Prise De Conscience De L'œuvre Par L'écrivain En Train D
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PRISE DE CONSCIENCE DE L’ŒUVRE PAR L’ÉCRIVAIN EN TRAIN D’ÉCRIRE Paule CONSTANT En 1974, après la soutenance de ma thèse New-York dans le roman français contemporain1, à la journaliste du journal Sud-Ouest qui m’interviewe je déclare que je vais écrire des romans, et que ces romans dont je fixe à l’époque le nombre à huit, formeront un ensemble romanesque, une figure avec des suites, des retours, des échos et des miroirs. Je n’ose parler d’une œuvre. C’est seulement quelques années plus tard, alors que je viens d’achever Ouregano dont je lui ai donné à lire le manuscrit, que le poète Pierre Emmanuel me parle d’une “œuvre”. Il me dit que je suis au début d’une œuvre, pas de l’écriture d’un roman isolé, que quoi que j’entreprenne je dois envisager ce que j’écris du point de vue de l’œuvre, c’est-à-dire d’une totalité à venir, comme chaque chapitre, chaque paragraphe d’un roman ne s’écrit qu’en fonction de la totalité du livre, ce qui lui donne le ton et le rythme. Tout roman s’écrit, j’imagine, en fonction de ce qu’il sera, en tout cas de l’image que l’écrivain a de ce qu’il sera une fois achevé. Chaque fragment s’élabore en fonction d’un tout, dans une structure qui n’est pas fermée et qui peut ou doit évoluer par l’interaction du fragment et du tout. Ce qui semble assez naturel pour l’élaboration d’un roman, je l’ai mis en pratique pour la construction de l’œuvre. Qu’est-ce qu’une “œuvre” ? « L’idée première de La Comédie humaine - écrit Balzac dans l’avant- propos de 1842 - fut d’abord chez moi comme un rêve, comme un de ces projets impossibles que l’on caresse et qu’on laisse s’envoler ; une chimère qui sourit, qui montre son visage de femme et qui déploie aussitôt ses ailes en remontant dans un ciel fantastique. Mais la chimère, comme beaucoup de 2 chimères, se change en réalité, elle a ses commandements et sa tyrannie auxquels il faut céder. » Si je ne me compare pas, bien évidemment, à lui, Balzac m’a influencée. En 1974, quand je décide d’écrire, je viens de lire systématiquement toute La Comédie humaine, et si je mesure à quel point la lecture de la totalité des écrits d’un écrivain enrichit chacun de ses écrits, lui donne une logique, une nécessité que l’on ne peut appréhender autrement, je comprends quel parti un écrivain peut tirer de l’accomplissement d’une œuvre. C’est opposer la maîtrise à l’incertitude, c’est opposer l’éphémère à l’immortalité, c’est en mettant un roman sous les yeux d’un lecteur, lui proposer tous les autres, et dessiner avec lui à partir de ce point de départ des cheminements multiples, c’est surtout, en écrivant, garder l’œuvre présente, ne se séparer de rien de ce qui a été écrit, intégrer chaque roman dans le projet du suivant. Balzac assoit le projet colossal de La Comédie humaine (95 romans publiés, 48 ébauchés) sur une base scientifique et philosophique. Doutant de la littérature, il s’appuie sur un concept plus solide, comme après lui Duranty et Chamfleury définiront le dogme du réalisme et Zola celui du roman expérimental. C’est peut-être ce qui a le plus vieilli dans la création de ces immenses romanciers. L’arbre a dépassé le tuteur, la frondaison magnifique a recouvert le bâton qui indiquait vers le ciel la ligne directrice, les branches se sont alourdies et courbées, l’arbre est devenu un nuage. Je ne pars ni d’une idée philosophique, ni d’un projet esthétique préalablement définis et donnés ex cathedra. Je pars de ce que je suis, de ce par quoi et par qui je suis faite, pour raconter des histoires. Je me définirai donc comme une femme, élevée dans la seconde moitié du XXe siècle, dans un monde bourgeois, catholique. Je suis par mon père, médecin militaire, une exilée qui parcourt et vit dans les restes de l’empire colonial français, au moment des indépendances, dans la contestation permanentes des idéaux traditionnels : patrie, justice, religion, éducation etc. Autre grand bouleversement, je vis l’arrivée du féminisme, ses balbutiements, son triomphe, ses contestations. J’ai choisi de témoigner du monde par la littérature. Je n’adhère ni au principe convenu des romanciers français de la nouvelle génération qui prétendent que la littérature est morte ou moribonde, ni à celui des écrivains qui me précèdent 3 selon lesquels on ne peut plus écrire après la Shoah. Je dois écrire ce qu’est une femme, ce qu’est la colonisation , je dois parler de ce monde désemparé et démantelé dans lequel j’ai passé mon existence et qui, contestant les valeurs, a fait une valeur de l’absence de valeur. Je dois témoigner du monde à partir de ce que je suis comme je racontais l’Afrique à mes camarades de pension qui n’étaient jamais sorties de chez elles. Leur faire voir plus que comprendre un monde qu’elles ne pouvaient pas imaginer. Je mesure ici combien l’autobiographie et plus tard le témoignage direct ne m’ont jamais tentée. Je donne à voir le monde à partir de ce que je suis, comme à travers un filtre particulier mais je n’analyse pas les effets du monde sur moi. Ce n’est pas l’impeccable objectivité à laquelle tendent les réalistes, sans bien y parvenir pourtant, c’est une subjectivité, un point de vue mais qui laisse le moins de place possible à l’ego. Si le monde m’intéresse, je ne m’intéresse pas à moi. Je ne suis pas l’objet de l’œuvre, seulement sa raconteuse. C’est à Balzac que je reviens encore. Pour la technique, il m’aura livré deux leçons. La première porte sur le retour des personnages. Dès lors que l’on traite d’une époque particulière, d’un lieu précis, d’un milieu à peu près défini, pourquoi inventer de nouveaux personnages ? Il suffit de choisir dans le stock existant ceux que l’on ressuscitera. Des personnages principaux dans un roman se retrouvent dans un autre en personnages secondaires. Une silhouette à peine esquissée dans un roman revient en gros plan dans un autre. Balzac dit l’avantage de la méthode : on n’a pas besoin de créer à l’infini des personnages, ils existent déjà comme d’anciennes connaissances dans l’esprit du lecteur mais, ce qui est encore plus important, dans le subconscient de l’écrivain. Une seconde mémoire qui serait faite non de ce qu’on a vu mais de ce qu’on a inventé. Nous n’avons pas besoin de les créer à nouveau ou d’en inventer d’autres puisque les ayant déjà imaginés, nous les retrouvons facilement et nous n’avons besoin que de respecter leur logique. J’insisterai aussi sur le retour des lieux2. Pourquoi décrire ce que l’on a déjà décrit. La base étant jetée, il suffit d’indiquer le léger tremblé de la vision du même lieu par des personnages différents ou la présence du lieu transformé ou altéré par l’écoulement du temps ou par le moment de la journée où il est donné à voir. Le vertige est garanti, pour l’écrivain comme pour le lecteur. 4 La seconde leçon de Balzac porte sur l’utilisation des détails. « L’auteur - dit-il - croit fermement que les détails seuls constitueront désormais le mérite des ouvrages improprement appelés Romans. » Curieusement, ce n’est ni l’Histoire, ni la Philosophie dont il se revendique qui portent son œuvre mais une incroyable accumulation de détails matériels qui agissent comme autant de témoignages de la réalité. Ils immortalisent une œuvre qui se serait sans doute affaiblie lorsque les théories de Geoffroy Saint-Hilaire sur lesquelles elle s’appuie se démodent puis finissent par être oubliées. Les détails, c’est la part de la littérature3, s’incarnent dans un vocabulaire et une syntaxe qui sont, avec Zola, les plus riches et partant les plus justes du roman français. A chaque ligne, Balzac semble nous dire que lorsqu’il aborde l’extravagant, l’extraordinaire, le romancier doit faire la preuve par le détail ou utiliser le détail comme preuve. Le réalisme, c’est le concret dans l’imagination. Proust retiendra, ô combien, la leçon ! « En donnant à une œuvre entreprise depuis bientôt treize ans, le titre de Comédie humaine, il est nécessaire d’en dire la pensée, d’en raconter l’origine, d’en expliquer brièvement le plan, en essayant de parler de ces choses comme si je n’y étais pas intéressé. Ceci n’est pas aussi difficile que le public pourrait le penser. Peu d’œuvres donne beaucoup d’amour-propre, beaucoup de travail donne infiniment de modestie… » De Balzac, je salue d’abord la modestie, et s’il est impossible de l’égaler je veux adopter sa conception de l’œuvre. Les trilogies Mes ouvrages peuvent s’envisager en diverses figures de “trilogie” : A, B, C, D, E. J’indique les romans par ordre d’action chronologique mais à l’intérieur des trilogies ils peuvent être lus dans n’importe quel ordre. Pour la figure A, je propose la lecture (1, 2, 3) mais on pourrait imaginer aussi (1, 3, 2), ( 2, 1, 3) , (2, 3, 1), (3, 1, 2), (3, 2, 1), autant de propositions de lecture qui jettent sur l’œuvre un éclairage d’autant plus différent que chaque trilogie s’accorde à une autre.