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provided by RERO DOC Digital Library Publié dans Revue Tranel (Travaux neuchâtelois de linguistique) 64, 101-119, 2016, source qui doit être utilisée pour toute référence à ce travail

Attitudes des francophones du Nouveau- Brunswick à l'égard du chiac

Camille VOISIN Université de Neuchâtel [email protected] Nous parlons comme des anges en transit des rockers lumineux devant ceux qui rêvent de «bien parler» pour faire taire les autres dans notre pays de mue worryez pas nous repasserons autrement avec la bouche pleine de surprises et d'éclats de rire.

Gérald Leblanc, extrait de L'éloge du chiac

Although is 's only officially bilingual province, French-speaking persons represent a minority and are often left apart. They are mainly concentrated in three areas: the northwest (at the border with Quebec), the northeast, called ʺAcadian Peninsulaʺ, and the southeast, in the Greater area, where the two languages cohabit more closely. This contact situation, which seems to have led the French- speaking inhabitants of Moncton to experience linguistic insecurity, also gave birth to a new variety, called ʺchiacʺ. This article focuses on the speakers' attitudes towards that variety, which seems to have been stigmatized in the past. Through a field study in which we used questionnaires, we determined that it is nowadays more accepted than it was before, partly due to the action of the local media and artists.

1. Introduction

Le Nouveau-Brunswick est la province canadienne qui compte la plus forte proportion de francophones hors Québec, même si l'Ontario en possède davantage en nombres absolus. Il s'agit, de plus, de l'unique province institutionnellement bilingue du Canada depuis la publication de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick en 1969 (Boudreau & Dubois 2001: 42). Le français s'y trouve cependant en situation minoritaire, avec 31.6%1 de francophones. De plus, alors que 68% des francophones déclarent maitriser l'anglais, seuls 16% des anglophones affirment pouvoir soutenir une conversation en français: c'est une sorte de bilinguisme à sens unique. La répartition du français n'est par ailleurs uniforme dans la province: il se

1 Les chiffres présentés sont tirés de Statistique Canada (2011) http://www.statcan.gc.ca/tables- tableaux/sum-som/l02/cst01/demo11b-fra.htm. 102 Attitudes des francophones du Nouveau-Brunswick à l’égard du chiac concentre principalement au nord-ouest, à la frontière avec le Québec, dans la région d'Edmundston (le "" ou "français de la vallée"), au nord-est, dans la dénommée "péninsule acadienne", ainsi qu'au sud-est, dans la région de Moncton. La situation dans ces trois régions présente également des différences, les "" étant davantage en contact avec le Québec, alors que les habitants de Moncton sont plus fortement en contact avec l'anglais que ceux de la péninsule acadienne. C'est précisément ce contact qui est à l'origine de la variété dont il sera question ici, le chiac. Cet article ne se focalisera pas sur les caractéristiques formelles du chiac2 mais sur les attitudes des francophones du Nouveau-Brunswick à son égard. Car, si toutes les langues présentent des variations, le français fait face à "une survalorisation du standard […] ayant des effets sur la façon dont les locuteurs perçoivent leur propre façon de parler" (Boudreau & Gadet, 1998: 55). Étant donné la situation minoritaire du français dans la région de Moncton, le français se bat en permanence pour son statut et sa reconnaissance officielle. Or on sait que pour toute communauté linguistique, les valeurs identitaires attachées à sa langue sont des facteurs essentiels; des représentations négatives à l'égard du français acadien et du chiac par exemple pourraient donc exercer une action défavorable dans l'esprit des francophones mêmes.

2. État de la question

2.1 La situation linguistique de Moncton

Les enjeux du bilinguisme du Nouveau-Brunswick se cristallisent dans le Sud- Est de la province, et particulièrement dans la région de Moncton. De fait, l'agglomération dite du ʺGrand Monctonʺ est composée de trois villes: Moncton même qui en constitue le centre, ainsi que de Riverview et Dieppe. À Riverview, les francophones sont fortement minoritaires (environ 7%), alors qu'à Dieppe ils sont majoritaires (plus de 72%) (Perrot 2005: 3083). En plus d'une situation économique favorable actuellement, Moncton possède depuis 1963 la plus importante université canadienne entièrement francophone hors Québec, qui compte aujourd'hui près de 4000 étudiants selon son site internet4. Quant à Dieppe, c'est un lieu d'immigration particulièrement attirant pour les francophones d'autres régions, ce qui consolide considérablement la place du français dans la région (cf. Castonguay 2003: 82). Selon Perrot (2005: 309), Moncton se caractérise par un continuum linguistique qui serait le produit de changements relativement récents: d'un côté, on constate un affaiblissement de l'acadien traditionnel, dont seuls

2 Cf. Perrot 1995 et 2005 pour plus de détails à ce sujet. 3 Voir aussi les articles de Julie Perret et de Simon Gabay dans ce fascicule. 4 http://www.umoncton.ca/futurs/etudier_udem Camille Voisin 103 quelques traits persistent chez la jeune génération; d'un autre, un contact toujours plus important avec l'anglais qui se manifeste par exemple dans l'émergence du chiac; enfin, l'apparition d'un français "standardisé", tendant vers le français international, utilisé en partie du moins par les médias ou dans le système éducatif. À ceci s'ajoute le fait que jusqu'à une époque récente, comme l'avaient fait remarquer Boudreau et Dubois (2001: 43), le français était à peine visible dans l'espace public, où la presque totalité de l'affichage commercial était en anglais5. Dans ce contexte, quelle est la place, quel est le statut du français, et avec lui le chiac, dans le contexte sociolinguistique de l'agglomération de Moncton ? Une ébauche de réponse peut se trouver dans cette affirmation de L.-J. Calvet sur la situation sociolinguistique des villes: "La forme de la langue est ici le lieu d'une quête d'identité, et si la ville unifie linguistiquement pour des raisons d'efficacité véhiculaire, elle ne peut réduire ce besoin identitaire. Les parlers urbains sont sans cesse retravaillés par ces deux tendances, à la véhiculante et à l'identité, parce que la ville est à la fois un creuset, un lieu d'intégration et une centrifugeuse qui accélère la séparation entre différents groupes." (Calvet, 1994: 13)

2.2 Attitudes des locuteurs face au chiac

Donner une définition précise de ce qu'est le chiac n'est pas chose aisée. Le mot est d'apparition récente. Selon Boudreau (2012: 99), sa première attestation écrite (en l'occurrence sous la forme schiak, dans le journal l'Évangéline) date de 1963, et pendant longtemps, il ne se trouve que de manière sporadique. Les locuteurs interrogés pour cette étude ont des avis divergents à son sujet: pour certains, il s'agit avant tout d'un accent; pour d'autres, d'un mélange de français et d'anglais, où est parfois mise en avant l'importance du français traditionnel acadien. Dans certains cas, le terme est aussi employé comme "ethnique", pour désigner des personnes de la région de Moncton qui parlent (ou sont censées parler) la variété linguistique homonyme. Pour notre étude, d'un point de vue linguistique, nous nous en tiendrons à la définition de Perrot (2005: 313), à savoir que le chiac représente l'insertion d'emprunts anglais dans une matrice française. L'auteure précise toutefois qu'il ne s'agit pas d'un assemblage fait au hasard et que des règles semblent régir l'ensemble, ce qui permet d'affirmer qu'il s'agit bien d'une "langue" (ou du moins d'une variété de français), et non simplement d'un phénomène d'alternance codique aléatoire. Ainsi, les verbes anglais utilisés sont systématiquement adaptés à la conjugaison française des verbes du premier groupe, comme dans la phrase ʺVous travelez le monde ?ʺ. De même, les substantifs anglais sont toujours précédés d'articles français porteurs des marques du nombre et du genre, qui parfois ne correspondent pas à leur

5 Une bonne dizaine d’années plus tard, lors de notre passage à Moncton, la situation a peut-être légèrement évolué en faveur du français (voir l’article de Susanne Boschung, également dans ce fascicule).

104 Attitudes des francophones du Nouveau-Brunswick à l’égard du chiac

équivalent français, comme par exemple ʺla planeʺ (l'avion)6, et n'ont pas de -s final audible au pluriel, à la différence de l'anglais. Étudier les attitudes des locuteurs, et à travers elles leurs représentations linguistiques (voir Boyer 2003), permet de déterminer si les locuteurs se trouvent en situation d'insécurité linguistique7, ce qui, dans certains cas, peut menacer à terme la survie d'une minorité linguistique. Il sera d'autant plus intéressant de comparer la situation de la péninsule acadienne avec celle de la région de Moncton afin de déterminer si la situation bilingue de la ville – et la diglossie8 d'une partie au moins de ses habitants – peut contribuer à augmenter l'insécurité linguistique des locuteurs (cf. Gueunier, Genouvrier & Khomsi 1978: 166). En 1998, Boudreau et Gadet avaient déjà mené une étude consacrée aux attitudes des Acadiens du Nouveau-Brunswick à l'égard du chiac. Cette étude avait mis en avant le fait que la plupart des locuteurs tendaient à dénigrer le chiac dans leurs jugements explicites, mais l'employaient lors de l'entretien. Un exemple parlant cité par les deux auteures permet de mettre en relief cette situation quelque peu paradoxale: ʺon parle mal le français là chiac on parle comme half anglais half françaisʺ (Boudreau & Gadet 1998: 56). Cependant, selon Perrot (2005: 311), la situation a évolué; en effet, bien que le chiac continue en partie d'être stigmatisé, il s'est fait une place dans le paysage linguistique de la région, notamment grâce à certains médias locaux et à plusieurs artistes qui ont fait le choix de l'utiliser, comme par exemple le groupe de musique Radio Radio. En travaillant simultanément sur deux corpus (l'un de 1991, l'autre de 2001), Perrot constate aussi que le terme chiac apparait régulièrement dans celui de 2001, alors qu'il n'est cité qu'une seule fois dans celui de 1991. Boudreau (2005: 451) a étudié cette situation, et a démontré que sa présence dans l'espace public (dans son cas, à travers les radios communautaires acadiennes9) permettait d'agir sur les représentations,

6 C’est conforme aux tendances observées pour la sélection du genre des emprunts à l’anglais en français nord-américain (cf. Léard 1995: 178-180). 7 Avec Francard 1993, nous définissons insécurité linguistique comme étant « la prise de conscience, par les locuteurs, d’une distance entre leur idiolecte (ou leur sociolecte) et une langue qu’ils reconnaissent comme légitime parce qu’elle est celle de la classe dominante, ou celle d’autres communautés où l’on parle un français « pur », non abâtardi par les interférences avec un autre idiome, ou encore celle de locuteurs fictifs détenteurs de LA norme véhiculée par l’institution scolaire. » (Francard et al., 1993: 13). 8 À la suite de Gumperz et Fishman (cf. en particulier Fishman 1971: 88), nous définissons diglossie comme l’emploi de « différents dialectes ou registres, diverses variétés linguistiques fonctionnellement différenciées pour l’un ou l’autre motif », en précisant avec Lüdi 1990 que la répartition fonctionnelle des variétés co-présentes ne se fait pas nécessairement par rapport à un critère «haut» (H) et «bas» (L), chacune d’elles pouvant tour à tour assumer des fonctions «hautes» ou «basses». 9 Pour l’attitude des radios communautaires acadiennes à l’égard des différentes variétés de français présentes sur le «marché des langues» de Moncton et de sa région, voir aussi la contribution de Lila Galli dans ce fascicule. Camille Voisin 105 ce qui amène une certaine revalorisation d'une variété régionale jusqu'alors dénigrée. Dans un article plus récent, Boudreau (2012: 99) a également établi que la récente acceptation du chiac va de pair avec le fait de le nommer publiquement. Elle confirme ainsi que le chiac est en train de sortir de l'ombre. À l'heure actuelle, on constate aussi que le chiac est bien présent sur internet, en particulier à travers de nombreuses productions disponibles sur YouTube. Quant à notre étude, elle nous a montré que la notion est parfaitement courante dans le discours des locuteurs acadiens ordinaires que nous avons rencontrés. Il reste à présent à déterminer l'impact réel que cela a sur les représentations, et donc les attitudes, des francophones du Nouveau- Brunswick.

3. Notre enquête

La collecte d'informations a été réalisée à l'aide d'un questionnaire sur papier comportant 23 questions, certaines à choix multiples, d'autres ouvertes, divisées en deux parties: la première portait sur le participant (âge, sexe, langue(s) maitrisée(s), etc.); la deuxième, sur son attitude à l'égard des différentes variétés linguistiques en présence (français ʺstandardʺ, français acadien et chiac). Certains questionnaires ont été doublés d'enregistrements audio dans le but de recueillir les réactions et explications des participants. Les questionnaires ont été remplis par 78 participants: 38 dans la péninsule acadienne (à Caraquet et à Shippagan) et 40 dans la région de Moncton (centre-ville et Dieppe). Une partie des questionnaires a été distribuée dans des écoles, l'autre directement dans la rue. Il avait été prévu dans un premier temps de faire une comparaison générationnelle afin de pouvoir déterminer s'il existe une évolution des attitudes; cependant, le fait d'interroger des personnes de manière aléatoire n'a pas permis d'obtenir des classes d'âge avec un nombre suffisamment hétérogène de participants, et ce point ne pourra donc être abordé dans la présente étude10. Une des faiblesses de notre questionnaire est l'absence d'informations concer- nant l'origine géographique des participants. En effet, Moncton étant une ville relativement grande et possédant une importante université francophone, on y trouve nombre d'immigrants. La présente étude ne porte donc pas uniquement sur les attitudes des Acadiens à l'égard du chiac, mais bien sur celles des francophones résidant à Moncton et dans la péninsule acadienne en général.

10 Précisons aussi que notre corpus de Moncton ne reflète pas la répartition réelle entre anglophones et francophones dans cette ville: dans notre enquête, nous nous sommes évidemment concentrée sur des locuteurs francophones.

106 Attitudes des francophones du Nouveau-Brunswick à l’égard du chiac

Français et Français Anglais Chiac Autres anglais

Péninsule 37 0 1 0 0 acadienne

Moncton 27 1 8 1 4 Tableau 1 Première(s) langue(s) parlée(s) avec les parents

Le tableau 1 montre la répartition des participants à l'enquête selon la ou les première(s) langue(s) parlée(s) avec les parents. Il illustre bien la prédominance presque exclusive du français dans la péninsule acadienne, alors que l'anglais est plus présent dans la région de Moncton. Deux participants de l'enquête ont affirmé parler une langue amérindienne comme première langue: l'un le micmac (en plus du français et de l'anglais), langue autochtone du Nouveau-Brunswick, l'autre l'innu aimun (ou montagnais, langue amérindienne du Québec et du Labrador). Deux autres, d'origine étrangère, ne possèdent ni l'anglais ni le français comme première langue, mais l'italien d'une part et l'arabe et le malinké de l'autre. Il est particulièrement intéressant, enfin, de constater qu'un participant a spontanément cité le chiac comme première langue (à côté du français), alors que le chiac ne faisait pas partie des réponses prédéfinies.

Français, Français et Français Anglais anglais et Chiac anglais chiac

Péninsule acadienne 38 0 0 0 0

Moncton 23 8 3 2 4 Tableau 2 Langue(s) la/les plus utilisée(s) au quotidien

Alors que l'intégralité des participants interrogés dans la péninsule acadienne affirme que la langue qu'ils utilisent le plus dans leur vie quotidienne est le français, la situation est beaucoup moins homogène dans la région de Moncton, où l'anglais est plus présent, et est même la principale langue parlée par 8 des participants à notre enquête alors qu'une seule personne le citait comme première langue. Cela peut être dû au bilinguisme fortement inégal de la région, qui ne permet pas à tous les francophones de vivre au quotidien dans leur langue première. Il faut également noter que quatre participants ont cité spontanément ici le chiac alors qu'il ne faisait toujours pas partie des réponses prédéfinies, ce qui va dans le sens de l'étude de Boudreau (2012): parler le chiac ne semble plus être stigmatisé, comme ce fut apparemment le cas par le passé. Camille Voisin 107

4. Le statut du français acadien et du chiac au Nouveau- Brunswick

4.1 (In)sécurité linguistique et identité

Un des objectifs de notre enquête consistait à déterminer si et dans quelle me- sure les personnes interrogées manifestaient des signes d'insécurité linguistique. Nous leur avons donc demandé d'évaluer leur français par rapport à un français ʺinternationalʺ. Dans la péninsule acadienne, seuls 26% des participants ont jugé leur variété ʺmoins bonneʺ; 50% l'ont définie comme ʺpareilleʺ; 16% l'ont même qualifiée de ʺmeilleureʺ, et 8% n'a pas donné de réponse à la question. La situation s'inverse dans la région de Moncton, où 53% des sujets ont évalué leur français comme ʺmoins bonʺ et seulement 20% comme ʺpareilʺ; la proportion de personnes l'ayant qualifié de ʺmeilleurʺ reste stable (15%); les 12% restants n'ont pas souhaité fournir de réponse à cette question. D'un autre côté, un fort sentiment identitaire semble attaché au français acadien. En effet, dans la région de Moncton, il n'y a que 17% des personnes interrogées qui ont affirmé que les Acadiens devraient adopter un français "international". Cette proportion est plus élevée dans la péninsule acadienne avec plus de 29% en faveur du français international. Il est cependant intéressant de se pencher sur les commentaires qui accompagnent les réponses. De fait, seules deux personnes ont déclaré que l'adoption d'un français moins régional constitue une ʺaméliorationʺ du français. Toutes les autres réponses mettent en avant la facilitation de la communication entre francophones et l'aspect plus ʺprofessionnelʺ du français international. Compte tenu du fait que près de la moitié des questionnaires de la péninsule acadienne a été remplie dans des écoles ʺprofessionnalisantesʺ, il se pourrait que cela ait influencé les résultats. Les participants ayant répondu que les Acadiens n'ont pas à adopter un français international avancent pour la plupart l'argument identitaire pour justifier leur choix: ʺOn est Acadiens !ʺ, ʺC'est notre particularitéʺ, ou encore ʺles racines doivent resterʺ. Le marqueur identitaire qu'est le français acadien ressort d'autant plus lorsqu'il est comparé à la variété en quelque sorte ʺrivaleʺ, c'est-à-dire le français québécois. En effet, seules trois personnes des deux régions, soit 4% du total, ont répondu que les Acadiens devraient adopter un français québécois, mais aucune n'a malheureusement souhaité justifier sa réponse. Les 96% restants – outre quelques remarques négatives à l'égard des Québécois – ont majoritairement justifié leur réponse par l'aspect identitaire de leur variété.

108 Attitudes des francophones du Nouveau-Brunswick à l’égard du chiac

4.2 Qui parle chiac ?

Dans la péninsule acadienne, seuls 18% des participants ont répondu affirma- tivement à la question ʺVous arrive-t-il de parler chiac?ʺ, et 31% ont répondu ʺparfoisʺ, alors que dans la région de Moncton 77% ont affirmé parler le chiac, et 7% ʺparfoisʺ. La différence entre les deux régions est hautement significative, et il faudra en tenir compte pour déterminer si le chiac est perçu différemment par les locuteurs et non-locuteurs, en fonction aussi de leur région d'origine. De plus, une grande partie des participants de la péninsule acadienne ayant répondu ʺouiʺ ou ʺparfoisʺ ont précisé qu'ils l'employaient avec des ʺamis du Sud-Est du N.-B.ʺ, ʺde la famille, des amis en visiteʺ, ou encore ʺpour rireʺ, ce qui tend à démontrer qu'il s'agit d'un phénomène ʺempruntéʺ à la région de Moncton; dans la plupart des cas il ne s'agit pas d'une langue utilisée au quotidien.

4.3 Le chiac à l'écrit

58% des personnes interrogées dans la région de Moncton affirment voir régulièrement du chiac écrit11. Cette proportion diminue de moitié dans la péninsule acadienne avec seulement 29% de réponses positives. Ce résultat vient confirmer le le fait que le chiac est un phénomène qui concerne essentiellement la région de Moncton. La grande majorité des personnes interrogées ayant répondu positivement citent des ressources numériques de nature informelle, telles que les réseaux sociaux, les courriels ou les textos (messages envoyés par téléphones portables). En revanche, le chiac ne semble pas pénétrer dans la communication officielle, formelle, comme le montre l'affirmation d'un participant: ʺpas dans un milieu scolaire ou professionnelʺ. Un enseignant interrogé affirme cependant en voir régulièrement lors ʺd'erreurs dans des rédactionsʺ. Certains informateurs mentionnent enfin la littérature acadienne; en effet, plu- sieurs auteurs, tels que France Daigle12 ou Gérald Leblanc13, ont fait le choix de rédiger certains de leurs textes en chiac.

11 Sans enquête spécifique, documents à l’appui, que nous n’avons pas pu entreprendre, il est évidemment difficile de déterminer ce que nos informateurs entendent par là: quelques mots anglais insérés dans un texte français, régionalismes acadiens ou textes «macaroniques» imitant l’oralité spontanée à la manière d’ (http://www.acadieman.com/) ? 12 France Daigle, née en 1953 à Moncton, est une journaliste et écrivaine acadienne dont la prose a été récompensée par de nombreux prix littéraires. On compte parmi ses œuvres une dizaine de romans tels que La Vraie Vie (Éditions d'Acadie, Moncton, 1993), 1953: La Chronique d’une naissance annoncée (Éditions d'Acadie,Moncton, 1995) ou Pour sûr (Éditions du Boréal, Montréal, 2011) (Wikipédia, s.v.; http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/pour- Camille Voisin 109

4.4 Attitudes à l'égard du chiac

Comment les Acadiens interrogés perçoivent-ils le chiac ? Dans les deux régions, 83% des personnes interrogées estiment qu'il s'agit d'une forme de français acadien. Notons que même si la plupart des habitants de la péninsule acadienne ne sont pas eux-mêmes des locuteurs de cette variété, ils ne la rejettent pas pour autant. Cela semble illustrer le rôle identitaire que le chiac a aquis parmi les francophones du Nouveau-Brunswick, même pour ceux qui n'ont pas grandi dans cette ʺcultureʺ14. Cependant, plusieurs personnes interrogées dans la péninsule acadienne insistent sur la présence importante d'anglicismes en chiac, qui semble souvent les déranger. Il se pourrait donc que le chiac tel qu'il se présente aujourd'hui, avec un important nombre d'emprunts à l'anglais, ne soit pas considéré comme une variété totalement légitime, mais plutôt comme de l'acadien ʺentachéʺ d'anglais. Un des informateurs de la péninsule acadienne attire d'ailleurs l'attention sur ce statut hybride en affirmant ʺje crois que nous pouvons pas mélanger deux langues ensembleʺ. Pour sonder davantage les attitudes des locutrices et locuteurs acadiens à l'égard du chiac, nous nous sommes inspirée dans un premier temps d'une approche utilisée par Singy (1997). Dans ses études sur le français de Suisse romande, il a confronté ses informateurs à une scène hypothétique dans laquelle un locuteur de la variété régionale converse avec un locuteur de français ʺinternationalʺ. Les informateurs devaient définir comment ils se sentiraient dans une telle situation (dans notre cas, un échange chiac-français standard) en choisissant entre cinq qualificatifs supposés représenter différents paliers entre fierté et énervement: ʺfierʺ, ʺamuséʺ, ʺindifférentʺ, ʺgênéʺ, ʺénervéʺ. Comme le montre le tableau 3, seule une minorité des personnes que nous avons interrogées a choisi les qualificatifs négatifs, ce qui tend à montrer que pour la plupart, le chiac n'est pas un objet de honte. Au contraire, il est même source de fierté pour un cinquième des informateurs de Moncton.

sur-2277.html; 6.2.2016). En 2012 elle a gagné le prix du Gouverneur général pour son livre Pour Sûr, le prix littéraire le plus prestigieux au Canada (Boudreau 2016: 237). 13 Gérald Leblanc, né en 1945 à Bouctouche et décédé en 2005 à Moncton, est un poète acadien ayant publié de nombreux recueils de poésie, notamment L’Extrême frontière ou L’Éloge du chiac (Wikipédia, s.v.). 14 ʺCulture chiacʺ revient souvent dans la bouche des participants, ce qui laisse penser que de nombreux aspects culturels extralinguistiques sont liés à cette variété de français.

110 Attitudes des francophones du Nouveau-Brunswick à l’égard du chiac

Fier Amusé Indifférent Gêné Énervé

Péninsule 9% (4) 46% (18) 31% (11) 14% (6) 0% (0) acadienne

Moncton 21% (10) 38% (17) 29% (12) 9% (3) 3% (1) Tableau 3 Attitudes des informateurs à l'égard d'un échange chiac-français standard

Comme nous l'avons rappelé ci-dessus, Boudreau et Gadet (1998: 56) ont montré que les personnes interrogées tendaient à dénigrer le chiac alors que la plupart l'utilisaient. Pour essayer de voir ce qu'il en est aujourd'hui, nous avons demandé à nos informateurs de choisir entre trois qualificatifs pour le chiac: un positif (ʺUne belle langueʺ), un neutre (ʺUne langue typique de Monctonʺ) et un négatif (ʺUn mauvais françaisʺ). Le tableau 4 indique que seule une minorité a choisi le qualificatif négatif, tant dans la péninsule acadienne (22%) qu'à Moncton (18%). Tout en restant prudent, on semble donc bien observer une évolution vers une évaluation plus favorable du chiac. Il se pourrait cependant aussi que les personnes interrogées se soient senties plus libres de s'exprimer favorablement à l'égard du chiac à travers un questionnaire papier anonyme que dans les entrevues semi-dirigées utilisées par les auteures mentionnées.

ʺUne belle ʺUn mauvais ʺUne langue ʺUne belle langueʺ et françaisʺ et ʺUn mauvais typique de langueʺ ʺtypique de ʺtypique de françaisʺ Monctonʺ Monctonʺ Monctonʺ

Péninsule 24% (9) 11% (4) 43% (16) 8% (3) 14% (5) acadienne

Moncton 13% (5) 16% (6) 53% (21) 2% (1) 16% (6) Tableau 4 Qualifications du chiac

Malgré cette appréciation globalement assez positive et ses fonctions identitaires indéniables, il est évident que le chiac reste essentiellement confiné aux registres de la communication informelle. C'est ce que confirment les résultats obtenus par les deux questions suivantes par lesquelles nous avons essayé de sonder les limites de son acceptabilité: ʺPensez-vous qu'un bon livre peut être écrit en chiac ?ʺ et ʺLe chiac devrait-il être enseigné à l'école ?ʺ. Nous partions de l'idée que la langue écrite, et la langue littéraire plus particulièrement, sont souvent réservées à la langue standard, la ʺbelle langueʺ, tout en laissant une certaine liberté créative, alors que l'enseignement institutionnalisé est en principe réservé à la langue "standard", même si celle- ci est parfois très éloignée de la variété parlée dans une région donnée. En fait, comme le mentionne Francard (1989: 159), l'école cherche souvent à Camille Voisin 111 imposer un standard impossible à atteindre; et de ce fait, elle est souvent à l'origine de l'insécurité linguistique des locuteurs d'une variété stigmatisée.

Un bon livre peut-il être écrit en Le chiac devrait-il être enseigné à

chiac? l'école?

Oui Non Oui Non

Péninsule 61% (23) 39% (15) 14% (5) 86% (32) acadienne

Moncton 70% (28) 30% (12) 26% (10) 74% (28) Tableau 5 Enseignement du chiac et littérature

Comme le montre le tableau 5, dans les deux régions le chiac semble plutôt bien accepté dans la littérature, ce qui est sans doute dû au succès des auteurs acadiens contemporains (voir Boudreau 2016: 231-251). En revanche, le refus de le voir enseigné à l'école est très fort (un peu moins important dans la région de Moncton): le français supra-régional enseigné à l'école a évidemment des fonctions complémentaires par rapport au chiac. Les arguments avancés illustrent bien la conscience linguistique de nos informateurs: ʺC'est une langue oraleʺ, ʺCe n'est pas un bon françaisʺ, ʺC'est pas les bons motsʺ, ʺCe n'est pas internationalʺ, ou encore ʺTu grandis chiac, tu peux pas l'apprendreʺ.

5. Conclusion

Au vu de nos résultats qui confirment les observations de Boudreau (2012), le chiac a effectivement réussi à se faire une place dans l'éventail des registres linguistiques à la disposition des locuteurs francophones du Sud-Est du Nouveau-Brunswick; sa vitalité, en particulier dans les jeunes générations, est indéniable. Grâce à l'action des médias locaux et des artistes originaires du Sud-Est de la province, il apparait aussi comme beaucoup mieux accepté par la population qu'il ne l'était une vingtaine d'années plus tôt. Il est porteur d'un fort poids identitaire qui dépasse les frontières du Grand Moncton et ses locuteurs semblent fiers de le parler15: même si les habitants de la péninsule acadienne ne sont pas eux-mêmes locuteurs de cette variété et ne se revendiquent pas comme "chiacs", ils semblent l'accepter, et le considèrent pour la plupart comme emblématique d'au moins une partie de l'Acadie contemporaine. Cependant, malgré son emploi dans la littérature, le chiac conserve évidemment un statut de langue orale, réservée essentiellement à la communication informelle.

15 Lors de notre passage à Moncton, le garçon d’un café à qui nous avons expliqué le but de notre voyage s’est fait fort de nous enseigner le chiac, et a consacré toute une soirée à notre équipe pour nous expliquer les particularités de sa langue.

112 Attitudes des francophones du Nouveau-Brunswick à l’égard du chiac

Malheureusement, dans le cadre limité de notre enquête, il ne nous a pas été possible d'étudier également les discours épilinguistiques émis par les profes- seurs dans les écoles ainsi qu'à l'université, afin de savoir quel est le pôle opposé au chiac, le "standard" mis en place par le système éducatif: un français ʺinternationalʺ ou plutôt un français ʺnord-américainʺ ou même «acadien soigné» simplement expurgé d'anglicismes.

Bibliographie

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