Chanteurs à l'affiche DU MÊME AUTEUR Folksong. Une histoire de la musique populaire des États- Unis: Albin Michel, 1971 (rééditions revues et augmentées, sous-titre : « Racines et branches de la musique folk améri- caine », 1977 et 1984). La Nouvelle Chanson bretonne : Albin Michel/Rock & Folk, 1973 (réédition revue et augmentée sous le titre La Chanson bretonne, Albin Michel/Rock & Folk, 1980). Leonard Cohen: Albin Michel/Rock & Folk, 1975 (rééd. revue et augmentée, 1979). Dylan (en collaboration avec François Ducray, Philippe Manoeuvre et Hervé Muller) : Albin Michel/Rock & Folk, 1975. Français, si vous chantiez... : Albin Michel/Rock & Folk, 1976 (épuisé). Jacques Higelin (en collaboration avec Jean-Marie Leduc) : Albin Michel/Rock & Folk, 1985. Jacques Brel. De l'Olympia aux Marquises : Seghers/Club des Stars, 1988. Brassens ou la chanson d'abord: Albin Michel, 1991. Jacques Vassal

CHANTEURS À L'AFFICHE 100 artistes en scène

Albin Michel © Éditions Albin Michel S.A., 1996 22, rue Huyghens, 75014 ISBN 2-226-08161-5 « Rien n'est plus simple que la voix. Rien n 'est plus obscur que la voix. Vous écoutez la parole qui guérit. Elle guérit les âmes captives, les sources noires. Elle change la douleur en lumière. C'est la parole d'enfance, c'est le chant simple. Vous n'y connaissez rien en musique. Vous êtes analphabète en musique et vous vous y entendez très bien. Vous avez toujours eu besoin de l'étoile d'une voix dans la chambre de vivre. Chanter c'est confier sa voix à la vérité d'un silence, à la justesse d'un souffle, tremblant dans son envol, lumineux dans son déclin. » Christian Bobin La Part manquante, Gallimard, 1989

LEVER DE RIDEAU

C toujours le même pincement au cœur. Les lumières baissent, le brouhaha décline au milieu des « chut ! » et des « ah ! ». Silence. Le rideau se lève. Ou s'écarte. Ou bien, même, il n'y a pas de rideau. Quoi qu'il en soit, « il » fait son entrée. Va-t-il nous étonner, nous faire rire ou pleurer, réfléchir ou oublier, nous éblouir ou nous indigner ? Que va-t-il nous don- ner? Et nous, qu'allons-nous lui renvoyer? Et quand le rideau va tomber, quand la sono va se taire, quand les spots de scène vont s'éteindre pour faire place aux ampoules de la salle et au blues de l'après-spectacle, allons-nous en sortir tout à fait indemnes ? « Il », c'est l'artiste. C'est souvent «elle», aussi. Même lorsqu' « il » ou « elle » est seul(e) face à nous sur les planches, « ils » sont plusieurs — régisseur, éclairagiste, sonorisateur, musiciens, arrangeur, producteur, attaché(e) de presse — à essayer de faire leur métier en nous donnant du bonheur. Chanter, jouer, dire, se raconter avec des mots et des notes, des voix et des instruments, c'est un métier individualiste et pourtant un travail d'équipe. C'est de temps en temps triom- pher, d'autres fois prendre un bide, et c'est souvent douter, peiner ou se tromper. Mais c'est quelquefois — miracle — voler à l'éphémère de nos vies quelques instants d'éternité. Et c'est toujours rassembler, pour une aventure collective d'une heure ou deux, ou de toute une vie, selon les talents et selon leur bon cœur, des hommes et des femmes, par dizaines ou par milliers, qui, sans cela, seraient restés chez eux. Ori- ginal contrat que cette rencontre sur commande, program- mée mais librement consentie. Une communion qui n'est ni privée ni solennelle. Tel est le pouvoir de religion de la chan- son, du spectacle vivant, au sens premier de relier les gens entre eux. Il s'agit d'une tout autre discipline que le disque, le clip vidéo ou le programme radiodiffusé ou télévisé, qui se consomment à la maison. Presque d'un autre métier, même si la plupart des artistes, par goût ou par nécessité, prati- quent les deux. Le spectacle vivant, c'est du tissu social. Cela vaut la peine qu'on s'y arrête. Ce livre est né d'une vieille habitude et d'une envie plus récente. Habitude d'écouter des chanteurs en action, en direct. Des styles très divers illustrés par des artistes d'ici ou d'ailleurs, les uns célèbres, d'autres connus des seuls initiés. De même pour les lieux visités, qui vont du mini-théâtre sou- terrain, « underground » dans tous les sens du terme, à l'am- biance survoltée et moins conviviale d'un auditorium de quinze mille places, en passant par toutes les jauges inter- médiaires. Du club de rock enfumé (pléonasme !) au festival en plein air, parmi deux ou trois fois plus de spectacles vus et entendus sur trois ans environ, et en se limitant au terri- toire français, cent ont été retenus. Mais que le programme soit confidentiel ou surmédiatisé, qu'un artiste chante a capella et même, à l'occasion, sans le moindre micro, ou au contraire entre deux châteaux de baffles crachant plusieurs milliers de watts, il prend toujours un risque et nous avec lui. Il peut être victime d'un malentendu, y compris au sens propre de ce mot. Il peut aussi nous manipuler (à nous de nous en méfier) ou être adulé pour de mauvaises raisons. C'est cette « glorieuse incertitude » d'un drôle de sport que les pages qui suivent tentent de capter. Quant à l'envie plus récente (elle date de la disparition, en mars 1990, du mensuel Paroles et Musique, qui offrait à ces rendez-vous réguliers une tribune incomparable), c'est celle de garder une mémoire de cette longue fréquentation. Celle, aussi, de renvoyer encore aux chanteurs et autres profes- sionnels du spectacle un écho de ce qu'ils nous donnent. Celle, enfin et surtout, de partager impressions et informa- tions avec les « simples » spectateurs non professionnels. Ceux-ci ont, parfois, bien du mérite dans leur curiosité et leur assiduité. C'est pourquoi on ne cachera pas les défauts ou les déceptions, le trop long, le trop cher ou le trop bruyant par exemple. Mais ils ont aussi bien de la chance, car ils « savent », ils sentent ce que ni la radio, ni la télévision, ni le disque ne peut leur offrir. Ceux qui liront ces pages pourront s'amuser, s'ils étaient présents à tel spectacle, à confronter leurs réac- tions aux nôtres. Dans le cas contraire, à eux de juger ce qu'ils ont manqué! Ajoutons enfin que ces chroniques, toutes inédites, et rédigées pour la plupart à chaud, comme pour un hypothétique journal du lendemain, peuvent, bien entendu, se lire dans le désordre. J. V. — octobre 1995.

NB. — Les fiches techniques des salles figurent en fin de parcours ; les propos de l'entracte concernent des questions d'intérêt général.

L'ALGÉRIE AU ZÉNITH — 22/6/95 Solides et solidaires

Hasards du calendrier, de l'ordre alphabétique et de l'actua- lité : le spectacle qui ouvre ces pages se trouve aussi être le dernier que nous avons vécu en vue de ce livre. Il se déroule quelques jours seulement après ces élections municipales qui ont vu le Front national s'emparer de quelques villes de mais il a été programmé depuis plusieurs semaines en signe de solidarité avec des associations, de femmes en par- ticulier, qui, en Algérie, militent contre l'intégrisme. Deux sortes de fanatisme qui sévissent de part et d'autre de la Méditerranée, et dont le refus va unir plus de sept mille Fran- çais et Algériens dans une joyeuse ferveur, perceptible avant même l'extinction des lumières de la salle. Un vent de liberté, d'égalité et de fraternité, eh oui ! souffle donc sur l'assistance. N'ayons pas peur d'essayer de redonner un sens plus pur aux mots de la tribu : les artistes au programme, Français et Algé- riens, nous y invitent. « Ça va, le Zénith ? Ça va, l'Algérie ? » demande l'un des deux présentateurs, à 20 heures pétantes. Aussitôt, un puissant choeur aigu de youyous lui répond par l'affirmative. Tout à l'heure, une militante algérienne obser- vera que « les journaux parlent de la mort en Algérie. Nous, nous avons envie de parler de l'Algérie qui vit ». Et Guy Bedos, artiste français invité, qui ne peut oublier son pays natal, iro- nisera sur l'actualité : « Cette soirée, on aurait dû la faire au Zénith de Toulon ! » Au Petit Bonheur, avec guitare, basse et violon, donne le ton : Mal de vivre, mal de vivre, Dans ce pays qui n 'est pas le tien. Et pourtant je ne comprends pas : Étranger ici, étranger là-bas... De Dortmund, en Allemagne, où il vit une autre immigra- tion, Djamel Laroussi est venu chanter « Tous ces bons ins- tants ». Le public, heureux, tape des mains. En place. Djamila célèbre la femme algérienne, libre et souveraine. Brahim Izri, ex-accompagnateur d', vient rappeler la beauté de la Kabylie et de la langue berbère. Première (belle) surprise de la soirée : on reconnaît l'air de « San Francisco » de Maxime Le Forestier, adapté en berbère par Izri, et Maxime lui-même le rejoint pour chanter: Quand Tizi-Ouzou se lève, Tizi-Ouzou... Avec son look à la Dylan 1962, complet avec casquette, gui- tare sèche et harmonica, Baziz, lui, a adapté en arabe « Hexa- gone » de Renaud. Des centaines de voix lui font chorus sur le nouveau refrain. Chemise blanche, blazer vert, Cheb Mami, deuxième vedette de la soirée, soulève le public et le fait chanter. Les Algériens n'ont pas peur de s'y mettre (une leçon pour les Français présents ce soir) et Cheb Mami se promène tandis que ses six musiciens (violon, basse, guitare, claviers et per- cussions) le couvent. La mayonnaise commence à prendre. Après l'entracte, Idir, le plus politisé des artistes au pro- gramme, fait monter d'un cran le ton du concert. Lunettes et maillot rayé, le grand prêtre de la chanson kabyle se souvient de son enfance pendant la guerre et traduit : Je me souviens comme si c'était hier On n'imagine pas ce que deviendront nos rêves... La mélodie est douce comme celle d' « A vava inouva », le public attentif malgré l'enthousiasme bruyant. Idir est rejoint par ses deux invités surprises, puis Jacques Hige- lin, totalement humbles dans ce contexte. Longtemps attendu, Khaled, la star de charme du raï, conclut les débats. L'Algérie, pluriethnique, est bien vivante et debout. Les Français se sentent moins seuls, eux aussi. GRAEME ALLWRIGHT — TLP-DÉJAZET — 9/4/92 L'éternel troubadour

Depuis combien de temps chante-t-il ? On ne sait pas au juste (lui non plus, peut-être !) et pourtant le public qui vient fidè- lement l'applaudir et, souvent, chanter en chœur avec lui, donne et doit avoir le sentiment que c'est depuis toujours. Et comme ses apparitions sur les scènes parisiennes sont rares et souvent de courte durée, le métier et même le reste du public, mal informés, croient qu'il ne chante plus. Et pourtant, quelle créativité, quel enthousiasme chez cet éternel jeune homme ! Le cas se complique du fait que cela fait plusieurs années que Graeme Allwright n'a pas eu l'occasion de faire paraître un nouveau disque. Depuis 1985 exactement et le 30 cm méconnu Graeme Allwright Sings Brassens, une dou- zaine de magnifiques adaptations en anglais de l'auteur des « Copains d'abord ». Par la suite, il a été question d'un disque d'adaptations, en français cette fois, de Bob Dylan; mais celui-ci, faute d'un accord avec une maison de disques, est resté à l'état de projet. Ce travail n'est pas tout à fait perdu puisqu'il reste une bonne version de « Man gave names to all the animais ». Graeme a étrenné en octobre 1991, dans le cadre du festival Brassens organisé par le Centre de la chan- son d'expression française, à l'Auditorium des Halles, un nou- veau groupe. Ils sont six, dont quatre Malgaches: Régis Gizavo (accordéon), Eric Manana (guitares), Passy Rakoto- malala (chant, percussions et valiha — sorte de cithare) et le guitariste-arrangeur « Soul » Razafindrakoto (déjà un vieux compagnon de route) ; le Camerounais Manuel Wandji (per- cussions) et Patrick Goraguer (piano, synthés), venu spécia- lement de Boston. Un disque, qui ne sera distribué qu'à l'automne 1992, vient d'être enregistré et la plupart des chansons de ce concert en sont extraites. Autant dire que le public de Graeme, dont ce type dans le noir qui réclame la « Jolie bouteille » de Tom Pax- ton à cor et à cri, ne connaît pas encore « La petite route », « No man's land », « La gomme », « Tu n'es plus là cet automne » ou « Lumière » (cette dernière donnera son titre au recueil). Qu'on le veuille ou non, cependant, les fidèles attendent les vieux standards qui, depuis plus de vingt ans, ont fait les beaux jours des feux de camp et colonies de vacances : « Emmène-moi », « Il faut que je m'en aille » et la berceuse « Petit garçon ». Les rappels prolongés leur donneront satis- faction, après l'inévitable et inusable « Suzanne » de son ami Leonard Cohen. D'aucuns quitteront même la salle en chan- tant « Le jour de clarté », qu'ils savent par cœur et en entier et que le Néo-Zélandais n'a pas lui-même interprété ce soir- là. Extraordinaire exemple de mémoire collective des temps modernes, jamais relayé par la télévision et rarement par la radio, le répertoire « historique » de Graeme Allwright sera- t-il un jour supplanté dans ce rôle par le nouveau ? Malgré les qualités mélodiques et l'honnêteté de celui-ci, qu'il nous soit permis d'en douter. Ainsi va la gloire des chanteurs au long cours qu'il leur est difficile d'imposer leurs « époques » suc- cessives dans les cœurs de leurs fidèles. AQUARIUM — THÉÂTRE DE LA VILLE — 12/11/94 Une plongée dans l'après-dégel

Des poissons dans un bocal. Accessibles ou du moins visibles aux yeux de tous mais vivant dans leur propre univers. C'est ainsi qu'on nous les présentait à la veille de cet unique concert en France. Quand Boris Grebenchtchikov et ses aco- lytes ont pris possession de la scène, précédés de leur légende, les spectateurs — russes en majorité — les ont dûment acclamés, prêts à plonger avec eux. Mais les autres allaient-ils devoir rester au sec ? Aquarium est né voici vingt ans à Léningrad sous la hou- lette de Boris Grebenchtchikov, guitariste, compositeur et parolier prolifique, puisqu'il estime avoir écrit quelque cinq cents chansons ! Les années 70 en Union soviétique sont mar- quées par la stagnation, la censure et le conformisme cultu- rels, l'administration sous Brejnev ayant donné un coup d'arrêt au dégel qu'avait annoncé Khrouchtchev. Pour la jeu- nesse russe, la pop music venue d'Occident a le goût du fruit défendu. Grebentchikov est représentatif de la période, qui avoue avoir trouvé un sens à sa vie après avoir découvert les Beatles. Les premiers enregistrements d'Aquarium sont des samizdat (autoproductions) qui circulent sous le manteau et il faudra attendre 1987 pour que la firme d'État Melodiya publie leur premier album officiel. Entre-temps, leur presta- tion au festival de Tbilissi, en 1980, qui fait scandale chez les bien-pensants de l'Union des Musiciens, et l'article du poète Andreï Voznessenski dans le magazine Ogoniok, en 1986, ont été les deux étapes marquantes de leur reconnaissance. Aujourd'hui, la formation originale, sorte de famille com- munautaire à la Grateful Dead, a vécu. Le violoniste Alexandre Koussoul est décédé et Boris Grebenchtchikov, tout en repu- bliant les vieux enregistrements en CD, a réuni une nouvelle formation, « de vieux amis qui ont toujours gravité autour du groupe ». Une guitare électrique, un accordéon, flûte, claviers, basse, batterie et percussions, le style et le son d'Aquarium, qui reposent avant tout sur la mélodie et le texte, doivent en fait bien plus à l'influence des groupes de folk-rock anglais et irlandais des années 70 — de Fairport Convention à Clannad et même à Alan Stivell, d'ailleurs présent ce soir dans l'assis- tance — qu'au rock décadent de Lou Reed et de David Bowie, hâtivement cités en référence. Comme parolier, Grebencht- chikov avoue une dette particulière envers Bob Dylan et, du côté russe, envers Boulat Okoudjava, Vladimir Vyssotski et même Alexandre Vertinski, le marginal du début du siècle, exilé sous Staline. Les textes que Boris écrit pour Aquarium, pétris de surréalisme et de symboles russes ancestraux (l'eau, le ciel, les soldats), s'avèrent d'ailleurs fort difficiles à traduire. Sa quête mystique, sensible dans le délicat « Otiets iablok » (« Le père des pommes ») ou la vigoureuse marche « Bourlak » (« La chanson du batelier de la Volga »), ne sera pas aisément accessible à qui n'est pas familier de cette culture. Mais le répertoire et la personnalité d'Aquarium sont à l'évi- dence une clef pour comprendre la Russie actuelle. Les signes de reconnaissance de la salle aux musiciens, la connivence particulière qui s'établissait entre eux ce soir-là, le démon- traient avec éclat. Cela vaudrait la peine que le public fran- çais, à son tour, et avec l'aide des traductions, apprenne à nager. DAN AR BRAS — LE ZÉNITH — 1/6/95 Bardé de celtitudes

C'est au son d'une cornemuse et d'une bombarde que son entrée est annoncée; mais c'est armé d'une simple guitare acoustique que Dan Ar Bras attaque ce concert, devant un parterre de près de quatre mille auditeurs particulièrement attentifs. Dans la foule, çà et là, flotte un gwenn ha du (le dra- peau à bandes blanches et noires de la Bretagne), rappelant l'ambiance survoltée des grandes heures d'Alan Stivell, dans les années 70. Des années 70, justement, Dan Ar Bras a conservé, la barbe et quelques cheveux en moins, l'enthousiasme communicatif au service de toute la musique celtique et pas seulement bre- tonne. Il est resté, aussi, un musicien généreux, à la fois humble et ambitieux. Humble dans son refus de tirer la cou- verture à soi puisque ce spectacle Héritage des Celtes (repre- nant le titre d'un CD enregistré en 1994 à Dublin) fait intervenir de nombreux artistes invités, derrière lesquels le guitariste s'efface volontiers. Ambitieux dans son désir d'illustrer, à la manière d'une vaste fresque sonore, la diver- sité des composantes de la musique celtique d'hier et d'au- jourd'hui. C'est ainsi qu'il accueille, pour commencer, un des grands chanteurs de gwerziou de Bretagne, Yann-Fanch Qué- méner, dans la « Gwerz ker Ys », la légende de la ville d'Ys engloutie. Ainsi qu'il poursuit, avec une rencontre entre Irlande et Écosse à travers le bouzouki de Donal Lunny (l'ins- trument grec a été intégré depuis plus de vingt ans au son de groupes comme Planxty), le violon de Nollaig Casey et les uilleann pipes de Ronan Browne, avant la première interven- tion de la chanteuse Karen Matheson. Cette Écossaise évoque avec tristesse l'idée d'une possible disparition de la langue gaélique, avant de reprendre une chanson de l'Irlandais Paul Brady, « The island ». Puis c'est Gilles Servat qui va être acclamé pour sa reprise musclée de « » : les , debout, crient leur enthousiasme et leur fierté. Servat sera rejoint par Quéméner pour un duo mélancolique dans « Me zo gannet e kreiz ar mor », un beau texte de Yann Ber Kalloc'h sur une musique triste de Jef Le Penven. La ren- contre entre Servat et Quéméner, une première scénique en cette tournée, a été souhaitée par Jacques Bernard, incitateur en 1993 de cette création. On retrouve Karen Matheson, poi- gnante dans une complainte en gaélique du film Rob Roy, à donner la chair de poule. Alors vient le deuxième moment de délire pour les Bretons et pour les autres aussi, qui voient le large plateau du Zénith investi par le Bagad Kemper : plus de trente exécutants, avec lesquels Dan Ar Bras, compatriote comblé, instaure un riche dialogue, guitare électrique/corne- muses. La blonde Galloise Elaine Morgan reprend alors la mélodie d'une gwerz introduite par Quéméner et réarrangée par le guitariste héros de la fête. Voici un instant, on dansait la gavotte autour des derniers rangs assis; à présent, on écoute religieusement la lamentation sur la mort d'une belle, « Maro e ma mestrez », où la pureté de la voix de Quéméner se marie aux sonorités acides de la guitare électrique. On reconnaît, comme déjà lorsqu'il officiait au sein du groupe d'Alan Stivell, cette volonté chez Dan Ar Bras de jouer une musique à la fois contemporaine et traditionnelle. Une musique vivante, même quand il évoque la mort de Frankie Kennedy, flûtiste irlandais. Une musique dont la vigueur et la spontanéité seront encore démontrées en coulisses quand, au milieu des invités et des pintes de bière, le Bagad Kemper prolongera ces deux heures de joie et d'amitié par un impromptu en l'honneur du bon ouvrier. Dan Ar Bras, ou les racines à l'assaut des étoiles. CHARLES AZNAVOUR — RUEIL-MALMAISON — 17/03/95 Implants d'enfer!

En costume croisé gris foncé, à 21 heures pétantes, il fait son entrée, chaleureusement acclamé par une salle archicomble. 700 places, ce n'est vraiment pas de trop pour une des der- nières légendes vivantes de la chanson française. Car on va voir Aznavour en scène un peu comme on va visiter un monu- ment historique. En famille. Le public comprend toute la pyra- mide des âges. A l'image du répertoire de notre héros du jour. « Hier encore j'avais vingt ans », commence-t-il, et l'on a du mal à se rendre compte que c'était il y a (déjà) un demi-siècle. Il se charge d'ailleurs, d'entrée de jeu, de nous le rappeler, chiffres à l'appui. Applaudissements garantis. Et de se lancer dans une digression sur les implants de sa chevelure: « Tout ce que j'ai là est authentiquement à moi. » Comme un jeune homme, il a tombé la veste et esquissé quelques pas de danse. S'est appuyé d'une main sur le dossier d'une chaise, en un geste étudié, pour «Toi et moi». S'est assis sur cette même chaise, retrouvant un naturel pathétique, pour écrire une lettre: «Je t'aime A.I.M.E.» Distillant les anciens succès (« Il faut savoir », «Non, je n'ai rien oublié », «Je bois »), il les transforme parfois : « Je m'voyais déjà » débute comme un film au ralenti ; le personnage de « Tu t'laisses aller », pitoyable, éructe ses griefs dans un borborygme d'ivrogne et c'est lui, en fait, qui se laisse aller. Aznavour montre ici toutes ses qua- lités de comédien. De même qu'on l'a vu, l'instant d'avant, mettre en scène un travesti (« Comme ils disent ») et rendre crédible sa révolte (« Nul n'a le droit de me juger »), de même on est surpris, en bien, par l'absence totale de trous de mémoire ce soir-là, et par les accents de sincérité dont il a gratifié le récital, le chanteur ayant la réputation, depuis quelques années déjà, d'être souvent victime des premiers et avare des seconds. Ainsi par exemple «La bohème », qu'il interprète avec une petite mise en scène et chante d'une voix miraculeusement préservée, parvient encore à émouvoir. Plus généralement, et c'est là que son professionnalisme mérite un grand coup de chapeau, Aznavour réussit à retenir à chaque minute du récital (et celui-ci en dure 98 sans entracte) même l'attention d'un auditeur a priori non acquis à sa cause. Du coup, c'est à peine si on lui en veut d'expédier cavalièrement ses rappels (tout en avertissant l'auditoire) : «Que c'est triste Venise», «La mamma», «Les bons moments ». Le rideau peut alors tomber pour de bon et les lumières se rallumer sans délai. En nous épargnant de faux rappels, Aznavour a strictement tenu parole. On a beaucoup glosé, lors de ce festival Chorus des Hauts- de-Seine, dont il était l'une des têtes d'affiche, sur le montant impressionnant du cachet demandé par Charles Aznavour: on parle de 100 000 dollars, sur lesquels sont payés bien sûr le chef d'orchestre Hervé Roy et ses neuf musiciens, parmi lesquels les excellents et très cotés Patrice Tison (guitares), Tony Bonfils (basse) et Christian Lété (batterie), ainsi que d'autres personnels. Aznavour est de ces « PME » du spectacle que la billetterie seule serait loin de couvrir sans les subven- tions du conseil général des Hauts-de-Seine, fort riche on le sait, et dirigé par un tout autre Charles. Mais c'est, au dire des responsables dudit festival, un argument médiatique pour amener le public, ensuite, vers l'ensemble d'une pro- grammation. Le débat est loin d'être clos. « BANCS PUBLICS» — LA BOHÊME — 18/11/93 Cool, la scène !

Depuis la fin des « hootenannies » de l'ancien Centre améri- cain (et celle, passée scandaleusement inaperçue, de cette charmante maison avec jardin du 261, boulevard Raspail), Paris manque cruellement d'une scène ouverte pour la chan- son. C'est-à-dire, d'un lieu d'expression où toute personne qui le désire puisse se lever et pousser la goualante, devant un auditoire venu exprès pour écouter et découvrir, et non pas, comme dans le métro, devant des passants qui n'ont pas for- cément le goût et le temps de s'y intéresser. Il y a bien eu des expériences ponctuelles. Depuis 1992, avec des moyens modestes mais une foi immense, le Centre de la chanson d'expression française tente de pallier cette carence. Pour la deuxième saison de cette expérience, c'est une petite cave voûtée du quartier des Halles, la Bohême, nichée sous le Théâtre des Déchargeurs dirigé par Vicky Messica, qui l'ac- cueille. Cette ancienne fromagerie, sourit son responsable, a « sacrifié le beurre à la poésie ». Une fois par mois et une qua- rantaine de places, quand il faudrait des rendez-vous toutes les semaines, et dans des salles pas forcément plus grandes mais plus nombreuses et réparties dans les quartiers, c'est àpeu tout pour ! une capitale. Il faut pourtant un (re)commencement La règle est simple : l'entrée ne coûte que 25 F ; elle est gra- tuite pour les membres de l'association (auxquels l'adhésion, qu'on se le dise, donne droit à d'autres avantages, réductions sur certains spectacles, etc.). Pour les candidats chanteurs, il faut réserver son tour à l'avance par téléphone et respec- ter l'ordre prescrit par le présentateur. Un piano est fourni sur place mais aucune sono n'est installée ni admise, pas plus que le play-back. La salle devant impérativement être rendue pour 22 heures, la séance commence dès 20 heures et chaque chanteur a droit à une seule chanson. En pratique, et si le nombre d'inscrits n'est pas trop élevé, certains peuvent, après un bref entracte, en présenter une seconde. C'est maigre, objectera-t-on, pour donner à un artiste, fût- il amateur ou débutant, l'occasion de faire vraiment valoir ses qualités ou de corriger ses défauts. L'expérience prouvera sans doute que, comme l'observait déjà Lionel Rocheman au temps des « hootenannies » qu'il créa en France, « les mauvais s'éliminent d'eux-mêmes ». Quant à ceux qui possèdent un réel potentiel, ces «Bancs Publics» (merci, monsieur Bras- sens!) leur permettent de le tester et de connaître les pre- mières réactions, les premières critiques, en dehors de leur famille ou de l'habituel et restreint cercle d'amis. Si vous êtes aspirant chanteur, vous savez déjà que ces occasions sont rares de nos jours. Si vous êtes simple curieux ou spectateur, vous serez surpris comme je l'ai été par l'attention et la qua- lité d'écoute de l'assistance : une bienveillance face au débu- tant qui n'exclut pas le risque, pour les chanteurs, de prendre un « bide ». Parmi eux, une typologie se dégage, entre celui qui maîtrise déjà sa voix et ses effets ; celui qui, piètre chanteur et auteur, mais bon mélodiste et guitariste, se révélera hon- nête accompagnateur de son copain ; il y a la dame, touchante de candeur, qui reprend maladroitement une complainte tire- larmes d'avant-guerre; il y a le presque « pro » qui prépare déjà un disque. Et au milieu de toute cette diversité, il y a l'amour que partagent tous les présents pour la chose chan- tée. Et demain, si cela vous... chante, il y aura vous et votre voix aussi. Chiche ? ALAIN BASHUNG — BOURGES — 27/04/95 Rock'n roll béatitude

Il y a de la flamboyance dans le personnage. Elle est percep- tible dès qu'il émerge sur les planches : dans le halo des pro- jecteurs (des spots bleus puis rouges qui pivotent depuis le fond du plateau, agressant nos regards ébahis) se détache non une silhouette, mais une attitude, une dégaine de rocker. La souplesse de ce corps longiligne, revêtu de l'inévitable cuir noir, la gueule conquérante mais sans le sourire ou l'éventuel air gentil qui gâcherait tout, le cheveu noir brillantiné, convainquent d'entrée de jeu que cet homme doit avoir la classe. Et puis il y a l'étrangeté vaguement surréalisante des textes : J'cloue des clous sur des nuages Un marteau au fond du garage [...] Vos luttes partent en fumée... À mesure que défilent les chansons, comme autant de visions hallucinées (« À Ostende », dans une version country- rock vitaminée, « Danse d'ici », « Après d'âpres hostilités », « Elvire », « À perte de vue »), l'image se précise, se rapproche, tel un plan filmé, d'un style incroyablement élégant et d'une œuvre en devenir. Bashung n'assène pas, il suggère. Co- auteur (avec Jean Fauque) de la plupart des titres de sa tour- née actuelle, en particulier ceux du CD Chatterton (boudé par les Victoires de la musique mais primé par l'Académie Charles-Cros), il installe des climats qui tour à tour évoquent l'errance, le désir, le doute, le refus ou l'abandon de soi. Chan- sons de l'instinct et de l'instant, où les symboles frappent les cymbales, où le désarroi côtoie la dérision, où le jeu de mots tutoie le chaos : Je sais plus où tu m'as rangé Où tu m'as mis JACQUES VASSAL CHANTEURS A L'AFFICHE Trois ans de concerts en 100 chroniques inédites. Un remarquable panorama des shows de ces dernières années dans plus de 50 lieux de spectacle. Des plus prestigieuses vedettes internationales : Bob Dylan, Cesaria Evora, Johnny Hallyday... aux stars françaises : Alain Bashung, Francis Cabrel, Patricia Kaas..., sans oublier ceux dont la réputation n'est plus à faire : Jean Guidoni, Catherine Ribeiro..., et les artistes à découvrir : Angélique lonatos, Yannick Jaulin... Un choix de textes informatifs ou impertinents, mais toujours passionnants — et passionnés ! —, sur les meilleurs spectacles à Paris ou en province, dans tous les types de salles : Zénith, Olympia, New Morning, La Laiterie (Strasbourg), Halle Tony-Garnier (Lyon)..., ou dans les festivals : Francofolies de La Rochelle, Printemps de Bourges. Tous les genres musicaux, sans a priori : chanson française, rock, blues, folk... Chanteurs à l'affiche : un ouvrage vivant, sensible et généreux, pour retrouver cette émotion, si rare, qui s'exprime sur scène par une présence et une voix, à travers des paroles et de la musique. Journaliste et auteur de plusieurs livres — Leonard Cohen et Jacques Higelin, dans la collection Rock & Folk, Jacques Brel, de l'Olympia aux Marquises, ou la chanson d'abord —, Jacques Vassal dédie cet incomparable journal de bord à tous les amoureux de la chanson.

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