La Déportation Pour Motif D'homosexualité
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Licence accordée à Thamy Ayouch [email protected] - ip:109.24.171.10 La déportation pour motif d’homosexualité : du déni de la mémoire à la perlaboration de l’histoire Thamy Ayouch, MCF en psychopathologie, Lille 3, EA 3522 Paris Diderot Résumé Cet écrit tente d’aborder la mémoire de la déportation pour motif d’homosexualité à travers une herméneutique histo- rique : le propos n’est pas d’évoquer les faits, mais leur réception, en considérant cette mémoire collective à la lumière de quelques notions analytiques. Il s’agit d’interro- ger, à partir d’une perspective psychanalytique, sur les enjeux du traitement discursif, social, politique et historio- graphique de la déportation homosexuelle. Si les vicissi- tudes de l’historiographie de cette déportation sont ici abordées, c’est également en prenant en compte la propre posture contre-transférentielle de l’auteur. Ici, le singulier destin d’une mémoire éclatée et peu recon- nue retourne la question sur la procédure même de l’histoire, et les modalités officielles, sociales, politiques, académiques, de transmission de la mémoire. Cette appré- hension herméneutique du passé à partir de l’analyse du présent conduit également à interroger les relations entre discours universaliste et discours communautaire, pour mieux éclairer les rapports entre dénégation ou déni de cette mémoire et homophobie idéologique. Abstract This article tackles the memory of the deportation of homosexuals in concentration camps through the perspective of historical hermeneutics. It dwells on the 89 Licence accordée à Thamy Ayouch [email protected] - ip:109.24.171.10 evolving reception of facts and considers this collective memory from a psychoanalytical perspective. The author questions what is at stake in the social, political and historiografic discourses about homosexual deportation, considering the changes in historiography tradition, and also taking into account the author’s own counter- transference position. The changing fate of this split and still denied memory is used to question the writing of history and the official, social, political and academic dimensions of memory transmission. This hermeneutical apprehension of past through an analysis of present time enables the author to examine the relations between universalist and communitarian discourse, in order to set forth the links between this denied memory and ideological homophobia. 90 Licence accordée à Thamy Ayouch [email protected] - ip:109.24.171.10 Qui parle ? J’éprouvai, à tenter de rédiger ce texte, un ensemble de difficultés qui m’ont mené aux limites de l’écriture. Dans l’objectif de prendre connaissance des faits de la dépor- tation pour motif d’homosexualité, puis de les comprendre, j’ai parcouru une multiplicité d’articles et d’ouvrages d’historiens, de témoignages, de films et documentaires, d’œuvres théâtrales et poétiques, d’articles de presse cou- vrant toutes les cérémonies du souvenir des dix dernières années, de sites Internet d’associations de déportés, de résistants, de militants lesbiens et gays, et de militants pour la reconnaissance de la mémoire de la déportation. J’ai eu également l’occasion de m’entretenir à ce sujet avec des historiens spécialistes de la question et de lire leurs écrits, ou avec des responsables d’associations mémorielles, et je souhaiterais remercier ici Florence Tamagne, Mickaël Bertrand, Arnaud Bouligny et Philippe Couillet pour leur aide précieuse. La réflexion et l’écriture se sont alors avérées particu- lièrement ardues. Comment rendre compte d’un ensemble de faits parfois encore tristement contestés, éclatés dans le temps, de 1933 à nos jours, et dans l’espace, de l’Allemagne à la France ? Comment rendre justice à chaque moment, raviver chaque trace, laisser résonner chaque parole, dans la fidélité de la mémoire et l’exactitude du discours ? Comment ne rien oublier ? Je pensai alors à Funes el memorioso, Funes ou la mémoire, nouvelle parabolique de Borges, où le personnage mé- connaît l’oubli et retient le moindre détail jusqu’à sombrer dans la folie et l’obscurité de sa propre histoire. Pour Ireneo Funes, paralysé depuis sa chute, « le présent est intolérable de tant de richesse et de netteté, mais c’est le cas aussi des 91 Licence accordée à Thamy Ayouch [email protected] - ip:109.24.171.10 souvenirs les plus anciens ou les plus insignifiants (…) Penser, c’est oublier les différences, généraliser, abstraire. Dans le monde saturé de Funes, il n’y avait que des détails, quasi immédiats. » (Borgès, 1956/1993). Penser, c’est pouvoir oublier. Cette mémoire, dont j’igno- rais bien des aspects il y a encore quelque temps, insistait, par sa masse et la profusion de ses éléments, semblait m’exhorter à écrire, mais aussi paralyser la pensée et empêcher toute symbolisation, par cette même persistance. Je reprenais un ensemble de réflexions anciennes sur les rapports de la mémoire à l’histoire, relisais d’autres témoi- gnages, noircissais des pages de notes, mais ne parvenais pas à subsumer l’ensemble dans la narrativité d’un texte. Plutôt que d’élaborer et d’écrire, je répétais, dans un contre- transfert particulier. À travers mon incapacité à exprimer l’éclatement de faits insoutenables, ma crainte d’oublier le moindre détail, mon effort de ne rien laisser échapper, ma prétention d’exhaustivité, et, somme toute, cette discur- sivité impossible, je répétais, à mon niveau, les vicissitudes d’une singulière histoire de la mémoire de la déportation homosexuelle. Cette mémoire a connu en effet un destin particulier d’effa- cement ou d’insistance jusqu’au paradoxal obscurcissement. Elle n’apparaît officiellement que très tard, près de six décennies après les faits qu’elle rappelle. Ses procédures de transmission furent longtemps furtives ou clandestines, sa présence spectaculairement provocante ou silencieusement opératoire, son destin mêlé à celui de ce qu’on nomme, dans une problématique unité, « la » communauté homo- sexuelle. Plus, probablement, que d’autres mémoires, celle- ci semble particulièrement liée au présent, à la situation actuelle de cette « communauté » ; son traitement s’avère éminemment politique, sa portée fondamentale pour la 92 Licence accordée à Thamy Ayouch [email protected] - ip:109.24.171.10 compréhension du présent. En ce sens, elle témoigne d’un rapport particulier entre la mémoire vivante et la mémoire savante, la mémoire collective et le discours historique qui s’en différencie pour mieux la perpétuer. Dans sa préface à l’ouvrage de Jean-Luc Schwab et Rudolph Brazda, Itinéraire d’un triangle rose, Marie-José Chombart de Lauwe distingue deux modalités de traitement de la mémoire de la déportation : on peut, d’un côté, postuler que la mémoire s’impose par devoir et adopter ainsi une attitude de prostration et d’effroi ; on peut aussi, plutôt que cette plongée toute rituelle dans l’histoire mortifère, « se servir de cette histoire pour faire une lecture critique du présent » (Chombard de Lauwe, 2010). Elle conclut alors : « La persécution de l’homosexualité par le régime national-socialiste est une clé d’accès à l’analyse critique du présent et des normes comportementales qui le caractérisent ». Ce n’est toutefois pas en historien mais en psychanalyste que je souhaiterais aborder cette mémoire de la déportation pour motif d’homosexualité, à travers une herméneutique historique visant à penser les rapports du présent au passé. Mon propos n’est pas d’évoquer les faits, mais leur réception, en considérant cette mémoire collective à la lumière de quelques notions analytiques. C’est en psycha- nalyste que je parle également parce que, par-delà cette tentative d’articuler des concepts analytiques de manière analogique, la procédure analytique implique, dans l’abord d’un quelconque sujet, la prise en compte des effets de ce sujet sur l’entreprise visant à en rendre compte. Ici, comme en séance, l’altérité de l’expérience de l’autre ne s’atteste pas directement, par une appréhension cognitive immédiate, mais par une analyse de ce qui, dans cette relation actuelle avec l’autre, se répète des histoires de chacun(e). 93 Licence accordée à Thamy Ayouch [email protected] - ip:109.24.171.10 En outre, une approche psychanalytique vise à réfléchir plutôt que sur l’énoncé, contenu d’un discours, sur l’énon- ciation, posture depuis laquelle ce discours est émis. Le propos de la psychanalyse à l’endroit d’autres théories a souvent consisté à souligner l’articulation des logiques de la connaissance et du désir, en révélant le soubassement pulsionnel de toute perspective de connaissance. Quels sont alors les enjeux du traitement discursif, social, politique et historiographique de la déportation homosexuelle, et depuis quelle posture sont émis ces discours ? Interroger cette posture n’exempte toutefois pas le discours qui met à la question de s’appliquer lui-même ce question- nement. Ici, c’est moi qui parle, pour les raisons person- nelles et affectives qui m’ont conduit à me pencher sur ce sujet, l’intérêt éveillé par les procédures d’affirmation ou de contestation de cette déportation, mon rapport subjectif aux discours majoritaires, minoritaires et à la normation, mais aussi les effets de fluidité psychique ou de paralysie de la pensée que cette recherche ne manque pas d’avoir sur moi. En outre, doit être questionnée également la pertinence d’un abord par la psychanalyse de cette mémoire de la déportation homosexuelle. Comment ne pas ici interroger certains discours analytiques dans leurs propos sur les homosexualités, leurs procédures d’explicitation du désir par la norme, ou leur tentative de prescrire ou proscrire les modalités symboliques de l’alliance et de la filiation, et de statuer pour le législateur ? Selon Éric Fassin (2008), l’actualité marque une rupture historique, une inversion de la question homosexuelle : si la psychanalyse et l’ensemble des savoirs sur la sexualité s’interrogent depuis plus d’un siècle sur l’homosexualité, ce sont aujourd’hui les homosexualités qui interrogent sur ces disciplines.