Skén&graphie Coulisses des arts du spectacle et des scènes émergentes

3 | Automne 2015 Les écritures dramatiques & la radio

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/skenegraphie/1102 DOI : 10.4000/skenegraphie.1102 ISSN : 2553-1875

Éditeur Presses universitaires de Franche-Comté

Édition imprimée Date de publication : 1 octobre 2015 ISBN : 978-2-84867-537-4 ISSN : 1150-594X

Référence électronique Skén&graphie, 3 | Automne 2015, « Les écritures dramatiques & la radio » [En ligne], mis en ligne le 01 décembre 2016, consulté le 26 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/skenegraphie/ 1102 ; DOI : https://doi.org/10.4000/skenegraphie.1102

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Presses universitaires de Franche-Comté 1

SOMMAIRE

Écriture dramatique et radio Éditorial Pascal Lécroart et Julia Peslier

Carnet critique

Le Dieu vivant de Cita et Suzanne Malard : radio-reportage de la Passion Contribution à l’histoire du théâtre radiophonique d’avant-guerre en et en Pologne Jarosław Cymerman et Witold Wołowski

Monsieur X… ou les années d’apprentissage d’André Hodeir Pierre Fargeton

Entretien avec David Christoffel Propos recueillis par Julie Trenque David Christoffel et Julie Trenque

Le théâtre radiophonique de René de Obaldia ou la radio comme outil idéal au service des avant-gardes Susanne Becker

Le Radiodramma expérimental : Protocolli d’Edoardo Sanguineti — In un luogo imprecisato de Giorgio Manganelli Stéphane Hervé

Nathalie Sarraute : du roman au théâtre en passant par la radio Joëlle Chambon

La Blessure de l’Ange de Patrick Kermann Du poème-partition radiophonique à la réalisation scénique Béatrice Dernis

Jean-Luc Lagarce et la mise en voix radiophonique Justine Colom

Faire entendre les voix du théâtre contemporain Entrevue avec trois acteurs de la fiction théâtrale à , propos recueillis par Pauline Bouchet Pauline Bouchet

Cahier photographique

Autour de Kabaret Warszawski de Krzyzstof Warlikowski et de La Blessure de l’Ange de Patrick Kermann Photographies de spectacles Magda Hueckel et Christophe Loiseau

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Carnet de la création

Monsieur X…, 35 ans, compositeur Extraits, texte établi par Pierre Fargeton André Hodeir

Carnet des spectacles et des professionnels

Chroniques de spectacles

Le plateau, asile ou contre-utopie ? À propos de Kabaret Warszawski de Krzyzstof Warlikowski Jérémie Majorel et Romain Piana

Fautes d’impression de Laurence Sendrowicz Zoé Schweitzer

Portrait de compagnie

Un espace pour entendre Autour de deux installations sonores et vidéo de Vincent Lacoste Romain Piana

Histoire du théâtre et des revues

Autour du théâtre universitaire Aurélie Guillain

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Écriture dramatique et radio Éditorial

Pascal Lécroart et Julia Peslier

Écriture dramatique et radio

« Que de ressources dans le drame radiophonique ! Voici un concert entre les âmes, un engagement intelligible entre les volontés, qui se présente à nous dans l’absolu, dégagé de la grossière agitation des corps et des gestes. », Paul Claudel1

1 Le couple formé par théâtre et radio est aussi bien une évidence qu’une absurdité : évidence factuelle puisque, depuis ses débuts, la radio n’a cessé de tisser les liens les plus divers avec le théâtre ; absurdité théorique puisque, par définition, le théâtre s’adresse d’abord à la vue, est spectacle par nature. Appuyons notre propos sur les cas limites antagonistes : on a pu voir se développer des formes de spectacles entièrement mimiques et visuelles. On ignore en revanche, au moins jusqu’au XXe siècle, des formes de représentations qui auraient d’emblée plongé le public dans l’obscurité pour n’en faire que des auditeurs.

2 Cette asymétrie sensorielle constitutive du théâtre, précisément parce qu’elle permet d’emblée à la radio de se situer sur un autre plan, n’a pu que favoriser échanges et relations. Lorsque, au début des années 1930, le cinéma devient parlant tandis que la radio se développe et se démocratise, le rapport du théâtre à ces deux nouveaux médias ne peut être le même : le cinéma est aussitôt le rival, le successeur potentiel même qui ne tarde pas à s’approprier des branches théâtrales bientôt déclinantes, comme le théâtre de boulevard à sujet social, voire historique. Le théâtre devra réagir : comme on dit que la photographie a libéré la peinture de la représentation mimétique, le cinéma a libéré le théâtre du mimétisme réaliste. En revanche, on ne voit pas que le théâtre ait eu à subir un contrechoc immédiat du développement de la radio. Limitée à l’ouïe, elle n’est pas une concurrente, mais peut être une alliée. Ainsi, prenant la suite du théâtrophone qu’elle absorbe totalement, la radio est un espace de diffusion théâtrale :

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on élargit l’audience des spectacles donnés dans telle ou telle salle parisienne, à moins que l’on organise spécifiquement des lectures de textes de théâtre préexistants à l’antenne. Dès les années vingt, la radio se conçoit également comme un espace de création : très vite se théorise et s’expérimente une esthétique du drame radiophonique. Ce théâtre en marge pourra alors paradoxalement permettre de repenser la scène théâtrale selon un rapport nouveau entre la vue et l’ouïe. Il n’est évidemment pas indifférent à ce propos qu’un dramaturge comme Beckett, qui est parfois allé très loin dans la réduction du spectacle au profit de l’ouïe sur la scène – et inversement au profit de la vue –, soit précisément passé par l’expérience des dramaturgies radiophoniques. Le théâtre a pu en partie se réinventer à partir des années soixante en prenant appui sur les pouvoirs de l’expression sonore que la radio lui avait révélés. Enfin, sous forme d’entretiens ou de documentaires, la radio est également un lieu de discussion sur le théâtre et la vie des spectacles, donnant la parole aux auteurs, aux comédiens, aux metteurs en scène, aux techniciens, mais aussi aux critiques ou aux historiens.

3 Ces trois branches en interaction – diffusion, création, discussion – restent toujours actives même si, en presque un siècle, les pratiques ont naturellement évolué et se sont renouvelées. Si la radio comme lieu de diffusion théâtrale n’a pas totalement disparu, à l’inverse du théâtrophone, la télévision et, plus près de nous, le DVD l’ont emporté en redonnant la vue à la captation. L’utopie d’un théâtre propre à la radio, si forte des années trente jusqu’aux années soixante, est, aujourd’hui, marginalisée, mais les relations avec la scène ont pu prendre de nouveaux visages, la radio offrant aux écritures théâtrales un espace de diffusion propice à la connaissance et à la reconnaissance des textes avant le devenir scénique attendu. Alors que les « écritures » de plateaux, abordées dans le premier numéro de Skén&graphie, sont devenues une caractéristique forte de la vie théâtrale contemporaine, la radio apparaît comme un lieu de résistance du théâtre de la parole poétique, dans l’héritage du symbolisme, continent loin d’être en déshérence. Par ailleurs, il paraît évident qu’un très large éventail du théâtre contemporain, explorant toutes les possibilités de mixage de la voix amplifiée, du son et des instruments de musique, exploite des ressources technologiques que la radio a rendues familières. Enfin, la vie théâtrale reste présente à la radio : la critique théâtrale doit certes faire avec une place désormais congrue car l’écho social de la vie des spectacles est concurrencé depuis longtemps par des médias comme le cinéma au rayonnement beaucoup plus vaste. Cependant, une émission comme « Le masque et la plume » sur France Inter perdure depuis soixante ans avec environ un numéro sur quatre consacré à la scène et France Culture demeure un espace de discussion en constant renouvellement.

4 Les textes et les entretiens rassemblés dans ce volume offrent un parcours à travers cette riche histoire, mettant en résonance les témoignages du présent avec les expériences du passé. Si la radio a toujours dû affronter la contradiction de ses missions entre diffusion et création, les trois premiers articles témoignent du jeu toujours complexe à la radio entre le reportage et le document d’un côté, la fiction et l’imagination de l’autre. Avec l’évocation d’une des grandes réalisations du théâtre radiophonique de l’avant-guerre, Le Dieu vivant de Cita et Suzanne Malard, Jarosław Cymerman et Witold Wołowski soulignent la singularité d’une dramaturgie radiophonique à dimension spirituelle et catholique exploitant fictivement la présence d’un reporter. Pierre Fargeton restitue le souvenir d’un drame radiophonique tout aussi oublié, Monsieur X…, 35 ans, compositeur d’André Hodeir, seule incursion du

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compositeur, critique de jazz et futur romancier dans la fiction radiophonique ; pourtant, aujourd’hui, c’est comme témoignage sur des années clés de l’histoire de la musique que l’on peut apprécier cette tentative de roman de formation radiophonique dont deux extraits sont proposés dans le « Carnet de la création ». Or, ce rapport complexe où la fiction radiophonique vaut également comme documentaire, en dehors des frontières étanches que l’on voudrait établir, c’est aussi celui que David Christoffel explore aujourd’hui, comme en témoigne ses propos rapportés par Julie Trenque. Son expérimentation artistique et sonore montre à la fois la pérennité et le renouvellement toujours à l’œuvre à la radio.

5 Si Le Dieu vivant, conçu pour la radio, a ensuite donné lieu à des représentations théâtrales, la radio a permis d’explorer des formes dramaturgiques spécifiques : ainsi, pour René de Obaldia, héritier du surréalisme et contemporain de Ionesco et Beckett, le théâtre radiophonique, dans l’espace scénique mental qu’il constitue, interroge la solitude de l’être humain perdu dans les bruits et le verbiage du monde, comme le souligne Susanne Becker, tandis que Stéphane Hervé montre comment, en Italie, Edoardo Sanguineti et Giorgio Manganelli, ont fait une exploration du médium radiophonique donnant toute sa place à l’expression vocale et poétique, dénonçant et réinventant le théâtre italien de leur époque par l’épure.

6 Cette épure radiophonique est aussi en jeu dans le théâtre radiophonique de Nathalie Sarraute, mais de manière plus complexe qu’on ne l’évoque habituellement : Joëlle Chambon souligne ainsi comment la radio a offert un nouvel espace d’expérimentation des tropismes explorés dans l’œuvre romanesque tout en conduisant progressivement l’auteur vers une réappropriation finalement plus traditionnelle de la scène théâtrale incluant une interrogation de nature politique et non simplement psychologique voire psychanalytique. Ce passage d’une dramaturgie radiophonique vers la scène, c’est aussi celui qu’étudie Béatrice Dernis en évoquant La Blessure de l’Ange de Patrick Kermann, œuvre commandée par la Radio Suisse romande, puis mise en scène par Emmanuel Jorand-Briquet. La contrainte radiophonique initiale provoque alors un renouvellement dans l’usage de la scène.

7 La radio peut aussi être un espace d’accueil et de lancement pour les dramaturges : ainsi, Jean-Luc Lagarce a bénéficié de nombreuses auditions de ses textes à France Culture, son écriture dramatique se coulant presque naturellement dans le medium, malgré quelques adaptations nécessaires, comme le souligne Justine Colom. C’est ce rôle très actif naguère mené par Lucien Atoun, mais toujours poursuivi à France Culture, que l’entretien mené par Pauline Bouchet auprès de Blandine Masson, Céline Geoffroy et Alexandre Planck permet d’apprécier.

8 Marginalisée dans les discours qui se tiennent sur le théâtre et son histoire depuis presque un siècle, la radio a tenu et continue donc de tenir un rôle essentiel dans le rapport nécessairement dialectique qu’elle construit avec la scène.

Et le reste du sommaire de Skén&Graphie…

9 De la réflexion sur les pièces radiophoniques à la lecture de l’une d’elles, il n’y a qu’un pas, ou plutôt qu’une page à tourner... C’est ainsi que le Carnet de la création accueille la transcription de deux extraits inédits de l’œuvre du musicologue et compositeur André Hodeir, Monsieur X…, 35 ans, compositeur. Diffusée en 1951 au Club d’Essai de la radiodiffusion française et comportant une évidente teneur biographique, la pièce met

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en scène les élèves du Conservatoire, Hélène, Vincent, Tania, Yves et Charles, leurs amours et leurs dialogues passionnés sur le désir de faire œuvre, dans ce moment précieux d’une formation où tout est encore possible et que le regard rétrospectif recompose ensuite en récit de vocation, en apprentissage, en indices programmatiques. La musique est au centre de leurs échanges : les amours pour les maîtres classiques, l’admiration pour les dodécaphonistes, le désir de faire tabula rasa pour composer, les rapports entre maîtres et élèves (le maître étant représenté par le personnage de Monsieur Garderet), la vocation à créer, à interpréter ou à enseigner, selon leurs tempéraments. Chacun d’eux incarne une posture différente dans ce dispositif dramatique, jusqu’à celle, paradoxale, du personnage de Vincent qui serait, selon Pierre Fargeton, celui qui n’a pas de posture, qui est voué à l’errance et ballote au gré des autres avis.

10 À l’exploration de l’univers radiophonique fait suite un tout autre lieu de créativité entre parole, musique, performance et scène dans le Carnet des spectacles et des professionnels. Avec le polonais Krzystof Warlikowski, place au cabaret comme « pratique concrète » (p. 167), musiciens sur scène. Et même, pour être plus exact : place aux cabarets, « de Berlin à New York », comme la pièce ressaisit quelques topoi mythiques propres à la légende du cabaret pour en décaper les motifs et jouer avec, tout en recomposant et décomposant le monde contemporain ! Dans leur passionnante chronique, Romain Piana et Jérémie Majorel nous invitent à découvrir dans sa complexité et sa virtuosité, l’œuvre Kabaret Warszawski, qui questionne le désir et la sexualité, mais aussi, en contrepoint, la montée des extrémismes de droite et des nationalismes, les mettant en relation sur un mode politique et esthétique. Le spectacle, créé au Nowy Teatr à Varsovie, en 26 mai 2013, a été montré en France au Festival d’Avignon, à La FabricA, ainsi qu’au Théâtre National de Chaillot, en 2013-2014. En écho avec ce compte rendu, le Cahier photographique donne à voir et à se représenter l’univers de Warlikowski, de même qu’il accompagne l’article consacré à l’œuvre de Patrick Kerman La Blessure de l’Ange.

11 De son côté, Zoé Schweitzer analyse la représentation à la Manufacture des Abbesses en 2014 de Fautes d’impression de Laurence Sendrowicz. Cette actrice et traductrice qui joue une traductrice dans une pièce qu’elle a elle-même écrite détourne pourtant toute complaisance narcissique en proposant une réflexion particulièrement saisissante sur le passage : passage d’une langue à une autre, d’une culture à une autre, passage d’un auteur – l’auteur véritable – à un autre – le traducteur créateur, mal reconnu –, ce qui devient le moyen d’attribuer à un autre, dans la fiction, des souvenirs et une histoire de passeur peut-être impossibles à s’approprier ; enfin passage constitué aussi par toute représentation théâtrale entre la scène et la salle, fait pour bouleverser dans tous les sens du terme et pour interroger nos identités.

12 À la croisée entre des lieux d’exposition et le théâtre, entre le texte et la scène, entre la chorégraphie et la littérature, les récentes installations sonores et vidéos de Vincent Lacoste, créateur du Relais (Centre de Recherche théâtral situé en Seine-Maritime) et ses scénographies originales constituent la matière de l’entretien réalisé pour la rubrique « Portrait de compagnie », notamment à partir des créations Lambeaux (fondée sur un texte de Charles Juliet, en 2011) et Dame Lazare (autour de Tulipes de Sylvia Plath, en 2014). Présentées par Romain Piana, elles nourriront son dialogue avec l’artiste sur l’écoute : ou comment aménager par des dispositifs plastiques une autre manière d’« entendre » et d’appréhender par les sens et par l’intellect tout à la fois,

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invitant le lecteur à penser d’autres lieux que celui radiophonique sur des problématiques fines de l’audition, de la voix et du corps.

13 C’est enfin avec la chronique d’Aurélie Guillain, consacrée au recueil collectif paru sur le Théâtre universitaire. Pratiques et expériences aux Presses universitaires de Dijon, dirigé par Robert Germay et Philippe Poirrier, que nous fermerons ce numéro, pour un petit point d’histoire du théâtre, dans ses pratiques amateurs rattachées à l’université et dans sa dimension européenne.

14 Toute l’équipe vous souhaite une belle lecture et vous donne rendez-vous pour le prochain numéro, qui fera la part belle à l’opéra, avec, au sommaire, un dossier critique consacré aux différentes créations contemporaines de Médée, de leurs écritures à leurs mises en scène et en sons.

NOTES

1. Paul Claudel, « Réponse à une enquête sur la littérature », le Figaro littéraire, 5 octobre 1940, repris dans Mes idées sur le théâtre, éd. Jacques Petit et Jean-Pierre Kempf, Paris Gallimard, « Pratique du théâtre », 1966, p. 174.

AUTEURS

PASCAL LÉCROART Professeur de Littérature comparée à l’Université de Franche-Comté où il dirige l’équipe de recherche CIMArtS (Création Intermodalité Mémoire dans les Arts du spectacle) au sein d’ELLIADD (EA 4661). Spécialiste de Paul Claudel et de son rapport à la musique, il a notamment participé à la réédition de son Théâtre dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (2001).

JULIA PESLIER Maître de conférences en littérature comparée à l’Université de Franche-Comté. Ses recherches portent sur les esthétiques du noir, du blanc et de la couleur dans la littérature et les arts visuels ainsi que sur la réception outre-Atlantique de Faust, dans l’extension de sa thèse sur Faust et l’œuvre inachevée. Elle a co-dirigé deux numéros de Coulisses avec David Ball (Reviviscence de Faust, Le Hors-scène) et Les Ecrivains théoriciens de la littérature (1920-1945) avec Bruno Curatolo (PUFC, 2013)

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Pascal Lécroart (dir.) Carnet critique

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Le Dieu vivant de Cita et Suzanne Malard : radio-reportage de la Passion Contribution à l’histoire du théâtre radiophonique d’avant-guerre en France et en Pologne

Jarosław Cymerman et Witold Wołowski

[...] nous nous abordons à travers l’espace1.

1 Le présent article entend ranimer le souvenir d’une œuvre aussi ambitieuse que marginalisée qui constitue un élément important de l’histoire du théâtre radiophonique. Mis en ondes par la station Paris-P.T.T. en 1937, Le Dieu vivant de Cita et Suzanne Malard a été couronné par l’Académie Française, traduit en plusieurs langues et diffusé par de nombreux émetteurs en France, en Italie, au Pays-Bas, aux États-Unis et en Pologne.

2 Les deux écrivaines, une mère et une fille, originaires du Nord, mais rapidement installées dans le Sud, à Bagnères-de-Bigorre, ne jouissent plus aujourd’hui d’une popularité aussi grande qu’à l’époque où leurs œuvres remportaient des succès à l’échelle internationale. En nombre important, comme en témoigne le catalogue de la BnF, elles se répartissent en plusieurs catégories : essais, poésie, roman, théâtre radiophonique, et même « évocation[s] pour la télévision »2 ! Les ouvrages pour la radio se déclinent en différentes formes génériques (« acte », « pièce », « comédie », « évocation », « poème », « reportage ») et les principales réalisations s’échelonnent pour l’essentiel de 1935 à 19443, diffusées notamment par Radio Paris, la Tour Eiffel, Poste Parisien, Radio-Strasbourg, Radio-Bruxelles, Radio-Rabat ou le Poste Colonial. On ne s’étonnera pas dans ces circonstances que Suzanne Malard, née en 1907 – âgée donc de 25 ans au moment de ses premières essais radiophoniques – soit appelée par Pierre Lhande une « fée des ondes »4 ou « la jeune muse de la radio »5.

3 Les remarques réunies dans cet article résultent d’une approche à double optique. Nous nous proposons en effet de revisiter Le Dieu vivant du côté français et du côté polonais, notamment à travers le contexte radiophonique et littéraire de la traduction polonaise

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d’Andrzej Rybicki. Nous nous concentrerons d’abord sur les questions d’ordre historique pour passer ensuite à une brève analyse des valeurs radiogéniques du texte.

Le Dieu vivant en France et en Pologne : du reportage6 au mystère

4 Rappelons tout d’abord que le radiodrame à caractère religieux a joué un rôle fondamental dans les premières années du théâtre radiophonique, aussi bien en France que dans d’autres pays du monde. Cécile Méadel7, selon qui l’histoire de la radiodramaturgie française débute en 1924, fait un peu trop rapidement l’économie de certains textes de base. Il importe notamment de revenir un instant à Paris-Bethléem, Noël radieux pour Radiola (1922), la première pièce française écrite exprès pour la radio et en même temps la première œuvre de fiction diffusée en France au moyen de ce média8. L’unique copie de ce texte, conservée jadis à la BNF, aurait disparu lors des opérations de reliure9. Quant au Dieu vivant, on a l’impression qu’il est lui aussi en train de disparaître10. Le complot du silence qui l’entoure est d’autant plus injuste que la pièce représente un très haut degré d’organisation sonore et semble passer pour un chef-d’œuvre en son genre. En reconstituant un panorama du théâtre radiophonique francophone, Beauchamp-Forget s’est exprimé clairement à ce sujet : « Au répertoire français la TSF emprunta certains radiodrames, comme Le Dieu vivant de Cita et Suzanne Malard, pour ne citer que le plus grand succès du radio-théâtre de la France »11. Selon Pierre Lhande12, Le Dieu vivant devait une grande part de son succès à Georges Colin, acteur, speaker et metteur en ondes « hors pair ». Colin, directeur de la troupe théâtrale de Radio-Paris, n’a pas seulement prêté sa voix au rôle du Reporter, personnage clé du drame, mais il veillait aussi à la bonne conduite de l’ensemble du projet.

5 Le grand succès de la pièce est en outre attesté par divers documents concernant ses représentations théâtrales, comme cette coupure du Bulletin officiel d’Information de la Principauté de Monaco de 1945 :

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Fig. 1. Un compte-rendu de la représentation du Dieu vivant au Théâtre Moral Tourquenois (1945)

6 En Pologne, la première émission du Dieu vivant, réalisée par le traducteur Andrzej Rybicki, a eu lieu à Lviv les 6, 7 et 8 avril 1939 sur les ondes de la Radio Polonaise. Si la réalisation elle-même a suscité peu de commentaires, fort critiques du reste13, les comptes rendus de presse se concentraient en revanche sur le texte lui-même, en soulignant surtout ses valeurs radiogéniques et la conciliation habile de la nouvelle forme d’expression avec la fidélité à l’esprit de l’Évangile.

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Fig. 2. Le Dieu vivant, page de titre de l’édition polonaise (1939)14

7 La conviction que Le Dieu vivant était une œuvre pionnière et originale transparaît déjà dans les articles publiés dans les périodiques de l’époque. Gazeta Lwowska parlait à cette occasion de la « première grande œuvre radiophonique imprégnée de l’esprit vraiment catholique »15. Les journaux étaient aussi unanimes à faire la louange du traducteur, personnage dont il nous paraît utile de tracer un bref portrait.

8 Andrzej Rybicki (1897-1966), dramaturge, poète et critique, est aujourd’hui complètement oublié malgré ses succès certains et incontestables. Avant la guerre, quelques-uns de ses drames, très appréciées par Stanisław I. Witkiewicz, ont été représentés dans les théâtres de Lviv, Vilnius et Cracovie. Deux d’entre eux sont entrés dans le répertoire de la fameuse Reduta de Juliusz Osterwa (l’une des scènes les plus importantes de la Pologne d’avant-guerre). Certains critiques16 allaient jusqu’à comparer Rybicki à Claudel. Dans la deuxième moitié des années 1930, Rybicki collaborait avec la Radio Polonaise de Lviv pour laquelle il écrivait des textes qu’il réalisait souvent lui-même. Il s’essayait également comme théoricien du nouveau média17. Après 1944, dans la Pologne Populaire, cet auteur mysticisant et profondément religieux (bien que peu orthodoxe parfois) était condamné à l’oubli : il vivait de traductions.

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Fig. 3. Andrzej Rybicki, dramaturge polonais, traducteur du Dieu vivant

9 La personnalité du traducteur a sensiblement influé sur la tonalité de la version polonaise du Dieu vivant. On soulignera la modification du sous-titre et, par là, celle de l’appartenance générique de l’œuvre. En effet, Le Dieu vivant français est un « Radio- Reportage de la Passion », alors que le sous-titre polonais nous met devant un « Mystère radiophonique de la Passion » (« Misterium radiowe o Męce Pańskiej »). Cette modification est symptomatique : le traducteur polonais a renoncé à l’étiquette radio-reportage, parce qu’elle connotait, dans les années 1930, une certaine modernité difficile, pour lui, à concilier avec l’esprit de l’œuvre (cependant il est clair que « reportage » rendait nettement mieux la spécificité de l’œuvre des Malard). Rybicki a proposé en revanche un terme renvoyant à une lointaine tradition médiévale, terme qui, en Pologne, était accessoirement alourdi du poids de l’idéologie romantique et néo-romantique : le mystère y apparaissait comme un lieu de manifestation de l’expérience spirituelle et religieuse de la nation opprimée. En outre, les modernistes polonais, à l’instar des romantiques et de Nietzsche, ont inclus dans la sphère du sacré des valeurs telles que la nation ou l’art, ce qui a fait que désormais la thématique des mystères pouvait dépasser toute orthodoxie religieuse particulière18.

10 La décision de Rybicki semblerait ainsi compréhensible : Le Dieu vivant correspond en effet partiellement au modèle du mystère, ce que signale explicitement Lhande dans les dernières lignes de sa Préface19. En outre, le sous-titre mystère radiophonique réfère clairement à un schéma culturel et facilite une première identification de l’œuvre ; il évoque aussi son caractère « créateur » et « interactif ». Cependant, l’assignation du Dieu vivant à la catégorie des mystères (même avec l’ajout de l’adjectif radiophonique) risque de ranger ce texte parmi tant d’autres œuvres du même type, sans refléter sa complexité et son originalité. D’un geste arbitraire, Rybicki renferme ainsi Le Dieu vivant dans une forme générique connue et stéréotypée au lieu de souligner son

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caractère exceptionnel dû, rappelons-le, au fait qu’il s’agit là d’un « reportage de la Passion » où le Reporter, homme du XXe siècle, se heurte à l’incompréhensible, au sacré, au lointain, dont il se propose en outre de rendre compte à ses semblables aussi sceptiques que lui.

11 Il se peut aussi que l’effacement du mot reportage dans le sous-titre du Dieu vivant ait été l’effet des débats que l’on menait alors autour de ce terme quelque peu imprécis. En fait, le reportage était alors associé aux tendances réalistes et naturalistes renouvelées dans la littérature polonaise grâce à l’essor de la « littérature du fait », inspirée par l’activité du groupe soviétique LEF, et sous l’impulsion de la « Nouvelle Réalité » fondée, elle, sur le modèle allemand de la Neue Sachlichkeit. Rybicki était au nombre de ceux qui s’opposaient à ces tendances, ce dont témoigne son commentaire publié dans Scena Lwowska à l’occasion de la première de Tak było i będzie au Teatr Wielki de Lviv : Il n’y a pas de drame important qui se borne à reproduire la vie ; l’objectif essentiel du drame est de modifier, de transformer la vie, de superposer à la configuration de faits et de signes une configuration autre, celle qui n’existe pas encore, mais qui, selon l’auteur, devrait exister. Autrement dit, le drame véritable unit le monde réel avec une dimension extra-réelle ; il relie toute activité à ce que la vie ne comporte pas en elle-même : à une certaine norme20.

12 Ce n’est pas à une pièce à thèse que Rybicki se réfère ici. Pour lui la « norme » peut être aussi « la voix personnelle de la conscience de l’individu, l’appel puissant de l’âme collective, le joug écrasant de la condition humaine, ou enfin une loi éternelle, indépendante de l’homme. »21 Rybicki repérait visiblement une telle « norme » dans Le Dieu vivant, puisqu’il a écrit dans sa « Note du traducteur » que « le Messie de l’histoire contemporaine [...], ce n’est ni la force, ni l’or, ni l’homme lui-même – mais la GRÂCE »22.

13 Pour en revenir au reportage, observons encore qu’on reprochait souvent à cette forme d’expression son manque d’objectivité23. Elzenberg écrivait alors explicitement que « le reportage [était] une forme qui servait à communiquer au lecteur les réalités les plus communes et socialement schématisées »24. Józef Czechowicz, un grand poète d’avant- garde, a exprimé une opinion semblable en 1937, en remarquant qu’il n’avait jamais lu « un reportage non tendancieux dans l’acception la plus forte de ce mot »25.

14 Bien entendu, ces opinions sur le reportage en tant que tel ne sauraient être extrapolées sans réserve sur le terrain spécifique du reportage radiophonique. Comme l’a démontré Pleszkun-Olejniczakowa26, les marqueurs génériques du radio-reportage n’étaient pas définis d’une manière claire dans la Pologne d’avant-guerre : on appelait souvent de ce nom les transmissions radiophoniques ou, parfois, les reportages littéraires ou journalistiques écrits à l’avance et lus à l’antenne. Parmi les tentatives, relativement rares, pour déterminer la spécificité de ce genre intermédia, relevons surtout celle de Skiwski qui met en cause les jugements d’Elzenberg et de Czechowicz cités plus haut : Dans la radio, on voit s’affirmer, sinon s’impatroniser, le mot « reportage », employé souvent d’une manière complètement erronée. [...] Enfin, les mots ont quand même une signification et il faut les employer de manière appropriée, surtout dans la radio qui, pour de nombreux auditeurs, est devenue une sorte d’oracle. Le reportage, malgré une certaine fluidité du terme, si fréquente dans la littérature, véhicule un contenu conceptuel bien clair : le trait principal de ce genre est son caractère direct et descriptif, libre de toute thèse méthodique ou idéologique, ainsi que l’ambition de représenter la réalité « telle qu’on la voit ». Partout où l’on défend une thèse, où l’on recueille des arguments, où l’on polémique, où l’on lutte pour un état de choses précis, bref, partout où c’est le travail intellectuel, polémique et constructionnel qui l’emporte, on ne saurait

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parler de reportage. Voilà ce dont il faudrait se souvenir en classant la matière des émissions radiophoniques27.

15 Il n’est donc pas étonnant que, dans la typologie des œuvres radiophoniques proposée par Rybicki, le reportage et le drame radiophonique se situent sur deux pôles opposés. La caractéristique principale de ce premier était pour lui l’enregistrement des sons du monde ambiant. Dans un article paru dans Pion, Rybicki définit le reportage comme « une notation sonore, passive et imitative »28. Par contre, la mission du drame radiophonique consisterait en « une découverte et une révélation active et créative des choses suprêmes de la vie »29.

16 Dans Le Dieu vivant, cette conception du reportage est perceptible d’abord dans l’attitude du Reporter qui, désirant faire une interview sensationnelle avec Dieu, enregistre les voix de passants de hasard pour s’interroger avec inquiétude au bout de quelques répliques : Les réponses improvisées, je les ai fait entendre par mon micro à des tas de gens qui n’avaient peut-être tourné le bouton que pour avoir du jazz, une leçon de comptabilité, ou une chanson polissonne. N’est-ce pas une profanation30 ?

17 On entend ici une voix exprimant un doute par rapport à la radio dont le caractère populaire engendre la crainte qu’en réalité ce média n’offre qu’un erzatz de la communication, et qu’il puisse devenir un instrument de manipulation des masses et de prolifération des goûts les plus ordinaires.

18 En réponse à ce scepticisme, Tadeusz Peiper (poète et essayiste illustre, fondateur de l’Avant-Garde de Cracovie), a publié dans l’hebdomadaire Radio un article intitulé « Radio adwokat » où il écrit : Les émotions procurées par la radio résultent de la communauté de ceux qui s’émeuvent. En écoutant la radio, vous savez que tout près de vous ou un peu plus loin se trouve une personne qui émet sa voix et que cette personne fait partie d’une machine arborescente, à caractère non plus mécanique mais social, nécessaire pour que vous puissiez entendre dire ceci ou cela, tel jour, à telle heure. La solitude de la radio est donc liée à la conscience communautaire31.

19 On retrouve un ton semblable chez Czechowicz selon qui : La voix humaine [qui constitue la plus grande valeur de la radio], recèle aussi la défaite de la radio, car on ne saurait vider la voix de son caractère « humain ». […] Mais avec les premiers mots venant du haut-parleur, il se crée non pas une suggestion, mais une certitude que c’est un homme qui parle32.

20 Cette propriété de la radio, qui permet d’établir avec le destinataire un contact à la fois intime et public, a été sciemment exploitée par les auteurs des émissions à caractère religieux. Parmi les premiers drames polonais écrits pour la radio, on trouve Zmartwychwstanie [La Résurrection] d’Artur Maria Swinarski. La pièce a été réalisée par Stanisława Wysocka (une grande actrice et réformatrice du théâtre polonais) et diffusée le 31 mars 1929 par la station de la Radio Polonaise de Poznań. L’hebdomadaire Radio a résumé le projet en termes élogieux, en soulignant que l’émission « a offert aux auditeurs quelques instants d’émotion pleins de poésie et de mysticisme »33.

21 Il n’y a donc pas à s’étonner qu’en entreprenant la traduction du Dieu vivant, Rybicki ait opté pour l’étiquette générique de mystère. La problématique même de l’œuvre, ainsi que la conviction que la radio est à même de communiquer des émotions et d’engendrer une communauté des destinataires, ont sans doute favorisé son choix. Cette démarche a pourtant fait disparaître du sous-titre le mot-clé qui permettait de

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comprendre la spécificité du Dieu vivant, œuvre qui combine la modernité formelle et l’histoire biblique.

Les textes du Dieu vivant : entre vision auditive et vision scénique

22 Le théâtre et la radio constituent des médias très différents. Ontologiquement, la radio semble être un dispositif transmetteur et amplificateur, un « moyen de distribution des textes littéraires »34 plutôt qu’un espace de création. La différence formelle résulte par contre du type de médiation qu’elle adopte. En effet, une certaine « mutilation » de l’univers représenté, liée au fonctionnement du message radiophonique, impose aux contenus véhiculés par ce moyen une forme assez spécifique. Pour passer par la « porte étroite » des microphones, le texte dramatique doit se plier aux conditions de son difficile coopérateur. Essayons de voir comment Le Dieu vivant se comporte dans cette épreuve.

23 Dans le cas du Dieu vivant, on est tenu de prendre en compte trois textes : celui de la pièce radiophonique, celui de la version scénique et les textes effectivement diffusés lors des émissions concrètes. Si les deux premiers constituent des documents palpables et objectifs, ceux de la troisième catégorie appartiennent à la sphère du virtuel – ceci non seulement à cause du fait qu’on n’a plus officiellement accès à l’enregistrement, mais aussi en raison des multiples réceptions du texte écouté que chaque auditeur pouvait se représenter librement selon son imagination. Les trois textes diffèrent en outre par leurs dimensions. Le radio-scénario complet est sensiblement plus long que la version scénique (196 pages contre 180) ; il est aussi plus épais d’une quinzaine de pages que la version radio qui fait abstraction de certains passages (les coupures sont signalées avec des traits continus horizontaux).

La présence auctoriale dans Le Dieu vivant

24 Les auteures du Dieu vivant l’ont très fortement marqué de l’empreinte de leur présence. Elle se manifeste sur deux étages de l’organisation « communicationnelle » du texte.

25 La première trace laissée dans le texte par les auteures est celle des discours prononcés par Suzanne devant le micro de Paris-P.T.T. à l’ouverture des quatre « journées » de l’émission (Dimanche des Palmiers, Jeudi Saint, Vendredi Saint, et Dimanche de Pâques 1937). Dans ces « Présentations » inaugurant les épisodes successifs de l’histoire, Suzanne Malard a effectué une dizaine d’actes de parole importants au niveau des rapports entre les émetteurs et le public : • elle assurait les auditeurs de son « respect absolu de toutes les opinions et de toutes les croyances »; • elle les avertissait de certaines opérations diégétiques ; • elle les appelait à s’entre-aimer ; • elle leur demandait une coopération active ; • elle les priait d’aider le Reporter à comprendre les événements relatés ; • elle expliquait au public certaines actions du Reporter ; • elle affirmait l’existence d’une communauté d’amour triomphant des contraintes spatiales ; • elle remerciait les acteurs ;

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• elle évoquait « le battement de cœur » des auditeurs qui forme un « espace » entre ses paroles et celles du Reporter ; • elle parlait d’un studio qui s’étend pour englober les destinataires du message (ces derniers sont d’ailleurs représentés au sein du texte par un usage astucieux des « voix » et du chœur).

Les narrateurs du Dieu vivant

26 Par ailleurs, l’activité des narrateurs dans Le Dieu vivant fait partie des stratégies présentielles, car c’est là encore un lieu de l’émergence auctoriale et un moyen pour construire des relations spirituelles avec les auditeurs. La spécificité et les fonctions de la narration homodiégétique dans Le Dieu vivant a déjà fait l’objet de deux études de Gray35. Il est toutefois possible de compléter ses observations. En effet, Gray semble ne pas remarquer une chose cruciale : bien que la voix du Reporter domine les voix des autres personnages (285 répliques sur 720), celui-ci n’est point l’unique médiateur narratif de son reportage. Dès le début jusqu’à la fin de l’histoire, il est secondé par la Vieille, son guide et sa mère spirituelle qui l’initie au monde étrange de la foi. La fonctionnalité de ce personnage est pourtant encore plus complexe : la Vieille est une sorte de porte-parole des auteures et, à côté des voix et du chœur, elle représente les auditeurs à l’intérieur de la radio-diégèse. L’originalité de la figure de la Vieille réside surtout dans la discrétion de sa présence qui n’empêche pas qu’elle soit essentielle dans l’économie de l’œuvre36.

27 Ce qui est aussi intéressant, c’est l’engagement affectif et spirituel du Reporter qui va croissant au cours de sa relation. Certains appellent ce processus « la courbe »37 du personnage. D’abord neutre, et proclamant à haute voix cette neutralité, le Reporter subit lors de son périple une transformation intérieure, pour devenir, au bout de la route, un individu immergé dans le nous communautaire des croyants.

28 Tout comme le théâtre épique, le théâtre radiophonique est affecté par ce l’on pourrait nommer le syndrome de narrativité, c’est-à-dire par une médiation diffuse qui repose sur une distribution spécifique des tâches narratives sur plusieurs instances vocales. Le cas du Dieu vivant est singulier dans le sens où l’on a affaire ici à un binôme narratif, c’est-à- dire à un dispositif intermédiaire entre celui de narrant classique et celui de macro- narrant (sujet narrant multiple)38.

La structure du paysage sonore dans Le Dieu vivant

29 Le Dieu vivant comporte environ 110 phonodidascalies disposées plus ou moins régulièrement, bien qu’on relève aussi des séquences relativement longues dépourvues d’indications sonores extérieures (p. 52-72), où les ingénieurs du son doivent faire appel à leur propre inventivité. La « cuisine acoustique » du Dieu vivant est particulièrement riche39. Aussi bien par les didascalies que par le dialogue et la narration, les auteures construisent sciemment tous les plans acoustiques, utilisent les principaux procédés sonores, les « gestes phoniques »40 et la « musique immanente »41 :

Plans acoustiques

REPORTER : Me voici dans l’église. Elle est pleine. [...] Je me suis blotti dans l’angle du Proche confessionnal. De là, je peux vous parler à voix basse, sans troubler la solennité. [...] p. 47.

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Moyen Elle s’éloigne, en chantant un refrain de caf’conc’, p. 37.

Éloigné Ce décor sonore s’atténue et se continue en sourdine, p. 31.

Principaux procédés sonores

Décor sonore : une rue de Paris : crieurs de journaux, klaxons, bruits de foules, chanson de soundscape rue, p. 31.

Silence, puis atmosphère d’église. On entend l’orgue donner la modulation au diacre qui segue entonne, p. 47.

On entend un chien hurler à la mort et les gémissements entrecoupés d’une femme qui cross-fade rêve, p. 134.

blending L’Ave Maria est couvert par un retour en force des bruits. Klaxons, p. 80.

cutting/ Un coup de tonnerre, et, sur un accord de harpe, p. 75. switching

fade in/fade out Un grondement sinistre accompagné de cris d’effroi s’enfle, puis va en diminuant, p. 181.

30 L’une des principales caractéristiques des textes conçus pour la radio est le déplacement d’une partie de l’appareil didascalique vers le dialogue. Le plus souvent on fait migrer sur le terrain du dialogue les éléments qui, dans les textes dramatiques traditionnels, correspondent aux didascalies diégétiques extérieures, celles-ci étant habituellement chargées de fournir des informations à caractère visuel. La voix du Reporter constitue ainsi tout au long de la pièce un espace phonodidascalique. Ce qui est curieux, c’est qu’il en va de même de la version scénique :

Version radiophonique Version scénique

LE REPORTER LE REPORTER [...] Décrivons en hâte les lieux. [...] Je suis à [...] Allons, mes chers auditeurs, il n’est que temps de l’endroit où, du haut des pentes de la vallée vous décrire les lieux avant qu’arrive le cortège qui de Cédron, on aperçoit la ville et le Temple. n’est pas loin, si j’en crois les acclamations qui se Le soleil éclaire la ville. Le Temple scintille rapprochent.../(On commence à entendre, lointaines, les comme s’il était composé de blocs de acclamations.)/Je suis à l’endroit où, du haut des lumière. Je vois des partisans étendre leur pentes de la vallée de Cédron, on aperçoit la ville et le manteau de laine sur le chemin. Des Temple. Le soleil éclaire la ville. Le Temple scintille femmes et des enfants agitent des bouquets comme s’il était composé de blocs de lumière. On voit de verdure. On se croirait sur le passage de d’ici les tours d’Antonia... (p. 52) la procession de la Fête-Dieu... (p. 36)

31 Une autre particularité des textes écrits pour la radio est la présence des voix, un type particulier d’acteurs sans visage42. Les voix semblent ne pas être des personnages à part entière ; ce sont plutôt des moments de parole éphémères qui contribuent à créer une masse vocale de l’émission. Dans Le Dieu vivant, les voix sont très nombreuses et

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assument plusieurs fonctions (comme celle d’inclure les auditeurs dans le monde de l’œuvre (voir p. 115-116). Elles énoncent 50 répliques sur le total de 720, et ce nombre redoublerait si l’on considérait comme voix les répliques des personnages collectifs (ouvriers, élèves, apôtres, pharisiens, Israélites) dont les représentants particuliers sont désignés par des chiffres.

32 Remarquons pour finir que la version scénique elle aussi fait un usage particulier de la voix reproduite (enregistrée ou médiatisée). Déjà les didascalies préliminaires instaurent une sorte de stéréophonie : « D’un côté de la scène, près de la coulisse, un haut-parleur, de l’autre, un gramophone » (p. 11). Dans les premières séquences de la deuxième « journée » (p. 67-70), ce dernier appareil sert à rapporter les négociations des Prêtres avec Judas. À l’époque, ce type de procédé (un « effet de présence »43) devait sembler assez moderne.

33 Malgré son didactisme qui peut rebuter aujourd’hui certains lecteurs, Le Dieu vivant (1937) doit être considéré comme un monument du théâtre radiophonique mondial (les quatre soirées d’émission en font, objectivement, un des plus grands radiodrames d’avant-guerre). L’histoire du texte et de ses émissions abolit le cliché selon lequel les milieux catholiques restaient méfiants envers le nouveau média. Tout au contraire, ils se sont vite rendu compte (et même dès 1922 avec Paris-Béthléem !) que le caractère à la fois massif et intime de la radio permettait d’établir autour des œuvres comme Le Dieu vivant une véritable communauté spirituelle : le « reportage » rencontre ainsi le « mystère ».

34 En ce qui concerne les techniques de représentation, Le Dieu vivant emprunte un certain nombre de ses procédés narratifs au théâtre grec et médiéval, que la radio réutilise ici de manière spécifique et créative grâce aux inventions du duo Malard. Le Reporter fait ainsi penser à une sorte de coryphée ou, si l’on préfère, de magister ludens, bien que son profil péridiégétique évolue sensiblement au cours de l’aventure. Il est en outre accompagné dans ses fonctions narratives et descriptives par la Vieille qui construit avec lui un couple de « narrants » efficace et original. La « descente » du Reporter dans le Jérusalem de l’époque du Christ, qui s’effectue à travers l’espace « liturgique » (l’église permettant un « voyage dans le temps » conçu presque sur le mode de récits science-fiction), constitue une trouvaille dramaturgique aussi spectaculaire sur plan sonore que sur le plan théâtral (emploi de deux rideaux dans la version scénique).

35 Au niveau sonore, les procédés sont encore plus nombreux. Comme on l’a vu dans nos analyses, le média aveugle de la radio utilise dans Le Dieu vivant un large éventail de moyens sonores et une vaste gamme d’intensités. Grâce à cela, il stimule adroitement l’imagination de l’auditeur44 et, par la force d’une « anamorphose multiphonique »45, il transforme efficacement l’onde sonore en un espace-temps pluridimensionnel.

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NOTES

1. Suzanne MALARD, Le Dieu vivant, Radio-reportage de la Passion. Version radio et adaptation théâtrale, Paris, SPES, 1937, p. 127. Pour toutes les citations qui suivront, nous allons nous référer (sauf indication contraire) à cette édition intégrale contentant les deux versions du texte. 2. Voir Cita et Suzanne MALARD, Le Dieu vivant. Drame en quatre journées, Paris, SPES, 1941, p. 4. 3. Parmi les œuvres écrites pour la radio par les deux auteures ou par l’une d’entre elles, relevons surtout : Radiophonies (1932), Central-Éternité (1932), Bellini, le cygne de Catane (1935), Les Deux Faces du disque (1936), Les Survivants (1937), La Nativité (1938), Laënec, génie français, (1939), Le Feu de la portioncule (1940), Les Trois Atouts du jeu (1940), Le Crieur des âmes (1940), Les Deux poses (1941), Décor sonore (1941), Narcose (1942), Transfusion (1942), Sainte Roseline de Villeneuve (1942), Saint Césaire d’Arles (1942), Les Filles de la Charité de Saint Vincent de Paul (1943), Les Frères de Saint Jean de Dieu (1943), Les Salésiens de Don Bosco (1943), La Nappe des grands jours (1943), Le Droit du plus faible (1944). 4. Pierre LHANDE, « Préface » du Dieu vivant, p. 7. 5. Ibid., p. 8. 6. Le Dieu vivant est un reportage, c’est-à-dire un pseudo-documentaire. Dans ce contexte, on peut se demander si le duo Malard ne s’était pas inspiré, au moins pour certaines solutions, des radio-reportages antérieurs. L’histoire du documentaire radiophonique, que certains font débuter seulement en 1946, reste apparemment un terrain encore peu exploré (cf. Christophe DELEU, « Le documentaire radio en quête d’identité », 2013, accessible à l’adresse http://www.ina- expert.com/e-dossiers-de-l-audiovisuel/e-dossier-le-documentaire-un-genre-multiforme.html 7. Cécile MÉADEL, « Les images sonores. Naissance du théâtre radiophonique », Techniques et Culture, 16, 1991, p. 1 (voir : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00082721 8. Sur le site http://100ansderadio.free.fr/HistoiredelaRadio/Radiola/Radiola-1922.html on lit ceci : « Radiola est également la première station française à diffuser de la fiction radiophonique. Le 22 décembre, elle diffuse une pièce intitulée Paris-Béthléem - Noël radieux pour Radiola écrite par Georges Angelloz, musique de Victor Charpentier. Cette pièce peut être considérée comme la première œuvre de fiction radiophonique en France. » 9. Richard GRAY, « Radio diegesis in the Restoration of catholic Faith : Le Dieu Vivant. Radio-reportage de la Passion en quatre journées », Carlson-Newman Studies, Fall 2011, vol. XII, 2, p. 24. 10. Les démarches que nous avons entreprises auprès de l’INA pour trouver une trace de l’enregistrement se sont soldées par un échec. On ne trouve pas non plus le nom de Malard dans les ouvrages à vocation historique. Pas un mot sur Le Dieu vivant chez Hans Hartje qui remonte pourtant aux années 1920 (voir « Radio-plume », 2003, https:// alt. mediaculture-online. de/ fileadmin/ bibliothek/hartje_radio-plume/hartje_radio-plume.html). Le travail collectif dirigé par Pierre-Marie Héron, très intéressant et original par son angle d’approche, se limite à l’époque Gilson, ce qui fait que les Malard restent là encore en dehors du champ visuel (Les Écrivains hommes de radio (1940-1970), , Centre d’Études sur le XXe siècle de l’Université Paul Valéry, 2001). Étant donné la richesse de l’œuvre radiophonique des deux auteures et l’oubli total où elles se trouvent, on pourrait comparer leur situation à celle d’un Carlos Larronde redécouvert par Todd (voir Christopher TODD, Carlos Larronde (1888-1940). Poète des ondes, Paris, L’Harmattan, 2007). 11. Jacques BAUCHAMP-FORGET, « Radio et théâtre en 1948 : texte inédit présenté par Pierre Pagé », L’Annuaire théâtral : revue québecoise d’études théâtrales, n° 9, 1991, p 41. 12. Voir sa préface au Dieu vivant.

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13. Przegląd Powszechny, édité par les Jésuites, a ainsi évalué l’émission : « La réalisation assez médiocre et surtout la voix odieuse du Reporter risquent malheureusement de décourager les lecteurs de lire cette œuvre par ailleurs magnifique » (Wacław MALEWSKI, « Przegląd piśmiennictwa », Przegląd Powszechny, 1939, n° 223, p. 156). Tokarski lui aussi a reproché aux réalisateurs la fâcheuse décision de confier le rôle du Reporter à Kazimierz Wajda, une star de la radio et du film polonais de l’époque, connu surtout pour ses rôles comiques du duo « Szczepcio i Tońcio » (avec Henryk Vogelfänger), duo extrêmement populaire avant la guerre, homologue polonais de Flip et Flap ou de Pat et Patachon (Jan TOKARSKI, « Przy głośniku », Kultura, 1939, n° 17, p. 8). 14. Cita i Zuzanna Malard, Bóg Żywy. Misterium radjowe o Męce Pańskiej. Przedmowa ojca Lhande’a, przekład : Andrzej Rybicki, Poznań-Warszawa-Wilno-Lublin, Księgarnia Świętego Wojciecha, 1939. 15. » Audycje przez radio », Gazeta Lwowska, 1939, n° 79, p. 2. 16. Tymon TERLECKI, « Tak było i będzie A. Rybickiego », Gazeta Lwowska, 1932, 260. Kazimierz Czachowski Obraz współczesnej literatury polskiej 1884-1934, t. III, Ekspresjonizm i neoromantyzm, Warszawa-Lwów, 1936, p. 581. 17. Voir Dominik GAC, « Zapomniana karta międzywojennej radiofonii – przypadek Andrzeja Rybickiego », Akcent, 2014, n° 2, p. 161-166. 18. Voir Anna TRUSKOLASKA, « Młodopolska ekspansja pojęcia misterium », in I. SŁAWIŃSKA, M. B. STYKOWA (dir.), Wśród mitów teatralnych Młodej Polski, Kraków, Wydawnictwo Literackie, 1983. Voir aussi : Elżbieta RZEWUSKA, « Misterium i moralitet w polskim dramacie międzywojennym », in I. SŁAWIŃSKA, W. KACZMAREK (dir.), Dramat i teatr religijny w Polsce, Lublin, Wydawnictwo KUL, 1991. 19. P. LHANDE, « Préface » du Dieu vivant, p. 23. 20. Andrzej RYBICKI, « O aktualności dramatu », Scena Lwowska, 1932/1933, n° 2, p. 39. 21. Ibid. 22. Andrzej RYBICKI, Słowo tłumacza, in Cita i Zuzanna Malard, Bóg żywy, 1939, p. 23. 23. Maria WOŹNIAKIEWICZ-DZIADOSZ, « O literackości reportażu », in K. STĘPNIK, M. PIECHOTA (dir.), Reportaż w dwudziestoleciu międzywojennym, Lublin, Wydawnictwo UMCS, 2004. 24. Henryk ELZENBERG, « Metafizyka reportażu », Pion, 1935, n° 38, p. 3. 25. Józef CZECHOWICZ, « Przeciw reportażowi », Kurier Poranny, 1937, n° 281, texte repris in Józef CZECHOWICZ, Pisma zebrane, t. 5, Szkice literackie, T. KŁAK (dir.), Lublin, 2011, p. 104. 26. Elżbieta PLESZKUN-OLEJNICZAKOWA, O reportażu radiowym, in K. STĘPNIK, M. PIECHOTA (dir.), Reportaż w dwudziestoleciu międzywojennym, Lublin, Wydawnictwo UMCS, 2004, p. 115-123. 27. Jan Emil SKIWSKI, « Krytykujemy… », Antena, 1935, n° 41, p. 9. 28. Andrzej RYBICKI, « Kilka uwag o postaci i o dialogu dramatu radiowego », Pion, 1935, n° 40, p. 9. 29. Andrzej RYBICKI, « Zagadnienie tworzywa radiowego », Pion, 1937, n° 24, p. 7. 30. Cita et Suzanne MALARD, Le Dieu vivant, p. 45-46. 31. Tadeusz PEIPER, « Radio adwokat », Radio, 1927, n° 25, texte repris in S. JAWORSKI, T. PODOLSKA (dir.), Tędy. Nowe usta, Kraków, 1972, p. 247. 32. Józef CZECHOWICZ, « Po słuchowisku », Kurier Poranny, 1938, n° 3-IV, texte repris in T. KŁAK (dir.), Józef Czechowicz, Pisma zebrane, t. 5, Szkice literackie, Lublin, 2011, p. 218. 33. Interview intitulé « Wywiad z autorem poznańskiego słuchowiska wielkanocnego », Radio, 1929, n° 16, p. 4-5. 34. Aleksandra PAWLIK, « Aktor w teatrze radiowym », Acta Universitatis Lodziensis, Folia literaria polonica, 2012, n° 2 (20), p. 173. 35. R. GRAY, op. cit., ainsi que sa thèse de doctorat : French Radio-Drama from the Interwar to the Postwar Period (1922-1973), 2006, in : https://repositories.lib.utexas.edu/bitstream/handle/2152/2495/grayiir41468.pdf

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36. Le Reporter et la Vieille sont comme des échos de l’ancienne instance d’explicateur, évoqué par Aleksandra Pawlik (« Aktor w teatrze radiowym », Folia Litteraria Polonica, n° 3, 2012, p. 83). Ils font aussi penser aux meneurs de jeu médiévaux (encore une filiation avec les vieux mystères). 37. Anna MAĆKOWIAK, « O kreacji bohatera pierwszoplanowego w słuchowisku satyrycznym », Acta Universitatis Lodziensis, Folia Litteraria Polonica, 2013, n° 2, p. 192. 38. Witold WOŁOWSKI, Du texte dramatique au texte narratif. Procédés interférentiels et formes hybrides dans le théâtre français du XXe siècle, Lublin, Wydawnictwo KUL, 2007. 39. En tant que texte écrit spécialement pour la radio, Le Dieu vivant appartient à la catégorie du théâtre radiophonique et non pas à celle du théâtre radiophoné ou radiogénique (voir Giordano FERRARI, « Opéras radiophoniques, un genre de dramaturgie musicale », in L. FENEYROU (dir.), Musique et dramaturgie. Esthétique de la représentation au XXe siècle , « Esthétique », Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 641). 40. Sława BARDIJEWSKA, « O znakach radiowych », in A. HELMAN, M. HOPFINGER, H. KSIĄŻEK-KONICKA (dir.), Z zagadnień semiotyki sztuk masowych, pod. red., Wrocław-Warszawa- Kraków-Gdańsk, 1977, p. 127. 41. Joanna BACHURA & Aleksandra PAWLIK, « Znaczeniowa funkcja muzyki w słuchowisku », Acta Universitatis Lodziensis, Folia Litteraria Polonica, 2012, n° 3 (17), p. 164. 42. C. TODD, op. cit., p. 8. Voir la note 6. 43. Renée BOURASSA, « Les fictions émergentes issues des technologies numériques ; la présence et la performativité des personnages virtuels », in Intermédialité et spectacle vivant. Les technologies sonores et le théâtre (XIXe-XXIe s.), Atelier Scientifique de Montréal, 4 et 5 mars, 2009, p. 2. 44. Les effets visuels engendrés par l’art radiophonique étaient désignés dans les années 1930 par le terme curieux d’acousion [akuzja]. Voir Leopold BLAUSTEIN, « Czy naprawdę “teatr wyobraźni” », Pion, 1936, n° 42, p. 5. Voir aussi les commentaires d’Aleksandra MUCHA, « Głosy do ontologii spektaklu radiowego », Acta Universitatis Lodziensis, Folia Litteraria Polonica, 2010, n° 13, p. 491. 45. Rémi BOURCEREAU, L’Espace dans le documentaire radiophonique, 2009, http://www.ens-louis- lumiere.fr/formation/recherche/memoires-de-fin-detudes/son/2009/lespace-dans-le- documentaire-radiophonique.html

AUTEURS

JAROSŁAW CYMERMAN Docteur ès lettres, il est maître de conférences à l’Institut des Etudes théâtrales dans le Département de la Philologie Polonaise de l’Université Marie Curie-Sklodowska (Lublin). Il s’intéresse à l’histoire du théâtre des XIXe et XXe siècles (surtout à celle du théâtre lublinien), ainsi qu’aux œuvres de Józef Czechowicz. Il a codirigé les éditions critiques des Œuvres dramatiques [Utwory dramatyczne, 2011] de Czechowicz, ainsi que l’ouvrage collectif La musicalité au théâtre [Muzyczność w dramacie i teatrze, 2013]. Il a publié des articles et des comptes rendus dans des revues théâtrales polonaises (Pamiętnik Teatralny, Teatr).

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WITOLD WOŁOWSKI IL est professeur à l’Université Catholique Jean Paul II (Lublin). Depuis 2009 il est directeur de la Chaire du Théâtre Francophone. Auteur de deux monographies consacrées au théâtre : L’Adialogisme et la poéticité du texte dramatique (2005) et Du texte dramatique au texte narratif (2007), il a porté, de 2011 à 2013, le projet Didascalies et didascalité au théâtre et non seulement financé par le Centre National de Recherche en Pologne. Il a publié de nombreux articles dans les revues spécialisées et ouvrages collectifs en Pologne, en Roumanie et en France. Professeur de français, il est aussi co-auteur des Mots de liaison en français I et II (2009 et 2012).

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Monsieur X… ou les années d’apprentissage d’André Hodeir

Pierre Fargeton

1 Au printemps 1951, le Club d’Essai de la radiodiffusion française, chaîne fameuse de l’avant-garde radiophonique, diffuse une pièce de théâtre radiophonique d’une durée de deux heures signée André Hodeir : Monsieur X…, 35 ans, compositeur. Cette réalisation, totalement oubliée mais conservée dans les archives de l’INA1, constitue un témoignage de la richesse et de la diversité des productions radiophoniques de l’époque, en même temps qu’elle offre une approche instructive des questionnements qui agitent la vie musicale à l’approche du demi-siècle, entre néo-classicisme et sérialisme, tonalité, modalité et atonalité. Enfin, Monsieur X… est aussi un témoignage autobiographique précieux des années d’apprentissage d’André Hodeir.

2 Avant d’aborder cette émission elle-même, nous présenterons brièvement Hodeir et ses différentes collaborations avec la radio.

Hodeir en bref

3 André Hodeir s’est éteint le 1er novembre 2011 à l’âge de 90 ans, au terme d’une vie foisonnante essentiellement reliée à la musique et au monde de la musique. Certes, le nom d’Hodeir reste surtout attaché à son activité critique (ses nombreux articles dans des revues diverses – L’Écho des étudiants, Arts, Paris-Comœdia, Disques – et en particulier dans le magazine Jazz Hot, dont il fut rédacteur en chef entre 1947 et 1951), et plus largement à ses écrits sur la musique et le jazz en particulier (du livre pionnier Hommes et problèmes du jazz2 [1954] à son maître-livre Les Mondes du jazz3 [1970], en passant par la publication américaine de Toward Jazz4 [1962] ou celle, simultanément française et américaine, du polémique La Musique depuis Debussy / Since Debussy5 [1961]). Mais si Hodeir doit l’essentiel de sa notoriété à ses publications, c’est d’abord comme compositeur qu’il entendit s’inscrire dans son temps, même si son œuvre reste encore très méconnue. Hodeir a d’abord été élève dans les classes de violon du conservatoire, sa mère ayant décidé d’en faire un jeune prodige – qu’il ne sera jamais, connaissant

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alors essentiellement les échecs et les humiliations des concours d’entrée et de sortie. De cette époque, date un certain nombre de pièces de virtuosité pour violon récemment retrouvées dans les archives de la famille Hodeir – lesquelles, si elles ne présentent pas un intérêt musical capital, attestent au moins d’une évidente vocation de compositeur. Durant quatre années de convalescence en sanatorium (1938-1942), Hodeir écrit également un nombre important de mélodies pour voix et piano, quelques-unes faisant l’objet d’une harmonisation chorale ; toutes ces œuvres de prime jeunesse restent inédites et reniées par Hodeir – quoique précieusement conservées. C’est également pendant ces années de maladie que Hodeir se prend de passion pour le jazz, publiant rapidement de nombreux articles sur le sujet, et réinvestissant son savoir-faire de violoniste classique dans l’improvisation de jazz. Un bagage qui lui permet, dès son retour à Paris à l’été 1942, d’enregistrer son premier disque comme violoniste de jazz, sous le pseudonyme de Claude Laurence, devenant alors subitement un violoniste vedette sous l’Occupation. Parallèlement, Hodeir retrouve le conservatoire, où il est admis en classe d’harmonie, puis de contrepoint et fugue, et Histoire de la musique – il obtiendra tous ses Premiers Prix entre 1945 et 1947, fréquentant alors quelque temps la fameuse classe d’analyse d’Olivier Messiaen. Ces années d’apprentissage marquent un premier tournant dans la production (toujours inédite et reniée par Hodeir) du compositeur. L’atonalité s’insinue, les harmonies de quartes et quintes parallèles et tous les procédés visant à estomper les logiques tonales font leur apparition, la série pointera même brièvement son nez pour une pièce d’orgue en 1953 (Fugue sur les douze sons). Du côté du jazz, les années 1947-1954 sont également marquées par une disparition progressive du violoniste Claude Laurence, au profit de l’arrangeur et compositeur que Hodeir s’essaie à être, écrivant quelques arrangements pour James Moody, Don Byas ou Bobby Jaspar, ainsi que quelques musiques de films dont il tirera des partitions qui sont les premières qu’il reconnaîtra (Autour d’un récif, ballet sous- marin de Jacques-Yves Cousteau, et Saint-Tropez, devoirs de vacances6, court-métrage de Paul Paviot dans lequel apparaît notamment Boris Vian, alors ami d’Hodeir). La période 1947-1954 correspond à ce qu’André Hodeir appelait rétrospectivement lui-même sa « période de bilinguisme », qui est une période de découvertes et d’apprentissage, mais aussi et surtout une période de grande souffrance, pour celui qui avait su lire les notes de musique avant les lettres de l’alphabet et qui n’avait jamais envisagé d’exister autrement que par et pour la musique. Ce bilinguisme stérilisant est d’ailleurs un double bilinguisme produisant un double déchirement. Du côté du jazz, Hodeir est alors partagé entre ses amours de jeunesse (Armstrong, Ellington…) et son engouement pour le jazz moderne, découvert peu après la Libération (Parker, Gillespie…). Du côté de la musique « savante », il est tiraillé entre un néo-classicisme très attaché à la tonalité, et les avant-gardes de la musique concrète (on le trouve au GRMC de Pierre Schaeffer, en 1953) et de la musique sérielle (qu’il regarde rapidement comme la seule voie d’avenir, faisant quelque temps route, dans l’ombre de Pierre Boulez, avec le Domaine Musical). Déchiré entre deux mondes, il est donc également déchiré à l’intérieur de chacun d’eux, et réduit à une impuissance créatrice au sujet de laquelle il semble avoir été très lucide. Cette période douloureuse s’achèvera définitivement fin 1954, avec la fondation du Jazz Groupe de Paris, lequel marque le basculement définitif d’André Hodeir, comme compositeur, du côté du jazz. Ce sont ces années d’apprentissage et ces années de bilinguisme que met en scène, sous un vernis plus ou moins mince de fiction, Monsieur X…, 35 ans, compositeur. Si l’on ne peut pas réellement dire qu’Hodeir fut un homme de radio (comme le furent André Francis, Franck Ténot ou Lucien Malson), il est

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cependant certain que la radiodiffusion joua un rôle crucial dans sa vie, que ce soit sous le régime de l’initiation, de la collaboration artistique ou du soutien institutionnel.

La radio : le premier compagnonnage

4 C’est par la radio, en 1937, qu’André Hodeir a découvert le jazz : il connaît donc bien la valeur de ce média encore balbutiant et désorganisé. Dès 1941, alors qu’il soigne sa tuberculose dans un sanatorium des Pyrénées et signe ses premiers articles dans un journal de la zone libre, L’Écho des étudiants, il attire l’attention sur la médiocrité des programmes consacrés au jazz et réclame qu’ils soient confiés à un connaisseur. Tout en applaudissant de rares avancées7, il poursuivra régulièrement ses récriminations, jusqu’à écrire dans son premier numéro de Jazz Hot en tant que rédacteur en chef, en 1947 :

5 Une seule conclusion s’impose. […] L’organisation des émissions de jazz à la Radio française ne peut plus être confiée à plusieurs services différents […]. Il faut donc, de toute évidence, créer un service de jazz autonome8.

6 Dès 1948, grâce à André Francis, pionnier capital du jazz à la radio, qui sera le metteur en ondes de l’émission, André Hodeir anime ou co-anime Le Club du jazz de 1948 à 19509. Par son contenu diversifié, cette émission, diffusée le mercredi soir sur Paris-Inter, jette les bases de ce que seront la plupart des émissions de jazz par la suite : tantôt tribune radiophonique où musiciens et spécialistes (comme Charles Delaunay et Franck Ténot) échangent des points de vue critiques sur des disques ou sur l’actualité du jazz ; tantôt émission liée à un événement10 ; tantôt portrait d’un musicien11 ou d’un orchestre12 par ses disques ; tantôt présentation analytique d’une seule œuvre13.

7 En 1953, Hodeir conçoit aussi une émission originale visant à comparer l’expression et la perception d’un même tempo, à travers plusieurs enregistrements n’ayant pour point commun que leur mouvement métronomique, d’où le titre Le Jazz au métronome, diffusé quelque temps sur Paris-Inter14. Puis en octobre de la même année, il anime sur la chaîne parisienne une émission intitulée « L’École française du jazz moderne », qui consiste à faire connaître les principaux acteurs du jazz parisien du moment, invités au micro (Pierre Michelot, Bernard Peiffer, Sacha Distel, Christian Bellest, Christian, René Urtreger, William Boucaya, Hubert Fol, Francy Boland, Tony Proteau, Bobby Jaspar…). On a là le premier témoignage de la conviction hodeirienne selon laquelle la radio publique doit servir à soutenir la création au moins autant qu’à valoriser et démocratiser le « patrimoine » du jazz. Mais cette tribune inespérée pour le jazz moderne sera de courte durée, puisqu’elle est supprimée au bout de deux mois, laissant les auditeurs de la deuxième chaîne avec la seule émission du lundi, confiée à Hugues Panassié (et donc peu encline à la promotion du jazz moderne).

8 La radio n’est par ailleurs pas pour Hodeir un outil de promotion de la seule musique de jazz. Comme espace d’expérimentation et d’avant-garde, elle offre à Hodeir l’occasion d’une expérience pionnière, celle de la musique concrète. Sous l’égide de la Radiodiffusion française, Pierre Schaeffer fonde en effet en octobre 1951, au sein du Club d’Essai, le Groupe de Recherche de Musique Concrète, pour lequel il recherche un premier groupe de stagiaires expérimentateurs. Hodeir se porte candidat, sur les conseils d’André Francis, et il fera partie des six pionniers de cette aventure, parmi lesquels il retrouve son camarade de conservatoire Pierre Boulez (rencontré dans la

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classe de contrepoint et fugue en 1945), et fait la connaissance de celui qui sera un ami au long cours, Jean Barraqué. Peu convaincu par la personne de Pierre Schaeffer, comme la plupart des stagiaires, Hodeir concevra toutefois une pièce pour bande et pianiste de jazz, intitulée Jazz et jazz15.

9 Dans la foulée de cette expérience, Hodeir propose à Jean Tardieu une émission régulière sur la musique contemporaine, qui est probablement la première du genre. Intitulée Jeune Musique, elle dura une saison (1952-1953), pendant laquelle elle entreprit de faire le plaidoyer vivant de la musique la plus récente, de plusieurs façons. D’abord en essayant de situer les différents courants de la musique du début XXe et les tendances de la mi-XXe (Jean Barraqué tenait en ce sens les chroniques « démarches musicales du demi-siècle », et une « anthologie de la musique moderne »). Ensuite en donnant directement la parole aux compositeurs du temps, qu’ils soient encore à peu près inconnus (comme Boulez venant lire sa fameuse analyse du Sacre du printemps – « Stravinsky demeure ») ou déjà en place (comme Messiaen, invité et questionné au micro). Enfin, Jeune Musique réservait un espace pour des œuvres de jeunes compositeurs rarement ou pas encore jouées ; Maurice Ohana, Marius Constant, Michel Philippot, Georges Delerue, Jean-Michel Faye, et bien sûr Pierre Boulez ou Jean Barraqué (dont un extrait de la Sonate fut donné par Yvonne Loriod) ont ainsi profité de cette émission pour faire entendre, voire pour créer l’une ou l’autre de leurs œuvres récentes. Hodeir lui-même semble avoir fait donner en avant-première audition sa Sonate pour violon seul, jouée par André Doukan, dans la programmation de Jeune Musique. Mais comme pour sa Symphonie pour cordes, créée au Club d’Essai en 1949 sous la direction de Georges Delerue, les archives de l’INA sont malheureusement lacunaires et n’ont conservé aucune trace sonore de ces œuvres de jeunesse dont les manuscrits sont à ce jour perdus.

10 1954-1964 est une décennie faste pour Hodeir en tant que compositeur et directeur du Jazz Groupe de Paris : il n’est pas étonnant qu’on ne relève alors plus guère d’activité radiophonique de sa part, durant ces années-là. En 1964, Hodeir tourne la page du Jazz Groupe et fonde son premier grand orchestre, dont l’existence sera très irrégulière. Aussi lorsqu’en 1965, Lucien Malson, créateur du Bureau du Jazz à la radio française, obtient la première émission de jazz régulière sur France Culture, il se tourne vers Hodeir, qui animera en grande partie les premiers numéros de « Connaître le jazz », d’octobre à décembre 1965 – une émission plutôt « patrimoniale », mais organisée comme une dissertation sur un sujet précis, avec extraits ciblés de disques appuyant les démonstrations.

11 1965 et 1966 marquent le compagnonnage le plus important d’André Hodeir avec la radio, puisque, comme compositeur, il obtient la commande d’une œuvre de longue durée destinée à concourir pour le Prix Italia, concours radiophonique créée en 1949 et mettant en compétition vingt-cinq radios européennes. Ce Prix, ayant suscité quelques œuvre d’importance (citons par exemple Électre de Pousseur, Thema (Omaggio a Joyce), Sinfonia et Laborintus II de Berio, Momente de Stockhausen) donnera naissance à l’œuvre la plus connue d’André Hodeir, Anna Livia Plurabelle, sur un large extrait de Finnegan’s Wake de James Joyce. Une pièce d’une heure intégralement écrite (sans place pour l’improvisation usuelle), conçue pour deux voix de femmes et un orchestre changeant et hétéroclite, qui rendait tout à fait justice à la volonté initiale des créateurs du Prix Italia de susciter des œuvres spécifiquement radiophoniques remédiant à ce constat : « La radio réussit presque toujours à reproduire des œuvres déjà connues avant elle

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[…], mais ne réussit presque jamais à être en premier le moyen de lancement et de divulgation d’œuvres d’esprit inédit16 ». N’étant absolument pas pensée comme une œuvre de concert (l’effectif change constamment, certains instruments n’apparaissent que pour quelques minutes, il y a des glissements stéréophoniques simulant l’éloignement des deux lavandières de part et d’autre de la Liffey dublinoise), Anna Livia Plurabelle fut, sous ce rapport, vraiment conçue comme une œuvre radiophonique. Suite à différents imbroglios administratifs qui empêcheront l’œuvre de concourir au Prix Italia, Hodeir obtiendra à nouveau en 1972 un soutien de la Radiodiffusion française, lui permettant d’écrire et de faire enregistrer un deuxième volet joycien, construit, sur le monologue final de Finnegan’s Wake, comme l’exact opposé d’Anna Livia Plurabelle, avec un groupe vocal dominant (les huit voix des Swingle Singers) et une petite formation instrumentale constante (un quintette avec trompette, saxophones alto et ténor et contrebasse-batterie). Peu après Bitter Ending, Hodeir se retirera définitivement de la composition, pour se reconvertir à partir des années quatre-vingts dans une carrière d’écrivain, avec plusieurs romans (Play-back17, Musikant18, Mat et Brian19) et des recueils de nouvelles (Si seulement la vie20, Le Rire de Swann21).

12 Son compagnonnage avec la radio perdure toutefois ça et là dans le dernier tiers du XXe siècle, avec quelques importantes contributions. En 1970, à l’occasion du cinquantenaire de la naissance de Charlie Parker, Hodeir conçoit une série d’émissions radiophoniques en huit heures sur le saxophoniste, mêlant extraits musicaux, analyses, témoignages historiques, contextualisation sociale, littérature, poésie, voire philosophie, avec de nombreux intervenants dont Yves Buin, Félix Guattari, Lucien Malson, Alain Gerber, et Jacques B. Hess, qui traduit pour des comédiens des fragments de la biographie de Robert Reisner. Ce mélange des genres (qui est une véritable création radiophonique) résonne parfaitement avec celui des Mondes du jazz, paru la même année. Hodeir récidivera en 1982, à l’occasion de la mort de Thelonious Monk, en consacrant au pianiste une série d’émissions de quinze heures optant pour la même diversité de points de vue. Plus ou moins détaché du monde du jazz et de la vie musicale en général, Hodeir apparaîtra encore régulièrement au sommaire de Black and blue de son ami Alain Gerber, mais comme un invité extérieur.

13 Dans son compagnonnage irrégulier mais fidèle avec la radio, Hodeir aura été tantôt voix de légitimation tantôt voix de création voire d’avant-garde. En revanche, on n’a pas d’autre exemple de créations radiophoniques dans lesquelles, à l’instar de Monsieur X…, 35 ans, compositeur, Hodeir livre, sous couvert de fiction, autant d’éléments dissimulés ou recomposés de sa propre vie et de sa propre musique – pratique qui préfigure étrangement son œuvre littéraire, et cela à trente années de distance. Sorte de roman radiophonique d’apprentissage, Monsieur X… (1951) vaut à ce titre qu’on s’y arrête, indépendamment de sa qualité littéraire et radiophonique intrinsèque.

Les années de formation de Monsieur X

14 La pièce est conduite, dans un ordre non chronologique, par la voix du narrateur, Vincent X, qui, dans de réguliers monologues intérieurs, fait retour sur des épisodes de sa vie – épisodes au sein desquels s’insèrent à leur tour un voire plusieurs flash-backs successifs. Si la pièce vise à mettre en scène la vocation certaine mais tourmentée d’un compositeur de la mi-XXe siècle, de son enfance à l’âge de 35 ans, le cœur des scènes dialoguées concerne les années de formation du héros, puisqu’il met aux prises les

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élèves d’une classe d’harmonie, puis de fugue, au conservatoire : Vincent, l’élève débutant aux progrès fulgurants ; Yves, l’élève modèle, académique et suffisant ; Hélène, brillante organiste aux goûts conservateurs, et que courtisent Vincent (en vain) et Yves (avec succès) ; Wenceslas, zélateur sectaire du dodécaphonisme ; Tania, musicienne versatile, compagne de Wenceslas, puis de Vincent. Ce petit cercle entretient de constantes disputes, soit sous la forme de scènes de jalousie amoureuse (Vincent-Yves convoitant Hélène), de rivalités musicales (Prix de Rome, Prix de conservatoire, succès publics ou d’estime), ou de longues controverses esthétiques (sur les enjeux de la musique moderne, sur le bien-fondé ou non du retour à la modalité, à Bach, sur les mérites comparés de Stravinsky ou Bartók, sur la nécessité ou non de la série, etc.). Le petit groupe travaille sous la férule bienveillante du « maître », Monsieur Garderet – secrètement amoureux d’Hélène. Malgré l’émulation et la sincérité qui règnent au sein du groupe, celui-ci n’est pas toujours exempt de mesquinerie ni d’un certain snobisme – en quoi Hodeir s’est visiblement amusé à pasticher certains traits de ses camarades de conservatoire (et de lui-même) à la manière d’un petit salon mondain, où l’on cause des dernières tendances en tâchant d’émettre un jugement toujours sûr et original à leur égard. Sur ce point, les positions de Vincent tranchent nettement avec celles de ses camarades. Wenceslas prêche l’avant-garde sérielle sinon rien ; Yves est ouvert aux tendances modernes mais fort sagement (Bartók dépasse les bornes de son panthéon personnel) ; Hélène est réactionnaire (elle fustige les « dissonances gratuites » et voit Bartók comme un « fumiste ») ; l’opinion de Tania vogue au gré des situations ; seul Vincent semble ne pas avoir de posture, mais être réellement en proie au plus grand désarroi, quant au chemin musical qui pourrait le mieux le révéler à lui- même, et donc – car il ne conçoit pas d’être « de ceux qui traversent l’existence sans laisser trace de leur passage » – au monde. En effet, l’opinion de Vincent se forge au gré de ses découvertes, qui sont chaque fois pour lui un bouleversement violent de sa sensibilité et de ses convictions, qu’il confie toujours avec sincérité et exaltation, parfois à Hélène (qui ne le comprend pas), parfois à son professeur (qui le regarde d’un œil attendri mais impuissant), ou le plus souvent à son ami Charles, qu’il surnomme « mon vieux Carolus » et qui est à la fois un confident, un initiateur, un conseil et un soutien infaillible – celui qui croit le premier à sa vocation de compositeur. Charles est celui qui a poussé Vincent au conservatoire ; il est celui qui se démène pour faire jouer la musique de Vincent ; celui qui lui décroche sa première commande, pour une musique de scène ; celui, enfin, qui est à ses côtés (sans qu’on sache vraiment quel musicien il est) dans les engagements « alimentaires » que Vincent honore de temps à autre au sein d’un orchestre de variété jazzée, depuis qu’à côté de ses études, il s’est pris d’intérêt pour le jazz, et joue de la trompette (apprise pendant son service militaire). Difficile, avec cela, de ne pas relever la minceur du vernis de fiction qui sépare Vincent X d’André Hodeir lui-même… Un sentiment que renforce l’évocation des années de jeunesse du protagoniste, qui là encore sont une démarcation serrée de celles de l’auteur.

Les années de jeunesse de Monsieur X

15 En effet, Hodeir a dressé le portrait d’un Vincent X enfant qui lui ressemble étrangement, ce qui nous vaut nombre de dialogues dans lesquels l’auteur paraît mettre en scène sa propre mère – dont on sait combien elle est à l’origine de la vocation musicale d’André Hodeir, même si de concertiste, comme elle l’avait rêvée, cette

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vocation glissera à celle de compositeur. En donnant à son personnage une sœur, Françoise, plutôt qu’un frère nommé Raymond, Hodeir s’est contenté d’une maigre substitution pour nous faire revivre un épisode dont on sait aujourd’hui qu’il est authentique : celui de la découverte de son « don » de musicien. Hodeir a tout bonnement fait rejouer la scène durant laquelle sa mère prit conscience que son second fils, âgé de quatre ou cinq ans, soufflait le nom des notes à son frère aîné lorsqu’il faisait une erreur sans s’en apercevoir dans un exercice de piano. S’ensuivirent des cours de violon donnés au jeune André, puis, après qu’elle eut assisté bouleversée au premier concert de Yehudi Menuhin enfant, en 1927, à Paris, la « folie » de sa mère, qui se mit en tête de faire de son fils la réplique du petit virtuose (qui devient « le petit Marconi » dans Monsieur X), et qui décida d’employer pour cela les grands moyens, en payant très cher les leçons d’un professeur réputé dont le foyer Hodeir aura de la peine à assumer le coût, et en déscolarisant l’enfant pour le consacrer intégralement à l’étude du violon. André Hodeir, à travers la mère de son personnage, semble réciter de mémoire les mots de sa propre mère, Angèle :

16 Jouer devant deux mille personnes, si attentives que dans les silences on entendrait les mouches voler ! Et toi, sur la scène, tout petit dans ton costume marin, à côté du grand piano noir, tu tiens tout ce monde suspendu à ton archet !

17 Il évoque aussi sa position pénible d’enfant sans cesse ramené à un modèle rêvé, dans certaines scènes dialoguées : LA MÈRE : Tu dis que tu es le plus fort en ceci, le plus fort en cela, mais au concours d’entrée, tu n’as été reçu que le neuvième… et tu vas avoir treize ans. Moi j’avais toujours cru qu’à treize ans tu aurais ton Premier Prix… À ton âge, le petit Marconi jouait déjà devant cinq mille personnes ! VINCENT : Oh, je t’en prie maman, laisse-moi tranquille avec ton Marconi ! S’il est venu au monde avec un archet entre les doigts, tant mieux pour lui.

18 Il rappelle les raisons de ses échecs à répétition aux examens du conservatoire, et la conviction aveuglée de sa mère, dans de larges monologues absolument autobiographiques : Au fond, ma mère était bien persuadée que j’étais l’élève le plus doué du Conservatoire et que j’allais bientôt donner des récitals. Mais il fallait que sa croyance fût profondément enracinée pour résister aux échecs que j’essuyais presque à chaque concours entre mon entrée au Conservatoire et mon service militaire. Pourtant j’étais arrivé à jouer assez bien du violon mais j’étais sujet à un trac incompréhensible que je ne parvenais pas à vaincre. Dès que me trouvais devant un jury mes doigts refusaient de réciter la leçon apprise. J’arrivais ainsi à 20 ans avec pour tout bagage un talent de violoniste à peu près inutilisable.

19 Il décrit aussi sa relation ambiguë et perverse au violon, dans ce qui est aussi une critique de la pédagogie de conservatoire de cette époque : Cependant je faisais des progrès. Il fallait bien… À douze ou treize ans je commençais à jouer des morceaux difficiles : des concertos de Vieuxtemps, de Wieniawski, de Paganini… Quelle musique ! C’est ainsi qu’on inculque aux apprentis musiciens l’amour de la musique… Et le pire c’est qu’on me l’avait fait aimer cette hideuse caricature de musique ! Je me délectais, en jouant le concerto de Paganini.

20 Et il retrace en plusieurs passages cette espèce de transfert de vocation qui a consisté à conserver le sentiment de prédestination à être un grand musicien, que sa mère projetait dans la figure de l’enfant-prodige virtuose, en le déplaçant insensiblement vers la figure du compositeur qu’il s’est peu à peu senti « missionné » de devenir. Un déplacement qui est d’abord passé par le violon, puisque les premières œuvres d’André

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Hodeir, écrites dès 1935 (à l’âge de 14 ans) sont des concertos entièrement tournés vers la virtuosité. Vincent X en joue d’ailleurs un extrait à sa mère, regrettant qu’ils n’aient aucune chance d’être acceptés comme morceaux de concours par son professeur de violon. Sentant instinctivement la menace, la mère lui répond : LA MÈRE : Tu n’es pas entré au conservatoire pour composer des concertos, mais pour avoir ton Premier Prix de violon, un point c’est tout. Compose si tu veux, mais quand tu auras fait tes deux heures de gammes, deux heures d’exercices de Ševčík, travaillé tes études et ton Paganini. Et ne va pas ennuyer ce bon monsieur Lemarchand avec tes concertos, hein ? Plus tard, je verrai si je dois te faire prendre des leçons d’harmonie. Allons, au travail, mon garçon.

21 Et de fait, Hodeir comprendra, au fil de ses échecs dans les classes du conservatoire, que de violoniste il lui fallait devenir musicien. Mais la conversion sera lente, comme se le remémore l’auteur, dans la peau de son personnage : En ce temps-là on ne se souciait guère au Conservatoire de former des musiciens, on fabriquait des instrumentistes. Je n’avais pas l’ombre de culture. J’étais peut-être un peu moins persuadé qu’autrefois du génie de Paganini, mais personne ne m’avait appris à aimer la vraie musique, les vrais grands musiciens. Pourtant, je commençais à les aimer. Je commençais à soupçonner que Mozart, ce n’était pas si simplet que je me l’étais figuré, que Beethoven avait écrit d’autres musiques que son concerto pour violon.

22 En déplaçant ainsi la vocation rêvée par sa mère, Hodeir en conservera cependant le caractère de prédestination. C’est en ce sens que Vincent X dira bientôt à sa mère qui lui reproche la vanité du métier de compositeur : « Je ne l’ai pas choisi, c’est lui qui m’a choisi ».

Un Bildungsroman radiophonique prématuré

23 Monsieur X… est donc une sorte de roman d’apprentissage mis en scène pour la radio. Mais ce Bildungsroman présente deux particularités, dont l’une est proprement radiophonique. En racontant la vie de Vincent X, Hodeir lui a prêté ses propres musiques, dont quelques-unes ont peut-être été écrites spécifiquement, mais dont la plupart font partie de la véritable production de jeunesse d’André Hodeir. Or celle-ci est à ce jour inédite, et à ce titre, cette émission constitue un document sonore unique de la musique reniée ou oubliée d’André Hodeir. En particulier, une mélodie écrite en 1940 en sanatorium et harmonisée définitivement en 1945 (Il pleure dans mon cœur, sur un poème de Verlaine), une mélodie de 1951 (Lancinante, texte d’Hodeir lui-même), et plusieurs pièces d’orchestre non identifiées, permettent de se faire une idée du cheminement de l’écriture hodeirienne, de la tonalité et modalité timides de ses premières mélodies à l’atonalité malgré tout assez néo-classique de ses années post- conservatoire. L’autre particularité de ce Bildungsroman radiophonique est que l’on peut se demander s’il ne fut pas prématuré. En effet, en 1951, Hodeir est âgé de trente ans, et, comme musicien, il est encore assez loin de se douter qu’il deviendra le compositeur de jazz que l’on sait, à partir de 1954. Aussi, à la structure tripartite fréquente et archétypale du roman d’apprentissage, qui comporte années de jeunesse, années d’apprentissage et années de maturité, semble manquer la dernière période, faute d’avoir été atteinte. À moins que l’auteur, au contraire, n’ait cru l’avoir atteinte, puisque la maturité du compositeur fictif Vincent X s’achève en 1951 sur une musique d’André Hodeir datée… de 1951. Le parcours vers cette maturité est d’ailleurs illustré en

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musique par les découvertes successives du héros, qui sont sans doute bien proches de celles d’André Hodeir : celle de Bartók, dont il écoute bouleversé le Cinquième Quatuor en concert, ou plus tard, en disque, l’adagio du Deuxième concerto pour piano, dans lequel il mesure effondré que sa « musique de quintes » fiévreusement découverte quelques jours plus tôt en écrivant sa symphonie22, est depuis longtemps explorée par Bartók et sans doute bien d’autres ; celle aussi de Schœnberg et de la série, à laquelle tente de le convertir Wenceslas (parodie plus que probable de René Leibowitz), et vis-à- vis de laquelle il exprime d’abord de nombreuses réticences – qu’il faut peut-être voir comme les réticences réelles d’André Hodeir envers une technique qui ne le convaincra que peu à peu, notamment à partir de sa rencontre, à l’automne 1951, avec Jean Barraqué. Mais si la musique atonale d’André Hodeir sur laquelle s’achève Monsieur X semble être apparue à son auteur comme la plus acceptable de sa production d’alors, de nombreuses réflexions du héros suggèrent le désarroi dans lequel il était alors plongé, avant la révélation du Jazz Groupe de Paris, qui sera l’accouchement véritable de sa vocation de compositeur. Ainsi de cette réflexion : Ce qui est plus grave, c’est que sur le plan humain, nous ne sommes plus capables d’exprimer la joie ! Cette joie délirante du deuxième Brandebourgeois ou de la Neuvième Symphonie. Même lorsque je compose dans le plus parfait état de quiétude intérieure, je retrouve dans chacune de mes œuvres une seule note dominante : l’angoisse.

24 C’est pourquoi Monsieur X… apparaît comme un Bildungsroman écrit trop tôt, et à ce titre, comme une préfiguration des romans et nouvelles ultérieurs d’André Hodeir, dans lesquels abonderont les allusions autobiographiques et les références à la musique et au milieu musical. Mais alors, Hodeir aura acquis une réelle habileté d’écrivain, et ne se contentant plus de coller aussi étroitement à sa propre vie, il saura en dissimuler les allusions, les noyer et les déployer dans un véritable projet de littérature.

NOTES

1. Identifiant de la notice : PHD88018585. 2. André HODEIR, Hommes et problèmes du jazz, suivi de La Religion du jazz : Essai sur l’œuvre d’Hugues Panassié et son influence, Paris, Le Portulan, 1954. Réédition dans La Religion du jazz, , Parenthèses, « Epistrophy », 3/2006. 3. André HODEIR, Les Mondes du jazz, 1re édition Paris, U.G.E, 1970, « 10/18 », 3/2004, Pertuis, Rouge Profond, « Birdland ». 4. André HODEIR, Toward Jazz, New York, Grove Press, 1962 5. André HODEIR, La Musique depuis Debussy, Paris, P.U.F., 1961 ; Since Debussy : A View of Contemporary Music, trad. Noel Burch, New York, Grove Press, 1961. 6. Musiques de films par André Hodeir, 33t/25cm, Disque Swing 33.343, 1953, réédité en CD sous le titre André Hodeir : The Vogue Sessions, BMG, 1999, 74321610202, « Original Vogue Masters ». 7. » Du nouveau à la radiodiffusion nationale », L’Écho des étudiants, Montpellier, n° 65, samedi 25 avril 1942, p. 4. 8. » Le Jazz à la radio », Jazz Hot, Paris, n° 17, novembre 1947, p. 4-5.

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9. Avec une interruption en octobre 1948 (voir Jazz Hot, n° 26, p. 25), puis une reprise en mars 1949 (voir Jazz Hot n° 31, p. 31). Voir aussi le numéro spécial « 1932-1982 : un demi-siècle de jazz sur les radios francophones », Cahiers d’Histoire de la Radiodiffusion, n° 75, janvier-mars 2003, p. 55. 10. Le 2 mai 1949, présentation des principaux musiciens présents lors du prochain Festival international du jazz, salle Pleyel. 11. Le 6 mars 1949, portrait de Charlie Parker. Archives INA. 12. Le 11 décembre 1949, portrait de l’orchestre de Duke Ellington. Archives INA 13. Le 24 juin 1950, émission consacrée à la Liberian Suite de Duke Ellington. Archives INA. 14. Jean-Jacques LEDOS, « André Hodeir », Cahiers d’Histoire de la Radiodiffusion, n° 75, janvier-mars 2003, p. 146. 15. Publié en CD dans Les Trésors du Jazz : 1952, 5 CDs, Harmonia Mundi, « Le Chant du Monde », 2003, 574 1221-25. [CD 1, plage 1]. 16. Angela IDA DE BENEDICTIS, « Art à la radio – art pour la radio : réflexions sur le Prix Italia, suivies d’un panorama des éditions 1949-1970 », Musique et Dramaturgie (esthétique de la représentation au XXe siècle) , sous la direction de Laurent Feneyrou, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003 (série Esthétique, n° 7), p. 657. 17. André HODEIR, Play back, Paris, éd. de Minuit, 1983. 18. André HODEIR, Musikant, Paris, Seuil, 1987. 19. André HODEIR, Mat et Brian, Paris, Stock, 1994. 20. André HODEIR, Si seulement la vie, Paris, Joëlle Losfeld, 2001. 21. André HODEIR, Le Rire de Swann, Pertuis, Rouge Profond, 2008. 22. Que le héros écrit mesure par mesure devant l’auditeur qui entend ce qui passe par la tête du compositeur, lors d’une scène fascinante où l’on semble entendre Hodeir découvrir l’atonalité.

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Entretien avec David Christoffel Propos recueillis par Julie Trenque

David Christoffel et Julie Trenque

NOTE DE L’ÉDITEUR

Né en 1976 à Tours, David Christoffel travaille sur les rapports entre poésie et musique. Sa thèse à l’EHESS (à paraître en 2015 aux éditions MF) s’intéresse aux mentions verbales sur les partitions d’Erik Satie. Il a composé une dizaine d’opéras parlés et a notamment collaboré aux « Passagers de la nuit » de France Culture. Chroniqueur de la Matinale de France Musique aux côtés d’Alex Taylor, puis de Christophe Bourseiller, il est aujourd’hui producteur de « Radio Thésards » pour France Culture Plus et collaborateur de l’émission « Le Labo » d’Espace 2 (Radio Suisse Romande). Ses productions sonores, performances et publications sont recensées sur la page http://www.dcdb.fr/.

Julie TRENQUE– Comment définiriez-vous la fiction radiophonique par rapport au documentaire ? David CHRISTOFFEL – C’est une question à laquelle on peut répondre de façon complètement formelle ou générique, ou bien en termes d’espaces et de lieux de programmation, ce qui n’est absolument pas neutre car cela agit sur les genres. Si on prend l’exemple de France Culture, le documentaire est à 17 heures et la création radiophonique à 23 heures. Le créneau horaire va modifier la réception, mais aussi la pratique de production. Lorsque j’ai fait un documentaire pour Sur les docks, qui s’appelait « Quel lieu pour être vieux ? »1, on m’a demandé de prendre garde à ne pas faire un atelier de création – sous-entendu, ne pas faire de la création radiophonique. Derrière la boutade, il y avait bien des éléments formels. Il s’agissait, par exemple, de ne pas faire porter la consistance d’une séquence sur le seul jeu formel, ce qui serait strictement de l’ordre de la création radiophonique, et qu’on ne s’autoriserait pas dans le documentaire. Le documentaire vise une question qui a une consistance sociale, identifiée, là où la création radiophonique a le droit de traiter avec des questions qui seraient tout à fait philosophiques, ou abstraites. On a là une liberté du

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rapport à l’objet qui se situe à un autre niveau, même si je revendique que la création radiophonique rencontre les questions sociales mais puisse les traiter d’une manière alternative, éditorialement inédite, plus intégralement réflexive et donc créative. Je pense qu’il faut se méfier tout de même de ne pas recouper les systèmes de genre au point de complètement recouvrir les pratiques et de les enfermer dans leur genre. Cependant, si on ne fait pas cet effort de penser les genres différemment, le genre dominant, qui est l’information, prend complètement le dessus.

JT – Vous placez le documentaire dans la case information ? DC – Il négocie violemment un espace de liberté par rapport à l’information, en imposant des formats qui sont extrêmement longs par rapport à ce que l’information autorise. Il épouse la déontologie journalistique en adoptant certains de ses codes, mais assume une liberté formelle. Celle-ci ne va cependant pas jusqu’à la création radiophonique, qui consiste à s’affranchir des codes du journalisme, à travailler la forme autant que le fond.

JT – Où situeriez-vous précisément la limite entre documentaire et fiction radiophonique ? Ce n’est pas si évident : régulièrement les documentaires intègrent des éléments, des effets sonores, des montages de voix, qui relèvent de la création... DC – Pour moi, cette limite est problématiquement dans le statut narratif qu’on donne à la voix du témoin : c’est sûrement là où tout se joue. Les citations de films, que l’on peut trouver typiquement dans un documentaire et non dans un reportage, consistent à prendre la fiction reconnue comme fiction à témoin. On promet ainsi d’enrichir et de rendre plus subtile la façon de dire les faits réels, avec des outils audiovisuels. Mais il me semble que cela joue à un autre niveau lorsqu’on essaie de travailler sur ce que c’est que quelqu’un qui parle, qui fait de la narration. C’est typiquement à cela que je m’intéresse : les docufictions, qui sont des fictions réalisées avec les outils et les codes du documentaire. Chez Christophe Deleu2, cela consiste à prendre une intrigue un peu fictionnelle, qui ne le dit pas tout à fait, et à jouer quelque chose de l’ordre de la fiction, avec les moyens techniques du documentaire. Avec Norma, affaire criminelle3, je me suis amusé à cela, mais avec une intrigue ouvertement fictionnelle. Le livret de l’opéra de Bellini permettait, outre les jeux avec la partition originale, une création autour des personnages qui sont, étrangement, des personnages de fiction. Ce qui m’intéresse dans cette façon d’intriquer la fiction et le documentaire, c’est faire entendre que la figure du témoin est une figure fictionnelle, qui émerge de la façon de produire de l’information. De ce point de vue, le genre informatif est pétri de narration, et je cherche à faire résonner cela, par sensibilité poétique. Le paradoxe, c’est que je fais de la poésie essentiellement par refus de la fiction, par désœuvrement ou incrédulité totale quant à sa capacité à émerveiller le monde, et c’est ça qui me conduit à pratiquer la fiction autrement, c’est-à-dire de façon complètement inversée par rapport à la fiction construite par l’information.

JT – Du côté de Christophe Deleu, il y a aussi une question de pacte d’authenticité par rapport aux auditeurs. Parfois, il s’agit de fiction cachée : dans ses docufictions, la part fictionnelle n’est pas forcément assumée dès le début, cela reste assez flou et le jeu se nourrit de cette ambiguïté. Dans vos créations, la question ne se pose pas, on sait directement qu’on est dans le domaine de la fiction. DC – Je pousse le montage un peu plus loin et le protocole de départ est d’afficher des personnages de fiction qui sont connus comme tels et réinstallés. Christophe Deleu reste dans l’écriture documentaire, ce qui est assez prodigieux ; il ne dévie pas,

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comme s’il se restreignait pour ne pas faire de la création radiophonique. Pour ma part, en général, cela reste de la création radiophonique, mais qui utilise la fiction comme levier critique dans l’exercice de l’interview. Je n’ai pas, c’est vrai, de plaisir à faire croire, à jouer avec l’authenticité, alors que chez Christophe Deleu l’ambiguïté est constitutive de l’exercice, il faut qu’il y ait doute. D’ailleurs, il m’est arrivé dans un colloque de musicologie, d’entendre une conversation entre deux musicologues qui s’émerveillaient qu’on puisse enfin aspirer les voix. Il s’agissait en fait d’un docufiction de Deleu sur les aspirateurs de voix. J’ai fait un démenti mais après une certaine hésitation. Lorsque c’est si bien construit, je pense que cela mérite d’être cru. L’enjeu n’est pas d’avoir fait un documentaire avec de la fiction, mais de se dire que l’écriture radiophonique le permet. Le problème est que l’on croit tout ce que disent les informateurs, mais de questionner les codes d’écriture.

JT – Vous travaillez beaucoup sur la création collective, en faisant intervenir par exemple des élèves de l’école des Beaux-Arts de Cherbourg4, des professeurs du Conservatoire de Paris5, ainsi que des détenus de la prison de Fresnes6. Vous semblez leur laisser une grande liberté dans la construction de la fiction. Êtes-vous dans une démarche de coécriture avec tous ces gens ? Quels rapports entretenez-vous avec eux ? Comment préparez-vous cela en amont ? DC – Le degré de préparation varie beaucoup d’un exercice à l’autre. Dans Heureux qui comme7, par exemple, le montage a été intégralement réalisé après toutes les prises de son. Il n’y avait pas d’anticipation de la forme radiophonique au moment de l’enregistrement. Je dirigeais des ateliers d’écriture dans le cadre d’une résidence à la prison de Fresnes, et quand j’ai commencé les enregistrements, je n’avais pas l’idée d’un atelier de création. J’ai conçu le projet seulement au bout de quelques mois. En ce qui concerne le workshop à Cherbourg, c’était la première fois que je réalisais un projet à la fois participatif et fictionnel. L’idée était de monter ensemble une espèce d’opéra radiophonique avec des moyens documentaires. Tout reposait sur un jeu d’association : répondre à des interviews et en même temps participer à une fiction ; une manière de saisir, en y participant, quel écart monstrueux il peut y avoir entre être témoin pour un journal télévisé et l’être dans un jeu de fiction. Il me semble que la responsabilité est infiniment moins importante et le discours plus honnête. Dans le cas de Meurtre au Conservatoire, c’est encore très différent parce qu’en termes de répartition des responsabilités, je n’ai pas totalement préconçu l’orientation de l’intrigue. Il s’agissait d’un feuilleton en 20 épisodes dans la matinale de France Musique, durant le mois de juillet 2012. Je produisais au fur et à mesure.

JT – En lien avec les médias, dans une perspective d’expérience transmédiatique ? DC – Oui, et je devais orienter la narration en fonction des matériaux que je pouvais capter. J’avais construit une trame de base autour d’un meurtre, et je collectais ensuite des témoignages au sein du Conservatoire de Paris, avec des vraies personnes du Conservatoire qui conservaient leur statut au sein de l’intrigue. Je les faisais témoigner en assumant qu’il s’agissait d’une fiction, et les auditeurs étaient tenus au fait de cela, mais comprenaient assez vite que les interviewés étaient le véritable professeur de flûte, le véritable maître de composition, le véritable directeur... La co- construction était telle qu’elle était corrélée à une forte déresponsabilisation de tout le monde. Je perdais également la responsabilité de l’évolution de la narration, étant donné que je construisais la fiction en fonction des témoignages recueillis. La lucidité du protocole, avec l’implication de Twitter (la création de faux comptes pour les personnages du feuilleton.), du site dédié sur Francemusique.fr, tout ce jeu-là prenait

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finalement le dessus sur l’histoire et la narration finissait par plonger dans une complexité folle. Elle devait compter moins que tout le jeu transmédiatique et le côté décalé du protocole. La co-création ne se trouvait pas seulement à l’échelle des individus qui témoignaient, mais aussi à celle des gens qui participaient aux votes pour diriger l’enquête dans une direction ou une autre.

JT – Votre Werther vu par les enfants, qui reprend le principe du téléphone arabe a été le lieu de divagations d’une grande originalité. DC – Tout l’intérêt réside dans le fait qu’ils reconnaissent et font entendre qu’ils disent n’importe quoi dès lors qu’ils disent une histoire. Je trouve intéressant ce contact avec le n’importe quoi. La parole, qui est censée être le talent de la mise en ordre des pensées, est aussi une mise en désordre. Il y a un potentiel chaotique dans le discours. Le téléphone arabe et les intrigues d’opéra sont spécialement propices à cela. Lorsqu’on mène les histoires quotidiennes sur un terrain un peu chaotique, on finit par se demander si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui sont chaotiques, alors que, dans le cas de Werther, l’histoire est à peu près connue ou, si on ne connaît pas le détail des faits, la patte narrative est familière.

JT – Vous travaillez sur les rapports entre la musique et la parole, en lien avec le langage poétique. En quoi votre formation de musicologue influence-t-elle votre rapport au médium radio et à la création radiophonique ? DC – Je dirais que c’est plutôt l’inverse. Faire de la radio a changé ma façon de pratiquer la musicologie, au sens où mon orientation dans la musicologie s’est vraiment focalisée sur les théories de l’énonciation, et cette focalisation était sûrement le fait de la pratique quasi quotidienne de la production radiophonique. Cependant, la sensibilité poétique à des objets partitionnels m’a mené à assumer, dans le champ de la radio, de découper des énoncés sur une musique qui coule et finalement de faire porter une consistance quasi narrative à la partie musicale, quitte à la lâcher et à ne pas chercher à ce qu’elle soit nécessairement tout entière dans la partie verbale.

JT – René Farabet parle de « scène mentale » pour décrire l’écoute radiophonique, Christophe Deleu dit privilégier la question de l’image à la radio. Quant à vous, vous évoquez la notion de « décor sonore qui ne saurait se réduire à une simple substitution d’une ambiance sonore à une ambiance visuelle ». Doit-on comprendre que vous prenez vos distances par rapport à la toute puissance de l’image ? DC – Ce qui m’intéresse vraiment dans la radio, c’est justement de ne pas faire du cinéma, et même de creuser la différence de potentialité entre le micro et la caméra. J’avais demandé à une comédienne qui intervient dans les fictions de France Culture, la manière dont elle se représentait le micro. Elle m’avait répondu que pour elle il s’agissait d’une caméra sonore. Je ne suis pas du tout d’accord avec ce point de vue, j’essaie de travailler contre cela car ce qui m’intéresse précisément est de voir ce que le micro permet que la caméra ne permet pas.

JT – Il s’agirait sinon d’une sorte de cinéma tronqué ? DC – Absolument. Ou alors ce serait un cinéma par le son. C’est pour cette raison que je me distancie de cette histoire de scène mentale, de ces références au visuel de façon générale. De fait, quand j’ai abordé la question du décor sonore, je l’ai fait d’une manière ouvertement critique. Je me suis intéressé aux débuts du théâtre radiophonique pour comprendre à quel point il pouvait être, ou non, superposable à l’opéra lyrique. J’étais invité à une journée d’études sur Catherine Kintzler8,

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spécialiste notamment de Rameau, et mon objectif était de voir ce que la création radiophonique pouvait répliquer à ces façons de modéliser l’opéra, qui est quand même l’un des dispositifs de rencontre entre texte et musique et qui constitue quasiment, de ce point de vue, un genre concurrentiel de la radio. J’ai découvert un texte de Paul Castan, paru en 1932 dans Comœdia, qui développait la notion de mise en ondes, notion qu’il a inventée. Celle-ci est régulièrement utilisée dans le monde radiophonique comme l’un des outils de magnification du son qui irait vers un pouvoir de suggestion, de sollicitation, d’imagination et qui rendrait la radio en mesure de rivaliser avec le cinéma. À mon avis, cette tentation de rivalité ne devrait pas être son souci. Paul Castan affirmait : « Le “décor sonore” a pour but d’“inciter la fantaisie de l’auditeur” et de “créer des images visuelles” par l’intermédiaire de bruits, de musique, de paroles ou de chants. »9 En se disant metteur en ondes, il compare ce rôle à la lumière sur un plateau de théâtre. Il assume donc la comparaison avec le visuel. « Au théâtre radiophonique, j’encadrerai la même scène de la façon suivante : se mêlant au texte, un chant de rossignol ; au loin très douce, la brise et des cloches ; en surimpression sur le tout : Le clair de lune de Beethoven. Le rossignol, la brise et les cloches seront mon décor ; Beethoven sera la lumière. Je remplacerai la sensation lumineuse par une sensation identique sonore. Tout l’art radiophonique doit tenir dans cette formule : substituer l’ambiance sonore à l’ambiance visuelle. » J’ai essayé de reconstituer tout cela : en guise de scène d’amour, un dialogue de Gossip girl, avec tout ce qu’il peut y voir d’arrachement et de surfait dans la passion, que l’on peut trouver aussi dans l’opéra classique. Pour moi, c’était un exercice de style, la langue qui se subordonne aux inflexions métriques et mélodiques de la musique, comme si le montage avait des demandes. Au moment d’insérer le dialogue, il a fallu que je le découpe pour qu’il corresponde aux inflexions de la musique, et donc pour permettre à la musique d’accéder à une fonction poétique, selon Castan ; pour que Beethoven occupe le rôle d’illuminer la scène. Fallait-il découper le texte pour cela ? La musique tire son drame de s’entendre devenir structurante de la prose, mais dans le même temps c’est la musique qui prend le rôle dramatique, induisant l’étrangeté : le dialogue devient un peu glacé, plus cadavérique que dans la réalisation originale de la série, qui avait privilégié une nappe sonore au piano avec laquelle le dialogue assumait son rythme de l’intérieur. Le drame n’est plus au même endroit, l’exercice de style devient ironique et bizarre et déclenche un rire un peu tragique. Lorsqu’on regarde Gossip, on peut bien sûr être critique à ce moment-là, prendre de la distance, mais on ne rit pas, cela n’en est pas drôle pour autant. Dans l’autre montage, Beethoven rend la séquence drôle, parce que cela gonfle le drame à un endroit où il est rien d’autre que gonflé.

JT – Dans l’un de vos travaux sur la musique dans le documentaire radio10, vous affirmez ne pas assumer vraiment la différence entre pièce radiophonique et pièce électroacoustique. La première reposerait sur la narration et la seconde sur la narration de la musique. DC – J’en débats parce que la question de la distinction entre les deux me paraît importante quant au statut de la musique. J’aimerais cependant parvenir à mettre la musique dans une position qui rende ce débat nul, parce qu’il me paraît un peu stérile. En affirmant « Les compositeurs se posent la question de la dramaturgie, sans la nommer ou en confondant ce terme avec narration ou narrativité. Ils ont une certaine désinvolture par rapport au contenu du matériau, ce qui n’est pas du tout le cas d’un créateur radiophonique »11, François Bayle laisse entendre que le

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compositeur électroacoustique fait reposer la dramaturgie sur la musique, ce qui est un peu un tour de force parce qu’il resterait à définir ce qu’est une dramaturgie musicale qui n’aurait pas de référent verbal. Il s’agit là d’un problème esthétique ancien et pas vraiment résolu. Luc Ferrari, lui, utilise le mot allemand Hörspiel pour parler de théâtre radiophonique : « Il y a des gens qui causent et sont saisis dans des langues que parfois je ne comprends pas. J’utilise ces langues à la fois pour le sens qu’elles véhiculent et pour la signification particulière du son même ; je les enregistre d’une façon très personnelle et très particulière selon l’avis des techniciens. »12 Il se décharge de la particularité de sa manipulation en même temps que celle-ci justifie qu’il traite la variété des langues musicalement, sans vraiment les agencer en fonction de ce qu’elles racontent.

JT – Tout cela est assez proche de ce que vous avez pu faire dans Radio Toutlemonde et Les Bâtons rompus : le collage des voix, les superpositions, prendre la voix en jouant avec les timbres, les intonations, pour créer une sorte de partition musicale... DC – Oui et non. Dans Les Bâtons rompus, le texte préexiste intégralement, et je l’ai ensuite éclaté en 40 voix. Je l’avais écrit pour quatre personnages qui étaient réduits à leur tessiture : une alto, une soprano, un ténor et une basse. J’ai voulu que ces personnages soient incarnés par à peu près 10 poètes chacun. Choisir des poètes, c’est aussi ne pas choisir des comédiens. On est dans une position qui s’approche un peu du théâtre radiophonique, et l’on fait intervenir des gens qui sont parfois pointés par les producteurs de fiction radiophonique comme ne sachant pas dire vraiment un texte. Par le montage, je prends mon idée de personnages matriciels ou allégoriques que seraient le ténor, l’alto, etc., au pied de la lettre, au point de les faire jouer par une pluralité de voix. Je les enregistre et lors du spectacle, le seul élément live est constitué de la flûte à bec et du tuba. On ne peut donc pas vraiment dire qu’il y ait un jeu sur le montage des voix, car le texte a une ligne qui est écrite d’avance et qui n’est pas modifiée. Dans Radio Toutlemonde, en revanche, cela m’arrive de le faire. On pourrait citer également une pièce radiophonique que j’avais produite pour l’émission Tapage nocturne13, dans laquelle il était question de la censure. Le titre signifie qu’à force de tous beaucoup s’exprimer, on est dans la surexpressivité qui vaut pour enfermement de la parole. Ce n’est pas parce que l’on parle beaucoup qu’on arrive à dire vraiment ce que l’on pense ou atteindre une forme de sincérité. Je pense en particulier à l’interview d’une personne qui parlait très mal le français. Là effectivement il y avait un jeu de tressage des voix, qui devait finir par être signifiant par rapport au propos sur la sur- ou sous-expressivité, l’impossibilité à accéder à une parole sienne. La dépropriation des discours par rapport à ceux qui les prononcent est soulignée, même si ce n’étaient que des paroles captées en interview, sans protocole pour les fictionnaliser au moment de l’enregistrement. Ce serait une espèce de théâtre des voix, mais qui ne sont pas des voix qui se veulent dramatiques. Leur agencement devient dramatique par les moyens d’écriture de la radio.

JT – De quelle manière avez-vous évolué par rapport à ce que vous avez pu faire à vos débuts ? Quels éléments ont-ils modifié votre trajectoire ? À quoi êtes-vous parvenu à présent, et dans quelle direction souhaitez-vous aller ? DC – Le point de départ pourrait être Arte Radio, en 2004 : créer des formes radiophoniques à partir de partis pris d’écriture. J’ai été sidéré par tout ce qu’avait pu faire Arte Radio dans ses deux premières années. J’y ai alors fait un remix de méthodes de langues et à l’occasion de la Coupe d’Europe, un remix des hymnes européens. Et puis, en 2007, j’ai commencé à travailler à France Culture, en faisant

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Avec Tarkos dans le titre14 qui consistait à faire un essai radiophonique à partir de la matière mentale de Tarkos. S’il doit y avoir une sorte de virage fictionnel, c’est avec Norma, affaire criminelle : prendre en charge de raconter une histoire fictionnelle, la passer au crible violent du médium radiophonique et ne pas mentir avec les moyens utilisés. Je me rends compte maintenant à quel point la parole fictive, même produite par un témoin, est devenue relativement centrale, au point de constituer un geste quasi systématique lorsque je fais des choses qui sont ouvertement documentaires. J’exploite aussi les potentialités du jeu de rôle, avec notamment Mitridate Consulting15. Le jeu de rôle permet à des gens qui ne sont pas comédiens d’accéder à des situations de fiction radiophonique, d’une manière qui n’est absolument pas emphatique. L’une des pistes que je veux approfondir, c’est ce que j’ai commencé à faire en appelant cela Radio-training16 : utiliser la radiophonie dans des cadres pédagogiques, et le pouvoir de fiction du jeu de rôle radiophonique comme un potentiel pédagogique. C’est une manière de faire de la radio qui m’intrigue car elle consiste à s’affranchir vraiment des questions de pertinence éditoriale. Se pose le problème du format, du budget. Vouloir s’affranchir et se justifier en affirmant qu’il s’agit d’art, de création, cela me dérange. Je trouve suspect de devoir se dire artiste pour pouvoir s’affranchir de l’information. Cette licence poétique que l’on nous donne me paraît suspecte, parce que c’est une licence. Le refus du journalisme, de l’hypocrisie qui consiste à dire que l’on fait de la fiction à prétention informative, doit pouvoir avoir d’autres voies que le refuge artistique, et je pense que la pédagogie est un des lieux de créativité dans lequel on peut accéder à d’autres façons de manier le langage et de se libérer, d’obtenir un rapport plus libre à la parole.

JT – Vous allez également produire quelque chose sur la voix de Foucault ? DC – C’est en cours de production, effectivement. Il s’agit d’une pièce radiophonique, au sens esthétique cette fois, c’est-à-dire que je ne m’autorise dans l’écriture que trois outils : la musique, quelques éléments de bruitage et de la voix préenregistrée. Cela reste une pièce électroacoustique dans son moyen de diffusion : une projection sonore à l’intérieur d’une pièce, qui ne passera pas par les ondes hertziennes et donc ne sera pas à proprement parler de la radio. Cependant, il s’agit bien de radio par ses moyens d’écriture. Je la conçois comme une composition à partir d’une collection d’archives sonores de Foucault, qui vont de ses interventions radio à ses cours au Collège de France. L’hypothèse de travail consistait à affirmer que l’on pouvait entendre, dans les tics prosodiques de Foucault, quelque chose de l’ordre de sa pensée. Rien qu’en soulignant sa façon de parler, on pourrait saisir quelque chose de sa façon de penser et même de sa façon de conceptualiser, par exemple dans le cumul des connecteurs, une façon d’aller pointer des éléments comme produits par le langage, même s’ils n’étaient pas visés par une pensée spontanée. Au contact de ces enregistrements, à force d’essayer de les décomposer pour pouvoir les recomposer, j’ai pu vérifier qu’il y a quelque chose de la musique concrète, du montage, dans la pensée de Foucault. Une façon d’exemplifier, de construire un argumentaire, notamment dans ses cours, qui est vraiment de l’ordre du collage de documents et du recodage-décodage des documents, qui va amener à d’autres façons de problématiser la question qu’il s’est proposé de traiter. J’ai tout de même été confronté à un problème pour le faire entendre : quels outils compositionnels pouvais-je donner, presque au sens musical, pour pouvoir relever des phénomènes de cet ordre-là ? Finalement, la seule solution que j’ai trouvée, un peu par défaut, consiste à se focaliser sur les moments où lui-même parle du langage. Le défi tenait dans le fait de

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concilier une écoute philosophique avec une écoute musicale, c’est-à-dire une écoute d’une manipulation de sa voix qui ne dément pas le fait qu’il y a eu montage mais qui joue avec.

JT – Dans Heureux qui comme..., on entend cette phrase : « On peut enfin ne plus être enfermé en soi-même, on peut enfin glisser dans d’autres vies, d’autres possibilités, et poser la question “Qu’est-ce qui te rend heureux ?” et répondre comme si on était quelqu’un d’autre. » C’est ça, pour vous, la fiction radiophonique ? DC – Je trouve qu’il y a trop d’espoir dans cette phrase. Elle résonne avec les meilleurs retours d’ateliers que j’ai pu avoir de la part de certains détenus, parce que c’est cela aussi faire de la fiction radiophonique dans des lieux comme celui-là. Ils affirmaient qu’ils étaient sortis de prison le temps de cet atelier, sortis d’eux-mêmes et surtout des rapports de pouvoir ; dans cet espace d’atelier radiophonique, on est dans un rapport d’égal à égal et donc on s’évade et on se libère de quelque chose. Mais il ne faut pas exagérer, cela ne marche pas à tous les coups. Il arrivait que les détenus soient davantage demandeurs de faire du Skyrock plutôt que du France Culture. Ils se situaient là dans des codes de communication qui correspondaient à leur consommation des médias. Mais même pour ceux qui y prenaient beaucoup de plaisir, je n’ai pas la prétention de les avoir fait sortir de prison, de la même manière que j’ai n’ai pu faire accéder ceux qui n’y étaient à une liberté totale. Si je prends la parole des autres et si je la manipule, c’est pour montrer qu’elle est autrement plus manipulée dans des cadres qui prétendent justement à l’authenticité.

NOTES

1. David CHRISTOFFEL, « Quel lieu pour être vieux ? » (réalisation Marie-Laure Ciboulet), Sur les docks, France Culture, 2012. 2. Docteur en sciences politiques à l’Université de Lille 2, Christophe Deleu est Maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Robert Schuman de Strasbourg. Il est également membre du GRER (Groupe de Recherches et d’Études sur la Radio) et producteur délégué à France Culture, pour laquelle il a conçu plus d’une cinquantaine de documentaires. 3. David CHRISTOFFEL, « Norma, affaire criminelle » (réalisation Angélique Tibau), Les Passagers de la nuit, France Culture, 2010. 4. Workshop création radiophonique à l’École Supérieure des Beaux-Arts de Cherbourg, mars 2010. 5. David CHRISTOFFEL, « Meurtre au Conservatoire » (réalisation Antoine Courtin et Catherine Prin-Le Gall), France Musique, 2012. 6. David CHRISTOFFEL, « Heureux qui comme » (réalisation Angélique Tibau), Atelier de la création, France Culture, 2013. 7. Ibid. 8. David CHRISTOFFEL, « Orphée au micro » (présentation d’expériences radiophoniques), Journée Catherine Kintzler au CMBV, octobre 2012. À la suite de cette présentation, a été produit « Rameau radiostar » (réalisation Angélique Tibau), Atelier de la création, France Culture, 2014.

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9. Paul CASTAN, « Comment je comprends le théâtre radiophonique et sa mise en ondes », Comœdia, 16 décembre 1936, cité par Justine MARTINI, « Le théâtre radiophonique dans Comœdia entre 1932 et 1936 », Le Son du théâtre I. Le passé audible, Théâtre/Public, p. 84-87. 10. David CHRISTOFFEL, « La correspondance n’est pas le sujet. De la musique dans le documentaire radiophonique », in Alison JAMES et Christophe REIG (dir.), Frontières de la non-fiction, Presses universitaires de Rennes, 2014. 11. Andrea COHEN, Les Compositeurs et l’art radiophonique, thèse de doctorat soutenue à Paris- Sorbonne en 2005 sous la direction de Jean-Yves Bosseur, Annexe I, p. 4. 12. Ibid., p. 44. 13. David CHRISTOFFEL, « La Cigale et la Cigale », résidence Tapage Nocturne, France Musique, 2008. 14. David CHRISTOFFEL, « Avec Tarkos dans le titre » (réalisation Christine Diger), Atelier de création radiophonique, France Culture, 2007. 15. David CHRISTOFFEL, Mitridate consulting, Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, 2014. 16. David CHRISTOFFEL, Exercices de négociation, EI-CNAM, 2014.

AUTEURS

JULIE TRENQUE Doctorante à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en Yvelines, elle travaille sur les liens entre la radio et les écrivains, mêlant littérature, histoire culturelle et histoire des médias.

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Le théâtre radiophonique de René de Obaldia ou la radio comme outil idéal au service des avant-gardes

Susanne Becker

1 Comme Heinz Schwitzke, un des plus importants théoriciens du théâtre radiophonique1 de l’Allemagne de l’après-guerre, l’a observé, les inventions techniques ne sont jamais des découvertes accidentelles mais elles sont intimement liées aux courants intellectuels qui les précèdent : Cela paraît étrange mais […] on inclinerait presque à dire que ce qui est le plus important dans le radio-drame avait déjà été inventé avant l’invention de la radio. Quoi qu’il en soit, les principes artistiques de beaucoup d’auteurs d’avant le radio- drame ont abouti de manière naturelle à la dramaturgie du radio-drame […]2.

2 En effet, la radio est un médium qui propose une solution intéressante aux questions que se posaient les mouvements artistiques au début du XXe siècle. Les avant-gardes historiques visaient à abolir la nette séparation entre art et vie qui s’était effectuée à la fin du XIXe siècle avec l’esthétisme dans le but d’établir une nouvelle pratique de la vie3. Une de leurs principales intentions était le combat contre le caractère inoffensif de l’art en gommant les dichotomies jusque-là incompatibles : les avant-gardes envisageaient un espace de transition entre l’art et la vie, un rapprochement entre le créateur et le public, l’abolition du cloisonnement entre les genres et le mélange entre cultures savante et populaire.

Le radio-drame et l’effacement des dichotomies

3 Le théâtre radiophonique, dont l’histoire commença en 19244, permet d’accommoder les paradoxes et de faire coexister les dichotomies là où le théâtre scénique est souvent obligé de faire un choix.

4 L’auditeur d’une pièce radiophonique est à la fois la composante d’une foule mais aussi et surtout un individu isolé devant son poste où il n’est plus distrait par les toussotements et chuchotements du voisin. Non seulement la radio efface la différence

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entre l’individu et la foule, mais aussi, au moins en théorie, celle entre les différentes couches d’auditeurs. Ainsi, Arnheim louait la radio pour sa capacité d’effacer « l’opposition honteuse entre les hommes cultivés et les hommes non-cultivés »5.

5 De plus, la séparation traditionnelle entre scène et auditoire n’est plus aussi nette au théâtre radiophonique. Comme le notait Esslin, même si un radio-drame est enregistré dans un studio, « [p]our l’auditeur ce fait est inexistant : la pièce prend vie dans sa propre imagination, aussi la scène sur laquelle la pièce est jouée est l’esprit de l’auditeur. »6 La véritable scène au théâtre radiophonique est donc l’imagination de l’auditeur. Schwitzke mentionne cette coïncidence entre l’espace et le corps de l’acteur et de l’auditeur : Les acteurs sont au milieu de l’auditeur. Ce qu’on peut formuler tout aussi justement : l’auditeur se trouve au milieu des acteurs imaginaires. La « scène » coïncide avec l’« auditoire », avec le lieu intérieur que l’auditeur voit et ressent7.

6 Il n’est pas surprenant que le radio-drame, grâce à son immatérialité, son immédiateté et son intimité, ait souvent été comparé à l’inconscient et au rêve8. Il se situe ainsi dans une continuité avec les tentatives dramatiques des surréalistes qui, à quelques exceptions près, ont échoué au théâtre à cause du caractère peu dramatique de leurs textes9. Les surréalistes étaient surtout des littérateurs et non des dramaturges ; ils ne savaient pas se servir de la spécificité du théâtre traditionnel qui, à son tour, n’était pas le moyen adapté pour la verbalité, poéticité et intimité de leurs textes. Par contre, la radio, ainsi que le note fort justement Esslin, « est un médium ideal pour les drames poétiques les plus subjectifs qui traitent […] de rêves privés et cauchemars publics. »10

7 Même si le radio-drame révèle une parenté avec le théâtre, la littérature et la musique, il ne rentre pas dans les genres traditionnels et reste plutôt un genre à part. Déjà Alfred Döblin prédisait que la radio allait faire naître un art spécifiquement radiophonique et rendre obsolète la séparation entre les genres11. Le radio-drame peut donc être considéré avec Helmut Heißenbüttel comme une « forme ouverte »12 où tout est permis.

8 Le théâtre radiophonique, grâce à sa cécité, son évanescence et son immatérialité, peut donc fournir une solution valable aux enjeux auxquels le théâtre scénique faisait face dès le début du XXe siècle. C’est dans le théâtre poétique et le théâtre de l’absurde, qui se situent tous les deux dans une continuité avec le surréalisme, qu’on discerne des développements particulièrement adaptés à la radiodiffusion tels que l’union des contraires, l’érosion des catégories dramatiques traditionnelles et la valorisation du langage par rapport à la mise en scène.

Le théâtre radiophonique de René de Obaldia : place au verbe

9 René de Obaldia, né en 1918, un des représentants du théâtre poétique et écrivain souvent (et malgré lui) classé comme surréaliste13, se décrit tout d’abord comme poète et non comme dramaturge. Il s’agit d’un théâtre « dont le dialogue demeure l’élément central et dont la réussite est avant tout une réussite de langage »14. À son propos, Obaldia fait comprendre que c’est le texte qui a la primauté par rapport à la représentation et qui existe indépendamment de la mise en scène. La qualité verbale de son théâtre fait qu’il se prête particulièrement bien à la radiodiffusion puisque, comme l’a fait remarquer Esslin, le « radio-drame, reposant entièrement sur des mots, est avant tout un médium d’écrivains. »15 Nous nous intéresserons ici aux Essais radiophoniques (Le

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Damné, Les Larmes de l’aveugle, Urbi et Orbi) de René de Obaldia, trois pièces écrites sur commande et qui témoignent d’une écriture spécifiquement radiophonique. Pour Obaldia l’intérêt de la radio réside dans le fait qu’il n’y existe pas d’intermédiaire entre celui qui reçoit et celui qui émet. Voix, verbe et public se rencontrent directement et la radio s’adresse immédiatement à l’auditeur tandis qu’au théâtre traditionnel d’autres artifices (décors, costumes, …) interviennent. Par conséquent, l’écrivain conçoit le théâtre radiophonique et le théâtre scénique comme deux genres à part entière.

Une bataille permanente entre « Verbe » et verbiage

10 Le thème récurrent des Essais radiophoniques est le jeu entre le verbiage (auquel s’ajoutent le bruit et la musique) et le « Verbe ». Le verbiage est l’abus de la parole, l’inflation verbale et le détournement des mots dans un monde envahi par la technologie et les médias où un arrière-plan sonore permanent et omniprésent a conduit à une dévalorisation du langage, un appauvrissement mental de l’homme et son éloignement du mystère de la vie. Les Larmes de l’aveugle16 est une pièce jouant sur la simultanéité de paroles, bruits et musique. L’action – si l’on peut appeler ainsi ce collage sonore – se déroule dans la conscience d’un aveugle souffrant qui se fait ici voyant et qui veut traverser à pied la place de l’Opéra où il est confronté au brouhaha d’un monde banal, froid et hypocrite : des automobilistes qui s’insultent, un professeur universitaire donnant un cours absurde sur l’espèce humaine, un jeune soldat effrayé en train de mourir, un prédicateur-charlatan qui prétend guérir les hommes en leur imposant ses mains et Dieu. L’aveugle-prophète accuse la cruauté et l’ignorance des hommes qui lui donnent la nausée. La foule est indignée par ses injures et le perturbateur est finalement emmené par la police. Le bruit, ainsi que l’écrit Obaldia dans la note jointe à la pièce, « occupe une place énorme, il se révèle un des personnages importants de la tragédie »17. Les hommes ne s’écoutent plus, ils sont devenus sourds à eux-mêmes. « Ils m’ont tué avec du bruit »18, s’exclame le soldat en mourant.

11 Seul le « Verbe » s’oppose à ce chaos verbal. Le « Verbe » désigne un retour au mot créateur qui possède une force performative et est capable de constituer une nouvelle réalité. L’usage du Verbe ramène l’homme à sa propre humanité et fait de lui un sujet qui crée du sens. En se servant du Verbe, l’homme devient de nouveau maître de lui- même et de son environnement19. Obaldia ne croit pas, comme le faisaient les dramaturges de l’absurde, à l’incommunicabilité du langage ; pour lui la communication entre les hommes et le Ciel est encore possible. Le langage d’Obaldia se caractérise par un emploi ludique des mots : jeux de mot, transformation de proverbes, langues étrangères (fictives ou réelles), mélange de niveaux de langue, juxtaposition de vers et de prose20. « Parole-spectacle » ou bien « langage-spectacle »21 : c’est par ces mots que les critiques décrivent le langage d’Obaldia et accentuent par-là le caractère autonome et ludique des mots qui subissent une resémantisation et un renouvellement de leurs significations22 tout en se débarrassant de leurs formules incrustées et sclérosées. Dans Le Damné23 un mort est condamné à passer l’éternité dans un enfer dont les habitants sont punis en fonction des crimes commis sur Terre de leur vivant. Parce qu’il s’est servi « des mots pour abuser, tromper, mutiler, avilir »24, le Damné doit endurer la recherche infinie du mot libérateur qui pourrait le sauver. Mais ce mot est jalousement gardé par un ange et ne viendra jamais aux lèvres du malheureux, alors

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que l’usage juste du langage aurait eu le pouvoir de rétablir le lien entre l’homme et la création divine.

12 D’après Schwitzke, la radio a été la première entreprise cherchant à remplir l’écoulement du temps par un programme permanent et sans interruptions. Ce bourdonnement incessant ne peut être ralenti que par le mot libérateur que Schwitzke associe au radio-drame. Celui-ci est pour lui la tentative exigeante de la radio de maîtriser le temps par le pouvoir magique de la parole.25

Une réflexion sur la radio

13 Le radio-drame Urbi et Orbi26 diffère des pièces précédentes en ce que bruit et musique ne sont plus ici des entités d’une valeur artistique autonome, mais plutôt l’accompagnement d’une action tout à fait réaliste. La pièce constitue une tentative de radio dans la radio et peut être considérée comme une réflexion sur ce moyen de communication. Un dimanche après-midi un vieillard est assis seul dans sa chambre devant son poste de radio. Incapable de se concentrer sur une seule émission, il tourne le bouton – le sifflement des ondes le trahit – et saute entre plusieurs programmes : les informations catastrophiques, la retransmission de la pièce théâtrale du dimanche, la retransmission d’une sorte de match de football traitant la vie et la mort d’une jeune femme, la retransmission d’une cérémonie religieuse durant laquelle le Pape donne sa fameuse bénédiction, l’émission La Vérité en miettes qui se déroule à l’aéroport d’Orbi et pour laquelle des microphones ont été cachés pour capter les conversations des voyageurs et passants.

14 Ainsi sont diffusés dans la chambre du vieillard les trivialités, les catastrophes, le charivari médiocre de la vie, commentés et présentés par des speakers pour qui le silence est l’ennemi et qui parlent même lorsque rien ne se passe pour ne pas rompre le lien avec les auditeurs. L’homme se trouve ainsi exposé à une pollution sonore qui envahit tous les domaines de sa vie. Comme le vieillard, l’auditeur réel devient témoin de ce « délire des ondes, délire qui doit restituer notre paysage mental quotidien »27.

L’homme isolé par la technologie

15 Dans Urbi et Orbi la radio est un simple moyen de diffusion (les émissions diffusées sont presque toutes des retransmissions et non des œuvres spécifiquement radiophoniques), une utilisation déjà critiquée par Brecht qui exigeait que la radio se transforme d’appareil de diffusion en appareil de communication et qu’elle s’engage dans un vrai échange avec l’auditeur28. Ici, la radio n’a aucun pouvoir créateur et inventif mais se contente de reproduire et régurgiter ce qui existait déjà. La perception du monde à travers la radio s’est élargie mais elle ne s’est pas pour autant approfondie. Le vieillard, s´échauffant devant la médiocrité du programme radiophonique, donne voix à son mécontentement à plusieurs reprises. À un certain moment il s’exclame : « N’importe quoi ! Maintenant qu’il y a la télévision, ils font n’importe quoi à la radio. »29

16 Le grand paradoxe de l’homme obaldien est que, dans sa recherche frénétique de la vérité par les moyens de la technologie, il s’est éloigné de cette vérité. Même si le but de l’émission La Vérité en miettes est, ainsi que le commentateur l’explique aux auditeurs, « de donner un visage à ce puzzle, d’ajouter un peu plus à votre connaissance

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du néant »30, la compréhension du monde ne s’enrichit pas face aux banalités proférées par les visiteurs de l’aéroport d’Orbi. Au contraire, les hommes, comme on peut le lire dans duction de la pièce, « courent aux quatre coins du monde, enfermés comme jamais dans leur monstrueux égoïsme, transportant avec eux leur propre néant »31. Les médias et la technologie ont contribué à une plus grande aliénation entre les hommes : une nouvelle à la une relatée par le speaker des informations concerne un mari qui, par haine pour sa femme qui tournait toujours autour de lui, a construit une fusée pour l’envoyer en orbite !

17 Mais René de Obaldia est indulgent avec son public qu’il ne veut pas plonger dans le désespoir : à la fin du radio-drame et à travers la voix fragile du Pape, un brin d’espoir se faufile. Le Saint-Père trace trois croix dans le vide, comme s’il voulait : rassembler, unifier ses fils que sont les hommes de toutes les couleurs, atrocement déchirés, hélas ! séparés… malgré les moyens de communication, les merveilles de la science, le rétrécissement de l’espace… tout cela qui devait au contraire les rapprocher, leur faire prendre conscience qu’ils sont tous les habitants de la même planète, les frères d’une même et fabuleuse aventure…32

18 On peut conclure avec Esslin que le « radio-drame est donc arrivé à un moment particulièrement approprié dans le développement de la littérature moderne »33 quand le roman (Proust, Joyce, Kafka) et le théâtre (les symbolistes, les surréalistes et les dramaturges absurdes et poétiques après 1945) se sont détournés d’une représentation naturaliste et mimétique de la réalité pour donner place à une plus grande introspection et subjectivité. Les avant-gardes historiques, ainsi que nous le rappelle Heißenbüttel, visaient à transgresser les limites du langage logique en activant les nuances du langage et les rendant utiles pour la littérature34. La radio ne serait-elle pas un moyen adapté pour faire entendre ces nuances et approcher ce fameux point suprême35 dont Breton parle dans le Second manifeste du surréalisme ?

19 La tâche de la radio est, selon Arnheim, de « représenter le monde pour l’oreille »36. René de Obaldia, dans ses Essais radiophoniques, sonorise le monde moderne de l’homo atomicus qui tend toujours vers l’apocalyptique à l’exception des doux moments où le Verbe poétique s’introduit dans la cacophonie écrasante. Le bruit et la musique, s’ils jouent un rôle accompagnateur dans Urbi et Orbi où ils sont le fait même de la radio, ont une importance cardinale dans Les Larmes de l’aveugle et Le Damné où ils deviennent une entité aussi primordiale que le langage et interviennent comme agents actifs dans le jeu pour aboutir à un art qui n’est ni littérature, ni théâtre, ni musique, mais œuvre sonore autonome. Voilà ce que Schwitzke avait sûrement en tête quand il écrivait que la radio avait, avec le radio-drame, trouvé une troisième fonction en plus de la diffusion d’une propagande idéologique et du matraquage par le divertissement : « la tentative d’un entretien avec un partenaire seul et imaginaire que l’on prend entièrement au sérieux dans sa liberté de jugement et de décision. »37*

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NOTES

1. Tandis que les termes français (pièce radiophonique, radio-drame, radio-scénario) et anglais (radio play, radio drama) situent cette forme d’art entre le théâtre traditionnel et la radio, la notion allemande (Hörspiel) désigne un genre à part et spécifiquement radiophonique. Sur ce sujet, voir Aline CARPENTIER, Théâtres d’ondes. Les pièces radiophoniques de Beckett, Tardieu et Pinter, Bruxelles, Groupe De Boeck, Paris, INA, Collection Médias recherches, 2008, p. 22. 2. « Es klingt seltsam, doch […] ist man fast geneigt zu sagen, das Wichtigste am Hörspiel sei schon vor Erfindung des Rundfunks erfunden gewesen. Jedenfalls münden die Kunstprinzipien nicht weniger Autoren der Vor-Hörspielzeit übergangslos in die Hörspieldramaturgie ein », in Heinz SCHWITZKE et Werner KLIPPERT (dir.), Reclams Hörspielführer, Stuttgart, Reclam Verlag, 1969. L’ouvrage n’est plus disponible mais il est téléchargeable sur le site du Landesmedienzentrum Baden-Württemberg https://www.lmz-bw.de/fileadmin/user_upload/Medienbildung_MCO/fileadmin/bibliothek/ reclam_hoerspiel/reclam_hoerspielfuehrer.pdf (page consultée le 15 juin 2014). 3. Voir Peter BÜRGER, Theorie der Avantgarde, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1974, p. 67. 4. A Comedy of Danger de Richard Hughes, diffusé à Londres le 15 janvier 1924, est considéré comme le premier radio-drame européen. Le premier radio-drame français, Marémoto de Pierre Cusy et Gabriel Germinet, fut diffusé le 23 octobre 1924. Sur le théâtre radiophonique, voir Armin FRANK, Das Hörspiel. Vergleichende Beschreibung und Analyse einer neuen Kunstform durchgeführt an amerikanischen, deutschen, englischen und französischen Texten, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1963. Heinz SCHWITZKE, Das Hörspiel. Geschichte und Dramaturgie, Köln-Berlin, Kiepenheuer & Witsch, 1963. Cécile MÉADEL, « Les Images sonores. Naissance du théâtre radiophonique », in Techniques et culture, nº 16, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, juillet-décembre 1990, p. 135-159. Rudolf ARNHEIM, Rundfunk als Hörkunst [1936], Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 2001. 5. « Der Rundfunk könnte viel dazu beitragen, den für unsre Zeit so blamablen Gegensatz zwischen Kulturmenschen und Unkulturmenschen zu überbrücken », in ARNHEIM, « Der Rundfunk sucht seine Form », op. cit., p. 187. 6. « To the listener this fact is immaterial […] : the play comes to life in the listener’s own imagination, so the stage on which it is performed is the listener’s own mind. », in Martin ESSLIN, « The Mind as a Stage. Radio Drama », in Mediations : essays on Brecht, Beckett, and the Media, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1980, p. 177. 7. « Die Akteure sind mitten im Zuhörer. Oder man kann mit gleichem Recht formulieren : der Zuhörer befindet sich mitten unter den imaginären Akteuren. Die “Bühne” fällt mit dem “Zuschauerraum”, mit der Stelle, an der innerlich geschaut und erlebt wird, zusammen. », in SCHWITZKE, Das Hörspiel, op. cit., p. 44. 8. Voir Pierre CUSY et Gabriel GERMINET, Théâtre radiophonique. Mode nouveau d’expression artistique, Paris, Étienne Chiron, 1926, p. 23. Paul DEHARME, Pour un art radiophonique, Paris, 1930, p. 40. ESSLIN, « The Mind as a Stage », op. cit., p. 177. CARPENTIER, Théâtres d’ondes, op. cit., p. 101. , « Rêverie et radio », in Le droit de rêver [1970], Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p. 218. 9. Pour une analyse des contradictions concernant le théâtre d’avant-garde, voir Wolfgang ASHOLT, « Historische Avantgarde und dadaistisch-surrealistisches Theater », in Esprit civique und Engagement. Festschrift für Henning Krauß zum 60. Geburtstag, Tübingen, Stauffenburg, 2003, p. 29-42. 10. « is an ideal medium for the most highly subjective poetic drama which deals […] with private dreams and public nightmares. », in ESSLIN, « The Mind as a Stage », op. cit., p. 179.

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11. Voir Alfred DÖBLIN, « Literatur und Rundfunk », in Literatur und Rundfunk 1923 – 1933, Hildesheim, Verlag Dr. H. A. Gerstenberg, 1975, p. 236. 12. « Das Hörspiel ist eine offene Form. […] Alles ist möglich. Alles ist erlaubt. Das gilt auch für das Hörspiel », in Helmut HEISSENBÜTTEL, « Horoskop des Hörspiels », in Neues Hörspiel. Essays, Analysen, Gespräche, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1970, p. 35-36. 13. Voir Nadeau qui situe Obaldia dans la tradition surréaliste, in Maurice NADEAU, « Obaldia, poète tragique », Tamerlan des cœurs, Paris, Grasset, 1986, p. 259. 14. Anne MURCH, « Réflexions sur le théâtre de René de Obaldia », in Études françaises, vol. 7, nº 2, Les Presses de l’Université de Montréal, mai 1971, p. 189. 15. « Radio drama, relying as it does entirely on words, is preeminently a writer’s medium », in ESSLIN, « The Mind as a Stage », op. cit., p. 175. 16. Radiodiffusion le 10 octobre 1964 à l’ORTF dans le cadre de la série d’émissions de Lily Siou, « Carte Blanche Internationale », dans une réalisation de Claude Mourthé. Musique de Luc-André Marcel. 17. René de OBALDIA, Les Larmes de l’aveugle, Théâtre complet, Paris, Grasset, 2011, p. 501. 18. Ibid., p. 520. 19. Voir Susanne HARTWIG, Zweiakter im Theater Félicien Marceaus und René de Obaldias, Bonn, Romanistischer Verlag, 2000, p. 77-79. 20. Voir Christophe LAGIER, Le Théâtre de la parole-spectacle. Jacques Audiberti, René de Obaldia et Jean Tardieu, Birmingham, Alabama, Summa Publications, 2000, p. 79-80. 21. MURCH, « Réflexions sur le théâtre de René de Obaldia », art. cit., p. 189. 22. Voir HARTWIG, Zweiakter im Theater Félicien Marceaus und René de Obaldias, op. cit., p. 78. 23. Radiodiffusion le 20 janvier 1962 à la Société Suisse de Radio Télévision. Réalisation artistique et musique originale de Marcel van Thienen. Orchestre de la Suisse romande sous la direction de Jean-Marie Auberson. Le Damné obtint le Prix Italia 1962 pour la Radiodiffusion Suisse (programme de langue française). 24. René de OBALDIA, « Le Damné », op. cit., p. 482. 25. Voir SCHWITZKE, Das Hörspiel, op. cit., p. 30. 26. Radiodiffusion le 29 novembre 1967 sur France Culture dans une mise en ondes de Jean- Jacques Vierne. Diffusion simultanée sur le troisième programme de la Radio-Télévision belge, ainsi que par les émetteurs, en Allemagne, de quatre organismes de radiodiffusion (Francfort, Sarrebrück, Stuttgart et Baden-Baden) dans une traduction d’Eugen Helmlé. 27. René de OBALDIA, « Urbi et Orbi », op. cit., p. 541. 28. Voir Bertolt BRECHT, « Der Rundfunk als Kommunikationsapparat. Rede über die Funktion des Rundfunks », in Neues Hörspiel, op. cit., p. 10-11. 29. OBALDIA, « Urbi et Orbi », op. cit., p. 581. 30. Ibid., p. 551. 31. Ibid., p. 541. 32. Ibid., p. 582. 33. « The radio play thus came at a particularly appropriate moment in the development of modern literature », in ESSLIN, « The Mind as a Stage », op. cit., p. 178. 34. Voir HEISSENBÜTTEL, « Horoskop des Hörspiels », op. cit., p. 28-29. 35. « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement », in André BRETON, Second Manifeste du surréalisme, Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, 1988, p. 781. 36. « Seine Aufgabe [des Rundfunks] ist, die Welt für das Ohr darzustellen », in ARNHEIM, Rundfunk als Hörkunst, op. cit., p. 25.

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37. « [D]en Versuch eines Gesprächs mit dem einzelnen unsichtbaren Partner, bei dem dieser Partner in seiner Urteils- und Entscheidungsfreiheit ganz ernst genommen wird », in SCHWITZKE, Das Hörspiel, op. cit., p. 20. * Note de l’auteure : Je remercie M. René de Obaldia et M. Patrick Lucien pour leur aide dans la préparation de cet article.

AUTEUR

SUSANNE BECKER Doctorante en littérature française à l’Université d’Osnabrück, elle prépare, depuis 2012, une thèse sous la direction de Wolfang Asholt qui porte sur le théâtre poétique de René de Obaldia, Georges Schehadé et Romain Weingarten et son lien avec le surréalisme dans l’approche théorique des études d’avant-garde. Pour son doctorat, elle a reçu une bourse de la Studienstiftung des deutschen Volkes. Elle est également professeur de lycée en Allemagne.

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Le Radiodramma expérimental : Protocolli d’Edoardo Sanguineti — In un luogo imprecisato de Giorgio Manganelli

Stéphane Hervé

1 Si « le radiodramma italien vit sa saison la plus glorieuse de son histoire » durant les années soixante et le début des années soixante-dix, c’est en raison « du retour en force du discours visant une forme artistique purement auditive » selon Franco Malatini1. L’historien de la radio explique cette apogée principalement par l’impulsion donnée à ce média, encore considéré comme mineur en Italie, par un quatuor de réalisateurs (Andrea Camillieri, Giorgio Bandini, Giorgio Pressburger et Carlo Quartucci), déterminés à en explorer les puissances sonores propres, et par les fruits des efforts intensifs d’expérimentation musicale, menés au sein du Studio di fonologia musicale di Milano, crée en 1955 et dirigé par Luciano Berio et Bruno Maderna, sous l’égide de la RAI. Cependant Malatini ne minore pas l’apport d’auteurs littéraires, invités à participer à une entreprise de maturation formelle du drame radiophonique, genre embryonnaire encore sous l’emprise du modèle de la comédie de mœurs ou du théâtre enregistré. Ainsi Primo Levi réécrit pour la radio Se questo è un uomo en 1964, propose Il versificatore en 1966, Intervista aziendale en 1968, tandis que Roberto Lerici, dans Pranzo di famiglia (1969) expérimente à partir de la technique stéréophonique.

2 La dynamique suivie par l’institution radiophonique nationale rencontra immanquablement les recherches poétiques contemporaines menées au sein de la neoavanguardia italienne, réunie peu ou prou au sein du fameux Gruppo 63, et ce d’autant plus que celle-ci était désireuse de libérer la poésie du carcan de la page écrite. Ses tenants s’étaient alors tournés vers la scène, à la fois comme moyen de diffusion et comme dispositif artistique d’exaspération de l’oralité, comme en témoignent les soirées théâtrales organisées lors du congrès fondateur à Palerme en 1963, les différentes collaborations avec le Teatro Centouno à Rome ou avec Carlo Quartucci, ou encore les nombreuses publications en revue de formes brèves aspirant à proposer les

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fondements esthétiques d’un « théâtre de poésie », ou plus précisément d’un « teatro di parola ». Dans le numéro consacré au théâtre de la revue organiquement liée à l’avant- garde, Il Verri, les principaux poètes du mouvement s’interrogent sur les conditions de possibilité de ce théâtre, étant donnée la situation jugée désastreuse de la scène italienne. Malgré la variété des points de vue, malgré la reconnaissance de la valeur de certaines expérimentations scéniques (d’Artaud au happening), ce jugement d’Antonio Porta, placé à la fin du dossier, comme s’il le concluait avec une radicalité qui ne dépare dans le contexte théorique de l’époque, résume la méfiance des poètes d’avant-garde pour la scène contemporaine : « Ils [les metteurs en scène] ne se rendent pas compte qu’il faut faire exploser les théâtres et finalement tenter des expérimentations commençant par opérer au seul niveau “auditif”. Puis on pourra construire de vrais théâtres »2.

3 C’est à l’intersection de cette hésitation de l’avant-garde littéraire face à la scène et de la disposition de la RAI à encourager une création purement sonore, que se situe l’émergence d’un radiodramma expérimental au sein du Gruppo 63, et en particulier chez Sanguineti et Manganelli. Le genre revêt une importance capitale dans leur œuvre « théâtrale », au point qu’on peut affirmer qu’il procéderait à l’achèvement du théâtre. Non pas que la radio viendrait mettre un terme au théâtre, se substituer à lui, grâce à sa modernité technique qui condamnerait la scène à l’obsolescence. L’achèvement consisterait davantage ici en une effectuation entière des puissances de la parole au théâtre, comme si la radio pouvait faire office de telos du théâtre, c’est-à-dire qu’elle serait la réalisation ultime et parfaite. En cela, il n’existe pas de spécificité propre à l’écriture radiophonique, car l’écriture théâtrale est en elle-même déjà hantée par le dispositif technique de la radio, perçu comme l’état définitif du « théâtre de la parole » 3.

4 Pour expliquer alors ce renversement total de la hiérarchisation des genres, il faut revenir au dispositif de la radio. Celui-ci permet d’échapper à l’image, par l’invisibilité de son lieu de production et des sources sonores (corps, objets) pour laisser advenir une pure vocalité, un pur phénomène acoustique. C’est ce que Rudolf Arnheim pointe et prône dans un chapitre essentiel, intitulé « Éloge de la cécité : se libérer du corps », de son ouvrage fondateur Radio4. Le théoricien allemand, aspirant à faire de l’absence d’image non pas un manque de la radio comme cela était de mise à l’époque, mais une puissance esthétique singulière à celle-ci, écrit par exemple : Une pièce radiophonique est capable de créer, à partir de moyens sensoriels, dont elle dispose, un monde absolument singulier et achevé, auquel rien ne semble manquer et que nul élément extérieur, par exemple visuel, ne doit venir compléter. La pièce radiophonique se tient tout entière en elle-même, elle s’accomplit dans la seule dimension acoustique5.

5 Or, les deux représentants de la neoavanguardia dont il est question ici ne visent pas autre chose que cette dimension acoustique dans leur expérimentation théâtrale. Sanguineti ainsi recherche une forme qui mettrait en évidence la corporéité de la voix humaine, « la présence physique de la voix qui est la réalité première du théâtre »6. Bien plus, la corporéité (le corps idéal), et donc la présence, ne semblent pouvoir apparaître que par la voix et paradoxalement dans l’absence du corps singulier : « le texte, en fait, n’existe qu’en tant qu’il pointe l’évidence du corps, à travers la voix (c’est-à-dire ce geste physique particulier, même s’il est communiqué par la technologie) »7. Manganelli insiste également sur la primauté de la voix dans l’acte théâtral, dans le petit texte ouvertement provocateur publié dans le numéro d’Il Verri

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déjà évoqué. L’auteur réclame la disparition du spectateur et la réduction de l’acteur à un porte-voix mécanisé pour que puisse enfin se faire entendre sur la scène une « parole théâtrale […] plastique, objective, non psychologique, qui ne sert pas à construire un personnage, à raconter un amour, à déplorer l’inexistence métaphysique d’un rapport sexuel, mais à construire un objet abstrait, insaisissable, mensonger »8. Il est d’ailleurs remarquable que les deux auteurs ont proposé chacun une pièce censée se dérouler dans le noir, pour congédier totalement le visible au profit de la voix, à savoir Monodialogo de Manganelli (1967) et Storie Naturali (1971). Comme le remarque Giuseppe Bartolucci à propos du premier texte, il s’agit de « détourner l’attention du physique des personnages pour la porter seulement sur l’élément sonore »9. Or, cette prescription correspond parfaitement à la définition de l’idéal radiophonique avancé par Arnheim. En d’autres mots, la radio accomplirait parfaitement par définition ce que le théâtre ne pourrait réaliser imparfaitement que par opération (la soustraction du visible).

6 Seulement, comme l’a signalé le théoricien et producteur à la BBC, Martin Esslin, dans un article resté célèbre, « The Mind as a stage » (1971) : « la pièce vient à la vie dans l’imagination de l’auditeur, si bien que la scène sur laquelle elle est jouée [performed] est l’esprit de l’auteur », esprit qui devient alors « un champ de visions intérieures »10. Cette résurgence de la scène, jugée inéluctable selon Esslin, entame cette primauté de la voix, réinstaure du visuel, et partant, remet la voix dans un rapport de dépendance au monde et au sujet, à son origine11. Or, les tentatives radiophoniques des deux auteurs vont s’opposer à ce mouvement, pour tenter de donner à entendre des voix déliées du visible12, des voix qui se déploieraient dans un espace vidé de toute instance qui pourrait revenir les inscrire dans un rapport au monde visible, et par conséquent à la scène. Elles sont engagées donc dans une lutte contre le visuel, contre la scène, même imaginaire, contre l’origine subjective et singulière de la parole13.

Les fantasmes sonores de Protocolli d’Edoardo Sanguineti (1968)

7 Bien qu’écrit entre mai et avril 1968, le drame radiophonique Protocolli de Sanguineti ne fut diffusé qu’en 1969, réalisé par Andrea Camilleri avec la collaboration musicale de Sylvano Bussotti14. L’œuvre reprend la structure polyphonique (au sens musical) déjà explorée par le poète dans son texte théâtral Traumdeutung, datant de 1964, à savoir une alternance de moments solistes et d’autres choraux, caractérisés par la superposition de différentes voix, nommées de façon générique VM1, VM2 (voix masculines), VF1, VF2 (voix féminines), VB1, VB2 (voix enfantines). La mise en page du texte imprimé fait apparaître la composition complexe en isolant les « solos » par des sauts à la ligne et décalant les prises de paroles selon une logique purement rythmique, et cela dès l’ouverture du drame : VM1 Me ne stavo lí, seduto, in silenzio, da solo, toccandomi appena le mie corde, lí del violino, per pizzicarmele un po’, cosí, soltanto, e tenevo i miei occhi socchiusi, appena, e poi mi sostenevo un po’ la mia testa, lí, con le mie mani, dopo, cosí come ascoltandomi una voce, intanto, che si sentiva, VM1 e tenevo i miei gomiti appoggiati lí, sopra il tavolo, VM2 È una bella giornata, questa, cosí in compagna, con il so- VM1 guardandole appena, quelle mie VM2 le già che tramonta, e il lago

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VM1 corde, e poi toccan- VM2 laggiú in fondo, e le case che stanno lí, vicino al lago, VM1 dole appena. VM2 lí in fila.15

8 Dans le même temps, Protocolli reprend à Traumdeutung également son contenu, à savoir une série de récits de rêves, de scènes oniriques, voire fantasmatiques (couples en crise, meurtre, terreur enfantine, désirs sexuels, homosexuels, …), dont il s’agit de faire un inventaire (d’où le titre). Ainsi, le texte abonde en verbes de perception visuelle qui introduisent chacun des récits. Cette présentation, aussi succincte soit-elle, semble contredire ce que nous avancions plus haut, à savoir la résistance au visuel à l’œuvre dans le drame radiophonique. Pour autant, la succession de scènes oniriques, qui s’enchaînent sans lien logique, sans marque même de transition, défie paradoxalement toute visualisation. Ces récits sont, en effet, souvent contradictoires (« Peut-être moi je monte et peut-être moi je descends »16), les objets ou personnages changent de nature (un paysan torse-nu à cheval devient peu après un ouvrier astreint à réparer une route avec du goudron, puis à peindre une flèche blanche), et, comme l’a bien montré Maria Antonietta Grignani, l’absence de précision concernant les lieux, présentés de façon anaphorique, mais sans référence première, l’insistance de l’adverbe de lieu « là » (« lí » dans l’extrait donné plus haut), les rapports de subordination fautifs (réduits à « que » (« che »)), empêche l’auditeur de se façonner facilement une vision imaginaire des scènes : « le manque de barycentre », c’est-à-dire de subjectivité stable servant d’assise existentielle à la description, fait que les « points de vue et les champs indiciels fictifs ne cessent de muter »17, engendrant un trouble dans l’imaginaire de l’auditeur.

9 Mais, c’est bien sûr la structure musicale, « l’exaltation du caractère vocal de l’œuvre, et ainsi de la puissance du geste sonore de la parole »18, procédant par superpositions des voix, qui perturbe principalement la visualisation imaginaire chez l’auditeur, incapable de saisir dans le chaos sonore les indices suffisants pour fabriquer une image, tandis que les moments solos ne correspondent qu’à des bribes de récits, elles aussi insuffisantes. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le seul moment durant lequel les voix sont à l’unisson (les voix VF1, VF2 et VM1 énoncent : « Et je m’approche de la fenêtre, pour admirer le ciel serein »19), constituant une image nette et partagée, n’aboutisse qu’à un brouhaha sonore, fait de bruits élémentaires (« fffff… zzzzz…ssssss… »), duquel ne peut émerger la description de cette douce nuit faite alternativement par les trois voix. Ce passage fonctionne comme un symptôme des dynamiques qui parcourent le texte : à la clarté du visuel se substitue la vibration assourdissante et impersonnelle du pulsionnel sonore. En définitive, le fantasme ne se trame pas dans l’image, mais dans le son.

10 D’ailleurs, dans une longue tirade intégralement audible, que l’auteur souhaite donc mettre en valeur, il est dit par VF1 qu’il faut fermer les yeux et se les frotter pour mieux voir le monde, car, alors, des taches de couleurs se forment, des images qui sont au-delà de la vision, qui suppriment la relation sujet/objet, qui abolissent la localisation même de l’image, du fantasme, qui surviennent dans un non-lieu : Et puis, ce kaléidoscope, au fond, tu l’as en toi, et les choses que tu y vois, dedans, et c’est-à-dire ces formes, ces couleurs qui changent toujours, tu ne le sais pas, vraiment, toi, où elles sont. Parce qu’elles ne sont pas, vraiment, à l’intérieur de toi, et elles ne sont pas plus dehors, rien20.

11 Il apparaît alors qu’à la manière du kaléidoscope, dont il est question ici, Protocolli opère à un déploiement fantasmatique de mots ; ceux-ci ne peuvent être appropriés par

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l’imagination du spectateur, ne se réduisent pas pour autant à de purs sons émis depuis une source technique extérieure, mais construisent un entre-deux impossible, qui est également un non-lieu.

La non-scène radiophonique : In un luogo imprecisato

12 In un luogo imprecisato de Giorgio Manganelli est aujourd’hui considéré comme l’un des radiodrammi majeurs des années soixante-dix, assurément en raison de la renommée du réalisateur qui crée l’œuvre pour la RAI, diffusée le 12 août 1974, Carmelo Bene. Au-delà des mérites incontestables de la production radiophonique de l’artiste-acteur polyvalent, le drame de Manganelli demeure aujourd’hui encore important en ce qu’il interroge avec vigueur la forme de ce genre, en le portant à ses limites : une longue conversation improductive entre des voix spectrales dans un non-lieu énigmatique. En cela, ce texte réaliserait « l’être-propre » de la radio, en raison « de la préséance [donnée] à la parole sur l’intrigue extérieure »21. De fait, il n’y a pas à proprement parler d’intrigue dans cette pièce qui s’ouvre sur le bruit d’une main cognant à une porte. Trois voix masculines et une voix féminine commentent alors l’événement qui ne tardera pas à se produire, à savoir l’entrée d’une nouvelle personne dans le lieu qu’ils occupent, lieu plongé dans l’obscurité, et dont personne ne sait comment le nommer précisément. L’arrivée de cette voix n’est en fait que le prétexte pour décrire, ou plutôt avouer l’impossibilité de décrire, ce lieu « imprécisé », comme l’affirme le titre. Les rares caractéristiques de l’espace décrit (les ténèbres, la clôture), ainsi que l’absence de temporalité propre (les personnages ne peuvent dire avec certitude si le temps passe, seul le déroulement de la conversation les en convainc), suggère assurément l’influence de la pièce infernale de Jean-Paul Sartre, Huis-clos. Or, ici, il n’est pas question de rapport problématique à autrui dans la constitution d’une identité, puisqu’il n’y a même plus d’identité. Les rapports entre les voix sont bienveillants, et pour échapper au rien, elles passent leur temps, si, encore une fois, le temps peut encore passer dans cette éternité ténébreuse, à faire des jeux de logique, de parole, des hypothèses sur le lieu, sur la possibilité des émotions, sur la subsistance du vrai, sur leurs noms oubliés, ce dont raffole la voix féminine (« La Ragazza »), qui enchaîne de façon vertigineuse et infinie des raisonnements logiques, et en même temps à clamer leur ignorance, leur impuissance à affirmer quoi que ce soit : « jouer à se tromper sur le nom du lieu fait passer le temps »22.

13 L’absence de propriété du lieu, conséquence de la pénombre dans laquelle sont englués les locuteurs, procède d’un retrait du visible. Mais l’obscurité n’est pas seulement soustraction de l’image, elle est le moyen choisi par Manganelli pour mener à bien un travail de sape de l’assise, des conditions de vérité du langage. De fait, la dépropriation du lieu abolit dans la pièce toute possibilité de critère de vérité des énoncés (« il est difficile de dire si on s’est trompé ou si on a raison »23), gomme le sentiment de l’identité (« C’est étrange : je suis parfaitement lucide mais j’ai une idée à la fois intense et imprécise de qui je suis ; je crois que cela dépend du fait que je ne sais pas où je me trouve »24), efface les distinctions entre le dehors et le dedans, dissout la corporéité (la Ragazza ne peut seulement s’imaginer qu’elle a de belles jambes : « je n’ai pas une image bien claire de mes jambes »25). En bref, elle déconstruit l’évidence du sentiment de présence au monde26.

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14 Mais, dans le même temps, la dépropriation de tous les objets et sujets permet l’expansion irrésistible de la parole. La Ragazza l’affirme presque de manière programmatique : « J’ai préféré renoncer à avoir un nom trop précis, parce que je me suis rendu compte que cela empêche les jeux de pensée et de langage »27. Il semblerait donc que la sacralisation cérémoniale de la parole, à laquelle aspire Manganelli, ne puisse s’opérer que dans l’absence du visible, non pas que celui-ci serait toujours déceptif, ou qu’il renverrait à l’ordre matériel et ainsi la profanerait, mais qu’il engagerait inéluctablement un processus d’appropriation de la parole par l’exposition d’étants relatifs à celle-ci. En cela, la parole serait toujours soumise à la vérité, à la vraisemblance, à la contingence ; en d’autres termes, elle serait rabaissée, atrophiée.

15 L’absence du visible thématisé par la pièce de Manganelli, qui en explore les puissances poétiques, tout comme l’impossibilité de la visualisation chez Sanguineti, ne sont pas sans rappeler le dispositif même de la radio, elles le redoublent même. Nous pouvons donc lire dans la conversation ludique ou dans la superposition des voix, un genre d’esthétique de l’art radiophonique, et, puisque, comme nous l’avons indiqué plus haut, la radio viendrait achever le théâtre, un modèle d’art théâtral. Celui-ci pourrait s’énoncer ainsi : le théâtre de parole ne peut procéder que de la profération depuis une scène sans propriété, depuis une scène invisible, depuis une non-scène. Ainsi, si le drame radiophonique est bien l’achèvement du « théâtre de la parole », il est aussi le procès de sa possibilité scénique.

NOTES

1. Franco MALATINI, Cinquant’anni di teatro radiofonico in Italia 1929-1979, Turin, ERI, 1981, p. 105. [Nous donnons notre propre traduction des références en langue originale]. 2. Antonio PORTA, « Poche osservazioni intorno allo spazio della poesia », Il Verri, n° 25, 1967, p. 83. 3. D’ailleurs, les radiodrammi dont il est question, achèvent en quelque sorte une trajectoire théâtrale chez les deux auteurs. Protocolli est, par exemple, publié en dernier dans le premier recueil théâtral de Sanguineti, intitulé Teatro. Sa position s’explique bien sûr par la chronologie, mais en même temps, le texte offre une forme achevée des principes à l’œuvre dans les autres pièces (insistance sur le fait vocal, plasticité des identités, simultanéité des prises de parole). Quant à Manganelli, son écriture théâtrale est pensée dans le rapport à la radio depuis le début. Après In un luogo imprecisato, l’écrivain interrogera principalement les figures éminentes de la culture occidentale, à travers un jeu de réécriture sacrilège de classiques. 4. Il est utile de préciser que l’ouvrage de l’essayiste allemand eut en Italie une grande influence dans les milieux radiophoniques, puisqu’il y fut traduit dès 1937, sous le titre La Radio cerca la sua forma, un an après sa publication anglaise. 5. Rudolf ARNHEIM, Radio, Paris, Van Dieren éditeur, 2005, p. 145. 6. In Edoardo SANGUINETI, Storie Naturali, San Cesare di Lecce, Manni, 2005, p. 225. 7. Franco VAZZOLER, « La scena, il corpo, il travestimento [entretien avec Sanguineti] », in Edoardo SANGUINETI, Per musica, Modène, Mucchi Editore, 1993, p. 188. 8. Giorgio MANGANELLI, « Cerimonia e artificio », Il Verri 25, décembre 1967, p. 81.

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9. Giuseppe BARTOLUCCI, « Di un teatro cinetico-visivo », Grammatica, n° 2, 1967, p. 46. 10. In Martin ESSLIN, Mediations, Londres, Methuen, 1980, p. 177. 11. Sanguineti, lui-même, abonde dans le même sens, en affirmant : « l’auditeur [de radio], guidé par le texte, est amené à fabriquer l’image, le geste, la vision » (voir VAZZOLER, art. cit., p. 188). Pour autant, son drame radiophonique déjoue ce processus. 12. C’est ce que réclame Arnheim, lorsqu’il écrit : « le visible doit nécessairement rester hors-jeu et ne pas être frauduleusement réintroduit par l’imagination visuelle de l’auditeur » (ARNHEIM, Radio, op. cit., p. 143). 13. Il faut préciser qu’il s’agit également de résister à la tentation musicale, c’est-à-dire à la réduction de la parole à une proposition sonore, comme a pu le faire Sanguineti dans le texte écrit pour Laborintus II, œuvre composée par Berio (pour l’ORTF en 1965). Il s’agit, pour le drame radiophonique, de créer un texte qui ne dépende pas d’une complétion musicale, mais qui en lui- même déjoue le visible. 14. Les interprètes furent Sylvano Bussotti, Rino Sudano, Elena Sedlak, Daniela Sandrone, Erika Mariatti et Cathy Berberian. 15. Edoardo SANGUINETI, Teatro, Milan, Feltrinelli, 1969, p. 67. Nous donnons ici le texte italien, une traduction devant nécessairement trahir les exigences rythmiques et sonores induites par la pagination (la superposition des phonèmes), en raison des différences entre les structures grammaticales des deux langues. Nous proposerons, ici en note, une traduction qui ne respecte pas la mise en page, en utilisant les symboles suivants : « // » saut de ligne, « / » passage à la ligne. « VM1 J’étais là, assis, en silence, seul, me touchant à peines les cordes, là au violon, pour me les pincer un peu, ainsi, seulement, et je gardais mes yeux mi-clos, à peine, et ensuite je me tenais un peu la tête, là, avec mes mains, après, ainsi, comme en écoutant une voix, en même temps, qu’on entendait//VM1 et je tenais mes coudes appuyés là, sur la table/VM2 C’est une belle journée, celle-ci, ainsi à la campagne, avec le so-//VM1 les regardant à peine, mes/VM2 –leil qui déjà déclinait, et le lac//VM1 cordes, et puis les tou-VM2 là-bas au fond, et les maisons qui sont là, près du lac//VM1 –chant à peine/VM2 là alignées ». 16. Ibid., p. 94. 17. Maria Antonietta GRIGNANI, « Sul teatro di parola di Sanguineti », in Francesco CARBOGNIN, Luigi WEBER (dir.), Sanguineti, la parola e la scena, Modène, Mucchi Editore, 2006, p. 449. 18. In MALATINI, op. cit., p. 122. 19. SANGUINETI, Teatro, op. cit., p. 89-89. 20. Ibid., p. 93. 21. ARNHEIM, Radio, op. cit., p. 176. 22. Giorgio MANGANELLI, Tragedie da leggere, Milan, Bompiani, 2008, p. 107. 23. Ibid., p. 106. 24. Ibid., p. 112. 25. Ibid., p. 110. 26. La réalisation de Carmelo Bene radicalise encore le processus de désubjectivation et de dépropriation, en supprimant les rares sons (bruits de porte) indiqués dans les didascalies du texte imprimé, et en prenant en charge les quatre voix masculines, sans les distinguer, en enchaînant même certaines répliques laissant accroire qu’il s’agit d’un même locuteur. Lydia Mancinelli, qui assurait la partie de la Ragazza, insiste quant à elle sur la jouissance de « ce personnage » à raisonner, par une élocution faite de changements de rythme, et surtout d’accélération lors des séries déductives. 27. Ibid., p. 117.

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AUTEUR

STÉPHANE HERVÉ Il est actuellement professeur de Lettres modernes dans l’Académie de Lille, est docteur en études théâtrales (Montpellier 3). Sa thèse est intitulée : « De l’inactualité du théâtre : Poétique et politique de l’hétérotopie chez Pier Paolo Pasolini et Rainer Werner Fassbinder ». Il a publié différents articles sur ces deux corpus, sur le théâtre des années 60 (avant-garde et contre- culture), sur le théâtre contemporain français et sur la scène actuelle (performance, opéra).

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Nathalie Sarraute : du roman au théâtre en passant par la radio

Joëlle Chambon

1 La vie psychique est par nature dramatique. Cette intuition fondamentale pour sa propre écriture, Nathalie Sarraute a commencé à l’entrevoir en 1947, dans son essai « De Dostoïevski à Kafka » ; elle l’a précisée en 1956 dans « Conversation et sous- conversation » ; et elle lui donne l’expression la plus ferme dans la préface qu’elle écrit en 1964 pour L’Ère du soupçon, où elle définit les tropismes comme « action dramatique » et écrit que « leur déploiement constitue de véritables drames »1.

2 Cette dernière date est aussi celle de ses premières expériences radiophoniques, Le Silence et Le Mensonge. Nous proposerons ici une réflexion sur le rôle central mais aussi paradoxal qu’a joué la radio dans l’évolution de l’écriture de Sarraute, et dans l’émergence du versant théâtral de son œuvre.

3 Si on essaie de relire l’œuvre romanesque antérieure à rebours et à partir des pièces radiophoniques, on peut sans peine y lire la maturation de certaines des caractéristiques qui les définiront : le tropisme est action ; le tropisme est dialogue, au sens où il naît et se nourrit toujours de la rencontre avec l’autre ; enfin le tropisme est éminemment choral ou polyphonique. Car le locuteur sarrautien est une sorte d’anti- personnage. Loin d’être défini par la singularité de sa psychologie (comme type ou caractère) ou de sa situation parmi les autres (comme le personnage de Sartre ou de Camus), il est une sorte d’être unanime : « ces états baladeurs qui […] se retrouvent chez tous, […] réfractés dans chacun suivant un indice différent, […] nous font pressentir quelque chose qui serait comme un nouvel unanimisme »2. Ce nouvel unanimisme, suggéré par les créatures de Dostoïevki, Sarraute s’est employée à lui donner une forme romanesque de plus en plus radicale. Menant à son terme le travail de sape commencé sur le personnage dès Portrait d’un inconnu, elle écrit en 1963, avec Les Fruits d’or, juste avant de tenter l’expérience radiophonique, un roman sans personnage, une magistrale symphonie de voix intérieures et extérieures entremêlées.

4 Les Fruits d’or auraient pu devenir une pièce radiophonique, une sorte d’opéra parlé, un exercice de poésie sonore comme Réseau aérien de Michel Butor. Mais Sarraute a préféré

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utiliser la radio pour donner à sa recherche de nouvelles bases. Même si on peut lire ses pièces radiophoniques comme l’aboutissement naturel de son écriture romanesque, elles opèrent aussi un déplacement notable du « centre de gravité » de l’œuvre. Cheminant avec la radio, Sarraute a finalement inventé son écriture théâtrale, ce qui, en retour, a profondément modifié son écriture romanesque.

Nouveau Roman, Neue Hörspiel

5 L’œuvre de Sarraute connaît un changement de statut considérable entre 1956 (parution de L’Ère du soupçon, émergence médiatique du Nouveau Roman) et 1963 (parution des Fruits d’or, salué par le Prix international de littérature). La reconnaissance internationale et l’accès au grand public3 : ce sont des nouveautés qui ont probablement dû être aussi séduisantes qu’effrayantes pour un auteur aussi confidentiel qu’elle l’avait été. Et cette ambivalence n’est peut-être pas pour rien dans le fait que Sarraute ait enfin décidé de donner suite à la proposition d’un jeune Allemand, Werner Spies, qui essayait depuis un certain temps de la convaincre d’écrire une pièce radiophonique pour la Süddeutscher Rundfunk, qu’il représentait en France. N’était-ce pas une façon, alors que la longue et difficile conquête de son territoire romanesque était enfin reconnue et couronnée par le succès, de renoncer volontairement à la maîtrise ? Refusant de s’installer dans le confort d’une position acquise, Nathalie Sarraute repartait vers de nouveaux territoires à défricher.

6 On sait que l’Allemagne a développé dans les années 60 une intense réflexion sur les formes du théâtre radiophonique ou Hörspiel, et mené des expérimentations très diverses. Cette période a été marquée par les créations radiophoniques de plusieurs auteurs du Nouveau Roman français et elle est restée associée à ce mouvement littéraire jusque dans l’appellation Neue Hörspiel4.

7 Le Hörspiel était jusque-là une sorte de « théâtre pauvre », un théâtre dont on avait soustrait tous les éléments visuels ; c’était aussi un « théâtre invisible », qui pouvait tirer de sa pauvreté même une puissance d’évocation illimitée. Les propositions des Nouveaux Romanciers remettaient brutalement en question ce lien, traditionnellement tenu pour naturel, entre le Hörspiel et le théâtre. Chez la plupart de ces auteurs, le médium radio a suscité un imaginaire spécifique qui remplaçait celui du théâtre. Dans toutes leurs réalisations (de Reportage d’un match international de football de Thibaudeau à L’Attentat en direct d’Ollier ou 6.810.000 litres d’eau par seconde de Butor), ce qui frappe c’est la prise en compte, dans une optique d’expérimentation, de la spécificité du médium radiophonique, dans ses matériaux, dans les particularités de sa réception. C’est cette curiosité active des auteurs à l’égard de leur nouveau médium qui nourrit leurs textes et renouvelle leur écriture. La position des Nouveaux Romanciers ne faisait d’ailleurs que prolonger certaines intuitions qui avaient déjà commencé à s’exprimer en Allemagne, sans trouver encore un large écho. Friedrich Knilli, en particulier, cherchait par ses théories et ses expérimentations sur le « son total » à remettre en question la priorité accordée à la parole. Ces idées radicales seront en partie illustrées dans les réalisations de la fin des années soixante, lorsque Rühm, Pérec ou Handke concevront leurs Hörspiel comme des partitions sonores où le sens est construit secondairement par le jeu acoustique5.

8 Dans ce mouvement conjugué du Nouveau Roman et du Neue Hörspiel, la position de Nathalie Sarraute apparaît à contre-courant : contrairement à la plupart des auteurs du

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Nouveau Roman, Sarraute a spontanément pensé théâtre avant de et au lieu de penser radio. La proposition de Werner Spies semble avoir été pour elle l’occasion d’inventer des réponses radicales à des questions qui la préoccupaient de longue date, et qui touchaient à l’essence même de son travail d’écriture. La commande permettait de « repartir à zéro » et de se poser autrement ces questions.

9 La quasi-continuité entre les niveaux de la parole (conversation et sous-conversation), la fluidité du va-et-vient entre dedans (les tropismes) et dehors (l’interlocution), étaient devenues une priorité pour Sarraute. C’était la grande conquête de son écriture dans les deux derniers romans, Le Planétarium et Les Fruits d’or. La voix seule, le seul texte proféré devait pouvoir vibrer de tous ces mouvements que décrivait l’écriture romanesque. Le texte proféré à la radio allait donc essayer de prendre en charge le dedans, le dehors, et le passage de l’un à l’autre. Loin d’entraîner Sarraute vers plus de liberté romanesque (en jouant comme Thibaudeau avec les codes de la narration), voire vers la poésie (en exploitant, comme Butor, les ressources musicales de la parole), son nouveau médium lui a imposé le théâtre comme le meilleur moyen de continuer ses romans à la radio.

Écrire pour la radio

10 Les trois premières pièces sont délibérément écrites pour la radio ; la quatrième, C’est beau, a été écrite en pensant à la fois à la radio et à la scène ; Elle est là est la première pièce vraiment destinée à la scène. Il y a donc eu une désaffection progressive à l’égard du nouveau médium ; elle tient à la fois aux « malentendus » entre Sarraute et la radio, et à l’affermissement d’une dramaturgie spécifique, dont la radio a permis l’éclosion mais dont elle peine finalement à révéler la théâtralité.

11 Évoquant la genèse de sa première pièce, Sarraute écrit : L’idée m’est venue […] d’un certain silence. Un de ces silences dont on dit qu’ils sont « pesants ». […] Toujours est-il que tiré par ce silence un dialogue a surgi, suscité, excité par ce silence. Ça s’est mis à parler, à s’agiter, à se démener, à se débattre... et je me suis dit : voilà donc quelque chose qui pourrait être écouté à la radio6.

12 Ce qui est important ici, c’est – si l’on peut dire – le ça, et l’indétermination qu’il entraîne avec lui. Ça parle à la radio, cela veut dire : « on » parle, sans qu’on sache toujours exactement qui. Cela veut dire aussi : c’est une parole qui vient d’un lieu plus intime et plus profond que celui d’où l’on peut dire « je ». La perception spontanée que Sarraute a du médium radio s’inscrit dans une tradition que l’on pourrait dire « nocturne » de la radio. On peut en effet distinguer une conception diurne, où la radio est surtout espace du dehors, de l’événement en direct, du monde survolé et des paroles volées (c’est celle qui sous-tend la poésie aérienne ou aquatique de Butor, ou la rêverie de Thibaudeau dans Reportage... sur la petite aiguille qui fait défiler le monde dans le poste) ; et d’autre part une conception nocturne qui, dès les débuts de la radio, a nourri certaines rêveries sur le médium : la radio est alors espace du dedans, « axe de l’intimité », confidence chuchotée dans le noir et au creux de l’oreille7.

13 Dans ce même texte, « Le Gant retourné », Nathalie Sarraute définit l’invention de son dialogue théâtral comme une sorte de « révolution copernicienne » de son écriture romanesque. Il lui a suffi en somme de découvrir que son théâtre avait toujours été là, qu’il était simplement enfoui dans ses romans, et que pour le mettre au jour il ne fallait encore une fois – pour reprendre une de ses images favorites – qu’oser déchirer la

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surface et laisser affleurer le fond. Mais si le dialogue théâtral a pu ainsi accueillir ce qui remonte du niveau profond de la sous-conversation, c’est à la faveur de ce versant nocturne de la radio, qui cultive l’onirisme, le trouble des identités et la communion des inconscients.

Choralités

14 L’ignorance, volontaire ou non, de certaines règles de base du théâtre radiophonique va aussi favoriser l’invention de ce dialogue d’un nouveau genre. Robin Wilkinson note que « l’absence de vision limite sévèrement (à 4 ou 5) le nombre de personnages, avec des voix distinctes, qui peuvent être identifiés dans une scène donnée. Le personnage doit se faire entendre sous peine de s’effacer »8. Nathalie Sarraute transgresse d’emblée ces règles : il y a sept voix parlantes (plus une quasi muette) dans Le Silence, neuf dans Le Mensonge, huit dans Isma.

15 La pluralité des voix, outre ses vertus musicales, présente l’intérêt de compliquer le repérage des personnages. Opérant un brouillage des frontières entre les locuteurs, elle facilite du même coup le brouillage des niveaux du discours : ça parle, c’est-à-dire que la parole flotte entre intériorité et extériorité, comme entre les parleurs, sans qu’on sache toujours précisément où et d’où ça parle. Le choix d’une pluralité de locuteurs dans les trois premières pièces, ce parti pris de choralité, va donc de pair avec cette « élasticité de l’énonciation » qu’évoque le même Robin Wilkinson, et qui permet au théâtre radiophonique « de confondre rêve et réalité, virtuel et actuel, comme pour suivre les processus mêmes de la subjectivité »9.

16 Ainsi les voix des premières pièces de Nathalie Sarraute sont-elles – dans les moments de « plongée tropismique » au moins – comme des personnages retournés, n’exhibant, dans leur penser-parler désincarné, que la profondeur par laquelle ils se ressemblent tous. On est alors au plus près de ce que Martin Esslin décrit comme l’essence du théâtre radiophonique : une « scène de l’esprit », qui peut être celle de l’auteur, celle parfois du personnage, et, dans tous les cas, celle de l’imaginaire de l’auditeur10.

17 Pour installer cette scène de l’esprit, Sarraute n’a pas hésité à user d’un certain didactisme. Avec les trois premières pièces, on a l’impression que se rejoue en quelque sorte à la radio l’entreprise didactique qui sous-tendait Portrait d’un inconnu et Martereau. Là un Narrateur, un « je » en proie aux tropismes, confiait au lecteur sa torture pour mieux le convaincre de la réalité de ce qu’il éprouvait ; ici, c’est le protagoniste qui s’empare de la parole pour convaincre de ses angoisses tropismiques (et de la justesse des réactions qu’elles provoquent) un « chœur » plus ou moins dubitatif et récalcitrant, qui renvoie à l’auditoire l’écho de ses réactions.

18 Comme dans les premiers romans par le narrateur, le tropisme est dit dans les pièces radiophoniques par le protagoniste : confessé ou forcé, il est exprimé, expliqué, voire proclamé ; il est le moteur avoué des actions. Il provoque le scandale, et le chœur est là pour faire retentir ce scandale. Le Silence nous propose un modèle d’une lisibilité extrême, une sorte de « prototype » aux lignes très nettes : dans un espace-temps abstrait (la conversation comme cadre absolu), le protagoniste (« Chevalier de la parole »11 et Bouffon dostoïevskien) déclenche l’action en exposant les tropismes qu’éveille en lui l’attitude de l’antagoniste (qui peut être présent ou absent, muet ou non) ; il s’emploie à convertir le chœur à son inquiétude et à sa quête pour restaurer l’ordre du dialogue ; tous ensemble, ils vont au bout de la crise tropismique, jusqu’à un

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paroxysme d’angoisse à la fois pathétique et grotesque – avant de la surmonter in extremis.

Des ondes à la scène

19 Les deux pièces suivantes sont des versions plus sophistiquées mais aussi un peu plus confuses de ce prototype. Dès Le Mensonge, la distribution des rôles, l’action, deviennent plus complexes ; le chœur est moins homogène, il se laisse encore entraîner par le protagoniste, mais de façon plus laborieuse et plus superficielle. Avec Isma, la confusion est à son comble : le couple protagoniste met plus de la moitié de la pièce à formuler clairement son angoisse tropismique ; le chœur « désaccordé » ne lui fait écho que de façon cacophonique, et loin de se laisser convaincre tire au contraire à hue et à dia ; l’action de la pièce ne consiste plus qu’en une contradictoire élucidation collective. Avec Isma, le théâtre choral se clôt dans la confusion des voix discordantes.

20 Au terme de cette évolution, un autre modèle va se dessiner. Il conjuguera la confrontation au présent de quelques protagonistes (et la circulation de l’angoisse tropismique entre eux), avec une mise en situation de plus en plus ferme : le lieu, le temps, la caractérisation des protagonistes et de leurs relations proposent un cadre qui n’est plus seulement le cadre formel d’une « conversation absolue », comme dans les trois premières pièces.

21 C’est beau ouvre cette nouvelle période de l’œuvre, où vont coexister romans abstraits et pièces « à personnages » : ce couplage improbable est d’autant plus remarquable que le rapport des deux textes, le romanesque et le théâtral, est particulièrement net dans le cas de Vous les entendez et C’est beau, et cela pour la première fois. Le contraste est donc d’autant plus frappant entre l’énonciation vertigineusement dialogisée du roman (la conscience du père, qui réfléchit toutes les autres et répercute leurs voix, n’a presque plus de contenu individuel définissable) et les positions si stables par comparaison des trois personnages de C’est beau : on pourrait presque aller jusqu’à les définir dans les termes de la psychologie la plus conventionnelle et certains ont vu dans la pièce le conflit d’un Père Autoritaire, d’une Mère Conciliante, et d’un Fils Révolté.

22 Tout se passe désormais comme s’il y avait une sorte de partage des tâches entre roman et théâtre : le roman pousserait jusqu’à ses ultimes conséquences le mouvement de dépersonnalisation du personnage entamé depuis Portrait d’un inconnu, aboutissant avec Vous les entendez ? à un brouillage total de ses contours ; tandis qu’inversement le théâtre, récupérant les « personnages » tels qu’on les avait abandonnés dans Le Planétarium, les pousserait en sens contraire, vers une plus grande netteté12. On finit ainsi par retrouver (dans C’est beau, Elle est là, Pour un oui ou pour un non) des quasi- personnages, c’est-à-dire sinon des personnages conçus comme des entités autonomes, selon le modèle dominant du classicisme au naturalisme, du moins des personnages partiellement en cours de reconstruction. Dans le partage des tâches entre roman et théâtre, le premier s’attachera de plus en plus à la représentation « cubiste » des tropismes contenus dans un moment donné, tandis que le second développera de plus en plus l’interlocution dans toutes ses dimensions.

23 Le mouvement qui a porté l’écriture romanesque vers le théâtre radiophonique semble refluer sur lui-même, créant un certain remous : l’expérience radiophonique a fait

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naître une écriture théâtrale qui requiert désormais la scène comme son lieu approprié, et parallèlement s’ouvre un nouvel espace pour le « roman parlé ».

De la langue « parée » à la langue parlée…

24 Les réalisations radiophoniques des trois premières pièces révèlent, comme on va le montrer, la difficulté qu’il y a à incarner la voix sarrautienne. Et il vaut la peine, au préalable, de revenir sur la présence de cette voix dans l’œuvre, et sur ses caractéristiques.

25 Nathalie Sarraute a formulé, dans Les Fruits d’or, l’opposition esthétique de la langue écrite et de la langue parlée – une opposition qui reproduit au niveau stylistique celle plus fondamentale qui existe entre discours clos et parole adressée. La langue écrite est chez Sarraute une langue parée, corsetée dans son style comme dans une « pesante robe de brocart », soulevant ses imparfaits du subjonctif comme une « traîne chamarrée », une langue élégante et qui semble traiter ses lecteurs avec une « courtoisie hautaine »13. Contacts moites, haleines tièdes, le style parlé se définit en revanche par la promiscuité presque gênante qu’il propose à l’interlocuteur et au lecteur. La langue parlée, c’est d’emblée une présence physique : souffle, chaleur, fluides, humeurs.

26 En dépit de cette présence physique, la parole dans les romans de Sarraute tend aussi vers un effacement progressif des idiolectes et sociolectes qui distinguent traditionnellement (au- delà des marques linguistiques spécifiques) la langue parlée dans un texte écrit. Dans Les Fruits d’or, ces marques n’existent que dans les moments où la satire prend le dessus et où ces marques désignent au lecteur un discours particulièrement offensif (celui d’Orthil par exemple). La parole (extérieure ou intérieure, les deux se ressemblent de plus en plus) tend à apparaître comme présence antérieure à tout sujet.

27 La langue parlée de Sarraute n’est pas particulièrement théâtrale : ce n’est pas une parole sonore à « mettre en bouche » et à faire résonner ; mais elle a une sorte de théâtralité structurelle : c’est une parole qui suppose toujours le dialogue. Ce qui « fait voix » dans le texte sarrautien, c’est le fait que ce soit le rythme qui produise le sens. Et ce rythme coïncide avec un mouvement, qu’il crée et épouse, et qui est le mouvement de la recherche et de l’adresse ; mouvement-vers ou mouvement-contre, approche ou repli, il est toujours mouvement en dialogue avec l’autre.

… et de la langue parlée à la voix

28 Sarraute invente une voix d’avant la voix ou ce qu’on pourrait appeler, à sa suite, une « voix sous la voix ». C’est une voix intime, mais qui n’affirme aucune irréductible subjectivité, à cent lieues donc du « je » célinien, surdimensionné par la vocifération. C’est aussi une voix chorale, mais qui ne convoque pas la diversité sociale du monde, très loin également du « ils » de Queneau. Entre voix-je et voix-ils14, elle fait entendre une sorte de « voix-on », présence sans sujet, voix de ce qui chuchote en chacun de nous à la rencontre de l’autre. Cette voix est en quête, et sa quête est utopique puisque ce qu’elle vise, le plus souvent, c’est un idéal de la communication. Ne plus exister comme marque de la subjectivité, mais se résorber dans les mots prononcés (comme en

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eux le son dans le sens) : tel est le rêve de transparence qu’on trouvera exprimé dans les livres ultérieurs, en particulier dans ces moments presqu’idylliques de récitation15 que mettent en scène Enfance ou Tu ne t’aimes pas. Il faudrait arriver à la plus grande neutralité possible dans la prononciation afin de maintenir la plus grande transparence possible de la communication. Mais cette transparence est impossible, Sarraute le sait bien, et elle fait de cette impossibilité l’objet même de ses drames.

29 Car l’intensité et la singularité du parler est irréductible : parfois appréhendée comme signe d’une condition sociale, elle est aussi rapportée à une réalité plus trouble : celle des pulsions, y compris sexuelles, qui sont à l’œuvre dans la parole (le tic de langage comme indice de pulsions est présent dès les premiers textes). La vision sarrautienne des rapports entre voix et libido pourrait évoquer certaines recherches qui commençaient à l’époque sur la voix16 – recherches qui reposaient souvent sur l’hypothèse de retrouvailles avec une authenticité infra-linguistique. Mais Sarraute refuse toute mythologie de la voix : si elle maintient l’utopie de la transparence, c’est comme enjeu d’une lutte incessante. Isma (comme Entre la vie et la mort) met en scène cet affrontement : au nom de l’utopie d’une voix transparente, c’est une mêlée discordante de voix réelles, toujours déjà prises dans un réseau d’interactions sociales, émotionnelles, pulsionnelles, et dans une tension insoluble entre code et corps.

Les réalisations radiophoniques

30 À la radio, comme l’espérait sans doute Sarraute, l’auditeur allait pouvoir entendre mieux qu’ailleurs cette lutte et ses enjeux. Il ne serait pas distrait de la « scène de l’esprit » où elle se déroule : il ne subirait aucune des tentations d’interprétation psychologique ou sociologique que l’apparence physique des acteurs induit si souvent. L’étude des réalisations radiophoniques montre qu’en réalité il n’est pas si facile de se débarrasser de ces tentations. Une voix a elle aussi des connotations, physiques évidemment, mais aussi psychologiques et sociales17.

31 En septembre 63, la première pièce est écrite et Jochen Schale, le responsable du théâtre radiophonique au Süddeutscher Rundfunk, l’accepte avec enthousiasme ; il exprime sa conviction de tenir avec ce hörspiel « l’événement le plus important de notre saison »18. Pourtant, l’auteur manifeste d’emblée une certaine appréhension quant à la manière dont le texte peut passer à la radio, employant à ce propos, de façon assez significative, le mot de lecture : « la lecture de ce texte à la radio sera très délicate. Car il s’agit, pour la plupart du temps, d’un dialogue irréel qui doit être dit un peu en sourdine [...] [le jouer] comme du dialogue réaliste [serait] désastreux. »19

32 Le Hörspiel est diffusé sur les ondes du SDR le 1er avril 1964. La critique est impressionnée par la nouveauté et la radicalité du texte. Mais elle regrette le traitement conventionnel de sa mise en ondes, jugée inadéquate en ce qu’elle méconnait la musicalité du texte : elle « met en scène cette prose en grande partie lyrique comme si on avait affaire à du réalisme psychologique », donnant presque – un comble à la radio – à « voir des personnages »20 ! Une autre chronique enfonce le clou, comparant Hans-Christian Blech (H1) à « un reporter sportif haletant » et regrettant son « ton théâtral », tout en notant que le jeu des actrices, plus intérieur, comme « aspiré par l’invisible » indiquait la direction juste21.

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33 Au total, c’est un accueil mitigé, chaleureux sur le texte mais critique sur la réalisation. Il justifie rétrospectivement les craintes de Nathalie Sarraute : la mise en œuvre de son texte à la radio est effectivement une chose « délicate », et le risque est très grand de voir les réalisations aplatir le va-et-vient de son dialogue entre surface et profondeurs.

34 Le malentendu ne fait, d’une certaine manière, que commencer.

35 Dans la réalisation de la RTBF diffusée en Belgique, une courte introduction à la pièce insiste sur l’aspect satirique du Silence : ces « moulins à paroles vides qui ne tuent le vide qu’en apparence » dénonceraient la vacuité de l’élite snob, le « guignol social ». L’écoute de la pièce confirme malheureusement cette lecture. Sur un rythme très soutenu de comédie (40’41’’), sans aucune différentiation des plans sonores, une discussion de salon est menée par H1, dont l’acteur tend à faire le porte-parole un peu « énervé » d’un certain groupe social : débit très rapide, voix assurée, un rien gouailleuse, ne reculant pas devant certains effets parodiques, il propose un personnage de mondain ironique que déstabilise un moment la présence d’un invité qui ne joue pas le jeu. Ce typage plus ou moins volontaire et l’absence totale, chez l’acteur, et de lyrisme et d’angoisse, fait qu’à aucun moment l’auditeur n’a l’impression d’accéder à une quelconque dimension intérieure de H1. À bien des égards, la réalisation de la RTBF reconduit et aggrave le « malentendu » du Hörspiel allemand.

36 Certes, il y aura de relatifs succès : dans Le Mensonge, mis en ondes par Heinz von Cramer, « les acteurs laissent entendre la pensée derrière les mots. C’est une performance rare à la radio. La surface de la conversation était tendue comme un tympan et fine comme du papier de soie »22. Malheureusement, la pièce déçoit par rapport au Silence, dont on trouve qu’elle répète le « patron » avec moins de substance. La réalisation française de cette même pièce est également plus juste : les moyens d’expression radiophoniques, utilisés sobrement mais efficacement, jouent dans un sens favorable au projet sarrautien. On entend, dans la multiplicité de voix le plus souvent non identifiables, la choralité d’un théâtre mental.

37 C’est plus encore le cas pour Isma, dont la réalisation radiophonique française, due à Claude Roland-Manuel, est aussi plus inventive. Deux plans sonores sont ici nettement différenciés, celui de la « vie profonde », où se déroule l’essentiel du dialogue, étant comme enchâssé dans celui de la vie sociale, perceptible par bribes. L’expressivité du jeu – qui n’exclut ni la subtilité ni, à certains moments, l’outrance – peut être accentuée par des ralentissements, des chuchotements, ou la présence du souffle, voire parfois le râle. Ce traitement sonore expressionniste entraîne la pièce vers un onirisme très prenant, où se perd d’ailleurs parfois le premier degré du sens23.

38 Mais avec Isma se clôt la période spécifiquement radiophonique de Sarraute, on l’a dit. La mise en ondes (assez peu inventive il est vrai) de C’est beau le confirme : pour la première fois, nous ne sommes plus dans un théâtre mental, sur la scène irréelle où d’autres nous-mêmes donnent voix à nos plus intimes sensations, dans une sorte de conversation absolue. Nous sommes avec un père, une mère et un fils, enfermés avec eux dans leur intérieur bourgeois. Le naturalisme du jeu nous suggère des silhouettes caractéristiques, et sa relative platitude nous renvoie à une mimique absente qui pourrait seule, peut-être, l’enrichir. À l’écoute de voix aussi aisément repérables (dans tous les sens du terme), l’auditeur ne recueille de sa situation d’aveugle aucun surplus d’imaginaire, mais ressent un simple manque. Le médium radiophonique n’est plus ici en adéquation avec le projet sarrautien : au lieu de nous proposer une « excursion » en terrain dramaturgique inconnu, il ne fait que nous donner le regret, puisque nous

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sommes munis de tant de repères, de ne pouvoir en jouir aussi complètement qu’au théâtre.

39 Elle est là confirme cette désaffection. La cinquième pièce de Nathalie Sarraute donne lieu à un échange épistolaire avec la radio de Stuttgart, qui illustre bien le changement de cap de son écriture, et la relative naïveté avec laquelle il s’accomplit. La première réaction de Jochen Schale, à la réception du texte, est de souligner la difficulté d’adapter la pièce à la radio à cause de ce qu’il appelle « la scène ouverte » (il s’agit du moment où H2 interpelle la salle, et où en réponse H3 surgit du public pour venir lui prêter main forte sur scène)24. La réponse de Sarraute témoigne d’une relative incompréhension : « […] il m’avait semblé précisément, en écrivant la pièce, qu’il serait intéressant d’établir une sorte de communication directe avec les auditeurs, comme avec les spectateurs, leur présence muette étant « ressentie » par les acteurs ». Mais elle envoie malgré tout quelques modifications. Dans la lettre suivante, Jochen Schale explicite les objections qu’il continue à avoir : Je dois malheureusement dire que la traduction pour la radio de cette « scène ouverte » si essentielle, continue à m’apparaître problématique. [...] Le spectateur ressent la pièce à partir d’une distance consciente, qui va être transgressée ; il voit les interprètes dans leurs rôles. L’auditeur, lui, […] ne se voit séparé de l’action par aucune rampe, mais il ressent un isolement en tant qu’individu séparé de la communauté d’un public. […] Le parallèle avec la scène serait, à mon avis, absolument inadéquat.25

40 L’objection de Schale impliquait l’écriture d’une nouvelle pièce, qui aurait été aussi spécifiquement radiophonique que le texte initial était spécifiquement scénique. Mais Nathalie Sarraute n’envisageait plus la radio que comme la destination secondaire de sa pièce. Elle ne réécrivit pas Elle est là, et sa cinquième pièce ne fut pas diffusée. On comprend pourquoi en écoutant la captation radio de Pour un oui ou pour un non. Quelque chose d’essentiel a changé dans le théâtre de Nathalie Sarraute : on y entend se fermer des portes et s’ouvrir des fenêtres sur des oiseaux qui chantent. Avec ce retour au naturalisme radiophonique par l’utilisation traditionnelle du « décor de bruits », on a la confirmation que la période où la radio a été pour Sarraute un mode d’expression et d’expérimentation est bien finie.

Résonances de l’Histoire

41 C’est pourtant à la radio qu’on entend le mieux un aspect souvent négligé de l’œuvre de Sarraute : ce que nous appellerons la résonance historique et politique de son écriture. Cette dimension nous semble particulièrement présente dans les deux premières pièces, Le Silence et Le Mensonge, que leurs titres mêmes, ainsi que leurs dates de composition très rapprochées, invitent à concevoir un peu comme un diptyque. Dans ces deux pièces se laisse deviner, comme en filigrane, un questionnement (plus qu’une réflexion) politique, qui s’enracine dans l’expérience de la deuxième guerre mondiale. Cette dimension sera moins importante dans Isma, où elle subsiste pourtant sous forme d’allusions difficilement compréhensibles autrement. Et surtout on la retrouvera, beaucoup plus directement articulée cette fois, dans Elle est là.

42 En envisageant la thématique des deux premières pièces dans le contexte de leur création, on peut formuler l’hypothèse que la dimension politique de l’œuvre de Sarraute est particulièrement audible dans son versant théâtral radiophonique. Présente aussi dans ses romans, elle ne tient pas à cet aspect « en deçà de l’humain »

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que pouvaient illustrer certains Nouveaux Romanciers (ceux qu’on a désignés comme « l’école du regard »), mais plutôt à la façon insistante – et qui semble pourtant presqu’involontaire – dont les catastrophes du siècle reviennent hanter son écriture, particulièrement dans le vocabulaire métaphorique26.

43 Dans le théâtre radiophonique, cette dimension apparaît plus nettement encore, à cause du dispositif de réception.

44 Si l’on essaie, pour écouter Le Silence, de se doter « d’oreilles allemandes », on peut entendre un étonnant dispositif dramatique d’interpellation de l’auditoire. On a vu que la pièce développe les tropismes ressentis par le protagoniste H1 à cause du silence « pesant » que garde un certain Jean-Pierre au cours de la conversation. Mais le personnage de Jean-Pierre, silencieux jusqu’aux toutes dernières répliques, n’a pas de consistance à la radio, contrairement à la scène où il impose (de face, comme chez Lassalle, ou de dos, comme chez Barrault) une persistante présence. L’auditeur, naturellement muet, peut donc aisément oublier Jean-Pierre, ou se mettre à sa place, et se sentir finalement le destinataire de la longue suite d’imprécations, supplications et agressions, par laquelle H1 tente de « réduire » son silence. Cette identification est encore facilitée par le fait que H1, contrairement au groupe, n’interpelle jamais Jean- Pierre en utilisant son prénom, mais par un « vous » très ambigu. L’auditeur reçoit alors l’injonction contradictoire de parler et de se taire, ou pour mieux dire on le somme de parler s’il veut entendre la belle histoire que H1 a interrompue à cause de lui. Pris au piège d’une construction en abyme où le désir d’entendre renvoie indéfiniment à un refus ou à une impossibilité de parler, il devient le protagoniste d’une malédiction radicale de la communication.

45 « Ce terrible désir d’établir le contact » : la formule empruntée par Sarraute à Katherine Mansfield et qu’on pourrait mettre en exergue à toute son œuvre, nulle part peut-être on ne l’entend avec autant de violence que dans Le Silence. Celui qui par son silence rend la poésie impossible, celui qui est « destructeur », qui « paralyse et les voix et les cœurs », est aussi celui qui d’un mot pourrait délivrer et guérir les âmes. Il est cet autre, sauveur et tourmenteur avec lequel il est vital d’établir le contact, ce « tout puissant Autrui » auquel il nous faut « mendier notre Moi », comme l’écrit René Girard à propos du Planétarium27. Mais il est aussi, sur les ondes de la radio allemande, le descendant réel de ces « Messieurs bien sanglés, bottés, et décorés »28, qui ont pendant l’Occupation considéré comme indigne de tout contact et hors humanité une partie de la population européenne, dont Sarraute. Cette réalité-là s’entend dans la pièce – et plus nettement encore si on se rappelle qu’elle fut d’abord entendue à la radio par des oreilles allemandes.

46 Quelques années plus tard, nous trouverons dans la bouche de H2, le protagoniste de Elle est là, une réflexion qui peut valoir, nous semble-t-il, pour définir la façon indirecte, détournée, dont l’Histoire est présente dans l’œuvre de Sarraute, et la façon « minuscule » – et pourtant profonde – dont la politique est vécue. C’est le final de la pièce, le moment où H2 – qu’on a vu tout au long de la pièce se battre pour obtenir de Elle un débat d’idées – accepte finalement de rester seul avec son idée, sans plus chercher à la faire partager mais sans y renoncer non plus : C’est drôle, maintenant je crois que je commence pour la première fois à comprendre... Une petite chose, une toute petite chose sans importance vous conduit parfois ainsi là où l’on n’aurait jamais cru qu’on pourrait arriver... Tout au fond de la solitude... dans les caves, les casemates, les cachots, les tortures, quand les fusils sont épaulés, quand le canon du revolver appuie sur la nuque, quand la

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corde s’enroule, quand la hache va tomber... à ce moment qu’on nomme suprême... avec quelle violence elle se redresse... elle se dégage hors de son enveloppe éclatée, elle s’épand, elle, la vérité même... la vérité... elle seule...29

47 La liberté de penser, la nécessité du dialogue, ce sont de « grandes idées », de celles qui mettent en branle les peuples, causent de grands mouvements historiques, et éventuellement inspirent des œuvres engagées. Mais pour Nathalie Sarraute, la responsabilité politique et historique commence avec la responsabilité du langage et de la parole. C’est pour un usage responsable de la parole que H2, comme tous les protagonistes du théâtre de Sarraute, combat à sa façon excessive et à son niveau minuscule. Et c’est cette responsabilité-là que Sarraute, dans ses pièces radiophoniques, a fait entendre avec une particulière netteté.

NOTES

1. Nathalie SARRAUTE, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, avec la collaboration de Viviane Forrester, Ann Jefferson, Valerie Minogue et Arnaud Rykner, p. 1554. Les références à ce volume seront désormais simplifiées par OC Pléiade, suivi du numéro de page. 2. Nathalie SARRAUTE, « De Dostoïevski à Kafka », OC Pléiade, p. 1572. 3. C’est aussi le moment où ses premiers textes deviennent accessibles en édition de poche. 4. À la création du Silence sur les ondes du SDR, le Stuttgarter Zeitung du 13 avril 1964 saluait la naissance du Neue Hörspiel, en le considérant comme le « demi-frère spirituel du Nouveau Roman » (Revue de presse fournie par le Département Documentation et Archives du Südwestrundfunk, ex-SDR). 5. Voir Christa GEITNER, « Hörspiel : jeu acoustique », in Alain MONTANDON (dir.), Hermès sans fil, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 1995, p. 219-233. 6. Nathalie SARRAUTE, « Le Gant retourné », OC Pléiade, p. 1708. 7. On peut d’ailleurs noter que, en France en tous cas, le théâtre radiophonique naît d’emblée sous ces deux visages, avec les deux premières pièces radiophoniques lauréates ex aequo du concours de L’Impartial Français en mai 1924 : le drame maritime Maremoto reconstituait un naufrage d’une manière quelque peu grand-guignolesque mais remarquable par les qualités suggestives de ses « décors de bruits » ; tandis que Agonie, confidence d’un mourant qui a pu s’emparer d’un poste d’émission de T.S.F., ne faisait appel à aucun artifice, pour mieux faire entendre, dans la mise en phase de la fiction et de la situation de communication, la voix la plus intime d’un homme. 8. Robin WILKINSON, « Spécificités du théâtre radiophonique », in Michel COLLOMB (dir.), Voix et Création au XXe siècle, Actes du Colloque de Montpellier, janvier 1995, Honoré Champion, p. 73. 9. Ibid., p. 77. 10. Martin ESSLIN, “The Mind As A Stage : Radio Drama”, in Meditations : Essays On Brecht, Beckett And The Media, Eyre-Methuen, London, 1980. 11. D’après l’expression de Lucette Finas dans « Nathalie Sarraute : “Mon théâtre continue mes romans...” », Propos recueillis par Lucette Finas, La Quinzaine littéraire, 16 décembre 1978. 12. Dans Le Planétarium, les personnages sont perçus de l’intérieur comme centres d’une optique et récepteurs de tropismes, mais aussi de l’extérieur comme masques ou comme effigies ; dans ce

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tremblé d’une double vision, réside leur paradoxale densité. Le personnage nommé et défini de l’extérieur disparaît presque complètement avec Les Fruits d’or ; en revanche le théâtre aura l’occasion de donner une nouvelle et passionnante formulation à cette question du personnage, et au personnage comme question. 13. Nathalie SARRAUTE, Les Fruits d’or, OC Pléiade, p. 539. 14. Je reprends ici les réflexions de Jean-Pierre Martin dans La Bande sonore, Beckett, Céline, Duras, Genet, Perec, Pinget, Queneau, Sarraute, Sartre, Librairie José Corti, 1998. 15. » [...] il faut surtout que je parte sur le ton juste [...] ne pas faire trop monter, trop descendre ma voix, ne pas la forcer, ne pas la faire vibrer [...] les mots se détachent très nets, exactement comme ils doivent être, ils me portent, je me fonds avec eux » (Enfance, OC Pléiade, p. 1088). « Nous n’étions plus rien que lui [le poème]... Notre voix était sa voix... elle recevait de lui ses inflexions... » (Tu ne t’aimes pas, OC Pléiade, p. 1198). 16. Des expériences de théâtre comme celles des Roy Hart Speakers aux spéculations des psychologues sur le « cri primal ». 17. » À l’audition d’une voix, la majorité des auditeurs sollicités de lui prêter un visage et un caractère décrivent un “père noble”, une “ingénue”, une “coquette”, un “jeune premier”, etc. Ce sont là des sortes d’archétypes inscrits dans l’imagination du public [...] ces images phoniques [...] ne font pas appel à l’expérience matérielle de la réalité courante, mais à une expérience au second degré : l’expérience théâtrale » (Étienne FUZELLIER, « Spécificité du théâtre radiophonique », Revue des arts du spectacle, n° 1, CERTC, Université Lumière Lyon II, 1993, p. 21). Il va de soi que ces archétypes évoluent en même temps que les représentations artistiques qui les ont modelés, et que le cinéma, par exemple, a certainement créé de nouveaux archétypes tandis que d’autres tombaient en désuétude... 18. Lettre à Nathalie Sarraute du 20 septembre 1963. La correspondance entre Jochen Schale et Nathalie Sarraute au sujet des Hörspiel de cette dernière est inédite ; elle m’a été aimablement communiquée par M. Jörg Hucklenbroich, du service Documentation et Archives du Südwestrundfunk à Stuttgart. Les passages cités ont été traduits par Franz Schneider. 19. Lettre du 17 janvier 1964. 20. Helmut M. BRAEM, Stuttgarter Zeitung, 13 avril 1964. C’est encore le service Documentation et Archives du Südwestrundfunk qui m’a fourni le recueil d’articles de presse sur les créations radiophoniques des pièces de Sarraute ; c’est un recueil assez riche, car la critique radiophonique allemande est incomparablement plus développée que la française à la même époque. Les passages cités sont également traduits par Franz Schneider. 21. Werner KLIPPERT, Funk-Korrespondenz, n° 15, 9 avril 1964. 22. Helmut M. BRAEM, Stuttgarter Zeitung, 8 mars 1966. 23. L’histoire du crime devient par exemple assez obscure et on a du mal à la relier au reste de la pièce, mais ce moment n’en garde pas moins une grande efficacité émotionnelle. 24. Lettre du 1er avril 1977. 25. Lettre du 25 mai 1977. Schale écrit d’ailleurs qu’il a passé beaucoup de temps à lire les modifications (appremment en français) et à y réfléchir. 26. Chassée de la surface du texte, l’Histoire s’est réfugiée dans sa profondeur, dans le corps du texte, dans les mots et dans l’ombre des mots. « Rien ou presque, à la surface de ce théâtre, ne nomme explicitement l’Histoire ; tout par en-dessous l’exsude et la désigne », écrit Jacques Lassalle dans « Le théâtre de Nathalie Sarraute ou la scène renversée », L’Esprit Créateur, XXXVI, n° 2, été 1996, p. 71 et 72. 27. René GIRARD, compte rendu sur Le Planétarium, The French Review, volume 34, n° 1, octobre 1960, p. 111 et 112. 28. Nathalie SARRAUTE, « De Dostoïevski à Kafka », OC Pléiade, p. 1576. 29. Nathalie SARRAUTE, Elle est là, OC Pléiade, p. 1493.

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AUTEUR

JOËLLE CHAMBON Elle est l’auteur d’une thèse sur le théâtre de Nathalie Sarraute, est maître de conférences en Études Théâtrales à l’Université Paul Valéry-Montpellier 3. Ses derniers articles portent sur des metteurs en scène (B. Wilson, G. Cassiers) ou des auteurs contemporains (H. Levin, M. NDiaye, B- M. Koltès). Elle a également préfacé deux nouvelles traductions de textes de Strindberg (Créanciers et Écrits sur le théâtre, éditions Circé), et co-dirigé le volume Dramaturgies, Mélanges offerts à Gérard Lieber (récemment paru aux Éditions Espaces 34).

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La Blessure de l’Ange de Patrick Kermann Du poème-partition radiophonique à la réalisation scénique

Béatrice Dernis

1 Dès ses premières œuvres, Patrick Kermann (1959-2000) a ancré son écriture dans un travail musical et sonore. En effet, La Mastication des morts écrit en 1995 porte comme sous-titre oratorio in progress : ce choix singulier manifeste que l’écriture est composée au sein d’une architecture musicale et rythmique selon des jeux de contrepoints. L’écriture s’élabore ainsi à partir d’un travail de montage proche de la partition musicale. Le geste artistique s’est poursuivi vers une même recherche esthétique puisque le dramaturge a écrit pour une installation sonore intitulée A1, commande de Roland Fichet pour le Théâtre de la folle pensée dans le cadre des récits de naissance. Kermann a imaginé un texte fracassant sur la Shoah écrit en français et en anglais : les annotations du manuscrit pour le projet scénographique soulignent l’échange souhaité entre le son et le spectateur. Plusieurs sources sonores (autonomes et décalées les unes par rapport aux autres) assurent la « basse continue » : elles diffusent la version anglaise des quarante propositions de A à la raison d’une toutes les trente secondes. Le volume sera réglé de telle sorte que le spectateur devra aller vers la source pour en entendre le texte. Un acteur s’y tiendra, en apparence non spectaculaire, qui chuchotera aux intéressés la version française de chaque texte2.

2 Après cette première expérience sonore, Kermann a orienté définitivement son œuvre vers un théâtre musical. En 1999, il a écrit un opéra Du Diktat en collaboration avec Daniel Lemahieu. Son dernier texte, inachevé, Vertiges, écrit en février 2000 est un opéra/théâtre issu d’une commande faite par Thierry Fouquet, directeur de l’opéra national de Bordeaux, à Christine Dormoy de la compagnie lyrique le Grain.

3 Cette conception sonore de l’œuvre théâtrale est également présente dans une pièce isolée et marginale : La Blessure de l’Ange écrit en 1996. Il s’agit originellement d’une commande de Michel Corod pour la Radio Suisse romande. Cette pièce radiophonique a donné lieu à un enregistrement de quarante-trois minutes en mai 1998.

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Un madrigal verbal

4 Dans la fiche du manuscrit, archivé à la bibliothèque de la Chartreuse, on peut lire, dans la note d’intention, qu’il s’agira d’un « Madrigal en deux fois quatre saisons ». C’est cette forme qui lui a permis de construire sa dramaturgie radiophonique. De fait, le texte se présente comme une composition de plusieurs tableaux rythmés par les saisons : printemps 1/été 1/automne 1/ hiver 1, puis redoublée par les mêmes saisons : printemps 2/été 2/automne 2/ hiver 2. Les différentes saisons évoquent le parcours amoureux de deux êtres aimés comme un long poème qui se déploie en dix mouvements. La Blessure de l’Ange est écrit comme une partition musicale soumise prioritairement à la logique rythmique plutôt qu’aux contraintes dramatiques. Comme pour le texte Seuils écrit en 1999, le geste artistique donne la priorité à la langue. Le dramaturge met en mouvement l’oralité : le texte est pensé en tant que son, indépendamment du contenu narratif. En effet, la volonté de faire réentendre la spécificité des lignes accentuelles comme de ses réseaux vocaliques et consonantiques est très présente dans l’écriture de La Blessure de l’Ange. Écoutons trois mouvements significatifs du texte. (printemps 1) ou encore tous deux à cette table soleil sud un café en bois oui table en bois deux à cette table en bois sous la tonnelle d’un café le sud oui le sud et main tendue par-dessus la table recouverte d’une toile cirée poisseuse main dans la mienne moite la main […] (été 1) ou ou encore peut-être ou encore le sud c’est ça le sud et ce haut cyprès ramassé dense cyprès dressé à l’entrée de Pujaut Pujaut oui Pujaut c’est bien ça Pujaut je n’ai pas oublié pas le sentier serpente s’enroule autour de la colline et tout à coup course […] (automne 2) ou après après que déjà tous deux quand la mer et embruns bruine fine sur nos visages frileux visages rougis par l’air l’automne la mer

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et lèvres mouillées sur miennes mouillées aussi par par vagues et embruns et bruine fine bruine toute fine et nos lèvres qui juste nos lèvres

De la partition alinéaire au parlé-chanté

5 Ces mouvements sont traversés de voix polyphoniques qui suivent une trajectoire discontinue marquée par différents lieux qui ont été témoins d’une passion amoureuse. En effet, La Blessure de l’Ange se structure autour d’étagements de voix qui se répondent ou créent des ruptures dans la matière sonore. Ainsi, les voix se confondent et s’interpénètrent mêlant celle de l’homme, de la femme et de l’ange. Ce brouillage des voix participe activement à l’enjeu d’un théâtre invisible et sonore, invitant l’auditeur à entrer dans une sphère intime et imaginaire qui peut faire écho à sa propre histoire. L’écriture de la pièce radiophonique devient un espace de transit pour les voix ; plus encore elle est un lieu d’échange, de croisements et d’extrême liberté, un matériau textuel très dense qui est à explorer et à interroger pour en faire émerger le sens. Le texte dramatique est pensé de prime abord en termes musicaux privilégiant la musicalité à son contenu sémantique. Michel Wintsch qui a composé la partition musicale de la pièce radiophonique a su mettre en valeur la texture sonore de La Blessure de l’Ange. C’est en effet en conjuguant étroitement la voix et le son, le parlé et le chanté qu’il a pu donner sens aux voix polyphoniques : les ruptures constantes du parlé-chanté au parlé-murmuré sollicitent constamment l’auditeur tant sur le plan de l’entendement que de la perception : les différentes modalités vibratoires de la voix et de la musique se répondent en un déséquilibre dynamique qui agissent comme un stimulus perceptif sur l’écoutant. Les interprétations vocales de Michel Dagon, Jean- Charles Pasquet et Christine Brotons médiatisées par le micro produisent un effet immédiat de confidence, d’intimité accrue qui rappelle le ravissement des êtres aimés dans La Blessure de l’Ange. De plus, la cohabitation très subtile de la voix parlée avec la voix chantée produit une dynamique constante pour l’interprète. Ce mouvement tendu entre la parole et le chant correspond à la technique du Sprechgesang déjà explorée par Arnold Schœnberg et définie dans la préface du Pierrot lunaire en 1912 : Tout en tenant compte des hauteurs indiquées l’exécutant devra les transformer en mélodie parlée. Cela se fera […] s’il se pénètre de la différence entre « son chanté » et « son parlé » : le son chanté soutient invariablement la hauteur, le son parlé l’indique mais il la quitte aussitôt pour monter ou pour descendre […] La différence doit apparaître clairement entre un parlé ordinaire et un parlé qui concourt à la musique elle-même. Mais cela ne doit pas non plus rappeler le chant3.

6 La circulation entre la parole et le chant instaure un rapport différent à la voix, qui devient matériau à explorer dans ses déclinaisons diverses. Le chant qui prend le relais fait entendre les images les plus intimes qui hantent la mémoire de l’être aimé. La voix chantée est la part mouvante de l’entre-deux, elle devient un matériau qui cherche à faire résonner un sujet qui vacille. C’est à travers cet entre-deux du parlé-chanté que l’auditeur peut se recréer lui-même un monde symbolique faisant écho à sa propre histoire. La diversité des stimuli acoustiques propulse l’écoutant vers un brouillage sonore issu d’identité incertaine et anonyme qui pourrait être en résonance avec la sienne propre. L’alternance de voix masculines et féminines, du parlé/ chanté

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convoque l’auditeur dans une immersion sonore qui abolit la différenciation des sexes. En cela, l’indétermination d’identité de voix sans corps et sans nom renvoie à une figure androgyne, à une créature ambigüe qui relie le masculin et le féminin. Les conditions très fines de la proposition radiophonique de Michel Wintsch pour La Blessure de l’Ange ont su explorer toutes les modalités de la voix pour faire surgir l’endroit précis où la parole est générée, mettant en jeu l’articulation, le grain de la voix et le souffle. La partition musicale composée de différents instruments : violoncelle, percussions, piano et clavier va permettre que la musique, le parlé, le chanté, s’entrecroisent, dialoguent et se relaient.

À l’épreuve du plateau

7 L’ambigüité d’un théâtre sonore seulement perceptible par le biais de la voix interroge les metteurs en scène d’aujourd’hui. En effet, Emmanuel Jorand-Briquet de la compagnie Éclats d’états4 a proposé une version scénique de La Blessure de l’Ange à la maison du théâtre d’Amiens en février 20075. L’artiste, comédien et interprète a voulu spatialiser ce récit polyphonique et rendre visible l’enchevêtrement des voix par la présence des corps. Comment a-t-il répondu à la visibilité absente des corps de la pièce radiophonique ? Qu’est ce qui appelle, dans La Blessure de l’Ange, la réalisation théâtrale ?

8 L’écriture scénique présentait un certain degré d’abstraction qui ouvrait l’imaginaire du spectateur et le convoquait vers une zone poétique à reconstituer. Le metteur en scène cherchait à dessiner sur le plateau une figure n’ayant plus de corps mais ayant une mémoire : celle des rémanences de son amour blessé. Le dispositif scénique était essentiellement construit à partir de panneaux de voiles. Deux voiles de tissu en effet étaient suspendus sur les parties latérales à jardin et à cour. Au milieu se trouvait l’acteur statique, avançant à peine d’un mètre à l’avant-scène. Les deux panneaux engendraient un effet de profondeur et permettaient au spectateur d’accueillir l’ange, de franchir la frontière de l’invisible. La zone habitée en fond de scène par l’acteur était éclairée par une lumière diffuse ; elle donnait ainsi l’image d’une créature éthérée, comme venant du monde de l’au-delà, semblable à l’apparition de l’ange décrite par Daniel dans l’Ancien Testament. Les deux panneaux de voiles étaient légers, souples et mobiles. La vidéo était projetée sur la matière du tissu et permettait de jouer avec celle- ci, découpant l’espace comme les images fragmentaires d’un rêve. Des éclats inscrits sur la toile renvoyaient aux images mentales de l’ange, à son ravissement amoureux et à sa blessure. Les formes et les couleurs différentes projetées sur le tissu dessinaient des strates comme les mouvements de la pensée de l’ange blessé. L’alternance du bleu et du vert guidait l’imagination du spectateur, éveillait ses sens et sa conscience sans le dominer.

9 De cet espace étrange résonnait la voix de l’acteur comme un souffle traversé par l’état amoureux de l’ange ravi et blessé : (hiver 2) ou ou bien encore mais suite oh oui suite encore et encore autres choses montent du tout fond

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avant et après exactes oui très exactes choses qui montent qui enfin que peux encore mais à quoi à quoi bon pour quoi ou qui à qui à quoi ces choses ressassées et douleur comme oui comme blessure quand sang encore quand sang coule s’écoule grosses gouttes toutes grosses jaillit 6

10 La voix de l’acteur proférait le chant amoureux, émettait la trace du souffle. Par le grain de sa voix, l’acteur Emmanuel Jorand-Briquet transmettait la matière de l’écriture. Roland Barthes, dans Le Plaisir du texte, définit très justement la richesse de « l’écriture à haute voix » : En égard aux sons de la langue, l’écriture à haute voix n’est pas phonologique mais phonétique ; son objectif n’est pas la clarté des messages, le théâtre des émotions ; ce qu’elle cherche (dans une perspective de jouissance), ce sont les incidents pulsionnels, c’est le langage tapissé de peau, un texte où l’on puisse entendre le grain du gosier, la patine des consonnes, la volupté des voyelles, toute une stéréophonie de chair profonde : l’articulation du corps, de la langue, non celle du sens, du langage…7

11 Ce que Roland Barthes énonce à propos de la voix de l’acteur au cinéma peut être rapporté à celle de l’acteur au théâtre. Le philosophe évoque en effet l’essence de l’écriture vocale, son pouvoir de transmission au plus près d’une physique de l’écriture : Il suffit en effet que le cinéma prenne de très près le son de la parole (c’est en somme la définition généralisée du « grain » de l’écriture) et fasse entendre dans leur matérialité, dans leur sensualité, le souffle, la rocaille, la pulpe des lèvres, toute une présence du museau humain (que la voix, que l’écriture soient fraîches, souples, lubrifiées, finement granuleuses et vibrantes comme le museau d’un animal), pour qu’il réussisse à déporter le signifié très loin et à jeter, pour ainsi dire, le corps anonyme de l’auteur dans mon oreille : ça gronde, ça grésille, ça caresse, ça râpe, ça coupe, ça jouit8.

12 La matière de l’écriture de Patrick Kermann est révélée par le souffle à travers la voix. Le souffle manifeste en effet le lieu d’ouverture vers l’invisible, vers un au-delà de sens non énoncé dans le poème dramatique. L’acteur réalise, comme l’artiste dans la peinture chinoise, le même travail du geste traversé par le mouvement du corps : Le jeu du pinceau doit être dominé par le souffle. Lorsque le souffle est, l’énergie vitale est. C’est alors que le pinceau engendre véritablement le divin9.

La figure de l’ange et la scène mentale

13 L’accès au divin, au passage de la zone vers l’invisible, advient à travers les vibrations du souffle. Le souffle rythmique est transmis par le mouvement fracturé par les suspensions, les césures dans le phrasé. Ces suspensions dans le dire de l’acteur sont la

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résonance du chant endeuillé de La Blessure de l’Ange : les blancs typographiques qui rythment le poème correspondent à ces espaces invisibles qui avivent le désir et la présence de l’aimée. Le jeu de l’acteur ainsi que les formes dessinées dans l’espace chercheront à capter la fragilité du souffle. En effet, d’une part c’est par le jeu des reflets de lumière projetés par la vidéo que les frémissements du souffle de l’ange se matérialisent ; d’autre part, ce sont les bruissements légers du grain de la voix de l’acteur qui font appel à la fragilité, à l’aspect éthéré de l’ange. Ainsi l’acteur devient-il un messager entre l’humain et le divin et un passeur de mémoire : celle de la fable intime de l’ange blessé. Michel Serres évoque d’une manière très juste la fonction de l’ange : Dans la tradition la plus ancienne, les anges-messagers ne prennent pas toujours et seulement forme humaine mais glissent et passent dans les souffles d’air ou d’eau, par la lumière et la chaleur des astres. En somme, par l’ensemble des flux élémentaires dont les mouvements composent la terre. Lorsque les anges expirent, ils font ainsi voir deux fois le message : ce qu’ils produisent et ce qu’ils sont.10

14 C’est par l’avènement de la parole poétique que l’événement de la présence, ici l’ange porteur de la parole de l’amant blessé, apparaît sur la scène du théâtre. Le spectateur peut ainsi entrer éphémèrement du côté de l’invisible et dans un monde situé entre deux espaces : l’un horizontal, le monde d’ici-bas, et l’autre vertical, celui de la transcendance. La mise en scène d’Emmanuel Jorand-Briquet s’attache à respecter un espace abstrait minimaliste qui fait appel à un théâtre métaphysique, où il attribue une grande importance au verbe en déléguant à la parole un statut singulier. La voix de l’acteur au plus près du souffle communique aux spectateurs une atmosphère de rêve éveillé. Le corps du comédien est habité lui aussi de cette dimension onirique, la parole poétique semble toujours s’inscrire dans l’espace d’un retrait. Chaque mot est doublé d’un silence, cela permet d’éveiller l’imaginaire du spectateur librement. Les mouvements d’ailes portées par l’acteur11 rythment aussi la ligne vocale. Le parcours vers l’imaginaire et l’invisible est également accentué par le choix d’un espace métaphorique. Le monde de l’au-delà est seulement figuré par les deux panneaux latéraux en tissu et les formes abstraites projetées sur les parois. C’est à juste titre que les voiles de tissu créent une autre présence, celle d’un monde céleste constitué d’une matière impalpable. Cette matière impalpable dessine un lieu immatériel où le spectateur peut créer à sa guise un espace mental, celui de la fable intime de l’ange blessé ou celui d’une autre fable, plus secrète, qui serait la sienne propre. Cet espace intime prend forme grâce au choix d’un éclairage très diffus, quasiment absent sur l’ange, ainsi que par le jeu de l’acteur. Le metteur en scène a su exploiter les procédés scéniques pour créer une présence autre, incertaine et ambivalente. Il a réussi à faire vaciller les seuils de perception du spectateur : la vue et l’ouïe sont déstabilisées. Lorsque le spectateur entre dans la salle, un guide vient le chercher pour le placer dans un habitacle sombre où une apparition le surprendra : celle de l’ange blessé. L’habitacle intime est créé par le choix des deux panneaux latéraux qui apportent une profondeur à l’espace scénique et permettent de jouer avec l’espace vide à l’avant-scène et au milieu de ceux-ci. Ainsi, le vide laissé entre les panneaux manifeste le seuil. C’est précisément dans l’entrebâillement spatial que le corps angélique parvient à exister. Un sens excède ce qui est montré par les signes visibles. C’est en effet par le jeu entre l’apparition et la disparition, le visible et l’invisible, que le spectateur peut se laisser envahir par le jeu de la présence-absence. Il est aussi désorienté par l’étrange présence du corps angélique sur scène.

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15 La mise en scène d’Emmanuel Jorand-Briquet a su donner sens à la dialectique de la présence/absence qui est l’un des enjeux majeurs du théâtre radiophonique. De son vivant, Kermann ne s’est jamais exprimé sur cette forme théâtrale. Juste avant sa disparition, il a confié son texte au metteur en scène, lui laissant l’entière liberté pour trouver un juste accord entre un théâtre pensé pour la radio à l’épreuve du plateau. La version scénique proposée à titre posthume fait écho à la version radiophonique. En effet, c’est certainement le même travail sur la poétique de la langue et sur la musicalité de l’énonciation qui donnent à entendre une parole charnelle, à laquelle l’auditeur ou le spectateur restent sensibles. La proposition radiophonique dirigée par Michel Wintsch ainsi que la proposition scénique d’Emmanuel Jorand-Briquet mettent toutes deux l’accent sur la matérialité du signifiant : l’énergie de l’énonciation prend le pas sur la signification linguistique et le signe est d’abord travaillé dans toute sa sonorité autonome.

NOTES

1. Patrick KERMANN, A, tapuscrit, la Chartreuse, centre national des écritures du spectacle, Villeneuve-lez-Avignon, 1997. Réalisation scénographique proposée par Joël Fesel du groupe Merci 2. Patrick KERMANN, A, tapuscrit, p. 3 3. Arnold SCHŒNBERG, cité in Étienne LESTRINGANT, La Voix chorale ou le chant multiplié, Van de Velde, Paris, 2004, p. 84 4. Emmanuel Jorand-Briquet et Katerini Antonakaki ont créé ensemble la compagnie Éclats d’états. Ils ont ensuite mis en scène Seuils à la Chartreuse à Villeneuve-lez-Avignon. 5. Voir le cahier photos. 6. Patrick KERMANN, La Blessure de l’Ange, op. cit., p. 11-12. 7. Roland BARTHES, Le Plaisir du texte, Seuil, Paris, 1973, p. 105. 8. Id. 9. François CHENG, Vide et plein, Seuil, Paris, 1979, p. 47. 10. Michel SERRES, La Légende des Anges, Flammarion, Paris, 1993, p. 25. 11. Voir la reproduction dans le cahier photos.

AUTEUR

BÉATRICE DERNIS Professeure certifiée en Lettres modernes et actuellement chargée de cours à l’Université Paul Valéry Montpellier 3, elle est docteur en Arts du spectacle après avoir soutenu sa thèse sur Patrick Kermann en décembre 2011 sous la direction de Luc Boucris. Membre des équipes de

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recherches TRAVERSES 19-21 et RIRRA 21, elle a publié « Chorégraphie des corps et des sons dans Prédelle, Divertissement orphique de Patrick Kermann », dans la revue Musicorum n° 15-2014 et « Dramaturgie des voix dans The Great Disaster de Patrick Kermann » dans la revue en ligne LOXIAS 46 Doctoriales XI.

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Jean-Luc Lagarce et la mise en voix radiophonique

Justine Colom

L’écrit-radio est un entre deux du roman et du théâtre : voix sans mise en scène, sans représentation, sans réponse ; relation d’absence ; magie sans rituel, où l’aura de la voix est à la fois figurée (elle vient d’ailleurs) et distanciée (elle est reproduite techniquement)1.

1 Écrire des pièces de théâtre pour la radio, c’est se confronter à une lecture à voix haute qui supprime la scène visible. Historiquement, on comprend donc que des textes spécifiques, formellement identifiables, aient été écrits pour la radio. Pourtant, il existe aussi des textes de théâtre qui peuvent se prêter sans difficulté à la fois à la mise en voix radiophonique et à la mise en scène, alors que d’autres ne peuvent tout simplement pas tenter la double expérience à cause de leur longueur, de l’importance de l’action dramatique, du mouvement et de tout ce qui implique qu’un texte soit écrit pour être vu sur scène.

2 Dès ses premiers pas dans le monde du théâtre, grâce à Lucien Attoun, Jean-Luc Lagarce s’est confronté à la diffusion de ses pièces sur les ondes sans qu’il les ait écrites spécifiquement pour ce médium. À de nombreuses reprises, elles ont d’ailleurs été d’abord entendues avant d’être représentées et éditées. Cet article s’interrogera sur le lien qu’entretenait le dramaturge avec la radio. Il s’appuiera principalement sur la correspondance entre Lagarce et le couple Attoun, récemment éditée2, qui permet de comprendre la naissance et l’évolution de la relation entre un jeune dramaturge et ses mentors, entre une œuvre théâtrale et la radio. Il tentera également de comprendre pourquoi son théâtre se prête à l’exercice de la lecture radiophonique, tout en mettant en valeur les adaptations qui ont parfois été rendu nécessaires, désormais accessibles en ligne3, et en s’interrogeant sur leur logique. Si Lagarce a su se frayer un chemin jusqu’à France Culture, il s’est parfois retrouvé face à des échecs importants qui ont été jusqu’à interrompre son écriture, comme ce fut paradoxalement le cas pour Juste la fin du monde, pièce sans doute devenue la plus emblématique de son auteur.

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Attoun et Attounette

3 Lucien et Micheline Attoun, que Lagarce nommait affectueusement Attoun et Attounette, présentent un désir permanent de découverte et de partage dans le monde du théâtre français. Ils sont les directeurs de l’équipe de Théâtre Ouvert, structure née à l’invitation de Jean Vilar en 1971 au Festival d’Avignon, qui devient permanente en 1976 et s’installe à Paris en 1981. La création de Théâtre Ouvert ouvre les portes à de nombreux dramaturges inconnus qui souhaitent faire connaître leurs œuvres. Théâtre Ouvert s’est associé très vite à France Culture afin de permettre à des auteurs contemporains de faire découvrir leur talent de dramaturge par le biais de la radio : Lucien Attoun y a créé l’émission « Nouveau Répertoire Dramatique », produite de 1969 à 2002. Dans son entretien avec Sabine Bossan pour le site internet Entr’Actes4, il explique que l’intérêt était de pouvoir faire entendre des pièces à la radio avant de les voir sur les planches lorsque la mise en voix se révélait être un succès. Le « Nouveau Répertoire Dramatique » reçoit des pièces qui mettent le langage au premier plan. Les jeunes auteurs envoient ce que Lucien Attoun nomme des « radiodrames », pièces écrites en vue d’une diffusion à la radio mais qui visent à monter sur le « plateau »5.

4 Le 25 juin 1976, Jean-Luc Lagarce, à 19 ans, envoie sa première lettre à Lucien Attoun, depuis Valentigney où vivent ses parents : il vient d’obtenir son baccalauréat et débute ses études de philosophie à Besançon. Valentigney, le 25 juin 1976 Monsieur, Je me permets de vous faire parvenir un manuscrit en espérant que vous voudrez bien vous y intéresser. Mon adresse : Monsieur Lagarce Jean-Luc, 41, rue des Buis, 25700 Valentigney. Veuillez recevoir, monsieur dans l’attente d’une réponse, l’expression de mes sentiments les meilleurs6.

5 Cette lettre est accompagnée d’un ensemble de pièces manuscrites intitulé Les Vacances, dans lequel figure Erreur de construction. En réponse à cet envoi, Lucien Attoun exprime son intérêt pour deux des pièces, Les Vacances et Erreur de construction et propose à Lagarce de soumettre l’ensemble des pièces au comité de lecture de la radio ; mais il ne parvient pas à faire accepter les pièces au Nouveau Répertoire Dramatique. Lagarce devra attendre 1979, un an après la création de sa propre compagnie, La Roulotte, qu’il fonde avec des amis du conservatoire d’art dramatique de Besançon, pour entendre sa première pièce à la radio : Carthage encore, jamais portée à la scène, qui sera également édité dans la collection des Tapuscrits de Théâtre ouvert avec le Voyage de Madame Knipper vers la Prusse orientale. Douze autres de ses pièces seront mises en voix à France Culture de son vivant, le plus souvent peu de temps après leur achèvement7 : La Place de l’autre, en 1980, cas particulier puisque cette courte pièce à deux personnages a été écrite directement en vue la radiodiffusion tout en appelant potentiellement une réalisation scénique ; Les Serviteurs, en 1981 ; Noce, en 1982 ; Vagues Souvenirs de l’année de la peste, en 1983, trois mois après une première mise en scène de Lagarce ; Histoire d’amour (repérages), en juin 1983, mois durant lequel se chevauchent la mise en voix radiophonique et la mise en scène de Lagarce à Besançon dans laquelle le dramaturge

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joue aussi le rôle du Premier Homme ; Hollywood en 1985 ; Derniers remords avant l’oubli, en 1988 ; Music-Hall, en 1990 ; enfin, Nous, les héros et Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne, en 1994, soit un an avant la mort du dramaturge. En 1997, la dernière pièce du dramaturge écrite en 1995, Le Pays lointain, est adaptée par François Berreur pour sa diffusion sur France Culture en hommage au défunt

Date de première Date Date de la première Adaptation réalisée Pièces diffusion d’écriture mise en scène pour la radio à la radio

France Culture, 1er Aucune mise en Carthage, encore 1978 Non janvier 1979. scène

11 mai 2005, La Place de France Culture, Festival Les 1979 Non l’autre 27 novembre 1980. Rencontres du Point d’eau.

France Culture, Les Serviteurs 1981 7 juin 2002, Evreux. Non 28 novembre 1981.

France Culture, 24 mars 1982, Noce 1982 Non 11 novembre 1983. Besançon.

Vagues souvenirs France Culture, Mars 1983, de l’année de la 1982 Non 2 juin 1983. Besançon. peste

Histoire d’amour France Culture, 14 juin 1983, 1983 Non (repérages) 2 juin 1983. Besançon.

Oui. Version France Culture, 1er mars, 1985, Hollywood 1983 radiophonique non 9 février 1985 Besançon datée.

Oui. Version Retour à la France Culture, 11 octobre, 1990, 1984 radiophonique non citadelle 6 octobre 1990. Bar-le-Duc. datée.

Oui. Version Derniers remords France Culture, 3 décembre 1998, 1987 radiophonique non avant l’oubli 15 octobre 1988. Beauvais. datée.

Oui. Version France Culture, 18 octobre 1989, Music-hall 1989 radiophonique non 7 octobre 1989. Besançon. datée.

Oui. Version France Culture, 14 mai 1997, Aix- Nous, les héros 1993 radiophonique non 8 octobre 1994. en-Provence. datée.

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Les Règles du savoir-vivre dans France Culture, 26 novembre, 1994, Oui. Version datée du 15 1993-1994 la société 26 février 1994. Besançon. novembre 1993. moderne

J’étais dans ma maison et France Culture, 4 mars 1997, Aix- 1994 Non j’attendais que la 10 décembre 1994. en-Provence. pluie vienne

France Culture, Adaptation posthume 8 février 1997 ; 1er février 2000, de François Berreur. Le Pays lointain 1995 hommage à Jean-Luc Rouen. Version datée de Lagarce. 1995-1996.

6 Depuis l’envoi de sa première pièce, Jean-Luc Lagarce noue une véritable amitié avec le couple Attoun, comme on peut le lire dans leur correspondance. C’est toujours avec regret que ces derniers annoncent le refus de certaines pièces pour la radio : Les Nouvelles, pièce écartée de son Théâtre complet, est refusée pour la radio, tout comme Erreur de construction, jugée trop proche du comique de Ionesco et pour laquelle Lucien Attoun conseille à Lagarce de trouver un ton « plus intimement personnel »8. La Bonne de chez Ducatel n’est pas non plus retenue pour l’émission. Non sans surprise, on constate également le refus de Juste la fin du monde, écartée de la mise en voix radiophonique9 : cette décision inattendue le réduit au silence pendant un temps, comme il l’explique dans une lettre datée du 23 février 1992 à Micheline Attoun : « Après l’“échec” auprès de Vous et Lucien de Juste la fin du monde, je n’ai pas écrit et sans l’avoir décidé, je suis resté éloigné de vous »10.

De la mise en voix à la mise en scène ou de la mise en scène à la mise en voix

7 La plupart des textes de Lagarce ont été diffusés à France Culture avant d’être mis en scène, à l’exception de Noce et Vagues Souvenirs de l’année de la peste11 qui ont d’abord été vues sur scène avant d’être entendues. Lagarce explique l’enjeu d’une radiodiffusion préalable à propos de son texte Nous, les héros, dans sa lettre à Micheline et Lucien Attoun datée du 16 avril 1994 : je serais très heureux naturellement que vous vouliez bien transmettre Nous, les héros à France Culture. Cela serait important pour moi et pour le texte (nous créerons12 si les princes de la programmation du Théâtre-Français, nos gentils hobereaux et fermiers généraux nous y autorisent, aux alentours du 20 novembre)13.

8 La pièce sera diffusée à la radio la même année et ne sera finalement mise en scène pour la première que trois années plus tard. Les textes Music-hall, publié en 1988 et J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne14, publié en 1994, seront également d’abord proposés aux auditeurs avant de convaincre les spectateurs. Lagarce explique dans une lettre écrite en 1989 à son ami Joselito, non sans ironie, l’intérêt de ce choix : Music-hall, ma dernière pièce […] sera enregistrée et diffusée sur France Culture, avant la création à Besançon. Ce qui d’un strict point de vue financier va plaire à

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mon percepteur – vu les nouveaux bureaux qu’on leur a bâtis à Bercy, ils vont être pointilleux, ces gens-là – et d’un point de vue artistique peut rassurer. Une soirée à France Culture rassemble entre soixante mille et soixante-dix mille auditeurs, ce qui doit bien vous faire un siècle et demi de fréquentation de l’Espace Besançon- Planoise15.

9 Diffuser ses pièces à la radio est bien un moyen pour Lagarce de faire connaître son œuvre d’une manière peut-être plus efficace et immédiate que la réalisation scénique ; les auditeurs de France Culture sont nombreux et la création d’une mise en scène demande à la fois plus de financement et davantage de temps de préparation. Aussi, Lagarce utilise-t-il à de nombreuses reprises sa relation avec les Attoun et France Culture pour favoriser la diffusion de ses pièces avant de les présenter sur une scène. La réalisation radiophonique offre une sorte d’assurance, d’approbation en amont qui lui permettront de poursuivre son travail sur chacun de ses textes et d’entamer le chemin de la création scénique.

10 Le cas de Carthage, encore est différent puisque la pièce n’a jamais été mise en scène et qu’il faudra attendre la publication du premier tome du Théâtre Complet pour découvrir la pièce. Elle est diffusée sur France Culture en 1979.

Le théâtre de Lagarce : un théâtre pour la radio ?

Je me suis souvent demandé : pourquoi écrire du théâtre ? […] Je crois que je suis très porté par la parole. Les mots avec leurs sons, leurs rythmes. Les romanciers que je préfère sont ceux qu’on peut lire à voix haute : Proust, Thomas Bernhard romancier… Au théâtre, ce qui m’importe, c’est comment les acteurs vont dire… Le son, le rythme16.

11 Cette profession de foi aurait pu être signée de Samuel Beckett ou Eugène Ionesco qui, comme Lagarce, proposaient un théâtre dans lequel les mots, les sons, les dits et les non-dits prennent tout leur sens. Ce n’est pas un hasard si Ionesco figure parmi les influences du dramaturge, au côté de Marguerite Duras ou de Shakespeare. S’inscrivant dans la veine de son auteur de prédilection, Lagarce propose un théâtre qui donne sa part belle au langage et à sa déconstruction : un langage qui s’écarte parfois considérablement du langage théâtral classique et qui manifeste tous les méandres de la parole. Lucien Attoun se permettra même de lui demander dans une lettre à propos de J’étais dans la maison et j’attendais que la pluie vienne : « pièce ou roman ? On ne sait. »17

12 C’est bien cette utilisation du langage qui fait son originalité et qui le situe dans la continuité d’un théâtre souvent comique et parfois absurde : le jeu sur les mots, leur son, leur place dans la phrase, la syntaxe perturbée, la dialectique du dialogue rompue au profit du soliloque prennent toute la place au détriment de la traditionnelle intrigue. C’est le cas par exemple des Règles du savoir-vivre dans la société moderne, pièce monologale dont la logique repose sur l’inventaire mécanique de toutes les situations d’exercice du savoir-vivre : il s’agit bien de dresser la liste des étapes obligatoires ancrées dans les règles de vie de la société occidentale et auxquelles il est, comme le suppose la pièce, impossible de déroger, de l’acte de naissance au deuil : Le deuil est une marque extérieure de la douleur. Il a des règles, on doit les suivre. […] Le deuil de veuve dure deux ans. Le grand deuil, très austère, toute une année. Robe de laine unie, voile sur le visage, châle en pointe, bas noirs en fil ou en laine, les gants pareils, corbeau et rien de plus. Ni fantaisies ni fioritures et pas de rouge aux lèvres18.

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13 Le théâtre de Lagarce semble ainsi pouvoir naturellement s’adapter à la radio ; il ne s’agit pas de mouvements, de jeux scéniques sophistiqués, mais bien de rendre compte de la complexité langagière et communicationnelle à travers ces textes. Les personnages sont souvent figés et lorsqu’ils décident de se mouvoir, ils échouent dans cette tentative d’évolution comme on le remarque à travers Le Pays lointain : « On se met comment ? […] Ils n’ont pas bougé. »19 Dans beaucoup de ses textes, le dramaturge donne à ses personnages le droit de revenir sur le passé et de pratiquer une sorte d’auto- (psych)analyse par le biais de récits partagés. Ces prises de paroles qui se confondent forment, comme l’expliquent Geneviève Jolly et Julien Rault « une sorte de chœur parlant à l’unisson ou de façon discordante »20. Les personnages ne s’entendent pas plus qu’ils ne se comprennent, et le moindre fil conducteur dans leur communication est sans cesse interrompu par des souvenirs croisés dans lesquels les personnages se perdent eux-mêmes. On en arrive à un théâtre poétique dans lequel la prosodie est essentielle pour une parole qui est la véritable action.

Exigences radiophoniques et adaptations textuelles

14 Y a-t-il une logique qui explique l’acceptation ou le refus de pièce à la radio ? Si l’on examine les six premières pièces diffusées, on note qu’il s’agit pour la plupart de pièces très courtes : Histoire d’amour (repérages), qui ne contient pas plus de quinze pages dans l’édition des Solitaires Intempestifs, est d’ailleurs une des pièces les plus courtes de son auteur. Carthage, encore, La Place de l’autre, Les Serviteurs et Vagues Souvenirs de l’année de la peste ne dépassent pas trente-cinq pages : elles ne nécessitent donc pas de coupure pour entrer dans le cadre d’un programme radiophonique. L’édition, dans la collection des Tapuscrits de Théâtre ouvert, de Carthage, encore et de Vagues souvenirs de l’année de la peste est donc identique aux textes dactylographiés préparés pour les réalisations radiophoniques.

15 La compatibilité de ces premiers textes de Lagarce avec la radio s’explique aussi par le petit nombre de personnages : Histoire d’amour (repérages) en contient seulement trois ; La Place de l’autre, deux (« Lui, assis » ; « Elle, debout ») ; Carthage, encore présente, quant à elle, deux hommes et deux femmes ainsi que le personnage La Radio ; Noce en présente cinq, Les Serviteurs six dont « La Fille de Cuisine, muette », qui n’apparaitra jamais : dans une didascalie initiale, l’auteur explique avec humour qu’« on ne la retrouvera pas à la lecture. Personne ne fait attention à elle, pas même l’auteur »21. Néanmoins, on peut citer un contre-exemple : Vagues Souvenirs de l’année de la peste dans laquelle on dénombre huit personnages.

16 Le peu de didascalies présentes dans la plupart de ces textes peut également expliquer que ces derniers puissent être lus sans modification : la plupart des didascalies, de type « instrumentales », donnent des indications sur la voix, l’humeur ou sur les temps de silences que la réalisation radiophonique peut prendre en compte. La mention « Un temps », qui rappelle Beckett, est une didascalie omniprésente dans ces pièces. Ce sont les seules indications dans Carthage, encore et Histoire d’amour (repérages), en plus des indications sur la musique entendue.

17 En revanche, les didascalies de décor et d’éclairage, de mouvements et de gestes, faisant appel à la vue, posent problème pour une lecture radiophonique, surtout lorsqu’elles prennent une dimension « active », et non plus « instrumentale » : elles ont alors une

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importance pour le drame équivalente à celle du discours. Or, si ces didascalies sont rares dans le théâtre de Lagarce, c’est dans ses premières pièces qu’on en compte le plus, et notamment dans La Place de l’autre : on y trouve différentes didascalies de mouvements, parfois difficiles à traduire de manière auditive, alors même que la pièce a été conçue en vue de sa lecture radiophonique. Vagues Souvenirs de l’année de la peste et Noce sont introduites par une didascalie initiale servant à placer les personnages sur l’espace scénique et on trouve dans ces deux textes des indications de gestes et de lumière. Dans Les Serviteurs, Lagarce répète ainsi cette didascalie : « Noir. (Peut-être est-ce un des serviteurs qui éteint…) Lumière. » qui oblige à interroger la réalisation radiophonique.

18 S’il semble possible de justifier que certaines pièces aient été choisies pour leur mise en voix sur les ondes en évoquant leur brièveté, le peu de personnages qui les anime, l’absence ou la rareté des didascalies seulement utiles à des acteurs et leur metteur en scène, on constate donc que plusieurs textes échappent à cette logique. Noce est une pièce longue, complexe par sa structure et qui appelle la scène, comme le prouve les nombreuses didascalies. Cela nous invite à croire en la volonté de l’auteur et des Attoun de présenter, dès le début de sa carrière, toute la diversité du théâtre de Lagarce : il s’agirait bien de ne pas le cantonner dans le genre de la « pièce faite pour la radio » mais de souligner la diversité d’un théâtre qui peut à la fois être lu et joué. Quelques années plus tard, Nous, les héros, dans laquelle 11 personnages dialoguent, sera quand même donné à la radio.

19 En revanche, à partir d’Hollywood donné à la radio en 1985, presque tous les textes ont subi de légers ajustements pour la lecture radiophonique par rapport aux versions écrites pour la scène, à l’exception de J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne. On peut en faire l’inventaire grâce aux livrets dactylographiés spécifiques mis en forme et reliés par France-culture que Lagarce a le plus souvent conservé dans ses archives. Outre Hollywood, il s’agit de Retour à la citadelle, Derniers remords avant l’oubli, Music-hall, Nous, les héros et Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne.

20 Si l’on tente de synthétiser ces adaptations, le plus souvent limitées, on relève des changements dans la structure et la typographie. Les pièces de Lagarce oscillent entre la prose et le vers libre. Certaines ont recours au retour à la ligne systématique : c’est le cas de Music-hall et Juste la fin du monde par exemple. Dans la version radiophonique de Music-hall, le texte est en prose, peut-être pour faciliter la lecture. De même, les quelques retours à la ligne que l’on relève dans le texte original des Règles de savoir- vivre dans la société moderne sont supprimés, mais les blancs typographiques entre paragraphes sont renforcés, laissant mieux apparaitre des pauses pour rompre la monotonie du texte récité par un seul personnage. De même, la version radiophonique de Retour à la citadelle est structurée en « séquences » : cette nouvelle segmentation clarifie les étapes de la pièce et son évolution. En revanche, les retours à la ligne présents dans Nous, les héros sont conservés, vraisemblablement parce qu’ils ne compliquent pas la lecture et qu’ils sont essentiels pour marquer des silences, des instants solennels au sein de la pièce.

21 Par ailleurs, Hollywood et Derniers remords avant l’oubli subissent des coupures assez importantes. Les longues tirades de Pierre, le personnage le plus présent de Derniers remords avant l’oubli, sont raccourcies. Il s’agit sans doute avant tout de garantir une durée adaptée à l’émission. De plus, ces suppressions sont souvent liées à une situation

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d’énonciation ambiguë dans le texte original : sans voir la scène, le jeu d’adresse que Lagarce utilise dans beaucoup de ses pièces, serait confus pour l’auditeur.

22 Concernant les didascalies, le traitement est irrégulier. Les didascalies concernant la voix et les intonations sont presque toutes conservées de même que celles qui évoquent l’accompagnement musical. Lagarce maintient généralement celles qui ont rapport aux gestes et aux mouvements. Ainsi, la version radiophonique de Music-hall conserve cette indication : « il montre au deuxième le pas qu’il faisait, tant bien que mal ». Était-elle destinée à être lue en voix off ou proposée comme un défi pour le réalisateur ? D’autres didascalies, plus originales, sont conservées parce qu’elles ne donnent pas seulement des indications de jeu aux acteurs, mais qu’elles marquent l’implication de l’auteur : dans Nous, les héros, on peut lire : « ils la regardent tous, longuement et en effet, elle est risible ». Music-hall comprend également ce type de didascalies : « La Fille les regarde, je crois » : le défi vaut presque autant pour le metteur en ondes que pour le metteur en scène.

23 On constate donc que le théâtre de Lagarce a pu se prêter sans difficulté à des lectures radiophoniques, en dehors de coupures pour les œuvres les plus longues. Même lorsque les pièces sont en partie modifiées, il est difficile d’interpréter et de justifier ces changements par le seul transfert de médium dans la mesure où certaines pièces qui semblent peu faites pour la radio y ont quand même été accueillies. Si l’on prend le cas de Retour à la citadelle, une comparaison des versions montrent que c’est le texte préparé pour la radiodiffusion qui a servi de base à l’édition dans la collection des Tapuscrits de Théâtre ouvert : la version radiophonique n’est ici qu’une étape dans la finalisation du texte. En fait, ce qui explique essentiellement l’alchimie entre le théâtre de Lagarce et la radio, c’est d’abord la force de ses mots, de son langage qui donne toute sa place au dire, mais un dire fracturé et multiplié dont le sens est toujours à trouver derrière ce qui est effectivement dit : On utilise – c’est peut-être ce que l’on est en train de faire – on utilise une masse de mots pour ne pas dire beaucoup de choses. Au théâtre, c’est peut-être cela qui m’intéressait : comment les gens essaient de préciser leur pensée au-delà du raisonnable22.

24 En ce sens, le théâtre de Lagarce avait sans aucun doute trouvé à la radio un lieu idéal, alors que la scène le boudait encore. Mais, comme le théâtre de Claudel d’abord considéré comme poétique et non scénique, il n’allait pas tarder à trouver sa place sur le plateau, montrant toute la pertinence du projet de Lucien Attoun dans son émission radiophonique.

NOTES

1. Jean-Pierre MARTIN, « Beckett on the air and the broadcasting corporation », dans Isabelle CHOL (dir.), Écritures radiophoniques, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 1997, p. 69. 2. Jean-Luc LAGARCE, Correspondance et entretiens avec « Attoun et Attounette », François Berreur éd., Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2013.

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3. Consulter le site : http://fanum.univ-fcomte.fr/lagarce/index.php# sur lequel figurent les textes originaux de Lagarce, des manuscrits, des brouillons et les versions radiophoniques des pièces diffusées sur France Culture. 4. Entr’Actes est un site internet bilingue (français/anglais) dont la mission est de promouvoir l’écriture dramatique des auteurs vivants d’expression française. http://entractes.sacd.fr/site.php?l=plan 5. Consulter le site Entr’Actes : http://entractes.sacd.fr/n_archives/a19/lucien_attoun.php 6. Correspondance et entretiens avec « Attoun et Attounette », première lettre, p. 11. 7. Une exception, Retour à la citadelle, « qui doit bien être le seul texte jusqu’ici “oublié” par la radio », comme s’en excuse Lucien Attoun dans une lettre du 20 juin 1990 (voir Correspondance et entretiens avec « Attoun et Attounette », p. 49-50). 8. Ibid., lettre de Lucien Attoun à Jean-Luc Lagarce, datée du 28 janvier 1977, p. 12. 9. Ibid., lettre de Jean-Luc Lagarce à Lucien Attoun, datée du 2 mai 1991, p. 51. 10. Ibid., lettre de Jean-Luc Lagarce à Micheline Attoun, datée du 23 février 1992, p. 53. 11. La pièce Vagues souvenirs de l’année de la peste est mise en scène pour la première fois en mars 1983 au CDN de Besançon avant d’être diffusée sur France Culture le 2 juin 1983. Voir Correspondance et entretiens avec « Attoun et Attounette », lettre de Lucien Attoun à Jean-Luc Lagarce datée du 24 mars 1983, p. 20. 12. « nous » fait sans doute référence à Lagarce et ses acteurs et à sa volonté de mettre en scène sa propre pièce, dans la mesure où il a écrit Nous, les héros pour ses acteurs de la mise en scène à succès du Malade Imaginaire. 13. Correspondance et entretiens avec « Attoun et Attounette », lettre de Jean-Luc Lagarce à Micheline et Lucien Attoun, datée du 16 avril 1994, p. 58. 14. Le texte sera diffusé sur France Culture en 1994, mis en voix par Jacques Taroni ; il sera mis en espace la même année par Robert Cantarella et mis en scène en 1997. 15. Ibid., lettre de Jean-Luc Lagarce à Joselito, datée du 16 avril 1989, p. 38. 16. Ibid., seconde partie : « Aujourd’hui, écrire le théâtre avec Jean-Luc Lagarce », [extraits d’une émission de France Culture, « Mégaphonie », diffusée le 5 septembre 1995], p. 72. 17. Ibid., lettre de Micheline Attoun à Jean-Luc Lagarce, datée du 20 avril 1994, p. 60. 18. Jean-Luc LAGARCE, Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne, Les Solitaires Intempestifs, 1994, p. 43. 19. Jean-Luc LAGARCE, Le Pays lointain, Les Solitaires Intempestifs, p. 100. 20. Geneviève JOLLY & Julien RAULT, Jean-Luc Lagarce, Derniers remords avant l’oubli – Juste la fin du monde, éd. Atlande, 2011, p. 29. 21. Jean-Luc L AGARCE, Les Serviteurs, dans Théâtre complet I, éd. Solitaires Intempestifs, 2011, p. 182. 22. Correspondance et entretiens avec « Attoun et Attounette », seconde partie : « Aujourd’hui, écrire le théâtre avec Jean-Luc Lagarce », [extraits d’une émission de France Culture, Mégaphonie, diffusée le 5 septembre 1995], p. 73.

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AUTEUR

JUSTINE COLOM Elle est professeur de français au lycée Le Grand Chênois à Montbéliard. Durant ses études de Lettres modernes à l’Université de Franche-Comté, elle réalise un mémoire de littérature comparée traitant des langues inventées en fiction. En parallèle de sa préparation au Capes, elle rencontre l’œuvre de Jean-Luc Lagarce lors d’un travail de numérisation des archives de l’auteur.

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Faire entendre les voix du théâtre contemporain Entrevue avec trois acteurs de la fiction théâtrale à France Culture, propos recueillis par Pauline Bouchet

Pauline Bouchet

1 Depuis la fin des années soixante-dix, France Culture joue un rôle majeur dans la production théâtrale radiophonique. À l’origine, il y a un homme, Lucien Attoun. D’abord chroniqueur théâtre à l’émission La Matinée des spectacles, il va créer et produire le Nouveau répertoire dramatique, une émission qui se poursuivra de 1969 à 2002 et qui reste au fondement des réflexions actuelles de France Culture sur le théâtre. Cette émission avait pour but de faire découvrir de nouveaux auteurs aux auditeurs, démarche de découverte et de diffusion qui anime aujourd’hui encore l’esprit de ceux qui s’occupent de la fiction théâtrale à France Culture. Lucien Attoun a raconté justement les circonstances qui l’ont conduit à imaginer cette émission, montrant à quel point cette émission allait révéler de grands auteurs : Un jour Pierre Sipriot me téléphone : « On a un problème, on ne peut plus continuer à programmer les mêmes auteurs qu’avant. Pouvez-vous nous aider ? » J’ai monté un programme de trois mois avec uniquement des pièces inédites de nouveaux auteurs et d’autres un peu moins nouveaux, un format de 2 heures ou 2 h 30 chaque semaine. On a appelé ça : « Le Nouveau Répertoire Dramatique de France Culture ». C’était en mars 1969. Il y avait Liliane Atlan, Georges Michel, Philippe Adrien, Arrabal, François Billetdoux, Louis Calaferte, Andrée Chédid, Roland Dubillard, Jean-Claude Grumberg, Victor Haïm, Elfriede Jelinek, Armand Gatti, notamment. Et puis une autre fois, on m’a dit : « C’est La journée mondiale du théâtre, pouvez-vous la faire de 9 heures du matin à minuit ? ». J’ai décidé de passer des commandes, de faire des choses en direct et en public et j’ai vécu des aventures formidables. J’ai pris un studio à la radio et nous avons présenté des pièces de Philippe Adrien, Serge Behar et René Depestre, le poète haïtien1.

2 Très vite, Lucien Attoun a donc pensé le théâtre à la radio en termes de commandes aux auteurs contemporains. Certains auteurs, comme Dubillard, ont fait leurs premières armes à la radio, y ont acquis leur première notoriété. Des auteurs comme Beckett ou Adamov ont profité de la radio pour faire entendre des textes qui étaient refusés dans

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le milieu théâtral. Ce sont d’ailleurs des auteurs auxquels France Culture est restée fidèle puisqu’elle continue de faire entendre leurs œuvres.

3 Or si ces auteurs naissant à la radio n’avaient alors pas trouvé leur place sur une scène de théâtre, il s’agissait clairement pour Lucien Attoun de provoquer le plateau, d’offrir des pièces radiophoniques qui appelaient une scène concrète, ce qu’il fit notamment dans l’émission « Radiodrames » réalisée en Avignon : L’idée était que ce soit la première fois qu’on […] entende [l’auteur], et – très important – de dire non pas : vous faites du théâtre pour la radio, mais vous faites du théâtre qui passe à la radio et on prend le pari que ça peut devenir du théâtre sur un plateau. […] Par exemple, je suis venu au Festival d’Avignon avec France Culture et j’ai demandé aux auteurs d’écrire pour la radio un drame mais qui pouvait devenir un « plateau ». J’ai baptisé ça des radiodrames2.

4 Lucien Attoun définit alors ce que peut être une pièce radiophonique et nous verrons que cette définition est réactualisée aujourd’hui par les réalisateurs comme Alexandre Plank que nous avons rencontré : Une pièce de radio n’appelle pas le corps, c’est uniquement la langue qui est entendue. Avec la radio tu n’as pas les contraintes du décor, tu fais appel à l’imaginaire. Avec l’imaginaire tu peux inventer les spectacles futurs, tu as cette liberté. J’ai demandé un jour à Yannis Kokkos comment il était venu au théâtre et il m’a répondu qu’il écoutait en cachette dans sa chambre le théâtre à la radio, que c’est ça qui lui avait donné l’envie du théâtre3.

5 Lucien Attoun a par ailleurs donné naissance à la collection Théâtre Ouvert aux éditions Stock en 1970 et dès 1971 avec Micheline Attoun, ils ont créé, d’abord en Avignon puis à Paris, une structure intitulée « Théâtre Ouvert » qui est devenue depuis 2011 le Centre National des Dramaturgies Contemporaines. Lucien Attoun l’a codirigé jusqu’au 1er janvier 2014. Ce théâtre travaille en étroite collaboration avec France Culture puisqu’ils réalisent l’événement « La radio sur un plateau » : un lundi par mois a lieu à Théâtre Ouvert un enregistrement public réalisé par France Culture d’une pièce inédite choisie par un comité de lecture qui réunit des gens de France Culture et de Théâtre Ouvert. Nous y reviendrons dans l’entretien.

6 France Culture, héritière de cette tradition théâtrale initiée par Lucien Attoun, continue de promouvoir le théâtre sous toutes ses formes et dans plusieurs formats d’émissions. Dans « Théâtre et Compagnie », qui est diffusée le dimanche de 21 heures à 23 heures, il s’agit de faire entendre de grands textes. Cette émission est donc consacrée au patrimoine classique et moderne du théâtre. L’émission propose des cycles consacrés à des auteurs en y associant des metteurs en scène. Si l’on peut y trouver de grands auteurs du passé (Sophocle, Shakespeare), cette émission fait aussi entendre des auteurs devenus très récemment des classiques comme Bernard-Marie Koltès. De plus, elle permet de faire entendre des auteurs qui ont, pour une raison parfois inconnue, disparu à la fois des scènes contemporaines et de l’enseignement scolaire, comme c’est le cas d’Arthur Adamov.

7 La deuxième émission de France Culture qui fait entendre du théâtre est « l’Atelier Fiction ». Elle est diffusée le mardi de 23 heures à minuit. Contrairement à « Théâtre et Compagnie », il ne s’agit pas d’une émission entièrement consacrée au théâtre. « L’Atelier Fiction » propose de faire entendre les écritures contemporaines, toutes les écritures contemporaines qu’il s’agisse de roman, de poésie ou de théâtre. Le critère est la découverte d’un texte inédit. C’est donc dans ce cadre-là que France Culture continue

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à la fois de rechercher des talents grâce à son bureau de lecture et de mener une vraie politique de commandes, comme le confirme Lucien Attoun lui-même : Ce qui est très important à la radio, c’est cette idée qu’on peut passer commande. Un jour on me dit : « C’est le trentième anniversaire de la Maison de la radio et il faut que vous fassiez quelque chose ». J’ai eu l’idée de réunir des comédiens qui faisaient beaucoup de radio, j’ai pris des anciens comme François Perrier et Guy Tréjean, des moins anciens comme Christiane Cohendy ou Gérard Desarthe, une débutante à la radio comme Isabelle Carré et puis quelques jours avant, un soir, j’appelle Grumberg, je lui donne la liste des comédiens et lui demande s’il peut écrire un texte de vingt minutes pour eux pour dans huit jours. Il me répond que je suis fou, raccroche, et me rappelle le lendemain. « Je suis aussi fou que toi. » Quelques jours après il m’a remis un texte. Je téléphone à Perrier. Il me répond simplement : « Dites à Jean-Claude qu’il n’oublie pas de venir avec le manuscrit. » et il raccroche. C’était un mardi, il avait rendez-vous à 14 heures dans mon bureau. Georges Peyrou, le réalisateur, les a reçus, ils ont déchiffré le texte pour la première fois et à 15 h 30, ils l’ont donné en direct et en public dans mon studio. Idée que je reprendrai souvent : passer commande à un auteur avec des comédiens de qualité, motivés, et donner à entendre pour la première fois un texte sans filet face à un public4.

8 On peut aussi entendre du théâtre dans l’émission « La Vie Moderne », diffusée du lundi au vendredi de 11h50 à 11h58. L’émission, qui s’appelait auparavant « Microfictions », propose des textes courts qui doivent avoir un regard singulier, parfois décalé sur le quotidien. Le théâtre y a donc sa place comme les autres genres littéraires. Enfin, le concept « Radiodrama » inverse le chemin de la radio au plateau en proposant à trois metteurs en scène de faire entendre à la radio un spectacle qui a déjà été créé au théâtre.

9 On le voit, différents lieux sont consacrés à l’écriture théâtrale dans la maison France Culture. Il faut aussi ajouter que France Culture est partie prenante dans plusieurs festivals, en particulier celui d’Avignon où elle réalise des enregistrements en public qui résonnent avec les artistes ou les thématiques du festival. Enfin, c’est aussi elle qui remet chaque année, en collaboration avec la SACD, le Grand Prix de la littérature dramatique. D’ailleurs, il existe une page sur le site de la radio qui est entièrement consacrée à la présence du théâtre et qui propose tous les mardis un éditorial qui résume les activités théâtrales de France Culture : http://fictions.france culture.fr/ theatre.

10 Nous avons choisi de rencontrer trois acteurs de cette vie théâtrale à France Culture : Blandine Masson, Céline Geoffroy et Alexandre Plank.

11 Blandine Masson, qui a commencé à travailler pour France Culture en 1988 (elle produisait alors des émissions documentaires, notamment sur la littérature et le théâtre) réalise, à partir de 1995, des fictions en enregistrant des œuvres littéraires et déjà du théâtre. Dès 1999, France Culture s’associe d’ailleurs au Théâtre National de la Colline et elle collabore avec son directeur Alain Françon pour réaliser des cycles consacrés aux auteurs du XXe siècle. Elle devient en 2004 conseillère de programmes pour la fiction sur France Culture, poste qu’elle occupe encore aujourd’hui.

12 Céline Geoffroy ayant une formation en histoire contemporaine et en édition, après plusieurs années de travail dans l’édition et à la Villa Gillet à Lyon est devenue en 2000 conseillère littéraire pour la fiction à France Culture, auprès de Blandine Masson.

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13 Enfin Alexandre Plank qui a étudié la philosophie à l’Université du Bauhaus à Weimar et la dramaturgie à l’École Supérieure d’Art Dramatique du TNS, metteur en scène, traducteur est réalisateur pour les fictions de France Culture.

Trois fonctions, trois rapports aux textes

Pauline BOUCHET : Je souhaiterais tout d’abord vous demander de définir chacun votre rôle dans la fiction radiophonique à France Culture. Blandine MASSON : Moi je suis en charge de la politique de fiction sur France Culture. Je suis conseillère de programme. Je fais le lien avec la direction de France Culture qui peut, elle, avoir des orientations variées. Ces dernières années, par exemple, nous nous sommes orientés sur une promotion du polar le samedi soir selon un souhait d’Olivier Poivre d’Arvor. Donc on n’est jamais complètement indépendants. On est dans une structure et personne ne fonctionne tout seul dans son coin. Dans ce programme de fiction, il y a beaucoup de domaines : le feuilleton, le théâtre etc. Une partie est consacrée à l’écriture dramatique contemporaine, même si ce n’est pas la partie la plus importante. On travaille beaucoup avec des auteurs contemporains vivants et avec des inédits, et pas seulement en théâtre. On travaille aussi beaucoup avec des auteurs qui écrivent pour nous pour la première fois et il arrive souvent que, par la suite, l’œuvre soit publiée.

Céline GEOFFROY : Moi je suis conseillère littéraire. Nous sommes quatre dans le service et nous nous répartissons différentes émissions. Je m’occupe, pour ma part, de la Vie Moderne qui est de format court et passe en fin de matinée et de l’Atelier Fiction qui passe à 23 heures le mardi. Dans ce cadre, je travaille plus volontiers avec des auteurs contemporains. Ce que j’appelle écriture contemporaine et en particulier théâtrale a plutôt sa place dans l’Atelier Fiction. On a alors plusieurs façons de procéder : la prospective, la découverte d’auteurs, la commande. On accompagne aussi des auteurs dans leur travail. Certains textes arrivent aussi par le bureau de lecture.

Alexandre PLANK : Moi je suis réalisateur, l’équivalent radiophonique du metteur en scène. Les réalisateurs sont un filtre qui fonctionne un peu différemment du conseiller littéraire ou de la directrice de programme. Nous, nous nous interrogeons de manière plus tranchée sur ce qui, en théâtre contemporain, va pouvoir faire son, radio. On est confrontés toujours à la question de savoir ce qui, dans un texte, sera audible. Nous nous posons des questions plus concrètes et nous voyons très vite les obstacles à la mise en ondes d’une pièce. En même temps, Blandine Masson et Céline Geoffroy sont là, en amont, pour sélectionner aussi les textes dans ce sens. Au Centre National du Théâtre, on lit trente textes chacun et il y en a extrêmement peu qui peuvent faire radio, peut-être un ou deux sur dix.

À la recherche des textes

Pauline BOUCHET : D’ailleurs, à ce propos, comment sélectionnez-vous les textes qui sont mis en ondes ? Il me semble que France Culture a une politique très forte de commande… Blandine MASSON : Céline Geoffroy suit beaucoup plus les écritures contemporaines puisqu’elle s’occupe de l’Atelier Fiction et de la Vie Moderne. La Vie Moderne, c’est

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90 % de commandes et l’Atelier Fiction, 50 % de commandes. Alexandre Plank ensuite réalise, soit des projets qu’on lui confie, soit des projets qu’il nous apporte. Il propose lui-même certains textes. Les réalisateurs sont toujours force de proposition. Il y a une part de commandes, une part de prospective du service et il y a aussi une part qui vient du bureau de lecture. Des gens écrivent, nous envoient des manuscrits par la poste que le bureau de lecture lit. Il s’agit d’une dizaine de textes d’auteurs qu’on ne connaît pas forcément, ce qui est intéressant. Ce bureau de lecture est constitué de gens extérieurs au service de la fiction et même à la radio. Ce sont des acteurs, metteurs en scène, écrivains que nous sollicitons pour participer au bureau pendant trois ans. Nous nous réunissons tous les quinze jours.

Céline GEOFFROY : En plus de ce bureau de lecture, il y a donc des réalisateurs comme Alexandre Plank qui peuvent proposer des textes, mais aussi des auteurs. Certains auteurs proposent très régulièrement des textes à lire, des auteurs avec lesquels nous avons déjà travaillé. On repère aussi des textes au Centre National du Théâtre dans le cadre de l’Aide à la Création, mais pas seulement.

Blandine MASSON : On essaie de garder au maximum des liens avec d’autres lieux de lecture, comme le comité de lecture de la Comédie Française. On a d’ailleurs une convention avec la Comédie Française. On suit aussi le comité de lecture de la Colline par exemple. On est un peu en lien avec eux, mais pas suffisamment par manque de temps. Au moins avec l’Aide à la Création, on lit déjà beaucoup de choses.

Alexandre PLANK : J’ai fait partie du comité de lecture du festival de La Mousson d’été pendant un an, mais c’était compliqué de se voir. À la radio, il y a un problème de temps qui est lié à la production et au temps d’antenne. Il y a généralement plus de temps dans le théâtre qu’à la radio. En radio, dès qu’un projet passe à l’antenne, il est terminé et il faut lancer dix autres projets. En tout cas, c’est déjà bien de travailler avec le CNT ou la Mousson d’été. On a des endroits pour repérer des textes.

Des dramaturgies contemporaines radiophoniques ?

Pauline BOUCHET : À partir de ces repérages, quels sont vos critères pour choisir un texte ? Alexandre PLANK : La réponse dépendra des réalisateurs. Mais avec Céline Geoffroy, on sera sûrement d’accord sur le fait que certains auteurs comme Philippe Malone, Mariette Navarro ou Mathieu Bertholet ont une écriture qui est peut-être plus radiophonique parfois que théâtrale, du point de vue de la musicalité, de la recherche formelle au niveau du rythme, du découpage, du sample. L’univers de Mathieu Bertholet dans Case Study Houses ressemble plus à une boîte de nuit berlinoise qu’à la scène de l’Odéon par exemple ! C’est avec ce type de matériaux que nous réfléchissons. Nous parlons avec la conseillère littéraire de la façon de travailler un texte pour la réalisation radiophonique. On voit assez vite si cela fonctionne, si cela peut donner quelque chose. Il y a quand même un certain nombre d’auteurs théâtraux contemporains dont les textes ne sont pas montés, comme Philippe Malone, parce qu’il propose justement une dramaturgie qui pose des défis à la scène. C’est le cas aussi de certains textes de

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Mathieu Bertholet. Ou alors on peut proposer pour ces textes des dispositifs scéniques très formels comme le théâtre dansé ou l’installation.

Pauline BOUCHET : Existe-t-il une ou des dramaturgies radiophoniques aujourd’hui ? Alexandre PLANK : Oui, plusieurs, je crois. Noëlle Renaude, par exemple, sait s’attacher à ce qui fait radio. Il y a des auteurs qui savent très bien écrire pour la radio. Peut-être aussi parce que France Culture a tissé des liens avec certains auteurs depuis longtemps.

Céline GEOFFROY : Il y a des types d’écriture qui appellent plus la radio. La radio semble faite pour eux.

Blandine MASSON : Elle est faite pour eux depuis qu’il y a des réalisateurs qui les comprennent. Il y a une génération de réalisateurs qui a plus de liens avec cette écriture-là. Or, il faut être en phase avec l’écriture de son temps pour réaliser les fictions radiophoniques. Des générations d’auteurs et de réalisateurs se sont comprises. C’est pour cela que certains textes ont trouvé un espace à la radio. Ils n’auraient pas pu forcément trouver leur place à la radio avec d’autres réalisateurs. Il y a des rencontres qui se sont faites d’un point de vue esthétique et technique.

Alexandre PLANK : Oui c’est sûr. Mais dans un sens plus universitaire, ces textes correspondent à une crise du personnage, de son identité, de son épaisseur. Chez Philippe Malone ou Mariette Navarro, on ne peut pas parler de personnages véritablement. Il y a pas mal d’auteurs qui proposent un théâtre de voix. Il reste aussi des auteurs un tout petit peu plus âgés comme Lancelot Hamelin, une génération un tout petit peu au-dessus de Mariette Navarro, Magali Mougel ou Alexandra Badea, qui eux sont encore dans un théâtre de personnages, il me semble. On n’a jamais vraiment discuté de cela tous ensemble, mais l’écriture ne devient pas vocale ou radiophonique pour rien. Il doit y avoir un nœud quelque part qui se joue.

Céline GEOFFROY : Alexandra Badea, par exemple, propose des personnages, mais qui sont davantage des figures, des voix.

Alexandre PLANK : On a beaucoup d’informations sur ces personnages, mais ils ont peu d’épaisseur, je ne sais pas comment dire. C’est comme s’ils n’avaient pas de psychologie. Les écritures contemporaines pour la radio sont, d’une certaine façon, désincarnées, déshumanisées, et donc difficiles à jouer pour un acteur. Par exemple, on avait travaillé avec un comédien sur un texte de Philippe Malone et ce comédien refusait d’abandonner l’idée de personnage et voulait jouer toutes les situations. Malone m’avait dit que c’était compliqué pour certains comédiens d’entrer dans son écriture car ils ont l’impression d’être dépossédés de leur art parce qu’il faut être sur quelque chose de très en retrait. Les textes de Malone avancent par la rythmique et par quelque chose de sensible. J’aime aussi beaucoup travailler avec André Wilms parce que dès qu’on fait de la dramaturgie, il est en colère, vraiment. Alors que quand tu lui parles de musique, il comprend très bien. Justement il aime beaucoup les textes de Malone. Les textes de Sandrine Roche sont aussi très morcelés et nécessitent des acteurs particuliers. Si on essaie de jouer la moindre psychologie, ça ne fonctionne pas. Un travail d’épure peut être important, mais pas tout le temps, bien sûr. Ça dépend des écritures, de la

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singularité du texte. Carine Lacroix par exemple est une dramaturge qui propose encore des personnages.

Un lieu et des moyens pour les auteurs contemporains

Pauline BOUCHET : Vous proposez alors un espace d’expression pour ces dramaturgies et en particulier pour des auteurs qui ont du mal à trouver leur place dans le milieu théâtral ? Alexandre PLANK : C’est comme si ces auteurs n’avaient pas encore trouvé le lieu qui leur correspond, que le théâtre ne leur correspond plus, mais qu’entre temps, la radio leur correspond très bien. Ils n’ont plus vraiment de place au théâtre, à part à Théâtre Ouvert…

Blandine MASSON : Théâtre Ouvert et France Culture ont une très vieille histoire à travers Lucien Attoun. Ces dernières années, on avait inventé quelque chose qui s’appelait « Radio sur un plateau ». Il y avait des textes qui étaient proposés par Théâtre Ouvert, d’autres par nous. C’est Céline Geoffroy qui suivait le projet. En fait, on discutait et on choisissait des textes. Nous on était moins portés sur le théâtre et eux davantage. On avait plus souvent des textes qui étaient liés à des voix, pas forcément des personnages précis.

Pauline BOUCHET : Vous travaillez donc beaucoup avec les auteurs ? Blandine MASSON : En même temps le réalisateur est le seul maître à bord.

Alexandre PLANK : On peut inviter aussi un auteur à travailler avec nous.

Blandine MASSON : Quand on propose un texte à un réalisateur, il peut refuser. Une fois qu’on lui a proposé, on détermine un budget, les moyens de productions pour la réalisation et le réalisateur a l’entière responsabilité de la direction artistique, du choix des comédiens, comme un metteur en scène, mais pour l’espace sonore, la voix. Ce qu’on souhaite c’est qu’il y ait des liens, des discussions avec les auteurs pour qu’ils ne soient pas exclus du processus.

Alexandre PLANK : On n’est pas sur des temps de production qui sont des temps de théâtre. Un metteur en scène va faire un ou deux projets par an, surtout s’il dirige aussi une structure. Il y a des temps de maturation importants en théâtre. À la radio, ce n’est pas possible. Le temps est totalement diffracté. Il peut y avoir un projet très compliqué dans lequel tu vas investir beaucoup de temps autant d’un point de vue technique, dramaturgique que de direction d’acteurs et ensuite tu vas faire un tout petit projet avec une voix et un piano. Moi j’ai mis beaucoup de temps à comprendre comment fonctionner en radio. On ne peut s’épuiser tout le temps, il faut apprendre à s’économiser. Il ne faut pas confondre la radio et la création sonore. On fabrique du temps d’antenne, des émissions de radio. Il ne s’agit pas que de fiction.

Blandine MASSON : On fait de la radio, on est dans un flux. Avec le podcast, on sort un peu du flux et il y a des fictions qui restent mais on a une antenne à alimenter. Il y a donc une alternance de gros et petits projets. Il faut trouver un rythme. On passe beaucoup de temps et d’énergie sur un projet qui va passer plus vite qu’une mise en scène. Mais ça peut aussi rester plus longtemps qu’une mise en scène grâce à la trace laissée par le podcast. D’ailleurs, il faut enjoindre les gens à podcaster car une émission qui n’est pas podcastée est en danger.

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Pauline BOUCHET : Est-ce que ça marche les écritures contemporaines à la radio ? Alexandre PLANK : Non… (Rires). Mais comme au théâtre d’ailleurs…

Blandine MASSON : On ne peut pas dire que ça ne marche pas non plus. On est sur le même chiffre que sur le documentaire.

Alexandre PLANK : Là où c’est important, c’est que nous participons à une économie du théâtre contemporain, notamment à travers les commandes.

Céline GEOFFROY : On fait des commandes au long cours. On va solliciter les auteurs. Ce sont des conditions idéales pour eux. Ils savent qu’ils écrivent en étant attendus, rémunérés, et ils savent que la production suit.

Blandine MASSON : Nous on a un budget de 300 000 euros qui est dédié exclusivement à l’achat de textes contemporains (le texte doit avoir un statut d’inédit). Ça fait partie de notre cahier des charges.

Céline GEOFFROY : D’ailleurs, il arrive souvent que la création radiophonique débouche sur l’édition.

Blandine MASSON : Ce qui est dommage, c’est que souvent dans les documents de communication des théâtres, la première création d’un texte à France Culture n’est pas mentionnée. On a maintenu une politique d’auteurs, en tout cas. Dans l’Atelier Fiction, on a décidé de garder du théâtre très contemporain avec les autres genres et on a choisi d’inclure, même si c’est moins régulier, du théâtre contemporain dans l’émission Théâtre et Compagnie. La radio permet aussi de faire revivre des auteurs qu’on oublie, des gens comme Ionesco, Camus, par exemple.

Pauline BOUCHET : Toute votre activité dans les festivals est complémentaire de ce travail de création radiophonique, notamment votre présence en Avignon ? Blandine MASSON : Nous sommes présents en Avignon depuis cinquante ans. Les productions de France Culture ont toujours accompagné le festival d’Avignon, beaucoup par le biais d’un théâtre musical. Cela fait plus de vingt ans qu’on est au Musée Calvet. Aujourd’hui, on est présent deux semaines, il y a vingt ans, on était présents pendant un mois. Au Musée Calvet, on fait de la création, de la production en direct, des choses qu’on invente pour le Musée Calvet en lien avec le festival. Ça n’aurait pas de sens de faire une programmation sans lien avec le festival. On est complémentaires avec la programmation. On va aussi à la Mousson d’été. À la rentrée, on va lancer tout un volet jeunesse à travers des productions publiques à la Maison de la Radio.

Alexandre PLANK : On a juste un problème de temps. On travaille de façon très dispatchée. On est en permanence sur de multiples projets. On passe de Shakespeare à Julie Rossello-Rochet dans la même journée. On aimerait faire une journée de réflexion sur la fiction parce que les gens ne savent pas forcément comment on fonctionne. C’est intéressant de savoir que France Culture a une enveloppe pour le théâtre contemporain et qu’on l’utilise vraiment. Les théâtres l’ont aussi, mais ont tendance à esquiver. La radio fait entendre les auteurs avec de grands comédiens, leur donne confiance.

Céline GEOFFROY : La radio permet une diffusion extrêmement large et aide vraiment les auteurs dans leurs processus d’écriture.

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NOTES

1. » Lucien Attoun, trente-six ans à micro ouvert », entretien réalisé par Sabine Bossan, http:// entractes.sacd.fr/n_archives/a19/lucien_attoun.php?l=archiv, consulté le 2 juillet 2014. 2. Id. 3. Id. 4. Id.

AUTEUR

PAULINE BOUCHET Elle a enseigné en France et au Québec, est docteur en études théâtrales. Elle a récemment soutenu une thèse sur la « fabrique des voix » dans la dramaturgie québécoise contemporaine sous la direction de M. Jean-Pierre Ryngaert (Paris III) et M. Yves Jubinville (UQÀM). Elle a participé à plusieurs colloques internationaux et publié plusieurs articles en France et au Québec, portant notamment sur les genèses théâtrales. Lectrice de manuscrits chez Actes-Sud Papiers, elle a aussi co-fondé en mai 2010 la compagnie franco-québécoise «Les Songes Turbulents ».

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Cahier photographique

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Autour de Kabaret Warszawski de Krzyzstof Warlikowski et de La Blessure de l’Ange de Patrick Kermann Photographies de spectacles

Magda Hueckel et Christophe Loiseau

Kabaret Warszawski de Krzyzstof WARLIKOWSKI

Kabaret Warszawski. Photo du spectacle avec Stanislawa Celinska

Magda Hueckel

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Kabaret Warszawski. Photo du spectacle avec Maja Ostaszewska

Magda Hueckel

Kabaret Warszawski. Photo du spectacle avec Andrzej Chyra et Zygmunt Malanowicz

Magda Hueckel

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Kabaret Warszawski. Photo du spectacle avec Piotr Polak, Maciej Stuhr et Magdalena Poplawska

Magda Huecke

La Blessure de l’Ange de Patrick KERMANN

La Blessure de l’Ange. Photo de spectacle 1

Interprété et mis en scène par Emannuel Jorand Briquet, Amiens, 2007 Christophe Loiseau

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La Blessure de l’Ange. Photo de spectacle 2

Interprété et mis en scène par Emannuel Jorand Briquet, Amiens, 2007 Christophe Loiseau

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Carnet de la création

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Monsieur X…, 35 ans, compositeur Extraits, texte établi par Pierre Fargeton

André Hodeir

RÉFÉRENCE

André Hodeir, Monsieur X…, 35 ans, compositeur, pièce de théâtre radiophonique diffusée au printemps 1951 par le Club d’Essai de la Radiodiffusion française

NOTE DE L’ÉDITEUR

Nous donnons directement les deux extraits à lire dans ce « Cahier de la création », comme la pièce et son auteur sont présentés par Pierre Fargeton dans le « Cahier critique », dans son article « Monsieur X… ou les années d’apprentissage d’André Hodeir ». Le texte a également été établi et les extraits sont brièvement mis en situation par Pierre Fargeton.

Extrait 1

[Contexte : Dans un hôpital militaire, Vincent X vient d’apprendre à sa mère qu’il a perdu l’usage de son index à la guerre. Le désir maternel d’avoir un fils virtuose célèbre s’effondre. Vincent lui assure qu’il n’était pas fait pour cela, et qu’il est heureux, désormais.]

C’était vrai. J’étais heureux. C’était comme une délivrance. Ce violon… je lui avais été enchaîné pendant toute mon enfance. Enfin je comprenais combien je l’avais haï. Maintenant c’était fini, j’étais libre. Libre ! Il me semblait que je venais de naître. En sortant de l’hôpital, je ne fus pas long à trouver une situation. Au régiment, un de mes camarades m’avait initié au jazz – je veux dire : au vrai jazz nègre. Séduit par le caractère jeune et dynamique de cette musique, je décidai

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d’y faire ma carrière. Je savais jouer convenablement de la trompette, et j’avais une bonne oreille. Je ne fus pas long à décrocher mon premier engagement, dans un orchestre de night-club. VINCENT C’est là que nous nous sommes connus, mon vieux Carolus ! CHARLES Je faisais mes études à Paris, et le soir, pour vivre, je jouais du piano dans des boîtes de nuit. VINCENT Ah, Carolus, je te dois beaucoup ! Tu étais beaucoup plus cultivé que moi… C’est toi qui m’as fait aimer toute une musique que j’écoutais mal. C’est toi qui m’as fait connaître un tas d’œuvres que j’ignorais. C’était tout un monde qui m’était révélé. Mes oreilles s’emplissaient de sonorités encore mystérieuses, mais dont je sentais confusément la beauté. Tu te souviens, quand nous avons été voir Pelléas ensemble ? Quel choc ce fut pour moi ! Et puis la nuit, après le travail, tu me jouais des musiques anciennes que j’écoutais avec avidité. C’était tellement différent des concertos de violon dont on avait nourri ma jeunesse ! De temps à autre, c’est moi qui m’asseyais au piano pour te jouer une mélodie qui m’était venue. CHARLES J’ai tout de suite vu que tu étais un compositeur né ! Tes mélodies étaient mal fichues, harmonisées maladroitement, prosodiées à la diable, mais de temps à autre, on y trouvait quelques mesures très belles. Tu te souviens que je t’en ai harmonisées quelques-unes ? VINCENT Oui ! Ça m’embêtait même assez de ne pas savoir les harmoniser moi-même, ces mélodies… Je t’ai demandé de me donner quelques leçons d’harmonie. Je trouvais ça assommant, mais je me suis accroché ! Je travaillais avec acharnement : je passais mes nuits à jouer de la trompette et ma journée à écrire des devoirs d’harmonie. Un jour, tu m’as dit que j’étais devenu aussi fort que toi, et qu’il me fallait maintenant aller voir un professeur du conservatoire. Alors, j’ai écrit au maître.

[Flash back vers les années d’étude de Vincent] Au conservatoire, en classe d’harmonie

M. GARDERET Très bien ! Très bien, c’est très très bon, Vincent ! Je suis extrêmement content de toi ! En trois mois, tu as fait des progrès énormes ! VINCENT (gêné) Oh… M. GARDERET Si, je sais ce que je dis. Tout ça est excellent ! HÉLÈNE Vincent m’a avoué qu’au début, les travaux d’Yves, et même les miens, lui paraissaient si parfaits qu’il doutait de jamais parvenir à un niveau équivalent. YVES Je ne savais pas que vous étiez la confidente de Vincent… HÉLÈNE Vous aussi, vous me faites parfois des confidences…D’un tout autre ordre, il est vrai… M. GARDERET Tu vois, Vincent, qu’avec un travail intelligent et régulier…

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VINCENT Oh, maître, c’est surtout à vous que je dois les quelques progrès que j’ai pu faire. M. GARDERET Je ne sais pas si c’est à moi, mais il est certain que ma méthode de travail te convient assez bien. Je ne pense pas que tes progrès auraient été aussi rapides si tu étais entré chez monsieur Mallard. Remarque, c’est un très bon professeur, mais dans sa classe, c’est un peu… l’usine. Oui, on s’adresse davantage à la mémoire de l’étudiant qu’à sa sensibilité musicale. VINCENT C’est une chance que je me sois adressé à vous. HÉLÈNE C’est la Providence, qui vous a guidé… YVES Peut-être. En tout cas, elle nous a envoyé un rival avec lequel nous aurons à compter bientôt… Vincent, je suis sûr que tu auras un deuxième accessit dès cette année. VINCENT Tu es fou ! Je serais déjà très heureux d’être admis à concourir. M. GARDERET Allons, ne vous occupez pas du concours, mes enfants ! Quand j’étais jeune, je travaillais pour moi, sans trop me soucier des diplômes. Puis les diplômes sont venus tout seuls… Voyez-vous, là est la différence avec l’enseignement de mon collègue. Chez Mallard, on prépare le concours. Chez moi, avant tout, on fait de la musique. Oh, j’ai laissé tomber toutes ces formules, ces recettes qui constituent l’essentiel du bagage musical de la plupart des aspirants compositeurs ! Il faut être de son temps, que diable ! Tout ça est périmé ! Ce sont des méthodes sclérosantes ! (Un temps) Mes enfants excusez-moi, je suis pressé ; je vous quitte. HÉLÈNE, VINCENT, YVES Au revoir, maître. YVES C’est marrant ! Le maître se pose en champion du modernisme. Mais l’autre jour, quand je lui ai parlé du Sacre du printemps, il m’a avoué qu’il ne l’avait entendu qu’une fois et que ça lui avait suffi. HÉLÈNE Mais il a raison ! On peut être moderne, mais il y a des limites… Stravinsky ! Pfff… ce n’est pas possible ! VINCENT Tout le monde n’est pas de votre avis, Hélène. Je vous montrerai un article de Mirmidon où précisément, on fait grand cas des dernières œuvres de Stravinsky. HÉLÈNE Ah, Mirmidon, bien sûr ! Celui-là, plus un compositeur accumule de fausses notes et plus il est content ! YVES (taquin) Hélène jolie, vous êtes une fâcheuse réactionnaire… HÉLÈNE Désolé mon cher Yves, je suis ce que je suis.

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YVES (mielleux et à voix basse) Vous êtes une camarade ravissante. À ce soir, n’est-ce pas ? Le concert est à 21 heures, à Gaveau. HÉLÈNE Soyez tranquille, je ne serai pas en retard. YVES (fort) À lundi, Vincent ! VINCENT Salut Yves ! (se retournant, d’une voix douce) Vous rentrez chez vous tout de suite, Hélène ? HÉLÈNE Oui, j’ai du travail. Un choral de Bach à apprendre par cœur pour après-demain. Je n’en sais pas la première note… VINCENT Je vous accompagne. Ça me fera prendre l’air. HÉLÈNE Vous devez en avoir besoin… Ça doit être dur de jouer toute la nuit dans la fumée… VINCENT Notre ami Yves affectionne beaucoup les modernes, à ce qu’il paraît… HÉLÈNE C’est un genre qu’il se donne. Vous savez, Yves est un musicien délicieux. Il a un talent fou ! Et ce qu’il compose n’a rien à voir avec Stravinsky. C’est même particulièrement sage… VINCENT Je n’ai jamais rien entendu de lui que ses devoirs d’harmonie. HÉLÈNE Demandez-lui qu’il vous joue ses Impromptus pour piano. Ah, ce que c’est joli ! VINCENT Et vous, Hélène, vous ne composez jamais ? HÉLÈNE J’ai essayé… mais je n’ai aucune personnalité. Ce que je fais ressemble, en moins bien, aux œuvres du maître. VINCENT Ce n’est déjà pas mal ! Le maître est un grand compositeur… HÉLÈNE Vous voulez dire que c’est le plus grand musicien français de notre temps ! Quelle chance nous avons, d’être ses élèves ! VINCENT Je suis d’accord avec vous, mais en tant que compositeur, si j’admire infiniment sa musique, il me semble… HÉLÈNE (l’interrompant) Que voulez-vous dire ? VINCENT Il y a eu Debussy et Ravel… La musique du maître est un peu en deçà ; elle fait un peu dix-neuvième siècle… HÉLÈNE Qu’est-ce que ça peut faire ? Vous raisonnez comme Yves tout à l’heure.

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VINCENT Non, non. J’essaie d’expliquer ce que je ressens. Moi, la musique que je veux faire, elle ressemble beaucoup à celle du maître par certains côtés, mais elle n’ignore pas non plus l’apport de Debussy. HÉLÈNE Vous composez beaucoup ? VINCENT (gêné) Oh, non… non. Je n’ai pas le temps ! Je me suis arrêté de composer, afin de consacrer tous mes loisirs à l’étude de l’harmonie. Après, on verra… HÉLÈNE Vous me montrerez votre prochaine œuvre. VINCENT Volontiers. Attendez qu’elle soit écrite. HÉLÈNE C’est cela. VINCENT Je ferai une pièce d’orgue, pour vous. HÉLÈNE Vous êtes extrêmement gentil. Allez vite travailler ! Moi, je cours à mon choral. VINCENT (hésitant, timide) J’aimerais bien… Est-ce que ça ne vous ferait pas plaisir que nous allions au concert un de ces soirs. HÉLÈNE Pourquoi pas… Nous en reparlerons. À lundi ! VINCENT À lundi. Cette camaraderie entre Yves et Hélène, j’en souffrais. Était-ce bien de la camaraderie ? Je n’osais m’en ouvrir ni à lui, de peur qu’il se moque de moi, ni à elle, de crainte de la perdre définitivement. Parfois il me semblait que son attitude envers chacun de nous était la même. Mais un rien, un geste, un sourire, suffisait à réveiller ma jalousie, à me persuader que je ne comptais pas pour elle. Tandis que lui… Une chose, surtout, m’était intolérable : qu’elle puisse juger Yves meilleur musicien que moi. Techniquement, Yves était évidemment très en avance sur le quasi débutant que j’étais. Je travaillais avec acharnement pour réduire la distance qui nous séparait, mais celle-ci était encore trop énorme. Yves prenait avec moi un petit ton protecteur qui m’agaçait un peu. Cependant, je n’en laissais rien paraître. Mais qu’Hélène n’ait d’oreille que pour sa musique, cela, je ne pouvais le supporter. Il fallait pourtant que je tienne bon, jusque je sois en mesure de leur damer le pion à tous les deux. Ainsi s’écoula ma première année de conservatoire. Ma vie était parfaitement bien organisée. Il n’y avait aucune place pour l’imprévu dans mon existence.

Au domicile familial

LA MÈRE Vincent ! Dans cinq minutes on mange, prépare-toi ! VINCENT Une seconde, maman, je termine justement ma basse.

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LA MÈRE Bah, tu la termineras après manger. Je sais ce que ça veut dire, « terminer ta basse »… Dans une heure tu y seras encore. VINCENT Je t’en prie, maman ! Ce serait déjà fini. LA MÈRE Ah, tu crois que c’est drôle ? Tu es là, des heures, assis à la table, à ronger ton crayon… sans dire un mot. Quand tu as fini, tu t’en vas. Ah, je t’assure que c’est gai, pour moi ! VINCENT Que veux-tu ? Il faut que je termine mes études ! LA MÈRE Tes études ! Tes études ! Mais pour qui ? Pour quoi ? Pour être compositeur… Monsieur veut être compositeur. Un beau métier de crève-la-faim que tu as choisi là ! VINCENT Je ne l’ai pas choisi, c’est lui qui m’a choisi. LA MÈRE Oh, je t’en prie, laisse tes grandes phrases qui ne veulent rien dire ! Viens manger !

Extrait 2

[Contexte : Wenceslas, ancien camarade de classe de Vincent au conservatoire, devenu farouche zélateur du dodécaphonisme, tente de le convertir à la série.] Vincent et Wenceslas sont à l’écoute de la Suite op. 29 de Schœnberg

VINCENT Pourquoi arrêtes-tu le phono ? WENCESLAS Non, inutile d’aller plus loin pour l’instant, je veux savoir si tu comprends mieux maintenant l’attitude compositionnelle de Schœnberg. VINCENT Non, non, j’ai entendu une musique étrange et par instants très belle. Je veux bien, puisque tu me le dis, qu’elle soit aussi très organisée mais ce n’est pas perceptible à l’audition. WENCESLAS Pas à la première audition peut-être, en tout cas à la lecture c’est évident. VINCENT Je me moque de ce qui n’est évident qu’à l’œil. WENCESLAS Ah, tu as tort ! Si tu raisonnes ainsi tu ne seras jamais qu’un amateur. VINCENT Peut-être. Alors, tu disais ? WENCESLAS Je disais que placé devant le nouveau monde sonore qu’il venait de découvrir et qui était encore à l’état de chaos, Schœnberg a entrepris de l’organiser. Il a passé dix ans de sa vie à élaborer cette technique sérielle qui a donné au monde atonal une loi. Je pense que tu comprends que si nous adoptons une échelle de douze sons dont aucun n’a de fonction tonale, il faut nécessairement éviter qu’un des douze sons ait plus de poids

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qu’un autre… Autrement nous aurions une scorie compositionnelle. Partant de là, Schœnberg a imaginé cette chose géniale : faire se dérouler les douze sons du total chromatique dans un ordre donné. De façon à ce qu’aucun des douze ne revienne avant qu’on n’ait entendu les onze autres. C’est à partir de ce principe de la série que s’élabore la musique sérielle. VINCENT Mmmh, Schœnberg est trop intelligent. WENCESLAS Comment ça ? VINCENT Il a laissé à l’intelligence le soin de résoudre un problème que seules l’intuition et l’expérience pouvaient résoudre. WENCESLAS Quoi ? Le principe sériel n’est pas logique ? VINCENT Il est parfaitement logique ! Beaucoup trop parfait et beaucoup trop logique ! Vous ne laissez plus aucune place à l’imprévu. Il faut un cerveau de mathématicien pour composer une telle musique ! WENCESLAS Mais certainement. Désormais, il faudra qu’au don musical vienne s’ajouter un certain esprit mathématique sans lequel il n’y aura pas de grand musicien. VINCENT Mais que devient l’inspiration, dans tout cela ? WENCESLAS L’inspiration, c’est un mot romantique, ça n’existe pas ! Il n’y a que le travail qui compte. VINCENT Non il n’y a pas que le travail. Vous supprimez l’homme. Vous en faites un joueur d’échecs. Je dis que Schœnberg s’est trompé. Il nous a ouvert une porte en découvrant l’univers non tonal, mais en créant la technique sérielle, il nous a enfermés dans un cabinet noir. Je dis qu’un système auquel il faut se référer sans cesse, un système qu’on ne peut oublier, est un carcan ! Je dis que si j’ai envie de mettre un do dièse dans une phrase, je ne veux pas être obligé de compter jusqu’à douze pour voir si j’ai le droit de l’écrire ! WENCESLAS Oui mais enfin tu ne soupçonnes pas les possibilités de l’écriture sérielle… Tu ne te rends pas compte de tout ce qu’on peut construire à partir d’une série… VINCENT Construire ! Vous n’avez que ce mot-là à la bouche ! WENCESLAS Enfin tu ne veux tout de même pas supprimer la construction ? VINCENT Non. Mais je ne veux pas ramener la musique à ce seul terme. WENCESLAS Enfin, comme tu voudras. N’en parlons plus. Je vais aller te faire une tasse de thé et nous reprendrons la discussion plus tard.

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VINCENT Bonne idée. (Il part faire du thé) Mais qu’est-ce que c’est que ce disque, là, sur la table ? WENCESLAS (désintéressé) C’est le Deuxième concerto de Bartók. J’ai que le deuxième mouvement… VINCENT C’est bien ? WENCESLAS Bah… Non, aucun intérêt. C’est même pas développé… VINCENT On peut l’entendre ? WENCESLAS Si ça t’amuse… (Vincent installe le disque sur le phonographe) Non écoute-moi, Vincent. Quand tu auras quarante ans, tu t’apercevras que le système de Schœnberg est le seul. Et tu auras perdu dix ans de ta vie. VINCENT Possible... Je préfère prendre le risque. Laisse-moi écouter Bartók.

[Retentit le deuxième mouvement du Deuxième Concerto de Bartók, sur le fond duquel commence le monologue intérieur de Vincent.]

Et je sus que je n’avais rien inventé. J’écoutais atterré la musique de quintes dont j’avais cru être le créateur… Ainsi, avant moi, Bartók, et peut-être dix, vingt autres compositeurs avaient eu la même idée ! Une idée dans l’air, comme disent les musicologues. C’est cela, une idée dans l’air… Et parce qu’un jour on a humé cet air on se figure que l’idée est à soi… Ou peut-être, plus simplement, ai-je entendu ce concerto quelque part, à la radio par exemple ? On entend tant de choses à la radio… Ces quintes se seront empilées dans mon subconscient, comme une marchandise clandestine, et un jour seront remontées à la surface, comme pour le thème de La Cathédrale engloutie, autrefois. Le plus clair, dans tout cela, c’est que je n’ai rien inventé. Rien ! Jamais rien ! Et je n’inventerai jamais rien, parce qu’inventer un style musical est le fait du génie, et que je ne suis qu’un tout petit musicien… un suiveur… comme Yves, comme le maître… Je ne vaux pas mieux qu’eux. Ah, ces quintes ! J’avais pourtant cru qu’elles étaient miennes ! Je ne veux plus les entendre ! Je ne veux plus ! Assez ! Assez ! J’étais bien décidé de nouveau à ne plus écrire une note. Cela a duré quelque temps et puis j’ai recommencé. C’est un peu comme un vice : on recommence toujours… Les mois ont passé… et les années… Je me suis mis à perdre des cheveux… Noirs, d’abord, puis quelques-uns grisonnants. Je continue de composer de la musique sans être certain d’avoir trouvé ma voie. Je me cherche… La musique, c’est un jeu de cache-cache… seulement, on y joue tout seul, et ça ne finit jamais… La dernière fois, c’était une Passacaille, pour violon seul.

[On entend la Passacaille, sur laquelle le monologue reprend]

Pourquoi une Passacaille ? Et pourquoi le violon ? Je ne sais pas. Peut-être pour renouveler un genre qui depuis Bach était tombé dans l’oubli ? Peut-être pour voir si je serais capable de tenir le coup pendant trente-deux variations ? Peut-être encore par nostalgie de ce violon que j’avais tant détesté dans mon enfance ? C’est difficile à dire… Avant la Passacaille, il y avait eu une suite d’orchestre, qui commençait par un Grave, genre Lully, flanqué d’un allegro fugué. C’est en écrivant cette œuvre que j’ai compris combien il était difficile de faire entrer dans les moules traditionnels une musique qui n’obéit plus à aucune fonction tonale. Il faudrait trouver de nouvelles formes… inventer de nouvelles structures qui procèdent directement du langage non tonal… Certains s’y sont employés… s’y emploient encore… Mais à notre époque, qui est la

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charnière de deux mondes musicaux, le créateur doit trouver une réponse personnelle à des problèmes que nul autre ne se pose exactement dans les mêmes termes. La synthèse viendra plus tard… Ce qui est plus grave, c’est que sur le plan humain, nous ne sommes plus capable d’exprimer la joie ! Cette joie délirante du deuxième Brandebourgeois ou de la Neuvième Symphonie. Même lorsque je compose dans le plus parfait état de quiétude intérieure, je retrouve dans chacune de mes œuvres une seule note dominante : l’angoisse. Je ne peux pas me débarrasser de l’angoisse. Je ne suis pas le seul… Un poète me disait l’autre jour que ce sentiment était commun à tous les artistes valables de notre temps. C’est l’angoisse, que nous portons en nous tous, musiciens, écrivains, peintres, poètes… Voilà peut-être une des raisons de notre fameux divorce avec le public ? Le public fuit l’angoisse. Ainsi, de temps en temps, on joue une de mes œuvres en première audition, et puis on n’en parle plus. C’est une pierre qu’on jette dans le vide… dans le vide intégral… On attend une résonance, mais rien ne vient… Sur le plan matériel, les choses vont mieux depuis que j’assure l’intérim de la classe de fugue au conservatoire. Cela m’a donné l’occasion de rencontrer le maître, quelques fois dans les couloirs. Il faisait comme s’il ne me voyait pas, et je n’osais pas l’aborder… La dernière fois, deux jours avant sa mort, il était avec Yves ; c’était très gênant… Depuis qu’Yves est rentré à Paris, je ne l’ai pas vu trois fois… Il est très pris… On le voit dans tous les salons… Quant à Wenceslas, je ne le fréquente plus guère… Depuis qu’il a réussi, il est devenu plus pontife que monsieur Basquin ! Il va ouvrir une académie… du dodécaphonisme ! Je vis toujours avec Tania mais, c’est plutôt par habitude… J’ai eu l’occasion de m’apercevoir qu’elle ne me comprend pas mieux que ne me comprenait Hélène… Pour ce qui est d’Hélène, je ne l’ai jamais revue. Et je ne la reverrai probablement jamais. Mais il m’arrive de penser à elle.

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Chroniques de spectacles

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Le plateau, asile ou contre-utopie ? À propos de Kabaret Warszawski de Krzyzstof Warlikowski

Jérémie Majorel et Romain Piana

RÉFÉRENCE

Krzyzstof Warlikowski, Kabaret Warszawski. Spectacle créé au Nowy Teatr (Varsovie) le 26 mai 2013 ; tournée française au Festival d’Avignon, La FabricA, du 19 au 25 juillet 2013, et au Théâtre National de Chaillot, du 7 au 14 février 2014 « Y a-t-il un bon théâtre dans cette ville ? Peut-on encore vivre dans cette ville ? […] Les unions durent-elles aussi longtemps que les promesses ? Hurle-t-on de plaisir dans cette ville ? Le sexe vous libère-t-il, ou vous asservit-il ? […] Et, pour finir, dites-moi si les gens d’ici savent aimer ? Alors ? »1

1 À la presque fin des quelque quatre heures et demie de Kabaret Warszawski2, Jacek Poniedzialek, qui interprète la figure de Justin Vivian Bond – l’auteur-performeur transsexuel qui accompagne la dernière partie du spectacle –, s’avance du fond du plateau jusqu’à l’avant-scène et adresse, d’une voix caressante à demi-chuchotée, ces questions au public. C’était déjà lui qui, dans (A)pollonia, juste avant le dramatique sacrifice de la résistante éponyme, s’avançait vers le public, tournait vers lui la caméra et lui renvoyait, en même temps que son image, le dilemme (la mort, promise ou sacrificielle, ou la survie au prix de la lâcheté) des personnages antiques et contemporains de la première partie du spectacle. (A)pollonia scrutait les fractures de la société polonaise dans son rapport à la Shoah, en travaillant et réverbérant les motifs de la tragédie grecque ; cette fois-ci, pour l’ouverture du Nowy Teatr, c’est par le cabaret que Warlikowski donne à partager à son public une question en apparence plus légère, mais tout aussi fondamentale. Car si le spectacle interroge le désir et la sexualité dans toute sa dimension libérée et libératoire, il le fait sur le fond explicite d’une inquiétante montée des répressions, à l’image de la croix gammée que forme sur le

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plateau, avec les feuilles de son manuscrit, Andrej Chyra, dans le rôle de l’écrivain Chris Isherwood, vers la fin de la première partie du spectacle3.

De Berlin à New-York : des cabarets en diptyque

2 Kabaret Warszawski continue la poétique de montage et d’hybridation de La Fin et Contes africains d’après Shakespeare, et commencée avec (A)pollonia – début du passage du metteur en scène à « l’écriture de plateau »4 ; c’est sans doute à ce premier spectacle qu’il fait le plus nettement pendant. Le concert qu’était, en partie, (A)pollonia – où Renate Jett, accompagnée d’une formation pop, assurait de longues ponctuations musicales –, prend ici de plus larges proportions. Les interprètes jouent tous totalement – et avec une maîtrise remarquable – le jeu de la danse et du chant, cherchant un rapport du spectateur au plateau plus intense, plus relâché, plus engagé physiquement5. Recourant, comme (A)pollonia, à la projection vidéo et à la captation en direct, Kabaret Warszawski est également construit en diptyque, et fait se succéder une première partie située au moment de la montée du nazisme, et une autre plus contemporaine, autour du 11 septembre 2001, non sans tisser des échos entre les deux panneaux du diptyque. Enfin, le spectacle convoque, en contrepoint des deux œuvres principales autour desquelles il s’organise, des auteurs et des textes très présents dans la création de 2007, et qui accompagnent, depuis, le travail de Warlikowski : Coetzee, à la marge, et surtout Les Bienveillantes de Jonathan Littell, largement mises à contribution dans la première partie où elles se greffent, comme de terrifiantes excroissances, sur les personnages de la fable, pour activer les résonances contemporaines de la violence inouïe du nazisme.

3 Du cabaret, le spectacle ne se contente pas de reprendre la liberté formelle, la discontinuité des numéros, l’absence de contrainte narrative et l’adresse directe, toute fiction écartée, au public. Comme Warlikowski en fait la remarque, « il n’y a jamais eu de quatrième mur dans [son] théâtre6 » : la forme cabarettique ne fait à cet égard qu’amplifier et naturaliser certaines caractéristiques fondamentales de sa poétique, notamment l’adresse frontale, les acteurs (par ailleurs sonorisés) parlant souvent derrière un micro sur pied. Mais le cabaret n’est pas ici un prétexte, une vague esthétique kitsch inspirée, via Bob Fosse et Liza Minelli ou Kurt Weil, par le mythe du Berlin d’entre-deux-guerres ; c’est une pratique concrète. Accompagnés, généralement live, par les quatre musiciens installés côté jardin, les comédiens du Nowy Teatr – pour la plupart compagnons de route de longue date du metteur en scène – se prêtent au jeu avec une intensité et une énergie confondantes, à l’image de Magdalena Cielecka (Sally Bowles), d’une présence physique et vocale impressionnante dans ses chansons, ou de Magdalena Popławska (Severin-Jennifer), aux évolutions corporelles et chorégraphiques particulièrement athlétiques. Toute la première partie alterne séquences parlées et séquences chantées, comme si chaque membre de la troupe était convié l’un après l’autre dans le « tour de chant », au gré d’une playlist variée – mais toujours dramaturgiquement très pensée – où Ça c’est Paris succède à une marche bavaroise prisée des nationalistes (Oh, du schöner Wersterwald), Friedrich Höllander répond à Wagner, et Time to Say Goodbye à My Funny Valentine (ce dernier « tube » interprété, façon crooner désespéré, par Andrzej Chyra). Moins classiquement « cabaret », la seconde partie fait la part belle au mouvement, sur la musique originale, en longs flots aux accents techno, de Pawel Mykietyn, autre compagnon de route de

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Warlikowski, à l’exception de l’Hallelujah de Léonard Cohen, repris par trois garçons en plein orgasme, et – on y reviendra – d’une longue insertion de Kid A de Radiohead.

4 Le spectacle emprunte également à la mythologie du cabaret quelques-uns de ses marqueurs les plus forts. Le dispositif de Malgorzata Szczesniak – un plateau rectangulaire encadré de trois panneaux dont deux recouverts de carrelage blanc, à l’avant duquel se détache, en manière de proscenium, une bande de sol clair, flanquée, sur les bords, d’une cabine transparente façon téléphone ou peep-show et d’une salle de bains aux parois en plexiglass – est bordé, à jardin, d’un mur de spots qui parfois s’enflamme de lueurs ; une longue tringle permet à un rideau doré, très music-hall, de dérouler par deux fois ses franges. D’autres motifs classiques du music-hall se voient recyclés de façon sidérante : Stanislawa Celinska, en vieille meneuse de revue décrépite, assise au bord d’un lit, jongle avec trois mandarines. Un homme-sirène, suspendu à un fil, tandis que dans une lumière bleutée des ombres de poissons sont projetées sur le panneau carrelé du fond devenu piscine – métaphore saisissante de la tentative de suicide par noyade de Jamie (Piotr Polak), mais également vieux motif de féerie puis de revue. Une pluie de paillettes tombe des cintres sur le cercueil argenté où viennent s’allonger puis renaître, à la fin d’une longue performance autour du 11 septembre, Claude Bardouil et l’ensemble de la troupe, qui finit par se ranger en une ligne et avancer énergiquement, comme ressuscitée, vers le public7. Revoilà formée l’inévitable et tant attendue chorus line des revues, qui ouvrait presque le spectacle, lorsque le maître de cérémonie présentait sa troupe de girls et de boys, en uniforme façon training jaune futuriste.

5 Maître de cérémonie : à la revue, le spectacle emprunte aussi cette figure de meneur, de compère ou de « conférencier », qui accueille, cadre et structure, figure tutélaire de ce lieu à la fois concret et parfaitement utopique que peut être le cabaret. Dans les deux œuvres qui fournissent la trame narrative – et, en partie, spectaculaire – des deux parties, respectivement Cabaret8 et le film Shortbus de John Cameron Mitchell, Warlikowski, Gruszczyński et Orłowski se saisissent de ce personnage à la fois purement théâtral et plein de résonances symboliques. L’inquiétant maître de cérémonie de Cabaret se voit doté, dans l’impressionnante composition de Zygmunt Malanowicz, d’accents faustiens et de déviations libidinales, avant de se métamorphoser en Nain au brassard nazi ; Méphistophélès lubrique et décati, il conduit Sally, dans une parodie de cérémonie des oscars, à un triomphe aveugle aux violences naissantes d’une époque aussi destructrice pour les amours que pour toute forme d’altérité. À l’inverse, la deuxième partie du spectacle est placée sous l’égide de la figure rassurante de Justin Vivian Bond ; patron de cet asile pacifique, orgiaque et ouvert à toute marginalité appelé « Shortbus » dans le film éponyme, il vient à plusieurs reprises à l’avant du plateau, micro à la main, s’adresser au public, lui narrant notamment les étapes de la découverte et de l’épreuve de sa différence9. Une poursuite, à l’entrée en scène de Jacek Poniedzialek, fait découvrir les deux faces de son visage, l’une barbue, l’autre féminine10 : de la transsexualité comme vision pacifiée des circonvolutions du désir. Passeur entre l’espace refuge, boite à fantasmes et exutoire que devient le plateau, et le public – à qui il offre, symboliquement, un « joint » –, il fait le trait d’union entre la collectivité présente dans la salle et la communauté rassemblée dans ce lieu utopique, avec lequel, par moments, le spectateur se sent de plain-pied.

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« Orgasme » versus « relation avec l’autre »

6 S’il fait se succéder à la dystopie profonde du Kit Kat Club, où le nazisme apparaît comme la pente ultime de l’altérophobie, la contre-utopie d’un Shortbus, le cabaret de Warlikowski n’est précisément ni l’un ni l’autre, ou peut-être un va-et-vient entre ces deux pôles. Comme le titre du spectacle l’indique, il est d’abord « varsovien ». Il est indissociable de la situation actuelle de la Pologne en tant qu’emblématique d’une tendance qui s’accuse dans toute l’Europe (Grèce, Norvège, Hollande, Russie...) : la reviviscence affichée, décomplexée, des extrêmes droites et la recrudescence du nationalisme, de l’antisémitisme, du catholicisme intégriste et de l’homophobie. C’est pourquoi son spectacle s’adresse à la fois aux Polonais et à tous. Tel le négatif d’une pellicule, qui à la fois la conteste et la révèle, le « cabaret varsovien » s’invente tout contre cette expérience relatée par le metteur en scène : Il y a peu, j’ai pris l’avion pour un voyage entre Madrid et Bruxelles. Je me suis retrouvé au milieu d’un groupe de personnes composé de cent cinquante cadres européens, qui ont passé une heure et demi à réaliser des opérations sur leur ordinateur pour faire fructifier leurs biens11.

7 Ce sont ces cadres qui vivent en pleine utopie.

8 Le spectacle a inauguré le Nowy Teatr, ancien bâtiment du service de nettoyage de Varsovie, doté d’un immense hangar qui servait à rénover les camions d’éboueurs : manquant des installations électriques et de l’équipement sanitaire nécessaires, il a encore aujourd’hui l’aspect d’un vaste chantier. C’est un bâtiment théâtral en puissance qui s’actualise peu à peu dans le lieu précédent, après avoir obtenu non sans mal les moyens suffisants pour sa construction. Kabaret Warszawski est le premier spectacle ancré concrètement dans le lieu, dont l’idée originelle est concomitante à la création d’(A)pollonia12. Le plateau, chez Warlikowski, que ce soit au Nowy Teatr, à la FabricA d’Avignon – qu’il inaugurait là aussi – ou au Théâtre de Chaillot – où le Polonais est souvent invité –, n’est jamais hors-sol historique : il est au point de jonction entre le pulsionnel et le politique, il explore les diverses figures qu’ont prises ou que peut prendre leur tressage en Europe. Il se situe à l’interface des utopies mutilantes – néo- libérales, nationalistes ou catholicistes, parfois fusionnées – et d’une expérimentation d’autres gestes, d’autres combinaisons, d’autres corps, d’autres langages. Ainsi, par exemple, Hitler apparaît à plusieurs reprises au cours de la première partie du spectacle, que ce soit avec le film documentaire en noir et blanc des Jeux olympiques de 1936 projeté sur tout le fond de scène ou sous l’aspect fantasmatique du « caniche qui se lèche la bite » évoqué par Sally Bowles et de la figure grotesque incarnée par Sygmunt Malanowicz qui finit noyée dans la cuvette des WC par Andrej Chyra/ Christopher Isherwood. Ce sont aussi les soliloques antisémites de personnages comme la parsifalienne Kundry, la belle-mère de Sally (Ewa Dalkowska), ou Jacqueline Bonbon, la girl vieillissante mise à la retraite forcée, qui surgissent en pleine situation mondaine ou intime, lors d’un cocktail ou sur un lit étriqué. Dans ces moments parlés, chantés ou dansés, qui éclatent l’intrigue, l’intime se noue à l’idéologique en un délire régressif ou libérateur, qui dérape dans le cri nazi ou s’exhausse dans le cri de jouissance, qui explore surtout des zones de trouble entre refoulement et levée, repoussement et attirance, avant leur capture par les mots d’ordre éructés et leur récupération canalisée en des gestes-réflexes impensés, massifiés. Suite à une dispute avec Fritz (Wojciech Kalarus) devant son impuissance à la faire jouir malgré ce qu’il croit, Natalia, sa femme (Magdalena Popławska), est sortie dans la rue en proclamant qu’elle était juive et s’en

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est tirée avec un jet de pierre à la figure. Fritz confie à Chris qu’il a parfois envie de la tuer ; Chris le pousse à en développer le scénario fantasmatique pour mieux le confronter à l’éventualité sanglante de son passage à l’acte. Tous ces échanges sont ponctués par les interventions nazies du Nain grotesque qu’est devenu le maître de cérémonie, joué par Sygmunt Malanowicz à genoux. On apprend finalement que le zoo de Berlin a été bombardé et que Sally triomphe au cinéma. La scène suivante, qui clôt la première partie, la voit même remporter un oscar que lui tend le Nain, acmé d’une ascension enclenchée dès le début.

9 Chaque société historiquement située détermine en partie la circulation des flux libidinaux et les objets auxquels ceux-ci s’attachent : aujourd’hui objets toujours déjà nouveaux et dépassés de la consommation marchande, corps retouchés par le numérique ou la chirurgie esthétique, vêtements de marque ; il y a peu, corps colossaux, uniformes, drapeaux, insignes, symboles omniprésents. Ce n’est pas le même type d’objets qui accroche le regard. La libido n’est pas exempte du type de relation à l’autre qui est valorisé dans une société donnée. La pensée freudo-marxiste des années 60 y avait perçu le nerf de la guerre : Marcuse, Deleuze et Guattari, Lyotard, entre autres13. Warlikowski s’est en partie inspiré de La Fonction de l’orgasme (1927) de Wilhelm Reich, ouvrage ayant subi un autodafé sous le régime nazi et qui a fondé en grande partie cette pensée freudo-marxiste14. Exemple de déliaison et de reliaison libidinale : en écho à une vive discussion – tirée des Bienveillantes de Littell – entre Kundry, qui n’aime que Wagner et se met à chanter l’aria de Tannhäuser, et Chris, qui tente de défendre des compositeurs inaudibles dans l’Allemagne des années 30, comme Schœnberg, on entendra dans la seconde partie le prélude de L’Or du Rhin pendant que Severin, maîtresse S/M, et son client font du catch sur des tatamis.

10 Warlikowski pointe la surdétermination historique de la libido et le potentiel subversif qu’elle contient avant ses diverses captations idéologiques. Il produit sur le plateau une surabondance de signes divers – corps, sons, musiques, accessoires, costumes, lumières, reflets, ombres... – qui échappe à une saisie totalisante pendant et après le spectacle. Cabaret de corps hétérogènes : de Sally à Jacqueline, de Pépé à Chris, de la sveltesse à l’embonpoint, du crâne dégarni à la crinière échevelée, de la jeunesse à la maturité, de la taille mannequin à la taille naine, du corps sexualisé au corps empêché, du corps rigidifié au corps ouvert, du corps surexcité au corps déprimé. La distribution se situe entre l’adhésion aveugle au canon contemporain et l’intrusion inquiétante de corps hors-normes. Warlikowski s’intéresse à la manière dont tout corps, si banal soit-il, peut être défiguré ou sublimé par l’idéologique et le libidinal, peut se rêver ou se cauchemarder, jusqu’à ce que le fantasme s’incarne parfois.

11 Cabaret des langues résolument babélique également : anglais (l’ouverture reprend le début de Cabaret – et déjà I am a camera – où les comédiens écorchent la prononciation de l’anglais), polonais (langue maternelle de la troupe qu’on entend pendant la majeure partie du spectacle), français (Ça c’est Paris de Jacqueline Bonbon, reprise de Je t’aime, moi non plus de Gainsbourg), allemand (wagnérien, chansonnier, nazifié), dialecte namibien (projection sur le panneau carrelé du lointain d’une vidéo issue de Youtube où une Namibienne et un Namibien expliquent le fonctionnement par « clics » consonantiques du KhoeKhoegowab), hébreu (tube « Halaila » de Yitzy Waldner chanté en playback par Pépé avec un duo de boys en kipa qui fait le chœur)... Les micros HF, qui font entendre aussi le frottement des vêtements, amplifient cette expérience d’inquiétante étrangeté d’une autre langue ou d’une langue rendue autre par une

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prononciation qui lui est étrangère, jusqu’à s’excéder dans le cri. L’érotique de ce spectacle est peut-être tout autant dans ce rapport aux langues que dans le rapport aux corps. Là aussi, il s’agit de contrer la rigidification mais au sein des langues : leur automatisation en mots d’ordre et signifiants maîtres. Réinvestir autrement les langues suscite un plaisir oral communicatif : humour de la mauvaise prononciation, joie des chants dans une autre langue ou dans sa langue mais adressée à un public étranger, libération du cri contenu, mime jubilatoire du playback, claquements de langue des « clics »...

12 La deuxième partie – dont la fable et les dialogues suivent largement, avec des additions notables, le film de Mitchell – ouvre la palette des nouvelles souffrances psychiques engendrées par l’assemblage d’individus narcissiques et désœuvrés des années 2000, contrepoint à la fusion totalitaire des foules de la partie précédente. Severin (Magdalena Popławska) apprendra l’« orgasme » à la sexologue Sofia (Maja Ostaszewska). Celle-ci apprendra en retour à Severin la « relation avec l’autre ». Toutes les deux éprouvent une scission de la libido qu’elles cherchent à réunifier : moins une « économie libidinale » (Lyotard) qu’une libido scindée par l’économique. Qu’est-ce que l’« orgasme » sans la « relation avec l’autre » ? Et inversement ? Comment parvenir à la jonction des deux, à cette belle figure qu’est le chiasme ? Les fiascos des diverses méthodes pour atteindre cette jonction s’enchaînent : consultation de James (ancien escort devenu maître-nageur, obsédé par son caméscope, interprété par Maciej Stuhr) et de Jamie (ancien acteur de série TV) avec la thérapeute du couple Sofia qui n’a jamais connu d’orgasme, duo de Sofia et de son mari Rob (Wojciech Kalarus) qui essayent vainement de « suivre les voies de l’amour » en touchant et en décrivant le corps de l’autre, scénario fantasmatique élaboré par Severin autour de l’acteur préféré de Sofia, Michael Fassbender, pour qu’elle tente d’atteindre l’orgasme, vibromasseur télécommandé en forme d’œuf que Sofia demande à Rob de déclencher selon ses envies mais qu’il égare... Les comédiens miment une masturbation frénétique en présence de l’autre, comme enfermés dans cette formule de Lacan : « Il n’y a pas de rapport sexuel. »15 Les duos ou duels qui se multiplient chorégraphient un rapport à l’autre à la recherche éperdue de ce rapport, une séparation dans la fusion et une fusion dans la séparation, point d’équilibre qui toujours fuit. Warlikowski ne montre pas, comme Mitchell, des scènes de sexe explicites mais il les traite par la métaphore du combat (tenues, protections, tatamis...) et la fusion de séquences disjointes dans le film (notamment la double quête d’orgasme avec Sofia/Jennifer d’un côté, James/Jamie, qui tentent d’immiscer Ceth – Bartosz Gelner – dans leur couple, de l’autre, tous les cinq sur des tatamis, avec des caméras qui les filment en plongée, le tout projeté au fond). Au début de la seconde partie, à l’avant-scène côté jardin, dans une étroite cabine transparente, Severin danse avec James qui la filme, faute d’être autorisé à la toucher : le contraste est d’autant plus saisissant que sa vidéo est également projetée en direct sur le fond de scène, l’image élargissant démesurément ce que la cabine contient. Si proches soit-on, impossible de ne pas médiatiser le (non-)rapport.

Danse au lieu du deuil

13 Mais même au bord de l’épuisement libidinal, les acteurs trouvent l’énergie d’une relance et d’une adresse. Dans le film de Mitchell, le « Shortbus » de Justin Vivian Bond comporte une salle de spectacle où s’enchaînent films et performances – du

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documentaire sur Gertrude Stein au numéro de new burlesque –, à peine entr’aperçus. Dans le cabaret varsovien, une véritable performance, In The Shadow of No Towers, les remplace et fait entendre la résonance du 11 septembre 2001 au sein de cette partie, qui était aussi très présente dans le film. Ainsi, face public au lointain, sur un canapé avec deux Mac posés sur une table basse, un homme (Claude Bardouil, chorégraphe du spectacle) et une femme (Malgorzata Hajewska-Krzysztofik), qui semblent jumeaux (crinière brune, lunettes noires, costumes noirs), tentent de faire un lien entre l’album Kid A du groupe Radiohead (sorti le 2 octobre 2000) et les événements du 11 septembre 2001. Leur démonstration n’a bien sûr aucune pertinence objective et historique. La pertinence se situe au niveau de l’intime. Comment une œuvre musicale permet-elle de survivre à un événement traumatique collectif sans en résorber la violence ? La violence de l’événement n’est pas dissipée mais transférée, réinvestie, dans des corps qui la dansent et la parlent jusqu’au bord de l’épuisement. La performance s’origine dans un travail de deuil.

14 Le plateau se fait lien de ce qui est sans liens, rapprochement de deux réalités dont on ne perçoit a priori aucun point commun. Mais il ne s’agit pas de la rencontre surréaliste entre un parapluie et une machine à coudre sur une table de dissection. Il y a ici la volonté de fonder une cohérence dans l’incohérence. Les deux performers élaborent une mise en intrigue du 11 septembre, relatent à leur façon, partageable et impartageable, l’événement. La liberté d’interprétation de Warlikowski par rapport aux textes hétérogènes qu’il monte n’est pas très différente. Peu importe sa validité du lien, puisque cela les aide à mettre en langage un trauma collectif dans ses résonances intimes. Leur intention n’est pas d’expliquer les causes et conséquences géopolitiques de l’attentat, ni même d’expliquer quoi que ce soit, mais de parler de cet attentat d’une autre manière que celle qui dominait jusqu’à présent, à savoir les images sans commentaires qui tournaient en boucle dans les media : les avions percutant le World Trade Center. On passe ainsi de l’image à la musique, de la dimension minuscule du cadre télévisuel à deux corps qui dansent jusqu’à épuisement dans un cadre de scène. On dissocie l’événement de sa captation médiatique qui a fait que chacun d’entre nous a désormais ces images dans la tête, comme un réflexe pavlovien qui fait l’économie de toute pensée ou émotion complexes. Les titres (Everything in Its Right Place, The National Anthem, How to Disappear Completely...) et les paroles de chaque chanson ont leur importance : les deux performers insistent sciemment sur certaines d’entre elles, opèrent un travail citationnel, les sélectionnent.

15 L’effondrement des tours semble aussi indirectement évoqué par le flot de paillettes qui tombe des cintres sur le cercueil, par la fumée qui sort d’une machine fumigène de boîte de nuit et par la chorégraphie épuisée autour du canapé. L’image en boucle n’était pas moins imaginaire in fine dans sa prétention à désigner directement, en direct ou différé, le réel et dans son effet viral. Comme si les deux performers tentaient d’explorer ses conséquences sur l’inconscient, la manière dont un tel événement peut venir coloniser nos rêves. C’est un acte d’une liberté folle qui redonne du possible dans la répétition quotidienne préétablie et tautologique des images et des discours. Côté cour tous les autres comédiens les regardent dans l’immense canapé qui ornait déjà la première partie du spectacle. À la fin de la performance, le joint que propose Jacek Poniedzialek/Justin, désamorce l’investissement des deux danseurs à fonder sérieusement leur parallélisme. C’est dire qu’aucune position stable n’est donnée à occuper au spectateur qui oscille entre acquiescement et désintérêt, jubilation et ennui,

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tension et rêverie. C’est le risque inhérent à la forme cabaret que l’adresse directe au public ne prenne pas. Mais sans ce risque-là justement, il n’y a pas de véritable adresse, sauf à être reçue d’avance, toute tracée. Le silence dans lequel tombe l’adresse est parfois aussi parlant qu’une explosion de ferveur16.

16 Quels rapports entre la première et la deuxième partie du spectacle ? D’un cabaret l’autre, du Kit Kat Club au Shortbus, passerait-on, selon la formule de Yannick Butel, de l’« ordre de Thanatos » au « désordre d’Éros »17 ? Précisons qu’il n’y a pas pure antithèse. Des échos discrets, se font entendre de l’un dans l’autre : le sida répond à la syphilis, la leçon de Khoekhoegowab reprend les « clics » du khoisane évoqués par Maximilien, les saillies homophobes reprennent les éructations antisémites, un zoo près de Brême dont les pingouins ne se reproduisent plus rappelle le zoo de Berlin bombardé, Pepe réapparaît et évoque même le souvenir de Jacqueline Bonbon, Jamie rêve d’un caniche, d’un Nain et de la crémation de James... Les deux parties sont fondées sur l’emprise de l’histoire (montée du nazisme, 11 septembre 2001) sur l’intime (fiascos sexuels divers, déchirements des couples). Les scènes y sont souvent dupliquées en direct par des prises de vue en plongée, projetées sur le mur de faïence du lointain, comme un « mouvement de fouilles et d’archéologie » (Yannick Butel). Ces plans en plongée évoquent aussi, surtout dans la première partie du spectacle, un regard totalitaire d’imposition, de surplomb inquiétant, une inquiétude diffuse qui plane au- dessus des corps. À Sally qui réalise son fantasme (devenir une actrice célèbre) se substitue la déréalisation de chacun dans son propre fantasme (la scène onirique, quasiment à la fin du spectacle, où les personnages relatent leur orgasme solitaire – Sofia les bras en croix, en l’air sur le panneau du fond, Jamie dans une baignoire posée à même le plateau... – environnés de projections d’ombres déliquescentes). Puis vient la toute fin, peut-être le point impossible de jonction, où la poursuite se réduit sur le visage de Jacek Poniedzialek/Justin jusqu’à son extinction, au son de quelques notes de piano de Bach. Est-ce suffisant pour reléguer la grosse cavalerie wagnérienne ? Wagner d’ailleurs n’est pas en soi néfaste, on en aura vu aussi un usage détourné par le catch, défouloir au lieu du cérémonial18. Sur les décombres des Twin Towers, on érige d’autres buildings. Varsovie rasée a été reconstruite. Un hangar désaffecté devient lieu de création. Nous sommes toujours plus ou moins consciemment en rapport avec des vestiges. Le deuxième cabaret est fragile, il pourrait se renverser dans la figure répressive du premier, si on n’y prend garde. À nous de savoir sur quel pied on veut danser, quelle langue, entre clics et clichés, on veut parler.

NOTES

1. Krzysztof Warlikowski, Piotr Gruszczyński, Szczepan Orłowski, Kabaret Warszawski, traduction française Margot Carlier. Quelques images du spectacle sont accessibles dans le cahier photos. 2. Mise en scène Krzysztof Warlikowski, décors et costumes Malgorzata Szczesniak, lumières Felice Ross, musique Pawel Mykietyn, chorégraphie Claude Bardouil, vidéo Kamil Polak, dramaturgie Piotr Gruszczyński. Spectacle créé au Nowy Teatr (Varsovie) le 26 mai 2013 ; tournée

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française au Festival d’Avignon, La FabricA, du 19 au 25 juillet 2013, et au Théâtre National de Chaillot, du 7 au 14 février 2014. 3. Le programme polonais du spectacle comporte, de même, la photographie d’une jeune fille et un jeune homme enlacés sur le sable, au milieu de petits drapeaux nazis. 4. » Krzysztof Warlikowski écrivain de plateau », entretien avec Georges Banu et Bernard Debroux, Alternatives théâtrales, 110-111, « Krzysztof Warlikowski, fuir le théâtre », 2011, p. 7. 5. Rapport qui, du reste, fait partiellement défaut dans les représentations françaises, à Avignon et à Chaillot, où l’assistance paraît réticente à adopter la posture et la participation physique et rythmique du spectateur de concert, pourtant indispensable à la réception et à la compréhension du spectacle. 6. Entretien avec Jean-François Perrier, Programme de Kabaret Warszawski au festival d’Avignon. 7. Un mouvement collectif semblable clôturait déjà la précédente création théâtrale de Warlikowski, Contes africains d’après Shakespeare. 8. Le texte du spectacle, dans la première partie, se fonde sur l’adaptation théâtrale par John Van Druten (I am a camera, 1951), de Good bye to Berlin de Christopher Isherwood (1939) – adaptation elle-même refondue dans la comédie musicale Cabaret produite et mise en scène par Harold Prince (livret de Joe Masteroff, lyrics de Fred Ebb, musique de John Kander, 1966), puis le film homonyme de Bob Fosse. La figure du Emcee, tout comme le cabaret Kit Kat Club, apparaît avec la comédie musicale. 9. Les textes dits par Jacek Poniedzialek dans ces séquences sont pour la plupart tirés de Tango. My Childhood, Backwards and in High Heels, l’autobiographie de Justin Vivian Bond (2011). 10. Une image du même ordre apparaissait dans The Rake’s Progress, mis en scène par Warlikowski au Schiller Theater de Berlin en 2010, où le visage de Baba la Turque, interprétée par le contre-ténor Nicolas Zielinski, surgissait sur un écran et se couvrait de barbe. 11. Entretien avec Jean-Louis Perrier, Programme de Kabaret Warszawski au festival d’Avignon. 12. Sur le Nowy Teatr, voir Lucie VÉROT, « Le projet de création du centre pluridisciplinaire Nowy Teatr de Krzysztof Warlikowski à Varsovie », Alternatives théâtrales, 110-111, « Krzysztof Warlikowski, fuir le théâtre », p. 89-94. 13. Herbert MARCUSE, L’Homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, trad. de l’anglais par Monique Wittig, Minuit, 1968 ; Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie I, Minuit, 1972 ; Jean-François LYOTARD, Économie libidinale, Minuit, 1974. 14. Un extrait du texte est reproduit dans le programme polonais du spectacle. 15. Sur cette formule, voir entre autres Jean-Luc NANCY, L’« il y a » du rapport sexuel, Galilée, 2001. 16. Sur la performance autour de Kid A et du 11 septembre, voir Arnaud MAÏSETTI, « Pensées du théâtre de Warlikowski », Incertains Regards, n° 4, « Le théâtre pense, certes. Mais quoi ? Comment ? Et où ? », à paraître. 17. Yannick BUTEL, « Cabaret Varsovie, l’art de vivre », L’Insensé, 21 juillet 2013 [en ligne]. 18. Sur le proto-nazisme de Wagner, voir le différend amical entre Philippe LACOUE-LABARTHE, Musica ficta, Christian Bourgois, coll. « Détroits », 1991, et Alain BADIOU, Cinq leçons sur le ‘cas’ Wagner, Nous, 2010. Sur la scission Nietzsche/Wagner, voir le spectacle de Jan Fabre, Tragedy of a Friendship, créé au Théâtre de la Ville en 2013 (et l’article de Chloé Larmet qui lui est consacré, « Jan Fabre : de la parole au cri », Théâtre/Public, 211, « La Vague Flamande : mythe ou réalité », 2014, p. 139-140.

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AUTEURS

JÉRÉMIE MAJOREL

Il est maître de conférences en littérature et théâtre du XX-XXIe siècles à l’Université Lumière Lyon 2. Ses dernières publications sont : Maurice Blanchot. Herméneutique et déconstruction (Honoré Champion, « Littérature de notre siècle », 2013) ; « Un théâtre de l’asymétrie (Dans la solitude des champs de coton) », publié sous la direction de Marie-Claude Hubert et Florence Bernard dans le volume Relire Koltès (PUP, 2013).

ROMAIN PIANA Il est maître de conférences à l’Institut d’Études Théâtrales de l’Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3. Il est spécialiste de la réception et de la mise en scène moderne et contemporaine du théâtre grec antique et de l’histoire du théâtre français du XIXe siècle.

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Fautes d’impression de Laurence Sendrowicz

Zoé Schweitzer

RÉFÉRENCE

Fautes d’impression écrit et interprété par Laurence Sendrowicz ; mise en scène et scénographie : Nafi Salah ; musique originale : Meïr Salah et Yaacov Salah ; lumières : Pascal Noel ; costumes : Esther Marty-Kouyate. Manufacture des Abbesses, Paris, août- octobre 2014

1 La traduction pour sujet, une traductrice (tourmentée) pour personnage : voici l’objet original qui est offert au spectateur de Fautes d’impression. Laurence Sendrowicz est connue des amateurs de théâtre pour ses traductions du plus célèbre dramaturge israélien moderne, Hanokh Levin (1943-1999). Elle traduit aussi, notamment, l’œuvre de Zeruya Shalev (1959), qui a obtenu le Prix Femina Étranger en 2014 avec Ce qui reste de nos vies. Laurence Sendrowicz est également comédienne. Ses deux activités sont associées ici pour en former une troisième : une pièce sur la traduction, qu’elle interprète.

2 Le sujet en est simple : Fany Barkowicz, traductrice des romans policiers de Daniel D, auteur à succès, mère de Simon et Mickaël, femme de Manu, a envoyé à l’éditeur non la traduction qu’elle doit remettre, mais son propre récit, qui a pour sujet l’aventure épique et bouleversante de son père et de son oncle qui ont échappé à la déportation en 1942. La pièce commence lorsque l’éditeur redouté l’appelle pour la féliciter, inconscient de la subtilisation, et s’achève avec la reprise du manuscrit original et l’envoi de la traduction prévue.

3 Une scénographie minimale – une boîte noire, une table de café, un pupitre et un tabouret rouge – sans affectation décorative, des éclairages précis et utiles offrent un écrin à la comédienne qui occupe seule la scène pendant près d’une heure. Sa voix est parfois relayée, ponctuée ou prolongée par quelques effets sonores, qui ne sont jamais illustratifs. À aucun moment, la pièce ne tombe dans le recueil de bons mots et

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d’anecdotes, florilège d’épisodes plaisants, piquants ou bouleversants, ou ne se transforme en expérience illustrée des bonnes et mauvaises manières de traduire. Cela tient à la fois au jeu sensible de la comédienne et à la simplicité de l’écriture dramatique qui soutient une intrigue soigneusement construite.

4 Mettre en lumière ce qui est normalement tu. Traducteur aux premières loges, traducteur sous les projecteurs, tel est le pari dramaturgique de la pièce. Les jeux de miroirs ne s’arrêtent pas aux échos thématiques entre le roman à traduire et le récit écrit, entre le personnage de la pièce et la biographie de l’auteur ; l’histoire de cette Fany Barkowicz semble en effet rejouer, sur un mode sombre et parfois amer, le projet théâtral, réussi et abouti, de Laurence Sendrowicz : la pièce commence donc quand la traductrice raccroche le téléphone et se trouve entraînée dans un tourbillon d’actions, de pensées et de souvenirs qui s’achève par l’effondrement de la jeune femme et la remise à l’éditeur du bon manuscrit grâce à un mari diligent qui plaide l’erreur électronique. Tentative d’émancipation de la traductrice, peut-être aussi de l’épouse serviable et de la mère dévouée toujours inquiète pour ses (grands) garçons. Le retour à la normale clôt ce qui semble devoir rester une parenthèse, vaine tentative d’échapper à la condition ancillaire de traductrice. Mais à la faveur du spectacle de Laurence Sendrowicz qui représente les vains efforts de la traductrice Fany Barkowicz pour passer sous la pleine lumière et avoir la reconnaissance désirée et méritée, la traduction est sortie de l’ombre pour devenir un matériau dramatique. Il ne s’agit pas seulement d’un divertissement réflexif sur le modèle de nombreuses comédies musicales dont l’intrigue tourne autour de la création nouveau show à Broadway, mais d’une représentation, dramatisée et plaisante, de la condition ontologique de traducteur, pris dans les rets d’exigences multiples et contradictoires, et d’un éloge de la traduction.

5 L’image du passage, du franchissement structure le spectacle : elle n’est pas seulement une métaphore convenue pour décrire la traduction, donc particulièrement adaptée à résumer le sujet de cette pièce qui porte sur le travail du traducteur et les difficultés du transfert linguistique ; elle se trouve aussi actualisée en un sens à la fois très concret et beaucoup plus tragique, avec le sujet du récit de la traductrice de la fiction. Son récit raconte comment son père et son oncle ont échappé à la déportation en franchissant des montagnes grâce à l’aide d’un passeur habile. Le passeur est donc celui qui sauve et permet la survie grâce à sa bienveillance et à son intelligence. D’un passeur l’autre, il est tentant, et assez bouleversant, d’imaginer que la vocation de l’une tire son origine de l’action de l’autre, voire qu’une même éthique est à l’œuvre, faite de fidélité et de dévouement. C’est un autre passage qui s’opère entre Fany Barkowicz et Laurence Sendrowiz : la dramaturge glisse du théâtre au récit, entremêle fiction et témoignage, tandis que le personnage de théâtre transforme un épisode autobiographique fondateur et poignant en un récit, et cette mémoire vive, sauvée de l’oubli, garantit la continuité entre les générations et les époques, entre les vivants et les morts. Fautes d’impression associe ainsi trois idées du passage qui sont étroitement solidaires : traversée d’une terre à une autre, conçue comme espace géographique et aire linguistique, franchissement des mondes, à la fois la mort et de la vie, le passé et le présent, le témoignage et l’imagination, et continuité éthique, dans l’action et la pensée. Le geste délicat de la main de la comédienne qui désigne cette époque inoubliable et révolue est celui-là même qui nous renvoie au présent de la scène et de l’histoire.

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6 En tissant l’histoire tragique passée et les aventures burlesques du présent, grâce à une mise en scène qui évoque subtilement cette année 1942, notamment par des effets sonores, et un jeu au large chromatisme, l’aventure singulière devient histoire commune, si bien que c’est finalement un double mouvement qui se joue, à la fois affirmation de la nécessité du passage et possibilité pour le spectateur de se trouver au lieu même où il s’accomplit, dans un espace aux contours mobiles, c’est-à-dire, d’une certaine manière, à un endroit analogue à celui où se trouve le traducteur en plein travail.

7 Les ruptures constantes de tonalités et de styles et les trouvailles langagières sont deux ressorts de la réussite du spectacle. Les premières empêchent le spectateur de tomber dans une passivité distanciée en le maintenant dans un éveil réflexif et créatif qui permet d’accueillir les secondes. Le texte est émaillé d’images percutantes, d’expressions efficaces dont la pertinence suscite l’assentiment immédiat du spectateur. Deux exemples : traduire c’est respirer avec, ou la description de la traductrice en « fourmi-mouche », monstre impuissant, toujours pris entre deux exigences, la rigueur et la fidélité. Que ces deux éléments se trouvent aussi dans de nombreuses pièces de Levin éclaire la genèse créatrice de la pièce de Laurence Sendrowicz : l’expérience de la traduction n’est pas seulement un thème, riche d’effets comiques, que l’on pourrait croire extérieur ; elle nourrit en profondeur la création dramatique de l’auteur et constitue cet ingrédient essentiel qui permet justement la transformation des aventures diverses en une œuvre sensible et juste.

8 L’intérêt pour la traduction s’observe également dans le champ universitaire et critique. En est emblématique l’ambitieux projet d’une Histoire des traductions en langue française du Moyen-Âge au XXe siècle, dont deux volumes consacrés au XIXe et aux XVIIe et XVIIIe siècles ont déjà parus (Verdier, 2012 et 2014). Ces ouvrages auxquels ont contribué de nombreux chercheurs spécialistes de langues et de disciplines différentes dressent conjointement une histoire de la notion de traduction et de ses théories et une histoire des pratiques et des œuvres traduites, sans se restreindre au strict champ littéraire. Bref, tout se passe comme si notre époque polyglotte et mondialisée s’intéressait au geste de la traduction et au métier de traducteur en tant qu’ils sont des lieux de négociation privilégiés entre les cultures et les individus et une modalité fondamentale, sinon exemplaire, de la transmission.

9 Entre la pièce de Laurence Sendrowicz et cette somme critique, il existe des liens manifestes. D’une part, montrer les succès et les erreurs de traduction, la difficulté foncière du transfert d’une langue à une autre, c’est aussi inviter à réfléchir aux délimitations, aux déterminations, aux manières de penser et d’agir. L’auteur de Fautes d’impression puise dans sa connaissance de l’hébreu et sa pratique des jeux lexicaux et des divergences de conceptions qui sont propices à des quiproquos et des malentendus riches d’effets comiques, mais sources aussi d’interrogations sur notre perception du monde. D’autre part, c’est toute la fécondité créatrice de la traduction qui apparaît. Que le traducteur soit un interprète et la traduction une création originale, avec ses qualités propres, et pas seulement une dégradation d’un texte initial, voilà des idées qui peuvent paraître banales mais qui, étant précisément montrées et illustrées, se trouvent dotées d’une pertinence accrue. Le personnage de Fautes d’impression, par sa

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trajectoire même qui l’amène à écrire un récit bouleversant sur son histoire familiale qu’elle réussit à faire passer pour la traduction d’un roman auprès de son éditeur, l’illustre sur un mode à la fois comique et grinçant. La pratique de la traduction est une pratique littéraire, à la fois palliatif et dérivatif d’un désir d’écrire qui n’ose aboutir. Si la traduction est présentée comme un piège par le personnage de Fanny Barkowicz qui n’ose faire lire son récit ni se dévoiler comme auteur, elle est aussi ce qui lui permet de mener à terme une œuvre originale, qu’elle donne à entendre par le jeu des dialogues de la pièce, et qui permet au spectateur de la considérer comme écrivain, de même que l’auteur de la pièce. C’est aussi à une réflexion sur notre monde délimité, déterminé qu’invite Fautes d’impression, sur la nature du geste créateur et la place du texte dans la société.

Laurence Sendrowicz dans Fautes d’impression

Photographie du spectacle

AUTEURS

ZOÉ SCHWEITZER Elle est maître de conférences en littérature comparée à l’université de Saint-Étienne. Ses recherches portent sur le théâtre européen des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles ainsi que contemporain, en particulier les réécritures de l’antique et les œuvres tragiques.

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Carnet des spectacles et des professionnels

Portrait de compagnie

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Un espace pour entendre Autour de deux installations sonores et vidéo de Vincent Lacoste

Romain Piana

RÉFÉRENCE

Lambeaux, créé au Relais en décembre 2011. Texte de Charles Juliet mis en voix par Vincent Lacoste, création sonore de Christophe Séchet, film vidéo de Julien Chollat- Namy. Dame Lazare, 2014, installation sonore et vidéo d’après « Tulipes » de Sylvia Plath (trad. Valérie Rouzeau), avec Claudie Decultis. Conception de Vincent Lacoste, vidéos d’Elsa Bacle, création sonore de Christophe Séchet, maquillage de Dany Vasseur, collaboration technique de Jacques Bouault. J’essaie de faire un théâtre qui soit essentiellement sonore » Vincent Lacoste

1 Installé depuis 2001 en pays de Caux, près de Dieppe, où il a créé le Centre de Recherche Théâtrale Le Relais, lieu d’accueil et de résidence dont il assure la direction artistique1, Vincent Lacoste développe une œuvre singulière et rare, œuvre de résistance pourrait- on dire, creusant patiemment un sillon à l’écart des modes et des tendances, tout en maintenant un dialogue intime et fécond avec des œuvres modernes ou contemporaines – plasticiens, auteurs, poètes, dramaturges – qui l’accompagnent. Les travaux qu’il développe avec sa compagnie, le Groupe Expir, prennent des formes variées – théâtre, lectures, propositions chorégraphiques – et engagent des interprètes de différents horizons : des comédiens et des danseurs, mais aussi des amateurs rencontrés à travers l’action culturelle, depuis les collégiens et lycéens jusqu’aux personnes en situation de handicap, aux résidents de maisons de retraite et aux publics incarcérés. Ses spectacles parcourent des univers divers, du conte philosophique de Supervielle (L’Inconnue de la Seine, spectacle jeune public mêlant conte et mouvement dansé, 2007) à la comedia espagnole (À outrage secret, vengeance secrète de Calderón, 2002), des pièces en un acte de Pirandello (Je rêvais (peut-être…), La fleur à la bouche, À la

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sortie, 2012) à l’essai chorégraphique (Les Corps mous, performance dansée, 2014). Ils se fondent pourtant le plus souvent sur des textes (Dostoïevski, Beckett, Bond, Albertine Sarrazin…) qui donnent à entendre l’épreuve de la vie et la confrontation avec l’isolement ou la mort. Au-delà de leurs thématiques, ces spectacles développent une approche commune qui ne cesse de s’approfondir. Très sensible à la présence et à l’énergie du comédien, vecteur d’une transmission d’un texte, et dont l’expérience centrale serait celle de la lecture dans toutes les résonances du terme, y compris les plus corporelles, le travail de Vincent Lacoste tend à la construction d’un espace de rencontre et d’écoute, où s’expérimenterait une forme concrète, lucide et sans fard, de la conscience de l’être au monde. Œuvre exigeante en ce qu’elle requiert disponibilité et ouverture à l’autre, proche parfois de l’expérience religieuse dans le sens d’une ouverture spirituelle et d’une empathie – non compassionnelle – pour la souffrance et les états d’écart, son geste artistique se fonde fréquemment sur un acte d’exposition dans lequel le spectateur se voit offrir la possibilité – qui peut être bouleversante –, d’un face à face, médiatisé par l’écriture et par le dispositif théâtral, avec des figures humaines singulières, souvent fragiles.

2 Très tôt marqué par l’écriture de Samuel Beckett et son expérience de la dissociation des corps et des voix (Comédie et autres dramaticules, 1997), Vincent Lacoste privilégie des textes ou des matériaux où s’interroge l’énigme des êtres, plus que ne se construit une fiction intersubjective. Poème, roman, texte dramatique au sens strict, voire création sans texte (Histoires de rien, spectacle avec les résidents en situation de handicap de l’APEI de Dieppe, 2013, Les Corps mous, 2014), le récit de vie ou l’exposition diffractée de soi – hors toute exhibition psychologique – en constituent souvent le noyau dramaturgique. La confrontation, la mise en regard, la pluralité des points de vue, une constante esthétique, sous la forme notamment du montage en diptyque ou en triptyque : le capitaine Kopeïkine de Gogol y précède Albertine Sarrazin (Gogol/Sarrazin : Histoire du Capitaine Kopeïkine et lettres d’amour, 2005), la tragédie de Shylock ouvre sur La Nuit juste avant les forêts (Impromptu à Venise, 1998), Comédie est prolongée par Fragments de théâtre 2 et Berceuse (Comédie et autres dramaticules, 1997), tout comme L’Impromptu d’Ohio met en perspective Cette fois de Beckett (2013-2014).

3 Le retour à Beckett que représente ce dernier diptyque est aussi retour à un travail sur la voix enregistrée. Dans Cette fois, de même que dans Berceuse, un personnage seul (interprété par William Mingau-Darlin) écoute sa propre voix racontant, à la troisième personne, le récit fragmenté de sa vie. Dans le processus de création de Berceuse en 1997, l’enregistrement s’était effectué après un long temps de répétitions. Cette fois procède d’un nouveau processus de travail, enclenché en 2012 par la collaboration avec le compositeur sonore Christophe Séchet, dans lequel la question du son est première. Le spectacle fait par ailleurs suite à la création de deux installations sonores et vidéo saisissantes, à partir de textes de Charles Juliet (Lambeaux) et de Sylvia Plath (« Tulipes », tiré du recueil Ariel comme le poème « Dame Lazare » qui donne son titre à l’installation). Dans ces deux créations, la diffusion de la voix enregistrée, polyphonique et diffractée, s’insère dans un espace immersif qui accueille la projection sur écran, dans une scénographie minimale. Présentées alternativement dans des lieux d’exposition ou dans des lieux théâtraux2, les deux propositions relèvent du dispositif muséal en ce que le spectateur y est libre de la durée de son face-à-face avec l’œuvre, diffusée en continu, qu’il peut découvrir comme quitter à tout moment. Elles ne s’en

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rapprochent pas moins de l’expérience théâtrale par la forte présence du récit, la concentration sur une figure, et la spatialisation de la représentation.

4 Lambeaux3 est basé sur la première partie du texte de Charles Juliet, récit dépouillé et fragmentaire, à la deuxième personne, de la vie d’une jeune femme – la mère de l’auteur, prisonnière de l’étroitesse d’esprit d’un monde rural dont elle n’aura pas la force de s’échapper, et qui mourra dans un hôpital psychiatrique, victime de l’extermination par la faim des malades internés en cours sous le régime de Vichy. Plusieurs étapes décisives rythment son parcours – comme la découverte des livres ou la rencontre amoureuse avec un jeune tuberculeux –, qui, à chaque fois, prend une bifurcation l’enfermant progressivement dans la voie d’un renoncement ou d’une révolte, et menant jusqu’à la dépression et l’internement. Les spectateurs de l’installation pénètrent dans un espace délimité en son fond par un écran sur lequel est projeté un paysage de campagne, mêlant champs et couronne de forêt, filmé au début du crépuscule, dans un très lent mouvement panoramique aller et retour. L’image, pleine de grain, de clair-obscur et d’effet d’ombres, est comme voilée, troublée ; s’y impriment les traces d’un muret, des lézardes à peine perceptibles, et la forme vaguement blanche d’un matelas. Le récit est diffusé, de manière assez lointaine, par des enceintes situées dans l’espace ; sur les bancs à leur disposition, les spectateurs peuvent se saisir de casques, où le son est nettement plus audible. Entre les bancs et l’écran, quelques matériaux de construction délimitent un espace qu’on pourrait qualifier de scénique ou de plastique. L’enregistrement vocal – découpé en plusieurs prises, comme des lambeaux – alterne divers registres, la voix de Vincent Lacoste passant de l’intimité au récit presque clinique, avec des prises de son plus ou moins rapprochées ; la bande inclut des moments de blancs, de réverbération et de bruitage, organisés selon un principe cyclique. Dans la deuxième partie de l’enregistrement – qui suit la mort du jeune homme tuberculeux –, un décalage s’opère dans la voix : à certains moments, les prises se superposent, ou sont diffusées par deux sources différentes, avec un léger décalage. La dimension paisible de la première partie fait place à des discordances et des dissonances. L’expérience proposée favorise, à la faveur notamment des moments de silence, la contemplation et l’écoute méditative, dans une temporalité régulière proche des grands cycles naturels. S’impose également, à d’autres moments, le saisissement du récit, dont le cheminement apparemment aléatoire laisse surgir progressivement les implacables lignes de force, accusant le fossé qui se creuse entre la figure que l’œuvre tente de faire exister – enfin – comme sujet, et le monde froid et distant dans lequel sa singularité est promise à l’ignorance, à la perte et à l’oubli.

5 Avec Dame Lazare4, le dispositif frontal est abandonné et le spectateur se retrouve dans un espace plus éclaté, où il est invité à trouver – ou à varier – sa place. Quelques chaises, réparties çà et là selon différents angles, offrent plusieurs points de vue et d’écoute possibles ; elles voisinent avec quelques meubles d’hôpital et trois vases remplis de tulipes rouge vif. Trois draps légers, suspendus sur les côtés de l’installation, accueillent trois flux vidéos, sortes d’écrans flottants ondulant légèrement au gré du souffle créé par des ventilateurs. S’y impriment, selon un tempo là encore cyclique, les images de Claudie Decultis, allongée ou assise sur un lit à la couverture de bure, ou un gros plan de sa main et de son avant-bras, balafré d’une large cicatrice. Alternant mouvement – notamment quand la comédienne se lève et disparaît du champ – et fixité – souvent l’image se fige sur un des écrans –, la vidéo d’Elsa Bacle entre en résonance avec la bande sonore de Christophe Séchet, elle aussi traitée sur un mode cyclique. Le

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poème enregistré par Claudie Decultis, « Tulipes », relate l’expérience d’abandon et de paix ressentie sur un lit d’hôpital, après une intervention, quand le bruit du monde et le va-et-vient des soignants paraissent assez lointains pour que les agressions de la vie – malgré tout présentes via le bouquet de tulipes offert par des proches – laissent du repos au sujet momentanément abstrait de l’existence sociale. Écrit par Sylvia Plath quelques semaines avant sa mort par suicide à trente et un ans, il fait pendant à un texte beaucoup plus brutal, « Dame Lazare », qui évoque les diverses tentatives de suicide de l’auteur, et ses « résurrections » successives. L’image, dans l’installation, travaille ces motifs de façon insistante, aussi bien dans leur concrétude physique que dans les références spirituelles et religieuses qu’ils évoquent : le maquillage de Claudie Decultis, visage tuméfié et stigmates d’entaille sur l’avant-bras, renvoie directement au corps meurtri qui s’est fait violence ; gisant, relevé, disparaissant au milieu des voiles, ce corps est aussi pris dans un souffle. Bruit de la respiration de la comédienne, calme de sa voix s’échappant des haut-parleurs environnants, effleurement des flux des ventilateurs, Dame Lazare interroge et rend perceptible, au-delà même de la tragique destinée de Sylvia Plath, l’énigme de la présence et de la disparition. Romain PIANA – Comment en es-tu arrivé à l’installation sonore et vidéo ? Vincent LACOSTE – Je mène un travail de lectures publiques, depuis plusieurs années. Je saisis dès que je le peux des occasions pour faire entendre des textes, de poésie surtout, en les partageant avec un public. Quand j’ai lu Lambeaux de Charles Juliet, la lecture à voix haute, à cause de la nature de l’écriture, m’est apparue moins forte que l’expérience de la lecture silencieuse. Avec Christophe Séchet, que j’ai rencontré à ce moment-là, nous avons envisagé un projet d’enregistrement, pour tenter de retrouver la spécificité de cette expérience de lecture silencieuse. Nous avons d’abord travaillé l’enregistrement ; puis quelques mois plus tard, s’est posée la question de savoir où et comment faire écouter cette matière sonore. J’étais très attiré par des installations purement sonores – j’aime beaucoup, par exemple, le travail de Dominique Petitgand –, mais il m’a semblé que ce texte avait besoin d’autre chose que d’un espace aussi pur, aussi abstrait, et qu’il fallait, en quelque sorte, entrer dans l’image.

R.P. – Comment le projet s’est-il développé ? V.L. – Lambeaux est l’adresse d’un homme, d’une voix, à une femme absente, la mère de l’auteur, qui est morte. Où s’adresse-t-on à un mort ? Sur une tombe, devant un corps, ou bien dans son for intérieur, à n’importe quel moment de sa vie. La création de l’installation a été déclenchée par la volonté de construire un espace où cette voix serait perceptible, audible au bon endroit d’écoute. Je me suis en partie inspiré de l’atelier de Francis Bacon, exposé à Dublin. Il rassemble une masse d’objets accumulés par strates, autour desquels on peut circuler et qu’on peut voir à travers des fenêtres. Il m’a semblé qu’un espace semblable d’atelier, lieu de fabrication de l’artiste, avec les traces qu’il donne à voir, pouvait contribuer à ce que la voix s’imprime mentalement, sans présence physique. L’espace a donc été d’abord une scénographie, une installation plastique très simple – un lit, un oreiller, des matériaux de construction. Puis le désir est venu d’ajouter une grande image, qui apporterait du mouvement tout en faisant éprouver autre chose : la permanence de la nature. L’espace rural constitue à la fois un enfermement et un refuge pour cette femme évoquée par le texte. Face à la beauté de la nature, son aspect cyclique, son jaillissement de surprises, elle vit sa

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vie en artiste. D’où la rencontre avec cet homme artiste (l’auteur) qui voit en elle l’artiste (sa mère).

R.P. – La vidéo ne fait donc pas partie, ici, de l’impulsion initiale. Peut-on dire alors que « l’installation sonore et vidéo » n’est pas un concept, mais une logique ? V.L. – Oui. C’est un travail d’abord sonore, suivi par la conception d’un espace approprié à l’écoute de cette proposition sonore. Dans le cas de Lambeaux, le processus a été long. La vidéo a été proposée à une cinéaste, sans que cela aboutisse réellement ; finalement, un soir, j’ai pris une caméra et suis parti seul filmer dans la nature. Les images ont ensuite été projetées, transformées – avec l’aide d’un deuxième cinéaste, Julien Chollat-Namy –, pour aboutir à une vidéo qui a beaucoup stratifié la première prise. C’est donc toute une série de gestes, ce n’est pas du tout « je veux à la fois l’image et le son ». Je veux le son, et ensuite, sachant que je ne suis pas aveugle, et que donc je vais voir ou regarder quelque chose, un espace, se pose la question de ce je devrais voir pour que l’expérience proposée au niveau sonore tienne encore la route. Voilà le processus, autant pour Lambeaux que pour Dame Lazare. On a peu à peu quitté l’idée de la représentation pour la construction d’un espace purement dédié à l’écoute, et l’observation. Mais construire un tel espace d’écoute, c’est le propre du théâtre, je crois.

R.P. – Pour toi, le théâtre est un art de l’écoute ? V.L. – Je suis convaincu – tout comme Christophe Séchet – que l’image sonore peut être plus forte que l’image visuelle. J’essaie de faire un théâtre qui soit essentiellement guidé par le son. La prédominance de l’image visuelle me pose problème. Sa présence constante me choque. N’habitant plus à Paris, c’est incroyable à quel point, quand je m’y rends, je suis agressé par l’omniprésence des images (publicité, slogans, affiches, vitrines…). Le son est, en revanche, une façon totalement autre d’aborder le paysage, l’environnement. Le son est aussi une image. Mentalement, si j’entends, je vois, j’imagine ; je visualise très bien ce dont on me parle. Le théâtre n’a pas besoin de montrer les choses. Le dire suffit. Si la lecture, ou le texte, porte, il suffit de le laisser se développer pour que, peu à peu, des images se créent. Ce sont des images mentales que le spectateur-auditeur produit lui-même. J’aime bien cette activité du spectateur. Beckett a fondé une part importante de son écriture autour de cette notion de l’écoute, de la voix, d’une dissociation de puissances perceptives distinctes. Maeterlinck, aussi… La poésie, en général, l’écriture également, et la musique.

R.P. – Est-ce que poser ainsi, à rebours d’une certain iconolâtrie du théâtre actuel, la place de l’écoute, donc de l’écoutant, c’est aussi poser la liberté d’une pensée, d’un regard sur le monde, que trop d’image aurait tendance à faire refluer, voire détruire ? V.L. – Oui, totalement. En même temps, on ne peut pas se couper du visuel sur scène. C’est une des leçons de Merce Cunningham, je crois, que de faire cohabiter deux réalités différentes, visuelle et sonore. On ne peut souvent pas, par exemple, faire abstraction d’un arrière-plan sonore qui raconte qu’on est dans une ville. Je suis dans un monde, qui me parvient, forcément. Je ne cherche pas à limiter à tout prix une fonction sensorielle. Il s’agit bien de théâtre, donc de choses visibles, ou rendues visibles. Mais qui dit image ne dit pas uniquement perception par l’œil : l’œil perçoit, l’oreille perçoit et il y a des liens entre les divers sens. Bresson parle de cela aussi. Si on limite l’afflux d’informations visuelles, je crois qu’on ouvre des zones propices à la réflexion, à quelque chose qui se passe derrière le bruit du monde. Je tends l’oreille à

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des voix silencieuses, à d’autres façons de voir. Je cherche une écoute qui s’éloigne de la saturation sensorielle permanente. De plus en plus, je cherche à créer des espaces qui permettent de se rapprocher de ces paroles – celles des auteurs, des écrivains, des poètes – qui réussissent à trouver des mots pour dire le monde d’une façon autre, et qui demandent qu’on se pose un temps pour les entendre et les percevoir.

R.P. – Dans les deux installations, l’espace environnant créé par l’image se caractérise par une sorte de permanence. À l’image du mur lézardé qu’on retrouve dans les deux vidéos, les films comportent des traces, comme des stigmates matériels, signe d’une temporalité longue. Comme s’il y avait une durée de l’espace, et que les trajets singuliers que racontent les textes et qui s’exposent étaient mis en perspective, posés devant quelque chose de plus grand qu’eux. V.L. – Pendant les longues phases d’écoute, avant la construction scénique, pour poser mon regard quelque part, je regarde souvent par la fenêtre. Ce que j’y vois – le paysage, le ciel, le cycle de la nature, tous ces mouvements qui renvoient à une permanence – est favorable à l’écoute des textes. Pour chacune des installations, j’ai essayé de trouver des images vues à travers une fenêtre. Cette idée de la fenêtre, de la personne à la fenêtre, m’inspire beaucoup. Un texte, c’est une ouverture. Je suis dans un espace et je vois à travers, je passe un seuil. La voix vient de l’intérieur et l’extérieur m’arrive autrement. L’image, du coup, dans ces installations, ne vient pas se coller au son. Elle vient comme à travers une fenêtre, en quelque sorte. J’écoute depuis un espace, d’où je vois quelque chose, tout en entendant, autre chose peut- être.

R.P. – Le travail sur la spatialisation du son est-il lié à cette nécessité de décorrélation ou de multiplication des sources et des points de vue ? V.L. – Avec Christophe Séchet, nous sommes d’accord sur le fait que le son ne devrait pas coller à ce qui se passe. Christophe aime beaucoup les avant-gardes américaines, notamment John Cage et son travail avec Merce Cunningham, chez qui la décorrélation entre l’écriture du corps dansant et la musique est centrale. Dans les deux installations, le principe choisi est que le son soit un événement situé dans un certain espace, mais que d’autres espaces, plus lointains s’y ajoutent, qui ouvrent comme un champ de profondeur plus large. De même, chaque son est diffusé d’une manière spécifique pour permettre une pluralité de sensations. Dans Lambeaux, notamment, nous avons beaucoup réfléchi sur la question d’où parvient le son. L’auditeur peut chausser un casque et accéder au son plein ; sans casque, il entend la voix, mais relativement déformée. Ces notions de seuils, de voiles, de multiplicité d’espaces, qui font qu’on n’a pas un accès direct à l’objet, sont également présentes dans l’image vidéo : dans Lambeaux, comme dans Dame Lazare, il y a superposition d’images.

R.P. – Dans Cette fois, on a quelque chose du même ordre au niveau de la diffusion du son. Il y a des haut-parleurs, visibles, et un traitement sonore particulier. V.L. – Trois enceintes diffusent le texte de Beckett enregistré par William Mingau- Darlin, qui comporte trois récits fragmentés qui s’entrecroisent. Chacun des récits est diffusé par une enceinte spécifique, ce qui produit une sorte de cycle ternaire autour du visage de l’acteur qui écoute. Il y a quelques effets de filtre et de disparité de son, mais nous avons essayé de ne pas perturber la spontanéité de l’enregistrement. Les différences de matière sonore existaient dès le départ, dans la voix du comédien (rythme, texture, couleur), et trouvaient leur origine dans matière même des textes, qui varie selon les trois moments de la vie du personnage de Beckett.

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R.P. – Tu emploies souvent, dans ton travail avec les acteurs, aussi bien pour caractériser le corps que la voix, le terme de « déposition ». Peux-tu éclairer cette idée ? V.L. – La déposition, pour moi, est une notion importante à divers niveaux. Il y a d’abord la thématique même de la déposition en tant que motif religieux et pictural. La déposition de croix est une façon bien particulière d’éprouver le poids, le corps du Christ qui descend de la croix, et la manière dont on accompagne très souvent sa descente vers le sol. Il y a à la fois une sensation de poids et de support. L’acteur central, le Christ, est à la fois pesant et porté. Ce double mouvement, celui de la descente portée, est essentiel. On le trouve autant dans l’art sacré que dans d’autres œuvres, dont l’Enterrement du Comte d’Orgaz du Greco, par exemple. Jean-Louis Schefer, Louis Marin ont écrit des choses fortes là-dessus. La déposition est pour moi une clé pour essayer de trouver un certain type de présence, ou de façon d’être, en créant un dynamisme dans une situation plutôt statique – comme la mort, le sommeil ou des moments de la vie où le sujet n’est pas agissant. L’acteur qui dépose est en mouvement, de manière infime, vers la position plus stable où il sera posé. La voix aussi peut être déposée : le support, c’est l’air, le souffle. Le marteau frappe la corde – et produit le son du piano – mais il se dépose dans la vibration plus profonde que permet le velours des étouffoirs. Dans l’enregistrement de Lambeaux, il me paraissait essentiel que la voix vienne se poser quelque part, ait conscience d’un support.

R.P. – Dans Dame Lazare, le travail de Claudie Decultis, et, plus largement, ce qui est donné à voir, renvoie justement beaucoup à l’iconographie religieuse. V. L. – Ce n’était pas forcément le projet de départ. Ce qui m’intéressait dans « Tulipes », le poème qui a été enregistré par Claudie, était qu’il ne renvoie pas à une expérience exceptionnelle, comme la mort et la résurrection de Lazare, mais à quelque chose de plus simple, de plus paisible, vécu par tout un chacun : une expérience hospitalière, un évanouissement, une opération qui fait qu’un temps, on se sent vraiment livré aux mains des médecins, et qu’on n’est plus en possession complète de soi-même, on abandonne quelque chose de soi. Au contraire de Dame Lazare, poème où Sylvia Plath fait clairement état de ses diverses tentatives de suicide et de la manière dont elle en a réchappé, sauf la dernière. L’idée du titre Dame Lazare est venue au moment où finalement j’ai senti qu’il était intéressant de construire un triptyque, comme une anatomie possible d’une histoire, par images successives, qui constituait le sous-bassement de Tulipes. C’est ce qui a donné une certaine ampleur à l’installation en triptyque. Le thème de la résurrection, et la référence à l’art sacré, sont alors apparus comme des évidences

R.P. – Il y a le motif du gisant, et celui du stigmate… V.L. – Oui. J’ai pensé par exemple à Grünewald, dans sa vision très forte de la décomposition du corps du Christ, la manière dont la main est traitée dans le gisant du Christ au tombeau ; mais également à La Mort de Marat, de David. Les stigmates sont aussi la cicatrice réelle, concrète, la volonté de se tailler les veines à un moment donné.

R.P. – Dans les vidéos projetées dans Dame Lazare, le corps de la comédienne, dont on entend la voix diffusée, est central. La présence de la figure est plus palpable. À l’inverse, dans Lambeaux – c’est peut-être la différence entre le portrait et le paysage –, l’expérience

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du spectateur est un appel à la résurrection de la mémoire de la figure absente ; on s’attend parfois à la voir surgir. Comment envisages-tu le rapport au corps dans les deux créations ? V.L. – En travaillant sur Lambeaux, j’ai essayé de proposer une présence physique compatible avec le son et avec des projections d’images. Mais le texte est tellement mû par un besoin de faire renaître, par la parole, par le récit, quelqu’un qui n’a pas pu, précisément, accéder à son récit, que l’absence est plus forte que l’incarnation directe. À l’inverse, avec Sylvia Plath, on est plongé dans une expérience charnelle, forte. Le corps arrive avec toute sa charge organique, il s’expose au regard. Dans une des séquences, nous avons d’ailleurs travaillé sur le fait d’être violemment exposé. On entend également à un moment la respiration de la comédienne : même le son est organique.

R.P. – Dans ce moment d’exposition violente, le regard de Claudie Decultis interroge très fortement la place du spectateur qui est resté dans le monde « normal ». Lui aussi aurait pu apporter les tulipes rouges que le texte qualifie d’insupportables, et qui sont physiquement présentes, en tant qu’accessoire, dans l’espace de l’installation. Dans Lambeaux, le texte donne à entendre des choses très dures contre la « normalité » d’une société (la France de Vichy, mais pas seulement) qui exclut ce qui n’est pas conforme. Le public est donc dans une position qui oscille entre l’empathie et la confrontation avec ses propres mécanismes d’exclusion. V.L. – Dans Dame Lazare, au moment où le regard de Claudie Decultis fait face à la caméra, est entendu un son de foule en liesse, traité comme une sorte de vague hystérique, associée à des sons très factices de cocktails. Cette question de l’exposition à l’ensemble d’une société qui va ou non recevoir la singularité d’un parcours est au centre de ce que je propose, des questions qui se posent dans le travail. Elle est essentielle chez Charles Juliet qui raconte la frustration d’une émancipation impossible, cause principale de la trajectoire de cette femme. Or l’émancipation est précisément la rencontre avec un public, qui va donner vie à une histoire, ou à un récit, à un artiste, à quelqu’un.

R.P. – Dans l’expérience d’écoute que tu proposes, il semble qu’on ait souvent affaire à des présences singulières, des altérités, un peu à côté, un peu à l’écart. C’est très frappant dans les deux installations mais aussi dans tes deux récents spectacles. Histoires de rien est cette bouleversante rencontre entre des personnes handicapées et d’autres personnes valides qui les accompagnent ; dans Cette fois, le « sujet » du récit est un homme à l’écart. Par ailleurs tu mènes au Relais des expériences avec des publics, en quelque sorte, à l’écart – en prison, dans les maisons de retraite. Y a-t-il une continuité entre ces expériences ? se nourrissent-elles les unes les autres ? est-ce cela, la place de l’art ou de l’écriture, offrir une écoute à ces « autres », pour qu’ils accèdent à leur récit ? V.L. – Pour moi, oui. Découvrir, dans cette posture de l’écoute, des existences, comprendre la diversité de ces existences, de l’existence – puisque nous-mêmes ne sommes pas figés dans un état unique – fait partie de ma recherche. Dès l’origine, la fondation du Relais correspondait au désir de se déplacer dans un espace autre, non saturé, un espace de respiration, éloigné de zones urbaines où les énergies circulent différemment. Ensuite, avec le temps et l’élargissement du projet, plusieurs travaux se sont dirigés vers qui est là, qui est disponible. Il y a eu alors la rencontre avec des personnes fragiles, auxquelles on devient très sensible : la découverte de possibilités de vies plus cachées, plus secrètes. L’expérience a commencé par un travail en prison, très tôt, en 2002 ou 2003. C’était la rencontre de personnes qui entretiennent un rapport très singulier à la parole, un besoin de se dire, extrêmement puissant et vital. L’absolue nécessité de la poésie en prison m’a sidéré. Lire Racine en prison, c’est

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possible, avec des gens qui n’ont pas lu Racine de leur vie, certainement, mais qui ressentent, tout d’un coup, une attraction vers un certain type de parole qui condense, concentre. Cette rencontre, initiatique je dirais, je la poursuis différemment avec beaucoup d’autres personnes. Elles renouvellent mon rapport à l’écriture. Parfois la recherche d’un langage s’élargit à d’autres formes, qui peuvent ne plus être textuelles, mais corporelles, physiques. C’est le cas en particulier avec les personnes en situation de handicap mental, qui pour beaucoup ont peu l’usage de la parole. Il s’agit alors d’être à l’écoute d’un langage corporel en train de se découvrir, de s’affiner, de s’inventer.

NOTES

1. Situé au Catelier, en Seine-Maritime, le Relais a accueilli, depuis sa création, une centaine de projets en résidence, hébergeant des compagnies de théâtre ou de danse, mais aussi des musiciens ou des auteurs. Outre sa mission première de résidence de création, le lieu propose aussi des présentations de travaux, généralement issus des résidences, et développe de nombreuses actions culturelles locales. 2. Lambeaux, créé au Relais en décembre 2011, a été présenté à Commédiamuse (Espace Rotonde, Petit-Couronne), à la Chapelle Saint-Julien du Petit-Quevilly, et au Vent de Lève ! (Paris, décembre 2013). Dame Lazare, enregistré au cours d’une résidence artistique à l’IMEC, Abbaye d’Ardenne (Caen), a été créé au 6000, jachère artistique et culturelle (proche de Bernay), et présenté en août et septembre 2014 à l’Abbaye de Grestain. Les deux installations seront accueillies au Château de la Roche-Guyon en juillet et août 2015. 3. Texte de Charles Juliet mis en voix par Vincent Lacoste, création sonore de Christophe Séchet, film vidéo de Julien Chollat-Namy. 4. Installation sonore et vidéo d’après « Tulipes » de Sylvia Plath (trad. Valérie Rouzeau), avec Claudie Decultis. Conception de Vincent Lacoste, vidéos d’Elsa Bacle, création sonore de Christophe Séchet, maquillage de Dany Vasseur, collaboration technique de Jacques Bouault.

AUTEURS

ROMAIN PIANA Il est maître de conférences à l’Institut d’Études Théâtrales de l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. Il est spécialiste de la réception et de la mise en scène moderne et contemporaine du théâtre grec antique et de l’histoire du théâtre français du XIXe siècle.

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Carnet des spectacles et des professionnels

Histoire du théâtre et des revues

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Autour du théâtre universitaire

Aurélie Guillain

RÉFÉRENCE

Le Théâtre universitaire. Pratiques et expériences. The University Theatre. Practice and Experience, Robert Germay & Philippe Poirrier (dir.), Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2013.

1 L’ambition de ce volume collectif consiste à dresser un état des lieux du théâtre universitaire en adoptant, pour ce faire, une perspective résolument internationale. Les textes liminaires des deux directeurs de l’ouvrage, Philippe Poirrier et Robert Germay rappellent très utilement les grandes dates qui ont jalonné l’histoire du théâtre universitaire en Europe depuis l’après-guerre et, dans le même temps, justifient leur choix du très grand angle de vue ici adopté. En effet, un angle de vue étroitement national, ou plutôt spécifiquement français, a pu amener certains commentateurs à déclarer qu’après les périodes fastes de l’immédiat après-guerre (création de la Fédération nationale du théâtre universitaire en 1947), des années 60 (création du Festival de Nancy en 1963) et la vitalité des expériences esthétiques et politiques menées dans la foulée de 1968, le théâtre universitaire souffre d’un certain essoufflement depuis les années 1980. Le présent volume conteste de manière très convaincante en présentant un panorama international du théâtre universitaire qui est certes très composite, mais qui rend compte de l’extraordinaire vitalité contemporaine de la pratique théâtrale en milieu universitaire ainsi que de l’intensité des échanges internationaux lors des festivals de théâtre universitaires.

2 Les contributions sont nombreuses (21 auteurs, majoritairement universitaires, ont été sollicités) et elles rendent compte, de manière très informée, de l’histoire de la pratique théâtrale à l’échelle d’un pays ou d’une université particulière. De nombreux articles sont consacrés à des pays du continent européen (Allemagne, Belgique, France, Italie, Lituanie, Royaume-Uni, Russie, Suisse) mais aussi aux États-Unis, au Québec et en Israël. Quinze articles sont en langue française et six contributions sont en langue anglaise. Le contenu du volume est donc accessible aux lectorats anglophone et francophone, dans

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la mesure où les contributions en anglais sont suivies d’un résumé en français, et réciproquement.

3 Ces états des lieux sont extrêmement variés, ce qui fait d’ailleurs la force et l’originalité du volume ; néanmoins, des problématiques apparaissent de manière récurrente sous la plume des différents auteurs. Le recueil aborde fréquemment la question de la liberté économique mais aussi de la liberté d’expérimentation esthétique dont les praticiens du théâtre peuvent jouir dans un cadre universitaire. Une question connexe resurgit fréquemment : celle du possible renouvellement, voire de la possible revitalisation d’un théâtre national professionnel par le théâtre universitaire dans les périodes où celui-ci représente un vivier de comédiens et de directeurs. Parmi les questions récurrentes, on trouve aussi le lien entre la pratique amateur du théâtre et l’éventuelle professionnalisation de cette pratique ; l’autonomie de la pratique théâtrale vis-à-vis des cursus universitaires classiques est souvent saluée comme un acte fondateur et libérateur ; en revanche, les cursus d’études théâtrales apparus dans les années 1970 et 1980 en Europe font l’objet d’appréciations diverses, qui donnent une idée de la vivacité des débats sur les rapports entre praticiens et théoriciens du théâtre dans les universités.

4 Même si, de manière générale, c’est la densité d’informations factuelles et la perspective historique qui prévaut dans les articles du volume, on y trouve souvent un retour réflexif très stimulant (ainsi, dans l’excellent article de Françoise Odin sur le « Théâtre et les ingénieurs ») sur ce que la pratique théâtrale universitaire révèle de tensions entre diverses conceptions de l’éducation et de la formation des individus et des citoyens.

AUTEURS

AURÉLIE GUILLAIN Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, elle est professeure de littérature nord-américaine à l’Université Toulouse-Jean Jaurès. Elle est l’auteur de deux livres sur l’œuvre de William Faulkner (Faulkner ou le roman de la détresse aux Presses Universitaires de Rennes et The Sound and the Fury aux éditions Armand Colin) et elle a publié de nombreux articles sur le roman nord-américain de l’époque moderniste à l’époque contemporaine. Elle a collaboré à la retraduction des nouvelles de Henry James pour la collection Pléiade des éditions Gallimard et travaille actuellement à une retraduction et une édition critique de My Life as A Man de Philip Roth pour la collection Pléiade.

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