福岡大学人文論叢第 39 巻第 1 号 ― 175 ―

GH RASIM LUCA : H ROS-LIMITE DE LA PO SIE FRAN AISE

Vincent Teixeira*

Il y a des livres que l'on ouvre et que l'on ne referme plus car ils ouvrent tout l'horizon. Ceux de Gh rasim Luca en font partie. Luca est une sorte de cas-limite, h ros-limite, l' cart dans la po sie fran aise. H ros-limite,titre d'un de ses premiers recueils, qui outrepasse les limites, passe et d passe les fronti res, et d'abord celles qui jalonnent la trajectoire de son existence, de Bucarest, o il naquit en 1913, , o il r sida partir de 1952 jusqu' son suicide dans la , o il se jeta, comme , le 9 f vrier 1994. Comment s'en sortir sans sortir ? , tel fut son cheminement po tique, le fild'Arianedesonmt orite passage, m me si son dernier saut signe l'irr fragable limite de son exil int rieur, se heurtant finalement la rar faction de l'air qui semble bien touffer nos civilisations sous serres d'esclaves endormis, comme si, tel Michaux agonisant, il n'avait pu que refuser, apr s tant d'appels d'air, un oxyg ne de survie, ersatz de vie. Rebelle et solitaire, m me s'il fut proche un temps d'Andr Breton et de certains surr alistes, il fut une sorte de h ros-limite de par son refus de toutes les limites, de tous les syst mesetdetouslesdterminismes,

* Associate Professor, Faculty of Humanities, Fukuoka University

(1) ―176― assujettissements une identit ,sapassion perdue de la libert , oscillant entre les vertiges du plein et du vide, tel un funambule sur un fil tendu au-dessus du gouffre des apories, entre fascination pour le trou du z ro et l'infini du chaos, un grand rien du tout ,dontl' branlement voue autant l'inach vement et l'effondrement qu' l'invention perp tuelle d'une r alit incandescente du devenir ,auxlimitesdelafolie,dansunpartage ou plut t un alliage alchimique entre construction et destruction que son uvre et sa vie ont incarn avec une rage furieuse qui n'a que peu d' quivalents depuis Sade. H ros-limite ou h ros infini , comme il l' crit dans Tangage de ma langue ,dontl'rection et l' ruption confondent z ro et h ros dans les vertiges d'une morphologie affol ede l' ros . Dans son po me intitul H ros-limite,quid finit la position m me du po te, Luca oppose le grand symbolisme mythique du trou au grand tout universel 1, une mani re pour le po te de frapper en plein c ur le grand tout m taphysique qui tient les hommes dans les rets du pouvoir, de la domination des concepts et d'un langage aussi asservi qu'asservissant, assoupi et inerte. H ros-limite,Gh rasim Luca l'est bien s r aussi et avant tout par la mani re explosive dont il bouscule et r invente la langue fran aise, la vampirisant de mani re aussi sacril ge qu'amoureuse, redisant le monde avec des mots refaits, trouant le langage et la pens e, mais aussi son tre m me, son identit , son corps, car (re)penser le langage, c'est la fois penser la pens e et penser le corps. Ainsi, apatride d'expression fran aise, son pays, c'est son corps ; son identit ,c'estsavoix,etsapo sie- vertige reste sans autre exemple, au point que Gilles Deleuze n'a pas craint

1. Gh rasim Luca, H ros-limite (1953), Jos Corti, 1985, p.20-21. En sanskrit, kha veut dire z ro, le chiffre du trou absolu ,selonLuca,maissignifieaussi trou, orifice .

(2) GH RASIM LUCA(Teixeira) ― 177 ― de la pr senter comme la plus grande du si cle.

UN PO™ETE APATRIDE, HORS LIMITES

Tout commence et tout finit par le langage, mais tout reste dire et, de surcro t, tout reste vivre. tres de langage, nous sommes toujours dans le langage, pris dans le langage, qui a m me une fonction vitale, biologique, mais nous ne le transcendons pas, ne le dominons pas et le paradoxe est qu'il est extr mement difficile de parler du langage car nous n'avons pas de rapport direct avec lui ou du moins avec ce qui serait son essence suppos e, le langage tant aussi un mythe, une sorte de grand objet ext rieur , l' tincellement m me du dehors , comme disait Foucault. L'enjeu pour un crivain et particuli rement pour un po te est donc de penser l'ext riorit radicale au langage par le langage m me. Mais c'est au-del de toute gen se, imaginaire, comme de toute t l ologie, tyrannique, ces deux postures engendrant de phantasmatiques et ali nants processus d'appartenance, de domination et de servitude, que la litt rature, mue par la tentation de l'incr et une volont d'affranchissement, oscille, vacille, vrille et brille entre cr ation et destruction, mergence et voilement. Qu'elle s'enracine l'esp rance, s' puise en d sespoir, porte l'obscur ou l' clat au c ur des mots dont elle puise la possibilit ,l'criture vibre tel un fil tendu entre les ab mesdel'incertitudeetlescimesdelavrit , fragile entreprise dont l'horizon,enlignedemire,n'estplusl'ombremaispasencorelaproie.Ce pari du tout s'appuie sur cet cart lement, inapaisable. Vertige d'un pari entre tout et rien, o des passerelles sont jet es sur le n ant. La position de

(3) ―178― l' crivainoudupotequirisquequelquechoseaveclelangageserait comparable celle de ces moines tao stes en m ditation au bord des pr cipices, face aux gouffres, en proie aux sortil gesduvide.Entrele silence souverain, muraille de plomb au seuil de l'interdit, et les clairs foudroyants du verbe, l' crivain s'engage dans un itin raire vivant, donc vuln rable, rendu vivable par le seul usage de la parole, sur le chemin de l'inconnu : telle est sa d raison d' tre , telle est sa peine de vivre et d' crire. Pourtant, et peut- tred'autantplusdansleno man's land qui semble caract riser ce qu'il en est de l'humain l' re du d senchantement contemporain, la litt rature en g n ral et la po sie en particulier se heurtent un impouvoir patent : la litt rature ne peut rien - ou ne peut que tr speu; condition toutefois qu'elle tente tout, au sens du pari pascalienoude la chance bataillienne.

Dans ce jeu insens d' crire , il s'agit donc de rejouer le destin du langage, de le faire bouger, ce qui consiste aussi bien faire bouger les tres et les choses, la pens e et le corps, car la pens eseconstruitsurdela mati re ( L'esprit n'est que l' tat d'esprit des corps ,ditLuca),au-del des clivagesentreconceptsetaffects,l'alchimieverbale tant d'abord une physique verbale, la relation de l'homme l'univers (et la langue) tant de nature proprement physique, avant d' tre m taphysique. Le monde n'est plus clair par un foyer absolu , mythique, religieux ou politique, soleil central dont l' clatement renvoie les hommes une dialectique inapaisable entre savoir et non-savoir, chaque savoir engendrant sa propre ignorance. Au quotidien, le langage est rendu de plus en plus labile par l'obligation d'utilit faite au sens et la soumission ce que l'on appelle commun ment

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communication , selon laquelle nous vivons largement dans des consen- sus, que nous prenons pour la v rit . Cet enracinement du discours commun dans une langue aussi doxique que toxique, la langue de la doxa, aplatit, anesth sie et cr eleconsensusdu pr t- -penser et de la pens e molle, dictant les mots de la conformit et de la soumission. Le langage se trouve donc gar , ayant perdu son ancrage dans les mythes de l'originel et de la parole sacr e, ayant perdu, comme le dit Richard Millet, l'illusion de son innocence : les langues ne disent plus que le d faut d'enchantement, particuli rement le fran ais qui a chu dans un langage d'esclaves (un esclavage consenti) et qui, apr slesgrandesn gations du XXe si cle dont la rh toriquepublicitairen'estpasladernire, a perdu toute innocence (n cessaire illusion, peut- tre, charge pour l' crivain de retrouver dans la langue, sans doute en vain, la figure de sa propre innocence, faute de pouvoir rendre aux mots une fra cheur qu'ils n'ont d'ailleurs eue que dans la mesure o lesgrandstextesnousdonnent r ver l'innocence du langage, laquelle n'est que le mouvement d'une d ception infinie) 2 .L'criture, surtout l' criture po tique, consiste suppl er ce d faut d'innocence, ce d faut d'origine des langues, toutes plus ou moins enlis es dans la terreur de Babel , laFossedeBabel , car elle porte en elle les germes d'une autre langue, incr e. Or, le po te habite d'abord une langue, davantage qu'un pays, et sa patrie n'est pas un lieu, mais l' criture, un lieu sans lieu ,une h t rotopie ou une utopie, un enfermement hors de soi , comme l' crivait Blanchot. C'est pourquoi l' crivain, comme l'artiste, est bien souvent un tre l' cart, un peu en dehors de la soci t ,d'o sa grandeur ou sa mis re, et l' criture a partie li e avec cette question de la solitude essentielle ,ce

2. Richard Millet, Place des Pens es, Sur Maurice Blanchot, Gallimard, 2007, p.15.

(5) ―180― retrait absolu, du moins pour ceux, tels Montaigne, Sade, Nietzsche, Beckett, Michaux ou Blanchot, dont la vie se fait uvre et l' uvre le lieu o s'accomplit leur disparition. Luca est un de ceux qui ont pouss au paroxysme cet effacement, m prisant les statuts d'auteurs et les statues de hauteur, d pla ant et effa ant toutes les fronti res, physiques et m taphysiques, g ographiques, culturelles, linguistiques et d'abord celles de sa propre identit ,carcanprennedecet tiquetage des masques mondains qui emprisonnent le vivant dans ces tats catastrophiqu s , selon l'expression d'Artaud, du moi et du soi .

Exil au-del de toute patrie, tranger ,lepote est un migr dans l'espaceetdansletemps,unesorted'errantirrductible. Au-del de la schizophr nie que peut engendrer son exil, g ographique et linguistique danslecasdeLuca,sonidentit est volontairement questionn e, voire mise en pi ces, car il en refuse les ruses, les codes et la claustration. Ce refus de l'identit codifi e passe par le travail de la langue, un questionnement sp culaire sur l'acte d' crire et une certaine d fiance l' gard du langage dont on ne peut user que pour en prouver les limites. L'identit ,concept souvent dogmatiquement pr suppos , n'est jamais donn e, sauf travers la panoplie sp culative des syst mes ou les prisons des id ologies, les prisons de l'intelligence comme disait Bataille, et n'est en rien s parable de la langue dans laquelle l'ips it seditetcroitpouvoirsereconnatre. C'est pourquoi l'exil linguistique est un parler ailleurs-autrement, la fin exil dans la langue elle-m me. Pour Luca, le recours une langue non- maternelle fut un geste d'affranchissement dont l'ardeur sacril ge et insatiable porte un d fi radical : le r gnedel'Un n'est pas in luctable. Il

(6) GH RASIM LUCA(Teixeira) ― 181 ― faut dire que n Bucarest dans un milieu juif ashk naze, il s'est trouv tr stt en contact avec de nombreuses langues, en plus du et du roumain, notamment le fran aisetl'allemand.Depuissajeunessedansle Bucarest cosmopolite de l'entre-deux-guerres jusqu' la solitude des derni res ann es parisiennes, amoureux passionn de la libert libre , Gh rasim Luca s'est voulu obstin ment apatride, revendiquant un parler apatride , hors la meute et hors la loi. Vivant po tiquement l'Anti- dipe qu'allaient th oriser Deleuze et Guattari, son exil linguistique est la cons quence directe de sa volont subversive de lib ration de la condition dipienne, qu'il formule dans L'Inventeur de l'amour, La Mort morte et dans un Manifeste non- dipien depuis lors perdu : couper le cordon ombilical, en finir avec l'homme axiomatique et avec tous les ordres. Depuis quelques milliers d'ann es/onpropage/commeune pid mie obscurantiste / l'homme axiomatique : dipe / l'homme du complexe de castration / et du traumatisme natal / (...) Je d teste cet enfant naturel d' dipe/jehaisetrefusesabiologiefixe 3.Refusquis'inscrit la fois dans l'histoire litt raire et dans l'histoire, dans l'unit po tique et politique de l'invention d'une voix. En rupture avec tout alignement politique ou communautaire, avec les conformismes insupportables, les comportements st r otyp s, refusant les concessions du m tier litt raire, Luca cherche une langue d livr e de tout joug, en appelant notamment une expression d brid edelasexualit, arme par laquelle le po te croit pouvoir lutter contre l'uniformit accablante des discours. Ne pouvant s parer Histoire et histoire personnelle et ne pouvant refuser l'emprise de l'histoire familiale surlediscourssansfairel' conomie de l'inconscient, son entreprise po tique

3. Gh rasim Luca, L'Inventeur de l'amour (1945), Jos Corti, 1994, p.13-14.

(7) ―182― tente n anmoinsded nouer l'emprise imm diatedel'Histoireetderouvrir la question suspendue de la relation entre inconscient individuel et inscription dans l'histoire collective.

Luca fut po te parce que, roumain de naissance, juif sans sentiment d'appartenance, religieuse, ethnique ou nationale - il se d finissait lui- m me comme l' tran-juif , tranget qu'il partage avec cet autre exil roumain juif que fut Paul Celan, auquel il fut d'ailleurs li par une profonde amiti -,ileut se d fier tr st t des mythes qui habitent le phantasme de ma triser les langues, parce que sa parole fait vaciller la croyance en la fixit de la langue. Pour Luca, le langage est porteur d'un secret manifeste , mais un secret dont le sens se d robe d squ'ons'avisedele fixer : instabilit , incertitude, valorisation du secret et de son rotisation, l'oppos de tous les mythes qui nourrissent plus ou moins implicitement les id ologies, les discours positifs et les principes d'identit .C'estpourquoi, s'il reconna t l'importance des explorations d'inconnu entreprises par la Kabbale, Hegel, Engels, Freud ou Breton, il suspecte toutes les figures difiantes et rejette toute forme de p trification d'un h ritage litt raire et philosophique, et voue sa conqu te de l'incertitude la mobilit d'une pens e po tique dialoguant avec la philosophie, introduisant une ins curit permanente dans la langue, investissant, avec les moyens du mythe, les mythes qui parcourent insidieusement la langue. Il fait ainsi clater au grand jour la vacuit de ces mythes, commencer par la confiance dans la langue, manifestant une d fiance radicale l' gard des croyances linguistiques. Cette voix discordante, intempestive, a donc une fonction critique, s'empare des repr sentations philosophiques contemporaines et la

(8) GH RASIM LUCA(Teixeira) ― 183 ― danse de sa pens e, toute de r volte passionnelle et de jubilation rotique et humoristique, fait vaciller ces totems, en r v le les insuffisances, les incertitudes : les id es cr vent d' tre aim es d shabill es .Unevoix risqu e, quasi-exp rimentale, refusant toute pr caution, qui comme le funambule son fil s'accroche son propre d s quilibre .Silapo sie est affaire de langage, Luca fait aussi le pari qu'elle peut modifier nos repr sentations du monde et notre insertion dans celui-ci. Ainsi, le refus permanent d'une posture stable n'est pas sans faire rejaillir sa violence l'int rieur m me du discours, travers son travail sur la mati re sonore, les mots, les concepts, le rythme, l'oralit . Discours intempestif qui est la fois sonde et fl che , c'est- -dire exploration des territoires de la pens eet nouvelle perception du langage et de l'univers. Cette diffraction ne l' pargne pas : L'imagedela"fl che", crit Dominique Carlat, exprime suffisamment la violence que Gherasim Luca tait conscient d'exercer son propre encontre lorsqu'il souhaitait un tel retournement. Le discours devient intempestif pour celui-l m me qui l'articule. Il l'oblige percevoir l' cart qui le traverse : ce que la formule rimbaldienne "Je est un autre" exprime dans l'extr me singularit d'une nonciation qui se d double brusquement, faisant du sujet la fois l'origine du discours, son objet instable, et son interlocuteur ind fini, enti rement d pendant de la parole. 4 Comme Rimbaud ( Je est un autre ), Nerval ( Je est l'autre )ouLautramont ( On me pense ), Luca a toujours eu l'impression de penser hors de soi, d' tre pens ( Je suis h lasdonconmepense ,dit-ildans Le Tangage de ma langue ), sans que cet autre n'apparaisse jamais clairement, objectivement.

4. Dominique Carlat, Gherasim Luca l'intempestif,Jos Corti, 1998, p.17-18.

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L'INVENTION DE SOI : H˜EROS-LIMITE

D s lors, pour lui, le choix d'un pseudonyme tait la marque d'une critique du sujet comme du langage, une perc eversununiverssitu au- del des contraintes li es l'histoire familiale, m me si l'on ne saurait se d barrasser peu de frais de ce poids du patronyme, une diffraction du sujet qui n'inscrit que les traces de sa dispersion dans les virtualit sdeson devenir. J' cris pour oublier mon nom 5, crivait Georges Bataille, qui multiplia les pseudonymes, masquant la signature et d faisant le nom du p re, une mani re de n' trenifilsnip re et d' crirehorslaloiethorsdesoi, dans l'extase. La magie de l'identification par le nom d' crivain s'accompagne d'une destruction du mythe sur lequel les interpr tations philologiques et linguistiques pr tendent faire reposer l'identit .Eneffet, de son vrai nom Zola ou Salman Locker, Gh rasim Luca est un pseudonyme, h ritier autod sign de l' archimandrite du Mont Athos et linguiste m rite ;cechoixdunomd' crivain est une r sistance la folie des cat gorisations identitaires. Luca se choisit, comme il le dit lui-m me, un nom et un garement , ce qui associe l'adoption du nom au mythe po tique du voyageur errant, le Wanderer du romantisme allemand, mais rend aussi plus manifeste le contexte historique : l'enfermement contraignant des individus dans des fronti res ethniques et linguistiques phantasmatiquement ou h g moniquement rig es, ce qui explique en partie que de nombreux po tes juifs roumains aient opt pour le m me brouillage des limites de la d nomination (, Claude Sernet,

5. Georges Bataille, Autour de La Scissiparit ,inRomans et r cits,Gallimard,La Pl iade, 2004, p.612.

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PaulCelanouencorePaulPun, ami de Luca, autant de pseudonymes). C'est aussi un refus d'un certain type de croyance en la d termination contraignante des origines, l'ouverture de la m moire une invention de soi qui rev t le symbolique d'une aura imaginaire : l'exil insoumis conquiert ainsi une libert symbolique l' gard du nom propre, dont la langue fran aise affirme que l'individu le porte. Les crivains sont familiers de cette d cision de recourir un pseudonyme, mani re de r duire virtuellement l'arbitraire de tout signifiant. Mais chez Luca, il s'agit moins de fuir ou de contrarier la transmission symbolique, avec l'illusion d' difier un mythe personnel, que de cr er, d'inventer de nouveaux territoires, l'adoption d'un nom tant un geste qui engage au moins autant qu'il ne lib re. Cr ation verbale qui rel ve autant de la r volte, de l'humour que de la valeur heuristique de la cr ation po tique. Comme son compatriote Cioran affirmait qu'on habite une langue et pas un pays, son pays, son corps et son identit se forgent et se m tamorphosent dans sa voix et son lection de la langue fran aise, mais sa voix s'est lanc e dans un travail de sape de cette langue, la mettant en question, la torturant, la m tamorphosant en un babil sauvage en attente d'une nouvelle harmonie. Le fran aisn'estpaspourlui,po te nomade, une langue de refuge, mais une mati re suffisamment vierge pour se plier la recherche d'une autre expression de l'individualit ,explorationquiperoit dans les circonvolutions d'une langue incessamment re-parcourue les espaces o virtuellement peut soudain s'ouvrir une br che.

Gh rasim Luca est donc un de ces crivains apatrides ou m t ques, comme Cioran, Beckett, Fardoulis-Lagrange, St ti et beaucoup d'autres,

(11) ―186― venus d'ailleurs ou de nulle part, qui affectent le langage, inventent une langue (unique), insufflent un souffle nouveau la langue fran aise et l'enrichissent en la m tamorphosant, voire en la sapant, car l'invention de cette langue trang re , autre, idiome singulier, h t rog ne,nesefaitpas sans quelque cruaut .Plusgn ralement, il n'y a pas d'appropriation ou d'appartenance de la langue, f t-elle maternelle ou natale, au sens o elle reste sans demeure, comme l'a montr Jacques Derrida dans son Monolinguisme de l'autre,etlacration litt raire est pr cis ment l'invention d'une autre langue dans la langue, une langue l' cart , mineure ou d territorialis e , au sens o Gilles Deleuze a pu parler notamment de Kafka. A l'oppos de toute assurance, lib rer la langue en cr ant un langage h t rog ne signifie laisser passer quelque frisson d'infini ou d'inconnu dans la langue et dans le r el,unventsalubre,unsouffledevie qui introduit la part du feu dans la parole, met la parole en feu, et tous ces voleursdefeu que furent H lderlin, Nerval ou Rimbaud se sont finalement br l s dans cet impossible vol de feu .Sans tre un h ros orgueilleux au pouvoir oraculaire et proph tique (ou un h raut, qui rel ve du mythe romantique du po te comme mage ou guide), le po te retrouve ce sens de la flamme, cette ardeur perdue,cesensdelagrandeuroudela hauteur que H lderlin nommait le plus haut , qui ne va pas sans terreur, doutes ni soup ons vis- -vis de la langue elle-m me. Comme Lautr amont, Rimbaud, Artaud ou Cioran, Luca renoue avec une duret , une cruaut ,qui n'est pas le plaisir de la souffrance, mais le refus de toute complaisance, se voulant irr conciliable, h ros-limite de la po sie v cue. C'est ainsi qu'il tourmente la langue fran aise, comme s'il voulait lui faire rendre gorge, crivant une langue en col re, sorte de cabale phon tique qui vise lib rer

(12) GH RASIM LUCA(Teixeira) ― 187 ― le langage et l'homme ; le mot tant comme un tre enferm dans sa condition humaine, il s'agit pour Luca d'aller vers le non-mental ,de sortir des vieilles relations duelles, h rit es de la logique aristot licienne entre signe et sens, entre ph nom ne et noum ne. Pariant sur le fait qu'il y a un langage au-del desmotseux-m mes, comme le baiser est un langage et comme les mots font l'amour, des mots, il fait des organes, pour reprendre un mot cher Artaud, des extraits du corps , car la langue est une chose du corps. Alchimiste, explorateur, ma tredelamtamorphose plut tquedelamtaphore,illancelefranais l'infini, exc de les codes linguistiques, introduit dans la langue un mouvement infini, en constante mutation, le flux d'une langue naissante, in dite, unique, explorant les interstices du langage, affolant l' nergie folle de la morphologie de la langue. Parlant de son parler apatride ,Andr Velter crit qu'il outrepasse les codes de sa langue d'adoption, homme de nulle part enfin, il parle ici une langue tout fait sienne qui exc de autant le bon go t deslinguistesetdesgrammairiensquelebonstyledeslittrateurs, la bonne pens edesidologues ou les bonnes m urs des tenants de l'ordre gr gaire. 6

Tentative furieuse pour briser la biologie crisp ed'undestin axiomatique et la condition limit e d'un langage au bord de l'asphyxie, de l' vanouissement, de l'alexie, voire de l'explosion. A travers cet affolement cabalistique et cet vanouissement de la figure, r vant comme Sade d' ruptions volcaniques, confondant comme Lautr amont sa silhouette aux

6. Andr Velter, Parler apatride ,Pr face Gh rasim Luca, H ros-Limite,Po sie- Gallimard, 2002, p.VII.

(13) ―188― m tamorphoses des r gnes animal, v g tal et min ral, se faisant de plus en plus fant me, autant par rage contre un monde asservi et asservissant, dont la domination aussi terrifiante qu'amollissante d cha nait sa lycanthropie, que par un furieux d sir d'abolir toutes les fronti res et d'instaurer un nouvel amour, le po te-loup s'est heurt aux parois opaques d'une mort d j pr sente : pr -sence avant le sens, mort traumatique dont le face face est d j (d) crit, c'est- -dire presque v cu dans le tragique m me de son impossibilit , dans de nombreux textes, comme la succession de ces cinq tentatives de suicide par l'impossible dans La Mort morte, jusqu' la pr monition par les mots de l'ultime noyade, que Luca parle de n cronage dans son po me intitul Passionn ment ou de la peau d'eau de la mort dans La Morphologie de la M tamorphose . Engageant corps et pens e dans une indistinction primordiale, son po me La Mort morte,exercicedefunambuleaccroch son propre d s quilibre, est un v ritable suicide par les mots, une pendaison la corde du langage, suspendue dans le vide comme un fil d'araign e, dans l'oscillation entre deux t n bres, deux gouffres insondables : les t n bres du plein (le chaos) et les t n bres du vide (le n ant), le vertige de la naissance et l' vidence calme de la mort, la mort morte .Cen'estpasimpun ment qu'on risque sa chance en s'opposant aussi farouchement aux entraves du d sir, aux communes mesures du monde et du langage. Seule planche de salut et n gation terrible de la mort : la voie sacril ge et aphrodisiaque, lib rant le d lire int rieur, les phantasmes monstrueux, les crimes contre nature, car l'affirmation est p remptoire et l' lan tranchant : Tout doit tre r invent /iln'yaplus rien au monde 7.Leb gaiementdecetteparoleen bullition, dont Deleuze

7. Gh rasim Luca, L'inventeur de l'amour, op. cit.,p.11.

(14) GH RASIM LUCA(Teixeira) ― 189 ― apudirequ'il tait celui du langage lui-m me, d construit et recompose simultan ment le langage, trangresse le mot par le mot, le r el par le possible, entrechoquant travers la voix discordante de son rire, de son fou rire po tique, et de sa col re visc rale le silence et le vacarme, la proie et l'ombre , le tragique d'une fuite perdue du sens et la multiplicit jubilatoire des sens. Car l'humour, et singuli rement l'humour noir, n gationterribledelamortml e la revendication de libert , pr side au d veloppement de cette uvre qui emp chedesparer pens e, langage et rotisme. Cette cruaut joyeuse, refusant la d ploration de l'absurde, rend illusoire toute tentative d'identification et d'appropriation, ne saisissant sa proie qu'en se faisant vertigineusement ombre : La proie s'ombre .Cettedansedelaposiesejoueau-dessusdel'abme, oxyg ne au bord de l'asphyxie, et s'ab me en mutations sonores, du murmure au cri, de l'invocation la logorrh e. Sous le murmure le cri, sous le cri le murmure : la br lantemorsuredesmots .Lucanepouvait qu' touffer dans un monde o les mots, abus souabusifs,gonfl souvid s, trop mous ou trop rigides, archa ques ou victimes de la mode, c'est- -dire aussit td mod s, semblent manifestement perdre tout pouvoir. Au-del de sa rage face au monde du dehors, c'est en effet sur les mots eux-m mes qu'il bute, comme sur autant de r sidus des vieilles m taphysiques, car le langage demeure, malgr tout, et nous emprisonne. Qu'on se rappelle Nietzsche et sa terrible parole : Jecrainsbienquenousnenous d barrassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore la grammaire. Tout langage implique une m taphysique, garantie d'un ordre et d'un semblant de communication, de communaut ,etl'alination persiste dans la tension des relations ; cet ordre serait-il en ruines, il n'en est

(15) ―190― pas moins oppressant, subordonnant le leurre des mots l' touffement d'une totalit transcendante. C'est bien les mots eux-m mes, qui risquent d' touffer ( Touslesmotsm'tranglent , crit Bataille dans un po me), que Gh rasim Luca, vampire des mots, treint et viole la fois en un num ro d'acrobatie infinie et avec eux tous les possibles de l'amour, toutes les femmes du monde, tout le devenir incandescent du monde : La po sie, l'amour et la r volution ne font qu'un. Il s'agit de conqu rir les moyens de faire l'amour avec le monde. 8 C'est cette treinte physique avec les mots, la langue tremblant comme un tremblement de terre, et leur sacrifice vivifiant qui l'engagent risquer sa vie en vouant tout son tre au pouvoir des mots : Je suis persuad que si on prononce vraiment un mot, on dit le monde, on dit tous les mots. Si on essaye de faire corps avec le mot, alors on fait corps avec le monde. 9

Po te de chair et de sang autant que d'id es, Luca affirme la toute pr minence de la physique et l'enracinement passionnel du langage et de la pens e. Avec une fureur de l'esprit et une fureur du corps qui rappellent tonnamment celles de Sade, qui donne corps l'id eetdonnedesid es au corps,commelerappelleencoreAnnieLeBrundansOn n'encha ne pas les volcans,Lucapenselecorpsetfaitduth tre imaginaire du d sir et du r ve

- un R ve en Action - la source m me de cette libert infinie que toute

8. Gh rasim Luca, Paul P un, : L'Infra-Noir, pr liminaires une intervention sur-thaumaturgique dans la conqu te du d sirable, Bucarest, 1946, r d. La maison de verre, 1996. L'AMOUR, fou et lucide, r el et virtuel, mort et vivant , crit-il dans Le Vampire passif, son premier texte crit directement en fran ais, en 1941, Jos Corti, 2001, p.88. 9. Gh rasim Luca, entretiens radiophoniques Radio-France, France-Culture, 31 d cembre 1986.

(16) GH RASIM LUCA(Teixeira) ― 191 ― id ologie travaille nier, travers une th tralisation de la pens equi donne corps l'impensable ou l'impens , notamment dans ses recueils intitul s Le Chant de la carpe ou Th tredebouche. C'est ainsi qu'il r ve l'invention po tique d'un homme incr , une contre-cr ature dont le corps en m tamorphose perp tuelle s'inscrit dans un d sir de d passement humain, contre les fixations arbitraires dans une sorte d'enfance de l'humanit , contre ce fatalisme biologique qui voue l'existence la pr carit , la turpitude de gestes mous ou crisp s qui ankylosent les hommesdansleslimitesd'unevier duite, rudimentaire, monotone, fossile. Je me donne la libert denepasaimer/uneimagetoutefaiteparle Cr ateur 10 , crit-il dans L'Inventeur de l'amour. cette immobilit ternelle de l'homme ,ancredansdesgestesstr otyp s,desticsde paralytiques, des limites paralysantes impos es par la m re et le p re traumatiques, comme si les hommes, selon un mim tismedeclones,ne faisaient que mimer la vie de leurs g niteurs, il oppose des gestes souples , une invention perp tuelle du devenir, le sable mouvant de mes gestes souples / atroces et vertigineux comme les volcans / les glissements de terrain / d'une rencontre l'autre 11, comme s'il fallait ne pas s'arr ter de na tre . Ainsi, comme chez Sade, la question de la libert se trouve pos e physiquement, dans un d sirfarouchedesedgager de toute fatalit organique ou psychologique. Il n'est donc pas tonnant dans les exc sde l' blouissement physique que met en sc ne la po siedeLucaderetrouver r currentes, comme dans les romans de Sade, les images du tremblement de terre ou du volcan, quelque chose qui se construit et se d fait sans cesse,

10. Gh rasim Luca, L'Inventeur de l'amour, op. cit.,p.40. 11. Ibid.,p.51.

(17) ―192― telle la d miurgie monstrueuse de quelque Sorcier noir ou Sisyphe g om tre . Le moteur de cette invention de soi et de toi est l'amour, consid r comme une entr emortelledanslemerveilleux o le jamais rencontr et le jamais vu 12 dessinent la r alit incandescente d'un point limite de l'existence ; un amour qui est donc r invent , monstrueux, contre-nature, comme est r invent e la femme aim e, l'aim efastueuse/ invent eetinventable/ laquelle je lie ma vie 13 , dans une grande lib rationdetouslesphantasmesetdetouteslespossibilits imaginaires du corps qu'agite la figure sacril ge du vampire, invention qui rappelle encorelespouvoirsdel'imaginationaucentredel' rotisme et de la question de la libert chez Sade. l' conomie m diocre et convenue du plaisir et de la douleur, de leur dualit , des plaisirs courants et infirmes, des peurs et des joies m diocres qui n'animent que trop souvent notre monde d'esclaves avides de la tristesse des dimanches, Luca oppose un change mat riel entre la r alit relative-absolue du d sir et la r alit relative-absolue de la r alisation 14 . Cette tentative d miurgiquederinvention de l'amour s'oppose tous les discours fatalistes ou apocalyptiques, d ployant tout un art rotique de la po sie, notamment dans La Fin du monde, texte publi par Luca en 1969 en collaboration avec sa compagne peintre, Micheline Catti, exemple d'un travail en commun qui fut permanent. Je te flore / tu me faune (...) Je te clef d'or / je t'extraordinaire / tu me paroxysme (...) tu m' toile filante / tu me volcanique / nous nous pulv risable 15, crit-il par

12. Ibid.,p.45. 13. Ibid.,p.50. 14. Gh rasim Luca, La Mort morte (1945), in L'Inventeur de l'amour, op. cit., p.107. 15. Gh rasim Luca, La Fin du monde (1969), repris in Paralipom nes (1976), r d. Jos Corti, 1986, p.109-112.

(18) GH RASIM LUCA(Teixeira) ― 193 ― exempledanscepome de l'amour r invent o le je et le tu prennent corps dans un corps corps cosmique.

L'INVENTION D'UNE LANGUE-LIMITE

Dans sa Po sie l mentaire , vampire de l'homme et de la femme, vampire de l'amour, Luca vampirise donc la langue fran aise. Il fait vibrer, vaciller, chanceler, chalouper, tanguer, tourbillonner, balbutier, b gayer, murmurer ou crier la langue, au bord d'un gouffre verbal, il la broie et la pulv rise, selon une instabilit radicale, inventant une physique l mentaire de la langue po tique. Semant un trouble in dit dans la langue fran aise, il multiplie l'envi, par une sorte de contagion hallucin e, les jeux rythmiques, phon tiques et lexicologiques, les paradoxes (comme Le Tourbillon qui repose , Herm tiquement ouverte ), les paroxysmes et les non-sens. la fois penseur et po te, Luca l'est parce qu'il m tamorphose la mati re verbale avec une jouissance et une angoisse dont il ne cesse d'interroger le lien, car toute parole est ses yeux un geste de pens eetlapens e, comme le langage, est une exp rience, la po sie est une exp rience, une activit de langage, de corps et d'esprit, creuset de l'invention de soi et de l'invention d'une langue. Une exp rience qui, unissant la pens eetl'affect,leconduit s'oraliser , prendre corps travers la chance et l' preuve d'un b gaiement de la langue, selon une orgie de mots qui agit surunmondequisenie/senoieetsenoue/au fond de ma gorge ( LeTangagedemalangue ), un langage physique dont Artaud avait d j reconnu l'importance majeure, lui qui, comme pass au

(19) ―194― langage , selon la formule de Henri Thomas, crivait ainsi Jean Paulhan : Mais que l'on en revienne si peu que ce soit aux sources respiratoires, plastiques, actives, du langage, que l'on rattache les mots aux mouvements physiques qui leur ont donn naissance, et que le c t logique et discursif de la parole disparaisse sous son c t physique et affectif, c'est- -direquelesmotsaulieud' treprisuniquementpourcequ'ilsveulentdire grammaticalement parlant soient entendus sous leur angle sonore, soient per us comme des mouvements, [...] et voici que le langage de la litt rature se recompose, devient vivant 16 . Donner un son, un corps, du souffle au langage, tel fut d s l'origine le chant sacr de la po sie, avec son pouvoir de cr ation, m me si l'homme moderne ne veut plus croire que le mot pluie puisse mouiller, ou qu'un chant d'amour soit capable d'ouvrir des bras r tifs ; l'enfant, lui, s'en souvient quand il sacre ses chim res avec les mots, parce qu'il ose l'incantation. Comme les mots-souffles d'Artaud sont une respiration, un corps nouveau, une recr ation perp tuelle, rebelle tout savoir ou pouvoir fig , l'incantation d'un langage en acte, la langue de Luca estunelangueincr e,unemiseenacteparl'criture qui poursuit galement l'homme incr .Son rotisation g n ralis e du langage est une exigence d'incarnation men eauc ur m me du langage, moins par le biais de la cr ation de n ologismes que par une torsion de la syntaxe, un affolement de la morphologie des mots, une exploitation joyeuse des ressources phon tiques et s mantiques des mots, un jeu la fois s rieux, tragique et euphorique qui n'exclut pas la dr lerie, bien au contraire, et introduit des chos insoup onn s dans la langue, un principe d'incertitude

16. Antonin Artaud, Quatri me Lettre sur le langage Jean Paulhan, cit par Evelyne Grossman, in Artaud, uvres, Quarto, Gallimard, 2004, p.16.

(20) GH RASIM LUCA(Teixeira) ― 195 ― qui la fait vaciller et rena tre autrement par la transformation de mots usuels pour leur donner chair, corps, sexe, saveur, s ve autrement. Ainsi, le c l bre po me Passionn ment ,dansLe Chant de la carpe, est une tentative b gayante la limite du souffle pour dire l'ultime cri : je t'aime passionn ment , la difficile mise au monde d'une parole toujours recommencer. Dans cette invention d'une langue incr e, Luca, comme Mallarm , Artaud, C line ou Beckett, aura amen (tout) le langage une limite litt raire.

Le b gaiement, qui conduit le langage une limite, celle du silence, introduit dans la chair des mots du silence, une trou e, obstin ment r it r e, que met en sc ne H ros-Limite,conqu te pique de l'abstraction et pop epo tiquedel'inventionduz ro, de ce plein vide for dans le grand tout de ce grand trou m taphysique .Lucafaitainsib gayer la langue pour introduire la dissonance et l'inconnu dans l'exercice habituel et uniforme du langage, b gaiement qui n'est pas sans rappeler l'ancien et fameux vers de saint Jean de la Croix : un no s qu que quedan balbuciendo ( Un je ne sais quoi qu'ils vont balbutiant ), ou encore la langue de Paul Celan, pre, haletante, environn edeblancs,creusantle silence, cristal de souffle entre murmure et stridence, dont les r p titions compulsives fr lentparfoislebgaiement, se disent dans les fissures du mourir : LE MONDE REB GAYER, / o j'aurai t / convive, un nom, / su par le mur / qu'une blessure l cheverslehaut. 17 Pour Celan,

17. Paul Celan, Partie de neige, trad.Jean-PierreLefebvre,Seuil,2007,p.27.Dansun po me de La Rose de personne o il voque les proph tes, leur message se trouve r duit desbribesdeparoles: b gayer seulement, b gayer, / toutoutoujours / b gayer , La Rose de personne, trad. Martine Broda, Le Nouveau Commerce, 1979, p.41.

(21) ―196― b illonn par une n cessit de d sespoir, l'alt ration tranchante de la langue consistait en une refonte alchimique qui tente de sauver quelque chose des ruines de la catastrophe, un souffle vital qu'il porte comme s'il tait le dernier parler . Pour Luca, la pratique hallucinante du b gaiement po tique , inventif et lib rateur, vise une invention de soi en m me temps qu'une invention de langue : la chair du po me innerve la chair du po te, et r ciproquement. Ce geste po tique, cette cr ation de langue ne conduit pas la po sie au langage, mais tout le langage la po sie, pressentant et lib rantdesforcespotiques qui outrepassent le langage, sans en perdre le contr le, c'est- -dire en les incarnant. D slors,ledirede l' crivain est aussi un faire qui affecte les mots, une mani re de secouer sa torpeur dans l'approche d'une parole natale. Sans cette violence, le plus souvent n e des violences et asservissements de l'histoire, et sans cette tentative d'affranchissement et d'arrachement, la parole en reste un b gaiement proche du mutisme premier ou de la lallation. Aujourd'hui, apr s Luca, Artaud ou Beckett, Pierre Guyotat est un des rares attenter ainsi la langue, dans sa mat rialit organique, son bas mat rialisme , crivant selon une physique l mentaire du langage et de l' criture une langue contre la langue, qui cherche sortir le verbe du corps, travaillant la langue des ma tres avec un paquet de voix dans la gorge ,cr ant une langue pico-po tique qui est une musique, une exp rience vocale du corps, une criture concr te, toucher , langue de fou , langue inou e et langue charnelle qui dit la servitude de l'humanit en refa onnant la langue maternelle, en creusant un trou dans sa propre langue selon une violence majeure, v ritable mutilation mortelle qu'il qualifie lui-m me de matricide .

(22) GH RASIM LUCA(Teixeira) ― 197 ―

Toute grande uvre trace un cheminement vers une v rit personnelle, constitue le chemin vers un soi en devenir, en avant , puisqu'il s'agit de devenir soi en s'inventant et en inventant une langue, incr e, elle-m me en devenir, en avant , texte inconnu entre m moire et oubli. La po sie est cette exp rience et une forme de vie que Luca a engag e, au risque de la folie, dans un refus de tous les enfermements et la voie silanxieuse ,voie sans voie, d'une lib ration illimit e travers l'espace infini du langage. Trouver une langue , selon un des mots d'ordre de Rimbaud, tel fut le moteur essentiel de l'existence de Luca, alchimiste des mots et du corps qui crit pour tre ( TRE litt rature , disait Kafka), mais tre aux limites, h t rog ne, irr cup rable, ailleurs , venu d'ailleurs et en avant ,carlaposie est ailleurs, comme la vraie vie , comme la mort, comme la v rit (insaisissable). Aujourd'hui, sans vouloir jouer, comme certains critiques plor s, les Cassandre des lettres, qui annoncent la mort imminente du roman et font resurgir le spectre cul d'une fin ou d'une mort de la litt rature ou de la po sie, on peut toutefois se demander comme Malcolm de Chazal s'il n'y a pas trop de mots (Words, words, words...)etsi unecertainelittrature ne meurt pas de cet abus inconsid r ,lger ou labile, des mots, qui touffent l'homme, et s'il ne faudrait pas plut t davantage de substance, de verbe, un verbe actif comme celui de ce h ros- limite .

(23) ―198―

BIBLIOGRAPHIE

I - TEXTES DE GH˜ERASIM LUCA PUBLI˜ESENFRAN AIS

- Quantitativement aim e, ditionsdel'Oubli,Bucarest,1944. - Le Vampire passif, avec une introduction sur l'objet objectivement offert, ditionsdel'Oubli,Bucarest,1945;r d. Jos Corti, Paris, 2001. - Dialectique de la dialectique, en collaboration avec Dolfi Trost, ditions surr alistes, Bucarest, 1945. - Les Orgies des quanta, ditions surr alistes, Bucarest, 1946. - Amphitrite, mouvements sur-thaumaturgiques et non-oedipiens, ditions de l'Infra-Noir, Bucarest, 1947 (premi re publication du po me Passionn ment );r d. La maison de verre ,Paris,1996. - Le Secret du vide et du plein, ditions de l'Infra-Noir, Bucarest, 1947 ; r d. La maison de verre ,Paris,1996. - H ros-Limite, Le Soleil Noir, Paris, 1953 ; r d. Jos Corti, Paris, 1985. - Ce Ch teau pressenti, ditions M connaissance, Paris, 1958. - La Cl , chez l'auteur, Paris, 1960. - L'Extr me-Occidentale, ditions Mayer, , 1960. - La Lettre, sans mention d' dition, Paris, 1960. - (Au Bois Sacr de Bomarzo), Le Parole gelate, Rome, 1960 ( dition du po me D -monologue ). - Le Sorcier Noir,sansr f rence d' dition,Paris,1962. - Sept Slogans ontophoniques, ditions Brunidor, Robert Altmann, Paris, 1964. - Po sie l mentaire, ditions Brunidor, , , 1966.

(24) GH RASIM LUCA(Teixeira) ― 199 ―

- Apostroph'apocalypse, ditions Upiglio, , 1967. - Sisyphe g om tre, ditions Givaudan, Paris-Gen ve, 1967. - Droit de regard sur les id es, Brunidor, Paris, 1967. - D f r s devant un tribunal d'exception, sans indication d' dition, Paris, 1968. - D -monologue, Brunidor, Paris, 1969 (texte repris dans Paralipom nes). - LaFindumonde, ditions Petithory, Paris, 1969. - Le Tourbillon qui repose, Critique et Histoire, 1973. - Le Chant de la carpe, Le Soleil Noir, Paris, 1973 ; r d. Jos Corti, Paris, 1986. - Pr sencedel'imperceptible,FranzJacob,Ch telet ; sans date d' dition. - Paralipom nes, Le Soleil Noir, Paris, 1976 ; r d. Jos Corti, Paris, 1986. - Th tredebouche, ditions Criapl'e, 1984 ; r d. Jos Corti, Paris, 1987. - Satyre et Satrape, ditions de la Crem, Barfleur, 1987. - La Proie s'ombre,Jos Corti, Paris, 1991 (dernier recueil publi du vivant de l'auteur). - L'Inventeur de l'amour suivi de La Mort morte,Jos Corti, Paris, 1994. - Le Cri, ditions Au fil de l'encre ,Paris,1995. - La Voici la voie silanxieuse,Jos Corti, Paris, 1997. - Un Loup travers une loupe,Jos Corti, Paris, 1998. - Lev ed' crou,Jos Corti, Paris, 2003.

Il conviendrait d'ajouter ces textes un certain nombre de po mes publi s dans diff rentes revues comme Alge, La Part du sable, Phases, Edda, Boa, R alit s secr tes, PO&SIE. Mentionnons par ailleurs quelques documents annexes qui permettent

(25) ―200― d'entendre la voix de Gh rasim Luca : - Ils s'absentent et se prolongent,Paris,1957(microsillon). - Comment s'en sortir sans sortir,rcital po tique t l vis ,ralisation : Raoul Sangla, Unit de programme Thierry Garrel, F.R.3 Oc aniques, La Sept-F.R.3, 1988. - Gh rasim Luca par Gh rasim Luca, double CD audio regroupant des enregistrements en r citals et priv s, direction artistique : Nad jda et Thierry Garrel, Jos Corti, 2001.

II - OUVRAGES CONSACR˜ES ™A GH˜ERASIM LUCA

- CARLAT Dominique, Gherasim Luca l'intempestif,Jos Corti, Paris, 1998. - RAILEANU Petre, Gherasim Luca, collection LesRoumainsdeParis , Oxus,Paris,2004. -VELTERAndr, Gherasim Luca, Passio passionn ment,Jean-Michel Place, Paris, 2001.

III - ARTICLES CONSACR˜ES ™A GH˜ERASIM LUCA

- ALEXANDRIAN Sarane, Le po te sans repartir ,inSup rieur Inconnu, octobre-d cembre 1996, n゜5. - BAILLY Jean-Christophe, Mort de Gh rasim Luca ,inLib ration,14 mars 1994. - BEN JELLOUN Tahar, Polyphonix en Am rique ,inLe Monde,16 novembre 1984.

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