Brunswick À L'égard Du Chiac
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View metadata, citation and similar papers at core.ac.uk brought to you by CORE provided by RERO DOC Digital Library Publié dans Revue Tranel (Travaux neuchâtelois de linguistique) 64, 101-119, 2016, source qui doit être utilisée pour toute référence à ce travail Attitudes des francophones du Nouveau- Brunswick à l'égard du chiac Camille VOISIN Université de Neuchâtel [email protected] Nous parlons comme des anges en transit des rockers lumineux devant ceux qui rêvent de «bien parler» pour faire taire les autres dans notre pays de mue worryez pas nous repasserons autrement avec la bouche pleine de surprises et d'éclats de rire. Gérald Leblanc, extrait de L'éloge du chiac Although New Brunswick is Canada's only officially bilingual province, French-speaking persons represent a minority and are often left apart. They are mainly concentrated in three areas: the northwest (at the border with Quebec), the northeast, called ʺAcadian Peninsulaʺ, and the southeast, in the Greater Moncton area, where the two languages cohabit more closely. This contact situation, which seems to have led the French- speaking inhabitants of Moncton to experience linguistic insecurity, also gave birth to a new variety, called ʺchiacʺ. This article focuses on the speakers' attitudes towards that variety, which seems to have been stigmatized in the past. Through a field study in which we used questionnaires, we determined that it is nowadays more accepted than it was before, partly due to the action of the local media and artists. 1. Introduction Le Nouveau-Brunswick est la province canadienne qui compte la plus forte proportion de francophones hors Québec, même si l'Ontario en possède davantage en nombres absolus. Il s'agit, de plus, de l'unique province institutionnellement bilingue du Canada depuis la publication de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick en 1969 (Boudreau & Dubois 2001: 42). Le français s'y trouve cependant en situation minoritaire, avec 31.6%1 de francophones. De plus, alors que 68% des francophones déclarent maitriser l'anglais, seuls 16% des anglophones affirment pouvoir soutenir une conversation en français: c'est une sorte de bilinguisme à sens unique. La répartition du français n'est par ailleurs uniforme dans la province: il se 1 Les chiffres présentés sont tirés de Statistique Canada (2011) http://www.statcan.gc.ca/tables- tableaux/sum-som/l02/cst01/demo11b-fra.htm. 102 Attitudes des francophones du Nouveau-Brunswick à l’égard du chiac concentre principalement au nord-ouest, à la frontière avec le Québec, dans la région d'Edmundston (le "brayon" ou "français de la vallée"), au nord-est, dans la dénommée "péninsule acadienne", ainsi qu'au sud-est, dans la région de Moncton. La situation dans ces trois régions présente également des différences, les "Brayons" étant davantage en contact avec le Québec, alors que les habitants de Moncton sont plus fortement en contact avec l'anglais que ceux de la péninsule acadienne. C'est précisément ce contact qui est à l'origine de la variété dont il sera question ici, le chiac. Cet article ne se focalisera pas sur les caractéristiques formelles du chiac2 mais sur les attitudes des francophones du Nouveau-Brunswick à son égard. Car, si toutes les langues présentent des variations, le français fait face à "une survalorisation du standard […] ayant des effets sur la façon dont les locuteurs perçoivent leur propre façon de parler" (Boudreau & Gadet, 1998: 55). Étant donné la situation minoritaire du français dans la région de Moncton, le français se bat en permanence pour son statut et sa reconnaissance officielle. Or on sait que pour toute communauté linguistique, les valeurs identitaires attachées à sa langue sont des facteurs essentiels; des représentations négatives à l'égard du français acadien et du chiac par exemple pourraient donc exercer une action défavorable dans l'esprit des francophones mêmes. 2. État de la question 2.1 La situation linguistique de Moncton Les enjeux du bilinguisme du Nouveau-Brunswick se cristallisent dans le Sud- Est de la province, et particulièrement dans la région de Moncton. De fait, l'agglomération dite du ʺGrand Monctonʺ est composée de trois villes: Moncton même qui en constitue le centre, ainsi que de Riverview et Dieppe. À Riverview, les francophones sont fortement minoritaires (environ 7%), alors qu'à Dieppe ils sont majoritaires (plus de 72%) (Perrot 2005: 3083). En plus d'une situation économique favorable actuellement, Moncton possède depuis 1963 la plus importante université canadienne entièrement francophone hors Québec, qui compte aujourd'hui près de 4000 étudiants selon son site internet4. Quant à Dieppe, c'est un lieu d'immigration particulièrement attirant pour les francophones d'autres régions, ce qui consolide considérablement la place du français dans la région (cf. Castonguay 2003: 82). Selon Perrot (2005: 309), Moncton se caractérise par un continuum linguistique qui serait le produit de changements relativement récents: d'un côté, on constate un affaiblissement de l'acadien traditionnel, dont seuls 2 Cf. Perrot 1995 et 2005 pour plus de détails à ce sujet. 3 Voir aussi les articles de Julie Perret et de Simon Gabay dans ce fascicule. 4 http://www.umoncton.ca/futurs/etudier_udem Camille Voisin 103 quelques traits persistent chez la jeune génération; d'un autre, un contact toujours plus important avec l'anglais qui se manifeste par exemple dans l'émergence du chiac; enfin, l'apparition d'un français "standardisé", tendant vers le français international, utilisé en partie du moins par les médias ou dans le système éducatif. À ceci s'ajoute le fait que jusqu'à une époque récente, comme l'avaient fait remarquer Boudreau et Dubois (2001: 43), le français était à peine visible dans l'espace public, où la presque totalité de l'affichage commercial était en anglais5. Dans ce contexte, quelle est la place, quel est le statut du français, et avec lui le chiac, dans le contexte sociolinguistique de l'agglomération de Moncton ? Une ébauche de réponse peut se trouver dans cette affirmation de L.-J. Calvet sur la situation sociolinguistique des villes: "La forme de la langue est ici le lieu d'une quête d'identité, et si la ville unifie linguistiquement pour des raisons d'efficacité véhiculaire, elle ne peut réduire ce besoin identitaire. Les parlers urbains sont sans cesse retravaillés par ces deux tendances, à la véhiculante et à l'identité, parce que la ville est à la fois un creuset, un lieu d'intégration et une centrifugeuse qui accélère la séparation entre différents groupes." (Calvet, 1994: 13) 2.2 Attitudes des locuteurs face au chiac Donner une définition précise de ce qu'est le chiac n'est pas chose aisée. Le mot est d'apparition récente. Selon Boudreau (2012: 99), sa première attestation écrite (en l'occurrence sous la forme schiak, dans le journal l'Évangéline) date de 1963, et pendant longtemps, il ne se trouve que de manière sporadique. Les locuteurs interrogés pour cette étude ont des avis divergents à son sujet: pour certains, il s'agit avant tout d'un accent; pour d'autres, d'un mélange de français et d'anglais, où est parfois mise en avant l'importance du français traditionnel acadien. Dans certains cas, le terme est aussi employé comme "ethnique", pour désigner des personnes de la région de Moncton qui parlent (ou sont censées parler) la variété linguistique homonyme. Pour notre étude, d'un point de vue linguistique, nous nous en tiendrons à la définition de Perrot (2005: 313), à savoir que le chiac représente l'insertion d'emprunts anglais dans une matrice française. L'auteure précise toutefois qu'il ne s'agit pas d'un assemblage fait au hasard et que des règles semblent régir l'ensemble, ce qui permet d'affirmer qu'il s'agit bien d'une "langue" (ou du moins d'une variété de français), et non simplement d'un phénomène d'alternance codique aléatoire. Ainsi, les verbes anglais utilisés sont systématiquement adaptés à la conjugaison française des verbes du premier groupe, comme dans la phrase ʺVous travelez le monde ?ʺ. De même, les substantifs anglais sont toujours précédés d'articles français porteurs des marques du nombre et du genre, qui parfois ne correspondent pas à leur 5 Une bonne dizaine d’années plus tard, lors de notre passage à Moncton, la situation a peut-être légèrement évolué en faveur du français (voir l’article de Susanne Boschung, également dans ce fascicule). 104 Attitudes des francophones du Nouveau-Brunswick à l’égard du chiac équivalent français, comme par exemple ʺla planeʺ (l'avion)6, et n'ont pas de -s final audible au pluriel, à la différence de l'anglais. Étudier les attitudes des locuteurs, et à travers elles leurs représentations linguistiques (voir Boyer 2003), permet de déterminer si les locuteurs se trouvent en situation d'insécurité linguistique7, ce qui, dans certains cas, peut menacer à terme la survie d'une minorité linguistique. Il sera d'autant plus intéressant de comparer la situation de la péninsule acadienne avec celle de la région de Moncton afin de déterminer si la situation bilingue de la ville – et la diglossie8 d'une partie au moins de ses habitants – peut contribuer à augmenter l'insécurité linguistique des locuteurs (cf. Gueunier, Genouvrier & Khomsi 1978: 166). En 1998, Boudreau et Gadet avaient déjà mené une étude consacrée aux attitudes des Acadiens du Nouveau-Brunswick à l'égard du chiac. Cette étude avait mis en avant le fait que la plupart des locuteurs tendaient à dénigrer le chiac dans leurs jugements explicites, mais l'employaient lors de l'entretien. Un exemple parlant cité par les deux auteures permet de mettre en relief cette situation quelque peu paradoxale: ʺon parle mal le français là chiac on parle comme half anglais half françaisʺ (Boudreau & Gadet 1998: 56).