L’Inhumain poétique : Ghérasim Luca et Henri Michaux face à la « crise » de l’humain

by

Nicholas Edward Hauck

A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy Graduate Department of French University of Toronto

© Copyright by Nicholas Edward Hauck 2018 L’Inhumain poétique : Ghérasim Luca et Henri Michaux face à la « crise » de l’humain

Nicholas Edward Hauck

Doctor of Philosophy

Graduate Department of French

University of Toronto

2018

RESUME/ABSTRACT

Cette thèse examine la problématique éveillée par le désir et le besoin d’exprimer et de construire une subjectivité dans le contexte des crises langagières et identitaires qui marquent la littérature et la culture françaises après la Seconde Guerre mondiale. Face à cette crise,

Ghérasim Luca et Henri Michaux développent des poétiques parallèles où le premier met en

œuvre une « ontograffie » visuelle, et le second une ontophonie orale. Pour l’un comme pour l’autre, le langage structuré et alphabétisé renvoie aux délimitations rigides – sociales, psychologiques et même physiologiques – imposées à l’être. Au moyen de leurs explorations graphiques et phoniques, ils arrivent à remanier le langage poétique de sorte qu’il puisse exprimer leurs êtres. Leurs projets témoignent donc de ce que nous appelons l’inhumain poétique ; de même que le langage subit une décomposition, il est nécessaire de défaire les structures de l’humain pour donner la parole au sujet poétique.

Pour notre analyse nous nous penchons sur une gamme de textes critiques, notamment ceux de Walter Benjamin (pour sa théorie de la traduction et du langage), de Jean Laplanche

ii (pour son concept de construction de la subjectivité) et de Georges Bataille (pour son esthétique de l’informe et ses pensées sur le sujet souverain). Ces trois figures et les thèmes que nous leur empruntons forment la base de l’inhumain poétique que nous analysons par la suite chez Luca et Michaux. Ce projet trace les manifestations de sujets souverains que les deux poètes à l’étude offrent au moyen de traductions perpétuelles du soi vers des formes d’expression inattendues et radicales, mieux disposées à formuler l’être en crise. Afin d’encadrer les propos théoriques et les analyses textuelles, cette thèse considère ces poètes et ces théoriciens du XXe siècle qui font partie d’une constellation qui questionne la valeur de l’homme moderne et son expression.

iii REMERCIEMENTS

Toute thèse est une bête en métamorphose constante. Les idées avec lesquelles on se lance dans un tel projet ressemblent peu au document final, et la tendance à retravailler le texte en vue d’une perfectibilité toutefois inachevable hante ces pages. Du coup, je tiens à remercier mon directeur de thèse le professeur Michelucci pour sa patience avec le progrès du projet, mais aussi et surtout pour ses suggestions de lecture qui ont donné plus d’ampleur au texte, m’aidant à mieux l’ancrer dans la recherche actuelle. Sa relecture minutieuse des versions multiples a développé et a renforcé l’expression des idées, et a apporté un niveau de clarté inestimable à l’argumentation ; son questionnement des pistes d’analyse m’a motivé à approfondir les concepts examinés et à apprécier de nouvelles approches théoriques. Sans la générosité du professeur Michelucci, cette thèse n’aurait jamais vu le jour sous sa forme actuelle. En allant au-delà de son rôle de directeur de thèse, il a su contrebalancer l’errance de ma pensée et les exigences formelles d’une thèse de doctorat, et ce avec un esprit autant professionnel que tolérant.

Les deux autres membres de mon comité ont été, eux aussi, essentiels au développement et à la réalisation du projet final. La générosité intellectuelle du professeur

Holtz m’a poussé à voir l’étude d’une distance avantageuse, tout en insistant sur l’importance de l’analyse précise des textes. J’ai énormément bénéficié de sa rigueur et de ses connaissances partagées. Je lui en suis très reconnaissant pour sa lecture sincère du texte et pour ses commentaires pertinents ; sa participation au projet a apporté une optique influente et vénérable

à la version finale. L’ouverture d’esprit du professeur Cahill a été une source assidue de soutien et de stimulation, et m’a permis de découvrir des voies de réflexion inattendues. Son enthousiasme pour la pensée et le dialogue était vivifiant aux moments où, il me semble, j’en

iv avais le plus besoin. Il a fourni un regard critique bien apprécié, qui inspire à creuser et à poursuivre le potentiel des idées et de la pensée dans toutes leurs formes.

Cette thèse n’aurait jamais pu exister sans l’inspiration initiale de la professeure Cozea.

Regrettablement, Mme Cozea n’a pas pu continuer avec nous sur ce projet ; cependant, son intellect et son imagination animent la visée de cette étude.

Je dois tellement à mes amis et à ma famille ; ce qu’ils ont partagé avec moi et ce qu’ils ont apporté au projet ne s’explique pas dans quelques phrases. Je n’aurais pas pu accomplir ce travail sans leur présence et leur soutien, et c’est grâce à eux que j’ai (plus ou moins) conservé mon équilibre mental.

v TABLE DES MATIERES

Remerciements ...... iv Table des matières ...... vii Introduction ...... 1 Chapitre 1 ...... 28 1.1 – La traduction-poétique ...... 28 1.1.1 – La trahison du langage ; la double trahison de la traduction ...... 28 1.1.2 – L’anéconomie de la traduction ...... 33 1.1.3 – La poésie comme lieu de (non-)pensée du langage ...... 37 1.1.4 – La détraduction de l’être (in)humain ...... 40 1.1.4.1 – L’image-pensée de l’inhumain poétique ...... 41 1.1.4.2 – Vers une nouvelle syntaxe de l’(in)humain ...... 44 1.1.5 – Le langage en quête de lui-même ...... 46 1.1.6 – Traduire le temps en temporalité du sujet ...... 52 1.1.7 – L’après-coup de l’inconscient, ou le concept du soi à l’épreuve de la traduction ...... 58 1.2 – Vers le langage (de l’)inhumain ...... 62 1.2.1 – Le concept d’origine à l’épreuve de la traduction ...... 63 1.2.2 – L’immanence transcendante du (pur) langage ...... 65 1.2.3 – L’informe et l’inhumain ...... 68 1.2.4 – Réfléchir l’inutilité, repenser le sujet humain ...... 71 1.2.5 – Repenser le rôle des objets : le surréalisme, faux devancier de l’inhumain poétique ...... 73 1.2.6 – Vers le moment souverain de la traduction-poétique ...... 78 1.2.7 – Le moment « transcendant » du langage souverain : le non-savoir bataillien ...... 80 1.2.8 – La traduction-poétique : l’expression souveraine ...... 85 1.2.9 – De l’expression souveraine au langage de l’inhumain poétique ...... 87 Chapitre 2 ...... 93 2.1 – Ghérasim Luca et ses précurseurs avant-gardes : la dialectique de la dialectique (de la dialectique…) ...... 93 2.1.1 – et Dada ...... 94 2.1.2 – La revue Simbolul ...... 94 2.1.3 – La revue Le Contimporanul et le Manifeste activiste pour la jeunesse ...... 97 2.1.4 – Bucarest avant la guerre : de la revue Alge à la Seconde Guerre mondiale (1930-1940) 99 2.1.5 – Tzara précurseur de Luca ? ...... 103 2.1.5.1 – Deux types de destructions ...... 103 2.1.5.2 – Tzara et la vitalité de l’oral ...... 105 2.1.5.3 – Tzara et Luca : s’effacer avec le pseudonyme ...... 107 2.1.6 – L’amour objectif : la dialectique érotique ...... 108 2.1.7 – De l’homme nouveau à l’inhumain ...... 111 2.2 – L’inhumain poétique et l’être non-œdipien ...... 113 2.2.1 – L’« homme donné » ...... 114 2.2.2 – La suspension ...... 120 2.2.3 – Le vide : « Autres secrets du vide et du plein » ...... 123 2.2.4 – Le « creaturely » et l’« ouvert » ...... 125 2.2.5 – L’« Oiseaumbi » ...... 129 2.2.6 – Réorganisation ou « Incréation » ? ...... 132

vi 2.2.7 – Inventer les origines sidérales ...... 135 2.2.8 – Sclérosé devant l’inquiétante étrangeté ...... 140 2.2.9 – Retourner la mort pour tourner vers la vie inhumaine ...... 144 2.2.10 – L’immanence radicale de l’amour réinventé ...... 146 2.2.11 – Le sentiment océanique ...... 148 2.2.12 – D’Œdipe à Orphée : la parole thaumaturgique ...... 152 2.3 – L’« ontophonie » : le cri poétique de l’inhumain ...... 155 2.3.1 – L’« ontophonie » : déballer le mot, déballer l’être ...... 155 2.3.2 – La virtualité du corps intermédiaire ...... 160 2.3.3 – Le seuil de l’écho ; l’écho du seuil ...... 163 2.3.4 – Le silence et le cri ...... 166 2.3.5 – Revivre (en hoquetant) la mort orphique ...... 169 2.3.6 – Le « oui » de Luca : sur l’oral et le visuel ...... 172 2.3.7 – « La mort-phologie de la méta-mort-phose » ...... 176 2.3.8 – Luca, poète (de l’)inhumain ...... 179 Chapitre 3 ...... 182 3.1 – L’être écrivant. Quel « Henri » ? Quel « réel » ? ...... 182 3.1.1 – Michaux et le « cas » de Lautréamont ...... 182 3.1.2 – Le « Cas de folie circulaire » ...... 188 3.1.3 – Henry Michaux entre et Bruxelles ...... 194 3.1.4 – La « transe » de Breton ; le geste germinatif de Michaux ...... 196 3.1.5 – Déterritorialiser les mots. Les ailleurs du langage et les ailleurs du soi ...... 199 3.1.6 – Frôler les limites du langage et du réel : pour un humour « michaudien » ...... 204 3.1.7 – Jouer le réel : l’étrange familiarité de Plume ...... 206 3.1.8 – L’extase du rire chez Baudelaire. Modèle pour Michaux ? ...... 209 3.2 – Traduire les multiplicités de l’être : les inhumains de Michaux ...... 212 3.2.1 – Michaux sadique ? L’humour et la transgression du soi ...... 213 3.2.2 – « En-tase » : reformuler l’être en l’intériorisant ...... 216 3.2.3 – Traduire le soi. Du langage au visuel (de l’inhumain) ...... 219 3.2.4 – Réduire le langage. Entre un et multiple ...... 223 3.3 – L’« ontograffie » : la marque de l’inhumain poétique ...... 228 3.3.1 – Le déblayage souverain. Benjamin et Bataille comme précurseurs du trait michaudien ...... 228 3.3.2 – Vers une ontograffie michaudienne ...... 232 3.3.3 – L’être verbal vs l’être visuel. Une division fausse ? ...... 234 3.3.4 – Rejouer l’origine de l’être ...... 240 3.3.5 – Le trait de l’inhumain (toujours poétique) ...... 241 Conclusion ...... 244 Annexe A ...... 253 Annexe B ...... 254 Annexe C ...... 255 Annexe D ...... 256 Bibliographie ...... 257

vii

INTRODUCTION

Le paradigme de la crise marque l’histoire de la littérature française au XXe siècle.1 Se manifestant en général comme « la crise de la littérature [ou] une littérature en crise »2, la poésie en particulier redouble cette tendance après la Seconde Guerre mondiale en

« questionnant les rapports du langage et de l’Être »3. Dans ce contexte et « après les dernières avant-gardes théoriques qui proclamaient la fin de l’homme »4, Ghérasim Luca et Henri

Michaux, poètes-artistes travaillant dans et avec la langue française, témoignent de ce qui s’est développé au cours du XXe siècle : une mise en doute des structures qui gouvernent l’être humain et son langage. Luca et Michaux abordent ces questions au moyen d’une poétique du détournement qui met à l’épreuve l’existence factuelle d’un sujet déterminé, fondé sur la pensée et le langage, explorant et parfois inventant d’autres formes expressives de la vie.

Inspirés d’écrivains qui font appel à de nouvelles conceptions de l’être humain et de son langage (comme Lautréamont, Mallarmé, Artaud, Tzara, les surréalistes et Isou, par exemple), et de penseurs qui reconnaissent le besoin de repenser les structures qui définissent le sujet moderne (tels que Benjamin et Bataille, mais aussi Lacan, Foucault et Kristeva), les démarches esthétiques de Luca et de Michaux permettent des réflexions audacieuses sur l’expression de l’être : l’ontophonie (Luca) et l’ontograffie (Michaux). Formulant des ontologies matérielles, les deux figures déjouent et décomposent le langage afin de trouver des formes expressives

1 « On pourrait narrer l’histoire entière des littératures du XXe siècle comme les aventures de la crise de la littérature. » (Antoine Compagnon. « L’ère du soupçon », dans La littérature française, II, dir. J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, 2007, 554.) 2 Antoine Compagnon. « L’ère du soupçon », 554-5. 3 Antoine Compagnon. « L’ère du soupçon », 723. 4 Antoine Compagnon. « L’ère du soupçon », 793. 1

inhumaines, sources potentielles et perpétuelles de comment vivre autrement le corps dit humain.

Qu’est-ce que l’inhumain ?

Depuis une vingtaine d’années5, le terme post-humain fait partie du vocabulaire littéraire et philosophique pour définir et regrouper sous un seul terme les divers discours traitant de la fin de l’homme. Ressortant, d’une part, des développements technologiques et biotechnologiques du XXe et du XXIe siècles, et, d’autre part, des discours corrélatifs du postmoderne, les idées réunies sous le terme sont diverses. Or, elles partagent le même présupposé que l’humain est en train de changer de façon radicale et souvent irrévocable.

Le rôle de la technologie dans la vie humaine — ou, plus généralement l’importance de la techné — est une question centrale pour le post-humanisme. Le travail récent d’Anne

Simon au sein du groupe de recherche Animots à l’EHESS montre comment une déshumanisation des humains a lieu lors de la technisation de leur monde et de leur traitement des animaux. En repensant le rôle de l’animal — ainsi que ce qu’elle appelle son intensité et

5 En 1995, Judith Halberstam et Ira Linvingston codirigent et publient Posthuman Bodies (Indianapolis, Indiana UP, 1995), qui examine « [the] various challenges to the coherence of the ‘human body’ as a figure through which culture is processed and oriented » (vii). Dans leur introduction, ils affirment que « posthuman bodies do not belong to linear history. They are of the past and future lived as present crisis » (4). La mise en cause de l’uniformité de l’être humain et la crise qui s’ensuit font partie d’un discours associé à la figure du cyborg et à l’intelligence artificielle. Dans How We Became Posthuman (Chicago, University of Chicago Press, 1999) par exemple, N. Katherine Hayles montre comment, depuis les « machines à calculer » développées par Alan Turing dans les années 1930 jusqu’à l’ère de l’informatique de la fin du XXe siècle, deux tendances correspondantes ont lieu : d’une part, le savoir devient de plus en plus le domaine du non-humain, et d’autre part, le corps humain est de plus en plus virtuel. En déplaçant la question du post-humain du cadre technologique vers un plus concentré sur la littérature et les arts, Cary Wolfe affirme le potentiel du concept. L’argument de son What is Posthumanism (Minneapolis, Minnesota UP, 2009) reformule le mythe de la fin de l’homme et propose à la place l’achèvement de l’humanisme et la (re)valorisation de l’être post-humain et de son potentiel matériel et créatif. Ainsi, au lieu de parler de la fin de l’homme, le discours traite des frontières de l’humanité ; c’est le mandat de la série « Posthumanities » de Minnesota UP dirigé par Wolfe. D’ailleurs, dans la série « Cambridge Companion to… » Bruce Clarke et Manuela Rossini ont dirigé Literature and the Posthuman (The Cambridge Companion to Literature and the Posthuman, Cambridge, Cambridge UP, 2017) qui donne un survol des périodes, des genres et des thèmes associés avec le post-humain/humanisme. 2

son mouvement — dans la littérature, Simon conjecture un rapport homme-animal qui ne serait pas déterminé par la technique et qui redessinerait ainsi les frontières de l’animalité/l’humanité.6 Par ailleurs, certains penseurs, comme Heidegger dans « La question de la technique »7 (1953) ou Francis Fukuyama dans Our Posthuman Future8 (2002), reprochent aux développements biotechnologiques d’être contre et nocifs pour la nature humaine. À l’autre extrême de ces idéologies plutôt conservatrices, il y a ceux qui adhèrent au transhumanisme et défendent les avantages de la science et de la technologie pour l’évolution progressive de la condition humaine. Dans son essai « Transhumanism »9 de 1957 par exemple

— considéré comme texte fondateur du domaine —, Julian Huxley promouvait le potentiel de transcender les problèmes sociétaux à l’aide de découvertes scientifico-technologiques.

Quant à la littérature, les premiers groupes avant-gardistes du début du XXe siècle sont transhumanistes avant la lettre.10 Le Manifeste du futurisme de Marinetti par exemple, publié

à la une du Figaro en 1909, promeut la vitesse et la violence pour déblayer le chemin, anticipant un nouvel homme. D’autres poètes, ressentant la menace politique d’une esthétique comme celle de Marinetti (il est devenu porte-parole du fascisme), s’opposent à la légitimation faustienne de la technologie. Parmi eux, Francis Jammes (1868 – 1938) fait l’éloge de la vie simple et du bonheur qu’on y retrouve et revendique une existence à la fois pastorale et spirituelle. Plus récemment, dans la deuxième moitié du XXe siècle, Pierre Gascar profite de

6 Anne Simon. « Animalité / Humanité : politique et littérature », Séminaire du Fonds de dotation de l’EHESS 2015 « Expériences : arts & politiques », 4 juin 2015, (http://animots.hypotheses.org/4049). 7 Martin Heidegger. « La question de la technique », trad. A Préau, dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958 (1953). D’ailleurs, dans « Lettre sur l’humanisme », Heidegger maintient que tout humanisme – même son inversion ou sa négation – est fondé sur la métaphysique. 8 Francis Fukuyama. Our Posthuman Future, New York, Farrar Straus & Giroux, 2002. 9 Julian Huxley. « Transhumanism », dans New Bottles for New Wine, Londres, Chatto & Windus, 1957, 13-17. 10 C’est la thèse de Renato Poggioli dans Teoria dell’arte d’avanguardia (1962), publiée en anglais en 1968 (Theory of the Avant-Garde, trad. G. Fitzgerald, Cambridge, Harvard UP, 1968). Il soutient que la manière dont certains artistes et écrivains du début du XXe siècle ont exalté le progrès industriel et scientifique atteste du désir de transcender la condition naturelle de l’homme. 3

son succès après avoir remporté le prix Goncourt en 1953 pour mettre en valeur les rapports entre les hommes, les animaux et les plantes. Son œuvre témoigne d’une valorisation du monde naturel et d’un désaveu d’une humanité de plus en plus éloignée de ce monde. D’ailleurs, dans

L’Ève future (1886) — le premier texte à utiliser le terme andréide (ou androïde) —, Villiers de L’Isle-Adam récuse la science en faveur de l’essence spirituelle de l’homme.

Le débat autour du rôle de la technologie dans la vie humaine continue et prend différentes formes au long du XXe siècle. Il est ranimé en 1985 avec la publication de A Cyborg

Manifesto de Donna Haraway.11 Dans son texte, Haraway argumente que la technologie met en question les distinctions jusqu’alors strictes entre l’homme, l’animal et la machine – des distinctions qui fondent les structures binaires sur lesquelles l’identité humaine se base. Ainsi, les dualismes tels que femme/homme, sujet/objet, naturel/artificiel, matériel/immatériel, et homme/Dieu sont abandonnés au profit de communautés organisées autour d’affinités, de ressemblances et de correspondances. Selon Haraway, la dissolution des structures binaires est

également l’occasion de trouver un langage qui ne serait pas phallologocentrique : une forme de communication en mesure d’exprimer les êtres existant indépendamment des structures manichéennes du pouvoir.12

Il s’agit donc, pour le post-humain, de créer une expression qui montre ou performe des modes d’exister séparés de ceux qu’établit la fonction référentielle du langage ; une forme de communication qui prioriserait sa propre matérialité, comparable à la fonction poétique du langage développée par Jakobson. Notons, par exemple, « Prometheus as Performer : Toward

11 Donna Haraway. « A Cyborg Manifesto : Science, Techology, and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century », dans Simians, Cyborgs and Women : The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991 (1985), pp. 149-181. Bien qu’à l’origine le texte soit un appel pour un nouveau féminisme, sa critique de la société humaine instaure un questionnement profond des frontières de l’être humain. 12 À ce sujet, dans son essai « Sur le pouvoir d’imitation » de 1933, Benjamin parle des ressemblances non- sensuelles qui se communiquent dans le langage et non pas au moyen du langage. Nous y reviendrons dans le premier chapitre. 4

a Posthumanist Culture ? A University Masque in Five Scenes » d’Ihab Hassan, publié en 1977 et considéré comme la première occurrence du mot post-humanisme en études littéraires. Le texte est remarquable autant pour son néologisme que pour son dessein performatif. Divisé en cinq scènes avec huit personnages (Pretext, Mythotext, Text, Heterotext, Context, Metatext,

Postext et Paratext), l’essai de Hassan tente de faire jouer le langage avec lui-même afin de voir de quoi une expression ou une pensée post-humaines pourraient avoir l’air. Si le texte s’abstient de retravailler le langage, contrairement à ce que font Luca et Michaux, il n’empêche que les idées présentées par Hassan sont importantes pour donner un contexte historique à la question qui nous intéresse :

[…] posthumanism may appear variously as a dubious neologism, the latest slogan, or simply another image of man’s recurrent self-hate. Yet posthumanism may also hint at a potential in our culture, hint at a tendency struggling to become more than a trend […]. We need to first understand that the human form – including human desire and all its external representations – may be changing radically, and thus must be re-visioned.13

Outre le récit annonçant la fin de l’humanisme — qui n’est, d’ailleurs, pas particulier

à Hassan —, la notion d’un potentiel incompris au sein de la culture pose une question à la base du concept : pourquoi, au XXe siècle, le post-humanisme est-il advenu ?

Une dizaine d’années après la publication du texte de Hassan, Lyotard s’interroge sur la fin de l’humanisme, formulant son discours dans les termes de l’inhumain :

Si les humains, au sens de l’humanisme, étaient en train, contraints, de devenir inhumains, d’une part ? Et si, de l’autre, le “propre’’ de l’homme était qu’il est habité par de l’inhumain ?14

13 Ihab Hassan. « Prometheus as Performer : Toward a Posthumanist Culture ? A University Masque in Five Scenes », The Georgia Review, vol. 31, no. 4, hiver 1977, 843. 14 Jean-François Lyotard. L’inhumain. Causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988, 10. 5

Cette réflexion divise la problématique de la fin de l’homme en deux principes. D’une part, l’idée d’une téléologie du devenir inhumain de l’homme, donc une transformation qui serait conforme au discours des post-humanistes. D’autre part, l’idée que l’inhumain n’est pas particulier à une période historique quelconque ; l’homme est en partie inhumain, peu importe l’époque. Lyotard soutient que les deux positions ne sont pas exclusives. Pourtant, l’humanisme fait abstraction de l’inhumain et maintient l’homme comme « une valeur sûre, qui n’a pas besoin d’être interrogée »15 ; il autorise un discours sur l’homme, mais ne tolère aucune réflexion qui contesterait la validité de l’homme en tant que tel, car il faut « parler des humains humainement »16. Ainsi, l’humanisme est un discours de pouvoir renfermé (parce qu’il n’accueille que ces discours qui le soutiennent) et ne reconnaît pas « la dette que toute

âme a contractée avec l’indétermination misérable et admirable d’où elle est née et ne cesse de naître […] avec l’autre inhumain […] »17. L’argumentation de Lyotard n’établit pas simplement une dialectique entre l’homme et l’inhumain, elle insiste plutôt sur ce qu’il désigne par « l’inaccordable »18. L’inhumain est irréconciliable avec l’homme ; le premier n’est pas l’inverse logique du second, il est le reste indéterminé de la dialectique, le reste comme indétermination.

Toutefois, comme le suggère le sous-titre du livre, Causeries sur le temps, l’inhumain n’existe pas indépendamment de l’histoire. Lyotard explique cette ambivalence au moyen d’un exemple « accessible aux humanistes, l’éducation »19 :

[…] si le titre d’humain peut et doit s’échanger entre l’indétermination native et la raison instituée ou s’instituant, il en

15 Jean-François Lyotard. L’inhumain, 9. 16 Jean-François Lyotard. L’inhumain, 10. 17 Jean-François Lyotard. L’inhumain, 15. Nous soulignons. 18 « Je n’aime pas cet empressement [dialectique]. Ce qu’il presse, ce qu’il écrase, c’est ce qu’après coup je constate avoir toujours tenté, sous des noms divers, travail, figural, hétérogénéité, dissentiment, événement, chose, de réserver : l’inaccordable. » Jean-François Lyotard, L’inhumain, 12. 19 Jean-François Lyotard. L’inhumain, 11. 6

est de même de celui d’inhumain. Toute éducation est inhumaine puisqu’elle ne va pas sans contrainte et terreur, j’entends la moins contrôlée, la moins pédagogique, celle que Freud nomme castration […].20

Dans ce contexte, les termes éducation et institution ont un sens plus large et représentent « la littérature, les arts, la philosophie »21, ou encore le langage en soi, tous

également habités par de l’inhumain. La tâche de la littérature est d’en porter témoignage,22 ce que font Luca et Michaux dans leurs œuvres. Certes, ils ne sont pas les seuls. Pourtant, ils ont formulé leurs expérimentations langagières en termes d’une opposition au sujet fixe, déterminé et identifiable, les développant jusqu’au point où une expression inhumaine prend le dessus sur celle, institutionnelle et institutionnalisante, de l’homme moderne.

Plus récemment, Jean-Marie Schaeffer23 a décrit la fin de l’humanisme comme le crépuscule du mythe de la supériorité de l’homme lorsqu’il réfute la thèse qui dit que l’homme transcende son état naturel et, grâce à cette transcendance, établit une différence de nature entre lui et les autres êtres qui lui sont subordonnés. Pour Schaeffer, l’homme est d’abord et avant tout un être biologique et tout ce qui semble le distinguer du reste du monde vivant provient de ce fait : toute la culture de l’homme est due à sa nature biologique. Ainsi, rien d’essentiel ne le distingue des autres êtres. Il s’agit plutôt d’une question de degrés. Or, d’autres se raccrochent à une acception réduite de l’homme et l’imaginent comme « un pont entre deux modes d’être »24. Comme Schaeffer, pour qui les recherches scientifiques démontrent que la particularité de l’homme est insoutenable, les partisans de la position intermédiaire de l’homme reconnaissent le rôle de la science :

20 Jean-François Lyotard. L’inhumain, 12. 21 Jean-François Lyotard. L’inhumain, 11. 22 Jean-François Lyotard. L’inhumain, 15. 23 Jean-Marie Schaeffer. La fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard, 2007. 24 C’est le titre du dernier chapitre de Kant et le chimpanzé de Georges Chapouthier (Paris, Éditions Belin, 2009). 7

[c]ette dualité existentielle de l’homme ne doit pas pour autant faire tomber dans un dualisme philosophique, cartésien ou autre. […E]n ce qui concerne la dualité cerveau-esprit, chère à Descartes et à ses successeurs, la science moderne considère que l’esprit ne peut être séparé de l’organe cérébral.25

L’idée que l’homme existe dans un entre-deux indéfini où il est « animal et non animal

[et où] il faut insister sur le rôle essentiel du “et” »26 n’est pas révolutionnaire en soi. La crise remonte à la découverte autant introspective qu’inattendue que ce sont ses propres savoirs qui dénoncent à l’homme la fin de sa supériorité. Cette prise de conscience devient une crise de la conscience, un paroxysme qui met en question l’idée même d’un être singulièrement humain.

C’est ce qu’explique Micheline Tison-Braun dans son étude de la crise de l’humanisme, où elle formule la condition de l’homme moderne en termes d’une profonde crise identitaire :

L’homme, dit l’humaniste, est la mesure de toutes choses. L’homme, et non la nature. L’homme de l’humaniste apparaît d’abord comme une volonté en lutte contre la nature extérieure. Là où la brute s’adapte passivement ou succombe, l’homme adapte les choses à ses desseins. […I]l affirme l’autonomie de l’esprit comme volonté et comme intelligence. […] La crise actuelle de l’humanisme consiste en ce que l’esprit semble avoir perdu ce pouvoir d’influencer l’histoire, soit qu’il se sente débordé par les forces, soit qu’il s’y soumette et les adore, soit enfin qu’il ne sache quel idéal leur opposer — trop divisé contre lui-même. Vaincu, complice ou incertain, il a perdu son efficacité et le sens de sa mission propre.27

En examinant la problématique de la crise de l’humanisme dans la littérature française de la première moitié du XXe siècle28, Tison-Braun montre qu’elle s’articule autour de trois

25 Georges Chapouthier. Kant et le chimpanzé, 111. 26 Georges Chapouthier. Kant et le chimpanzé, 111. 27 Micheline Tison-Braun. La crise de l’humanisme vol. II, Paris, Nizet, 1958, 7-11. 28 L’œuvre de Tison-Braun est divisée en deux volumes, la première traite des années 1890-1914 et la deuxième jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. 8

catégories : « [la] crise de la personnalité, [la] crise des valeurs, [et la] crise de la cohésion sociale »29. Son étude se termine sur une conclusion aussi intéressante que paradoxale :

L’humanisme, perpétuellement destructeur de liens organiques qu’il est impuissant à créer, n’a jamais fleuri que dans les sociétés stables et bien liées. En temps de décomposition, il peut animer de petits groupes […] il ne peut pas sauver l’ensemble, et, presque inévitablement, il se corrompt.30

D’après cette analyse, l’humain de l’humanisme, en tant qu’idéal, est voué à l’échec.

En reprenant la question posée par Hölderlin — à quoi bon des poètes en temps de détresse ?31 —, Luca et Michaux montrent que ce qui semble inhumain peut prévenir la destruction et la corruption humaines.

Quelle détresse ? Quelle crise ?

Aujourd’hui, la question posée par Hölderlin ne perd pas d’ampleur. Lors de l’ouverture de la conférence Figures d’humanité à la Maison de la Poésie en novembre 2011,

Michel Deguy annonce qu’il y a un lieu, voire une occasion, qui s’ouvre de nos jours où la poésie peut participer au(x) discours qui anime(nt) les débats contemporains.32 Dans son introduction, Deguy cite deux écrivains. Séparés d’un siècle, ces deux écrivains commentent la notion fugace d’humanité, toujours à peine atteinte, mais aussi toujours déjà inscrite dans la pensée : Jean Jaurès, dans le numéro inaugural du journal L’Humanité en 1904, écrit que

« l’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine ».33 En réponse à et en dialogue avec

Jaurès, Jacques Derrida écrit, dans le même journal en 1999, qu’« on n’est pas encore en

29 Micheline Tison-Braun. La crise de l’humanisme, 449. 30 Micheline Tison-Braun. La crise de l’humanisme, 455. 31 « Wozu Dichter in dürftiger Zeit? » Friedrich Hölderlin. « Pain et vin », dans Elégies, composé vers 1800. 32 La saison 2011-2012 de la série « Figures d’humanité » fut la troisième offerte à la Maison de la Poésie, qui invite les poètes de penser à, à écrire sur, voire à poétiser la question de l’humanité et ses promesses. 33 Jean Jaurès. L’Humanité, 18 avril 1904. (Cité sur le site de la Maison de la Poésie http://www.maisondelapoesieparis.com) 9

mesure de déterminer la figure même de l’humanité que pourtant on annonce et [qu’on] se promet […] ».34

À ces deux écrivains et à leurs discours respectifs, le poète Jean-Pierre Siméon répond que le travail du poète consiste en un « combat violent contre la mort »35 ; un combat contre tout ce qui précipite la mort de l’humanité existant à peine et pourtant présente. Siméon continue et dit que cette lutte poétique se fonde dans les interstices de l’être humain qui est doublement hanté par la prémonition d’un abîme et l’idée de merveille. L’être existe dans l’entre-deux d’une peur constante de l’abîme et d’un sentiment de la merveille possible ; il est un lieu-réservoir où l’abîme et la merveille se rencontrent. Cependant, comme le signalent les citations de Jaurès et de Derrida, ce lieu est aussi un non-lieu, un réservoir vide ou même abandonné, car ses deux éléments constitutifs n’existent que comme traces, ombres, ou encore comme le scintillement d’un oubli : l’être humain est hanté par la mort et la merveille.

Malgré l’existence hantée de l’être humain, une certaine joie et un certain

émerveillement enfantins animent ses pensées, ou du moins ils souhaiteraient animer l’être humain tant recherché et hanté :

Quand on gouverne son plaisir jusqu’aux effets fertiles quand on habite des sites périlleux, entre l’équilibre de sa joie et le renversement des ruches, On est l’enfant de son cri salubre, l’époux de sa gorge contente.36

Dans ces vers, Siméon fait l’éloge de la voix poétique et de la tâche de la poésie de

(re)trouver le plaisir des sites périlleux qu’elles peuvent offrir. En revanche, lors de sa communication à la conférence Figures d’humanité, il continue son diagnostic de la condition

34 Jacques Derrida. L’Humanité, 4 mars 1999. (Cité sur le site de la Maison de la Poésie http://www.maisondelapoesieparis.com) 35 Entretien à la Maison de la poésie, le 12 novembre 2011. 36 Jean-Pierre Siméon. Poèmes du corps traversé, Chambon-sur-Lignon, Cheyne, 1998, 15. 10

actuelle de l’humanité en affirmant que la conscience humaine, ce qui nous permet d’imaginer la merveille et de ressentir la joie, est en danger : « il y a une crise financière, mais il y a aussi une crise de la conscience qui est beaucoup plus grave ».37 Certes, la poésie n’est pas capable de résoudre la crise financière. Elle pourrait pourtant advenir là où la crise est la plus grave, au niveau de la conscience. Ce serait un travail exigeant qui demande une attention et une volonté extrêmes qui, comme le disait Valéry, « exige[nt] des épreuves, des privations parfois sévères, une hygiène, une tension et une constance mesurables par les résultats ».38 Si la poésie se définit grâce à cette tâche, elle est toutefois menacée par « l’interruption, l’incohérence [et] la surprise

[qui] sont des conditions ordinaires de notre vie »39, de la vie vécue à l’époque moderne ; nous vivons une crise constante, comme si notre attention, notre conscience, les vraies possibilités de la merveille et de la joie, et avec elles l’humanité même, risquaient de tomber à jamais dans un abîme, dans un avenir sans avenir.

Ces discours sur la condition précaire de l’être humain ne devraient pas être lus comme des discours pessimistes et fatalistes ; il faut plutôt y apprécier les efforts de trouver une autre façon de concevoir l’être humain, à savoir une façon poétique.40 C’est-à-dire que ces discours

37 Entretien à la Maison de la poésie, le 12 novembre 2011. 38 Paul Valéry. « Le bilan de l’intelligence », dans Œuvres complètes I, dir. J. Hytier, Paris, Gallimard, 1960 (1935), 1083. 39 Paul Valéry. « Le bilan de l’intelligence », 1058. Trois ans avant ce texte, lors d’une conférence à l’Université des Annales, Valéry parle explicitement d’une crise de l’esprit, une « crise de confiance, crise des conceptions fondamentales, c’est bien une crise de tous les rapports humains, c’est-à-dire une crise des valeurs données ou reçues par les esprits » (« La politique de l’esprit », dans Œuvres complètes I, dir. J. Hytier, Paris, Gallimard, 1960 (1932), 1036.). 40 Si, dans les textes « Le bilan de l’intelligence » et « La politique de l’esprit », Valéry parle de la crise à l’échelle sociale, dans ses textes sur Descartes il donne une explication individuelle de la crise, ou « le Cogito [lui] fait l’effet d’un appel sonné par Descartes à ses puissances égotistes » (« Une vue sur Descartes », dans Œuvres complètes I, dir. J. Hytier, Paris, Gallimard, 1960 [1941], 840). Or, en s’inspirant de son voyage en train où il se sent « réduit à l’être abstrait » (« Le retour de Hollande », dans Œuvres complètes I, dir. J. Hytier, Paris, Gallimard, 1960 [1926], 844.), Valéry imagine l’expérience de Descartes à Amsterdam comme « isolé […] placé dans la masse vivante de leur nation étrangère comme un instrument de mesure […] » (848), c’est-à-dire réduit à soi- même sans aucun repère externe sauf l’expérience immédiate. Pour Valéry, la déterritorialisation du philosophe (ainsi que sa propre déterritorialisation) donne l’occasion pour des « transmutations de valeurs » (846), car le « Moi de Descartes » (841) est sans repères et « ne sent point ses limites » (841) et donc veut « tout refaire » (841). Pourtant, bien plus que l’expérience du Cogito rendue palpable par Amsterdam, pour Valéry la littérature 11

ne signalent pas nécessairement un échec ni tout à fait une crise, mais plutôt ce que Philippe

Lacoue-Labarthe appelle « un désastre — un changement d’astre [… qui] n’est pas forcément une infortune ».41 L’important est d’apprendre à vivre ces changements pour qu’ils ne se transforment pas en crise : cela exige une nouvelle voix et une nouvelle vie poétiques.

Cette autre vie, qui vient après la « fin » de l’état actuel de l’être humain — et aussi après et au-delà de la mort —, est posthume, mais au sens profane ; dieu, admettons-le, est mort depuis longtemps, et l’homme, comme le dit Nietzsche, ne pourra jamais le remplacer. Il serait donc question « de survie, mais cette fois dans le sens d’une vie supérieure »,42 poétique et au-delà des discours néfastes qui rongent l’être humain. C’est alors qu’une nouvelle façon d’être, à la fois éthique et esthétique, est nécessaire ; il faut, continue Lacoue-Labarthe,

[…] opérer un choix héroïque : il faut se faire artiste, se décider comme artiste, obstinément et rigoureusement. Tout recommencer de l’héroïsme ou de la sainteté — de l’exemplarité : inventer les règles et la conduite, pratiquer des exercices méthodiques, construire un rituel, s’exposer — sans réserve ni crainte –, agencer la vie comme l’œuvre […].43

Ce cri de ralliement lacoue-labarthien (qui fait écho aux autres écrivains cités ci-dessus) est lui-même héroïque, il faut l’admettre. De plus, c’est un écho hybride de l’Übermensch nietzschéen, du cri de guerre des artistes d’avant-garde, et du génie des romantiques.

Nietzschéen dans la mesure d’une vie supérieure atteinte par la force de la volonté :

« Être pour Nietzsche c’est d’abord être œuvré ».44 Ainsi, le terme supérieur prend un autre sens que celui, hiérarchique, de l’anthropocentrisme. Il ne s’agit pas de présider et de discourir

est le site d’une crise transformatrice : « l’art d’écrire contient de grandes ressources virtuelles, des richesses de combinaisons et de compositions à peine soupçonnées, si ce n’est inconnues… » (853). 41 Philippe Lacoue-Labarthe. « Le désastre du sujet », dans Écrits sur l’art, Genève, Les presses du réel, 2009, 180. 42 Philippe Lacoue-Labarthe. « Le désastre du sujet », 184. 43 Philippe Lacoue-Labarthe. « Le désastre du sujet », 184. 44 Philippe Lacoue-Labarthe. L’imitation des modernes, Paris, Galilée, 1986, 97. 12

sur les autres êtres ni de surmonter les obstacles externes (de revenir à un humanisme qui conçoit l’homme comme la mesure de toutes choses), plutôt de se surmonter, de s’œuvrer, car

« la dépropriation la plus extrême est la seule chance de l’appropriation authentique » ;45 il faut se perdre pour pouvoir vraiment se trouver. Si l’être humain est une énergie douée de « la capacité propre d’un artiste, que celui[-ci] soit ou non humain »,46 l’expérience de la dépropriation extrême/appropriation authentique déborde les catégories qui définissent l’humain.

Avant-garde dans la mesure où il faut tout recommencer, être à l’avant de ces nouvelles règles et exercices méthodiques, et savoir comment frayer un nouveau chemin en s’appropriant

(l’)une (des) autre(s) histoire(s). Ce que nous entendons par appropriation est un acte qui comprend toujours un élément de violence ; une adaptation ontologique plutôt qu’une acquisition ; une concordance entre être et l’être plutôt qu’une conquête ; et une usurpation plutôt qu’une possession. C’est-à-dire que l’appropriation avant-gardiste n’est pas antagonique

à la dépropriation nietzschéenne, mais plutôt que les deux sont des mouvements complémentaires dans l’existence de l’inhumain poétique.

Finalement, ce cri est romantique dans son intrépidité, dans la façon dont le poète devient le porte-parole de cette nouvelle vie. Mais aussi romantique dans le sens où « le romantisme avait activé un processus commencé dès le XVIIIe siècle, celui de la sécularisation de la tradition mystique »,47 un processus (de sécularisation) que nous vivons toujours : un romantisme vécu dans le contemporain. Quand Hugo écrit, dans la Préface de « Cromwell », que « les hommes de génie, si grands qu’ils soient, ont toujours en eux leur bête qui parodie

45 Philippe Lacoue-Labarthe. L’imitation des modernes, 102. 46 Philippe Lacoue-Labarthe. L’imitation des modernes, 97. Nous soulignons. 47 Walter Benjamin. Cité dans Stéphane Mosès. « Walter Benjamin et le romantisme allemand », Europe, nº 1008, avril 2013, 66. 13

leur intelligence [… et que] c’est par là qu’ils touchent à l’humanité »,48 il prépare le chemin

— depuis lors quasiment oublié ou remplacé par la crise — d’un nouveau type d’être humain : le poète génie (qui, d’ailleurs, paradoxalement dépose le germe de l’Übermensch et l’élan impertinent caractéristique des artistes d’avant-garde).

Certes, le mouvement de sécularisation inhérent au romantisme « transpose la théologie de l’incarnation dans le domaine de l’esthétique ».49 Mais c’est justement le sublime de Hugo, cette combinaison du grotesque et du beau, qui s’oppose à une pureté ou à une transcendance propres à la beauté dite classique. Pour le dire en termes paradoxaux, c’est une esthétique transcendante sans transcendance ; il reste toutefois le gouffre, et la poésie contemporaine est ce « à travers [quoi] se dit l’abîme qui sépare l’esprit de la nature ».50 Cet abîme est une autre façon de penser l’espace de l’entre-deux exposé ci-dessus ; la poésie « dit » la séparation pour en finir avec la séparation telle qu’elle est conçue, ou du moins pour la penser et la vivre autrement.

Penser autrement demande qu’on revisite la notion du sujet (romantique) qui est contraint de s’exprimer au moyen d’une esthétique transcendante à l’époque de la fin de la transcendance. Le langage poétique des romantiques s’est donné la tâche de répondre à cette

énigme. Comme le dit Jean-Michel Maulpoix, « l’avènement de la notion de lyrisme, à la fin du premier quart du XIXe siècle, est à coup sûr inséparable de cette émancipation résolue, de cette ouverture nouvelle de l’art, et de cette promotion ardente du “sujet” »51. L’émancipation romantique consiste donc en une élévation de l’homme qui prétend à une poésie transcendantale ; le nouveau sujet cherche à jamais une réconciliation ou une synthétisation

48 Victor Hugo. Préface de « Cromwell », Paris, Larousse, 1949 (1827), 34-5. Nous soulignons. 49 Stéphane Mosès. « Walter Benjamin et le romantisme allemand », 59. 50 Stéphane Mosès. « Walter Benjamin et le romantisme allemand », 59. 51 Jean-Michel Maulpoix. Du lyrisme, Paris, José Corti, 2000, 70. 14

totale tout en reconnaissant, comme en témoigne Hugo ci-dessus, une certaine bêtise inhérente.

Dans le langage poétique que nous examinons dans cette étude, le sentiment de bêtise atteint un niveau où l’être même est mis en question. « À la conception classique et romantique d’une nature humaine immuable », le langage poétique à étudier met en valeur « l’idée du caractère

éphémère des processus historiques ».52 Il met également en valeur un autre sujet poétique sensible à ce caractère éphémère de l’histoire, et, paradoxalement, justement parce qu’il est sensible — parce que les frontières de son être sont perméables et changeantes — il est fondamentalement intempestif, jamais à l’aise chez soi dans le monde actuel, peu importe la crise.

Comme nous l’avons vu précédemment, les chercheurs et les théoriciens contemporains s’adaptent à ces changements et développent de nouvelles approches conceptuelles. Certes, aux discours variés sur la fin de l’homme s’ajoutent ceux qui annoncent la fin de la théorie en études littéraires, mais pour Jean-Michel Rabaté, la critique littéraire ne s’achève pas, elle subit plutôt une transformation. Après une analyse historique qui commence par Hegel, examine les avant-gardes du XXe siècle et se termine sur une discussion de la technologie, Rabaté se fait champion de la critique comme littérature et non pas de la critique de la littérature.53 Dans sa défense de la pertinence et de la survie de ces nouvelles approches théoriques, il énonce dix champs d’études à venir parmi lesquels trois ont un rapport direct avec notre projet : ce qu’il appelle les « New Arcades Projects » inspirés du matérialisme historique de Benjamin54 ; le critique éthique qui vise des questions d’altérité dans le contexte

52 Stéphane Mosès. « Walter Benjamin et le romantisme allemand », 59. 53 « Theory aims at the most general questions, at philosophical questioning of “totalities” […] but it cannot avoid being enmeshed in the letter of the text, in partly untranslatable signifiers, in the inextricably entangled network of private and historical allusions without which literature would not open up on to mathesis singularis, in other words, to theorizing in particular. » (Jean-Michel Rabaté. The Future of Theory, Oxford, Blackwell, 2002, 140.) 54 « A history of material culture is still in the making with new privileged objects […] » (Jean-Michel Rabaté. The Future of Theory, 147). 15

du post-humanisme55 ; et les recherches dans le domaine de la traduction qui s’interrogent sur le style, le langage et le rapport entre les textes différents et leur genèse56. Si Rabaté tient à ranimer la théorie en lui attribuant un rôle et une fonction littéraire, la littérature moderne produit des exemples inverses : des textes qui sont autant littéraires que théoriques.

Quelle crise poétique (1) ? Mallarmé et la crise de vers

L’histoire moderne de la poésie française est ponctuée par ses propres crises. En 1897 par exemple, Mallarmé clôt le XIXe siècle et ouvre le XXe avec la publication de « Crise de vers ». Le texte est important parce qu’il formule l’avenir de la poésie en termes d’une rupture avec la versification, morte depuis la mort d’Hugo qui « était le vers personnellement »57.

Libérés des structures de la rime et du rythme, les mots sont privilégiés par Mallarmé comme sites de la pensée poétique.

Le déplacement du vers au mot est à la fois une crise et l’occasion de travailler poétiquement le langage de manière novatrice, car il crée « une condition vraie ou la possibilité de s’exprimer non seulement, mais de se moduler, à son gré. »58 Les mots sont désormais porteurs de leur propre sens, se détachant du référent en faveur d’une signification phonétique, voire vocale. Idéaliste, Mallarmé évoque la voix de Dieu en contraste avec « les langues imparfaites [… dont] le discours défaille à exprimer les objets […] »59 ; platonicien, il croit au

Poème, duquel la poésie n’est qu’une image inférieure. Du coup, l’œuvre idéale devrait tenter

55 « Ethical criticism with a focus on revisions of sexual difference: from the ethics of otherness in sexuality, politics, and literature […] to bioethical criticism in the context of post-humanism […] » (Jean-Michel Rabaté. The Future of Theory, 147). 56 « From biblical studies to Antoine Berman’s ground breaking categories, moving from practical studies of cases to general definitions of style, language, intertextuality. » (Jean-Michel Rabaté. The Future of Theory, 148). 57 Stéphane Mallarmé. « Crise de vers », dans La poésie. Textes critiques XIVe-XXe siècle, dir. J.-M. Gleize, Paris, Larousse, 1995 (1897), 402. 58 Stéphane Mallarmé. « Crise de vers », 404. 59 Stéphane Mallarmé. « Crise de vers », 404. 16

de s’organiser intégralement, créant sa propre signification. Parce que « la réminiscence du vers strict hante ces jeux à côté et leur confère un profit »60, la syntaxe est également importante, mais Mallarmé supplante les règles formelles de l’alexandrin et de l’hémistiche en faisant valoir l’arrangement visuel :

À partir de Mallarmé, à ces ressources proprement vocaliques se joignent les procédés graphiques : les traits d’un graphème, la disposition dans la page, les longueurs des lignes, les blancs, etc., contribuent à la construction d’une totalité sémiotique, interprétable dans des directions multiples, substitut de l’unité thétique, disposition provisoire et fragile du procès signifiant.61

Ainsi, l’œuvre est une totalité à part, mais une qui, justement à cause de son isolement, traduit les objets et crée de nouveaux sens :

Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole : niant, d’un trait souverain, le hasard demeuré aux termes malgré l’artifice de leur retrempe alternée en le sens et la sonorité, et vous cause cette surprise de n’avoir ouï jamais tel fragment ordinaire d’élocution, en même temps que la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphère.62

La crise de vers mallarméenne instaure un nouveau langage poétique fondé sur un jeu de sons et d’éléments visuels (jouant aussi le silence et les espaces blancs), transformant la manière dont on comprend le rapport entre l’être et le langage ; Mallarmé décrit la crise comme une deuxième Révolution française. La conception de l’œuvre idéale qui s’en dégage met en cause le sujet-écrivain, préfigurant en quelque sorte « La mort de l’auteur » de Barthes (1967).

« L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots […] remplaçant la respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle

60 Stéphane Mallarmé. « Crise de vers », 403. 61 Julia Kristeva. La révolution du langage poétique, Paris, Seuil, 1974, 219. 62 Stéphane Mallarmé. « Crise de vers », 406. 17

enthousiaste de la phrase. »63 En négligeant l’intention du poète — le dessein que le sujet impose sur le langage — Mallarmé clôt également l’époque du je lyrique et invite à une réflexion poétique sur la multiplicité de l’être.

Quelle crise poétique (2) ? Isidore Isou et l’évolution de la matérialité poétique

Selon Jean-Marie Gleize, la révolution poétique instaurée par Mallarmé s’étend au XXe siècle lorsque son « idéalisme revendiqué est changé en matérialisme conséquent »64. Isidore

Isou, dans Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique (1947), reprend la chronologie établie par Mallarmé et y impose une évolution du matériel poétique. Isou trace un mouvement de Baudelaire à Verlaine, ensuite à Rimbaud, à Mallarmé, à Tzara et aux surréalistes, aboutissant à lui-même et à sa poésie lettriste, qu’il décrit comme un mouvement qui creuse vers l’intérieur.

D’origine roumaine, Isou s’installe à Paris en 1945 et s’est vite créé une posture mythologique de rebelle. Dès son arrivée, il scandalise le milieu littéraire avec ses pamphlets et son mépris total envers l’institution, sans parler du fait qu’en tant qu’étranger il propose une réécriture de l’histoire de la poésie française, se plaçant lui-même au point culminant. D’après

Isou, Baudelaire « a élaboré les virtualités et a tracé les lois intérieures du poème »65. Par la suite, « Verlaine, détruisant les dispositions autour du poème, se concentre sur la phrase »66, seulement pour être empiété par Rimbaud qui « ne peut résister à la phrase et la liquide »67.

« En brisant le vers […] Rimbaud trouve comme élément le mot »68, et, comme nous l’avons

63 Stéphane Mallarmé. « Crise de vers », 405. 64 Jean-Marie Gleize. « Stéphane Mallarmé », dans La poésie. Textes critiques XIVe-XXe siècle, dir. J.-M. Gleize, Paris, Larousse, 1995, 400. 65 Isidore Isou. « Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique », Paris, Gallimard, 1947, 46. 66 Isidore Isou. « Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique », 46. 67 Isidore Isou. « Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique », 47. 68 Isidore Isou. « Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique », 48. 18

vu, « Mallarmé reçoit les restes tombés [des mots] qui rendaient absurdes tous les efforts de restratification »69. Le discours d’Isou est remarquable pour son ton et son vocabulaire violents, et pour son progrès entropique ; l’évolution de la poésie française est un procès de décomposition.

De même qu’Isou insiste sur la désintégration de la langue française, il dépose les grandes figures littéraires : « L’organisation méticuleuse du mot réside dans la grandeur mesquine d’un Mallarmé »70. Par ailleurs, si « Tzara c’est la révolution contre le mot mallarméen [… et il] part à la destruction des mots même […], le dadaïsme n’a pas su détruire le mot, mais a tout essayé pour cela »71. Pour le novateur lettriste, l’échec de Dada donne lieu

à une régression dans l’évolution matérielle de la poésie, car « en laissant les choses au beau milieu [Tzara] a permis le retour du surréalisme, cet état de prostration et de néo-classicisme social »72. En opposition avec la dégénérescence du surréalisme, le lettrisme sous-entend la politique d’un langage poétique universellement transmissible capable de surmonter les divisions sociales. Pour ce faire, le lettrisme « est obligé de rompre la digue du mot à son propre compte »73 pour qu’une nouvelle expression puisse se répandre.74

69 Isidore Isou. « Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique », 49. 70 Isidore Isou. « Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique », 49. 71 Isidore Isou. « Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique », 50-51. 72 Isidore Isou. « Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique », 51. 73 Isidore Isou. « Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique », 52. 74 Jean-Pierre Bobillot donne un bilan historique de la poésie sonore du XXe siècle et remarque qu’« [a]ux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, elle reprend vigueur et éclat, à travers les tumultueux récitals d'Isidore Isou […] » (« Poésie sonore & médiopoétique », French Forum, Vol. 27, No. 1, hiver/printemps 2012, 23). Selon Bobillot, Rimbaud anticipe la catastrophe ou la crise du langage poétique et du sujet lyrique/poète, rendant possible l’invention de nouvelles formes dont il est question ici. Désormais, « le signifiant (et, plus largement, la langue elle-même) […] ne s'actualise, comme signifiant (comme langue) […] que dans et par son inscription phonique et / ou graphique […] » (30). Il y a donc un acte performatif qui privilégie l’être et le corps du poète, le « bio-médium » (32), qui prend le dessus sur les autres supports médiumniques, libérant le son et le geste expressifs. 19

Comme le suggère son titre, le texte d’Isou est une prescription : la poésie à venir est basée sur « la lettre, purement et simplement »75. Afin de la développer, le lettrisme s’empare de la sonorité et envisage un nouveau système de signes. Le matériel de la nouvelle poésie consiste de lettres « réalisées par les désagrégations phonétiques […] jusqu’à la formation d’un alphabet propre […] »76. D’une part, le désir de décomposer la langue en ses éléments de base ressemble aux esthétiques que nous étudions chez Luca et Michaux : ils remanient le matériel du langage dans l’intention de trouver de nouvelles formes d’expression. D’autre part, ni Luca ni Michaux ne prennent part à l’ambition universelle d’Isou. Les deux poètes à l’étude sont motivés par un besoin de trouver une manière de s’exprimer propre à eux, bien que cela suppose la dissolution du sujet et donc pourrait déboucher sur une autre forme d’universalisme.

Quelle crise poétique (3) ? Artaud et la performance du langage inhumain

Si Isou crée une nouvelle poésie accessible et ouverte à tous en décomposant le langage jusqu’aux éléments individuels des lettres, Artaud théâtralise le langage (de l’)inhumain pour faire ressortir d’autres langues possibles. Chez ce dernier,

il s’agit de substituer au langage articulé un langage différent de nature, dont les possibilités expressives équivaudront au langage des mots, mais dont la source sera prise à un point encore plus enfoui et plus reculé de la pensée. De ce nouveau langage, la grammaire est encore à trouver.77

Comme chez les autres écrivains mentionnés, et comme nous le verrons avec Luca et Michaux, chez Artaud il est question de la défaillance du langage alphabétisé, trop rigide et manquant de la plasticité propre à la vie souhaitée (ou du moins la plasticité potentielle de cette vie). Par

75 Isidore Isou. « Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique », 52. 76 Isidore Isou. « Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique », 52. 77 Antonin Artaud. « Lettre à Jean Paulhan, 28 septembre, 1932 », dans Œuvres, Paris, Gallimard, 2004 (1932), 572. 20

conséquent, l’homme subit un rétrécissement double : d’une part, il n’a pas les moyens de s’exprimer proprement, car les outils communicatifs à sa disposition ne correspondent ni à son

être intime ni à la profondeur de sa pensée. D’autre part, la négligence de soi imposée par le manque de formes expressives appropriées mène à un oubli graduel de ce qui lui est propre, son être même. Ainsi, l’homme devient de plus en plus unidimensionnel.78 Face à cette crise du langage, Artaud met en scène un langage inhumain « dont l’aspect objectif est ce qui nous frappe immédiatement le mieux »79, en vue de ranimer l’être humain, « comme des exorcismes renouvelés ».80

Il s’agit de détruire les formes fixes du langage « pour toucher à la vie »81, de faire ressortir « une sorte d’atroce poésie [… qui démontre] que l’intensité de la vie est intacte »82.

Le geste et la performance supplantent les autres formes d’expression jusqu’à ce que l’être traduise et mobilise l’inhumain « qui refait poétiquement le trajet qui a abouti à la création du langage. »83 Ainsi, le projet artaudien interpelle un certain développement historique, moins précis que ceux de Mallarmé et d’Isou, qui récupère la « vieille efficacité magique [… l’]efficacité envoûtante, intégrale au langage de la parole dont on a oublié les mystérieuses possibilités »84. Le vocabulaire de la violence et de la magie utilisé par Artaud pour décrire le nouveau langage à venir laisse présager les processus de Luca et Michaux au moyen desquels ils explorent l’être poétique : les jeux sonores et visuels qui donnent lieu à des conditions de vie jusqu’alors inconnues et des manières inattendues de les exprimer.

78 Trente ans après les réflexions d’Artaud, Herbert Marcuse proposera une thèse comparable à l’échelle sociale, critiquant les formes de répression sociale répandues qui empêchent l’homme de penser et d’agir de manière authentique (Herbert Marcuse. One Dimensional Man, Boston, Beacon Press, 1964). 79 Antonin Artaud. « Lettre », 570. 80 Antonin Artaud. « Le théâtre et son double », dans Œuvres, Paris, Gallimard, 2004 (1935), 558. 81 Antonin Artaud. « Le théâtre et son double », 558. 82 Antonin Artaud. « Le théâtre et son double », 559. 83 Antonin Artaud. « Lettre », 572. 84 Antonin Artaud. « Lettre », 572. 21

Pour Artaud, le processus est alchimique ; il est question d’un « langage unique à mi- chemin entre le geste et la pensée [… et] on ne peut le définir que par les possibilités de l’expression dynamique »85. Tout repose donc sur le potentiel du geste destructif/créatif et le mouvement déstabilisant du corps qui pense en agissant et qui agit en pensant. La dissolution de la distinction entre l’esprit et son incarnation en signes (corporels, visuels, ou autre) semble se conformer à un automatisme. Pourtant, chez Artaud le nouveau langage ne représente pas la pensée ; il s’agit plutôt d’un système expressif qui fait appel à et présente une nouvelle forme de pensée active qui transforme l’être et son monde. Il faut « se retourner contre le langage et ses sources bassement utilitaires [… et] enfin considérer le langage sous la forme de l’Incantation »86. Ainsi, ce qui ressort des expérimentations alchimiques n’est pas un outil linguistique plutôt qu’une existence expressive, un moyen insolite de vivre.

Artaud envisage une réalité autre que celle établie d’après le langage articulé et répressif, et ses expérimentations iconoclastes avec les formes expressives en ouvrent la possibilité « en faisant de ces signes une manière d’alphabet »87. Or, un paradoxe se produit où il faut un système d’expression en mesure de traduire l’intensité intime de l’être en réalité.

Pour ce faire, le langage dit humain ne suffit pas, car « cette réalité n’est pas humaine, mais inhumaine »88. Entre l’idéal hermétique de Mallarmé et les ontophonies et les ontograffies matérielles de Luca et de Michaux, Artaud marque une transition vers le corps, le geste et le pouvoir transformateur de l’expression vivante.

85 Antonin Artaud. « Le théâtre et son double », 558. 86 Antonin Artaud. « Le théâtre et son double », 531. 87 Antonin Artaud. « Le théâtre et son double », 558. 88 Antonin Artaud. « Le théâtre et son double », 532. 22

Outre ses recherches au niveau du langage, Artaud s’intéresse au dessin pour s’exprimer. Il qualifie ses dessins comme le subjectile89 ; ce sont des supports, des lieux où l’être peut transcrire ce que les mots interdisent : l’intime et l’intensité de la vie. Il ne s’agit pas de substituer le dessin au langage plutôt que l’élément visuel de l’« œuvre d’espace serait d’abord un corps-à-corps avec la question de la langue »90. L’expression linguistique et l’expression visuelle participent à la manifestation de l’être. « Il faudrait écrire en dessinant, à la main, contre cette langue, et s’expliquer avec la langue dite maternelle comme avec un autre, se rendre à peine traduisible »91. Il s’agit d’une multiplicité de langues, dessinées ou écrites, avec lesquelles l’être se traduit, ou rend possible sa propre traduction, sa propre existence.

L’inhumain poétique est une traduction qui vient au secours de la crise de l’humain.

Les « étrangers » au secours

Au moyen de leurs expérimentations et reformulations poétiques du langage, les deux poètes/artistes à l’étude tiennent à redonner aux mots leur pouvoir de transformation, d’où l’importance du geste et de la performance. Pour arriver au point où ils se sentent obligés de défaire le langage, et Luca et Michaux ont suivi des trajets semblables — aussi bien dans leurs processus créatifs que sur le plan biographique —, qui les mènent vers le centre du milieu littéraire parisien et vers le noyau de la langue française. Un survol des points communs entre

Luca et Michaux — tous deux attirés, fascinés, et troublés par le vortex littéraire de Paris, pour en finir, malgré tout, dans ses virages — mérite réflexion. Nous pouvons les rassembler autour de trois thèmes majeurs.

89 Voir l’essai de Jacques Derrida, « Forcer le subjectile », dans P. Thévenin et J. Derrida. Antonin Artaud. Dessins et portraits, Paris, Gallimard, 1986, 55-108. 90 Jacques Derrida. « Forcer le subjectile », 57. 91 Jacques Derrida. « Forcer le subjectile », 59. 23

Dans un premier temps, Luca et Michaux ne sont pas français. Roumain d’origine, Luca voyage à Paris pour la première fois en 1928, retourne à son pays natal peu après, et finalement s’installe à Paris en 1952. Le parcours de Michaux est plus compliqué. Il voyage plusieurs fois entre Paris et Bruxelles dans les années 1920, sans compter ses multiples voyages internationaux qui font preuve de son enthousiasme pour les autres mondes et de son inquiétude envers le chez-soi ; or, il est naturalisé français en 1955. Le fait que les deux poètes sont francophones leur permet d’occuper et de maintenir — parfois malgré eux — une position en marge de la culture et de la langue de l’hexagone. Cette position périphérique leur accorde le statut de littérature mineure, notamment par l’effet de déterritorialisation dont parlent Deleuze et Guattari.92

Ainsi, dans un deuxième temps, tous deux se méfient des structures et des fonctions de la langue française et les détournent dans l’intention d’accentuer la déterritorialisation. Certes,

Luca et Michaux cherchent d’autres langages pour s’exprimer, pourtant ils développent ces nouvelles formes à partir de systèmes existants, même si cela suppose un désœuvrement complet vers le phonème (Luca) et le graphème (Michaux). Il s’agit, pour l’un comme pour l’autre, de déformer la langue dans et avec laquelle ils habitent, car elle consigne l’être à une existence inassouvie. Plus précisément, ils se méfient intensément de la rigidité des formes expressives courantes et de l’étouffement de la vie qui en résulte. L’être a besoin d’un langage pour s’exprimer et pour s’identifier, mais ce langage, disent Luca et Michaux, est toujours inadapté à ses divers états changeants, d’où le terme inhumain pour qualifier leurs tentatives.

92 G. Deleuze et F. Guattari. Kafka : pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975. 24

Finalement, Luca et Michaux se ressemblent dans la visée de leurs ontologies faibles, leurs positions médianes de disponibilité ouverte93 ; leurs cheminements poétiques les mènent

à découvrir des façons d’être inexplorées et à habiter le seuil incertain qu’ils y découvrent.

Faibles, ces états paraissent à peine et n’ont rien de permanent ; matériels, les êtres dont il est question se forment dans les sons et les graphies, et n’ont rien à faire avec la métaphysique.

L’ontophonie de Luca et l’ontograffie de Michaux ressortent de longues expérimentations avec le langage et offrent des sites provisoires où héberger l’inhumain de l’être (humain).

Dans le premier chapitre, nous commençons par une réflexion sur la question de la traduction. D’après Walter Benjamin et sa pensée sur le langage, nous verrons que l’acte de traduire transforme la structure et la fonction signifiante des deux langues — la langue cible et la langue source. Ces transformations rendent sensibles les lacunes intrinsèques au langage communicatif. Certes, tout langage communique, mais pour Benjamin la traduction est le mouvement par lequel une autre fonction, plus poétique, se manifeste dans les mots désormais dénaturés. La déterritorialisation proposée par Benjamin comme linguistique de la traduction est reprise par Jean Laplanche. Ce dernier s’est beaucoup inspiré de Benjamin et des rouages de sa théorie de la traduction lorsqu’il développe ses théories du devenir sujet de l’être

(humain) : le sujet se traduit (et se détraduit) perpétuellement, refondant son passé (sa source) et métamorphosant son présent. Cependant, le processus repose sur une interruption originelle masquée par ce que Laplanche appelle un saut transcendantal. Par conséquent, la lacune à la

93 Stephen K. White utilise le terme « weak ontology » pour décrire une position fondamentalement engagée, ouverte et sensible envers les conditions matérielles de l’existence (Sustaining Affirmation, Princeton UP, 2005). Le terme évoque également « la faible force messianique » dont parle Benjamin pour décrire la volonté liminaire et réceptive exigée afin d’entendre tout potentiel non-accompli qui demeure en tant qu’appel inouï (Sur le concept d’histoire, dans Œuvres III, trad. M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 2000 [1942], 430). D’ailleurs, dans Éloge de la fadeur, François Julien parle d’une disponibilité indéterminée qui ne s’associe avec aucune position fixe mais qui est toutefois prête pour n’importe quelle situation possible. Il s’agit d’une souplesse de l’être qui reste capable d’action et de pensée concrètes, quoique temporaires. (Éloge de la fadeur, Arles, Piquier, 1991). 25

base du devenir sujet devient la source d’une autre structure de l’être, plus poétique et inhumain.

Dans la dernière section du premier chapitre, nous abordons la pensée de Georges

Bataille sur la question du sujet souverain et du rapport entre celui-ci, l’art et le langage.

Suivant notre lecture de Bataille, ses réflexions peuvent être considérées comme lieu de rencontre entre ce que nous dégageons de Benjamin et de Laplanche : une esthético-ontologie du sujet souverain qui suspend l’être humain et son expression habituelle. Le langage poétique permet cette suspension, un exercice récupéré par Luca et Michaux dans leurs œuvres.

Le deuxième chapitre est consacré à Luca. Nous montrons qu’il s’apparente plus aux convictions esthétiques de Tzara qu’à celles de Breton et du surréalisme, bien qu’il s’interroge sur et expérimente avec ces derniers. Par la suite, nous analysons la manière dont Luca oppose ce qu’il appelle « l’homme donné » avec une conception d’un être non-œdipien, une créature ouverte à sa propre virtualité et en métamorphose constante. Quel est le langage de ce nouvel

être imaginé par Luca ? Il s’agit d’une expression fondée sur une décomposition phonétique.

Lorsque les mots subissent une désintégration sonore, un autre mode de vie est libéré : l’ontophonie.

Dans le troisième chapitre, nous examinons l’œuvre de Michaux. Également divisé en trois sections, sa structure miroite le chapitre précédent : nous commençons par examiner l’entrée de Michaux en littérature, montrant qu’au début il s’inspire de Lautréamont et, comme

Luca d’ailleurs, se méfie du programme surréaliste ; la deuxième section examine les processus de traduction et de transgression du soi qui ont lieu dans l’œuvre de Michaux, des procédures qui surmontent l’identité fixe de l’être. Enfin, nous abordons la transformation du langage articulé vers le trait et le dessin, vers des formes d’expression que Michaux qualifie de plus

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intimes et de plus proches à son être. Pour poursuivre le parallèle avec Luca, nous appelons ces mouvements visuels et expressifs de l’ontograffie.

Dans le contexte d’après-guerre en France, quand Luca et Michaux se sont définitivement installés en France, leurs explorations d’un autre être potentiel — indissociables de leurs inventions de nouvelles possibilités expressives — témoignent du malaise social et du besoin de repenser la figure de l’humain. Ce qui étonne au sujet de leurs œuvres est leur logique partagée : une distance par rapport à et un doute envers le langage, qui les poussent à questionner profondément les structures de la culture et de l’être. Sans doute ne sont-ils pas les seuls à s’interroger sur la condition de l’homme à l’époque en question ; par contre, leurs réponses mettent en avant une poétique de l’inhumain qui supplée la violence humaine, la crise auto-infligée. Ce qu’ils offrent face à cette crise est singulier ; une considération de leurs

œuvres sous l’angle du discours, de plus en plus répandu, de la fin de l’homme donne l’occasion de le comprendre d’un point de vue poétique selon lequel les fonctions signifiantes et représentatives du langage instaurent et encouragent la manie de la crise.

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CHAPITRE 1

1.1 – La traduction-poétique

Nous nous intéressons aux fondements de l’être humain, à son effondrement et à la réponse du langage poétique face à cette « crise ». La traduction s’avère donc pertinente pour notre étude, car certains aspects définissant ce que nous appelons l’inhumain poétique se retrouvent de façon concentrée dans les questions relatives à la traduction : chez Jean

Laplanche, par exemple, le sujet se construit lors d’une « traduction-détraduction » marquée par un bouleversement de la temporalité et par un décalage transcendant dans son devenir- sujet. Comment une telle théorie de la subjectivité permet-elle de mieux poser les relations pertinentes entre la possibilité d’exprimer et le potentiel de construction du sujet dans le temps ? Au moyen d’une analyse de la théorie de la traduction de Walter Benjamin (un modèle pour Laplanche), nous exposerons la manière dont sa conception du langage met en œuvre deux opérations : 1) une reformulation de la temporalité particulière à l’humain et à son langage, et 2) un dévoilement de l’essence insaisissable ou « poétique » de l’être (et de son expression) auquel le langage ne peut que faire signe. Nous arriverons à voir que le langage et l’être de l’inhumain poétique partagent une même logique : une métamorphose de destruction- construction constante et spiralée. De ce fait, nous arriverons à voir que l’inhumain poétique n’existe, malgré lui, qu’au moyen de son expression, ce que nous appelons la traduction- poétique.

1.1.1 – La trahison du langage ; la double trahison de la traduction

Après la Seconde Guerre mondiale, à la même époque où Luca et Michaux commencent à mettre en question la fiabilité du langage, Francis Ponge, dans le recueil

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Pratiques d’écriture, s’interroge sur le sort des êtres face à la beauté qui se produit lorsqu’on s’interroge sur la cause des imperfections du monde :

[…] « errare humanum… », a-t-on l’habitude de dire, à quoi j’opposerai volontiers : « Errare divinum ». C’est la Puissance qui se trompe, et nous, nous tous (objets et êtres), créatures de cette puissance, supportons le poids de ces erreurs […]. Mais n’y a-t-il pas quelque beauté là ? Ou plutôt, si la beauté est quelque chose, si beauté signifie quelque chose, ne serait-ce pas cela ?1

Ponge met en valeur « la variété infinie d’erreurs »2 que sont « les choses et les créatures de ce monde »3. La beauté de la déformation — la beauté comme déformation — est une ouverture vers le monde et une invitation à s’amuser dans l’existence « absurde (bizarre) et touchante »4. Le renversement de la responsabilité des erreurs du monde et la beauté imparfaite célébrée sont liés au langage en ceci :

Puisqu’il est impossible de se taire […] emmenons-les [les expressions] avec nous dans notre infortune, trompons-les en même temps que nous-mêmes, enfin que nos expressions soient défaites à chaque instant […]5

Si l’existence est caractérisée par une tromperie originelle et inéluctable, l’expression devrait, elle aussi, participer aux jeux d’erreurs. Le langage devrait amuser, tromper, se tromper et (se) défaire.

À ce premier plan de trahison au sein du langage s’ajoute un deuxième qui a lieu dans la traduction, d’où l’adage célèbre traduttore, traditore. Cette expression qui ne se traduit pas et qui, pour cette raison, est « traître à elle-même »6 est propice pour nos propos sur l’être et le langage poétiques, qui s’auto-trahissent et mettent donc en question l’idée de fondement. En

1 Francis Ponge. « Errare Divinum (Est) », dans Œuvres II, dir. B. Beugnot, Paris, Gallimard, 2002 (1954), 1016. 2 Francis Ponge. « Errare Divinum (Est) », 1017. 3 Francis Ponge. « Errare Divinum (Est) », 1016. 4 Francis Ponge. « Errare Divinum (Est) », 1016. 5 Francis Ponge. « Hors des significations », dans Œuvres II, dir. B. Beugnot, Paris, Gallimard, 2002 (1954), 1006. 6 Alexis Nouss. « Éloge de la trahison », TTR : traduction, terminologie, rédaction, vol. 14, nº 2, 2001, 168. 29

guise de réponse à cette crise du langage poétique, la traduction-trahison entame un processus de désastre qui repense et ranime l’être. Comme d’ailleurs la poésie de Luca et celle de

Michaux, la traduction-trahison reforme et reformule le langage, et offre de nouvelles perspectives sur l’être et son expression langagière. Nous appelons ces nouvelles approches la traduction-poétique.

La trahison au sein de la traduction-poétique est-elle évitable ? Existe-t-il quelque chose comme une traduction parfaite, sans trahison, absolument fidèle à l’original ? Nous partons du postulat que non, que la fidélité à l’original est impossible ; il existe plutôt une trahison originelle, rejouée par la traduction.

Les enjeux du langage imparfait évoquent les belles infidèles, ces traductions qui, à partir du XVIIe siècle, abandonnent la fidélité littérale (la traduction mot à mot) en faveur de

« la traduction des idées, des sentiments, des façons d’agir, des façons de dire, des tournures imagées […] »7. Selon Georges Mounin, « ce culte de la traduction dite élégante […] a survécu

[…] jusque vers la fin du XIXe siècle »8. Qu’arrive-t-il à ce moment historique pour clore le règne des belles infidèles ? Mounin l’explique en termes d’un changement ontologique du rapport entre l’homme et Dieu. Comme la transition effectuée par le meurtre de Dieu et l’ambition humaine de Le remplacer dont parle Nietzsche, un changement de registres a lieu quand la tromperie Divine dont parle Ponge est mise au service de l’homme historique :

[…] à l’homme éternel d’une société théologique et monarchique a succédé l’homme historique d’une société bourgeoise : au lieu d’atténuer, de masquer, de supprimer les différences entre Achille et nous, la jeune pensée bourgeoise […] aperçoit enfin ces différences, et les souligne de plus en plus.9

7 Georges Mounin. Les belles infidèles, Paris, Cahiers du Sud, 1955, 103. 8 Georges Mounin. Les belles infidèles, 95. 9 Georges Mounin. Les belles infidèles, 98. 30

Selon Mounin, l’homme historique de la fin du XIXe siècle ne se considère plus comme faisant partie d’une cosmologie gérée par un grand maître, mais se voit plutôt comme maître de son propre temps et de sa propre identité ; il cherche à se distinguer en accentuant ses différences. Afin de faire ressortir les différences historico-culturelles, la traduction devrait restituer la grammaire, la syntaxe, et la façon de penser du texte originel au lieu d’y imposer le style ou le goût du zeitgeist actuel (comme le faisaient les belles infidèles). Traduit ainsi, le texte révélera l’hétérogénéité entre sa langue et la langue cible. Souligner les différences historico-culturelles au moyen de la traduction est une manière de (se) dépayser linguistiquement qui, par la suite, permet à l’homme historique de se distinguer, de s’identifier, et de se connaître au moyen de sa langue actuelle, lui donnant ainsi le pouvoir sur son propre

être et sur son propre devenir.

Pourtant, les belles erreurs originelles — amplifiées par le langage de la traduction — accentuent le fait que cette identification et cette connaissance seront toujours minées par la tromperie innée : par les erreurs léguées à l’homme moderne. Il ne faut pas un retour aux belles infidèles, plutôt que d’accepter les limites de l’identification et de la connaissance historiques qui s’imaginent avoir surmonté la puissance de la beauté (divine). La rigueur linguistique et la fidélité grammaticale et syntaxique demandées par une telle traduction (qui accentue les différences), n’est pas possible sans tenir compte du poids dit divin, ces erreurs qui restent comme un résidu intraduisible, ouvrant justement une lacune dans la connaissance. Ainsi, il s’agit de l’intraduisible non pas dans un texte en particulier, mais dans le langage en général.

Plus récemment, Barbara Cassin a dirigé un dictionnaire qui démontre plus explicitement l’impossibilité de mettre la traduction mot à mot ou fidèle au service de la connaissance historique. Dans le Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des

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intraduisibles, Cassin explique comment l’ouvrage « [prend] pour objet des symptômes de différence, les “intraduisibles” […] »10. Ainsi, Cassin et son équipe ne révèlent pas les différences proprement dites ; ils ne cherchent pas de définitions ou de traductions précises ou fidèles, car « l’intraduisible c’est plutôt ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire »11. Ce jeu de mots pratiqué par Cassin évoque la tâche sisyphéenne de la traduction : le résidu intraduisible vers lequel la traduction se porte et autour duquel elle spirale, sans jamais atteindre aucun but ni centre.

Le projet de Cassin témoigne d’une manière de penser et d’aborder la traduction particulière au XXe siècle et ressemble à celle à l’étude : ni une démarche selon laquelle le texte source est masqué, manipulé et approprié par et pour les bienséances de l’époque en question, ni une quête de compréhension historique au moyen de la fidélité absolue de la traduction mot à mot, la traduction dont il sera question ici assume la mascarade du langage sans négliger l’importance et l’utilité de la syntaxe, sans négliger l’importance du mot et ses lacunes intraduisibles. Considérée ainsi, la traduction a une fonction déstabilisante parce qu’elle exagère l’hétérogénéité linguistique (elle détruit l’idée de la continuité ou de la contiguïté totales en révélant l’intraduisible, sa propre négation, et les lacunes du langage) et ne permet pas une (ré)identification ou une connaissance complètes (donc elle nie toute forme de reconstruction). Elle est une « déterritorialisation » qui crée un espace pour aborder « la question de l’intraduisible sans viser l’unité, qu’on le place à l’origine […] ou à la fin »12. En effet, la déterritorialisation de l’intraduisible, à savoir la trahison au sein de la traduction, est

10 Barbara Cassin (dir.). Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Éditions du Seuil/Dictionnaire Le Robert, 2004, xvii. 11 Barbara Cassin (dir.). Vocabulaire européen des philosophies, xvii. 12 Barbara Cassin (dir.). Vocabulaire européen des philosophies, xx. 32

un des aspects définissant la traduction-poétique, le langage de l’inhumain (poétique) particulier au XXe siècle.

1.1.2 – L’anéconomie de la traduction

Selon Jacqueline Guillemin-Flescher, le XXe siècle témoigne d’une « nécessité de lier la théorie de la traduction à une théorie du langage »13 ; c’est précisément cette liaison que nous examinerons chez Walter Benjamin en vue d’approfondir nos réflexions sur le langage de la traduction-poétique. En outre, Guillemin-Flescher décrit deux grands changements qui ont eu lieu vis-à-vis de la traduction au tournant du XXe siècle. En premier lieu, « la réflexion sur la traduction, antérieure au XXe siècle, est fondée presque exclusivement d’une part sur la traduction de la Bible, d’autre part sur la traduction littéraire et plus particulièrement la poésie »14. Ce propos s’avère pertinent pour notre étude, surtout si nous pensons au résidu divin

(Ponge) et aux lacunes intraduisibles (Cassin) que nous avons soulignés précédemment, parce que nous aimerions réfléchir sur le langage de la traduction une fois que la puissance du mot divin a changé de registre (lorsque le langage sacré devient profane), mais toujours dans le contexte de la poésie. Dans un deuxième temps, les systèmes de traduction « ont été presque systématiquement liés, tout au moins avant le XXe siècle, à une pratique dont on justifiait les choix a posteriori »15. Ici, Guillemin-Flescher questionne la tâche communicative de la traduction par opposition à l’esthétique de la traduction (comme les belles infidèles, par exemple). Pourtant, la traduction-poétique n’est ni prescriptive (se donnant a priori la tâche de promouvoir et de faciliter la communication), et elle n’est pas non plus une expression

13 Jacqueline Guillemin-Flescher. « Traduction », dans Dictionnaire historique de la langue française, dir. A. Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2012, 826. 14 Jacqueline Guillemin-Flescher. « Traduction », 825. 15 Jacqueline Guillemin-Flescher. « Traduction », 825. 33

purement esthétique ; il s’agit plutôt d’un langage qui dévoile ses propres apories au moyen du contact (traduction) avec l’autre, une relation qui défait plutôt qu’elle construit.

La traduction-poétique est donc un geste traducteur au sein de l’expression poétique qui réfute l’échange constitutif de la traduction basée sur l’économie de la communication.

Comme un événement qui a lieu dans l’entre-deux d’une prestation ou d’une réponse, elle s’offre ouvertement en tant que don de la traductibilité. Elle est toujours déjà présente dans les

œuvres, offerte comme une parole à laquelle on ne cesse pas de (ne pas) répondre. Pour reprendre l’idée de Ponge citée ci-dessus, la traduction-poétique rejoue cette beauté en tant que tromperie divine qu’il faut recevoir, qu’il faut supporter : le poids de l’erreur divine que la traduction fait ressortir dans l’expression poétique. Ainsi, le don de la traduction ne s’inscrit pas dans une économie d’échange et de réciprocité comme le veut la circulation.16 Il exige, comme le dit Derrida en écrivant sur l’aporie du temps du don, « une comptabilité inouïe puisqu’[il] ne doit se fermer ni sur une équivalence de recettes et de dépenses, ni sur un cercle

économique, ni sur la rationalité réglée d’un calcul, d’une métrique, d’une symétrie ou d’un rapport quelconque, c’est-à-dire sur un logos »17. Le geste de la traduction-poétique se donne, mais se donne hors de la circulation, à part de la communication langagière parce qu’il met en question toutes ces structures : « c’est logos et nomos […] que la folie du don met en crise »18.

Cette crise est en œuvre dans la traduction-poétique comme ce qui est nécessaire à l’expression mais aussi comme ce qui la trahit et « déchire [son] temps »19. À la fois « présente » (parce qu’on est capable d’en parler, elle est) mais incomplète parce qu’elle se trahit, la traduction-

16 La recherche de Marcel Mauss, surtout dans son Essai sur le don, informe le discours sur le don au XXe siècle. Selon Mauss, les groupes sociaux se forment autour des actes de donner et de recevoir, créant des « faits sociaux totaux » bénéfiques pour tous les membres de la société. Ainsi, son analyse des structures sociales de base met en cause l’économie du capital et l’utilitarisme. (Marcel Mauss. Essai sur le don, Paris, PUF, 2012 (1924)). 17 Jacques Derrida. Donner le temps. 1. La fausse monnaie, Paris, Editions Galilée, 1991, 52-3. 18 Jacques Derrida. Donner le temps, 53. 19 Jacques Derrida. Donner le temps, 21. 34

poétique n’est, dans ce sens, « plus pensable comme un maintenant, à savoir comme un présent enchaîné dans la synthèse temporelle. »20 Certes, une traduction est présente dans le lieu et le temps de son opération, mais cette présence est toujours différée, perpétuellement immanente, se projetant partiellement en avant (vers la langue cible) tout en se laissant en arrière (dans la langue d’origine) : « son apparence même, le simple phénomène du don l’annule comme don, transformant l’apparition en fantôme […] ».21 Ce qui est « traduit » ou « donné » dans la traduction-poétique est justement le spectre du langage, son résidu.

Nous nous intéressons à une forme de la traduction qui ne consiste pas en une transcription d’une langue vers une autre, mais qui met en relief le spectre du langage, c’est-à- dire les échos et les traces de l’expression langagière. Ce qui est sujet à l’échange est immatériel, la non-substance de l’expression textuelle. Le soi-disant matériel de la traduction semble être le langage d’un texte originel, or nous allons voir comment Luca et Michaux manipulent le « matériel » du langage pour que ses échos et ses traces deviennent les véritables enjeux de la traduction. Les deux poètes travaillent ces éléments traduits du langage, qui sont, pour Benjamin, l’essence poétique de la traduction.

Comme le signale Benjamin, Hölderlin travaille l’essence poétique du langage dans ses traductions de Sophocle. Dans sa réécriture du dramaturge antique, le poète allemand entreprend une traduction linéaire et littérale, qui respecte la syntaxe du grec ancien, mais en la respectant nécessairement il défait celle de la langue allemande pour y créer une nouvelle syntaxe, toutefois « allemande », mais poétisée. Il traduit l’implicite du texte, une sorte de traduction intra-linguistique, à la fois violente et radicale, de la langue cible — l’allemand — et y crée un sens sous-jacent et insaisissable. À la différence d’une traduction fidèle ou mot à

20 Jacques Derrida. Donner le temps, 21. 21 Jacques Derrida. Donner le temps, 27. 35

mot privilégiant la communication, la syntaxe de la traduction-poétique hölderlinienne nous invite à penser le poème en tant que tel, à penser poétiquement : une pensée qui n’est transmise ni par le logos, ni par la grammaire.

Rappelons les aspects de la traduction-poétique que nous venons d’introduire : 1) la trahison et la tromperie « fondamentales » de la traduction-poétique ; 2) l’erreur divine que les

êtres [in]humains doivent supporter ; 3) la traduction comme don non-réciproque qui met en

« crise » le logos et le nomos ; et 4) le caractère fantomatique du langage de la traduction qui nous permet de penser le langage en soi ; et 5) un certain rapport poétique au monde matériel pour sortir de la pensée et de l’expression anthropocentriques. Avec ces idées en tête, il convient d’analyser la théorie de la traduction de Benjamin pour mieux cerner les enjeux temporels de l’anéconomie de la traduction-poétique ; il est question d’un langage qui ne participe pas à l’échange de la signification établie par l’usage humain et qui fonctionne sur un registre géré par le temps non-humain.

Dans La tâche du traducteur, Benjamin met en valeur une théorie de la traduction qui ne consiste pas en une transposition de l’information d’une langue à une autre. En quoi consiste la traduction pour Benjamin ? D’une part, comme les traductions hölderliniennes d’Antigone de Sophocle, la traduction brise et reformule les structures de la langue cible. D’autre part, la langue cible, au moment de son contact avec la langue originelle, fait apparaître dans cette dernière des éléments jusqu’alors inaperçus. Pour Benjamin, ces deux aspects de la traduction ne sont pas indépendants. Ensemble ils constituent la traduction en tant que telle : sa réciprocité provisoire, un contact entre deux langues qui donne un tiers anéconomique ou l’intraduisible.

Considérée ainsi, la traduction est à la fois critique et créative : critique dans la façon dont elle force le langage à s’examiner ; créative dans la façon dont elle donne naissance à de nouvelles

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formes langagières. Le mouvement de déformation/reformation de la traduction et le langage poétique et matériel qu’il produit donnent lieu à de nouvelles possibilités expressives et de nouvelles fonctions du langage.

1.1.3 – La poésie comme lieu de (non-)pensée du langage

Vers le milieu du XXe siècle, Ponge ranime la poésie comme lieu de non-pensée, ou plutôt comme lieu d’une nouvelle pensée à venir. Comme l’explique Paul Léonard, « la pensée, chez Ponge, constitue ce lieu privilégié où, certes, la poésie ne se fabrique pas mais où elle s’interroge, se pense, se conçoit »22. La pensée pongienne ne contient rien d’abstrait ; elle a lieu en tant que matérialité de l’écriture poétique : « Le poète ne doit jamais proposer une pensée, mais un objet. »23 En pensant le monde matériel de manière poétique, Ponge négocie un nouveau rapport entre l’être et le monde, ouvrant ainsi la possibilité d’une autre forme de l’(in)humain. Cette possibilité doit se manifester dans le langage, car c’est là que les origines de la crise se trouvent, dans « ce mouvement qui, des mots à la dogmatisation de leurs sens dans des systèmes, conduit à une prétendue vérité et, en y conduisant, amène inévitablement la “catastrophe” »24. La crise telle que Ponge la conçoit provient de l’usage désastreux du langage qui privilégie l’abstraction des sens des mots. C’est seulement au moyen d’une pensée matérielle et poétique des choses qu’on peut sortir de ce mouvement de crise.

D’autres poètes s’intéressent à la manière dont le langage pourrait se subvertir pour faire voir le monde autrement. Philippe Jaccottet par exemple témoigne du rapport entre la traduction et la temporalité bouleversée quand il écrit que

22 Paul Léonard. « Ponge penseur ? », Études françaises, volume 17, nº 1-2, 1981, 100. 23 Cité dans Paul Léonard, « Ponge penseur ? », 103. 24 Paul Léonard. « Ponge penseur ? », 101. 37

[…] c’est une chose étrange de trouver, chez un écrivain antérieur, l’énoncé rigoureux d’une expérience que l’on a faite soi-même et aussitôt jugée essentielle. L’extraordinaire pour moi est que tout y soit, jusque dans les détails : la beauté qui ne saurait être « que beauté », son effet d’intériorisation, sa traduction d’une pensée qui serait cachée dans les apparences, et même les conditions de cette sorte d’appel, plus pur ou plus fort, ou moins douteux, s’il n’a pas été attendu […].25

Jaccottet présente un témoignage de la relation traductrice avec l’autre. D’abord, l’étrangeté qu’il ressent devant le texte est due au fait que l’expérience qui y est décrite semble

être un écho de celle, plus personnelle, du poète ; les différences et la distance causées par l’écoulement du temps sont effacées par cette étrangeté d’une expérience essentielle. Le fait que « la beauté ne saurait être que beauté » renvoie à l’onomastique de ce langage pur dont parle Benjamin où la communication et la signification sont absentes ; où la beauté n’est que

Beauté. Finalement Jaccottet présente la traduction d’une pensée cachée, une traduction qui revient maintes fois à travers le temps mais qui ne perd jamais sa force : « à la fois le plus ancien, le tout ancien, et le plus neuf, le plus frais »26. Cet appel, qui rajeunit les langues en les traduisant de leur sommeil-mort-en-cachette, est le choc inattendu du don : une « traduction parfaitement absurde à beaucoup d’égards, mais que je dois essayer de comprendre, puisqu’elle est liée au secret poursuivi »27. Ainsi, la traduction est liée au secret et aux éléments cachés du langage, comme la démarche cabalistique ; son élément poétique et sa visée subversive font surgir dans le langage son autre radical. Pour Jaccottet, le potentiel du langage repose sur l’enjeu du secret/caché et de l’apparent/évident.

D’ailleurs, ce potentiel peut être considéré comme un élément essentiel de la pensée de la traduction-poétique. Selon Yves Bonnefoy, la traduction est créative dans la mesure où elle

25 Philippe Jaccottet. Paysages avec figures absentes, Paris, Gallimard, 2009 (1970), 123-4. 26 Philippe Jaccottet. Paysages, 29-30. 27 Philippe Jaccottet. Paysages, 23. 38

illumine l’acte de la poésie : « la traduction de la poésie est poésie elle-même, et y réfléchir peut éclairer l’activité poétique. »28 Cette intimité entre l’écriture poétique et l’écriture de la traduction — la concordance entre poésie et traduction — récompense tout acte créatif par une traductibilité, et tout acte de traduction par un caractère créatif. La donation réciproque entre la traduction et la poésie crée un espace qui reformule les enjeux génétiques entre le langage et la pensée.

Ainsi, dans l’espace de ce don, l’immanence et la transcendance coexistent ; l’espace d’un matérialisme écrit qui permet son propre avenir matérialiste et sensible, mais qui toutefois fait signe à un ailleurs possible. L’immanence de la traductibilité est la promesse de sa survie, mais une promesse qui ne reçoit sa réponse que par l’acte même de la traduction, car « dans la survie, qui ne mériterait pas ce nom si elle n’était mutation et renouveau du vivant, l’original se modifie. »29 À cause de cette modification, il est nécessaire de repenser la dichotomie entre copie/original. L’original est à venir. La création traductrice ne peut plus être pensée en termes d’étapes (original versus copie, par exemple). On devrait plutôt se réjouir dans l’espace de la traduction-poétique, où l’acte créatif (traduire ou poésie) se renouvèle avec chaque écriture, et où le temps de la causalité est bouleversé. « Le point de départ du traduire est non la cause mais la conséquence des traductions, puisque ce sont celles-ci qui, à la fin, vont offrir la forme développée de ce qui n’était qu’en puissance. »30 En donnant forme après coup à ce qui était jusqu’alors puissance ou potentiel, la traduction est l’élan qui fait apparaître le lieu où le langage se pense.

28 Yves Bonnefoy. La communauté des traducteurs, Strasbourg, PU Strasbourg, 2000, 19. 29 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », trad. M. de Gandillac, dans Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000 (1923), 249. 30 Yves Bonnefoy. La communauté des traducteurs, 25. 39

La traduction en question « ne peut que renoncer au projet de communication »31, et ce qui est en œuvre n’est pas strictement linguistique. Le don de la traductibilité est une force, un appel, qui n’a de forme que dans sa vie posthume, celle de la traduction même. Ce détournement — cette trahison — de la chronologie linéaire met en œuvre une économie du don où les rôles du destinateur et du destinataire sont mêlés : l’origine est la source de l’élan puissant du traduisible mais reçoit, en postériorité, son écho qui est la traduction, une traduction en tant que l’autre, sans lequel il ne sera à jamais que puissance, force, pur don, sans forme. À son tour, la traduction donne forme en échange à l’élan qui détermine sa propre existence « si bien qu’en fin de compte traduire pourra être considéré […] comme l’activité primordiale de la pensée au travail, »32 la pensée qui se travaille et se donne forme.

Bien que cette traduction qui donne forme et qui met en cause le concept d’origine soit un acte du langage, dans l’acte même les mots et la pensée s’unissent et deviennent une nouvelle forme expressive pour le sujet-poète. La traduction de la pensée en matérialité devient une question importante pour la poésie du XXe siècle, dans laquelle l’immanence du profane se conjugue avec l’héritage refoulé de la transcendance. Au moyen de ce nouveau langage, le sujet exprime son être précaire et défiguré.

1.1.4 – La détraduction de l’être (in)humain

À la structure promise, différée, fantomatique et finalement instable de la traduction- poétique correspond une forme de l’être qui n’existe qu’à travers ce langage : l’inhumain. En analysant les correspondances formelles entre l’inhumain et la traduction-poétique, nous

31 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 257. 32 Yves Bonnefoy. La communauté des traducteurs, 25. 40

arriverons à voir comment, en vue d’exprimer l’être au XXe siècle, des penseurs comme

Benjamin et des poètes comme Luca et Michaux envisagent d’autres formes du langage en dehors de celles qui visent la communication. Pour Benjamin, la nécessité d’une nouvelle forme d’expression peut être accordée à un moment historique précis. Sa théorie de la traduction ainsi que son écriture en images-pensées consistent en des efforts de surmonter la crise de l’expérience à la suite de la Première Guerre mondiale. Il s’agit d’une réorganisation syntaxique, ou de ce que Laplanche appelle un mouvement de détraduction. Pour le dire en termes pongiens, c’est une forme du langage où « il ne s’agit pas tant de connaître, que de naître »33. Ce qui naît de ces mouvements de traduction (bouleversant la syntaxe du langage) et de détraduction est justement la traduction-poétique, le langage de l’inhumain.

1.1.4.1 – L’image-pensée de l’inhumain poétique L’essai « Expérience et pauvreté » de Benjamin date de 1923, quelques années après ce qu’il décrit ailleurs comme « l’une des expériences les plus effroyables de l’expérience universelle »34, à savoir la Première Guerre mondiale. Non seulement la Grande Guerre fut- elle une expérience terrible sur le plan collectif et culturel, mais plus encore sur le plan individuel elle a transformé à jamais l’expérience en tant que telle et elle a même rendu impossible une certaine forme d’expérience qui « se transmet de bouche à oreille, [car] le cours de l’expérience a chuté »35. Sans doute Benjamin n’est-il pas le seul à remarquer les changements profonds et irréversibles après 1918 ; il est attentif aux effets produits par la guerre sur l’expérience. Cependant, il s’intéresse surtout à la possibilité (ou à l’impossibilité)

33 Francis Ponge. « La loi et les prophètes », dans Le parti pris des choses, Paris, Gallimard, 1967 (1930), 160. 34 Walter Benjamin. « Expérience et pauvreté », trad. P. Rusch, dans Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000 (1933), 365. 35 Walter Benjamin. « Expérience et pauvreté », 365. 41

de communiquer l’expérience, et même à la possibilité de simplement communiquer. À part les millions de vies perdues, l’horreur de l’industrialisation mise explicitement au service de la violence, et même à part les idéologies et la politique issues de la guerre — la nouvelle barbarie36 —, sans minimiser ces autres aspects, Benjamin se soucie d’abord de la perte de la faculté de communiquer l’expérience humaine ; il s’intéresse au langage et au décalage qui s’ouvre entre celui-ci et l’expérience.

Pourquoi, ayant diagnostiqué ainsi la culture européenne, Benjamin s’intéresserait-il à la traduction et à une théorie de la traduction qui ne concerne pas la communication ?

Rappelons que pour Benjamin l’essentiel d’une œuvre littéraire est son contenu poétique, ce qui justement ne se communique pas. Au moyen de la traduction et de son effet de déformation violente sur le langage, Benjamin est à la recherche de l’expression de ces expériences qui ne s’expriment pas (plus) et ne se communiquent pas (plus) : l’essence poétique comme expression de l’incommunicable. La traduction proposée par Benjamin force les langues — individuellement incapables de communiquer l’expérience — à se mettre dans une relation de déformation mutuelle qui change les structures du langage afin d’exprimer ces expériences humaines incommunicables, à savoir le contenu poétique de œuvres littéraires en particulier, et le langage en général.

La même année que Benjamin a écrit son essai sur la traduction, Michaux a publié le poème « Les Rêves et la Jambe » dans lequel le poète fournit son propre diagnostic de la culture, similaire à certains égards à celui de Benjamin, et se positionne prudemment contre une littérature trop investie d’onirisme telle que celle élaborée par Breton un an plus tard dans le Premier manifeste du surréalisme. « La spécialisation détruisit la tour de Babel, chacun

36 Walter Benjamin. « Expérience et pauvreté », 366. 42

parlait une langue spéciale. C’est notre époque. »37 En rendant actuelle l’histoire de la tour de

Babel, en caractérisant « notre époque » par la spécialisation des langues, Michaux évoque le phénomène de l’incommunicabilité dont parle Benjamin.

En outre, le poème de Michaux évoque la déformation physique du sujet humain, une déformation inhumaine, quand il écrit que « la logique d’un morceau d’homme est absurdité pour l’homme total […], le rêve est absurde »38 et « le rêve est l’apparition du morceau d’homme sacrifié »39. Il est intéressant de noter dans le poème le parallèle entre, d’une part, la fragmentation des langues dans le mythe de la tour de Babel et, d’autre part, la fragmentation du corps humain ; pour les langues comme pour le sujet humain, le morceau est absurde vis-

à-vis de la totalité. Cependant, comme le dit Michaux, notre époque est celle de la spécialisation ; la totalité n’est pas (plus) possible. Comme la théorie de la traduction de

Benjamin, Michaux, en tant que poète, se donne la tâche de travailler la langue spécialisée et fragmentée sans oublier l’homme total, tout en reconnaissant que le langage ne peut pas (plus) en parler : « La déformation seule intéresse [la] littérature »40. Par conséquent, les formes et les structures du langage doivent être manipulées pour correspondre aux déformations du corps/langage humains ; manipulées pour mieux exprimer le contenu poétique de l’expérience qui ne se communique pas.

Chez Benjamin, la manipulation du langage mène à l’écriture de l’image-pensée, une forme d’écriture qui ne transmet pas un message, mais dans laquelle surgit une pensée en tant qu’image : des mots qui, à cause de leur syntaxe et de juxtapositions inattendues, illustrent la forme de la pensée. Si Benjamin cherche une pensée plus figurée en manipulant la syntaxe du

37 Henri Michaux. « Les Rêves et la Jambe », dans Œuvres I, dir. H. Bellour, Paris, Gallimard, 1998 (1923), 18. 38 Henri Michaux. « Les Rêves et la Jambe », 19. 39 Henri Michaux. « Les Rêves et la Jambe », 23. 40 Henri Michaux. « Les Rêves et la Jambe », 25. 43

langage — une manipulation rendue possible par la traduction —, Michaux (et Luca) pousse la déformation du langage plus loin, jusqu’à l’invention d’idéogrammes et de traits dessinés : une déformation graphique du langage. À cette nouvelle syntaxe linguistique correspond une nouvelle syntaxe de l’être, une syntaxe inhumaine, qui, comme le langage manipulé et déformé, permet au contenu poétique de l’être de surgir.

1.1.4.2 – Vers une nouvelle syntaxe de l’(in)humain Le pouvoir déformateur de la traduction et la manière dont elle refait les structures de l’être expressif et celles de l’autre est reprise par Antoine Berman lorsqu’il écrit que

[…] la visée même de la traduction — ouvrir au niveau de l’écrit un certain rapport à l’Autre, féconder le Propre par la médiation de l’Etranger — heurte de front la structure ethnocentrique de toute culture, ou cette espèce de narcissisme qui fait que toute société voudrait être un Tout pur et non mélangé. Dans la traduction il y a quelque chose de la violence du métissage.41

En montrant que la traduction force une ouverture violente vers l’autre, Berman développe une conception de la traduction qui déborde le contexte purement linguistique et vise les rapports humains, rappelant certains éléments que Benjamin a retracés pour le langage ; le propre et l’autre sont transformés lors du contact traductif. Si Berman et Benjamin s’inspirent de la traductologie allemande — surtout de l’herméneutique de Schleiermacher —

, la logique partagée est reprise et reformulée pour concevoir la traduction au XXe siècle, caractérisée par un rapport d’altérité « non-dialectique dans la mesure où ce processus dynamique est infini »42. Comme l’affirme Berman au sujet de l’œuvre littéraire, « plus elle est

41 Antoine Berman. L’épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, 1984, 16. 42 Evelyn Dueck. L’étranger intime. Les traductions françaises de l’œuvre de (1971-2010), Berlin, De Gruyter, 2014, 17. 44

traduisible, plus elle est intraduisible »43. Effectivement, la traduction s’ouvre vers l’autre en montrant son impossibilité. Il d’agit donc à la fois d’un mouvement de légitimation et d’acquiescement d’une tâche inéluctable.

Que ce soit au plan linguistique ou au plan social, il est question d’une transformation mutuelle et violente, la (auto)négation comme le seul rapport possible à l’autre. Jean Laplanche adapte ce modèle dans ses théories de la traduction psychanalytique, selon lesquelles le

« propre » (le soi) est construit à partir d’une traduction de l’autre inconnu au bas-fond de la psyché humaine. Nous examinerons la manière dont la traduction déforme la totalité composante du sujet pour en arriver à l’inhumain. De même que la traduction benjaminienne met en cause la structure de la temporalité, une restructuration de la temporalité du sujet et de sa relation avec l’autre est en œuvre dans la déformation inhumaine dont il est question.

Une des fonctions de la traduction est l’ouverture vers l’inconnu. En poursuivant l’insu du langage, elle est à la fois « le lapsus, l’oubli, [et] le geste raté qui nous dénoncent et révèlent la vérité ».44 Nous savons comment, chez Freud, le refoulé fonctionne comme « un moyen de protéger la personne psychique ».45 Le refoulé dans le langage fonctionne-t-il de la même manière ? Si oui, qui ou que protège-t-il ? Quel rôle joue la traduction dans le processus du refoulement ? Il convient également de rappeler que, pour Freud, le refoulement s’ensuit d’un combat intérieur qui s’articule autour d’un désir toutefois irréalisable dans les conditions actuelles : « le désir inconciliable est devenu l’objet du refoulement, il a été chassé hors de la conscience et oublié ».46 Il existe un désir d’exprimer l’être, mais les formes possibles de cette

43 Antoine Berman. L’épreuve de l’étranger, 200-201. 44 Laurence Kahn. « Préface », dans S. Freud, La psychopathologie de la vie quotidienne, trad. D. Messier, Paris, Gallimard, 1997 (1901), 18. 45 Sigmund Freud. Cinq leçons sur la psychanalyse, trad. Y. Le Lay, Paris, Payot, 1997 (1910), 27. 46 Sigmund Freud. Cinq leçons sur la psychanalyse, 27. 45

expression existent hors des conditions imposées par l’humain et par son langage correspondant. Cet autre être — et son autre langage — sont à découvrir au moyen de la traduction. La traduction telle que Benjamin la conçoit reformule la syntaxe du langage ; lors de cette reformulation la temporalité de l’expression est également remaniée pour donner lieu

à la temporalité de l’inhumain. Ainsi, il est nécessaire de repenser la structure et la séquence temporelles du processus de refoulement humain si nous souhaitons parler d’un refoulement inhumain.47 Pour ce faire, nous examinerons certaines théories « psychanalytiques » de

Laplanche. L’utilisation du terme « psychanalytique » doit être appréhendé au second degré, car, pour Laplanche la psychanalyse est une traduction (dans tous les sens du terme) qui conçoit l’être bien différemment que la psychanalyse classique ou freudienne. Ainsi, en lisant

Laplanche avec notre réflexion sur Benjamin, nous proposons une traduction-poétique du soi.

1.1.5 – Le langage en quête de lui-même

Rappelons que pour Benjamin, il existe une concordance entre la traduction et la critique créative. Cette corrélation est à la base d’une poétique de rédemption virtuelle centrale

à la pensée benjaminienne sur le langage. De la même façon que l’exégèse cabalistique, la poétique de la rédemption telle que Benjamin la conçoit joue sur la fonction messianique du langage, mais un messianisme faible48 ; elle envisage la libération du langage de sa fonction significative pour le racheter et pour révéler ce que le langage a toujours promis, ce qu’il est

47 Nous verrons que Bataille propose un être similaire, c’est-à-dire un être sans psyché, sans conscience, mais qui ne peut être évoqué qu’en partant d’un point de vue ou d’une position dite humaine. 48 Dans le texte « Sur le concept d’histoire », Benjamin parle d’un messianisme « faible » qui prétend que chaque moment présent a le potentiel de racheter les erreurs du passé. Sous-entendu dans ce propos est le fait qu’il existe des liens entre le présent et le passé, mais ces liens ne sont pas linéaires ni causaux, mais plutôt messianiques, donc imprévisibles et inconnaissables. (Walter Benjamin. « Sur le concept d’histoire », trad. M. de Gandillac, dans Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000 [1942].) 46

en soi : non pas un moyen de connaître, mais une connaissance particulière. Ceci dit, l’essai

La tâche du traducteur ne traite pas seulement de la traduction. La discussion qu’y entame

Benjamin comprend aussi une théorie de la création esthétique et une théorie du langage. « En aucun cas devant une œuvre d’art ou une forme d’art, la référence au récepteur ne se révèle fructueuse pour la connaissance de cette œuvre. »49 En commençant par une mise en question de l’accueil de l’œuvre, Benjamin se permet de réfléchir sur l’acte créatif et le langage en soi et non pas sur la transmission des « contenu[s] inessentiel[s] »50 de l’œuvre. De même que l’essentiel dans la traduction existe à l’écart de ce qui est transmis ou communiqué ; l’expression/l’être de l’inhumain existe à part des structures de l’homme. Ce sont ces éléments marginaux du langage et de l’être que Luca et Michaux font ressortir dans leurs œuvres. Au moyen de leurs poétiques particulières, les vibrations (Luca) et les traces (Michaux) des intervalles se produisent et se communiquent.

L’œuvre littéraire (originelle) communique quelque chose, mais que communique-t- elle ? « Très peu à qui la comprend ».51 Dans la manière particulière de comprendre dont il est question, il ne s’agit pas de communication mais plutôt l’inverse, d’un sens insaisissable : « ce que contient une œuvre littéraire en dehors de la communication — et même le mauvais traducteur conviendra que c’est l’essentiel — n’est-il pas généralement tenu pour l’insaisissable, le mystérieux, le “poétique” ? »52 Parce que Benjamin propose que l’essentiel d’une œuvre n’est pas la communication, il doit fournir un autre concept de connaissance littéraire qui n’est pas basé sur la transmission d’informations. C’est au moyen de la traduction que Benjamin se permet d’explorer une autre voie de connaissance des œuvres littéraires qui

49 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 244. 50 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 245. 51 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 245. 52 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 245. 47

consiste à reconnaître en elles « une certaine signification, immanente aux originaux »53. La connaissance au moyen de la traduction reformule la temporalité du langage, car la signification immanente vise le passé (l’œuvre dite originelle). En outre, la signification immanente est révélée par la traduction, mais de façon poétique, en tant qu’essence insaisissable de l’original, qui par la suite hante le langage de la traduction. Ainsi, l’insaisissable poétique de la traduction établit une corrélation de (sur)vie entre deux textes, entre deux langues, brouillant ainsi la logique génétique des œuvres et du langage.

En accordant une corrélation de (sur)vie (qui doit être comprise sans métaphore) aux

œuvres, à leur compréhension et à leur traduction, Benjamin inscrit la création littéraire, y compris la traduction, dans sa philosophie de la temporalité. La traduction, considérée poétiquement et non pas comme une transmission, devient un moteur historique, car à la tâche du traducteur correspond « la tâche de comprendre toute vie naturelle à partir de cette vue, de plus vaste extension, qui est celle de l’histoire. »54 Pour Benjamin, la vision poétique de l’histoire, rendue possible par la traduction, est le site d’une autre forme de connaissance pour la vie (humaine) : « c’est à partir de l’histoire non de la nature, moins encore d’une nature aussi variable que la sensation et l’âme, qu’il faut finalement circonscrire le domaine de la vie. »55

L’acte de traduire, qui a à sa disposition la chair cicatrisée du langage du passé, assure qu’il y ait de l’histoire, le point de départ de la compréhension de la vie humaine. Ainsi, le langage, sous ses formes originelles et sous toutes ses formes subséquentes ou traduites, devient un lieu d’où on peut connaître la vie dite naturelle en tant que (sur)vie langagière. Cependant, le langage de la traduction n’existe que comme fantôme, trace, ou spectre ; la méthode charnelle

53 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 246. 54 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 247. 55 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 247. 48

de la traduction que nous venons d’évoquer, ainsi que la corporalité de son langage, sont des lieux de lacunes vivantes. Nous ne proposons pas que la traduction est insuffisante ou incapable d’accomplir sa tâche, plutôt qu’elle n’existe que comme œuvre toujours incomplète, incomplète parce que toujours hantée. Ainsi, le langage n’est jamais une totalité autosuffisante dans son expression originelle parce que l’insaisissable poétique qui s’y cache demande une réponse au moyen de la traduction, qui est sa survie.

La traduction est donc plus kaléidoscopique qu’accumulative. Dans un premier temps, une traduction est un achèvement de certains aspects de la langue originelle, mais elle reste aussi incomplète que l’orignal et se déconstruit pour pouvoir établir une corrélation de vie avec celui-ci. Certes, en général la traduction vise une « finalité originelle et élevée », mais celle-ci

« […] pourtant échappe presque à la connaissance »56 ; il s’agit d’une finalité qui ouvre et s’ouvre vers une temporalité dans laquelle le langage est décroché de ses fonctions communicatives et significatives, décroché de lui-même. Curieusement, Benjamin qualifie cette finalité visée par la traduction comme originelle, une qualification qui semble suggérer une visée vers un passé ou un paradis perdus. Mais le langage à venir de la traduction ne vise pas à restaurer un passé privilégié plutôt qu’il cherche à ressaisir ce que l’original n’a pas pu faire ; c’est-à-dire ce qui échappe au langage, ce à quoi le langage ne peut que faire signe, l’essentiel poétique du langage en soi.

Dans un deuxième temps, si la théorie de la traduction benjaminienne ne proposait qu’une ouverture à un avenir linguistique, elle serait réduite à une chronologie simple et linéaire. Mais parce que la signification poétique et immanente de l’original se projette dans un avenir, et parce que cette signification est reprise dans la traduction, la linéarité temporelle

56 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 248. 49

est bouleversée. Chez Benjamin l’origine n’existe qu’en postériorité, comme un présent promis en tant qu’avenir ou potentiel. C’est la promesse du langage : le langage qui promet de

(re)prendre ces moments perdus ou inaperçus dans le passé, dans la langue originelle, pour

établir une sorte de rédemption à rebours.

De ce fait, la traduction est une façon de tenir cette promesse, car, dans l’acte de traduire, « l’original croit et s’élève dans une atmosphère, pour ainsi dire plus haute et plus pure, du langage, où certes il ne peut vivre durablement […] ».57 Cette atmosphère du pur langage est provisoire et existe seulement en tant qu’indication, comme lieu suggéré et transitoire. « Avec une pénétration qui tient du miracle [l’origine] fait au moins un signe »,58 vers ce langage plus haut et plus pur ; elle indique « le lieu promis et interdit où les langues se réconcilieront et s’accompliront ».59 De cette manière, la traduction cherche dans une langue l’indice qui fait signe à ce lieu interdit de la réconciliation des langues. Sur le plan temporel, c’est à la fois un renvoi nostalgique au temps de Babel et une visée qui se projette dans un avenir utopique, les deux coexistant en tant qu’indices dans le moment présent, mais toujours différé, de la traduction ; le passé se réconcilie avec l’avenir dans le moment d’un présent en arrêt, un présent écrit. Pourtant cet « arrêt » temporel ne peut durer, car, comme le dit

Benjamin, ce lieu est à la fois promis et interdit.

Pourquoi interdit ? Une première réponse à cette question dit que l’interdiction qu’impose Benjamin à la durée impossible de ce lieu réconciliateur est nécessaire pour que les langues puissent continuer à se développer et à renouveler leur promesse interne ; si le pur langage est atteint une fois pour toutes, on aboutira à la mort définitive du langage : la fin

57 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 252. 58 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 252. 59 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 252. 50

de l’expression. Parce que le langage se définit comme ce qui tient la promesse, il ne peut la réaliser au complet sans succomber à une auto-téléologie. Dans un deuxième temps, cette interdiction fonctionne comme une précaution contre la tyrannie du langage de l’homme (et donc laisse ouverte la possibilité du langage des dieux, des animaux, des choses, et aussi le langage de l’inhumain) ; ailleurs (un an avant la parution de l’essai sur la traduction), Benjamin parle d’une précaution similaire dont le but est « non pas de rendre tout programme inutile, mais d’éviter qu’il suscite une productivité illusoire »60, comme le veut la circulation, voire la transmission de l’information. De ce fait, Benjamin souligne le danger de la productivité illusoire du langage humain. Comme le dit Françoise Proust, « le moment réconciliateur [chez

Benjamin] vise à rendre justice à ce qui cherchait à se dire dans les mots et les expressions en cours […] »61. Il y a donc une injustice dans l’usage courant du langage du l’humain. Une injustice non pas envers le langage même, mais envers ce qui est exprimé, cet insaisissable qui se voit profané et violé dans la communication et dans l’information.

Selon Benjamin, la traduction lutte contre la profanation et la violation en visant le pur langage et en se projetant dans un avenir. Mais parce que cette projection se fonde à la fois dans le passé (en tant que traduction d’un texte originel), le présent (en tant qu’acte de traduire), et dans l’avenir (en tant que promesse), il se crée un noyau langagier d’où le langage en soi peut (re)naître, un langage plus « juste ». Ainsi, la traduction telle que Benjamin la conçoit ne détruit pas la temporalité, mais mêle le mouvement causal du temps, un temps désormais traduit et par conséquent en métamorphose constante. La métamorphose de la traduction force

60 Walter Benjamin. « Annonce de la revue Angelus Novus », trad. R. Rochlitz, dans Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000 (1922), 266. 61 Françoise Proust. L’histoire à contretemps, Paris, CERF, 1994, 181. 51

le temps en tant que langage à se rendre justice en se modelant sur le pur langage interdit qui existe comme spectre dans chaque langue soumise à la traduction.

La justice de l’expression du langage, conçu de manière particulière par Benjamin au moyen de la traduction, partage une logique et un effet de bouleversement temporel avec certaines conceptions du devenir sujet de l’être. En explorant ces lieux communs d’après une lecture de Laplanche, nous arriverons à voir que la traduction-poétique est le langage de l’inhumain. Deux textes de Laplanche nous aideront à développer notre propos : « Temporalité et traduction » (1989) et « Traumatisme, traduction, transfert, et autres trans(es) » (1986).

1.1.6 – Traduire le temps en temporalité du sujet

Dans « Temporalité et traduction », Laplanche distingue entre le temps, la temporalité, et la temporalisation. Le temps est cosmologique62 : avec Kant s’est effectué

[…] le décrochage de la philosophie du temps par rapport au problème du temps cosmologique, auquel elle était arrimée depuis Aristote. On peut exprimer d’une autre façon les choses en disant que la temporalité devient indépendante du temps.63

La temporalité est le résultat de ce décrochage : « Décrochée du monde physique, la temporalité ne pourrait être que rapportée à une subjectivité. »64. Ainsi, la temporalité marque le décrochage de l’être du temps cosmologique lorsque l’être devient un « sujet » humain. Le troisième terme, la temporalisation, est exclusif à l’être humain : « La temporalisation désigne le mode selon lequel l’existant-humain s’organise selon le temps, en tentant de prendre de lui-

62 Pour Benjamin, la manière dont la traduction bouleverse le temps est un moyen de court-circuiter la temporalité (dans le sens laplanchien) et d’ouvrir vers le temps cosmologique, même si ceci est interdit au sujet humain/traducteur. Il faut donc traduire le sujet ou, comme nous le verrons, détraduire le sujet pour en arriver à la possibilité du temps cosmologique, le temps de l’inhumain. 63 Jean Laplanche. « Temporalité et traduction », dans Le primat de l’autre en psychanalyse, Paris, Flammarion, 1997 (1989), 317. 64 Jean Laplanche. « Temporalité et traduction », 318. 52

même, à chaque nouveau tournant, une nouvelle perspective »65. C’est d’abord et avant tout de la temporalisation que Laplanche traite dans son texte, le mode de la construction du soi, la chronologie de l’« existant-humain ». L’organisation de l’être qui constitue la temporalisation est le résultat de plusieurs traductions du temps cosmologique et inhumain. De ce fait, la traduction participe à la fois au décrochage et à la temporalité, donnant la temporalisation traduite du sujet humain : l’acte humain de prendre une nouvelle conscience de soi-même est un acte d’auto-traduction.

La concordance entre cette interprétation de la psychanalyse et la traduction n’est pas forcément nouvelle. Cependant, Laplanche conçoit le mouvement temporel de la traduction psychanalytique de façon particulière. Il explique qu’il est nécessaire de

[…] tenir fermement […] à la triade freudienne : passé-présent- futur ; considérer que le mouvement propre à l’interprétation est à situer dans le premier moment dialectique, celui qui porte du présent vers le passé ; mais, à l’opposé de Freud et de toute la psychanalyse classique, ne pas assimiler cette interprétation à une traduction du présent dans le passé, et, à plus forte raison, ne pas considérer le ‘‘texte’’ passé comme contenant plus de vérité, ou même la vérité du texte présent.66

Il est intéressant de voir qu’à la surface Laplanche adopte le mouvement de temporalisation établi par Freud. Il ne rejette pas le mouvement dialectique de la psychanalyse, un mouvement qui cherche à trouver un remède pour le présent en fouillant dans le passé. Ce que Laplanche met en cause dans ce mouvement de temporalisation est la fonction de l’interprétation, ou la fonction de la traduction, pour le dire en termes plus à propos. Selon

Laplanche, la fonction de l’interprétation (de la traduction), est de décomposer :

« l’interprétation en termes de passé (infantile archaïque) n’est pas une traduction mais une

65 Jean Laplanche. « Temporalité et traduction », 335. 66 Jean Laplanche. « Temporalité et traduction », 327. 53

détraduction, un démantèlement et une rétrogradation de la traduction ».67 À cause de la fonction « détraductrice » de l’interprétation, le passé — le « texte » originel — n’est plus une source de vérité privilégiée ; comme le dit Laplanche, le texte originel ne contient pas plus de vérité que le texte présent. Ainsi, comme Benjamin d’ailleurs, le concept d’origine et sa temporalité correspondante sont mis en cause, sauf qu’avec Laplanche il s’agit de l’origine de l’être.

Chez l’individu (ou l’analysé, ou même le texte), la décomposition de la détraduction- interprétation permet à une « traduction nouvelle, moins partiale, moins refoulante »68 des

éléments désormais démantelés ; Laplanche reformule la temporalité freudienne avec « un mouvement de traduction et de détraduction-retraduction »69, une organisation cyclique du sujet. Le mouvement de la temporalisation laplanchienne consiste donc en une reformulation du soi comparable à l’ouverture vers l’inhumain, un être informe et en métamorphose constante.

Luca et Michaux reprennent cette logique du démantèlement et de la reconstitution de l’être dans leurs œuvres. Dans la pièce de théâtre « La contre-créature » de Luca par exemple,

« l’être est un mètre carré de fenêtre troué dans le non-être »70. Si, dans cette première réplique, l’être est décrit comme ayant des contours précis qui le distinguent du néant, sa forme fixe devient fluide plus loin dans le texte : « La marée d’être/est murée dans le tiret/du non-être/c’est sale mais c’est ça/la durée d’une vie »71. L’être n’est plus déterminé par une espace invariable mais existe en tant que corps en flux, toutefois limité par les marques du non-être. La division

67 Jean Laplanche. « Temporalité et traduction », 327. 68 Jean Laplanche. « Temporalité et traduction », 328. 69 Jean Laplanche. « Temporalité et traduction », 330. 70 Ghérasim Luca. « La contre-créature », dans Théâtre de la bouche, Paris, José Corti, 1987 (1984), 23. 71 Ghérasim Luca. « La contre-créature », 24. 54

entre la forme (être) et l’informe (non-être) est contestée lorsqu’un autre personnage demande

« mais qu’est que non-être sinon une façon d’être ? »72. Vers la fin du texte, un mode d’exister qui suit le mouvement cyclique de métamorphose constante est confirmé : « Ne pas s’arrêter d’errer d’aérer/nier être nier non-être/paraître/faire apparaître/les premiers para-êtres »73. Or, le dualisme être/non–être est remplacé par un mode d’existence en proximité de l’être, comme si les deux éléments binaires sont trop définis. Remarquons davantage l’utilisation du pluriel avec le terme « para-êtres » ; les contiguïtés avec l’être sont multiples.

Chez Michaux, c’est la figure du Meidosem avec son « élasticité extrême »74 qui ressemble à la contre-créature de Luca et qui se refait sans cesse :

Si grande que soit leur facilité à s’étendre et passer élastiquement d’une forme à une autre, ces grands singes filamentaux en recherchent une plus grande encore, plus rapide, pourvu que ce soit pour peu de temps et qu’ils soient sûrs de revenir à leur état premier. Et pour cela s’en vont ces Meidosems joyeux ou fascinés vers des endroits où on leur fait promesse d’une grande extension, pour vivre plus intensément et de là repartent excités vers des endroits où une promesse analogue leur a été faite.75

Notons le parcours cyclique vers une vie plus intense, à condition qu’ils puissent revenir à une forme originelle, qui d’ailleurs n’est jamais définie. Le mouvement est à la fois souhaité (source de joie) et promis (source d’obligation). Se tisse alors la volonté et l’impératif de la sorte que les êtres fantastiques des Meidosems présagent un mode d’exister que

Michaux lui-même adoptera plus tard lorsqu’il explore et exprime les transmutations du soi indéfinissable. Les deux poètes imaginent des êtres multiples, des figures du soi qui retiennent quelques traits humains mais qui s’abandonnent à une transfiguration perpétuelle.

72 Ghérasim Luca. « La contre-créature », 26. 73 Ghérasim Luca. « La contre-créature », 28. 74 Henri Michaux. « Portrait de Meidosems », dans Œuvres II, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 2001 (1949), 203. 75 Henri Michaux. « Portrait de Meidosems », 208. 55

Ces deux textes singuliers soulèvent donc une question importante : comment la traduction-poétique inhumaine peut-elle être transférée du plan individuel à une échelle plus universelle ? Le travail de détraduction-retraduction, qui fonctionne au plan de l’individu, peut- il s’appliquer à l’existence (in)humaine en général ? Pour Laplanche — et similairement pour nos enquêtes sur l’inhumain — la temporalité de la détraduction « doit trouver ses correspondants dans la temporalité humaine »76. Il ajoute qu’« il faut bien qu’il existe déjà, dans l’existence humaine en général, quelque chose qui soit comme un mouvement de traduction et de détraduction-retraduction »77. Il doit exister quelque chose d’universel qui dépasse l’individu mais qui néanmoins existe chez chaque être ; rappelons que la différence entre l’être et le sujet repose sur la distinction laplanchienne entre le temps cosmologique

(l’être) et la temporalisation (subjectivité humaine). Afin de trouver la « situation universelle, inéluctable » de l’être, Laplanche emprunte un autre concept central du discours freudien, l’inconscient :

[…] le fonds, le corpus inépuisable que chaque être humain, au cours de son existence, s’efforce (en dernier ressort) de traduire dans ses actes, dans ses paroles et dans la façon dont il se représente à lui-même, c’est cet intraduisible que nous nommons l’inconscient, intraduisible mais sans cesse retraduit […].78

Ce que Laplanche nomme l’inconscient, le corpus inépuisable de chaque être humain, est la source de toute subjectivité ; l’être traduit perpétuellement son inconscient pour se représenter à lui-même, voire pour se construire en tant que sujet. Cependant, Laplanche souligne le fait que ce qui est sans cesse traduit est intraduisible. Ainsi, la temporalisation de la détraduction-retraduction ne suit pas un mouvement linéaire qui trouve son origine dans le

76 Jean Laplanche. « Temporalité et traduction », 329. 77 Jean Laplanche. « Temporalité et traduction », 330. 78 Jean Laplanche. « Temporalité et traduction », 331. 56

passé ; elle repose plutôt sur un décalage fondamental, un intraduisible sans cesse retraduit qui

évoque un retour sur soi-même, circulaire, cyclique, ou même spiralé. En raison de son caractère intraduisible, l’origine est sans cesse déplacée de sa position causale dans un mouvement linéaire vers une position de pulsion dans une temporalité spiralée.79

La reformulation laplanchienne du mouvement temporel de l’interprétation psychanalytique met en cause l’idée d’un inconscient primordial. Certes, le mouvement de temporalisation tel que Laplanche le développe « présuppose un déjà-traduit antérieur mais aussi un à-traduire primordial »80 – c’est-à-dire que la spirale de la détraduction-retraduction requiert quelque chose à détraduire, à savoir l’inconscient –, mais l’à-traduire intraduisible est hors de cette temporalité, hors de la temporalisation de la construction du sujet humain. Pour le dire simplement : l’inconscient est toujours secondaire et ce qui le précède n’est connaissable qu’au moyen de la traduction, connaissable donc en tant qu’après-coup, au moins au second degré (sinon au 3e, 4e, etc.). Ainsi, « ce que Freud désigne parfois comme refoulement originaire n’est autre que le résultat de ce qu’on est en droit de nommer la proto- temporalisation de l’être humain : sa façon [...] d’entrer donc dans le temps par le moyen de la traduction, qui est à la fois un se-porter-en-avant et un laisser-en-arrière »81. Pour Laplanche, les mêmes mouvements bouleversants de la traduction linguistique chez Benjamin s’appliquent à la construction du soi, motivée par l’intraduisible de l’être et du temps cosmologiques.

La traduction-poétique que nous proposons met en jeu une construction et une traduction perpétuelles de l’être ; elle met la subjectivité même en cause et fait appel à un autre

79 Nous remarquons des similarités avec la pensée benjaminienne sur la traduction, surtout avec le concept d’origine comme tourbillon. 80 Jean Laplanche. « Temporalité et traduction », 331-2. 81 Jean Laplanche. « Temporalité et traduction », 333. 57

temps ou une autre temporalité, c’est-à-dire qu’elle évoque l’inhumain intraduisible au moyen de ses traductions poétiques de l’être. La traduction-poétique reprend le mouvement laplanchien au plan linguistique et s’ouvre ainsi vers la possibilité de l’inhumain. Ce n’est

« qu’en se donnant de lui-même une représentation, une ‘‘théorie’’, ‘‘version’’ ou

‘‘traduction’’ […une] traduction de… lui-même »82 que l’inhumain poétique devient possible dans ses mouvements entre le temps cosmologique de l’être et la temporalisation du sujet humain, entre l’existence universelle et le besoin individuel de s’exprimer.

1.1.7 – L’après-coup de l’inconscient, ou le concept du soi à l’épreuve de la traduction

Le mouvement de la temporalisation et de la détraduction-retraduction, le mouvement par lequel l’être se construit une subjectivité, est un mouvement immanent et en spirale. Où se trouve l’inconscient dans ce mouvement ? L’inconscient est toujours secondaire, dans l’après- coup de la traduction : la construction de la subjectivité — le sujet même — a lieu dans l’après- coup du temps humain. Le décalage entre le temps (cosmologique) et la temporalisation du sujet humain est l’espace de l’inhumain ; un espace où l’inconscient n’est pas (encore) construit

(ou traduit) selon le mouvement de détraduction-retraduction. Mais que fait-on de l’à-traduire primordial qui demeure toutefois intraduisible ? Que fait-on de cette pulsion « originelle » qui est sans cesse renouvelée ? Comment exprimer ce décalage dans le mouvement immanent de la traduction-construction du soi ? Dans le texte « Traumatisme, traduction, transfert et autres trans(es) », Laplanche suggère qu’il doit y avoir une étape transcendante entre la pulsion de l’à-traduire intraduisible et la temporalisation de la traduction du soi. Il explique qu’

[…] une traduction ne peut opérer qu’à partir de signes qu’elle retranscrit. Langue d’origine et langue cible, chaque système est

82 Jean Laplanche. « Temporalité et traduction », 333. 58

à la fois les deux : cible pour celui qui précède, origine pour celui qui suit. Mais avec le premier système, il en va différemment : supposé issu de la perception, il ne représente, de celle-ci, qu’un indice objectif ; mais, d’autre part, comment se proposerait-il à la traduction, s’il ne présentait comme signe ? C’est bien parce qu’il fait signe (en tous les sens de cette expression) qu’il faut tenter de le traduire, qu’il s’impose […] comme à traduire, en une traduction originaire qui ne peut que laisser un résidu important […].83

Il est intéressant de remarquer les corrélations entre le vocabulaire utilisé par Laplanche et les termes utilisés par Benjamin dans son texte sur la traduction, notamment la manière dont certains éléments échappent à l’économie de la traduction et, par conséquent, sont des indices qui ne font que signe. En fait, la traduction du sujet humain est mise en œuvre par un à traduire intraduisible qui ne fait que signe en tant que résidu de l’origine de l’être. Ainsi, l’intraduisible s’impose à l’être comme l’à traduire, comme la pulsion qui force l’être à se donner une subjectivité. Cependant, toute traduction « originelle » est toujours partiale et « ne peut que laisser un résidu important ». Pour reprendre des termes utilisés précédemment, dans le mouvement de la temporalisation de la subjectivité humaine, il y a toujours un résidu qui ne se transmet pas et qui ne se transporte pas à la temporalité humaine et donc reste dans le temps cosmologique. Laplanche explique ce processus au niveau de l’inconscient en se basant sur

Freud, pour qui les opérations psychiques suivent « un modèle ‘‘traductif’’ » :

[…] le passage d’un système à l’autre est une nouvelle inscription selon un code hétérogène à celui qui le précède. Le refoulement, le maintien dans l’inconscient n’est pas autre chose que l’échec, l’achoppement, le ‘‘refusement’’ (Versagung) de la traduction.84

Le passage d’un système à l’autre fonctionne bien comme une traduction dans presque toutes les opérations psychiques, sauf la première, celle de la perception, comme l’indique

83 Jean Laplanche. « Traumatisme, traduction, transfert et autres trans(es) », dans Le primat de l’autre en psychanalyse, Paris, Flammarion, 1997 (1986), 268. 84 Jean Laplanche. « Traumatisme », 268. 59

Freud lui-même : la première opération psychique consiste en « des neurones dans lesquels se produisent les perceptions, à quoi s’attache la conscience, mais qui en soi ne conservent aucune trace des événements […] », et la prochaine opération « est la première inscription des perceptions, tout à fait incapable de conscience […] »85.

Ce qui intéresse Laplanche est la deuxième opération, là « où réside toute l’énigme »86.

En quoi cette opération est-elle énigmatique ? Elle l’est parce que, comme nous l’avons vu, il ne peut pas y avoir de mouvement de traduction entre les perceptions et l’inscription des perceptions ; comme le dit Laplanche, « ce qui est enregistré avant même d’être une première fois traduite, passivement enregistré, ce qu’il faut situer c’est un “message à lui-même ignoré”, un signifiant énigmatique »87. Pour franchir l’espace et le temps entre, d’une part, l’enregistrement passif et primaire des perceptions et, d’autre part, la première traduction ou inscription qui fonde l’inconscient (et le sujet), il nous faut, dit Laplanche, un saut transcendantal : « c’est la transcendance de la situation originaire […] qui sera traduite, transportée, transférée avec plus ou moins de restes, mais jamais réduite. »88 Ainsi, entre le temps cosmologique et la temporalité de la subjectivité humaine il n’existe pas une étape, un pas, ou un mouvement immanent, mais une transcendance énigmatique dont les restes sont ressentis dans toutes les traductions immanentes et subséquentes qui constituent la construction du sujet humain.

Le résidu transcendant qui existe à chaque étape ultérieure de la traduction-du-soi et de la construction d’une subjectivité est important pour notre développement de l’inhumain

85 Cité dans Jean Laplanche. « Traumatisme », 267. 86 Jean Laplanche. « Traumatisme », 268. Dans la deuxième partie de ce chapitre, nous analyserons l’énigme chez Georges Bataille et le rôle qu’elle joue dans la formation et dans l’expression de l’être souverain. 87 Jean Laplanche. « Traumatisme », 269. 88 Jean Laplanche. « Traumatisme », 269. 60

poétique, surtout le « message à lui-même ignoré » dont parle Laplanche. Ce que nous entendons par cette expression est un message, un énoncé, voire un langage étranger à lui- même ; une non-identité radicale interne qui crée un décalage temporel et un différentiel transcendant dans le message même, dans le langage même, et comme nous venons de le voir, dans le sujet même. Le décalage et le différentiel internes — internes au langage et à l’être — permettent l’ouverture vers l’autre radical évoqué précédemment, ce que Laplanche décrit comme un « prolonger en avant le mouvement de »89. L’expression de Laplanche est assez

énigmatique. Mais si nous la considérons avec l’étranger-de-soi-même du langage et de l’être, elle peut être considérée comme une autre façon d’écrire le titre que Benjamin donne à son essai La tâche du traducteur : c’est une tâche, un devoir, une pulsion qui ne peut être ignorée et qui vient « du plus intraduisible »90. Cependant, justement parce que l’intraduisible vient du texte ou de l’être à-traduire, l’ouverture vers l’autre est autant impérative que la tâche de traduire : « un mouvement qui veut que la traduction, loin de rester en soi et de rapprocher l’autre de soi, soit un aller vers l’autre »91.

Pour terminer notre analyse de la syntaxe (in)humaine atteinte par la déformation perpétuelle de la détraduction-retraduction, et pour réaffirmer le lien entre les propos de

Laplanche (sur l’être) et ceux de Benjamin (sur le langage), rappelons que pour ce dernier, « en aucun cas, devant une œuvre d’art ou une forme d’art, la référence au récepteur ne se révèle fructueuse pour la connaissance de cette œuvre […] »92. Pourtant ce refus de reconnaissance extérieure n’enferme pas l’œuvre, car, dans le contexte de la traduction — le contexte dans lequel Benjamin évoque l’inutilité de référer au récepteur —, le langage fait signe à son autre

89 Jean Laplanche. « Traumatisme », 293. 90 Jean Laplanche. « Traumatisme », 293. 91 Jean Laplanche. « Traumatisme », 292. 92 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 244. 61

radical, le pur langage ; le refus initial est en effet une ouverture radicale vers l’autre (le pur langage) qui permet l’existence même du langage. Ainsi, il se crée une réciprocité après-coup entre le texte ou l’être et l’autre. Chez Laplanche la même logique est en œuvre dans le mouvement détraducteur du sujet humain, qui maintient une réciprocité transcendante avec l’être cosmologique. Au moyen de cette réciprocité située hors du logos et marquée par une intraduisibilité — une réciprocité donc impossible —, le potentiel d’une redéfinition et d’une réidentification perpétuelles et subversives est offerte à l’être humain ; le potentiel de l’inhumain (poétique).

1.2 – Vers le langage (de l’)inhumain

L’intraduisible qui se trouve au fondement putatif du sujet laplanchien — l’impossible qui fournit le potentiel de l’inhumain poétique — est au cœur de la pensée de Benjamin lorsqu’il parle de sa conception de l’origine. La question d’origine ou d’original est sans doute importante pour la traduction, pour le langage qui y participe, et pour ses enjeux temporels. Il est donc important d’analyser ce que Benjamin dit à ce sujet. Notre analyse nous permettra à cerner les aspects informes et souverains de l’inhumain, deux concepts chers à la pensée de

Georges Bataille.

Dans ses écrits sur l’informe et sur la souveraineté, Georges Bataille parle de processus ou « logiques » qui nous aideront à préciser l’impossibilité nécessaire de l’inhumain et son être instable et informe. Nous examinerons la pensée de Bataille et nous développerons une conceptualisation du sujet souverain qui s’exprime dans le langage de la traduction-poétique, c’est-à-dire le langage déstabilisant et déterritorialisant de l’inhumain poétique. Dans un premier temps nous proposons que le langage de la traduction-poétique est souverain, car,

62

comme nous l’avons vu précédemment, il s’agit d’un langage qui échappe à la communication et refait son propre monde (sa propre structure). De ce fait, le langage souverain est informe

(selon la définition bataillienne du terme) : sa fonction et sa structure sont performatives et subversives, ce qui constitue justement le moyen d’expression de l’inhumain.

1.2.1 – Le concept d’origine à l’épreuve de la traduction

Pour Benjamin, le concept d’origine est une question de métamorphose constante, une conjugaison du mouvement et de la permanence. Dans son livre sur le baroque allemand, une période qui pour lui anticipe la modernité européenne, Benjamin décrit l’origine de la façon suivante :

[L]’origine, bien qu’étant une catégorie tout à fait historique, n’a pourtant rien à voir avec la genèse des choses. L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin. L’origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir, et elle entraîne dans son rythme la matière de ce qui est en train d’apparaître. L’origine ne se donne jamais à connaître dans l’existence nue, évidente, du factuel, et sa rythmique ne peut être perçue que dans une double optique. Elle demande à être reconnue d’une part comme une restauration, une restitution, d’autre part comme quelque chose qui est par là même inachevé, toujours ouvert.93

La double optique par laquelle il faut percevoir l’origine tient pour la traduction aussi, car l’acte de traduire consiste en un mouvement entre langues « mortes » (la langue originelle est morte d’abord parce qu’elle n’est plus courante dans le sens d’être présente, ensuite parce qu’elle n’existe que dans sa survie ; la langue cible est morte parce qu’elle se meurt dans l’acte de traduire afin de renaître, métamorphosée, dans la traduction). Dans ce mouvement, la forme

« qui lui revient le plus proprement consiste à prêter attention à la maturation posthume de la

93 Walter Benjamin. Origine du drame baroque allemand, trad. S. Muller, Paris, Flammarion, 1985 (1928), 43-4. 63

parole étrangère et aux douleurs d’enfantement de sa propre parole »94. Cette citation évoque le langage de la traduction-poétique qui détruit et déchire, enfante et s’enfante. Certes, ce processus est douloureux et risque même d’« enferme[r] le traducteur dans le silence »95, mais

Benjamin reconnaît un plus grand danger, celui d’un langage historiciste et historicisant où le passé (son langage inclus) serait suspendu et figé dans une forme rigide et close. « La vraie traduction est transparente, elle ne cache pas l’original, ne l’éclipse pas, mais laisse, d’autant plus pleinement, tomber sur l’original le pur langage, comme renforcé par son propre medium. »96 Cette éclosion temporelle, autant présente qu’elle est transparente, est construite selon une temporalité où le pur langage à venir se jette sur un passé mort pour le réanimer et le rajeunir fantômatiquement.

La transparence de la traduction demande un esprit exigeant face au langage, un esprit exigé par le langage même ; une exigence d’attention et d’activité liée à la vie, car la traduction n’est pas une copie qui assume une origine, mais un acte natif et charnel lié à la vie du langage.

L’idée dogmatique de l’original est ainsi remplacée par l’espace affectif de la traduction. La vraie traduction, comme la conjointe refoulée de l’art dans la maison de la culture, est précisément l’ouverture de cet espace affectif. Elle ne consiste pas en une transmission d’informations d’une langue à une autre mais plutôt en un acte à la fois critique et vital qui détruit tout en donnant de la vie. Elle est critique et vitale dans le sens de

[…] transplanter les fleurs du jardin de l’art dans la terre étrangère du savoir pour saisir attentivement les changements de couleur et de forme qui se manifestent. Essentielle est la délicatesse de la prise, la précaution avec laquelle on prélève l’œuvre avec ses racines qui, ensuite, soulèveront la terre du savoir. Tout le reste vient de lui-même, car seuls les mérites de

94 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 250. 95 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 261. 96 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 257. 64

l’œuvre ont le droit de s’appeler critique au plus haut sens du terme.97

C’est un acte qui est donc limité par la forme en question — le langage —, mais qui, justement en se démarquant ainsi, permet la floraison d’autres formes de connaissance.

D’ailleurs, au lieu de se limiter a priori, l’aspect critique de la traduction découvre ses propres limitations dans son être même, c’est-à-dire dans ses mouvements entre et ses contacts avec les langues, des mouvements qui rendent instable la chronologie de l’origine.

1.2.2 – L’immanence transcendante du (pur) langage

La rencontre de l’autre linguistique qui a lieu dans la traduction évoque une possibilité similaire à celle de la pensée du langage en soi au moyen d’une onomastique en œuvre dans tout acte de traduire. Pour Benjamin, dans la traduction, « en accédant à la langue de l’autre, l’original trouve un écho non de lui-même, mais de ce dont lui-même est l’écho : le pur visé, l’essence ultime du langage, le Nom »98. En positionnant le Nom comme l’essence ultime du langage, Benjamin évoque à la fois un cabalisme qui ressort uniquement dans la traduction, et la fonction performative du langage en soi qui n’existe qu’au deuxième, et même troisième, degré (comme écho d’un écho). Ainsi, le Nom a deux fonctions : il fonctionne d’abord en tant que l’autre radical et inaccessible vers lequel la traduction se porte (tout en sachant qu’une connaissance totale est impossible), ensuite en tant que résidu performatif du langage.

L’onomastique révèle donc la possibilité de s’approcher d’une autre forme de connaissance qui résonne ou qui se reflète dans le langage (cabalisme), ainsi que le pouvoir créateur du

97 Walter Benjamin. « Études sur la critique », trad. J.-F. Poirier, dans Fragments, Paris, PUF, 2001 (1918), 207. 98 Bruno Tackels. Petite introduction à Walter Benjamin, Paris, Harmattan, 2001, 53. 65

langage, désormais réduit à une trace (écho). Pour Benjamin, la traduction fait ressortir ces deux aspects du langage.

La voie linguistique vers une forme de connaissance spécifique à la traduction, une voie partagée par le cabalisme et la théorie benjaminienne, contient en elle un élément de violence : pour le cabaliste Abulafia, par exemple, c’est seulement au moyen du « meurtre des langues »99 qu’on peut arriver à la connaissance offerte par la cabale. Ce meurtre, qui fait

« verser le sang des langues »100, consiste en un bouleversement des structures imaginaires du langage conventionnel.101 Il est intéressant de noter que les structures du langage dit conventionnel sont imaginaires ; des structures donc imposées sur le matériel réel du langage.

Une fois que les structures sont violemment bouleversées, le langage fait signe à la connaissance du pur langage et au Nom en tant que l’autre radical. L’ouverture vers l’autre est motivée par le désir et par l’amour, mais elle implique également une violence. De même pour la traduction, où on peut

[…] racheter dans sa propre langue ce pur langage exilé dans la langue étrangère, libérer en transposant le pur langage captif dans l’œuvre, [car] telle est la tâche du traducteur. Pour l’amour du pur langage, il brise les barrières vermoulues de sa propre langue.102

Cet autosacrifice, où la langue du traducteur est soumise à une violence qui libère le pur langage exilé et captif dans chaque langue, est à la base de la traduction-poétique inhumaine, car Benjamin insiste que le pur langage est libéré seulement en le transposant, en le déplaçant, au moyen d’un dépaysement linguistique.

99 Moshe Idel. Abraham Abulafia : An Esoteric Kabbalist, Lancaster, CA, Labyrinthos, 2002, 235. 100 Moshe Idel. Abraham Abulafia, 235. 101 Voir Moshe Idel. Abraham Abulafia, 205-236. 102 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 259. 66

La traduction-poétique travaille, brise, et tue le langage de l’homme pour libérer (et inventer) l’inhumain et met en œuvre la libération de son expression. Pourtant la libération autosacrificielle de la traduction pose un énorme risque, car un « immense danger […] guette toute traduction : que les portes d’une langue à tel point élargie et pétrie retombent et enferment le traducteur dans le silence »103. Ainsi, en libérant le pur langage, en ouvrant vers « l’essence ultime du langage », la traduction risque de mettre fin au langage en tant que tel. Benjamin reconnaît ce danger, et afin d’éviter l’enfermement du traducteur dans le silence, il propose que le pur langage, exilé dans les langues étrangères, « ne peut être atteint par aucune d’entre elles isolément, mais seulement par la totalité de leurs intentions complémentaires. »104 Ce n’est qu’au moyen des échos disparates des langues qu’on atteint le pur langage ; la totalité de leurs intentions atténue le danger du silence.

Cette conceptualisation de la traduction positionne les langues dans le domaine de l’immanence et le pur langage dans le domaine de la transcendance. Parce que la traduction travaille d’abord la substance du langage — pour en arriver à la non-substance — elle est immanente, mais le pur langage — l’onomastique du Nom, l’autre radical auquel toutes les langues font signe — renvoie au caractère transcendant de la traduction. Ainsi, chaque transposition immanente de la traduction porte en elle un résidu ou un écho transcendant. Parce que dans chaque traduction l’économie du don repose sur une réciprocité impossible, l’essence ultime du langage est toujours à l’horizon et jamais atteinte. Cette inaccessibilité garantit l’existence du langage en soi et s’articule autour de 1) l’immanence d’une traduction, et 2) la transcendance de la traduction, renversant ainsi l’économie du don et sa temporalité correspondante. Les enjeux temporels de certains aspects de la traduction chez Benjamin,

103 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 261. 104 Walter Benjamin. « La tâche du traducteur », 251. 67

surtout la façon dont la traduction bouleverse la chronologie linéaire, sont importants pour notre développement de l’expression et du langage de l’inhumain poétique. Cependant, les idées examinées ci-dessus peuvent s’appliquer également à l’être de l’inhumain poétique, son impossibilité nécessaire et au risque d’un enfermement ontologique.

1.2.3 – L’informe et l’inhumain

Rappelons que pour Benjamin la modernité se caractérise par une nécessité impossible, une aporie qui s’efforce de s’exprimer et en s’(in)exprimant, révèle l’échec au sein du langage.

La traduction, au moyen de sa manipulation forcée de la syntaxe et des structures linguistiques, offre une alternative possible en pensant à d’autres formes du langage, car celles qui existent ne sont pas (plus) capables d’exprimer l’essentiel de l’être, son essence poétique. Une des visées principales du projet bataillien est de mettre en cause ces formes incapables et les présupposés anthropologiques sur lesquels elles reposent. À cette fin, il se sert de son

Dictionnaire critique comme outil pour déstabiliser non seulement les formes et les expressions linguistiques, mais la forme et l’expression tout court. Son point de départ est le concept d’informe.

Depuis une vingtaine d’années, le débat contemporain autour de Bataille et l’informe a lieu dans le cadre établi en 1996 par l’exposition Informe : mode d’emploi au Centre Pompidou.

Dans le catalogue, Yves-Alain Bois parle de la manière dont le Dictionnaire critique affirme que l’homme est très fier de s’être érigé sur son système de langage, mais qu’il s’est fondé sur un refoulement.105 Pour le dire en termes plus à propos, le devenir-sujet de l’être — l’impossible et l’inconnaissable moment transcendant — est marqué par un refoulement

105 Y.-A. Bois et R. Krauss. L’informe : mode d’emploi, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1999, 14. 68

primaire. Ce qui intéresse Bataille et ce qui motive son projet est le refoulement à l’œuvre dans les allégories qui servent à fonder le mythe de l’homme au moyen du langage. À la place de l’homme érigé sur un système linguistique refoulé, Bataille propose « l’informe », qui court- circuite le refoulement en vidant le langage du sens, lui conférant ainsi un pouvoir déstabilisant et non significatif ni communicatif. Ainsi, Bataille affirme qu’

[…] un dictionnaire commencerait à partir du moment où il ne donnerait plus le sens mais les besognes des mots. Ainsi, l’informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme.106

Nous pouvons établir des corrélations avec le langage de la traduction chez Benjamin, car ce qui importe n’est pas la définition ou le sens du mot — c’est-à-dire sa fin ou sa finalité

épistémologique — mais plutôt sa fonction hors des règles et des normes qui le définissent. En outre, notons que Bataille compose et parle d’un dictionnaire ; il est question de langage.

Pourtant, comme il le dit, ce qui importe dans le langage n’est pas le sens des mots mais les besognes des mots – leur travail, leur tâche, leur activité ; il s’intéresse à un langage libéré de sa fonction significative. Dans un deuxième temps, Bataille donne une tâche spécifique au terme informe. Il souligne le fait que le mot informe est un adjectif, mais il veut l’animer afin de déstabiliser ou déclasser tous les autres mots dans un dictionnaire – pas seulement le sien.

Il déstabilise le système de signification propre au langage. La fonction de l’adjectif n’est plus simplement descriptive ou qualificative mais elle agit de façon directe et même matérielle sur tout le système linguistique.

Bataille expose le concept d’informe et la besogne subversive du langage dans la revue

Documents et le Dictionnaire critique, ce qui témoigne d’un sentiment de révolte qui parcourt

106 Georges Bataille. « Informe », dans Dictionnaire critique, Orléans, Écarlate, 1993 (1929), 33. 69

son œuvre entier. La cible de cette révolte est la figure ou l’idée anthropocentrique de l’homme.

Pour lui, l’homme anthropocentrique est d’abord un être linguistique ; ainsi, la révolte ou le travail de subversion de Bataille trouvent leurs manifestations les plus virulentes et efficaces lorsqu’il parle du langage. Si la relation entre l’expression et l’être est centrale pour la pensée bataillienne, elle s’avère également pertinente pour nos réflexions sur l’inhumain poétique et son caractère informe.

Selon Didi-Huberman, l’informe ne consiste pas en un rejet complet des formes, mais opère

une ouverture, une déchirure, un processus déchirant mettant quelque chose à mort et, dans cette négation même, inventant quelque chose d’absolument neuf, mettant quelque chose au jour, fût-il le jour d’une cruauté au travail dans les formes, et dans les rapports entre formes.107

L’inhumain poétique s’inspire de l’informe bataillien, car ce n’est pas un rejet de l’humain, mais plutôt une opération qui cherche à repenser la figure et la conception de l’humain. À cet égard, Bataille provoque un déplacement où l’inhumain est plus humainement possible que l’humain, car « ce n’est pas la “forme” ni le “contenu” qui intéressent Bataille, mais l’opération qui fait que ni l’un ni l’autre ne soient plus à leur place »108 : l’opération de l’inhumain (impossible) ronge la forme et le contenu allégoriques et refoulés de l’humain, dont la construction dépend justement de la possibilité de mettre la forme et le contenu « à leurs places ».

Cette opération qui déstabilise et rend possible l’humain est impossible parce qu’elle ne s’effectue que poétiquement dans et sur le langage, c’est-à-dire au moyen de la traduction-

107 Georges Didi-Huberman. La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 2003, 21. 108 Georges Didi-Huberman. La ressemblance informe. 11. 70

poétique qui n’est pas (re)connaissable par le langage dit humain. De ce fait, l’expression propre à la traduction-poétique et l’être qui y correspond — l’inhumain —, opèrent dans un registre radicalement autre que celui de l’humain : le registre du (sujet) souverain.

1.2.4 – Réfléchir l’inutilité, repenser le sujet humain

La traduction-poétique entame des changements dans la fonction du langage ; la fonction n’est plus communicative, ni informative, et même les fonctions de signification perdent leurs capacités référentielles. Pour le dire dans les termes de l’inhumain poétique, le langage perd ses fonctions utiles et anthropocentriques. Certes, le langage demeure humain mais la traduction-poétique démantèle le sens de celui-ci et déterritorialise le sujet qui l’emploie pour s’exprimer. Ainsi, le langage de la traduction-poétique ne fonctionne plus selon les catégories binaires de sujet et d’objet, il se montre plutôt dans sa disparition ; le langage se révèle en soi, libéré de toute fonction et de toute utilité, et devient ainsi une performativité linguistique qui d’emblée fait disparaître l’acte linguistique d’où il vient, à savoir son origine.

Cette disparition performative est évoquée par Benjamin dans son Exposé de 1939, où il imagine « un monde où l’homme est aussi peu pourvu à vrai dire de ce dont il a besoin que dans le monde réel, mais où les choses sont libérées de la servitude d’être utiles »109. Il semble que Benjamin propose d’ignorer le bien-être, de prendre une position insouciante vis-à-vis du confort humain, mais ce monde imaginé ouvre la possibilité de repenser les relations qu’entretient l’homme avec les choses. Benjamin est bien conscient du fait que la condition de l’homme dépend de la relation qu’il entretient avec les objets de sa culture ; les objets, pour

109 Walter Benjamin. « Exposé de 1939 », dans Le Livre des passages, Paris, Editions du CERF, 2009, 52. L’expérimentation matérielle imaginée par Benjamin ressemble à certains égards au projet pongien où « le parti pris des choses, c’est d’abord et avant tout dénoncer le parti pris des hommes » (Paul Léonard, « Ponge penseur ? », 100). 71

paraphraser la dialectique classique de Marx, qui sont fabriqués par lui et qui le fabriquent en retour. Ce qui demande notre attention est le fait que Benjamin ne met pas en avant la liberté des hommes (comme l’avait fait Marx dans son analyse du capital), il privilégie plutôt la libération des choses réduites à une fonction d’utilité par l’homme. Il s’agit des objets matériels que l’homme exploite à son profit. En détournant la téléologie marxienne, celle qui annonce la révolution à venir, Benjamin tente d’animer une expérience du monde matériel qui ne privilégie pas l’être humain, du moins sous sa forme anthropocentrique.

La valeur de la pensée benjaminienne (une valeur qui se traduit esthétiquement chez les groupes d’avant-garde de son époque, surtout les surréalistes) réside dans sa façon de voir un potentiel dans la transformation (ou traduction) libératrice du monde matériel. Comme le langage qui subit des transformations avec la traduction-poétique, une logique similaire est à l’œuvre quand les choses ne sont plus utiles et tombent en désuétude, car elles s’ouvrent vers un autre mode de connaissance organisé selon des correspondances et des relations de traduction qui renoncent à la logique de l’échange (du capital, par exemple) et au mouvement linéaire et univoque (du progrès, par exemple). Ainsi, en reconfigurant la relation entre l’humain et le monde matériel, Benjamin met en question le sujet moderne, c’est-à-dire qu’il montre que malgré l’avènement de la subjectivité (le décrochage du temps cosmologique pour le dire en termes laplanchiens), les êtres humains sont plus assujettis que jamais ; assujettis aux choses, au langage, et finalement à l’idée d’eux-mêmes fournie par l’assujettissement matériel et linguistique. Avec le langage de la traduction, Benjamin s’intéresse aux relations d’utilité, aux possibilités de s’en échapper, et surtout à la question de ce qui existe après ou au-delà de l’utilité. Ainsi, le langage (de la traduction) libéré de sa fonction communicative, et les choses

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libérées de leur fonction d’utilité, partagent une logique similaire et sont essentiels pour ouvrir l’espace de l’inhumain.

Pour Benjamin, repenser le sujet moderne ne demande pas une révolution ni une destruction complètes ; il s’agit plutôt de réorganiser les logiques et les structures qui gouvernent le sujet. Le langage est le lieu où la réorganisation se manifeste, là où elle devient reconnaissable. Mais le langage en question n’est pas celui de la communication ni celui qui est utile. C’est seulement une fois qu’il échappe à sa fonction quotidienne de communication ou d’utilité — quand il tombe en désuétude ou en ruine — que le langage se révèle en tant que moyen de repenser la matière libérée du monde humain. L’expression doit paradoxalement se soustraire à la temporalité et à la logique humaines s’il veut ouvrir la possibilité d’exprimer une autre forme d’existence. L’ouverture linguistique vers une autre existence est, comme nous le savons, fructueuse pour la pensée et l’esthétique surréalistes, et celles-ci mettent en œuvre ce que Benjamin théorisait, notamment l’exploration de la matière (du passé) afin de déverrouiller une vérité sur-réelle.

1.2.5 – Repenser le rôle des objets : le surréalisme, faux devancier de l’inhumain poétique

L’esthétique surréaliste s’appuie sur la conception selon laquelle les objets matériels sont beaucoup plus fertiles pour la pensée et pour l’expérience une fois que leur caractère utilitaire est dépassé. Une des fonctions du langage poétique chez André Breton par exemple est de rendre visible ce qui est caché, l’inconscient du monde matériel, en l’arrachant de son contexte quotidien. Le premier Manifeste du Surréalisme commence par une proposition typiquement bretonienne où l’écrivain critique la société de son époque : « L’homme, ce rêveur définitif, de jour en jour plus mécontent de son sort, fait avec peine le tour des objets dont il a

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été amené à faire usage […] »110. Ce diagnostic de l’homme condamné à la fois à rêver et à une fatalité pénible repose sur la relation entretenue avec la matérialité. Pourtant, parce que l’homme « a été amené » vers une relation utilitaire avec les objets, Breton nous laisse imaginer

– nous laisse rêver – une autre relation possible ; « prends garde à la lumière livide de l’utilité »,111 avertit-il dans un texte issu d’une collaboration avec Éluard quelques années après le Manifeste.

Afin de rendre possible une pensée et une expression dégagées des contraintes de la raison, Breton privilégie la rencontre fortuite et le hasard objectif des phénomènes qui peuvent rajeunir et réveiller l’expérience (humaine). Pour lui, l’expérience « tourne dans une cage d’où il est de plus en plus difficile de la faire sortir. Elle s’appuie, elle aussi, sur l’utilité immédiate, et elle est gardée par le bon sens »112. Ainsi, le programme surréaliste vise à détourner les contraintes qui empêchent la floraison d’une autre forme d’expérience ; Breton cherche à la libérer de sa cage de bon sens, servante de l’utilité. Cependant, cette liberté recherchée n’est pas physique ou corporelle ; ce qui est à libérer n’est pas le corps humain mais plutôt l’esprit humain : « les profondeurs de notre esprit recèlent d’étranges forces capables d’augmenter celle de la surface […], il y a tout un intérêt à les capter »113. Certes, la démarche proposée par

Breton fouille le langage et les objets matériels, mais elle vise une libération beaucoup plus abstraite, à savoir une libération de l’esprit de l’homme qui se rapproche de l’idéalisme de la dialectique hégélienne. Ainsi, une certaine utilité existe dans le surréalisme de Breton, mais celle-ci ne devrait « plus seulement tenir compte des réalités sommaires ».114 Cette nouvelle

110 André Breton. « Manifeste du Surréalisme », dans Œuvres complètes I, dir. M. Bonnet, Paris, Gallimard, 1988 (1924), 331. 111 André Breton. « L’Immaculée Conception », dans Œuvres complètes I, dir. M. Bonnet, Paris, Gallimard, 1988 (1930), 884. 112 André Breton. « Manifeste du Surréalisme », 316. 113 André Breton. « Manifeste du Surréalisme », 316. 114 André Breton. « Manifeste du Surréalisme », 316. 74

utilité est anti-utilitaire ; elle se dépasse elle-même dans sa propre sur-réalité et offre une autre forme de relation avec le monde matériel, une relation qui se définit par sa distance par rapport

à ce monde, car la liberté recherchée est celle de l’esprit.

La nouvelle relation surréaliste développée vers le milieu des années 1920 ne réorganise, ne décentralise, et ne déstabilise pas la position de l’homme par rapport aux autres

êtres et objets de la même façon que le langage de l’inhumain poétique115 ; celui-ci révèle le langage en soi et opère davantage sur un plan qui ne vise pas les moyens (communication, utilité) plutôt qu’il déclenche les fonctions concurrentes d’auto-dévoilement et d’autodestruction. Les théories esthétiques développées et mises en pratique par Breton à cette

époque de sa carrière se méfient également de la communication consciente, cependant le mouvement propre au surréalisme est un dépassement qui se perd dans les airs abstraits de l’esprit.

Un poème de Paul Éluard intitulé L’homme utile décrit la scène d’un rêve éveillé dans lequel l’homme utile rencontre l’animal « inutile » :

Tu ne peux plus travailler. Rêve, Les yeux ouverts, les mains ouvertes Dans le désert, Dans le désert qui joue Avec les animaux – les inutiles.

Après l’ordre, après le désordre, Dans les champs plats, les forêts creuses, Dans la mer lourde et claire, Un animal passe – et ton rêve Est bien le rêve du repos.116

115 Nous verrons comment Luca (chapitre 2) et Michaux (chapitre 3) sont tous les deux influencés par les développements et les théories esthétiques des surréalistes. Pourtant, les deux poètes s’aperçoivent que le surréalisme n’est pas à la hauteur d’une véritable révolution du sujet humain ; le surréalisme demeure dans le domaine de l’humain, tandis que Luca et Michaux travaillent dans un cadre plus inhumain. 116 Paul Éluard. « L’homme utile », dans Poésies, Paris, Gallimard, 1971 (1922), 63. 75

Lors de cette rencontre rêvée au-delà de son existence utile, l’homme se trouve dans une position où il ne peut plus travailler ; il ne peut plus se distinguer en tant que homo faber et doit désormais se définir comme homo somnians. Cet être qui veut être passif (il rêve du repos) et réceptif (visuellement les yeux ouverts, physiquement les mains ouvertes), Breton le résume dans le Manifeste de 1924 : « Placez vous dans l’état le plus passif, ou réceptif, que vous pourrez. »117 Cet état non-engagé et réceptif permet l’accès au surréel ; l’éveillé s’abandonne au demi-rêve, le conscient à l’inconscient, jusqu’à ce que les frontières soient dissoutes et que l’homme puisse développer de nouvelles relations avec le monde, occasionnées par la liberté de l’inconscient et du rêve.

Le poème d’Éluard ainsi que la citation de Breton suggèrent une conjugaison du repos et de l’activité, une conjugaison qui dépasse l’utilité de l’homo faber. Pourtant, ce dépassement demeure inscrit dans un programme que Bataille rejette comme bourgeois.118 Certes, « le poète

[surréaliste] offrira la rédemption en travaillant le monde imparfait pour en faire un poème »119, mais ce travail poétique est bourgeois justement parce qu’il affirme sa forme et donc s’impose, positivement, dans la culture du travail et de l’utilité, à savoir une culture que Bataille oppose

à celle plus souveraine, de la dépense.120 Si les surréalistes cherchent à renverser les mœurs et les valeurs afin de libérer l’esprit des « victimes » de la modernité, cette esthétique de libération

117 André Breton. « Manifeste du Surréalisme », 331. 118 Voir surtout le texte Sur la valeur d’usage de D. A. F. de Sade, une série de lettres/textes adressés à Breton autour de Sade et du « bon usage » de ses idées. Selon Bataille, Breton n’a pas compris la profondeur de Sade et par conséquent ne produit que des pensées artificieuses, voire confortablement « bourgeoises ». (Georges Bataille. Sur la valeur d’usage de D. A. F. de Sade, Paris, Éditions Lignes, 2015 [1929-30].) 119 Jacques Cels. L’exigence poétique de Georges Bataille, Bruxelles, De Boeck, 1989, 20. 120 Voir surtout La part maudite (Paris, Minuit, 1949), où Bataille développe sa théorie de l’économie générale. Dans la première partie théorique, il expose les conditions qui rendent nécessaire une dépense ou un sacrifice conscients afin d’éviter l’autodestruction complète de l’être humain. La quatrième partie parle de la société industrielle, dans laquelle la production et le travail sont de plus en plus privilégiés aux dépens de la consommation en soi et du sacrifice, deux actes qui sont à la base de la souveraineté. Pour Bataille, la poésie peut servir de force s’opposant à l’essor de la productivité à l’époque moderne. 76

sous-entend une dialectique qui positionne les nouvelles valeurs surréalistes à un niveau supérieur. En revanche, comme l’affirme Jacques Cels, l’esthétique de Bataille (proche de celle de l’inhumain poétique) déclare que « ce n’est pas du haut d’un sommet qu’il faut, comme un aigle, se moquer d’un rire aristocratique des imperfections d’ici-bas ; c’est plutôt, sous la terre, comme une ‘vieille taupe’ sournoise, qu’il faut ronger les bases du système récusé »121. L’au- delà surréel fonctionne comme un divan duquel le poète surplombe le monde de l’utilité ; les surréalistes n’ont pas pu se débarrasser du sentimentalisme mélancolique des poètes romantiques, voire de l’idéalisation de la ruine et de l’inutile. Ainsi, la libération surréaliste reste trop inscrite dans une dialectique où le surréel idéal est atteint au moyen d’une synthèse poétique du réel et de l’irréel ; une téléologie de l’Esprit réécrite poétiquement avec les objets trouvés et la mégalomanie d’un poète-prophète, et l’homme retrouve sa position surplombante, voire anthropocentrique.

Dans sa polémique avec l’idéal surréaliste de Breton, Bataille envisage un langage à la fois subversif et souverain qui ronge « les bases du système » du langage tout en visant l’impossibilité de l’autre radical, le souverain : la vraie liberté se trouve dans le bas matérialisme et non pas dans l’au-delà idéalisé même si, comme l’immanence transcendante de la traduction chez Benjamin, le premier joue sur la possibilité interdite de l’autre. C’est autour de la question de la déformation du système du langage ainsi qu’autour de la question de l’autre radical auquel la déformation fait signe que nous pouvons regrouper Bataille et

Benjamin.

121 Jacques Cels. L’exigence poétique, 18. 77

1.2.6 – Vers le moment souverain de la traduction-poétique

Si Benjamin incorpore une dialectique dans sa pensée sur le langage, elle est fondée sur une position nécessairement non-dialectique ; il s’intéresse d’abord au bouleversement du temps historique dont la reconnaissance dépend de la Jetztzeit, le moment du maintenant où se présente la possibilité révolutionnaire de formuler de nouvelles relations entre l’être (humain) et son monde. Au temps vide, homogène et dominant, Benjamin oppose la Jetztzeit, une interruption immobilisée prête à faire un saut vers un avenir inconnu. Pourtant, la Jetztzeit a besoin d’un artiste ou d’un révolutionnaire — ou d’un artiste révolutionnaire — pour la désengager du flot du temps dans lequel elle est piégée.122 Rapporté au plan linguistique, la logique de la Jetztzeit est celle que nous trouvons chez Luca et Michaux : ils extorquent de nouvelles formes expressives du langage courant pour pouvoir vivre autrement leurs corps poétiques hors du temps linéaire.

Selon Françoise Proust, « la dialectique de Benjamin est bien en mouvement, mais à l’arrêt ; c’est un mouvement qui va du présent à son image passée, mais arrêtée, immobilisée, pétrifiée »123. C’est précisément le mouvement de l’arrêt qui occasionne l’indentification du possible en tant que tel. Quant à la traduction-poétique, ce mouvement de l’arrêt est essentiel pour l’immanence de la traduction qui fait signe au pur langage transcendant : le mouvement immanent de la traduction est immobilisé au moment où, lors du contact déchirant et déterritorialisant entre les langues, le pur langage apparaît comme quelque chose de transcendant, hors de l’espace et de la temporalité des fonctions humaines du langage. Ce lieu reste toutefois interdit ou plutôt il est ce que Bataille appelle l’impossible du réel. La possibilité

122 Walter Benjamin. « Sur le concept d’histoire », 439. 123 Françoise Proust. L’histoire à contretemps, Paris, CERF, 1994, 31. 78

virtuelle de la traduction-poétique se définit par un lieu et un temps souverains : la Jetztzeit de la souveraineté.

L’interdit benjaminien ainsi que l’impossibilité bataillienne marquent la différence entre ces derniers et le surréalisme bretonien (à savoir un surréalisme encore trop hégélien).

Rappelons que, pour Benjamin, le langage ne peut que faire signe à l’au-delà et non pas l’atteindre au moyen d’un jeu linguistique ; il ne cesse d’avertir contre tout programme

(esthétique ou autre) qui propose que le langage puisse donner accès à l’au-delà. En faisant signe à son autre radical, le langage se révèle dans un moment que nous pouvons appeler souverain. Le poème d’Éluard cité ci-dessus parle d’une rencontre avec un animal « après l’ordre, [et] après le désordre ». La Jetztzeit de la souveraineté, le moment souverain en soi, a lieu sur un plan temporel absolument autre où l’« après » et l’« avant » n’ont plus de sens : les lois de la temporalité ne s’appliquent pas, le moment ou l’événement est privilégié avant tout.

Paradoxalement, l’événement souverain repose sur l’immanence du langage pour faire ressortir la Jetztzeit transcendante de la souveraineté. Sigrid Weigel décrit ce paradoxe comme la distance nécessaire entre le langage et le pur langage, une distance qui est toujours virtuelle pour le sujet humain. Selon Weigel, la traduction joue un rôle important quant au paradoxe parce qu’elle met en évidence la distance entre le langage dit profane et le moment (souverain) de révélation.124 De plus, la traduction maintient cette distance, c’est-à-dire qu’elle affirme la radicalité de l’autre et donc permet à la possibilité de l’autre en tant que tel : sa langue d’origine de sa position interdite et impossible. Autrement dit, la distance infranchissable — l’existence impossible de l’autre radical — est justement ce qui nous permet de repenser le sujet au moyen de la possibilité souveraine du langage.

124 Sigrid Weigel. Walter Benjamin. Images, the Creaturely, and the Holy, Stanford, Stanford UP, 2013, 169. 79

En pensant la possibilité de l’autre radical avec le langage de la traduction-poétique, nous reconnaissons le paradoxe suivant à la base de la déstabilisation du sujet, à la base de l’inhumain : ce qui se révèle comme étrange, étranger et extérieur existe dans le langage en tant qu’indice, ce qui est déjà-disparu, le pur langage interdit. Ainsi, Weigel parle d’une traduction intralinguistique chez Benjamin où la fonction métaphorique du langage est renversée pour montrer la matérialité du langage.125 Ce processus de traduction intralinguistique est l’autodestruction propre à la traduction-poétique : une force qui surgit à l’intérieur du langage pour le refaire, pour que le langage devienne informe, étranger à lui- même, pour bouleverser ses structures et ses fonctions. C’est la logique de la souveraineté telle que Bataille la conçoit.

Certes, cette forme de traduction est violente ; elle se livre à une violence qui semble surgir d’ailleurs (transcendante) mais qui se manifeste comme autodestruction. Cependant, il faut comprendre cette violence comme spécifiquement souveraine et même propre à la traduction-poétique car, pour Benjamin et surtout pour Bataille, la poésie est un des seuls endroits où l’autre radical du langage puisse s’exprimer. Partant du postulat selon lequel le moment transcendant de la traduction peut être considéré comme une esthétique de la souveraineté, nous arriverons à voir que le langage de la traduction-poétique (sa temporalité, sa « fonction », et sa forme) est souverain.

1.2.7 – Le moment « transcendant » du langage souverain : le non-savoir bataillien

Pour Benjamin, la question de la souveraineté est inséparable de son expression, bien que celle-ci reste impossible. Samuel Webber remarque que pour Benjamin la modernité

125 Sigrid Weigel. Walter Benjamin, 173. 80

commence au moment où toute décision (souveraine) devient à la fois nécessaire et impossible.126 Désormais, le langage opère un échec au sein de lui-même de sorte que les formes sont toutes allégoriques : il n’y a plus de règles et tout devient théâtre, scène, artifice, et dispositif.127 Similairement, Weigel explique comment chez Benjamin la souveraineté linguistique — l’impossible nécessaire de l’expression — ne se révèle pas dans la signification de ce qui est exprimé (dans les sens des mots) mais dans la position du poète et la manière dont il se représente : le poète-souverain invente un nouveau langage en s’exprimant. Cette invention est motivée par l’impossibilité du pur langage (de la traduction), par l’aporie transcendante sur laquelle sont fondés l’être et son langage, et opère ainsi une réorganisation radicale du langage. Certes, l’invention propre à la souveraineté linguistique semble venir d’ailleurs (donc transcendante) mais surgit, en tant qu’expression inhumaine, de l’intérieur inconnu de l’être. Ainsi, l’opération radicale de la souveraineté perturbe non seulement le langage mais le poète (in)humain aussi : « the poet must limit himself to his (human) faculty ; yet on the other hand he is to mark and rupture the limit of his own language in representation »128. De ce fait, la rupture des limites du langage est le moment inconciliable d’une souveraineté linguistique, le moment (ou le temps) de l’inhumain poétique où l’expression tombe en échec et s’impossibilise. Pourtant, l’inhumain poétique existe malgré son propre échec et même grâce à cet échec, c’est-à-dire grâce à sa propre impossibilité.

Si la question de la souveraineté, telle que Benjamin l’a formulée, est liée à la question de l’expression, quel est le rapport entre la souveraineté et le langage ? Existe-t-il un lien entre la violence de la souveraineté et le pur langage dont parle Benjamin dans son essai sur la

126 Samuel Weber. Benjamin’s –Abilities, Cambridge, Harvard UP, 2008, 188. 127 Samuel Weber. Benjamin’s –Abilities, 109. 128 Sigrid Weigel. Walter Benjamin, 86. 81

traduction ? Avant d’aborder ces questions, il est pertinent de rappeler quelques points saillants :

1) Pour Benjamin, la pure violence souveraine ne vise pas une fin préétablie, mais rend impossible ou révèle l’impossibilité de l’acte de prendre une décision avec un but précis. Ainsi, dans la logique du souverain, cette impossibilité devient la possibilité (pure) en tant que telle ; précisément parce qu’elle n’a aucune fin en tête, tout devient possible. Ce paradoxe de la possibilité inconcevable définit la souveraineté (inhumaine) qui suit une logique similaire à celle du langage de la traduction motivé par un inconnu (transcendant).

2) Au début de son essai sur la traduction, Benjamin souligne que l’œuvre d’art ne se préoccupe pas de sa propre réception, c’est-à-dire qu’elle n’envisage aucune fin en soi ; elle n’a pas de but proprement dit. Considérée ainsi, une désactivation et même un désaveu de la fonction communicative sont en jeu dans le langage, une inactivité et une inutilité essentielles qui changent les lois du langage. Toutefois, le langage continue à exister malgré la désactivation et le désaveu de ces lois de communication et de réception, ces lois dites utiles.

Qu’est-ce qui existe après ou hors des lois du langage en tant que communication ? Ce n’est pas un autre langage, plus correct, plus approprié, ou plus originel – comme par exemple un langage naturel ou plus libéré dans le sens du surréalisme bretonien. Cet autre langage est celui de la traduction-poétique qui, motivé par la violence du pur langage et par le temps cosmologique de l’être, se déforme et en se déformant s’examine.

Dans ses écrits sur la souveraineté, Bataille montre « que la pensée, subordonnée à quelque résultat attendu, tout entière asservissant, cesse d’être en état souveraine […] seul le non-savoir est souverain »129. Comme le langage de la traduction-poétique, motivé par son

129 Georges Bataille. La souveraineté, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2012 (1976), 27. 82

autre radical, ce qui motive la souveraineté bataillienne est le non-savoir, le moment où l’utilité

(du langage) cesse d’être la loi ; le moment où la communication discursive n’est plus le but du langage, où le savoir devient non-savoir, où il s’abandonne à sa négation complète. De plus,

Bataille évoque la déformation linguistique caractéristique de la traduction benjaminienne quand il avance que seule une « manière d’aller à rebours dans les voies de la connaissance

[…] conduit au principe de la souveraineté de l’être et de la pensée »130. Ici, la logique suggérée par Bataille suit un mouvement de déformation – détraduction dirait Laplanche –, le seul moyen d’atteindre la souveraineté de l’être et de la pensée. Il faut noter que c’est surtout au moyen d’une régression des « voies de la connaissance » que l’on arrive à l’être souverain : il est nécessaire de défaire la connaissance pour y arriver. Ce processus est nécessairement répétitif, similaire au mouvement laplanchien de la détraduction-retraduction, et surtout similaire à la métamorphose autodestructive de l’inhumain (poétique).

Parce que ce processus est répétitif, cyclique, ou spiralé, Bataille, comme Benjamin d’ailleurs, souligne l’importance de l’instant souverain, car, « ce qui est souverain en effet, c’est de jouir du temps présent sans rien avoir en vue sinon ce temps présent »131. Cependant, l’instant souverain du « temps [absolument] présent » existe hors du domaine du savoir et finalement ne peut pas être exprimé complètement dans le langage :

Nous ne savons rien absolument de l’instant. En un mot, nous ne savons rien de ce qui nous touche en définitive, de ce qui nous importe souverainement. L’opération qu’est la connaissance s’arrête dès que la souveraineté est son objet.132

Comment donc exprimer, reconnaître, ou même connaître cet instant souverain ? Pour

Bataille, le langage poétique répond le mieux au désir, voire à la nécessité d’exprimer le temps

130 Georges Bataille. La souveraineté, 27. 131 Georges Bataille. La souveraineté, 15. 132 Georges Bataille. La souveraineté, 21. 83

(absolument présent) de la souveraineté. Certes, avoue-t-il, « le monde est toujours plus riche que le langage »133, mais la défaillance du langage est justement ce qui permet de sentir ou d’imaginer l’impossibilité de la souveraineté : « le langage alors appauvrit ce qui est, et il doit le faire, sans quoi nous ne pourrions entrevoir ce qui n’est pas visible d’abord »134. De même que toute forme dépend de l’informe — l’humain (possible) dépend de l’inhumain (impossible)

— seule une régression ou un démantèlement linguistique permet au langage de s’exprimer.

Il est intéressant de noter le renversement de la logique du non-savoir chez Bataille, c’est-à-dire la manière dont il privilégie l’insuffisance du langage au lieu d’idéaliser le non- savoir. C’est alors que le non-savoir souverain, la souveraineté en tant que telle, n’est pas un but à atteindre, mais plutôt ce que le langage nous fait voir au moyen de sa pauvreté. Bataille opère ce renversement en vue de sauvegarder la souveraineté de la connaissance et de garantir la radicalité du non-savoir. L’insuffisance du langage rend possible la reconnaissance de ce qu’il (n’)est (pas) : sa propre expression. Si « l’art est toujours la réponse à l’espoir suprême de l’inespéré, d’un miracle »135, il fonctionne comme la seule manifestation de l’autre et de l’extérieur radicaux, c’est-à-dire l’expression de l’inexprimable ou l’échec de l’expression.

Ainsi, Bataille s’intéresse à l’expression (impossible) du non-savoir qui prend la forme d’une réponse ; une expression qui répond à sa propre pauvreté, à elle-même, en dévoilant ce que nous pourrions appeler son miracle ou sa transcendance profanes. Le langage de la poésie distille ce dévoilement et, par conséquent, est la meilleure forme pour (in)exprimer le non- savoir, même si l’expression de celui-ci est toujours un échec.

133 Georges Bataille. La souveraineté, 79. 134 Georges Bataille. La souveraineté, 79. 135 Georges Bataille. La souveraineté, 25. 84

1.2.8 – La traduction-poétique : l’expression souveraine

Dans son livre sur Bataille et l’informe, Didi-Huberman parle d’une écriture qui

[…] doit être définie comme ce qui maintient le manque, ou plutôt comme ce qui produit un trou où la totalité s’inachève. Le terme d’écriture sert ici à marquer l’apparition, dans la forme du discours, de cet inachèvement qu’elle repoussait, le lien indestructible mais toujours refoulé du désir et de son insatisfaction.136

Cette paraphrase de la conception bataillenne de l’écriture met en jeu une poétique où la tentation de la forme est emportée par son propre inachèvement, à savoir son désir

(insatisfait) ou sa nécessité (impossible) de s’exprimer dans le discours. L’inachèvement de l’écriture est sa réalité impossible ; identique au souverain, elle est impossible malgré elle- même et existe seulement en tant qu’absence ou manque dans le discours actuel. Comme le souverain qui existe dans le domaine du non-savoir, pour Bataille l’écriture existe là où le sens est mis à l’épreuve : « le sens mis en jeu par l’écriture […] ne s’accumule pas, mais se dépense.

Il n’y a de sens que par le sacrifice, qui n’en a pas. »137 Le sens de l’écriture n’est possible que lorsqu’il n’y en a pas, lorsqu’il se sacrifie. C’est justement cette forme d’écriture (informe) qui nous intéresse, une écriture qui, après son automutilation et sa séparation du sens, devient le site privilégié de l’expression souveraine : un potentiel affectif libéré du sens qui dévoile l’impossibilité de son expression (de son désir, de son langage) ; la seule possibilité de son impossibilité. Comme nous l’avons suggéré précédemment, le langage de l’inhumain poétique met en œuvre la possibilité de l’impossibilité d’une écriture inconcevable. Chez Bataille, la

136 Georges Didi-Huberman. La ressemblance informe, 54. Il faut souligner la terminologie utilisée par Didi- Huberman dans sa définition de l’écriture bataillienne et tenir compte de la définition benjaminienne de l’origine, qui est toujours « inachevée ». 137 Georges Didi-Huberman. La ressemblance informe, 58. Nous soulignons. 85

poésie partage cette logique du possible/impossible, car elle est l’expression langagière la plus souveraine.

À ce sujet, dans son étude de la souveraineté esthétique, Kevin Kennedy maintient l’idée que pour Bataille la poésie est le moment privilégié marquant et traçant le chemin du savoir (humain) vers l’inconnu hors de la portée du langage humain.138 La poésie, telle que

Bataille la conçoit, est la plus apte à indiquer ou à se rapprocher de l’inconnu, même si le rapprochement n’est qu’asymptotique. Sous cette optique, ce qui nous intéresse chez Bataille est le fait que la poésie est le site où la transcendance initiale de l’être139, l’inconnaissable à l’origine de l’être, soit rejouée dans le langage.

Deux prémisses guident Bataille vers sa conception de la poésie :

1) le langage est en excès de lui-même et a besoin de se sacrifier, a besoin de montrer

son insuffisance et de dévoiler son manque intrinsèque ;

2) la poésie met en scène et exprime l’excès comme dépense, et en le dépensant elle

montre l’échec du langage même.

Bataille considère la poésie comme le modèle de l’expression souveraine, c’est-à-dire qu’elle ne devrait avoir aucun but ni programme (politique, esthétique, pratique, ou autre) sauf,

à la limite, sa propre réalisation comme dissolution. Pour revisiter le débat Bataille/Breton, la poésie chère à Bataille devient son propre échec mais continue à se dire malgré ceci, tandis que pour Breton l’impossibilité de la poésie devient réalisable. Bataille insiste sur l’impossibilité du réel ; la déstabilisation et la révolte poétiques sont importantes pour leurs

138 Kevin Kennedy. Towards an Aesthetic Sovereignty. Georges Bataille’s Theory of Art and Literature, Palo Alto, Academica Press, 2014, 43. 139 C’est ce que nous avons développé en analysant la pensée de Jean Laplanche. Nous verrons qu’il existe un « saut » transcendant similaire chez Bataille dans sa conception du devenir-sujet-humain de l’être, qui a lieu dans et au moyen de l’art. 86

effets déstabilisants et révolutionnaires, et non pour leurs rêves ou leurs idéaux. Le moment de la poésie n’est pas une question de réalisation mais plutôt une négociation perpétuelle qui a lieu dans le langage ; une négociation entre, d’une part, l’organisation, la compréhension et la manipulation (anthropologiques) de la réalité selon la logique du langage (à savoir, la relation sujet/objet), la forme du langage et, d’autre part, l’impossibilité de faire partie de ou de participer à cette réalité justement parce que le langage — le seul accès selon Bataille — crée un voile linguistique et intellectuel entre l’être (sujet) et le monde (objet), l’informe du langage.140

La poésie ne cherche pas à résoudre la négociation du langage, pourtant elle atteint les limites souveraines de celui-ci ; elle donne accès à sa propre disparition et devient la seule expression possible de la souveraineté. Pour reprendre Kennedy, la poésie est privilégiée par

Bataille pour son existence instable comme intermédiaire entre le sens et le non-sens, en tant que pont impossible entre sujet et objet, et entre le discours et le silence, et finalement comme la forme moderne de la dépense et du sacrifice.141 C’est ainsi que le langage de la poésie joue un rôle central dans l’ensemble du projet bataillien en étant le lieu où l’autre radical — l’expression impossible de la souveraineté — trouve son expression (la plus) appropriée.

1.2.9 – De l’expression souveraine au langage de l’inhumain poétique

L’antilogique de l’autre radical, du non-sens, et du désir inachevable de l’expression poétique renforce la méfiance que Bataille porte envers tout idéalisme. C’est-à-dire que l’expression souveraine ne s’ouvre pas vers un au-delà transcendant proprement dit, mais

140 Kevin Kennedy. Towards an Aesthetic Sovereignty, 247. 141 Kevin Kennedy. Towards an Aesthetic Sovereignty, 217. 87

révèle l’instabilité matérielle du langage qui résulte de la transcendance inconnue et inconnaissable : la transcendance impossible de l’écriture. Ainsi, nous pouvons considérer le débat entre Bataille et Breton sous l’angle de l’impossibilité (Bataille) et de la possibilité

(Breton) de l’écriture. Au monde imaginé et rêvé par l’écriture bretonienne, Bataille oppose le manque impossible — ou le caractère informe — du monde dit réel et matériel, et finalement le caractère informe du langage. Comme le remarque Didi-Huberman, « contre le possible de l’imagination – c’est-à-dire contre le surréalisme de Breton, Bataille met en scène l’impossible du réel »142. Dans cette scène de l’impossible du réel nous arrivons à voir la relation entre l’expression et l’être souverains ; il s’agit de la scène de l’inhumain poétique.

Quelle est la relation entre cette scène de « l’impossible du réel » et l’écriture ? Dans

Les larmes d’Eros Bataille parle de la manière dont l’art marque le devenir sujet-humain de l’être, le moment où le sujet humain se distingue des autres êtres (animaux) et apparaît sur la scène de l’histoire. Cette scène primitive, qui se réalise en tant qu’expression esthétique, se caractérise par un saut transcendant, impossible à décrire ou à expliquer, mais pourtant possible et nécessaire, car il a eu lieu. L’analogie entre, d’une part, la descente plus abstraite au fond de l’être et, d’autre part, la descente physique au fond des cavernes correspond à l’anti-idéalisme et à l’anti-anthropocentrisme de Bataille ; il veut suggérer que l’être humain et les cavernes ne se différencient point dans leur matérialisme. Dans le texte en question, l’impossible du réel

— le manque, le gouffre, ou le saut transcendant — est formulé comme une énigme. Pas juste une énigme quelconque, mais « la première humainement posée [qui nous demande] de descendre au fond de l’abîme ouvert en nous par l’érotisme et la mort »143. Par ailleurs, quant

142 Georges Didi-Huberman. La ressemblance informe, 58 143 Georges Bataille. Les larmes d’Eros, Paris, 10/18, 2012 (1961), 70. Nous verrons plus tard comment Luca met en jeu l’érotisme et la mort dans sa poésie ; en outre, la trace du témoignage dont parle Bataille devient un élément important pour notre développement de l’inhumain poétique chez Michaux. 88

à cette énigme du moment de l’avènement du sujet humain, « il ne s’agit pas vraiment de la résoudre »144 ; elle est la condition impossible mais pourtant réelle de l’existence humaine.

Ce sont les cavernes de Lascaux et leurs images préhistoriques qui inspirent à Bataille de développer son idée de l’impossible énigme esthétique à l’origine du sujet humain. Dans la citation ci-dessus, la descente « au fond de l’abîme » est exprimée dans les termes d’être humain ; l’abîme résulte des expériences de l’érotisme et de la mort. Toutefois, Bataille s’inspire de la descente concrète et physique au fond des cavernes dont la seule trace, la seule chose qui y fait signe, est l’expression esthétique elle-même. Le mouvement — à la fois corporel/humain et matériel/physique — vers le bas est essentiel à la pensée bataillienne.

L’énigme du sujet humain demeure dans les bas-fonds, dans l’en-deçà d’où elle fait appel au sujet, c’est-à-dire au sujet qui cherche à résoudre sa propre énigme et rendre son impossibilité possible. Mais le contexte — les origines — de l’énigme « demeure voilé dans la mesure où l’esprit humain se dérobe »145 ; plus le sujet devient sujet en devenant conscient de sa subjectivité, plus l’énigme de sa propre existence devient irrésolue et s’enfonce dans « le fond pour ainsi dire inaccessible »146. À cet égard, l’énigme des fonds inaccessibles est une transcendance à rebours qui ne vise pas un au-delà, mais l’en-deçà du moment du devenir sujet de l’être humain. Ainsi, l’expression figurale de Lascaux, en tant que première manifestation de l’art dit humain, marque le moment où l’être devient sujet et confirme également l’impossibilité de connaître le sujet ; le trait de l’expression — les traits sur les murs de Lascaux

— est tout ce qui reste de la transcendance à rebours, irrécupérable et originaire. Similaire au mouvement de la détraduction-retraduction, la transcendance à rebours mise en scène par

144 Georges Bataille. Les larmes d’Eros, 70. 145 Georges Bataille. Les larmes d’Eros, 74. 146 Georges Bataille. Les larmes d’Eros, 74. 89

Bataille — la descente au fond du savoir humain — se répète dans les traits de l’expression qui sont devenus l’écriture telle que Bataille la conçoit, à savoir le langage de l’inhumain poétique : la forme la plus appropriée pour faire signe à ce moment transcendant et impossible du devenir sujet.

Rappelons que pour Bataille le sujet est inconnaissable et existe dans le domaine du non-savoir ; il est souverain. Subtilement, dans une note en bas de page, il remarque que « le sujet, c’est pour moi le souverain. Le sujet dont je parle n’a rien d’assujetti »147. Il s’agit d’un

être qui se manifeste dans l’expression langagière également souveraine, un langage libéré de la communication et de la signification ; un langage dit impossible, comme le (sujet) souverain même. Si « pour Bataille le sujet souverain, en cela différent du maître défini par Hegel, cherche à se faire oublier, tente de disparaître dans l’indistinction, dans le bonheur vertigineux de la mise à mort de soi »148, cette mise à mort de soi trouve son équivalent linguistique dans le langage de l’inhumain poétique et ses mouvements de déformation et d’autodestruction. De même que le sujet cherche le retour impossible au moment transcendant de son devenir-sujet, le langage de l’inhumain poétique fait signe à son origine impossible, c’est-à-dire se manifeste comme sa propre disparition, tel que nous l’avons développé précédemment.

Comment le sujet-souverain qui cherche sa propre autodisparition se différencie-t-il du sujet dit assujetti ? « Jamais, sinon par un biais de la subjectivité n’est l’objet de la connaissance discursive, mais elle se communique […] »149. Ce qui nous intéresse dans cette citation est la communication non-discursive, l’expression dite souveraine. Bataille élabore sur la subjectivité qui se communique mais qui n’est pourtant pas connaissable discursivement :

147 Georges Bataille. La souveraineté, 60. 148 Georges Didi-Huberman. La ressemblance informe, 59. 149 Georges Bataille. La souveraineté, 65. 90

« dans la mesure où elle est, la subjectivité est souveraine, et elle est dans la mesure où elle communique. »150 Non seulement la subjectivité est-elle souveraine, mais sa souveraineté et son être même dépendent de sa capacité à (se) communiquer. Pourtant, si (re)connaître le sujet souverain ne s’effectue pas au moyen de la connaissance discursive, de quelle sorte de communication s’agit-il ?151 Il s’agit d’un langage qui ouvre accès à une existence hors des lois et des structures de la communication en tant que telle : « l’art souverain signifie en effet, de la manière la plus exacte, l’accès à la subjectivité souveraine indépendamment du rang […] » ; il s’agit d’une expression qui se caractérise par la disparition de l’expression ainsi que par la disparition du sujet au moyen de « la dislocation de leur incessante mise en question »152. Ainsi, le langage souverain communiqué par le sujet bataillien défait non seulement les structures discursives de la connaissance, il défait également les structures hiérarchiques de l’être.

Afin de préciser l’importance et la spécificité du langage souverain, Bataille l’oppose

à l’expression du sujet dit assujetti qui « a cette conséquence : si l’artiste en vient malgré tout

à l’expression de sa propre subjectivité, c’est toujours la subjectivité fuyante prêtée aux autres, la subjectivité qui ne reconnaît pas elle-même ce qu’elle est »153. C’est ainsi que nous arrivons au paradoxe de l’expression souveraine chez Bataille : le langage souverain est ce qui communique le sujet (souverain), mais ce langage est celui du non-savoir et de l’impossible du réel.

Si, comme Bataille le suggère, l’artiste qui arrive à exprimer sa propre subjectivité serait toujours soit assujetti à l’autre, soit dans un situation de méconnaissance identitaire, de

150 Georges Bataille. La souveraineté, 259-60. 151 Il serait utile de nous rappeler de ce que Benjamin dit à propos de l’œuvre littéraire et ce qu’elle « communique » : son essence poétique qui ne s’exprime pas sauf dans un langage manipulé, à savoir au moyen d’une autre structure linguistique, une autre syntaxe qui défait les lois du langage. 152 Georges Bataille. La souveraineté, 269. 153 Georges Bataille. La souveraineté, 260. 91

quoi a l’air l’expression de la subjectivité ? Une telle expression est-elle possible ? Si oui, ce serait dans le langage poétique que cette subjectivité radicale et intenable trouvera son expression grâce à « l’altérité fondamentale et dynamique qui distingue la poésie […] de l’usage courant de la langue »154. Afin de penser les modes multiples de l’expression souveraine Bataille s’intéresse au potentiel excédant et varié caractéristique du langage poétique. La traduction, telle que nous la développons, intensifie cet autre inconcevable, car elle dépasse le conflit binaire du traduisible et de l’intraduisible. Si, comme le soutient Evelyn

Dueck, « la poésie ‘‘appelle’’ la traduction, c’est-à-dire ce qui s’ouvre, dans l’œuvre source, à une altérité […] »155, le langage de la traduction-poétique est celui qui exprime ce que Dueck appelle « l’étranger intime ». Ni la transposition créative dont parle Jakobson156, ni la traduction-recréation développée par Efim Etkind — pour qui traduire la poésie est un acte créatif en soi, aucunement dérivé du texte original157 — l’expression en question fait signe à l’altérité radicale de l’être qui se montre dans l’instant impossible de son non-être.

Cet enjeu expressif est une motivation fondamentale pour Luca et pour Michaux dans leurs expérimentations poétiques après la Seconde Guerre mondiale. Dans le chapitre suivant nous nous concentrons sur Luca et nous traçons son parcours pour voir comment il est arrivé

à une traduction-poétique principalement orale. Le troisième chapitre montre comment

Michaux se lance dans un projet parallèle en visant une traduction-poétique plus visuelle.

154 Evelyn Dueck. L’étranger intime, 6. 155 Evelyn Dueck. L’étranger intime, 5. 156 Dans son essai « Aspects linguistiques de la traduction », Jakobson distingue trois formes : la traduction intralinguale ou la reformulation des mots dans une même langue ; la traduction interlinguale, entre deux langues différentes ; et la traduction intersémiotique, entre une langue et des systèmes non-linguistiques. Or, dans la poésie, le signifié et le signifiant sont trop liés, ce qui empêche toute traduction. Ainsi, Jakobson parle de la transposition créative et non pas de la traduction poétique. 157 Voir Efim Etkind. Un art en crise. Essai de poétique de la traduction poétique, trad. W. Troubetzkoy, , L’Âge d’Homme, 1982. 92

CHAPITRE 2

2.1 – Ghérasim Luca et ses précurseurs avant-gardes : la dialectique de la dialectique

(de la dialectique…)

Partout dans son œuvre, Ghérasim Luca ne cesse d’explorer et d’inventer des formes et différentes possibilités de l’être humain. Son projet s’articule autour de trois thèmes majeurs : une intensification du matérialisme dialectique afin de « dépasser le conflit déchirant qui existe entre nous et le monde »1 ; une mise en valeur de l’homme non-œdipien en vue de reformuler et de vivre autrement les enjeux du désir, de l’amour et de la mort ; et une poétique de l’« ontophonie », un terme inventé par Luca pour décrire sa méthode d’ouvrir les mots qui gardent « la sonorité prisonnière »2. Ensemble, ces trois thèmes, tels que Luca les aborde, font ressortir l’inhumain poétique de son œuvre, une négation non-dialectique perpétuelle de l’être humain et de son langage. Nous examinerons la manière dont Luca entreprend ses explorations de façon singulière à partir de deux préoccupations centrales : 1) l’être humain se définit par un dépaysement ontologique issu d’un lapsus fondamental, et 2) ce décalage primaire met en

œuvre l’échec perpétuel de l’expression (humaine). Selon Luca, pour exprimer le dépaysement de l’être humain — l’oubli primordial — il faut un autre langage qui reproduit l’échec propre

à l’homme ; les formes d’expression et les formes de la vie sont ontologiquement liées.

Toutefois, les questions qui le préoccupent sont inspirées et influencées par le milieu artistique (et politique) à Bucarest en particulier, et par le surréalisme en général. Ceci dit,

1 Ghérasim Luca et . Dialectique de la dialectique : message adressé au mouvement surréaliste international, 1945, web, consulté le 3 mars 2015 (http://www.miracle.nu/dialectique). 2 Ghérasim Luca. Introduction à un récital, 1968, consulté le 3 mars 2015 (http://www.jose- corti.fr/auteursfrancais/luca.html). 93

même si Luca s’inscrit dans la tradition surréaliste, la manière dont il manipule le langage poétique nous fait davantage penser à Dada. Afin de situer Luca par rapport à l’avant-garde roumaine, au surréalisme et au mouvement Dada européens, nous examinerons quelques aspects de l’œuvre d’un autre écrivain roumain, influant sur l’histoire littéraire européenne au

XXe siècle : Tristan Tzara.

2.1.1 – Tristan Tzara et Dada

Une étude de l’avant-garde roumaine, dont l’histoire fut marquée par Luca avant son départ définitif pour Paris en 1952, ne peut se faire sans tenir compte de l’œuvre de Tristan

Tzara et du mouvement Dada. Même si Tzara se trouve à Zurich lorsqu’il cofonde Dada en

19163, son esthétique, ses activités littéraires, et même son déménagement final à Paris en

1919, continuent à influencer le milieu culturel à Bucarest. Néanmoins, le Tzara connu pour le

Manifeste Dada 1918, celui qui veut détruire « les tiroirs du cerveau et ceux de l’organisation sociale : démoraliser partout et jeter la main du ciel en enfer, les yeux de l’enfer au ciel […] »4, est bien différent du jeune poète bucarestois avant son départ pour Zurich, en automne 1915.

2.1.2 – La revue Simbolul

Tzara fonde la revue Simbolul en octobre 1912 avec ses amis Ion Vinea et Marcel

Janco. Malgré sa courte durée de vie (la revue cesse de publier en décembre 1912), Simbolul est considérée comme une des premières publications d’avant-garde en Roumanie, d’où son importance pour les écrivains des générations ultérieures. À l’époque, un courant traditionaliste

3 Tzara et son ami d’enfance, Marcel Janco, fréquentaient le Cabaret Voltaire à Zurich où Hugo Ball et Emmy Hennings animaient une soirée d’art, de lectures et de performances. 4 Tristan Tzara. « Manifeste Dada 1918 », dans Poésies complètes, Paris, Flammarion, 2011 (1918), 218. 94

populaire mené par , historien, écrivain et homme politique — avec qui Luca aura des relations tendues vingt ans plus tard —, domine le milieu littéraire à Bucarest. En marge de ce courant, un petit nombre d’écrivains et d’artistes s’intéressent au symbolisme – d’où le titre de la revue. Or, si le symbolisme a du prestige parmi certains groupes à l’époque, il est non officiel ; Tzara, Vinea, et Janco sont les premiers à y consacrer une revue.5 Le mandat de Simbolul est de se situer entre le courant traditionaliste et le nouvel esprit de la littérature, qui éclate quatre ans plus tard à Zurich à l’aide de Tzara et Janco. Revue de poésie, Simbolul se réclame « d’un symbolisme fin de siècle, du décadentisme pour tout dire »,6 une esthétique bien différente de Dada, pour laquelle Tzara est plus reconnu. Les premiers textes de Tzara,

écrits en roumain, ressemblent très peu aux écrits Dada qu’il commence à rédiger quelques années plus tard à Zurich. La fin du poème « Hors de la ville » par exemple, évoque le mandat de la revue :

Je t’ai endormie sur des oreillers de cygne Sur le lac de mes caresses J’ai jeté le squelette fragile à odeur de verger Je t’ai endormie comme la lumière des fleurs dans un vase.7

Baudelairien dans ses références et symboliste dans son ton, ce poème, tout comme les autres du recueil Premiers poèmes8, est bien différent de l’iconoclasme fervent des vers suivants de « L’homme approximatif », rédigé presque quinze ans après :

la terre me tient serré dans son poing d’orageuse angoisse que personne ne bouge ! on entend l’heure se frayer le vol de mouche

5 Henri Béhar. Tristan Tzara, Paris, Oxus, 2005, 14. 6 Henri Béhar. Tristan Tzara, 5. 7 Tristan Tzara. « Hors de la ville », dans Poésies complètes, Paris, Flammarion, 2001 (1924), 69. Le poème a été publié pour la première fois en novembre 1924 dans la revue Le Contimporanul. Comme le dit Claude Serret, « avant de partir pour Zurich [Tzara a laissé] plusieurs manuscrits à l’abandon, qui seront imprimés au fur et à mesure que sa célébrité grandissait à l’étranger ». (Claude Serret, « Introduction », dans Les premiers poèmes de Tristan Tzara, Paris, Seghers, 1965, 21.) Selon Serret, le poème en question a été écrit en 1914 ou 1915. 8 Les poèmes dans ce recueil ont été rassemblés et publiés d’abord en roumain à Bucarest en 1934, et ensuite ils ont été traduits en français par Claude Serret et publiés chez Seghers en 1965. 95

et rejoindre la journée en quête d’une fin serrons entre les mâchoires les minutes qui nous séparent9

Pourtant, entre « le lac de mes caresses » et le « poing d’orageuse angoisse », entre le jeune Tzara de Bucarest et le Tzara dadaïste de Paris, se trouve le surgissement de la « vitalité de chaque instant » qu’il chante.10 De même, « dans les trous bout vie rouge », le dernier poème du recueil Premiers poèmes, sème les germes de l’absurdité Dada. Non seulement le titre est- il dadaesque, mais certains extraits manipulent le langage de manière typiquement Dada ; le poème vise l’absurde et contient un élément de violence orale.11 Cependant, le langage reste structuré : la forme du poème et le schéma de la versification s’écartent peu des antécédents esthétiques.

Tzara ne publie que sept poèmes en Roumanie avant de quitter son pays natal : quatre poèmes dans la revue Simbolul en 1912 ; un dans La nouvelle revue roumaine en 1915

(« Cousine, interne au pensionnat… ») ; et deux autres dans la revue L’appel en 1915

(« Vacances en province » et « L’orage et le chant du déserteur »). Si Tzara influence l’avant- garde roumaine en général et Luca en particulier, et s’il « a pu apparaître comme un poète roumain »12, c’est plutôt au moyen de ses textes écrits à l’étranger que cette influence est ressentie, ceux qui sont publiés après son départ par son ami Vinea. Certes, Tzara est « un phare, tout auréolé du scandale et du prestige de Dada, pour toute l’avant-garde roumaine »13, mais un phare absent. Il faut la déterritorialisation du poète — le dépaysement physique — pour que sa vitalité éclate avec les forces nihilistes et violentes de Dada.

9 Tristan Tzara. « L’homme approximatif », dans Poésies complètes, Paris, Flammarion, 2011 (1931), 427. 10 Tristan Tzara. « Sept manifestes dada », dans Poésies complètes, Paris, Flammarion, 2011 (1924), 289. 11 « Titule / Titule / ton frère / crie / et tu lui dis / entre les feuilles du livre la main / avec la chaux peins-moi la croyance / brûle dans cierges en fil de fer / Titule […]» (Tristan Tzara, « Dans les trous bout vie rouge », dans Poésies complètes, Paris, Flammarion, 2011, 100). 12 Henri Béhar. Tristan Tzara, 17. 13 Henri Béhar. Tristan Tzara, 17. 96

2.1.3 – La revue Le Contimporanul et le Manifeste activiste pour la jeunesse

En 1922, Tzara est déjà bien établi à Paris ; à Bucarest une revue importante est fondée par Ion Vinea : Le Contimporanul. Entre 1922 et 1932, la revue est la voix dominante pour l’art et la littérature moderniste à Bucarest, et entre octobre 1922 et novembre 1924 elle publie six poèmes « retrouvés » de Tzara rédigés avant qu’il quitte son pays natal. Non seulement la revue publie des poèmes de Tzara et d’autres poètes venant de l’étranger, mais elle fait paraître un document important pour l’histoire de la littérature roumaine : le premier manifeste d’avant- garde roumaine, Manifeste activiste pour la jeunesse, écrit par Vinea et publié en mai 1924.14

Outre cette publication, la revue organise une exposition internationale d’art moderne à

Bucarest la même année. Ces deux événements donnent lieu de la vitalité que Tzara cherchait dix ans auparavant. Comme l’affirme Petre Raileanu, le manifeste de Vinea « fonctionne comme le déclencheur d’une énorme énergie comprimée jusqu’alors et qui n’attendait qu’un signal pour jaillir »15. À partir de ce moment important, l’avant-garde roumaine connaît un développement sans précédent. Les revues littéraires de l’époque jouent un double rôle dans cet épanouissement : elles fonctionnent non seulement en tant qu’organes de diffusion pour les artistes et les écrivains locaux, mais elles consacrent des pages aux activités de l’avant-garde partout en Europe (notamment celles des Roumains habitant à l’étranger comme Tzara, ainsi que Constantin Brancusi, , Marcel Janco et ).

La même année que Vinea publie son Manifeste activiste pour la jeunesse — exprimant un sentiment commun chez les groupes d’avant-garde à travers l’Europe : « À bas l’art, car il

14 Petre Raileanu. Ghérasim Luca, Paris, Oxus, 2004, 32. 15 Petre Raileanu. Ghérasim Luca, 35. 97

s’est prostitué ! »16 —, Breton publie son premier Manifeste du surréalisme à Paris. Tzara, à son tour, publie ses Sept manifestes dada, même si Dada était « déjà fini » deux ans avant.17

C’est dans ce milieu florissant que le jeune Luca commence son aventure poétique. Quelques années après la publication du manifeste de Vinea, Luca profite de cette énergie déclenchée par la revue Le Contimporanul et bouleverse de nouveau l’avant-garde roumaine.

Outre la diffusion de textes et d’œuvres surréalistes dans les revues roumaines, les artistes Victor Brauner et Constantin Brancusi font plusieurs allers-retours entre Paris et

Bucarest pendant les années 1925-34. Ces derniers aident à faire connaître les activités surréalistes (entre autres) qui se déroulent à Paris. Si Luca est plus proche de la poétique de

Dada que de celle des surréalistes, comment se positionne-t-il vis-à-vis de la montée de celle- ci et de la « fin » (déclarée par Tzara en 1922) de celle-là ? Certes, il s’intéresse à des aspects de l’esthétique surréaliste, mais il se méfie de son programme englobant. Ainsi, si des distances géographiques sont franchissables, une distance idéologique insurmontable existe entre Luca et les activités artistiques à Paris. Comme l’explique Dominique Carlat, l’attitude de Luca « à l’égard du surréalisme est d’abord marquée par une réelle circonspection : perçu de Bucarest, le surréalisme apparaît comme l’un de ces mouvements de l’histoire littéraire et artistique que certains peuvent ne pas hésiter à traverser avant de (pour) se fondre dans une histoire et un art officiels […] »18. Luca, né en 1913 et donc adolescent à l’époque, se méfie de tout art qui se prend pour officiel.

16 Cité dans Petre Raileanu. Ghérasim Luca, 32. 17 « [E]n 1922, il [Dada] mit fin à son activité. » Tristan Tzara. Le surréalisme et l’après-guerre, Paris, Éditions Nagel, 1948, 23. 18 Dominique Carlat. Ghérasim Luca l’intempestif, Paris, José Corti, 1998, 26. 98

2.1.4 – Bucarest avant la guerre : de la revue Alge à la Seconde Guerre mondiale (1930-1940)

Les premiers textes de Luca apparaissent dans la revue Alge en 1930. Fondée par Luca et ses amis (Aureliu Baranga, Paul Paun, Jules Perahim et ), la revue ne connaît que neuf numéros publiés entre 1930 et 1933 et elle transforme définitivement le milieu littéraire bucarestois. L’avant-garde roumaine de la génération précédente s’est formée dans un climat culturel « dominé par la confrontation de deux modèles »19 : d’une part, la tradition orale, et d’autre part, le modernisme « qui s’exprime dans un langage différent »20. Le groupe qui se réunit autour de la revue Alge est plus jeune, plus iconoclaste et plus radical. Ainsi, dans son

étude des surréalistes à Bucarest, Monique Yaari raconte l’anecdote d’un scandale qui éclate lors de la publication d’un hors-série de la revue Alge : intitulé « La Bite, organe universel », la publication contient des photos de Luca et Paun nus. Le groupe envoie un exemplaire à l’historien Nicolae Iorga, le nationaliste de droite qui met en avant une esthétique basée sur la tradition orale du peuple. Pour cet acte provocateur, les membres du groupe passent neuf jours en prison.21 Déjà à cette époque, Luca cultive les thèmes qu’il développera plus tard dans son

œuvre : un langage provocateur basé sur un érotisme dérisoire et humoristique, tout en visant l’universel et la libération de l’homme.

Si certains artistes et écrivains de l’avant-garde roumaine opèrent « une synthèse entre la tradition et le modernisme »22, Luca et les autres membres de la nouvelle génération soutiennent une révolte sociale complète. De plus, sept ans avant l’organisation officielle d’un groupe surréaliste à Bucarest, cette révolte cible certains aspects du surréalisme d’André

19 Petre Raileanu. Ghérasim Luca, 27. 20 Petre Raileanu. Ghérasim Luca, 27. 21 Monique Yaari. « Introduction : un et multiple au fil du temps », dans Un et multiple. Un groupe surréaliste entre Bucarest et Paris, 1945-1947, s.l.d. de Monique Yaari, New York, Peter Lang, 2014, 5. 22 Petre Raileanu. Ghérasim Luca, 28. 99

Breton, ce dont témoigne le texte La poésie que nous voulons faire, publié en décembre 1933 dans le seul numéro de la revue La vie immédiate. Le titre de ce texte-manifeste suggère le désir, au sein du groupe, de rompre avec toute la poésie écrite avant eux, cette poésie des

« chevaliers du modernisme hermétique » telle que celles écrites par Breton et Lautréamont.23

Le titre de la revue, La vie immédiate, évoque également la position esthétique des jeunes poètes roumains de l’époque : le désir d’une présence vive et matérielle accompagnée d’un mépris envers tout idéalisme. Luca et Trost développent cette position plus tard dans leur texte La dialectique de la dialectique, mais déjà à l’époque ils critiquent le langage trop idéaliste de Breton et semblent, peut-être à leur insu, se rapprocher plus de l’esthétique Dada.

Pour Breton « la poésie reste évasion en un ailleurs dont la perception doit […] “à la fois aider

à changer la vie et transformer le monde”, tandis que pour Tzara [et pour Luca] elle est organiquement liée à la vie dans son mode d’apparition »24. Au lieu d’une poésie au service de la révolution, Luca et les autres membres du groupe considèrent la poésie comme révolution, dont le langage vital n’est pas simplement concurrent à la transformation du monde mais ronge les structures pour en faire apparaître un autre, plus poétique, donc plus proche de Tzara que de Breton.

Ainsi, à la place de leurs précurseurs qui ont « réduit la poésie à une simple question technique », Luca et ses confrères ramènent l’acte poétique à sa source vitale.25 Cette exigence poétique de revenir à la vie s’accompagne d’une position politique de gauche, ce dont témoignent les traductions par Luca de textes ayant des thèmes communistes, publiés dans la

23 Voir Petre Raileanu. Ghérasim Luca, 56-7. 24 Anne-Marie Amiot. « Le surréalisme et l’après-guerre, exécution partisane ou manifeste-prolégomène à une “poésie dialectique” de l’avenir ? », Mélusine XVII, 1997, 320. 25 Petre Raileanu. Ghérasim Luca, 57. 100

revue Alge.26 Cette période de sa vie est donc marquée par une politique militante qui se manifeste d’abord et avant tout dans le langage poétique. À cette époque, son langage reste articulé et communicatif même s’il commence à aborder les thèmes qui seront élaborés plus tard dans son œuvre : l’autosacrifice et l’automutilation (« le jeu avec le couteau sur la chair »27) ; des jeux de mots qui scrutent la sonorité et la signification, et sont donc des précurseurs de l’« ontophonie » (« Les femmes qui ont des poils sur la poitrine/les femmes aux poings serrés/les femmes aux dents dans la bouche/les femmes qui ont des dents aux ongles

[…] »28). Comme le jeune Tzara, les premiers écrits de Luca sont des germes dont le potentiel est seulement réalisé avec le dépaysement du poète.

Pour Luca, la manière dont il manipule et joue avec le langage est directement liée à sa position politique. Pendant cette période, son expression reste du côté du prolétariat : « mon seul amour dès aujourd’hui sera le porteur/le porteur, la ville à travers laquelle je verrai très loin,/jusqu’aux cheminées/allumées des usines »29. Le mélange entre la manipulation du langage et la politique de gauche situe davantage Luca dans la filiation de Tzara que dans celle de Breton. En effet, ce dernier

[…] ne songe pas à agir sur le langage réel autrement que par infusion/perfusion du langage onirique ou fou, tandis que Tzara établit son espoir de mutation du langage poétique sur une théorie plus complexe, fusion dialectique de l’héritage dada et du marxisme.30

Chez Luca, le concept de dialectique poussée sans cesse à ses limites vers son auto- négation, reste central pour son projet de (ré)invention linguistique de l’être.

26 Pär Lagerkvist, suédois (1891 – 1974), Julian Tuwin, polonais (1894 – 1953), Pierre Morhange, français (1901 – 1972), et Aleksandr Fadéïev, russe (1901 – 1956). Voir Petre Raileanu. Ghérasim Luca, 57. 27 Ghérasim Luca. « Les chiens pourraient jouer un rôle assez important dans mes relations avec les gens », Alge, mars 1933. Cité dans Petre Raileanu. Ghérasim Luca, 55. 28 Ghérasim Luca. « La femme… », Alge, juillet 1931. Cité dans Petre Raileanu. Ghérasim Luca, 51. 29 Ghérasim Luca. « Celle-ci n’est qu’une épreuve ». Cité dans Petre Raileanu. Ghérasim Luca, 58. 30 Anne-Marie Amiot. « Le surréalisme et l’après-guerre », 323. 101

D’ailleurs, dans son manifeste, Vinea rejette toutes les formes d’expression artistique : la littérature en général, la poésie, le roman, le théâtre, la peinture, la sculpture, et l’architecture.

La seule forme épargnée et même célébrée par Vinea est la musique, « un moyen de locomotion dans le ciel ».31 Curieux donc que Luca, peut-être inconsciemment, adopte la « pensée de la bouche » de Tzara et, en passant par l’exception musicale de Vinea, développe son concept d’« ontophonie ».

En 1938, lorsque le surréalisme proclame ouvertement sa position antifasciste et connaît des querelles internes, Luca fait un séjour parisien à l’invitation de Breton. Il raconte comment « [l]a terrible inhibition intimidante qu’il [Breton] provoquait en moi a vaincu en fin de compte mon grand désir de le connaître »32. Son séjour parisien et sa rencontre échouée avec Breton confirment ce que Luca soupçonnait déjà : il n’est pas et n’a jamais été vraiment

« surréaliste ». Peu après son retour à Bucarest, la guerre éclate et tout contact intellectuel avec la France est perdu. En tant que juif et poète, Luca devient un exilé dans son propre pays natal.

Toutefois, avant que l’antisémitisme d’Antonescu devienne l’ordre du jour, Luca et ses confrères profitent de cette énorme énergie artistique déclenchée par le manifeste de Vinea en

1924. Si les différentes revues et les groupes disparates de cette période proclament tous leurs propres (nouvelles) esthétiques, souvent les uns contre les autres, l’esprit général parmi tous les écrivains et artistes bucarestois à l’époque peut se résumer par la phrase célèbre de

Lautréamont selon laquelle « la poésie doit être faite par tous, et non pas un ». Ainsi, maintes années après cette période, Luca accorde beaucoup d’importance à la collaboration avec les artistes, notamment avec sa femme Micheline Catti, une artiste avec qui il crée plusieurs livres- objets.

31 Petre Raileanu. Ghérasim Luca, 32. 32 Ghérasim Luca. Le vampire passif, Paris, José Corti, 2001 (1945), 23. 102

2.1.5 – Tzara précurseur de Luca ?

Dans son étude du surréalisme d’Europe centrale des années 1928-48, Marina Vanci-

Perahim parle d’un « ordre caché » dans l’œuvre de Luca où

[un] “scanning inconscient” domine le chaos d’une entreprise énoncée dans des termes de destruction et de rupture, qui nous font plus penser aux heures de gloire de Dada, en général, et à certains textes de Tzara en particulier.33

Cette filiation entre Luca et Tzara devient plus évidente lorsqu’on analyse certaines déclarations de ce dernier. En effet, son œuvre contient des motifs qui peuvent être considérés comme des antécédents des thèmes abordés dans l’œuvre de Luca.

2.1.5.1 – Deux types de destructions Dans le Manifeste Dada, Tzara s’interroge : « comment veut-on ordonner le chaos qui constitue cette infinie informe variation : l’homme ? »34. Cette question est typiquement dadaïste. Contradictoire, elle rejette la logique et vise le non-sens étant donné que la réponse se trouve dans la question même : ordonner l’« infinie informe variation » de l’homme s’avère impossible. C’est justement ce paradoxe que Tzara veut souligner : le langage articulé est incapable d’exprimer ou d’ordonner les possibilités variées de l’être. Une question plus propice aux poétiques de Tzara (et de Luca) serait donc : comment exprimer cette informe variation ?

Pour Tzara, comme pour Luca, il faut défaire et même détruire le langage pour pouvoir l’exprimer. Chez l’un comme chez l’autre, la désintégration des structures qui font fonctionner le langage et la réinvention libératrice de l’être sont deux processus inséparables. Chez Luca, cette poétique destructrice et vitale est articulée différemment lorsqu’il atteint Paris après la

33 Marina Vanci-Perahim. « Un hasard bien tempéré. Surréalisme et renouveau de l’image dans quelques pays d’Europe centrale (1928-1948) », Mélusine XIV, 1994, 314. 34 Tristan Tzara. « Manifeste dada 1918 », 281. 103

Seconde Guerre mondiale quand les enjeux de son être et de son expression sont eux aussi différents.

Lorsque Tzara écrit son manifeste, la question de l’échec de l’expression humaine est directement liée aux expériences de la destruction occasionnée par la Première Guerre mondiale : le traumatisme de la guerre rend l’expression impossible. Avec un mimétisme à la fois ironique et critique, Tzara met en avant une esthétique de la tabula rasa : « Dada avait fondé sa révolte idéologique et son projet de libération de l’homme, essentiellement sur la double destruction du langage esthétique et du langage ordinaire »35. Ni le langage poétique ni le langage discursif peuvent capter ou exprimer l’être humain ; dans ce contexte socio- historique, il faut tout éliminer si l’homme veut parler de son existence. Plus loin, nous verrons comment Luca poursuit un chemin parallèle en proposant une autre forme de destruction et de libération qui ne dépende pas de la tabula rasa.

Dans un texte rédigé trente ans après son manifeste, Tzara revient sur la ruine de l’homme en décrivant deux destructions différentes :

Dada prenait l’offensive et attaquait le système du monde dans son intégrité, dans ses assises, car il le rendait solidaire de la bêtise humaine, de cette bêtise qui aboutissait à la destruction de l’homme par l’homme, de ses biens matériels et spirituels.36 et

[…] le poète devrait s’engager au respect de ses principes jusqu’à la limite même de son existence, sans compromis aucun, avec une totale abnégation.37

Le dynamisme entre ces deux actes destructeurs est curieux, car, selon Tzara, la seule façon d’arrêter ou d’éviter le premier (la destruction de l’homme par l’homme) est au moyen

35 Anne-Marie Amiot. « Le surréalisme et l’après-guerre », 321. 36 Tristan Tzara. Le surréalisme et l’après-guerre, 19. 37 Tristan Tzara. Le surréalisme et l’après-guerre, 23. 104

de l’« impératif vital » du deuxième, c’est-à-dire par l’autosacrifice de l’existence du poète, qui d’ailleurs se fait dans le langage. Cette guérison de la tendance pathologique de l’homme au moyen du langage et de l’existence subversive du poète est un thème récurrent dans l’œuvre de Luca. C’est en effet la dialectique de la dialectique, poussée à l’extrême ; une négation de l’homme pour sauver l’homme de lui-même. Cette dialectique extrême, qui s’articule autour du lien entre l’expression et l’existence, suppose qu’il faut vivre poétiquement la destruction afin de guérir/libérer l’homme.

À ce sujet, Tzara affirme que « nous ne prêchions pas nos idées, mais nous les vivions un peu à la manière d’Héraclite dont la dialectique impliquait qu’il fît lui-même partie de sa démonstration comme objet et sujet à la fois de sa conception du monde »38. La dialectique vivante, où le poète est à la fois objet et sujet, est reprise par Luca et amenée à un extrême où la division entre objet et sujet, ainsi que d’autres dualités (notamment la vie et la mort), sont effacées ; la dialectique s’épuise. C’est seulement en poussant vers les limites extrêmes de l’existence que l’être humain peut être réinventé ; un état proche de la mort qui se métamorphose en vie. Cette métamorphose a lieu en se rapprochant de la mort de l’homme et de la mort de l’expression, et elle permet de sauver les « biens matériels et spirituels » de l’être.

Comme le dit Tzara, « ce qu’il y a de divin en nous est l’éveil de l’action anti-humaine »39.

2.1.5.2 – Tzara et la vitalité de l’oral Le texte Dada manifeste sur l’amour faible et l’amour amer, qui fait partie de Sept manifestes dada publié en 1924, contient le propos célèbre de Tzara selon lequel « la pensée

38 Tristan Tzara. Le surréalisme et l’après-guerre, 19-20. 39 Tristan Tzara. « Manifeste Dada 1918 », 286. 105

se fait dans la bouche »40. Si Dada rejette la pensée dite logique ou raisonnable41, de quelle sorte de « pensée » s’agit-il dans cette déclaration ? C’est une pensée proche de celle que Luca définira plus tard comme « ontophonique ». En effet, pour Tzara « la poésie n’est pas uniquement un produit écrit, une succession d’images et de sons, mais une manière de vivre »42.

En privilégiant l’oral et la sonorité, il promeut une existence plus phonique qui se fonde dans la parole. De plus, cette vitalité orale ne reste pas au niveau théorique : ses manifestes sont destinés à des performances orales, un lyrisme fou destiné à tous et à personne : « Regardez- moi bien ! /Je suis… vous tous »43. La parole poétique de Tzara performe la poésie comme une manière de vivre à l’échelle universelle ; le poète opère une destruction du génie lyrique

(Romantique) où le « je » devient « vous ». La tabula rasa esthétique est transposée au niveau social et cette réorganisation se fait au moyen de l’expression orale.

Dans le texte Grains et issues de 1935, Tzara développe cette ontophonie avant la lettre et affirme que « seul le parler sonore ou étouffé dans la bouche engendre le penser »44. Ce n’est pas la parole articulée plutôt que les sons de l’être qui constituent une nouvelle manière de penser, plus vitale. La signification est mise en péril par la sonorité afin d’engendrer le penser ; une déstabilisation de l’expression et de la signification langagières est en jeu dans ce « penser de la bouche ». Tzara revient sur cette déstabilisation sonore et met en question la volonté de signifier :

[L]es rapports entre l’exprimé et l’exprimable engendreront, à la place des désirs nettement poursuivis, selon une ligne plus ou

40 Tristan Tzara. « Dada manifeste sur l’amour faible et l’amour amer », dans Poésies complètes, Paris, Flammarion, 2011 (1924), 299. 41 Nous lisons par exemple dans le manifeste de 1918 : « abolition de la logique, danse des impuissants de la création : DADA » (Poésies complètes, 287) et « DADA ne signifie rien » (Poésies complètes, 280). 42 Tristan Tzara. Le surréalisme et l’après-guerre, 14. 43 Tristan Tzara. Poésies complètes, 293. 44 Tristan Tzara. « Grains et issues », dans Poésies complètes, Paris, Flammarion, 2011 (1935), 769. 106

moins droite issue de nos connaissances actuelles, une manie d’action […]45

Les nouveaux rapports sonores entre l’exprimé et l’exprimable créent une vitalité qui remplace la connaissance. La volonté de signifier, ce désir issu de la connaissance, est

également remplacée par une manie ; nous examinerons la façon dont Luca adopte cette manie dans son langage poétique et la transforme en cri ontophonique.

2.1.5.3 – Tzara et Luca : s’effacer avec le pseudonyme Outre ces similarités esthétiques et procédurales, Tzara et Luca se ressemblent dans leurs parcours plus biographiques. Ils sont tous les deux impliqués dans leurs propres révoltes esthétiques dès l’adolescence, des révoltes qui intègrent un changement identitaire chez les deux poètes : les deux choisissent, très tôt dans leurs carrières publiques, d’adopter des pseudonymes. Né Samuel Rosenstock, Tzara adopte son nom de plume vers 1915, un nom qui signifie « triste dans le pays ». Luca, né Salman Locker, adopte le nom de Ghérasim Luca lorsqu’il signe sa première publication vers 1930 ; le nom ne sera officiel qu’après la guerre en 1946.46

Pour les deux poètes, le fait d’adopter un pseudonyme augmente les enjeux de leurs projets poétiques ; à la place d’un(e) poète/poésie qui s’inscrit dans la transmission symbolique, ils préfèrent la création et refusent toute tradition familiale. L’homme nouveau de Tzara et l’homme non-œdipien de Luca commencent avec le refus du nom donné à la naissance, ce qui

équivaut pour l’un comme pour l’autre à un refus des legs paternels. La vie, comme le langage,

45 Tristan Tzara. « Grains et issues », 768. 46 Petre Raileanu raconte comment un ami a suggéré le nom Ghérasim Luca et comment le poète apprend plus tard que son ami avait trouvé le nom dans les annonces nécrologiques d’un journal : le décès de Ghérasim Luca, Archimandrite du Mont Athos et linguiste émérite. (Voir Petre Raileanu. Ghérasim Luca, 15.) 107

doit être réinventée ; avec le pseudonyme, les deux poètes interviennent dans leur propre destin et choisissent de se construire eux-mêmes. Ce choix, à la surface publique, peut être considéré comme une opération de dépaysement où l’individu renégocie sa position dans le monde ; le nom « donné » est remplacé par un autre, ce qui permet à l’individu de se (re)trouver dans un monde désormais créé.

Outre ce dépaysement au moyen du pseudonyme, Luca invente le néologisme

« étranjuif » pour définir son statut patrimonial. Le terme évoque un mal du pays existentiel et sans solution ; Luca n’appartient à aucune culture identifiable et ne s’identifie pas comme juif non plus. Entre, d’une part, le roumain et la Roumanie et, d’autre part, le français et la France,

Luca habite un égarement identitaire. Pour Tzara, le nom adopté suggère un sentiment similaire : une profonde tristesse lamentable l’attend n’importe où il se retrouve. Ainsi, l’aliénation profonde — l’aliénation du soi — chez les deux poètes provient de deux sources :

1) l’acte de « s’effacer » et de se recréer avec un pseudonyme ; 2) l’impossibilité de s’identifier

à une communauté plus large. Ce dépaysement jumelé se manifeste dans leurs œuvres respectives en tant que processus de destruction et de réinvention du langage.

2.1.6 – L’amour objectif : la dialectique érotique

En 1940, Luca et son ami Dolfi Trost rédigent le texte La dialectique de la dialectique.

Message adressé au mouvement surréaliste international qui met en avant leur projet érotico- révolutionnaire. Dans le texte, ils soutiennent qu’un

[…] amour dialectisé et matérialisé constitue la méthode révolutionnaire relative-absolu que le surréalisme a dévoilée, et dans la découverte de nouvelles possibilités érotiques, qui dépassent l’amour social, médical ou psychologique, nous parvenons à saisir les premiers aspects de l’amour objectif. Même sous ses aspects les plus immédiats, nous croyons que

108

l’érotisation sans limites du prolétariat constitue le gage le plus précieux qu’on puisse trouver pour lui assurer, à travers la misérable époque que nous traversons, un réel développement révolutionnaire.47

Le texte déclare que toutes les révolutions précédentes ont échoué parce que l’amour est corrompu par un idéalisme dû à « l’incapacité humaine à s’objectiviser »48. À la suite de ces échecs, l’infrastructure individuelle (psychique), ainsi que l’infrastructure sociale, ne subissent plus de (ou plus assez de) transformations radicales. L’idée selon laquelle aucune véritable transformation sociale ne peut avoir lieu sans une transformation naturelle fonde le projet révolutionnaire établi par Luca et Trost. Ainsi, si une vraie transformation révolutionnaire est souhaitée, la nature humaine doit changer aussi, car « toute révolution de classe doit être doublée concrètement d’une révolution contre la nature »49. Pour Luca et Trost, un lien indissociable existe entre, d’une part, l’évolution naturelle du darwinisme et, d’autre part, la tradition culturelle qui revêt les formes sociales dans une logique œdipienne. Afin de dépasser la structure œdipienne de la société, il est nécessaire de dépasser la biologie

évolutionniste darwinienne. Le texte propose que l’amour objectif dépasse la biologie, d’où l’érotisation sans limites du prolétariat comme le seul développement qui peut mener à une véritable révolution.

Comment les barrières « naturelles » maintiennent-elles les barrières sociales ? Pour

Luca et Trost, il est question de « l’angoisse mortuaire due à la naissance »50. Provenant d’une certaine idée de la biologie qui préserve une tension entre la vie et la mort, cette angoisse empêche la réalisation des désirs parce qu’elle réduit l’homme à des « axiomes cellulaires »51,

47 Ghérasim Luca et Dolfi Trost. Dialectique de la dialectique. 48 Ghérasim Luca et Dolfi Trost. Dialectique de la dialectique. 49 Ghérasim Luca et Dolfi Trost. Dialectique de la dialectique. 50 Ghérasim Luca et Dolfi Trost. Dialectique de la dialectique. 51 Ghérasim Luca et Dolfi Trost. Dialectique de la dialectique. 109

à une existence matérielle et brute, paralysé d’angoisse et dépourvu de tout moyen de l’exprimer. À cette biologie « pasteurienne »52, ils opposent la biologie héraclitéenne qu’ils qualifient de « homéopathique »53 et qui suit le principe de similitude : la cure pour une maladie quelconque produit chez un individu en bonne santé les mêmes symptômes que la maladie elle- même. Il est intéressant de voir comment Luca reproduit les symptômes du mal d’être dans ses projets poétiques : il met en œuvre l’échec du langage et le dépaysement ontologique. C’est-à- dire que rapporté au plan linguistique et social, Luca adopte le principe héraclitéen de la similitude pour trouver un autre moyen de penser le concept de cure. Cette méthode fait donc partie de sa dialectique poussée à ses limites ; il explore les problèmes en les vivant poétiquement.

Si Luca et Trost cherchent à franchir la barrière naturelle de l’angoisse mortuaire, ils cherchent également à franchir les « limitations complexuelles dues à notre attitude œdipienne inconsciente »54. Ces limitations maintiennent l’être humain dans une position d’assujettissement vis-à-vis de lui-même ; l’inconscient et son image de l’amour maternel font persister en lui un « double primitif »55. La deuxième barrière existe donc au niveau psychologique. Le projet de La dialectique de la dialectique est de « dépasser l’éternel retour qu’impliquent nos attitudes érotiques, dans leurs aspects biologiques ou psychiques »56.

L’amour objectif, l’amour dialectisé et matérialisé jusqu’à ses limites où il devient un réel impossible, est le seul moyen d’échapper à l’éternel retour qui tourmente l’être humain. Les

états actuels de l’existence doivent être soumis à une auto-négation dialectique « aphorisée

52 Ghérasim Luca et Dolfi Trost. Dialectique de la dialectique. 53 Ghérasim Luca et Dolfi Trost. Dialectique de la dialectique. 54 Ghérasim Luca et Dolfi Trost. Dialectique de la dialectique. 55 Ghérasim Luca et Dolfi Trost. Dialectique de la dialectique. 56 Ghérasim Luca et Dolfi Trost. Dialectique de la dialectique. 110

jusqu’au paroxysme »57. C’est seulement à partir de ce paroxysme que la délivrance de l’individu et de la société peut avoir lieu, et ce lors d’un érotisme qui dépasse la biologie corporelle de l’être humain ainsi que toutes ses structures sociales et psychiques. Projet impossible, celui de dépasser complètement la biologie humaine, Luca néanmoins le développe dans son œuvre, imaginant ainsi les possibilités inhumaines qui pourront s’en dégager.

2.1.7 – De l’homme nouveau à l’inhumain

Le rejet des structures biologiques et psychologiques de l’humain en faveur d’une existence basée sur l’éros objectif rapproche, une fois de plus, Luca de son précurseur roumain.

Comme nous l’avons vu, Luca et Tzara partagent plusieurs points communs quant à leurs

œuvres et leurs vies ; il reste à savoir si ce dernier envisage un projet de dépassement de l’être humain comme le propose Luca. À part la destruction du langage et de la culture, le nihilisme profond et le rejet complet de toute raison et de toute logique, est-ce qu’il y a un concept de l’être humain chez Tzara ? Dans son étude du porte-parole de Dada, Micheline Tison-Braun montre comment « à l’origine de ses préoccupations, on trouve [chez Tzara] une conception de l’homme […] la révolte dada implique une conception positive de ce que l’homme et la vie devraient être »58. Certes, aucune « conception positive » de l’homme n’existe dans le projet de Luca ; cependant, l’homme nouveau de Tzara ressemble à certains égards à l’être

(inhumain) tel que Luca le poétise. En fait, l’homme nouveau mentionné par Tison-Braun et l’être (inhumain) développé par Luca se rassemblent autour de trois thèmes :

57 Ghérasim Luca et Dolfi Trost. Dialectique de la dialectique. 58 Micheline Tison-Braun. Tristan Tzara. L’inventeur de l’homme nouveau, Paris, Nizet, 1977, 7. 111

1) D’abord, l’homme nouveau de Tzara « n’a ni permanence, ni consistance, ni

volonté d’avenir, ni mémoire. Il ne se connaît que par mouvement et métamorphose »59.

À la base du projet de Luca, il y a l’idée selon laquelle l’être humain doit subir une

négation perpétuelle. Cette négation interdit toute permanence et toute consistance, et

fait de toute mémoire un obstacle (œdipien) au dépassement de l’être.

2) Ensuite Tison-Braun propose que « l’homme nouveau [de Tzara], libéré de

sa claustrophobie sociale et surtout culturelle […] découvrira un monde ouvert, où le

guident une “sensibilité” et des modes de connaissances inaccessibles en milieu

rationaliste »60. Le projet poétique de Luca envisage un autre monde, ouvert au moyen

du langage. En outre, pour Luca, le rationalisme est un des premiers obstacles à

dépasser dans son projet non-œdipien. Le dépassement non seulement requiert un autre

mode de connaissance (un autre langage), mais ouvre vers des connaissances

jusqu’alors inaccessibles.

3) Finalement, l’homme contre lequel les deux poètes écrivent « a inventé la

raison pour opposer un cosmos illusoire, anthropomorphique, au cosmos réel et

absurde »61. L’univers illusoire et anthropomorphique que l’homme actuel habite est

ciblé par les deux poètes, un univers produit par la raison inventée. L’être envisagé par

Luca habite un domaine plus cosmologique et chaotique. Ainsi, à l’encontre de l’être

humain, les deux poètes cherchent d’autres critères pour définir l’homme nouveau

(Tzara) et l’homme non-œdipien (Luca).

59 Micheline Tison-Braun. Tristan Tzara, 12. 60 Micheline Tison-Braun. Tristan Tzara, 15-16. 61 Micheline Tison-Braun. Tristan Tzara, 19. 112

Malgré le fait que leurs projets respectifs soient séparés de plusieurs décennies, une guerre mondiale, et la prédominance du surréalisme à Paris et ailleurs, Tzara et Luca sont tous deux à la recherche d’une autre façon de concevoir l’être. Il serait difficile, sinon impossible, de parler d’une « ontologie » dada, comme la nouvelle ontologie phonique que Luca développe ; il faut aussi noter que Tzara censure la libido tout comme la raison et le rationalisme62, tandis que pour Luca le désir et ses pulsions jouent un rôle central pour son projet. Cependant, comme le dit Tzara lui-même, le surréalisme naquit des cendres de Dada ;

Luca reconnaît que la destruction de l’homme et de son langage effectuée par Dada, ainsi que le nihilisme du mouvement, lancent le défi aux générations ultérieures d’inventer et de poétiser d’autres êtres (in)humains.

2.2 – L’inhumain poétique et l’être non-œdipien

Dépasser l’homme œdipien et ses complexes inconscients en vue d’affirmer l’être non-

œdipien est une opération centrale dans l’œuvre de Luca, une étape nécessaire dans le développement et la découverte de l’inhumain poétique. Dans son œuvre, Luca aborde l’être non-œdipien à plusieurs reprises et au moyen d’approches linguistiquement variables : des textes manifestes, des écrits fantastiques basés sur des tableaux, et surtout dans ses poèmes qui jouent avec le langage. Si Luca se sert de la dialectique pour effectuer son projet, elle est seulement une étape nécessaire pour en arriver à l’immanence radicale de l’inhumain, cet être qui dépasse les divisions entre sujet et objet et qui exprime sa nouvelle existence au moyen du langage du désir. Chez l’être inhumain, le langage devient plus gestuel, plus cri que discours,

62 Micheline Tison-Braun. Tristan Tzara, 14. 113

et ouvre vers un amour et un espace plus cosmologique, au-delà des confins de l’homme actuel, en vue de surmonter la crise ontologique et linguistique qui le perturbe.

2.2.1 – L’« homme donné »

Dans un texte que Luca rédige en 1947 avec ses confrères du Groupe surréaliste roumain à Bucarest, un groupe qu’il cofonde clandestinement en 194063, il écrit qu’afin de surmonter la crise ontologique dans laquelle l’homme se trouve, il faut « que l’on ose, enfin, s’élever à sa propre étoile »64. Cet impératif sidéral se trouve dans l’inédit Déclarations sur la portée exacte de l’outrance poétique où Luca présente les thèmes de sa poétique et de son esthétique : un mépris pour les conditions culturelles et politiques de l’homme actuel ou ce qu’il appelle « la Paralyse »65 ; l’échec du langage et de l’expression courants ; un intérêt pour certains aspects de l’esthétique surréaliste développés et « délivrables en état d’invention dévorante »66 ; et le langage poétique comme site d’éros et de thanatos, un site d’amour révolutionnaire. Ainsi, les êtres auxquels s’intéresse Luca

[…] sont, sans doute, ceux qui ne tendent en ce moment à rien de moins qu’à signifier, d’une manière incontestable, une nette mutation spirituelle de l’espèce. Ils mettent fin à tout humanisme procédant de l’homme donné, ils posent les indices amoureux du non-humanisme inconnu et cosmique qu’ils traversent.67

Le terme « homme donné » est important pour bien relever les aspects de l’humanisme contre lesquels Luca écrit : il tente de déstabiliser l’homme donné, un sujet existant selon les

63 Les autres membres fondateurs en sont (1915 – 2001), Paul Paun (1916 – 1994), Virgil Teodorescu (1910 – 1988), et Dolfi Trost (1916 – 1966). 64 Ghérasim Luca, « Déclarations de la portée exacte de l’outrance poétique », Fonds Ghérasim Luca, Bibliothèque Doucet, Paris, France, 1947, GHL ms 18, 15ff. 65 Ghérasim Luca, « Déclarations de la portée exacte de l’outrance poétique ». 66 Ghérasim Luca, « Déclarations de la portée exacte de l’outrance poétique ». 67 Ghérasim Luca, « Déclarations de la portée exacte de l’outrance poétique ». 114

délimitations rigides entre intérieur et extérieur, entre sujet et objet. L’homme donné est la figure emblématique de l’anthropomorphisme prise comme acquise : il surplombe le monde et, à partir de cette position de pouvoir autoproclamée, s’autorise à déclarer l’humanisme universel. En opposition à cette déclaration positive, Luca propose l’invention perpétuelle de l’être qui élimine tout fondement ontologique et linguistique sur lequel l’homme donné peut se baser. Cette invention est apophatique : une opération ou une appréhension qui ne peut être que négative. En privilégiant la mutation, l’amour du non-humanisme, l’inconnu et le cosmique, Luca choisit « de se défier en matière artistique de tout mouvement marqué par un programme positif »68.

Pourtant, même en visant une position plus spirituelle et cosmique, Luca n’abandonne pas un certain rationalisme. Dans un premier temps, la manière dont il travaille le langage dans son œuvre est digne d’un linguiste et d’un poète. L’écriture automatique des surréalistes subit un renversement : au lieu de laisser l’inconscient découler et s’exprimer sur la page, Luca travaille l’expression en soi en vue de se débarrasser du fardeau de l’inconscient. Par ailleurs, si le projet de Dada vise à défaire et même à détruire l’homme et son langage sans aucun but sauf la destruction en soi, le projet de Luca n’est pas aussi nihiliste ; certes, il cherche à démanteler les structures culturelles, psychologiques, et même physiques de l’homme donné, mais son projet ouvre des champs linguistiques et ontologiques pour des formes inhumaines de l’être.

Dans un deuxième temps, au lieu de s’abandonner complètement à un spiritualisme trop souvent associé à l’apophase, Luca tient à la rigueur phonologique. Son projet de déstabilisation et d’invention ne cible pas la pensée en soi — comme le propose d’ailleurs

68 Dominique Carlat. Ghérasim Luca l’intempestif, 25. 115

Dada — mais plutôt l’über-rationalisme conjecturé de l’homme donné. S’il y a une tendance spiritualiste dans son œuvre, elle est récupérée afin de montrer les failles dans la tyrannie du rationalisme anthropocentrique. Comme l’explique Dominique Carlat, chez Luca le langage devient

[…] une arme pour manifester les présupposés irrationnels du rationalisme positiviste lorsqu’il prétend user de la linguistique comme d’une métaphore politique. Rechercher « rationnellement » les propriétés des langues risque de dissimuler une adhésion passionnelle à la pureté. La philologie ainsi pratiquée — c’est-à-dire interprétée et dévoyée — élabore, sans doute inconsciemment, un mélange explosif entre le rationalisme des Lumières et le Romantisme.69

La démarche de Luca consiste donc en un processus à travers lequel le langage fait ressortir sa propre irrationalité. L’objectif de ce processus linguistique est de montrer qu’une démarche parallèle est possible sur le plan de l’être humain : le non-humanisme mine la stabilité rationnelle de l’homme donné. Ainsi, Luca défend l’inconnu et le cosmique à la place du terme affirmatif de l’humanisme, car une telle affirmation reléguera la négation inhumaine au domaine du discours rationnel. Afin de présenter les concepts spécifiques au terme inhumain, il faut suivre un parcours qui se développe négativement. Les contours — ou les

échos — de l’inhumain ressortent — comme le négatif — de l’image positive de l’humanisme ; la présentation de l’inhumain se fait à rebours, rappelant ainsi certaines théories de l’art qu’Adorno développe dans sa Théorie esthétique.

Selon le philosophe allemand, dans une société envahie par la culture de la marchandise où les humains sont réduits à la barbarie, la tâche propre à l’art est de nier la société. Ce rejet crée de nouvelles conditions dans lesquelles les rapports pourraient se renouveler : « la

. 69 Dominique Carlat. Ghérasim Luca l’intempestif, 43. 116

communication des œuvres d’art avec l’extérieur, avec le monde devant lequel elles se ferment, heureusement ou malheureusement, se produit par la non-communication »70. De même que la non-communication rend possible son opposé, la fermeture de l’œuvre devant le monde occasionne une ouverture virtuelle. Chez Luca, le langage poétique glisse vers la non- communication afin de communiquer l’inhumain, afin d’ouvrir l’inhumain de l’être.

Plus loin dans son étude, Adorno parle de l’effet qui peut se produire chez l’individu devant une œuvre d’art :

le moi ne disparaît pas réellement dans l’instant du bouleversement, […] cependant, pour quelques instants, le moi perçoit réellement la possibilité d’abandonner la conservation de soi sans avoir pourtant suffisamment d’énergie pour réaliser cette possibilité.71

Un même bouleversement produit par l’œuvre et la disparition du moi qui en résulte sont intégrales au projet non-œdipien de dépassement de l’être. Or, avec son invention perpétuelle, Luca évite le manque d’énergie dont parle Adorno. Pour ce faire — à la différence de simplement combler le manque —, Luca utilise un langage poétique particulier. Parce que

« les antagonismes non résolus de la réalité s’impriment à nouveau dans les œuvres d’art comme problèmes immanents de leur forme »72, il faut revendiquer les structures de l’œuvre à tous les niveaux : sémantique, syntaxique, phonétique, sonore, et même graphique. Dans le langage de Luca, l’inhumain poétique est donc présenté de façon négative en questionnant la présentation et l’expression même.

D’ailleurs, la dialectique négative est seulement une étape préliminaire dans le développement de l’être non-œdipien.73 Le dessin à rebours de l’inhumain est rendu possible

70 Theodor W. Adorno. Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1974 (1970), 14. 71 Theodor W. Adorno. Théorie esthétique 325. 72 Theodor W. Adorno. Théorie esthétique 15. 73 Nous allons voir comment Luca essaye de surmonter cette dialectique négative pour en arriver à une immanence radicale qui s’exprime par un cri d’affirmation. 117

par la définition dite positive de l’homme donné, justement parce que cette définition est habitée par une négation. Dans un premier temps, Luca montre comment « la méconnaissance déborde la connaissance »74. Ensuite il expose la manière dont la méconnaissance « dirige le feu dans la forêt des gestes »75. Autrement dit, la méconnaissance linguistique — l’échec de l’expression — surmonte la connaissance et révèle ses faiblesses, mais seulement en tant que force brûlante, se manifestant en tant que cendres ou résidu du ce qui fut (positivement). Malgré les efforts anthropocentriques de définir et de catégoriser l’être humain — et, à partir de cette position de base, de définir et catégoriser l’existence tout court —, l’espace de la possibilité de l’inhumain reste ouvertement virtuel.

La mutation spirituelle de l’espèce, rendue possible par le feu de la méconnaissance, consiste en un échec linguistique et ontologique qui défait la hiérarchie et révèle les fissures dans le système humaniste. Pour Luca, à la fausse supériorité de l’homme soutenue par l’humanisme contre lequel il écrit, correspond une hiérarchie linguistique qui privilégie le langage articulé et sa fonction référentielle. Son propre langage poétique défait cette hiérarchie.

Une fois que cette tâche est accomplie, l’humanisme s’ouvre vers l’inhumain car, affirme Luca, en changeant les formes d’expression « soudain, le monde, par de superbes fissures, nous permet d’apercevoir sa beauté passive, ses zones d’appel vulnérables »76.

Ces zones vulnérables sont ces aspects de l’existence que l’homme donné et son langage repoussent et renferment en y imposant une définition et une structure prédéterminées ; ce sont les lieux de méconnaissance que Luca déploie. L’enjeu d’une telle poésie consiste en la fermeture et l’ouverture de l’être et de son langage. Pour le poète, la solution à cette

. 74 Ghérasim Luca. « Déclarations de la portée exacte de l’outrance poétique ». 75 Ghérasim Luca, « Déclarations de la portée exacte de l’outrance poétique ». 76 Ghérasim Luca, « Déclarations de la portée exacte de l’outrance poétique ». 118

fermeture de l’homme (et de son langage) est claire : il faut ouvrir l’être et le monde donnés/fermés au moyen d’un langage poétique qui exprime les « indices amoureux du non- humanisme »77. Ces zones désormais ouvertes sont vulnérables en raison de l’instabilité qui en résulte, et risquent ainsi de perturber tous les systèmes de la hiérarchie humaniste. Luca ne vise pas une destruction complète de l’être humain, il cherche plutôt à déstabiliser jusqu’au point limite, là où les zones d’un autre être inhumain deviennent discernables.

L’instabilité et l’aporie provoquées par l’humanisme et la pensée moderne trouvent des variantes chez plusieurs poètes aux XIXe, XXe, et XXIe siècles. Notons ici incidemment l’homme baudelairien, ontologiquement perdu et incompréhensible dont « nul n’a sondé le fond de [s]es abîmes »78 ; le mal-être rimbaldien où l’homme se promène dans un monde moderne qui présage Nietzsche et où il n’y a plus de dieux, car l’homme l’a remplacé ; l’homme de Queneau – pour qui « une encyclopédie vraie est actuellement une absurdité »79 ; même l’homme d’Olivier Cadiot qui refuse d’être soumis à un mot ou à une série de mots et qui adopte, à la place d’un terme descriptif, une espace vide :

un homme dont la taille dépasse de beaucoup la moyenne est un homme resté aussi petit qu’un enfant est un homme qui n’a qu’un œil est un homme privé d’yeux est un homme qui ne peut pas bouger est un homme qui ne peut pas entendre est un homme qui ne peut pas parler est un homme privé d’une main est un homme dont les deux jambes sont inégales80

Les danses de la poésie — comme le disait Valéry — sont bien disposées à apprécier l’homme dans ses mouvements en tant qu’être, et non pas en tant que sujet fixe : la spécificité

77 Ghérasim Luca, « Déclarations de la portée exacte de l’outrance poétique ». 78 Charles Baudelaire. « L’homme et la mer », dans Œuvres complètes I, dir. C. Pichois, Paris, Gallimard, 1975 (1861), 19. 79 Raymond Queneau. « Richesse et limite », Volontés, no 4, 20 mars 1938, s.p. 80 Olivier Cadiot. « futur, ancien, fugitif », dans L’Art poetic’, Paris, P.O.L., 1993, 123. 119

du langage poétique « est le liquéfiant, le dissolvant, qui ne détruit pas, mais relance de nouvelles organisations »81. Ce sont précisément ces nouvelles organisations de l’être inhumain, rendues possibles par une négativité continuelle (et non pas par un dualisme négatif- positif), qui motivent Luca lors de ses tentatives poétiques. Son langage crée un espace où la stabilité de l’être et du monde est vulnérabilisée, où la fermeture de l’homme donné est virtualisée pour l’avènement de l’inhumain ouvert.

2.2.2 – La suspension

D’autant plus que cet espace est précaire et à peine possible, il convient de le considérer comme une suspension. Une suspension ou une interruption non seulement du rapport entre l’être et le monde dans lequel il se retrouve, mais une suspension de l’être de l’être même.82

Elle prend la forme d’un intervalle qui attache et qui rattache, comme un « lit ironique de bonheur, hamac que nous ne tarderons pas de suspendre entre l’arbre de la vie et l’arbre de la connaissance »83. Dans ce hamac de bonheur, la dialectique entre, d’une part, la vitalité instinctive et animalière, et le don du savoir de l’homme d’autre part, est irrésolue. Par conséquent, elle donne lieu aux possibilités de l’inhumain, un tiers irréductible existant dans la zone entre, d’un côté, le néant nihiliste et, de l’autre côté, l’affirmation aveugle et sourd de l’homme donné.

Dans un recueil de textes consacrés à l’art visuel et publiés sous le titre Ses amis peintres, Luca élabore son propos énigmatique sur ce lit suspendu entre la vie et la

81 Julia Kristeva. La révolution de langage poétique, Paris, Seuil, 1985 (1974), 102. 82 Nous analyserons plus tard dans ce chapitre une autre forme de la suspension chez Luca, une forme orale qui est construite en assimilant le balbutiement, la pause, et le bégaiement du langage, ce qu’il appelle l’ouverture sonore du mot. 83 Ghérasim Luca. L’extrême-occidentale, Paris, José Corti, 2013 (1961), 45. 120

connaissance, élucidant ainsi l’irréductibilité du tiers inhumain. Dans le texte « Pierre ambiante » dédié à Jacques Hérold, Luca fait allusion à la dialectique hégélienne :

Les grands amoureux de type attraction-répulsion et reflet, parmi lesquels le couple Idée-Matière illustre le crime passionnel dans son universalité, avaient fait de tout lit une table d’opération, de toute étreinte une morsure et sous prétexte d’un point lointain de confusion-combustion, l’idée avait amoureusement déchiré, dévoré et annulé la matière, s’anéantissant elle-même dans ce massacre réciproque. Devant le miroir le troisième terme est toujours le vide. Malgré cette dialectique de vide, de suicide et de profanation, à laquelle rien ni personne n’a eu le pouvoir de se soustraire, quelques rares termes privilégiés comme l’air par exemple, comme la flèche, la fenêtre ou la révolution, arrivent parfois sous des travestis qui ne les empêchent pas de garder pour nous un sens toujours Irréversible, à mettre à la portée de notre liberté, sinon une clé, au moins l’espoir de la saisir dans la matière première qui traverse sans distinction aucune la main et la clé, et cela bien au-delà de leur absence.84

Le texte évoque également la table de dissection de Lautréamont, une image tant célébrée par Breton que par les surréalistes. Contrairement à Lautréamont, qui qualifiait la beauté de rencontre fortuite, pour Luca la rencontre a lieu grâce aux forces amoureuses de l’« attraction-répulsion » et du « reflet » ; ce sont de grands amoureux et non pas des coïncidences. En outre, à la place du hasard qui libère l’inconscient, Luca affirme un amour vital et universel comme clé à la liberté. Les grands amoureux jouent un jeu de séduction/révulsion, une dialectique inévitable soutenue par la première phrase du troisième paragraphe : « rien ni personne n’a eu le pouvoir de [s’y] soustraire ». Pourtant, la dialectique amoureuse de l’attraction et de la répulsion est menacée par le reflet (vide) et la réciprocité qui se termine par l’anéantissement des deux amoureux. Que reste-t-il après ce crime passionnel

84 Ghérasim Luca. « Pierre ambiante », dans Ghérasim Luca. Ses amis peintres, Cagnes-sur-mer, Éditions L’Image et la Parole, 2007 (1960*), n.p. (* Notice de l’éditeur au début du receuil : « [J]e suis particulièrement heureux de pouvoir offrir ici à ses admirateurs un recueil des textes-poèmes qu’il [Luca] a écrits dans les années 60 […] ». La date précise de la rédaction de ces textes n’est pas connue.) 121

et ce massacre ? C’est justement le tiers, apparaissant après-coup sur la table, décrit comme un reflet vide, une non-identité irréductible.

Si Luca met en avant un espace « entre l’arbre de la vie et l’arbre de la connaissance »85, dans le texte dédié à Hérold, les deux arbres sont repris sous les termes « Matière » et « Idée », un entrelacement des formes platoniciennes et la dialectique hégélienne. La hiérarchie établie par Platon entre les idées et la matière, où celles-là sont supérieures, parfaites et préexistent à la matière, est mise en cause. Il ne s’agit pas d’un simple renversement où Luca privilégie la matière ; il est plutôt question de l’irréversible sens travesti de certains mots qui donnent l’espoir d’une liberté matérielle (« les rares termes […qui] arrivent parfois sous des travestis »).

Si, selon le philosophe grec, la perfection des idées est trahie par la matière qui en est une concrétisation et une formation toujours inadéquates, chez Luca ce qui importe est le travestissement irrémédiable du langage et sa présentation. Parce que le reflet est vide, il ne s’agit pas de mimésis ; il n’y a pas d’origine ni d’idée qui seront par la suite travesties. Il existe plutôt un entre-deux qui n’est ni idée ni matière, mais quelque chose d’autre, irrémédiable et purement immanent qui échappe à la signification. Autrement dit, le travestissement est à l’origine de l’être et du langage ; le lit de bonheur — lieu de suspension — est le site de ce travestissement primordial.

Par ailleurs, le texte met en scène l’enjeu du reflet en termes de liberté, mais non pas celle de l’esprit hégélien cherchant à se réaliser et à prendre conscience de soi. Pour Luca et sa dialectique de vide, la clé de la liberté est à saisir dans la matière première qui existe paradoxalement au-delà de l’absence et de la clé et (des mains) des êtres qui veulent la saisir.

Une liberté donc suspendue entre la vie matérielle et la connaissance de l’esprit ; une liberté

85 Ghérasim Luca. L’extrême-occidentale, 45. 122

virtuelle dans les limbes d’une immanence radicale où le mouvement dialectique vient à bout.

Dans ce texte, Luca affirme que la vie matérielle et même biologique, ainsi que la connaissance et les idées, doivent être reformulées pour qu’advienne la liberté souhaitée ; cette reformulation a lieu dans le travestissement primaire et perpétuel du langage qui n’est plus dialectique mais unilatéral, tout en visant l’universel.

2.2.3 – Le vide : « Autres secrets du vide et du plein »

Le travestissement du langage, qui suspend la dialectique de la vie et de la connaissance et l’ouvre au tiers vide de l’être inhumain libéré de la matière et des idées, est poussé à l’absurde dans le poème « Autres secrets du vide et du plein ». Le texte dédié à Hérold vu précédemment mentionne l’espoir de saisir la clé de la liberté ; il donne un aperçu du projet de Luca de libérer l’être de l’homme et de toutes les structures qui le soutiennent. Dans ce texte, le vide devient un espace de possibilités au-delà de la dialectique. « Autres secrets du vide et du plein » montre l’absurdité des binaires linguistiques et utilise la structure de la phrase déclarative pour tourner en dérision la logique de l’expression langagière. Une logique est à peine percevable dans les cinq premiers vers du poème :

le vide vidé de son vide c’est le plein le vide rempli de son vide c’est le vide le vide rempli de son plein c’est le vide le plein vidé de son plein c’est le plein le plein vidé de son vide c’est le plein86

Cette faible logique propose que le vide vidé donne son opposé : le plein ; le vide rempli donne la même chose : le vide ; le plein vidé donne la même chose : le plein. Mais aussitôt que l’on pense avoir trouvé un sens ou une logique au poème, Luca épuise la dialectique des deux

86 Ghérasim Luca. « Autres secrets du vide et du plein », dans Héros-limite, Paris, José Corti, 1985 (1953), 47. 123

termes et au lieu de la suspendre, il la rend ridicule ; derrière le ton sombre et sérieux du non- humanisme, de l’amour violent, et de la mort et du suicide, subsiste l’humour du poète- linguiste jouant avec le langage. Ce comportement, cette prouesse gaie face aux questions de l’être et de son langage corrompu, témoigne de la jouissance ressentie lorsqu’on se retrouve dans la zone inhumaine vidée d’un langage signifiant : ce n’est ni le vide nihiliste, ni le plein idéaliste mais la débauche subversive du langage et de son système de signification. Le poème, admettons-le, fait rire, et il se termine en suggérant une autre option que celle de la dialectique mouvementée qui réduit le langage à des dualités réciproques :

le vide vidé de son vide c’est le vide c’est le plein vide le plein vide vidé de son plein vide de son vide vide rempli et vidé de son vide vide vidé de son plein en plein vide87

La fin du poème joue sur la polysémie du mot « plein », car, l’expression « plein vide » a deux sens différents selon le contexte grammatical, soit avec l’article « le », soit avec la préposition « en ». En maniant ainsi la fonction du code grammatical, Luca dévoile la précarité des systèmes de signification propres au langage. La fragilité d’un tel système — analogue à celui qui maintient l’homme donnée — et l’échec de l’expression correspondante ne se manifestent pas en pleine vue, mais en plein vide, lieu de subversion du langage. Il ne s’agit pas simplement d’un détournement ni du sens ni de la fonction du langage ; Luca met en jeu une impasse à la fois vide et pleine, une absurdité qui se moque de la sérosité de la signification.

Il crée un langage irréductible — celui de l’inhumain — qui devrait amuser. L’humour enjoué

87 Ghérasim Luca. « Autres secrets du vide et du plein », 47. 124

du poème situe Luca parmi les écrivains tels qu’Artaud, Ionesco, et même Beckett ; ses jeux de langage sont autant créateurs qu’ils sont dérisoires.88

2.2.4 – Le « creaturely » et l’« ouvert »

Le parallèle suivi entre Luca et Tzara montre que l’hostilité qu’éprouve ce premier envers les formes et les structures du langage n’est pas sans précédent, même s’il la manifeste de manière novatrice. Contrairement à Tzara, chez Luca la destruction effectuée sur le langage rend possible l’espace ouvert de l’inhumain. D’ailleurs, cet espace suscite certains concepts de

Rilke. Chez Luca, l’irréductible tiers inhumain apparaît dans l’entre-deux d’une suspension ; il est subversif, mais aussi comique et divertissant. Or, il ressemble à certains égards au concept du creaturely développé par Eric Santner à partir de l’œuvre de Rilke. En soulignant quelques aspects majeurs de son projet poétique et celui de Santner, la pertinence et la singularité de l’œuvre de Luca seront mises en évidence.

Dans son étude de Benjamin et Rilke, Santner observe que dans les œuvres de ces derniers, il existe un état de suspension d’où émerge ce qu’il appelle le creaturely. À la base du concept de creaturely, il y a l’idée selon laquelle la vie humaine subit une médiation constante par la conscience et la conscience de soi. À cause de cette médiation, les rapports qu’entretient l’être humain avec son monde sont 1) croisés de frontières, et 2) organisés d’après une matrice de représentations. C’est-à-dire que les rapports entre l’être humain et le monde

88 À ce sujet, dans son étude de Rabelais et du rire, Bakhtine écrit que « pour la théorie du rire de la Renaissance (comme pour ses sources antiques), ce qui est caractéristique est justement le fait de reconnaître que le rire a une signification positive, régénératrice, créatrice, ce qui la différencie nettement des théories et philosophies du rire postérieures jusqu’à celle de Bergson incluse, qui mettent de préférence l’accent sur ses fonctions dénigrantes. » (Mikhaïl Bakhtine. L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. A. Robel, Paris, Gallimard, 1970, 79-80.) Luca semble être entre les deux théories du rire distinguées par Bakhtine ; certes, Luca cherche à dénigrer l’homme et son langage, mais surtout dans le poème ci-dessus et ses autres écrits de la même période, il s’amuse et cherche à faire rire. 125

sont toujours filtrés et structurés, sont multiples et s’arrangent selon un réseau d’entrecroisements. Ces représentations positionnent l’homme, en tant que sujet, contre et au- dessus du monde en tant qu’objet désiré et maîtrisable. Être humain consiste donc en une négociation perpétuelle de ces représentations. Le problème, pour Santner — c’est la poésie de Rilke qui soulève ce problème —, est que la séparation de l’homme (en tant que sujet) et du monde (en tant qu’objet) affermit le rôle de l’homme comme spectateur surplombant. En raison de cette division, l’être humain est à jamais voué à une médiation distancée et aliénante des représentations du monde. De plus, sa position de spectateur surplombant, vouée à la médiation et à jamais à la recherche de la maîtrise des objets, lui inculque un mal du pays immuable. En vue d’imaginer ou de (re)trouver une existence hors de la division sujet/objet,

Santner cherche une forme de suspension du sujet qui serait un décrochage de la subjectivité/subjectivation propre au sujet même. Le creaturely, représentant la possibilité de ce décrochage, dépasse l’espace binaire et établit un espace tertiaire et inconnu ; il ressemble donc à l’inhumain et demande, comme ce dernier, un autre langage.

Comme pour Luca, l’enjeu du mal du pays de l’être surplombant consiste en une renégociation ; une reformulation ou une négation de la négation des relations entre intérieur et extérieur, entre sujet et objet. D’ailleurs, pour Santner une enquête sur le creaturely est plus fructueuse quand elle est lancée en compagnie des poètes.89 Or, Anat Pick a conçu une poétique du creaturely qui rend possible une interprétation de la culture hors du cadre strictement humain et au-delà d’une perspective anthropocentrique. Pour Pick, cette approche fait ressortir l’expression de quelque chose d’inhumain au sein de la condition humaine.90 Ainsi, le

89 Eric Santner. On Creaturely Life, Chicago, University of Chicago Press, 2006, 35. Nous traduisons. (« My wager is that such investigations are most productive when undertaken in the company of poets ».) 90 Anat Pick. Creaturely Poetics, New York, Columbia UP, 2001. « Reading through a creaturely prism consigns culture to contexts that are not exclusively human, contexts beyond and anthropocentric perspective. It recognizes 126

creaturely fait ressortir une vulnérabilité de l’être ; il suppose une déshumanisation, un abandon de la subjectivité qui met l’être dans une situation ouverte et précaire.91 En reprenant une phrase célèbre de Simone Weil, Pick reconnaît la vulnérabilité du creaturely comme une source de beauté et comme une marque de l’existence des êtres. Ainsi, la poétique du creaturely telle que Pick la développe dévalorise l’homme tout en privilégiant sa vulnérabilité et sa beauté partagées avec tous les êtres.92

Chez Luca, être en présence de poètes, ou du poétique, « nous oblige à cesser de nous représenter comme sujets d’une appropriation des “objets” du monde »93. S’il faut abandonner la représentation fondée sur la distinction entre sujet et objet, quel langage, poétique ou autre, convient à l’expression de cette nouvelle existence ? Ou, comme le dit Luca, comment « rendre sinon déchiffrable du moins couramment lisible la terrifiante écriture de notre passage sur la terre »94 ?

Certes, Luca cherche un autre langage — celui de l’inhumain — pour exprimer « notre passage sur la terre ». En quoi consiste ce langage et comment peut-on comprendre cette expression ? Peut-être, comme le propose Rilke, faut-il se tourner vers la créature qui « voit dans l’Ouvert »95. La créature rilkienne — ou le creaturely dirait Santner — ressemble à

in culture more than the clichéd expression of the ‘‘human condition’’ but an expression of something inhuman as well: the permutations of necessity and materiality that condition and shape human life. » (5) 91 Pick est consciente des réalités historiques et des formes de pouvoir et d’oppression que la déshumanisation a souvent adoptées, mais elle s’intéresse au potentiel positif qui pourrait en résulter lorsqu’on repense le concept de façon radicale, c’est-à-dire lorsque la déshumanisation s’étend aux êtres humains en général et non pas à un groupe en particulier. 92 « The relationship between vulnerability, existence, and beauty necessarily applies across the species divide and so delivers us beyond the domain of the human. » (Anat Pick. Creaturely Poetics, 3.) 93 Dominique Carlat. Ghérasim Luca l’intempestif, 18. 94 Ghérasim Luca. L’extrême-occidentale, 44. 95 Rainer Maria Rilke. « Les élégies de Duino », dans Œuvres 2. Poésie, trad. A. Guerne, Paris, Seuil, 1972 (1912- 22), 335. 127

l’inhumain poétique de Luca, habitant un espace vide. Dans la huitième élégie des Élégies de

Duino, Rilke parle de comment, pour l’être dont il est question,

Toujours est là le Monde, jamais ce Rien sans lieu, ce Nulle Part : le Pur, vierge de tout regard, que l’on respire et qu’on connaît infiniment, sans désir de conquête.96

La dualité établie dans cet extrait entre, d’une part, le Monde des humains et, d’autre part, le pur rien, le « nulle part », n’est-elle pas semblable au jeu de Luca entre le vide et le plein qui s’achève par l’absurde ? Le « Pur » est « vierge de tout regard », un domaine peut-

être mieux adapté au souffle, ou même à la voix (rappelons que le mythe d’Orphée est un thème que Rilke aborde plusieurs fois dans son œuvre). Du reste, à l’encontre de son monde, l’être humain connaît le rien rilkien sans jamais vouloir le conquérir. Dans l’ouvert rilkien, le sujet surplombant est remplacé par un être plus sonore qui ne cherche pas à maîtriser le monde à travers son regard.

Par la suite, la huitième élégie raconte la manière dont les êtres humains s’accoutument

« à regarder/en arrière, dans l’Appartenance, et non pas dans l’Ouvert »97, domaine de la créature. L’opposition entre l’être fixé sur l’appartenance, sur l’héritage du passé et sur la filiation, et l’Ouvert de la créature, est propice à faire penser à l’homme non-œdipien chez

Luca, un être plus proche de la créature que de l’homme appartenant au mythe d’Œdipe. À l’encontre de l’ouvert immanent, l’appartenance est fixée sur la durée et la mort. La créature est « exempte de la mort » et elle « s’avance vers l’éternité »98, tandis que l’homme est lié à son histoire, à sa propre mort ; son identité, en tant que sujet, est établie dans le rapport qu’il entretient avec, d’un côté, son histoire et son appartenance, et de l’autre côté, la mort de sa

96 Rainer Maria Rilke. « Les élégies de Duino », 335. 97 Rainer Maria Rilke. « Les élégies de Duino », 335. 98 Rainer Maria Rilke. « Les élégies de Duino », 335. 128

propre subjectivité. Non seulement Luca reformule le rapport avec le passé en pensant à l’être non-œdipien, il repense également la mort. Il fait vivre sa propre mort, une manière de l’ouvrir

à la vie et de dépasser les dualismes restrictifs des concepts établis par la biologie.

De façon similaire, l’ouvert rilkien reformule les concepts de la biologie. Si, chez Rilke, il existe certains dualismes entre l’humain et la créature, ces dualismes sont brouillés quand il aborde la question de la mort. Contrairement à une division nette de la vie entre, d’une part, une existence terrestre et, d’autre part, un au-delà, Rilke adopte l’idée que les morts habitent un domaine contigu à celui des vivants : l’Ouvert. En outre, il semble y avoir une connexion entre la vie actuelle et l’Ouvert, et même de la circulation entre les deux domaines.99 Dans les

Élégies, c’est l’oiseau qui habite, ou au moins connaît, ces deux domaines : « vois l’oiseau, sa demi-sûreté, lui qui par origine/presque sait l’une et l’autre des patries »100. Dans la cosmologie de Rilke, l’oiseau est la créature qui peut flotter entre être et non-être101 ; la créature qui subvertit la mort et, par conséquent, vit la mort de la mort. Dans son œuvre, Luca expérimente avec le concept de vivre la mort de la mort en rejouant sa vie avec son œuvre. Cette mise en pratique repose sur une cosmologie imaginée dans le but de repenser les structures et les relations sociales et biologiques des êtres humains. Pour ce faire, Luca envisage des créatures hors d’un cadre strictement humain.

2.2.5 – L’« Oiseaumbi »

Dans un texte dédié au peintre Wilfredo Lam, Luca imagine une créature chimérique qu’il appelle l’Oiseaumbi, hybride d’un oiseau et d’un mort-vivant. Le texte met en scène un

99 Volker Durr. Rainer Maria Rilke. The Poet’s Trajectory, New York, Peter Lang, 2008, 108-10. 100 Rainer Maria Rilke. « Les élégies de Duino », 336. 101 Volker Durr. Rainer Maria Rilke, 124-5. 129

dialogue entre La Mort et L’Amour, qui revendiquent l’Oiseaumbi. Avant le texte du dialogue, une didascalie explique qu’

Au cœur de la forêt où, comme dans un tableau de Lam, l’animal et le végétal sont encore interchangeables, sinon synonymes, se trouve le Totem de la tribu mondiale : L’Oiseaumbi. Incarné dans un homme et une femme, la mort et l’amour le revendiquent.102

Si, chez Rilke, l’oiseau est la créature idéale qui connaît les domaines de la vie terrestre et de l’au-delà et circule entre les deux, l’Oiseaumbi, en tant que totem, est l’être allégorique de l’existence sans délimitation ni définition : il habite, en tant que gardien, une zone indéfinie réclamée par Éros comme par Thanatos. De plus, parce que l’Oiseaumbi est le totem « de la tribu mondiale », il représente la parenté de tous les êtres (in)humains qui ne sont ni morts, ni vivants, habitant un espace (la forêt) où la hiérarchie des animaux et des végétaux n’existe pas.

Dans un premier temps, à l’encontre du totémisme freudien qui interdit toute relation incestueuse entre les membres de la même tribu, Luca met en cause le tabou de l’inceste en

évoquant la tribu mondiale. Rappelons que, pour Luca, c’est d’abord et avant tout au moyen de l’érotisme du prolétariat que l’être humain devient libre ; il est donc nécessaire d’éliminer le tabou pour que cette libération ait lieu. À l’encontre de l’homme donné d’Œdipe qui

« construit son éros sur la répression, ce qui génère des névroses à grande échelle, mutilations mentales, inachèvements affectifs, augmentation des perversions que définissent la négligence de l’autre, sa négation ou sa destruction »103, l’être de la tribu mondiale participe à une libération érotique qui « transforme la nécessité sexuelle naturelle en construction de raffinements culturels »104. Ainsi, la libido n’est plus refoulée ; elle engendre une nouvelle

102 Ghérasim Luca. « L’Oiseaumbi ». 103 Michel Onfray. Les bûchers de Bénarès. Cosmos, Éros et Thanatos, Paris, Galilée, 2008, 63. 104 Michel Onfray. Les bûchers de Bénarès, 54. 130

culture inhumaine dans une forêt où la synesthésie baudelairienne est transformée en orgie de corps chimériques et interchangeables.

Dans un deuxième temps, en mettant en cause le tabou, Luca reformule la théorie freudienne des origines des sociétés selon laquelle la horde primitive revient tuer le père – ce qui mène Freud à postuler que le mythe d’Œdipe est à l’origine de toute société. Contrairement

à la horde primitive, Luca imagine la forêt de l’Oiseaumbi où tout est interchangeable sinon synonyme, et où seulement « la meute de mes cris/oriente en ce moment/dans la jungle/les pas et les angles »105. Au lieu du tabou originel orientant le sort œdipien de l’homme, le cri constant et actuel régit l’être non-œdipien qui avance portant son « fléau d’être homme/[et] hors de toute balance »106. Comme la créature rilkienne qui habite dans l’Ouvert et hors du temps, Luca imagine un être dans la forêt de l’Oiseaumbi, orientant l’amour et la mort avec ses cris, hors de la filiation œdipienne, dans un univers déséquilibré, mais toutefois piégé par son statut d’homme.107

Ainsi, en imaginant la créature ornithologique Luca crée un langage fondateur pour une communauté autant érotique que thanatique. Ceci dit, sa position vis-à-vis de la psychanalyse freudienne est proche de celle entretenue avec le surréalisme et la dialectique : il adopte ou emprunte certaines démarches en vue de les dépasser et pousser leurs logiques à leurs termes, jusqu’à ce que les systèmes ne puissent plus fonctionner. Quant à la psychanalyse, Luca démantèle le mythe d’Œdipe d’une part et, d’autre part, le processus de refoulement/retour du

105 Ghérasim Luca. « L’Oiseaumbi ». 106 Ghérasim Luca. « L’Oiseaumbi ». 107 À la fin de la huitième élégie, Rilke parle de ce désir humain d’équilibre quand il écrit que « submergés nous voici. Nous y remettons ordre. Et tout tombe et brise. / Nous y remettons ordre, et nous tombons nous-mêmes et nous brisons » (Rainer Maria Rilke. « Les élégies de Duino », 336.) Piégé dans le mythe d’Œdipe, l’homme répète la même faute, le même tabou, dans sa quête de l’équilibre et de l’ordre. En guise de réponse à cette critique rilkienne de l’homme, Luca reformule le rôle et la fonction de désordre et de la désintégration. 131

refoulé. Il effectue ce démantèlement en flirtant avec la psychanalyse, un processus qu’il appelle Incréation.

2.2.6 – Réorganisation ou « Incréation » ?

Une distinction importante à maintenir entre le monde évoqué par Rilke et celui de

Luca s’articule autour du silence et du cri. Les Élégies, rédigées entre 1912 et 1922, établissent un dualisme où « tout ici est distance et séparation/et là-bas tout était souffle, respiration »108 ; d’un côté, l’ici-maintenant de la fragmentation et, de l’autre, l’ailleurs du passé indéfini, associé aux actions buccales. Chez Luca, la fragmentation et la sonorité s’amalgament pour créer un langage poétique digne d’exprimer la condition (in)humaine après la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, leurs ressemblances thématiques (la problématique du sujet surplombant ; l’être inhumain ou la créature) sont marquées par une divergence sur le plan du langage, issue de leurs situations historiques particulières. En fragmentant le langage et en contournant la distance entre l’être et son expression, Luca inverse la logique de l’ailleurs spatial et temporel idéalisé par Rilke.

Revenons à une question que Luca se pose lui-même : comment rendre possible la lisibilité de l’existence ? Pour ce faire, il propose de déterritorialiser le langage et surtout les mots individuels pour qu’ils « communiquent notre hurlement »,109 car, pour Luca, le parcours de l’être est d’abord et avant tout ontologiquement lié aux sons du langage. Parler de ou écrire sur les autres formes possibles de l’être possible ne suffit pas ; le langage ne peut plus représenter et doit désormais performer. Il s’agit d’une ouverture phonique du monde et de sa

108 Rainer Maria Rilke. « Les élégies de Duino », 336. 109 Ghérasim Luca. Le vampire passif, 42. 132

réorganisation subséquente. Dans le poème « R É ALITÉ », le poète joue avec les éléments de la gamme tempérée, opérant une ouverture langagière qui laisse apparaître l’existence

(in)humaine désormais virtuelle :

mi côte mi corps

Fa brique sol aire Fa kir sol air

Do né ré futé mi né

fa né sol dé la céré

Si tué110

Pour rendre la réalité lisible, il faut suspendre les significations préconçues des mots et les préconceptions de l’être humain en tant que sujet langagier. Le poème commence par le terme « mi côte », l’entre-deux ou à mi-chemin entre la naissance évoquée par les trois « né[s] » et la mort hypothétique évoquée par le « Si tué ». Les autres termes du côté droit de la page,

« mi corps » et « mi né », indiquent la division horizontale du corps et la presque-naissance, une déchirure à la fois physique et procédurale de la biologie humaine. Même la naissance et la mort ne sont que partielles. Le poème rejoue la fragmentation linguistique de ce que l’être prend normalement pour acquis : le corps et la naissance. De plus, le texte mine la structure des mots et leurs rôles de signifiants en les découpant comme le corps découpé. Le dernier mot du poème se lit comme une question rhétorique : et si l’humain est tué dans ce processus poétique de découpage, de décomposition et d’effraction ?

110 Ghérasim Luca. « R É ALITÉ », dans Sept slogans ontophoniques, Paris, José Corti, 2008 (1968), 42. 133

Cette question souligne un aspect important de la vision poétique de Luca : il n’y a pas de différence entre situer l’homme dans le monde en tant que sujet et tuer l’homme.

L’indétermination devient une mode d’existence entre la vie et la mort qui sont interrompues comme l’est la signification des mots. Luca suspend certaines manières de créer afin de trouver d’autres moyens de vivre avec le langage dans les interstices qui viennent d’apparaître.

« INCRÉONS ! »111, affirme-t-il dans un poème du même recueil que « R É ALITÉ ». Créons, insiste-il, sans créer, ou mieux : créons en défaisant la création même, en incréant. Cette

« proclamation/aux habitants-habités/de la planète terre »112 invite à incréer le langage afin de l’ouvrir à l’absurde : « criez taire ! », continue-t-il. L’incréation absurde ouvre la voie aux êtres humains de se libérer d’eux-mêmes pour qu’ils ne soient plus habités par les structures répressives ; de même pour le langage, car, tant que celui-ci est habité par les vestiges de la signification anthropocentrique, il ne sera jamais capable d’exprimer la délivrance de l’être.

C’est ainsi que les lois qui gouvernent le langage doivent être non pas rejetées tout court (pour en arriver, par exemple, à une simple marque sur la page ou à un bruit quelconque), mais différées, ouvertes, et suspendues de l’intérieur ; la démarche de l’incréation n’est pas un rejet de l’expression. Il s’agit plutôt d’un projet poétique qui défait les structures sclérosées du langage actuel. Pour Luca, comme en témoigne ce poème, les structures de la réalité sont

également à défaire.

Dans le laps ouvert par l’incréation poétique l’inhumain arrive de nouveau sur scène, un être toujours en train d’arriver.113 Ainsi, la décomposition effectuée par Luca et les espaces intermédiaires qui en résultent, ne consistent pas en un rejet total de l’être. Il tente de le faire

111 Ghérasim Luca. « INCRÉONS », dans Sept slogans ontophoniques, Paris, José Corti, 2008 (1968), 65. 112 Ghérasim Luca. « INCRÉONS », 65. 113 À l’encontre de l’homme rilkien : « nous vivons, et toujours nous faisons nos adieux. » (Rainer Maria Rilke « Les élégies de Duino », 337.) 134

apparaître au-delà de la division sujet-objet et en dehors des contraintes imposées par la structure du langage et sa fonction de signification.

2.2.7 – Inventer les origines sidérales

« Tout doit être réinventé »114, écrit Luca dans son poème « L’inventeur de l’amour » où il reprend, sous une forme poétique, les idées explorées dans le Premier manifeste non-

œdipien, aujourd’hui disparu ; c’est dans ce poème que Luca développe les thèmes du sidéral et de l’homme axiomatique. Certes, tout le poème est une « constellation spectrale de dépassement humain »115, mais à des endroits précis Luca aborde directement les origines sidérales d’où l’être se (ré)invente. Dans le poème, un guide lyrique pour surmonter ou dépasser le problème de l’humain, Luca regrette que

Depuis quelques milliers d’années on propage comme une épidémie obscurantiste l’homme axiomatique : Œdipe116

Le texte situe l’être hors de la tyrannie du schéma œdipien, libéré du poids d’un passé phylo- et onto-génétique. À la place d’un engendrement développemental et évolutif, le poète cherche à inventer et à s’inventer, d’où le titre du poème. Non seulement l’être est (ré)inventé, mais les enjeux de l’amour le sont également. Comme le souligne Petre Raileanu, le poème

« préparerait l’arrivée de l’homme sans passé, sans idées préconçues et le poète adopte la liberté de ne pas aimer un être conçu par le Créateur »117. Au lieu d’accepter un être fixe légué

114 Ghérasim Luca. L’inventeur de l’amour, 11. 115 Ghérasim Luca. L’inventeur de l’amour, 44. 116 Ghérasim Luca. L’inventeur de l’amour, 13. 117 Petre Raileanu. « Ontopoetics, or the Trans-Surrealist Path », dans The Inventor of Love and Other Writings, par Ghérasim Luca, Boston, Black Widow Press, 2009, 140-141. (« would prepare the arrival of the man without a past, without reference points, without preconception […] the poet assumes the freedom of not loving a being conceived by the Creator ».) Nous traduisons. 135

soit du mythe d’Œdipe, soit du mythe chrétien de la Création, Luca fait un retour à un temps avant le temps, avant la naissance même ; dans ce temps zéro, l’invention prend le dessus sur la naissance :

La femme non-née que seule ma fureur sans bornes contre l’immobilité éternelle de l’homme a arrachée à la grande révolution sidérale

échappe à ce cercle vicieux limitatif et suffocant que nous tend comme un piège perfide la biologie crispée de l’homme118

Ce retour, à la fois atemporel et intempestif, est la seule manière de s’échapper du cycle limitatif où le corps est tendu et crispé. Le texte met en jeu une déstabilisation préemptive du concept d’origine, un temps zéro absolu ou, comme il le dit ailleurs, « un grand rien du tout » :

le zéro, étant le chiffre du trou absolu, lu lu lubrifiant l’absolu, l’objet lubrifiant et absolu qui porte ce nom absolu n’a pas été construit comme les eaux, pas comme les nappes d’eau en été, pas, pas comme les autres, cet objet n’a pas été construit avec, pas avec des trous troués dans des seins, dans de simples feux, dans de simples feuilles de métal comme les autres, mais avec tous les trous du mon, du monde, réunis dans un tout, dans un grand rien du tout lubie lubie lubrifiant et absolu.119

Le langage saccadé et hésitant, comme si le désir de décrire le zéro absolu était interdit par le langage même, souligne l’intention de rejoindre un cataclysme prénatal où le désir serait atteint avant la lettre. Toujours est-il qu’il y a des sous-entendus érotiques dans ce langage du zéro absolu ; cet aspect libidinal du langage atteint l’au-delà de la naissance et donc touche au thanatos. En désirant le dépassement de la biologie de l’homme, Luca soutient que l’existence n’est pas en opposition avec la mort, et que la mort n’est pas un affrontement à l’existence ; le

118 Ghérasim Luca. L’inventeur de l’amour, 33. 119 Ghérasim Luca. « Héros-limite », dans Héros-limite, Paris, José Corti, 1985 (1953), 23. 136

langage de l’invention libidinale révèle la nécessité du thanatos si l’on veut exprimer (ou réaliser) les désirs.

Certes, c’est d’abord à la figure d’Œdipe et au schéma psychanalytique développé par

Freud que Luca vise à échapper. Mais comme l’explique Yannick Torlini,

[…] pour échapper au complexe œdipien, l’homme doit refuser la naissance et aimer, inventer une femme non-née, non pas biologiquement parlant (une femme qui n’aurait pas encore été engendrée physiquement), ni une femme idéalisée, qui découlerait d’une philosophie idéaliste ou romantique […]. Non, cette femme symbolique doit être une mouvance, le mouvement même, insaisissable, qui échappe à tout déterminisme lié à une définition quelle qu’elle soit.120

L’invention sert donc à échapper à l’ultime axiome d’immobilité ontologique : le temps

œdipien. En se libérant de cette onto-temporalité, Luca se permet d’inventer une origine perpétuelle grâce à laquelle l’être et le monde subissent un processus de dissolution qui permet leurs virtualités :

[…] que mon apparition au monde contient dans ses multiples déterminantes dont les plus favorables sont d’origine astrale la dissolution de ce monde121

Dans cette strophe, l’apparition de l’être — sa naissance perpétuelle —, se manifeste sous des formes multiples et provient d’une variété de sources ; ses formes les plus importantes viennent d’ailleurs, elles viennent des astres : elles sont sidérales. En pensant le terme sidéral, il faut aussi considérer le temps sidéral qui se distingue du temps solaire en ceci : le temps sidéral est calculé selon les tours que la terre effectue par rapport au cosmos, tandis que le temps solaire est calculé selon les tours que la terre effectue autour du soleil. Avec le temps

120 Yannick Torlini. Ghérasim Luca, le poète de la voix : ontologie et érotisme, Paris, L’Harmattan, 2011, 149. 121 Ghérasim Luca. L’inventeur de l’amour, 36-7. 137

sidéral, la source de la temporalité qui gère la naissance (ou la non-naissance) de l’être est déracinée du domaine propre à l’homme ; le point de référence n’est plus le Système solaire clos de l’homme, mais la vaste étendue de l’univers cosmologique. En proposant une source ou une origine plus sidérale — un zéro absolu —, Luca met en œuvre une déterritorialisation ontologique, la dissolution de ce monde.

Si l’apparition de l’être — ou ses apparitions « les plus favorables » — est d’origine astrale, il est, depuis toujours, intempestif.122 C’est-à-dire que l’apparition de l’être suit une temporalité autre que celle qui gère le monde axiomatique, le monde œdipien. En fait, Luca suggère que c’est justement l’apparition intempestive de l’être qui occasionne l’effondrement de monde œdipien. Ainsi, l’origine sidérale et l’apparition intempestive de l’être non-œdipien exigent une autre forme d’expression : « le langage psychologique cède la place à un langage mystique »123.

Dans un poème qui fait référence à un moment historique précis et à la perpétuité violente et sanglante du temps œdipien, Luca affirme le piège du monde et du langage

œdipiens :

Au nom des hors-la-loi d’hier

au nom des hors-la-loi d’aujourd’hui

122 Petre Raileanu note un autre aspect « intempestif » dans la vie de Luca : sa date de naissance. En 1923, la Roumanie adopte le calendrier grégorien, ce qui fait que la date de naissance de Luca est le 10 ou le 23 juillet 1913, en fonction du calendrier référencé. Un fait important pour Luca « vu la signification ontologique d’une telle migration de l’être d’une configuration astrale à une autre » (Petre Raileanu. Ghérasim Luca, 14). 123 Ilina Gregori. « Dialectique de la dialectique : l’ultra-surréalisme de Ghérasim Luca », dans Archiv für das Studium der neueren Sprachen und Literaturen 291, 1982, 353. 138

le rescapé d’Auschwitz et le rescapé SS s’interrogent

au tribunal de Francfort

Comment condamner au nom de la loi le crime commis au nom de la loi

Comment pardonner au nom de la loi le sang versé au nom du sang

La question dépasse la réponse

et l’accusé le box

Ni pardon ni châtiment

à perpétuité*

* Hiroshima Budapest 124 Congo…

Le poème aborde la problématique de l’état d’exception : comment suspendre ou arrêter la violence œdipienne systématique si les moyens pour la combattre restent piégés dans une temporalité œdipienne ? Comme Luca le souligne, la question dépasse la réponse ; la question envahit et subjugue la réponse à tel point qu’une solution ou une issue devient impossible. Les lois qui gouvernent l’être et leur langage jouent le double rôle du juge et du coupable.

En donnant à son poème le titre « Œdipe-Sphinx » Luca fait signe au caractère impitoyable et traitre du mythe d’Œdipe : si la réponse à son énigme est indécouvrable — et elle l’est — la violence assumée du mythe continuera. Or, Luca tente une réponse en changeant

124 Ghérasim Luca. « Œdipe-Sphinx », dans Paralipomènes, Paris, José Corti, 1986 (1976), 26-7. 139

de registre — en changeant d’astres —, en dépassant les lois de l’inconscient collectif

(œdipien) pour avoir recours à des lois plus sidérales, cosmologiques, et même mystiques.

Le déplacement sidéral de la temporalité et des lois permet à Luca d’inventer de nouveau les enjeux de la pensée ; il cherche le ton natif de la pensée, un penser qui a lieu là où la pensée n’existe pas encore, là où on en sait pas (encore) comment penser. Ainsi, les lois de l’être humain et de son langage — surtout les lois qui gouvernent la structure et la signification langagières — perdent leur autorité. Est-ce que Luca cherche à établir une autre autorité ? Oui, et pourtant non car, la temporalité de l’autorité (œdipienne) est également déplacée vers un mouvement perpétuel qui ressemble plus à l’éternel retour de Nietzsche ; s’il existe de l’autorité chez Luca, ce serait l’autorité d’un désir en mouvement. Certes, avoir recours au sidéral (et à son autorité du désir) risque de devenir fataliste, mais comme le propose Michel

Onfray, on peut conjurer le fatalisme « en sachant qu’il en va ainsi, en connaissant la radicalité du déterminisme et en mesurant son étendue ; ensuite, en consentant à ce fatalisme ; enfin, degré supérieur de cette sagesse tragique, en aimant ce destin »125. L’invention perpétuelle de

Luca semble suivre cette assimilation amoureuse à un degré radical.

2.2.8 – Sclérosé devant l’inquiétante étrangeté

L’invention d’une autre origine au sein du poème « L’inventeur de l’amour » et l’exigence que tout doit être réinventé suppose un changement de registre par rapport à celui, limitatif, de l’homme œdipien (et son inconscient) vers celui plus cosmologique qui se manifeste au moyen de l’apparition de l’être et du désir libidinal. Cependant, ce changement conserve un rationalisme particulier au dépassement poétique de la condition humaine telle

125 Michel Onfray. Les bûchers de Bénarès, 25. 140

que Luca la conçoit, car sa « démarche rationnelle doit conserver des attitudes prélogiques »126.

Le poète ne nie pas la rationalité de l’existence, mais il n’accepte pas l’évidence de l’homme axiomatique, fils d’Œdipe d’origine fixe et identifiable. À la place de la logique donc, Luca privilégie un agencement cosmologique et même mystique, un monde et un langage inspirés de la magie noire, du rêve, et de la langue primordiale de l’humanité.127 Au niveau linguistique,

Luca opère un cabalisme phonétique qui a recours à la matérialité rationnelle du langage, tout en visant l’ineffable que contient ce langage.

C’est une manière de réanimer et d’enchanter l’existence vidée de ses attributs prélogiques par l’homme donné œdipien. La vie est dès lors enchantée, et même l’inventeur est ébahi lorsque l’aimée, toujours inventée, émerge du chaos :

je me donne la liberté […] de poursuivre l’apparition au monde de cette aimée de la même façon que je regarderais stupéfait une planète lointaine surgir du chaos128

Cette strophe accentue le jeu entre le mouvement de l’aimée et l’inventeur/poète médusé par son apparition. À la différence de l’immobilité de l’homme axiomatique, l’ébahissement de l’inventeur est racheté par l’aimée, car « le poème […] tente de réduire l’espace entre soi et l’Autre […]. Le poème devient alors proprement érotique et symbolique d’un accouplement »129. Chez Luca, cet accouplement se fait au moyen de la réalisation du désir, par une matérialisation de l’amour libidinal. En fait, tout le poème consiste à inventer un monde où le désir et sa manifestation physique font une seule action : la réalité du désir efface

126 Dominique Carlat. Ghérasim Luca l’intempestif, 62. 127 Jon Graham. « Ghérasim Luca : Dialectics and Ghost Stories », Hyperion, Vol. 7, no 3, automne 2013, 7. 128 Ghérasim Luca. L’inventeur de l’amour, 40. 129 Yannick Torlini. Ghérasim Luca, le poète de la voix, 167. 141

les limites entre « l’amour de l’idée de l’amour »130. Les limites entre le corps et la pensée disparaissent et l’apparition sidérale de l’aimée opère la dissolution œdipienne de l’être, permettant l’ouverture vers un être informe.

Ailleurs, Luca décrit la rencontre avec l’aimée en des termes semblables :

[…] je me sens tout-à-coup jeté dans une zone des plus nébuleuses de mon être, là où le désir est à la fois cendres et flammes […] j’oublie tout ce que j’ai su, tout doit être redécouvert et réinventé, rien ne m’est plus familier, rien ne se répète, aucune donnée ne m’est offerte, nulle prémisse, nous tourbillonnons dans un univers où il n’y a ni points de repères, ni formes, ni corps solides, où jusqu’aux premières notions et aux premiers éléments rien ne s’est encore détaché du chaos, l’inconnu est complet, l’obscurité est complète […]131

L’expérience de l’inconnu informe où l’être rejoint le chaos donne l’occasion de se réinventer. Toutefois, l’immobilité devant l’aimée, la paralysie désireuse devant l’image de l’arrivée surnaturelle de l’aimée (« je regarderais/stupéfait ») indique une inquiétante étrangeté

à la fois spécifique au poème et intrinsèque à tout acte de dépassement de l’être axiomatique/œdipien. Afin de passer à travers cette paralysie pour en arriver à l’état informe de l’accouplement érotique avec l’aimée, il faut un autre langage, celui de la réalisation du désir : j’ignore, écrit Luca, « les signes et la langue articulée des hommes, ne connaissant que la langue fondamentale du désir »132. Cette langue du désir est la seule qui peut exprimer, fanatiquement et frénétiquement, l’angoisse devant l’aimée. L’obscurité et l’inconnu complets face à l’apparition de l’aimée, ainsi que le caractère intempestif de l’apparition de l’inventeur, demandent donc un langage nouveau.133

130 Ghérasim Luca. Le vampire passif, 66. 131 Ghérasim Luca. Le vampire passif, 76. 132 Ghérasim Luca. Le vampire passif, 59. 133 Notons les rapprochements avec le concept de l’Unheimliche qui est intempestif (« une heure nocture, unheimliche est intempesta nocte ») et « l’effrayant qui se rattache aux choses depuis longtemps, et de tout temps […] les choses familières peuvent devenir étrangement inquiétantes, effrayantes ». (Sigmund Freud. L’inquiétante étrangeté, trad. M. Bonaparte, Paris, Gallimard, 1971 (1919), 7.) Le vocabulaire associé avec le temps utilisé par 142

De plus, en réalisant le désir et son langage, un monde s’ouvre où « l’homme axiomatique : Œdipe » et sa logique correspondante ne sont plus le schéma dominant. Ainsi, en réalisant le désir, Luca lutte contre tout schéma psychique, car, « la construction d’une

épopée ‘non-œdipienne’ dépasse dès lors le cadre psychologique pour acquérir une portée objective : en se libérant des entraves exercées par le schéma œdipien, le sujet parviendra à inventer un nouveau monde »134. Ce nouveau monde chaotique, inconnu, obscur et sans repères, ce monde informe, produit, certes, un sentiment d’inquiétante étrangeté, mais absent de toute psychologie individuelle. Ce phénomène curieux de l’Unheimliche sans psychologie devient apparent plus loin dans le poème :

le souffle coupé et avec l’étonnement qu’on éprouve à voir dans le miroir un étranger éblouissant, inégalable dans lequel on ne tarde pas à se reconnaître pour se perdre à nouveau135

Dans cette oscillation entre le soi et la perte de soi, le refoulement est absent ; à la place d’un processus psychique on trouve l’éclair d’une image matérielle qui, malgré sa matérialité, disparaît aussitôt qu’elle est reconnue ; l’identité et l’identification sont impossibles. Le miroir remplace l’inconscient et l’image reflétée apparaît comme un abrégé de l’inquiétante étrangeté, sans résolution, sans thérapeutique (sans Aufhebung, pour utiliser le vocabulaire de Hegel).

Pour Luca le choc de l’aimée/l’étranger déballe le sujet de son contenu psychologique, permettant une nouvelle construction (ou invention) radicale de l’être qui peut désormais

Freud, notamment le « de tout temps », résonne avec le temps cosmologique ou sidéral chez Luca. De plus, la femme désirée et inventée chez Luca devient une source de délire effrayant. Pourtant Luca refuse d’accepter l’inconscient comme une donnée naturelle ; il faut plutôt dépasser les limites imposées par l’inconscient et réaliser le désir. 134 Dominique Carlat. Ghérasim Luca l’intempestif, 62. 135 Ghérasim Luca. L’inventeur de l’amour, 42-3. 143

réaliser et matérialiser son désir ; l’être se libère du fardeau psychologique. « Il ne s’agit pas pour [Luca] de découvrir des territoires psychologiques insoupçonnés mais de construire une nouvelle position subjective qui parviendrait à éliminer définitivement toute dépendance »136.

Paradoxalement, cette position subjective n’en est pas une, car le concept même de sujet est radicalement changé en défaisant la subjectivité psychologique de l’être. Le sujet devient un

être hors la loi et informe, comme le nouvel univers qu’il habite.

2.2.9 – Retourner la mort pour tourner vers la vie inhumaine

Si le prophète est une figure importante dans le mythe d’Œdipe — même Œdipe commence à avoir des visions prophétiques après avoir perdu les yeux —, dans le monde inventé par Luca, ce serait plutôt la figure du shaman ou de l’alchimiste qui prendrait le dessus.

C’est pourquoi, chez lui, il n’est jamais uniquement question de dévoiler ou de déceler les pulsions refoulées, car cette démarche elle-même est déjà inscrite dans le mythe œdipien ; il faut plutôt inventer les découvertes, une tâche qui court-circuite le processus du refoulement afin de faire s’effondrer les structures sclérotiques et de l’être et de la société.

Dans le poème « L’inventeur de l’amour », c’est en vue d’« inventer les côtés les plus bouleversants de l’amour »137 que Luca écrit. Mais il existe des conséquences plus profondes dans son projet, surtout dans la façon dont le « poème opère — de manière presque alchimique

— toutes les fusions : fusion de je et de tu, fusion de la vie et de la mort, fusion du sens et du son, de la matière et des mots »138. Avec cette vision poético-inventive, l’amour et la mort sont unis, une jonction qui joue sur la quasi-homophonie des mots, ayant des conséquences

136 Dominique Carlat. Ghérasim Luca l’intempestif, 61. 137 Ghérasim Luca. L’inventeur de l’amour, 42-3. 138 Yannick Torlini. Ghérasim Luca, le poète de la voix, 167. 144

ontologiques. L’enjeu de Luca consiste à « retourner la mort contre elle-même [… par] un renversement qui ôterait à la mort son pouvoir pétrifiant »139 ; il opère un shamanisme linguistique en considérant les mots non pas comme des mots, mais comme de la matière pour retourner la mort contre elle-même, une opération shamano-alchimique.

Le rejet de toute cristallisation ou d’arrêt vu précédemment, où la suspension devient un espace hors de la temporalité historique de l’homme et donc permet un mouvement à la fois libre et absolu, revient dans le contexte d’une répudiation de la mort. Ce rejet est en œuvre au niveau du langage aussi, refusant de fonctionner uniquement sur le plan « mort » de la signification où il serait piégé dans le temps. Si « déjouer la mort c’est aussi (et peut-être avant tout) déjouer la langue »140, au désir d’une réinvention perpétuelle de l’être qui vit sa propre mort correspond un langage nouveau, ouvert à sa propre métamorphose et à son propre non- sens.

Le rapport entre le détournement de la mort et l’homme non-œdipien — un détournement qui s’effectue d’abord et avant tout dans le langage —, est au sein de la poétique de Luca. Les contraintes de la mort sont comparables à celles du mythe d’Œdipe : « nous nous opposons tant aux limitations qu’extérieurement la nature nous oppose, qu’aux limitations intérieures des complexes œdipiens »141. La mort, le désir et le langage sont tous reformulés afin de surmonter et d’éliminer les limitations imposées et de l’extérieur et de l’intérieur. En fait, ce n’est qu’après les reformulations (ou inventions) effectuées par le poète qu’il peut proclamer que « [n]ous nions la fausse réalité extérieure, nous nions la fausse réalité de la mort,

139 Sibylle Orlandi. « Ghérasim Luca, Paul Celan : un au-delà de la langue dans la langue ? », TRANS-, février 2014, 7. 140 Sybille Orlandi. « Ghérasim Luca, Paul Celan », 7. 141 Ghérasim Luca et Dolfi Trost. Dialectique de la dialectique. 145

nous nions toute répression »142. Le refus de la dissimulation manifeste du monde et des sanctions psychologiques donne lieu à un sentiment d’indétermination bouleversante et vitale, un sentiment océanique.

2.2.10 – L’immanence radicale de l’amour réinventé

Le manifeste La dialectique de la dialectique s’ouvre par un cri de détresse : « Nous nous adressons à nos amis surréalistes dispersés dans le monde entier et comme dans les grands naufrages, nous leurs indiquons notre position exacte, à 44o5’ de latitude nord, et 26o de longitude est »143. En reprenant la formule des naufragés, Luca fait référence à la catastrophe culturelle provoquée par les persécutions et terreurs politiques d’Ion Antonescu et aux violences déclenchées par la Seconde Guerre mondiale. À l’exemple du poème « Œdipe-

Sphinx », il n’y a pas de réponses ni de solutions à cette catastrophe si ce n’est la reformulation de l’être humain et de son langage.

Dans une autre référence à une catastrophe, un autre Luca, plus océanique, met en avant l’esprit de l’illimité et de l’ouverture d’un « grand amour, qui trouve sa raison d’être dans la violente haine qui le réfléchit et qui le réfracte pareil à un océan [et qui] a maintenant l’étendue, la profondeur et le hurlement sauvage de l’océan »144. Ici, il s’agit de la transfiguration réciproque de l’amour et de la répulsion ; la catastrophe de l’autre nécessaire si le poète veut suivre son projet poétique de dépassement de la division sujet/objet où le soi et l’autre s’amalgament. Luca parle de cette reformulation océanique de l’amour dans son poème

« Aimée à jamais » :

142 Ghérasim Luca. Le vampire passif, 51. 143 Ghérasim Luca et Dolfi Trost. Dialectique de la dialectique. 144 Ghérasim Luca. Le vampire passif, 64. 146

S’il y a un amour en général, il faut avant tout que j’aime celle qui n’est pas l’aimée et c’est dans cette aimée même que je me fais aimer comme amour et que l’aimée m’aime comme amant de l’amour que j’aime comme aimée.145

Au moyen de la logique circulaire du poème, l’aimée est rejointe avec le (grand) amour lors de l’effacement et l’incorporation de la première par le deuxième, et vice versa : « je » peux seulement être aimé en tant que « grand amour » ; « je » suis aimé comme « amant de l’amour » ; et « je » peux seulement aimer l’amour « comme aimée ». Le particulier se confond avec le général et, comme avec les caractérisations qui définissent l’être humain, Luca défait les démarcations et du sujet et de l’objet d’amour pour que le grand amour ouvre vers l’immanence radicale de l’inhumain.

Comment est-ce que l’amour peut ouvrir vers l’immanence radicale de l’inhumain ?

Rappelons que l’amour est le catalyseur de la révolution complète de l’être. Si, dans ses autres

écrits, Luca rompt avec la filiation œdipienne patrilinéaire, dans le texte « Aimée à jamais », il intensifie l’aspect radical de l’amour :

l’amour n’est pas le centre d’un ventre, il est centre d’un centre, son propre ventre c’est-à-dire non-mère éventrée, aimantation et murmure, ouverture.146

Il continue et dit qu’

il ne s’agit pas d’ouvrir ce que n’est pas ouvert mais bien de rendre ouvrant ce qui n’est qu’ouvert ; il s’agit d’ouvrir l’ouvert, de rendre aimante-aimantante l’aimée à aimer et d’éventer non le centre d’un ventre mais les cents vents éventés au-delà des murs éventrants.147

Et finalement, à la fin du poème, il avoue que l’objet du désir est

145 Ghérasim Luca. « Aimée à jamais », dans Héros-limite, Paris, José Corti, 1985 (1953), 75. 146 Ghérasim Luca. « Aimée à jamais », 79. 147 Ghérasim Luca. « Aimée à jamais », 80. 147

fabriqué de mon Amour, comme un grand trou vide troué dans un grand trou à vider jusqu’à la fin des âges.148

Si le texte est grammaticalement correct, il est inintelligible en tant que discours.149 Le texte montre donc comment l’amour radical dépasse les lois du langage ; il faut exagérer le décalage entre la structure correcte du texte et son inintelligibilité : il faut « ouvrir l’ouvert » et franchir les « murs éventrants ».

2.2.11 – Le sentiment océanique

Ce grand Amour dont parle Luca évoque le sentiment océanique proposé par Romain

Rolland et repris par Freud au début des années 1930. Dans une lettre adressée à Freud le 5 décembre 1927, Rolland le décrit comme une

[…] sensation religieuse […] tout à fait indépendamment de tout dogme, de tout Credo, de toutes organisations d’Églises, de tout Livre Saint, de toute espérance en une survie personnelle, etc. – , le fait simple et direct de la sensation de l’“éternel” (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique).150

La façon dont Rolland décrit le sentiment océanique comme indépendant de toute structure ou organisation (religieuse ou sociale) fait écho au refus, chez Luca, des normes prescriptives de l’homme (axiomatique). D’ailleurs, la « sensation de l’éternel » évoque la temporalité de l’inhumain poétique ; le temps cosmologique éveillé par l’expression poétique de Luca.

Les remarques de Rolland ont eu un grand effet sur la pensée de Freud, mais ce n’est que deux ans plus tard, dans son essai Malaise dans la civilisation, qu’il commence à prendre

148 Ghérasim Luca. « Aimée à jamais », 85. 149 Ilina Gregori. « Dialectique de la dialectique », 354. 150 H. Vermorel et M. Vermorel (dir.). Sigmund Freud et Romain Rolland. Correspondance 1923-1936, Paris, PUF, 1993, 304. 148

le sentiment océanique au sérieux. À partir de ce moment, Freud le qualifie de « jaillissement vital », qui ne lui laisse « aucun repos »151. Toute la première partie de Malaise dans la civilisation traite de cette sensation, et Freud ouvre son étude sur une discussion du Moi et du soi :

[N]ormalement rien n’est plus stable en nous que le sentiment du nous-mêmes, de notre propre Moi. Ce Moi nous apparaît indépendant, un, et bien différencié de tout le reste. Mais que cette apparence soit trompeuse, que le Moi au contraire rompe toute limite précise, et se prolonge dans une autre entité inconsciente que nous appelons le soi et auquel il ne sert proprement que de façade, c’est ce que, la première, l’investigation psychanalytique nous a appris.152

À cette première remarque au début de son essai, Freud ajoute qu’« au plus fort de l’état amoureux, la démarcation entre le Moi et l’objet court le risque de s’effacer »153. Les ressemblances avec certains propos de Luca sont claires : dans ses manifestations les plus fortes, l’amour rompt les barrières entre l’être et le monde, entre l’amant et l’aimé(e).

Cependant, l’analyse de Freud et le projet de Luca sont en désaccord autour de la question de l’inconscient. Par ailleurs, la question de l’héritage et de l’influence des mythes s’avère être un autre point de désaccord, car, pour Freud,

[…] à l’origine le Moi inclut tout, plus tard il exclut de lui le monde extérieur. Par conséquent, notre sentiment actuel du Moi n’est rien de plus que le résidu pour ainsi dire rétréci d’un sentiment d’une étendue bien plus vaste, si vaste qu’il embrassait tout, et qui correspondait à une union plus intime du Moi avec son milieu.154

À la différence du trope freudien de l’histoire de la chute, Luca ne propose aucune totalité antédiluvienne à récupérer ; le déluge est intemporel et les naufragés sont récurrents.

151 H. Vermorel et M. Vermorel (dir.). Sigmund Freud et Romain Rolland, 308. 152 Sigmund Freud. Malaise dans la civilisation, trad. A. Weill, Paris, Points, 2010 (1929), 6. 153 Sigmund Freud. Malaise dans la civilisation, 7. 154 Sigmund Freud. Malaise dans la civilisation, 8. 149

Si Freud construit un récit historique/mythique pour édifier la psyché de l’homme, Luca, lui, invente sans cesse de nouveaux rapports morphologiques entre l’être et le monde. Ce désaccord se manifeste aussi sur le plan de la temporalité : Freud cherche l’être dans le résidu du passé tandis que Luca vise une temporalité cosmologique qui est à la fois atemporelle et radicalement actuelle.

Grâce à cette temporalité cosmologique, Luca peut évoquer l’Unheimliche sans refoulement. De même, le renvoi à l’enfance du Moi chez Freud permet de comprendre certains usages du langage chez le poète pour qui l’enfance est invariablement présente. Certes, certains usages du langage chez Luca ressemblent au bégaiement et au balbutiement enfantins, mais ses usages ne sont pas fortuits et ne visent pas à simplement rejouer un langage puéril. Dans le poème « Passionnément », le poète se sert du balbutiement et du bégaiement pour produire un effet de répétition saccadée des syllabes, « une infantilisation délibérée des moyens »155. Entre les vers suivants qui commencent le poème

pas pas paspas pas paspas ppas pas pass le pas pas le faux pas le pas et les vers à la fin du poème

je t’ai je t’aime passionné né je t’aime passionné je t’aime passionnément je t’aime je t’aime passio passionnément156 le tremblement saccadé de la voix lutte contre la structure phonétique du langage et finalement s’achève par l’expression d’un amour fanatique. C’est un amour vital puisé d’un langage infantilisé qui commence par un rejet : le non du père, pas (pas) papa. À aucun moment — ni

155 Iulian Toma. Ghérasim Luca ou l’intransigeante passion d’être, Paris, Honoré Champion, 2012, 76. 156 Ghérasim Luca. « Passionnément », dans Le chant de la carpe, Paris, José Corti, 1986 (1973), 87-94. 150

au début avec le langage infantilisé, ni lors de l’éruption de la confession d’amour — est-il question d’un sujet avec un passé, un héritage, une histoire ou un mythe ; dans le premier vers du deuxième extrait cité ci-dessus, la possession de l’aimé par le « je » est aussi une naissance du « je » ; l’échec de l’expression rejoué dans le poème devient l’expression en soi lorsque le sujet se métamorphose de la négation de la filiation vers sa nouvelle existence dans le désir et l’autre. Tout le langage est pris par une « pulsion [qui] n’est pas orientée vers l’assouvissement que suppose le manque »157. Ainsi, le langage enfantin et balbutiant devient le geste passionnel d’un être libéré d’un langage inconscient.

L’amour vital en question, cet « aimer passionnément » ressemble à certains égards à l’amour dont parle Freud ci-dessus (un amour, d’ailleurs, qu’il n’arrive pas à finalement accepter158) qui fait disparaître les limites entre le Moi et l’objet. Pourtant chez Luca, l’amour vital ne peut pas être atteint au moyen d’un langage articulé ; il y faut un autre langage, comme en témoigne le poème. Cet autre langage s’annonce comme l’expression/geste pur(e) de l’amour, car « les poètes n’ont que bouche et cœur »159. La voix et l’amour constitutifs de l’être poétique rassemblent, dans un seul être, le moi primitif du balbutiement et le sentiment océanique de l’amour profond. « [C]e qui est en train de se produire dans l’acte de faire émerger les ‘‘mots les plus purs’’ et de comprendre leur ‘‘profondeur’’, est une véritable unification du

157 Iulian Toma. Ghérasim Luca, 204. 158 Comme l’explique Kaja Silverman, pour Freud l’Eros, livré à lui-même, rassemble les individus dans des groupes sociaux, mais aussitôt formés, Thanatos dissout les groupes en personnes isolés. (« The fear that there may be something wrong within our biological constitution that is inimical to civilization remained with Freud and led him to his theory of the death drive […]. Left to its own devices, Eros would create even larger social units, but no sooner has it formed a group than Thanatos dissolves it, reducing its members to atomized individuals » (Kaja Silverman. Flesh of my Flesh, Stanford, Stanford UP, 2009, 33). Pour Luca, par contre, comme on le suggère dans cette étude, il n’existe pas une lutte acharnée entre deux pôles, mais plutôt une « fascinante oscillation de l’homme entre l’amour et la haine à une température égale au feu. À une température toujours égale au feu, l’amour et la haine se rencontrent, et s’entrecoupent » (Ghérasim Luca. Le vampire passif, 63). Autrement dit, un tiers. 159 Cité dans Iulian Toma. Ghérasim Luca, 74. 151

moi. »160 Comment exprimer ce moi unifié ? Revenons à Freud et interrogeons-nous sur une question importante : « sommes-nous en droit d’admettre la survivance du primitif à côté de l’évolué ? »161.

2.2.12 – D’Œdipe à Orphée : la parole thaumaturgique

En guise de réponse à cette question, Kaja Silverman, dans son livre sur le sentiment océanique, propose qu’il existe un Orphée à l’intérieur de chaque Œdipe, et que c’est lui qui déterminera l’avenir de l’homme.162 Comment la figure d’Orphée répond-t-elle à la question posée par Freud ? Elle montre que l’être n’est pas construit de complexes et de désirs refoulés

(Œdipe), mais est fondamentalement chantant, ouvert au monde, et ressent quelque chose d’éternel : l’être (in)humain est océanique. Dans l’avenir déterminé par Orphée, parler du

« primitif à côté de l’évolué » ne fait plus de sens, car le vocabulaire de la question est sans conséquence ; comme en témoigne le poème « Passionnément », la signification est débordée par le geste expressif du désir. Dans un esprit plus orphique et même ontophonique, Luca

évoque cet avenir dans son livre Sept slogans ontophoniques quand il parle de « l’eau rare de l’au-delà/oral »163.

L’expression l’« au-delà oral » met en relief un aspect important du sentiment océanique : l’infinitude est seulement perceptible à partir de la finitude ou, pour reprendre le vocabulaire utilisé ci-dessus, à partir de l’espace ou la zone des limites. De plus, dans leurs commentaires sur la correspondance Freud/Rolland, Henri et Madeleine Vermorel remarquent

160 Iulian Toma. Ghérasim Luca, 74-5. 161 Sigmund Freud. Malaise dans la civilisation, 8. 162 Kaja Silverman. Flesh of My Flesh, Stanford, Stanford UP, 2009, 58. (« There is an Orpheus inside every Oedipus, and it is he who will determine our future. ») 163 Ghérasim Luca. Sept slogans ontophoniques, 17. 152

que « la religiosité est pour [Rolland] “proprement un sens, comme le flair et le toucher” ; ce sera l’origine de la sensation océanique proposée à Freud »164. Il y a donc un fondement physique, voire charnel propre au sentiment océanique.

Comment penser cet élément charnel avec la psychanalyse et la manière dont Luca réalise le désir subjectif dans un corps objectif ? Dans son étude Pour une psychanalyse non freudienne, Michel Onfray montre que « l’inconscient est bien réel, mais matériel, corporel, corpusculaire, particulaire et nomme une force atomique présente dans la totalité du corps et active en lui »165. Cette matérialité vitale de l’inconscient non-freudien correspond au désir réalisé dont parle Luca. De plus, Onfray parle du « pouvoir thaumaturgique de la parole »166 en œuvre chez l’être animé par la réalisation matérielle de son inconscient.

Le pouvoir guérissant de la parole et les sous-entendus tactiles de la thaumaturgie font

écho à l’être poétique inventé par Luca. Certes, ce dernier ne croit pas à la nécessité de guérir l’être ; il n’y a ni un manque à combler ni du refoulé stricto sensu. Or, chez le poète il s’agit d’une matérialité de la parole, une matérialité du son qui délivre l’homme donné, axiomatique, fils d’Œdipe, permettant à celui-ci la possibilité (de l’) inhumain(e). À l’angoisse œdipienne

Luca offre la cosmologie océanique de la parole poétique ou, comme le propose Onfray, une thaumaturgie qui peut « remplacer […] une inquiétude par une quiétude »167. Le sentiment océanique (orphique même) gère le monde (de l’)inhumain, tandis que le sentiment d’étrangeté gère le monde des hommes (œdipiens). Certes, le sentiment océanique n’exclut pas un certain sentiment d’étrangeté, mais il ne se tient pas à la temporalité du refoulement non plus. Chez

164 Henri Vermorel et Madeleine Vermorel (dir.). Sigmund Freud et Romain Rolland, 110. 165 Michel Onfray. Apostille au Crépuscule. Pour une psychanalyse non freudienne, Paris, Grasset, 2010, 185-6. 166 Michel Onfray. Apostille au Crépuscule, 186. 167 Michel Onfray. Apostille au Crépuscule, 186. 153

Luca, la temporalité en question est cosmologique ; si elle revient au primitif, ce n’est que pour le traiter comme quelque chose d’actuel qui devrait être apprécié et développé.

La structure temporelle du sentiment d’étrangeté, telle que la propose Freud dans son

étude du personnage d’Olympia dans le conte de E.T.A Hoffman, repose soit sur la ranimation des complexes infantiles, soit sur la résurgence de croyances primitives. L’univers poétique de

Luca — l’univers de l’inhumain poétique — se compose d’éléments infantiles et primitifs aussi, mais à la différence de la temporalité évoquée par Freud, chez le poète ces éléments voient le jour au moyen de son invention poétique perpétuelle.

Il suffit de penser au personnage d’Olympia et à la femme non-née de Luca pour voir comment les différentes temporalités se manifestent. Certes, ces deux figures évoquent certaines qualités inhumaines : une provenance non-biologique, des corps mutilés et des organes perdus, et surtout le sentiment d’étrangeté qu’elles produisent chez l’autre. Pourtant, leurs origines respectives distinguent l’une de l’autre ; la femme non-née est un hybride de l’invention du poète et d’une provenance sidérale, tandis qu’Olympia est un automate fabriqué

à l’image de l’être humain. La différence revient donc à la question du double. La femme non- née ne représente rien sauf le désir en soi ; Olympia, en tant que poupée, représente l’objet du désir, un double inaccessible. Le décalage de la temporalité du désir produit par le double est précisément ce que Luca transgresse avec sa poétique du désir réalisé.

D’ailleurs, le poète devance le sentiment d’étrangeté du double au moyen de ses tentatives de langage saccadé et infantilisé, des tentatives elles-mêmes enfantines, car trouver le bon mot s’avère (presque) impossible : « Dans ce langage que je suis incapable de trouver, les anciennes antinomies, à commencer par celle du bien et du mal, sont résolues à une échelle,

154

pour l’instant, individuelle »168. Ainsi, le poète recrée les conditions linguistiques qui devraient produire un sentiment d’étrangeté, et son langage devient plus un laboratoire qui court-circuite l’Unheimliche que l’Unheimliche en soi. La voix orphique remplace la blessure œdipienne.

Dès lors, l’être suit une temporalité cosmologique, océanique et amoureuse, reformulant les enjeux de la naissance et de la mort selon une immanence radicale.

2.3 – L’« ontophonie » : le cri poétique de l’inhumain

Le langage de Luca est particulier dans la façon dont il mine le côté sonore des mots.

Par ailleurs, ce langage ainsi miné révèle un aspect important de l’être inhumain : son caractère informe. Luca distingue l’existence informe et onto-phonique de l’être au moyen d’un langage saccadé et au moyen du balbutiement, qu’il oppose à d’autres expressions de l’être, tels que la représentation visuelle. Dans ce langage particulier, le sens des mots est remplacé par le cri passionnel de l’être qui prête sa voix à une présence en métamorphose permanente, réclamant un pari ontophonique qui renverse les enjeux de la vie de et la mort.

2.3.1 – L’« ontophonie » : déballer le mot, déballer l’être

Le poème « Auto-détermination »169 expose le pari ontophonique entre la mort et la vie lorsque le langage devient un lieu de lutte entre la sonorité et la signification. Le texte témoigne de la défaillance du langage qui a lieu lorsque le phonos prend le dessus sur le logos de l’onto- logie. Le rythme saccadé du poème marque les débuts d’« une sorte de reconquête » de la vie par la sonorité, « quelque chose comme le retour de la vie prodigue dans la poésie »170.

168 Ghérasim Luca. Le vampire passif, 47. 169 Voir annexe A. 170 André Velter. Orphée studio : poésie d’aujourd’hui à voix haute, Paris, Gallimard, 1999, 7. 155

L’effet de balbutiement produit par Luca annonce l’ouverture de fissures dans le langage – des ruptures dans le fonctionnement sémantique. Ces moments déjouent un discours qui donnerait un sens au monde. Au lieu d’un langage représentatif et significatif qui suit les règles de la sémantique, dans ce poème les mots fonctionnent selon un autre registre : non pas celui de la pensée, mais celui de la passion et du désir, qui pour Luca restent inexprimable dans le langage conventionnel. Dans « Auto-détermination », la répétition des phonèmes et les hoquets qui y interviennent font ressortir les aspects inhumains de l’être que le langage articulé et discursif n’est pas capable d’exprimer ; l’être en question est expressif et ne s’inscrit pas dans un langage déterminé, comme celui de l’homme donné. Ainsi, la manifestation orale de l’inhumain est plutôt geste ou performance que signification ; la sonorité prend le dessus sur le sens. Le fait que le poème est écrit mais vise à la performance orale témoigne de l’importance de la voix poétique au sein de l’œuvre de Luca, car, c’est la sonorité orale qui crée les moyens nécessaires pour faire ressortir l’inhumain. En revanche, la réalité écrite atteste l’inconvénient de la condition humaine.

Si la poésie orale permet le retour de la vie prodigue, le balbutiement de Luca et la performance de la décomposition active du langage ouvrent un espace d’excès, comme si les sons débordaient les mots et leurs significations. Cet aspect sonore du langage exploité par

Luca ressemble donc à la notion de dépense sacrificielle dont parle Bataille, au-delà de l’utilité quotidienne de la vie — et au-delà de l’utilité de la signification du langage —, et proche de la mort. D’ailleurs, Pascal Quignard soutient que « le balbutiement est non-dire et non-sens, il frémit dans l’abandon d’un écho inutile, dans la présence tremblée et répétée de la mort »171.

L’être balbutiant dont il est question habite l’espace de l’excès, l’espace hors des lois qui

171 Pascal Quignard. L’être du balbutiement. Essai sur Sacher-Masoch, Paris, Mercure de France, 1969, 28-9. 156

gouvernent normalement la vie et l’expression humaines, rendu possible par la voix ontophonétique.

La performance d’un poème tel que « Auto-détermination » révèle la précarité de l’être balbutiant. Dans la présence de la mort et menacé par le silence de l’ineffable (au niveau du discours) et le silence de l’indicible (au niveau de la signification), cet être prend la parole et affirme son existence malgré l’absurdité de l’affirmation : « c’est ça ! c’est une manière de s’asseoir sans chaise »172. Même si l’affirmation est absurde ou inutile, au moyen du balbutiement le poème rejoue la menace du silence afin de montrer que la division entre la voix et le silence n’est pas aussi nette qu’on aimerait le prétendre. Luca met en œuvre cette menace en brouillant la suite logique de la cause et de la conséquence : c’est seulement à travers l’énoncé balbutié que le silence se fait entendre, différé dans le caractère staccato et hésitant du langage poétique. S’ouvre ainsi un laps au plan temporel et au plan de la signification où le sens du langage, bien que temporairement, s’approche du silence et touche sa mort.

L’ontophonie de Luca est donc un processus par lequel un nouvel espace pour l’être se forme dans et au moyen d’un langage sonore. C’est une enquête sonore et langagière au sujet des limites de la vie et de la mort (une enquête au sujet du seuil entre vie/mort), soutenue par un désir ou une manie qui sont souvent excessifs. À la fin du poème « L’inventeur de l’amour » examiné précédemment, Luca explique son pari ontophonique :

Libérer le souffle et chaque mot devient un signal

Je me rattache vraisemblablement à une tradition poétique tradition vague et de toute façon illégitime

Mais le terme même de poésie me semble faussé je préfère ontophonie

172 Ghérasim Luca. « Auto-détermination », dans Héros-limite, Paris, José Corti, 1985 (1953), 46. 157

Celui qui ouvre le mot ouvre la matière et le mot n’est que le support matériel d’une quête qui a la transmutation du réel pour fin173

L’ouverture ontophonique du mot permet au poète de poursuivre sa quête de redéfinition de la fonction du langage, une quête qui mène à la transmutation du réel. Certes, le poème s’inscrit dans une tradition, mais elle est vague et illégitime et porteuse d’un langage

également injuste que Luca remplace par celui plus ontophonique pour que « chaque mot devien[ne] un signal ». À la différence du signe saussurien, dans l’ontophonie de Luca l’expression est recodée en vue d’une transmission universelle. Lorsqu’il effectue une profonde décomposition linguistique, il défait le mot en tant que signe, il défait l’élément matériel du signe (le signifiant) pour en arriver aux éléments phoniques, en vue d’éliminer le contenu social. L’effet de balbutiement qui en résulte bouleverse le caractère linéaire de la signification construite socialement.174

Par conséquent, la transmutation du réel visée par l’ontophonie comporte un changement vis-à-vis du temps. « Face aux résolutions absurdes et cependant inexorables que l’homme greffe parfois sur le cours de l’histoire »175, Luca n’a recours qu’au phonique, au hurlement intérieur, qu’il décrit ainsi : « [un cri] que je sens brûlant en moi, m’agite sauvagement, me rapprochant des grandes vérités »176. Le cri qui surgit dans l’ouverture ontophonique du mot fait signe à la « dérive d’une certaine forme d’humanisme – celle notamment qui place l’homme pensant au sommet des êtres, responsable entre autres de

173 Ghérasim Luca. L’inventeur de l’amour, 43. 174 Dans son Cours de linguistique générale, Saussure parle du « seconde principe : [le] caractère linéaire du signifiant » selon lequel les éléments des signifiants « se présentent l’un après l’autre ; ils forment une chaîne ». (Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1969, 103). Dans ce poème, et ailleurs dans son œuvre, Luca effectue une rupture dans la chaîne du signifiant, une rupture qui a un effet sur la temporalité de la signification. 175 Iulian Toma. Ghérasim Luca, 231. 176 Ghérasim Luca. Le vampire passif, 56. 158

l’ethnocentrisme mégalomane »177. De la même façon que Luca montre l’échec du langage au moyen de la sonorité qui surgit de l’intérieur du langage même, le cri fait signe à l’échec d’une certaine forme de l’être humain.

Ce langage brûlant à l’intérieur de l’être ne s’affirme pas comme un discours articulé mais surgit plutôt en fragments. Le langage balbutiant de Luca renvoie à ce que Deleuze et

Guattari appellent la « littérature mineure » dans laquelle « la langue […] est affectée d’un fort coefficient de déterritorialisation »178. L’ontophonie fonctionne de façon analogue, car, en travaillant les phonèmes du langage, Luca effectue une déterritorialisation de l’être. En fait,

Deleuze et Guattari proposent que le « bégaiement créateur » de Luca donne l’effet d’« être un

étranger dans sa propre langue [… d’]être bilingue, multilingue, mais dans une seule et même langue […] »179. De plus, ils ajoutent que « c’est là que le langage devient intensif, pur continuum de valeurs et d’intensités »180. Le travail qu’effectue le poète sur le langage, et par conséquent sur l’être — un travail qui donne la vie en donnant la mort —, cherche ce continuum d’intensités. Avec son langage, Luca crée des possibilités qui « existent seulement comme puissances diaboliques à venir ou comme forces révolutionnaires à construire »181. Si

Luca, poète individuel, a dû « trouver son propre point de sous-développement, son propre patois, son tiers monde à soi »182, cet individualisme apparent s’est vite transformé en une promesse de et pour une corporalité déterritorialisée.

177 Iulian Toma. Ghérasim Luca, 231. 178 G. Deleuze et F. Guattari. Kafka, 29. 179 G. Deleuze et F. Guattari. Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, 1980, 124. 180 G. Deleuze et F. Guattari. Mille plateaux, 124 181 G. Deleuze et F. Guattari. Kafka, 33. 182 G. Deleuze et F. Guattari. Kafka, 33. 159

2.3.2 – La virtualité du corps intermédiaire

Dans son poème « L’écho du corps » écrit un an après sa propre déterritorialisation,

Luca se sert de deux lexiques différents pour créer un espace intermédiaire entre, d’une part, un corps décomposé, un être mutilé dont l’existence reste inachevée et même inachevable et, d’autre part, les phénomènes du monde dans lequel cet être existe. C’est un espace où la physionomie d’un corps décomposé en ses éléments constitutifs trouve son écho, ou sa correspondance, comme le disait Baudelaire, dans les objets qui l’entourent. En décomposant le corps, Luca cherche à repenser la physionomie de l’être comme unité fixe. Par ailleurs, à partir du moment de sa décomposition, le corps n’est plus une unité organique séparée des objets avec lesquels il coexiste et communique.

Le poème en question est composé de 43 vers qui commencent tous par le mot

« entre » : le premier vers « entre la nuit de ton nu et le jour de tes joues » et le dernier vers

« entre le génie de tes genoux et le nom du nombre/du nombril de ton ombre »183 montrent bien cette construction reproduite tout au long du poème. La répétition de cette formule permet à

Luca de manipuler la sonorité, une manipulation que Didier Arnaudet décrit comme un « fracas de la langue qui se brise, se disperse et se rassemble »184. Cependant, le réassemblage langagier chez Luca n’est jamais une recomposition totale, car le poète laisse ouvertes ses inventions ; l’assemblage (en opposition aux réassemblages) est toujours partiel et les bornes du langage

— et du corps — restent effacées.

Si le cri ontophonique de « L’inventeur de l’amour » fait signe à la dérive de et fait appel à la chute de l’homme donné, dans « L’écho du corps », Luca reprend cette chute en

183 Ghérasim Luca. « L’écho du corps », 68-71. 184 Didier Arnaudet. « Ghérasim Luca s’inscrit dans le fracas de la langue », Cahier critique de poésie, nº 17, 2009, 71. 160

ouvrant le langage pour faire apparaître le corps désormais inhumain. L’allitération et les rimes internes sont les figures de style privilégiées dans le texte. Cependant, un jeu de mots a

également lieu sur le plan sémantique et sur le plan onto-logique : l’existence du corps est seulement présente grâce à la synecdoque particularisante de ses parties composantes, toutes mises en relation avec un autre terme non-corporel. L’être se trouve dans les interstices des relations établies par le langage, dans l’entre-deux des couples non-corporel/corporel comme

« nuit/nu », « jour/joues », et « génie/genoux ». Ailleurs dans le poème, d’autres couples sont présents : « air/chair », « lames/âme », « source/sourcils », et « but/buste ».185 Le dernier couple, « nombril/ombre », renverse l’ordre des lexiques : le nombril fait partie du corps tandis que l’ombre est la projection ou l’indice de la présence du corps. En terminant son poème ainsi,

Luca met en jeu deux éléments de la phénoménalité de l’espace tiers de l’inhumain : l’ombre et l’écho, car, ce que l’ombre est au visuel, l’écho l’est à l’auditif.

Par ailleurs, les couples peuvent être regroupés selon leurs lexiques communs :

« nuit/jour », « génie/nom », « air/lames », et « source/but », donnant des oppositions moins surprenantes. Les couples « nuit/jour » et « source/but » sont des antonymes communs ;

« génie/nom » pourrait signaler une opposition entre le Génie (romantique) et le nom

(commun) du langage mondain ; finalement, une « lame d’air » est justement cette barrière d’isolation, la limite invisible et impalpable entre l’intérieur et l’extérieur, ou entre deux matériaux. Ces couples lexicaux et les oppositions qu’ils présentent ouvrent des pistes de réflexion intéressantes, mais pas forcément nouvelles ou révolutionnaires pour la poésie du

185 Au vers 18 « entre l’air de ta chair et les lames de ton âme » et au vers 23 « entre la source de tes sourcils et le but de ton buste ». 161

XXe siècle ; il s’agit une fois de plus d’une référence exagérée à Lautréamont.186 Chez Luca, ce qui importe n’est pas forcément l’image ou l’étincelle — pour reprendre le vocabulaire de

Breton — qui sont produites par la rencontre poétique, mais plutôt l’espace ou la zone ouverts par le poème, et les possibilités qu’offre cet espace.

Cet espace tiers et inconnu – insu et inouï parce qu’il n’est qu’ombre ou écho ; il est apophatique – est seulement accessible à travers les dyades qui le délimitent, et qui, en le délimitant, font signe à son existence. Cette structure permet à Luca de mettre en question l’idée positive du corps, car c’est seulement en indiquant ses parties composantes que nous parvenons à construire celui de l’inhumain. Dès lors, ce dernier existe seulement en tant qu’écho, composé soit de fragments sonores, comme l’attestent les jeux de mots dans le poème, soit de fragments de sa matière même, de son corps (chair, joues, genoux, sourcils, etc.), comme ombre. Les objets et phénomènes avec lesquels les parties du corps sont mises en relation sont nécessaires en tant que substances sur lesquelles les échos et les ombres peuvent résonner ; ils permettent la présence de l’entre-deux où l’écho/l’ombre demeure comme l’unique possibilité de l’inhumain : ni tout à fait corps humain, ni tout à fait objet du monde, il habite l’espace-limite qui existe seulement quand l’humain est radicalement mis en relation avec son monde.

Non seulement le corps est manipulé par le langage poétique de Luca, mais le monde subit également des transformations (ce n’est plus le monde des humains – un monde, en tant qu’objet, séparé de et surplombé par l’homme, en tant que sujet), et devient l’espace tiers de l’inhumain ou, pour reprendre les termes de Luca, un espace inconnu et cosmique traversé par

186 Si chez Lautréamont c’est le beau qui est examiné, Luca le remplace par l’être humain dans une scène qui fait signe au poème « L’écho du corps » : « l’être humain, prisonnier de sa peau et de ses quarante-huit réflexes, est allongé sur la table opératoire » (Ghérasim Luca. L’extrême-occidentale, 35). 162

ces êtres auxquels il s’intéresse : il faut « remplacer le réel par le possible et anticiper leur confusion »187. Ainsi, au moyen du langage poétique, Luca ouvre l’espace virtuel pour un être et un monde inhumains. Il s’agit d’un lieu d’expérience ou d’une possibilité de l’expérience seulement localisable du point de vue de l’inhumain ; non pas un lieu réel, fixe et identifiable, plutôt un espace intermédiaire et virtuel où le langage et le corps maintiennent une relation mutuelle de décomposition et de recomposition.

2.3.3 – Le seuil de l’écho ; l’écho du seuil

La confusion anticipée par la vitalisation ontophonique du réel suppose une synesthésie radicale entre la tactilité du corps physique désormais décomposé et la sonorité des cris de l’être inhumain. Le corps est rendu phonétique et les sons sont matérialisés. Si, dans le poème

« L’écho du corps », le sujet, représenté par les pronoms possessifs ton et tes, est décomposé, c’est en vue de reformuler les enjeux de sa corporalité. En proposant l’ontophonie à la place de l’onto-logie du sujet, « l’espace cesse d’être une métaphore suffisante de la subjectivité : celle-ci exige désormais de se fondre dans la tension d’un instant écartelé entre les virtualités de son devenir »188. Luca propose une nouvelle subjectivité — si nous pouvons toujours parler de subjectivité — afin de « dépasser le conflit déchirant qui existe entre nous et le monde »189.

« L’écho du corps » est une exploration de la virtualité de ce dépassement et joue sur la transgression du sujet et de son fondement pour en arriver au concept de l’être onto-phonique.

Ce dépassement entre l’intérieur (du sujet) et l’extérieur (de l’objet) vise une réorganisation révolutionnaire — comprise comme combinaison, jonction, réunion et comme

187 Ghérasim Luca. Le secret du vide et du plein, Bucarest, Infra-noir, 1947, 2. Nous soulignons. 188 Dominique Carlat. Ghérasim Luca l’intempestif, 18. 189 Ghérasim Luca et Dolfi Trost. Dialectique de la dialectique. 163

artifice, convention ou simulacre — de la « séparation artificielle »190 qui gère le monde et l’être humain modernes. Il s’agit du dépassement propre au tiers inhumain. Comme l’explique

Iulian Toma, « au symbolisme du double, Luca oppose […] l’image du triple, irréconciliable »191. Le tiers n’est pas un aboutissement ni un résultat, mais plutôt ce qui est impossible mais pourtant là.

L’impossibilité nécessaire du tiers est justement ce à quoi le poème « L’écho du corps » fait signe, et il y fait signe en jouant et en brouillant l’auditif et le visuel : « entre les frontières de ton front et le visa de ton visage ». Dans ce vers, le seuil (les frontières) et ce qui nous permet de le franchir (le visa) ne sont plus séparés mais sont réunis pour créer un tiers qui reste toutefois innommé et innommable ; il reste écho. Cependant, ce vers affirme le fait que Luca ne priorise pas toujours l’auditif au profit du visuel, car la frontière du front — ce qui sépare le domaine de la pensée du monde soi-disant empirique — est traversable avec le visa du visage, la reconnaissance visuelle de l’être. Or, ce passe-partout visuel risque d’enfermer l’être ; il risque d’enfermer le mouvement vital de l’être dans l’image.192

Ce sont, pourtant, les échos et les éléments sonores qui guident le poème en question

— ils sont d’ailleurs centraux pour l’ensemble de l’œuvre de Luca —, et interrogent le statut

190 Ghérasim Luca et Dolfi Trost. Dialectique de la dialectique. 191 Iulian Toma. Ghérasim Luca, 204. Chez Luca, même le double, ou le binaire en sommeil et rêve est remplacé par un schéma triple : « Pour se vivre soi-même, l’homme ne se réfugiera plus dans le sommeil comme dans un cercle de feu ; il passera dans le sommeil comme il passe dans l’état de veille, sans savoir s’il dort ou s’il est réveillé. Les flammes seront triangulaires, leurs angles s’ouvriront à l’infini et entre leurs côtés sans limites l’homme se vivra lui-même pour la première fois » (Ghérasim Luca. Le vampire passif, 55). 192 En réponse à la menace de la tyrannie du visuel, Luca développe, vers 1944, un processus artistique qu’il appelle « cubomanie ». Le processus consiste à prendre des « images trouvées » et à les couper en petits carrés identiques. Par la suite, Luca réassemble les morceaux selon un quadrillage où les carrés sont tournés, déplacés, et désordonnés. Le tout donne l’impression que « every representation contains the possibility of its own explosion » (Krzysztof Fijalkowski. « La poésie sans langue : Ghérasim Luca, Visual Poet », Hyperion, Vol. 7, no 3, automne 2013, 33). Comme le dit Luca lui-même, « the cubomanie is the instantaneous ocular correspondent of our attitude towards the external world, an attitude consisting of the refusal to consider the axiomatic human condition as an objective reality, even in its apparent immutable aspects » (Krzysztof Fijalkowski. « La poésie sans langue », 33.) 164

ontologique du sujet humain. Le sixième vers, « entre le do de ton dos et le la de ta langue », et le vingt-cinquième vers, « entre la muse de tes muscles et la méduse de ton médius », témoignent de l’importance de la gamme tempérée193 et des figures mythologiques. Évoquer la muse dans un poème n’a rien de surprenant. La référence à la méduse, par contre, ouvre des pistes de réflexion intéressantes pour l’œuvre de Luca en particulier, et pour la question de l’inhumain en général.

Commençons d’abord par le micro. Les deux mots du couple « muse/méduse » ont en commun le phonème /m/ en position initiale et le morphème /yz/ en position finale. Mais cette ressemblance s’efface dès que nous analysons le plan sémantique. Les muses signifient, pour la culture occidentale dont il est question, l’inspiration. Source de tout art, la muse anime, habite, engendre, fait naître, voire vivifie l’artiste, d’une manière générale, et le poète, dans ce cas précis. Le fait que Luca relie la muse et le corps physique (les « muscles ») témoigne de l’importance du corporel dans son œuvre dans le sens du poïesis, c’est-à-dire le geste qui est à la fois être et monde, pensée et matière. La réalité physique du corps, même si ce corps n’existe que dans ses parties composantes, est, ici, la muse de Luca.

D’ailleurs, la méduse est celle qui pétrifie et immobilise ; elle élimine et interdit le geste, et cette interdiction est directement liée au visuel. Ainsi, ces deux figures représentent l’opposition entre la voix inspiratrice des muses et le regard immobilisant de la méduse. En juxtaposant ces deux termes, Luca met en évidence le flux non-localisable de l’entre-deux ; il

193 Le fait que Luca fait signe à la gamme tempérée dans ce poème n’est pas sans conséquence ni tout simplement pour des raisons de rime et/ou de rythme. En utilisant deux des sept éléments de base de la musique occidentale, Luca évoque la phonologie et la relation entre cette dernière et la gamme tempérée, une relation qu’il exploite de plus belle profondeur dans d’autres poèmes, que l’on examinera plus tard. Cette relation est surtout intéressante pour l’œuvre de Luca quand on considère que la gamme tempérée permet, d’abord et avant tout, l’audition interne, c’est-à-dire qu’elle permet une représentation écrite du son qui, par la suite, permet au lecteur d’« entendre » un texte. 165

ne peut y faire signe sauf en invoquant ce qui crée les contours flous de l’espace et non l’espace même.194

Comment décrire ce qui existe entre la voix et le regard ? Entre le geste créateur et la paralysie ? Ce paradoxe de l’impossibilité nécessaire repris par Luca « marque à la fois une négation et une acceptation du corps : négation par sa mouvance extrême, mais acceptation par sa réinvention par le son. Le corps est alors recréé par le poème »195. Non seulement Luca met en œuvre une recréation du corps, il affirme le côté régressif de la corporalité. En assimilant cette régression, il se permet de subvertir l’intégralité de l’être humain pour le libérer de sa définition ontologique. Cette libération a lieu dans l’entre-deux offert par le poème, cet espace, indéfinissable, qui s’ouvre à l’inhumain. D’ailleurs, dans cet espace le corps existe en même temps qu’il n’existe pas, car si le mouvement de négation s’accompagnait d’une acceptation, celle-ci ne se contente pas d’un simple retour au corps comme tel ; l’acceptation est plutôt une ouverture vers le tiers de l’inhumain qui balbutie entre le silence et le cri, entre l’amour et la mort.

2.3.4 – Le silence et le cri

Les enjeux développés par Luca entre le silence, le cri, l’amour et la mort nous font penser aux origines orphiques de la poésie. En examinant quelques aspects du mythe d’Orphée nous remarquerons que, malgré l’impératif de tout inventer, le projet ontophonique de Luca est plus une rencontre poétique avec l’être (inhumain) que tabula rasa ; cette rencontre reste toutefois orale.

194 Même la différence, au plan phonétique, entre « muse » et « méduse » se trouve justement entre les phonèmes /m/ et /yz/. 195 Yannick Torlini. Ghérasim Luca, 109. 166

L’œuvre Orphée (1865) de Gustave Moreau illustre une jeune fille, yeux fermés et tête baissée ; elle est en deuil. Dans ses mains elle tient soigneusement la tête d’Orphée, le poète déchu. Cette image du poète acéphale196 est flanquée par deux scènes secondaires : en bas à droite, deux tortues dansent ; en haut à gauche, des nymphes jouent de la musique sur des rochers. Ces deux scènes représentent ce qui précède et ce qui suit la mort d’Orphée : d’abord les tortues dansent au rythme du poète ; ensuite vient l’éternel thrène funéraire.

Avant le mythe d’Orphée, c’est-à-dire avant les origines de la poésie, il y avait la bête : la lyre d’Orphée fut fabriquée par Hermès à partir d’une carapace de tortue. Entre les mains du héros, cet instrument mythique a la capacité de tout hypnotiser, même les dieux. Moreau, en représentant deux tortues fait allusion au paradoxe des pouvoirs transformateurs de la poésie : la tortue, source de la lyre d’Orphée, est muette pendant sa vie mais une fois qu’elle est morte, lorsqu’elle est transformée en lyre, elle commence à chanter. C’est par cette première transformation, une transformation qui se renouvelle par chaque parole poétique, que la poésie et le chant animent l’inanimé. La frontière entre l’animé et l’inanimé est alors brouillée par les pouvoirs de la parole poétique. Se met alors en place, déjà à son origine, l’existence posthume de la voix poétique, soit par la renaissance métamorphique et perpétuelle du langage poétique.

Les objets muets et silencieux sont amenés vers le domaine de la parole, à savoir le domaine du connaissable par la voie/voix du verbe poétique. Pour le dire dans les termes de Luca, « pour la première fois ces objets usuels, donc inexistants, existent ».197

196 Le thème de l’acéphalie s’avère important pour les thèmes de l’inhumain. Bataille, par exemple, dans son texte « La conjuration sacrée » écrit que « la vie humaine est excédée de servir de tête et de raison à l’univers » (Acéphale, juin 1936). En ôtant la tête – celle de l’Homme de Vitruve de Vinci – Bataille détourne le regard de l’homme humaniste vers l’interdit. 197 Ghérasim Luca. Le vampire passif, 50. 167

Grâce à la représentation visuelle, et donc muette, du mythe d’Orphée de Moreau, nous pouvons reconnaître les pouvoirs légués par Orphée ; des pouvoirs qui sont toujours ressentis dans la parole poétique contemporaine. Si les représentations visuelles peuvent montrer le mythe, il existe de la poésie contemporaine où des réanimations et des renouveaux de l’expérience orphique sont à l’œuvre ; où l’ontos et la poïesis se retrouvent en co-dépendance.

Comme nous l’avons vu, pour Luca, cette co-dépendance existe d’abord et avant tout dans l’oralité poétique. C’est précisément l’enjeu de l’ontophonie : une façon d’être dans la parole poétique qui met en jeu des rapports à la fois amoureux et « mortels » entre le silence soi-disant originel et le cri perpétuel, mais saccadé, de la poésie.

Cet enjeu, entre le silence et le cri, révèle la complicité inhérente à ces deux éléments du langage. C’est-à-dire qu’il y a un cri en tant que puissance potentielle logée au cœur même du silence, et qu’il y a également du silence en tant que déstabilisateur logé au cœur même du cri. C’est ainsi que pour Luca le poème existe dans « une étendue où le vacarme et le silence s’entrechoquent — centre choc —, où le poème prend la forme de l’onde qui l’a mis en marche »198. L’enjeu silence-cri constitue la spécificité du langage poétique : « la poésie est un “silensophone” »199. Il fait donc résonner, comme l’onde de la voix du poète, ce qui est relégué au silence par la locution (parfaite), la (bonne) prononciation et la signification

(précise). La poésie habite cet espace paradoxal, doublement dédoublé par la co-dépendance de la présence et de l’absence, du silence et du cri.

198 Ghérasim Luca. Introduction à un récital. 199 Ghérasim Luca. Introduction à un récital. 168

2.3.5 – Revivre (en hoquetant) la mort orphique

L’amour et la mort font partie du discours poétique depuis les débuts orphiques de la poésie. Nous avons vu précédemment la façon dont Luca cherche à réaliser les désirs amoureux ; dans cette section nous allons examiner comment Luca cherche à réaliser la mort.

Le parcours, ou l’existence littéraire, des textes « L’inventeur de l’amour » et « La mort morte » s’avère pertinent à nos enquêtes soulignées ci-dessus, car Luca réécrit — ou traduit, ou reconstitue — ce livre en français en 1994, quelques mois avant sa mort.

Le texte « La mort morte » présente cinq tentatives de suicide imaginaires et le vertige créateur qui en résulte. Chaque tentative se compose de trois éléments textuels : la lettre laissée avant la tentative ; un texte écrit pendant la tentative ; et une notation écrite immédiatement après la tentative. Curieusement, le deuxième élément de ces témoignages/expériences, à savoir le texte écrit pendant la tentative, est écrit à la main, où « le tracé hésitant, le tremblé des lettres perturbent durablement la compréhension »200. C’est un texte qui « tend à brouiller la distinction entre l’événement et sa représentation, entre le corps virtuel de l’énonciateur et le corps réel de l’auteur »201. Ces parties du texte, à peine lisibles, sont quasiment inséparables de l’expérience paradoxale de vivre un suicide. Plus qu’un témoignage, le texte perd son sens au fur et à mesure que l’être (l’écrivain) perd sa vie.

À cet exemple particulier de l’association ou l’assimilation de la vie/la mort et de l’écriture, correspond le parcours suivant, plus biographique : une première version de « La mort morte » est écrite en roumain et en français en 1945,202 la déterritorialisation du poète en

1951, et enfin une deuxième version du texte écrite uniquement en français en 1994. Se tisse

200 Sybille Orlandi. « Ghérasim Luca, Paul Celan », 6. 201 Sybille Orlandi. « Ghérasim Luca, Paul Celan », 6. 202 En 1945, quand Luca publie Moartea Moarta en Roumanie, la majorité du texte est écrite en roumain, et seuls les textes écrits pendant les tentatives, ceux écrits à la main, sont en français. 169

alors un parcours qui commence par une interrogation poétique du suicide dans la langue maternelle du poète, suivi d’un exil de cette langue. Il traite de nouveau le thème du suicide mais dans sa nouvelle langue adoptée, et peu après se suicide dans les eaux qui coulent entre les « quais froids de la »203.

Avec cette anecdote à l’esprit, analysons quelques extraits de « L’inventeur de l’amour ». Le texte s’ouvre sur les vers suivants :

D’une tempe à l’autre Le sang de mon suicide virtuel s’écoule noir, vitriolant et silencieux Comme si je m’étais réellement suicidé204

Dès le début du poème, Luca crée un espace qui met en question la stabilité de la frontière entre la vie et la mort. Certes, il s’agit d’un espace vivant, mais où le témoin de la mort et du suicide — le sang — s’écoule dans un silence opaque. On se retrouve alors dans un espace quasi-virtuel, à la fois au-dessous et au-dessus du soi-disant réel, où il y a du mouvement, mais un mouvement silencieux et fluide, celui de la trace de la vie organique, soit le mouvement du sang.

C’est justement dans cet espace essentiel et muet que tout doit être réinventé, car, continue Luca,

il n’y a plus rien au monde même pas les choses dont on ne peut pas se passer dont il semble que dépend notre existence même pas l’aimée

203 Charles Baudelaire. « Danse macabre », dans Œuvres complètes I, dir. C. Pichois, Paris, Gallimard, 1975 (1857). Le 9 février 1994, Ghérasim Luca s’est suicidé en se jetant dans la Seine. La question d’une langue à soi ou d’une langue maternelle, à savoir la question d’appartenance linguistique est, pour Luca, impossible, une position qui est sans doute le produit de ses origines juives, des événements historiques, et de son « « ontophonie » ou de sa philosophie poétique du langage. « Fondamentalement et même légalement je suis nécessairement apatride. Ni ma langue passée ni ma langue présente ne justifient à mes yeux (après Auschwitz) l’appartenance à un patrimoine national » (cité dans Dominique Carlat. Ghérasim Luca l’intempestif, 251). 204 Ghérasim Luca. L’inventeur de l’amour, 7. 170

cette suprême certitude205

Nous reconnaissons quelques thèmes explorés précédemment, car, même l’aimée,

« cette suprême certitude », doit être réinventée après l’avènement de la mort, réinventée par la voix poétique. Pourtant cette tâche de réinvention ne correspond pas à une réanimation complète : il ne faut pas recréer la figure de l’aimée, mais entendre plutôt les chuchotements orphiques et réinventer le monde, réinventer l’amour même et transvaluer les règles qui gouvernent la vie et la mort. L’on est alors appelé à chanter le silence et on est invité à trouver des repères dans ce monde ambigu où « il n’y a plus rien ». Dans cet espace vide, informe et virtuel, l’amour devient un passe-partout qui ouvre les portes inconnues de la mort. C’est alors que

[…] rien ne me fera croire que l’amour peut être autre chose qu’une entrée mortelle dans le merveilleux dans ses dangers lascifs dans ses souterrains aphrodisiaques chaotiques où le jamais rencontré et le jamais vu ont le caractère courant d’une surprise continuelle206

La recherche amoureuse, « une entrée mortelle dans le merveilleux », permet, de façon paradoxale, l’apparition du « jamais vu » doublement paradoxale parce que « continuelle ».

Ajoutons à ces paradoxes le silence des enfers, la parole muette des « souterrains aphrodisiaques » et s’établit alors une frontière virtuelle entre le « voir » et l’« entendre », entre ce qui se laisse apparaître à la vue et ce qui se laisse entendre à l’oreille. Rappelons que pour

Luca la parole poétique de l’amour invente et par là offre la possibilité d’une animation vivante,

205 Ghérasim Luca. L’inventeur de l’amour, 11-12. 206 Ghérasim Luca. L’inventeur de l’amour, 44-45. 171

à savoir l’apparition du « jamais vu ». C’est alors que l’expérience des frontières peut donner un aperçu des différences entre le visuel et l’oral tout en montrant le point fugace où ils se conjuguent. Le paradoxe se résume ainsi : « l’oralité et l’écriture [chez Luca] cessent d’être perçues contradictoirement : elles sont les témoignages concordants d’un dépassement imaginaire de la mortalité »207. Le dépassement des frontières de la vie et de la mort et le dérangement des limites créent des lieux précaires d’où toute valeur surgit :

[…] cette entrée à vie et à mort dans le merveilleux est pour moi le point névralgique de l’existence le point limite à partir duquel la vie commence à valoir la peine d’être vécue208

2.3.6 – Le « oui » de Luca : sur l’oral et le visuel

C’est précisément à ce « point limite », où la mort devient vie, que la négation perpétuelle que nous avons examinée dans la section précédente devient un cri : le « oui » qui brise la sclérose du visuel. La question du visuel — et la question du sujet surplombant chez

Rilke que nous avons examinée précédemment — montre à quel point Luca privilégie l’oral aux dépens du visuel.209 Dans une lettre adressée à Yves Klein le 10 décembre 1959, Luca explique sa position vis à vis de l’oral et du visuel en écrivant que

Mon « oui » et votre « bleu » ne constituent que les variantes apparemment contradictoires d’un absolu informulable que la

207 Dominique Carlat. Ghérasim Luca l’intempestif, 257. 208 Ghérasim Luca. L’inventeur de l’amour, 45. 209 Rappelons que le mythe d’Orphée et Eurydice présente un chant originel et amoureux qui est interrompu d’abord par le regard non-restreint (et sans limites) d’Aristée et ensuite par le regard muet (et non-restreint) d’Orphée. C’est ainsi qu’une suite s’établit : la mort d’Orphée est nécessaire pour que la poésie puisse se répandre ; Orphée est mort parce qu’il n’a pas pu se défendre avec ses chants après la deuxième mort d’Eurydice. Mais Eurydice est morte, elle, à cause de l’auto-dévoilement du voyeur : si Aristée était resté dans les buissons, l’histoire n’aurait pas eu lieu. La violence de ce regard silencieux et désireux – cette forme de voyeurisme – et les conséquences de cette violence font chanter la voix poétique et répondent au chant poétique – un chant qui, paradoxalement, cherche à jamais le retour au silence de l’amour/la mort par la voie du cri. 172

vibration de mon langage et la soudaineté de votre couleur poursuivent de deux côtés de l’énigme.210

Remarquons que Luca qualifie l’oral et le visuel non pas comme des contraires mais comme deux manifestations différentes de ou réponses à l’énigme de l’informulable. Le poète et son ami peintre se sont intéressés à la même problématique et leurs approches sont seulement

« apparemment contradictoires » dans le registre de la soi-disant représentation. Si, comme nous l’avons déjà suggéré, Luca fait signe à un temps cosmologique, le temps du registre de la représentation — où son « oui » et le « bleu » de Klein sont contradictoires — varie selon la forme de la représentation : le langage oral de Luca vibre tandis que la couleur visuelle de

Klein est soudaine. À la surface, cette différence temporelle semble suggérer une immanence

(radicale) chez le poète et une transcendance immédiate chez le peintre – les deux formes

« variantes » de cet « absolu informulable ».

Dans sa lettre, Luca explique également que « le refus du rythme, parfaitement justifié dans une initiation ‘‘visuelle’’ comme le vôtre, ne saurait être chez moi, cabaliste phonétique, qu’affirmation-limite d’une volonté de projection dans l’expansion universelle »211. Il est intéressant de noter deux choses dans cette partie de la lettre.

1) Le « refus du rythme » dans la démarche universelle de Klein. À l’époque en question212, Klein s’intéressait à la manifestation de l’immatériel et à ce qu’il appelait « le dépassement de la problématique de l’art », titre d’un texte rédigé en 1959. Son projet consistait

à « remonter du visible à l’invisible, dégager les qualités réelles du tableau auparavant prisonnières de la matière pour parvenir […] à présenter sans intermédiaire la ‘‘sensibilité

210 Ghérasim Luca. « Lettre à Yves Klein », dans Ghérasim Luca. Ses amis peintres, Cagnes-sur-mer, Éditions L’Image et la Parole, 2007 (1960), s.p. 211 Ghérasim Luca. « Lettre à Yves Klein ». 212 Deux expositions de Klein nous intéressent : l’exposition des monochromes en 1957 et l’exposition « Le vide » en 1958, les deux à la galerie Iris Clert à Paris. 173

picturale immatérielle’’ »213. Son projet ressemble donc à celui de Luca, sauf que Klein poursuit le sien dans le domaine du visuel.

Comme le projet visuel de ce dernier, Luca veut libérer les qualités réelles du langage,

à savoir la vitalité du son, de leur prison de la matière des mots. Mais comme nous l’avons vu, cette libération ne peut être que différée, elle doit être poursuivie en hoquets, de manière précaire. La soudaineté ou l’immédiateté sans rythme du visuel est une affirmation-limite pour le poète. Certes, la « sensibilité picturale immatérielle » de Klein réussit à ouvrir sur l’énigme, mais elle empêche tout développement ou épanouissement ultérieurs. Comme Luca l’explique,

« l’absolu que votre tableau m’ouvrirait sur le vide m’empêcherait d’écrire le silence »214.

2) Luca se qualifie comme « cabaliste phonétique ». Écrire le silence signifie donc libérer le cri muet, prisonnier des mots, le cri qui fait appel à l’inconnu et l’inconnaissable sans le dire. Ce côté mystique suppose qu’il existe des messages ou des connaissances insoupçonnés et captifs dans les mots, les phonèmes, et les lettres individuelles. Un aspect important du cabalisme est l’idée selon laquelle les images et même le visuel en tant que tel bloquent ou nient le pouvoir sonore du langage. Or, même si la démarche de Klein ouvre sur le vide et sur la question de l’informulable, ses manifestations visuelles de l’immatériel agissent comme la méduse sur le désir ontophonique de Luca.

Comme chez Klein, le rapport entre le vide et le silence est important pour discerner l’inhumain poétique et ontophonique de Luca. Dans un texte rédigé en 1959, Klein admet que

« la couleur bleue immatérielle […] m’avait en somme rendu inhumain, m’avait exclu du monde de la réalité tangible. J’étais un externe de la société, habitant de l’espace et ne pouvant

213 Denys Riout. Yves Klein. Manifester l’immatériel, Paris, Gallimard, 2004, 67. 214 Ghérasim Luca. « Lettre à Yves Klein ». 174

plus revenir sur la terre »215. Rappelons que le projet ontophonique et inhumain de Luca vise d’abord et avant tout un effort de concrétisation (du désir, de l’amour, des sons) ; il s’agit d’une corporalité viscérale. Pourtant chez Klein, « si l’on peut aisément comprendre comment l’immatérialisation du bleu conduit au ‘‘vide’’ (apparent), il est beaucoup plus difficile, voire impossible, d’inférer cette immatérialisation à partir de la rencontre avec le vide, nu et muet »216. Nous reconnaissons le problème que Luca a souligné face au tableau de Klein : la rencontre actuelle avec le vide pictural empêche toute activité subséquente, que cette activité soit matérielle, écrite, ou conceptuelle.

Comme le soutient Denys Riout, on peut comprendre le projet visuel de Klein s’il reste au niveau du concept, mais dès qu’une rencontre actuelle a lieu, nous sommes face à une impossibilité, voire une aporie. Certes, c’est exactement ce que veut Klein avec son projet : libérer l’homme des contraintes de l’art visuel, « dépasser l’art lui-même et travailler individuellement au retour à la vie réelle, celle où l’homme pensant n’est plus le centre de l’univers mais l’univers le centre de l’homme »217. Luca serait d’accord avec ce propos de

Klein selon lequel il faut travailler individuellement pour en arriver à la vie réelle pour tous les humains. Cependant, sans le rythme et sans le « oui » poétiques, le visuel rend muet à jamais le cri perpétuel de l’inhumain ontophonique ; le rythme et la lutte saccadée particuliers au langage de Luca sont négligés.

215 Yves Klein. « Vitesse pur et stabilité monochrome », dans Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, Paris, École nationale des beaux-arts, 2003 (1958), 64. 216 Denys Riout. Yves Klein. 66. 217 Yves Klein. « Le dépassement de la problématique de l’art », dans Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, Paris, École nationale des beaux-arts, 2003 (1958), 105. 175

2.3.7 – « La mort-phologie de la méta-mort-phose »

Le « point limite » dont parle Luca, où la négation devient cri est un concept décisif dans le mythe d’Orphée et Eurydice : tout se passe bien jusqu’à ce que les deux amants atteignent le seuil, cet espace transformateur. Rappelons que dans le mythe, c’est le chant d’Orphée qui donne accès à l’inaccessible et que dans le monde des ombres, le regard est interdit. Non seulement le regard est interdit, mais le regard est également ce qui interdit : au moment où Orphée se retourne pour regarder l’aimée, la réunion des amants devient définitivement interdite. En ce moment décisif le paradoxe du visuel est à l’œuvre : l’objet de notre regard disparaît à jamais au moment où nous le regardons directement.

En outre, ce moment souligne l’enjeu entre le chant qui permet le possible et le regard qui occasionne l’impossible. Ce qui était non-visible mais permis par le chant délirant, à savoir l’aimée (et l’amour en soi), devient tout d’un coup visible et dès lors impossible à jamais. Dans ces enjeux, Orphée réussit à franchir le seuil de la vie et réussit à entrer dans le monde des morts à l’aide de son chant poétique, mais il n’a pas pu ramener avec lui ce qu’il a vu de l’autre côté du seuil : Eurydice n’a pas pu revenir à cause du regard. C’est alors que la voix et l’oralité effacent les barrières de la vie et de la mort et ouvrent sur un monde que nous n’avons pas l’habitude de connaître. Cependant, si ces connaissances deviennent visuelles — si nous nous abandonnons au regard —, elles seront à jamais inaccessibles. Ce que l’oralité nous permet d’apprendre dans l’au-delà, ce que le chant poétique nous laisse apprendre, ne peut pas être assimilé dans un monde visuel et soi-disant vivant. L’oralité du chant poétique donne accès à quelque chose d’inégalable qui serait autrement impossible. Dans l’atmosphère d’après-guerre et dans le milieu intellectuel de Paris où les débats sont concentrés sur le visuel, Luca nous rappelle l’oralité intempestive du langage.

176

D’ailleurs, en privilégiant l’expression orale, Luca désempare un autre concept à la base de la psychanalyse freudienne, car l’oralité ontophonique défait et même évacue le schéma paradoxal mais toutefois binaire (et dialectique) du Heimliche/Unheimliche.

Rappelons que pour Freud, le Heimliche est « ce qui est familier, confortable, et […] ce qui est caché, dissimulé […] », tandis que l’Unheimliche est « tout ce qui aurait dû rester caché, secret, mais se manifeste »218. Toujours est-il que les enjeux du caché et du manifeste existent en premier lieu sur le plan visuel, d’où le projet de Luca de privilégier l’oral. Pour le poète, l’ontophonie permet une autre existence à l’être où rien n’est vraiment caché sous ou derrière quoi que ce soit. La question du refoulé devient donc pour le poète une question de la sonorité du langage, et une question de morphologie et de métamorphose des formes sonores.

Dans le prétendu refoulé et la désublimation qui (parfois) s’ensuit, il ne s’agit pas d’un processus de disparition suivi d’une découverte, mais plutôt d’une transformation, d’une mutation.219 C’est alors qu’on lit dans le poème « La morphologie de la métamorphose » que

le mort le mot d’or d’ordre le mot le mot d’or d’ordre de la mort de la mort c’est mordre c’est mordre les bornes de la forme et, à la fin du poème :

c’est ainsi que la mort est bien morte elle est bien morte la mort la mort folle la morphologie de la la morphologie de la métamorphose de l’orgie la morphologie de la métamorphose de220

218 Sigmund Freud. L’inquiétante étrangeté, 15. 219 Le travail analytique de Freud, repris par les surréalistes, n’est qu’une fausse solution pour Luca. Certes, les surréalistes ont ouvert la voie vers la transformation, ou vers l’invention du monde, mais il y a « certaines erreurs qui se sont glissées à l’intérieur même du surréalisme » (Dialectique de la dialectique). À savoir, pour Luca, une « répétition idéaliste » des méthodes surréalistes, une répétition par laquelle « les techniques surréalistes deviennent […] des techniques esthétiques et abstraites » (Dialectique de la dialectique). Le travail simulé ou feint sur le refoulé est ce dont parle Marcuse dans L’homme unidimensionel, notamment ce qu’il nomme la désublimation répressive. Ce serait, dans les mots de Luca, la condition de l’homme axiomatique. . 177

Cette pulsion de « mordre les bornes de la forme », où même « la mort est morte », se manifeste comme le « désir de tendre sans cesse vers de nouveaux objets, de n’être jamais égal

à lui-même, de se reproduire indéfiniment [… et] qui n’opère aucun investissement particulier ; c’est une poussée sans but […] »221.

Le désir dépourvu de dessein, sans investissement particulier refuse toute

épistémologie et rend ambiguë toute lecture définitive de l’œuvre. Comme l’explique

Blanchot, si l’écriture

[…] altère, congédie, abolit l’écrivain en tant que tel, sinon l’homme ou le sujet écrivant […] oui, si l’œuvre, dans son opération, si minime qu’elle soit, est à ce point destructrice qu’elle engage l’opérateur dans l’équivalent d’un suicide, alors comment pourra-t-il se retourner (ah, le coupable Orphée) vers cela qu’il pense conduire au jour, l’apprécier, le considérer, s’y reconnaître […] ?222

La question de Blanchot renvoie à plusieurs thèmes que nous avons explorés chez Luca

(et dans le mythe d’Orphée), surtout le caractère altéré de l’écriture, son opération destructrice et la difficulté que l’on éprouve à comprendre ces processus. D’autre part, la question nous aide à comprendre le désir sans but chez Luca, car

[…] si l’œuvre s’apparente à Eurydice, la demande — très humble — de ne pas se retourner pour la voir (ou pour la lire) est aussi angoissante pour elle qui sait que la « loi » la fera disparaître (ou du moins l’éclairera jusqu’a la faire dissoudre dans un jour quelconque) qu’elle est tentante pour l’enchanteur dont tout le désir est de s’assurer qu’il y a bien quelqu’un de beau qui le suit, plutôt qu’un simulacre futile ou un néant enveloppé de mots vains.223

220 Ghérasim Luca. « La morphologie de la métamorphose », dans Héros-limite, Paris, José Corti, 1985 (1953), 64. 221 Iulian Toma. Ghérasim Luca, 203-4. 222 Maurice Blanchot. Après coup, Paris, José Corti, 1983, 88. 223 Maurice Blanchot. Après coup, 89. 178

Cette lecture blanchotienne du mythe d’Orphée suggère que malgré le désir de s’assurer

(que ressent Orphée ; que ressent le poète), il faut avancer sans but, sans confirmation, sans garantie, sinon le tout disparaîtra. L’ontophonie morphologique est donc un pari contre la mort, mais pas pour la combattre puisque, comme nous le lisons dans le poème cité ci-dessus, « elle est bien morte la mort ». La mort du langage, de l’œuvre, d’Eurydice, ne signifient pas que le poète les accepte « en tant qu’écrits — [ce qui serait] une affirmation de l’écriture — mais qu’il accepte dangereusement de leur prêter sa voix, de substituer à la légende (l’énigme de ce qui doit être lu) l’évidence vitale et orale d’une diction et d’une présence […] »224. Par ailleurs, cette présence de la voix, grâce à sa nature même, est depuis toujours et à jamais en métamorphose ; elle participe à l’universel de l’inhumain et lutte sans cesse contre la représentation statique de l’homme, que cette représentation se fasse dans les pensées ou dans les images que l’homme construit pour lui-même.

2.3.8 – Luca, poète (de l’)inhumain

Nous avons commencé ce chapitre par une discussion de l’avant-garde roumaine en montrant que la poétique de Luca doit beaucoup à Tzara et à son esthétique Dada. Le nihilisme et l’homme nouveau proposés par ce dernier ont été des précurseurs pour Luca, pour son être non-œdipien et pour son invention du nouvel univers ontophonique. Pourtant, Luca n’opère pas une tabula rasa comme le voulait Tzara ; pour Luca, la révolution (poétique) aura lieu au moyen d’un amour objectif, atteint par une dialectique érotique ou ce qu’il appelle l’érotisation du prolétariat. L’amour objectif implique une désubjectivation qui éliminerait les structures de pouvoir biologique et culturel de l’amour ; nous avons examiné plusieurs façons dont Luca

224 Maurice Blanchot. Après coup, 89. 179

cherche à réaliser la désubjectivation, d’abord en commençant par lui-même en se déterritorialisant avec un pseudonyme.

Pour Luca, une des plus grandes entraves à son projet poétique est la figure d’Œdipe, l’héritage de son mythe, et le célèbre complexe qui porte son nom. Partout dans son œuvre et au moyen d’approches variées, Luca, précurseur lui-même de Deleuze et Guattari, propose l’être non-œdipien, un être ouvert au monde, informe, instable, et en métamorphose permanente. Contre l’homme donné et ses axiomes rationnels et anthropomorphiques, le poète rend possible une autre forme de l’être en utilisant des termes comme « suspension », « vide », et « cosmologique ». En outre, il imagine des « créatures » (l’Oiseaumbi et la femme non-née) qui représentent un désir plus objectif, libéré des contraintes culturelles et même biologiques.

Ainsi, Luca explore les bases érotico-thanatiques de l’être non-œdipien. Sa rencontre avec la psychanalyse freudienne mène Luca à définir un inconscient matériel — comme son concept d’amour objectif d’ailleurs — qui serait plus universel et inhumain qu’individuellement humain.

Toutes ces explorations se font au moyen d’un langage particulier : un langage poétique d’abord et avant tout oral, l’« ontophonie ». Ainsi, nous avons proposé qu’un élément constitutif de l’inhumain poétique est son langage oral, qui se distingue nettement du langage discursif et articulé de l’homme donné. Ce langage oral se base sur la décomposition de mots en syllabes, le rythme saccadé et le balbutiement, qui tous arrivent à constituer ce que nous avons appelé le cri poétique de l’inhumain. Ce cri, ainsi que tout le projet de Luca, est à la base un cri d’amour qui cherche un autre moyen, à part celui de la représentation, d’exprimer l’élan vital de l’être ; ainsi, l’inhumain poétique chez Luca, malgré les décompositions (des mots, des

180

corps) et la négation, est en fin de compte un effort de sauver l’être de sa propre image de lui- même.

181

CHAPITRE 3

3.1 – L’être écrivant. Quel « Henri » ? Quel « réel » ?

L’œuvre hétéroclite d’Henri Michaux est un univers où le poète-artiste explore et imagine des mondes fantastiques et des êtres transfigurés, où il crée des formes d’expression autant risibles qu’amusantes, et où il ne cesse de se réinventer en reformulant les itérations multiples du soi. Depuis ses premiers textes de découverte jusqu’aux derniers représentations

à l’encre — en passant par des voyages réels et rêvés et des expérimentations avec de la drogue

— le cosmos michaudien est caractérisé par une mise en question perpétuelle de l’être et du réel. Afin de mieux interpréter le rapport en la vie et l’œuvre de Michaux — les enjeux de l’être et de l’expression — nous examinerons les transformations qu’il éprouve lorsqu’il commence à écrire. Comme dans notre analyse de Luca d’ailleurs, nous nous intéressons aux formes d’expression que Michaux utilise et invente pour explorer d’autres façons de vivre la condition (in)humaine.

3.1.1 – Michaux et le « cas » de Lautréamont

Au printemps 1922, à l’âge de 22 ans, fraîchement réformé du service militaire, Henri

Michaux se trouve à Bruxelles lorsque la lecture des Chants de Maldoror d’Isidore Ducasse dit Comte de Lautréamont « déclenche en lui le besoin, longtemps oublié, d’écrire »1. Michaux n’est sans doute pas le seul à ressentir une pulsion créative en lisant Lautréamont ; comme le remarque Anne-Marie Dépierre, à partir de la première édition moderne de son œuvre éditée

1 Henri Michaux. « Quelques renseignements », dans Œuvres complètes I, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 1998 (1959), cxxxii. 182

par Rémy de Gourmont en 1919, « Lautréamont n’est plus un auteur à tirer de l’oubli »2.

Cependant, l’attitude de Michaux vis-à-vis des Chants est particulière, car il incorpore l’esprit du texte dans son être poétique, à la différence d’autres écrivains qui réagissent avec une certaine distance. La même année que la parution de l’édition de Gourmont par exemple, André

Breton publie un court texte sur Lautréamont dans le deuxième numéro de la revue Littérature, et un deuxième, plus long, l’année suivante dans La nouvelle revue française. Trois ans plus tard, lors d’une conférence à Barcelone en 1922, Breton affirme l’importance de Lautréamont pour l’histoire de la littérature française quand il dit que c’est à ce dernier « qu’incombe, peut-

être pour la plus grande part, la responsabilité de l’état de choses poétique actuel […] »3 et que

Lautréamont est « le point de départ de cette évolution dont nous commençons à apercevoir les grands caractères »4, à savoir l’évolution de l’esprit moderne. En outre, n’oublions pas qu’une des phrases célèbres de Lautréamont, « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie », a été adoptée par Breton comme prototype du hasard et de la beauté surréalistes, et comme précurseur d’un intérêt envers les objets issus de la science et de la production industrielle.

Si, comme le suggère Dépierre, avec la parution dite officielle et moderne de ses œuvres complètes en 1919, Lautréamont a désormais sa place réservée dans l’histoire de la littérature française, ceci n’empêche pas la réaction de certains écrivains qui préfèrent sauvegarder la singularité de l’auteur des Chants et empêcher la canonisation de son œuvre. Par exemple, dans un texte publié en 1927 et signé par Aragon, Breton et Éluard, les trois surréalistes affirment

2 Anne-Marie Dépierre. « Henri Michaux : “Il se croit Maldoror”. Figures et images », Revue d’histoire littéraire de la France, nº 5, sept-oct, 1976, 794. 3 André Breton. « Caractères de l’évolution moderne (et ce qui en participe) », dans Lautréamont. Œuvres complètes, dir. J.-L. Steinmetz, Paris, Gallimard, 2009 (1922), 373. 4 André Breton. « Caractères de l’évolution moderne », 373. 183

qu’ils s’opposent « à ce que Lautréamont entre dans l’histoire, à ce qu’on lui assigne une place entre Un tel et Un tel »5. La répugnance évoquée par Aragon, Breton et Éluard vis-à-vis de la canonisation de Lautréamont témoigne de l’effet particulier que les Chants ont eu sur toute une génération, à savoir le désir de s’approprier la singularité de l’écriture ducassienne pour elle- même et de rejeter, à tout prix, l’insertion de celle-ci dans la culture générale ; « Lautréamont envers et contre tout », le titre du texte rédigé par les surréalistes, en fait preuve.

C’est dans cette atmosphère polémique qu’en 1925, Franz Hellens et Henri Michaux publient un numéro spécial de la revue Le disque vert : « Le cas Lautréamont ». Dans le prospectus envoyé à une cinquantaine d’écrivains, Hellens et Michaux semblent être en faveur de la canonisation contestée par les surréalistes :

Il est inadmissible pour un esprit critique que, soixante ans après la publication d’un document de 350 pages, de ce Lautréamont, reconnu l’un des précurseurs de l’époque littéraire actuelle ou prétendu tel, l’on demeure encore bouche bée sur le monde de formation des Chants de Maldoror et de la « Préface », et sur leur signification. Aucun ouvrage d’ensemble n’a été consacré jusqu’ici à ce « cas ». Cette attitude a duré assez.6

Les réponses publiées dans le numéro spécial — reçues d’écrivains tels que Gide,

Valéry, Soupault, Crevel et Cocteau entre autres — sont aussi variées que polémiques. Citons les deux qui nous intéressent davantage, celle de Breton et celle de Michaux lui-même. Breton, anticipant le texte collaboratif de 1927, écrit qu’« en réponse à votre lettre, je tiens à déclarer que selon moi c’est pure folie de soulever publiquement la “question” Lautréamont […] l’opinion des autres importe peu »7. La frustration, voire la colère de Breton vis-à-vis du

5 L. Aragon, A. Breton et P. Éluard. « Lautréamont envers et contre tout », dans Lautréamont. Œuvres complètes, dir. J.-L. Steinmetz, Paris, Gallimard, 2009 (1927), 405. 6 Cité dans J.-L. Steinmetz, « Notes », Lautréamont. Œuvres complètes, dir. J.-L. Steinmetz, Paris, Gallimard, 2009 (1925), 713. 7 André Breton. « Le disque vert. Opinions », dans Lautréamont. Œuvres complètes, dir. J.-L. Steinmetz, Paris, Gallimard, 2009 (1925), 397. 184

traitement de Lautréamont est même redirigée vers Hellens et Michaux : « Ce qui a pu si longtemps se garder de toute souillure, à quoi pensez-vous en le livrant aux littérateurs, aux porcs ? Ne vous suffit-il pas de voir ce qu’ils ont fait de Rimbaud ? »8. Breton condamne les deux Belges d’avoir même soulevé la question ou le « cas » Lautréamont.

L’« opinion », car tel est le titre donné à la section dans laquelle sont publiées les réponses au prospectus, de Michaux est curieuse et révèle certains enjeux de son besoin d’écrire déclenché par la lecture de Lautréamont :

Pour moi, il n’y a pas de cas Lautréamont. Il y a le cas de tout le monde sauf lui, et sauf Ernest Hello. Il y a le cas cuistre, le cas de la littérature, le cas des romanciers, le cas de l’infiniment diverse médiocrité et le cas de ceux qui prennent Lautréamont pour un cas. Ce dont j’ai autrement besoin, c’est qu’on m’explique le cas Cicéron, le cas La Bruyère, le cas Bazin, le cas des petits hommes qui aiment écrire. J’ai aimé sans restriction ni explication deux hommes : Lautréamont et Ernst Hello. Le Christ, aussi, pour dire vrai. – Mais, c’est vous qui avez proposé ce No – – Moi, oui ! et alors ?9

Publié quelques années après que Michaux (re)commence à écrire, le petit texte opiniâtre et contradictoire fait écho à la réaction de Breton mais finit par se moquer de ce dernier et de son ton sérieux avec humour sous la forme du dialogue final. Ces deux dernières lignes témoignent de l’attitude de Michaux vis-à-vis de la possibilité de commenter un écrivain aussi singulier que Lautréamont ; Michaux ne dit rien à propos de Lautréamont sauf qu’on ne peut rien dire sur lui : une admiration sans restriction ni explication.

Dans ses commentaires sur le « cas » Lautréamont et la réponse de Michaux, Jean-Luc

Steinmetz se demande jusqu’à quel point Michaux a pris l’initiative du numéro spécial, étant

8 André Breton. « Le disque vert », 397. 9 Henri Michaux. « Le disque vert. Opinions », dans Lautréamont. Œuvres complètes, dir. J.-L. Steinmetz, Paris, Gallimard, 2009 (1925), 399. 185

donné sa réponse ironique, et suggère qu’il a peut-être été dirigé uniquement par Hellens.10

Mais cette explication semble trop simple et ne prend pas en compte l’étendue du geste comique de Michaux. Le « Moi, oui ! et alors » qui clôt le petit texte est emblématique de la position ou posture de l’écrivain telle que Michaux la conçoit après sa rencontre bouleversante avec l’œuvre de Lautréamont. La réplique finale dans ce bref dialogue fictif, un dialogue avec soi-même — ou, comme nous le verrons, un dialogue avec l’autre du soi — est une des premières manifestations, et peut-être la plus explicite, d’une mythologie de l’écrivain mise en avant par Michaux. Certes, la mythologie ou la posture de l’écrivain public a une longue histoire dans la littérature française. Pourtant, comme Raymond Bellour le soutient,

le problème est un peu différent, chez celui [Michaux] qui commence à écrire, cherche sa voie, ses voies, cherche à poser sa voix, qu’il sent lui-même une et si multiple. Il lui faut avant tout savoir qui on est, qui on devient dès qu’on s’adonne à cette activité étrange qui consiste à vivre en écrivant, à écrire sa vie en vivant, à toujours risquer par là de l’écrire plus que de la vivre, et la vivre surtout d’une façon tout autre qu’on l’aurait cru ou désiré.11

Bellour résume ainsi le pari de l’écriture assumé par Michaux, un pari lancé posthumément par Lautréamont. Notons d’emblée qu’Henri n’est pas le nom utilisé par ce corps qui vit en écrivant et écrit sa vie en (la) vivant. Le « cas » de Lautréamont témoigne donc de cette période où l’être michaudien — l’écrivain Henry Michaux — se donne une voix qui ne se différencie guère de sa voie, et qui deviendra multiple : les voix d’un être qui se crée par les voies de l’écriture. La contradiction apparente à la fin de son « opinion » publiée dans Le disque vert témoigne de l’enjeu ontologique chez Michaux, alternant entre l’un et le multiple.

10 Voir les « Notes » de Jean-Luc Steinmetz, dans Lautréamont. Œuvres complètes, dir. J.-L. Steinmetz, Paris, Gallimard, 2009, 721. Steinmetz souligne le fait que Michaux cesse de collaborer à la revue l’année suivante, supportant sa thèse que le numéro spécial était plutôt l’initiative de Hellens qu’une collaboration avec Michaux. 11 Raymond Bellour. « Notes », dans Henri Michaux. Œuvres complètes I, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 1988, 999. 186

De même que la singularité de l’œuvre de Lautréamont consiste en des figurations et des métamorphoses incessantes de l’être, dans sa propre écriture Michaux « naît à lui-même, double et plusieurs, se découvrant sujet »12. Comme Jean-Pierre Martin le souligne dans sa biographie, pour Michaux Lautréamont est « le modèle absolu, incomparable [… à cause de] sa vie absentée, sa biographie impossible, la disparition des traces et des images, des indices, hors l’œuvre publiée »13. Ce qui a été « oublié » par Michaux et « retrouvé » lors de la rencontre avec les Chants n’est pas tant l’écriture comme activité secondaire ou même littéraire, mais l’occasion de créer et d’explorer les différentes possibilités de l’être.

L’adoption du « y » dans son prénom public/publié montre jusqu’à quel point Michaux cherche à s’effacer : très peu, en fait. Il ne se crée pas un pseudonyme ; il échange tout simplement une lettre pour une autre, suggérant que Michaux ne veut pas se cacher complètement derrière un nom inventé plutôt qu’il veut jouer avec les différents sois possibles.

Ainsi, Michaux et son œuvre ne fonctionnent pas selon la binarité public/privé normalement associée avec la posture d’écrivain.14 Pour Henri/Henry il s’agit d’une multiplicité où le public et le privé, l’intérieur et l’extérieur sont repensés selon un modèle non-binaire (nous y reviendrons dans la deuxième section). Une deuxième remarque à propos du changement subtil et temporaire du « i » en « y » introduit un aspect de l’œuvre michaudienne que nous examinerons en plus de détail dans la troisième section : l’importance de l’écrit, le graphème, les élément visuels sur la page. Sur le plan phonétique « Henri » et « Henry » sont identiques.

12 Raymond Bellour. « Notes », 1002. 13 Jean-Pierre Martin. Henri Michaux, Paris, Gallimard, 2003, 82. 14 À ce sujet, Anne-Marie Dépierre note que « la quasi-impossibilité pour Michaux de créer des personnages vient peut-être de ce que ceux-ci ne peuvent être que des répliques de lui-même, par une inlassable prolifération de « Je », sorte d’extension vers l’infini du classique thème du double. » (Anne-Marie Dépierre. « Brâakadbar d’Henri Michaux », Lettres romanes, vol. 37, nº 4, 1983, 326). 187

Ainsi, la variation orthographique souligne l’intérêt envers et le plaisir ressenti lorsque

Michaux joue avec les lettres, les mots et l’expression visuelle.

3.1.2 – Le « Cas de folie circulaire »

L’influence de Lautréamont est évidente dans le premier texte que Michaux publie,

« Cas de folie circulaire »15. Parce que le petit texte marque la naissance de l’écrivain public

— le premier de plusieurs doubles de l’être écrivain — la référence explicite à Lautréamont affirme le fait que pour Michaux les Chants sont un modèle pour son écriture comme pour la manière dont il se façonne à travers sa plume.

Comme pour le dossier « Le cas de Lautréamont », ce premier texte a été publié dans la revue Le disque vert en 1922. Divisé en trois courts chapitres ayant les sous-titres « Il se croit Maldoror », « Personnalité d’une petite fille » et « Origine de la peinture », il peut être considéré comme un triptyque recoupant les intérêts qui préoccupent Michaux ; les trois thèmes qui y sont abordés resteront importants pour lui pour le reste de sa vie : 1) le double extérieur, 2) l’autre radical intérieur et 3) la relation entre l’écriture et le visuel. Résumons ces trois thèmes à l’aide du texte en question.

1) Le premier chapitre de « Cas de folie circulaire », celui ayant le sous-titre « Il se croit

Maldoror », met en scène le personnage Brâakadbar qui, un jour, en poursuivant « le Créateur

[…] se trouvait dans les colonies humaines »16. Le nom donné à ce personnage est remarquable

15 Plusieurs éléments de ce texte seront repris par Michaux plus tard. Le troisième chapitre « Origine de la peinture », se trouve parmi les vignettes qui composent le livre Fable des origines, publié sous le nom d’Henry Michaux en 1923. Par ailleurs, Michaux utilise le nom Brâakadbar (le personnage du premier chapitre) pour le titre d’une nouvelle rédigée en 1927 et publiée en 1929. La nouvelle de 1927 est plus longue que le texte de 1922. Anne-Marie Dépierre suggère que si le Brâakadbar de 1922 est conçu comme l’archange, dans le texte de 1927 il est devenu créateur lui-même. 16 Henri Michaux. « Cas de folie circulaire », dans Œuvres complètes I, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 1988 (1922), 3. 188

pour son originalité — le premier d’une longue série de néologismes de noms propres à travers l’œuvre de Michaux. L’absence d’historique ou d’étymologie pour ce nom l’empêche d’être situé dans un héritage, littéraire ou autre, et le seul indice à un précurseur est le sous-titre ;

Brâakadbar, à la poursuite de l’origine mais advenu chez les humains, est le double impossible, car il ne double rien sauf sa propre image, celle dont il se croit être le double. D’ailleurs, le nom Brâakadbar évoque, de façon dérisoire et ironique, le pouvoir magique du langage ; en

étant une anagramme de l’incantation Abracadabra, le nom fait déjouer toute idée d’un secret caché dans le langage. Si Lautréamont est absolument singulier, s’il n’y a pas de « cas »

Lautréamont, on ne peut pas l’imiter. Comment donc comprendre ce geste de Michaux qui à la fois semble vouloir imiter Lautréamont (ou du moins se croire l’avoir imité), et usurper le

Créateur, voire toute la création, pour devenir maître de soi-même à travers l’écriture ? Ce geste ne fait sens que si on le considère comme la mise en œuvre d’un double extérieur qui

échappe à toute identification. Bellour décrit la logique de ce geste comme

imitant cette voix [de Lautréamont] de sorte qu’elle imite la sienne, se vivant ‘‘comme le double de l’autre’’ ‘‘Henry Michaux’’ se construit à travers Lautréamont, non pas une identité reconnue, qu’il pourrait dire sienne, mais une possibilité de mouvement, une voie de dégagement.17

Ainsi, la construction ou la naissance de Michaux à travers cette première publication résulte en un être écrivant qui est, certes, un double, mais un double sans origine, sans aucun original ou modèle qui servirait à doubler.

2) Le deuxième chapitre, « Personnalité d’une petite fille », met en scène une rencontre avec un médecin. Le texte emprunte le vocabulaire de la physiologie et le rend morphologique ; il est donc comparable au langage de Lautréamont, lorsqu’il critique celui de la science

17 Raymond Bellour. « Notes », 1004. 189

positiviste. Parlant de la « logique implacable », de la lucidité, et de la raison dans le style et dans le langage de Lautréamont, Maurice Blanchot décrit comment « cette raison est si forte, elle est d’une telle étendue qu’elle semble aussi embrasser tous les mouvements de la déraison et pouvoir comprendre les plus étranges forces aberrantes […] »18 et « que cette raison est en lui [Lautréamont] quelque chose d’étrange [… qui] n’a été qu’un long, tragique et obstiné acheminement vers la raison »19. Blanchot souligne un certain usage du langage, tellement fort, qu’il abolit les dualités telles que raison/déraison ou lucidité/obscurité, forçant ainsi le langage

à abandonner ses tropes pour devenir un espace de création novatrice :

Lautréamont est cet être étrange qui, irréel encore sous le nom apparent de Ducasse, a voulu se donner à lui-même le jour et porter tout à fait la responsabilité de son propre commencement.20

Pourtant, comme le dit Blanchot, dans ce commencement il s’agit de quelque chose d’intérieurement étrange qui s’achemine vers soi-même, vers sa propre réalisation.

Michaux reprend cette logique de l’étranger intérieur et la rend hyperbolique, il la radicalise. Comme nous l’avons suggéré, le vocabulaire de ce chapitre est emprunté à la physiologie ; la personnalité de la petite fille dont il est question s’est dégagée « de l’application du fer doux sur la nuque »21. Dans les notes sur le texte dans l’édition de la

Pléiade, Bellour remarque la manière dont Michaux cite et, en citant, détourne le langage de

Maladies de la personnalité (1885) de Théodule Ribot, fondateur de la psychologie scientifique en France. En citant directement le texte de Ribot, Michaux étend le langage scientifique et même positiviste jusqu’à ce que sa logique devienne absurde. Ainsi, il démontre

18 Maurice Blanchot. Sur Lautréamont, Paris, Éditions complexes, 1987 (1949), 47. 19 Maurice Blanchot. Sur Lautréamont, 49. 20 Maurice Blanchot. Sur Lautréamont, 51-2. 21 Henri Michaux. « Cas de folie circulaire », 4. 190

que dans « la folie circulaire » (une expression tirée directement du texte de Ribot, dans la section où il décrit « des dissociations du sujet »22) il ne s’agit pas d’une condition extérieure diagnostiquée chez l’autre ; la folie et ses manies réflexives sont intrinsèques à l’expression même.

Michaux dramatise la folie de l’étranger intérieur entre le personnage de la petite fille,

Lili, et un « moi » qui de temps en temps prend le rôle du médecin/psychiatre (ou même du psychanalyste), se moquant de tous les présupposés sur lesquels la psychiatrie/psychanalyse se base, y compris son langage. Dans une scène particulièrement révélatrice de la subversion michaudienne, le moi s’interroge sur les dissociations du sujet :

Même si elle ne parle pas tout haut, mais seulement derrière sa langue, j’ai tout compris. Qui est-ce qui se met entre Lili et moi, à qui on fait mal aussi et qui répète ce que nous disons, et qui ne dit jamais rien d’elle-même.23

Notons comment le moi, dans toute sa naïveté, admet l’intériorité de l’autre radical.

D’ailleurs, la question rhétorique que le moi se pose (« qui est-ce qui se met entre Lili et moi ») s’avère pertinente pour notre étude de l’inhumain, car elle met en scène la dissociation et la fragmentation intérieures du sujet. Face à la crise du sujet stable et unique, qui domine la pensée occidentale depuis au moins le cogito de Descartes, Michaux explore les formes multiples de l’autre intérieur dans son œuvre caractérisée par le mouvement et le déséquilibre.

3) Comme avec le premier chapitre, dans « Origine de la peinture », Michaux met en scène un personnage ayant un nom sans aucune préséance, Briskaieidiou, qui « se figure être en préhistoire et son ignorance cyclique des noms d’Homère, de Virgile, de l’Égypte, de la

22 Raymond Bellour. « Notes », 1023. 23 Henri Michaux. « Cas de folie circulaire », 6. 191

Chine, est absolue […] »24. Ainsi, Briskaieidiou — une autre itération expérimentale d’Henry

Michaux — s’imagine dans un état spatio-temporel où les grands récits et les grandes civilisations, généralement considérés comme fondements culturels, sont effacés du langage.

Cet effacement est cyclique, répétitif « et ne paraît guère une feinte »25. Notons que Michaux

évoque le langage dans ce cycle d’amnésie26, car Briskaieidiou « ne reconnaît aucun nom propre, quoique son vocabulaire ne paraisse pas diminué autrement »27. En négligeant la fonction onomastique du langage, Michaux est à la recherche d’une fonction plus gestuelle, voire expressive, du langage, pour le rapporter plus vers le visuel.

Le rapprochement du langage et du visuel devient plus évident quand la scène, absente de tout nom propre, est décrite en termes qui évoquent Lascaux, même si le texte précède la découverte de la grotte de deux décennies :

Il jeta dans la caverne des becs, et des têtes d’animaux rares et une bête très grosse cachée dans une coquille épaisse et la terre molle, qui était dedans, s’éparpilla sur les parois en masses inégales et diverses.28

Ce geste mêlant les animaux à la terre résulte en des images projetées sur la paroi de la caverne. Cependant le geste et son résultat visuel — le geste originel et récurrent du devenir- sujet de l’homme, dirait Bataille — sont presque interdits à l’homme, pour qui « il est pénible

[…] de se baisser vers une caverne obscure, craintive, parce que ses yeux sont obscurs pendant le jour de la lune, qui suit le jour du soleil »29. Pour Michaux, cette description résume le paradoxe du visuel chez l’homme qui « dérobe le soleil » pour tout voir et surplombe l’univers

24 Henri Michaux. « Cas de folie circulaire », 7. 25 Henri Michaux. « Cas de folie circulaire », 7. 26 Qui est, d’ailleurs, le domaine de spécialité de Ribot. 27 Henri Michaux. « Cas de folie circulaire », 7. 28 Henri Michaux. « Cas de folie circulaire », 7. 29 Henri Michaux. « Cas de folie circulaire », 7. 192

« sur la dernière branche de la plus haut cime »30, mais ne se permet pas de voir l’« origine »

(de la peinture). Par conséquent, l’homme se penche sur son langage pour nommer, le nom propre devenant ainsi un support ou simulacre de ce qui (n’) est (pas) visible « pendant le jour de la lune ».

Le personnage de Briskaieidiou ainsi que sa femme Isriel peuvent être considérés comme des êtres inhumains, doués d’un langage sans noms propres — un langage plus expressif et plus proche au visuel — et donc capables de voir les images sur la paroi : Isriel,

« considérant avec rapidité la paroi de la caverne frissonna, ayant reconnu la virilité rouge, très puissante, mais un peu tordue, d’un gorille incliné — et aussi ses yeux — et son geste »31. Ce geste, en tant que première image reconnue sur la paroi — l’écriture inhumaine —, devient la marque ou l’indice de la séparation de l’humain des autres êtres ; il est également la marque ou l’indice d’une origine partagée seulement reconnaissable par l’image à peine accessible dans la caverne.

Michaux termine le troisième chapitre sur la circularité de la folie en déclarant que cette scène d’érotisme visuel, à laquelle témoigne encore et encore l’être inhumain sans nom(s) propre(s), constitue la véritable appréciation et jouissance visuelle pour l’homme : « Ainsi fut

établi parmi les hommes combien l’image des choses est délectable. »32

Ces trois thèmes — le double extérieur, l’étranger intérieur, et les enjeux de l’expression écrite et de l’expression visuelle —, présents dès la première naissance écrite d’Henri Michaux, seront repris et réexaminés par le poète à travers son œuvre, un laboratoire où il rejoue les mouvements entre le dehors et le dedans.

30 Henri Michaux. « Cas de folie circulaire », 7. 31 Henri Michaux. « Cas de folie circulaire », 8. 32 Henri Michaux. « Cas de folie circulaire », 8. 193

3.1.3 – Henry Michaux entre Paris et Bruxelles

Pendant la période qui suit cette première publication, Michaux se situe entre, d’une part, Paris et Bruxelles et, d’autre part, l’esthétique avant-gardiste (surtout surréaliste) et une

écriture à lui. Les deux choix sont liés et ils déterminent son œuvre et sa vie pendant les années 1920. Si « le poète est venu chercher dans la capitale [Paris] une reconnaissance comme

écrivain belge »33, Michaux cherche une esthétique selon les mêmes termes, c’est-à-dire une esthétique qui lui serait propre et assez « surréaliste » pour être reconnue par Breton et son groupe.

Dans son étude sur Michaux à Paris, David Vrydaghs précise qu’à partir de 1924 Breton et les surréalistes ont effectivement créé « une fermeture des possibilités de carrière »34 pour tous ceux qui ne s’adaptaient pas à leur esthétique. Certes, Michaux met en valeur le merveilleux et l’importance des rêves pour la poésie, pour l’écriture en général et pour explorer son être et ses métamorphoses. Cependant, il ne s’attache pas à certaines techniques surréalistes, notamment l’écriture automatique. « Parce qu’elle est tributaire de la vitesse d’exécution du corps humain, Michaux la juge incapable de traduire instantanément la pensée, dont le mouvement est beaucoup plus rapide. »35 En se méfiant du potentiel de l’écriture automatique si chère aux surréalistes à l’époque, Michaux évoque son scepticisme envers tout projet, écrit ou autre, qui prétend être capable de saisir la pensée de l’être. Ainsi, il ne veut pas dévoiler le prétendu secret de l’existence ; l’expression poétique est beaucoup plus apte à montrer les mouvements de l’être et non à représenter une essence ou une âme. Dans une lettre adressée à son maître et ami belge Hellens, Michaux parle d’un « surréalisme non

33 David Vrydaghs. Michaux l’insaisissable. Socioanalyse d’une entrée en littérature, Genève, Droz, 2008, 45. 34 David Vrydaghs. Michaux l’insaisissable, 52. 35 David Vrydaghs. Michaux l’insaisissable, 47. 194

automatique »36 : une esthétique qui reconnaît l’importance de dire l’indicible intérieur de l’être, tout en étant hyper-consciente du travail à faire avec le langage, c’est-à-dire l’extériorité du geste. Le poème « Mouvements » donne une définition de ce que le surréalisme non automatique pourrait être :

Signes, non pour être complet, non pour conjuguer mais pour être fidèle à son « transitoire » Signes pour retrouver le don des langues la sienne au moins, que, sinon soi, qui la parlera ? Écriture directe enfin pour le dévidement des formes pour le soulagement, le désencombrement des images dont la place publique-cerveau est en ce temps particulièrement engorgée37

Dans un premier temps, remarquons que le texte répudie un langage qui oserait représenter une forme achevée ou totale de l’être en faveur d’une expression qui présente de manière juste les passages de l’être à travers ses formes multiples. Pour trouver ladite forme d’expression, le poète doit reprendre sa propre langue offerte à lui, la seule en mesure de montrer les rythmes et les impulsions de l’être. Dans un deuxième temps, notons que l’écriture directe défait les formes, décharge et purge les images, il s’agit donc d’une écriture délibérée où la volonté s’exprime. Finalement, l’extrait parle de la place publique-cerveau — évoquant la binarité du dehors-dedans et de l’intérieur-extérieur —, un espace encombré par un langage « d’archives et de dictionnaire du savoir »38. En évoquant un lieu engorgé où l’être public et la pensée intérieure sont réunis, Michaux se méfie de toute esthétique qui ne transfigure pas un sujet fixe et qui n’accueille pas l’être-écrivain dans ses « dix mille façons

36 Cité dans David Vrydaghs. Michaux l’insaisissable, 48. 37 Henri Michaux. « Mouvements », dans Œuvres complètes II, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 2001 (1954) 441. 38 Henri Michaux. « Mouvements », 440. 195

d’être »39, car dit-il ailleurs, « il n’y a qu’une révolution, c’est contre soi »40. Ce souci du soi se manifeste autant dans son œuvre que dans sa vie.

Jusqu’à ce que Gaston Gallimard publie Qui je fus en 1927, Michaux zigzague entre

Henri et Henry, entre son pays natal et la capitale des avant-gardes, entre les tendances esthétiques et le paradoxe d’une écriture qui lui soit propre. Avec Qui je fus Michaux entre dans les rangs officiels du milieu littéraire parisien, tandis que le texte donne une image de la manière dont il se conçoit lui-même ou plutôt les questions qui le motivent à écrire. Si, dans un premier temps, il réfléchit à « comment former son âme à l’image de son corps et comment la sortir »41, il admet ensuite le décalage auquel il se confronte et l’impossibilité de la tâche :

« il allait lentement, le plus lentement possible pour que son âme pût éventuellement rattraper son corps »42. Toutefois, Michaux souhaite-t-il la confirmation identitaire de la (ré)union de l’âme et du corps ? Conforme à tous ses mouvements et ses identités, aussitôt qu’il se retrouve et se reconnaît, Michaux s’enfuit de nouveau : il part voyager en 1929, d’où il écrira le texte à la fois fantastique et critique Ecuador.

3.1.4 – La « transe » de Breton ; le geste germinatif de Michaux

En opposition à ce que Michaux a exprimé dans Le disque vert — également contre ce que Breton proposait, du moins le Breton de 1927 —, à savoir l’insistance sur la singularité de

Lautréamont, Dépierre propose que « Lautréamont a bien eu en Michaux une sorte de postérité »43. Or, de même que l’être fuyant de Michaux s’exempte de toute identification, il

39 Henri Michaux, « Mouvements », 440. 40 Lettre à Herman Closson, cité dans David Vrydaghs. Michaux l’insaisissable, 53. 41 Henri Michaux. « Qui je fus », dans Œuvres complètes I, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 1998 (1927), 87. 42 Henri Michaux. « Qui je fus », 89. 43 Anne-Marie Dépierre. « Henri Michaux », 795. 196

est difficile d’établir des legs nets entre les deux poètes, car un ton ironique traverse l’œuvre de Michaux, mettant en cause toute filiation et catégorisation. Même Michaux lui-même semble se contredire en mettant en scène un langage et une logique inspirés des Chants sans se prendre trop au sérieux. Mais cette contradiction n’est pas aussi dramatique que celle qui oppose le Breton de 1927 (en compagnie d’Aragon et d’Éluard) à celui qui écrit l’introduction aux œuvres complètes de Lautréamont en 1938. Rappelons que les trois surréalistes étaient agressivement positionnés contre toute canonisation de Lautréamont dans leur polémique de

1927. Or, en 1938, Breton caractérise les Chants comme un texte exemplaire de la condition moderne, comme « l’expression d’une révélation totale qui semble excéder les possibilités humaines. C’est toute la vie moderne, en ce qu’elle a de spécifique, qui se trouve d’un coup sublimée »44. Certes, la singularité de Lautréamont est revendiquée, mais en tant que sublimation de l’essence de la modernité. La singularité de l’œuvre, qui sera préservée chez

Michaux, est affaiblie chez Breton et les Chants deviennent un événement littéraire, certes important, parmi d’autres.

Cela dit, dans le même texte Breton décrit le langage des Chants d’une manière qui pourrait correspondre au langage de Michaux, et même à certains aspects du langage de l’inhumain développés précédemment. Chez Lautréamont,

[U]n principe de mutation perpétuelle s’est emparé des objets comme des idées, tendant à leur délivrance totale qui implique celle de l’homme. À cet égard, le langage de Lautréamont est à la fois un dissolvant et un plasma germinatif sans équivalents.45

44 André Breton. « Préface », dans Lautréamont. Œuvres complètes, dir. J.-L. Steinmetz, Paris, Gallimard, 2009 (1938), 425. 45 André Breton. « Préface », 426. 197

Au moyen de cette définition bretonienne du langage de Lautréamont, nous arriverons

à voir que si Breton a réussi à définir les enjeux de l’écriture ducassienne, Michaux, lui, a osé les appliquer à sa propre œuvre. Comme dans « Cas de folie circulaire », le langage chez

Michaux (se) dissout et dans ce mouvement crée des espaces de germination sans précédents où existent « d’autres mouvements/qu’on ne peut montrer, mais qui habitent l’esprit […] »46.

Les rythmes et les impulsions indéterminés caractérisent son œuvre.

Cette indétermination, issue en partie de la lecture de Lautréamont, témoigne d’une distinction importante avec Breton qui, dans un entretien avec André Parinaud, parle de sa découverte de Lautréamont en 1918 qui l’a « transporté »47 : « Rien, dit-il, ne m’avait agité à ce point […] »48. Vis-à-vis de Lautréamont, Breton admet (en citant Soupault) qu’« on le reconnaît au passage […] et on le salue jusqu’à terre »49 ; aucune relation avec « M. Le Comte » autre que celle-ci est justifiable, une relation « en forme de pacte »50. Claudia-Simona Hulpoi décrit ce pacte en termes d’un rapport quasi religieux entre Breton et Lautréamont, où le premier serait hanté et même possédé par le second.51 La possession ducassienne correspond aux pouvoirs dissolvants du langage dont parle Breton, mais elle laisse de côté la germination si chère à l’écriture michaudienne, qui se définit par des « gestes de la vie ignorée […] de la vie impulsive […] de la vie saccadée, spasmodique, érectile […] de la vie n’importe comment

[…] »52. Si l’acte de transcrire Lautréamont met Breton dans un état de transe qui anticipe

46 Henri Michaux. « Face aux verrous », dans Œuvres complètes II, dir. R, Bellour, Paris, Gallimard, 2001 (1954), 438. Nous allons voir comment les dessins de Michaux sont des gestes qui créent des espaces de métamorphoses et de « naissances » de l’être. 47 André Breton. Entretiens avec André Parinaud, Paris, Gallimard, 1969 (1952), 48. 48 André Breton. Entretiens, 48. 49 André Breton. Entretiens, 48. 50 André Breton. Entretiens, 48. 51 Claudia-Simona Hulpoi. « Ces morts qui nous hantent. Rimbaud, Lautréamont, et la naissance du surréalisme : une histoire de revenants ? », Caietele Echinox, vol. 21, 2011, 182. 52 Henri Michaux. « Face aux verrous », 439. Hulpoi constate que « pour le jeune André Breton penché sur les vers du Comte, la transcription avait une part de transe, de “dictée automatique”, plus significative que celle de 198

l’écriture automatique, cet état est un exemple du « dissolvant » dont parle Breton, où le sujet

écrivain/écrivant est dévergondé par le langage ducassien. Mais la deuxième partie de la définition, le « plasma germinatif », semble absente : sous l’effet d’une transe, l’écrivain devient copiste. Ainsi, Breton idéalise Lautréamont au point où ce dernier devient intouchable, idolâtré, et seule la révérence distanciée est appropriée face à son œuvre.

Ce n’est pas le cas chez Michaux. Dans un poème qui date de 1928, il évoque de nouveau Lautréamont, mais cette fois sur un ton ironique où il se moque de ceux qui l’idéalisent :

Mais oui, on ne vous demandait qu’un petit miracle, vous, là- haut, tas de fainéants, dieux, archanges, élus, fées, philosophes, et les copains de génie que j’ai tant aimés, Ruysbroek et toi Lautréamont, qui ne te prenais pas pour trois fois zéro […].53

Le changement d’attitude vis-à-vis de Lautréamont ne témoigne pas d’une perte d’intérêt pour ce dernier plutôt que d’une méfiance profonde envers toute forme d’idolâtrie qui empêcherait la création littéraire, le pouvoir germinatif que Michaux met au service de son exploration d’autres mondes et d’autres formes du soi.

3.1.5 – Déterritorialiser les mots. Les ailleurs du langage et les ailleurs du soi

Pour réinventer son être poétique et pour explorer différentes réalités, Michaux (comme

Luca d’ailleurs) effectue une invention verbale. Chez Luca il s’agit de l’ontophonie où les mots subissent un travail méticuleux de mutilation et de mutation sonore que Mary Ann Caws décrit comme une attention assidue de la part du poète à la construction et à la déconstruction des

l’écriture ». Hulpoi parle de la transcription des Poésies de Lautréamont que Breton avait faite à partir d’un manuscrit à la BnF ; les textes ont été publiés dans les quatre premiers numéros de la revue Littérature en 1919 (Claudia-Simona Hulpoi. « Ces morts qui nous hantent », 183-4.). 53 Henri Michaux. « Amours », dans Œuvres complètes I, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 1998 (1928), 504. 199

mots, une obsession avec le langage.54 Michaux est également obsédé par l’expression et son attention prêtée aux mots vise une libération des contraintes imposées par le langage dit ordinaire qui, à cause de sa structure, empêche l’articulation intime du soi. Afin de surmonter ces limitations, Michaux aborde le langage d’une manière double, au moyen d’un travail poétique qui se définit par l’utilisation précise de différents registres du langage.

De même qu’avec l’acte de citer Ribot, où un « ton scientifique s’amalgame à des fragments d’une grande intensité poétique »55, Michaux remanie la fonction significative du langage lorsqu’il juxtapose des néologismes avec des mots et une syntaxe familiers. Dans « Le grand combat » par exemple, bien que plusieurs des mots du texte ne se trouvent pas dans le dictionnaire, ils semblent être tirés d’un lexique français. Les six premiers vers contiennent onze néologismes :

Il l’emparouille et l’endosque contre terre ; Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle ; Il le partèle et le libucque et lui barbufle les ouillais ; Il le tocarde et le marmine, Le mange rape à ri et ripe à ra. Enfin il l’écorcobalisse.56

Même si Michaux invente tout un vocabulaire, les néologismes s’apparentent au langage officiel, surtout parce qu’ils retiennent leurs fonctions grammaticales en tant que verbes (« emparouille », « endosque », « roupète », « partèle », « libucque », « barbufle »,

« tocarde », « marmine », et « écorcobalisse ») et en tant que noms communs (« drâle » et

« ouillais »). De plus, trois des néologismes proviennent de mots existants bien qu’ils soient de

54 Mary Ann Caws. « Introduction », dans Ghérasim Luca Self-Shadowing Prey, trad. Mary Ann Caws, New York, Contra Mundum, 2012, vi. 55 José Luis Fernàndez Castillo. « Georges Bataille et Henri Michaux : vers une phénoménologie de l’extase », Australian Journal of French Studies, vol. 53, nº 1-2, 2016, 126. 56 Henri Michaux. « Le grand combat », dans Œuvres complètes I, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 1998, (1927), 118. 200

classes grammaticales différentes : le nom tocard (une personne sans valeur) pour le verbe

« tocarder » ; le nom roupettes (testicules) pour le verbe « roupéter » ; et le verbe ouiller

(maintenir le plein dans un fût) pour le nom « ouillais ». Dans cette perspective, le texte met la fonction grammaticale à l’épreuve de la morphologie. Or, la dédicace à René-Marie Herman

(1887-1936) nous paraît intéressant, car son œuvre, « d’inspiration populiste et libertaire [… puise] dans les fonds anciens de la langue […] »57. L’apparentage des néologismes au langage courant acquiert une dimension historique effectuant une détemporalisation qui renforce la déterritorialisation des mondes inventés.

Dans le poème, une révision de la syntaxe est également en jeu. Le troisième vers a une construction grammaticale parfaite : pronom sujet, pronom COD, verbe (inventé), conjonction, pronom COD, verbe (inventé), conjonction, pronom COI, verbe (inventé), article défini, nom commun (d’après le verbe ouiller). En reproduisant une structure qui adhère aux règles syntaxiques de la langue française, Michaux met en évidence l’absurdité mais aussi la fragilité d’un tel système en jouant la fonction grammaticale contre la métamorphose linguistique.

Plus loin dans le poème, Michaux réfère au travail qu’il effectue sur le langage en

évoquant la magie et l’alchimie : « Abrah ! Abrah ! Abrah ! »58. L’incantation Abracadabra est interrompue trois fois, exagérant l’ironie d’un langage miraculeux. Ainsi, Michaux oppose ses propres jeux de mots railleurs à l’enchantement du « verbe poétique accessible […] à tous les sens » de l’Alchimie du verbe de Rimbaud. Le poème se termine sur un vers également provocateur : « On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret »59. Dans son propre grand combat avec les mots et leurs sens et avec le langage et sa structure, Michaux revendique une

57 Raymond Belour. « Notes », 1070. 58 Henri Michaux. « Le grand combat », 118. Le vers renvoie à Abraham, le père des pères, et la prospérité promise par un Dieu monothéiste, mais évoque également la rupture et l’aberration du mythe. 59 Henri Michaux. « Le grand combat », 119. 201

alchimie mineure et matérielle : ses poèmes sont des laboratoires dérisoires qui se moquent du prétendu pouvoir supérieur du langage, à part celui qui donne lieu d’explorer son être.

Par ailleurs, la question du grand secret est reprise dans « Au pays de la magie » lorsque le voyageur raconte que

[c]e qu’il y a de plus intéressant dans le pays, on ne le voit pas. On peut être sûr de ne pas l’avoir vu. Ils l’entourent de brouillards. Ainsi m’est resté inaccessible, invisible, la Capitale fédérale, quoiqu’on m’en ait indiqué je ne sais combien de fois le chemin et que j’aie été une semaine assurément presque à la toucher.60

Cette description de l’expérience à l’étranger est une allégorie de la manière dont le poète se sent non seulement lors de son installation à Paris mais aussi lorsqu’il se retrouve n’importe où : peu importe le lieu — réel ou imaginé —, et malgré les conseils et les indications reçus, il n’est jamais chez soi et n’arrive pas à atteindre « ce qu’il y a de plus intéressant ». Le parcours importe plus que but, d’où le besoin de toujours repartir et recommencer les découvertes de nouveaux topoi, de nouvelles formes d’expressions, et de nouvelles itérations du soi.

Le texte illustre l’alchimie matérielle où des néologismes sont créés et inventés : ce sont les premières expérimentations avec un nouveau langage poétique qui aboutiront dans des lignes ou des traits sur la page. De cette manière, la manipulation sonore des mots chez Luca trouve son équivalent visuel chez Michaux. En s’enfonçant dans le langage pour créer de nouveaux mots et, à partir de ces néologismes en en tirant de nouvelles formes d’expression,

Michaux se permet d’échapper aux limites linguistiques auxquelles il se confronte depuis sa

60 Henri Michaux. « Au pays de la magie », dans Œuvres complètes II, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 2001 (1948), 80. 202

jeunesse, « ces propriétés [… qu’il] habite depuis [s]on enfance »61 et desquelles il ne cesse de se tirer.

Il explique la manière dont il gère cette confrontation lorsqu’il parle de l’« auteur » dans la préface à Ailleurs : « il traduit aussi le Monde, celui qui voulait s’en échapper. Qui pourrait échapper ? »62 Notons d’une part que Michaux, l’auteur, ne s’identifie pas avec

« l’auteur » ; il se positionne au troisième degré en tant que critique, démontrant les différentes postures qui sont possibles dans un seul texte. Le commentaire sur la méthode d’explorer les différents mondes au moyen de l’écriture évoque certains éléments de la traduction chez

Benjamin, notamment le potentiel qui surgit lors du contact des différentes formes de la langue.

D’autre part, notons l’incertitude par rapport à la possibilité de s’échapper ; la traduction est à la fois une issue et un processus montrant l’impossibilité ce celle-ci. De même, les langues et formes d’expressions inventées par Michaux sont des tentatives pour se libérer des contraintes et de passer au travers des limites (d’une forme donnée), mais elles auront toujours leurs propres limitations. Il s’agit donc, pour Michaux, de voir ce que les différentes formes d’expression peuvent découvrir ou offrir. En effet, les mondes explorés présentent ce que le langage découvre « derrière ce qui est, ce qui a failli être, ce qui tendait à être, menaçait d’être, et qui entre des millions de ‘‘possibles’’ commençait à être, mais n’a pas pu parfaire son installation… »63. Autrement dit, l’invention verbale de Michaux donne lieu à des réalités qui sont exclues de ce monde, celui qu’il faut abandonner, même provisoirement.

61 Henri Michaux. « Mes propriétés », dans Œuvres complètes I, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 1998 (1930), 465. 62 Henri Michaux. « Ailleurs », dans Œuvres complètes II, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 2001 (1948), 3. 63 Henri Michaux. « Ailleurs », 3. 203

3.1.6 – Frôler les limites du langage et du réel : pour un humour « michaudien »

De concert avec le rapprochement et le fusionnement des différents registres de langage, une poétique du détournement et de la décontextualisation anime l’œuvre de Michaux, des processus affectant l’être (écrivant) et son monde. Cette double opération poétique, en dépit de l’héritage ducassien, est « le signe d’un génie personnel qui refuse non le fantastique ou le corrosif, mais […] l’anarchique et le facile […] au profit de la rigueur »64. Certes, l’ouverture de l’espace occasionnant d’autres mondes et la redéfinition rigoureuse du soi à travers un langage travaillé témoignent d’une poétique soignée et sérieuse. Pourtant, le ton développé par

Michaux — le ton de son propre être poétique qui émerge, dès qu’il commence à écrire, d’une invention verbale — « se situe à la frontière de l’humour, d’un humour dont la forme et déjà très ‘‘michaudienne’’, même si les apparences renvoient à Lautréamont »65. L’humour de

Michaux est un outil sans équivalent qui joue un rôle essentiel dans sa fuite des contraintes et dans son frôlement des limites du langage. Il s’agit d’un moyen de détourner le langage et d’une manière d’alléger le ton de son projet poétique. Un extrait du texte « Au pays de la magie », un chapitre d’Ailleurs, montre bien le double rôle de l’humour :

[u]n costume a été conçu pour prononcer la lettre R. Ils ont aussi un costume pour prononcer la lettre Vstts. Pour le reste on peut s’en tirer, à l’exception toutefois de la lettre Khng. Mais il y a le prix considérable de ces trois costumes. Beaucoup de gens n’ayant pas les moyens de les acheter ne peuvent, au passage de ces lettres, que bredouiller ; ou bien c’est qu’ils sont très, très forts en magie.66

Le nouvel alphabet et l’absurdité comique dans cet extrait dépendent du « costume ».

À la fois nécessaire pour pouvoir prononcer et bien utiliser les lettres inventées et hors

64 Anne-Marie Dépierre. « Henri Michaux », 803. 65 Anne-Marie Dépierre. « Henri Michaux », 804. 66 Henri Michaux. « Au pays de la magie », 67. 204

d’atteinte, le costume est ce que l’être poétique doit devenir pour avoir accès au(x) nouveau(x) langage(s). Le « prix considérable » est justement l’effacement ou la perte du soi qui conditionnent la naissance de Michaux dans son écriture. La dernière phrase, qui établit les deux options du costume (perte/effacement du soi) ou de la magie (alchimie, invention et amalgamation de mots), renvoie aux deux opérations que nous avons soulignées ci-dessus : le détournement de l’être dans l’écriture et l’humour. Ici, lors de l’invention des lettres (et

éventuellement d’un langage graphique), l’humour existe en parallèle des multiples effacements et itérations du soi.

À ce sujet, Eva Kushner trouve chez Michaux « un humour crispé, [une réaction] contre le sérieux excessif d’une trop longue et trop constante exploration de soi »67. Dans un premier temps, l’humour fonctionne pour contrebalancer la gravité du projet michaudien, créant ainsi une supposée discordance entre, d’une part, le langage travaillé, joueur et amusant et, d’autre part, la difficulté du sujet traité (les différentes expressions sincères du soi). Mais la fonction de l’humour n’est pas juste un relâchement à la lourdeur des explorations de l’être poétique, car « l’humour apparaît dans l’œuvre de Michaux comme un dynamisme libérateur »68. Donc, dans un deuxième temps, l’humour joue un rôle primordial dans la lutte contre l’emprisonnement du langage et par conséquent il devient un outil capital pour le poète qui façonne son être dans le texte. Kushner parle de l’importance de l’humour et de la manière dont il fait partie du projet michaudien, où le poète

[…] manie un extraordinaire pouvoir d’invention verbale. Les mots créés par lui sont innombrables, et il est intéressant de constater que leur efficacité humoristique dépend souvent de ce qu’ils frôlent de près les mots familiers, ou plus généralement la réalité.69

67 Eva Kushner. « L’humour de Michaux », French Review, nº 4, février 1967, 500. 68 Eva Kushner. « L’humour de Michaux », 497. 69 Eva Kushner. « L’humour de Michaux », 502. 205

Kushner résume le fait que l’humour ressort des néologismes michaudiens qui par conséquent ne participeraient pas forcément au travail sur le langage et sur l’être poétique. En revanche, l’effet de l’humour dépend de la quasi-familiarité de son langage et du rapprochement avec la réalité, ce qui donne le sentiment d’une inquiétante étrangeté comique.

L’humour fonctionne chez Michaux parce que nous y reconnaissons le réel en même temps que nous ressentons un inconnu troublant : la possibilité d’une autre réalité (et d’un autre langage).

3.1.7 – Jouer le réel : l’étrange familiarité de Plume

En créant des mondes ludiques à la frontière du réel, Michaux met en évidence l’articulation de deux des trois thèmes que nous avons identifiés précédemment comme centraux à son œuvre : le double extérieur et l’autre radical intérieur. Plusieurs textes dans le recueil Plume de 1938 témoignent d’un frôlement de la réalité. Les scénarii dans lesquels

Plume se trouve sont souvent tirés du quotidien et sont, par conséquent, extrêmement familiers.

Pourtant, les événements qui ont lieu dans ces espaces familiers sont absurdes. L’humour du texte repose sur le décalage entre les situations ordinaires et les actions paranormales du personnage. Le ton posé et presque neutre des descriptions et des répliques de Plume anime le texte avec de l’ironie, ajoutant à l’humour du récit un ludisme dans l’expression.

Par exemple, dans « Plume au restaurant », la banalité d’avoir commandé une côtelette qui « ne figure pas sur la carte »70 devient une crise absurde où interviennent le maître d’hôtel, le chef de l’établissement, un agent de police, le commissaire, et finalement, au téléphone, le

70 Henri Michaux. « Plume », dans Œuvres complètes I, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 1998 (1938), 623. 206

chef de la sécurité. Avec chaque intervenant, ayant tous des positions de pouvoir de plus en plus élevées, Plume s’excuse de nouveau en expliquant qu’il « la paiera le prix qu’il faudra »71 ; il offre « de vous payer à vous-même puisque vous êtes là »72, et même « tend un billet de cent francs à l’agent de police »73 sans réussir à désamorcer la situation. La courte vignette de l’expérience de Plume — qui fait penser à Kafka, mais un Kafka clownesque — culmine avec deux avertissements : « Ça va chauffer, nous vous prévenons. Il vaudra mieux confesser toute la vérité »74, et un agent qui l’avertit que « je n’y plus rien. C’est l’ordre. Si vous ne parlez pas dans l’appareil, je cogne. C’est entendu ? Avouez ! Vous êtes prévenu »75. L’humour ressort du décalage entre, d’une part, l’insouciance et l’innocence assumée de Plume et, d’autre part, le contexte inquiétant et menaçant. Le personnage se présente comme « le voyageur de la difficulté d’être »76 pour qui l’acte de simplement manger dans un restaurant est impossible.

L’humour « grinçant et fou »77 accentue la distance et souligne la différence ; ce sont des situations où l’être « se sent à côté, marginal »78. Michaux joue avec le déséquilibre absurde entre l’être et le monde, source de son humour, équilibrant l’angoisse du poète maudit avec des plaisanteries absurdes. De plus, avec Plume, il crée des scènes qui révèlent l’écart entre la langue et le discours officiel, soulignant la distance infranchissable entre une réponse individuelle et un discours dominant. Dans le texte « Plume au plafond » par exemple, où

« dans un stupide moment de distraction, Plume marche les pieds au plafond, au lieu de les

71 Henri Michaux. « Plume », 623. 72 Henri Michaux. « Plume », 624. 73 Henri Michaux. « Plume », 624. 74 Henri Michaux. « Plume », 624-5. 75 Henri Michaux. « Plume », 625. 76 Henri Bellour. Henri Michaux ou une mesure de l’être, Paris, Gallimard, 1965, 103. 77 Henri Bellour. Henri Michaux ou une mesure de l’être, 104. 78 Henri Bellour. Henri Michaux ou une mesure de l’être, 157. 207

garder à terre »79, l’absurdité des circonstances est considérablement tempérée par le ton indifférent et distant du langage.

L’humour de Plume correspond à une des trois conditions du comique établies par

Bergson dans son étude fondamentale sur le rire. « Le comique exige, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur. »80 La suspension temporaire des sentiments est reproduite par Michaux dans le langage insipide du texte.

D’ailleurs, le personnage Plume démontre une indifférence absolue envers le monde extérieur et donc incarne la distance émotionnelle dont parle Bergson.

Les deux autres critères du comique établis par Bergson fonctionnent en vue de ce que nous pouvons appeler un humour humaniste : « Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain »81, et « le rire cache une arrière-pensée d’entente […] de complicité, avec d’autres rieurs réels ou imaginaires »82. Ainsi, la valeur de l’humour dépend d’une certaine communauté humaine — que cette communauté existe ou non —, et l’essentiel du comique consiste en sa capacité à promouvoir et à encourager la société humaine, car « le rire doit avoir une signification sociale »83. L’humour propre à Michaux semble bien loin de ce dernier caractéristique proposé par Bergson : marqué d’une indifférence extrême, Plume représente la figure de l’autre radical qui n’est pas contre le social ou la société (antisocial) plutôt qu’il y habite en tant qu’étranger total. Certes, le rejet d’extérieur en jeu dans les épisodes de Plume repose sur un effet initial d’enfermement. Pourtant, de même que Michaux s’enfonce dans les contraintes propres au langage afin de les subvertir de l’intérieur, l’humour a une fonction

79 Henri Michaux. « Plume », 640. 80 Henri Bergson. Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, PUF, 1969 (1900), 11. 81 Henri Bergson. Le rire, 10. 82 Henri Bergson. Le rire, 10. 83 Henri Bergson. Le rire, 12. 208

critique qui permet de faire ressortir les structures absurdes du social et de l’humanité en général.

3.1.8 – L’extase du rire chez Baudelaire. Modèle pour Michaux ?

Dans son essai sur le rire, Baudelaire propose une conception du comique plus proche de celle de Michaux. Comme Bergson, Baudelaire considère le risible comme

« essentiellement humain »84 ; à la différence de Bergson, pour Baudelaire le rire existe grâce

à l’état contradictoire de l’homme, à sa « misère infinie relativement à l’Être absolu [… et à sa] grandeur infinie relativement aux animaux »85. Le comique résulte de l’affrontement de ces deux infinis opposés et donc suppose des rapports d’infériorité et de supériorité : l’homme se trouve dans une position d’entre-deux vis-à-vis des dieux qui ne rient pas et des animaux qui ne savent pas comment rire.

Ayant établi cette hiérarchie, Baudelaire distingue entre « le comique des mœurs »86 et le grotesque qui « a en soi quelque chose de profond, d’axiomatique et de primitif qui se rapproche […] de la vie innocente et de la joie absolue »87. Dans les deux types de comique — le comique ordinaire (des mœurs) et le comique absolu (grotesque) — il est question de supériorité. Dans le premier cas, il s’agit de dérision et de dévaluation de l’autre (vers la vie animale). Avec le comique absolu, il est question d’atteindre un état d’extase où l’on oublie la déchéance de l’homme. Ainsi, l’homme se met dans une position de supériorité par rapport aux autres lorsqu’il rit des mœurs, tandis qu’avec le comique absolu l’homme est supérieur à

84 Charles Baudelaire. « De l’essence du rire », dans Œuvres complètes II, dir. C. Pichois, Paris, Gallimard, 1976, (1868), 532. 85 Charles Baudelaire. « De l’essence du rire », 532. 86 Charles Baudelaire. « De l’essence du rire », 535. 87 Charles Baudelaire. « De l’essence du rire », 535. 209

la nature (et se rapproche des dieux). Baudelaire s’intéresse surtout au comique absolu, où l’homme est « situé entre les dernières frontières de la patrie humaine et les frontières de la vie supérieure »88. Ouvert par le grotesque, l’espace limitrophe du comique absolu ressemble aux situations ludiques créées par Michaux lorsqu’il frôle les limites du réel avec son langage particulier.

Comme les reformulations et les inventions ludiques du langage michaudien, le comique absolu dépasse les limites de la pensée. Il est « la substance même de l’art… [car] le

‘‘comique absolu’’ permet d’accéder à l’art supérieur, parce qu’il libère l’imagination »89. Une fois que l’imagination poétique est libérée des contraintes dites mondaines du langage, le poète a accès à « la pure extase »90 ou du moins il est en mesure « de se rapprocher asymptotiquement de la joie heureuse […] »91. En liant le comique absolu à l’extase, Baudelaire évoque le trope de l’artiste mélancolique. Toujours marqué par le malheur, ce dernier essaie de s’affranchir des limites du monde humain afin d’atteindre l’absolu extatique tout en sachant que sa tâche est impossible ; « il ne pourra jamais accéder à cette pure joie de l’imagination libre »92. Enfin, la structure du comique absolu est telle qu’il ne pourra jamais se réaliser pleinement, car « le Sage par excellence, le Verbe Incarné, n’a jamais ri »93. Autrement dit, si l’on atteint l’absolu le comique cessera d’exister. Chez Michaux, l’humour n’a rien de définitif. Sa fonction est plutôt une d’atténuation du langage qui se prend trop au sérieux et par conséquent se ne rend pas compte de ses propres défaillances.

88 Charles Baudelaire. « De l’essence du rire », 534. 89 Alain Vaillant. « Le propre de l’artiste », dans Pourquoi rire ?, dir. J. Birnbaum, Paris, Gallimard, 2011, 188. 90 Alain Vaillant. « Le propre de l’artiste », 190. 91 Alain Vaillant. « Le propre de l’artiste », 190. 92 Alain Vaillant. « Le propre de l’artiste », 190. La structure de la tâche impossible du comique absolu suit la même logique que le pur langage de la traduction chez Benjamin ; elle ressemble également à la logique du souverain telle que Bataille l’a développée. 93 Charles Baudelaire. « De l’essence du rire », 527. 210

De cette manière, le comique absolu préfigure Freud et son essai « Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient » où l’humour dépend de la connaissance de la division psychique dans l’être. Ce que Freud décrit correspond à l’être poétique du comique absolu qui a

« la conscience lucide du double divorce entre soi et le monde et à l’intérieur de soi-même »94.

Ces divisions — l’une externe entre l’être et le monde, et l’autre interne à l’être — motivent et influencent l’œuvre de Michaux. Que ce soit avec des néologismes, des mondes inventés ou des personnages asociaux, l’écriture michaudienne proroge les relations externes et internes.

La suspension des rapports avec l’autre et des rapports avec le soi porte en elle une logique que nous trouvons dans l’inhumain : une tendance à l’autonégation. Si « un des signes très particuliers du comique absolu est de s’ignorer lui-même »95, l’être poétique est également suspendu. Ainsi, ce qui a été qualifié d’essentiellement humain (le rire), devient, lors de sa réalisation en tant que comique absolu, une « explosion qui est la négation de toute limite, tend au délire, à l’excès »96. Il s’agit donc, pour Baudelaire comme pour Michaux, d’un dépassement de l’être au moyen de l’art libéré de ses limites. Le langage de ce dernier — y compris dans ses fonctions subversives — est ouvert et frôle les limites du possible, donnant lieu de défaire et de revenir sur l’être michaudien :

Ce n’est pas ce que je veux qui doit m’arriver, mais ce qui tente d’arriver malgré moi… et arrive incomplètement, ce qui n’est pas grave. L’œuvre achevée, j’aurais peur qu’elle ne m’achève aussi et ne m’ensevelisse. S’en méfier. Je secoue ce qui n’est pas définitivement stable en moi et qui ainsi va pouvoir — qui sait ? – partir d’un mouvement soudain, soudain neuf et vivant. C’est ce mouvement que je tiens à voir arriver, cet improvisé, ce spontané.97

94 Alain Vaillant. « Le propre de l’artiste », 190. 95 Charles Baudelaire. « De l’essence du rire », 542. 96 Alain Vaillant. « Le propre de l’artiste », 189. 97 Henri Michaux. « Faut-il vraiment une déclaration ? », dans Œuvres complètes II, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 2001 (1959), 1029. 211

La correspondance entre l’être tronqué et l’œuvre inachevée révèle un aspect important de la relation que Michaux développe avec l’écriture : un va-et-vient entre le pouvoir et la soumission.

3.2 – Traduire les multiplicités de l’être : les inhumains de Michaux

Dans le premier chapitre nous avons examiné les enjeux de la traduction-poétique du devenir-sujet de l’être, un acte qui déclenche une réorganisation (parfois violente) de la syntaxe du soi menant à ce que nous avons appelé l’inhumain poétique. Des mouvements analogues existent dans le langage et dans l’humour que nous venons d’examiner : une révélation profane de ce qui ne peut pas être vu ou dit autrement. Ainsi, nous pouvons décrire le délire du comique absolu comme une extase profane, « une introduction de cet élément insaisissable du beau jusque dans les œuvres destinées à représenter à l’homme sa propre laideur morale et physique »98. De ce fait, le grotesque privilégie l’abjection et met en avant une humanité déchue ; l’art doit viser la bassesse pour atteindre les hauteurs de l’absolu. Michaux exagère le renversement du haut et du bas jusqu’à la négation du vertical en faveur de l’horizontal. Il traduit le délire extatique de Baudelaire en un excès profane marqué par la répétition et le rituel, créant ainsi « un humour d’un goût nettement sadique […] une jouissance profonde des scènes de carnage »99. L’humour michaudien est donc transgressif et témoigne de ce que

Blanchot appelle « l’éternelle imminence »100 du poète. Par le biais de la jouissance dans la destruction et de l’humour sadique, Michaux transforme l’extase verticale en un système

98 Charles Baudelaire. « De l’essence du rire », 526. 99 Eva Kushner. « L’humour de Michaux », 500. 100 Maurice Blanchot. Henri Michaux ou le refus de l’enfermement, Tours, Farrago, 1999, 102. 212

d’expressions différées : son écriture (et plus tard ses dessins). Au lieu de la transcendance de l’absolu, Michaux s’ouvre vers l’infini du monde immanent. Ainsi, son œuvre témoigne du paradoxe de la négativité répétée qui aboutit, parfois, en une unité et même en une forme de salut, quoique temporaire.101 Nous qualifions ces mouvements expressifs de traductions de formes inhumaines de l’être.

3.2.1 – Michaux sadique ? L’humour et la transgression du soi

Avec son humour transgressif, Michaux réussit à « plonger en deçà de la topologie axiologique du haut et du bas »102 ; les oppositions et les désaccords sont renversés et menés à leurs termes, devenant un tout indifférencié. Selon Julia Pecker, l’humour transgressif

[…] fait éclater un même désir de voir ce qui se trame derrière les conventions symboliques […]. Les images semblent se fissurer, s’ouvrir sur une confusion indistincte des corps et du sens, l’ordre symbolique qui structure nos représentations révèle alors une vanité et une absurdité profondes.103

Dans le poème « Glu et Gli » par exemple, les expérimentations rongent les structures et les fonctions du langage. Il s’agit d’« une performance à la fois ludique et linguistique »104.

Dans la première strophe

et glo et glu et déglutit sa bru gli et glo et déglutit son pied glu et gli et s’englugliglolera105

101 Sur la question de la transgression et la salut profane ou matériel, voir Marianne Béguelin. Henri Michaux. Esclave et démiurge, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1974, 77-87. 102 Julia Pecker. « Rire et transgression », dans Pourquoi rire ?, dir. J. Birnbaum, Paris, Gallimard, 2011, 72. 103 Julia Pecker. « Rire et transgression », 72-3. 104 Marianne Béguelin. Henri Michaux, 151. 105 Henri Michaux. « Glu et Gli », dans Œuvres complètes I, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 1998 (1927), 110. 213

le jeu sonore est presque onomatopéique sans jamais l’être, et signale un intérêt pour la décomposition phonétique des mots.106 À la fin de la strophe, les phonèmes individuels sont

« glués » ensembles et forment un verbe réfléchi. Le mot inventé est un amalgame des phonèmes « gli » et « glo » du quatrième vers et le verbe s’« engluer ». Michaux joue avec la signification en faisant fonctionner la définition du verbe sur le mot même. De plus, la terminaison du verbe, à la troisième personne du singulier du futur simple, suggère que les sons individuels sont consacrés à être collés les uns aux autres et alourdis par la syntaxe et la grammaire : les pièges du langage.

Dans la troisième strophe, Michaux désavoue les règles classiques de la poésie : « Ah ! que je te hais Boileau »107. En condamnant l’auteur de L’art poétique, le texte reproche ce dernier pour le rétrécissement évoqué dans la première strophe. Les structures imposées par la forme, la versification, et la syntaxe poétique augmentent l’effet engluant des mots. Ainsi, le texte commence par jouer et démontrer ce qui est sujet de critique dans la troisième strophe.

Il s’agit toujours d’une comédie phonique dans la quatrième strophe avec le son pa introduit par le premier vers « [i]l n’y a pas de pas qui tiennent »108, et repris dans les mots papous, papas, papes, et papier. D’ailleurs, les outils de l’écriture s’ajoutent à la liste de choses qui empêchent l’expression : « malheur au papier qui reste couché sous la plume/et qui est amoureux de l’encre »109. La condamnation des supports et des structures du langage poétique atteint dès lors un discours explicitement autoréférentiel, soulevant la question pourquoi donc

écrire ? Suivant le modèle performatif et autoréférentiel du poème, dans la dernière strophe

106 L’intérêt pour les éléments sonores du langage rapproche Michaux à l’ontophonie de Luca, qui, à son tour, s’intéresse aux mouvements graphiques des mots sur la page. Ceci dit, Michaux ne se consacre pas à une exploration approfondie de la poésie phonétique, tout comme Luca cultive moins l’aspect du visuel dans son œuvre que celui du sonore. 107 Henri Michaux. « Glu et Gli », 111. 108 Henri Michaux. « Glu et Gli », 111. 109 Henri Michaux. « Glu et Gli », 111. 214

quelqu’un ou quelque chose prend la parole et répond en avouant que « ‘‘je suis de la famille de l’accusé’’ »110. Il est difficile d’identifier le je qui prend la parole ; or, la famille à laquelle il appartient ne l’est pas. Il s’agit de la famille des hommes, dont chaque membre, chaque individu, est « perdu dans taillis de signes/s’affrontant à de nouveaux alphabets [… et né] avec déjà un désir fou de s’exprimer »111. D’une part, ces vers sont particulièrement biographiques, car ils expriment la posture de Michaux vis-à-vis du langage ; d’autre part, ils décrivent la condition générale de l’homme, diagnostiquant la culture humaine et son rapport incongru au langage.

Par la suite, le discours sur l’homme en général cède la place à une langue plus intime lorsque le je revient sans guillemets à la fin du poème. Non seulement l’individu en particulier est présent dans les derniers vers, sa structure corporelle et matérielle contrarie l’être en question :

mes propres muscles tournés contre moi dans ma peau, en moi-même aussi, d’immenses nappes de silence et d’hostilité112

Ici, le rapport entre le je et son corps est le même que celui entre le besoin de s’exprimer et le langage articulé, où ce dernier est un encadrement à la fois nécessaire, inévitable et prohibitif. La subversion des structures et du corps atteste d’un « plaisir malin d’un bouleversement aussi gratuit que spectaculaire du réel »113. Le désir de bouleverser la réalité et le plaisir que Michaux en tire définissent l’aspect sadique de son œuvre, et la transgression des limites du corps en fait partie. C’est ce que nous retrouvons chez Plume quand il subit des

110 Henri Michaux. « Glu et Gli », 111. 111 Henri Michaux. « Glu et Gli », 111. 112 Henri Michaux. « Glu et Gli », 112. 113 Eva Kushner. « L’humour de Michaux », 499. 215

mutilations corporelles ou quand il rompt les lois qui gouvernent le corps (par exemple la pesanteur). La transgression du langage et la transgression du corps jouent ensemble dans l’univers de Michaux, et l’aident à « entretenir une proximité malaisée avec l’intolérable et à repenser l’ordre du monde »114. Comme chez Sade lui-même, l’écriture de Michaux est un laboratoire où il se permet d’explorer les relations impossibles avec l’autre.

Les aventures transgressives du poète explorent également le rapport impossible à soi, d’où la motivation de ses inventions et itérations perpétuelles de l’être poétique. Non seulement

Michaux prétend transformer le réel sous sa plume, mais encore il se réinvente et se redéfinit au moyen de la violence transgressive de son langage et de son humour. À cet égard, avec l’aspect sadique de son œuvre nous pouvons repérer un côté masochiste, où le plaisir retrouvé dans le bouleversement du réel et de l’autre est recentré sur le soi lors des reformulations difficiles et souvent violentes de l’être écrivant.

3.2.2 – « En-tase » : reformuler l’être en l’intériorisant

Le combat avec le langage et avec l’expression en général motive une grande partie de l’œuvre de Michaux ; la lutte a lieu dans l’être écrivant aussi, car « dans l’acte même d’écrire face à la langue et cherchant sa parole, [il] revit le lancinant conflit de la domination- subordination »115 d’un conflit intérieur. Dans un texte plus tardif de 1966, Michaux renverse l’extase de son humour sadique — y compris les reformulations du langage et du monde qui en résultent — et l’intériorise. Cependant, comme nous l’avons suggéré au début de ce chapitre, le projet du poète se définit par le double mouvement d’extériorisation de l’intérieur

114 Julia Pecker, « Rire et transgression », 66. 115 Marianne Béguelin. Henri Michaux, 15. 216

et d’intériorisation de l’extérieur. Le mépris que Michaux porte envers le langage le mène

à l’abandonner au profit des autres formes d’expression qui transgressent la distinction entre intérieur et extérieur et tendent vers un au-delà toutefois matériel. Lors de sa recherche des formes transgressives, Michaux est motivé par le « désir d’unité pleine avec une totalité qui déborde toute limite et défie les possibilités communicatives du langage »116. Si son désir semble correspondre à la définition typique de l’extase — l’être en dehors de soi-même et un sentiment d’harmonie ou d’unité spirituelles — « Les grandes épreuves de l’esprit » de 1966 contient le néologisme « en-tase » qui marque un moment important dans la quête d’une forme d’expression plus convenable à son être.

Dans un chapitre intitulé « Les quatre mondes », il est question des au-delàs auxquels on « accède par transport, par transe »117. Un des au-delàs — il y en a quatre — est qualifié par

Michaux comme un « amour effréné, souverain, oui, mais surtout extase d’amour »118. Il s’agit d’un amour qui « a comme condition une absolue soumission »119, une volonté de perte de soi, car « cet amour-là, c’est savoir se laisser porter »120. Il est donc question d’un « monde

érotique »121 qui évoque le sadomasochisme du fait de l’abandon complet de soi et de l’obéissance qui en résulte.122 Tandis que l’érotisme de l’au-delà suppose la dissolution du soi au moyen d’un « dépassement sans fin »123, « le profane c’est la pluralité, la variété [… ce]

116 José Louis Fernández Castillo. « Georges Bataille et Henri Michaux : vers une phénoménologie de l’extase », Australian Journal of French Studies, vol. 53, nº 1-2, 2016, 126. 117 Henri Michaux. « Les grandes épreuves de l’esprit », dans Œuvres complètes III, dir. H. Bellour, Paris, Gallimard, 2004 (1966), 422. 118 Henri Michaux. « Les grandes épreuves de l’esprit », 422. 119 Henri Michaux. « Les grandes épreuves de l’esprit », 423. 120 Henri Michaux. « Les grandes épreuves de l’esprit », 423. 121 Henri Michaux. « Les grandes épreuves de l’esprit », 422. 122 Marianne Béguelin démontre comment le rapport que Michaux entretient avec le langage est toujours marqué par une alternance entre soumission et pouvoir : « À l’intérieur de la littérature, la relation bourreau-victime est sujette à des renversements spectaculaires… [et Michaux] en ressent un mélange d’effroi et de satisfaction. » (Marianne Béguelin. Henri Michaux, 83). 123 Henri Michaux. « Les grandes épreuves de l’esprit », 423. 217

n’est pas le vil, ni le mal, c’est la distraction, dont le recueillement est l’inverse »124. Ainsi,

Michaux décharge les concepts du sacré et du profane de leurs connotations religieuses ou spirituelles et il insiste, d’une part, sur la diffusion propre au profane et, d’autre part, sur « la plénitude, l’Accord même »125. Il cherche à défaire l’opposition entre ces deux espaces et leurs logiques correspondantes (la pluralité du profane et l’unité de l’au-delà). Du reste, lorsqu’il se corrige et écrit « Extase, non, en-stase »126, l’intériorisation évoquée par le néologisme devient un geste désireux de s’effacer afin d’être uni avec un tout indéterminé.

Pour Michaux, ce désir se réalise dans le langage, ou plutôt dans l’expression, car son

œuvre offre « la possibilité de penser le rôle poétique de la notion du sacré d’un point de vue ouvertement matériel »127. Autrement dit, Michaux est à la recherche d’une expression poétique qui pourrait exprimer une plénitude infinie sans négliger le matériel réel de l’existence. Pour ce faire, il expérimente avec les formes de langage et, comme dans un laboratoire, lui fait subir des tests répétitifs. C’est pourquoi, avec le geste michaudien, « il ne s’agit pas exactement d’arriver à un nouveau sens du réel, mais de s’introduire dans une dynamique qui noue non-savoir, angoisse et ravissement dans un cycle sans fin »128. Rendre poétiquement matérielle la plénitude de l’au-delà renforce le besoin de continuer les expérimentations de Michaux, de sans cesse mettre l’expression du soi à l’épreuve, le « forçant ainsi à se relever pour continuer une vie animée de petites morts symboliques »129. Chaque nouvelle tentative est donc une traduction, selon la définition développée précédemment.

124 Henri Michaux. « Les grandes épreuves de l’esprit », 422. 125 Henri Michaux. « Les grandes épreuves de l’esprit », 423. 126 Henri Michaux. « Les grandes épreuves de l’esprit », 423. 127 José Luis Fernàndez Castillo. « Georges Bataille et Henri Michaux », 128. 128 José Luis Fernàndez Castillo. « Georges Bataille et Henri Michaux », 133-4. 129 Julia Pecker. « Rire et transgression », 76. Rappelons les cinq tentatives dans le texte « La mort morte » de Luca, de témoignages de l’expérience du seuil entre la vie et la mort. Comme chez Michaux, il s’agit de voir jusqu’à quel point on peut expérimenter avec l’être en ayant toujours une trace ou un testament écrit. 218

3.2.3 – Traduire le soi. Du langage au visuel (de l’inhumain)

Dans son essai « Vers les icebergs », parlant du rapport entre l’image et le langage chez

Michaux, Le Clézio se demande (et se répond) « qui n’a souhaité, un jour, savoir entrer dans une image, et y vivre ? Il suffit d’écouter la parole d’Henri Michaux »130. Le propos semble un peu paradoxal. À la base, il s’agit d’un rapport de supériorité : le visuel est plus libre et moins structuré que le langage. Plus indéterminé, celui-là permet au poète de s’exprimer de façon plus fidèle à son être indéfini en mouvement. Si le visuel dit ce que les mots ne peuvent pas dire ou exprime autrement ce que disent les mots — comment la parole de Michaux peut-elle servir de guide pour un savoir et une existence visuels ? Autrement dit, quelles sortes de transformations et quelles sortes de traductions sont en jeu entre les expressions langagières et les expressions visuelles michaudiennes ? La logique de la traduction telle que nous l’avons développée et définie — comme déstructuration et réorganisation des formes expressives afin de faire signe à ce qui ne s’exprime pas — correspond aux rapports et aux mouvements entre le langage et le visuel chez Michaux. En fait, le poète s’intéresse plus à l’acte créatif qu’au résultat ; il ne cherche pas à se définir ou à se représenter une fois pour toutes, car il valorise le rituel de l’exploration infinie de soi.

En privilégiant le mouvement des processus, Michaux parvient à se représenter et à exister dans une pluralité de mouvements. Le langage est trop rigide et enferme donc le poète en l’empêchant d’explorer la multiplicité du soi, car sa fonction référentielle retire les êtres et les choses du monde et par conséquent leurs mouvements sont perdus. Ainsi, Michaux se tourne vers le visuel comme lieu plus ouvert à l’expression de ses êtres poétiques, car « les

130 J. M. G. Le Clézio. Vers les icebergs, Paris, Gallimard, 1978, 9. 219

décrire, les commenter, c’est donc les retirer, leur faire lâcher le vif pour le neutre, la vibration pour la fixité »131.

Dans le même esprit que la déclaration rhétorique de Le Clézio, dans son texte Saisir,

Michaux se demande « qui n’a voulu saisir plus, saisir mieux, saisir autrement, et les êtres et les choses, pas avec des mots, ni avec des phonèmes, ni des onomatopées, mais avec des signes graphiques ? »132. L’œuvre consiste en plusieurs séries de dessins — de signes graphiques — qui évoquent des idéogrammes et ressemblent à des formes de vie différentes, imitant l’être embryonnaire dans l’image.133 Le texte qui accompagne les images est clairsemé et correspond, autant que possible, à l’autre question que Michaux se pose dans le texte : « qui n’a voulu un jour faire un abécédaire, un bestiaire, et même tout un vocabulaire, d’où le verbal entièrement serait exclu ? »134. Il est intéressant de noter que lors de son rejet du verbal,

Michaux tient à un savoir et à une pensée néanmoins organisés et structurés. Tout en voulant

« désobéir à la forme »135 et même en avouant qu’il avait « toujours eu des ennuis avec les formes »136, il est à la recherche, paradoxalement, d’une manière d’exprimer le « dynamisme, un saisir abstrait »137 ; il veut saisir « du mobile dans l’immobile »138. Tâche impossible en principe, celle de « retrouver la danse originelle des êtres au-delà de la forme »139, Michaux y trouve une solution, ou du moins une démarche à poursuivre, dans la traduction.

Au moins deux étapes dans la traduction sont en jeu. Il y a d’abord la transformation de la pensée en langage, un processus que Michaux qualifie ailleurs comme une dégradation :

131 J. M. G. Le Clézio. Vers les icebergs, 40. 132 Henri Michaux. « Saisir », dans Œuvres complètes III, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 2004 (1979), 936. 133 Voir annexe B. 134 Henri Michaux. « Saisir », 936. 135 Henri Michaux. « Saisir », 958. 136 Henri Michaux. « Saisir », 948. 137 Henri Michaux. « Saisir », 939. 138 Henri Michaux. « Saisir », 937. 139 Henri Michaux. « Saisir », 959. 220

« la pensée de l’homme est plus libre que l’escargot de sa traduction [en langage] »140. Le décalage insurmontable entre la pensée et son expression est même plus évident quand il déclare que « j’étais une parole qui tentait d’avancer à la vitesse de la pensée »141. La deuxième traduction est celle de la pensée vers le visuel, obligée de passer à travers le langage, forcée d’abord de trouver son expression limitée dans la parole. Ces deux mouvements de traduction commencent, illimités et inaccessibles, dans la pensée, puis se réalisent à l’intérieur des contraintes du langage, et retrouvent une liberté nouvelle mais provisoire dans le visuel, la forme la plus apte à saisir leurs gestes. L’essentiel est de trouver une forme traduite qui maintient le mouvement des gestes correspondant à la progression répétitive de « traduire, poursuivre, suivre… »142.

Que ou qui poursuit-il ? Les pluralités du soi :

J’aurais voulu, dans un homme, représenter le geste, partant de l’intérieur, le déclenchement, l’arrachement : l’irruption coléreuse de cette intensité subite, ardente concentration d’où va partir le coup, plutôt que le coup arrivé à destination.143

En voulant représenter le geste de l’origine et non pas son résultat ou sa destination,

Michaux adopte la même logique pour son concept d’être que celui qu’il développe pour l’expression : la description, la définition et la forme sont toutes des petites morts inévitables.

Les états ou formes mortels sont inséparables du processus lui-même, mais il ne faut pas y demeurer plus que nécessaire, juste le temps qu’il faut pour les traduire : « saisir : traduire. Et tout est traduction à tout niveau, en toute direction ».144 À la multiplicité infinie des formes d’expression — le langage écrit, les néologismes, les dessins et le visuel en général —

140 Henri Michaux. « Qui je fus », 111. 141 Henri Michaux. « Qui je fus », 82. 142 Henri Michaux. « Saisir », 976. 143 Henri Michaux. « Saisir », 963. 144 Henri Michaux. « Saisir », 979. 221

correspond la pluralité du soi, où le sujet stable, si cher à l’ontologie occidentale, est défait.

Pour Michaux le langage et sa structure gouvernent la consistance et la durabilité du soi ; le trait visuel devient un outil pour redresser ce système.

Dans cette perspective, Didier Alexandre remarque que chez Michaux,

[…] dans la spontanéité du trait se donne la relation immédiate au monde et donc l’émotion d’un sujet au contact de la matière. La graphologie demeure moyen de connaissance de soi, par la naissance simultanée de la vitalité propre au sujet et de l’élan du monde.145

Certes, une relation plus immédiate et matérielle apparaît sans doute dans la motivation pour l’intérêt au dessin. Dans l’univers michaudien, le trait graphique n’est pas complètement

étranger au langage — la ligne dessinée consiste en une forme plus libre et abstraite de la lettre alphabétique — pourtant il permet au poète une expression plus directe et plus intégrée au monde. Par contre, identifier quelque chose comme un sujet chez Michaux pose plusieurs difficultés. Nous n’avons qu’à citer l’extrait célèbre de la postface de Plume :

Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. MOI n’est qu’une position d’équilibre. (Une entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes.) Une moyenne de « moi », un mouvement de foule.146

À la limite le sujet ne peut exister qu’en tant qu’entre-deux, site de rencontres et de médiations externes, lieu précaire d’équilibre des forces étrangères, et donc un non-sujet, ou seulement l’après-coup de son origine, une traduction perpétuelle.147 Se dessine alors le paradoxe d’un être multiple à la recherche de sa propre expression.

145 Didier Alexandre. « Je suis foule : l’énonciation plurielle chez Michaux », dans Henri Michaux. Plis et cris du lyrisme, dir. C. Mayaux, Paris, L’Harmattan, 1997, 47-8. 146 Henri Michaux. « Plume », 663. 147 Mireille Calle-Gruber parle de la traduction en termes de transmutations d’une angoisse originelle : « Translation et métamorphoses, ce n’est pas jeu des apparences […] elles touchent ici au plus profond, à la détresse originaire constitutive de l’humain, détresse qui est aussi source de créations. De re-naîtres » (12). D’ailleurs, « penser par métamorphoses et translations est façon d’élargir l’humain, de ses prisons idéologiques 222

3.2.4 – Réduire le langage. Entre un et multiple

Face à l’absence d’un moi stable et identifiable, l’être écrivant/dessinant se traduit avec chaque itération. À travers les multiples expressions et traductions du soi, Michaux arrive à voir ce qu’il soupçonnait depuis longtemps déjà : l’insuffisance du langage. Lorsqu’il se traduit, Michaux se rend compte d’un autre problème avec les mots : leur surdétermination.

Lié à l’enfermement ressenti par le poète dans l’expression langagière — parce que les mots sont surchargés ils limitent le poète qui veut s’exprimer — l’excès du langage présente un autre obstacle aux traductions du soi. À la différence de Jean Dubuffet, contemporain et ami de

Michaux, pour qui le langage est trop pauvre, Michaux le trouve excessif et nécessite d’être simplifié et atténué ; un langage qui donc demande une réduction et non pas un enrichissement.

Comme l’explique Luc Lang, « pour Michaux le langage est trop riche, sa complexité, le luxe de ses nuances et de ses liaisons embarrassent l’expression du sens dans son dépouillement »148. Dire que le langage est trop riche signale une nouvelle approche esthétique.

Le problème de l’insuffisance du langage demeure, mais auparavant Michaux s’efforçait de le retravailler à travers des néologismes et d’une rigueur linguistique. À partir de cette nouvelle réalisation, il commence à réduire le système alphabétique en signes, taches et lignes. Son désir de simplicité linguistique est traduit par une simplicité visuelle, car pendant cette période, lorsqu’il écrit, il avoue qu’il cherche « une ligne plutôt que des lignes. Ainsi je commence, me laissant mener par une, une seule »149. Comme dans ses expérimentations linguistiques — les

vers l’organicité cosmique » (15). (« Accueil de plus d’une forme », dans Pascal Quignard. Translations et métamorphoses, dir. M. Calle-Gruber, Paris, Hermann, 2015. 148 Luc Lang. « Vitesses (Notes à partir de quelques écrits de Dubuffet et de Michaux) », dans L’écrit et l’art II, dir. B. Buchloh, Villeurbanne, Le Nouveau Musée, 1996, 97. 149 Henri Michaux. « Émergences, résurgences », dans Œuvres III, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 2004 (1972), 545. 223

personnages anormaux et les néologismes par exemple — avec le visuel Michaux cherche d’abord une singularité qui, par la suite, le mène vers les nombreuses représentations de son

être poétique.

Jean-Michel Maulpoix offre une réflexion sur les différentes formes (traduites) de la multiplicité du soi chez Michaux en proposant un schisme entre le ‘je’ et le ‘moi’ de l’écrivain.

Le « ‘moi’ baroque est destiné à quantité de métamorphoses et d’incarnations »150 où « le poète, le peintre, le musicien, l’halluciné, le rêveur, se succèdent et se recouvrent : leurs signes se répondent »151. Le réseau de différents mois compose l’être de Michaux et témoigne de ses expériences variantes. Pour Maulpoix, les multiples traductions du moi « supposent […] un

‘je’ permanent, capable d’endurer, accueillir et mettre en scène ces avatars existentiels »152. À partir de ce je immuable, le poète explore les manifestations de son être. Le je du poète lui donne la liberté se de traduire et de se laisser porter, sans jamais se trouver dans le gouffre sans fond ; sans jamais se perdre complètement.153

Cette distinction entre le je et le moi est évoquée par Michaux dans le texte Mes propriétés : « il y a mon terrain et moi ; puis il y a l’étranger. »154 Nous pouvons provisoirement

établir le parallèle entre son terrain à lui où « tout est plat » et « rien ne bouge »155, et le je immuable ; Michaux « y habite depuis [s]on enfance »156. Il est question d’un espace qui

150 Jean-Michel Maulpoix. Michaux : passager clandestin, Seyssel, Champ Vallon, 1984, 30. 151 Jean-Michel Maulpoix. Michaux : passager clandestin, 31. 152 Jean-Michel Maulpoix. Michaux : passager clandestin, 30. 153 Dominique Rabaté propose que « ce singulier [du je] ne doit en aucun cas être confondu avec une unicité » (« Présentation », dans Figures du sujet lyrique, dir. D. Rabaté, Paris, PUF, 1996, 8). Si le je immuable dont parle Maulpoix est nécessaire pour les multiples itérations du moi michaudien, il n’est ni invariable ni fixe, et habite un flux entre déséquilibre et harmonie : « Toute l’œuvre, tout le travail de Michaux peuvent se lire comme la recherche de ces geste nouveaux, de ces gestes purs, dérangeants et réconciliateurs » (Dominique Rabaté. Gestes lyriques, Paris, José Corti, 2013, 17). 154 Henri Michaux. « Mes propriétés », 467. 155 Henri Michaux. « Mes propriétés », 465. 156 Henri Michaux. « Mes propriétés », 465. 224

s’opposerait aux mois divers que sont les projections de l’écrivain dans le monde dit étranger.

Le parallèle construit une distinction entre la singularité familière et la multiplicité étrangère.

Plus loin dans le texte, Michaux compare la familiarité du je à un emprisonnement : « parce que je suis condamné à vivre dans mes propriétés et qu’il faut bien que j’en fasse quelque chose »157. Ainsi, comme nous l’avons suggéré précédemment, l’enjeu de l’enfermement et de la liberté balise l’œuvre de Michaux et son être qui s’y trouve. Trois expériences en résultent : le terrain du je, les mois inventés, et l’espace de l’étranger ou de l’autre. Le rôle du moi, c’est-

à-dire de l’expression, est de fournir les formes aléatoires à travers lesquelles le poète puisse se connaître et vivre. « Étranger au monde autant qu’à lui-même, »158 Michaux n’a aucun accès

à son je ni au monde étrange sauf à partir des mois impermanents. Comme l’en-tase unifiante, le décalage entre le je et l’autre se veut temporaire, il s’agit une médiation nécessaire et aléatoire qui désire « rendre équivalent dire, faire et être »159.

Michaux n’a jamais pu saisir son je ni a-t-il réussi à rendre familier le monde extérieur et étranger, ce dont témoigne le caractère répétitif et ritualisé de son œuvre. Les lieux des mois, soit littéraires soit visuels, sont certes « des vérités locales, des vérités nationales. Mais l’homme vrai, dit-il, je ne l’ai pas rencontré »160. Il semble donc que le je, le vrai Michaux, soit inabordable. Nous pouvons considérer le je et le moi selon le modèle où il n’y aurait pas un

être singulier qui se dévoile plutôt qu’un savoir ou une pulsion universels. Au lieu d’être motivé par un je qui se conserve une singularité, le projet de Michaux serait alors « de tenter d’exprimer et d’extérioriser l’inexprimé justement […] dans le but […] d’atteindre enfin à la

157 Henri Michaux. « Mes propriétés », 466. 158 Jean-Michel Maulpoix. Michaux : passager clandestin, 32. 159 Anne-Christine Royère. Henri Michaux. Voix et imaginaire des signes, Paris, Presse Sorbonne Nouvelle, 2010, 93. 160 Henri Michaux. « Épreuves, exorcismes », dans Œuvres complètes I, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 1998 (1945), 791. 225

connaissance de l’Homme »161. Le je devient une sorte d’origine absolument non individuelle, une source d’où tout être prend l’élan pour les traductions des mois, comme survies ou gestes d’après-coup.

Pourtant cette survie de l’être est imprévisible et risque de se rengouffrer dans la subordination à un langage surdéveloppé. C’est le piège du langage habité par Michaux, car

« exprimer c’est déjà perdre, c’est déjà traduire, transcrire, déléguer le sens à une parole, l’esprit à la lettre »162. Le court texte « Qui il est », publié dans le recueil Peintures en 1939, se lit comme une autobiographie fictionnelle, et à cet égard ressemble à « Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d’existence », à « Qui je fus » et à « Mes propriétés », tous analysés ailleurs. Le texte en question met en évidence la difficulté de capter le je dans l’expression, car « [i]l est et se voudrait ailleurs, essentiellement ailleurs, autre » 163; aussitôt exprimé, il est déjà parti. La bifurcation multiple de l’être n’est pas juste une question de changements géographiques. L’art donne l’occasion d’une déterritorialisation singulière :

« [l]es déplacements des activités créatives est un des plus étranges voyages en soi qu’on puisse faire »164. Si les déplacements sont efficaces — comme ils le sont lorsque Michaux se met à peindre et à dessiner — l’effet est comparable à une renaissance et « comme un enfant il faut apprendre à marcher. On ne sait rien »165. Ainsi recommence le cycle d’« une vie toute inventée »166 qui apprend à marcher de nouveau et à s’exprimer de nouveau.

En dépit des pièges inévitables propres à l’expression, Michaux continue d’être à la recherche de l’origine commune que partagent le trait et le mot. Ces explorations ne sont pas

161 Luc Lang. « Vitesses », 101. 162 Luc Lang. « Vitesses », 112. 163 Henri Michaux. « Qui il est », dans Œuvres complètes I, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 1998 (1939), 705. 164 Henri Michaux. « Qui il est », 705. 165 Henri Michaux. « Qui il est », 705. 166 Henri Michaux. « Qui il est », 706. 226

sans danger ni sans trébuchements existentiels pour le moi. Il faut se perdre dans l’expression en tant que faute différée — comme une petite mort. L’être ne se rend pas compte de ce décalage nécessaire entre le soi et l’expression, sauf au moment où il s’exprime, c’est-à-dire quand il est trop tard. Comme l’atteste Plume, « quand il s’en aperçut, il était trop tard »167.

Parfois un rejet complet du langage, parfois un plongeon intense vers son centre, l’extériorisation des mois échappe à celui qui la manifeste en tant que signe, ou tache. Michaux décrit l’écart temporel entre le piège du langage et l’expression idéale souhaité, en termes d’une expérience proche de la mort, qui s’ouvre par la suite vers un autre monde avec son propre langage :

Tandis que j’étais dans le froid des approches de la mort, je regardai comme pour la dernière fois les êtres, profondément. Au contact mortel de ce regard de glace, tout ce qui n’était pas essentiel disparut… … Ils s’amenuisèrent et se trouvèrent enfin réduits à une sorte d’alphabet, mais à un alphabet qui peut servir dans l’autre monde, dans n’importe quel monde.168

Au seuil de la mort, une épuration du monde a lieu au moyen du langage : les êtres sont réduits à leur existence alphabétique, à un abécédaire potentiel pour le(s) monde(s) imaginé(s) par Michaux. Ses dessins montrent cette transformation liminaire. Organisés sur la page comme des phrases écrites et alphabétisées, chaque élément traduit le mouvement des êtres entre la forme et l’informe, entre l’expression et le dynamisme de la vie.169

167 Henri Michaux. « Plume », 640. 168 Henri Michaux. « Épreuves, exorcismes », 785. 169 Voir annexe C. 227

3.3 – L’« ontograffie » : la marque de l’inhumain poétique

Michaux ne s’est jamais fié au langage articulé et alphabétisé, même s’il le maîtrise au point où il réussit à le jouer contre lui-même avec son humour, ses détournements et ses néologismes. Sûrement, comme nous venons de le voir, un esprit inhumain traverse ses écrits.

Or, seulement lorsqu’il distille l’expression de l’être en des traits et des taches visuels parvient- il à trouver son propre « langage ». Dans l’expression visuelle, Michaux se débarrasse des contraintes linguistiques et découvre un geste conforme à son être en fuite permanente. Ce geste est l’équivalent visuel de l’ontophonie sonore et orale chez Luca, la marque

« ontograffique » de l’inhumain poétique michaudien.

3.3.1 – Le déblayage souverain. Benjamin et Bataille comme précurseurs du trait michaudien

Afin de mieux concevoir les enjeux de l’ontograffie michaudienne, nous passerons par deux textes écrits par des figures qui encadrent notre étude : « Le caractère destructeur » de

Walter Benjamin de 1931 et « L’abjection et les formes misérables » de Georges Bataille de

1934. Dans leurs textes ils s’interrogent sur le sujet moderne, sur les formes possibles de son expression, et sur sa propre représentation dans le monde. Ainsi, si nous pouvons provisoirement nous interroger sur la question des formes possibles de l’expression et du langage offertes par le milieu culturel post-1945, nous pouvons considérer l’interdépendance ontograffique du verbal-visuel chez Michaux comme une réponse rétrospective à la même question que Benjamin et Bataille ont abordée : comment et où est-ce que l’être que nous qualifions d’humain peut s’exprimer d’une façon qui lui soit propre ?

Non seulement Benjamin, Bataille et Michaux s’interrogent sur des questions comparables, ils ont également en commun une réponse esthétique qui consiste en un

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détournement perpétuel de l’être, un renouvellement négatif de celui-ci qui s’effectue au moyen de l’expression. En outre, chez ces trois auteurs, le terme « expression » correspond à la vie et aux effets produits par une certaine façon de vivre qu’ils évoquent dans leurs œuvres.

Nous suggérons que Benjamin et Bataille offrent des diagnostics similaires sur l’être humain et ses possibilités, tandis que Michaux joue l’être et ses possibilités à travers la performance du langage ontograffique.

Comme le souligne Céline Guillot, à la suite de la Seconde Guerre mondiale, Michaux juge que « l’ennemi véritable […] semble être l’homme lui-même, prêt à soulever le monde mais sur les épaules brisées de ses semblables, l’homme qui l’aliène, s’avilit, corrompt sa propre nature dans une guerre inhumaine […] »170. Ainsi, pour le poète, une reconsidération de l’homme devenu ennemi devient non seulement nécessaire, mais est rendue possible par

« la dualité, l’ambivalence même de la violence originelle qui éclate dans cette guerre »171 ; l’ontograffie va permettre à Michaux de s’ouvrir vers un langage à la fois nouveau et intime, et aussi quasi-primitif, même primordial. Il s’agit d’une autre fonction de l’expression qui rend possible une révision de l’homme et de ses violences.

La violence ambivalente suggérée par Guillot est évoquée par Benjamin dans son texte de 1931 dans lequel nous lisons que

[…] le caractère destructeur n’a aucune idée en tête. Ses besoins sont réduits ; avant tout, il n’a nul besoin de savoir ce qui se substituera à ce qui a été détruit. D’abord, un instant du moins, l’espace vide, la place où l’objet se trouvait, où la victime vivait. On trouvera bien quelqu’un qui en aura besoin sans chercher à l’occuper.172

170 Céline Guillot. « Michaux : “La communauté exposée ou la poésie à l’épreuve de l’histoire” », dans Poésie en scène, dir. B. Denker-Bercroff, F. Fix, P. Schnyder et F. Toudoire-Surlapierre, Paris, Orizons, 2015, 46. 171 Céline Guillot. « Michaux », 46. 172 Walter Benjamin. « Le caractère destructeur », trad. R. Rochlitz, dans Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000 (1931), 331. 229

Le caractère destructeur consiste donc en une force purement physique — aucune idée en tête — dépourvue de conscience et de connaissance, qui se manifeste néanmoins dans un corps humain ou qui peut prendre la forme d’un corps humain. Non seulement cette force est- elle sans conscience et sans pensée, mais elle n’a aucune ambition de connaître quoi que ce soit, ne vise aucun savoir, et n’a aucune motivation épistémologique (« il n’a nul besoin de savoir »). À sa courte définition du caractère destructeur, Benjamin ajoute un élément temporel : l’instant du vide durant lequel l’objet ou la victime qui a été détruit se trouvait/vivait.

Pourtant cet espace déblayé par le caractère destructeur n’existe que pour un instant, car, comme Benjamin le dit, le vide est immédiatement rempli par quelque chose ou par quelqu’un.

Il ne spécifie pas exactement à quoi ressemble cet espace nouvellement rempli, ni il ne décrit l’objet ou l’être qui vient sur-le-champ occuper l’espace ouvert momentanément par la force destructrice, justement parce que cela n’a aucune importance pour le caractère destructeur ; le déblayage en soi est la seule chose qui importe. Benjamin souligne de nouveau l’absence de raison de cette force pure, complètement désintéressée de tout.

Le caractère destructeur est ainsi vidé de tout sens, de toute cause et de toute conséquence, et son existence même ne s’inscrit pas dans une temporalité perceptible. C’est-

à-dire que si le déblayage propre au caractère destructeur est la seule marque ou la seule trace de son activité, il n’y a, en effet, ni trace ni marque à proprement parler ; seul un espace vide s’y trouve, se montrant à peine dans l’instant entre la destruction de ce qui existait et l’apparition de ce qui vient à sa place : l’instant seulement reconnaissable lorsque le vide n’existe plus, lorsque l’instant du vide est achevé par la présence et sa temporalité correspondante. Ainsi, dans la logique du caractère destructeur, Benjamin évoque une force qui n’a ni temps ni lieux identifiables ; une force qui existe chez l’être humain, mais qui

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échappe à ou refuse toute connaissance. Pourtant, c’est seulement en parlant du caractère destructeur et en le définissant que Benjamin évoque, identifie, se rapproche d’une connaissance véritable de cette force pure et vidée de tout contenu.

Nous affirmons donc que cette force relève du domaine de l’inhumain, mais fait toutefois partie de l’être en tant qu’humain. Venant de l’intérieur de l’être ou, comme nous le verrons avec Michaux, de l’intérieur du langage173, cette force est pure possibilité destructrice et semble toujours surgir d’ailleurs, car ni l’être ni le langage ne peuvent la reconnaître ; c’est une forme inconnue et subversive à l’intérieur de tout être, que cet être soit conscient ou non.

Le texte « L’abjection et les formes misérables » de Bataille peut nous aider à mieux cerner les enjeux de cette force quant au sujet humain, le sujet écrivain. Dans le texte en question, Bataille parle d’une conduite ou d’une force impérative liée à l’être souverain : « La souveraineté n’est même que la conséquence du mouvement d’aversion qui l’élève au-dessus de la masse impure »174. Certes, dans la définition benjaminienne du caractère destructeur, le mouvement se limite au plan horizontal, une force pure strictement immanente, tandis que

Bataille affirme explicitement que la souveraineté vise une élévation au-dessus de l’impur, suggérant ainsi un mouvement transcendant. Et pourtant nous pouvons établir des liens entre la force pure du caractère destructeur chez Benjamin et la souveraineté de Bataille, notamment parce que ce dernier définit la souveraineté comme un état éloigné et séparé des choses, un état de l’être vidé de toute présence sauf de la sienne.

Dans ses écrits traitant directement de la souveraineté, Bataille suppose « que la pensée subordonnée à quelque résultat attendu, tout entière asservissante cesse d’être en état souverain

173 Si nous acceptons l’ontograffisme de Michaux, l’intérieur de l’être et l’intérieur du langage partagent le même lieu inaccessible, à savoir ce que Benjamin appelle « l’espace vide » du caractère destructeur. 174 Georges Bataille. « L’abjection et les formes misérables », dans Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, 1970 (1934), 218. 231

[…], seul le non-savoir est souverain »175. Ainsi, de même que le caractère destructeur ne vise aucun but et n’a aucune pensée en tête, la force impérative de l’être souverain chez Bataille opère à partir d’un non-savoir vidé de toute pensée subordonnée. Bataille oppose cette souveraineté à « l’abjection d’un être […] [qui] est même négative au sens formel du mot, puisqu’elle a une absence comme origine : elle est simplement l’incapacité d’assumer avec une force suffisante l’acte impératif d’exclusion des choses »176. Ce qui l’intéresse est donc la possibilité d’une autre façon d’être qui dépend du déblayage et de l’écartement.

Nous identifions une pulsion et une force comparable chez Michaux. Michel Butor par exemple affirme que l’enjeu visuel chez Michaux revient à exprimer la possibilité d’une différente façon d’être, une force qui le mène à s’écarter des mots au moyen du trait ou de la trace, donnant ainsi une nouvelle expression, plus juste ou plus appropriée, à l’être michaudien.

3.3.2 – Vers une ontograffie177 michaudienne

Dans son livre Improvisations sur Henri Michaux — un texte qui semble ranimer, dans le langage, la trace laissée par l’écrivain dont il s’inspire —, Butor qualifie le dessin chez

Michaux comme une « rêverie qui sort de l’écriture et s’efforce de surmonter un certain nombre

175 Georges Bataille. La souveraineté, 27. 176 Georges Bataille. « L’abjection et les formes misérables », 219. 177 Sébastien Blanc a méticuleusement développé une ontographie à partir de l’œuvre de Merleau-Ponty, ce qu’il décrit comme « un lieu où s’entrecroisent l’être comme écriture et l’écriture de l’être » et « une façon pour l’Être de s’inscrire, d’y tracer en filigrane sa propre absence ». Suivant l’analyse inspirante de Blanc, nous proposons une ontograffie, car en dernier lieu le terme « écriture » s’avère trop restreint pour parler des enjeux du visuel et du verbal chez Michaux, des enjeux qui se manifestent par une enfourchure entre le verbal et le figural. (Sébastien Blanc. « L’ontographie ou l’écriture de l’être chez Merleau-Ponty », Études philosophiques, nº 3 « Questions de phénoménologie », juillet-septembre 200, pp. 289-310). Nina Parish a publié un texte important sur l’aspect visuel de l’œuvre de Michaux (Nina Parish. Henri Michaux. Experimentation with Signs, Amsterdam, Rodopi, 2017) dans lequel elle examine l’extériorisation des mouvements et des rythmes intérieurs, proposant que « Michaux’s experimentation with alphabets and signs stems from his desire for a universal language » (104). Bien que Michaux cherche d’autres formes d’expression au moyen de ses tentatives graphiques, l’idée d’un langage universel ne le concerne pas, d’où la lutte constante et inévitable entre le soi et l’autre, entre l’intime et le mode. Sur la question de l’écriture comme trace, Jacques Derrida montre comment chaque mot et toute écriture en général contient son propre non-dit, sa propre indicibilité. (De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967). 232

des manques de l’écriture habituelle »178. La rêverie de l’image : la réponse michaudienne vis-

à-vis de son inquiétude, voire de sa frustration avec les mots. Et pourtant, Michaux l’écrivain revient toujours au langage, plus spécifiquement au langage alphabétisé et articulé duquel il se méfie depuis sa jeunesse. En fait, si le langage discursif se présente, encore et encore, comme insuffisant pour Michaux, et si l’écrivain se tourne vers l’image afin de combler cette insuffisance, c’est parce qu’il cherche un nouveau langage auquel il n’a accès qu’une fois passé par ou à travers le visuel : « Quelque chose qui n’arrivait pas à être dit s’exprime en aquarelle ou en dessin, mais cela n’empêche pas de continuer à vouloir être dit. L’image devient alors une étape vers un discours possible […] ».179 Ainsi, aux deux étapes de la traduction vue précédemment (celle de la pensée vers le langage, et celle de la pensée, ralentie et représentée dans le langage, vers le visuel) nous ajoutons une troisième traduction provisoire qui rend possible un autre langage.

C’est justement ce discours possible, le potentiel d’un autre langage, que nous examinerons afin de mieux situer le rôle de l’image, d’une part vis-à-vis du langage dit habituel ou alphabétisé, d’autre part vis-à-vis de cet autre langage promis ou rendu possible par l’image même. Pour ce faire, nous analyserons deux textes tardifs, « Émergences, résurgences » (1972) et « Par des traits » (1984), qui illustrent bien les enjeux ontologiques du verbal et du visuel chez Michaux. Nous employons le terme ontologique pour souligner le fait que pour Michaux, la relation texte-image consiste en une interdépendance de l’expression linguistique de l’être et l’expression plus visuelle ou figurative de l’être ; il est question du rapport entre l’être et son expression visuelle comme être : l’ontograffie de Michaux.

178 Michel Butor. Improvisations sur Henri Michaux, Paris, Fata Morgana, 1985, 146. 179 Michel Butor. Improvisations sur Henri Michaux, 157. 233

3.3.3 – L’être verbal vs l’être visuel. Une division fausse ?

Si, comme nous l’avons suggéré, les textes « Émergences, résurgences » (1972) et « Par des traits » (1984) témoignent de ce que nous appelons l’ontograffie de Michaux, il faut avouer que même quand il était un jeune poète aux marges du surréalisme dans les années 1920 et

1930, il s’intéressait aux différentes possibilités et manifestations du sujet humain dans l’écriture. Son œuvre entière alterne entre, d’une part, l’angoisse profonde venant du simple fait d’exister et, d’autre part, la réconciliation temporaire qu’il obtient au moyen de l’écriture, mais aussi du voyage, du dessin, de la peinture, et même de la drogue, surtout la mescaline dans les années 1950. Si toutes ces différentes formes de dépaysement permettent à Michaux de trouver une sorte de paix provisoire, son obsession principale à cette époque reste l’écriture, le langage. Pensons aux textes déjà cités, comme Qui je fus de 1927 par exemple, ou Plume

écrit en 1938, qui témoignent d’une transformation du soi et d’une inquiétude de la part du poète de trouver ce que René Bertelé décrit comme « un langage qui lui soit propre »180. En dépit de ces tentatives écrites, le langage alphabétisé posait plusieurs problèmes pour Michaux : d’abord et avant tout, il n’est pas assez intime, pas assez le sien. Dans sa biographie du poète,

Jean-Pierre Martin explique que « l’écriture selon HM n’avait jamais été une évidence […]. Il avait commencé dans un défi à la littérature. Avait persisté dans le doute et le combat avec les mots »181. Dans l’effort de combler le manque d’intimité ressenti par Michaux face au langage alphabétisé — afin de trouver un langage qui soit « le sien » —, il se tourne vers les signes et le dessin ; il opère « une certaine rupture avec le langage des mots par la recherche de signes,

180 René Bertelé. « Préface de Parcours », dans Henri Michaux. Œuvres complètes III, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 2004 (1965), 432. 181 Jean-Pierre Martin. Henri Michaux, 603. 234

comme d’idéogrammes personnels »182. Seule cette recherche « graffique » peut offrir la rupture linguistique nécessaire pour trouver une nouvelle forme d’expression plus personnelle.

Cette rupture semble devenir définitive dans les années 1960 et 1970 lorsque Michaux déclare dans un entretien qu’il commence à écrire de moins en moins et qu’il peint davantage.

À vrai dire, sa production écrite ne diminue pas ; ce qui change chez le poète est son attitude vis-à-vis de l’écriture : « Il s’est inquiété de plus en plus des rapports d’enlacement et d’extériorité radicale entre les régimes respectifs du mot et de l’image »183. Cette inquiétude se manifeste paradoxalement dans son écriture même. Ainsi, le texte « Émergences, résurgences » peut être considéré comme un espace de confrontation entre les régimes du verbal et du visuel, un espace dans lequel se montrent leurs enlacements ainsi que la radicalité de l’un par rapport

à l’autre.

Comme le soutient Martin dans sa biographie, « Michaux ne cessera de se présenter, dans ces années-là [vers le début des années 1970], comme scindé en ces deux êtres presque sans rapport : un peintre et un écrivain »184. Si l’on considère « Émergences, résurgences » comme l’espace de confrontation entre le mot et l’image, nous ne devrions pas minimiser l’importance de l’aspect autobiographique du texte et sa construction particulière qui offre une chronique des différentes strates de cet être divisé entre l’écrivain et le peintre. Ainsi, le texte en tant que chronique de l’être divisé commence par une justification : « Né, élevé, instruit dans un milieu et une culture uniquement du ‘verbal’, je peins pour me déconditionner. »185

L’opposition entre le verbal, le langage alphabétisé qui conditionne, le langage de la culture,

182 René Bertelé. « Préface de Parcours », 432. 183 Raymond Bellour. « Notice », dans Henri Michaux. Œuvres complètes III, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 2004, 1607. 184 Jean-Pierre Martin. Henri Michaux, 596. 185 Henri Michaux. « Émergences, résurgences », 543. 235

et l’acte de peindre qui offre une issue, une liberté, et une voie pour se déconditionner, est maintenue tout au long du texte. « Si je tiens à aller par des traits plutôt que par des mots, écrit

Michaux, c’est toujours pour entrer en relation avec ce que j’ai de plus précieux, de plus vrai, de plus replié, de plus ‘mien’. »186 Se déconditionner du langage et du verbal permet au poète de se mettre en relation plus intimement avec lui-même ; la peinture lui offre un accès inédit à sa propre personne, mais pas avant qu’un désœuvrement, un effacement s’opère — le déconditionnement dont il parle au début de son texte.

Comme le titre du texte le suggère, le déconditionnement est un processus continuel qui demande à être répété. En fait, pour Michaux ce processus répétitif est une source de bonheur : « Mon plaisir est de faire venir, de faire apparaître, puis de faire disparaître. »187

Remarquons les échos du caractère destructeur de Benjamin et de la force impérative de

Bataille. Chez Michaux il s’agit d’une sorte de volonté d’appropriation à la fois intime et universelle, dont la structure répétitive entre apparition et disparition est semblable à l’instant de la force pure chez Benjamin ; le désœuvrement de soi qui mène au « plus sien » est la souveraineté telle que Bataille la conçoit. Le déconditionnement linguistique dont il est question ici est une étape nécessaire dans le parcours vers cette relation « plus vraie » et plus intime avec lui-même. C’est-à-dire que si Michaux veut « participer au monde par des lignes »188, il doit d’abord détourner et déstabiliser le langage et la culture du verbal dans laquelle il se trouve, et se retrouve sans cesse.

La division nette entre l’écrivain qui s’est toujours méfié des mots et du langage et le peintre qui veut se consacrer à son art est-elle tout à fait valable ? Michaux continue à écrire

186 Henri Michaux. « Émergences, résurgences », 549. 187 Henri Michaux. « Émergences, résurgences », 551. 188 Henri Michaux. « Émergences, résurgences », 545. 236

même lorsqu’il commence à peindre ou à dessiner davantage. Il avoue même : « Je peins comme j’écris, pour trouver, pour me retrouver, pour trouver mon propre bien que je possédais sans le savoir. »189 Sur la question de la découverte du soi — son « propre bien » qui se montre du domaine du non-savoir —, l’écriture et la peinture semblent avoir le même effet. Si à première vue Michaux privilégie la peinture et l’image, il continue à écrire comme si le dessin, la peinture — envisagés comme un ou des parcours visuel(s) de la recherche du soi — avaient besoin de leur contrepoint linguistique. Autrement dit, c’est d’un certain usage des mots et d’eux seuls que dépend la réalité de l’image, mais c’est aussi en puisant dans le non verbal que

Michaux atteint un langage plus intime. Tel est le double pari de l’image chez Michaux : sa réalité plastique figurée, et sa réalité verbale-abstraite.190 Le pari de l’image michaudienne, sa réalité double, se manifeste dans l’ontograffie figurée et figurale qui promet l’être verbal à venir ; ainsi, nous pouvons considérer l’écriture michaudienne comme ayant également une réalité double.

L’écriture dans le texte « Émergences, résurgences » est également marquée par une dualité, une ambiguïté. Certes, Michaux veut se débarrasser du verbal, se sortir des limites que le langage lui impose, mais il reconnaît sa situation et son existence linguistiques : l’écriture, comme il le dit dans le texte en question, est un « cadeau empoisonné »191. La notion d’écriture en tant que cadeau empoisonné revient dans le texte « Par des traits », qui possède une structure assez particulière : il est divisé en deux parties, la première consistant en un poème avec une série de dessins qui tracent l’élan rythmique et répétitif du trait192 ; la deuxième relevant plutôt

189 Cité dans Jean-Pierre Martin. Henri Michaux, 596. 190 Raymond Bellour. « Notice », 1608. 191 Henri Michaux. « Émergences, résurgences », 550. 192 Voir annexe D. 237

du domaine de l’essai, portant le titre « Des langues et des écritures/Pourquoi l’envie de s’en détourner ».

La première partie débute par ces quelques vers

Gestes plutôt que signes Départs Éveil autres éveils PAR DES TRAITS Approcher, explorer par des traits Atterrir par des traits étaler altérer par des traits susciter ériger dégager par des traits Défaire Détourner ramener à soi rejeter d’auprès de soi froisser Insignifier par des traits193

Remarquons d’emblée que le texte privilégie avant tout le mouvement ; il est composé d’une série de verbes et d’actions qui sont à accomplir par des traits. Le poème continue dans un même esprit litanique, divisant le mouvement entre les deux régimes — qui sont, pour le moment, marqués par une extériorité radicale — de l’écriture et de l’image. Citons quelques exemples : « contre les édits de l’Écrit »194, « [l’image] pour déréaliser »195, « pour le désétablissement »196, « contre le paralyseur secret [de l’écriture] »197 ; ce paralyseur secret est justement « le cadeau de la langue […] auquel tous s’y conforment, s’y soumettent », à savoir le cadeau empoisonné dont le seul remède est l’image, l’image en tant que contrepartie et cure

193 Henri Michaux. « Par des traits », dans Œuvres complètes III, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 2004 (1984), 1249-50. 194 Henri Michaux. « Par des traits », 1252. 195 Henri Michaux. « Par des traits », 1251. 196 Henri Michaux. « Par des traits », 1252. 197 Henri Michaux. « Par des traits », 1250. 238

face à l’insuffisance du langage alphabétisé. En quoi consiste la toxicité de l’écriture ? Pour

Michaux il s’agit de l’excès linguistique, une superfluité du verbal, car on reste

[…] embarrassé de trop de richesse importune […] [on cherche] plutôt une langue modeste, plus intime […] [un] retour à une opération primitive dont la tentation encore sourde reçoit actuellement une nouvelle impulsion. Signes qui permettraient d’être ouvert au monde autrement, créant et développant une fonction différente en l’homme, le désaliénant.198

Malgré tout son discours contre le langage, contre les mots, contre le verbe et le verbal,

Michaux n’abandonne pas la possibilité d’une langue plus intime qui pourrait subvertir les structures du monde et les structures de l’être. Cette langue recherchée ou imaginée par

Michaux ne rejette pas le langage tout à fait ni même ne s’abandonne complètement au visuel.

Le verbal et le visuel parviennent de la même source inintelligible — comme le caractère destructeur de Benjamin, antérieur à la pensée, l’opération primitive dont parle Michaux —,

« mais il fallait qu’un poète y aille, qu’il se risque dans cette contrée peu explorée [...] »199. Tel est le risque de l’aventure michaudienne : la force impérative du langage réclame que seul le poète puisse puiser dans le non verbal pour y trouver son propre langage et ouvrir l’espace d’un autre être possible. Chez Michaux, le risque est redoublé par le « paralyseur » du mot écrit qui revient, car « aussitôt écrits, ces mêmes mots deviennent inopérants sur ces nouveaux espaces sous-jacents qui rongent l’être »200. Ainsi, il faut recommencer et reprendre : « se déprendre […] se reprendre, […] se redéprendre […] »201.

198 Henri Michaux. « Par des traits », 1284-5. 199 Alain Jouffroy. Avec Henri Michaux, Monaco, Éditions du rocher, 1992, 162. 200 Alain Jouffroy. Avec Henri Michaux, 164. 201 Henri Michaux. « Par des traits », 1251. 239

3.3.4 – Rejouer l’origine de l’être

Le mouvement de l’être michaudien, revenant sans cesse sur lui-même, joue contre la dominance du savoir épistémologique. La genèse de l’être est à la fois reprise et mise en question avec chaque cycle itératif de son expression. À ce sujet, dans ses écrits sur l’art et le devenir-sujet de l’être, Bataille expose la force de l’opération souveraine qui envisage impérativement un cycle de répétitions entre le savoir et le non-savoir. Ce cycle n’est pas forcément sisyphéen, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas simplement d’une récurrence futile.

Bataille postule la répétition en ces termes :

[A]u cours de la répétition, le nouvel objet est lui-même altéré par une série de déformations. L’art [souverain...] procède dans ce sens par destructions successives […] au lieu de se comporter vis-à-vis du nouvel objet de la même façon que vis-à-vis du précédent, il est possible, au cours de la répétition, de le soumettre à une appropriation progressive par rapport à l’original. On passe, par ce moyen, assez rapidement, d’une figuration approximative à l’image de plus en plus conforme […]. Il s’agit alors d’un véritable changement de sens au début du développement.202

La répétition dans cette description de l’art souverain a une double fonction. En premier lieu, l’objet soumis au cycle subit des transformations à chaque reprise ; la répétition avec différence, pour paraphraser Deleuze.

Dans un deuxième temps — et c’est là l’essentiel de l’art souverain —, l’objet dit originel subit un « véritable changement de sens ». Si nous pensons au cycle michaudien du langage alphabétisé-image-langage intime qui serait plus « le sien », nous remarquons qu’être au travers des traits devient un processus de déformation de ce langage dont il est né ; grâce au visuel qui agit tel un remède, le verbe initial se transforme et permet ainsi à l’être de s’exprimer

202 Georges Bataille. « L’art primitif », dans Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, 1970 (1930), 396. 240

de façon plus intime, plus « propre ».203 Le mouvement verbal chez Michaux montre en effet qu’un langage plus propre est aussi et toujours impropre ; une langue intime est également la plus étrange, d’où son pouvoir de ronger et de transformer l’être poétique.

C’est cet esprit transformateur que nous évoquons en parlant de la force impérative du détournement du soi, l’être qui avance à travers les gouffres qui ne sont ni complètement verbaux ni complètement visuels. Michaux évoque ce parcours tout en captant et performant, dans son langage poétique, l’enjeu essentiel du visuel : « Lorsque je reprends la plume fine conduisant au linéaire […] je me retrouve […] dans un monde fuyant, bien connu, immense et immensément percé, où tout est à la fois et n’est pas, montre et ne montre pas, contient et ne contient pas, dessins de l’essentielle indétermination […]204 de l’être qui, transformé jusqu’à l’impulsion de son opération primitive, ne s’exprime qu’ontograffiquement.

3.3.5 – Le trait de l’inhumain (toujours poétique)

Depuis son entrée en littérature en 1922, Michaux n’a cessé de construire, d’inscrire et de tracer son être dans le monde. Ces actes de figurations du soi ont lieu dans un espace intermédiaire où chaque expression reste indéterminée. Sous « cette forme informe »205,

Michaux s’explore soustractivement, propageant son être vers et dans de nouvelles formes, seulement pour les détourner et les transgresser de nouveau une fois arrivé. Il défait ses propres fictions dès qu’elles surgissent, non pas par un retour en arrière en vue de revisiter et de corriger

203 Le peintre Francis Bacon – qui d’ailleurs dans ses tableaux pratique un désœuvrement de l’être similaire à Michaux – résume succinctement ce processus ou ce double pari de l’image chez le poète, car selon Bacon l’œuvre visuelle de Michaux « s’efforce d’atteindre, par des voies détournées, à une nouvelle définition de la figure humaine, au moyen de signes radicalement étrangers aux signes illustratifs – mais qui n’en ramènent pas moins à la figure humaine – la figure d’un homme qui, en général, a l’air d’avancer péniblement à travers des gouffres ou quelque chose de ce genre […] » (Francis Bacon, cité dans Martin, 599). 204 Henri Michaux. « Émergences, résurgences », 636. 205 Henri Michaux. « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions », dans Œuvres complètes III, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 2004 (1981), 1158. 241

les antécédents de son être ; le mouvement même — le mouvement en avant vers une origine

— déstabilise toute détermination et toute certitude antérieures.

L’irrésolution est répandue dans l’œuvre de Michaux ; elle est également accueillie par

Michaux dans tous ses projets et dans toutes les formes qu’il découvre lors de son parcours.

Nous avons dessiné le trajet de Michaux en commençant par ses premiers écrits dans lesquels une défiguration orthographique rejoint des déformations linguistiques en formes de néologismes, de mélanges de différents registres, et d’inventions de ressemblances troublantes.

L’être écrivant devient de plus en plus fusionné avec ses expressions, procédant ainsi par des traductions du soi où Michaux n’est ni maître de ni subordonné au langage, plutôt qu’il existe dans les multiplicités de son potentiel : « ce n’est ni une question de volonté [… le] poète n’est pas maître chez lui. »206 En cédant au langage, Michaux « poète » le trouve toujours trop restreint, trop serré, et poursuit la décomposition/libération de l’expression linguistique au moyen du dessin et du trait, l’ontograffie, n’oubliant jamais que « le problème primordial dans la vie étant la prise en charge de son être »207.

Comme Luca avec ses remaniements sonores et les détraductions/retraductions du soi corrélatives, Michaux se donne la tâche d’imaginer une autre façon d’être dans le monde. Si son projet donne parfois l’impression de négliger l’être humain jusqu’à le détruire, ce n’est que pour ressentir le vivant de son être dans toutes ses manifestations que Michaux le transcrit en tant que tache sur la page. « Le poète montre son humanité par des façons à lui, qui sont souvent

206 Henri Michaux. « L’avenir de la poésie », dans Œuvres complètes I, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 1998, 968. 207 Henri Michaux. « Une voie pour l’insubordination », dans Œuvres complètes III, dir. R. Bellour, Paris, Gallimard, 2004 (1980), 994. 242

de l’inhumanité »208, du coup, le trait de l’inhumain poétique est le biais par lequel Michaux montre l’indicibilité radicale de l’humain.

208 Henri Michaux. « L’avenir de la poésie », 968. 243

CONCLUSION

Les deux poètes à l’étude répondent de façon particulière à une question qui s’est posée d’une manière générale au XXe siècle : comment conçoit-on, construit-on et même exprime-t- on une subjectivité humaine une fois que la culture devient consciente du fait que les idées et les structures sur lesquelles elle se fonde, depuis au moins deux-cents ans, sont responsables de l’inhumanité qu’elle subit ? Pour Luca comme pour Michaux, cette crise est issue du problème de l’abstraction du langage. Or, ils cherchent des moyens sonores (Luca) et visuels

(Michaux) de matérialiser l’expression linguistique pour formuler leur(s) subjectivité(s). Nous avons vu comment cette négociation perpétuelle ne peut jamais atteindre son but ; le sujet fuyant échappe à toute représentation. Ainsi, ils s’inscrivent dans un courant propre à la poésie moderne où, comme le montre Michel Collot,

[l]ibérée du cadre de la phrase voire du mot, cette stratégie [du matérialisme verbal] aboutit aux glossolalies, au lettrisme, à la poésie sonore ou visuelle : le corps graphique ou phonique du message linguistique s’y trouve mis en valeur indépendamment voire aux dépens de la signification […]. Mais cette tentative de traduire verbalement la vie organique et / ou pulsionnelle se heurte à l’hétérogénéité foncière du corps et du code.1

Collot souligne l’enjeu poétique que nous avons examiné dans l’œuvre de Luca et dans celle de Michaux : entre le corps intime de soi et les codes culturels, il existe une impasse qui rend inconciliable toute expression véritable de ce premier. Afin de gérer (et non pas de combler) cette condition sans issue de l’homme moderne, les deux poètes en question développent des façons poétiques d’être qui assument le décalage tout en légitimant l’expression de ce que pourrait être une subjectivité.

1 Michel Collot. Le corps cosmos, 49. 244

Vu que les rapports entre les langues et les possibilités d’exprimer l’étranger dans une langue qui n’est pas la sienne sont des traductions, nous avons consacré une partie du premier chapitre à une analyse de l’essai « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin. Le texte théorise la traduction comme une rencontre violente, déformatrice et génératrice qui affecte la langue source et la langue cible. De plus, Benjamin introduit un troisième terme, le pur langage, le tiers inaccessible auquel les deux langues font signe lors la rencontre traductrice. Ainsi, une transcendance faible s’ajoute à l’immanence matérielle des deux langues. Le concept d’origine

(de source, d’identité) est mis en cause et, par conséquent, la structure temporelle de la rencontre entre une langue à soi et celle de l’autre n’est pas linéaire mais réciproque et cyclique.

Le rapport avec l’autre, avec le monde extérieur et le problème de comment s’y exprimer, est un des défis relevés par Luca et par Michaux. L’autre relève du problème d’une langue plus intime, d’une langue à soi : comment trouver une expression qui convient à leur(s)

être(s) particulier(s) et à leurs transformations incessantes ? Pour montrer que le mouvement cyclique de construction/destruction/reconstruction de leur(s) subjectivité(s) suit une logique analogue à celle de la traduction benjaminienne, nous avons analysé les écrits de Jean

Laplanche sur le devenir-sujet de l’humain. Inspiré directement de Benjamin, Laplanche dépeint le développement comme un processus de traduction/détraduction. Le sujet arrive à se faire une image de lui-même (et rend alors possible son expression) et subit également une auto-défiguration. D’ailleurs, le schéma établi par Laplanche repose sur un moment transcendant inassimilable mais pourtant inhérent au sujet humain. L’expression de cet

étranger intime désigne le deuxième composant de l’enjeu de la traduction-poétique assumé par les deux poètes à l’étude.

245

Si le langage et le sujet humains sont consignés à une condition déterminée en partie par une transcendance radicale, inaccessible et inconnue, Luca et Michaux se donnent la tâche de faire ressortir cet aspect inhumain de l’expression et de l’être. Cette opération irréalisable est développée par Georges Bataille dans ses écrits sur l’art et sur la souveraineté. Dans la dernière partie du premier chapitre, nous avons approfondi nos propos sur la traduction du langage et celle du sujet en analysant le souverain et son expression. Pour Bataille, le vrai sujet est souverain dans la mesure où rien ne l’assujettit. Il s’agit donc d’un être pour qui ni les contraintes de l’expression ni les codes culturels posent de limites. Pour y atteindre, il faut défaire les structures qui gouvernent le langage et le savoir, et celles qui conditionnent l’être humain ; le langage poétique ouvre la voie vers le non-savoir du souverain de sorte que l’expression est à la fois son propre échec et la marque d’une altérité radicale.

Nous avons également examiné l’art souverain chez Bataille, son caractère répétitif et déformateur et comment, au moyen de ce cycle, l’expression (du) souverain(e) effectue un changement irrévocable de l’origine ou de l’originel. Cette dimension de la pensée bataillienne nous a aidé à exposer l’inhumain poétique dans les textes analysés. Chez les deux poètes à l’étude, les formes d’expression et les êtres inventés et poétisés, que nous avons qualifiés d’inhumains, ne sont pas des rejets de la vie humaine ; ce sont plutôt des tentatives qui creusent l’inhumanité du langage et de l’être et ont pour but la découverte d’autres façons de vivre qui pourront, par la suite, informer l’existence humaine.

Certes, Luca et Michaux ne sont pas les seuls à se poser la question d’une autre forme de vie et d’un autre langage possibles. Or, dans le deuxième chapitre notre analyse de l’œuvre de Luca commence par un survol du milieu avant-gardiste roumain et des circonstances culturelles qui ont influencé le jeune poète. Nous avons exposé des rapprochements

246

biographiques et esthétiques entre Luca et son compatriote, plus renommé et plus influent,

Tristan Tzara. Dans sa jeunesse, Luca est ouvertement gauchiste, même anarchiste, ce dont témoigne son projet de l’érotisation du prolétariat. Pourtant, la polémique politique devient de moins en moins importante dans son œuvre lorsqu’il commence à développer son concept d’être non-œdipien qui déborde les codes culturels et s’ouvre vers une cosmologie. À ce nouvel

être correspond une nouvelle expression : l’ontophonie. Parce que, pour Luca, l’organisation du monde et la structure de l’être sont liées au langage, en décomposant (et parfois recomposant) les éléments sonores des mots il se permet d’imaginer et de rendre possible l’étranger radical. Pour Luca, ce qu’il y a d’inhumain se fait montrer au moyen d’une manipulation sonore du langage.

Nous avons évoqué les origines orphiques et orales de la poésie, et Luca n’est sans doute pas le seul poète à cultiver une poétique en creusant la sonorité du langage. Tzara — avec sa pensée de la bouche — et Isou — avec ses performances lettristes —, sont des exemples de poètes qui avancent l’expression verbale. Même la subversion d’Artaud, avec son incarnation manifeste de la pensée, précède l’ontophonie de Luca. D’autres poèmes sonores, comme « L’ursonate » de Kurt Schwitters par exemple, incarnent la modularité morphologique du langage ; le texte a été adapté à chaque lecture. D’autre part, des poètes comme Bernard

Heidsieck considèrent la page imprimée comme une restriction de la poésie — à la différence de Luca, pour qui le mot même est une limitation —, et se tournent vers le magnétophone et l’enregistrement acoustique pour créer une poésie sonore. François Dufrêne, qui s’aligne plus avec Luca par ses décompositions phonétiques, travaille également l’enregistrement sonore pour créer une poésie concrète qu’il appelle ultralettrisme (d’après Isou).

247

De nos jours, les poètes sonores se sont divisés en deux camps. D’une part, des performeurs comme Jean-Pierre Bobillot (qui est aussi un théoricien), privilégient l’événement oral, s’inspirant de l’« event » cher aux groupes comme Fluxus dans les années 1960 à New

York. D’autre part, l’utilisation des nouvelles technologies permet aux poètes d’expérimenter avec des sons non-humains. Anne-James Chaton, par exemple, crée des œuvres en superposant des sons enregistrés avec la voix. D’autres, comme Joachim Montessuis, exploitent les nouveaux médias et les logiciels pour produire des expériences sensorielles qui entrelacent la musique électronique et la poésie. Parmi ces poétiques sonores autant riches que variées, l’œuvre de Luca nous semble particulière dans la mesure où elle joue la décomposition phonétique du langage et la fait correspondre à une autre forme d’être : l’ontophonie. Il s’agit, chez Luca, d’une incarnation de l’expression qui ne vise pas la signification et qui s’efforce à dire l’altérité radicale du langage et de l’homme. Son œuvre est donc optimale pour une étude de l’inhumain poétique.

De même, Michaux n’est pas l’unique poète à agencer une esthétique verbale et visuelle. En fait le champ est beaucoup plus large que celui de la poésie sonore, et nous nous permettons de nous confier à d’autres ouvrages pour des études compréhensives.2 Or, parmi les grands courants de la poésie visuelle du XXe siècle, tels que la poésie graphique ou la poésie concrète, l’œuvre de Michaux est une exception. Depuis la poésie typographique de Mallarmé, l’espace de la page devient porteur de sens aussi bien que support des mots. Avec les avant- gardes, surtout Dada, on considère le graphisme et la confection du livre comme œuvre, où le

2 L’anthologie critique et historique de Jacques Donguy, par exemple, qui donne un survol théorique de la poésie expérimentale depuis les années 1950 (Jacques Donguy. Poésies expérimentales – Zones numériques (1953- 2007), Dijon, Les presses du réel, 2007.). Voir aussi Reading Visual Poetry after Futurism de Michael Webster (New York, Peter Lang, 2005) et The Double Cipher: Encounter between Word and Image in Bonnefoy, Tardieu, and Michaux d’Adelia Williams (New York, Peter Lang, 1990). 248

support matériel, le contenu et la langue forment un ensemble esthétique. La gamme hétéroclite de la poésie graphique témoigne de l’appétit, chez les poètes du XXe siècle, pour la matérialité du langage et la mise en valeur de l’aspect visuel de l’expression. Calligrammes d’Apollinaire marque un point tournant lorsque l’organisation visuelle du poème fait partie de la sémiologie de l’œuvre. Or, avec la poésie concrète, le poème devient un objet en soi, indépendant du sens et de la syntaxe linguistiques : une œuvre créée avec des mots et des lettres débarrassés de toute fonction sémiotique.3 En France, dans les années cinquante, Pierre et Ilse Garnier théorisent la poésie spatiale, envisageant la page comme un champ d’action où a lieu un geste poétique.

L’importance du geste fait en sorte que la poésie spatiale ressemble à certains égards aux onto- poétiques « faibles » de Luca et de Michaux. D’ailleurs, le texte « Manifeste pour une poésie nouvelle, visuelle et phonique »4 annonce la libération du sens et une ranimation énergique des mots et des syllabes. Toutefois, ces poétiques n’atteignent pas le niveau de réflexion identitaire et subjective qu’on retrouve chez les deux poètes à l’étude.

Chez Michaux, le visuel — les dessins, les symboles, les traits — est une progression

à rebours du langage articulé dans le sens où il lui permet d’exprimer autrement son être. Nous avons tracé ce développement en trois périodes : une méfiance envers l’écriture alphabétisée et ses structures ; un détournement ironique du langage accentué par des jeux de mots, des néologismes et un humour dérisoire ; et une orientation vers le trait, la ligne dessinée et la trace sur la page comme expressions libres du soi. Dans la première section du troisième chapitre, nous avons mis en parallèle les figures de Lautréamont et de Michaux en montrant que la position adoptée par ce dernier vis-à-vis du premier détermine des thèmes qui restent présents

3 La poésie concrète s’est développée en Amérique du sud dans les années 1950 avec Augusto de Campos et son frère Haroldo de Campos qui lancent le magazine Noigrandes en 1952. Par ailleurs, Öyvind Fahlström, né au Brésil, publie le Manifeste pour une poésie concrète à en 1953. 4 Pierre Garnier. « Manifeste pour une poésie nouvelle, visuelle et phonique », Les Lettres, nº 29, sept. 1963, 1. 249

dans l’œuvre michaudienne : le double du soi, l’autre radical interne et la manipulation du langage en vue d’exprimer le double (impossible) de l’étranger intime. Michaux est motivé par la recherche perpétuelle d’une langue qui convient à son moi multiforme et passager, un travail indéterminé d’où la variété de formes expressives explorées dans son œuvre.

Dans la deuxième section nous avons creusé l’humour transgressif chez Michaux et la manière dont les jeux de mots et les néologismes refaçonnent l’être poétique et son expression.

Le poète retravaille la forme et la fonction des mots par le biais d’une ironie et d’une dérision qui révèlent et défont les structures inconciliables du langage. Nous avons vu que l’œuvre de

Michaux rend évidente la tragi-comédie du sujet humain au XXe siècle : le paradoxe selon lequel l’être est étranger à lui-même et aliéné des formes expressives à sa disposition. Cette crise identitaire est double, car elle se manifeste d’abord à cause d’une subjectivité indéfinissable et fugace, ensuite du fait qu’aucun langage n’est capable de la communiquer.

Au lieu de gérer la crise, Michaux l’adopte et l’intègre dans son œuvre, transfigurant sans cesse son être poétique, des mouvements que nous avons appelés des traductions du soi.

Finalement, dans la dernière partie, nous avons montré comment ces traductions donnent lieu à une poétique de la non-subjectivité où le poète a recours à de l’inhumain afin de retrouver son propre être (humain). Pour Michaux, ce cycle expressif est surtout fructueux lorsqu’il l’aborde avec le dessin et le trait. Cette expression visuelle ressemble au cri ontophonique chez Luca : elle subvertit les structures existantes tout en étant la marque manifeste de l’inhumain de l’être. Ainsi, nous avons donné le terme ontograffie aux parcours tracés par Michaux. Or, de même que les tendances inhumaines ne sont pas pleinement contre l’idée de l’humain, les explorations visuelles de Michaux ne rejettent pas le langage, mais elles montrent la voie vers d’autres langues possibles.

250

Les deux chapitres consacrés à Luca et à Michaux sont organisés de la même manière : nous avons commencé par une analyse de leurs débuts littéraires y compris la mise en parallèle de Luca-Tzara et Michaux-Lautréamont, et l’analyse de leurs positions vis-à-vis du surréalisme ; ensuite, nous avons examiné leurs jeux de mots, leurs esthétiques transgressives, leurs mondes imaginés et les formes d’être inventées ; enfin, nous avons exposé le développement de leurs poétiques de l’inhumain, soit orale (Luca), soit visuelle (Michaux).

Une telle organisation nous a permis de comparer leurs parcours dans le milieu littéraire français du XXe siècle, et de faire ressortir les points communs autour des thèmes de l’inhumain et de la traduction. Ceci dit, les univers fantastiques de Michaux ne sont pas tout à fait pareils à la vision cosmologique de Luca. Si « l’onirocosmos »5 de Michaux est un

« phénomène de projection [… qui] fait vaciller la distinction entre le corps propre et le monde extérieur »6, chez Luca, la dissolution du sujet est plus extrême, et donc tragique. La différence entre les deux peut être donc formulée dans les termes d’un geste immanent, radical et répétitif

(Michaux) et une poursuite d’une transfiguration transcendante et totale (Luca).

Cette distinction n’empêche pas une analyse comparative de leurs œuvres, surtout quand elle est faite dans le contexte de l’inhumain que nous avons développé dans le premier chapitre. En fait, malgré certains écarts, le rapprochement de l’œuvre de Luca et de celle de

Michaux apporte non seulement de nouvelles approches à leurs poétiques distinctives, mais occasionne la possibilité d’une analyse de l’inhumain poétique chez d’autres écrivains. Nous avons montré que l’inhumain poétique est particulier au XXe siècle. Certes, en raison de leurs trajets biographiques et littéraires, de leurs rapports expérimentaux au langage, et de leurs concepts originels du soi, l’œuvre de Luca et celle de Michaux conviennent bien à notre étude.

5 Romain Verger. Onirocosmos. Henri Michaux et le rêve, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004. 6 Michel Collot. Le corps cosmos, 38. 251

Toutefois, il reste à voir si d’autres formes d’expression inhumaine ont été ou seront traduites dans le goût de l’ontophonie et/ou de l’ontograffie que nous venons d’examiner.

252

ANNEXE A

Auto-détermination la manière de la manière de ma de maman la manière de maman de s’asseoir sa manie de s’asseoir sans moi sa manie de soie sa manière de oie oie oie oie le soir de s’asseoir le soir sans moi la manie de la manière chez maman la manie de soi le soir là de s’asseoir là de s’asseoir oui ! de s’asseoir non ! le soir là là où la manière de s’asseoir chez soi sans moi s’asseoir à la manière de à la manière d’une oie en soie elle est la soie en soi oui! oui et non ! la manie et la manière de maman de s’asseoir chez soi s’asseoir chez soi chérie ! chez soi et toute seule chérie ! le soir à la manière d’un cheval s’asseoir à la manière d’un cheval et d’un loup d’un châle-loup ô chérie ! ô ma chaloupe de soie ! ô ! oui ! s’asseoir non ! s’asseoir le soir et toute seule chez soi ô ! non et non ! manière de s’asseoir sans moi chez soi sans moi sans chez ô chérie ! c’est une manière chérie ! une manière de une manière de la manière de manière de s’asseoir chez soi sans chaise s’asseoir s’asseoir sans chaise c’est ça ! c’est une manière de s’asseoir sans chaise

253

ANNEXE B

Henri Michaux, « Saisir », 1979.

254

ANNEXE C

Henri Michaux, « Portrait de Meidosems », 1948.

255

ANNEXE D

Henri Michaux, 1974.

256

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