouvoir de l’image dans nos sociétés. De nouvelles icônes envahissent la sphère médiatique. Quelle place accorder à l’émotion ? Avec Malek Chebel, Gabriel Martinez-Gros, Alain Besançon, Robert Kopp, Jean-Pierre Naugrette...

Dossier | D’Eichmann à Daesh, comment devient-on bourreau ?

Naît-on bourreau ou le devient-on ? Comment un jeune Français se retrouve-t-il brusquement complice d’actes de barbarie au nom d’une religion à 4 000 kilomètres de chez lui ? Depuis les compte rendus de Hannah Arendt sur le procès Eichmann, la question d’une supposée banalité du mal se pose. Sommes-nous tous des monstres en puis- sance ou bien existe-t-il une sociologie, une psychologie, une adhésion idéologique fondamentale qui déterminent le bourreau ? Comment s’exerce la fascination-sidération face à la violence ? Quels sont les mécanismes qui permettent de se soumettre à l’autorité ? Avec Martin Amis, Johann Chapoutot, Claude Lanzmann, Eryck de Rubercy, Didier Epelbaum, Alexandre Del Valle...

Grand entretien | Alain Finkielkraut

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