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Cipango Cahiers d’études japonaises

Hors-série | 2008 Autour du monogatari

Sumie Terada (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/cipango/577 DOI : 10.4000/cipango.577 ISSN : 2260-7706

Éditeur INALCO

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2008 ISBN : 978-2-85831-170-5 ISSN : 1164-5857

Référence électronique Sumie Terada (dir.), Cipango, Hors-série | 2008, « Autour du Genji monogatari » [En ligne], mis en ligne le 24 février 2012, consulté le 30 juin 2021. URL : https://journals.openedition.org/cipango/577 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cipango.577

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Entre 2004 et 2008, le Centre d'Études Japonaises de l'Inalco a organisé quatre journées d’études autour du grand roman japonais du XIe siècle, le Genji Monogatari : la première, centrée sur les questions littéraires, la seconde consacrée à l’époque qui a vu la naissance du Roman du Genji, la troisième autour de la peinture, la calligraphie et la musique, et la quatrième, organisée avec l’Université Rikkyō, sur le thème de la réception de ce roman. Lors de chacune de ces rencontres, plutôt que d’aborder l’œuvre d’une manière frontale, nous avons cherché à en faire un catalyseur entre nos champs de recherche respectifs. Les articles que nous présentons ici sont des échos des deux premières journées. Le versant littéraire s’organise d’abord selon une perspective diachronique et retrace le cheminement qui conduit à l’écriture de ce roman, puis sa réception – adaptation et utilisation – dans les époques ultérieures. Plusieurs des contributions présentées ici s’appuient sur des analyses du chapitre Suma, auquel nous avions choisi de nous attacher plus particulièrement. Les articles issus de la seconde journée « L’époque du Genji monogatari » s’ordonnent, en revanche, de manière synchronique. Les historiens et les spécialistes de la pensée se sont penchés sur les principaux thèmes qui constituent la toile de fond de l’époque où vivait cette romancière. Nous y ajoutons une traduction du 1er chapitre du Roman du Genji, Kiritsubo (Le clos du Paulownia), fruit d’un long travail collectif. L'équipe constituée de chercheurs du Cej (Inalco) et du Greja (Université Paris 7) a eu pour premier souci de créer un lieu consacré au plaisir de lire, qu’évoque si bien cette « lectrice du Genji », l’auteur des Mémoires de Sarashina : Ce Genji…, je le lis maintenant livre après livre, en partant du premier, sans personne pour m’en distraire, étendue à l’intérieur de mes rideaux, plus heureuse qu’une impératrice ! Le jour jusqu’à la tombée de la nuit, la nuit tant que je reste éveillée, près de ma lampe, je ne fais plus rien que lire…

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SOMMAIRE

Présentation Sumie Terada

Le clos du Paulawnia (traduction) Le Roman du Genji

Naissance d’une écriture

Naissance d’une écriture Sumie Terada

Suma, à la croisée du lyrisme et du destin Hirohiko Takada

Du Kagerō no nikki au Genji monogatari Jacqueline Pigeot

Temps et espace dans le Roman de la Chambre basse Daniel Struve

Variations sur le chapitre Suma

Variations sur le chapitre Suma

De nouveaux mondes Appariement et recontextualisation de poèmes tirés de romans dans le cadre du Monogatari nihyakuban utaawase Michel Vieillard-Baron

Un art de la citation Sumie Terada

Texte et prétexte Traduire le Genji en langue moderne Anne Bayard-Sakai

Quelques éléments de la vie à l’époque du Genji

Quelques éléments de la vie à l’époque du Genji

Le palais de Heian Sur les pas du Genji Marie Maurin

Le costume de Heian Entre la ligne douce et la silhouette rigide Charlotte von Verschuer

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La noblesse de l’époque de Heian Formes de vêtements, formes d’amour Sachiko Takeda

De la place et du rôle des gouverneurs de province à l’apogée de l’époque de Heian Francine Hérail

Deux visions de l’au-delà

Deux visions de l’au-delà

La part d’ombre La mort dans le Genji monogatari François Macé

Remarques sur une scène bouddhique du Roman du Genji Jean-Noël Robert

Notes de lecture

Mémoires d’une Éphémère (945-974), par la mère de Fujiwara no Michitsuna, traduction et commentaire de Jacqueline Pigeot Michel Vieillard-Baron

Le Dit du Genji, de Murasaki-shikibu, illustré par la peinture traditionnelle japonaise du XIIe au XVIIe siècle, traduit du japonais par René Sieffert, préface de Sano Midori, direction scientifique, commentaire des œuvres et introduction par Estelle Leggeri-Bauer Michel Vieillard-Baron

Information sur le numéro

Comités

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Présentation Keynote Presentation

Sumie Terada

1 Le Roman du Genji (Genji monogatari 源氏物語) a vu le jour au début du XIe siècle sous le pinceau d’une femme dont on ne connaît ni le vrai nom ni l’année de naissance, et qu’on désigne par un surnom : Murasaki Shikibu 紫式部1. Le roman retrace en cinquante-quatre chapitres plus d’un demi-siècle de la vie d’un groupe de personnages appartenant à la haute aristocratie, qui évoluent autour d’un personnage d’ascendance impériale, le Genji, surnommé « Prince de lumière » (Hikarugimi 光君) pour sa beauté éblouissante, puis autour de Kaoru 薫, officiellement reconnu comme son fils, mais qui, en réalité, est l’enfant d’un adultère.

2 Le thème central, celui des amours contrariées, est introduit dès le départ avec l’histoire tragique de la mère du Genji (chapitre Kiritsubo). Ce premier thème est étroitement associé à celui de la carrière politique du Genji, que tout, hors le rang modeste de celle qui lui a donné naissance, désigne comme étant destiné au pouvoir impérial, et qui n’y accédera cependant que d’une manière indirecte. Ce parcours est étroitement associé aux liaisons que noue le Genji en premier lieu avec l’épouse de son père, portrait exact de sa défunte mère, puis avec une autre femme, rencontrée pendant son exil. Cette dernière est issue de la noblesse moyenne – ce milieu des gouverneurs de province ou zuryō 受領, auquel Murasaki Shikibu elle-même appartenait.

3 La romancière faisait partie de l’entourage de l’impératrice Shōshi, fille du ministre des Affaires suprêmes, (966-1027), personnage qui symbolise à lui seul le pouvoir et le faste de l’aristocratie durant la période de Heian. Cet homme tout puissant, désireux de réunir autour de sa fille un salon d’une qualité inégalée, s’intéressa au talent de Murasaki Shikibu, qui, selon une hypothèse généralement admise, avait déjà commencé alors l’écriture de son roman. Le contenu de celui-ci est donc étroitement lié au milieu qui l’a vu naître, et l’œuvre peut être considérée comme la quintessence de cette culture de cour qui avait pour centre le Palais impérial.

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Pourquoi le Roman du Genji maintenant ?

4 L’engouement dont fit l’objet ce roman dès sa création se justifie amplement par sa qualité littéraire, qui le met loin devant les autres productions de l’époque. Moins d’un demi siècle avant sa rédaction, l’auteur des célèbres Mémoires d’une éphémère (Kagerō no nikki 蜻蛉日記), récit autobiographique étonnamment moderne, parle des romans de son temps en termes peu amènes : « à jeter les yeux sur les romans anciens qui pullulent de par le monde, il n’en manque pas qui regorgent de sornettes2 ». Deux siècles après sa parution, l’auteur de l’Écrit sans titre (Mumyō zōshi, 無名草紙, fin du XIIe siècle ?), premier écrit critique consacré aux monogatari, fait dire à l’un de ses personnages : « Dans un monde où l’on n’avait pour tout roman que le Roman de la Caverne (Utsuho), le Conte du Coupeur de bambou (Taketori) ou le Roman du Sumiyoshi (Sumiyoshi 住吉), atteindre cette hauteur ne semble pas un acte humain ordinaire (bonpu no shiwaza)3 ». Et de fait, le Roman du Genji constitue une mutation extraordinaire, comme la littérature japonaise n’en avait pas connue auparavant, et ne devait sans doute plus en connaître par la suite.

5 Il s’agit bien d’un événement unique. Shikibu a su fondre en une écriture harmonieuse deux traditions littéraires du wabun 和文4 qu’un fossé séparait jusqu’alors : d’une part, la « poésie japonaise » ( 和歌), genre noble qui méritait seul d’être comparé à la littérature chinoise, considérée à l’époque comme la littérature par excellence et, d’autre part, le « récit » (monogatari), tout particulièrement le « récit de fiction » (tsukuri monogatari 作り物語), qui jouissait d’une piètre estime dans le Japon ancien5. La situation change avec le Roman du Genji. Le texte de celui-ci est émaillé de citations discrètes de poèmes waka, qui confèrent au récit une atmosphère de subjectivité intense. La romancière, pour intégrer la tradition orale, aménage en outre des passages qui nous font entendre la voix des « narratrices », sans oublier d’enrichir son écriture par des allusions à des textes chinois célèbres, tels que le Chant des regrets éternels (長恨 歌 Changhen ge, jap. Chōgon-ka) de Bai Juyi. Des références historiques, des passages d’inspiration bouddhique puisés tout particulièrement dans le Sutra du Lotus, des épisodes de caractère mythologique se croisent pour tisser la toile chatoyante de cet univers. Le Roman du Genji est en ce sens une histoire littéraire à lui seul. Il marque la naissance, à partir de toute la diversité des pratiques existantes, d’une écriture originale, dynamique, d’une étonnante maîtrise, mais animée, en même temps, d’une vie frémissante.

6 Les premières études du roman apparaissent vers la fin du XIe siècle, ce qui signifie que l’œuvre commençait à acquérir le statut de texte classique dès cette époque. Dans le domaine de la création, romans, peintures, poèmes ou pièces de théâtre s’inspirant de cette œuvre se succèdent sans interruption, depuis le Sagoromo monogatari 狭衣物語 (Le roman de Bel Habit), qui est le premier roman important de la seconde moitié du XIe siècle, jusqu’au cinéma et aux manga actuels. Le Roman du Genji domine ainsi toute l’histoire littéraire japonaise, dans le sens le plus large du terme, et constitue une œuvre-clé non seulement pour quiconque étudie le monde classique, mais aussi pour tous les spécialistes du Japon moderne et contemporain, qui cherchent à comprendre les fondements de la littérature japonaise de notre temps.

7 Le Roman du Genji s’impose d’abord, il va sans dire, par sa qualité littéraire intrinsèque. Par la beauté de ses scènes, par la vérité et la finesse des descriptions psychologiques, et peut-être surtout par l’unité de la vision d’ensemble, qui relie avec une cohérence

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sans failles des épisodes aux tons les plus variés – lyrique dans le chapitre Nowaki (La tempête), tragique dans Kashiwagi (Le chêne) ou encore humoristique dans Sue tsumu hana (La fleur dont se cueille la pointe)… Rappelons qu’il s’agit d’une qualité qui se rencontre rarement dans la littérature classique japonaise, fortement marquée par le goût pour les suites fragmentaires.

Le texte original et ses variantes

8 Comme pour la majorité des œuvres de cette période, le manuscrit original est perdu et les plus anciennes copies, à l’exception de fragments, remontent seulement à la première moitié du XIIIe siècle. Le succès considérable du Roman du Genji a entraîné une prolifération des copies manuscrites. Les versions, dont le nombre dépasse la cinquantaine pour ne parler que des plus significatives, se répartissent en trois familles : celles dites aobyōshibon 青表紙本, qui ont comme origine la copie établie par Fujiwara no Teika, surnommées ainsi à cause de la couleur de la couverture verte (ao) de celle-ci ; les Kawachibon qui descendent de l’édition établie par Minamoto no Chikayuki 源親行, gouverneur du Pays de Kawachi et éminent lettré qui servait le Shogunat ; et enfin « les versions autres », ou beppon 別本. Après le succès dont jouirent les versions Kawachibon durant l’époque de Kamakura, les aobyōshibon finirent par s’imposer à cause de la place prépondérante occupée par Teika dans la littérature du Japon médiéval.

9 Les versions de la famille des kawachibon offrent généralement des textes plus clairs et dans l’ensemble plus longs que ceux de la famille des aobyōshi. Ce caractère est attribué au travail d’édition volontariste effectué par Chikayuki et ses successeurs. Précisons cependant que la version établie par Teika l’a été également à partir de différentes copies manuscrites. Tous les textes transmis sont donc composites et il n’est pas exclu que certaines variantes remontent à l’époque même de la rédaction du roman et soient, pour certaines, de la main de l’auteur. Dans son journal Murasaki Shikibu rapporte des incidents qu’ont subis ses manuscrits6. Comme beaucoup de grands classiques, le Roman du Genji donne à lire une écriture incontestablement unique et personnelle tout en faisant converger un faisceau de textes qui renferment en eux le temps de transmission.

Traduction

10 Nous présentons ici une traduction du 1er chapitre du Roman du Genji, Kiritsubo (Le clos du Paulownia) (http://cipango.revues.org/586), fruit d’un long travail collectif. Une équipe s’est constituée regroupant des chercheurs du Cej (Inalco) et du Greja (Université Paris 7)7. Notre premier souci a été de créer un lieu consacré au plaisir de lire, qu’évoque si bien cette « lectrice du Genji », l’auteur des Mémoires de Sarashina (Sarashina nikki 更級日記) : Ce Genji…, je le lis maintenant livre après livre, en partant du premier, sans personne pour m’en distraire, étendue à l’intérieur de mes rideaux, plus heureuse qu’une impératrice ! Le jour jusqu’à la tombée de la nuit, la nuit tant que je reste éveillée, près de ma lampe, je ne fais plus rien que lire8…

11 Le plaisir que peut procurer la lecture d’un texte, c’est ce que nous avons vécu à notre manière en travaillant sur ce roman hors pair, et c’est aussi ce que nous avons tenté de

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restituer dans notre traduction. À cette fin, nous avons limité les annotations au minimum indispensable. Le souci de concilier la lisibilité en français et la fidélité à l’original nous a accompagnés tout au long de notre travail. Il nous a incités à laisser le texte de la traduction se décanter dans une matière invisible, qui est devenue la denrée la plus chère et la plus précieuse de notre époque : le temps. En effet, nous avons travaillé cinq années sur chapitre.

12 Le texte que nous avons retenu comme base pour la traduction est celui de l’édition Shinchō Nihon koten shūsei, qui s’appuie sur les meilleurs manuscrits de la famille aobyōshibon. Le manuscrit suivi par cette édition est le plus souvent l’Ōshimabon, l’un des plus complets et sans doute l’un des plus sûrs manuscrits de la famille aobyōshibon9. Cependant, chaque fois que cela est possible, priorité est donnée au Teikabon 定家本 (manuscrit révisé par Teika) ou à défaut au Myōyūbon 明融本, qui en est la copie la plus fidèle. C’est justement le Myōyūbon qui est utilisé pour le chapitre Kiritsubo. Nous avons indiqué en notes les variantes les plus significatives d’un manuscrit de la famille des Kawachibon, le Bishūkebon 尾州家本.

Recherches

13 Depuis 2004, se sont tenues quatre journées d’études autour de ce roman : la première, centrée sur les questions littéraires, la seconde consacrée à l’époque qui a vu la naissance du Roman du Genji, la troisième autour de la peinture, la calligraphie et la musique, et la quatrième, organisée avec l’Université Rikkyō, sur le thème de la réception de ce roman. Lors de chacune de ces rencontres, plutôt que d’aborder l’œuvre d’une manière frontale, nous avons cherché à en faire un catalyseur entre nos champs de recherche respectifs.

14 Les articles que nous présentons ici sont des échos des deux premières journées. Le versant littéraire s’organise d’abord selon une perspective diachronique et retrace le cheminement qui conduit à l’écriture de ce roman, puis sa réception – adaptation et utilisation – dans les époques ultérieures. Plusieurs des contributions présentées ici s’appuient sur des analyses du chapitre Suma, auquel nous avions choisi de nous attacher plus particulièrement. Les articles issus de la seconde journée « L’époque du Genji monogatari » s’ordonnent, en revanche, de manière synchronique. Les historiens et les spécialistes de la pensée se sont penchés sur les principaux thèmes qui constituent la toile de fond de l’époque où vivait cette romancière.

15 Nous souhaiterions, pour terminer cette présentation, remercier au nom du groupe Genji, tous ceux qui nous ont aidés à réaliser ce numéro : Mesdames Estelle Leggeri- Bauer, Jacqueline Pigeot, Charlotte von Verschuer et Monsieur Michel de Boissieu qui ont bien voulu consacrer de leur temps précieux à la relecture du manuscrit, l’Institut national de la Littérature japonaise (Kokubungaku kenkyū shiryōkan), qui a généreusement accueilli certains d’entre nous pour des séjours de recherche et de documentation, et enfin, Yōmei bunko, Yoshikawa kōbunkan, Shōgakukan, et l’Unesco qui nous ont donné les autorisations nécessaires pour les illustrations.

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NOTES

1. Ce nom apparaît dans les Récits de Splendeur 栄花物語 (chapitre 26) dont la rédaction est attribuée à Akazome Emon, poétesse de renom contemporaine de Shikibu. On considère que le surnom « Murasaki » provient du nom de l’héroïne du roman, la dame Murasaki (Murasaki no ue), tandis que « Shikibu » renvoie à la fonction exercée par le père de la romancière, fonctionnaire de troisième classe du Département des rites : shikibu no jō. La coutume de l’époque réservait à un usage privé le prénom des dames et c’est une fonction exercée par un membre de leur famille qui servait à les désigner dans la sphère publique. 2. Mémoires d’une éphémère, trad. Jacqueline Pigeot, Collège de France, 2006, p. 9. 3. Coll. « Shinchō Nihon koten shūsei », 1976, p. 23. Il existe une traduction en français de cet ouvrage par René Sieffert : D’une lectrice du Genji, coll. « Tama », POF, 1994. 4. Style d’écriture caractérisé par l’usage d’une langue japonaise qui laisse peu de place au vocabulaire et aux tournures d’origine chinoise. 5. Sur cette question voir Jacqueline Pigeot, « Autour du monogatari », Cipango, no 3, novembre 1994, p. 93-107. 6. La romancière confie dans son journal la difficulté qu’elle a éprouvée pour conserver ses manuscrits. Citons le passage concerné : « Dans ma chambre j’avais fait apporter les manuscrits de mon dit [il s’agit du Roman du Genji] et je les y avais cachés ; or pendant que j’étais auprès de Madame [Impératrice Shōshi, fille de Michinaga], Monseigneur [Michinaga] s’y est introduit subrepticement, les y a découverts et les a tous portés chez Madame la Régente du Service Intérieur [une autre fille de Michinaga qui était au service du palais]. Et comme ceux que j’avais soigneusement révisés étaient tous déjà sortis de mes mains, il y a là de quoi m’attirer une réputation déplorable. » (Journal Murasaki-shikibu nikki, trad. René Sieffert, POF, 1978, p. 40). 7. Font partie du groupe à ce jour, Anne Bayard-Sakai (INALCO), Claire Brisset (Paris 7), Catherine Garnier (INALCO), Marie Maurin-Boussard (INALCO), Andrea Raos (INALCO), Daniel Struve (Paris 7), Sumie Terada (INALCO) et Michel Vieillard-Baron (INALCO). Ont également pris part à la traduction du premier chapitre : Estelle Leggeri-Bauer (INALCO), Frédéric Girard (EFEO) et Pascal Griolet (INALCO). 8. Le Journal de Sarashina, trad. René Sieffert, POF, 1978, p. 43. 9. Signalons une étude récente qui relativise la valeur de ce manuscrit. Cf. Takahiro Sasaki, « Ōshimabon Genji monogatari ni kansuru shoshigakuteki kōsatsu », Shidō bunko ronshū, no 41, février 2007, p. 165-200.

RÉSUMÉS

Présentation du dossier sur le Genji monogatari, fruit de deux journées d’études et du travail collectif des chercheurs du CEJ (INALCO) et du GREJA (Paris 7).

Introduction to the issue on Genji monogatari, which is the result of two workshops and the collaborative work of researchers from CEJ (Inalco) and Greja (Paris Diderot University).

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INDEX

Thèmes : littérature キーワード : Genji monogatari 源氏物語, Murasaki Shikibu 紫式部 (v. 973-v. 1014 ou 1025), Heian jidai 平安時代 (794-1185) Mots-clés : Dit du Genji, Genji monogatari, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 ou 1025) Keywords : Genji monogatari, Heian, Literature, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 or 1025), Tale of Genji Index chronologique : Heian

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Le clos du Paulawnia (traduction) Le Roman du Genji The Paulownia Court: translation

Murasaki Shikibu

1 En quel règne était-ce donc ? – parmi les nombreuses épouses impériales et dames d’atour au service de Sa Majesté, il en était une qui, sans être de naissance insigne, jouissait plus que toute autre de la faveur du souverain. Les épouses, persuadées chacune depuis toujours que la préférence lui était due, en étaient outrées : aussi l’accablaient-elles de leur dédain et de leur jalousie. Les dames d’atour de même rang ou de condition inférieure se sentaient, quant à elles, plus menacées encore. La voir ainsi du matin au soir en service auprès de l’empereur exacerbait le ressentiment général ; était-ce le poids de toute cette haine accumulée, elle se mit à dépérir et, dans sa détresse, à se retirer de plus en plus souvent dans sa demeure familiale. Mais loin de se détourner d’elle, le souverain ne l’en aimait que davantage et restait sourd aux critiques, au risque de donner par son comportement un exemple déplorable. Hauts dignitaires et courtisans eux-mêmes ne pouvaient s’empêcher de détourner des regards offusqués. La faveur qu’il lui témoignait était scandaleuse. En Chine, c’était pour des affaires de cette sorte que le monde avait connu des troubles dont il n’avait rien résulté de bon. Le mécontentement et l’inquiétude grandissaient dans l’empire, et l’on n’était plus loin de citer le précédent de Yang Guifei1. Pourtant, bien qu’en butte à de nombreuses vexations, la dame continuait à séjourner au palais avec pour seul appui l’affection sans pareille que daignait lui prodiguer sa Majesté.

2 Le grand conseiller son père était décédé ; sa mère, l’épouse principale, en héritière du raffinement des gens d’autrefois, l’avait pourvue de tout le nécessaire de façon à ce que, lors des diverses célébrations à la cour, elle ne le cédât en rien aux dames dont la renommée était pour l’heure la plus éclatante et qui bénéficiaient du soutien de leurs deux parents. Cependant, comme aucun protecteur digne de ce nom n’était là pour veiller sur elle, elle semblait, dans les grandes occasions, d’autant plus vulnérable qu’elle se trouvait sans appui.

3 Sans doute, les liens noués par l’empereur et sa favorite dans une vie antérieure étaient-ils profonds, car un prince leur naquit, à la splendeur sans pareille. Brûlant

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d’impatience, le souverain le fit au plus tôt présenter au palais : l’enfant était d’une exceptionnelle beauté. Le prince premier, né d’une épouse impériale, fille du ministre de droite, bénéficiait d’appuis solides, et comme il ne faisait aucun doute qu’il deviendrait prince héritier, il était l’objet de tous les soins, de toutes les attentions. Mais comment aurait-il pu rivaliser avec l’éclat de son frère ? Si l’empereur traitait l’aîné avec tous les égards dus à son rang, il voua au prince cadet une passion exclusive, l’entourant d’une sollicitude infinie.

4 Par sa naissance, la favorite était d’une condition trop élevée pour le service ordinaire du palais. Jouissant dans le monde de la plus grande considération, elle avait tout d’une personne de haute qualité. Mais le souverain exigeait sa présence à ses côtés plus que de raison : c’est elle qu’il faisait venir à chaque divertissement musical de quelque importance ou à l’occasion de tout événement marquant. Parfois un réveil tardif lui donnait l’occasion de la garder à son service sans interruption. Ainsi l’avait-il dépréciée aux yeux du monde en lui imposant de demeurer sans cesse auprès de lui. Or depuis la naissance du prince, il avait redoublé d’égards envers elle si bien que l’épouse principale, mère du prince premier, conçut des soupçons : l’empereur n’irait-il pas jusqu’à faire de cet autre enfant le prince héritier ? Le souverain lui témoignait l’estime particulière qu’il devait à celle qui était entrée la première au palais, et comme elle lui avait en outre donné plusieurs enfants, ses reproches ne laissaient pas de susciter en lui contrariété et embarras.

5 La favorite pouvait, certes, compter sur la protection de Sa Majesté, mais nombreux étaient ceux qui guettaient ses moindres défaillances afin de l’humilier, et pour elle, si fragile, la faveur impériale elle-même était devenue source de tourment. Elle avait pour logis au palais le Kiritsubo2. Comment s’étonner que les allées et venues incessantes du souverain, qui passait sans daigner s’y arrêter devant leurs appartements, aient exaspéré ses nombreuses épouses ? Aussi, lorsque les visites de la favorite à l’empereur se faisaient vraiment trop fréquentes, lui jouait-on ici et là de fort vilains tours, sur les passerelles ou les galeries, et il arrivait même que le bas des robes de ses dames de compagnie portât les traces d’ignobles outrages. Par ailleurs, il n’était pas rare qu’on s’arrangeât pour l’humilier en l’enfermant dans le couloir qu’elle ne pouvait éviter d’emprunter et dont on verrouillait les portes devant et derrière elle. Comme à tout propos les tourments qu’on lui infligeait ne faisaient que se multiplier, la plongeant dans une affliction sans bornes, l’empereur en ressentit une profonde pitié : il fit transférer ailleurs les appartements de la dame d’atour qui résidait au Kōrōden3 pour les attribuer à sa favorite, nourrissant plus encore la haine implacable dont elle était l’objet.

6 L’année où le prince eut trois ans, pour la cérémonie de la prise de l’habit de cour, l’empereur lui fit tenir de somptueux vêtements, qui ne le cédaient en rien à ceux qu’avait portés le prince premier à la même occasion, puisant pour ce faire dans les plus beaux trésors de l’office des magasins de la cour et de la chancellerie privée. Les critiques allèrent bon train ; pourtant la beauté et les qualités de l’enfant, sa précocité, apparaissaient si rares, si extraordinaires qu’on ne pouvait se résoudre à le détester. Les gens d’expérience écarquillaient les yeux, stupéfaits qu’il pût exister en ce monde un être à ce point parfait.

7 L’été de cette même année, la mère du prince, qui se sentait souffrante, voulut se retirer dans sa famille, mais l’empereur ne l’autorisa pas à s’absenter. Comme sa santé avait toujours été fragile, il s’était habitué à la voir ainsi et se contenta de lui dire :

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« Attendons encore un peu ! », mais son mal ne cessa de s’aggraver au point qu’en cinq ou six jours, elle était devenue extrêmement faible. Sa mère, éplorée, s’adressa alors au souverain et obtint de la ramener chez elle. Dans la crainte que, même en pareille circonstance, quelque nouveau scandale n’éclatât, la favorite s’apprêta à se retirer secrètement en laissant le prince au palais. Contraint de se plier aux usages, l’empereur dut finalement la laisser partir et l’impossibilité où il était ne serait-ce que d’assister à son départ le plongea dans une indicible tristesse. Elle, naguère si resplendissante, si pleine de charme, avait maintenant le visage émacié, et à la voir ainsi sur le point de s’éteindre, encore en vie ou déjà morte, trop faible pour exprimer par la parole l’émotion qui l’envahissait, le souverain, oubliant passé et avenir, lui faisait en sanglotant serment sur serment auxquels elle n’avait plus même la force de répondre, et comme elle gisait là, si frêle, le regard vacillant, à peine consciente, éperdu il ne savait plus que faire. Après avoir donné l’ordre de préparer le palanquin4, il revint encore une fois auprès d’elle et, ne pouvant toujours pas se résoudre à la laisser partir : « Vous m’aviez promis, dit-il, de ne pas me précéder sur le chemin de l’ultime voyage ! Comment pouvez-vous m’abandonner ainsi ? ». Elle lui jeta alors un regard empreint d’un désespoir infini, et Grande est la douleur d’avoir à se séparer au terme de ce chemin : combien j’eusse aimé continuer à cheminer auprès de Vous !

8 Si j’avais pensé qu’il en serait ainsi, je… », dit-elle : le souffle de plus en plus faible, elle semblait vouloir poursuivre, sans pourtant trouver la force de surmonter sa souffrance et son épuisement. L’empereur se promit alors de rester à ses côtés jusqu’à la fin, mais on vint l’avertir à ce moment que les moines appelés afin de prononcer les déprécations prévues pour commencer ce même jour officieraient dès le soir, et comme on insistait, il dut la laisser partir le cœur brisé. La poitrine oppressée, incapable de fermer les yeux un seul instant, il restait là à attendre l’aube. Dans son impatience à voir revenir le messager qu’il avait dépêché, il ne cessait de dire son inquiétude, quand celui-ci se présenta, le visage défait : « Au moment où l’on passait la mi-nuit, elle a cessé de vivre », avait-il appris là-bas au milieu des pleurs et des cris. Rendu fou de douleur par cette nouvelle, le souverain, l’esprit égaré, s’enferma dans ses appartements.

9 Malgré les circonstances, l’empereur aurait souhaité garder le jeune prince auprès de lui, mais comme il n’y avait aucun précédent à cela, on commença à préparer son départ. L’enfant ne comprenait rien à ce qui se passait autour de lui : le chagrin qui accablait les dames en service au palais, les larmes que versait sans fin Sa Majesté, tout lui semblait étrange. Comment pareille séparation pourrait-elle ne pas être douloureuse ? Mais dans le cas présent, elle était poignante au-delà de toute expression.

10 Le temps venu, il fallut bien se résoudre à procéder aux cérémonies d’usage. La mère de la défunte, se consumant de chagrin au point de souhaiter disparaître avec elle en une même fumée, voulut à tout prix monter dans l’une des voitures occupées par les dames du cortège funèbre, mais lorsque l’on arriva au lieu dit Otagi où se déroulait cette célébration des plus solennelles, de quels sentiments son cœur pouvait-il bien être agité ? « À voir son corps sans vie, j’ai le sentiment qu’elle est encore de ce monde, mais à quoi bon ? C’est quand je la verrai réduite en cendres que je pourrai enfin me convaincre qu’elle est morte », avait-elle dit avec fermeté, mais à présent qu’elle était

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là, défaite, tout près de tomber de la voiture, les autres dames, qui se doutaient bien de la tournure que prendraient les choses, s’en trouvèrent fort embarrassées. Un messager arriva alors du palais. Il était porteur d’un ordre de l’empereur qui élevait la défunte au troisième rang, et la lecture solennelle de ce décret ajouta encore à la tristesse. Le souverain ne lui avait pas même de son vivant conféré le titre d’épouse impériale, et il en éprouvait d’infinis regrets ; aussi, avait-il tenu à la promouvoir ne fût-ce que d’un rang. À cette occasion encore, nombreuses furent celles qui en conçurent du ressentiment. Cependant, celles de ses rivales qui avaient du discernement reconnaissaient à présent combien son allure et ses traits étaient gracieux, et combien son caractère doux et plaisant la rendait impossible à haïr. On l’avait jalousée sans pitié à cause des faveurs déplacées de l’empereur, mais les dames au service de Sa Majesté pensaient aujourd’hui avec regret à son charme et à la bonté de son cœur. Ne dit-on pas : « C’est une fois disparue que... » ?

11 Les jours passaient, et le souverain ne manquait pas de s’associer aux offices funèbres. À mesure que le temps s’écoulait, un chagrin irrémédiable l’étreignait, si bien que, ne faisant plus venir ses épouses auprès de lui, il passait jours et nuits à répandre des pleurs et pour tous ceux qui le voyaient ainsi, l’automne fut également mouillé de larmes. « Quel attachement est-ce là, dont même la mort ne peut nous délivrer ! », s’indignait la dame du Kokiden5, toujours en proie au ressentiment. La vue du prince premier ne faisait qu’aviver la douleur de l’empereur à qui son plus jeune fils manquait cruellement, et souvent il envoyait une dame de son entourage ou sa nourrice s’enquérir de lui.

12 Après les premières bourrasques d’automne, un soir que le temps avait soudain fraîchi, le souverain, assailli de souvenirs plus encore que de coutume, dépêcha chez la mère de la défunte la dame répondant au nom de Yugei6 . La lune resplendissait dans le ciel quand il la fit partir et lui demeura là, perdu dans ses pensées. Autrefois, lorsqu’en de tels moments ils s’adonnaient à la musique, elle tirait des sons merveilleux des cordes de son instrument, les plus anodines de ses paroles étaient d’une beauté singulière, et s’il croyait ainsi deviner à ses côtés sa silhouette à nulle autre pareille, cette vision n’avait pas même la réalité d’« une rencontre fugitive au sein de la nuit7 ».

13 Arrivée là-bas, Yugei découvrit, une fois passé le portail, un spectacle désolant. Malgré son veuvage, la dame mère s’était efforcée par égard pour son unique fille d’entretenir sa demeure et était parvenue à la maintenir dans un état décent, mais maintenant qu’elle restait là, plongée dans les ténèbres du désespoir, les herbes avaient poussé haut dans le jardin, et après les bourrasques d’automne, l’endroit paraissait encore plus sauvage, éclairé seulement par les rayons de la lune que n’arrêtait pas l’enchevêtrement des broussailles. La visiteuse fut introduite par l’entrée principale de la demeure8. La dame mère, tout aussi émue, fut d’abord incapable de prononcer un seul mot. Prenant enfin la parole : « Lui survivre si longtemps m’est déjà insupportable, dit-elle, que dire de la confusion où me plonge la venue d’une messagère de votre qualité, daignant se frayer un chemin parmi ces armoises couvertes de rosée ? », puis cédant à l’émotion, elle se mit à pleurer. « La maîtresse en second du palais avait confié à Sa Majesté que, lors de sa venue ici-même, elle avait senti son cœur se briser à la vue de votre détresse : aussi fruste que je sois, je ne puis à mon tour rester insensible à votre affliction », lui répondit Yugei qui, s’étant quelque peu ressaisie, entreprit de transmettre le message impérial : « “N’est-ce qu’un rêve, me suis-je demandé un temps, éperdu, mais tandis que peu à peu mon trouble s’apaise, je n’ai pas même à qui m’ouvrir

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de ce tourment insupportable dont nul réveil ne peut me délivrer : si seulement sa mère pouvait me rendre secrètement visite… Je m’inquiète aussi pour le jeune prince, le savoir passer ses journées au milieu des larmes de rosée me plonge dans l’affliction : qu’elle vienne donc avec lui au plus vite.” Devant le douloureux spectacle de Sa Majesté, prise entre les sanglots qui l’étouffaient et la crainte de paraître faible aux yeux de son entourage, j’ai dû me retirer sans qu’elle ait pu m’en donner à entendre davantage », dit Yugei en remettant la lettre de l’empereur. « Tout aveuglée que je sois par mes larmes, les augustes paroles de Sa Majesté m’éclaireront », répondit la dame mère, puis elle se mit à lire. « Avec le temps, le chagrin ne s’atténuerait-il pas quelque peu ? C’est avec cet espoir que je vois passer les jours et les mois, or inexplicablement la douleur demeure, insupportable. Comment va l’enfant, me demandé-je sans cesse, et ne pouvoir être avec vous pour l’élever me soucie : acceptez de venir avec lui, en souvenir du passé », avait écrit le souverain, dans son infinie sollicitude. Lande de Miyagi, la rosée perle au vent qui bruit et pousse mes pensées vers le jeune lespédèze

14 ajoutait-il, mais elle fut incapable de poursuivre la lecture jusqu’à la fin. « Moi qui apprends à mes dépens combien est douloureuse une si longue vie, comment oserais-je monter au palais quand la seule idée de ce que pourrait penser « le pin de Takasago »9 me remplit de confusion ? Je ne saurais m’y résoudre, bien que Sa Majesté ait daigné m’y mander à plusieurs reprises. Que comprend le jeune prince, je ne sais, mais il semble avoir hâte de se rendre au palais, et comment pourrait-il en être autrement ?, me dis-je en le contemplant pleine de tristesse : telles sont les pensées qui m’occupent et que je vous saurais gré de lui transmettre. Que le prince vive ainsi, en ma funeste compagnie, est pour lui un sinistre présage, et pour moi un honneur dont je suis indigne », dit-elle.

15 L’enfant était déjà endormi. « J’aurais souhaité voir Son Altesse pour rapporter des nouvelles détaillées, mais Sa Majesté m’attend, et la nuit est déjà bien avancée », dit Yugei en s’apprêtant à partir. « J’aimerais m’entretenir encore avec vous afin de dissiper, ne serait-ce qu’un peu, les ténèbres insupportables dans lesquelles mon cœur s’égare, lui répondit la dame mère. Revenez me voir, je vous en prie, à titre personnel et nous parlerons à loisir. Des années durant, vous m’avez rendu visite en des occasions heureuses et fastes : vous recevoir aujourd’hui porteuse d’un pareil message, c’est bien, hélas, l’effet d’un cruel destin ! Notre fille était depuis sa naissance l’objet de tous nos espoirs, et feu le grand conseiller m’avait maintes et maintes fois exhortée, et ce, jusque dans ses ultimes paroles : “Mon vœu le plus cher est qu’elle serve au palais. Faites en sorte qu’il se réalise sans faute. Même après ma disparition, n’y renoncez pas.” Je n’ignorais pas qu’il serait périlleux pour elle de se trouver à la cour sans protecteur influent, et pourtant, je l’y fis entrer, soucieuse de ne pas contrarier les dernières volontés de mon époux. Tandis que Sa Majesté l’honorait de mille faveurs insignes, ma fille s’acquittait de son service, dissimulant la honte que faisait naître en elle le mépris dont elle était l’objet, mais le ressentiment à son égard alla croissant, les avanies se multiplièrent au point d’entraîner sa disparition prématurée, et c’est pourquoi, ces augustes faveurs, j’en suis venue à les considérer comme bien cruelles. Mais, sans doute, est-ce là l’effet des ténèbres qui plongent mon cœur dans la confusion. » Elle s’interrompit, la voix brisée par les sanglots. Il se faisait tard. « Sa Majesté éprouve les

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mêmes sentiments : “Si, cédant à l’inclination de mon cœur, je l’ai aimée d’une telle passion qu’on a pu s’en émouvoir, c’est que le lien qui nous unissait était condamné à se rompre, et aujourd’hui, il ne m’apporte que douleur. Je crois n’avoir jamais en quoi que ce soit blessé personne, et pourtant, pour l’avoir aimée, je me suis attiré le ressentiment de toutes celles dont le rang exigeait qu’on les ménageât, si bien que, finalement, je me retrouve abandonné, sans pouvoir trouver d’apaisement, et réduit plus que jamais à faire figure d’insensé, objet de la réprobation générale. Qu’a-t-il donc pu se passer dans nos existences antérieures ?”, ne cesse-t-il de se demander, en trempant ses manches de ses larmes. » Yugei avait encore beaucoup à dire. « La nuit est très avancée » dit-elle sans cesser de pleurer, en se levant pour partir, « et il me faut transmettre votre réponse avant qu’il ne soit trop tard. » La lune allait se coucher dans un ciel limpide, le vent avait beaucoup fraîchi, le chant des insectes dans les buissons appelait les pleurs, et il lui était difficile de s’arracher à cette demeure envahie par les herbes. Jusqu’à l’épuisement crie le grillon et comme lui, en cette longue nuit, sans fin, je verse des larmes La visiteuse ne pouvait se résoudre à monter dans sa voiture. Et la dame mère de lui faire répondre : « Assourdissant résonne le chant des insectes dans les herbes folles où de ses larmes dépose la rosée la dame du céleste séjour

16 irai-je jusqu’à vous en faire reproche ? » Les circonstances ne se prêtant pas à l’offre de présents de choix, elle avait simplement réuni des souvenirs de la disparue : une tenue de cour au complet, soigneusement conservée pour une telle occasion, à laquelle elle avait joint quelques objets, dont un nécessaire de coiffure. Les jeunes dames de compagnie de la défunte éprouvaient bien sûr une peine immense. Elles s’étaient en outre accoutumées à la vie du palais et en nourrissaient une vive nostalgie, aussi à chaque fois qu’était évoqué le souvenir de Sa Majesté, ne manquaient-elles pas de suggérer que le prince reparût au plus tôt à la cour. Mais la dame mère se disait que la présence auprès de l’enfant au palais d’une personne marquée par le malheur comme elle donnerait lieu à des médisances ; en même temps, l’idée de ne pouvoir veiller sur lui, même un bref instant, la plongeait dans une telle inquiétude qu’elle ne pouvait se résoudre à le laisser partir.

17 De retour au palais, Yugei eut le cœur serré en trouvant l’empereur encore éveillé. Sous le prétexte d’admirer le jardin clos, alors au plus fort de sa beauté, il avait fait venir auprès de lui quatre ou cinq dames choisies pour leur exquise sensibilité, avec lesquelles il s’entretenait à mi-voix. À cette époque, il contemplait du matin au soir le paravent du Chant des regrets éternels10 : les peintures, les poèmes que l’empereur retiré Teiji-no-in11 avait fait composer par Ise et Tsurayuki et qu’il avait calligraphiés de sa propre main12 , ainsi que le poème chinois lui-même ne cessaient de revenir dans sa conversation. Il pressa de questions Yugei qui lui fit part en confidence de la situation poignante qu’elle avait découverte. L’empereur parcourut la réponse qui lui était adressée : « La lettre de Sa Majesté me remplit de confusion et la volonté qu’elle exprime plonge mon cœur dans les ténèbres du désarroi.

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Depuis qu’a dépéri l’arbre qui le protégeait des bourrasques, je suis inquiète pour le jeune lespédèze »

18 Propos dont le souverain ne pouvait sans doute que pardonner l’irrévérence, y voyant la marque d’un cœur égaré par le chagrin. Il chercha en vain à maîtriser le trouble qui l’envahissait, soucieux de ne pas le laisser voir, mais ne put cacher sa douleur. Comme il rassemblait les souvenirs des années qu’il avait passées avec sa bien-aimée, depuis les tout premiers temps de leur rencontre, et qu’il en revoyait chaque instant, il frémit à l’idée que tant de jours et de mois s’étaient maintenant écoulés sans elle, alors que de son vivant la moindre de ses absences lui était insupportable. « Afin de la remercier de la persévérance dont elle a fait preuve pour accomplir la volonté du grand conseiller et envoyer sa fille au palais, j’ai toujours voulu faire en sorte qu’elle pût se féliciter de cette décision. Mais à quoi bon en parler désormais ?... », dit l’empereur en pensant avec émotion à la dame mère. « Et pourtant, ajouta-t-il, de telles occasions se présenteront sans doute d’elles-mêmes une fois que le jeune prince aura grandi. Qu’elle ait pour seul souci de vivre encore longtemps ». Yugei montra à Sa Majesté le présent envoyé par la dame mère. « Que n’est-ce une épingle à cheveux, preuve qu’elle aurait trouvé la demeure de celle qui n’est plus13 ! », songea l’empereur, toujours en vain. S’il était seulement un mage pour aller s’enquérir d’elle afin que, grâce à lui, je puisse enfin connaître le lieu où demeure son âme

19 Le portrait peint de Yang Guifei était dû à un artiste hors pair, mais l’art du pinceau a ses limites et il lui manquait l’éclat de la vie. Elle avait dû être splendide dans sa parure à la mode chinoise, avec son visage semblable « aux lotus de l’étang de Taiyi » et ses sourcils pareils « aux saules du parc de Weiyang14 », mais quand l’empereur se rappelait le charme empreint de douceur et de fragilité de la défunte, il ne trouvait ni fleurs ni oiseaux auxquels il pût la comparer15 . Ils s’étaient tant de fois promis, au cours de leurs tendres échanges, d’être « deux oiseaux n’ayant qu’une seule paire d’ailes », « deux arbres partageant une même ramure16 » mais sa vie trop brève avait rendu vains ces serments et il en éprouvait un chagrin infini17. Tandis qu’il restait plongé dans les tristes pensées qu’éveillaient en lui le bruit du vent ou le chant des insectes, la dame du Kokiden, qui ne se rendait plus depuis longtemps dans ses appartements du Seiryōden18, prenait prétexte de la beauté de la lune pour se livrer, jusque tard dans la nuit, à quelque divertissement musical dont on percevait les échos. Le souverain en éprouvait un déplaisir extrême. Témoins de ses souffrances, les courtisans, hommes ou femmes, écoutaient eux aussi consternés. Cette princesse, qui se distinguait par un caractère intransigeant et autoritaire, se comportait comme si rien ne s’était passé. La lune avait maintenant disparu. Même au-dessus des nuages / Au sein même du palais les yeux sont noyés de larmes / voici qu’elle se couche la lune d’automne ; comment luirait-elle claire / comment peut-on vivre dans la demeure envahie par les herbes ?19

20 L’empereur, dont les pensées allaient toujours à la dame mère, continuait à veiller près « des lampes dont les mèches achevaient de se consumer20 ». On entendait la voix des

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officiers de la garde de droite venus prendre leur quart : ce devait être l’heure du bœuf21. Le souverain, soucieux des regards, finissait par se retirer dans sa chambre, mais « ne trouvait toujours pas le sommeil ». Il avait beau se lever dès l’aurore, lorsqu’il se souvenait de ces temps où « ils ignoraient l’aube22 », sans doute se sentait-il toujours aussi peu enclin à tenir audience. Il ne prenait guère non plus de nourriture, touchait à peine à la collation du matin, ne montrait pas plus d’appétit lors du Grand Repas, et les courtisans préposés à la Table se désespéraient de le voir dans un état aussi misérable. Tous ceux, hommes et femmes, qui étaient à son service se lamentaient de concert, avouant leur désarroi devant cette situation des plus embarrassantes. Était-ce à la suite de quelque lien contracté dans une existence antérieure ?, il avait tenu pour rien les critiques et le ressentiment du grand nombre, s’écartant de la raison pour tout ce qui touchait à la favorite, et maintenant qu’elle avait disparu, voilà qu’il perdait tout intérêt pour les affaires de ce monde ! Ainsi, se lamentait-on, scandalisé, n’hésitant pas à citer à voix basse les précédents des cours étrangères.

21 Jours et mois passant, le jeune prince était entré au palais. Sa précocité et sa beauté n’étaient pas d’un être de ce monde, ce qui inspirait au souverain les plus vives inquiétudes sur son sort. Au printemps de l’année suivante, l’empereur souhaita ardemment l’avantager au détriment de son frère aîné à l’occasion de la désignation du prince héritier. Cependant, outre que l’enfant ne disposait d’aucun appui à la cour, c’était là un dessein fort peu susceptible de recueillir l’assentiment des gens, et Sa Majesté, craignant que cette décision ne devînt au contraire dangereuse pour lui, avait décidé de n’en rien laisser paraître. « Quelle que soit la faveur qu’il lui témoigne, il y a une limite à tout ! », en conclut-on dans le monde, et l’épouse impériale de se rasséréner. Quant à la dame mère, toujours plongée dans un désespoir sans remède, son vœu de rejoindre la défunte là où elle devait désormais se trouver aurait-il finalement été exaucé ? Elle mourut, et le souverain éprouva à nouveau une profonde tristesse. Le jeune prince, qui allait vers ses six ans, comprit cette fois ce qui se passait et pleura cette disparition. De son côté, elle avait exprimé maintes et maintes fois son chagrin de laisser derrière elle l’enfant que pendant tant d’années elle avait entouré de son affection.

22 Désormais le prince résidait au palais. Quand il eut sept ans, l’empereur fit célébrer en son honneur la cérémonie de la Première lecture23. Devant la sagesse et le discernement sans pareils de l’enfant, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver de l’effroi. Songeant que personne ne saurait le haïr désormais, « Veuillez le chérir maintenant que le voilà sans mère », disait-il lorsqu’il l’emmenait avec lui dans ses visites y compris au Kokiden où l’enfant était volontiers accueilli derrière les stores. Sa beauté était telle que sa seule vue aurait arraché un sourire au guerrier le plus féroce, à l’ennemi le plus acharné, aussi l’épouse impériale était-elle incapable de le rejeter. Les deux jeunes princesses, ses propres filles, ne pouvaient lui être comparées. Aucune dame ne se serait cachée de lui. Impressionnées par le charme qui se dégageait de sa personne, toutes voyaient en lui un compagnon plein d’attrait, mais quelque peu intimidant. Excellant – cela va sans dire – dans l’indispensable voie des Lettres, il ravissait le séjour des nuages24 par la musique de son luth ou de sa flûte, mais détailler ici tous ses talents risquerait d’être fastidieux.

23 À cette époque, le souverain entendit dire que parmi les envoyés de Koma25 présents à la cour se trouvait un physiognomoniste remarquable, mais comme, à cause de l’interdit formulé par l’empereur Uda26, il ne pouvait le faire venir au palais, il envoya le

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jeune prince au Kōrokan27 dans le plus grand secret. Quand le grand contrôleur de droite chargé d’escorter l’enfant le présenta en le faisant passer pour son fils, le physiognomoniste fut stupéfait et resta un long moment à hocher la tête, perplexe. Puis, il dit : « Voilà une personne qui présente tous les traits d’un futur père pour le pays, de quelqu’un qui doit parvenir au rang suprême d’empereur... Mais s’il devait en être ainsi, désordres et malheurs seraient à prévoir. À moins que l’on ne voie en lui un futur pilier de la cour et un soutien pour l’empire, mais dans ce cas, les signes ne concordent pas ». Le grand contrôleur étant, lui aussi un lettré au savoir exceptionnel, leur entretien fut de la plus haute tenue. Ils échangèrent des poèmes en chinois, et le physiognomoniste composa de manière brillante une pièce dans laquelle il décrivait sa joie d’avoir rencontré à la veille de son départ une personne aussi exceptionnelle que cet enfant, joie que la séparation ne manquerait pas de muer en tristesse. Le prince à son tour produisit des vers extrêmement émouvants que le physiognomoniste porta aux nues avant de lui faire des cadeaux somptueux. De nombreux présents parvinrent également de la cour. Cependant, l’affaire s’ébruita d’elle-même. Le souverain n’en avait soufflé mot, mais certains comme le ministre, grand-père du prince héritier, se demandèrent ce que cela signifiait et en conçurent des soupçons. L’empereur n’avait rien appris qu’il ne sût déjà, car dans sa prévoyance, il avait autrefois ordonné l’examen du prince par un physiognomoniste japonais, et c’est pourquoi il s’était abstenu à ce jour de lui décerner le titre de prince impérial28. Frappé par la perspicacité du physiognomoniste de Corée, il se dit qu’il ne devait pas mettre l’enfant dans la situation précaire d’un prince impérial sans rang, dépourvu de tout appui du côté de sa famille maternelle, et jugea, devant l’incertitude pesant sur la durée de son propre règne, que l’avenir serait mieux assuré s’il faisait de lui un soutien de la cour en qualité de simple sujet. Une fois cette décision prise, il le fit instruire plus soigneusement encore dans les différentes voies d’études29. Certes, il était regrettable de réduire à la condition de sujet un enfant doué d’aptitudes aussi exceptionnelles, mais, d’un autre côté, il était à craindre que s’il devenait prince impérial, il serait toujours l’objet de la méfiance générale ; un nouvel examen par un astrologue de grand talent ayant abouti aux mêmes conclusions, l’empereur résolut de lui conférer le nom de Genji.

24 Les mois et les années avaient beau passer, pas un instant le souverain ne cessait de penser à la défunte. Espérant adoucir sa peine, il faisait venir auprès de lui celles qui pouvaient prétendre à l’en distraire, mais pourquoi ne s’en trouvait-il point en ce monde qui souffrît la comparaison avec la disparue ?, se disait-il, plongé dans le désespoir. Or, il y avait une princesse, quatrième fille d’un empereur précédent, hautement réputée pour sa grande beauté et élevée avec un soin extrême par sa mère l’impératrice. Une maîtresse en second au service du palais apercevait parfois la jeune princesse qu’elle connaissait depuis l’enfance, car, occupant déjà des fonctions au temps de cet empereur, elle avait ses entrées chez l’ancienne impératrice. « J’ai servi au palais pendant trois règnes successifs sans avoir jamais rencontré personne qui égalât en beauté la défunte dame, dit-elle à Sa Majesté, mais cette princesse lui ressemble chaque jour davantage à mesure qu’elle grandit. C’est un être d’une rare beauté ». Ces paroles éveillèrent la curiosité du souverain qui invita instamment la princesse à venir au palais. La mère de celle-ci en fut épouvantée. Elle se rappelait avec effroi l’extrême méchanceté de l’épouse impériale mère du prince héritier, le mépris dont avait été publiquement l’objet la dame d’atour du clos du Paulownia et, toute à son inquiétude, elle ne pouvait se résoudre à obtempérer. Les choses en étaient là lorsqu’elle mourut. L’empereur réitéra alors son invitation d’une manière encore plus pressante à celle que

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la perte de sa mère avait plongée dans la plus grand détresse. « Laissez-moi vous considérer à l’égal des princesses mes filles30 ». Les dames à son service, les gens de sa parentèle, son frère aîné, le prince chef du département des affaires militaires, la firent entrer au palais, estimant qu’elle trouverait plus de consolation en vivant à la cour que dans la situation précaire où elle était. On l’appela désormais Fujitsubo, la « dame du clos de la Glycine ». À la vérité, sa beauté et sa manière d’être rappelaient à l’empereur la défunte de façon troublante. Mais l’une, étant de lignage insigne, jouissait d’une très haute estime, et personne ne se serait autorisé à la traiter avec dédain : tous les égards, toutes les attentions lui étaient naturellement acquis. Tandis que l’autre, victime de la réprobation générale, dans quel malheur la faveur du souverain ne l’avait-elle pas entraînée ! Certes, son chagrin restait entier, mais des sentiments nouveaux naissaient en lui, et qu’il y trouvât le plus grand des réconforts était dans l’ordre des choses.

25 Le prince Genji ne quittait guère son père, et celle que Sa Majesté honorait de fréquentes visites parvenait, moins que les autres, à se garder hors de sa vue. Toutes les épouses étaient d’une grande beauté - aucune, d’ailleurs, n’aurait accepté de se reconnaître inférieure aux autres -, mais elles étaient plus mûres que celle-ci, si jeune, si gracieuse ! Il arrivait que le prince, même furtivement, l’aperçût, bien qu’elle s’efforçât à tout prix de demeurer invisible. Il ne gardait pas même l’ombre d’un souvenir de sa mère, mais à entendre la maîtresse en second du service du palais assurer que la jeune dame lui ressemblait de manière frappante, il avait dans son tendre cœur l’impression de la reconnaître et en venait à souhaiter être toujours auprès d’elle de façon à ce que, devenu un proche, il fût en mesure de la contempler. L’empereur portait un amour sans limites à l’un comme à l’autre. « Ne le fuyez pas. Chose étrange, je ne peux m’empêcher de voir en vous sa mère. Ne jugez donc pas que le prince vous manque d’égards, et chérissez-le. Il tient tant de sa mère par les traits du visage et par le regard que ce n’est pas sans raison si l’on décèle une telle ressemblance entre lui et vous », disait-il à la dame pour plaider la cause du prince, si bien que celui- ci, avec son cœur d’enfant, prenait prétexte de la moindre occasion, fleur de printemps ou feuille d’automne, pour lui témoigner ses sentiments. L’affection toute particulière qu’il lui vouait ainsi déplaisait à la dame du Kokiden qui n’appréciait guère la nouvelle venue, et le ressentiment qu’elle éprouvait depuis toujours envers le prince s’en trouvant ranimé, elle conçut à son égard une acrimonie d’autant plus vive. À ses yeux, la beauté de son fils, le prince héritier, d’ailleurs célébrée par tous, était sans pareille, or elle n’était rien à côté de celle, rayonnante, du prince Genji : on appelait ce dernier Hikaru, le « prince de lumière ». De la même manière, comme la dame du clos de la Glycine était l’objet de la part du souverain d’un amour comparable à celui qu’il portait à l’enfant, on l’appela Kagayaku-hi no miya, la « princesse du jour étincelant ».

26 Bien que l’empereur répugnât à voir le prince quitter son habit d’enfant, il lui fit, lors de sa douzième année, revêtir la tenue virile31. Prenant lui-même en main l’organisation de la cérémonie, il en rehaussa la magnificence au-delà de ce que prévoyaient les règles. La cérémonie ne devait pas, suivant sa volonté, avoir moins de faste et d’éclat que celle qui s’était déroulée l’année précédente dans le pavillon du Sud32 en l’honneur du prince héritier. Il donna des ordres exprès afin que tout fût parfait jusque dans le moindre détail pour les différents banquets, car il craignait que le service normalement attendu de l’office des magasins de la cour et des greniers impériaux dans ces circonstances, ne révélât quelque négligence33. Un siège tourné vers l’Est, face auquel on disposa les nattes pour l’enfant et le ministre officiant fut installé pour le souverain dans la galerie orientale du Seiryōden. A l’heure du singe34, le prince

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Genji se présenta. Avec ses longs cheveux noués en boucle sur les tempes, l’éclat de sa grâce enfantine était tel qu’on regrettait qu’il dût y renoncer. Le chef du département du trésor procéda à la coupe des cheveux. Comme il lui coûtait de sacrifier une si belle chevelure ! L’empereur se dit que si la mère de l’enfant avait vu ce spectacle..., mais il sut se rendre maître de ses sentiments et, surmontant sa peine, il se ressaisit. Une fois la cérémonie de la coiffure terminée, le prince se retira pour revêtir sa nouvelle tenue, puis descendit dans le jardin faire les salutations rituelles à Sa Majesté : toute l’assistance avait les larmes aux yeux. Pour le souverain, la douleur se faisait plus vive que pour quiconque, car le souvenir des temps passés qu’il était parfois parvenu à oublier, revenait le submerger. Le prince était encore si jeune, le changement de coiffure n’allait-il pas lui faire perdre sa grâce ? s’était-il souvent demandé. Or, désormais, une beauté bouleversante s’était ajoutée à son charme.

27 Le ministre de la gauche, chargé d’officier pour la coiffure, avait un souci : l’unique fille qu’il avait eue d’une de ses épouses, princesse impériale, et qu’il chérissait par-dessus tout, était convoitée par le prince héritier, alors qu’il avait conçu le dessein de la marier au prince Genji. Il s’en était ouvert à l’empereur pour solliciter son avis. « Eh bien, puisqu’il semble qu’aucune dame n’ait été désignée pour s’occuper du prince, qu’elle lui tienne donc compagnie la nuit de la cérémonie ». Le ministre s’était donc rangé à cette proposition de Sa Majesté.

28 Le prince se retira une nouvelle fois, et quand commencèrent les libations, il vint prendre place à l’extrémité de la rangée réservée aux fils de l’empereur. Le ministre en profita pour lui faire part à mots couverts des dispositions qui avaient été prises, plongeant dans l’embarras ce très jeune prince, qui ne répondit rien. C’est alors qu’une messagère35 envoyée par le souverain vint mander le ministre. Quand celui-ci se présenta, une dame au service de Sa Majesté lui remit selon l’usage des présents de circonstance : un ample vêtement blanc ainsi qu’une tenue de cour complète. Lors de l’échange des coupes, l’empereur s’ouvrit à lui de son inquiétude36 avec le poème suivant : Ce premier ruban noué dans la fleur de la jeunesse / noué pour retenir les cheveux pour de longues années / d’un tout jeune enfant scelle-t-il les sentiments / scelle-t-il à jamais la promesse de deux cœurs promis l’un à l’autre ? / d’une longue union ? Le ministre répondit : Profonde l’union / Profond et sincère que noue entre ces cœurs / l’engagement que j’ai formé ce premier ruban / en nouant ce ruban Puisse ne pas en pâlir la couleur mauve sombre !

29 Puis il descendit par la longue galerie dans la cour et y exécuta les salutations rituelles. L’empereur lui fit tenir un cheval des écuries de la gauche, ainsi qu’un faucon provenant de la chancellerie privée. Les princes et les hauts dignitaires alignés au pied des escaliers reçurent des gratifications, chacun selon son rang. Le grand contrôleur de droite avait été chargé de préparer les plateaux de mets divers et les paniers de fruits qui devaient être offerts au souverain. On ne savait plus où mettre ni la nourriture ni les coffres contenant les récompenses destinées aux subalternes, et l’abondance surpassait même celle que l’on avait vue lors de la prise de coiffure virile du prince héritier. Excessif en la circonstance, le faste déployé était sans limites. Le soir venu, c’est à la résidence du ministre que, sur l’ordre de l’empereur, le seigneur Genji se

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retira. Il y fut accueilli avec une rare magnificence et entouré de mille prévenances. Sa grâce encore si enfantine éveillait chez chacun une profonde émotion. La demoiselle, plus âgée de quelques années, éprouvait, elle, de la gêne devant l’extrême jeunesse de son mari avec lequel elle se trouvait mal assortie.

30 Le ministre était tenu dans la plus grande estime par l’empereur, tandis que la princesse, mère de la demoiselle, était une sœur germaine du souverain, si bien que, d’un côté comme de l’autre, leur maison jouissait d’une position sans égale dans le monde. L’arrivée du jeune seigneur Genji ajoutait encore à cet éclat, et le prestige du ministre de la droite, aïeul du prince héritier et à ce titre destiné à exercer un jour le pouvoir, s’en trouvait considérablement amoindri. Le ministre de la gauche avait eu de nombreux enfants de ses différentes épouses, dont le capitaine de la garde attaché à la chancellerie privée que lui avait donné la princesse. Sa jeunesse et sa grande beauté avaient amené le ministre de la droite à arranger, malgré l’inimitié existant entre leurs familles, son mariage avec sa quatrième fille, chérie entre toutes. Comme le Genji, le jeune homme recevait le meilleur accueil de la part de son beau-père : on ne pouvait qu’envier les relations que tous deux entretenaient avec les familles de leurs épouses !

31 Le seigneur Genji, dont l’empereur exigeait constamment la présence au palais, n’avait guère le loisir de séjourner à la résidence du ministre. Au fond de son cœur, il ne cessait de penser à la dame du clos de la Glycine : sa grâce lui paraissait sans égale, c’est une épouse comme elle qu’il aurait voulue, aucune ne pouvait soutenir la comparaison avec elle. La demoiselle, fille du ministre, était, certes, d’une grande distinction et avait reçu l’éducation la plus soignée, mais il n’éprouvait aucune inclination envers elle, et un seul objet occupait, jusqu’à la souffrance, son jeune cœur. Depuis qu’il avait pris la coiffure virile, il ne lui était plus possible de l’approcher en pénétrant comme avant derrière les stores. Cependant, il pouvait s’entretenir avec elle par le truchement de la flûte et de la cithare à l’occasion des divertissements musicaux, et surprendre le son étouffé de sa voix était pour lui une consolation qui faisait du palais l’unique séjour auquel il aspirait. Il s’y attardait jusqu’à cinq ou six jours à la suite, ne revenant que par intermittence, pour deux ou trois jours, à la résidence du ministre où l’on excusait son comportement, le mettant sur le compte de son jeune âge, et où l’on continuait à l’entourer d’attentions. Le ministre avait engagé pour le service du prince et de son épouse les dames les plus élégantes, choisies avec le plus grand soin. Il multipliait les divertissements musicaux propres à attacher son cœur et ne ménageait pas sa peine pour lui complaire en toute chose. Au palais, le Genji continuait à disposer des appartements du clos du Paulownia, où l’on avait maintenu sans les laisser se disperser les dames qui avaient servi autrefois sa mère. Quant à la résidence familiale de celle-ci, ordre fut donné par l’empereur au service des réparations de même qu’à l’office des fabrications de la restaurer magnifiquement. L’étang fut agrandi pour rehausser la beauté des bosquets et des collines artificielles, et l’endroit s’anima du bruit des travaux. « Ah ! si seulement je pouvais y vivre avec une épouse selon mon cœur ! » ne cessait de soupirer le prince. Le surnom de seigneur Hikaru lui avait été donné en forme d’éloge par les envoyés venus de Koma, à ce que l’on rapporte.

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NOTES

1. Yang Guifei (jap. Yō Kihi 楊貴妃, 719-756), la « concubine impériale Yang » (de son vrai nom Yang Taizhen 楊玉環). Sous la dynastie des Tang (618-907), l’empereur Xuanzong (r. 712-756) s’éprit d’elle jusqu’à, d’après la tradition, en oublier les affaires publiques. C’est pourquoi, lors de la « révolte d’Anshi » (755), les soldats de la garde de l’empereur exigèrent sa mise à mort. 2. Le Kiritsubo ou « clos du Paulownia », également appelé Shigeisha ou « clos du Paysage frais comme le printemps » est situé dans l’enceinte de la résidence impériale, au nord-est. (cf. Francine Hérail, Notes journalières de Fujiwara no Michinaga ministre à la cour de Heian, tome 1, Librairie Droz, 1987, p. 121 et 123). Il est d’usage de désigner les femmes vivant à la cour par le nom du pavillon qu’elles occupent. Pour tout ce qui concerne l’emplacement et la description des lieux cités, voir l’article de Marie Maurin « Sur les pas du Genji : le palais de Heian », p. 185 à 226 de ce numéro. 3. Le Kōrōden (ou Kōryōden) se trouve à l’arrière du Seiryōden, le « pavillon de Pureté et de Fraîcheur » où se passait la vie quotidienne de l’empereur (cf. Francine Hérail, op.cit., p. 121-122). 4. Le palanquin dont il est question, voiture fermée à deux roues tirée à bras d’hommes, n’était autorisé à circuler dans l’enceinte de la résidence impériale que sur ordre exprès de l’empereur. Ce mode de transport était en principe réservé aux personnages importants : princes, ministres, épouses impériales, etc. Il s’agit donc dans le cas présent d’une faveur exceptionnelle. 5. Kokiden est le « pavillon de l’Expansion du Beau » où habite cette épouse impériale. Le bâtiment est situé au nord du Seiryōden (cf. note 2). 6. Le nom exact de la dame est Yugei no myōbu, ce qui signifie « dame fonctionnaire du cinquième rang [dont le père, ou le mari est] garde des portes ». Il était fréquent de désigner une femme en service au palais par la fonction qu’exerçait un de ses proches de sexe masculin (père, frère, mari ou fils). 7. Expression empruntée à un poème d’amour anonyme recueilli dans le Kokin wakashū (n o 647) qui dit la déception ressentie après la concrétisation d’une relation amoureuse jusqu’alors fantasmée : « Notre rencontre fugitive / au sein de la nuit / d’un noir de myrtille / en rien n’a surpassé / le rêve que j’en avais fait ». 8. « Entrée principale » rend ici le « côté sud » de l’original. En effet, dans les résidences de l’aristocratie de ce temps, c’est au sud – face au jardin – que se trouvaient l’escalier d’honneur et les pièces de réception. 9. Le pin de Takasago est un symbole d’extrême longévité. Il s’agit là d’une allusion au poème recueilli dans le Kokin waka rokujō (no 3057) : « Je n’ai guère envie / de m’entendre dire : / comment, toujours en vie ? / ce que pourrait penser le pin de Takasago / me remplit de confusion » ; le poète ne souhaite pas que l’exposition de sa longévité donne lieu à des remarques désobligeantes. 10. L’histoire tragique de Yang Guifei (cf. note 1) inspira le poète Bai Juyi 白居易 (jap. Haku Kyoi), (772-846), connu également sous le nom Bai Letian 白楽天 (jap. Haku Rakuten), qui sur ce sujet écrivit l’un des poèmes lyriques les plus célèbres de la littérature chinoise, le Changhen ge 長恨歌 (jap. Chōgon-ka), le « Chant des regrets éternels » (806). Ce long poème connut dès sa première diffusion une exceptionnelle popularité, et exerça une profonde influence sur la littérature chinoise postérieure, ainsi que sur la littérature japonaise de l’époque de Heian. Le traitement du thème de l’amour malheureux entre un empereur et l’une de ses concubines dans le Genji monogatari, qui s’appuie sur de nombreuses reprises littérales ou allusives du texte de Bai Juyi, constitue un exemple majeur de la réception de ce poème dans la littérature japonaise de l’époque.

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11. « Teiji no in » 亭子院 est l’un des noms posthumes (du nom de l’une de ses résidences) de l’empereur Uda 宇多 (867-931, r. 887 à 897). Imprégné de bouddhisme et passionné de poésie, il fut à l’origine de nombreuses entreprises littéraires d’envergure. 12. Selon les interprétations, soit l’empereur ne faisait que commander les peintures et les poèmes, soit il supervisait également la conception des tableaux. 13. Allusion au Chant des regrets éternels. Un an après la mort de Yang Guifei l’empereur, ne se résignant toujours pas à sa perte, envoie un magicien taoïste à sa recherche. Celui-ci la retrouve sur une montagne où séjourne un grand nombre d’« Immortelles ». Yang Guifei, qui avait reçu de l’empereur un coffret en émail et une épingle d’or comme gages d’amour, arrache le couvercle du coffret et brise l’épingle en deux ; elle donne ensuite ces deux fragments au messager pour qu’il les transmette à l’empereur, disant : « Si son cœur est aussi résistant que cet or et que cet émail / sur terre ou au ciel, nous nous retrouverons un jour. » (Bai Juyi, Chant des regrets éternels et autres poèmes, trad. Georgette Jaeger, Orphée / La Différence, 1992, p. 37). On se souviendra qu’à l’occasion de la visite de Yugei, la mère de Kiritsubo avait envoyé à l’empereur quelques souvenirs de la disparue, dont un « nécessaire de coiffure », d’où cette réflexion du souverain, qui associe les objets ayant appartenu à la défunte à l’écho de ce passage du poème chinois. 14. Le roman suit fidèlement le texte chinois : « … l’empereur retrouve les étangs et les parcs, rien n’a changé / lotus sur l’étang Taiyi, saules dans le parc Weiyang / lotus pareils à son visage, feuilles de saule pareilles à ses sourcils / en proie aux souvenirs, il ne peut retenir ses larmes… » (trad.cit., p. 31). 15. Allusion au poème de Fujiwara no Masatada (Gosen wakashū, printemps, no 212), envoyé à un ami : « La splendeur des fleurs / et le chant des oiseaux / ne me touchent plus / [sans nouvelles de vous] c’est dans la peine / que vainement s’écoulent mes jours ». Le Kawachi-bon donne la version suivante : « Elle avait dû être splendide dans sa parure à la mode chinoise avec son visage semblable "aux lotus de l’étang de Taiyi" , mais quand l’empereur se rappelait le charme empreint de douceur et de fragilité de la défunte, plus délicate que les valérianes ployant au vent, plus aimable et attachante que les œillets luisants de rosée, il ne trouvait "ni fleurs ni oiseaux auxquels il pût la comparer" ». 16. « … nous avons fait vœu d’être au ciel deux oiseaux qui n’ont qu’une paire d’ailes / et sur terre, deux branches entrelacées d’un même arbre » (trad. cit., p. 37). 17. Allusion au dernier vers du Changhen ge : « … le Ciel et la Terre dureront longtemps, mais un jour ils prendront fin / tandis que ce chagrin durera toujours – éternellement » (trad. cit., p. 37). 18. Le Kawachi-bon donne la version suivante : « la dame du Kokiden, qui, contrariée, ne se rendait plus dans ses appartements du Seiryōden ». 19. L’auteur emploie volontairement dans cette pièce des expressions qui imposent de lire certains vers de deux façons différentes. 20. L’allusion au Changhen ge est répartie sur deux phrases : « la mèche de l’unique lampe se consume sans qu’il trouve le sommeil » (trad. cit., p. 31). 21. Entre 1h et 3h du matin. 22. Allusion à une pièce que la poétesse Ise a composée sur le thème du Changhen ge : « Derrière les stores / sertis de perles nous dormions / ignorant l’aube / Pouvais-je alors deviner / que même en rêve je ne la verrai plus » (Ise shū n° 55). 23. Cérémonie organisée quand un enfant de famille noble atteint l’âge de sept ou huit ans, et qui marque le début de son étude des textes chinois. Ordinairement, l’enfant reprenait la lecture d’un texte à haute voix faite par un conférencier. Le prince est donc encore très jeune, ce qui lui permet de s’introduire librement auprès des femmes de haut rang qui ne devaient pas s’exposer au regard masculin. Elles vivaient cachées derrière les stores, les paravents et les rideaux. 24. C’est-à-dire la cour impériale. 25. Koma est le nom d’un royaume situé au nord de la péninsule coréenne.

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26. L’auteur fait référence au texte rédigé par l’empereur Uda, constitué d’une série de recommandations destinées à son jeune fils Daigo (r. 897-930) sur le point d’accéder au trône. 27. Les Kōrokan « Hôtels des hôtes étrangers » servaient à l’origine pour l’accueil, le logement et l’approvisionnement des délégations étrangères en visite au Japon ; à partir du IXe siècle, on y logea également des commerçants étrangers et on y faisait des affaires. Du Xe au XIIIe siècle – l’époque qui nous concerne – ces établissements servaient uniquement d’hôtels pour les commerçants. Deux hôtels de ce type ont été fondés dans la capitale Heian-kyō sous le règne de l’empereur Kanmu (r. 781-806) ; ils se trouvaient des deux côtés de l’avenue Suzaku, près des temples Tō-ji et Sai-ji (cf. Charlotte von Verschuer, Les Relations officielles du Japon avec la Chine aux VIIIe et IXe siècles, Librairie Droz, 1985, p. 438-439). 28. « Selon le code, ont droit au titre de prince et à l’inscription dans un registre spécial cinq générations en comptant l’empereur souche de la lignée. Ceux qui venaient ensuite rejoignaient les rangs du peuple et recevaient un nom et éventuellement un titre. À partir de l’époque de Heian, les empereurs prirent l’habitude de donner à la plupart de leurs fils et de leurs petits-fils un nom, les plus courants sont Taira et Minamoto, et de les mettre ainsi à la tête de nouvelles lignées de fonctionnaires. Le sort de ces nouvelles lignées, bénéficiant au moins pour une ou deux générations de la protection toute spéciale de l’empereur, était plus enviable que celui de princes de la sixième ou septième génération rejetés dans le peuple sans protection. » (Francine Hérail, Notes journalières de Fujiwara no Sukefusa, tome 1, Librairie Droz, 2001, p. 133). « Genji » signifie littéralement « famille Gen » (lecture sino-japonaise de « Minamoto »), et marque donc l’origine impériale de la lignée. Ajoutons enfin qu’il fallait un ordre impérial pour qu’un enfant d’empereur soit déclaré prince impérial, et qu’il devait attendre la célébration de la majorité pour recevoir un rang impérial qui lui assure un revenu régulier. 29. Les connaissances requises pour devenir un homme politique compétent sont le droit, les procédures administratives, le protocole, les précédents, les lettres... 30. 30 Le Kawachi-bon donne la version suivante : « L’empereur réitéra alors son invitation d’une manière encore plus pressante. "Pourquoi restez-vous dans cet état précaire ? Laissez-moi vous considérer à l’égal des princesses mes filles." » 31. Cérémonie au cours de laquelle le prince héritier va être déclaré majeur, ce qui se marque par des modifications dans son costume et dans sa coiffure. Il va quitter la coiffure des jeunes garçons – les cheveux en deux touffes de chaque côté de la tête – pour prendre celle des hommes adultes, les cheveux relevés en une sorte de chignon sur lequel se pose le bonnet de cour (cf. Francine Hérail, op. cit., tome 2, 2004, p. 469). Cette cérémonie concernait tous les jeunes garçons de l’aristocratie. Dans le cas de la famille impériale, on la célébrait généralement entre 11 et 16 ans. 32. Le pavillon du Sud, Nanden, également appelé Shishinden « pavillon de l’étoile Polaire », était le bâtiment où se déroulait une bonne part de la vie publique du souverain (cf. Francine Hérail, Notes journalières de Fujiwara no Michinaga, tome 1, Librairie Droz, 1987, p. 122). 33. Le Kawachi-bon donne la version suivante : « Même pour le service normalement simplifié de l’office des magasins de la cour et des greniers impériaux dans ces circonstances, il donna des ordres exprès… ». 34. Entre 3h et 5h de l’après-midi. 35. Il s’agit d’une naishi no jō, ou « fonctionnaire de troisième classe du service intérieur du palais » (cf. Francine Hérail, La Cour et l’administration du Japon à l’époque de Heian, Paris, École Pratique des Hautes Études ; Genève, Droz, 2006, p. 503 et passim). 36. L’empereur exprime par son poème des vœux pour la pérennité du mariage entre le prince et la fille du ministre, qui va lui tenir compagnie cette nuit. Habituellement, la jeune fille destinée à devenir l’épouse légitime accomplit ce rôle, et selon la coutume, le futur époux doit se rendre chez elle trois nuits de suite pour que le mariage soit déclaré officiel.

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RÉSUMÉS

Traduction du 1er chapitre du Genji monogatari (Kiritsubo), travail collectif des chercheurs du CEJ (Inalco) et du Greja (Paris 7), basée sur l’édition Shinchō Nihon Kotei Shūsei.

Translation of the 1st chapter of Genji monogatari (Kiritsubo), collective work of CEJ (Inalco) and Greja (Paris Diderot University) researchers, based on the Shinchō Nihon Kotei Shūsei edition.

INDEX

Thèmes : littérature, traductologie キーワード : Genji monogatari 源氏物語, Murasaki Shikibu 紫式部 (v. 973-v. 1014 ou 1025), Heian jidai 平安時代 (794-1185), bungaku 文学, hon.yaku kenkyū 翻訳研究 Mots-clés : Dit du Genji, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 ou 1025) Keywords : Genji monogatari, Heian, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 or 1025), Literature, Translation Studies Index chronologique : Heian

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Naissance d’une écriture

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Naissance d’une écriture The birth of a narrative

Sumie Terada

1 Le chapitre Suma, où le Genji est présenté sous la figure d’un exilé, est l’un de ceux qui, dans une longue tradition d’exégèse remontant au Moyen Âge, a le plus souvent été commenté. Ici, par une analyse détaillée, Takada Hirohiko (http://cipango.revues.org/ 589) met en relief l’expressivité particulière de ce chapitre où se conjuguent une construction dramatique narrative – la chute du héros qui prépare paradoxalement son ascension à la cour – et une prose qui, émaillée de citations et de poèmes, joue sur l’effet de l’indirect. Des voix de personnages légendaires et historiques se mêlent à la description de paysages qui témoigne d’une efficacité particulière pour exprimer les sentiments du héros.

2 Cette écriture, où poésie et prose s’interpénètrent à un point jamais atteint jusqu’alors, est bien évidemment le fruit d’un long processus au cours duquel sont apparues des œuvres de natures différentes : contes merveilleux, récits à poèmes, récits de voyage, autobiographies, et enfin romans. L’article de Jacqueline Pigeot (http:// cipango.revues.org/592) illustre combien la filiation est étroite entre le Genji et Les Mémoires d’une Éphémère tout en mettant également en évidence les atmosphères contrastées de ces deux chefs-d’œuvre : si le mutisme prévaut chez les personnages féminins dans le roman, la vivacité de parole caractérise Les Mémoires.

3 Daniel Struve (http://cipango.revues.org/594) nous présente de son côté le développement progressif de l’écriture narrative avant le Genji à travers l’examen des coordonnées spatio-temporelles qui structurent le Roman de la Chambre basse, une œuvre charmante où fantaisie et réalisme s’associent harmonieusement. Il souligne l’efficacité dramatique des scènes qui atteste la maturité atteinte par l’écriture romanesque avant même le Roman du Genji.

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RÉSUMÉS

Introduction aux articles de Hirohiko Takada, Jacqueline Pigeot et Daniel Struve, qui traitent de l’écriture et la construction narrative du Genji monogatari.

Introduction to Hirohiko Takada, Jacqueline Pigeot and Daniel Struve’s articles that deal with the writing and narrative construction of the Genji monogatari.

INDEX

Thèmes : littérature キーワード : Genji monogatari 源氏物語, Murasaki Shikibu 紫式部 (v. 973-v. 1014 ou 1025), Heian jidai 平安時代 (794-1185), bungaku 文学 Mots-clés : Dit du Genji, écriture, Genji monogatari, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 ou 1025) Keywords : Genji monogatari, Heian, Literature, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 or 1025), Tale of Genji Index chronologique : Heian

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Suma, à la croisée du lyrisme et du destin Suma, at the crossing of Lyricism and Fate

Hirohiko Takada Traduction : Estelle Leggeri-Bauer

1 Suma est l’un des chapitres du Genji monogatari les plus intensément lyriques, et c’est certainement pour cette raison qu’il fait partie depuis longtemps des passages préférés des lecteurs. Le prince, qui a pris de lui-même l’initiative de son séjour à Suma sans attendre d’être accusé de rébellion contre l’autorité impériale, prend congé de ses proches, puis, sur place, mène une existence équivalant à celle d’un exilé, au cours de laquelle il partage sa tristesse avec ceux qui l’ont accompagné1. La partie se déroulant à Suma même débute au printemps, mais c’est surtout à partir de l’automne que la mélancolie envahit les paysages : l’auteur du roman développe alors un mode de description caractéristique faisant concorder les sentiments des personnages et leur environnement. La puissance d’émotion qui jaillit ainsi à l’automne pourrait être à l’origine de la légende entourant la genèse du chapitre selon laquelle Murasaki Shikibu aurait trouvé son inspiration en contemplant depuis le monastère Ishiyama où elle faisait retraite la lune se reflétant sur le lac Biwa, une nuit du 15e jour du 8e mois (c’est- à-dire au début de l’automne).

2 Le lyrisme de ce chapitre naît de la situation dans laquelle se trouve le héros : celui-ci s’est rendu en un lieu éloigné de la capitale, où il n’aurait jamais dû séjourner. Mais cette situation n’a pas que des implications poétiques. Suma est en effet le moment du Roman du Genji où le destin du héros se révèle. Si le Genji a quitté la capitale pour couper court à tout soupçon de rébellion, son départ obéit en réalité à une raison plus fondamentale encore : il souhaite ainsi préserver le statut de prince héritier de son fils adultérin né entre lui et Fujitsubo2. Le petit prince, rejeton du couple idéal, doit à tout prix être protégé, au-delà de la faute commise. La « descente à Suma » est ainsi un acte sacrificiel accompli par un homme dont c’est le destin et qui, en tant que héros de roman, ne peut y échapper. Ce destin passera par les souffrances du séjour à Suma et

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prendra un tour dynamique au chapitre suivant, lors de la rencontre avec la famille dite d’Akashi, le retour à la capitale et le recouvrement de la splendeur d’antan.

3 L’auteur poursuit ainsi une double entreprise, celle de faire partager au lecteur les sentiments de ses personnages à travers un lyrisme d’une grande intensité émotionnelle et celle de lui révéler la haute destinée de son héros. Pourtant, ces deux intentions sont quelque peu contradictoires du point de vue de la narration. La dimension lyrique dont l’une des conséquences est la multiplication des poèmes, a pour effet de suspendre l’écoulement du temps du récit, ou, à tout le moins, de le ralentir considérablement. D’un autre côté, la révélation du destin du héros prend place au sein d’une succession concrète d’actions et, de ce fait, aurait plutôt tendance à en accélérer la temporalité. On peut donc se demander comment ces deux dimensions essentielles s’entremêlent et structurent Suma tout à la fois. C’est ce à quoi nous allons tenter de répondre dans cet article.

4 Avant d’entrer dans le vif du sujet précisons un point. La question du destin du Genji est l’un des axes directeurs du roman-fleuve. Réfléchir sur cette question revient donc finalement à prendre le parti d’interroger la structure générale du Genji monogatari. Cet article, qui se borne à ne traiter que d’un chapitre, fait ainsi partie d’un projet de recherche plus ambitieux dont l’objet est d’explorer comment la structure générale du roman et sa dimension lyrique s’articulent l’une à l’autre.

Les crimes du Genji et le poids de ses vies antérieures

5 Le chapitre Suma commence avec la prise de décision, par le Genji, de se rendre dans la région éponyme. La série de scènes décrivant ses adieux aux gens de la maison du ministre de Gauche, à Murasaki no Ue, à Hana Chirusato, à Oborozukiyo ou encore à Fujitsubo, sont l’occasion pour le héros d’exprimer son déchirement de devoir les quitter. Les conversations successives font apparaître un homme conscient de ses crimes, tout en annonçant déjà les modalités du développement ultérieur du récit : ses crimes doivent être compris comme le produit d’actes commis dans ses vies antérieures, ce qui revient à les présenter comme déterminés par le destin. Il convient donc d’examiner la signification de la « descente à Suma » du point de vue des actes du Genji, qui relèvent de sa vie présente, et du point de vue de la conscience qu’il a de devoir aussi porter le poids de ses existences antérieures.

6 Des deux crimes commis, le premier est resté à l’état de soupçon. Le Genji a en effet préféré quitter de lui-même la capitale avant même que son complot supposé contre l’empereur ne soit reconnu comme tel. Mais le fait que son existence à Suma s’apparente à un exil laisse à penser qu’il cherche ainsi à subir volontairement un châtiment pour le second crime, celui de l’adultère qui, lui, n’a pas été divulgué. On peut comparer à ce propos deux passages qui témoignent bien de ces deux aspects. Le premier passage est tiré d’une conversation du Genji à la veille de son départ pour Suma. Il s’adresse au père de sa défunte épouse Aoi, ministre de Gauche qui s’était retiré de la sphère politique après la mort de l’empereur Kiritsubo. Voici ce que dit le Genji : Qu’il nous advienne ceci, qu’il nous advienne cela, tout est rétribution d’une vie antérieure : si nous partons de ce principe, nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-même. Quelqu’un qui, comme moi, sans qu’il soit pour cela relevé de ses rangs et titre, encourt la disgrâce de la Cour, fût-ce sous un prétexte futile, commettrait une faute grave, de l’aveu même de ceux de

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l’autre Empire, s’il continuait de se répandre partout au grand jour. Si l’on est résolu à m’envoyer en un lointain exil, ce doit être, certes, en châtiment de quelque crime abominable ! Continuer à vivre comme si de rien n’était, en me fiant à ma conviction d’être sans reproche, serait aller au-devant de bien des avanies, et c’est pourquoi j’ai décidé de fuir ce monde plutôt que de m’exposer à des humiliations plus graves encore.3 「とあることもかかることも、前の世の報いにこそはべるなれば、言ひもてゆ けば、ただみづからのおこたりになむはべる。さしてかく官爵をとられず、あ さはかなることにかかづらひてだに、公のかしこまりなる人の、うつしざまに て世の中にあり経るは、咎重きわざに外国にもしはべるなるを、遠く放ちつか はすべき定めなどもはべなるは、さまことなる罪に当たるべきにこそはべるな れ。濁りなき心にまかせてつれなく過ぐしはべらむもいと憚り多く、これより 大きなる恥にのぞまぬさきに世をのがれなむと思うたまへ立ちぬる」など、こ まやかに聞こえたまふ。 Le second passage est extrait de la brève rencontre entre Fujitsubo et le Genji, quelques jours après la scène précédente : [Le Genji] se reprit […] et se contenta […] de dire : - À la disgrâce imprévue qui me frappe, je n’ai, à la réflexion, trouvé qu’une seule explication, et elle me terrifie ! Peu importe que je disparaisse pourvu que le Prince, un jour, règne sans encombre !4 「かく思ひかけぬ罪に当たりはべるも、思うたまへあはすることの一ふしにな む、空も恐ろしうはべる。惜しげなき身は亡きになしても、宮の御世だに事な くおはしまさば」とのみきこえたまふぞことわりなるや。

7 Dans le premier extrait, le Genji explique avoir été démis de ses fonctions à la cour et récuse toute intention de trahir l’empereur, mais il préfère prendre les devants et s’en aller plutôt que courir le risque de se voir sévèrement accuser. Il se compare aux fonctionnaires qui ont été lourdement sanctionnés sans avoir pour autant perdu leur rang et leur titre, et il estime que lui ne pourra échapper à une lourde peine, car on lui a déjà retiré l’un et l’autre5, bien qu’aucune charge précise ne pèse sur lui à ce stade du récit. Face à son beau-père, le Genji avance comme explication le poids « des rétributions des vies antérieures », tandis que, dans le second extrait, il attribue sa situation présente à la transgression que lui et Fujitsubo ont commis ensemble (« À la disgrâce imprévue qui me frappe, je n’ai, à la réflexion, trouvé qu’une seule explication, et elle me terrifie ! »). Il est bien clair que le soupçon de félonie et les amours illicites ne sauraient avoir de liens directs. C’est précisément pour cela que l’auteur commence à filer le thème du destin, avec le poids de la vie antérieure, qui permet d’associer les deux crimes.

8 Lorsqu’il s’adresse à Fujitsubo, le Genji introduit un autre thème, celui du prince héritier dont le statut doit être à tout prix préservé. C’est son vœu le plus cher, comme il l’explique lui-même. Mais le plus intéressant est que la phrase qu’il prononce alors (« Peu importe que je disparaisse pourvu que le Prince, un jour, règne sans encombre ! ») ressemble à s’y méprendre à la description des sentiments de Fujitsubo peu après son entrée en religion, au chapitre Sakaki (L’arbre sacré) : Elle-même [Fujitsubo] avait depuis longtemps renoncé en esprit à tous les biens de ce monde, mais les airs désemparés de ses serviteurs et la tristesse qui semblait les accabler avaient plus d’une fois ému son cœur, cependant que, faisant fi de son propre sort, seul la préoccupait le désir de voir un jour le Prince héritier régner en paix, et c’est dans cette intention qu’elle veillait à ce que les rites fussent ponctuellement accomplis.6 みなかねて思し棄ててし世なれど、宮人どもも拠りどころなげに悲しと思へる 気色どもにつけてぞ、御心動くをりをりあれど、わが身をなきになしても東宮 の御世をたひらかにおはしまさばとのみ思しつつ、御行ひたゆみなく勤めさせ たまふ

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9 Ce rapprochement montre que le Genji de Suma a évolué pour devenir un personnage dont les sentiments rejoignent désormais ceux de Fujitsubo. Cette nouvelle description des deux personnages, comme deux êtres identiques par leur nature et partageant une même sensibilité, souligne bien qu’ils étaient voués à vivre un même destin qui les a déjà conduits à commettre un crime redoutable.

10 Il convient toutefois de ne pas se méprendre sur la signification de leur crime. Dans le roman, la conscience qu’en ont les personnages est indissociablement liée à la nécessité d’en préserver le prince héritier. Il n’est donc pas de nature à être effacé par un simple châtiment ou par une simple expiation. Situé dans le contexte historique du Genji monogatari, ce crime aurait un caractère très nettement moral et, de plus, par l’atteinte qu’il porte à la lignée impériale, il serait d’une extrême gravité. Pourtant, le récit ne discute pas le crime en tant que tel, il le présente comme une nécessité du destin et place au premier plan la question de la préservation de son statut pour le prince héritier. Et tout se tient, même si l’on peut y voir une ironie du sort : aux chapitres précédents, l’empereur défunt, Kiritsubo, qui désespérait de ne pouvoir transmettre son trône au Genji son premier fils cadet, avait dissipé son amertume en reportant ce vœu si cher sur son dernier rejeton, devenu alors à ses yeux le prince idéal. Dans ce prolongement, avant de mourir, Kiritsubo a demandé instamment au nouvel empereur Suzaku (son fils aîné) de prendre le plus grand soin de ses deux frères. Au chapitre Suma, il s’avère que les dernières volontés de l’empereur défunt n’ont pas été respectées puisque la position du Genji à la cour s’est considérablement fragilisée. Il ne reste plus qu’une issue au héros, soupçonné de surcroît de félonie : empêcher coûte que coûte que le petit prince ne soit à son tour écarté.

11 À ce stade, on constate que le traitement accordé par le récit à la question du crime du Genji est entièrement conditionné par une autre question, celle de la sauvegarde du prince héritier. En effet, le Genji monogatari n’est pas un récit de faute et de rédemption. Il est d’ailleurs courant de dire à ce propos que le héros a une conscience bien faible de son crime. En fait, s’il est vrai que l’auteur ne l’a pas représenté en homme rongé par la souffrance que devrait lui valoir un face-à-face avec sa conscience, on ne peut nier que ce roman est l’histoire d’un idéal : idéal de l’accession au trône impérial du prince héritier, mais dont l’accomplissement nécessite que soient endurées les souffrances engendrées par le crime. L’ironie du destin qui fait de ce jeune garçon, dont la naissance est entachée par un acte effroyable, l’espoir sur lequel l’empereur retiré Kiritsubo lui-même fonde sa succession, est dès lors un motif essentiel irriguant le roman-fleuve. Ce motif est d’ailleurs associé très tôt au destin du Genji. Il apparaît dès le chapitre Waka-murasaki (Jeune Grémil), dans un passage se déroulant quelque temps après sa relation adultère avec Fujitsubo. Ayant fait un rêve étrange, le héros en demande une explication à un devin et apprend presque concomitamment qu’elle est enceinte. Ce passage annonce en filigrane la descente à Suma. Sire le Commandant [le Genji], quant à lui, eut un songe effroyable et bizarre ; il convoqua un interprète, et quand il l’interrogea, celui proposa une explication impossible et incroyable. - Il y a là-dedans des événements fâcheux qui vous imposeront une réclusion. Cette observation le troubla et il déclara : - Ce n’est pas moi qui ai eu ce songe, c’est celui d’un autre que je vous ai rapporté. Ne parlez à personne de votre interprétation ! Et tandis qu’à part soi il se demandait de quoi il pouvait bien s’agir, il apprit l’état de la Princesse [Fujitsubo] ; il fit le rapprochement : et si par aventure, c’était cela ? Alors le désir de la voir le reprit, plus violent, mais il eut beau user des arguments les plus pressants, la

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Myōbu, tout bien considéré, estima, fort inquiète que les difficulté croissantes rendaient désormais son entremise impossible. Les réponses, évasives, en une ligne, qu’il obtenait naguère à grand-peine, avaient totalement cessé.7 中将の君も、おどろおどろしうさま異なる夢を見たまひて、合はする者を召し て問はせたまへば、及びなう思しもかけぬ筋のことを合はせけり。「その中に 違ひ目ありて、つつしませたまふべきことなむはべる」と言ふに、わづらはし くおぼえて、「みづからの夢にはあらず、人の御事を語るなり。この夢合ふま で、また人にまねぶな」とのたまひて、心の中には、いかなることならむと思 しわたるに、この女宮の御事聞きたまひて、もしさるやうもやと思しあはせた まふに、いとどしくいみじき言の葉尽くし聞こえたまへど、命婦も思ふに、い とむくつけうわづらはしさまさりて、さらにたばかるべき方なし。はかなき一 行の御返りのたまさかなりしも絶えはてにたり。

12 Nul épisode précédant le départ pour Suma ne décrit un Genji se remémorant l’interprétation de son rêve, mais il ne fait aucun doute que celle-ci s’est vérifiée. Le roman traite en surimpression les deux crimes : d’une part, une intention supposée de trahir l’empereur Suzaku, mais qui n’a, en fait, aucun fondement et, d’autre part, un véritable acte de trahison envers la lignée impériale avec l’admission au titre d’héritier au trône d’un garçonnet né d’une liaison illicite avec une concubine impériale. Mais si on examine les choses autrement, en les replaçant dans le contexte historique du milieu de l’époque de Heian, la donne diffère considérablement : le prince héritier et son protecteur le Genji n’ont plus aucune assise politique depuis que l’empereur retiré Kiritsubo est mort et que Fujitsubo est entrée en religion. Ils ne constituent donc plus une menace sérieuse pour le clan de la dame du Kokiden, mère de l’empereur Suzaku8. Il faut toutefois tenir compte du fait que le personnage de roman qu’est le Genji est, depuis sa plus tendre enfance, d’une étoffe bien supérieure à son frère aîné (l’empereur Suzaku) et qu’il inspire encore une nette antipathie à la dame du Kokiden. Il est clair par ailleurs que la seule liaison entre le Genji et Oborozukiyo n’aurait pas pu être qualifiée d’acte de rébellion politique, même si la jeune fille était promise à l’empereur9. Mais l’auteur du roman savait pertinemment que, dans la vie réelle comme dans la fiction, les accusations de trahison reposent moins sur des agissements particuliers que sur des prétextes. Murasaki Shikibu a ainsi joué sur une construction narrative à deux niveaux : sur le devant de la scène, elle a placé une soi-disant trahison, mais dans le fond, elle a inventé un véritable crime de trahison avec la personne du prince héritier. Et elle a réussi à utiliser l’idée du destin inéluctable conduisant au crime pour relier le rêve caressé par l’empereur Kiritsubo d’abdiquer en faveur du Genji et l’avènement du jeune prince.

13 Le destin du Genji prendra un autre tour quand il rencontrera la famille d’Akashi, lors de son séjour à Suma, comme nous le verrons plus loin.

Le lyrisme du chapitre Suma

14 On l’a déjà dit, le chapitre Suma abonde en passages à caractère lyrique, que l’on songe aux scènes de séparations avant le départ pour l’exil ou aux échanges épistolaires avec les proches restés à la capitale. Toutefois, c’est surtout dans la partie du chapitre se déroulant au cours de l’automne et jusqu’au début de l’hiver que ces passages se concentrent. La mélancolie qui imprègne la saison d’automne sert de toile de fond à un changement de ton très net. L’un des passages les plus fameux en témoigne bien : À Suma, au vent d’automne qui accable les esprits, encore que la mer fût assez éloignée, des vagues du rivage soulevées par ce vent dont Yukihira le Moyen Conseiller disait

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que « le souffle franchit la barrière », nuit après nuit, le bruit en vérité sonnait tout proche, et rien n’était mélancolique autant que l’automne en pareil lieu. Dans le silence de la nuit, car bien peu nombreux étaient ceux qui l’entouraient, seul éveillé quand il souleva la tête pour entendre l’ouragan qui faisait rage aux quatre horizons, il eut le sentiment que les vagues déferlaient à son chevet, et sans qu’il en eût conscience, ses larmes coulaient à faire chavirer son appuie-tête. Il pinça la cithare, et les quelques accords que, pourtant il en tirait lui-même rendaient un son si lugubre qu’il les interrompit :

D’amour je languis et les vagues du rivage se mêlent aux sanglots se pourrait-il que ce vent vienne de ceux que j’aime chanta-t-il, et ses gens, tirés de leur sommeil, incapables de résister au charme de cette voix sublime, se levaient sans trop savoir pourquoi et discrètement se mouchaient.10 須磨には、いとど心づくしの秋風に、海はすこし遠けれど、行平の中納言の、 関吹き越ゆると言ひけん浦波、夜々はげにいと近く聞こえて、またなくあはれ なるものはかかる所の秋なりけり。 御前にいと人少なにて、うち休みわたれるに、独り目をさまして、枕をそばだ てて四方の嵐を聞きたまふに、波ただここもとに立ちくる心地して、涙落つと もおぼえぬに枕浮くばかりになりにけり。琴を少し掻き鳴らしたまへるが、我 ながらいとすごう聞こゆれば、弾きさしたまひて、 恋ひわびてなく音にまがふ浦波は思ふかたより風や吹くらん とうたひたまへるに人々おどろきて、めでたうおぼゆるに忍ばれで、あいなう 起きゐつつ、鼻を忍びやかにかみわたす。

15 La description de cette scène nocturne s’appuie uniquement sur des données sonores. Le bruit du vent et celui des vagues sont cités à trois reprises en contiguïté, mais toujours sous des espèces différentes : le « vent d’automne qui accable les esprits » (kokorozukushi no akikaze) est associé aux « vagues du rivage » (uranami), l’« ouragan qui faisait rage aux quatre horizons » (yomo no arashi) aux « vagues » (nami) et, enfin, dans le poème composé par le Genji, les « vagues du rivage » réapparaissent à côté du « vent » (kaze). La dernière occurrence, particulièrement remarquable, a donné lieu à diverses interprétations. Les « vagues » sont précédées, dans le texte original, de l’expression « bruit de sanglots » (naku ne). Littéralement, le poème dit : « les vagues du rivage qui ressemblent (magau) à des sanglots ». D’aucuns ont attribué ces sanglots au Genji, d’autres y ont entendu les pleurs des gens de la capitale. Nous suivons la première interprétation. Le plus intéressant dans ce poème est la façon dont son auteur combine ces bruits à la provenance hypothétique du vent, définie par « ceux que j’aime », c’est-à-dire la capitale, ce qui donne littéralement : « les vagues du rivage que je prends pour un bruit de sanglots, serait-ce le vent qui souffle depuis ceux que j’aime [la capitale] ? » Par ces différents sons se faisant écho, le waka s’enrichit d’une profondeur particulière. Et dans le prolongement du poème, son écoute fait pleurer les gens du Genji. Murasaki Shikibu a ainsi joué sur la répétition d’expressions similaires pour étoffer, strate par strate, le paysage sonore de son roman et les sentiments de ses personnages.

16 Le lyrisme de ce passage ne repose pas seulement sur les alliances poétiques faisant concorder sentiments des personnages et leur environnement, il se révèle également dans le recours au procédé classique de la citation de poèmes. Maints extraits de waka et de kanshi interviennent ainsi au sein du chapitre pour dire le caractère isolé et la grande modestie de la nouvelle résidence du Genji, ce qui rend les descriptions

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particulièrement prenantes. Dans le passage précédemment cité, le « vent d’automne qui accable les esprits » (souligné par une ligne continue) renvoie au poème suivant :

木の間より À travers les arbres Ko no ma yori

もりくる月の S’infiltre la lune Morikuru tsuki no

影見れば À la vue de sa clarté Kage mireba

心づくしの L’automne, qui accable les esprits Kokoro zukushi no

秋は来にけり Est bien arrivé Aki wa kinikeri

Anonyme Kokin shū (Recueil de poèmes anciens et modernes) « Automne », 1ere partie, poème no 18411

17 Et le passage « sans qu’il en eût conscience, ses larmes coulaient à faire chavirer son appuie-tête » pourrait se référer au poème suivant, dont l’expression « l’appuie-tête prêt à chavirer » (makura uku) est un lieu commun poétique pour dire la solitude d’une personne sur sa couche :

独り寝の Sur mes larmes qui ruissellent Hitorine no

床にたまれる Dans le creux de mon lit Tokoni tamareru

涙には Où je me trouve seul Namida niwa

石の枕も Mon appuie-tête en pierre Ishi no makura mo

浮きぬべらなり Est prêt à chavirer Ukinuberanari

Anonyme Kokin rokujō (Poèmes anciens et modernes en six livres) Livre V, « appuie-tête », poème no 3241

18 Le dernier point, certainement le plus complexe à examiner, est celui des personnages historiques ayant eux-mêmes vécu une expérience similaire à celle du Genji. Ces personnages nommément cités ou présents à travers des extraits de leurs poèmes se

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combinent au héros, qui, lui, relève entièrement de la fiction, pour, fait remarquable, retrouver partiellement vie à travers lui. Double paradoxe d’un être purement imaginaire et distinct de ses multiples modèles, qui naît pourtant d’une alliance avec des personnages historiques, et dont la construction, a contrario, permet précisément d’animer de nouveau ces hommes ayant réellement existé. C’est ce que nous allons voir à travers plusieurs figures historiques, le Moyen Conseiller Ariwara no Yukihira (818-893), puis le ministre Sugawara no Michizane (845-903) et le poète chinois Bai Juyi (772-846).

19 Trois poèmes peuvent être donnés comme sources de la phrase où il est question de Yukihira dans l’extrait cité plus haut. Le premier poème est précisément attribué au Moyen Conseiller :

旅人は Du voyageur Tabibito wa

袂涼しく Les manches Tamoto suzushiku

なりにけり Se sont refroidies Narinikeri

関吹き越ゆる Du vent [provenant] du rivage de Suma Seki fuki koyuru

須磨の浦風 Le souffle franchit la barrière Suma no urakaze

Moyen Conseiller Yukihira Shoku Kokin shū (Suite au Recueil de poèmes anciens et modernes) « Voyage », poème no 868

20 On y retrouve en effet l’expression « le souffle franchit la barrière » (seki fuki koyuru), explicitement citée par Murasaki Shikibu. C’est toutefois le poème suivant, composé par un autre poète, qui est le plus proche du passage par le sens :

秋風の À chaque fois. Akikaze no

関吹き越ゆる Que du vent d’automne Seki fukikoyuru

たびごとに Le souffle franchit la barrière Tabigoto ni

声うちそふる Les vagues du rivage de Suma Koe uchisouru

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須磨の浦波 Y ajoutent leur fracas Suma no uranami

Mibu no Tadami Shin Kokin shū (Nouveau recueil de poèmes anciens et modernes) « Divers », 2e partie, poème no 1599

21 Il faut aussi tenir compte de ce troisième poème qui de toute évidence inspira la composition de Tadami :

住の江の À Suminoe Sumi no e no

松を秋風 Plus le vent d’automne Matsu wo akikaze

吹くからに Souffle sur les pins Fuku kara ni

声うちそふる Plus les vagues blanches au large Koe uchisouru

沖つ白波 Y ajoutent leur fracas Okitsu shiranami

Ōshikōchi no Mitsune Kokin shū, « Célébrations », poème no 360

22 Les deux premiers poèmes soulèvent, entre autres, la question de savoir pourquoi Murasaki Shikibu cite Yukihira alors même que le poème de Tadami est le plus proche de la situation décrite. On peut essayer de remplacer le nom d’un auteur par l’autre : « ce vent dont Tadami disait que le souffle franchit la barrière ». Cette phrase, parfaitement juste du point de vue des sources poétiques possibles, ne provoquerait pourtant aucune émotion chez le lecteur et n’évoque en rien l’image d’une pauvre demeure. Déjà un peu plus haut dans le chapitre, peu après l’arrivée du Genji à Suma, Murasaki Shikibu avait planté le décor en se référant à Yukihira : L’endroit où [le Genji] devait vivre était proche de l’habitation où Yukihira le Moyen Conseiller, « par l’onde amère trempée se morfondait » […].12 おはすべき所は、行平の中納言の藻塩たれつつわびける家居近きわたりなりけ り

23 Ce passage évoque un moment de la vie d’Ariwara no Yukihira, qui fut envoyé en exil à Suma ; il renvoie aussi, plus précisément, au poème suivant13 :

わくらばに Si d’aventure Wakuraba ni

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問ふ人あらば Des gens vous questionnent Tou hito araba

須磨の浦に Sans hésiter répondez : Suma no ura ni

藻塩たれつつ Par l’onde amère trempée Moshio taretsutsu

わぶと答へよ Il se morfond en le rivage de Suma Wabu to kotaheyo

Moyen Conseiller Yukihira Kokin shū, « Divers », 2e partie, poème no 962

24 Le renvoi au personnage de Yukihira apparaît ainsi comme une nécessité intertextuelle évidente, mais cela n’empêche en rien de laisser planer un doute sur l’authenticité du poème supposé avoir inspiré le vers « le souffle franchit la barrière ». Le doute tient d’abord à la chronologie : le recueil dans lequel il figure, le Shoku kokin shū, est un ouvrage tardif, commandé en 1259, achevé en 1265, donc nettement postérieur au Shin kokin shū (début du XIIIe siècle), dans lequel figurait le poème de Tadami. À cela s’ajoute un autre argument, déjà avancé par l’auteur du Kaen rensho no kotogaki 歌苑連署事書14 : Le poème du Shoku kokin shū avec « Du vent [provenant] du rivage de Suma / Le souffle franchit la barrière » a été choisi par le seigneur Mitsutoshi15, mais il a été noté qu’il ne figure pas dans le recueil du Moyen Conseiller Yukihira ; ledit seigneur s’est donc appuyé sur le Roman du Genji [pour l’attribuer à Yukihira] ; or, comme cette source est sujette à caution, c’est Mitsutoshi qui a endossé les soupçons.16 続古今の、関吹き越ゆるすまの浦風は、光俊朝臣選び入れて侍りける、行平中 納言の集にもなきよし沙汰ありけるに、かの朝臣は源氏の物語を証拠にひきけ れども、それもさはやかに首尾かける事もなければ光俊疑をおひにけり。

25 Ce texte peut être compris comme une critique larvée à l’endroit de Mitsutoshi qui s’était imposé de force à l’équipe chargée de la compilation du Shoku kokin shū, et dont le comportement a entaché par la suite le contenu de l’anthologie. Si finalement on ne connaîtra jamais le fond de l’affaire, il est clair qu’une telle discussion a pu se développer parce que rien ne permettait d’affirmer avec certitude que le vers cité dans le Genji monogatari provenait bien d’un poème de Yukihira. On en est réduit à penser qu’il existait, à l’époque de la composition du roman, un poème qui était peut-être celui du Shoku kokin shū, mais qui pouvait aussi bien être un poème lui ressemblant et à présent perdu.

26 D’autres exemples dans le roman évoquent le nom d’un personnage historique, mais laissent planer un doute sur le poème à lui associer. Que l’on songe à l’exemple suivant, tiré de la deuxième partie de Wakana (Jeunes herbes) et qui se déroule au cours d’un pèlerinage à Sumiyoshi :

À Suminoe sur les pins à la minuit givre déposé est-ce parure de coton que le dieu y attacha

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Elle [Murasaki] évoqua le matin de neige, qu’avait chanté Takamura no Ason en son poème : « le Mont Hira même… » ; était-ce le signe que le dieu avait agréé la fête donnée en son honneur ? se dit-elle, et sa foi en fut réconfortée.17 住の江の松に夜ぶかくおく霜は神のかけたる木綿鬘かも 篁朝臣の、「比良の山さへ」と言ひける雪の朝を思しやれば、祭の心うけたま ふしるしにやと、いよいよ頼もしくなむ。

27 Dans cet exemple, l’auteur attribue à Ono no Takamura 小野篁 (802-852), un poème qui, selon le Fukuro zōshi 袋草紙18, est de la main de Sugawara no Fumitoki 菅原文時 (899-981). Sieur Fumitoki a composé :

Le dieu a en lui daigné accepter votre offrande Les cimes du Mont Hira d’une parure de coton sont coiffées

Shitagō demande : « Quelle est la source d’inspiration ? » Et Fumitoki, de s’abstenir de répondre : « Comment, Seigneur Shitagō, vous ne le savez pas ? »19 文時卿云はく、 ひもろぎは神の心にうけつらん比良の高嶺ゆふかづらせり 順、問ひて云はく、「ゆゑ、如何」と。文時、「順主は知らざりけりな」と て、余の答へなしと云々。

28 Le Kachō yosei (Kachō yojō) 花鳥余情 soutient que l’auteur a fait une confusion comme c’était déjà le cas avec le poème attribué à Yukihira. En tout cas, on peut considérer que Murasaki Shikibu pensait avoir tout intérêt à convoquer des poètes du IXe ou Xe siècle, et qu’elle en attendait un effet parfaitement calculé sur le lecteur. À cela s’ajoute le fait qu’à son époque, les poèmes de ces maîtres anciens circulaient certainement, mais pas nécessairement dans leur forme exacte et, de surcroît, il est fort possible que des poèmes leur ressemblant aient été composés à l’époque du Roman du Genji.

29 Il importe peu finalement. Ce qui nous intéresse, c’est que les descriptions de la demeure du Genji doivent susciter chez le lecteur une émotion qui, elle, a contribué à forger, rétrospectivement, une certaine image de Yukihira. Celui-ci n’est donc pas seulement convoqué pour conférer au Genji un semblant de réalité. C’est même le contraire qui se produit : le personnage de fiction qu’est le Genji et qui porte en lui un pan de Yukihira, redonne en quelque sorte vie au personnage historique, et même, lui redonne une nouvelle vie, sous l’impulsion de ses créations poétiques réelles ou supposées.

30 Un autre passage est révélateur d’une autre attitude particulière vis-à-vis des personnages historiques. La scène se déroule le 15e jour du 8e mois et fait partie des passages les plus célèbres du chapitre Suma. Quand la lune se leva dans toute sa splendeur, le Prince [le Genji] se souvint que cette nuit était la quinzième, et il songea avec nostalgie aux concerts du Palais ; et quand son imagination lui montra telle ou telle qui, ici ou là, devait être en train de la contempler, son regard se fixa sur la face de la lune :

À deux mille lieues d’ici le cœur de mon ami

murmura-t-il, et nul ne sut, une fois de plus, retenir ses larmes. Évoquant la Princesse religieuse [Fujitsubo] à l’instant qu’elle avait prononcé le vers : « le brouillard qui m’en sépare », il en éprouva un désir inexprimable de la revoir, et les souvenirs affluèrent, d’autres moments encore, si bien qu’il éclata en sanglots.

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Ses gens eurent beau lui faire observer que la nuit avançait, il ne pouvait se résoudre encore à rentrer.

Sa vue un instant De mon ennui me distrait Pour lointain que soit De la lune le Palais Des retrouvailles futures

Le souvenir mêlé de regrets lui revint alors de l’attitude de Sa Majesté [l’empereur Suzaku], cette nuit-là où Elle l’avait, avec tant d’aménité, entretenu des choses d’antan et de Sa ressemblance avec l’Empereur retiré : Le vêtement dont Sa Majesté me gratifia, à présent est ici murmura-t-il, et il se retira. Il avait en effet conservé le vêtement reçu à cette occasion, et qui ne le quittait jamais.

Ce ne sont griefs non doublés de compassion qu’il nourrit pour moi ores de gauche et de droite mes manches sont trempées20

月のいとはなやかにさし出でたるに、今宵は十五夜なりけりと思し出でて、殿 上の御遊び恋しく、所どころながめたまふらむかしと、思ひやりたまふにつけ ても、月の顔のみまもられたまふ。「二千里外故人心」と誦じたまへる、例の 涙もとどめられず。入道の宮(藤壺)の、「霧やへだつる」とのたまはせしほ ど言はむ方なく恋しく、をりをりのこと思ひ出でたまふに、よよと泣かれたま ふ。「夜更けはべりぬ」と聞こゆれど、なほ入りたまはず。

見るほどぞしばしなぐさむめぐりあはん月の都は遥かなれども

その夜、上(朱雀帝)のいとなつかしう昔物語などしたまひし御さまの、院に 似たてまつりたまへりしも恋しく思ひ出できこえたまひて、「恩賜の御衣は今 此に在り」と誦じつつ入りたまひぬ。御衣はまことに身はなたず、かたはらに 置きたまへり。

うしとのみひとへにものは思ほえでひだりみぎにもぬるる袖かな

31 Ce passage contient des citations de poèmes en chinois de Bai Juyi et de Sugawara no Michizane. Ces deux évocations font jaillir l’image de l’adversité que les deux grands hommes ont rencontrée dans leur vie. Le poème de Bai Juyi a été composé à l’époque où son ami Yuan Zhen 元槇 (jap. Genshin), fonctionnaire disgracié, avait été envoyé en poste à Jiangling, loin de la capitale. Une nuit du 15e jour du 8e mois, de service au Palais, je suis seul ; tourné vers la lune, je pense à Yuan Zhen. Les tours d’or et d’argent s’enfoncent dans la nuit Seul au Bureau, je passe la nuit et pense à vous Beauté de l’astre pur, en cette soirée du quinze À deux mille lieues d’ici, le cœur de mon ami À l’Orient du Palais sur la rive, l’onde vaporeuse, glacée Au Ponant, la Salle des Bains dont la clepsydre [retentit], profonde Je crains que nous ne contemplions la même pure clarté À Jiangling, [terre] basse et humide, l’automne est fort brumeux21. Hakushi bunshū (Collection des œuvres de Bai Juyi), vol. 14

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八月十五日夜 禁中独直 対月憶 元九 銀台金闕夕べに沈々 銀台金闕夕べに沈々 独宿相い思うて翰林に在り 独宿相思在翰林 三五夜中新月の色 三五夜中新月色 二千里外故人の心 二千里外故人心 渚宮の東面煙波は冷ややかに 渚宮東面煙波冷 浴殿の西頭鐘漏は深し 浴殿西頭鐘漏深 猶ほ恐る清光を同じく見ざるを 猶恐清光不同見 江陵は卑湿にして秋陰足し 江陵卑湿秋陰足

(『白氏文集』巻14「八月十五夜、 禁中に独り直し、月に対して元九(元槇を憶う」)

32 Ce poème n’a pas été composé lors d’un exil du poète lui-même, mais il traite de ce thème (il songe à son ami loin de lui) et doit être mis en parallèle avec d’autres citations de poèmes de Bai Juyi dans Suma, qui se réfèrent au propre exil du grand poète22. Le poème en chinois de Michizane cité dans le même passage a été composé à Dazaifu et est certainement l’une de ses plus célèbres compositions : L’an dernier à la même heure nocturne, je me tenais au Pavillon de Pureté et de Fraîcheur Sur « Mélancolie d’automne », je filais des vers déchirants de solitude Le vêtement dont Sa Majesté me gratifia, à présent est ici Jour après jour, respectueusement, je le découvre et en respire le parfum Kanke kōshū (Recueil postérieur de Sugawara) Dixième jour du neuvième mois, no 482

去年の今夜清涼に侍す 去年今夜侍清涼 秋思の詩篇独り断腸 秋思詩篇独断腸 恩賜の御衣は今此に在り 恩賜御衣今在此 捧げ持ちて毎日余香を拝す 捧持毎日拝余香

33 Le poème renvoie à un épisode de l’exil de Michizane où le ministre déploie un vêtement offert par l’empereur avant son départ, vêtement qui lui rappelle la cour23. Par association d’idées, l’allusion au poème de Michizane installe ainsi, au cœur du chapitre Suma, l’image du grand ministre disgracié que le désespoir voue à la mort loin de la capitale. Pour le protagoniste du roman, le désir des « retrouvailles du Palais » n’en est que plus impérieux. Pour le lecteur, d’autres scènes renforcent l’assimilation des deux personnages : la chute d’éclairs24 ou encore l’apparition de l’esprit de l’empereur retiré Kiritsubo25. Michizane s’avère ainsi être le personnage historique le plus proche du Genji ce qui laisse présager, à ce stade du récit, qu’un destin tragique est réservé au héros. Or la comparaison s’arrête là. Car toute l’habileté de Murasaki Shikibu repose sur un effet de retournement : la proximité avec Michizane qu’elle a créée au chapitre Suma est finalement récusée aux chapitres suivants, lorsqu’elle fait vivre à son personnage une destinée qui l’en éloigne radicalement. Mais on retiendra de cela qu’en forgeant ainsi l’image d’un personnage touchant et pathétique grâce aux citations de poèmes de Michizane, l’auteur fait preuve d’une forte compassion pour ce dernier. Cela tient peut-être à l’environnement familial dans lequel Murasaki Shikibu a été élevée, avec un père lettré au cursus honorum finalement limité. Elle ne pouvait donc que jeter un regard bienveillant sur la vie de Michizane qui, quoique grand lettré, fut emporté dans les tourments de la politique. Cette compassion que Murasaki Shikibu porte à titre personnel au ministre disgracié laisse entrevoir un aspect de la personnalité de la « romancière » qui, insatiable, puise son inspiration créatrice à toutes les sources.

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À la croisée du destin et du lyrisme

34 On vient de voir comment les scènes lyriques évoquaient avec beaucoup d’émotion l’isolement du Genji et la modestie de son lieu de vie : la profusion de citations poétiques, les compositions du prince lui-même ou de ses compagnons d’infortune, qui en dressent le portrait, éveillent inexorablement l’empathie du lecteur pour ce récit de relégation. Mais la portée du lyrisme ne saurait être réduite aux seules scènes qui le font naître. Celui-ci joue un rôle plus ambitieux au sein du Roman du Genji : la mélancolie profonde confinant au désespoir est une façon de mettre en pleine lumière le caractère hors norme du personnage principal. On peut ainsi considérer que les scènes lyriques portent sans faillir l’autre thème du chapitre : la révélation du destin du héros, dont nous avons déjà parlé plus haut. Ce point apparaît nettement au tournant de Suma et d’Akashi, où l’histoire progresse au gré de phénomènes surnaturels dont l’occurrence est d’ailleurs très rare au sein du Roman du Genji. Or il est frappant de constater que ces scènes fantastiques ne sont en aucun cas inconsistantes face aux passages lyriques. Bien au contraire, ces derniers étaient une condition nécessaire, une sorte de grande mise en scène indispensable à leur bon déploiement. On peut donc se demander en quoi ces scènes lyriques qui, à première vue, s’opposent à la dynamique du récit, sont en fait partie prenante du développement narratif dans son ensemble.

35 Nous avons déjà dit que les scènes lyriques, par définition, ralentissaient la progression de la narration. Or, dans le chapitre Suma, cette modification du rythme coïncide avec l’interruption quasi totale des échanges épistolaires (la dame du Kokiden, qui a eu vent de l’existence raffinée des exilés, redouble de vigilance, ce qui rend plus difficiles les contacts entre Suma et la cour). À partir de ce moment-là, l’écoulement du temps ralentit et l’entrée dans l’hiver aidant, la vie devient de plus en plus mélancolique et solitaire. C’est dans ce contexte que sont introduits des flash-back narratifs, dont les citations des poèmes de Michizane, qui éveillent chez le Genji le souvenir des banquets à la cour, sont un exemple. Mais il est un autre point plus intéressant encore : les retours sur le passé sont la source de rencontres avec de nouveaux personnages.

36 Autrement dit, il a fallu attendre que les contacts épistolaires avec la capitale cessent et que passe l’automne pour que le petit groupe d’hommes installé à Suma noue de nouveaux contacts, directs ou indirects, avec des personnages qui, eux, ne viennent pas de la capitale.

37 Le premier de ces personnages fait partie de la suite du Gouverneur général délégué de Dazai, de retour à la capitale et qui, chemin faisant, passe au large de Suma. Il s’agit de la fille de ce gouverneur, la « demoiselle de Gosechi », qui échange avec le héros des poèmes26. Il avait été fait mention une fois de la jeune fille, au chapitre précédent, Hana chiru sato (Le séjour où fleurs au vent se dispersent). À travers cette rencontre, une nouvelle brèche s’ouvre ainsi en direction du passé.

38 Arrive l’hiver. Les échanges épistolaires sont à présent totalement interrompus (sous la pression de la dame du Kokiden en colère) ce qui inspire au Genji deux poèmes adressés à lui-même et dans lesquels il dit toute sa mélancolie. Suit alors immédiatement une scène avec le personnage du religieux d’Akashi (Akashi no nyūdō) qui expose à son épouse son projet de donner leur fille au Genji. Pour le lecteur, ce passage doit lui rappeler Waka-murasaki où il avait déjà été question de la famille d’Akashi et des ambitieuses intentions matrimoniales du religieux pour sa fille27. Dans Suma, la mère de

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la jeune fille est opposée à l’idée de son époux. Elle invoque la faute commise par le Genji à l’égard d’une épouse impériale (Oborozukiyo). Le plus intéressant pour notre propos est la réponse du religieux : Tomber en disgrâce, en Morokoshi [la Chine] aussi bien qu’en notre Empire, est pour un homme aussi éminent, qui en toute chose se distingue des autres, un accident inévitable. Qui est-il, ce Seigneur, le savez-vous seulement ? [Sa mère], la défunte Dame de la Chambre était la fille de mon oncle le Grand Conseiller Inspecteur Général. Elle avait acquis un renom si grand que, lorsqu’on la mit au service du Palais, le Souverain lui accorda la toute première place dans ses faveurs, si bien que, accablée par la jalousie de ses rivales, elle en mourut, mais, par bonheur, elle nous avait laissé ce Prince. Une femme doit toujours placer haut ses ambitions. Ce n’est pas parce qu’elle vit ainsi à la campagne qu’il dédaignera nécessairement notre fille, disait-il.28 罪に当たることは、唐土にもわが朝廷にも、かく世にすぐれ、何ごとにも人に ことになりぬる人のかならずあることなり。いかにものしたまふ君ぞ。故母御 息所は、おのがをぢにものしたまひし按察大納言の御むすめなり。いと警策な る名をとりて、宮仕に出だしたまへりしに、国王すぐれて時めかしたまふこと 並びなかりけるほどに、人のそねみ重くて亡せたまひにしかど、この君のとま りたまへる、いとめでたしかし。女は心高くつかふべきものなり。おのれかか る田舎人なりとて、思し棄てじ

39 Aux yeux d’Akashi no nyūdō, le « crime » du Genji doit plutôt être compris comme la preuve de sa personnalité exceptionnelle, qui ne peut se couler dans le moule d’une existence ordinaire. Mais ce passage révèle aussi les liens biologiques du Genji avec la famille d’Akashi, ce qui fait remonter le lecteur jusqu’au début du roman, au chapitre Kiritsubo (Le clos du Paulownia) et éclaire le personnage d’une nouvelle dimension. Cette conversation entre le religieux et son épouse forme une scène à elle seule, dont la teneur ne sera portée à la connaissance du principal intéressé que bien plus tard. Mais, pour le lecteur, l’ample flash-back narratif qu’elle induit est à l’origine d’une modification de la nature même du monde dans lequel évolue le Genji, dans la mesure où elle introduit de nouveaux liens familiaux, même si ce personnage lui-même ne les connaît pas encore. On notera enfin que la première mention de la famille d’Akashi apparaissait dans le même chapitre que le rêve annonçant l’exil à Suma. Comme si les graines semées au chapitre Waka-murasaki portaient leur fruit.

40 Les deux passages que nous venons de citer, celui du Gouverneur délégué de Dazai et celui de la famille d’Akashi, sont à l’origine d’une ouverture non seulement du cadre temporel, mais aussi du cadre spatial. Avec ces deux ensembles de personnages s’exerce en effet une nouvelle influence sur le Suma du Genji qui, cette fois-ci, ne provient plus de la capitale, mais des provinces situées plus à l’Ouest. Une précision géographique s’impose. Les côtes sur lesquelles le prince s’est retiré se trouvent dans la province de Settsu qui marque la limite occidentale de la région dite du Kinai 畿内. Or le Kinai est formé des cinq provinces à proximité immédiate de la cité de Heian, dont elles se trouvent sous l’emprise directe. Suma, quoique situé à l’extrémité occidentale de cette région, est donc encore placé dans la sphère d’influence de la cour. Akashi appartient en revanche à la province de Harima qui, d’un point de vue administratif, se trouve en dehors de cette région et est donc, de fait, dans le territoire dénommée le Kigai 畿外 par opposition au Kinai. Au chapitre Suma, il s’avère que le franchissement de cette frontière très marquée entre les provinces de Settsu et de Harima ne s’accomplit qu’après la rupture totale des liens avec les gens de la capitale. Les provinces occidentales, par opposition à la cour qui se trouve à l’Est, deviennent alors une nouvelle source d’influence qui fait progresser le récit. Puis, dans un second temps, une fois que ces nouveaux liens ont été racontés, le récit renoue avec la cour sous l’espèce

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de la venue de Tō no Chūjō29, une journée de printemps, en un passage d’une très grande beauté, profondément émouvant.

41 En résumé, les scènes automnales marquent une rupture à partir de laquelle de nouveaux territoires, clairement distincts de la cour, agissent ponctuellement ou durablement sur le destin du Genji. Or on peut considérer que les scènes lyriques ont préparé l’intervention de ces forces agissantes. En effet, au moment précis où les personnages et le lecteur sont prêts à sombrer dans le désespoir et la mélancolie, sourdent du plus profond de l’histoire, tout doucement, les prémices d’une évolution spatiale et temporelle. Loin de s’opposer à la progression du récit, comme on pourrait le supposer, le lyrisme lui impulse ainsi un nouvel élan. Les scènes qui abondent en poèmes paraissaient à première vue former un tout à elles seules, alors qu’après avoir submergé le lecteur d’une forte charge émotionnelle, elles forment l’écrin sur lequel se révèlent, et ce avec d’autant plus d’acuité, le destin du Genji et les aspects les plus secrets de ce roman.

Conclusion

42 La fin de Suma et le début d’Akashi sont traversés de soubresauts : le déchaînement des orages, l’apparition de l’esprit de l’empereur retiré Kiritsubo, l’intervention du dieu de Sumiyoshi pour accélérer la venue en bateau du religieux d’Akashi. Le dynamisme de ces scènes est unique dans tout le Genji monogatari et, qui plus est, les événements surnaturels (les échanges avec d’autres mondes) y sont particulièrement intenses. On peut y voir un lien avec l’histoire d’Umi sachi et Yama sachi, séquence mythique particulièrement adaptée au récit de chute et de renaissance du héros30. Seul ce mythe recelait l’énergie nécessaire pour faire exploser les références aux personnages historiques ayant connu un destin similaire à celui du Genji (une chute et une renaissance) et pour créer les conditions nécessaires à l’accession du héros à une splendeur inégalée. Comparé aux récits romanesques antérieurs comme le Taketori monogatari (Le Conte du coupeur de bambou), l’Utsuho monogatari (Le Roman de la Caverne) ou l’Ochikubo monogatari (Le Roman de la Chambre basse), le Roman du Genji a beaucoup emprunté aux récits mythiques. C’est d’ailleurs ce que l’empereur Ichijō remarquait déjà lorsqu’il disait de son auteur : « Cette personne a dû lire le Nihon gi [Nihon shoki] », comme le rapporte Murasaki Shikibu dans son journal. Celle-ci avait certainement une conscience très nette de la faculté des mythes à fournir des descriptions, même simplement ébauchées, des hommes. S’engager sur la question des références aux mythes dans le Genji monogatari risquerait de nous entraîner fort loin. Ce qui me semble important pour notre propos, c’est de rappeler la précision avec laquelle les mythes observent les hommes, et combien aussi les descriptions, quoique sommaires, sont évocatrices et portent un vrai regard sur eux. Il est clair que ce mode d’expression est à l’opposé des analyses très fines des dispositions intérieures des personnages, mode d’expression que le Roman du Genji a poussé très loin. Ce sont pourtant ces deux formes d’expression, en apparence antagonistes qui, dans le chapitre Suma, se rejoignent admirablement.

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NOTES

1. Suma est situé dans la partie occidentale maritime du pays de Settsu (actuelle ville de Kōbe). La barrière, Suma no seki, qui constituait la frontière avec le pays de Harima, était connue comme un site éminemment poétique de la tradition littéraire classique. (NDT) 2. Rappelons que Fujitsubo (la dame du clos des Glycines) est l’épouse impériale que l’empereur Kiritsubo avait choisie pour sa ressemblance avec la dame d’atour Kiritsubo (la dame du clos du Paulownia), la mère du Genji, qui était décédée. Le Genji s’est épris de sa belle-mère pour la même raison et est parvenu à l’approcher. Le fils adultérin né de cette union est donc officiellement le fils de l’empereur et le frère cadet du Genji. (NDT) 3. Les extraits du Genji monogatari sont tous tirés de la collection « Shin Nihon koten bungaku zenshū » 新日本古典文学全集 de l’édition Shōgakukan (plus loin : SNKBZ), Abe Akio 阿部秋生, Akiyama Ken 秋山虔, Imai Gen.e 今井源衛 et Suzuki Hideo 鈴木日出男 (éd.), 1994-1998. Les traductions en français sont empruntées à René Sieffert, Le Dit du Genji, POF, 1988. SNKBZ, II, « Suma », p. 165-166. Traduction R. Sieffert, tome 1, Livre XII « Suma », p. 249. 4. SNKBZ, II, « Suma », p. 179. Traduction R. Sieffert, tome I, Livre XII « Suma », p. 256. 5. Un passage entre les deux extraits cités le dit explicitement : « Et parce qu’il n’avait plus ni rang ni titre, il mit une casaque sans dessin, fort seyante, tenue modeste qui ne le rendait que plus aimable. » SNKBZ II, p. 173, trad. R. Sieffert, tome 1, Livre XII « Suma », p. 252. 6. SNKBZ, II, p. 137-138. Trad. R. Sieffert, tome 1, Livre X « L’Arbre sacré », p. 236. 7. SNKBZ, I, p. 233-234. Trad. R. Sieffert, tome 1, Livre V « Jeune Grémil », p. 112. La traduction de R. Sieffert a été légèrement modifiée. 8. Rappelons que la dame du Kokiden est non seulement la mère de l’empereur régnant Suzaku, mais elle est aussi l’épouse principale de l’ancien empereur défunt Kiritusbo. Déjà, lorsque le Genji était tout enfant, l’intense affection de l’empereur à l’égard de la dame d’atour Kiritsubo, la mère du Genji, poussa la dame du Kokiden à voir en cette dernière une rivale. Sa jalousie est l’une des raisons du dépérissement, puis de la mort de la dame d’atour. Elle reporta ensuite son aversion sur Fujitsubo, après l’admission de celle-ci au palais. (NDT) 9. Cette liaison est la principale raison objective fondant le départ en exil du Genji. Le héros l’invoque d’ailleurs lui-même. Oborozukiyo est la sœur cadette de la dame du Kokiden, issue de la même mère. (NDT) 10. SNKBZ, II, p. 198-199. Traduction R. Sieffert modifiée en deux endroits, tome 1, Livre XII « Suma » p. 266-267. 11. Sauf indication contraire, les poèmes sont traduits par nos soins. (NDT) 12. SNKBZ, II, p. 187. Traduction R. Sieffert, tome 1, Livre XII « Suma », p. 260. 13. Ce poème fait partie des compositions les plus célèbres de Yukihira. (NDT) 14. Cet ouvrage anonyme porte un colophon daté de la 4e année de l’ère Shōwa 正和 soit 1315. Il regroupe des commentaires critiques du Gyokuyō shū 玉葉集 (Anthologie des feuilles de jade de la poésie), quatorzième anthologie impériale achevée en 1312. Les commentaires sont signés par dix auteurs, mais il s’agit en fait de textes apocryphes. (NDT) 15. Fujiwara no Mitsutoshi (1203-1276), alias Shinkan, est l’un des compilateurs du Shoku kokin shū. (NDT) 16. Nihon kagaku taikei 日本歌学大系, tome 4, Kazama shobō 風間書房, 1980, p. 106. 17. SNKBZ, IV, p. 173-174. Trad. René Sieffert, tome 2, Livre XXXV « Jeunes herbes », p. 85. Dans ce passage, il est possible de comprendre de deux manières la première phrase de la séquence en prose : dans le premier cas, choisi ici par le traducteur, c’est Murasaki qui évoque le matin de neige dans son poème ; dans le deuxième cas, c’est le narrateur qui remarque que le poème évoque le matin de neige. (NDT)

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18. Le Fukuro zōshi (Le cahier aux pages mises en double) est un traité de poésie composé par Fujiwara no Kiyosuke (1104-1177) et achevé vers 1157. (NDT) 19. Fukuro zōshi, Fujioka Tadaharu 藤岡忠美 (éd), coll. « Shin Nihon koten bungaku taikei », Iwanami shoten, 1995, p. 118. 20. SNKBZ II, p. 202-203. Traduction R. Sieffert, avec modifications, tome 1, Livre XII « Suma », p. 268-269. 21. Nous remercions Valérie Lavoix pour ses précisions sur l’interprétation du poème. (NDT) 22. Cf. Fujiwara Katsumi 藤原克己, « Genji monogatari to chūgoku bungaku » (Le Roman du Genji et la littérature chinoise) 源氏物語と中国文学, Shin-Genji monogatari hikkei 新源氏物語必携, Tōkyō, Gakutōsha, 1997. 23. En 900 (Shōtai, 3), lors d’un banquet qui eut lieu le soir du 10e jour de la 9e lune, l’empereur Daigo offrit à Michizane, qui était alors ministre de Droite, un vêtement en récompense d’un poème composé sur le thème de la « Mélancolie automnale ». Le poème de Michizane composé un an plus tard dans l’exil renvoie à cet heureux événement. Si cet épisode réel est bien connu, en revanche, aucun passage du Roman du Genji, dans les chapitres précédents Suma, ne raconte de scène similaire. (NDT) 24. Il s’agit de la fin de Suma et du début du chapitre suivant Akashi. Le Genji se rend sur la grève pour procéder à une cérémonie de purification au cours de laquelle il se fait surprendre par l’orage qui s’intensifie, ravage tout et semble libérer les éléments surnaturels. Ces scènes peuvent être rapprochées d’une des catastrophes qui eurent lieu après la mort de Michizane : la destruction du Palais lors d’un orage attribué au courroux de l’esprit de Michizane. (NDT) 25. Au début du chapitre Akashi, peu après la scène de l’orage, le Genji voit en rêve son père. La description qui y est faite rappelle l’empereur Daigo qui, selon une légende rapportée par le Kitano 北野縁起, serait tombé en enfer pour avoir commis cinq crimes de son vivant. Ce rapprochement entre Kiritsubo et Daigo est d’autant plus plausible que les descriptions de l’empereur du roman, dans les chapitres précédents, rappelaient déjà Daigo. Genji monogatari, Ishida Jōji 石田穣二 et Shimizu Yoshiko 清水好子 (éd.), Shinchō Nihon koten shūsei 新潮日本古 典集成, II, Tōkyō, Shinchōsha 新潮社, 1977, p. 265, note 10. (NDT) 26. Voir la traduction de R. Sieffert, tome 1, Livre V « Suma », p. 269-270. (NDT) 27. Cette scène apparaît au début de Waka-murasaki (traduction R. Sieffert, tome 1, Livre V « Jeune Grémil », p. 95-96). (NDT) 28. SNKBZ, vol. II, p. 211. Traduction R. Sieffert, tome 1, Livre XII « Suma », p. 274. 29. Le meilleur ami et rival du Genji qui est également le frère d’Aoi, sa première femme défunte. 30. Le Kakaishō est le premier ouvrage à avoir fait ce rapprochement. Pour une analyse détaillée de cette question, on se réfèrera à : Ishikawa Tōru 石川徹, « Hikaru Genji Suma rutaku no kōsō no gensen » 光源氏須磨流謫の構想の源泉 (Les sources du récit de relégation à Suma du Genji), Heian jidai monogatari bungaku ron 平安時代物語文学論, Kasama shoin 笠間書院, 1979.

RÉSUMÉS

Étude de Suma, chapitre singulier par son lyrisme et l’importance accordée au destin, qui présente le prince Genji en exil pour y fuir deux crimes.

Study on “Suma”, a chapter with particular lyricism from the Genji monogatari where fate plays an important role. Prince Genji has gone into voluntary exile because of two crimes.

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INDEX

Thèmes : littérature キーワード : yūzai 有罪, bōmei 亡命, jojōshi 抒情詩, shinwa 神話, Genji monogatari 源氏物語, Murasaki Shikibu 紫式部 (v. 973-v. 1014 ou 1025), shi 詩, sanbun 散文, Heian jidai 平安時代 (794-1185), bungaku 文学 Mots-clés : culpabilité, exil, Genji, Genji monogatari, lyrisme (littérature), récits mythiques, écriture, Dit du Genji, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 ou 1025), poésie, prose Index géographique : Suma Keywords : Exil, Genji, Genji monogatari, Guilt, Heian, Literature, Suma, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 or 1025), Tale of Genji Index chronologique : Heian

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Du Kagerō no nikki au Genji monogatari From Kagerō no nikki to Genji monogatari

Jacqueline Pigeot

1 La communauté scientifique s’accorde aujourd’hui pour penser que le Genji monogatari doit quelque chose au Kagerō no nikki 蜻蛉日記 ( Les Mémoires d’une Éphémère) – la première œuvre en prose japonaise qui, du moins pour ce qui nous a été conservé, ait pour auteur une femme.

2 L’auteur des Mémoires, que l’on ne connaît que sous le nom de la « mère de Fujiwara no Michitsuna » 藤原道綱母 et Murasaki Shikibu sont séparées par une ou deux générations, la première étant sans doute née en 936, la seconde vers 970 ; elles appartenaient à la même couche sociale, la moyenne noblesse qui fournissait les gouverneurs de province (zuryō) : leurs pères exercèrent tous deux ces fonctions ; tous deux étaient des hommes cultivés, issus de lignées où l’on pratiquait la poésie, et leurs filles bénéficièrent sans aucun doute de leur enseignement et de leur bibliothèque.

3 Elles furent en contact avec la plus haute aristocratie, à des degrés divers : Murasaki Shikibu servit pendant plusieurs années l’impératrice Shōshi 彰子 ; la mère de Michitsuna, si elle ne mit guère les pieds à la Cour (peut-être seulement à l’occasion de tel concours de poèmes), fut l’une des épouses d’un membre de la prestigieuse famille qui exerçait alors le pouvoir, Fujiwara no Kaneie 藤原兼家 (929-990). Lors de leur liaison conjugale, Kaneie n’avait pas achevé son ascension politique, mais les Mémoires d’une Éphémère montrent que la mère de Michitsuna entretenait des relations avec ses frères, plus en vue que lui, avec ses sœurs, qui entrèrent au gynécée impérial, et qu’elle connut donc, peu ou prou, les grands de ce monde.

4 Le Genji monogatari et les Mémoires d’une Éphémère peignent donc grosso modo le même monde, reflètent le même code social, le même système de pensée ; ajoutons qu’ils sont écrits dans la même langue, celle qui, pense-t-on, était la langue ordinaire des femmes de la noblesse de la capitale (ces deux derniers mots étant d’ailleurs redondants).

5 Cela posé, les deux œuvres reflètent aussi la personnalité, très différente, de leurs auteurs, leur vision du monde particulière, ou la vision du monde qu’elles entendent

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proposer au lecteur, selon leur dessein propre. On peut dire, pour reprendre un terme un peu facile et galvaudé, que le « monde » (sekai) de leurs œuvres est différent sur quantité de points. Je ne m’étendrai guère sur cette question, mais, peut-être moi- même influencée par ces gender studies qui font fureur aux États-unis comme au Japon et dans le crible desquelles sont régulièrement passés les Mémoires d’une Éphémère, je voudrais m’arrêter un instant sur ce qui, à mes yeux, les distingue, s’agissant de ce qu’elles disent, ou montrent, de la femme – ou des femmes.

6 Akiyama Ken a relevé dans le roman quinze propositions générales concernant les femmes, leur sort, leur destin, etc., cela, en général, pour les plaindre1. Visiblement, Murasaki Shikibu a mené une certaine réflexion sur la condition féminine. Dans les Mémoires d’une Éphémère, au contraire, on ne peut trouver à ce sujet aucune remarque d’ordre général. L’auteur ne s’intéresse qu’aux individus, elle-même au premier chef. Elle a davantage réfléchi à son propre destin qu’à celui de la femme en soi, et, si elle incrimine beaucoup Kaneie en tant qu’individu, elle ne le fait jamais en tant que représentant du sexe masculin. Elle insiste plutôt sur le fait qu’il n’est pas comme les autres.

7 On remarque par ailleurs qu’aucune des figures de femme du Genji monogatari ne possède la forte personnalité, le goût de l’indépendance de la mère de Michitsuna, telle qu’elle se donne à voir dans les Mémoires. Celle-ci résiste à Kaneie, ne craint pas de se chamailler avec lui, lui tient tête, lui refuse à l’occasion sa porte. En maint épisode, on voit qu’il existait entre eux une relation d’égal à égal, soit qu’ils s’affrontent, soit qu’on les sente complices, relations comme on n’en voit pas entre femmes et hommes dans le Genji.

8 On constate que la mère de Michitsuna entendait mener une vie personnelle, qu’elle ne craignait pas, par exemple, de voyager seule ; indépendamment de sa liaison avec Kaneie, elle entretenait plusieurs relations avec le monde extérieur, avec d’autres femmes... et d’autres hommes. Y aurait-il un lien de cause à effet avec cette relative autonomie qu’elle se donne vis-à-vis d’autrui ? On a en tout cas remarqué qu’il y avait beaucoup moins de keigo dans les Mémoires d’une Éphémère que dans le Genji2.

9 Disons pour faire vite que, si Murasaki Shikibu est peut-être féministe en théorie, la mère de Michitsuna est féministe en pratique, mais seulement pour son propre compte : elle ne montre en effet aucune solidarité avec les femmes au nom d’une commune condition. Au contraire, elle oppose parfois son sort à celui des autres, plus heureuses selon elle, et elle explique ses malheurs par le caractère « extravagant » (mezurashi) de Kaneie.

10 Mais il faut revenir à notre propos : où peut se situer une influence des Mémoires d’une Éphémère sur le Genji monogatari, ou, plus exactement, un apport du Kagerō au Genji ? Et, question préalable, Murasaki Shikibu a-t-elle lu les Mémoires de la mère de Michitsuna ?

11 On n’en tient aucune preuve formelle. Mais on considère la chose comme certaine : si « tout le monde admet que le Genji monogatari a reçu l’influence du Kagerō no nikki »3, c’est qu’il est admis que Murasaki Shikibu l’a lu.

12 Divers arguments militent dans ce sens. Tout d’abord, Murasaki Shikibu était une parente éloignée de la mère de Michitsuna : son grand-père maternel, Fujiwara no Tamenobu, avait pour frère Tamemasa ; or celui-ci avait épousé une sœur de l’auteur du Kagerō, et cette dernière entretenait d’excellentes relations avec lui : sa sœur vivait

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avec elle du temps que Tamemasa la fréquentait, et l’on sait que par la suite, même à une époque postérieure à celle que couvrent les Mémoires, ils restèrent en relation4.

13 D’autre part, Murasaki Shikibu fut, on le sait, au service de Shōshi, impératrice de l’empereur Ichijō一条天皇. Or Shōshi était une petite-fille de Kaneie, l’époux de l’auteur des Mémoires.

14 Enfin et surtout, la mère de Michitsuna jouissait d’une certaine notoriété en tant que poétesse5 et elle ne pouvait, à cet égard, échapper à l’attention de Murasaki Shikibu. Quatre de ses poèmes furent recueillis dans le Shūi shō 拾遺抄 (première sélection de Kintō 公任, préalable à la compilation du Shūi shū 拾遺集). Or, dans son Journal, Murasaki Shikibu dit que le Shūi shō fait partie d’un ensemble d’anthologies offert par Michinaga à sa fille Shōshi. Murasaki Shikibu l’a donc certainement lu ; ce faisant, elle a pu avoir connaissance, d’après le kotobagaki 詞書 (notice introductive) de l’un d’eux, des difficiles relations de la mère de Michitsuna avec Kaneie. Comment n’aurait-elle pas eu la curiosité d’aller voir de plus près, aux sources ?

15 Que ce soit par l’une de ces voies ou par une autre, il est hautement vraisemblable que l’auteur du Genji, intéressée à tant d’égards par la mère de Michitsuna, se soit procuré les Mémoires d’une Éphémère, même si la diffusion de l’ouvrage n’était pas encore très large.

16 Sur quels points Murasaki Shikibu a-t-elle pu tirer profit de cette lecture ? On crédite notamment les Mémoires d’une Éphémère de deux apports considérables à la littérature en wabun 和文 : tout d’abord, un procédé stylistique, à savoir la fusion des citations de poèmes dans la prose – fusion telle que ces citations peuvent demeurer inaperçues du lecteur non averti6. Le fait de ne pas annoncer les citations serait une nouveauté. Or Murasaki Shikibu recourra à ce procédé.

17 Avant de proposer un exemple, mentionnons le deuxième apport du Kagerō, sans doute beaucoup plus important : ce qu’on appelle parfois l’« analyse psychologique » ; je dirais, plus concrètement, la fréquence, dans la prose narrative, du monologue intérieur dans lequel soit on s’efforce de décrypter les motivations réelles des actions ou des paroles des partenaires, soit on surprend dans ses propres réactions aux événements des contradictions, contradictions que l’on explicite, si l’on ne cherche pas toujours à les analyser. Voyons un premier exemple, où ces procédés apparaissent. L’auteur des Mémoires relate une visite de Kaneie, avec qui ses relations sont alors considérablement distendues7 ; il a passé la nuit chez elle. Le matin venu : « En raison d’une obligation [je dois vous quitter, dit-il]… Mais dès demain ou après-demain… » Je n’en crus pas un mot, mais sans doute pensait-il ainsi m’apaiser. Ou bien cette visite était-elle la dernière ? Je demeurais dans l’attente, et l’un après l’autre de nombreux jours passèrent à nouveau. C’est bien cela…, me disais-je, plus que jamais en proie à la tristesse (arishi yori mo keni mono zo kanashiki).

18 Les derniers mots sont empruntés textuellement à un poème de l’Ise monogatari8 :

忘るらむと Wasuru-ran to Ne m’oubliera-t-elle pas ?

思ふ心の Omohu kokoro no Pense mon cœur

うたがひに Utagahi ni En proie au doute.

ありしよりけに Arishi yori ke ni Plus que jadis

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ものぞ悲しき Mono zo kanashiki J’en suis attristé

19 On relève ici le procédé d’insertion dans la prose de quelques mots empruntés à un waka, procédé qui permet d’abord de relever l’expression, mais qui, aux yeux du lecteur averti, doit aussi l’enrichir en suggérant, comme une sorte d’harmonique, la partie non citée du poème : ici, les trois premiers vers, où sont exprimés des doutes sur la fidélité de la / du partenaire.

20 On tient en outre, dans ce passage, un exemple de l’autre procédé signalé plus haut, procédé déjà fréquent dans les Mémoires et qui le deviendra plus encore dans le Genji : l’analyse que fait un personnage des propos d’un autre, en leur donnant une interprétation contraire à leur signification superficielle ; en l’occurrence, la mère de Michitsuna interprète la promesse de Kaneie en attribuant à ce dernier des arrière- pensées. Autre exemple9 : Présentement, m’arrive un billet [de Kaneie], où je lis : « À un long temps d’interdit a succédé la cérémonie d’installation à mon nouveau poste, après quoi il a fallu observer une stricte réserve... Mais aujourd’hui, je brûle de... ». Il s’exprime avec une grande délicatesse. Je réponds, non sans me dire que, malgré l’empressement qu’il me donne à croire, il n’en fera certainement rien, dès lors que désormais je suis vouée à l’oubli ! et je ne m’arrête pas à ses propos, insouciance parfaite qui me consterne moi-même.

21 On observe ici un travail d’analyse sur les autres et sur soi-même. La mère de Michitsuna analyse le discours de Kaneie en fonction de la situation ainsi que, sans doute, de l’expérience : sous la surface des mots « délicats », elle lit, comme dans le passage cité précédemment, l’indifférence de son partenaire. Précisons que, cette fois- ci, elle se trompe : le jour même, Kaneie vient lui rendre visite. À ce décalage instauré entre apparence et réalité (supposée) s’en ajoute un autre : la mère de Michitsuna, lassée des inégalités d’humeur et de la mauvaise foi de Kaneie, en arrive à l’« insouciance », mais elle se dédouble pour observer avec surprise cette insouciance, fort nouvelle chez elle, qui signale l’œuvre du temps sur sa propre personne. Et à cette insouciance se substitue alors (ou se combine) un sentiment totalement différent : la consternation. C’est à propos de passages comme celui-ci qu’on peut parler d’« introspection » dans les Mémoires d’une Éphémère10.

22 Décryptage des propos d’autrui et dédoublement du moi – le moi qui ressent et le moi qui se regarde ressentir – : ces deux procédés sont, dit-on, une nouveauté dans l’histoire de la prose narrative japonaise. Ils sont en tout cas absents de la seule œuvre de caractère autobiographique en wabun antérieure aux Mémoires d’une Ephémère : le Tosa nikki11. Ils semblent également absents des œuvres de fiction alors existantes, mais il est vrai que nous n’en avons conservé que deux (le Taketori monogatari et l’Utsuho monogatari, au moins pour sa première partie).

23 Cependant, ce procédé reste malgré tout, si on le compare au Genji monogatari, embryonnaire. Murasaki Shikibu le développera considérablement12, et, de plus, elle le rendra plus complexe. En effet, on n’aura plus affaire, comme dans l’œuvre autobiographique qu’est le Kagerō, à un unique regard – celui du narrateur sur autrui (principalement Kaneie) et sur soi-même – mais à des regards croisés, ceux que chacun des personnages porte sur les autres ; au discours linéaire de la protagoniste/narratrice

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succédera une polyphonie de voix, voire une cacophonie, quand les interprétations ou les malentendus des divers personnages s’enchevêtrent.

24 Si autobiographie et roman diffèrent fondamentalement sur bien des points, ils ont en commun d’être des récits, de proposer une relation d’événements concernant des personnages. Sur ce plan, les Mémoires d’une Éphémère ont pu fournir à l’auteur du Genji un stock d’épisodes, de situations. En fait, depuis l’époque d’Edo, et même antérieurement, quand les commentateurs se sont attachés à la recherche des « sources » du Genji (on sait qu’ils ont cru en trouver soit dans les événements contemporains, soit dans les romans antérieurs), ils en ont aussi détecté un certain nombre dans les Mémoires. Poser le problème en termes de « sources » est une attitude bien entendu trop naïve, mais il n’en est pas moins vrai que, si on lit le Genji en ayant en tête les Mémoires d’une Éphémère, on est frappé par le nombre d’échos que l’on y retrouve ; ne l’ayant pour ma part relu que jusqu’au chapitre « Suma », j’en ai trouvé une bonne douzaine. Il est sans doute possible d’avancer que bien des situations évoquées par la mère de Michitsuna ont pu aiguillonner l’imagination de Murasaki Shikibu.

25 Par exemple, dès le Kakai-shō 河海抄 de Yotsutsuji Yoshinari 四辻善成 (XIVe siècle), est émise l’idée que l’épisode de l’exil du Genji à Suma aurait été inspiré à Murasaki Shikibu par les troubles de l’ère 安和の変 (969). Je n’entrerai pas dans les intrigues politiques de l’époque, mais on sait qu’elles aboutirent à l’exil du ministre de gauche Minamoto no Takaakira 源高明, accusé de complot, destitué et limogé13. Cette affaire marqua une étape importante dans la mainmise des Fujiwara sur le pouvoir. Or les troubles d’Anna sont évoqués dans le Kagerō no nikki, sur un ton dramatique : […] un événement survint dans le monde : quel crime avaient-ils donc commis ? plusieurs personnages allaient être bannis, nouvelle qui fit si grand bruit qu’elle brouilla nos plans. Vers le 25e ou 26e jour du mois, Son Altesse le ministre de gauche, seigneur du palais de l’Ouest [Minamoto no Takaakira], prend le chemin de l’exil. Chacun veut assister à son départ, le monde est ébranlé, on court en foule vers ce palais de l’Ouest […]. Cette nouvelle me cause une douleur si vive que je pense défaillir ; même moi, qui ignore le fond de l’affaire – à plus forte raison ceux qui en sont instruits –, il n’est personne qui ne mouille sa manche de larmes14.

26 Si la mère de Michitsuna mentionne ces événements dans ses Mémoires, c’est, dira-t- elle, parce qu’elle éprouve de la compassion pour l’exilé ; elle en était d’ailleurs parente, et elle entretenait des rapports d’amitié avec son épouse, Aimiya 愛宮, à qui elle adressera un long et touchant poème.

27 Deux problèmes se posent, qu’il faut distinguer : Takaakira est-il une « clef » du Genji, du moins pour cet épisode ? Murasaki Shikibu s’est-elle inspirée du Kagerō no nikki ? S’agissant des clefs possibles, Abe Akio en propose une série, où figure Takaakira, qu’il juge d’ailleurs n’être pas le candidat le mieux placé15. Que Murasaki Shikibu se soit inspirée du Kagerō no nikki, nous avons dit que certains commentateurs anciens l’affirmaient, et, aujourd’hui, les co-éditeurs (dont Abe Akio) du Genji monogatari dans la collection de référence « Nihon koten bungaku zenshū » le suggèrent en passant, puisqu’ils relèvent dans les deux œuvres une similitude d’expression : « le monde fut ébranlé [par ce drame] » (Kagerō : ame no shita yusurite ; Genji : yo yusurite)16.

28 Mais je prendrai ces problèmes d’une autre façon. On sait que la notion même de clef unique n’a guère de sens dans la création romanesque. En outre, Murasaki Shikibu semble la récuser elle-même : elle dit explicitement que ce qui est arrivé au Genji est arrivé à beaucoup d’autres : « Tomber en disgrâce, en Morokoshi aussi bien que dans

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notre Empire, est pour un homme aussi éminent, qui en toute chose se distingue des autres, un accident inévitable17. » Elle fait donc de l’exil comme la marque du destin des hommes hors du commun, et l’on songe ici au scénario, si bien représenté au Japon, des « errances d’un personnage de noble condition » (kishu ryūri tan 貴種流離譚), depuis Susanoo en passant par Michizane18.

29 Si l’on écarte la notion de clef unique, ainsi disqualifiée, qu’a bien pu tirer Murasaki Shikibu, en l’occurrence, des Mémoires d’une Éphémère ? Nous venons de voir qu’elle jetait sur l’épisode une lumière valorisante : l’exil frappe les « hommes éminents ». Or c’est justement sous ce jour que l’auteur des Mémoires présente Takaakira. Jamais n’est évoquée la possibilité qu’il ait réellement commis une faute, de même que, si Murasaki Shikibu ne cache pas, dans certains passages, les tsumi 罪 du Genji (sa liaison avec Fujitsubo notamment), elle peut aussi, comme dans les lignes citées à l’instant, les ignorer totalement. De plus, la réaction de la mère de Michitsuna est la douleur. Or n’est-ce pas l’attitude que Murasaki Shikibu attribue aux proches de son héros, et qu’elle requiert du lecteur ? Si l’auteur du Genji a tiré quelque chose de cet épisode des Mémoires d’une Éphémère, c’est, selon moi, l’exemple de l’utilisation d’un événement politique – l’exil d’un homme devenu persona non grata à la Cour –, dans une œuvre littéraire en wabun, une œuvre de femme, visant le même public que le monogatari19, comme ressort dramatique suscitant la compassion. Cet épisode a pu, à cet égard, être pour la romancière un stimulant. Notons cependant que, à la différence de la mère de Michitsuna, Murasaki Shikibu n’a pas évacué la dimension politique de l’événement : elle met en lumière, très nettement, les rivalités des factions à la Cour. Sachant que son récit serait lu comme une fiction, elle a pu, paradoxalement, décrire plus crûment la réalité.

30 Je relèverai un autre écho des Mémoires d’une Éphémère, dans ce même chapitre « Suma ». Il s’agit du passage où est décrite, après le départ du Genji pour l’exil, la douleur de Murasaki no ue. La romancière le fait en évoquant une expérience universelle : après la séparation d’avec un être cher, la douleur se ravive lorsque l’on retrouve un objet qui lui a appartenu20. La dame de la Deuxième Avenue [Murasaki no ue] ne se levait plus de sa couche et s’abîmait dans une langueur sans fin […]. Les objets dont il avait coutume d’user, une cithare dont il avait joué, le parfum d’un vêtement qu’il avait abandonné, tout cela elle le considérait comme si ç’avait été de quelqu’un qui venait de quitter ce monde.

31 À la lecture de cette page, me sont venus à l’esprit plusieurs passages du Kagerō, où est évoquée une expérience similaire. Il s’agit d’abord de deux épisodes parallèles entre eux, encore que séparés par cinq années21 : alors que Kaneie semble la délaisser et ne s’est pas montré de plusieurs jours, la mère de Michitsuna retrouve inopinément deux objets dont il se servait quotidiennement : l’eau de riz avec laquelle il se gominait les cheveux, et le remède qu’il prenait le matin et qui est resté glissé sous leur couche. Dans les deux cas, cette découverte fait sentir à la femme délaissée le passage du temps : la mère de Michitsuna compose à leur sujet un poème où elle exprime sa tristesse.

32 On voit cependant que Murasaki Shikibu, dans le passage que nous venons de citer, n’a pas mis en scène des objets aussi triviaux : il est question d’une cithare, d’un vêtement. Aussi cette scène me rappelle-t-elle plutôt deux autres passages du Kagerō où ces objets apparaissent dans un contexte similaire : l’auteur a vu mourir une mère très aimée,

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dans un temple de montagne ; elle a regagné ensuite sa demeure, où sa mère vivait avec elle22 : Or donc, j’entreprends, dans mon désœuvrement, d’arranger le désordre que j’ai mis lors de notre départ pour le temple de montagne ; à chaque fois que mes yeux s’arrêtent sur un objet dont elle se servait journellement, sur quelque lettre qu’elle avait préparée, je pense défaillir. Le jour que, affaiblie par la maladie, elle avait reçu les interdits, un révérend moine qui se trouvait là lui avait passé à l’épaule une étole ; restée sur elle, cette étole était atteinte par la souillure de la mort, et voilà que, maintenant, je la retrouvais parmi ses effets ! Dans le dessein de la rendre, je me levai avant l’heure et commençai de rédiger : « Cette étole qui vous appartient… », mais les larmes aussitôt vinrent brouiller ma vue. Le second épisode se situe un an plus tard : Une fois passé le jour anniversaire de sa mort, je retombai dans mon désœuvrement ordinaire, quand, en époussetant ma cithare, sans aucune intention d’en jouer, je la fis résonner ; je me disais : mais voilà que le temps des interdits est achevé23 ! ah, vraiment, rien ne dure…

33 La situation est, dans cette dernière scène, un peu différente, puisqu’il ne s’agit pas de la cithare de la disparue, mais de l’instrument dont la narratrice joue elle-même. Cependant, ici encore, c’est un objet qui vient rappeler l’heureux temps désormais aboli, celui où l’être aujourd’hui absent était là.

34 Ces passages ont-ils inspiré Murasaki Shikibu ? Je me plais à l’imaginer. La similitude des objets est frappante – à cela près que l’étole, marquée par le contexte de la maladie, « devient » dans le Genji un simple vêtement. On retrouve des expressions semblables (en italiques dans les traductions), même si les mots sont différents (Kagerō : akekure toritsukahishi mono no gu nadomo ; Genji : motenarashitamahishi on-chōdo domo). Sans aller jusqu’à soutenir que Murasaki Shikibu a délibérément emprunté, puis transposé ces épisodes, je noterai que, sous la plume de ces deux écrivaines géniales, on relève un trait similaire : ce qui éveille les réminiscences d’un passé heureux mais aboli, ce ne sont pas seulement des objets vus, contemplés avec nostalgie. Dans le Kagerō, c’est une note échappée à la cithare, dans le Genji, le parfum d’un vêtement ; dans les deux cas, il s’agit d’une expérience sensorielle subite, et évanescente. Le caractère fortuit de la sensation qui fait ressurgir le passé accentue la violence de l’émotion. Ce sont d’infimes notations comme celles-là qui sont la marque des grands écrivains : nous ne sommes pas très loin de Proust.

35 Mais on objectera peut-être que, dans les Mémoires d’une Éphémère, il s’agissait d’une mère, et non d’un époux, et que l’absente n’était pas partie au loin, mais morte. Or, curieusement, Murasaki Shikibu paraît répondre elle-même à ces objections et les balayer : certes, le Genji n’est pas mort, mais, comme nous l’avons vu plus haut, « tout cela, elle [Murasaki no ue] le considérait comme si ç’avait été de quelqu’un qui venait de quitter ce monde » ; et, à la fin de ce passage, l’auteur insistera sur le fait que sa séparation d’avec le Genji est pire que la mort. Quant au fait que l’auteur du Kagerō n’a pas perdu un époux, mais sa mère, ne lit-on pas dans le Genji, quelques lignes après celles que nous avons citées, qu’« il lui avait tenu lieu de père et de mère » (chichihaha ni mo narite) ?

36 Mon analyse ne convaincra peut-être pas ; que les sceptiques y voient en tout cas un exemple instructif des dérives du commentaire, lorsqu’il fait flèche de tout bois au bénéfice d’une thèse.

37 Regardons un dernier exemple, qui permettra de mesurer les différences dans le traitement d’une situation analogue, lorsque l’on passe du Kagerō au Genji, différences

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révélatrices de la spécificité des deux œuvres. Il s’agit, dans le roman, de l’épisode fort connu dit de la « rivalité entre les chars » ou kuruma arasoi : lors de la fête de Kamo (fête dite des Mauves), ou, plus exactement, lors de la fête préalable de la purification de la Grande Prêtresse, les voitures d’Aoi et de Rokujō, venues admirer le cortège, se trouvent prises dans la cohue, et les gens d’Aoi bousculent la voiture de Rokujō, humiliant profondément celle-ci24. On a remarqué qu’une scène semblable figurait déjà dans l’Ochikubo monogatari25 : dans ce roman, déjà, une querelle à propos de l’emplacement de voitures lors de la fête de Kamo dégénérait en un échange d’insultes, puis en une rixe opposant les gens des protagonistes, pour la plus grande humiliation de l’une des femmes en présence. Cependant, si Murasaki Shikibu a pu s’inspirer de l’Ochikubo monogatari dans la narration de l’épisode, les relations entre les personnages diffèrent considérablement : dans l’Ochikubo, il ne s’agit pas de deux rivales, mais de la jeune héroïne et de sa marâtre ; d’autre part, le récit n’est pas, dans sa plus grande partie, focalisé sur les femmes, mais sur les hommes (d’un côté, l’amant de l’héroïne, de l’autre, le vieil oncle que la marâtre veut donner à celle-ci pour époux), et c’est entre eux qu’a lieu l’affrontement. En revanche, antérieurement à ce roman – sans doute rédigé dans les années 985-990 –, le Kagerō contenait une scène à certains égards plus proche. Citons ce passage26. Environ cette époque-là – on était au 4e mois – j’étais sortie pour assister à la Fête [des Mauves] et, chez l’autre personne [Tokihime] aussi, on était sortie. Pensant la reconnaître, j’arrêtai ma voiture en face de la sienne. Pour tromper l’ennui de l’attente, comme j’avais là quelques mandarines, j’y joignis des mauves et lui fis porter le tout, avec ces mots : J’avais ouï dire Que c’était jour de rencontre / mauves Mais vous vous tenez là, indifférente… / mandarine27 Après un temps assez long vint cette réponse : Ce sont vos rigueurs, madame,/ mandarine jaune, cannelier Qu’aujourd’hui je vois28. « Alors que depuis tant d’années, elle vous tient pour personne haïssable, fit observer quelqu’un de la compagnie, pourquoi préciser : "aujourd’hui" ? » De retour au logis, je contai ce qui s’était passé ; alors, lui [Kaneie] : « Tiens ! elle n’a pas répliqué : "C’est de [les / vous] dévorer Que je sens l’envie" ? » Et cela le mit en joie.

38 La situation, dans le Genji monogatari et dans les Mémoires, est presque identique : l’épouse en titre (Tokihime dans un cas, Aoi dans l’autre) et une rivale (la mère de Michitsuna dans un cas, la Dame de la Chambre Rokujō dans l’autre29) se trouvent en présence, chacune dans sa voiture, pour voir passer le cortège de la Fête. À lieu un affrontement, sans réconciliation finale. Par ailleurs, dans les deux cas, tout est relaté du point de vue de la femme qui n’a pas la préséance (la mère de Michitsuna, Rokujō).

39 Comment Murasaki Shikibu traite-t-elle l’épisode ? Tout d’abord, elle le déploie superbement, en lui consacrant plusieurs pages. La mise en scène est développée, avec une multiplication des personnages : on a une description détaillée des voitures, de la querelle des valets, du cortège et des spectateurs. L’auteur de l’Ochikubo avait d’ailleurs déjà montré la voie en ce sens.

40 Mais il n’y a pas seulement développement. Si le propos est, dans les deux cas, de montrer un affrontement entre deux femmes, les rôles sont infléchis. Dans le Kagerō, les rivales se faisaient face, ou plutôt l’une d’elles, la mère de Michitsuna, faisait délibérément arrêter sa voiture vis-à-vis de celle de Tokihime, alors que, dans le Genji, c’est le hasard qui occasionne la rencontre ; de même, la mère de Michitsuna provoque sa rivale, l’interpelle, en quelque sorte, et celle-ci répond sur le même ton, peu amène.

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Cependant, malgré l’agressivité latente, l’échange comporte un aspect ludique, qui désamorce la violence (comme le fera remarquer Kaneie). Au contraire, dans le Genji (comme dans l’Ochikubo), il n’y a ni affrontement direct ni dialogue entre les femmes. Dans l’Ochikubo, chacune s’épanchera par la suite ; dans le Genji, elles resteront murées dans leur silence, enfermées dans leurs pensées. Certes, dans le Genji comme dans le Kagerō, un waka est composé, mais, au lieu d’un spirituel échange entre les rivales, il s’agit d’un poème soliloqué, seulement « murmuré » par Rokujō humiliée. Toute la violence du discours est reportée sur les valets : en s’insultant, ceux-ci semblent manipuler les deux femmes, qui, en tout cas, sont peintes comme totalement impuissantes.

41 Il faut dire un mot de la réaction de l’homme. Dans le Kagerō, la mère de Michitsuna raconte elle-même la scène à Kaneie, qui prend son parti (peut-être, tout simplement, parce que c’est elle qui est là) ; il plaisante et se moque de l’absente. La connivence se traduit par le fait que Kaneie se fait, après coup, acteur de l’épisode : il propose pour le tan-renga 短連歌 un autre complément. Dans le Genji, ce n’est pas par l’une des protagonistes que le partenaire masculin apprend ce qui s’est passé (toujours ce mutisme des femmes !), mais par des « gens » anonymes. Le Genji les plaint l’une et l’autre, fait même une tentative auprès de Rokujō, qui élude et se retranche dans le silence. Le « mot de la fin » du Genji, loin d’être un mot d’esprit joyeusement lancé comme celui de Kaneie, est un murmure bougon (uchi-tsubuyaki) : « Ah, pourquoi donc ne peuvent-elles vivre sans se heurter de la sorte ? » ; et le lendemain, lâchement, il sort… avec une troisième (Murasaki no ue)30.

42 Je dirai, par parenthèse, que, si le Genji ressemble pour certains traits à Kaneie (élégance, talent poétique, goût des femmes, alternance d’attentions délicates et de mufleries), il est beaucoup plus retors, plus pervers, et montre à l’occasion une grande violence à l’égard des femmes : rares sont sans doute les romans où les scènes de viol sont si nombreuses ; il est aussi beaucoup moins drôle. Pour moi, si Murasaki Shikibu ne cesse de répéter qu’il est admirable, c’est pour compenser l’effet désastreux que sa conduite produit sur le lecteur…, et, à l’inverse, si l’auteur des Mémoires ne débusquait pas impitoyablement les travers de Kaneie, nous en garderions l’image d’un homme extrêmement séduisant. Dans les deux œuvres, narration et discours ne marchent pas de concert.

43 Pour en revenir à la scène de l’affrontement des deux femmes en char, on note encore que, si, dans les deux cas, le récit est conduit du point de vue de celle des femmes qui est située, dans sa relation matrimoniale, en position inférieure31, celle-ci, dans le Kagerō, se fait agresseur, prend une sorte de revanche et, allègrement, triomphe (elle s’acquiert les bonnes grâces de Kaneie). Dans le Genji, au contraire, la défaite de la femme humiliée, Rokujō, s’ajoute aux frustrations passées, et elle est encore avivée, lors du passage du cortège, par la froideur du Genji dont l’escorte ne la salue pas.

44 Dans cet épisode, et plus globalement, dans l’ensemble des deux œuvres (mais je généralise peut-être trop rapidement), l’atmosphère est radicalement différente : dans le Kagerō, on respire une sorte de fraîcheur. Ainsi, ici, les femmes jouent cartes sur table, elles se parlent (même pour échanger des propos assez vifs), elles rivalisent d’esprit. Le dernier mot de l’épisode n’est-il pas « mettre en joie » ? Dans le Genji, au contraire, la scène se déroule dans un climat de violence extérieure, verbale et physique (insultes des valets, bousculade qui endommage la voiture de Rokujō), mais, paradoxalement, dans le silence des deux femmes : l’aspect feutré de leur confrontation

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la rend d’autant plus sombre. Le monde du Genji (je me surprends à utiliser le mot !) est noir.

45 Ajoutons que, outre la transformation apportée à l’épisode lui-même, Murasaki Shikibu en accentue l’importance par la place qu’elle lui donne dans l’ensemble du roman. Dans le Kagerō, il ne s’agissait que d’une scène isolée, sans incidence sur les relations entre les deux femmes – relations qui restent au long des années d’une froideur polie – alors que Murasaki Shikibu intègre l’épisode à une construction complexe, en fait le ressort d’un drame. On sait que les répercussions seront terribles : Rokujō, ulcérée, agira sous la forme d’un « esprit » ikiryō 生き霊 dévastateur, qui anéantira violemment sa rivale.

46 Le traitement de cet épisode dans le Genji monogatari révèle donc un art de la mise en scène que ne possède pas à ce degré la mère de Michitsuna, mais aussi une propension à la « dramatisation », dans les deux sens de ce terme : les événements prennent un aspect dramatique, et chaque épisode vient, par ses répercussions, servir sa dramaturgie. Mais on touche là la différence entre autobiographie et roman : la présence d’un événement dans le récit peut, dans le premier cas, se justifier par le simple fait qu’il a eu lieu ; dans le second, il doit s’intégrer à une trame, ou plutôt faire progresser l’histoire.

NOTES

1. Genji monogatari no sekai, Tōkyō, Tōkyō daigaku shuppan kai, 1964, p. 40. 2. Imuta Tsunehisa, « Kagerō no nikki no goi », Issatsu no kōza Kagerō no nikki, Tōkyō, Yūsei-dō, 1981, p. 325. 3. Ikeda Setsuko, « Kagerō no nikki shiron – Genji monogatari to no ruijiten to sōiten », Kotoba ga hiraku kodai bungaku shi, Suzuki Hideo (éd.), Tōkyō, Kasama shoin, 1999, p. 306-320. 4. Voir les kotoba-gaki de trois des poèmes du recueil personnel de la mère de Michitsuna, dont un figure aussi dans le Shūi shū (n° 1339). 5. Sei Shōnagon cite dans le Makura no sōshi un poème de la mère de Michitsuna (Makura no sōshi, coll. « Nihon koten bungaku taikei », infra KBTK, Iwanami shoten, p. 317 ; trad. Beaujard, Notes de Chevet, Paris, Gallimard, 1966, p. 265). 6. Cf. Uemura Etsuko, « Genji monogatari to Kagerō no nikki », in Genji monogatari to joryū nikki, ouvrage collectif, Tōkyō, Musashino shoin, 1976. Elle relève dans le Kagerō soixante-six citations (principalement : Ise monogatari, Yamato monogatari, Kokin shū, Gosen shū, Kokin-rokujō, Tsurayuki shū et autres recueils personnels). 7. Livre II, 1 (970), 6e mois (coll. « Nihon koten bungaku zenshū », infra KBZ, Shōgakukan, p. 234). Nous citons ici notre traduction Mémoires d’une Éphémère, Bibliothèque de l’Institut des Hautes Études Japonaises, Collège de France, 2006, p. 94-95. 8. Chapitre XXI, traduction de Gaston Renondeau, Contes d’Ise, Gallimard, coll. « Connaissance de l’Orient », p. 46. 9. Livre III, Tenroku 3 (972), 2e mois (KBZ, p. 307 ; traduction, p. 138). 10. Cf. Takada Hirohiko, Genji monogatari no bungaku shi, Tōkyō, Tōkyō daigaku shuppan kai, 2003, p. 13-14.

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11. Voir la traduction de R. Sieffert, Le Journal de Tosa, POF, 1993. On peut aussi ranger parmi les œuvres peut-être autobiographiques (ou partiellement autobiographiques) qui annoncent le Kagerō no nikki certains recueils poétiques personnels comme l’Ise shū 伊勢集 : on relève dans les kotobagaki de celui-ci, relativement développés, des embryons de discours intérieurs, mais ils n’ont pas la complexité de ceux du Kagerō. 12. Renvoyons à deux exemples entre cent : les interprétations que la « demoiselle d’Akashi » donne aux discours du Genji et ses délibérations sur la conduite à tenir à son égard dans le chapitre « Akashi » (KBZ, II, 243 sq. ; trad. R. Sieffert, POF, I, 294), ou l’introspection (pleine de mauvaise foi) du Genji au début du chapitre « E awase » (KBZ, II, p. 360-362 ; trad. R. Sieffert, I, p. 349-351). 13. Sur cette affaire, voir le Dictionnaire historique du Japon, Tōkyō, Maison franco-japonaise/ Kinokuniya, à « Anna no hen ». L’attitude de Kaneie en cette occasion reste discutée. 14. Livre II, Anna 2 (969), 3e mois (KBZ, p. 206-207 ; traduction, p. 73-74). 15. Genji monogatari kenkyū josetsu, Tōkyō, Tōkyō daigaku shuppan kai, 1959, p. 630-634. Pour une présentation un peu plus détaillée de cette question, voir notre Michiyuki-bun – Poétique de l’itinéraire dans la littérature du Japon ancien, Paris, Maisonneuve et Larose, 1982, p. 295-296. 16. Chapitre « Suma », KBZ, vol. II, p. 176, note 8. 17. Chapitre « Suma », KBZ, vol. II, p. 202 ; trad. R. Sieffert, vol. I, p. 274. 18. Voir notre Michiyuki-bun, op. cit., p. 281-312. 19. Sur ce point, voir Kannotō Akio, « Kagerō no nikki to monogatari bungaku », Issatsu no kōza Kagerō no nikki, op. cit., p. 250. 20. KBZ, II, p. 181-182 ; trad. R. Sieffert, I, p. 261-262. 21. Livre I, Kōhō 3 (966), 8e mois (KBZ, p. 183-184 ; traduction, p. 55) et Livre II, Tenroku 2 (971), 6e mois (KBZ p. 259 ; traduction, p. 109). 22. Livre I, Kōhō 1 (964), 8e mois ( KBZ, p. 170 ; traduction, p. 46) et Kōhō 2 (965), 7e mois (p. 172-173 ; traduction, p. 48). 23. Il était considéré comme néfaste, pendant le deuil, de jouer de la cithare. 24. Chapitre « Aoi » (KBZ, II, p. 14-20 ; trad. R. Sieffert, I, p. 178-182). 25. Je remercie Daniel Struve de me l’avoir rappelé. 26. Kōhō, 3 (966). KBZ, p. 180-181 ; traduction, p. 53. Selon Joshua Mostow, il y aurait reprise délibérée, dans les trois œuvres, de la même situation, peut-être plus anciennement présente dans la littérature japonaise (« The Amourous Statesman and the Poetess: The Politics of Autobiography and the Kagerō Nikki », Japan Forum (Oxford), 4-2, octobre 1992, p. 305-315. Je remercie Michel Vieillard-Baron de m’avoir signalé et procuré cet article.) 27. Ahu hi to ka / kikedomo yoso ni / tachibana no. Dans la traduction, la barre oblique sépare les deux traductions possibles des mêmes syllabes. 28. Kimi ga tsurasa wo / Kehu koso ha mire. Pour l’analyse de ce tan-renga, voir Terada Sumie, Figures poétiques japonaises – La genèse de la poésie en chaîne, Bibliothèque de l’Institut des Hautes Études Japonaises, Collège de France, 2004, p. 161-162. 29. La mère de Michitsuna est aussi l’épouse de Kaneie ; mais elle est venue plus tard que Tokihime, et Kaneie montre toujours plus d’égards pour cette dernière. Rokujō n’est qu’une maîtresse du Genji. 30. Dans l’Ochikubo, chacune des deux femmes s’épanche au retour, la marâtre pour se plaindre auprès de son époux, l’héroïne, compatissante, pour reprocher à son époux sa violence. Sur ce point, les trois textes diffèrent totalement. 31. Dans l’Ochikubo, le point de vue change constamment ; par ailleurs, rien n’est dit, durant toute la scène, de l’héroïne.

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RÉSUMÉS

De nombreuses similitudes existent entre le Genji monogatari et un récit de fiction légèrement antérieur, le Kagerō no nikki (Xe siècle). Celles-ci sont-elles fortuites, ou Murasaki Shikibu en avait- elle connaissance alors qu’elle écrivait ?

Many similarities exist between the Genji monogatari and the Kagerō no nikki , an almost contemporary novel (10th century). Is this coincidental or was Murasaki Shikibu aware of the Kagerō no nikki when she wrote her novel?

INDEX

Thèmes : littérature キーワード : jiden 自伝, tenjō -- tenjōbito 殿上・殿上人, josei -- mibun 女性・身分, Genji monogatari 源氏物語, Kagerō no nikki 蜻蛉日記, monogatari 物語, Murasaki Shikibu 紫式部 (v. 973-v. 1014 ou 1025), Heian jidai 平安時代 (794-1185), bungaku 文学 Keywords : Autobiography, Courts and Courtiers, Genji monogatari, Heian, Kagerō nikki, Literature, monogatari, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 or 1025), Women -- Social Conditions, Tale of Genji Mots-clés : autobiographie, cour et courtisans, femmes -- conditions sociales, Genji monogatari, Kagerō nikki, Mémoire d'une éphémère, monogatari, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 ou 1025), Dit du Genji, écriture Index chronologique : Heian

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Temps et espace dans le Roman de la Chambre basse Time and Space in the Tale of the Sunken Room

Daniel Struve

1 L’importance de la place prise par le Roman du Genji dans l’histoire de la littérature japonaise a sans doute contribué à l’oubli dans lequel sont tombées nombre d’œuvres antérieures ou contemporaines. Beaucoup de romans ont été perdus1. Parmi les rares dont le texte a été transmis à la postérité, aucun ne peut rivaliser avec le chef-d’œuvre du genre. Si le Taketori monogatari (Le Conte du Coupeur de bambou), qualifié d’ancêtre du genre par le Roman du Genji, est resté célèbre, l’Utsuho monogatari うつほ物語 (Roman de la Caverne2) et l’Ochikubo monagatari 落窪物語 (Roman de la Chambre basse3) sont peu lus et relativement peu étudiés. Pourtant, ces œuvres sont chacune à sa manière remarquables et méritent de retenir l’attention par leurs qualités propres. Elles présentent en outre l’intérêt de nous renseigner sur la situation du genre romanesque au Japon à la fin du Xe siècle et de mieux faire comprendre par comparaison l’originalité du Roman du Genji, en même temps que ce qu’il doit aux romans antérieurs dont il constitue une sorte de somme critique.

2 Le Roman de la Chambre basse a pu être considéré comme une œuvre secondaire, fruit d’une période où le genre n’avait pas encore atteint sa maturité, une œuvre de fiction populaire, destinée à des lecteurs peu érudits et faite pour plaire aux femmes de noblesse intermédiaire au service des grandes familles4. Cette caractéristique, qui a le défaut de transposer dans une époque très différente de la nôtre des catégories comme celle de « littérature populaire » qui n’y ont guère de sens, nous semble manquer complètement la véritable nature de ce roman de mœurs, dont l’inspiration comique est prise à tort pour une marque d’infériorité. Nous pensons au contraire que le Roman de la Chambre basse, qui était tenu en grande estime par Ueda Akinari au XVIIIe siècle5, est au contraire le témoin d’une étape où le roman est déjà très élaboré et conscient de ses moyens. S’il s’agit, à l’évidence, d’une œuvre beaucoup plus modeste par ses dimensions et par son propos que le Roman du Genji, cela ne diminue en rien sa valeur ni son intérêt historique et littéraire6.

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3 Le Roman de la Chambre basse est l’histoire des persécutions que subit de la part d’une marâtre autoritaire et acariâtre une jeune fille d’ascendance impériale. Mal protégée par le conseiller moyen, son père, celle-ci se voit assigner au sein de la famille un rang inférieur à celui des enfants de la première épouse. Touché par le sort malheureux de la jeune princesse, Michiyori, le fils du ministre de droite, lui-même promis à un brillant avenir, lui rend visite, puis, tombé amoureux, en fait son épouse, l’enlève et s’attache à la venger et à punir méthodiquement ses persécuteurs. La fin du roman évoque la réconciliation, une fois la vengeance accomplie, des deux familles. Le thème, sans doute emprunté au folklore, de la belle-fille maltraitée devait trouver des échos dans la société polygame de l’époque de Heian7. En tout état de cause, il est ici traité sur le mode du roman et non du conte populaire. Ainsi, l’action est située dans un temps proche de celui des premiers lecteurs, et dans l’espace familier des demeures aristocratiques de la capitale. La situation politique décrite est celle qui prévalait à la fin du Xe siècle, où une branche de la famille des Fujiwara, après avoir écarté ses rivaux, obtient le monopole du pouvoir et le contrôle des richesses du pays par l’intermédiaire des gouverneurs de province, enrôlés dans sa clientèle. Comme l’ont relevé les critiques, le roman se caractérise également par l’absence de tout élément de merveilleux ou de surnaturel. Certes, le sort uniformément heureux réservé aux personnages positifs, par opposition à la rétribution qui attend les méchants, élimine tout élément de hasard dans le déroulement d’ensemble de l’intrigue et montre que la rupture avec l’univers du conte n’est pas complète. Cependant, c’est par le seul jeu des actions humaines que le plan du destin se réalise : le triomphe politique du vertueux et fidèle Michiyori et de sa famille met fin au désordre et ramène l’harmonie dans la famille troublée du conseiller moyen, promu Grand Conseiller8.

4 Dans cette étude, nous bornerons notre analyse à la seule première partie du roman, où sont évoquées les premières années de l’héroïne, la cour que lui fait le fils du ministre de droite, le conflit que cette liaison provoque avec la marâtre, conduisant à l’enfermement de l’héroïne, puis à son enlèvement par Michiyori au début de la seconde partie. Nous voudrions montrer comment l’organisation temporelle et spatiale du roman dans cette première partie crée un univers proprement dramatique, propice au déploiement des conflits entre les personnages et entre les valeurs dont ils sont porteurs.

Structure temporelle de la première partie

5 Le roman commence par un préambule où est présentée rapidement la situation qui prévaut dans la famille du conseiller moyen, et les circonstances difficiles où se trouve l’héroïne, surnommée par sa marâtre « Demoiselle de la chambre basse ». La présentation de l’héroïne, de ses malheurs, de sa beauté et de ses talents de musicienne, s’accompagne de celle de sa fidèle suivante Akoki, issue, comme on l’apprend plus tard, d’une famille de rang gouvernoral. Le fils du ministre de droite, Michiyori, apprend du mari d’Akoki l’existence de la demoiselle et entreprend alors de lui envoyer des lettres qui restent sans réponses, puis profite de circonstances favorables pour lui rendre visite pendant trois nuits consécutives, ce qui scelle le mariage. Cependant, la tension dramatique est relancée par l’augmentation soudaine du travail de couture exigée de la Demoiselle et par la perte d’une correspondance interceptée par la marâtre. Désormais consciente de la présence indésirable d’un époux et sentant son pouvoir menacé, la

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marâtre décide de calomnier la Demoiselle auprès de son père et l’enferme dans un entrepôt proche de ses appartements, établissant un contrôle entier sur sa belle-fille. Au début de la seconde partie, la Demoiselle subit les assauts d’un prétendant indésirable avant d’être délivrée de cette épreuve par Michiyori.

6 Ainsi, nous avons à faire dans cette première partie à une structure temporelle complexe, dont l’auteur se sert pour relancer à loisir la tension dramatique. Dès le début se met en branle une temporalité familiale : deux des quatre filles du conseiller moyen ont procédé à la cérémonie de la prise du mo (mogi 裳着9) et sont en pouvoir de mari, tandis que les deux dernières ne sont pas encore mariées, comme ne l’est pas non plus l’héroïne principale du roman. La prise de mo et le mariage de la Demoiselle troisième, qui se voit attacher les services d’Akoki, constitue le premier événement du roman. Inséré dans la partie introductrice, il accentue le sentiment d’isolement et d’humiliation de la Demoiselle de la chambre basse, chargée de coudre les vêtements pour le nouveau gendre. Un peu plus tard commenceront les pourparlers en vue de la Demoiselle quatrième, que l’on prévoit de donner justement à Michiyori, ce qui fait d’elle la rivale de la Demoiselle de la chambre basse. Ainsi, le motif du mariage introduit une tension et une dynamique temporelle, soulignant l’isolement de l’héroïne au sein de la famille. La Demoiselle se trouve au centre d’une temporalité propre, distincte de celle de la maison, ce dont elle a une conscience de plus en plus aiguë à mesure que lui apparaît le caractère insupportable de sa condition, au point de souhaiter trouver refuge dans la mort.

7 La fin du prologue et le début de l’action romanesque proprement dite sont marqués par une date : « ce devait être le premier jour du huitième mois ». Peu après cette première indication précise, l’inquiétude du père de l’héroïne devant le manque de vêtement de sa fille mal-aimée, introduit le thème des saisons et crée un premier sentiment d’urgence. Des indications saisonnières sont ensuite contenues dans les lettres de Michiyori : la seconde est attachée à un brin de miscanthe en fleur et joue avec les associations traditionnelles de ce mot10, la suivante fait allusion aux averses qui marquent la fin de l’automne et le début de l’hiver : à la fin du neuvième et au début du dixième mois. Ces deux éléments sont puisés dans le réservoir canonique des mots de saisons de la poésie japonaise, rigoureusement codifiés. Un peu plus tard, les premières visites de Michiyori à la faveur d’un départ de la famille en pèlerinage ont lieu sous une pluie battante, qui permet de situer l’ensemble de l’épisode au dixième mois. Les éléments de la nature font irruption dans les relations entre les personnages, mettant à l'épreuve les sentiments du héros et lui donnant l’occasion de se montrer un amant exemplaire. Une fois passé ce cap, le repérage se fait par rapport à la fête extraordinaire de Kamo située le 27 du onzième mois, au milieu de l’hiver. L’épisode de l’enlèvement au début du second livre intègre habilement le thème saisonnier : c’est un long séjour sur la véranda glacée qui met hors de combat le vieil Apothicaire donné pour mari à la Demoiselle.

8 À ce temps du calendrier et de la nature où sont pris les personnages, se superpose une temporalité sociale qui, dans cette première partie, est pour l’essentiel celle d’une grande maison aristocratique : le mariage des filles, dont nous avons déjà parlé, la préparation des vêtements pour les différentes occasions, qui rejaillit par un surcroît de travail sur la vie de l’héroïne, les fêtes et les pèlerinages. C’est le départ de l’ensemble de la famille à l’exception de la Demoiselle pour un pèlerinage de plusieurs jours au temple d’Ishiyama, qui marque le premier grand tournant du roman. La fête

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extraordinaire du sanctuaire de Kamo rompt le fragile équilibre introduit par le mariage clandestin de Michiyori avec la Demoiselle, en imposant une charge insupportable à celle-ci. Le début des négociations en vue du mariage de la fille cadette avec la famille de Michiyori, sur laquelle la marâtre a jeté son dévolu, contribue à la tension dramatique en introduisant de nouvelles échéances. Cet événement sera pleinement exploité dans la seconde partie. La cour elle-même de Michiyori obéit à des codes sociaux extrêmement précis, qui sont intégrés dans l’élaboration du temps romanesque : une correspondance commencée doit se poursuivre quelque temps avec des interruptions ; la première visite, pour se transformer en un véritable mariage, doit être réitérée deux fois, et s’achever à la troisième nuit par la consommation de gâteaux de riz ; une visite doit être suivie par une lettre, etc.

9 Dans ce double cadre naturel (cosmique) et social (familial) s’inscrivent les multiples projets souvent incompatibles des personnages : l’aspiration de l’héroïne à mourir pour échapper à sa condition ; la cour de plus en plus insistante, puis l’amour exclusif que lui voue Michiyori qui vient à bout de ce désespoir comme des obstacles extérieurs ; les velléités du général de Katano, figure de Don Juan empruntée à d’autres romans de l’époque, qui stimule la jalousie de Michiyori11 ; la rapacité de la marâtre et ses manigances, motivées en premier lieu par un besoin constant en vêtements habilement cousus pour ses gendres – c’est ce qui la conduit à séquestrer finalement la Demoiselle et en même temps à lui laisser la vie sauve – mais aussi l’appétit de pouvoir et la jalousie. À tous ces éléments, il faut encore ajouter les menées d’Akoki et de son mari, déterminés à venir en aide à leurs maîtres, mais pas toujours d’accord sur la manière de procéder. Akoki, notamment, joue un rôle de tout premier plan dans cette première partie du roman. Ses récriminations envers son mari, ses premières réserves concernant Michiyori dont elle met en doute la constance, les plans qu’elle échafaude constamment jusque dans le moindre détail et son activité débordante pour venir en aide à sa maîtresse lui confèrent une place centrale dans le récit et dans la construction de sa temporalité.

10 L’interaction de toutes ces séries temporelles et causales crée une trame narrative très serrée, qui permet, à certains moments du récit, de suivre les éléments jour après jour et même heure après heure. Si les premiers événements, ponctués par l’envoi répété, mais irrégulier, de lettres laissées sans réponse ne sont situés dans le temps que d’une manière assez vague, le repérage devient ensuite beaucoup plus précis. Ainsi, le départ de la famille à Ishiyama ouvre une durée continue de sept jours (six nuits), remplie par les échanges de messages, les visites de Michiyori, les préparatifs précédant ces visites. Une seconde période commence le 23 du onzième mois avec l’annonce de la désignation du mari de la troisième fille de la maison pour danser à la fête extraordinaire de Kamo. Les événements s’enchaînent dès lors d’une manière continue jusqu’à la fin de la première partie. Ils se prolongent même au-delà, au début de la seconde, jusqu’au matin du 27, jour de la fête, où Michiyori vient enlever la Demoiselle. Certes, la suite des événements est quelque peu brouillée dans la première journée de la séquestration12. Cependant, dans l’ensemble, ces deux longs épisodes continus témoignent d’une grande maîtrise dans la construction et la conduite du récit.

11 Un passage, situé au point de contact des deux épisodes, a particulièrement intrigué les commentateurs : Accepteriez-vous de venir là où je voudrais vous installer ? » « Ce sera comme vous voudrez », répondit la Demoiselle. « Très bien ! » fit le capitaine et il continuait à s’entretenir avec elle, sans se lever.

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C’était le vingt-trois du onzième mois. Le capitaine attaché à la Chancellerie privée, mari de la Demoiselle troisième, fut soudainement désigné pour danser à la fête extraordinaire du sanctuaire de Kamo et la Dame épouse s’employa précipitamment aux préparatifs. Akoki se dit avec angoisse que les travaux de couture allaient sûrement retomber sur sa maîtresse et en effet une servante vint apporter la découpe d’un pantalon de dessus : « La Dame épouse vous demande de vous y mettre sur-le-champ. Le reste viendra aussitôt après », dit-elle. Akoki répondit pour sa maîtresse qui était restée couchée derrière l’écran : « Je ne sais ce que c’est, mais Mademoiselle se sent indisposée depuis hier soir et se repose encore. Je lui en parlerai à son réveil. » La servante s’en retourna. La Demoiselle voulut se lever pour se mettre à l’ouvrage, mais le capitaine la retint.

12 La scène rapportée après l’indication temporelle semble le prolongement de celle qui la précède immédiatement : même moment de la journée, mêmes personnages, dans les mêmes attitudes. Cependant, il est difficile de ne pas supposer l’existence d’un laps de temps entre les premières visites, qui semblent bien se situer au passage de l’automne à l’hiver (du neuvième au dixième mois) et le festival de Kamo, qui a lieu à la fin du onzième. En outre, un certain nombre de jours doivent s’écouler entre le retour du pèlerinage, l’annonce de la désignation et le début des travaux de couture. On relève des incohérences de chronologie dans la suite du roman et on ne peut exclure non plus une inadvertance du romancier, d’autant plus que nous ignorons tout des circonstances dans lesquelles le texte a été composé. En tout cas, qu’il s’agisse d’une maladresse involontaire ou d’un procédé conscient, un tel mode d’enchaînement présente l’avantage d’assurer un glissement dans le temps sans détruire le sentiment de la continuité. Le décompte minutieux des journées à certains moments du récit ne relève pas d’un procédé mécanique comme dans une chronique, mais est étroitement lié à la succession des événements.

13 Comme l’ont noté les critiques13, le temps du Roman de la Chambre basse est un temps dramatique, que sous-tend l’expérience vécue par les personnages, les conflits qui les opposent, les projets qu’ils poursuivent. Les moments d’attente ou d’équilibre alternent avec des accélérations, souvent marquées par un sentiment d’urgence. On peut voir alors Akoki se démultiplier pour remplir en temps voulu tous les rôles qu’elle doit assumer. Les indications temporelles absolues ou relatives qui situent les événements les uns par rapport aux autres (« le lendemain »…) ou encore par rapport au calendrier officiel, le repérage par rapport au passage de saison, sont de même nature que ceux que l’on trouve dans les écrits autobiographiques comme le Kagerō no nikki (Mémoires d’une éphémère). Cependant, le temps du Roman de la Chambre basse est un temps intersubjectif : il ne se rattache à aucune subjectivité particulière, mais naît de l’interaction entre plusieurs temporalités distinctes, dont aucune ne peut être considérée comme la temporalité centrale. En cela la technique romanesque du Roman de la Chambre basse se distingue de celle de la littérature intime, mais aussi du temps psychologique qui prévaut dans le Roman du Genji.

L’organisation de l’espace

14 La dimension dramatique qui préside à la construction du temps caractérise aussi celle de l’espace. L’ensemble de l’action de la première partie se déroule dans le quartier aristocratique de Kyōto, dans les résidences des personnages principaux : celle du ministre de la Droite, qu’habite Michiyori, et celle du conseiller moyen, où se situe la chambre basse. D’autres lieux sont évoqués et servent d’arrière-plan à l’action : le

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palais où se rendent en service Michiyori et les gendres du conseiller moyen, la résidence du général de Katano, que fréquente une des servantes de la maison, la demeure de la tante d’Akoki d’où parviennent lettres et objets, le temple d’Ishiyama, en dehors de la ville, où la famille se rend pour un pèlerinage de plusieurs jours, le sanctuaire de Kamo. La mention de ces lieux fait deviner, en arrière-plan des événements, la présence de la Capitale et de la société aristocratique qu’elle abrite, tout en laissant sur le devant de la scène les deux pôles que sont les deux résidences du conseiller moyen et du père de Michiyori. La première partie et le début de la seconde jusqu’à l’enlèvement de la Demoiselle sont marqués par un constant mouvement de va- et-vient entre ces deux lieux, à la faveur duquel Michiyori se rapproche dans un premier temps de la chambre basse, s’y installe, avant d’enlever la Demoiselle pour l’installer dans sa propre demeure, située sur la Deuxième avenue. Dans les échanges entre les deux lieux, un rôle essentiel est dévolu aux personnages secondaires, Akoki et l’officier de la Maison du prince héritier (tachiwaki 帯刀), son mari, intermédiaires indispensables. Dans la première partie du roman, l’initiative leur appartient pour une grande part. C’est l’officier qui, sur les confidences d’Akoki, décide de parler d’elle à son maître, c’est lui encore qui porte les premières lettres et organise la première visite et qui, involontairement, précipite la marche des événements, lorsqu’il laisse tomber une lettre de la Demoiselle pour Michiyori. Mais déjà, à partir de la première visite, Akoki avait pris le relais, se chargeant, malgré la position délicate où se trouve sa maîtresse, des préparatifs du mariage, sollicitant sa tante afin d’obtenir les vêtements et les ustensiles indispensables. La force de caractère et l’ingéniosité du personnage, ainsi que le dévouement de son mari sont sans cesse soulignés et constituent un ressort important de l’intrigue. À côté de la chambre basse, qui est au centre des événements au début du roman, un autre lieu prend un relief particulier : l’appartement d’Akoki, où s’arrête l’officier lors de ses visites, où arrivent et d’où partent les lettres, où passe également Michiyori pour se décrotter après la route, et qui devient ainsi un véritable lieu de passage entre l’extérieur et l’intérieur de la résidence, assurant le maintien du lien entre les héros au moment les plus difficiles.

15 Ainsi, deux types de scènes romanesques14 structurent la narration dans la première partie du Roman de la Chambre basse. La première à la dimension de la ville de Kyōto ou du moins de ses quartiers aristocratiques est constituée par tous les lieux pris dans le réseau de communication qui unit les personnages, à l’instar de ce qui se passe dans un roman épistolaire, genre dont le Roman de la Chambre basse, comme d’ailleurs les autres monogatari connus possède de nombreux traits15. La narration s’organise alors souvent en de très longues phrases servant de cadre aux dialogues qui y sont tenus. Ces phrases peuvent enjamber plusieurs lieux et couvrent nécessairement un laps de temps assez important. Telle est par exemple la longue phrase qui s’étend de la page 8 à la page 10 de l’édition originale, dont voici les principales articulations : L’officier étant allé trouver le capitaine […] « Tiens porte-lui ceci », ajouta le capitaine et il tendit une lettre à l’officier, qui la prit en maugréant. « De la part de Monseigneur ! », dit-il en tendant la lettre à Akoki […] Akoki prit la lettre et la porta à sa maîtresse […] Mais la Demoiselle ne répondait rien. Akoki lut la lettre. […] Comme la Demoiselle ne montrait aucun intérêt, […] elle quitta la pièce.

16 Ainsi, au cours de ce qui, dans le texte original, est une seule phrase, le lecteur est mené de la résidence du conseiller moyen où vivent la Demoiselle et Akoki aux appartements du capitaine, puis de nouveau à la chambre d’Akoki, et enfin à celle de sa maîtresse,

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tandis que sont enchâssées trois conversations : celle du capitaine avec l’officier, de l’officier avec Akoki et d’Akoki avec sa maîtresse, ainsi que le texte d’une lettre.

17 À côté de cette grande scène, se rencontrent des scènes plus réduites, dont les limites correspondent à celles de différents espaces physiques. Il s’agit d’abord de la résidence du conseiller moyen avec ses différentes divisions : la chambre basse et son extension, la chambre d’Akoki ; les appartements des différents membres de la famille et les passages qui les relient, le réduit où est enfermée la Demoiselle et ses abords. À cela, il faut ajouter les appartements de Michiyori dans la résidence du ministre, son père, ainsi que les rues de Kyōto menant d’une résidence à l’autre. Le resserrement de l’espace s’accompagne d’un ralentissement de la vitesse du récit ; les phrases sont généralement brèves. Le passage d’un lieu à un autre est assuré, comme nous l’avons vu, par le déplacement des personnages ou par la circulation des messages, mais aussi par le simple changement de point de vue, qui permet au narrateur de nous amener très librement d’un lieu à un autre, selon des procédés rappelant ceux du montage cinématographique. Le meilleur exemple, sans doute humoristique, est l’épisode de la première nuit passée ensemble par Michiyori et la Demoiselle. Celle-ci est racontée selon deux points de vue, l’un situé dans la chambre de la Demoiselle où se déroule la scène et l’autre dans celle des domestiques, où parviennent les bruits assourdis de la scène principale : Le capitaine s’approcha de la Demoiselle et la prit dans ses bras […] Akoki qui avait entendu remonter le volet voulut se lever [...] Sans relâcher la Demoiselle, le capitaine se dévêtit […] La chambre d’Akoki étant mitoyenne de celle de la Demoiselle, elle entendit les sanglots étouffés de sa maîtresse […] Le capitaine parlait à la Demoiselle […] Quand le messager vint annoncer l’arrivée de la voiture, l’officier dit à Akoki : « Va les prévenir16 ! »

18 L’angoisse de l’héroïne et l’embarras du héros sont relayés et redoublés par ceux d’Akoki et de l’officier, tout comme le sont les sentiments amoureux du premier couple par ceux du second, l’auteur jouant avec malice sur le contraste des situations et des conditions sociales.

19 Dans cette organisation proprement dramatique de l’espace, champ de forces où se rencontrent et s’affrontent les acteurs du drame, la chambre basse devient un enjeu central. Lieu de confinement, à l’écart de l’habitation principale, elle devient aussi un pôle de résistance, un espace indépendant où s’organise une vie qui peu à peu échappe au contrôle de la maison principale. Le projet d’Akoki passe par la transformation de l’espace occupé par sa maîtresse. Aux parois creusées de fentes par où l’on peut être observé, aux cloisons dont la marâtre contrôle l’ouverture17, se substitue au milieu de la première partie l’écran (kichō 几帳) prêté à Akoki par sa tante, véritable accessoire de théâtre, qui transforme l’espace nu et sans défense de la chambre basse en un abri. Il sert à dissimuler Michiyori, est susceptible d’être déplacé, constitue en même temps un abri et un poste d’observation. Il dédouble l’espace de la chambre au moment où, après le mariage, la pièce d’Akoki a perdu une partie de son importance comme espace intermédiaire. Un jeu analogue se met en place un peu plus loin, à la fin de la première partie, autour de la porte verrouillée qui interdit l’accès du réduit où se trouve enfermée l’héroïne et dont seule la marâtre contrôle en maître absolu l’ouverture et la fermeture. La perte par la Demoiselle de cette base, aussi fragile qu’elle ait été, marque sa défaite absolue. Mais la nouvelle porte qui déjoue la sagacité d’Akoki et limite très fortement les échanges avec la Demoiselle, se révèle dans la suite du récit comme la protection la plus sûre, à l’abri de laquelle la Demoiselle pourra attendre sa délivrance. Dès le début, la dépendance de l’héroïne s’exprime tout autant que par le confinement

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dans la chambre basse, par l’incapacité où elle est d’échapper aux regards. Le conseiller moyen, la marâtre sont au début en position d’observateurs, aux regards scrutateurs desquels rien ne saurait échapper. Mais l’introduction de l’écran transforme la structure de l’espace : d’observatrice, la marâtre devient à son tour un spectacle offert aux yeux ironiques de Michiyori.

20 Le roman tel que le conçoit l’auteur du Roman de la Chambre basse relève donc avant tout d’un art du point de vue. Lieu des regards croisés, il rend possible l’effacement derrière les personnages du narrateur, dont les jugements de valeur n’apparaissent qu’épisodiquement. Quant aux personnages, ils sont eux-mêmes constamment présentés à travers le regard des autres personnages. La Demoiselle est vue par les yeux compatissants de sa suivante Akoki, hostiles de la marâtre, émus, puis amoureux et admiratifs de Michiyori. L’image de la marâtre nous est donnée à travers le regard d’Akoki, d’une dame de compagnie, de Michiyori ou de la Demoiselle… Le romancier use volontiers de ce genre de notations, qui confèrent à la narration un caractère très concret et permettent d’inscrire dans la durée vivante du roman le commentaire descriptif ou psychologique. Ainsi cette notation visuelle, par laquelle se concluent les propos jaloux que tient Michiyori à la Demoiselle et qui nous rassure sur les sentiments du capitaine : Ses mains occupées à coudre étaient d’une blancheur éclatante et d’une parfaite distinction18.

21 Et encore ces deux autres notations, qui nous font deviner respectivement les sentiments éprouvés par l’officier à la vue d’Akoki et par Akoki en voyant emmener loin d’elle sa maîtresse : toutes les deux ont comme la précédente cette particularité qu’elles s’attachent à saisir un objet en mouvement, à la fois dans le temps et dans l’espace : Akoki, pimpante et parée, la ceinture lâchement nouée autour de ses hanches, et la chevelure, de près de trois shaku plus longue que sa taille, retombant dans le dos, s’éloigna, sous le regard admiratif de l’officier19. Ou encore, plus loin : La Dame épouse, empoigna la Demoiselle par la manche comme on se saisit d’un fuyard et la poussa devant elle, renversant les ustensiles sur son passage. La Demoiselle était vêtue d’une robe de soie mauve d’une parfaite souplesse par-dessus la tunique blanche également en soie que lui avait laissée le capitaine. Sa chevelure, dont elle avait commencé à prendre soin ces derniers temps, offrait un spectacle adorable. Elle ondulait dans son dos, dépassant sa taille de cinq bons pouces, et conférait à sa silhouette une élégance merveilleuse. Tandis qu’elle la regardait partir, se demandant avec angoisse ce que s’apprêtait à lui faire la Dame épouse, Akoki se sentit prise de vertige20.

22 L’art consommé avec lequel le romancier met en scène l’espace et le temps est démontré dans la scène du kaimami 垣間見 (littéralement : vision à travers une fente), au cours de laquelle Michiyori, comme il se doit pour un héros de roman, aperçoit pour la première fois la Demoiselle. L’officier conduisit le capitaine à un endroit où la cloison était légèrement entrouverte et resta lui-même posté un moment sur la véranda, pour le cas où surviendraient des gardes. Le capitaine, en jetant le regard à l’intérieur, vit que la chambre était éclairée par une lampe prête à s’éteindre. Nul rideau, nul paravent n’obstruait la vue. Celle qui lui faisait face devait être Akoki : elle était bien faite, avec une tête délicatement dessinée, et portait une tunique blanche avec par-dessus une élégante robe (akome 衵) de soie lustrée. Celle qui reposait auprès d’elle était sans doute la Demoiselle. Elle était vêtue d’une tunique blanche manifestement usée, le bas de son corps couvert par ce qui devait être un manteau de soie lustrée, doublé d’ouate. Elle détournait le visage, si bien qu’il ne pouvait en apercevoir les

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traits. Il n’eut le temps que de remarquer le dessin délicat de sa tête (kashiratsuki) et la beauté de la chevelure qui lui retombait dans le dos, lorsque la lumière s’éteignit. Quoique dépité, le capitaine était bien décidé à ne pas en rester là. « Comme il fait noir ! dit alors la Demoiselle. Mais tu m’as dit que tu avais de la visite. Va vite. » Même sa voix était de la plus grande élégance21.

23 Il faudrait, pour analyser en détail cette scène, la comparer à d’autres scènes de kaimami des autres romans de l’époque22. On voit cependant dès l’abord que le dispositif permet de créer une tension dramatique en laissant planer la menace d’une interruption venue de l’extérieur. Si aucun obstacle ne vient obstruer la vue du spectateur et si la Demoiselle apparaît dans la vulnérabilité de celle qui est exposée aux regards extérieurs, le cloisonnage très précis de l’espace et du temps empêche cependant Michiyori de satisfaire pleinement sa curiosité : il ne peut bénéficier que d’une vue très partielle et très brève. La « lampe prête à s’éteindre », outre qu’elle révèle la condition misérable de l’héroïne, en contraste avec sa beauté et sa distinction, a aussi pour fonction de circonscrire la perception, de la découper, et de juxtaposer par succession dans le temps deux impressions de nature différente : visuelle et auditive, avec juste l’interstice nécessaire à la perception distincte de l’une et de l’autre. Fragmentaire et évanescente, l’image laisse toute sa place au désir d’en percevoir plus. En même temps, elle ne permet aucun doute : la convergence parfaite de ces deux perceptions distinctes est pour Michiyori la preuve irréfutable qu’il a trouvé ce qu’il cherchait.

24 Témoin de la situation du roman avant le Roman du Genji, le Roman de la Chambre basse, montre un niveau très élevé de perfection technique et de prise de conscience des procédés et possibilités romanesques. Utilisant pleinement les ressources de la langue japonaise, il apporte des solutions souvent brillantes aux différents problèmes que pose l’écriture du roman et relève de ce fait beaucoup plus de la littérature savante que de la littérature populaire. Ces traits lui confèrent, aux yeux d’un lecteur d’aujourd’hui, une apparence étonnamment moderne. On peut souligner le caractère théâtral, presque cinématographique, de cet univers romanesque, avec notamment la présence d’une trame narrative ininterrompue, dans laquelle les événements découlent les uns des autres au sein d’une durée à la fois continue et intersubjective, somme des temporalités particulières des personnages. Peut-on imaginer un lien entre cette poétique du roman avec l’art du rouleau illustré dont on sait qu’il lui était associé ? En tout cas, il n’est pas douteux que le Roman de la Chambre basse offre un riche terrain d’exploration tant par sa qualité propre que par ce qu’il nous apprend sur la poétique du roman de l’époque de Heian et en particulier du Roman du Genji qu’il permet de mieux situer dans l’histoire du genre romanesque.

BIBLIOGRAPHIE

Texte

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Ochikubo monogatari, gendaigotsuki-shinpan, volumes 1 et 2, Muroki Hideyuki (éd.), Kadokawa shoten, 2004.

Ochikubo monogatari, Sumiyoshi monogatari, Fujii Sadakazu, Inaga keiji (éd.), Shin Nihon koten bungaku taikei 18, Iwanami shoten, 1989 (abréviation dans le texte : snkbt).

Traduction

Ochikubo monogatari or The Tale of Lady Ochikubo. A Tenth Century Japanese Novel, Whitehouse Wilfrid et Yanagisawa Eizō (trad.), The Hokuseidō Press, Tōkyō, 1965.

Études

Hijikata Yōichi, « Ijime no kōzō, Ochikubo monogatari ron », Aoyama gobun, no 20, 1990.

Imai Takuji, Monogatari bungaku shi no kenkyū, Waseda daigaku shuppan bu, 1977.

Mauclaire Simone, Du conte au roman : un Cendrillon japonais du Xe siècle : l’Ochikubo monogatari, Maisonneuve et Larose, 1984.

Mitani Kuniaki, « Ochikubo no hōhō, sono kyōju to hyōgen o megutte », dans Heianchō bungaku kenkyū, II-8, février 1969. Repris dans Nihon bungaku kenkyū shiryō sōsho, Heian monogatari iii, Yūseidō, 1979.

Naganuma , Ochikubo monogatari no hyōgen kōsei, Shintensha, 1994.

NOTES

1. Les Notes de chevet de Sei Shōnagon, le Roman du Genji ou les Trois trésors illustrés (Sanbōe) de Minamoto no Tamenori (984), notamment, donnent des titres de romans dont le texte n’est pas parvenu jusqu’à nous. Ces monogatari qui allaient du roman d’amour au conte merveilleux étaient déjà très nombreux au Xe siècle. La préface aux Trois trésors illustrés affirme qu’ils sont « plus nombreux que les herbes dans une forêt ou que le sable au bord de la mer ». 2. Long roman de cour en vingt volumes, anonyme, rédigé dans les années 970-990. Le Roman de la Caverne raconte des événements relatifs à une succession impériale en liaison avec le destin d’une famille de courtisans dépositaires de traditions musicales venues de la Chine. 3. Roman en quatre parties, anonyme, rédigé probablement autour de 990. Cf. la notice de l’édition de SNKBT. Le Roman de la Chambre basse est mentionné dans les Notes de chevet de Sei Shōnagon et semble avoir été à peu près oublié par la suite. Malgré les nombreuses spéculations sur l’auteur possible – on a pu proposer notamment le nom du poète Minamoto no Shitagō 源順 (911-983) et beaucoup de critiques considèrent qu’il s’agit sans doute d’un homme – il n’y a aucune certitude à ce sujet. 4. Voir l’étude de Mitani Kuniaki, « Ochikubo no hōhō, sono kyōju to hyōgen o megutte » (La méthode du Roman de la Chambre basse, à propos de sa réception et de son expression), dans Heianchō bungaku kenkyū, II-8, février 1969. Repris dans Nihon bungaku kenkyū shiryō sōsho, Heian monogatari III, Yūseidō, 1979. 5. L’étude du Roman de la Chambre basse a été d’abord entreprise par des savants du mouvement des Études Nationales (kokugaku) autour de Kamo no Mabuchi. Ces travaux sont à l’origine de l’édition de 1794, en caractères mobiles. Le texte a attiré également l’attention d’Ueda Akinari, auteur d’une autre édition en 1799, qui est assortie d’une préface où le romancier fait l’éloge des deux héros du roman et surtout de l’héroïne. Le texte d’Akinari, qui a procédé à des amendements et ajouté des indications marginales, est devenu la version commune et a servi de base aux éditions ultérieures jusque dans l’époque contemporaine.

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6. Un vibrant éloge des qualités littéraires du roman, notamment de son art de la construction et de son humour, est fait par ses traducteurs anglais Wilfrid Whitehouse et Yanagisawa Eizō dans la préface à leur traduction Ochikubo monogatari or The Tale of Lady Ochikubo, A Tenth Century Japanese Novel, The Hokuseidō Press, Tōkyō, 1965. 7. Dans le chapitre « Les Lucioles » du Roman du Genji, on trouve une indication sur le grand nombre de romans mettant en scène la méchanceté des marâtres. 8. Pour une lecture politique du Roman de la Chambre basse, voir l’étude de Hijikata Yōichi, « Ijime no kōzō, Ochikubo monogatari ron » (« La structure de la persécution, étude sur le Roman de la Chambre basse »), Aoyama gobun, no 20, 1990. Hijikata souligne notamment le rôle important joué par la famille ou la maison (ie) et par les liens matrimoniaux dans la société du Xe siècle. Des tensions opposaient des familles rivales ou les membres d’une même famille. « Le sujet de ce roman, écrit Hijikata, n’est rien d’autre que les luttes de pouvoir au sein du système fondé sur l’institution impériale : il s’agit d’un roman politique (seiji no monogatari), d’un roman sur le pouvoir (kenryoku no monogatari) vu à travers le prisme de la “Maison”. » 9. Voir dans ce numéro l’article de Charlotte Von Verschuer http://cipango.revues.org/1029. 10. Le miscanthe en fleur (hanasusuki, obana) est associé au milieu de l’automne. En outre, l’expression ho ni idzu (former un épi) qu’appelle ce thème signifie aussi « se manifester » et donc « exprimer ses sentiments ». 11. Le capitaine de Katano est le célèbre héros d’un roman perdu, mentionné également dans les Notes de Chevet et le Roman du Genji. Comme dans le Roman de la Chambre basse, dans le Roman du Genji le capitaine de Katano fait figure de parangon de galanterie (irogonomi) et c’est par référence à ce modèle et en contraste avec lui qu’est conçu le personnage du Genji, non moins volage, mais plus discret et aux sentiments moins superficiels. Selon une remarque du narrateur au début du deuxième chapitre, le capitaine de Katano se serait moqué du Genji s’il avait eu connaissance de ses aventures. 12. Le capitaine s’en va à l’aube, la Demoiselle achève son travail de couture et le remet à la marâtre. Puis vient une lettre du capitaine. En réponse, la Demoiselle lui renvoie la flûte qu’il a oubliée et reçoit de lui une nouvelle réponse. Cependant le paragraphe suivant nous apprend que dès le départ du capitaine, la marâtre va voir son mari, obtient son blanc-seing et vient chasser la Demoiselle de la chambre. L’efficacité dramatique et l’effet de précipitation du cours des événements ainsi obtenus le sont au prix d’un flou dans la chronologie des événements. 13. Cf., par exemple, Naganuma Eiji, Ochikubo monogatari no hyōgen kōsei, Shintensha, 1994, chapitre 2. 14. Nous appellerons ici scène romanesque toute séquence narrative caractérisée par une durée continue et par son inscription dans un lieu déterminé. Cela inclut des séquences qui peuvent se dérouler en même temps ou successivement dans plusieurs pièces distinctes d’une résidence ou même dans plusieurs points éloignés de la capitale, mais reliés par le déplacement des personnages ou le va-et-vient des messagers de sorte que la continuité du temps et du lieu soit respectée. 15. Sur le roman épistolaire de l’époque de Heian, voir l’étude d’Aileen Gatten, “Fact, Fiction, and Heian Literary Prose: Epistolary Narration in Tōnomine Shōshō Monogatari, Monumenta Nipponica, no 53, 1998. 16. SNKBT, pp. 25-27. 17. On le voit à la colère de la marâtre quand elle se heurte à une cloison fermée préalablement par Akoki, qui donne lieu à une scène de caractère très théâtral. « Pourquoi mettez-vous si longtemps à ouvrir ? », insiste la marâtre, tandis qu’Akoki se précipite pour rattraper le temps perdu (op. cit., p. 55). 18. Ibid., p. 78. 19. Ibid., p. 38. Le shaku est une mesure de longueur équivalente à 33 centimètres. 20. Ibid., p. 85.

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21. Ibid., p. 23. 22. Le kaimami, scène au cours de laquelle un homme aperçoit une femme par un interstice dans la cloison, semble avoir été un poncif du roman de l’époque de Heian, où il joue un rôle analogue à la fameuse « scène de la première rencontre » étudiée par Jean Rousset dans Leurs Yeux se rencontrèrent, Corti, 1981. On en trouve à la même époque un exemple dans le Roman de la Caverne, et plusieurs dans le Roman du Genji : la scène où le Genji contemple Utsusemi (chap. Utsusemi [La mue de la cigale]), celle où il aperçoit pour la première fois Murasaki no ue (chap. Wakamurasaki [Jeune grémil]), celle où son frère peut voir Tamakazura à la lumière de lucioles lâchées par le Genji (chap. Hotaru [Les lucioles]), celle où Yūgiri, fils du Genji, observe Murasaki no ue, l’épouse de son père (chap. Nowaki [La tempête]), celle où Kashiwagi, demi-frère de Tamakazura, aperçoit par accident la Princesse troisième, épouse du Genji (chap. Wakana jō [Jeunes herbes 1]), celle où le Lieutenant attaché à la Chancellerie, fils de Yūgiri, voit les filles de Tamakazura (chap. Takekawa [La rivière aux bambous]), celle enfin où Kaoru, que chacun croit être le fils du Genji, mais qui est en fait le fils de Kashiwagi, contemple les filles du Prince huitième, frère cadet du Genji (chap. Hashihime [Les jouvencelles du pont]).

RÉSUMÉS

Le Genji monogatari a éclipsé des œuvres antérieures ou contemporaines, parfois remarquables, dont l’étude permet d’en mieux saisir l’originalité. Ainsi le Roman de la chambre basse, dont est ici étudiée l’organisation spatiale et temporelle.

The Genji monogatari overshadowed several older works,some of which were notable in their own right. The study of these works can help to understand the originality of the Genji. This article studies the spatial and temporal structure of The Tale of Ochikubo.

INDEX

Thèmes : littérature キーワード : Genji monogatari 源氏物語, monogatari 物語, Murasaki Shikibu 紫式部 (v. 973-v. 1014 ou 1025), Ochikubo monagatari 落窪物語, takonsei 多婚性, shōsetsu 小説, Heian jidai 平安 時代 (794-1185), bungaku 文学 Mots-clés : Dit du Genji, écriture, Genji monogatari, merveilleux (littérature), Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 ou 1025), Ochikubo monagatari, polygamie, roman, Roman de la Chambre basse Keywords : Genji monogatari, Heian, Literature, Marvelous in Literature, monogatari, Ochikubo monagatari, Polygamy, Tale of Genji Index chronologique : Heian

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Variations sur le chapitre Suma

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Variations sur le chapitre Suma Variations on the chapter Suma

1 Le Roman du Genji, comme modèle ou hypotexte, a suscité l’écriture d’autres œuvres, a fait naître d’autres systèmes de codification, et l’histoire de la réception de l’œuvre constitue aujourd’hui, sous le nom de juyōshi, le courant principal des études sur le roman1. On en trouvera ici quelques exemples centrés sur le chapitre Suma. Michel Vieillard-Baron (http://cipango.revues.org/596) présente un cas d’exploitation originale dans le domaine de la poésie : l’appariement de poèmes extraits du Genji avec des pièces du Roman de Bel habit, œuvre inspirée elle-même par le Genji. Cette « pièce poétique », réalisée au début du XIIIe siècle à partir de ces romans, montre un cas intéressant de relecture qui passe par une recontextualisation, et pose en filigrane la question de la place de la poésie dans une œuvre en prose.

2 Sumie Terada (http://cipango.revues.org/597) pour sa part retrace la contribution du roman au développement du renga (poésie en chaîne) dans la période médiévale, et essaie également de relire le chapitre à travers le prisme du renga, sous la problématique du ga (style noble) et du zoku (style bas), notions caractérisant d’une manière générale l’art et la littérature de cette période.

3 Enfin, Anne Bayard-Sakai (http://cipango.revues.org/600) s’interroge sur le statut d’un texte classique pour un lecteur contemporain à travers l’examen des réécritures en langue japonaise moderne (gendaigo yaku 現代語訳) réalisées par trois romanciers et une poétesse, et pose la question du rapport ambivalent d’appropriation et de distanciation que nous entretenons avec les écrits classiques.

NOTES

1. Rappelons au passage que chaque année apparaissent plus de trois cents articles de recherche consacrés à ce roman.

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RÉSUMÉS

Introduction aux articles de M. Vieillard-Baron, S. Terada et A. Bayard-Sakai qui étudient l’histoire de la réception du Genji monogatari dans les domaines de la poésie, du renga, et de la « traduction » en langue moderne d’œuvres anciennes.

Introduction to M. Vieillard-Baron, S. Terada and A. Bayard-Sakai’s articles which deal with the reception of the Genji monogatari in poetry, renga and the translation of classic works into modern language.

INDEX

Thèmes : littérature キーワード : Genji monogatari 源氏物語, Murasaki Shikibu 紫式部 (v. 973-v. 1014 ou 1025), Heian jidai 平安時代 (794-1185), bungaku 文学 Mots-clés : Dit du Genji, écriture, Genji monogatari, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 ou 1025) Keywords : Genji monogatari, Heian, Literature, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 or 1025), Tale of Genji Index chronologique : Heian

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De nouveaux mondes Appariement et recontextualisation de poèmes tirés de romans dans le cadre du Monogatari nihyakuban utaawase New Worlds – matching and recontextualization of poems selected from novels within the Monogatari nihyakuban utaawase

Michel Vieillard-Baron

Pour ce qui est des poèmes, le Genji et le Sagoromo sont sans pareils. Meigetsuki, 1 (1233), 3e mois, 20e jour

1 Le texte auquel nous allons nous intéresser ici est une œuvre étonnante. Il s’agit d’un corpus de quatre cents poèmes, waka, extraits de romans, monogatari, que le fameux Fujiwara no Teika (1162-1241) a appariés à la manière des concours de poèmes, utaawase, sans toutefois les départager ni écrire d’attendus de jugements (hanji 判詞)1. Les quatre cents waka sont répartis en deux concours ; le premier, intitulé Hyakuban utaawase « Concours de poèmes en cent manches » ou Genji Sagoromo utaawase 源氏狭衣 歌合 « Concours de poèmes du Genji et du Sagoromo », contient cent poèmes du Genji monogatari appariés à cent pièces du Sagoromo monogatari « Le roman de Bel Habit », un autre grand roman de l’époque de Heian2. Le second, intitulé Go hyakuban utaawase 後百 番歌合 « Second concours de poèmes en cent manches » ou Shūi hyakuban utaawase 拾 遺百番歌合 « Concours en cent manches de poèmes glanés parmi les délaissés », comporte cent nouveaux poèmes du Genji appariés à cent pièces empruntées à dix romans, qui, à l’exception du Yoru no nezame (Réveillés dans la nuit), sont aujourd’hui perdus. Dans le premier concours, les poèmes sont rangés par thèmes à l’instar d’une anthologie : amour (43 manches), séparation (4 manches), voyage (6 manches), deuil (15 manches), sujets divers (32 manches) ; dans le second, les poèmes sont classés non plus par thèmes mais par romans. La date de compilation de ces deux concours n’a pu être définie avec certitude. Une seule chose est sûre, ils ont été compilés avant 1206, année de la mort du commanditaire, Fujiwara (Kujō) no Yoshitsune 藤原 (九条) 良経 (1169-1206), poète de grand talent au service duquel était attaché Teika3. Plutôt que de concours, il s’agit en réalité d’œuvres originales composées de poèmes choisis pour leur qualité et arrangés en un ensemble cohérent, à la manière d’une mosaïque. Il existe un

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manuscrit autographe de notre texte, conservé dans le fonds de la bibliothèque Hokuni 穂久邇文庫 ; il s’agit d’une copie que Teika fit après coup – en se fondant peut-être sur l’exemplaire de Yoshitsune – car un emprunteur indélicat avait égaré son manuscrit personnel. Lors de la copie, Teika opéra quelques corrections ; c’est une édition de ce texte révisé que nous utiliserons ici4.

2 Dans ces deux concours, Teika a placé les poèmes du Genji monogatari à gauche. Ce simple détail, a priori insignifiant, nous indique que dans son esprit, les poèmes du Genji étaient d’une qualité supérieure 5. En effet, lors des utaawase, deux équipes s’affrontaient ; la place de gauche était réservée aux hôtes d’honneur. L’aspect le plus fascinant de nos concours est la manière dont les poèmes ont été appariés et recontextualisés. Lors des concours réels, les poèmes étaient le plus souvent composés sur des sujets imposés (dai) et traitaient le même thème. Dans le cas présent, les waka sont empruntés à des romans différents, leur appariement représente donc une gageure. En outre, s’agissant de poèmes extraits de romans, la connaissance du contexte narratif est absolument nécessaire à leur compréhension ; Teika a donc rédigé des notices introductives, kotobagaki, plus ou moins longues selon les cas, afin de resituer les poèmes. Pour comprendre de quelle manière Teika a procédé, nous concentrerons notre analyse sur les manches 45 à 52 du Hyakuban utaawase, le premier des deux concours. Les manches 45 à 47 closent la section des poèmes de « séparation » ; les manches 48 à 52 ouvrent celle des poèmes de « voyage ». Dans les exemples que nous allons examiner, les poèmes de gauche sont – à une exception près – extraits du chapitre « Suma », ceux de droite, appartiennent à différents chapitres du Sagoromo monogatari. Rappelons, avant d’entrer dans le vif du sujet, que le Genji monogatari contient un total de 795 waka ; le chapitre « Suma », avec 48 pièces, est celui dont la maille poétique est la plus dense6 : ce chapitre est également le mieux représenté dans notre concours (Teika en a retenu 13 poèmes7). Le Sagoromo monogatari, qui est un roman beaucoup plus court – il représente en volume à peu près le quart du Genji – contient quant à lui 216 waka : cela signifie que près de la moitié des poèmes du roman figurent dans notre concours. Examinons à présent la manche 45, la première de notre corpus :

Gauche : Séparation [lors du départ pour] Suma

Uki yo woba De ce monde de tristesse

Ima zo wakaruru A présent je m’éloigne

Todomaramu Et ma réputation

Na woba Tadasu no Au dieu de Tadasu je la confie

Kami ni makasete Afin qu’il la restaure.

3 Dans le roman, ce poème (no 181) est mis dans la bouche du Genji8. Ce dernier, qui doit s’exiler à Suma, décide, la nuit précédant son départ, d’aller se recueillir sur la tombe de son père, l’empereur retiré Kiritsubo. En chemin, il rend visite pour lui faire ses adieux à Fujitsubo, une épouse de son père qu’il a lui aussi aimée. Après leur entrevue, bouleversé, il reprend le chemin pour se rendre sur la tombe de son père et passe alors

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devant le Sanctuaire d’En-Bas de Kamo ; il s’y arrête pour annoncer à la divinité son départ. C’est alors qu’il compose le poème9. Dans le Genji monogatari, ce waka n’est donc pas un poème d’amour ; Teika invite toutefois le lecteur à lire en filigrane les adieux à Fujitsubo. Regardons à présent le poème de droite :

Droite : La nuit qu’il avait décidé de se retirer du monde, comme il sortait de chez la Vestale de Kamo

Namida nomi Alors que mes larmes,

Yodomanu kawa to S’écoulent comme une rivière

Nagaretsutsu Dont le cours jamais ne stagne

Wakare no michi wa Le chemin de la séparation, lui,

Yuki mo yararezu Sera bien difficile à parcourir

4 Ce poème (chapitre 3, no 184)10 est l’œuvre de Sagoromo, le héros du roman qui, accablé par des échecs successifs dans ses relations amoureuses, a décidé de se retirer du monde (shukke). La nuit précédant son départ, il rend discrètement visite à Genji no Miya, la Vestale de Kamo (Sai.in 斎院), qu’il aime depuis leur enfance passée ensemble. Il s’entretient galamment avec elle et, de retour chez lui à l’aube, discute tendrement avec sa fille, Wakamiya, la jeune princesse, qui n’est encore qu’une toute jeune enfant à qui il ne peut faire part de sa décision. L’idée de l’abandonner sans soutien rend la perspective du départ extrêmement pénible. C’est à ce moment qu’il compose son poème11. Contrairement à ce que nous dit la notice introductive, ce poème n’a pas été composé lors de la séparation d’avec la vestale (Sai.in), mais au moment où Sagoromo s’apprête à abandonner sa fille. Teika a donc sciemment modifié le contexte de composition de cette pièce afin d’accentuer la similarité entre les deux waka de cette manche. Dans notre concours, les deux poèmes sont présentés comme des pièces composées par le héros du roman qui fait ses adieux à une femme aimée au moment où, dans un contexte difficile, il décide de quitter le monde (pour l’exil ou pour entrer en religion) ; les deux pièces contiennent en outre un mot signifiant la séparation (wakaruru « se séparer », wakare « séparation »). La similitude est renforcée par le fait que le Genji se trouve dans le sanctuaire de Kamo et que la femme à qui, selon la notice introductive, Sagoromo fait ses adieux, n’est autre que la vestale de ce même sanctuaire. Examinons la manche suivante :

Manche 46

Gauche : Séparation [lors du départ pour] Suma

Murasaki no ue

Oshikaranu En échange de cette vie

Cipango, Hors-série | 2008 78

Inochi ni kahete A laquelle je n’ai plus goût

Me no mae no Je voudrais suspendre

Wakare wo shibashi Ne serait-ce qu’un instant

Todome teshigana Notre imminente séparation !

5 Le jour de son départ pour Suma, le Genji passe la journée avec Murasaki no ue, son grand amour. Ils s’entretiennent de choses et d’autres et, à la nuit tombée, comme le Genji se prépare à partir, il la voit si belle au clair de lune qu’un terrible sentiment d’inquiétude l’envahit à l’idée de l’abandonner sans soutien. Il compose alors un poème dans lequel il lui confesse la douleur de se séparer d’elle alors qu’il pensait vivre à ses côtés jusqu’au terme de sa vie. Notre waka (no 186) est la réponse de Murasaki no ue au poème du Genji12. Examinons à présent le poème de droite :

Droite : [Comme Sagoromo avait écrit dans son poème :] « Car tout comme la lune, je ne sais où s’achèvera ma course »13, elle répondit :

La Vestale de Kamo

Tsuki danimo Devenez la lune

Yoso no muragumo Et pourvu que les nuages

Hedatezu ha Ne vous tiennent à l’écart

Yona yona sode ni Nuit après nuit sur ma manche

Utsushite mo mimu Votre reflet je contemplerai

6 Ce poème (chapitre 4, no 188) est mis dans la bouche de la Vestale de Kamo (Sai.in) alias Genji no Miya, déjà apparue à la manche précédente. Nous sommes toutefois à un autre moment du roman. Sagoromo, qui doit prochainement devenir empereur, lui rend visite. Son nouveau statut condamnant leurs relations, les deux amants décident d’un commun accord de se séparer. Sagoromo, très peiné, lui présente un poème dans lequel il exprime son inquiétude de ne savoir quand ils se reverront14. Le poème retenu dans notre manche est la réponse de la Vestale, qui reprend l’image de la lune présente dans la pièce de Sagoromo : elle lui confesse qu’elle continuera à penser à lui en observant le reflet de la lune venant se loger dans les larmes qu’elle versera sur son vêtement. Les deux poèmes de cette manche sont des pièces composées par des femmes contraintes par les circonstances de se séparer de l’homme qu’elles aiment.

7 La manche suivante, qui clôt la section « séparation », met en lice non plus un poème de « Suma » mais une pièce du chapitre « Akashi ». Nous allons toutefois l’examiner pour ne pas briser l’unité de notre corpus.

Manche 47

Cipango, Hors-série | 2008 79

Gauche : Alors que le Genji s’apprêtait à rentrer à la capitale

La Dame d’Akashi

Toshi hetsuru Cette cabane au toit de chaume

Tomaya mo arete Où des années j’ai vécu

Uki nami no Va se délabrer

Kaheru kata ni ya Et à ces vagues qui refluent vers vous

Mi wo taguhemashi Mon corps voudrais abandonner

8 Ce poème (no 238) est composé par la dame d’Akashi – une maîtresse du héros, connue lors de son d’exil. Cette pièce est la réponse au waka que le Genji venu nuitamment lui rendre visite pour lui annoncer son retour imminent à la capitale, lui a fait tenir le lendemain matin, au moment de son départ. Dans son poème, le Genji s’inquiète de la laisser sans soutien ; la dame d’Akashi lui fait comprendre que son départ signifie pour elle la déchéance15. Examinons à présent le poème de droite :

Droite : Alors qu’elle devait prendre la décision de partir au loin

Princesse Asukai

Hanakatsumi Fleurs de zizanie ;

Katsu miru danimo A peine vous ais-je rencontré

Aru mono wo Et déjà je languis,

Asaka no numa ni Le marais d’Asaka va-t-il manquer d’eau

Mizu ya taenamu Et nous, ne jamais plus nous revoir ?

9 Ce poème (chapitre 1, no 23) est mis dans la bouche de la princesse Asukai, l’une des conquêtes de Sagoromo. L’auteur joue dans cette pièce sur l’homophonie entre hanakatsumi une plante aquatique mal identifiée, et katsu mi « à peine vous ais-je vu »16. L’image de la plante aquatique appelle celle du marais d’Asaka et son jeu de mots sur mizu « l’eau » et « ne pas voir »17. Asukai compose cette pièce lors d’une visite nocturne de Sagoromo. Ils échangent des serments d’amour, mais Asukai sait qu’elle est promise au fils de sa nourrice et que cette dernière doit l’emmener loin de la capitale : elle ignore donc s’ils pourront se revoir un jour18. Comme à la manche précédente, les deux pièces appariées ici sont adressées par des femmes amoureuses à leur amant qu’elles craignent de ne jamais revoir. La similitude de situation entre les deux pièces est renforcée par le recours commun à l’élément liquide (les vagues, nami, dans le premier et l’eau, mizu dans le second).

Cipango, Hors-série | 2008 80

10 Nous abordons à présent la section « voyage » de notre concours. Dans la littérature japonaise classique, le voyage n’est nullement considéré comme un divertissement ; il s’agit d’une expérience souvent douloureuse, impliquant solitude, séparation d’avec les êtres chers, et inquiétude face aux dangers éventuels. Observons maintenant la manche 48, la première de la section :

Gauche : Dans la baie de Suma, alors qu’il voyait à proximité s’élever de la fumée

Yama gatsu no Les rustres de la montagne

Ihori ni takeru Font brûler dans leurs cabanes

Shiba shiba mo De menues branches ;

Koto tohi konamu Qu’ils viennent plus souvent prendre de mes nouvelles

Kohuru sato bito Ceux dont je me languis, restés au pays !

11 Le Genji est désormais sur son lieu d’exil. Loin de la capitale, tout lui semble étrange, même la fumée des feux de brindilles que les habitants allument près de sa résidence. Ces feux sont l’occasion pour l’auteur de jouer dans son poème (no 208) sur l’homophonie des termes shiba « broussailles », « branches », et shibashiba « souvent »19. Voyons à présent le poème de droite :

Droite : A l’aube où, accompagnée de sa nourrice, elle prenait la route

Asukai

Ama no to wo Que la porte céleste

Yasurahi ni koso A l’aube, indécise

Ideshika to J’ai franchi

Yuhutsuke-dori yo Dis-le si on t’interroge

Towaba kotaheyo Ô coq annonceur du jour !

12 Ce poème (chapitre 1, no 34) est composé par Asukai (déjà apparue à la manche précédente), alors que sa nourrice l’emmène contre son gré pour la conduire en Tsukushi et la donner à son fils20. L’expression « porte céleste » désigne ici métaphoriquement la porte de la résidence d’Asukai. La similitude entre les deux poèmes de cette manche – moins flagrante que dans les précédentes – réside, nous semble-t-il, dans l’utilisation du verbe tohu qui signifie à la fois « demander » et « rendre visite ».

Manche 49

Cipango, Hors-série | 2008 81

Gauche : A l’époque où on l’appelait le Conseiller21 général en second, comme il s’empressait de rentrer [à la capitale] après s’être rendu à Suma

L’ancien ministre des Affaires suprêmes [alias le Conseiller]

Akanaku ni Contre leur gré

Kari no tokoyo wo Les oies sauvages quittent

Tachi wakare Le pays de l’immortalité / votre séjour provisoire :

Hana no miyako ni En route pour la capitale des fleurs

Michi ya madowamu Elles vont sans doute s’égarer.

13 Ce poème (no 213) est mis dans la bouche du Conseiller. Ce dernier, un intime du Genji, est venu lui rendre une brève visite dans son exil. Un vol d’oies sauvages qui traverse le ciel à l’aube, alors qu’ils sont en train de discuter, est prétexte à un échange de poèmes. Dans sa pièce, le Conseiller chante la peine qu’il a de quitter le Genji et la difficulté qu’il aura à regagner la capitale tant l’émotion le trouble22. Examinons à présent le poème de droite :

Droite : Comme il s’était rendu pour la première fois chez Ippon no Miya, à l’aube, dans le palais de la Première Avenue, seul et perdu dans ses pensées [il composa] :

Shirasebaya23 Puissiez-vous connaître

Tokoyo hanareshi Les sanglots que versent

Karigane no Les oies sauvages qui

Omohi no hoka ni Loin du pays de l’immortalité

Kohite naku ne wo Se languissent de ce qu’elles aiment !

14 Ce poème (chapitre 3, no 98) est composé par Sagoromo. Après une première nuit passée chez Ippon no Miya, une femme que la pression sociale l’a contraint à épouser alors qu’il n’existe aucun sentiment entre eux, il se rend, dépité, à l’aube, au palais de la Première avenue (Ichijō no miya). C’est là que réside Wakamiya, la fille qu’il a eue secrètement avec Onna ni no miya (la fille de l’empereur Saga-in), appelée Nyūdō no miya depuis son entrée en religion. Dans une grande confusion mentale, il pense alors à la mère de son enfant à qui il adresse ce poème où il lui confesse son amour24. L’appariement des poèmes de cette manche est dû à l’emploi dans les deux pièces de l’image des oies sauvages, kari / karigane et du mot tokoyo qui désigne le « pays des immortels », « pays des esprits » car, selon la tradition poétique, les oies sauvages étaient douées du pouvoir de se rendre dans l’au-delà et même de communiquer avec les esprits des défunts25. Dans le poème du Genji monogatari, l’expression kari no tokoyo, « les oies [quittent] le pays des immortels », nous permet de lire en filigrane kari no toko, « [votre] résidence provisoire », résidence d’exil ; dans celui du Sagoromo monogatari, le

Cipango, Hors-série | 2008 82

« Pays de l’immortalité » sert simplement de métaphore pour exprimer la douleur de l’éloignement (de leur terre d’élection pour les oies ; de l’être aimé pour Sagoromo).

Manche 50

Gauche : Dans la baie de Suma

Kohi wabite Le bruit des vagues de la baie

Nakune ni magahu se confond avec les sanglots que je verse

Uranami ha Par langueur d’amour :

Omohu kata yori Serait-ce que le vent souffle

Kaze ya fukuramu Depuis le lieu où vivent celles que j’aime ?

15 Ce poème (no 199) est composé par le Genji qui, constatant la similitude entre le bruit des vagues et celui de ses pleurs, feint de supposer que le vent porte jusqu’à son lieu d’exil les sanglots que versent en pensant à lui les femmes qu’il aime, restées à la capitale26.

Droite : Comme il se rendait sur le mont Kōya

Ukifune no Sur cette barque ballottée par les flots

Tayori ni yukamu Je m’en vais lui rendre hommage :

Watatsumi no Dites-moi où elle repose

Soko to woshiheyo Au fond de ce vaste océan

Ato no shiranami Vagues blanches du sillage !

16 Ce poème (chapitre 2, no 76) est mis dans la bouche de Sagoromo qui se rend au Mont Kōya en pèlerinage. Traversant en barque la rivière Yoshino, il repense à Asukai qui s’est jetée du bateau qui la conduisait en Tsukushi et qu’il croit morte noyée27. L’appariement de ces deux pièces repose à la fois sur le recours commun à l’image de la mer et des vagues mais aussi sur la situation : les deux poèmes ont été composés par les héros qui pensent avec douleur à une femme aimée dont ils sont séparés par le destin.

Manche 51

Gauche : A Ise

L’épouse de l’ancien prince impérial28 :

Ise shima ya Sur l’île d’Ise

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Shihohi no kata ni Quand bien même à marée basse

Asarite mo Des coquillages on chercherait

Ihu kahi naki ha Ce serait hélas en vain,

Waga mi narikeri Tout comme est vaine ma personne.

17 Ce poème (no 195) est composé par Rokujō no Miyasundokoro, une princesse que le Genji a jadis aimée et qui réside pour lors à Ise. Apprenant que celui-ci se trouve en exil à Suma, elle lui fait porter une lettre dans laquelle figure notre waka. En évoquant la morosité de sa vie à Ise, elle espère toucher le Genji et renouer ainsi une relation qui avait été interrompue29.

Droite : Dans le bateau

Asukai

Nagarete mo Si les flots m’emportent

Ahuse ariya to Nous reverrons-nous jamais ?

Mi wo nagete Je me jette à l’eau

Mushiake no seto ni Dans le chenal de Mushiake

Machi kokoromimu Et verrai bien ce qu’il adviendra !

18 Le poème de droite (chapitre 1, no 42) est composé par Asukai qui, emmenée en Tsukushi par le fils de sa nourrice et ne pouvant survivre à la séparation d’avec Sagoromo, décide au cours de la traversée de se jeter à l’eau30. L’appariement de ces deux pièces repose essentiellement sur la similitude de situation : il s’agit de deux waka composés par des femmes et adressés à l’homme qu’elles aiment dont elles ne savent pas si elles pourront le revoir un jour. Cette similitude entre les deux pièces est renforcée par le recours à l’image de la mer, ainsi que par l’utilisation du terme mi / wagami que l’on peut traduire, selon les cas, par « mon corps », « ma personne », « moi ». Examinons à présent la dernière manche de notre corpus :

Manche 52

Gauche : Dans la baie de Suma, au moment où l’on célébrait les lustrations du jour du Serpent, comme il contemplait la surface de la mer qui s’étendait à l’infini, lumineuse et calme, il vit qu’on fabriquait des mannequins de bonne taille que l’on disposa sur une barque et qu’on lança à la mer ; [il composa] alors :

Shirazarishi Entraîné par les courants,

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Ohoumi no hara ni De cette mer jusqu’alors inconnue

Nagare kite tel un mannequin

Hitokata ni ya ha Ici j’ai échoué ; dès lors ma tristesse

Mono ha kanashiki Pourrait-elle être ordinaire ?31

19 La vision des mannequins est pour le Genji l’occasion de composer un poème (no 215) dans lequel il s’interroge sur le cours de son destin et son infortune32. Observons à présent le poème de droite :

Droite : Se souvenant d’Asukai

Karadomari Telle une épave

Soko no mikuzu to Elle s’est échouée au fond des eaux —

Nagareshi wo A Karadomari ; parmi les vagues

Seze no iwanami Qui dans les bas-fonds, battent les rochers

Tazune teshigana A sa recherche, je voudrais aller !

20 Le poème de droite (chapitre 2, no 66) est composé par Sagoromo qui, apprenant qu’Asukai s’est précipitée dans les flots, souhaite se rendre sur les lieux de son suicide33.

21 L’appariement de ces deux pièces repose essentiellement sur l’emploi du verbe nagaru qui signifie dans nos poèmes « dériver au gré du courant » et illustre bien la souffrance de l’homme aux prises avec un destin auquel il ne peut s’opposer. On peut également noter un parallèle de situation : ces deux pièces sont des cris du cœur poussés par des héros que la souffrance accable.

22 Après avoir examiné chacune des manches, il ressort clairement que trois éléments président à l’appariement des poèmes : 1) la similitude entre les personnages ; 2) une similitude du contexte de production, de la situation qui a suscité le poème et donc du thème chanté ; 3) une similitude dans l’expression (ces trois éléments pouvant être combinés)34. Le fait que le Sagoromo monogatari soit très influencé par le Genji monogatari, et que l’on trouve dans les deux romans nombre de situations similaires, a sans doute favorisé la qualité de l’appariement.

23 Il convient à présent de s’interroger sur la structure d’ensemble de notre corpus. Nous remarquons tout d’abord que Teika n’a pas retenu l’ordre des poèmes tel qu’il apparaît dans les romans35. En outre, le fait que la plupart des poèmes du Genji monogatari de notre corpus ont été pris au chapitre « Suma » alors que ceux du Sagoromo monogatari qui leur sont appariés appartiennent aux quatre chapitres du roman, nous indique que Teika a, dans un premier temps, choisi les poèmes du Genji et les a ensuite appariés à des poèmes du Sagoromo36. Contrairement à ce que l’on peut observer dans les anthologies impériales (chokusenshū 勅撰集), on ne relève pas de réelle progression au sein d’une section. Teika a conçu chaque manche comme une unité indépendante,

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ménageant toutefois une certaine continuité d’une manche sur l’autre37. Ainsi, le poème de Murasaki no ue à la manche 46 (la deuxième de notre corpus), dans lequel elle dit souhaiter retarder le départ du Genji, peut-il être lu comme la réponse au poème du Genji de la manche 45 (la première) dans lequel il fait ses adieux avant de partir en exil. La manche 47, qui clôt la section « séparation » est indépendante. Au début de la section « voyage » (manche 48), nous voyons le Genji demander dans son poème que ses amis lui rendent visite ; à la manche 49, il est exaucé : le Conseiller vient le voir. A la manche 50, le Genji croit entendre dans le bruit des vagues les sanglots de femmes qui se languissent de lui et, effectivement, à la manche 51, c’est Rokujō no Miyasundokoro qui lui envoie un poème lui signifiant qu’elle désire le revoir. Enfin, le poème de la manche 52 (la dernière de notre corpus), dans lequel le Genji exprime la tristesse de son destin en évoquant les mannequins flottant sur la mer au gré des flots, trouve un écho dans le poème de la manche 53, une pièce de Murasaki no ue dans laquelle cette dernière évoque son chagrin et son inquiétude en recourant à l’image des « vagues » de larmes qu’elle verse38. Cette continuité n’est qu’exceptionnellement annoncée par les notices introductives (kotobagaki)39. Dans notre corpus, la fonction essentielle de ces notices est de rappeler les circonstances de composition – il s’agit là de la fonction « classique » des kotobagaki telle qu’on peut l’observer, par exemple, dans les anthologies impériales. S’agissant de poèmes extraits de romans, leur fonction est également de rappeler le contexte narratif40. Nous avons vu que Teika n’a pas hésité, à l’occasion, à modifier dans ses notices le contexte de composition ; il s’agissait là de renforcer la cohérence au sein d’une même manche41.

24 Il convient à présent, pour clore cette étude, de s’interroger sur la finalité de l’entreprise : pourquoi apparier des poèmes extraits de romans ? Si l’on ne peut exclure une visée didactique – enseigner quels sont les meilleurs poèmes extraits de romans – il nous semble plus juste de chercher la réponse dans l’histoire du waka. En effet, la compilation de notre concours s’inscrit dans une époque – et dans un mouvement – qui a scellé la reconnaissance de l’utilisation de poèmes et de passages en prose extraits de monogatari comme matériaux pouvant être employés dans de nouvelles compositions ; Fujiwara no Shunzei (1114-1204), le père de Teika, a d’ailleurs joué un rôle décisif dans cette évolution42. Le waka s’est, tout au long de son histoire, nourri – consciemment ou inconsciemment – de références intertextuelles. À l'époque de notre concours, la pratique appelée honkadori 本歌取 « prendre un poème de base », qui consiste à composer un nouveau poème en empruntant des éléments reconnaissables à un waka ancien, connaissait une vogue exceptionnelle43. Il s’agissait par ce mode de composition d’enrichir le sens du nouveau waka en évoquant en filigrane la pièce utilisée comme poème de base. Lorsqu’on se souvient que notre concours fut commandé par Fujiwara no Yoshitsune, qui s’est toujours attaché à exploiter de nouvelles pistes pour renouveler, enrichir et développer la composition du waka, il devient alors certain que notre concours s’inscrit dans une même recherche visant à créer de nouvelles sensations poétiques. En empruntant et en appariant les poèmes de deux romans choisis parmi les chefs-d'œuvre de la littérature et connus de tous, en écrivant les notices, Teika n’exprimait pas seulement son admiration pour ces monogatari ; il mettait en œuvre une subtile mécanique destinée à livrer l’un après l’autre tous les effets qu’autorise le waka : provoquer la surprise, l’émotion, susciter dans l’esprit du lecteur de nouvelles associations, de nouvelles sensations. En d’autres termes, il s’agissait, par l’agencement des poèmes, par leur remise en contexte, de donner naissance à de nouveaux mondes44.

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NOTES

1. Dans son article « Monogatari nihyakuban utaawase no hōhō », in Genji monogatari kenkyū no 9 (2004), Tabuchi Kumiko souligne le soin que Teika porta à l’établissement et à la rationalisation des noms des personnages du Genji (désignés de multiples façons dans ce roman qui se déroule sur trois quarts de siècle) allant jusqu’à joindre à son concours un index des personnages-auteurs classés par ordre décroissant de rang (d’abord les hommes, puis les femmes) avec, pour chacun, le nombre de pièces retenues. Il s’agissait pour Teika, souligne Tabuchi, de conférer à son œuvre le caractère officiel des véritables concours et des anthologies impériales. 2. Le Sagoromo monogatari décrit les déboires sentimentaux du héros Sagoromo, qui, malheureux en amour, connaîtra cependant une carrière brillante, couronnée par son accès à la fonction suprême d’empereur. Ce roman, très influencé par le Genji monogatari, fut écrit avant 1086 ; il est attribué à Senji 宣旨, la « Dame chargée des ordres impériaux », qui était au service de la princesse impériale Baishi (1039-1096), une femme passionnée de littérature. Comme le prouve la citation des notes journalières de Fujiwara no Teika placée en exergue, le Sagoromo monogatari était, de par la qualité de ses poèmes, considéré comme le meilleur roman, après le Genji.

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3. En opérant une analyse minutieuse des différentes données historiques dont on dispose, Higuchi Yoshimaro réussit à situer la compilation de nos concours entre l’automne de l’année Kenkyū 4 (1193) et l’hiver de l’année Kenkyū 7 (1196) ; le concours de poèmes extraits de romans que l’empereur Gotoba demanda à Teika et à Fujiwara no Ariie 藤原有家 (1155-1216) de compiler en 1205 (cf. Meigetsuki 明月記, Genkyū 2 (1205), 12e mois, 7e jour) est de toute évidence un autre texte. Voir Higuchi Yoshimaro, « Matsura no miya monogatari, Monogatari nihyakuban utaawase no seiritsu jiki ni tsuite », Kokugo to Kokubungaku vol. 57, n o 5, 1980, repris dans : Higuchi Yoshimaro, Heian Kamakura jidai san.itsu monogatari no kenkyū, Tōkyō, Hitaku shobō, 1982, en particulier p. 23 et, du même auteur : « Genji monogatari to monogatari shūkasen », in Takahashi Tōru et Kubo Tomotaka (éd.), Shinkō Genji monogatari o manabu hito no tame ni, Kyōto, Sekaishisōsha, 1995, p. 254. 4. On trouvera un relevé des principales différences entre les deux versions de notre concours dans Higuchi Yoshimaro : « Monogatari utaawase to monogatari kashū », in Waka to monogatari, coll. « Waka bungaku ronshū » no 3, Tōkyō, Kazama shobō, 1992, p. 64. Pour ce qui est de l’édition utilisée, voir la bibliographie en fin d’article. 5. Dans un texte intitulé Kyōgoku chunagon sogo 京極中納言相語 « Entretiens avec le second conseiller Kyōgoku [alias Teika] », rapportés par son disciple Fujiwara no Nagatsuna 藤原長綱, nous pouvons lire (p. 335) : « Lorsqu’on observe le style de Murasaki Shikibu, on s’aperçoit que le sens est exprimé de manière limpide, et que les poèmes sont composés élégamment, tant du point de vue de la forme générale [sugata] que de l’expression [kotoba] ». Le Genji monogatari est l’œuvre narrative à laquelle Teika fait le plus souvent référence dans sa poésie personnelle. Voir à ce sujet Sumie Terada, « La prose dans le contexte de la poésie, Le roman du Genji et l’évolution poétique », in Éloge des sources, reflets du Japon ancien et moderne, Arles, Philippe Picquier, 2004, p. 150-155, mais également Kubota Jun, « Genji monogatari to Fujiwara no Teika, Chikatada no musume oyobi sono shūhen », in Fujiwara no Teika to sono jidai, Tōkyō, Iwanami shoten, 1994, p. 289-328, et Fujihira Haruo, « Shinkokinshū to Genji monogatari, Teika no honkadori to Genji monogatari no hiki uta », in Fujihira Haruo chosakushū, vol. 5, Tōkyō, Kasama shoin, 2003, p. 161-177. 6. Sur les multiples références poétiques qui émaillent le chapitre « Suma », voir Takada Hirohiko : « In.yō no sōzōsei – Suma no maki no hōhō », in Genji monogatari no bungaku shi, Tōkyō, Tōkyō daigaku shuppankai, 2003, p. 210-234. 7. Teika en a retenu 10 autres dans son second concours. 8. La numérotation des poèmes – ordonnés selon leur place dans le roman – reprend celle du Shinpen kokka taikan, vol. 5, Tōkyō, Kadokawa shoten, 1987. 9. Genji monogatari, vol. 2, p. 220 ; Le Dit du Genji, vol. 1, p. 257. 10. Pour le Sagoromo monogatari, nous reprenons également la numérotation du Shinpen kokka taikan, vol. 5, Tōkyō, Kadokawa shoten, 1987. 11. Sagoromo monogatari, vol. 2, p. 184. 12. Genji monogatari, vol. 2, p. 224 ; Le Dit du Genji, vol. 1, p. 259. 13. Sagoromo monogatari, vol. 2, p. 316. Meguri awamu Nous reverrons-nous ? Kagiri dani naki Pour cette séparation Wakare kana Il n’est même pas de terme, Sora yuku tsuki no Car tout comme la lune dans le ciel Hate wo shiraneba Je ne sais où s’achèvera ma course. 14. Ce poème, cité dans la note précédente, apparaît à la manche 1 de notre concours. 15. Genji monogatari, vol. 2, p. 300 ; Le Dit du Genji, vol. 1, p. 301. 16. Sur ce sens particulier voir le poème no 677 du Kokin wakashū. 17. Ces jeux de mots bien attestés figurent également dans le poème no 677 du Kokin wakashū. 18. Sagoromo monogatari, vol. 1, p. 76-77.

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19. Genji monogatari, vol. 2, p. 245 ; Le Dit du Genji, vol. 1, p. 272. 20. Sagoromo monogatari, vol. 1, p. 104-105. 21. René Sieffert traduit « conseiller », le terme saishō que Francine Hérail ( Fonctions et fonctionnaires japonais au début du XIe siècle, vol. 2, p. 110) rend par « auditeur » ; nous conservons la traduction de R. Sieffert pour que le lecteur intéressé puisse se reporter à sa traduction du roman. 22. Genji monogatari, vol. 2, p. 252-253 ; Le Dit du Genji, vol. 1, p. 276. 23. Signalons que dans notre édition de référence du Sagoromo monogatari (vol. 2, p. 92), le premier vers de ce poème est légèrement différent : (Kikasebaya : « Puissiez-vous entendre »). 24. Sagoromo monogatari, vol. 2, p. 91-92. 25. Voir l’article kari dans, Kubota Jun et Baba Akiko (éd.), Utakotoba utamakura daijiten, Tōkyō, Kadokawa shoten, 1999, p. 265-266. 26. Genji monogatari, vol. 2, p. 237 ; Le Dit du Genji, vol. 1, p. 267. 27. Sagoromo monogatari, vol. 1, p. 248-249. 28. Rokujō no Miyasundokoro a en effet été mariée dans sa jeunesse à un prince impérial ; ce dernier était mort bien avant que commence sa liaison avec le Genji. 29. Genji monogatari, vol. 2, p. 232-233 ; Le Dit du Genji, vol. 1, p. 264. 30. Sagoromo monogatari, vol. 1, p. 121. 31. L’auteur joue dans cette pièce sur les deux sens de hitokata : « mannequin / simulacre » et « ordinaire ». 32. Genji monogatari, vol. 2, p. 254 ; Le Dit du Genji, vol. 1, p. 277. 33. Sagoromo monogatari, vol. 1, p. 211. 34. Voir Teramoto Naohiko, Genji monogatari juyōshiron kō, seihen, Tōkyō, Kazama shobō, 1970, p. 300-301. 35. Dans notre corpus, les poèmes du Genji monogatari sont, par ordre d’apparition : 181, 186, 238, 208, 213, 199, 195, 215 ; ceux du Sagoromo monogatari : 142, 188, 23, 34, 98, 76, 42, 66. 36. Cette hypothèse est soutenue par Higuchi Yoshimaro, Heian Kamakura jidai san.itsu monogatari no kenkyū, Tōkyō, Hitaku shobō, 1982, p. 387. 37. Sur ce point, voir par exemple Higuchi Yoshimaro « Monogatari hyakuban utaawase no hairetsu » in Heian Kamakura jidai san.itsu monogatari no kenkyū, Tōkyō, Hitaku shobō, 1982, p. 371-386 et également, en français, Sumie Terada, art. cit., p. 160. Tabuchi Kumiko (« Monogatari nihyakuban utaawase no seiritsu to kōzō », in Kokugo to kokubungaku, numéro spécial, mai 2004, p. 43) voit dans cette façon de placer les poèmes visant à ménager une continuité, l’influence des jika awase « concours de ses propres poèmes » pour lesquels un poète appariait à la manière d’un concours des pièces choisies dans sa production personnelle. Cette pratique connaissait une grande vogue à l’époque où fut compilé notre concours. 38. Genji monogatari, vol. 2, p. 260 ; Le Dit du Genji, vol. 1, p. 280. 39. Dans notre corpus, seules les notices introduisant les poèmes du Genji monogatari des manches 45 et 46, identiques, indiquent une unité de temps et laissent entendre une éventuelle continuité, confirmée par les poèmes. 40. Sumie Terada (op. cit., p. 160-166) a défini trois catégories de notices introductives dans notre concours : la première assume une fonction déictique en nous donnant l’impression « d’être là, à ce moment-là ». Dans les notices de cette catégorie, c’est un fait sensible que l’on rappelle plutôt qu’un élément narratif explicite ; elle cite pour illustrer cette catégorie la notice de la manche 48 : « Dans la baie de Suma, alors qu’il voyait à proximité s’élever de la fumée ». Les notices de la seconde catégorie, qui peuvent être très brèves, jouent un rôle narratif et résument la situation dans laquelle s’insère la composition (c’est le type de notice le plus largement représenté dans notre corpus) ; les notices de la troisième catégorie, plus exceptionnelles et parfois longues, s’apparentent à des citations remaniées. Pour les écrire, Teika emprunte différentes expressions à la prose du roman. L’exemple le plus éloquent est la notice de la

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manche 52 : « dans la baie de Suma, au moment où l’on célébrait les lustrations du jour du Serpent…» 41. Tabuchi Kumiko fait remarquer en outre (« Monogatari nihyakuban utaawase no seiritsu to kōzō », op. cit., p. 46) que Teika a gommé de ses notices tout élément pouvant porter atteinte à l’honneur de la famille impériale. Ainsi, à la manche 1 du concours (non citée), figure un poème dans lequel le Genji chante son désir de rencontrer Fujitsubo, l’épouse de son père (l’empereur), dont il est amoureux. Le nom de la femme et le caractère adultérin de cette relation est entièrement absent de la notice (mais demeure évident pour tout lecteur, familier du roman). Il s’agissait par ces censures de préserver le caractère officiel du concours. 42. On trouvera un rappel de l’histoire de cette reconnaissance du monogatari comme matériau pouvant être utilisé pour la composition de waka (et du rôle décisif de Shunzei) dans Sumie Terada, op. cit., p. 141-145, http://cipango.revues.org/597. 43. Sur le honkadori, voir Jacqueline Pigeot, Questions de poétique japonaise, p. 52-55 et Michel Vieillard-Baron, Fujiwara no Teika et la notion d’excellence en poésie, p. 251-282 ; il convient de signaler qu’il existait également une pratique, moins fréquente, appelée honzetsu 本説, qui consistait à faire référence dans son waka à une œuvre en prose ou à un poème chinois. 44. Je tiens à remercier ici le Kokubungaku kenkyū shiryōkan (Institut national de la Littérature japonaise) qui m’a donné la possibilité de rassembler au Japon la bibliographie nécessaire à la rédaction de cet article.

RÉSUMÉS

Œuvre du XIIIe siècle qui présente l’appariement de poèmes extraits du Genji monogatari avec des pièces d’une œuvre qu’elle a inspiré, le Sagoromo monogatari, à la manière des concours de poèmes (utaawase).

A 13th century work comprised of poems from the Genji monogatari and a work which inspired it: the Sagoromo monogatari. Poems are presented side-by-side, in the style of traditional Japanese poetry competitions (utaawase).

INDEX

Keywords : Fujiwara no Teika (1162-1241), Genji monogatari, Heian, Literature, monogatari, Novel, Sagoromo monogatari, Tale of Genji, utaawase, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 or 1025) Mots-clés : Dit du Genji, écriture, Fujiwara no Teika (1162-1241), Genji monogatari, monogatari, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 ou 1025), poésie, roman, Sagoromo monogatari, utaawase, waka Index géographique : Suma キーワード : Genji monogatari 源氏物語, monogatari 物語, Murasaki Shikibu 紫式部 (v. 973-v. 1014 ou 1025), Fujiwara no Teika 藤原定家 (1162-1241), shi 詩, shōsetsu 小説, Sagoromo monogatari 狭衣物語, utaawase 歌合, Suma 須磨, Heian jidai 平安時代 (794-1185), bungaku 文 学 Thèmes : littérature Index chronologique : Heian

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Un art de la citation An Art of Quotation

Sumie Terada

Le Roman du Genji au service du renga

Rayonnement des mots

1 Vers la fin du XIIe siècle, soit deux siècles après la rédaction du Roman du Genji, Murasaki Shikibu intègre définitivement le panthéon de la poésie japonaise. Reconnu désormais comme référence incontestée, le Roman du Genji inspire non seulement d’autres écrits romanesques, mais à partir de cette période sert de modèle et de source d’inspiration pour la composition du waka1. L’intérêt que suscite ce roman s’accroît encore avec l’apparition du renga (vers en chaîne), forme poétique caractéristique de la période médiévale (XIIIe-XVIe siècles). En effet, le Roman du Genji se révèle comme une des sources littéraires majeures durant la période de formation de séquences longues, dans cette pratique poétique singulière qui pose comme principe fondamental de composition le changement continuel, donc la discontinuité2. Dans cette conception, dès le départ, très particulière quant au traitement du sens, on avait besoin d’un dispositif qui joue le rôle de fil conducteur, capable de justifier et motiver l’enchaînement des vers. Le procédé utilisé à l’origine pour cette fin est appelé fushimono 賦物 (thème inséré). Il consiste à employer en alternance deux séries thématiques de mots. Parmi ces séries, il en est une qui eut particulièrement du succès : celle des titres du Roman du Genji, qu’on faisait alterner avec la série des noms de provinces pour former des séquences de cent vers dites Genji kokumei renga 源氏国名連 歌. Ces thèmes sont généralement insérés de manière cachée, au moyen des homophones correspondants. Voici un exemple : Est-ce pour faire sentir le froid que souffle le vent ? province du Musashi À cette cabane d’herbes que vous avez habitée de la triste prairie désertée3 chapitre Suma

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Samusa shire to ya Kaze wa fuku ran さむさしれとや風は吹らむ Suma-re-shi na Hitome kareno no Kusa no io すまれしな人目かれ野ゝ草の庵

2 Cette organisation thématique épuisa au bout d’un certain temps ses possibilités et fut délaissée au début du XIVe siècle. Autrement dit, dès cette époque, on se mit à la recherche de nouveaux dispositifs permettant d’assurer l’enchaînement des vers. Fidèles à la tradition poétique focalisée singulièrement sur les mots et leurs relations codées, les poètes de renga explorèrent tous les documents reconnus comme classiques pour recenser des expressions pouvant enrichir et diversifier les réseaux de mots associés, ainsi qu’en témoigne Nijō Yoshimoto 二条良基 (1320-1388), l’une des plus hautes figures de la cour et grand amateur et théoricien du renga, qui réussit à le hisser au rang de littérature noble4.

3 De nouveau, le Roman du Genji s’imposa : on constitua des listes de mots du Genji, appelés Genji kotoba 源氏詞 ou Genji yoriai 源氏寄合 « associations codées tirées du Genji », destinés à être utilisés pour l’enchaînement des vers. Le premier exemple fut le répertoire intitulé Hikaru Genji ichibu renga yoriai 光源氏一部連歌寄合 (Associations codées tirées de tout le Genji radieux) établi sur l’initiative de Yoshimoto en 1365. Voici un exemple de l’emploi que fait de ces mots une séquence tirée d’une série de mille vers appelée Mille vers sur la plaine violette (Murasakino senku 紫野千句)5 : « Quelle est lente, la démarche de ce vieux bœuf ! » Shūa Le faucheur d’herbes se dirige au crépuscule vers la montagne de derrière, Seia À Suma, dans la prairie du haut, nul hameau Ichi En vue de la baie, où montent les fumées des fabriques de sel Kyūsei Oi-taru ushi no Ashi no ososa yo 老たる牛の足の遅さよ 周阿 Kusa-kari no Iku wa ushiro no Yama kurete 草かりの行はうしろの山くれて 成阿 Suma no Ueno wa Hitozato mo nashi すまのうへ野は人里もなし 市 Ura miyu-ru Shioya bakari ni Tatsu keburi 浦見ゆるしほやはかりにたつ烟 救済

4 Les mots soulignés sont des Genji kotoba6. Ils proviennent d’un passage du chapitre Suma décrivant le Genji, frustré de se retrouver en exil dans la province de Suma, mais curieux tout de même des choses nouvelles qu’il aperçoit autour de lui : Parfois le vent rabattait jusqu’à lui des traînées de fumée, qu’il avait prises tout d’abord pour celle des gens de la mer qui brûlaient le sel, mais en fait, c’étaient des broussailles qui se consumaient dans la montagne derrière son logis7. 煙のいと近く時々立ち来るを、これや海人の塩焼くならむと思しわたるは、お はします背後(うしろ)の山に柴といふものふすぶるなりけり。8

5 Les renvois au passage s’opèrent strictement sur le plan des mots, sans aucune allusion aux événements du roman. On part d’abord d’une scène champêtre où un paysan promène son bœuf chargé de foin. Se dresse derrière lui une montagne crépusculaire. Ce mot « ushiro no yama » rappelle aux participants un passage du Genji, et aiguillonne l’enchaînement vers l’emploi d’un autre mot appartenant à la liste : « Suma » sert ici comme un appel clair pour une composition recourant à un Genji kotoba – signal bien

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reçu par Kyūsei qui présente le sien en utilisant les mots « tatsu keburi ». Le toponyme permet en même temps un changement de paysage : on passe d’un arrière-pays désert à une vue marine dégagée d’où « montent les fumées ». La séquence n’a aucun rapport avec le dépaysement du prince Genji évoqué dans le roman ni avec la nostalgie qu’éprouve le personnage romanesque pour la vie de la capitale, nostalgie qu’il confiera une ligne plus loin dans un poème9.

6 Voilà le premier type d’utilisation du Genji, entièrement focalisée sur les mots en tant que tels. Pour cette raison, on peut y voir une variante évoluée de l’emploi des titres des chapitres du Genji10. Mais, si les Genji kotoba sont apparus à cette période, c’est sans doute parce que les poètes ressentaient avant tout le besoin d’établir des références incontestables qui justifient l’enchaînement aux yeux de tous, et qui rendent possible le cheminement collectif.

7 La règle de base interdisant qu’un développement narratif déborde au-delà de deux vers, ce discours collectif est dominé par la contingence et se place à l’antipode d’une narration sous-tendue par la vision cohérente d’un ensemble. On passe d’un fragment à un autre, on se délecte de digressions continuelles. Mais la contingence pure étant un exercice impossible et sans doute dénué de sens, divers procédés motivant l’enchaînement ont été conçus. Ils sont essentiellement dominés par la pensée combinatoire et thématique : consigne d’espacement entre les séquences évoquant la même saison, restriction d’emploi pour certains mots… La codification des Genji kotoba fait partie de cette stratégie. Et comme nous venons de le voir, l’enchaînement à l’aide d’expressions tirées du Roman du Genji se justifie sans considération du fil narratif qui les réunit dans l’œuvre originale. Cette poétique, tournée vers les successions fragmentaires, a ainsi produit une curieuse situation où l’on se sert d’un vocabulaire tout en évacuant la dimension narrative qui est pourtant la raison d’être de ce vocabulaire. D’une manière imagée, on pourrait dire que les mots tirés du roman sont comme des fils d’or qu’on introduit de temps en temps pour donner de l’éclat à l’étoffe qu’on est en train de tisser. Le prestige littéraire qu’ils portent suffit à justifier leur emploi.

8 Dans beaucoup de cas, les Genji kotoba semblent être utilisés, comme dans cet exemple, uniquement pour motiver l’enchaînement. Mais, même dans ce cas, ces mots ont le pouvoir de nous transporter dans l’univers du roman : le paysan qui promène un bœuf nous renvoie aux pêcheurs frustes que le prince rencontre pour la première fois à Suma ; la vision d’une plage saisie par le regard d’un voyageur à celle du prince contemplant le paysage marin. Mais la relation de parenté reste ténue et empêche la formation d’un ensemble d’images cohérentes. Autrement dit, ce type d’emploi de mots « romanesques » a pour effet de créer un discours à deux niveaux : une ébauche de récit créée par les deux vers d’un enchaînement –- pour les deux derniers vers de la séquence citée plus haut, un voyageur découvre un paysage marin après avoir parcouru un arrière-pays –- et le souvenir de la situation romanesque à laquelle renvoient les mots insérés –- le Genji regardant les fumées qui montent. Les vagues images que tel mot du roman éveille dans l’esprit des participants ne s’intègrent pas directement au monde par définition fragmentaire des vers en chaîne. Elles flottent autour de lui comme des mirages.

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Dimension narrative

9 Les poètes de renga s’intéressaient aussi naturellement au potentiel narratif qu’offrait le Roman du Genji. Ainsi à un vers qui parle d’un attachement sentimental, Shōhaku 肖 柏 (1443-1527), un des plus talentueux poètes de renga, enchaîne un autre vers évoquant l’image de la jeune Murasaki tourmentée par les visions qui lui rappellent le Genji : À toute heure, en tout lieu, je ne l’oublie pas : M’adosser au pilier de cèdre, m’allonger sur le coussin la nuit, mouiller mes manches de larmes… Tonikakuni tada Omoi wasure-zu とにかくにたゝおもひ忘す Maki-bashira Shitone ni yoru mo Sode nurete 槙はしらしとねによるも袖ぬれて11 Le vers est inspiré du passage de Suma ci-après : La vue des endroits où il allait et venait, du pilier de cèdre auquel il avait coutume de s’adosser ne faisait que lui serrer le cœur12. 出で入りたまひし方、寄りゐたまひし真木柱などを見たまふにも胸のみふたが りて13

10 L’effet narratif est évident. Le contexte, la personnalité de l’héroïne, le lieu, ont beau ne pas être exprimés, ils sont là. Au lieu de les fixer en les détaillant, Shōhaku les libère dans un espace imaginaire où se croisent la poésie et le roman.

11 L’enchaînement suivant, réalisé par Shinkei心敬 (1406-1475), illustre également la fonction qu’un ouvrage narratif peut assumer dans la progression des vers : La vue du vieil ermitage me fait pleurer L’oranger est mort, l’auvent tombe… Dans l’interminable pluie d’été attendant de rares visiteurs Furuki iori zo Namida moyoosu 古き庵ぞ泪もよほす Tachibana no Ki mo kuchi noki mo Katabukite 橘の木も朽ち軒もかたぶきて Tou hito mare no Samidare no naka とふ人まれの五月雨の中14

12 Comme le remarque Kaneko, le second vers précise l’aspect délabré de l’ermitage introduit par le premier vers. Selon lui, le troisième vers s’intègre à cette unité pour évoquer l’ensemble sous la pluie. Cependant, ce dernier vers, objecte-t-il, est trop dépendant du second, et, seul, ne présente pas une image claire du lieu15.

13 Il nous semble que Kaneko n’a pas bien saisi les marques romanesques qui relient les deux derniers vers : les mots tachibana et samidare. Rappelons qu’une dame surnommée « Hana chiru sato » (Séjour où fleurs au vent se dispersent), une maîtresse discrète du Genji, était étroitement associée aux fleurs d’oranger à cause du poème que le prince avait composé quand il lui rendit visite pendant une période de pluie, samidare. Cédant à l’attrait du parfum de l’oranger Voici le coucou qui recherche le séjour où fleurs au vent se dispersent16 Tachibana no Ka o natsukashimi Hototogisu Hana chiru sato o Tazunete zo tou17 橘の香をなつかしみほととぎす花散る里をたづねてぞとふ

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14 Il faudrait rappeler aussi que cette princesse, qui n’avait d‘autre appui que le Genji, devait faire face à des difficultés matérielles après le départ de celui-ci à Suma. Sa demeure se dégrade sous la pluie interminable : Sur le bord du toit délabré la davallie désormais prospère. À cette vue la rosée sur nos manches tombe dru disaient-elles18, ce qui lui rappela qu’en effet elles ne devaient avoir d’autre protecteur que le grateron qui croissait à l’entour, et comme il avait appris d’autre part que, du fait des longues pluies, le mur de clôture s’était par endroits effondré…19 荒れまさる軒のしのぶをながめつつしげくも露のかかる袖かな とあるを、げに葎よりほかの後見もなきさまにておはすらんと思しやりて、長 雨に築地所どころ崩れてなむと聞きたまへば20

15 Shinkei a donc transformé l’image d’un ermitage de montagne en recourant à celle de la résidence délabrée de Hana chiru sato qu’il avait empruntée au roman. Contrairement à la critique de Kaneko, l’intérêt de l’enchaînement réside précisément en ce glissement d’un lieu à un autre. Reprenons le dernier vers. Il explicite le moment (saison de pluie) et la situation (solitude), mais laisse vides les autres cases narratives. Les Genji kotoba suppléent implicitement les éléments narratifs manquants que sont, dans ce cas précis, le personnage et le lieu.

Le Roman du Genji à travers le miroir du renga

Succès du chapitre Suma

16 Quand les poètes de renga recherchaient des mots dans des ouvrages de référence en prose, ils ne s’intéressaient pas uniquement au Roman du Genji. Mais, comme on l’a vu, très vite cet ouvrage s’imposa. Dès le premier écrit sur les principes de composition, on le cite21. C’est le seul titre d’ouvrage en prose à être mentionné dans un recueil des règles du renga datant du début du XVIe, qui reprend les pratiques en vigueur depuis la période de Yoshimoto tout en les réadaptant à la mode de l’époque. On y cite une remarque de Yoshimoto recommandant une dérogation en faveur de ce roman : les allusions aux poèmes célèbres et aux textes en prose ne doivent pas être prolongées, selon les règles du renga, au-delà de deux vers, mais, eu égard à la longueur du Roman du Genji, une séquence s’y référant doit se poursuivre sur trois vers22.

17 La mise en valeur du Roman du Genji se comprend aisément étant donné la qualité et la taille de l’ouvrage. Son importance est telle qu’on se réfère à lui sans même le nommer précisément, en se contentant de le désigner par le terme, « kano monogatari (ce [fameux] roman) ». Tout cela est naturel. Ce qui, en revanche, attire notre attention, est le succès du chapitre Suma. Dans la rubrique consacrée à la mise en garde contre des erreurs d’emploi, tous les Genji kotoba mentionnés proviennent de ce chapitre. Nous lisons : « Les lustrations à Suma tombent sur le premier jour du Serpent. Il faut les situer au printemps », ou encore, « La saison de pluie à Suma est en été23 ». Ces courtes remarques suggèrent que l’emploi de ces mots était suffisamment fréquent pour mériter des précisions. Les séries de cent vers (hyakuin) ou de mille vers (senku千句) composées durant la période médiévale attestent la réalité de cette tendance : le recours à ce chapitre est beaucoup plus fréquent qu’aux autres. Pourquoi spécifiquement le chapitre Suma ?

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18 Signalons tout d’abord que ce chapitre était déjà très apprécié des poètes de waka, à commencer par Fujiwara no Teika藤原定家 (1162-1241), considéré durant toute la période médiévale comme le maître incontesté en matière de poésie24.

19 Ce chapitre possède plusieurs éléments qui peuvent séduire les sensibilités forgées par la tradition poétique. Tout d’abord, Suma fait partie des toponymes poétiques, uta- makura歌枕, vocabulaire privilégié pour la composition du waka. Le terme en lui-même est particulièrement évocateur25. D’autre part, du point de vue des grands thèmes poétiques, le chapitre est riche en sujets d’inspiration : saisons, voyage et amour. En fait de saisons, thématique centrale du waka, mis à part l’été, un peu en retrait, le chapitre, fidèle à l’esthétique de la poésie, déploie une succession de scènes mettant en valeur les fleurs de cerisier pour le printemps et la lune pour l’automne. L’exil du Genji l’associe évidemment au voyage26 et au sentiment de précarité qui l’accompagne. L’amour malheureux, sentiment-type du waka, est vécu par tous les personnages principaux du chapitre Suma à cause de la séparation forcée qui résulte de l’exil du héros.

20 Le renga, fondé sur une esthétique de la diversité, affectionne le déplacement, le voyage. L’emploi de toponymes est un moyen pratique pour introduire un changement de lieu, comme nous l’avons vu. L’éventail varié des saisons facilite le changement de temps. Pour toutes ces raisons, le chapitre Suma constitue une réserve précieuse où puiser pour la conception des vers.

21 Mais le succès du chapitre Suma est aussi lié à une autre caractéristique du chapitre. Comme le signale Takada Hirohiko dans son article, Suma constitue une frontière entre la zone sous l’emprise directe du pouvoir impérial et les provinces de l’Ouest qui peuvent s’en émanciper. Mais dans ce chapitre la frontière ne semble pas être uniquement politico-géographique. Car la présence même du Genji dans cette zone décentrée crée une frontière à la fois vis-à-vis des hommes et de la nature. Ce personnage, incarnant la quintessence du raffinement, est pour la première fois en contact direct avec un univers qui échappe à la culture de la cour. Le texte insiste à plusieurs reprises sur la disparition de la distance entre ces deux mondes : Les pitoyables conditions dans lesquelles vivait le Prince permettaient à un homme de cette sorte (un messager apportant d’Ise une lettre) de l’approcher27 かくあはれなる御住まひなれば、かやうの人もおのづからもの遠からで…28 Seul éveillé, quand il souleva la tête pour entendre l’ouragan qui faisait rage aux quatre horizons, il eut le sentiment que les vagues déferlaient à son chevet…29 独り目をさまして、枕をそばだてて四方の嵐を聞きたまふに、波ただここもと に立ちくる心地して 30 Les rayons blancs de la lune pénétraient dans la chambre de ce séjour précaire, qu’ils éclairaient jusqu’au fond. De sa couche, il apercevait [à travers des failles du toit] le ciel de la nuit profonde. 月いと明うさし入りて、はかなき旅の御座所は奥まで隈なし。床の上に、夜深 き空も見ゆ。31 Les ustensiles rassemblés pour son usage étaient des plus sommaires, et l’on voyait dans tous ses détails la pièce où il séjournait. […] Des gens de la mer apportaient des coquillages qu’ils venaient de pêcher ; il les fit appeler pour les voir de près. Il les interrogea sur la manière dont ils passaient l’année sur ces rivages, et ils lui dirent leurs travaux et leurs peines. Dans leur informe baragouin, c’étaient les mêmes mouvements du cœur qu’ils exprimaient, se dit- il, ému32. 取り使ひたまへる調度どもかりそめにしなして、御座所もあらはに見入れら る。[…] 海人ども漁りして、貝つ物持て参れるを召し出でてご覧ず。浦に年経 るさまなど問はせたまふに、さまざま安げなき身の愁へを申す。そこはかとな くさへづるも、心の行く方は同じこと、何かことなるとあはれに見たまふ。33

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22 Le prince est donc surexposé aux regards des hommes et aux puissances de la nature. Sa chambre n’est plus dans une résidence somptueuse entourée de murs. Son intimité est visible de l’extérieur. Le monde raffiné qu’il représente se rétrécit aux dimensions de sa propre personne, ce qui le met en relation directe avec une population qu’il n’aurait jamais eu l’occasion de rencontrer en d’autres circonstances. Les deux visages de la nature –- l’un, riant et raffiné, représenté par le jardin aménagé par le Genji, l’autre, sauvage, représenté par les vagues déferlantes –- se juxtaposent également sans transition. Dans ce sens, le chapitre est l’illustration même de la coprésence du ga雅 (style noble) et du zoku俗 (style bas34), caractéristique de la nouvelle esthétique qui distingue le renga du waka. Pour la même raison, les chapitres Yūgao (La belle-de-jour) et Yomogiu (L’impénétrable armoise) ont également eu du succès auprès de poètes de renga. Cependant, ces épisodes ne constituent pour le prince que de petites escapades. Par contre, la vie à Suma forge son destin et détermine le cours de l’histoire.

23 Ajoutons que le succès de Suma provient sans doute également de son contenu narratif très simple. Une fois arrivé à Suma, le Genji n’a plus d’activités significatives. Il ne fait qu’endurer la solitude dans un milieu rustique. Cette simplicité narrative aurait facilité le recours à ce chapitre dans des réunions où se côtoient des participants de niveaux de culture inégaux.

La dimension mythologique

24 L’épisode de Suma se résume à la réclusion du Genji en ce lieu. Mais, contrairement à cette simplicité apparente, sa lecture nous plonge dans un espace complexe. Quand le héros s’installe dans l’immobilité, le monde se met à s’activer autour de lui comme si cette inaction avait un pouvoir catalytique. C’est en fait le Genji lui-même qui déclenche le mouvement. Avant son départ de la capitale, il multiplie les déplacements, les scènes d’adieux se répètent et se succèdent, formant un effet de miroir. À Suma, le va-et-vient des messagers prend le relais, la romancière introduit des scènes situées à la capitale, et ces deux lieux opposés tendent à s’interpénétrer. Plus précisément, à cause de la présence du prince, l’endroit décentré se transforme peu à peu en un point central vers lequel les mouvements convergent : ceux du messager qui vient d’Ise, de l’adjoint principal du gouvernement général du Kyūshū en route pour la capitale, et de l’ami intime venu de la capitale lui rendre visite35.

25 Cependant, l’acteur principal est la nature qui se déchaîne à la fin du chapitre. L’orage s’abat sur Suma, détruit la résidence du prince, et atteint son paroxysme. Elle fait rage au sein même de la capitale, abolissant ainsi la distance qui sépare les deux lieux.

26 Depuis les commentaires anciens, on signale les éléments surnaturels et mythologiques du chapitre Suma. Outre les références mythologiques invoquées, ce caractère réside à nos yeux dans cette mise en valeur de la nature comme levier narratif. Sous l’effet de l’orage, la cloison entre le monde humain et un autre monde tombe : une apparition commence à hanter le rêve du prince, le contour des choses devient incertain : Or voici que, venu à grand peine de la Deuxième Avenue [la résidence de Murasaki], se présenta un messager en piteux état, trempé jusqu’à l’os. Ce rustre que, s’il l’avait croisé sur son chemin, il eût hésité à tenir pour un être humain, et que l’on eût sur l’heure chassé de sa présence, lui inspira une sympathie qui lui fit reconnaître, avec horreur, à quel degré de déchéance il était tombé36.

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二条院よりぞ、あながちに、あやしき姿にてそぼち参れる。道交ひてだに、人 か何ぞとご覧じわくべきもあらず、まず追ひ払ひつべき賤の男の睦ましうあは れに思さるるも、我ながらかたじけなく屈しにける心のほど思ひ知らる。37

27 Le chaos qui surgit sous la forme de l’orage abolit toutes les frontières. Cette violence de la nature est provoquée par la cérémonie de lustration et par la présence du Genji à cet endroit. Le destin humain du personnage est étroitement associé à la marche de l’univers, comme s’ils ne formaient qu’une seule entité. Le caractère fondamentalement mythologique du chapitre Suma est inscrit dans cette dimension cosmique qui se révèle soudainement à la fin du chapitre comme un trait constitutif du héros.

Deux écritures

28 Dans cette deuxième partie de notre étude, où nous essayons de dégager la contribution des poètes de renga à la lecture du Roman du Genji, nous avons examiné ce dernier sur le plan du contenu narratif. Mais le travail des poètes peut également nous éclairer sur la spécificité de l’écriture de ce roman. À ce propos, il nous paraît intéressant de partir de la déformation effectuée pour l’usage du renga.

29 D’une manière générale, cette déformation s’accomplit sous la forme d’une réduction drastique de l’ouvrage. Si l’on prend l’exemple du répertoire Hikaru Genji ichibu renga yoriai, même si les mots tirés du chapitre Suma constituent la liste la plus longue, l’épisode tout entier se réduit à quelque soixante-dix mots. On observe la même particularité dans un manuel de renga, Genji ko-kagami源氏小鏡 (Le petit miroir du Genji), qu’on pense rédigé à peu près à la même époque et dans le même milieu. Cet ouvrage présente, chapitre par chapitre, une explication du titre et des listes de mots, suivies d’explications sur le contexte dans lequel ils apparaissent. Le résumé est très sommaire et souvent sélectif. Pour le chapitre Suma, à propos de la partie précédant le départ de la capitale, partie qui occupe la moitié du chapitre, en dehors de quelques lignes consacrées à la visite du prince au tombeau de son père, le Kokagami ne mentionne que la fameuse scène où le Genji contemple son visage émacié dans un miroir, avec à son côté la jeune Murasaki en larmes. C’est un cas typique de réduction, qui met en valeur quelques scènes isolées au détriment de l’intrigue.

30 On observe la même tendance, certes beaucoup moins accentuée, dans le Shijin gushō紫 塵愚抄 (Humbles extraits des poussières violettes), un recueil d’extraits du roman établi par Sōgi vers 1485, à peu près un siècle après le Kokagami. Loin d’être une simple collection de beaux passages, ce travail de compilation, reposant sur un sens critique remarquable38, nous aide à prendre conscience de l’organisation à la fois fine et dynamique de ce roman. Pour le chapitre Suma, Sōgi a choisi quarante passages d’une longueur inégale.

31 Un autre manuel, destiné à un tout autre usage, traduit une optique différente. Il s’agit du Genji monogatari ekotoba源氏物語絵詞, document de référence pour l’étude de la mise en image du Roman du Genji, rédigé probablement dans la seconde moitié du XVIe siècle, donc un siècle après la compilation de Sōgi. L’ouvrage, le plus complet du genre, est composé d’indications concernant certaines scènes (période, personnages représentés, situations, etc.) et d’extraits du roman.

32 La confrontation de ces citations nous permet de cerner trois niveaux d’écriture. L’Ekotoba est attentif à la dimension narrative, situe la scène dans la suite des événements, et place le Genji d’emblée dans sa relation sociale : il reçoit la veille de son

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départ son frère et son meilleur ami, vêtu de la casaque (nōshi) sans motif (mumon無紋), signe de sa disgrâce infligée par la cour. En d’autres termes, l’image du Genji est organisée ici, d’abord à travers les regards virtuels39 de ces visiteurs, et se voit conférer une dimension dépassant la vie proprement personnelle du prince. Ce n’est pas tout. À travers la citation intégrale de la scène du miroir, l’Ekotoba saisit les personnages à travers un autre type de regard : celui réflexif, qui se referme sur lui-même. C’est d’abord le regard que le Genji porte sur son propre reflet dans le miroir et ensuite celui de la princesse en larmes qui le contemple. Grâce au traitement attentif des éléments narratifs, l’Ekotoba réussit à dégager l’opposition entre ces deux types de regards et souligne la solitude des deux personnages.

33 Les citations des poètes de renga, le Kokagami et le Shijin, amplifient la seconde partie, la scène du miroir. Le Kokagami se concentre sur la seule personne du Genji, ne gardant pour la jeune Murasaki que l’expression, « hashira gakure (à l’ombre d’un pilier) ». Le Shijin se positionne à un degré supérieur de condensation. La citation, qui fait abstraction des actes précédant l’échange des poèmes, se rapproche d’un kotoba-gaki詞 書, bref texte ayant pour rôle de présenter les circonstances de composition d’un poème. Mais, en même temps, comparé au Kokagami, le texte du Shijin, en se focalisant sur l’échange de regards et de poèmes, équilibre le poids respectif de chacun des deux acteurs de la scène.

34 Dans tous les cas, l’échange de poèmes n’est jamais négligé, et ces trois citations décrivent une configuration concentrique, qui témoigne de la place privilégiée des poèmes dans la réception et la transmission du Roman du Genji. Il faudrait à ce propos insister sur le caractère éminemment subjectif du waka, qui tend à mettre en scène un instant d’une existence avec toute sa densité et à détacher ce moment du déroulement spatio-temporel des faits. De l’Ekotoba au Shijin, en passant par le Kokagami, s’opère progressivement le détachement des gestes des contextes narratifs. Le Kokagami supprime la motivation de l’acte du Genji -- se regarder dans le miroir pour accueillir les visiteurs -- précisée dans l’Ekotoba. Le Shijin va encore plus loin en supprimant le geste même de se regarder dans le miroir pour arranger sa coiffure – que conservait la citation du Kokagami, pour ne garder que le reflet dans le miroir, qui se présente ainsi comme un effet sans but et sans origine.

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御子は、あはれなる御物語聞こえたまひて、暮るるほどに帰りたまひ ぬ。40

Le Prince Gouverneur Général et le Commandant du Troisième Rang s’étaient fait annoncer. Pour les recevoir, il revêtit une casaque. Et parce qu’il n’avait plus de rang, il mit une casaque sans dessin, fort seyante, tenue modeste qui ne le rendit que plus aimable. [[Pour démêler les cheveux de ses tempes, il s’assit devant le miroir, et l’image de son visage émacié était, il dut en convenir lui-même, d’une rare distinction. – Me voici tombé bien bas, [amaigri comme cette image. Je dois faire pitié… dit-il. La dame, les larmes aux yeux, le considérait, ce qu’il ne put supporter. Je m’en irai errant au loin, mais mon image Fixée dans ce miroir ne vous quittera pas dit-il. Elle : Après votre départ, si seulement cette image restait Je me consolerais en regardant le miroir] Et, à l’ombre d’un pilier, elle dissimulait ses larmes ; il la contemplait, se disant que chacun de ses gestes la distinguait entre toutes.]] Le Prince Gouverneur Général se répandit en propos touchants avec lui et le quitta à la tombée du jour41.

35 Bien qu’encore un peu schématique, méritant d’être approfondie, l’analyse que nous avons menée nous permet de constater ceci : la superposition de ces trois extraits fait ressortir deux écritures qui sous-tendent le texte du roman, le récit à poèmes (歌物語) qui est la forme développée du kotoba-gaki et le récit avec illustrations. Ces deux formes d’écriture ont en commun leur prédilection pour les scènes, mode de représentation fondée sur un temps qui se dilate et au centre duquel rayonnent les poèmes, les waka qui sont l’expression de la subjectivité par excellence42.

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36 L’originalité du Roman du Genji consiste à avoir refondé la prose comme espace d’épanouissement de la subjectivité pure43 au même titre que le waka, au lieu de simplement l’encadrer comme le font un grand nombre de récits à poèmes. Mais, sans doute, comme le signale à juste titre Takada, la vraie originalité de cet ouvrage réside dans le fait que cette écriture s’appuie sur un dispositif narratif très solide. De même que le travail du peintre requiert des éléments concrets, l’Ekotoba s’appuie sur la situation narrative. Grâce à sa citation, on sait pourquoi le Genji se regarde dans le miroir : il se prépare à accueillir les visiteurs et entre autres, son frère, prince impérial. Autrement dit, pendant que le Genji refait sa coiffure et échange des poèmes avec Murasaki, son frère l’attend gentiment, ce dont le Kokagami et le Shijin font abstraction. Ces derniers se concentrent sur l’effet envoûtant de l’image et accentuent encore l’hypertrophie propre à la scène.

37 La marche du temps est inégale dans toute narration. La description la ralentit tandis que l’ellipse dans l’agencement des événements l’accélère. Ce qui frappe dans ce passage du roman est la juxtaposition des deux écritures opposées qui s’enchaînent sans aucune mise en perspective : la scène, fondée sur le temps qui se dilate, est relayée sans transition par une écriture neutre, qui contracte le temps : « Le Prince Gouverneur Général se répandit… ». Le décalage entre ces deux temps, dilatation et contraction, renforce la puissance de l’image. Comme on l’a vu, ces deux éléments, la scène du miroir et la visite du prince impérial, sont étroitement liés sur le plan du récit : si l’on parle du miroir, c’est parce qu’il y a une visite. L’écriture s’appuie ainsi sur une trame narrative très solide, tout en faisant rayonner des scènes plus ou moins autonomes. Le texte maintient globalement l’équilibre entre les deux niveaux de représentation, en les juxtaposant, comme dans cet exemple, ou en les fondant ailleurs en une seule écriture, comme c’est le cas dans le passage consacré à la visite du Genji chez Hana chiru sato avant son départ à Suma. La scène de cette belle nuit éclairée par la lune, tout en nous dévoilant la condition précaire de la princesse, annonce déjà la vie du Genji en exil. Des années durant, seule sa protection leur avait permis de vivre dans leur extrême dénuement, et il imagina combien leur situation allait s’aggraver en voyant l’abandon dans lequel déjà elles vivaient. La lune se levait, à son dernier quartier, et dans son indistincte clarté, l’aspect désolé de ces parages, le vaste étang, les montagnes, l’ombre obscure des arbres, évoquaient pour lui l’endroit sauvage et écarté de tout où il allait devoir séjourner44. ただこのに隠れて過ぐいたまへる年月、いとど荒れまさらむほど思しやられ て、殿の内いとかすかなり。月おぼろにさし出て、池広く山木深きわたり、心 細げに見ゆるにも、住み離れたらむ巌の中思しやらる。45

38 Les Genji kotoba et les citations de passages tendent à amplifier l’hypertrophie des scènes. Mais, en même temps, leur excès éclaire indirectement la dualité de l’écriture du Genji, qui est peut-être de l’invention de cette romancière hors du commun.

Une écriture de la dissémination

39 Ce qui nous paraît remarquable dans cette écriture, c’est que l’un des éléments de la double structure que nous venons de dégager, à savoir : la scène plus ou moins autonome, se comporte d’une manière paradoxale. Tout en perturbant le déroulement narratif, il sert d’une manière originale à le renforcer. Les Genji kotoba concourent à souligner cette structure complexe. Prenons, par exemple, yomo no arashi四面の嵐 (l’ouragan qui fait rage aux quatre horizons). Le terme apparaît dans un des passages

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les plus célèbres du chapitre, qui décrit la solitude et la détresse du Genji46. Cette expression pointée, cataloguée comme Genji kotoba, attire notre attention quand elle apparaît à un autre endroit. Or le terme fait partie justement d’un poème du chapitre Sakaki (L’arbre sacré), chapitre qui précède directement Suma.

40 Le Genji, retiré dans un temple, envoie ce poème à la jeune Murasaki restée seule dans la capitale : Au logis précaire comme rosée sur la feuille vous ayant laissée M’ôte la paix l’ouragan qui fait rage aux quatre horizons47 浅茅生の露のやどりに君をおきて四方の嵐ぞ静心なき48

41 Dans Suma, le prince envisage de reprendre sur le lieu de son exil cette existence vouée au bouddhisme qu’il avait goûtée pendant son séjour au monastère et qu’il avait quittée à regret. C’est en partie pour cette raison qu’il renonce à l’idée d’emmener Murasaki dans son exil. Ainsi, ils vont vivre séparés durant cette période. Le passage de L’arbre sacré où apparaît yomo no arashi préfigure donc la situation du chapitre Suma. L’orage qui se déchaîne à la fin de ce chapitre commence à gronder déjà dans le chapitre précédent.

42 Le mécanisme de renvois entre les expressions, tout en conférant une épaisseur lyrique au récit, sert donc à structurer le récit lui-même, selon un système qu’on pourrait qualifier de « dissémination ». En effet, la lecture du Roman du Genji nous donne parfois l’impression que les expressions clés y sont distribuées de façon à se répondre au-delà de tout contexte narratif. En même temps, comme le montre l’exemple de l’« ouragan qui fait rage aux quatre horizons », ces éléments saillants nouent les épisodes avec un fil invisible, en deçà de l’agencement narratif. Les Genji kotoba nous aident à cerner cette écriture d’une souplesse et d’une efficacité redoutables. Ils nous apprennent que le texte du Roman du Genji constitue en quelque sorte un faisceau de chemins qui partent dans de multiples directions, et en même temps un point de concentration vers lequel convergent divers chemins.

NOTES

1. Voir Sumie Terada, « La prose dans le contexte de la poésie », in Éloge des sources, Arles, éd. Philippe Picquier, 2004, pp. 141-166. 2. La composition est réalisée collectivement : les participants se rassemblent et proposent, tour à tour, des vers qu’ils conçoivent sur place pour former généralement un hyakuin 百韻, une séquence de cent vers. Chaque vers dans cet enchaînement effectue une double opération, continue et discontinue : il forme une unité cohérente avec le vers qui le précède tout en dissociant ce dernier du vers auquel il succède. 3. Itai senku, Fu Genji kokumei renga daiichi 異体千句 賦源氏国名連歌 第一 (Mille vers de formes particulières, première centaine [hyakuin], thèmes : le Roman du Genji et les noms de provinces), 64e et 65e vers, Senku renga shū 3, coll. « Koten bunko », éd. Shimazu Tadao et al., 1981, p. 228. Cette série de mille vers fut composée en 1456 par Kanisawa Gen.i 金(蟹)沢下野守入道源意, guerrier entré en religion, vassal de Yamana et gouverneur de la province de Shimotsuke, sous l’influence de la faveur nouvelle dont jouissent les anciennes pratiques à l’époque.

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4. Pour le témoignage de Yoshimoto, voir S. Terada, op. cit., p. 167. 5. Cette séance de renga fut organisée au plus tard en 1370 avec la participation de Yoshimoto et de Kyūsei (Gusai) 救済 (1282 ?-1376 ?), un des plus grands poètes de renga du XIVe siècle. Les vers cités sont les 76e-79e de la cinquième centaine, coll. « Koten bunko », Senku renga shū 1, éd. Shimazu Tadao et al., 1978, p. 108. 6. Diverses listes furent constituées au fil du temps et le nombre ainsi que le choix des mots varient considérablement des unes aux autres. Pour ce passage, nous nous sommes référée à la liste proposée par le Hikaru Genji ichi-bu renga yoriai. Les pointillés signalent d’une part les expressions qui ne figurent pas dans la liste et d’autre part des termes qui figurent bien dans la liste, mais se rapportent à d’autres passages du Genji. 7. Le Dit du Genji, tome 1, trad. René Sieffert, p. 272. 8. Genji monogatari, Shinpen Nihon koten bungaku zenshū (ci-après SNKBZ), Shōgakukan, tome 2, 1995, pp. 207-208. 9. Ce poème est analysé ici même dans l’article de Michel Vieillard-Baron. http:// cipango.revues.org/596 10. Ichijō Kanera (1402-1481), le petit-fils de Yoshimoto, qui joua un rôle analogue à ce dernier, déplore la tendance consistant à utiliser à tort et à travers les Genji kotoba dès qu’il s’agit d’enchaîner un vers à un autre contenant un titre de ce roman (cité par Ii Haruki, « Renju gappeki shū ni mi-rareru Genji yoriai – Genji kokagami, Hikaru Genji ichibu renga yoriai, Genji monogatari nai renga tsukeai nado to no kanren » –, in Renga to sono shūhen, Hiroshima chūsei bungaku kenkyūkai, Hiroshima, 1967, p. 426). 11. Shunmusō chū, in Renga kochūshaku shū, Kaneko Kinjirō (éd.), Kadokawa shoten, 1979, p. 289. 12. Sieffert, op. cit., p. 262. 13. SNKBZ, op. cit., p. 190. 14. Ōnin gannen natsu Shinkei dokugin yamanani hyakuin 応仁元年夏心敬独吟山何百韻 (Cent vers en solo de Shinkei ayant comme thèmes insérés des mots comprenant « montagne », composés durant l’été de la première année de l’ère Ōnin [1467]), vers 88e-90e. Shinkei représente avec Sōgi 宗祗 (1421-1501), le plus célèbre poète de renga et maître de Shōhaku, la poésie de l’époque médiévale. Précisons que le thème inséré (fushimono) était devenu à cette époque un dispositif accessoire qui ne s’appliquait plus qu’aux premiers vers. 15. Shinkei no seikatsu to sakuhin, Kaneko Kinjirō, Ōfūsha, 1982, p. 315-316. Kaneko associe « tachibana » avec un épisode du Tsurezure gusa 徒然草 (Les heures oisives), chapitre 11. 16. Sieffert, op. cit., p. 245. 17. SNKBZ, op. cit., p. 156 (chapitre Hana chiru sato). 18. Elle vit avec sa sœur, une des épouses du défunt empereur, père du Genji. 19. Sieffert, op. cit., p. 265. 20. SNKBZ, op. cit., p. 196. 21. Une remarque dans le Yakumo misho 八雲御抄 (Traité des nuées divines) sur l’emploi d’un titre de chapitre du roman comme thème inséré se rencontre à la rubrique consacrée au renga. Cet ouvrage monumental consacré à la poésie japonaise fut rédigé par l’empereur Juntoku 順徳 (1197-1242) dans les années 1220, puis complété par la suite (Nihon kagaku taikei, tome sup. 3, Kazama shobō, 1972, p. 205). 22. Renga shinshiki tsuika narabi ni shinshiki kon. an tō 連歌新式追加竝新式今案等 (Nouvelles règles du renga complétées et réadaptées), compilé en 1501 par Shōhaku. Shōhaku lui-même n’était pas convaincu du bien-fondé de ce traitement d’exception (Shinkō gunsho ruijū, tome 13, vol. 306, p. 714). 23. Apparemment, il existait à propos de ces matières des opinions divergentes. Nous lisons tout de suite après un ajout qui dément cette affirmation (Ibid., p. 719). 24. Sur l’intérêt de Teika pour ce chapitre, voir S. Terada, op. cit., p. 156.

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25. Sur la richesse des réseaux poétiques gravitant autour de ce toponyme, voir ici-même l’article de Takada Hirohiko. 26. Précisons que le mot たび avait la signification d’un séjour en dehors de la maison où l’on vit habituellement. 27. Sieffert, op. cit., p. 264. 28. SNKBZ, op. cit., p. 195. 29. Sieffert, op. cit., p. 195. 30. SNKBZ, op. cit., p. 199. 31. Ibid., p. 266. 32. Sieffert, op. cit., p. 275. Le sujet des deux dernières phrases dans la traduction est le Commandant du troisième rang, ami intime du Genji qui lui rend visite au cours de son exil. Le commentaire de l’édition Shinchō (tome 2, p. 251) considère que le sujet est plutôt le Genji et son ami, ce qui nous paraît aussi plus plausible. 33. SNKBZ, op. cit., p. 213-214. 34. Dans la poésie japonaise, le ga (noble ou raffiné) représente l’esthétique orthodoxe du waka, et le zoku (bas, familier, trivial ou vulgaire) renvoie à tout ce qui est exclu de cette poésie noble. Le renga s’est développé au départ comme un genre léger destiné au divertissement, récupérant ce qui est rejeté par le waka, à commencer par le vocabulaire de la vie quotidienne (zokugo) et les composés sino-japonais, appelés haigon 俳言. 35. Notons au passage que ce sont des lieux hautement symboliques. On pourrait ajouter à cette liste Matsushima, qui représente l’Est du Japon. Ce toponyme apparaît dans les poèmes échangés entre le Genji et Fujitsubo, épouse impériale de feu son père, avec laquelle le Genji a eu une liaison secrète. 36. Sieffert, op. cit., p. 279. 37. Chapitre Suma, SNKBZ, op. cit., p. 224. 38. Rappelons que Sōgi était le premier spécialiste du Roman du Genji de son époque. 39. Nous disons « virtuels », dans la mesure où ils ne sont pas mentionnés explicitement, mais simplement suggérés dans le texte. 40. SNKBZ, op. cit., p. 173. 41. Sieffert, op. cit., p. 252-253. La traduction est partiellement remaniée. 42. Sur ce point, voir Jacqueline Pigeot, « Autour du waka », in Questions de poétique japonaise, Puf, 1997, p. 1-8, et S. Terada, « La prose dans les anthologies de poèmes », in Anthologie poétique en Chine et au Japon, Extrême-Orient Extrême-Occident, no 25, 2003, p. 99-119. 43. Voir par exemple le passage cité par Takada http://cipango.revues.org/589. 44. Sieffert, op. cit., p. 253. La mise en page adoptée dans la traduction souligne la structure du texte original. En effet, contrairement aux principales éditions japonaises actuelles, Sieffert sépare le passage en deux parties distinctes par l’introduction du changement de ligne : partie purement narrative et partie dominée par la description du paysage. 45. SNKBZ, op. cit., p. 174. 46. Voir l’article de Takada pour l’analyse de ce passage http://cipango.revues.org/589. 47. Sieffert, op. cit., p. 226 (traduction remaniée). 48. SNKBZ, op.cit., p. 118.

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RÉSUMÉS

Devenu une référence, le Genji contribue au développement du waka et du renga dans le Japon médiéval. Le chapitre « Suma » est particulièrement caractéristique de la nouvelle esthétique qui distingue alors ces deux formes poétiques.

Genji monogatari soon became a standard book and contributed to the development of waka and renga in Middle Age Japan. The chapter entitled “Suma” is particularly characteristic of the new aesthetic that distinguished these two poetic forms.

INDEX

Thèmes : littérature キーワード : Genji monogatari 源氏物語, monogatari 物語, renga 連歌, waka 和歌, Murasaki Shikibu 紫式部 (v. 973-v. 1014 ou 1025), shi 詩, Suma 須磨, Heian jidai 平安時代 (794-1185), bungaku 文学 Index géographique : Suma Keywords : Genji monogatari, Heian, Literature, monogatari, renga, waka, Tale of Genji, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 or 1025), Poetry, Suma Mots-clés : Genji monogatari, monogatari, renga, waka, Dit du Genji, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 ou 1025), poésie en chaîne Index chronologique : Heian

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Texte et prétexte Traduire le Genji en langue moderne Text et pretext: Genji’s translations in modern language

Anne Bayard-Sakai

1 Si on interrogeait les lecteurs d’aujourd’hui sur ce qu’est le Genji monogatari, certains pourraient être tentés de répondre, non sans une pointe d’ironie : le chef-d’œuvre de Setouchi Jakuchō. Traduire un classique en langue moderne est en effet un acte littéraire ambivalent. Par la traduction, le texte classique est conforté dans sa valeur canonique et constitutive d’une tradition qui ne peut exister sans lui ; dans le même mouvement pourtant, par cet acte qui conforte sa légitimité, il est rendu étranger à lui- même, potentiellement capté par un traducteur qui s’appropriera son prestige classique tout en le transformant en autre chose. Il sera donc ici question du statut et de la signification d’un certain nombre de ces actes ambivalents, de ces traductions modernes du Genji monogatari d’un genre un peu particulier : non pas de n’importe lesquelles de ces traductions récentes1, mais de celles que l’on doit à des écrivains, et qui s’inscrivent donc dans les bibliographies à un double titre littéraire – en tant que traductions du Genji, et en tant qu’œuvres d’un écrivain, plus précisément d’un romancier. Des textes, ainsi, pour lesquels le nom d’un romancier moderne vient se surajouter à celui de Murasaki Shikibu.

2 La distinction traductions savantes/traductions littéraires mérite que l’on s’y arrête un instant. Il n’est pas question ici des qualités littéraires que la critique ou les lecteurs reconnaissent de fait à telles ou telles traductions, mais des intentions affichées, auxquelles répond une certaine attente des lecteurs. La traduction savante (que l’on trouve parfois glosée comme « traduction que l’on doit à des spécialistes de littérature nationale » (kokubungakusha no yakubun 国文学者の訳文) aura comme but, au moins officiel, l’explicitation du texte de départ à travers la traduction, et non l’expression de la personnalité, ou de la vision du monde, ou de la vision de la littérature, de son auteur. Elle sera donc évaluée à l’aune de sa précision et de sa pertinence ; elle sera lue en même temps que les notes qui sont destinées à lever les obscurités et dissiper les incertitudes. Ces critères ne sont pas à l’œuvre dans l’évaluation des traductions que l’on appellera ici par commodité « littéraires ». On verra comment ces traductions

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intègrent, ou n’intègrent pas, la part savante d’explicitation des textes. Mais si on apprécie telle ou telle de ces traductions littéraires, ce ne sera pas parce que l’interprétation de tel point du texte sera convaincante. Le goût, le plaisir – ou le déplaisir – sont ailleurs.

3 Ce qui nous ramène au statut ambivalent des traductions littéraires en langue moderne. D’où tirent-elles leur légitimité ? D’abord, évidemment, de leur définition même comme hypertexte, et donc, en premier lieu, d’un prestige d’emprunt qui leur vient du Genji. Mais également de la littérarité exhibée par le nom d’auteur, qui figure sur la page de couverture, et qui se trouve même parfois intégrée dans le titre2. Le lecteur qui se lance dans la lecture d’une de ces traductions choisira tout autant le Genji que le nom de l’auteur – l’auteur de la traduction. Le texte d’arrivée, dès lors, viendrait si bien couvrir l’image de l’hypotexte que de celui-là ne subsisterait plus guère, précisément, que son statut d’hypotexte. Sans doute, le Genji souffre-t-il aujourd’hui de ce basculement, dans la mesure où si ce roman, comme emblème du patrimoine littéraire national, est présent dans l’esprit des lecteurs, son existence comme texte propre disparaît peu à peu, enfouie sous les strates successives de traductions, de réécritures, de mises en images, de détournements, qui, en somme, parasitent et épuisent son prestige. Et de fait les traductions littéraires occupent une place étrange, dans laquelle elles sont dans le même temps et indissolublement à la fois dans une extrême intimité avec le texte premier, et dans une extrême mise à distance.

4 Le fait qu’un nombre non négligeable d’écrivains se soient attachés à traduire le Genji en langue moderne est ainsi significatif en soi, comme si l’étrangeté de la tâche exerçait un pouvoir de fascination. Étant donné leur nombre, nous ne pourrons ici examiner toutes ces traductions, et il nous faudra nous limiter à celles qui, au moment de leur parution, par l’alliance du prestige du texte et de celui du nom d’auteur, ont marqué leur époque d’un point de vue littéraire ou éditorial et qui, de ce fait, sont encore aujourd’hui largement diffusées en version de poche ; autrement dit, aux traductions qui, par leur accessibilité, garantissent véritablement la présence contemporaine du Genji et pérennisent son statut de classique – mais immédiatement lisible pour les lecteurs actuels3. Certains d’ailleurs ont publié plusieurs versions successives que nous signalons, même si l’analyse ensuite se concentrera sur les dernières versions parues, celles donc reprises en poche. Enfin, pour prendre véritablement en compte l’actualité du Genji, nous devrons ajouter à notre liste la dernière version en date des traductions « littéraires » même si elle n’a pas encore paru en poche, celle qui a fait du Genji Monogatari un best-seller des temps modernes : la version Setouchi Jakuchō.

5 Notre corpus se compose donc ainsi : A. Yosano Akiko : 1. Yosano Akiko yaku, Shin.yaku Genji Monogatari, Kanao Bun.endō, 1912-1913. 与謝野晶子訳、「新譯源氏物語」、明 45—大 2、 金尾文淵堂刊。 2. Yosano Akiko yaku, Shinshin.yaku Genji Monogatari, Kanao Bun.endō, 1938-1939. 与謝野晶子訳、「新々譯源氏物語」、明 45—大 2、 金尾文淵堂刊。 Version reprise dans d’édition de poche : Yosano Akiko yaku, Zen.yaku Genji Monogatari, Kadokawa bunko, 1971. 与謝野晶子訳、「全訳源氏物語」、昭 46、角川文庫。 B. Tanizaki Jun.ichirō : 1. Tanizaki Jun.ichirō, Jun.ichirō yaku Genji Monogatari, Chūō Kōronsha, 1939-1941. 谷崎潤一郎、「潤一郎訳源氏物語」、昭 14−16、中央公論社。 2. Tanizaki Jun.ichirō, Jun.ichirō shin.yaku Genji Monogatari, Chūō Kōronsha, 1951-1954.

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谷崎潤一郎、「潤一郎新訳源氏物語」、昭 26−29、中央公論社。 3. Tanizaki Jun.ichirō, Jun.ichirō shinshin.yaku Genji Monogatari, Chūō Kōronsha, 1964-1965. 谷崎潤一郎、「潤一郎新々訳源氏物語」、昭 39−40、中央公論社。 Version reprise dans d’édition de poche : Tanizaki Jun.ichirō, Jun.ichirō yaku Genji Monogatari, Chūkō bunko, 1973. 谷崎潤一郎、「潤一郎訳源氏物語」、昭 48 、中公文庫。 C. Enchi Fumiko : 1. Enchi Fumiko yaku, Genji monogatari, Shinchōsha, 1972-1973. 円地文子訳、「源氏物語」、昭 47−48,新潮社。 Repris dans l’édition de poche : Enchi Fumiko yaku, Genji monogatari, Shinchō bunko, 1980. 円地文子訳、「源氏物語」、昭 55,新潮文庫。 D. Setouchi Jakuchō : Setouchi Jakuchō yaku, Genji monogatari, Kōdansha, 1997. 瀬戸内寂聴訳、「源物語」、平 9,講談社。

6 Que Yosano et Tanizaki aient publié plusieurs versions est, en soit significatif. Leurs choix de traduction ont, en effet, varié avec le temps, soit pour des raisons éditoriales et littéraires, soit pour des raisons plus politiques.

7 Prenons d’abord le cas de Yosano. La première version n’est pas exhaustive, et il s’agit bien plus en réalité d’une adaptation voire d’un résumé que d’une traduction. Les poèmes, en outre, sont traduits et reformatés en poèmes de cinq lignes. La deuxième version en revanche, comme l’indique d’ailleurs le titre de l’édition de poche (zen.yaku), est intégrale ; certes, on peut noter des omissions sur des parties de phrases, mais non sur des passages entiers. Les poèmes, cette fois, sont cités et non traduits.

8 Le cas de Tanizaki se présente très différemment. La première version, publiée en pleine guerre, est marquée par un choix stylistique – l’exposition en style -de aru –, et par une nécessité politique : la relation du Genji avec Fujitsubo est absente de la traduction. La deuxième version, publiée après guerre, rétablit les épisodes absents et opte pour le style en -desu/-masu. La troisième version est très proche de la deuxième, si ce n’est qu’elle adopte le nouveau système graphique, shin kanazukai 新仮名遣い, et c’est donc celle-ci que nous pouvons lire aujourd’hui en version de poche.

9 Avant d’aborder la spécificité des choix d’écriture de chacune de ces versions actuelles du Genji, examinons la manière concrète, pour ainsi dire matérielle, dont ces textes se rapportent à l’hypotexte. La traduction en langue moderne d’un classique tel que le Genji exige en effet que soient pris deux types de décision, l’un à propos de l’explicitation des éléments opaques du texte, l’autre à propos du traitement des poèmes qui ponctuent la narration.

10 La distance temporelle et historique qui nous sépare de l’élaboration du Genji est, bien évidemment, génératrice d’opacité. Des faits de civilisation peuvent nous être étrangers, des allusions incompréhensibles, des références inintelligibles – sans même mentionner les passages obscurs du texte lui-même. Dans ces traits d’opacité, les traductions savantes, en somme, puisent leur raison d’être : elles ont pour objectif de les dissiper grâce à un appareillage de notes ou de glose, d’expliquer ces faits de civilisation, d’éclairer les allusions, de préciser les références4. Le traitement des poèmes est inséparable de cette mission d’éclaircissement, et les notes ont à la fois une fonction d’aiguillage sémantique – elles donnent la signification des poèmes – et d’explicitation philologique – elles donnent les références et analysent la structure

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grammaticale et poétique du poème en précisant par exemple le fonctionnement des mots-pivots.

11 Les traductions littéraires sont, bien entendu, confrontées aux mêmes opacités de l’hypotexte. Or on constate que chacune des traductions opte pour des solutions, ou des absences de solution, différentes.

12 La version Yosano est, incontestablement, la plus insouciante de l’inconfort du lecteur, la plus brutale en ce sens dans la confrontation avec l’hypotexte. Aucune allusion n’est explicitée, aucune référence n’est donnée, et ce qui doit être compris par le lecteur l’est par une intégration, qui peut parfois être quelque peu paraphrastique, dans le corps du texte. On ne s’étonnera donc pas que les poèmes soient simplement cités, sans aucune explication et sans traduction en langue moderne. Ce dernier choix est d’autant plus intéressant que Yosano Akiko est la grande poétesse que l’on sait, dont la contribution au passage du tanka à la modernité fut décisive ; elle aurait pu traduire, se dit le lecteur… Mais précisément, c’est sans doute la conscience de la distance infranchissable qui sépare du tanka moderne le waka classique ou, plus précisément, le waka inséré dans la prose classique, qui l’a fait renoncer à proposer une transposition en langue moderne. Et dès lors qu’est radical son choix d’une traduction non savante, il est logique que les poèmes ne soient pas plus référencés et explicités que le reste de la narration5.

13 Enchi Fumiko opte, pourrait-on dire, pour une solution intermédiaire. Si aucun éclaircissement, aucune explicitation ne sont proposés au lecteur, les poèmes en revanche font l’objet d’un double traitement : ils sont cités dans le texte, et accompagnés d’une traduction très sommaire en langue moderne placée à la gauche des pages de gauche. Cette traduction se contente de reprendre un sens premier, élémentaire, et ne s’encombre pas d’échos sémantiques ou poétiques ; elle est résolument narrative, et ne se soucie guère de se donner une apparence poétique. Ainsi, le poème suivant, qui figure dans le chapitre Suma : いつとなく大宮人の恋しきに桜かざししけふも来にけり À chaque instant Déjà je me languissais Des gens de la cour Mais des fleurs qui me paraient Aujourd’hui me suis souvenu6 est-il glosé de la manière suivante : いつも大宮人は恋しいのに、花の宴の今日がまためぐってきた7 Alors que je me languis des gens de la cour, le jour de la fête des fleurs est revenu

14 Que le lecteur y ait gagné quelque chose dans sa compréhension intime du poème reste douteux, mais au moins un sens lui est-il proposé, intégrable dans sa lecture cursive, alors que le poème simplement cité risque de demeurer comme un point d’opacité. Il faut ajouter à cela que parfois le choix de ne pas vouloir donner un air poétique à la traduction du poème a des résultats éminemment… prosaïques ; on en veut comme exemple le poème de Murasaki no ue qui se trouve au début du chapitre Akashi : 浦風やいかに吹くらむ思ひやる袖うち濡らし波間なきころ Combien doit souffler Le vent qui balaye la baie ! Alors qu’à vous je songe Sans répit trempent ma manche Les vagues de mes larmes Et qui devient dans la glose Enchi :

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私は絶え間なく泣き暮らしていますが、そちらは天候はいかがでしょうか8 Tandis que je passe mes jours à pleurer, quel temps fait-il près de chez vous ?

15 La solution de Setouchi Jakuchō n’est pas fondamentalement différente de celle d’Enchi. Une « explicitation des mots et expressions » (goku kaishaku 語句解釈) placée à la fin de chaque volume et qui n’est pas de la main de Setouchi9 fait office de glossaire et explicite quelques allusions, mais pas de manière systématique. Les poèmes, quant à eux, sont cités et accompagnés, dans la partie inférieure de la page et avec une casse plus petite, d’une traduction qui glose en cinq vers. Ainsi, le poème du chapitre Suma déjà cité devient, glosé par Setouchi : いつもいつも都の人の恋しくて 偲んでばかりいるうちに 桜かざして宮中の花の宴に 晴れやかに舞ったあの日が めぐりきて都のなつかしさよ10 Toujours, toujours, des gens de cour je me languis Et tandis que je passe mes jours dans la nostalgie Du jour où épanoui j’ai dansé Paré de cerisiers lors de la fête des fleurs à la cour Comme la capitale me manque quand il revient

16 En somme, les choix de Setouchi donnent à la lecture l’impression d’être hybrides, comme si l’auteur n’avait pu vraiment se résoudre à ne pas se prévaloir de la place d’un sujet détenteur de savoir, d’où des ébauches d’explicitation, mais aléatoires, et une tentative pour poétiser les traductions de poème, avec un résultat qui n’emporte pas nécessairement la conviction. Il faut d’ailleurs signaler que dans chaque volume, après la traduction et avant le glossaire, figure un « Guide du Genji » (Genji no shiori 源氏のし おり), signé Setouchi, qui donne des indications générales sur le Genji (pour le premier volume) et des résumés des chapitres, comme si l’auteur craignait que la traduction ne se suffise pas à elle-même et que l’histoire ne soit pas intelligible si on ne présentait en même temps au lecteur un digest.

17 Ceux qui connaissent Tanizaki Jun.ichirō comme inventeur de configurations romanesques ne s’étonneront pas de constater que les solutions adoptées par cet auteur sont les plus élaborées. La traduction est dotée d’un appareil critique sous la forme de notes en haut de pages, comme par mimétisme formel sur des éditions savantes. Les poèmes, cités dans le texte, sont traduits didactiquement dans cet espace, où sont données également les références. Ainsi, le même poème du chapitre Suma se trouve-t-il explicité et glosé chez Tanizaki de la manière suivante : 「ももしきの大宮人はいとまあれや桜かざして今日も暮しつ」 [古今六帖]によ る。「自分はいつということはなく、始終大宮人が恋しいのに、昔桜の花をか ざして遊んだ(「花宴」での事実をさす)その日さえ廻って来たことよ」で、 「それゆえ今日は一層恋しい」の意11。 Source : « Les courtisans du palais / — Résidence de l’empereur — / Ont bien du loisir : / La tête ornée de fleurs de cerisiers / Toute la journée ils ont passé ! » (Kokin rokujō) La signification est : « Alors que je me languis sans cesse des gens de la cour, voici revenu le jour où jadis nous nous sommes amusés avec des branches de cerisier (allusion aux événements qui se sont déroulés lors du “banquet aux fleurs”) », « si bien que je me languis encore plus aujourd’hui ».

18 Il n’est pas absolument certain que cette explicitation soit réellement éclairante, mais le lecteur a malgré tout le sentiment que l’auteur lui livre quelques repères. De fait, les allusions poétiques sont ainsi signalées dans le texte, et les références données en haut de page. Qu’est-ce qui sépare alors la traduction Tanizaki d’une traduction savante ? Le

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degré de précision des informations. Si une référence poétique est donnée, elle le sera au recueil et non, plus finement, au chapitre, ou au poème en question lui-même. Il semble, à la lecture, que Tanizaki ait voulu en rester à une demi-mesure, ou qu’il ait voulu donner une apparence savante à sa traduction sans que le poids du dispositif de savoir vienne en définitive parasiter la traduction elle-même.

19 Pour résumer la question que posent ces choix et la variété des dispositifs matériels qui en résultent, on peut dire qu’il s’agit, en définitive, de la préparation dans le texte de ce que sera la lecture, de ce que l’auteur, d’une certaine manière, veut faire comprendre au lecteur, sachant que la distance avec l’hypotexte est une donnée de départ de cette lecture. Dans la version Yosano, les poèmes sont là pour figurer une poche d’incompréhension pour le lecteur, cette incompréhension permettant précisément de rappeler la distance, évidemment historique en premier lieu, avec l’original. Mais ce rappel, cette évocation, ont aussi un effet paradoxal, qui est de mieux montrer à quel point tout le reste est compréhensible et donc à quel point ce que l’on ne comprend pas a peu d’importance. Dans la version Enchi, nous avons affaire à une sorte de neutralisation de ce qui tient à l’histoire et au patrimoine littéraire : en comprenant le sens des poèmes, on peut passer à la suite, ne pas s’y arrêter, et gommer tout ce qui est allusions. Ce qui serait inintelligible se trouve masqué, il n’y a rien, en somme, à ne pas comprendre. Dans la version Tanizaki, en revanche, le fait que nous ayons affaire à un texte patrimonial est signalé avec insistance ; le lecteur se voit constamment rappelé qu’il est devant un texte que traversent de part en part les références littéraires de l’époque Heian, et l’insistance de ce rappel tend à indiquer qu’il s’intègre dans le projet d’écriture en tant que tel. Trois manières, donc, de situer au sens le plus matériel du terme le texte dans l’histoire littéraire, trois manières certainement symptomatiques de ce que sont les différents textes en tant que tels.

20 Comment pourrait-on alors caractériser à la fois leur positionnement spécifique et leurs différences mutuelles ? La question demeurera en partie irrésolue ici par manque d’éléments. Pour trancher en effet véritablement, il faudrait disposer d’informations sur les relations intertextuelles qui lient ces différentes versions, ce qui n’est malheureusement pas le cas. À n’en pas douter, des réflexions et des commentaires des auteurs les uns sur les autres, voire des échos directs d’une traduction à l’intérieur d’une autre nous apporteraient des éléments très instructifs. D’un point de vue théorique – mais que vaut alors la théorie – il est difficile de croire que l’intertextualité ne joue pas un grand rôle, ne serait-ce qu’en dessinant un genre subreptice qui serait la traduction en langue moderne du Genji, genre par rapport à quoi les uns et les autres se détermineraient en ménageant, dans chacun de leur texte, des écarts et des similitudes ; toutefois, en l’absence de preuves matérielles, nous nous abstiendrons de trancher. Il faut toutefois préciser que la conscience que l’on a affaire à un genre est en tout cas présente dans la critique, bien que la bibliographie sur la question ne soit pas très abondante12 ; l’un des articles les plus pénétrants sur la question, celui de Kitamura Yuika paru en 1992 dans la revue Bungaku, nous fournira ici plusieurs éléments de réflexion13.

21 Kitamura reprend dans son analyse un schéma globalement admis qui consiste à opposer Yosano et Tanizaki. Elle cite une remarque de Nakamura Shin.ichirō qui résume de manière très parlante une différence qui frappe dès l’abord quand on se penche sur les textes en question.

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「谷崎訳は王朝物語として「源氏物語」を再現しようと努力しているのであ り、与謝野訳は、小説として再生しようとしている14」 La traduction Tanizaki tente de reconstituer le Genji monogatari en tant que monogatari, alors que la traduction Yosano tente de lui redonner vie en tant que roman.

22 On peut estimer caricaturale cette opposition, lui reprocher, comme à toute comparaison, de comparer des choses qui ne sont pas comparables pour de mauvaises raisons, mais elle rend compte, semble-t-il, d’une différence d’intention qui est patente à l’examen des textes. Ici, nous nous appuierons sur l’incipit du chapitre Suma, dont nous donnons en annexe les différentes versions.

23 À la lecture de ces quatre textes, l’un des points les plus marquants est certainement l’effet qu’obtient Tanizaki par son choix du style en -desu/-masu. C’est par excellence un style d’adresse, katarikake no buntai 語りかけの文体, que l’auteur n’utilise pas seulement pour les propositions conclusives mais aussi pour celles, subordonnées ou connectives, qui sont intérieures à la phrase. En procédant ainsi, Tanizaki pose très fortement, on serait presque tenté de dire physiquement, un interlocuteur présent, et non un destinataire abstrait qui n’est qu’une instance narrative. Le résultat est un récit éminemment à la première personne – une première personne non pas grammaticale mais énonciatrice, mené par un narrateur (très généralement) hétérodiégétique. Autre caractéristique, le rapport du temps de l’histoire et du temps du récit demeure indéterminable et changeant : rétrospectif ou – faussement – simultané. Cette sorte de labilité temporelle n’est possible que grâce à la présence de ce narrateur énonciateur, qui se déplace très librement le long du double fil temporel du récit et de l’histoire. Les choix stylistiques de Yosano la conduisent en revanche à construire une narration toute différente. Son narrateur, strictement hétérodiégétique, mène une narration de troisième personne, qui ne pose aucun destinataire présent dans la lettre du texte15 ; il n’y a en ce sens pas de marquage énonciatif particulier. De même que la traduction ne s’accompagne d’aucun dispositif permettant d’aider la lecture, de même le texte ne propose aucune aide au lecteur pour entrer plus facilement dans le texte par le biais d’un énonciataire auquel il pourrait s’identifier. C’est, en somme, un texte que le lecteur est invité à aborder sans médiation. De cette même caractéristique relève la temporalité du texte : le récit est clairement à l’accompli, coulé dans un passé narratif dont on aurait, pour une fois, envie de dire qu’il est tout autant passé que narratif… De ce choix, il faut enfin signaler une conséquence sur la terminaison des phrases : on relève en effet une multiplication des formes en -ta, avec un effet rythmique de martèlement.

24 Cette différence dans les options stylistiques fondamentales a des répercussions sur les modes de désignation des personnes. Le narrateur de Tanizaki, présent dans le texte, évite de mentionner le sujet, grammatical et acteur, de la phrase, et c’est souvent par la manière dont sont utilisés les termes dits de politesse (keigo 敬語) que le lecteur parvient à identifier les personnes en cause. Chez Yosano, le narrateur, qui est extérieur au texte, restitue beaucoup plus largement les sujets et donc recourt aux keigo d’une manière que l’on pourrait dire raisonnée. Chose notable, il n’en utilise pas quand il est question du personnage du Genji.

25 Comment le narrateur se désigne-t-il alors lui-même dans le texte ? Une de ses interventions directes, dans le même chapitre, est significative à cet égard (voir annexe 2).

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26 On voit que Yosano fait intervenir quelqu’un dont la définition est de coucher par écrit le récit : hissha 筆者, celui qui tient le pinceau, un scripteur, et l’omission sur laquelle il revient relève logiquement du verbe kakimorasu 書き漏らす, omettre ou négliger de transcrire. Cette caractérisation du narrateur comme scripteur est certainement celle qui le place à la plus grande distance de son texte ; on pourrait même presque voir un dédoublement, le narrateur commentant un geste effectué par (lui-même en tant qu’il a été) le scripteur. Chez Tanizaki, si l’on trouve le même verbe, il est assumé à la première personne, première personne identique au narrateur et qui demeure entièrement présente dans son récit, si présente même que la phrase suivante déjà est réintégrée dans son énonciation.

27 La différence de positionnement des narrateurs explique alors que le rapport à la subjectivité – celle du narrateur comme celle des personnages soit si différent dans les deux versions. La toute première phrase de l’incipit en donne un exemple presque caricatural : Yosano a tendance à extérioriser, objectiver les événements (la phrase est construite autour des incidents qui deviennent de plus en plus nombreux), alors que Tanizaki centre sa phrase – en conformité avec l’original – sur les pensées du prince Genji, faisant pénétrer le lecteur dans l’intimité de sa subjectivité. Il est d’ailleurs également remarquable que le narrateur ici, comme très souvent, semble épouser les méandres des délibérations intérieures du personnage, dans des énoncés qui semblent se replier et se déplier selon son humeur et l’air du temps, alors que chez Yosano, en revanche, le narrateur rationalise le discours et ordonne les pensées qui sont présentées avec la plus grande clarté possible.

28 Chez Tanizaki comme chez Yosano, il est évident que les choix convergent pour obtenir un effet d’écriture et de lecture spécifique. Dans le cas de Tanizaki, tout semble dicté par la volonté de faire entendre une voix narrative ou mieux : une parole narrative16. Mais cette parole est ici surdéterminée : en l’occurrence, elle lui permet de reconstituer une situation d’interlocution particulière, celle que le lecteur doit comprendre comme constitutive du monogatari17. Tanizaki est d’ailleurs très attentif à recréer une sorte d’ambiance langagière qui rappellerait Heian : il tente, dans la mesure du possible, de garder le lexique original, de recourir, d’une façon générale, à du vocabulaire ancien, kogo 古語, et d’éviter les mots d’origine chinoise ou composés de , kango 漢語 (à la différence de Yosano qui recourt largement aux kango et aux shingo 新語). On comprend alors le rôle que joue, dans cette stratégie globale, la fonction dévolue à la présentation matérielle du texte et à l’« air savant » de la traduction ; il y a un effet de brouillage, le lecteur ne sait pas si c’est la traduction ou l’original qui est accompagné de notes… Si le texte mérite un appareil critique, c’est en fait parce qu’il est un monogatari, donc un texte classique, avant d’être une traduction d’un monogatari. En somme, le dispositif matériel relève d’une entreprise plus générale d’accréditation, dans lequel l’hypertexte prétend non pas tant traduire l’hypotexte que se substituer à lui – devenir lui, dans sa forme comme dans son élaboration, puisque même la parole qui l’a produit se trouve ici restituée.

29 Mais l’affaire se complique ici du fait que cette parole est supposée reproduire la parole du monogatari. Or il y a une facticité du choix, puisque la parole narrative que l’on entend dans la version moderne ne s’adresse pas au(x) même(s) interlocuteur(s) que la voix narrative de l’original, qu’il n’y a pas de partage d’un même champ de culture et de langage chez destinateur et destinataire – bref qu’il y a un millénaire entre l’original et la traduction. Autrement dit, le texte de Tanizaki et la situation d’énonciation qu’il

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met en écriture mime ce qui était dispositif textuel et énonciatif chez Murasaki Shikibu : il est, par le choix de cette simulation, une fiction. L’« ambiance langagière » qui nimbe le texte est, elle aussi pure fiction, n’appartenant pas plus au monogatari original que le narrateur. En ce sens, dire de la traduction Tanizaki qu’elle est fictionnelle n’a aucun sens s’il s’agit du contenu, mais le qualificatif prend tout son intérêt si on l’applique à l’énonciation elle-même.

30 Demeure alors une question non résolue : l’oblitération ou la prise en compte de la dimension écrite du texte18. Certes, nous lisons un texte écrit. Mais ce texte est-il supposé être lu comme une transcription simulée d’une parole préalable ? Ou l’énonciation se coule-t-elle d’emblée dans une mise à l’écrit ? Le verbe kakimorasu, de ce point de vue là, est intéressant, car il semble, en quelque sorte, échapper à Tanizaki, relever d’une logique étouffée du texte écrit, sachant que la formulation de l’original n’imposait pas le choix de ce verbe dans la traduction, que différentes solutions pouvaient être envisagées. Autre indice, encore : la présence du nom de l’auteur dans le titre. Comment comprendre ce Jun.ichirō yaku ? Quel lien est-il ainsi suggéré entre l’auteur, dont le nom est mis en avant, et la parole, dont procède fictivement la narration ? Si cette parole que l’on entend est, dans le titre même, rapportée à l’auteur qui l’a forgée dans ses mots, autrement dit si sa dimension fictionnelle est soulignée, peut-être sommes-nous en droit d’y percevoir une sorte d’aveu – aveu que l’on est dans un théâtre d’ombre, éminemment littéraire, il va sans dire.

31 Revenons alors à Yosano Akiko. Ses choix amènent, incontestablement, des effets d’écriture beaucoup plus stables, sans oscillation dans les partis narratifs. D’une certaine manière, on pourrait soutenir qu’à l’opposé de Tanizaki, elle cadenasse le texte, en faisant taire sa part de parole vive, pour en faire le lieu d’une écriture de la maîtrise, d’un récit sous contrôle. On peut lire là le souci de juguler ce qui peut paraître déborder les catégories clairement établies ou en cours d’établissement, dans le traitement de la subjectivité ou des personnes narratives. Il y a, à cet égard, une forme de censure de la voix dans le texte de Yosano. De cette censure, on peut proposer plusieurs explications ; l’une serait que cette voix réduite au silence relèverait d’une oralité considérée comme prémoderne, que le roman comme genre a dû, à un moment de l’histoire littéraire, étouffer, pour devenir justement genre. En somme, la traduction Yosano, du point de vue matériel comme du point de vue narratif, se présente comme celle qui est la moins soucieuse de la restitution du passé ; elle transpose franchement, ce qui lui permet certainement d’investir le plus aisément une forme romanesque moderne. Chez Yosano Akiko, le Genji monogatari devient, en somme, un roman de Yosano Akiko ; et le fait qu’elle puisse recourir largement à des shingo prouve qu’elle n’a aucun modèle à reproduire.

32 Les deux tentatives évoquées jusqu’à présent exercent, dans la radicalité de leur démarche, un pouvoir de fascination. Mais le lecteur ne peut s’empêcher d’avoir le sentiment qu’à bien des égards, les choix qui les déterminent sont dictés plus – ou au moins autant – par des considérations littéraires générales que par une attention portée au Genji Monogatari en tant que tel.

33 Par son choix stylistique d’une narration en -desu/-masu, la version Setouchi se rapproche plus de la version Tanizaki que de la version Yosano. Toutefois, la préoccupation de reconstituer un univers narratif n’y a guère de place. Ainsi Setouchi n’hésite pas à recourir largement aux discours directs entre crochets – donc à injecter une modalité énonciative très anachronique, et à mettre dans la bouche des

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personnages des propos qu’ils n’ont, à la lettre, jamais tenus… D’une manière générale, la traduction est parfois à la limite de l’adaptation ou de la glose ; le vocabulaire est souvent moderne, les kango sont nombreux, les personnages (et donc les lecteurs) ne se perdent pas dans les méandres de la subjectivité des personnages. Tout se passe donc comme si la modernité autorisait que l’on prenne autant de libertés qu’il paraît nécessaire en fonction d’une représentation à la fois des attentes des lecteurs d’aujourd’hui et de leur capacité de compréhension. Dans une sorte de préface à la nouvelle présentation de sa traduction, Setouchi décrit ainsi son propos : 私が源氏物語の現代語訳を手がけたのは、(中略)源氏物語がどんなに面白い 大長篇恋愛小説であるかを、知ってほしいと思ったからである。これを書いた 子持ちの若い未亡人だった紫式部の天才に、目をみはってほしかった。 光源氏という絶世のハンサムで、あらゆる才能を生まれながらに恵まれた主人 公が、次々起すラブアフェアは、二十一世紀の現代でも決して旧くはない19。 Si j’ai entrepris de traduire le Genji monogatari en langue moderne, […] c’est parce que je voulais faire savoir combien passionnant est le Genji monogatari comme grand roman d’amour. Je voulais que l’on s’émerveille devant le génie de l’auteur, Murasaki Shikibu, qui était une jeune veuve chargée de famille. Les love affairs que provoque le héros, d’une beauté inouïe, doté dès la naissance de toutes les qualités, n’ont rien de désuet même en notre vingt-et-unième siècle.

34 Les intentions de Setouchi sont claires : il s’agit de donner aux lecteurs la version la moins dépaysante du Genji, de leur faire retrouver dans ce texte, mais au superlatif, ce qu’ils peuvent aimer dans la littérature sentimentale. Le jugement que le lecteur se forgera devant cette traduction dépendra donc en définitive de ses propres représentations de ce que peut être la lecture aujourd’hui d’un classique.

35 Venons-en alors à la traduction Enchi. Ses choix énonciatifs ont ceci de particulier qu’ils induisent une sorte de variation de la distance focale, avec un narrateur qui tient parfois le texte et les événements de l’histoire à distance, et qui parfois se met à s’en rapprocher très fortement. Ces variations peuvent se produire d’un paragraphe à l’autre, mais aussi à l’intérieur d’un même paragraphe, voire même à l’intérieur d’une seule phrase comme le montre la première phrase du chapitre Suma. Le lecteur a le sentiment d’assister aux déplacements d’un narrateur qui entre et sort à sa guise de l’histoire et qui, de ce fait, marque fortement son rôle de meneur de récit alors même qu’il ne fait pas entendre de parole : le texte n’est pas en -desu/-masu, la narration ne passe pas par la reconstitution d’une énonciation. Du coup, dans la version Enchi, le narrateur peut se permettre d’intervenir et d’ajouter des éléments dans le texte20. Si l’on reprend la première phrase d’incipit, 世にあるのがひどく煩わしく、耐えきれないようなことばかりつもってくるの で、源氏の君は、この上、強いて知らぬ顔を作って京に暮らしていても、今よ りもっと恐ろしい事態が起ってくるかもしれない、遠流などの恥を見ないうち に自ら京を退去して、政治に望みを持たぬことを、潔く天下に示したほうがよ い、とお考えになるようになった。 toute la partie soulignée est un ajout du narrateur qui, profitant de sa position de narrateur omniscient, se glisse dans l’esprit du personnage pour donner un aperçu plus circonstancié de ses méditations. Un narrateur omniscient qui ne recule devant rien, pourrait-on dire… Mais Enchi Fumiko s’explique de ce choix dans la préface de sa traduction. 桐壺の更衣,光源氏、藤壷の宮、六条の御息所,空蝉などの内部に立ち入っ て、本文では美しい紗膜 (ママ) のうちに朧ろに霧りかすんでいる部分に証明を 与えているのは、私自身が「源氏」を読んでいるうちに自然にそこまでふくら んでいかなければならなかった止むを得ない膨張なのであって、こうした加筆

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を古典に対する礼を失した態度と見る読者もあるかもしれない。しかし、私 は、奇を衒ったり、原作を歪曲したりするためにこの加筆を行なったのではな い。「源氏」を読んでいる間に、それらの部分にくると、いつも憑かれたよう に自分のうちに湧き立ち、溢れたぎり、やがて静かに原文の中に吸収されてゆ く情感をそのまま言葉に移して溶かし入れなければいられないままにそうした のである。その点、私にとっては、この現代語訳は、加筆の部分も含めて、原 作への純粋な愛の表現であることに何の後ろめたさも感じない21。 Si, pénétrant dans l’inimité de la dame de Kiritsubo, du Prince Genji, de la dame de Fujitsubo, de la dame de Rokujō, d’Utsusemi, j’apporte un éclairage dans ces recoins qui, dans le texte original, demeurent enrobés de brume et cachés derrière un magnifique voile, ce sont là des expansions inévitables qui se sont produites alors que je lisais moi-même le Genji, et certains lecteurs considéreront peut-être ces ajouts comme des offenses à l’égard de ce classique. Mais je n’ai pas procédé à ces ajouts pour me singulariser, ou pour pervertir l’original. Alors que je lisais le Genji, lorsque j’arrivais à ces passages, comme si j’étais possédée, des sentiments surgissaient en moi, débordaient pour ensuite être absorbés doucement par le texte original, et je ne pouvais faire autrement que les transposer en mots pour les couler dans la traduction. Et de ce point de vue, ma traduction en langue moderne, expression, jusque dans les ajouts, de l’amour désintéressé que je porte à l’original, ne suscite en moi aucune mauvaise conscience.

36 Irrespect pour irrespect, autant choisir la voie qui permet au texte de se voir insuffler une nouvelle vie, ce qui se produit au moment où le narrateur – double ici de l’auteur – s’est vraiment approprié non pas le texte dans sa lettre, mais, plutôt, son univers romanesque. Du point de vue de l’usage que fait Enchi des mots, son utilisation de lectures ajoutées, rubi ルビ, surimposant des termes tirés du lexique indigène, wago ou yamatokotoba 和語, à des kango, pourrait confirmer cette approche. Ainsi, le mot seiji 政 治 se voit-il doté de rubi incitant le lecteur à lire ici matsurigoto. Selon Kitamura, cet usage des rubi serait une manière de concilier le respect de l’évocation de Heian qui passe par les wago, et un mode de réception contemporain des textes fondé sur la lecture comme approche visuelle des mots, les kango ayant à cet égard plus d’impact que les yamatokotoba. De ce point de vue, et quel que soit l’attachement que l’on puisse avoir pour les autres versions, si on considère la réussite ou l’échec d’un saisei, d’une régénération ou d’une accession à une nouvelle vie, c’est sans doute la tentative d’Enchi qui est la plus convaincante et qui parvient au mieux à trouver un équilibre entre le fait qu’il s’agisse à la fois d’un texte d’aujourd’hui, et d’un classique – parce qu’il est véritablement assumé, réapproprié, par un lecteur d’aujourd’hui.

37 Dans la préface de sa version, Enchi Fumiko s’interroge sur ce que signifie le fait de traduire un classique aujourd’hui. Indépendamment des réussites ou des échecs, et comme Enchi le laisse d’ailleurs entendre, c’est précisément le fait qu’un texte fasse l’objet de réappropriation à chaque époque qui le constitue en tant que classique. C’est aussi, il ne faut pas l’oublier, une ouverture de sens. Un texte, dit-on souvent, et disent en particulier les traducteurs, est fait de lui-même mais aussi de toutes les traductions passées, présentes et futures, qui déploient peu à peu et patiemment les significations qu’il porte. Ce qui est vrai de tout texte l’est a fortiori pour un classique, fondamentalement fécond et engendrant toutes sortes d’autres lui-même, pré-texte devenant prétexte pour le plus grand profit de la littérature. On peut donc pour conclure se livrer à un petit exercice de littérature fiction : un jour peut-être, les textes, les versions auxquelles nous nous sommes intéressés ici, seront devenus des éléments d’un ensemble plus vaste, d’ailleurs assez disparate, qui sera alors le Genji monogatari. Et en ce sens, le destin de toutes nos versions contemporaines, s’il leur est donné de survivre, ne consiste-t-il pas, en définitive, à devenir des variantes ?

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ANNEXES

(Pour chaque version est indiqué le nom de l’auteur, la tomaison suivie de la page ; l’original est cité dans la leçon donnée dans Shōgakukan Nihon koten bungaku zenshū, Genji monogatari, vol. 2, 1972, noté NKBZ) Annexe 1 : Incipit du chapitre Suma

◆ (NKBZ, p. 153) 世の中いとわづらはしく、はしたなきことのみまされば、せめて知らず顔にあり 経ても、これよりまさることもやと思しなりぬ。かの須磨は、昔こそ人の住み処 などもありけれ、今はいと里ばなれ心すごくて、海人の家だにまれになど聞きた まへど、人しげく、ひたたけたらむ住まひは、いと本意なかるべし、さりとて、 都を遠ざからんも、古里おぼつかなかるべきを、人わるくぞ思し乱るる。 よろづの事、来し方行く末思ひつづけたまふに、悲しきこといとさまざまなり。 うきものと思ひ棄てつる世も、今はと住み離れなんことを思すには、いと棄てが たきこと多かる中にも、姫君の明け暮れにそへては思ひ嘆きたまへるさまの心苦 しうあはれなるを、行きめぐりてもまたあひ見むことを必ずと思さむにてだに、 なほ一二日のほど、よそよそに明かし暮らすをりをりだに、おぼつかなきものに おぼえ、女君も心細うのみ思ひたまへるを、幾年そのほどと限りある道にもあら ず、逢ふを限りに隔たり行かんも、定めなき世に、やがて別るべき門出にもやと いみじうおぼえたまへば、忍びてもろともにもやと思し寄るをりあれど、さる心 細からん海づらの波風よりほかに立ちまじる人もなからんに、かくらうたき御さ まにてひき具したまへらむもいとつきなく、わが心にもなかなかもの思ひのつま なるべきをなど思し返すを、女君は「いみじからむ道にも、おくれきこえずだに あらば」とおもむけて、恨めしげにおぼいたり。

(与謝野/上366) 当帝の外戚の大臣一派が極端な圧迫をして源氏に不愉快な目を見せることが多く なって行く。つとめて冷静にはしていても、このままで置けば今以上な禍いが起 こって来るかもしれぬと源氏は思うようになった。源氏が隠棲の地に擬している 須磨という所は、昔は相当に家などもあったが、近ごろはさびれて人口も稀薄に なり、漁夫の住んでいる数もわずかであると源氏は聞いていたが、田舎といって も人の多い所で、引き締まりのない隠棲になってしまってはいやであるし、そう かといって京にあまり遠くては、人には言えぬことではあるが夫人のことが気が かりでならぬであろうしと、煩悶した結果須磨へ行こうと決心した。この際は源 氏の心に上ってくる過去も未来も皆悲しかった。いとわしく思った都も、いよい よ遠くへ離れて行こうとする時になっては、捨て去りがたい気のするものの多い ことを源氏は感じていた。その中でも若い夫人が、近づく別れを日々に悲しんで いる様子の哀れさは何にもまさっていたましかった。この人とはどんなことが あっても再会を遂げようという覚悟はあっても、考えてみれば、一日二日の外泊 をしていても恋しさに堪えられなかったし、女王もその間は同じように心細がっ ていたそんな間柄であるから、幾年と期間の定まった別居でもなし、無常の人世 では、仮の別れが永久の別れになるやも計られないのであると、源氏は悲しく て、そっといっしょに伴って行こうという気持ちなることもあるのであるが、そ

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うした寂しい須磨のような所に、海岸へ波の寄ってくるほかは、人の来訪するこ ともない住居に、この華麗な貴女と同棲していることは、あまりに不似合いなこ とではあるし、自身としても妻のいたましさに苦しまねばならぬであろうと源氏 は思って、それはやめることにしたのを、夫人は、 「どんなひどい所だって、ごいっしょでさえあれば私はいい」 と言って、行きたい希望のこばまれるのを恨めしくおもっていた。 (谷崎/二7) 世の中がたいそう面倒に、居心地の悪いことばかりが殖えて来ますので、努めて 平気を装って行くにしても、今にこれ以上の目に遭うようなこともと、思うよう におなりになりました。 あの須磨は、昔こそ人の住家などもありましたものの、今はたいそう人里を離れ た、荒れ果てた感じになっていまして、海人のいえさえ稀であると聞いておいで になりますけれども、あまり人の出入りの激しい、賑やかなあたりに住むのは本 意ではありません。そうかといって都を遠く離れるのも、故郷のことが気にかか るであろうと、人聞きが悪いほどお迷いになります。来し方のこと、行く末のこ と、よろずのことをお思いつづけにになりますと、悲しいことが実にいろいろと あるのです。どうせ憂きものと思い捨ててしまった世の中も、いよいよ離れてし まおうとお思いになれば、なかなか未練の出ることが多い中でも、あの姫君が明 け暮れに添えて嘆いていらっしゃる御様子のいとおしさは、何ものにもましてい じらしいのです。いったんは別れても再びめぐり逢うことが間違いないと分かっ ていらっしゃってさえ、ほんの一日二日の間別々にお暮らしなさる折々でさえ、 心配なように感じられ、女君も心細いようにばかりお思いになりますのに、幾年 という期限の定まった旅でもなく、「逢ふをかぎり」に隔たって行きますのも、 無常の世のことゆえそれがそのまま永の別れの門出にもなろうかと、とても悲し くお思いになりますので、いっそこっそり連れて行こうかなどとお考えになる折 もありますけれども、そういう物寂しい海浜に、波風よりほかにおとなう者もな いような所へ、こんな可憐な姫君をお連れになるのも不似合いであるし、御自分 としてもかえって気苦労の種となろうなどとお思い返しになりますのを、女君 は、「たとい死出の旅路であろうと、御一緒に参れますことならば」とお漏らし になって、恨めしそうにしていらっしゃるのでした。 (円地/二9) 世にあるのがひどく煩わしく、耐えきれないようなことばかりつもってくるの で、源氏の君は、この上、強いて知らぬ顔を作って京に暮らしていても、今より もっと恐ろしい事態が起ってくるかもしれない、遠流などの恥を見ないうちに自 ら京を退去して、政治に望みを持たぬことを、潔く天下に示したほうがよい、と お考えになるようになった。 あの須磨という所は、昔こそは人の住む家などもあったようであるが、今は大そ う里離れて、もの凄いほど荒れてしまい、海人の苫屋さえ稀にしかないとお聞き になるにつけて、また今の場合、人の出入りが多くざわざわと落ちつかない住居 は、わが本意にも叶うまい。それよりはいっそとお考えになるものの、さりとて 都から遠ざかるとなれば、また故郷のことが心にかかるに違いないと、未練にあ れこれ思い乱れておいでになる。 よろずのことにつけて、はなやかであった昔とこれから先の暗い将来をお思いつ づけになると、お心に沁みて悲しいことがさまざまあるのだった。辛い、くるし いものと諦めをつけてしまったはずの世の中にも、いよいよ遠くへ行き離れよう と思えば、やはり捨てがたい絆が数々ある。中にも、ご一緒にいられる対の女

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君、朝夕にお嘆きになる御様子は、何にも増さっていとしくあわれに思されるの であった。必ずまた逢えるとわかっていながらも、ほんの一日二日離れて暮らす のでさえ、あやしく心にかかり、女君も心細くばかり思って君を頼っていられた のに、今度こそ何年経ったら帰ると当てのある旅でもない。再び逢う日を頼みに して隔たって行ってしまっても、定めない憂き世では、やがて、それが永別の門 出にもなりかねまいと深く思い入るにつけて、いっそ女君をひそかに連れて行こ うかとお思いよりになることもある。しかし、そんなにももの淋しい海辺の、波 風よりほかには立ち交じる人もないような所に、こんななよやかな愛らしい方を 連れていらっしゃるのも、まことにふさわしくないことであるし、君御自身のお 心にも、いっそう物思いを増す種となろうと思い返される。女君は「どんなに辛 い恐ろしい道でも、君と御一緒でさえあれば」としきりにお心を仄めかして、一 人でお立ちになるのを恨めしげに思っておいでになる。 (瀬戸内/三6) 世の中の情勢がたいそう不穏になり、源氏の君は立つ瀬もないほど情けなく厭な ことばかりが多くなってきます。つとめてそ知らぬ顔をし平静を装っていても、 今にこれよりももっと恐ろしい事態がおこるかもしれない、と感じるようになり ました。 それならいっそ、流罪などという辱めを受ける前に自分から都を離れ、遠くへ 行ってしまおうとお考えになります。 「あの須磨というところは、昔こそ人の住家などもあったようだが、今は、すっ かり人里離れてもの淋しく荒れはてて、海人の家さえほとんど見られない」と か、お聞きになりましたけれど、 「あまりひとの出入りの多いうるさい所に住むのは、この際、本意ではない。か といって、都をすっかり遠く離れてしまうのも、かえって故郷の都のことがさぞ かし気にかかることだろう」と、源氏の君は、あれこれ見苦しいほどお迷いにな ります。

Traduction René Sieffert (Le Dit du Genji, tome 1, Presses Orientalistes de France, 1999, p. 247) : Sa position était fort délicate et ne faisait que s’aggraver, aussi en venait-il à se dire que s’il s’obstinait à demeurer à la Ville en feignant l’indifférence, il pourrait bien lui arriver pis encore. Il avait ouï dire de Suma que jadis, certes, des gens de qualité en avaient fait leur retraite, ce n’était plus à présent qu’une effroyable solitude, loin de tout lieu habité, où les maisons de pêcheurs même étaient clairsemées ; mais un lieu fréquenté, où on l’eût remarqué, n’eût du tout convenu à son dessein. Malgré cela, il se tourmentait vilainement à l’idée que, s’il s’éloignait de la capitale, l’inquiétude le rongerait de ce qui pourrait y advenir. Qu’il évoquât le passé ou qu’il songeât à l’avenir, ce n’était partout que raisons diverses de s’affliger.

Annexe 2 :

◆ (NKBZ, p. 185) ことや、騒がしかりしほどの紛れに漏らしてけり。かの伊勢の宮へも御使ありけ り。

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(与謝野/上389) 源氏が須磨へ移った初めの記事の中に筆者は書き漏らしてしまったが伊勢の御息 所のほうへも源氏は使いを出したのであった。 (谷崎/二36) そういえば、つい騒がしいことにまぎれて書き漏らしていました。あの伊勢の宮 へもお使いをお差立てになったのでした。 (円地/二39) そう言えば、何かと騒がしかった間の紛れに語り洩らしてしまったが、あの伊勢 に下られた御息所の御在所へもお使いが立ったのであった。 (瀬戸内/三42) ほんにそう言えば、つい何かと騒がしかったことに取りまぎれて、話し落として おりました。 あの伊勢の斎宮にも、お手紙を届けにお使いをさし向けられたのでした。

Traduction René Sieffert (op.cit., p. 263) : Mais au fait, dans tout ce tumulte, j’avais omis de le noter : chez cette Princesse qui était en Isé, il avait de même envoyé un messager.

Annexe 3 :

◆ (NKBZ, p. 204) 須磨には、年かへりて日長くつれづれなるに、植ゑし若木の桜ほのかに咲きそめ て、空のけしきうららかなるに、よろづのこと思し出られて、うち泣きたまふを り多かり。二月二十日あまり、去にし年、京を別れし時、心苦しかりし人々の御 ありさまなどいと恋しく、南殿の桜盛りになりぬらん、一年の花の宴に、院の御 気色、内裏の上のいときよらかになまめいて、わが作れる句を誦じたまひしも、 思ひ出できこえたまふ。 いつとなく大宮人の恋しきに桜かざししけふもきにけり (与謝野/上402) 須磨は日の永い春になってつれづれを覚える時間が多くなった上に、去年植えた 若木の桜の花が咲き始めたのにも、霞んだ空の色にも京が思い出されて、源氏の 泣く日が多かった。二月二十幾日である、去年京を出た時に心苦しかった人たち の様子がしきりに知りたくなった。また院の御代の最後の桜花の宴の日の父帝、 艶な東宮時代の御兄陛下のお姿が思われ、源氏の詩をお吟じになったことも恋し く思い出された。 いつとなく大宮人の恋しきに桜かざしし今日も来にけり と源氏は歌った。 (谷崎/二55) 須磨では年が改まり、日が長くて、つれづれな頃となりましたが、植えておかれ た若木の桜がちらほらと咲きそめ、空のけしきがうららかなので、いろいろのこ とが偲ばれ給うて、お泣きになる折々が多いのでした。二月の二十日あまりに は、去年都を別れた時にいとおしくお思いになった方々のおん有様などがたいそ う恋しく、南殿の桜はちょうど今が盛りであろう、一年の花の宴に、故院の御機 嫌が麗しく、今の帝がたいそうきよらかに優雅な御様子で、自分が作った詩の句 を誦じ給うたのになどとお思い出しになります。

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いつとなく大宮人の恋しきに 桜かざししけふもきにけり (円地/二57) 須磨では年も改まって、日も長くなりはじめ、つれづれなうちに、去年植えた若 木の桜もちらほら咲き始めた。空の様子のうららかさにつけても、君はさまざま のことが思い出られて、おもわず涙ぐみ給う折が多いのであった。 二月二十日過ぎ、去年京を離れた折に、不憫でならなかった女たちの御様子など もそれぞれに恋しく思われるし、また、南殿の桜も今花盛りであろう、いつぞや の花の宴の折に、御父帝の御機嫌麗しかった御有様、その頃東宮であらせられた 今の主上が、大そう清らかに奥ゆかしい御様子で、自分の作った詩を詠いあげて 下さったことなどもしみじみ思い出でられる。 いつとなく大宮人の恋しきに 桜かざしし今日も来にけり (瀬戸内/三63) 須磨では、年も改まり、日も次第に長くなって所在のない折から、去年植えた若 木の桜もちらほら咲き始めました。空の様子もうららかでのどかなのを御覧にな るにつけ、源氏の君は、さまざまのことを思い出されて、つい、泣いておしまい になることが多いのでした。 二月二十日過ぎには、去年都を離れてきた時、別れ難く不憫に思った女君たちの 御有り様などが、たいそう恋しくて、宮中の南殿の桜も今頃は花盛りになってい るだろう。先年の花の宴の折の、故桐壺院の御機嫌麗しかった御様子、まだ東宮 であられた今の帝の、大そうお美しく優雅でいらっしゃって、自分の作った詩句 をお吟じになられたことだった、などと、それからそれへとお思い出しになられ るのでした。 いつとなく大宮人の恋しきに 桜かざしし今日も来にけり Traduction René Sieffert (op.cit., p. 275) À Suma cependant, la nouvelle année venue, le Prince se morfondait au long des jours ; le jeune cerisier qu’il avait planté commençait à fleurir timidement, et le ciel lumineux éveillait en lui mille souvenirs qui, plus d’une fois, firent couler ses larmes. Passé le vingt de la deuxième lune, à l’heure où l’an dernier il avait quitté la Ville, il ressentit plus cruellement encore l’absence de celles dont il s’était éloigné à grand-peine ; les cerisiers du Pavillon du Sud devaient être dans toute leur splendeur ; il revoyait l’image de l’Empereur retiré, lors du banquet aux fleurs de l’autre année, et la noble prestance de l’Empereur actuel quand il avait déclamé les poèmes que lui-même avait composés. Quand à tout instant des habitants du Palais déjà je languis voici revenu le jour où de fleurs me couronnai

NOTES

1. En dehors de la version en langue moderne qui figure dans l’édition Nihon koten bungaku zenshū de Shōgakukan (1972) que l’on doit à Abe Akio 阿部秋生, Akiyama Ken 秋山虔 et Imai

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Gen.ei 今井源衛, l’une des plus célèbres est celle de Tamagami Takuya 玉上琢彌, publiée chez Kadokawa en 1964 et reprise en édition de poche dans la collection Kadokawa Sofia bunko. 2. On parle ainsi du Yosano Genji, ou du Tanizaki Genji ; et la version de poche de la traduction Tanizaki est intitulée Jun.ichirō yaku Genji monogatari (Le Genji Monogatari traduit par Jun.ichirō). 3. Pour mémoire, il existe une traduction du Genji par Funabashi Seiichi 船橋聖一 (publiée en 1976 chez Heibonsha), une autre par Tanabe Seiko 田辺聖子 (publiée en 1979-1980 chez Shinchōsha), une traduction – ou peut-être faudrait-il parler ici plutôt d’une adaptation – par Hashimoto Osamu 橋本治 intitulée Yōhen Genji Monogatari 窯変源氏物語 (publiée en 1991-1992 chez Chūō kōron sha). 4. Que les traductions savantes puissent parfois faillir à leur mission est un autre problème ; de jure, elles sont supposées proposer à la lecture le dispositif nécessaire pour le rendre clair. 5. On sait que Yosano a par ailleurs rédigé un commentaire du Genji, mais tout le texte à l’exception d’une page a disparu en 1923, lors du grand tremblement de terre du Kantō. Cf. Gaye Rowley, “Textual Malfeasance in Yosano Akiko’s Shin’yaku Genji monogatari”, Harvard Journal of Asiatic Studies, vol. 58, no 1, juin 1998, p. 218 ; Claire Dodane, Yosano Akiko, poète de la passion et figure de proue du féminisme japonais, Publications Orientalistes de France, 2000, p. 272. 6. Le poème est repris dans l’annexe 3, en fin d’article. Je remercie Michel Vieillard-Baron pour la traduction de la version originale des poèmes en langue classique ; la traduction des versions modernes est de mon fait. 7. Enchi Fumiko yaku, Genji Monogatari, vol. 2, Shinchō bunko, 1980, p. 57. 8. Ibid., p. 69. 9. Le glossaire se termine en effet sur la mention « Fait par Takagi Kazuko » (Sakusei Takagi Kazuko 作成高木和子) sans qu’aucune indication ne soit donnée où que ce soit sur cet auteur. 10. Setouchi Jakuchō yaku, Genji Monogatari, vol. 3, Kōdansha, 2001, p. 66 (édition dite shinsōban, « nouvelle présentation »). Le poème de Murasaki no ue du chapitre Akashi devient (ibid., p. 77) : はるかな須磨の浦風は どんなにはげしく吹くことやら あなたを思い遠くから 泣き暮らす涙の波にこの袖が 乾く閑なく濡らされて Le vent dans la baie de Suma lointaine Avec quelle force ne souffle-t-il pas Je pense à vous de si loin Par les vagues de larmes que je ne cesse de verser ma manche Est trempée sans avoir le temps de sécher 11. Jun.ichirō yaku, Genji Monogatari, vol. 3, Chūkō bunko, 1973, p. 55. 12. Voir par exemple Gaye Rowley, op. cit., p. 201-219; Midorikawa Machiko, “Coming to Terms with the Alien – Translations of Genji Monogatari”, Monumenta Nipponica, vol. 58, no 2, été 2003, p. 193-222. 13. Kitamura Yuika 北村結花, « Genji Monogatari no saisei – Gendaigoyaku ron 「「源氏物語」の再 生—現代語訳論」」 (Faire renaître le Genji Monogatari – théorie des traductions en langue moderne) », 文学 Bungaku, vol. 3, no 1, hiver 1992, p. 44-54. 14. Kitamura, op. cit., p. 45. 15. À la différence, donc, de l’interlocuteur présent dans le texte de Tanizaki. Nous n’abordons pas ici la question, largement débattue en théorie narratologique, de l’instance destinataire, de type lecteur impliqué, présente ou non dans le dispositif textuel. 16. Ce qui, au demeurant, est tout à fait conforme à l’un des ses principaux objectifs romanesques : inventer des narrateurs singuliers dont la parole produit le récit (voir 卍 [Svastika], Mōmoku monogatari 盲目物語 [Récit d’un aveugle], etc.)

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17. Sur le monogatari, voir Jaqueline Pigeot, « Autour du monogatari : questions de terminologie », Cipango, no 3, novembre 1994, p. 93-107. 18. La question demeure d’ailleurs entière pour l’original – faut-il lire le Genji Monogatari, ou peut-être tout monogatari, comme un texte écrit ou comme un texte proféré ? Quelle est la convention de lecture en la matière ? – mais elle dépasse notre propos. 19. Setouchi, op. cit., p. 1. La bande du livre porte l’accroche publicitaire 最高のラブストー リー、 « La plus belle des love stories ». 20. Ce que signale aussi par exemple Kitamura. 21. Enchi Fumiko, op. cit., vol. 1, p. 7.

RÉSUMÉS

La traduction d’une œuvre classique en langue moderne est ambivalente : elle confirme son statut de classique mais fait naître une œuvre nouvelle, fonction des intentions du traducteur. Sont ici étudiées quatre traductions « littéraires » marquantes réalisées par trois romanciers et une poétesse.

Translation of classic works into modern language is quite ambivalent: it reinforces its status, but produces a new work, due to the translator’s aim. Study of four significant “literary” translations, by three novelists and a poet.

INDEX

Thèmes : littérature, traductologie キーワード : Genji monogatari 源氏物語, gendaigo 現代語, Genji monogatari -- bājon 源氏物 語・バージョン, Murasaki Shikibu 紫式部 (v. 973-v. 1014 ou 1025), Setouchi Jakuchō 瀬戸内寂聴 (1922-), hon.yaku 翻訳, gendaigo yaku 現代語訳, Heian jidai 平安時代 (794-1185), bungaku 文 学, hon.yaku kenkyū 翻訳研究 Mots-clés : Dit du Genji, Setouchi Jakuchō (1922-), Genji monogatari -- versions, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 ou 1025), traduction Keywords : Genji monogatari – Translations, Genji monogatari – Versions, Heian, Literature, Tale of Genji, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 or 1025), Translating and Interpretation, Translation Studies, Translators Index chronologique : Heian

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Quelques éléments de la vie à l’époque du Genji

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Quelques éléments de la vie à l’époque du Genji Elements of the life at the time of Genji

1 Le roman de Murasaki Shikibu, comme la plupart des textes classiques, ne décrit pas, mais suggère. Très efficace pour évoquer la psychologie des personnages, cette écriture pose des problèmes d’ordre référentiel pour un lecteur contemporain qui ne partage pas la réalité de l’époque. Deux historiennes se sont attelées à la tâche pour combler ici ces lacunes : Marie Maurin (http://cipango.revues.org/601) présente le palais impérial situé dans la perspective de la capitale, et s’interroge également sur les valeurs symboliques du paulownia (kiri 桐) sous le nom duquel sont identifiés les parents du héros, l’empereur Kiritsubo et sa favorite, la dame de l’atour.

2 L’article de Charlotte von Verschuer (http://cipango.revues.org/1029), consacré aux vêtements, nous aide à nous représenter les personnages aussi bien dans leur intimité que sur la scène publique. Rappelons à ce propos que les tenues dans cette société rigoureusement codifiée constituaient un des éléments identitaires majeurs. L’article pointe également l’anachronisme des commentateurs qui projettent depuis l’époque médiévale l’image de silhouettes rigides (kowa shōzoku) sur la réalité de l’époque de ce roman, où prévalaient apparemment les tenues en lignes douces.

3 Des vêtements dans le Roman du Genji, il en est aussi question dans l’article de Takeda Sachiko (http://cipango.revues.org/605), spécialiste des costumes dans la période antique, mais du point de vue de « la féminité ». Sa lecture relève de l’approche culturaliste et tend à évaluer une réalité historique à partir de valeurs morales. Nous ne partageons pas nécessairement toutes ses conclusions, mais il nous a paru intéressant de donner un aperçu d’un type de recherches auquel le Roman du Genji donne également lieu.

4 Francine Hérail (http://cipango.revues.org/607), quant à elle, nous confronte à la réalité socio-économique de l’époque, loin du faste de la cour de Heian, à travers une présentation complète des gouverneurs de province (zuryō), richement illustrée par deux traductions de documents des Xe et XIe siècles. Nous voyons évoluer ainsi des personnages qui représentent l’un des rouages essentiels de la société à laquelle

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appartenait notre romancière, et ce n’est donc pas un hasard si certaines parmi les principaux protagonistes du roman sont, précisément, issus de ce milieu.

RÉSUMÉS

Introduction aux articles de M. Maurin, C. von Verschuer, S. Takeda et F. Hérail qui s’attachent à éclairer divers éléments du Genji tels que le palais impérial, les vêtements ou les réalités socio- économiques décrits dans le roman.

Introduction to M. Maurin, C. von Verschuer, S. Takeda and F. Hérail’s studies that highlight various aspects depicted in the Genji, such as the Imperial palace, clothing or socio-economic realities.

INDEX

Mots-clés : Dit du Genji, Genji monogatari, mœurs et coutumes, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 ou 1025) キーワード : Genji monogatari 源氏物語, fūshū 風習, Murasaki Shikibu 紫式部 (v. 973-v. 1014 ou 1025), Heian jidai 平安時代 (794-1185), jinruigaku 人類学, bijutsushi 美術史, bungaku 文学 Keywords : Genji monogatari, Heian, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 or 1025), Anthropology

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Le palais de Heian Sur les pas du Genji Following Genji’s Footsteps – the Heian palace

Marie Maurin

1 Kiritsubo, le titre du premier chapitre du Roman du Genji, correspond à un pavillon du palais impérial (daidairi 大内裏) de Heiankyō 平安京, la dernière capitale du Japon de l’époque ancienne, fondée en 794. Vers la fin du chapitre, Murasaki Shikibu mentionne ce même édifice, où réside la favorite de l’empereur, sous son nom chinois Shigeisha 淑 景舎, c’est-à-dire « clos du Paysage frais comme le printemps ». Mais elle donne fort peu de détails sur l’emplacement exact et l’aspect de cette partie du palais, comme c’est d’ailleurs le cas pour la plupart des lieux auxquels elle fait allusion dans son œuvre. Murasaki Shikibu n’a dû effectuer, selon toute vraisemblance, que des séjours très limités dans le temps et dans l’espace à l’intérieur du daidairi, ce qui pourrait expliquer en partie son laconisme. Quoi qu’il en soit, pour avoir une idée plus précise du cadre dans lequel évoluent les héros du Roman du Genji, il faut faire appel à d’autres sources d’information.

2 Les recherches archéologiques n’ont guère progressé, le site de Heiankyō ayant disparu très tôt dans le tissu urbain d’une autre ville, celle de Kyōto. Les fouilles ont permis d’exhumer quelques vestiges de la cour de l’Abondance et des plaisirs, Burakuin 豊楽 院, une vaste enceinte cérémonielle qui reposait en partie sur un soubassement maçonné. Mais les résultats restent très limités, d’autant que, comme on le verra plus loin, certains édifices du palais impérial consistaient en une ossature en bois surmontée d’un toit de bardeaux de cyprès dont le temps n’a guère eu de mal à effacer les traces. Outre les multiples sinistres dont elle a été victime durant toute la période de Heian, Heiankyō a été dévastée coup sur coup par deux gigantesques incendies vers la fin de l’époque ancienne1. Le premier s’est produit en 1177 ( 3) et en l’espace d’une nuit, il a anéanti quelque cent quatre-vingts quartiers dans la section de l’Est de la ville, entre la Cinquième avenue et l’avenue Konoemikado 近衛御門 (pl. 1 et 2). Plusieurs ensembles architecturaux et pavillons parmi les plus prestigieux et les plus imposants du palais impérial, dont la cour des Huit départements, Hasshōin 八省院, appelée aussi Chōdōin 朝堂院, et le pavillon de l’Ultime suprême, Daigokuden 大極殿, ont disparu

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dans les flammes, en même temps que la résidence du grand chancelier Fujiwara no Motofusa 藤原基房 (1145-1230), celles d’une dizaine de très grands personnages et une vingtaine de quartiers d’habitation ainsi que leur contenu (pl. 3 et 4). Un an plus tard (1178) presque jour pour jour, un second sinistre de grande ampleur a ravagé le sud de la section de l’Est et réduit en cendres une cinquantaine de quartiers2. La capitale n’était plus que l’ombre d’elle-même. C’est alors que le nom de Heiankyō (littéralement, la « capitale de la paix ») est tombé en désuétude et qu’il a été remplacé par celui de Kyōto. À partir du milieu du XIIIe siècle, on a d’ailleurs désigné le terrain à l’abandon où s’élevait autrefois le palais impérial sous le nom de « lande du palais » uchino 内野.

Plan de la ville de Heian en français

Planche 1. Plan de la ville de Heian en français (d’après un dessin de Nicolas Fiévé)

Plan de la ville de Heian en japonais

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Planche 2. Plan de la ville de Heian en japonais (d’après Nagahara Keiji et al., éd., Nihonshi jiten, Iwanami shoten, 1999, p. 1403)

Plan du palais impérial daidairi en français

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Planche 3. Plan du palais impérial daidairi en français (d’après Nicolas Fiévé, Atlas historique de Kyōto, UNESCO, 2008)

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Planche 3 (suite). Légende

Plan du palais impérial daidairi en japonais

Planche 4. Plan du palais impérial daidairi en japonais (d’après Nagahara Keiji et al., éd., Nihonshi jiten, Iwanami shoten, 1999, p. 1404)

3 Les sources écrites et iconographiques sont heureusement plus éloquentes. Il existe en particulier plusieurs ensembles de plans de la capitale dont certains ont été réalisés dès l’époque de Heian pour garder trace des dimensions et de la configuration du palais de Heian3. Le plus ancien de ces documents est le Kyūjōzu 宮城図 (Plan du palais impérial, pl. 9), dont on a conservé une copie datée de 1319 (Gen.ō 1). Celle-ci se présente sous la forme d’un rouleau où sont reproduits à l’encre rehaussée de couleurs légères des plans du palais impérial daidairi, de la résidence impériale dairi 内裏, de la cour de l’Harmonie centrale, Chūkain ou Chūwain 中和院, de la cour des Huit départements, Hasshōin, et de la cour de l’Abondance et des plaisirs, Burakuin 豊楽院. On y trouve par ailleurs mentionnés le nom des provinces qui ont effectué des travaux sur telle ou telle partie du palais ainsi que les incendies survenus dans la capitale entre 960 ( 4) et 1080 (Eihō 2), ce qui donne à penser que les plans du Kyūjōzu ont dû être réalisés dès cette période4. Le livre XLII du Engishiki 延喜式 (Règlements de l’ère Engi) contient lui aussi des plans du palais (Kyūzu 宮図), dont une copie du XIV e siècle qui fait partie des collections du Musée national de Kyōto5. Enfin Uramatsu Mitsuyo 裏松光世 (1736-1804), un noble de cour de l’époque d’Edo, a compilé une œuvre monumentale en trente-deux volumes, intitulée Daidairizu kōshō 大内裏図考證 (Recherches sur le plan du palais), où l’on trouve une description détaillée non seulement de chaque bâtiment du palais, mais aussi du mobilier qu’il contenait et même des végétaux qui poussaient dans les cours6. Les indications données par ces trois ensembles de plans sont par

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ailleurs confirmées par les représentations de diverses parties du palais qui figurent sur certains rouleaux de peinture, en particulier le Nenjūgyōji emaki 年中行事絵巻 (Rouleau enluminé du cycle des célébrations de la cour)7.

Plan de la résidence impériale, manuscrit, copie de 1319

Planche 9. Plan de la résidence impériale, manuscrit, copie de 1319,Kyūjō zu, Yōmei Sōsho : Kiroku monjo, Besshū, Shibunkaku shuppan, 1996

Heiankyō, une ville à l’image de la capitale des Tang

4 Comme ceux des capitales précédentes du Japon et de la Chine, les bâtisseurs de la ville de Heian ont soigneusement choisi l’emplacement de la résidence de l’empereur et du siège de l’administration centrale en fonction non seulement de la topographie mais aussi de la géomancie. Dans la cosmogonie chinoise, la capitale est en effet considérée comme le centre de convergence des influences cosmiques à partir duquel le souverain fait régner l’harmonie sur l’empire. Les spécialistes de la géomancie se sont assurés que la nature du terrain et sa configuration, et en particulier celle des montagnes et des cours d’eau étaient conformes à des impératifs bien définis. Les montagnes étant censées être imprégnées d’énergie vitale, une des tâches des géomanciens consistait à repérer celles qui étaient particulièrement chargées de forces bénéfiques, à conduire ces forces vers le bas et, partant, à les guider vers la capitale par le biais des cours d’eau soigneusement canalisés. Ils ont ainsi créé un site favorable qui bénéficiait d’influences fastes, tout en étant protégé de celles qui pouvaient être néfastes8. Et comme on le

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verra par la suite, l’organisation spatiale des cours (in 院) et des édifices de Heiankyō suivait les mêmes règles.

5 Les Japonais ont en outre emprunté à l’architecture chinoise deux autres grandes constantes, à savoir le principe d’axialité et la cour carrée fermée sur ses quatre côtés, qui donne aux ensembles architecturaux chinois et japonais l’aspect d’une succession de mondes clos plus ou moins vastes en fonction de leur importance9. Ils n’ont cependant pas doté Heiankyō des murailles protectrices qui entouraient Chang’an 長 安, la capitale des Tang (618-907), et la quasi-totalité des cités chinoises dignes de ce nom. Les remparts de la capitale se sont limités à une porte imposante au nom éloquent, Rashōmon 羅城門, ou porte de l’Enceinte, située au sud, à l’entrée principale de la ville, et rappelant à bien des égards celle de Chang’an10. À l’instar de la capitale des Tang, Heiankyō avait un tracé en damier rectangulaire établi à partir d’un axe principal nord-sud, l’avenue de l’Oiseau rouge, Suzaku ōji 朱雀大路, et constitué par un réseau d’artères – d’une longueur totale de 323 kilomètres – orientées les unes nord- sud, les autres est-ouest et se coupant à angle droit. La ville avait des proportions plus modestes – 5,312 kilomètres (1508 jō11) du nord au sud et 4,569 kilomètres (1753 jō) d’est en ouest – que celles de la capitale des Tang, qui formait un gigantesque quadrilatère de 9,5 kilomètres d’est en ouest sur 8,2 kilomètres du nord au sud.

Le palais impérial daidairi, une juxtaposition d’enclos de pisé

6 À l'intérieur du quadrilatère qui marquait les limites de Heiankyō, le palais daidairi12 dessinait un rectangle de dimensions plus réduites, mais de mêmes proportions, qui était lui aussi situé de part et d’autre d’un axe de symétrie nord-sud et se trouvait adossé au côté nord de la ville. De même que le palais ou plutôt les palais de Chang’an à l’époque des Tang – le Taijigong 太极宮, palais du Faîte suprême, auquel est venu s’ajouter en 662 un second palais, le Daminggong 大明宮, palais de la Grande clarté, situé au nord-est de l’enceinte proprement dite de la capitale des Tang – et celui de Nara, le palais de Heian ne se trouvait pas au centre de l’agglomération ainsi qu’il était spécifié dans la définition de la capitale idéale, image de l’Univers donnée par le Zhouli 周礼 (Rituel des Zhou, IVe-IIIe siècles av. J.-C.). Pourtant, les maîtres du Japon n’auraient pas dû suivre les architectes du continent sur ce point puisque les considérations qui ont poussé ces derniers à transférer la cité interdite chinoise au nord de Chang’an étaient d’ordre, non pas cosmologique, mais essentiellement pratique. En effet, le nord de la capitale était plus élevé que son centre, si bien qu’en été la chaleur y était un peu moins accablante. Dans le même temps, les deux marchés qui se trouvaient jusque-là au nord de Chang’an ont été déplacés vers le sud et implantés à proximité de l’axe est- ouest très fréquenté par où transitaient les marchandises et qui divisait la ville en deux parties bien distinctes13. Il faut croire qu’en bâtissant une capitale calquée sur celle de la Chine, les maîtres de l’archipel entendaient affirmer, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, le pouvoir de la cour et de l’administration impériale.

7 Le palais impérial de Heiankyō mesurait 1373 mètres (460 jō) du nord au sud sur 1146 mètres (384 jō) d’est en ouest et il couvrait une superficie de 163,5382 hectares équivalant à celle de quatre-vingts quartiers chō 町, le chō constituant l’unité de base de la structure de la capitale. Le quadrilatère ainsi formé était matérialisé par une haute enceinte de pisé qui jouxtait le côté nord de la ville. Le palais donnait au sud sur la Deuxième Avenue, Nijō ōji 二条大路, à l’ouest sur l’avenue Occidentale du Palais, Nishi

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no Ōmiya ōji 西大宮大路, et à l’est sur l’avenue du Palais, Ōmiya ōji 大宮大路 (pl. 1 et 2). Le mur d’enceinte du daidairi était percé de quatorze portes dont trois s’ouvraient au sud, trois au nord, quatre à l’est et à quatre à l’ouest. La plus monumentale d’entre elles, celle de l’Oiseau rouge, Suzakumon 朱雀門, se trouvait dans l’axe de l’avenue du même nom qui constituait l’artère principale de la capitale et aboutissait à la porte de l’Enceinte, Rashōmon, tout au sud de la ville. Chacune des portes du palais était surmontée d’un écriteau en bois où était calligraphié son nom. La plupart reposaient sur un soubassement agrémenté de marches de pierre interdisant le passage à tout véhicule tiré par des bœufs. Certaines faisaient toutefois exception à la règle, entre autres la porte de la Luxuriance odorante, Ikuhōmon 郁芳門, la porte supplémentaire de l’Est, Jōtōmon 上東門, et la porte de l’Accueil des Sages, Taikenmon 待賢門, à l’est, et la porte de la Volonté du Ciel, Dantenmon 談天門, à l’ouest, par où passaient les convois chargés de matériaux ou de provisions ainsi que les voitures de certains personnages de haut rang, princes impériaux, régent et autres ministres qui jouissaient du privilège de pénétrer dans le palais impérial autrement qu’à pied. Une des scènes du rouleau de peinture Shigisan engi emaki 信貴山縁起絵巻 (Rouleau enluminé des légendes du mont Shigi, c. 1155-1180) donne une idée de l’aspect que devaient avoir les portes du palais de Heian14.

8 Le palais impérial abritait trois ensembles architecturaux de proportions imposantes qui étaient tous protégés par un mur de pisé. Chacune de ces trois cours (in) ou enceintes principales renfermait quantité de pavillons qui étaient reliés entre eux par des passages et formaient avec eux des cours intérieures plus ou moins vastes (pl. 3 et 4). Deux d’entre elles se trouvaient au sud du palais impérial, tandis que la troisième occupait le centre du daidairi. Ces trois enceintes monumentales étaient elles-mêmes entourées de tous côtés par un très grand nombre de bâtiments, pour la plupart des bureaux de l’administration, qui se trouvaient, eux aussi presque toujours à l’intérieur d’un enclos de pisé percé de portes. D’une manière générale, les pavillons et les édifices que contenait chaque enceinte étaient reliés à la fois par des couloirs protégés par un toit (rō 廊 ; watarō 渡廊) et par des passages couverts ( watadono 渡殿). Ce réseau d’édifices et de passages délimitait de petites cours rectangulaires couvertes de sable ou de gravier et parfois agrémentées de végétaux. Les passages couverts et les couloirs étaient assez spacieux pour qu’on puisse les reconvertir en pièces, si besoin était. Dans ses notes journalières (Shunki 春記), Fujiwara no Sukefusa 藤原資房 (1007-1057) rapporte qu’en 1040 (Chōkyū, 1.10.22.), la résidence de Fujiwara no Norimichi 藤原教通 (996-1057) a fait provisoirement office de palais impérial et il explique en détail comment les passages ont été transformés en bureaux et autres locaux réservés à l’usage du souverain15.

9 L’une des trois enceintes monumentales du daidairi abritait la résidence impériale (dairi, littéralement « palais intérieur ») dans lequel le souverain passait le plus clair de son temps. Les deux autres, qui avaient pour nom enceinte des Huit Départements, Hasshōin, et enceinte de l’Abondance et des Plaisirs, Burakuin, jouaient un rôle capital à l’occasion des grands rassemblements de la cour16. Le bâtiment principal de la cour des Huit Départements, appelé pavillon de l’Ultime Suprême, Daigokuden, contenait le takamikura 高御座, lieu privilégié entre tous situé dans l’axe de l’avenue de l’Oiseau rouge Suzaku ōji depuis lequel l’empereur était censé contribuer au règne de l’harmonie dans le pays en lui dispensant ses incommensurables bienfaits. C’est dans ce

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cadre très structuré et hautement hiérarchisé que s’est déroulée la quasi-totalité des activités de l’empereur et de la cour durant l’essentiel de l’époque de Heian.

10 Dans la partie est du palais de Heian, il y avait par ailleurs deux enceintes de dimensions plus modestes, appelées enceinte de l’Est, Higashi no gain 東雅院 ou Tōzenbō 東前坊, et enceinte de l’Ouest, Nishi no gain 西雅院 ou Saizenbō 西前坊, qui constituaient à elles deux la maison du prince héritier17. La résidence proprement dite se trouvait dans le Nishi no gain, alors que le Higashi no gain était réservé aux banquets et autres divertissements. L’emplacement de la résidence du prince héritier de Heiankyō était conforme aux prescriptions du Yijing 易経 (Livre des mutations), d’après lequel la direction de l’est correspond à « ce qui vient après » et, par voie de conséquence, à « celui qui succède [à son père] », le fils aîné, en l’occurrence le prince héritierM VB2012-02-27T18:53:00. L’agencement de chacune des deux parties du Tōgūbō rappelait quelque peu celui de la résidence impériale avec une porte principale au sud donnant sur une vaste cour dominée par un grand pavillon à usage cérémoniel. Si l’on en croit le Nihon Montoku tennō jitsuroku 日本文徳天皇実録 (Chroniques véridiques du règne de l’empereur Montoku), à partir de l’année 850, on a désigné la résidence du prince héritier sous le nom de Tōgūbō 東宮坊 (var. 春宮坊)18. Mais il semble que l’endroit n’ait plus servi de résidence à l’héritier du trône après le décès, survenu en 923 au Tōgūbō, du prince héritier Yasuaki shinnō 保明親王 (903-923), le deuxième fils de l’empereur Daigo 醍醐天皇. D’après le Shoyuki 小右記 (Notes journalières du ministre de droite d’Ononomiya), il aurait pris dès lors le nom de Kotōgū 古東宮 (littéralement « Ancienne résidence du prince héritier »)19. Il semble donc qu’au moment où Murasaki Shikibu a écrit le Roman du Genji, le prince héritier n’occupait plus l’ensemble architectural que les bâtisseurs de Heiankyō avait édifié à son intention.

11 En dehors des nombreuses cours intérieures plus ou moins grandes dont il était constitué, le daidairi ne comportait qu’un seul espace ouvert dépourvu de construction, une vaste esplanade située à l’ouest de la résidence impériale à proximité du pavillon de la Vertu guerrière, Butokuden 武徳殿, où le souverain assistait au tir à l’arc monté et aux courses de chevaux, le 5e jour de la 5e lune20. La structure assez dense constituée par une juxtaposition d’enclos protégés par des murs de pisé qui était celle du daidairi contribuait à lui donner une configuration pour le moins singulière. À l’instar de la ville dans laquelle il s’inscrivait, le palais de Heian avait en effet l’aspect d’un monde clos tourné vers l’intérieur et rigoureusement compartimenté.

Architecture continentale et architecture vernaculaire

12 Si l’organisation spatiale de la capitale et du palais de Heian était dans l’ensemble très proche de celle de Chang’an, les pavillons du palais n’étaient pas tous conformes au modèle continental. En fait, deux types d’architecture coexistaient dans le daidairi avec, d’une part, des pavillons qui s’inspiraient directement de ceux des ensembles palatiaux de la Chine, à l’instar des établissements bouddhiques, et, de l’autre, une architecture de type domestique. Dans le Shinsarugakuki 新猿楽記 (Notes sur les nouveaux divertissements), Fujiwara no Akihira 藤原明衡 (989-1066) donne un aperçu des différents métiers exercés par les habitants de la capitale. Il dresse ainsi le portrait de l’époux de la huitième fille de la famille d’Uemon no jō 右衛門尉, un architecte du cinquième rang qui excellait dans les deux styles d’architecture. D’après Fujiwara no Akihira, ce personnage connaissait le plan, les proportions et les différents éléments

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non seulement des édifices des deux grandes enceintes cérémonielles du palais (Hasshōin et Burakuin) et des diverses sortes de pavillons des établissements bouddhiques, mais aussi des constructions de style japonais21.

13 Comme ceux des monastères bouddhiques, les grands pavillons de style chinois du palais de Heian reposaient sur un soubassement qui consistait en général en un remblai de terre recouvert d’un appareillage de pierres ou de tuiles plates auquel on accédait par des escaliers aménagés sur ses quatre faces. Sur la terrasse ainsi formée se dressait l’ossature en bois de l’édifice dont la partie centrale (moya 母屋) était constituée par de robustes piliers reposant chacun sur un socle de pierre. Les parties visibles de la structure en bois étaient peintes en rouge, et l’édifice était couronné par une imposante toiture recouverte de tuiles vernissées de couleur verdâtre ou bleuâtre dont le bord incurvé à la manière des toitures chinoises débordait largement de la charpente centrale. Le moya des pavillons était souvent prolongé sur ses quatre côtés par une galerie (hisashi 庇) et les bâtiments les plus importants comportaient une galerie supplémentaire (mago hisashi 孫庇 ou mata hisashi 又庇).

14 En revanche, les bâtiments de la résidence impériale dairi contrastaient vivement avec les édifices officiels du daidairi dans la mesure où ils n’avaient pas de soubassement et étaient constitués d’une ossature en bois reposant sur des pilotis de bois et surmontée d’une toiture de bardeaux de cyprès hiwada buki 檜皮葺き, à l’exception du faîtage qui était en tuiles22. Les rouleaux de peinture et en particulier le Nenjūgyōji emaki et le Ban emaki 伴大納言絵巻 (Rouleau enluminé du grand conseiller Tomo, XIIe siècle) donnent des exemples éloquents des deux types d’architecture qui coexistaient dans l’architecture palatiale de l’époque de Heian23. En ce qui concerne les dimensions des édifices de la capitale de Heian, on ne peut se fonder sur la valeur que prendra ultérieurement la travée ken 間, c’est-à-dire de l’intervalle entre deux piliers qui sert d’unité de référence pour la construction des bâtiments, dans l’architecture japonaise traditionnelle24. À l’instar de ce qui se passait dans les capitales chinoises, la longueur de l’unité de référence devait varier en fonction de l’importance de l’édifice25. On a tout lieu de supposer que les bâtisseurs japonais ont eu connaissance des traités d’architecture chinois, dont le plus ancien qui ait été conservé, le Yingzao fashi 菅造法 式 (Règlements et normes de la construction), a été présenté en 1100 à la cour des Song26.

La résidence impériale, dairi

15 La résidence impériale de Heian, où l’empereur passait le plus clair de son temps, se trouvait au nord des deux enceintes cérémonielles du Hasshōin et du Burakuin27. Le plan détaillé du dairi que contient le Kyūjōzu est particulièrement instructif à cet égard dans la mesure où il indique non seulement l’emplacement des pavillons, leur nom et les passages qui les reliaient, mais aussi le type de séparation – mur de pisé, haie, clôture… – et les portes qui structuraient l’espace intérieur de la résidence (pl. 9). Le Kyūjōzu va même jusqu’à mentionner les végétaux qu’on y trouvait, les puits et le tracé du petit canal (mikawamizu 御溝水) qui la traversait du côté de l’ouest. La résidence impériale dessinait un quadrilatère au centre du daidairi, comme à Nara, à ceci près qu’elle était plus étendue en direction de l’est. Elle était entourée par une double enceinte de pisé dont le mur extérieur (naka no e 中の重) mesurait 73 jō (env. 218 m) d’est en ouest sur 100 jō (env. 298,5 m) du nord au sud. Les dimensions du mur intérieur

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(uchi no e 内の重) étaient de 58 jō (env. 173 m) d’est en ouest et de 72 jō (env. 215 m.) du nord au sud. À l’ouest et au nord, l’espace entre les deux enceintes était suffisant pour abriter plusieurs édifices. C’est ainsi qu’au sud-ouest, on trouvait la cour de l’Harmonie centrale, Chūkain, qui consistait en un enclos de pisé à l’intérieur duquel s’élevait le pavillon de la Félicité, Shinkaden 神嘉殿. Le souverain se rendait dans le Shinkaden trois fois par an, d’une part à la sixième et la onzième lune à l’occasion du Jinkonjiki 神 今食 où il partageait un repas rituel avec les divinités, et de l’autre à la onzième lune, lors de la célébration des Prémices annuelles Niinamesai 新嘗祭 28. Le Shinkaden était situé très précisément au centre du palais et dans l’axe de l’avenue de l’Oiseau rouge et du takamikura, le lieu où l’empereur siégeait dans le Daigokuden. Il semble donc que l’on puisse dire que la résidence impériale de Heian occupait le centre du palais comme dans les différentes capitales précédentes du Japon ancien. En remontant vers le nord, l’espace entre les deux enceintes du dairi était occupé par le quartier des femmes en service (Unemechō 采女町), le bureau de la Table impériale ( Naizenshi 内膳司), et l’atelier aux Fils (Itodokoro 糸所), ainsi que par trois pavillons appelés loge des Bois parfumés (Ranrinbō 蘭林坊), loge des Canneliers odorants, Keihōbō 桂芳坊, et loge des Senteurs de fleurs, Kahōbō 華芳坊, où séjournaient, entre autres, les moines qui venaient au palais. Mais à l’est et au sud, les deux enceintes étaient très rapprochées et il n’y avait pas le moindre édifice entre elles (pl. 5 et 6).

Plan de la résidence impériale dairi en français

Planche 5. Plan de la résidence impériale dairi en français (d'après Nicolas Fiévé, Atlas historique de Kyōto, UNESCO, 2008)

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Planche 5 (suite). Légende

Plan de la résidence impériale dairi en japonais

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Planche 6. Plan de la résidence impériale dairi en japonais (d’après Nagahara Keiji et al., éd., Nihonshi jiten, Iwanami shoten, 1999, p. 1405)

16 L’enceinte extérieure de la résidence impériale comportait huit portes dont quatre s’ouvraient au sud. L’accès principal de cette enceinte était la porte des Cérémonies bien organisées, Kenreimon 建礼門, qui comportait deux postes de garde jōsha 杖舎 placés légèrement en avant du mur de pisé et était encadrée par trois portes secondaires, la porte de l’Éclat printanier, Shunkamon 春華門, à l’est, et la porte de l’Ordre et de la Clarté, Shumeimon 修明門, et celle de l’Harmonie centrale Chūkamon 中和門, à l’ouest. Chacune des deux portes Shunkamon et Shumeimon était renforcée par deux maisons de gardes placées en avant de l’entrée. Le nord de l’enceinte extérieure du dairi était doté de deux portes, celle du Nord paisible, Sakuheimon 朔平 門, et celle des Rites perpétuels, Shikikenmon 式乾門, placée à l’ouest de la première. Les deux autres faces de l’enceinte extérieure n’avaient qu’une seule porte chacune, la porte du bel Automne, Gishūmon 宜秋門, à l’ouest, et la porte du vigoureux Printemps, Kenshunmon 建春門, à l’est, et ces deux accès étaient solidement protégés par d’importants corps de garde. L’enceinte intérieure du dairi comptait quant à elle douze portes, trois sur chacun de ses côtés. La plus importante s’ouvrait au sud et elle avait pour nom porte de la Clarté reçue, Shōmeimon 承明門. Le début du cinquième rouleau du Nenjūgyōji emaki, qui est consacré aux banquets, montre à quel point l’espace était réduit entre la porte de l’enceinte extérieure dite du vigoureux Printemps, Kenshunmon, et la porte de l’enceinte intérieure dite de l’Omniprésent principe yō (ch. yang), Sen.yōmon 宣陽門29. La scène représentée donne une idée de la façon dont la résidence impériale était protégée. Pour y pénétrer, il fallait franchir plusieurs postes de garde qui disposaient de listes des personnes autorisées à y entrer, mais les vols n’en étaient pas moins très fréquents si l’on en juge par les documents de l’époque.

17 Le dairi proprement dit se composait de dix-sept pavillons (den 殿), cinq clos (sha 舎) et divers édifices secondaires qui étaient reliés entre eux par des passages plus ou moins larges. Comme dans la capitale chinoise, la partie sud de cet ensemble architectural était réservée aux activités officielles de l’empereur et la partie nord, appelée palais Arrière, kōkyū 後宮, aux appartements privés du souverain30.

18 Shōmeimon, la porte principale du dairi, menait vers la partie de la résidence qui servait de cadre à la vie publique de l’empereur. Elle donnait sur une vaste cour, oniwa 大庭, où les hauts dignitaires et les fonctionnaires s’alignaient en bon ordre pour saluer le souverain. Le ōniwa était dominé par un imposant bâtiment de neuf travées d’est en ouest sur trois du nord au sud, le pavillon de l’Étoile polaire, Shishinden 紫宸殿, appelé aussi pavillon du Sud, Nanden 南殿 ou Naden 南殿, ou encore pavillon Avant, Zenden 前殿. Le Shishinden était l’édifice cérémoniel le plus important de la résidence impériale et, pour y accéder, il fallait gravir un escalier de dix-huit marches encadré à droite par un cerisier à fleur simple sakura et à gauche par un oranger tachibana (citrus tachibana C. Tanaka). À l’ouest, la grande cour du dairi était flanquée par deux édifices – au nord le pavillon de la Bibliothèque, Kyōshoden 校書殿, et au sud le pavillon de la Tranquillité et du bonheur, Anpukuden 安福殿 – qui communiquaient par un passage couvert comportant en son centre une ouverture, la porte de l’Éclat de la lune, Gekkamon 月華門. Du côté de l’est, le ōniwa était bordé par un passage reliant deux pavillons – le pavillon du Bénéfique principe yō (ch. yang), Giyōden 宜陽殿, au nord et le pavillon des Plaisirs du printemps, Shunkyōden 春興殿, au sud – au milieu duquel s’ouvrait la porte de l’Éclat du soleil, Nikkamon 日華門. Le Kyūjōzu montre le tracé que

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suivait le petit canal mikawamizu dans cette partie de la résidence (pl. 9), tracé confirmé par le rouleau de peinture Nenjūgyōji emaki, qui indique même les passerelles en bois et les petits « ponts de pierre » ishibashi 石橋 que l’on empruntait pour le franchir. À l’angle nord-est du pavillon de la Bibliothèque, Kyōshoden, il y avait un espace réservé au tir à l’arc, le pavillon du Champ de tir à l’arc, Ibadono 弓場殿, qui est représenté en détail dans le quatrième rouleau du Nenjūgyōji emaki. À l’ouest du Kyōshoden et du Anpukuden, on trouvait quatre édifices dont le plus au nord était affecté à la Chancellerie privée, Kurōdo dokoro 蔵人所, et avait neuf travées de façade. À côté du Kurōdo dokoro s’élevait un petit pavillon, celui de l’Office, Shinmotsu dokoro 進物所, qui était en charge de la vaisselle et de la présentation de la nourriture servie au souverain. L’angle sud-ouest de la résidence impériale était occupé par les deux bâtiments de l’atelier des Fabrications, Tsukumo dokoro 作物所, à qui incombait la réalisation d’objets et de travaux destinés à la cour. À l’est du Giyōden et du Shunkyōden, les deux édifices qui limitaient le côté est de la grande cour du dairi, il y avait deux petits édifices dont l’un abritait le palanquin impérial, Mikoshi yadori 御子宿, et l’autre le pavillon des Ustensiles rouges, Shukiden 朱器殿, où l’on rangeait la vaisselle cérémonielle en laque rouge.

19 Au nord du Shishinden s’élevait un bâtiment de même orientation appelé pavillon de la Bienveillance et du bonheur, Jijūden 仁寿殿, ou pavillon Arrière, Kōden 後殿 – par opposition au pavillon Avant que constituait le Shishinden – , où se déroulaient, entre autres, des banquets accompagnés de séances de composition poétique. Le Jijūden contenait aussi le magasin osamedono 納殿 de la Chancellerie privée, Kurōdo dokoro 蔵人 所, où l’on gardait l’encens réservé aux célébrations bouddhiques ainsi que l’or et l’argent destinés aux offrandes aux sanctuaires shintō. À l’est du Jijūden, il y avait une cour où poussaient deux pruniers et qui était limitée à l’est par un édifice de direction nord-sud, le pavillon des Brocarts, Ryōkiden 綾綺殿. À l’est du Ryōkiden et séparé de lui par deux petites cours, on trouvait un bâtiment orienté est-ouest, le pavillon de la Chaleur et de la clarté, Unmeiden 温明殿, où l’on conservait le miroir sacré. Le Unmeiden abritait par ailleurs le bureau du service intérieur du palais, Naishidokoro 内 待所.

Le pavillon de Pureté et de Fraîcheur, Seiryōden

20 L’édifice où l’empereur passait l’essentiel de ses journées se trouvait à l’ouest du pavillon de l’Étoile polaire, Shishinden, auquel il était relié par un passage nagahashi 長 橋. Ce bâtiment de onze travées du nord au sud sur cinq de l’est à l’ouest était appelé pavillon de Pureté et de Fraîcheur, Seiryōden 清涼殿 (pl. 7 et 8)31. Du côté de l’ouest, il était relié par trois passages orientés est ouest à un pavillon Arrière, Kōryōden ou Kōrōden 後涼殿, de neuf travées sur quatre avec lequel il formait une ensemble délimitant deux cours « en vase clos » tsubo 壺 appelées respectivement clos de la salle des Plateaux, Daibandokoro no tsubo 台盤所壺, et clos de la Salle à manger, Asagarei no tsubo 朝餉壷. D’après le Ōkagami 大鏡 (Le Grand miroir, XIe-XIIe siècle), l’empereur Kazan (r. 984-986) aimait tant les chevaux qu’il aurait utilisé le corridor medō 馬道 qui divisait le Kōryōden en deux magasins osamedono 納殿 pour faire entrer une de ses montures favorites jusqu’au clos de la Salle à manger32. La façade orientale du Seiryōden était longée par une galerie de type mago hisashi doublée du côté extérieur par un plancher (sunoko 簀子). Elle s’ouvrait sur une vaste cour recouverte de sable et agrémentée de diverses espèces végétales où se déroulaient quantité de cérémonies et

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de rites en relation avec le cycle annuel des célébrations33. Le plan du dairi du Kyūjōzu indique clairement le tracé que suivait le petit canal mikawamizu qui passait devant cette partie de l’édifice34. Le mikawamizu est par ailleurs représenté à plusieurs reprises sur le Nenjūgyōji emaki. À en juger d’après ces documents, le canal pénétrait dans la résidence impériale à la hauteur de la porte nord-ouest, Shikikenmon, porte des Rites perpétuels, de l’enceinte extérieure du dairi, avant de franchir l’enceinte intérieure à proximité de la porte de la Clarté du principe In, Onmeimon 陰明門. Il passait ensuite le long de la façade nord du Kōryōden et du Seiryōden, c’est-à-dire tout près de la salle de bain de l’empereur. Tout au nord de la grande cour du Seiryōden, le mikawamizu prenait la forme d’une petite cascade takiguchi 瀧口 (la bouche du dragon). Il suivait ensuite les contours du pavillon de Pureté et de Fraîcheur et des édifices qui bordaient la façade ouest de la grande cour du sud de la résidence. Non loin de la porte de la Tranquillité éternelle, Eianmon 永安門, il prenait la direction de l’ouest jusqu’à l’angle sud-ouest de l’enceinte intérieure du dairi où il retrouvait la direction du sud et franchissait l’enceinte extérieure. Le parcours de ce canal était conforme aux règles de la géomancie qui voulait que l’eau circule de l’est (le Dragon Vert, seiryū 青龍) vers l’ouest (le Tigre Blanc, byakko 白虎) ou, mieux encore, vers le sud-ouest de façon à évacuer les énergies néfastes35.

Plan du pavillon de Pureté et de fraîcheur en français

Planche 7. Plan du pavillon de Pureté et de fraîcheur en français (d'après Nicolas Fiévé, Atlas historique de Kyōto, UNESCO, 2008)

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Planche 7 (suite). Légende

Plan du pavillon de Pureté et de fraîcheur en japonais

Planche 8. Plan du pavillon de Pureté et de fraîcheur en japonais (d’après Nagahara Keiji et al., éd., Nihonshi jiten, Iwanami shoten, 1999, p. 1406)

21 L’organisation spatiale du Seiryōden était particulièrement complexe en raison du rôle exceptionnel du personnage qui y vivait et des nombreuses tâches qu’il devait

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accomplir. Comme dans la capitale des Tang, seule la partie nord du pavillon où résidait l’empereur avait un caractère privé. La partie méridionale du Seiryōden était pour l’essentiel réservée à l’accomplissement des fonctions officielles qui incombaient au souverain. Au sud, le Seiryōden était précédé par une sorte de vestibule constitué d’une salle, Shimozamurai 下侍, qui se prolongeait par une petite cour dotée de deux accès, la porte des Immortels, Shinsenmon 神仙門, à l’ouest, et la porte Sans Nom, Mumeimon 無名門, à l’est. De là, on accédait à un espace planchéié koitajiki 小板敷, ou « petit plancher », qui conduisait à la salle d’En-Haut, Tenjō no ma 殿上間, où ne pénétraient que les nobles de cour (tenjōbito) dûment autorisés à le faire. À l’angle nord-est du Tenjō no ma, il y avait un siège réservé à l’empereur goishi 御椅子 à proximité duquel se trouvait une cloison mobile où figurait le calendrier des célébrations de la cour. L’appartement de jour du souverain, Hi no omashi ou Hi no goza 昼御座, occupait la partie centrale (moya) du Seiryōden. Du côté de l’est, il était bordé par une plate-forme dépourvue de plancher, Ishibai no dan 石灰壇, où le souverain célébrait chaque jour divers rituels en l’honneur du sanctuaire d’Ise. Du côté de l’ouest, il était limité par la chambre des démons, Oni no ma 鬼間, ainsi appelée en raison des peintures qu’elle contenait et par la salle des plateaux, Daibandokoro 台盤所, où attendaient les mets servis au souverain. Au nord de l’appartement de jour, il y avait la chambre à coucher de l’empereur, Yoru no otodo 夜御殿, dont les parois étaient recouvertes d’un enduit et pourvues de portes coulissantes. Si l’on en croit le Tsurezure gusa 徒然草 (Les Heures oisives, CXXXIII, XIVe siècle)36, le chevet de l’empereur était orienté vers l’Est, de façon à ce que le souverain bénéficie de l’influence du principe yō (ch. yang). Pendant la nuit, le Yoru no otodo était éclairé par quatre lanternes, une à chaque angle de la pièce, qui dispensaient leur lumière jusqu’au lever du jour. C’est à cet endroit que se trouvait l’épée, un des trois regalia symbolisant le pouvoir de l’empereur. Plusieurs pièces jouxtaient le côté nord de l’appartement de nuit : la Salle à manger impériale, Asagarei no ma 朝餉間, la pièce aux ablutions préalables aux repas, Ochōzu no ma 御手水間, la salle de bain du souverain, Oyudono no ma 御湯殿間, la chambre de la dame du Fujitsubo, Fujitsubo no ue no mitsubone 藤壷上御局, la chambre aux Lespédèzes, Hagi no to 萩戸, ainsi appelée en raison des fleurs qui y étaient représentées, la chambre de la dame du Kokiden, Kokiden no ue no mitsubone 弘徽殿上御局, et pour finir, la salle de Deux travées, Futama 二間, qui contenait une image de Kannon. La résidence impériale n’abritait pas un seul établissement bouddhique digne de ce nom, en raison de la présence dans le dairi des regalia, symboles du pouvoir impérial. Les célébrations bouddhiques se déroulaient dans le Shingon.in fondé en 834 à l’instigation de Kūkai (774-835) et situé du côté ouest de l’enceinte extérieure de la résidence impériale. Le Shingon.in, appelé aussi Shūhōin 修法院, était entouré par une enceinte de pisé pourvue d’une porte sur chacun de ses côtés et il se composait de plusieurs bâtiments. Le Nenjūgyōji emaki donne une représentation détaillée de cet ensemble architectural37.

Le palais Arrière, kōkyū

22 Au nord de la partie de la résidence impériale réservée à l’empereur, le palais Arrière, kōkyū, formait un ensemble architectural constitué de sept pavillons den et de cinq clos sha où vivaient les épouses et les concubines du souverain 38. Le centre du kōkyū était occupé par trois pavillons qui avaient des dimensions identiques, à savoir sept travées d’est en ouest sur deux du nord au sud, et la même orientation est-ouest. (pl. 5, 6 et 9). Le premier était le pavillon des Fragrances durables, Shōkyōden ou Jōkyōden 承香殿39,

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qui s’élevait au nord du Jijūden et consistait en deux grandes salles séparées en leur milieu par un corridor medō 馬道. La tradition voudrait que le poète Ki no Tsurayuki 紀 貫之 ( ?- 945) ait compilé l’anthologie du Kokin wakashū (古今和歌集, Recueil de poèmes anciens et modernes) dans cet édifice. Le second pavillon, dit de la Tranquillité habituelle, Jōneiden 常寧殿40, était parallèle au Shōkyōden et séparé de celui-ci par une vaste cour. Le troisième pavillon, celui de la Vision correcte, Jōganden 貞観殿41, était affecté à la Garde-robe, Mikushigedono 御匣殿, qui était chargée des vêtements et des ornements impériaux, ainsi qu’au service de la maison de l’impératrice, Chūgūshiki 中 宮職. Du côté de l’ouest, les trois édifices qui se trouvaient au centre du palais Arrière étaient flanqués par deux bâtiments appelés pavillon de l’Expansion du beau, Kokiden 弘徽殿42, et pavillon du Développement de l’éclat, Tōkaden 登花殿43. Du côté de l’est, ils étaient bordés par deux autres pavillons, ceux de la Belle lumière, Reikeiden 麗景殿44, et de l’Omniprésente lumière, Sen.yōden 宣輝殿45. Exception faite du Shōkyōden, les pavillons du palais Arrière étaient tous reliés par un réseau de passages couverts qui formaient plusieurs cours intérieures, entre autres celle du puits du quartier de l’impératrice, kisaimachi no i 后町井, qui est mentionné dans une anecdote du Konjaku monogatari (Histoires qui sont maintenant du passé, livre XXIV, anecdote 6)46, et sur le plan du Kyūjōzu (pl. 9).

23 Le palais Arrière contenait par ailleurs cinq clos sha 舎47 qui auraient été construits en 842 (Jōwa, 9), du temps de l’empereur Ninmyō (仁明天皇, r. 833-850), c’est-à-dire près d’un demi-siècle après la fondation de la capitale. Ces édifices étaient tous orientés nord-sud et ils présentaient la particularité d’avoir deux noms, un nom chinois – à connotation fortement taoïste comme ceux des autres bâtiments du palais et de la résidence impériale – et un nom japonais composé du mot tsubo 壷 et du nom d’une des espèces végétales qui poussaient dans le jardin sur lequel ils donnaient. Tsubo, au sens premier du terme, c’est une grande jarre, un espace clos, qui dans le cadre de la résidence impériale désigne une petite cour couverte de sable ou de gravier, un minuscule jardin où poussent un ou quelques végétaux. À l'époque d’Edo, le terme tsubo s’appliquera aux minuscules jardins intérieurs que l’on trouve dans les maisons des marchands machiya 町家 de cette période. Les clos du palais Arrière avaient tous cinq travées d’est en ouest sur deux du nord au sud et c’est là que résidaient les épouses et les concubines de l’empereur. Ils formaient deux ensembles architecturaux situés de part et d’autre des sept pavillons qui occupaient le centre du palais Arrière. À l’ouest, le clos des Effluves parfumés, Higyōsha 飛香舎, appelé aussi clos de la Glycine, Fujitsubo 藤壷, se trouvait à proximité du Seiryōden. Il était relié par deux passages au clos des Fleurs non gélives, Gyōkasha 凝花舎 – que l’on désignait aussi sous le nom de clos du Prunier, Umetsubo 梅壷 – avec lequel il formait une cour. L’angle nord-ouest du dairi était occupé par un troisième clos, celui des Senteurs multiples, Shūhōsha 襲芳舎, appelé aussi clos du Tonnerre, Kaminari no tsubo 雷鳴壷, parce qu’il avait été frappé par la foudre. Du côté de l’est, il y avait deux clos – le clos du Radieux principe yō, Shōyōsha 昭陽舎, appelé aussi clos du Poirier, Nashitsubo 梨壷, et le clos du Paysage frais comme le printemps, Shigeisha 淑景舎, ou clos du Paulownia, Kiritsubo 桐壷 – qui présentaient chacun la particularité d’être doté d’un pavillon annexe au nord. Le clos du Poirier et le clos du Paulownia se composaient chacun de deux bâtiments situés dans le prolongement l’un de l’autre et reliés entre eux par des passages. Les deux tsubo de l’est comme les trois de l’ouest étaient reliés entre eux et à certains bâtiments par divers passages et autres couloirs, tout en étant isolés par des enceintes dotées de petites portes (pl. 9). Si le nom des clos du palais Arrière faisait référence à des plantes,

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il se peut que ce soit aussi parce que dans les capitales chinoises, c’est dans la partie la plus septentrionale du palais que se trouvaient les jardins impériaux où poussaient, entre autres, des espèces végétales célébrées par les poètes48.

Le clos du Paulownia, Kiritsubo

24 Le clos du paulownia, Kiritsubo (ou Shigeisha, clos du Paysage frais comme le printemps), se trouvait à l’extrémité nord-est du palais Arrière et de l’univers rigoureusement compartimenté et tourné vers l’intérieur que constituait la résidence impériale (pl. 5 et 6). Le plan du Kyūjōzu montre de façon particulièrement éloquente la longueur et la complexité du trajet que Kiritsubo, l’héroïne du premier chapitre du Roman du Genji, devait parcourir pour accéder au Seiryōden, le pavillon où résidait le souverain (pl. 9). Murasaki Shikibu précise par la suite que c’est au Kiritsubo que se trouvaient les appartements du prince Genji au palais, alors même que quelques lignes plus haut, elle rapporte que celui-ci, alors âgé de douze ans vient de célébrer le genpuku 元服, c’est-à-dire le rituel du passage à l’âge adulte. Il semble pour le moins surprenant que le prince loge dans le palais Arrière, celui-ci étant en principe exclusivement réservé aux épouses impériales, aux concubines et éventuellement aux enfants en bas âge qu’elles avaient de l’empereur. Qui plus est, il y avait dans l’enceinte même de la résidence impériale des emplacements prévus pour l’hébergement des ministres – entre autres au nord du Giyōden, pavillon du bénéfique Principe yō, où le grand chancelier passait la nuit. Sans doute Murasaki Shikibu a-t-elle voulu ainsi montrer l’attachement extrême que portait l’empereur à ce fils né d’une femme qu’il avait si passionnément aimée et à cause de laquelle il avait déjà franchi les limites de ce qu’il pouvait se permettre. Murasaki Shikibu n’hésite d’ailleurs pas à qualifier le souverain qui apparaît dans le premier chapitre de son roman – sans doute inspiré par Daigo tennō 醍醐天皇 (r. 885-930)49 – sous le nom de Kiritsubo no mikado 桐壷帝, le souverain du clos du Paulownia. Dans le chapitre XXXII du Roman du Genji qui a pour titre Umegae 梅枝 (La branche de prunier), le prince Genji installe sa fille Akashi no nyōgo 明石女御 50 M VB2012-02-27T18:53:00dans son ancienne résidence du clos du Paulownia. D’après le Ōkagami, Fujiwara no Genshi 藤原原子 (ou Motoko, ?-1002), la seconde fille de Fujiwara no Michitaka 藤原道隆 (953-995), aurait résidé au Shigeisha lorsqu’elle est devenue l’épouse du prince impérial (le futur empereur Sanjō 三条天皇 r. 1011-1016). De ce fait, on l’aurait aussi appelée Shigeisa (variante de Shigeisha)51, conformément à l’usage qui voulait que l’on désigne les dames de la cour par le nom de l’édifice où elles vivaient. Murasaki Shikibu a peut-être choisi de faire résider au Kiritsubo la malheureuse favorite de l’empereur parce qu’elle se souvenait de la fin tragique de Fujiwara no Genshi, sans doute victime d’une rivale. Par ailleurs, à en juger par le rang élevé des personnages qui, selon les sources, ont résidé au Kiritsubo, le fait que ce pavillon fût éloigné du Seiryōden ne signifie nullement que ses occupants étaient moins bien considérés que ceux qui vivaient plus près du souverain. Le « clos du paulownia » était situé dans la partie est de la résidence impériale, ce qui revient à dire, d’après le système d’interprétation du monde propre au taoïsme, qu’il était associé au principe yō (yang) et au printemps, comme l’indique d’ailleurs son nom chinois.

25 Kiri (paulownia tomentosa Steudel), le paulownia, auquel le premier chapitre du Genji monogatari doit son titre, est un arbre d’origine chinoise à feuilles caduques et aux grandes fleurs mauves campanulées qui a été introduit et s’est développé très tôt au

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Japon. Il fait partie de la famille des scrofulariacées (goma no hagusa) et on le désigne aussi sous le nom de hakutō 白桐 (littéralement « paulownia blanc »)52.

26 Si l’on en juge par la suite du Roman du Genji, la couleur violette (murasaki) de la fleur de paulownia, comme de la glycine d’ailleurs, était loin d’être indifférente à son auteur, d’autant qu’elle correspondait à l’échelon le plus élevé dans la hiérarchie non seulement des couleurs, mais aussi de l’administration. Les costumes de cour des fonctionnaires du premier rang étaient en effet violet vif et ceux des second et troisième rangs, violet pâle. Dans la classification des couleurs définie par la théorie chinoise des cinq agents (wuxingshuo 五行説, jap. gogyōsetsu), la couleur mauve est associée au centre et à l’empereur53.

27 Mais en dépit de la place de choix que Murasaki Shikibu lui a donné dans son œuvre, le paulownia est infiniment moins présent que d’autres espèces végétales dans les sources écrites, ne serait-ce qu’en comparaison de la glycine fuji 藤 (Wistaria floribunda D. C.) qui est déjà mentionnée dans le Kojiki 古事記. Celle-ci apparaît en effet près de trente fois dans le Man.yōshū et encore plus souvent dans les anthologies poétiques ultérieures où les poètes évoquent volontiers l’image de la glycine qui s’enroule autour du pin.

28 Le paulownia ne figure pas parmi les plantes citées dans les Règlements de l’ère Engi, pas plus dans le chapitre de l’office des Plantes médicinales Ten.yakuryō 典薬寮54 que dans ceux de l’office des Constructions Mokuryō 木工寮55 ou de l’office des Fabrications Naishōryō 内匠寮56. Étant donné le nombre considérable d’objets dont on sait qu’ils étaient fabriqués avec du bois de paulownia, on est en droit de s’étonner qu’il ne se trouve pas dans cet ouvrage. Il est vrai que, d’une manière générale, le Engishiki ne donne pas le nom des essences utilisées dans la fabrication d’objets. Quoi qu’il en soit, le terme kiri y est seulement mentionné à propos de deux sanctuaires appelés respectivement Kiri no jinja 桐神社, sanctuaire des Paulownias, et Kirihara jinja 桐原神 社, sanctuaire de la Plaine des paulownias.

29 Le paulownia est cependant évoqué dans les poèmes 809 et 810 du Man.yōshū, où Ōtomo no Tabito 大伴旅人 (665-731) fait allusion à une cithare du Yamato taillée dans un paulownia du mont Yuhishi, qui se trouve dans l’île de Tsushima, et dont les arbres avaient la réputation de donner des instruments incomparables. Le poète rapporte comment la cithare lui est apparue en rêve sous les traits d’une jeune fille. Celle-ci lui explique qu’elle a eu la chance de rencontrer un habile artisan qui l’a abattue pour en faire une cithare à six cordes (wagon ou yamatogoto 倭琴). La jeune fille/cithare compose le poème suivant :

Ikani aramu Ah ! que vienne le jour

Hi no toki ni ka mo que vienne l’heure

Koe shiramu où sur les genoux

Hito no hiza no we d’un homme qui connaît l’art des sons

Waga makura kamu je poserai ma tête.

いかにあらむ日の時にかも音知らむ人の膝の上我が枕かむ Et Ōtomo no Tabito de répondre :

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Koto tohanu Cithare, quoique faite

Ki ni ha aritomo d’un bois dépourvu de voix

Uruhashiki vous êtes à même

Kimi ga tanare no de recevoir les faveurs

Koto ni shi arubeshi d’un seigneur magnifique57.

言問はぬ木にはありともうるはしき君が手馴れの琴にしあるべし

30 Mis à part les deux pièces du Man.yōshū mentionnées plus haut, il existe une quinzaine d’autres poèmes japonais (waka) où il est question du paulownia. Le Shinkokin wakashū (Nouvelle anthologie de poèmes anciens et modernes58) en contient un (automne, ge, 534). Dans le Fuboku wakashō (夫木和歌抄 Choix de poèmes japonais59), il y en a cinq60, dont quatre figurent dans la section « Paulownia » du volume 15, consacré à l’automne, entre autres le poème suivant du moine Jakuren 寂蓮 :

Momoshiki ya Le phénix réside

Kiri no kozuwe ni au sommet du paulownia,

Sumu tori no au palais impérial,

Chitose ha take no sans que change jamais la couleur des bambous

Iro mo kaharazi mille ans durant.

ももしきやきりの木ずゑすむ鳥のちとせは竹の色もかはらじ61

31 Dans le volume 21 du Fuboku wakashō, consacré à des poèmes divers, on trouve par ailleurs un poème où Fujiwara no Shunzei 藤原俊成 associe lui aussi la cithare et le paulownia :

Suzukayama À traverser

Kiri no furuki no le vieux pont en rondins de paulownia

Marokibashi de la barrière de Suzuka,

Kore mo ya koto no on croirait entendre

Ne ni kayofuran résonner une cithare.

すずか山きりのふるきのまろきばしこれもやことのねにかよふらん62

32 La vingt-et-unième et la dernière anthologie impériale de waka, Shinshoku kokin wakashū (Suite du nouveau recueil de poèmes anciens et modernes), qui date de 1439, contient

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elle aussi un poème dans lequel Sanjōnishi Kinyasu 三条西公保 ( ?-1460) évoque le paulownia :

Kage takaki La voix du phénix

Kiri no kozuwe ni qui réside au sommet

Sumu tori no du paulownia altier

Kowe machi iden augure de la majesté

Miyo no kashikosa du nouveau règne.

かげ高き桐の木末にすむ鳥のこゑ待ちいでん御代のかしこさ63

33 Sei Shōnagon écrit, quant à elle, ce qui suit à propos du paulownia, dans la section « Fleurs des arbres » du Makura no sōshi (Notes de chevet64) : La fleur violet-pourpre du paulownia est aussi très jolie. Je n’aime pas la forme de ses larges feuilles étalées ; cependant, je n’en puis parler comme je ferais d’un autre arbre. Quand je pense que c’est dans celui-ci qu’habiterait l’oiseau fameux en Chine [le phénix], je ressens une impression singulière. À plus forte raison, lorsque avec son bois on a fabriqué une cithare et qu’on en tire toutes sortes de jolis sons, les mots ordinaires suffisent-ils pour vanter le charme du paulownia ? C’est un arbre vraiment superbe65.

34 À en juger par les poèmes qui précèdent et le passage que Sei Shōnagon consacre à cet arbre, le paulownia semble étroitement lié au pouvoir impérial et au phénix, symbole par excellence de la pérennité de ce pouvoir. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Murasaki Shikibu ait choisi d’en faire le titre du premier chapitre de son roman et le nom de la première héroïne de son œuvre. Mais le paulownia semble aussi entretenir des rapports très étroits avec la musique et en particulier le son de la cithare qui apparaît à maintes reprises dans la trame du Roman du Genji66 où il ponctue les émotions et les passions des héros.

35 Dans le premier chapitre de son roman, Murasaki Shikibu, ne donne guère d’indications précises sur le cadre où se déroule l’action, comme c’est d’ailleurs souvent le cas dans les œuvres de ce type. Si l’on ne disposait pas de textes et de documents iconographiques de l’époque, il serait fort difficile de se faire une idée du contexte matériel dans lequel évoluent les nombreux personnages du monde de la cour de Heian qu’elle met en scène. Mais le Genji monogatari n’en donne pas moins un éclairage intéressant sur le rôle considérable que jouait dans la vie de la cour le système de correspondances entre la nature, l’homme et la société, propre au taoïsme. Murasaki Shikibu semble avoir été elle-même très influencée par la vision symbolique du monde qui a présidé à la construction du palais où elle nous entraîne à la suite de ses personnages.

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NOTES

1. Voir Francine Hérail, « Les incendies autour du palais impérial de 960 à 1068 », in Nicolas Fiévé (éd.), Atlas historique de Kyoto, UNESCO, 2008. 2. Oboroya Hisashi, « Heiankyō–Ōchō no fūkei », in Heian kizoku no kankyō, Shibundō, 1994, p. 67, avec une carte établie d’après celle du Seikaigansho (清懈眼抄, Recueil des observations du bureau de police), une compilation de la fin du XIIe siècle établie par un membre de la famille Kiyohara. 3. À ce sujet voir Kinda Akihiro, Kochizu kara mita kodai Nihon, Tōkyō, coll. « Chūkō shinsho », Chūō kōronsha, 1999. 4. Kyūjō zu, coll. « Yōmei sōsho : Kiroku monjo », Besshū, Shibunkaku shuppan, 1996. 5. Engishiki, coll. « Shintei zōho kokushi taikei », livre III, p. 919-930. On notera que les plans Kyūzu ne figurent pas dans cette édition. 6. Daidairizu kōshō, coll. « Zōtei kojitsu sōsho », 3 vols. 7. Nenjūgyōji emaki, coll. « Nihon no emaki (Konpakuto ban) », vol. 8. 8. Voir Marc Kalinowski, Cosmologie et divination dans la Chine ancienne – Le compendium des cinq agents (Wuxing dayi), Paris, EFEO, 1991, p. 57-74. Marcel Granet, La Pensée chinoise, Paris, Albin Michel, 1934, p. 77-91. Michèle Pirazzoli-t’Serstevens, Architecture universelle : Chine, Fribourg, Office du Livre, 1970, pp. 10-12. 9. Michèle Pirazzoli-t’Serstevens, op. cit., pp. 44-46. 10. Au sujet de la ville de Heian, voir Daidairizu kōshō, op. cit., vol. 1, pp. 1-31. Oboroya Hisashi, in Heian kizoku no kankyō, op. cit., pp. 28-75. Nicolas Fiévé, L’Architecture et la ville du Japon ancien, Paris, Maisonneuve et Larose, 1996 ; et pour une description détaillée, Marie Maurin, « L’organisation spatiale de la capitale », in Atlas historique de Kyoto, op. cit. 11. D’après Tsuji Jun.ichi, qui fait partie du Kyōto-shi maizō bunkazai kenkyūjo, dans le cas de Heiankyō, 1 jō équivaut à 2,98445 mètres (communication personnelle). Voir Tsuji Jun.ichi, « Heiankyō no kibo », Kikan kōkogaku 49, Kyōto, octobre 1994. 12. À propos du daidairi, voir Daidairizu kōshō, op. cit., vol. 1, p. 32-316. Satō Makoto, « Daidairi » in Heian kizoku no kankyō, Shibundō, 1995, p. 76-92. Francine Hérail, Notes journalières de Fujiwara no Michinaga, traduction du Midō kanpakuki, Droz, vol. 1, 1987, pp. 113-125. 13. Voir Michèle Pirazzoli-t’Serstevens, op. cit., pp. 44-46 et 96. 14. Shigisan engi emaki, coll. « Nihon no emaki (Konpakuto-ban) », op. cit., vol. 4, pp. 39-41. 15. Francine Hérail, Notes journalières de Fujiwara no Sukefusa, traduction du Shunki, Droz, vol. 2, 2004, pp. 180-195. 16. Pour une description détaillée du Hasshōin et du Burakuin, voir Marie Maurin, « L’organisation spatiale du palais », op. cit. 17. Au sujet de la résidence du prince impérial, voir Daidairizu kōshō, op. cit., vol. 3, pp. 323-334, et en particulier le plan de la page 331. 18. Nihon Montoku tennō jitsuroku, Kajō, 3e année, 3e lune, 21e jour. 19. Shōyūki, Chōgen, 4e année, 8e lune, 25e jour (1031). 20. À propos du Butokuden, voir Engishiki, op. cit., vol. 2, livre XVII ( Naishōryō), pp. 447-464. Daidairizu kōshō, op. cit., vol. 1, p. 305-314 ; vol. 3, pp. 449-450. 21. Shinsarugakuki, coll. « Tōyō bunko », vol. 424, Heibonsha, 1983, pp. 117-120. 22. Voir Tsuji Jun.ichi, « Heiankyō no tatemono », in Kikan kōkogaku 49, Kyōto. Nicolas Fiévé, « L’architecture noble à l’époque de Heian (784-1185) », in Atlas historique de Kyōto, op. cit. 23. À ce sujet voir Nenjūgyōji emaki, op. cit., p. 35-36 ; Ban dainagon emaki, coll. Nihon no emaki (Konpakuto ban, op. cit., vol. 2, pp. 12, 13, 41, 42. Akiyama Ken, Komachiya Teruhiko, Sugai Minoru (éd), Genji monogatari zuten, Tōkyō, Shōgakukan, 1997, pp. 12-21.

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24. Dans l’architecture traditionnelle japonaise, la longueur du ken équivaut à six pieds shaku, soit environ 1,80 mètre. Mais à l’époque de Heian, il en allait tout autrement. Voir Tsunoda Bun.ei et al. (éd.), Heian jidaishi jiten, Kadokawa shoten, 1994, p. 2340 (ma). 25. À ce sujet voir Tsunoda Bun.ei et al. (éd.), Heian jidaishi jiten, Kadokawa shoten, 1994, pp. 798 (kenmen shihō). 26. Au sujet du Yingzao fazi voir Chen Mingda, Yingzao fashi damuzuo yanjin, Beijing, Wenwu Press, 1981. Paul Demiéville, Ying tsa fa che, BEFEO, 1925. 27. Au sujet de la résidence impériale dairi, voir Daidairizu kōshō, op. cit., vol. 1, p. 317-428, vol. 2, p. 1-436. Kimura Shigemitsu, Heiankyō kurashi to fūkei, Tōkyōdō shuppan, Tōkyō, 1994, pp. 37-47. Marie Maurin, « L’organisation spatiale du palais », op. cit. 28. Tsunoda Bun.ei et al. (éd.), Heian jidaishi jiten, Kadokawa shoten, 1994, p. 1275. 29. Nenjūgyōji emaki, op. cit., pp. 31-32. 30. Voir Michèle Pirazzoli-t’Serstevens, op. cit., pp. 96-97. 31. Au sujet du Seiryōden et du Kōryōden, voir Daidairizu kōshō, op. cit., vol. 2, p. 68-234, et vol. 3, p. 455-456. Pour un plan détaillé, voir Genji monogatarizuten, op. cit, p. 19. 32. Ōkagami, NKBT, vol. 21, pp. 145-147. 33. Voir Nenjūgyōji emaki, op.cit., p. 34 et suiv. Marie Maurin, « De l’espace primordial au jardin d’agrément », in Éloge des sources, pp. 294-295. 34. Au sujet du mikawamizu, voir aussi Daidairizu kōshō, op. cit., vol. 2, pp. 94-97. 35. Voir Marc Kalinowski, op. cit., pp. 57-62. 36. Tsurezuregusa, NKBT, vol. 30, p. 196. 37. Voir Heian jidaishi jiten, op. cit., p. 1285. Nenjūgyōji emaki, op. cit., p. 33. 38. Au sujet du palais Arrière, voir Hinata Kazumasa, « Dairi . kōkyū », in Heian kizoku no kankyō, op. cit., pp. 93-132. 39. Au sujet du Shōkyōden, voir Daidairizu kōshō, op. cit., vol. 2, pp. 289-299. 40. Ibid., vol. 2, pp. 402-413. 41. Ibid., vol. 2, pp. 414-417. 42. Ibid., vol. 2, pp. 417-425. 43. Ibid., vol. 2 , pp. 426-430. 44. Ibid., vol. 2, pp. 431-433. 45. Ibid., vol. 2, pp. 433-436. 46. Konjaku monogatari shū, NKBT, vol. 25, p. 283. 47. Au sujet des cinq clos, gosha, voir Daidairizu kōshō, op. cit., vol. 3, pp. 1-33. 48. À ce sujet, voir Hiraoka Takeo et Imai Kiyoshi, Tōdai no chōan to rakuyō shiryōhen, Kyōto daigaku, Kyōto, 1956. Song Minqiu (1019-1079), Chang’an zhi, éd. Siku quanshu, Taipei, 1931. Michèle Pirazzoli-t’Serstevens, op. cit., pp. 95-97. 49. Voir dans ce volume l’article de Takada Hirohiko, p. 62, note 25. 50. Genji monogatari, op. cit., vol. 16, p. 169. 51. Ōkagami, NKBT, tome 21, p. 179. Je remercie Francine Hérail pour cette précieuse information. D’après le Eiga monogatari, Fujiwara no Genshi serait morte subitement en 1002, après que « du sang lui fut sorti du nez et de la bouche ». À en croire des rumeurs de l’époque, il pourrait s’agir d’un assassinat commandité par une épouse impériale. Eiga mononogatari, tome 1, NKBT, vol. 75, 1964, pp. 234-235. 52. Voir Makino Tomitarō, Shin Nihon-shokubutsu-zukan, Hokuryūkan, 1961, p. 554. 53. Voir Marc Kalinowski, Cosmologie et divination dans la Chine ancienne – Le compendium des cinq agents (Wuxing dayi), Paris, EFEO, 1991, pp. 44-45. 54. Engishiki, livre XXXVII, op. cit., vol. 3, pp. 815-844. 55. Engishiki, livre XXXIV, ibid., vol. 3, pp. 783-796. 56. Engishiki, livre XVII, ibid., vol. 2, pp. 447-464.

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57. Man.yōshū, tome 1, Livre V, poèmes 810-811, coll. SNKBT, vol. 1, 1999, p. 459-460 ; traduction de l’auteur ; voir aussi René Sieffert, Man.yōshū Livres IV à VI, Paris, POF, UNESCO, pp. 183-185. 58. Le Shinkokin wakashū, qui date du début du XIIIe siècle, est la huitième anthologie compilée sur ordre impérial. 59. Le Fuboku wakashō est une anthologie thématique monumentale qui a été compilée au début du XIVe siècle et contient près de dix-huit mille poèmes. 60. Voir Hirata Shinobu, Waka shokubutsu hyōgen jiten, Tōkyōdō shuppan, Tōkyō, 1994, p. 93-94. Les autres pièces du volume 15 du Fuboku wakashō où il est question du paulownia sont les poèmes 6086 de Fujiwara no Ietada, 6087 de Fujiwara no Tameie, et 6088 de Minamoto no Michitomo. 61. Fuboku wakashō, poème 6085, in coll. « Shinpen kokka taikan », tome 2, Shisenshū- hen, Kadokawa shoten, 1984, p. 598, 62. Ibid. Section « Pont en rondins », poème 9387, p. 671. 63. Livre 7, Poèmes de célébration, poème 789, ibid., tome 1, Chokusenshū hen, 1983, p. 738. 64. Makura no sōshi, NKBT, vol. 19, chap. 37, p. 84. 65. Notes de chevet, trad. André Beaujard, coll. « Connaissance de l’Orient », UNESCO, 1966, p. 63. 66. À propos du paulownia et du Roman du Genji, voir Hiroe Minosuke, « Genji monogatari no shokubutsu », in Koten shokubutsu zenshū, vol. 5, Ariake shobō, Tōkyō, 1969, pp. 133-135.

RÉSUMÉS

Murasaki ne donne que peu d’information sur le palais impérial. C’est par le biais de sources écrites et iconographiques, certaines datant de l’époque de Heian, qu’il est possible de s’en faire une idée. Les valeurs symboliques du paulownia sont également étudiées.

Because Murasaki provides little information on the Imperial palace, we can only gain an idea of it through written and iconographic sources. The symbolic value of Paulownia is also studied.

INDEX

Index chronologique : Heian キーワード : shuto 首都, daidairi 大内裏, dairi 内裏, Genji monogatari 源氏物語, Kiritsubo 桐壷, Murasaki Shikibu 紫式部 (v. 973-v. 1014 ou 1025), kiri 桐, Heiankyō 平安京, Kyōto 京都, Heian jidai 平安時代 (794-1185), kenchikugaku 建築学 Thèmes : architecture Index géographique : Heiankyō, Kyōto Mots-clés : capitale impériale, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 ou 1025), dairi, Dit du Genji, Genji monogatari, daidairi, palais impérial, paulownia Keywords : Architecture, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 or 1025), daidairi, dairi, Genji monogatari, Heiankyō, Kiritsubo, Kyōto, Tale of Genji

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Le costume de Heian Entre la ligne douce et la silhouette rigide The Heian Dress: between soft line and stiff silhouette

Charlotte von Verschuer

1 À l’époque de Heian, le protocole jouait un rôle central dans la vie de cour du Japon où les cérémonies, correctement exécutées, constituaient la base du « gouvernement par les rites » selon la conception chinoise de tradition confucéenne. Le vêtement faisait l’objet de règles précises relatives à la combinaison des tenues et des tissus, ainsi qu’aux couleurs et aux motifs. Non seulement dans le rituel des cérémonies et des procédures administratives nenjūgyōji, mais aussi lors de réunions extraordinaires, comme les concours de poésie, et dans la vie quotidienne, l’habit devait être adapté à la circonstance, à la saison, à l’âge, au rang et au rôle de la personne : il était le reflet de la hiérarchie sociale. Une certaine liberté dans le choix des vêtements était toutefois laissée aux individus ; chacun devait trouver un subtil équilibre entre l’observation des règles de l’étiquette et son inspiration personnelle. Les nobles de la cour impériale cherchaient à se distinguer par le goût et l’élégance de leur vêture et à montrer leur raffinement dans l’alliance des tissus et l’harmonie des couleurs.

2 Dans cet article, nous présentons quelques aspects du protocole vestimentaire de l’aristocratie de Heian du temps du Genji monogatari. Dans une seconde partie, nous examinerons l’évolution du costume souple nae sōzoku 萎装束 vers le costume rigide kowa sōzoku 強装束. Nos recherches sont fondées sur les traités du protocole de la cour de Heian, tels que le Saikyūki 西宮記 (Notes de l’avenue Ōmiya de l’ouest), dues à Minamoto no Takaakira 源高明 (914-982), et sur les traités relatifs au vêtement, en particulier : le Masasuke shōzokushō 満佐須計装束抄 (Notes de Masasuke sur le mobilier et les costumes), œuvre de Minamoto no Masasuke ( ?- ?), fonctionnaire moyen du milieu du XIIe siècle, le Jomuchi hishō 助無知秘抄 (Aide-mémoire pour les choses mal connues), dû à Taira no Norikuni (XIe siècle) ou à un autre Taira du XIe ou du XIIe siècle, et le Kazarishō 餝抄 (Extraits relatifs aux costumes et aux ornements), une encyclopédie du protocole de la cour, écrite entre 1235 et 1238 par Nakanoin (Tsuchimikado) Michikata (1189-1238). Le protocole concernant l’habillement a fait l’objet d’études dès le Moyen Âge. Ensuite, on a produit des compilations savantes à l’époque d’Edo

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(1600-1868), en particulier le Shōzoku shūsei 装束集成 (Compilation relative au costume), rédigé au XVIIIe siècle par un érudit anonyme qui devait faire partie de l’entourage des Takakura, une famille de l’aristocratie réputée pour son savoir en matière de règles vestimentaires1. Enfin, l’encyclopédie Kojiruien (Jardin des choses anciennes), élaborée de 1879 à 1914 par une commission de savants, dont Wada Hidematsu (1865-1937), sous l’égide du ministère de l’Éducation du gouvernement de , comporte un volume sur « Le vêtement » (Fukushokubu) qui recense les sources concernant le costume du VIIIe au XIXe siècle.

3 Je me propose de présenter les costumes à partir des sources ci-dessus nommées, et à travers les travaux d’auteurs qui ont consacré particulièrement leur attention au Roman du Genji, à savoir Ishino Keiko et al., Heian jidai no yōgi, fukushoku (Le vêtement à l’époque de Heian : protocole et accessoires, 1994), et Akiyama Ken et al., Genji monogatari zuten (Dictionnaire illustré du Roman du Genji, 1997). Ces auteurs font référence aux travaux de Suzuki Keizō2, mais leurs avis sont parfois divergents (rappelons qu’il subsiste dans l’histoire du vêtement des aspects qui n’ont pu encore être élucidés). Je citerai, pour étayer mon propos, des extraits de textes qui illustrent le protocole vestimentaire tirés des notes journalières de Fujiwara no Michinaga (966-1027) traduites par Francine Hérail3. Pour les termes techniques anciens, j’adopterai les lectures du Kogo daijiten (Dictionnaire de la langue classique) des éditions Shōgakukan. En français, j’ai choisi le terme « manteau » pour les vêtements de dessus ; « tunique » et « robe » pour les autres vêtements ; « costume », « tenue » ou « habit » pour les ensembles4. Les planches de cet article serviront de référence pour les types de costumes, mais ne montrent pas nécessairement la forme précise de chaque vêtement à l’époque de la rédaction du Genji, c’est-à-dire au début du XIe siècle. Pour une analyse statistique des mentions du vêtement dans le Roman du Genji, on consultera l’article sur « La description des costumes » d’Iwasa Miyoko5.

Le costume masculin

4 Au début du XIe siècle, le costume masculin comportait trois catégories. 1) Le costume cérémoniel raifuku 礼服 était limité à la cérémonie d’intronisation (sokui 即位), à la « grande gustation des prémices » (daijōsai 大嘗祭) et au jour du Nouvel An. 2) Les costumes de service à la cour comprenaient le « grand costume de cour » (sokutai), le « costume semi-formel » (hōko) et le « costume semi-formel allégé » (ikan) ou « costume de garde » (tonoiginu). 3) Les tenues informelles étaient composées de « l’habit informel » (nōshi) et de « l’habit de chasse » (kariginu). Le costume masculin était réglementé par un protocole strict destiné à indiquer le grade de chaque personne, protocole qui limitait les choix personnels. Seules les tenues informelles laissaient une certaine marge pour les goûts de chacun.

Le grand costume de cour ou sokutai 束帯

5 Ce terme signifie « costume avec ceinture ». Appelé aussi « le costume » on-yosoi 御装 en abrégé, c’était la tenue de travail la plus usitée, portée à la cour pour participer aux cérémonies, aux procédures administratives et à toute tâche officielle, collective ou individuelle, sauf exception, et surtout en présence de l’empereur.

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Sokutai 束帯 : grand costume de cour

2 hō (hōeki) ou uenokinu 袍 ou uwagi 表衣 : manteau 4. shitagasane 下襲 : tunique à traîne 6. ue no hakama 表袴 : pantalon de dessus 7. kanmuri /kōburi 冠 : coiffe avec ruban 8. sekitai no uwate 石帯 : ceinture 9. shaku 笏 : insigne de dignité 11. shitōzu 下沓 ou 襪 : chaussettes

D’après le Ban dainagon emaki (c. 1170)

6 À propos de cet usage, Fujiwara no Michinaga écrit, le 21e jour de la 5e lune de l’année 1013 : Je suis chez le prince héritier. Début des lectures saisonnières de sūtra du palais. Quoique je sois au palais, je ne suis pas en grand costume [sokutai] (et donc je n’assiste pas à la lecture). Le grand maître de la Maison du prince héritier [Fujiwara no Tadanobu, 970-1035] s’occupe de cette cérémonie6.

7 Le grand costume de cour était la tenue habituelle de Michinaga lorsqu’il se rendait à la résidence impériale. Ce costume se composait des pièces suivantes (il s’agit là du costume complet en usage à partir de la deuxième moitié du XIe siècle).

Le manteau hō ou uenokinu 袍 ou uwagi 表衣

8 Ce manteau était coupé comme un kimono à l’exception de son col officier. Le manteau des fonctionnaires civils comportait un faux ourlet (ran 襴), sorte de large bande de tissu rapportée dans le bas du vêtement. Le manteau était cousu sur les côtés (hōeki 縫 腋), tandis que celui des fonctionnaires militaires était fendu (ketteki ou wakiake 闕腋) des deux côtés sous les manches jusqu’en bas et ne comportait pas de faux ourlet. Les fonctionnaires militaires de haut rang pouvaient toutefois se mettre à la mode des civils dans certaines circonstances. Les couleurs ont varié avec le temps. À l'époque de l’empereur Ichijō (r. 986-1011), le manteau était brun-noir (tsurubami 橡) pour les nobles des quatre premiers rangs, rouge vif (ake/hi 緋) pour ceux du cinquième rang et vert (midori 緑) pour ceux du sixième rang. Les couleurs avaient été davantage hiérarchisées dans le Taihō ritsuryō (Code administratif et pénal de l’ère Taihō) établi et présenté officiellement à l’empereur en 701. Les couleurs instituées par le code étaient le violet soutenu (fukaki murasaki 深紫) pour le premier rang, le violet pâle (asaki

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murasaki 浅紫) pour les deuxième et troisième, le rouge vif soutenu (fukaki ake/hi) pour le quatrième, le rouge vif pâle (asaki ake/hi) pour le cinquième, le vert soutenu pour le sixième, le vert pâle pour le septième, le bleu soutenu (fukaki hanada 縹) pour le huitième et le bleu pâle pour le dernier rang7. Mais, au début du XIe siècle, les couleurs étaient les mêmes pour les quatre premiers rangs ce qui conduisait à gommer la distinction entre les hauts dignitaires (du premier au troisième rang) et les fonctionnaires moyens (des quatrième et cinquième rangs). Cette confusion de la couleur aurait suscité le désarroi de Fujiwara no Sanesuke (957-1046) dès les années 990. Elle serait due, selon Ishino8, à la similitude des coloris produits par la teinture du chêne-charbon (tsurubami ou Quercus acutissima Carruth.) et du grémil du Japon (murasaki ou Lithospermum erythrorhizon Sieb. et Zucc.). Quoi qu’il en soit, lors de sa visite chez l’empereur retiré Suzaku-in, le prince Genji portait un manteau rouge (aka 赤) et les hommes de sa suite des tenues bleu-vert (ao 青) (chap. Otome, La jouvencelle).

La tunique à basque ou hanpi 半臂

9 C’était une tunique à col croisé et à petites manches larges, avec une basque, c’est-à- dire une pièce rapportée à la taille qui couvre les hanches. Cette tunique était portée principalement en été ; on pouvait en dégager un bras dans les moments de détente lorsqu’il faisait chaud.

Hanpi 半臂 : tunique à basque

D'après Akiyama Ken, Genji monogatari zuten, pp. 82-87

La tunique à traîne ou shitagasane 下襲, 下重

10 Cette tunique à col officier se portait sous la tunique à basque et était pourvue d’un pan très long qui traînait au sol. La couleur était choisie en fonction de l’occasion, mais le blanc semble avoir prévalu lors des célébrations courantes. La longueur de la traîne reflétait le rang du personnage et était soumise à des règles somptuaires. En 947, la partie de la traîne qui dépassait le bas du manteau fut limitée à un pied et cinq pouces (45 cm) pour les princes impériaux, à un pied (30 cm) pour les ministres, à huit pouces (24 cm) pour les conseillers (nagon), et à six pouces (18 cm) pour les auditeurs (sangi). Mais les dignitaires avaient tendance à porter de très longues traînes, notamment à

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l’époque d’Ichijō (r. 986-1011). Selon un décret émis en 1070, la traîne des ministres mesurait sept pieds (2,10 m), celle des conseillers, six pieds (1,80 m), celle des auditeurs, cinq pieds (1,50 m), et celle des fonctionnaires des quatrième et cinquième rangs, quatre pieds (1,20 m)9.

Shitagasane 下襲 : tunique à traîne

D'après Akiyama Ken, Genji monogatari zuten, pp. 82-87

La veste de dessous ou akome 衵

11 C’était une veste, taillée comme un kimono, avec un col croisé. Signifiant « vêtement intermédiaire » (aikome 間込), elle était portée entre la tunique à traîne et la tunique intérieure, soit à l’intérieur soit au-dessus du pantalon. D’après Ishimura Teikichi, cette veste pouvait être abandonnée en été, c’est-à-dire du début du quatrième mois à la fin du neuvième mois (mai à octobre)10. En hiver, on pouvait, au contraire, superposer plusieurs vestes de dessous. Elles étaient normalement (selon les traités du protocole) de couleur rouge carthame (kurenai 紅), ou blanches pour les personnes âgées. Le Genji monogatari emaki (Rouleau enluminé du Genji), dans la première section du chapitre Yadorigi (Sarments de vigne vierge), montre l’empereur en vestes de dessous superposées, jouant au Go avec Kaoru11, le bras droit sorti des vêtements12. La veste de dessous était aussi l’une des tenues des jeunes garçons. Ceux-ci n’avaient pas de tenue qui leur fut propre ; ils étaient habillés d’une veste de dessous ou de diverses sortes de tuniques sur un pantalon. La « vêture du pantalon » (hakamagi) donnait lieu à une cérémonie célébrée entre l’âge de trois et sept ans.

La tunique intérieure ou hitoe 単

12 Cette tunique, portée sous la veste de dessous, descendait plus bas que les genoux. Elle n’était pas doublée (comme son nom l’indique) et de couleur rouge carthame ou blanche, c’est pourquoi elle est parfois appelée le « vêtement blanc », shiroki onzo 白き 御衣, shiroki koromo 白き衣, ou « sergé blanc » (shiroki aya 白き綾).

Hitoe 単 : tunique intérieure

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D'après Akiyama Ken, Genji monogatari zuten, pp. 82-87

Le pantalon de dessus, ue no hakama 表袴/上袴

13 Ce pantalon était noué à la taille avec un cordon ; selon les différentes sources, il était porté, soit sous la tunique intérieure, soit au-dessus de la veste de dessous akome. Le pantalon était, semble-t-il, normalement en soie blanche, ce qui correspond aux prescriptions du Code administratif et pénal de l’ère Taihō de 701, mais, à partir du XIe siècle, la littérature – l’Eiga monogatari (Chronique de la splendeur [des Fujiwara]) entre autres –, mentionne des pantalons de couleurs diverses.

14 Fujiwara no Michinaga évoque le pantalon à maintes reprises. À l'occasion de la fête de Kamo, il note, en date du 24e jour de la 4e lune, 1010 : (Fête de Kamo - jour chômé, départ du messager ce jour. Pour l’empereur, spectacle du cortège des hommes et des femmes à cheval - il doit voir les musiciens au palais.) Fujiwara no Norimichi [996-1075] joue le rôle de messager de la garde du corps. Il part du pavillon de l’ouest. Les pantalons de quelques-uns ne sont pas conformes aux précédents. Je donne des vêtements au messager et à sa suite. Après qu’ils ont pris place, de chez l’impératrice [Fujiwara no Shōshi, 988-1074] il reçoit les (ou un) pantalon(s) apportés par le directeur de l’office des Chevaux de droite [Fujiwara no] Suketada no ason [ ?- ?]. Sur place, on fait changer de pantalon à Tokikuni [personnage non identifié, sans doute un subalterne de l’escorte]13.

15 Ce passage montre que l’on s’attachait avec rigueur au protocole du pantalon.

La culotte ou ōkuchi (bakama) 大口(袴)

16 Nouée à la taille, cette culotte en soie rouge était assez ample et descendait en dessous des genoux, avec de « grandes ouvertures » (ōkuchi) pour les jambes.

Les accessoires

La coiffe ou kanmuri (kōburi) 冠 :

17 La coiffe comportait un couvre-chef avec une saillie (koji 巾子) noirs et, à l’arrière, un ruban plat, ei 纓, en gaze, de deux pieds (60 cm) pour les fonctionnaires des cinq premiers rangs, remplacé par deux cordons pour les fonctionnaires de grade inférieur. Le prince Genji porte, après la mort d’Aoi no ue, sa première épouse, une coiffe avec son ruban plat enroulé, ken-ei 巻纓 (chap.Aoi, Les mauves), mais l’iconographie montre

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aussi des coiffes à double rubans plats courts. La coiffe était obligatoire pour les tenues formelles et se distingue du bonnet eboshi 烏帽子qui accompagne l’habit informel.

Kanmuri /kōburi 冠

Coiffe avec ruban plat enroulé ken-ei, ruban plat tombant sui-ei, ruban plat dressé ryū-ei ou cordelettes sai-ei.

La ceinture ou sekitai 石帯

18 Elle était en cuir laqué noir avec appliques en pierres taillées, c’est-à-dire en jade pour les hauts dignitaires des trois premiers rangs et en agate pour les fonctionnaires moyens des quatrième et cinquième rangs. Après une audience de Nouvel An, le Genji fut honoré par le ministre de gauche d’une ceinture ornée de jade, événement qui marqua la récente promotion du prince au troisième rang (chap. Momiji no ga, La fête aux feuilles d’automne).

Sekitai 石帯 : ceinture

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D'après Akiyama Ken, Genji monogatari zuten, pp. 82-87

L’étui au décor de poisson ou gyotai 魚袋

19 Lors des grandes cérémonies, comme le banquet du Nouvel An (naien 内宴), les dignitaires portaient l’« étui au décor de poisson », servant à marquer leur rang. Anciennement en forme de poisson en cuir laqué noir ou rouge, cet étui a pris, à un moment indéterminé, la forme d’une boîte rectangulaire d’une vingtaine de centimètres de long. Cette boîte était couverte de peau de requin blanche et décorée de six poissons à l’avant, trois poissons sur les côtés et d’un poisson à l’arrière, les poissons étant dorés pour les dignitaires des trois premiers rangs, argentés pour les fonctionnaires des quatrième et cinquième rangs14. Cet étui, qui ne contenait rien, était attaché à la ceinture entre la première et la deuxième applique en pierre.

Gyotai 魚袋 : étui à décor de poisson

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D’après le Rekisei fukushokukō (c. 1900)

Le sabre d’apparat ou kazatachi, kazaritachi 飾太刀 ou tachi 太刀

20 Les fonctionnaires civils, qui en avaient reçu le privilège par autorisation impériale, pouvaient se rendre au palais, ceints du sabre d’apparat (avec poignée en cuir de requin et fourreau orné de laque d’or et de nacre), ou bien du sabre fin (hosotachi 細太刀) au décor plus simple. Le sabre était attaché à une ceinture en soie à motifs brodés (hirao 平 緒) dont les rubans décoraient l’avant du manteau.

L’insigne de dignité ou shaku 笏

21 Les fonctionnaires tenaient l’insigne de dignité verticalement, à la main droite. C’était une planchette en bois blanc, anciennement en ivoire, d’une trentaine de centimètres de long. À l'occasion, on collait sur le côté intérieur un papier avec des indications protocolaires pour une cérémonie.

L’éventail en lamelles de cyprès ou hiōgi 檜扇

22 À partir du milieu de l’époque de Heian, cet éventail, placé dans le repli du manteau, au-dessus de la ceinture faisait partie du grand costume de cour ; il était en bois blanc, mais l’empereur et le prince héritier portaient un éventail en cyprès de couleur rouge bordeaux, teint au sappan (suō 蘇芳, Caesalpinia sappan L.), un bois exotique importé au Japon.

Le papier du repli ou futokoro-gami/kaishi 懐紙 ou tatami-gami, tatō-gami 畳紙

23 On pouvait écrire un message sur ce papier qui servait aussi de mouchoir. Deux à trois feuilles, pliées en deux horizontalement et en trois verticalement, étaient placées dans le repli du manteau, avec l’éventail15.

Les chaussettes ou shitōzu 下沓 ou 襪

24 Ces chaussettes en soie, qui étaient vraisemblablement de couleur blanche, étaient réservées au grand costume de cour. Cependant, les fonctionnaires âgés ou malades pouvaient, s’ils en avaient reçu le privilège par autorisation impériale, les porter, même avec le costume semi-formel allégé ou l’habit informel. Les chaussettes servaient aussi de chaussons, dans les résidences.

Les chaussures kutsu 沓

25 La forme la plus courante, pour le grand costume de cour et le costume semi-formel allégé, était la paire de « chaussures plates » (asagutsu 浅沓), une sorte de sabots en bois laqué noir.

Le costume semi-formel ou hōko 布袴

26 Il comportait, comme le grand costume de cour, le manteau avec la ceinture, la tunique à traîne shitagasane, les autres tuniques et la veste de dessous ; mais le pantalon de

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dessus et la culotte étaient remplacés par le pantalon bouffant (sashinuki 指貫) et le pantalon intérieur (shitabakama 下袴). Le pantalon bouffant était très ample, noué à la cheville, mais au XIe siècle sa longueur était devenue telle que, traînant par terre, les hommes marchaient en le piétinant ; il se portait sans chaussettes. Les couleurs et le décor des tissus de ce costume étaient choisis en fonction du rang et de l’âge de la personne. Il se portait, comme le grand costume de cour, avec la coiffe et l’insigne de dignité et servait lors des cérémonies annuelles, des procédures administratives, des pèlerinages et des rites d’exorcisme se déroulant en l’absence de l’empereur.

Sashinuki 指貫 : pantalon bouffant

Shitabakama 下袴 : pantalon intérieur

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Le costume semi-formel allégé ou ikan 衣冠

27 Le nom de ce costume signifiait « manteau et coiffe ». Il était appelé aussi « costume de service de nuit » (tonoiginu 宿直衣 ou shukue 宿衣), parce qu’il servait, entre autres, pour le service de nuit des fonctionnaires dans un bureau du palais intérieur dairi, c’est- à-dire la résidence impériale située dans le palais daidairi. Cette tenue était allégée par rapport au costume semi-formel dans la mesure où elle était dépourvue de la tunique à traîne de type shitagasane ; et le manteau (hō) était fermé par un bandeau de soie au lieu de la ceinture en cuir. Mais ce costume se portait avec la coiffe et était assorti, en hiver, de l’insigne de dignité ou d’un éventail en lamelles de cyprès hiōgi, et, en été, d’un éventail « chauve-souris » (kawabori-ōgi 蝙蝠扇) en papier plié en accordéon, monté sur des lamelles en bois. Le costume semi-formel allégé servait, semble-t-il, pour les déplacements, les visites officielles et diverses affaires des fonctionnaires au palais, mais n’était pas admis en présence de l’empereur, sauf en cas d’urgence (incendie par exemple).

Ikan 衣 : costume semi formel allégé

3. sashinuki 指貫 : pantalon bouffant 7. hō, uenokinu 袍 : manteau 8. asagutsu 浅沓 : chaussures plates D’après le Nenjūgyōji emaki (après 1156)

28 Même le ministre Fujiwara no Michinaga évitait d’apparaître devant l’empereur dans cette tenue. Il écrit dans son journal à la date du 16e jour de la 8e lune, 1006 : Environ quatre heures de l’après-midi, tandis que je me rends au palais, le chef à la Chancellerie privée, général en second de la garde du corps, section de droite [Fujiwara no Sanenari, 975-1044], vient dire que l’empereur va paraître, qu’il a reçu dans la journée mission de m’en faire la communication et n’a pas encore transmis son message ; il demande si je peux venir prendre place au palais (en présence de l’empereur). Alors que je n’étais pas

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au courant et me rendais justement au palais en costume [semi-formel] allégé [tonoiginu], je me demande que faire. Je me fais porter un costume de cérémonie [ou grand costume de cour sokutai]16.

L’habit (et le manteau) informels ou nōshi 直衣

29 L’étymologie de ce terme est mal connue, il pourrait s’agir soit d’une contraction de tonoi no kinu 宿直衣, « costume de service de nuit », soit du terme signifiant « vêtement ordinaire », tada no kinu 直の衣17. L’habit informel se portait, chez soi ou ailleurs, dans un cadre privé. Il comportait le manteau (nōshi), coupé comme le manteau du grand costume de cour, mais légèrement plus petit, et de couleur non soumise au protocole des rangs. Cette tenue se distingue par ailleurs du costume semi-formel allégé ikan par les accessoires : l’insigne de dignité était remplacé par l’éventail et la coiffe par le bonnet eboshi 烏帽子.

Kanmuri-nōshi 冠直衣 : habit informel assorti de la coiffe formelle

3. sashinuki 指貫 : pantalon bouffant 5. kanmuri-nōshi 冠直衣 : habit informel assorti de la coiffe formelle 11. kawabori-ōgi 蝙蝠扇 : éventail « chauve-souris » en papier plié en accordéon 12. kanmuri/kōburi 冠 : coiffe formelle D’après le Shigisan engi (vers 1155 à 1180)

30 Dans le Roman du Genji, le prince Genji se trouve fréquemment en habit informel ou même en « tenue à robe de dessous » (uchiki sugata 袿姿), une forme allégée du nōshi, sans pantalon bouffant, mais avec un pantalon long (nagabakama 長袴) au lieu du pantalon intérieur (shitabakama). On ne sait pas si la robe de dessous uchiki correspond à la veste de dessous akome, mais l’une et l’autre caractérisent la tenue informelle des hommes, de même que les vêtements de même nom, la robe de dessous uchiki et la veste de dessous akome distinguent l’habit informel des femmes.

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Akome 衵 : veste de dessous

D’après le Genji monogatari emaki (vers 1130 à 1140)

31 L’habit informel laissait une plus grande liberté dans le choix des couleurs. Lors des sorties ou de la fête annuelle des prémices (niinamesai), une coquetterie consistait à mettre en évidence la couleur de la « robe de dessous très longue qui dépassait sous le manteau » idashi uchiki いだし袿. À titre exceptionnel, les hauts dignitaires pouvaient, s’ils en avaient reçu le privilège par autorisation impériale, se rendre au palais intérieur (sauf en présence de l’empereur) en « habit informel assorti de la coiffe » (kanmuri-noshi 冠直衣). L’application de ce privilège a varié selon les règnes. On était par exemple beaucoup plus sévère à l’époque d’Ichijō (r. 986-1011) que, plus tard, sous le règne de Horikawa (r. 1086-1107). Même Fujiwara no Michinaga a parfois évité de porter l’habit informel lorsqu’il se rendait à la salle d’en haut (tenjō no ma 殿上間), dans la résidence impériale. Toutefois, le Rouleau enluminé du Genji (Yadorigi, section 1) montre Kaoru, en habit informel avec sa coiffe, jouant au Go avec l’empereur, cette intimité étant due, vraisemblablement, au lien de parenté qui liait les deux personnages. De même, on pouvait semble-t-il, dans certaines circonstances, se rendre au palais en tenue informelle, en ajoutant la tunique à traîne nōshi shitagasane 直衣下襲 ; c’est dans cette tenue que Yūgiri, le fils du Genji, joue de la flûte lorsque son père rend visite à l’empereur retiré Reizei-in. Ce dernier porte « l’habit informel avec un manteau long » (ohiki noshi 御引直衣), comme le montre le Rouleau enluminé du Genji (chap. Suzumushi, Le grillon-grelot, section 2). Le ohiki nōshi était l’habit quotidien de l’empereur qu’il associait parfois avec un pantalon long nagabakama de couleur rouge carthame.

L’habit (et la veste) de chasse ou kariginu 狩衣

32 Kariginu désigne à la fois le complet et la veste à pan arrière qui se portait à la chasse aux faucons, veste appelée aussi « vêtement en chanvre » (hoi 布衣) parce qu’elle était, à l’origine, faite en tissu de chanvre. L’habit de chasse était la tenue informelle quotidienne des nobles de Heian, portée lors des activités de plein air ou chez eux, les jours sans obligations officielles, à l’instar du costume d’équitation de la noblesse en Europe. La veste était faite d’un lé de soie, et non de deux lés comme le manteau ; les

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manches n’étaient attachées au buste qu’au niveau des épaules et étaient pourvues de cordelettes d’attache ; elles laissaient apparaître les tuniques portées sous la veste et permettaient d’exhiber des tissus somptueux avec des décors raffinés. Cet habit était assorti du bonnet eboshi et ne comportait aucun accessoire de dignité. L’habit de chasse aurait eu, entre autres, la faveur des courtisans (tenjōbito) et des gouverneurs de province (zuryō). C’est aussi l’habit des suivants, ceints du « sabre simple » (nodachi 野 太刀), sans ornement, et la tenue des porteurs de palanquin dans les cortèges, lors des pèlerinages et autres déplacements. Cette tenue représentait, en ce sens, la simplicité (yatsure) d’un vêtement de subalterne. L’iconographie illustre les cortèges et les rassemblements avec des suivants, pieds nus, le pan de la veste de chasse en saillie sur le dos (oshi-ori 押折) et fourré dans la ceinture du pantalon bouffant sashinuki ou du « pantalon de chasse », le karibakama 狩袴. Celui-ci était fait de six lés de tissus, à la différence du sashinuki avec ses huit lés. Le « petit pantalon bouffant » (kobakama 小袴) serait un autre nom du sashinuki ou du karibakama18.

Kariginu 狩衣 : habit de chasse

2. kariginu 狩衣 : habit de chasse 8. asagutsu 浅沓 : chaussures plates 9. eboshi 烏帽子 : bonnet

10. nodachi 野太刀 : sabre simple 13. oshi-ori 押折 : pan de la veste faisant saillie dans le dos 14. kobakama 小袴 : petit pantalon bouffant D’après le Ban dainagon emaki (c. 1170)

33 Fujiwara no Michinaga écrit au sujet du cortège de Kamo, le 24e jour de la 4e lune, 1010 : Tout ce qui sert au cortège du messager est d’extraordinaire qualité, tout est neuf. En particulier, les hommes qui mènent les chevaux portent des vêtements chinés brun et vert (aoshiro tsurubami), des pantalons rouges (carthame kurenai) et, aux pieds, ils ont des

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sandales et des chaussettes. Les pages sont en vêtements de style vêtements de tous les jours F0 [ou habits de chasse, kariginu 5D , fermés par des lacets, en tissu fin double de couleur bleue, avec des vestes de dessous (akome) à motifs surtissés de couleur rougeâtre [ou rouge bordeaux suō, teint au sappan], des pantalons à motifs surtissés verts, manteaux de dessus (uchikake 打掛)19 rouges et pantalons doublés, aux pieds des chaussures. Soixante subalternes, dont les quatre chefs, sont en vêtements blancs ; six hommes sont en vêtement du genre appelé « vêtement de chasse » kariginu et pantalons rouges aka, vestes de dessous de couleur mauve usu-iro ; six en vert ao et vestes de dessous jaunes yamabuki ; six en prune kōbai, veste de dessous vertes ; six en couleur feuille tendre wakaba-iro vestes de dessous rouges (garance akanezome) ; six en jaune, vestes de dessous rougeâtres ; six en bleu ai, vestes de dessous rouges ; pour les autres, je ne note pas le détail. Tout est superbe, cependant adapté à la circonstance : une célébration des divinités20.

34 Ce passage illustre l’usage de l’habit de chasse et de la veste de dessous lors des cortèges. On y voit aussi une forte présence de la couleur rouge. Les tons rouges étaient désignés soit par les noms des teintures, soit par les termes neutres « rouge » aka et « rouge vif » ake, qui qualifiaient des tons issus de compositions complexes, comme la garance associée au grémil (murasaki)21.

Le costume féminin

35 Le statut des femmes était déterminé par la naissance et le mariage. Les femmes de très haute naissance pouvaient entrer au palais comme épouse impériale, devenir épouse principale d’un haut dignitaire ou, sinon, devenir nonne. Les épouses des hauts dignitaires menaient leur vie confinées dans leur résidence et entourées d’un nombreux personnel. Elles échangeaient des nouvelles avec l’extérieur par l’intermédiaire de messagers et avaient rarement l’occasion de quitter leur maison, sauf par exemple pour admirer un cortège depuis leur voiture fermée ou pour faire une visite dans un temple. Les femmes de moyenne noblesse passaient, elles aussi, leur vie à la maison, à moins qu’elles n’aient occupé une place parmi les dames au service des épouses impériales ou des princesses, ou qu’elles n’aient quitté la capitale pour suivre leur époux, gouverneur dans une province. Les seules personnes qui participaient, dans une modeste mesure, à la vie publique, étaient les femmes du service intérieur du palais (naishi dokoro 内侍所). Dotées de rangs et de traitements, elles assistaient l’empereur dans sa vie quotidienne : elles avaient ainsi l’occasion d’assumer de menues tâches lors des cérémonies et de côtoyer le monde des fonctionnaires22. La garde-robe féminine était donc, en général, moins exposée au public que celle des hommes. Mais elle n’était pas moins scrutée pour sa conformité à l’étiquette et pour le goût de sa composition, dans le cadre de la vie collective des maisons impériales et des autres résidences aristocratiques.

36 Le costume féminin se compose de trois catégories. 1] Le « costume formel des femmes », nyōbō no sōzoku (mot ancien)23 ou nyōbō shōzoku (mot moderne), était la tenue d’apparat la plus somptueuse, appelée communément depuis l’époque d’Edo « les douze tuniques », jūni hitoe, ce terme datant du Heike monogatari (Le Dit des Heike, Nagato-bon, XVIe siècle). 2) Les costumes semi-formels comprenaient le « manteau court », ko-uchiki, et le « manteau long », hosonaga. 3) L’habit informel était représenté par la tenue à « robe de dessous », uchiki sugata, la tenue « tunique et pantalon », hitoe-bakama, et celle à « veste de dessous », akome. 4) Il faut ajouter à cela la « robe de jeune fille », kazami. Chacun de ces costumes était constitué par un ensemble de vêtements réglementé. Les

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différentes tenues reflétaient le statut des femmes et variaient selon l’occasion, la saison et l’âge de la personne.

Le costume formel des femmes ou nyōbō no sōzoku 女房装束

37 Le costume formel était à l’origine le vêtement quotidien des épouses impériales et des dames du palais jusqu’aux « dames du cinquième rang » (myōbu 命婦) lorsqu’elles étaient en service à la cour, mais il devint bientôt (à un moment indéterminé) l’habit quotidien des épouses des hauts dignitaires lorsqu’elles étaient chez elles, de leurs dames de compagnie, ainsi que des femmes au service d’un Grand24. Par ailleurs, les danseuses (maibito ou maihime) des danses Gosechi 五節, qui se produisaient lors de la fête annuelle des prémices en automne, portaient également le costume formel. Dans les sources, on trouve les appellations nyōbō no sōzoku ou fujin, onna ou nyōgo 女御 no sōzoku. Ce costume féminin jouait en outre un autre rôle, celui d’objet de gratification, distribué par les hauts dignitaires. Fujiwara no Michinaga en fait un usage fréquent. Il distribue des costumes masculins et féminins, par ensembles complets ou par pièces, comme par exemple des robes de dessous uchiki. Les bénéficiaires étaient presque toujours des hommes. Ils sont si nombreux et les distributions si fréquentes, que l’on peut se demander si cet usage ne contribuait pas, dans la pratique, à habiller l’entourage des bénéficiaires. Mais les maisons des dignitaires employaient aussi des couturières. De plus, les vêtements servaient occasionnellement de moyen d’échange. Le costume formel féminin comprenait les éléments suivants, tous superposés.

Nyōbō no sōzoku 女房装束 : costume formel féminin d’après le Satake-bon Sanjūrokkasen-e (début du XIIIe siècle)

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2. karaginu 唐衣 / 背子 : veste (courte) 3. mo 裳 : traîne 4. uwagi 表着/上着/表衣 : robe de dessus 5. hiōgi 檜扇 : éventail en lamelles de cyprès 6. hitoe 単 : tunique intérieure

La veste ou karaginu 唐衣 / 背子

38 La veste était le vêtement de dessus. On pourrait l’appeler « veste courte », car, à l’avant, elle ne couvrait le buste que jusqu’à la taille et à l’arrière, elle s’arrêtait même plus haut que celle-ci, tandis que ses larges manches descendaient jusqu’à la taille. Appelée parfois « veste chinoise » (du pays de Kara 唐, la Chine), elle ne rappelle cependant en rien le style chinois et est, au contraire, coupée comme un kimono japonais. Les dictionnaires Wamyō ruijushō (X e siècle) et Iroha jiruishō (XIIe siècle) écrivent karaginu 背子, et le Wamyō ruijushō explique ceci : Le Benshoku rissei [dictionnaire japonais du VIIIe siècle, non conservé] dit 背子 : prononciation japonaise karakinu. Ce vêtement a la forme d’une tunique à basque hanpi, dépourvue de la basque qui couvre les hanches, mais pourvue d’une doublure...25 . De son côté, dame Sei Shōnagon (966- ?) pose la question : Pourquoi le nom du « manteau chinois » karaginu ? Il faudrait le nommer « manteau court » mijikaginu. Il est vrai, toutefois, que si on lui a donné le nom par lequel on le désigne d’ordinaire, c’est qu’il était porté par les habitants de la Chine26.

Karaginu 唐衣 / 背子 : veste (courte) – Devant et derrière

D'après Suzuki Keizō, Yūshoku kojitsu zuten, pp. 126-139

39 Or, au XIIe siècle, le Masasuke shōzokushō emploie les deux graphies 唐衣 et 背子 27. La philologie de l’époque d’Edo, c’est-à-dire les encyclopédies Tōga (1717) d’Arai Hakuseki (1657-1725) et Wakun no shiori (1830-1862) de Tanikawa Kotosuga (1709-1776) donnent à karaginu le sens de « veste d’origine chinoise [kara] », tandis que les dictionnaires

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Daigenkai (1932-1937) et Fude no mitama (1930-1952) donnent à karaginu le sens de « veste courte » qui ne couvre que le buste ou « le tronc » kara 幹 du corps28.

La traîne ou mo 裳

40 La traîne était portée sur la veste et nouée sous la poitrine avec des rubans. La veste et la traîne formaient les pièces maîtresses de la parure du costume formel. Pour les jeunes filles, la « vêture de la traîne », mogi 裳着, marquait le passage à l’âge adulte et précédait le mariage. Par exemple en 999, Fujiwara no Michinaga, ayant hâte de faire de sa fille, Shōshi (988-1074), une impératrice, la déclara adulte à l’âge de douze ans. La cérémonie consistait à nouer les rubans de la traîne et à relever les cheveux de la jeune fille. Puis Michinaga réceptionna les cadeaux au nom de sa fille et offrit un banquet aux hauts dignitaires, auquel la jeune fille n’assistait pas29. La forme de la traîne est mal connue. Elle ressemblait à un très long tablier plissé, porté à l’arrière, si l’on en croit la reconstitution faite en 1844, à la suite d’un renouveau du costume classique30.

Mo 裳 : traîne

D'après Suzuki Keizō, Yūshoku kojitsu zuten, pp. 126-139

La robe de dessus ou uwagi 表着/上着/表衣

41 La robe de dessus était coupée comme un kimono, de même que toutes les autres pièces du vêtement féminin. Cette robe et les suivantes étaient faites de soie doublée.

Uwagi 表着/上着/表衣 : robe de dessus

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D'après Suzuki Keizō, Yūshoku kojitsu zuten, pp. 126-139

La robe intermédiaire uchiginu 打衣

42 Fait de soie lustrée, ce vêtement ne figure dans la littérature qu’à partir de l’ Eiga monogatari (Chronique de la splendeur des Fujiwara), dans le chapitre 39 qui a été écrit après l’année 1092. La robe intermédiaire n’était pas encore connue de Murasaki Shikibu. Par ailleurs uchiginu était un terme générique signifiant des étoffes lustrées, c’est-à-dire foulées utsu 打 au maillet.

Les robes de dessous uchiki 袿, superposées kasane uchiki 重/襲袿

43 Signifiant « robes intérieures », les uchiki 内着 étaient portées seules ou superposées kasane, par trois, cinq ou sept. Ces ensembles étaient parfois appelés « les cinq robes » itsutsu kinu 五つ衣, terme attesté à partir du XIVe siècle dans le Dit des Heike. Les robes de dessous mesuraient une longueur supérieure à la taille humaine si bien qu’elles traînaient par terre. La superposition des robes, caractéristique du costume formel, a par moments donné lieu à des excès. L’Eiga monogatari relate la scène d’un banquet, donné en 1025 par l’impératrice Kenshi (Kiyoko, 994-1027), fille de Michinaga, à l’occasion duquel les dames firent assaut de luxe. Elles choisirent chacune trois couleurs et se vêtirent de trois ensembles de cinq, six ou même sept robes, si bien qu’avec les doublures, certaines tenues atteignaient quarante épaisseurs de tissus. Ce fut au point que les dames, venant en cortège prendre place, ne pouvaient même pas lever le bras pour se cacher la face avec leur éventail, tant elles étaient engoncées, et qu’elles avaient dû faire coudre leur veste qui glissait et ne pouvait tenir en place sur cet amas de soie. Le grand chancelier Fujiwara no Yorimichi (992-1074), frère de l’impératrice, jugea pitoyable ce luxe exagéré et Michinaga se mit en colère, ordonnant de ne plus dépasser les six vêtements. D’ailleurs, les dames n’étaient même pas visibles aux convives du festin, puisqu’elles étaient assises derrière les stores. Mais leurs traînes et le bas de leurs robes dépassaient sous les stores et formaient un parterre de couleurs31. Les vêtements paraissant (uchiide 打出) sous les stores faisaient partie intégrante du décor de ce genre de réunions ; on peut en voir une illustration dans le

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Rouleau enluminé du Genji (chap. Kashiwagi, Le chêne, section 3), qui montre la célébration du cinquantième jour de la naissance de Kaoru.

La tunique intérieure ou hitoe 単

44 Cette tunique était portée à même le corps, comme celle des hommes. Elle était faite, selon les saisons, en taffetas de soie (kinu 絹) ou en sergé (aya 綾) de soie grège (suzushi 生絹)32 non doublée (c’est-à-dire « simple », hitoe). Taillée comme un kimono, la tunique intérieure, très longue et traînant par terre, était, en outre, plus large que les robes de type uchiki, si bien qu’elle permettait de couvrir amplement le corps et de faire écran entre ce dernier et les vêtements supérieurs.

Hitoe 単 : tunique intérieure

D'après Suzuki Keizō, Yūshoku kojitsu zuten, pp. 126-139

Le pantalon, hakama 袴, ou pantalon lustré, uchi-bakama 打袴

45 Le pantalon rouge vif (hi/ake), teint au carthame, sinon parfois blanc, se portait à même la peau sans autre sous-vêtement. « La vêture du pantalon » hakamagi, donnait lieu, chez les filles comme chez les garçons, à une cérémonie célébrée entre l’âge de trois et sept ans. Fujiwara no Michinaga note à ce propos, le 26e jour de la 3e lune, 999 : La princesse aînée (Shūshi naishinnō, 997-1049) célèbre la vêture du pantalon hakamagi 袴 着 ; on lui met un vêtement sans séparation entre les jambes sau issoku 左右一足.

46 Étant donné qu’il n’y avait, dans ce cas, qu’une seule ouverture pour les jambes de gauche et de droite, on peut penser qu’il s’agissait d’une sorte de petite jupe33. Ce pantalon était fait de soie lustrée par foulage et parfois appelé « pantalon lustré » uchi- bakama. Le hari-bakama 張袴, « pantalon lissé », apparaît pour la première fois avec ce sens dans les textes à partir du Chōshūki (Notes journalières de Minamoto no Morotoki, 1088-1136). Plus tard, le terme hari-bakama désignera un « pantalon empesé ». De

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même, le pantalon uchi-bakama (qui était lustré à l’époque du Genji) prendra le sens de « pantalon empesé » : uchi-bakama et hari-bakama seront alors synonymes34.

47 Le costume formel des femmes était complété par les accessoires suivants : les chaussettes, shitōzu, le papier plié orné, tatami-gami ou tatō-gami, l’éventail en lamelles de cyprès, hiōgi.

48 Le pantalon et tous les vêtements, à l’exception de la veste, étaient très longs et traînaient sur le sol. Cela imposait des mouvements lents et mesurés pour les femmes qui devaient marcher, comme celles qui transportaient le sabre à la suite de l’empereur ou qui lui servaient les repas quotidiens. Les autres femmes passaient la journée assises. Les dames au service de l’impératrice, par exemple, se déplaçaient en glissant sur les genoux. Les femmes de la haute noblesse sortaient rarement en voiture. On préparait dans ces cas une allée de nattes tissées, depuis leur appartement jusqu’à la voiture et de la voiture au lieu de leur visite. Les femmes de la noblesse moyenne, en revanche, pouvaient être amenées à voyager pour accompagner leur époux nommé dans une province ou pour faire un pèlerinage. En ce cas, elles étaient vêtues d’un pantalon noué aux chevilles, et portaient des sortes de chaussettes et des sandales de paille. Elles maintenaient leurs robes par des cordons et se coiffaient d’un chapeau avec un voile qui leur couvrait le haut du corps35.

Les costumes semi-formels

La tenue au manteau court ou ko-uchiki sōzoku 小袿装束

49 Le manteau court ko-uchiki 小袿 en forme de kimono remplaçait la veste karaginu. Il se portait soit sous la traîne soit au-dessus36 et donc sur tous les autres vêtements. Ceux-ci étaient tous plus longs que la taille humaine et traînaient sur le sol, mais le manteau court était un peu moins long, de sorte qu’il laissait apparaître le bas des robes. Les femmes de statut élevé portaient le manteau court chez elles. Bien qu’il s’agisse d’une forme allégée du costume formel, une confusion s’est installée à partir de la fin du XIe siècle entre les vêtements de dessus et l’on voit apparaître la veste portée sur le manteau court, alors qu’elle était normalement remplacée par celui-ci37.

Le manteau long ou hosonaga 細長

50 Hosonaga est l’appellation d’une tenue semi-formelle qui se distingue de la parure formelle par l’absence de la veste et de la traîne. C’est aussi le nom d’un manteau long, porté dessus, dont la forme reste mal connue. On suppose que ce manteau, coupé comme un kimono, avait trois ou quatre pans qui traînaient ; c’est-à-dire que les deux lés avant étaient séparés des deux lés arrière au niveau de la moitié inférieure du vêtement, et qu’éventuellement, ceux-ci étaient encore divisés en deux. Ce vêtement se distinguait des robes par l’absence de grand col (ōkubi)38 ; probablement comportait-il un col plat qui laissait paraître ceux des robes inférieures. Le manteau long se portait sur la robe de dessus (uwagi) et les robes de dessous (uchiki), et parfois même avec le manteau court. Dans le Roman du Genji, le manteau long habille aussi bien les femmes adultes que les jeunes filles, mais celui de ces dernières avait très probablement une forme différente.

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Hosonaga 細長 : manteau long

D’après le Genji monogatari emaki (vers 1130 à 1140)

Les habits informels

La tenue aux robes de dessous ou uchiki 袿 / uchiki sugata 袿姿

51 Cette tenue ordinaire portée chez soi comportait la robe de dessus (uwagi) et plusieurs robes de dessous, faites de soie de tissage simple ou façonné, ainsi qu’un pantalon et une tunique. Cette tenue était dépourvue de veste, de traîne et de manteau.

La tenue « tunique et pantalon », hitoe-bakama 単袴

52 La tunique intérieure et le pantalon étaient à la base de toutes les tenues et se portaient sur la peau, sans autre sous-vêtement. À eux seuls, ils constituaient une tenue légère informelle ; mais hitoe-bakama signifie aussi, dans certains cas, un pantalon sans doublure (hitoe no hakama). Le Rouleau enluminé du Genji (chap. Yūgiri, Brouillard du soir) montre l’épouse de Yūgiri, Kumoi no kari, portant, chez elle, une tunique blanche sur un pantalon rouge. Le Roman du Genji la décrit aussi dans cette tenue lorsqu’elle fait la sieste (chap. Tokonatsu, L’œillet).

Hitoebakama 単袴 : tenue « tunique et pantalon »

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D’après le Genji monogatari emaki (vers 1130 à 1140)

La veste de dessous ou akome 衵

53 La veste de dessous était en soie, doublée ou non, selon la saison. Elle caractérise aussi bien la tenue informelle de femmes que celle des hommes, mais on décrit souvent des jeunes filles qui, lors des occasions officielles, la portent avec un pantalon sous leur robe de jeune fille, dite kazami. On pouvait – comme pour les robes de dessous de type uchiki – porter plusieurs vestes de dessous, mais elles étaient moins longues et ne traînaient pas sur le sol.

Akome 衵 : vestes de dessous

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D’après le Senmen shakyō (milieu ou 2e moitié du XIIe siècle)

La robe de jeune fille ou kazami 汗衫

54 Souvent mentionnée dans la littérature, la forme de cette robe reste toutefois mal connue. Kazami désigne peut-être plusieurs tenues différentes. Cette robe plutôt formelle des jeunes filles était longue, traînant sur le sol, et sans doute décousue sous les manches de chaque côté. Kazami signifie littéralement « tunique san 衫 qui absorbe la sueur ase 汗 » ; mais elle se portait vraisemblablement sur la veste de dessous (akome), avec ou sans la tunique (hitoe) et avec deux pantalons superposés dont l’un, au moins, dépassait sous les pieds. Kazami était aussi le nom d’un costume des danses Gosechi dont la forme se distinguait vraisemblablement de celle de la tenue formelle des jeunes filles. Enfin Kazami désignait également une tenue quotidienne et informelle. Dans ce cas, elle comportait un pantalon, sans doute moins long, dont les cordons auraient été croisés sur la poitrine pour retenir la robe et les manches.

Kazami 汗衫 : robe de jeune fille

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D’après le Makura no sōshi emaki (fin du XIIIe - début du XIVe siècle)

55 Notons qu’à l’exception de la robe informelle de jeune fille, l’habillement féminin ne comportait aucune fermeture, ni lien, ni bande de ceinture, et que la traîne ne permettait de nouer les vêtements à la taille que lors des occasions formelles. Les femmes de la noblesse de Heian devaient donc être fort limitées dans leurs mouvements.

Note sur les tissus

56 Murasaki Shikibu fait souvent l’éloge de la beauté du tissu quand elle décrit les tenues de ses personnages, c’est pourquoi il semble utile de relever quelques notions à propos des soieries. On peut se fier aux tissages de la Chine des Tang (618-907) et des Song (960-1279) pour ce qui est des sergés et des brochés, puisque ces étoffes précieuses étaient importées de Chine39. Pour les autres tissus, nous sommes tributaires des informations données dans les dictionnaires, avec leurs interprétations parfois divergentes pour un même mot. Il convient de distinguer entre les types de tissage, la qualité de l’étoffe et les méthodes d’apprêt du tissu.

Les types de tissage

57 Les soies fines ou étoffes légères, usumono 薄物40, sont des tissages à armure simple et ajouré, comme les gazes (ra 羅et sha 紗), et le crêpe (komenokinu), taffetas très ajouré à aspect crêpé. La différence entre les gazes ra et sha demeure mal connue. Selon certains, la gaze sha serait faite de soie grège. Par ailleurs, le mot ra apparaîtrait parfois dans les textes comme terme générique signifiant les soies fines usumono en général41.

58 Les soies façonnées (ou « soies précieuses »), orimono 織物, qui sont des tissages à armure complexe, comprennent : les sergés (aya 綾) à tissage oblique ; les sergés damassés (karaaya 唐綾)42 ; les taffetas façonnés à décors de sergé ou de flottés (ki 綺)43 ; les taffetas façonnés à motifs tissés (kara no ki 唐綺) ; et les nishiki 錦 qui désignent,

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selon les cas, les brochés44 (brocarts qui ne comportent pas de fils d’or), ou les brocarts (étoffes rehaussées de fils d’or et d’argent).

59 Les taffetas de soie à armure simple comprennent les taffetas kinu 絹 (ou hiraginu 平絹), les taffetas katori 縑 de tissage plus serré que les kinu et troisièmement, les soies grossières (ou pongés de schappe ?), ashiginu ou futoginu 絁, qui « ressemblent à la toile de chanvre45 ». Kinu est par ailleurs un terme générique désignant toutes les soies à armure simple.

La qualité de l’étoffe

60 Suzushi 生絹 est la soie grège tissée avec un fil non décreusé (c’est-à-dire écru) ; les taffetas et les sergés par exemple étaient parfois (ou même souvent ?) des soies grèges.

61 Kaineri 掻練 serait, selon certains, un tissu de soie lustrée 46. Mais ce terme désigne vraisemblablement plutôt une soie faite de fils décreusés47 et serait donc synonyme de neriginu 練絹. (Kaineri est par ailleurs l’abrégé de kaineri-gasane 掻練襲 qui désigne la superposition de soies rouges carthame ou kurenai48.)

L’apprêt du tissu

62 Autour de l’an mil, on apprêtait l’étoffe par lustrage ou foulage (uchimono 打物), d’une part, et par lissage (harimono 張物), d’autre part, le mot haritaru 張りたる signifiant lissé. On pratiquait par ailleurs le repassage. Les techniques de l’apprêt du tissu ont toutefois évolué avec le temps et, au Moyen Âge, les termes uchimono et harimono vinrent à désigner les étoffes empesées. Nous retraçons cette évolution dans la suite.

Mode, style et représentation

63 Le vêtement des nobles de la cour a évolué entre le VIIIe et le XIIe siècles. L’habit de cour défini par le Code administratif et pénal de l’ère Taihō49, établi en 701, était fortement influencé par le costume de cour de la Chine des Tang (618-907). Les magasins du Shōsōin à Nara ont conservé jusqu’à aujourd’hui une soixantaine de vêtements d’employés subalternes et de musiciens de la cour japonaise du VIIIe siècle qui reflètent le style des Tang. Mais, dès cette époque, la cour a émis de nombreux décrets50, qui ont apporté des modifications au vêtement jusqu’à ce que celui-ci prenne, à la fin du Xe siècle et donc avant l’époque du Roman du Genji, une forme proprement japonaise avec un col châle sur un empiècement, des manches tombantes, très larges, et un pantalon en forme de large jupe culotte. C’est alors que s’est produit, en quelque sorte, la naissance du « kimono ». Puis, au milieu du XIIe siècle, Toba-in (1103-1156), empereur retiré de 1129 à 1156, et le ministre Minamoto no Arihito (1103-1147) ont adopté le « costume rigide », kowa sōzoku 強装束. Il faut attendre le XIII e siècle pour voir apparaître dans l’art les silhouettes raides avec un volume plus ample et les lignes marquées, droites, à angles obtus, parfois même aigus. Cette forme caractérise notamment le grand costume de cour tel qu’il figure sur les portraits des shōgun de l’époque de Muromachi. Mais il subsiste des ambiguïtés au sujet des méthodes de l’apprêt des costumes « rigide » et « souple », c’est pourquoi nous relevons ci-après les témoignages historiques dont on dispose à ce propos.

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Les innovations du XIIe siècle

64 Le Imakagami (Miroir de l’époque actuelle, c. 1170) donne une description d’un nouveau style d’habillement. On y lit ceci : Le général [de la garde du corps Minamoto no Arihito] aimait le « style de costume » emon 衣紋 : que ce soit la longueur des vêtements de dessus ue no kinu ou la forme des autres vêtements, il les régla en détail. Il excellait dans la voie [du costume]. On ne connaissait plus tout cela [à son époque] : avant lui, le pantalon bouffant sashinuki était très long, dépassant les pieds nagafumite, et le bonnet eboshi n’était pas rigidifié (kowaku nuru) par la laque. Mais à l’époque de [Arihito], le bonnet souple sabi-eboshi [évolua et] changea plusieurs fois. On dit que [avant cela,] Shirakawa-in (1053-1129, r. 1072-1086, empereur retiré 1107-1129) avait critiqué ses proches quand ceux-ci avaient voulu ajuster son costume : que le monde a changé [depuis] ! Toba-in et le ministre [Arihito] de Hanazono avaient, chacun à sa manière, un beau visage et une apparence plus belle qu’une image. Ils réglementèrent en détail le costume et cet usage s’imposa dans le monde. [Depuis lors,] plus personne ne manque d’utiliser les doublages pour les épaules kataate et les hanches koshiate, et de mettre un bonnet ou une coiffe hauts, maintenus par une tige [intérieure] todome. Sans cela, il serait impossible de suivre [la mode]. La saillie de la coiffe et la crête du bonnet sont hautes à piquer les nuages, mais [sans tiges de renfort] elles retombent [mollement]. Est-ce pour se conformer à [la mode] du temps, que l’on est attentif [à l’habillement] ? Que ce soit la manière dont tombent les manches ou dont est façonné le pantalon, on apprécie le costume fermement apprêté tsukizukishiku et l’on méprise la tenue négligée uchitoketaru. C’est d’ailleurs de la maison [Minamoto du ministre Arihito] que ressortirent par la suite des préposés au style du costume emon no zōshiki qui furent élus comme membres de la chancellerie de l’empereur.51

65 On peut estimer, d’après cette description, qu’une évolution du style de l’habit s’est produite du temps où Toba était empereur retiré et Arihito ministre, c’est-à-dire entre 1129 et 1147. Plus tard, Go-Shirakawa (r. 1156-1158), fils de Toba et empereur retiré de 1158 à 1192, reprendra le chant suivant dans un recueil fameux compilé par ses soins : À cette époque il y avait une mode (ryūkō) à la capitale qui se signalait par le doublage des épaules et des hanches, un bonnet rigide, un col dressé en hauteur tatsu, un [changement du ?] bonnet souple, un pantalon intérieur foulé avec une doublure de toile nuno-uchi et un pantalon bouffant sashinuki fait de quatre lés de tissu [moins large et moins long que jadis]52.

66 À en croire ces deux textes, on a alors adopté le bonnet rigidifié qui était laqué, sans doute doublé de papier et renforcé à l’intérieur par une tige courbe et une coiffe rigide comportant un rembourrage et une tige courbe dans le pourtour, faite de fanons de baleine53 ; on a ajusté la longueur du pantalon bouffant ; enfin, on a utilisé des rembourrages au niveau des épaules et des hanches et on préférait le col droit vertical. En somme, on donnait à la silhouette une plus grande hauteur et un volume amplifié.

67 Fujiwara no Koremichi (1093-1165) avait retenu ces faits dès l’année 1162. Il note ceci dans son traité sur le protocole de l’empereur : Jadis, tout le monde portait des costumes « lustrés souples » nashi o uchite, et ceci lors de tous les événements importants, qu’il fasse chaud ou froid. Ces temps-ci, les gens portent des vêtements raides kowaki mono 強き物 et par dessus, encore des vêtements raides qu’ils renforcent avec des doublages aux hanches et des tiges dans les coiffes et les bonnets54.

68 On assiste ainsi à la naissance d’un style que Kitabatake Chikafusa (1293-1354) devait baptiser, plus tard, le « costume rigide ». Chikafusa écrit dans le Jinnō shōtōki (Histoire de la succession légitime des divins empereurs, 1343) : [Toba-in] avait une allure élégante et il aimait l’éclat kira ; c’est aussi à son époque que sont apparus le « costume rigide (sōzoku no kowaku 強く nari) » et le bonnet [raide, dressé] en

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saillie. Le ministre Hanazono [Minamoto] no Arihito était aussi un homme élégant ; il fit ajuster la forme des vêtements de dessus et de dessous55.

69 Un siècle plus tard, le moine Senju 宣守 (dates inconnues), spécialiste du protocole, considère, lui aussi l’époque de Toba-in comme un tournant dans l’histoire du vêtement. Il écrit en 1420 dans son traité du protocole intitulé Ama no mokuzu 海人藻介 (Lambeaux d’algues d’un pêcheur) : À l’époque ancienne jōdai, le style du costume sōzoku no emon n’était pas encore fixé. Mais depuis le règne de Toba-in, on utilise le costume rigide kowaki sōzoku, et le style du vêtement est réglementé. À l’époque ancienne, on portait le costume souple nae sōzoku, littéralement tendre fukusa フクサ [袱紗], car le costume rigide n’était pas encore en usage.56

70 Ainsi se trouve précisée, à partir du XIIe siècle, la dichotomie entre, d’une part, le « costume souple » (ancien), d’aspect tendre, et, d’autre part, le « costume rigide » d’aspect raide. Les textes, du point de vue technique, ne parlent jusqu’à cette époque que de doublages intérieurs des vêtements au niveau des épaules et des hanches, ainsi que de rembourrages et de rigidification des couvre-chefs. À côté de ces éléments introduits par Toba-in, qui concernent la couture, il existait un autre aspect, celui-ci relevant de l’apprêt du tissu.

71 Sei Shōnagon avait admiré, au XIe siècle, l’étoffe d’une tenue de chasse qu’elle perçut comme étant fukusa57, ce mot signifiant la qualité souple et soyeuse du tissu. Par la suite, les manuels de protocole parlent, à partir du XIIe siècle, de lissage léger fukusa- bari, signifiant littéralement le « lissage qui rend souple ». Les Notes de Masasuke sur le mobilier et le costume (XIIe siècle) et les Extraits relatifs au costume et aux ornements (1235 à 1238) distinguent entre l’apprêt ou le lissage léger fukusa- bari ふくさばり et l’apprêt ou le lissage fort kowa- bari 強張58.

72 Pour expliquer la différence entre ces deux méthodes de l’apprêt du tissu, les philologues de l’époque d’Edo font intervenir l’amidon ou nori 糊. Voici ce qu’en disent leurs textes :

73 Le recueil Shin.ya mondō 新野問答 (Questions et réponses de Shin [Arai Hakuseki, 1657-1725] et Ya [Nonomiya Sadamoto, 1669-1711]) explique que « pour le lissage léger on applique la colle de manière légère nori o yawaraka ni haritaru 糊をやわらかに張り たる »59. L’encyclopédie Wakun no shiori 倭訓栞 (Manuel des mots en lecture japonaise) du XVIIIe siècle estime que les tenues raides comme « l’écorce d’arbre », joboku 如木, étaient fortement « apprêtées avec beaucoup de colle (ōku nori shite hari o tsuyoku suru) »60. Il s’agissait donc d’amidonnage léger dans le premier cas, d’amidonnage à forte dose dans le second cas.

74 Le Teijō zakki 貞丈雑記 (Compendium de Sadatake), une autre encyclopédie du XVIII e siècle, composée par Ise Sadatake 伊勢貞丈 (1717-1784), présente en outre la technique de l’empesage itabiki 板引 ; cet ouvrage explique ainsi : Pour l’empesage itabiki, on enduit le tissu de soie avec de la colle nori et on l’étale sur une planche en bois laqué, puis on retire le tissu, après l’avoir fait sécher ; il est alors luisant [et raide] comme s’il avait été enduit de cire61.

75 Cette méthode précise de l’empesage fort, destiné à faire briller le tissu par un enduit épais, n’est connue qu’à partir du XIVe siècle 62, mais elle s’est vraisemblablement développée progressivement à partir d’un amidonnage de plus en plus fort.

76 Il est permis de penser que le lissage léger fukusa-bari se faisait avec une faible dose d’amidon, le lissage fort kowa-bari avec une forte dose d’amidon. Le Kazarishō donne

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l’exemple des tuniques à traîne shitagasane qui étaient normalement fortement amidonnées, sauf, dit l’ouvrage, les tuniques des dignitaires âgés qui étaient « lissées harite, mais non pas lustrées par le repassage migakazu ni par le foulage utazu 不打 ; on les appelle tuniques à traîne lissées (ou apprêtées) légèrement fukusa-bari shitagasane ou tout simplement tuniques à traîne lissées hari-shitagasane63 ». Dans ce cas, le vêtement a été rendu souple par le lissage accompagné éventuellement d’un léger amidonnage. Cette forme de traitement du tissu était précisément la caractéristique du « costume souple » nae sōzoku.

77 Pour le « costume rigide », kowa sōzoku, on a introduit des rembourrages à divers niveaux et on a pratiqué parallèlement « l’apprêt fort », kowa-bari, au moyen d’une augmentation de l’amidonnage. Cela consistait vraisemblablement en une augmentation de la proportion d’amidon dans l’eau qui servait à tremper l’étoffe avant le séchage. On peut donc retenir que le « costume rigide » est attesté à partir du XIIe siècle et le vêtement empesé itabiki à partir du XIV e siècle. Aussi convient-il de se demander quelles étaient les méthodes de l’apprêt avant l’époque de Toba-in et en particulier à celle du Genji, au début du XIe siècle.

Le costume à l’époque du Genji

78 L’époque du Genji se situe plus d’un siècle avant les innovations apportées au style d’habillement sous Toba-in et ne connaissait donc que le « costume souple » qui était confectionné de soies, certes apprêtées, mais non pas empesées. À cette époque, l’apprêt reposait sur deux techniques destinées à rendre le tissu lisse et souple. Pour lisser une étoffe, on la mouillait, puis on l’étendait sur une planche (kinubari) et on la mettait à sécher au soleil, technique appelée « lissage » (harimono). Pour lustrer un tissu, on le pliait et on le posait sur un billot (kinuta), ou bien on l’enroulait sur un rouleau (makiita), qui était recouvert d’une toile de chanvre, puis on battait (utsu, kinuutsu) le tissu avec un maillet, ce qui lui donnait un aspect brillant, technique appelée « lustrage » ou « foulage » (uchiginu / uchimono)64. Ces deux techniques sont attestées dans la littérature. Le Utsuho monogatari (Roman de la caverne, deuxième moitié du Xe siècle), par exemple, évoque les ateliers de lissage et de lustrage de la résidence d’un notable. On y lit ceci : Voici l’atelier de lustrage uchimono no tokoro. Il y a cinquante jeunes gens et trente jeunes filles. Un rouleau est posé devant chaque personne qui enroule (maku) les étoffes. [Les autres] hommes et femmes actionnent, avec les pieds, de solides pilons à levier (karausu) [pour décortiquer du riz]. Et voici l’atelier de lissage (harimono no tokoro). C’est un grand bâtiment sans [galerie] extérieure, couvert d’un toit d’écorce de cyprès, dans lequel vingt femmes, vêtues de vestes de dessous et de pantalons, lissent toutes sortes de tissus65.

79 Au Xe siècle, l’office de la Couture (nuidono) de la cour impériale pratiquait le lustrage et le repassage pour préparer les tissus de soie des robes de l’empereur et de ses épouses. L’office de la Couture utilisait, pour ce faire, deux « poêles à repasser » (noshi 熨斗) remplies de braises et deux « planches à faire polir » (migakiita みがき板), c’est-à- dire des planches à repasser66. On sait cela grâce aux Engishiki 延喜式 (Règlements de l’ère Engi), établis par la cour en 927 et entrés en vigueur en 967. Ces règlements sont très détaillés en ce qui concerne les ustensiles et les matériaux dont disposaient les ateliers attachés à la cour, mais ils ne mentionnent pas d’amidon en relation avec la

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préparation des vêtements, si bien que l’on peut penser que l’apprêt se faisait alors sans amidonnage.

80 À cette époque, l’office de la Bibliothèque et l’office de la Divination utilisaient des colles à base de soja pour la reliure du papier en rouleaux. Dès le VIIIe siècle, dans les ateliers attachés à la cour de Nara67 on avait eu recours aux colles à base de riz ou de blé pour les diverses fabrications. Mais l’office de la Couture de Heian ne disposait pas de « colles » qui auraient pu servir d’amidon. En revanche, l’amidon figure sous le nom de « colle pour la soie » 絹粥 (littéralement bouillie de céréales utilisée pour la soie) avec la lecture « nori » dans le Iroha jiruishō 色葉字類抄 (Dictionnaire en syllabaire)68, écrit par Tachibana no Tadakane ( ?- ?) entre 1144 et 1165, c’est-à-dire à l’époque de Toba-in. Avant cela, le composé nori est absent des dictionnaires, à savoir le Shinsen jikyō 新撰字 鏡 (Miroir des mots, nouvelle compilation, 898-901) et le Wamyō ruijushō 倭名類娶抄 (Encyclopédie des mots japonais, années 930), qui date de la même époque que l’Engishiki ; d’ailleurs l’amidonnage ne semble pas avoir été pratiqué dans la deuxième moitié du Xe siècle au sein des ateliers de lissage et de lustrage décrits dans le Utsuho monogatari. En revanche, on en trouve la première mention dans la Chronique de la splendeur des Fujiwara (chap. 16, écrit entre 1028 et 1037) : lors d’un rite de récitation des noms de Bouddha (nenbutsu), les moines portent des robes somptueuses parmi lesquelles certaines sont faites de « sergé lissé et amidonné » (noribari nado no aya 糊張 などの綾)69. On ne peut donc pas exclure la possibilité que l’amidonnage ait été connu à l’époque du Genji, même si l’amidon nori ne figure pas explicitement dans le Roman du Genji.

81 Compte tenu de tous ces faits, il semble qu’à l’époque du Genji, au début du XIe siècle, les personnages nobles étaient habillés d’étoffes lustrées ou lissées, souples au regard et soyeuses au toucher. Une faible dose d’amidon a pu être ajoutée dans certains cas – si l’amidonnage était connu dès cette époque – pour faire briller les étoffes précieuses destinées aux grandes occasions. On peut admirer le style de ces costumes souples dans les rouleaux de peinture du XIIe siècle ; ceux-ci illustrent aussi la différence avec le costume rigide.

La représentation dans l’iconographie

82 Les historiens de l’art ont étudié la représentation du costume dans les rouleaux de peinture et ont remarqué l’apparition d’une stylisation dans le traitement du vêtement à partir du XIIIe siècle. Ikeda Shinobu insiste quant à elle sur le fait qu’au XIIIe siècle, le pouvoir était passé aux mains de la classe militaire. Selon Ikeda, la forme raide, imposante et volumineuse des costumes représentés dans le Murasaki Shikibu nikki emaki (Rouleau enluminé du journal de Murasaki Shikibu, premier quart du XIIIe siècle), qui contraste avec les lignes courbes du Rouleau enluminé du Genji (peint autour de 1130 à 1140), appartient à un style nouveau dont l’évolution au XIIIe siècle correspond, selon Ikeda, à un besoin de la cour impériale d’affirmer le prestige des dignitaires de Heian par le biais de la magnificence du costume70. À ces deux points de vue, celui de la stylisation artistique et celui de l’arrière-plan idéologique de la représentation, on peut en ajouter un troisième, celui de l’évolution de l’aspect matériel de l’habit. Les illustrations qui accompagnent le présent article permettent de distinguer aisément entre les tenues de soie souple et l’habit de soie rigide. Ces images proviennent de peintures qui sont toutes postérieures à l’époque de Toba-in, à l’exception du Genji

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monogatari emaki (vers 1130-1140) qui date de son époque 71. On constate que les deux types, raide et souple, sont souvent représentés dans une même œuvre, comme le Ban dainagon emaki (c. 1170) ou le Nenjūgyōji emaki (Rouleau enluminé des cérémonies annuelles, après 1156). Il est permis de penser que dès le milieu du XIIe siècle, les nobles ont porté parallèlement des costumes formels apprêtés d’aspect raide et des tenues semi-formelles et informelles en tissus apprêtés souples. Les coiffes et les bonnets figurés sur les planches 1 et 2 correspondent tous à la forme haute qui a été introduite sous Toba-in.

83 Comparé aux costumes non formels, le grand costume de cour représenté dans le Ban dainagon emaki et l’habit informel assorti de la coiffe formelle figuré dans le Shigisan engi (Origines merveilleuses du mont Shigi, vers 1155-1180) montrent une forme ample et raide avec des épaules et des hanches étoffées et donnent l’impression d’avoir été traités avec de l’amidon. Ces images, qui sont postérieures à l’époque de Toba-in, illustrent le nouveau style du XIIe siècle. Même le Rouleau enluminé du Genji, qui date de l’époque de Toba-in, permet de distinguer aisément deux types de vêtements. Par exemple, l’habit informel avec la coiffe formelle (kanmuri-nōshi) du Genji (chap. Suzumushi, section 2) montre un volume amplifié et relativement raide avec des épaules rehaussées, mais la même tenue portée par Yūgiri (chap. Yūgiri) est faite de soie souple aux épaules tombantes72. Ensuite, à partir du XIIIe siècle, les formes très raides et imposantes des vêtures laissent deviner un traitement du tissu avec une forte dose d’amidon. Par exemple, le régent Fujiwara no Michinaga et les autres dignitaires qui vécurent autour de l’an mil, représentés dans le Rouleau enluminé du journal de Murasaki Shikibu, donnent l’impression d’être étouffés dans leur énorme costume gonflé à angles obtus avec des pantalons bombés73. On peut donc observer, dans la peinture des XIIe- XIVe siècles, une gamme de traitements comprenant l’apprêt des tissus, les uns sans amidon, les autres avec amidon, d’abord à faible dose puis à forte dose, jusqu’à ce que l’apprêt atteigne la forme de l’empesage rigide itabiki, au plus tard au XIVe siècle.

84 L’apprêt des vêtements féminins est moins aisément repérable dans la peinture, car la superposition des nombreuses robes peut expliquer en partie le volume et la raideur des tenues. Néanmoins, on a l’impression que le costume formel féminin représenté dans le Sanjūrokkasen-e (Portraits des trente-six poètes et poétesses immortels), qui date du début du XIIIe siècle, contient une forte dose d’empois. D’ailleurs, le Shōzoku shūsei (Compilation relative au costume) du XVIIIe siècle estime que la robe intermédiaire (appelée « robe lustrée », uchiginu), le pantalon lustré (uchi-bakama), la veste (karaginu) et la traîne (mo) du costume formel des femmes du XIIIe siècle étaient tous empesés (itabiki)74.

85 Il apparaît à travers ces quelques exemples que la peinture des XIIe - XIII e siècles représente les costumes du moment et non pas ceux de l’époque du Roman du Genji. Les auteurs des rouleaux de peinture ont peint le monde qui les entourait à l’instar des peintres européens du Moyen Âge75. Mais ces peintures, à notre époque, ont été parfois utilisées pour illustrer le Genji, comme on peut le voir, entre autres, dans le Genji monogatari zuten (Dictionnaire illustré du Genji) et dans l’édition du Roman du Genji de la collection « Shinpen Nihon koten bungaku zenshū ». Ces ouvrages donnent l’impression que le Genji fut coiffé d’un bonnet haut et solide et vêtu d’habits aux volumes amplifiés qui lui donnent une silhouette dressée et assez raide. Mais il convient d’imaginer plutôt les personnages du roman, portant des couvre-chefs mous, moins hauts76, et des robes faites d’étoffes souples. Ce style d’habillement correspond

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en effet au contexte culturel de l’époque. Au début du XIe siècle, le monde de la cour était imprégné d’une esthétique du raffinement qui appréciait la douceur d’une tenue soyeuse. Le goût plus tardif de la magnificence et de l’ampleur du volume lui était encore étranger. La silhouette raide aux contours droits et anguleux qui est apparue à partir de la deuxième moitié du XIIe siècle semble contraire aux préoccupations esthétiques du monde du Genji.

La ligne douce et la silhouette rigide : deux univers différents

86 L’empesage n’est mentionné nulle part dans le Roman du Genji. Toutefois, on trouve assez souvent des allusions à cette pratique dans les annotations des éditions actuelles du roman. Voici un exemple tiré du chapitre Hatsune (Prime chant) : une des maîtresses du Genji, Sue tsumu hana a commis une erreur de goût en mettant « une robe de dessous de soie façonnée orimono sur un ensemble lissé haritaru [de robes de dessous] en soie aux tons rouges kaineri, bruissant saisaishiku, dont la couleur est ternie et sans éclat. » Aux yeux de certains commentateurs, il s’agit « d’un ensemble de robes rigides kowabatta » qui seraient « empesées itabiki au point de faire du bruit au frottement77 ». Or le qualificatif haritaru, du verbe haru, est un mot technique signifiant lissé ou apprêté par le lissage, sans que l’on sache si, à l’époque du Genji, il y avait recours à l’amidon. Comme terme générique, le verbe haru fait référence à l’aspect tendu et lissé d’une tenue nette et propre ou d’un vêtement repassé et tombant d’une façon impeccable. Certains commentateurs du Genji ont voulu y voir l’empesage. Mais il semble mal venu de vouloir expliquer l’aspect lisse des vêtements par l’empesage car cette technique n’est évoquée, dans les textes, qu’à partir du XIVe siècle. Il convient de penser qu’au XIe siècle, on avait recours seulement aux méthodes de lissage et de lustrage qui ont été exposées plus haut.

87 L’épisode tiré du chapitre Hatsune du Genji fait référence, comme d’ailleurs bien d’autres passages du Roman du Genji, au bruit du vêtement (kinu no oto). À en croire certains, ce bruit aurait été produit par les étoffes lourdes et empesées qui traînent sur le sol78, mais il existe une interprétation plus plausible selon laquelle il s’agirait du son délicat produit par le froissement léger ou le frôlement (kinuzure) des étoffes soyeuses et légères qui bruissent à chaque mouvement79. Par ailleurs, on trouve dans le roman de nombreuses allusions à des vêtements usagés (naretaru). Selon certains commentateurs, ces vêtements seraient devenus mous après avoir perdu « la colle » (c’est-à-dire l’amidon ou l’empois), mais on peut penser qu’ils ont simplement perdu leur aspect lisse. Le vêtement souple (naetaru) est de son côté assimilé par certains commentateurs au « costume souple » (nae sōzoku) par opposition au « costume rigide » (kowa sōzoku). Mais ce vêtement est sans doute qualifié de souple parce que lissé, lustré ou usé, ou encore fait d’une étoffe qui était douce au toucher ou d’un tissu particulièrement soyeux. Quoi qu’il en soit, les qualificatifs « usagé » (naretaru) et « souple » (naetaru) concernaient l’apparence du vêtement et non pas une technique d’apprêt du tissu.

88 Dans certains cas, la lecture des ouvrages de référence peut également créer des malentendus. D’un côté les dictionnaires s’accordent sur le fait de l’adoption du costume rigide sous Toba-in. D’un autre côté, ils expliquent, comme par exemple le Kokushi daijiten et le Kogo daijiten (Shōgakukan, 1984), le mot harimono par « lissage avec de l’amidon » (nori o tsukete) en citant le récit du Utsuho monogatari, traduit plus haut, qui n’évoque cependant aucun amidonnage. En même temps, ces dictionnaires

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signalent aussi un changement du sens : par exemple, les termes « pantalon lissé » (hari-bakama) et « pantalon lustré » (uchi-bakama), disent-ils à juste titre, vinrent à désigner « plus tard » le « pantalon empesé »80. Ainsi, le changement du sens des mots lié à l’évolution des techniques de l’apprêt peut parfois prêter à confusion.

89 Les contradictions relatives au costume du Genji ne sont pas récentes. Elles figurent déjà dans une œuvre d’érudition médiévale. Les premières études du Roman du Genji remontent au Moyen Âge et les nombreux travaux sur ce texte ont été réunis, entre autres, dans le Genji monogatari kochū shūsei (Collection des commentaires anciens du Roman du Genji). Dans l’un de ces commentaires, intitulé Sairyūshō (Compendium du petit ruisseau, 1510-1513), l’auteur invoque les robes et les pantalons empesés (itabiki) pour expliquer le bruissement des vêtements81, mais il commet, ce faisant, un anachronisme par rapport au Genji. L’auteur du Sairyūshō est Sanjōnishi Sanetaka (1455-1537), fondateur de la prestigieuse école des Sanjōnishi qui fait autorité dans les études philologiques du Genji. Ce type de commentaire pourrait fort bien avoir été cité à l’époque d’Edo ; par la suite, l’empesage aurait fait son entrée dans les études du XXe siècle par le biais de citations. Il existe d’autres cas où les traducteurs japonais contemporains se sont fiés, pour l’interprétation d’un mot ancien, à la philologie de l’époque d’Edo plutôt qu’aux dictionnaires de l’époque ancienne82. Sanjōnishi Sanetaka a pu consulter l’iconographie qui, nous l’avons vu, n’est pas représentative de l’époque du Genji, mais de celle de Toba-in. Or, la datation des œuvres de la littérature et de la peinture classiques n’était pas encore établie avec précision au XVIe siècle. Ce n’est qu’à l’époque d’Edo que le Rouleau enluminé du Genji fut reconnu comme œuvre du XIIe siècle, si bien que la philologie médiévale a pu évaluer le Roman du Genji et le Rouleau enluminé comme des œuvres contemporaines, datées l’une et l’autre de « l’époque de Heian ». La philologie médiévale ne disposait donc pas des moyens permettant d’appréhender la chronologie de l’évolution du vêtement. Enfin, il est également possible que les milieux littéraires des époques de Muromachi et d’Edo aient été influencés par leur propre entourage où le costume rigide était de rigueur.

90 Toutefois, l’âge des guerriers médiévaux et le monde du Genji n’appartiennent pas à la même époque. Le costume souple et le costume rigide représentent des systèmes esthétiques différents. Le premier, marqué par une ligne douce, met en valeur le goût de la beauté et le sens des couleurs. On est dans le monde de Murasaki Shikibu, dans lequel les personnages s’affirment à travers la délicatesse des combinaisons de tons et dans le choix des étoffes. En revanche, à partir de la fin du XIIe siècle, la raideur de la silhouette du costume rigide exprime la rigueur de l’autorité sociale. À cette époque, les hommes de la cour affichent leur dignité par l’allure imposante et les volumes amples de leur parure. Ainsi, la ligne douce, d’un côté, et la silhouette rigide, de l’autre, appartiennent à deux mondes différents. Nous préférons donc souscrire à l’opinion émise par le moine Senju, spécialiste du protocole de la cour, cité plus haut, qui écrit en 1420 : Donc, quand les peintres ont fait les portraits de personnes de l’époque antérieure à Toba-in, tout en peignant le style du « costume rigide » qui fut introduit à l’époque de Toba-in, n’est- ce pas le fruit de leur inattention ?83

91 Aux yeux de Senju, la ligne douce des vêtements du Genji et la silhouette rigide de l’habit médiéval appartenaient de toute évidence à deux univers différents.

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Voir tous ces titres dans Joan Piggott et al. (éd.), Dictionnaire des sources du Japon classique, Paris, Collège de France-Institut des Hautes Études Japonaises / De Boccard, 2007. 2. Je remercie Estelle Bauer, Francine Hérail, Marie Maurin, Takeda Sachiko, Terada Sumie, Tsuda Daisuke, Michel Vieillard-Baron, Yoshida Sanae et Yoshie Akio pour leurs précieuses indications. Ci-après, dans les sections sur « Le costume masculin » et « Le costume féminin », je cite (sauf indication contraire) Ishino Keiko, Katō Shizuko, Nakajima Tomoe, « Heian jidai no yōgi, fukushoku », in Yamanaka Yutaka, Suzuki Shizuo (éd.), Heian jidai no shinkō to seikatsu, Tōkyō : Shibundō, 1994, et Akiyama Ken, Komachiya Teruhiko, Sugai Minoru (éd.), Genji monogatari zuten, Tōkyō, Shōgakukan, 1997, 1999. Voir aussi Suzuki Keizō, Yūsoku kojitsu zuten : fukusō to kojitsu, Tōkyō, Yoshikawa kōbunkan, 1995, 2003, et Suzuki Keizō, « Kuge no shōzoku - Genji monogatari o chūshin ni shite », Genji monogatari kenkyū 5, décembre 1977. 3. Francine Hérail, Notes journalières de Fujiwara no Michinaga, Traduction du Midō kanpakuki, 3 vols., Genève / Paris, Librairie Droz, 1987, 1988, 1991. 4. Je me fonde pour cela sur l’ouvrage de Françoise Piponnier et Perrine Mane, Se vêtir au Moyen Âge, Paris, Société nouvelle Adam Biro, 1995. 5. Iwasa Miyoko, « Ishō no byōhō - sono yakuwari to kōka », Genji monogatari rokkō, Tōkyō, Iwanami shoten, 2002, pp. 37-68. 6. Hérail, op.cit., vol. 2, p. 765. 7. Ritsuryō, art. « Ifukuryō » 4 et 5, coll. « Nihon shisō taikei », tome 3, Tōkyō, Iwanami shoten, 1976, p. 352. 8. Ishino Keiko, op.cit., p. 215, 220. 9. Ishimura Teikichi, Yūsoku kojitsu, Kōdansha gakujutsu bunko, 1986, 1996, tome 2, pp. 43, 44. 10. Ishimura Teikichi, op. cit., p. 51 (Voir aussi Ishimura Teikichi, Genji monogatari yūsoku no kenkyū, Tōkyō, Kazama shobō, 1964.) 11. Kaoru est officiellement le fils du Genji, mais, en réalité, il est l’enfant d’un adultère.

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12. Genji monogatari emaki, coll. « Nihon no emaki », tome 1, p. 30. Plus bas, nous continuons à citer cette version classée Trésor national. Il s’agit du Rouleau enluminé du Genji le plus ancien, réalisé entre 1130 et 1150. 13. Hérail, op.cit., vol. 2, p. 397. 14. Ishimura Teikichi, Yūsoku kojitsu, op.cit., 1996, p. 56. 15. Kogo daijiten, entrée « tatau-gami ». 16. Hérail, op. cit., vol. 2, p. 70. 17. Ishimura Teikichi, op. cit., p. 75, et Suzuki Keizō, 2003, op. cit., p. 80. 18. Les dictionnaires Kogo daijiten et Nihon kokugo daijiten donnent des explications divergentes de kobakama. Précisons que le Ban dainagon emaki (Rouleau enluminé du récit du grand conseiller Tomo) montre de nombreux suivants en pantalon beaucoup plus court que le sashinuki, de sorte que l’on peut se demander si le kobakama n’était pas un pantalon bouffant court. 19. Le manteau uchikake était, à cette époque, un vêtement des gardes en forme de chasuble ; dans cet article, nous avons laissé de côté les costumes des fonctionnaires militaires. 20. Hérail, op. cit., vol. 2, p. 398. 21. Voir plus haut, le paragraphe sur « Le manteau ». Pour les teintures, voir Ch. von Verschuer, Le Riz dans la culture de Heian, mythe et réalité, Paris, Collège de France - Institut des Hautes Études Japonaises / De Boccard, 2003, pp. 234-235. 22. Francine Hérail, La Cour et l’administration du Japon à l’époque de Heian, Paris, Ecole Pratique des Hautes Études ; Genève, Droz, 2006, p. 299-518 (« Services féminins du palais ») ; voir aussi Hérail, La Cour du Japon à l’époque de Heian aux Xe-XIe siècles, Paris, Hachette, 1995. 23. Prononciation du Masasuke shōzokushō, XIIe siècle, coll. « Gunsho ruijū », tome 8 (112, Shōzokubu), p. 47, reprise dans le Kogo daijiten. 24. Heian jidaishi jiten, p. 1870. 25. Wamyō-ruijushō, Xe siècle, Tōkyō, Kazama shobō, 1957, chap. 12, p. 20. Voir karaginu dans Iroha jiruishō, lettre i, section zatsubutsu, Tōkyō, Kazama shobō, 1987, p. 137. 26. André Beaujard, Notes de chevet, Paris, Gallimard, 1966 ; d’après Makura no sōshi, n° 134, coll. « Nihon koten bungaku taikei », tome 19, p. 187. 27. Masasuke shōzokushō, op. cit., pp. 25, 27, 86. 28. Nihon kokugo daijiten, vol. 5, p. 185. 29. Hérail, Notes journalières, op. cit., vol. 1, p. 183. 30. Suzuki Keizō, 2003, op. cit., p. 139. 31. Eiga monogatari, vol. 2, coll. « Nihon koten bungaku taikei », pp. 175-182. 32. Kinu et aya désignent des types de tissage, suzushi la qualité de l’étoffe. 33. Hérail, op. cit., vol. 1, pp. 205-206. 34. Sur cette question, voir plus loin le paragraphe intitulé « La ligne douce et la silhouette rigide : deux univers différents », note 80. 35. Francine Hérail, communication personnelle. 36. Les avis de Ishino Keiko, op. cit., p. 204, et de Suzuki Keizō, op. cit., p. 142, sont opposés sur ce point. 37. Chūyūki tome 1, coll. « Dai Nihon kokiroku », p. 88, Kanji 5.10.25. (1091) : description du costume de l’impératrice. 38. Interprétation d’Ishimura Teikichi, op. cit., p. 111. 39. Charlotte von Verschuer, Le Commerce extérieur du Japon des origines au XVIe siècle, Paris, Maisonneuve & Larose, 1988, p. 55-57 ; Gao Hanyu, Krishna Riboud, Soieries de Chine, Paris, Nathan, 1987. 40. Akane-kai (éd.), Heian-chō fukushoku hyakka jiten, Tokyo, Kōdansha, 1975, p. 80. 41. Akane-kai, op. cit., pp. 80, 428, 831. 42. Verschuer, op. cit., p. 56.

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43. Parfois les soies ki figurent dans les textes en tant que terme générique signifiant les soies façonnées orimono, voir Akane-kai, op. cit. p. 80. 44. Gao Hanyu et Krishna Riboud, op. cit., « Catalogue des techniques et des points » à la fin de l’ouvrage. 45. Iroha jiruishō dans : Nakada Norio (éd.), Iroha jiruishō kenkyū narabini sōgō sakuin, Tōkyō, Kazama shobō, 1964, 1987, p. 480 (ashiginu), p. 417 (futoginu). 46. Akane-kai, op. cit., p. 148 (uchiginu). Mais selon Heian jidaishi jiten, p. 442, cette interprétation serait erronée. Le Kogo daijiten, p. 319, est difficile à comprendre sur ce point. 47. Akiyama Ken, Genji monogatari zuten, op. cit., p. 103, et Heian jidaishi jiten, p. 442. 48. Heian jidaishi jiten, p. 443. L’interprétation du Kogo daijiten, p. 319, qui comprend ce terme comme un ensemble de vêtements superposés laissant apparaître les couleurs en dégradé semble inadéquate. 49. Ritsuryō, op. cit., p. 351-358, section « Ifukuryō » (Règlement sur le costume). 50. Seiji yōryaku, chap. 67, coll. Shintei zōho kokushi taikei, pp. 539-570. Ces décrets citent les précédents chinois tōrei jusqu’en 1001, pp. 548, 550. 51. Unno Yasuo (éd.), Imakagami zenshaku, Tōkyō, Fukutake shoten, 1983, vol. 2, chap. 8 (Hana no aruji), pp. 312-314. Les emon no zōshiki avaient vraisemblablement la tâche d’aider l’empereur à mettre le costume, tandis que les « fonctionnaires du costume » shōzokushi 装束司, connus depuis le Xe siècle, étaient chargés du protocole du costume lors des célébrations à la cour ; voir les notices « Emondō » 衣紋道 et « Shōzokushi » 装束司 du Kokushi daijiten, tome 2, p. 374, et tome 7, p. 555. 52. Ryōjin hishō, Tōkyō, Iwanami shoten, coll. « Iwanami bunko », 1994, p. 67 (no 368). 53. Ce sont des fanons de baleine selon Unno, op. cit., pp. 313, 314, ou des fibres de bambou selon d’autres auteurs. 54. Taikai hishō, coll. « Gunsho ruijū », tome 8, pp. 14, 15 ; cité par Suzuki Keizō, « Kowa shōzoku », dans le Kokushi daijiten, tome 6, p. 69. Nous avons traduit nashi o uchite なしをうちて comme uchinashi 打梨 qui serait une contraction de uchi (lustrer) et nayashi (mou), selon le Kokushi daijiten, ou qui signifierait uchinashi 打ち成し (faire lustrer), selon Tsuda Daisuke (communication personnelle), nashi étant un caractère pris uniquement pour sa valeur phonétique, ateji. 55. Jinnō shōtōki, coll. « Nihon koten bungaku taikei », tome 87, p. 144, section « Dai shichijūshi dai » (Le 74e règne). 56. Ama no mokuzu, texte reproduit dans le Kojiruien, Tokyo, Yoshikawa kōbunkan, 1997, vol. « Fukushokubu », p. 219. 57. Makura no sōshi, coll. « Nihon koten bungaku taikei », tome 19, p. 301 (n° 82). 58. Masasuke shōzokushō et Kazarishō, coll. « Gunsho ruijū », tome 8, « Shōzokubu » pp. 112 et 114, p. 44, 45, 47, 127, 129, 137, 138. 59. Shin.ya mondō, texte reproduit dans Kojiruien, op. cit., p. 223. 60. Wakun no shiori (Zen-hen 4, ji), texte dans Kojiruien, op. cit., p. 223. Fujiwara no Nagakane (1161- ?) a écrit dans son journal Nagakane-kyō ki en 1208 : « Jadis on portait des vêtements "lissés souples" uchinashi, aujourd’hui on met des costumes de type "écorce d’arbre" joboku » (Kojiruien, op. cit., p. 223). Il faut toutefois considérer que le joboku dont parle le Wakun no shiori est un style bien défini mis en place au Moyen Âge et que ce mot n’était encore qu’un terme générique au XIIIe siècle ; Tsuda Daisuke, communication personnelle. 61. Teijō zakki 5, chap. Shōzoku, texte dans Kojiruien, op. cit., p. 389. 62. Selon Tsuda Daisuke (communication personnelle), l’empesage fort itabiki apparaît dans les textes à partir du Sanjō-ke shōzokushō de Sanjō Kintada (1324-1383) ; dans coll. « Gunsho ruijū », tome 8, p. 260, 262. 63. « Gunsho ruijū », tome 8, p. 127.

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64. Voir les mots harimono et uchimono dans les dictionnaires Kogo daijiten, Nihon kokugo daijiten et Akane-kai, Heian-chō fukushoku hyakka jiten, op. cit. Toutefois, d’un côté, ces dictionnaires parlent de « colle », nori, concernant le lissage et le lustrage ; de l’autre, ils datent le début de l’empesage itabiki au moyen de colle nori d’une époque postérieure (non déterminée). 65. Utsuho monogatari, coll. « Nihon koten bungaku taikei », tome 10, p. 342, chap. Fukiage jō. 66. Engishiki, coll. « Shintei zōho kokushi taikei », p. 405-406, chap. Nuidono-ryō, et p. 786 (une table à repasser onzo o nosu shō 熨御衣粧). 67. Engishiki, op. cit., p. 388 (Zushoryō), 436 (Onmyōryō) ; Kobayashi Yukio, Zoku kodai no gijutsu, Tōkyō, Hanawa shobō, 1983, pp. 98-99. 68. Iroha jiruishō, op. cit., p. 329, lettre i, section Zatsubutsu. 69. Eiga monogatari, op. cit., tome 76, p. 51 (chap. 16, Moto no shizuku). 70. Ikeda Shinobu, Nihon kaiga no josei zō, Tōkyō, Chikuma shobō, 1998, p. 43-60. Depuis les analyses faites par Akiyama Terukazu, on attribue les peintures du Rouleau enluminé du Genji à six ateliers différents qui se distinguent par le tracé (aux lignes plus ou moins courbes) et le style de la figuration ; voir Mitani Kuniaki et Mitamura Masako, Genji monogatari emaki no nazo o yomitoku, Kadokawa shoten, 1998, p. 70-82. Ces auteurs montrent que le ministre Minamoto no Arihito était impliqué dans le projet de peinture du Genji dès 1119, l’année où un ordre à cet effet a été donné par Shirakawa-in. 71. Voir les dates des rouleaux de peintures dans Joan Piggott et al., Dictionnaire des sources du Japon classique, op. cit. 72. Coll. « Nihon no emaki », tome 1, pp. 17, 19. Ces deux peintures appartiennent à un seul et même atelier, voir ci-dessus. On peut même émettre l’hypothèse que le ministre Minamoto no Arihito ait pris soin de faire peindre le héros du roman dans le style d’habillement qu’il avait lui- même introduit à la cour impériale. 73. Coll. « Nihon no emaki », tome 9, pp. 40, 46. 74. Shōzoku shūsei, coll. « Kaitei zōho kojitsu sōsho » 24, pp. 440-441. 75. Voir une discussion sur ce point dans Piponnier et Mane, op. cit., pp. 9-13. 76. On voit des bonnets rembourrés et moux dans l’iconographie du XIe siècle : a) Les graffitis du Byōdōin à Uji ; cf. Akiyama Terukazu, « Hōōdō tōmen kitagawasen rakugaki, jinbutsuzō », Genshoku Nihon no bijutsu, t. 8, Emakimono, Shōkakukan, 1968, p. 179 ; et b) La vie illustrée de Shōtoku taishi, provenant du pavillon aux Images du Hōryūji (coll. Musée national de Tokyo) Hōryūji eden no Shōtoku taishi den shōji-e ; cf. Akiyama, op.cit., pp. 169-172 et Planches 33-41. 77. Genji monogatari, chap. Hatsune, coll. « Shinpen Nihon koten bungaku zenshū », tome 22, p. 153-154. En revanche, le commentaire du même passage dans la coll. « Nihon koten bungaku taikei », tome 15, p. 385, n’évoque pas d’empesage. Pour l’interprétation de kaineri, voir Heian jidaishi jiten, op.cit., p. 442. 78. Genji monogatari, chap. Hatsune (ibid) et chap. Hashihime, coll. « Shinpen Nihon koten bungaku zenshū », tome 24, pp. 140, 141. 79. Genji monogatari, coll. « Nihon koten bungaku taikei », tome 17, p. 315 (chap. Hashihime), et tome 14, p. 89 (chap. Hahakigi). 80. Voir les mots harimono, hari-bakama, uchinashi, joboku, fukusa-hari, uchiginu, nae sōzoku, kowa sōzoku, dans Kokushi daijiten, Nihon kokugo daijiten, Kogo daijiten, Heian jidaishi jiten et Heian-chō fukushoku hyakka jiten. Dans certaines notices, ces dictionnaires adoptent pour haru, harimono et hariginu le sens moderne tout en se référant aux textes anciens. Par ailleurs, le Nihon kokugo daijiten et le Kogo daijiten illustrent le costume souple nae sōzoku par le dessin du grand costume de cour rigide avec des rembourrages aux épaules et aux hanches du Ban dainagon emaki. 81. Sairyūshō, coll. « Genji monogatari kochū shūsei » 7, Tōkyō, Ōfūsha, 1980, p. 30 (chap. Hahakigi). Le Sairyūshō diffère des opinions émises dans d’autres commentaires médiévaux qui attribuent le bruissement au frottement de vêtements faits d’étoffes de soie grège (suzushi), à la texture grossière (Tsuda Daisuke, communication personnelle).

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82. C’est le cas de la traduction d’épis de « riz » au lieu d’épis de « céréales » pour le mot ho 穂 dans le mythe de la descente divine du Nihon shoki, cf. Ch. von Verschuer, « L’épi de riz du jardin céleste : deux lectures d’un même texte », in Kyburz et al. (éd.), Éloge des sources : reflets du Japon ancien et moderne, Arles, Philippe Picquier, 2004, pp. 17-42. 83. Ama no mokuzu, texte dans Kojiruien, p. 219 (inattention, inconscience fukaku 不覚).

RÉSUMÉS

À l’époque de Heian, vêtements et accessoires sont le reflet de la hiérarchie sociale et font l’objet de règles précises (selon le rang, l’âge, la saison…), jusque dans la vie quotidienne.

During the , clothes and accessories were used to represent social status. Status, age, season were among the many factors which determines everyday rules regarding dress.

INDEX

Thèmes : ethnologie キーワード : Genji monogatari 源氏物語, Murasaki Shikibu 紫式部 (v. 973-v. 1014 ou 1025), fukushoku 服飾, shōzoku 装束, fūshū 風習, girei 儀礼, Heian jidai 平安時代 (794-1185), minzokugaku 民族学 Keywords : Genji monogatari, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 or 1025), Tale of Genji, Costume, Clothing and Dress, Social Life and Customs, Manners and Customs, Ethnology, Heian Mots-clés : Genji monogatari, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 ou 1025), Dit du Genji, costume, vêtements, cour et courtisans, codes Index chronologique : Heian

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La noblesse de l’époque de Heian Formes de vêtements, formes d’amour Heian Nobility: shapes of dress, shapes of love

Sachiko Takeda Traduction : Sumie Terada

Réhabilitation du Torikaebaya

1 Un grand spécialiste de la littérature japonaise, Fujioka Sakutarō 藤岡作太郎, affirme en 1905 dans son Histoire de la littérature japonaise depuis l’époque ancienne – période de Heian 国文学全史 平安篇1, que les ouvrages en prose de la fin de cette période, tels que Yowa no nezame 夜半の寝覚 (Éveillés dans la nuit), Hamamatsu chūnagon monogatari 浜松 中納言物語 (Roman du second conseiller Hamamatsu), Sagoromo monogatari 狭衣物語 (Roman de Bel habit) ne sont que de pâles imitations du Roman du Genji. D’après lui, « ce ne sont pas des œuvres de création, mais des compilations de notes. […] Il n’existe presque aucun roman de l’époque qui soit digne de commentaire ». Et après avoir qualifié le Torikaebaya monogatari とりかえばや物語 (Ah, si on pouvait les intervertir !) de pièce « décadente et schizophrénique », produit des bouleversements sociaux de la période dite des Empereurs retirés ou Insei 院政 (fin XIe- fin XIIe siècle), Fujioka conclut en ces termes sévères : On n’y trouve pas de fines observations des sentiments humains, ni de regard compassionnel. Au lieu de développer les caractères des personnages, l’auteur se consacre entièrement à enchaîner des faits insolites et tente ainsi de leurrer les lecteurs, de les éblouir comme s’il tenait ce type de procédé pour une réussite romanesque. Ce goût pour les faits étranges est presque une folie et l’ouvrage contient plus d’un passage sordide insupportable à lire.

2 Pour Fujioka, les auteurs ayant produit des œuvres narratives après le Roman du Genji étaient donc incapables de décrire avec réalisme les sentiments et les caractères des personnages. Dépourvus du talent de Murasaki Shikibu, ils se sentaient contraints de se singulariser par des intrigues extraordinaires propres à étonner leurs lecteurs. Se fondant sur l’hypothèse avancée par Kurokawa Haruki 黒川春樹, selon laquelle la première version du Torikaebaya aurait été écrite vers la fin de l’époque de Heian (au XIIe siècle), et l’Ima Torikaebaya (Torikaebaya moderne), la version remaniée, vers le

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milieu de l’époque de Kamakura (au XIIIe), Fujioka tient l’ancien Torikaebaya pour un cas limite des écrits tournés vers l’extraordinaire et l’insolite de la période Insei. Et cet auteur de poursuivre : Les mœurs de l’époque faisaient que les nobles, même les hommes, se poudraient le visage et se fardaient, dessinant en vert jade leurs sourcils, noircissant leurs dents. Avec leur coiffe en forme de seau laqué et leur manteau fortement amidonné, ils avaient l’air de statues en bois grossièrement taillées. Cette tenue, dite « costume rigide » kowa shōzoku 強装束, loin d’être élégante, était plutôt d’une laideur monstrueuse. Le souci des formes, quand il devient excessif comme dans cet accoutrement, aboutit à un désastre. La littérature ne fait pas exception. Pas plus que les mœurs, les romans de l’époque ne sont régentés par des esprits sains. Quand on part sans talent à la recherche de l’insolite, on ne suscite que du malaise par les intrigues étranges que l’on trouve.

3 Et de conclure : c’est la société du insei, symbolisée par le maquillage des hommes de la noblesse, qui a produit la première version du Torikaebaya, « peuplée de personnages aux comportements étranges et manifestant un goût immodéré de l’extraordinaire qui répond à l’humeur superficielle et inconstante de l’époque ».

4 En revanche, « au début de l’époque de Kamakura, la tendance s’inverse enfin. On commence à se lasser de l’insolite et à apprécier les récits vraisemblables ». Et, poursuit Fujioka, dans cet environnement, le Torikaebaya moderne a vu le jour.

5 Ce jugement formulé au tout début du XXe siècle s’étaie sur l’image positive que son auteur a de la société des guerriers, caractérisée à ses yeux par la sobriété et le pragmatisme. Toutefois, sa datation du Torikaebaya moderne a été par la suite mise en cause. On considère à présent que cet ouvrage a été rédigé vers la fin de l’époque de Heian, tout comme la version dite ancienne : l’une et l’autre sont en effet citées et comparées dans le Mumyōzōshi 無名草子 (Écrit sans titre), un ouvrage dont on situe la composition au plus tard entre 1200 (Shōji, 2) et 1201 (, 12). Cette datation rend caduque l’explication de Fujioka qui attribue la différence entre les deux versions aux évolutions générales de la société.

6 Quoi qu’il en soit, depuis que cette condamnation a été énoncée, on a évité de prendre le Torikaebaya pour sujet d’études et ceux qui s’y aventuraient avaient peu de chance de trouver leur place dans le milieu universitaire japonais. Mais, en 1992, le roman a enfin été inclus dans la nouvelle collection de littérature classique japonaise publiée par les éditions Iwanami. La même année, le texte a été choisi comme sujet d’examen au concours d’entrée commun aux universités nationales et il a fini par trouver sa place dans la société contemporaine. Dans ce même mouvement de réhabilitation, l’ouvrage de Kawai Hayao 河合隼雄, Tokikaebaya otoko to onna (Le Torikaebaya, l’homme et la femme) a été réimprimé à dix reprises entre sa parution en janvier 1991 et l’année suivante.

7 On notera par ailleurs qu’un ouvrage découvert après la Deuxième Guerre mondiale, Ariake no wakare 有明の別れ Départ à l’aube3), qualifié d’« extrêmement décadent », a connu un destin similaire à celui du Torikaebaya moderne. L’homosexualité, qui joue un rôle important dans ces deux romans, était de fait une forme d’amour largement répandue à l’époque de Heian, mais elle heurtait certaines sensibilités forgées depuis le milieu de l’ère Meiji, qui voulaient voir le Japon accéder au premier plan sur la scène mondiale, à la faveur de politiques économique et militaire agressives.

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Tradition vestimentaire asexuée

8 On peut toutefois examiner d’un autre point de vue le Torikaebaya, en mettant l’accent sur la question de l’habillement. Il y a quelques années, j’ai ainsi défini le Torikaebaya comme une success story sérieuse, mettant en scène un frère et une sœur qui accèdent tous les deux au plus haut rang social après une vie qu’ils ont menée travestis, l’un en femme et l’autre en homme, le frère devenant ministre de Gauche, et la sœur, mère d’un futur empereur. Ce type de fiction n’aurait pas vu le jour, avais-je alors avancé, si l’esthétique de l’époque avait fait une distinction nette entre la beauté masculine et la beauté féminine. Je considérais également que cette esthétique était l’héritière d’une tradition japonaise très ancienne – déjà mentionnée au IIIe siècle dans le texte communément appelé Gishi wajin den 魏志倭人伝 4 et se perpétuant dans les kimono actuels – qui veut qu’il n’y ait pas de réelle distinction entre les sexes en ce qui concerne les tenues vestimentaires5.

9 À ce propos, il faudrait insister sur le fait que le travestissement, c’est-à-dire la dissimulation de son véritable sexe, ne suscitait pas à l’époque de curiosité malsaine. Le Mumyōzōshi s’y réfère sans aversion et manifeste même de la compassion à l’égard de l’héroïne : « La situation dans laquelle elle se trouve placée n’est nullement ressentie comme absurde et grotesque ; le fait qu’elle soupçonne que ses ennuis sont dus à une juste rétribution de ses fautes passées et qu’elle-même se rend compte du caractère particulièrement fâcheux de sa manière d’être font que nous compatissons à ses malheurs. La Régente du Service Intérieur [en fait son frère] de même est tout à fait convenable. »6 C’est une manière de voir qui ne s’est pas démentie jusqu’à l’époque d’Edo7.

10 À la différence de Fujioka, qui le condamne en des termes très sévères, ce passage du Mumyōzōshi révèle une attitude tolérante envers le travestissement. D’où vient un tel état d’esprit ? C’est le point que nous essaierons d’élucider dans cet article.

Introduction du hakama dans le monde féminin

11 La tenue vestimentaire des dames de la cour, connue depuis l’époque d’Edo sous le nom de jūni hitoe (tenue en douze tuniques), passe de nos jours pour l’emblème, éminemment japonais, de la beauté féminine. On peut toutefois se demander si, à l’époque où cette tenue était portée, elle symbolisait déjà la féminité.

12 Le jūni hitoe, qui s’est développé à l’époque de Heian, consistait en un hibakama 緋袴, pantalon rouge carthame recouvert par des hitoe 単 (tuniques dont la première est portée à même la peau)8. La ceinture du pantalon était serrée juste en dessous des seins, et comme aucun cordon ne fermait les tuniques, celles-ci laissaient souvent apercevoir les seins. Nokiba no Ogi, jeune fille de la noblesse moyenne, est ainsi décrite dans le Roman du Genji : « La poitrine était dégagée jusqu’au nœud de la ceinture du pantalon écarlate, et sa tenue était des plus relâchées9 ». On rencontre le même type de scène dans un autre roman célèbre, le Sagoromo monogatari 狭衣物語 : « Entre les tuniques légèrement ouvertes, les seins si beaux10… », description inconcevable si cette manière de se vêtir n’avait pas existé.

13 L’esthétique de Heian est généralement symbolisée par un mode de représentation pictural dit hikime kagihana qui s’attache peu à la différence des sexes puisque les

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figures, qu’elles soient féminines ou masculines, ont les mêmes yeux réduits à un trait et le même nez en forme de petit crochet. Dans un ordre d’idées analogue, on peut comparer le pantalon rouge carthame des femmes qui formait un élément de la tenue d’apparat, aux pantalons que portaient les hommes, c’est-à-dire le pantalon bouffant dit sashinuki 指貫, ou encore le pantalon de dessus (ue no hakama 表袴) du grand costume de cour (sokutai 束帯). À la période précédente, c’est-à-dire aux VII e et VIIIe siècles, le système vestimentaire, dans le cadre du régime des codes, imposait en revanche un clivage sexuel entre les tenues de service à la cour. Les hommes portaient un pantalon et les femmes une traîne (mo 裳) qui est une sorte de jupe. Cette évolution du costume couvrant la moitié inférieure du corps, à partir des Xe et XIe siècles, a une signification importante.

14 Dans l’enceinte du palais, espace peu étendu appelé kōmon 公門 11, tous les fonctionnaires masculins, quels qu’ils soient, devaient obligatoirement porter le hakama. Remontant à la mise en place au VIIe siècle du ritsuryō-sei 律令制 (régime des codes), cette règle vestimentaire symbolisait la relation de soumission et de service vis- à-vis de l’empereur. On peut ainsi penser que le hakama, devenu une pièce réglementaire du costume de service à la cour, a ensuite été adopté par les femmes travaillant au même endroit, par exemple les uneme 釆女 (femmes en service auprès de l’empereur) ou les nyōbō 女房 (dames de cour). D’après les Préceptes testamentaires de l’empereur Uda (Kanpyō goyuikai 寛平御遺戒), l’empereur Kanmu (règne 781-806) imposa le port du pantalon aux uneme afin de « faciliter leur service auprès du souverain 12 ». Cette mesure se justifiait au regard du rapport « de soumission et de service vis-à-vis de l’empereur » qui s’appliquait indistinctement à ces femmes de la cour et aux fonctionnaires masculins. Ajoutons que le caractère asexué de la tradition vestimentaire autochtone, remarqué déjà, comme nous l’avons vu, dans le Gishi wajin den, facilita sans doute ce changement.

Formes de vêtements

15 Dans un très célèbre passage du chapitre du Genji monogatari Hahakigi (L’arbre évanescent), appelé amayo no shina-sadame 雨夜の品定め (discussion sur les femmes par une nuit de pluie), des nobles, dans l’oisiveté d’une nuit de pluie, discutent longuement sur les qualités des femmes. Séduits par la beauté sensuelle du prince Genji, allongé à côté d’eux et prêtant une oreille distraite à leur discussion, ils en viennent à souhaiter intérieurement le voir en femme. Le port de sous-vêtements très semblables par les deux sexes, n’aurait-il pas facilité ce transfert de l’image de la splendeur féminine sur un homme ? Dans ce passage, le Genji est décrit de la manière suivante : Sur ses vêtements de dessous blancs qui retombaient souplement, il portait juste la casaque de son costume informel, revêtue négligemment, les cordons dénoués ; confortablement installé, à demi allongé, il était, à la lueur de la lampe, d’une telle beauté que l’on aurait souhaité le voir sous les traits d’une femme13.

16 Le nōshi 直衣, traduit ici par « casaque », est une pièce du costume masculin. Dans la typologie vestimentaire, c’est une sorte de manteau (hō 袍) destiné à un usage quotidien et porté par les membres de la famille impériale et les nobles de rang élevé. Par son montage, il appartient au groupe des hōeki no hō 縫腋袍, les manteaux dont les lés sont cousus sur les côtés, sous les bras, mais il n’est pas soumis aux normes

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hiérarchiques de couleurs. Pour cette raison, on l’appelait également zappō 雑袍 (manteau indifférencié) par opposition au ihō 位袍 (manteau [variant selon] le rang). La tenue complète est à peu près identique au ikan 衣冠 (tenue officielle simplifiée) : elle se compose, pour la partie supérieure, d’une ou plusieurs tuniques hitoe 単 (dont la première était portée à même la peau) et d’une robe dite akome 衵 portées sous le nōshi et, pour la partie inférieure, du shitabakama 下袴 (pantalon de dessous) et du sashinuki 指貫 (pantalon bouffant) qu’on met dessus. À tout cela s’ajoute le bonnet (eboshi 烏帽 子) ainsi que l’éventail, en lamelles de cyprès l’hiver (éventail dit hiōgi 檜扇) et de type « chauve-souris » (kawabori ōgi かわほり扇) en été. À partir de la fin de l’époque de Heian, il arrivait que l’empereur octroie aux hauts dignitaires ou à leur fils l’autorisation de se rendre au palais en nōshi. Ceux-ci remplaçaient alors le bonnet par le kanmuri 冠, coiffe généralement associée à la tenue d’apparat. L’ensemble est donc une tenue mixte appelée kanmuri-nōshi 冠直衣 (habit informel assorti de coiffe).

17 Dans tous les cas, on retirait son nōshi lorsqu’on voulait se mettre à l’aise. C’est ce qui apparaît dans un passage du Roman du Genji, au chapitre Momiji no ga (La fête aux feuilles d’automne) : le prince, en pleine rencontre galante, cherche soudainement à se cacher lorsque son ami le Commandant fait irruption dans la pièce où il se trouve. Ramassant sa casaque, [le Genji] se jeta derrière un paravent. Le Commandant, faisant effort pour garder son sérieux, alla droit au paravent où l’autre s’était réfugié et plia les panneaux en les faisant craquer14…

18 « La dame […] lui renvoya le lendemain matin le pantalon (sashinuki) et la ceinture qu’il avait abandonnés sur les lieux ». Le Genji se livrait donc à ses ébats en pantalon de dessous. On lit dans un autre chapitre du roman, Yadorigi (Sarments de vigne vierge), l’expression « vêtu d’un seul nōshi ». Celle-ci renvoie apparemment à la tenue sans sashinuki. À propos de la scène mise en images dans le Genji monogatari emaki 源氏物語 絵巻 (Rouleaux illustrés du Roman du Genji), correspondant à ce passage : « Vêtu, sur une robe des plus seyantes, de sa seule casaque15 », le commentaire du Nihon no emaki note : « Le nōshi est enlevé et jeté sur le corps, le sashinuki est ôté ; on voit la robe de dessous (uchiki 袿16) ». Effectivement, on aperçoit un large pan du pantalon de dessous rouge bordeaux. Dans le Shoki emakimono no fūzokushi-teki kenkyū, Suzuki Keizō 鈴木敬 三 remarque également : « Le peintre représente l’image du prince en tenue négligée, le nōshi jeté sur le corps, les cordons dénoués, en shitabakama (pantalon de dessous) et sans sashinuki17 ».

19 Le shitabakama que les adultes portaient sous le sashinuki était rouge, comme en témoigne – bien que l’ouvrage soit un peu tardif – un passage du Jikkin shō 十訓抄 (Recueil sur les dix vertus). Dans le deuxième épisode du volume quatre, Kakinomoto no Hitomaro 柿本人麻呂 (grand poète actif de la fin du VIIe au début du VIIIe siècle) apparaît dans un rêve au gouverneur du pays de Sanuki, Awata (Fujiwara) no Kanefusa. Il est vêtu d’un nōshi, avec un sashinuki de couleur violet pâle et un shitabakama de couleur rouge, et coiffé d’un bonnet souple18.

20 D’après ces témoignages, nous pouvons supposer que le Genji évoqué plus haut devait porter des vêtements de dessous blancs et un shitabakama rouge. Cette tenue, sans nōshi ni sashinuki, n’est pas sans évoquer les images de femmes en sous-vêtements. Ceux-ci sont en effet également composés d’une tunique blanche et d’un pantalon rouge.

21 On trouve dans l'Ochikubo monogatari 落窪物語 (Roman de la chambre basse), un passage qui indique très clairement la ressemblance entre le sous-vêtement féminin et la tunique (hitoe) des hommes. La « Demoiselle de la chambre basse », objet de

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persécutions par sa belle-mère, manque même de vêtements ordinaires. Un jour, un capitaine s’introduit secrètement chez elle. Devant cette situation inattendue : À la pensée qu’elle ne portait pas de tunique (hitoe ginu) et que son hakama laissait ici et là apparaître sa peau nue, elle éprouvait une honte cuisante. Plus encore que de larmes, elle était baignée de sueur.19

22 Rappelons le passage cité plus haut du chapitre La mue de la cigale du Roman du Genji, où la jeune femme découvrant sa poitrine était qualifiée de bōzoku (vulgaire). On comprend mieux la violence du sentiment de honte que la demoiselle de la Chambre basse éprouva en se montrant sans hitoe, c’est-à-dire torse nu devant un inconnu.

23 Précisons que le pantalon rouge constituait le vêtement minimal qu’une femme de la noblesse portait quoi qu’il advienne, ainsi que le montrent les peintures médiévales : une folle dans le Matsuzaki tenjin engi 松崎天神縁起 (L’origine du dieu Tenjin du sanctuaire Matsuzaki), des femmes tourmentées par les châtiments de l’enfer dans le Kitano tenjin engi emaki 北野天神縁起絵巻 (Rouleau illustré sur l’origine du dieu Tenjin de Kitano)…

24 Dans le Roman de la Chambre basse, le Capitaine part le lendemain matin en laissant à la jeune femme son propre hitoe, qu’il avait enlevé la veille. La jeune femme pourra donc porter ce sous-vêtement masculin. Ce tendre geste confirme que le hitoe était porté indifféremment par les deux sexes. Et comme les hommes et les femmes portaient le même pantalon rouge, les vêtements de dessous ne permettaient pas de différencier les sexes.

Formes d’amour

25 Au cours de « la discussion sur les femmes par une nuit de pluie » évoquée plus haut, le Genji, allongé négligemment, ressemble beaucoup à une femme aux yeux des nobles qui le contemplent. La scène suivante du Torikaebaya se comprend difficilement si l’on ignore la coutume vestimentaire dont nous venons de parler. Dans ce passage, le commandant rend visite à la demeure du Second Conseiller qui est en réalité une femme déguisée en homme. Le Second Conseiller, en pantalon écarlate de soie grège, portant un hitoe blanc de la même matière, était allongé négligemment, le teint rendu éclatant par la chaleur de l’été. Il était splendide, encore plus que d’habitude : ses bras, la ligne de son corps, sa hanche serrée par la ceinture du pantalon qui transparaissait à travers le tissu, sa peau blanche…, cette silhouette adorable et délicate était comme modelée de neige immaculée. Rien ne pouvait égaler sa beauté. « Extraordinaire ! Si une telle femme existait, je serais fou d’elle jusqu’à me perdre », se dit-il en le regardant. Et, ne pouvant plus contenir son émotion, il s’allongea, emporté, à côté de lui20…

26 Un après-midi d’été, l’héroïne, travestie en homme et devenue second conseiller, est ainsi violée par le commandant et tombe enceinte. Le commandant était pourtant jusque-là amoureux de sa sœur, directrice du service de l’intérieur (en réalité le frère). On ne peut donc pas considérer qu’il avait des penchants homosexuels. Par ailleurs, il n’a pas perçu le second conseiller comme un homme (alors même que celui-ci était considéré comme un homme par tout le monde), mais comme une femme idéale, tant il était ébloui par sa beauté. Au moment où le commandant embrasse impulsivement le second conseiller, il se rend compte qu’il a une « véritable femme » dans les bras, ce qui ne l’arrête pas dans son acte qui avait pourtant débuté comme un rapport homosexuel. Le roman représente ainsi un état d’esprit faisant coexister en une même personne

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deux types d’amour, l’homosexualité et l’hétérosexualité, au lieu de condamner l’un pour choisir l’autre. C’est précisément l’idéal esthétique peu sensible à la différenciation des sexes qui, à mes yeux, a encouragé ce type de désir amoureux indifférent au sexe de celui qui le suscite.

27 La clé de l’épisode précédent est que le commandant n’est pas par nature homosexuel. S’il l’était, il aurait dû interrompre son acte quand il s’est rendu compte que le second conseiller était, en fait, une femme. Dans ce cas, celle-ci n’aurait pas pu tomber enceinte et le roman aurait perdu la pièce maîtresse de son intrigue. D’un autre côté, si les sous-vêtements des deux sexes n’avaient pas été semblables, il aurait été difficile de voir dans le « second conseiller » l’image d’une femme idéale et le commandant, hétérosexuel de nature, n’aurait pas été attiré par lui. L’épisode renvoie ainsi à une mentalité pour laquelle l’homme idéal et la femme idéale sont très proches, point qui était magnifiquement incarné, rappelons-le, par le prince Genji dans le chapitre L’arbre évanescent.

28 Le port de sous-vêtements semblables par les hommes et les femmes nous semble donc avoir joué un rôle majeur dans l’éclosion d’un certain type de rapport sexuel à l’époque de Heian.

NOTES

1. Tome 2, coll. « Tōyō bunko », Heibonsha, rééd. 1974, pp. 279-281 (pour les citations ci-après). 2. Mumyōzōshi, coll. « Shinchō Nihon koten shūsei », Shinchōsha, 1976, p. 135. 3. Cet ouvrage, dont l’auteur n’est pas connu, rédigé vraisemblablement vers la fin du XIIe siècle, se sert comme principal dispositif narratif du travestissement. Sur la transsexualité de l’héroïne, voir Kojima Naoko, « Yuragi no tasei ai » in Genji monogatari no sei to tanjō, Yūhikaku, 2004, pp. 507-519. (NDT) 4. Relations sur les barbares de l’Est (ch. Dong yi zhuan 東夷伝) dans le Wei zhi 魏志 (La chronique des Wei, jap. Gishi) faisant partie du San guo zhi 三国志 (Les chroniques des trois Royaumes, jap. Sangoku shi). Voir la traduction de ce texte dans Hartmut O. Rotermund (éd.), Religions, croyances et traditions populaires du Japon, Paris, Maisonneuve & Larose, 1988, pp. 32-33 (signalé par M. Vieillard-Baron, NDT). 5. Takeda Sachiko, Ifuku de yomi-naosu Nihon-shi – Dansō to ōken –, Asahi shinbunsha, coll. « Asahi sensho », 1998. 6. Mumyōzōshi, op. cit., p. 84 ; trad. René Sieffert, D’une lectrice du Genji, Publications Orientalistes de France, coll. « Tama », 1994, p. 63 (note de M. Vieillard-Baron). 7. Ishino Keiko, « Ima Torikaebaya – Gisō no kentō to monogatari-shi e no teii no kokoromi », Kokugo to kokubungaku, vol. 82, numéro spécial, mai 2005, pp. 169-178. 8. Pour plus de détails sur les tenues vestimentaires, voir également ici même Charlotte von Verschuer, « Le costume de Heian : entre la ligne douce et la silhouette rigide ». 9. Description d’une jeune fille de la moyenne noblesse, Nokiba no Ogi, au chapitre Utsusemi (La mue de la cigale) du Genji monogatari, Shōgakukan, coll. « Shinpen Nihon koten bungaku zenshū » (ci-après SNKBZ), 1994, tome 1, p. 120 ; Le dit du Genji, trad. René Sieffert, Pof, 1988, tome 1, p. 54. Dans la traduction, le mot « jupe » est utilisé pour le « hakama » (note du traducteur).

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10. Chapitre 2, coll. « Nihon koten bungaku taikei », Iwanami shoten, 1965, p. 145. 11. Dai-dairi 大内裏 (palais) : espace délimité par les portails du palais impérial. Le terme signifie également les bureaux de la fonction publique (NDT). 12. Dainihon shiryō, tome 1, vol. 2, Tokyodaigaku shuppankai, rééd. 1988, p. 436. 13. Traduction du groupe Genji. 14. Genji monogatari, SNKBZ, op. cit., p. 341-342 ; trad., pp. 163-164. 15. Ibid., p. 465 ; trad., p. 478. 16. Tome 1, Genji monogatari emaki, Nezame monogatari emaki, la troisième section de Yadorigi, Chūō kōronsha, 1987, pp. 34-35. 17. Yoshikawa kōbunkan, 1960, p. 79. 18. SNKBZ, Shōgakukan, 1997, p. 150. 19. In Ochikubo monogatari, Sumiyoshi monogatari, Iwanami shoten, coll. « Shin Nihon koten bungaku taikei », p. 28; trad. Daniel Struve. 20. In Tsutsumi chūnagon monogatari, Torikaebaya monogatari, Iwanami shoten, coll. « Shin Nihon koten bungaku taikei », 1992, p. 181.

RÉSUMÉS

À l’époque de Heian, l’habillement des nobles semble avoir été moins différencié selon le sexe, et l’homosexualité une forme d’amour plus répandue, que ce qui est souvent considéré.

During the Heian period, nobles’ clothing may have been less determined by sex, and homosexuality more common, than is previously thought.

INDEX

Thèmes : anthropologie キーワード : hakama 袴, dōseiai 同性愛, insei 院政, sei 性, Torikaebaya monogatari とりかえば や物語, fukusō tōsaku 服装倒錯, Genji monogatari 源氏物語, Murasaki Shikibu 紫式部 (v. 973-v. 1014 ou 1025), ren.ai 恋愛, fukushoku 服飾, Heian jidai 平安時代 (794-1185), jinruigaku 人類学 Keywords : hakama, Homosexuality, insei, Sex, Torikaebaya monogatari, Tranvestism, Genji monogatari, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 or 1025), Tale of Genji, Clothing and Dress Mots-clés : hakama, homosexualité, insei, sexualité, Torikaebaya monogatari, travestisme, Genji monogatari, Dit du Genji, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 ou 1025), amour, vêtements Index chronologique : Heian

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De la place et du rôle des gouverneurs de province à l’apogée de l’époque de Heian On the Place and Role of Province Governors at the height of the Heian Period

Francine Hérail

1 Le code ne donne qu’une vue très générale du rôle des administrateurs de province, kokushi, le premier étant le chef ou gouverneur, kami. Ces hommes étaient délégués par l’administration centrale pour quatre ans. Le gouverneur a pour mission de veiller au culte des divinités, de tenir les registres de la population, d’agir en père du peuple, d’encourager l’agriculture et la sériciculture, de redresser ce qui est mauvais, de s’occuper de la police et des plaintes, de tenir les registres des maisons et rizières, de lever les impôts et corvées, de maintenir le système d’irrigation et les bâtiments publics, ainsi que les pâturages, de tenir la province en état de se défendre grâce aux milices, aux armes et aux feux permettant la diffusion des nouvelles, en bref, aucun des aspects de la vie de la population ne devait lui échapper. Ce qui supposait, même si les provinces n’étaient pas densément peuplées, en plus du gouverneur, de ses acolytes fonctionnaires des quatre classes (de deux à six) et de commis aux écritures, shishō, venus de la capitale, un personnel assez important recruté sur place, administrateurs de district, gunji, et employés subalternes.

2 C’est au cours des VIIIe et IXe siècles que ce programme a été développé et que les indications très générales du code ont été complétées et précisées jusque dans le détail au moyen de règlements et de décrets. En ce qui concerne ces derniers, il en subsiste près de quatre cents promulgués en deux siècles, ce qui suppose qu’il y en eut plus, alors que, le premiers tiers du Xe siècle passé et jusqu’à la fin du XIe, on n’en compte plus que quelques dizaines, encore souvent ne portent-ils que sur un point assez minime. Cette abondance de décrets, souvent répétitifs ou contradictoires, n’est pas signe d’un bon fonctionnement de l’administration locale. Au début du Xe siècle, les Règlements de l’ère Engi, Engishiki, les Règlements relatifs aux relèves, kōtaishiki, ont amené cette législation à sa perfection. Les budgets provinciaux calculés en riz étaient établis pour

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chaque province. Les ressources publiques des provinces, shōzei, calculées en riz, constituées par l’accumulation de la taxe foncière, so, étaient pour une part prêtées à intérêt, suiko. Cet intérêt était consacré aux différents postes de dépenses, soit pour l’administration de la province soit pour les envois à faire à la capitale. Les tributs en nature, chōyō, partie importante de la fiscalité, étaient aussi minutieusement fixés et en principe calculés par tête de contribuable. Le Règlement relatif aux relèves était assez détaillé et portait sur l’élaboration des registres annuels concernant la population, l’entretien des bâtiments publics, des établissements religieux et du système d’irrigation, la gestion des ressources publiques, principalement du riz, shōzeitō, la livraison complète et dans les temps prescrits de ce qui devait être envoyé à la capitale. Ces documents, qui pouvaient être au nombre de plusieurs dizaines, devaient être vérifiés et surtout acceptés par les organes de contrôle de la capitale. En principe, nul administrateur, quel que fût son grade, ne pouvait être de nouveau employé s’il ne laissait pas une situation absolument nette. Comme, dans les provinces, ils étaient au nombre de trois à sept, se posa rapidement le problème du partage des responsabilités et on en arriva à distinguer responsabilité et culpabilité, c’est-à-dire que, dans le cas très fréquent d’arriérés d’impôts non livrés à la capitale, la responsabilité était partagée et tous les administrateurs présents devaient rembourser par prélèvement sur leurs émoluments, mais un responsable principal devait répondre pénalement. Pour les bureaux de la capitale, c’était un bon moyen d’établir une surveillance mutuelle. Les discours moralisateurs sur le rôle de pères et d’éducateurs imparti aux administrateurs délégués par la capitale, encore assez fréquents au VIIIe siècle, tendirent à devenir plus rares. Plus le temps passait, plus les deux soucis principaux de la cour qu’étaient la fiscalité – il lui fallait bien entretenir la capitale et sa population de fonctionnaires – et le contrôle qu’elle pouvait exercer sur les administrations locales devinrent prépondérants. C’est alors que l'on s’aperçut que l’immense effort de codification, les règles contraignantes et détaillées qui avaient été accumulées pendant deux siècles étaient une solution lourde, onéreuse et fort peu pratique. Paradoxalement, c’est quand la législation fut achevée qu’elle commença à être non pas abolie, mais plus ou moins détournée et que des pans entiers tombèrent d’eux-mêmes. La solution fut de ne garder qu’un responsable et de lui laisser une large initiative.

3 Je parlerai d’abord de ce qu’était le travail effectif des gouverneurs dans la province, puis du choix de ces gouverneurs, ensuite de leurs rapports avec leurs administrés, enfin des procédures de contrôle de leur travail, à la fin du Xe et au début du XIe siècle, à l’époque de la composition du Genji monogatari. Tout d’abord, un mot sur le vocabulaire. Les fonctionnaires investis d’un des grades de kokushi restent nombreux, mais leur nomination n’est plus que formelle, destinée à leur fournir un traitement ou, pour les petits grades, des exemptions. Désormais, un seul est considéré comme responsable et doit rendre des comptes, c’est le zuryō1, c’est-à-dire celui qui a reçu (sens de chacun des deux caractères) de son prédécesseur l’administration de la province ou plutôt des hommes et des biens publics qui s’y trouvent. Ce personnage peut par ailleurs être dénommé gouverneur, kami, ou gouverneur surnuméraire, gon no kami, ou bien encore adjoint, suke. Les trois à six autres kokushi affectés à chaque province reçoivent toujours une nomination, on les dit nin.yō kokushi, mais, au fur et à mesure que le temps passait, ils allaient de moins en moins dans la province et sont devenus des administrateurs absentéistes, yōnin. Nous ne nous intéresserons qu’aux gouverneurs zuryō.

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Missions des zuryō

4 Dès le Xe siècle, le système fiscal, qui, selon le code, était fondé sur une connaissance très exacte de la population censée ne pas décroître et ne pas se déplacer, était complètement perturbé. Alors que les gouverneurs avaient l’obligation de tenir des registres exacts de leurs administrés, puisque les charges, tributs en nature, chōyō, et corvées, zōyō, pesaient essentiellement sur la personne, les rares exemples connus de fragments de registres d’état civil du Xe siècle montrent à l’évidence qu’ils ne sont pas corrects : certains contiennent plus de 80 % de femmes et un nombre très grand de vieillards, dans d’autres la proportion est un peu meilleure, mais le nombre des non- contribuables parmi les hommes est important ou non connu2. On peut en déduire que la levée du tribut en nature ne pouvait donc se faire selon des critères conformes aux lois et que les redistributions de lots personnels viagers devenaient impossibles. Les ressources publiques (calculées en riz) de la province étaient de plus en plus utilisées pour combler les déficits et donc tendaient à diminuer. Or c’est de l’intérêt de ce riz prêté aux possesseurs de lots personnels viagers que dépendait la gestion de la province. On sait, de plus, qu’au xe siècle la répartition périodique de ces lots viagers a disparu, même si, encore en 914, dans ses Douze Propositions (de réformes) Iken jūnikajō, Miyoshi no Kiyoyuki préconise de refaire des registres de la population exacts et de recommencer les répartitions. Les anciens lots sont devenus possession de ceux qui pouvaient les travailler, au même titre que les rizières défrichées inscrites au nom du défricheur. On sait aussi que le prêt forcé de riz public, sur l’intérêt duquel reposaient les budgets provinciaux, ne pouvait plus être imposé qu’à ceux qui étaient en mesure de rembourser avec l’intérêt. Au Xe siècle, il n’était plus nécessaire de procéder à des prêts réels avec toutes les manipulations que cela suppose. On se contentait de demander un intérêt aux possesseurs de rizières selon la superficie travaillée, ce qui était proprement faire passer sur la terre l’essentiel de la fiscalité. La gestion des magasins provinciaux s’en trouvait allégée. En outre, pour obtenir de quoi payer leurs allocations aux fonctionnaires de l’administration centrale, une certaine quantité de rizières dites en excès, jōden, ont été déclarées rizières de l’administration, kanden, et affectées à chacun des départements et offices. Dans certaines provinces, des rizières dites en excès ou publiques, kōden, parce que restées sous le contrôle de l’administration locale après répartition des lots viagers, étaient gérées selon diverses modalités, soit directement par les fonctionnaires qui les faisaient travailler par des hommes en quelque sorte salariés, soit indirectement car données à ferme pour un an, renouvelable. Les redevances tirées de ces rizières étaient employées souvent pour l’achat des produits du tribut et des décrets ont même préconisé de procéder de cette façon. Petit à petit, au cours du Xe siècle, le sens du terme « rizière publique », kōden, s’est modifié et la distinction importante n’a plus été entre rizières concédées viagèrement ou possédées à perpétuité, toutes dénommées rizières privées, shiden, et rizières restées au pouvoir de l’administration, jōden ou kōden, mais entre rizières exemptées, celles des établissements religieux et les rizières de fonction des hauts dignitaires, et celles soumises à l’impôt, devenues kōden, rizières publiques3. Ce qui a compliqué la situation, c’est que les anciennes dénominations ont subsisté, que des anciens registres pouvaient encore être consultés, que les organes de contrôle de la capitale, soit les offices des Comptes, shukeiryō, et des Ressources publiques, shuzeiryō,

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ainsi que le bureau d’Examen des décharges, kageyushi, ont continué, vaille que vaille et plutôt mal que bien, à appliquer des dispositions devenues largement obsolètes.

5 En résumé, les gouverneurs responsables devaient essentiellement disposer de cadastres fiables accompagnés de registres portant les noms des possesseurs de rizières soumises à l’impôt. Ils devaient lever assez de riz pour disposer de réserves, soit permanentes soit destinées à un usage proche, même si elles étaient fortement diminuées par rapport aux prescriptions des règlements. Les plus prudents demandaient officiellement à l’administration centrale de confirmer les nouveaux chiffres, et ce jusqu’au milieu du XIe siècle. La plupart se contentaient, s’ils étaient interrogés à ce sujet, de dire que, du temps de leurs prédécesseurs, les quantités avaient déjà été largement diminuées. Ils avaient la charge au moyen de ce riz d’entretenir les biens publics : système d’irrigation, bâtiments, magasins et surtout édifices religieux. La charge de l’irrigation fut assez tôt laissée aux utilisateurs, le nombre des magasins publics tendit à diminuer avec la diminution du riz des ressources publiques, mais aux Xe et XIe siècles, les gouverneurs eurent souvent des ennuis avec les temples dont ils devaient assumer l’entretien. Ces gouverneurs devaient aussi, selon la quantité demandée à leur province, envoyer du riz à la capitale et régler une part des traitements des fonctionnaires de l’administration centrale. Il leur fallait, en outre, lever des produits du tribut ou, bien souvent, les acheter pour les faire parvenir à la capitale, selon les besoins et les demandes qui leur étaient faites, en quantité plus ou moins proche des prescriptions des règlements et à des dates pas toujours rigoureusement fixées.

6 Au début du xe siècle, Miyoshi no Kiyoyuki a écrit une biographie, ou plutôt une hagiographie, de Fujiwara no Yasunori (825-895), présenté comme le parangon des administrateurs vertueux, ryōri. Kiyoyuki, qui a pu connaître Yasunori et prétend se fonder sur des documents et sur des témoignages oraux, met surtout l’accent sur son intégrité et sur sa manière bienveillante de traiter ses subordonnés et le peuple des provinces qu’il a administrées. Il le présente comme un adepte du gouvernement par l’exemple, comme celui qui montre son prestige et sa force pour ne pas s’en servir, qui autant que possible ne recourt pas aux armes. Mais ce texte, farci d’expressions chinoises et d’allusions, renseigne en définitive fort peu sur les aspects concrets de l’administration de Yasunori4.

7 En revanche, à la fin du même siècle, la plainte des administrateurs de district et des principaux habitants de la province d’Owari contre leur gouverneur, Fujiwara no Motonaga, Owari no kuni no gebumi, est, elle, fort explicite sur les agissements du gouverneur et surtout sur sa gestion de la fiscalité. Il est possible que les auteurs de cette plainte aient été encouragés à la formuler, car, l’année précédente, en 987, un des derniers grands textes relatifs aux devoirs des gouverneurs émis par l’administration centrale avait été publié en treize articles. Trois seulement subsistent en entier et concernent la responsabilité du gouverneur dans la livraison aux dates fixées des produits du tribut en nature et la punition, perte de sa fonction, qui attend le gouverneur désobéissant. Le contenu abrégé de sept autres articles est connu, justement par la plainte d’Owari : d’une part trois, publiés par le gouverneur, ceux relatifs à l’interdiction de brutaliser les habitants avec des hommes armés, au devoir de pourchasser les voleurs et à l’interdiction de laisser se développer les terres des puissants, qui gênent les administrateurs de district chargés de la levée des taxes ; d’autre part, quatre (six en réalité dans le texte de la plainte, mais deux sont connus en

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version complète par ailleurs), non publiés par le gouverneur (sans doute parce que, dans l’esprit des plaignants, il les viole), ceux qui portent sur les interdictions faites au gouverneur : provoquer une diminution de la population, utiliser des hommes en disponibilité et des hommes du cinquième rang, faire compter comme mérite de son administration ce que le prédécesseur donne pour combler ses arriérés, enfin ne pas utiliser la monnaie5. À la différence d’autres, antérieurs et postérieurs, de même nature, les trente et un articles de la plainte d’Owari ont été conservés. Il est probable que Motonaga a été trop loin dans l’exploitation de la province, mais peut-être pas beaucoup plus que d’autres qui ont été assez habiles pour ne pas laisser une plainte arriver à la capitale. De leur côté, les plaignants ont peut-être aussi exagéré les cruautés et malversations du gouverneur. Pourtant, ce texte peut fournir des éléments de description de l’administration des zuryō.

8 Au Xe siècle déjà, les relations des gouverneurs avec leurs administrés n’étaient pas toujours bonnes : les cas d’attaques contre la personne de gouverneurs n’ont pas été inconnus, on peut en recenser neuf (qui sans doute ne sont pas les seuls) sans compter les désordres suscités par Taira no Masakado et Fujiwara no Sumitomo. La plainte, méthode légale, n’était pas inconnue non plus, puisque Miyoshi no Kiyoyuki inclut dans ses propositions de réforme celle de ne pas accepter les plaintes des subordonnés contre leurs supérieurs6. Normalement, toute plainte devait suivre la voie hiérarchique et passer par le gouverneur. Si celle d’Owari a atteint la cour, c’est sans doute que, parmi les administrateurs de district ou les notables, il se trouvait des hommes qui, prenant soin des intérêts d’un patron, haut dignitaire ou fonctionnaire de la capitale, pouvaient y trouver des protecteurs. Il existait des liens informels entre les fonctionnaires de tout rang de la capitale et les provinces où déjà des cadets avaient cherché fortune. Il est vraisemblable que ces relations étaient plus nombreuses que ce qu’on peut en voir dans un roman comme le Genji monogatari, dont l’auteur cherche manifestement à établir une distance énorme entre les habitants de l’empyrée et le reste des mortels.

9 Ce qui est reproché à Motonaga c’est, par divers moyens, d’exiger plus de riz, devenu la principale taxe, qu’il n’aurait dû. Sans entrer dans le détail, on peut dire qu’il lève des taxes qui figurent dans les modèles de budgets provinciaux, assistance aux miséreux, entretien d’établissements religieux, entretien des digues et canaux, salaires des petits fonctionnaires, frais pour les postes officielles, alors que certaines ont disparu. De plus, il garde pour lui les autres. Il lui est reproché aussi de lever le suiko, c’est-à-dire l’intérêt du prêt forcé, prêt devenu fictif, mais intérêt bien réel calculé au prorata des superficies cultivées, de le lever sur le volume de prêts indiqué dans les Règlements de l’ère Engi, alors que la quantité était coutumièrement diminuée de moitié environ. Un autre reproche est qu’il ne tient pas compte des différences entre la taxation des rizières anciennement lots personnels viagers et rizières appropriées, et celle des rizières anciennement rizières soumises à redevances, certaines différences permettant une situation un peu meilleure des secondes. De diverses manières, Motonaga a tendance à égaliser les charges au plus haut. Il gagne aussi sur les tributs en nature, notamment pièces de soie et produits divers. En effet, l’habitude avait été prise d’en évaluer le prix en riz. Il suffisait de fixer arbitrairement la valeur de ces produits, de tirer des paysans le riz nécessaire, et de les acheter à un prix plus bas. Il est accusé d’envoyer chez lui à la capitale quantité de riz et de soie. Cependant, il ne faut pas

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oublier que les administrateurs mettaient souvent dans leurs magasins personnels des biens qu’ils utilisaient ensuite pour la cour.

10 Enfin Motonaga se sert principalement dans son administration, non de fonctionnaires locaux régulièrement nommés, mais d’individus choisis par lui, membres de sa famille ou alliés, et surtout d’un groupe d’hommes recrutés par lui, les rōdō. Dès leur première apparition dans les textes, un peu avant le milieu du Xe siècle, ils ont vocation à porter les armes, à jouer un rôle de police dans la province et de protection du gouverneur : le plus souvent la traduction de « valet d’armes » convient. Cependant, le mot s’applique aussi à des hommes utilisés par leur patron pour des tâches administratives, cadastre ou levée des impôts (dans ce dernier cas le fait qu’ils soient armés ne nuit pas). Motonaga a auprès de lui son fils et même des fonctionnaires en disponibilité de la capitale, dont un homme du cinquième rang qui normalement n’a pas le droit de quitter les régions centrales sans autorisation. Des cadets de fonctionnaires moyens n’ont d’autres possibilités de subsister que de trouver de l’emploi comme rōdō près de gouverneurs. C’est de ces hommes que Motonaga se sert pour établir le cadastre. Les administrés prétendent qu’ils enregistrent des superficies de rizières supérieures à la réalité, pour pouvoir lever plus d’impôts, et qu’ils font traîner le travail pour vivre sur l’habitant. Ils se livreraient aussi à des violences pour faire entrer les impôts.

11 Normalement, le gouverneur effectivement responsable trouve sur place dans la province où il arrive des administrateurs de district et des employés subalternes de la résidence très au courant de toutes les affaires des administrations précédentes. On sait que les administrations locales sont organisées un peu selon le modèle de l’administration centrale, avec ce qu’il est peut-être un peu excessif de nommer bureaux. En fait, leur nombre et leur spécialité varient selon les provinces. Cependant, quatre au moins se trouvent à peu près partout : le bureau des terres, tadokoro, qui conserve des registres de rizières avec le nom de leur possesseur, des plans et le résultat des examens faits sur place, le bureau des rentrées fiscales, saisho, dont le nom dit bien ce dont il s’occupe, le bureau des documents officiels, des archives, kumonjo, et le bureau des affaires générales, mandokoro. Un peu par force, un gouverneur doit utiliser aussi bien ses hommes, les rōdō, que les hommes du lieu7.

12 Je retiendrai donc trois points au sujet des zuryō, outre qu’ils vont effectivement dans la province qui leur a été confiée, même si souvent, quand elle n’est pas trop éloignée de la capitale, ils n’y résident pas continuellement. Le premier est qu’ils disposent d’une certaine liberté dans la manière de lever les impôts, liberté qu’ils doivent en partie et paradoxalement à une législation surabondante, jamais abrogée et quelquefois incohérente. Mais, inversement, cette même législation les oblige à une certaine rigueur, au moins apparente, donc les porte à commettre quantité de faux registres. Ce qui a fait fleurir une catégorie nombreuse et mal connue de commis aux écritures et autres copistes, tant dans les provinces qu’à la capitale. Reste que, si le gouverneur fournit aux besoins de la cour, qui ne sont pas arbitrairement fixés, mais ne sont pas non plus conformes à ce qui se trouve dans les règlements du début du Xe siècle, il remplit son rôle. Il semble que, jusqu’au premier tiers du XIe siècle, il puisse lutter efficacement contre les grandes maisons, qui cherchent à étendre leurs biens et à les faire bénéficier d’exemptions, et qu’il soit à peu près en mesure de préserver la capacité contributive de sa province. Le deuxième point est que, peu ou prou, les zuryō et leurs hommes font du commerce – les tributs en nature sont très souvent achetés – et que la circulation des marchandises est dirigée par eux, dans une proportion qu’il est difficile

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d’apprécier avec précision, mais qui est sans doute assez importante. On peut citer, pour illustrer ce point, le rōdō, dont il est question dans le Shin sarugakuki8. Cet homme se met au service de gouverneurs successifs et rassemble dans sa maison de la capitale des biens divers qu’on vient lui acheter. Il est probable que son patron partage une part des bénéfices. Enfin, le troisième point est que les zuryō doivent obligatoirement faire des bénéfices en dehors de leur traitement régulier, quand ce ne serait que parce qu’ils salarient en quelque sorte eux-mêmes une bonne partie des employés des administrations locales. Cependant, l’exemple de Motonaga montre que, s’ils ne voulaient pas avoir d’ennuis, ils devaient aussi s’appuyer sur les administrateurs de district et les employés recrutés locaux. Il leur fallait donc du tact et de la diplomatie pour tirer le meilleur des deux catégories de subordonnés, les faire vivre en bonne intelligence et veiller à les satisfaire l’une et l’autre. Il faut aussi considérer que beaucoup de zuryō n’étaient pas continûment employés durant leur carrière et qu’il leur fallait bien subsister quand ils étaient en disponibilité, ce qui pouvait durer plusieurs dizaines d’années.

Choix des zuryō

13 Au début de l’époque de Heian, les carrières, d’une part, étaient mixtes avec alternance d’affectations à la capitale et dans les provinces, d’autre part, celles des plus chanceux ou des plus méritants pouvaient s’achever avec l’entrée dans le groupe des hauts dignitaires. Au XIe siècle, cette possibilité avait presque complètement disparu et une spécialisation, d’ailleurs incomplète, dans l’administration provinciale tendait à se dessiner. Quand un père haut dignitaire faisait obtenir un poste de zuryō à un de ses fils, il traçait en quelque sorte par avance sa carrière, qui, au mieux, ne pourrait que s’achever au quatrième rang et dans le gouvernement de grosses provinces9. Les postes de zuryō étaient très recherchés. Les textes littéraires nous renseignent suffisamment sur l’agitation de la capitale quand arrivait le temps des nominations. On voit dans le Makura no sōshi le tableau de la maison d’un candidat ayant quelque espoir, assiégée de visiteurs qui déjà font bombance, tandis que des serviteurs sont envoyés aux portes du palais pour recueillir les nouvelles et les transmettre aussitôt. Quand le bruit des cortèges des hauts dignitaires quittant le palais annonce que la séance de nominations est achevée, quand les serviteurs tardent à revenir et qu’il est annoncé que l’hôte reste ex-gouverneur, la maison se vide et les anciens serviteurs supputent le nombre de postes qui pourront se libérer dans l’année10.

14 En théorie, tout fonctionnaire ayant atteint le cinquième rang et un nombre d’années de service suffisant pouvait présenter une demande, mōshibumi, avant une séance régulière de nominations ou quand un poste se libérait. Mais il valait mieux le faire sous le couvert du bureau ou du département dans lequel on avait servi, ou bien après avoir déjà fait ses preuves comme zuryō, ou bien après avoir montré un mérite exceptionnel. La présentation d’un empereur retiré ou d’une impératrice, en certains cas, pouvait avoir du poids. Les quatre critères pris en compte pour une nomination étaient donc une présentation par un organe de l’administration centrale, les services accomplis déjà dans l’administration d’une province, la recommandation d’un membre de la maison impériale et une attestation de mérites exceptionnels. Ceci ressort clairement de la liste des zuryō nommés au début de 1040 donnée par Fujiwara no Sukefusa. Ce dernier, qui était chef à la Chancellerie privée, avait participé au

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classement des demandes et connaissait donc parfaitement la situation de chacun des hommes désignés. Il fait état d’individus que leurs services antérieurs rendaient aptes à cette nomination, mais il distingue ceux qui n’avaient pas achevé un temps réglementaire dans leur précédent poste et les autres. Il cite ensuite des hommes qui ont été présentés par l’impératrice entrée en religion et par le prince héritier démissionnaire, ceux qui ont été présentés par les départements des Règlements relatifs aux fonctionnaires civils et de la Population, par la garde des portes et les secrétariats du ministère et du Contrôle. Un ancien gouverneur retrouve un gouvernement provincial et un homme est nommé pour services exceptionnels11.

15 Parmi les facteurs qui étaient pris en compte pour les choix des zuryō, je mettrai à part la procédure dite par recommandation d’une impératrice ou d’un empereur retirés, gokyū. En fait, ces personnages avaient officiellement le droit de présenter quelqu’un pour une nomination provinciale seulement au grade de fonctionnaire de troisième classe, mais il y a des exemples de présentation pour une nomination de zuryō. Ainsi, en 992, la mère de l’empereur Ichijō, après son entrée en religion, fit nommer gouverneur résidant de Sanuki un homme attaché à sa maison en qualité d’intendant. Quand le prince impérial Atsuakira abandonna le rang de prince héritier en 1017, il demanda à conserver le droit de faire nommer un zuryō, ce que Michinaga approuva. On a même un exemple d’une telle nomination faite après la mort de l’empereur retiré En.yū12. Mais il ne semble pas que ce droit ait pu être exercé chaque année et ces nominations ne sont pas fréquentes.

16 Il existait certaines règles, non écrites dans un texte officiellement promulgué, en vertu desquelles certains organes de l’administration centrale pouvaient présenter un de leurs membres pour un poste de zuryō, selon une périodicité qui variait. Une des premières mentions concernant cet usage se trouve dans une demande de poste de zuryō présentée par un fonctionnaire en 977 : il y est fait état des membres de la Chancellerie privée, des secrétaires du ministère et du Contrôle, des fonctionnaires de troisième classe des départements des Règlements relatifs aux fonctionnaires civils, de la Population et du Trésor, du directeur du bureau du Tissage et des membres du bureau de police. Mais un peu plus tard il n’est question dans les séances de nominations que d’un groupe de demandes communiquées aux membres du conseil, celles des secrétariats du ministère et du Contrôle, celles des départements des Règlements relatifs aux fonctionnaires civils et de la Population, enfin celles de la garde des portes pour ses membres fonctionnaires de troisième classe, certains en même temps inspecteurs du bureau de police13. Dans tous les cas, ces demandes concernaient des hommes parvenus au cinquième rang.

17 Les secrétaires principaux du ministère, daigeki, ou les secrétaires principaux du Contrôle, sadaishi / udaishi, avaient souvent effectué de longues années de service – vingt ans et plus – d’abord dans des petits postes ne comportant souvent que peu de responsabilités. Ils pouvaient ensuite, après leur promotion au cinquième rang, obtenir le gouvernement de provinces généralement petites ou éloignées, comme Izu, Tosa, Higo ou Chikugo. Par exemple, le membre de la voie du droit, Ono no Fumiyoshi, qui exerça au bureau des secrétaires du ministère de 1007 à 1022 avant d’être nommé à Tosa, ou encore Sugano no Atsuyori, membre de la voie de l’arithmétique, qui après dix-huit ans de service put aller administrer Chikugo14. Les exemples connus montrent que, chaque année, un fonctionnaire de troisième classe du département des Règlements relatifs aux fonctionnaires civils obtenait une nomination de zuryō, mais

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que le département de la Population, et encore plus la garde des portes, n’étaient pas gratifiés d’un poste chaque année. Il valait mieux essayer de passer au département des Règlements pour prendre son tour, tour que chacun essayait de défendre15. Les fonctionnaires de troisième classe de ces deux départements, quand ils étaient promus au cinquième rang, avaient aussi la possibilité de passer dans un autre organe de la capitale, mais le poste de zuryō était plus recherché. Si l’on considère les cas, on voit mal s’il était attribué immédiatement après la promotion ou s’il fallait que le candidat patiente un peu en position de disponibilité.

18 Les gouverneurs ayant déjà administré une province, ceux qu’on appelait les anciens gouverneurs, kyūri, étaient assez souvent préférés pour leur expérience, notamment lors des séances supplémentaires, celles qui avaient lieu de manière ponctuelle, en dehors de la grande séance de nominations du début de l’année. Ils devaient avoir entièrement rendu les comptes de leur précédente administration et avoir obtenu un quitus en bonne forme pour se mettre de nouveau sur les rangs. C’est pourquoi les séances de nominations de la 1re lune étaient précédées de réunions des hauts dignitaires qui accordaient ou non le document définitif, kōka no sadame16.

19 L’expression « services exceptionnels », bekkō, est un euphémisme, il s’agit purement et simplement de l’achat d’un poste. On utilisait aussi le terme jōgō, qui signifie « avoir accompli un acte (méritoire) », cet acte consistant pour un fonctionnaire à assumer sur ses biens propres les frais de construction de bâtiments publics ou d’établissements religieux dont l’entretien incombait à la cour. Pour les petits postes, la vénalité était normale, puisque les empereurs, les princes impériaux, les impératrices et les hauts dignitaires avaient à leur disposition un droit de présentation pour des fonctions provinciales ne donnant aucune responsabilité, mais un statut. Ils vendaient cette présentation selon des tarifs bien connus. Mais, pour la fonction de zuryō, le langage était plus acceptable et les pratiques plus cachées et diverses. Un mérite particulier consistait la plupart du temps dans le fait d’assumer la charge de constructions pour la cour ou bien encore de célébrations. Ceci permettait d’être nommé sans avoir auparavant administré une province et sans avoir beaucoup d’ancienneté. Quelquefois un père riche et haut placé s’en chargeait, il semble que ce soit le cas d’un fils du ministre Minamoto no Shigenobu. Cet Akimasa fut nommé gouverneur d’Echizen pour le mérite d’avoir construit le bâtiment du département des Règlements relatifs aux fonctionnaires civils. En 1027, un directeur de l’office de la Bibliothèque est nommé pour avoir préparé des instruments du culte et treize mille images. Il n’était pas impossible qu’un père, même haut dignitaire, négociât sa démission contre une nomination de zuryō pour un de ses fils. L’achat direct, monnayé en riz et tissus, des charges de zuryō n’est jamais avoué. Les clients qui doivent leur nomination à leur patron lui rendent pourtant des services financiers et, une fois nommés, lui font de gros cadeaux. Il est impossible de ne pas remarquer que, l’année qui suit leur nomination, des gouverneurs apportent ou font porter aux ministres des tissus, des produits de leur province, du riz, et lui amènent des chevaux et des bœufs. Pour donner quelques exemples parmi les plus significatifs, le gouverneur de Sanuki, en 1004, envoie à Michinaga mille deux cents boisseaux de riz et le ministre sort pour voir arriver le cortège des cent soixante voitures. En 1013, le gouverneur nommé l’année précédente à Shinano offre dix chevaux à Michinaga. Le gouverneur nommé en 1010 à Mutsu a fait parvenir au moins vingt-neuf chevaux à Michinaga durant son temps de charge, dont vingt l’année qui a suivi son arrivée dans la province. Mais le mot de baikan, « achat de la charge », n’est utilisé que pour des charges mineures et souvent dépourvues de toute

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responsabilité. Il est pourtant un cas assez pittoresque, celui d’un général chargé de la pacification dans le Nord qui, en 1014, fit parader par la ville devant une grande affluence de badauds un cortège de vingt chevaux, certains tout harnachés, ainsi que des porteurs de carquois, plumes, poudre d’or, tissus de soie, bourre de soie, toile, tout cela en grande quantité et offert à Michinaga. C’était destiné à payer son décret de nomination, et Sanesuke de déplorer que ce soit un temps où les fonctions s’achètent17.

20 Si l’on regarde de plus près ce qui se passait avant la séance de nominations, on voit que très souvent les candidats avaient informé ministres et hauts dignitaires de leurs souhaits, soit qu’ils aient fait parler pour eux par un familier du grand personnage, soit qu’ils se soient présentés en personne chez lui. Sanesuke, à plusieurs reprises, énumère les visites de solliciteurs qu’il reçoit. Les candidats non seulement cherchaient à présenter un dossier de candidature solide, mais encore ils faisaient en sorte d’obtenir une recommandation écrite, sous forme d’une apostille. S’ils répondaient aux critères demandés pour postuler, même si le succès n’était pas assuré parce que les candidats valables étaient nombreux, il n’était pas mauvais pour eux d’introduire une demande pour prendre rang. Fujiwara no Sukefusa, en sa qualité de chef à la Chancellerie privée, se trouvait au centre des préparatifs des jimoku, ou séances de nominations, la principale – celle du début de l’année – durant environ trois jours. Chaque jour, il recevait les dossiers de demandes qui allaient faire l’objet des délibérations. Ces documents avaient au préalable été vus par les bureaux, en l’occurrence le secrétariat du ministère, qui pouvait en arrêter un, non sur le fond, mais sur la forme. Sukefusa classait, mettait en rouleaux les demandes, et il joignait à chacun une feuille ou grande étiquette indiquant brièvement le contenu du dossier. S’il s’agissait de postes de petits fonctionnaires, la plupart du temps, ils ne soulevaient pas de discussions. En revanche, les demandes pour des postes de zuryō ou de fonctionnaires importants de la capitale avaient été vues déjà par le grand chancelier. Elles étaient examinées le dernier jour. Les hauts dignitaires se mettaient d’accord et les propositions de décisions étaient envoyées à l’empereur. Il arrivait que l’empereur ait la possibilité d’un choix, mais généralement il recevait autant de propositions qu’il y avait de postes à pourvoir. D’une manière générale, le premier personnage de la cour était assuré de faire passer les candidats qui lui convenaient, mais il restait un peu d’espace pour les autres hauts dignitaires. Notamment, quand un haut dignitaire voulait faire nommer un fils ou un proche parent, il joignait à la demande ce qu’on appelait un rapport de demande adressé à l’empereur, konsō18. Les notes journalières des hauts dignitaires, Michinaga, Sanesuke et Sukefusa, donnent assez souvent un aperçu des discussions pour le choix de zuryō.

21 En 1006, à l’occasion d’une vacance, un seul poste est à pourvoir. Il y a trente demandes et Michinaga considère qu’il ne faut en présenter que quatre à l’empereur, trois d’anciens gouverneurs et une d’un homme pouvant arguer de mérites. Dans la discussion qui s’ensuit au conseil, il n’est plus question que d’anciens gouverneurs, tous en règle, mais dont deux sont depuis longtemps en disponibilité. Le tiers ministre refuse un candidat et y fait substituer un autre homme. Quand l’empereur est mis au courant de cette première sélection, il s’étonne de ne pas retrouver les noms d’individus qui lui avaient été présentés comme candidats possibles lors de précédentes nominations. La discussion reprend et, finalement les hauts dignitaires incluent dans les quatre noms proposés celui d’un candidat malheureux une fois précédente et celui proposé par Kinsue, qui s’obstine alors que l’homme qu’il soutient dit n’être pas candidat. Contrairement aux apparences, tout cela n’est pas absolument une comédie.

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Pourtant, la conclusion est que Michinaga va seul auprès de l’empereur lui proposer quatre noms et revient avec la nomination du seul candidat qui n’a pas été nommé lors de la discussion et qui est manifestement celui qu’il soutenait depuis le début, quoiqu’il semble s’être tu durant la délibération. Une autre petite séance de nominations, en 1014, racontée par Sanesuke, montre aussi quelque peu le dessous des cartes. Deux postes doivent être pourvus et il y a beaucoup de demandes. Les hauts dignitaires délibèrent sous la présidence de Michinaga et du tiers ministre Kinsue. Ils retiennent sept demandes, dont une pour mérites exceptionnels ; Michinaga la fait immédiatement écarter. Le poste d’Echigo qui était tenu par le père de Murasaki Shikibu, Fujiwara no Tametoki, démissionnaire, est accordé à Fujiwara no Nobutsune, neveu de Tametoki, et Sanesuke soupçonne que ce dernier avait négocié l’affaire avant de démissionner, cas dont il devait y avoir d’autres exemples19.

22 Souvent mais pas toujours, les choix avaient été discutés de façon informelle avant les réunions du conseil et l’avis du principal personnage de la cour était officieusement connu. Le candidat nommé, en 1006 dont il est question ci-dessus était un client, kenin, de Michinaga et la plupart des candidats nommés sinon tous étaient soit des fonctionnaires de la maison d’un ministre ou d’un haut dignitaire, keishi, soit un client. C’est parmi les fonctionnaires de la maison de Michinaga qu’on trouve les plus belles carrières. Le cas le plus éclatant est celui de Fujiwara no Korenori. Il atteignit le cinquième rang en 985, vers vingt-deux ans, après un stage au département du Trésor ; il entama une carrière de zuryō en 1001 et enchaîna Inaba, Ka.i, Ōmi. Il était membre de la maison de Michinaga qui le plaça dans celle de son premier petit-fils le futur empereur Goichijō. Il fut promu au quatrième rang supérieur mineur en 1013 comme keishi de Michinaga. Autre marque de confiance de son patron, il fut nommé adjoint de la maison du prince héritier futur Gosuzaku tennō. Vers 1020, il fut nommé gouverneur de Harima et, couronnement de sa carrière, en 1023 il fut élevé au rang d’auditeur non participant au conseil et envoyé comme adjoint principal du gouvernement général de Kyūshū, alors que le gouverneur, sochi, venait de mourir. Un nouveau gouverneur ne devait être nommé qu’en 1029, et Korenori eut donc l’entière responsabilité de l’administration de Kyūshū de 1023 à son retour en 1029, chargé, selon Sanesuke, de richesses fruit de ses rapines20.

23 Si l’on considère la répartition des zuryō selon l’origine familiale, les Fujiwara, comme il est normal, fournissent un peu moins de la moitié, Minamoto, Taira, Tachibana, Takashina, Ōe et Sugawara à eux tous n’atteignent pas le nombre des Fujiwara. Enfin, il existe un groupe de divers, issus des secrétaires. La majorité des zuryō n’ont eu qu’une seule affectation, ceux qui en ont eu plus de trois sont très minoritaires. Un des champions du début du XIe siècle est Minamoto no Yorinobu qui gouverna six fois une province. Les zuryō considérés comme aptes au maintien de l’ordre, des Taira, des Minamoto, étaient souvent nommés dans l’Est et le Nord, ainsi qu’à Kyūshū. Mais les hauts dignitaires se méfiaient d’eux : Sanesuke fit changer, en 1019, l’affectation de Minamoto no Yorinobu de Tōtōmi à Iwami. Or jusque-là ce gouverneur n’avait reçu que des postes dans l’Est21.

24 La nomination prononcée, les heureux nommés allaient présenter leurs remerciements. Les compliments achevés, les zuryō, devaient obtenir leur décret de nomination, ninpu, document qui doit porter le grand cachet et normalement nécessite quelques procédures. En particulier, pour recevoir cette pièce, il leur fallait présenter une décharge émise par l’organe dans lequel ils servaient précédemment. Mais la plupart du

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temps les nouveaux nommés demandaient à être dispensés de se faire délivrer cette décharge. En effet, un texte de 1044, dans lequel un directeur de l’office du Nettoyage nommé zuryō demande à recevoir son décret sans montrer de décharge, est assorti d’une consultation. Il en ressort que les hommes titulaires de fonctions de l’administration centrale ne comportant pas de responsabilités financières n’ont pas besoin de décharge. Quant aux anciens zuryō, le quitus reçu lors de leur précédente reddition de comptes devait suffire22. Pourtant, suivant les errements habituels de l’administration ancienne, l’obligation de présenter une décharge n’a pas été abolie : les nouveaux nommés, pour obtenir le décret qui leur permettait de partir prendre leur fonction, devaient faire diverses démarches préliminaires pour être dispensés de se la procurer.

25 Une fois la nomination reçue, les zuryō préparaient leur voyage. Ils allaient prendre congé des ministres et hauts dignitaires leurs protecteurs, qui pouvaient leur offrir soit un cheval, soit des vêtements. Pour certains keishi appréciés de leur patron, une petite réception était organisée avec composition de poèmes, ce qui est un rappel des mœurs des fonctionnaires chinois. Femmes et enfants pouvaient être du voyage, les épouses, surtout si elles servaient au palais, étaient elles aussi gratifiées par ministres et impératrices23. À l'occasion du départ de l’une de ces femmes, fonctionnaire des services féminins du palais, Michinaga ajoute qu’elle fait preuve d’une mâle détermination. Mais il me semble que c’est plutôt parce qu’elle abandonne la vie de la cour pour la province et non parce que le voyage était spécialement dangereux.

Arrivée dans la province et rapports avec les administrés

26 Les devoirs, principalement protocolaires, des zuryō à l’arrivée dans la province, sont énumérés dans un texte en quarante-deux articles, non daté mais antérieur à 1132. Certaines des indications qu’il donne correspondent à ce qui se faisait déjà au XIe siècle. Ces devoirs peuvent être regroupés sous trois rubriques. La première concerne le voyage et l’arrivée dans la province, le choix de jours fastes pour le départ de la capitale, le passage de la frontière, l’installation à la résidence, le début du travail. La caravane compte plusieurs dizaines de membres ; il convient donc de faire préparer à l’avance les étapes et de faire en sorte que les valets d’armes se conduisent bien. La visite au sanctuaire principal de la province, le salut des hommes employés de l’administration locale, qui viennent se présenter et apportent au nouveau gouverneur le cachet et les clefs des magasins provinciaux, achèvent l’installation. La deuxième rubrique est relative à la passation des pouvoirs, si du moins l’ancien gouverneur a attendu son successeur. Quoi qu’il en soit, le nouveau a le devoir de prendre connaissance des archives et d’inspecter les magasins pour voir si ce qui s’y trouve correspond à ce qui est porté dans les registres, d’une manière générale d’examiner la gestion de son prédécesseur, de façon à ne pas être responsable des arriérés et manques laissés par lui. La troisième rubrique traite de la conduite du bon gouverneur : il doit bien connaître les capacités de ses subordonnés, garder ses distances à l’égard de tous, être économe, bien choisir celui qui est son bras droit et le remplace quand il est absent, son mokudai, ne pas utiliser de rōdō du cinquième rang, avoir dans son personnel de bons calligraphes, un moine efficace et un ou deux bons guerriers, ceci malgré le fait que le bon gouverneur, ryōri, ne doit normalement pas se servir de la

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force. Ces conseils, à la différence des décrets du ministère des VIIIe et IXe siècles, ont un caractère très général et ne traitent en aucune façon concrètement de la manière d’administrer les provinces24.

27 En fait, le bon zuryō est celui qui sait répondre aux circonstances, maintenir l’ordre et satisfaire la cour par ses livraisons et éventuellement par des rapports et des registres satisfaisants. Il lui faut aussi éviter les conflits avec les habitants de la province ou, ce qui peut arriver, avec les provinces voisines. On peut citer dans la période considérée un certain nombre, mais pas considérable, de gouverneurs assassinés ou assassins, quelquefois pour raisons privées, mais cela ne dépasse pas quelques unités. En revanche, des conflits entre gouverneurs et notables locaux bien appuyés et entre gouverneurs et grands établissements religieux, sans être très nombreux, ont existé. Un exemple intéressant est le cas de la province de Nagato, car il montre que les notables locaux, d’ailleurs munis de petits postes, peuvent fort bien être connus des hauts dignitaires et sont loin d’être démunis face aux gouverneurs. En 1008, le gouverneur revient à la capitale et se plaint d’un notable local qui l’a assiégé dans sa résidence et a blessé trois de ses valets d’armes. L’homme est convoqué à la capitale pour interrogatoire et l’affaire en reste là car il est pardonné, selon Sanesuke, sur intervention de Takashina no Naritō, un client, kenin, très bien vu de Michinaga. Or au début de 1018, le fils de Naritō, Naritoshi, gouverneur de Nagato est destitué sur plainte d’un membre du bureau des Métaux, fils du notable local de 1008. Sanesuke s’étonne que la destitution ait été prononcée sans que l’affaire ait été examinée au fond et sans la moindre consultation de juristes, et il ajoute que le notable local avait l’habitude d’offrir des bœufs chaque année à Michinaga25.

28 La position du gouverneur du Yamato où le Kōfukuji possédait beaucoup de terres était difficile. Mais du temps de Michinaga le gouverneur n’a pas été sacrifié aux moines. Il n’en fut pas de même plus tard dans le XIe siècle. Le cas de Minamoto no Yorichika montre combien il était plus grave pour un gouverneur d’avoir affaire à un établissement religieux qu’à un simple administré. En 1017, responsable de la mort d’un homme, il perdit son poste de gouverneur d’Awaji. Il avait été l’instigateur du meurtre, ce que tous les hauts dignitaires savaient. La loi pénale punissait l’incitation au meurtre, mais il ne fut pas poursuivi et continua sa carrière. Au début de 1050, alors qu’il était gouverneur du Yamato, il subit une attaque du Kōfukuji qu’il repoussa vigoureusement et qui laissa plusieurs moines sur le carreau. Moins d’une lune plus tard, il fut condamné à l’exil. Ce fait illustre bien la difficulté de venir à bout des grands temples du Yamato du temps de Fujiwara no Yorimichi. Au dazaifu, les relations entre les gouverneurs des provinces et l’administration du gouvernement général n’étaient pas toujours harmonieuses. De plus, la présence de grands établissements religieux, Usa et le Kanzeonji, a souvent créé des difficultés au gouverneur général ou à son adjoint26. L’administration voulait contrôler la gestion des foyers concédés à ces sanctuaire et temple, mais ces derniers cherchaient à les transformer purement et simplement en domaines exemptés.

29 Les gouverneurs, comme il est arrivé à Motonaga, risquaient d’être l’objet d’une plainte des administrateurs et notables locaux. De 987 à 1041, un recensement peut-être incomplet fournit onze plaintes, urei, arrivées à la capitale et dont un écho est parvenu jusqu’à nous, et au moins quinze lettres de satisfaction des administrés, dites « bonnes lettres », zenjō. Ce type de document ne garantit pas que le gouverneur gouverne avec sagesse et modération, mais seulement qu’il est capable de le susciter chez certains de

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ses administrés. On a même vu en 1014 le gouverneur de Kaga, au sujet duquel une plainte en trente-deux articles rédigée par des administrateurs de district a été présentée à la capitale, arriver peu après escorté d’autres administrateurs de district (ou peut-être les mêmes qu’il avait entre-temps retournés) certifiant l’intégrité de sa conduite. De même en 1019, les habitants de Tanba, deux lunes après être venus se plaindre de leur gouverneur, viennent porter à la porte du palais une bonne lettre27. En plus de soixante ans dans un pays qui compte plus de soixante provinces, le nombre des plaintes des administrés n’est pas considérable. On remarque qu’elles concernent surtout des provinces assez proches, celles où les hauts dignitaires avaient peut-être le plus d’intérêts et donc connaissaient certains notables locaux ; dans celles de l’Est et du Nord les conflits se réglaient, semble-t-il, souvent sur place. C’est ce qui ressort d’une note de Fujiwara no Sanesuke du début de 1024. Il apprend que la maison du gouverneur de Tanba, à qui, paraît-il, la population de la province reproche sa cruauté, a été incendiée par un groupe de cavaliers, et écrit en conclusion que la capitale adopte les mœurs de l’Est. Le même Sanesuke, à l’occasion d’une plainte présentée en dehors des formes habituelles, nous informe que les plaintes des habitants, sans être légales, étaient tolérées par l’usage. En 1028, les nuits de la capitale furent troublées par les hurlements d’habitants de la province de Tajima autour de la résidence du grand chancelier, ce qui fait dire à Sanesuke, surpris de cette conduite, que de toujours il est passé en précédent que les habitants viennent présenter leur plainte de jour à la porte du palais. En réalité, il n’y avait pas eu de plainte écrite, car toute l’affaire était fomentée par un kenin de Sanesuke. Cet homme avait des biens en Tajima, d’où son conflit avec le gouverneur28. Des onze plaintes connues, quatre seulement ont entraîné la révocation du gouverneur, mais sans autre sanction29. Pour les autres, soit le gouverneur a été maintenu30, soit on ne connaît pas le résultat31. Il est certain qu’un conflit avec un grand établissement religieux était beaucoup plus dangereux pour un zuryō qu’une plainte de ses administrés : en ce dernier cas, au pire il quittait son poste un peu plus tôt. De plus, beaucoup de ces affaires semblent entremêlées de conflits locaux dans lesquels le gouverneur n’a pas su habilement naviguer. Au total, une plainte des habitants n’était peut-être pas très grave pour un gouverneur et la plupart du temps ne sonnait pas la fin de sa carrière.

Sortie de charge et reddition des comptes

30 Au bout d’un nombre d’années qui varie de deux à cinq, un gouverneur doit songer à laisser sa charge et à préparer sa reddition de comptes. Cependant, certains demandaient un renouvellement, chōnin, ou une prolongation, ennin, sans doute pour arriver au moment de la reddition de comptes de façon plus favorable. La procédure propre à obtenir cette faveur était en principe définie, mais en fait elle était fréquemment tournée, et l’auteur du Hokuzanshō avoue son hésitation, car les précédents se contredisent32. En principe, pour un renouvellement, il fallait figurer sur une liste de nominations (ce qui sous-entend un examen de la gestion précédente), ce qui n’était pas nécessaire pour une prolongation. Toujours selon le Hokuzanshō, pour obtenir une prolongation, il fallait avoir satisfait aux obligations fiscales de la province, ou bien rétabli une province ruinée ou bien encore avoir subi l’incendie du siège du gouvernement provincial en fin de charge. Au début de 1006, le gouverneur de Harima demande un renouvellement : son cas est examiné par les hauts dignitaires, certains considèrent qu’aucun renouvellement ne peut être accordé si la gestion précédente n’a

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pas été examinée, mais ce gouverneur fait une proposition intéressante à un moment où il faut reconstruire le palais – il s’engage à reconstruire deux pavillons du palais. Les hauts dignitaires ajoutent encore un bâtiment et lui octroient son renouvellement. En 1026, Fujiwara no Yorimichi, alors grand chancelier, sait qu’il existerait une règle d’examen de la gestion précédente pour obtenir un renouvellement, à un moment où le gouverneur d’Ōmi en fait la demande. Cependant, ledit gouverneur ayant reconstruit le pont de Seta, la procédure est simplifiée et un décret du ministère est émis pour l’autoriser à faire un nouveau terme. Vingt ans plus tôt, le gouverneur de Tanba avait été renouvelé au moyen d’un ordre impérial, document émis sans application du cachet. En fait, dans tous les exemples connus du début du XIe siècle, le demandeur soit a déjà offert des constructions en faveur de la cour, soit en promet33. En vérité, on a grand mal à vérifier le nombre d’années passées dans leur province par les zuryō ; on a l’impression que certains demandent une prolongation alors qu’ils n’ont pas achevé un terme.

31 Il semble que ces demandes de prolongation plus ou moins longue, de deux à quatre ans, aient en partie pour but de donner du temps au partant pour préparer sa reddition des comptes. Selon les règles anciennes, un gouverneur ne pouvait retourner à la capitale avant l’arrivée de son successeur, l’examen complet de la situation de la province et la signature par les deux, l’ancien et le nouveau zuryō, d’une décharge, geyujō. Pour qu’une telle pièce pût être établie, il fallait que l’état des édifices publics et religieux fût satisfaisant, que les réserves permanentes de riz fussent complètes, que les reçus indiquant que toutes les obligations fiscales avaient été remplies pussent être présentés et que les registres le prouvant aient été vérifiés et approuvés. Alors seulement le prédécesseur pouvait retourner à la capitale. Comme cette situation idéale n’était jamais réalisée, qu’en cent vingt jours le prédécesseur ne pouvait achever de tout régler et qu’il ne pouvait rester dans la province, les deux hommes se contentaient de noter ce dont celui qui partait restait redevable et ils signaient un document donnant la cause de la non-délivrance d’une décharge, fuyogeyujō. Quelquefois, notamment au XIe siècle dans une situation d’urgence, le successeur donnait seulement une décharge, en quelque sorte décharge pro forma, honnin geyu ou encore honnin hōkan, et le prédécesseur pouvait retourner à la capitale avant qu’il ne fût procédé à l’examen de l’état de la province. Celui-ci se faisait plus tard et à la capitale, sur documents écrits. D’une manière générale, les zuryō remplacés se contentaient d’un document remplaçant la décharge pour pouvoir revenir à Heiankyō34. Les hommes qui étaient réclamés à la capitale revenaient seulement munis d’une décharge pro forma : par exemple, en 1014, l’empereur Sanjō était malade et on appela en hâte à la cour le gouverneur d’Ōsumi qui était médecin. Il arriva avec un document le déchargeant de sa charge provinciale, honnin hōkan, document que Sanesuke avait lui-même demandé au successeur de donner, afin que le médecin pût entrer au palais et donner des soins à l’empereur. Au début du XIe siècle, on tenait à garder les formes et, toujours en 1014, Michinaga désirait que le lettré qui donnerait sa première leçon au prince héritier, son petit-fils, fût Fujiwara no Hironari qu’on fit revenir d’Iyo, mais le successeur ne donna pas le honnin geyu. Hironari était à la capitale, mais, avec colère contre le successeur, Michinaga s’abstint de l’employer au palais, car il n’était pas en règle. Mais un peu plus tard, du temps de Yorimichi, grand chancelier, Sanesuke eut plusieurs fois l’occasion de critiquer l’emploi immédiat d’hommes revenus sans le sésame qu’était le honnin hōkan. Un ancien gouverneur de Mino vint prendre le poste d’adjoint de la maison du prince héritier sans ce document et un ancien gouverneur de Dewa reçut un poste à la

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Bibliothèque du palais et un autre dans la maison du grand chancelier, ce qui fit dire à Sanesuke que cela n’était pas conforme à la loi de la cour35. Le retour à la capitale était toujours possible, mais la décharge pro forma était en principe nécessaire pour occuper une fonction de l’administration centrale. En revanche, un quitus définitif était demandé pour briguer un nouveau poste de zuryō.

32 À sa sortie de charge, en principe, un gouverneur a pu définir avec son successeur, ce qui restait de sa responsabilité, dégâts à réparer, arriérés à combler, de façon à éviter tout contentieux, ce qui d’ailleurs n’était pas toujours possible. Si les formalités de relève s’étaient révélées difficiles par suite de mésentente ou plus simplement parce que le prédécesseur était mort ou entré en religion ou revenu trop vite, le nouveau gouverneur demandait l’envoi d’un inspecteur chargé de la relève, kōtaishi36, qui établissait un registre de la relève.

33 Revenu à la capitale, muni du document tenant lieu de décharge, le gouverneur commençait à négocier avec les organes de contrôle qu’étaient les offices des Comptes et des Ressources publiques. Il lui fallait pouvoir présenter les reçus de trois catégories de registres, ceux prouvant que les bâtiments publics, siège du gouvernement provincial et magasins, ainsi que les temples provinciaux et les sanctuaires inscrits, étaient en bon état, ceux prouvant que tous les impôts avaient été acquittés, que ce soit ce qui était dû à la cour aussi bien que ce qui était payé aux bénéficiaires de foyers concédés, enfin ceux des réserves provinciales. Ce qui est notablement moins que ce qui est inscrit dans les Règlements relatifs aux relèves. Il était nécessaire de pouvoir présenter les décrets autorisant des remises de taxes ou la diminution des ressources publiques ou encore l’autorisation de ne pas remonter au-delà de la dernière année de charge du prédécesseur, donc de ne pas avoir à répondre de dizaines d’années d’arriérés. Après examen, les offices examinateurs et le bureau d’Examen des décharges produisaient une sorte de grande synthèse, en une consultation, quelquefois appelée grande consultation, daikanmon. Mais ce n’était pas sur la consultation seule que les hauts dignitaires statuaient. En fait, ils disposaient de tout le dossier, reçus, consultations et pièces justificatives, notamment ce qu’on nommait zokubun, c’est-à- dire, outre les décrets divers obtenus par le gouverneur durant son temps de charge, des extraits de précédents relatifs à la gestion de prédécesseurs37.

34 Il appartenait au gouverneur lui-même de constituer son dossier et de prouver qu’il avait satisfait à toutes ses obligations. Il introduisait alors une demande de quitus définitif. Le dossier était d’abord remis à l’empereur qui l’envoyait aussitôt au Contrôle. Cet organe se chargeait d’une première vérification, s’assurait que le dossier était complet et à ce stade pouvait en arrêter un. C’est ainsi qu’en 1003, le grand contrôleur Fujiwara no Yukinari retira des dossiers à examiner par le conseil celui d’Ōnakatomi no Sukechika car il y manquait une pièce jointe. Il le regretta ensuite, car son zèle ne plut pas à Michinaga qui protégeait Sukechika. Les hauts dignitaires se réunissaient, en général juste avant ou même dans les matinées des jours de séances de nominations, pour décider sur les dossiers qui leur étaient présentés. Il semble qu’il y avait pour chacun un rapporteur. Cette procédure aurait commencé au début du xe siècle. Le manuel de protocole de la fin du XIe siècle, Gōke shidai, décrit ces séances, en général présidées par un grand conseiller. Des membres du Contrôle sont présents, notamment comme lecteurs, et le secrétariat de séance est assuré par un auditeur. Les principaux points considérés pour chaque dossier sont la gestion du riz provincial, le riz des réserves permanentes, le riz étuvé et séché, l’acquittement de la part consolidée des

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taxes, l’état des sanctuaires et des temples provinciaux. Or il existe dans le Chōya gunsai un document daté de 1072 qui est la demande de quitus d’un gouverneur, document dont il n’est pas exclu qu’il ne soit qu’un modèle. On y trouve les rubriques suivantes : reçus pour quatre années de présentation d’une série de registres, reçus pour livraisons annuelles de la part consolidée de l’impôt, soit par année cinq mille quatre cents gerbes, certificats prouvant que chaque année trois cent boisseaux de riz ont été mis en réserve et que de nouvelles rizières ont été créées, d’une superficie (dérisoire) de un tan cent trente bu, preuves que des édifices religieux ont été réparés, ce point figurant dans le document tenant lieu de décharge, enfin annonce de diverses constructions pour le palais sans utiliser les ressources publiques, donc sans doute assumées par le gouverneur lui-même. Le demandeur précise qu’il a trouvé la province en mauvais état et l’a rétablie. Dans la première rubrique, quantité de registres, de la population, du tribut en nature, de l’envoyé à l’assemblée impériale, des greniers de charité, du riz des ressources publiques, des prêts publics de riz, de la taxe foncière et de la taxe foncière des foyers concédés, sont énumérés ; beaucoup ne peuvent à cette date qu’être des registres factices, puisqu’il y avait longtemps que, par exemple, les greniers de charité n’existaient plus. On sait par le Chōya gunsai qu’au XIIe siècle au moins il existait à l’office des Comptes et à celui des Ressources publiques des copistes chargés de confectionner en nombre des registres pour des provinces38. Quoique la chose ne figure pas dans l’article du Gōke shidai relatif à la séance de décision sur les gestions des gouverneurs, il semble qu’avoir offert à la cour des constructions soit un point important.

35 Lors des séances d’examen des gestions, un ou plusieurs cas pouvaient être traités, souvent de trois à cinq. En dépit d’une préparation qui devait être bonne, il arrivait qu’un dossier fût retenu et que le demandeur ne pût recevoir son quitus que l’année suivante. Il fallait au moins environ un an dans le meilleur des cas pour recevoir un jugement favorable. Mais il existe des exemples de durées beaucoup plus longues. Un gouverneur d’Ise qui a démissionné, en 1006 n’obtient un quitus définitif qu’en 1013 ; et il y a des exemples de jugement prononcé trois, quatre, cinq ans après la sortie de charge. La protection d’un ministre permettait quelquefois d’obtenir une décharge définitive du conseil malgré un dossier insuffisant. En 1017, au sujet d’un familier de Michinaga, il y avait une consultation du bureau d’Examen peu favorable ; les hauts dignitaires en séance se regardèrent, mais aucun n’ouvrit la bouche, tous avalèrent leur langue, selon l’expression consacrée, et la gestion de cet ex-gouverneur de Shinano fut déclarée sans reproche. Mais Michinaga ne pouvait pas tout faire : en 1014, un de ses protégés, ex-gouverneur de Bingo, présenta un dossier incomplet ; le conseil des hauts dignitaires était d’avis de laisser passer, mais Sanesuke s’y opposa. Michinaga, mis au courant de l’incident, recula et rejeta la faute sur le Contrôle qui n’avait pas fait son travail. Sanesuke dans ses notes réfuta cet argument, car, dit-il, Michinaga qui est investi de la charge d’examen, nairan, a vu lui aussi le dossier. L’affaire fut réglée quelques lunes plus tard39.

36 Démissionner n’exemptait pas le gouverneur de l’obligation de rendre des comptes, alors que, s’il mourait en fonction, normalement, la cour ne pouvait plus que réclamer les arriérés éventuels de sa gestion à son successeur. Un gouverneur destitué pouvait, semble-t-il, assez facilement esquiver les difficultés d’une non-livraison de produits attendus par la cour : Minamoto no Yorichika, gouverneur d’Awaji, fut destitué en 1017 pour avoir été mêlé à une querelle et responsable de la mort d’un homme. À la fin de l’année, Sanesuke, qui s’occupait des affaires de la princesse vestale de Kamo, lui réclama la soie qu’il n’avait pas livrée en 1017 et trouva étrange qu’il réponde que la

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cour ne lui avait pas donné ordre de payer en 1017. On ne sait d’ailleurs comment l’affaire a fini, mais il semble bien que Yorichika n’a pas réglé cette dette. Il a cependant pu avoir son quitus en 101940.

37 Le cas des gouverneurs qui se faisaient moines en cours de charge est plus compliqué. Cette entrée en religion pouvait être en quelque sorte accidentelle, à l’occasion d’une maladie. C’est ce qui arriva à Minamoto no Kunitaka, qui n’avait pas réglé ce que sa province devait à la princesse vestale de Kamo. Sanesuke le pressa de payer, mais Kunitaka chercha des échappatoires. Le problème posé par un homme entré en religion était double : tout d’abord il n’était plus civilement responsable et ne pouvait plus utiliser son nom personnel et le cachet de la province ; en second lieu, et de plus en plus après le premier tiers du XIe siècle, chacun savait que beaucoup de postes de zuryō avaient été attribués par suite d’un engagement personnel du candidat de faire sur ses biens propres (d’ailleurs souvent acquis dans l’exploitation de la province pour le compte de la cour) des travaux pour la cour. Dans ces conditions, la responsabilité de l’épouse et des enfants était engagée et il semblait légitime de les obliger à payer, en vertu du mélange, dans les magasins des gouverneurs, de biens privés et publics, ces derniers destinés en partie à satisfaire les demandes de la cour. En 1025, Sanesuke entama une discussion avec Michinaga par Yorimichi interposé au sujet de trois gouverneurs entrés en religion sans avoir achevé de régler ce qu’ils devaient. Un premier ordre avait été émis pour faire payer les descendants, shison. Michinaga, consulté, préféra faire tomber l’obligation sur goke, avec pour argument que l’épouse savait mieux que les enfants où se trouvaient les biens du gouverneur devenu moine (biens qui ne pouvaient être que mobiliers, riz, tissu, huile, dispersés entre plusieurs magasins et donc faciles à dissimuler). Sanesuke accepta à contrecœur cette nouvelle formulation. Même si goke a généralement au XIe siècle le sens de veuve ou épouse laissée à la maison d’un homme entré en religion, il peut aussi désigner à la fois la veuve et les enfants.

38 Le cas des gouverneurs morts en cours de charge a commencé aussi à se poser dans les mêmes termes que celui du gouverneur entré en religion. Mais il apparaît que, veuve ou enfants, l’obligation de compléter les arriérés était décidée largement de façon arbitraire. Fujiwara no Sukefusa en fit l’expérience quand, en 1039, mourut son beau- père qui n’avait pas achevé un terme de gouverneur de Mimasaka. La veuve, bien vue du grand chancelier Yorimichi, se fit accorder un messager pour ramener à la capitale les biens laissés par le gouverneur dans la province et fit courir le bruit que les fils avaient pillé un magasin de leur père, de sorte que Yorimichi aurait ordonné de faire payer des arriérés par les fils. Cette affaire donna à Sukefusa l’occasion de citer les cas de deux gouverneurs entrés en religion, et continuant à jouir de leurs biens sans qu’il ne leur soit rien demandé ni à leur famille : Fujiwara no Chikatada gouverneur de Mino, sans doute fonctionnaire de la maison de Yorimichi, et un certain Tameyori, dont on ne sait rien de plus41. Les difficultés de Sukefusa montrent en tout cas que la fortune des gouverneurs est largement mobilière et assez facile à dissimuler, notamment par le dépôt de richesses dans des magasins de subalternes, comme les valets d’armes.

Conclusion

39 À l'aide d’exemples qui auraient pu être multipliés, j’ai essayé de montrer comment, à l’apogée des régents et grands chanceliers Fujiwara, les gouverneurs résidants, souvent

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clients de hauts dignitaires, exerçaient des fonctions de première importance, puisque d’eux dépendaient le maintien de l’ordre dans le pays, ainsi que le financement de la vie matérielle, des activités cultuelles et mondaines de la cour. Ils apparaissent souvent dans les notes journalières des ministres et autres hauts dignitaires, certains d’entre eux sont d’ailleurs fils de ministres. Les plus hauts personnages du moment, Michinaga et Sanesuke en tête, étaient petits-fils de gouverneurs et avaient passé leurs premières années chez leur grand-père. Ils recherchaient encore pour leurs fils l’alliance de filles de zuryō. Fujiwara no Sanesuke négocia lui-même les mariages de son fils adoptif Sukehira et de son petit-fils Sukefusa avec des filles de gouverneurs, pour qu’ils fussent entretenus par leur beau-père. Pourtant, avec la génération de Yorimichi, les fils de ministres et de grands conseillers ont, de préférence, pris femme dans les maisons de princes impériaux et de hauts dignitaires, consacrant ainsi la fermeture du noyau central de la cour. Mais l’absence de fils héritier né de l’épouse principale en a conduit certains à assurer leur descendance par une épouse secondaire, témoin Morozane, adopté par la princesse épouse de Yorimichi, en fait petit-fils d’un zuryō par sa mère, devenu grand chancelier après son père.

40 En matière de gouvernement, il ne fait pas de doute que le plus important du travail proprement administratif des hauts dignitaires consistait à bien choisir les gouverneurs, c’est-à-dire à prendre connaissance des candidatures et des dossiers de reddition de comptes, lors des séances de nominations. Ils savaient bien, en effet, que toute la vie de la cour – les constructions de palais et de temples, l’organisation de célébrations – reposait sur l’habileté des gouverneurs dans la gestion des provinces. Jusqu’au milieu du XIe siècle – tant que le développement des domaines n’a pas été tel que leur mission de collecteurs d’impôts n’a pas été trop contrariée et qu’ils ne se sont pas trop heurtés dans leur province à des individus ou à des institutions, comme les établissements religieux, qui par dessus leur tête avaient des liens directs avec la cour – la position des zuryō est restée enviable. Beaucoup y trouvaient des satisfactions : joies du commandement, liberté plus grande dans la vie quotidienne, plaisirs d’une vie active, nouveauté des paysages, à Kyūshū rencontre avec des étrangers, distraction de la chasse. Malgré les dangers courus dans les provinces de Kyūshū, assez remuantes et exposées aux menaces venues de la mer, des hauts dignitaires, eux-mêmes, demandaient le poste de gouverneur général, et un Fujiwara no Takaie s’y est comporté fort honorablement face aux attaques des pirates Toi. Le plus grand intérêt des postes provinciaux était sans doute qu’ils permettaient de faire de gros profits à ceux qui étaient assez adroits. Malgré toute leur morgue, les moins bien lotis des hauts dignitaires regardaient cette richesse avec envie. La beauté de la résidence que Fujiwara no Kunitsune se fit construire à la capitale a suscité la mélancolie de Sukefusa quand il la visita en 1054 : « Un homme riche peut se passer toutes ses fantaisies, chaque fois qu’on regarde ces choses on est triste de ne pouvoir réaliser ses vœux. » Il est vrai que tous les gouverneurs ne réussissaient pas aussi bien et n’étaient pas si opulents42.

41 En dépit de la présence si importante des gouverneurs résidant dans la société de Heian et de leur rôle essentiel dans l’administration du pays et dans la vie même de la cour, l’univers romanesque de Murasaki Shikibu, fille, sœur, cousine, épouse de zuryō, ne leur fait pas une grande place. Ils apparaissent brièvement, soit comme possesseur d’une résidence où le Genji va faire une conversion de direction et au passage s’intéresser aux femmes de la maison, soit entré en religion comme l’ex-gouverneur de Harima, animé

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d’une ambition assez déraisonnable pour sa fille, ou encore, silhouettes anonymes, venues s’occuper des travaux chez le héros du récit. Le seul qui fasse l’objet d’une description un peu développée, le gouverneur de Hitachi, mari de la mère d’Ukifune, est un des personnages les plus ridicules, nouveau riche grossier et dénué de goût. Malgré une origine qui n’était pas si basse, la vie parmi des populations considérées comme frustes et la nécessité d’employer des valets d’armes brutaux l’ont coupé du monde de la cour et l’ont laissé dans une ignorance complète de ses mœurs et de son raffinement43.

42 Pourtant, Murasaki Shikibu ne pouvait pas ignorer qu’il y avait parmi les fonctionnaires de la classe des zuryō des hommes plus instruits, plus au fait des affaires du pays, meilleurs poètes et hommes de goût que la plupart des hauts dignitaires, que leurs filles avaient l’esprit plus délié, une meilleure connaissance de la littérature et autant d’usage du monde que les filles des hauts dignitaires. Il va de soi qu’un récit romanesque n’est pas écrit dans le but de décrire avec exactitude la société dans lequel il se déroule et qu’une dose d’idéalisation du monde des grands, et surtout des principaux héros, ne pouvait que plaire aux lecteurs et surtout aux lectrices. J’oserai présenter une autre hypothèse. On sait que, dès l’organisation du régime des codes, l’ordre et la paix du pays étaient censés dépendre du maintien des hiérarchies, mais jusqu’au Xe siècle le mérite a toujours permis, dans une certaine mesure, des promotions et changements de statut. C’est du temps de Murasaki Shikibu que l’hérédité des fonctions s’est développée : se pourrait-il que son récit, quelque peu condescendant et même méprisant à l’égard de qui ne fait pas partie du premier cercle de la cour, reflète le temps de durcissement, de fermeture de la société du début du xie siècle ? Peut-on aller jusqu’à dire qu’il pourrait en être une discrète critique ?

ANNEXES

Annexe 1 Un zuryō exemplaire : Biographie de Fujiwara no Yasunori, 825-895, par Miyoshi no Kiyoyuki44 [Lacune]45 Rizières et champs étaient ravagés par la sécheresse. La famine sévissait et il y avait par les chemins des hommes morts de faim46. Sans se cacher, des bandes de voleurs se répandaient partout et les villages se vidaient. Les districts d’Aga et de Teta, situés au cœur d’une région montagneuse, étaient assez éloignés du chef-lieu de la province. Leurs habitants ou bien se livraient à des violences, vols et meurtres, ou bien déguerpissaient pour éviter d’acquitter la taxe foncière47. Il n’y avait plus un adulte imposable dans ces territoires au relief accidenté. Le précédent gouverneur Asano no Sadayoshi avait administré de façon brutale. Les administrateurs de district étaient mis aux fers pour des fautes mineures. Les hommes du peuple étaient arrêtés, jugés et mis à mort pour la moindre peccadille48. Les prisons regorgeaient de prisonniers, les chemins étaient encombrés de cadavres.

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Dès son arrivée dans cette province où il avait été nommé, Yasunori s’efforça d’administrer avec humanité, il était indulgent pour les fautes légères et ne prenait en considération que ce qui est important. Il a libéré des hommes qui avaient été réduits en esclavage, distribué largement des secours, encouragé l’agriculture et la sériciculture, réprimé et fait cesser toute dépense consacrée aux plaisirs. Ainsi, les habitants, portant leurs enfants, sont revenus se ranger sous son administration. Partout on mettait en valeur rizières et jardins et la population croissait dans l’abondance. On ne fermait plus les portes la nuit et dans les villages, on n’entendait plus les aboiements des chiens. Les magasins de la province étaient pleins et les impôts rentraient de mieux en mieux49. Bref, Yasunori a pu recevoir [des bureaux de la capitale] des reçus pour trente-quatre années de taxes foncières et pour onze années du tribut en nature50. En aucun temps du passé on n’avait vu pareille chose. La 13e année [de l’ère Jōgan, 871], il fut promu au cinquième rang inférieur majeur et transféré au poste d’adjoint de la province de Bizen ; il passa gouverneur surnuméraire la 16e année [874]51. En poste à Bizen, il appliqua les mêmes principes qu’à Bitchū et administra avec humanité et souci de moraliser le peuple. Quand il y avait parmi ses subordonnés un administrateur qui se conduisait mal, il n’exposait pas au grand jour les fautes qu’il avait pu commettre jusque-là. Il lui parlait confidentiellement, à l’abri des regards, lui disant : « Vous avez pris la peine d’étudier durant de longues années dans les écoles officielles et pour vos débuts, vous avez obtenu ce poste. Il vous faut absolument, par une conduite intègre, travailler à acquérir une bonne réputation. Pourquoi devriez-vous vous contenter de stagner dans un poste provincial subalterne ? Il est vrai que vous avez en premier à soutenir vos parents et en second à pourvoir aux besoins de votre femme et de vos enfants. Vous vous êtes sali par cette faute parce que vous avez altéré votre nature [qui est bonne] et gauchi votre esprit. En effet, pour qui se conduit bien, les plaintes des pauvres devraient être un frein. Je n’ai qu’un mince traitement, mais je désire vous fournir ce dont vous aurez besoin. Ne volez pas ce qui appartient à l’État ! » Alors, il donnait au coupable une part de son traitement et cela sans compter. Il savait ainsi transformer les hommes en leur faisant honte et son influence sur eux était comme celle du vent qui couche les herbes52. Tous, fonctionnaires et gens du peuple, ressentaient envers lui une affection déférente et lui donnaient le nom de père. À la limite des provinces de Bizen et de Bitchū se trouve le sanctuaire de la divinité Kibitsuhiko. Quand la sécheresse sévissait et que Yasunori instituait des prières publiques, sans faute la divinité se laissait fléchir et bien vite ces prières obtenaient une réponse. Quand il y avait des fauteurs de troubles dans la province, la divinité faisait aussitôt descendre sur eux son châtiment. Un jour elle apparut à Yasunori et lui dit : « Je suis touchée de voir comme vous transformez le peuple par votre vertu et je m’en réjouis profondément. Je souhaite vous aider dans votre administration de façon qu’elle s’achève sur de bons résultats. » Grâce à cette aide, il a administré ces deux provinces de façon à les améliorer, les récoltes durant toutes ces années furent abondantes et le peuple a vécu dans la paix et la joie53. Un jour, un brigand de la province d’Aki a tendu une embuscade sur un chemin de montagne et s’est emparé de quarante pièces de soie du tribut de la province de Bingo. Il s’est enfui en se dissimulant dans les herbes et, en chemin, s’est arrêté à l’auberge du district d’Iwanasu de la province de Bizen. Ce voleur, bavardant avec le vieillard maître de l’auberge, lui demanda à quoi ressemblait l’administration de cette province depuis

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que le grand gouverneur l’avait transformée. Le vieil aubergiste répondit : « Monsieur le gouverneur a transformé le peuple uniquement grâce à son humanité et à son équité, c’est pourquoi tous les habitants de la province disent qu’il est un nouvel Hakui54. Sa bienfaisance et sa sincérité ont tout naturellement attiré celles de la divinité. Ainsi, quand il y a des fauteurs de troubles dans la province, la divinité Kibitsuhiko fait sur le champ descendre son châtiment sur eux. » Et, quand il en vint à raconter de façon détaillée comment s’exerçait l’influence du gouverneur, tout sonnait vrai. Le visage du voleur changea de couleur et il parut ressentir honte et crainte. Toute la nuit, il pleura et soupira, se tournant et se retournant sans pouvoir dormir. À l'approche de l’aube, il courut à la porte de la résidence du gouverneur et, se prosternant front contre terre, il se dénonça : « Moi, misérable, j’ai osé m’emparer de quarante pièces de soie appartenant à l’administration de Bingo. Je désire me corriger et subir le châtiment de ma faute. Je vous en prie, prenez ma vie ! » À ces mots, le gouverneur appela le brigand et lui dit : « Tu sais te tourner vers le bien et, en définitive, tu n’es pas si mauvais. » Il lui fournit alors des provisions de route55. Il mit sur la soie un cachet indiquant qu’il s’agissait du produit d’un vol et la confia au voleur pour qu’il la rapporte à la province de Bingo. Tous ses subordonnés disaient : « Cet homme est un brigand, il n’arrivera sans doute pas à Bingo. » Le gouverneur répondit : « Cet homme s’est déjà corrigé, sa conversion est sincère. Pourquoi voulez-vous qu’il change encore ? » Sans accepter leurs objections, il confia au voleur un rapport et l’envoya au siège de l’administration de Bingo. À cette époque, le gouverneur de Bingo était Ono no Takaki ; étonné et joyeux, il renvoya le voleur. Ce dernier, de lui-même, revint à Bizen et, prosterné dans la cour de la résidence du gouverneur, il le remercia. Voici un des échantillons de ce que la vertu de Yasunori faisait pour transformer les hommes, suscitant l’admiration de tous. À l’automne de la 17e année [de l’ère Jōgan 875], il quitta son poste et revint à la capitale. Le peuple des deux provinces de Bizen et Bitchū, pleurant et se lamentant, lui barra le passage. Vieux et vieilles venus des villages, leurs têtes blanches prosternées le long du chemin, lui présentaient saké et mets d’accompagnement56. Le gouverneur dit qu’il ne pouvait pas y avoir d’erreur au sujet des sentiments de ces vieillards. C’est pourquoi, pendant les quelques jours où il s’arrêta, ces gens se succédaient à l’envi, ce qui risquait de ne pouvoir cesser. Le gouverneur pensa alors que si cela continuait ainsi, il en avait pour des jours et des lunes. Il fit donc équiper secrètement un petit bateau et, levant les amarres, partit d’une rame légère. Des hommes de sa suite, à qui il avait donné rendez-vous, n’étant pas encore arrivés, il relâcha quelque temps au havre de Katakami dans le district de Wake. Alors les administrateurs de district de Bizen, apprenant que le gouverneur avait équipé un bateau et manquait de vivres, vinrent au port lui offrir deux cents boisseaux de riz blanchi. Le gouverneur reconnaissant leur dit : « Moi qui n’ai pas laissé le souvenir d’un bon administrateur comme celui de Shōhaku, le ministre qui se reposait sous un poirier, me voilà gratifié d’un cadeau digne de ce grand homme57. Pourtant, comme vous me l’offrez de bon cœur, pourquoi ne l’accepterais-je pas avec joie ? » Ainsi, il ne refusa pas ce cadeau. Les administrateurs de district, quand ils étaient venus, avaient pensé que ce gouverneur était bien trop honnête pour accepter et qu’il refuserait certainement. La réponse qu’ils entendirent les réjouit beaucoup et ils s’en retournèrent. Un peu après, le gouverneur envoya une missive à l’instructeur provincial dans laquelle il disait : « Depuis que le bateau séjourne au port, il s’y passe des choses étranges. Vent et vagues dépassent toute mesure et notre peine est vraiment profonde. Je souhaite que vous veniez nous

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retrouver au port avec quelques moines et que vous fassiez des prières pour que nous obtenions une traversée tranquille. » Sur ce, l’instructeur provincial, amenant un lecteur et des moines du temple provincial, se précipita au port. Le gouverneur demanda que plusieurs moines récitent chacun le Sūtra du Cœur de la perfection de Sapience pour que son efficace fût suffisante58. Les moines accédèrent à son désir et achevèrent la récitation du Sūtra du Cœur. Yasunori destina les deux cents boisseaux à des aumônes pour ceux qui avaient ainsi célébré le sūtra59. Dans la nuit, le bateau mit à la voile et quitta le port sans retour. À la 1re lune de la 18e année [de l’ère Jōgan, 876], Yasunori fut nommé adjoint surnuméraire de la garde des portes, section de droite, et en cumul inspecteur du bureau de police. Il dit alors à un de ses intimes : « Jadis, il y avait dans toutes les maisons du peuple de l’empereur Gyō un homme digne de recevoir une fonction. À cette époque, Kōyō fut mis à la tête du service des prisons à cause de sa grande sagacité. Quand il se présentait un cas douteux, la licorne lui permettait de découvrir la faute. Dans ces conditions, comment aurait-il pu y avoir une punition non conforme à la nature de la faute ? De plus, toutes les punitions étaient publiques et les peines n’étaient pas cruelles. Dans ces conditions, comment aurait-il pu y avoir des hommes habités par la haine ? Pourtant, ceux qui savent peser les choses pensent que, si les principautés d’Ei et de Riku n’ont pu rester entre les mains des descendants de Kōyō, c’est parce que ce dernier a commis des fautes dans son administration des prisons60. [Si un sage du passé a pu tomber dans l’erreur] à plus forte raison cela peut arriver dans notre âge dégénéré et de faible vertu, où beaucoup d’hommes cherchent à flatter. Au moment de prononcer la peine, il arrive qu’on fasse perdre les deux parties. Même si l’on est animé d’une grande compassion [dans l’accomplissement des fonctions de police], elles peuvent cependant avoir des conséquences [néfastes] pour la descendance. » Il présenta deux ou trois fois sa démission et ne prit pas ses fonctions. Peu après [à la 2e lune], il fut transféré au poste d’adjoint principal du département de la Population. Dans tous les précédents relatifs à la gestion de ce département, on attache un grand prix au tissu de chanvre de la qualité considérée comme un instrument d’échange, car il sert pour se procurer le riz qui est appliqué aux besoins des fonctionnaires nourris pendant leur service61. On parle à ce propos d’échange, mais en réalité c’est un moyen d’alourdir les taxes. Ce système est cause de beaucoup de souffrances pour les paysans des provinces. Yasunori, durant l’année qu’il resta en fonction au département, ne prit pas un seul repas [sur les allocations de nourriture allouées aux fonctionnaires durant leur service]. La 1re année de l’ère Gangyō [877], il fut nommé deuxième contrôleur de droite. À la 2e lune de la 2e année [878], il y eut une révolte des Ebisu de la province de Dewa, qui ont attaqué le château d’Akita. L’adjoint de la province chargé de la garde du château, Yoshimine no Chikashi, ne put le conserver. Il s’enfuit et se cacha dans les hautes herbes. Les rebelles mirent le feu et brûlèrent le château : en une heure le matériel militaire et les armes furent anéantis. Les révoltés, rassemblés aussi nombreux que des fourmis, divisèrent leurs forces et encerclèrent divers ouvrages de défense. Le gouverneur de la province, Fujiwara no Okiyo, abandonna le siège fortifié de l’administration provinciale et s’enfuit [plus au sud]62. Le ministre des Affaires suprêmes, Shōsenkō [Fujiwara no Mototsune], était alors régent. Il fit donc adresser un édit impérial à la province de Mutsu pour qu’elle lève trois mille soldats et les envoie en renfort à Dewa. Il fallut que le gouverneur de Mutsu recrute beaucoup d’hommes de sa

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province pour mettre sur pied mille cavaliers d’élite et deux mille fantassins. Plus de dix mille hommes durent, semble-t-il, se procurer des casques, des armures et des vivres. Le fonctionnaire de troisième classe, Fujiwara no Kajinaga, fut mis à la tête des troupes et chargé de soumettre les rebelles, de concert avec les troupes de la province de Dewa. Les fonctionnaires de troisième classe [de Dewa], Fujiwara no Munetsura, Fun.ya no Arifusa et Ono no Haruzumi, ont levé encore deux mille hommes, fantassins et cavaliers, dans la province de Dewa et, réunis avec les troupes de Mutsu, ils allèrent établir leur camp non loin de la rivière Akita. À ce moment, les rebelles, dont le nombre montait alors à plus de mille hommes, descendirent le courant dans des bateaux légers et rapides et attaquèrent par surprise les troupes provinciales. Kajinaga et ses hommes engagèrent le combat. Il y avait de la brume et on ne voyait d’aucun côté. Plusieurs centaines de rebelles armés surgirent sur les derrières de l’armée et se jetèrent sur elle en poussant des hurlements. Les troupes de la cour, surprises et affolées, se débandèrent. Les rebelles, profitant de leur avantage, frappaient à droite à gauche et mirent en déroute l’armée de la cour. Bref, ils ont massacré le maître de tir à l’arbalète de la province de Dewa, Kanhatori no Saneo, et plusieurs dizaines d’officiers subalternes des deux provinces du Nord. L’armée eut plusieurs centaines de tués et de prisonniers. Quant au matériel, armures et casques, les rebelles s’en emparèrent en totalité. Sur tous les chemins on foulait aux pieds les morts qui étaient innombrables. Fun.ya no Arifusa, blessé, fut laissé pour mort. Ono no Haruzumi put se dissimuler au milieu des morts et sauver de justesse sa vie. Fujiwara no Kajinaga, caché dans les hautes herbes, passa cinq jours sans manger et, après le départ des rebelles, il rejoignit à pied la province de Mutsu63. Le 2e jour de la 5e lune, des courriers rapides arrivèrent à la capitale. Ces nouvelles jetèrent le ministre Shōsenkō dans la stupéfaction et, de concert avec Yasunori, il avisa aux moyens de faire face à la situation. Il lui dit : « J’aimerais vous charger des armées de l’Est. » Yasunori le remercia et lui dit : « J’appartiens au corps des fonctionnaires civils et je n’ai pas encore appris à monter à cheval et à tirer à l’arc. Ce n’est pas que je sois attaché à ma pauvre vie, mais je ne puis que craindre de n’apporter que honte à la cour. » Shōsenkō répondit : « Depuis le temps de l’empereur Tenchi, la Maison Fujiwara, de génération en génération, a accumulé les mérites et a toujours été le soutien de la cour. Pour moi, bien que je ne sois ni un Iin ni un Shū Kōtan64, j’ai pu recevoir le poste de régent. Que cette révolte éclate quand je suis à cette place est à l’égard de la cour une atteinte à mon honneur et à l’égard du pays [lacune]. En vertu de notre proximité due à une commune origine, vous devez, vous aussi, vous dévouer pour le pays ; je vous le demande, faites en sorte de trouver une bonne parade, ne vous croyez pas obligé de faire le modeste. » Yasunori lui dit alors : « Si je ne peux éviter d’appliquer un plan de mon cru, laissez-moi vous dire le fond de ma pensée, sans rien cacher. Il est probable alors que votre Excellence ne voudra plus de moi. » À ces mots, Shōsenkō reprit : « Je ne pense qu’à sortir d’affaire, je n’ai pas d’autre idée. » Yasunori dit alors : « Voilà bientôt deux cents ans que les Ebisu ont fait leur soumission65 ; craignant le prestige de notre cour, ils ne se sont pas révoltés. Mais, selon ce que j’ai entendu dire, le fonctionnaire préposé à la garde du château d’Akita, Yoshimine no Chikashi, les accable sans répit de taxes et use de mille moyens pour les pressurer. Colère et ressentiments se sont accumulés contre lui et la révolte a fini par éclater. Il y a parmi les Ebisu quantité de peuplades diverses : toutes se sont unies, les rebelles se comptent par milliers. S’ils sont poussés à bout et entament une guerre à mort, un seul en vaudra cent et il sera difficile de les combattre. Dans la situation actuelle, même si

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un chef de guerre comme Sakanoue no Tamuramaro66 revenait, il ne pourrait pas réussir à pacifier la région. Mais qu’on les instruise selon des méthodes conformes à la voie, qu’on use avec eux de fermeté et de confiance, qu’on fasse sentir parmi eux la vertu de notre souverain et qu’on transforme leur esprit de révolte, alors, sans qu’il soit besoin d’armes, ces révoltés d’eux-mêmes se calmeront. » Shōsenkō approuva ces paroles et Yasunori reprit : « C’est par la douceur et la confiance qu’il faut maintenant pacifier les Ebisu. Mais si, dans ce grand nombre de révoltés, il en est qui ne veulent pas se soumettre, il faudra alors les menacer de nos armes. L’ex-capitaine de la garde du corps, Ono no Harukaze67, appartient à une famille qui a compté beaucoup de chefs militaires. Il est au-dessus de tous par son grand courage. Souvent calomnié ces dernières années, il a été mis en disponibilité et reste chez lui. Pour première mesure, je vous demande de mettre Harukaze à la tête de bonnes troupes pour qu’il aille faire entendre raison aux rebelles au moyen du prestige de la cour. Si, ensuite, on les attire par la vertu, il ne se passera pas longtemps avant que la rébellion d’elle-même ne s’éteigne. » Shōsenkō fut fort satisfait et le 4e jour de cette lune il promut Yasunori au cinquième rang supérieur mineur et, en sus de son poste de deuxième contrôleur de droite, il le nomma gouverneur de Dewa. Harukaze fit l’objet d’une mesure spéciale et fut nommé général chargé de la pacification, du cinquième rang inférieur mineur, et, avec l’adjoint de la province de Mutsu, Sakanoue no Yoshikage68, il fut placé sous les ordres de Yasunori. Ce dernier, après avoir reçu l’édit impérial, ne laissa passer que quelques jours et se mit en route, marchant le jour et la nuit. Durant son voyage, les courriers rapides se succédaient pour annoncer à la cour que les rebelles se renforçaient, que l’armée de la cour avait essuyé plusieurs défaites, qu’elle avait perdu châteaux et ouvrages fortifiés et que ses bataillons étaient en pleine déroute. La dizaine de cavaliers de la suite de Yasunori étaient affolés au point qu’ils en perdaient l’esprit. Mais Yasunori ne changea pas de contenance, il ne montra ni peur ni pusillanimité. Il arriva bientôt dans la province de Dewa. Il donna ses ordres à Harukaze et à Yoshikage, leur enjoignant de prendre chacun cinq cents cavaliers d’élite de la province de Mutsu, de pénétrer sans hésiter dans le territoire des rebelles, de convoquer leurs chefs et, armés du prestige de la cour, de leur parler de façon à gagner leur confiance. Quand le bruit s’était répandu qu’une armée envoyée par le souverain allait venir les combattre, les rebelles, au nombre de plus de dix mille, s’étaient retranchés dans une région au relief tourmenté. Harukaze, dans sa jeunesse, avait vécu dans ces régions frontières et il connaissait bien la langue des Ebisu. Sans armure, ni casque, sans arc ni flèches, seul, il se rendit à l’armée de ces hommes du Nord qu’on nomme « barbares soumis »69. Conformément aux ordres de Yasunori, il leur expliqua longuement les intentions de la cour. Alors ces Ebisu, front au sol, se prosternèrent et dirent : « L’administrateur qui résidait au château d’Akita était si avide et brutal que nous ne pouvions le satisfaire, ses exigences étaient comme un gouffre. Quand nous ne répondions pas à ses demandes, pour la moindre chose en moins, c’était aussitôt des traitements cruels. C’est pourquoi, incapables de supporter plus longtemps sa féroce administration, nous nous sommes révoltés. Mais, par bonheur, le général vient nous annoncer les intentions bienveillantes de l’empereur. Nous voulons rentrer dans le droit chemin et nous soumettre à l’autorité du général. » Et ce fut à qui apporterait saké et nourriture pour régaler l’armée de la cour. Harukaze prit avec lui quelques dizaines de chefs et les amena au siège du gouvernement provincial de Dewa. Yasunori

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les fit venir en sa présence et les traita avec bonté. Les rebelles rendirent alors tous les prisonniers et toutes les armes dont ils s’étaient précédemment emparés. Seuls deux chefs refusèrent de faire leur soumission. Yasunori dit aux notables Ebisu rassemblés : « Deux barbares jadis soumis ne sont pas venus. Quel est à ce sujet votre sentiment ? » Les chefs unanimes lui répondirent : « Comme il s’agit d’un projet particulier, nous vous demandons votre indulgence pour un moment. » Quelques jours passèrent et ils vinrent offrir à Yasunori les têtes de ces deux Ebisu. Yasunori envoya des délégués avec des semences pour les rizières. De Tsugaru à Watarishima, toutes les peuplades des Ebisu, même celles qui précédemment n’avaient jamais fait acte de soumission, toutes se rangèrent sous la domination de notre cour70. Yasunori rebâtit dans ces régions le château d’Akita, avec des fortifications, tours et fossés, doubles de ce qu’elles étaient avant. La 3e année [de l’ère Gangyō, 879], de gouverneur surnuméraire, il passa gouverneur, tout en conservant son grade de deuxième contrôleur de droite. Un ordre impérial lui enjoignit de rester quelque temps dans la province pour achever la pacification. Dewa est une province où vivent, mêlés dans les mêmes villages, des Ebisu et des hommes de notre peuple. La terre y est très fertile et ses productions excellentes et fort variées. Fonctionnaires et notables s’allient pour pressurer sans limites le peuple, augmentant les taxes à leur convenance, imposant arbitrairement des corvées supplémentaires. À cela vient s’ajouter la conduite des fils de grandes familles qui, aussi nombreux que les nuages, y recherchent des chevaux de qualité ainsi que de bons faucons et sèment le trouble71. Les habitants de cette région sont naïfs : ils ne savent pas comment porter plainte et ils se contentent de donner ce qu’on leur demande, sans oser dire un mot des dépenses fort pénibles qu’ils supportent. C’est la raison pour laquelle le peuple des travailleurs des champs est acculé à une extrême misère et les habiles coquins s’enrichissent grassement. Yasunori, lui, administrait conformément aux règles posées par la cour, il instruisait les paysans, maintenait avec rigueur les lois et faisait en sorte qu’elles ne fussent pas violées. Quand quelqu’un agissait de façon illégale, il le faisait arrêter et examinait son cas, de sorte que les paysans vivaient en paix et que les Ebisu étaient administrés avec équité. Quand il était gouverneur de Dewa, si les Ebisu de Mutsu avaient un sujet de plainte, c’est à Dewa qu’ils venaient pour obtenir une décision. Yasunori, à ses débuts, quand il administrait les provinces de Bizen et de Bitchū, les a transformées uniquement par son humanité et sa bonté. Quand il est allé administrer Dewa, il a su aussi utiliser le prestige [de la force] et la rigueur. Si des fonctionnaires ou des hommes du peuple commettaient une faute, il ne laissait rien passer et ne tenait pas compte de circonstances atténuantes dans ses jugements. À la 4e lune de la 4e année [880], un décret du ministère permit à Yasunori de retourner à la capitale. À son arrivée, ministres et conseillers le félicitèrent pour les mérites qu’il venait de s’acquérir. Mais il se défendit d’avoir rien fait, attribuant au prestige de la cour tout ce qui avait pu se faire. Tous alors pensaient qu’il serait certainement promu par la cour à un rang en rapport avec le mérite d’avoir pacifié une grande révolte sans utiliser un seul soldat. Mais la cour profita de la modestie de Yasunori pour ne lui accorder aucun honneur. Quant à Yoshimine no Chikashi qui, par son avidité et ses prévarications, avait suscité cette révolte, il ne reçut aucun blâme. Ces faits furent vivement reprochés à Shōsenkō, dont on critiqua l’incapacité à punir et récompenser à bon escient. Par nature, Yasunori aimait le silence et la tranquillité, il n’appréciait pas l’agitation. Il présenta souvent à Shōsenkō la démission de son poste du Contrôle. À la

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7e lune, il fut nommé gouverneur de Harima, mais il refusa ce poste et ne partit pas pour la province. À la 1re lune de la 6e année [882], Yasunori fut promu au quatrième rang inférieur mineur. Il déclara alors : « Me voilà vieux. Pourquoi ne pas acquérir des mérites pour l’au-delà ? Il y a, dit-on, dans la province de Sanuki du papier et beaucoup de bons copistes. Je vais y aller et je ferai copier quantité de Sūtra et de traités doctrinaux72. » C’est ainsi qu’à la 2e lune il partit pour Sanuki en qualité de gouverneur. Les habitants de cette province sont tous férus de droit et de chicanes au sujet des interprétations des textes juridiques. Ils sont sans cesse en procès au sujet des digues, limites des villages. Dès que Yasunori pénétra dans la province, ils devinrent conciliants, aussi honteux de leur conduite que l’avaient été jadis Gu et Zei73. Yasunori accomplit son terme et revint à la capitale. Il se retira dans une maison à l’écart dans les collines de l’Ouest, ne désirant plus servir. À la 2e lune de la 3e année de l’ère [887], il fut nommé gouverneur d’Iyo. Il refusa ce poste et ne partit pas. À la 8e lune, il devint adjoint principal du gouvernement général de Kyūshū74 et, à la 10e lune, fut promu au quatrième rang inférieur majeur. Il ne voulait pas partir et, à plusieurs reprises, il se déclara malade. Mais la cour, tout en lui prodiguant de bonnes paroles, l’obligea à partir. En poste à Kyūshū, il transforma ses administrés rien que par l’intégrité et le calme de sa conduite. C’est pourquoi les fonctionnaires comme les gens du peuple se soumettaient à lui sans restriction et, lui, les gouvernait et les instruisait. De toujours, cette région a attiré les aventuriers audacieux et les trois provinces de Chikuzen, Chikugo et Hizen surtout étaient leur marais nourricier. Villages et hameaux éloignés étaient le théâtre de leurs exploits. Quand les habitants avaient des réserves, ils les assassinaient. Quand des provisions de route avaient été accumulées, la province n’était pas en paix. Une année précédente, les fonctionnaires du gouvernement général et les administrateurs des provinces concernées avaient levé des troupes et avaient pris et mis à mort quelques brigands. Mais leurs bandes n’en avaient que mieux continué à prospérer, les autorités n’arrivaient pas à les supprimer. Quand Yasunori prit en main l’administration du gouvernement général, tous lui dirent qu’il fallait lever beaucoup de troupes pour supprimer complètement le brigandage. Il leur répondit : « Je vous entends bien. Mais les chefs de ces brigands, en général, n’appartiennent pas à des foyers dûment enregistrés, ils sont tous des individus éloignés de leur domicile légal, ou bien ce sont des fils de bonnes familles qui ont été poussés par l’appât du gain, ou bien ce sont des hommes venus dans la suite de fonctionnaires et qui ont saisi l’occasion d’un mariage dans la province. Installés pour un temps dans ces régions, ils y ont pris racine. Mais les récoltes ne sont pas toujours bonnes, il y a des pertes. Les hommes qui ne disposent pas d’appui se liguent pour se tirer d’affaire, ils prennent les armes et se jettent dans les bandes de brigands. C’est ainsi que plus de la moitié des habitants de ces provinces sont devenus des voleurs. Si on les attrape et les tue tous, la paix règnera, certes, dans des villages déserts. Mais qu’il survienne une menace des pays voisins, comment garnirons- nous nos fortifications75 ? Les individus qui composent ces bandes ne sont pas tous obligatoirement pervertis, beaucoup n’ont été poussés au mal que par le froid et la faim. Qu’on les administre avec bonté, qu’on leur donne à manger et ils se mettront à l’unisson des honnêtes gens76. » Yasunori prit donc sur son traitement pour répandre largement des aumônes dans les trois provinces. Sa compassion permit à tous de se procurer des moyens d’existence. Alors les brigands, pleins de joie, se dirent entre eux :

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« Le seigneur gouverneur nous traite comme le ferait un père, pourquoi ne nous efforcerions-nous pas de lui répondre par des sentiments filiaux ? » Et s’entraînant l’un l’autre, ils firent leur soumission et tous devinrent des soldats. À la 4e lune de la 3e année de l’ère Kanpyō (891), Yasunori fut rappelé à la capitale pour prendre le poste de grand contrôleur de gauche. Peu de lunes après son retour, un rapport du gouvernement général arriva à la cour [annonce d’une attaque de Shiragi ? lacune]77. Le caractère de Yasunori était d’une parfaite intégrité, il transformait tout ce qui était en relation avec lui. Quand un de ses subordonnés se rendait coupable de corruption, c’est avec pleine sincérité qu’il pouvait lui faire des remontrances. Si l’homme ne se corrigeait pas, il rompait avec lui. Constatait-il la moindre bonne action, il manifestait sa satisfaction, louait et recommandait l’auteur, le soutenant dans sa belle conduite. Il avait l’art de choisir les hommes, d’utiliser leurs capacités : il possédait comme un miroir capable de connaître ce qu’il y avait en chacun. Du temps qu’il était à Bitchū, Ono no Fujio78, encore fort jeune, devint fonctionnaire de troisième classe. Yasunori le loua en ces termes : « Vous deviendrez certainement un bon fonctionnaire. » Plus tard, quand il était gouverneur de Sanuki et que Sugawara no Michizane fut désigné pour lui succéder, il déclara confidentiellement : « Il est hors de ma portée de juger du mérite de lettré de ce grand gouverneur nouvellement nommé, qui est un des meilleurs savants du moment. Cependant ce que je vois de son caractère est en vérité fort inquiétant79. » Ses appréciations ont toujours été confirmées par les faits. Nombreux sont les exemples où il a montré sa capacité à encourager et à réprimander. Yasunori, arrivé à l’âge de cinquante ans, ne s’approcha plus de son épouse. Il se consacra de tout son cœur à la lecture de livres bouddhiques et il progressa particulièrement dans la contemplation du concept de vacuité. Il récitait habituellement le Sūtra de la Perfection de Sapience coupante comme le diamant et jamais il ne s’en lassait. Il rassembla en un livre les commentaires que divers auteurs avaient donnés de ce Sūtra ; il en approfondit ainsi le sens, de sorte que rien ne lui en échappa. Il menait une vie parfaitement pure et détachée, sans aucun retour sur lui- même. C’est certainement parce qu’il s’était entraîné à la connaissance de la parfaite sapience, qui permet de concevoir la vacuité et l’inexistence des caractères individuels. Un jour qu’il était malade et ne pouvait dormir, il déclara soudain : « L’heure de ma mort n’est pas encore arrivée. Pourquoi devrais-je achever ma vie dans les travaux et la boue de ce monde ? » Il se fit alors préparer une habitation sur le versant oriental du Hieizan et, dès le lendemain, sans plus attendre, il se leva, commanda un palanquin et partit vers cette cellule. Il y fit tomber sa chevelure et entra dans la Voie, récitant nuit et jour l’invocation. C’est après quelques lunes passées ainsi qu’il fut emporté sans retour. On put voir alors qu’il rendit intact le corps [que ses parents lui avaient donné] et, à la dernière heure, quand on approche de la bouche des mourants le fil de soie pour savoir s’ils respirent encore, son cœur resta dans le plus grand calme. Tourné vers l’Ouest, il s’absorba dans l’invocation. Les moines s’émerveillaient à l’idée qu’il allait obtenir une bonne rétribution. Quand j’ai été nommé secrétaire du département des Affaires de la cour, j’ai pu, grâce aux notes prises dans l’ère Gangyō, voir comment Yasunori a pacifié l’Est. Quand j’ai été nommé adjoint de la province de Bitchū, j’ai entendu les vieillards chanter ses louanges et j’ai pu connaître tous les détails des actions méritoires qu’il a accomplies dans les

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provinces de l’Ouest. J’ai exposé ce que j’ai pu apprendre et en ai rendu un compte exact. Je me suis abstenu de reprendre les termes des vieillards rapportant les louanges que le monde donnait à la vertu de Yasunori : j’ai écrit sans rien déformer ni embellir, car le moindre soupçon d’embellissement nuirait à la beauté de sa vie. Shiba Sen a jadis écrit la biographie d’Anshi, [pour moi] même de loin je ferais n’importe quoi pour l’imiter [en écrivant celle de Yasunori] ; Sai Hakukai a rédigé l’inscription de Kaku Tai, il ne trouva en sa personne que vertu sans la moindre ombre. C’est en me souvenant de ces exemples que j’ai écrit cette biographie de Yasunori, avec le désir de marcher dans la même voie que lui80. Engi 7e année, premier jour du printemps, 907 Le docteur de la voie des lettres, Miyoshi no Kiyoyuki

Annexe 2 Portrait du valet d’armes, rōdō, tiré du paragraphe relatif au quatrième fils dans le Shin sarugakuki81 Le quatrième fils est un valet d’armes au service d’un gouverneur résidant, il est celui qui maniant le fouet précède le gouverneur82. Il n’est aucun lieu des provinces intérieures et de celles des sept circuits où il ne soit allé, aucun endroit des soixante provinces qu’il n’ait visité83. En bateau, il évalue le temps que durera la tempête, à cheval il est habile à trouver son chemin à travers landes et montagnes. Il n’est pas maladroit au tir à l’arc ; le calcul et l’écriture ne lui sont pas obscurs. Qu’il s’agisse, à l’arrivée dans la province, du cérémonial de l’entrée au siège du gouvernement provincial, du rite du salut aux divinités locales, du protocole de la prise de possession de la fonction, des préparatifs que doit faire un bon gouverneur appliqué à l’administration de sa province, du partage des responsabilités au moment de la relève du prédécesseur, du document tenant lieu de décharge et de la vérification des documents officiels, sur tous ces points84, certains peuvent l’égaler, mais personne ne peut le surpasser. Aussi sans qu’il le recherche, il se voit tout naturellement chargé du rôle de substitut85 du gouverneur ou d’intendant des divers bureaux du chef-lieu de la province, que ce soit ceux de la vérification des rentrées fiscales, du secrétariat, des troupes locales, de la police, des rizières, de la gestion des magasins, du tribut en nature, des fabrications et des réparations, que ce soit ceux des écuries, des serviteurs, de la cuisine, de l’administration générale. À plus forte raison, il est chargé de l’inspection des rizières, de la perception des taxes, des produits acquis par échange, des rizières sous administration directe et des corvées extraordinaires86. Et pourtant, il est de première force pour mener à bien toutes les affaires publiques sans épuiser le peuple, pour éviter toute perte à son patron et avoir pour lui un bénéfice. Ainsi, il est recherché par tous, sa maison ne désemplit pas ; il y amasse les produits des provinces, elle regorge de biens accumulés. On y trouve la soie d’Awa, la bourre de soie d’Echizen, la soie de grande longueur et de belle qualité de Mino – ainsi que les kaki – , le damas de Hitachi, la soie à tissage serré de Kii, la toile de couleurs variées de Ka.i, le pongé d’Iwami, le papier de Tajima, l’encre d’Awaji, les baguettes d’Izumi, les aiguilles de Harima, les sabres de Bitchū, les coffrets d’Iyo – ainsi que les pierres à aiguiser, les stores de bambou et les sardines – , les nattes d’Izumo, les sièges ronds de paille de Sanuki, les croupières de Kazusa, les étriers de Musashi, les chaudrons de Noto, les marmites de Kawachi – ainsi que la sauce de haricots fermentés – , les poutrelles de bois d’Aki, le fer de Bingo, les bœufs de Nagato, les chevaux de Mutsu – ainsi que le papier –

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, les poires de Shinano, les châtaignes de Tanba, le riz séché d’Owari, les carassins d’Ōmi, les glands de Wakasa, le saumon d’Echigo – ainsi que la laque – , le jonc de Bizen, les maquereaux de Suō, les grosses sardines d’Ise, les oreilles de mer d’Oki, les aubergines du Yamashiro, les melons du Yamato, les algues de Tango, les pâtés de riz de Hida, le riz de Tsukushi87. Cadeaux et fruits de cette sorte font de sa maison un marché où ils s’entassent et où voitures et gens se succèdent. C’est pourquoi le lendemain du jour des nominations c’est lui qui est visité en premier88, qu’il soit ou non en relation intime (avec ceux qui viennent d’obtenir un poste).

NOTES

1. Zuryō 受領, ce terme apparaît très tôt dans la langue administrative : on le trouve dans le Ruijū sandai kyaku dès Daidō 4.2.2, 809, mais il n’a alors que le sens très général de « succéder » à un fonctionnaire qui quitte sa fonction et la transmet à son successeur bunpu 分付. Dès le début de 849, dans le texte du Shoku Nihon kōki, Kashō 1.12.12, il est dit qu’à la fin du temps de charge des administrateurs provinciaux, seul le chef, chōkan 長官, doit attendre zuryō no hito 受領之人, soit l’homme qui va recevoir la charge que lui-même quitte. Dans le Seiji yōryaku, il est toujours question de zuryō no ri 受領之吏, le fonctionnaire qui reçoit la charge. Mais dans les notes journalières zuryō seul est employé avec le sens de gouverneur responsable soumis à reddition de comptes et résidant (beaucoup d’exemples dans le Midō kanpakuki et dans le Shōyūki, le plus ancien dans le Shōyūki, 5.2.25, 982). Les fonctionnaires simplement nommés, nin.yō kokushi 任用国司, qui peuvent être gouverneurs ou gouverneurs surnuméraires ou adjoints, ne se rendent plus dans la province, ils sont absentéistes, yōnin 遥任. Ils touchent cependant des émoluments sur les budgets provinciaux. Dans les notes journalières des hauts dignitaires, les gouverneurs de provinces effectivement responsables sont appelés indifféremment kami ou zuryō ou éventuellement suke. Les gouverneurs absentéistes ont une autre fonction, au Contrôle ou dans les gardes, et sont désignés par cette fonction. Il semble que ce soit l’usage adopté par Murasaki Shikibu dans le Genji monogatari. 2. Voir dans Heian ibun texte 188, les fragments d’un registre d’état civil, kosekichō 戸籍帳, du village Tanokami du district Itano de la province d’Awa (Shikoku), daté Engi 2, 902, et texte 199, fragment d’un kosekichō du village Kuga et du district Kuga de la province de Su.ō, Engi 8, 908. On peut citer aussi le préambule des Douze propositions de Miyoshi no Kiyoyuki, selon lequel dans un district de la province de Bitchū qui, du temps de Kibi no Makibi, avait mille neuf cents contribuables, à la fin du IXe siècle, Fujiwara no Yasunori n’en aurait plus trouvé que soixante-dix inscrits. 3. Aux VIIIe et IXe siècles, il existait des rizières dites privées, shiden 私田, soit les lots personnels viagers, ceux des simples sujets, kubunden 口分田, ou ceux des fonctionnaires en raison de leur rang, iden 位田, ou encore les nouveaux défrichements laissés à perpétuité à ceux qui les travaillaient, konden 墾田, toutes rizières soumises à la taxe foncière, so 租, source du riz des ressources publiques, shōzeitō 正税稲, qui était prêté à intérêt, suiko 出挙. L’intérêt servant aux dépenses de l’administration provinciale, au comblement des arriérés de tribut en nature dû à la capitale, au traitement des administrateurs provinciaux, etc. Les rizières non attribuées, dites en excès, jōden 乗田, ou encore publiques, kōden 公田, étaient concédées pour une année à ceux qui le demandaient moyennant une redevance, jishi 地子, en théorie du cinquième de la récolte. Une partie de ce riz était décortiquée et envoyée à la capitale pour la nourriture des fonctionnaires. Les décrets d’Enchō 3.12.14, 925, et de Tengyō 5.12.29, début de 943, dans le Seiji yōryaku, préconisent d’acheter les produits des tributs en nature, chōyō 調庸, au moyen des redevances des rizières publiques.

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4. Voir en annexe la traduction de ce texte, Fujiwara no Yasunori den 藤原保則伝, de Miyoshi no Kiyoyuki 三善清行, sans doute composé en 907. 5. Nihon kiryaku Ei.en 1.3.4, 987, promulgation d’une Nouvelle Réglementation, shinsei 新制. Les trois articles relatifs à la livraison du tribut en nature, sont légèrement antérieurs et figurent dans le Seiji yōryaku, au livre 51 ; deux d’entre eux se trouvent dans les six que les habitants d’Owari reprochent à leur gouverneur de n’avoir pas publiés, objet de l’article 31 de leur plainte, Owari no kuni no gebumi 尾張国解文, ou Owari no gunji hyakushōra no ge 尾張国郡司百姓等解, texte présenté à la cour en 988, Ei.en 2.11.8, publié dans Heian ibun, texte 339. 6. Iken jūnikajō 意見十二箇条, article 8. 7. Rōdō serait la prononciation ancienne, des dictionnaires donnent aussi rōtō, écrit 郎等 ou 郎党. On trouve aussi rōjū 郎従. Rō se trouve en Chine dans divers noms de petits fonctionnaires et a aussi le sens d’homme, tō indique qu’il s’agit d’un groupe. Il semble que la première mention se trouve dans le Tosa nikki en Jōhei 4.12.26, début de 935, au banquet donné par le nouveau gouverneur à celui qui part : les rōdō sont aussi gratifiés de cadeaux. Dans ce texte rien ne dit que ces hommes ont un rôle de garde. En revanche, dans le Shōmonki, Mittei Koharumaru, en Jōhei 7, 937, Taira no Yoshikane désire faire assassiner Taira no Masakado et promet en récompense à celui qui réussira de faire de lui un valet d’armes monté à cheval, jōba no rōdō 乗馬之郎等. Ceci montre que dès l’origine ce groupe a une vocation à combattre. Dans la multitude de termes utilisés pour désigner des services d’une administration provinciale, il semble que les plus importants soient tadokoro 田所, saisho, écrit 税所 ou 済所, kumonjo 公文所 et enfin mandokoro 政 所. 8. Shin sarugakuki 新猿楽記 : le quatrième fils du fonctionnaire de la garde des portes est un rōdō, voir en annexe la traduction de ce passage. 9. Au début du XIe siècle on ne peut citer que le cas de Taira no Chikanobu qui gouverna Awa, 977, Ōmi, 985, Echizen, 991, et fut plus tard dazai daini, 1010. Mais son élévation au rang d’auditeur non participant au conseil, hisangi, en 1001, fut due surtout aux constructions qu’il fit pour la cour et sa promotion au grade d’auditeur en 1015 se fit juste avant sa mort. 10. Makura no sōshi, 25, « Choses désespérantes ». On peut alléguer aussi les espoirs déçus de Sugawara no Takasue, le père de l’auteur du Sarashina nikki. 11. Shunki Chōkyū 1.1.25 : il est fait mention d’hommes dont la nomination est normale, gōkaku 合格, conforme à leur statut, mais n’ayant pas une ancienneté suffisante dans leur précédente affectation, ningen gerō 任限下臈, d’un homme ayant bénéficié à son tour de la présentation du département des Règlements, shikibu no jun 式部巡, et d’un autre de celle du bureau de police, soit la garde des portes, d’hommes ayant bénéficié de la présentation du département de la Population et de la Chancellerie privée, de secrétaires du ministère et du Contrôle, enfin d’un individu qui est pris pour services exceptionnels, bekkō 別功. L’homme qui bénéficie de la présentation du shikibushō dépasse celui auquel le tour devait revenir, chōetsu 超越, car il aurait de meilleurs services. 12. Shōyūki Shōryaku 3.1.20, nomination de Minamoto no Tokiakira, intendant de la maison de la dame de Higashi sanjō en vertu du don, gokyū 御給, de cette impératrice entrée en religion, et le même jour sans doute celle de gouverneur de Hyūga d’un membre de la maison de l’empereur En.yū mort l’année précédente. Comme le texte est coupé, le mot de gokyū n’y figure pas. Midō kanpakuki 1.8.6, demande du prince qui prend le nom de Koichijō-in. Autre exemple, Fujiwara no Takasuke, qui dès sa promotion au cinquième rang est fait zuryō de Hōki par la présentation de l’empereur retiré Sanjō en Kannin 1.1.24, 1017, voir Kugyō bunin Kōhei 2. 13. Honchō monzui, livre 6, demande de Taira no Kanemori en Tengen 2.7.22, 977. Voir aussi Shōyūki Kankō 8.2.1, 1011, Chōwa 2.1.24, 1013 et 1.1.24, 1021, ainsi que d’autres indications faisant état d’un groupe particulier de demandes présentées par les secrétariats du ministère et du Contrôle, les départements des Règlements relatifs aux fonctionnaires civils et de la Population, ainsi que de la garde des portes. Mais il est possible que le tour n’ait concerné de

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façon certaine chaque année que le secrétariat du ministère et le département des Règlements, Shōyūki 1.1.28, 989. 14. Ono no Fumiyoshi, entra au gekichō en 1007, le quitta sans doute à la fin de 1021, car il disparaît alors du Shōyūki, qui jusque-là citait sans cesse ce daigeki ; il ne reparaît de nouveau comme daigeki dans le Shōyūki qu’en 1028, Chōgen 2.3.2, mais son absence est certainement motivée par sa nomination à Tosa car, en Chōgen 1.12.30, il est dit ex-gouverneur de Tosa dans le Sakeiki. Sugano no Atsuyori entra dans la carrière en 983 et, selon le Geki bunin, entra au secrétariat du ministère en 993 ; dès 996 il fut promu au cinquième rang et put en 1001 être nommé à Chikugo. De retour à la capitale, il reprit la fonction de daigeki, qu’il quitta de nouveau, cette fois pour le gouvernement de Higo. Il devait poursuivre une longue carrière jusqu’à 1040 au moins. 15. Shōyūki 4.1.27, 1027, il y a contestation pour le tour de nomination au poste de zuryō entre deux hommes, l’un ayant été nommé et promu avant l’autre, mais n’ayant pas pris rang à ce moment. 16. Kyūri 旧吏 : l’ultime phase de la reddition des comptes des zuryō était la décision émise par les hauts dignitaires sur les mérites et fautes de leur gestion, kōka no sadame 功過定. 17. Shōyūki Eiso 1.2.1, 989 : outre Minamoto no Akimasa, Fujiwara no Sadamasa (alias Sadatsugu) fils d’Arikuni, alors grand contrôleur et en grande faveur, fut nommé pour avoir construit le Sushin.in et des bâtiments des sanctuaires de Kamo. Manju 4.12.19, début de 1028 : le directeur de l’office de la Bibliothèque depuis 1016 demande un poste de zuryō pour avoir fait fabriquer quantité d’images. Il semble l’avoir obtenu. Shōyūki Chōwa 1.8.17., 1012 : Fujiwara no Suketō aurait fabriqué une fausse lettre de son père, second conseiller, qui aurait démissionné pour lui assurer le poste de Shinano. Midō kanpakuki Kankō 1.3.4, 1004 : arrivée du riz de Sanuki ; Chōwa 2.4.19, 1013 : les chevaux offerts par le zuryō de Shinano nommé l’année précédente ; Kankō 7.8.23, 1010 : départ d’un keishi de Michinaga pour Mutsu ; durant son temps de charge jusqu’en 1013, il a offert au moins vingt-neuf chevaux et encore vingt juments, quand il s’occupait de rendre ses comptes, Chōwa 4.7.15, 1015. La vénalité des charges, baikan 買官, dont dès le début de 958 Sugawara no Fumitoki demandait l’interdiction, Honchō monzui Tentoku 1.12.27, se disait aussi shokurō 贖労, achat frauduleux de services (permettant une nomination) et plus simplement on disait ninryō 任料, le prix de la nomination. Bekkō 別功, service exceptionnel est différent dans la mesure où le prix n’est pas exactement fixé. Au XIe siècle, il est fait de plus en plus mention de jōgō 成業, qui est en quelque sorte synonyme de bekkō et désigne plus particulièrement les constructions faites pour la cour. Shōyūki Chōwa 3.2.7 : affaire de ce que Sanesuke appelle l’achat du décret de nomination du général chargé de la pacification, chinjufu shōgun 鎮守府将軍. Il semble d’ailleurs que ce décret avait déjà été émis, mais il est probable qu’il y avait eu une sorte d’engagement. 18. Konsō 懇奏, terme qui apparaît plusieurs fois dans le Shōyūki, notamment en Eiso 1.2.1 ; le sens me paraît « rapport à l’empereur pour une demande ». 19. Midō kanpakuki Kankō 3.10.2, 1006, le candidat choisi est certainement un client, kenin 家人, de Michinaga ; Shōyūki Chōwa 3.6.17, 1014, nomination du successeur de Tametoki. 20. Fujiwara no Korenori, vers 963-1033, voir sa notice dans Kugyō bunin. Ses succès et la protection de Michinaga lui valurent bien des haines. Sanesuke l’accuse d’avoir volé un marchand chinois, Shōyūki Chōgen 1.10.10, 1028, et annonce son retour chargé de richesses, Chōgen 2.7.11, 1029. 21. Des dernières années du Xe siècle à la fin du premier tiers du XIe, on compte environ cent quarante-trois Fujiwara, sur lesquels soixante-deux n’ont eu qu’un poste de zuryō, quarante-huit, deux, dix-sept, trois et seize, plus de trois. Dans le même temps, il y eut soixante Minamoto, vingt-sept Taira, vingt-deux Tachibana, onze Takashina, dix Ōe et six Sugawara gouverneurs résidants, enfin quarante divers : Abe, Nakahara, Kiyohara, Sugano, Shigeno, Ki, etc.,

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généralement dans des petites provinces. Alors que chacun s’attend à ce que Yorinobu soit nommé à Tōtōmi, Sanesuke fait en sorte qu’il soit affecté à Iwami, Shōyūki Kannin 3.1.22 et 24. 22. Le décret de nomination est appelé ninpu 任符 ou encore senpu 籤符, la pièce nécessaire pour l’obtenir est honnin hōkan 本任放還. Texte de Chōkyū 5.2.28, 1044, livre 22 de Chōya gunsai, consultation au sujet de l’inutilité de la décharge pour les fonctionnaires qui ne manient pas les biens publics. 23. Les notes journalières de Michinaga et de Sanesuke sont remplies de visites de zuryō venant prendre congé. Midō kanpakuki Kannin 3.2.18, 1019, Minamoto no Yorimitsu part pour Iyo, Michinaga lui donne un cheval et des vêtements que lui-même a portés quand l’empereur est venu à Tsuchimikado. Kankō 7.8.23, 1010, Fujiwara no Nari.ie, keishi, part pour Mutsu, Michinaga lui donne des vêtements pour sa femme et pour lui, un cheval avec selle pour femme, un second cheval et divers équipements. Kankō 6.9.2, 1009, une dame fonctionnaire des services féminins du palais accompagne son mari nommé gouverneur de la province d’Izumo ; elle prend congé de l’impératrice qui lui donne des vêtements. Les exemples pourraient être multipliés. 24. Chōya gunsai, livre 22, texte non daté intitulé kokumu jōjō no koto 国務条々事. On remarque l’emploi du terme ryōri 良吏, dans l’article relatif à la nécessité de disposer de bons guerriers, mais alors qu’au début du Xe siècle, un Yasunori est censé avoir réussi à éviter l’emploi de la force, le zuryō de la fin du XIe siècle ne peut faire autrement que d’y recourir, et cela est considéré comme normal. 25. Shōyūki Kankō 5.7.26, 1008, et Kannin 2.12.7, début de 1019. 26. Midō kanpakuki Kannin 1.3.15, 1017, destitution de Minamoto no Yorichika, Fusō ryakki Eishō 4.12.28, le Kōfukuji attaque sa résidence, Eishō 5.1.25, 1050, il est condamné à l’exil. Midō kanpakuki Kankō 6.8.9, 1009, le gouverneur de Chikugo revient à la capitale présenter une plainte en vingt articles sur les illégalités commises par le dazaifu, Shōyūki mokuroku Kankō 6.9.14, l’adjoint perd sa fonction ; Midō kanpakuki Chōwa 2.11.17, 1013, le gouverneur de Bungo se plaint de l’adjoint principal. Deux gouverneurs généraux du dazaifu ont été rappelés à la suite d’un conflit, le premier, Taira no Korenaka, pourtant très bien en cour auprès de Michinaga, avec le sanctuaire d’Usa, Midō kanpakuki Kankō 1.3.24, 1004, Nihon kiryaku Kankō 1.12.28, et le second, Fujiwara no Sanenari, avec l’Anrakuji, Hyakurenshō Chōryaku 2.2.19, 1038. Sanenari perdit même son rang de second conseiller. 27. Zenjō 善状, bonne lettre : souvent demande que le gouverneur soit prolongé, mais peu de réponses positives, semble-t-il. Nihon kiryaku 1.7.26, 987, province de Mino ; Gonki Chōhō 2.2.22, 1000, le gouverneur de Mino précédemment relevé de ses fonctions retrouve son poste : les habitants de la province sont venus le demander, il s’agit d’une demande sans que le mot bonne lettre soit écrit ; Midō kanpakuki Kankō 6.9.12, 1009, Ōmi ; Chōwa 1.9.22, 1012, Yamato ; Chōwa 2.12.9, début de 1014, Owari ; Sakeiki Kannin 1.8.5, 1017, Etchū ; Kannin 1.11.12, 1017, Ise ; Kannin 3.9.23, 1019, Tanba ; Shōyūki Manju 1.8.21, Noto ; Shōyūki mokuroku Manju 2.1.29, 1025, Ise ; Shōyūki Manju 4.5.8, 1027, Hitachi ; Chōgen 2.2.11, 1029, Bizen ; Shōyūki mokuroku Chōgen 3.7.27, Kaga ; Chōgen 5.1.21, 1032, Mimasaka ; Chōgen 5.6.29, Owari ; Shunki Chōryaku 2.11.1, 1038, Tajima. Dans l’affaire de Kaga de 1014, il n’y eut, semble-t-il, pas de bonne lettre mais un témoignage oral, voir note 30. 28. Shōyūki Jian 3.12.23, début de 1024, incendie de la maison du gouverneur de Tanba ; Chōgen 1.7.24, 1028, la plainte contre le gouverneur de Tajima, mais seulement orale. 29. Au sujet des plaintes, urei 愁, ou shūso 愁訴 : ont perdu leur poste, outre le gouverneur d’Owari Motonaga rappelé en 988, Shōyūki Chōhō 1.7.16 et 1.9.25, 999, le gouverneur d’Awaji, remplacé après un interrogatoire ; Gonki Kankō 4.7.23 et 4.10.29, 1007, le gouverneur d’Inaba a assassiné un adjoint, homme de la province, d’où plainte des habitants : il est convoqué pour interrogatoire et remplacé mais pas d’autre sanction ; on peut joindre à ces trois, Midō kanpakuki Kankō 5.2.27, 1008 : le gouverneur d’Owari, à la suite d’une plainte contre lui, est prévenu qu’il lui faut s’amender ; il a été remplacé l’année suivante, peut-être par suite de la plainte.

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30. Gonki Chōhō 3.12.2, 1001, plainte contre le gouverneur du Yamato, il est maintenu ; Midō kanpakuki Chōwa 1.9.22, 1012, plaintes croisées du gouverneur de Kaga contre les habitants et des habitants contre le gouverneur en trente-deux articles, enquête contradictoire, et Chōwa 2.12.9, début de 1014, le gouverneur accompagné d’administrateurs de district et d’employés se justifie, le conseil le déclare sans faute, il est un protégé de Michinaga, qui demande qu’on ne présente pas à l’empereur l’ensemble du dossier ; Shōyūki Kannin 3.6.20, 1019, une plainte des habitants de Tanba déclenche une bagarre aux portes du palais, car le gouverneur veut les arrêter, la plainte est reçue, mais le gouverneur maintenu et les habitants viennent réparer les barrières de sa maison, Sakeiki Kannin 3.9.24, les habitants apportent une bonne lettre à son sujet ; Shunki Chōkyū 1.6.3, les gunji contre le gouverneur de Sanuki, qui est remplacé ; mais il était, semble-t-il, en fin de charge ; pas de sanction. 31. Midō kanpakuki Chōwa 5.8.25, 1016, plainte des habitants d’Owari reçue mais résultat inconnu ; Shōyūki mokuroku Manju 3.2.22, 1026, plainte des habitants d’Iga contre le gouverneur ; Sakeiki Manju 3.3.29, plainte du gouverneur d’Iga contre un copiste, résultat inconnu ; Shunki Chōkyū 1.12.23 et 2.2.1, plainte d’habitants d’Izumi présentée devant le palanquin de l’empereur, puis sur le passage du grand chancelier ; résultat inconnu. 32. Les termes utilisés, chōnin 重任, renouvellement, et ennin 延任, prolongation, sont propres au vocabulaire administratif du Japon. En Chine et au Japon encore au VIIIe siècle, 重任, lu jūnin, désigne une charge importante. Le premier exemple de l’emploi de chōnin pour renouvellement date de 864, Heian ibun, texte 142, Jōgan 6.1.13 : des dignitaires bouddhiques demandent le renouvellement de leurs charges. Mais dans le monde des fonctionnaires provinciaux les exemples sont plus tardifs, fin Xe siècle. Les indications du Hokuzanshō se trouvent au livre 10. 33. Midō kanpakuki Kankō 2.12.21, début de 1006, demande accordée du gouverneur de Harima, et 2.12.25, demande de renouvellement du gouverneur de Bizen, de prolongation des gouverneurs de Sanuki et Iyo ; les autorisations sont accordées car ces hommes proposent d’aider à la reconstruction du palais. Sakeiki Manju 3.2.29 1026, demande accordée du gouverneur d’Ōmi. Midō kanpakuki Kankō 1.9.interc.5 et 13, 1004, renouvellement accordé par un ordre impérial, senji 宣旨, le demandeur est très apprécié de Michinaga. 34. Geyujō 解由状, document donnant la cause pour laquelle le prédécesseur est libéré de sa charge (il semblerait que la Chine a commencé à user de ce terme après qu’il était entré dans l’usage au Japon) ; on disait aussi honnin geyu 本任解由 ou honnin hōkan 本任放還. Fuyogeyujō 不 与解由状 est le document tenant lieu de décharge. 35. Cas du gouverneur d’Ōsumi, Shōyūki Chōwa 3.2.26, 1014 ; cas de Hironari, Shōyūki Chōwa 3.11.28. Du temps de Yorimichi, cas du gouverneur de Mino, Shōyūki Jian 1.8.8, 1021, et cas du gouverneur de Dewa, Shōyūki, Manju 4.5.15, 1027, commentaire de Sanesuke, chōken nashi 無朝憲. 36. Inspecteur chargé de la relève, kōtaishi 交替使. Son nom figure parmi ceux d’autres envoyés dans un décret de Tenchō 2.5.10, 825, du Ruijū sandai kyaku. Il est aussi nommé kenkōtaishi 檢交替 使. 37. Le document tenant lieu de décharge devait être en deux exemplaires, un pour les offices des Comptes, shukeiryō 主計寮, et des Ressources publiques, shuzeiryō 主税寮, et un pour le bureau d’Examen des décharges, kageyushi 勘解由使. Parmi les documents annexes, qui entraient dans les pièces jointes, zokubun 続文, les diverses autorisations de diminutions du riz des ressources publiques, gensei 減省, ou bien les décrets, kanpu 官符, ou éventuellement les ordres, senji 宣旨, autorisant un gouverneur à ne s’occuper que de ses registres et de ceux de son prédécesseur, en fait de la dernière année de charge de son prédécesseur, et de négliger les retards laissés par les prédécesseurs plus anciens (autorisation dite okkan 越勘). 38. Sur le rôle du Contrôle dans la décision de présenter un dossier, Gonki Chōhō 5.1.13, 1003. Examen et décision sur les gestions de zuryō, kōka no sadame 功過定, cette graphie est celle du Hokuzanshō et de Fujiwara no Michinaga. Fujiwara no Sanesuke utilise en outre 功課定. Description d’une séance livre 4 du Gōke shidai, et demande d’un zuryō, dans Chōya gunsai, livre 28,

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Enkyū 4.1, 1072. Toujours dans le Chōya gunsai, livre 27, textes de Eikyū 6.2.15, 1118, et de Ten.ei 1.12.17, début de 1111, au sujet de registres divers fabriqués dans les offices et qui leur sont présentés pour vérification ; commande a été passée à un individu qualifié de saiji 済事. 39. Cas du gouverneur d’Ise, démissionnaire en 1006 : Shōyūki Chōwa 2.1.22, 1013, décision définitive sur sa gestion. Kannin 1.9.1, 1017, malgré un dossier insuffisant, le gouverneur de Shinano obtient son quitus ; Chōwa 3.1.23 et 24, 1014, le dossier de l’ex-gouverneur de Bingo n’est pas accepté, il l’est seulement en Chōwa 3.10.15. Beaucoup d’autres exemples pourraient être cités. 40. Affaire de Minamoto no Yorichika, destitué en 1017 : Midō kanpakuki Kannin 1.3.15 ; discute pour ne pas livrer la soie réclamée par Sanesuke : Shōyūki Kannin 1.12.26. ; reçoit une décharge définitive : Kannin 3.1.23, 1019. 41. Shōyūki Chōwa 4.4.9. et 18., 1015, Kunitaka est devenu moine et ergote pour ne pas régler un arriéré de soie. Manju 2.2.26., discussion sur la rédaction d’un ordre pour faire payer par la famille les arriérés dus par un zuryō entré en religion ; plutôt que shison 子孫 le terme de goke 後 家 est adopté. Shunki Chōryaku 3.10.15., 1039, Sukefusa cite les cas de deux zuryō récemment entrés en religion dont la famille a été épargnée. 42. Shunki 2.5.3, Sukefusa, auditeur, et son père Sukehira, second conseiller, se dispensent d’aller à une séance du conseil pour visiter la résidence de Kunitsune, zuryō qui a déjà eu plusieurs affectations provinciales. 43. Livre Hahakigi du Genji monogatari : la nuit passée par le héros chez le gouverneur de Kii est parfaitement conforme aux habitudes des grands, qui usent ainsi assez librement des résidences de zuryō, car ces derniers possèdent souvent des maisons plutôt vastes et agréables. Livre Akashi : le cas de l’ancien gouverneur de Harima devenu moine et retiré à Akashi est, par certains côtés, normal. Des fils cadets de ministres, fils d’épouses secondaires, ont pu devenir zuryō. Mais, en vieillissant, il devenait beaucoup plus désagréable d’être dépassé par de jeunes hauts dignitaires de sa parenté : l’entrée en religion était une porte de sortie acceptable. Il n’est pas impossible aussi, quoique assez rare, que d’anciens gouverneurs aient préféré s’installer dans une province, mais de préférence dans le Nord ou à Kyūshū et c’est plutôt le fait de zuryō de type guerrier. Ce qui est romanesque dans le personnage de l’habitant d’Akashi entré en religion est le choix d’un lieu de résidence éloigné de la capitale et l’ambition qu’il nourrit pour sa fille, alors qu’il a rompu toutes relations avec le monde de la cour. Livre Azumaya : le zuryō dont le portrait est le plus élaboré est le gouverneur de Hitachi, époux de la mère d’Ukifune. Il n’est pas flatté, mais il est certes vraisemblable. Les notes journalières de Michinaga et de Sanesuke ne sont pas très indulgentes pour des hommes, pourtant souvent utilisés, comme Minamoto no Yorinobu et son frère Yorichika ; elles laissent transparaître une sorte de mépris pour des individus habitués à la vie agitée de l’Est et peu respectueux de la vie humaine. En revanche, leur frère Yorimitsu, lui aussi considéré comme bon guerrier, a su remeubler admirablement la résidence de Tsuchimikado et a vécu assez familièrement avec certains hauts dignitaires, dont Michitsuna, le propre frère consanguin de Michinaga. Car les gouverneurs guerriers sont loin de former la majorité de ceux qui paraissent dans les notes journalières des grands, notamment dans le Shōyūki de Fujiwara no Sanesuke. Bien des zuryō y figurent comme interlocuteurs intéressants, seuls liens avec le pays et sources de tout ce qu’un ministre pouvait savoir de sa gestion. En outre, beaucoup étaient capables de tenir honorablement leur place dans les séances de compositions poétiques. 44. Malgré les protestations de parfaite véracité de l’auteur, il s’agit bien d’une biographie exemplaire, qui renseigne plus sur l’idéologie du bon gouverneur de province que sur le travail concret accompli par Yasunori. Fujiwara no Yasunori den 藤原保則伝 (en ), in vol. Kodai seiji shakai shisō, no 8 de la collection Nihon shisō taikei, Tōkyō, Iwanami shoten, 1979. (Texte établi sur le manuscrit de la bibliothèque Sonkeikaku, lecture en langue moderne et notes d’Ōsone Shōsuke).

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45. Le texte de Miyoshi no Kiyoyuki 三善清行, 847-918, futur auditeur comme son héros Fujiwara no Yasunori, commence par une lacune ; il devait sans doute s’y trouver un résumé du début de la carrière de Yasunori. Il appartenait à la branche du Sud de la maison Fujiwara par son père, sa mère était une Abe. Selon le Kugyō bunin, né en 825, il obtint son premier poste en 855, il fut successivement fonctionnaire de troisième classe des départements des Affaires des nobles, de la Population et, en 863, des Règlements relatifs aux fonctionnaires civils. Il atteignit le cinquième rang inférieur mineur en 864 et fut nommé adjoint surnuméraire de Bitchū en 866. En fait il était le zuryō. 46. La phrase « sur les chemins on voyait des hommes morts de faim » est incomplète. Le texte a là une lacune de deux caractères : il manque les mots « chemin » et « morts de faim », soit dōkin, il ne reste que ainozomu 相望. Il s’agit d’une phrase tirée du Saden et qui décrit une situation de famine où les morts, se faisant face, encombrent les chemins. Le texte de Kiyoyuki est rempli d’expressions tirées du Rongo, du Kanjo, du Gokanjo, du Shiki, du Monzen, soit les ouvrages étudiés dans la voie des lettres. Il y en a tant qu’il serait trop long de les signaler toutes. 47. Selon le Nihon sandai jitsuroku, les deux districts du nord de Bitchū reçoivent une exemption de la taxe foncière à cause de la sécheresse et des maladies en Jōgan 8.10.8, 866, soit quand Yasunori arrive dans la province. 48. Asano no Sadayoshi a administré la province de 857 à 862. La brutalité du mauvais gouverneur est un thème banal. Il est à noter que le gouverneur n’a pas le droit de condamner à mort, mais il peut condamner à cent coups de bâton. 49. Kiyoyuki décrit le gouverneur dont l’administration est humaine, jinsei 仁政, avec les clichés habituels empruntés à la Chine et plus ou moins applicables au Japon. Ainsi l’expression « libérer les hommes réduits en esclavage » comporte le terme torei 徒隷, qui n’est pas en usage dans l’administration japonaise ; de plus on ne voit pas que les gouverneurs aient eu cette prérogative. Le pardon des fautes légères est recommandé dans le Rongo, de même l’affluence des hommes là où le gouvernement est bon, livre 13. 50. Les zuryō étaient tenus de faire rentrer la taxe foncière, so 租, mais il y avait souvent des arriérés et il était rare qu’un gouverneur pût combler les arriérés de ses prédécesseurs. Ceci fait, il pouvait présenter des registres en ordre aux bureaux de la capitale qui lui délivraient un reçu, henshō 返抄. La conduite de Yasunori est donc exceptionnelle et presque incroyable. Il en était de même pour le tribut en nature, chōyō 調庸. 51. À Bitchū comme à Bizen, Yasunori, qu’il soit adjoint, suke, ou gouverneur surnuméraire, gon no kami, est le zuryō. 52. On trouve dans le Rongo, au livre 2, l’utilisation de la honte pour transformer les hommes, et au livre 12, l’image des herbes se courbant sous le vent. 53. Kibitsu jinja, le premier sanctuaire de la province, la divinité était alors du deuxième rang. Avant l’arrivée de Yasunori, en 855, Saikō 2.2.13, Montoku jitsuroku, une nuit par trois fois grelots et miroir firent entendre des bruits. L’apparition de la divinité au gouverneur est peut-être une pieuse invention, mais on trouve aussi en Chine de bons gouverneurs qui savent faire des divinités leurs auxiliaires ; voir J. Lévi, « Les fonctionnaires et le divin » dans Cahiers d’Extrême- Asie, 1986. 54. Fukun 府君, le seigneur du chef-lieu de la province, le gouverneur selon le dictionnaire Iroha jiruishō. En Chine titre d’un administrateur provincial sous les Han. Hakui 伯夷 : personnage qui figure dans le Mōshi (Mencius), livre Banshō, 2. Il n’acceptait de charge que d’un bon prince et ne voulait administrer qu’un peuple vertueux. On peut douter qu’un simple aubergiste ait connu le nom de Hakui. 55. Normalement des provisions de route étaient accordées aux porteurs du tribut. Yasunori montre son indulgence en traitant ainsi le voleur. 56. Les administrés qui veulent retenir leur bon gouverneur et les vieillards qui lui offrent du saké, ces traits sont aussi habituels en Chine dans les biographies des bons administrateurs.

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Notamment dans la section des administrateurs honnêtes du Gokanjo, un certain Mōshō 孟嘗 a rétabli une région ravagée par la famine ; quand il part le peuple arrête sa voiture et il doit prendre un bateau. Au sujet de Yasunori, des habitants, par l’entremise des anciens, ont-ils pu vouloir ainsi montrer leurs regrets de perdre un si bon gouverneur ? Normalement les gouverneurs étaient régalés à leur arrivée. Les vieillards sont les habitants les plus respectés et même un gouverneur honnête ne peut refuser leurs dons de nourriture. 57. Kantō no iainaku 無甘棠之遺愛 sans laisser un souvenir aimable comme celui de l’homme (qui se reposait) sous le poirier sauvage : allusion à un passage du Livre des Vers, Shikyō, dans lequel il est question d’un bon ministre du temps des Shū, nommé Shōhaku 召伯. 58. Kōji 講師, instructeur provincial, moine nommé par l’administration centrale pour contrôler les affaires du bouddhisme dans la province, il réside au temple provincial. Le sūtra Hannya shingyō 般若心経 est un sūtra court qui contient à la fin des formules pour écarter les calamités. 59. Yasunori comprend sans doute qu’il a fait une erreur en acceptant le riz. 60. Yasunori justifie la croyance dans le caractère dangereux des fonctions de justice et de police par l’exemple de Kōyō 皐陶. Selon le Livre des Documents, Shokyō, livre 1, il fut chargé de la justice par l’empereur mythique, fondateur de la civilisation, Gyō 堯. On voit au livre 2 que la bonne administration de la justice se caractérise par la publicité des châtiments, shōkei 象刑, expression que certains comprennent comme « montrer en image les châtiments » pour ne pas avoir à les appliquer, mais qui, dans la bouche de Yasunori, a sans doute bien le sens de châtiment donné en public donc censé être exemplaire. On sait en effet qu’au Japon il appartenait au bureau de police d’enchaîner et battre publiquement les condamnés. Le bon fonctionnaire de justice était dans la Chine aidé par une force quasi divine représentée par un animal fabuleux, kaichi, la licorne qui désigne ceux qui se conduisent mal et donc aide les fonctionnaires à discerner les coupables. Dans les Mémoires historiques, Shiki, livre 2, quand U, successeur de Shun, chercha un successeur, il pensa à Kōyō mais celui-ci mourut et U donna des principautés, Ei et Riku, à ses descendants. Or, livre 36 du Shiki, elles furent anéanties à la fin du VIIe siècle avant notre ère. Dans le Shunjū sashiden, livre 8, la destruction des principautés régies par les descendants de Kōyō est mentionnée, avec le commentaire que Kōyō n’est plus vénéré, que les traces des sages du passé disparaissent et que le peuple n’est plus secouru. Mais l’idée que ce qui est arrivé à la descendance de Kōyō est dû aux fonctions qu’il a assumées est une interprétation de Yasunori. Interprétation courante au Japon et que des membres du bureau de police admettaient. Ils craignaient la vengeance des esprits irrités des condamnés. 61. Shōfu ou tani 商布, pièce de chanvre destinée à servir de monnaie d’échange. Shoku Nihongi Wadō 7.2.2, 714, le tissu shōfu doit avoir par pièce une longueur de deux jō et six shaku, soit 7,66 mètres. Le tissu de chanvre du tribut en nature avait par pièce cinq jō deux shaku, soit 15,38 mètres. Des textes du début du Xe siècle attestent de l’équivalence de dix gerbes, soku, pour une pièce de shōfu. Ces pièces étaient très utilisées pour achats de rangs, aumônes et gratifications. Dans les provinces, les fonctionnaires levaient du riz pour achat de ces pièces de shōfu, qui, envoyées à la capitale, étaient de nouveau échangées contre du riz pour la nourriture des fonctionnaires durant leur service. Toutes ces opérations étaient l’occasion d’exiger plus de riz des contribuables. 62. Nihon sandai jitsuroku Gangyō 2.3.29, 878, annonce de la révolte des Ebisu par le gouverneur Fujiwara no Okiyo. Ce personnage, membre de la branche du Sud des Fujiwara, avait déjà gouverné diverses provinces depuis 851, dont Mutsu. Après son échec devant la révolte il fut remplacé, mais fut plus tard gouverneur d’Ise, il mourut en 891. Son adjoint commandait le château d’Akita établi en 733 et reconstruit après le tremblement de terre de 830. On ne sait qui était Yoshimine no Chikashi. Le siège de l’administration provinciale, kokufu 国府, dans le texte fu no shiro 府城, se trouvait dans le district de Dewa. Selon le Sandai jitsuroku Gangyō 5.4.25, 881, depuis l’attaque de Gangyō 2 cent soixante et un édifices publics ont été détruits et vingt-huit tours et ouvrages de défense.

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63. Le chef de la contre-attaque, le fonctionnaire principal de troisième classe de la province de Mutsu nommé pour la circonstance ōryōshi 押領使, c’est-à-dire chef des troupes chargées de pacifier la contrée, est Fujiwara no Kajinaga. Malgré sa défaite, il semble avoir été plus tard nommé gouverneur d’Izumo. Les trois chefs du contingent de Dewa sont Fujiwara no Munetsura, qui semble en fait avoir été alors adjoint, Fun.ya no Arifusa qui venait d’être nommé fonctionnaire de troisième classe et dont la famille avait eu depuis le début du siècle des nominations dans le Nord, et Ono no Haruzumi, fonctionnaire de troisième classe surnuméraire. Le camp de la nouvelle armée est au nord de la rivière Akita. Selon le Sandai jitsuroku Gangyō 2.6.7 après quelques petites escarmouches et la mort au combat de Fun.ya no Arifusa, l’armée de la cour, qui avait réoccupé le site du château d’Akita, est défaite. Au sujet du maître d’arbalète, doshi 弩師, selon le Ruijū sandai kyaku, Kōnin 3.4.2, 812, première nomination d’un maître d’arbalète dans le Nord, au chinjufu 鎮守府 ; en 828, Tenchō 5.1.23, il est précisé que le doshi est nommé par le département des Affaires militaires, et qu’il a même statut que les commis aux écritures. Ces hommes pouvaient être à l’origine de simples sujets contribuables. La défaite, selon le Sandai jitsuroku, entraîne la perte de trois cents armures et mille cinq cents chevaux, ainsi que de vêtements et d’approvisionnements en riz. 64. Kiyoyuki met dans la bouche de Fujiwara no Mototsune une phrase de modestie qui n’a sans doute pas été prononcée alors, car Mototsune ne savait pas encore qu’à l’instar de Iin il ferait abdiquer l’empereur. En effet dans Ishū il y a I qui désigne Iin, 伊尹, ministre du fondateur de la dynastie des Shō 商, trouvant l’héritier indigne, il prit un temps la régence. Quant à Shū, il s’agit de Kōtan 公旦, frère cadet du roi fondateur de la dynastie des Shū 周, il a aussi exercé un temps la régence. Or, plus tard, au début du règne de l’empereur Uda, il fut question de donner à Mototsune le titre d’akō 阿衡, qui avait été celui de Iin. Ce fut l’occasion d’un conflit célèbre, Akō jiken, entre l’empereur et Mototsune. 65. Cette phrase semble venir du Nihon shoki Kōgyoku 1.9, soit 642, plusieurs milliers d’Ebisu ont fait leur soumission, mais, en 878, cela fait un peu plus de deux cents ans, et entre 642 et 878, il y a eu plusieurs expéditions contre les Ebisu, dont notamment celles du début du IXe siècle. 66. Sakanoue no Tamuramaro, 坂上田村麻呂, 758-811, en 787, il était capitaine de la garde du corps. En 791, il fut envoyé combattre les Ebisu, en 795, il devint gouverneur de Mutsu et, en 797, il fut nommé seiitaishōgun 征夷大将軍. Il repoussa vers le nord les Ebisu non encore soumis, établit face à eux la nouvelle forteresse d’Izawa 胆沢 et y transporta le siège de l’organe chargé de la pacification, chinjufu 鎮守府. En 803, poussant encore vers le nord il établit le château de Shiwa 志波. En 805, en récompense de son action de pacification dans le Nord, il fut nommé auditeur, puis successivement second conseiller et grand conseiller. 67. Ono no Harukaze, 小野春風, Nihon sandai jitsuroku Jōgan 12.3.29, 870, il demande et reçoit l’armure de son père qui a mâté une révolte dans le Nord, il est alors gouverneur de Tsushima. En Gangyō 2.6.8, le lendemain du jour de l’arrivée à la cour de la nouvelle de la défaite des troupes de Kajinaga, il est nommé général chargé de la pacification, chinjufu shōgun, alors qu’il est en disponibilité, et prend la tête de cinq cents hommes envoyés par la cour. En Gangyō 2.7.10, de Dewa, Yasunori demande des renforts qui lui sont refusés avec le conseil de faire comme en Chine et de faire battre les rebelles entre eux. Harukaze par la suite fut directeur du service de la Table, puis en 887 gouverneur de Settsu. 68. Sakanoue no Yoshikage 坂上好陰, descendant de Tamuramaro, son père fut gouverneur de Mutsu. 69. Littéralement les « captifs », toriko 虜, appelés aussi depuis le VIIIe siècle fushū 俘囚, les deux caractères ayant le sens de toriko. Ce mot désignait ceux des barbares du Nord, Emishi ou Ebisu, 蝦夷 ou 夷, qui s’étaient soumis à la cour. Le texte indique donc que les révoltés avaient déjà précédemment fait allégeance à la cour. Au sujet de leur langue, on ne sait rien. Les spécialistes hésitent au sujet des Ebisu, sont-ils des Aïnous ? Ou des hommes semblables aux habitants du reste de l’archipel ? La thèse Aïnous, qui avait disparu, semble reprendre vigueur.

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70. La soumission des Ebisu semble donc avoir été acquise assez vite : Yasunori est arrivé au siège du gouvernement provincial le 10e jour de la 7e lune de 878, Harukaze est entré dans la région révoltée à la 8e lune ; au début de la 12e lune les soumissions étaient à peu près achevées et la cour reçut la nouvelle de la pacification au début de la 3e lune de l’année suivante, 879. Cette soumission si rapide ne manque pas de soulever quelques questions. Peut-on se satisfaire de l’attribuer uniquement à la politique bienveillante de Yasunori ? Il est probable que d’autres facteurs ont dû intervenir et que les subalternes de Yasunori, bons connaisseurs de la région, ont dû habilement diviser les révoltés. 71. Cette région du Nord, éloignée de la cour, soumise à des règles un peu différentes de celles appliquées dans les autres provinces, attirait les aventuriers, de même d’ailleurs que l’île de Kyūshū. Kiyoyuki n’est jamais allé dans le Nord. Il semble qu’il se croit obligé de vanter l’opulence de cette région, uniquement parce que Yasunori l’a un temps administrée. 72. Shutara Abidon 修多羅阿毘曇, deux des trois magasins, zō 蔵, entre lesquels sont répartis les textes bouddhiques : shutara sont les sūtra, abidon ou abhidharma sont les commentaires ou traités. 73. La province de Sanuki était réputée pour avoir fourni des membres de la voie du droit. Gu et Zei sont des provinces de la Chine du temps de Kōtan des Shū. Toujours en querelle les seigneurs de ces provinces vinrent solliciter l’arbitrage de Kōtan et, quand ils virent ce qui se passait dans sa région, où il n’y avait pas de querelles au sujet des digues et des chemins, ils repartirent pleins de honte, voir Shiki, 4e livre. 74. Quand Yasunori est nommé adjoint principal du gouvernement général, dazai daini 大宰大弐, il n’y a pas de gouverneur général résidant, sochi 帥 ; il est donc la première autorité de l’île. 75. Des attaques de pirates venus de Shiragi étaient toujours possibles et il devait en survenir une en 893, Nihon kiryaku Kanpyō 5.5.22. Il est probable que la suite manquante de la phrase attribuait à Yasunori le mérite d’avoir préparé l’île à repousser l’attaque. 76. Expression tirée d’un poème du Livre des Vers, Shikyō : 自応食椹改音, onozukarani kuwa no mi wo kuchi.ite koe wo aratamubeshi. Littéralement « tout naturellement ils mangent des mûres et leur voix peut s’améliorer » : de même que des oiseaux venus dans le bois du centre de la principauté de Lou en mangent les fruits et voient leur chant s’améliorer, des barbares venus d’ailleurs se civilisent après avoir mangé les fruits d’un pays civilisé. 77. Il devait se trouver dans la seconde lacune la fin de la carrière de Yasunori. Il retourna à la capitale en 891, fut nommé auditeur, sangi, Kanpyō 4.4.28, 892, à l’âge de soixante-sept ans, tout en conservant son poste de grand contrôleur de gauche. En 893, il quitta son poste du Contrôle et fut nommé chef du département de la Population. Il mourut en 895, selon le Kugyō bunin, sans avoir officiellement démissionné. 78. Ono no Fujio 小野葛絃, fils de Takamura et père du calligraphe Michikaze. Il atteignit le cinquième rang en 877 et fut gouverneur de Kaga et Echizen, ainsi qu’adjoint principal du gouvernement général de Kyūshū, justement à l’époque de l’exil de Sugawara no Michizane. Est- ce la raison pour laquelle Kiyoyuki le donne pour bon fonctionnaire distingué par Yasunori ? 79. Sugawara no Michizane 菅原道真, 845-903, fut nommé gouverneur de Sanuki en 886. Le plus brillant des lettrés de son temps, il fut le premier des docteurs de la voie des lettres à devenir ministre. L’auteur de la biographie de Yasunori, Kiyoyuki, n’a pas été son élève mais celui d’un autre docteur. Il avait donc contre lui des griefs car Michizane, qui fut son examinateur, avait commencé par refuser ses dissertations de fin d’études. Kiyoyuki faisait partie d’un groupe de fonctionnaires lettrés qui blâmaient l’élévation de Michizane au rang de ministre. Il n’est sans doute pas mécontent de rapporter ce jugement de son héros Yasunori à l’encontre de Michizane. Ou bien a-t-il fait dire par Yasunori ce que lui-même pensait ? 80. Kiyoyuki livre dans le paragraphe final ses sources et le but qu’il poursuit en rédigeant cette biographie exemplaire, montrer ce qu’est un ryōri, bon fonctionnaire, et donner envie de l’imiter. Kiyoyuki, dont la carrière, achevée au grade d’auditeur, est assez semblable à celle de Yasunori, a

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été nommé au secrétariat du département des Affaires de la cour en 886, ce qui lui a permis de consulter les archives, notamment les édits impériaux émis à l’occasion des troubles du Nord et peut-être les notes rassemblées pour la confection du Nihon sandai jitsuroku. Kiyoyuki a été nommé adjoint, zuryō, de Bitchū en 893, soit plus de vingt ans après le départ de Yasunori de cette province, mais il n’est pas impossible qu’il ait parlé avec des hommes qui se souvenaient de Yasunori. Il tient à affirmer sa parfaite véracité. Il se défend d’avoir embelli le tableau du ryōri 良 吏, mais en sa qualité de lettré il ne pouvait qu’utiliser quantité d’expressions chinoises assez recherchées, tirées du Rongo, du Shiki, du Kanjo et du Gokanjo et d’autres encore. Il compare Yasunori à Anshi 晏子, dont la biographie se trouve au livre 8, deuxième des Retsuden du Shiki. Anshi fut au service de trois princes de Sei, 齊, il se distingua par son économie, sa sobriété et son zèle, par les bons conseils qu’il donnait au prince, donc les vertus de Yasunori peuvent être rapprochées de celles d’Anshi. Dans le Rongo, livre 5, Confucius dit de lui : « Anshi savait comment traiter les gens, plus on le connaissait, plus on le respectait. » (tr. P. Ryckmans). Kiyoyuki exprime son désir de faire pour Yasunori ce que Shiba Sen a fait pour Anshi, par une citation du Rongo, livre 7, dans laquelle Confucius déclare que, si la richesse était chose qu’on pût rechercher, il le ferait même en se faisant celui qui manie le fouet, c’est-à-dire un homme de basse condition. Le sens est que pour atteindre un but souhaitable il faut être prêt à tout, même à se contenter de basses fonctions. Puis Kiyoyuki se compare à un lettré chinois, Sai Hakukai 蔡伯諧, 133-192, auteur d’inscriptions. Il est dit dans le Gokanjo, livre 98, biographie de Kaku Tai 郭太, nom écrit par Kiyoyuki 郭泰, que Sai Hakukai aurait dit : « J’ai fait beaucoup d’inscriptions, dans toutes il y a (une ombre) de honte sur la vertu. Kaku Tai est le seul dont la voie est absolument exempte d’aspects honteux. » Ce Kaku Tai, 128-169, était un bon lettré qui eut beaucoup de disciples, mais vécut retiré sans fonction dans son village. Kiyoyuki prend cet exemple non parce qu’il s’agit d’un bon fonctionnaire, mais parce que Kaku Tai est un exemple d’intégrité. 81. Le Shin sarugakuki 新猿楽記, texte en kanbun, fut composé par Fujiwara no Akihira 藤原明衡 (989-1066), fonctionnaire de la voie des lettres, sans doute vers la fin de sa vie. Texte dans le Gunsho ruijū, fasc. 136, et dans le volume 8 de la collection Nihon shisō taikei, éd. cit., avec des notes d’Ōsone Shōsuke. 82. Shishi ha shuppen no zu nari 刺史執鞭之図, shishi est un synonyme chinois de gouverneur de province. L’expression shuppen no zu semble tirée du Rongo, livre 7, où il est question d’un subalterne qui manie le fouet, sans doute pour ouvrir le passage à son supérieur. Mais dans le Rongo ce subalterne est simplement nommé shi 士, or dans le Shin sarugakuki on a zu, peut-on penser que l’auteur a pris le caractère 図 pour le son et qu’il s’agit en réalité de zu 徒 ? L’application serait d’autant plus pertinente que Confucius, Rongo, livre 7, dit à peu près que s’il était possible de s’enrichir honnêtement, il n’hésiterait pas à prendre le fouet (pour dégager la route devant un supérieur). Or ce rōdō profite de sa position de subordonné d’un zuryō pour s’enrichir. Cette interprétation est celle proposée par l’éditeur du volume de la collection Nihon shisō taikei. Cependant une autre édition, celle de la maison d’édition Gendai shichōsha, propose de comprendre l’expression shuppen no zu comme 鞭をとり馬をのりまわす計画をすすめる, muchi wo tori uma wo norimawasu keikaku wo susumeru : « faire avancer le dessein de conduire avec le fouet le cheval du gouverneur ». La première interprétation me paraît meilleure. 83. Cette phrase, même si elle est manifestement exagérée, indique cependant que ce valet d’armes n’est pas attaché à un seul gouverneur, mais qu’il s’engage auprès de l’un ou de l’autre, sans doute selon ce qu’il juge le plus avantageux. 84. Ces diverses opérations sont prescrites dans le texte non daté du Chōya gunsai, livre 22. Pour l’installation au siège du gouvernement provincial, il convenait d’avoir choisi un jour favorable et de présenter auparavant le décret de nomination. Ce même jour, le nouveau zuryō reçoit le cachet de la province et les clefs. Le salut aux divinités locales doit aussi être accompli un jour faste. Souvent le gouverneur et sa troupe sont régalés pendant trois jours à leur arrivée ; un bon gouverneur peut commencer par épargner cet ennui à ses administrés, et donc l’annonce et fait

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ses propres préparatifs. Le début du travail de la relève commence une fois le salut aux divinités accompli. 85. Mokudai 目代, employé de confiance du gouverneur, celui qui le remplace quand il est absent. 86. L’auteur énumère là toute sorte de fonctions de l’administration locale, toutes n’étaient pas toujours représentées. Ce qui est dit tokoro 所, est un organe comprenant un ou plusieurs employés : il s’agit de saisho 済所, bureau des impôts ou des rentrées fiscales, anju 案主, préposé aux documents, secrétaire, kondeisho 健児所, bureau des troupes locales, kebi.isho 檢非違所, bureau de police, tadokoro 田所, bureau des rizières, suitōsho ou suinōsho 出納所, bureau de la gestion des magasins, chōsho 調所, du tribut en nature, saikusho 細工所, des fabrications, shuri 修 理, des réparations, mimaya 御厩, des écuries, kotonerisho 小舎人所, des serviteurs, zensho 膳所, de la cuisine, mandokoro 政所, de l’administration générale dirigée soit par le mokudai soit par un intendant, bettō 別当. Les organes les plus importants sont ceux qui s’occupent du cadastre ou de l’inspection des rizières, kendenshi 檢田使, de la perception de l’impôt foncier, shūnōshi 収納使, des produits acquis par échange, kōekishi 交易使, des rizières sous administration directe des fonctionnaires, tsukudashi 佃使, des corvées extraordinaires, rinji zōyaku 臨時雑役 (corvées extraordinaires demandées par la cour). 87. La liste des productions de diverses provinces recoupe pour plus des trois-quarts les indications des Règlements de l’ère Engi, ou des indications figurant dans d’autres textes du temps. Il y a quelques exceptions : le pongé d’Iwami, l’encre d’Awaji, les baguettes d’Izumi, les aiguilles de Harima, ce qui paraît un jeu de mot. 88. Selon les manuscrits on trouve qui est visité 被尋来 en premier ou qui est recherché 被尋求, faut-il interpréter que les zuryō viennent rechercher ses services ? Ou bien qu’ils viennent se munir des cadeaux à faire à leurs protecteurs ?

RÉSUMÉS

Dans la société de Heian, les gouverneurs de province (zuryō) avaient en charge tous les aspects de la vie de la population. Les nominations à ces postes étaient difficiles et leur rôle important, plus que la place que leur laisse Murasaki Shikibu et qui semble une discrète critique à leur égard.

In Heian society, provincial governors (zuryō) were responsible for all aspects of the life of the population. These positions were highly sought after, and they played a more important role than can be understood by reading the Genji.

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INDEX

Index chronologique : Heian キーワード : kanri 管理, tochi daichō 土地台帳, zōyō 雑徭, Genji monogatari 源氏物語, kanryō 官僚, Fujiwara no Michinaga 藤原道長 (966-1028), zuryō 受領, zei 税, kokushi 国司, kome 米, Heian jidai 平安時代 (794-1185), Murasaki Shikibu 紫式部 (v. 973-v. 1014 ou 1025) Thèmes : sciences politiques Mots-clés : administration, cadastres, Dit du Genji, fonctionnaires, corvée, Genji monogatari, gouverneurs, impôts, kokushi, riz, zuryō, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 ou 1025) Keywords : Genji monogatari, Duty, Administration, Cadasters, Governors, Imperials Officers, kokushi, Politics, Rice, Taxation, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 or 1025), Fujiwara no Michinaga (966-1028)

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Deux visions de l’au-delà

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Deux visions de l’au-delà Two visions of the after-word

1 Notre parcours s’achève sur deux visions contrastées, celle des ténèbres et celle de la lumière. François Macé, retraçant le traitement de la mort dans ce roman, évoque un monde foncièrement obscur, où les êtres s’acheminent vers la dématérialisation, dont l’ultime phase est symbolisée par la fumée du bûcher funèbre (http:// cipango.revues.org/609).

2 Jean-Noël Robert s’intéresse, pour sa part, aux passages qui font allusion au Sūtra du lotus dans le chapitre Jeune grémil (Wakamurasaki 若紫). Il nous présente des scènes lumineuses, où se mêlent la grâce des beautés de la nature et celle des splendeurs des visions bouddhiques. Ce faisant, il montre clairement qu’une conscience bouddhique est à l’œuvre au fondement de ce texte (http://cipango.revues.org/610).

3 Par quelle vision doit-on terminer ce parcours ? L’ultime description qui clôt ce roman présente une scène où se répondent ténèbres et lumière, telle qu’elle est observée par une jeune femme devenue nonne après une tentative de suicide manquée. « À Ono, face à la montagne couverte d’une verdure épaisse et dense, sans rien qui pût distraire son esprit sinon le vol des lucioles au-dessus des eaux vives qui lui rappelaient d’autres temps, la jeune femme était plongée dans ses habituelles songeries, quand, de dessous l’auvent d’où le regard portait au loin jusqu’au fond de la vallée, elle aperçut une foule d’avant-coureurs qui ouvraient le chemin avec précaution, portant des torches qui répandaient une vive lumière...1 »

4 Les lumières se répandent dans les ténèbres, mais elles vacillent (lucioles), ou s’éloignent (torches). Le jeu du clair-obscur se poursuit jusqu’à la fin du roman. N’est-ce pas là l’ultime preuve que la tension née des deux visions opposées et présentées dans ces articles constitue bien la dynamique créatrice de cette œuvre monumentale ?

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NOTES

1. Traduction René Sieffert (Le Dit du Genji, tome 2, POF, 1988, p. 671).

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La part d’ombre La mort dans le Genji monogatari The Part of Darkness: death in the Genji monogatari

François Macé

Je remercie Sumie Terada pour sa relecture attentive et les améliorations qu’elle m’a suggérées.

1 Très tôt et longtemps, le Genji monogatari fut considéré comme le reflet de la beauté de la civilisation japonaise au sommet de sa splendeur, autrement dit celle de la cour à l’époque de Heian. L’élégance et le raffinement de son écriture ne peuvent exprimer que les côtés positifs de l’expérience humaine dans un milieu privilégié. Ce roman servit déjà de modèle à un récit historique au début XIe siècle dont le titre lui-même : Eiga monogatari, récit de la splendeur, ne laisse aucun doute sur ses intentions. En se servant du Genji comme référent, c’est la magnificence de Fujiwara no Michinaga qui est exaltée, véritable incarnation du héros du roman.

2 De plus, une grande partie du rayonnement du Genji fut assurée par les illustrations dont il fut l’objet, au moins dès le XIIe siècle. Le luxe des rouleaux peints renvoyait à ce temps de la splendeur dont le souvenir et la nostalgie vont traverser toutes les époques du Japon.

3 Enfin, le cadre du récit lui-même est celui d’une cour dont les raffinements sont minutieusement mis en valeur. Le nom même du héros, Hikaru, le radieux, renforce cette idée de lumière et de clarté.

4 Pourtant, ce long récit renferme une part d’ombre non négligeable au point que l’on a pu écrire un roman policier rendant compte de sa face obscure et des morts suspectes qui y abondent1. Cela pourrait être une sorte de gageure, mettre en scène des meurtres dans ce monde en apparence tout de beauté. Cette tentative repose pourtant, à mon sens, sur un des aspects majeurs du roman, la noirceur.

5 En effet, on peut y trouver nombre de scènes dignes des romans d’horreur du XIXe siècle occidental, comme, par exemple, l’enlèvement du cadavre d’une jeune femme (Yūgao), la nuit, dans la lande de Toribe, lieu lugubre où l’on pratiquait les incinérations et les abandons de défunts.

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À la faveur de la pénombre qui régnait encore, il fit approcher le char. Comme le Prince semblait hors d’état de soulever le corps, Koremitsu enroula celui-ci dans un tapis et le déposa dans la voiture. Elle était toute menue et, jusque dans la mort, elle conservait un air gracieux qui en conjurait l’horreur. Il n’avait pas serré assez, si bien que la chevelure s’était répandue, et le Prince éperdu, au comble de la détresse, voulut, advienne que pourrait, suivre jusqu’au bout […]2 明けて、離るる程のまぎれに、御くるま寄す。この人を、え抱き給ふまじけれ ば、上蓆におしくくみて、惟光、のせたてまつる。いと、ささやかにて、うと ましげもなく、らうたげなり。したたかにしも、えせねば、髪は、こぼれ出で たるも,目くれ惑ひて、あさましう、悲しと思せば、なりはてんさまを見んと 思せど (後略)3

6 Mais, à la différence des auteurs des romans gothiques, il ne s’agit pas seulement d’un procédé littéraire. Le parti pris de situer le récit cent ans auparavant4 ne fait pas basculer la réalité sociale décrite dans un autre monde, comme le Moyen Âge pour les Romantiques. Certes, on y évoque des fantômes comme celui de l’empereur, père du Genji, dans le chapitre Suma, on y parle d’esprits malfaisants, mono no ke 御物の怪5, on y rencontre des cas de possession, mais tous ces phénomènes sont le plus souvent suggérés avec une pointe de doute. Ils ne constituent pas les éléments centraux dans l’écriture des passages lugubres. C’est la mort, avec son caractère inacceptable, qui est mise en scène.

7 La part d’ombre que j’évoquais est indispensable à l’équilibre de l’ensemble. La présence de la mort dès le premier chapitre ne peut être due au hasard, d’autant qu’il s’agit de celle de la mère du héros. Cette mort présente une certaine similitude avec le malheur initial des héros des contes merveilleux. Encore plus que dans les contes, elle joue un rôle capital dans l’économie du récit. Non seulement elle va directement conditionner toute la vie du Genji, mais, surtout, elle donne le ton de ce récit où la magnificence et le succès ne peuvent jamais se détacher de la présence de l’échec et de la mort.

8 Un sondage rapide permet de repérer des passages relatifs à la mort dans au moins vingt et un des cinquante-quatre livres. En étendant la recherche à toutes les allusions au deuil ou aux défunts, ce serait probablement plus de la moitié des livres qui seraient concernés. Pour ne s’en tenir qu’aux principales allusions, voici les passages relevés :

Livre I Kiritsubo6, Le clos du Paulownia : mort de Kiritsubo, mère du Genji

Livre IV Yūgao, La belle-du-soir : mort de Yūgao

Livre IX Aoi, Les mauves : mort d’Aoi no ue, l’épouse du Genji

Livre X Sakaki, L’arbre sacré : mort de l’empereur retiré, père du Genji

Livre XII Suma, Suma : visite par le Genji de la tombe de son père, l’empereur retiré

Miwotsukushi, À corps perdu : mort de Rokujō, ancienne maîtresse du Genji, Livre XIV responsable de la mort d’Aoi ; souvenir de feu l’empereur retiré

Livre XVIII Matsukaze, Le vent dans les pins : allusion à la crémation

Usugumo, Ce mince nuage : mort de Fujitsubo, épouse du feu l’empereur retiré, père Livre XIX du Genji ; mort du père d’Aoi no ue

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Livre XXI Otome, La jouvencelle : fin d’un deuil

Livre XXX Fujibakama, Les asters : sortie de deuil (qui suggère la mort d’Ōmiya, mère d’Aoi)

Livre XXXIV Wakana, Jeunes herbes (1) : souvenir de l’empereur retiré

Livre XXXV Wakana, Jeunes herbes (2) : maladie de Murasaki no ue, héroïne du roman

Livre XXXVI Kashiwagi, Le chêne : mort de Kashiwagi, amant de la dernière épouse du Genji

Livre XXXVII Yokobue, La flûte traversière : deuil de Kashiwagi

Livre XXXIX Yūgiri, Brouillard du soir : mort de la mère d’Ochiba no miya, épouse de Kashiwagi

Livre IL Minori, La loi du bouddha :mort de Murasaki no ue

Shiigamoto, À l’ombre du chêne : mort du prince Hachinomiya, maître de la voie Livre ILVI bouddhique de Kaoru, fils adultérin de Kashiwagi : celui-ci aperçoit les silhouettes en deuil des princesses devenues orphelines

Agemaki, La boucle du cordon :malgré la sollicitude de Kaoru, mort d’Ōkimi, fille Livre ILVII aînée de Hachinomiya

Livre ILIX Yadorigi, Sarment de vigne vierge : fin du deuil de l’épouse impériale

Livre LI Ukifune, Barque au gré des flots : « mort » d’Ukifune, demi-sœur d’Ōkimi

Livre LII Kagerō, L’éphémère : les funérailles d’Ukifune

9 Étant donné la durée de la narration – presque trois générations –, quelques allusions à la mort paraissent aller de soi, mais des chapitres entiers sont dominés par la mort, sans compter les innombrables allusions à la prise et à la fin des deuils, aux dernières volontés, aux services anniversaires. La matière est en fait si vaste qu’elle ne peut pas être traitée dans un simple article. Rechercher dans le roman une description des rites funéraires serait, je pense, un peu vain. D’autres sources sont plus minutieuses. Ainsi, pour les funérailles de l’empereur Ichijō mort en 1011, la confrontation de trois journaux de nobles permet de connaître assez précisément les divers moments du rituel7. Celui-ci fut par la suite décrit systématiquement8. Je prendrai donc comme thème l’euphémisation de la mort et son revers, la présence du corps mort, les deux aspects étant articulés par une utilisation particulière des rites dans l’économie du récit.

L’effacement

Les fumées

10 La première image qui s’impose est celle de la fumée des bûchers funéraires. Il est à remarquer que les flammes du bûcher sont, elles, pour ainsi dire absentes. La fumée est présente dès le premier décès, celui de Kiritsubo. C’est la mère de la défunte qui

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l’évoque. Il ne s’agit pas de la description d’un rite, mais d’une évocation plus forte. La fumée qui s’élève renferme quelque chose de la défunte et de son destin : Et puisqu’à toute chose, il est un terme, il fallut disposer du corps selon le cérémonial d’usage, cependant que dame la mère qui eût voulu en une même fumée confondue dans le ciel se dissoudre, montait dans le char des femmes […] 限りあれば、例の作法にをさめたてまつるを、母北の方、おなじ煙にものぼり なむと、泣きこがれ給ひて、御送りの女房の車に慕ひ乗りたまひて (後略)9

11 Dans le livre Yūgao (La belle-du-soir), Ukon, désespérée de la mort de sa maîtresse, emploie la même image : Éperdue de douleur. Mieux vaut que je la suive, à la fumée de son bûcher mêlée ! 泣き惑ひて、 煙にたぐひて、したひ参りなん10

12 De plus, cette fumée non seulement porte en elle la figure des défunts, mais joue aussi le rôle de représentation distanciée. Confondue aux nuages ou aux brumes, elle permet une évocation somme toute assez douce des défunts et de la mort. Dans le livre Aoi (Les mauves), le Genji : Contemplant le ciel, il murmura : Je ne sais lequel est la fumée qui monta du bûcher funeste mais la vue de ces nuages m’emplit de mélancolie 空のみながめられ給ひて、 のぼりぬる煙はそれとわかねどもなべて雲井のあはれなる かな11 Dans Suma, le Genji se souvenant du bûcher funéraire d’Aoi no ue : Les larmes aux yeux, il murmura pour lui-même, et non point en guise de réponse : Sont-elles pareilles à celle qui s’éleva du Mont Toribe les fumées des sauniers au rivage que vais voir うち泣きて、 鳥部山もえし煙もまがふやとあまのしほやく浦みにぞゆく12

13 Par extension, ces fumées servent aussi de métaphore de la mort qui n’est plus qu’un effacement. Dans Matsukaze (Le vent dans les pins), le religieux13 : À cette déclaration, il ajouta toutefois, - Jusqu’au soir qui me verra me dissoudre en fumée, au rite des Six Heures le souvenir de cette enfant troublera mon cœur et se mêlera à mes prières. いひ放つものから、 煙ともならむ夕までは、若君の御事をなむ、六時のつとめにも、猶、心ぎたな く、うちまぜ侍りぬべき14

14 Dans Kashiwagi (Le chêne), au moment de la maladie de Kashiwagi, c’est la fumée du bûcher qui sert à évoquer la mort. En écrivant ces mots, sa main tremblait tant qu’il renonça à dire tout ce qu’il ressentait : À l’instant ultime fumée du bûcher sera lente à dissiper et bien plus lente à s’éteindre la flamme de mon amour

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いみじうわななけば、思ふ事も、みな書きさして、 いまはとて燃えん煙もむすぼほれたえぬ思ひのなほや残 らん15 Dans le même chapitre : « Lente à s’éteindre... », disiez-vous : Ensemble avec vous dois-je point m’évanouir du feu des tourments que m’inflige un triste sort fumée pareille s’élève Se peut-il que je vous survive ? Il n’y avait que cela, qu’il lut avec émotion et gratitude. - Hélas, cette fumée sera l’unique souvenir qu’il me restera de cette vie ! Voué à l’échec aura été mon amour ! dit-il et, pleurant de plus belle, il écrivit la réponse, étendu à terre et s’interrompant sans cesse. Incohérent en était le libellé, et l’écriture était pareille aux traces étranges d’un oiseau : Et quand je serai dans le ciel dissipé fumée devenu des parages de mon amour rien ne pourra m’éloigner Au soir du jour fatal, attentivement regardez le ciel ! のこらんとあるは、 たちそひて消えやしなまし憂きことを思ひ乱るる煙くら べに おくるべうやは とばかりあるを、あはれにかたじけなしと思ふ。 いでや。この煙ばかりこそは、この世の思ひ出でならめ。はかなくもありける かな。と、いとど、泣きまさり給ひて、御返り、臥しながら、うち休みつつ書 い給ふ。言の葉、つづきもなく、あやしき、鳥のあとのやうにて、 行くへなき空の煙となりぬとも思ふあたりを立ち離れじ 夕はわきて、ながめさせ給へ16 Et de nouveau dans Agemaki (Les boucles du cordon) : Car rien ne pouvait atténuer son chagrin, aussi, en désespoir de cause, se résigna-t-il enfin à la voir se résoudre en fumée, et de procéder aux rites d’usage lui fut une nouvelle et non moins cruelle épreuve. いとど、思ひのどめむ方なくのみあれば、言ふかひなくて、ひたぶるに、煙に だになし果ててんと思ほして、とかく、例の作法どもするぞ、あさましかりけ る17

15 Cette utilisation insistante de la symbolique de la fumée faisait déjà partie des images disponibles pour parler des défunts dans les poèmes du Man.yō-shū, par l’intermédiaire des nuages. Kakinomoto no Hitomaro, au moment de l’incinération de la jeune fille de Hijikata, chante : Le nuage qui erre / entre les monts / des monts de Hatsuse / ceinturés de hauteurs / serait- ce celui de ma mie. こもりくの / 泊瀬の山の / 山のまに / いさよふ雲は / 妹にかもあらむ18

16 L’image est reprise dans le poème suivant, de nouveau à l’occasion d’une incinération. On ne connaît pas de façon certaine la date de ces poèmes, mais ils doivent être presque contemporains des premières crémations dans les milieux de la cour, soit au début du VIIIe siècle. L’image est reprise dans le même recueil dans les banka (poèmes à thème funéraire) du livre VII, particulièrement les poèmes 1406 et 1407. Dans la lande d’Akitsu / le nuage qui ce matin stagnait / s’est dispersé et lors / hier déjà aujourd’hui encore/ de celui qui n’est plus me souvient

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秋津野に / 朝居る雲の / 失せ行けば / 昨日も今日も / なき人思ほゆ Tout là-bas au moins / sur le mont Hatsuse / la brume s’est levée / cette traînée de nuage / se pourrait-il que soit m’amie こもりくの / 泊瀬の山に / 霞立ち / たなびく雲は / 妹にかもあらむ19

17 On retrouve la même image dans les élégies, aishōka 哀傷歌, du Kokin wakashū20.

La crémation

18 La répétition de ces allusions aux fumées des bûchers funéraires semblerait indiquer que la crémation était le seul mode de funérailles de l’époque de Heian. Pourtant, tous ne se faisaient pas incinérer.

19 D’une part, il y avait les personnes, probablement assez nombreuses, qui n’avaient ni les moyens, ni sans doute le souci d’incinérer leurs morts. La répétition des interdictions d’inhumer dans les alentours de la capitale atteste de la survivance de cette pratique21. De plus, pour les plus misérables, l’abandon des corps dans le lit de la rivière Kamo, dans la lande de crémation de Toribe ou même dans la porte monumentale de Rashō ne paraît pas avoir été exceptionnel. D’autre part, dans la sphère aristocratique elle-même, on trouve des demandes expresses d’inhumation. L’ Eiga monogatari a conservé plusieurs de ces exemples. Ainsi dans le livre sept au titre évocateur, Toribeno (la lande de Toribe), Teishi (Fujiwara no Sadako, 976-1000), impératrice (kōgō) de l’empereur Ichijō, dans le troisième poème qu’elle composa avant de mourir, demanda à ce que son corps ne devienne ni fumée, ni nuage, mais repose sous les herbes et les feuilles. Selon ses dernières volontés et contrairement aux rites d’usage (例の作法にてはあらで), on la déposa dans une construction, tamaya 玉屋 ou 霊屋, cabane de l’âme, bâtie au sud de la lande de Toribe22. Les quatre autres exemples cités dans l’ Eiga monogatari concernent tous des femmes et à chaque fois le caractère inhabituel de la chose est souligné23.

20 Malgré ces exceptions – relativement nombreuses – le modèle dans le milieu de la cour est bien celui de la crémation. Celle-ci permet de penser la mort sous forme plus valorisante. À côté de l’éphémère et de l’impermanence auxquels renvoie l’image des flammes du bûcher et des cendres, la fumée qui s’élève dans le ciel et se mélange au nuage signale l’élévation du défunt et laisse espérer un séjour ou une existence plus attirante que le séjour souterrain des corps déposés dans une tombe.

21 Peu de textes nous renseignent directement sur la perception des rites funéraires. Les dernières volontés de l’empereur retiré Junna (786-840) sont l’un d’eux. Elles sont rapportées par le Shoku Nihon kōki (Suite des annales postérieures du Japon). Ne voulant pas apporter de désagréments au peuple, il demandait que les funérailles se déroulent à l’abri des regards et, surtout, que ses os soient broyés et dispersés parce que, disait-il, l’âme sensitive retourne au Ciel (精魂帰天) et que les tertres funéraires deviennent un repaire de démons apportant le malheur24. La première partie de la justification renvoie à l’univers des lettrés formés à la pensée chinoise. La seconde au contraire désignant la tombe comme un foyer de souillure se situe aux antipodes de la conception des coutumes funéraires de Chine. Dans ce contexte, la dispersion des cendres comme étape ultime de la crémation, peut être interprétée comme un moyen de combattre la souillure des cadavres.

22 La crémation était tellement considérée comme la forme normale des funérailles que l’on pouvait la pratiquer même en l’absence de corps. C’est ce qui est décrit dans le livre

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Kagerō (L’éphémère) à propos d’Ukifune disparue dans le cours tumultueux d’une rivière. - Il nous faut la rechercher, et donner du moins à sa dépouille une sépulture décente ! dit- elle, mais : - Cela ne servirait plus de rien, car, sans doute, est-elle à cette heure déjà perdue quelque part dans la vaste plaine marine […] elles firent approcher un char, y chargèrent les nattes et les ustensiles divers dont la disparue avait coutume d’user, ainsi que les effets de nuit tels qu’elle les avait laissés, puis le firent sortir suivi d’un cortège formé par le moine de haute vertu, fils de la nourrice, l’Abbé oncle de ce dernier […] et l’on mena le char dans la lande au pied de la montagne où, sans laisser approcher personne, si ce n’étaient les moines qui étaient dans le secret, on le livra aux flammes. Du vain simulacre, il ne resta pas même la fumée. おはしましにけん方を尋ねて、骸をだに、はかばかしく、をさむと、の給へ ど、 さらに、何のかひ侍らじ。行くへも知らぬ、大海の原にこそ、おはしましにけ め (中略) 車寄せさせて、御座ども、け近う使ひ給ひし、御調度ども、皆ながら脱ぎおき 給へる、御衾などやうの物を、とり入れて、乳母子の大徳、それが叔父の阿闍 梨(中略)いだし立つるを、(中略) この車を向ひの山の前なる原にやりて、人も、ちかうも寄せず、この、案内知 りたる法師の限りして、焼かす。いと、はかなくて、煙は果てぬ。25

23 Ces étranges funérailles peuvent recevoir plusieurs interprétations. On chercha peut- être à se débarrasser des preuves en simulant des funérailles. Mais on ne peut laisser de côté des pratiques bien attestées, celles de funérailles sans corps, comme les proella de l’île d’Ouessant. L’exemple le plus connu, bien que très postérieur, était la cérémonie organisée par Toyotomi Hideyoshi pour Oda Nobunaga. Là encore, on procéda à une crémation sans corps. À la fin de l’époque d’Edo, quand on n’incinérait plus les souverains, on célébrait pourtant encore le dabi 荼毘, le rite d’incinération bouddhique26. L’incinération avec ou sans corps était perçue comme un élément majeur des rites bouddhiques. Sans les flammes du bûcher, la cérémonie n’était pas perçue comme complète.

24 Il n’en reste pas moins que ces funérailles d’Ukifune furent particulièrement sinistres et dramatiques, organisées en cachettes et sans témoin quand, pour d’autres, la foule se presse et emplit la lande. Ainsi dans Minori (La loi du Bouddha), pour les funérailles de Murasaki no ue : À perte de vue, une foule immense avait envahi la vaste lande, et les rites se déroulèrent selon un faste imposant, mais lorsque, réduite à l’état de vaine fumée, elle s’éleva dans le ciel, encore que ce fut chose commune, immense fut la désolation. はるばると広き野の、所もなく立ちこみて、かぎりなくいかめしき作法なれ ど、いと、はかなき煙にて、昇り給ひぬるも、例のことなれど、あへなく、い みじ。27

Les restes

La tombe

25 Si la fumée des bûchers est omniprésente, les allusions au déroulement concret des funérailles sont plus rares et convenues. Le texte n’évoque le plus souvent que les rites

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ordinaires, rei no sahō 例の作法. Mais surtout la tombe est presque totalement absente. À la fin du chapitre Kashiwagi, une réflexion paraît y faire allusion : - Sur la tombe du général de droite l’herbe commence à reverdir, murmura-t-il. 右将軍が塚に、草初めて青し と、うち口ずさびて。28

26 Mais il s’agit d’une allusion littéraire à un poème en chinois composé par Ki no Arimasa (dates inconnues) pour la mort de Fujiwara no Yasutada (890-936). La référence à une réalité, s’il y en a une, est celle de la Chine que pouvaient percevoir les lettrés japonais. En fait, la seule tombe clairement évoquée est celle du père du Genji, l’empereur retiré. Il s’y rend la nuit avant de partir pour son exil de Suma29. Lorsqu’il arriva à la Tombe, le souvenir de l’Empereur revint à l’esprit du Prince avec tant de force qu’il crut le voir de ses yeux, comme de son vivant […] L’herbe avait poussé dru sur le chemin qui menait à la Tombe de sorte qu’au passage la rosée avait trempé ses vêtements ; la lune était cachée par un nuage et les arbres du bosquet faisaient une ombre épaisse et sinistre. Quand il se prosterna avec le sentiment que jamais il ne pourrait quitter ces lieux, il crut voir distinctement l’ombre de Sa Majesté ; un frisson le parcourut. Ombre funèbre que suis-je donc à vos yeux la lune à son tour en qui je voyais votre image les nuages l’ont cachée30 御山に参うで給ひて、おはしましし御有様の、目の前のやうに、おぼし出でら るる。(中略)御墓は、道の草しげくなりて、わけ入り給ふ程、いとど露けき に、月の雲がくれて、森の木立こぶかく心すごし。かへり出でん方もなき心地 して、をがみ給ふに、ありし御面影さやかにみえ給へる、そぞろ寒きほどな り。 なきかげやいかが見るらむよそへつつながむる月も雲がく れぬる。

27 Cette visite à la tombe impériale est sinistre à souhait. L’allusion à l’herbe qui a repoussé peut renvoyer à la même image que la citation précédente. Le temps a passé et l’herbe a repoussé, mais aussi, les passants sont bien peu nombreux. La tombe, même impériale, est un lieu désolé qu’on ne fréquente guère. Comme les lieux de crémations, les tombes et les cimetières sont moins associés au souvenir des défunts qu’à la réalité de la mort. L’image renvoie à la nuit à la lueur des torches, à des visions de revenants. Mais le dialogue avec les défunts n’est pas au programme. Le passage suivant le dit bien : « Le Prince avait beau, avec des larmes, exposer tous ses malheurs, nulle réponse certaine n’en pouvait venir » よろずのことを泣く泣く申したまひても、そのことわ りをあらはにえうけたまはりたまはねば. Il faut se tenir éloigné de ces lieux. En dehors de l’atmosphère de roman gothique, c’est la peur de la mort qui ressort de cet évitement.

28 Cette unique allusion à une visite à la tombe semble bien correspondre aux usages du temps. On ne se rendait guère sur les tombes. On sait par exemple que Michinaga (966-1027) fit aménager un espace pour les tombes de sa famille près de celle de son ancêtre Mototsune (836-891). Il y fit bâtir en 1004-1005 une chapelle de concentration, Kohata sanmai dō 木幡三昧堂, bâtiment principal du monastère du Jōmyōji 浄妙寺. C’est là qu’il fit célébrer des services pour ses parents et ses ancêtres depuis Mototsune31. Selon l’Eiga monogatari, Michinaga aurait voulu créer cette fondation pieuse après avoir constaté l’état déplorable des tombes de ses ancêtres.

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29 S’il est difficile de dire s’il faut croire ou non ce texte à propos de la présence des tombes des ancêtres de Michinaga depuis Mototsune, l’état déplorable des tombes est par contre tout à fait vraisemblable. De plus, il faut noter que Michinaga ne songe pas à restaurer ces tombes. C’est une chapelle bouddhique qu’il fait construire. Il n’est pas question de visite aux tombeaux.

30 L’Eiga monogatari relate pourtant plusieurs visites à des tombes. Le livre cinq, Uraura no wakare, raconte que Fujiwara no Korechika 藤原伊周 (974-1010), frère de l’impératrice Teishi, bien que condamné à l’exil, se rendit en cachette à Kohata sur la tombe de son père. Là, à la lumière de la lune perçant entre les arbres, il aperçut de nombreuses planches votives, sotoba, restes probables des rites funéraires de l’année antérieure. La tombe de son père devait se situer dans les environs32. L’imprécision de la description montre que Korechika ne s’attendait pas à trouver un monument clairement identifiable. Tout ce qu’il voit, ce sont les vestiges des rites bouddhiques des quarante- neuf jours. L’édition Iwanami indique que cette visite ne peut avoir eu lieu si on en croit les renseignements donnés par le Shōyūki 小右記, journal de Sanesuke (957-1046) beaucoup plus fiable que l’Eiga monogatari écrit à la gloire de Michinaga33. On peut donc se demander si cette scène de visite nocturne à la tombe du père par un exilé n’est pas une reprise du livre de Suma du Genji monogatari, et, comme elle, serait plus du domaine de la référence littéraire que la description d’un usage commun. Les tombes ne marquent pas le paysage. Elles ne sont pas faites pour être visitées. Il est vrai que les tombes impériales font exception. Conformément aux Codes, elles recevaient régulièrement des offrandes apportées par des envoyés de la cour. Mais cet usage de type protocolaire était lié avant tout à la fonction impériale.

31 Le bouddhisme, tel qu’il s’était développé à l’époque de Heian, encourageait cette distance vis-à-vis du corps. Non seulement, comme nous l’avons vu, la très grande majorité de l’aristocratie se faisait incinérer, mais les plus conséquents, tel l’empereur Junna (786-840), demandaient que leurs cendres soient dispersées. Pourtant, ce ne fut pas la voie choisie par le plus grand nombre. Était-elle trop radicale34 ? Particulièrement pour la haute société soucieuse de son rang et donc de ses ancêtres. Mais il faut sans doute aussi compter sur l’attachement à des restes, fussent-ils ténus comme les cendres et les os déposés dans un endroit donné.

Le corps

32 Le choix de la crémation, la réticence envers les inhumations, le désintérêt envers les tombes laissent entrevoir une certaine phobie de la souillure de la mort. Pourtant, quand il s’agit d’un être aimé, la relation est bien évidemment plus ambiguë. Dans Kiritsubo (Le clos du Paulownia), on peut encore supposer une certaine distance : - Voir sa vaine dépouille et me persuader qu’elle est encore là ne sert à rien, aussi la veux-je voir réduite en cendres afin de me convaincre qu’à présent elle n’est plus ! 空しき御からを見るみる、 なほ、おはするものとおもふが、いとかひなければ、灰になり給はむを見たて まつりて、今は、なき人と、ひたぶるに思ひなりなむ。35 Mais dans Yūgao, l’attachement apparaît plus fort que les usages : - Sans doute, le jugera-t-on inopportun, mais si je ne vois pas son corps une dernière fois, je m’en voudrai terriblement ; je vais y aller à cheval ! dit-il […] Il se ressaisit, se disant que s’il ne revoyait le corps maintenant, en nulle autre vie, il ne la reverrait jamais telle qu’elle avait été.

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便なしと、思ふべけれど、いま一度、かのなきがらを見ざらんが、いといぶせ かるべきを、馬にてものせん(中略) ただ今の、からを見では、又、いつの世にか、ありしかたちをも見んとおぼし 念じて(後略)36

33 Comme toujours dans le texte, le cadavre est ici désigné par l’expression nakigara 亡骸 ou kara 骸. Il ne s’agit donc pas d’un déni de la mort. Ce que le héros veut voir, c’est bien le cadavre, même si c’est pour se souvenir d’une forme vivante, arishikatachi. Assez curieusement le corps vivant de l’être aimé ne semble jamais désigné aussi directement. Ce dernier regard donné au corps aimé reparaît dans Kagerō : Que nous puissions revoir ne fut-ce que sa vaine dépouille... なき御からをも、見たてまつらむ37 Regard interdit par les moines dans Shii ga moto (À l’ombre du chêne) : […] mais lorsque les jeunes filles exprimèrent le souhait d’en voir au moins une dernière fois la dépouille : - À quoi bon désormais ? (前略)「亡き人になり給へらむ御さま、かたちをだに」 「いま一度、見たてまつらむ」 と、おぼし、の給へど、 「今更、なでふ、さることか侍るべき」38 Et de rappeler, en bonne orthodoxie bouddhique, le vain attachement au monde.

34 Dans Minori : Quant à la voir, ne fût-ce qu’une seule fois, et fût-ce sous la forme d’une vaine dépouille, l’occasion ne s’en présenterait plus s’il laissait passer ce moment ! […] comme par inadvertance, il souleva un pan du rideau, mais il ne put rien distinguer à la vague lueur de l’aube naissante. Son père approcha une lampe et la regarda […] Le jour même, quoi qu’il en eût, l’on procéda aux funérailles. Ces choses-là sont réglées par la coutume, aussi ne pouvait-il demeurer indéfiniment à contempler la dépouille : cruels en vérité sont les us du monde. むなしき御からにても、今ひとたび、見たてまつらむの心ざし、かなふべき折 は、ただ今よりほかに、いかでかあらむと(中略) しづめ顔にて、御几帳の帷子を、物の給ふまぎれに、引きあげて見給へば、ほ のぼのと明けゆく光も、おぼつかなければ、大殿油を近くかかげて、見たてま つり給ふに( 中略) やがて、その日、とかくをさめたてまつる。限りありけることなれば、からを 見つつも、え過ぐし給ふまじかりけるぞ、心憂き世の中なりける。39

35 Cette scène est l’occasion d’une longue description du visage de la morte, comme si seule la mort permettait de contempler la beauté de l’autre. La chevelure, qui retombait librement, splendide et opulente, sans la moindre trace de désordre, avait des reflets d’une infinie séduction. À la clarté de la flamme, le teint d’une extrême blancheur paraissait lumineux, et mieux encore que de son vivant, quand les artifices de la toilette, d’une certaine manière donnait le change, l’on pouvait dire de la forme étendue là, à tout jamais inanimée, qu’elle était la perfection même. La vue d’une beauté, non point seulement hors du commun, mais véritablement sans pareille, lui inspira le désir irraisonné de mourir sur l’heure afin que son âme pût demeurer auprès de ce corps sans vie. 御ぐしの、ただ、うちやられ給へるほど、こちたくけうらにて、つゆばかり乱 れたる気色もなう、つやつやと、美しげなるさまぞ、限りなき。火のいとあか きに、御色は、いと白く、光るやうにて、とかくうち粉らはすことありし、現 の御もてなしよりも、いふかひなきさまに、何心なくて臥したまへる御有様 の、あかぬ所なしと言はんも、更なりや。なのめにだにあらず、たぐひなき

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を、みたてまつるに、死に入るたましひの、やがて、この御からにとまらなむ 40。

36 À l’opposé du rejet de la mort comme une horreur qu’il faut éviter, on retrouve donc dans le Genji monogatari, l’attitude inverse, c’est-à-dire l’attirance envers le corps inanimé de l’être aimé, quelque chose qui ressemble à un irrépressible désir envers le cadavre. Cette attirance présentée comme morbide ne va certes pas jusqu’à la nécrophilie41. Mais en prenant pour objet un corps si magnifique livré aux regards indiscrets, il a fallu soulever le rideau, approcher la lampe, c’est bien une attitude équivoque qui est mise en scène.

Les rites

Les services bouddhiques des quarante-neuf jours

37 L’attachement au bouddhisme, qui ne fut pas suffisant pour imposer la dispersion des cendres pas plus qu’un saint détachement vis-à-vis des corps, favorisa pourtant par ses rites une gestion apaisée de la mort. C’est donc un aspect pratique de cet enseignement qui baignait toute la société. Il s’était vu attribuer la gestion de la part d’ombre. Dès qu’une maladie importante se déclarait, les moines étaient convoqués. On peut se rendre compte de l’importance de leur rôle grâce au Sanuki no Suke nikki 讃岐典侍日記, journal de la dame Sanuki no Suke qui retrace minutieusement dans le premier livre les derniers moments et les funérailles de l’empereur Horikawa (1079-1107)42. Accompagnant l’agonie, les moines restaient présents jusqu’à la fin des 49 jours qui marquaient le deuil le plus sévère : Puis il manda celui-ci ou celui-là d’entre les moines qui ne s’étaient pas retirés, décidés qu’ils étaient à demeurer céans confinés pour toute la durée du deuil, et il fit procéder aux rites de rigueur. 御忌に篭りさぶらふべき心ざしありて、まかでぬ僧、その人、かの人など召し て、さるべき事ども、この君ぞ行ひ給ふ。43

38 Cette réclusion du chūin 中陰 ou chūu 中有 (sanscrit : antarâ-bhava), durée des premiers services bouddhiques qui suivent la mort, est notée dans le roman dès le chapitre Aoi : Les services funèbres étaient achevés, mais jusqu’au quarante-neuvième jour il se tint confiné. 御法事などすぎぬれど、正日までは、猶、籠りおはす。44 On la retrouve au chapitre suivant, Sakaki (L’arbre sacré) : Les Épouses Impériales et Dames de la Chambre qui, jusqu’au quarante-neuvième jour, étaient toutes restées ensemble au palais de l’Empereur retiré, ce délai écoulé se dispersèrent. 御四十七日までは、女御・御息所たち、みな院に集ひ給へりつるを、すぎぬれ ば、ちりぢりに、まかで給ふ。45

39 Cette réclusion, appelée le plus souvent Nana nanuka, les « sept-sept jours », était un moment d’intense activité rituelle qui n’est jamais mentionnée quand tout se déroule normalement. C’était l’affaire des moines. Mais il fallait pourtant un minimum de préparatif de la part de la famille en deuil, ce qui est au-dessus des forces du Ministre dans Kashiwagi : Le Ministre, père du défunt, et la dame sa mère, abîmés dans la douleur et les larmes qui n’avaient de cesse, ne comptaient les jours qui coulaient, pareillement mornes. Les habits religieux pour les offices, les costumes pour les aumônes et mille autres dispositions indispensables, c’étaient les seigneurs frères et les dames sœurs qui s’en acquittaient.

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L’ordonnance des Écritures ou des images de bouddhas fut l’affaire du sire Grand Référendaire de la Droite (sic). Quand on attira l’attention du Ministre sur les Lectures qui devaient se tenir de sept jours en sept jours : - Ne m’en parlez plus ! Dans l’extrême désordre de mon esprit, ce ne serait qu’un obstacle de plus sur la voie de mon salut, dit-il d’un air égaré comme si la vie s’en était retirée. ちちおとど、母北の方は、涙のいとまなく、おぼし沈みて、はかなく過ぐる日 かずをも、知り給はず、御わざの法服・御装束、なにくれのいそぎをも、君だ ち・御方々、とりどりなん、せさせ給ひける。経・仏のおきてなども、左大辨 の君、せさせ給ふ。七日七日の御経などを、人の、きこえ驚かすにも、 我に、な聞かせそ。かく、いみじと思ひ惑ふ。中々、道さまたげにもこそ とて、亡きやうに、おぼし惚れたり。46 Quand le rite est cité de nouveau dans Agemaki, il apparaît dans sa monotonie apaisante : Les jours s’écoulaient, vides et mornes. De sept jours en sept jours, il faisait célébrer les rites avec la plus grande ferveur, sans rien négliger qui pût contribuer au salut de la défunte, mais les couleurs de ses vêtements étaient inchangées, car il est des règles strictes en la matière ; quand toutefois il aperçut les femmes qui avaient partagés l’intimité de la Princesse F0 F0 5B Ōkimi 5D , dans leurs noirs vêtements de deuil […]. はかなくて、日頃は過ぎゆく。七日七日のことども、いと、尊くせさせ給ひつ つ、おろかならず孝じ給へど、限りあれば、御衣の色の変わらぬを、かの、御 かたの、心寄せ分きたりし人々の、いと、黒く着かへたるを、ほの見給うて (後略) 。47

40 Si les rites bouddhiques sont bien notés, par contre la signification religieuse de ces quarante-neuf jours n’est guère évoquée. Il n’est pas question des différentes voies de renaissance, tout juste des voies obscures, kuraki michi. D’une façon générale, la doctrine bouddhique n’est que rarement évoquée directement.

41 Toutefois le livre Minori, la Loi (du bouddha), fait exception. Il est entièrement consacré à la mort de Murasaki no ue. Celle-ci, malade, voulait se retirer du monde pour acquérir les mérites nécessaires à une bonne vie future, nochi no yo no tame ni 後の世のために48. Le Genji, lui, n’est pas encore prêt à la laisser partir. Certes, ils se sont promis de partager le même lotus dans la Terre pure, onaji hachisu no za wo wakemu おなじ蓮の座 を分けむ49. Mais c’est là une vision du bouddhisme qui, bien que très répandue, n’en demeure pas moins fort mondaine. Ce n’est qu’au dernier instant, quand il n’y a plus d’espoir, qu’il se résout à faire raser la tête de Murasaki no ue : Car si j’ai le sentiment que tout est perdu en ce monde-ci, il me faut désormais espérer à tout le moins que les bouddhas exauceront mes prières sur les sombres voies de l’au-delà. Faites en sorte que l’on fasse tomber sa chevelure ! Il sera bien resté un moine qui le puisse faire... この世には、むなしき心地するを、仏の御しるし、今は、かの、暗き道のとぶ らひにだに、頼み申すべきを。頭おろすべきよし、ものし給へ。さるべき僧、 たれかとまりたる。50

42 Presque trop logiquement Yūgiri, fils du Genji, fait remarquer qu’il est trop tard, puisqu’elle est morte. Le passage donne l’impression qu’il va au-devant du désir du Genji de préserver l’image de la défunte et de sa magnifique chevelure. Dans ce même livre où les rites bouddhiques se succèdent, nenbutsu, lecture du Sutra du Lotus, un seul laïc prononce l’invocation au bouddha Amida. C’est Yūgiri. Mais c’est pour cacher son trouble.

43 L’auteur du roman vécut à l’époque du grand développement des croyances envers Amida dans la haute aristocratie. Celles-ci imprègnent les conduites et les cérémonies qui entourent la mort. Et, pourtant on ne ressent pas, même dans Minori, une foi

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ardente. Si les héros souhaitent renaître dans la Terre pure de félicité, c’est à la fin de leur vie et dans l’espoir d’y retrouver les êtres qu’ils ont aimés.

44 Les rites servent tout autant au salut des âmes qu’à la compensation de la peine des proches du défunt, mais ceci est une des constantes des rites funéraires.

45 Dans le roman, l’emphase est plutôt mise sur la perception psychologique et sociale des rites, sur la réclusion, le komori, qui suit la mort d’un proche. Les survivants se trouvent pour un temps du côté du défunt. La douleur de la perte l’emporte sur une autre réalité, celle de la mise à l’écart par le reste de la société. La souillure de la mort n’était pas un vain mot à l’époque de Heian. La découverte du cadavre d’un chien pouvait paralyser la cour51. Les notes journalières des hauts fonctionnaires, comme celle de Michinaga, discutent minutieusement des problèmes de souillure et donc d’interdits soulevés par les décès. Mais, dans le roman, cette question n’est guère développée. Dans le livre Kagerō, elle apparaît presque comme une simple contrainte sociale : Quand sera écoulée la période de souillure (kegarai) pendant laquelle nous serons astreintes au deuil strict (imi), revenez me voir, je vous en prie. この穢らひなど、人の忌み侍る程過ぐして、いま一度、たち寄り給へ。52

46 Le livre Yūgao joue plus subtilement de la souillure. Confronté à une mort qu’il doit tenir cachée, le Genji invoque une souillure contractée par une rencontre imprévue (la vue du cadavre d’un animal pouvait faire l’affaire) pour garder secret le deuil qui le bouleverse. De sorte que, considérant qu’en cette période de fête ma présence serait néfaste, je me suis abstenu de paraître à la Cour. […] - De quelle sorte peut bien avoir été la fatale rencontre que vous avez faite ? […] - Que vous importent les détails ? Contentez-vous de rapporter à sa Majesté que j’ai été à l’improviste exposé à une souillure. Et que j’en suis fort contrarié ! 神事なるころ、いと不便なることと、思う給へかしこまりて、え参らぬなり (中略) いかなる行触に、かからせ給ふぞや。(中略) かく、こまかにはあらで、ただ、おぼえぬけがらひに触れたる由を、奉し給 へ。いとこそ、たいだいしく侍れ。53

47 Le plus souvent dans le roman, la mise à l’écart rituelle est transfigurée, transcendée par les sentiments individuels. La douleur de la séparation semble faire oublier la souillure contractée par la proximité d’avec un défunt.

Le deuil

48 Le monde de la cour était régi par une étiquette où les règles de deuil étaient inscrites dans les Codes eux-mêmes54. Les vêtements de deuil devenaient la marque infaillible de l’état des personnes. Dans le chapitre Sakaki, les vêtements désignent directement l’état de la Saiin, la princesse consacrée de Kamo : La Princesse de Kamo avait résigné ses fonctions en raison du deuil. 齋院は、御服にて、おり居給ひにしかば55

49 Une traduction mot à mot donnerait : la Saiin s’était retirée à cause de ses vêtements. Que le deuil soit marqué par des signes extérieurs n’a rien de spécifique au Japon. Ce qui est à noter, c’est que, dans la citation précédente, le mot deuil n’apparaît même pas, mais à la place un euphémisme, fuku, le vêtement, celui qui marque le deuil.

50 Vêtements et périodes de deuil rythmaient la vie de la cour et pouvaient contrarier les projets. Dans Fujibakama (Les asters) :

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Sur ces entrefaites, la demoiselle quitta ses habits de deuil. -- Le mois qui vient sera néfaste encore pour son entrée au Palais. Ce ne sera donc qu’à la dixième lune ! avait déclaré le Grand Ministre, ce que l’Empereur avait appris avec dépit. かくて、御服など脱ぎ給ひて、 月たたば、なほ、参り給はむこと、忌あるべし。十月ばかりに と、おぼしの給ふを、うちにも、心もとなく聞しめし、56

51 Mais, d’une manière générale, les vêtements de deuil comme la réclusion ne semblent pas subis par les personnages du roman. Les vêtements aux couleurs inchangées du livre Agemaki cité précédemment sont eux aussi transposés dans les registres soit sentimental, soit esthétique.

52 Dans Aoi : Le fait de porter des vêtements gris lui inspira même, comme dans un rêve, la pensée que s’il était mort, lui, le premier, elle à présent porterait une robe de couleur sombre : Sans profondeur est selon l’usage la teinte de mes vêtements mais de ma manche les larmes font un abîme sans fond にばめる御衣たてまつれるも、夢の心地して、われさきだたましかば、ふかく ぞ、染め給はましと思すさへ、 かぎりあれば、薄墨衣あさけれど涙ぞ袖をふちとなしける57 Dans Kagerō : Or il se trouvait que le Prince directeur aux Rites venait de mourir, si bien que, portant précisément le deuil de cet oncle, il était vêtu de gris, tenue qui convenait parfaitement au sentiment qui habitait son cœur. その頃、式部卿の宮と聞ゆるも、亡せ給ひにければ、御叔父の服にて、薄鈍な るも、心の中に、あはれに、おもひよそへられて、つきづきしく見ゆ。58

53 Le deuil protocolaire pour l’oncle vient à point nommé pour exprimer la douleur de la perte d’Ukifune dont le héros ne peut socialement pas porter le deuil.

54 Le livre Sakaki, montre des vêtements de deuil encore plus grossiers, ceux que devaient porter les fils au début du deuil de leur père conformément au rituel chinois. Mais ce n’est pas leur caractère funèbre qui est mis en avant, mais plutôt le contraste qu’ils permettent ; même vêtu d’un sac de pommes de terre, le Genji resterait rayonnant de beauté : Encore qu’il eût à cela ses raisons, il suscita ce faisant l’admiration de tous. Même les vêtements grossiers de fibre de glycine59 lui seyaient à merveille et lui donnaient un air touchant. ことわりながら、いとあはれに、世の人も、見たてまつる。藤の御衣に、やつ れ給へるにつけても、限りなく清らに、心苦しげなり。60 Ce sont encore les vêtements qui servent de marqueur au début du livre Otome (La jouvencelle) : Une nouvelle année commençait, et comme le deuil de l’impératrice avait pris fin, les couleurs reparurent […] 年かはりて、宮の御はても過ぎぬれば、世の中、色あらたまりて(後略) 。61

Maîtrise des rites

55 Ce ne sont pas seulement les vêtements qui marquent le deuil, mais aussi ce vecteur essentiel de la vie sociale de la cour, le papier. Dans Aoi : Il avisa, attachée à un rameau de chrysanthème sur le point de fleurir, une lettre sur papier bleuâtre (koki aonibi) qu’un messager avait laissé là.

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菊の気色ばめる枝に、濃き青鈍の紙なる文つけて、さしおきて、いにけり。62

56 La réponse est donnée après hésitation sur un papier de pourpre grisâtre. Le choix de la couleur du papier exprime aussi bien la délicatesse des sentiments que la profonde connaissance des codes sociaux.

57 Au premier abord, on pourrait penser que l’essentiel dans ce monde de la cour était de se conformer aux usages. Ce fut probablement le cas pour beaucoup de nobles de l’époque de Heian. Mais dans aucune société les rites ou les usages n’ont pu masquer complètement les sentiments, particulièrement la douleur de la séparation. Le Genji monogatari expose les différentes manières dont les rites funéraires pouvaient être vécus. Bien sûr, ils étaient réglés par la coutume bouddhique et du ressort des moines. Encore faut-il savoir bien se tenir pendant ces rites : Lors des offices (miwaza) successifs, il se distingua d’entre tous les enfants du défunt ; encore qu’il eût à cela ses raisons, il suscita ce faisant l’admiration de tous. 後々の御わざなど、孝じ、仕うまつり給ふさまも、そこらの御子たちの御中 に、すぐれ給へるを、ことわりながら、いとあはれに、世の人も、見たてまつ る。63

58 À l’évidence, l’admiration reçue n’est pas simplement de l’ordre de la performance d’un acteur. Le Genji est en parfaite adéquation avec les rites. Leur accomplissement minutieux offre une sorte de soulagement de l’ordre restauré au milieu du désordre absolu qu’est la mort. C’est ce qui ressort de Miwotsukushi : Mais comme il veillait avec un soin tout particulier à faire accomplir les rites funèbres, les gens de la princesse s’en félicitaient entre eux. 御わざなどの御事をも、とりわきてせさせ給へば、ありがたき御心を、宮人も 喜びあへり。64 ou encore d’Usugumo (Ce mince nuage) : Il veilla à faire célébrer les offices funèbres (nochi no miwaza) avec plus d’exactitude même que les fils et petits-fils du défunt. のちの御わざなどにも、御子ども・孫に過ぎてなん、こまやかに、とぶらひあ つかひ給ひける。65

59 Murasaki Shikibu suggère admirablement que le cadre imposé par les rites au déferlement des émotions est accepté et probablement souhaité par les acteurs : Et puisque à toute chose il est un terme, il fallut disposer du corps selon le cérémonial d’usage (rei no sahō) […] 限りあれば、例の作法にをさめたてまつるを(後略) 。66

60 Finalement, le rite a joué son rôle et, pour un temps, la mort est apprivoisée : Quand s’acheva le temps des cérémonies, le calme retomba et l’Empereur, le cœur serré resta songeur. 御わざなども過ぎて、ことどもしずまりて、御かど、物心ぼそく思したり。67

NOTES

1. Nagao Seio 長尾誠夫, Genji monogatari hitogoroshi emaki 源氏物語人殺し絵巻, Bungei shunjūsha, 1986, traduit en français par Karine Chesneau sous le titre Meurtres à la cour du Prince Genji, Éditions Philippe Picquier, 1994.

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2. Les traductions des extraits du Genji monogatari utilisées dans cet article sont celles de René Sieffert. Cf. Murasaki Shikibu, traduit par René Sieffert, Le Dit du Genji, P.O.F., 1988, 2 tomes, p. 632 et p. 679, référencées désormais en RS suivi du tome et de la page. Ici RS I, p. 80. Mieko Macé m’a été d’une aide précieuse dans la recherche des citations. 3. Toutes les citations japonaises du Genji monogatari sont extraites de l’édition Nihon koten bungaku taikei (ci-après NKBT), Genji monogatari, Yamagishi Tokuhei (éd.), Iwanami shoten, 1969, 5 tomes, référencées désormais en GM suivi du tome et de la page. Ici GM I, p. 154. 4. Sur ce point, voir ici même l’article de Takada Hirohiko. 5. Minori, GM IV, p. 184, RS II, p. 240. 6. Les traductions des titres des livres sont celles de René Sieffert. 7. Le Midō kanpakuki 後堂関白記 (998-1021) de Fujiwara no Michizane (966-1027), le Gonki 權記 (991-1011), de Fujiwara no Yukinari (972-1027), le Shōyūki 小右記 (982-1032), de Fujiwara no Sanesuke (957-1032). Pour une première approche des funérailles dans l’aristocratie à l’époque de Heian, voir le premier chapitre de la deuxième partie de Shintani Takanori 新谷尚紀, Nihon no sōgi 日本の葬儀, Kinokuniya shoten, 1992, pp. 167-187. 8. Comme, par exemple, bien que plus tardifs (supplément daté de l’an 3 l’ère Kenpō, 1215), le Kichiji shidai 吉事次第 (Le déroulement des événements fastes) ou le Kichiji ryakugi 吉事略儀 (Abrégé des cérémonies des événements fastes), insérés dans le vol. 18 du Gunsho ruijū 群書類従, Keizai zasshisha, 1902, pp. 783-806. 9. GM I, p. 32, RS I, p. 6. 10. GM I, p. 161, RS I, p. 83. 11. GM I, p. 340, RS I, p. 192. 12. GM II, p. 16, RS I, p. 250. Le poème 852 des élégies du Kokinshū renferme une image très proche en jouant sur les fumées de Shiogama jadis si bien analysées par Bernard Frank dans son étude sur le Kawara no in (« Les descriptions poétiques du Kawara no in contenues dans le Honchō monzui », Annuaire de l’École pratique des Hautes Études, IVe section, Année 1978-1979, 1979. 13. Il s’agit d’un ancien gouverneur de province d’Akashi, entré en religion, qui accueillit le Genji en exil. Il parle ici de sa petite-fille, dont le père est le Genji, et qui deviendra impératrice. 14. GM II, p. 198, RS I, p. 368. 15. GM, IV, p. 13, RS II, p. 140. 16. GM, IV, p. 16-17, RS II, p. 142. 17. GM IV, p. 463, RS II, p. 414. 18. Manyōshū, livre III, poème 428, trad. F. Macé, La Mort et les funérailles dans le Japon archaïque, P.O.F., 1986, p. 388 ; trad. René Sieffert, Man.yōshū, tome 1, P.O.F/UNESCO, 1997, p. 349 : Au mont Hatsusé / Clos de toutes parts / entre deux montagnes / ce nuage s’attarde / serait-ce m’amie encore. 19. Trad. René Sieffert, op. cit., tome III, 2001, p. 147, qui note le rapprochement avec le Genji : le livre Ce mince nuage. On peut encore citer le poème 3958 d’Ōtomo no Yakamochi, trad. René Sieffert, op. cit., tome V, 2002, p. 163. 20. Par exemple, le poème 831 : « qu’au moins la fumée ne cesse de s’élever sur le mont de Fukakusa », ou encore le poème 857 où l’auteur demande que l’on regarde les brumes de la montagne en pensant à lui, si toutefois on ne l’a pas oublié. Voir Saeki Umetomo (éd.), Kokin wakashū, NKBT, 1969, pp. 266, 273. 21. Les Codes interdisaient d’inhumer dans la capitale. Cette interdiction d’inhumer fut étendue aux régions proches : à l’ouest de Fukakusa en 11, 8 (792), la même année, le premier mois, près des maisons dans le district d’Atagi. 22. Eiga monogatari, tome I, Matsumura Hiroji, Yamanaka Yutaka (éd.), NKBT, 1977, p. 217. 23. Ibid. : livre 5, tome I, p. 179, livre 16, tome II, p. 39, livre 25, tome II, p. 189-190, livre 27, tome II, p. 243. 24. Shoku Nihon kōki, Shintei zōho kokushi taikei, 1978, p. 102.

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25. GM V, p. 285-286, RS II, p. 590. 26. François Macé, « Les funérailles des souverains japonais », Cahiers d’Extrême-Asie, EFEO, 1988, p. 164. 27. GM IV, p. 186, RS II, p. 241. 28. GM IV, p. 51, note p. 479, RS II, p. 164. 29. Ce passage m’a été rappelé par Estelle Leggeri-Bauer au moment du colloque. 30. GM II, p. 26, RS I, p. 257. 31. Midō kanpakuki, Kankō 2, 10, 19, trad. Francine Hérail, Notes journalières de Fujiwara no Michinaga, Droz, tome 1, 1987, p. 559. La note 2 de la rubrique du 17e jour éclaire le sens de la fondation de cet établissement doté de dix moines du Tendai. 32. Eiga monogatari, volume I, p. 164. Dans le même livre (p. 195), Korechika se rend aussi sur la tombe de sa mère, tombe d’inhumation au pied d’un cerisier. 33. Ibid. p. 501. 34. La réponse bien connue de Yoshino (786-846) aux vœux de l’empereur ne concerne finalement que la figure impériale : s’il n’y a plus de tombe, c’est-à-dire pour lui, de temple funéraire, sōbyō 宗廟, où donc les sujets pourront-ils prier (Shoku Nihon kōki, p. 102) ? 35. GM I, p. 32, RS I, p. 7. 36. GM I, p. 159, RS I, p. 82. 37. GM V, p. 281, RS II, p. 587. 38. GM IV, p. 354, RS II, p. 347. 39. GM IV, p. 184-186, RS II, pp. 240-241. 40. Ibid. 41. Sur la question du cadavre des jeunes femmes, il faut bien évidemment se référer maintenant à François Lachaud, La Jeune fille et la mort – Misogynie et représentation macabre du corps féminin dans le bouddhisme japonais, Collège de France, Institut des hautes études japonaises, 2006. 42. Koyano Jun.ichi, Sanuki no suke nikki zenhyōshaku, Kazama shobō, 1988, p. 15-180. 43. Minori, GM IV, p. 184, RS II, p. 240. 44. GM I, p. 344, RS I, p. 194. 45. GM I, p. 377, RS I, p. 217. 46. GM IV, p. 41-42, RS II, p. 157. 47. GM IV, p. 464-465, RS II, p. 415. 48. GM IV, p. 173, RS II, p. 233. 49. Ibid. 50. GM IV, p. 183, RS II, p. 240. 51. Yoshie Akio, « Éviter la souillure - Le processus de civilisation dans le Japon ancien », in L’histoire du Japon sous le regard japonais, Annales Histoire, Sciences Sociales, 50e année - n° 2, mars- avril 1995, Armand Colin, pp. 283-306. 52. GM V, p. 281, RS II, p. 587. 53. GM I, p. 156, RS I, p. 81. 54. Sōsōryō 喪葬令, in Ritsuryō 律令, Inoue Mitsusada et al. (éd.), Iwanami shoten, Nihon shisō taikei, 1976, p. 434, articles 2 et 3. 55. GM I, p. 381, RS I, p. 219. 56. GM III, p. 108, RS I, p. 568. 57. GM I, p. 341, RS I, p. 192. 58. GM V, p. 290, RS II, p. 593. 59. Plus que de glycine proprement dite, il s’agit de marante, kuzu. L’image est reprise dans le livre Yūgiri : En robe de glycine / mouillée de rosée d’automne/ habitants des monts/ au brame du daim avons / mêlé nos propres sanglots. 藤ごろも露けき秋の山人は鹿の鳴く音にねをぞ添へつる GM. IV, p. 139, RS II, p. 213.

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60. GM I, p. 377, R S I, p. 216. 61. GM II, p. 273, RS I, p. 413. 62. GM I, p. 342, RS I, p. 193. 63. Sakaki, GM I, p. 377, RS I, p. 216. 64. GM II, p. 129, RS I, p. 326. 65. GM II, p. 227, RS I, p. 387. 66. Kiritsubo GM I, p. 32, RS I, p. 6. 67. Usugumo GM II, p. 231, RS I, p. 389.

RÉSUMÉS

La lumineuse beauté du Genji renferme également une part d’ombre. Près de la moitié des livres contiennent des passages relatifs à la mort, jusqu’à une attitude équivoque : l’attirance envers le cadavre de l’être aimé.

The luminescent beauty of the Genji also has a dark side. Nearly half of the work contains passages dealing with death, sometimes surprisingly, such as the attraction to the dead body.

INDEX

キーワード : kasō 火葬, mo 喪, shi 死, Genji monogatari 源氏物語, Murasaki Shikibu 紫式部 (v. 973-v. 1014 ou 1025), maisō 埋葬, sōshiki 葬式, Heian jidai 平安時代 (794-1185), jinruigaku 人類 学, shūkyōgaku 宗教学 Keywords : Bereavement, Burial, Cremation, Death, Funeral Rites and Ceremonies, Genji monogatari, Tale of Genji Mots-clés : crémation, deuil, Dit du Genji, Genji monogatari, mort, rites et cérémonies funéraires, sépulture Thèmes : anthropologie, sciences des religions Index chronologique : Heian

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Remarques sur une scène bouddhique du Roman du Genji Some Remarks on a Buddhist scene in

Jean-Noël Robert

1 Qu’un ignorant comme je le suis des choses de la littérature japonaise ose intervenir dans un colloque sur le Roman du Genji appelle quelques mots d’explication, sinon d’excuse. Comme l’écrit Kūkai au début de sa Convergence des trois doctrines, « mu par le sentiment, l’homme ne peut qu’en emplir son pinceau », et mon sentiment, à l’occasion d’une lecture cursive du Roman du Genji dans le texte de la collection Iwanami bunko que l’on doit au grand Yamagishi Tokuhei, fut l’étonnement de découvrir disséminées et enchâssées dans le texte des allusions bouddhiques si nombreuses et si discrètes que l’on ne peut qu’être amené à penser que le bouddhisme est bel et bien une dimension dont il est indispensable de tenir compte dans l’exégèse de cette œuvre.

2 Je vais donc tenter de montrer ici, à partir d’un exemple précis, qui n’a pas encore, semble-t-il, été expliqué à cette lumière, que la prise en compte des textes bouddhiques apporte une intelligence plus fine de certains épisodes significatifs1.

3 Nous considérerons le chapitre v, Waka-murasaki, ou « Jeune Grémil2 », pour la raison que toute la première partie de ce chapitre abonde en allusions au bouddhisme et à ses textes et que de nombreuses expressions résonnent avec des choses plus familières à qui étudie le bouddhisme. La scène d’ensemble de ce chapitre, s’il faut le résumer, est une « montagne du nord » (kitayama) impossible à situer davantage aux environs de la capitale, où l’on conseille au prince Genji de se rendre, afin de se faire guérir sa « fièvre maligne » (warawa-yami) grâce aux conjurations d’un « pratiquant » (okonaibito) à la réputation de grande efficacité. Le saint homme (hijiri) ayant fait valoir qu’à cause de son grand âge, il ne sortait plus guère de son ermitage (muro) situé loin du monde (yaya fukau iru tokoro narikeri), c’est donc au Prince d’aller à la montagne, ce qu’il fait accompagné de quatre ou cinq intimes (mutsumashiki yotari-itsutari). Nous sommes à la fin du Troisième mois et, si la saison des fleurs est passée à la capitale, les cerisiers de montagne sont en pleine floraison. Le paysage perdu dans les brumes (kasumi) semble fort impressionner le Prince, qui vit d’ordinaire dans un milieu étriqué (tokoroseki onmi

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nite, medurashū obosarekeri). L’ermitage, appelé ici tera, est tout aussi frappant (ito aware nari) pour les visiteurs : le saint homme demeure sur un pic élevé (mine takaku), dans un endroit enchâssé en la roche même (fukaki iwa no naka ni zo). Malgré l’aspect bien piteux de ses vêtements d’excursion (ito itau yatsure-tamaedo), l’ermite reconnaît un illustre visiteur et s’étonne de le voir s’adresser à lui qui, ne songeant plus guère aux choses de ce monde, avait oublié les pratiques magiques (ima ha kono yo no koto wo omoi-tamaeneba, gengata no okonai mo sute-wasurete haberu wo ikade kau owasimasituramu). Il va malgré tout accomplir les rites de guérison.

4 Cependant, de l’ermitage haut perché s’aperçoivent de ci, de là, des demeures monacales (sōbō) et le Prince, qui était sorti pendant les préparatifs du rite, s’interroge sur l’occupant d’un « ensemble de bâtiments bien entretenus, reliés par des passages couverts et entourés de bosquets disposés avec un goût très sûr3 » que l’on aperçoit en contrebas. On lui répond que ce sont les quartiers d’un préfet monacal (sōzu) qui s’y est retiré depuis deux ans. Des jeunes filles s’affairant dans le jardin attirent l’attention du Genji, qui descend les épier. C’est ainsi que commence l’épisode de sa rencontre avec Waka-murasaki.

5 Je n’irai pas plus loin dans le résumé du chapitre et me contenterai de mentionner les claires allusions à des notions bouddhiques faites en des termes suffisamment précis parsemés surtout dans la première partie. Il convient d’abord de relever l’atmosphère un peu irréelle dans laquelle baigne la scène initiale : la brume, les hauteurs du pic, la roche où est encastrée l’ermitage, et le curieux effet de perspective : c’est de ce site hors du monde que la vue plonge sur un temple où vit un moine en confinement entouré de sa parentèle ; on a trois niveaux du monde : la capitale d’où vient le Prince, qui représente la dimension mondaine, le niveau éthéré de l’ermitage auquel il passe directement, et le niveau moyen, mais quand même religieux, qui va l’attirer par ses tentations féminines, sur lesquelles l’auteur insiste avec quelque ironie : Tiens, là-bas des femmes ! ou encore la question du Prince : Au fait, et la fille ? Et c’est en ce niveau moyen, où il redescend à partir du niveau supérieur, que va s’esquisser une scène de marivaudage sur un arrière-plan bouddhique qui sert de repoussoir.

6 Tout à fait caractéristique est la sentence moqueuse inspirée des écritures que récite le Genji, passant la nuit dans les quartiers du préfet monacal, lorsqu’il entend une dame de compagnie tâtonner dans l’obscurité dans une pièce voisine : hotoke no on-shirube wa kuraki ni irite mo sara ni tagaumajikanaru mono wo « Qui a pour guide l’Éveillé, même lorsqu’il aura pénétré dans les ténèbres, ne saura certes s’égarer ». On ne peut bien sûr manquer d’évoquer le célèbre poème de la grande rivale de Murasaki Shikibu, : kuraki yori / kuraki michi ni zo / irinu beki / haruka ni terase / yama no ha no tsuki, ainsi traduit par Bernard Frank4 : « À partir de l’obscur, en un chemin plus obscur encore, il me faut maintenant m’engager. Veille de loin sur moi, Lune de la cime des montagnes. »

7 S’il m’est permis d’insérer ici une brève digression, il est symptomatique du peu de cas que faisaient (j’espère que la phrase est désormais à mettre au passé) du bouddhisme les spécialistes de la littérature japonaise que Yamagishi Tokuhei, dans ses notes du NKBT 5 renvoie à un endroit erroné du Sūtra du Lotus le fameux passage 從冥入於冥 永不 聞佛名 « Ils s’enfoncent d’obscurité en obscurité sans jamais entendre le nom de l’Éveillé6. » Il ne s’agit pas du chapitre II sur les « Expédients salvifiques », mais bel et bien du chapitre VII sur la « Ville fantasmagorique ». Toujours est-il qu’on ne peut manquer de relever la coïncidence : que deux femmes de lettres contemporaines qui ne

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sont pas particulièrement connues pour leur érudition bouddhique fassent allusion au même verset du Lotus en dit long sur l’imprégnation de la culture « lotusienne », pour reprendre l’adjectif forgé par Bernard Frank, dans la mentalité de l’époque.

8 Mais il y a, avant cette pseudo-citation, une allusion qui me semble assez claire au Sūtra du Lotus et dont la portée est plus profonde : il nous est dit que l’ancien gouverneur de la Province d’Akashi, bien que retiré du monde, nourrissait de grands desseins pour sa fille7 ; il répétait souvent que, s’il venait à mourir et que celle-ci ne puisse réaliser ces projets ambitieux, que son destin ne soit point celui qu’il avait conçu (moshi ware ni okurete sono kokorozashi togezu, kono omoi-okitsuru sukuse tagawaba), alors, « qu’elle se jette à la mer » (umi ni irine) ! Et l’assistance de s’esclaffer en élaborant sur ces paroles l’image qui vient aussitôt à l’esprit des gens de l’époque : « Voilà donc une fillette de grand prix, appelée qu’elle est à devenir l’épouse du roi Dragon des mers ! » (kairyūō no kisaki ni naru beki, itsuki-musume nanari). Le mot plaît tant au Prince qu’il le reprend quelques lignes plus bas (je me risque à une traduction presque littérale afin de repérer plus facilement tout à l’heure les reprises de vocabulaire) : « Quelle est donc son intention, pour être entré si profondément en ces pensées de fond de mer ? Les algues des fonds/ les regards des gens rendront les choses difficiles. » (nani-gokoro arite umi no soko made fukau omoi-iruran ? soko no mirume mo mono-mutsukashū).

9 Ici encore, Yamagishi Tokuhei, s’il comprend naturellement l’allusion bouddhique et parodique de ces échanges, se contente de renvoyer à un sūtra dont le titre même lui semble suffisant pour justifier l’identification. Il s’agit du Sūtra du Roi-Dragon des mers, Kairyūō-gyō (tome XV no 598) : il est certain que l’expression Roi-Dragon des Mers se retrouve non seulement dans le titre mais à plusieurs reprises dans le texte même de ce sūtra, qui était souvent récité à Nara au cours des cérémonies destinées à faire tomber la pluie. Il est vrai aussi que le composé ryūgo ou ryū no kisaki, comme le donne ici le texte du roman, se trouve dans ce même sūtra. Il est tout aussi vrai enfin – et pour mon plus grand dam, me permettrai-je d’ajouter – que ni l’une ni l’autre de ces expressions ne se retrouve telle quelle dans le Sūtra du Lotus. Et cependant il m’est impossible, à la lecture de ces lignes, de penser que ce n’était pas plutôt ce dernier sūtra qu’avait en tête l’auteur lorsqu’elle laissait ses personnages jouer avec cette image.

10 Tout le monde connaît en effet la fameuse scène du chapitre XII, « Don des Dieux » (Daibadatta-hon) du Lotus, où le bodhisattva Mañjuçrî fait l’éloge de la fille du roi des Dragons, ryūōnyo, en concluant qu’elle est capable de réaliser l’Éveil. Deux éminents assistants de l’assemblée, le bodhisattva Amas de Sagesse (Chishaku bosatsu) et le grand et sévère disciple Çâriputra émettent des doutes, d’autant plus qu’il est question que cet Éveil soit réalisé en un instant. Apparaît alors, venue du fond des mers, l’intéressée elle-même, qui va manifester devant tous sa réalisation immédiate de l’Éveil sublime.

11 Il y a un indice textuel qui attire de prime abord l’attention : en décrivant au Bouddha la fille du roi-dragon, Mañjuçrî énumère ses pratiques de surdouée de la Voie bouddhique et déclare, entre autres, qu’« entrée profondément en concentration, elle a eu accès aux enseignements »8, le premier vers, lu en japonais fukaku zenjō ni irite, rappelle étrangement le mot d’esprit du Prince fukau omoi-iruran, avec le simple remplacement de zenjō « méditation-concentration », par un terme plus ordinaire mais qui exprime aussi le processus mental, omou. Le passage en sino-japonais du Sūtra tel que je viens de le citer est pratiquement compréhensible à la seule audition et ce n’est pas faire preuve, me semble-t-il, d’érudition particulière que de le connaître, si l’on

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tient compte de la popularité probable de l’épisode auprès des dames de la cour, qui voyaient une consœur damer le pion au plus savant disciple de Çâkyamuni.

12 Il se trouve même, d’après moi, un élément qui permet de relier Waka-murasaki à cet épisode lotusien : c’est que la petite dragonne vient d’avoir huit ans 年始八歳 toshi hajimete hassai ; or l’auteur du Genji nous précise que la jeune héroïne du chapitre « a tout juste dix ans » (tō bakari ni ya aramu). Outre que les reines-dragon du Kairyūō-gyō ne sont aucunement individualisées et qu’on les compte par millions, on ne peut guère se les imaginer comme des fillettes ; si les compagnons du Genji ont parlé de kisaki, c’est en imaginant son avenir en tant que dragon, mais pour ce qui est de la « tranche d’âge » immédiate, c’est bien sûr plutôt de ce personnage célèbre du Lotus qu’il convient de rapprocher la toute jeune Waka-murasaki. Si ce recoupement est permis, ce chapitre, où apparaissent pour la première fois les deux principaux personnages féminins du roman, dame Murasaki et dame Akashi, les présente d’emblée reliées par un lien « lotusien »9.

13 Voyons à présent une autre allusion qui renvoie très probablement aussi au Sūtra du Lotus ; il s’agit cette fois de l’échange de poèmes qui a lieu plus tard entre le Prince, le Préfet monacal et l’ermite. Si extraordinaire est la prestance du Genji, ce météore de l’urbanité qui vient illuminer la montagne des anachorètes, que les deux religieux, retirés à des degrés divers du monde ont perçu sa venue comme une épiphanie qui va remuer sous leur pinceau l’imagerie religieuse. Après le poème du Prince, c’est au Préfet monacal de donner sa contribution et, reprenant le thème des fleurs de cerisier évoqué par le premier, il passe à un autre végétal : udonge no / hana machi-etaru / kokochi shite / mi-yama-zakura ni / me koso utsurane « Avec l’impression d’avoir enfin rencontré la fleur d’udumbara, poserais-je encore mes regards sur les fleurs de cerisier ? » On sait que cette fleur, udonge ou udonbara en sino-japonais, a une existence mythique en Extrême-Orient ; le fondateur du Tendai chinois, Chigi/Zhiyi, explique qu’elle fleurit tous les trois mille ans et signale la venue d’un empereur du monde. En réalité, comme le rappelle Yamagishi Tokuhei dans une note complémentaire (186, p. 432), il s’agit d’un arbre réel, le Ficus glomerata, une sorte de figuier, arbre qui, comme le rappellent les caractères chinois qui forment son nom, 無花果, donne des fruits mais n’a pas de fleurs visibles. Le même érudit donne comme principales sources scripturaires, entre autres, le Sūtra de l’éclat doré 金光明經 et le Sūtra du Lotus. Si la graphie du Lotus est plutôt 優曇 花 que 優曇華, la différence ne paraît pas pertinente ici, puisque, sans craindre la redondance, le Préfet monacal utilise les deux caractères réunis dans la locution udonge no hana. Le Sūtra du Lotus mentionne l’udumbara sous la forme udonge à propos des hommes exceptionnels ; ainsi au chapitre II sur « Les expédients salvifiques » : « Quelqu’un capable d’écouter cette Loi, de telles gens sont difficiles à trouver. Comparés à la fleur du figuier sauvage, qui fait les délices de tous, rare chez les dieux et les hommes, n’apparaissant qu’une fois de temps en temps10… », pour reprendre un peu plus loin : « Et de telles gens sont très rares, plus encore que la fleur du figuier sauvage. » Le fait que ce soient des hommes dont la rareté est comparée à la fleur donne à penser que c’est bien du Lotus que s’inspire ce poème, en transférant au Prince les qualités de l’auditeur du Sūtra.

14 Si on hésite cependant à affirmer sans phrase que l’on a bel et bien affaire dans ce troisième cas à une évocation du Lotus, les deux premiers exemples devraient nous y conduire ; d’autant plus que vient s’ajouter à ces disjecta membra un composant plus englobant de la scène que l’on doit se garder d’oublier : celle-ci est, en fait rythmé par

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la récitation du Sūtra du Lotus telle qu’elle se pratique au cours du rituel dit Concentration (ou samâdhi) du Lotus (hokke-zanmai), pratique de repentance se déroulant dans la salle de ce nom, ainsi que le dit le roman : hokke-sanmai okonau dō no senbō no koe yama-oroshi ni tsukite kikoe-kuru. Il n’est pas sûr que ce soit à l’intention du Prince que le rite, qui peut être long et complexe et pour la description duquel nous renverrons à l’ouvrage maintenant classique de notre érudite amie, Mme Kuo Liying11, est ici exécuté ; il se peut qu’il fasse simplement partie des pratiques du Préfet monacal. Il n’empêche malgré tout qu’il constitue comme la musique de fond de cette nuit qui voit le Prince guéri de son mal, mais aux prises avec une nouvelle passion. Ce détail que nous révèle l’auteur sert à mettre en perspective l’ensemble du passage : nous baignons dans le Lotus, même si le Préfet monacal avait auparavant averti Genji qu’il avait à assurer des rites pour le bouddha Amida (Amida-butsu mono shi-tamau dō ni suru koto haberu koro ni namu) ; il en est à présent revenu pour participer à l’échange des trois poèmes.

15 C’est donc au son de ces psalmodies lotusiennes que je voudrais aborder le dernier poème de cet échange et tenter de montrer qu’il y a une allusion à un épisode bien déterminé de ce sūtra, allusion qui n’a pas été, à ma connaissance, remarquée. Après le Préfet monacal, l’ermite adresse ce poème au Genji : okuyama no / matsu no toboso wo / mare ni akete / mada minu hana no / kao wo miru kana « Au fond des montagnes en mon attente, ayant ouvert, occasion rare, la porte de pin, voici que j’aperçois le visage d’une splendeur jamais vue. » Traduction bien pédestre, mais qui tâche de rendre chaque mot. Après les fleurs de cerisiers du Genji et la fleur d’udumbara du Préfet monacal, on peut s’attendre à ce que l’ermite poursuive l’escalade de l’hyperbole ; c’est déjà quelque chose, dira-t-on, que de comparer son visage à une fleur resplendissante, les deux sens du même mot hana, mais il y aurait alors comme une dérobade par comparaison avec le poème précédent, à moins de considérer que l’ermite reprend telle quelle la métaphore du Préfet, ce qui n’est guère satisfaisant. Quelle est en ce cas l’imagerie mise en œuvre par le troisième participant ?

16 Le mot-clef de ce poème, si j’ose dire, est « la porte ». Qui plus est, la porte de pin, matsu, dont il est inutile de souligner ici le double sens avec le verbe « attendre ». Il est peu probable que l’ermite attendît le Genji, mais sa venue est prise, nous l’avons dit, par ces religieux plus ou moins solitaires comme une épiphanie, ainsi que l’a déjà souligné la comparaison avec la fleur d’udumbara, une épiphanie au terme d’une attente. Le lecteur conçoit à la première lecture une image assez simple de l’action suggérée par le poème : l’ermite reclus ouvre sa porte et tombe sur le Prince qui passait par là, d’où surprise et émotion. Mais la porte s’ouvre-t-elle dans le bon sens, c’est-à-dire celui que suggère, justement, le bon sens naïf : de l’intérieur vers l’extérieur, de l’ermitage vers le monde ? Sans préjuger de l’architecture des ermitages de l’époque et en l’absence assez désespérante de portes dans les illustrations du Genji monogatari, on peut penser qu’ils étaient plutôt munis de portes coulissantes, mais on est bien sûr influencé par des constructions bien plus modernes, comme l’ermitage de Bashō, par exemple. Cela ne change rien à la question première : l’ermite ouvre une porte, mais dans quel sens ? Peut-on, après la première impression d’ouverture de l’intérieur vers l’extérieur, imaginer l’inverse : il ouvre une porte de l’extérieur pour regarder à l’intérieur ?

17 Il est dans le Sūtra du Lotus une hiérophanie célèbre entre toutes, source d’une iconographie infinie en Chine comme au Japon : c’est celle de l’Ainsi-Venu Maint- Trésor (Tahō-nyorai ; sct. Prabhūtaratna) qui apparaît dans son stūpa de matières

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précieuses surgi de la terre pour rester suspendu en plein ciel. On se souvient de la scène décrite dans le chapitre XI « La vision de la pagode de matières précieuses12 » (Ken-hōtō-hon) : du stūpa, ou de la pagode, suspendue dans les airs provient une voix louant Çâkyamuni et le Sūtra du Lotus ; il est expliqué à l’assistance stupéfaite qu’un bouddha d’un passé et d’un monde fort lointain, du nom de Maint- Trésor, « du temps où il pratiquait la voie d’être d’Éveil, avait fait un grand serment : “Si, après que j’aurai obtenu l’état d’Éveillé et que je serai passé en Disparition, il se trouve, dans les terres des dix orients, un endroit où se prêche le Livre de la fleur de la Loi, ma pagode, afin d’écouter ce livre canonique, surgira de terre et apparaîtra devant tous pour porter témoignage et l’approuver par les mots : C’est bien ! ” » Il est ajouté un peu plus loin une précision : « S’il se trouve quelqu’un pour prêcher le Livre de la fleur de la Loi, sa pagode surgit à chaque fois devant lui, avec son corps intègre (zenshin : double sens de zen : intact et entier) à l’intérieur, qui l’approuve par les mots : “C’est bien, c’est très bien !” » Le porte-parole de l’assemblée déclare alors au Bouddha : « Vénéré du monde, nous souhaiterions voir le corps de cet Éveillé. » Après une grandiose mise en scène consistant en rien moins que la restructuration de notre monde, le bouddha Çâkyamuni s’élève à son tour dans l’espace et, « de l’index droit (以右指 migi no yubi wo motte), ouvrit la porte de la pagode faite des sept matières précieuses (開七寶塔戸 shippōtō no to wo hiraki-tamau). Il en sortit un grand bruit, comme lorsque l’on ouvre les portes d’une ville (開大城門 daijō no mon wo hiraku) en les déverrouillant, et aussitôt toute l’assemblée aperçut l’Ainsi-Venu Maint-Trésor assis sur un trône léonin dans la pagode précieuse, le corps intègre, non dispersé, comme entré en concentration… » Après quoi Maint-Trésor invite Çâkyamuni à prendre place près de lui dans la pagode, et tout le reste de l’assemblée monte à son tour dans les airs. Cette scène a été bien souvent représentée, et il me suffira de renvoyer aux pages qu’a écrites à ce sujet Bernard Frank13.

18 Lu à la lumière de ce passage, le poème prend alors une autre dimension, franchit un nouveau degré dans l’hyperbole élogieuse : si l’ermite a bien ouvert la porte de son ermitage, c’est en répétant à son niveau le geste que fit autrefois Çâkyamuni pour découvrir le corps splendide de Maint-Trésor enchâssé en sa pagode. Il ouvre la porte de sa cabane, qui devient, inversée, la porte de la pagode. La splendeur du visage, hana, rappelle la « fleur de la Loi », hokke / nori no hana, qui est la raison d’être de l’apparition du stūpa, superposée au visage qui évoque le corps intègre de Maint-Trésor. Dans le Sūtra, l’udumbara, si rare, servait de comparaison pour ceux qui accueillaient dignement le Lotus ; ici, la comparaison porte sur un bouddha. Relevons en passant que le mare ni « rare occasion » du troisième poème reprend l’adjectif keu, « rare », épithète par deux fois de l’udumbara dans le passage du Sūtra mentionné plus haut ; il y a continuité avec le deuxième poème et dépassement. De plus, le fait qu’il était précisé au début du chapitre que l’ermite résidait sur un pic élevé perdu dans les brumes, son logis étant encastré dans la roche, donne un parallèle à l’image de la pagode suspendue dans l’espace (kūchū).

19 Mais nous objectera-t-on, est-il légitime de déchiffrer une allusion aussi précise et profonde derrière une expression somme toute anodine ? N’est-ce pas exagérer injustement la charge bouddhique de ces poèmes et ne nous laisserions-nous pas aller à une lecture arbitraire, ce que les Japonais appelleraient du yomi-komi ? Je pourrais d’abord invoquer, pour défendre mon interprétation, le texte lui-même : l’échange de poèmes se déroule, nous l’avons remarqué, sur fond de Samâdhi du Lotus, hokke-sanmai, et il suffirait de renvoyer au savant ouvrage de Mme Kuo pour rappeler que cette

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pratique, selon les paroles mêmes de Zhiyi, « permet aux adeptes du Grand Véhicule de voir le bodhisattva Samantabhadra, le stūpa dans lequel paraissent les deux buddha, Śâkyamuni et Prabhūtaratna, ainsi que les buddha des dix directions14. » L’apparition de la pagode est bien liée au rituel qu’entendaient les protagonistes dans le lointain, même si l’on peut penser qu’il est terminé lorsque les poèmes sont composés. Le saint reclus jouerait alors effectivement sur les circonstances pour élaborer ses fioritures poétiques.

20 Mais il y a autre chose. Je dois avouer que, dès la première lecture du poème de l’ermite, je l’avais compris tout naturellement comme une allusion à l’ouverture de la pagode céleste et que j’avais été plutôt surpris de voir ce rapprochement passé sous silence par les quelques commentateurs que j’ai consultés. Il se trouvait simplement que, dans les poèmes à thèmes bouddhiques (shakkyōka) que j’avais pu lire, la mention de l’ouverture d’une porte, et précisément avec ce terme toboso qui figure dans le poème de l’ermite, était liée à la scène de la pagode. C’est avant tout le cas de la Centurie du Lotus (Ei-hyakushu waka, Ei-Hokke-hyakushu-waka) de Jien 慈円 (1155-1225), auquel je me suis plus particulièrement intéressé ces dernières années. Le mot toboso apparaît deux fois dans cette « centurie » quelque peu hors norme, puisqu’elle compte en fait cent quarante-quatre poèmes.

21 Tout d’abord, sous la citation scripturaire Ils se rendent au pied des arbres précieux (Lotus, p. 228) tirée du chapitre XI, Jien donne :

木のもとや Au pied des arbres konomoto ya

たからのとぼそ tandis que s’est ouverte takara no toboso

あけがたに la porte précieuse akegata ni

数かぎりなき en nombre infini se voient kazu kagiri naki

光をぞみる les rais de lumière15 hikari wo zo miru

22 La radiance provient des bouddhas venus assister à l’ouverture de la pagode de Maint- Trésor.

23 Le second poème est plus intéressant encore ; placés sous la citation scripturaire Que la pagode de l’Éveillé Maint-Trésor retourne à son état précédent (Lotus, p. 342), nous avons les vers :

おほ空に Le Saint qui ouvrit ō-zora ni

ひらきしやどの les portes du gîte hirakishi/hi[bi]kishi yado no

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戸ぼそをば au vaste ciel toboso wo ba

あけし聖や retentissant akeshi hijiri ya

又もさしけむ les aura-t-il donc refermées ?16 mata mo sashikemu

24 Ce chapitre XXII « La passation » (Zokurui-hon) est sans doute la fin réelle du Sūtra ; la prédication du Bouddha terminée, la terre revient à son état originel et la Pagode rentre sous terre ; le poème reflète l’angoisse discrète de Jien à l’idée de la disparition du message du Lotus. On aura remarqué qu’outre les deux termes « porte » et « ouvrir », le poème mentionne le Saint, hijiri, c’est-à-dire le Bouddha, avec le mot même déjà utilisé pour désigner l’ermite par Murasaki Shikibu. En tant que lecture japonaise du mot shōja (sct. ârya) signifiant le bouddha, le terme hijiri peut s’appliquer aux deux registres ; il est tout à fait possible que l’auteur du Genji monogatari ait joué sur ce double sens, l’image de l’ermite ouvrant sa porte lui inspirant celle du Bouddha ouvrant la pagode.

25 Nous avons vu, ou cru voir, qu’il y a un nombre significatif d’allusions au Sūtra du Lotus dans tout cet épisode, toujours sur le mode ironique et détaché plutôt que sur le ton de la piété. Cela ne suffit pas à transformer dame Murasaki en Louise Michel ; elle s’amuse, certes, à transformer la venue du Prince radieux en une apparition à rebours : c’est le mondain qui se révèle aux religieux en une manifestation du phénoménal, pourrait-on dire, kengon au lieu du kenjitsu de la dogmatique Tendai, car si l’on prend le mot hana dans le sens qu’il a d’ordinaire dans les poème bouddhiques, il signifie aussi bien le Sūtra du Lotus que la pensée éveillée, le Bouddha que la réalité ultime ; mais il n’y a nulle volonté ici de tourner la foi en ridicule. Le Prince lui-même a d’ailleurs un très bref moment conscience de son état peccamineux et aspire à plus haut : « Je voudrais demeurer en cet état » (kauyau naru sumai mo semahoshū) se dit-il auprès du Préfet monacal, après avoir considéré l’horreur de ses péchés (waga tsumi no hodo osoroshū) et la rétribution qu’il peut en attendre dans une autre existence (mashite nochi no yo no imijikaru beki). Mais il reprend très vite le fil de ses préoccupations coutumières.

26 Ainsi, Murasaki Shikibu reprend sur le mode plaisant mais non dérisoire le vocabulaire du bouddhisme. On a vu qu’une contemporaine, Izumi Shikibu, avait fait un poème poignant sur les mêmes ténèbres qui sont évoquées ici par le Prince pour taquiner une suivante. Mais il y a une autre femme de lettres de la même époque qu’il n’est pas inutile de mentionner. Il s’agit d’Akazome Emon 赤染衛門, dont il nous reste le recueil poétique personnel, l’Akazome Emon-shū17. Nous renvoyons à l’article classique de M. Yamada Shōzen sur l’histoire des shakkyōka pour ce qui concerne la naissance de ce genre18 ; il suffira de rappeler que la pratique d’écrire un waka sur chacun des vingt- huit chapitres du Sūtra du Lotus s’est instituée du X e au XIe siècle et que les recueils personnels de Kintō et d’Akazome sont les plus anciens semble-t-il à contenir ces séries de poèmes scripturaires (hōmonka) complètes. Nous ne parlerons pas de Kintō, mais nous regarderons la série lotusienne d’Akazome. Le poème qu’elle donne pour le chapitre XII « Don des Dieux », confirme bien que c’est l’épisode de la petite dragonne qui est pour elle le centre du chapitre :

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わたつみの watatsumi no

みやをいでたる miya wo idetaru

程もなく hodo mo naku

さはりのほかに sawari no hoka ni

なりにけるかな narinikeru kana

Sitôt sortie de son palais du fond des mers, au-delà des obstacles, elle s’est retrouvée

27 Les obstacles en question sont bien sûr les cinq impossibilités de renaissances propres au corps féminin exposés dans le même passage du Sūtra par le pontifiant Çâriputra. On notera que Kintō donne deux poèmes sur ce chapitre, dont un seul concerne la fille du roi-dragon ; c’est l’unique cas de doublon dans sa série, et cela montre sans doute son hésitation à décider de ce qui était le plus important dans ce chapitre, alors que, ainsi que le remarque M. Yamada, les deux poètes ont par ailleurs choisi pratiquement les mêmes versets scripturaires comme base de leurs chants. On s’imagine combien j’eusse voulu rencontrer le mot toboso sous le chapitre XI, mais hélas, on ne trouve « la porte » nulle part dans toute la série de l’Emon-shū.

28 Mais cette absence est amplement compensée si nous nous tournons vers le recueil d’une autre poétesse, la première à avoir consacré toute une collection de waka au bouddhisme ; il s’agit de la princesse impériale Senshi 選子内親王 (964-1035) et de son Recueil sur la production de la pensée d’Éveil, composé en 1012. C’est l’exacte contemporaine de dame Murasaki, de même que son recueil se superpose presque exactement au Roman du Genji. Elle y donne trente poèmes sur chacun des vingt-huit chapitres du Sūtra du Lotus, ainsi que sur les deux « sūtras d’ouverture et de fermeture19 ». Or, l’on y trouve au poème no 35, sous l’en-tête du chapitre « La vision de la pagode de matières précieuses » et la citation scripturaire : « L’Éveillé Çâkyamuni, de l’index droit, ouvrit la porte de la pagode faite des sept matières précieuses. Il en sortit un grand bruit20... », le poème suivant composé par la princesse et prêtresse :

玉の戸を La porte précieuse tama no to wo

ひらきし時に quand je l’eus ouverte hirakishi toki ni

あはずして je ne le rencontrai point awazu shite

明けぬよにしも Me faudra-t-il errer akenu yo ni shi mo

まどふべしやは en cette nuit sans aurore ?21 madou beshi ya wa

29 Nous n’avons pas ici à faire l’exégèse du poème, remarquons simplement que s’y trouve aussi imbriqué le motif de la nuit, que l’on a vu tout à l’heure. Bien que l’on trouve la forme simple to, plutôt que toboso, pour « porte », il est manifeste que le thème de

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l’ouverture de la porte était déjà présent dans les shakkyōka de l’époque de Murasaki Shikibu et que notre interprétation du poème tel qu’il se présente dans le Roman du Genji est cohérente avec l’usage contemporain et postérieur. Soulignons aussi le parallélisme contrasté de tama no to « porte de matière précieuse » de Senshi avec le matsu no toboso « porte de (simple) pin » de dame Murasaki.

30 Je pense avoir ainsi montré qu’une conscience plus claire des références bouddhiques possibles permet une meilleure compréhension de passages apparemment anodins de cette œuvre aux sens infinis qu’est le Roman du Genji.

NOTES

1. Je dois encore remercier Mme Terada de m’avoir fait parvenir, après la lecture de cette communication, l’article de Mme Kubukihara Rei sur le Roman du Genji et le Sūtra du Lotus (« Genji-monogatari to Hokekyō –Rokujō-miyasudokoro no tsumi e ») in Genji monogatari uta to jusei, Wakakusa shobō, 1997, pp. 315-324. 2. Pour reprendre la traduction de René Sieffert, à laquelle j’aurai recours lorsque je ne traduirai pas moi-même. 3. Sieffert, Le Dit du Genji, tome 1, POF, 1978, p. 164. 4. Amour, colère, couleur, Collège de France, 2000, p. 211. 5. Genji monogatari, tome 1, coll. « Nihon koten bungaku taikei » (NKBT), vol. 16, p. 192, n.9. 6. Cf. notre traduction du Lotus, p. 169 (Sūtra du Lotus, Fayard, 1997). 7. On l’appellera Dame Akashi (Akashi no ue). Son chemin croisera celui du Genji, qui assurera son pouvoir grâce à la princesse Akashi, fruit de leur liaison, laquelle deviendra impératrice. 8. 深入禪定 了達諸法 ; Lotus, p. 240. 9. Je remercie Mme Terada de m’avoir soufflé cette suggestion fructueuse. 10. Lotus, p. 90. 11. Confession et contrition dans le bouddhisme chinois du Ve au Xe siècle, EFEO, Paris, 1994, p. 87 et suiv. 12. Lotus, p. 221 et suivantes. Je modifie ici légèrement le texte afin de le mettre au plus serré du propos. 13. Amour, colère, couleur, op. cit., pp. 204 et suiv. 14. Confession et contrition, p. 89-90 (je simplifie un peu la typographie et mets les italiques), avec renvoi note 73 au chapitre XI du Sūtra du Lotus. 15. Shūgyoku shū, Shinpen kokka taikan, tome 3, Kadokawa shoten, 1985, p. 691 (poème no 2470). 16. Ibid., p. 692 (poème n° 2515) ; il existe les deux versions hirakishi « qu’il a ouverte » et hibikishi « qui résonnèrent » pour le deuxième vers. Le verbe « résonner » fait écho, si l’on peut dire, à la suite du texte du Lotus, où il est dit : « Il en sortit un grand bruit, comme lorsque l’on ouvre les portes d’une ville en les déverrouillant » (p. 226). Le principe de la lectio difficilior voudrait que l’on choisisse hibiku, mais les meilleures éditions privilégient hiraku. 17. J’utilise ici l’édition de la série Shikashū zenshaku sōsho : Akazome Emon-shū zenshaku, Kazama shobō, Tōkyō, 1986. Les vingt-huit poèmes du Lotus se trouvent p. 377-409. 18. Yamada Shōzen, « L’origine et le développement des poèmes à thème bouddhique » dans Bukkyō bungaku kōza, vol. 4, Bensei-sha, Tōkyō, 1995, pp. 37-75.

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19. Voir la traduction anglaise abondamment commentée d’Edward Kamens: The Buddhist Poetry of the Great Kamo Priestess: Daisaiin Senshi and Hosshin Wakashū, Ann Arbor, Center for Japanese Studies, The University of Michigan, 1990. 20. Lotus, p. 226. 21. Hosshin waka shū, coll. « Shinpen kokka taikan », op. cit., p. 293 (poème no 35).

RÉSUMÉS

La compréhension des nombreuses allusions au bouddhisme (particulièrement au Sūtra du Lotus) présentes dans le Genji permet de mieux appréhender l’œuvre de Murasaki Shikibu.

Understanding the references to Buddhism (especially the Lotus Sutra) in the Genji can lead to a better understanding of this work.

INDEX

Mots-clés : bouddhisme, Dit du Genji, Murasaki Shikibu (v. 973-v. 1014 ou 1025), Genji monogatari, méditation – bouddhisme, porte -- ouverture, Sūtra du lotus (Saddharma puṇḍarīka), symbolisme bouddhique, Wakamurasaki キーワード : bukkyō 仏教, Genji monogatari 源氏物語, Murasaki Shikibu 紫式部 (v. 973-v. 1014 ou 1025), inja 隠者, zenjō 禅定, to (toboso) wo hiraku 戸(枢)を開く, hokekyō 法華経, Wakamurasaki 若紫, bukkyō no shinborizumu 仏教のシンボリズム, Heian jidai 平安時代 (794-1185), shūkyōgaku 宗教学 Thèmes : sciences des religions Index chronologique : Heian Keywords : Buddhist Art and Symbolism, Door Opening, Genji monogatari, Hermit, Meditation – Buddhism, Saddharma puṇḍarīka, Buddhism, Wakamurasaki

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Notes de lecture

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Mémoires d’une Éphémère (945-974), par la mère de Fujiwara no Michitsuna, traduction et commentaire de Jacqueline Pigeot

Michel Vieillard-Baron

RÉFÉRENCE

Mémoires d’une Éphémère (945-974), par la mère de Fujiwara no Michitsuna, traduction et commentaire de Jacqueline Pigeot, Bibliothèque de l’Institut des Hautes Études Japonaises, Collège de France / Institut des Hautes Études Japonaises, 2006, 342 p. + illustrations hors-texte. ISBN 2-913217-16-8.

1 Dans la seconde moitié du Xe siècle, une femme appelée « la mère de Michitsuna » (on ignore son nom personnel), issue de la moyenne noblesse, prit son pinceau et, se fondant sans doute sur différents documents personnels (lettres, poèmes, etc.), décida de retracer vingt années de sa vie. Cet acte, qui nous semblerait aujourd’hui presque banal, révélait à l’époque une grande audace. En effet, en rédigeant ses mémoires, intitulés Kagerō no nikki 蜻蛉日記 ou Mémoires d’une Éphémère, la mère de Michitsuna faisait à divers titres œuvre de pionnière : ses Mémoires sont non seulement la première œuvre autobiographique de la littérature japonaise (genre qui allait connaître une grande fortune), mais également la première œuvre en prose japonaise due avec certitude à une femme. La mère de Michitsuna, qui produisait avec ses Mémoires une œuvre nouvelle, forgea également en grande partie le style littéraire dans lequel elle l’écrivit. C’est ainsi qu’on lui doit, comme le rappelle Jacqueline Pigeot, d’une part, le procédé stylistique qui consiste à intégrer des citations de poèmes dans la prose (procédé appelé hiki uta) et d’autre part l’analyse psychologique1, deux apports fondamentaux à la littérature classique japonaise. On l’aura compris, dans l’histoire de

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cette littérature, les Mémoires d’une Éphémère sont une œuvre charnière : il existe un avant et un après.

2 Traduire le Kagerō no nikki, œuvre considérée comme l’une des plus difficiles de la littérature japonaise classique, constitue une véritable gageure : la langue « créée » par la mère de Michitsuna avec ses nombreuses ellipses, ses longues phrases qui suivent les méandres de la pensée, passent sans transition claire d’un sujet à un autre, et incluent, sans la moindre indication, monologues intérieurs, discours rapportés et citations de poèmes – sans parler des 261 waka qui émaillent l’œuvre ! – , le tout aggravé par une tradition manuscrite peu fiable (les plus anciens manuscrits datent du XVIIe siècle et remonteraient tous à un ancêtre commun fautif), font de ce texte un véritable défi pour le traducteur – en l’occurrence la traductrice. Si depuis l’époque d’Edo des générations de philologues se sont penchés sur les Mémoires d’une Éphémère pour tenter d’en élucider les zones d’ombre – les études qui lui sont consacrées sont innombrables – sur de nombreux points les exégètes ont, aujourd’hui encore, des avis divergents. La traductrice est donc obligée d’avancer pas à pas et pour chaque phrase – dans certains cas pour chaque mot – d’opérer un choix entre plusieurs interprétations possibles : outre les compétences linguistiques et poétiques, l’implication exigée de la part de la traductrice est ici maximale (ce qui n’est peut-être pas étranger au fait que personne n’ait en France, avant Jacqueline Pigeot, osé relever le défi).

3 L’ouvrage que nous propose Jacqueline Pigeot comprend deux parties principales : premièrement, la traduction proprement dite (p. 9-195), et deuxièmement, un commentaire – ou plus exactement deux commentaires (p. 197-298) –, ces derniers constituant l’étude la plus détaillée et la plus approfondie que l’on ait consacrée en langue française aux Mémoires d’une Éphémère et, plus largement, à la littérature autobiographique féminine de l’époque de Heian (nous y reviendrons). L’ouvrage comprend en outre un « Répertoire général » (p. 299-318), dans lequel figurent « les faits, les notions et les lieux mentionnés dans les Mémoires d’une Éphémère », suivi d’un « Répertoire des personnages » (p. 319-327). On trouve ensuite (p. 329) la transcription originale (en caractères chinois) des noms des principaux personnages des Mémoires ; un index des principaux épisodes (p. 331-332) ; une carte sur laquelle figurent les lieux mentionnés dans l’ouvrage (p. 333) ; les « Références bibliographiques » concernant les Mémoires d’une Éphémère ou la civilisation de l’époque de Heian (p. 335-340) – les autres références étant données dans les notes – ; la « Table des matières » (p. 341-342), et enfin, 15 illustrations hors-texte.

4 Le fait que Jacqueline Pigeot ait, sans joindre de préface, choisi de placer en tête de son ouvrage la traduction des Mémoires d’une Éphémère, précédée de simples « Clés pour la lecture » (p. 7-8) doit être compris, nous semble-t-il, comme une invitation à se plonger – au moins pour la première lecture – directement dans l’œuvre, afin de l’aborder sans a priori, l’esprit libre. Nous suivrons ici ces recommandations implicites, nous concentrant tout d’abord sur les Mémoires et leur traduction, avant d’aborder dans un second temps les commentaires.

5 Rappelons brièvement que la mère de Michitsuna est, comme la plupart des femmes de lettres de l’époque de Heian (Murasaki Shikibu et Sei Shōnagon, en particulier), issue de la moyenne noblesse, et comme elles, fille d’un gouverneur de province, zuryō2. Elle avait, de son vivant, la réputation d’être une excellente poétesse, ce qui, dans la société où elle évoluait, constituait un précieux atout. En effet, seuls le waka et les compositions en chinois (prose et poésie) avaient alors valeur de Littérature ; la prose

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littéraire en japonais (le monogatari) était méprisée. C’est donc forte de cette assurance que lui conférait la reconnaissance de son talent poétique que la mère de Michitsuna va entreprendre ses Mémoires. On sent, dès le prologue (qui ne fut sans doute pas écrit en premier), et en particulier dans la phrase : « Mais j’ai pensé que mon ouvrage pourrait proposer un exemple à ceux qui s’interrogent sur la vie des personnes de la plus haute condition » (p. 9), que l’auteur est parfaitement consciente de son talent de femme de lettres. L’exemple qu’elle veut léguer à la postérité – dont elle veut faire la matière de son ouvrage – est celui d’une femme de qualité, sensible, en pleine possession de son art. Car c’est en poète qu’écrit la mère de Michitsuna, même quand elle écrit de la prose : le regard qu’elle pose sur le monde qui l’entoure, l’attention qu’elle porte à certains détails qui auraient pu sembler insignifiants et qui prennent sous son pinceau une force insoupçonnée, sont le propre des vrais poètes, et des grands écrivains.

6 Les Mémoires d’une Éphémère sont constitués de trois livres (maki) : le Livre I, couvre les années 954 à 968 ; le Livre II, les années 969 à 971 ; le Livre III, les années 972 à 974. Au moment où commencent les Mémoires, l’auteur a à peu près dix-huit ans (on ignore sa date de naissance) – de ses années d’enfance, on ne saura rien – ; lorsqu’ils s’achèvent, la mère de Michitsuna a quelque trente-huit ans (elle vécut encore une vingtaine d’années et mourut en 995). Le premier fait que l’auteur consigne (p. 9-12) est la demande en mariage de Fujiwara no Kaneie (929-990), dont elle deviendra une épouse secondaire (la société de ce temps était polygamique) ; les Mémoires s’achèvent peu après leur rupture définitive. On peut donc lire à travers ce texte le récit d’une relation passionnée, tumultueuse, ponctuée de moments de profonde complicité : il serait toutefois réducteur de n’y voir que cela : d’autres relations (avec les membres de sa famille – notamment son fils – mais également des relations sociales), d’autres thèmes (voyages et pèlerinages en particulier) occupent dans la vie de l’auteur (et dans ses Mémoires) une place de choix.

7 Dans la partie du Commentaire II intitulée « Traduire le Kagerō no nikki » (p. 293-298), Jacqueline Pigeot justifie précisément ses options de traductions. S’il ne saurait être question de les mentionner toutes ici , il convient néanmoins d’en rapporter les principales. Signalons que la traduction est annotée, et que les notes, qui figurent en bas de page, sont réduites au strict nécessaire (les informations complémentaires étant renvoyées soit dans les commentaires I et II, soit dans les répertoires). La traductrice indique également, en titre courant, le mois et l’année couverts par la page des Mémoires que l’on est en train de lire, ce qui, compte tenu du fait que la mère de Michitsuna ne date qu’exceptionnellement avec précision les événements qu’elle relate, permet au lecteur de se repérer dans le temps.

8 Concernant la langue d’arrivée (le français), la traductrice s’est attachée à rendre la distance historique de l’original japonais en se référant pour sa traduction « au vocabulaire et aux tournures en usage aux XVIIe et XVIIIe siècles, c’est-à-dire à une langue qui, sans être le français moderne, est aisément accessible au lecteur d’aujourd’hui » (p. 295). Examinons tout d’abord, à titre d’exemples, deux extraits (des passages en prose). Dans le premier, la mère de Michitsuna décrit le paysage aux abords du temple Hatsuse (où elle se rend) ; pour lors, elle est dans sa voiture : Partis de là, nous poursuivons notre route tandis que le chemin – il n’offre pourtant aucun trait singulier– comme il donne l’impression de s’enfoncer au cœur de la montagne, me touche vivement : rumeur des eaux plus puissantes qu’à l’ordinaire, arbres qui, tout autour de nous, pointent vers le ciel, feuillages qui présentent mille couleurs… Le torrent bondit au milieu d’un lit encombré de rochers. À voir cela frappé par les rayons du soleil couchant, mes

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larmes coulent sans fin. Jusqu’alors, le chemin n’était pas si plaisant que cela : les feuillages rougis ne se montraient pas encore, toutes les fleurs étaient tombées, on ne voyait que miscanthes desséchés. Ici, tout revêt un charme surprenant, si bien que je roule le store, écarte les rideaux et les fixe, afin de regarder : il n’est pas jusqu’à la couleur de mon vêtement, fatigué d’avoir été porté, qui ne prenne à mes yeux un nouvel éclat. Quand je ceins ma traîne de voile léger, violet clair, j’ai le sentiment que les rubans de ceinture s’accordent aux feuilles roussies, ce qui me paraît des plus plaisant. (p. 66)

9 Le second extrait – il s’agit de l’épisode du départ de l’une de ses sœurs qui eut lieu au 9e mois de l’année 965 – est tout à fait caractéristique de la prose de l’auteur : la mère de Michitsuna mêle, dans une même narration, descriptions, discours rapportés et analyse psychologique : Or celle que, même parmi ma nombreuse parenté, je considérais comme un soutien, et qui, bien qu’elle dût se rendre au loin dès cet été-là, avait voulu attendre la fin du deuil, résolut alors de partir. C’est trop peu dire que cette pensée me navrait. Le jour fatal, je l’allai voir. Je lui apportai quelques babioles glissées dans un nécessaire à écrire ; une agitation, un tapage prodigieux emplissait tout, mais nous, – ni moi ni celle qui s’en allait ne pouvions même nous entre-regarder –, nous nous tenions simplement assises l’une en face de l’autre, sans pouvoir réprimer nos larmes, tandis que chacun disait : « Mais pourquoi donc ? Prenez sur vous ! » « Il est des plus néfaste de pleurer ainsi ! » Aussi imaginais-je ce que serait ma douleur lorsque je la verrais monter dans sa voiture, mais l’on vint de chez moi me mander : « Rentrez vite ! Je suis là. » À l’instant où, ayant fait approcher ma voiture, j’y prenais place, nous nous défîmes de nos vêtements – elle qui partait, une veste violette, moi qui restais, une chose légère, couleur orangée –, nous les échangeâmes, et puis nous nous quittâmes. C’était environ la 2e décade du 9e mois. (p. 49)

10 On aura noté en lisant ce second extrait que Jacqueline Pigeot a conservé dans sa traduction la manière tout à fait particulière dont use la mère de Michitsuna pour désigner les membres de son entourage. Tantôt elle emploie, comme dans l’extrait que nous venons de lire, des tournures périphrastiques (les expressions « celle que je considérais comme un soutien », « celle qui s’en allait », « elle qui partait » désignent toutes la sœur), ailleurs, elle utilisera des appellations hypocoristiques (l’auteur emploie par exemple pour désigner son fils les expressions « le petit », « celui que je chéris »), ou bien encore un simple pronom (ainsi « il » désigne le plus souvent son mari, Kaneie). Cette manière de faire, utilisée intentionnellement par la mère de Michitsuna, crée un certain flou artistique qui participe à la fascination qu’exerce sa prose3. Dans les quelques cas où le lecteur pourrait avoir un doute, Jacqueline Pigeot a pris soin d’indiquer en note de bas de page le nom du personnage évoqué.

11 Concernant les poèmes – rappelons que les Mémoires contiennent 261 waka ou « poèmes japonais » dont 3 chōka ou « poèmes longs – Jacqueline Pigeot a « tenté de conserver le rythme impair et d’utiliser de préférence les deux mètres du waka : le pentasyllabe et l’heptasyllabe, sans [s’]astreindre toutefois ni à en respecter toujours l’alternance dans le poème (5-7-5-7-7), ni à sacrifier à la métrique d’autres exigences aussi impérieuses » (p. 297). De fait, la traductrice privilégie naturellement le sens du poème. Examinons à titre d’exemple la pièce la plus célèbre de la mère de Michitsuna ; il s’agit d’un waka envoyé à Kaneie, après qu’elle a refusé de le recevoir une nuit, pour le punir de ses infidélités et de ses trop fréquentes absences : Ces nuits où l’on dort Seule en gémissant Jusqu’au point du jour, Comme elles sont longues, Ah ! le savez-vous ? (p. 17)

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12 Cette pièce de 5-7-5-7-7 mores dans l’original a été rendue en vers de 5-5-5-5-5 mores dans la traduction ; malgré ce décalage métrique, le résultat rend fidèlement à la fois le sens et la fluidité de l’original.

13 Les exemples que nous venons de citer (prose et poésie) reflètent les principes généraux adoptés par Jacqueline Pigeot pour sa traduction des Mémoires d’une Éphémère. Le fait que la traductrice ait choisi de privilégier « une rédaction linguistiquement cohérente » (p. 295), s’en tenant, comme il a déjà été souligné, à l’état de la langue française des XVIIe–XVIIIe siècles, confère à cette traduction un caractère naturel, une harmonie d’ensemble, une élégance, que l’on n’avait plus lus – tout au moins dans le domaine de la littérature féminine – depuis la magistrale traduction des Notes de chevet / Makura no sōshi de Sei Shōnagon par André Beaujard4 .

14 Comme nous le signalions plus haut, la seconde partie de l’ouvrage est constituée de deux commentaires. Le Commentaire I , intitulé « La fille de Tomoyasu, l’épouse de Kaneie, la mère de Michitsuna », concerne d’une part l’auteur des Mémoires d’une Éphémère, la société dans laquelle elle vivait et, d’autre part, certains thèmes centraux de l’œuvre. Dans la partie intitulée « Les années de formation » (p. 198-205), Jacqueline Pigeot décrit, en se fondant sur différents documents externes (la mère de Michitsuna étant muette sur le sujet), la manière dont les femmes de ce milieu – dont sont issues plusieurs auteures parmi les plus importantes de l’époque de Heian (IXe-XIIe siècle) – étaient éduquées : on ne sera guère surpris d’apprendre que « la part essentielle de l’éducation était représentée par la poésie : la culture consistait, tant pour les hommes que pour les femmes, à connaître les grands recueils poétiques, à savoir composer un poème et à maîtriser l’art de la calligraphie, ces trois compétences étant indissolublement liées » (p. 200). Jacqueline Pigeot précise : « on se devait […] non seulement de savoir trousser un poème, mais encore de savoir le faire au pied levé » (p. 202). « Ce que l’on goûtait particulièrement, c’était, au-delà de la correction, la musicalité du poème, le piquant de l’expression, l’impression d’authenticité qui s’en dégageait […] » (ibid.). On sait également que, contrairement à une idée reçue encore trop répandue, les femmes de ce milieu connaissaient le chinois (au moins les rudiments). Jacqueline Pigeot nous précise (p. 204-205) que la mère de Michitsuna ne faisait pas exception à la règle : ses Mémoires l’attestent.

15 Dans la partie intitulée « Mariage et vie conjugale » (p.205-212) Jacqueline Pigeot rappelle qu’à l’époque de Heian le mariage était une institution informelle : « La cérémonie, dépourvue de tout caractère juridique et religieux, méritait à peine ce nom : après un échange de lettres (des poèmes), suivi de trois visites nocturnes consécutives faites par le prétendant, elle se réduisait à la consommation de gâteaux en présence de la famille proche. Le mariage était alors considéré comme conclu. » (p. 206) La polygamie étant à l’époque une pratique courante (et licite), le mari pouvait avoir plusieurs épouses (c’est le cas de Kaneie, l’époux de la mère de Michitsuna)5. Les épouses demeuraient le plus souvent chez leur père (ou leur mère), ou bien encore dans leur résidence personnelle. Le mari leur rendait visite au gré de sa fantaisie, ce qui naturellement pouvait susciter frustrations et jalousies chez celles qui se voyaient délaisser (ou abandonner). On peut lire dans le Kagerō no nikki les souffrances que cause à l’auteur le fait de devoir partager avec d’autres épouses les faveurs de l’homme qu’elle aime (Kaneie), mais on y voit également les différents moyens qu’elle utilise pour se distraire de ses déboires conjugaux : composition poétique, écriture de ses mémoires, voyages, peinture et même jeux de séduction avec un homme (le Directeur).

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Jacqueline Pigeot souligne à juste titre (p. 210) que « L’un des intérêts des Mémoires d’une Éphémère est de proposer un témoignage sans fard sur le régime polygamique. »

16 Michitsuna, le fils unique de l’auteur, né en 955 de sa liaison avec Kaneie, est, après ce dernier, le personnage le plus important des Mémoires d’une Éphémère. La partie du commentaire intitulée « Mère et enfants » (p. 213-216) est principalement consacrée à l’analyse des relations entre la mère et le fils (l’amour maternel – avec sa force et ses contradictions – inspirent à la mère de Michitsuna certains passages parmi les plus touchants de ses Mémoires). Jacqueline Pigeot remarque que « Les Mémoires d’une Éphémère constituent sans doute un document unique dans la mesure où ils nous permettent de suivre, à travers le regard de sa mère, le développement d’un enfant depuis ses premières années jusqu’à ses premiers pas dans la vie d’adulte » (p. 213). Le statut beaucoup plus ambigu de la fille de Kaneie, que l’auteur adopte en 972, est également abordé (p. 215-216).

17 Après avoir souligné (« La vie sociale », p. 216-217) que la mère de Michitsuna, qui ne vivait pas à la cour, eut « tout de même une vie sociale assez étendue », souvent négligée par les commentateurs (près d’un tiers de ses Mémoires lui est pourtant consacré), Jacqueline Pigeot analyse (« Les voyages », p. 218-220) la fonction des pèlerinages dans la vie de l’auteur : il s’agissait à la fois d’actes de dévotion, mais aussi – surtout ?– de voyages, lui permettant de découvrir de nouveaux paysages, d’autres mœurs, d’autres goûts (on pense en particulier aux « tranches de navet séché, assaisonnées de jus de cédrat », p. 65). La mère de Michitsuna dont la curiosité est insatiable, semble avoir trouvé dans ces pérégrinations un palliatif à la morosité induite par ses déboires conjugaux.

18 Dans la partie intitulée « La retraite dans le temple de montagne » (p. 220-225), Jacqueline Pigeot réexamine un passage central des Mémoires (p. 110-123 de la traduction) dans lequel la mère de Michitsuna, envisageant d’entrer en religion, décrit la retraite qu’elle fit au 6e mois de l’année Tenroku 2 (971). Pressée par diverses personnes de renoncer à son projet, elle retourna finalement à la capitale. Cet épisode à été interprété diversement par les commentateurs, mais le plus souvent à charge contre la mère de Michitsuna (qui, soit aurait utilisé ce stratagème pour faire revenir à elle Kaneie, soit aurait échoué par manque de conviction religieuse). Jacqueline Pigeot, s’appuyant sur le texte des Mémoires, souligne non seulement la sincérité de la démarche spirituelle de la mère de Michitsuna, mais encore, celle du récit qu’elle en fait. Si l’auteur a choisi de rapporter en détail cet épisode apparemment peu glorieux, c’est nous dit-elle : « parce qu’il joua un rôle dans la formation de son regard sur elle- même ; il constitua sans doute une expérience importante, une expérimentation de ses propres forces […] Le récit que fit la mère de Michitsuna de ses atermoiements, l’aveu de ses difficultés, de ses contradictions, de son échec, font tout le prix de ces pages des Mémoires d’une Éphémère : l’auteur n’a pas recréé un personnage cohérent – mais factice –, elle semble avoir tenté de se raconter » (p. 225).

19 L’analyse du rapport de l’auteur à la religion (« Croyances et scepticisme », p. 225-227) révèle que la mère de Michitsuna était convaincue « que la pratique n’est pas vaine et que la miséricorde du Bouddha peut procurer à l’âme cette paix à laquelle elle aspire et qu’elle a tant de difficultés à atteindre de ses propres forces » (p. 226). Comme la plupart de ses contemporains, la mère de Michitsuna faisait aussi bien des pèlerinages dans des temples bouddhiques que dans des sanctuaires shintō et croyait dans les

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interdits et les souillures (elle n’avait en revanche qu’une foi toute relative dans l’efficace des rites saisonniers – qu’elle pratiquait pourtant –, et dans les rêves).

20 Dans le passage intitulé « Les assiduités du Directeur » (p. 228-233), Jacqueline Pigeot jette une lumière nouvelle sur un épisode capital des Mémoires appelé communément « la demande en mariage de la fille adoptive [de l’auteur] par Tōnori [demi-frère de Kaneie et Directeur de l’Office des chevaux] », épisode auquel peu de commentateurs semblent avoir prêté attention. Cette demande en mariage, dont les négociations se poursuivirent pendant six mois (sans aboutir), sont relatées en détail par l’auteur (p. 171-186). Au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture, on découvre que la demande en mariage n’est en réalité qu’un subterfuge utilisé par le Directeur pour faire la cour à la mère de Michitsuna. Celle-ci, qui a déjà rompu avec Kaneie, n’est en outre pas insensible au charme de cet homme6. Naturellement, rien n’est dit ouvertement, et la mère de Michitsuna fait de cet épisode un magistral « théâtre de l’ambiguïté » (p. 232). L’analyse de Jacqueline Pigeot révèle les rouages de la subtile mécanique mise en œuvre ; elle justifie en outre, de manière tout à fait convaincante, la place et la fonction de cet épisode dans l’économie générale de l’œuvre : « […] cette partie des Mémoires tend à persuader au lecteur que, si la mère de Michitsuna a connu un échec dans sa relation conjugale avec Kaneie, si elle ne peut que constater son vieillissement, elle n’en a pas été pour autant disqualifiée en tant que femme capable de susciter le désir masculin » (p. 229). En d’autres termes, il s’agit pour l’auteur, conformément au projet de tout autobiographe, « de présenter de soi une image valorisante » (p.231).

21 Des vingt dernières années de la vie de la mère de Michitsuna, postérieures aux derniers événements relatés dans les Mémoires, on ne sait à peu près rien. Jacqueline Pigeot rapporte (« Conclusion des Mémoires. Fin d’une vie », p. 233-235) les rares informations disponibles, glanées dans le recueil posthume des poèmes de l’auteur, ainsi que dans quelques documents externes (peu nombreux) : force est de constater qu’ils ne permettent pas de retracer précisément la fin de vie de la mère de Michitsuna. Elle demeurera donc pour la postérité telle qu’elle s’est dépeinte dans son œuvre.

22 Pour clore le Commentaire I, Jacqueline Pigeot brosse le portrait de la mère de Michitsuna (« Quelques traits pour un portrait », p. 234-237) : les Mémoires révèlent que l’auteur accordait peu d’importance à sa tenue vestimentaire, qui était pourtant pour les femmes (et les hommes) de ce temps « l’expression la plus exacte aussi bien du moi social que du discernement et de la sensibilité personnels » (p. 235) ; elle s’est également peu souciée de décrire les espaces intérieurs. En revanche, la mère de Michitsuna fait preuve d’une grande curiosité pour le monde extérieur (jardins, paysages, etc.), curiosité indissociable de son goût prononcé pour les voyages et la liberté, car, nous dit Jacqueline Pigeot « le monde extérieur semble avoir été pour elle celui de la liberté, et […] elle aimait la liberté » (p.235). Ce goût de la liberté sert de point de départ à Jacqueline Pigeot pour dresser la liste des similitudes entre la mère de Michitsuna et Mme de Sévigné (p. 236-237) ; on est frappé par le nombre de points communs entre ces deux femmes de lettres.

23 Dans le Commentaire II, intitulé « Les Mémoires d’une Éphémère comme œuvre littéraire ou la naissance de la littérature autobiographique » (p. 238-298), Jacqueline Pigeot propose une analyse littéraire de l’œuvre. Rappelons que ce Commentaire constitue l’étude la plus complète en langue française consacrée au Kagerō no nikki et, plus largement, à la littérature autobiographique féminine du Japon classique : il mérite donc toute notre attention.

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24 Le premier thème abordé est le fameux incipit des Mémoires (« Le prologue : monogatari et nikki » , p. 238-245). Dans ce passage, la mère de Michitsuna oppose implicitement monogatari et nikki : ce faisant, elle met face à face la « fiction » (illustrée par les « romans », monogatari ) et la « réalité, la vérité » (qui caractérise les nikki). On sait qu’à l’époque de Heian le terme nikki 日記, que l’on peut traduire par « écrit daté » désigne un document authentique, un témoignage véridique, « la datation étant avant tout destinée à authentifier l’écrit » (p. 243) ; « […] les nikki, à la différence des romans (monogatari) sont censés proposer un témoignage véridique, fournir des précédents pouvant servir de référence » (ibid.). On écrit ainsi des nikki pour certains concours de poèmes (y sont consignés notamment : la date de la manifestation, le nom des participants, les sujets proposés et la manière dont s’est déroulée la manifestation). On appelle également nikki les « notes journalières » que tenaient, en chinois, certains hauts dignitaires masculins. Jacqueline Pigeot souligne qu’en écrivant ses Mémoires, la mère de Michitsuna a fait de « sa vie insignifiante » (p. 243) la matière de son nikki ; elle raconte sa vie dans sa banalité, et « c’est en cela que l’innovation est la plus grande » (ibid.). C’est sans doute la conscience de son talent de poète – reconnu par ses contemporains – qui justifia, nous semble-t-il, aux yeux de l’auteur, pareille entreprise.

25 Œuvre originale, les Mémoires d’une Éphémère n’ont cependant pas surgi ex nihilo. On serait naturellement tenté de voir dans le Journal de Tosa / Tosa nikki de Ki no Tsurayuki ( ?-945 ?) un précédent. Les deux nikki ne sont-ils pas écrits en langue vernaculaire ? Ne mêlent-ils pas tous deux passages en prose et nombreux waka ? L’analyse conduite par Jacqueline Pigeot (« Un précédent ? Le Journal de Tosa », p. 246-248) démontre toutefois que les deux œuvres sont en réalité fondamentalement différentes, ne serait- ce que parce que dans le Journal de Tosa « l’intention autobiographique n’est pas affichée » (p. 247). C’est en réalité dans ce que l’auteur appelle les « recueils de poèmes (auto)biographiques », ouvrages qui connurent une certaine vogue au temps de la mère de Michitsuna, qu’il faut voir l’origine des Mémoires (« Les recueils de poèmes (auto)biographiques », p. 248-253). Ces ouvrages ont pour caractéristique, nous rappelle l’auteur, de « regrouper les poèmes d’une personne réelle ou unanimement considérée comme réelle, en les disposant dans un ordre tel et en les reliant, dans des notices introductives (kotoba-gaki) relativement développées, à des événements biographiques tels, que le lecteur à l’impression de lire un récit de la vie de cette personne, une personne qui, régulièrement, échange des poèmes avec d’autres ou, plus rarement, cristallise en un waka son état d’esprit du moment » (p. 249). Le titre le plus connu de ce type d’ouvrage – au moins pour le lecteur francophone – sont les Contes d’Ise / Ise monogatari (vers 960), qui ont été interprétés comme une biographie du célèbre poète Ariwara no Narihira (825-880)7. D’autres exemples, notamment la première partie du recueil personnel de la fameuse poétesse Ise (875 ?- après 938), annoncent clairement l’apparition de l’autobiographie. Il est donc fort probable, comme le souligne Jacqueline Pigeot, « que la mère de Michitsuna a repris une formule à succès pour en exploiter au maximum les possibilités, l’a gauchie pour servir son propre dessein » (p. 253). Il suffit pour s’en convaincre de relire – par exemple – les pages 10 à 15 du Livre I des Mémoires d’une Ephémère, encore assez proches formellement d’un recueil de poèmes autobiographique.

26 Dans le passage intitulé « Les Mémoires d’une Éphémère, recueil des poèmes de Kaneie ? », p. 253-256), Jacqueline Pigeot démontre que l’hypothèse (défendue par certains chercheurs japonais et occidentaux), selon laquelle les Mémoires auraient été écrits en

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guise de recueil des poèmes de Kaneie, n’est pas tenable. En effet, les Mémoires ne contiennent que quarante-deux poèmes de Kaneie (soit moins d’un sixième du total) et la production de ce dernier n’est considérée qu’à travers le regard de la mère de Michitsuna. On serait plutôt tenté de se demander, à la suite de Sonia Arntzen et de l’auteur : « comment a pu survivre une œuvre si mordante à l’égard du chef de la maison Fujiwara » (p. 256) ?

27 Après avoir étudié les problèmes que pose l’interprétation du titre de l’œuvre (« Entre poésie et prose : le titre des Mémoires », p. 257-259), Jacqueline Pigeot aborde la question fondamentale de la prééminence accordée à la prose dans les Mémoires d’une Éphémère (« De la poésie à la prose », p. 259-262). En effet, comment expliquer qu’à une époque où la prose ne servait dans les recueils de poèmes autobiographiques qu’à rappeler (avec plus ou moins de détails) le contexte de composition des pièces, elle ait pris sous le pinceau de la mère de Michitsuna une telle importance ? La réponse apportée par l’auteur nous semble à la fois pertinente et originale : elle tient à la nature même du waka qui prohibait l’emploi de certains mots (jugés par exemple inélégants) et de certains thèmes (comme « l’allégresse de la liberté, la curiosité, l’amusement de la découverte » (p. 260). La mère de Michitsuna a donc ressenti la nécessité de recourir à la prose pour dire ce que le code du waka l’empêchait d’exprimer. Exploitant les possibilités offertes par la langue vernaculaire, elle fut ainsi « la première à rédiger une œuvre autobiographique suivie, de grande envergure, largement en prose » (p. 261).

28 Dans « Une œuvre construite ? » (p. 262-264), Jacqueline Pigeot démontre qu’en dépit de leur aspect éclaté les Mémoires d’une Éphémère possèdent une structure interne. Premièrement, certains épisodes – qui se présentent chacun comme une unité indépendante – sont regroupés thématiquement. Deuxièmement, en un subtil système de renvois, la mère de Michitsuna relate à deux endroits distincts de ses Mémoires des événements analogues vécus à intervalles assez longs par le même personnage ; cette manière de faire lui permet de décrire les changements perçus dans l’attitude du protagoniste, changements induits par les circonstances, mais également par le passage du temps. « Grâce à ces scènes en contrepoint, on peut dire que les Mémoires d’une Éphémère sont, dans une certaine mesure, structurés, d’une structure qui trahit une réflexion sur le temps » (p. 263). L’analyse (p. 263-264) de l’ultime – et sublime – paragraphe des Mémoires, confirme l’existence d’une structure d’ensemble.

29 Nous avons déjà évoqué le fait que la mère de Michitsuna avait en quelque sorte « révolutionné » la narration en prose japonaise. Jacqueline Pigeot propose, dans un important chapitre intitulé « Une prose nouvelle » (p. 265-274), l’analyse détaillée des différentes caractéristiques de ce nouveau style littéraire. L’espace qui nous est imparti ne nous permet pas de reprendre chacun de ces éléments (certains, parmi les plus importants, ont été mentionnés plus haut). Disons simplement, en reprenant les termes de l’auteur, que « Le trait le plus caractéristique de l’écriture de la mère de Michitsuna est le contraste entre l’imprécision dans laquelle certains éléments sont laissés, ou plutôt, sans doute, délibérément noyés, et la précision avec laquelle d’autres sont dessinés, mis en relief par l’incertitude environnante » (p. 271). Il convient également de mentionner le fait que c’est à la mère Michitsuna que l’on doit l’invention du récit de voyage en prose japonaise – où le waka n’apparaît plus qu’accessoirement (p. 272). La mère de Michitsuna qui aime regarder, fait preuve d’une remarquable virtuosité dans les descriptions (les exemples que nous avons cités ci-dessus le prouvent). Comme le dit Jacqueline Pigeot : « Elle nous fait voir ce qu’elle voit, admirablement » (p. 274).

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30 Dans le chapitre « Moi et les autres » (p. 274-278), Jacqueline Pigeot décrit le procédé employé par la mère de Michitsuna, si caractéristique de sa prose, « consistant à répandre un flou général pour mettre en valeur certains éléments choisis » (p. 274). Pour ce faire, l’auteur des Mémoires maintient dans l’anonymat la plupart des personnages de son œuvre, au profit de quelques uns – notamment la narratrice elle- même. Jacqueline Pigeot détaille ainsi le système complexe mis en œuvre par l’auteur pour désigner les personnages (notamment les tournures périphrastiques que nous avons évoquées plus haut) ; ainsi qu’elle le souligne : « Le refus de préciser l’identité des individus, de les nommer clairement, relève évidemment, dans les Mémoires d’une Éphémère, d’un parti d’écriture, sans doute de la volonté de focaliser le récit sur soi » (p. 276).

31 Les Mémoires d’une Éphémère sont-elles réellement une autobiographie ? En d’autres termes, auteur et narratrice sont-elles bien une seule et même personne ? L’auteur se décrit-elle bien elle-même ? À ces questions, Jacqueline Pigeot, qui réexamine le texte à l’aune de la littérature critique produite sur le sujet, répond par l’affirmative (dans le chapitre intitulé « Je ou elle ? », p. 278-284) : « les Mémoires d’une Éphémère sont bien la première autobiographie japonaise » (p. 283). Cette affirmation, qui contredit la théorie de Philippe Lejeune – spécialiste de l’autobiographie – selon laquelle celle-ci ne se serait développée qu’en Europe, et à partir du XVIIIe siècle, permet en outre à l’auteur d’avancer que : « Les Mémoires d’une Éphémère sont un document témoignant que la conscience individuelle a pu être forte dans le Japon du Xe siècle, au moins chez certains, et qu’elle a su trouver son expression dans des récits de vie » (p. 283).

32 Dans le chapitre « Les Mémoires d’une Éphémère et la postérité » (p. 284-293) Jacqueline Pigeot examine tout d’abord la question du destinataire de l’œuvre. Plusieurs hypothèses ont été avancées, sans qu’aucune réponse définitive n’ait pu être apportée. Pour l’auteur, la mère de Michitsuna « ne destinait ses mémoires à aucune personne particulière », elle a peut-être écrit pour soulager son cœur (p. 285). Si la mère de Michitsuna a écrit ses Mémoires dans l’objectif de laisser d’elle – à ses proches, mais également à la postérité – l’image valorisante d’une femme de lettres qui, malgré l’adversité, demeure en pleine possession de ses moyens – notamment poétiques (mais pas uniquement), ne peut-on penser qu’elle souhaitait également par le biais de son œuvre donner le contexte de composition de ses poèmes (ainsi que l’état d’esprit dans lesquels ils ont été produits) afin de permettre à un éventuel compilateur souhaitant retenir certaines de ses pièces, de rédiger les notices introductives, kotoba-gaki ?

33 Plus avant, Jacqueline Pigeot étudie la postérité de l’œuvre. On sait que les Mémoires d’une Éphémère ont circulé à l’époque ancienne, sans que le processus de diffusion ne puisse être précisément retracé. On sait également que cette œuvre a exercé une influence considérable sur la littérature de l’époque de Heian8. L’auteur examine en particulier les cinq autres nikki féminins conservés pour cette période : celui qui partage le plus de points communs avec les Mémoires d’une Éphémère est le Journal de Sarashina / Sarashina nikki9 dû à la « fille de Sugawara no Takasue », une nièce de la mère de Michitsuna ; il couvre quarante années de la vie de l’auteur (1020-1059). Le Commentaire II se clôt sur la présentation des principes de traduction adoptés par l’auteur (évoqués plus haut).

34 Les Commentaires I et II, nourris de la profonde intimité de Jacqueline Pigeot avec le texte, acquise au cours du travail de traduction, – et de son impeccable érudition –, témoignent de la richesse des Mémoires d’une Éphémère ; ils permettent en outre d’en

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apprécier toutes les subtilités (nous ne saurions trop recommander au lecteur de relire les Mémoires après avoir pris connaissance des Commentaires). Cet ouvrage intéressera non seulement les personnes concernées par la littérature (les historiens de la littérature en particulier disposent enfin avec ce livre d’une étude de référence sur l’apparition au Japon de l’autobiographie et de la littérature d’introspection), mais également les historiens « purs » et les sociologues. Ceux qui goûtent la littérature vont découvrir grâce à cette traduction une œuvre capitale. En lisant le texte des Mémoires d’une Éphémère on est frappé par la personnalité de la mère de Michitsuna : son goût de la liberté, sa force de caractère, sa franchise, son extrême sensibilité. On est également frappé par son exceptionnel talent d’écrivain. En se racontant, la mère de Michitsuna non seulement nous parle, mais nous touche, malgré la distance historique et culturelle : le pari de Jacqueline Pigeot est donc gagné. La mère de Michitsuna à trouvé traductrice à sa mesure et les Mémoires d’une Éphémère sont appelés à occuper enfin – plus de mille ans après leur rédaction ! – la place qui leur revient dans l’histoire de l’autobiographie et dans le panthéon francophone de la littérature.

NOTES

1. Sur ces points, voir ici même l’article de Jacqueline Pigeot, Du Kagerō no nikki au Genji monogatari, ainsi que l’ouvrage recensé, p. 265-274. 2. Sur les zuryō, voir ici même l’article de Francine Hérail, De la place et du rôle de gouverneur de province à l’apogée de l’époque de Heian. 3. Sur ce point et, plus largement, sur les différentes stratégies mises en œuvre par la mère de Michitsuna pour mettre son moi en vedette, voir l’article de Jacqueline Pigeot « Taire, dire, se dire : autour du Kagerō no nikki », in Pascal Griolet et Michael Lucken (éd.), Japon pluriel 5, Actes du cinquième colloque de la Société française des études Japonaises, Arles, Editions Philippe Picquier, 2004, p. 21-43, ainsi que l’ouvrage ici recensé, p. 274-278. 4. Coll. « Connaissance de l’Orient », Gallimard, 1966. 5. Jacqueline Pigeot précise en outre que « chose remarquable, les épouses n’étaient pas non plus, à cette époque-là, nécessairement astreintes au devoir de fidélité » (p. 206). 6. Voir (p. 173) le passage dans lequel la mère de Michitsuna décrit avec force détails l’élégance du Directeur qu’elle observe (pour la première fois et à son insu) à travers un store. 7. Contes d’Ise, traduction Gaston Renondeau, coll. « Connaissance de l’Orient », Gallimard, 1968. 8. Voir ici même l’article de Jacqueline Pigeot. 9. Le Journal de Sarashina, traduction de René Sieffert, POF, 1993.

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Le Dit du Genji, de Murasaki-shikibu, illustré par la peinture traditionnelle japonaise du XIIe au XVIIe siècle, traduit du japonais par René Sieffert, préface de Sano Midori, direction scientifique, commentaire des œuvres et introduction par Estelle Leggeri-Bauer

Michel Vieillard-Baron

RÉFÉRENCE

Le Dit du Genji, de Murasaki-shikibu, illustré par la peinture traditionnelle japonaise du XIIe au XVIIe siècle, traduit du japonais par René Sieffert, préface de Sano Midori, direction scientifique, commentaire des œuvres et introduction par Estelle Leggeri-Bauer, Éditions Diane de Selliers, 2007, 1256 pages reliées en trois volumes sous coffret, 520 illustrations, À la découverte du « Dit du Genji », livret d’accompagnement, 64 pages. ISBN 978-2-903656-37-9

1 Les éditions Diane de Selliers viennent de publier le Genji monogatari dans la traduction intégrale de René Sieffert parue pour la première fois aux Publications Orientalistes de France en 1988. Cependant, conformément aux autres publications de Diane de Selliers, la traduction est cette fois illustrée d’une somptueuse iconographie. L’apport fondamental de cette nouvelle édition réside précisément dans la richesse et la qualité de l’iconographie. La préface est due à Sano Midori, éminente spécialiste de peinture

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japonaise classique, qui a participé au colloque Genji organisé par Sumie Terada en 2006. La sélection et le commentaire des 520 illustrations – ainsi que la rédaction de l’introduction – ont été confiés à notre collègue Estelle Leggeri-Bauer, spécialiste d’histoire de l’art du Japon classique, et plus particulièrement des peintures narratives, aussi avons-nous souhaité lui poser de manière informelle quelques questions sur la manière dont elle a procédé pour mener à bien ce travail colossal qui l’a occupée pendant six ans.

MVB : Peux-tu nous décrire les caractéristiques de ce livre ? ELB : Ce livre comprend le texte du roman, traduit par René Sieffert, illustré par plus de 500 peintures, la plupart des genji-e (illustrations du Genji monogatari), qui sont chacune accompagnées d’un commentaire. L’originalité principale de ce livre est de combiner le texte intégral du roman et un nombre aussi important d’illustrations. L’autre originalité est que nous n’avons pas hésité à présenter plusieurs illustrations pour un même passage du roman. Il ne s’agissait donc pas seulement d’éclairer le texte par son équivalent visuel, mais aussi de montrer qu’il avait suscité des interprétations différentes ou ressemblantes, de définir des constantes et des évolutions. Cette édition comprend aussi un livret réalisé par la maison d’édition, avec le résumé des 54 chapitres, des arbres généalogiques, des biographies des principaux personnages et d’autres informations précieuses pour le lecteur perdu.

MVB : En quoi a consisté ton travail ? ELB : L’essentiel de mon travail a consisté, au départ, à identifier les passages illustrés et, simultanément, à réunir le plus grand nombre de peintures sous la forme de reproductions. Pour des raisons de choix éditorial, les objets d’art ont d’emblée été écartés et, pour ma part, j’ai exclu les estampes. Avec Diane de Selliers, dès 2001, date à laquelle j’ai pris part à ce projet, nous sommes tombées d’accord sur l’idée de présenter des peintures relevant de la tradition aulique, parfois connue sous le nom de yamato-e, exécutées entre le XIIe siècle et la fin du XVIIe siècle. À partir du XVIIIe siècle, il semble qu’il y ait eu peu d’innovation iconographique.

MVB : Concrètement, comment as-tu établi ton corpus d’images ? ELB : Pour l’essentiel, je me suis appuyée sur les travaux japonais. Plusieurs ouvrages et articles de synthèse proposent des tableaux de concordance entre d’une part, les passages du roman qui ont donné lieu à des illustrations et, d’autre part, les peintures. Ces tableaux recensent entre 200 et 350 passages illustrés et, pour chacun d’entre eux, ils précisent dans quel album ou sur quel paravent figure sa ou ses illustrations. Par l’entremise de la maison d’édition, des contacts directs ont également été pris avec des maisons d’éditions japonaises, des musées et des monastères et nous sommes allées sur place, au Japon, aux États-Unis et à Dublin, pour voir les œuvres et, lorsque c’était possible, prendre des photos. Pour rester dans les chiffres, nous avons réuni ainsi environ 2500 images sous forme de photocopies annotées par mes soins.

MVB : S’agit-il d’un recensement exhaustif ? ELB : Non. Il aurait été possible d’aller plus loin, mais il faut savoir s’arrêter ! Akiyama Terukazu, l’un des plus éminents spécialistes des genji-e, et aussi le premier à les avoir considérées comme un genre iconographique à part, n’hésite pas à comparer l’importance de cette tradition, née à l’époque de Heian et qui a perduré jusqu’à l’époque moderne (si l’on ne tient pas compte des œuvres

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cinématographiques ou des manga), à la mythologie grecque et romaine et aux illustrations de l’Ancien et du Nouveau Testament. J’en suis arrivée à penser qu’il n’avait peut-être pas tort ! D’un point de vue scientifique, je pense que le seul manque important, pour la période traitée, sont les œuvres de peintres amateurs de l’époque de Muromachi, des dessins au trait (hakubyō), parfois très naïfs, et qui ont encore été peu étudiés.

MVB : Sur quels critères les 520 images ont-elles été sélectionnées ? ELB : Diane de Selliers m’avait demandé de réunir des peintures « belles » et « inédites » et, par ailleurs, de faire en sorte que le roman soit illustré régulièrement. La sélection finale s’est déroulée collectivement, avec plusieurs personnes de la maison d’édition dont le maquettiste, Richard Medioni. Mon rôle a consisté à préciser l’importance des œuvres sur le plan de l’histoire de l’art et sur le plan de l’iconographie en montrant leur originalité ou leur intérêt. Nous avons d’abord privilégié les œuvres de l’atelier des Tosa, qui représentent l’orthodoxie en la matière, mais qui, contrairement à certaines idées reçues, ne se sont pas de simples répétitions des modèles hérités. C’est l’une des découvertes de ce livre : la variété des iconographies et le fait que les peintres font preuve d’imagination. Afin de donner une unité à l’ouvrage, nous présentons deux œuvres dans leur intégralité, qui servent de fil conducteur : un album conservé à Harvard et un autre, au musée Kubosō. L’album de Harvard répondait aux critères d’originalité car il n’a été redécouvert que récemment, dans les années 1990, et avait jusqu’à présent été publié seulement en noir et blanc dans la revue Kokka. Il s’agit de plus de l’œuvre complète la plus ancienne qui ait subsisté, avec un « pedigree » irréprochable, car elle est de la main de Tosa Mitsunobu, le responsable de l’atelier de peintures (edokoro azukari) autour de 1500. C’est une œuvre très intéressante d’un point de vue iconographique, notamment par ses liens avec la poésie. La série du musée Kubosō est un peu mieux connue et très belle par son foisonnement. Elle marque le début du renouveau des genji-e au XVIIe siècle. Mais nous avons aussi essayé d’ouvrir la sélection à d’autres courants picturaux moins classiques comme l’école d’Iwasa Matabei. Enfin, pour illustrer les passages délaissés par les peintres orthodoxes, notamment les moments de maladie ou de mort, considérés comme peu auspicieux, nous nous sommes tournés vers un album conservé au monastère Ishiyama, dont les peintures au lavis d’encre sont dans un style très différent des œuvres habituelles, et nous avons également puisé dans un manuscrit à peintures conservé à la Chester Beatty Library. Les illustrations qui y figurent sont de facture naïve, mais elles sont très intéressantes par leur originalité et témoignent bien de la diffusion du roman au XVIIe siècle, notamment grâce aux éditions imprimées. Elles ont en effet été faites d’après des gravures de Yamamoto Shunshō, un maître de makie, poètes à ses heures, élève de Matsunaga Teitoku et Kinoshita Chōshōshi, et qui a publié en 1654 un Dit du Genji illustré, Eiri Genji monogatari.

MVB : Quels principes ont guidé la rédaction des commentaires des peintures ? ELB : J’ai rédigé les commentaires au fur et à mesure qu’avançait la maquette. Je suis partie de l’idée qu’ils devaient répondre à trois exigences : situer le passage du roman illustré par l’image, décrire l’image et éviter d’ennuyer le lecteur en étant redondants ou répétitifs. L’accent est parfois mis sur le roman lui-même, par exemple, les raisons qui ont poussé les personnages à agir (les relations de pouvoir au sein de la cour), ou les articulations du récit qui ne sont pas toujours compréhensibles pour un lecteur

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non averti. Certaines explications éclairent le contexte historique et culturel et sont directement inspirées par les peintures : cérémonies bouddhiques ou auliques, waka chantés par les personnages, dont les motifs d’inspiration (les plantes du jardin, les oiseaux) figurent dans l’image. L’analyse des images proprement dite peut être une description classique en histoire de l’art et aborder la composition, les motifs et leurs significations. Elle est aussi tout simplement l’occasion d’identifier les personnages et d’expliquer les raisons de cette identification en soulignant l’importance de leur position spatiale, de leur costume, du style employé pour les représenter, autant de facteurs essentiels dans la peinture narrative japonaise. J’ai aussi essayé de préciser quelles scènes étaient « classiques » et avaient suscité de nombreuses illustrations et lesquelles étaient plus rares.

MVB : Quels sont tes sentiments au terme de ce travail ? ELB : Il faut savoir que jusque dans les années 1970, on s’intéressait surtout aux peintures classées Patrimoine national (Kokuhō), conservées dans les collections des musées Tokugawa et Gotō. Ces 19 peintures avaient un statut d’icônes de l’art japonais, du fait de leur ancienneté et parce que leurs textes d’accompagnement, kotobagaki, sont les manuscrits les plus anciens qui ont subsisté du Genji monogatari. La recherche a commencé à évoluer à la fin des années 1960 avec notamment les travaux d’Akiyama Terukazu. Il est le premier, à ma connaissance, à avoir publié un tableau de concordance entre le texte et les peintures, en 1976, dans la revue Nihon no bijutsu. Mais ce tableau ne comparait que six séries de peintures. Un ouvrage sous la direction d’Akiyama Ken et de Taguchi Eiichi, publié chez Gakken en 1988, en recensait quatre fois plus, essentiellement des œuvres du XVIIe siècle. La publication en 1997 de l’œuvre de Harvard a permis de mieux comprendre l’importance des genji- e à l’époque de Muromachi. Avec la publication du fonds de la Chester Beatty Library de Dublin, en 2002, par le Kokubungaku kenkyū shiryōkan, les œuvres considérées comme mineures, notamment les peintures inspirées par les gravures de Yamamoto Shunshō ont fait leur apparition sur ces fameux tableaux de concordance. Cette édition en français fait ainsi la synthèse des travaux et découvertes japonaises de ces vingt dernières années, et leur rend un bel hommage par des reproductions de très haute qualité, parfois inédites même au Japon, qui permettent d’apprécier les peintures jusque dans leurs moindres détails. Je voudrais aussi insister sur le fait que nous présentons dans ce livre, un ensemble de rouleaux du milieu du XVIIe siècle, que nous intitulons « rouleaux des Jardins d’or » car c’est sous ce nom que certains d’entre eux ont été vendus à Paris, par la Galerie Jeannette Ostier, au milieu des années 1980. Cette œuvre somptueuse qui est dispersée dans plusieurs collections, a été à peu près ignorée au Japon jusqu’à présent. Or, il me semble que par un effet de retour, la publication dans ce livre est en train d’en susciter l’étude. Ce sera notre apport à la recherche dans le domaine des genji-e. Il faut également préciser qu’au Japon et dans les pays occidentaux, les travaux sur les genji-e sont en train de quitter le domaine de la découverte des œuvres, de l’identification des scènes et des questions d’attribution. L’approche se renouvelle et la production de genji-e est à présent analysée dans des termes d’expression du pouvoir et de son autorité par la classe des guerriers qui cherche ainsi à s’approprier une œuvre typique de la période faste des nobles de Heian et dont le héros, Hikaru Genji, a atteint les sommets du pouvoir sans être lui-même un empereur. Contrairement à certaines idées reçues, les genji-e ne sont pas que des « peintures

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pour jeunes filles de bonne famille ». Les deux séries de Harvard et de Kubosō sont intéressantes à cet égard car elles ont été commandées par des guerriers. Pour terminer, je voudrais ajouter que je n’aurais pas pu me lancer dans ce travail si je n’avais pas suivi un séminaire sur les genji-e animé par Miya Tsugio, à l’université de Jissen, en 1993-94, et sans les encouragements de Chino Kaori, qui est à l’origine de la redécouverte de l’album de Harvard. Cet ouvrage est donc aussi pour moi une sorte d’hommage rendu à mes deux premiers maîtres, à présent disparus.

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Information sur le numéro

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Comités

Comité de lecture

Anne BAYARD-SAKAI (INALCO), Anne BOUCHY (EFEO), Guillaume CARRÉ (EHESS), Nicolas FIÉVÉ (CNRS), Pascal GRIOLET ( INALCO), Claude HAMON (Paris 7-Denis Diderot), Emmanuel LOZERAND (INALCO), Michael LUCKEN (INALCO), François MACÉ (INALCO), Christophe MARQUET (INALCO/EFEO), Gérard MARTZEL (INALCO), NINOMIYA Masayuki (Genève), Eric SEIZELET (CNRS/ IAO), Pierre-François SOUYRI (Genève), Michel VIEILLARD-BARON (INALCO) Secrétaire de rédaction Michael LUCKEN Assistant de rédaction Yves CADOT

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