Università degli Studi di Padova

Dipartimento di Studi Linguistici e Letterari

Corso di Laurea Magistrale in Lingue e Letterature Europee e Americane Classe LM-37

Tesi di Laurea

De l’interprétation à la traduction : la répétition et les noms propres dans Je m’appelle Non de Liliane Atlan

Relatrice Laureando Prof.ssa Mirella Piacentini Marco Bianco n° matr.1184612 / LMLLA

Anno Accademico 2020 / 2021

Table des matières

Introduction 2

1. Traduire le théâtre : Je m’appelle Non de Liliane Atlan 4

1.1 Je m’appelle Non de Liliane Atlan 4 1.2 La traduction théâtrale : entre texte et mise en scène 7 1.3 Traduire Je m’appelle Non : la répétition et le nom propre 11

2. Traduire la répétition dans Je m’appelle Non 18

2.1 La répétition dans Je m’appelle Non 18 2.2 La répétition dans la caractérisation des personnages 19 2.2.1 Les personnages principaux 19 2.2.2 Les personnages secondaires 39 2.2.3 Êtres 54 2.3 Stratégies de traduction de la répétition 60

3. Le nom propre dans Je m’appelle Non : enjeux traductionnels 63

3.1 La traduction du nom propre dans le texte littéraire 63 3.2 Le nom propre dans la caractérisation des personnages 66 3.2.1 Les personnages principaux 67 3.2.2 Les personnages secondaires 83 3.3 Stratégies de traduction du nom propre 94

Conclusions 98

Résumé 101

Bibliographie 105

Mi chiamo No

1

Introduction

Cette étude se fonde sur l‟analyse de deux textes : la pièce de théâtre Je m’appelle Non (1998) de Liliane Atlan et notre proposition de traduction en langue italienne (Mi chiamo No). Notre réflexion sur le passage du prototexte au métatexte, qui s‟appuie surtout sur des outils de nature linguistique et traductologique, tient compte du statut particulier du texte de départ : le texte théâtral. Le titre de ce mémoire, De l’interprétation à la traduction : la répétition et les noms propres dans Je m’appelle Non de Liliane Atlan, fait allusion à la méthode de travail que nous avons suivie : les réflexions ponctuelles sur nos choix traductionnels s‟accompagnent d‟un discours interprétatif autour des mécanismes de répétition et des noms propres. En effet, l‟analyse de la pièce nous a permis de constater que les dispositifs de répétition et les noms propres jouent un rôle central dans la construction et la caractérisation des personnages dans le texte. Ce travail s‟articule en trois chapitres ; chaque chapitre comprend trois sections. Le premier chapitre s‟ouvre avec un bref aperçu sur la figure de l‟écrivaine Liliane Atlan ; cet aperçu de nature biographique est suivi de considérations sur la genèse et la structure de Je m’appelle Non. Dans la deuxième section, le débat théorique autour de la traduction du texte de théâtre est évoqué pour montrer à quel point le double statut (dramatic text/performance text) du texte théâtral peut influencer l‟activité traductionnelle. Dans la troisième section, les éléments qui sont au cœur de notre travail interprétatif et traductologique, la répétition et les noms propres, sont passés au crible de nos choix traductionnels, notamment pour ce qui est du rôle que le rapport entre le texte et la perspective d‟une mise en scène/en voix de la pièce ont joué dans le processus de traduction. Le deuxième chapitre s‟ouvre avec des considérations sur le rôle de la répétition dans l‟œuvre d‟Atlan, en général, et dans Je m’appelle Non, en particulier. La répétition, qui agit aux niveaux lexical, sémantique, syntaxique, phonétique, rythmique, joue un rôle central dans Je m’appelle Non : elle règle le rythme de la parole, structure le drame, et contribue à la caractérisation des personnages. Dans la deuxième section, nous montrons comment Atlan utilise les mécanismes de répétition pour caractériser les personnages du drame ; l‟interprétation s‟accompagne de réflexions ponctuelles sur la traduction des éléments répétés dans les passages analysés. Dans un premier temps,

2 nous décrivons les stratégies qu‟Atlan utilise pour définir les personnages principaux et secondaires dans la pièce ; nous passons ensuite à décrire les procédés que nous avons employés pour traduire le substantif « être(s) » Ŕ que Liliane Atlan utilise pour désigner les personnages du drame Ŕ dans le métatexte. En conclusion de ce chapitre, nous nous concentrons sur les aspects qui ont influencé notre approche traductionnelle face à la répétition et sur les stratégies traductionnelles que nous avons utilisées dans le passage du prototexte au métatexte. Le troisième chapitre s‟ouvre avec un rapide aperçu sur le débat théorique autour de la traduction des noms propres dans les textes littéraires ; en particulier, nous considérons les positions, plus ou moins récentes, des critiques sur la traduisibilité de cette catégorie. Dans la deuxième section, nous décrivons la fonction que les noms propres revêtent dans la caractérisation des personnages dans Je m’appelle Non. Il s‟agit de véritables noms-phrases, au statut plus complexe que celui des noms parlants ; ces noms-phrases jouent un rôle fondamental dans la compréhension et l‟interprétation de la pièce. Après avoir décrit l‟origine et le sens de ces noms et leur intégration dans le texte, nous nous arrêtons sur nos choix de traduction (ainsi que sur les variantes éventuelles, à savoir sur les solutions alternatives que nous avions envisagées en traduisant le texte). L‟analyse est menée d‟abord sur les différents noms de la protagoniste, de son père et de son frère ; dans la deuxième sous-section, nous passons en revue les personnages secondaires. Sur cette analyse se greffe la troisième section du chapitre, où nous nous focalisons sur les aspects qui ont influencé notre approche dans la traduction des noms propres et sur les stratégies traductionnelles que nous avons adoptées pour le transfert de ces noms-phrases dans le métatexte.

3

1. Traduire le théâtre : Je m’appelle Non de Liliane Atlan

1.1. Je m’appelle Non de Liliane Atlan

Liliane Atlan naît le 14 janvier 1932, à , dans une famille juive. La famille de son père, Elie Cohen, vient de Salonique ; sa mère, Marguerite, est née à . Pendant la Seconde Guerre Mondiale elle doit se cacher avec sa sœur Rachel en Auvergne et dans le sud de la . Pendant cette période, Liliane et sa sœur créent et mettent en scène des pièces de théâtre. Dans un entretien avec Bettina Knapp, elle évoque ces moments de créativité enfantine :

I was the scenery, the actors, the authors, and everything in that world within me cried out, gesticulated, died.1

Après la libération, elle découvre que toute la famille de sa mère a été tuée dans les camps d‟extermination. Elle ne comprend pas pourquoi elle a été épargnée, tandis que tant d‟autres ont été tués : elle développe la culpabilité du survivant, qui la poursuivra toute sa vie. Dans l‟après-guerre, sa famille accueille des survivants des camps : l‟un d‟eux, Bernard Kühl, un rescapé d‟Auschwitz, sera adopté par ses parents. Le jeune homme raconte à Atlan l‟expérience des camps ; le traumatisme que lui provoquent ses récits se manifeste par une anorexie. Elle a quatorze ans. Elle entre dans l‟École Gilbert Bloch d‟Orsay, une école hébraïque fondée par Robert Gamzon. Dans cette école, des jeunes juifs traumatisés par la guerre et la Shoah essayent de reconstruire une pleine identité juive par l‟étude de la Torah, de la Kabbale, du Midrash, de l‟histoire et de la pensée juive. En 1952 elle épouse Henri Atlan ; après le divorce, elle gardera son nom. En 1958, sous le nom de Galil, elle publie son premier recueil de poèmes, Les mains coupeuses de mémoire (Oswald). En 1967 elle écrit son chef d‟œuvre : Monsieur Fugue ou le mal de terre (Seuil). La pièce, inspirée de la vie de Janusz Korczak, est mise en scène dans la même année par Roland Monod à la Comédie de Saint Étienne. Monsieur Fugue, qui connaît un succès international, a été traduit en allemand, anglais, hébreu et italien. En 1969 elle écrit la pièce Les Messies ou le mal de terre (Seuil) ; La petite voiture de flammes et de voix (Seuil), mise en scène au Festival d‟Avignon en 1971,

1 Cité dans Morganroth Schneider, https://jwa.org/encyclopedia/article/atlan-liliane (consulté le 9 janvier 2021).

4 connaît un grand succès. Dans ces années (1969-71) elle vit en Israël. Elle crée une compagnie israélo-arabe qui met en scène des œuvres an arabe et en hébreu : Atlan utilise le théâtre pour promouvoir le dialogue interculturel. Dans les années 1970 elle travaille avec une forme de théâtre expérimental qu‟elle appelle "vidéotexte"2. En 1977- 78, elle utilise cette forme de théâtre dans un parcours de thérapie pour les toxicomanes du Centre Médical Marmottan de Paris ; de cette expérience naît le roman Même les oiseaux ne peuvent pas toujours planer (L‟Harmattan, 2007), qui sera diffusé par . Dans les années 1980 et 1990 elle revient sur le sujet de la Shoah. Le 22 juillet 1989, France Culture diffuse Un Opéra pour Terezin (L‟Avant-Scène Théâtre, 1997) : la représentation, qui suit le rythme du rituel du Séder de Pessa‟h, se prolonge toute la nuit dans les rues de Montpellier. La musique accompagne les mots ; l‟Opéra raconte l‟histoire des artistes détenus dans le ghetto de Therezienstadt. Plus qu‟une commémoration, il s‟agit pour Atlan d‟ « un acte, à la fois personnel et collectif, de résistance »3. En 1988 Payot publie Les Passants : Je m’appelle Non (L‟École des loisirs, 1998) est l‟adaptation pour le théâtre de ce récit. L‟activité d‟écrivaine d‟Atlan traverse tous les genres : elle a écrit de la poésie, des romans, des récits, des pièces de théâtre, des pièces radiophoniques. Pour ce qui concerne cette artiste de la parole, c‟est limitatif de parler de genre. Comme le dit Bettina Knapp,

Atlan dépasse les bornes imposées par la notion de genre. Elle bat en brèche subdivisions, structures, méthodes, catégories, tons et style.4

En reconnaissance de l‟engagement et de l‟importance de son œuvre, en 1999 elle reçoit le Prix Mémoire de la Shoah de la Fondation Jacob Buchman. Ses œuvres ont été traduites en allemand, anglais, hébreu, japonais et italien ; elles ont été représentées en France, en Autriche, au Canada, aux États-Unis, en Hollande, en Israël, en Pologne et en Suisse. Liliane Atlan est décédée à Kfar Saba, en Israël, le 15 février 2011.

2 « A videotext would be designed either to be read at home, or seen on a screen, at one‟s own pace and leisure. I first had the feeling that videotext was a crucial new form when I was at home of some friends. We were all lying on the bed watching a videocassette movie together. Suddenly we could all imagine looking, not at a movie, but to another form of literature which would provide all the space for poetry. Video is a great instrument Ŕ the cassette and the television are small and intimate. I am convinced that the new mode of communication is not the theater play, the novel, or cinema, but videotexts. And the mode of communication is of capital importance to a writer, second only to the content, the text.. I often ask myself, "Is what I am writing good for the future?" If we are writing pieces which help to tell people what is good, if what we write can give them a weapon, awaken their enthusiasm, or help them to act, then we are successful. » (Betsko-Koenig, 26). 3 Cité dans Morganroth Schneider. 4 Liebowitz Knapp, 78.

5

Je m’appelle Non (1998) est l‟adaptation pour la scène du récit Les Passants (1988). Atlan avait écrit ce « récit-pas récit »5 pour France Culture : la publication éditoriale a donc suivi la diffusion radiophonique du texte. Dans un entretien avec Viviane Eden, Atlan partage l‟intention qui l‟a guidée dans l‟activité d‟écriture :

In Les Passants, the structure is not autobiography. I wanted to draw, at the end of the day, when the sun was going down, what is left of my life, of memory, of my heart.6

Si la forme n‟est pas celle de l‟autobiographie, le contenu des deux textes s‟inspire, sans aucun doute, à la vie de l‟auteure. Comme le récit n‟as pas subi de grandes modifications dans le processus d‟adaptation, une bonnie partie des considérations que l‟on peut faire au niveau du contenu sont valables aussi bien pour Les Passants que pour Je m’appelle Non. Je m’appelle Non raconte l‟histoire de la vie de NON. À la fin d‟une guerre, à Marseille, une adolescente de quatorze ou quinze ans se laisse mourir de faim. Elle s‟appelle NON, de son prénom, MAIS JE M‟EN SORTIRAI, de son nom de famille. Les récits de son frère d‟adoption, JE ME CRÉERAI MOI-MÊME, sur le camp d‟Auschwitz la traumatisent : elle développe la culpabilité du survivant et décide de ne plus manger. Quand son état s‟aggrave, elle est soignée dans une clinique en Suisse. L‟expérience se révèle très négative : elle s‟en va et grâce à un ami de son père entre dans l‟école hébraïque J’étudie. À J’Étudie, où des jeunes étudiants juifs se confrontent avec les grands textes de la tradition hébraïque, elle découvre une autre manière d‟étudier Ŕ et de vivre. Grâce à l‟école et à l‟amour des « êtres » qui l‟entourent, elle retrouve la joie de vivre. Elle comprend qu‟elle est « née pour autre chose » : sa destinée s‟accomplira à travers l‟écriture. Les récits des son frère seront les sujets de ses récits : elle deviendra la porte-parole d‟un peuple entier et témoin à son tour. Dorénavant, elle s‟appellera JE NE SUIS PAS NÉE POUR MOI. La structure de la pièce ne respecte pas la division traditionnelle en actes et en scènes. Je m’appelle Non est une pièce à dix « portes » ; à chaque porte correspond une

5 Oore, 30. 6 Eden, 22 décembre 1989, https://advance.lexis.com/api/document?collection=news&id=urn:contentItem:3SJC-93W0-002T-32RT- 00000-00&context=1516831 (consulté le 10 février 2021).

6

« louange » (« Première porte et première louange »7, etc.). Irène Oore fait remonter l‟origine de ces portes à la Mishnah et à l‟Ancien Testament :

Ainsi que dans la Mishnah, les portes constituent des chapitres… Baba Kamma, Baba Metzia, Baba Bathra. Que sont ces chapitres Ŕ portes Ŕ louanges ? Nous trouvons une réponse à cette question dans l‟Ancien Testament. Alors que le peuple juif est une fois de plus en exil […], le prophète Esaïe annonce pour Sion une ère de paix et d‟épanouissement spirituel. Il déclare : « Désormais ne se feront plus entendre ni violence, dans ton pays, ni, dans tes frontières, les dégâts et les brisements. Tu appelleras tes murailles "Salut" et tes portes "Louanges".8

Oore observe aussi que « la numération de un à dix rappelle celle des "Sephiroth" et des sphères de la conscience de l‟arbre de la vie et de la Kabbale »9. L‟observation semble plus que légitime : l‟étude de la Torah et de la Kabbale a joué un rôle essentiel dans la formation d‟Atlan ; dans ses œuvres, l‟on peut percevoir souvent des allusions à l‟univers sapiential et à la tradition ésotérique de la Kabbale Ŕ sans que cela ne se traduise pourtant dans un ésotérisme de l‟écriture. Ces portes sont « des passages », « des lieux » qu‟il faut franchir et traverser10 pour parvenir aux louanges qui y correspondent ; elle constituent les étapes nécessaires d‟une trajectoire existentielle, d‟un itinéraire du cœur, de la mémoire, de la conscience, qui amènera sa protagoniste, après avoir frôlé la mort, à choisir la vie.

1.2. La traduction théâtrale : entre texte et mise en scène

Le texte théâtral est un texte au statut particulier, multiforme, qui flotte entre la dimension de la page écrite et celle de la représentation spectaculaire. Les réflexions et les choix des traducteurs de textes théâtraux tiennent compte et dépendent de cette double nature : le rapport dichotomique entre le texte et la représentation est au cœur des approches et des stratégies qui guident les traducteurs des textes de théâtre dans leur activité. À partir de la distinction entre dramatic text (texte écrit) et performance text (réalisation sur scène du texte dramatique) établie par Keir Elam11, Fabio Regattin

7 Atlan, JMN, 11. 8 Oore, 30-31. 9 Ivi, 30. 10 Ibid. 11 Nous adoptons ici la terminologie utilisée par Regattin (2004), qui traduit « dramatic text » par « texte dramatique » et « performance text » par « texte spectaculaire ». Le texte théâtral est la somme du texte dramatique et du texte spectaculaire.

7 distingue quatre approches traductives différentes, « classées […] suivant l‟ordre chronologique de leur apparition » : - « les théories littéraires » : elles « assimilent le texte de théâtre à un texte littéraire ». Le texte est considéré l‟élément le plus important de la représentation théâtrale. Ces théories, souvent appelées polémiquement "textocentriques", ont été mises en discussion à partir des années 1970 ; - « les théories basées sur le texte dramatique » : « les partisans de ces théories s‟appuient […] sur le texte écrit ; mais ils considèrent que le texte théâtral possède des caractéristiques spécifiques, en raison du rapport dialectique qu‟il entretient avec l‟écriture dramatique et la mise en scène et qui influe forcément sur la méthodologie traductive » ; - « les théories basées sut le texte spectaculaire » : en donnant la priorité à la représentation, elles s‟opposent aux théories littéraires. Ces théories encouragent la collaboration entre le traducteur et les professionnels de la scène (metteur en scène, acteurs, scénographes, etc.) pour la réalisation du texte traduit ; - « les théories « néolittéraires » : elles s‟appuient sue des écrits théoriques récents qui « semblent redécouvrir un concept de traduction de type littéraire qui prend en compte la complexité de la tâche du traducteur théâtral ».12 Susan Bassnett, qui a réfléchi à plusieurs reprises sur la traduction de textes de théâtre, souligne, elle-aussi, la relevance de la relation texte/représentation. Elle décrit la complexité du rôle du traducteur de textes de théâtre, qui doit se confronter avec un texte qui met en jeu une série de systèmes de signes, comme s‟il était un texte littéraire :

Leaving aside for the moment those texts written as plays but designated as strictly literary […], a theatre text exists in dialectical relationship with the performance of that text. The two texts Ŕ written and performed Ŕ are coexistent and inseparable, and it is in this relationship that the paradox for the translator lies. The translator is effectively being asked to accomplish the impossible Ŕ to treat a written text that is part of a larger complex of sign systems, involving paralinguistic and kinesic features, as if it were a literary text, created solely for the page, to be read off that page.13

Robert Dengler Gassin se situe dans la même ligne de réflexion de Bassnett. Il décrit l‟œuvre destinée à la représentation comme faisant partie d‟un « polysystème composé d‟une somme de signes […] linguistiques [et] extralinguistiques » :

12 Regattin (2004). 13 Bassnett (1985), 87.

8

Si réellement la traduction était une opération exclusivement linguistique, comment s‟expliquer dès lors que le traducteur se voie dans l‟obligation d‟introduire toute une somme de modifications pour que la pièce traduite puisse, selon l‟expression consacrée dans le monde du spectacle, "passer la rampe", être représentable, jouable dans un autre système linguistique différent de celui de l‟original, et surtout dans un autre système de pensée, dans un autre système socio-culturel, sans que cela ne suppose, théâtralement parlant, un obstacle insurmontable ? […] Le fait théâtral proprement dit, c‟est-à-dire l‟œuvre destinée à être représentée, fait partie d‟un vaste ensemble, composite bien qu‟homogène et forcement cohérent, un polysystème composé d‟une somme de signes, les uns évidemment linguistiques, les autres de caractère extralinguistiques, ces derniers étant précisément ceux qui font l‟originalité et la particularité de l‟œuvre théâtrale jouée, représentée.14

Dengler Gassin fait appel aussi au critère de la jouabilité : dans le passage d‟une langue à une autre, d‟une culture à une autre, d‟un système de pensée à un autre, le traducteur doit faire recours à toute une série d‟interventions, de sorte que la pièce traduite soit représentable, jouable dans le nouveau contexte. En général, l‟attention qu‟il pose sur la représentabilité d‟une pièce traduite associe sa position à celles exprimées par les théories basées sur le texte spectaculaire. D‟autre part, les limites entre ces quatre approches ne sont pas si nettes : les franchissements et les intégrations sont possibles et, nous dirions, souhaitables. Bassnett, qui se situe entre les deux premières approches, diminue le poids du critère de la jouabilité. Le point de départ doit être toujours le texte écrit : c‟est seulement dans le texte écrit que le performable peut être encodé ; les représentations décodables à partir du texte dramatique sont potentiellement infinies.

It seems to me that time has come to set aside „performability‟ as a criterion for translating too, and to focus more closely on the linguistic structures of the text itself. For, after all, it is only within the written that the performable can be encoded and there are infinite performance decodings possible in any playtext. The written text, troué, though it may be is the raw material on which the translator has to work and it is with the written text, rather than with a hypothetical performance, that the translator must begin.

Dans une phase postérieure de sa réflexion, Bassnett adhère aux études que Regattin appelle « néolittéraires ». Tout en reconnaissant les spécificités du texte théâtral, elle affirme que le traducteur devrait le traduire en tant que texte littéraire. D‟éventuelles interventions en vue d‟une représentation sont confiées à une collaboration successive entre traducteur et metteur en scène. Le traducteur doit travailler avec les contradictions du texte et en laisser la résolution a quelqu‟un d‟autre, sans rechercher des structures

14 Dengler Gassin, 66-73.

9 profondes ou des sous-textes codés15. Nous sommes d‟accord avec Bassnett quand elle dit que le texte dramatique doit être le point de départ pour le traducteur d‟un texte théâtral ; cependant, nous pensons que la perspective d‟une hypothétique représentation doit jouer un rôle essentiel dans l‟activité traductive. Le texte dramaturgique, par sa nature, naît avec une vocation implicite pour la représentation (qu‟elle soit réalisée ou pas) ; exception faite pour la traduction philologique, ou pour le cas limite de la traduzione di servizio16, nous pensons qu‟un souci de ce type de la part du traducteur soit donc nécessaire. Regattin, en conclusion de son travail, dresse des bilans : il suggère la possibilité d‟une compénétration des théories précédemment passées en revue, affirme la nécessité d‟un équilibre entre la dimension dramatique et la dimension spectaculaire et s‟exprime sur l‟utilité pour le traducteur d‟assister à une représentation de la pièce à traduire :

Bien qu‟elles puissent paraître, à première vue, inconciliables, ces quatre stratégies peuvent être intégrées à une seule théorie « générale » de la traduction théâtrale pour peu que l‟on s‟attache à définir les buts possibles d‟une traduction. […] La traduction théâtrale ne doit exclure aucune approche, mais, au contraire, les intégrer pour en arriver à jeter les bases théoriques de la pratique qui devraient intégrer l‟auteur du texte original et le texte spectaculaire original. […] le rapport entre texte dramatique et texte spectaculaire est dialectique, et si la tradition a longtemps favorisé le texte dramatique, il n‟est pas souhaitable, à présent, de tomber dans l‟excès contraire. Assister à une représentation de la pièce à traduire peut sûrement être utile, pourvu que le souvenir du spectacle n‟influence que très partiellement le travail subséquent.17

Dans notre démarche traductive, nous avions pensé de faire recours à des enregistrements audio et/ou vidéo de Je m’appelle Non. Nous savons qu‟il y a eu une écoute en public de la pièce à l‟occasion du Festival d‟Avignon de 2011 ; de plus, dans un entretien radiophonique, Atlan mentionne une représentation de la pièce, créée par Christine Bernard-Sugy, avec la participation d‟Emmanuelle Riva18. Malheureusement, nous n‟avons pas eu accès à ces deux versions. En tout cas, comme Regattin, nous pensons que la vision ou l‟écoute d‟un spectacle, bien qu‟elles puissent accompagner

15 « The task of the translator is to work with the inconsistencies of the text and leave the resolution of those inconsistencies to someone else […] the time has come for translators to stop hunting for deep structures and coded subtexts » (Bassnett, 1998 : 105). 16 La traduzione di servizio est un type de traduction, sans prétention de littérarité, qui permet au lecteur du texte cible de mieux s‟orienter avec le texte source. Elle est souvent utilisée dans les éditions bilingues avec le texte en regard. 17 Regattin (2004), 165. 18 « Entretien avec Liliane Atlan : Réflexions sur l‟Écriture », https://www.lilianeatlan.com/radio- interviews-french (consulté le 3 février 2021).

10 l‟interprétation critique d‟une œuvre, ne peuvent qu‟avoir une influence très limitée sur la réalisation du texte d‟arrivée. Après avoir décrit des concrétisations possibles pour les quatre approches, Regattin suggère des solutions différentes, à partir du but particulier du projet de traduction :

une traduction pensée exclusivement pour la publication (l‟œuvre complète d‟un auteur ou une anthologie) pourra facilement se servir de la première méthode ; la traduction d‟un texte contemporain tirera peut-être les meilleurs résultats d‟une stratégie du deuxième ou troisième type (conçue avec une attention particulière à la mise en scène et au maintien de la valeur théâtrale d‟un texte) ; la traduction d‟un texte classique serait probablement favorisée par une approche du quatrième type (pensée pour la mise en scène, évidemment ; mais attentive au respect de la valeur littéraire de l‟œuvre).19

La traduction dépendra donc de la nature du texte à traduire (texte classique, contemporain, etc.) et de sa destination (publication et/ou représentation). Il n‟y a pas de réponse univoque aux multiples questions qui ont été soulevées par le débat autour de la traduction des textes de théâtre. Au-delà des réflexions théoriques sur la nature particulière du texte théâtral, le projet traductionnel et la sensibilité du traducteur ont un rôle essentiel dans toute traduction.

1.3. Traduire Je m’appelle Non : la répétition et le nom propre

En traduisant la pièce de Liliane Atlan, nous avons adopté des stratégies qui recoupent les exigences signalées par Regattin à propos de la traduction d‟un texte contemporain (« attention particulière à la mise en scène » et « maintien de la valeur théâtrale d‟un texte »20). Dans notre travail, nous avons essayé de trouver un équilibre entre les exigences liées au texte théâtral, aussi bien en tant que texte dramatique qu‟en tant que texte spectaculaire. Si d‟un côté donc notre démarche adhère évidemment aux théories basées sur le texte dramatique, où l‟idée d‟une hypothétique représentation influence les stratégies de traduction, de l‟autre côté nous pensons que le traducteur, dans la perspective concrète d‟une représentation, devrait se rendre disponible à modifier le texte en fonction de cette représentation spécifique. Dans ce cas-là, à notre avis, une collaboration entre le traducteur de la pièce et les professionnels du spectacle serait souhaitable.

19 Regattin (2004), 165. 20 Ibid.

11

Lors de l‟entretien radiophonique mentionné en précédence, Atlan nous offre un précieux aperçu sur son écriture :

J‟appelle ce que j‟écris, en réalité, un livre à dire, à vivre, et ça c‟est la synthèse entre la radio, le théâtre, le fait qu‟on rend les choses vivantes par la parole et qu‟on peut les vivre tous seuls quand on les lit à voix haute, silencieusement, en fait touts seuls, et puis on peut les lire à plusieurs, et puis on peut aussi avoir une scène, quand même.21

À travers cette déclaration de poétique, elle nous donne aussi des indications sur les modalités pour se confronter avec ses textes : il s‟agit de livres « à dire, à vivre » ; on peut les lire « tous seuls », « à voix haute ou silencieusement », « et puis on peut les lire à plusieurs », et il peut même y avoir « une scène ». En effet, quand l‟on pense aux textes d‟Atlan, un composant fondamental qui émerge toujours est la voix. Qu‟il s‟agit de poèmes, de romans, de récits ou de pièces de théâtre, nous avons l‟impression que ses ouvrages mettent constamment en jeu la dimension de la voix, de la parole (qui doit être) prononcée dans toute sa force vivante. Ce sont des ouvrages qui demandent souvent une lecture à voix haute, qu‟elle soit individuelle ou collective. Même Je m’appelle Non ne se soustrait pas à ces considérations. Pendant notre activité traductive, nous avons lu et relu la pièce, aussi bien en français qu‟en italien ; la lecture à voix haute a donc accompagné, pas à pas, le processus de (ré)écriture. Si d‟un côté ce processus s‟est déroulé avec une grande attention à la littérarité du texte de départ, de l‟autre côté la perspective d‟une mise en voix ou d‟une mise en scène de la pièce a certainement influencé notre travail. L‟absence d‟un projet de traduction avec un but prédéterminé Ŕ publication éditoriale ou représentation Ŕ nous a amenés à poursuivre cet équilibre entre dimension dramatique et spectaculaire que nous avons mentionné en précédence. Une distinction entre « mise en scène » et « mise en voix » nous paraît nécessaire, à ce stade de notre analyse. Le Trésor de la Langue Française définit la « mise en scène » comme étant la

Direction artistique de l'agencement des différents éléments scéniques (décoration, éclairage, jeu des acteurs, etc.) en vue de la représentation d'une œuvre dramatique, lyrique ou de l'enregistrement d'une œuvre cinématographique ou télévisée.22

21 « Entretien avec Liliane Atlan : Réflexions sur l‟Écriture » (notre transcription), https://www.lilianeatlan.com/radio-interviews-french (consulté le 3 février 2021). 22 CNRTL, « Mise », https://www.cnrtl.fr/definition/mise/substantif (consulté le 3 février 2021)

12

Il s‟agit de l‟expression communément utilisée pour indiquer le travail conjoint des professionnels de la scène (metteur en scène, acteurs, scénographes, techniciens du son, éclairagistes, …) pour la préparation Ŕ et la réalisation Ŕ d‟un spectacle. Différemment,

La mise en voix est une activité artistique qui se rapproche de la « lecture publique ». Elle s‟adresse à des spectateurs réels ou virtuels à qui il s‟agit de transmettre le texte, de le « faire passer ». […] Elle reprend toutes les caractéristiques de l‟oralisation (sauf la nomination des noms avant chaque réplique, ce qui nécessite d‟indiquer au spectateur quel personnage est lu). Mais s‟y ajoute un élément capital : la prise en compte du spectateur, par un travail d‟adresse et de regard et une explicitation du sens, que l‟on aura découvert précédemment.23

Quand la mise en voix intègre la dimension de la lecture à voix haute avec l‟usage du corps et de l‟espace, on peut parler de « mise en espace ». C‟est une pratique de lecture qui va dans la direction de la mise en scène :

dans le cas d‟une mise en espace, à la voix s‟ajoutent le corps et l‟espace, « utilisés » comme signes symboliques et non pas de manière réaliste, pour exprimer le sens du texte (situation, relations, sentiments…). On est toujours dans une lecture, mais on a fait un pas vers la mise en jeu ; dans cette forme, des placements et des changements de placements, des gestes, un accessoire, pourront accompagner la lecture, non pour retranscrire la situation fictive du texte de manière naturaliste, mais pour faire naître le sens par l‟image.24

Dans les pages qui précèdent le texte, Atlan donne des instructions scéniques précises :

Si on réduit le nombre des comédiens à 9, il y aura 3 garçons et 5 filles. Si on le réduit à 15, il y aura 6 garçons et 9 filles. Il peut y en avoir davantage ou moins, mais dans la même proportion. À part la lumière du jour tombant dont le rythme est partie intrinsèque de leur parole, ils n‟ont besoin d‟aucun décor.25

C‟est un ouvrage où la parole prévaut sur l‟action, où le décor est minimal, et toujours le même (la lumière du jour tombant). La parole a un fort pouvoir évocatoire ; l‟attention au domaine de la voix est considérable. Compte tenu de ces conditions, la différence entre mise en voix et mise en scène nous paraît ici frêle, minimale. C‟est donc une attention aux sonorités, à la voix du texte, à une parole qui sonne bien, à un rythme qui essaye de respecter celui du texte source Ŕ plutôt qu‟un souci pour une hypothétique mise en scène dans sa complexité Ŕ qui nous ont guidé dans notre travail.

23 « Mise en voix », https://www.editionstheatrales.fr/pedagogique/mot/la-mise-en-voix (consulté le 3 février 2021). 24 Ibid. 25 Atlan, JMN, 9.

13

Quand nous parlerons de « mise en scène » et de « mise en voix », nous le ferons donc dans des termes où la distance entre les deux est réduite. Les œuvres d‟Atlan ont souvent un caractère hybride : un roman n‟est jamais proprement un roman, un récit n‟est jamais proprement un récit, une pièce n‟et jamais proprement une pièce. Déjà Les Passants trahissait une forte vocation pour la scène : ce texte à l‟écriture fragmentée montrait une théâtralité en germe. En effet, le passage du récit au drame n‟a pas requis de grandes interventions de la part d‟Atlan : l‟ajout des didascalies, l‟ajout des noms des personnages pour introduire les répliques, le passage de la troisième à la première personne singulière Ŕ là où NON n‟est plus simplement la narratrice, mais aussi un personnage qui dit « je » Ŕ ont été les modifications les plus évidentes. Même Je m’appelle Non révèle un caractère hybride : c‟est comme si le texte se balançait entre la dimension du récit et celle de la pièce ; c‟est comme s‟il portait en soi les traces du récit qu‟il était autrefois, suspendu en permanence entre la prose et l‟écriture dramaturgique26. Pour réaliser notre traduction, nous avons tenu compte de cette ambivalence. La forte présence d‟un genre comme le récit, habituellement destiné à la page écrite, uni au tas très haut de littérarité qui caractérise la pièce, nous ont invités à ne pas négliger la dimension proprement littéraire du texte en question : en fonction de la recherche d‟un équilibre entre texte dramatique et texte spectaculaire, nous croyons que notre traduction peut répondre aussi bien aux exigences de la page écrite qu‟à celles d‟un hypothétique spectacle. La suspension entre prose et drame nous a permis de nous appuyer aussi, dans nos réflexions, sur des écrits qui ne concernaient pas spécifiquement la traduction de textes de théâtre. Un autre aspect qu‟il faut considérer quand l‟on traduit un texte théâtral, c‟est le public. Dans le cas d‟un texte de théâtre, le public peut être double : le public des lecteurs et le public des spectateurs. Le traducteur peut être amené à faire des choix précis à partir de la nature particulière du public auquel un certain prototexte et/ou métatexte voudraient s‟adresser. Je m’appelle Non pourrait être définie Ŕ aussi, pas seulement Ŕ « une pièce pour des adolescentes ». Nous croyons que cette définition a sa raison d‟être surtout à partir de l‟un des thèmes qu‟elle traite : les troubles alimentaires

26 Je m’appelle Non répond aux critères de celle que Bernanoce (2006 : 501) définit l‟« épicisation » (ou « épisation ») : « procédé d‟écriture, de jeu ou de mise en scène qui rapproche les formes théâtrales (mimésis par imitation des actions) de celles du récit (mimésis par narration des actions): rupture de l‟illusion réaliste, adresse au public, prise de parole d‟un « narrateur » récitant, dédoublement d‟un personnage dans le temps (passé et présent), effets de chœur, changements de décor à vue… ».

14 dont souffre une jeune fille et les conséquences que ces troubles impliquent dans son existence. Ce texte explore, évitant toute rhétorique, et avec une grande sensibilité, un thème qui concerne de près cette période délicate de la vie ; il offre ainsi, dans une manière intelligente, un sujet de discussion Ŕ et de possible identification Ŕ pour un public de jeunes lecteurs et/ou spectateurs. Marie Bernanoce, dans son précieux répertoire critique du théâtre jeunesse contemporain, consacre une section à Atlan :

Liliane Atlan réussit à bâtir une œuvre dont la force repose précisément sur les pouvoirs de l‟imaginaire et de la création qu‟elle met en abyme dans son écriture. Telles sont en tout cas les caractéristiques de ses deux pièces pour les jeunes, qu‟elle n‟a pas directement écrites à leur intention mais qui ont connu une sorte de consécration par leur réédition en collection jeunesse.27

Bien que les œuvres d‟Atlan n‟aient pas été expressément écrites pour les jeunes, elles ont souvent été accueillies avec enthousiasme par les jeunes Ŕ à entendre ici au sens large du terme. Il nous semble intéressant de lire les mots d‟Atlan à propos du rapport privilégié qu‟elle et son écriture entretiennent avec le jeune public. Dans le passage qui suit, elle fait aussi un petit commentaire sur la genèse de Je m’appelle Non :

Ma première pièce de théâtre, La vieille ville, ne leur était pas destinée, mais ce sont des enfants qui en étaient les personnages principaux. […] Arlette Reinberg avait organisé une lecture de la pièce dans son café-théâtre. Les adultes ne comprenaient rien, mais les enfants comprenaient tout.

Un jour je venais d‟écrire Les Messies ou le Mal de Terre, je lisais ma pièce à mes sœurs, leurs enfants cessèrent de jouer pour venir écouter. J‟écrivais pour les adultes et ce sont les enfants qui comprenaient et écoutaient. […]

Un jour, Brigitte Smadja m‟a donné l‟idée de transformer mon livre, Les Passants, en pièce de théâtre pour des adolescents. Ce livre est devenu, grâce à elle, une pièce de théâtre : Je m’appelle Non. C‟est l‟histoire d‟une jeune fille qui se laisse mourir de faim. De chapitre en chapitre, Non transforme sa douleur en louange. La pièce sera créée cette année par trois jeunes compagnies de théâtre, et par un groupe de lycéens.

Je ne me suis jamais dit : "Je vais écrire pour les enfants". J‟écris comme je le peux, souvent à partir d‟un titre qui me hante depuis longtemps, dont je ne sais quoi faire, jusqu‟au jour où il devient le fil conducteur du livre.

27 Bernanoce (2006), 41. Monsieur Fugue ou le mal de terre et Je m’appelle Non, les deux pièces auxquelles Bernanoce fait allusion, ont été publiés par L‟École des loisirs, une maison d‟édition française spécialisée en littérature jeunesse.

15

Je ne me suis jamais demandé pourquoi les enfants prennent tant de place dans ce que j‟écris. Ils sont là, de façon naturelle, nécessaire. On peut tout leur dire, ils peuvent tout comprendre.28

Celle d‟Atlan est une écriture difficile, fragmentée, ambigüe ; il est difficile pour le lecteur de s‟orienter parmi les myriades de personnages, de se débrouiller avec les déplacements temporels, les soudains changements de contexte, de saisir pleinement les significations qui se cachent derrière les phrases, qui sont au cœur des mots, de la parole. Dans cette perspective, quand nous avons traduit la pièce, nous n‟avons pas pensé à un public spécifique. La poursuite par tous les moyens de la "lisibilité", ce concept qui revient souvent dans les discussions sur les traductions pour les jeunes, nous aurait paru une "trahison" envers un texte qui se veut complexe, peu lisible de quelque façon. Vu ces prémisses, en traduisant Je m’appelle Non nous nous sommes "mis en relation" surtout avec le texte Ŕ et son auteure Ŕ plutôt qu‟avec un hypothétique public. Compte tenu de la nature particulière de ce texte, et de l‟absence d‟un véritable projet traductif, il nous semblerait limitatif de nous adresser ici à un seul public ; nous pensons que d‟éventuelles interventions en ce sens seraient à renvoyer à une éventuelle concrétisation, qu‟elle soit de nature éditoriale et/ou liée à une représentation. Dans notre travail, nous nous sommes confrontés avec toute une série de problématiques liées à la traduction de textes littéraires, en général, et de textes de théâtre, en particulier. Le "respect" pour le texte de départ (le rythme, les choix lexicaux, la syntaxe, etc.) et de sa littérarité, l‟exigence de jouabilité de la pièce, l‟attention à « l‟immédiateté du discours théâtral »29, la recherche d‟un équilibre entre dimension dramatique et dimension spectaculaire ont guidé notre démarche. Les aspects problématiques du texte source Ŕ la syntaxe, la ponctuation, la répétition, les noms propres, etc. Ŕ, nous les avons mis en relation avec ces exigences. Dans notre étude, nous nous concentrerons en particulier sur deux de ces aspects : la répétition et les noms propres. La répétition et les noms propres ne se sont pas démontrés des problèmes traductionnels en soi : une certaine posture traductionnelle envers ces deux éléments nous s‟est imposée en fonction du rôle essentiel qu‟ils jouent dans la construction et la caractérisation des personnages de la pièce.

28 Yendt (2005), 14-15. 29 Regattin (2004), 160.

16

Nous accompagnerons nos réflexions sur la traduction de la répétition et des noms propres d‟un discours de caractère interprétatif, pour définir les raisons qui sont à la base des choix textuels d‟Atlan et pour ensuite motiver les choix qui nous ont amenés à adopter nos stratégies traductionnelles. Comme il s‟agit de deux éléments fondamentaux pour la compréhension de la pièce, il nous a paru nécessaire de donner une interprétation de Je m’appelle Non justement à partir de ces deux éléments textuels. Nous sommes de l‟avis que l‟analyse interprétative constitue un préalable essentiel dans tout travail de traduction.

17

2. Traduire la répétition dans Je m’appelle Non

2.1. La répétition dans Je m’appelle Non

La répétition est un trait stylistique essentiel dans l‟œuvre de Liliane Atlan. Ses fonctions dans ses textes sont les plus variées : elle règle le rythme de la parole, est utilisée en tant que marque d‟emphase et d‟insistance, définit les situations, les personnages, les rapports entre eux, le temps et l‟espace de la narration ou de l‟action dramatique. Elle peut avoir même une fonction rituelle : dans Monsieur Fugue ou le mal de terre (1967), les quatre enfants destinés à trouver la mort à Bourg-Pourri, la vallée des ossements, se préparent à quitter la vie en entonnant et en répétant des prières et des chants de la tradition hébraïque. Un opéra pour Terezin (1997), qui raconte l‟histoire des musiciens détenus dans le ghetto de Terezienstadt, est modelé à partir de la prière rituelle du Séder de Pessa‟h. Une fois par an, les descendants des artistes déportés revivent leur histoire en célébrant le « Rite de l‟Opéra ». Leurs voix se mêlent, chacune avec son rythme, et donnent lieu à un chant qui évoque le texte biblique. Dans Je m’appelle Non, Atlan fait constamment recours aux mécanismes de la répétition. Ce texte de théâtre, dramatisation du récit atypique Les Passants, révèle un usage constant de la répétition et de ses figures. Atlan s‟y appuie pour bâtir son œuvre : ce fait de langue agit aux niveaux lexical, sémantique, syntaxique, phonétique, rythmique. Des mots, des groupes syntactiques et des phrases entières se répètent, identiques ou en variation, tout le long du texte. Les éléments répétés peuvent se trouver en contact direct, à proximité ou à une bonne distance les uns par rapports aux autres. Ils peuvent même réapparaître à une distance de quelques pages ou à l‟intérieur de « portes » différentes, en produisant ainsi des échos et des réverbérations qui se propagent au fil des pages. Les répétitions peuplent les répliques et les didascalies, structurent le drame, définissent les personnages et leurs interactions, marquent le passage d‟une « porte » à l‟autre, lient les mots et les événements du passé et du présent, la mémoire et les paroles prononcées. Même s‟il n‟y a pas de volonté de systématisation, l‟on peut percevoir et décrire des choix précis de la part de l‟auteure. Atlan trace un parcours de sens extrêmement vital, une traversée existentielle par étapes,

18 en paroles et en images (« peindre […] par la parole »30), qui se déploie surtout grâces aux dispositifs de l‟itération : on pourrait appeler ce parcours « le rituel de la vie ».

2.2. La répétition dans la caractérisation des personnages

La répétition est l‟un des éléments qui contribuent à définir les personnages et les rapports entre eux. Il faut préciser que ces rapports ne se développent pas de façon conventionnelle. Il n‟y pas de véritables dialogues ou d‟actions montrées en prise directe au lecteur/spectateur. Les « êtres » et les situations qui habitent le texte sont évoqués et revécus par la protagoniste dans sa vieillesse. Les souvenirs s‟animent, les personnages apparaissent et disparaissent, prennent vie à l‟intérieur de la conscience, les lieux se dessinent dans la mémoire de VIEILLE NON, qui les « transmet » à travers la parole théâtrale. Même s‟ils se trouvent sur scène simultanément, ils ne partagent pas la même réalité factuelle. Ce sont plutôt des fantômes ceux qui habitent les chambres, les salles, les couloirs, les parcs nommés au fil des pages. NON se trouve même redoublée : PETITE NON et VIEILLE NON occupent la loge au même temps, vivent ou revivent, parlent et commentent la même situation depuis deux perspectives différentes Ŕ celle du passé et celle du présent. Mais c‟est une coprésence évanescente, où il n‟y a pas de véritable possibilité de communication. Il est possible d‟isoler des champs sémantiques Ŕ et thématiques Ŕ particuliers et les associer aux différents personnages, dans leurs individualités ou dans leurs relations. La répétition y joue un rôle fondamental : l‟itération insistée de lexèmes, groupes syntaxiques, phrases et périodes, qui se répètent identiques ou variés à l‟intérieur du texte, souligne l‟importance de ces noyaux de sens. Nous passerons en revue les personnages principaux du drame : l‟analyse linguistique et traductologique est insérée dans un parcours par thèmes qui restitue le sens global de la pièce.

2.2.1. Les personnages principaux

Ce parcours ne peut que partir de sa protagoniste. Le cas de NON, fillette et adulte, voix majeure et projection de l‟auteure, est emblématique des procédés de construction des personnages à travers la répétition. PETITE NON vit une scission irréparable entre le corps et l‟esprit. Comme le dit son amie, JE ME RENDRAI TUBERCULEUSE, au

30 Atlan, JMN, 11.

19 début de la troisième porte : « Elle, qui se veut toute esprit, ne pense qu‟à ne pas manger. »31. Ces deux aspects de son être, en contraste apparemment irrésoluble, sont déclinés de manière différente. L‟idée du corps est toujours liée à l‟action de manger. Cette pratique, qu‟elle soit réalisée ou pas, et ses conséquences, sont marquées par de diverses modalités d‟itération. L‟une des solutions adoptées par Atlan consiste dans la dérivation verbale par préfixation (deux occurrences). Dans le premier cas, l‟auteure décrit le moment du repas. PETITE NON est à table avec sa famille. Elle ne veut pas manger : pour éviter de le faire, elle coupe la nourriture en centaines de petits bouts :

OUINON SÌNÒ NON met deux ou trois bouts de quelque NO mette due o tre pezzettini di qualcosa chose dans son assiette. Elle les coupe et les nel piatto. Li taglia e li ritaglia in centinaia di recoupe en centaines de petits morceaux. Elle piccoli pezzi. Non li tocca. (Atlan, MCN, 5) n‟y touche pas. (Atlan, JMN, 14).

Les deux verbes, en contact rapproché, bien décrivent la répétitivité obsessive Ŕ et potentiellement infinie Ŕ de l‟action. L‟itération du pronom « les » Ŕ en fonction d‟objet direct du verbe Ŕ renforce l‟image évoquée par les verbes et contribue au rythme de la période. La traduction en italien ne pose pas de problèmes particuliers : on peut conserver la même structure phrastique Ŕ exception faite pour le pronom personnel « elle » en début de phrase, et repris en anaphore dans la phrase suivante Ŕ et le rythme est comparable (sept syllabes dans les deux cas, avec distribution des accents légèrement différente). Cette solution se retrouve au début de la troisième porte. Une amie de NON, JE ME RENDRAI TUBERCULEUSE, souligne le rapport difficile de la jeune fille avec la nourriture :

JE ME RENDRAI TUBERCULEUSE MI FARÒ VENIRE LA TISI […] Elle, qui se veut toute esprit, ne pense […] Lei, che si vuole solo mente, pensa qu‟à ne pas manger. Elle compte, recompte soltanto a non mangiare. Conta, riconta affolée, ce qu‟elle a avalé : une masse de pain, impazzita, quel che ha ingoiato: un sacco di c'est-à-dire, à peu près, une olive. pane cioè, più o meno, una briciola.

PETITE NON PICCOLA NO

31 Atlan, JMN, 19.

20

Non, trois. Une le matin, une à midi, une No, tre. Una al mattino, una a le soir. J‟en ai la nausée. mezzogiorno, una la sera. Ne ho la nausea.

JE ME RENDRAI TUBERCULEUSE MI FARÒ VENIRE LA TISI […] Elle se rappelle qu‟en plus du pain, […] Si ricorda che, oltre al pane, ha elle a mangé des chocolats. mangiato dei cioccolatini.

PETITE NON PICCOLA NO Fourrés. Huit. Non, douze. Peut-être seize. Ripieni. Otto. No, dodici. Forse sedici. (Atlan, JMN, 20) (Atlan, MCN, 7)

Ici c‟est la pensée de l‟action qui est mise en évidence. C‟est une pensée obsessive : ce qui émerge, c‟est une nécessité absolue de contrôle, de calcul Ŕ ce qui est typique de certains troubles alimentaires. Cette idée est renforcée par la réplication parallèle, à une « distance médiane »32, de deux triades d‟éléments en succession (« Non, trois. Une le matin, une à midi, une le soir. […] Huit. Non, douze. Peut-être seize. »). Dans le deuxième tricolon, il y a même une idée de progression arithmétique dans la série Ŕ ce qui dénote un besoin d‟exagération de la part du locuteur. Une traduction qui se veut « fidèle » à l‟original nécessite de reproduire, en plus des éléments signalés en précédence, leur disposition dans le texte. L‟organisation particulière choisie par l‟auteure donne du rythme à la séquence et marque le comportement obsessif du personnage. Ce qui émerge aussi c‟est une scansion du temps Ŕ de la journée Ŕ liée à l‟acte de manger. Il s‟agit ici d‟une restitution altérée des trois repas fondamentaux dans la journée. Comme dans le cas précédent, ce qui est sacrifié ici en traduction, pour des raisons euphoniques, c‟est la reprise anaphorique Ŕ et la répétition emphatique Ŕ du pronom personnel « elle ». La langue italienne ne requiert pas, dans ce cas, la présence du pronom personnel en fonction de sujet : si dans le premier cas la désignation explicite du sujet par le pronom se rend nécessaire Ŕ vue la présence du pronom relatif « qui » Ŕ, sa répétition dans la deuxième réplique de JE ME RENDRAI TUBERCULEUSE serait redondante et apporterait trop de lourdeur à la période. Dans la troisième porte, VIEILLE NON rappelle un petit épisode de sa jeunesse. Après le lycée, elle a acheté du chocolat. Elle le mange en courant pour que les gens ne voient pas ce qu‟elle est en train de faire :

32 Bramati (2017) distingue trois types de répétition sans structure, en fonction de la distance des éléments répétés : les « répétitions rapprochées », séparées aux maximum par une seule proposition ; les répétitions à « distance médiane » (de deux à quatre propositions) ; les répétitions à « grande distance » (cinq propositions au plus).

21

PETITE NON PICCOLA NO Après le lycée, j‟achète du chocolat, je le Dopo lezione compro del cioccolato, lo mange, en courant, pour que cela ne se voie mangio di corsa perché non si veda, perché pas, pour que cela n’existe pas. (Atlan, JMN, non esista (Atlan, MCN, 6) 16)

Ce qui émerge ici c‟est la honte, la culpabilité que NON ressent face à l‟acte de manger. Cette sensation est renforcée par le recours à une répétition syntactique en contact rapproché, avec variation. La subordonnée à valeur finale est redoublée. La deuxième proposition du couple est sémantiquement plus forte, vu l‟usage du verbe exister au lieu de voir : on passe de l‟idée de la (non-)vision à celle de la (non-)existence. La traduction italienne restitue l‟image et son expression de façon assez littérale : la position des éléments et l‟isosyllabisme des propositions Ŕ même si en italien le nombre des syllabes se réduit Ŕ sont respectés, dans un souci rythmique et graphique de symétrie. Les moments des repas en famille, eux aussi, sont marqués par l‟usage de la répétition. Dans la deuxième porte, la famille est à table : chacun se sert et « se concentre sur son assiette »33. Les parents et les sœurs de NON

font semblant de ne pas regarder quand NON fanno finta di non vedere quando no si serve. se sert. […] tout le monde fait comme si […] tutti fanno come se NO non esistesse. Ma NON n‟existait pas, mais tout le monde tutti guardano NO, e soffrono. (Atlan, MCN, regarde NON et souffre. (Atlan, JMN, 14) 5)

La répétition du pronom indéfini « tout le monde » se lie à l‟usage réitéré du verbe regarder. Les deux répliques emphatisent la lourdeur des regards soucieux et exaspérants de la famille. La traduction italienne restitue la participation de l‟ensemble de ses membres à la vision. Les idées de totalité et d‟indistinction liées au pronom indéfini sont gardées. Une première variation concerne le niveau lexical : le verbe « regarder » est traduit, dans sa première occurrence, par le correspondant italien « vedere ». La variation synonymique se rend ici nécessaire : la collocation « fare finta di non vedere » paraît plus naturelle que « fare finta di non guardare » ; par contre, dans le deuxième cas, le choix du verbe « guardare » répond mieux aux exigences sémantiques de la situation décrite. Il n‟est pas question ici d‟une simple perception

33 Atlan, JMN, 14.

22 visuelle, mais d‟une observation continuelle et réitérée. Une deuxième variation concerne la ponctuation : la traduction italienne propose un point entre le premier et le deuxième élément répété. Cela répond à des soucis de nature articulatoire : dans l‟idée d‟une possible mise en voix de la pièce, une période d‟une telle longueur nécessiterait d‟une pause plus forte. De plus, cette petite intervention, qui ne modifie pas de manière substantielle cette période, s‟accorde mieux aux conventions de la ponctuation italienne. Les formules de répétition sont employées aussi pour décrire le rapport de PETITE NON avec son corps. Au début de la neuvième porte, NON se trouve dans sa chambre à Prangins, dans la clinique où elle est soignée.

PETITE NON PICCOLA NO De mon lit, je vois la porte. Dal mio letto, vedo la porta. Il n’ya pas de poignée. Non c’è la maniglia. Mais je peux sonner. Ma posso suonare un campanello. Je vois, à travers la fenêtre, des arbres Vedo dalla finestra gli alberi centenari, centenaires, épais, gras, il émane d‟eux des grossi, spessi, si diffondono migliaia e milliers et des milliers de chants, comment les migliaia di canti, come osano cantare gli oiseaux peuvent-ils oser chanter ? Je uccelli? Mi accorgo che la finestra non ha la m‟aperçois qu‟à la fenêtre il n’y a pas de maniglia. poignée. Ma c‟è uno specchio. Mais il y a une glace. Mi guardo, nuda, ogni mattina. Je m‟y regarde, nue, tous les matins. Troppa carne. Trop de chair. Non si vedono bene le costole. On ne voit pas assez les côtes. Ogni mattina, mi peso con lo sguardo, la Tous les matins, je me pèse du regard, la conclusione non cambia: ancora troppa conclusion ne varie pas : encore trop de carne. (Atlan, MCN, 17) chair. (Atlan, JMN, 47-48)

Les groupes nominaux « tous les matins » et « trop de chair », répétés en alternance, renforcent la représentation d‟une action qui se répète identique tous les jours. Le rôle essentiel de ces deux éléments est souligné par la ponctuation. Les deux groupes nominaux à valeur temporelle apparaissent en début et en fin de phrase, séparés du reste par des virgules ; les deux phrases nominales sont mises en évidence par le recours aux points et aux deux points. Ici aussi émerge l‟importance du regard (« je m‟y regarde », « on ne voit pas assez les côtes », « je me pèse du regard »). Mais ce n‟est plus le regard de la famille sur NON. Cette fois, c‟est PETITE NON qui s‟observe, qui regarde son image réfléchie dans le miroir. La chair est celle d‟une image réfléchie, la matérialité du corps n‟est pas perçue à travers le contact physique mais dans sa vision (« je me pèse du regard »).

23

On retrouve le corps et l‟esprit, mis à côté, dans une phrase qui se répète Ŕ variée et amplifiée Ŕ trois fois dans la pièce :

Famine Ŕ de la chair Ŕ du cœur Ŕ de l‟âme. Fame Ŕ della carne Ŕ del cuore Ŕ (Atlan, JMN, 12) dell‟anima. (Atlan, MCN, 4)

Famine Ŕ de la chair Ŕ du cœur Ŕ de l‟esprit Fame Ŕ della carne Ŕ del cuore Ŕ dello Ŕ de l‟âme. (Atlan, JMN, 85) spirito Ŕ dell‟anima. (Atlan, MCN, 33)

Famine, de l‟âme, de l‟esprit, du cœur, et Fame, dell‟anima, dello spirito, del cuore, e pour finir, de la chair elle-même. (Atlan, JMN, per finire, della carne stessa. (Atlan, MCN, 34) 87)

Dans la deuxième occurrence, l‟auteure insert le groupe prépositionnel « du cœur » à l‟intérieur de la séquence des éléments nommés. Dans la troisième occurrence, il y a une variation dans l‟ordre des membres de la série : les deux éléments centraux (« du cœur », « de l‟esprit ») s‟invertissent, « de l‟âme » passe au début, « de la chair » à la fin. Ce dernier est mis en évidence par l‟adjonction du groupe prépositionnel « pour finir » et du pronom réflexif emphatique « elle-même ». C‟est toujours VIEILLE NON qui prend la parole et qui évoque des moments du passé, dans de différentes phases de sa vie. Dans la première situation, au tout début de la pièce, elle est une petite enfant de neuf ou dix ans ; dans les deux autres, elle est dans son âge adulte. Cette phrase s‟impose et revient en tant que motif essentiel du drame : elle résume le conflit intérieur, entre corps et esprit, chair et âme, que NON vit au cours de son existence. Les trois séries sont introduites par le mot « famine » : c‟est un lexème au sémantisme très fort, qui désigne une condition de vide, un manque total, absolu, qui peut aboutir à la mort de celui qui le ressent. Le correspondant italien, « carestia », a une signification très proche. Cependant, en traduction, nous avons opté pour le mot « fame », qui traduit le français « faim ». Les raisons de ce choix sont surtout d‟ordre rythmique et sémantique : dans une hypothétique mise en voix, l‟articulation du mot « carestia » serait trop longue ; de plus, la présence du « i » accentué, en hiatus avec le « a » final, implique une ouverture vocalique qui heurte avec la sécheresse de l‟original. Le mot « fame », vu sa brévité, s‟accorde mieux aux exigences rythmiques de la phrase ; de plus, du point de vue morpho-phonétique, il est plus proche de son correspondant français. En ce qui concerne sa valeur sémantique, le mot « fame », dans l‟une de ses acceptions, est

24 synonyme de « carestia » : son emploi résulte donc partiellement justifié. C‟est aussi une raison interprétative qui a guidé ce choix traductif : « fame » peut indiquer un vif désir, une volonté forte. Comme ce texte peut être lu comme une célébration de la vie, de la volonté de vivre, ce vide que NON ressent n‟est pas seulement celui de l‟anéantissement, du néant. C‟est aussi un vide à combler, par une recherche constante Ŕ même inconsciente Ŕ d‟un sens plus haut dans la vie. Cette faim peut donc qualifier un mouvement, une tension potentiellement positifs. PETITE NON exprime son ambition à dépasser les limites du corps par l‟exercice de l‟esprit. Dans cet exercice, la maladie semble se présenter comme un passage nécessaire. Comme le dit JE ME RENDRAI TUBERCULEUSE, en visite à NON au début de la troisième porte :

JE ME RENDRAI TUBERCULEUSE, en MI FARÒ VENIRE LA TISI, in visita visite È un bene che NO sia pelle e ossa, quasi Que NON soit devenue osseuse, à la limite trasparente: i grandi poeti hanno sempre de l‟évanouissement, c‟est bien : les grands sofferto di gravi malattie, perciò, per poètes furent toujours de grands malades, diventare poeti, bisogna prima di tutto donc, pour devenir poète, il faut d‟abord ammalarsi. (Atlan, MCN, 7) tomber malade. (Atlan, JMN, 19)

L‟équivalence entre poète et malade est établie au niveau phrastique par l‟usage de la répétition parallèle, en contact rapproché, des membres du couple : tomber malade serait la condition requise pour devenir poète. Cette identité conséquente est exprimée par l‟alternance polyptotique des éléments répétés ; de plus, en ce qui concerne le deuxième « malade », ce n‟est pas seulement sa fonction logique qui change, mais aussi sa catégorie syntactique (N/Adj). La traduction italienne, soucieuse de respecter l‟ordre et la position des constituants, opte pour une reformulation partielle de la phrase. Celle-ci se rend nécessaire : les expressions « grandi (am)malati » e « cadere (am)malati » n‟existent pas en italien. Si l‟itération des homographes est impossible, on a essayé de garder la composition et le sens global de la phrase. « Être de grands malades » devient « soffrire di gravi malattie », « ammalarsi » traduit « tomber malade ». Le souci sémantique s‟accompagne d‟un souci d‟ordre rhétorique : les polyptotes sont substitués par une double figure étymologique. Si le rythme en résulte varié, on a quand même essayé de garder la répétition parallèle des éléments dans la phrase.

25

Les études, la poésie se présentent comme des ressources précieuses dans ce parcours, dans cette recherche. L‟importance des livres est soulignée à plusieurs reprises dans le texte. En particulier, il y a deux passages dans lesquels cela se fait à travers les modalités de la répétition. Le premier, c‟est la scène des chocolats précédemment mentionnée. PETITE NON dit qu‟elle a volé les chocolats « dans la bibliothèque du salon »34. Elle se demande :

PETITE NON PICCOLA NO […] Pourquoi ma mère les cache-t-elle là ? […] Perché mia madre li nasconde là? Non N’a-t-elle aucun respect des livres ? (Atlan, ha nessun rispetto per i libri? (Atlan, MCN, JMN, 20) 7)

VIEILLE NON répond immédiatement :

VIEILLE NON NO ADULTA Elle n’a aucun respect des livres, crie Non ha nessun rispetto per i libri, urla NON, au-dedans d‟elle-même (Atlan, JMN, NO, dentro di sé (Atlan, MCN, 7) 20)

C‟est la seule situation dans le drame où la répétition se fait dans la modalité question/réponse. La version italienne propose la répétition exacte de la phrase dans le passage de la question à la déclaration. La seule différence est dictée par la présence du point d‟interrogation, à l‟écrit, et par l‟intonation différente dans une hypothétique mise en voix. Dans le texte source l‟interrogation est réalisée par le recours à l‟inversion entre le sujet et le verbe : c‟est une modalité qui n‟est pas présente en italien. Encore une fois, on peut observer l‟opposition manger/étudier, qui est réalisée ici dans l‟opposition symbolique chocolats/livres : ceux-là ne seraient pas dignes d‟être placés entre les livres de la bibliothèque du salon. Le lecteur/spectateur a ici un premier aperçu du rapport difficile entre NON et sa mère : plusieurs modalités de répétition seront utilisées par Atlan dans la pièce pour définir ce personnage et sa relation avec ses filles. Il y a un autre épisode dans le texte où les livres Ŕ et la poésie Ŕ sont évoqués. Dans la quatrième porte, l‟auteure met en scène une confrontation entre PETITE NON et la directrice de son école. Encore une fois, c‟est VIEILLE NON qui raconte cette rencontre ; à travers ses paroles, se dessine le personnage de Madame la Directrice :

34 Atlan, JMN, 20.

26

VIEILLE NON NO ADULTA Mais Madame la Directrice ne continue Ma la Signora Preside non prosegue oltre. pas. Ha la raffinatezza delle persone nate tra i Elle a cette finesse des personnes nées libri, nutrite dal pensiero, dalla poesia. […] dans les livres, nourries de la pensée, de la poésie contenue dans les livres. […] Quel che mette in pericolo la vita di NO, lei non lo vede. NO glielo vorrebbe dire, ma Ce qui met en danger la vie de NON, elle quella donna vive nella sua biblioteca senza ne le voit pas. NON voudrait le lui dire, mais accorgersi che attorno tutto brucia, di un cette femme vit dans sa bibliothèque sans voir fuoco che lascia interi gli alberi, il cielo, che qu‟autour tout brûle, d‟un feu qui laisse consuma le persone, un fuoco che viene dal entiers les arbres, le ciel, qui consume les cuore, contro il quale persino i libri … […] personnes, un feu qui vient du cœur, contre lequel même les livres… […] NO si ricorda di lei con tenerezza quarant‟anni più tardi, si ricorda della NON se souvient d‟elle avec tendresse dolcezza preziosa, cieca, di una donna che quarante ans plus tard, elle se souvient de la aveva rinchiuso la propria vita nello douceur précieuse, aveugle, d‟une femme qui splendore dei libri. (Atlan, MCN, 9-10) avait enfermé sa vie dans la splendeur contenue dans les livres. (Atlan, JMN, 26-27)

C‟est un passage marqué par l‟itération. Le mot « livres » est répété quatre fois à distance de quelques lignes. C‟est un objet qui qualifie la directrice du lycée Mongrand. VIEILLE NON « se souvient d‟elle avec tendresse » : cette femme ne se rend pas compte que les livres ne peuvent rien contre « un feu » « qui consume les personnes ». Son erreur c‟est d‟avoir « enfermé sa vie dans la splendeur contenue dans les livres », en oubliant ainsi la complexité, l‟atrocité du monde extérieur. La traduction essaye de garder les éléments répétés dans le texte source. Si les constituants « un feu (qui) » (« un fuoco (che) ») et « se souvient (de) » (« si ricorda (di) ») sont reproduits de manière littérale, les quatre expressions contenant le mot « livres » ne le sont pas. Ces interventions ont été dictées par des raisons rythmiques et euphoniques : le groupe adjectival « contenuta/o nei libri » ne serait pas naturel en italien ; de plus, sa présence apporterait trop de lourdeur à l‟articulation de la phrase. « De la poésie contenue dans les livres » est traduit par « dalla poesia » pour éviter une redondance ; de plus, le mot- clé de cette séquence est « poésie » (qui est maintenu dans le texte cible). Deux idées ont guidé la traduction de ce passage : la nécessité de garder les référents évoqués ; l‟effacement des éléments syntactiques perçus comme trop lourds au niveau rythmique. Ce qui émerge ici, ce n‟est pas un manque de confiance dans la poésie de la part de NON. Elle décrit un usage erroné de la poésie de la part de Madame la Directrice, qui

27 enferme sa vie dans la splendeur des livres. NON découvrira plus tard que l‟on peut établir un rapport différent avec les livres et la pensée, dans la direction d‟une ouverture qui pénètre la vie en profondeur. Ceci, elle l‟expérimentera directement à l‟école hébraïque J’étudie : une nouvelle façon d‟étudier, une autre manière de vivre. Une relation essentielle dans le drame est celle entre NON et son frère d‟adoption, JE ME CRÉERAI MOI-MÊME. Il a été déporté à Auschwitz, où il a perdu toute sa famille. Après être rentré des camps, il est adopté par le père de NON : DIEU FAIT MAL SON TRAVAIL, JE LE REMPLACE. Il est accueilli avec beaucoup d‟enthousiasme par sa nouvelle famille et se lie d‟une amitié très profonde avec sa petite sœur. C‟est un rapport de nécessité réciproque celui qui s‟établit entre les deux. Atlan souligne à plusieurs reprises cette réciprocité : elle fait recours à de multiples modalités de répétition pour décrire les échanges entre NON et son frère. En particulier, c‟est le couple raconter/écouter qui mieux définit ce rapport. C‟est dans la cinquième porte que JE ME CRÉERAI MOI-MÊME fait son apparition. VIEILLE NON évoque le moment où son frère arrive à la maison : sa nouvelle famille fait tout ce qu‟elle peut pour le mettre à son aise. Puis, brusquement, l‟action se déplace dans un temps qui n‟est pas précisé. C‟est l‟été. NON et son frère se promènent ensemble. C‟est une action habituelle, qui se répète tous les jours. Ce petit rituel partagé est évoqué avec les modalités de la répétition syntactique et lexicale. Dans le souvenir de NON, c‟est JE ME CRÉERAI MOI-MÊME qui prend la parole :

JE ME CRÉERAI MOI-MÊME SARÒ IO A CREARMI OUI m’apaise, NON m’écoute. SÌ mi rasserena, NO mi ascolta. J’ai besoin de raconter, elle a besoin de Io ho bisogno di raccontare, lei ha m’écouter. bisogno di ascoltarmi. Nous marchons, au bord du lac ou dans les Camminiamo, in riva al lago o sui prati, prés, tout l‟été. Chaque jour je raconte, tutta l‟estate. Passo le giornate a raccontare, pendant des heures, chaque jour elle écoute, lei le passa ad ascoltarmi. (Atlan, MCN, 11) pendant des heures. (Atlan, JMN, 31)

Ce passage est construit avec une symétrie presque parfaite. Dans la première, la deuxième et la quatrième phrase, l‟auteure réplique les mêmes structures syntaxiques ; les virgules, qui séparent les éléments répétés, agissent en véritables miroirs syntactiques. Il s‟agit d‟itérations qui concernent surtout le niveau lexico-syntaxique : ce qui varie, ce sont les lexèmes. À travers ces choix, Atlan souligne les rapports de

28 réciprocité et de complémentarité entre les personnages évoqués Ŕ surtout celui entre le jeune homme et sa sœur. Les deux premières phrases sont traduites en italien de manière fidèle ; la seule variation, c‟est la postposition Ŕ nécessaire Ŕ du pronom personnel objet direct « me » (« ascoltarmi »). La répétition des sujets Ŕ noms propres/pronoms Ŕ est maintenue en italien ; la désignation explicite, qui souligne une fois de plus la spécificité des comportements et des actions individuelles des personnages, est grammaticalement nécessaire en italien aussi. Les interventions les plus consistantes concernent la dernière phrase. Une traduction littérale aurait été rythmiquement trop lourde. Le groupe prépositionnel « pendant des heures » a été effacé : sa présence aurait été redondante. En tout cas, cet élément ne disparaît pas complètement dans la phrase : son sens est englobé dans celui de l‟expression « passo le giornate a ». Ce qui se perd c‟est l‟idée que cette action se répète tous les jours. La traduction, soucieuse de respecter le rythme binaire de l‟original, conserve la symétrie phrastique : celle-ci reproduit la structure de la deuxième phrase (Pro + V + Prép + Vinf) du texte source. Dans les répliques qui suivent, l‟auteure insiste avec la répétition du verbe « raconter ». Il s‟agit d‟une simple répétition lexicale, sans structure, mais qui contribue à la définition du personnage de JE ME CRÉERAI MOI-MÊME. Voici quelques exemples : « Il raconte les repas, le train, la chanson, la kapo (sic), la boîte de conserve, l‟explosion de rire, le danger d‟être tué à chaque instant, les grandes marches, les portes Ŕ entrer dans ce camp ? Ne pas entrer ? Si tu te trompais, tu étais mort Ŕ la corde, il raconte comment, au moment de la corde, il a été, oui, un surhomme »35. « Lui, par contre, il aime manger, il aime raconter, il aime rire, il aime aimer. »36 ; « Bien plus tard, […] il raconte à celle qui est devenue sa sœur. »37. Ces mots sont toujours prononcés par NON, VIEILLE ou PETITE : cela confirmerait l‟idée que même les mots prononcés par son frère en précédence ne seraient en réalité que l‟expression médiate d‟une pensée qui est élaborée à l‟intérieur de la protagoniste. La traduction italienne respecte les choix lexicaux du texte de départ : « raconter » est traduit par « raccontare ». La seule intervention concerne la première occurrence du verbe, qui apparaît en italien dans sa forme intransitive (« raccontare di »). En général, dans ces

35 Atlan, JMN, 31. 36 Ivi, 32. 37 Ivi, 33.

29 cas, la traduction ne fait pas recours à la variation synonymique : en effet, ce qui émerge de la lecture de la pièce, c‟est une volonté délibérée de la part d‟Atlan d‟utiliser toujours les mêmes lexèmes Ŕ ou, à la limite, des formes dérivées de ces mots. Ces mots qui se répètent dans le texte ont un poids spécifique relevant : leur traduction avec des synonymes respecterait sans doute des conventions tacitement propres de la "bonne" langue italienne, mais porterait atteinte au sens global du drame, qui se fonde sur ces noyaux sémantiques et sur leur réverbération. Même s‟il n‟y a pas une véritable systématisation de la part de l‟auteure, ces mots réapparaissent au fil des pages, comme un écho constant. Le sujet des récits Ŕ autre mot qui revient Ŕ de JE ME CRÉERAI MOI-MÊME c‟est toujours l‟expérience de la déportation. Cette situation se propose à nouveau dans la dixième porte, à la fin du texte. NON et son frère se retrouvent après beaucoup de temps. Ils ont vieilli, mais ils se reconnaissent tout de suite. JE ME CRÉERAI MOI-MÊME prend la parole :

JE ME CRÉERAI MOI-MÊME SARÒ IO A CREARMI Je souffre de la douleur des gens qu’on Soffro del dolore dei morti ammazzati, in tue, en ce moment. Je n‟ai rien oublié de questo momento. Non ho dimenticato lo l‟extermination de mon propre peuple, de ma sterminio del mio popolo, della mia famiglia. propre famille, et c‟est pourquoi je ressens, Ecco perché sento, nella carne, il dolore delle dans ma propre chair, la douleur des vittime dei genocidi, in questo momento. personnes contre lesquelles se commettent (Atlan, MCN, 35) des génocides, en ce moment. (Atlan, JMN, 88)

C‟est un morceau textuel à l‟enseigne de la répétition. Il s‟agit de deux phrases très denses du point de vue sémantique : la souffrance (« je souffre »), la « douleur », la « chair » sont des mots-clés dans la pièce. La deuxième phrase est plus longue et plus complexe ; la répétition du groupe prépositionnel « en ce moment » en fin de phrase, invite le lecteur au même type de pause finale dans les deux phrases. La dislocation à droite du syntagme le met en évidence : Atlan souligne le lien indissoluble entre le présent et le passé, vivifié et partagé grâce au témoignage de JE ME CRÉERAI MOI- MÊME. La mémoire est toujours présente pour le survivant des camps : au bout de beaucoup d‟années, il ressent encore l‟horreur de la Shoah dans sa « propre chair ». L‟auteure recourt aussi à la répétition synonymique : « gens qu‟on tue » devient « personnes contre lesquelles se commettent des génocides ». C‟est un choix qui va

30 dans la direction d‟une majeure spécification de cette catégorie humaine Ŕ la famille du personnage, exterminée à Auschwitz, en fait partie. La traduction italienne opte pour un allègement de la structure phrastique : l‟intensificateur du déterminant possessif « propre » est effacé dans ses trois occurrences (« mon propre peuple », « ma propre famille », « ma propre chair ») pour des raisons de redondance ; « je n‟ai rien oublié de » devient « non ho dimenticato », avec une légère perte sémantique ; « morti ammazzati » traduit « gens qu‟on tue », « vittime dei genocidi » correspond à « personnes contre lesquelles se commettent des génocides ». Ces modifications ont été dictées par des raisons d‟ordre rythmique : une traduction plus littérale aurait comporté un alourdissement excessif des phrases. L‟insertion d‟un autre point répond aux mêmes exigences. En tout cas, la version italienne respecte la position des éléments mis en évidence en précédence et fait recours aux mêmes modalités d‟itération Ŕ répétition identique ou avec variation synonymique Ŕ du texte source. VIEILLE NON et JE ME CRÉERAI MOI-MÊME vont faire quelques pas. Il commence à raconter. Il dit à sa sœur qu‟il en a perdu l‟habitude : « les gens ne le supportent pas »38.

JE ME CRÉERAI MOI-MÊME SARÒ IO A CREARMI J‟en ai perdu l‟habitude, les gens ne le Non sono più abituato, la gente non supportent pas. sopporta tutto questo. L‟homme est d‟abord et avant tout un L‟uomo è prima di tutto un animale, non animal, nous ne devons pas l‟oublier. dobbiamo dimenticarlo. À Auschwitz, mon meilleur ami m‟a donné Ad Auschwitz, il mio migliore amico mi ha son morceau de pain. Je ne voulais pas le offerto la sua razione di pane. Non la volevo prendre, le pain, c‟était la vie. Il m‟a dit : Tu prendere. Il pane, era la vita. Mi ha detto: dois le prendre. Je vais mourir. Toi, tu vivras Prendilo. Io sto morendo. Tu vivrai e et tu raconteras. J’ai raconté, un peu à ton racconterai. Ho raccontato, qualcosa a tuo père, un peu à ma femme. Mais surtout à toi. padre, qualcosa a mia moglie. Ma a te più che agli altri. VIEILLE NON À moi ! NO ADULTA A me ! JE ME CRÉERAI MOI-MÊME À toi. SARÒ IO A CREARMI Un silence. A te. À mes enfants, je n‟ai pas pu. LÉGÈRE ne Silenzio. le supporte pas. LÉGÈRE ne le supporte Ai miei figli non ho potuto. LEGGERA pas. non lo sopporta. LEGGERA non lo sopporta. VIEILLE NON, à nouveau seule

38 Atlan, JMN, 88.

31

Qu‟on m‟aide à trouver les mots qui NO ADULTA, di nuovo sola transmettront tes récits à tes enfants. Aiutami a trovare le parole per raccontare Je me suis interrompue. ai tuoi figli. Tes récits, je les ai oubliés. Mi sono bloccata. Ils ont nourri tous mes livres et pourtant je I tuoi racconti, li ho dimenticati. les ai oubliés. Hanno nutrito tutti i miei libri e, nonostante Je les ai oubliés comme on oublie sa questo, li ho dimenticati. propre enfance, sa propre histoire, comme Li ho dimenticati come si dimentica la on a besoin d‟ignorer le code qui rend vivante propria infanzia, la propria storia, come notre chair. abbiamo bisogno di ignorare il codice che ci Et ils sont là, comme est vivante la rende vivi. mémoire, dans le moindre atome de toute E stanno lì, come è viva la memoria, nel chair. più piccolo atomo di tutti noi. Voici la Corde. (Atlan, JMN, 88-90) Ecco la Corda. (Atlan, MCN, 35)

JE ME CRÉERAI MOI-MÊME révèle à NON que c‟est elle la destinataire privilégiée de ses récits. Il a essayé de raconter à ses enfants, mais il n‟a pas pu : « LÉGÈRE ne le supporte pas » (répétition de phrase sans variation en contact direct). Le verbe « raconter » et le nom « récits » reviennent encore dans ce passage. Ces mots répétés établissent une fois de plus la nature du rapport qui lie frère et sœur. Ce moment marque un passage fondamental. NON n‟est plus simplement en écoute : elle peut raconter à son tour. Les récits de son frère « ont nourri tous » ses « livres » : son écriture devient un témoignage de deuxième degré, la transmission de la vie d‟une personne remarquable. Dans ces lignes Atlan fait recours à la répétition lexicale (« chair », répété deux fois), à la répétition syntactique avec variation (« un peu à ton père, un peu à ma femme »), à la répétition de propositions (« je les ai oubliés », trois occurrences) et de phrases entières (« LÉGÈRE ne le supporte pas », deux occurrences en contact direct). La traduction italienne essaye de garder les itérations du texte source Ŕ et la ponctuation qui les règle. Mais il y a aussi trois interventions. La proposition « les gens ne le supportent pas » devient « la gente non sopporta tutto questo », tandis que « LÉGÈRE ne le supporte pas » est traduit avec « LEGGERA non lo sopporta ». Le pronom démonstratif intensifié par l‟adjectif indéfini « tutto » voudrait se référer non seulement à l‟acte de raconter, mais aussi aux sujets des récits. L‟usage successif du pronom clitique « lo », correspondant plus proche au pronom français « le », et plus générique que « questo », peut s‟adresser à un référent qui a déjà été éclairci. « Aiutami a trovare le parole per raccontare ai tuoi figli » traduit « Qu‟on m‟aide à trouver les mots pour transmettre tes récits à tes enfants ». Cette compression phrastique a été dictée par des raisons

32 rythmiques. La renonciation au verbe « transmettre » est regrettable. Peu avant dans le texte, VIEILLE NON avait associé le même verbe à trois « êtres » importants dans sa vie (« Je pleure. Je pleure DIEU FAIT MAL, J‟AIME MARCHER, JE CROIS AUX CONTES DE FÉES, ces êtres qui diminuaient l‟horreur des choses par le seul fait qu‟ils existaient. Je les vois. Presque vivants. Manquants. Je me domine, pour les transmettre »39), avec un usage intéressant du verbe (« transmettre quelqu‟un »). La troisième modification concerne le niveaux lexical : le mot « chair », répété deux fois vers la fin du passage, est effacé. La traduction opte pour une généralisation : le mot « chair », qui désigne par métonymie l‟humanité, les êtres humains, est remplacé par un « nous » universel (dans les deux formes « ci » et « tutti noi »). À la fin de la pièce, VIEILLE NON s‟adresse directement aux enfants de son frère, et souligne l‟unicité de son témoignage (« Je m‟adresse à LÉGER, à LÉGÈRE. Rien ne ressemble au témoignage de votre père, JE ME CRÉERAI MOI-MÊME. Il est unique. »40). Malgré ce qu‟il a vécu Ŕ ou justement à cause de ce qu‟il a vécu Ŕ JE ME CRÉERAI MOI-MÊME a décidé de choisir la vie : il répète plusieurs fois que « rien n‟est plus beau que vivre »41. À travers l‟écriture, les mots, NON deviendra la porte- voix de son frère. Et témoin à son tour :

Je ne suis pas née pour moi. Je viens de le comprendre. J‟étais mal armée pour le bonheur dès mon enfance, je vois enfin que c‟était une chance. Car sinon, j‟aurais vite oublié ton histoire. Je ne l‟aurais peut-être même écoutée. Je n‟aurais pas mis dans les mots toute ma passion : les mots donnent la vie, l‟éternité.42

Les rapports entre les membres de la famille sont caractérisés par la souffrance. Le verbe souffrir et ses dérivés reviennent plusieurs fois dans le drame. Sa première occurrence dans le foyer se vérifie à la moitié de la deuxième porte. C‟est la scène du repas, qui a déjà été évoquée en précédence :

OUINON, OUI SÌNÒ, SÌ Chacun se concentre sur son assiette, sur sa Ognuno si concentra sul proprio piatto, fourchette, sur le bout de viande ou la frite sulla forchetta, sul boccone di carne o la qu‟il va mâcher, tout le monde fait comme si patatina fritta che sta per masticare, tutti fanno NON n‟existait pas, mais tout le monde come se NO non esistesse. Ma tutti guardano regarde NON et souffre. NO, e soffrono.

39 Atlan, JMN, 80. 40 Ivi, 91. 41 Ivi, 35. 42 Ivi, 91.

33

PETITE NON PICCOLA NO Moi aussi je souffre, de la souffrance de Anch‟io soffro, della sofferenza di mio mon père, de mes sœurs, de ma mère. Je padre, delle mie sorelle, di mia madre. mangerais pour qu‟ils ne souffrent plus, si je Mangerei perché non soffrissero più, se le pouvais. (Atlan, JMN, 14) potessi. (Atlan, MCN, 5)

Le verbe souffrir apparaît trois fois dans ce passage, en répétition polyptotique (« tout le monde souffre », « je souffre », « ils ne souffrent plus »). Il y a aussi une figure étymologique qui concerne le verbe souffrir, dans sa deuxième occurrence, et son complément d‟objet indirect (« je souffre, de la souffrance »). Ce sont donc des phrases très denses du point de vue sémantique. Si d‟abord la souffrance est associée à la famille, PETITE NON tient à dire qu‟elle aussi souffre. Elle souffre de la souffrance de sa famille. Elle mangerait même, pour éviter qu‟ils souffrent. Mais elle ne peut pas. La traduction italienne respecte la répétition, ses traits rhétoriques et sa distribution dans les deux répliques. Ce qui se perd inévitablement c‟est l‟homophonie entre les trois formes verbales mentionnées. Dans une première version, nous avions choisi la forme « soffro, per la sofferenza di mio padre, delle mie sorelle, di mia madre » : NON souffrirait donc à cause de la souffrance de sa famille. Cependant, « della sofferenza » nous semble adhérer mieux au choix de l‟auteure. « Souffrir de la souffrance de » (« soffrire della sofferenza di ») implique le partage d‟une souffrance du même type ; de plus, cela n‟efface pas les raisons de cette souffrance. Le contexte suffit pour comprendre que NON souffre parce que c‟est sa famille qui souffre. La souffrance est souvent exprimée dans le texte à travers des cris. Dans la troisième porte, le texte nous donne un aperçu des crises qui affectent la protagoniste. OUINON nous dit que PETITE NON, envieuse de l‟envie de vivre qui anime sa sœur OUI, se met à crier :

PETITE NON PICCOLA NO Ce bal et cette robe rouge me font souffrir, Soffro per il ballo e il vestito, di una d‟une souffrance telle que je crie, à nouveau sofferenza tale che grido, di nuovo in maniera insensée. (Atlan, JMN, 21) esagerata (Atlan, MCN, 8)

La version italienne propose une reformulation de l‟original. L‟attribut « rouge », mentionné dans la réplique précédente, est effacé pour des raisons de redondance. Dans la proposition principale, les sujets (« ce bal et cette robe rouge ») deviennent des

34 compléments du verbe (« per il ballo e il vestito »), et les démonstratifs sont substitués par des déterminants définis ; la reformulation évite un alourdissement rythmique, le risque d‟une terne litanie. La structure « souffrir de + Dét + souffrance », précédemment mentionnée, est utilisée ici pour décrire l‟intensité de la souffrance. La souffrance et le cri sont évoqués ensemble, dans un rapport de cause-effet.

VIEILLE NON NO ADULTA […] OUINON et NON crient, sur leurs […] SÌNÒ e NO, in tacchi alti, gridano hauts talons, dans la terre humide du parc sulla terra umida del parco privato di SÌNÒ, privé de OUINON, elles crient contre leur gridano contro la madre, morta da tempo. mère, morte depuis longtemps. Gridano come due bambine, invecchiate Elles crient, comme deux enfants, ma comunque bambine, gridano contro la vieillies mais deux enfants quand même, elles madre che le ha mutilate, per sempre, con la crient contre leur mère qui les a mutilées, à sua malinconia. (Atlan, MCN, 8) jamais, par sa mélancolie. (Atlan, JMN, 22)

Même après plusieurs années, le souvenir de la mère provoque beaucoup de souffrance à NON et sa sœur. Comme d‟habitude dans la famille, cette souffrance se manifeste par des cris. Au niveau linguistique, elle est exprimée par la répétition lexico-syntactique (« crient », « Elles crient », « elles crient contre leur mère », répété deux fois). Le groupe nominal « deux enfants », répété deux fois, lie le présent de cette situation au passé partagé de l‟enfance en famille. La traduction italienne propose de légères interventions : les déterminants possessifs « leurs » et le deuxième quantifieur « deux » sont effacés pour des raisons de redondance ; le verbe « crient », dans sa première occurrence, est déplacé pour des raisons d‟ordre rythmique. L‟acte de crier qualifie directement la mère aussi. Dans la même porte, quelques lignes avant, JE PARLE SEULE et VIEILLE NON décrivent une pratique habituelle de la part de JE ME MEURS :

JE PARLE SEULE PARLO DA SOLA […] Madame se remet à mourir : elle ferme […] la signora si rimette a morire : chiude tous les rideaux de sa chambre, elle s‟enterre tutte le tende della sua camera, si seppellisce dans le noir, dans son lit, une compresse sur le nel buio, nel letto, una benda sulla fronte, e front, et commence à gémir. comincia a gemere.

VIEILLE NON NO ADULTA Cette femme est une artiste du Quella donna è un‟artista del lamento. Il gémissement. Sa plainte, forcenée, rythmée, suo piagnisteo, forsennato, ritmato, accusatrice, fait trembler la maison, elle accusatorio, fa tremare la casa, ti impedisce di

35 interdit de vivre. (Atlan, JMN, 21) vivere. (Atlan, MCN, 7)

L‟auteure fait recours à la répétition avec variation synonymique (« gémissement », « plainte ») et à la figure étymologique (« gémir », « gémissement ») pour souligner ce trait spécifique de JE ME MEURS. La description est renforcée par l‟usage de la triade adjectivale « forcenée, rythmée, accusatrice », qui donne la mesure de l‟intensité, du rythme et de la qualité de ces cris. Si le recours au tricolon n‟est pas un cas isolé dans l‟œuvre, la variation synonymique en contact rapproché est moins fréquente dans le drame. Probablement, Atlan y fait recours pour des raisons rythmiques : la répétition à proximité du mot « gémissement » aurait alourdi l‟articulation de la réplique. Dans la traduction italienne, nous avons opté pour la variation synonymique entre tous ces éléments. « Gemere » traduit presque littéralement « gémir », tandis que « gémissement » et « plainte » sont traduits par « lamento » et « piagnisteo ». La formule « artista del lamento » nous a paru plus efficace et incisive que « artista del gemito », en raison aussi d‟une fréquence d‟usage majeure du mot « lamento » en italien ; « piagnisteo » est étymologiquement proche à son correspondant français ; « pianto », plus proche à « plainte » du point de vue phonétique, a pourtant une signification différente. Ce personnage est celui qui mieux représente la manifestation de la souffrance, de la tristesse. Ce n‟est pas un cas qu‟une condition différente, même opposée, celle du bonheur, lui soit associée seulement Ŕ et de manière paradoxale Ŕ après sa mort. Juste après la scène du parc, VIEILLE NON évoque la figure de sa mère après sa mort:

VIEILLE NON NO ADULTA Soudain Ŕ elle est morte depuis à peine All‟improvviso Ŕ è morta solo da qualche quelques heures Ŕ la voici blanche, détendue, ora Ŕ eccola bianca, distesa, bambina, invasa enfantine, envahie de quelque chose qu‟il faut da qualcosa che bisogna chiamare col suo bien appeler par son nom : « bonheur ». nome: “felicità”. Un bonheur plus fort qu’elle, plus fort Una felicità più forte di lei, più forte que son histoire, qui enfin vient à bout de sa della sua storia, che viene infine a vincere la longue et têtue et folle résistance. sua lunga e testarda e folle resistenza. Même sous le drap blanc son corps Perfino sotto il lenzuolo bianco il suo corpo rayonne, de ce bonheur souverain qui la rend risplende, di una felicità sovrana che la rende belle Ŕ et inoubliable. (Atlan, JMN, 22-23) bella. E indimenticabile. (Atlan, MCN, 8)

36

La splendeur et l‟unicité de sa figure sont soulignées par le tricolon « blanche, détendue, enfantine ». Le substantif « bonheur » est répété trois fois, en contact rapproché et à distance médiane. Ce bonheur « plus fort qu‟elle, plus fort que son histoire » (répétition syntactique avec variation) c‟est quelque chose qui la dépasse, quelque chose qui arrive « soudain », qui l‟envahit et la rend « belle Ŕ et inoubliable ». De plus, ce bonheur n‟est pas quelque chose qui vient directement de JE ME MEURS. C‟est une image qui vient de NON, de sa perception, de sa mémoire : un don de la mort à la vie, après la vie ; une dernière lueur vitale, qui resplendit dans la mort. Et dont la parole se fait porte-voix. Contrairement à la mère, le père de NON est une figure très vitale. C‟est un homme « d‟une bonté excessive, maladive, déjà légendaire »43, qui souffre « de la souffrance des autres, au point d‟avoir besoin, pour lui-même, de manière égoïste, de les aider »44. C‟est justement ce trait, le besoin d‟aider les autres, qui mieux qualifie ce personnage. Atlan le souligne à travers la répétition lexicale. La septième porte, très brève, se compose de quatre répliques : VIEILLE NON, PETITE NON et JE ME CRÉERAI MOI-MÊME prennent la parole. PETITE NON s‟adresse directement à son père (« Si tu n‟étais pas mon père, tu pourrais m‟aider, comme tu as pu aider JE ME CRÉERAI MOI-MÊME »45), tandis que VIEILLE NON et son frère évoquent comme « lui et DIEU FAIT MAL se sont rencontrés, et aidés »46. Dans l‟espace d‟une vingtaine de lignes, le verbe « aider » est répété sept fois (répétition polyptotique) ; dans chaque occurrence, il est associé au père de NON. Il y a aussi une occurrence du substantif « aide » : JE ME CRÉERAI MOI-MÊME dit qu‟il refusait « l‟aide des comités »47, insuffisants dans leur soutien au jeune survivant. Ce personnage, qui est modelé à partir du père de l‟auteure, Élie Cohen, restitue sur la page l‟image de cet homme réellement vécu. Comme le dit Leonard Rosmarin dans sa monographie sur Atlan :

La bonté que cet homme répandait, telle une bénéfique épidémie, chez tous ceux avec qui il entrait en contact, revêt sa forme la plus achevée dans une œuvre d‟altruisme particulièrement insolite. Le père d‟Atlan réussit à créer une chaîne ininterrompue de solidarité fraternelle. Normalement, lorsque les gens prêtent de l‟argent, avec ou sans intérêt, ils s‟attendent à ce qu‟on les rembourse. De fait, l‟échange de bons procédés qui consiste à rembourser ses dettes est considéré comme indispensable à l‟entretien de l‟amitié. Le proverbe ne dit-il que les bons comptes font les bons amis ? DIEU FAIT

43 Atlan, JMN, 64. 44 Ivi, 40. 45 Ibid. 46 Ibid. 47 Ibid.

37

MAL SON TRAVAIL, JE LE REMPLACE insiste lui-même pour que les obligations financières soient honorées, mais pas de façon conventionnelle. Au lieu de rendre l‟argent à l‟individu qui l‟a prêté, une personne s‟acquitte de sa dette en aidant quelqu‟un d‟autre qui se trouve dans le besoin. De pragmatique, la responsabilité du débiteur devient hautement morale. Ainsi, selon la conception du père de Liliane Atlan, la relation qui se noue entre les deux parties n‟est pas un circuit fermé. « L‟argent doit circuler », déclarait- il (PB, p.129). Celui qui doit de l‟argent honorera son bienfaiteur en offrant une somme équivalente, autant qu‟il lui sera possible, à quelqu‟un d‟autre qui, à son tour, s‟empressera de secourir une autre personne dans la détresse, et ainsi de suite. Et puisque DIEU FAIT MAIL SON TRAVAIL, JE LE REMPLACE a imaginé cette forme d‟altruisme exaltant, c‟est son âme généreuse qui continuera à s‟incarner dans le processus d‟entraide longtemps après sa disparition physique. Comme l‟affirme l‟auteur, « plus de trente ans après la mort de DIEU FAIT MAL, [amis et inconnus] remboursent leur dette en créant le besoin de donner (PB, p.129).48

Comme on peut le voir, ce personnage apparaît aussi dans un autre texte d‟Atlan, Petites bibles pour mauvais temps. La dynamique de l‟aide et de l‟entraide se présente dans les deux ouvrages, mais de manière différente. Dans Je m’appelle Non, la nature spécifique de ces aides n‟est pas spécifiée. Dans la dixième porte, J‟AI LE CŒUR TENDRE, un ami de famille, rappelle comme le père de NON avait aidé lui et sa famille pendant la guerre. Plus tard, DIEU FAIT MAL SON TRAVAIL avait supplié le Rabbin J‟AIME MARCHER de l‟aider, car sa fille était en train de mourir. À travers ses mots, VIEILLE NON comprend que

Ce n‟est donc pas la philosophie de JAIS SAIS TOUT ET JE SUIS MALHEUREUX qui m‟a sauvée, mais ces personnes qui s’aidaient entre elles pour mieux pouvoir aider les autres.49

C‟est donc cette « bénéfique épidémie », provoquée par DIEU FAIT MAL SON TRAVAIL, qui a enfin sauvé PETITE NON. C‟est grâce à ces chaînes d‟entraide que VIEILLE NON peut « transmettre » « DIEU FAIT MAL, J‟AIME MARCHER, JE CROIS AUX CONTES DE FÉE, ces êtres qui diminuaient l‟horreur des choses par le seul fait qu‟ils existaient. »50. C‟est vrai qu‟il y a plusieurs allusions à la richesse de la famille de NON dans le drame, et pas toujours dans des termes positifs. La répétition est utilisée aussi pour souligner le rapport entre PETITE NON et ses parents. Dans la dixième porte, avant le mariage, PETITE NON va rendre visite à ses parents :

48 Rosmarin, 64-65 49 Atlan, JMN, 80. 50 Ibid.

38

PICCOLA NO PICCOLA NO Je rends visite à mes parents dans leur Vado a trovare i miei genitori nella loro nouvelle maison, ou plutôt dans leur nuova casa o, meglio, nel loro nuovo nouveau palais. (Atlan, JMN, 78) palazzo. (Atlan, MCN, 30)

Atlan se sert ici de la répétition syntactique avec variation. PETITE NON souligne, de manière ironique, la grande richesse de sa famille ; la collocation en fin de phrase du deuxième élément de la chaîne itérative (« dans leur nouveau palais ») renforce cette idée. Le choix de répéter le déterminant possessif en traduction Ŕ pas nécessaire en italien Ŕ marque la distance que NON pose entre elle-même et ses parents. Même si au niveau formel elle vit encore avec ses parents, il ne s‟agit pas de « notre nouvelle maison », « notre nouveau palais », mais de « leur nouvelle maison », « leur nouveau palais ». L‟itération syntactique exprime donc ici l‟ironie et une certaine distance au niveau affectif. L‟insertion de l‟adverbe de manière « plutôt » (« meglio ») entre les deux syntagmes répond aux mêmes exigences.

2.2.2. Les personnages secondaires

Dans Je m’appelle Non il y a beaucoup de personnages secondaires. Leur rôle à l‟intérieur du drame est plus ou moins relevant. Encore une fois Ŕ cela ne nous surprend pas Ŕ la répétition résulte essentielle pour leur caractérisation et pour définir les relations entre eux et avec les personnages principaux. Nous allons faire quelques exemples. « Pour deux personnes qui écriront, cette clinique est une mine d‟or »51. Nous sommes dans la neuvième porte. SI JE LE POUVAIS est une pensionnaire de la clinique où PETITE NON vient d‟être hospitalisée ; elle est chargée de s‟occuper de cette jeune fille qui ne veut plus manger. Ce sont les premiers mots qu‟elle adresse à NON dans le texte. En effet, si l‟on lit les pages qui suivent et les descriptions des malades qui vivent dans la clinique de Prangins, on ne peut que souscrire aux mots de SI JE LE POUVAIS. Si l‟on abandonne pour un moment le textuel pour aller vers l‟extratextuel, il y a certes de la matière pour l‟auteure du drame aussi. Le personnage le plus intéressant c‟est J‟AI BESOIN DE POISON. À partir des mots de SI JE LE POUVAIS, l‟on comprend que ce jeune homme a des problèmes de dépendance (« il

51 Atlan, JMN, 49.

39 prend de la morphine »52). C‟est un homme qui dégage un charme particulier : SI JE LE POUVAIS tombera amoureuse de lui.

PETITE NON PICCOLA NO […] Un nouveau pensionnaire vient […] È arrivato un nuovo paziente, d‟arriver, J‟AI BESOIN DE POISON, il n‟a VOGLIO DEL VELENO, non sembra star pas l’air malade, il plaisante, sans perdre son male, scherza, senza però perdere la sua aura aura de grand malade. (Atlan, JMN, 54) di malato grave. (Atlan, MCN, 20)

Les mots de PETITE NON rappellent ceux qu‟avait utilisés JE ME RENDRAI TUBERCOLIQUE pour parler de son amie dans la troisième porte (« les grands poètes furent toujours de grands malades »53). Ici comme là, une certaine noblesse, une aura fascinante entourent ces figures de grands malades. NON non plus n‟est pas indifférente à ce personnage mystérieux. Elle et SI JE LE POUVAIS vont souvent au chalet de plaisance, où J‟AI BESOIN DE POISON habite, pour prendre le thé. NON exprime ainsi sa joie :

PETITE NON PICCOLA NO Nous y allons souvent, pour le thé. Je suis Ci andiamo spesso, a prendere il the. Sono contente de descendre aux repas. Je verrai de contenta di mettermi a tavola. Vedrò da loin J‟AI BESOIN DE POISON, je prendrai lontano VOGLIO DEL VELENO, fingerò mes airs les plus désespérés pour le séduire, de un‟aria disperata per sedurlo, da lontano, nel loin, dans le salon. (Atlan, JMN, 54) salone. (Atlan, MCN, 20)

La répétition du groupe prépositionnel à fonction adverbiale « de loin » souligne la distance physique dans l‟interaction entre ces deux personnages. Ce passage rappelle les mots de VIEILLE NON au début de la pièce : « Je parle de loin et je ne vois personne »54. La protagoniste explicitait ainsi la condition de son présent et mentionnait une distance, une posture nécessaires pour entrer en contact avec les êtres de sa vie et les faire revivre à travers l‟écriture. J‟AI BESOIN DE POISON ne vit pas seulement en fonction des mots de NON et de SI JE LE POUVAIS. Lui et NON entrent finalement en contact « grâce aux permissions de cinéma »55 des mardis soir. Le jeune homme prend directement la parole Ŕ c‟est le

52 Atlan, JMN, 54. 53 Ivi, 19. 54 Ivi, 12. 55 Ivi, 54.

40 seul patient de la clinique, exceptées NON et son amie, auquel est réservé le privilège de la parole prononcée Ŕ et « raconte, en aparté, à NON, d‟une voix sourde, caressante »:

J‟AI BESOIN DE POISON VOGLIO DEL VELENO Un prince voyage. Il s‟est perdu. Il C‟è un principe in viaggio. Cammina. marche. Il marche. Il voit une maison. Cammina. Vede una casa. Illuminata. Entra. Éclairée. Il entre. Nulla. Soltanto un lungo corridoio senza Rien. Il n’y a rien qu’un long couloir porte. Percorre il corridoio che, all’ultimo, sans aucune porte. Il va jusqu’au bout de ce dà su un altro corridoio, anch’esso senza couloir qui donne, juste au dernier moment, porte. Percorre fino alla fine il secondo sur un autre couloir, lui aussi sans portes. Il corridoio che, all’ultimo, dà su un altro va jusqu’au bout de ce deuxième couloir qui corridoio, anch’esso senza porte. Trova una donne, juste au dernier moment, sur un scalinata o, meglio, una scala, rigida. autre couloir, lui aussi sans portes. Il finit Sale. par trouver un escalier, ou plutôt une échelle, Sale. raide. Arriva ad un altro corridoio, senza Il monte. porte, che dà su un corridoio senza porte, Il monte. che dà su un corridoio senza porte. Ma lì, Il arrive dans un autre couloir, sans nell‟ultimo corridoio, c‟è un tavolino portes, qui donne sur un autre couloir, sans rotondo. E sul tavolino … portes, qui donne sur un couloir sans Gli si spezza la voce. Si controlla e portes. Mais là, dans le dernier couloir, il y a conclude, seccamente : un guéridon. Et sur le guéridon… Sul tavolino, c‟è del veronal. Non lo tocca. Sa voix se brise. Il se domine et termine, Vuole scendere ma la scala è sparita. sèchement : Non c‟è più nulla, solo il tavolo e, sul Sur le guéridon, il y a du véronal. Il n‟y tavolo, una pastiglia. E un bicchiere d‟acqua. touche pas. Il veut descendre mais l‟escalier a Li prende. (Atlan, MCN, 21) disparu. Il n‟y a plus rien, que ce guéridon, et sur ce guéridon, ce comprimé. Avec un verre d‟eau. Il les prend. (Atlan, JMN, 56)

C‟est un passage très bref, mais au niveau de densité très haut. Dans les pages précédentes, l‟auteure nous avait déjà présenté d‟autres patients de la clinique. Elle l‟avait fait surtout sur les modalités de l‟asyndète Ŕ en particulier à travers l‟usage des virgules Ŕ et de la juxtaposition phrastique. Voici deux exemples de cette modalité qu‟Atlan utilise pour décrire les patients : « Celle-ci, en soie noire, boudinée, farineuse, mondaine, acharnée à plaire, même aux chaises, elle est un peu bossue » ; « Et ce garde du pape, raide, muet, absent ? »56. Ici, à nouveau, comme dans divers autres passages du drame, elle fait recours à de multiples dispositifs de répétition. La nouveauté qui émerge ici, c‟est l‟usage de traits et de modalités qui sont typiques de l‟un des genres textuels

56 Atlan, JMN, 50.

41 populaires les plus diffusés : le conte de fées. En effet, le début du petit conte de SI JE LE POUVAIS évoque tout un imaginaire partagé par les plus diverses traditions populaires, au moins européennes.

Un prince voyage. Il s‟est perdu. Il marche. Il marche. Il voit une maison. Éclairée. Il entre.57

Dans une série de six phrases minimales juxtaposées est condensée celle qui pourrait être la première partie d‟un conte de fées. Le héros se met en marche et arrive dans celle qui pourrait être une maison enchantée. On pourrait penser qu‟il s‟agit là d‟un piège, ou du lieu où l‟on garde un objet magique nécessaire au succès du voyage du prince. Même s‟il s‟agit d‟un bref passage, on peut reconnaître quelques éléments typiques de ce genre textuel : la stylisation rigide, l‟atemporalité, les répétitions. Ce sont des traits fondants du style abstrait (« stile astratto ») dont parle Max Lüthi dans La fiaba popolare europea. Forma e natura, son étude sur les contes de fées de la tradition européenne. Pour nos buts, c‟est le recours à la répétition qui se révèle particulièrement intéressant. Dans ce cas, comme il s‟agit d‟un seul épisode, l‟itération se rend visible au niveau linguistique plutôt qu‟au niveau de la construction narrative. Une opération de ce type nécessiterait d‟un texte plus long et plus structuré. Comme le dit Lüthi à propos de la répétition :

Esigenze formali si avvertono anche nelle ripetizioni della fiaba. Qualsiasi opera poetica tramandata oralmente ama la ripetizione: essa è un punto fermo sia per il narratore che per l‟ascoltatore. In Omero, il ricorrere parola per parola di certe formule non è solo un comodo aiuto per il rapsodo, ma contemporaneamente è indice di una continuità che si preserva costante nel mutare dei fenomeni. Omero non dorme. Il ripetersi di parti uguali rafforza l‟impressione di solidità e attendibilità che comunque lo stile epico suscita in noi. Al di là degli elementi effimeri, l‟ascoltatore percepisce qualcosa di duraturo. Pure nella fiaba troviamo la ripetizione testuale anche di passi di una certa lunghezza. […] I pochi cambiamenti […] o sono dovuti al diverso contenuto, oppure sono così insignificanti da non poter che sottolineare l‟irresistibile impulso alla ripetizione testuale che appunto si contrappone a un‟involontaria tendenza ad apportare delle variazioni. […] Come già nel contenuto, nella fiaba la propensione per la ripetizione e quella per la variazione si contrappongono […], così anche nella formulazione si avvertono tendenze contrastanti. […] La rigida ripetizione letterale è un elemento dello stile astratto.58

Le conte de J‟AI BESOIN DE POISON s‟appuie donc sur des mécanismes itératifs propres de la tradition orale Ŕ et de sa mémorisation. En effet, la modalité d‟écriture

57 Atlan, JMN, 56. 58 Lüthi, 63-67.

42 choisie par Atlan pour faire parler ce personnage, fait ainsi que ses mots Ŕ et les images qu‟elles évoquent Ŕ restent bien gravés dans l‟esprit du lecteur. L‟on pourrait contester l‟idée que l‟auteur fait usage de stylèmes typiques de ces traditions orales, et spécifiquement de ce genre textuel, en fondant une lecture critique sur un bref passage isolé Ŕ et unique Ŕ dans Je m’appelle Non. Toutefois, le début du conte et les éléments textuels signalés en précédence, nous font penser qu‟Atlan se soit inspirée, au moins partiellement, au « style abstrait » typique des contes de fées. Mais ce n‟est pas la seule raison à la base de ces choix stylistiques. La répétition obsessive de lexèmes, syntagmes, phrases, périodes qui caractérise ce passage est un reflet de l‟obsession propre du personnage. Le recours aux modalités du « style abstrait » de la part de J‟AI BESOIN DE POISON se configurerait comme une forme de mise à distance du personnage de soi-même. L‟usage de la troisième personne singulière irait alors dans la même direction. Bien sûr, l‟excitation du conteur et le rythme pressant de sa narration nous poussent immédiatement à identifier le sujet narrant avec le sujet narré. De même, la coïncidence entre l‟hypothétique « objet magique » du conte de fée et l‟objet du désir du personnage du drame Ŕ le véronal, barbiturique employé comme somnifère Ŕ nous laisse peu de doutes à cet égard. Cet imaginaire féerique se mêle à une dimension onirique : le parcours visuel qui accompagne les mots de J‟AI BESOIN DE POISON évoque une situation de cauchemar, l‟image d‟un labyrinthe sombre et suffocant. La surexcitation qui anime ce personnage trouve sa correspondance dans le rythme soutenu de la prose. C‟est un passage marqué par l‟usage de phrases brèves et sèches, souvent minimales, qui s‟alternent à une série de subordonnées relatives (cinq), et caractérisé par un ample recours aux points Ŕ dans cette pièce, en général, c‟est plutôt la virgule qui domine la scène. Le privilège de présence qu‟accorde la langue française aux pronoms personnels n‟est pas reproductible en italien. Le pronom personnel « il » est répété quatorze fois Ŕ quinze, si l‟on inclut la didascalie Ŕ dans ce morceau textuel, toujours en position anaphorique. Si d‟un côté ce choix pourrait être lu comme une volonté de mise à distance, de distinction nette entre le sujet narrant et le sujet de la narration, de l‟autre côté c‟est justement ce besoin obsessif de désignation qui invite le lecteur/spectateur à faire coïncider les deux. Ces stylèmes esquissent aussi un petit portrait pathologique du personnage en question : pour des raisons de manques de compétences en matière, nous

43

évitons de développer ici un discours qui nous amènerait à associer le champ linguistique et le champ médical. Si l‟on analyse ce conte de plus près, on peut noter la présence des mêmes mécanismes de répétition qui ont été observés et commentés en précédence. Il s‟agit de la répétition syntactique, sans ou avec variation Ŕ les relatives en sont un exemple Ŕ et de la répétition lexicale sans variation. La première chose qui saute aux yeux, c‟est la présence de phrases qui se répètent identiques en contact immédiat. L‟itération des phrases minimales « Il marche. Il marche. », « Il monte. Il monte. », exploite une modalité qui se retrouve dans les narrations orales de la tradition populaire. Ce n‟est pas un cas que ces deux verbes soient des verbes de mouvement : leur itération donne du dynamisme à l‟action, capture l‟attention du public en écoute, stimule son imagination et le fait plonger, petit à petit, dans la situation évoquée par les mots. Les mêmes considérations peuvent être faites pour les deux blocs textuels séparés par le deuxième redoublement phrastique précédemment mentionné. Dans le premier cas, il s‟agit de la répétition d‟une phrase complexe : la seule variation, c‟est l‟insertion dans la deuxième période de l‟attribut « deuxième » (couloir), qui décrit le mouvement du personnage et son entrée dans un deuxième espace, analogue au premier. Dans le deuxième cas, c‟est une subordonnée relative qui est répétée identique ; le mouvement du personnage dans l‟espace c‟est toujours le même et le rythme de la narration, grâce à la suppression de la locution adverbiale à valeur temporelle (« juste au dernier moment ») et du pronom (« lui aussi »), se fait encore plus soutenu. La traduction italienne respecte les choix syntactiques du texte source. L‟intervention la plus évidente concerne les pronoms personnels, qui sont effacés dans le texte cible. La non-nécessité d‟exprimer le pronom personnel sujet en italien, unie à des soucis de caractère rythmique, nous ont fait opter pour ce choix. La présence des pronoms alourdirait le passage et résulterait peu naturelle. Si la répétition pronominale joue un rôle essentiel dans la construction rythmique du texte source, dans le texte cible le même rôle est confié aux verbes. Leur présence en isolement vise à créer ces mêmes effets de surexcitation et dynamisme qui caractérisent le texte source. Ce qui se perd sans doute en traduction est donc le contraste entre mise à distance et identification qui définit le personnage de J‟AI BESOIN DE POISON, à travers l‟itération pronominale, dans le texte de départ.

44

Le deuxième type de répétition à l‟œuvre dans ce passage concerne le niveau lexical. En particulier, il y a trois substantifs qui sont répétés avec insistance dans ce conte : « couloir » (dix occurrences), « porte(s) » (sept occurrences, entre forme singulière et plurielle), « guéridon » (cinq occurrences). Les deux premiers se concentrent dans la première partie et dans la partie centrale du passage, le troisième à la fin du corps central et après la didascalie qui ouvre la section finale. Ces trois éléments qualifient l‟espace dans lequel le personnage agit : les portes et les couloirs dessinent sa structure labyrinthique, le guéridon accueille ce que nous avons appelé « objet magique » ou « objet du désir » (le véronal). Si en ce qui concerne les substantifs « couloir » et « porte(s) » nous avons opté pour une traduction littérale, sans variations en termes de signifiants et de leur fréquence d‟itération, nos choix ont été différents pour le lexème « guéridon ». Dans ce cas-ci, des considérations de caractère culturel ont accompagné notre réflexion. Le guéridon est une « petite table ronde, ovale, généralement à pied central »59. Ce mot a été accueilli, sans variations de nature graphique, dans le vocabulaire de la langue italienne. Le Vocabulaire Treccani, à côte de la forme et des dimensions de ce type de table, y ajoute son but et des informations de caractère historique : « Tavolino rotondo di non grandi dimensioni e per lo più con un solo piede centrale (spesso usato per sostenere dei candelieri), entrato a far parte dell‟arredamento di sale e stanze di rappresentanza a partire dal secolo 17o. »60. Il s‟agit donc d‟un terme qui est en usage en italien, mais qui n‟est pas nécessairement si transparent pour un public de langue et culture italienne. Dans notre traduction, nous avons décidé de supprimer le référent culturel étranger et d‟utiliser à sa place une forme plus générale (« tavolino rotondo »), qui permettrait de visualiser à peu près le type de table en question. La forme diminutive (« tavolino ») signale ses dimensions, l‟attribut du substantif (« rotondo ») qualifie sa forme. Cependant, le groupe nominal ainsi composé apparait seulement dans sa première occurrence, celle qui le met sur scène ; une fois définie sa présence, dans ses quatre autres occurrences, le terme « guéridon » est traduit simplement avec les substantifs « tavolino »/« tavolo ». Ce sont des raisons d‟ordre rythmique qui sont à la base de ce choix. Dans ce passage textuel au rythme soutenu, voué à une essentialité de l‟expression, la présence d‟un terme attesté mais d‟usage pas

59 Dictionnaire Le Robert, https://dictionnaire.lerobert.com/definition/gueridon (consulté le 1 janvier 2021). 60 Vocabolario Treccani, https://www.treccani.it/vocabolario/gueridon/ (consulté le 1 janvier 2021).

45 si répandu en italien aurait entaché la fluidité de lecture et de l‟articulation des répliques sur la scène. Dans une hypothétique version du texte destinée à la seule publication éditoriale, on pourrait penser de garder le référent culturel étranger et d‟ajouter une note explicative en bas de page ; au contraire, une version du texte pensée directement pour sa mise en scène, nécessiterait selon nous de trouver une solution qui favorise l‟immédiateté de l‟expression et de sa réception de la part du public. Mais ce sont des hypothèses circonstanciées et pas exclusives. Si l‟on choisit par exemple de garder le lexème original dans une traduction du deuxième type, on peut penser d‟utiliser des objets de scène pour éclaircir la situation. Le choix de chercher un correspondant italien au terme français a été donc dicté par des raisons rythmiques, de fréquence d‟usage du terme en question, et par des exigences liées à une hypothétique mise en scène ou mise en voix. D‟autres personnages mineurs sont présentés à travers des mécanismes de répétition. À l‟école J’étudie, NON devient amie d‟une jeune fille qui s‟appelle comme elle. C‟est à travers les mots du psychanalyste de PETITE NON, JE ME TAIS ET J‟EMPOCHE, que nous connaissons NON de Rabat. Les deux personnages sont présentés de manière symétrique. Le texte insiste ainsi sur la ressemblance des deux adolescentes :

JE ME TAIS ET J‟EMPOCHE STO ZITTO E INTASCO […] Vendredi dernier, juste avant Shabbat, […] Venerdì scorso, poco prima dello une nouvelle est arrivée. Dès que nous nous Shabbat, è arrivata una nuova. Non appena ci sommes vues, dans la petite salle d‟eau, nous siamo viste, in bagno, siamo scoppiate a avons éclaté de rire : nous portions le même ridere. Indossavamo lo stesso maglione giallo, pull, la même jupe marron, nous étions la stessa gonna marrone, tutte e due pelle e osseuses de la même façon, et toutes les deux ossa, e tutte e due ci chiamiamo NO. NO di nous nous appelons NON. NON de Rabat et Rabat e NO di Montpellier. Siamo subito NON de Montpellier. Nous sommes diventate come sorelle. (Atlan, MCN, 27) immédiatement devenues sœurs. (Atlan, JMN, 71)

Comme d‟habitude, Atlan fait recours à l‟asyndète (virgules) et à la répétition pour décrire ses personnages. La connaissance Ŕ et reconnaissance Ŕ réciproque se fait aussi au niveau linguistique : le prénom NON est répété trois fois en contact rapproché (dans les deux derniers cas, à l‟intérieur de la structure syntactique « Npr + Prép + Npr », l‟itération signale la provenance des personnages). Ce qui émerge surtout dans le passage du texte source au texte cible, c‟est l‟effacement du pronom personnel « nous ».

46

Dans le texte français, il est utilisé en tant que sujet et complément d‟objet direct ; dans la traduction italienne, il est gardé en fonction de complément d‟objet direct, dans sa forme atone « ci ». Sa présence massive dans le passage du texte de départ (huit occurrences) signalait la complicité, la réciprocité, de quelque façon la quasi-identité entre les deux NON. L‟absence des pronoms en italien est partiellement compensée par l‟ajout de la répétition pronominale « tutte e due », qui souligne précisément le partage de traits communs entre les deux personnages. Une modalité particulière dans l‟usage de la répétition concerne la dimension temporelle. Dans Je m’appelle Non, le passé et le présent sont continuellement mêlés. On l‟a déjà souligné : les personnages en scène sont là parce qu‟ils vivent dans la mémoire Ŕ et dans le cœur Ŕ de VIEILLE NON. Il y a donc une voix du présent, représentée par VIEILLE NON, qui évoque à travers la parole des voix du passé : celle d‟elle-même, adolescente ; celles des autres personnages, dans leur absence-présence. En particulier, il y a un passage où le passé et le présent se superposent, même au niveau linguistique. Nous sommes dans la huitième porte. Nous sommes à Prangins, en Suisse, dans la clinique où PETITE NON a été hospitalisée. PETITE NON, sa mère, son père, dînent avec le « Docteur en chef, DÉRANGÉ, de son prénom, MON FRIC AVANT TOUT, de son nom de famille » et « le Docteur de service, DÉSEMPARÉ, de son prénom, DANGER, de son nom de famille »61. DIEU FAIT MAL n‟a pas envie de manger. Il regarde les personnes avec lesquelles vivra sa fille. « Elles n‟ont pas l‟air tellement dérangées, ni dangereuses »62. L‟impression qu‟il a de la clinique est bonne. Mais c‟est seulement une impression. L‟évocation passe soudainement au présent Ŕ ou, au moins, au passé récent. L‟espace c‟est le même, la clinique de Prangins, mais trente ans plus tard. C‟est VIEILLE NON qui parle. NONETTE, sa nièce, la fille de OUINON, vient d‟être hospitalisée. C‟est VIEILLE NON qui l‟a accompagnée, comme son père, DIEU FAIT MAL, avait fait avec elle trente ans plus tôt. Rien n‟a apparemment changé au fil des années. VIEILLE NON commente ainsi :

VIEILLE NON NO ADULTA Ce sera la même apparente bonhomie, la Sarà la stessa apparente bonarietà, la même artificielle aisance, luxe en moins, stessa artificiosa disinvoltura, un po‟ di lusso trente ans plus tard. in meno, trent‟anni più tardi.

61 Atlan, JMN, 43. 62 Ivi, 44.

47

NONETTE ne mange pas. NOETTA non mangia. Les malades lui demandent pourquoi, ils I malati le chiedono perché, insistono insistent pour qu‟elle mange, surtout celui qui perché mangi, soprattutto il tipo che si se barbouille avec sa viande. sbrodola con la carne. Après le repas, NON et NONETTE vont Dopo pranzo, NO e NOETTA escono nel dans le parc. parco. Elles évitent les malades. Evitano i malati. Elles s‟assoient, NONETTE est si frêle, si Si siedono, NOETTA è così fragile, così faible. debole. Et toute entière vêtue de noir. E tutta vestita in nero. Elle dit qu‟ici c‟est bien, qu’elle veut Dice che qui sta bene, che vuole restare, rester, qu’elle veut s’en aller. che vuole andarsene. NON répète, pour la énième fois : NO le ripete, per l‟ennesima volta: Ici, tu seras bien. Le Docteur JE FAIS Qui starai bene. Il Dottor FACCIO FUIR LES MECS sait te parler. Le parc est SCAPPARE I RAGAZZI sa come parlarti. beau, tu pourras respirer. Si tu veux t‟en Il parco è bello, potrai respirare. Se vuoi aller, tu le peux, les portes sont ouvertes, et tu andartene, puoi farlo, le porte sono aperte, e as de l‟argent. Mais, je t‟en prie, reste au hai dei soldi con te. Ma, ti prego, resta almeno moins une semaine. Je viendrai te voir la una settimana. Vengo a trovarti la prossima semaine prochaine. settimana. NON va monter dans la voiture collective NO sta per salire sulla navetta de l‟hôpital pour s‟en aller. dell‟ospedale. Elle voit le regard de NONETTE. Nota lo sguardo di NOETTA. Elle revoit son père, quand il l‟a laissée, à Rivede suo padre, quando l‟ha lasciata, a Prangins. Prangins.

DIEU FAIT MAL DIO FA MALE Ici, tu seras bien. Le Docteur Qui starai bene. Il Dottor SMARRITO DESEMPARÉ n’a pas l’air mal, il saura te non sembra male, saprà come parlarti. Il parler. Le parc est splendide, tu as vu le parco è splendido, hai visto il lago? I lac ? Les biches ? Tu pourras respirer. Le cerbiatti? Potrai respirare. Il mese prossimo mois prochain, je viens te voir. (Atlan, JMN, vengo a trovarti. (Atlan, MCN, 15) 44-45)

VIEILLE NON anticipe que la situation dans la clinique ne changera pas au fil des années. Atlan répète l‟adjectif indéfini « même » pour souligner ce fait (« Ce sera la même apparente bonhomie, la même artificielle aisance »). Les difficultés de NONETTE, sa peur, ses doutes sont exprimés à travers la répétition syntactique par antithèse : « Elle dit qu‟ici c‟est bien, qu‟elle veut rester, qu‟elle veut s‟en aller ». C‟est la seule occurrence de cette stratégie d‟itération dans le drame. Dans ce moment, NONETTE ne peut pas exprimer entièrement ce qu‟elle ressent. En effet, ses mots (« Elle dit qu‟ici c‟est bien ») sont presque les mêmes mots qu‟utilise sa tante pour la rassurer (« Ici, tu seras bien. ») et qu‟avait déjà prononcés DIEU FAIT MAL à sa fille trente ans plus tôt (« Ici, tu seras bien »). Le caractère réitératif de cette situation et des mots d‟encouragement qui l‟accompagnent sont soulignés dans le passage par le recours

48 au verbe « répéter » (« NON répète pour la énième fois »). Le lien entre le passé et le présent est tissu aussi au niveau linguistique : le passage est soudain est se fait à travers la répétition pronominale anaphorique et la répétition verbale par dérivation (« Elle voit le regard de NONETTE. Elle revoit son père, quand il l‟a laissée à Prangins. »). Comme dans d‟autres circonstances, c‟est le regard de NON qui actionne les mécanismes de la mémoire et active l‟évocation du passé. Les mots que VIEILLE NON prononce pour encourager NONETTE (« Ici, tu seras bien. Le Docteur JE FAIS FUIR LES MECS sait te parler. Le parc est beau, tu pourras respirer. […] Je viendrai te voir la semaine prochaine. ») sont presque superposables Ŕ avec de nécessaires modifications, dues aux contextes différentes Ŕ à ceux qu‟avait utilisés DIEU FAIT MAL avec sa fille trente ans plus tôt (« Ici, tu seras bien. Le Docteur DÉSEMPARÉ n‟a pas l‟air mal, il saura te parler. Le parc est splendide […] Tu pourras respirer. Le mois prochain, je viens te voir. »). De quelque façon, VIELLE NON s‟approprie des paroles de son père pour les utiliser à son tour. L‟analogie situationnelle émerge une fois de plus dans les lignes qui suivent :

VIEILLE NON NO ADULTA La voiture a démarré, NONETTE lui a fait La navetta è partita, NOETTA le fa un un dernier petit signe, elle a l‟air d‟un oiseau, piccolo cenno, sembra un uccellino, lei, elle, habituée au luxe, va vivre ici, dans ce… abituata al lusso, vivere qui, in questo … con avec ces… NON veut descendre de la voiture, questa … NO vorrebbe scendere, poi si puis elle se souvient, NONETTE s‟est ratée de ricorda, NOETTA ci è quasi riuscita la notte peu la nuit dernière, elle a vraiment besoin scorsa, ha davvero bisogno di cure, solo i d’être soignée, seuls des docteurs peuvent le dottori possono aiutarla. faire. Allora, in treno, poi a casa, non piange, Alors, dans le train, puis chez elle, elle ne non pensa. pleure pas, elle ne pense pas. Ha freddo. Elle a froid. Un freddo cane. Un froid de pierre. Rivede suo padre. Elle revoit son père. Prova quel che lui prova lasciandola. Elle ressent ce qu’il ressent lorsqu’il la Non può lasciarla in quel posto, con dei laisse. matti veri, va a riprenderla, ma ha davvero Il ne peut pas la laisser là, avec de vrais bisogno di cure. Solo i dottori possono fous, il va la reprendre, mais elle a vraiment aiutarla. besoin d’être soignée. Seuls des docteurs È morto da tanti anni e la sua sofferenza è peuvent le faire. ancora palpabile. Il est mort depuis déjà longtemps et sa A volte il dolore è così forte da diventare souffrance est là. indistruttibile. Parfois la douleur est telle qu‟elle devient La storia non può continuare. indestructible. Ma la storia continua, e forse è questo il L’histoire ne peut plus continuer. più nobile encomio. (Atlan, MCN, 15-16) Mais elle continue, et c‟est peut-être la

49 plus haute louange. (Atlan, JMN, 45-46)

La parole répétée signale la même nature des états d‟âme que vivent DIEU FAIT MAL et VIEILLE NON dans les deux situations décrites (« Elle ressent ce qu‟il ressent lorsqu‟il la laisse. »). La répétition agit au niveau des lexèmes (« ressent/ressent », « laisse/laisser ») et au niveau syntactique (« elle ne pleure pas, elle ne pense pas »). Dans ce dernier cas, c‟est l‟élément verbal qui change. Dans sa structure et son rythme, cette répétition avec variation rappelle la scène du chocolat, que nous avons déjà analysée en précédence (« pour que cela ne se voit pas, pour que cela n‟existe pas »). Ce dernier passage est marqué aussi par l‟usage de mots qui ont une grande importance dans la pièce (« vivre », « souffrance », « douleur », « histoire »), comme du reste le morceau textuel qui le précède (« mange », « portes », « regard »). Un autre élément qui a attiré notre attention, c‟est une répétition qui concerne le niveau phrastique. Aussi bien DIEU FAIT MAL que VIELLE NON ne veulent pas laisser respectivement PETITE NON et NONETTE dans cette clinique habitée par de « vrais fous ». Mais tous les deux se rendent compte qu‟« elle a vraiment besoin d‟être soignée, seuls des docteurs peuvent le faire ». Ces propositions sont répétées peu lignes après, avec une légère variation dans la ponctuation (un point substitue la virgule) et du point de vue de la construction phrastique (dans le premier cas, la structure phrastique générale est plus complexe). Dans la troisième porte VIEILLE NON avait anticipé ce moment du drame Ŕ l‟internement de sa nièce. Elle l‟avait fait en s‟exprimant de manière très semblable :

VIEILLE NON NO ADULTA OUINON lui dira plus tard comme elle SÌNÒ, più tardi, le dirà di come avesse avait peur d‟elle Ŕ elle le lui dira lorsque sa paura di lei Ŕ glielo dirà quando sua figlia propre fille aura besoin d’être soignée. avrà bisogno di cure. Il y a des moments de douleur telle que Ci sono dei momenti così dolorosi che la l’histoire semble ne pas pouvoir continuer. storia non sembra poter continuare. Je vois NON de dos, assise sur son lit, Vedo NO girata di schiena, seduta a letto, tellement crispée, et la fille de OUINON, esasperata, e la figlia di SÌNÒ, NOETTA, NONETTE, trente ans plus tard, assise de la trent‟anni più tardi, seduta allo stesso modo même façon sur un lit de maison de santé, où sul letto di un ospedale psichiatrico, dove NO NON l‟a amenée. (Atlan, JMN, 22) l‟ha portata. (Atlan, MCN, 8)

C‟est la scène du parc, où VIEILLE NON et sa sœur, OUINON, crient contre leur mère. Les mots de VIELLE NON semblaient proposer une clôture anticipée pour son histoire :

50 la douleur était trop forte (« Il y a des moments de douleur telle que l‟histoire semble ne pas pouvoir continuer »). La même déclaration se retrouve, modifiée et développée, dans la scène de la clinique : « Parfois la douleur est telle qu‟elle devient indestructible. L‟histoire ne peut plus continuer. Mais elle continue, et c‟est peut-être la plus haute louange»63. Malgré la douleur, malgré la souffrance, l‟histoire peut continuer. Dans les deux passages que nous venons d‟analyser, la répétition concerne les niveaux lexical, syntaxique et phrastique. Ce qui nous intéresse ici, c‟est de souligner que dans ce drame la récurrence des situations Ŕ nous pourrions l‟appeler « répétition situationnelle » Ŕ se réalise aussi à travers le recours systématique aux dispositifs d‟itération. De petites interventions qui ont concerné les éléments répétés se sont produites surtout au niveau de la formulation phrastique, dans la direction d‟un allègement syntactique du texte de départ. En effet, en conséquence des reformulations et réductions effectuées en traduction, le premier passage se montre visiblement plus bref dans la version italienne. Un exemple de réduction qui concerne les éléments répétés est visible dans la traduction de la proposition « elle a vraiment besoin d‟être soignée » : le correspondant « ha davvero bisogno di cure » est le résultat de l‟effacement du pronom personnel sujet « elle » (sous-entendu en italien) et de la nominalisation du verbe à l‟infini passif (« (d‟)être soignée » est traduit avec « (di) cure »). Dans le premier passage, nous avons fait recours à une stratégie de traduction que l‟on pourrait appeler « répétition par substitution ». Il s‟agit de la substitution d‟un élément grammatical avec un autre élément, de sorte que ce deuxième en répète un autre/d‟autres. Dans le passage en question, « L‟histoire ne peut plus continuer. Mais elle continue » est traduit avec « La storia non può più continuare. Ma la storia continua » : la traduction du pronom personnel « elle » avec le groupe nominal « la storia » (« l‟histoire ») implique une répétition lexicale sans variation qui n‟était pas présente dans le texte de départ. Le choix de la reprise lexicale répond à des raisons euphoniques et de naturalité de l‟expression en langue italienne ; de plus, elle permet d‟emphatiser un mot qui à un poids spécifique relevant à l‟intérieur du drame. Un autre cas de répétition situationnelle concerne un élément dramatique qui se place entre le domaine du scénario et celui de l‟écriture dramaturgique. Il s‟agit de la lumière, présence diffuse et constante dans Je m’appelle Non et véritable personnage parmi les

63 Atlan, JMN, 45-46.

51 personnages du drame. Dans les indications scéniques qui précèdent le texte, Atlan décrit le rôle particulier de la lumière dans le drame. Dans la perspective d‟une mise en scène de la pièce, elle s‟exprime ainsi à propos des comédiens :

À part la lumière du jour tombant dont le rythme est partie intrinsèque de leur parole, ils n‟ont pas besoin d‟aucun décor.64

Dans cette lumière se produit un mélange, une synergie entre deux différentes sphères du monde sensible : entre voix et vision. La lumière du jour tombant règle le rythme du drame ; c‟est comme si l‟action se déroulait toujours dans le même moment, ou dans un moment toujours identique : un coucher du soleil permanent. Je m’appelle Non s‟ouvre avec ces mots de VIEILLE NON. Elle « se trouve face au public, elle ne voit personne. » :

À la lumière du jour tombant je peins ma vie. Ceux qui l‟ont traversée. Ce qui ressort quand la mémoire baisse.65

Dès le début, l‟acte de l‟écriture Ŕ et, par conséquent, la remémoration Ŕ résulte lié à ce moment particulier de la journée. Les références à la lumière se multiplient au fil des pages. En particulier, surtout dans les didascalies, la lumière du soleil qui tombe se révèle une présence constante. Voici quelques exemples : « La lumière du jour tombant est la plus belle. »66 ; « VIEILLE NON contemple la lumière du jour tombant qui se concentre sur sa famille. »67 ; « La lumière du jour tombant éclaire PETITE NON enfermée dans sa chambre à Prangins. »68 ; « La lumière du jour tombant fait resplendir, comme à jamais, ce qu‟elle touche avant de s‟évanouir. »69. Il y a plusieurs autres références au coucher du soleil, aussi bien dans les répliques que dans les didascalies. Dans toutes les occurrences ci-mentionnées, nous avons décidé de traduire « la lumière du jour tombant » avec « la luce del giorno che muore ». Au-delà de la poéticité de l‟expression italienne, nous avons choisi d‟utiliser le verbe « morire » (« mourir ») pour son riche sémantisme. Le couple vie/mort est au cœur du sens de la pièce : nous avons déjà souligné la nature particulière des « êtres » « presque vivants » qui peuplent le drame ; nous avons déjà vu la nature paradoxale de la lumière, du bonheur qui envahit

64 Atlan, JMN, 8. 65 Ivi, 11. 66 Ivi, 25. 67 Ivi, 35. 68 Ivi, 47. 69 Ivi, 75.

52 la mère de NON après sa mort et fait resplendir son corps. De quelque façon, ce soleil qui tombe mais qui ne tombe pas, représente le parcours de NON, qui est en train de mourir mais qui lutte pour ne pas mourir. Comme son frère, JE ME CRÉERAI MOI- MÊME, elle choisit la vie. L‟histoire peut continuer. L‟histoire continue. La lumière ne règle pas seulement la parole et son rythme : elle devient parole elle- même. Le mot « lumière » est utilisé quatre fois à l‟intérieur du groupe prépositionnel « à la lumière de + N ». Tous les fois, le substantif qui suit a une prégnance particulière dans la pièce : le jour tombant (« À la lumière du jour tombant je peins ma vie. »70), les yeux (« à la lumière de mes yeux que j‟avais crevés pour pouvoir aimer […] je ne vois que des portes. »71), les années (« À la lumière des années, NON, vieillie, comprend soudain de quelle intelligence dans l‟amour JE PARLE SEULE était douée. »72), le cœur (« Notre maison n‟existe plus, mais à la lumière du cœur, elle scintille, comme une reine. »73). Atlan joue avec cette locution qui d‟habitude s‟accompagne à d‟autres types de substantifs, plus neutres (« dispositions », « données », « obligations » , « faits », …). En lisant le texte source, nous avons perçu l‟étrangeté de cet usage. En italien, nous utilisons la locution équivalente « alla luce di + N ». Dans un premier temps, nous avons été tentés de choisir une structure moins étrange en traduction. Toutefois, en lisant et relisant le drame, nous nous sommes rendus compte du rôle capital de la lumière. C‟est ainsi que s‟est imposée la nécessité de garder Ŕ et de valoriser Ŕ cette structure syntactique qui se répète plusieurs fois, toujours en variation, dans le drame. Le mécanisme d‟itération est semblable à celui que nous avons décrit en précédence à propos de l‟expression « Famine de + N ». Dans ces deux derniers cas d‟étude, pour lesquels on a parlé de « répétition situationnelle » Ŕ qui s‟accompagne toujours à quelque type de répétition linguistique Ŕ le critère de la proximité textuelle n‟a pas évidemment été prééminent dans nos choix de garder ou de modifier des structures linguistiques déterminées. Ce qui nous intéressait ici, c‟était de donner un autre aperçu sur la construction de ce texte dramatique. Les choix lexicaux et syntactiques d‟Atlan répondent à une exigence précise : les échos, les réverbères, les reprises, même dans leur caractère asystématique, sont les fils épars Ŕ

70 Atlan, JMN, 11. 71 Ivi, 12. 72 Ivi, 16. 73 Ivi, 75.

53 mais toujours bien présents Ŕ d‟une trame textuelle qui lie passé et présent, voix et vision, souvenir et parole prononcée. Dans la perspective d‟une mise en voix/mise en scène de la pièce, ces échos prendraient forme à travers la voix des comédiens. D‟où la nécessité de garder, le plus fidèlement possible, des lexèmes et des structures qui se révèlent essentiels Ŕ et pour rien casuels Ŕ dans la construction du drame.

2.2.3. Êtres

Atlan utilise à plusieurs reprises le mot « être(s) » pour désigner les personnes, les êtres humains dans le texte. Son sémantisme bien s‟accorde à la nature particulière des personnages évoqués. Ce sont des présences presque fantasmatiques, elles apparaissent et disparaissent, leur dimension se colloque entre le matériel et le spirituel, elles vivent dans et à travers la mémoire de la protagoniste. Ces êtres sont « Presque vivants. Manquants ». Mais ils sont visibles (« Je les vois. »)74. C‟est une vision d‟une qualité différente qui les rend présents : la vision de l‟âme. Il y a sept occurrences du lexème « être », dans cette acception, à l‟intérieur du drame. Il s‟agit d‟un mot qui n‟est pas facilement traduisible en italien. En français « être » peut signifier « personne, être humain ». Son correspondant le plus proche en italien, « essere », est souvent utilisé de manière négative, dans sa forme simple ou accompagné par des épithètes ; en général, nous préférons utiliser en italien la locution « essere umano », décidément plus neutre. En raison du manque de naturalité qui marquerait un usage du mot « essere » dans le sens de « essere umano », nous avons décidé d‟opter pour la variation synonymique : c‟est donc une exigence sémantique qui a orienté ce choix traductif. Dans chacune de ces occurrences, le recours à un synonyme particulier est justifié par le contexte. Déjà en début de texte, Atlan utilise ce substantif dans tout sa richesse sémantique et son pouvoir évocatoire. Les mots de VIELLE NON nous donnent une idée assez précise de la nature des personnages qui peuplent le drame :

VIEILLE NON NO ADULTA […] Les êtres qu‟on a aimés ne peuvent […] Le persone che abbiamo amato non plus venir, même en pensée, et s‟ils viennent, possono più ritornare, nemmeno nel pensiero ils ne peuvent ni respirer ni rester. (Atlan, e, se tornano, non possono né respirare, né JMN, 11-12) restare. (Atlan, MCN, 4)

74 Atlan, JMN, 80.

54

Les êtres qui ont accompagné NON dans sa vie reviennent en tant que présences éphémères : soudain, ils apparaissent ; soudain, ils disparaissent. Nous avons traduit ici « êtres » avec « persone », qui mieux se lie à la dimension affective exprimée par l‟attribut (« qu‟on a aimé »/« che abbiamo amato ») qui suit. Quelques lignes après, VIEILLE NON évoque une situation de son enfance. Elle a neuf ou dix ans. Elle a été mise à la porte. Elle chante faux pour déranger ses parents. Soudain, ce souvenir se mêle à une perception du présent : elle ne respire plus Ŕ comme les êtres qu‟elle a aimés Ŕ et entend ses amis chanter :

VIEILLE NON NO ADULTA Soudain, je ne respire plus. Mes amis All‟improvviso, non respiro più. I miei chantent. À travers la porte, leur chant, que amici cantano. Attraverso la porta, il loro toute à l‟heure je n‟aimais pas, m‟atteint Ŕ canto mi raggiunge Ŕ prima non mi piaceva mise à l‟écart, à la bonne distance, j‟en ma, messa in disparte, alla giusta distanza, ne perçois la beauté apparente et cachée, et je colgo la bellezza apparente e nascosta, e mi l‟aime. piace. C‟est de nouveau la fin du jour dans ma È di nuovo la fine del giorno nella mia casa maison vide. vuota. Je parle de loin et je ne vois personne. Parlo da lontano e non vedo nessuno. « L‟indifférence est bonne pour le travail », dit « L‟indifferenza fa bene al lavoro », dice Arikha. Arikha. J‟appelle travail cette passion de peindre, Chiamo lavoro questa passione di par la parole, des êtres, pour qu‟ils revivent, à dipingere, con la parola, degli esseri, perché la bonne distance Ŕ celle qui révélera leur rivivano, alla giusta distanza Ŕ quella che beauté apparente et leur beauté cachée. rivelerà la loro bellezza apparente e la loro (Atlan, JMN, 12) bellezza nascosta. (Atlan, MCN, 4)

À nouveau, Atlan fait recours à la répétition syntactique, sans (« à la bonne distance ») et avec variation (« la beauté apparente et cachée », « leur beauté apparente et leur beauté cachée »). C‟est grâce à l‟écriture, ce « peindre par la parole », que les « êtres » peuvent revivre. Cette peinture par mots permet de créer une « bonne distance », nécessaire pour cueillir et révéler « leur beauté apparente et cachée ». Dans ce cas, nous avons opté pour le correspondant littéral « esseri ». Ce choix respecte l‟indéfinition du texte source : les traits et la nature de ces « êtres », ici à peine ébauchés, seront mieux précisés dans le reste du drame. La duplicité de sens de l‟adjectif « apparent », qui désigne ce « qui apparaît, qui se montre clairement aux yeux » et ce « qui n‟est pas tel

55 qu‟il paraît être »75 se retrouve aussi dans l‟équivalent italien « apparente ». La version italienne respecte donc l‟ambiguïté, le manque de définition du texte source. Au cours de la quatrième porte, VIEILLE NON évoque une confrontation qu‟elle a eu avec la directrice du lycée Mongrand. Madame la Surveillante, essoufflée, entre soudain dans la classe et s‟adresse à PETITE NON. Madame la Directrice veut parler avec elle.

VIEILLE NON NO ADULTA Soudain je vois Ŕ au lieu des êtres qui ont All‟improvviso vedo Ŕ invece delle compté pour moi Ŕ Madame la Surveillante du persone a me più care Ŕ la Sorvegliante del lycée Mongrand, elle entre, essoufflée, dans la liceo Mongrand, entra in classe, ansimando, e classe, interrompant les cours. (Atlan, JMN, interrompe la lezione. (Atlan, MCN, 9) 25)

Comme pour la première occurrence analysée, nous avons choisi de traduire « êtres » avec « persone ». Les deux groupes nominaux sont semblables du point de vue de leur construction syntactique (substantif « êtres » + subordonnée relative en fonction d‟attribut du substantif) et au niveau sémantique (« êtres qu‟on a aimés » et « êtres qui ont compté pour moi » désignent des personnes qui ont eu une certaine importance dans la vie de la protagoniste). Le substantif revient dans la cinquième porte. JE ME CRÉERAI MOI-MÊME y raconte à PETITE NON l‟expérience de la déportation :

JE ME CRÉERAI MOI-MÊME SARÒ IO A CREARMI Dès que je vois un être, je le vois là-bas, je Quando vedo un essere umano, me lo me demande qu‟il sera là-bas. Il sera comme immagino lì, mi chiedo chi sarebbe in quel nous, une bête, au moment des repas. Les luogo. Sarebbe come noi, una bestia, al professeurs les plus distingués, les docteurs les momento del rancio. I professori più illustri, i plus secourables, les rabbins les plus fervents, dottori più magnanimi, i più ferventi rabbini, les êtres les plus raffinés devenaient, en gli uomini più raffinati diventavano, in pochi quelques secondes, au moment de la soupe, secondi, al momento della zuppa, delle bestie des bêtes Ŕ sauvages Ŕ c‟est un mot faible. Ŕ selvagge Ŕ a dir poco. (Atlan, MCN, 12) (Atlan, JMN, 32)

Le récit de JE ME CRÉERAI MOI-MÊME se sert beaucoup de l‟itération. La répétition épiphorique de l‟adverbe « là-bas » marque la distance temporelle et spatiale entre le

75 Dictionnaire Le Robert, https://dictionnaire.lerobert.com/definition/apparent (consulté le 2 décembre 2020).

56 moment de l‟expérience vécue et celui de la narration. C‟est évidemment aussi une façon d‟opposer la réalité du présent avec la terrible réalité du camp d‟extermination. La deuxième opposition qui caractérise ce passage textuel est celle entre « être(s) » et « bête(s) ». Le substantif « être » est signifié à partir de ce contraste, présenté en répétition parallèle. L‟expérience des camps dégrade tellement l‟être humain, dans le corps et l‟esprit, qu‟il arrive à incarner une condition bestiale. La traduction italienne choisit la variation synonymique. Dans sa première occurrence, « être » est traduit avec « essere umano » : ce mot à la valeur universelle trouvera son explicitation dans les phrases qui suivent. Dans le deuxième cas, « êtres » est traduit avec « uomini ». Il y a deux raisons qui ont guidé ce choix : l‟une d‟ordre historique, l‟autre d‟ordre littéraire. Comme dans les camps il y avait une séparation entre les hommes et les femmes, l‟expérience que JE ME CRÉERAI MOI-MÊME a vécu et raconte a dû être partagée par des individus de sexe masculin. La liste des rôles sociaux (« professeurs », « docteurs », « rabbins ») qui précède le terme générique « êtres » le confirme. En ce qui concerne la deuxième raison, notre réflexion renvoie au texte italien le plus célèbre sur les camps de concentration : Se questo è un uomo de Primo Levi. Le contexte évoqué par JE ME CRÉERAI MOI-MÊME rappelle celui du témoignage de l‟écrivain italien (les deux ont survécu à la déportation à Auschwitz). Dans son œuvre, Levi utilise le mot « uomo » dans son sens le plus plein. Comme le fait Atlan avec « être », il utilise le mot « uomo » pour l‟opposer à la condition bestiale à laquelle peuvent aboutir les déportés Ŕ le moment des repas, par exemple, est l‟une des circonstances où cela se vérifie. Ce choix lexical et sémantique vise donc à qualifier l‟être humain dans sa pleine dignité humaine. La septième porte décrit la première rencontre entre JE ME CRÉERAI MOI-MÊME et DIEU FAIT MAL SON TRAVAIL, JE LE REMPLACE. Le père de NON va à Paris pour rencontrer le jeune homme qui deviendra son fils. Il vient d‟être délivré du camp d‟Auschwitz. Il refuse l‟aide des comités. Il est en train de mourir de faim. JE ME CRÉERAI MOI-MÊME rappelle l‟importance de cette rencontre : en particulier, c‟est le regard qui émerge ici dans toute sa puissance :

JE ME CRÉERAI MOI-MÊME SARÒ IO A CREARMI […] Pour la première fois, depuis des […] Per la prima volta dopo anni, un années, un être humain me regardait, essere umano mi guardava, come si guarda

57 comme on regarde un être humain. (Atlan, un essere umano. (Atlan, MCN, 14) JMN, 40)

C‟est la seule occurrence dans le drame de la collocation « être humain ». La correspondance des regards des deux personnages implique une reconnaissance pleine de leur dignité humaine. L‟auteure souligne la réciprocité de cet échange à travers la répétition polyptotique (sujet/objet direct) du groupe nominal « un être humain » et la figure étymologique « me regardait »/« on regarde » ; la disposition en chiasme des éléments répétés renforce cette idée. Vers la fin du drame, NON évoque le jour de son mariage avec JE DÉCOUVRIRAI LE SECRET DE LA VIE. Les noces sont célébrées selon les coutumes du rite juif. PETITE NON et son époux disent ensemble :

PETITE NON, PICCOLA NO, JE DÉCOUVRIRARAI LE SECRET DE LA SCOPRIRÒIL SEGRETO DELLA VITA VIE Si dice che al di sopra degli esseri puri On dit qu‟au-dessus des êtres, lorsqu‟ils voli una corona, come un uccello, e che sia sont purs, vole, comme un oiseau, une l‟anima delle loro anime. (Atlan, MCN, 33) couronne et qu‟elle est l‟âme de leur âme. (Atlan, JMN, 84)

C‟est la dernière occurrence du substantif « être(s) » à l‟intérieur du texte. Ici se propose à nouveau un problème d‟ordre traductologique. Le substantif « esseri », sans attribut, ne sonnerait pas bien en italien. Nous avons opté pour une reformulation de la phrase : la subordonnée temporelle « lorsqu‟ils sont purs » devient, par réduction, un attribut du substantif « esseri » (« esseri puri »). Le groupe nominal [ « essere » + adjectif] est plus naturel en italien (« essere umano », « essere vivente », …). Ce souci de naturalité, uni à une nécessité d‟allègement syntactique, ont pour conséquence l‟élision de la dimension temporelle évoquée par la conjonction subordonnante « lorsque ». La phrase italienne se propose comme une vérité atemporelle : ce qui se perd c‟est la ponctualité que l‟on associe à la conjonction « lorsque », mais aussi le passage dans l‟énonciation de la catégorie universelle des « êtres » à celle particulière des « êtres purs ». Nous avons opté pour le correspondant le plus littéral du lexème français : les êtres convoqués dans ce passage sont des entités spirituelles, légères, pures, surmontées par une couronne qui « vole, comme un oiseau » et qui « est l‟âme de leur âme ». Des mots comme « persone » ou « uomini » auraient impliqué une dimension trop terrestre ; « esseri

58 umani », acceptable du point de vue sémantique, aurait alourdi excessivement l‟articulation de la phrase. Même si dans ce cas il serait probablement mieux de parler de récurrence au niveau macrotextuel que de répétition lexicale Ŕ l‟itération de ces lexèmes ne se colloque pas dans un même énoncé où à une distance réduite Ŕ c‟est bien évidente l‟importance de ce substantif qui apparaît à plusieurs reprises dans le drame. Le critère de la distance n‟a pas été prééminent dans cette circonstance pour orienter nos choix traductifs ; le recours à la variation synonymique a été dicté chaque fois par des raisons sémantiques, contextuelles, euphoniques et littéraires. Ces raisons nous ont amené à éviter la répétition sans variation du lexème et à choisir le correspondant qui nous semblait le plus adapté dans chaque occurrence. C‟est une volonté précise celle qui a guidé les choix lexicaux d‟Atlan : le recours à des équivalents sémantiques en traduction ne doit pas s‟interpréter comme ce que Milan Kundera appelle « reflexe de synonymisation ». Dans Les testaments trahis, l‟écrivain franco-tchèque ouvre avec ces mots sa « Remarque sur la synonymisation systématique » :

Le besoin d‟employer un autre mot à la place du plus évident, du plus simple, du plus neutre (être Ŕ s‟enfoncer ; aller Ŕ marcher ; passer Ŕ fouailler) pourrait s‟appeler réflexe de synonymisation Ŕ réflexe de presque tous les traducteurs.76

Nos choix ne sont pas le symptôme de ce « reflexe » que Kundera juge presque à l‟instar d‟une pathologie typique des traducteurs. Ce sont plutôt des exigences de la langue du texte cible Ŕ et du texte lui-même Ŕ qui nous ont donc suggéré des variations au niveau des signifiants. La variation au niveau sémantique que ces choix impliquent répond aux critères d‟une démarche interprétative qui explicite Ŕ par nécessité aussi Ŕ ce qui était implicite dans le texte source. Cette démarche ne vise pas à éclaircir l‟ambiguïté du texte de départ Ŕ l‟ambiguïté est un trait essentiel de l‟écriture d‟Atlan Ŕ mais se propose de restituer, dans la manière la plus adaptée possible, compte tenu de diverses raisons d‟ordre grammatical, contextuel, rythmique, sémantique, le sens le plus plein que le mot « être » revêt dans chaque occurrence particulière.

76 Kundera, 130.

59

2.3. Stratégies de traduction de la répétition

Dans cette section, nous allons décrire l‟approche et les stratégies que nous avons utilisées pour traduire la répétition dans Je m’appelle Non. La répétition est un trait fondamental dans la pièce : elle agit aux niveaux syntactique, lexical, sémantique, phonétique, rythmique, situationnel. Elle est un composant essentiel pour la voix du texte ; elle joue un rôle capital dans la structuration du drame et dans la caractérisation des personnages. Vu l‟importance que les mécanismes de la répétition revêtent dans la pièce, nous avons essayé de les reproduire le plus "fidèlement"77 possible dans le texte cible. Les stratégies que nous avons utilisées pour traduire la répétition dans le texte ont tenu compte d‟une série d‟aspects : - le genre du texte : vu qu‟il s‟agit d‟un texte de théâtre, potentiellement représentable, les soucis rythmique et euphonique ont été prédominants. L‟attention à la sonorité, à l‟articulation des phrases et au rythme de la parole a guidé notre activité ; - la nature de l‟élément répété et le type de répétition : la nature de l‟élément répété (lexèmes, syntagmes, propositions ou phrases) et le type de répétition (sans ou avec variation), a guidé nos choix ; - la distance des éléments répétés : cet aspect, qui résulte souvent fondamental dans la traduction de la répétition dans les textes littéraires (il peut déterminer l‟"acceptabilité" des choix traductionnels78), a eu pour nous un poids relatif ; - la position des éléments répétés : le fait que ces éléments se trouvent en début, en milieu ou en fin de phrase, en contact ou en isolément, a influencé nos choix traductionnels ; - le style du prototexte : Atlan, même là où elle pourrait le faire, décide expressément de ne pas faire recours à la synonymie (et à la variation en général). De plus, elle fait recours à des figures de style qui utilisent la répétition (anaphore, épiphore, polyptote, figure étymologique, antithèse, chiasme, etc.). Vu l‟importance que la

77 « La fedeltà è piuttosto la tendenza a credere che la traduzione sia sempre possibile se il testo fonte è stato interpretato con appassionata complicità, è l‟impegno a identificare quello che per noi è il senso profondo del testo, e la capacità di negoziare a ogni istante la soluzione che ci pare più giusta. Se consultate qualsiasi dizionario vedrete che tra i sinonimi di fedeltà non c‟è la parola esattezza. Ci sono piuttosto lealtà, onestà, rispetto, pietà. ». (Eco, 364) 78 Selon Bramati (2013b), la distance des éléments répétés est l‟un des critères qui influencent l‟acceptabilité des répétitions dans les traductions du français à l‟italien.

60

répétition revêt dans l‟écriture d‟Atlan, nous avons essayé de rendre ce stylème dans le métatexte ; - la langue-culture d‟arrivée : la langue italienne mal supporte la présence de la répétition. La volonté de respecter des choix précis de la part de l‟auteure a prévalu sur une norme tacite de la "bonne langue" italienne. La traduction des éléments répétés a essayé de répondre au génie de la langue d‟arrivée. Nous allons voir maintenant les stratégies que nous avons utilisées pour traduire la répétition dans le passage du prototexte au métatexte. Ces techniques ne sont pas exclusives, mais peuvent se combiner et s‟intégrer dans le processus de traduction. Dans notre présentation, nous utiliserons des passages que nous avons déjà analysés dans la section précédente de ce chapitre. Pour une analyse plus détaillée de nos choix de traduction, nous renvoyons à la section précédente. La stratégie traductionnelle que nous avons utilisée le plus souvent a été l‟effacement : il s‟agit de la suppression de segments textuels dans le passage du prototexte au métatexte. Nous y avons fait recours pour des raisons rythmiques et grammaticales (exigences de la langue d‟arrivée). L‟effacement a concerné surtout les pronoms : ils sont souvent répétés dans le texte source, mais leur présence résulterait redondante en italien (souvent l‟expression du pronom n‟est pas nécessaire en italien). Par exemple, dans la phrase « j‟achète du chocolat, je le mange, en courant, pour que cela ne se voit pas, pour que cela n‟existe pas »79 (« compro del cioccolato, lo mangio di corsa perché non si veda, perché non esista »80), les pronoms personnels et démonstratifs on été effacés. L‟effacement implique une diminution du nombre de mots dans le passage du prototexte au métatexte : cette « différence de concentration » est définie « réduction »81. En général, dans ces circonstances, nous avons quand même essayé de faire recours à des mécanismes de répétition dans le métatexte. Une autre stratégie traductionnelle que nous avons utilisée est la recatégorisation : dans le passage du prototexte au métatexte, un élément peut changer de catégorie grammaticale. Par exemple, « (elle a vraiment besoin d‟)être soignée »82 devient « (ha davvero bisogno di) cure »83 : le verbe est nominalisé pour des raisons rythmiques ; ce

79 Atlan, JMN, 16. 80 Atlan, MCN, 6. 81 Ballard (1994), 82-110. 82 Atlan, JMN, 45-46. 83 Atlan, MCN, 15-16

61 choix comporte aussi une réduction. La proposition est répétée sans variation en trois occurrences, aussi bien dans le prototexte que dans le métatexte. Une troisième technique qui répond, dans notre travail, à des soucis rythmiques est la traduction explicative. Il s‟agit de la substitution d‟un culturème par la désignation de sa fonction84. Nous avons utilisé cette stratégie pour traduire le mot « guéridon »85 : ce substantif, répété cinq fois à proximité, a été traduit par « tavolino rotondo »86 Ŕ et puis par « tavolino » et « tavolo » (hypéronimisation)87, une fois décrite sa forme. L‟articulation des phrases résulte ainsi plus rapide, dans un passage où le rythme de la narration est très soutenu. Dans certaines circonstances, pour des raisons sémantiques ou de sonorité, nous avons fait recours à la variation synonymique. Pour la discussion sur la traduction du mot « être(s) », nous renvoyons à la section précédente de ce chapitre. Comme il ressort de l‟analyse ponctuelle que nous avons effectuée dans la section précédente de ce chapitre, et de la brève présentation de nature traductologique que nous avons faite ici, l‟attention au rythme, du prototexte et du métatexte, a été le critère prédominant dans la traduction de la répétition. Ce souci répond à la nécessité de reproduire, autant que possible, la voix et le style du texte d‟Atlan, dans leurs modalités spécifiques d‟expression. La recherche d‟un équilibre entre la dimension dramatique et la dimension spectaculaire du texte théâtral se traduit en une attention à la lettre du prototexte, mais dans la perspective d‟une hypothétique représentation de la pièce.

84 Klingberg, 18. 85 Atlan, JMN, 56. 86 Atlan, MCN, 21. 87 Ibid.

62

3. Le nom propre dans Je m’appelle Non : enjeux traductionnels

3.1. La traduction du nom propre dans le texte littéraire

Le débat autour de la traduction du nom propre dans les textes littéraires est très vaste et complexe ; les positions des critiques en la matière sont les plus diverses et sont souvent opposées. Selon beaucoup de critiques, les noms propres en littérature ne doivent pas se traduire. Parmi les défenseurs de cette position, on peut citer George Moore : il affirme que « Tous les noms propres, quelque imprononçables qu‟ils soient, doivent être rigoureusement respectés »88. Selon Georges Kleiber (1981), qui conçoit le nom propre comme prédicat de nomination, « toute modification aboutit, non à une modification du nom propre, mais à un nouveau nom propre »89. Mounin (1955) souligne comme dans toute traduction qui se veut invisible, il y a « une limite infranchissable : les noms propres, qu‟il faut garder dans la forme étrangère toutes les fois qu‟elle n‟est pas francisée »90. Pour décrire ces positions, Ballard parle de « topos de non-traduisibilité » : dans ce type de textes, « la non-traduction du nom propre » est posée « comme une sorte d‟impératif catégorique »91. Des études plus récentes ont reconsidéré la nature du nom propre et ont ouvert à la possibilité de sa traduction : selon Algeo (1973) et Delisle (1993), le nom propre est « traduisible pour certaines exceptions » ; pour Ballard (2001) et Grass (2002), qui ont étudié, respectivement, la traduction des noms propres en anglais et en allemand, le nom propre est « une unité de traduction à part entière »92. Selon Ballard, le nom propre ne doit pas seulement être considéré en soi, mais aussi dans ses rapports avec les autres éléments du système textuel où il est intégré : il est un fait de langue à part entière.

Tout terme véhicule avec lui une grammaire potentielle, c'est-à-dire un mode d‟insertion comme partie du discours et des compatibilités qui nous renvoient à un système de détermination. Par ailleurs, à l‟intérieur du texte, le nom propre peut se trouver pris dans un réseau de coréférences dont la forme et la densité peuvent être amenées à varier en traduction.93

88 Cité dans Ballard (1998), https://journals.openedition.org/palimpsestes/1542 (consulté le 6 février 2021). 89 Cité dans Lecuit et al., 202. 90 Cité dans Ballard (1998). 91 Ibid. 92 Lecuit et al., 202. 93 Ballard (2001), 49.

63

Lecuit et al. (2011), qui ont utilisé un corpus multilingue aligné pour étudier la traduction des noms propres dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours, se colloquent dans la même ligne de réflexion de Ballard et Grass :

Les noms propres sont, comme toute autre unité linguistique, susceptibles de subir des modifications lors de leur passage d‟un texte en langue-source à un texte en langue-cible. […] Notre étude, dans la lignée des deux dernières citées, mais élargie à un corpus dans dix langues différentes, montre que les noms propres, selon leur types, selon leur usage ou encore selon la langue cible de la traduction, sont sujets à tous les procédés de traduction existants, du report simple à la traduction enrichie, en passant par le calque, la modulation, l‟équivalence, etc.94

Ces conceptions du nom propre bien s‟éloignent des positions exprimées par Mill et Searle. Selon Mill, « les noms propres n‟ont pas de sens, ce sont des marques sans signification, ils dénotent mais ne connotent pas » ; selon Searle, « nous utilisons le nom propre pour référer et non pour décrire : le nom propre ne prédique rien à propos de l‟objet, et par conséquent n‟a pas de sens »95. Martinet s‟oppose à ces positions avec énergie : les noms propres portent en eux toute autre complexité ; ils peuvent être des « indices de culture » et « d‟imaginaire », autour desquelles l‟on peut « tisser des réseaux d‟associations »96 particuliers :

Les noms propres ne peuvent pas être traités uniquement comme denotata […] Pour le traducteur il s‟agira alors d‟abord de savoir si un nom propre donné dans un texte donné est denotatum, indice de culture ou les deux à la fois. De savoir ensuite s‟il est porteur d‟un faisceau de connotations spécifiques ou d‟un réseau d‟associations propres à l‟utilisateur. Et enfin, dans la langue cible, de choisir des éléments linguistiques qui sont aptes à susciter des associations analogues à celles que peut avoir eues le lecteur de l‟ouvrage original.97

Comme les noms propres, qui portent en eux toute une série de connotations et de possibles associations, aident le lecteur dans l‟interprétation et la compréhension du texte littéraire, à l‟avis de Martinet leur traduction se rend nécessaire. À ce propos, elle s‟appuie sur la réflexion traductologique d‟Eugene Nida :

Si l‟on part de ce qu‟Eugène Nida appelle principe d’équivalence fonctionnelle dans Language Structure and Translation pour dire qu‟un ouvrage littéraire traduit doit produire le même effet sur le lecteur étranger que sur le lecteur de l‟original, et lui donner la même « vision des choses », il s‟agit pour ce qui est des noms propres, entre autres, de

94 Lecuit et al., 201-202. 95 Cités dans Ballard (1998). 96 Martinet, 395. 97 Ivi, 398.

64

choisir des éléments linguistiques qui peuvent susciter chez le lecteur étranger des associations analogues à celle que peut avoir le lecteur98 (du texte original).

On peut regrouper les noms propres dans des catégories différentes. Ballard les subdivise en « anthroponymes » (noms de personnes), « toponymes » (noms de lieux) et « référents culturels » (« une catégorie au statut un peu incertain » qui intègre « fêtes, institutions, raisons sociales, etc. »)99 ; Lecuit et al. les classent en « anthroponymes », « toponymes », « ergonymes (noms d‟objets ou de produits de fabrication humaine) » et « pragmonymes (noms d‟événements), chacun de ces types pouvant être divisé en sous- types »100. Jonasson (1994) fait une distinction entre « noms propres « purs » (l‟élément ou les éléments constitutif(s) de ces noms propres étant emprunté(s) à un stock de noms ne pouvant être utilisés que comme noms propres) » et « noms propres « mixtes » ou « à base descriptive » […] (constitués d‟un mélange de noms propres et d‟éléments empruntés au lexique commun, noms et adjectif la plupart du temps, ou uniquement d‟éléments empruntés au lexique commun) »101. Ces dernières considérations, unies à celles de Martinet sur la connotation et les réseaux associatifs, nous amènent vers la catégorie des « noms parlants » (ou « noms motivés »). Il s‟agit de « noms propres, de personnages, de lieux, […] qui sont exploités pour leur signification (qu‟ils existent préalablement ou qu‟ils soient inventés dans ce but) »102. Quand ils se réfèrent à des personnages, ils peuvent en indiquer des traits physiques ou de caractère, ou en décrire par exemple la destinée. Leur présence dans les textes littéraires Ŕ surtout dans ceux de littérature jeunesse Ŕ est très répandue. Une tendance diffuse, vu le rôle que ces noms jouent dans les textes Ŕ et peuvent jouer dans l‟imaginaire Ŕ, est celle de les traduire, ou mieux de les adapter au contexte de la langue d‟arrivée (il suffit de penser aux noms dans la saga d‟Harry Potter). Les noms propres dans Je m’appelle Non révèlent une nature très particulière, qui va au-delà de celle des noms parlants. Dans les pages qui suivent, nous verrons comment Atlan crée ces noms, l‟usage qu‟elle en fait dans le texte et les défis traductionnels qu‟ils posent.

98 Martinet, 397. 99 Ballard (2001), 13. 100 Lecuit et al., 203. 101 Ivi, 204. 102 De Cremoux, https://journals.openedition.org/methodos/2984#tocto1n2 (consulté le 7 février 2021).

65

3.2. Le nom propre dans la caractérisation des personnages

Je m’appelle Non est un texte assez bref, mais qui présente une très haute densité en termes de personnages. Ils sont peu plus d‟une quarantaine, à différents degrés d‟importance. Les personnages principaux sont NON, la protagoniste du drame, à la cinquantaine (VIEILLE NON) et adolescente (PETITE NON) ; son père, DIEU FAIT MAL SON TRAVAIL, JE LE REMPLACE ; son frère d‟adoption, JE ME CRÉERAI MOI-MÊME. Tous les personnages prennent vie sur scène grâce à VIEILLE NON, qui les évoque à travers l‟écriture, la parole. Presque chacun d‟entre eux est nommé avec son prénom, quelqu‟un même avec son nom de famille, d‟autres avec un surnom, d‟autres encore juste avec des appellatifs. La plupart de ces noms ont une signification particulière. C‟est NON qui les attribue à soi-même (auto-attribution) et aux autres personnages de la pièce (allo-attribution). Leur nature va même au-delà de celle des noms parlants : il s‟agit de véritables noms-phrases, qui expriment des caractéristiques, des traits de la personnalité des personnages, des fois à travers une phrase typique qu‟ils prononcent peut-être habituellement, d‟autres fois à travers les mots de NON elle- même. Ils peuvent exprimer aussi la destinée, la volonté, les désirs qui animent les personnages. Déjà après une première lecture, l‟on comprend l‟importance des noms propres dans la pièce : leur présence massive dans les pages, unie au caractère majuscule qui les qualifie au niveau typographique, nous offrent déjà un premier aperçu sur l‟importance de leur rôle pour la construction des personnages Ŕ et pour la signification de l‟œuvre. Atlan recourt à ce procédé de nomination même dans d‟autres ouvrages. Dans Concert brisé et Tuer la mort, deuxième et troisième des quatre contes qui composent Petites bibles pour mauvais temps, le personnage de NON réapparaît. On la retrouve avec les noms de « Je ne m‟appelle plus Non » et « Je ne suis pas née » (« Elle n‟est plus Non, elle n‟est pas encore Je ne suis pas née pour moi »103) ; JOUR DE FÊTE et PETITE LUMIÈRE TENUE SECRÈTE, deux des amants de NON qui sont nommés dans Je m’appelle Non, nous les retrouvons aussi dans le roman Même les oiseaux ne peuvent pas toujours planer. Dans sa monographie sur Atlan, Bettina Liebowitz Knapp commente ainsi ces choix onomastiques particulières. Elle se réfère ici au dernier des ouvrages sur mentionnés, Même les oiseaux ne peuvent pas toujours planer :

103 Atlan, PB, 314.

66

Afin de souligner le côté mythique du travail vidéo, Atlan donne aux personnages des noms impersonnels, désignant fonctions ou traits de caractère, nous rappelant certaines allégories comme Le Roman de la Rose ou Eloge de la Folie d‟Erasme. Elle-même, s‟appelle Panique à Plein Temps ; Marmottan devient Mortmattan, les médecins qui participent à ces improvisations sont Coupe-Amour et Jour de Fête ; les toxicomanes, Petite Lumière Tenue Secrète, Mauvais Sang, Mandoline, et ainsi de suite. Ces noms, néanmoins, ne furent pas inventés par Atlan, mais sortirent de phrases prononcées par les toxicomanes eux-mêmes, donc proviennent également d‟un monde empirique Ŕ réel et vécu.104

Le procédé décrit ci-dessus, c‟est précisément le même auquel Atlan fait recours dans Je m’appelle Non et que nous avons évoqué en précédence. Liebowitz Knapp ajoute dans son commentaire l‟origine de ces « noms impersonnels » : « un monde empirique Ŕ réel et vécu ». La présence des mêmes personnages dans les deux ouvrages nous permet d‟affirmer, avec un certain degré de sécurité, que le procédé à la base de la formation des noms propres des personnages dans Je m’appelle Non est exactement le même. Dans les pages qui suivent, nous nous proposons de questionner ces noms, d‟en montrer la nature, de présenter l‟usage que l‟auteure en fait et, surtout, de décrire comment ces noms, leur signification et leur intégration dans le texte contribuent à la construction et à la définition des personnages de Je m’appelle Non. L‟interprétation sera accompagnée par une réflexion sur les critères qui ont guidé notre traduction des noms propres en italien.

3.2.1. Les personnages principaux

Comme dans le deuxième chapitre, nous commençons notre réflexion sur les noms propres à partir de NON, la protagoniste du drame. La deuxième porte s‟ouvre avec son entrée en scène. VIEILLE NON prend la parole et commence à raconter l‟histoire de cette jeune fille.

VIEILLE NON NO ADULTA Dans une maison riche, à Marseille, à la In una ricca casa di Marsiglia, alla fine di fin d‟une guerre, une jeune fille se laisse una guerra, una ragazza si lascia morire di mourir de faim. fame. Elle a quatorze ans, ou quinze. Ha quattordici anni, o quindici. Elle s’appelle NON, de son prénom, Si chiama NO, di nome, MA NE MAIS JE M’EN SORTIRAI, de son nom USCIRÒ, di cognome. (Atlan, MCN, 5) de famille. (Atlan, JMN, 13)

104 Liebowitz Knapp, 59-60.

67

NON se présente à la troisième personne, de l‟extérieur. En effet, elle est au même temps la narratrice et la protagoniste de l‟histoire qu‟elle va raconter. De quelque façon, sa trajectoire existentielle est déjà condensée dans son prénom (NON) et dans son nom de famille (MAIS JE M‟EN SORTIRAI). Cet insolite prénom nous dit que probablement cette jeune fille nie Ŕ ou se nie Ŕ quelque chose ; en revanche, son nom de famille déclare une aspiration, une volonté de sortir de cette condition de négation. Dans la réplique qui suit Ŕ pendant ce temps, PETITE NON est apparue sur scène Ŕ VIEILLE NON nous donne déjà une première réponse partielle à propos de la signification de son prénom :

Elle va au lycée, elle étudie avec rage, elle fait de longues marches forcenées dans les calanques, mais depuis des mois elle ne mange plus, on voit ses os, elle commence à perdre la mémoire.105

« Depuis des mois elle ne mange plus ». En la présentant, VIEILLE NON avait dit : « une jeune fille se laisse mourir de faim ». Donc, elle s‟appellerait NON parce qu‟elle refuse de manger. Si d‟un côté cette réponse si immédiate exprime la manifestation visible de cette négation, de l‟autre côté elle nécessite d‟être mieux développée. Au niveau de l‟expression linguistique, les marques de l‟impossibilité et de la négation sont souvent associées au personnage de NON. Dans la scène du repas en famille, elle dit qu‟elle voudrait bien éviter à ses parents de souffrir à cause d‟elle (« Je mangerais pour qu‟ils ne souffrent plus, si je le pouvais »106). Quand JE PARLE SEULE, « la nurse des petites » lui tend « une toute petite tartine de pain beurré », « NON voudrait lui faire plaisir ». Mais « Elle ne le peut pas »107. Le choix de ne pas manger implique inévitablement des répercussions sur le plan spirituel. L‟anéantissement de la dimension corporelle s‟accompagne à une hyper- valorisation de l‟esprit. Mais il s‟agit d‟une scission impossible : « NON ne peut plus traduire l’Odyssée. Elle ne peut plus lire »108. Les conséquences de sa maladie et de sa souffrance, la difficulté ou l‟impossibilité à faire des choses, même les plus simples, sont soulignées à plusieurs reprises dans le texte : « NON ne peut se calmer »109 ; « et pas plus que la poésie, la nourriture ne peut la guérir des récits de celui qui deviendra

105 Atlan, JMN, 13. 106 Ivi, 14. 107 Ivi, 16. 108 Ivi, 19. 109 Ivi, 21.

68 son frère »110 ; « Je le crois puisqu‟il le dit : Rien n‟est plus beau que vivre. Mais moi je ne peux pas. Je ne peux pas. »111 ; « NON ne l‟entend pas, elle n‟a pu le suivre, elle est livide. »112 ; « À la maladie de NON, s‟ajoute cette souffrance d‟inconnus proches d‟elle, pour lesquels elle ne peut rien. »113 ; « NON ne peut se servir, personne ne dit rien car elle va mourir, elle-même le reconnaît. »114 ; « Je ne mange plus depuis longtemps, on a dû me porter pour que je puisse venir ici »115 ; « Je ne peux plus marcher. Je me trouve à Prangins. »116 ; « Je ne peux pas continuer. »117. Mais NON est loin d‟être un personnage statique. Le changement intérieur qui se produit en elle, nous le verrons, sera témoigné même par un changement de nature onomastique. Je m’appelle Non raconte l‟histoire d‟une jeune fille qui, après avoir vécu le danger de la mort, décide finalement de choisir la vie. Dans ce parcours existentiel vers la vie, articulé en dix portes, les contes de son frère d‟adoption, JE ME CRÉERAI MOI-MÊME, et l‟école hébraïque J’étudie, joueront un rôle fondamental. Dans la sixième porte, VIEILLE NON évoque une séance psychiatrique avec le Docteur J‟EN FAIS MON AFFAIRE. Quand le Docteur lui suggère de se séparer de sa famille pour aller dans une clinique en Suisse, la plus grande préoccupation de NON concerne ses études (« Et mes études ? »). Le Docteur lui rappelle alors son état (« Dans l‟état où vous êtes… »), mais elle insiste, avec détermination (« J‟étudie, Monsieur »). Quand le Docteur la rassure Ŕ elle pourra étudier « là-bas aussi » Ŕ NON éclate de joie :

Et je me sens légère, contente, je vais m‟en aller, JE ME MEURS prépare ma valise, là- bas, j‟aurai des amis, j‟étudierai, je créerai ma vie, je pourrai dire, de tout mon cœur, avec JE ME CRÉERAI MOI-MÊME : Rien n‟est plus beau, plus important que vivre.118

Cependant, l‟expérience à la clinique Ŕ nous l‟avons vu Ŕ se révélera très négative. NON comprend que cette clinique n‟est pas ce dont elle a besoin. Il y a quelque chose à l‟intérieur d‟elle, une lumière qui prend la forme d‟« une gaieté cachée, involontaire,

110 Atlan, JMN, 32. 111 Ivi, 35. 112 Ivi, 39. 113 Ivi, 52. 114 Ivi, 63. 115 Ivi, 68. 116 Ivi, 76. 117 Ivi, 80. 118 Ivi, 37.

69 inaltérable »119, d‟« une source intérieure de joie irraisonnée »120, qui invoque pour NON une autre destinée. Et qui la pousse ailleurs.

Elle dit non à tout mais non pour être folle, ni pour mourir, ni pour rester enfermée dans une révolte stérile. Elle est née pour autre chose. Quoi, elle ne le sait pas.121

PETITE NON décide alors de quitter la clinique. La dixième porte représente le tournant du drame. PETITE NON rejoint sa famille à Paris, à l‟hôtel Continental, où elle est en train de loger. La tension à table est palpable. Pour détendre l‟atmosphère, un ami du père de NON, JE CROIS AUX CONTES DE FÉES, raconte l‟histoire de J’étudie, l‟école qu‟il a fondée après la guerre.

JE PARLE SEULE PARLO DA SOLA Pour rendre l‟air respirable, un ami de son Per distendere gli animi, un amico di suo père, JE CROIS AUX CONTE DE FÉES, de padre, CREDO ALLE FIABE, di nome, MI son prénom, JE ME BATS POUR QU‟ILS BATTO PERCHÉ SI AVVERINO, di DEVIENNENT VRAIS, de son nom de cognome, comincia a raccontare. famille, commence à raconter. SÌ OUI Parla della scuola in cui insegna, Io studio Il parle de son école, J’étudie sur deux su due fronti: l’avvenire, l’arcaico. plans, l’avenir, l’archaïque. Porta il nome del giovane che l‟ha ideata, Elle porte le nom du jeune homme qui en a quando era alla macchia, prima che lo eu l‟idée, au maquis, avant d‟être tué. uccidessero.

JE CROIS AUX CONTES DE FÉES CREDO ALLE FIABE J‟ÉTUDIE SUR DEUX PLANS rêvait IO STUDIO SU DUE FRONTI sognava d‟une école de très haut niveau, où l‟on una scuola di altissimo livello, in cui si étudierait la pensée la plus moderne, mais studiasse il pensiero contemporaneo, ma anche aussi notre pensée traditionnelle et archaïque. il nostro pensiero tradizionale ed arcaico. Nous avons fait sauter un train, J‟ÉTUDIE a Abbiamo fatto saltare in aria un treno, IO été tué, j‟ai été blessé à la colonne vertébrale, STUDIO è stato ucciso, io mi sono ferito alla je suis resté couché pendant six mois, j‟ai colonna vertebrale, sono rimasto a letto per sei décidé de créer cette école dès que la guerre mesi, ho deciso che avrei fondato la scuola finirait. Elle existe depuis déjà trois ans. una volta finita la guerra. Sono già passati tre Chaque année, une vingtaine de garçons et de anni. Ogni anno, una ventina tra ragazzi e filles Ŕ je les choisis parmi les meilleurs de ragazze Ŕ li scelgo tra i migliori del nostro notre mouvement Ŕ viennent, de tous les coins movimento Ŕ vengono da ogni parte della de France et d‟Afrique, pour étudier, pour Francia e dell‟Africa per studiare, per riflettere réfléchir ensemble. Nous voulons répondre à assieme. Vogliamo rispondere alla guerra la guerre en inventant une nouvelle façon de inventando una nuova maniera di vivere. vivre. Quand nous serons forts, nous Quando saremo forti, cambieremo il mondo.

119 Atlan, JMN, 57. 120 Ivi, 58. 121 Ivi, 60.

70 changerons le monde. (Atlan, JMN, 64-64) (Atlan, MCN, 24)

Le nom de cette école, J’étudie sur deux plans, l’avenir, l’archaïque, rend hommage au jeune homme qui l‟avait conçue au maquis, pendant la guerre, avant de trouver la mort. Le projet de J‟ÉTUDIE SUR DEUX PLANS était celui de fonder une école de très haut niveau, où l‟on étudierait aussi bien la pensée hébraïque contemporaine que la pensée traditionnelle et archaïque. L‟idée fondamentale qui avait animé ce rêve est exprimée par JE CROIS AUX CONTES DE FÉES à la fin de son discours : « Nous voulons répondre à la guerre en inventant une nouvelle façon de vivre. Quand nous serons forts, nous changerons le monde. ». NON écoute les mots de JE CROIS AUX CONTES DE FÉES avec enthousiasme. Il propose à NON de visiter l‟école ; elle lui demande directement si elle peut être acceptée à J’étudie. JE CROIS AUX CONTES DE FÉES lui explique que « malgré le temps consacré aux études, c‟est la vie dans la maison qui compte avant tout »122. À J’étudie, NON connaîtra une nouvelle manière d‟étudier. Et une nouvelle manière de vivre. Comme les personnages de la pièce, même J’étudie est modelée à partir de la vie de l‟auteure. Dans les textes d‟Atlan, autobiographie et fiction se mêlent toujours. Au- delà des prénoms des personnages, évidemment fictionnels Ŕ mais liés, en tout cas, à la vie réelle d‟Atlan Ŕ il est difficile de comprendre où commence l‟une et se termine l‟autre. Durant ses années d‟études à la Sorbonne, Atlan découvre l‟école hébraïque Gilbert Bloch d‟Orsay. Tous les ans, vingt étudiants juifs sont sélectionnés parmi les meilleurs étudiants de France et d‟Afrique. Ils étudient la langue hébraïque, les grands textes de la tradition hébraïque (la Bible, le Midrash, la Kabbale), ils se questionnent sur ce que signifie être juifs après Auschwitz, être vraiment juifs. Mais, surtout, ils apprennent comment intégrer leur apprentissage dans la vie de tous les jours. Dans Interviews with Contemporary Women Playwrights, Atlan évoque ainsi son expérience à l‟école Gilbert Bloch :

I am very lucky because I am not exactly French. I was born in Montpellier, France, but my parents are immigrants from Salonika. I was so disturbed by World War II and by the stories that my brother, who escaped from Auschwitz, told, that at a very early age I was compelled to study Hebrew and Hebraic tradition. I was influenced by the music of the Hebrew prayers. I remember the moment I knew that I needed to immerse myself in Jewish history, culture and tradition. I was sixteen, studying to be a French teacher Ŕ I

122 Atlan, JMN, 66.

71

was reading a poem of Lamartine and suddenly began to remember the stories my brother told me of Auschwitz. I felt such revulsion I became sick, I stopped eating and almost died. Then I discovered that I was not alone in my feeling Ŕ many Jewish students were revolted by the Western way of life and way of thinking that brought about the concentration camps and the horrors of the war. Then I found out about the Gilbert Bloch d‟Orsay school where students were taught Hebraic tradition. We were twenty students each year, and theoretically we continued our regular studies at the Sorbonne, though they no longer interested us. We were taught to question: What does it mean to be Jewish? Okay, it means Auschwitz, but what else does it mean? How can one change life? How does one go about living? We discovered another life-style, an archaic life-style that was comforting. Instead of being taught abstractions, we were forced to incorporate our learning into daily life. We observed Jewish rituals which had been foreign to us, and in a strange language, Hebrew. Life began to take on a new spiritual and intellectual meaning, but after several years, this strangeness was no longer comforting to me. Though I no longer practice Jewish ritual, I feel lucky to have been nourished by the Great Hebrew texts: the Bible, the Midrash, the Kabbala, and to have received this knowledge not from a rabbi, but from a philosophy teacher who taught Jewish tradition as we studied the Talmud. We dreamed of changing the world. We didn‟t change it much, but our dreams gave us hope.123

Atlan mentionne ici les deux moments marquants de son adolescence, qu‟elle fictionnalisera dans Je m’appelle Non : les contes de son frère d‟adoption (ce Bernard Kühl qui deviendra JE ME CRÉERAI MOI-MÊME dans le drame) sur Auschwitz et les années à l‟école Gilbert Bloch d‟Orsay (J’étudie). Les mots d‟Atlan dessinent le portrait d‟une véritable communauté de pensée, d‟une communauté d‟esprits. Atlan le souligne à plusieurs reprises dans le drame : le legs le plus important qui vient de cette école c‟est la force toujours vivante d‟un idéal partagé :

Ce dont j‟ai besoin, je le trouve à J’étudie : un idéal, une pensée, des amis.124

Nous avons déjà souligné le rôle essentiel de JE ME CRÉERAI MOI-MÊME dans le parcours existentiel de NON. Ce personnage revêt un rôle presque paradoxal : c‟est comme s‟il était au même temps la cause sous-jacente des problèmes de NON et la raison qui la pousse à nouveau vers la vie. Le moyen par lequel s‟exerce cette double force contrastée est toujours le même : les contes d‟Auschwitz. Dans un premier moment, PETITE NON ressent tout le poids de cette histoire, individuelle et d‟un peuple entier Ŕ le peuple juif, auquel elle-même appartient Ŕ, qu‟elle n‟a pas vécu. La culpabilité du survivant s‟exprime chez elle par le refus de manger, manifestation d‟un refus plus profond envers la vie. L‟identité de ce personnage est exprimée non

123 Betsko, 16-17. 124 Atlan, JMN, 74.

72 seulement à travers son témoignage, mais aussi à travers son nom. C‟est le texte-même qui explicite le sens du nom qu‟il porte. Dans la cinquième porte, VIEILLE NON et ses sœurs évoquent le moment où le jeune homme a été accueilli au sein de leur famille :

VIEILLE NON ET SES SŒURS NO ADULTA E LE SUE SORELLE Quand nous l‟adopterons, il tiendra à Quando lo adotteremo, ci terrà a mantenere garder son nom de famille, ET JE M‟EN il cognome E NE USCIRÒ. Non che disprezzi SORTIRAI. Ce n‟est pas qu‟il dédaigne le il “MA”. Vuole rendere omaggio al padre, alla « MAIS ». Il veut rendre hommage à son père, madre, alla sorella, scomparsi nel vento. à sa mère, à sa sœur, disparus en fumée. (Atlan, MCN, 11) (Atlan, JMN, 30)

JE ME CRÉERAI MOI-MÊME tient à garder son nom de famille : il se distingue de celui de NON par la présence de la conjonction copulative « et » au lieu de l‟adversative « mais ». Si le nom de famille de NON se configure comme une affirmation à valeur positive, une déclaration d‟intention qui s‟oppose à une condition négative de départ, exprimée par le prénom de la jeune fille, le cas de son frère est différent. Son prénom est l‟expression d‟une forte volonté de vivre ; son nom de famille, en fonction de la conjonction copulative qui l‟introduit, exprime la conséquence Ŕ ou, au moins, une condition qui s‟y accompagne Ŕ d‟une attitude précise. La déclaration d‟intention Ŕ la volonté de vivre Ŕ est déjà contenue dans son prénom. À la différence de ce qui se passe avec la majorité des autres personnages du drame, ce sont les mots du texte qui explicitent ouvertement la signification du nom de JE ME CRÉERAI MOI-MÊME. L‟explication est confiée aux dernières répliques de la cinquième porte. Bien des années plus tard par rapport à l‟époque des marches au bord du lac avec NON, JE ME CRÉERAI MOI-MÊME « raconte à celle qui est devenue depuis longtemps sa sœur » :

JE ME CRÉERAI MOI-MÊME SARÒ IO A CREARMI À Auschwitz, j‟avais un ami. Il était franc- Ad Auschwitz, avevo un amico. Era un maçon. Un jour, il m‟a dit : « Écoute bien. massone. Un giorno mi ha detto: “Ascoltami Dieu est partout. En toi aussi. Si tu veux bene. Dio è ovunque. Anche in te. Se vuoi quelque chose très fort, de toute la force divine davvero qualcosa, se lo desideri con tutta la contenue en toi, tu l‟obtiendras, car tu es un forza divina che è in te, lo otterrai, perché tu morceau de Dieu. » Je voulais vivre, je le sei parte di Dio”. Volevo vivere, lo volevo voulais si fort, je me suis dit : Je me créerai davvero, mi sono detto: Sarò io a crearmi e ne moi-même et je m‟en sortirai, puisque je suis uscirò, perché sono parte di Dio. un morceau de Dieu. NO ADULTA VIEILLE NON Da quel momento, ogni volta che è in

73

Depuis, chaque fois qu‟il est en danger de pericolo di vita, ricrea se stesso. E vive. mort, il se recrée lui-même, et il vit. (Atlan, (Atlan, MCN, 12) JMN, 33)

Le nom de JE ME CRÉERAI MOI-MÊME est intimement lié à son expérience de déporté au camp d‟Auschwitz. Sa volonté de vivre, explicitée par le nom qu‟il porte, est une expression de la force divine contenue en lui. Comme il le dira dans la septième porte, lorsqu‟il évoque sa première rencontre, à Paris, après sa libération, avec DIEU FAIT MAL SON TRAVAIL :

J‟ai survécu grâce à ma volonté. Une volonté surhumaine, divine.125

Dans les répliques finales de son témoignage, qui préparent la voie pour la conclusion de la pièce, JE ME CRÉERAI MOI-MÊME définit les contours de ce qui était un effort constant, d‟une activité qui nécessitait de se répéter tous les jours (ou, pour mieux dire, toutes les nuits) :

Au camp, toute la nuit, au lieu de dormir, je rechargeais ma volonté, pour vouloir vivre.126

L‟origine de ce son nom répond aux deux critères de nomination que nous avons signalés en précédence : il reprend une phrase affirmée par le personnage lui-même (« je me suis dit : Je me créerai moi-même et je m‟en sortirai ») et il lui associe une destinée bien précise (« Depuis, chaque fois qu‟il est en danger de mort, il se recrée lui-même, et il vit. »). Le verbe dans son prénom, conjugué au futur simple, décrit un désir ardent de vie et répond à une volonté délibérée qui ne s‟épuise pas dans le moment de son énonciation, mais qui qualifie un mouvement qui sera propre à l‟existence entière de JE ME CRÉERAI MOI-MÊME. Le redoublement du pronom personnel sujet « je » souligne une fois de plus le caractère ferme de sa volonté et l‟inflexibilité qui caractérise sa résolution. Dans le parcours qui amène JE ME CRÉERAI MOI-MÊME à choisir la vie, DIEU FAIT MAL SON TRAVAIL, JE LE REMPLACE joue un rôle décisif. Bien des années plus tard, au moment de la mort de son père adoptif, il révèle à NON et à ses sœurs :

Beaucoup plus tard, au moment de la mort de DIEU FAIT MAL, je dis à mes sœurs : C‟est grâce à lui que j‟ai pu ne pas devenir fou. Qu‟un homme comme lui puisse exister,

125 Atlan, JMN, 40. 126 Ivi, 90-91.

74

cela m‟a guéri de la haine, cela m‟a permis de répondre à Auschwitz par la décision d‟être heureux.127

La certitude qu‟un homme comme DIEU FAIT MAL puisse exister a permis à JE ME CRÉERAI MOI-MÊME de « répondre » à l‟horreur d‟Auschwitz « par la décision d‟être heureux ». Bernard Kühl, auquel s‟inspire Liliane Atlan pour créer le personnage de JE ME CRÉERAI MOI-MÊME, dans un entretien de 2014, définit Élie Cohen, son père adoptif, un « être exceptionnel »128. L‟exceptionnalité de cet homme Ŕ et de son correspondant fictionnel Ŕ est soulignée aussi dans les pages que Rosmarin consacre à Les Passants dans Liliane Atlan ou la quête de la forme divine :

L‟écrivaine lui rendra un hommage fervent dans Concert brisé. Mais dès Les Passants, elle dépeint sa personnalité en l‟appelant : DIEU FAIT MAL SON TRAVAIL, JE LE REMPLACE. Homme d‟affaires archi-riche qui ne gagnait de l‟argent que pour le prodiguer aux autres, il était une sorte d‟aberration de la nature. Il ne pouvait supporter l‟injustice et la douleur. Chaque fois qu‟il en voyait des manifestations, il éprouvait le besoin impérieux de les éliminer. Il était persuadé que Dieu, s‟il existe, avait raté sa création. Il était convaincu en plus que son devoir à lui était de réparer, dans la mesure du possible, tout le mal causé par le Créateur du cosmos. D‟où le nom drôle et émouvant qu‟il porte dans l‟œuvre de sa fille.129

DIEU FAIT MAL SON TRAVAIL est défini « une sorte d‟aberration de la nature ». Cet appellatif revient dans les pages qui suivent.

Tout en reconnaissant les conséquences funestes de la folie de bonté de son père et le bien-fondé des accusations de sa mère, l‟auteure n‟en est pas moins restée bouleversée par la vie de cette (sic) homme. C‟est que, dans un monde où le comportement soi-disant normal se définissait par la cruauté, l‟injustice et l‟étroitesse d‟esprit, DIEU FAIT MAL SON TRAVAIL, JE LE REMPLACE représentait une aberration. Sa générosité ne se réduisait pas à un élan de compassion envers tous ceux qui souffraient. Elle se fondait sur une révolte métaphysique contre les conditions mêmes de l‟existence. La présence du Mal le rendait furieux et augmentait sa résolution à le combattre inlassablement. En l‟absence d‟un Créateur juste et miséricordieux, Élie Cohen ressentait le besoin impérieux de combler le vide lui-même. S‟il n‟existait pas dans l‟univers un ordre transcendant de justice et de fraternité, eh bien, cet homme allait le créer par ses propres forces. Il utiliserait sa prodigieuse fortune pour soulager la détresse et répandre le bonheur. En effet, il a lutté toute sa vie avec un joyeux acharnement, pour remédier au gâchis monumental qu‟était à ses yeux la Création. On oserait presque affirmer que ce mécréant aurait souhaité que Dieu existe afin de pouvoir l‟humilier en Lui démontrant comment il aurait fallu s‟y prendre pour améliorer le sort de ses Créatures. En d‟autres mots, il aurait voulu coller au Maître de l‟Univers un zéro de conduite.130

127 Atlan, JMN, 41. 128 « Bernard Kühl A Propos de Liliane Atlan », novembre 2014, https://www.lilianeatlan.com/family- biography (consulté le 25 janvier 2021). 129 Rosmarin, 29. 130 Ivi, 58-59.

75

Après avoir pris acte de l‟horreur, de la souffrance, de l‟injustice qui règnent incontestées dans l‟univers, il se rebelle « contre les conditions mêmes de l‟existence ». Il identifie Dieu comme le coupable de cette condition universelle et décide de « combler le vide » laissé par le Créateur. Sa « bonté excessive, maladive, déjà légendaire »131 se traduit dans cette chaine d‟entraide que nous avons évoquée en précédence. Dans Concert brisé, Atlan célèbre la figure de son père. Ses mots rappellent ceux qu‟avaient utilisés Rosmarin pour décrire DIEU FAIT MAL :

Il était une sottise, une erreur de la création. Il était bon.132

Peu après, elle explique l‟origine de ce nom. Après avoir dressé un petit portrait de sa grand-mère maternelle, en mentionnant les sacrifices qu‟elle avait fait pour protéger sa famille et la sauver de l‟indigence, Atlan évoque le moment de la naissance de DIEU FAIT MAL :

Elle avait accouché de mon père à Salonique, sur un escalier, à la tombée du jour, tandis que dans l‟immeuble un juste rendait l‟âme. L‟enfant reçut le nom du juste, Dieu fait mal son travail, je le remplace.133

Le nom DIEU FAIT MAL SON TRAVAIL, JE LE REMPLACE est donc celui d‟un homme, « un juste » qui « rendait l‟âme » dans l‟immeuble où FAITES-MOI UN PRIX était en train d‟accoucher son fils. Établir le sens du mot « juste » dans ce contexte n‟est pas si immédiat. Nous croyons que ce « juste » appartenait à la communauté juive de Salonique (d‟où venait la famille d‟Élie Cohen/DIEU FAIT MAL). Dans cette perspective, ce substantif désignerait une personne pieuse, qui respecte les devoirs imposés par sa religion. Dans une perspective laïque, sa justesse serait la vertu morale d‟un homme honnête, équitable. Si le recours de la part de l‟auteure à l‟étiquette de « Juste parmi les nations » nous semble à exclure pour des raisons chronologiques (le père d‟Atlan naquit en 1907), nous n‟excluons pas que ce choix lexical puisse faire allusion au roman-épopée d‟André Schwartz-Bart, Le Dernier des Justes.

Le roman de Schwarz-Bart raconte l'histoire d'une lignée de Justes, ces hommes élus de Dieu pour porter le destin de leur peuple, du Moyen Age au milieu du XXe siècle. Le

131 Atlan, JMN, 64. 132 Atlan, PB, 107. 133 Ivi, 108.

76

jeune Ernie Lévy est ce dernier Juste qui est témoin de la déportation et des martyrs de la barbarie nazie.134

Dans un article paru dans Le Monde le 4 novembre 1959, au lendemain de la publication du roman de Schwartz-Bart Ŕ qui aurait gagné le Prix Goncourt le mois suivant Ŕ, Émile Henriot trace le profil de ces hommes extraordinaires, les justes :

Rabbins ou non mais religieux éprouvés, il s'agit de juifs exemplaires au sein de leurs communautés, autour des synagogues d'Allemagne ou de Pologne, dont la sagesse et la piété, la soumission à la loi, l'infini savoir talmudique, ont fait de véritables saints, doués d'une haute puissance morale, gardiens de la fidélité et de la foi, et liés d'attaches profondes, Abraham et Moïse toujours auprès d'eux.135

Il s‟agissait donc probablement d‟un juif exemplaire au sein de sa communauté, l‟un de « ces hommes élus de Dieu pour porter le destin de leur peuple ». Le rapprochement des deux ouvrages se fait aussi à travers la parole de ces textes. Patrick Kéchichian, dans un article paru sur Le Monde au lendemain de la mort de Schwartz-Bart, écrit :

Le souffle du livre est impressionnant, mais n'exclut pas l'humour. Il n'empêche : les questions sur l'iniquité et le mystère du Mal restent béantes, sans réponses : "Si Dieu est en petits morceaux, qu'est-ce que ça peut bien signifier d'être juif ? Quelle est donc la place du sang juif dans l'univers ?"136

Ces questions qui viennent du Dernier des Justes retentissent dans Je m’appelle Non. JE ME CRÉERAI MOI-MÊME, qui a vécu sur sa propre peau l‟expérience du Mal absolu, trouve la force de vouloir vivre justement en raison du fait qu‟il comprend qu‟il est un morceau de Dieu (« Je me créerai moi-même et je m‟en sortirai, puisque je suis un morceau de Dieu. »). Ses actions et celles de DIEU FAIT MAL se proposent comme des réponses à ces questions-là. La rencontre entre ces deux personnages se fonde sur des prémisses opposées : JE ME CRÉERAI MOI-MÊME trouve dans la volonté divine la force d‟agir, tandis que DIEU FAIT MAL constate l‟absence du Créateur dans le monde et décide d‟intervenir à Sa place. Des prémisses opposées, mais peut-être complémentaires. C‟est ainsi que s‟explique leur besoin d‟aide réciproque :

Il m‟a parlé de lui. Il s‟excusait de souffrir de la souffrance des autres, au point d‟avoir besoin, pour lui-même, de manière égoïste, de les aider. Il m‟a vraiment donné la

134 Kéchichian, 2 octobre 2006, https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2006/10/02/andre-schwarz- bart-ecrivain_819090_3382.html, (consulté le 20 janvier 2021). 135 Henriot, 4 novembre 1959, https://www.lemonde.fr/archives/article/1959/11/04/le-dernier-des-juristes- d-andre-schwarz-bart_2166926_1819218.html (consulté le 20 janvier 2021). 136 Kéchichian, 2 octobre 2006.

77

certitude que je l‟aiderais, lui, DIEU FAIT MAL SON TRAVAIL MAIS JE M‟EN SORTIRAI, en acceptant qu‟il m‟aide.137

Toutes les étapes du parcours qu‟elle traverse, les rencontres qu‟elle fait, l‟expérience à J’étudie, l‟exemple de son père marqueront NON en profondeur. Mais c‟est surtout le témoignage de son frère qui l‟amènera à prendre conscience de son destin et lui donnera la force pour l‟accomplir :

VIEILLE NON NO ADULTA Je m‟adresse à LÉGER, à LÉGÈRE. Mi rivolgo a LEGGERO, a LEGGERA. Rien ne ressemble au témoignage de votre Non c‟è niente che assomigli alla père, JE ME CRÉERAI MOI-MÊME. […] testimonianza di vostro padre, SARÒ IO A Pourquoi cette histoire a-t-elle été mise CREARMI. […] entre les mains d‟une obscure petite fille qui Perché affidare questa storia a una n‟avait presque pas souffert pendant la ragazzina confusa, che così poco aveva guerre ? sofferto durante la guerra? J‟ai souvent pensé que je t‟ai fait beaucoup Spesso ho pensato che ti ho fatto del male de mal en te parlant, m‟a souvent dit mon parlandotene, mi ripeteva mio fratello. frère. Non sono nata per me stessa. L‟ho capito Je ne suis pas née pour moi. Je viens de le da poco. comprendre. Già da bambina ero disarmata contro la J‟étais mal armée pour le bonheur dès mon tristezza. Mi rendo conto che è stata una enfance, je vois enfin que c‟était une chance. fortuna. Car sinon j‟aurais vite oublié ton histoire. Perché, altrimenti, avrei dimenticato subito Je ne l‟aurais peut-être même pas écoutée. Je la tua storia. Forse non l‟avrei nemmeno n‟aurais pas mis dans les mots toute ma ascoltata. Non avrei messo nelle parole tutta la passion : les mots donnent la vie, l‟éternité. mia passione: le parole danno la vita, […] l‟eternità. […] JE NE SUIS PAS NÉE POUR MOI, tel est NON SONO NATA PER ME STESSA, mon nom désormais, comme il est sans doute ormai mi chiamo così, come forse molti altri. celui de beaucoup de personnes. Allora, il dolore diventa encomio. (Atlan, Alors, ce qui fait mal devient louange. MCN, 36) (Atlan, JMN, 91-92)

Le destin de NON/Atlan sera strictement lié à celui d‟un peuple entier, à celui de son peuple : le peuple juif.

LES PASSANTS, ce nom d‟un peuple qui traversait les temps et les empires, quoi qu‟ils vivent, ils se réveillaient pour dire : Nous sommes nés pour autre chose138

Ce destin, elle l‟accomplira à travers l‟écriture. Comme le témoigne son œuvre, elle deviendra une porte-parole des victimes et des survivants des camps de concentration. C‟est ainsi que les déclarations « elle est née pour autre chose » et « je ne suis pas née

137 Atlan, JMN, 40-41. 138 Ivi, 87.

78 pour moi » expriment leur signification la plus profonde. Et le nom qu‟elle s‟est donné à la fin du drame, JE NE SUIS PAS NÉE POUR MOI, révèle tout son sens.

Une fois dépassée l‟étape de la révolte métaphysique stérile parce que débouchant sur le nihilisme, Liliane Atlan a donc pu prendre de plus en plus conscience de son devoir sacré comme moraliste et écrivaine : servir de porte-parole aux victimes et aux rescapés des camps de la mort qui, comme Bernard, avaient des révélations essentielles à faire au monde mais ne possédaient pas le talent littéraire pour leur conférer une forme mémorable.139

Après avoir réfléchi sur la signification des noms de ces trois personnages, qui nous paraissent essentiels dans l‟économie du drame, nous voulons proposer des considérations sur leur traduction. Le personnage de NON, on l‟a vu, a plusieurs noms. Nous avons décidé de traduire « NON » par son correspondant italien le plus proche, « NO ». Cet adverbe reproduit quelques-unes des fonctions associées à l‟adverbe de négation français « non ». Comme en italien l‟adverbe de négation « non » correspond dans la plupart des cas à l‟adverbe français « pas », maintenir le nom français aurait provoqué des situations de rencontres cacophoniques, entre nom propre et adverbe de négation, qui ne se présentent pas dans le texte source. C‟est le cas des structures « Npr + Adv + V », comme dans « NO non riesce » ou « NO non ascolta »140, où le même terme serait répété en contact direct. Le personnage est présenté avec la formule « X, de + Dét Poss + prénom, Y, de + Dét Poss + nom de famille », qui sera utilisée pour quatre autres personnages dans le drame. Dans un premier temps, nous avions décidé d‟effacer les deux groupes prépositionnels « de son prénom » et « de son nom de famille » pour des raisons de nature rythmique. Selon nous, les garder en traduction aurait alourdi excessivement l‟articulation des répliques. Cependant, nous nous sommes rendus compte qu‟un choix de ce type aurait trahi une précise volonté de la part de l‟auteure. Il y a un lien significatif entre nom et prénom ; la renonciation à cette formule aurait éliminé ce passage du premier au deuxième élément. Nous avons donc essayé de respecter la lettre de l‟original. Dans un premier moment, nous avions choisi la formule « X, è il suo nome, Y, è il suo cognome », mais elle nous semblait peu naturelle et trop lourde. Nous avons donc opté pour « X, di nome, Y, di cognome » : si d‟un côté cette traduction implique la perte du déterminant possessif, de l‟autre côté elle en gagne en termes rythmiques et d‟émission vocale. En ce qui

139 Rosmarin, 41. 140 Atlan, MCN, 7.

79 concerne le nom de famille (« MAIS JE M‟EN SORTIRAI »), dans le passage à l‟italien nous avons effacé la particule pronominale « me » : « s‟en sortir » est traduit par « uscirne » (« en sortir »). « Uscirne » implique le fait de sortir d‟une situation difficile, compliquée (comme dans le cas de NON) ; « uscirsene (con + GN) » signifie « dire quelque chose d‟inattendu, de bizarre, de difficile à accepter ». Le pronom personnel, pas nécessaire en italien, est effacé pour des raisons euphoniques. « VIEILLE NON » est traduit par « NO ADULTA », avec postposition de l‟adjectif. Comme elle est à la cinquantaine, traduire ce nom avec « VECCHIA NO » ou « NO ANZIANA » nous aurait paru exagéré. « PICCOLA NO » traduit littéralement « PETITE NON ». Nous avions pensé aussi à « NO BAMBINA » et « NO RAGAZZA », mais ces solutions nous semblaient lier ce personnage à une période déterminée de sa vie, contrairement à « petite/piccola » ; de plus, « bambina » (« enfant ») aurait été difficilement acceptable, vu que PETITE NON est une adolescente et puis une jeune adulte. Pendant la célébration de son mariage avec JE DÉCOUVRIRAI LE SECRET DE LA VIE, le maire l‟appelle « Mademoiselle NON, LOUNA » :

Monsieur JE DÉCOUVRIRAI LE SECRET DE LA VIE, de votre prénom, PINCÉ ET SUPÉRIEUR, de votre nom de famille, acceptez-vous de prendre pour épouse Mademoiselle NON, LOUNA…141

Il est interrompu par le fou rire des époux et ne complète pas la formule. Ce qui nous reste est donc un nom, peut-être le morceau d‟un nom, ou la partie d‟un mot générique. Il n‟y a pas de mots attestés en français qui commencent par « louna ». Comme ne nous disposions d‟autres informations à cet égard, nous avons décidé de garder ce nom dans sa forme originelle. Le prénom italien « LUNA » (« LUNE » en français), quasi- homophone de « LOUNA » (en italien l‟accent est sur la première syllabe), est fascinant, certes, mais ne trouve pas de justification dans la pièce. Le dernier de ses prénoms, « JE NE SUIS PAS NÉE POUR MOI », nous avons décidé de le traduire avec « NON SONO NATA PER ME STESSA ». La perte du pronom personnel sujet « je » est compensée par l‟ajout de l‟adjectif « même », postposé au pronom personnel disjoint « me » (« moi »). L‟adjectif renforce la dimension d‟ipséité exprimée par le groupe prépositionnel « per me » (« pour moi »).

141 Atlan, JMN, 81.

80

Le verbe à la forme négative contraste cette dimension et ouvre la voie pour un élan vers les autres qui caractérisera, dorénavant, ce personnage. La forme « non sono nata per me », certainement plus svelte, serait à notre avis incomplète. En ce qui concerne l‟école J’étudie, nous avons décidé de garder le pronom personnel sujet en traduction : « J’étudie » devient alors « Io studio ». Le nom de l‟école reprend pas seulement le prénom du jeune intellectuel qui avait décidé de la fonder pendant la guerre, mais aussi une phrase que PETITE NON avait prononcée face à son psychiatre, avant d‟aller à Prangins (« J‟étudie, Monsieur »142). Nous croyons qu‟Atlan ait voulu mettre en relation le nom de l‟école avec le dévouement absolu de NON à ses études. Dans cette perspective, la présence du pronom nous semble donc fondamentale. Dans la dixième porte, le nom de cette école est répété douze fois ; neuf de ces occurrences sont concentrées dans les pages qui suivent sa première nomination (64-74). À une première lecture, nous avions pensé que la répétition de ce nom aurait été redondante ; de plus, la référence au nom ne nous semblait pas immédiate pour le public dans le cas d‟une hypothétique mise en scène/en voix. Nous avions donc opté pour le recours au nom commun « école », aussi bien en fonction d‟apposition Ŕ pour rendre immédiate la référence Ŕ que sans nom propre Ŕ pour éviter la redondance. Nous avons successivement révisé nos positions : parmi les onze occurrences qui suivent la première nomination, dans trois cas nous avons traduit « J’étudie » par « scuola ». Dans deux de ces cas, nous l‟avons fait pour des raisons de redondance (« Je voulais venir à J’étudie depuis longtemps »143 devient « Volevo entrare alla scuola da tempo »144 ; « À J’étudie, la famille est rassemblée dans l‟appartement de JE SAIS TOUT »145 est traduit par « Alla scuola, la famiglia si riunisce nell‟appartamento di SO TUTTO »146) ; dans l‟autre cas, pour des raisons euphoniques :

OUI SÌ Après le repas, JE CROIS AUX CONTES Dopo cena, CREDO ALLE FIABE DE FÉES nous propose, à NON et moi, de propone a me e NO di andare a visitare la venir visiter J’étudie. J‟accepte. (Atlan, JMN, scuola. Io accetto. (Atlan, MCN, 25) 65)

142 Atlan, JMN, 37. 143 Ivi, 68. 144 Atlan, MCN, 26. 145 Atlan, JMN, 82. 146 Atlan, MCN, 32.

81

Nous avons voulu éviter la répétition en contact direct de la structure « je + V », afin de la valoriser dans sa deuxième occurrence : la volonté de OUI s‟oppose à celle NON, qui répond : « Visiter, non. Mais si j‟étais acceptée… »147. Dans les trois situations mentionnées, la référence à J’étudie est claire ; la substitution du nom propre avec le nom commun en traduction résulte donc possible. Le prénom du père de NON, « DIEU FAIT MAL SON TRAVAIL, JE LE REMPLACE » est traduit par « DIO FA MALE IL SUO LAVORO, FACCIO IO ». La première proposition est traduite presque littéralement, exception faite pour le déterminant défini « il », obligatoire en italien, lorsque la deuxième proposition a subi d‟évidentes modifications. Le verbe « fare » substitue le français « remplacer » ; le pronom personnel objet direct « le » est effacé ; le verbe passe de la fin au début de la phrase. Cette intervention déplace la focalisation du sujet (« je ») au verbe (« faccio »). L‟inversion entre ces deux éléments en traduction permet d‟opposer, même au niveau visuel, les deux acteurs du conflit inscrit dans le nom : Dieu et le père de NON. L‟opposition est soulignée aussi par le recours au même verbe (« fare »). Cette solution nous permet de garder le pronom personnel sujet « je », qui marque la prise de position de la part de DIEU FAIT MAL. Nous avions pris en considération d‟autres alternatives pour la deuxième partie du nom : « LO RIMPIAZZO », « LO SOSTITUISCO », « PRENDO IL SUO POSTO ». Ce sont des expressions synonymiques. La première option, qui permettrait de garder le pronom objet direct, ne sonne pas aussi bien en italien qu‟en français ; la deuxième et la troisième option apporteraient trop de lourdeur au rythme de l‟énonciation : vu que le nom du père est prononcé plusieurs fois dans la pièce, souvent à proximité, cela pourrait ralentir excessivement le rythme. Même Atlan, sans doute pour un souci de nature rythmique, à partir de la septième porte fait toujours recours à l‟abréviation « DIEU FAIT MAL » pour le désigner, aussi bien dans les répliques que dans les didascalies. L‟origine du nom de JE ME CRÉERAI MOI-MÊME, nous l‟avons vu, vient directement du texte, d‟une phrase que ce personnage avait prononcée quand il était à Auschwitz. Notre premier souci a été donc celui de respecter la correspondance entre cette phrase et le nom propre qui en dérive. Nous avons traduit « JE ME CRÉERAI MOI-MÊME » par « SARÒ IO A CREARMI ». Le déplacement du sujet en traduction

147 Atlan, JMN, 65.

82 n‟entraîne pas nécessairement un changement de focus : nous pensons que dans une mise en scène/en voix de la pièce, surtout au moment où ce personnage "se nomme", le focus devrait être maintenu sur le pronom sujet à travers l‟intonation. Comme dans le cas de DIEU FAIT MAL SON TRAVAIL, JE LE REMPLACE, il nous semble essentiel de garder le pronom personnel sujet « je », pour souligner la ferme résolution qui caractérise ce personnage dans son projet. Notre traduction implique la perte du pronom personnel disjoint « moi-même » (avec sa valeur d‟ipséité) et l‟ajout d‟une forme verbale (« sarò », lorsque « me créerai » est traduit par l‟infini « crearmi »). Le verbe « sarò » porte l‟attention sur le sujet ; le verbe « crearmi », en fin de phrase, définit la nature du projet que le sujet veut entreprendre. Deux alternatives que nous avions prises en considération sont « CREERÒ ME STESSO » et « MI CREERÒ DA ME ». La première option reproduit plus fidèlement la structure syntactique de l‟original, avec de nécessaires ajustements : la forme réflexive « mi creerò » n‟est pas utilisable, vu la présence de l‟objet direct « me stesso » ; la deuxième fait recours à la forme réflexive et traduit la forme pronominale « moi-même » avec le groupe prépositionnel à valeur agentive « da me ». Dans le premier cas, le focus est sur l‟acte de créer ; dans le deuxième, le rôle actif du personnage est souligné par le redoublement du pronom personnel. Dans les deux cas, ce qui se perd c‟est le pronom personnel sujet. Cependant, il nous semble nécessaire de le garder pour mettre en évidence ce « je » qui prend la parole et déclare avec détermination sa volonté de vivre.

3.2.2. Les personnages secondaires

Les mêmes modalités de nomination que nous avons décrites pour les personnages principaux de la pièce, Atlan les utilise aussi pour caractériser les personnages secondaires. Pour des raisons de commodité, nous avons décidé d‟insérer ces personnages dans plusieurs groupes : la famille, les docteurs, les Rêveurs, les autres personnages. Pour chaque groupe, nous analyserons les cas qui nous semblent les plus intéressants des points de vue onomastique, traductif et de l‟intégration des noms dans le texte. Les membres de la famille ont tous des noms parlants. La mère de NON s‟appelle emblématiquement JE ME MEURS. Comme le laisse deviner son prénom, ce personnage s‟abandonne souvent à des réactions hyper-dramatiques. Cette « artiste du

83 gémissement », chaque fois que la fille a une crise de nerfs, « se remet à mourir »148. Quand NON lui annonce qu‟elle quittera sa maison pour aller à J’étudie,

À la douleur que sa fille se soit mise à la haïr, s‟ajoute maintenant la honte de la laisser partir pour autre chose que se marier. JE ME MEURS, qui ne cesse de se sacrifier et de le faire remarquer, « préfère mieux », elle insiste, « préfère mieux » supporter la honte qu‟être en deuil de sa fille.149

Nous avons traduit « JE ME MEURS » par « IO MUOIO ». « Se mourir » est une forme littéraire qui signifie « être en train de mourir ». Les traductions les plus proches de ce prénom, au niveau sémantique, seraient alors « STO MORENDO » ou « STO PER MORIRE ». Dans les deux cas, le pronom atone est élidé ; le pronom personnel sujet « io » serait redondant et le nom résulterait trop long par rapport à l‟original. Ces deux alternatives auraient l‟avantage de donner l‟idée d‟une mort imminente, qui était exprimée aussi par le verbe français. Le correspondant que nous avons choisi confie l‟expression de cette idée à la situation d‟énonciation plutôt qu‟au sémantisme de la construction verbale. « Io muoio » exprime une condition permanente, rappelée à travers la parole dans tous les moments où il y a les conditions pour que cette condition soit vécue et manifestée. Ce prénom s‟oppose à celui de la femme de chambre, MOI, JE VIS. VIEILLE NON nous dit qu‟« elle a une jambe de bois, elle ne met pas de culotte et elle s‟en vante »150. Son prénom contient évidemment en soi une déclaration antithétique, même polémique, à celle exprimée par le prénom de la mère de NON. À partir des informations limitées que le texte nous offre, nous pensons que cette déclaration est liée au choix de cette femme de profiter de la vie malgré des conditions adverses. Le contraste est exprimé à travers la dislocation à gauche du pronom personnel ; le pronom « moi », thématisé, uni au verbe « vivre », souligne la distance qui existe entre ces deux personnages. Dans notre traduction, nous avons décidé de garder la thématisation du pronom personnel et l‟usage de la virgule. Le redoublement de la forme pronominale (« IO, IO VIVO ») serait possible ; cependant, elle nous semblerait une solution plus indiquée si c‟était le personnage lui-même à prononcer ces mots, avec emphase et un sentiment de supériorité.

148 Atlan, JMN, 31. 149 Ivi, 67. 150 Ivi, 14.

84

La nurse des sœurs de NON s‟appelle JE PARLE SEULE MAIS JE SUIS SAINE D‟ESPRIT. La traduction la plus immédiate de « saine d‟esprit » est « sana di mente ». Cependant, nous avons fait recours à la litote « non sono pazza » (« je ne suis pas folle ») pour traduire cette collocation. Cette solution nous semble plus naturelle en italien ; de plus, son articulation est plus fluide par rapport à « sono sana di mente ». La litote, en la niant, renforce l‟idée exprimée par le prédicat. Le choix de le traduire par « PARLO DA SOLA MA NON SONO PAZZA » se heurte pourtant avec l‟intégration de ce nom dans le texte :

VIEILLE NON NO ADULTA À la lumière des années, NON, vieillie, Alla luce degli anni, NO, invecchiata, comprend soudain de quelle intelligence dans capisce improvvisamente quanto quello di l‟amour JE PARLE SEULE était douée. PARLO DA SOLA fosse un affetto JE PARLE SEULE aura dans quelques intelligente. jours quatre-vingt-cinq ans. Elle est toujours PARLO DA SOLA compirà fra qualche saine d’esprit, et elle sait se réjouir de vivre, giorno ottantacinque anni. È ancora in bien qu‟elle vive seule. (Atlan, JMN, 16) gamba, sa godersi la vita, benché viva da sola. (Atlan, MCN, 6)

Atlan fait recours plusieurs fois à cette stratégie d‟intégration textuelle : le nom propre trouve sa collocation dans le discours à travers la phrase qui l‟exprime. Nous l‟avions déjà vu en précédence avec JE ME CRÉERAI MOI-MÊME : dans cette occasion-là, le personnage prenait le nom d‟une phrase qu‟il avait prononcée. Dans ce cas-ci, notre choix traductif ne nous permet pas de réaliser la correspondance phrastique qui était présente dans le texte source. « Elle est toujours saine d‟esprit » est traduit par « È ancora in gamba » : c‟est une locution (« essere in gamba ») d‟usage courant qui bien exprime l‟idée contenue dans le texte de départ (« être en bonne santé ») ; cette expression idiomatique est souvent utilisée pour souligner le bon état de santé dont jouit une personne âgée. La grand-mère paternelle de NON s‟appelle FAITES-MOI UN PRIX. Dans la deuxième porte, elle accourt pour aider DIEU FAIT MAL et JE ME MEURS à faire manger sa petite-fille.

FAITES-MOI UN PRIX RIMBORSATEMI Mais comment peux-tu te priver de Ma come puoi privarti del cibo? manger ? Moi, FAITES-MOI UN PRIX, RIMBORSATEMI, mi spetta, non sono

85 c’est mon dû, ne suis-je pas Madame MAIS forse la Signora MA NE USCIRÒ, che vive in JE M‟EN SORTIRAI, de la grand-rue, à centro a Montpellier, sono venuta fin qui, ho Montpellier, j‟ai fait le voyage, j‟ai fait le fatto il sacrificio di chiudere il negozio per sacrifice de fermer mon magasin pour aider aiutare DIO FA MALE e IO MUOIO a farti DIEU FAIT MAL et JE ME MEURS à te faire mangiare. (Atlan, MCN, 5) manger. (Atlan, JMN, 15)

Dans cette circonstance aussi, des mots prononcés par un personnage coïncident avec son nom. Ici, le nom propre est même utilisé en tant que prédicat, au-delà des fonctions habituellement associées à la sous-catégorie grammaticale dont il fait partie : la phrase qui le compose est entièrement intégrée dans le tissu discursif. La dislocation à gauche du pronom personnel « moi » le met en évidence ; la proposition qui suit le nom propre Ŕ « c‟est mon dû » Ŕ est directement liée à la proposition exprimée par le nom propre lui-même (unicum dans le texte). « FAITES-MOI UN PRIX » doit donc être considéré un nom propre et une proposition au même temps. Pour traduire ce nom, nous avons donc dû considérer son rôle syntactique à l‟intérieur de la période dont il est inséré. « Faire un prix » peut être traduit littéralement par « fare uno sconto », « fare un rimborso ». Dans cette situation énonciative, la deuxième option nous semble la plus appropriée : ce personnage demanderait quelque chose (de l‟argent ? un peu de reconnaissance ?) pour "rétribuer" ses efforts et compenser les pertes qu‟elle aura à cause de la fermeture de son magasin. À son avis, c‟est son dû. Nous avons opté pour la forme impérative « RIMBORSATEMI ». Cette solution résulte plus efficace au niveau rythmique Ŕ l‟émission est plus rapide Ŕ et résulte plus croyable que « FATEMI UN RIMBORSO » dans une hypothétique situation communicative (calque). Nous avions considéré aussi la variante « VOGLIO UN RIMBORSO » : si l‟expression est acceptable du point de vue communicatif, elle alourdirait le rythme d‟une période déjà assez complexe. Nous avions aussi considéré la variante « RISPARMIATEMI » (« épargnez-moi »), qui joue avec le sémantisme du mot « prix » (l‟épargne est la conséquence de la remise) et fait du personnage l‟objet direct du verbe à l‟impératif. Si d‟un côté cette solution nous semble bien s‟adapter à la situation évoquée, de l‟autre côté cette forme verbale ne s‟accorderait pas parfaitement à la proposition qui suit (« c‟est mon dû »/« mi spetta »).

86

Les sœurs de NON s‟appellent OUI, OUIOUI, OUINON, NONNON ; sa nièce s‟appelle NONETTE. Du point de vue onomastique, le cas de OUI est celui qui nous semble le plus intéressant. Elle se présente dans la troisième porte :

OUI SÌ Dans leur chambre à côté de celle de leur Nella loro camera, accanto a quella della mère, NON ne peut se calmer, je la raisonne. madre, NO non riesce a calmarsi, la faccio Je suis l‟aînée. Moi, OUI, je suis la seule à ragionare. Sono la sorella più grande. Io, SÌ, prendre en patience NON. sono la sola a sopportare NO.

VIEILLE NON NO ADULTA NON l‟aimerait si elle n‟était, de tout son NO le vorrebbe bene se non fosse, in tutto être, un oui sans réserve à tout ce qu‟elle- il suo essere, un sì senza riserve a tutto ciò même refuse. che lei invece rifiuta.

OUINON SÌNÒ OUI est belle et surtout elle a envie SÌ è bella e, soprattutto, ha voglia di amare. d‟aimer. (Atlan, JMN, 21) (Atlan, MCN, 7-8)

Elle s‟appelle OUI parce qu‟elle est « un oui sans réserve à tout ce qu‟elle-même refuse ». OUI est un personnage qui accueille la vie : vu l‟état de NON, la joie de OUI lui est insupportable. Dans la neuvième porte, SI JE LE POUVAIS, la jeune femme qui est chargée de suivre NON à la clinique, perd l‟esprit à cause d‟un autre patient de la clinique, J‟AI BESOIN DE POISON. Cet homme lui a proposé de coucher avec elle, il dit que ça le guérirait. Mais elle est fiancée : elle ne sait quoi faire.

SI JE LE POUVAIS SE POTESSI NON, qu‟en pensez vous, il voudrait que je NO, che ne pensate, vorrebbe che andassi a couche avec lui, mais je suis fiancée, il dit que letto con lui, ma sono fidanzata, dice che così ça le guérirait, mon fiancé est loin, il fait la guarirebbe, il mio fidanzato è lontano, a far la guerre en Indochine, il en a encore pour trois guerra in Indocina, ne ha ancora per tre anni, ans, si ça le guérissait, dites, je le fais ? se guarisse davvero, cosa dite, ci sto?

VIEILLE NON NO ADULTA Les yeux de NON Ŕ deux couteaux noirs Ŕ Gli occhi di NO Ŕ due coltelli neri Ŕ répondent : Ma pauvre Mademoiselle SI JE rispondono: Mia povera Signorina SE LE POUVAIS, vous n’êtes qu’une OUI. POTESSI, siete soltanto una SÌ. (Atlan, (Atlan, JMN, 56) MCN, 21)

Dans ce passage, Atlan fait recours à la métaphorisation du nom propre : c‟est un procédé qu‟elle utilise une fois dans le drame. Dans le passage que nous avons analysé

87 en précédence, l‟auteure avait déjà préparé la voie pour cet usage particulier du prénom (« un oui sans réserve »). Ballard, dans son étude sur la traduction des noms propres, consacre un sous-chapitre aux valeurs dérivées du nom propre. Ces valeurs dérivées sont créées par métonymie, par métaphore, et par comparaison implicite exemplaire. À propos de la métaphore, il dit :

Elle permet généralement d‟exprimer l‟appartenance à la classe des personnes ou des lieux possédant un trait ou les caractéristiques dont le porteur du nom propre est devenu le représentant symbolique. […] L‟anthroponyme utilisé dans cette fonction apparaît souvent en fonction de prédicat.151

Les deux fonctions typiques de l‟anthroponyme métaphorisé Ŕ représentant symbolique et fonction de prédicat Ŕ sont remplies dans le texte. La différence entre les deux occurrences analysées est évidente : dans le premier cas, « oui », utilisé en tant que nom commun, est accompagné par le déterminant indéfini conventionnel, « un » ; dans le deuxième cas, le nom prédicatif (le nom propre « OUI ») est accompagné par le déterminant indéfini féminin (« une »). OUI devient le « représentant symbolique » d‟une classe de personnes dont NON ne peut pas faire partie. D‟où son mépris Ŕ et son envie. Les choses changeront à la fin du drame. OUI et VIEILLE NON disent que maintenant « leur amitié […] est précieuse » : « Elle est née le jour où » leur « mère est morte » ; « Elle s‟est renforcée après que » NON s‟est « mise à dire oui. Oui à la viande, au vin, aux amants »152. Oui à la vie. Les noms des docteurs dans la pièce révèlent leur bizarrerie, leur incompétence, et toute la méfiance de NON à leur égard : J‟EN FAIS MON AFFAIRE ; JE FAIS FUIR LES MECS ; JE ME TAIS ET J‟EMPOCHE ; DÉRANGÉ, MON FRIC AVANT TOUT ; DÉSEMPARÉ, DANGER. Le Docteur J‟EN FAIS MON AFFAIRE est le psychiatre de NON quand elle vit encore avec sa famille, à Montpellier. Il est mentionné pendant la scène du repas, dans la deuxième porte. La mère de NON voudrait intervenir, dire quelque chose pour aider sa fille malade et hurler sa propre souffrance. Mais

…elle se retient, à cause d‟un regard de … si trattiene perché DIO FA MALE le lancia DIEU FAIT MAL, ils ont dû décider d‟essayer un‟occhiata, devono aver deciso di provare a de se taire, sur les conseils du Docteur J’EN tacere, dietro consiglio del Dottor CI PENSO

151 Ballard, 87-88. 152 Atlan, JMN, 86.

88

FAIS MON AFFAIRE… (Atlan, JMN, 15) IO … (Atlan, MCN, 5)

« Faire son affaire de » signifie « se charger de ». Il y a une autre expression pareille, « Faire son affaire à quelqu‟un », qui signifie « voler ou tuer quelqu‟un » : « l‟expression affirme l‟idée d‟une action négative à l‟encontre de quelqu‟un. Il peut s‟agir de le voler, de le frapper, de l‟escroquer, ou pire, de l‟assassiner ou de le faire tuer. La formulation laisse entendre une vengeance sous-jacente. »153. Dans ce cas, nous pouvons penser que ce docteur veuille escroquer les parents de NON ; ses « conseils » ne seraient pas donc pour le bien. Dans la sixième porte, il invite NON à se séparer de sa famille pour se faire soigner dans une clinique privée très chère en Suisse ; il est probablement de mèche avec les psychiatres qui travaillent dans cette structure. Selon nous, le nom de ce personnage fait référence aux deux expressions au même temps : si d‟un côté il se charge de NON et ne laisse aucun espace d‟intervention à ses parents, de l‟autre côté la présence du mot « affaire » dans son nom nous fait penser aussi à une possible escroquerie. Derrière le choix de traduire ce nom par « CI PENSO IO » (~ « je m‟en occupe ») il y a la tentative de tenir ensemble ces deux dimensions : le correspondant italien garde l‟ironie utilisée par l‟auteure et exprime la malice qu‟il y a derrière l‟affirmation contenue dans le nom du psychiatre. La référence à un possible affairisme se perd en traduction : nous n‟avons pas trouvé une expression idiomatique correspondante en italien. Nous avions aussi pensé à la solution « LASCIATE FARE A ME », mais nous l‟avons exclue pour des raisons rythmiques. Dans les deux cas, nous voulions opposer (le nom de) ce personnage très négatif au (nom du) personnage très positif qui est le père de NON (« FACCIO IO »). La même incompétence et le même intérêt pour l‟argent, nous les retrouvons chez un autre psychiatre, JE ME TAIS ET J‟EMPOCHE (« STO ZITTO E INTASCO »). Toute sa médiocrité et sa mesquinerie émergent quand NON lui annonce qu‟elle ne reviendra plus aux séances : tout ce dont elle a besoin, elle l‟a trouvé à J’étudie. Le docteur, la raccompagnant, lui dit simplement :

Vous me regretterez.154

153 L’internaute, http://www.linternaute.fr/expression/langue-francaise/18368/faire-son-affaire-a-quelqu- un/ (consulté le 28 janvier 2021). 154 Atlan, JMN, 74.

89

Au début de la huitième porte, VIEILLE NON évoque le moment où elle arrive à Prangins. Son père l‟a accompagnée. Ils dînent avec les psychiatres qui s‟occupent des patients de la clinique :

VIEILLE NON NO ADULTA Le Docteur en chef, DÉRANGÉ, de son Non appena arrivano il Primario, il Dottor prénom, MON FRIC AVANT TOUT, de DISTURBATO, di nome, PRIMA I SOLDI, son nom de famille, prie à dîner, dès qu‟ils di cognome, invita a cena il Signore e la arrivent, Monsieur et Mademoiselle MAIS JE Signorina MA NE USCIRÒ. M‟EN SORTIRAI. Rivedo la lunga tavola ovale, una famiglia Je revois cette longue table ovale, cette involontaria e come invertebrata, guidata e famille involontaire et comme invertébrée, intrattenuta da un palo vivente, alto, présidée et tenue par un mât vivant, haut, massiccio, bianco in punta: sono i capelli del massif, terminé par du blanc : ce sont les medico di turno, il Dottor SMARRITO, di cheveux du Docteur de service, nome, PERICOLO, di cognome. DÉSEMPARÉ, de son prénom, DANGER, Anche DIO FA MALE, stasera, non de son nom de famille. mangia. DIEU FAIT MAL, lui non plus, ce soir, ne mange pas. DIO FA MALE Osservo le persone con cui vivrà mia figlia. DIEU FAIT MAL Non sembrano così disturbate, nemmeno Je regarde ces personnes avec lesquelles pericolose, ma il Dottor SMARRITO le vivra ma fille. sorveglia. (Atlan, MCN, 15) Elles n’ont pas l’air tellement dérangées, ni dangereuses, mais le Docteur DÉSEMPARÉ les surveille. (Atlan, JMN, 43- 44)

Les noms des deux personnages témoignent de la piètre opinion que NON a d‟eux. Comme NON au début de la pièce, ils sont présentés avec la formule « X, de son prénom, Y, de son nom de famille » : nom et prénom "parlent" de manière assez explicite. Même ici les noms propres trouvent une intégration particulière dans le texte : le prénom du Docteur en chef, « DÉRANGÉ », et le nom de famille du Docteur de Service, « DANGER » (l‟adjectif dérivé, « dangereuses »), sont utilisés pour qualifier les personnes soignées dans la clinique (« Elles n‟ont pas l‟air tellement dérangées, ni dangereuses »). La négation de cette condition Ŕ condition attribuée probablement par les psychiatres eux-mêmes aux patients Ŕ offre, à notre avis, un renversement de perspective : qui sont les vrais fous ? Le nom « MON FRIC AVANT TOUT » trouve son explication dans la neuvième porte. PETITE NON entend une musique belle et triste : elle vient d‟une des malades, « la Princesse » . PETITE NON demande à SI JE LE POUVAIS de quoi elle souffre :

90

SI JE LE POUVAIS SE POTESSI De ses héritiers. Le Docteur MON FRIC Dei suoi eredi. Il Dottor PRIMA I SOLDI è AVANT TOUT est leur complice. loro complice.

PETITE NON PICCOLA NO Vous voulez dire qu‟elle n‟est pas malade ? Volete dire che non è malata ?

SI JE LE POUVAIS SE POTESSI Elle le devient et on lui laisse la musique. Lo sta diventando. Le lasciano la musica. (Atlan, JMN, 51) (Atlan, MCN, 19)

« DÉRANGÉ » est traduit par « DISTURBATO » : dans l‟une de ses acceptions, cet adjectif décrit quelqu‟un qui souffre de troubles de nature psychique. Une bonne alternative pourrait être « SPOSTATO » : à notre avis, son sémantisme est cependant moins fort ; de plus, l‟adjectif « disturbate » s‟intègre mieux dans la phrase qui le contient. « MON FRIC AVANT TOUT » est traduit par « PRIMA I SOLDI » : l‟objet direct et le groupe adverbial sont invertis ; le déterminant possessif est effacé ; le passage à l‟italien implique une réduction. L‟intervention la plus évidente concerne le registre linguistique : l‟on passe du familier (« fric ») au standard (« soldi » ~ « argent »). Un correspondant familier de « fric » pourrait être « grana ». Cependant, ce substantif n‟est pas d‟usage si courant et « prima la grana » ne sonne pas bien. L‟expression « prima i soldi » est plus diffusée et résulte plus efficace au niveau communicatif. En ce qui concerne le Docteur de service, nous avons traduit « DÉSEMPARÉ » par « SMARRITO » : cet adjectif peut indiquer quelqu‟un qui s‟est perdu, qui est confondu, désorienté, déconcerté (nous avons exclu « SCONCERTATO » pour des raisons rythmiques). Selon nous, ce prénom est lié à l‟incompétence de ce psychiatre : il n‟a aucune idée de comment traiter le cas de NON. Il pense que les troubles de cette jeune fille soient liés à un prétendu désir de tuer les membres de sa famille. Évidemment, ce n‟est pas celle-là la cause de la souffrance de NON. Même le nom « JE FAIS FUIR LES MECS » (« FACCIO SCAPPARE I RAGAZZI ») nous a amenés à réfléchir sur le registre linguistique. « Mec » est la version familière de « garçon » ; « ragazzo » traduit « garçon » en italien standard. Le choix d‟un équivalent informel/familier est limité par deux facteurs : pour traduire ce substantif, en italien on ferait recours soit à une variante régionale, soit à un mot qui appartient au langage des jeunes. Un mot du premier type serait trop lié à un contexte

91 géolinguistique particulier ; un mot du deuxième type dépendrait excessivement d‟un temps historique particulier. Les Rêveurs Ŕ et les Rêveuses Ŕ sont des personnages qui gravitent autour de l‟école J’étudie. Ils portent souvent des noms qui décrivent la recherche d‟un idéal, qui montrent une tension positive envers la vie et l‟avenir : JE CROIS AUX CONTES DE FÉES, JE ME BATS POUR QU‟ILS DEVIENNENT VRAIS ; JE DÉCOUVRIRAI LE SECRET DE LA VIE. Il y en a d‟autres qui décrivent une sensibilité particulière : J‟AI LE CŒUR TENDRE ET JE LE CACHE ; RÊVEUR ÉCORCHÉ VIF (1,2 & 3) ; JE SAIS TOUT ET JE SUIS MALHEUREUX. D‟autres encore expriment des traits de caractère, des habitudes, des convictions : JE NE ME MARIE PAS ; JE ME DORE AU SOLEIL ; JE PARLE BEAUCOUP ET J‟AI BEAUCOUP DE CHARME ; JE N‟AI PAS DE GÉNIE ET JE NE LE SAIS PAS. NON commente les noms de deux de ces personnages : à propos de JE DÉCOUVRIRAI LE SECRET DE LA VIE, elle dit qu‟il « est aussi beau que son nom »155 ; en ce qui concerne JE CROIS AUX CONTES DE FÉES :

À la fin du repas, JE CROIS AUX CONTES DE FÉES l‟avait avoué, il croyait aux contes de fées, à condition qu‟on se batte pour qu‟ils deviennent vrais. Cette NON qu‟ils mariaient, lui, DIEU FAIT MAL, le Rabbin, J‟AIME MARCHER, ils s‟étaient vraiment battus pour la sauver.156

Nous avons traduit tous ces noms de manière assez littérale : nous avons fait recours, systématiquement, à l‟effacement des pronoms personnels et à de petites interventions pour conformer ces noms aux modalités expressives propres de la langue italienne. C‟est ainsi que « deviennent vrais » est traduit par « si avverino », ou que « je n‟ai pas de génie » devient « non sono un genio » (« génie » est un objet direct, « genio » est un nom prédicatif). Pour les noms des Rêveurs, nous observons une réduction généralisée dans le passage du français à l‟italien. Le nom qui a requis une attention majeure du point de vue traductif est « RÊVEUR ÉCORCHÉ VIF ». Ce nom désigne à la fois trois personnages, distingués à travers des chiffres (1, 2, 3). Le rôle de ces personnages dans la pièce est limité : ils ont un bref échange avec NON à J’étudie, au moment du repas. La locution « écorché vif », dans son sens littéral, désigne un être vivant dépouillé de sa peau, lorsque il est encore en

155 Atlan, JMN, 76. 156 Ivi, 84.

92 vie ; dans son sens figuré, elle désigne « une personne d‟une extrême sensibilité et vulnérabilité »157. L‟équivalent italien « scorticato vivo » est utilisé seulement dans le premier sens. Comme il n‟y avait pas la possibilité de garder l‟ambivalence sémantique de l‟expression française, nous avons opté pour son sens figuré ; de plus, il n‟y avait pas d‟éléments textuels qui justifiassent le recours à son sens littéral. « RÊVEUR ÉCORCHÉ VIF » devient alors « SOGNATORE IPERSENSIBILE ». Les problématiques que nous avons rencontrées en traduisant les noms des autres personnages touchent les mêmes aspects que nous avons signalés en précédence : le rythme, le sens, l‟organisation interne des constituants, l‟intégration du nom propre dans la phrase, le registre linguistique, les pronoms. Cependant, il y a aussi une série de personnages dans la pièce qui sont nommés par des surnoms ou des appellatifs. L‟une des patients de la clinique est surnommée « la Princesse ». L‟origine de ce surnom n‟est pas dite : vu le luxe qui caractérise la clinique, elle pourrait vraiment être une demoiselle de haut lignage. Le même surnom est affublé à NON, pour plaisanter, par RÊVEUR ÉCORCHÉ VIF (« Allons, Princesse, ne sois pas triste »158) ; peu avant, il lui avait dit que son nom « est un nom de princesse »159. Un autre patient de la clinique, J‟AI BESOIN DE POISON, est défini « le don Juan des mardis soir »160 Ŕ les « mardis soirs » étant les soirées des permissions de cinéma. En général, ces surnoms ne revêtent pas un rôle capital dans le drame ; dans notre traduction, nous les avons restitués de manière littérale. Il y a trois personnages qui sont qualifiés seulement par des appellatifs. Ces appellatifs désignent leur rôle professionnel : il s‟agit de la surveillante du lycée Mongrand (« Madame la Surveillante »), de la directrice de la même école (« Madame la Directrice ») et du maire qui célèbre le mariage de NON avec JE DÉCOUVRIRAI LE SECRET DE LA VIE (« Monsieur le Maire »). Si la figure de Madame la Directrice sera réévaluée par VIEILLE NON (« NON se souvient d‟elle avec tendresse quarante ans plus tard »161), Madame la Surveillante et Monsieur le Maire ne sont pas présentés sous un angle positif. Dans ces cas, aussi bien que pour indiquer une profession ou une

157 L’internaute, https://www.linternaute.fr/dictionnaire/fr/definition/ecorche-vif/ (consulté le 29 janvier 2021). 158 Atlan, JMN, 70. 159 Ivi, 69. 160 Ivi, 55. 161 Ivi, 27.

93 fonction, Atlan utilise les noms propres avec un certain degré d‟ironie. Quand Madame la Surveillante entre dans la classe de NON pour l‟accompagner dans le bureau de Madame la Directrice, elle révèle son manque de sensibilité :

Madame la Directrice veut voir tout de suite Mademoiselle NON MAIS JE M‟EN SORTIRAI. Elle ne peut déjà vouloir vous féliciter, le trimestre est à peine commencé.162

Dans la scène du mariage, Monsieur le Maire est présenté dans toute sa médiocrité et sa ridicule solennité :

MONSIEUR LE MAIRE DU 16e, décoré, ventru, sur un ton à la fois routinier et solennel

PETITE NON et JE DÉCOUVRIRAI ne peuvent pas s‟empêcher de rire. Il leur rappelle alors que « le mariage est une chose sérieuse », il veut leur « faire un discours » mais, « violet de rage », il « n‟explose pas, eu égard à l‟enveloppe de ces mal élevés »163. Dans notre traduction, nous avons gardé l‟usage des noms propres pour les appellatifs. Nous voulions transmettre cette ironie que nous avons lue derrière les choix de l‟auteure. Si la lecture du texte écrit permet de percevoir, plus ou moins aisément, l‟ironie derrière ces appellatifs, dans une hypothétique mise en scène/en voix de la pièce, elle pourrait être rendue à travers l‟expressivité des comédiens et/ou l‟intonation.

3.3. Stratégies de traduction du nom propre

Pour en venir aux stratégies que nous avons utilisées pour traduire les noms propres des personnages dans Je m’appelle Non, on constate chez Atlan la présence des trois catégories de noms propres décrites par Ballard : les anthroponymes (prénoms et noms de famille, réels et fictifs ; surnoms ; appellatifs ; rôles sociaux), les toponymes (noms de villes et de bâtiments) et les référents culturels (noms de livres). Bien que notre analyse portera sur les noms des personnages, nous ne manquerons pas de faire des considérations sur les toponymes et les référents culturels. En raison de leur spécificité, nous avons ressenti la nécessité de traduire les noms propres des personnages qui peuplent la pièce. Les stratégies que nous avons adoptées dans la traduction des noms propres ont tenu compte d‟une série d‟aspects :

162 Atlan, JMN, 25-26. 163 Ivi, 80-81.

94

- le genre textuel : étant un texte de théâtre, potentiellement représentable, les soucis rythmique et euphonique ont été prééminents. La "prononçabilité", la sonorité et l‟impact au niveau rythmique de ces noms ont donc guidé notre démarche ; - la nature linguistique des noms : la majorité de ces noms sont des noms-phrases, qui demandent une cohérence interne (au niveau syntaxique et sémantique) et externe (intégration des noms dans la phrase en tant que constituants) ; - l‟intégration des noms dans le texte : des propositions qui composent deux de ces noms (« JE ME CRÉERAI MOI-MÊME » ; « JE PARLE SEULE MAIS JE SUIS SAINE D‟ESPRIT ») sont utilisées de façon conventionnelle dans le texte. Là où cela a été possible, nous avons essayé de respecter la correspondance entre le nom et la phrase où ces propositions sont insérées ; - le sens des noms : ces noms qui intègrent les caractéristiques propres des noms parlants, jouent un rôle essentiel pour la compréhension et l‟interprétation de la pièce. Nous avons essayé d‟exprimer le sens de ces noms, en faisant attention aux éléments linguistiques qui les composent ; - la langue-culture d‟arrivée : nous avons essayé de traduire ces noms selon le génie de la langue italienne ; l‟aspect culturel a concerné surtout la traduction des noms de personnes réelles (écrivains), des appellatifs et des toponymes. Nous allons voir ci-dessous les stratégies que nous avons utilisées pour traduire les noms propres dans le passage du prototexte au métatexte. Ces techniques ne sont pas exclusives, mais elles peuvent se combiner et s‟intégrer dans le processus de traduction. La stratégie de traduction la plus simple est le report. Il s‟agit du « trasfert intégral » d‟un nom propre du prototexte dans le métatexte164. Nous avons utilisé cette technique avec deux noms dans la pièce : « Arikha » et « LOUNA ». Il s‟agit de noms qui n‟ont pas une valeur particulière : c‟est pour cette raison que nous les avons reportés dans leur forme intégrale, sans les modifier. Comme pour la traduction de la répétition, le souci rythmique et le respect des modalités d‟expression de la langue d‟arrivée ont été centraux dans la traduction des noms propres. L‟effacement des pronoms personnels, pour des raisons rythmiques ou liées au génie de la langue italienne, a été fréquent. Par exemple, « JE SAIS TOUT ET JE SUIS MALHEUREUX » devient « SO TUTTO E SONO INFELICE ». Le pronom

164 Ballard (2001), 18.

95 personnel serait redondant et alourdirait le rythme des passages textuels où il figure ; de plus, ce nom serait perçu comme trop long en italien. Dans la traduction de « JE ME CRÉERAI MOI-MÊME » (« SARÒ IO A CREARMI ») l‟usage du pronom disjoint n‟est pas possible pour des raisons grammaticales (l‟objet direct est déjà exprimé par le pronom enclitique « mi »). Deux autres procédés qui répondent aux exigences de la langue d‟arrivée sont la reformulation et la modulation. La reformulation est une forme de réécriture, qui dit autrement ce qui avait été exprimé. La traduction de « SURTOUT PAS D‟HOMME » par « UOMINI, NO GRAZIE » en est un exemple. Le correspondant plus littéral « SOPRATTUTTO NIENTE UOMINI » nous semblait calquer le nom français. La première variante nous semble plus efficace du point de vue communicationnel ; de plus, elle répond mieux au génie de la langue d‟arrivée. La reformulation comporte la thématisation du mot « uomini », qui était en fin de phrase dans la version française (« hommes »). La modulation est « une variation dans le message, obtenue en changeant de point de vue, d‟éclairage »165. C‟est le cas de la traduction du nom « JE N‟AI PAS DE GÉNIE ET JE NE LE SAIS PAS », qui est traduit par « NON SONO UN GENIO MA NON LO SO ». « Avoir du génie » devient « essere un genio » (« être un génie ») : l‟objet direct devient un nom du prédicat ; quelque chose qui était "possédée" par le sujet devient un attribut du sujet lui-même. La traduction littérale « non ho del genio » se heurterait au génie de la langue italienne. Dans ce cas, la modulation se combine avec l‟effacement des pronoms personnels. Pour traduire les appellatifs, nous avons fait recours à la traduction littérale (ou traduction mot à mot) : « Madame », « Monsieur » et « Mademoiselle » sont traduits, respectivement, par « Signora », « Signore » et « Signorina », leurs équivalents en langue italienne. Le choix de garder les appellatifs français nous paraissait forcé : la distance relationnelle et l‟ironie peuvent être exprimées aussi par les correspondants italiens ; le contraste entre appellatif français et nom italien serait désagréable ; l‟usage d‟appellatifs français dans une représentation en langue italienne risquerait de sonner involontairement comique. Dans la pièce, les noms de trois personnes réelles sont mentionnés : Gide (écrivain français), Verhaeren (poète belge) et Gobineau (diplomate et écrivain français). De

165 Darbelnet-Vinay, 51.

96 quelque façon, Verhaeren est même un "personnage" dans la pièce : sa nièce est l‟une des patients de la clinique de Prangins. Nous avons décidé de garder ces références Ŕ tout comme celles aux toponymes Ŕ dans un souci de contextualisation du drame. Comme il ressort de l‟analyse ponctuelle que nous avons effectuée dans la section précédente de ce chapitre, et de la brève présentation de nature traductologique que nous avons faite ici, l‟attention au sens des noms, à leur composition linguistique interne, à l‟intégration de ces noms dans la phrase ont été des critères centraux dans la traduction des noms propres. La "prononçabilité" de ces noms, du point de vue rythmique et euphonique, a représenté un souci essentiel ; l‟attention aux modalités d‟expression propres de la langue italienne a joué un rôle également essentiel. La recherche d‟un équilibre entre la dimension dramatique et la dimension spectaculaire du texte théâtral se traduit, d‟un côté, en une attention à la lettre des noms du prototexte ; de l‟autre côté, la perspective d‟une hypothétique représentation de la pièce nous a amenés à tenir compte des aspects rythmiques et euphoniques généralement associés à la parole prononcée sur scène. L‟interprétation du texte a été une étape préliminaire fondamentale pour comprendre l‟usage particulier qu‟Atlan fait des noms propres dans Je m’appelle Non ; la traduction de ces noms qui en suit se présente, de quelque façon, comme un acte interprétatif à son tour.

97

Conclusions

La traduction de textes de théâtre pose des défis spécifiques. Quand le traducteur se confronte avec un texte théâtral, il doit toujours considérer la double nature, dramatique et spectaculaire, de ce genre textuel. À partir du type de projet traductionnel, de sa propre sensibilité, des caractéristiques du texte en question, il devra se demander quel poids auront la littérarité du prototexte et la perspective d‟une mise en scène du métatexte dans son approche et dans sa démarche traductive. Il devra donc prendre position dans le débat qui oppose traduction pour la page et traduction pour la scène, en reconnaissant qu‟il ne s‟agit pas nécessairement de deux pôles diamétralement opposés. La traduction de Je m’appelle Non entre à plein titre à l‟intérieur de ce débat. Comme pour les autres textes d‟Atlan, qu‟il s‟agit de poèmes, de romans, de récits, de pièces, conçus ou pas en fonction d‟une oralisation, dans Je m’appelle Non la dimension de la voix se révèle prééminente : ce texte trahit, par sa nature, une vocation pour la scène Ŕ à entendre ici dans un sens large Ŕ, pour la parole prononcée. Le traducteur doit donc se confronter avec cette dimension et décider où se positionner dans le débat qui concerne texte et représentation, en sachant que toute position est respectable et que tout choix dépendra d‟une série de variables particulières. Dans notre cas, en l‟absence d‟un projet traductionnel avec un but déterminé (mise en scène et/ou publication éditoriale), et à partir de notre lecture personnelle du texte, nous avons essayé de rechercher un équilibre entre la dimension dramatique et la dimension spectaculaire du métatexte. La recherche d‟un équilibre se traduit dans un double souci : si d‟un côté le processus de traduction s‟est déroulé avec une grande attention à la littérarité Ŕ et à la lettre Ŕ du prototexte, de l‟autre côté la perspective d‟une hypothétique mise en voix ou mise en scène du métatexte a certainement eu un rôle important. Le respect de la théâtralité du texte Ŕ sa littérarité et sa potentielle jouabilité Ŕ a donc qualifié notre approche et notre démarche traductive. Nous croyons que dans la perspective d‟un projet traductionnel spécifique, notre traduction pourrait être soumise à des changements en fonction des exigences spécifiques du projet en question. En lisant Je m’appelle Non, nous nous sommes rendus compte de l‟importance que deux éléments textuels, la répétition et les noms propres, revêtent dans la pièce ; nous avons retrouvé un usage significatif de ces faits de langue dans d‟autres ouvrages

98 d‟Atlan, appartenant même à des genres différents : Monsieur Fugue ou le mal de terre (pièce), Petites bibles pour mauvais temps (récits), Même les oiseaux ne peuvent pas toujours planer (roman), entre autres. En général, la répétition et les noms propres résultent essentiels pour la compréhension et l‟interprétation de la pièce ; en particulier, dans Je m’appelle Non, leur rôle se révèle central dans la définition et la caractérisation des personnages. Notre interprétation du texte se fonde sur l‟usage particulier qu‟Atlan fait des mécanismes de répétition et des noms propres pour caractériser les personnages du prototexte ; nos réflexions traductologiques se basent sur la nécessité de reproduire, dans le métatexte, les spécificités et les fonctions propres de ces deux éléments textuels. En ce qui concerne la traduction de la répétition, le genre du texte, le type de répétition, la distance des éléments répétés, la position des éléments répétés, le style du prototexte et la langue-culture d‟arrivée sont les aspects qui ont influencé notre approche et notre démarche traductionnelle. En particulier, dans la perspective d‟une hypothétique représentation de la pièce, les soucis rythmique et euphonique ont joué un rôle central. L‟attention à la sonorité, à l‟articulation des phrases et au rythme de la parole ont été à la base de notre activité traductive. Par conséquent, la plupart des stratégies que nous avons utilisées pour traduire la répétition répond à ces exigences ; le recours à la variation synonymique répond surtout à des exigences sémantiques de la langue italienne. En ce qui concerne la traduction des noms propres, le genre du texte, la nature linguistique des noms, l‟intégration des noms dans le texte, le sens des noms et la langue-culture d‟arrivée sont les aspects qui ont influencé notre approche et notre démarche traductionnelle. L‟attention au sens des noms, à leur composition linguistique interne, à leur intégration dans la phrase résulte essentielle pour une restitution pleine de la valeur de ces noms dans le métatexte. Comme pour la répétition, dans la perspective d‟une représentation de la pièce, les soucis rythmique et euphonique ont eu un rôle central : la "prononçabilité", la sonorité, le rythme interne et l‟impact au niveau rythmique de ces noms ont requis une attention particulière. La majorité des stratégies que nous avons employées pour traduire les noms propres répondent à ces exigences ; de plus, ces procédés de traduction doivent se conformer aussi aux modalités d‟expression propres de la langue italienne.

99

Même si les stratégies utilisées en traduction répondent aux spécificités de l‟un ou de l‟autre élément textuel, aussi bien la répétition que les noms propres ont été traduits en ayant toujours à l‟esprit le statut du texte de théâtre. Et de ce texte en particulier. Ce qui émerge de la lecture de Je m’appelle Non Ŕ et des œuvres d‟Atlan en général Ŕ c‟est la présence d‟une parole vivante, d‟une voix qui ne peut pas s‟arrêter aux frontières de la page écrite. Les textes d‟Atlan sont des textes « à dire, à vivre » : la parole demande à être vécue, prononcée ; la voix à être exprimée, partagée. Qu‟il s‟agisse d‟une lecture privée ou publique, individuelle ou collective, d‟une mise en voix ou en scène, d‟une version pour la radio ou d‟un spectacle pour le théâtre, elles demandent toujours un temps et un espace d‟expression et d‟écoute. Reproduire la voix du texte : cela a été le souci fondamental qui a guidé notre activité de traduction. Liliane Atlan a été une figure fondamentale dans le panorama théâtral français de la deuxième moitié du vingtième siècle ; elle occupe aussi une place éminente dans le contexte de l‟écriture féminine juive. Ses textes ont été traduits en allemand, anglais, hébreu et italien ; ses pièces ont été mises en scène dans plusieurs pays et continents. Cependant, son œuvre semble de plus en plus entourée par le silence. En Italie, elle est pratiquement inconnue : seulement Monsieur Fugue a été traduit en italien, il y a désormais 27 ans166. Le débat critique autour de ses œuvres ne s‟est pas épuisé, mais demeure insuffisant ; la vitalité de ses textes est témoignée par la prochaine publication, en langue anglaise, d‟une sélection de ses écrits en prose et en poésie167. Notre traduction se propose comme un petit hommage à l‟une des grandes voix de la littérature française contemporaine, une écrivaine profondément engagée, une auteure d‟une sensibilité très raffinée. Les œuvres de Liliane Atlan continuent à parler, même à notre époque ; nous croyons aussi qu‟elles peuvent continuer à vivre.

166 ATLAN, Liliane, Monsieur Fugue ou le mal de terre (tr. Claudia Gelleni), Milano : Unicopli, 1994. 167 ATLAN, Liliane, Small Bibles for Bad Times: Selected Prose and Poetry (tr. Marguerite Feitlowitz), Simsbury : Mandel Villar Press, 2021.

100

Résumé

Questo studio, di natura interpretativa e traduttologica, prende in esame due testi: l‟opera teatrale Je m’appelle Non (1998) di Liliane Atlan e una nostra proposta di traduzione italiana dell‟opera, Mi chiamo No. Il titolo dell‟elaborato, De l’interprétation à la traduction : la répétition et les noms propres dans Je m’appelle Non de Liliane Atlan, fa riferimento al metodo di lavoro che abbiamo seguito. Ponendo l‟interpretazione del testo alla base del processo traduttivo, ci siamo proposti di indagare l‟uso che Atlan fa dei meccanismi della ripetizione e dei nomi propri all‟interno dell‟opera; in particolare, abbiamo rilevato che il loro ruolo risulta essenziale per la costruzione e la caratterizzazione dei personaggi. Abbiamo poi analizzato, passo per passo, le nostre scelte traduttive, accompagnando alle nostre riflessioni sulla traduzione della ripetizione e dei nomi propri un discorso di carattere interpretativo; per commentare le nostre scelte di traduzione, ci siamo serviti di strumenti di carattere linguistico e traduttologico. L‟elaborato si articola in tre capitoli; ognuno di essi è suddiviso in tre sezioni. Il primo capitolo si apre con un breve sguardo alla vita e alle opere di Liliane Atlan (Montpellier, 1932 Ŕ Kfar Saba, 2011). Autrice di spicco nel panorama teatrale francese del secondo Novecento e voce eminente nella letteratura femminile ebraica, Atlan si è confrontata con i più diversi generi Ŕ dalla poesia all‟opera teatrale, dal racconto breve al romanzo Ŕ e medium Ŕ dal teatro alla radio, fino al “videotesto”. Sfuggita alla deportazione nazista, all‟indomani della guerra scoprirà che la famiglia della madre è scomparsa nei campi di sterminio; in seguito ai racconti del fratello adottivo, Bernard Kühl, un superstite di Auschwitz, svilupperà quel senso di colpa del sopravvissuto che la accompagnerà per tutta la vita. I racconti del fratello nutriranno poi gran parte della sua produzione; l‟opera di Atlan può essere considerata, per certi aspetti, una testimonianza di secondo grado. Per l‟impegno e il valore testimoniale della sua scrittura, le è stato conferito il Premio Mémoire de la Shoah (1999). Tra le opere teatrali di Atlan figura Je m’appelle Non. La pièce, adattamento per la scena del racconto lungo Les Passants (1988), non rispetta la tradizionale divisione in atti ma si articola in dieci portes (porte) e louanges (encomi). Vi si racconta la storia della vita di NON. Alla fine di una guerra, una ragazza di quattordici o quindici anni si lascia morire di fame. Si chiama NON (NO) di nome, MAIS JE M‟EN SORTIRAI (MA

101

NE USCIRÒ) di cognome. I racconti del fratello adottivo, JE ME CRÉERAI MOI- MÊME (SARÒ IO A CREARMI) la traumatizzano: sviluppa il senso di colpa del sopravvissuto e decide di non mangiare più. Quando le sue condizioni di salute si aggravano, viene ricoverata in una clinica in Svizzera. L‟esperienza si rivela però molto negativa: lascia la clinica e, grazie ad un amico del padre, entra alla scuola ebraica J’étudie (Io studio). A J’étudie, assieme ad altri giovani studenti ebrei, si confronta con i grandi testi della tradizione ebraica; ma, soprattutto, scopre un nuovo modo di vivere. Grazie alla scuola e all‟amore delle persone che la circondano, NON riscopre la gioia per la vita. Capisce che lei “è nata per qualcos‟altro”: il suo destino si compirà attraverso la scrittura. I racconti del fratello saranno allora i suoi racconti: diventerà così la portavoce di un intero popolo. E testimone a sua volta. D‟ora in poi, si chiamerà JE NE SUIS PAS NÉE POUR MOI (NON SONO NATA PER ME STESSA). In quanto testo teatrale, Je m’appelle Non ha richiesto uno specifico approccio traduttivo. Il testo teatrale è per sua natura duplice: Elam parla di “testo drammatico” (dramatic text, testo scritto) e “testo spettacolare” (performance text, concretizzazione in scena del testo drammatico). Il traduttore dovrà quindi confrontarsi con un testo che vive nel suo essere al contempo testo letterario e testo per la scena, potenzialmente rappresentabile: dovrà quindi prendere posizione nel dibattito che oppone traduzione letteraria e traduzione per la scena, anche in funzione della propria sensibilità, del tipo di testo da tradurre e del progetto traduttivo in cui è coinvolto. Nel nostro lavoro Ŕ considerata l‟assenza di coordinate specifiche che ci consentissero di definire il nostro progetto traduttivo, e quindi di privilegiare la dimensione “drammatica” o “spettacolare” del testo Ŕ abbiamo scelto di perseguire un equilibrio tra le due dimensioni: la nostra traduzione si vuole attenta, laddove possibile, alla lettera dell‟originale, senza però dimenticare la sua potenzialità scenica. In questa prospettiva, le componenti ritmica ed eufonica, e l‟attenzione alle modalità espressive della lingua italiana, hanno avuto un ruolo essenziale nel passaggio dal prototesto al metatesto. In Je m’appelle Non Ŕ e, in generale, nei testi di Atlan Ŕ è distinguibile la presenza di una voce, di una parola viva che chiede di essere espressa, pronunciata: la nostra traduzione si propone allora come il tentativo di riprodurre questa voce. Je m’appelle Non, per sua natura, mostra una vocazione per la scena: che si tratti di una messinscena, di una lettura

102 ad alta voce, pubblica o privata, individuale o collettiva, il testo chiede che si esprima la sua voce. Nel nostro lavoro di lettura e traduzione, abbiamo rilevato che due elementi, la ripetizione e i nomi propri, risultano fondamentali per la comprensione e l‟interpretazione del testo; in particolare, essi svolgono un ruolo centrale nella caratterizzazione dei personaggi. In relazione alle loro caratteristiche e a quelle del testo in esame, propongono delle precise sfide a livello traduttivo. Nel secondo e nel terzo capitolo dell‟elaborato descriviamo il particolare uso che Atlan fa, rispettivamente, dei meccanismi della ripetizione e del nome proprio, analizziamo le nostre scelte traduttive e definiamo l‟approccio e le strategie che ci hanno condotti a fare quelle precise scelte. La ripetizione è un elemento essenziale nella scrittura di Atlan: regola il ritmo della parola, è utilizzata in funzione enfatica o di insistenza, definisce le situazioni, i personaggi, i rapporti tra loro, lo spazio e il tempo della narrazione o dell‟azione drammatica, opera a livello intratestuale ed intertestuale. In Je m’appelle Non, la ripetizione agisce a livello lessicale, sintattico, semantico, fonetico, ritmico, situazionale. Parole o gruppi di parole, gruppi sintattici, proposizioni e intere frasi si ripetono, identiche o con variazione, all‟interno del testo. Gli elementi ripetuti possono trovarsi a contatto, in prossimità o ad una certa distanza tra loro; possono persino ricomparire a distanza di pagine o all‟interno di “porte” differenti, producendo in tal modo un gioco di echi e riverberi. A partire dalla nostra disamina, abbiamo costruito un percorso di senso in cui l‟interpretazione si affianca all‟analisi traduttologica; abbiamo descritto i percorsi che ci hanno portato a compiere determinate scelte traduttive, con riferimento ai personaggi principali della pièce e ad alcuni dei personaggi secondari; abbiamo poi motivato il nostro ricorso alla variazione sinonimica nella traduzione del sostantivo être(s), che Atlan utilizza per riferirsi ai personaggi dell‟opera. Il genere testuale, la natura dell‟elemento ripetuto e il tipo di ripetizione, la distanza degli elementi ripetuti, lo stile del prototesto e la lingua-cultura d‟arrivo sono gli aspetti che hanno influito sul nostro approccio traduttivo. Nella prospettiva di un‟ipotetica rappresentazione della pièce, le componenti ritmica ed eufonica hanno rivestito un ruolo centrale; abbiamo dedicato una particolare attenzione alle sonorità, all‟articolazione delle frasi e al ritmo del testo. La maggior parte delle strategie di traduzione che abbiamo adottato per tradurre la ripetizione risponde a queste esigenze.

103

Il terzo capitolo si apre con una breve incursione nel dibattito sulla traduzione del nome proprio all‟interno del testo letterario; nello specifico, riportiamo le posizioni di alcuni critici riguardo alla sua traducibilità. In Je m’appelle Non, la natura del nome proprio va al di là di quella del nome parlante: si tratta di veri e propri “nomi-frase”, con una propria organizzazione sintattica interna. Il loro ruolo risulta centrale nella caratterizzazione dei personaggi: al pari dei nomi parlanti, possono descriverne il carattere, la personalità, le abitudini, il destino. Descriviamo quindi l‟origine e il significato dei nomi propri nell‟opera, a partire da questo e da altri testi di Atlan (Petites bibles pour mauvais temps, Même les oiseaux ne peuvent pas toujours planer), e la loro integrazione all‟interno di una specifica frase e, più in generale, del testo: le frasi che li compongono possono essere riprese e usate come semplici proposizioni in alcuni passaggi testuali, o possono essere essi stessi usati come proposizioni all‟interno di un particolare sistema frastico. Come nel capitolo precedente, alla nostra interpretazione si accompagna una riflessione puntuale sulle nostre scelte traduttive; ci avvaliamo per le nostre riflessioni di strumenti interpretativi, linguistici e traduttologici, e discutiamo delle possibili varianti a cui avevamo pensato in fase di traduzione. Il genere testuale, la particolare natura linguistica dei nomi, la loro integrazione nel testo, il loro significato e la lingua-cultura d‟arrivo sono gli aspetti che hanno influenzato il nostro approccio e le nostre scelte traduttive. Come per la ripetizione, nella prospettiva di una rappresentazione della pièce, gli aspetti ritmico ed eufonico hanno avuto un ruolo essenziale; la “pronunciabilità”, la sonorità, il ritmo interno e l‟impatto ritmico dei nomi nella frase hanno richiesto un‟attenzione particolare. La maggior parte delle strategie traduttive che abbiamo utilizzato rispondono a queste esigenze, oltre che ad un bisogno di conformità alle modalità espressive proprie della lingua italiana.

104

Bibliographie

Ouvrages de Liliane Atlan

ATLAN, Liliane, La petite voiture de flammes et de voix, Paris : Seuil, 1971.

ATLAN, Liliane, Les musiciens, les émigrants, Paris : Éditions des Quatre-Vents, 1993.

ATLAN, Liliane, Un opéra pour Terezin, Paris : L‟avant-scène théâtre, 1997.

ATLAN, Liliane, Les passants suivi de Corridor paradise concert brisé, Paris : L‟Harmattan, 1998.

ATLAN, Liliane, Je m’appelle Non, Paris : L‟École des loisirs, 1998.

ATLAN, Liliane, « Rendre la vérité vivante », dans Amodio, Paolo, De Maio, Romeo, Lissa, Giuseppe (éds.), La Sho’ah tra interpretazione e memoria, Napoli : Vivarium, 1999, pp. 127-139.

ATLAN, Liliane, Monsieur Fugue ou le mal de terre, Paris : L‟École des loisirs, 2000.

ATLAN, Liliane, Petites bibles pour mauvais temps, Paris : L‟Harmattan, 2001.

ATLAN, Liliane, Même les oiseaux ne peuvent pas toujours planer, Paris : L‟Harmattan, 2007.

Ouvrages théoriques

ABDULLA, Adnan, « Rhetorical Repetition in Literary Translation », Babel, 47 (4), 2001, pp. 289-303.

ANDERSON, Laurie, « Pragmatica e traduzione teatrale », Lingua e letteratura, 2, 1984, pp. 224-235.

BADEA, Georgiana, « La traduction (im)propre du nom propre littéraire », Translationes, 3 (1), 2011, pp. 65-79.

BALLARD, Michel, La traduction : de l’anglais au français, Paris : Nathan, 1987.

105

BALLARD, Michel, « La traduction du nom propre comme négociation », Palimpsestes, 11, 1998, https://journals.openedition.org/palimpsestes/1542 (consulté le 6 février 2021).

BALLARD, Michel, Le nom propre en traduction, Paris : Ophrys, 2001.

BASSNETT, Susan, Translation Studies, London : Methuen, 1980.

BASSNETT, Susan, « Problemi della traduzione di testi teatrali », dans Aston, Guy (éd.), Interazione, dialogo, convenzioni: Il caso del testo drammatico, Bologna : CLUEB, 1983, pp. 49-61.

BASSNETT, Susan, « Ways through the Labyrinth: Strategies and Methods for Translating Theatre Texts », dans Hermans, Theo (éd.), The Manipulation of Literature : Studies in Literary Translation, London-Sidney : Croom Helm, 1985, pp. 87-102.

BASSNETT, Susan, « Still Trapped in the Labyrinth: Further Reflections on Translation and Theatre », dans Bassnett, Susan, Lefevere, André (éds.), Constructing Cultures: Essays on Literary Translation, Clevedon : Multilingual Matters, 1998, pp. 90-108.

BEN-ARI, Nitsa, « The Ambivalent Case of Repetitions in Literary Translation. Avoiding Repetitions: a « Universal » of Translation? », Meta, 43 (1), 1998, pp. 68-78.

BERMAN, Antoine, La traduction et la lettre ou L’auberge du lointain, Paris : Seuil, 1999.

BERNANOCE, Marie, À la découverte de cent et une pièces : Répertoire critique du théâtre contemporain pour la jeunesse, vol. 1, Paris : Éditions Théâtrales, 2006.

BERNANOCE, Marie, Vers un théâtre contagieux : Répertoire critique du théâtre contemporain pour la jeunesse, vol. 2, Paris : Éditions Théâtrales, 2012.

BETSKO, Kathleen, KOENIG, Rachel (éds.), Interviews With Contemporary Women Playwrights, Sag Harbor : Beech Tree Books, 1987.

106

BIEHLER, Johanna, « Dramaturgie de la « folie » dans le théâtre jeune public », Recherches & Travaux, 87, 2015, pp. 117-126.

BOASE-BEIER, Jean, « Translating Repetition », Journal of European Studies, 24 (4), 1994, pp. 403-409.

BOSELLI, Stefano, « La traduzione teatrale », Testo a fronte, 15, 1996, pp. 63-82.

BRAMATI, Alberto, « Les répétitions entre lexique, grammaire et stylistique. La traduction en italien d‟Apprendre à finir de Laurent Mauvignier », Septet, 5, 2013, pp. 495-511.

BRAMATI, Alberto, « Recréer un style dans une autre langue. Quelques réflexions sur la difficulté d‟évaluer une traduction », Repères-Dorif, in Traduction, médiation, interprétation, volet n.1, 2013, http://www.dorif.it/ezine/ezine_articles.php?art_id=64 (consulté le 17 février 2021).

BRAMATI, Alberto, « « Structure » et « distance » des éléments répétés : deux critères qui influencent l‟acceptabilité des répétitions dans les traductions du français à l‟italien », Répères-Dorif, 13, 2017, http://www.dorif.it/ezine/ezine_articles.php?art_id=356 (consulté le 17 février 2021).

BRAMATI, Alberto, Le trappole del francese. Una grammatica per i traduttori dal francese all’italiano, Milano : Raffaello Cortina Editore, 2019.

BUITKUVIENÉ, Karolina, « Strategies for Translating Lexical Repetition in Contemporary Novels for Teenagers », Kalbų studijos / Studies about Languages, 20, 2012, pp.109-117.

CHE SUH, Joseph, « Compounding Issues on the Translation of Drama/Theatre Texts », Meta, 47 (1), 2002, pp. 51-57.

COHEN, Daniel, « Liliane Atlan et les ambiguïtés d‟une réception », Voix Plurielles, 4 (1), 2007, https://doi.org/10.26522/vp.v4i1.500 (consulté le 16 février 2021).

DARBELNET, Jean-Paul, VINAY, Jean-Paul, Stylistique comparée du français et de l’anglais, Paris : Didier, 1977 (nouvelle édition revue et corrigée).

107

DE CREMOUX, Anne, « Pratique de l‟interprétation, pratique de la traduction : le cas de la Comédie Ancienne et l‟exemple des "noms parlants" », Methodos, 13, 2013, https://journals.openedition.org/methodos/2984#tocto1n2 (consulté le 7 février 2021).

DENGLER GASSIN, Robert, « Théâtre et traduction », dans Félix Fernandez, Leandro, Ortega Arjonilla, Emilio (éds.), Lecciones de teoría y práctica de la traducción, Málaga : Universidad de Málaga, 1997, pp. 65-76.

ECO, Umberto, Dire quasi la stessa cosa. Esperienze di traduzione, Milano : Bompiani, 2016 (6e éd.).

ELAM, Keir, The Semiotics of Theatre and Drama, London, New York : Taylor & Francis, 2000 (2e éd.).

EDWARDS, Michael, « Translation and Repetition », Translation and Literature, 6 (1), 1997, pp. 48-65.

FÓNAGY, Ivan, La ripetizione creativa. Ridondanze espressive nell’opera poetica, Bari : Dedalo, 1982.

FRÉDÉRIC, Madeleine, La répétition. Étude linguistique et rhétorique, Tübingen : Max Niemeyer Verlag, 1985.

GARDES-TAMINE, Joëlle, La stylistique, Paris : Colin, 1992.

GEAT, Marina, Lingua e senso: problemi di traduzione letteraria dal francese all’italiano, Soveria Mannelli : Rubbettino, 2009.

GRECO, Giovanni, « Attori e personaggi sulla scena del tradurre », Rivista Tradurre: pratiche, teorie, strumenti, 5, 2013, https://rivistatradurre.it/il-teatro-della-traduzione/ (consulté le 1 janvier 2021).

GREY, Bennison, « Repetition in Oral Literature », The Journal of American Folklore, 84 (333), 1971, pp. 289-303.

GUIDÈRE, Mathieu, Introduction à la traductologie, Louvain : De Boeck, 2016 (3e éd.).

108

HALE, Terry, UPTON, Carole-Ann, « Introduction », dans Upton, Carole-Ann (éd.), Moving Target: Theatre Translation and Cultural Relocation, Manchester : St. Jerome Publishing, 2000, pp. 1-13.

KEMERTELIDZE, Nino, MANJAVIDZE, Tamar, « Stylistic Repetitions, its Peculiarities and Types in Modern English », European Scientific Journal, 9 (10), 2013, https://doi.org/10.19044/esj.2013.v9n10p%25p (consulté le 14 septembre 2020).

KLINGBERG, Göte, Children’s Fiction in the Hands of the Translator, Lund : CWK Gleerup, 1986.

KUNDERA, Milan, Les testaments trahis, Paris : Gallimard, 1993.

LECUIT, Emeline, MAUREL, Denis, VITAS, Duško, « La traduction des noms propres : une étude en corpus », Corpus, 10, 2011, pp. 201-218.

LIEBOWITZ KNAPP, Bettina, Liliane Atlan, Amsterdam : Rodopi, 1988.

LÜTHI, Max, La fiaba popolare europea. Forma e natura, Milano : Mursia, 1992.

LUZI, Mario, « Sulla traduzione teatrale », Testo a fronte, 3, 1990, pp. 97-101.

MARTINET, Hanne, « Les noms propres dans la traduction littéraire », Meta, 27 (4), 1982, pp. 392-400.

MAZZOCCHI DOGLIO, Mariangela, « I fantasmi della realtà nella scrittura di Liliane Atlan », Altre Modernità : Rivista di studi letterari e culturali, 1, 2014, pp. 40-47.

MENGALDO, Pier Vincenzo, La vendetta è il racconto. Testimonianze e riflessioni sulla Shoah, Torino : Bollati Boringhieri, 2007.

METZIDAKIS, Stamos, Repetition and Semiotics: Interpreting Prose Poems, Birmingham, Alabama : Summa Publications, 1986.

MORALY, Yehuda, « Liliane Atlan‟s Un opéra pour Terezin », dans Schumacher, Claude (éd.), Staging : The Shoah in Drama and Performance, Cambridge : Cambridge University Press, 1998, pp. 169-83.

109

MORGANROTH SCHNEIDER, Judith, « Liliane Atlan: Jewish Difference in Postmodern French Writing », Symposium: A Quarterly Journal in Modern Literature, 43 (4), 1989, pp. 274-83.

MORTARA GARAVELLI, Bice, Manuale di retorica, Milano : Bompiani, 1995 (9e éd.).

OITTINEN, Riitta, Translating for Children, New York : Garland, 2000.

OORE, Irène, « Portes et louanges : Les passants de Liliane Atlan », LittéRéalité, 4 (2), 1992, pp. 29-37.

PRAK-DERRINGTON, Emmanuelle, « Traduire ou ne pas traduire les répétitions », Nouveaux Cahiers d’Allemand : Revue de linguistique et de didactique, 29 (3), 2011, pp. 293-305.

RACCANELLO, Manuela, « Tradurre la ripetizione », dans Benelli, Graziano, Tonini, Giampaolo (éds.), Studi in ricordo di Carmen Sánchez Montero, vol. 2, Trieste : EUT, 2006, pp. 379-400.

REGATTIN, Fabio, « Théâtre et traduction : un aperçu du débat théorique », L’Annuaire théâtral, 36, 2004, pp. 156-171.

REGATTIN, Fabio, « Traduire des théâtres : stratégies, formes, Skopos », Repères- Dorif, in Traduction, médiation, interprétation, volet n.2, 2014, http://www.dorif.it/ezine/ezine_articles.php?art_id=164 (consulté le 17 février 2021).

ROSMARIN, Leonard, Liliane Atlan ou la quête de la forme divine, Toronto : Édition du Gref, 2004.

YENDT, Maurice (éd.), Pourquoi j’écris du théâtre pour les jeunes spectateurs, Morlanwelz : Lansman, 2005.

ZUBER-SKERRITT, Ortrun, « Towards a Typology of Literary Translation: Drama Translation Science », Meta, 33 (4), 1988, pp. 485-90.

110

Sitographie

« Bernard Kühl A Propos de Liliane Atlan », novembre 2014, https://www.lilianeatlan.com/family-biography (consulté le 25 janvier 2021).

CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales), « Lexicographie », https://www.cnrtl.fr/definition/ (consulté le 10 février 2021).

Dictionnaire Le Robert [en ligne], https://dictionnaire.lerobert.com/ (consulté le 10 février 2021).

EDEN, Viviane, « Hidden Beauty », The Jerusalem Post, 22 décembre 1989, https://advance.lexis.com/api/document?collection=news&id=urn:contentItem:3SJC- 93W0-002T-32RT-00000-00&context=1516831 (consulté le 10 février 2021).

« Entretien avec Liliane Atlan : Réflexions sur l‟Écriture », https://www.lilianeatlan.com/radio-interviews-french (consulté le 3 février 2021).

HENRIOT, Émile, « Le Dernier des Justes, d‟André Schwartz-Bart : roman- documentaire puissant sur l‟antisémitisme », Le Monde, 4 novembre 1959, https://www.lemonde.fr/archives/article/1959/11/04/le-dernier-des-juristes-d-andre- schwarz-bart_2166926_1819218.html (consulté le 20 janvier 2021).

KÉCHICHIAN, Patrick, « André Schwartz-Bart, écrivain », Le Monde, 2 octobre 2006, https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2006/10/02/andre-schwarz-bart- ecrivain_819090_3382.html (consulté le 20 janvier 2021).

L’internaute, « Dictionnaire français », https://www.linternaute.fr/dictionnaire/fr/ (consulté le 10 février 2021).

« Mise en voix », https://www.editionstheatrales.fr/pedagogique/mot/la-mise-en-voix (consulté le 3 février 2021).

MORGANROTH SCHNEIDER, Judith, « Liliane Atlan », The Encyclopedia of Jewish Women, https://jwa.org/encyclopedia/article/atlan-liliane (consulté le 9 février 2021).

Vocabolario Treccani [en ligne], https://www.treccani.it/vocabolario/ (consulté le 10 février 2021).

111

Liliane Atlan

Mi chiamo No

Un’opera teatrale per una persona adulta e degli adolescenti

1

I PERSONAGGI PRINCIPALI

NO ADULTA, sulla cinquantina.

PICCOLA NO: è la stessa persona, ma ha soltanto quattordici o quindici anni.

DIO FA MALE IL SUO LAVORO, FACCIO IO: il padre.

IO MUOIO: la madre.

RIMBORSATEMI: la nonna.

SÌ, SÌSÌ, SÌNÒ, NONÒ: le sorelle, e

SARÒ IO A CREARMI: colui che diventerà loro fratello.

PARLO DA SOLA MA NON SONO PAZZA: la bambinaia.

UOMINI, NO GRAZIE: la cuoca.

CI PENSO IO, SMARRITO, FACCIO SCAPPARE I RAGAZZI, STO ZITTO E INTASCO, ecc: gli psichiatri.

SOGNATORE IPERSENSIBILE, IPERSENSIBILE 2, IPERSENSIBILE 3, CREDO ALLE FIABE, HO IL CUORE TENERO E LO NASCONDO, SO TUTTO E SONO INFELICE, SCOPRIRÒ IL SEGRETO DELLA VITA, ecc: i Sognatori.

Se si riduce il numero degli attori a 8, ci saranno 3 ragazzi e 5 ragazze. Se lo si riduce a 15, i ragazzi saranno 6 e le ragazze 9. Possono essercene di più o di meno, ma nella stessa proporzione. Ad eccezione della luce del giorno che muore, il cui ritmo è componente intrinseca della parola, non c’è bisogno di alcuno scenario.

Quando si passa da una porta all’altra, SÌ suona al piano i suoi valzer preferiti di Chopin.

2

In esergo allo spettacolo

NO ADULTA va e viene nella sua abitazione mentre la luce del giorno si fa più debole. Improvvisamente, si ferma. Lei si sente dire:

“Sono e non sarò più. A parte questo, credo nei miracoli.”

3

Prima porta e primo encomio

NO ADULTA è di fronte al pubblico, non vede nessuno.

NO ADULTA Alla luce del giorno che muore, dipingo la mia vita. Quelli che l’hanno attraversata. Quel che riaffiora quando la memoria si indebolisce. Per dipingere, persino con la parola, bisogna prima vedere. E io, stasera, vedo soltanto delle porte. Quelle della mia casa, aperte, ma su corridoi vuoti. Mi spiego: nessuno oltre a me ci vive. Quelle delle nostre case, dove venivano a trovarci gli amici. Quella dove ti ho lasciato. Non voglio nemmeno ricordarmi il tuo nome. Non hai più voce, né volto. Come una cicatrice, non scompari, ma non fai più male. Il deserto più pericoloso è quello che diventiamo. Le persone che abbiamo amato non possono più ritornare, nemmeno nel pensiero e, se tornano, non possono né respirare, né restare. Forse è per questo che alla luce dei miei occhi, che avevo scavato per poter amare, e al mio cuore, a cui ho impedito la tortura del battito, si mostrano soltanto delle porte. Fame – della carne – del cuore – dell’anima. Non è una novità. Sono seduta per terra, su un pianerottolo, appoggiata ad una porta. È buio. Ho nove o dieci anni. Mi hanno messa in castigo: stono e li infastidisco. All’improvviso, non respiro più. I miei amici cantano. Attraverso la porta, il loro canto mi raggiunge – non mi piaceva ma, messa in disparte, alla giusta distanza, ne colgo la bellezza apparente e nascosta, e mi piace. È di nuovo la fine del giorno nella mia casa vuota. Parlo da lontano e non vedo nessuno. “L’indifferenza fa bene al lavoro”, dice Arikha. Chiamo lavoro questa passione di dipingere, con la parola, degli esseri, perché rivivano, alla giusta distanza – quella che rivelerà la loro bellezza apparente e la loro bellezza nascosta.

4

Seconda porta e secondo encomio

NO ADULTA In una ricca casa di Marsiglia, alla fine di una guerra, una ragazza si lascia morire di fame. Ha quattordici anni, o quindici. Si chiama NO, di nome, MA NE USCIRÒ, di cognome.

Appare PICCOLA NO.

NO ADULTA Va al liceo, studia con rabbia, cammina forsennata su e giù per i calanchi, ma da qualche mese non mangia più, le si vedono le ossa, comincia a perdere la memoria.

Appare LA FAMIGLIA, vicino a PICCOLA NO. Con loro la bambinaia, PARLO DA SOLA. LA SERVITÙ li segue da vicino.

LA FAMIGLIA Pranzi e cene sono una vera tortura.

NO ADULTA IO, VIVO, la domestica – ha una gamba di legno, non indossa le mutande e se ne vanta – passa i piatti. La madre, IO MUOIO, il padre, DIO FA MALE IL SUO LAVORO, FACCIO IO, le quattro sorelle, SÌ, SÌNÒ, NONÒ, SÌSÌ, fanno finta di non vedere quando NO si serve.

SÌNÒ NO mette due o tre pezzettini di qualcosa nel piatto. Li taglia e li ritaglia in centinaia di piccoli pezzi. Non li tocca.

SÌNÒ, SÌ Ognuno si concentra sul proprio piatto, sulla forchetta, sul boccone di carne o la patatina fritta che sta per masticare, tutti fanno come se NO non esistesse. Ma tutti guardano NO, e soffrono.

PICCOLA NO Anch’io soffro, della sofferenza di mio padre, delle mie sorelle, di mia madre. Mangerei perché non soffrissero più, se potessi.

IO MUOIO Ma insomma!…

NO ADULTA … si trattiene perché DIO FA MALE IL SUO LAVORO le lancia un’occhiata, devono aver deciso di provare a tacere, dietro consiglio del Dottor CI PENSO IO …

RIMBORSATEMI Ma come puoi privarti del cibo? RIMBORSATEMI, mi spetta, non sono forse la Signora MA NE USCIRÒ, che vive in centro a Montpellier, sono venuta fin qui, ho fatto il sacrificio di chiudere il negozio per aiutare DIO FA MALE e IO MUOIO a farti mangiare. 5

DIO FA MALE IL SUO LAVORO È così bello mangiare.

NO ADULTA UOMINI, NO GRAZIE, la cuoca, viene in sala da pranzo a dar man forte.

UOMINI, NO GRAZIE Mia PICCOLA NO, voi che siete così intelligente, dovreste capirlo: un motore ha bisogno di benzina. Vi ho preparato delle frittelle.

NO ADULTA La sola che non abbia detto niente a tavola è PARLO DA SOLA MA NON SONO PAZZA, la bambinaia che si occupa delle piccole, SÌNÒ, NONÒ e SÌSÌ. Aspetta il momento in cui NO uscirà di casa per andare al liceo, rimane sul vano della porta, offre a NO una fettina di pane imburrato. NO vorrebbe farle piacere. Non ce la fa. PARLO DA SOLA non dice niente, ha le lacrime agli occhi, resta un momento sul vano della porta con la sua fettina di pane, sperando che NO torni sui suoi passi per prenderla.

PICCOLA NO Dopo lezione, compro del cioccolato, lo mangio di corsa perché non si veda, perché non esista.

NO ADULTA Alla luce degli anni, NO, invecchiata, capisce improvvisamente quanto quello di PARLO DA SOLA fosse un affetto intelligente. PARLO DA SOLA compirà fra qualche giorno ottantacinque anni. È ancora in gamba, sa godersi la vita, benché viva da sola. Con il poco denaro che le resta, NO le invia – per telex – dei fiori. Dei fiori per dire – senza parole – con molto ritardo: Grazie.

6

Terza porta e terzo encomio

TUTTI, tranne PICCOLA NO Lo stato di salute di NO si aggrava.

SÌ Persino la sua amica, MI FARÒ VENIRE LA TISI, si preoccupa.

MI FARÒ VENIRE LA TISI, in visita È un bene che NO sia pelle e ossa, quasi trasparente: i grandi poeti hanno sempre sofferto di gravi malattie, perciò, per diventare poeti, bisogna prima di tutto ammalarsi, ecco perché, in pieno inverno, dormo per terra, nuda. Ma NO non riesce più a tradurre l’Odissea. Non riesce più a leggere. Lei, che si vuole solo mente, pensa soltanto a non mangiare. Conta, riconta, impazzita, quel che ha ingoiato: un sacco di pane cioè, più o meno, una briciola.

PICCOLA NO No, tre. Una al mattino, una a mezzogiorno, una la sera. Ne ho la nausea.

MI FARÒ VENIRE LA TISI Le recito una poesia, disperata al punto giusto, di un poeta affermato, ma NO non ascolta. Si ricorda che, oltre al pane, ha mangiato dei cioccolatini.

PICCOLA NO Ripieni. Otto. No, dodici. Forse sedici. Li ho rubati dalla libreria del salotto. Perché mia madre li nasconde là? Non ha nessun rispetto per i libri?

L’ospite si è eclissata.

NO ADULTA Non ha nessun rispetto per i libri, urla NO, dentro di sé, il che le provoca un vortice di rabbia, una crisi di nervi brutale di cui nessuno comprende la ragione. Diciamolo: questa ragazza delicata, sensibile, ultimamente si è messa ad inscenare delle crisi di nervi spettacolari, incontenibili.

PARLO DA SOLA Le due piccole, NONÒ e SÌSÌ, scappano in giardino, se fa freddo si chiudono nella stanza dei giochi, la signora si rimette a morire: chiude tutte le tende della sua camera, si seppellisce nel buio, nel letto, una benda sulla fronte, e comincia a gemere.

NO ADULTA Quella donna è un’artista del lamento. Il suo piagnisteo, forsennato, ritmato, accusatorio, fa tremare la casa, ti impedisce di vivere.

SÌ Nella loro camera, accanto a quella della madre, NO non riesce a calmarsi, la faccio ragionare. Sono la sorella più grande. Io, SÌ, sono la sola a sopportare NO.

7

NO ADULTA NO le vorrebbe bene se non fosse, in tutto il suo essere, un sì senza riserve a tutto ciò che lei invece rifiuta.

SÌNÒ SÌ è bella e, soprattutto, ha voglia di amare.

SÌ Sistemo il vestito rosso per andare a ballare.

PICCOLA NO Soffro per il ballo e il vestito, di una sofferenza tale che grido, di nuovo in maniera esagerata.

NO ADULTA SÌNÒ, più tardi, le dirà di come avesse paura di lei – glielo dirà quando sua figlia avrà bisogno di cure. Ci sono dei momenti così dolorosi che la storia non sembra poter continuare. Vedo NO girata di schiena, seduta a letto, esasperata, e la figlia di SÌNÒ, NOETTA, trent’anni più tardi, seduta allo stesso modo sul letto di un ospedale psichiatrico, dove NO l’ha portata. SÌNÒ e NO, in tacchi alti, gridano sulla terra umida del parco di SÌNÒ, gridano contro la madre, morta da tempo. Gridano come due bambine, invecchiate ma comunque bambine, gridano contro la madre che le ha mutilate, per sempre, con la sua malinconia. Lei stessa è guarita solo sul letto di morte. La vegliamo, nella camera fredda di una clinica, l’ultima di una lunga serie. All’improvviso – è morta solo da qualche ora – eccola bianca, distesa, bambina, invasa da qualcosa che bisogna chiamare col suo nome: “felicità”. Una felicità più forte di lei, più forte della sua storia, che viene infine a vincere la sua lunga e testarda e folle resistenza. Perfino sotto il lenzuolo bianco il suo corpo risplende, di una felicità sovrana che la rende bella. E indimenticabile.

8

Quarta porta e quarto encomio

NO ADULTA osserva i cambiamenti di luce.

NO ADULTA La luce del giorno che muore è la più bella. Si concede con generosità a quel che ama, quando il resto è già scomparso.

PICCOLA NO è sola. La famiglia è scomparsa.

NO ADULTA All’improvviso vedo – invece delle persone a me più care – la Sorvegliante del liceo Mongrand, entra in classe, ansimando, e interrompe la lezione.

LA SORVEGLIANTE La Signora Preside vuol vedere immediatamente la Signorina NO MA NE USCIRÒ. Di sicuro non per farvi i complimenti, il trimestre è appena iniziato.

PICCOLA NO Il volto della Signora Preside non è uno di quelli che rimangono impressi. Quel che risalta è il suo grigiore. La sua pelle, la sua voce, le sue mani, le sue parole, sono grigie.

LA PRESIDE Vi ho chiesto di venire … Vorrei … I vostri genitori mi hanno chiesto …

PICCOLA NO Ecco. Sempre la stessa storia. Si metterà ad urlare, come gli altri: Perché non mangiate? Volete uccidere di dolore i vostri genitori? Volete uccidere voi stessa? Ecc …?

NO ADULTA Ma la Signora Preside non prosegue oltre. Ha la raffinatezza delle persone nate tra i libri, nutrite dal pensiero, dalla poesia.

LA PRESIDE Mia cara, siamo tutti molto preoccupati per voi.

PICCOLA NO Invoca la necessità di mangiare per avere la forza di studiare, la necessità di mangiare persino per studiare.

NO ADULTA Quel che mette in pericolo la vita di NO, lei non lo vede. NO glielo vorrebbe dire, ma quella donna vive nella sua biblioteca senza accorgersi che attorno tutto brucia, di un fuoco che lascia interi gli alberi, il cielo, che consuma le persone, un fuoco che viene dal cuore, contro il quale persino i libri … 9

LA PRESIDE Non so che dirvi.

NO ADULTA NO si ricorda di lei con tenerezza quarant’anni più tardi, si ricorda della dolcezza preziosa, cieca, di una donna che aveva rinchiuso la propria vita nello splendore dei libri.

10

Quinta porta e quinto encomio

PICCOLA NO si è spostata nella direzione in cui il sole tramonta. Riappare la famiglia.

SÌ, gridando per tutta la casa SARÒ IO A CREARMI viene qui stasera!

NO ADULTA SARÒ IO A CREARMI ha diciannove anni ed è tornato da Auschwitz. Lì ha perso il padre, la madre, la sorella. Appena entra in casa, IO MUOIO e RIMBORSATEMI lo sfamano, lo rimpinzano. Più tardi mi racconterà, ridendo, di quella volta delle pere.

SARÒ IO A CREARMI Tua nonna me ne aveva data una, ho avuto la malaugurata idea di dirle che era buona. Ha creduto che mi piacessero, che non potessi vivere senza, ogni volta che venivo, per farmi piacere, me ne dava almeno quattro!

NO ADULTA E tu le mangiavi?

SARÒ IO A CREARMI Per farle piacere! Ma, da quella volta, non ne ho toccata più una!

NO ADULTA Perciò, non appena arriva, IO MUOIO prega UOMINI, NO GRAZIE di preparare le sue specialità, in quantità enormi, perché il ragazzo porti a casa gli avanzi. RIMBORSATEMI si affretta a venire, con le sue deliziose marmellate, il vino appena bevibile, lo fa lei stessa, i fichi e l’uva della campagna, tutto quel che può portare, il meglio del repertorio.

IO MUOIO Il ragazzo ha sofferto la fame, non possiamo restituirgli la famiglia, non possiamo guarirlo da quel che ha vissuto, ma possiamo rimetterlo in forma, viziarlo, coccolarlo, amarlo.

NO ADULTA E LE SUE SORELLE Quando lo adotteremo, ci terrà a mantenere il cognome E NE USCIRÒ. Non che disprezzi il “MA”. Vuole rendere omaggio al padre, alla madre, alla sorella, scomparsi nel vento.

SARÒ IO A CREARMI SÌ mi rasserena, NO mi ascolta. Io ho bisogno di raccontare, lei ha bisogno di ascoltarmi. Camminiamo, in riva al lago o sui prati, tutta l’estate. Passo le giornate a raccontare, lei le passa ad ascoltarmi.

11

PICCOLA NO Mi racconta del rancio, del treno, della canzone, del kapò, del barattolo di conserva, delle risate, del pericolo di essere uccisi ad ogni istante, delle lunghe marce, delle porte – entrare al campo? Non entrare? Se sbagliavi, eri morto – la corda, racconta di come, quella volta della corda, sia stato, sì, un superuomo.

NO ADULTA Molti anni dopo, ci aggiungerà la ragazza, la ferita nascosta ma sempre viva.

SARÒ IO A CREARMI Quando vedo un essere umano, me lo immagino lì, mi chiedo chi sarebbe in quel luogo. Sarebbe come noi, una bestia, al momento del rancio. I professori più illustri, i dottori più magnanimi, i più ferventi rabbini, gli uomini più raffinati diventavano, in pochi secondi, al momento della zuppa, delle bestie - selvagge – a dir poco.

NO ADULTA La voce con cui racconta, più tardi la perderà, si addolcirà, rimarrà latente, come un fuoco abituatosi a restare nascosto.

PICCOLA NO La sera grido, in segreto: “Dio com’è triste il suono del corno in fondo ai boschi!”, tutte le poesie che conosco e che amo, come se la poesia potesse qualcosa dopo questi racconti.

NO ADULTA All’epoca delle passeggiate in riva al lago o sui prati, NO mangia ancora. Mangia molto. Mangia, come SARÒ IO A CREARMI, i piatti deliziosi che la famiglia si ingegna nel moltiplicare. E, non più della poesia, il cibo non riesce a guarirla dai racconti di colui che diventerà suo fratello.

PICCOLA NO Lui, invece, ama mangiare, ama raccontare, ama ridere, ama amare.

NO ADULTA Ben più tardi, nella casa bianca e piena di vita che lui stesso ha ideato, racconta a colei che da tempo chiama sorella.

SARÒ IO A CREARMI Ad Auschwitz, avevo un amico. Era un massone. Un giorno mi ha detto: “Ascoltami bene. Dio è ovunque. Anche in te. Se vuoi davvero qualcosa, se lo desideri con tutta la forza divina che è in te, lo otterrai, perché tu sei parte di Dio”. Volevo vivere, lo volevo davvero, mi sono detto: Sarò io a crearmi e ne uscirò, perché sono parte di Dio.

NO ADULTA Da quel momento, ogni volta che è in pericolo di vita, ricrea se stesso. E vive.

12

Sesta porta e sesto encomio

NO ADULTA contempla la luce del giorno che muore illuminando la famiglia.

NO ADULTA È qui, a Marsiglia, ha lasciato il sanatorio per venire a trovare NO.

LA FAMIGLIA

È venuto per dirle …

SARÒ IO A CREARMI Ascoltami bene: Niente è più bello che vivere. Io, io te lo posso dire, niente è più bello che vivere.

PICCOLA NO Ci credo perché è a lui a dirlo: Niente è più bello che vivere. Ma io non posso. Io non posso.

NO ADULTA Il Dottor CI PENSO IO le prescrive delle punture, le parla del crollo che ha avuto alle undici …

PICCOLA NO Parla e crede di dire qualcosa. In ogni caso, alla fine, gli viene un’idea.

CI PENSO IO Mia cara, nello stato in cui siete, credo sarebbe nel vostro interesse … separarvi … per un po’ di tempo, dalla vostra famiglia, voglio dire, andare in Svizzera, in una … clinica.

PICCOLA NO E i miei studi?

CI PENSO IO Nello stato in cui siete …

PICCOLA NO Io studio, signore.

CI PENSO IO Beh, studierete anche lì.

PICCOLA NO E mi sento leggera, contenta, me ne vado, IO MUOIO mi prepara la valigia, lì avrò degli amici, studierò, creerò la mia vita, potrò dire, con tutto il cuore, assieme a SARÒ IO A CREARMI: Niente è più bello, più importante che vivere.

13

Settima porta e settimo encomio

La luce illumina PICCOLA NO e DIO FA MALE IL SUO LAVORO, FACCIO IO.

NO ADULTA DIO FA MALE IL SUO LAVORO, FACCIO IO accompagna la figlia a Prangins, in Svizzera. Fanno due passi nel bosco, vicino alla stazione, mentre aspettano la coincidenza. DIO FA MALE è nervoso, parla, come se potesse ancora trovare le parole che guariscano la figlia, che le evitino il ricovero. NO non lo sente, non è riuscita a seguirlo, è livida. Lui se ne accorge. Grida. Lei aggrava la sua sofferenza, qualunque cosa dica, allora non dice più niente.

Improvvisamente, crede di parlare a voce alta, ma la sua bocca è chiusa.

PICCOLA NO Se non fossi mio padre, potresti aiutarmi, come hai aiutato SARÒ IO A CREARMI.

NO ADULTA SARÒ IO A CREARMI glielo ha raccontato, racconta spesso di come lui e DIO FA MALE si siano incontrati, e aiutati.

SARÒ IO A CREARMI Facevo la fame in una camera d’albergo, a Parigi. Era una situazione talmente ridicola, morire di fame, dopo essere stati liberati. Ma rifiutavo l’aiuto dei comitati. Sono sopravvissuto grazie alla forza di volontà. Una volontà sovrumana, divina. Non voglio mendicare. Dovevano solamente darmi ciò che mi spettava. Evidentemente, a loro quest’idea non è venuta. Ma tuo padre è venuto. È venuto, in una schifosa camera d’albergo, ad aiutare un ragazzo orgoglioso che non conosceva. Mi ha guardato. Per la prima volta dopo anni, un essere umano mi guardava, come si guarda un essere umano. Ha pianto. Mi ha parlato di lui. Si è scusato perché soffriva per la sofferenza degli altri, al punto di avere bisogno, per se stesso, egoisticamente, di aiutarli. Ho capito che lo avrei aiutato, lui, DIO FA MALE IL SUO LAVORO MA NE USCIRÒ, accettando il suo aiuto. Ben più tardi, quando è morto DIO FA MALE, ho detto alle mie sorelle: È grazie a lui se non sono diventato pazzo. La certezza che un uomo come lui potesse esistere, questo mi ha guarito dall’odio, questo mi ha permesso di rispondere ad Auschwitz scegliendo la felicità.

14

Ottava porta e ottavo encomio

La luce scende a illuminare la sala da pranzo della clinica di Prangins.

NO ADULTA Non appena arrivano il Primario, il Dottor PRIMA I SOLDI, di nome, DISTURBATO, di cognome, invita a cena il Signore e la Signorina MA NE USCIRÒ. Rivedo la lunga tavola ovale, una famiglia involontaria e come invertebrata, guidata e intrattenuta da un palo vivente, alto, massiccio, bianco in punta: sono i capelli del medico di turno, il Dottor SMARRITO, di nome, PERICOLO, di cognome. Anche DIO FA MALE, stasera, non mangia.

DIO FA MALE Osservo le persone con cui vivrà mia figlia. Non sembrano così disturbate, nemmeno pericolose, ma il Dottor SMARRITO le sorveglia.

NO ADULTA Sarà la stessa apparente bonarietà, la stessa artificiosa disinvoltura, un po’ di lusso in meno, trent’anni più tardi. NOETTA non mangia. I malati le chiedono perché, insistono perché mangi, soprattutto il tipo che si sbrodola con la carne. Dopo pranzo, NO e NOETTA escono nel parco. Evitano i malati. Si siedono, NOETTA è così fragile, così debole. E tutta vestita in nero. Dice che qui sta bene, che vuole restare, che vuole andarsene. NO le ripete, per l’ennesima volta: Qui starai bene. Il Dottor FACCIO SCAPPARE I RAGAZZI sa come parlarti. Il parco è bello, potrai respirare. Se vuoi andartene, puoi farlo, le porte sono aperte, e hai dei soldi con te. Ma, ti prego, resta almeno una settimana. Vengo a trovarti la prossima settimana. NO sta per salire sulla navetta dell’ospedale. Nota lo sguardo di NOETTA. Rivede suo padre, quando l’ha lasciata, a Prangins.

DIO FA MALE Qui starai bene. Il Dottor SMARRITO non sembra male, saprà come parlarti. Il parco è splendido, hai visto il lago? I cerbiatti? Potrai respirare. Il mese prossimo vengo a trovarti.

NO ADULTA La navetta è partita, NOETTA le fa un piccolo cenno, sembra un uccellino, lei, abituata al lusso, vivere qui, in questo … con questa … NO vorrebbe scendere, poi si ricorda, NOETTA ci è quasi riuscita la notte scorsa, ha davvero bisogno di cure, solo i dottori possono aiutarla. Allora, in treno, poi a casa, non piange, non pensa. Ha freddo. 15

Un freddo cane. Rivede suo padre. Prova quel che lui prova lasciandola. Non può lasciarla in quel posto, con dei matti veri, va a riprenderla, ma ha davvero bisogno di cure. Solo i dottori possono aiutarla. È morto da tanti anni e la sua sofferenza è ancora palpabile. A volte il dolore è così forte da diventare indistruttibile. La storia non può continuare. Ma la storia continua, e forse è questo il più nobile encomio.

16

Nona porta e nono encomio

La luce del giorno che muore illumina PICCOLA NO, rinchiusa nella sua stanza a Prangins.

NO ADULTA La camera di NO si trova nel castello – è lì che alloggiano i convalescenti, le hanno detto prima di rinchiuderla.

PICCOLA NO Dal mio letto, vedo la porta. Non c’è la maniglia. Ma posso suonare un campanello. Vedo dalla finestra gli alberi centenari, grossi, spessi, si diffondono migliaia e migliaia di canti, come osano cantare gli uccelli? Mi accorgo che la finestra non ha la maniglia. Ma c’è uno specchio. Mi guardo, nuda, ogni mattina. Troppa carne. Non si vedono bene le costole. Ogni mattina, mi peso con lo sguardo, la conclusione non cambia: ancora troppa carne. Verso le undici, il Dottor SMARRITO bussa alla porta. Entra. Si siede. Mi guarda.

IL DOTTOR SMARRITO, con gentilezza. È vostra madre che volete uccidere? Vostro padre? Entrambi?

PICCOLA NO resta in silenzio.

Ho capito. È vostra sorella. Piccola mia, i crimini che non commettiamo, li possiamo confessare. Se li confessiamo, la smettono di torturarci.

PICCOLA NO Tornerà domani, stesso copione. Tenterà coi libri: un trattato di morale, di Gobineau, I nutrimenti terrestri, di Gide. Ecco quel che trattengo: “Famiglie! Vi odio!” Mi annoio così tanto che alla fine mi metto ad aspettare le portate. Non tocco cibo. Una volta alla settimana, mi pesano. Così posso fare una breve passeggiata nei corridoi. Dopodiché il Dottor SMARRITO torna a parlarmi dei crimini. Un giorno, perde le staffe.

IL DOTTOR SMARRITO Il vostro silenzio è un’arma terribile.

17

NO ADULTA IL Dottor SMARRITO ha un colpo di genio: la Signorina SE POTESSI, MI CONCEDEREI IL LUSSO DI AMMALARMI. Come NO, anche lei sogna di scrivere. Scrive ogni notte, nello chalet dei pericolosi, dove l’hanno messa. Durante il giorno si deve occupare di questa ragazza che si è messa ad uccidere tutti smettendo di mangiare.

SE POTESSI Prendiamo il sole in veranda, facciamo due passi all’aperto, andiamo nel salone, in riva al lago.

PICCOLA NO La Signorina SE POTESSI mi racconta quel che sa sui pazienti che incrociamo.

PICCOLA NO, SE POTESSI Per due future scrittrici, questa clinica è una miniera d’oro.

PICCOLA NO Vedi la signora che ha le guance grasse e che parla in modo confuso, è la nipote di Verhaeren, non l’ha letto, si è specializzata in malinconia.

SE POTESSI Quella lì col vestito in seta nero, insaccata, pallidissima, mondana, ostinata nel voler piacere, persino alle sedie, è un po’ gobba a causa dei maialini rosa che si sono abituati a viverle nello stomaco - durante il giorno se ne stanno tranquilli ma, la notte, ci chiama in continuazione. Le diamo un placebo, per calmarli.

PICCOLA NO C’è quel bel giovanotto inglese, bruno, con gli occhi verdi. È chinato in avanti. Perché non dice mai niente?

SE POTESSI Soffre ancora per le schegge di granata che si è beccato in testa, durante la guerra.

PICCOLA NO E la guardia del papa, rigida, muta, assente?

SE POTESSI Ogni giorno che passa esiste un po’ di meno, è ciò che vuole.

PICCOLA NO E quella ragazza dolce e bella, paralizzata nel lato destro?

SE POTESSI Un matrimonio finito male. Metà di lei non cammina più. Può permetterselo, perché è ricca. Io, devo lavorare.

18

PICCOLA NO Da dove viene questa musica così bella, così triste?

SE POTESSI È la Principessa. Vive sopra di voi.

PICCOLA NO Di cosa soffre?

SE POTESSI Dei suoi eredi. Il Dottor PRIMA I SOLDI è loro complice.

PICCOLA NO Volete dire che non è malata?

SE POTESSI Lo sta diventando. Le lasciano la musica.

PICCOLA NO La notte, mi capita di svegliarmi. Sento della urla di dolore, interminabili.

SE POTESSI È un attore rinchiuso nella stanza accanto alla vostra, nel reparto d’emergenza.

PICCOLA NO Non lo sento più. È già guarito? La Signorina SE POTESSI abbassa lo sguardo. Capisco che non è guarito, ma che l’hanno trasferito.

SE POTESSI Alla malattia di NO si aggiunge la sofferenza per gli sconosciuti che la circondano, per i quali non può fare nulla.

PICCOLA NO A meno che un giorno io non diventi un medico …

SE POTESSI Per fare della vostra incompetenza un metodo e un mestiere?

PICCOLA NO La sua spontaneità mi conquista. Io e la Signorina SE POTESSI diventiamo subito amiche.

Silenzio.

SE POTESSI NO, vostro fratello e vostro padre sono venuti a trovarvi.

19

SARÒ IO A CREARMI, ridendo Ma non sei così magra! Accanto a noi, al campo, saresti sembrata persino cicciottella!

Scompaiono.

SE POTESSI Non vi siete nemmeno accorta che se ne sono andati.

PICCOLA NO Voi mi mettete all’ingrasso. Che cosa fate per farmi ingrassare?

SE POTESSI Aggiungo un po’ di zucchero alla banana del mattino. È un ordine del Dottor SMARRITO. Non posso ingannarvi. Ma, quei pochi grammi, potreste perderli se facessimo delle passeggiate.

PICCOLA NO Cominciano le uscite forzate: al parco, in campagna. La campagna svizzera, calma, esasperante, eccetto per il colore patetico del cielo quando il sole scompare. La più noiosa, la più estenuante, è stata la giornata alle catacombe di Losanna. È arrivato un nuovo paziente, VOGLIO DEL VELENO, non sembra star male, scherza, senza però perdere la sua aura di malato grave.

SE POTESSI È andato a letto con sua sorella, si fa di morfina.

NO ADULTA Non va ancora di moda.

SE POTESSI Abita nello chalet di campagna.

PICCOLA NO Ci andiamo spesso, a prendere il the. Sono contenta di mettermi a tavola. Vedrò da lontano VOGLIO DEL VELENO, fingerò un’aria disperata per sedurlo, da lontano, nel salone.

NO ADULTA È grazie alle uscite al cinema che riuscirà ad avvicinarlo. Una piccola compagnia fragile, instabile, si riunisce i martedì sera.

PICCOLA NO La Principessa, languida, bellissima, dice delle parole di circostanza. Quello che la distingue, non è il fatto che sia straniera, ma il fatto che veda gli altri. Un’attrice di cinema dai capelli di leonessa fuma più sigarette alla volta, parla o, piuttosto, geme in una lingua tutta sua che nessuno può comprendere. Ma il linguaggio dei suoi occhi è chiaro: Aiutatemi, ancora pochi secondi e sarà troppo tardi.

20

NO ADULTA VOGLIO DEL VELENO, il Don Giovanni dei martedì sera, racconta in confidenza a NO, con voce sorda, carezzevole.

VOGLIO DEL VELENO C’è un principe in viaggio. Si è perso. Cammina. Cammina. Vede una casa. Illuminata. Entra. Nulla. Soltanto un lungo corridoio senza porte. Percorre il corridoio che, all’ultimo, dà su un altro corridoio, anch’esso senza porte. Percorre fino alla fine il secondo corridoio che, all’ultimo, dà su un altro corridoio, anch’esso senza porte. Trova una scalinata o, meglio, una scala, rigida. Sale. Sale. Arriva ad un altro corridoio, senza porte, che dà su un corridoio senza porte, che dà su un corridoio senza porte. Ma lì, nell’ultimo corridoio, c’è un tavolino rotondo. E sul tavolino … Gli si spezza la voce. Si controlla e conclude, seccamente: Sul tavolino, c’è del veronal. Non lo tocca. Vuole scendere ma la scala è sparita. Non c’è più nulla, solo il tavolo e, sul tavolo, una pastiglia. E un bicchiere d’acqua. Li prende.

PICCOLA NO SE POTESSI perde la testa …

SE POTESSI NO, che ne pensate, vorrebbe che andassi a letto con lui, ma sono fidanzata, dice che così guarirebbe, il mio fidanzato è lontano, a far la guerra in Indocina, ne ha ancora per tre anni, se guarisse davvero, cosa dite, ci sto?

NO ADULTA Gli occhi di NO – due coltelli neri – rispondono: Mia povera Signorina SE POTESSI, siete soltanto una SÌ.

Silenzio.

SE POTESSI L’abbiamo fatto! Lui è …! Ma sua moglie, è lei che gli fa del male, arriva stasera.

PICCOLA NO E la sciocca piange. La nuova idea di questi signori, o dell’infermiera che gli va dietro, è il canotaggio. In compagnia di un giovane schizofrenico inglese ricoperto d’acne. Per dimagrire, remo. All’improvviso, il rumore dell’acqua nel silenzio apre in me una porta. Lì dentro, da qualche parte, si nasconde un’allegria involontaria, inalterabile. L’infermiera prova a far nascere una storiella. Mi dispiace. Non mangio, ma sto bene. Quando avrò tempo per innamorarmi, non sarà di un giovanotto butterato con le calze a fisarmonica.

PARLO DA SOLA NO si presenta agli esami di maturità, a Marsiglia, accompagnata dalla Signorina SE POTESSI. 21

Questa giovane donna si presenta bene, chi sospetterebbe del suo ruolo? Accompagna NO fino alla porta, e la riprende all’uscita.

PICCOLA NO Sono riuscita a rispondere, ma il legno dei banchi mi faceva male alle ossa. A casa non è cambiato niente. SE POTESSI fa colpo, perciò la rimpinzano. Ci prende parecchio gusto, il che la rende esasperante. SÌ starnazza, sovreccitata, si fidanzerà presto, non parla d’altro che di vestiti alla moda e del suo fidanzato. A IO MUOIO, quella donna ossessionata dalla pulizia, finisce sempre dell’olio sul mento quando mangia l’insalata. In quanto a DIO FA MALE, la sua sofferenza lo rende intollerabile.

SE POTESSI Andiamo al mare.

PICCOLA NO Il riflesso della luce sul mare risveglia per un momento questa fonte interiore di gioia irragionevole. Poi, a casa, si spegne.

SE POTESSI NO si è diplomata e ha avuto una ricaduta. Il Dottor SMARRITO non ha più esitazioni. Via con l’insulina.

PICCOLA NO La mia prima poesia, la scrivo in una stanza in cui la porta e la finestra non hanno maniglie. Si chiama “Rabbia”. Mio padre è venuto a trovarmi, gliela faccio leggere, protesta – senza urlare – non riesce più ad urlare.

DIO FA MALE Perché “Rabbia”? Perché non una poesia d’amore?

PICCOLA NO Siamo in agosto, è un giorno di festa nazionale in Svizzera, diamo un ballo nel salone. Non balla nessuno. Le sedie sono appoggiate alle pareti, ad una certa distanza le une dalle altre. All’improvviso, la nipote di Verhaeren grida, fuori di sé, un’infermiera vestita a festa la porta via, con molto riguardo.

NO ADULTA Tutto compreso nella nota spese.

SE POTESSI NO è riuscita a cucire un portamonete in cuoio.

22

NO ADULTA È l’unica a non vedervi un motivo d’orgoglio. Prova pietà per le cerbiatte che a volte sbucano nei viali. Anche loro rientrano nella nota spese.

PICCOLA NO SE POTESSI mi ha invitata da lei, vuole mostrarmi la foto del fidanzato, leggermi la sua ultima lettera. Così vado da lei, nello chalet dei pericolosi. Ad ogni piano, sento delle grida e vedo delle catene.

NO ADULTA Dice di no a tutto, ma non perché sia pazza, né perché voglia morire, e nemmeno per restare intrappolata in una sterile rivolta. È nata per qualcos’altro. Che cosa, lei non lo sa.

PICCOLA NO, al Dottor SMARRITO Me ne vado.

IL DOTTORE Ma se manca poco che … non riuscirete mai …

PICCOLA NO Non è a voi che lo prometto. Mangerò. E me ne vado.

NO ADULTA NO ritornerà, ben più tardi, per mostrare da fuori il parco e il castello al marito, SCOPRIRÒ IL SEGRETO DELLA VITA. Certi luoghi sono dei buchi neri. Non se ne ricava nulla di buono. L’unico encomio possibile è esserne usciti.

23

Decima porta e decimo encomio

PICCOLA NO ha raggiunto la famiglia, si è spostata nella direzione in cui il sole tramonta.

PICCOLA NO Non sono riuscita a mantenere la mia promessa, il mio corpo si è rifiutato.

PARLO DA SOLA Nella cerimoniosa sala da pranzo di un grande hotel a Parigi, i camerieri in divisa passano i piatti, NO non riesce a servirsi, nessuno fiata perché sta morendo, lei stessa se ne rende conto.

TUTTI Evitiamo di guardarci.

PARLO DA SOLA La cena è un supplizio, peggio del solito.

NO ADULTA NO non è più accecata dalla rabbia. Vede i suoi genitori. Sua madre, ancora giovane, così bella, in lutto per la seconda figlia, quella che si è messa ad odiarla. Suo padre, d’una bontà eccessiva, morbosa, già leggendaria, che non ha potuto impedirle di morire. SÌ, vestita in rosso, la sua bellezza ribelle. E le piccole, per anni ha dimenticato di parlarci, di conoscerle.

PARLO DA SOLA Per distendere gli animi, un amico di suo padre, CREDO ALLE FIABE, di nome, MI BATTO PERCHÉ SI AVVERINO, di cognome, comincia a raccontare.

SÌ Parla della scuola in cui insegna, Io studio su due fronti: l’avvenire, l’arcaico. Porta il nome del giovane che l’ha ideata, quando era alla macchia, prima che lo uccidessero.

CREDO ALLE FIABE IO STUDIO SU DUE FRONTI sognava una scuola di altissimo livello, in cui si studiasse il pensiero contemporaneo, ma anche il nostro pensiero tradizionale ed arcaico. Abbiamo fatto saltare in aria un treno, IO STUDIO è stato ucciso, io mi sono ferito alla colonna vertebrale, sono rimasto a letto per sei mesi, ho deciso che avrei fondato la scuola una volta finita la guerra. Sono già passati tre anni. Ogni anno, una ventina tra ragazzi e ragazze – li scelgo tra i migliori del nostro movimento – vengono da ogni parte della Francia e dell’Africa per studiare, per riflettere assieme. Vogliamo rispondere alla guerra inventando una nuova maniera di vivere. Quando saremo forti, cambieremo il mondo.

SÌ Usa parole semplici. Due enormi rughe gli segnano le guance, si accentuano quando sorride, le avrà incise a forza di sorridere.

24

PICCOLA NO Lo noto, anche se mi sforzo di non alzare lo sguardo dal piatto.

NO ADULTA Sembra testarda, insensibile, ma le sue parole le mandano il cuore in subbuglio.

SÌ Dopo cena, CREDO ALLE FIABE propone a me e NO di andare a visitare la scuola. Io accetto.

PICCOLA NO Venire a vederla, no. Ma se poteste accogliermi …

CREDO ALLE FIABE Allora la accompagno, in macchina, fin davanti allo studio del Dottor STO ZITTO E INTASCO, le parlo, a lungo.

NO ADULTA STO ZITTO E INTASCO fa accomodare PICCOLA NO nello studio ovattato. Lei si allunga sul lettino, in silenzio. CREDO ALLE FIABE l’ha avvertita, nonostante il tempo consacrato agli studi, è la vita in casa ad avere la precedenza. E NO si spaventa, non perché debba lavare i piatti o fare le pulizie, né perché debba mangiare, ma perché non potrà dedicare tutto il suo tempo agli studi. Ha già scordato che ha dovuto interromperli, perché sta morendo.

PICCOLA NO, alzandosi Me ne vado a Io studio. Tornerò a trovarvi ogni tanto per far contento mio padre. Sorpresa dalla mia decisione, trovo la forza di camminare fino all’albergo. (Alla madre) Domani me ne vado, a Io studio.

IO MUOIO Torni per pranzo?

PICCOLA NO Ti ho detto che me ne vado.

IO MUOIO Ma, angelo mio, una ragazza se ne va di casa soltanto per sposarsi!

NO ADULTA Al dolore che le provoca l’odio della figlia, si aggiunge adesso la vergogna nel lasciarla partire per un motivo che non sia il matrimonio. IO MUOIO, che continua a sacrificarsi e a farlo notare, preferisce, insiste, preferisce scontare la vergogna che piangere la morte della figlia. Per ringraziarla, NO la chiamerà MAMMA al momento di partire.

25

Appaiono alcune SOGNATRICI

PICCOLA NO, unendosi a loro Arrivo a Io studio la sera. Per quanto io detesti il lusso, noto lo squallore delle aule, la sporcizia delle sedie, il colore incerto delle pareti. A casa, IO MUOIO si alza la notte per rimuovere, con un po’ di cotone, anche le macchie invisibili. Mi stendo sul letto che mi hanno preparato. All’improvviso qualcuno mi parla, sottovoce.

NYLON Mi chiamo NYLON, vengo da Nizza, e tu?

PICCOLA NO Mi chiamo NO, vengo da … Parigi

NYLON Volevo entrare alla scuola da tempo, ma sono io che do una mano a mia madre coi soldi, a casa siamo in otto, mio padre è stato deportato, non volevo lasciarla sola, è stata lei a dirmi: Vai, figlia mia. I tuoi fratelli, per crescere, hanno bisogno di un ideale.

PICCOLA NO È da tanto che non mangio, qui non sarei riuscita a venirci da sola, mi hanno dovuta portare, ma non morirò, l’ideale di cui parli, non morirò senza avervi aiutato a trovarlo.

NO ADULTA Allora, calmatesi, si addormentano.

PICCOLA NO SOGNATORE IPERSENSIBILE scoppia a ridere non appena mi vede. A tavola siamo seduti l’una di fronte all’altro. Il tavolo, a ferro di cavallo, è carico di enormi pagnotte, scodelle di caffelatte, piatti di porridge. Attorno, stanno ammassati ragazzi e ragazze chiassosi e affamati.

SOGNATORE IPERSENSIBILE Non vuoi il latte? Neanche il pane? Ho capito! Sei venuta a Io studio per lanciare una nuova moda, l’arte di schioccare le ossa! Come ti chiami?

PICCOLA NO NO.

SOGNATORE IPERSENSIBILE È un nome da principessa. Io mi chiamo SOGNATORE IPERSENSIBILE. Anche lui. Anche lui. Come forse saprai, siamo degli idealisti. I capi. L’élite. Ma l’élite ha peccato. Siamo tutti dei miserabili. Abbiamo fatto dei figli senza sposarci. Stanno là, con le nutrici, sparpagliati per il paese. Non appena abbiamo un momento libero, corriamo a giocare con loro. CREDO ALLE FIABE ci ha accolti per rigenerarci.

26

PICCOLA NO SOGNATORE IPERSENSIBILE 2 e SOGNATORE IPERSENSIBILE 3 confermano. Fanno una faccia da tragedia. Il che non impedisce loro di chiedere il bis. Hanno già divorato diversi panini.

SOGNATORE IPERSENSIBILE Forza, Principessa, non essere triste. Siamo uomini virtuosi. Ti abbiamo presa in giro.

PICCOLA NO Scoppio a ridere e mando giù, senza accorgermene, un bel pezzo di pane.

SOGNATORE IPERSENSIBILE Sbrigati, SO TUTTO E SONO INFELICE ci aspetta in classe.

NO ADULTA NO lo riconosce. Era venuto a casa sua, a Montpellier, poco dopo la fine della guerra. Il camion che guidava era saltato in aria. Teneva il braccio destro a mo’ di sciarpa, sognava, sulla terrazza di DIO FA MALE, da cui si vedeva il mare. Aveva chiesto a NO se avessero un disco di musica andalusa, sentiva il bisogno di ascoltarla, era romantico, scriveva poesie. Non aveva detto di sapere tutto. Non lo sapeva. È a Io studio che se ne è reso conto. È entrato da studente e si è messo ad insegnare. Sorride, l’ha riconosciuta, il suo sguardo dice: Tu sei la sola a sapere che scrivo poesie, e io sono il solo a sapere che eri una ragazzina cicciottella, innamorata della vita.

I TRE SOGNATORI Una volta alla settimana, l’autista di suo padre, BEVO DUE BOTTIGLIE AL GIORNO, viene a prenderla. Parcheggia davanti all’ingresso e aspetta. La macchina nera!

STO ZITTO E INTASCO Mi guarda appena, si stende sul divano, racconta: Venerdì scorso, poco prima dello Shabbat, è arrivata una nuova. Non appena ci siamo viste, in bagno, siamo scoppiate a ridere. Indossavamo lo stesso maglione giallo, la stessa gonna marrone, tutte e due pelle e ossa, e tutte e due ci chiamiamo NO. NO di Rabat e NO di Montpellier. Siamo subito diventate come sorelle. Abbiamo chiesto di stare in camera assieme. Ce l’hanno concesso. Attraverso la porta, ascoltiamo vivere i nostri due vicini, PARLO TANTO E HO MOLTO FASCINO e NON SONO UN GENIO MA NON LO SO. NO di Rabat è innamorata pazza di PARLO TANTO.

PICCOLA NO Al termine della solita costosissima seduta, BEVO DUE BOTTIGLIE AL GIORNO mi riporta a Io studio.

STO ZITTO E INTASCO La settimana successiva, grazie a NO, ho l’onore di ascoltare una lezione di SO TUTTO.

PICCOLA NO Così è nato il mondo … Perché Dio l’ha creato? A questa domanda, persino SO TUTTO non sa rispondere. 27

Ma ci spiega in maniera luminosa come, ogni sera, il Creatore ripercorresse soddisfatto le proprie azioni. In seguito alla comparsa dell’uomo si è dovuto fermare. SO TUTTO ci spiega perché. Ci avrebbe insegnato a percepire i battiti del Suo pensiero. NON SONO UN GENIO MA NON LO SO conclude: Non fa una piega. Se Dio ci ha creati davvero! SO TUTTO E SONO INFELICE sbatte la porta. Sentiamo soltanto i suoi passi furiosi nei corridoi. “Persino i passi di un Maestro ci insegnano qualcosa” commenta NON MI SPOSO.

Silenzio.

STO ZITTO E INTASCO SO TUTTO sta male, annuncia NO, prima ancora di stendersi sul lettino. Non esce di casa. NON SONO UN GENIO e NON MI SPOSO presidiano giorno e notte la porta del suo appartamento. Quando va al bagno lo scortano, sperando di ricevere da lui un ultimo insegnamento, il segreto dei segreti - ha detto loro che lo conosce - non può morire senza averglielo rivelato! Dà loro in pasto uno o due versetti di difficile interpretazione, poi torna alla sua sofferenza. (A PICCOLA NO) Non mi dite più niente di voi …

PICCOLA NO Mmh … Potrei raccontarvi di quando ho fatto vergognare IO MUOIO. Trovo questa tuta in soffitta, troppo grande per me, sudicia, penso sia splendida, la indosso e, così conciata, vado a trovare i miei genitori con NO da Rabat – sono ancora “accampati” al Continental – alla reception mi guardano come se fossi uscita da una fogna, si trattengono perché mio padre sgancia grosse mance. Mia madre, non appena mi riconosce, grida, non si è nemmeno accorta che ho messo su peso. Signore, qui non ci tornerò più. Quello di cui ho bisogno, l’ho trovato a Io studio: un ideale, un pensiero, degli amici.

STO ZITTO E INTASCO, mentre la accompagna Mi rimpiangerete.

Silenzio.

PICCOLA NO Tremo. Di paura. Di rabbia. Mio padre sta arrivando. Che vergogna!

UNA SOGNATRICE NO da Rabat la compatisce, ma sarà la prima a tradire, si farà incantare da DIO FA MALE.

I SOGNATORI È appena arrivato e piace già a tutti.

PICCOLA NO Fa il suo spettacolo sulle scale, ride, ridono tutti, persino io! Prima di andare, mi dice: Questi quattro fanno al caso tuo: SOGNATORE IPERSENSIBILE, PRENDO IL SOLE, SCOPRIRÒ IL SEGRETO DELLA VITA.

28

NO ADULTA Chi era il quarto? Non ricordo.

I Sognatori e le Sognatrici sono in piena luce.

NO ADULTA, guardandoli. La luce del giorno che muore, prima di spegnersi, fa splendere per sempre quel che tocca. La nostra casa non c’è più ma, alla luce del cuore, scintilla come una regina. Rivedo noi, in piedi nei corridoi, notti intere trascorse a fare e rifare il mondo.

I SOGNATORI, LE SOGNATRICI Spunta il giorno e litighiamo: Il tuo ospedale è solo un guazzabuglio! La tua città ideale è una prigione!

PICCOLA NO NON MI SPOSO, tremendamente realista, conclude: Abbiamo rifatto il mondo e non funziona.

I SOGNATORI, LE SOGNATRICI Il nostro spettacolo si chiamerà Gli uomini abbandonati.

Ognuno parla come se si trovasse da solo al centro di una folla compatta, ignorato dagli altri, ignorandoli.

Immergo la mano in una pasta immaginaria e non riesco a ritirarla. Taglio un blocco di pietra immaginario e non riesco a staccarmene. Mi piego come un albero e non riesco a raddrizzarmi. Analizzo la situazione per renderla accettabile, ma le mie labbra non si muovono. E le parole non escono. Non riesco più a camminare. Mi trovo a Prangins.

PICCOLA NO Solo allora lo vedo, SCOPRIRÒ IL SEGRETO DELLA VITA. Ci accompagna al pianoforte nella nostra follia. È bello come il nome che porta. Sono innamorata di SOGNATORE IPERSENSIBILE, ma SCOPRIRÒ IL SEGRETO DELLA VITA mi segue dappertutto. Mi parla della felicità. Ride sempre e mi sembra un pazzo. Sostiene che viviamo per essere felici. Non eri in Europa durante la guerra.

SCOPRIRÒ IL SEGRETO DELLA VITA E allora?

PICCOLA NO Un giorno, mi dice che ha male al ginocchio. Vuol dire che è innamorato di me.

29

NO ADULTA A quei tempi, capivo il linguaggio delle ossa.

SCOPRIRÒ IL SEGRETO DELLA VITA Una sera siamo entrambi di servizio ad una festa. Ci sono così tanti invitati che dobbiamo lavare i piatti man mano che li serviamo. Nella stanzetta che fa da cucina, NO lava i piatti, io li asciugo, canto per lei i canti del Seder.

PICCOLA NO Stasera non elabora teorie sulla felicità. È bello e vulnerabile. E io ho paura.

I SOGNATORI, LE SOGNATRICI Dopo cena facciamo una passeggiata, andiamo fino al lago, ci sediamo su una panchina.

PICCOLA NO, SCOPRIRÒ IL SEGRETO DELLA VITA Ci siamo fidanzati senza rendercene conto.

PICCOLA NO Vado a trovare i miei genitori nella loro nuova casa o, meglio, nel loro nuovo palazzo.

PARLO DA SOLA La signora muore ogni giorno di più.

PICCOLA NO Mi chiedo perché mia madre sia infelice. Alla fine trovo il coraggio di dirle: Mamma, mi sono fidanzata. Si chiama SCOPRIRÒ IL SEGRETO DELLA VITA.

SÌ, SÌNÒ, NONÒ, SÌSÌ Le sarte le girano attorno armate di spilli, NO è in piedi, il vestito in pizzo non è ancora finito, legge un libro di logica, dice che la disturbiamo, l’esame sarà il giorno dopo le nozze.

PARLO DA SOLA DIO FA MALE mostra con orgoglio a NO e SCOPRIRÒ l’appartamento che ha comprato per loro, arredato …

PICCOLA NO Devo scegliere il colore delle tende, altre cose inutili, davvero, per colpa del matrimonio sto perdendo un sacco di tempo.

SÌ CREDO ALLE FIABE e sua moglie, HO IL CUORE TENERO E LO NASCONDO, arrivano dal kibbutz per le nozze! 30

HO IL CUORE TENERO, ben più tardi, ancora meravigliata, a NO ADULTA Tuo padre ci aveva pagato, oltre al viaggio, un’automobile. L’aveva noleggiata per un mese intero!

NO ADULTA Sai perché CREDO ALLE FIABE era venuto a cena da noi al Continental?

HO IL CUORE TENERO Ci aveva chiamati il Rabbino MI PIACE CAMMINARE. Stavi morendo, tuo padre lo aveva supplicato di aiutarlo. Ha pensato a noi.

NO ADULTA Conoscevate mio padre?

HO IL CUORE TENERO Non ci siamo mai incontrati, ma ci ha aiutato durante la guerra.

NO ADULTA Perciò non è stata la filosofia di SO TUTTO E SONO INFELICE a salvarmi, ma quelle persone che si aiutavano tra loro, per poter poi aiutare gli altri. Non riesco a proseguire. Piango. Piango DIO FA MALE, MI PIACE CAMMINARE, CREDO ALLE FIABE, uomini che attenuavano l’orrore delle cose per il solo fatto di esistere. Li vedo. Quasi vivi. Assenti. Mi controllo, per trasmetterne il ricordo.

Silenzio.

HO IL CUORE TENERO e CREDO ALLE FIABE corrono al municipio, il loro aereo ha avuto un ritardo, arrivano comunque in tempo, per lo scandalo.

IL SINDACO DEL 16O DISTRETTO, decorato, panciuto, il tono al tempo stesso meccanico e solenne SCOPRIRÒ IL SEGRETO DELLA VITA, di nome, PRETENZIOSO E SUPERIORE, di cognome, vuoi tu prendere NO, LOUNA …

PICCOLA NO e SCOPRIRÒ si mettono a ridere.

IL SINDACO Signore, signorina, il matrimonio è una cosa seria. Signorina NO, LOUNA …

PICCOLA NO e SCOPRIRÒ non riescono più a smettere di ridere. Il Sindaco sta per far loro un discorsetto ma DIO FA MALE scatta in piedi, come un leone.

31

DIO FA MALE Signor Sindaco, i miei ragazzi lo sanno meglio di voi, il matrimonio è una cosa sacra, il vero matrimonio, quello che celebreremo domenica a Io studio, col Rabbino MI PIACE CAMMINARE!

LA FAMIGLIA, che fatica a trattenere le risate Il Sindaco, viola di rabbia, non esplode pensando alla busta che hanno lasciato quei maleducati.

NO ADULTA NO scrive in camera sua. Tutta la notte. Appunti sul matrimonio.

LA FAMIGLIA Alla scuola, la famiglia si riunisce nell’appartamento di SO TUTTO, lo ha prestato loro per il grande giorno.

PICCOLA NO Ho messo il vestito da sposa, lo mostro.

DIO FA MALE, in preda ad una collera dolorosa Perfino il giorno del suo matrimonio, mia figlia è spettinata!

LA FAMIGLIA Veloce, due spilli qui, tre là, e la massa ribelle dei capelli sta ferma, coperta dal velo.

PICCOLA NO Sembra un travestimento.

NO ADULTA RIMBORSATEMI è arrivata da Montpellier per le nozze della nipote. Le fa l’occhiolino, la prende da parte: NOINA …

PICCOLA NO Che bel nomignolo! L’ennesima trovata di famiglia!

RIMBORSATEMI Ascoltami bene. Tu discendi da una stirpe di principi. A Salonicco, eravamo principi tra i principi. Dei MA NE USCIRÒ e, per di più, SOTTO L’INSEGNA DELL’UNITÀ. Tuo marito dovrebbe lavarti i piedi.

NO ADULTA E NO, nel suo abito in pizzo, sembra davvero una principessa mentre scende, lentamente, i due piani di quelle scale così sobrie e leggendarie, testimoni di tanti amori. Suo padre, raggiante di felicità, le prende il braccio e le due piccole, NONÒ e SÌSÌ, tengono lo strascico in seta bianca. Un centinaio di amici la aspettano ai piedi della scalinata, lungo i corridoi, nel salone, attorno alla roupa dove SCOPRIRÒ IL SEGRETO DELLA VITA attende la fidanzata.

32

I SOGNATORI, LE SOGNATRICI Eccola. Attraversa il salone, con il corteo al seguito, tutti cantano, finché lei non si siede sotto la roupa.

PICCOLA NO, SCOPRIRÒ Il Rabbino MI PIACE CAMMINARE celebra le nozze.

PICCOLA NO, NO ADULTA È un uomo modesto. Non ama i grandi discorsi. Gli basta risplendere.

PICCOLA NO Mi sembra un miracolo. Come tutti ho un ideale, un marito, degli amici e, soprattutto, la corona della roupa.

PICCOLA NO, SCOPRIRÒ IL SEGRETO DELLA VITA Si dice che al di sopra degli esseri puri voli una corona, come un uccello, e che sia l’anima delle loro anime.

NO ADULTA Dopo pranzo, CREDO ALLE FIABE ci confessa di credere alle fiabe, a patto che ci si batta perché si avverino. Lui, DIO FA MALE e il Rabbino MI PIACE CAMMINARE si sono davvero battuti per salvare NO. La rivedo, nel suo abito in pizzo, seduta all’ombra degli alberi del parco. I ragazzi cantano, danzano, e le girano attorno sette volte, come da tradizione. Ne ho scordato il significato.

I SOGNATORI, LE SOGNATRICI NO e SCOPRIRÒ IL SEGRETO DELLA VITA resteranno sposati a lungo, metteranno al mondo PICCOLA SCOPRIRÒ e PICCOLO SÌ, per tutti saranno la coppia ideale, anche dopo la separazione.

Scompaiono, come assorbiti dalla luce del sole al tramonto.

NO ADULTA, di nuovo sola Come NO riuscirà a dire no alla follia e alla morte è una lunga storia, che non si è ancora conclusa. Di nuovo, vedo soltanto delle porte.

La luce segue il suo corso, senza illuminare nessuno.

NO ADULTA Fame – della carne – del cuore – della mente – dell’anima. Mi sono avvelenata, senza saperlo, con il verderame della mia scrittura.

33

LE VOCI DI SÌ, DI NONÒ Ma come hai fatto?

NO ADULTA Mi annoiavo. Ho messo un po’ di cose in pentola.

La voce di SÌ Vieni a riposarti da me in campagna.

NO ADULTA Guido senza guardare la strada e, per miracolo, arrivo a Dangers.

Riappare SÌ, più vicina al punto in cui il sole tramonterà.

SÌ Accolgo mia sorella, la rimetto in forze.

SÌ, NO ADULTA Chiacchieriamo, a notte fonda. La nostra amicizia è preziosa. È nata il giorno in cui è morta nostra madre.

NO ADULTA Ha ripreso le forze da quando ho iniziato a dire sì. Sì alla carne, al vino, agli amanti – PICCOLA LUCE TENUTA SEGRETA – GIORNO DI FESTA – MEGLIO DI NIENTE – RUOTA DI SCORTA – registravo i loro passaggi come si leggono i contatori. I PASSANTI, il nome di un popolo che attraversava le epoche e gli imperi. Qualunque avversità vivessero, si risvegliavano per dire: Noi siamo nati per qualcos’altro, non siamo soltanto il nome generico degli amanti di una donna che si è messa – così lei crede – a vivere. Fame, dell’anima, della mente, del cuore e, per concludere, della carne stessa.

Guarda il giorno morire nel giardino della sorella. Il giorno muore, lentamente. Mi meraviglio per la bellezza degli alberi, del cielo, dei fiori, per l’odore della terra, di essere ancora viva. Ruoto col sole attorno alla casa. Osservo i cambiamenti della luce, sento, nel luogo in cui mi trovo, il movimento precario e sovrano che chiamiamo universo.

SARÒ IO A CREARMI l’ha raggiunta. Si abbracciano. Silenzio.

SARÒ IO A CREARMI Eravamo fratello e sorella prima di sposarci. Ora non lo siamo più.

NO ADULTA Lo siamo di nuovo, ma ci vorrà del tempo perché impariamo di nuovo a parlarci. 34

Silenzio.

Sei invecchiato: hai le rughe, i capelli bianchi. E tu non sei invecchiata: la tua forza interiore e nascosta è rimasta la stessa. Intatta.

SARÒ IO A CREARMI Soffro del dolore dei morti ammazzati, in questo momento. Non ho dimenticato lo sterminio del mio popolo, della mia famiglia. Ecco perché sento, nella carne, il dolore delle vittime dei genocidi, in questo momento. Facciamo due passi.

NO ADULTA Eccoci lì a camminare, come un tempo, lui mi parla.

SARÒ IO A CREARMI Non sono più abituato, la gente non sopporta tutto questo. L’uomo è prima di tutto un animale, non dobbiamo dimenticarlo. Ad Auschwitz, il mio migliore amico mi ha offerto la sua razione di pane. Non la volevo prendere. Il pane, era la vita. Mi ha detto: Prendilo. Io sto morendo. Tu vivrai e racconterai. Ho raccontato, qualcosa a tuo padre, qualcosa a mia moglie. Ma a te più che agli altri.

NO ADULTA A me!

SARÒ IO A CREARMI A te.

Silenzio.

Ai miei figli, non ho potuto. LEGGERA non lo sopporta. LEGGERA non lo sopporta.

NO ADULTA, di nuovo sola Aiutami a trovare le parole per raccontare ai tuoi figli. Mi sono bloccata. I tuoi racconti, li ho dimenticati. Hanno nutrito tutti i miei libri e, nonostante questo, li ho dimenticati. Li ho dimenticati come si dimentica la propria infanzia, la propria storia, come abbiamo bisogno di ignorare il codice che ci rende vivi. E stanno lì, come è viva la memoria, nel più piccolo atomo di tutti noi. Ecco la Corda.

35

La voce di SARÒ IO A CREARMI, quella che aveva al rientro dai campi Alla fine, hanno evacuato i campi. Dovevamo camminare, eravamo quasi nudi, era inverno, c’era la neve. Alcuni di noi portavano ai piedi soltanto dei pezzi di cartone. Quaranta chilometri al giorno, a piedi. Senza mangiare. Se cadevi, ti abbattevano. Stavo per cadere. Alcuni compagni mi hanno circondato, sostenuto, portato. Camminavano, ed io dormivo in piedi in mezzo a loro. Poi arrivava il tuo turno di camminare e portare un compagno. Là, potevano ucciderti per un pezzo di pane, e potevano portarti sulla neve quando non avevi più la forza per avanzare. Sì, ho visto che cos’è un uomo. Una bestia selvaggia e feroce e, all’improvviso, un amico. Un amico e, all’improvviso, una bestia selvaggia e feroce. Camminavamo sui moribondi, sui morti. Ci siamo dovuti fermare. Selezione. Due S.S. tendono una corda. Se la salti, sei vivo. Se la tocchi, sei morto. È il mio turno. Salto. Non hanno visto. Bisogna ripetere. Non ho più le forze. Al campo, la notte, al posto di dormire, ricaricavo la mia volontà di vivere. Lì ho soltanto un minuto, uno solo, non posso farcela. Ma ce l’ho fatta. Ho saltato. È un qualcosa di sovrumano, ti giuro, di sovrumano. Ne vado fiero. Davvero. Ne vado fiero.

NO ADULTA Mi rivolgo a LEGGERO, a LEGGERA. Non c’è niente che assomigli alla testimonianza di vostro padre, SARÒ IO A CREARMI. È qualcosa di unico. Come un cristallo che contiene in sé ogni cosa - la distruzione - la creazione - la volontà divina che tutto attraversa. Perché affidare questa storia a una ragazzina confusa, che così poco aveva sofferto durante la guerra? Spesso ho pensato che ti ho fatto del male parlandotene, mi ripeteva mio fratello. Non sono nata per me stessa. L’ho capito da poco. Già da bambina ero disarmata contro la tristezza. Mi rendo conto che è stata una fortuna. Perché, altrimenti, avrei dimenticato subito la tua storia. Forse non l’avrei nemmeno ascoltata. Non avrei messo nelle parole tutta la mia passione: le parole danno la vita, l’eternità. Grazie alla malattia della figlia, stupito dalla sua guarigione, DIO FA MALE, per molti anni, ha donato i soldi necessari perché Io Studio continuasse ad esistere. Grazie a questo, l’anima e il pensiero di un popolo dimezzato sono potuti rivivere. Si dice che davanti ai buchi neri si formi un disco, che vi giri attorno senza cadervi, ma senza potersene staccare. Lo sa che forse, nel suo incessante vorticare, manda un segnale agli altri? Che li aiuta a non cadere? NON SONO NATA PER ME STESSA, ormai mi chiamo così, come forse molti altri. Allora, il dolore diventa encomio.

36