Archives de sciences sociales des religions

147 | juillet-septembre 2009 Traduire l’intraduisible

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/assr/21306 DOI : 10.4000/assr.21306 ISSN : 1777-5825

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 1 octobre 2009 ISBN : 978-2-7132-2217-7 ISSN : 0335-5985

Référence électronique Archives de sciences sociales des religions, 147 | juillet-septembre 2009, « Traduire l’intraduisible » [En ligne], mis en ligne le 01 octobre 2009, consulté le 08 août 2020. URL : http://journals.openedition.org/ assr/21306 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.21306

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Le caractère sacré de la langue des grandes religions révélées se heurte frontalement à leur vocation universelle qui nécessite leur expression dans les multiples idiomes profanes du monde. L’extension et l’intensification des échanges entre les cultures depuis deux millénaires a progressivement fait droit au principe d’« équivalence sans identité » qui se manifeste dans les traductions réitérées et concurrentes des textes canoniques. Les missions évangélisatrices, les véhicules bouddhiques, les conquêtes islamiques, les académies occidentales forment autant de scènes diverses des tentatives de traduire ce qui se donne comme intraduisible. Les études de cas qui composent ce dossier abordent les transformations du texte biblique dans sa multiplicité scripturaire interne comme dans ses diverses versions nationales, de la Renaissance à aujourd’hui, dans le monde slave du Haut Moyen Age ou à Madagascar depuis deux siècles. Elles relatent également les errements missionnaires pour donner un nom à Dieu en Tanzanie ainsi que ses transpositions ironiques dans la bouche du conteur créole aux Antilles. Après l’histoire des traductions du Coran en français du xviie au xixe siècle, l’expansion actuelle de ses versions en langues africaines est approchée dans toute sa vitalité, ici à travers le bambara au Mali. Avec la Bhagavad- Gītā indienne, le chant, l’interprétation comme la traduction s’associent en d’innombrables « avatars » au fil du temps, rendant canonique de fait un texte qui ne l’était pas de droit. Côté bouddhique, le transfert du vénéré Sūtra de l’Estrade, du chinois vers le coréen moderne, révèle une performance étroitement inscrite dans les tensions politiques d’une nation qui se cherche.

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SOMMAIRE

Traduire l’intraduisible Pierre Lassave

Deux moments-clés dans l’histoire de la traduction biblique Nicole Gueunier

Les fils du texte: Genèse 6, 1-4 Marc de LAUNAY

Roman Jakobson et la traduction des textes bibliques Michaël Oustinoff

Les traductions de la et l’évolution du malgache contemporain Noël J. Gueunier

Traduire les noms de Dieu Les missionnaires d’Afrique face à la religion haya (Tanzanie) Claudia Mattalucci

« Rien n’est plus fort que le Bon Dieu ! » Quand le conteur créole convoque et traduit le Dieu colonial Philippe Chanson

Les premières traductions françaises du Coran, (XVIIe-XIXe siècles) Sylvette Larzul

Écrire l’islam en bambara Lieux, réseaux et enjeux de l’entreprise d’al-Hâjj Modibo Diarra Francesco Zappa

Avatars d’un texte Commentaires et traductions de la Bhagavad-gītā Orsolya Németh

Le Sūtra de l’Estrade dans la Corée contemporaine Bernard Senécal

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Traduire l’intraduisible

Pierre Lassave

Si tout langage est acte de traduction, alors l’impossibilité théorique de traduire dont nous prenons connaissance et acte ne peut avoir pour nous que la signification qu’ont par la suite, dans la vie même, toutes les impossibilités théoriques de ce genre, repérées à ras de terre: dans les compromis «impossibles» et nécessaires dont bout à bout le fil s’appelle «vie», elle va nous donner le courage de la modestie qui d’elle-même exige non pas la chose reconnue impossible, mais celle nécessaire donnée à tâche. Franz Rosenzweig1

1 Les religions dites révélées entretiennent depuis l’origine des relations complexes avec la langue et l’écriture. La légende biblique de Babel illustre ainsi tout à la fois l’utopie et l’orgueil d’un idiome unique et transparent, le drame de la dispersion des langues sur la terre, mais aussi l’espoir d’un échange renouvelé entre les hommes grâce à leurs parlers différents. La Pentecôte évangélique en donne la réplique avec l’esprit des langues qui vient aux apôtres. Il est encore commun d’opposer un certain christianisme, qui n’a que la langue de l’autre pour se dire au monde, à un certain islam qui prend le Coran comme héritage d’autant plus absolu que son Verbe est incréé, irréductible à toute humanité. Pour le premier, la lettre même risque de tuer l’esprit; pour le second, la parole divine est indissociable de la langue de sa révélation. À travers les tensions entre sources sacrées et parlers profanes, les traditions religieuses ont fait du langage une pomme de discorde interne en même temps qu’un moyen de s’affirmer et de se distinguer entre elles. L’histoire théologique de l’islam est ainsi riche de débats contradictoires sur la nature éternelle ou temporelle du texte coranique, et celle du christianisme ne l’est pas moins, à travers le processus de canonisation biblique et son rebut de livres apocryphes et hérétiques mis à l’index. Là même où, comme dans la voie bouddhique, l’écriture n’est qu’un «moyen habile» d’accès à la libération de soi, des

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pèlerins chinois des premiers siècles de notre ère ont pourtant donné leur vie pour retrouver les sûtras authentiques du maître de sagesse.

2 La formation des empires a toujours été accompagnée d’intenses mouvements d’imposition, de résistance et d’hybridation linguistiques. L’islam a fait de sa langue sacrée un moyen de conquête. La Vulgate latine a atteint le Nouveau Monde dans des caravelles chargées de mousquets. Mais la rencontre des missionnaires avec les civilisations lointaines a transformé le regard sur l’autre. Contre les exclusives de l’Inquisition, les évangélisateurs de l’Amérique espagnole ont promu les langues locales en même temps qu’ils se sont heurtés aux Conquistadores en prenant la défense des peuples autochtones. Les orientations théologiques entre ordres religieux n’ont pas été neutres à cet égard: des franciscains ont pu s’opposer un temps à leurs frères dominicains sur les voies et moyens linguistiques de leur mission: les premiers prônant l’imposition des termes sacrés aux païens qu’il fallait «arracher au diable», les seconds cherchant à les traduire dans les langues indigènes dont la subtilité portait la marque de leur humanité2. Les jésuites sont sans doute allés le plus loin dans l’indigénisation du christianisme en assimilant les langues, les us et les coutumes les plus étrangères à Rome3. La fameuse «querelle des rites» sur l’opportunité de rendre le culte à Confucius témoigne de l’opposition qu’ils rencontrent à cet égard dans l’Église du XVIIe siècle.

3 Le primat paulinien de l’esprit sur la lettre a paradoxalement revalorisé les parlers menacés jusqu’à les transformer à terme en langues durablement équipées d’alphabets, de grammaires et de dictionnaires. L’histoire apostolique est riche de ses fleurons linguistiques comme l’alphabet arménien, issu de la traduction biblique par le moine Mesrob Machtotz au IVe siècle, ou la langue slave, forgée par les missionnaires byzantins Cyrille et Méthode, au IXe siècle. Les missions en pays colonisés des temps modernes amplifient le mouvement dans les contrées de grande diversité culturelle comme l’Afrique (sur près de six mille langues recensées dans le monde, près de deux mille se parlent sur le continent africain). La contribution des missions à l’établissement des langues véhiculaires, qui ont par la suite servi les indépendances nationales, a également eu comme effet de ricochet, du côté des populations islamisées, la remise en cause du dogme du Coran intraduisible4. En Afrique orientale, il est symptomatique que la première transcription du livre saint des musulmans en kiswahili, langue véhiculaire, provienne d’un missionnaire chrétien et qu’elle a incité les cercles confrériques locaux à se doter à leur tour de traductions concurrentes sous le contrôle de lettrés autorisés (alim), lesquelles vont servir la diaspora swahilophone dans le monde5. À la diglossie langues sacrées-profanes, s’ajoute l’hétéroglossie des dialectes locaux, des langues nationalisées, de celles des anciennes administrations coloniales et de celles, aujourd’hui, des nouvelles organisations internationales6. De la sorte, avec le mouvement de «troisième mondialisation», qui se caractérise par une intensification des mobilités et des échanges entre cultures, la translatibility devient une thématique centrale de la connaissance des faits religieux contemporains, comme l’a avancé l’africaniste Lamin Sanneh7. L’auteur établit, en effet, une corrélation entre la propension à traduire les textes sacrés et l’acculturation des religions aux diverses sociétés dans lesquelles ses fidèles migrants séjournent. C’est la thèse, fort discutée d’ailleurs, de l’indigenization des religions.

4 Le philosophe Paul Ricœur lui fait indirectement écho en montrant comment la traduction sert le projet d’une humanité commune sans briser la pluralité des langues et des cultures8. Si dans l’absolu babélien les langues sont irréductibles entre elles,

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chacune ne contient pas moins des propriétés transférables aux autres permettant pratiquement leur échange, leur apprentissage et leur transformation. «Phénomène d’équivalence sans identité», la traduction cumule et concilie depuis toujours de multiples héritages: le corpus bouddhiste japonais doit autant au chinois qu’au sanscrit originel ou son avatar pali; les modernes doivent autant à la Vulgate latine de Jérôme (IVe siècle) qu’à la Septante grecque ( IIIe siècle avant J.-C.) et à la Massore judaïque (Xe siècle). Seul prix à payer de ces innombrables transferts et hybridations: faire son deuil de toute correspondance parfaite entre l’origine et la destination. Mais deuil de l’identité et de l’origine grâce auquel, selon le philosophe, l’irréparable des dommages subis et infligés entre les peuples au XXe siècle peut être surmonté. Manifestement, la traduction passe là d’une opération linguistique à un impératif éthique où le sens figuré du mot s’ancre précisément dans son sens propre9. Il revient sans doute aux sciences sociales de préciser et de décrire cette dialectique, en particulier ici sur le terrain des héritages religieux.

5 Le linguiste Roman Jakobson distinguait à cet égard trois niveaux de traduction: l’intralingual (reformulation dans la même langue), l’interlingual (sens commun du mot), et l’intersémiotique (de l’oral à l’écrit, de la parole au geste, de l’écriture au dessin, etc.)10. Tout texte sacré dans son énonciation et sa transmission procède plus ou moins de ces trois niveaux de traduction: la parole des esprits, des dieux, des prophètes ou des sages fut longtemps transmise de bouche à oreille avant d’être fixée par écrit; on a déjà entrevu combien les livres saints donnent lieu au transfert d’une langue à l’autre; à chaque lecture ils ne se donnent pas moins à la reformulation, ne serait-elle que confidentielle.

6 Les descriptions et les réflexions qui composent ce numéro se centrent précisément sur ces transferts linguistiques en laissant en marge les expressions picturale, musicale ou gestuelle pourtant si présentes dans la pratique religieuse. Ces dernières ne sont réintroduites dans l’enquête que lorsqu’elles éclairent la nature rituelle des textes en question. Cette attention à la langue rapproche notre dossier des Studies, champ interdisciplinaire émergeant dans le monde11. L’espace francophone le traduit depuis quelques années sous le terme de «traductologie», corps de connaissances alliant la description des expériences de traduction littéraire à la construction de théories plus ou moins normatives12. Les diverses contributions qui suivent ne résultent pas d’un programme de recherche spécifique qui serait le volet religieux de la traductologie. Elles répondent seulement à un appel direct et exploratoire de la rédaction visant à réunir des travaux dispersés sur ce thème mais partageant entre eux quelques points de vue communs. D’abord, l’idée que la traduction se donne comme analyseur des phénomènes religieux, notamment contemporains. Ensuite, le fait de suivre la ligne de crête entre le décryptage interne des opérations linguistiques et la détermination des logiques d’acteurs qui président aux expériences de traduction. Enfin, un même souci de convergence entre disciplines du texte et du contexte, entre thématiques religieuse et littéraire.

7 On ne s’étonnera guère que la traduction de la Bible, à différentes époques et sous différentes latitudes, occupe le devant de la scène. Elle est à cet égard un leader mondial incontesté: le Nouveau Testament a été traduit en deux mille trois cents langues et la Bible complète en trois cent cinquante. Côté francophone, on dénombre cent quarante versions complètes depuis celle de Lefebvre d’Étaples en 1530, dont soixante-dix catholiques, soixante protestantes, quatre juives, cinq

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interconfessionnelles et six non confessionnelles. Nicole Gueunier (pp.21-39) remet en perspective cette évolution en Europe en montrant combien la Renaissance et le XXe siècle ont été deux moments particulièrement innovants. Au XVIe siècle, les nouvelles traductions latines qui concurrencent la Vulgate, puis les versions en langues nationales, ouvrent la Bible à la société laïque. À la fin du XXe siècle, les versions non confessionnelles se multiplient offrant matière à expérimentation littéraire tandis que les nouvelles entreprises œcuméniques intègrent plus largement le langage sécularisé. Cette histoire littéraire confirme que c’est souvent dans les espaces intermédiaires, lieux d’exil, de dissidence et de réforme, que sont nées les traductions les plus marquantes. Mis en sureté par l’Électeur de Saxe au château de la Wartburg, Luther a, dans cette cache, forgé la langue allemande moderne en entreprenant de traduire le Nouveau Testament pour ses contemporains. La King James Version a emboîté le pas pour la langue anglaise, faisant du corpus biblique le Great Code de la littérature universelle. Il est significatif que la France, pays de séparation entre les Églises et l’État, ait été le plus tardif à mettre sa langue à l’épreuve des sources hébraïque, araméenne et grecque. C’est paradoxalement à la faveur de la sécularisation accélérée d’après-guerre que cette langue se distingue aujourd’hui par sa créativité en la matière comme en témoignent diverses traductions qui honorent la pluralité des sources bibliques en démultipliant leurs cibles publiques. Ainsi l’ambivalence entre un projet vaguement missionnaire et une expérimentation purement littéraire, loin d’être un frein, semble avoir été le moteur du succès médiatique de la récente «Bible des écrivains» (Bayard, 2001)13.

8 L’affinement historique et littéraire de la critique biblique depuis plus d’un siècle livre aujourd’hui les moindres « fils du texte » au crible de débats herméneutiques qui ne peuvent être sans effet sur la traduction. Marc de Launay (pp. 41-59) part ainsi de quatre versets de la Genèse longtemps tenus parmi les plus obscurs à l’approche de l’épisode du Déluge (Gn, 6,1-4). Ces versets évoquent l’union charnelle de géants (nephilim) fils de Dieu avec les femmes des hommes, un temps de domination des hommes surpuissants (gibborim) sur la terre. L’analyste y voit moins l’effet détonnant d’un placage d’éléments mythologiques mésopotamiens (épopée de Gilgamesh), comme toute une tradition universitaire y invite, qu’une charnière figurative voulant signifier le passage des générations perdues de demi-dieux aux générations d’après le Déluge sauvées par Dieu. Si cette étude ne tire aucune conclusion normative, hormis l’examen qu’elle fait de l’état actuel des bévues sur un nœud discuté de la Genèse, elle montre cependant que le traducteur ne peut pas ne pas s’interroger sur la nature du réseau sémantique et sémiotique dans lequel le moindre verset s’insère et joue un rôle. Les figures de style que cette analyse exemplaire décrypte s’inscrivent dans la matrice hébraïque qui les suscite et qu’il s’agit également de reconnaître.

9 Dans cette perspective, Michael Oustinoff (pp.61-80) sort un peu de l’oubli les réflexions de Jakobson à propos de la fixation du slave par la traduction biblique de Cyrille et Méthode (IXe siècle). Dans la lignée de «l’hypothèse Sapir-Whorf», issue de Humboldt, selon laquelle chaque langue crée sa propre vision du monde, Jakobson révèle (dans Selected Writings: Early Slavic Paths and Crossroads, à ce jour non traduits en français) comment l’œuvre traductrice des missionnaires byzantins a transposé de façon créative la matrice grecque dans le monde slave en unifiant par là même une langue issue des anciennes «sagesses barbares». Il n’en va pas seulement des phonèmes, mais aussi de la graphie (alphabet glagolithique devenu cyrillique) qui fixe l’identité slave face au

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et du rythme même de l’énonciation qui a fait la magnificence de la liturgie orthodoxe. La traduction s’impose dès lors comme tiers arbitre entre deux matrices ou deux champs de force agissante (energeia). Le second souffle qu’elle redonne aux sources, tout en régénérant leur cadre d’accueil, donne lieu à un «original second» (Henri Meschonnic) plus ou moins consacré par la postérité.

10 L’histoire culturelle des missions chrétiennes des temps modernes, à l’origine de la formation des langues nationales, révèle une suite d’arrangements plus ou moins durables sur une scène aux multiples dimensions, tout à la fois théologique et politique, locale et globale. Ce sont les missionnaires britanniques protestants (London Missionary Society) qui ont alphabétisé ou latinisé la langue malgache au début du XIXe siècle en gagnant la confiance du roi Radama 1er comme le montre Noël Gueunier (pp. 81-103). Mais cette inscription linguistique dans le temps national, à la faveur de la traduction biblique, résulte de compromis initiaux plus ou moins explicites entre les missionnaires au fait de la pluralité des sources et leurs collaborateurs «indigènes» au fait des subtilités de la langue d’accueil. Compromis qui ont résisté aux diverses conjonctures, d’abord le gouvernorat français et les missions catholiques, ensuite l’indépendance du pays et une mosaïque d’Églises rivales. La langue écrite et parlée d’aujourd’hui porte la marque de cette histoire dans deux directions: celle d’un moyen de communication laïque émaillé d’expressions bibliques, celle des traductions confessionnelles qui jouent de leurs différences dans un marché des biens de salut en concurrence.

11 Alors que la traduction malgache du dieu biblique a un temps oscillé entre Zanahary, «Créateur du monde», et Andriamanitra, «Seigneur qui embaume», Claudia Mattalucci (pp.105-123) décrit les choix, à cet égard, des Pères Blancs dans la région des Grands Lacs en Tanzanie. Dans ce territoire bantou marqué par la religion initiatique kubandwa, la recherche d’un équivalent vernaculaire au nom divin s’est heurtée à l’alternative entre Nyamuhanga, divinité suprême et légendaire, et différents noms attribués aux multiples esprits des lieux. C’est finalement un troisième terme, Mungu, qui l’a emporté parce qu’à la fois issu du kiswahili véhiculaire et moins chargé de tradition légendaire. Cette gestation s’étale sur près d’un siècle, laissant entrevoir l’évolution de la doctrine missionnaire. À la fin du XIXe siècle, la théologie de la révélation primitive selon laquelle le Créateur aurait déposé sa semence spirituelle en chaque être humain fonde la quête d’une correspondance directe entre le nom de la divinité africaine suprême et celui du dieu chrétien. La prise en compte croissante de la diversité locale de croyances par les missionnaires et les ethnologues (les premiers se confondant souvent avec les seconds) a remis en cause cette théologie généreuse mais fondamentalement ethnocentrique. Dans le même temps, la thèse d’une «cosmologie africaine typique» (Robin Horton) distinguant les «esprits mineurs» de l’«être suprême» a été révisée au contact de nombreux panthéons dépourvus de divinité souveraine. Le choix véhiculaire final accommode l’irréductibilité du dieu chrétien à la plasticité des esprits qui émanent des particularismes païens.

12 Mais comme le montre Philippe Chanson (pp.125-145), sur le terrain antillais, un tel accommodement n’existe que dans le malentendu sans lequel il ne peut avoir lieu qu’en étant réciproque. Ici en effet le regard s’inverse: c’est le conteur créole qui convoque et traduit le «Bon Dieu» des colons sur la scène d’histoires ironiques. «Papa-langue de l’Oralité» (Patrick Chamoiseau), le conteur renverse l’ordre du monde, à la nuit tombée, pour tenir l’esprit des esclaves en éveil après une abrutissante journée de labeur.

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Champion du détour, il clame la parole des dominés tout en ayant l’air de donner la parole aux dominants. Dans sa bouche, le «Bondié» chrétien à l’air débonnaire n’en reste pas moins patron de plantation disposant de la vie de ses sujets. Morale du conte, «Rien n’est plus fort que le Bon Dieu!» («Arien pa fô passé Bon Guié!» en Guyane) renvoie tout à la fois à un témoin de l’histoire coloniale, à une figure du catéchisme, à un trait folklorique, à une tournure de conversation aussi enjouée que fataliste. L’équivoque se fait efficace quand l’équivalence ne peut être que relative.

13 Avec le Coran, toute équivalence entre la langue de la Révélation et les idiomes des peuples infidèles relève de l’impensable et de l’interdit. Mais, si toute une tradition théologique fait durablement obstacle à la traduction du Livre inimitable, les péripéties de la propagation de l’islam ont ouvert une brèche entre principes et pratiques. Dès l’origine, les gloses coraniques et les récits édifiants de la vie du Prophète se multiplient dans les langues des contrées conquises et diverses traductions interlinéaires du texte révélé apparaissent sous couvert d’«essais d’interprétation» à l’intention des musulmans non arabophones (persans, turcs, etc.) Le choc des empires musulman et chrétien sera déterminant. Très tôt, l’Occident chrétien se dote de traductions du Coran pour réfuter les inepties du faux prophète. Dans son histoire des traductions françaises du Coran, Sylvette Larzul (pp.147-165) prend comme point de départ la traduction latine de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, exécutée par le clerc anglais Robert de Ketton dans l’Espagne du XIIe siècle, carrefour de pensée entre Europe et Méditerranée. L’auteur montre que les progrès du commerce et de la diplomatie avec les pays du Levant au XVIIe siècle font naître les premiers corans en langue française. Par la suite, l’esprit déiste et de tolérance du XVIIIe siècle, puis la conquête éclairée du Maghreb au XIXe siècle donnent lieu à des traductions moins apologétiques, plus exactes et plus ouvertes à la reconnaissance de la légitimité de l’islam. Les traducteurs ne sont plus des clercs qui travaillent avec des documents de seconde main mais des interprètes d’ambassade familiarisés avec les lettrés musulmans qu’ils fréquentent sur place. Au XXe siècle, l’entrée en lice des philologues orientalistes puis des islamologues d’origine musulmane jette de nouveaux ponts qui mériteraient d’ailleurs d’être mieux connus.

14 Francesco Zappa (pp.167-186), nous ramenant sur le terrain africain où la parole du Coran cohabite aujourd’hui avec les langues postcoloniales et vernaculaires, met à jour les interférences croissantes entre elles bien au-delà des exclusives traditionnelles. Il décrit notamment l’aventure du wahhabite malien al-Hâjj Modibo Diarra (né en 1957) qui depuis une vingtaine d’années traduit Coran, Sunna et divers traités théologiques ou juridiques en langue bambara, idiome local devenu langue véhiculaire au Mali. Cette entreprise originale dépasse les audaces de l’interprétation orale en bambara dans les écoles coraniques puisqu’elle fait circuler la traduction écrite à travers tout un réseau de librairies, à Bamako notamment, et d’organisations non gouvernementales financées par les Pays du Golfe. On peut y voir un effet de la concurrence interreligieuse qui sévit sur le continent africain, mais aussi une certaine évolution de l’islam contemporain qui accepte de relativiser ou de neutraliser son code linguistique pour raffermir le sens de son message dans une arène de croyances disputées. Il reste à vérifier auprès des lecteurs, comme le souligne l’auteur, dans quelle mesure cette attention renouvelée au sens n’est pas entravée par les puissances du signe qui laissent les esprits du substrat culturel préislamique s’infiltrer dans la traduction.

15 Le linguiste et traducteur Henri Meschonnic récuse cette division abstraite entre signe et sens en plaidant pour leur dépassement dans une «poétique du rythme» qui donne

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toute sa place à l’acte de «signifiance», mouvement de la parole dans le discours14. Mais la difficulté de traduire cette «chaîne du continu corps-langage», masquée par le dualisme du signifiant et du signifié, s’accroît considérablement lorsque les sources s’avèrent aussi lointaines et polysémiques que les textes védiques composés en sanskrit, autre «langue parfaite». Texte sacré des plus traduits au monde après la Bible, la Bhagavad-Gītā, dialogue métaphysique chanté entre le prince Arjuna et le dieu Krishna au cœur de l’épopée du Mahabharata, est l’exemple même de l’intraduisible «énergie divine faite son» (sabda-brahman). Revenant sur les «avatars» indiens et occidentaux de sa traduction, Orsolya Németh (pp.187-207) précise d’abord que la langue parfaite se lit comme une partition musicale dont le sens relève de chaque interprétation. Le moindre mot renvoie à de multiples significations au gré de la prosodie. Bien que texte non canonique au sens strict du terme, la Bhagavad-Gītā a conquis son autorité védique grâce à l’interminable conflit des interprétations qui l’ont accompagné de l’origine à aujourd’hui. Des spéculations védantiques à l’exégèse historique, le chant résiste en renvoyant toute tentative de traduction à son époque et à ses présupposés. À l’instar des versets bibliques ou coraniques, il y a autant de Bhagavad-Gītā-s qu’il y a de traducteurs puis de lecteurs. Scriptura sacra (...) aliquo modo cum legentibus crescit, «l’Écriture sainte, d’une certaine manière, grandit avec ceux qui la lisent»: la célèbre maxime de Grégoire-le-Grand (VIe siècle) n’a pris aucune ride.

16 Dans la religion hindoue, l’avatar est l’incarnation terrestre d’une divinité (Vishnou principalement). Le français courant emploie parfois le mot à contresens pour désigner une mésaventure. À l’inverse de cette acception péjorative, les sûtras du Bouddha peuvent être pris comme de lointains avatars de la pensée védique, mais qui ont perdu tout horizon divin. Bien que ravalée au rang de simple «moyen habile» (upaya) d’accès à la délivrance, la parole de l’Éveillé n’a pas moins fait l’objet de transcriptions canoniques dans les «trois corbeilles» (Tripitaka: Sūtras, «sermons»; Vinayas, «règles»; Abhidharma, «doctrine»). Longtemps différée, en Corée à cause de la dynastie confucéenne puis de la colonisation japonaise, la traduction du Tripitaka (version chinoise) dans la langue nationale a commencé dans les années soixante et s’est poursuivie jusqu’en 2001. Bernard Senécal (pp.209-227) retrace l’histoire de cette réhabilitation du bouddhisme en Corée du Sud en montrant que ses développements récents rencontrent la concurrence des évangélisations catholiques et protestantes du pays. Dans cette conjoncture, le célèbre «Sûtra de l’Estrade», retrouvé il y a un siècle dans un manuscrit chinois du IXe siècle, copie d’une tradition remontant au «VI e Patriarche Huineng» (VIIe-VIIIe siècles), a fait l’objet d’une traduction en 1987 qui a eu un grand retentissement. Elle est l’œuvre du Vénérable Sŏngch’ŏl (1912-1993) qui a atteint l’Éveil et marqué le pays par ses positions intransigeantes, notamment son retour radical à la doctrine du subitisme. Éveil subit et définitif s’opposant à la perspective gradualiste par laquelle la libération résulte d’un exercice progressif. Résolument sourcière et aux ellipses fascinantes, cette traduction porte la marque ultime d’une vie méditative et solitaire. Sa popularité a déclenché, depuis lors, une série de traductions concurrentes ou adverses, notamment historico-critiques et universitaires. L’autorité du texte retrouvé par le Vénérable fait ici système avec une doctrine intransigeante, plus proche des coups d’État des généraux que des évolutions de la démocratie représentative et du savoir rationnel.

17 Ce dernier cas coréen qui clôt le dossier illustre nettement le paradoxe d’un «original second» qui s’impose et retient le temps au cœur d’une tradition qui pourtant dénie

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toute permanence et vénération accordée au texte, simple véhicule sur la voie de l’Éveil. La traduction du Coran en bambara a parallèlement offert le cas de figure inverse du même paradoxe: pour survivre au temps, le texte inimitable s’aventure et se redistribue dans les langues qu’il rencontre en marchant.

18 Le temps des sociétés plurielles et des identités circonstancielles active inexorablement cette dialectique du fixe et du mobile. La sécularisation comme l’indigénisation des témoins de la parole de vérité ou de sagesse renvoient ainsi à des processus de réappropriation et de recomposition où la diversité culturelle ne trouve pas meilleur vecteur de son expression et de son redéploiement que dans la dynamique ouverte du signe propre à toute langue. Le conteur créole, «Papa-langue de l’oralité», fait ici figure de virtuose du jeu de signes qui retourne le sens des codes. «Rien n’est plus fort que le Bon Dieu!» circule dès lors comme trait d’esprit dont les différents degrés de signification varient au gré des situations. Le choix médian de Mungu comme nom de Dieu par les Pères Blancs en Tanzanie, à mi-chemin entre un des génies du lieu et une divinité légendaire, table également sur la dynamique véhiculaire. Mais il n’en est pas moins choix sous contrainte ou par défaut comme toute inscription de la parole dans la langue qui l’articule et la transmet autant à soi qu’à l’autre. «Langue parfaite», le sanskrit nous rappelle que la moindre inflexion de voix fait basculer le sens, comme le papillon déclenche la tempête. Il manque sans doute à notre dossier les larmes et le sang que les déplacements de signe ont fait couler dans l’histoire des textes sacrés. Initiateur de la King James Version, William Tyndale ne fut-il pas brûlé en 1535 pour avoir, entre autres déplacements, traduit caritas par love ? Certes, les évangélisateurs ont généreusement sauvegardé et promu les langues et les cultures du monde entier, mais la traque du Diable n’a-t-elle pas, entre autres dommages collatéraux, fait disparaître la littérature pictographique de l’Amérique précolombienne dans les autodafés?

19 L’équivoque inhérente à tout acte de traduction (traduttore, traditore) se donne comme le prix à payer pour que les différences entrent en relation d’échange, que l’être ensemble n’implose pas et que le monde ne se réduise pas à ses murs ou ses clôtures. Art de l’approximation, la traduction se cultive précisément dans les failles et les trêves de l’éternelle guerre entre les demi-dieux (gibborim?) L’histoire urbaine est riche de ces lieux intermédiaires où les traducteurs activent le creuset des cultures: à Bagdad au Moyen Âge, les savants chrétiens au service du calife ont inscrit les catégories ontologiques de la philosophie grecque dans l’idiome arabe; leurs équivalents juifs de Cordoue traduisent Aristote de l’arabe vers l’hébreu et le latin, renouvelant par la suite la théologie chrétienne occidentale15. La cour, l’ambassade ou la mission forment à cet égard des hauts lieux comme nous l’avons noté pour les premières traductions françaises du Coran et celles de la Bible à Madagascar. Mais l’ermitage montagnard du Vénérable Sŏngch’ŏl et le village où al-Hâjj Modibo Diarra se ressource rappellent également que toute traduction s’éprouve dans le décentrement.

20 Ce numéro exploratoire n’a pas la prétention de combler le manque de coordination des connaissances sur les liens entre les expériences de traduction et les mondes religieux. Le présent dossier d’études de cas sur des traditions différentes et à diverses époques soulève cependant quelques questions générales qui mériteraient d’être approfondies.

21 À peine effleurée dans notre dossier, la «traduction intersémiotique» comme dit Jakobson, c’est-à-dire le passage et l’échange entre le texte et la voix, la parole et le

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geste, le chant et la danse, demeure, en effet, une question vive qui rejoint la problématique classique du lien entre rite et mythe. Quant au niveau de «traduction intralinguale» ou de reformulation, il reste également en arrière-plan alors que les traditions religieuses sont singulièrement riches d’expériences de par leur constitution mémorielle, des sources canoniques aux œuvres missionnaires en passant par les commentaires théologiques et les témoignages spirituels. Ainsi que Michel de Certeau l’a montré, la «fable mystique», qui à partir du XVIe siècle, chemine en Europe dans l’écart entre la tradition ecclésiale et l’esprit scientifique ne se donne-t-elle pas comme chaîne de traduction à travers laquelle l’altérité est condition d’intelligibilité et la perte source d’amour? Ses «pratiques traversières qui tracent dans le langage le transit indéfini d’écritures» passent ainsi par la biographie des illuminés ou le poème, «aussi pluriel que la voix dont les inflexions et les accents disent, à une attention amoureuse, plus de choses que les phrases formées.»16

22 Si pour l’analyste chaque œuvre de traduction littéraire se comprend dans son contexte, la nature transcendantale de la matière ici en jeu ne conduit-elle pas à reconnaître les traits de sa qualité intraduisible, à l’instar, par exemple, de la différence de régime d’énonciation et de vérité entre un poème et un article scientifique ? Certes, l’analyse d’un processus traductif conduit à s’attacher à la mise en équivalence dynamique entre deux matrices langagières qui doivent leur existence respective à leur séparation. Mais l’attention aux « équivoques efficaces » qui s’ensuivent ne détourne-t- elle pas le regard des conflits indépassables qui minent toute tentative de rapprochement ? Enfin, la mouvance transnationale actuelle des croyances, des traditions et des communautés religieuses en contexte sécularisé ne peut qu’accroître le niveau de concurrence entre les foyers et les styles de traduction. Les lignes de force et de fuite qui s’en dégagent restent encore largement à discerner. Face à l’hétéroglossie ambiante et à l’enchevêtrement des réseaux, la focalisation sur les traducteurs, transfuges dérangeants ou intermédiaires arrangeants, ouvre au moins ici une voie.

NOTES

1. Franz Rosenzweig, «L’Écriture et Luther», (1926), in L’écriture, le verbe et autres essais, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Philosophie d’aujourd’hui», (trad. Jean-Luc Evrard), 1998, p.56. 2. Jesùs Garcia-Ruiz, «El misionero, las lenguas mayas y la traduccion», Archives de sciences sociales des religions, 77, 1992, pp.83-110. Pour le versant aztèque: Christian Duverger, La conversion des Indiens de Nouvelle-Espagne, Paris, Seuil, 1987. 3. Inès G. Županov, «Mission linguistique: l’indigénisation du Verbe en pays tamoul (XVIe-XVIIe siècles)», Archives de sciences sociales des religions, 103, 1998, pp.43-65. 4. Cf. Christianity and the African Imagination, Essays in Honour of Adrian Hastings (D.Maxwell, I. Lawrie, eds.), Leyde-Boston-Cologne, Brill, 2002. 5. Roman Loimeier, «Translating the Qur’an in Sub-Saharan Africa: Dynamics and disputes», Journal of Religion in Africa, 35-4, 2005, pp.403-423; Jean-Claude Penrad, «L’intangible et la

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nécessité. Arabe et kiswahili en islam d’Afrique orientale», Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, 124, 2009, pp.27-45. 6. Rajeshwari V.Pandharipande, «Ideology, authority, and language choice. Language of religion in South Asia», in Explorations in the Sociology of Language and Religion (T.Omoniyi, J.A. Fishman, eds.), Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins Publishing Company, 2006, pp.141-164. 7. Lamin Sanneh, Translating the Message. The Missionary Impact on Culture, Maryknoll, Orbis Books, coll. «American Society of Missiology», 13, [1989] 2008. 8. Paul Ricœur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004. 9. Le dictionnaire Robert détermine deux sens majeurs: 1. Général: «Transférer» (traduire quelqu’un en justice...); 2. Linguistique: «Faire que ce qui était énoncé dans une langue le soit dans une autre, en tendant à l’équivalence sémantique et expressive des deux énoncés». Ce second sens devenu commun se décline en plusieurs variantes métaphoriques: «exprimer», «transposer», etc. 10. Roman Jakobson, «Aspects linguistiques de la traduction», in Essais de linguistique générale, (trad. Nicolas Ruwet), Paris, Éditions de Minuit, 1963, pp.71-86 [«On Linguistic Aspects of Translation», in R.A. Brower, (dir.), On Translation, Cambridge, Harvard University Press, 1959, pp. 232-239]. 11. Le premier colloque des Translation Studies s’est tenu à l’Université catholique de Louvain en 1976: J.Holmes, J. Lambert, R. van den Broeck, (dirs.), Literature and Translation: New Perspectives in Literary Studies, Louvain, Acco, 1978; il a été suivi par le lancement, en 1989, d’une revue: Target, International Journal of Translation Studies, (G. Toury et J.Lambert, dirs.). Cf. également Routledge Encyclopedia of Studies, (M. Baker, ed.), Londres, Routledge, 1998. 12. Inès Oseki-Depré, Théories et pratiques de la traduction littéraire, Paris, Armand Colin, coll. «U- Lettres», 1999; Michael Oustinoff, La traduction, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que- sais-je?», 2003. Deux collectifs récents: «Traduction et mondialisation» (J.Nowicki, M. Oustinoff, coords.), Hermès, 49, 2007; Translatio: le marché de la traduction à l’heure de la mondialisation, (G. Sapiro, dir.), Paris, CNRS Éditions, 2008. 13. Pierre Lassave, «Sociologie de la traduction: l’exemple de la “Bible des écrivains”», Cahiers internationaux de sociologie, CXX, 2006, pp.133-154. 14. Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999; Un coup de Bible dans la philosophie, Paris, Bayard, 2004. 15. Roger Arnaldez, À la croisée des trois monothéismes. Une communauté de pensée au Moyen Âge, Paris, Albin Michel, 1993. 16. Michel de Certeau, La fable mystique I (XVIe-XVIIe siècles), Paris, Gallimard, coll. «Tel», 1987, pp. 27 et 410. Sur les prolongements de ce programme: Pierre-Antoine Fabre, «Sciences sociales et histoire de la spiritualité moderne: perspectives de recherche», Recherches de science religieuse, 97-1, 2009, pp.33-51.

AUTEUR

PIERRE LASSAVE

EHESS-CNRS, Centre d’études interdisciplinaires des faits religieux –Paris, [email protected]

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Deux moments-clés dans l’histoire de la traduction biblique

Nicole Gueunier

1 L’histoire de la traduction biblique a connu de nombreux «moments-clés», antérieurs à ceux qu’on va essayer de présenter. On citera seulement, en Occident et pour la Bible juive, la version grecque dite des «Septante» (LXX), produite en milieu juif hellénisé d’Égypte aux IIIe-IIe siècles av. J.-C., refusée par le judaïsme rabbinique au profit de celle d’Aquila (IIe siècle ap. J.-C.), beaucoup plus littérale par rapport au texte hébraïque. Déjà un premier problème de traduction: la meilleure est-elle «sourcière» (Aquila) ou plutôt «cibliste» (la LXX)? Terminologie contemporaine (elle date du XXe siècle), mais question déjà bien connue, hors Écritures Saintes, chez les écrivains traducteurs des auteurs grecs1. Surtout dans le judaïsme dès l’époque préchrétienne, quand la langue sacrée, l’hébreu, devient incompréhensible au peuple, le rite cultuel en conserve la forme. Mais dans les synagogues, c’est en araméen qu’à la suite de la lecture du texte biblique en hébreu, les targumim délivrent le message présenté comme une reformulation incluant des commentaires interprétatifs.

2 Pour la Bible chrétienne, c’est-à-dire regroupant l’Ancien et le Nouveau Testament, à l’ensemble appelé «Vieille Latine» (fin du IIe siècle apr. J.-C.), qui comprenait des éléments issus des Églises d’Afrique mais aussi de , succéda l’œuvre de Jérôme (IVe siècle apr. J.-C.) qui elle-même complétée et remaniée par ses disciples donna lieu à l’édition dite «Vulgate». Jérôme, qui avait utilisé les versions grecques et les commentaires des Pères qui les citaient, revendiqua hautement la veritas hebraica pour la traduction latine du Premier Testament. La Vulgate latine demeura jusqu’au XXe siècle le texte officiel de l’Église catholique de préférence aux versions en langues anciennes et aux traductions en langues «vulgaires» européennes, déjà présentes au Moyen Âge. Là se pose un autre problème de traduction qui va exploser à la Renaissance: quels sont les textes authentiques? Ceux des langues originelles, ceux de la langue officielle de l’institution ecclésiale? Quel statut accorder aux autres langues cibles, bientôt «nationales»? Problèmes qu’on retrouvera dans les deux moments-clés suivant: le XVIe siècle et l’époque contemporaine (XIXe-XXIe siècles).

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3 Je n’ai pas choisi ces deux moments pour introduire l’idée artificielle d’une totale discontinuité dans cette histoire de la traduction biblique, alors que les questions de fond (sources/cibles et authenticité des langues) se sont posées tout au long de l’Antiquité et du Moyen Âge. Mais ces deux époques ont de quoi susciter plus que de l’intérêt. Elles sont, en effet, plus fortement marquées que d’autres par des circonstances matérielles, intellectuelles et politiques nouvelles, décisives et pour la théorie et pour la pratique: au XVIe siècle, les progrès dans l’étude humaniste des langues anciennes, le développement de l’imprimerie et le choc de la Réforme, qui, en valorisant l’Écriture par rapport au sacrement et à la tradition, a mis au premier plan l’intérêt pour la traduction. Aux XIXe-XXIe siècles, ce sont l’industrialisation du livre, le développement du rationalisme critique, nés aux siècles de Descartes puis des Lumières et le mouvement de sécularisation qui influent à la fois sur les pratiques et les doctrines religieuses. Circonstances qui n’ont pas été sans conséquences sur la production et la réception de la Bible: au XVIe siècle, celles-ci adviennent dans un contexte de violence, auquel succède, au XXe siècle, celui d’un relatif apaisement: les violences du XXe siècle européen ne se fondent plus qu’exceptionnellement, et souvent artificiellement, sur les motifs religieux du christianisme. On ne monte plus sur le bûcher pour avoir traduit la Bible ou en avoir interprété quelque énoncé en déviant de la doctrine officielle de l’époque. La traduction biblique n’en reste pas moins l’enjeu de conflits de pouvoirs dont la nature relève du politique, religieux et civil.

4 Voici d’abord deux différences bien connues: au XVIe siècle, pour la première fois, l’imprimerie domine, bien qu’il subsiste une production manuscrite résiduelle. Mais, quantitativement, la production biblique se chiffre, au plus, en centaines de milliers de livres, alors qu’il faut parler de millions et de milliards à partir du XXe siècle. Le nombre même d’éditions bibliques n’atteint pas cinq mille au XVIe siècle contre plus de cent mille au XXe siècle. Ensuite, ce qui caractérise le XVIe siècle, c’est que les conflits de pouvoir se jouent sur deux terrains: d’abord la rivalité entre la langue officielle de l’Église, le latin, et les langues originelles (hébreu, araméen, grec), puis entre le latin et les langues vernaculaires. Le latin lui-même en est affecté dans la mesure où les philologues font une double critique de celui de la Vulgate (ce qu’on appelle «le latin chrétien»), jugé infidèle aux langues originelles et par ailleurs grammaticalement fautif par rapport au latin classique, objet de leur vénération. C’est pourquoi, on assiste, avant le développement des traductions en langues européennes, et souvent en même temps, à une véritable prolifération de versions latines, plus nombreuses si l’on considère l’ensemble du XVIe siècle que les versions en langues modernes 2. À titre de comparaison, le XXe siècle n’en a produit qu’une nouvelle, qui révise la Vulgate3. À partir du XXe siècle, une troisième différence se fait jour: la production de bibles nonconfessionnelles, exprimant un nouveau rapport, délié du sacré, au texte biblique.

Les nouvelles traductions latines de la Renaissance

5 Les unes ont pour objectif de corriger la Vulgate, tout en la conservant comme version officielle de l’Église. Les autres se veulent indépendantes de la Vulgate et fondées sur le recours direct aux textes hébreux et grecs. Bien que les premières ne soient pas ignorantes des textes-sources, ce que permettait la découverte de nouveaux manuscrits4, l’innovation la plus importante n’en réside pas moins dans le développement des nouvelles versions.

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6 Citons, dans leur ordre chronologique, six d’entre elles, que je tiens pour les principales5, en fonction notamment du nombre de leurs rééditions: pour le NT, en 1516, la version d’Érasme, bilingue grec-latin, éditée à Bâle (cinq éditions au cours du XVIe siècle). Érasme y donne face à face le texte grec et sa propre version latine 6, complétés par plus de sept mille annotationes proposant à la fois corrections et commentaires; pour la Bible complète, celle du dominicain italien Sanctes Pagnini (Lyon, 1528) en 1534-1535; en 1543, celles des réformés rhénans Sébastien Münster (bilingue hébreu-latin, éditée à Bâle); L.Jud et son équipe, dite «de Zurich» (1543); en 1545, la fameuse «Nompareille» (éditée à Paris chez R.Estienne qui publie le texte de Zurich mais en le confrontant à celui de la Vulgate); enfin celle de Sébastien Castellion (Bâle, Herwage, 1551), passé à la Réforme calvinienne dans les années quarante mais bientôt dissident par rapport à celle-ci.

7 Le statut de la langue latine au XVIe siècle explique l’existence de ces nombreuses rééditions de la Vulgate, ainsi que des nouvelles versions latines. Jacques Chomarat (1981), Jean-François Cottier (2005) et Christine Bénévent (2007) ont très bien montré qu’au moins dans la première moitié du siècle, le latin n’était pas uniquement la langue des savants, mais aussi celle de la communication entre gens cultivés, puisque l’essentiel de la culture à l’époque en impliquait l’usage7. Comme la majorité des lecteurs de la Bible pratiquait celle-ci en latin, on peut comprendre que s’exprimaient alors une demande et une offre de nouvelles versions latines.

8 Bien entendu, à cela s’ajoutent des raisons linguistiques communes à tous les humanistes, depuis qu’au siècle précédent l’Italien Lorenzo Valla avait osé corriger les erreurs du texte de la Vulgate dans deux ouvrages dont le second, Adnotationes, fut redécouvert puis publié dès 1505 par Érasme, lequel s’en inspira pour sa propre édition du NT. Et de fait, toutes les nouvelles versions latines reprirent ces corrections souvent grammaticales8, mais la grammaire n’était pas seule en cause. D’autres corrections portent sur le style, l’exactitude de la traduction ou la doctrine. Par exemple, Érasme récuse avec indignation la formule vade («va») plusieurs fois présente en Vulgate (vade retro Satana! ainsi à propos de Mt 4,10, où il s’agit de Jésus qui renvoie rudement le tentateur: «qu’est-ce que c’est que ”vade”? Croit-on que le Christ envoie le diable quelque part, en disant “vade”? En grec, c’est hupage, c’est-à-dire abi ou discede («va-t- en, retire-toi»)» (trad. NG). De fait, la plupart des nouvelles traductions latines ont repris abi, qui rend mieux la verdeur de la réponse, plus sensible encore en Mt 16,23 où c’est à Pierre qu’elle s’adresse: parler ainsi au chef des apôtres, d’autant qu’il vient de se voir confier le pouvoir des clés!

9 Les raisons de ces retraductions n’ont pas manqué non plus d’être éditoriales, faisant intervenir la concurrence entre divers auteurs, éditeurs et imprimeurs, surtout germaniques ou francophones, pour lesquels retraduire la Bible avait une signification politico-confessionnelle: il s’agissait de prendre sa liberté par rapport aux pays où était obligatoire la traduction officielle. En effet, toutes les nouvelles versions, sauf celle de l’excellent hébraïsant Santi Pagnini qui eut toujours l’approbation pontificale, émanent de milieux liés aux différents mouvements de la Réforme: si les Luthériens de Wittenberg n’ont que peu travaillé la Bible latine, préférant les traductions en allemand, deux versions nouvelles (Münster et Zurich) sont issues du mouvement que Bernard Roussel (1989) appelle «L’École rhénane d’exégèse», située sur l’axe Strasbourg/Bâle/Zurich, de tradition luthérienne mais plus compétente que celles de Wittenberg en hébreu et en littérature rabbinique. Les différences entre ces nouvelles

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versions latines (dont les premières ne furent pas ignorées des suivantes!) sont parfois ténues: bien des fois, on remplace un mot par un synonyme afin de singulariser la traduction la plus récente. Mais toutes ont en commun le recours direct aux langues originelles, notamment à l’hébreu, et les différences se situent surtout par rapport à la qualité du latin: celui de Pagnini, jugé «rugueux», est plus marqué par des calques de formules hébraïques, alors que les versions de Münster et surtout de Zurich usent d’un latin plus classique et que celle de Castellion, la plus originale, est de ce point de vue carrément «cicéronienne»9.

10 L’objectif le plus connu de ces retraductions fut bien sûr d’exprimer – autant que le permettaient les diverses censures – des prises de position doctrinales (la foi vs les œuvres, les conceptions de l’Écriture par rapport à la Tradition, les théories eucharistiques, le rôle de la papauté, du monachisme, les rites, les reliques et images...) De fait, c’est moins dans la traduction elle-même que dans les notes et commentaires que s’expriment ces positions. Le sujet est si documenté (Bedouelle, Roussel, 1989) qu’on n’en rappellera que quelques exemples. L’un des plus célèbres est celui de Jn 1,1, où le NT d’Érasme substitue au traditionnel « in principio erat verbum » (grec logos) le terme sermo qui provoqua un tel scandale qu’il dut reprendre verbum dans les éditions suivantes. La note (volumineuse) qui justifiait cette traduction, évidemment polémique par rapport au langage scolastique, s’appuyait non seulement sur de nombreux témoignages patristiques, mais aussi sur un argument linguistique : « chez les Latins, verbum n’évoque pas tout un discours, mais seulement un mot (...) Mais si le Christ est appelé logos, c’est parce que tout ce que dit le Père, il le dit par le Fils » (LB VI, p. 335, trad. NG). Audace diversement suivie par les autres versions latines : seul Castellion reprend sermo, Pagnini et Münster gardent verbum et la Bible de Zurich a verbum dans le texte mais sermo en note ! D’autres commentaires controversés ont pu passer pour impies dans la mesure où ils reflétaient des tendances herméneutiques jugées hétérodoxes quand elles émanaient des milieux évangéliques, puis carrément hérétiques s’il s’agissait de protestants. C’est le cas de la formule regnum cœlorum, dont l’interprétation traditionnelle est littérale (« entrer dans le Royaume des cieux »), mais spiritualisante et symbolique chez nos auteurs : doctrina spiritualis ou Evangelica doctrina chez Érasme (Mt 13,52, 21,31 et passim), tempus gratiae (Mt 4,23) chez Münster. Aujourd’hui oubliées, ces versions latines de la Renaissance européenne, qui frayèrent la voie de la liberté, eurent une grande influence sur les traductions vernaculaires d’une part, l’exégèse et l’herméneutique bibliques d’autre part.

Les versions «vernaculaires» de la Renaissance

11 La question est plus connue que la précédente, surtout en raison de la violence des conflits religieux de l’époque: interdictions et censures diverses, bûchers de livres et d’hommes, ainsi celui de l’Anglais Tyndale en 1536. On insistera donc sur quelques points essentiels: régions, types de diffusion, statut confessionnel. À signaler d’abord l’importance du contexte régional, évidemment lié à la situation politico- confessionnelle de chaque territoire. Une période de pré-Réforme voit en France le développement d’un mouvement biblique humaniste et évangélique marqué par l’influence d’Érasme et illustré par la Bible de Lefèvre d’Étaples, éditée (dans sa version complète) en 1530 et fondée sur le texte latin de la Vulgate, ce qui la distingue des Bibles

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ultérieures qui revendiquèrent toutes le recours primordial, sinon unique, aux langues originelles.

12 En contexte anglo-saxon, c’est l’influence de Luther qui domine: son NT, édité en 1522 à Wittenberg, inspira le NT anglais de William Tyndale (1526). Sa Bible complète, qui parut en 1534 précédée de nombreuses éditions partielles, connut la diffusion la plus importante du XVIe siècle10 et marqua profondément l’évolution de la langue allemande. Dans les pays méditerranéens, Espagne et Italie, la production biblique en langue vernaculaire fut beaucoup plus limitée vu le contexte confessionnel exclusivement catholique.

13 La situation française après Lefèvre d’Étaples est d’abord marquée par la censure: entre 1525 et 1560, aucune traduction française ne fut imprimée à Paris, suite à la condamnation par la Faculté de Théologie et le Parlement de toute traduction et version nouvelle de la Bible. Censure par ailleurs assez inefficace puisque circulaient clandestinement de nombreux ouvrages religieux issus de presses étrangères ou provinciales, notamment anversoises, suisses et lyonnaises. Les deux plus célèbres traductions réformées vinrent donc respectivement de Neuchâtel pour celle d’Olivétan (1535), et de Bâle pour celle de Castellion (1555). Ce n’est qu’en 1566 que le catholique René Benoist publia à Paris sa «Sainte Bible», fort inspirée d’ailleurs des Bibles genevoises, ce qui provoqua un durable scandale et un demi-siècle de procès.

14 La Bible du Noyonnais Olivétan, cousin de Calvin, publiée en 1535 à Neuchâtel, ancêtre de toutes les versions réformées francophones, est donc la première à afficher ses sources hébraïque et grecque, non sans revendiquer aussi sa référence à Luther et aux nouvelles versions latines. Elle innove par rapport à celle de Lefèvre d’Étaples du double point de vue linguistique et théologique, évitant d’abord les latinismes empruntés à la Vulgate, préférant par exemple «pavillon» à «tabernacle» (Gn 18,2, au sens de «tente»), «famille» à «cognation» (Gn 24,38), etc. L’innovation théologique la plus spectaculaire apparaît dans le lexique où les termes du catholicisme sont systématiquement retraduits, surtout quand il s’agit de l’AT, mais même du NT: ainsi «prêtre» devient «sacrificateur» en AT et «ministre» en NT, episcopos – étymon de «évêque», évidemment anachronique quand il s’agit du christianisme primitif – est traduit «surveillant» – alors que Luther lui-même gardait Bischoff –, le «calice» de la Cène devient «hanap» et surtout le tétragramme YHWH exprimant le nom de Dieu, imprononçable en judaïsme, est traduit «L’Éternel», usage qui a perduré jusqu’à nos jours dans la majorité des traductions réformées, alors que les versions catholiques suivent les traditions de la Septante et de la Vulgate: kurios, dominus, « le Seigneur». Les nombreuses révisions genevoises de la Bible d’Olivétan ne retinrent pas toutes ces audaces (Engammare, 1991).

15 L’exemple le plus frappant est peut-être celui du terme «église» (grec et latin ecclesia), qui traduisait le mot hébreu qahal, «assemblée». «Église» est évidemment anachronique en AT, si bien que la traduction de Lefèvre d’Étaples «au milieu de l’église» (Pr 5,13) est toujours remplacée par «congrégation» ou «assemblée» (Luther: gemeine hausse). Quand il s’agit du NT, certaines versions réformées donnent «communauté» (ainsi Castellion), mais la plupart gardent par prudence «église» ou «Église». Le sujet était en effet scabreux, comme en témoigne la censure consacrée par la Faculté de Théologie de Paris à la Bible de Robert Estienne de 1545: une «Annotation» de Mt 18,17, qui commentait ainsi le terme: «l’Église, c’est-à-dire l’assemblée publique», fut censurée en ces termes: «Ceste proposition est amoindrie & fallacieuse, & favorise a l’erreur des Vaudois & des

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Wicleffites [partisans de Wycliff]: & aussi elle derogue a la puissance des prélats de l’Eglise» (Estienne, 1552, p.72 VO)11.

16 Ces caractéristiques se retrouvent dans la Bible française de Sébastien Castellion (1555), qui fut la plus contestée, moins d’ailleurs pour ses positions théologiques que pour son style, complètement original par rapport à toutes les traductions françaises du XVIe siècle et même des suivantes. La langue est (normalement) plus moderne et courante que celles des Bibles précédentes (« veuvage » succède à « viduité » et à « veuveté » ; « debat » à « contention » ou à « estrif », etc.) mais on a surtout affaire à un style beaucoup plus personnel et imagé, souvent oral et familier : « la Sagesse (...) huche auprès des portes », au lieu de « crie » ou « proclame » (Pr 8,3). De même, les dialogues de Gn sont souvent traités comme des conversations, émaillées de « Nenni », « E da », « Vela bon », même quand il s’agit d’échanges entre Dieu et un humain, alors que les autres traductions usent dans ce cas d’un registre de langue noble : Abraham se plaint ainsi à Dieu d’être sans héritier « Vela bon (dit-il), tu ne m’as point donné de génération » (Gn 15,3). Dans l’épisode de l’intercession du même Abraham en faveur des Sodomites, la formule de 18,25 « il ferait beau voir que celui qui par raison gouverne toute la terre ne fît point raison » transpose en style familier la phrase hébraïque « le juge de toute la terre ne fera-t-il pas justice ? » Dans la suite du dialogue, lorsqu’Abraham demande à Dieu de revoir à la baisse le nombre des Sodomites à exterminer : « Peut-être qu’il s’en faudra de cinq de cinquante bons : gâteras-tu pour cinq toute la ville ? », Dieu lui répond benoîtement « Nenni (dit-il) si j’en trouve quarante cinq » (Gn 18,28).

17 Le souci d’être accessible aux «idiots» (non lettrés) se manifeste par des actualisations parfois hardies de termes désignant des institutions hébraïques ou grecques («baron, bailli, prévôt, sénéchal», etc.) et par des néologismes destinés à bien distinguer les termes religieux bibliques de ceux de son temps: «lavement» au lieu de «baptême», «brulage» pour «holocauste», «rogné» au lieu de «circoncis» parurent sacrilèges et suscitèrent le scandale12 malgré la précaution prise par l’auteur de leur consacrer un glossaire. Premier monument biblique vraiment littéraire de la France13, la Bible de Castellion resta méconnue et ne fut rééditée qu’au XXIe siècle14.

LesXXe et XXIe siècles : « Ma Bible est une autre bible »

18 Formule empruntée au titre français d’un ouvrage de l’écrivain israélien Meir Shalev, qui revendique à la fois son incroyance et sa lecture de la Bible comme classique de la littérature15. Depuis le XVIIe siècle, la Bible avait certes connu des approches non croyantes, mais généralement situées dans un cadre critique (Spinoza, Richard Simon) ou polémique (d’Holbach, Voltaire) qui n’avait guère d’impact sur la réflexion traductologique. La pratique religieuse maintenait par ailleurs un clivage confessionnel entre catholicisme et Réforme qui, lui, influait fortement, comme on l’a vu, sur la traduction. Aujourd’hui s’instaure une autre polarisation entre les lectures et traductions croyantes, liées aux institutions religieuses, et celles pour qui la Bible est un «objet culturel» (Theobald, 2007: 641; Lassave, 2007). Dans l’un et l’autre cas, c’est autant sur l’interprétation que sur la traduction elle-même que le XXe siècle innove le plus grâce au développement des connaissances historiques et linguistiques sur l’univers biblique et sur son environnement proche-oriental. Ne pouvant viser à l’exhaustivité16, je me limiterai à un choix de traductions françaises, confessionnelles et

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laïques, d’autant que la situation de la France reste spécifique, sans doute en raison du caractère institutionnel de la tradition laïque formulée en 1905 par la Loi de séparation de l’Église et de l’État.

Bibles confessionnelles

19 On se fondera, pour les traductions catholiques, sur la Bible de Jérusalem (BJ 1955, rév. en 1973 et 1998), Osty-Trinquet (1973), l’une et l’autre abondamment annotées, sur le Lectionnaire de la traduction liturgique (1977, rééd.), destiné à la lecture ecclésiale, et sur la Bible Parole de Vie (2000) caractérisée par une syntaxe et un lexique simplifiés. Pour les traductions protestantes, j’ai choisi une édition classique (1985) de la Bible Segond (S), constamment rééditée, et la Nouvelle Bible Segond (NBS, 2002), qui a fait l’objet d’une importante révision. À titre de comparaison, je ferai parfois référence à deux versions catholiques plus anciennes: Sacy (XVIIe s.), Genoude (XIXe s.). Enfin, on citera la Traduction œcuménique de la Bible (TOB, 1988) et La Bible en français courant (BFC, 1982, 1997), également interconfessionnelle. Les deux confessions éditent aussi des Bibles munies d’«explications» doctrinales, spirituelles et morales, par exemple chez les catholiques la «Bible des peuples» (Fayard, 1998)17, où l’Annonciation est commentée à partir du dogme de la virginité de Marie et où le massacre des Innocents donne lieu à un plaidoyer anti-avortement. À citer aussi La Bible de Jérusalem commentée, éditée immédiatement après la BNT (infra), dans une optique visiblement concurrentielle. Très différente est la Bible expliquée de l’Alliance Biblique Universelle. Interconfessionnelle, munie du double imprimatur des évêques français (1996) et canadiens (2004), comportant deux éditions, l’une catholique avec les deutérocanoniques, l’autre protestante, elle entend «[éviter] systématiquement le vocabulaire religieux» (poussant même le scrupule jusqu’à préférer «grande inondation» à «déluge») et refuse l’apologétique dans les explications.

20 Bien qu’il ne s’agisse pas de traductions au sens strict du terme, il est enfin intéressant de tenir compte de très nombreuses versions non officielles, généralement destinées à l’initiation de publics divers (mouvements militants, groupes de lecture), qui présentent tantôt des traductions, tantôt des adaptations et transpositions conçues dans une perspective d’actualisation. Pour les années cinquante du XXe siècle, j’ai choisi les textes de Pierre Thivollier (1955)18 et pour le début du XXIe siècle, le NT proposé par Vincent-Paul Toccoli, Relire le Testament. Marc, Luc, Jean, Paul et les autres, transposition en français contemporain (2004), qui a fait l’objet d’émissions télévisées sous le titre «Le conteur biblique». Le premier est conçu dans la perspective narrative des anciennes «Histoires Saintes», le second privilégie l’oralité19. Mutatis mutandis, ces versions ont des points communs avec les pratiques targumiques du judaïsme tardif, sauf qu’en principe elles n’interfèrent pas dans les liturgies officielles. On tiendra compte enfin des traductions juives de Samuel Cahen (1830) rééditées en 1994 (Belles-Lettres) et du Rabbinat (1905, rééd.)20.

21 Contrairement aux Bibles du XVIe siècle qui multipliaient les différences confessionnelles entre traductions, celles d’aujourd’hui ont – au moins en France – tendance à les réduire, suite au développement de l’œcuménisme et au changement des positions catholiques officielles sur la Bible21. En effet, les Bibles protestantes se distinguaient encore récemment des catholiques par le rejet des livres deutérocanoniques, la numérotation hébraïque des psaumes, l’absence de notes, le

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tutoiement de Dieu, la dénomination « L’Éternel » pour « YHWH » et dans le NT, l’emploi paulinien de « Christ » (et non de « le Christ ») quand il s’agit du nom propre et non de la fonction messianique22. Les catholiques, quant à eux, ne donnaient que la numérotation latine des psaumes et vouvoyaient Dieu. Aujourd’hui, la plupart des catholiques donnent la double numérotation des psaumes et adoptent le tutoiement. De son côté, la NBS (2002) présente des notes, renonce à « L’Éternel » pour « Le Seigneur », et à « Christ » pour « le Christ ». Les différences les plus nettes qui subsistent dans les Bibles françaises sont, dans les protestantes, l’absence des deutérocanoniques et de référence à la numérotation latine des psaumes.

Bibles non confessionnelles

22 C’est surtout en comparant les traductions confessionnelles aux «laïques» – déjà anciennes: Dhorme, 1959; plus scientifique et historique: Grosjean, 1971; plus littéraire, et récentes: Chouraqui, 1979, 1985; systématiquement littérale par rapport au lexique hébraïque: Meschonnic (traductions partielles abondamment annotées de l’AT, 1970, 1981, 2001, 2002, littérales aussi mais centrées sur le jeu des signifiants et la rythmique) et enfin la Bible Nouvelle Traduction: (BNT, 2001)23 – que l’on pourra mesurer la nouvelle polarisation qui s’instaure entre elles. La comparaison portera sur des indices, ainsi la façon dont les unes et les autres rendent certains termes théologiques d’une part («péché, diable»), liés aux realia et aux façons de dire antiques d’autre part («étranger, ceindre ses reins»). À partir de là, on essaiera de remonter aux principes de base qui semblent inspirer ces différences (Lassave, 2005).

Les termes théologiques

23 Certains mots-clés du judaïsme et du christianisme: «église, Esprit, foi, péché, résurrection» ont été sacralisés et de ce fait linguistiquement figés par un long usage religieux. L’exemple de «péché» (hébreu Hattā’h, grec hamartia) semble éclairant, même si l’on ne considère qu’un seul texte, le Psaume 51, dit «Miserere» dans la liturgie latine, qui contient sept occurrences de la racine Htt’h, correspondant aux substantifs «péché/pécheur» et aux verbes «pécher/enlever le péché». La plupart des traductions confessionnelles gardent les traditionnels «péché, pécher, pécheur», sans aucune différence entre versions catholiques, réformées et juives. Seules variantes, dans la BJ et les versions courantes (Lectionnaire et BFC): «péché/faute/mal agir». Mais les traductions non confessionnelles en introduisent beaucoup plus: si la plus ancienne (Dhorme) garde «péché», les plus récentes ont «carence» (Chouraqui), «égarement» (Meschonnic), «crime, faire du mal» (BNT). Dans l’ensemble du corpus biblique, Jean- Marie Auwers (2001) énumère pour la seule BNT «écart, erreur, errements, gâchis, manquement, refus, tort». De même, dans la BNT, il cite six variantes pour diabolos («provocateur, rival, adversaire, diviseur, accusateur, négateur»), là où les versions confessionnelles n’ont que «diable/démon». De fait, la multiplicité des variantes ne correspond pas seulement au souci de «débondieuser» mais aussi à celui de singulariser le style de chaque traducteur-écrivain.

24 D’où les critiques de certains exégètes ou théologiens24, pour lesquels le grand «coup de balai» donné par la BNT sur les mots du vocabulaire chrétien classique aboutit parfois à une perte de sens («plonger/immerger» vs «baptiser», «confiance» vs «foi»), à des

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affaiblissements («Comme c’est bon» ou «signaux de rendez-vous» en Gn 1, au lieu de «Dieu vit que cela était bon» et «signes»), ou même à des contresens: «vanter Dieu» dans le Cantique de Daniel n’est pas la même chose que le «louer», la «géhenne» n’est pas un «Dépotoir» et «Yahvé des troupes» (vs «Yahvé des armées») évacue la possible ambiguïté entre le sens guerrier et le sens cosmique: «l’armée» peut dans certains cas être celle «des astres».

25 Dans certains cas, ce sont les versions confessionnelles qui prennent l’initiative de l’innovation. L’objectif n’est pas celui d’une désacralisation systématique mais de l’approfondissement du sens théologique lui-même, généralement à partir d’une réflexion sémantique sur ce qui arrive à un mot quotidien lorsqu’il se charge d’une signification doctrinale. Ainsi, le terme ruah («souffle/Vent/Esprit») a donné lieu dans les traductions récentes à toutes sortes d’hésitations avec solutions étymologistes («souffle/vent») ou traditionnellement doctrinales («esprit/Esprit»). Les versions les plus classiques elles-mêmes en témoignent: où Segond avait «esprit», la NBS donne «souffle». BJ (1998) risque en Gn 1 «un vent de Dieu» à la place de «l’esprit de Dieu» dans l’édition de 1955.

26 Moins spectaculaire (le terme n’est pas l’un des premiers mots de la Bible), mais tout aussi parlant est l’exemple des formules prononcées par Dieu dans les théophanies (Mt, 3,17; 17,5 et parallèles): «celui-ci est mon fils bien-aimé en qui eudokèsa». Le verbe grec eudokéô appartient à un lexique tout à fait quotidien: «être content, satisfait, éprouver plaisir ou joie». Embarras des traducteurs: Dieu se devrait de parler noblement, au lieu de dire tout bonnement «dont je suis content». D’où en style un peu archaïsant: «en qui je me complais, celui qu’il m’a plu de choisir, celui qui a ma faveur», etc. Les traductions récentes essaient de rejoindre le langage de tout le monde: «je mets en lui/ j’ai trouvé en lui toute ma joie», pas seulement pour être mieux compris du grand public mais pour exprimer une autre conception de Dieu: moins «tout-puissant» sur son trône que figure paradoxale de l’absolu et du proche.

27 L’exemple de la formule grecque metanoeite (Mt 3,2; 4,17; Mc 1,15) est sur ce point d’autant plus éclairant que les efforts d’innovation datent de plusieurs siècles. Le verbe metanoein (trente-deux occurrences dans le NT) et le substantif metanoia (vingt occurrences) impliquent l’idée d’un profond changement de vie à la suite de la rencontre avec Jésus. Mais la Vulgate ayant traduit la formule par pœnitentiam agite, la compréhension littérale en français («faites pénitence») a entraîné un rétrécissement du sens, relié par la suite au sacrement de pénitence et aux pratiques de «satisfaction» qui l’accompagnent. Les corrections proposées par certaines des nouvelles versions latines du XVIe siècle ( resipiscite, corrigite vos) parurent donc sacrilèges et même hérétiques puisque les protestants rejetaient le sacrement de pénitence. En français, les traductions évoluent avec le temps: les plus anciennes (Sacy, Genoude), calquées sur la Vulgate, gardent «faites pénitence». Le commentaire de Genoude sur Mt 3,2 est même polémique: «Les protestants soutiennent que la macération de la chair et l’austérité de la vie ne sont que folie et superstition. Ce sentiment est contraire à ce passage». Segond, BJ et Osty privilégient un sens moral: «repentez-vous», ainsi que BFC: «changez de conduite» ou la Bible Expliquée : «changez de comportement». Le Lectionnaire, la TOB, Grosjean impliquent une signification plus religieuse avec «convertissez-vous», de même que la Bible des peuples. Les versions les plus modernes (BFC, NBS, BNT) insistent sur l’idée d’un changement concernant l’ensemble de la vie et pas seulement ou nécessairement la pratique religieuse ou morale: «changez radicalement», dit la NBS.

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Qu’il s’agisse de versions confessionnelles ou laïques, l’évolution va donc dans le sens d’une certaine désacralisation, mais dans le cas des Bibles confessionnelles, son sens est théologique et peut même évoquer une conception sécularisée de la vie religieuse. C’est ce que montre bien la préface de la Bible Expliquée: «Les explications proposées ne sont ni des leçons de catéchisme ni des leçons de morale: chacun est invité, à la lumière de ce qu’il comprend dans le texte, à formuler ses propres convictions ou ses propres engagements». Ceux-ci impliquent une certaine liberté de lecture et de pratique, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du christianisme.

La traduction des realia

28 On retiendra ici l’exemple assez spectaculaire du terme «païen», employé dans les versions classiques pour traduire hébreu goy et grec ethnos/ethnikos. Les versions récentes l’évitent systématiquement, refusant la connotation péjorative, bien que Toccoli risque en Mt 5,47 «les sans foi ni loi». BFC hésite entre «ceux qui ne connaissent pas Dieu» et «les étrangers». NBS a toujours «non-juifs» et les auteurs de BNT varient entre «nations» et «autres » («peuples/nations»). Ce qui peut se lire ici est la tendance, répandue après le Concile Vatican II (plus tard récusée comme «relativiste»), à faire aux autres religions une place positive. Dans un ordre d’idées voisin, on remarquera que là où la plupart des autres traductions ont le terme «race», la NBS donne systématiquement «descendance» ou «parenté».

29 Voici surtout un autre exemple, différemment codé: la traduction d’un terme fréquent, qui relèvent d’un lexique d’abord sociologique, traditionnellement rendu par «étranger». Sans tomber dans l’anachronisme, puisque l’univers biblique ne connaît pas de frontière entre «civil» et «religieux», on examinera les deux principales catégories d’étrangers que distingue l’hébreu biblique: la première (nokrî, quarante- cinq occurrences ou ben-nekar, trente-cinq occurrences) désigne celui qui n’est pas reconnu comme appartenant à la communauté et qui peut bénéficier de l’hospitalité, mais aussi être traité en ennemi. La seconde (gēr, quatre-vingt-douze occurrences) désigne des résidents permanents, non autochtones, païens ou juifs, jouissant officiellement de certains droits et astreints à certains devoirs. L’une et l’autre catégorie s’opposent à celle des ’ezrah, autochtones, membres de plein droit de la communauté. C’est naturellement la seconde catégorie qui pose le plus de problèmes de traduction, d’abord parce qu’il ne peut exister de correspondance exacte entre les critères de définition (politiques, sociaux, administratifs...) de ces termes dans l’univers biblique et dans le monde contemporain. Déjà entre TM, Septante et Vulgate règne un flou terminologique: la Septante traduit le plus souvent gēr par prosèlutos – dont le sens est différent du mot français «prosélyte» –, mais parfois par paroikos, qui implique plutôt l’idée d’un voisinage. La Vulgate multiplie les solutions: advena, peregrinus, colonus, incola... Les traductions françaises modernes et contemporaines varient mais on peut déceler parmi elles une évolution historique. Les plus anciennes (Castellion, Sacy, Ostervald, Cahen, Segond), ainsi que les versions modernes simplifiées (BFC) optent généralement pour le terme générique étranger, à l’exception de Dhorme, qui choisit hôte (glosé en note en Gn 15,15) et s’y tient. Les versions récentes, TOB, NBS, BNT (à l’exception de Chouraqui, qui utilise «métèque») ont tendance à diversifier davantage, entre «étranger» et «immigré/ émigré», ce qui témoigne d’une évolution des connaissances sur la société de l’Israël ancien et d’un souci d’actualisation par rapport aux situations migratoires d’aujourd’hui.

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30 L’évolution va dans le sens d’une plus grande variation, ce qui témoigne de plusieurs types de différenciation dont les critères sont les objectifs confessants ou non, le souci de publics de plus en plus diversifiés (lettrés, cultivés, populaires), celui de rejoindre les situations et problèmes contemporains (l’actualisation), enfin celui de l’expression littéraire personnelle comme c’est le cas de la BNT, bible «des écrivains», que l’on trouvait déjà chez Grosjean mais de façon moins systématique.

Quelques idiotismes

31 Qu’en est-il des façons de dire propres aux langues d’origine (hébraïsmes, hellénismes) comme «la face de la terre», «trouver grâce à tes yeux», «entrailles de miséricorde», etc.? Cette question des idiotismes est si documentée (La Genèse de Castellion, 2003) qu’on se bornera à quelques exemples. Le premier est celui d’une expression grecque un peu étonnante, qui est d’ailleurs un hapax: «ceignez les reins de votre esprit» (1P 1,13). Elle est issue de la formule hébraïque «ceindre ses reins», c’est-à-dire «se tenir prêt à l’action», présente une dizaine de fois dans l’AT: ceindre ses reins permet en effet de se protéger et de replier ses vêtements pour ne pas être gêné dans la marche, le travail ou le combat. La lexicalisation se manifeste déjà en hébreu où l’image des «reins» s’efface parfois en s’accompagnant d’un terme abstrait: la femme forte des Proverbes «ceint ses reins de force» (Pr 31,17). La littérature néotestamentaire reprend plusieurs fois l’expression mais la formule de 1P 1,13, incohérente à la manière du «char de l’État qui navigue sur un volcan» est difficile à traduire! De ce fait, elle ne donne lieu qu’à un seul clivage entre les traductions: les unes (en gros les plus anciennes, de Sacy à Segond et Osty) restent littérales («les reins de votre intelligence, de votre entendement»), les autres sont des gloses: «de vous tenir en éveil» (BJ), «tenez votre esprit prêt à l’action» (BFC), «l’esprit prêt pour le service» (TOB), parmi lesquelles on remarquera les dernières innovations, «mobilisez vos facultés mentales» (NBS) et «déterminés» (BNT). L’objectif est évidemment ici d’éviter le «patois de Canaan».

32 Le second exemple, issu du récit des «Noces de Cana» en Jn 2, porte sur une réplique de Jésus à Marie qui lui signale que les provisions de vin sont épuisées: littéralement «Quoi à toi et à moi, femme? Mon heure n’est pas encore venue». La première formule, hébraïsme fréquent dans l’AT pour exprimer un refus d’intervenir (voir aussi Mc 1,24), a donné bien du mal aux traducteurs chrétiens qui la jugeaient théologiquement offensante par rapport à une figure devenue dans la doctrine catholique «la mère de Dieu». D’où des affaiblissements: déjà Castellion était gêné, rendant «quoi à toi et à moi?» par «Et puis?» De même, BJ, BFC, Osty, TOB, édulcorent: «Que me veux-tu?» On trouve aussi des gloses: «en quoi cela nous concerne-t-il?» (Maredsous, 1955, qui pousse par ailleurs le souci de bienséance jusqu’à rendre «femme» par «Mère», de même que la Bible expliquée : «Mère, est-ce à toi de me dire ce que j’ai à faire?»), ou bien «Femme, vas-tu te mettre dans mes affaires?» (Bible des peuples) ou «qu’avons-nous de commun en cette affaire?» (NBS). Chacune dans son style, les versions de BNT et de P.V. Toccoli semblent mieux rendre compte et du signifiant originel et de ses possibles interprétations: «Femme, ne te mêle pas, dit Jésus» et «Et alors! Maman! Qu’est-ce que j’y peux! Tu crois que c’est le moment?». La première exprime l’idée que la Marie évangélique n’a pas de prise sur l’action de Jésus, la seconde, peut-être, que même le seigneurial Jésus johannique n’en est encore qu’au premier de ses sept miracles ou «signes». Si «Tu crois que c’est le moment?» peut affaiblir la notion de «l’heure» de Jésus, on notera que toutes les autres occurrences en Jean sont rendues par le terme

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propre. Le souci de rendre sans l’édulcorer la vie d’un dialogue abrupt, comme le sont souvent les échanges verbaux évangéliques, l’emporte ici sur celui de l’exactitude lexicale.

33 Comment, finalement, rendre compte des points communs et des différences entre ces deux moments fascinants où la traduction biblique (pas seulement biblique d’ailleurs!) a connu des changements particulièrement radicaux? Au XVIe siècle, double traversée des langues: en amont, un substantiel effort linguistique et théologique fait rejoindre les langues d’origine. Dans le présent de la Renaissance humaniste, réoccupation du latin, bientôt abandonné au profit des langues vernaculaires européennes. Mais, catholiques ou réformées, les traductions restent attachées au régime religieux et civil de chrétienté. Au XXe siècle, double mouvement: quelques traductions laïques cherchent à se délier du langage sacré traditionnel et à «sortir de la religion». Mais certaines Bibles confessionnelles entreprennent un nouveau voyage, tributaire d’une théologie qui prend en compte la double expérience de l’exculturation des Églises et de la sécularisation du langage religieux.

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ANNEXES

Abréviations AT: Ancien Testament BFC: Bible en français courant BJ: Bible de Jérusalem BNT: Bible Nouvelle Traduction (Bayard, 2001) BTT: Bible de tous les temps LXX: Bible des Septante NBS: Nouvelle Bible Segond (2002) NT: Nouveau Testament S: Bible Segond TOB: Traduction Œcuménique de la Bible Vulgate: Vulgate

NOTES

1. Cf. les célèbres vers 134-135 du poète latin Horace dans son Art Poétique: Nec verbo verbum curabit reddere fidus interpres (Épîtres, texte établi et traduit par F.Villeneuve, Belles-Lettres,1934, 10e éd., 2002: 209), cité et commenté pour son rôle dans les controverses de la Renaissance au sujet des traductions, in G.P. Norton, 1984. 2. D’après Engammare, 2008, p.50, le nombre total des éditions bibliques au XVIe siècle se situe entre trois millehuit cents et quatre mille trois cents, parmi lesquelles de mille cinq cents à deux mille bibles latines. 3. Nova Vulgata bibliorum sacrorum editio, Editio typica altera, Roma, Libreria editrice Vaticana, 1986. 4. C’est, par exemple, le cas des premières éditions de la Bible complète, par R.Estienne (1532, v. B.Roussel in Biblia), 2008. 5. L’ensemble de ces nouvelles éditions latines fait l’objet de présentations détaillées dans Greenslade, (1963) et Delville (2004). 6. Dans la quatrième édition (1527), le texte de la Vulgate accompagne la version latine d’Érasme. 7. C’est ce qu’illustre par exemple, chez Érasme, la différence entre la langue savante et technique de ses Annotationes au NT, qui s’adressaient aux doctes, et celle de ses Paraphrases, exactement contemporaines, mais destinées à un public plus large, qu’il qualifie même d’«illitterati», ce qui autorise Cottier (p.342) à parler du latin «instrument de vulgarisation des Écritures»!

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8. Impossible par exemple de tolérer magis deterius (quelque chose comme «plus pire») et d’autres solécismes dont la première page des Annotationes présente une liste sourcilleuse. 9. Par exemple, Pagnini traduit toujours la forme causative (hip’il) de la conjugaison hébraïque par la périphrase latine peu classique facere + verbe à l’infinitif, ce que ne font jamais les autres versions. Castellion, quant à lui, s’adressant en latin aux doctes, évite les hébraïsmes, prodigue les « élégances » du latin classique (subordinations, ablatifs absolus...), ne craint pas d’introduire les divinités gréco-latines (Apollon, Pluton, faunes, sylvains) pour parler des idoles et s’inspire visiblement de la poésie érotique latine pour traduire le Cantique des Cantiques (Gueunier, 2008). 10. Flood (1990 : 77) estime que du vivant de Luther, cent mille exemplaires du NT de Luther furent imprimés rien qu’à Wittenberg, sans compter les réimpressions dans d’autres villes germaniques. 11. Les censures relevées et récusées par R. Estienne (environ cent cinquante) portent sur les thèmes-clés de la Réforme : l’autorité de l’Église, les sacrements, la foi et les œuvres, le culte de la Vierge et des saints, les images, etc. La plupart comportent les termes hérésie, luthérien, sacramentaire... 12. Ainsi Henri Estienne, dans l’Apologie pour Hérodote (1566) : « cest homme s’est estudié à cercher les mots de gueux ». 13. « At the same time that Sébastien Castellion was producing the only truly original French translation... » [c’est-à-dire les années 1550 et suivantes], in B. Chambers, 1983, XIV. 14. Cf. pour Genèse J. Chaurand et al., 2003 ; pour les Livres de Salomon, N. Gueunier, M. Engammare, 2008 ; et pour l’édition complète (en graphie modernisée), M.-C. Géraud-Gomez, 2005. La langue et le style de Castellion ont été étudiés par C. Skupien-Dekens, 2006. 15. M. Shalev, Katherine Werchowski, Ma Bible est une autre Bible, Paris, Éditions des Deux Terres, 2008 (éd. hébr., 1985) ; Option partagée par de nombreux écrivains contemporains : Erri de Luca (Noyau d’olive, 2004, Gallimard ; Comme une langue au palais, 2006, Gallimard) ; Pierre Michon (« La Bible est mon pays » in Le roi vient quand il veut, 2007, Albin Michel, 318-319), etc. 16. Voir aussi Nicole Gueunier, 2007a. 17. Précédemment éditée sous le titre de Bible des communautés chrétiennes (Mediaspaul, 1994), elle fit l’objet d’une protestation de la LICRA pour des passages de caractère antijuif ou même antisémites et fut révisée sur ce point. 18. La Vie de Jésus-Christ est ainsi présentée : « en style populaire et adapté, enchâssant la traduction fidèle des Évangiles, reconnaissable à son impression en italique, et qui court à travers le récit, captivant comme un roman ». C’est moins la traduction elle-même, tributaire de celles de l’époque (Maredsous, etc.), que la disposition (traduction en italiques, gloses et commentaires en romain) qui mérite l’attention. 19. « Attention, écoutez bien ! », « voilà encore une bonne chose de faite ! », « Imaginez la tête des Douze ! ». 20. Versions présentées dans J.-M. Auwers, (1999 ; rééd. 2002). 21. À partir de l’encyclique Divino Afflante Spiritu (1943) qui encouragea conjointement le travail scientifique sur l’Écriture et la lecture populaire, de la Constitution Dei Verbum du Concile Vatican II (1965), du discours de Paul VI à la Commission Biblique Pontificale (1974), et du Document de la même commission sur L’interprétation de la Bible dans l’Église (1993), qui permirent le développement d’une véritable théologie biblique, en rupture avec la tradition qui soumettait l’interprétation de la Bible à la dogmatique (F. Laplanche, 2006). On constate aujourd’hui, dans le milieu ecclésial catholique, un certain raidissement par rapport à ces avancées (O.T. Venard, in J.- M. Poffet, L’autorité de l’Écriture, 2002). 22. Dans ces cas le texte grec ne comporte pas l’article. Ainsi en Rm 5,6.8 ; 6,4.8.9 et dans la formule « en Christ » (12,5 ; 16,9-10). 23. Cf. J.-M. Auwers (2001) et P. Lassave (2005).

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24. À ne pas confondre avec les violentes réactions passéistes de la droite catholique analysées dans : P. Lassave (2005 : 136ssq.) Outre l’article de J.-M. Auwers (2001), le meilleur dossier sur ces réactions de théologiens me semble être celui de la revue Esprit et Vie, 47, déc. 2001.

RÉSUMÉS

Bien après les principales versions anciennes en grec et en latin, puis les versions médiévales, la Renaissance et les XXe et XXIe siècles européens représentent deux moments particulièrement novateurs dans le domaine de la traduction biblique. Au XVIe siècle, deux groupes d’événements éditoriaux sont à noter: d’une part le développement quantitatif de nouvelles traductions latines humanistes qui concurrencent la Vulgate; d’autre part, l’essor des traductions en langues européennes qui ont permis découverte et redécouverte de la Bible à un nombre croissant et diversifié de publics: croyants ordinaires en milieu réformé, théologiens, humanistes et savants. Aux XXe et XXIe siècles, plusieurs types de nouvelles traductions en langues européennes voient le jour. Les unes sont explicitement confessionnelles, réformées, puis catholiques dans les années quarante, enfin œcuméniques à partir des années quatre-vingts. Un second ensemble est constitué de traductions non confessionnelles, le plus souvent savantes. Enfin se manifeste, même dans certaines versions confessionnelles, une certaine prise en compte de la sécularisation du langage religieux.

A long time after the main ancient Greek and Latin versions, then the Mediaeval ones, the Renaissance and the European 20th and 21st centuries represent two particularly innovative times in the field of biblical translation. In the 16th century, two groups of editorial events are noticeable: the first one is the quantitative development of new Latin humanist translations which challenge the Vulgate; and the second one is the expansion of vernacular European translations. They enable new and diverse reading publics to discover or rediscover the Bible: ordinary mainly Protestant-believers, theologians, humanists, scholars. In the 20th-21st centuries, several types of new translations came out in European (and other) languages. Some are explicitly confessional, first Reformed, then Catholic in the forties, and lastly œcumenical from the eighties. A second group is mainly constituted of non-confessional scholarly translations. Lastly, even some confessional versions take to some extent into account the secularization of religious language.

Posteriormente a las principales versiones antiguas en griego y en latín, luego de las versiones medievales, el Renacimiento y los siglos XX y XXI europeos representan los dos momentos particularmente innovadores en el ámbito de la traducción bíblica. En el siglo XVI, dos grupos de acontecimientos editoriales se destacan: por un lado, el desarrollo cuantitativo de nuevas traducciones latinas humanistas que compiten con la Vulgata; por otro lado, el surgimiento de las traducciones en lenguas europeas que permitieron el descubrimiento y redescubrimiento de la Biblia a un número creciente y diversificado de públicos: creyentes ordinarios en el ambiente reformado, teólogos, humanistas y eruditos. En los siglos XX y XXI, se concretan variados tipos de nuevas traducciones en idiomas europeos. Unas son explícitamente confesionales, reformadas, luego católicas en los años cuarenta, finalmente ecuménicas a partir de los años ochenta. Un segundo conjunto está constituido por las traducciones no confesionales, la mayoría de las veces

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eruditas. Finalmente se manifiesta, aún en ciertas versiones confesionales, la consideración de la secularización del lenguaje religioso. (trad. Véronica Giménez Béliveau)

INDEX

Mots-clés : Bible, catholicisme, Réforme, Renaissance, sécularisation, Traduction Palabras claves : Biblia, catolicismo, Reforma, Renacimiento, secularización, Traducción Keywords : Bible, Catholicism, Reform, Renaissance, secularization

AUTEUR

NICOLE GUEUNIER

Université François-Rabelais –Tours, [email protected]

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Les fils du texte: Genèse 6, 1-4

Marc de LAUNAY

1 Valéry rapporte ce mot de Talleyrand répondant à la question de savoir s’il croyait à la Bible: «J’ai deux raisons invincibles d’y croire, et d’abord parce que je suis évêque d’Autun; et ensuite parce que je n’y comprends absolument rien.»1 À travers ce trait d’esprit étayé d’un paradoxe, Talleyrand semble non sans ironie tout simplement évoquer la formule credo quia absurdum; or il souligne au moins un fait dont les traducteurs et les interprètes sont familiers, celui de la non-compréhension qui, dans un contexte tout autre que celui des mondanités auxquelles pouvaient donner lieu l’Académie des sciences morales où Talleyrand siégeait, renvoie bel et bien au point de départ de ce que Schleiermacher appelle «herméneutique». Cette dernière repose, comme il l’écrit, «sur le fait de la non-compréhension du discours»2. Ce qui implique également, quant au travail requis par l’interprétation, «qu’on ne parvienne à la langue elle-même et à la connaissance des choses suprasensibles qu’à travers la compréhension des discours humains»3. L’affirmation semble à première vue éminemment restrictive mais est, en réalité, la condition même à laquelle tout traducteur doit souscrire s’il ne veut pas donner très vite dans ce que le même Valéry fustigeait sous le terme de «superstition littéraire»: «J’appelle ainsi toutes croyances qui ont de commun l’oubli de la condition verbale de la littérature.»4 C’est-à-dire oublier qu’un texte a d’abord tissé un réseau de connivences langagières vis-à-vis desquelles il reste néanmoins libre des agencements que son auteur introduit et qu’il ne peut, la plupart du temps, signaler autrement que par des outils discursifs. D’un autre côté, il est rassurant de savoir qu’un texte qui nous semble incompréhensible, et le cas échéant le reste, ne le sera pas en raison de composantes totalement étrangères au monde du langage humain5. Mais il est indéniable qu’une situation herméneutique « normale » offre aux traducteurs et aux commentateurs certains éléments de comparaison qui permettent de mesurer un tant soit peu la manière dont l’auteur ou les auteurs d’un texte ont traité les matériaux discursifs qui leur étaient légués; sans ces éléments l’interprétation ne peut que se borner à être conjecturale. Faute de pouvoir réinstaller le texte dans une histoire, les traducteurs n’ont d’autre recours que d’interroger le texte lui-même dans sa structure en se passant de termes de comparaison puisés dans ce qu’on appelle le péritexte ou le contexte. C’est dans cette

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perspective qu’on peut comprendre le désarroi de certains traducteurs et commentateurs face à nombre de passages du Pentateuque dont la facture est d’emblée non seulement problématique, mais véritablement énigmatique, ce qui est le cas, notamment, de Gn 6,1-4. Comment reconstruire un original sans pouvoir apprécier la valeur respective des matériaux qu’on doit interpréter?

Figures déroutantes

6,1 Lorsque les hommes commencèrent d’être nombreux sur la face de la terre et que des filles leur furent nées, 6,2 les fils de Dieu trouvèrent que les filles des hommes leur convenaient et ils prirent pour femmes toutes celles qu’il leur plut. 6,3 Yahvé dit: «Mon esprit ne demeurera pas dans l’homme, puisqu’il est chair; sa vie ne sera que de cent vingt ans.» 6,4 Les Nephilim étaient sur la terre en ces jours-là (et aussi dans la suite) quand les fils de Dieu s’unissaient aux filles des hommes et qu’elles leur donnaient des enfants; ce sont les héros du temps jadis, ces hommes fameux.

2 Le désarroi s’exprime déjà dans la manière dont ces quatre versets sont situés par des traductions récentes dans la composition du texte; ainsi la Bible de Jérusalem leur donne-t-elle pour intertitre «Fils de Dieu et filles des hommes», tout en les excluant de ce qu’elle appelle «Chapitre II: Le Déluge» qui débute alors en Gn 6,5. Ces quatre versets ne peuvent plus alors être considérés comme un exposé des motifs qui ont conduit au déluge6. En note, les traducteurs ne justifient nullement le redécoupage qu’ils introduisent, mais indiquent: «Épisode difficile (de tradition yahviste). L’auteur sacré se réfère à une légende populaire sur les géants, en hébr. nephilim, qui seraient des Titans orientaux, nés de l’union entre des mortelles et des êtres célestes.»7 Comme le terme nephilim est repris dans le texte de la traduction sans autre explication, le lecteur ne peut évidemment pas apprécier sa valeur propre ni sa mise en regard avec les «fils de Dieu». La traduction n’indique pas non plus nettement si nephilim est synonyme des «fils de Dieu» ou s’il est synonyme des «héros» engendrés par l’union desdits «fils de Dieu» avec les filles des hommes. L’introduction du terme de «géants», qu’on doit à la Septante, déclenche inévitablement une série connue d’associations avec la mythologie grecque (Titans, géants, unions des dieux avec les mortelles, demi-dieux). En effet, la version première du texte grec avait choisi angéloï pour revenir ensuite à un calque de l’hébreu beneï ha-Elohim, et gigantes pour traduire à la fois nephilim et gibborim8. Les choix de ces traductions ont le mérite d’installer une cohésion, mais cette dernière, trop immédiatement parlante pour nous, repose uniquement sur une représentation grecque des généalogies dont le présupposé est tout simplement que le monde des dieux se mêle à celui des mortels en créant des êtres exceptionnels. Un anachronisme s’installe insidieusement – masquant sans doute une autre source, mésopotamienne ou babylonienne, à laquelle, plus vraisemblablement, le texte emprunte les éléments dont il a besoin pour produire un effet de reconnaissance –, et se renforce par l’effet de «réalisme» second produit par notre propre réception de la mythologie, souvent comprise, en outre, de manière naïve comme un système de croyances effectives par rapport auquel les Grecs eussent été sans distance. Il ne suffit pas, en effet, d’évoquer des «Titans orientaux»9, car l’identification même hypothétique d’une source ne dit rien quant à la valeur propre de son importation dans le texte qui la cite ni sur celle de sa fonction à l’intérieur de ce même texte dont l’«hospitalité» n’est en rien passive. Cette tentation anachroniste, toute imprégnée d’évidences inaperçues qu’elle doit à son

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propre présent, risque de vouloir par trop goûter au «bonheur inestimable de contempler son propre visage, né d’hier, dans le miroir d’une antiquité aussi reculée»10.

3 D’autres traductions de la Bible sont loin de dissiper les interrogations: ainsi l’interprétation de Luther introduit-elle une variante en faisant des nephilim des «tyrans» et des gibborim les «hommes puissants» (Gewaltige), jouissant de renommée et engendrés par l’union des fils de Dieu et des filles des hommes. La liaison est indirectement établie entre nephilim et gibborim où la synonymie est maintenue avec une nuance explicative: les tyrans nés des fils de Dieu sont des hommes puissants, c’est- à-dire capables d’user de violence (Gewalt), et c’est très logiquement que Luther donne pour titre aux versets 6,1-8 «La méchanceté des hommes»; il indique ainsi une volonté de neutraliser autant que possible les connotations mythologiques (on le remarque également dans le choix qu’il fait d’utiliser Kinder (enfants) et non Söhne (fils) dans sa traduction de beneï ha-Elohim), et de considérer ces versets comme faisant bien partie de l’exposé des mobiles effectivement déclencheurs du déluge. La King James parle de sons of God et traduit nephilim par giants (une note indique la référence à Nb 13,33), gibborim par mightymen, en établissant sans équivoque une synonymie entre les deux, les géants «devenant» des hommes puissants puisqu’ils sont engendrés par les fils de Dieu unis aux filles des hommes. La traduction de Segond donne pour titre général aux trois chapitres Gn 6,7 et 8: «Corruption du genre humain – Le déluge», et traduit nephilim par «géants», gibborim par «héros». Dhorme, dans sa traduction plus récente11, reprend finalement la même solution, étayée par des notes où se mêlent aperçus interprétatifs, renvois à des textes ultérieurs et indications étymologiques sans que le lecteur non averti puisse véritablement rien y distinguer, et conforte ainsi les inévitables déformations qui surgissent du prisme «mythologique». Le problème n’est pas alors qu’on devrait comprendre ce texte à la lumière des Métamorphoses d’Ovide 12, par exemple, mais qu’il faudrait pouvoir apprécier les différentes valeurs accordées à l’importation d’éléments mythologiques, et, de même, être en mesure d’en déduire le rôle qu’elle joue dans la composition du contexte.

La référence mythologique

4 Dans les Amours (III, 12, v. 41-42), Ovide affirme lui-même que «l’inspiration créatrice des poètes se donne libre cours et n’astreint pas ses paroles à la vérité historique», ce que confirme l’épilogue des Métamorphoses où le poète, se vengeant de son exil, vante son œuvre qui lui vaudra une renommée plus durable que celle d’Auguste, et, surtout, affirme que la «vérité» propre aux «pressentiments des poètes» concerne l’art et non ce qui en est le matériau. Autrement dit, au tout début de l’ère commune, lorsque circulent à Rome des copies de cette œuvre, son auteur hérite d’un matériau qui n’est plus pour lui autre chose qu’un bloc de marbre, son art ayant démontré par d’autres livres qu’il pouvait s’exercer à partir d’autre chose que des récits mythologiques dont le contenu est désormais sans vie, c’est-à-dire n’est plus à même d’inspirer la réflexion. Tout autre est l’attitude d’un Hésiode qui ne récapitule pas, comme Ovide, les récits d’une tradition qui les a rabâchés, mais qui cherche, au contraire, à reconstruire une cohérence au sein de récits que son art ne traite pas comme un matériau parmi d’autres, car il envisage de les présenter de telle manière que la narration soit aussi la possibilité d’y déceler des vérités non pas simplement poétiques, mais touchant plus profondément l’ordre des choses. Les Muses, dans le poème de la Théogonie13, déclarent:

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«Nous savons dire des mensonges / qui ressemblent à du vrai. / Nous savons, quand nous le voulons, / dire à voix claire des vérités.» Un peu plus loin (vers 36-38), Hésiode souligne, à leur propos, qu’«elles disent ce qui est, / ce qui sera et ce qui fut jadis / et leurs voix s’accordent». Huit siècles avant Ovide, la tradition mythologique n’est certes pas naïvement reçue ni ne fait l’objet d’une «croyance» dont la Théogonie témoignerait sans distance; bien au contraire, le poète est déjà fort instruit dans la manière de présenter plusieurs strates combinées d’énonciation où démêler ce qui relève de la «fiction» et de la «vérité» est la tâche reconnue d’emblée incomber au lecteur. Mais surtout, c’est affirmer qu’aucun mode de communication de ce qui est vrai n’échappera à la «poésie» à laquelle doit obéir cette transmission; Schelling l’a tout de suite compris, même s’il croit disposer, par ailleurs, d’assurances plus profondes: «(...) au sein de la mythologie, une philosophie ne saurait être à l’œuvre qui aurait à aller chercher d’abord dans la poésie ses figures; au contraire, cette philosophie était elle-même et par nature également poésie, et inversement.»14 La lucidité et la maturité dont Hésiode fait ainsi preuve ne sauraient être refusées aux rédacteurs du texte biblique.

5 Mais une tentation peut alors surgir qui serait de conclure de la présence d’un «déluge» dans nombre de mythologies à une sorte d’universalité anthropologique de sa représentation: la réflexion s’orienterait ainsi vers une ethnopsychanalyse dont la tâche serait de démontrer la nécessité de pareille représentation dans ce qu’on supposerait être le cours obligé d’un développement de toute civilisation15. Aussi loin qu’on puisse poursuivre cette voie comparatiste, elle ne conduit qu’à dissoudre les textes et leurs différences dans une évolution où ces derniers ne seraient plus que les dépositaires de motions dont la logique propre pourrait fort bien se dispenser de toute sédimentation scripturaire. Les textes seraient ainsi commandés, très en amont de leur rédaction et à l’insu même de leurs auteurs, par les nécessités d’un sens éminemment antérieur et bien plus contraignant que celui qu’ils tentent de transmettre. L’inverse de cette position «holiste» mène également à une impasse: le différentialisme extrême voudrait que chaque culture fût à ce point spécifique et cloisonnée que les textes qui la singularisent n’obéiraient qu’à leur propre logique purement interne, chaque texte fonctionnant en quelque sorte comme un univers clos et autosuffisant, excluant tout autant la part active qu’eussent pu y prendre leurs auteurs. L’absurdité de cette position qui n’est en fait jamais concrètement adoptée – parce qu’impraticable – ne fait que révéler la fragilité de son avers universaliste16. L’essentiel est de souligner toute l’équivoque d’un jugement fondé sur la croyance en une histoire universelle17, car si tous les textes se ressemblent quand ils se font l’écho d’une étape nécessaire dans le développement général, comment expliquer que les auteurs aient la capacité d’innover en produisant des différences qu’on ne peut réduire à des variantes sans faire violence précisément aux textes mêmes? Ainsi faut-il admettre que les auteurs et, bien entendu, les récepteurs immédiats du texte biblique ont eu connaissance non pas de la «mythologie» en général ni de la mythologie grecque, mais sans doute de textes et de mythologèmes assyro-babyloniens, et que l’apparition, dans le texte du Pentateuque, de termes et de séquences propres à cette source culturelle était reconnue et identifiée comme telle. Bref, les sources ne délivrent pas le sens du texte qui, précisément parce qu’il les exploite, les intègre d’abord en fonction de la valeur requise par sa propre démarche. Dans les versets qui nous intéressent, et dans la présentation du déluge, on reconnaît sans peine la référence à l’épopée de Gilgamesh18. Les ressemblances sont multiples: certains éléments de diégèse, certains termes (kopher, «poix» ou «bitume de calfatage» est un calque; mabbul, le mot même qui désigne le déluge a peut-être une

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racine akkadienne, nabalu ou bubbulu), d’évidentes similitudes dans le détail de la construction de l’«arche». Ce réseau de ressemblances a bien évidemment pour fonction principale de produire un effet de familiarité chez le lecteur qui ainsi «reconnaît» en les identifiant des portions d’une tradition reçue. Mais le texte biblique installe en même temps une série d’hapax: yadôn (v.6,3; «séjourner»), tzohar (v.6,16; «ouverture»), gopher (6,14; une certaine essence de bois), kopher (v.6,14; une substance de calfatage); ou de mots assez rares qui apparaissent ici pour la première fois et ne sont repris que très rarement: mabbul, tebha (la boîte ou le coffre, traduit habituellement par «arche», et qui n’apparaît ensuite qu’en Exode 2,3-5 pour désigner le couffin de roseaux qui permet à Moïse d’être sauvé des eaux), mais également beneï ha-Elohim (qui n’est repris que dans Job, c’est-à-dire dans un tout autre contexte scripturaire), nephilim qui semble être un terme à ce point étranger au lexique du Pentateuque qu’il a besoin d’être explicité par une sorte de quasi synonyme (gibborim, plus facile à comprendre: hommes puissants, voire violents) même s’il reparaît dans Nb 13,33. Autrement dit, à l’effet de reconnaissance se superpose l’effet inverse; et cette superposition d’orientations inverses semble justifier qu’un grand commentateur de la Genèse comme Cassuto déclare à propos de 6,14 que ce passage est «l’un des plus obscurs dans le Pentateuque»19. En effet, Cassuto est très embarrassé par la présence d’éléments mythologiques dont il identifie d’ailleurs la provenance (les alliances entre dieux et mortels sont présentes dans les légendes cananéennes), mais qui, à ses yeux, contrecarre un dessein général du texte: «La Tora, au contraire, a l’intention de s’opposer aux légendes païennes et de réduire au minimum le contenu des anciennes traditions à propos des géants»20.

La lecture des philosophes

6 On pourrait ainsi croire qu’un tel dessein trouverait systématiquement audience chez les commentateurs philosophes. Or l’unanimité est loin de régner, ne serait-ce que depuis deux siècles, dans la tradition philosophique lorsqu’elle fait écho aux versets de Gn 6,1-4. Il est remarquable, par exemple, qu’un Herder déploie une sorte de panégyrique poétique et plein d’une ardeur lyrique pour vanter, dans des termes qui confinent à l’érotisme dionysiaque, l’union des «fils de Dieu» avec les filles des hommes. Remarquable aussi, dans cet hymne au monde archaïque commandé par l’instinct, que Herder vante le chant de Lemekh, cet «esprit fort – héros, philosophe et poète!»21 qui «n’avait plus besoin de Dieu» 22, comme si tout ce qui prépare le déluge n’était en somme que l’apogée d’un monde plus fort et moins fragile que celui des générations suivantes23. Schelling, lui, prend au sérieux ce passage «qui a toujours donné tant de mal aux interprètes», en soulignant la présence de «situations mythologiques effectives»24, et qui, selon lui, est un témoignage historique d’une phase de transition entre «les atteintes toujours plus fortes du polythéisme»25 et la voie qui conduira finalement au monothéisme. Mais l’ensemble de l’épisode du déluge est «la simple ligne de partage entre deux époques, celle d’une race encore douée de force surhumaine, et celle d’une race devenue pleinement humaine et vouée à l’humanité, mais qui, par là même, s’abandonne au polythéisme»26. Schelling poursuit un raisonnement qui suppose une Révélation progressive et quasi dialectique du «vrai Dieu» qui, se manifestant à partir d’Enosh (Gn 4,26) en se différenciant du premier Dieu originel, ne devient véritable que grâce à l’intervention du polythéisme qui permet la distinction entre Dieu d’une lignée (celle d’Abraham) et Dieu de tel ou tel peuple –

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dérive dans laquelle sombre Noé lorsqu’il devient agriculteur (planteur de vigne), tandis qu’Abraham et une partie de sa descendance (Jacob le nomade et non pas Esaü qui, comme Noé, se sédentarise) restent fidèles au vrai Dieu que les premières générations vénéraient comme «Dieu vrai implicite sans le différencier comme tel»27. Mais la première génération n’était pas en mesure «d’accueillir cette Révélation». La seconde génération a su appeler Dieu par son vrai nom, mais «la Révélation ne sera donnée que quand sera donnée également la première atteinte par le polythéisme». Noé appartient alors à une génération où le polythéisme ne peut plus être entravé et «se répand sur le genre humain»; dans les générations suivantes, «le monothéisme au sens propre (...) et du même coup la Révélation sont conservés»28, pour se manifester pleinement avec Abraham, Isaac et Jacob. On comprend alors que la préoccupation téléologique prend le pas sur l’analyse stricte du texte, et que la logique d’une reconstruction de l’histoire universelle de la spiritualité l’emporte sur celle de la l’enchaînement des chapitres 4,5 et 6 où l’effort du texte porte sur une manière subtile, mais nette, de prendre ses distances avec des éléments mythologiques reconnaissables29. Un topos de la conception «mythologique» est l’énumération généalogique commandée par l’idée générale que les ancêtres sont dignes d’être imités et que les plus anciens jouissent d’une dignité supérieure. Le texte biblique reprend cette forme, mais la répète en introduisant quelques écarts significatifs: Adam, Caïn, Lemekh ne sont à l’évidence pas des figures prestigieuses, ils valent plutôt en fonction de certains de leurs descendants et non en raison de leur antériorité; la vengeance interdite contre Caïn évacue, d’autre part, la possibilité d’une mort rachetant la faute et rétablissant dans son intégrité le cours des générations; pire, l’attitude de Lemekh apparaît comme une perversion de ce sens-là du «signe de Caïn» en suggérant que le meurtre qu’il vient de commettre restera sans châtiment30. Ainsi le texte introduit-il des effets de reconnaissance pour, en les répétant, installer une distance ironique. Et la même chose vaudrait, eu égard à l’interprétation de Schelling, pour l’interprétation de Gn 11,1-9, ainsi que pour le long cheminement de la promesse faite à Abraham de Gn 13 à 22. Ce que suggère le texte biblique, c’est précisément que cette promesse pourrait ne pas rencontrer les conditions qui lui sont nécessaires pour être réalisée: l’histoire humaine est présentée comme aléatoire et non comme la réalisation assurée d’un plan divin. Bien entendu, le texte sait par avance à quoi il doit aboutir; mais la dramatisation de certains tournants décisifs a pour effet à la fois de faire valoir une probabilité corollaire de l’histoire, opposée à l’idée traditionnelle de destin, et, tout à la fois, de mettre en lumière des conditions de possibilité requises par l’établissement d’une «alliance» ou la réalisation d’une promesse spéciale, l’élection d’Israël.

7 Ainsi, même pris dans des acceptions difficilement conciliables, les «fils de Dieu» restent-ils d’énigmatiques figures quand bien même elles sont clairement référées à des sources mythologiques, car le statut de cette référence n’est pas explicité. En effet, beneï ha-Elohim semble être à la fois une sorte de «carré rond», du point de vue de la Tora, et une citation renvoyant à des récits vraisemblablement connus. Il ne suffit pas, pour comprendre ce syntagme, de noter l’effet de contraste beneï ha-Elohim / banot ha- adam, car l’union des «fils de Dieu» ou des «fils des dieux» avec les mortelles n’implique nullement qu’elle soit une cause du déluge effectivement raconté dans l’épopée de Gilgamesh (qui mentionne en outre un débat sur son éventuelle immortalité, donc sur la restriction de la durée de sa vie, qui pourrait trouver écho dans Gn 6,3); d’autre part, on ne saurait y voir expliciter l’idée d’une contamination par l’idolâtrie croissante dans la mesure où la première conséquence de pareille union est la réaction de Dieu vouant

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désormais les hommes à une vie plus courte, tandis que le rejet des idoles n’apparaît nulle part dans l’épisode du déluge.

8 L’interprétation du passage ne fait que gagner en complexité si l’on évoque des sources différentes, élohiste et yahviste, ce qui a été parfois le cas31, dans la mesure où restent tout aussi énigmatiques les raisons pour lesquelles les rédacteurs eussent eu la tentation d’entremêler ces sources, et de produire un texte composite sans dessein spécial. En effet, une autre opposition doit être soulignée entre Gn 6,2 et Gn 6,3, et à celle qui met en regard «fils des dieux» et «filles des hommes» vient s’ajouter celle entre ha-Elohim et Yahveh («Alors Yahveh dit...»), suivie de la répétition beneï ha-Elohim (6,4) et Yahveh (6,5). L’hypothèse d’un entrelacement de sources disparates est alors on ne peut plus difficile à soutenir. En dépit des intérêts d’ordre téléologique qui commandent sa reconstruction d’une «philosophie de la mythologie», Schelling fait preuve d’une remarquable sagacité en refusant l’un des piliers de l’hypothèse «documentaire»: «On a cherché à fonder (...) l’hypothèse que la Genèse en particulier était composée à partir de deux sources: on appela la première la source élohiste, et la seconde la source yahviste. Or, on peut facilement se convaincre que, dans les narrations, les noms ne varient pas au hasard, mais qu’ils sont employés avec un discernement intentionnel, et que l’emploi de l’un ou de l’autre a son fondement dans la chose même et n’est pas déterminé par une circonstance simplement extérieure ou fortuite.»32Bien avant Benno Jacob33, Schelling a donc l’intuition d’une intention particulière dans l’emploi des deux termes même s’il n’en définit pas les règles, comme le fera Cassuto de manière tout à fait cohérente du point de vue de l’interprétation juive traditionnelle34. Sans reprendre toute son argumentation, on peut noter que, de manière générale, «Yahveh», le tétragramme, est employé pour exprimer le nom du Dieu d’Israël, tandis qu’Elohim a une fonction essentiellement appellative, qui peut tout aussi bien désigner des divinités païennes, ou lorsqu’il s’agit d’un syntagme lié («le Dieu d’Israël», le «Dieu de nos pères»), lorsqu’il est utilisé avec un pronom possessif, lorsqu’il a valeur adjectivale («vision de Dieu», pour vision divine). Ainsi Yahveh figure-t-il dans le texte lorsqu’on veut souligner un thème ou un mobile d’ordre éthique (un châtiment: 6,5-8; la droiture de Noah: 7,1); lorsqu’il est question de rituels proprement juifs (7,5; 8,20-21); lorsqu’il s’agit d’exprimer une relation directe entre Dieu et Noah (7,16), ou encore pour marquer une différence dans l’avenir anticipé des deux fils de Noah (le fils de Ham étant maudit) quand leur père les bénit en utilisant le tétragramme pour Shem (appelé à être l’ancêtre d’Abram qui deviendra Abraham) et simplement Elohim pour Japhet. Le nom de Yahveh n’apparaît, employé seul pour la première fois, qu’en Gn 4,26, qu’une fois que le premier couple humain est assuré d’avoir des petits-enfants dans la lignée de Seth, dont le premier porte un nom, Enosh, dont le sens est quasi synonyme de celui de son grand-père35. Ainsi s’installe, plus profondément qu’au seul niveau sémantique, un réseau mêlant les axes sémiotique et sémantique, dont la dynamique s’amorce en Gn 4,26 (Enosh / Yahveh) et vient résonner entre Gn 5,32 (Shem, fils de Noah) et 6,9-10 (répétition du nom de Shem, fils de Noah, cette fois qualifié «d’homme juste dans ses générations»); on trouve en effet, encadrées par ces deux mentions des générations (justes) de Noah, les oppositions «fils d’Elohim» / «filles d’adam»; Elohim / Yahveh, puis la série nephilim / bneï ha-Elohim / gibborim / anshé / ha-shem36, suivie par une quadruple mention de Yahveh (6,5; 6,6; 6,7; 6,8).

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Générations

9 Les trois fils de Noah mentionnés en 5,32 et répétés en 6,10, font l’objet d’une qualification particulière et indirecte en 6,9 (tzaddiq bedorothaw, «juste dans ses générations»): ce sont eux, non pas chacun pris en lui-même, mais en tant qu’ils sont les engendrements de Noah, la génération qui s’annonce, différente de «cette génération-ci» (7,1; bador ha-ze). Autrement dit, ces engendrements-là, ces fils pris ensemble, constituent une génération qui pourra être sauvée du déluge parce qu’elle est «juste», au contraire des engendrements entre les «fils des dieux» (ou «de Dieu» lato sensu) et les filles des hommes. Le passage du pluriel (ses générations) au singulier (cette génération) implique à la fois le rejet explicite de ce qui a pu être engendré par les «fils de Dieu» et les filles des hommes, par cette génération qui va subir le déluge (et qui englobe également Lemekh), et le jugement favorable porté sur les fils de Noah, dont la triplicité permet d’échapper au face à face qui vouait à un affrontement violent Caïn et Abel, sans recours à un tiers «yaphétique»37. Les noms de ces fils donnent une indication: Ham, le «bouillant, l’impulsif», rappelle évidemment Caïn; Shem, le «nom», Abel, tandis que Japhet, «qu’il dilate» («yéphet»: Gn 9,27) vient en tiers «dilatant» toute relation de face-à-face entre Ham et Shem, c’est-à-dire empêchant que ne se reproduise l’affrontement entre Caïn et Abel. Une indication indirecte est donnée si l’on suit un autre fil du texte depuis Gn 1,18-19, c’est-à-dire depuis la formation du langage humain. La première tentative d’Adam qui consiste à nommer les animaux aboutit à une situation langagière qui reste en suspens: nommer des animaux ou des choses relève de la simple nomenclature, d’un lexique; mais un vocabulaire ne fait pas un langage, et la syntaxe reste alors absente tant qu’un «vis-à-vis», un interlocuteur, fait défaut. C’est seulement lorsque la femme apparaît, donc d’abord dans la position d’interlocutrice, qu’est remplie la condition de possibilité du langage; or, comme on peut aisément le constater, Adam et Ève ne se parlent pas – aucun dialogue entre eux; Caïn s’adresse à son frère, mais sans doute le silence de ce dernier déclenche-t-il le meurtre dont il est victime pour partie responsable; par la suite, aucun dialogue n’est rapporté38. En revanche, Lemekh s’adresse à ses femmes, mais, et sans qu’elles réagissent, c’est pour se vanter d’un meurtre dont il fait un chant. Aucun dialogue véritable n’est rapporté avant celui qu’on peut supposer avoir lieu entre les trois fils de Noah en Gn 9,22, même si les paroles qu’ils échangent ne sont pas mentionnées: Ham, profitant de la faiblesse physique de Noah entend «dire» à ses frères que leur père n’est qu’un géniteur, qu’il n’a donc rien d’autre à transmettre que du «corporel». L’acte de Ham découvrant la nudité de son père n’aura pas d’autre conséquence violente que la malédiction de Noah vouant son fils à une condition serve, tandis que Shem est explicitement destiné à poursuivre la lignée qui vénérera Yahveh, et qu’à Japhet est offerte l’hospitalité «dans les tentes de Shem». Les générations de Noah en font un homme juste parce qu’il est, à travers elles, porteur de l’avenir (Abraham descendant de Shem), et parce que ses trois fils ne répéteront pas le face-à-face mortel initial; même si la lignée de Ham sera mauvaise (Nimrod qualifié de gibbor ba’aretz, gibbor tzaïr li-pneï Yahveh, «violent sur la terre», «chasseur puissant devant Yahveh»; qualification rappelant à dessein les gibborim), l’histoire peut se poursuivre sans que soit besoin de rappeler des conditions de possibilité dont le non-respect entraînerait sa perversion. La présence du mal dans l’histoire humaine n’est en rien une objection à son déroulement ni à la possibilité même d’une «alliance avec Dieu» (Gn 8,21: «car le mal est depuis sa jeunesse présent

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dans l’imagination du cœur de l’homme»), ce qui, en outre, place sous un tout autre jour la question traditionnelle de la théodicée.

10 Quoi qu’il en soit, aux nephilim et aux gibborim nés de l’union des «fils des dieux» avec les filles des hommes s’oppose sans équivoque la justesse des engendrements de Noah. Mais en quoi les unions dont procèdent les nephilim sont-elles directement condamnables? La première raison est obvie, et elle est appelée par Gn 4,19: la polygamie est directement associée à une lignée caïnite, violente, dont la généalogie se clôt sur Tubal-Caïn, forgeron (et donc sans doute fabricant d’armes), et sa sœur Naama, tous deux enfants de Lemekh. L’indication que les «fils des dieux» choisissent des femmes renvoie à ce polygame ivre du crime qu’il a commis pour venger une blessure au point de chanter qu’il sera «vengé soixante-dix-sept fois», soit onze fois plus que Caïn, échappant donc à toute sanction normale et se plaçant hors toute loi, se faisant gloire de son impunité; mais l’essentiel est ici que cette polygamie soit d’une nature toute différente puisque les filles des hommes ne seraient plus des femmes prises pour épouses, mais des êtres vivants naturels mis à disposition des caprices de ceux qui appartiendraient à un autre genre que l’humain, ou de ceux qui refuseraient ainsi de partager la même condition. L’union des «fils des dieux» avec les filles des hommes est ainsi une première fois placée sous le signe d’une certaine confusion qui va croissant chez nombre d’hommes. Mais une autre indication est donnée sous forme de citation directe: Gn 6,2 reprend Gn 3,6; ce que plusieurs commentateurs ont bien remarqué sans en tirer néanmoins toutes les conséquences39. Les «fils des dieux» commettent la même erreur qu’Ève, et, de même qu’alors le «châtiment» est indiqué dans le récit du bannissement du jardin d’Éden, ici, c’est le récit du déluge qui révèle ex post la gravité de la perversion dénoncée. «Voir que le fruit est bon» et vouloir le consommer ou «voir que les filles des hommes sont belles» et vouloir se les approprier, ces deux passages sont mis en parallèle pour dénoncer une même confusion: là, de la représentation et de la connaissance; ici, de la représentation et de la procréation, c’est-à-dire de la responsabilité dans le temps de l’histoire. Ève – mais tout autant Adam qui ne lui adresse pas la parole et obéit à la même motion – s’imagine que sa représentation, gagée sur la seule impression sensible de l’agréable, vaut pour jugement, et qui croit que la connaissance est du même coup chose consommable – pire, qui veut être «comme les dieux» en matière de «connaissance du bien et du mal», sans comprendre la différence essentielle entre savoir quelque chose sur le bien et le mal et être le bien, entre posséder un savoir et agir moralement, entre s’approprier magiquement (manger) un tel savoir, sur la seule base de la vision empirique, et comprendre l’ordre divin qui, lui, relève de l’écoute et du «déchiffrement», c’est-à-dire de la compréhension non contemplative qui suppose l’usage discursif du langage et la discussion (ce à quoi le texte biblique invite des lecteurs). Ève, donc, et Adam ouvrent la voie à des dérives (meurtre, impunité du crime) où ne manqueront pas de donner, durant dix générations, leurs «descendants». La succession des générations, on l’a dit, mime un topos mythologique et produit un effet de reconnaissance; mais le nombre arrêté de ces générations indique qu’elles sont fictives: ce qui importe alors est le parallèle entre ces dix premières générations et les dix autres qui conduisent de Noah à Abraham (peut- être s’agit-il d’une indication quant à la maturation nécessaire pour qu’une «catastrophe» finisse par s’intégrer à une histoire collective). Les «fils des dieux» portent cette confusion à son comble; et d’abord parce qu’ils ne sont pas effectivement ce qu’ils prétendent être ni ne sauraient disposer des filles des hommes à leur guise, comme s’il s’agissait seulement de les choisir en fonction du fugitif bénéfice narcissique

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offert par leur «beauté». C’est cette perversion-là que visent les versets 6, 11-12 où la violence qui y préside et surtout en résulte est dénoncée.

Enfants de la confusion

11 Toute une lignée d’exégètes, depuis Philon (De gigantibus, II, 358), a pris au sérieux l’idée que les «fils de Dieu» pourraient être des anges, mais, souvent, pour des raisons qui confortaient leur volonté de montrer à quel point le texte biblique était grevée de mythologèmes. C’est, bien entendu, le cas d’un des grands représentants, au début du XXe siècle, de la lecture historico-critique: Hermann Gunkel n’hésite pas à donner pour titre à Gn 6,1-4 «Les mariages des anges» (Gerhard von Rad lui emboîte le pas40), et même s’il est obligé de reconnaître que l’expression est extérieure à la religion de Yahveh, il souligne que «Gn6 est si éminemment mythologique qu’il a suscité des soupçons chez de nombreux interprètes d’époques ancienne et récente, et que ce passage a bien dû se soumettre à d’inévitables dérives interprétatives»41. Plus surprenant se révèle le commentaire de Jan Alberto Soggin qui refuse de voir dans les «fils des dieux» autre chose que des êtres divins, tout en admettant qu’ainsi «reste à vrai dire sans solution le problème suivant: pour quelle raison une humanité innocente aurait à subir les conséquences des péchés de ces êtres divins?» Mais l’échappatoire est là, il suffit d’accuser le texte de n’être pas à la hauteur de nos attentes: «Il semble que ce soit la manière dont pense et agit le mythe.»42 Benno Jacob, l’adversaire précoce de l’hypothèse documentaire, rappelle une évidence: «Il faut d’abord partir du fait que le passage est censé servir le contexte où il se trouve. Parler d’une importation étrangère, d’un fragment égaré, etc., n’est qu’avouer qu’on n’a pas encore compris ce contexte.» Et il indique que Gn 6,1-4 introduit et justifie le récit du déluge qui doit frapper les habitants de la terre, si bien qu’il faut chercher les coupables parmi eux et nulle part ailleurs. Les «fils des dieux» sont donc «à tous égards des hommes»43. Que l’expression soit frappante n’est en rien surprenant puisqu’il s’agit de dramatiser les dérives des dix générations précédentes que dix générations44, de Noah à Abraham, auront à corriger, non sans connaître elles-mêmes des régressions (le mal fait partie de l’histoire humaine45), comme le montre de manière exemplaire l’épisode de Babel (Gn 11,1-9) qui vient interrompre, dans la disposition même du texte, l’énumération des descendants de Shem. Le texte recourt ainsi à une expression dont la connotation sémiotique renvoie à l’univers mythologique, connu mais tenu à distance par l’effet de citation, et la connotation sémantique à une impossibilité logique: le sémantème ainsi formé souligne bien l’impasse où se trouve cette humanité fourvoyée. Et la descendance de ces hommes qui se prennent pour des fils de Dieu ou font croire qu’ils sont tels ne saurait être le moins du monde vantée par le contexte imputant à leurs errements le déclenchement du déluge, mais d’abord la restriction de la durée d’une vie humaine dans la mesure où la filiation divine implique une volonté de nier la finitude même: le fait que l’adam est composite, qu’il bénéficie du souffle divin, certes, mais reste prisonnier de la terre, elle-même présente dans son nom. On comprend ainsi la raison d’être de l’hapax yadôn: la question de l’union de l’âme et du corps n’est pas un problème que les hommes ont à se poser réellement pour savoir comment s’orienter dans la vie morale et politique. Le mystère que constitue la présence en nous de ce souffle divin doit rester une énigme (ou doit être soustrait à l’examen de tout un chacun au profit de la réflexion de ceux qui seraient spécialement en mesure de le faire et disposeraient d’une légitimité particulière). Mais l’essentiel n’est pas le sens plus ou

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moins «technique» du terme qu’il est sans doute impossible à reconstituer; ce qui importe, c’est la variation sur la durée et la réaffirmation qu’il faut bannir tout rêve d’éternité chez les hommes – le texte poursuit Gn3,22 –, en réservant «ce qui dure éternellement» à la sphère éthique. Encore une fois, la vie humaine se déroule dans le registre ouvert par toledot, et le désir d’accéder à olam reste interdit46.

12 Ceux qui sont tentés d’échapper au nom d’adam en s’affublant d’une désignation qui, précisément, efface la finitude, peuvent donner à entendre que leur vie se prolongera indéfiniment, grâce au rajeunissement fictif, mais à leurs yeux concret, que leur procure la séduction réitérée de femmes belles. Cette illusoire «éternité» s’achève d’emblée dans leur progéniture, les nephilim dont la connotation sémiotique dit bien ce qu’ils sont: des déchus47. Ils ne sont pas «tombés du ciel» ni ne sont des «géants», mais bien des décadents. L’explicitation de la connotation sémantique offerte par gibborim ne doit pas non plus induire en erreur. Certes, il s’agit d’êtres puissants, mais cette puissance est d’abord celle d’une violence transgressive, car ils sont bien les enfants de la confusion. En outre, comment donner une inflexion positive à la manière dont ils sont qualifiés anshêi ha-shem? Comment voir en eux des «hommes fameux», sauf à ne prendre en compte que la référence mythologique encore une fois citée? Comment ne pas entendre ha-shem dans une acception tout simplement antiphrastique dans la suite logique de l’emploi de beneï ha-Elohim ? Les «géants» n’ont pas inquiété la terre d’après le déluge, même si Nimrod peut à juste titre passer pour un esprit hanté par des transgressions antérieures. Dans d’autres contextes, gibborim peut effectivement désigner des hommes de taille exceptionnelle, d’autant plus qu’il en est fait mention (sous le terme nephilim) dans le compte rendu des éclaireurs envoyés par Moïse en Canaan, et qui ne manquent pas alors de dramatiser les conditions de la conquête (Nb 13,33 et Deut 2,21). Ces «géants» n’ont pas plus d’existence effective que leurs pères: ce sont des décadents violents, des hommes de belle réputation! On se souvient de l’opposition Elohim / Yahveh encadrée par les deux mentions des fils de Noah, dont Shem: ha-shem entre ainsi dans une opposition qui sera, d’ailleurs, reprise lors de l’épisode de Babel où ceux qui veulent se soustraire à la loi de l’humanité – se disperser, former des peuples différents et parler des langues différentes – songent à «se faire un nom» (Gn 11,4), verset immédiatement suivi par «Yahveh descendit...» et le retour à la situation historique effective, c’est-à-dire la confusion de leur langage et leur dispersion. Ces gibborim, ces guerriers48, eux aussi ont voulu se faire un nom et se doter d’une réputation; elle ne peut être, au regard du texte, que répréhensible même s’il reconnaît en même temps que de tels hommes puissent passer pour fameux aux yeux de ceux et de celles qu’ils ont dupés, fascinés sans doute par leur pouvoir transgressif, a fortiori s’ils parvenaient à se faire passer pour des fils de Dieu (on notera ici l’absence de filles et de femmes).

En l’absence de graphèmes

13 Le texte biblique ignore nos graphèmes, tels le point d’exclamation ou les guillemets; c’est donc par d’autres moyens, sans doute plus subtils et plus complexes à mettre en œuvre, qu’il tisse un réseau de sens en jouant sur une distribution inversée de ce dernier: l’axe sémiotique déjouant sans cesse les prétentions ou les provocations de l’axe sémantique. L’ironie du texte à l’égard de ce qu’il installe se déploie néanmoins et parvient à se faire entendre en mobilisant toutes les ressources de langage dont il

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dispose pour à la fois maintenir la cohésion d’un récit fabuleux – adressé au plus grand nombre – et, dans cette cohésion même ou dans ce qui vient l’interrompre, susciter l’intérêt – de ceux qui pourront se passer du récit – pour une cohérence plus profonde qui, elle, relève de la réflexion éthique et politique sur les conditions initiales de possibilité des communautés humaines.

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NOTES

1. Valéry, 1957: 936. 2. Schleiermacher, 1987: 73. 3. Ibid. 4. Valéry, 1960: 568. 5. Même lorsqu’il développe sa conception mystique du langage, Benjamin (2000: I, 143-165 – Sur le langage en général et sur le langage humain – et I, 244-262 – La Tâche du traducteur) ne suppose jamais qu’il faille être doté de capacités spéciales pour comprendre le sens de ce que serait tel mot dans l’ordre du «langage pur» ni que lui-même fût bénéficiaire d’une sorte d’illumination exceptionnelle lorsqu’il a développé sa conception de la traduction. Néanmoins, Benjamin déclare d’emblée suivre la Bible «dans son principe, en présupposant, avec elle le langage comme réalité dernière, inexplicable, mystique» (2000: I, 152). Certes, Dieu parle et ses paroles sont créatrices, mais pas à chacun des six «jours» de la «Création», puisque l’expression «Dieu dit» est employée deux fois, au sixième jour, non pour créer ou faire quelque chose, mais simplement pour enjoindre aux hommes de «croître et de se multiplier», ainsi que pour leur offrir de commander à l’ensemble de la création, pour leur offrir également, à eux comme aux animaux, la nourriture provenant des végétaux et leurs fruits. La liaison entre «dire» et créer n’est donc pas systématique. D’autre part, l’acte divin de nommer s’applique moins à des choses qu’à des séparations (jour et nuit, eaux d’en haut et eaux d’en bas, humide et sec). Nommer tout le reste de la création incombe aux hommes, et le langage n’est jamais présenté dans le texte biblique comme une faculté spéciale: la puissance créatrice divine se manifeste également dans des actes qui n’ont rien à voir avec une expression langagière: séparer, placer, faire pousser, par exemple; ainsi le langage n’est-il ni un apanage divin ni une manière, pour l’homme, de s’élever vers une contemplation extatique du divin. En outre, nommer son vis-à-vis d’un nom commun (Gn 2,23)

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n’est toujours pas suffisant pour accéder véritablement à un langage réalisable dans une langue: il faut aussi accéder au nom propre (Gn 3,20), mais également prendre part à des situations illocutoires où il est impossible de parler à la place de l’interlocuteur. C’est d’ailleurs l’une des significations possibles de Gn 2,24: l’homme doit «quitter son père et sa mère», sa tradition familière, pour s’attacher à sa femme: la désigner et la nommer ce n’est pas quitter le terrain du soi; il faudrait encore faire droit pleinement à une raison étrangère, par nature imprévisible, du moins dans certaines de ses manifestations. 6. La Bible de Jérusalem (1973: 36 sq.) 7. Ibid., note f. Tout le reste de la note reconstruit, sans argumenter, ce qu’ont dû être les intentions de l’«auteur sacré» et admet que cet épisode évoque le «souvenir d’une race insolente de surhommes comme un exemple de la perversité croissante qui va motiver le déluge». Autrement dit, la note contredit les choix de composition des intertitres et des titres, puisqu’elle rétablit cet épisode parmi les causes du déluge. 8. La Bible d’Alexandrie (1986: 125 sq.) Buber et Rosenzweig (1987: 22) distinguent entre Riesen (nephilim) et Helden (gibborim), en établissant une relation de synonymie entre les deux termes, sans toutefois rompre avec les connotations grecques introduites par la Septante. 9. La Bible de Jérusalem (1973: 36 sq., note f). Au demeurant, les Titans sont fils et filles du Ciel et de la Terre, et ne sont donc nullement engendrés par des unions entre «divins» et «mortelles»; en outre, ils s’attaquent à Ouranos. D’autre part, les Géants sont issus de la Terre-mère et du Tartare (Graves, 1996: 42). 10. Schelling, 1856: 29. 11. Dhorme, 1956: 18 sq. 12. Ovide, 1992: 47 sq. et 51-57. 13. Hésiode, 2001: 34 sq. 14. Schelling, 1856: 52 (la pagination est celle de l’édition allemande qui figure dans la traduction française). 15. C’est toute l’ambiguïté qui grève la lecture «historico-critique», malgré ses dehors rationalistes: «Une Aufklärung conséquente régresse en mythologie (...) lorsque, dans la foi en un donné ultime, elle interrompt la réflexion.» (Adorno, 1966: 130); ici le donné ultime serait un donné historique dont la cohésion de sens serait secondaire (et souvent impossible à reconstituer) par rapport à ses significations contextuelles. 16. Dès le début de la formation moderne de «l’histoire universelle», Vico affirme, dans sa Science nouvelle (1986 (1744): § 380) que «le déluge fut universel», et, de même, il érige en «postulat» (§193) ceci: «C’est Jupiter qui foudroie et terrasse les géants; chaque nation païenne a eu son Jupiter», postulat qui implique une autre affirmation nécessaire: dans le monde primitif, il faut distinguer «deux catégories d’hommes: les Hébreux qui forment le premier groupe et qui eurent une taille normale; les géants fondateurs des nations païennes» (§372). Du même coup, l’interprétation qu’il donne de Gn 6,4 (Livre II, chap.3, «Du déluge universel et des géants») admet que les fils de Noé gardèrent une taille normale («élevés dans la crainte de Dieu et des pères», § 370) à cause de «l’horreur que leur inspirait la taille de certains hommes». 17. Schelling, 1856: 61: «Il existe une parenté intime entre les mythologies des peuples les plus différents, et, au demeurant, les moins comparables»; à ses yeux, c’est un fait «que la mythologie soit un phénomène universel et, dans l’ensemble, partout identique». 18. L’Épopée de Gilgamesh, 1992: 184-197. 19. Cassuto, 1961: 291. 20. Ibid.: 300. 21. Herder, 1993: 643 (Älteste Urkunde des Menschengeschlechts). Un peu avant (ibid.: 638), Herder écrit à propos du chant de Lemekh qu’on avait affaire au «poème le plus simple, le plus fort et le plus ancien sur la plus terrible et la plus magnifique invention, l’éclair de dieu dans la main de l’homme, l’épée!».

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22. Ibid.: 657. 23. Dans une note (ibid.: 652), Herder considère que les cent vingt années de vie accordées à l’homme (Gn 6,3) rendent le texte douteux puisque cette sentence divine ne s’applique ni à Noé ni à ses fils, si bien qu’il vaudrait mieux «se débarrasser de toute cette fable». 24. Schelling, 1856: 149 25. Ibid.: 151. 26. Ibid.: 152. 27. Ibid.: 160. 28. Ibid. 29. Sur les interprétations successives de Gn 6,1-4 par Fichte, Schelling et même Simone Weil (1950: 223-236; 1966: 229-246), on consultera Tilliette, 2001: 35-48. 30. Un certain parallélisme dans l’onomastique des deux lignées, caïnite et sethite, suggère que ces générations iraient du pareil au même, et certainement pas du meilleur au médiocre ni l’inverse. 31. L’annotation de la Bible de Jérusalem (de même, on l’a dit, son choix d’intertitres) et celle de l’Ancien Testament de Dhorme y ont recours, parmi bien d’autres exemples (tels Gunkel, 1901: 50). 32. Schelling, 1856: 163. 33. Jacob, 1913: 93 sq.: «Le Pentateuque est un ouvrage qui a une unité. Son rédacteur l’a écrit à une époque riche de traditions historiques, en s’appuyant sur un vaste matériau littéraire, pour une part transmis oralement, pour une autre déjà travaillé par l’écrit, et il a fondu ces traditions, en en respectant les formes, dans une unité organique. L’élaboration des matériaux divers est le résultat d’un processus intensif, maîtrisé par la pensée de part en part.» 34. Cassuto, (1926) 1961: 19 sq., 34 et 36 sq. 35. Schelling va jusqu’à remarquer très finement qu’Elohim (et non Yahveh) est employé en Gn 17, à propos de la circoncision, car ce rituel n’est pas propre aux seuls Juifs, mais il n’en tire pas toutes les conséquences. 36. Littéralement: les «hommes du nom». 37. Ce qui suggère que parler requiert plus qu’un simple «vis-à-vis» (Gn 2,19): «je» et «tu» doivent être complétés par un «il». 38. En Gn 32, Jacob prend soin d’envoyer des messagers à son frère lorsqu’il revient vers Edom; la médiation (et sans doute les présents!) évite le meurtre. Abel, «l’inspiré», s’imagine pouvoir se passer de répondre à son frère. 39. Westermann, 1974: 495; et surtout Wénin, 2007: 183 sq. 40. Von Rad, 1973: 113. 41. Gunkel, 1901: 50 sq. 42. Soggin, 1997: 120. 43. Jacob, 2000 [1934]: 172 (cf. pp.170-171, sa longue réfutation des interprétations contradictoires qui ont été données: les «fils des dieux» sont des anges ou ce sont, au contraire, des hommes pieux issus de la lignée de Seth). 44. L’effet de symétrie est évidemment voulu (et ne reste pas sans échos: dix paroles créent le monde; dix commandements constituent la Révélation au Sinaï), mais, surtout, cet effet de symétrie indique bien quel rôle de charnière incombe au déluge dans la représentation ainsi proposée d’une «histoire» éthique. La numération exacte des généalogies produit un effet ironique par rapport à tout «réalisme», et oriente vers le symbolique en s’opposant à la fiction sans règle des lignées mythologiques: l’histoire effective est d’emblée référée par le texte biblique à ce qui doit en être le cadre nomothétique. 45. La lâcheté d’Abram durant son voyage en Égypte (Gn 12,11-19 où réapparaît le syntagme «ils virent qu’elle [Saraï] était belle») en donne un témoignage plus poignant encore.

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46. Abraham invoque le nom de Dieu en utilisant la désignation el olam en Gn 21, 33, pour parachever un accord simplement politique avec Abimelekh, et, tout de suite après, il est soumis à l’épreuve d’avoir à sacrifier Isaac: il vient de compromettre son avenir. 47. C’est ce que suggère du moins l’hypothèse étymologique qui rattache ce terme à la racine nâphal, «tomber». 48. Cf. l’interprétation de ce terme dans une perspective historico-sociologique, et à partir de textes postérieurs à la Genèse, chez Max Weber (1970, 38,42) qui voit en eux des propriétaires fonciers capables de prendre les armes.

RÉSUMÉS

Le texte formé par les versets 1 à 4 du chapitre 6 de la Genèse est généralement considéré comme énigmatique en raison des expressions qui y figurent: «fils de Dieu», nephilim et gibborim. Son rapport au récit du déluge est souvent discuté en liaison avec les sources mythologiques qui s’y manifestent. La plupart des traductions, dès la Septante, comme les interprétations issues de la tradition philosophique, renvoient le lecteur à un réseau de connotations mythologiques très reconnaissable qui passe à côté du travail subtil effectué par le texte, tant en amont qu’en aval de ce passage, et qui seul permet d’en comprendre les intentions véritables. C’est à reconstruire ce réseau que s’attache la présente étude.

Genesis 6, 1-4 is usually regarded as an enigmatic text because of the expressions it contains: “son of God”, nephilim and gibborim. Its relationship to the tale of the flood is often discussed in connection with the mythological sources it reveals. Most of the translations beginning with the Septuagint, like the interpretations derived from philosophical tradition, take the reader back to a very recognizable network of mythological connotations which misses a subtle working carried out by the text, both before and after this passage, and which is the only thing that makes it possible to understand its true intentions. The present study is devoted to the reconstruction of this network.

El texto formado por los versículos 1 a 4 del capítulo 6 del Génesis es generalmente considerado como enigmático debido a las expresiones que en él figuran: “hijos de Dios”, nephilim y gibborim. Su conexión con el relato del diluvio es a menudo discutido en relación con las fuentes mitológicas que se manifiestan. La mayoría de las traducciones, desde la Septante, como las interpretaciones salidas de la tradición filosófica, remiten al lector a una red de connotaciones mitológicas muy reconocibles que dejan de lado del trabajo sutil efectuado por el texto, tanto antes como después de este pasaje, que es lo único que permite comprender las intenciones verdaderas. El presente estudio se propone reconstruir esta red. (trad. Véronica Giménez Béliveau)

INDEX

Palabras claves : Diluvio, gigantes, hijos de Dios, mitologemas, semantemas, traducción Keywords : giants, mythologemes, semantemes, sons of gods, the Flood, translation Mots-clés : Déluge, fils des dieux, géants, mythologèmes, sémantèmes, traduction

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AUTEUR

MARC DE LAUNAY

CNRS, Archives Husserl de Paris, [email protected]

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Roman Jakobson et la traduction des textes bibliques

Michaël Oustinoff

1 Qui n’a pas entendu parler du célèbre article de Roman Jakobson intitulé «Aspects linguistiques de la traduction» (Jakobson, 1963)? Rares en tout cas sont les études sur la traduction qui ne le citent pas: il fait référence en la matière et figure, à ce titre, en bonne place dans la Routledge Encyclopedia of Translation Studies (Baker, 2001). On y cherchera cependant en vain la trace de bien d’autres écrits du même auteur sur la question, rassemblés dans le sixième volume (Jakobson, 1985) de ses Selected Writings: Early Slavic Paths and Crossroads – soit près de quatre cents pages – consacré, pour l’essentiel, à la traduction des textes bibliques par Cyrille et Méthode au IXe siècle qu’il ne craint pas de mettre en parallèle aussi bien avec la Septante, la Vulgate ou la Bible de Luther. Il y a donc là une faille à combler1, ne serait-ce qu’en rappelant l’existence et le contenu de ces travaux, encore peu connus au-delà du cercle des slavisants.

2 Une telle entreprise a un triple intérêt. Tout d’abord, elle permet de se faire une idée plus juste des conceptions jakobsoniennes en matière de traduction et de leur étendue: loin d’être une dimension mineure de son œuvre, elles en constituent au contraire une facette majeure. On ne s’étendra pas sur ce point qui demanderait à lui seul une étude entière.

3 Il y a une deuxième raison qui confère à ces écrits une importance toute particulière: si une traduction est analysable en fonction de ses «aspects linguistiques», c’est une approche bien réductrice que de s’en tenir là et singulièrement dans le cas de la traduction des textes religieux, car l’auteur souligne que la tradition cyrillo- méthodienne exige d’être tout autant appréhendée sous l’angle de ses implications historiques, politiques et culturelles que proprement liturgiques. C’est ce qui fait la modernité de ces écrits (les premiers remontent aux années vingt) du point de vue de la traductologie des textes bibliques et des analyses les plus récentes (Lassave, 2005; Léonas, 2007).

4 Mais il y a un troisième point, plus novateur encore, dans la mesure où la vision de la langue sur laquelle s’appuie Jakobson n’est pas celle qu’une longue tradition gréco-

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romaine nous a léguée, où la langue n’est que l’instrument passif de la pensée, mais celle développée notamment par un Wilhelm von Humboldt qui fait de la langue une force agissante et créatrice, une energeia, rejoignant ainsi des études récentes (Cassin, 2004; Nowicki, Oustinoff, 2007). Ce serait une erreur de ne considérer Early Slavic Paths and Crossroads que du point de vue de l’histoire des idées: il constitue un outil essentiel pour la recherche, notamment en ce qui concerne l’analyse de l’intraduisible (Derrida, 1985). Telles sont les différentes facettes que l’on examinera tour à tour.

La tradition cyrillo-méthodienne dans la traduction occidentale

5 La traduction de la Bible occupe une place centrale dans la genèse de la civilisation occidentale2, caractérisée par ses racines judéo-chrétiennes. Eugène Nida, suivant en cela une habitude communément admise, découpe l’histoire des traductions des textes bibliques en trois périodes (Baker, 2001: 23-24): la période gréco-romaine, dont les principaux temps forts sont la traduction de la Bible des Septante par la communauté juive d’Alexandrie à partir du IIIe siècle av. J-C. (en grec) et la Vulgate de saint Jérôme au IVe siècle ap. J.-C. (en latin); vient ensuite la période de la Réforme, caractérisée par la traduction de la Bible dans les langues vernaculaires, dont les exemples les plus marquants sont la Bible de Luther (en allemand) et l’Authorized Version (en anglais); enfin, la troisième et dernière période est la période dite «moderne», à partir essentiellement du XIXe siècle, où soit les traductions antérieures tendent à être révisées (première phase), soit de nouvelles traductions sont effectuées dans des langues dans lesquelles la Bible n’avait pas encore été traduite (seconde phase: en particulier les langues du «Tiers-Monde»).

6 En réalité, ces trois périodes s’ordonnent à partir d’un seul axe, celui du passage des trois langues véhiculaires originelles (hébreu, grec, latin) aux langues vernaculaires. Il y aurait ainsi un seul et même mouvement: la Septante aussi bien que la Vulgate avaient la même fonction, celle d’assurer la plus grande diffusion possible aux textes sacrés. En ce qui concerne la Septante, aussi bien pour le monde hellénistique qu’ensuite pour l’Empire romain d’Orient au regard du grec; et réciproquement, en ce qui concerne la Vulgate, pour l’Empire romain d’Occident au regard du latin. C’est la situation qui a prévalu jusqu’à la Réforme, époque à laquelle la traduction dans les langues vernaculaires (et pas seulement des textes religieux: on peut faire remonter à la Renaissance ce grand mouvement de traduction dans le monde occidental) préfigure l’émergence des États-nations. Dans le cas de la traduction de la Bible par Luther, l’entreprise n’a pas seulement une signification linguistique, celle du simple passage du latin à l’allemand et des problèmes de traduction qui l’accompagnent, mais également des implications historiques, politiques et culturelles qu’il n’est pas besoin de développer ici tant elles sont connues, et l’on pourrait en dire autant de l’Authorized Version pour le monde anglo-saxon.

7 C’est contre une telle vision des choses, encore largement présente aujourd’hui au sein des Translation Studies (Oustinoff, 2007), que s’insurge Jakobson dans « The Beginning of National Self-Determination in Europe » (1985 : 115-128), car elle trahit une totale méconnaissance des spécificités de ce que l’on appelle l’Autre Europe, méconnaissance qui est loin d’avoir disparu encore aujourd’hui (Nowicki, 2008) :

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This historical schema is usually considered as the common European pattern for the birth and growth of the national idea. But, in reality, such a Pan-European evolutionary scheme is a pure fiction, a hasty generalization which is in accord with the facts only in the history of those European peoples who belong entirely to the occidental political and cultural world. This one-sided schema has to be substantially revised in dealing with the history of the peoples who were at least temporarily influenced by the Greek Empire, by the Byzantine cultural radiation. (Jakobson, 1985 : 115).

8 C’est en plaquant un tel schéma sur la partie médiane et orientale de l’Europe, en réalité calqué sur ce qui n’est vérifié que dans sa partie occidentale, que l’on passe à côté d’un fait souvent méconnu: loin de constituer un événement nouveau, coïncidant avec la Réforme, la traduction de la Bible par Luther ou l’Authorized Version ont été précédées de près de cinq siècles par les traductions de Cyrille et de Méthode dont les «fondements idéologiques» (ideological fondations) sont, à bien des égards, comparables, puisqu’ils reposent sur le principe suivant: «the equality of all languages and peoples and the sacred right of any vernacular tongue to be used for all spiritual tasks up to the Holy Communion» (Jakobson, 1985: 108). Au IXe siècle, à une époque où le politique et le religieux sont intimement imbriqués (qui dit égalité des langues dit égalité des peuples, donc des nations), ce principe est loin d’aller de soi. Pour Rome, seules trois langues peuvent être considérées comme sacrées, car elles auraient figuré toutes trois sur la croix du Christ: tres sunt autem linguae sacrae, his enim tribus linguis super crucem Domini a Pilato fuit causa eius scripta (Jakobson, ibid.) Pour Byzance, plus tolérante en la matière3, l’entreprise était moins ardue, mais l’argument décisif aura été (comme pour Rome, qui aura accordé son assentiment: Cyrille meurt, ne l’oublions pas, dans cette ville) la nécessité d’évangéliser des peuples vivant aux marges de l’Empire.

9 Mais Cyrille est le nom ecclésiastique de Constantin le philosophe: il n’est donc pas en manque d’arguments théologiques et se réclame de la première Épître aux Corinthiens de saint Paul et du Miracle de la Pentecôte où les Apôtres se voient accorder le don des langues. Prenant fait et cause contre les «trilingues», Cyrille leur oppose Mc 16,17 où il est dit que l’on utilisera contre les démons de «nouvelles langues» (Jakobson, 1985: 110).

10 Mais la «tradition cyrillo-méthodienne» va plus loin, en renversant la perspective: au début du Xe siècle, par exemple, le moine Xrabr proclame la supériorité de l’alphabet slave élaboré par Cyrille (l’alphabet glagolitique4) sur l’alphabet grec, car le premier est une création chrétienne conçue à des fins pieuses alors que le second est né dans un monde païen. Pour des raisons sans doute de commodité et de prestige liées au rayonnement du grec dans l’Empire byzantin, l’alphabet dit cyrillique est pour sa plus grande partie calqué sur l’alphabet grec, mais il ne faut pas oublier que telle n’était pas l’intention première. En créant un alphabet nouveau, était affirmée la volonté de se démarquer, dans le choix même des signes utilisés, des trois langues tenues jusqu’alors pour sacrées. Un parallèle peut ici être établi avec la divergence de vues opposant saint Jérôme et saint Augustin sur la valeur à accorder à l’original hébreu de l’Ancien Testament par rapport à la traduction de la Septante, telle qu’on la trouve exposée dans l’article «traduire» du Vocabulaire européen des philosophies (Cassin, 2004: 1312): Contemporain et correspondant de Jérôme, Augustin rejette la règle de l’hebraica veritas. Pour lui, le texte grec des Septante est «inspiré par l’Esprit saint»: c’est la meilleure version qui soit. Ce qui signifie que, si vérité originelle il y a, c’est en elle qu’elle se trouve. Cette Bible grecque a vraiment annoncé le Christ (par exemple, en introduisant l’adjectif parthenos (...), «vierge», pour traduire le mot hébreu

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signifiant «jeune femme», à propos de la mère de l’Emmanuel, en Isaïe, 7,14), et l’Église a fait sienne cette traduction. Augustin croyait au progrès de l’humanité dans l’histoire, que le Christ, dernière étape, ne fait qu’«achever».

11 Autrement dit, l’essentiel n’est pas tant d’évaluer dans quelle mesure la traduction est fidèle ou non à l’original (c’est le point de vue de saint Jérôme qui d’abord révise les traductions latines existantes à la lumière de la Septante, pour ensuite partir du texte hébraïque, en revenant ainsi «aux sources» (ad fontes) de la vérité révélée, l’hebraica veritas, mais de s’intéresser à la traduction en tant que texte à part entière, ou, pour emprunter cette jolie formule à Northrop Frye: «Clearly, then, one of our first problems is to determine the positive reality of translation, the essential thing or force or process that translation translates» (1984: 4)5. C’est une telle «force» que déploiera Luther, qui surmontera ses réticences à traduire la Bible en se rangeant à l’avis des hussites tchèques, eux-mêmes adeptes de la tradition cyrillo-méthodienne en la matière: il y a par conséquent une continuité (le plus souvent méconnue) entre la traduction de Cyrille et de Méthode et celle de Luther ou l’Authorized Version (Jakobson, 1985: 127). Mais cette force, qui est d’ordre idéologique, historique et culturel, est liée à la fois aux ressources de la langue dans laquelle s’effectue la traduction et de celle de l’original: c’est ce versant qui constitue l’axe majeur des analyses de Jakobson.

Matrix omnium linguarum

12 Pour saint Jérôme, la langue hébraïque était la matrice de toutes les langues (matrix omnium linguarum): «la première dont toute autre dérive, au risque, à chaque moment, d’une déperdition de la vérité» (Cassin, 2004: 1311). Rejoignant en cela saint Augustin, il se considère investi d’un savoir supérieur à celui dont disposaient les traducteurs de la Septante, dans la mesure où il est né après la venue du Christ. Mais s’il estime qu’il faut remonter aux sources, à l’hebraica veritas, c’est qu’il appuie sa philosophie du langage sur les écrits d’Origène et sur le Cratyle de Platon: l’«être» (grec on) et le «nom» (grec onoma) sont pour lui indissociables, et «cette union est réalisée avec le maximum de force dans la langue hébraïque, idiome primordial apte plus que tout autre à exprimer et garantir la vérité» (ibid.) Voilà pourquoi ce n’est pas la Septante qu’il s’agit de prendre pour référence, afin que les livres qu’il traduit ne soient pas «corrompus par le transfert dans un troisième vase», car «[r]emis à une cruche très proche dès la sortie du pressoir, ils y conservent leur saveur» (ibid.) Pour Augustin, la distinction entre on et onoma est secondaire par rapport à celle établie par la doctrine stoïcienne entre res et signa : la vérité de Dieu est toute entière contenue dans la res, et non dans les signes de la langue (Cassin, 2004: 1312). Ce n’est pas sur ce terrain que s’aventure Jakobson, car il reste sur celui de la «matrice de la langue», au sens que lui donne Edward Sapir, qu’il cite (1985: 64): «The literature fashioned out of the form and substance of a language has the color and texture of its matrix.» On reconnaît là l’hypothèse dite de Sapir- Whorf, qui établit que chaque langue constitue une «vision du monde» qui lui est propre, thèse déjà défendue par Wilhelm von Humboldt au XIXe siècle, comme dans la citation suivante, rédigée directement en français par lui-même (Trabant, 1999: 82) et qui n’est pas sans rappeler la citation précédente: «Toutes les langues ensemble ressemblent à un Prisme, dont chaque face montrerait l’univers sous une couleur diversement nuancée». Il n’est pas exagéré de dire que l’ensemble de Early Slavic Paths and Crossroads doit se lire à la lumière d’une telle conception, matricielle, de la langue. Or il se trouve que, pour l’ensemble des langues slaves, la traduction de Cyrille et

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Méthode représente ce que représente la traduction de la Bible par Luther pour l’allemand, celle de l’Authorized Version pour l’anglais: une matrice essentielle, pour ne pas dire la matrice des matrices. C’est le cas, tout d’abord, au sens le plus étroit que l’on puisse donner au mot «langue». En traduisant la Bible, Cyrille et Méthode fondent non seulement la langue liturgique, mais également la langue littéraire et philosophique du monde slave tout entier car, au IXe siècle, les langues slaves s’étaient très peu différenciées les unes des autres, contrairement aux langues romanes à la même époque.

13 La profonde unité du monde slave dérive de là, et encore aujourd’hui, selon Jakobson: «It is his mother tongue which reliably indicates that a man belongs to the Slavic world» (1985: 3)6. Néanmoins, sa langue est marquée (sans qu’il en ait conscience) par la matrice d’une autre, car cette langue a été forgée par la traduction: Old Church Slavonic shaped its vocabulary, phraseology, style, and even some grammatical devices after the model of Greek. In standard Russian even now the effects of this patterning have remained so significant that a scholar and of the stature of Henri Grégoire can declare that it is sometimes easier to translate a passage of Leskov or Dostoievskij into Greek than into French or English. The Christian offshoot of Greek classical culture penetrated deeply into the Slavic world by means of Church Slavonic. (1985: 50).

14 L’empreinte laissée par le grec est si forte qu’elle n’a pas épargné l’autre branche de la culture classique de la chrétienté, la tradition latine, quand il s’est agi de la traduire: «un grand nombre des termes latins ont été hellénisés, les noms propres latins ont été régulièrement remodelés selon les normes grecques, certains procédés stylistiques byzantins ont été introduits en contrebande, et parfois même ce sont des extraits en grec que l’on a insérés» (Jakobson, 1985: 50)7. De ce point de vue, on peut établir un parallèle entre ces analyses et celles contenues dans La Bible grecque des Septante. Du judaïsme hellénistique au christianisme ancien (Dorival et al., 1999), parallèle d’autant plus justifié que c’est à partir de la Septante que Cyrille et Méthode (et ensuite leurs continuateurs) ont traduit l’Ancien Testament (ibid.) L’ouvrage consacre un chapitre entier à la langue de la Septante, dont le sixième chapitre a un titre on ne peut plus parlant: «Y a-t-il eu “hellénisation” de la Bible hébraïque dans la langue grecque?» (ibid.: 254). Les choix opérés par les traducteurs de la Septante ne sont pas sans incidences. C’est le cas, par exemple, pour la traduction par «Dieu» et par «Seigneur»: Avec le nom théos, remplaçant «Elohim» et le mot kúrios employé pour YHWH, le Dieu personnel du peuple hébreu devient sans aucun doute la divinité universelle: les origines polythéistes ou du moins ethniques de ces noms disparaissent au profit d’un monothéisme accentué. (ibid.: 255).

15 À l’inverse, le grec des traducteurs contient des tours manifestement calqués sur l’hébreu, au risque de créer des opacités: Ayant adopté le mot grec eiréne comme équivalent de l’hébreu shalom, «paix», le traducteur emploie ce mot dans des tours qui décalquent les formules hébraïques comportant le mot shalom, pour signifier, par exemple, «demander des nouvelles». Le lecteur hellénophone a la surprise de lire, par exemple, en 2R 11,7, que David interroge Uri (littéralement) «pour la paix de Joab, pour la paix du peuple et pour la paix de la guerre» (!), ce qui signifie, dans l’esprit du traducteur bilingue, qu’il «demande des nouvelles de Joab, des nouvelles du peuple, des nouvelles de la guerre». (ibid: 249).

16 La Septante comporterait ainsi deux défauts concomitants: elle hellénise le texte original hébreu tout en hébraïsant le grec de la traduction, tant et si bien qu’elle ne

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saurait constituer un «texte autonome»: «Un large discrédit a longtemps affecté la LXX [Septante] comme œuvre littéraire: elle n’est qu’une traduction, utilisant trop de tours étrangers à la langue grecque (les littéralismes) pour qu’on lui reconnaisse une valeur littéraire» (ibid. : 259). Ce discrédit remonte en réalité au VIIe siècle et n’est pas universel: «A partir du VIIe siècle, la conception de Jérôme, qui prône le retour à l’ hebraica veritas, l’emporte dans le monde latin, mais sans pouvoir totalement éliminer la LXX: les Églises latines conservent leurs antiques Psautiers traduits sur le grec. De plus, cet effacement est contrebalancé, en Occident, par l’apparition, au IXe siècle, de la traduction vieux slave faite sur le grec et, en Orient, par l’importance grandissante de la LXX» (ibid. : 333-334). On rappellera, par exemple, que la Septante demeure la Bible des Églises orthodoxes, que ce soit en grec ou sous la forme d’une traduction (ibid. : 334). Par ailleurs, tout dépend du point de vue adopté. C’est ainsi que Jean Coste, dès 1954, partant du texte grec d’Isaïe 25,1-5, relève dans les cinq premiers versets une série impressionnante de «contresens» par rapport à l’original hébreu, mais il démontre que la traduction n’est pas «le résultat fortuit d’une juxtaposition de contresens de détail; un souffle le traverse de part en part qui en fait une unité littéraire incontestable» (ibid. : 260) si bien qu’entre les différentes parties du poème apparaît «un réseau serré de reprises et de rappels» et qu’un texte qui semblait de prime abord un échec patent «se révèle, une fois reconsidéré pour lui-même, une composition ordonnée et cohérente». Voilà pourquoi les auteurs de l’ouvrage parviennent à la conclusion suivante: Mais si l’on est persuadé que toute traduction est à son tour un «texte», pourquoi ne pas observer les «effets» de ce texte? Ce que les traducteurs de la Bible hébraïque réclament avec raison (comme le fait brillamment H.Meschonnic), à savoir que la totalité du message soit rendue dans les langues modernes, en préservant la forme qu’il revêt, ne doit-on pas l’accorder à la LXX, cette Bible qui fut vivante et productive dans le judaïsme hellénistique, puis dans les Églises anciennes et jusque dans les Églises modernes de rite grec? (Dorival et al., 1994: 266).

17 L’évaluation de la Septante, en tant que «texte autonome», est rendue délicate du fait qu’elle a été, dès l’Antiquité, l’objet de nombreuses controverses, aussi bien au sein du judaïsme (d’abord admirée, ensuite rejetée) que du christianisme (retour à l’hebraica veritas prônée par Jérôme). Il en va tout autrement pour la traduction de la Bible cyrillo-méthodienne dans le monde slave: elle s’est imposée comme un monument à la fois liturgique et littéraire. C’est pourquoi Jakobson peut pleinement analyser cette traduction sous l’angle de la poétique, une poétique dont la matrice se déploie sur deux langues à la fois.

Poétique de la langue et traduction des textes bibliques

18 Dire qu’une traduction de la Bible (ou plus généralement de tout texte sacré) puisse être investie d’une qualité littéraire, voire être considérée comme une œuvre littéraire n’a rien de spectaculaire: on le sait depuis longtemps dans le cas de la Vulgate (Larbaud, 1944), de la Bible de Luther (Berman, 1984), ou de l’Authorized Version (Frye, 1983; Alter et al., 1987), etc. En revanche, plus rares sont les études qui analysent dans le détail la genèse d’une telle littérarité (Meschonnic, 1999; Lassave, 2005): c’est là une originalité majeure de Early Slavic Paths and Crossroads. Éparpillée sur plusieurs articles à

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la fois (et en plusieurs langues: anglais, français, russe, polonais, tchèque), la démarche de Jakobson pourrait se résumer à trois principes: 1-chaque langue porte en elle une poétique qui lui est propre; 2- la traduction slave de la Bible est une œuvre poétique; 3- la poétique de cette traduction est indissociable de celle de l’original en langue grecque.

19 Le premier point n’a pas besoin d’être développé ici car les thèses de Jakobson sur la question sont suffisamment connues: elles remplissent, à elles seules, le troisième volume des Selected Writings, intitulé Poetry of Grammar and Grammar of Poetry (1981). Le second point pourrait également être mentionné au passage, tellement il semble aller de soi dans le monde slave: sa valeur littéraire n’a rien à envier à celle de la Bible de Luther ou de l’Authorized Version. Qui plus est, dans l’article «St Constantine’s Prologue to the Gospels» (1985: 191-206), Jakobson insiste sur le fait que Constantin, en traduisant, fait œuvre de poète, car il est, lui-même, poète: From the initial to the final lines of the Proglas the poet remains faithful to the masterful architectonics of sound and sound [sic] sequence, morpheme and word, repetition and variation. Constantine’s power in the literary language he created is indeed amazing; it embraces the whole diversity of functions assigned to the new tool [...]. The philosopher deploys the brightest poetic figures of the Byzantine world in order to affirm and deepen the sovereignty and equality that are bestowed on every nation and on everyone within each nation as soon as the native word has found its access to the Holy Communion, which, in the Middle Ages, was conceived as the acme of attainable communication. (ibid.: 205).

20 Son Prologue (russe Proglas) à la traduction des Évangiles est soumis à une explication de texte en bonne et due forme et, pour que l’analyse soit accessible à tous les lecteurs anglophones, le texte original est accompagné d’une traduction en anglais par l’auteur. Sans vouloir reprendre in extenso l’analyse (résumée d’ailleurs dans la citation précédente), on retiendra un élément-clé qui fait l’objet de la première partie de l’article, à savoir la métrique: le mètre utilisé est calqué sur le dodécasyllabe byzantin (1985: 193). Sa structure se caractérise par: 1- un «pont» (zeugma) servant de repère et situé exactement au milieu du vers, après la sixième syllabe; 2- l’ajout d’une césure à une syllabe de distance du pont, c’est-à-dire après la cinquième (césure marquée par /) ou la septième syllabe (marquée par //): on peut avoir aussi bien des vers «ascendant» de type 5+7, les plus fréquents, des vers au contraire «descendants», de type 5+7, mais on peut trouver des vers à deux césures. Pour les vers 19 et 20, cela donne par exemple (ibid.: 199): F0 19. Grěxo6E ъnoǪjǪ / tъmǪ // otъgъnati To dispel the darkness of sin 20. I mira sego / tъlǪ // otъložiti And to repel the corruptness of this world8

21 La structure de ces deux vers est la même, 5+2+5, où au centre on trouve deux accusatifs (tъmǪ «ténèbres» et tъlǪ «corruption»), symétrie renforcée, sur le plan des signifiants, par les allitérations et les assonances, et sur le plan des signifiés, par le parallèle établi entre «ténèbres» et «corruption»; il en va de même pour les deux infinitifs placés en finale otъgъnati («dispel») et otъložiti («repel»). L’article suivant, intitulé «The Slavic Response to Byzantine Poetry» (1985: 240-259) constitue la clé initiale, en l’occurrence une découverte majeure faite par Jakobson dès 1917: In 1917, while examining the oldest Russian records of church songs, I was amazed by their clear-cut rhythm in striking contradiction to the then current philological allegation that the Slavic translations of the Greek hymns were in prose, and that poetry was altogether neglected in Church Slavonic literature. (ibid.: 241).

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22 Ce n’est que bien plus tard, à partir des années cinquante, que s’opère finalement un véritable tournant (turning point), qui, par des publications de plus en plus nombreuses, vient confirmer le point de vue déjà exprimé en 1896 par Wilhelm Meier au sujet de la poésie liturgique byzantine: «by far the most splendid and, along with historical writings, the most important part of Byzantine literature» (Jakobson, 1985: 242)9. Auparavant, souligne Jakobson, la poésie byzantine était considérée comme une simple manifestation d’adresse formelle (formal jugglery), piétiste, guindée, désenchantée et dépourvue d’individualité (pietistic, stilted, contentless, and deprived of individuality). En réalité, cet art forme un tout, que le monde slave va non pas décalquer servilement, mais transformer de manière créatrice: The Slavic variant of Byzantine ecclesiastical art holds in poetry and music a position similar to its role in painting: it masters and transforms the Greek models. The pressure of a different verbal material acts as a complementary incentive to further modifications. Neither in poetry nor in the fine arts, however, does the adherence to the Byzantine pattern prevent originality. (ibid.: 242).

23 Par exemple, en comparant un chant grec et sa traduction en slavon, Jakobson montre une structure en miroir où, au découpage des soixante-dix syllabes de l’original en douze unités mélodiques correspond, à une syllabe près (soixante-neuf au lieu de soixante-dix), une distribution identique (Jakobson, 1985: 243):

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12.

slavon5 6 8 8 6 5 7 7 4 5 3 5

grec 5 6 8 8 6 5 8 7 4 5 3 5

24 C’est le même mécanisme qui explique certains déplacements syntaxiques, comme

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 lorsque 71 65 6F 75 27 20 73 6F 6A 69 76 61 20 6B 61 69 3B 20 64 75 76 6E 61 6D 69 56 (littéralement: «de dieu (la) sagesse et (la) force») est traduit par božija sila i mudrostъ, où «sagesse» (mudrostъ) et «force» (sila) permutent. Cette inversion, au sein d’une structure comptant le même nombre de syllabes (neuf dans les deux cas), est en réalité due au souci de conserver le même F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 schéma accentuel et mélodique: sila et 73 6F 6A 69 76 61 20 sont accentués sur la pénultième F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 syllabe, de même que mudrostъ et 64 75 76 6E 61 6D 69 56 le sont sur l’antépénultième.

25 Mais la recherche de telles correspondances – qui parfois aboutit à des effets plus heureux que dans l’original (ibid.: 245) – ne relève pas seulement de la littérature, mais des autres arts, que ce soit de la musique, dont il vient d’être question, ou de la peinture: There are striking correspondences between Old Russian church poetry and painting: an impressive continuity, initiated and sustained, links this poetry with Byzantine artistic models, and simultaneously there appear early and continuous creative departures from former standards (whether foreign or native) and a variety of temporal and regional styles. (ibid.: 256).

26 La traduction des textes bibliques, du moins pour ce qui est du monde slave, s’inscrit donc dans ce que Peter Torop, en élargissant la perspective jakobsonienne, appelle la «traduction totale» (1995).

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Intraduisible et transposition poétique

27 Ainsi qu’on l’a déjà signalé, les études portant sur la traduction des textes bibliques et s’appuyant sur la théorie de la traduction échafaudée par Jakobson ne manquent pas, mais elles ne citent presque jamais Early Slavic Paths and Crossroads et se focalisent sur le seul article «Aspects linguistiques de la traduction» (1963)10. Que cet article soit d’une importance capitale pour nombre de disciplines (études littéraires, linguistique, sémiotique, traductologie) ne fait aucun doute; néanmoins, on risque, en le dissociant du plus grand ensemble que constitue l’ouvrage dans son ensemble, de fausser la perspective. Que retient-on, en effet, généralement de l’article? Tout d’abord, la fameuse tripartition des formes de traduction possibles, axée sur la théorie peircienne des signes (Jakobson, 1963: 35): 1) La traduction intralinguale ou reformulation (rewording) consiste en l’interprétation des signes linguistiques au moyen d’autres signes de la même langue. 2) La traduction interlinguale ou traduction proprement dite consiste en l’interprétation des signes linguistiques au moyen d’une autre langue. 3) La traduction intersémiotique ou transmutation consiste en l’interprétation des signes linguistiques au moyen de signes non linguistiques.

28 De ce point de vue, l’article mérite effectivement d’être inclus dans un recueil qui s’intitule Essais de linguistique générale : toute sa première partie est consacrée à ce qu’il est universellement possible de traduire, quelles que soient les langues considérées. La seconde partie, bien plus courte que la première, analyse l’autre pendant de la question qu’est l’intraduisibilité. Or, il y a fondamentalement deux manières de concevoir l’intraduisible: soit de manière négative, ce qui, à l’époque ou l’article a été rédigé, était la conception dominante; soit, au contraire, de manière positive (Meschonnic, 1999; Berman, 1984; Cassin, 2004), point de vue de plus en plus largement partagé, mais bien minoritaire à l’époque. Décontextualisé, l’extrait suivant a été généralement interprété comme relevant de la première optique; mais l’interprétation, semble-t-il, est tout autre si on le relie à la partie immergée de l’iceberg que représentent les écrits sur la traduction contenus dans Early Slavic Paths and Crossroads : Il est très curieux que la toute première question qui fut soulevée dans la littérature slave à ses débuts fut précisément celle de la difficulté éprouvée par le traducteur à rendre le symbolisme des genres, et de l’absence de pertinence de cette difficulté du point de vue cognitif (...) «Le grec, traduit dans une autre langue, ne peut pas toujours être traduit identiquement, et c’est ce qui arrive à chaque langue quand on la traduit» dit l’apôtre slave [Constantin le philosophe]. «Des noms tels que potamos, “fleuve”, et aster “étoile”, masculins en grec, sont féminins dans une autre langue, comme reka et zvezda en slave». D’après le commentaire de Vaillant, cette divergence efface l’identification symbolique des fleuves aux démons et des étoiles aux anges dans la traduction slave de deux versets de Mathieu (7: 25 et 2: 9). Mais à cet obstacle poétique, saint Constantin oppose résolument le précepte de Denys l’Aréopagite, selon lequel il faut d’abord être d’abord attentif aux valeurs cognitives (sile razumu), et non aux mots eux-mêmes. (1963: 85-86).

29 D’où la conclusion (souvent citée) à laquelle Jakobson parvient en matière de traduction poétique: «La poésie, par définition, est intraduisible. Seule est possible la transposition créatrice: transposition à l’intérieur d’une langue – d’une forme poétique à une autre –, transposition d’une langue à l’autre, ou, finalement, transposition intersémiotique – d’un système de signes à un autre, par exemple de l’art du langage à la musique, à la danse, au cinéma ou à la peinture» (ibid.: 86). À la lecture de cet article

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seul, on est tenté de voir dans l’intraduisibilité l’envers négatif de la traduction: un processus qui d’ailleurs relèverait davantage de l’insaisissable, en tout cas quelque chose qu’il serait bien plus difficile à étudier que le traduisible, tout entier analysable par les instruments dont disposent les humanités ou les sciences humaines et que systématise Jakobson dans la majeure partie de son article. Mais c’est en réalité tout le contraire qui est vrai: l’intraduisible n’est nullement pour lui une donnée négative, car il démontre exactement le contraire tout au long de Early Slavic Paths and Crossroads : la traduction des textes bibliques initiée par Constantin et poursuivie par la tradition cyrillo-méthodienne est toute entière du côté de la positivité, de la «transposition créatrice», non pas en tant que concept général, mais en acte, et analysable en tant que tel.

30 Voilà qui explique que, loin d’être une version affadie de l’original, une traduction peut au contraire lui donner un second souffle, y compris pour l’auteur lui-même, comme lorsque Boris Pasternak se mettait à lire en tchèque la traduction de ses œuvres aussi bien en vers qu’en prose: «Through it his own past assumed a surprisingly new, yet kindred, shape, and he found in this transfigured past a new impetus to resume his creative path» (Jakobson, 1985: 56). Par conséquent, considérer que la langue est un simple instrument de la pensée – suivant en cela l’opinion courante – n’est ici d’aucun secours: si tel était le cas, on comprendrait mal l’intérêt pour Pasternak de relire ses œuvres en traduction. À l’inverse, si l’on adopte le point de vue de Humboldt sur la question, tout s’éclaire. Dans un de ses écrits, celui-ci affirme au sujet de la langue, reprenant une distinction aristotélicienne: «Sie selbst ist kein Werk (Ergon), sondern eine Thätigkeit (Energeia)» (Humboldt, 2003: 315), ce que l’on traduira par: «Elle-même n’est pas une œuvre (ergon) mais une activité (energeia)». Autrement dit, la langue n’est pas un agent passif mais au contraire une force agissante (Cassin, 2004): tous les écrits de Jakobson que l’on vient de passer en revue peuvent en être considérés comme l’illustration en acte.

31 De même qu’en physique un champ s’ordonne en fonction des forces élémentaires qui le caractérisent, le champ de la traduction gagne à être rapporté à ce concept de l’energeia humboldtienne. Cette force (Frye, 1984: 4), toujours présente, se manifeste avec le plus d’intensité dans le cas d’une traduction considérée comme étant elle-même une œuvre littéraire, à plus forte raison poétique, comme l’est la traduction de la Bible par Cyrille et Méthode. De ce point de vue, l’un des plus grands apports de Jakobson est d’en avoir étudié les manifestations à ses différentes échelles, à commencer par celle de la langue et en fournissant une grille d’analyse fiable et généralisable à l’ensemble du domaine (ce que l’on ne trouve pas, à notre connaissance, dans les études portant sur l’hypothèse Sapir-Whorf (Sapir, 1921; Whorf, 1956; Benveniste, 1974), du moins de manière aussi systématisée.

32 On ajoutera que cette energeia cyrillo-méthodienne dépasse le cadre purement religieux, et trouve ses prolongements dans le monde moderne, y compris chez les auteurs athées: «The phraseology and imagery of the Church Slavonic literary tradition, is a vital stimulus for the Russian literary art of the twentieth century, to mention only Blok, Belyj, Kljuev, Esenin, and Majakovskij, however far from piety the last may appear to be» (Jakobson, 1985: 47). Cette force agissante ne saurait par conséquent être cantonnée dans les limites traditionnelles où l’on a trop souvent tendance à enfermer le terme de «langue» (Oustinoff, 2008) ou celui de «traduction» (Nowicki, Oustinoff, 2007).

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Traduction et liturgie dans le monde orthodoxe

33 Dans le cadre d’une vision aristotélicienne de la traduction où les langues sont interchangeables, que la Bible s’écrive en caractères hébreux, en caractères latins ou en caractères grecs, voire cyrilliques, est, tout compte fait, un épiphénomène. Si l’on se place au contraire dans le cadre d’une vision élargie de la traduction (Cassin, 2004), il en va tout autrement. Ainsi que l’a tragiquement mis en lumière l’éclatement de l’ex- Yougoslavie, les clivages entre populations de tradition catholique et de tradition orthodoxe s’inscrivent dans l’alphabet même utilisé pour retranscrire la langue: ce qui distingue le serbe du croate, c’est essentiellement le fait que le premier s’écrit en caractères cyrilliques et le second en caractères latins. La lettre, en ce sens, n’est nullement insignifiante.

34 Le schisme entre monde catholique et monde orthodoxe ne date que de 1054: comme le rappelle Dimitri Obolensky, Cyrille et Méthode vivent à une époque où ces deux mondes se trouvent en paix plutôt qu’en guerre. Rome, loin de frapper d’anathème l’œuvre entreprise, finit par la voir d’un œil bienveillant: «It is the Frankish clergy, with its urge for cultural domination and political control, that destroyed the Slavonic vernacular Christianity that was planted in Central Europe by the common action of Rome and Byzantium» (1992: 213). La question de la lettre demande par conséquent à être rapportée, à l’origine, à un contexte différent, que l’on pourrait illustrer par le passage de l’alphabet glagolitique à l’alphabet dit «cyrillique».

35 L’alphabet glagolitique était délibérément nouveau, afin qu’il se distingue des trois langues jusqu’alors tenues pour sacrées: l’hébreu, le grec et le latin. La thèse de Cyrille était en effet que ces trois alphabets, datant d’avant la venue du Christ, portaient en eux ce défaut pour ainsi dire originel. On attribue généralement le remplacement de l’alphabet glagolitique par l’alphabet cyrillique à Clément d’Okhrid, l’élève de Cyrille, qui lui aurait donné ce nom en hommage à son maître. Quoi qu’il en soit, si l’alphabet glagolitique ne fait, a priori, penser à aucun autre, l’alphabet cyrillique évoque immédiatement l’alphabet grec, dont il est directement issu. Au-delà de l’aspect purement linguistique, la lettre a ici valeur iconique, tout comme le latin qui, selon la formule de Françoise Wacquet, paraphrasant une formule de Rémy de Gourmont, a représenté « l’empire du signe » (Wacquet, 1998) dans le monde occidental. Dans sa partie orientale, cet empire s’incarne tout autant dans la graphie, y compris naguère en Roumanie, seul pays de tradition orthodoxe à utiliser aujourd’hui l’alphabet latin : Le slavon, la variété d’ancien slave utilisée comme langue liturgique par l’Église orthodoxe, a été introduit au 10e s. en Roumanie, et il y a joué le rôle d’une langue de culture jusqu’au milieu du 17e s. L’accès à la scripturalité du roumain même est passé par ce canal : des premiers textes en langue vernaculaire (16e s.) jusqu’au 19e s., le roumain s’est toujours écrit en caractères cyrilliques. On peut dire sans exagération que le slavon a rempli pour le roumain le rôle que le latin a joué pour la constitution des langues romanes d’Europe occidentale, et cela notamment dans l’élaboration du vocabulaire abstrait. (Buchi, 2003 : 1629).

36 La «scripturalité», pour reprendre ce terme à Eva Buchi, n’est donc pas insignifiante. C’est un lieu commun que de dire que la ligne de partage entre le monde orthodoxe, d’un côté, et le monde catholique et protestant, de l’autre, passe par l’adoption des caractères cyrilliques ou des caractères latins. Dans le même ordre d’idées, on ajoutera sans doute que la similitude des caractères cyrilliques et des caractères grecs ne fait

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que trahir le fait que l’évangélisation du monde slave au IXe siècle par Cyrille et Méthode s’est effectuée sous le signe de l’empire byzantin. Ce n’est pas faux, notamment en ce qui concerne la liturgie, tant celle-ci a frappé, par sa magnificence, l’esprit des contemporains: «The liturgy of the Eastern Church is one of the great original creations of Byzantine genius. On the Russians of the Middle Ages it produced an impression of overwhelming beauty: “We knew not whether we were in heaven or on earth”, so did the Russian envoys of Vladimir describe to their sovereign the service in St. Sophia in Constantinople in the late tenth century.» (Obolensky, 1994: 215).

37 On ne saurait sous-estimer cette influence: Translated into Slavonic, this liturgy, with its eucharistic drama, the poetry of its hymns, and the dogmatic symbolism of its setting–the church with its mosaics and frescoes depicting the heavenly hierarchy dominated by the majestic figure of the Pantokrator–Christ the All-Ruler–entered the very core of Slav Christianity. Its role was thus described by the British Byzantinist, the late Norman Baynes, in a lecture delivered in 1945: “Still today it is the common liturgy which is the bond between the separate branches of the Orthodox Church–the liturgy in the vernacular tongue which was the gift of Byzantium” [...]. (Obolensky, 1994: 215-216).

38 Néanmoins Jakobson démontre que l’on ne saurait s’en tenir à cette seule dimension, pour importante qu’elle soit: si la tradition cyrillo-méthodienne s’inscrit manifestement dans la tradition byzantine, elle n’en constitue pas une transposition purement mécanique, obtenue par simple décalque. Les recherches les plus récentes lui donnent en cela raison (Mitenova, 2004): tout d’abord, au regard de la langue, non seulement quant à ses implications religieuses mais également conceptuelles et, plus largement, philosophiques: en «calquant» sur le grec, les concepts exprimés par la série F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 χ61 76 72 69 22 2C χ61 76 72 69 73 6D 61 2C 65 75 76 χ61 72 69 73 74 69 76 61 2C 64 75 76 6E 61 6D 69 22 2C 75 72 76 65 74 75 ne recoupent pas exactement le slavon ϐлaro («bien», «grâce», etc.) censé les rendre (Ovchinnikova, Chumakova, 2001: 185); ensuite, et surtout, parce qu’à partir de cette idée sapirienne de la diversité matricielle des langues il est possible, en élargissant la perspective, d’englober tour à tour les autres points au sein d’une vision d’ensemble qui autrement ferait défaut. Au cours de leur mission évangélisatrice, Cyrille et Méthode n’ont pas fait que traduire des textes; c’est toute la liturgie du rite byzantin orthodoxe qu’ils ont introduite dans le monde slave, liturgie dans laquelle, ainsi que le souligne Jakobson, tout se tient: de l’hymnologie à l’architecture, en passant par la peinture. Il serait plus juste de parler de liturgie byzantino-slave, pour mettre en relief le fait qu’il ne s’agit pas d’une simple copie de l’original. Le film d’Andrei Tarkovsky, Andrei Rublev (1965), en est l’illustration frappante dans le domaine pictural: au lieu de s’inspirer servilement du style de Théophane le Grec, Andrei Rublev finit par trouver sa propre originalité tout en restant au sein de la même tradition.

39 Dans le cas de Cyrille et Méthode, vivant plusieurs siècles plus tôt, et en particulier avant le schisme de 1054, le mot de «tradition» risque, au singulier, d’être trompeur: le pluriel convient mieux. En effet, l’opposition entre Rome et Byzance n’était pas encore consommée: «Be that as it may, there are cogent reasons for supposing that both the Roman and the Byzantine liturgies were translated into Slavonic in the second half of the ninth century. And it is quite possible that the liturgical tradition eventually adopted in the new Slavonic Church in Central Europe represented a blending of the Byzantine and the Roman rites» (Obolensky, 1994: 208).

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40 Non que les tensions entre la partie occidentale et la partie orientale de l’Empire romain n’aient pas été, à l’époque, perceptibles: le «mélange» des deux traditions est donc, par conséquent, délibéré et vise à les réconcilier. Enfin, il s’agit d’une synthèse créatrice et non de la simple juxtaposition de deux éléments: If one were to attempt a general assessment of the work of Cyril and Methodius, its significance, I suggest, would be seen to lie in its unifying tendency and creative character. In a Christendom that was beginning to feel the growing tension between East and West, they sought to reconcile and to unite three important elements in the civilization of medieval Europe: the Byzantine, the Roman, and the Slavonic. (Obolensky, 2004: 212).

41 On entre là dans un domaine qui, dira-t-on, se laisse difficilement saisir dans le cadre de l’energeia humboldtienne, puisque celle-ci s’applique avant tout à la langue, ou dans celui de l’article «Aspects linguistiques de la traduction» de Jakobson (op. cit.), à l’approche trop étroitement «linguistique». Les Early Slavic Paths and Crossroads viennent opportunément rappeler la nécessité d’adopter une approche plus englobante et, pour tout dire, pluridisciplinaire, seule en mesure d’appréhender cette energeia-là.

Conclusion

42 Les enseignements à tirer de Early Slavic Paths and Crossroads pour l’analyse de la traduction des textes sacrés sont si nombreux que le présent article ne saurait avoir la prétention d’en faire le tour. Cette limitation présente à l’esprit, on retiendra trois points principaux.

43 Tout d’abord, les analyses de Jakobson sur la traduction biblique dans le monde slave n’invalident nullement les ouvrages existants sur l’histoire de la traduction occidentale (Ballard, 2007), mais elles démontrent la nécessité d’intégrer l’étude de la tradition cyrillo-méthodienne sur un pied d’égalité avec celles portant sur la Septante, la Vulgate de saint Jérôme, la Bible de Luther ou l’Authorized Version. Il y a, dans cette conjonction, un champ de recherches encore aujourd’hui largement inexploré – du moins en dehors du cercle des slavisants.

44 Ensuite, ces analyses viennent confirmer les vues de ceux qui affirment l’impossibilité de traiter de la traduction littéraire – car la traduction de la Bible en vieux slavon d’Église est (aussi) un monument littéraire, qui constitue de surcroît le socle sur lequel s’est bâtie la littérature du monde slave dans son ensemble – en dehors de la poétique, ce qui implique qu’il y ait une poétique de la traduction (Meschonnic, 1999; Berman, 1995). En particulier, la Vulgate, la Septante, l’Authorized Version, la Bible de Luther sont, selon Henri Meschonnic, non seulement de «grand[s] chef-d’œuvre[s]» mais également des «originaux seconds», ce qui est une «notion très complexe» (Houriez, 2001: 158): on peut en dire tout autant des traductions de Cyrille et de Méthode, et l’analyse de Jakobson s’inscrit parfaitement dans cette (double) optique.

45 Enfin, et plus généralement, quelle que soit la valeur littéraire accordée à la traduction d’un texte religieux11, il est impossible de l’examiner sous un angle purement linguistique, poétique ou traductologique: en soulignant que les traductions de Cyrille et Méthode sont inséparables de leur portée historique, politique et culturelle (Obolensky, 1992; Flusin, 2006), Jakobson démontre la nécessité d’une approche véritablement pluridisciplinaire en la matière. Certes, un tel point de vue est devenu aujourd’hui monnaie courante parmi les spécialistes: mais n’est-ce pas là une nouvelle

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preuve de la modernité de l’héritage jakobsonnien et une raison de plus d’en redécouvrir le versant en langue russe, que l’autre, plus connu, en anglais ou en français, laisse injustement dans l’ombre?

46 Mais une telle «redécouverte» ne doit pas être passive: elle invite à une relecture novatrice à la lumière des recherches les plus récentes, car il n’y a pas de raison que les écrits de quelque auteur que ce soit, pas même Jakobson, restent paroles d’évangile. Ce serait le pire service à leur rendre.

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NOTES

1. Je remercie vivement Konstantin Sigov, Université de Kiev-Mohyla Akademie, de m’en avoir appris l’existence. 2. Terme entendu ici au sens élargi, par opposition à des aires culturelles comme celles de la Chine ou de l’Inde. 3. Cette plus grande tolérance s’explique pour des raisons historiques et géopolitiques: «Constantinople, la “Nouvelle Rome” créée par Constantin sur le site de l’antique Byzance, ne parvint jamais à assurer de manière aussi contraignante [que Rome] son droit d’intervention auprès de communautés dont les origines pouvaient souvent s’enraciner jusqu’aux premiers temps chrétiens et qui vivaient en des pays de très anciennes cultures, telle l’Égypte ou la Syrie- Mésopotamie, fiers de leur tradition, de leur langue, et attachés à leurs particularismes» (Poupard, 1984: 450). 4. L’alphabet créé par Cyrille n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’alphabet cyrillique: celui-ci, postérieur à l’alphabet glagolitique, est en réalité l’œuvre de saint Clément. 5. «Il est donc clair qu’un des premiers problèmes que nous ayons à résoudre est de déterminer quelle est la réalité positive de la traduction, l’objet ou la force ou l’opération essentielle que traduit la traduction» (Frye, 1984: 42; trad. Catherine Malamoud). 6. «C’est sa langue maternelle qui démontre véritablement qu’un homme appartient au monde slave» (notre traduction). 7. «Many of the Latin terms were Hellenized, Latin proper names were regularly remodeled in the Greek manner, certain Byzantine stylistic devices were smuggled in, and at times even Greek excerpts were inserted» (notre traduction). 8. «19. Pour disperser les ténèbres du péché 20. Et repousser la corruption de ce monde» (notre traduction). Une traduction mot à mot serait «19. (Pour) du péché / les ténèbres//disperser 20. Et de ce monde / la corruption // repousser». 9. «De loin la plus splendide et, parallèlement aux écrits historiques, la part la plus importante de la littérature byzantine» (notre traduction). 10. Il suffit, pour s’en apercevoir, d’entrer dans Google les mots-clés «traduction + bible + jakobson» (plus de trois mille résultats) et rajouter «Early Slavic Paths and Crossroads»: le nombre descend à deux pour le français, et à six pour l’anglais, etc. 11. Pour être tout à fait complet, il aurait fallu parler des autres traductions effectuées à partir de la Septante, comme la Bible de Wulfila en gothique (IVe siècle, autre monument littéraire), celles en arménien (début du Ve siècle), en géorgien (Ve siècle, d’abord à partir de la version arménienne, puis de la Septante), voire de la Peshitta en langue syriaque (celle-ci directement à partir de l’hébreu), mais cela nous aurait entraîné trop loin.

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RÉSUMÉS

Roman Jakobson a consacré de nombreux écrits à l’étude des textes bibliques traduits par Cyrille et Méthode, au IXe siècle, qui ont marqué d’une empreinte profonde l’ensemble du monde slave bien avant que des entreprises comparables voient le jour à la Renaissance dans le sillage de la Réforme (Bible de Luther, Authorized Version, etc.) Ces travaux, regroupés dans le sixième volume de ses Selected Writings, sont peu connus en dehors des slavisants, et ils sont d’une importance capitale non seulement pour les études slaves, la linguistique ou la traductologie mais également pour les sciences humaines en général. Œuvre littéraire majeure, la traduction de la Bible par Cyrille et Méthode n’a pas qu’une dimension religieuse: elle unifie le monde slave autour d’une langue modelée sur le grec de la Septante et ne saurait être appréhendée qu’en fonction de ses autres implications historiques, politiques et culturelles.

Roman Jakobson devoted many of his writings to the translation of Biblical texts by Cyril and Methodius in the 9th century, which had a huge impact throughout the Slavic world long before comparable attempts were made in the Renaissance in the wake of the Reformation (Luther’s Bible, the Authorized Version, etc.). These papers, collected in the sixth volume of his Selected Writings, remain little-known except by Slavicists, yet they are of paramount importance not only for Slavic studies, linguistics and translation studies but also for other social sciences. Apart from being a major literary work in its own right, the translation of the Bible by Cyril and Method cannot be reduced to its religious dimension–it unified the Slavic world around a language fashioned after the Greek of the Septuagint and can only be fully understood in the light of its other historical, political and cultural implications.

Roman Jakobson consagró muchos de sus escritos al estudio de los textos bíblicos traduzidos por Cirilo y Metodio en el siglo IX que marcaron profundamente todo el mundo eslávico mucho antes que surgiesen traducciones comparables en el Renacimiento durante la Reforma (la Biblia de Lutero, la Authorized Version, etc.). Estes trabajos, reunidos en el sexto volumen de sus Selected Writings, son poco conocidos excepto por los eslavistas pero tienen una importancia fundamental no solamente para los estudios eslávicos, la linguística y la traductologia sino también para las otras ciencias sociales. Obra literaria mayor, la traducción de la Biblia por Cirilo y Metodio no se puede reducir a la dimensión meramente religiosa: unificó el mundo eslávico en torno a una lengua modelada por el griego de la Septuaginta y es inseparable de sus otras implicaciones históricas, políticas y culturales.

INDEX

Palabras claves : Cirilo, Jakobson, Metodio, Septuaginta, Traducción bíblica Keywords : Cyril, Jakobson, Key words: Biblical translation, Methodius, Septuagint Mots-clés : Cyrille, Jakobson, Méthode, Septante, Traduction biblique

AUTEUR

MICHAËL OUSTINOFF

Université Paris III Sorbonne Nouvelle – Paris, [email protected]

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Les traductions de la Bible et l’évolution du malgache contemporain

Noël J. Gueunier

1 La traduction de la Bible a exercé une influence profonde sur la constitution et la fixation de la langue malgache moderne. L’histoire culturelle du malgache est ainsi plus comparable, toutes proportions gardées, à celle de l’allemand et de l’anglais – et aussi de plusieurs autres langues de « terres de missions » – qu’à celle du français, et cela bien que le pays ait été une possession française au cours des soixante-cinq années de l’ère coloniale (1895-1960).

2 C’est que le processus de scripturalisation est intervenu à Madagascar avant la colonisation, dans un moment missionnaire qui a duré plus longtemps (1818-1895) que toute la période coloniale. Quand s’implante la domination coloniale, le trait central d’une nouvelle situation linguistique est déjà fixé : présence d’une langue écrite dotée d’outils, grammaires, dictionnaires, manuels, qui ont permis sa standardisation, et d’un corps de référence, la traduction de la Bible, achevée en 1835. L’administration coloniale a ensuite placé au-dessus de cet édifice, en position dominante, le français, langue de la colonisation et de l’administration, mais elle n’a pas pu, et ne l’a même pas sérieusement cherché, revenir sur cette situation acquise dans la société indigène.

3 Il est donc utile de résumer ici l’histoire des traductions et révisions de la Bible en malgache (Clark, 1887 ; Dahl, 1966 ; Munthe, 1969 ; Raison-Jourde, 1991 ; Huygues- Belrose, 2001).

Le rôle des premiers traducteurs et des lettrés malgaches

4 Les premiers missionnaires de la London Missionary Society (LMS) arrivent à Madagascar en 1818, et sont actifs à Tananarive dès le début des années 1820. La traduction et l’impression de la Bible en malgache sont l’un des points essentiels de

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leur programme. Leur première décision est le choix de l’alphabet latin pour transcrire le malgache. L’alternative – sérieusement envisagée, mais rapidement écartée – était une graphie en caractères arabes, en usage sur la côte est de Madagascar depuis des siècles, mais d’un emploi traditionnellement limité à la transcription de formulaires divinatoires et médico-magiques, et à la notation de traditions généalogiques et historiques. Pendant quelques années, au début du XIXe siècle, le choix a été ouvert entre les deux graphies : le roi, Radama Ier, avait à sa cour des spécialistes des deux écritures, il avait lui-même commencé à apprendre les deux, et il avait fait l’essai de leur emploi dans les débuts d’une correspondance diplomatique. Mais, des deux groupes de conseillers religieux, devins astrologues malgaches porteurs de la graphie arabico-malgache, et missionnaires protestants porteurs de la graphie latine, c’est le second qui l’a emporté.

5 La manière dont le nouvel alphabet a été institué mérite qu’on s’y arrête. Les historiens ont généralement retenu l’idée que l’alphabet a été une sorte de compromis diplomatique : les consonnes de l’anglais et les voyelles du français ! Cette formule a dû être réellement prononcée dans les discussions entre le roi et les missionnaires – elle se trouve de fait dans les témoignages de l’époque. Pourtant, le principe mis en œuvre a été tout autre. Les créateurs de l’alphabet étaient conscients du fait que ni la graphie du français, ni celle de l’anglais, avec souvent pour chaque lettre plusieurs prononciations possibles, et pour chaque articulation plusieurs graphies possibles, ne pouvaient servir de modèle.

6 La démarche était phonologique (avant la lettre), comme le démontrent les décisions prises : on ne devait utiliser qu’autant de lettres qu’il en fallait pour en attribuer une et une seule à chaque articulation du malgache. Les lettres-consonnes c, q, w et x ont été abandonnées, comme faisant double emploi, et l’inventaire réduit des voyelles de la langue malgache, avec seulement quatre timbres [a], [e], [i] et [u], permettait d’abandonner aussi l’une des cinq lettres-voyelles de l’alphabet latin. Le choix du signe pour noter [u] a donné lieu à une discussion serrée, où ont été examinées successivement les possibilités de ou comme en français, de oo ou u comme en anglais, et de w comme en gallois, pour adopter finalement o, ce qui permettait de faire encore l’économie de la lettre u. Les seules irrégularités que la nouvelle écriture tolérait étaient le y en fin de mot au lieu du i simple, et le choix de la lettre j pour noter [dz], seule exception à la notation par des digraphes de la série des consonnes affriquées. La rigueur phonologique du système se manifeste peut-être plus clairement encore dans la manière dont les défauts des premiers essais ont été discutés et corrigés. Ainsi, par exemple, on avait, à l’origine, noté par ki un k mouillé qui ne se produit qu’après la voyelle i. Cette graphie a été réformée en application d’un principe phonologique rigoureux : puisque la réalisation mouillée est conditionnée par la présence du i avant le k, la consonne seule suffisait – et c’est resté la règle jusqu’à présent.

7 Les missionnaires sont ensuite passés à l’entreprise de traduction de la Bible – avant même d’avoir terminé l’établissement de la grammaire et du dictionnaire, qui d’après les plans initiaux auraient dû constituer l’étape suivante. C’est qu’ils étaient poussés par un sentiment d’urgence, à la fois théologique (leur mission était de mettre le message du salut entre les mains des Malgaches le plus rapidement possible) et tactique : en effet, la confiance de Radama, qui seule rendait possible leur séjour, avait fait place rapidement à la méfiance. Après la mort de Radama (1828), la nouvelle reine Ranavalona Ire avait d’abord paru assez favorable, mais, devenue hostile, elle s’est

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lancée dans une politique de persécution de la nouvelle foi. Les missionnaires se sont donc livrés à une véritable course pour arriver à terminer l’impression de la Bible avant d’être expulsés.

8 Ils ont en fait tout mené de front : leurs études linguistiques, les premières écoles et la traduction de la Bible. Le roi considérait les missionnaires comme une sorte d’assistants techniques chargés d’apprendre à ses sujets à lire et à écrire. Pour lui, l’école était d’intérêt immédiat : il avait besoin pour son armée et son administration d’un personnel de secrétaires, de gouverneurs et d’officiers lettrés. En fait, les missionnaires ont réussi à marier efficacement le programme de scolarisation et l’entreprise de traduction. Les exercices scolaires de traduction (de l’anglais au malgache) comprenaient des passages de la Bible, et c’est parmi les premiers élèves qu’ont été recrutés les jeunes gens – restés dans la tradition comme les « Douze » – qui aidaient au travail. Le résultat a été obtenu avec une rapidité étonnante : alors que les missionnaires commençaient à peine à se familiariser avec la langue vers 1820, le Nouveau Testament est imprimé en 1830, et, si la Bible complète ne sort qu’en 1835, c’est en raison de la longueur des opérations de révision et d’impression, puisque le premier jet de traduction était terminé dès 1826. Cependant, l’œuvre prête à une double controverse – qui a sa source dans les ambiguïtés de l’attitude des missionnaires eux-mêmes : qui étaient les véritables traducteurs, les missionnaires britanniques, ou bien leurs élèves malgaches ? Et sur quel texte la traduction a-t-elle vraiment été établie : sur les textes originaux, ou sur une traduction en anglais ?

9 La position officielle a toujours été claire : les traducteurs étaient les missionnaires eux- mêmes, et les « Douze » sont régulièrement désignés dans leur correspondance comme de simples transcribers, des secrétaires employés à mettre au propre les traductions avant l’impression. En réalité, la situation n’a pas pu être si simple, et des sons de cloche discordants se font parfois entendre dans les correspondances qui ont été conservées. Le rôle des « Douze » a certainement été bien plus important que celui de simples scribes. S’ils n’ont pas été responsables de la traduction des textes au sens propre, ils ont dû beaucoup contribuer à leur rédaction. On s’expliquerait difficilement sans cela les références, précises et nombreuses, à des réalités et à des institutions malgaches, sans parler des trouvailles idiomatiques qui parsèment le texte. On ne peut s’étendre ici sur cette discussion, mais quelques exemples donneront une idée de la richesse linguistique et culturelle de la traduction.

10 En Gn 38,8, il est question de Tamar, qui a d’abord été l’épouse d’Er, premier fils de Juda. Ce premier mari étant mort, Juda ordonne à son second fils Onan de prendre en mariage la fille de son frère aîné, selon la loi du lévirat. La traduction malgache donne à cet endroit : « Va chez la femme de ton frère, porte-la en “charge-sur-la-tête” (ento loloha izy), et engendre un enfant pour ton frère. » (cf. King James « Go in unto thy brother’s wife, and marry her, and raise up seed to thy brother ») La notion de loloha « charge qu’on porte sur la tête », désigne en effet, dans la coutume malgache, un mariage léviratique, très comparable à celui qu’institue la loi mosaïque (Dt 25,5-10). On devine ici comment l’enquête lexicale a permis à la fois de nourrir le dictionnaire d’une expression typique, et de trouver pour le passage en question la traduction techniquement la plus précise. Certaines locutions sont de simples métaphores lexicalisées dont la découverte demandait pourtant une singulière compétence, comme quand on lit, en 2S 13,25 : « que nous n’allions pas tous ensemble, de peur que nous ne te “brisions-la-poitrine” (mamaky tratra) », traduction qui correspond à « let us not all

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now go, lest we be chargeable unto thee » dans King James. La figure de la « poitrine brisée » signifie que l’on est surchargé, accablé de peine. L’emploi de certaines expressions révèle un véritable travail d’analyse. Ainsi, en Gn 15,15, passage dans lequel le Seigneur promet à Abram une digne sépulture, la version malgache de 1835 donne : « tu iras vers la paix “chez tes ancêtres” (amy ny raza’nao). » Pourtant le texte comportait une expression qui se traduirait mot à mot par « chez tes pères » (cf. King James « thou shalt go to thy fathers in peace »). Mais une traduction littérale en malgache aurait donné un résultat difficile à accepter, pour des raisons à la fois sociales et linguistiques. D’une part, la sépulture malgache n’est pas comprise comme celle des seuls « pères », mais comme celle d’un collectif ancestral qui couvre toute l’étendue de la parenté, si bien que c’est effectivement le terme raza’nao « tes ancêtres » qui convenait ici. D’autre part, du fait de l’absence de marque du nombre en malgache une transposition terme à terme de « chez tes pères » aurait sans doute été comprise « chez ton père », ce qui prêterait à contresens. Il est plus que probable que les missionnaires n’ont pu faire seuls de telles trouvailles.

11 L’attitude des missionnaires vis-à-vis de leurs collaborateurs malgaches dans les années 1820-1830 était sans doute proche de celle que montre, bien plus tard, leur collègue William Cousins dans ses souvenirs sur la « grande révision » de 1874-1887. Il écrit en effet : « Une grande considération est due à notre petite compagnie d’assistants indigènes (our little band of native helpers) ; souvent quand je lis maintenant la Bible, je rencontre des tournures que nous leurs devons. Parmi ces aides (these helpers), aucun ne mérite plus d’éloges que notre ami Andrianaivoravèlona, et bien qu’il ne soit plus parmi nous physiquement, chaque fois qu’on lit la Bible dans nos temples, il nous parle encore par plus d’une expression idiomatique qui y a été introduite sur sa suggestion. » (Cousins 1897 : 118).

12 On note le ton protecteur : les indigènes – dont on reconnaît certes le mérite – peuvent être nos « amis », ils n’en restent pas moins des assistants, des auxiliaires. Cette attitude n’était certainement pas à cette époque une particularité des missions malgaches. Le missionnaire anglais Carey, qui avait publié au début du XXe siècle les premières traductions de la Bible en bengali et en plusieurs autres langues de l’Inde, était pour ceux de Tananarive un modèle admiré. Nous le savons parce que Kingdon, l’imprimeur de la mission quaker, avait fait à Tananarive devant l’Association des jeunes gens chrétiens une série de conférences sur la vie et les vertus héroïques de ce grand devancier. Or, il faisait dire au missionnaire du Bengale : « Tout mon salaire je le dépense pour salarier une personne pour m’aider (akaramako olona hanampy ahy) à traduire l’Écriture Sainte, et à en faire la correction ; et je le dépense aussi à payer un professeur qui m’aide » (Kingdon, ca. 1878 : 15).

13 Nul doute que le type de relations ainsi décrit entre le traducteur missionnaire européen et son « aide » ou son « professeur » indigènes ne devait résonner d’une manière familière aux oreilles des auditeurs malgaches. Les missionnaires ne doutaient pas que c’était à eux que revenait l’œuvre originale de la traduction : les locuteurs natifs étaient des aides, certainement pas les auteurs intellectuels du travail. Nous sommes loin de l’attitude d’un Maurice Leenhardt cherchant pour la traduction du Nouveau Testament en houaïlou non pas une aide du catéchiste locuteur natif, mais une formulation nouvelle, en quelque sorte jaillissant des mots de la langue ; mais il est vrai que nous sommes alors au XXe siècle, et que d’ailleurs les intuitions de Leenhardt

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sont loin d’avoir été acceptées de tous (sur la comparaison des attitudes de Carey et de Leenhardt, voir Smalley, 1991 : 50-58).

14 La question du texte de base sur lequel la traduction a été établie prête également à controverse. Les missionnaires ont insisté sur le fait que la traduction devait partir des textes originaux, hébreux et grecs, et non d’une traduction. Ils en avaient, en principe, la compétence. En effet, l’enseignement du séminaire de Gosport où ils avaient étudié, non seulement donnait une part importante aux études linguistiques, mais Munthe (1969) a montré qu’il était aussi caractérisé par la liberté intellectuelle des milieux protestants non conformistes vis-à-vis des normes plus conservatrices de l’Église d’Angleterre. Partant pour Madagascar, les missionnaires de la LMS étaient au courant des acquis les plus récents de la recherche exégétique. Ils avaient avec eux en particulier le Nouveau Testament grec de Griesbach, qui représentait un grand progrès dans l’établissement du texte par rapport au Textus receptus, héritier des recherches humanistes de la Renaissance, auquel se tenait encore l’Église anglicane. Et ils ont effectivement travaillé sur ce texte grec : Munthe a démontré, en suivant verset par verset les omissions et les additions de l’édition Griesbach, que la traduction malgache n’avait pas suivi le texte anglais disponible à l’époque (établi sur le Textus receptus), mais bien le texte de Griesbach. Cela signifie-t-il que la traduction a réellement été faite à partir du grec, ou bien plutôt qu’une traduction établie d’abord sur l’anglais a été ensuite soigneusement collationnée pour la mettre en accord avec le grec ? Les déclarations des missionnaires eux-mêmes laissent planer le doute. Les pages de titre du Nouveau Testament (1830) et de la Bible complète (1835) donnent des indications qui ne concordent pas. Sur la première on lit : no dikai’ny ny Misionary tamy ny teny Girika « traduit par les missionnaires de la langue grecque », alors que sur la seconde figurent les mots : voadikia tamy ny teny Hebirio sy Girika « traduite des langues hébraïque et grecque », mais suivis de l’explication : ka nafindra ny ny Misionary, avy amy ny “London Missionary Society,” ho teny Malagasy « et transposée [ou : “transportée”] par les Missionnaires de la LMS en langue malgache ». Cette formulation1 ne signifie-t-elle pas que la traduction proprement dite était en une langue intermédiaire (l’anglais) avant la « transposition » vers la langue malgache ? Et en quoi consistait exactement cette dernière opération ? La discordance s’explique-t-elle par des procédures différentes pour le Nouveau et pour l’Ancien Testament, dues à ce que les compétences pour l’hébreu étaient certainement plus rares que pour le grec ? Ou bien est-ce une fois de plus une trace des désaccords théoriques entre les membres de l’équipe de traduction ?

15 La discussion n’est donc pas close, et on voit réapparaître la controverse, par exemple chez l’historien Pier Larson (travail en cours), qui insiste pour décrire le processus de traduction comme une « translation of the Bible from the English King James Version » (nous avons vu qu’en toute rigueur textuelle cette description est inexacte), et pour attribuer le titre de premiers traducteurs aux « Douze », décrits comme « teenage Malagasy boys who had been taught English ». La controverse a un arrière-plan idéologique : insister sur le caractère original de la traduction, et sur le recours aux textes grecs et hébreux, c’est donner la place prédominante dans le travail aux missionnaires européens, les seuls dans la Tananarive des années 1820 à pouvoir lire les langues anciennes. À l’inverse, reconnaître un rôle prépondérant aux « Douze », c’est maximiser la contribution des Malgaches – mais alors il faudrait que la traduction ait été faite sur l’anglais... La position de Larson est cohérente avec son point de vue général sur l’histoire des débuts du XIXe siècle malgache : dans un de ses travaux remarqués, il proposait déjà de revoir

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l’interprétation généralement présentée des relations entre Radama Ier et le gouverneur Maurice Farquhar. Alors que les historiens malgachisants placent l’initiative exclusivement du côté des Britanniques, Larson (2000 : 224-225) réévalue l’autonomie stratégique du roi malgache qui a recherché activement l’alliance étrangère et su en tirer le meilleur profit.

Un moment fondateur pour la langue malgache moderne

16 Un point très important pour l’avenir est la décision prise, au moment de l’impression de la Bible, sur la nature et sur le nom qui sera donné à la variété de langue choisie pour la traduction. Les pages de titre de 1830 (Nouveau Testament) et 1835 (Bible complète) portent la même indication : le Livre a été traduit ho teny Malagasy « en langue malgache ». Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, il y avait désaccord entre les missionnaires. Munthe (1969 : 97) rapporte qu’en 1834, au moment de l’impression du livre d’Ésaïe, le titre avait d’abord été rédigé par l’un des missionnaires, Griffiths, avec l’expression teny nkova « en langue hova », et que c’est son collègue Freeman qui avait corrigé sur les épreuves teny Malagasy. Griffiths avait protesté, expliquant que tout ce qui avait été imprimé l’avait toujours été en hova. En 1834, la querelle pouvait paraître byzantine : de fait, la langue malgache que les missionnaires apprenaient, et dans laquelle ils publiaient le résultat de leurs travaux, était celle en usage à la cour de Tananarive, au cœur de cette région que les traitants européens connaissaient depuis le XVIIIe siècle comme l’Ankova, le pays des Hova, et ce nom s’employait encore pour désigner les habitants de la région centrale2. Mais le choix avait une signification politique – et il s’est révélé par la suite un choix de conséquence dans le domaine sociolinguistique. La reine Ranavalona avait protesté contre l’habitude que les Européens avaient de la désigner comme « reine des Hova » (Raison-Jourde, 1991 : 33), alors qu’elle affirmait être la souveraine légitime de tout Madagascar. Malagasy était le mot choisi pour désigner les habitants de son royaume, par opposition aux étrangers du delà des mers. Présenter la Bible comme ouvrage en langue malagasy, c’était donc en faire le premier monument d’une littérature non pas locale, dialectale, mais nationale – ce qu’elle est effectivement devenue, même si en 1830-1835 le processus de standardisation de la langue, qui devait lui donner progressivement une autonomie par rapport au parler oral de l’Imerina, n’en était qu’à ses premiers pas. La question de la nature de la langue écrite : simple extension du dialecte de la région de la capitale, ou langue standardisée capable de servir de koinè à l’ensemble du pays, est devenue un serpent de mer qui réapparaît périodiquement dans la vie politique malgache, en particulier chaque fois que les autorités déplacent les limites entre l’usage du malgache et l’usage du français dans l’enseignement3. On peut donc dire que cette dispute, devenue depuis une constante de la vie politique malgache, trouve son fondement en ce moment-clé.

17 Les résultats de la première période missionnaire protestante ont été impressionnants du point de vue religieux, et aussi culturel. La persécution, loin de faire disparaître le tout petit noyau des croyants, l’a au contraire radicalisé, si bien qu’après la mort de Ranavalona Ire (1861) une communauté chrétienne décidée attendait le retour des missionnaires. Parallèlement, la constitution d’une élite lettrée et d’un standard linguistique reconnu avait fourni au royaume un instrument de gouvernement : bien

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que l’œuvre missionnaire ait été arrêtée, cet acquis de l’écrit a été maintenu et utilisé par les scribes de l’administration royale4. Il est très remarquable que c’est aussi pendant le « Temps de l’Obscurité » (ny Tany Maizina, terme que l’historiographie ecclésiastique applique à la période des persécutions) qu’ont été écrites les premières productions littéraires malgaches. L’imprimerie étant interrompue, c’est sous forme de manuscrits qu’ont été collectés les textes qui devaient devenir ensuite, aux « Temps de la Lumière », les classiques de la littérature malgache. Les contes, publiés en 1877 par le missionnaire luthérien Dahle (discussion récente dans Noiret, 2008), comme les traditions de l’Histoire des Rois dont les cahiers ont été copiés et publiés par le jésuite Callet à partir de 1873 (discussion dans Condominas, 1984), ne sont pas des collectes de folkoristes européens, mais, pour l’essentiel, la publication de cahiers de lettrés malgaches, élèves des missionnaires. Il en va de même de la poésie sapientielle des proverbes et des pièces de « science du verbe » hain-teny, dont certains cahiers conservés par les familles de leurs auteurs ne devaient voir le jour que plus d’un siècle après la mort de Ranavalona (Domenichini-Ramiaramana, 1968, 1983).

18 Un langage religieux était né, à la suite de décisions qui, à l’origine, pouvaient prêter à discussion, mais qui ont aussitôt constitué un vocabulaire chrétien accepté de tous, sur lequel aucune révision ou traduction ne devait plus songer à revenir. On se limitera à un exemple. Pour traduire « Dieu », deux termes étaient disponibles. L’un, Zanahary, semble renvoyer à la notion de « Créateur ». L’autre, Andriamanitra, est un composé dont le sens littéral est « Seigneur qui embaume, qui sent bon » (Dahl, 1992). Les deux pouvaient s’appliquer à la divinité suprême, mais aucun des deux n’était spécialement lié à l’idée de Dieu unique, et en particulier l’un et l’autre étaient employés pour invoquer les palladiums royaux de l’Imerina – ces objets sacrés que les missionnaires avaient identifiés à des « idoles ». Entre les deux noms, les missionnaires protestants ont visiblement hésité puisque, dans leurs cantiques, ils ont souvent utilisé Zanahary. Mais dans la traduction de la Bible, ils ont employé seulement Andriamanitra. Le résultat a été qu’en malgache moderne s’est construit une opposition entre Andriamanitra, perçu aujourd’hui comme le mot « chrétien », et Zanahary qui tend à s’identifier aux conceptions tournant autour du culte des ancêtres. Les catholiques, qui dans les premiers temps avaient privilégié Zanahary, devaient rapidement « se convertir » eux aussi à Andriamanitra.

Le travail des réviseurs et les nouvelles traductions

19 On passera plus rapidement sur l’histoire des révisions et des traductions plus récentes5, dont l’importance linguistique et culturelle a été moindre. La première révision (1855-1865), connue sous le nom de son principal artisan, Griffiths, a la particularité d’avoir été produite en Angleterre, alors que les missionnaires, chassés par la reine, attendaient l’occasion de retourner à Madagascar. Elle n’a pas été beaucoup appréciée. On lui a reproché des erreurs grammaticales qu’expliquent sans doute les conditions de la rédaction, loin du contact avec les locuteurs. Mais elle a aussi été critiquée pour d’autres raisons, en fait pour des choix originaux qui rétrospectivement peuvent paraître intéressants. D’une part, elle poursuivait la recherche d’expressions typiquement malgaches qui avait caractérisé la rédaction de 1835. Dans un souci de cohérence, elle avait étendu l’emploi du mot razana « ancêtres » – dont nous avons parlé – à des passages, comme en 1R 19,4, où la B.1835 avait gardé

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une traduction littérale par ny ray « les pères ». De même, elle étend la figure de « briser la poitrine » à des contextes où l’idée d’« être à charge » avait été rendue dans la B.1835 par une expression moins idiomatique (en 2Co 11,9). Dans les cas de ce genre, elle a été, en général, suivie par les révisions ultérieures, sauf parfois par la B.2005 qui préfère souvent une expression plus prosaïque.

20 Mais la version de Griffiths est surtout originale en ce qu’elle avait recherché systématiquement des transpositions dans les termes de la société malgache, là où la B. 1835 se croyait obligée de décrire des réalités du monde méditerranéen antique. C’est particulièrement clair dans le domaine des noms et du symbolisme des plantes. Ainsi, en Gn 30,14-16, on voit Rachel disputer à sa co-épouse Léa des mandragores, fruits des champs à l’odeur exquise réputés pour leur vertu de remède aphrodisiaque et génésique. Alors que la B.1835 avait simplement emprunté le mot anglais mandrakes – hésitant d’ailleurs sur son adaptation malgache puisqu’il était écrit tantôt mandraky tantôt mandrakisy – Griffiths transpose hardiment : il remplace par des voantango, des melons odoriférants, aptes à recouvrir un symbolisme voisin. Avec cohérence, la traduction par voantango est maintenue dans l’autre endroit où figurent les mandragores, en Ct 7,13. Toujours dans le Cantique, quand le bien-aimé est comparé à un « pommier parmi les arbres de la forêt » (Ct 2,3), c’est l’anglais (« the apple tree among the trees of the wood », King James) qui avait inspiré le premier traducteur en lui dictant l’adaptation malgache apily. B.1865 le remplace par un citronnier (voasary), arbre élégant et de bonne odeur, cité dans des contextes comparables dans la poésie orale malgache. Le procédé n’est pas complètement systématique : Griffiths, pas plus qu’aucun des autres traducteurs, n’a proposé de remplacer l’olivier (oliva) par quelque autre oléagineux présent dans la culture locale6. Ces propositions de Griffiths, jugées sans doute trop audacieuses, seront écartées, avec beaucoup d’autres, dans les révisions suivantes qui reviennent à des emprunts à l’anglais ou au français, ou parfois à l’original hébreu, les mandragores devenant mandragora, mandragôra (B.1938, B.2005) ou dodaima (B.1909), et le pommier paoma (B.1909, B.2005) ou pôma (B.1938). (Sur ces équivalences botaniques, voir Gueunier, Solo Raharinjanahary, 2007.)

21 Griffiths avait mené un travail selon des principes rigoureux dans le domaine des noms propres. Pour les noms des livres bibliques, qui dans la B.1835 avaient été tout bonnement repris de l’anglais avec adaptation phonologique (Jenesisy, Ekisaodiosy, Levitikiosy), il proposait de véritables traductions par des mots signifiant « Création », « Sortie », « Sacrificature », solutions qui ne seront reprises par aucune autre version. Pour les noms de lieux et de personnes, il adoptait le principe d’une adaptation rigoureuse des noms originaux grecs et hébreux, alors que B.1835 avait souvent décalqué les formes anglaises. Ainsi disparaissaient Mosesy, Jesosy, Petera..., remplacés par Mose, Iesio, Petro... Seuls quelques noms, considérés comme trop bien intégrés dans l’usage malgache pour pouvoir être changés, gardaient leur prononciation d’origine anglaise : c’était le cas notamment de « Christ », Kraisty, qui cependant, pour se conformer à la règle du malgache excluant tout contact de consonnes, s’écrivait maintenant Kiraisity7. La plupart de ces réformes ont été abandonnées dans les versions suivantes, et nous verrons que la question de la traduction des noms propres est devenue le principal sujet de controverse dans les discussions sur les révisions ultérieures, faisant passer à l’arrière-plan des points bien plus importants.

22 Sur quelques points d’intérêt théologique, la traduction de Griffiths montrait également un souci de clarification, et même quelque audace. Un choix audacieux

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portait ainsi sur l’expression de la notion de « vierge ». Dès les premiers essais de prédication en malgache, du temps de la mission catholique de Fort-Dauphin au XVIIe siècle, la manière de rendre cette idée avait posé un problème8. Dans la B.1835, la solution adoptée avait été un emprunt à l’anglais virjina, qui avait été employé dans Lc 1,27 « la virjina prise en mariage par un homme, du nom de Joseph », et bien sûr dans Mt 1,23 « voici : une virjina sera enceinte, et elle mettra au monde un enfant mâle ». Comme on le faisait souvent dans les traductions du temps, cette solution avait aussi été reportée sur le texte d’Ésaïe dont ce passage de l’évangile est une citation. On obtenait ainsi une concordance parfaite entre les passages de l’Ancien et du Nouveau Testament, en dépit du fait que le mot du texte hébreu d’Ésaïe ne comporte pas l’idée de virginité. La B.1865 prenait la situation au revers : il renonçait à l’emprunt, et le remplaçait par des mots existant dans le vocabulaire de base : en Lc 1,27 par zatovo-vavy mot à mot « jeune personne de sexe féminin, jeune fille » et en Mt 1,23 par le terme voisin mpitovo-vavy « célibataire de sexe féminin ». Les deux termes comportent l’idée de jeunesse et de célibat, mais pas nécessairement de virginité. Le problème de la concordance avec le texte d’Ésaïe était ainsi réglé de lui-même... mais au détriment de la doctrine traditionnelle de la virginité de Marie. Là encore, la proposition n’aura pas de succès et les versions B.1909 et B.1938 reviennent à virjina, ou virjiny. Sous cette dernière forme, le mot est d’ailleurs devenu tout à fait courant dans la langue moderne.

23 Autant la révision de Griffiths était ambitieuse, et prenait le risque de bouleverser une tradition à peine fixée, autant les versions suivantes ont été prudentes – en fait essentiellement conservatrices. Une « petite » révision en 1871, puis une « grande », faite par une commission qui a travaillé de 1874 à 1887, ont conduit progressivement à la version de 1908-1909, qui est devenue la Bible reçue des Églises protestantes, restée en usage jusqu’à présent. L’orthographe a été perfectionnée, mais sans que ses règles de base soient modifiées. Les dernières incertitudes morphologiques et syntaxiques ont été éliminées, donnant à la langue standard actuelle sa forme définitive. Le travail des réviseurs sur le texte a apporté de nombreuses améliorations grammaticales et stylistiques qui ont permis, de l’avis des lecteurs, de rendre les énoncés « plus malgaches ». Dans certains cas, les corrections ont permis de gommer les dernières scories dues à la connaissance imparfaite de la langue qu’avaient les missionnaires. Mais il n’est pas toujours facile de savoir dans quels cas les modifications représentaient la correction d’erreurs de langue, et dans quels cas on avait affaire plutôt à des tournures archaïques que la standardisation a fait disparaître.

24 Parmi les changements grammaticaux les plus notables, on note la fixation des règles d’emploi des articles ; en particulier le nom « Dieu », pour lequel il y avait incertitude, Andriamanitra ou ny Andriamanitra, perd définitivement son article. Le jeu des particules et conjonctions est revu méticuleusement, avec le souci de faire disparaître la répétition inlassable du ary « et », qui marquait les textes de la première traduction. Il faut remarquer que ce « défaut » ne tenait pas toujours à un calque des textes originaux grecs et hébreux, et pas d’avantage à un calque de l’anglais de King James. C’est bien plutôt l’abandon d’un trait d’une langue encore marquée par l’oralité. Les rédacteurs sont en train d’inventer la langue malgache écrite. Nous pouvons alors relativiser l’importance des querelles dont nous avons parlé : peu importe sans doute si les principaux traducteurs étaient les Britanniques (qui avaient la direction des opérations de révision), ou les Malgaches (qui guidaient leurs efforts linguistiques) : ils ont participé ensemble à ces changements qui, à partir d’un parler oral, construisent une langue littéraire. Il est frappant de remarquer que le même type de changements

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s’observe entre les deux versions de cet autre classique de la langue malgache que sont les Anganon’ny Ntaolo (« Contes des Anciens »). La première édition, publiée en 1877 par L. Dahle sous le titre Specimens of Malagasy Foklore, reproduisait les textes tels qu’ils avaient été transcrits par les premiers lettrés. L’édition revue donnée en 1909 par un autre missionnaire, J. Sims, applique aux textes les mêmes principes d’une « belle langue » que, dans le même temps, les réviseurs appliquaient à la Bible.

25 Les catholiques avaient déjà, à la fin du XIXe siècle, des traductions partielles (les évangiles et épîtres des dimanches, puis le Nouveau Testament complet ; et on avait également donné la priorité à Judith, Tobie et Maccabées, évidemment pour marquer la différence avec les protestants qui ne retiennent pas ces livres dans leur canon). Mais ils ont attendu 1938 pour donner une traduction complète de la Bible, certainement en raison de leurs réticences vis-à-vis de la lecture des Écritures par les laïcs, réticences qui sont encore explicitement mentionnées dans la préface.

Des convergences interconfessionnelles à une version œcuménique

26 Cependant, malgré l’atmosphère de rivalité exacerbée entre les confessions, le plus remarquable est que les catholiques ont pour l’essentiel accepté les choix faits par leurs prédécesseurs. C’est le cas d’abord des choix graphiques. Le projet de constituer ce qui aurait pu devenir une « orthographe catholique » et une « grammaire catholique » avait bien existé. L’abbé Dalmond, missionnaire aux « petites îles » (Sainte Marie et Nosy Be), points d’appui catholiques en attendant que s’ouvre la Grande Terre, a publié, dans les années 1840, vocabulaire, catéchisme, histoire sainte et cantiques, en refusant explicitement de se servir des livres des protestants. Il ne voulait pas recourir « à des ouvrages composés par des hérétiques, et écrits dans un idiome tout différent de celui des côtes ». Mais cette position a été vite abandonnée, et ses successeurs se sont ralliés à l’orthographe des hérétiques... revirement inévitable, puisque les règles établies à Tananarive étaient devenues celles d’une langue écrite commune (Gueunier, Rasoloniaina, 2005-2006).

27 Du côté du lexique, nous avons vu que les choix de base ne pouvaient plus guère être remis en question. L’idée est pourtant assez répandue dans le public malgache qu’il y a dans le texte de 1938 un « langage catholique » immédiatement reconnaissable. Elle s’appuie surtout sur la question emblématique des noms propres, où les catholiques empruntent au français ou au latin (Moizy, Piera, Joany) plutôt qu’à l’anglais (Mosesy, Petera, Jaona). Pour le reste, il y a un petit nombre d’expressions qui suffisent à jouer le rôle de marques confessionnelles. La plus connue se trouve dans la traduction de la demande « Ne nous soumets pas à la tentation » dans le Notre Père. À ces endroits (Mt 6,13 et Lc 11,4), les protestants ont ny fakam-panahy : litt. « la prise d’esprit » (le fait que l’esprit est vaincu, subjugué par le tentateur), alors que les catholiques ont ny fitaoman- dratsy : litt. « l’entraînement au mal ». En fait, il ne s’agit pas réellement d’une divergence de traduction, plutôt d’une transposition de la forme traditionnelle du Notre Père du catéchisme français – dans laquelle il s’agit comme on sait d’atténuer l’expression pour éviter aux âmes simples le scandale de penser que Dieu lui-même cherche à « induire en tentation ». En effet, dans B.1938, l’idée de « tentation » (grec peirasmon) n’est rendue par le « mot catholique » fitaoman-dratsy que dans le Notre Père. Partout ailleurs, dans les nombreux passages où il est question de la « tentation », la

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traduction catholique garde le « mot protestant » fakam-panahy. Dans bien des cas, c’est plutôt par un souci d’amélioration stylistique que la traduction catholique se distingue des versions protestantes. Bien qu’en principe il s’agisse d’une traduction indépendante, et non d’une révision, le lecteur garde souvent l’impression que le traducteur avait sous les yeux la version concurrente des protestants, et qu’il a simplement cherché à faire mieux en travaillant la prosodie, pour obtenir des phrases plus coulantes, et mieux adaptées à la lecture en public.

28 Dès les années 1960-1970, ont vu le jour des projets de révision de la version catholique, qui n’ont conduit qu’à des traductions partielles, et un projet de traduction œcuménique, ou interconfessionnelle, associant catholiques, anglicans et protestants. Les progrès ont été très lents – le Nouveau Testament étant imprimé en 1991, et la Bible complète en 2005. L’entreprise a été laborieuse, l’obstacle le plus évident étant, comme toujours, la question des noms propres, obstacle si difficile à surmonter qu’on a dû d’abord imprimer pour un premier fascicule publié à titre d’essai, une « traduction œcuménique, version protestante », et une « traduction œcuménique, version catholique », qui ne différaient que par les noms propres ! Ce n’est qu’ensuite que la commission a réussi à se mettre d’accord sur une solution minutieusement négociée : quelques noms ont été refondus, d’autres repris à l’une ou l’autre des anciennes versions. Mais l’ambition de la nouvelle version dépasse de beaucoup cet aspect de compromis interconfessionnel9. S’agissant du vocabulaire, il ne pouvait être question de bouleverser le « langage chrétien » dont on a parlé. Au contraire, l’ensemble de cet héritage a été maintenu, même là où il était discutable, comme dans le cas du terme choisi pour « prophète » mpaminany, un mot qui signifie litt. « devineur », mais qui est lié maintenant en malgache principalement aux contextes bibliques. Il fallait cependant gommer certains mots transmis de version en version depuis la première traduction, et qui étaient devenus si archaïques qu’ils finissaient par gêner la compréhension. Ce point était assez facile. Un exemple se trouve dans le verset du Magnificat, Lc 1,48, où la « servante » se disait, dans toutes les versions, d’un mot de l’ancienne langue, euphémisme courant aux temps de l’esclavage qui appelait les serviteurs et servantes des « enfants », ankizy (comme fait en d’autres endroits le grec pais). Le mot est aujourd’hui désuet en ce sens, et pour les nouvelles générations il fait confusion avec les véritables enfants. La nouvelle version est beaucoup plus claire en le remplaçant par un nom d’agent formé régulièrement sur le verbe « servir » (et qui est d’ailleurs dans la langue moderne le nouvel euphémisme pour dire « esclave »).

29 Au-delà des questions de lexique, l’équipe de traduction s’est explicitement inspirée de la théorie de l’« équivalence dynamique » prônée par E.A. Nida et ses disciples de l’Alliance Biblique Universelle. Ce principe suppose surtout qu’on renonce aux calques des structures des langues originales qui produisent dans la langue d’arrivée des énoncés inusités, ou au moins étranges. Le même verset du Magnificat en donnait un exemple dans les anciennes versions qui disaient, mot à mot : « il a regardé la bassesse de position de son enfant [c’est-à-dire de sa servante] » ; recherchant une expression plus naturelle, la nouvelle version donne à peu près : « il m’a regardée, moi sa servante de rien ». L’application de ces principes devait amener les traducteurs à essayer de rendre l’expression plus coulante, plus « malgache » – ce qui était déjà, on l’a vu, le souci constant de leurs prédécesseurs. Ils ont ainsi revu l’orientation syntaxique de nombreuses phrases, pour faire prévaloir, chaque fois que c’était possible, et chaque fois que les versions précédentes ne l’avaient pas encore fait, la préférence du malgache pour l’expression à la voix passive ou à la voix circonstancielle (dans laquelle le sujet

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grammatical de l’énoncé est une circonstance du procès, le lieu, le temps, la manière, etc.) Mais, d’un autre côté, le souci de simplifier l’expression, et la méfiance vis-à-vis de la transposition littérale des figures « bibliques », caractéristiques des théories de Nida, ont conduit parfois à abandonner des tournures qui se trouvaient « coller » fort bien aux points de vue malgaches. Ainsi, dans le cantique de Zacharie, Lc 1,69, les anciennes versions disaient : « il a dressé la corne du salut pour nous ». La métaphore a été gommée au profit d’une phrase plus explicite qui se traduit : « c’est un sauveur puissant qu’il a élevé pour nous »... Et pourtant l’image de la corne comme expression de la puissance est bien attestée dans la culture malgache ; le roi Radama appelait son armée, qui était la force de son État : « les cornes du royaume » (Callet, 1908 : 1076), et l’expression parle aujourd’hui encore dans une société où les traditions pastorales ne sont pas près de s’effacer. Il n’était sans doute guère justifié de supprimer ici la figure biblique. En fait, dans plusieurs cas, la version B.2005 suit de si près les recommandations des équipes internationales d’appui à la traduction qu’elle donne l’impression de ne plus calquer le grec ou l’hébreu, mais de calquer les solutions expérimentées en anglais ou en français dans Good News for Modern Man ou Bonnes Nouvelles Aujourd’hui... Le souci d’éviter des obscurités et des confusions en recourant à ce que la théorie de Nida appelle des « périphrases légitimes » (c’est-à-dire des périphrases qui ne sont pas des commentaires mais l’explicitation du sens propre du mot) conduit parfois à des formules embrouillées ou tautologiques comme dans Rm 7,25 quand la « chair » des traductions anciennes devient « le fait que je suis un homme pécheur », et que l’apôtre enseigne « je suis réduit à l’esclavage par le pouvoir du péché, par le fait que je suis un homme pécheur ».

30 On note aussi dans la nouvelle version une tendance à l’atténuation, justifiée par le souci d’éviter de fausses interprétations, mais qui risque d’affadir singulièrement le texte. C’est dans le Cantique qu’on en trouve les plus beaux exemples. Dans Ct 1,2, là où les versions B.1909 et B.1938 avaient l’équivalent du classique « qu’il me baise (hanoroka) des baisers (fanorohana) de sa bouche », B.2005 remplace par « qu’il m’embrasse (hanoroka) vraiment fort (mafy tokoa) » ; on a évité, conformément à la théorie, le sémitisme typique de « l’objet interne », mais le moins qu’on puisse dire est que l’expression n’en a pas été renforcée10. En Ct 1,5, là où la Belle disait selon B.1835 et B.1938 « Je suis noire (mainty) mais je suis belle... », et selon B.1909 « J’ai noirci [ou : je tourne au noir, mivalomainty], mais je suis belle... », la nouvelle version lui fait dire : « Je suis de peau un peu foncée (zarazara), mais bien faite... ». Quand on sait la signification sociale que revêtent en malgache les termes désignant les couleurs de peau, on ne peut qu’être frappé par le remplacement de mainty « noir » (qui s’applique aux descendants des anciens esclaves, encore victimes dans la société actuelle de graves discriminations) par zarazara, qui signifie « assez foncé, ni vraiment blanc, ni vraiment noir ». Ici, ce sont les implications sociales du texte qui risquent de paraître atténuées par l’affaiblissement de l’expression, même s’il n’est pas sûr du tout que telle était l’intention des traducteurs.

31 D’une manière générale, la traduction interconfessionnelle, enfin complète après plus de trente ans de travaux, n’a pas enthousiasmé les usagers. On lui reproche ses longueurs, son prosaïsme. Elle se heurte certainement à la sacralisation dans chaque Église des textes reçus. Certains ont craint que sa parution ne signifie que le nouveau texte, devenant officiel, ne vienne abolir les anciennes versions. Surtout, les progrès de l’œcuménisme, très réels si on se reporte aux vifs antagonismes qui étaient de règle avant les années 1960-1970, sont arrivés depuis à une situation stationnaire : les

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appareils des différentes Églises collaborent régulièrement, surtout en cas de crise avec le pouvoir politique, et les fidèles se sont habitués aux célébrations interconfessionnelles, présidées par des clercs ou purement familiales, notamment pour les funérailles, qui sont toujours un grand moment de la vie sociale. Mais il n’est plus question de communion, plutôt de coexistence ; quand on est ensemble, on a pris l’habitude d’alterner textes « protestants » et « catholiques », ce qui a l’avantage de ménager l’identité de chaque groupe. Il n’est donc pas étonnant que la parution de la traduction œcuménique ait coïncidé avec l’annonce que, chacun de leur côté, catholiques et protestants préparaient une révision de leur propre version. La révision catholique, limitée à des mises au point de détail, est parue en 2006.

Langage biblique et vie moderne

32 On a montré plus haut les adaptations remarquables qui, en conférant des sens nouveaux à des termes sortis des contextes de l’ancienne société, ont contribué à donner une coloration malgache aux textes de l’Écriture. Il faut maintenant décrire un mouvement qui en est d’une certaine manière l’inverse : une fois le corpus biblique établi et reçu, il a pu servir à son tour de matériau pour forger une terminologie moderne dans plusieurs domaines, en particulier ceux des relations sociales et politiques. Ce travail a été celui des écrivains, dont la grande période se situe au cœur de la colonisation et jusqu’aux débuts de l’indépendance11, mais aussi – et on y retrouve souvent les mêmes noms – du journalisme, des manuels scolaires, sans oublier les rédacteurs de l’administration coloniale elle-même, qui employait la langue malgache officielle pour beaucoup de ses relations avec les « indigènes ». Il en résulte cette abondance d’expressions bibliques, qui vont de la métaphore lexicalisée (le « meuble fragile », la femme, glissement sémantique à partir d’un terme qui traduisait le « vase fragile » de 1P 3,7), au proverbe (« faire retraite de Juifs », d’après le recul des accusateurs de la femme adultère, Jn 8,9), et au slogan politique (« abattre les murailles de Jéricho », d’après Jos 6,1-20), qui ont attiré l’attention des observateurs de la vie malgache (Spindler, 1992 ; Gueunier, 2004). Ainsi la langue moderne peut paraître au moins autant un « malgache religieux » qu’un « malgache officiel »12 : c’est le langage du politique qui se met en dépendance du langage du religieux bien plus que l’inverse, d’autant que les Églises gagnent régulièrement en influence ce que perd l’État, affaibli par l’échec économique et par sa quasi mise en tutelle par les organismes financiers internationaux.

33 Plus significatif encore a été le remodelage du lexique lui-même. C’est de leurs usages dans les contextes bibliques que les deux termes foko et firenena, qui désignaient originellement des groupes de descendance, et relevaient donc du registre de la parenté, en sont venus à se spécialiser respectivement au sens d’« ethnie » (régionale) et de « nation » (exaltée dans son unité, s’opposant précisément aux dissensions « ethniques »). Depuis l’époque coloniale, et jusqu’aux récents mouvements populaires de la capitale, les souvenirs de la Genèse (« Je ferai de toi une grande firenena », Gn 12,2), de l’Exode (« fais monter cette firenena », Ex 33,12) et de l’Apocalypse (« beaucoup de peuples, de firenena, de langues et de rois » Ap 10,11) colorent l’idée de la nation. La notion de progrès (fandrosoana), caractéristique de l’idéologie politique malgache moderne, rappelle les théories développementalistes des débuts de l’indépendance, mais surtout une idéologie missionnaire qui associait les lumières de la foi à celles de

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l’instruction et de la civilisation. Du même radical (roso) on tire les mots qui désignent le progrès technique, et la progression du néophyte vers le baptême. Ce même radical rend l’idée d’« édification » par exemple en 1Co 8,1, ce que le français rend ordinairement par « la connaissance enfle, mais la charité édifie » se dit en malgache depuis la B.1909 : « la connaissance fait enfler, mais l’amour fait progresser (mampandroso) ». Là où le texte biblique avait une métaphore du registre de l’architecture, oikodomein « édifier, construire la maison », les traductions malgaches ont choisi une image du domaine du déplacement, « faire avancer ».

34 Parfois, le recours à la Bible comme source de néologismes est explicite. Lorsque, après la révolution étudiante de 1972, le besoin d’acclimater les notions du marxisme s’est fait sentir, un des intellectuels engagés de l’époque a confié avoir découvert dans les Psaumes le terme pour rendre l’idée de classe sociale. C’était saranga, un mot de l’ancienne langue qui rendait l’idée de « rang, dignité », dans Ps 55,12-13, selon la B. 1909 : « Ce n’est point un ennemi qui me dénigre mais c’est toi, un homme de même saranga que moi, mon propre ami et camarade ». Une fois lancé, le néologisme a connu un succès immédiat, et le sens « marxiste » est aujourd’hui son emploi principal13.

35 C’est ce langage commun qui explique sans doute le paradoxe de la situation culturelle actuelle : le recul, ou le refroidissement, de l’œcuménisme institutionnel se concilie assez bien dans la vie avec une association des traditions catholique et protestante – qui s’étend d’ailleurs souvent également aux cultes ancestraux. Là où le sociologue pouvait être tenté de chercher un syncrétisme, on verra plutôt négociation entre des traditions qui restent distinctes. Cet « œcuménisme » informel, incluant un accommodement avec le rituel ancestral, est certes repoussé vigoureusement par tous ceux qui adhèrent aux mouvements plus radicaux, de tendances revivaliste ou pentecôtiste, pour qui tout compromis avec les « païens » et avec « le train de ce monde » est inconcevable. Des affrontements peuvent se produire, parfois allant jusqu’à la violence – on a vu il y a peu des incendies de lieux de cultes « païens » revendiqués par les mouvements chrétiens de Réveil, sur le modèle de la destruction des « idoles » par la Reine nouvellement convertie en 1869. Mais le langage dans lequel s’expriment ces tendances opposées est largement unifié. Une étude récente montre comment les références bibliques, surtout vétérotestamentaires, sont utilisées aussi bien dans le rituel d’un mouvement de Réveil qui a restitué au profit de sa Prophétesse, d’après les descriptions de l’Exode et du Deutéronome, les rites de l’intronisation du grand-prêtre, que dans les rituels de prières sur les hauts lieux royaux, ou dans les pratiques d’un guérisseur, qui ne tient pas comme la plupart de ses confrères sa connaissance des plantes d’une tradition familiale, ou d’un apprentissage, mais d’un système complexe de correspondances qui lui permet de remplacer par des espèces existant dans le pays les plantes mentionnées dans l’Écriture (Razafindrakoto, 2006). Ainsi les oppositions, même violentes, n’empêchent pas les uns comme les autres de puiser à la même symbolique biblique.

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ANNEXES

Principales traductions malgaches de la Bible – La première traduction protestante, 1835 : Ny Teny n’Andriamanitra, atao hoe, Baiboly Masina, misy ny Tesitamenta taloha sy taoriana, voadikia tamy ny teny Hebirio sy Girika; ka nafindra ny ny Misionary, avy amy ny « London Missionary Society, » ho teny Malagasy. [« La Parole de Dieu, qui est dite la Sainte Bible, avec le Testament ancien, et l’ultérieur, traduite des langues hébraïque et grecque ; et transposée par les missionnaires de la London Missionary Society en langue malgache. »] Antananarivo, Poresy ny ny London Missionary Society, 1835, pag. mult. (Réimpression fac-simile, 1985.) Le Nouveau Testament, publié d’abord à part, a une page de titre particulière : Ny Teny n’Andriamanitra, atao hoe, Tesitamenta’ny Jesosy Kraisty Tompo’ntsika, sady Mpamonjy no Mpanavotra: No dikai’ny ny Misionary tamy ny teny Girika ho teny Malagasy, ka nampitovi’ny sy no dinihi’ny tamy ny teny sasany vao adika. [« La Parole de Dieu, qui est dite Testament de Jésus Christ notre Seigneur, ainsi que Sauveur et Libérateur : traduite par les missionnaires de la langue grecque, et accordée [ou : “rendue pareille”] et réfléchie avec d’autres langues avant d’être traduite »] – La première révision protestante, dite de Griffiths : Ny Baiboly, izany hoe, ny Soratra Masina rehetra amy ny Faneken-taloha sy ny Fanekem- baovao. [« La Bible, c’est-à-dire l’Ecriture Sainte entière, avec le Pacte ancien et le Pacte nouveau. »] Londona, W. M. Watts, 1865, s.p. Le Nouveau Testament avait été imprimé, dès 1855, avec une page de titre différente : Ny Teniny ny Fanekem-baovao, milaza any Iesio Kiraitsy, Mpamonjy, Tompontsika. Voa dikiany ny Misionary tamy ny teny Girika, teo am-boalohany ary voa dinikia, ka voa hitsiny D. Griffiths, ambany ny anankiray mitandriny ny fandikiany ny Soratra Masina, teo aoriana. [« Les Paroles du Pacte nouveau, qui annoncent Jésus Christ, Sauveur et Seigneur. Traduites par les missionnaires de la langue grecque, à l’origine et étudiées, et corrigées ensuite par D. Griffiths, ensemble avec l’un des responsables de la traduction de l’Ecriture Sainte. »] Londona, W. M. Watts, 1855. – La version révisée en 1887, puis en 1908-1909, devenue version reçue des Églises protestantes : Ny Soratra Masina dia ny Testamenta taloha sy ny Testamenta vaovao. Nadika avy amin’ny teny Hebreo sy grika. [« L’Ecriture Sainte, c’est-à-dire l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. Traduits des langues hébraïque et grecque. »] Tananarive, Fikambanana Mampiely Baiboly, 1965, 883-262 p. (La Sainte Bible en malgache, réimprimée de l’édition 1908-1909.) – La traduction catholique : Ny Baiboly na ny Soratra Masina. [« La Bible, ou L’Ecriture Sainte. »] Roma, Tipografia Poliglotta Vaticana, 1938, XVIII-1486 p.

Au verso de la page de titre : Ny Baiboly Masina, nadikan’ny Mompera Jesoita amin’ny Vikarian’Antananarivo ho teny Malagasy [« La Sainte Bible, traduite par les Pères Jésuites du Vicariat d’Antananarivo en langue malgache. »]

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Une révision est parue en 2006, éditée par la Société Biblique Malgache, Antananarivo, Fikambanana Mampiely Baiboly, v-1501-342 p. – La traduction interconfessionnelle, ou œcuménique : Ny Baiboly DIEM. Testamenta Taloha sy Testamenta Vaovao, miaraka amin’ny Boky Deoterôkanônika na Apôkrifa. Nadika avy amin’ny teny hebreo sy grika ho amin’ny teny malagasy ôfisialy ankehitriny. [« La Bible DIEM (“Traduction Commune de Madagascar”). Ancien Testament et Nouveau Testament, avec les livres deutérocanoniques ou apocryphes. Traduite des langues hébraïque et grecque en langue malgache officielle d’aujourd’hui. »] Antananarivo, Fikambanana Mampiely Baiboly Malagasy, 2005, XXIX-1251-II-251-420 p.

Le Nouveau Testament avait été imprimé dès 1991.

NOTES

1. Reprise en anglais sur une page de faux-titre : « translated from the Hebrew and Greek Languages: and retranslated into the Madagascar language by the Missionaries of the “London Missionary Society.” » 2. Mais il cédait la place devant un autre mot, Merina – le nom Hova se spécialisant comme celui d’un des ordres hiérarchiques de la société, les roturiers. L’emploi de Hova comme ethnonyme a persisté longtemps dans la littérature coloniale. 3. Les aménagements contradictoires se succèdent pendant la période coloniale : arrêtés de 1916 et de 1933 privilégiant le français, de 1929 et de 1951 augmentant la place du malgache (Esoavelomandroso, 1976). Après l’Indépendance, l’ampleur du mouvement de bascule augmente (en 1978, le malgache devient seule langue d’enseignement, puis en 1991 c’est le français qui est déclaré, en dépit de tout réalisme, seule langue d’enseignement). En juillet 2008, une nouvelle décision fait du malgache la langue d’enseignement dans les cinq premières années de l’enseignement primaire. À chaque étape, le même argument se retrouve dans les polémiques : donner plus de place au malgache, c’est défavoriser les « côtiers » en leur imposant une « mérinisation » linguistique. Le fait qu’entre temps la langue littéraire s’est largement différenciée du parler oral de l’Imerina, et que la vie publique, en particulier politique, se passe désormais entièrement en cette langue – y compris les discours de ceux qui dénoncent la « mérinisation » – n’empêche pas la reproduction quasi rituelle des mêmes discussions. 4. Cela justifie le terme de « malgache officiel » malagasy ôfisialy, employé aujourd’hui pour désigner la langue standard (Rajaonarimanana, 1995 : 12, 218). Si cet article, consacré aux traductions de la Bible, s’intéresse surtout à l’apport des Églises, il serait exagéré de leur attribuer tout le mérite de la construction de la langue moderne. La priorité revient même au côté officiel puisque les débuts d’une chancellerie royale datent précisément de 1816-1817, un an avant l’arrivée des missionnaires : on a conservé des lettres de ces années, envoyées par le roi Radama aux autorités de l’Île Maurice, en graphie arabe. La « langue officielle » y est encore influencée par les dialectes de l’est qui étaient ceux des scribes arabico-malgaches, influence qui devait cesser après l’adoption des caractères latins (texte et discussion dans Munthe et al. 1976). Par la suite, l’usage officiel n’a fait que se développer, du temps du Royaume, et a été maintenu par la Colonie pour l’administration et la justice indigènes. 5. Les références aux versions seront données par les dates d’édition : B.1835 pour la première version protestante ; B.1865 pour la révision de Griffiths ; B.1909 pour la version reçue des Églises protestantes ; B.1938 pour la traduction catholique ; B.2005 pour la traduction interconfessionnelle.

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6. Il n’était pas non plus entièrement nouveau puisque, dès B.1835, le blé avait été remplacé par le riz (vary), et le lin par le chanvre (rongony). Ces adaptations ont été maintenues par les versions ultérieures – y compris la seconde, qui pourtant provoque aujourd’hui quelque gêne puisque, pour le lecteur contemporain, le mot rongony ne peut plus guère désigner que le hachich. 7. Il deviendra par la suite Kristy, abandonnant la diphtongue [ai] de l’anglais, mais retrouvant le contact de consonnes [st]. 8. Non pas, comme on le dit parfois, que la notion n’ait pas pu s’exprimer en malgache, mais – et c’était sans doute plus grave pour les prédicateurs – parce que les expressions disponibles rendaient un sens plutôt dépréciatif : les termes retenus par le Catéchisme de Flacourt donnent le sens littéral de « réticent(e), qui n’ose pas, ne veut pas faire quelque chose » ou bien de « pas atteinte par l’homme » (Gueunier, 1996, 1997). 9. Les apports de cette version ne se résument pas aux quelques traits qui seront mentionnés ici. D’une manière générale, elle s’efforce de tenir compte de toutes les recherches nouvelles. En particulier pour ce qui est du tétragramme divin YHWH, elle renonce aux lectures – qui avaient été « modernes » en leur temps Jehovah (B.1835, B.1909) et Iaveh (B.1938) – pour revenir avec ny Tompo (« le Seigneur ») à une solution conforme à la fois à la lecture juive (Adonai) et aux traditions de traduction en grec et en latin. 10. Ici, l’atténuation a été continue, puisque B.1835 avait l’équivalent de « qu’il me suce (hitsentsitra) des suçons (fitsentsefana) de sa bouche ». C’était avant que la mode des baisers à l’européenne ne se diffuse à Madagascar. 11. Voir les meilleures données en français sur cette question dans les articles de Delval, Rajaonarimanana et Vérin dans le Dictionnaire Universel des Littératures (1994). 12. Selon le nom qui lui est généralement donné, cf. plus haut note 4. 13. Confidences reçues par F. Raison-Jourde (communication personnelle). 14. On trouve description et analyse de ce réveil des cultes ancestraux dans deux ouvrages récents, Rakotomalala et al., 2001, et Blanchy et al., 2006.

RÉSUMÉS

La traduction de la Bible a exercé une influence profonde sur la constitution et la fixation d’une langue malgache moderne. Le processus de scripturalisation a commencé dans une période missionnaire, qui a coïncidé avec la formation d’un pouvoir d’État (1818-1895). L’histoire des traductions et révisions de la Bible en malgache montre la place fondatrice qu’a occupée l’entreprise de traduction protestante pour la langue nationale. Les choix faits alors n’ont plus été remis en cause ; ils se retrouvent dans la traduction catholique (1938) et inspirent encore la traduction œcuménique (1991-2005). Toutes restent fidèles à un « langage biblique » désormais fixé. C’est sans doute pourquoi la traduction œcuménique n’a pas reçu un accueil très favorable. Paradoxalement, le recul de l’œcuménisme institutionnel se concilie avec l’association des deux traditions, protestante et catholique, fréquente dans les occasions coutumières. Là où le sociologue pouvait être tenté de chercher un syncrétisme, on voit plutôt une association et une négociation entre des traditions qui restent distinctes.

Bible translation has had a profound effect on the constitution and fixation of modern Malagasy language. The writing process began to be successful in a missionary period contemporary with

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the formation of a State power (1818-1895). The history of the translations and revisions of the Malagasy Bible shows how fundamental was the protestant work of translation for the national language. Choices made then persist in the Catholic version (published 1938) and even in the œcumenical translation (1991-2005). They all retain a “biblical language” now fixed. This may explain why the recent inter-confessional translation has not been well received. Paradoxically, as institutional œcumenism recedes, the two traditions, Protestant and Catholic often join together in customary events. Where the sociologist might be tempted to seek a syncretism, there appears to be rather an association and a negotiation between distinct traditions.

La traducción de la Biblia ha ejercido una influencia profunda sobre la constitución y la fijación de una lengua malgache moderna. El proceso de puesta en escritura comenzó en un período misionero, que coincidió con la formación de un poder de Estado (1818-1895). La historia de las traducciones y revisiones de la Biblia en malgache muestra el lugar fundador que ha ocupado la empresa de traducción protestante en el idioma nacional. Las elecciones hechas entonces no fueron luego cuestionadas; podemos encontrarlas en la traducción católica (1938), e inspiran aún la traducción ecuménica (1991-2005). Todas permanecen fieles a un “lenguaje bíblico” ya fijado. Paradójicamente, el retroceso del ecumenismo institucional se concilia con la asociación de las dos tradiciones, protestante y católica, frecuente en el las costumbres. Allí donde el sociólogo podría estar tentado de encontrar un sincretismo, vemos más bien una asociación y una negociación entre tradiciones que permanecen distintas. (trad. Véronica Giménez Béliveau)

INDEX

Palabras claves : lengua nacional, Madagascar, misión, santas escrituras, traducción Keywords : Madagascar, mission, national language, sacred scriptures, translation Mots-clés : écritures saintes, langue nationale, Madagascar, mission, traduction

AUTEUR

NOËL J. GUEUNIER

Université Marc Bloch – Strasbourg, [email protected]

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Traduire les noms de Dieu Les missionnaires d’Afrique face à la religion haya (Tanzanie)1

Claudia Mattalucci

1 Vers la fin des années 1870, les Missionnaires d’Afrique, plus connus sous le nom de Pères Blancs, parviennent dans la région des Grands Lacs pour donner élan à un projet grandiose: la conversion du «cœur de l’Afrique». Les lettres du fondateur et les constitutions de la Société érigent la maîtrise de la langue indigène en instrument indispensable au succès de l’entreprise. La langue allait permettre aux missionnaires de comprendre et d’être compris2, et d’exposer la doctrine chrétienne avec «précision, clarté et piété»3. Dès les origines de l’activité évangélique en Afrique équatoriale, la pratique missionnaire s’appuie sur la prédication: d’où l’importance de la traduction qui nécessite non seulement la maîtrise des langues indigènes, mais aussi une attention minutieuse à l’univers religieux local. Dans leurs écrits, les missionnaires décrivent les croyances et les pratiques religieuses des Bantous de l’Afrique des Grands Lacs; ils tentent d’esquisser l’identité des figures majeures autour desquelles s’articule le kubandwa, religion initiatique répandue dans toute la région. Ils observent aussi que certains de ces esprits, associés aux éléments naturels, sont censés se loger dans des petits bois sacrés, des rochers ou des sources. En employant les deux catégories dominantes du débat sur l’origine de la religion, ils parlent alors de mélange entre «animisme» et «mânisme». Mais les missionnaires soulignent également comment, au- delà de ces cultes païens, la lumière du monothéisme se laisse toujours entrevoir4. Le polythéisme actuel n’est, en effet, pour eux, qu’une forme dégradée du monothéisme premier.

2 Dans la documentation sur les Bahaya, l’ambiguïté caractéristique des divinités africaines est résolue grâce à une double stratégie: d’une part, en se conformant à une praxis consolidée dans les milieux missionnaires, les auteurs de ces textes présentent les noms indigènes qui désignent la divinité comme des traces du monothéisme premier; d’autre part, là où ils décrivent les pratiques religieuses locales, ils soulignent la distance qui sépare les cultes des esprits du sobre respect exigé par Dieu.

3 L’apprentissage des langues indigènes et le travail de traduction, indispensables à l’œuvre d’évangélisation, n’auraient pas été possibles sans la médiation des catéchistes5. De temps en temps, dans leur correspondance6, dans les journaux des

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missions et dans les notes de bas de page des écrits consacrés à la culture locale, les missionnaires reconnaissent le rôle de ces intermédiaires indigènes dans la compilation des grammaires et des dictionnaires, dans la documentation des traditions orales7 et dans la prédication8. Pourtant, les documents consultés permettent difficilement de mesurer la portée de leur contribution à l’intérieur du processus qui conduit à maintenir les noms de Dieu comme preuves du monothéisme premier et, en même temps, à désigner le Dieu chrétien par un nom étranger aux traditions locales.

Langues, traduction et message chrétien

4 Constituée en 1868 à l’initiative de Mgr Charles Martial Lavigerie, la Société des Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique et d’Alger débute ses activités en Algérie. En janvier 1878, son fondateur adresse à Propaganda Fidae un mémoire confidentiel dans lequel il propose un plan d’évangélisation de l’Afrique équatoriale. Le décret préparé par la Propagande en réponse à ce mémoire, et autorisant la création des premiers centres de mission dans la région des Grands Lacs, est signé par le Pape Léon XIII, le 24 février 1878. Un mois plus tard, les missionnaires de la première caravane quittent Marseille en direction de Zanzibar. De là, ils traversent l’Afrique continentale pour rejoindre, enfin, la région des Grands Lacs où ils établissent les vicariats apostoliques du Nyanza et du Tanganyika.

5 La Société voit le jour à une époque de renaissance religieuse et missionnaire. Comme Adrian Hastings l’a montré (1994: 243sqq.), une composante centrale de ce mouvement est l’attention croissante accordée à la formation des missionnaires et, tout particulièrement, à l’apprentissage des langues indigènes. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les missionnaires gagnent une popularité croissante en Europe, grâce aux connaissances acquises dans les territoires d’outre-mer. Les conversions demeurent peu nombreuses, mais les grammaires et les traductions rédigées par les missionnaires nourrissent les grandes espérances des milieux laïques autant que celles de l’Église9. Souvent, cependant, les compétences dont les missionnaires disposent à la date de leur départ ne sont pas à la mesure de la tâche à accomplir. Néanmoins, par rapport à celles de la première moitié du siècle, les constitutions et les règles des différents instituts religieux montrent un très haut degré de conscience de la préparation et de l’application nécessaires au succès de la mission.

6 Dans la seconde moitié du XXe siècle, les missionnaires comprennent que l’irruption de l’Église dans les territoires païens ne peut se faire sans l’acquisition de connaissances géographiques, historiques, sociologiques et linguistiques concernant les lieux où l’œuvre évangélisatrice se dirige. Ils ressentent également à quel point il est important de maîtriser quelques notions de médecine, de savoir bâtir des écoles et de s’intégrer dans les communautés locales. Cette ouverture, qui va résister à l’intolérance agressive des débuts à l’encontre de tout ce qui était perçu comme autant de vulgaires formes d’idolâtrie, conduit, surtout au cours du XXe siècle, à la reconnaissance des éléments positifs des cultures et des religions non chrétiennes. À partir de ces expériences et du patrimoine de connaissances que les missions accumulent, vont se développer la missiologie et la théologie des missions, disciplines qui seront progressivement intégrées dans le parcours de formation des jeunes missionnaires.

7 Dans les Constitutions de la Société on lit: «Les Missionnaires se souviendront qu’il leur est impossible de faire aucun bien sérieux dans une Mission, s’ils ne possèdent

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parfaitement la langue des indigènes. Ils s’appliqueront donc avec soin à l’étude des langues du pays où ils exerceront l’apostolat, de manière à pouvoir les parler le plus promptement et le mieux possible, et même les écrire convenablement» (Société des Missionnaires d’Afrique, 1938: 73-74)10. Cette même recommandation est répétée dans les Premières instructions aux Pères Blancs de l’Afrique Équatoriale (1878), où Mgr Lavigerie ajoute: Enfin, dans chaque mission dont le dialecte n’aura pas encore été imprimé, j’ordonne également que l’un des missionnaires, si le Père supérieur ne peut pas se charger de ce soin, soit appliqué, pendant une ou deux heures par jour, à la composition d’un dictionnaire, au moyen de ses conversations avec les indigènes et des questions qu’il leur adressera sur la valeur des différents mots. Le même père sera chargé de composer en langue vernaculaire un petit catéchisme, qui ne comprendra que les éléments les plus essentiels de la foi et de la pratique chrétienne, de façon qu’il ne s’étende pas au-delà de sept à huit pages d’impression. On fera ensuite apprendre ce catéchisme aux Noirs et on leur expliquera avec détails. Plus tard, on fera la même chose pour les saints Évangiles (Lavigerie, 1966: 155-156).

8 L’apprentissage des langues indigènes, leur «grammatisation»11 et la production d’une littérature sacrée en langue vernaculaire, sont indispensables à l’œuvre d’évangélisation. La traduction des Évangiles étant une tâche délicate, Lavigerie suggère de la retarder jusqu’à ce que la mission atteigne sa maturité. En revanche, il considère urgente la compilation de grammaires, de dictionnaires et de catéchismes qui permettent l’acculturation linguistique des missionnaires nouvellement arrivés et la prédication. Conformément aux instructions, le soin que les Missionnaires d’Afrique prennent à la grammatisation des langues et à la préparation des catéchismes est, par rapport à la traduction des textes sacrés, l’investissement le plus important. C’est ce qui permet à George Lawrence Pilkington, établi au Buganda au début des années 1880, de soutenir que la grammaire des Missionnaires d’Afrique était bien meilleure que celle de la Church Missionary Society. C’était un des meilleurs linguistes de cette société et c’est à lui que l’on doit la première Bible en luganda (Harford-Battersby, 1898: 106).

9 La première station catholique du Buhaya est établie en 1892. Au tout début, les missionnaires utilisent pour la prédication des petits catéchismes manuscrits. En 1902, ils impriment un livret de cent quarante pages, le résumé en ruhaya de l’Ancien et du Nouveau Testament. En 1906, ils publient un livre de prières. La première partie du catéchisme est éditée en 1910, alors que le texte intégral est publié en 1925 par Lapioche. On doit attendre jusqu’en 1944-1945 pour voir paraître une traduction des Évangiles (Betbeder, 1964).

10 Outil indispensable de la pastorale missionnaire, l’étude des langues indigènes apparaît en même temps comme une voie d’accès à «l’âme primitive». Fréquentant assidûment les indigènes et les interrogeant sur la valeur des différents mots, les missionnaires se familiarisent avec leur pensée, leurs traditions et les inclinations qui leur sont propres. Ils acquièrent ainsi les compétences nécessaires pour convertir la population et transformer tous les aspects de la culture locale qui sont incompatibles avec la nouvelle identité chrétienne (Césard, 1928). Pour rédiger les textes religieux en langue vernaculaire, il est indispensable de forger un lexique qui puisse traduire les éléments essentiels de la foi et de la pratique chrétiennes. Évidemment, parmi les concepts fondamentaux figure celui de Dieu. Au cours des XIXe et XXe siècles, la recherche d’une correspondance entre les divinités africaines et le Dieu chrétien est une pratique courante. Cette opération soulève au moins deux questions qui concernent ses

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conditions de possibilité et les effets que sa mise en place produit: comment est-il possible que les langues des peuples à évangéliser contiennent des noms propres au vrai Dieu? Et, d’autre part, que démontre leur existence sur le plan théologique?

11 L’ancienne thèse de la révélation primitive, selon laquelle le Créateur aurait déposé en chaque être humain l’intuition du divin, fonde théologiquement la possibilité d’esquisser une correspondance entre les noms africains et le Dieu chrétien. La révélation peut s’exprimer de plusieurs façons, selon les langues des peuples qui la reçoivent, mais l’hétérogénéité des langues cache en réalité une identité de substance. Comme l’a mis en évidence François Hartog (1991: 251-252), à propos de la traduction des noms divins dans les Histoires d’Hérodote, il existe un lien complexe entre traduction et nomination. Si le «nom propre signifie quelque chose (...) la traduction apporte un supplément de sens», elle nous révèle quelque chose de celui à qui un tel nom est associé12. Dans le cas des noms de dieux, pourtant, la traduction, qui, comme cet auteur nous le rappelle, est une opération visant à reconduire l’autre au même, fait apparaître cette identité des dieux que la diversité des langues nous empêchait de voir. Le traducteur nous fait entendre que «par-delà la diversité des espaces géographiques, il y aurait unité de l’espace divin» (ibid.: 257).

12 Selon le point de vue de plusieurs agents religieux et missionnaires, la thèse de la révélation primitive fonde la possibilité de traduire l’idée de Dieu dans les langues africaines. En retour, l’existence de noms païens qui expriment les attributs du Dieu chrétien fait office de preuve du monothéisme premier: «Partout où on rencontre ces noms – écrit le père Schmidt, fondateur de la revue Anthropos – l’essence du concept de Dieu a été maintenue dans sa pureté: c’est un dieu un, bienveillant, bienfaisant, distinct de tous les autres êtres. Mais sa force active est affaiblie, il s’est retiré des hommes et, pour ces deux motifs, on ne le vénère plus du tout ou très peu» (1908: 585).

Mythes et cultes haya et vérité chrétienne

13 Les premiers écrits sur la religion des Bahaya remontent à 1916. Les indigènes, selon le père Lapioche, ont une idée d’un Dieu créateur qu’ils nomment Katonda (le Créateur); ils l’appellent aussi Nyamuhanga (celui qui ordonne). Autrefois, écrit ce missionnaire, ils le nommaient aussi Ishe Wanga, mais ce nom est devenu par la suite celui d’un esprit. Le Dieu créateur est supérieur aux esprits; il n’a pas de temples et ne reçoit ni offrandes ni sacrifices; il n’a aucun initié et ne possède pas les hommes. Dans les écrits successifs, la liste des noms divins s’allonge: Nyamuhanga (le Créateur), Rugaba, (le Donateur) et Kazoba (le Soleil), sont reconnus comme les trois personnes de la Trinité. «Les noms donnés à l’Être suprême reviennent toujours sur leurs lèvres: Ishe Wanga, Rugaba, Kazoba – et d’autres termes: le Créateur, le Donneur, la Lumière. Ishe Wanga ou Ruhanga ou Nyamuhanga a créé, son fils Rugaba (le nom l’indique) distribue aux hommes la vie et la mort, la prospérité et l’adversité; c’est à lui qu’on s’adresse dans le malheur et dans la détresse. Kazoba, le soleil, est la personne de la providence. Que penser de cette trinité? Il serait bien étrange qu’elle ait germé par hasard dans le cerveau des autochtones ou des Bahima, il faut y voir un lambeau de révélation chrétienne apporté par les conquérants» (Césard, 1927: 445-446).

14 Qui sont-ils, en effet, Nyamuhanga, Rugaba, Kazoba et Katonda? Selon les traditions des règnes septentrionaux de la région des Grands Lacs, les trois premiers figurent parmi les dix-huit souverains de l’époque des Batebmbuzi, dynastie mythique qui aurait régné sur Kitara avant même les légendaires Bacwezi13. Au Bunyoro, celui qui crée, façonne et

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organise l’univers, s’appelle Ruhanga. Après avoir séparé la terre du ciel, rendu possible la vie sur terre et institué les rôles des diverses composantes de la société humaine, il s’est définitivement retiré au ciel accompagné de son frère Nkya. Au Buganda, Katonda est une figure aux traits vagues et il n’y a pas de mythes sur la création. Mgr Gorju identifie Katonda à Gulu (Ggulu ou Seggulu), le ciel, père de Nambi, elle-même épouse du héros civilisateur.

15 Les mythes haya répètent, avec certaines variantes, les motifs des traditions environnantes. Ici, Nyamuhanga, Rugaba, Kazoba et Katonda sont des figures diverses, liées par des relations de parenté qui varient selon les récits. Nyamuhanga et Rugaba, en particulier, assument alternativement le rôle du père ou du fils, du seigneur du haut ou des profondeurs de la terre. Selon un récit recueilli au Kiziba, Rugaba (le Donateur) eut deux fils: Nyamuhanga (le Créateur), et Kikumbi (le Potier). Ceux-ci, à leur tour, créèrent avec de l’argile le premier couple qu’ils envoyèrent sur terre: Kintu et Kikazi (le premier homme et la première femme) mirent au monde trois fils, les ancêtres des trois classes qui forment la société haya. Rugaba, Nyamuhanga et Kikumbi habitaient les profondeurs de la terre où, un jour, ils reçurent la visite du Magara, le cadet de Kintu. L’introduction de l’élevage des bovins et de l’agriculture, mais aussi l’apparition de la mort parmi les hommes sont liées à cet événement (Lapioche, 1938). En Ihangiro, le même épisode a comme protagoniste Kintu à la place de Rugaba et Wamara (une figure centrale de la mythologie cwezi) à celle de Magara (Césard, 1927).

16 Un autre mythe, enregistré au Kiziba, fait de Nyamuhanga un roi du Bunyoro. Celui-ci épousa une femme nommée Ngabo, qui lui donna trois fils et une fille; Rugaba fut destiné à la succession du trône, Kaziba hérita des terres, Kassi (ou Kasi) eut la charge des champs et des cultures et Rugire eut celle des médecines pour guérir les hommes et combattre les maladies (Lapioche, 1938; Hautmann, s.d.). Quant à Katonda, une tradition du Bugabo fait d’elle la fille de Rufu (la mort) et l’épouse de Kintu, le premier homme que Rugaba créa et laissa sur la terre avec sa vache. Kintu, monté au ciel à la recherche de sa vache, rencontra Katonda et en tomba amoureux. Katonda (l’équivalente Nambi de la mythologie ganda, où elle est la fille du ciel, Gulu, et la sœur de la mort, Warufu) descendit sur la terre à la suite de Kintu et emmena avec elle tout ce qui pousse du sol. La création, à laquelle son nom renvoie, semble ainsi associée à la germination végétale.

17 Les contradictions concernant le sexe ou la généalogie des figures divines sont probablement à l’origine de la stratégie missionnaire qui, en ne choisissant pas la voie de l’exégèse du corpus mythique, vise à identifier Dieu avec Katonda ou avec la trinité Nyamuhanga-Rugaba-Kazoba. La signification des noms est privilégiée et légitimée par les observations concernant le culte. Ainsi, si la tradition inscrit Dieu à l’intérieur d’une généalogie, la traduction transforme les noms qui la composent en attributs divins. L’image que les Bahaya se font de Nyamuhanga, écrit le père Samson, est celle-ci: «D’un Patriarche, roi absolu et glorieux, trônant au milieu de sa cour, entouré de ses grands dignitaires. Ils sont légion, avec chacun son nom propre et son office déterminé, mais tous dépendent de Nyamuhanga, maître absolu dont ils sont les fils. Mais malgré ces noms et ces généalogies, ce serait une grosse erreur de croire nos noirs polythéistes à la façon des Grecs. De ce polythéisme ils n’ont aucune idée. Quand on y regarde d’assez près, et pour peu qu’on presse le sens de chacun de ces noms, on arrive à cette conclusion que tous s’adressent à un seul et même Être suprême. Ce sont les attributs divins personnifiés.» (Géographie et coutumes de Bukoba, 1940).

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18 La traduction des noms préalablement décontextualisés suggère qu’au-delà de la différence nominale, Dieu est partout identique. Or, si l’on privilégie le contexte d’usage, cette correspondance paraît plus incertaine: dans les mythes, ces noms ne se réfèrent pas nécessairement au même personnage; dans les rites, les noms de Dieu peuvent désigner une pluralité de sujets. En dehors du corpus mythique, certains des noms classés par les missionnaires parmi les attributs divins, sont également employés comme termes référentiels ou vocatifs pour désigner les rois ou les esprits de la religion kubandwa. Comme Pierre Smith l’a montré (1981: 394), dans l’Afrique des Grands Lacs il n’y a pas de solution de continuité entre: 1- «la figure abstraite et symbolique du roi sacré mythique, principe de l’explication du monde, médiateur entre le ciel et la terre, entre les forces de la nature et de la société»; 2- le «souverain royal» qui exerce concrètement son autorité sur les hommes; et 3- le «roi mystique» qui fait communiquer les morts et les vivants et auquel s’identifient les hommes habités par son esprit14. L’homonymie est une des formes par lesquelles s’exprime l’équivalence structurale de ces trois figures.

19 La thèse des attributs divins se heurte au fait que là où, à l’intérieur de la tradition chrétienne, l’usage de ces titres est réservé à Dieu – de sorte qu’ils acquièrent presque la valeur de noms propres – au Buhaya, en revanche, la triple articulation de la royauté sacrée autorise un usage plus large. En effet, après avoir affirmé qu’aucun médium n’est possédé par le Créateur, le Donneur ou le Soleil, Césard (1927: 446) se sent obligé d’ajouter: «Ceux qui le croiraient, n’ont pas fait attention qu’il s’agissait de créatures portant ce nom, mais non pas de la divinité».

20 L’écart entre le culte rendu aux ancêtres et aux esprits de la religion kubandwa et celui rendu à l’Être suprême est l’autre argument invoqué par les missionnaires en appui au monothéisme premier. Nyamuhanga n’a pas d’autel, ne reçoit pas de sacrifices et n’a pas de médium. Son culte, aujourd’hui obscurci par le kubandwa, fut autrefois essentiellement domestique. Il consistait en quelques offrandes et une prière quotidienne adressée à Kazoba (Samson, 1947); en outre, c’était à lui qu’on confiait les malades proches de la mort, quand tout espoir de guérison était perdu (Césard, 1927: 446). Aux yeux des missionnaires, l’absence d’un culte institutionnalisé est une preuve de la différence de Nyamuhanga par rapport aux esprits et de sa transcendance: les pratiques magiques et les charmes n’ont aucune prise sur lui. Le kubandwa, que les missionnaires considèrent comme un culte relativement récent, a désormais prévalence sur les traces cultuelles du monothéisme premier, produisant une configuration inversée par rapport à «l’hénothéisme» qui, selon Jean Bottéro, correspond à une phase liminale entre polythéisme et monothéisme, où, sans nier l’existence d’autres divinités, les croyants s’en éloignent pour se lier à un seul dieu15. Selon les missionnaires, à la date de leur arrivée, les Bayaha, tout en gardant l’idée d’un Dieu lointain et supérieur aux esprits, ne prenaient soin que des ancêtres et des esprits du kubandwa. Le fait que ce Dieu créateur et lointain fût indifférent aux sacrifices et aux offrandes des hommes confirmait son extériorité aux échanges et aux trocs chéris par les esprits; mais il représentait un obstacle à la transposition dans l’univers local de la divinité personnelle, à la fois intime et lointaine du christianisme.

21 Marc Augé a souligné que la différence entre le monothéisme chrétien et les religions africaines repose sur le rapport que l’homme entretient avec Dieu ou les dieux. Dans le christianisme, l’homme et dieu sont liés par un «rapport nécessaire de reconnaissance individuelle et réciproque qui ne s’accomplit qu’au-delà de la vie». Dans le paganisme,

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au contraire, le rapport aux dieux est un «rapport fonctionnel uniquement mis en cause par les aléas de la vie individuelle et sociale» (1982: 139). Au Buhaya, pour séparer le vrai Dieu des autres figures du panthéon local, les missionnaires choisissent, comme critère de distinction, la distance par rapport à la vie quotidienne et aux rites qui permettent de la contrôler. Mais ce Dieu créateur, lointain et supérieur aux esprits, est pratiquement indifférent au destin des hommes. La conscience du problème du rapport à Dieu ressort clairement des mots du père Samson (1947) qui, en s’adressant à ses confrères, les engage à ne pas rabattre l’idée de Dieu sur celle de Nyamuhanga «roi soliveau et débonnaire en retraite», oublié depuis longtemps et désormais presque inconnu.

Pièges d’un monothéisme bricolé

22 Les choix d’interprétation des Missionnaires d’Afrique relatifs à la pensée religieuse haya sont conformes au paradigme qui dominait l’ethnologie religieuse à cette époque, et qui considérait les noms divins comme des traces de la révélation primitive. Mgr Le Roy, fondateur de l’Ordre du Saint-Esprit, dans le chapitre dédié aux «peuples de culture inférieure» de Christus, un manuel d’histoire des religions publié au début du XXe siècle, écrivait: «Les Bantous ont donc la connaissance de Dieu? Evidemment. Ceci est prouvé d’une manière claire par le fait que dans leur langue le Dieu a un nom; un nom qui exprime ou représente son objet, dans la mesure où il est donné à l’homme d’exprimer ou représenter l’Innommable» (1913: 62). Selon Le Roy, les noms bantous d’un être suprême se divisent en quatre catégories: a- les dérivés de amba: dire, faire, organiser, par lesquels Dieu est donc «Celui qui fait, l’Organisateur, le Créateur»; b- les dérivés de eza: pouvoir, ce qui donne «Le Pluripotent, le Seigneur, le Grand»; ou encore c- les dérivés de ima: vivre; et par ailleurs d- d’autres noms qui indiquent les régions où l’on suppose que Dieu habite et selon lesquels l’être suprême sera donc «Celui du haut, de la lumière, du ciel, du soleil». La «précision extraordinaire des données linguistiques» est, selon lui, en contradiction avec l’ambiguïté des idées concernant la divinité, et si les noms sont la preuve de la révélation primitive, la confusion des croyances est la marque de leur dégénérescence.

23 Dans l’espace de l’Afrique des Grands Lacs, les racines des mots changent, mais les qualités qu’elles désignent sont les mêmes. Pourtant, dans les premières publications missionnaires concernant cette région, le Créateur est souvent présenté comme un esprit parmi les autres. En 1882, dans l’introduction à son Esquisse de grammaire ruganda, Mgr Livinhac (1882: VI) observe qu’en dépit de nombreuses et ridicules superstitions, les Baganda «admettent l’existence des êtres invisibles, supérieurs à l’homme» qu’on appelle «Lubali». Un de ces êtres porte le nom de Katonda, dérivé du verbe kutonda, «créer». Bien que son nom le qualifie de Créateur, Katonda est présenté par l’auteur comme un lubale – c’est-à-dire un esprit de la religion kubandwa. Une observation semblable se retrouve dans un article du père Hurel (1911), paru dans Anthropos, portant sur la religion des Bakerewe. Namuhanga (de kuhanga, créer), «le créateur des hommes et des choses», y est présenté comme un des trois «grands esprits» qui protègent ou qui maudissent les hommes (Namuhanga, Mugasha et Lyangombe). Invisible, fort et supérieur à tout autre être spirituel, Namuhanga n’inspire aucune terreur. Il est souvent identifié au soleil; jaloux et coléreux, selon l’auteur de ce texte, il est plus proche d’un dieu de l’Olympe16 que du Dieu de la tradition chrétienne. Au

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Burundi, selon le père Van der Burgt (1904: 167), le vrai Dieu, unique et créateur, est inconnu en tant que tel. Les indigènes vénèrent un ensemble d’esprits. Parmi ces esprits, Imana est considéré comme le plus puissant; c’est celui qui a ordonné le monde et qui dirige toute chose. Or la figure d’Imana, telle qu’elle est connue au Rwanda, est en fait très diverse: «Les Banyaruanda sont monothéistes», écrit le père Arnoux (1912: 283). Ils attribuent à Imana la création de deux mondes dont chacun est fait à l’image de l’autre: le monde du haut, du soleil et des étoiles et le monde d’ici-bas, où habitent les hommes. Imana, pourtant, n’est pas le seul nom de Dieu. Au Rwanda, l’être suprême est aussi appelé Rugaba (Celui qui donne); Rulema (Celui qui crée); ou Rugira (le Miséricordieux). Ces noms expriment une conception de la divinité proche de celle de la chrétienté: un Dieu créateur, essentiellement bon, qui dispense vie et mort, ainsi que tous les biens dont les hommes jouissent. Dans une note de son Manuel de la langue luganda, le père Le Vieux, reprenant la thèse de Mgr Le Roy, écrit que les Bantous distinguent trois espèces d’esprits: 1- un être suprême, qui est Père, Seigneur, Roi éternel, Créateur, Donateur, etc.; 2- les esprits; et 3- les mânes et lares familiers. Cet auteur ajoute que les hiérarchies religieuses propres à la pensée grecque ou romaine sont complètement étrangères à la pensée bantoue. Dieu n’est pas le chef des mânes; il est un être essentiellement autre (Société des Missionnaires d’Afrique, 1914).

24 Dans les écrits sur la religion, dans les articles ou dans les notes ethnographiques publiées en annexe aux grammaires ou à l’intérieur des dictionnaires rédigés par les missionnaires, les termes indigènes qui signifient Créateur, Ordonnateur de toute chose, Seigneur du haut, associé au Soleil, se réfèrent à une divinité parmi les autres ou à un être de nature tout à fait différente: une divinité supérieure, à laquelle aucun culte n’est voué. Les candidats à l’élection divine oscillent ainsi entre la position inadéquate d’un esprit parmi les autres, bien que supérieur à tous, et la figure insaisissable d’une divinité supérieure et lointaine. L’homogénéité culturelle de la région amène à conclure que l’une des deux lectures serait inadéquate. Dans les milieux missionnaires comme dans les milieux laïques, c’est plutôt la seconde hypothèse qui est valorisée. Les descriptions des cosmologies interlacustres partagent l’espace «outre-humain» en trois niveaux, avec: au sommet, un dieu «créateur» qui s’est définitivement éloigné de sa création; au centre, les esprits du kubandwa, un panthéon diversifié et aux contours mobiles qui regroupe des héros culturels, des rois défunts, des esprits liés aux éléments naturels, etc.; à la base, les ancêtres.

25 Ce schéma est proche de ce que Robin Horton, dans l’article qui ouvre le débat sur la conversion africaine, a appelé «cosmologie africaine typique» (1971, 1975; Fisher, 1973). Celle-ci se présente selon lui comme une structure à deux niveaux: au premier, on trouve des êtres personnalisés qui ne peuvent pas être directement observés et que l’on désigne comme «esprits mineurs»; au second, figure «l’être suprême». Si le champ d’action des esprits mineurs est le microcosme de la réalité locale, l’être suprême entretient une relation privilégiée avec le macrocosme: en un mot le monde dans sa totalité. Horton soutient que les grandes transformations attribuées aux effets du prosélytisme chrétien et musulman devraient plutôt être interprétées comme des réponses des religions africaines aux changements sociaux dus à la pénétration d’éléments exogènes, à l’intensification du commerce de longue distance et à l’expansion coloniale. Les destinataires de la prédication missionnaire ont fait l’expérience de l’impuissance des cosmologies locales à répondre aux défis d’un univers social en expansion rapide. Dans ce contexte, le christianisme et l’islam ont seulement

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joué un rôle catalyseur par rapport aux potentialités déjà présentes à l’intérieur des cosmologies africaines et encouragé leur évolution «monothéiste».

26 En lisant les premiers textes missionnaires qui décrivent la religion de l’Afrique des Grands Lacs, on peut se demander si la cosmologie décrite par Horton, à partir notamment de l’Afrique de l’Ouest, peut effectivement être considérée comme typique. Dans ses travaux ultérieurs, le même auteur a considérablement retravaillé sa thèse et mis en question l’universalité de la présence d’un être suprême dans les religions africaines (Horton, 1993). Se référant notamment aux travaux de Monica Wilson sur les Nyakyusa (1956) et de Okot P’Bitek sur les Ancholi (1971), Horton remarque que, contrairement à ce qu’il avait théorisé auparavant, l’idée d’un esprit créateur, régisseur du monde, ne semble pas être présente dans toute cosmologie africaine. Horton souligne également que d’autres travaux ont mis en question la supériorité de l’esprit reconnu comme Créateur. Il en vient ainsi à affirmer qu’avant l’accélération du changement social liée aux temps modernes d’un côté et l’impact des entreprises missionnaires de l’autre, les différences entre religions africaines et religions monothéistes étaient probablement plus marquées. Dans les premiers écrits missionnaires sur l’Afrique des Grands Lacs, la récurrence de témoignages confirmant la thèse selon laquelle le Créateur ne serait qu’un esprit parmi les autres est trop importante pour être écartée comme une erreur d’interprétation due à une compréhension insuffisante de l’univers religieux local. Si l’on met ces éléments en relation avec les analyses que différents savants17 ont proposées à propos d’autres régions africaines, on peut se demander, avec Horton, quelle fut la part de la prédication et de l’ethnographie missionnaire dans la fabrication de la conception africaine d’un être suprême. Les opérations visant à déterminer une correspondance entre figures païennes et Dieu chrétien ont produit des effets durables soit sur les représentations occidentales des cosmologies africaines, soit sur les représentations africaines du christianisme. Si la prédication missionnaire a transformé les cosmologies africaines et consolidé la croyance européenne en l’existence d’un être suprême dans les religions païennes, l’emploi de termes indigènes pour le Dieu chrétien a certainement eu des effets sur la réception du message chrétien par les Africains. Ce n’est pas par hasard qu’en 1934, en essayant de saisir l’influence du christianisme sur la religion des Baganda, Lucy Mair se demande quelle est l’idée que se font de Dieu les Baganda christianisés: Katonda a sans doute été élu comme figure divine, mais il se pourrait que, pour les Baganda, il demeure un des nombreux lubale qu’ils connaissent depuis toujours et que la nouveauté du christianisme n’ait pas été effectivement comprise (1956: 258).

27 Le travail de dépistage des noms de Dieu et d’exégèse de leurs significations n’est pas exempt d’ambiguïtés18. Les noms de Dieu figurent à l’intérieur des traditions mythiques variant selon les lieux et les informateurs consultés. Dans la transcription des légendes, les missionnaires utilisent souvent une structure qui tend à rendre manifeste l’existence d’une correspondance avec la tradition chrétienne: la création, la chute, l’origine du mal, la division des hommes, etc.19 Pourtant, comme l’a montré André Mary à propos du contexte Fang (2002), les personnages de la mythologie païenne qualifiés de Créateur, d’Ordonnateur ou de Donateur, sont souvent des figures ancestrales, pères de famille et chefs de village, qui conjuguent des pouvoirs extraordinaires avec des qualités trop humaines. L’exégèse des noms légitime et intègre la recherche des vestiges du récit biblique. Une telle double opération soulève d’autres difficultés. Comment classifier, par exemple, Kihanga ou Gihanga, dont le nom est dérivé du verbe

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kuhanga, «créer»? Si l’on considère son nom comme un attribut, il devrait figurer parmi les dieux, mais la mythologie rwandaise le présente comme un descendant de Kigwa, celui qui, en premier, est descendu du ciel (Arnoux, 1912: 283). Gihanga est le fondateur de la monarchie. Parmi ses successeurs, certains rois ou héros liés à la dynastie royale, qui se sont sacrifiés pour leur pays, ont acquis le nom de «Sauveur»20.

28 Les difficultés qui émergent de la survalorisation des noms de Dieu comme preuves du monothéisme africain sont liées au fait que, comme Claude Lévi-Strauss l’a mis en évidence dans La Pensée Sauvage, le nom est un point de référence à l’intérieur d’un système à plusieurs dimensions. Les noms propres, tout comme les noms communs, ne sont pas des indices: ils font partie d’un système général de classification; ils identifient un lieu et confirment l’appartenance des individus nommés à une classe prédéfinie, même dans le cas limite où celle-ci ne contient qu’un seul élément et constitue le seuil au-delà duquel aucune classification n’est requise (1990: 258).

Un choix de traduction

29 Au cours des XIXe et XXe siècles, la recherche de correspondances entre divinités africaines et Dieu chrétien conduit souvent les missionnaires à revendiquer l’universalité de la croyance en l’être suprême et, dans le même temps, à traduire le nom de Dieu en langue vernaculaire par celui d’une divinité locale. Or, certains religieux sont convaincus que les termes païens ne peuvent pas véhiculer les vérités chrétiennes de façon adéquate et s’opposent ouvertement à l’idée de traduire le nom de Dieu dans les termes des langues indigènes. Par exemple, le père Van der Burgt, missionnaire au Burundi, écrit à l’entrée «Dieu» de son dictionnaire français/kirundi: «Le nom à donner au vrai Dieu, n’est pas du tout une chose indifférente. On sait avec quel zèle jaloux les juifs ont gardé le nom de Jahvé (Jehova), le tétragrammaton, pour tout alliage». Ce religieux remarque que saint Paul a choisi de prêcher un Dieu inconnu par peur d’un «alliage sacrilège» avec les titres de Zeus ou de Jupiter pourtant disponibles. Van der Bugt souligne également que, quinze siècles plus tard, ce choix a conduit saint François Xavier à «importer aux Indes le nom Dios, [plutôt] que d’adopter un nom quelconque d’esprit trouvé sur place, si spécieux, si superficiellement orthodoxe qu’il parût» (Van Der Burgt, 1904: 164).

30 Confrontés au choix entre un nom dérivé des langues européennes, trop étranger et dépourvu de sens pour les Africains, et un nom indigène, certes familier, mais excessivement compromis par les usages et les légendes païennes, les Pères Blancs, au Buhaya, choisissent une troisième voie. Dans les catéchismes rédigés depuis 1910, le mot Dieu est traduit par «Mungu», un terme swahili, suffisamment éloigné des traditions locales pour que son référent ne soit pas facilement assimilé à d’autres divinités et, pourtant, pas aussi étranger que son équivalent français. Cette solution de médiation, évidemment, n’élimine pas toute ambiguïté. Comme le fait remarquer André Mary (2002: 97), la recherche d’un nom indigène pour traduire l’idée de Dieu est moins motivée par une quête théologique que par un certain sens pratique qui a souvent conduit les missionnaires à accommoder l’effet de nouveauté du message qu’ils apportaient. Tout en étant conscients de l’écart entre figures païennes et figures chrétiennes, dans nombre de cas (mais pas dans tous), les religieux ont choisi de reproduire l’exemple de Moïse qui révéla aux juifs le vrai nom de Dieu en le présentant comme le Dieu de leurs pères. Pour porter aux Africains la parole de Dieu, les

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missionnaires ont essayé de repérer les personnages qui incarnaient la parole ancestrale, pour leur faire dire ensuite des choses totalement différentes de celles délivrées par la tradition. Certes, le choix de ces figures est un processus délicat. Les divinités centrales du panthéon local, liées aux événements de la vie quotidienne et convoquées par les rituels, risquent de produire des malentendus sacrilèges. Les divinités marginales, par contre, manquent de la force nécessaire à transmettre la parole divine; pour servir au projet missionnaire, elles doivent préalablement être réinventées. C’est le cas de Katonda qui, avant l’arrivée des missionnaires, occupe une place tout à fait périphérique dans la cosmologie ganda et qui, précisément pour cette raison, est élevé au rang de figure divine (Médard, 2007).

31 Les Missionnaires d’Afrique établis au Buhaya sont conscients de l’importance de réduire l’effet de nouveauté du christianisme. Au cours des premières années de leur activité évangélique dans cette région, selon la rumeur publique, le Dieu chrétien est le dieu des autres, des Blancs, de ceux qui sont bien habillés et il est donc inaccessible aux Bahaya. Au tout début et, sans doute à cause de la médiation opérée par les catéchistes ganda pour parler de Dieu, ils emploient le nom Katonda. Ce choix est ensuite abandonné. L’entrée «Noms de Dieu» dans l’Enquête sur les mœurs et les coutumes indigènes réalisée par les missions de la Société dès la fin des années cinquante, attribue cette stratégie à un désir d’uniformité: «Le nom de Katonda (Créateur) était certainement le nom de Dieu employé à Bukoba comme en Uganda. Dans nos premiers catéchismes, c’est celui qui fut employé par les premiers Pères. Et il l’est encore par les Protestants. Vers 1910, les catéchismes catholiques de Bukoba commencèrent à employer le mot kiswahili de Mungu (Dieu), sans doute par [souci d’]uniformité dans un diocèse qui comptait plusieurs langues, et correspondait à ce qui est devenu le territoire actuel de cinq ou six diocèses... Actuellement le nom de Rugaba (Donateur) s’emploie aussi, mais il n’est pas propre à Dieu. Il s’emploie aussi pour répondre à toute personne respectable: Rois indigènes (...), Évêques, etc.» (Société des Missionnaires d’Afrique, ca. 1950, Enquête sur les mœurs et les coutumes, 5e fascicule: Religion et Morale).

32 Le tableau qui ressort des textes recueillis montre une réalité bien plus complexe. Au Buhaya, confrontés à la tâche difficile de décrire la religion traditionnelle et de donner à Dieu un nom qui ne fausse pas sa nature, les missionnaires confirment la thèse du monothéisme originel en soulignant comment la langue maintient les noms attributs de la divinité. Pour parler de Dieu, toutefois, ils se servent d’un terme indépendant des traditions locales qui se trouve, en quelque sorte, à mi-chemin entre les deux options les plus courantes que nous avons évoquées. La traduction du ruhaya au français convertit les noms des figures païennes en attributs divins, alors que, parallèlement, l’ethnographie de la religion traditionnelle repère les traces d’un culte primitif dédié à un être suprême. Mais ces opérations pouvaient-elles, à elles seules, réduire la différence des divinités africaines?

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NOTES

1. Cet article est le résultat d’une étude des documents missionnaires concernant le Buhaya (Mattalucci, 2003). Une première version de ce texte a paru en italien sous le titre : « I nomi di Dio. Alla ricerca del monoteismo haya (Tanzania nord-occidentale) » (2004). Je remercie Philippe Gagnon pour sa relecture du français. 2. Sur l’importance des langues indigènes pour l’évangélisation et sur la spécificité de l’ethnographie missionnaire au Congo belge, voir V. De Rooij (2002). 3. Lettre du Mgr Livinhac, 3 octobre 1909, Société des Missionnaires d’Afrique, Correspondance Marienberg-Kashozi. 4. Sur la description missionnaire de l’univers religieux haya, voir Mattalucci (2000). 5. Les catéchistes ganda, expatriés avec les missionnaires, suite aux guerres de religion survenues au Buganda, ont joué un rôle essentiel dans l’évangélisation des royaumes haya. Sur leur rôle dans l’évangélisation de l’Afrique des Grands Lacs, voir Médard (2007). 6. Dans sa lettre du 19 novembre 1896 adressée au Supérieur général, le père Lévesque écrit qu’il s’emploie sans cesse à l’étude de la langue locale, le luziba, et qu’il lui est très simple de traduire les livres du luganda au luziba puisque les néophytes connaissent les deux langues. Voir Société des Missionnaires d’Afrique, Correspondance Marienberg-Kashozi.

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7. Un des plus connus au Buhaya est François Xavier Ruamugira, un notable de la cour du Kiziba. Ses notes sur l’histoire des royaumes haya, rédigées en ruhaya, ont été imprimées par les missionnaires. 8. Le père Samson (1909 ; 1925) nous offre les portraits de deux auxiliaires indigènes : Nicolas Mugongo, catéchiste de Bushasha, et Jean Mahogora, petit chef de village et juge de paix dont il loue le zèle et la charité chrétienne. 9. L’intérêt des institutions scientifiques pour les informations recueillies par les missionnaires est attesté, outre par de nombreuses publications, par les échanges épistolaires dont les différents ordres gardent la trace. Voir Société des Missionnaires d’Afrique, Archives Lavigerie: Relations scientifiques et culturelles. 10. On retrouve à peu près la même consigne dans la première édition des Constitutions et règles de la Société des Missionnaires de Notre-Dame des Missions d’Afrique et d’Alger. Ici, l’étude de la langue indigène, qu’il s’agisse de l’arabe, du berbère ou du « nègre », est prescrite à partir de l’année de noviciat. La règle demande également qu’à partir de la moitié de cette année, les missionnaires emploient la langue étudiée pour parler entre eux dans les heures de récréation (Société des Missionnaires d’Afrique, 1878 : 22). 11. Le terme grammatisation désigne le processus d’outillage des langues à partir d’un équipement intellectuel à l’origine construit pour le grec et le latin. 12. Ainsi, Xerxès n’est pas simplement le troisième roi de la dynastie, il est aussi « le Guerrier ». 13. Nicolet (1972). Les missionnaires, catholiques et protestants, ont été les principaux collecteurs de mythes de cette aire. La transcription des légendes dûment réécrites permit aux missionnaires d’inscrire les habitants de la région dans l’histoire universelle du récit biblique (Chrétien, 2000). J’ai essayé de décrire la relation entre la documentation des mythes haya et le projet missionnaire dans Mattalucci-Yılmaz (2003b). 14. À ce propos, voir également Luc de Heusch (1966 : 169-170). 15. Bottéro (1994 : 225). Le concept d’hénothéisme a été introduit par Max Müller dans ses Leçons sur l’origine et le développement de la religion (1878), pour identifier la croyance en un seul dieu à la fois. Le fidèle croit au dieu auquel il adresse ses prières et offre ses sacrifices. Voir Borgeaud (2004 : 152-153). 16. Sur l’hellénisation des divinités africaines, voir P’Bitek (1956 : 80-89). 17. Voir P’Bitek (1958) ; Augé (1982) ; Laburthe-Tolra (1985) ; Mary (1999). P’Bitek (1958 : 41), en particulier, critique la façon dont les cosmologies africaines ont été systématiquement mal comprises aussi bien par les laïcs que par les religieux. Parmi les apologistes du christianisme, cet auteur inclut E.E. Evans-Pritchard, G. Lienhardt et G. Parrinder, qui à la différence de leurs prédécesseurs « irreligieux », selon ses termes, se servent des divinités africaines pour prouver que Dieu existe, puisqu’il est connu même par les Africains. Il faut pourtant remarquer que si Evans-Pritchard (1956) prête aux Nuers un monothéisme moral, où une divinité suprême domine le système des esprits, ses analyses de la magie et de la sorcellerie des Azandés (1937) sont difficilement conciliables avec l’apologie du christianisme évoquée par P’Bitek. 18. Ce travail a été mené par les missionnaires avec leurs auxiliaires indigènes. Il a été ensuite poursuivi par les prêtres indigènes et par les intellectuels africains formés par les missionnaires. C’est dans cette perspective, me semble-t-il, qu’on peut lire l’exercice d’Alexis Kagame : sa Philosophie Bantou comparée rassemble une longue liste de noms et attributs de l’être suprême. Ces noms, selon l’auteur, révèleraient : la transcendance de l’être suprême face à l’existant ; son être incorporel, immortel, début et fin, principe vivifiant et seigneur de l’existant ; son unicité (1976 : 151-154). Pour une tentative analogue de réappropriation de la tradition par les membres du clergé africain et de reconduction des croyances traditionnelles au christianisme, voir Muzungu (1973). 19. Voir, par exemple, Pagès (1919-1920) ; Gorju (1920).

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20. Le père Arnoux écrit à ce propos : « tous ces termes, Imana, Rulema, Rugira, Rugaba et si l’on veut même Kihanga, se réunissent, pour ainsi dire sur une seule tête ».

RÉSUMÉS

La traduction du nom du dieu des chrétiens dans les langues d’Afrique ne va pas de soi. L’analyse de l’ethnographie de la religion produite par les Missionnaires d’Afrique au Buhaya (nord-ouest tanzanien) montre la mise en œuvre d’une double stratégie de traduction. Ces auteurs reconnurent dans les noms de divinités locales des attributs du dieu chrétien. Ces noms furent tenus comme preuve d’un monothéisme premier effacé par des fausses croyances successivement répandues dans la région. Pour marquer la distance entre le vrai dieu et les ancêtres ou les esprits de la religion kubandwa, les missionnaires ethnographes soulignèrent que le premier était étranger à la possession et aux échanges qui avaient lieu entre les hommes et les autres entités spirituelles. Ces stratégies, pourtant, ne suffirent pas pour rendre les divinités africaines commensurables au dieu chrétien et pour légitimer la traduction du nom de Dieu par un terme indigène.

The translation of name of Christian God into African languages is not simple. A dual strategy emerges from the ethnography of religion conducted by Missionaries of Africa in Buhaya (Northwest Tanzania). On the one hand, several authors were able to locate the attributes of the Christian God within the names of local deities. These were considered alleged traces of a primitive monotheism, something which was later overlaid by false beliefs. On the other hand, and in order to mark the difference of the true God from the ancestors and from the spirits of the kubandawa religion, some of the missionary ethnographers underlined the former’s extraneity to both rituals of possession and forms of exchange with other spiritual entities. These strategies, however, failed to make African deities and the Christian Divinity commensurable, and to legitimate any translation of the name of God into an indigenous one.

La traducción del nombre del dios de los cristianos en los idiomas de África no cae por su propio peso. El análisis de la etnografía de la religión producida por los Misioneros de África en el Buhara (nor-oeste de Tanzania) muestra la puesta en obra de una doble estrategia de traducción. Estos autores reconocieron en los nombres de divinidades locales los atributos del dios cristiano. Estos nombres fueron erigidos en prueba de un monoteísmo primario borrado por las falsas creencias sucesivamente expandidas en la región. Para marcar la distancia entre el verdadero dios y los ancestros o los espíritus de la religión kubandwa, los misioneros etnógrafos señalaron que el primero era extraño a la posesión y a los intercambios que tenían lugar entre los hombres y las otras entidades espirituales. Estas estrategias, sin embargo, no fueron suficientes para volver las divinidades africanas conmensurables al dios cristiano y para legitimar la traducción en el nombre de Dios por un término indígena. (trad. Véronica Giménez Béliveau)

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INDEX

Palabras claves : Buhaya, divinidad indígena, misioneros de África, nombre de Dios, Tanzania, Traducción Keywords : Buhaya, indigenous divinity, missionaries of Africa, name of God, Tanzania, Translation Mots-clés : Buhaya, divinité indigène, missionnaires d’Afrique, nom de Dieu, Tanzanie, Traduction

AUTEUR

CLAUDIA MATTALUCCI

Université de Milan Bicocca, Département des sciences humaines – Milan, [email protected]

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« Rien n’est plus fort que le Bon Dieu ! » Quand le conteur créole convoque et traduit le Dieu colonial

Philippe Chanson

1 Si l’entrée dans la «raison graphique» des contes antillais a été indubitablement marquée par les monumentales collectes en trois tomes d’Elsie Clew Parsons (1933, 1936, 1943), le regain d’intérêt manifesté du côté des auteurs des Antilles et de la Guyane françaises à propos de cette «littérature orale» commence dès les années soixante de décolonisation pour leur rapatriement en corpus (Lohier, 1960; Georgel, 1963), puis autour des années quatre-vingts pour l’ébauche de leurs commentaires (Jardel, 1977, 1979; Suvélor, 1989), pour aboutir au pic d’une réflexion conduite par les créolistes dans les années quatre-vingt-dix (I. Césaire, 1990; Chamoiseau, Confiant, 1991; Relouzat, 1992). C’est cette pensée lettrée qui contribue largement à alimenter aujourd’hui la vie de ces contes inoubliables nés dans la douleur de l’esclavage. Il manquait cependant une étude s’intéressant plus spécifiquement au registre particulier des pièces à caractère «théologique» sur lesquelles ont porté nos recherches.

2 Dans la masse étonnante des quelque six cents contes créoles de ce dernier type que, dans cette visée, j’ai pu collecter jusqu’à ce jour dans toute la Caraïbe – et dont plus de deux cent cinquante proviennent des seules Antilles-Guyane –, soit des contes qui parlent de Dieu (toujours rendu en créole par «Bon Dieu»1), qui le mettent en scène ou le mettent proprement dit «en jeu», c’est le titre de cet ancien conte guyanais, «Rien n’est plus fort que le Bon Dieu», qui, renforcé par son contenu, m’a immédiatement paru synthétiser au mieux, en liminaires, l’enracinement profond de la traduction de Dieu dans ces départements français d’outre-mer, terrains de cette enquête.

3 Recueilli par le folkloriste guyanais Michel Lohier, puisant aux récits de veillées transmis oralement par sa grand-mère, ce conte tisse et retisse, à l’aide du procédé de l’enchaînement de superpositions narratives à chaque fois réamplifiées d’un nouvel élément, l’histoire d’un petit oiseau dit en créole Ti-Zozo. Voilà Ti-Zozo montant sur un arbre; la branche se casse, il tombe alors, se rompt une patte et dit par dépit: «Rien n’est plus fort qu’un arbre!» En écho, l’arbre lui répond qu’effectivement il est fort, mais que le vent est encore plus redoutable parce qu’il plie ses branches: «Rien n’est

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plus fort que le vent!» Intervient ensuite la muraille pouvant résister au vent mais moins puissante que le rat capable de passer entre ses interstices: «Rien n’est plus fort que le rat!» Puis s’enchaîne, par ricochet, un jeu de renvoi à une plus grande puissance et à «Rien n’est plus fort...» reporté sur le chat, la corde, le couteau, le feu et ainsi de suite pour en venir finalement à l’homme non sans que la série retombe sur l’arbre cassant la patte de Ti-Zozo suivi de cette leçon apparemment incontestable: «Rien n’est plus fort que l’homme!» On croit donc pouvoir en rester là lorsque ce dernier ajoute: «Je suis fort, mais le Bon Dieu me tue...»; ou, selon la version transmise par cet autre folkloriste guyanais qu’est Auxence Contout, «le Bon Dieu prend ma vie» ou «met fin à la vie»; en bref, dispose de la vie de l’homme. Une déclaration qui, tranchant incontestablement avec la force première de l’arbre, cause d’une simple blessure et non de la mort de Ti-Zozo, signe la radicale et redoutable omnipotence universelle du Bon Dieu par laquelle se clôt le conte: «Il n’y a rien de plus fort que le Bon Dieu!» (Michel Lohier (1980: 154-157)2.

4 Si cette traduction du Bon Dieu convoqué par le conteur créole correspond à première vue à une «logique métaphysique» largement répandue – pour ne pas dire invariante – attribuée au Dieu suprême, les oripeaux des apparences tombent cependant bien vite à l’étude des terrains créoles sous la guirlande des mots «ra-contés». Sous l’omnipotence fatale, c’est le dévoilement de la condition servile qui opère et s’inscrit ici. L’impressionnant corpus des «contes théologiques» ne fait que le confirmer en tissant et retissant cette trame mémorielle solidement cousue sous le tissu de l’apparence ludique et volontairement anodine du merveilleux. Le Bon Dieu créole, issu du christianisme catéchisé, est incontestablement – stratégie du conteur! – le maître colon «redividu», présence toute puissante qu’il faut à la fois se concilier et tenter de rouler. Historiquement, tenant très naturellement le rôle inexistant du mythe qu’il reconstitue au sein de sociétés sans autre fondation première que «le hiatus originel de la Traite» et recréées à partir d’une situation de dépossession anthropologique et d’amnésie ontologique dont les penseurs créoles situent le point nodal dans ce qu’ils nomment «l’expérience du gouffre» – la cale négrière – (Glissant, 1981: 348; 1990: 19), le conte créole s’est mué en «substitut de mythe» (Jardel, 1979: 15-16; 1985). Il s’est, en effet, singulièrement érigé en parole de genèse et d’explicitation métaphysique du monde concret et spirituel de l’esclave, des hiérarchies, des comportements et des tactiques de survie au sein de la Plantation dont il est issu. Et c’est sans aucun doute ce qui le spécifie dans ses rapports aux autres pièces du corpus universel et en particulier avec celles provenant d’Afrique, d’Europe avec lesquelles il partage quelques items et marqueurs manifestes3: il est né ensituation, au contact abrupt du réel, dans un contexte de domination bardé de contraintes raides de lois, de règles, de structures traduisant des relations complexes et souvent obséquieuses favorisant la délation.

5 Certes, comme tous les contes, le genre créole sait divertir. Mais on rappellera que sous le leurre magistral du divertissement, sa fonction première – et d’autant qu’il ne peut être «tiré» que de nuit4 – était de tenir doublement en éveil. De tenir éveillé contre l’endormissement provoqué par le labeur de jour, mais surtout de tenir l’esprit en éveil. Ce que laisse précisément entendre l’impératif typique des conteurs guyanais: «Rouvéyé l’kont!» (Contout, 2003: 76, 98, 128, 184). Il s’agit bien de «rou-véyé» en créole, c’est-à- dire de littéralement «prendre garde», soit tout à la fois «sur-veiller», guetter, faire attention, rester en éveil. Un «resté éveillé» que Daniel Maximin (2006: 18) exhausse pour sa part d’un double sens malicieux en écrivant que les contes sont en réalité proférés «pour endormir et réveiller à la fois»: pour endormir la conscience du maître

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tout en réveillant celle d’un auditoire qui, paradoxalement, «ne doit pas s’en laisser conter»!

6 C’est donc sur cette toile de fond que le Bon Dieu chrétien convoqué par le conteur créole s’est retrouvé aux prises avec la gent animalière figurant les acteurs serviles. Présenté comme il se doit sous des traits débonnaires, on découvre pourtant bien vite qu’il ne cesse de distiller sa morale à coup de sanctions et d’atteintes physiques – qui sont autant de coupures ou de ruptures symboliques – par lesquelles, inlassablement, se terminent quasiment tous les contes. Pourquoi Chien ne parle pas? Pourquoi Crabe n’a pas de tête? Pourquoi Lapin marche à quatre pattes? Pourquoi Crapaud n’a plus de queue? Pourquoi la Frégate s’appelle-t-elle Malfini? Pourquoi Tortue a-t-elle la carapace en petits morceaux? Pourquoi Margouillat rampe-t-il? Pourquoi Ti Raccon lave ses aliments? Pourquoi Macaque n’a plus de poils au bas du dos? Pourquoi Sole est-elle toute plate? Pourquoi l’oiseau Gôgô s’adresse au ciel pour quémander de l’eau de pluie? Pourquoi?... Tous les chercheurs et analystes s’accordent aujourd’hui à penser que ces interrogations – et tant d’autres non citées –, faisant l’objet de contes, ont tenté de dire, par détour, ce qui – à bon entendeur! – se devait d’être entendu sous des modes et des postures de survie capables, pour le bénéfice d’un peu d’espérance, de subjuguer le fatalisme et les peurs. Même si «Rien n’est plus fort que le Bon Dieu!»...

7 Il faut relire ces contes, savoureux de détails, que l’absence de place nous empêche ici de livrer et de commenter. Apparemment, à leur lecture, tout indique que les péchés mignons de leurs acteurs furent la raison de leur punition: gourmandise ou gloutonnerie pour les uns, fourberie ou «menterie» pour les autres, arrogance ou insolence pour d’autres encore, désobéissance ou résistance pour les derniers, voire insouciance ou nonchalance pour les moins coupables... Bref, toutes ces bonnes raisons morales que nos vues mystifiées par une lecture «à la lettre» pourraient nous entraîner à justifier si nous oublions l’essentiel: les grands thèmes serviles si concrets qui y sont abordés, l’enfer du Travail, la Faim, la Violence, la Peur, la Survie et la Délation ainsi que les artifices de ce genre narratif que sont les doubles sens, les hyperboles, contradictions, détours et ambivalences qu’exploite volontairement l’acteur le plus caché mais certainement le plus important de ces récits animaliers qu’est le conteur lui-même, véritable sas d’entrée du conte créole.

Du conteur

8 Qui donc a pu être le conteur des anciennes plantations coloniales? Portrait par Patrick Chamoiseau à qui nous devons, sur ce sujet, une collecte ethnographique considérable dont nous lui sommes largement redevables: «Un bougre tranquille, presque de la qualité de l’Oncle Tom, que le Béké ne craint pas et dont il ne se méfie pas, au point de l’autoriser à parler. Le maître béké sait que, la nuit, il parle. Parfois même, il entend ce que dit le conteur. Notre homme est donc officiel, sa place et l’énonciation de sa parole sont dans la norme de l’habitation. Admis, toléré par le système esclavagiste et colonial, notre conteur est le délégué à la voix d’un peuple enchaîné, vivant dans la peur et les postures de la survie. Voix de ceux qui n’ont pas de voix, il est seul comme une chaleur dans un bout de glace»5.

9 Alors que le jour le conteur est un esclave comme un autre, traité comme un autre, soumis comme les autres, silencieux comme les autres, la nuit voit le «bon Nègre» se transformer en porte-parole reconnu! Il soulève le couvercle du silence et peut prendre

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la voix. Et c’est lui qui, l’espace d’un instant, devient le maître! Chamoiseau encore: lorsque le conteur se lève, «ce père de notre expression artistique, ce premier de nos artistes», il «se dresse Maître de la Parole: Papa-langue de l’Oralité d’une culture créole naissante (...) Réceptacle, relais, transmetteur, ou plus exactement propagateur d’une lecture collective du monde» (1988: 43, 36). Car le conteur, en ce qu’il examine les destins, les chances de survie et tente d’élucider la fatalité, est d’abord celui qui donne voix au groupe. Conteur et auditeurs sont en symbiose. Ensemble ils forment société et c’est ensemble qu’ils scellent les traditions qu’ils sont en train de produire, de cimenter dans une même communion coulée au fil du récit.

10 Le conteur, médiateur, donne donc voix au groupe. Mais pas à la façon d’une grande voix claire pour tout le groupe. Plus subtilement, comme le dit Édouard Glissant (1990: 83), «le conteur est un djobeur de l’âme collective», par quoi le philosophe martiniquais veut dire que le conteur travaille par intermittence les situations qu’il «dé-couvre», de gauche et de droite, «là où ça fait besoin», «là où ça se donne». Et comme il sait que le maître peut entendre ce qu’il énonce, nous dit Chamoiseau, «sa Parole se doit donc d’être opaque, détournée, d’une signifiance diffractée en mille miettes sibyllines», visant «autant à retenir l’attention qu’à ôter de son propos toute évidence alors dangereuse» (1988: 11). En une formule, on pourrait dire que le conteur, en champion du détour, clame la parole des dominés tout en ayant l’air de donner la parole aux dominants: «J’amuse la compagnie, happe les situations, les noue et les dénoue, fais sillonner la ruse, la débrouillardise, annihile la morale dominante, déjoue l’écoute du maître en camouflant le sens de ma parole...» (Chamoiseau, 1997: 168).

11 L’art du trompe-l’œil par le biais du rire incluant le plus souvent une autodérision féroce et une ironie mordante pour stigmatiser l’oppression et l’obséquiosité. Il faut que le Maître rie de ce que le Nègre dit! Car pour lui cela veut dire «acceptation», «contentement de soi», bref, extinction des feux de toutes menaces.

12 Autre trait frappant des discours du conteur créole: «l’a-moralité» de sa Parole. C’est un moraliste «a-moral» au premier abord fort «dé-moralisant» pour ceux qui l’écoutent. Apparence toujours. Selon le mot d’Ina Césaire, le conteur se doit «benoîtement» de bafouer «l’observance des règles établies et les principes moraux d’une oligarchie inique» (1990: 153). Et il le fait sous le masque de cette a-moralité foncière que l’on prête volontiers aux plus faibles comme sous le manteau d’un message qui n’a en soi rien de révolutionnaire. Les solutions apportées à la déveine sont loin d’être collectives, le héros étant finalement fort seul, égoïste, ne pensant qu’à lui-même, «préoccupé de sa seule échappée» (Chamoiseau, 1988: 10). Il est vrai que le message du conteur est souvent finalement anti-social par l’affichage sans fard de cet individualisme foncier. Et plus encore quand il se livre sans retenue à une auto-péjoration implacable du Noir esclave. Ruse comme d’habitude, les contes ne faisant finalement que redire ce que la société esclavagiste avait inculqué et véhiculait à propos de la population domestique, et ce que le Maître en voulait bien entendre!

13 Enfin, la panoplie des armes du détour ne serait pas complète sans mentionner encore cette innocence toujours feinte du conteur: sa parole ne vient jamais de lui! Dans Lettres créoles, Chamoiseau cite en exemple cette envolée si parlante d’un conteur: «E krii?... E kraa!... Kouté pou tann, tann pou konpwann, mé pa mélé non mwen adan bagay la sa...» («Écoutez pour entendre, entendez pour comprendre, mais ne mêlez pas mon nom à une chose pareille...»). Un «dit» qui souligne non seulement que le conteur est celui qui

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donne la voix à un ailleurs qui vient au-delà de lui (et en vérité du groupe), mais qu’il s’en tient à la discrétion qui sied à sa démarche. Il reste prudemment à l’écart de sa propre parole, «derrière le dos du Bon Dieu», derrière les facéties de sa gent animale, à la marge du message de résistance détournée qu’il propage.

14 C’est ainsi que ce «bougre tranquille», champion du détour, lorsqu’il «tire» un conte6, reste le Maître d’une «revanche verbale collective sur le réel hostile» (Corzani, 1982: 451). Mais d’une revanche «tirée» vers un sens eschatologique. Car le conteur créole ne se contente pas de signifier le réel et d’en rire comme s’il voulait rageusement s’en venger. Son objectif, sa visée, est de participer à sa transformation, à sa subversion en suggérant, en catimini, des voies praticables, concevables, face aux voies apparemment sans issues de la réalité. C’est de cette manière qu’il entretient la résistance des esclaves. Il est le traducteur collectif du texte et des aléas de la condition commune, de la destinée servile, qu’il inventorie. Et en tant que traducteur, forcément interprète en réactualisant les situations comme les interrogations spirituelles lancinantes vécues sous la marque des «Pourquoi?».

15 Le choix, précisément, de deux contes majeurs tirés de ce registre, parmi les plus célèbres et les plus commentés du corpus antillais, va nous permettre de l’illustrer, notamment en tentant de faire ressortir cette «traductibilité» théologique qui nous préoccupe – par quoi j’entends tout ce potentiel de rendus et d’interprétations théologiques qu’il est possible de dégager et d’analyser à propos du conte créole.

De Chien frappé de mutisme à la mort de Colibri

«Pourquoi Chien ne parle pas?»

16 Remarquablement révélateur de l’art consommé du Maître de la Parole, le premier de ces deux contes, Pourquoi Chien ne parle pas?, a pris vraisemblablement naissance lors des veillées martiniquaises bien avant de passer en Guyane et en Guadeloupe7. Il raconte qu’il y a longtemps, le Bon Dieu descendait souvent sur la terre et pouvait faire sa petite inspection incognito parce qu’il passait pour un Blanc de l’île, habillé de toile amidonnée, coiffé d’un casque colonial ou d’un panama, et parce qu’il tenait à la main (comme tous les Békés de l’époque) un «bâton macaque» d’autant plus redoutable que, porté à son oreille, il lui livrait magiquement les réponses à tout ce qu’il désirait savoir!

17 Bon Dieu se promenait donc, mais toujours avec son chien qui, à l’époque, parlait. En chemin, il rencontre un bel homme, grand et fort, tentant d’abattre à lui tout seul cet arbre colossal qu’est le fromager. «Quand penses-tu finir ton ouvrage?» lui demande le Bon Dieu. «Demain» lui répond simplement notre homme qui se remet au travail. Quelques jours après, la scène se répète, car l’homme n’a pas réussi à terminer son ouvrage. Il affirme toujours, à celui qu’il ne sait pas être le Bon Dieu, qu’il achèvera bientôt sa tâche si les zombis (esprits réputés hanter les fromagers) ne se mettent pas en travers de son chemin. Le Bon Dieu, continuant sa promenade, grommelle cette fois contre notre homme qui met en avant la force potentielle des esprits sans même penser à celle supérieure du Bon Dieu! Il n’aurait qu’à dire: «Si Bondyé lé» («Si Dieu le veut», «S’il plaît à Dieu»), «et tout marcherait pour lui comme sur des roulettes...»8 Mais Chien a tout entendu et s’arrange subrepticement pour transmettre le secret de la réussite à notre homme. Et lorsque trois jours plus tard le Bon Dieu, repassant par-là, lui demande s’il pense enfin achever sa peine, il s’entend aussitôt répondre: «Il sera fini

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bientôt, Monsieur, s’il plaît à Dieu!» Resté estébécoué (selon la pétillante expression créole), le Bon Dieu s’en retourna songeur. Mais Chien trottinant devant lui en frétillant la queue et son bâton magique porté à son oreille lui révélèrent la trahison. Bon Dieu donna à Chien «un tel coup de “bâton macaque” que, depuis ce jour, il ne put qu’aboyer»!

18 Place privilégiée, place de Commandeur d’Habitation ou de «nègre de maison» toujours aux basques du maître? En tous les cas, place délicate d’intermédiaire entre ce dernier et les esclaves de plantation, cette place d’entre-deux de Chien n’est pas toujours des plus enviables. À preuve qu’incontestablement, comme l’a noté Francis Affergan à propos de ce conte, la faute de Chien «relève de la trahison puisque, en dupant le Bon Dieu, il aide l’“homme” qui est un Nègre» (2006: 72). Il n’en reste pas moins que la punition s’inscrit dans le registre des blessures mémorielles les plus graves: celui de la cautérisation de la parole des esclaves, qu’ils soient hiérarchiquement «nègres des champs», «nègres de maison», «nègres à talents» ou, au plus haut, Commandeurs – comme il est bien possible que cela soit finalement le cas à propos de Chien que tant d’autres contes présentent tel le serviteur incontournable attaché au Bon Dieu, gardien de ses affaires et féroce milice contre les fautifs lorsqu’il a ordre de traquer les fuyards. Or, même Chien est frappé de mutisme. Seule la parole quasi magico-religieuse du maître sévère et exigeant est autorisée: «S’il plaît à Dieu!» Ce qui reste paradoxal puisque le conte relève en même temps, à propos de cette seule parole, que l’on n’aurait jamais dû dévoiler ce qui fait la force secrète, théologique du maître, et donc de sa domination. Transgression d’un puissant interdit qui donne à entendre pourquoi l’être servile, quel que soit son rang, n’en est plus réduit qu’à aboyer. Secret levé, il aboiera cette vérité que tout esclave n’aura de cesse de répéter – et qui ne cesse, en échos, jusqu’à aujourd’hui, de rythmer et d’imprégner toutes les conversations créoles: «Si Dieu le veut», parce que précisément et encore une fois: «Rien n’est plus fort que le Bon Dieu»!

19 Voire! L’enquête montre que la formule, effectivement archi-usitée aux Antilles- Guyane, est devenue plus souvent qu’à son tour de pure convenance, fort commode, très arrangeante même, soit donc plus proche d’une «cosmétique oratoire» qu’employée par pure conviction – comme j’ai pu l’établir et le discuter même au sein du cadre ecclésial guyanais. Et en toute correspondance avec l’héritage de notre conteur créole qui n’a eu accès à la «narration biblique» que par le biais des procédés sacro-repetita d’un enseignement catéchistique appris «par cœur», soit évidemment sans passer par la lecture! Ce qui est encore largement le cas aujourd’hui aux Antilles- Guyane. Principale raison pour laquelle, mine de rien, le conteur, via sa parole, par détour, a su singulièrement participer à faire aboyer cette formule biblique de l’Épître de Jacques (4,13-17) dûment catéchisée, que l’on répéta d’abord à l’envi pour la satisfaction du maître. Même sans trop y croire! Ce qui signifie bien que derrière l’affront symbolique de l’esclave rendu sans voix, Chien aura tout de même réussi à catalyser «la qualité suprême de l’homme soumis qu’est la ruse». Affergan (2006: 73) est ici très perspicace. Certes, Chien a perdu, «mais il a su prouver la possibilité de la révolte», et d’une révolte qui peut possiblement venir de ceux-là même attachés au plus près des basques du Béké-Bon Dieu. En d’autres termes, «le chien a aussi montré (...) qu’il ne représentait pas que la voix de son maître», mais bien aussi la voix des sans voix à qui il cède à ses dépens, une part du secret du savoir.

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20 Poukisa Chyen pa ka palé? Dans la magie de la nuit, par la grâce humoristique de ce récit de veillée, voici un éclair de Parole déguisée du conteur sur l’obscurité apparemment fatale des êtres serviles, via la parole même de ceux que l’on croit toujours si près du maître, en l’occurrence celle de Chien (peut-être) Commandeur. Que l’esclave qui a des oreilles pour entendre, entende: il n’est peut-être pas forcément dit que «Rien n’est plus fort que le maître-Bon Dieu»! À l’instar de l’expression «Si Dieu le veut» qui affirme une espèce d’omnipotence aliénante qui n’est peut-être pas si étanche que l’on croit! Car, comme le résume Laënnec Hurbon (1972: 214) commentant cette formule également trahie (par un perroquet) dans une version haïtienne du conte, il se pourrait bien qu’au-delà du paradoxe consistant «à reconnaître que rien ne peut se faire avec succès sans Dieu», dans le pragmatisme d’une réalité pléthorique, la lancinante répétition du «Si Dieu le veut», proprement marronné, ne fasse finalement «que masquer la propre volonté de l’homme»...

«Pourquoi Crapaud n’a plus de queue?»

21 Attachons-nous maintenant au second conte choisi, sans aucun doute le plus célèbre des Antilles et révélateur encore une fois de la subtilité performative du conteur: Pourquoi Crapaud n’a plus de queue? C’est un conte martiniquais que sa réputation conduisit en Guadeloupe mais qui resta curieusement absent en Guyane. Plus connu sous le nom de «Conte Colibri», il doit sa célébrité non seulement au fait qu’il n’est connu que sous une forme unique (c’est un hapax), qu’il nous est parvenu sous la plume prestigieuse de Lafcadio Hearn9, qu’il est un des plus anciens puisque l’écrivain anglo- américain l’a collecté au cours du séjour qu’il fit entre 1887 et 1889 en Martinique10, qu’il est sans aucun doute celui qui fut le plus commenté, comme l’indiquent, parmi d’autres, les annotations d’auteurs tels Serge Denis qui a édité et introduit Hearn (1932), Aimé Césaire et René Ménil (1942), Anca Bertrand (1966), Roland Suvélor (1989), Raymond Relouzat (1992), ou encore Daniel Maximin (2004 et 2006), mais également parce qu’il est celui qui a laissé le plus d’impact psychologique et même affectif aux Antilles.

22 Que nous narre ce conte? Le Bon Dieu décide de faire une route en utilisant les nègres. Mais ceux-ci prétendant ne pouvoir travailler qu’au son du tambour, Bon Dieu fait mander le seul tambour qu’il y avait sur Terre, celui de Colibri. Pour ce faire, il envoie d’abord Cheval, qui est à son service, demander de gré ou de force à Colibri de lui prêter son tambour. Cheval argumente, mais Colibri refuse catégoriquement, déclarant avec aplomb que Dieu n’aura ce tambour que «quand ma tête sera sous la pierre de taille, dans la cour de ma maison». Lors donc, Cheval se cabre, et Colibri, sentant le danger, en appelle à Crapaud, «son propre nègre», pour lui donner de la force en frappant habilement le tambour. Aussitôt dit, Crapaud grimpe sur le tambour, le martèle si bien et chante si fort que Colibri, même s’il en perdit quelques plumes, de son bec foudroyant – Zip, Zip! – creva les deux yeux de Cheval. Ce que voyant, Bon Dieu, dont «la bile s’échauffe», décide d’envoyer Bœuf affublé de ses grandes cornes avec ordre de convaincre Colibri. Mais puisant à nouveau courage et énergie au son des chants et des rythmes cognés par Crapaud, le petit rebelle, même blessé aux aisselles par les cornes de Bœuf, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, fait de son bec redoutable, sortir – Tac! – les deux yeux de la tête de Bœuf. Voilà Bon Dieu tout en colère: «il roula son tonnerre», «poussa un grand cri» et envoie Poisson Armé. Quand Colibri le voit arriver et s’enrouler en boule, les yeux tueurs précautionneusement rentrés, rétractés sous le

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hérissé de ses piquants semblables à des lames acérées, imperceptiblement «un petit froid lui saisit le corps». Il prie donc Crapaud de frapper comme jamais son tambour. Mais Crapaud a beau être un tanbouyé émérite, il a beau mettre ses doigts en sang à force de «manier», de taper et de chauffer tambour, il a beau suer d’encre à force de chanter, Colibri labouré par la multitude d’épées de Poisson Armé, tombe raide mort. Poisson Armé d’un coup de coutelas tranche la tête de Colibri et la met sous la pierre de taille de la maison! Alors seulement il prend le tambour et l’apporte au Bon Dieu pour faire travailler les nègres. C’est dans la précipitation du dénouement que Crapaud, mort de peur, «s’enfuit si vite que dans sa course précipitée sa queue reste prise sous le tambour...» Voilà comment Crapaud perdit sa queue!

23 De cette histoire assez cryptée et à nouveau cadrée par l’omnipotence et la domination implacable affichée du Bon Dieu, dressons une petite anthropologie de Tambour, de Colibri, de Poisson Armé et de Crapaud.

«L’en-jeu» de Tambour

24 De Tambour tout d’abord, dont la possession domine en vérité «l’en-jeu» proprement dit du conte, et qui, à ce titre et plus encore, dans la pensée des esclaves, en tant que véritable «logos de la culture africaine» 11, mérite le choix d’une majuscule. Tambour n’est-il pas «le drapeau nègre»? L’instrument de la menace, du signal, du roulement sonore de la rébellion qui peut descendre des Mornes? Raison pour laquelle Tambour a toujours été dans l’histoire coloniale l’instrument par excellence à la fois fort craint et convoité par le maître même, obligé, par calcul, de reconnaître cet ingrédient culturel et guerrier redoutable à très haute valeur symbolique. Car disposer du Tambour c’est bel et bien disposer du Nègre! Capter sa force de travail! On sait combien le système colonial avait trouvé là un moyen efficace d’augmenter l’entrain et la productivité des captifs, ce dont témoignait le père Labat évoquant ces chants rythmés «qui animaient le travail en rompant la monotonie». Faut-il d’ailleurs rappeler le conte «Nèg né malheré» qui narre une invitation du Bon Dieu se terminant par la distribution de la richesse au Blanc, de l’intelligence au Mulâtre et du travail au Nègre? Devant le Nègre déçu, et sur l’insistance de la Sainte Vierge, le Bon Dieu lui ajouta, en guise de consolation, un cadeau sous la forme d’un tambour!12 Ce qui explique pourquoi, comme l’a fort bien vu Roland Suvélor (1989: 69), dans notre conte, le tambour revendiqué par les esclaves pour accomplir leur travail signe une véritable «résistance culturelle», à quoi l’on peut ajouter une véritable «reconnaissance culturelle»: sans Tambour, ils se retrouvent tout simplement dépossédés d’eux-mêmes. L’attitude de Colibri déclinant de prêter le précieux instrument devient du coup compréhensible. S’il agit ainsi, c’est uniquement parce qu’il refuse que la repossession de Tambour par les Nègres serve à leur instrumentalisation aliénante, en d’autres termes, qu’elle participe à les rendre malléables à la volonté et au profit du Bon Dieu maître blanc.

L’identification de Colibri

25 La question de l’identification de Colibri devient alors intéressante. Est-il ce bon Mulâtre, homme de couleur libre possédant «son nègre» comme l’affirme Suvélor (ibid.) soupçonnant, via l’enjeu du Tambour et donc de la force de travail des esclaves, un «en- jeu» de pouvoir hiérarchique entre Blanc et Mulâtre. On n’acquiescera pas forcément, la narration laissant plutôt entendre qu’il s’agirait d’un bon nègre-frère proche de

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Colibri, bien que cela ait au fond peu d’influence sur la traduction théologique rendue par le conteur. Et s’il était Mulâtre, Colibri ne revêtirait-il pas, au même titre que l’esclave, l’habit du colonisé-christianisé au fait et en phase avec sa négritude? – ce que laisse précisément entendre le conte qui, par contraste avec le maître Bon Dieu blanc, le présente comme possédant le tambour.

26 On ne pourrait cependant oublier que Colibri est avant tout l’oiseau emblématique de la Caraïbe tant chanté par l’écrivain guadeloupéen Daniel Maximin et dont on dit qu’il fut le symbole métaphysique du combattant amérindien, le guerrier-soleil de la mythologie aztèque ou l’oiseau-dieu des Tainos dans le cœur duquel allait s’établir l’âme des guerriers caraïbes morts au combat (Relouzat, 1992). C’est un emprunt intéressant qui n’est pas sans souligner le trans-culturalité des thèmes dans la Caraïbe même et, partant, leur transversalité de sens archétypal qui, sans être ici proprement «universels», n’en restent pas moins des opérateurs importants au niveau de la traductibilité de tel conte. Car c’est bien sur fond de cette mémoire méta- anthropologique que Colibri reste l’oiseau coutumier tant aimé, non seulement pour sa formidable légèreté «d’oiseau baise-fleurs» et sa fine beauté aux reflets métalliques, mais pour sa liberté affichée, son irréductible insoumission que célèbrent sa vivacité extrême, ses trajectoires éclairs, inattendues, ses frous-frous d’ailes folles, ses poses en surplace et ses départs soudains, ses brusques esquives et ses montées en flèche vers la lumière du soleil... Et plus encore, tant Colibri, l’oiseau affranchi, autonome, insaisissable, respire l’intelligence, la prudence légendaire et la rapidité d’un savoir- faire tenace sous son apparence frêle.

27 La surprise passée, il lui sied donc à merveille d’être le minuscule héros de ce conte mis en face de la masse énorme de l’adversité. Son arme secrète – qu’il possède du bout de son bec: l’hyper coup d’œil! C’est à l’œil de ses adversaires que Colibri s’attaque, qu’il vise, métaphore de cette force précisément aveugle de ceux qui se laissent dominer par elle, tels Cheval et Bœuf qui ressemblent à «ces tristes esclaves que leur carrure et leur épaisseur d’esprit vouaient au rôle d’hommes de main» du Bon Dieu, en d’autres mots, à ces figures pitoyables faisant allégeance au maître en vue d’améliorer leur sort (Suvélor, 1989: 73).

Poisson Armé, le «pistolero» du Bon Dieu

28 Poisson Armé, le meurtrier est aussi l’un d’eux. Suvélor voit en lui une «machine à tuer suscitée par le Dieu-Maître deux fois défié» (ibid.) Car à la différence de Cheval et Bœuf, il n’a pas ordre de parlementer avec Colibri. Il est bien là pour l’abattre, pour accomplir au fond la basse besogne et sceller le fait que «Rien n’est plus fort que le Bon Dieu!» Poisson dit «Armé», le bien nommé, l’est du reste pour ce type de mission. C’est en somme le «pistolero» du Bon Dieu. Le conteur l’assimile au diodon, ce «hérisson des mers» que la nature a pourvu – lorsqu’il s’énerve et se met en boule – «de petites pointes grosses et longues comme des fers d’esguillettes», comme le décrivait en son temps le père Du Tertre, non sans ajouter force détails sur sa tactique: «Il les dresse, baisse, biaise et traverse comme bon lui semble, et selon ce qu’il en a besoin (...) en rage et furie... il (...) hérisse toutes ses armes, s’enfle de vent comme un ballon et bouffe comme un poulet d’Inde qui fait la roüe» (cité ibid.) Voilà comment Poisson Armé manœuvra et se rendit invulnérable, parvenant à dissimuler ses yeux que Colibri, cette fois, ne put atteindre. Roland Suvélor (ibid: 74) en tirera une interprétation hardie mais

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perspicace: ce poisson redoutable qui fonça yeux fermés sur sa victime, sans sentiment, pourrait bien être «le mercenaire blanc venu de France par la mer», le soldat marin et son «vaisseau de guerre hérissé de canons», convoyé pour assurer l’ordre ou remettre de l’ordre pour raison d’État! Poisson Armé serait en somme ce «lointain Pouvoir qui siège au-delà des mers», ce «régulateur de l’ordre colonial» qui, armé de «cécité fonctionnelle», n’a pas même, à la lettre, une miette de regard pour l’homme noir.

Crapaud, le «marron»

29 Reste le personnage de Crapaud, nègre-serviteur-compagnon de Colibri. On le voit lutter de toutes ses forces contre les envoyés du Bon Dieu avec Tambour, ce complice intime si symbolique «de la vieille force combative de leur être africain» (Suvélor, 1989: 70). Mais comment donc les mains ensanglantées de Crapaud, frappant Tambour, tiendraient-elles face à la force meurtrière des armes ennemies? Devant un tel Pouvoir? Colibri mort – ce qui obligera dès lors les nègres du conte à se soumettre à la volonté servile du Bon Dieu –, il ne doit en fin de compte son salut qu’à sa fuite précipitée, subtile métaphore du marronnage, une fuite qu’accompagne immanquablement une perte, un «laisser derrière soi» symbolisé par la queue que Crapaud laissera dans l’aventure, une fuite décidée, signant le refus de redevenir esclave, travailleur enchaîné au rythme du tambour exploité au profit du maître. À travers la figure de Crapaud, le choix du marronnage, cette «forme originelle de résistance» comme l’écrit Maximin (2006: 23), reste indéniablement ce qu’insinue, en tant que forme de liberté possible et ultime, le conteur. Un choix qui peut être saisi de façon opportuniste, immédiate, mais en tous cas un choix anthropologiquement signifiant d’une liberté gagnée loin de ce Dieu omnipotent «qui figure à la fois le pouvoir réel (économique) du colon et le pouvoir lointain d’au-delà de la mer», tel que le relève encore avec justesse Suvélor (ibid.: 75).

30 Demeure la traduction théologique de ce Bon Dieu convoqué par le conteur créole, traduction qui s’inscrira dans trois plis de mémoire «ra-contée», pérennisée comme tout autant de griefs: celle bien entendu insécable d’un Bon Dieu prenant les traits du maître esclavagiste; celle aliénante d’un Bon Dieu détenteur de ce tambour volé qui «ne bat plus la charge» (Césaire, Ménil, 1942: 10); et celle d’un Bon Dieu bel et bien «commanditaire du meurtre de Kolibri» (Maximin, 2004: 88). Ce qui nous fait du coup revenir à la triple leçon «catéchisée» de notre premier conte guyanais: «Je suis fort» (l’art du détour, la fuite possible: Crapaud); «mais le Bon Dieu me tue...» (le couperet tragique, l’irrévocable: Colibri); «Il n’y a rien de plus fort que le Bon Dieu!» (l’arbitraire, l’aliénation fatale: Tambour).

31 À l’écoute de cette narration, l’hypothèse est donc plausible: on comprend aisément pourquoi le conteur de la veillée, sur l’Habitation, ne put éveiller la méfiance du maître amusé et satisfait! Et cela même si, au fond des mémoires esclaves blessées, Crapaud restera le grand Maître-tanbouyé de la résistance créole prêchant un marronnage salutaire et Colibri, pour toujours, par son courage héroïque, l’oiseau-mouche martyr, la plus petite des créatures sacrifiées dans laquelle repose pourtant «le cœur le plus gros de toute la création» (Maximin, 2004: 144). À quoi l’on pourra ajouter que cette mort emblématique de Colibri reste en terre antillaise la charge concrète d’une véritable incompréhension comme d’une très affective déception. Un des indices de cette gêne ne réside-t-il pas dans le fait, étonnant, que ce conte n’ait jamais reçu le titre

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de «Pourquoi Colibri est-il mort?» Toucherait-on précisément ici à un tabou? Recueillir les affects symboliques et psychologiques générés par ce conte reste en tous les cas pour l’ethnographe un exercice fort parlant. S’il instruit, pour le moins, sur le fait que le choix d’une figure animalière pour parodier un des acteurs de la société esclavagiste n’est au fond «jamais anecdotique» – comme le pose très clairement Francis Affergan (2006: 76) –, il instruit aussi sur toute une perception d’une image de Dieu qui, dans les sociétés créoles, est également loin d’être anecdotique.

De la traduction du Dieu colonial

Du fond catéchistique de la Parole du conteur créole

32 Dans cette perspective, il n’est peut-être pas incongru de penser que le conteur de l’Habitation créole a pu faire office de prédicateur reconnu auprès de sa communauté nommée «Lakou» («La cour») en créole13. Jean-Pierre Jardel (1985: 88) a même suggéré un rôle de prêtre tandis que Raphaël Confiant, dans un contexte plus contemporain, a proposé celui de «missionnaire du conte créole»14! En tous les cas, en tant que dépositaire et gardien du «texte» originaire et original «des Premiers Temps» d’une parole noire tolérée par le Maître, la parole du conteur créole, «écho de la Plantation» comme l’a dit Édouard Glissant (1981: 242), et «écho théologique de la Plantation», reste dans cette optique un matériau-témoin de choix pour le chercheur.

33 Qu’y constate-t-on? Très clairement que la Parole «théologique» du conteur ne peut contourner un certain «sur-folklore» chrétien que Roger Bastide, dans Les Amériques Noires, a mis clairement en évidence en parlant de «catholicisme de folk». Par quoi il entendait la création, par les esclaves, de réponses conjoncturelles à la situation coercitive donnée, réponses générées à partir de la mince couche de vernis chrétien superficiellement appliqué sur les masses de couleur15.

34 Cette remarque est importante en ce que, reportée dans le cadre des Antilles et de la Guyane, elle touche à la nature même de ce qu’a pu constituer le matériau «théologique» du conteur créole. Car au fond, outre sa connaissance du maître et des éparpillées d’histoires plurielles de ses compagnons d’infortunes, de quoi d’autre pouvait bien disposer le conteur créole forcé de créer à partir d’aucun grand récit originel si ce n’est finalement ce qu’il pouvait grappiller des seuls référents que furent pour lui les récits, les dogmes, et les «vérités» bibliques distillés oralement aux esclaves à travers messes et catéchismes de type questions-réponses qui leur étaient réservés, enseignés? Ce sont bien là les «nouvelles histoires sacrées» (Jardel, 1985: 1986), qui ont été présentées aux esclaves en substitut de celles de plus en plus oubliées de leurs provenances africaines. Ce qui suffit à expliquer la persistance et la manière avec lesquelles le conteur créole convoqua le Bon Dieu chrétien – sans que nous puissions pour autant négliger le facteur des relations toujours très ambivalentes et contradictoires entretenues par rapport aux Maître et donc au Dieu colonial dans le cadre étroit de la servilité quotidienne.

35 C’est bien connu. Sous les leurres officiels d’une adaptation pour les Noirs visant leur christianisation, et sous prétexte d’une «espèce inférieure» moralement déchue, «bas de gamme», à l’intelligence jugée arriérée et limitée – comme s’en est plainte Maryse Condé dans des lignes acérées sur «Le Missionnaire» (1978: 21-26) –, le clergé n’aura fait qu’inculquer un catéchisme de répétition d’une banalité et d’un simplisme

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consternants! Et cela même si l’on doit bien reconnaître que les prêtres, par ailleurs débarqués aux colonies sans être ni recrutés ni formés dans une optique de mission extérieure, durent aller au plus pressé tant leur nombre fut le plus souvent tout à fait insuffisant à assumer une desserte correcte et un encadrement paroissial conséquent. Il reste qu’on ne connaît que trop les accents d’un tel «enseignement» narratif: une moralisation «biblique» de choc visant à l’acceptation de sa condition servile déclinée par Dieu, à la sacralisation du travail et, partant, à la soumission docile au maître blanc. En bref et en accord avec la stratégie coloniale: au maintien de l’ordre établi. Innombrables sont les documents et courriers provenant aussi bien d’administrateurs que d’ecclésiastiques attestant et entrecroisant cette volonté commune au profit de la colonie, et plus encore lorsque, à la fin des années 1830, les catéchismes visaient à préparer la mise en condition des esclaves en vue de leur émancipation.

La figure du Bon Dieu dans le conte créole

36 Cela étant, on n’échappera pas au fait que le Bon Dieu du conte créole, s’il est exprimé aux moyens d’anthropomorphismes et d’anthropopathismes forcément obligés – à l’instar des récits bibliques16 –, ne ressemble sans aucun doute pas beaucoup à cette description curieusement romantique de Lacfadio Hearn ([1890], 1937: 38) le décrivant tel «un affable planteur grisonnant dont la demeure est située dans les nuages» et, plus étonnamment encore, comme «le meilleur et le plus doux des vieux békés»!

37 Certes, une lecture même rapide des contes renvoie l’image invariable d’un Bon Dieu paternaliste et débonnaire, nommément désigné comme «Grand Artisan», «Grand Dispensateur», «grand bonhomme», «bon père» et même «bon bougre». Il est facile d’accès, familier avec ses créatures, les invitant à manger, à jouer, à dialoguer parfois, recueillant leurs avis, prêtant l’oreille aux doléances des uns, aux rapportages des autres, se montrant patient, magnanime, amusé; ce Bon Dieu connaît la fatigue, il rit, boit, danse, se promène, soliloque... Mais ces traits que lui offre le conteur, en correspondance étroite avec l’instruction religieuse reçue catéchisant sa bonté, se complètent d’un envers terriblement éprouvant: celui du Maître et Seigneur incontesté que les tenants du même code chrétien s’attendent à entendre réciter. Or ce Maître et Seigneur figure le Maître colon redouté, et c’est cette alchimie qui perdure dans les mémoires créoles. Ce qui reste, ce qui s’imprime, c’est que ce Bon Dieu Maître, habillé dans le conte d’un costume blanc et d’un casque colonial, incarne à la fois la loi et la justice, et donc l’arbitraire. Car si dans la bouche du conteur s’exprimant par détour Bon Dieu déroule très catéchétiquement ses commandements, vient voir ce qui se passe, surveille, inspecte, fait régner l’ordre, fait la morale, s’absente, délègue, donne ses consignes et garde un œil sur tout, dans la bouche de ce même conteur nous est montré, cette fois sans détour, comment l’administration de la domination affichée du Bon Dieu et son omnipotence peuvent être si absolues et faire leur lot de victimes si elles sont contestées ou mises en doute. Et de façon abrupte, radicale, avec force coups et gestes de coupure, de rupture, de cassure, de brûlure, de déchirure, d’aplatissement, de mutisme, d’écrasement, comme nous le constatons dans tant de contes de «Pourquoi?» Les brutales sanctions d’un Bon Dieu dur et exigeant sont implacables, impitoyables sous couvert de justice, sous prétexte de vouloir rétablir l’ordre, de corriger les débords de ceux qu’il tient sous sa coupe, et même si les punitions du Bon Dieu peuvent être déléguées à des tiers. Attention quand le Bon Dieu perd patience et se met dans une colère terrible! Selon les termes même des contes, «quand il s’y met, il

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n’est pas avare en punition», et quand il dicte une sanction, ce peut être «pour l’éternité». Bref, «Dieu ne plaisante pas». Même Lapin, le trickster, n’a pas eu «le temps d’ouvrir la bouche pour demander pardon». Pas de rémission, si ce n’est qu’en châtiant avec une telle sévérité, Bon Dieu signifie en quelque sorte à l’animal-esclave que la peine peut lui permettre de se racheter une conduite. C’est la très catéchétique théologie catholique de la contrition, des mérites, des œuvres, des rites, de la pénitence et du purgatoire qui ressort ici. Dans cette perspective la formule lapidaire qui conclut si souvent les contes en insistant sur la peine affectant les générations est sans ambages: «C’est depuis ce jour-là que...». Reprise très biblique du Dieu de l’Ancien Testament!

38 Faut-il encore préciser que si l’esclave craint ce Bon Dieu il ne l’adore pas? Comment aimer un Bon Dieu pas toujours très bon, si souvent violent? Le croyant créole contemporain – très rarement au courant des perspectives clairvoyantes développées sous la plume des auteurs de son propre biotope – est-il conscient de cette traduction avant tout anthropologique restituant la perception du Dieu chrétien affublé du chapeau colonial? Peut-il entendre la stratégie du conteur cachant la rude figure de son maître sous celle du Bon Dieu? Et que l’image du Dieu des contes a été singulièrement alimentée de ce dont même elle souffre: d’une catéchisation terriblement réductrice? Car vu à travers les lunettes d’une théologie tant soit peu éclairée, c’est en vérité à un paradoxal Bon Dieu «chrétien» (entre de vrais guillemets) que nous avons affaire dans le conte créole. Ne serait-ce que parce qu’il se découvre étonnement amputé de toute référence à la moindre médiation christique. Pas un mot et pas de mise en scène de la figure du Christ dans la parole des conteurs! Ce qui, en toute logique chrétienne, accentue la sévérité de Dieu et annule toutes les possibilités de recours à la grâce. Pas non plus de trace d’un souffle vivificateur et compassionnel qu’une perspective chrétienne confère à l’Esprit Saint17. C’est en réalité le Dieu vétérotestamentaire qui sourd dans les récits du conteur créole, «le Dieu terrible du Sinaï, le Dieu des commandements, qui sont perçus comme l’expression de sa volonté souveraine, non pas tant pour le bien de l’homme que pour sa soumission inconditionnelle». Pétri par plus de trente années d’apostolat aux Antilles, c’est ce que constate et admet le père Michel Méranville aujourd’hui archevêque des Caraïbes françaises. On pressent toujours le Bon Dieu tel un Dieu jaloux, exclusif, intransigeant, «qui n’oublie rien et dont la vengeance est tenace et se poursuit de génération en génération». Au bout du compte, «un Dieu avec lequel on entretient des rapports de peur plutôt que de crainte filiale»18. Ce que confirme à l’évidence une expérience pastorale en milieu créole. On y découvre bien vite que c’est ce Bon Dieu-là, éminemment craint, qui perdure dans les églises tout en faisant le lit de la foi populaire. Un Bon Dieu passé au vernis folk d’une culture pas tant chrétienne que christianisée et dont l’interprétation résiste aux exégèses contextualisées des biblistes aguerris.

39 Tout ce qui précède montre bien finalement, face à «l’entendre» d’un conte, l’imbroglio persistant entre perception, inculcation, tradition, restitution, traduction, interprétation et réception. C’est pourquoi, loin d’en rester à une lecture unique, j’avance plutôt le principe d’une lecture palimpseste du Bon Dieu «chrétien» convoqué dans le conte créole, soit à la façon dont on procède avec un vieux et précieux parchemin: en grattant délicatement les couches qui s’y sont superposées pour tenter d’y décrypter, à chaque fois, un autre texte, une autre lecture. Car sans doute verrions- nous apparaître, pour chaque conte, pas moins de six déchiffrements possibles du Bon Dieu mis en scène: celui d’un catéchisme chrétien simplificateur des maîtres

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colonisateurs satisfaits à leur possible écoute (leur propre catéchisation versus imposée); celui d’une récitation catéchistique stratégiquement retraduite par les conteurs habiles (leurs reprises marronnées, codées, si authentiques malgré le marquage d’un catholicisme de folk colonial); celui d’une compréhension libre des premiers auditeurs de Lakou (leurs propres interprétations et adaptations en correspondance avec leur situation servile); celui d’une répercussion popularisée qui a fini par s’imposer aux Antilles-Guyane (y compris en milieu ecclésial devenu fortement inter-dénominationnel); celui de la reprise lettrée perspicace, filtrée, réfléchie, menée par l’intelligentsia créole contemporaine; et celui auquel peut se livrer chaque lecteur d’aujourd’hui (dans la lunette de ses contextes culturels, de ses appartenances, de ses prédispositions, de ses connaissances, de ses attentes, de ses intérêts).

40 Il reste que le conte créole est indéniablement l’exemple probant d’un phénomène historique de traduction engageant plus encore qu’un fait religieux: le référent croyant ultime qu’est le Dieu d’une religion – en l’occurrence celle du christianisme. En ce sens, il reste le témoin original d’une traduction culturelle et spirituelle sans aucun doute totalement imprévue par le colonialisme mais dont les effets pérennes sont toujours latents en pays créoles.

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NOTES

1. Non pas au sens que Dieu est bon (on dirait alors «Bon Dieu bon»), mais selon la terminologie usuelle ayant transité par les voies ecclésio-coloniales françaises avant de s’inscrire de cette façon telle la désignation quasi officielle dans la culture comme dans les lexiques créoles modernes où elle est du reste contractée en un seul terme: «Bondié» ou «Bondyé» aux Antilles et « Bondjé» en Guyane. 2. La version donnée par Auxence Contout (2003: 98-101), quoique plus récente, a l’avantage de laisser également le texte en vieux créole guyanais: «Arien pa fô passé Bon Guié». 3. On n’insistera pas sur cette évidence qui a fait l’objet d’importants travaux et, pratiquement à chaque fois, rappelée dans les liminaires des recueils de contes. L’Afrique et l’Europe (dont principalement la France) mais aussi l’Amérique amérindienne se perpétuent dans le conte créole comme le montrent de nombreux parallèles, filiations, emprunts et recoupements de personnages tels Lapin et Araignée par exemple. Mais d’une façon totalement déconstruite permettant une réadaptation radicale en contextes antillais et guyanais. Marqués par l’histoire coloniale, ils n’aboutissent pas aux mêmes conclusions que leurs consœurs et restent des créations tout à fait originales. Ils ont été entièrement refondus pour être coulés dans le moule situationnel des actants serviles. Ainsi les aventures des héros animaliers des Antilles-Guyane, tout en ressemblant à ceux provenant d’Afrique ou des pièces européennes, ne remplissent pas les mêmes rôles moraux et symboliques. Ils les débordent et souvent les «dé-moralisent» par la mise en œuvre de contre-valeurs. Cf. par exemple l’étude de Diana Rey-Hulman (1997: 953-973). 4. Le seul interdit du conte, c’est sa récitation diurne. Sous peine d’avertissements aussi vivaces que tenaces à l’exemple de cette sentence créole menaçant «d’être transformé en bouteille». C’est radicalement, au double sens concret et figuré, comme le titre à dessein un ouvrage réunissant les grands écrivains contemporains des Antilles et de la Guyane, une «parole de nuit» (Ludwig, 1994). Tant la nuit de l’esclave, en contraste avec le jour, est le seul espace laissé au plaisir, au loisir, à la sensualité, à une certaine liberté, à l’insoumission donc et, par-dessus tout, à la parole. 5. De la plume de Patrick Chamoiseau, cf. Chamoiseau, Confiant (1991: 59). C’est lui qui souligne. 6. Selon l’expression créole. Le conteur est «an tirè-kont», «un tireur de conte», désignation qui revêt pour le moins deux sens: un sens oratoire, subjectif, spatial, en ce que le conteur joue à tirer au maximum une idée en longueur de temps comme en largeur d’élucubrations autant risibles que conceptuelles (c’est tout son art!), et un sens objectif tout à fait verbatim, sans doute premier, celui véritable du tir, de viseur ciblant telle ou telle perspective à conter. 7. Pour la Martinique, cf. Pourquoi le chien ne parle pas? collecté par Georgel (1963: 130-133) ainsi que la version créole Poutchi chyen pa ka palè ancò de l’ouvrage coordonné par Maurice Bricault (1976: 38-42). Une adaptation guyanaise en a été rapportée par Contout (2004: 120-123) sous le titre Chien pédi la parôl, et une adaptation guadeloupéenne, Poukisa chyen pa ka palé? a été retenue par Poullet et Telchid (1999: 139-140). 8. Dans une version martiniquaise livrée par Lung-Fou (1986: conte no47). 9. On ne connaît, en effet, pas d’autre version que celle transcrite par Lacfadio Hearn. Il fut publié pour la première fois en français en 1932, à Paris, au Mercure de France, dans le recueil Trois fois bel conte, traduit avec le texte faisant office d’original en créole antillais, puis réédité à l’identique à Vaduz, chez Calivran Anstalt, en 1978. «Conte Colibri» fut repris entre-temps dans la revue Tropiques, no4 de janvier 1942, avec une «Introduction au folklore martiniquais» co-signée de Césaire et Ménil. Ce conte a toujours été reproduit pratiquement tel quel, si ce n’est avec quelques modernisations lexicales par Lung-Fou par exemple (1986: conte no49), sous le titre «Comment Crapaud perdit sa queue». 10. Le conte le plus ancien que nous possédons est celui collecté en Guyane: «Nèg, Inguien kè Blang» («Le Nègre, L’Indien et le Blanc»), édité par Alfred de Saint-Quentin, en 1872 (dans son

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Introduction à l’histoire deCayenne. Recueil de contes, fables et chansons en créole, Antibes, J. Marchand libraire-éditeur), mais introduit comme étant «connu depuis plus d’un siècle dans la colonie». 11. L’idée est d’Engelbert Mveng qui parlait du tambour comme du «logos de notre culture», in L’art d’Afriquenoire, liturgie cosmique et langage religieux, Paris, Mame, 1964, cité par Suvélor (1989: 69). 12. On trouvera ce conte chez Thérèse Georgel (1963: 20-27). 13. L’auditoire du conteur, c’est bien «Lakou». Ce que rappelle à chaque fois la formule de relance: «Est-ce que la cour dort?» Le mot dérive de la désignation de ces emplacements d’autrefois, souvent circulaires, en terre battue, dominés par un grand arbre et circonscrits par l’ensemble des «cases à nègres» voisines les unes des autres. Elles servaient de lieu de rencontre des habitants ajoutés de ceux des cases environnantes. Ces Lakou formaient des espaces communautaires et des lieux d’entraide d’un corps social unifié. 14. Avancé à propos d’un respectable conteur nonagénaire de la Martinique, Pierre Lavier. Voir sa présentation dans Confiant, Lebielle (1995: 38). 15. Le terme de «sur-folklore» est de Jardel (1985: 88). Pour le «catholicisme de folk», cf. Roger Bastide (1996: 175ssq., il souligne), chap.«Les trois folklores». Contrairement au «folklore de structure» africain, inné, ce type de catholicisme se serait mué en un «folklore de conjoncture» répondant à la nouvelle situation dans laquelle les Africains se retrouvèrent esclaves (p.185). Si, à partir du mouvement protestant, était né par exemple le «folklore spontané» des Negro- spirituals et du blues, les religieux catholiques auraient participé à créer un «folklore artificiel» à l’instar de pièces de théâtre et de chants aux paroles adaptées mais théologiquement parlant singulièrement simplifiées en fonction, pensait-on, de l’infériorité morale et intellectuelle des Noirs. 16. L’usage naturel d’anthropomorphismes et d’anthropopathismes pour parler de Dieu est propre à la narration biblique. Cependant, selon la règle hébraïque stricte, leurs emplois ne sont autorisés que pour exprimer ce que Dieu fait (son agir) et jamais ce que Dieu est (sa déité). Voir les travaux jusqu’à ce jour incontournables de Frank Michaëli (1950). 17. On trouvera toujours quelques petites exceptions, à l’instar du conte «Sole» qui rapporte que Bon Dieu «aimait ses créatures auxquelles il avait communiqué son souffle». In Lung-Fou (1986: conte no42). 18. Cf. ses notations décapantes dans «Foi populaire et Bible aux Caraïbes francophones» (1992: 46-53), contribuant au colloque «Dieu parle notre langue» tenu en janvier 1991, en Martinique.

RÉSUMÉS

Le conte créole est l’exemple d’un phénomène historique de traduction engageant plus qu’un fait religieux: le référent croyant ultime qu’est le Dieu d’une religion – en l’occurrence celle du christianisme. Parole de résistance sous son apparence ludique, il tient le rôle de substitut de mythe qu’il reconstitue au sein des sociétés antillo-guyanaises issues de la traite, soumises à l’esclavage et recréées à partir d’une situation de dépossession anthropologique totale. C’est de cette mémoire blessée – et théologiquement blessée – qu’il a pris corps. Habilement convoqué par le conteur, champion des paroles de détour prononcées autrefois dans la nuit de la Plantation (à la barbe des maîtres colons!) s’y est inscrit, traduit et pérennisé le dieu chrétien sous une forme inévitablement et stratégiquement associée à la figure du maître esclavagiste, présence omnipotente qu’il faut à la fois se concilier et tenter de rouler. En ce sens, le conte créole, qui

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exige une lecture palimpseste, reste le témoin original d’une traduction culturelle et spirituelle sans aucun doute totalement imprévue par le colonialisme mais dont les effets pérennes sont toujours latents en pays créoles.

Creole storytelling is an example of a historical phenomenon of translation which involves more than just religious facts: as the ultimate referent believer is the God of a religion–in this case the God of Christianity. A resistance speech hidden under a playful appearance, Creole storytelling plays the role of a surrogate myth that it recreates at the heart of West Indies-Guyanese communities which were born out of trafficking, subjected to slavery and were then recreated from a situation of total anthropological dispossession. It is from this wounded memory–also theologically wounded–that the Creole storytelling took shape. Skilfully convened by the storyteller, a champion of wandering words, once uttered in the darkness of the Plantation (under the noses of the colonial masters), the Christian God is described, translated and perpetuated in a form which is inevitably and strategically associated with the figure of the slave master, an omnipotent presence which both needs to be won over and fooled. In this sense, Creole storytelling, which requires a palimpsest interpretation, remains the original witness of a cultural and spiritual translation that was without a doubt completely unforeseen by colonialism, but whose lasting effects are still dormant in Creole communities.

El cuento creole es el ejemplo de un fenómeno histórico de traducción que implica más de un hecho religioso: el referente último de las creencias que es el Dios de una religión–en este caso el del cristianismo. Palabra de resistencia bajo su apariencia lúdica, ocupa un rol de sustituto del mito que reconstituye dentro de las sociedades antillo-guayanesas salidas de la trata, sometidas al esclavismo y recreadas a partir de una situación de deposesión antropológica total. Es a partir de esta memoria herida–y teológicamente herida-que el cuento creole ha tomado cuerpo. Hábilmente convocado por el cuentista, campeón de palabras del disimulo pronunciadas en otro tiempo en la noche de la Plantación (¡bajo las barbas de los amos colonos!) se inscribió en él, traducido y perennizado el dios cristiano bajo una forma inevitable y estratégicamente asociada a la figura del amo esclavista, presencia omnipotente con el cual es necesario conciliar y a la vez tratar de dar vuelta. En este sentido, el cuento creole, que exige una lectura palimpsesto, sigue siendo el testimonio original de una traducción cultural y espiritual sin ninguna duda totalmente imprevista por el colonialismo pero cuyos efectos perennes están siempre latentes en países creoles. (trad. Véronica Giménez Béliveau)

INDEX

Palabras claves : Antillas, catecismo, cuento creole, esclavismo, traducción Keywords : catechism, Creole storytelling, slavery, Translation, West Indies Mots-clés : Antilles, catéchisme, conte créole, esclavage, Traduction

AUTEUR

PHILIPPE CHANSON

Université catholique de Louvain, Laboratoire d’Anthropologie Prospective (LAAP) – Louvain-la- Neuve, [email protected]

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Les premières traductions françaises du Coran, (XVIIe-XIXe siècles)

Sylvette Larzul

1 Considéré en islam comme Parole de Dieu, et donc inimitable, le Coran ne peut théoriquement être traduit. Très tôt cependant, pour des raisons pragmatiques, des gloses et des traductions plus ou moins littérales ont été composées – en persan et en turc notamment – à destination des musulmans non arabophones pour les éclairer sur la signification du texte sacré original. Quand, au XIIe siècle, en est réalisée pour la première fois en Occident une traduction étendue, à l’initiative dePierre le Vénérable, abbé de Cluny, le projet est radicalement différent puisqu’il s’inscrit dans une entreprise de réfutation, qui se veut fondée sur une meilleure connaissance de la religion adverse. Exécutée en Espagne, en 1142-1143, par l’Anglais Robert de Ketton entouré d’une équipe de collaborateurs, cette version inaugurale est incluse dans un ensemble de textes et de traductions à visée apologétique (Collectio toletana). Depuis longtemps condamnée pour son style paraphrastique ainsi que pour sa tendance au résumé et à l’omission, la traduction latine de Robert de Ketton est également considérée comme gauchie par des traducteurs prompts à en déformer le sens1. C’est dans cette version, éditée en 1543 à Bâle par le protestant Bibliander, puis traduite en italien, en allemand et en néerlandais, que, jusqu’au milieu du XVIIe siècle, l’Occident connaît le Coran2. En 1647 paraît en français une traduction nouvelle due à André Du Ryer et, avant que de nouvelles perspectives ne s’ouvrent aux traducteurs avec la naissance de l’école historico-critique3, deux autres versions françaises voient le jour, celle de Savary en 1783 et celle de Kazimirski en 1840. C’est ce corpus des premières versions françaises que j’examinerai ici pour étudier l’évolution de la traduction du Coran en Occident, du milieu du XVIIe au milieu du XIXe siècle. Outre une appréciation des différentes versions, il sera montré comment s’y manifeste le rapport de traducteurs occidentaux non musulmans avec le texte fondateur de l’islam.

2 Fixé sous forme de Vulgate, à une date toujours discutée – au plus tard au début du VIIIe siècle selon les hypothèses les plus fréquemment admises aujourd’hui –, le texte

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coranique, qui représente pour les musulmans les révélations reçues par Muhammad entre 610 et 632, renferme maintes allusions historiques et se révèle d’une lecture difficile. Pour fournir au lecteur quelques repères, le traducteur annote plus ou moins abondamment son travail et le fait précéder de textes introductifs comprenant souvent une «biographie de Mahomet». En rapport très étroit avec les traductions proposées, ce paratexte ne peut être écarté de notre étude.

La version Du Ryer (1647)

3 En comparaison avec le volumineux recueil Bibliander, qui ajoute à la Collectio toletana nombre d’écrits polémiques plus récents, l’ouvrage de Du Ryer paraît bien modeste, les textes joints à la traduction du texte coranique s’y trouvant réduits à quelques pages seulement. André Du Ryer, Sieur de la Garde Malezair (fin du XVIe s.-1672) n’est en effet nullement un théologien ni même, à l’instar des orientalistes érudits de son temps, un hébraïsant dont l’intérêt pour les langues orientales trouve son origine dans l’étude de la Bible. Du Ryer possède une expérience directe du Levant où il a été envoyé par Savary de Brèves, peu avant 1616, pour apprendre le turc et l’arabe. Après avoir exercé en Égypte les fonctions de vice-consul, de 1623 à 1626, il est choisi, en 1631, pour accompagner à Istanbul, comme interprète et conseiller, le nouvel ambassadeur, Henri de Gournay, comte de Marcheville. Apprécié des autorités ottomanes, il est ensuite nommé ambassadeur extraordinaire en France par le sultan Murat IV, en 1632. À partir de la fin des années 1630, il passe de plus en plus de temps dans sa propriété de Bourgogne et c’est là vraisemblablement qu’il effectue en grande partie sa traduction du texte fondateur de l’islam. Il est aussi l’auteur de l’une des premières grammaires turques imprimées en Europe (Rudimenta grammatices linguæ turcicæ, 1630) et un pionnier dans le domaine de la littérature persane (Gulistan, ou l’Empire des Roses, Composé par Sadi, 1634).

4 Lorsqu’il paraît, en 1647, L’Alcoran de Mahomet translaté d’arabe en françois par André du Ryer fait figure d’œuvre pionnière. C’est en effet la première fois qu’est réalisée dans une langue vernaculaire européenne une traduction originale exhaustive du texte. Basée sur la version de Ketton, les publications antérieures en langue vulgaire ne répondaient nullement à ces exigences, et le texte coranique continuait d’être traduit en latin sous forme d’extraits (Hamilton, Richard, 2004: 91-92). Héritière des pratiques textuelles nouvelles promues par la Renaissance et la Réforme, la version française intégrale de Du Ryer fait ainsi date dans l’histoire de la traduction du Coran en Occident. C’est elle également qui, pour la première fois, rend accessible à un public élargi un texte sacré non biblique.

5 Le choix de la langue vulgaire par du Ryer détermine aussi une autre des caractéristiques de son ouvrage qui rejette la traduction-réfutation. Précédemment, le texte coranique traduit ne constituait qu’un élément au sein d’un vaste dispositif de textes conçu comme une arme pour combattre l’islam ou comme un viatique pour des missionnaires appelés à convertir les musulmans. L’ouvrage de Du Ryer est, à l’inverse, entièrement consacré à la traduction du texte coranique. Outre une épître dédicatoire au Chancelier Séguier et une adresse «Au lecteur», il ne renferme qu’un bref «Sommaire de la religion des Turcs4» dans lequel l’auteur expose sur un ton neutre les croyances et les rites musulmans5. Cette volonté de se dégager de la polémique religieuse est à mettre en relation avec le type de lectorat auquel Du Ryer destine son

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travail, des marchands dans le Levant6 et sans nul doute, de manière plus générale, des lettrés curieux de l’Orient ainsi que des voyageurs.

6 Cependant, si l’auteur s’éloigne de l’apologétique traditionnellement associée à la traduction du Coran, il ne peut, à une époque où l’islam reste considéré par l’Église et le pouvoir comme une hérésie, ne pas fermement le condamner. Ainsi il achève son épître en plaçant son travail sur le plan de la défense du christianisme: Que si cette Loy entenduë et representée à propos aux Turcs peut causer un grand advantage pour la facilité du commerce, elle ne produira pas un moindre fruict pour le service de Dieu, par la cognoissance que les Chrestiens auront des inepties ridicules de cette religion, pour la combattre et la convaincre d’erreur et d’imposture par elle-mesme. Ainsi MONSEIGNEUR, j’ay fait parler Mahomet en François, j’ay traduit son Alcoran en nostre langue, pour la plus grande gloire de Dieu, pour le bien du commerce, et pour la satisfaction de ceux qui preschent le Christianisme aux nations Orientales.7

7 En reprenant, dans l’adresse «Au lecteur», le discours de la controverse chrétienne sur le Coran, Du Ryer s’engage ensuite dans une virulente attaque contre l’islam: Ce livre est une longue conference de Dieu, des Anges, et de Mahomet, que ce faux Prophete à (sic) inventée assez grossierement. (...) Tu seras estonné que ces absurditez ayent infecté la meilleure partie du Monde; et avoüeras que la connoissance de ce qui est contenu en ce Livre, rendra cette Loy mesprisable. (...) Il [Mahomet] l’a divisé en plusieurs Chapitres, ausquels il donne telle inscription que bon luy semble: souvent il les intitule des mots qui sont en leur première ligne sans avoir esgard de quelle matiere ils traitent, et parle fort peu de leur inscription; Il les divise en plusieurs signes ou versets qui contiennent ses ordonnances et ses fables, sans observation ny de suite ny de liaison de discours, ce qui est cause que tu trouverras en ce Livre un grand nombre de pieces détachées et diverses repetitions de mesmes choses. Il a esté expliqué par plusieurs Docteurs Mahometans, leur explication est aussi ridicule que le texte; Ils assurent que l’original de l’Alcoran est escrit sur une table qui est gardée au Ciel, que l’Ange Gabriel a apporté cette copie à Mahomet qui ne sçavoit ny lire ny escrire, et l’appellent le Prophete ou Apostre par honneur.

8 La question de la religion musulmane est d’ailleurs si sensible qu’en dépit d’une condamnation pourtant radicale de celle-ci, Du Ryer se heurte à la censure: après avoir reçu le privilège du Chancelier Séguier, son Alcoran est interdit par le Conseil de conscience, sous la pression de Vincent de Paul – ce qui au demeurant n’empêche nullement sa diffusion.

9 Reste à évaluer quelles répercussions un tel contexte peut avoir sur la manière de Du Ryer de rendre le texte original. Auparavant, il importe de savoir comment il réalise sa traduction, quelles sont les sources qu’il utilise et la méthode qu’il emploie. Dans un article relatif aux traductions de Robert de Ketton et de Marc de Tolède, Marie-Thérèse d’Alverny (1994: 87, 120, n. 1) affirme que Du Ryer s’est «subrepticement» servi de l’édition Bibliander et n’est pas loin de penser qu’il s’est également inspiré de la version de Marc de Tolède, dont un manuscrit existait à Paris, à son époque. Une étude d’Alastair Hamilton et de Francis Richard (2004: 103-104) montre cependant, de manière convaincante, qu’il n’existe pas de parenté profonde entre le travail de l’orientaliste français et celui de Marc de Tolède. S’il est vraisemblable que Du Ryer s’est inspiré, çà et là, de la version de Robert de Ketton, il n’en reste pas moins que sa traduction constitue un travail original réalisé sur le texte arabe, à l’aide d’outils lexicographiques et surtout d’ouvrages exégétiques. Le texte coranique demeure en effet souvent obscur sans éclaircissements, et le recours à l’exégèse, qui s’est appliquée

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à fournir des explications, s’avère indispensable pour le traducteur. Si les dictionnaires arabe-latin imprimés font encore largement défaut au début du XVIIe siècle8, le traducteur possède néanmoins des dictionnaires arabe-turc et arabe-persan qu’il a rapportés du Levant: il mentionne à plusieurs reprises l’usage qu’il fait du Ahteri, un dictionnaire arabe-turc. Il a aussi à sa disposition des commentaires coraniques (tafsīr) dont il indique le titre ou le nom de l’auteur en marge de son texte. Le plus souvent cité, sous le nom de Gelaldin, est le Tafsīr al-Jalālayn, qui renferme les commentaires de Jalāl ad-Dīn al-Maḥalli et de son élève Jalāl ad-Dīn al-Suyūṭī, un ouvrage assez court, qui limite les choix et se révèle d’utilisation commode pour un Européen; deux autres textes sont également régulièrement mentionnés: le Bedaoi, le commentaire de Bayḍ āwī, Anwār al-tanzīl wa-asrār al-ta’wīl et le Kitabel tenoir, identifié comme le Tanwīr fī al- tafsīr de Rīghī at-Tūnisī (Hamilton et Richard, 2004: 97). Sur certains points délicats, l’auteur consulte aussi, semble-t-il, ses amis maronites employés à la réalisation de la Polyglotte de Paris, Gabriel Sionite et Abraham Ecchellensis, ainsi que l’orientaliste hébraïsant Gilbert Gaulmin.

10 La traduction de Du Ryer respecte le découpage du texte coranique en cent quatorze sourates9, mais n’en fait pas apparaître les versets, sans doute pour satisfaire aux canons littéraires du temps. Nullement littérale, elle rend cependant l’intégralité du texte, tel qu’il est compris à la lumière des commentaires par un traducteur qui ne pratique ni le résumé de versets ni l’omission de termes, si ce n’est de manière exceptionnelle. Quasiment dépourvue de notes10, elle est nécessairement paraphrastique.

11 Même si Du Ryer, manifestement capable de comprendre les commentaires coraniques, possède d’indéniables capacités d’arabisant, il n’est évidemment pas à l’abri d’erreurs de traduction. Il semble cependant qu’on ait jugé sévèrement son travail, dont l’examen montre qu’une partie des difficultés auxquelles se heurte le traducteur provient de la méconnaissance de notions parfois techniques. Par exemple, dans la sourate II intitulée «La vache» (al-baqara), Du Ryer ne comprend pas toujours dans le détail les prescriptions religieuses et juridiques qu’elle renferme: le pèlerinage individuel (‘umra) se trouve escamoté et certaines dispositions relatives à l’usure, à la restitution du douaire ou au combat durant les mois sacrés sont rendues de manière vague ou erronée. Il confond, par ailleurs, les Sabéens avec les Samaritains. L’autre faiblesse, aux yeux du lecteur contemporain, réside dans l’imprécision du vocabulaire: ainsi, sous la plume du traducteur le mot «meschans» subsume plusieurs termes arabes comme kāfirūn (incrédules, infidèles), ẓālimūn (injustes) ou fāsiqūn (pervers). Poursuivre un tel relevé serait peu pertinent, si n’était posée la question de savoir si le traducteur se livre ou non à la pratique de l’écart délibéré, dans le souci d’adapter le texte de sa traduction à la culture européenne et particulièrement à la conception de l’islam développée en son sein.

12 D’aucuns ont voulu montrer que Du Ryer avait procédé à une «francisation» formelle du texte coranique (Carnoy, 1998: 43-44). Sans doute. Encore faudrait-il l’expliquer par la distance et les codes culturels en jeu. L’auteur s’exprime effectivement avec le vocabulaire de son temps et c’est ainsi, par exemple, qu’il traduit très souvent le terme āya (signe, d’où aussi verset) par «miracles» et qu’il fait un usage fréquent du mot «graces» (sic), qui rend le terme ni’ma (bienfait). Par ailleurs, l’esthétique de la traduction, telle qu’elle a été théorisée au XVIIe siècle par Perrot d’Ablancourt, contraint Du Ryer à atténuer la couleur locale. L’image originale du paradis subit ainsi une

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altération sous la plume du traducteur: adaptant dans LVI, 28-29 sidr (lotus, jujubier F0 sans épines) et rendant t2A alḥ (acacia gommier) par musc, Du Ryer écrit: «Ceux qui tiendront leur livre à la main droite seront auprès d’un pommier frais et sans épine, et auprès de l’arbre de Musc (musc est un fruit fréquent en Égypte)» (1647: 565). L’image de l’enfer reçoit un traitement similaire, et se trouve évacuée de LVI, 54-55 l’expression imagée de la soif insatiable qu’éprouvent les damnés: «vous boirez par-dessus, de l’[eau] bouillante / et vous boirez comme chameaux altérés» (Blachère, 1980: 573-574). Du Ryer se contente d’écrire: «vous beurez de l’eau boüillante, et serez tousiours alterez» (1647: 566). L’adaptation n’est cependant pas systématique: indiquant en note que «Zacon est l’arbre d’Enfer» (1647: 565), l’auteur conserve dans son texte le terme arabe de zaqqūm (LVI, 52).

13 Plus décisive est la question de savoir comment est rendu le dogme. Alors que règne en France, depuis l’Édit de Nantes, une fragile coexistence entre catholiques et protestants, Du Ryer dénie à l’islam la dimension de tolérance que contiennent pourtant certains des versets coraniques: ainsi la célèbre formule lā ikrāha fī d-dīn (II, 25611) («Il n’y a pas de contrainte en religion»12, Blachère, 1980: 69) est traduite à l’opposé par «la loy ne doit pas estre abjurée» (1647: 40); on observe parallèlement chez le traducteur une volonté de faire du Coran un texte fermé, en gommant les allusions au statut ambigu de certains versets: ainsi le principe de l’abrogation de certaines révélations est occulté par le traducteur du XVIIe siècle, qui rend mā nansaḫ min āyatin aw nunsi-hā na’ti bi-ḫayrin min-hā aw miŧli-hā (II, 106) («Dès que Nous abrogeons une āya ou la faisons oublier, Nous en apportons une meilleure ou une semblable» Blachère, 1980: 43) par «Il n’alterera pas ses commandemens, il ne les oubliera pas, il en enseignera encor d’autres plus utiles ou de semblables» (1647: 15). De la même manière, il ignore les versets mutašābihāt (ambigus) dans sa traduction du verset III/7: «C’est luy qui t’envoye le Livre, duquel les preceptes sont tres necessaires, ils sont l’origine et le fondement de la Loy, semblables en pureté les uns aux autres, et sans contradiction» (1647: 47)13.

14 Au bout du compte, il apparaît que le travail réalisé au milieu du XVIIe siècle par Du Ryer a fait entrer la traduction du Coran en Occident dans une ère nouvelle: en même temps qu’il proposait au lecteur une traduction originale intégrale, il rompait avec la pratique de la réfutation héritée du Moyen Âge. Cependant dans le contexte politico-religieux de l’époque, une telle publication restait indissociable d’une condamnation absolue de l’islam par son auteur.

15 L’Alcoran de Mahomet connaît une large diffusion. Réimprimé dès 1649, il est traduit en anglais (1649), en hollandais (1658), en allemand (1688) d’après la version hollandaise, et en russe (1716). Il fait l’objet, jusqu’en 1775, de multiples rééditions, tant en Hollande qu’en France. Mais, il est définitivement dépassé quand est publiée, en 1783, une nouvelle traduction due à Claude-Étienne Savary.

Le travail d’Antoine Galland (1709-1712)

16 Auparavant, cependant, l’illustre traducteur des Mille et Une Nuits, Antoine Galland, a produit, au début du XVIIIe siècle, une autre version française du Coran. Celle-ci a disparu et n’a jamais été publiée, mais la Correspondance et le Journal de Galland14 fournissent à son sujet une information suffisante pour pouvoir évaluer le travail de l’orientaliste. À l’instar d’André Du Ryer, Antoine Galland (1646-1717) a été formé dans

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le Levant où il a passé près de quinze ans, entre 1670 et 1688, comme antiquaire et secrétaire d’ambassade à Istanbul. Il y a acquis la maîtrise du turc, de l’arabe et du persan. Grand érudit, spécialiste de numismatique, il a été admis, en 1701, à l’Académie des inscriptions et médailles; il a représenté, avec Barthélemy d’Herbelot (1625-1695) et Pétis de La Croix (1653-1713), l’élite orientaliste de son temps et a été nommé, en 1709, professeur d’arabe au Collège royal, grâce à l’appui de l’abbé Bignon. Outre les Mille et Une Nuits, Antoine Galland a traduit nombre d’ouvrages orientaux, restés pour la plupart à l’état de manuscrits.

17 À la fin de sa vie, sur la demande de l’abbé Bignon15, il s’attelle à la traduction du Coran, (Journal, 20 juin 1709), travail dont il a une conception parfaitement claire et qu’il effectue selon une méthode précise: Il y avoit longtemps que je m’estois persuadé que nous ne pouvions bien entendre l’Alcoran, qu’autant que nous l’entendrions dans le sens que les Mahométans l’entendent, à quoi nous ne pouvions parvenir que par une bonne version en langue persienne, ou en langue Turque. J’ai eu le bonheur d’en trouver une de chascune de ces langues. (Lettre à Gisbert Cuper, 31 octobre 1710).

18 Il n’est pas douteux que Galland a tiré un immense profit de la consultation de traductions réalisées en turc et en persan par des musulmans, sous la forme de gloses interlinéaires ou de traductions littérales (Lazard, 1978: 45-49). Il a cependant bénéficié d’un avantage encore supérieur: la parution, en 1698, de la traduction latine de Ludovico Marracci (ou Marraci)16, une version relativement littérale et fiable, qui a longtemps servi pour toutes les traductions européennes, mais qui n’a pas acquis la notoriété que sa valeur eût justifiée, sa réputation ayant pâti de la visée apologétique dans laquelle s’inscrivait le travail de l’ecclésiastique. Celui-ci a d’abord fait paraître, en 1691, une réfutation d’ensemble, Prodomus ad refutationem Alcorani (Rome, 4 vol.) qui a été rééditée avec sa version du texte coranique, Alcorani textus universus ex correctioribus Arabum exemplaribus [...] descriptus (...) ac (...) ex Arabico idiomate in Latinum translatus (Padoue, 1698, 2 vol.) Travail original fondé sur l’exégèse musulmane, l’œuvre de Marracci, qui a mobilisé son auteur durant près de quarante années, constitue une étape majeure dans l’accès à la connaissance du texte coranique par l’Occident. À la suite du texte arabe, présenté sourate par sourate – les plus longues étant découpées en fragments – l’auteur fait figurer sa traduction latine, avec une numération des versets. Il cite ensuite, dans des notes profuses, à la fois en arabe et en traduction latine, des extraits des principaux commentaires (Zamakhsharī, Jalāl ad-Dīn al-Suyūṭī, Bayḍāwī). La réfutation de détail est rejetée dans une rubrique spécifique (refutationes), placée à la fin de chaque séquence. L’important travail fait par Marracci sur les sources arabes n’exclut pas cependant qu’il ait pu tirer parti de traductions latines autres que celle de Ketton (Martinez Gazquez, 2003: 236).

19 C’est assurément grâce à l’œuvre de cet émérite prédécesseur que Galland réalise sa traduction en l’espace de seize mois seulement (Journal, 20 juin 1709 et 27 octobre 1710); renonçant à son habituelle modestie, il se flatte même de l’avoir améliorée: Les sçavans trouveront en une infinité d’endroits, ma version différente de la version latine du P.Maracci qui est la plus récente. Mais pour peu qu’ils aient de connaissance de la langue arabe, j’espère qu’ils seront contens de mon travail, et de ma fidélité, et qu’ils trouveront le texte, rendu dans son véritable sens, en se souvenant que ce ne sera pas moi, qui l’aurai rendu, mais l’interprète Turc que j’ai suivi. (Lettre à Gisbert Cuper, 31 octobre 1710).

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20 La traduction est accompagnée de notes que Galland commence «à revoir et à corriger» après les avoir soumises à l’abbé Bignon (Journal, 29 juin 1712), qui suit manifestement son travail pas à pas. L’orientaliste avait précédemment consigné dans son Journal à la date du 2 octobre 1710: «Il [Bignon] approuva fort que je n’y fisse pas de notes critiques», ce qui laisse supposer que Galland ne préparait pas une traduction savante, tournée vers la polémique.

21 L’examen de la liste des textes que l’orientaliste envisageait de joindre à sa version du Coran témoigne de son souci de faire connaître l’islam sur la base de sources musulmanes. À partir de novembre 1710, il travaille à une Vie de Mahomet renfermant d’abondantes «citations des auteurs musulmans» (Journal, 3 juillet 1711); il indique également avoir fait «une bonne partie de la traduction en françois du Traité de la religion mahométane de l’auteur anonyme que M.Reeland publia à Utrecht en 1705 17» (Journal, 6 août 1711), ainsi que «la traduction de ce qu’Aboul-Farag a écrit dans son Histoire des dynasties, touchant les quatre sectes des Mahométans18» (Journal, 22 août 1711). Il s’intéresse encore à d’autres textes susceptibles de figurer à côté de sa version du Coran et il écrit: «Je commençai par quelques pages à faire ma version françoise de la langue turque du Testament de Mohamet fils de Pir Ali19» (Journal, 8 août 1711), et «je commençai la traduction de la Profession de foi mahométane, écrite par Ghazali20, pour la faire suivre après le traité de l’Alcoran» (Journal, 3 août 1711). Il fait également allusion à «l’ouvrage de Schahrastani, intitulé Les Religions véritables et fantastiques21, pour faire partie des préliminaires de la version de l’Alcoran» (Journal, 16 août 1711). Le 1er octobre 1712, il avait, en outre, achevé «un petit traité particulier touchant l’Alcoran» dont il ne dit rien. On peut supposer qu’il était, pour l’essentiel, composé à partir de sources musulmanes – arabes, turques et peut-être persanes –, et que son auteur n’avait pas manqué d’y exprimer son adhésion à la doctrine officielle de l’Église catholique concernant l’islam.

22 En définitive, il ne semble pas douteux que la version du texte coranique réalisée par Antoine Galland était éminemment supérieure à celle d’André Du Ryer et qu’elle n’était pas inférieure à celle de Ludovico Marracci, outre qu’elle fournissait une information inédite, souvent de première main, sur l’islam. La question reste néanmoins posée de savoir pourquoi un tel travail, dont la valeur était patente, n’a pas été publié. La responsabilité n’en incombe nullement à Antoine Galland qui prit soin de léguer à l’abbé Bignon sa traduction du Coran, ses notes et les traités l’accompagnant, alors que l’essentiel de ses papiers allaient à la Bibliothèque royale. Il n’y a pas davantage de raison de penser que la traduction ait été égarée par l’abbé Bignon, commanditaire qui en connaissait tout le prix et qui était en mesure de la faire éditer. Sans doute faut-il supposer que, dans les années 1720, le contexte politico-religieux français n’était guère propice à la publication d’un ouvrage probablement perçu comme trop favorable aux musulmans, au moment où les déistes gagnaient du terrain et où les protestants donnaient de l’islam une image moins négative. En 1721, De Religione Mohammedica du protestant hollandais Adriaan Reeland est traduit en français. Dans cet ouvrage, l’auteur, pour répondre aux accusations des catholiques rapprochant les protestants des musulmans, entend «prendre la défense de cette secte, dans les choses qui lui sont faussement attribuées». En 1730, paraît la Vie de Mahomed de Boulainvilliers, texte qui circulait déjà sous le manteau, et dans lequel l’auteur présente Muhammad comme un homme de génie, un conquérant et un grand législateur, dont la doctrine est marquée

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par les idées de justice et de tolérance. On peut comprendre, dans un tel contexte, la disparition du «second chef-d’œuvre» d’Antoine Galland22.

La version Savary (1783)

23 Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que paraît la deuxième traduction du Coran en langue française. Elle est due à Claude-Étienne Savary (1750-1788), un homme des Lumières, marqué par la pensée voltairienne. Désireux de voyager, il se rend de 1776 à 1779 en Égypte et consacre douze mois de son séjour à «se perfectionner dans le dialecte arabe» à Damiette. Ses Lettres sur l’Égypte où l’on offre le parallèle des mœurs anciennes et modernes de ses habitants paraissent en 1785-1786. Deux ans plus tôt, en 1783, est paru son Coran, traduit de l’arabe, qu’il présente dans la «Préface» comme un travail original: La traduction que j’offre au public a été faite en Égypte. Je l’ai entreprise sous les yeux des Arabes, au milieu desquels j’ai vécu pendant plusieurs années. C’est après avoir conversé avec eux, après avoir étudié leurs mœurs, et le génie de leur langue, que j’ai mis la dernière main à cet ouvrage. (...) J’avoue que je n’aurais jamais osé entreprendre la traduction d’un livre aussi difficile, si le long séjour que j’ai fait parmi les Orientaux ne m’eût mis à portée d’entendre un grand nombre de passages qui sans cela m’eussent paru inintelligibles. («Préface»: VI et IX).

24 Il est pourtant difficile d’accorder foi à ces propos. Formé en peu de temps avant tout aux dialectes arabes, Savary ne peut traduire un ouvrage tel que le Coran sans l’appui d’un guide éclairé. La version de Du Ryer ne peut lui être d’un réel secours et la nouvelle version de George Sale23, parue en 1734, lui demeure inaccessible car il ne maîtrise pas suffisamment la langue anglaise. C’est donc la version Marracci qu’utilise Savary. Pour éloigner les soupçons, il se plaît à critiquer durement son auteur: «Il l’a rendu mot pour mot. Ce ne sont pas les pensées du Koran qu’il a exprimées, ce sont les mots qu’il a travestis dans un latin barbare» («Préface»: VIII). Pierre Martino ne s’y est pourtant pas trompé: «Il est probable que Savary (...), un siècle plus tard, en a usé assez peu discrètement. On dirait vraiment, à certains passages, qu’il a traduit non l’arabe de Mahomet, mais le latin de Marracci» (Martino, 1907: 218).

25 Fondée sur une source relativement fiable, la version Savary est dans l’ensemble supérieure à celle de Du Ryer. Elle respecte le découpage du texte en versets, même si elle ne les numérote pas d’emblée; elle améliore très sensiblement la traduction des dernières sourates et, plus généralement, amende de manière plus ou moins heureuse nombre de traductions erronées figurant dans le texte de Du Ryer. Une comparaison avec les exemples précédemment cités permet d’en juger: aṣ-Ṣābi’a est bien traduit par les Sabéens, lā ikrāha fī al-dīn (II, 256) («Il n’y a pas de contrainte en religion») devient: «Ne faites point de violence aux hommes à cause de leur foi» (II, 257; 1926: 138) et mā nansaḫ min āyatin aw nunsi-hā na’ti bi-ḫayrin min-hā aw miŧli-hā (II, 106) («Dès que Nous abrogeons une aya ou la faisons oublier, Nous en apportons une meilleure ou une semblable») est traduit par: «Si nous omettions un verset du Koran; ou si nous en effacions le souvenir de ton cœur, nous t’en apporterions un autre meilleur, ou semblable» (II, 100; 1926: 123).

26 Au total, les erreurs restent cependant très nombreuses. Une partie d’entre elles tient d’ailleurs à la prétention littéraire de l’auteur qui, critiquant la «rhapsodie plate et ennuyeuse» de Du Ryer, entend rendre justice «au chef-d’œuvre de la langue arabe» et s’engage dans une réécriture fondée sur la transposition et l’expansion métaphoriques. L’exemple fourni par sa traduction des deux derniers versets de la sourate CIV montre

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jusqu’où peut aller son audace. Il écrit, en effet, «Et du milieu de cette fournaise ardente, / Elles [les flammes] s’élèveront en hautes pyramides» (1926: 523) (inna-hā ‘alay-him mu’ṣadatun / fī ‘amadin mumaddada), quand Régis Blachère (1980: 665) traduit littéralement le même passage par: «C’est le Feu d’Allah (...) / [qui] est sur eux refermé / en longues colonnes [de flammes]».

27 Si les améliorations apportées par Savary dans le rendu du texte original ne sauraient au bout du compte être minimisées, il semble cependant que l’enjeu majeur de la traduction se situe sur un plan différent, comme le suggère la «Préface» de l’auteur, dans laquelle Muhammad jouit d’un statut radicalement modifié: Le philosophe y [dans la traduction] verra les moyens qu’un homme, appuyé sur son seul génie, a employés pour triompher de l’attachement des Arabes à l’idolâtrie, et pour leur donner un culte et des lois; (...) La morale qu’il prêche est fondée sur la loi naturelle, et sur ce qui convient aux peuples des climats chauds. («Préface»: V).

28 Ce changement de regard porté sur le fondateur de l’islam se retrouve dans l’«Abrégé de la Vie de Mahomet tiré des écrivains orientaux les plus estimés» qui précède la version du texte coranique donnée par Savary; l’auteur s’attribue la paternité du travail («Préface»: IX) même s’il est manifeste qu’il s’appuie sur les travaux de Jean Gagnier24, qui édite, en 1723, sous le titre De vita et rebus gestis Mahomedis, la Sīra d’Abū al-Fidā’ accompagnée d’une traduction latine et qui fait suivre cet ouvrage, en 1732, d’une version française, La vie de Mahomet, traduite et compilée de l’Alcoran, des traditions authentiques de la Sonna, et des meilleurs auteurs arabes, dans laquelle les aspects merveilleux sont gonflés. Savary exploite les deux textes – en les romançant quelque peu – et transmet en définitive dans son Abrégé une ample connaissance de la vie du Prophète tirée des sources arabes et notamment d’Abū al-Fidā’. Parallèlement, il se livre à un remodelage de l’image du Prophète: sous sa plume, Muḥammad n’est plus un «faux prophète», mais «le législateur de l’Arabie (...) un de ces hommes extraordinaires qui, nés avec des talents supérieurs, paraissent de loin en loin sur la scène du monde pour en changer la face, et pour enchaîner les mortels à leur char» (Abrégé: 108-109).

29 La traduction est complétée par un ensemble conséquent de notes – dont la matière est largement empruntée à Marracci – qui orientent la lecture dans la même direction. Ainsi, commentant la brève sourate CX, qui fait allusion à des conversions massives et qui a été comprise par l’exégèse soit comme une déclaration du Prophète datant de la prise de Mecque en 630 (ou du Pèlerinage d’Adieu en 632), soit comme une prédiction d’époque mekkoise, Savary écrit: Cette victoire est la prise de la Mecque où Mahomet entra en vainqueur paisible, après huit ans de combats. Quand cette prédiction n’aurait pas été faite après coup, son accomplissement ne prouve rien. Mahomet après avoir dompté les juifs, et soumis une partie des Arabes, pouvait sans être prophète prédire la prise de la Mecque. (1926: 527, n.1).

30 Si le statut de prophète est ainsi dénié à Muhammad, celui-ci n’en est pas moins présenté comme un bon législateur, limitant la polygamie à quatre femmes (id.: 159, n. 1), et s’appliquant à détacher les Arabes de l’idolâtrie et de la superstition (id.: 184, n. 2). La dénonciation des croyances non rationnelles est d’ailleurs l’un des grands combats de Savary, qui saisit toute occasion pour se livrer à des commentaires dans ce sens. D’après la tradition, la sourate CV fait allusion à la déroute de l’armée d’Abraha en marche vers la Mekke et victime «de troupes d’oiseaux armés de pierres où étaient écrits les noms de ceux qu’elles devaient frapper». Savary objecte: «Un nuage de sable brûlant, tel que le vent de sud-est en élève dans l’Arabie et l’Afrique, aura pu faire périr

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une partie de l’armée d’Abraha, et l’effet d’une cause naturelle aura passé pour un prodige» (id.: 524, n. 1).

31 À la différence de Du Ryer qui imposait dans le texte même de la traduction sa vision de l’islam, Savary fait de l’apparat critique le lieu privilégié de son expression personnelle25. Ainsi, essentiellement à partir d’un paratexte fortement orienté, Savary taille au prophète de l’islam un costume en conformité avec la vision déiste du siècle des Lumières. Influencé par Boulainvilliers, qui compose une Vie de Mahomed (1730) apologétique, il l’est aussi par Voltaire – celui de l’Essai sur les Mœurs (1756) – dont il ne retient cependant que les traits les plus positifs, préférant le bon législateur à l’imposteur.

32 Savary donne en outre à son travail une coloration exotique. Maintes notes correspondent à des observations de voyageur dans lesquelles percent parfois son attachement à la théorie des climats ainsi qu’une sensibilité préromantique que l’on retrouve dans ses Lettres sur l’Égypte. Le verset 26 (éd. du Caire: 24) de la sourate XXV, qu’il traduit par «Les hôtes du paradis jouiront des douceurs du repos et auront un lieu délicieux pour dormir à midi», donne lieu par exemple sous sa plume au commentaire suivant: Les Orientaux sont dans l’usage de dormir à midi. Ils expédient leurs affaires le matin, font un léger repas vers onze heures, et laissent passer dans les bras du sommeil le temps de la plus grande chaleur. C’est un besoin produit par un climat brûlant. Les Européens s’y accoutument à la longue. Les Turcs qui peuvent reposer alors près d’un ruisseau, à l’ombre des orangers, se croient déjà en possession du jardin des délices que leur promet Mahomet. (1926: 336, n. 1).

33 Si la version Savary n’est que peu diffusée à l’étranger – elle a seulement été traduite en espagnol, en 1913 –, elle n’en connaît pas moins en France une durée de vie éditoriale de près de deux siècles, puisqu’elle qu’elle est encore en librairie en 1970, bien après la publication de la «classique» version Kazirmiski, parue au milieu du XIXe siècle. Sans doute faut-il imputer ce long succès, en partie au moins, à l’approche rationaliste de l’islam que reflète l’ouvrage.

La version Kazimirski (1840, 1841 et 1852)

34 Peu avant le milieu du XIXe siècle, la France finit par se doter d’une traduction du texte coranique plus satisfaisante. Ce travail n’émane nullement d’arabisants professionnels, comme Silvestre de Sacy ou Caussin de Perceval, qui, toujours attachés à l’étude formelle des langues, ne manifestent pas d’intérêt particulier pour l’islam. La nouvelle version française du Coran est l’œuvre d’un orientaliste beaucoup moins en vue: Albin de Biberstein-Kazimirski (1808-1887), un émigré polonais, exilé en France à la fin de l’année 1831, bon connaisseur des langues arabe et persane, qui a fait carrière comme secrétaire-interprète au Cabinet des Affaires étrangères. Outre la traduction du Coran, il est l’auteur d’un important Dictionnaire arabe-français (1846-1847), toujours réédité, et d’ouvrages relatifs au domaine persan26.

35 Une traduction du Coran lui a été demandée en 1839 par le sinologue Guillaume Pauthier, qui voulait intégrer le texte à sa collection des Livres sacrés de l’Orient (1840), projet clairement lié dans l’esprit de l’éditeur aux questions algériennes27. Le départ de Kazimirski pour la Perse comme interprète de la légation de Sercey l’empêche de réviser son texte autant qu’il l’aurait souhaité. Celui-ci est néanmoins publié, en 1840, à

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la fois dans la collection Pauthier et, indépendamment, aux éditions Charpentier. À son retour de Perse, le traducteur revoit son travail et fait paraître une deuxième édition en 1841. Suit une «nouvelle édition revue et corrigée» en 1852.

36 Dans sa préface à l’édition de 1841, Kazimirski s’explique sur la manière dont il procède. Alors que Pauthier lui propose de réviser la traduction de Savary, il adopte un autre parti: En examinant la traduction de Savary, je m’étais aperçu qu’elle était faite évidemment sur la version latine de Maracci, et qu’indépendamment de nombreuses erreurs, elle avait l’inconvénient de ne pas assez accuser la physionomie de l’original, de déguiser souvent, en vue de l’élégance de la phrase, le vague et l’obscurité du texte arabe, ce qui ôtait en grande partie au lecteur la faculté d’apprécier la nature et le caractère du code sacré des Mahométans. Aussi au lieu de revoir simplement la traduction de Savary, j’avais entrepris une traduction tout à fait nouvelle sur le texte arabe, m’aidant toutefois des travaux de Maracci et du traducteur anglais Sale, et des secours répandus dans les notes de ces deux traductions.

37 Si Kazimirski s’appuie sur les meilleurs travaux antérieurs et bénéficie largement des apports de la version Sale, il compose néanmoins sa traduction à partir du texte arabe et réalise la première version française relativement fiable du texte coranique. Outre qu’il corrige massivement les erreurs et les approximations figurant dans la version Savary, il a le mérite d’adopter une écriture qui, avec une certaine élégance, serre de près l’original, tout comme il veille à faire apparaître en italiques les écarts, constitués surtout d’ajouts explicatifs. Cette version n’est pas pour autant sans faiblesses. Un certain nombre d’erreurs y subsistent et l’apparat critique manque incontestablement d’épaisseur, ce que le traducteur justifie, dans sa préface de 1841, par la contrainte d’une publication destinée à un large public.

38 Comme ses prédécesseurs, Kazimirski a le souci de faciliter au lecteur l’accès à la lecture du texte coranique par une information liminaire sur l’islam. Sa Notice biographique sur Mahomet, contenue dans l’édition de 1841, est sans rapport avec la version déiste donnée par Savary dans son «Abrégé de la vie de Mahomet». L’auteur se contente de rappeler succinctement les principaux faits tels qu’ils étaient connus à son époque, en s’opposant au passage au préjugé de la décadence arabo-musulmane expliquée par l’influence du Coran ainsi qu’à celui du sensualisme qui en serait issu. Kazimirski remanie et augmente d’ailleurs cette Notice dans l’édition suivante, en se fondant sur le tout récent Essai sur l’histoire des Arabes avant l’islamisme, pendant l’époque de Mahomet et jusqu’à la réduction de toutes les tribus sous la loi musulmane (1847-1848), dû à Caussin de Perceval qui s’appuie sur un éventail élargi de sources arabes.

39 L’effort fourni sur le plan linguistique par Kazimirski pour établir une traduction plus précise du texte coranique ainsi que sa volonté de diffuser la connaissance la plus récente sur l’histoire prophétique donnent à son travail une valeur nouvelle, au milieu du XIXe siècle. Toutefois, l’auteur tient à manifester sa propre conviction religieuse et, dans sa Notice biographique sur Mahomet de l’édition de 1841, il exprime le point de vue d’un chrétien qui place sa religion au-dessus de l’islam et refuse au Coran le statut de Révélation: Il suffit de comparer les récits du Koran sur l’histoire des Juifs et de leurs prophètes avec ceux de la Bible, pour se convaincre qu’ils ne viennent pas directement d’un homme versé dans les Écritures, et que ce ne sont que les réminiscences dans lesquelles le faux et l’apocryphe sont presque toujours à côté du vrai et de l’authentique.

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40 La Notice biographique sur Mahomet de l’édition de 1852 gomme ce propos, et la disqualification de l’islam qu’il renferme disparaît ainsi des nombreuses rééditions ultérieures. Celle-ci subsiste cependant dans certaines des notes de la traduction qui attribuent à Muhammad le message coranique et dénie à l’islam le statut de religion universelle. Ainsi, commentant sa traduction du verset II, 19 (éd. du Caire: II, 21): «Ô hommes! Adorez votre Seigneur, celui qui vous a créés, vous et ceux qui vous ont précédés. Craignez-moi», il écrit: Lorsqu’un prédicateur, dans la mosquée, ou un orateur arabe, harangue le peuple, il se sert, dans son allocution, des mots: O hommes! c’est-à-dire: O vous qui m’écoutez. De même, dans le Coran, ces mots ne s’étendent pas à tous les hommes, aux mortels, mais aux Mecquois ou aux Médinois que prêchait Muhammad. C’est le caractère propre à tous les discours tenus par Muhammad et à toutes les institutions et préceptes d’avoir une application actuelle et restreinte aux peuples de l’Arabie, sans embrasser les autres peuples, le genre humain (Kazimirski, 1970: 41).

41 Le point de vue du traducteur figure aussi – exceptionnellement certes – dans le corps du texte, comme une sorte de mise en abyme de sa signature28. Traduit en espagnol (1844) et en russe (1880), le texte de Kazimirski a connu en France une très large diffusion et n’a jamais cessé d’être publié jusqu’à aujourd’hui, même si de nombreuses traductions nouvelles ont vu le jour tout au long du XXe siècle.

42 La première traduction du Coran réalisée en langue française au milieu du XVIIe siècle, en rompant avec les pratiques médiévales, a marqué un tournant dans l’histoire de la traduction du Coran en Occident: c’est elle, en effet, qui ouvre la voie aux traductions exhaustives, affranchies des entreprises de réfutation. L’histoire de la traduction du Coran en France jusqu’au milieu du XIXe siècle est en partie celle d’une marche en avant vers une plus grande exactitude, entreprise dans laquelle les traducteurs français restent dépendants des ouvrages majeurs dus au P.Marracci et à George Sale. Cette histoire, qui implique des traducteurs non musulmans, est aussi celle d’un difficile désengagement: au XVIIe siècle, il est impossible de traduire le texte coranique sans une vigoureuse condamnation de l’islam qui passe parfois par la falsification de versets comme le fait Du Ryer, la défiance vis-à-vis de la religion musulmane étant alors si forte qu’un travail de valeur comme celui d’Antoine Galland n’est jamais publié. Au siècle des Lumières, c’est essentiellement dans le paratexte que Savary manifeste sa conviction religieuse, donnant alors à l’islam, au fil de ses abondantes notes, les couleurs du déisme des philosophes; au milieu du XIXe siècle, Kazimirski, pour exprimer sa condamnation de chrétien, compose encore des notes adaptées. Ce n’est qu’au XXe siècle que le travail de traduction du texte coranique cesse d’être, en France, le lieu de jugements tranchés sur l’islam, condamnation chrétienne ou interprétation déiste; il n’en porte pas moins la marque d’un point de vue, ce qu’illustre parfaitement la nécessité où se trouvent aujourd’hui les traducteurs du Coran de se situer par rapport à la version Blachère qui a introduit des interprétations rejetées par l’orthodoxie musulmane.

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LAZARD Gilbert, «Remarques sur le style des anciennes traductions persanes du Coran et de la Bible», Bulletin d’Études Orientales, XXX, 1978, pp.45-49.

MARTINEZ GAZQUEZ José, 2002, «Trois traductions médiévales latines du Coran: Pierre le Vénérable, Robert de Ketton, Marc de Tolède et Jean de Segobia», Revue des études latines, 80, pp.223-236.

MARTINO Pierre, 1907, «Mahomet en France au XVIIe et au XVIIIe siècle», Actes du XIVe Congrès international des orientalistes Alger 1905, Paris, Ernest Leroux, pp.206-241.

NOTES

1. Norman Daniel (1993: 194) écrit que «Ketton, assurément, est toujours capable de rehausser la couleur ou d’exagérer le ton d’un texte inoffensif afin de lui donner un ton désagréable ou licencieux, ou de préférer une interprétation improbable mais déplaisante du sens à une interprétation vraisemblable mais normale et décente». 2. Contrairement à celle de Robert de Ketton, les versions médiévales dues à Marc de Tolède (vers 1209) et à Jean de Ségovie (milieu du XVe siècle) n’ont connu qu’une diffusion restreinte, même si elles sont généralement considérées comme supérieures. La première traduction en italien, publiée en 1547, n’a pas été réalisée à partir de l’arabe, comme l’a affirmé son commanditaire, l’imprimeur vénitien Andrea Arrivabene: Silvestre de Sacy a montré qu’elle avait été faite d’après la version Ketton (Notices et extraits des Manuscrits de la Bibliothèque impériale et autres bibliothèques, IX, 1813, p.103). 3. L’ouvrage de Nöldeke, Geschichte des Korâns, paru en 1860, est l’un des textes fondateurs de l’école historico-critique dont les travaux sont à l’origine d’une compréhension du message coranique qui ne se fonde plus exclusivement sur l’exégèse musulmane. Dans la traduction anglaise du Coran, publiée en 1861 par Rodwell, les sourates sont classées, non par ordre décroissant de longueur comme dans la Vulgate, mais chronologiquement suivant les quatre grandes périodes établies dans la révélation coranique par les orientalistes. Le même type de présentation se retrouve dans la première édition de la version française de Blachère (1949-1950). 4. Dans le vocabulaire de l’époque, le Turc est assimilé au musulman, et le terme a moins une connotation ethnique que religieuse. 5. S’il présente assez justement les points fondamentaux de la religion, Du Ryer n’en commet pas moins un certain nombre d’erreurs dans la comparaison qu’il en fait avec le christianisme: l’appel à la prière est considéré par lui comme une prière en soi, la circoncision comme un sacrement et les ablutions comme une purification de l’âme, quand elles ne constituent qu’une purification rituelle. 6. Dans l’épître de son ouvrage, Du Ryer exprime son désir de doter les commerçants dans le Levant d’un outil capable de leur fournir des arguments dans leurs procès contre les Ottomans. 7. Cette épître est absente dans certains exemplaires de l’édition de 1647 ainsi que dans maintes éditions postérieures, peut-être en raison de la place privilégiée accordée par Du Ryer aux motivations d’ordre pragmatique dans la justification de son travail. Le texte figure en annexe dans l’ouvrage de Hamilton et Richard (2004: 141-142). 8. D’une utilisation malcommode, le Thesaurus linguæ arabicæ de Giggei, publié à Milan en 1632, est surtout peu fiable. Le dictionnaire de Golius, qui fera date, ne paraît qu’en 1653. 9. La version Ketton est divisée en cent vingt-quatre «açoara» (al-sūra), les longues sourates du début y ayant été fragmentées. 10. Hormis les renvois aux commentaires coraniques, le travail de Du Ryer ne renferme qu’une quinzaine de notes explicatives, extrêmement brèves. 11. Les numéros des versets sont, ici, ceux de l’édition du Caire de 1923, faisant aujourd’hui figure de version officielle. Antérieurement existaient des variantes, si bien que l’on observe dans

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les traductions Savary et Kazimirski une numérotation assez souvent différente de celle de l’édition égyptienne. 12. Pour faciliter la comparaison, les traductions du Coran sont tirées de la version Blachère qui se caractérise par sa littéralité et dont l’édition de 1957 donne les sourates dans l’ordre canonique. 13. «C’est lui qui a fait descendre sur toi l’écriture. En celles-ci sont des aya confirmées (?) qui sont l’essence de l’Ecriture, tandis que d’autres sont équivoques» (Blachère, 1980: 76). 14. Mohamed Abdel-Halim a eu le mérite de donner une édition de la Correspondance d’Antoine Galland (thèse complémentaire pour le doctorat d’État, Sorbonne, 1964); il a, en outre, cité dans sa thèse sur Antoine Galland, sa vie et son œuvre (Paris, Nizet, 1964), les passages du Journal de l’orientalisterelatifs à sa traduction du Coran, pratiquement absents de l’édition due à Henri Omont (Journal parisien d’Antoine Galland, 1708-1715, Mémoires de la Société de l’Histoire de Paris et de l’Île-de-France, XLVI, 1919). Nos références concernant la Correspondance et le Journal de Galland sont celles qui figurent dans Abdel-Halim, 1964, Antoine Galland...: 244-245. 15. Neveu du chancelier Pontchartrain, Jean-Paul Bignon (1662-1743) entra d’abord dans la congrégation de l’Oratoire, puis devint prédicateur du roi. Conseiller d’État, il regroupa sous son autorité les Académies, le Collège royal et la Librairie. De 1701 à 1714, puis de 1723 à 1739, il dirigea le Journal des Savants et, en 1719, il fut appelé à la tête de la Bibliothèque royale. Sa position fit de lui un protecteur des savants. 16. Ludovico Marracci (1612-1700), qui fut le confesseur du pape Innocent XI, appartenait à la congrégation des clercs réguliers de la Mère de Dieu. Il enseigna l’arabe à l’université romaine de la Sapienza et participa à la traduction en arabe de la Bible, imprimée sur les presses de la Propaganda Fideà Rome en 1671. Son grand œuvre demeure cependant l’Alcorani textus universus. 17. Adriaan Reeland (1676-1718) est un célèbre orientaliste hollandais, nommé en 1701 professeur de langues orientales et «antiquités écclésiastiques» à Utrecht. Pour répondre aux attaques des catholiques qui rapprochent les protestants des musulmans, il vise à une connaissance directe de l’islam à travers ses sources. Figure ainsi dans son célèbre De religione Mohammedica (Utrecht, 1705), l’édition et la traduction latine d’un abrégé de l’islam sunnite (Compendium Theologiæ Mohammedicæ). C’est la traduction de cet écrit que souhaitait réaliser Galland. Une version française en est publiée, en 1721, dans La Religion des Mahometans, exposée par leurs propres Docteurs, avec des Eclaircissemens sur les Opinions qu’on leur a faussement attribuées. Tiré du Latin de Mr. Reland [traduit par David Durand], La Haye. 18. Le texte est connu des savants orientalistes: Edward Pocock (1604-1691), a donné en 1663, à Oxford, une édition arabe accompagnée d’une traduction latine de l’Histoire des dynasties, écrite à la fin du XIIIe siècle par le patriarche jacobite Abū al-Faraj (Bar Hebraeus). 19. Garcin de Tassy en a donné une édition annotée (Exposition de la foi musulmane, traduite du turc de Mohammed Ben Pir-Ali Elberkevi, Paris, G. Dufour, 1822). L’ouvrage est un abrégé relativement semblable au Compendium Theologiæ Mohammedicæ édité par Reeland et traduit en français par Galland (voir n. 15). 20. Cette «profession de foi» est la Qudsiyya qui figure en tête de l’énorme encyclopédie des sciences religieuses que constitue l’Iḥyā’ ‘ulūm al-dīn de Ghazālī(m. 1111). 21. Il s’agit du Kitāb al-milal wa l-niḥal de Shahrastānī, penseur et historien des doctrines, qui vécut en Iran dans la première moitié du XIIe siècle. Cet ouvrage monumental, qui se voulait une somme des religions et philosophies du monde entier, constitue un sommet de l’histoire musulmane des religions. Il a été récemment traduit en français par Daniel Gimaret, Jean Jolivet et Guy Monnot (Livre des religions et des sectes, Louvain, 2 vol., 1986-1993). Il ne pouvait évidemment être question pour Galland de traduire et de publier un tel texte dans son intégralité. Peut-être songeait-il à en extraire ou à en résumer quelques passages. 22. On peut constater, de manière générale, que les pays catholiques de l’Europe du Sud disposent de traductions imprimées du Coran plus tardivement que les pays protestants de

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l’Europe du Nord: les premières traductions en espagnol et en italien – hormis l’édition Arrivabene (voir n. 2) – datent respectivement de 1844 et de 1846. En revanche, en Allemagne, la version Marracci (1698) est traduite, dès 1703, par Nerreter et une traduction originale due à Boysen paraît en 1773. Quant à l’Angleterre, elle possède à partir de 1734, avec la version de Sale, un ouvrage remarquable. 23. La remarquable traduction due à George Sale, The Koran, Commonly called the Alcoran of Mohammed (1834), est restée longtemps une sorte de classique en langue anglaise. Elle est accompagnée d’un Preliminary Discourse, exposé relativement objectif de l’islam, maintes fois traduit. C’est à cet ouvrage que Voltaire doit l’essentiel de ce qu’il connait de l’islam et du Coran. 24. Jean Gagnier (vers 1670-1740), d’abord chanoine de l’abbaye de Sainte-Geneviève de Paris, puis devenu ministre de l’Église anglicane et professeur d’hébreu, puis d’arabe à Oxford, au début du XVIIIe siècle s’est farouchement engagé dans la lutte contre les catholiques et les déistes. Même si ses travaux sont entrepris dans un esprit polémique, ils ont cependant le mérite d’offrir une version de la Vie de Mahomet beaucoup plus conforme aux sources musulmanes que celles fondées antérieurement sur les sources chrétiennes. 25. Sans doute pourrait-on relever dans le texte lui-même quelques traductions déviées, comme celle du qualificatif de Dieu al-samad (l’Éternel) qui est rendu dans CXII, 2 de la manière suivante: «C’est le Dieu à qui tous les êtres s’adressent dans leurs cœurs» (Savary, 1926: 528). 26. Il s’agit des Dialogues français-persans précédés d’un Précis de la grammaire persane et suivis d’un Vocabulaire français-persan (1883) et d’une édition, avec traduction, de l’œuvre de Menoutchehri, poètepersan du 11e siècle de notre ère (1886). 27. «C’est par la lecture de ce livre que nous pouvons apprendre à connaître le caractère arabe et l’énergie fanatique de l’ennemi que nous avons à combattre dans l’Algérie, où la croyance dans le Koran est encore très-vive. C’est aussi par l’étude assidue du Koran que nous pourrons comprendre la politique des Arabes» (Préface de Pauthier, in Kazirmiski, 1840: VIII-IX). 28. Voir sa traduction de II, 136 (éd. du Caire: II, 142) (sa-yaqūlu as-sufahā’u min an-nāsi mā wallā- hum ‘an qiblati-himu llatī kānū ‘alay-hā): «Les insensés parmi les hommes demanderont: Pourquoi Muhammad change-t-il la qibla?» (1970: 53); Blachère en donne la version suivante: «Les insensés, parmi les Hommes diront: “Qu’est-ce qui a détourné ces gens de la Qibla vers laquelle ils s’orientaient?”» (1980: 48).

RÉSUMÉS

Si la traduction du Coran s’est affranchie en France, dès le XVIIe siècle, de la controverse religieuse, il a fallu attendre le milieu du XIXe siècle pour disposer, avec la version de Kazimirski, d’un texte en langue française relativement fiable. Le travail de qualité réalisé, au début du XVIIIe siècle, par Antoine Galland avait en effet disparu sans être publié et les premières traductions demeuraient très imparfaites, la version Du Ryer (1647) étant celle d’un pionnier et la version Savary (1783) celle d’un littérateur déiste. Ces traductions françaises, dont chacune représente un progrès par rapport à la précédente, doivent cependant être remises en perspective dans un espace européen car elles sont tributaires des versions contemporaines les plus reconnues: la version latine du Père Marracci (1698) et la version anglaise de George Sale (1734).

As early as the 17th century, translating the Qur’an in France was separated from religious disputes. However, there was no dependable French translation available before Kazimirski’s in

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the mid-19th century: Antoine Galland’s quality work had disappeared in the early 18th century before publication, and both Du Ryer’s pioneer translation (1647) and Savary’s deist literary version remained very imperfect. This article puts all these French translations into their European space, and traces their debts to two authoritative translations, into Latin by Marraci (1698) and into English by George Sale (1734).

Aunque en Francia, la traducción del Corán se ha librado, desde el siglo 17, de la controversia religiosa, fue preciso esperar hasta mediados del siglo 19 para disponer, con la versión Kasimirski, de un texto en lengua francesa bastante fiable. De hecho, el trabajo esmerado que llevó a cabo Antoine Galland a principios del siglo 17 desapareció sin ser publicado y las primeras traducciones no resultaban idóneas, siendo la versión de Du Ryer (1647) la de un pionero, y la versión de Savary (1783) la de un literato deísta. Si bien cada de estas traducciones representa un progreso respecto a la anterior, deben ponerse en perspectiva en un área europea pues son deudoras de versiones coetáneas más reconocidas: la versión latina de Marracci (1698) y la versión inglesa de George Sale (1734).

INDEX

Palabras claves : Coran, Islam, orientalismo, Siglos 17/18, Traducción Keywords : 17th-18th centuries., Islam, orientalism, Qur’an, Translation Mots-clés : Coran, islam, orientalisme, Traduction

AUTEUR

SYLVETTE LARZUL

EHESS, Centre d’histoire sociale de l’Islam méditerranéen – Paris, [email protected]

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Écrire l’islam en bambara Lieux, réseaux et enjeux de l’entreprise d’al-Hâjj Modibo Diarra1

Francesco Zappa

1 C’est un lieu commun des études sur l’Afrique de l’Ouest que d’associer à chaque langue des savoirs et des réseaux spécifiques. Ainsi, l’arabe est associé aux réseaux de l’enseignement islamique, qu’ils soient «maraboutiques» ou, plus récemment, «réformistes»; le français (de même que, à quelques nuances près, l’anglais) apparaît comme l’affaire d’une bourgeoisie urbaine et comme le véhicule des savoirs «laïques» et «modernes», ainsi que de l’enseignement chrétien; quant aux langues africaines, dites «vernaculaires», en dehors de leur emploi important dans le contexte missionnaire chrétien, notamment en milieu rural, elles évoquent ce qui relève de l’oralité et de la «tradition», que ce soient les arts verbaux des griots ou les savoirs initiatiques liés aux religions dites «traditionnelles».

2 Dans cette perspective, la montée d’un renouveau islamique promu, depuis les années quarante, par de nouveaux acteurs du paysage religieux ouest-africain a été perçue d’emblée comme l’initiative d’une élite arabisante qui, en lançant son propre réseau d’écoles arabophones (médersas), se voulait en compétition avec la scolarisation dans une langue de la «mécréance», ainsi qu’avec la circulation d’idées et de savoirs laïcisants que celle-ci entraîne (Otayek, 1993).

3 On s’est vite rendu compte, toutefois, de l’influence profonde exercée par le modèle pédagogique des écoles francophones, coloniales et postcoloniales sur ces néo- arabisants, qui d’ailleurs s’opposent avant tout au style traditionnel d’arabophonie enraciné en Afrique de l’Ouest (Brenner, 2001). Le nouveau rôle et statut de véhicule de contenus islamiques dont les anciennes langues coloniales ont été investies, notamment par les mouvances réformistes musulmanes, en vue d’atteindre un public élargi (quoique limité à l’élite scolarisée à l’occidentale), n’est pas non plus passé inaperçu2. On a également remarqué la présence grandissante des langues vernaculaires, dès l’époque coloniale tardive, dans de nouvelles formes de communication islamique orale, telles que les sermons prononcés, même en dehors des temps ritualisés et des espaces sacrés, par des prêcheurs, souvent itinérants, visant même les illettrés3. Ces nouvelles formes de communication, qui désormais se présentent comme un tremplin naturel pour toute sorte de «réformateurs» religieux,

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ont joui d’une diffusion encore plus large et d’une pénétration plus capillaire, jusque dans les milieux ruraux les plus reculés, grâce à l’essor de l’«oralité médiatique» (émissions radiophoniques, audiocassettes et, dans une moindre mesure, télévision et audiovisuels)4: un secteur qui, dans plusieurs pays ouest-africains, a connu une expansion depuis l’ouverture démocratique (initiée au Mali en 1992) en grossissant les flux de l’économie informelle.

4 Le tableau s’est en somme avéré plus flou et plus compliqué qu’on ne le soupçonnait. Mais l’image prédominante reste toujours celle d’un cloisonnement entre les différents réseaux dessinés par les stratégies linguistiques respectives, ainsi qu’entre les milieux qu’elles sont censées atteindre; d’autant plus qu’il s’agirait, selon une idée reçue, d’une communication essentiellement écrite dans les deux premiers cas, exclusivement orale dans le dernier.

5 L’entreprise du personnage dont nous allons traiter ici présente l’intérêt de rompre avec cette image puisqu’elle porte sur une langue ouest-africaine qui essaie de se tailler un espace dans l’arène islamique la plus exclusive: celle de la littérature religieuse écrite. Son protagoniste, le wahhabite malien al-Hâjj Modibo Diarra5, est l’auteur d’un nombre important de publications de vulgarisation religieuse islamique en langue bambara parues depuis la seconde moitié des années quatre-vingts. Elles comprennent, à côté ou à l’intérieur de compositions/compilations relativement originales, des traductions de l’arabe d’extraits tirés du Coran, de la Sunna et de traités théologiques et juridiques musulmans, classiques et modernes.

6 On connaît les difficultés auxquelles se sont heurtés, surtout dans les pays francophones, les efforts de promotion de l’alphabétisation en langues vernaculaires ouest-africaines, déployés d’abord par des missionnaires chrétiens puis, après les indépendances, par des organismes laïques, tant étatiques que non gouvernementaux. Ainsi, les emplois islamiques écrits de ces langues en caractères latins sont longtemps restés un phénomène assez marginal qui n’a guère attiré l’attention des chercheurs6, même si les traductions du Coran en langues africaines commencent à susciter un certain intérêt académique. Il convient à cet égard de nuancer le tableau quelque peu uniformément triomphaliste dressé à l’échelle du continent par Loimeier (2005: 403-9) au sujet de la diffusion des publications islamiques (et notamment des traductions du Coran) en langues africaines, sans distinguer entre pays francophones et anglophones. Ce n’est que dans des pays issus de la colonisation britannique que certaines langues endogènes ont connu des développements littéraires islamiques significatifs pouvant se réclamer d’une diffusion importante, grâce à un encouragement précoce des autorités coloniales. Un cas à part, qui a fait couler beaucoup d’encre, est celui de l’alphabet n’ko inventé par le militant afro-centriste guinéen Souleymane Kanté (1922-1987), qui l’a utilisé, entre autres, pour traduire le Coran en malinké, ainsi que pour d’autres publications religieuses islamiques (Amselle, 2001).

7 Moins ostensiblement «postmodernes» ou «transnationaux» que les activistes du n’ko ou les prêcheurs médiatiques, de nouveaux acteurs religieux comme Modibo Diarra – qui constitue jusqu’à présent un cas presque isolé dans sa langue et dans son pays – ont tendance à passer inaperçus. Pourtant, vu le statut des langues et de l’écriture dans l’imaginaire musulman, en Afrique de l’Ouest comme ailleurs, les questions qu’ils soulèvent n’en sont pas moins cruciales pour comprendre les développements actuels et futurs du religieux en Afrique de l’Ouest.

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8 L’initiative de notre auteur, tout en visant un public majoritairement rural par des canaux locaux, constitue un aboutissement paradigmatique de l’insertion progressive de milieux naguère considérés comme étanches dans plusieurs types de réseaux qui dépassent le cadre local. Mais il n’est pas uniquement question d’identifier lieux, milieux et réseaux intéressés par cette production imprimée, ou de retracer un parcours biographique à la fois emblématique et original. Essayer d’en mesurer l’impact, escompté ou réel, c’est aussi se confronter aux enjeux de la représentation et de la reconfiguration des savoirs islamiques que cette production est censée transmettre. Pour ce faire, il nous faut d’abord prendre du recul historique et méthodologique, afin de mieux situer ces relations entre langues, savoirs et réseaux, en essayant d’en reconstituer l’évolution dans la longue durée.

Les langues ouest-africaines en tant que «langues islamiques»

9 À l’époque précoloniale, les contacts entre les langues ouest-africaines et l’arabe passaient davantage par l’enseignement formel, la circulation des livres et la communication écrite entre les lettrés que par l’interaction face à face entre les locuteurs de langue maternelle. En revanche, la maîtrise de l’arabe permettait à une élite lettrée transnationale, caractérisée par un degré élevé de mobilité, de communiquer sur de longues distances à l’échelle de tout le Bilād al-Sūdān, ainsi qu’avec le reste de l’œcoumène islamique, en dotant en même temps cette sorte de res publica litterarum arabisante d’un élément puissant d’identification corporative. Ainsi, à l’instar de ce qui se passait dans le reste du monde musulman non arabophone, c’est par l’«influence livresque» de ce niveau savant de la langue arabe que s’est déclenché au sein des langues ouest-africaines un processus d’assimilation des arabismes lexicaux et d’élaboration d’un lexique technique à même d’exprimer des contenus de dérivation islamique7.

10 La spécificité du contexte ouest-africain, car il y en a une, consiste plutôt en ce que ce processus n’a abouti que sporadiquement au développement des usages littéraires, ou tout simplement écrits, des langues vernaculaires en caractères arabes (en un mot, à des littératures ‘ajamī-es ouest-africaines)8, à la différence de ce qui est arrivé dans les langues islamiques asiatiques qui étaient déjà dotées avant l’islamisation d’une tradition écrite consolidée, quoique en d’autres caractères. Le canal privilégié par lequel le processus d’islamisation des langues ouest-africaines s’est produit a été plutôt ce que nous proposons de définir comme une «oralité savante» qui a pris forme dans le cadre de l’enseignement islamique traditionnel avancé (majlīs) grâce à la part faite par ce dernier aux traductions périphrastiques et explicatives orales du Coran (tafsīr) et des classiques arabes (Tamari, 1996, 2002). L’analogie des démarches par lesquelles ce processus a eu lieu dans les différentes langues ouest-africaines, de concert avec le haut degré de mobilité et de polyglossie qui caractérise la classe des lettrés musulmans à travers la région, a assuré un taux remarquable d’inter-traductibilité du langage islamique d’une langue à l’autre, ce qui permet parfois de se passer de l’intermédiation de l’arabe9, tout en lui réservant le domaine sacralisé de l’écriture. De plus, comme cela a été le cas dans d’autres aires du monde musulman non arabophone, la nature élitaire de ce langage a été compensée par un processus d’«osmose par le haut»10 qui a contribué à élargir, au moins en partie, son bassin social, et qui en Afrique de l’Ouest a

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emprunté, entre autres, les chemins des sermons oraux et même des arts verbaux pratiqués par les griots11, pour en arriver à intéresser même les non musulmans12. C’est d’ailleurs toujours au répertoire lexical élaboré par les réseaux «traditionnels» que puisent, pour la plupart, les nouveaux acteurs islamiques actuels, qui se font plus ou moins consciemment les protagonistes d’une relance du rôle des langues vernaculaires dans de nouveaux secteurs d’une sphère islamique en expansion13.

11 En revanche, malgré la présence grandissante des langues endogènes ouest-africaines dans le domaine de plus en plus médiatisé de l’oralité islamique, force est de constater que, tout au moins dans les pays issus de la colonisation française, le prestige de l’écriture en tant que tremplin d’ascension sociale ou matérialisation du sacré ne semble pas encore à portée de main pour la plupart de ces langues, y compris celles qui jouent désormais un rôle véhiculaire à l’échelle nationale comme cela est le cas du bambara au Mali. L’enseignement et l’emploi du bambara écrit restent cantonnés essentiellement aux milieux ruraux, ne débordant guère le cadre assez étroit de l’alphabétisation fonctionnelle à l’intérieur duquel s’est déroulé l’essentiel de son processus de scripturalisation14. Ainsi, même si la «véhicularité» de cette langue a fait oublier assez vite les connotations de «paganisme» qui lui ont été longtemps associées à cause de l’islamisation relativement tardive de la plupart de ses locuteurs (Dumestre, 1994: 8), il n’en reste pas moins que, dans l’imaginaire sociolinguistique malien, notamment urbain, son emploi à l’écrit demeure l’affaire de «broussards» et l’objet de ce qui est perçu comme un enseignement «au rabais» (Canut, 1996: 67-9)15.

12 Miser sur le bambara en tant que langue islamique écrite, comme le fait al-Hâjj Modibo Diarra, c’est donc en soi une entreprise qui relève d’une orientation « réformiste » vis- à-vis des représentations des langues, des savoirs et du sacré, non moins que vis-à-vis des lieux et des réseaux qui sont effectivement investis de la transmission des savoirs religieux.

L’entreprise d’al-Hâjj Modibo Diarra

13 Nos recherches de terrain nous ont permis d’identifier deux points névralgiques investis par la production imprimée de l’écrivain, à savoir: les librairies islamiques bamakoises, qui servent de lieux d’édition, de circulation et de vente, et le village de résidence de l’auteur, qui demeure le centre de ses activités, y compris la rédaction de ses ouvrages16.

Les librairies islamiques de Bamako

14 Le milieu des librairies islamiques de la capitale malienne se caractérise, par un remarquable pluralisme. Bien qu’une ambiance wahhabite prédomine dans la plupart d’entre elles, toutes les tendances de l’islam malien y sont représentées, sans tensions particulières. La clientèle apparaît assez variée non seulement quant aux tendances doctrinales, mais aussi pour ce qui est de l’origine sociale et géographique, du niveau intellectuel, de la classe d’âge et parfois même du genre. Ce pluralisme se reflète également dans la variété des contenus, des orientations doctrinales, des genres, du format et des langues des publications (arabe, français, bambara)17.

15 Bien que les classiques les plus volumineux de la littérature religieuse islamique n’y manquent pas, les articles les plus vendus sont les opuscules de vulgarisation ou de

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propagande. Pour la plupart, il s’agit de publications importées des pays arabes ou, plus rarement, d’Europe, mais un certain nombre sont imprimées localement et rédigées par des auteurs ouest-africains : c’est d’ailleurs parmi les imprimés de ce format que trouve place l’écrasante majorité des publications en bambara d’al-Hâjj Modibo Diarra, dont la moitié ne dépasse pas la trentaine de pages, et les trois quarts ne dépassent pas la cinquantaine de pages. C’est aussi à l’intérieur de cette littérature « mineure » que la diversification des stratégies linguistiques est la plus sensible : il n’est même pas rare de voir arabe et français (ou arabe et bambara) alterner à l’intérieur d’une même brochure, ni de trouver deux, voire trois éditions d’un même texte, chacune dans une langue différente. Le cas le plus suggestif nous est fourni, à ce propos, par une brochure de Modibo Diarra qui traduit en bambara (avec le texte original en regard) une adaptation en arabe moderne simplifié, faite par un auteur nord-nigérian, d’un classique de l’enseignement islamique ouest-africain : le Muḫtasarfī l-’ibādāt, un abrégé de droit malékite sur la prière canonique composé par un juriste algérien du XVIe siècle.

16 Les librairies islamiques bamakoises ne servent pas seulement de points de vente pour les publications de Modibo Diarra, mais aussi, en quelque sorte, de maisons d’édition. Sur un total de presque quatre-vingts titres qu’il a publiés depuis 198718, seuls cinq ont été édités (dans quelques cas réédités) par l’ONG koweitienne «Agence des Musulmans d’Afrique», et un autre par «AISLAM» (une des plus importantes associations islamiques maliennes), bénéficiant ainsi d’une présentation typographique plus soignée parfois d’une distribution gratuite et de la prise en charge des frais de publication. Mais pour le reste, chaque librairie a l’exclusivité sur les publications qu’elle sponsorise (comme indiqué sur les couvertures respectives), contre le paiement des droits d’auteur, à l’exception de quelques ouvrages pour lesquels Diarra a préféré de ne pas les céder. Il s’agit là des brochures comportant des traductions de sourates du Coran, pour lesquelles il lui a paru plus prudent de se réserver la possibilité de les retirer de la circulation, en cas de fautes à corriger: même en traduction, et malgré la posture assez rationalisante de Diarra vis-à-vis du savoir islamique, le statut de la parole révélée impose toujours des précautions supplémentaires.

17 Compte tenu des difficultés et des contraintes auxquelles Diarra a dû faire face (frais de traitement de textes, révision orthographique du bambara et de l’arabe, etc.), en plus de ses origines modestes et du manque de mécènes munificents, le nombre d’ouvrages qu’il a réussi à publier en moins de vingt ans, ainsi que la parution de plusieurs nouvelles éditions, témoignent à eux seuls d’un certain succès. En termes de ventes, les chiffres qu’il rapporte ne sont d’ailleurs pas négligeables pour le marché malien du livre: par exemple, cinq mille exemplaires de sa traduction du Muḫtasar d’al-Akhdarî (voir plus haut) ont été vendues au bout d’un an et demi, deux mille exemplaires du Ḥizb Sabbih (le dernier soixantième du Coran) en version bambara au bout d’un an. Les appréciations des libraires sont parfois moins enthousiastes: elles font état d’une difficulté à placer les travaux les plus difficiles et coûteux (comme sa traduction de la Risāla d’al-Qayrawânî, un des classiques de la littérature juridique malékite, qui compte plus de cinq cents pages et coûte quatre mille cinq cents FCFA), compensée toutefois par un intérêt plus vif des clients pour les petites brochures consacrées aux rudiments de la foi et aux obligations rituelles de base (dont les prix de vente tournent autour des cinq cents à mille FCFA).

18 En dépit d’une véritable distribution des publications islamiques en bambara en dehors de la capitale, hormis quelques détaillants qui en vendent des exemplaires dans les

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marchés de quelques chefs-lieux de région ou de cercle19, la provenance rurale de la majorité de leurs lecteurs s’est toutefois dégagée assez clairement au cours de nos enquêtes ainsi que le passage de ceux-ci par les filières de l’alphabétisation fonctionnelle en langue bambara. Le milieu des librairies islamiques de la capitale semble donc servir de relais à un phénomène qui reste essentiellement rural, tant par ses origines que par sa destination. L’auteur lui-même, à son tour, limite ses visites dans la capitale, régulières mais très fugaces, aux nécessités éditoriales, alors que toutes ses activités d’écrivain, d’imâm, de «missionnaire» et de paysan restent centrées sur son village de résidence.

Le village de l’auteur

19 Le hameau wahhabite de Dar Salam, rattaché au village de Kodian, se dresse sur la route de Kolokani (chef-lieu de cercle et centre principal du Bélédougou), à mi-chemin entre cette ville et la capitale, et à une soixantaine de kilomètres au nord de celle-ci. Désenclavé en 2004 par une nouvelle route goudronnée qui devait relier Bamako à la frontière mauritanienne, ce village situé au beau milieu du Bélédougou rural participait jusqu’alors du fier isolement qui a fortement marqué toute l’histoire de cette région malgré la proximité relative de la capitale.

20 Dans un pays comme le Mali, où l’islam est présent depuis plus d’un millénaire, et où la population est devenue musulmane à une écrasante majorité dans le courant du XXe siècle, le Bélédougou témoigne encore de nos jours d’une persistante vivacité de la «religion traditionnelle», au point que de riches musulmans de la capitale ont réputation de s’y rendre en cachette pour consulter ses «grands féticheurs»20. À part une percée fort timide faite vers la fin de la période coloniale, l’islam n’y a fait de véritables progrès que pendant les dernières décennies, au fur et à mesure de l’intégration de la région dans l’économie politique de l’État indépendant. De ce fait, le Bélédougou est bientôt apparu comme une terre d’élection pour les activités missionnaires chrétiennes, catholiques d’abord, puis protestantes: ce qui explique un pourcentage de chrétiens qui, sans être majoritaire, est nettement plus élevé que dans le reste du pays21. Cette présence missionnaire a d’ailleurs beaucoup misé, dès les débuts, sur l’étude, la scripturalisation et la mise en valeur de la langue bambara en tant que moyen de la communication religieuse, de la formation des catéchistes et de l’«inculturation» (au sens missiologique du terme) du christianisme.

21 Malgré l’accélération récente des conversions au christianisme et à l’islam, et en dépit de la marginalisation croissante – du moins dans la sphère publique – de pratiques que faute d’une expression plus acceptable on continuera à appeler «animistes», la cohabitation entre les différentes communautés de ce paysage religieux bigarré et changeant est longtemps restée remarquablement paisible. Chacune des deux communautés monothéistes a pris soin de s’abstenir de tout prosélytisme et ni les rares cas, d’ailleurs spontanés, de conversions dans les deux directions, ni la concurrence en vue de la conversion des «animistes» n’ont provoqué de tensions particulières dans des villages où les différentes confessions se côtoient souvent au sein d’un même foyer22. Cependant, plus encore que le reste du Bélédougou, le milieu immédiat où l’entreprise de Modibo Diarra a été conçue est bien représentatif d’une détérioration de plus en plus rapide des relations interconfessionnelles: dans l’ensemble, les alentours de Kodian se sont transformés au fil des années en une arène pour une compétition de plus en plus

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acharnée entre plusieurs formes de prosélytisme. Du côté chrétien, il faut d’abord signaler l’entrée en scène de missionnaires évangéliques et pentecôtistes qui, sans remporter de succès éclatants en termes de nombre de convertis, se sont fait remarquer, notamment à partir des années quatre-vingts, par une prédication plutôt agressive visant aussi les musulmans et déployant une panoplie de publications et autres moyens médiatiques (Soares, 1997). Les missions catholiques sont beaucoup plus éloignées du village de Modibo Diarra qui néanmoins connaît bien les différences d’approche entre catholiques et protestants, pour ce qui est des attitudes vis-à-vis des musulmans ainsi que des activités linguistiques respectives. Le prosélytisme musulman fait l’objet à son tour d’une rivalité entre des acteurs diversifiés: si des chefs de confréries soufies de renommée nationale (Soares, 1999: 236-40), de même que des saints locaux, organisent depuis quelques décennies des tournées ouvertement prosélytes mais généralement pacifiques et limitées aux «animistes», plus récemment encore, les organisations transnationales de la da’wa, saoudiennes ou des pays du Golfe, se sont jetées dans cette arène avec tout le poids de leurs moyens en marquant une rupture plus voyante. Modibo Diarra est lui-même l’un des protagonistes de cette effervescence, toujours escorté dans ses fonctions de «missionnaire» par des «professionnels» arabes issus d’organisations saoudiennes.

22 Ainsi, le village de Kodian, en 1973 encore, n’abritait pas plus d’une vingtaine de musulmans ne priant que pendant le Ramadan. En 1984, les villageois conquis au wahhabisme étaient déjà assez nombreux et motivés pour partir fonder à un kilomètre de distance, sous la houlette de Modibo Diarra, un hameau séparé qu’ils nommèrent «Dar Salam». À l’intérieur du hameau, l’observance du code de conduite wahhabite est très apparent: les règles vestimentaires y sont strictement respectées aussi bien par les femmes que par les hommes (qui laissent tous pousser leur barbe) avec une rigueur tout à fait rare au Mali, notamment en milieu rural; la ségrégation des sexes qui s’étend même aux enfants y est rigide, au point que la cour des concessions est aménagée de manière à séparer complètement l’espace domestique de l’espace convivial ouvert à l’extérieur, domaine réservé des hommes. L’isolement de la communauté n’est pas cependant absolu: Modibo Diarra lui-même, qui en est l’imâm depuis la fondation, accepte de partager ses repas avec des ouvriers agricoles «animistes» qui travaillent dans ses champs, et les femmes de son hameau, quoique toujours accompagnées par des hommes de la famille, ne s’abstiennent pas de fréquenter le marché hebdomadaire du village plus proche où leur mise ne passe pas inaperçue. L’enracinement dans le terroir n’est d’ailleurs point renié par cet imâm-écrivain qui ne préconise pas l’abandon des prénoms bambara préislamiques, pourvu que ceux-ci n’aient pas de lien explicite avec le «fétichisme»23, ni ne dédaigne de participer aux échanges verbaux relevant de la parenté à plaisanterie, ou de s’adonner à la transcription de proverbes de la tradition bambara et des événements de l’histoire locale.

23 L’insertion de Modibo Diarra dans les réseaux de la da’wa et des ONG des pays du Golfe24 qui lui a permis de réaliser en 2002-2003 la construction d’une grande mosquée en dur, flanquée d’une médersa et d’un puits-forage, n’a pourtant guère profité à son activité d’écrivain pour laquelle il continue à compter essentiellement sur le circuit des librairies islamiques maliennes et sur les aléas du marché malien du livre. Dans ce domaine, les coopérants arabes ne sont pas allés au-delà du soutien épisodique assuré par l’«Agence des Musulmans d’Afrique» qu’on a mentionné plus haut, de peur – au dire de Diarra – que l’étude de «leur langue» ne soit délaissée25.

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24 C’est au contraire la formation linguistique et religieuse multiforme de cet écrivain qui apparaît comme l’une des motivations majeures de son entreprise, outre l’atmosphère de compétition prosélyte dans laquelle il baigne. L’essentiel de sa formation islamique a eu lieu dans le cadre du système traditionnel de l’école coranique et du majlīs, entre la région de Touba (au nord-est du Bélédougou), réputée pour ses maîtres marka, et la capitale où il séjourna entre 1975 et 1979 en alternant l’étude et le travail de menuisier. Malgré le caractère « traditionnel » de cette formation pour ce qui est de la méthodologie pédagogique, tous ses maîtres étaient de tendance réformiste26. C’est d’ailleurs davantage à ses études qu’à d’autres contacts que Diarra semble attribuer son adhésion aux doctrines wahhabites, même si la question ne lui a pas été posée directement27. Après un retour à Kodian (où il était né en 1957) pour aider sa famille dans les travaux agricoles, il reprit ses études religieuses en suivant même un stage sur la gestion des médersas. Entre-temps, il avait pu profiter des études « laïques » de son père qui, formé à l’école coloniale de Kolokani et devenu plus tard enseignant de balikukalan (alphabétisation des adultes en bambara), lui avait appris le bambara écrit et le français. Plus tard, il perfectionna sa connaissance de la langue officielle du Mali en suivant des cours du soir à Bamako. Son activité d’écrivain en bambara commence juste après la fondation de Dar Salam, dans la seconde moitié des années quatre-vingts, pour s’intensifier après son pèlerinage à la Mecque en 1993 où il a pu poursuivre ses études pendant quelques mois.

25 Malgré son inscription dans des réseaux d’envergure sans lesquels son entreprise n’aurait pu voir le jour, Modibo Diarra reste délibérément et fièrement un homme de brousse. Tous ses ouvrages ont été rédigés soit en pleine savane, dans une sorte de retraite, soit à l’intérieur de sa concession en banco, ses contacts avec les ONG islamiques ne lui ayent pas procuré un train de vie plus aisé. Le public qu’il vise coïncide essentiellement avec les anciens élèves du balikukalan: il s’agit bien d’un public à l’image des villageois qui l’entourent, sans négliger les non musulmans, auxquels s’adressent au moins deux brochures consacrées à la conversion, et les femmes dont il préconise l’éducation religieuse quoique dans un contexte de purdah rigoriste28.

26 Il est d’ailleurs surprenant que, malgré cette formation plurielle, Modibo Diarra ne s’adonne que rarement à l’enseignement et jamais en utilisant ses propres publications. Celles-ci ont été conçues pour la lecture silencieuse individuelle et les libraires confirment que leur emploi n’est attesté dans aucun système d’enseignement, sauf occasionnellement dans le balikukalan. Il existe d’ailleurs une demande de publications qui permettent de donner un suivi aux acquis des néo-alphabétisés, en conjurant le risque d’un analphabétisme de retour. De temps en temps, des lecteurs vont voir l’auteur dans telle ou telle librairie de Bamako pour lui demander des éclaircissements, essentiellement sur le lexique technique. Mais sa présence aléatoire dans ces lieux l’empêche d’assurer un service régulier. Il arrive aussi que ce genre de questions lui soit adressé par courrier. Difficile d’imaginer une transmission du savoir islamique écrit à la fois plus proche des milieux de brousse et plus désincarnée.

Réseaux et enjeux

27 Du tableau esquissé jusqu’ici, se dégage une image de l’entreprise d’al-Hâjj Modibo Diarra axée à la fois sur des réseaux locaux, voire micro-locaux, relevant des milieux ruraux maliens, et sur des réseaux bien plus vastes aux rayonnementsdivers. On

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essaiera d’en donner une vue d’ensemble en les classant selon le type de relations qu’ils entretiennent avec cette entreprise.

28 Tout d’abord, Diarra reconnaît sa dette profonde envers le système d’enseignement islamique traditionnel, non seulement pour ce qui est du savoir transmis, mais pour son recours intensif au bambara, notamment pour le lexique technique et les conventions de traduction de l’arabe qui y ont été élaborées29. En même temps, la conception du livre et de la transmission du savoir que cet auteur a embrassée est davantage redevable aux conceptions épistémologiques qui sont le propre des médersas. De plus, son entreprise n’aurait pas été matériellement possible sans l’existence de programmes d’alphabétisation en bambara, qui relèvent d’ailleurs essentiellement d’initiatives missionnaires chrétiennes et, plus récemment, laïques, rattachées à leur tour à des réseaux globaux (par exemple, l’Unesco).

29 Outre les différents réseaux scolaires que l’on vient d’évoquer, il faut mentionner parmi les motivations qui ont stimulé l’initiative de Diarra la place fondamentale qu’à eue l’affirmation tout à fait inédite pour l’islam, à partir des années soixante-dix, d’une conception prosélytiste et missionnaire de l’expansion de la foi, aussi bien au niveau global qu’au niveau local30. À ces deux niveaux, l’émulation du modèle missionnaire chrétien a été un facteur incontournable31. L’affirmation de courants réformistes contestant les autorités religieuses consolidées et la «surchauffe» générale des conflits doctrinaux internes, dans le contexte d’une sphère publique de plus en plus proche d’un marché des idées, ont fait le reste.

30 Au point de vue matériel, on a vu que l’appui des réseaux transnationaux de la da’wa n’a pourtant pas été important. En revanche, le marché des idées a investi un vieux et glorieux outil de la transmission du savoir islamique: le livre qui, d’icône d’un savoir à transmettre dans le cadre d’une relation quasi initiatique de maître à élève, s’est transformé en marchandise. Cette marchandisation a ouvert la voie, à son tour, à ces nouveaux réseaux, à la fois intellectuels et économiques, que sont les librairies islamiques et plus généralement le marché du livre.

31 C’est d’ailleurs encore le marché du livre qui prime parmi les réseaux qui assurent la circulation des travaux de Diarra, alors que les différents systèmes scolaires ne semblent pas prêts à promouvoir ce nouvel outil qu’est le livre islamique bambara. On commence à entrevoir également le rôle de l’associationnisme musulman en tant que sponsor, même en vue d’une expansion éventuelle vers les milieux urbains32.

32 Toutefois, en dehors de son public « naturel », l’impact de l’entreprise de Modibo Diarra demeure limité. L’impression que nous avons pu tirer provisoirement de quelques conversations à Bamako avec des interlocuteurs divers (marabouts de formation traditionnelle pour la plupart, mais aussi jeunes musulmans scolarisés, intellectuels laïques, etc.) a été celle d’une ignorance générale du phénomène, et cela malgré un volume de ventes qui sans être spectaculaire n’est pas non plus négligeable. On dirait que les différents secteurs de la communauté musulmane malienne sont assez imperméables les uns aux autres pour ce qui est de leurs stratégies d’accès aux savoirs religieux. Ce sont surtout les marabouts « traditionnels » qui, sans se montrer scandalisés par le recours à l’écriture dans une langue qui n’a ni la sacralité de l’arabe ni le prestige du français, affichent toutefois une indifférence débonnaire.

33 Ainsi, bien qu’à l’oral le bambara soit en train de s’imposer aussi bien en ville qu’en brousse lingua franca de l’islam à l’échelle nationale, étant perçu de moins en moins

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comme une langue «ethnique» et de plus en plus comme un outil relativement «neutre»33, il est sans doute trop tôt pour envisager une affirmation de cette variété mandingue en tant que langue islamique écrite compétitive avec l’arabe et le français dans des milieux urbains et/ou savants. En revanche, un éventuel succès massif de l’entreprise de Diarra auprès des milieux ruraux, pour lesquels elle a été conçue, aurait l’effet d’arracher ces derniers à l’emprise des représentations traditionnelles du savoir islamique qui naguère y prédominaient sans rivales, indépendamment du degré d’accès de leurs membres à ce savoir. Il est vrai que ces mêmes milieux sont déjà exposés depuis quelques années à des formes médiatisées de communication islamique orale dont l’impact est d’autant plus pénétrant qu’elles font l’objet d’une consommation indifférenciée et omniprésente; des formes de communication qui favorisent, entre autres, une tendance à faire de la religion davantage l’affaire d’un choix identitaire individuel dans un contexte qui met de plus en plus en exergue la responsabilité individuelle dans l’adoption et la mise en scène publique d’une identité et d’un modèle de comportement standardisés (Schulz, 2003: 152-157; 2006: 212-216). Mais l’impact de l’entreprise de Modibo Diarra se situe à un niveau différent, car en élevant le bambara au rang de langue de culture islamique écrite, elle finit par achever un processus de sécularisation de cette même culture et de l’objet-livre qui en est l’incarnation. Un processus enclenché par cette «sécularisation de l’arabe» que la pédagogie de la médersa avait finit par provoquer (Brenner, 1991: 23; Loimeier, 2005: 409); un processus prolongé par l’impression des livres islamiques et par leur traduction (ou rédaction) dans cette «langue de la modernité» qu’est le français (langue profane, mais toujours étrangère et, partant, exclusive); un processus achevé, justement, par l’impression de livres islamiques traduits ou rédigés dans la langue du quotidien, sans que cette traduction soit accompagnée par les précautions ni par les rituels qui en entouraient l’emploi oral au sein du majlīs.

34 Conscient du succès plus facile qu’il aurait remporté s’il avait opté pour l’oralité médiatique, Diarra considère celle-ci comme l’aveu d’une résignation à «l’ignorance» des masses maliennes, témoignant par là d’une attitude à la fois dans le sillon de la tradition savante musulmane et en écho avec la rhétorique du développement. En même temps, il soutient avec fierté que son entreprise comporte des difficultés plus grandes et des responsabilités plus délicates par rapport au travail des prêcheurs et des exégètes médiatiques, notamment pour ce qui concerne le Coran: il ne s’agit pas pour lui d’en donner une explication périphrastique, quoique fixée une fois pour toutes par l’enregistrement phonographique, mais bien une traduction la plus littérale possible, pour laquelle il est en quête permanente des termes les plus appropriés34.

35 Comme l’a illustré Andrea Brigaglia (2005b: 425-427), si les traductions périphrastiques du Coran qu’on effectue pendant les séances de l’enseignement traditionnel sont ressenties comme un travail d’approximation exégétique toujours en train de se faire, l’essor récent de traductions écrites du Livre saint de l’islam dans plusieurs langues africaines repose par contre sur des prémisses doctrinales et épistémologiques qui renversent la propension de l’exégèse classique (et, en général, pré-moderne) à la valorisation de la pluralité de sens que recèlent ses mots, preuve de son inimitable sacralité. La tendance récente et globale à souligner la cohérence et l’univocité du verbe coranique et du message islamique, renforcée par la paradoxale «sécularisation du Livre» promue par des modèles de pédagogie coranique qui se veulent plus «rationnels», est à l’origine de cette propension inédite à traduire le Coran par écrit. Il s’agit là d’une activité qui traditionnellement aurait été considérée plutôt comme un

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«étouffement de la vitalité de l’exégèse» (Brigaglia, 2005: 35): en effet, «une fois que l’emphase de la sacralisation exégétique est déplacée nettement et sans conditions de la parole pure au vrai et pur sens, l’exégète sera de moins en moins enclin à tolérer d’autres sens à côté de celui qu’il considère comme le vrai»35.

36 Il est vrai que l’œuvre de Modibo Diarra ne se limite pas aux traductions du Coran en bambara, mais inaugure plutôt un embryon de littérature islamique dans cette langue36. Il nous semble néanmoins que tout au long de l’histoire de l’islam, non seulement les vagues de traductions du Coran, mais aussi les efforts planifiés de valorisation des langues locales en tant que moyens de communication islamique écrite visant un public élargi sont souvent allés de pair, en Afrique de l’Ouest comme ailleurs, avec un défi lancé aux doctrines établies des autorités religieuses localement en place ainsi qu’avec une restriction de la gamme des interprétations et des comportements « islamiquement » admissibles37. En ce sens, dans son étude comparative de l’expansion du christianisme et de l’islam au Sud du Sahara, Lamin Sanneh (1989) n’avait pas tort d’établir un lien entre le degré de propension à traduire les Écritures et le degré de souplesse dans l’adaptation d’une religion universelle à des contextes culturels différents de celui où elle a vu le jour (ce qu’il appelle indigenization) ; sauf que les termes de cette corrélation qui a fait l’objet de plusieurs critiques dès sa publication38 sont à renverser complètement lorsqu’il est question de l’islam. Loin de donner droit de cité au substrat religieux préislamique local à travers l’adoption de sa langue, la traduction apparaît ici davantage comme un effort d’imposition d’un message qui se veut monosémantique et universel, contournant les appropriations locales qui s’étaient accumulées au fil du temps dans les interstices creusés précisément par l’intraductibilité et l’« opacité » que l’on attribuait volontiers au Verbe divin. Autrement dit, le principe herméneutique sous-jacent à l’entreprise du traducteur est celui d’une équivalence foncière des langues humaines, en tant que systèmes de signes « neutres » traduisant des sens dont l’immuabilité est assurée par la sanction divine. Certes, il reste à vérifier dans quelle mesure cet effort d’uniformisation est payé de retour, ou si au contraire des nuances de sens associées à des éléments du substrat culturel local finissent par se glisser dans la réception du texte par ses lecteurs, au-delà des intentions conscientes du traducteur.

37 On ne ferait pas justice toutefois à l’entreprise de Modibo Diarra en réduisant son auteur à un promoteur d’une épistémologie réductrice, voire d’une banalisation du sens du sacré chez les paysans maliens. La saveur de catéchisme qui prédomine dans beaucoup de ses écrits est due davantage aux contraintes d’un public et d’un marché qu’à une faiblesse intellectuelle supposée de l’auteur qui témoigne parfois d’une érudition religieuse et d’une sensibilité linguistique tout à fait considérables.

38 Le fait que la seule littérature islamique imprimée en bambara actuellement existante soit l’œuvre d’un «réformiste» n’exclut d’ailleurs pas la possibilité d’autres développements, comme cela a été le cas pour la littérature islamique «mineure» en arabe et en français (Soares, 2005: 231-233). Une tentative analogue, avortée pour des raisons essentiellement conjoncturelles, a été faite à peu près dans la même période par un auteur originaire d’un village très anciennement islamisé qui a fait ses études auprès d’une grande famille maraboutique de rang chérifien affiliée à une confrérie soufie. La demande d’une production davantage diversifiée existe sans doute déjà, à en juger par le cas d’un client que nous avons vu entrer dans une librairie islamique, mû par l’espoir d’y trouver un manuel de géomancie islamique en bambara. Faut-il en

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déduire qu’une nouvelle arène vient tout juste de s’ouvrir à la concurrence entre les différents courants et représentations du savoir islamique au Mali?

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–, 2004b, L’islamizzazione della lingua bambara in Mali. Tra pubblicistica scritta e letteratura orale, Suppl. 2 à la Rivista degli Studi Orientali, 77-2, Pise-Rome, Istituti Editoriali e Poligrafici Internazionali.

–, 2007, «Standardization or pluralism? Present trends in the Islamic printing and media market in Bamako (Mali)», Communication présentée au séminaire Texts, Words, and Images: New Media and Islam in Africa, Evanston, Northwestern University, Institute for the Study of Islamic Thought in Africa.

NOTES

1. Cet article est issu d’une recherche menée, en 2005, dans le cadre du programme «Réseaux transnationaux et nouveaux acteurs religieux en Afrique de l’Ouest» lancé par l’Institut Français de Recherche en Afrique (IFRA – antenne d’Ibadan). Je remercie les coordinateurs du programme, André Mary et Gérard Pescheux, ainsi que les autres participants, pour leurs remarques lors du séminaire de restitution des travaux (Paris, EHESS, 3-4 avril 2006). Merci également à tous les autres chercheurs qui ont eu l’obligeance de lire le rapport final de recherche, ayant servi de base au présent article, et de me faire part de leurs réactions: Giovanna Calasso, Andrea Brigaglia, Barbara Fiore, Benjamin Soares, Joseph Stamer, Gérard Dumestre, Aïssatou Mbodj-Pouye. Un remerciement spécial aux deux derniers mentionnés, qui, à deux étapes différentes du travail, se sont aussi chargés patiemment de la relecture du français.

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2. Ce phénomène, très prononcé dans des régions fortement francophones et d’islamisation récente comme la côte septentrionale du Golfe de Guinée (Miran, 2003: 285-6; 2005: 66-71), est attesté aussi au Sénégal (Gomez-Perez, 2005: 204-207 sqq.) et même dans un pays comme le Niger (Hassane, 2005: 379-381, 385-388), où la maîtrise du français est pourtant beaucoup moins répandue; pour le Mali, il n’a été remarqué qu’en passant, du moins à ma connaissance, sans faire l’objet de réflexions ad hoc (cf. par exemple Brenner, Last, 1985: 441; Brenner, 2001: 167-168 et n. 92; Schulz, 2003: 152). 3. Pour le Mali, cf. Soares, 2004: 209-213 et Kaba, 1974: 96-97; pour le nord de la Côte-d’Ivoire, cf. Launay, 1997: 443-444. 4. Pour quelques exemples, cf. Launay, 1997 (pour la Côte-d’Ivoire); Miran, 2005: 53 (pour le Bénin); Schulz, 2003; Soares, 2004: 218-220 (pour le Mali). 5. Dans le présent article, nous transcrivons le nom de cet auteur selon l’orthographe de l’état civil malien, soit d’une manière légèrement différente de celle dont il signe ses propres publications (el-Hadji ou al-Hadj Modibo Jara). 6. L’exception la plus remarquable est l’article pionnier de Brenner, Last, 1985. 7. Nous nous inspirons ici des réflexions développées par l’islamologue Alessandro Bausani (1981) sur une base comparative très large, comprenant un grand nombre de langues asiatiques, en vue de l’élaboration de sa notion de «langues islamiques»; nous avons discuté ailleurs plus en détail de l’applicabilité de cet outil théorique au contexte ouest-africain (Zappa, 2004b: 27-39 sqq.). 8. Ce recours à l’’ajamī se borne d’ailleurs, à quelques exceptions près, à des gloses interlinéaires qui accompagnent des manuscrits en arabe. 9. Cf. Tamari, 1996: 60-61; 2002: 112. Pour l’inter-traductibilité comme trait marquant des langues islamiques en général, cf. Bausani, 1981: 8-9. 10. Nous empruntons cette notion d’«osmose par le haut», comme d’ailleurs celle d’«influence livresque» qu’on vient d’évoquer, à Bausani (1981). 11. Nous avons abordé une analyse de certains genres d’épopée orale bambara en tant que canaux de cette «osmose par le haut» dans notre thèse (2004a: 93-134, 227-425, partiellement repris dans 2004b: 87-108). 12. Sur l’influence du lexique islamique sur le lexique religieux «païen» en bambara, cf. Tamari, 2001: 99-105. 13. Les enseignants des médersas «modernes» y puisent aussi, bien qu’ils déclarent officiellement que l’arabe est le seul moyen de communication employé dans leur enseignement (Tamari, 1996: 44n3; 2002: 121-122). Pour le concept de «sphère islamique» en Afrique de l’Ouest, cf. Launay, Soares, 1999: 497-499. 14. Des travaux récents nous invitent cependant à remettre en question cette image (cf. notamment Mbodj-Pouye, 2007). D’un côté, l’introduction de la pédagogie bilingue dans l’enseignement formel des enfants, qui date de 1979, constitue un élargissement de la base sociale des personnes exposées au bambara écrit, même si la généralisation de cette expérimentation, décrétée officiellement en 1994, est loin d’être devenue effective: d’après Mbodj-Pouye (2007: 47n), qui s’appuie sur des sources du Ministère de l’Éducation Nationale malien, dans l’année scolaire 2004-2005, la proportion des écoles fondamentales qui l’avaient adoptée ne dépassait guère 20%. D’un autre côté, les pratiques d’écriture observées récemment sur des terrains particulièrement exposés à l’alphabétisation en bambara témoignent d’une variété insoupçonnée d’usages et de stratégies d’appropriation de la part des acteurs sociaux. 15. Cf. aussi Dumestre, 1997: 44-45. 16. Deux séjours de recherche sur le terrain sont à la base de cet article: le premier à été effectuée en 2000/2001, dans le cadre de notre doctorat, le second, plus ciblé, dans la période février/avril 2005, grâce à un financement de la part de l’IFRA (voir plus haut, note 1).

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17. Des contraintes d’espace nous empêchent de reprendre dans le présent article les détails de l’analyse de ce milieu, que nous avons développée ailleurs (Zappa, 2007). 18. Les données quantitatives remontent à notre dernier terrain (2005), et le total augmente légèrement si l’on tient compte aussi des rééditions revues, ainsi que des travaux qui paraissent chez un «éditeur» différent et parfois sous un titre différent, mais sans modifications significatives. Le chantier était d’ailleurs toujours ouvert: l’auteur nous a montré sa traduction d’une moitié du Coran, achevée à l’état manuscrit, qui n’attendait que d’être imprimée. 19. Il s’agit là de données provisoires basées sur nos entretiens avec l’auteur et les libraires bamakois: une enquête systématique sur la circulation de ces brochures reste à faire. 20. Cf. Soares, 1999: 238, en plus de nos entretiens de terrain au Bélédougou en 2000/2001. 21. Des sources officielles de l’Église catholique estiment le pourcentage des catholiques au Mali autour de 1,5%, et l’ensemble des dénominations chrétiennes ne dépasse pas 2%. Dans certains villages du Bélédougou, par contre, le nombre des chrétiens s’élève à un tiers de la population, voire plus. 22. Nous tirons ces remarques essentiellement d’un séjour de six mois dans un village du Bélédougou en 2000-2001, lors de notre terrain de thèse. 23. À cet effet, il a même enregistré des listes de prénoms bambara pour distinguer ceux qui renvoient au culte des «fétiches» de ceux qui sont admissibles pour les musulmans. Pour un parallèle ivoirien, cf. Miran, 2003: 285. 24. Il resterait à enquêter sur la manière dont ces liens ont été tissés; d’évidentes raisons de discrétion nous ont empêché de poser des questions trop directes à ce sujet. En général, le milieu des librairies islamiques semble avoir servi d’intermédiaire pour la plupart des contacts de Diarra avec des associations et des personnalités islamiques, tant locales qu’étrangères. 25. Cette réduction de la langue sacrée par excellence au rang d’une langue de coopérants étrangers dans le discours de Diarra n’est pas dépourvue d’intérêt, mais l’attitude des ONGarabo- islamiques découle sans doute moins d’une opposition de principe que d’une méfiance générique ou d’un simple désintérêt: le rôle de l’«Agence des Musulmans d’Afrique» (ainsi que d’autres organisations de la da’wa basées dans des pays arabes) dans la promotion de publications islamiques en langues locales est par ailleurs attesté dans d’autres pays d’Afrique (cf. par exemple Marut, 2002: 157-158). 26. Sur les différentes pédagogies du système d’enseignement islamique «traditionnel» et des médersas «modernes» au Mali, cf. notamment Tamari, 2002 et Brenner, 2001. Bien que la wahhâbiyya malienne soit, en général, plus proche de l’esprit des médersas, une présence de wahhabites parmi les enseignants de majlīs est attestée également par Tamari (2002: 101), qui fait état d’une remarquable osmose ente les deux systèmes. 27. Cette orientation doctrinale ne l’empêche pas de proposer à son public, à côté de quelques pamphlets des plus célèbres autorités wahhabites (y compris Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb en personne et l’ancien Grand Mufti d’Arabie Saoudite Ben Bâz), les classiques de l’enseignement islamique traditionnel ouest-africain (dont les manuels de droit malékite évoqués plus haut, ou même le fameux recueil de ḥadīth compilé par un auteur soufi comme al-Nawawî), faisant ainsi la preuve d’une certaine dose d’éclectisme. 28. Schulz (2003: 152, 166 n22) fait état de l’existence de groupes de lecture rigoureusement féminins où l’apprentissage à lire et à écrire se fait informellement et horizontalement en même temps que l’étude des contenus des brochures islamiques, le plus souvent en français et en arabe, mais parfois aussi en bambara (l’emplacement précis de ses observations de terrain n’est malheureusement pas précisé). Cf. aussi Soares, 2005: 231-3. 29. À ce propos, Diarra a été également confronté aux problèmes que pose la transversalité linguistique de ce lexique, car beaucoup d’expressions qu’il a appris au majlīs sont plus proches du soninké, vu le rôle des enseignants marka dans l’enseignement islamique en bambara en général, et dans sa formation personnelle en particulier. Il s’agit donc pour lui de choisir à

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chaque fois entre un terme ou une tournure markaïsants mais bien rodés dans le réseau du majlīs et d’autres plus compréhensibles à ses lecteurs bambarophones non formés au majlīs, plus agréables à son oreille d’amateur du «pur» bambara mais dépourvus de toute sanction par la tradition intellectuelle locale. 30. On n’insistera jamais assez sur l’absence presque totale d’un prosélytisme ad personam dans l’histoire de l’islam, depuis la première expansion musulmane jusqu’à une époque très récente. Les rares initiatives dans cette direction ont presque toujours été l’affaire de petites minorités militantes, considérées comme hétérodoxes par la doctrine majoritaire et officielle pour laquelle la soumission de nouveaux territoires à la loi islamique a toujours eu la priorité sur la conversion de leurs sujets. Cf. Bausani, 1963: 174-176, 185-188; Wiegers, 1995: 305. 31. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Diarra a consacré au moins deux brochures à la polémique anti-chrétienne. 32. C’est le cas de l’«Association des Jeunes Musulmans» dont la bibliothèque de la section bamakoise abrite quelques publications de Modibo Diarra. 33. . Comme l’explique Dumestre (1994: 10), au Mali, «l’avantage décisif du bambara [standard] est sans doute de n’être la langue de personne»; alors qu’ailleurs, en Côte-d’Ivoire par exemple, cet avantage est réservé à la langue de l’ancien colon, dont le succès dans la communication islamique destinée aux nouveaux (ou potentiels) convertis s’explique, entre autres, par le souci d’éviter toute confusion entre islamisation et dioulaïsation (cf. Miran, 2003: 285; 2005: 67, repris dans Miran, 2006: 391, 456-9). 34. C’est l’impression que nous avons tirée d’un entretien avec lui à propos des variations qu’on peut observer d’une brochure à l’autre dans la traduction de certaines formules coraniques; cela nous amène par ailleurs à remettre en question l’hypothèse (que nous avions avancée dans Zappa, 2004b: 60) que ces variations puissent relever d’un pluralisme terminologique soucieux de respecter le dogme de l’inimitabilité du Coran. 35. Brigaglia, 2005: 43 (traduit par nous; italiques dans l’original); voir aussi Loimeier, 2005: 415. 36. Pour une analyse textuelle détaillée de quarante-huit travaux de Modibo Diarra que nous avions recueillis en 2000-2001, cf. Zappa, 2004a; 2004b (en particulier, 2004a: 136-226 pour une mise en fiche systématique de ce matériau). Une étude plus approfondie des aspects strictement linguistiques, élargie à l’ensemble du corpus collecté jusqu’en 2005, est actuellement en préparation, et fera l’objet d’un numéro spécial de la revue Mandenkan. 37. Il s’agit là d’une question délicate qui mériterait d’être abordée dans une étude comparative distincte. Il nous semble cependant que, même en dehors du domaine des tendances «réformistes» contemporaines, on peut citer à l’appui de notre argument des cas aussi disparates que celui du jihād de Sokoto, avec l’impulsion qu’il donna au genre de la qasīda en fulfuldé et hausa (Boyd, Furniss, 1996), ou celui du subcontinent indien entre le XVIIIe et le XIXe siècles, où les chefs de file des mouvements de réforme religieuse se doublèrent de traducteurs du Coran et promoteurs d’un essor de la littérature religieuse islamique en plusieurs langues locales, ainsi qu’en persan (Robinson, 1993). 38. Voir par exemple le débat qui s’ensuivit dans Journal of Religion in Africa, (Waldman, Yai, Sanneh, 1992). Pour une critique serrée plus récente, cf. Hock, 2006.

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RÉSUMÉS

Al-Hâjj Modibo Diarra, nouvel acteur du paysage religieux malien, publie régulièrement, depuis 1987, des ouvrages de vulgarisation islamique en langue bambara, comportant aussi des traductions de l’arabe (extraits coraniques inclus). Son initiative relie les langues, les formes de communication orales et écrites, les savoirs et les réseaux dans l’islam ouest-africain. Les librairies bamakoises les distribuent en même temps que le village de l’auteur demeure le centre de sa production. Le milieu des librairies urbaines sert de relais à un phénomène qui reste pourtant essentiellement rural, tant par ses origines que par sa destination. Le parcours biographique de l’auteur/traducteur est à cet égard emblématique. Cette production imprimée islamique en bambara reconfigure les pratiques et les savoirs islamiques.

Al-Hajj Modibo Diarra, a new actor of the Malian religious landscape, since 1987 has been publishing several booklets popularizing Islamic doctrine in Bambara language. These also contain translations from Arabic (including excerpts from the Qur’an). This initiative ties relationships between languages, oral and written forms of communication, genres of knowledge, and networks in West African, especially Malian, Islam. The Islamic bookshops in Bamako serve as places of publication and circulation while the village where the writer lives is including the actual writing of these works. The milieu of urban Islamic bookshops proves to work as a link for a phenomenon which remains, though, fundamentally rural, both in its origins and in its target. However, this very phenomenon must also be understood as a result of the growing integration of a milieu so far considered impervious into different kinds of networks that go beyond a merely local setting: the author/translator’s biography considered here is a case in point. The impact of this Bambara Islamic literature is discussed, alongside its implications upon local representations and reconfigurations of Islamic knowledge.

Al-Hajj Modibo Diarra, nuevo actor del paisaje religioso de Mali, publica regularmente, desde 1987, obras de vulgarización islámica en lengua bambara, incluso traducciones del árabe (extractos coránicos incluidos). Su iniciativa une los idiomas, las formas de comunicación orales y escritas, los saberes y las redes en el Islam del oeste africano. Las librerías bamaquesas las distribuyen mientras que el poblado del autor sigue siendo el centro de su producción. El ambiente de las librerías urbanas sirve de relevo a un fenómeno que permanece sin embargo esencialmente rural, tanto por sus orígenes como por su destinación. El recorrido biográfico del autor/ traductor es en este sentido emblemático. Esta producción impresa islámica en bambara reconfigura las prácticas y los saberes islámicos. (trad. Véronica Giménez Béliveau)

INDEX

Palabras claves : bambara, Islam, librerías, Mali, Traducción Keywords : Bambara, bookshops, Islam, Mali, Translation Mots-clés : bambara, islam, librairies, Mali, Traduction

AUTEUR

FRANCESCO ZAPPA

Université La Sapienza, Faculté des Études Orientales – Rome, [email protected]

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Avatars d’un texte Commentaires et traductions de la Bhagavad-gītā

Orsolya Németh

1 Parmi les textes sacrés de l’Inde, c’est probablement celui de la Bhagavad-gītā1 qui a été le plus souvent commenté (Danino, 2001: 51), et certainement celui qui a été le plus traduit. En fait, la Bhagavad-gītā est l’Écriture la plus traduite au monde après la Bible. Sa première traduction intégrale en langue occidentale, en occurrence l’anglais, a été publiée en 1785. Elle était due à Charles Wilkins, un négociant de la Compagnie des Indes Orientales. Les traductions anglaise et française les plus récentes sont parues en 20072. Entre ces deux dates, des centaines de traductions en langues occidentales – dont environ trois cents éditions anglaises et une vingtaine d’éditions françaises – de la Bhagavad-gītā ont vu le jour, signées de divers traducteurs. On compte parmi eux des journalistes, des théosophes, des indianistes, des psychologues, des sociologues, des indophiles dilettantes, des prédicateurs vishnouites, des renonçants hindous (sannyāsin ) orthodoxes et des missionnaires chrétiens. Tout cela explique l’abondance de traductions de la Bhagavad-gītā dans les bibliothèques modernes et son accès largement ouvert en librairie. Comme le fait observer Milton Eder, cet intérêt collectif illustre la canonisation d’un texte non occidental (1995: 144).

2 Comme c’est le cas pour tout texte sacré, il existe deux façons fondamentales d’aborder la Bhagavad-gītā: 1- la façon de celui qui croit en son caractère sacré; 2- la façon de celui pour qui le caractère sacré ou non du texte n’est pas pertinent du point de vue de sa signification. Aussi en existe-t-il des commentaires et des traductions aussi bien religieux que séculiers. Au fond, tous les commentateurs et traducteurs cherchent la «vraie» signification du texte, qu’ils appartiennent à sa tradition ou non. Dans la préface du premier commentaire encore existant, celui de Śańkara (VIIIe siècle), on perçoit la même prétention – exprimer enfin ce que l’œuvre veut dire – que dans celle du spécialiste du XXe siècle. Śańkara commence son influent commentaire, le Gītā- bhāṣya, ainsi: «Ce fameux Gītā-śāstra est l’essence même de la totalité du savoir védique; sa signification est très difficile à comprendre. Pourtant, afin d’éclairer ses doctrines, il a été expliqué mot par mot, phrase par phrase, et sa teneur a été examinée d’un œil critique par plusieurs commentateurs. J’ai cependant trouvé qu’aux yeux des gens ordinaires l’œuvre semble enseigner des doctrines diverses et assez contradictoires. Je

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propose donc d’en écrire un commentaire bref dans l’intention de déterminer son sens précis» (Sastry, 2001: 4). En 1944, Franklin Edgerton explique ainsi son ambition en traduisant l’œuvre: «Comme tant d’autres livres religieux, la Gītā a été utilisée pour prouver n’importe quoi. Peut-être qu’il y aura, inévitablement, quelque chose de subjectif dans toute interprétation d’une telle œuvre. Peut-être y lit-on forcément quelque chose de soi. Je peux seulement affirmer à ce propos que j’ai tout fait pour essayer de rester objectif et de présenter ce que l’auteur avait l’air de dire, que cela m’ait plu ou non» (1944: viii).

3 Cependant, selon les indianistes spécialistes de critique textuelle, dans leur quête du sens véritable du texte et de l’intention primitive de son auteur, les interprètes hindous traditionnels ne prêteraient aucune attention aux circonstances historiques de la genèse de l’œuvre. Ils seraient donc porteurs d’idées préconçues, tandis qu’eux-mêmes seraient «objectifs». Mais en est-il vraiment ainsi? Avant de tenter de répondre à cette question, résumons le contenu de l’œuvre et situons la à grands traits dans la tradition hindoue.

Un texte phare de la tradition hindoue

4 Selon Ramesh Rao (2001: 33), la Bhagavad-gītā (désormais Gītā ou BhG) est – comme la Bible et le Coran – tout à la fois «un grand livre» et un best-seller. Comparée aux autres grands classiques hindous, la Gītā n’est pas un long texte; elle ne se compose que de sept cents strophes (śloka3) réparties en dix-huit chapitres (aṣtadaṣ ̣ādyāyinī). Elle prend la forme d’un dialogue métaphysique entre le prince Arjuna et son conducteur de char, Kṛṣṇa – en réalité Dieu lui-même. Elle est souvent appelée Gītopaniṣad (gītā-upaniṣad), parce qu’elle adopte le style et les conclusions philosophiques des traités de doctrines ésotériques connus sous le nom d’upaniṣad4, qui forment la strate la plus récente du Veda.

5 Bien qu’abondamment commentée, traduite et lue pour elle-même, la BhG est un épisode du sixième livre (Bhīṣmaparvan, chapitres 23-405) du Mahābhārata, épopée monumentale qui raconte l’histoire de la lutte entre les deux branches d’une même famille royale – les Pāṇḍava et les Kaurava – pour le pouvoir temporel. La Gītā commence au moment où leurs armées respectives se préparent à la bataille. Arjuna, un des frères Pāṇḍava, cousin maternel de Kṛṣnạ et vaillant guerrier, est accablé par l’idée qu’il doit se battre puisque son devoir (dharma) de guerrier (kṣatriya) l’exige, parce que c’est également son devoir de protéger sa famille et de la garder saine et sauve. Se voyant incapable d’accomplir l’un sans négliger l’autre, il est paralysé par l’indécision et demande conseil à Kṛṣna.̣ Celui-ci, prince lui-même, est à ce moment de l’action le conducteur de son char. Mais en fait, comme cela devient évident au fur et à mesure du déroulement du récit de l’épopée, il est une manifestation (avatāra) de Viṣṇu ou Dieu incarné lui-même. Kṛṣnạ enjoint à Arjuna de combattre, puisque c’est son devoir d’état, en lui déclarant que la destruction des corps humains n’affecte pas l’âme qui est indestructible et transmigre. Mais bientôt son enseignement dépasse le dilemme particulier du guerrier pour aborder d’une part le vaste thème de la nature de la réalité, et d’autre part celui du devoir de l’homme. Pour finir, Arjuna est conduit à comprendre qu’il doit suivre «la voie des actes» (karma-yoga), c’est-à-dire faire son devoir sans motivation ni désir, par amour pour Kṛṣnạ lui-même, et non dans l’attente des bénéfices qu’il pourrait en tirer. À un moment donné, sa dévotion pour Kṛṣṇa est

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récompensée par la vision de Dieu créateur et destructeur de tout ce qui existe. Cela l’effraie beaucoup et il supplie Kṛṣnạ de reprendre sa forme familière, après quoi l’enseignement se poursuit.

6 La BhG est devenue une œuvre très importante, un texte phare de la tradition hindoue. À l’exception de certains milieux shivaïtes, tous les courants religieux l’ont acceptée comme un livre saint à l’égal des Veda; ils l’ont considérée comme partie intégrante de la Révélation védique (śruti, littéralement «audition»), alors que le reste du Mahābhārata appartient au corpus de la Tradition ( smṛti, littéralement «souvenir», «réminiscence»). Rappelons que les autorités brahmaniques classent les sources de leur tradition dans les deux grandes catégories de la ṣruti et de la smṛti. La première, qui correspond au Veda, est censée comprendre les sons sacrés révélés aux ṛṣi («sages») au commencement des temps et avoir été transmise par voie orale d’une génération à l’autre par des brahmanes (elle n’a été mise par écrit que tardivement). Parce que sa validité est intrinsèque, le Veda est le moyen de connaissance (pramāṅa) absolu de la réalité ultime. Le terme smṛti renvoie, lui, à un vaste ensemble de textes fondés sur le Veda et dont l’autorité dérive de celle du Veda. En font partie, entre autres, le Mahābhārata et le Rāmāyaṅa, ainsi que les traités juridico-religieux qui règlent la conduite normative (dharmaṣāstra). 7 L’une des différences importantes entre la Révélation (ṣruti) et la Tradition (smrtị ) est que la première est caractérisée par une plasticité qui permet constamment de nouvelles interprétations; ses mots sont dotés d’un réservoir de sens, du pouvoir d’évoquer et de provoquer de nouvelles idées et de nouveaux raisonnements, tandis que ceux de la smṛti, bien que non complètement dépourvus de possibilités herméneutiques, sont relativement fixes quant à leur connotation, et invitent plutôt à obéir qu’à comprendre. Il n’est pas surprenant que les textes appartenant à la première catégorie aient été considérés comme apauruṣeya, n’ayant pas d’auteur (en tout cas pas d’auteur humain), par opposition à ceux de la seconde. Comme l’observe Mohanty (1992: 282), la conviction de la tradition hindoue que la ṣruti est apauruṣeya, sans auteur humain, signifie que ses énoncés sont autonomes: il n’est pas nécessaire de se référer aux intentions de l’auteur pour pouvoir les comprendre et les interpréter. «Le texte se tient tout seul, nous invitant à l’interpréter, à dialoguer avec lui, à le laisser façonner nos idées» (Mohanty, 1992: 273). Ce sont ces textes qui ont déterminé la façon dont la tradition hindoue s’est elle-même représentée et comprise. C’est grâce à cette plasticité de la ṣruti que les possibilités herméneutiques restent ouvertes par le biais de la réinterprétation. «On doute pouvoir trouver autre chose que des textes derrière des textes» (Mohanty, 1992: 277). 8 En tant que partie intégrante du Mahābhārata, la BhG appartient à la smṛti, et ne relève pas du Veda canonique, mais elle est pourtant caractérisée par la même polyvalence herméneutique que la ṣruti. On s’accorde à penser qu’elle avait été élevée au rang de ṣruti bien avant l’époque du plus ancien commentaire encore existant (celui de Śańkara, VIIIe siècle 6). À cet égard, Sarkar (1962: 195) remarque: «en lisant le commentaire de Śańkara, il est évident que l’ācārya était convaincu que la Bhagavad-gītā avait le même prestige et la même dignité que les upaniṣad». C’est cette position privilégiée qui lui donne une place unique dans toute la pensée de l’Inde, et une diffusion extraordinaire, notamment par l’intermédiaire des nombreux commentaires qu’elle a suscités.

9 Au cours des siècles, de très nombreux auteurs indiens ont commenté la Gītā, donnant naissance à diverses écoles d’interprétation. Les sages, les yogin, les philosophes et, en

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règle générale, les penseurs de l’Inde se sont fait un devoir sacré d’ajouter leur commentaire à la longue liste des commentaires de ces dix-huit courts chapitres du Mahābhārata. La diversité et la complexité des interprétations de la BhG rivalisent avec celles de la Bible (Avalos 2001: 68). Ainsi – pour ne mentionner que les plus importantes écoles du vedānta – l’école non dualiste de Śańkara, l’école du non dualisme qualifié de Rāmānuja (XIe-XIIe siècles) et l’école dualiste de Madhva ( XIIe-XIIIe siècles), diamétralement opposées les unes aux autres, tiennent toutes cette œuvre pour leur texte fondamental. Le vedānta7 est l’un des systèmes orthodoxes (āstika) de la philosophie classique indienne – le plus récent et pratiquement le seul qui soit encore vivant de nos jours. Ses écoles, comme celles des autres systèmes philosophiques (darśaṇa) orthodoxes, reposent toutes sur des commentaires de textes et visent à démontrer qu’ils présentent un point de vue cohérent et singulier – en occurrence le leur. Outre le Veda, dont l’acceptation est le critère de l’orthodoxie, les écoles du vedānta reposent aussi sur les Brahmasútra – une exposition systématique des enseignements upanishadiques – et sur la BhG. On ignore quand ces deux derniers furent ajoutés au Veda, et plus particulièrement aux upaniṣad, pour former le «triple canon» ou «triple source» (prasthāna-traya) du vedānta. Ce qui est certain, en revanche, c’est que déjà Śańkara, l’auteur du premier commentaire encore existant de la BhG, les traite comme tels. Puisque la Gītā fait partie du («triple canon» vedantin, elle a été commentée par tous les grands ācārya, «maîtres», de l’Inde médiévale – outre les trois maîtres susmentionnés, Nimbārka (XIe siècle?), Vallabha (XVe-XVIe siècles), Madhusúdana (XVIe- XVIIe siècles), Viśvanātha (XVIIIe siècle) et d’autres. Mais, comme Tilak, qui commenta l’œuvre au début du XXe siècle, le remarquait, «Il n’y a pas un seul commentateur de la Gītā qui n’ait prôné sa théorie favorite et n’ait essayé de l’étayer en montrant que la BhG la soutenait» (1935: I. xxv).

Défis interprétatifs

10 Ce sont les caractéristiques lexicales et syntaxiques du sanskrit qui sont en partie responsables de cette étonnante diversité interprétative. Résumons-les ci-dessous dans leurs grandes lignes: cela permettra de comprendre qu’on puisse attribuer plusieurs sens au texte et avoir de nombreux modes d’interprétation alternatifs, et donc des divergences plus ou moins considérables entre les différentes versions.

11 1. Dans la langue sanskrite les sons finaux et initiaux des mots juxtaposés s’influencent mutuellement selon des règles définies, et les changements qui en résultent peuvent aboutir dans beaucoup de cas à la fusion des mots. Ces changements phonétiques s’appellent saṁdhi («union»). Parmi les saṁdhi, ce sont surtout celles des voyelles, et en particulier des a longs et brefs (ā, a) qui permettent d’attribuer à un mot composé des sens souvent différents voire contradictoires selon les différentes possibilités de coupure – que cela soit par hasard, ou que cela ait été voulu par l’auteur. Par exemple, la plupart des commentateurs et des traducteurs coupent le vers 2.20 ainsi: nāyaṁ bhūtvā + bhavitā vā na bhūyaḥ («il n’a pas été dans le passé, ni n’est dans le présent, ni ne sera dans le futur»); tandis que Śańkara le coupe différemment: nāyaṁ bhūtvā + abhavitā vā na bhu´yaḥ («étant entré en existence, il ne cessera jamais d’exister»). 12 Par ailleurs, le sanskrit ne marque pas, normalement, de coupure entre les mots à l’écrit (sauf dans certains cas spéciaux). Ainsi par exemple les mots anādimatparam dans le vers 13.12 (qui parle du brahman, l’Absolu) peuvent être coupés de deux façons

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différentes: anādimat param et anādi matparam. Il ne peut y avoir aucun doute concernant le sens du mot brahman dans 13.12 parce que la description tout au long des vers 12-17 indique clairement qu’il s’agit ici du très haut brahman. Mais une question très subtile concernant la relation entre ce brahman et Kṛṣnạ est mise en évidence par les commentateurs en expliquant anādimatparam. Śańkara, pour qui il n’y a rien de plus haut que le brahman, divise les mots en anādimat et param («l’Absolu [brahman] qui est sans commencement»), tandis que Rāmānuja, pour qui Kṛṣnạ est, sans aucun doute possible, supérieur au brahman, fait la coupure entre anādi et matparam, avec une signification entièrement différente («celui qui dépend de Moi [brahman] et n’a pas de commencement»). 13 2. Les mots sanskrits ont souvent une connotation très vaste, et certaines expressions présentent des nuances sémantiques différentes, voire contradictoires, même à l’intérieur d’une seule œuvre ou d’un même système philosophique. Ainsi le champ sémantique des mots ātman, dharma, para, brahman, yoga – pour ne mentionner que quelques-unes des principales notions «critiques» – exige un traitement assez circonspect.

14 Un interprète récent de la BhG (Kapoor 2005: 148) a énuméré soixante-neuf mots polyvalents employés dans le texte avec plusieurs sens. Le mot svabhāva en a deux (5.14, 8.3), tandis que le mot yoga présente un cas extrême avec quatorze significations différentes (4.2, 9.22, 2.48, 2.53, 7.1, 5.5, 18.75, 9.28, 12.1, 8.12, 6.16, 6.41, 8.10, 10.7). Chacune des expressions suivantes a au moins six sens dans le texte: akṣara, vyakta, ātman, eka, jñāna, para, puruṣa, priya, buddhi, brahman, bhava, bhūta, yajña, yukta, yogin, loka, sukha. Ce dernier terme, sukha, par exemple, prend selon ses usages les significations suivantes: 1«bien-être terrestre ordinaire» (1.33); 2-«circonstances favorables» (6.7); 3-«bonheur caractérisé par la pureté» (2.66); 4-«aise» (5.3); 5-«condition innée ou naturelle de l’existence» (5.13); et 6-«félicité» (ānanda) (6.21). Chacun de ces mots est donc un mot «chargé», et en même temps tous font partie du vocabulaire vivant des langues modernes indiennes. Avec un tel potentiel de significations, les mots dans leurs usages particuliers prennent inévitablement un sens qui est ancré dans le système de pensée particulier de l’interprète8.

15 3. L’ordre des mots ainsi que la structure syntaxique très libres du sanskrit permettent aussi une grande variété d’interprétations. Quelquefois les compléments sont placés si loin du mot auquel ils se rapportent que les seules désinences casuelles (vibhakti) ne permettent pas à l’interprète de trouver l’interprétation correcte (ou l’une des interprétations correctes) des relations syntaxiques de la phrase. Le commentateur, ou le traducteur, doit alors s’en remettre à son sens de la logique ou à son bon sens. 16 4. Une autre caractéristique du sanskrit est que le prédicat nominal peut se comporter en circonstanciel d’état ayant des sens implicites «concession» (api sous-jacent), «énumération» (ca sous-jacent), «successivité temporelle» (tatas sous-jacent), etc. C’est le cas du vers 7.24, par exemple, où dans la phrase: avyaktaṁ vyaktim āpanna ṁ manyante mām abuddhayaḥ, certains interprètes voient une concession sous-jacente (avyaktaṁ [api] vyaktim āpannam, «les ignorants s’imaginent que j’ai pris forme, bien que je sois au-delà de toute forme»), tandis que d’autres croient y découvrir une successivité temporelle (avyaktaṁ [tato] vyaktim āpannam, «les ignorants s’imaginent que n’ayant pas de forme auparavant, je me suis doté d’une forme»). 17 5. Dans la phrase sanskrite, le prédicat est souvent non pas un verbe, mais un nom (un substantif, un adjectif, un nom numéral). Dans les phrases consistant en un sujet et un

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prédicat nominal, les deux éléments de la phrase peuvent chacun être interprété à la fois comme sujet et comme prédicat nominal (ou circonstanciel d’état). Par exemple, la phrase samatvạ yoga ucyate, à la fin du vers 2.48, peut signifier «l’équilibre est appelé union disciplinée (yoga)», mais également «la discipline est définie comme indifférence».

18 Enfin, il faut noter que dans la tradition lettrée indienne le sanskrit est une seconde langue (Van Buitenen 1988: 236). Le lettré indien ou plutôt sanskritiste est toujours bilingue: utilisant pour la vie quotidienne une langue vernaculaire régionale et le sanskrit pour les échanges intellectuels; son bilinguisme implique un biculturalisme. De ce point de vue, l’interprète médiéval n’était nullement différent du traducteur moderne.

Approches traditionnelles

19 L’histoire exégétique de la BhG au sein de la tradition hindoue est quasiment continue depuis Śańkara (VIIIe siècle). D’autres représentants importants d’autres écoles du vedānta l’ont aussi commentée en contestant le point de vue moniste absolu (advaita- vedānta) de celui-ci. Après Śańkara, les commentateurs les plus importants qui ont fait école (et auxquels les traducteurs modernes se réfèrent le plus souvent) sont deux vishnouites: Rāmānuja (1017-1137), un brahmane tamoul qui a donné une lecture théiste de la BhG dans son Viśiṣtādvaita-bhāṣya, et Madhva (1199-1278), un brahmane du Karnataka qui a opté pour un dualisme total afin de sauver la bhakti (la dévotion à Viṣṇu) comme voie de salut9. Par la suite, «La Gītā devint un texte faisant autorité, et chaque penseur qui tentait de justifier le théisme “dévotionnel” des vishnouites contre les doctrines monistes de l’advaita-vedānta pouvait fonder son autorité sur elle» (Van Buitenen, 1968: 6). Si la BhG est particulièrement sacrée aux yeux de vedantins vishnouites comme Rāmānuja et Madhva, c’est qu’elle est la parole de Dieu dans son incarnation en Kṛṣṇa (Sharma, 2001: 118).

20 Parmi les commentateurs modernes les plus éminents, on trouve le réformateur et penseur politique Tilak (1856-1920), qui met l’accent sur l’aspect du karma-yoga (la voie des actes) de l’œuvre et l’exploite pour prêcher une résistance active militante au pouvoir colonial britannique. On trouve également Gandhi (1869-1948), pour qui l’œuvre n’est rien moins qu’un manuel de non-violence, ou encore le philosophe Aurobindo (1872-1950) pour lequel son essence se résume en la triple voie (de la connaissance, de la dévotion et des actes désintéressés)10 qui mène à l’union avec le divin. Les spécialistes remarquent presque sans exception que les commentateurs indiens – classiques ou modernes – sont en général indifférents aux circonstances de la genèse de la BhG et à son contexte historique et que chacun d’eux projette sa propre philosophie sur l’œuvre. Concernant l’attitude indienne à l’égard des circonstances de la genèse de la Gītā, Selvanayagam observe: «la plupart des lettrés hindous semblent entretenir l’opinion que l’on n’a pas besoin de creuser jusqu’aux racines d’un arbre pour apprécier ses fleurs et ses fruits. Les approches de la BhG des vedantins ne soulèvent aucune question historique» (1992: 59). Charpentier est du même avis: «Bien naturellement aux yeux des commentateurs indiens, le problème de la forme originelle de la BhG ne se pose même pas. Pour eux, elle a toujours été un texte d’une grande autorité et d’un caractère sacré, une upaniṣad (comme elle se fait appeler), et il était

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bien sûr hors de question qu’ils en fassent l’analyse selon les principes de l’érudition européenne» (1930: 46).

21 La qualité «multi-niveaux» de la BhG – ce que Arvind Sharma appelle son «ambiguïté sotériologique», son «antinomie métaphysique», ses «incohérences liturgiques», son «ambivalence canonique» et son «dilemme éthique» (1986: xii-xiv) – a permis aux penseurs indiens à travers les siècles de soutenir une grande diversité de vues métaphysiques du monde et de points de vue sur les pratiques religieuses11 – parce que chaque commentateur, en utilisant ses propres modalités interprétatives, a cherché à prêter une unité systématique au texte du point de vue de sa propre école. Les interprétations différentes qui en résultent ont elles-mêmes alimenté des querelles entre ces écoles; comme Belvalkar le remarque, «des accusations de torture de texte furent largement lancées de part et d’autre» (1937: 63).

22 La dimension historique de l’interprétation de la BhG a été traitée par plusieurs auteurs12, et des catégories d’interprétation ont été développées pour expliquer les différentes façons dont les commentateurs utilisent le texte pour leurs propres fins philosophiques. Pour J.A.B. Van Buitenen, certains philosophes se livrent à la «sur- interprétation» de passages particulièrement utiles pour établir leurs propres préjugés philosophiques, tandis que pour Robert W.Stevenson, c’est au contraire par la «sous- interprétation» des strophes qui font problème qu’ils y parviennent (cité par Nayar, 1995: 115). Les éléments majeurs de l’œuvre sont pourtant donnés plus ou moins correctement par chacun d’eux, en utilisant le même mode de raisonnement – d’un caractère fortement polémique – à travers une analyse en trois étapes: l’examen et l’explication de l’opinion de «l’objecteur» (púrva-pakṣa), la démonstration de son erreur, et l’établissement de la position professée (siddhānta).

Déchiffrer un texte : l’objectivisme historique

23 Les indianistes spécialistes de critique textuelle accusent les commentateurs traditionnels de déformer le sens du texte selon leurs propres préconceptions religieuses, affirmant pour leur part approcher «les textes sans préjugés, avec un esprit ouvert» (Basham, 1989: 95). Pourtant, eux aussi veulent saisir le sens en affirmant vouloir reproduire ce que le texte signifie réellement, ce qu’il signifiait à l’origine, à l’époque de sa rédaction. Comment peut-on déterminer ce qu’un texte veut dire? L’approche critique, dite «objective», vise tout d’abord à déterminer le contexte historique d’un texte pour pouvoir établir l’interprétation de son contenu, de ses énoncés.

24 Bruce Lincoln, dans son article sur la problématique de la lecture des textes religieux (2006), soutient à juste titre que les textes qui se proclament religieux sont, pareillement à n’importe quel type de texte, des produits humains. La différence majeure entre les textes qui sont religieux et ceux qui ne le sont pas réside dans le fait que les premiers prétendent avoir une origine et une autorité supra-humaines. De telles prétentions conditionnent la manière dont les fidèles les voient et reçoivent leur contenu. Cependant les spécialistes ne devraient pas reproduire l’attitude des fidèles parce que l’indépendance intellectuelle et l’esprit critique exigent que l’on examine les facteurs humains responsables des production, reproduction, diffusion, usage et interprétation d’un texte donné. On doit poser des questions telles que: qui essaye de convaincre qui, et de quoi? Dans quel contexte est placé cet effort? Quelles sont les

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conséquences de sa réussite éventuelle? Tout d’abord, on doit déterminer la paternité du texte et les circonstances de ses conceptions, diffusion et réception. Ensuite on doit tirer des conclusions raisonnables concernant les intérêts avancés, défendus ou négociés dans le texte.

25 Robert Minor suit plus ou moins ce raisonnement par rapport à la BhG: «Ce que l’historien séculier voit quand il analyse la BhG est un texte écrit pour avoir un sens, qui peut être établi par l’analyse du texte dans son contexte historique. Ensuite, il y a des interprétations du texte développées à l’intérieur tout comme à l’extérieur de la tradition par ceux qui l’ont considéré sacré ou, du moins, important du point de vue de leur système de pensée. [...] Il est possible que ces interprétations ne soient pas toujours en accord avec ce que le texte dit pour l’historien» (1990: 43).

26 Cette approche soulève deux problèmes: premièrement, on ne sait pratiquement rien de certain sur le contexte historique de la BhG. Maintes théories ont été avancées, d’abord par les orientalistes puis par les philologues indianistes, concernant la date et les circonstances de sa composition, sa paternité (même multiple) et l’audience à laquelle elle était destinée – théories souvent en contradiction les unes avec les autres. Comme on ne dispose pas de faits archéologiques pour appuyer ces théories, on reste dans le flou. La Gītā a-t-elle un seul auteur ou plusieurs? Se situe-t-elle dans une période prébouddhique ou postbouddhique? Est-elle, par conséquent, une réaction à la diffusion des doctrines hétérodoxes prébouddhiques ou à celle des doctrines bouddhiques? Les historiens ont débattu de ces questions pendant plus de deux siècles pour arriver à la conclusion que, faute de preuves non textuelles, les spécialistes sont contraints à spéculer. Les indianistes optent généralement pour une date de composition comprise entre 500 et 200 av. J.-C., pour des raisons purement philologiques. Ils sont peu enclins à admettre l’existence d’un «Kṛṣnạ historique». 27 Le second problème tient au fait que les mêmes critères s’appliquent autant à l’interprète «séculier» qu’à l’interprète traditionnel: l’interprétation de chacun d’eux est fondée sur des convictions personnelles et est le produit d’une période historique donnée. Mohanty signale le caractère intenable de l’approche objectiviste car le fervent de la réflexion critique n’est pas moins partial, même si dans sa quête d’une universalité scientifique il prétend pouvoir se placer au-dessus de toutes les traditions. Il se trompe lui-même quand il pense qu’en matière de connaissance, «une universalité abstraite, un manque complet de préjugés, une transcendance totale de la tradition sont à la fois possibles et désirables» (1992: 273). «L’objectivisme historique» tente de reproduire le sens des textes historiques à l’époque de leur composition: cet objectivisme présume que pour pouvoir comprendre les textes historiques, nous devons nous placer dans la situation de l’auteur et nous transposer dans l’esprit de son temps – nous devons raisonner avec ses idées, non avec les nôtres. En bref, cette approche suppose que la compréhension se résume à la reproduction précise du sens. Cette conception a été beaucoup critiquée par l’herméneutique gadamérienne en raison de sa naïveté. L’objectivisme historique est naïf parce qu’il oublie notre propre historicité, et notamment le fait que nous sommes, nous aussi, sujets aux préjugés de notre époque. Par conséquent, toute époque comprend un texte qui lui est transmis à sa propre manière.

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Approches modernes

28 Arthur L.Basham, éminent indianiste, remarque à propos de la BhG: «On devrait laisser parler les textes anciens» (1989: 95). Pourtant, les textes anciens parlent rarement par eux-mêmes – surtout si la langue dans laquelle ils ont été écrits est désormais morte. Ils ont besoin d’interprètes pour les articuler. Mais, hélas! Même leurs commentateurs et traducteurs séculiers, qui se proclament «objectifs», leur prêtent des voix différentes. La BhG a été commentée et traduite en langues occidentales bien des fois. Quand on lit les préfaces de ses différentes traductions, on a parfois l’impression que les traducteurs ont eu affaire à des textes sources complètement différents. Comparons, par exemple, les préfaces de deux indianistes-sanskritistes, séparés l’un de l’autre par plusieurs décennies. Au début du XXe siècle, Lionel Barnett, souvent cité comme référence par les traducteurs ultérieurs, estime que «Si on la juge selon les critères mêmes de la critique, la Gītā ne peut pas être classée parmi les grands classiques. Sa pensée est confuse, son énoncé vague et décousu. Le savoir dont elle fait étalage est superficiel et mal assorti. Son style ne peut pas susciter notre admiration» (1905: 79). Plusieurs décennies plus tard, Barbara Stoler-Miller est beaucoup plus admirative: «La force dramatique, le langage condensé et le réseau d’idées complexes de la Gītā offrent un défi intimidant au traducteur. Je me suis souvent rappelé que T.S. Eliot avait comparé sa grandeur en tant que poème philosophique à celle de La Divine Comédie, et cela m’a beaucoup influencée quand Allen Mandelbaum, un des traducteurs de Dante, m’a proposé d’entreprendre une nouvelle traduction de la Gītā» (1986: 14). Cette œuvre est-elle une mosaïque d’idées incohérentes et peu profondes, formulée dans un style maladroit, ou un chef- d’œuvre philosophique d’une valeur poétique considérable? Mais sa profondeur philosophique et sa valeur littéraire ne sont pas les seuls aspects sur lesquels les traducteurs sont en désaccord. Sa position religieuse fondamentale a aussi suscité des controverses. Nataraja Guru, par exemple, s’est «efforcé de démontrer que l’enseignement de la Gītā n’était nullement théiste ou déiste» (1961: 2), tandis que pour Franklin Edgerton, l’œuvre est imprégnée d’un «théisme ardent et personnel» (1944: II. 47). Du point de vue de l’éthique de l’œuvre, Charles Wilkins demande au lecteur d’être indulgent s’il rencontre des «absurdités», des «coutumes barbares» ou de la «moralité perverse» dans le texte (1785: 7). En revanche, Shripad Krishna Belvalkar estime que «la Bhagavad-gītā est l’un des traités les plus remarquables sur la philosophie du comportement humain» (1943: xiii). Les points de vue ne sont pas moins opposés sur des questions plus concrètes comme le rapport entre la Gītā et le Mahābhārata : «On doit considérer la Gītā avant tout comme une unité, complète en elle-même, sans référence à son cadre littéraire» (1944: II.4), affirme Franklin Edgerton, tandis que Robert C.Zaehner est de l’avis que «la Gītā a été conçue à l’origine comme partie intégrante de l’épopée» (1969: 4).

29 Ce ne sont pas seulement les visions de la BhG qui varient selon les différents traducteurs, mais également les raisons et les motivations de leur entreprise. L’auteur de la première traduction en langue occidentale, l’orientaliste Charles Wilkins (1785), cherche à «donner une idée de l’esprit, des modes de pensée et des habitudes des hindous par le biais des traductions de leur littérature sacrée et philosophique» (Monier-Williams, 1875: iii-iv). La théosophe et indophile britannique, Annie Besant, la première femme à aborder la Gītā, publie sa traduction (1895) en tant qu’apologie occidentale de la culture indienne. Sarvepalli Radhakrishnan, philosophe, penseur

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religieux et homme d’État indien, utilise ses commentaires sur les textes fondateurs de l’hindouisme – comme celui sur la BhG (1948) – comme «un forum pour exprimer un point de vue soi-disant néo-vedantin, qu’il identifie avec la tradition hindoue» (Minor, 1987: 96). Le maître spirituel moderne, Bhaktivedanta, fondateur d’ISKCON13, publie en 1968 sa version de croyant et de prédicateur vishnouite dans le double but de réfuter les idées non dualistes des commentateurs et traducteurs précédents et d’exposer l’essence de la théologie de son école (gauḍīya vaiṣnava).̣ Robert C.Zaehner, professeur de religions et d’éthique orientales et penseur catholique, veut exposer le «sens réel» de la BhG, et publie sa traduction (1969) en réaction à «la masse des traductions populaires récentes», selon lui erronées et théologiquement partiales. Geoffrey Parrinder (1974), professeur d’études comparatives des religions et pasteur méthodiste, tout en restant fidèle au texte, vise à donner une traduction en vers libres qui soit à la fois mémorisable et littérale. En 1994, William J.Johnson, traducteur post-saidien14 et post-tournant critique, est déjà bien conscient de la subjectivité inhérente de l’interprète-traducteur, aussi ne prétend-t-il offrir du classique hindou qu’une version parmi plusieurs autres possibles.

Contexte du texte, contexte du traducteur

30 La théorie influente de l’équivalence dynamique d’Eugene Nida (1964), linguiste et traducteur de la Bible, a trouvé également beaucoup d’adeptes parmi les traducteurs et spécialistes de la BhG (Winand Callawaert, Kees Bolle, A.L.Herman...) Selon cette théorie, l’acte de traduire consiste à reproduire, dans la langue cible, l’équivalent le plus proche du message de la langue source, premièrement pour ce qui est du sens, secondement pour ce qui est du style. Quand le contenu traduit produit chez le lecteur ou l’auditeur cible la même réponse, ou une réponse similaire, que chez le lecteur de l’original, on peut considérer que la traduction est réussie. Cette approche voit l’acte de traduire tout d’abord comme un exercice linguistique. Pourtant, dans le cas de la BhG, la démarche la plus pertinente est celle qui met l’accent sur le contexte dans lequel l’acte de traduire se produit. Comme le traducteur ne peut pas s’abstraire des circonstances et de sa propre perspective, il ne peut pas être entièrement fidèle au texte qu’il traduit. Le texte source n’arrive pas chez le lecteur cible indemne mais réfracté. Parce qu’en traduction la communication est simultanément une décontextualisation et une recontextualisation, elle est un processus plus productif que reproductif. En tant que produit, la traduction communique davantage, et en même temps moins que le texte source. En fin de compte, elle est une interprétation du texte source. Puisque le traducteur «filtre», pour ainsi dire, le texte source à travers lui- même pendant le processus herméneutique de la traduction. Sa personnalité, ses convictions, ses attitudes et sa façon de voir les choses sont des facteurs essentiels qui peuvent influencer le résultat de bien des manières. Ainsi le texte source est sensible au travail du traducteur: les choix de ce dernier ont un impact direct sur sa métamorphose en texte cible. Tout traducteur qu’il soit, il n’en est pas moins un des lecteurs de l’œuvre, il ne propose qu’une des nombreuses interprétations possibles et laisse l’empreinte de ses intérêts et de ses idées préconçues sur les passages difficiles «sous forme d’omissions, d’additions, de déformations et d’accents» (Figueira 1991: 43).

31 Les traductions de la Gītā optent le plus souvent pour une seule interprétation parmi les interprétations possibles (même s’ils signalent, dans leurs notes, qu’il en existe

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d’autres). «Toute traduction est moins que l’originale, même si elle est une recréation magistrale»15 – observe à juste titre Callewaert dans sa monographie sur les traductions de la Gītā (1982: 53). Par sa nature même, la traduction – parce qu’elle réduit inévitablement l’éventail des sens originaux – rend nécessaire de nouvelles traductions.

Exemples

32 En guise d’illustration des propos précédents, on peut donner une analyse comparative des traductions du vers 2.17 de la Bhagavad-gītā, proposées par cinq traducteurs: Charles Wilkins (1785), Annie Besant (1895), Sarvepalli Radhakrishnan, (1948), Swami Bhaktivedanta (1968) et Robert C.Zaehner (1969). Le vers sélectionné se trouve au deuxième chapitre de l’œuvre, qui, en même temps, introduit et résume les thèmes à venir. En voyant ses proches dans l’armée opposée, Arjuna devient perplexe et désespéré; au début du deuxième chapitre, il demande à Kṛṣna,̣ tel un disciple à son maître, de dissiper ses doutes. Kṛṣnạ commence son enseignement en lui expliquant la différence fondamentale entre le corps matériel temporaire et l’âme spirituelle éternelle: 2.17: avināśi tu tad viddhi yena sarvam idaṁ tatam | vināśam avyayasyāsya na kaścit kartum arhati || Ch. Wilkins: Learn that he by whom all things were formed is incorruptible, and that no one is able to effect the destruction of this thing which is inexhaustible. A. Besant: Know THAT to be indestructible by whom all this is pervaded. Nor can any work the destruction of that imperishable One. S. Radhakrishnan: Know thou that that by which all this is pervaded is indestructible. Of this immutable being, no one can bring about destruction. S. Bhaktivedanta: That which pervades the entire body you should know to be indestructible. No one is able to destroy that imperishable soul. R. C.Zahner: Yes, indestructible [alone] is That –know this–, by which this whole universe was spun: no one can bring destruction on That which does not pass away.

33 On constate que les deux expressions-clés du vers – les pronoms tad et idam – reçoivent des significations variées dans les différents champs d’interprétation. Le pronom idam renvoie pour Zaehner à l’univers, pour Bhaktivedanta au corps; les versions de Besant et de Radhakrishnan restent neutres ou plutôt générales (pour ainsi dire, ils «n’osent pas» prendre position); quant à Wilkins, il lui donne une interprétation tout à fait personnelle: il le rapporte à la création, à la totalité des choses existantes dans la création.

34 En tant que disciple de l’école vedantine acintya-bhedābheda, qui professe l’identité et la différence simultanées du jīva (l’âme individuelle) et de l’īśvara (Dieu), Bhaktivedanta interprète le mot tad comme âme (c’est-à-dire l’âme individuelle); par le mot idam, il n’entend évidemment pas l’univers, mais le microcosme individuel, le corps humain (ou, plus précisément, de tout être vivant). À cet égard, il suit Śrīdhara Svāmin – un des premiers commentateurs de la Gītā – qu’il considère comme une grande autorité. Ici donc Kṛṣṇa encourage et réconforte Arjuna, en lui disant qu’il n’a rien à craindre de la guerre, car lui-même – l’âme individuelle – est indestructible, même si son corps est détruit.

35 Les autres traducteurs prennent pour point de départ la position du vedanta non dualiste de Śańkara (advaita-vedānta), selon laquelle l’Absolu est le Brahman

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impersonnel, dénué de tout caractère personnel. Tad représente ainsi le principe primitif («First Principle», comme l’appelle Zaehner) qui «tend» l’univers comme une araignée sa toile. Arjuna n’a donc aucune raison de s’inquiéter, car ce Brahman omniprésent (dont tous les guerriers, y compris lui-même, sont les manifestations illusoires) est indestructible. Cette conception d’un être suprême impersonnel et transcendant fonde l’attitude de traducteurs comme Radhakrishnan et Zaehner. C’est pourquoi ils traduisent tad comme «that» / «That». Pourquoi encore ils rendent yena par by which alors que Wilkins, Besant et, dans son glossaire accompagnant le vers par rapport au jīva, Bhaktivedanta, comprennent by whom. Il est évident également que dans une large mesure Radhakrishnan base sa traduction sur le Gītā-bhāṣya de Śańkara; il intègre d’ailleurs beaucoup de commentaires de Śańkara dans sa propre exégèse. Ainsi, dans son commentaire du vers 2.17, il fonde sa définition du Soi (Self) sur les mots de Śańkara: Its reality is self-established, svatassiddha. Si Radhakrishnan oscille entre théisme, panthéisme et monisme, sa vision du monde est foncièrement non dualiste – elle nie la réalité de l’aspect personnel de Dieu, et par conséquent l’importance de la voie du bhakti-yoga pour l’obtention du mokṣa. L’atteste son commentaire fameux du vers 9.34: It is not the personal Kṛṣṇa to whom we have to give ourselves up utterly but the Unborn, Beginningless, Eternal who speaks through Kṛṣṇa ... Knowledge, love and power get fused in a supreme unification. En revanche, Zaehner n’est pas un non dualiste engagé; simplement, il associe souvent des conceptions non dualistes et bouddhiques à la pensée hindoue (Here the “weaver” is “That”, the neutre Brahman, “by which this whole universe was spun”). En même temps, en tant que penseur chrétien, il ne rejette pas la vision nettement théiste de la Bhagavad-gītā (As will become apparent in the sequel Krishna absorbs and transcends all that had previously been ascribed to Brahman and to Purusha, the [highest] “Person”). Cependant, il est vrai qu’il «devance» même Radhakrishnan dans l’interprétation moniste de certains vers.

36 Le premier traducteur de la BhG, Wilkins, a produit sa version à une période où les notions et les termes techniques des systèmes philosophico-religieux hindous n’étaient pas encore connus dans le monde occidental. Pour cette raison, il interprète nombre de vers de la BhG d’une façon très libre et poétique, quelquefois en s’appuyant sur les notions de sa propre culture chrétienne, d’autres fois sur les explications de son précepteur indien (paṇḍita). La solution de Besant est également intéressante: comme si elle ne pouvait pas décider comment interpréter les pronoms tad et yena – un Dieu personnel ou impersonnel: Know THAT to be indestructible by whom... Pendant son séjour en Inde, et en tant que théosophe, elle était considérablement influencée par la vision du monde non dualiste (l’impersonnel «THAT», tout en majuscule, correspond sans doute au Brahman), mais sa traduction semble suggérer que l’image personnelle de Dieu, issue de son éducation chrétienne, restait encore vive en elle (by whom).

37 Dans le contexte du vers, parmi les significations du verbe tan (ici dans sa forme participe passé) ce sont, d’une part, celles de «se déployer, se répandre, pénétrer, imprégner» et, d’autre part, de «tendre, tisser» qui peuvent entrer en jeu. Le choix des traducteurs dépend du contenu philosophique qu’ils y présument – ou, comme c’est le cas de Zaehner, des images qu’ils associent à ce contenu. Besant et Radhakrishnan associent le verbe imprégner (pervade) à un objet que ni l’un ni l’autre ne nomme concrètement (all this), mais à partir de l’ensemble de leurs déclarations ou allusions idéologiques dans leurs traductions, on peut affirmer que par idam ils entendent tous les deux l’univers. Bhaktivedanta attribue lui aussi la signification d’«imprégner» du verbe tan à l’âme individuelle qui imprègne le corps avec vie et conscience. Dans la

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traduction libre de Wilkins, qui semble dire plus que le vers lui-même, le verbe tan devient «former, produire, engendrer» (créer), de plus le sujet de l’action n’est plus le jīva ni le Brahman mais – au moins c’est ce que les mots employés suggèrent – un Dieu personnel («he» by «whom» all things were formed). Dans la traduction de Zaehner, l’aspect de création apparaît aussi, même si moins nettement que chez Wilkins. Ce dernier traduit tatam par l’adjectif spun (tissé) et son commentaire sur ce vers met en lumière qu’il avait en tête la métaphore de l’araignée des upaniṣad. 38 En dépit des différences de nature philosophique (donc en dépit du fait qu’ils traduisent idam par «corps», «univers» ou bien par «toutes choses», et interprètent tad comme une expression qui correspond à l’âme individuelle ou à un Absolu impersonnel ou à un Dieu personnel), les mots de réconfort que Kṛṣnạ adresse à Arjuna portent dans toutes les traductions le message de l’indestructibilité.

Pour conclure

39 À la lumière des questions évoquées jusqu’ici, nous pourrions résumer la problématique ainsi: en réalité, la BhG comme telle n’existe pas, car depuis Śańkara, au moins, il y avait déjà en Inde plusieurs Gītā. On ne peut pas savoir avec certitude quel était le contexte original de l’œuvre et quelle était l’intention de son auteur – ou du moins la méthode historique n’a pu donner de réponses univoques à ces questions. Une chose seule est certaine: que l’auteur l’ait voulu ou non, le texte permet plusieurs interprétations. Il semble donc difficile de suivre Callewaert lorsqu’il estime que «le traducteur ne peut reformuler l’inspiration initiale qu’après avoir intériorisé le message, autorisant ainsi le nouveau disciple (c’est-à-dire le lecteur) à retrouver dans sa nouvelle situation l’expérience et l’idée originelles» (1982: vii-viii). En réalité, c’est là une utopie, parce qu’on ne connaît pas le message originel et l’inspiration initiale. Le traducteur ne peut donc que conjecturer et choisir parmi toutes les solutions possibles celle qui lui convient le mieux. Il n’existe que des approches de la Gītā, qu’elles soient traditionnelles ou séculières. Ou, pour reprendre la formule de Sharpe, «il y a, pour ainsi dire, presque autant de Gītā qu’il y a de lecteurs qui la lisent».

40 Comme l’ont aussi souligné plusieurs spécialistes des traductions et des interprétations de la Gītā, l’approche dite séculière ne veut pas dire, contrairement à ce que l’on pourrait croire, approche objective: le savant, aussi, aborde le texte plein de préconceptions, et quand il entreprend sa traduction-interprétation, il a déjà élaboré la conception qu’il exprimera dans la traduction-interprétation achevée16.

41 Il n’y a pas d’interprétations – pas même celles qui prétendent être fidèles au texte – qui soient entièrement sans préjugés. La différence entre les traducteurs traditionnels/ religieux et les traducteurs modernes/ séculiers ne réside donc pas dans le fait qu’ils sont objectifs ou subjectifs, car tous sont subjectifs. Ni dans le fait qu’ils s’intéressent ou non à ce que le texte veut réellement dire, car tous s’y intéressent. Elle consiste plutôt en ce que, pour le croyant, le texte ne se présente pas de manière éminente comme un défi linguistique ou philosophique, mais avant tout comme un code de conduite dont les mots doivent être mis en pratique. D’ailleurs, ces catégories – traducteurs traditionnels/religieux opposés aux traducteurs modernes/séculiers –, utilisées de préférence par les indianistes modernes ne sont plus si nettes: souvent les deux se confondent, comme dans le cas de Sarvepalli Radhakrishnan, professeur de religions et d’éthique orientales, et néo-vedantin convaincu, ou dans celui de Shripad Krishna

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Belvalkar, éditeur en chef de l’édition critique du Mahābhārata (et donc de la BhG) et fidèle du Brahman impersonnel, ou encore dans celui de Geoffrey Parrinder, pour n’en mentionner que quelques-uns.

42 Selon Hans Robert Jauss (1982), il est pratiquement impossible d’arriver à une évaluation critique définitive d’un texte, étant donné la multiplicité de lectures possibles dont chacune est plus ou moins déterminée par l’horizon d’attente du lecteur. L’objectivité du travail scientifique moderne se voit remise en question puisque les textes ont plus d’un sens, et que la plupart des différences de sens sont imputables aux différences de position herméneutique du lecteur. À cet égard, le commentateur le plus scientifique, le plus objectif et le plus critique n’est qu’un lecteur comme les autres, faisant partie intégrante du processus de réception. De ce point de vue, la supposition répandue selon laquelle seules les interprétations savantes des spécialistes sont «valides» et «correctes» n’est plus soutenable. Si l’on veut «laisser les textes parler», on doit aussi écouter d’autres voix, notamment celles des lectures médiévales influentes ainsi que celles des lectures contemporaines. En même temps, il ne faut pas laisser les critères académiques et historiques dominer ou censurer le champ d’interprétation (Sawyer, 2001).

43 La Bhagavad-gītā n’est donc analysable que dans ses différentes versions ou appropriations; il est vain d’y chercher des vérités philologiques définitives. La question n’est pas de savoir ce que l’œuvre signifiait à l’origine, dans un sens absolu, mais ce qu’elle veut dire à chacun de ses interprètes, dans un sens relatif. Comme le disait Henri Meschonnic à propos de sa propre traduction de la Bible17: «Ici comme ailleurs, je ne fais que manifester un point de vue, sans prétendre qu’il s’agit de “la” vérité du texte. En cela je suis saussurien: sur le langage, disait Saussure, nous n’avons que des points de vue. Mais chacun comporte sa logique et sa cohérence interne.»

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NOTES

1. On traduit le plus souvent Bhagavad-gītā comme «Le Chant du Bienheureux». Mais Callewaert souligne (1990: 96) que «gītā» n’est pas un substantif mais un participe passé qui fait référence au mot «upaniṣad» impliqué dans le titre. Ainsi, le titre complet de la Bhagavad-gītā serait Bhagavad- gītopaniṣad, c’est-à-dire une upaniṣad («doctrine plus ou moins ésotérique») solennellement récitée (gītā) par le Bienheureux (Kṛṣṇa). 2. Dues respectivement à Graham M.Schweig et à Marc Ballanfat.

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3. Chaque strophe de trente-deux syllabes se compose de quatre pada (ligne ou quart). Presque toute la BhG est écrite dans cette forme métrique. 4. Voir note 1. 5. Dans l’édition critique, sous la direction de S.K. Belvalkar (Poona, Bhandarkar Oriental Research Institute, 1942). Dans la vulgate, la BhG apparaît dans le Bhīṣmaparvan, chapitres 25-42. 6. Le commentaire de Śańkara (dit aussi Śaṅkarācārya), intitulé Śańkara-bhāṣya ou Gītābhāṣya, est loin d’être le premier puisque Śańkara lui-même parle de commentaires antérieurs. De la même période, on dispose aussi du commentaire de Bhāskara sur neuf chapitres de la BhG. Quoique vraisemblablement écrite au sein d’une communauté vishnouite théiste, et pas du tout moniste, la Gītā est néanmoins considérée par l’école non dualiste du vedānta fondée par Śańkara comme un de ses textes fondamentaux (voir infra). 7. Vedānta, littéralement «fin du Veda», est un terme d’abord utilisé pour les upaniṣad, puisqu’elles achèvent le Veda. Dans une seconde acception, il désigne l’ensemble des écoles d’interprétation de l’enseignement des upaniṣad sur l’Absolu (le Brahman), et comprend un large éventail de doctrines philosophiques allant du non dualisme absolu jusqu’au dualisme strict, en passant par plusieurs nuances de non-dualisme-cum-dualisme (dvaitādvaita), développées au cours des cinq siècles écoulés entre Śańkara (VIIIe siècle) et Madhva (XIIe-XIIIe siècles). 8. Ballanfat, (2007: 33-4), remarque à ce propos: «Le vocabulaire épique apparaît relativement pauvre dès qu’on en vient à aborder le champ spéculatif. Les brahmanes ont à leur disposition un lexique restreint et enrichissent chaque terme de significations nouvelles au gré de leurs débats.» 9. En fait, il a écrit deux ouvrages sur la Gītā: le Gītābhāṣya et le Gītātātparya. 10. Voir note 13. 11. Du point de vue du message, ou de la pratique recommandée, la Gītā est considérée par beaucoup comme un texte très conciliant, puisque les voies des actes désintéressés (karma-yoga), de la connaissance (jñāna-yoga) et de la dévotion (bhakti-yoga), y coexistent l’une à côté de l’autre – tout le monde peut y trouver celle qui lui semble la plus efficace pour atteindre le but ultime. Selon les néo-hindous universalistes, depuis Vivekananda, elles se valent toutes en fin de compte. En réalité, aux yeux des interprètes plus traditionalistes, l’une des voies l’emporte sur les autres. Ainsi, tandis que pour Tilak et Aurobindo la voie de la Gītā est clairement celle du karma-yoga, pour Radhakrishnan la voie ultime est le jñāna, et pour Bhaktivedanta, c’est le bhakti-yoga (Gansten, 2001: 215). 12. Hill (1928), Edgerton (1944), Zaehner (1969), Mainkar (1969), Sharma (1986, 2001), Chari (2005), par exemple. 13. ISKCON, International Society for Krishna Consciousness (Association internationale pour la conscience de Krishna), fondée en 1966 à New York par A.C. Bhaktivedanta Swami Prabhupāda, est une branche moderne de la secte gauḍīya-vaiṣṇava (vishnouites du Bengale), fondée au XVIe siècle. 14. L’ouvrage influent d’Edward Said, Orientalism (1978), a donné naissance à plusieurs disciplines nouvelles, comme les études postcoloniales, et introduit un changement majeur dans la pensée critique occidentale. Selon lui, les orientalistes n’ont pas seulement produit des données objectives et factuelles: en s’appropriant le droit d’explorer et d’interpréter les langues, l’histoire et la culture de l’Orient, ils ont aussi produit nombre de topoi imaginaires et contribué au développement du savoir et du pouvoir impérialistes. Ils ont écrit le passé de l’Asie en prenant l’Europe pour norme, de sorte que l’Orient «exotique» ne peut qu’en dévier. Selon ses critiques, Said, parce qu’il homogénéise et essentialise les approches orientalistes, se rend coupable de la même faute dont il accuse les orientalistes. Il n’en demeure pas moins qu’en attirant l’attention sur les excès des études orientalistes, il incite à l’autocritique et au renouvellement. 15. Cette opinion est souvent contestée dans les ouvrages récents de traductologie. 16. On ne saurait mieux le dire que Sharma: «Ces présuppositions ne sont pas symptomatiques des seules interprétations traditionnelles de la BhG. [...] Car quand un spécialiste moderne

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présente une interprétation philosophique de la BhG, l’exercice s’effectue généralement avec les mêmes présuppositions sous-jacentes: 1- qu’il n’y a qu’une seule interprétation philosophique correcte de la BhG et 2- que le spécialiste en question vient de nous l’exposer» (2001: 123). 17. Entretien, Magazine littéraire, décembre 2005, p.49.

RÉSUMÉS

WALL William, 2001, «William Blake and the Bhagavad-gītā», Journal of Vaishnava Studies, 9-2, pp. 97-116.Œuvre majeure et synthétique de la tradition brahmane, la Bhagavad-gītā a fait l’objet d’innombrables traductions et commentaires. En Occident, depuis la première traduction anglaise, en 1785, par Charles Wilkins, on dénombre plus de deux cent soixante-dix versions anglaises et une quinzaine de françaises. Le langage du texte permet plusieurs interprétations, même du sanskrit en sanskrit, dans le fil d’une longue tradition exégétique qui remonte au VIIIe siècle. Lieu d’appropriation de nombreuses écoles spirituelles, la Gītā défie toute traduction occidentale. Les réductions de sens qu’opère chaque tentative de traduction en suscitent régulièrement de nouvelles. La postérité du texte provient de cette insatisfaction. L’interprète ou le traducteur laïque qui veut faire œuvre d’objectivité n’échappe pas davantage que le croyant à la subjectivité de son point de vue.

The Bhagavad-gita, a major scripture of the Brahmanical tradition and a synthesis of different philosophies, has been commented and translated many times. Its first translation into a western language, notably English, was made by Charles Wilkins in 1785. Since then more than 270 English versions and some fifteen French ones have been published. The language of the text allows several interpretations even from Sanskrit to Sanskrit, testified by a long exegetical tradition dating back at least to the 8th century. The Gita has been claimed by several schools of philosophy as their foundational text and presents a constant challenge to western translators. Since each attempt at translation inevitably reduces the hermeneutical possibilities of the original ever new translations are published regularly. In fact, the text survives due to this constant sense of dissatisfaction. Although secular interpreters and translators admittedly aim at objectivity they are prey to the inherent subjectivity of their viewpoint just like believers.

Obra mayor y sintética de la tradición brahamánica, el Bhagavad-gîtâ fue objeto de innumerables traducciones y comentarios. En Occidente, desde la primera traducción inglesa, en 1785, por Charles Wilkins, se conocen más de doscientas setenta versiones inglesas y una quincena de versiones francesas. El lenguaje del texto permite muchas interpretaciones, aún del sánscrito al sánscrito, en la línea de una larga tradición exegética que se remonta al siglo VIII. Objeto de apropiación de numerosas escuelas espirituales, la Gîtâ desafía toda traducción occidental. Las reducciones de sentido que opera cada intento de traducción suscitan regularmente noticias. La posteridad del texto proviene de esta insatisfacción. El intérprete o el traductor laico que quiere hacer gala de objetividad no escapa más que el creyente a la subjetividad de su punto de vista. (trad. Véronica Giménez Béliveau)

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INDEX

Palabras claves : Bhagavad-gîtâ, exégesis crítica, hermenéutica, Traducción Keywords : Bhagavad-gita, critical exegesis, hermeneutics, Translation Mots-clés : Bhagavad-gîtâ, exégèse critique, herméneutique, Traduction

AUTEUR

ORSOLYA NÉMETH

École des Hautes Études en Sciences Sociales – ,Paris,[email protected]

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Le Sūtra de l’Estrade dans la Corée contemporaine

Bernard Senécal

1 C’est en novembre 1987, à quelques mois de la tenue des jeux olympiques de Séoul, durant l’été 1988, lesquels avaient été précédés de la transition politique de la Corée du Sud d’une dictature militaire à un régime démocratique qui s’est maintenu jusqu’à aujourd’hui, qu’a été publiée la première traduction en langue coréenne de la version de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade1. Son auteur n’était autre qu’un bonze déjà fort connu du grand public coréen, le Vénérable Sŏngch’ŏl2 (1912-1993), Patriarche du Chogyejong3, de loin le plus puissant ordre monastique bouddhiste de toute la Corée du Sud. Cette première traduction de la version la plus ancienne qui soit connue du célèbre sūtra chinois – dont la rédaction est attribuée par la tradition au VIe Patriarche Huineng en personne, la figure emblématique par excellence de l’école méditative extrême-orientale4 – a suscité la production de plusieurs autres traductions du même manuscrit, dont les contenus vont du quasi plagiat de Sŏngch’ŏl à la complète remise en cause des options doctrinales de ce dernier.

2 On peut ainsi s’interroger sur la signification de l’acte de traduction de la version de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade dans la Corée contemporaine: acte d’autant plus paradoxal qu’il tend à absolutiser un texte dont le génie est censé être de se refuser à ce genre de tentative. Selon toute vraisemblance, loin d’être le résultat d’une coïncidence fortuite, ce phénomène s’inscrit dans un contexte formé par une constellation de données historiques, sociopolitiques, économiques, religieuses. Dans cette perspective, on tentera de définir les faits permettant de mieux comprendre la production ininterrompue en Corée du Sud, et depuis 1987, d’un nombre significatif de traductions du Sūtra de l’Estrade dans sa version de Dunhuang5.

Brève histoire du bouddhisme coréen

3 Introduit de Chine dans le nord de la péninsule coréenne vers 371, le bouddhisme du pays du Matin Calme n’a de cesse de mettre en avant, avec une réelle fierté, ses seize siècles d’histoire. Il n’en a pas moins connu, après pratiquement un millénaire de

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gloire, couvrant une partie de l’époque des Trois Royaumes6 (?-668), puis toute la durée de celles du Grand Silla (668-935) et de Koryŏ (918-1392), une longue période de décadence, laquelle a commencé dès la naissance de la dynastie confucéenne de Chosŏn (1892-1910) et s’est achevée à la fin de la colonisation japonaise (1910-1945). Après la fin de la Guerre de Corée (1950-1953) et plus encore à partir du début de la présidence du général Pak Chŏng Hŭi, en 1960, ce bouddhisme a commencé à renaître de ses cendres, non sans avoir à affronter de graves difficultés. Car il n’est pas exagéré de dire qu’il est ressorti exsangue d’une période d’une durée de pratiquement six siècles pendant lesquels il a été, sinon brutalement persécuté, systématiquement asservi et utilisé par le pouvoir politique.

4 À la naissance de la dynastie Chosŏn, le bouddhisme péninsulaire perd soudainement et complètement le soutien politique sans partage dont il avait pu jouir à titre de religion d’État pendant les dix siècles précédents. Car la nouvelle dynastie met presque aussitôt en place l’ŏkpul sungyu chŏngch’aek: politique systématique d’oppression du bouddhisme et de promotion du néoconfucianisme du Chinois Zhuxi (1130-200)7. Celle-ci impose non seulement la fusion de toutes les écoles existantes en une seule – que leur identité soit fondée sur la scolastique8 ou la pratique de la méditation9 – mais encore la suppression intégrale du droit de cité des bonzes. Cette politique aura très vite pour conséquence la disparition complète du bouddhisme urbain et la naissance d’un bouddhisme qui, ayant trouvé refuge au cœur des montagnes10, cherchera à survivre en se centrant sur ce qui lui demeurait possible: la pratique de la méditation11. Vers la fin de cette dynastie, ce bouddhisme des montagnes aura atteint un état de déliquescence tel qu’il avait définitivement perdu la trace de ses lignées de transmission du Dharma12.

5 La restauration du droit de cité des bonzes coréens en 1895 permettait au bouddhisme du pays du Matin Calme d’espérer l’avènement d’une nouvelle ère de prospérité. Il n’en fut rien, bien au contraire. Car la puissance japonaise – qui avait mis un pied dans la péninsule dès la fin du XIXe siècle après un appel au secours de la royauté coréenne confrontée à de redoutables soulèvements paysans – allait se servir systématiquement du bouddhisme pour contrer l’influence des confucéens de la dynastie précédente et affirmer son emprise sur la Corée; celle-ci allait devenir, à partir de 1910, l’une des colonies de son empire naissant. Les gouverneurs japonais n’eurent guère de mal à soumettre un bouddhisme leurré par la perspective d’une résurgence et, dans son ensemble, beaucoup trop affaibli pour pouvoir faire preuve d’esprit critique et résister. Leur tâche fut d’autant plus facile qu’ils s’étaient arrogés le pouvoir de nommer les abbés de tous les grands monastères, sous le contrôle desquels se trouvaient directement placés tous les autres temples et ermitages de la péninsule. De plus, afin de stabiliser et contrôler plus efficacement une population monastique essentiellement célibataire et très mobile, les gouverneurs exhortèrent fermement les bonzes à prendre épouse et fonder foyer. Pour être bien comprises, ces mesures adoptées par le régime colonial nippon à l’égard du bouddhisme coréen doivent être resituées dans le contexte d’une politique de japonisation intégrale de toute la Corée, extrêmement brutale et systématique, qui alla jusqu’à interdire l’enseignement et l’usage de la langue coréenne dans le système d’éducation.

6 Si la capitulation du Japon, en 1945, libère la Corée du joug de l’Empire du Soleil Levant, elle provoque également le partage de la péninsule en un Nord communiste, dominé par l’URSS, et un Sud capitaliste sous l’égide des forces alliées13. Bien qu’elle ait fait quelque trois millions de morts et laissé tout le pays dans un état de complète

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dévastation, la Guerre de Corée n’aura pratiquement rien changé à cette situation qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Tandis qu’en Corée du Nord le culte du président Kim Ilsŏng14 (1912-1994) commence à s’imposer comme religion d’État et interdit strictement toute autre forme de pratique religieuse (Hitchens, 2007: 297-300), la Corée du Sud adopte au contraire une politique consistant à favoriser le développement de toutes les religions.

7 C’est à cette époque que correspond la présidence de Sungman Rhee (1948-1960), un méthodiste convaincu dont l’attitude à l’égard du bouddhisme sera pour le moins ambiguë. En effet, tout en veillant à la construction de lieux de culte protestants jusque dans les moindres petits villages de toute la partie sud de la péninsule, il promulgua, en 1954, l’édit Yusin («renouveau»), qui ordonnait la purgation du bouddhisme sud-coréen de tous ses éléments nippons. Cet ordre eut pour conséquence l’expulsion des monastères et temples de tous les bonzes mariés et de leurs familles. Les bonzes demeurés célibataires étant largement minoritaires, ils durent avoir recours à l’embauche d’hommes de main. L’administration du président Rhee laissa les événements suivre leur cours sans intervenir. Cette violente purge se termina sous la dictature militaire, à la fin des années soixante, par un schisme entre les bonzes célibataires qui fondèrent l’ordre Chogye et les bonzes mariés qui fondèrent l’ordre T’aego.

8 Pendant l’époque qui suit, la Corée du Sud va être successivement dirigée par trois militaires, tous originaires de la ville de Taegu dans la province du Kyŏngsang du Nord. Dès 1960, le coup d’État du général Pak Chŏnghŭi amorce le début d’une dictature qui se maintiendra jusqu’à son assassinat, en 1979, et se poursuivra – après un bref intervalle démocratique – pendant toute la présidence du général Chŏn Duhwan (1980-1988) qui lui aussi accédera au pouvoir grâce à un coup d’état. Le général No T’aeu (1988-1993) – dauphin de Chŏn Duhwan – sera élu démocratiquement à la suite d’une révolution étudiante ayant mis à profit, pour renverser la dictature, le fait qu’à l’approche des jeux olympiques de Séoul l’attention de la communauté internationale était braquée sur la Corée du Sud. De ces trois généraux, les deux premiers dirigeront le pays avec une poigne de fer, écrasant toute opposition sans le moindre scrupule en prenant systématiquement pour prétexte la menace d’une agression de la Corée du Nord. L’administration de No T’aeu constitue une étape intermédiaire entre la dictature et l’élection de présidents d’origine non plus militaire mais civile. L’époque allant de 1960 à 1993 est caractérisée par une stabilité politique permettant une croissance économique telle que la Corée du Sud deviendra, avec Hong-kong, Singapour et Taiwan, l’un des «quatre tigres» de l’Asie. Cette stabilité permet donc à la partie sud de la péninsule, dans son ensemble, d’entrer dans une période de prospérité, et au bouddhisme coréen de connaître une véritable renaissance, d’autant plus grande que les trois généraux qui la dominent étaient tous ou favorable au bouddhisme (dans le cas de Pak Chŏnghŭi15) ou bouddhistes eux-mêmes dans le cas de ses successeurs. Le succès de cette période sera couronné par l’accession de la Corée du Sud à la démocratie et l’accueil des jeux olympiques de Séoul.

9 Ce renouveau du bouddhisme se poursuit pendant les présidences de Kim Yŏngsam (1993-1998), un protestant, ainsi que celles de Kim Daejung (1998-2003) et No Muhyŏn (2003-2008), deux catholiques. Il est vrai que les administrations présidentielles sud- coréennes, militaires ou civiles, ont toujours eu tout à gagner à veiller aux intérêts d’une population bouddhiste qui représente quelque 25% de l’électorat16. D’une

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administration à l’autre, avant ou après la démocratisation, la manière de procéder ne varie guère: distribution avec prodigalité, généralement par le ministère de la culture et du tourisme, d’importants fonds destinés à la restauration, l’entretien, l’embellissement ainsi que l’agrandissement des propriétés monastiques. La réception de ces fonds est d’autant plus attrayante que leur usage n’a jamais été véritablement soumis à un système d’audit crédible. La faible centralisation du schéma organisationnel de l’ordre Chogye ne favorise guère la mise en place d’un système de contrôle plus strict. D’aucuns voient dans ce problème le principal obstacle à une véritable renaissance, c’est-à-dire à une complète réforme du bouddhisme coréen.

Le canon chinois des écritures bouddhiques

10 L’une des principales caractéristiques de la renaissance du bouddhisme de Corée du Sud à partir des années soixante a été la traduction en langue coréenne17 du canon bouddhique chinois18. Cette entreprise, commencée en 1961 et terminée en 2001, aura duré quatre décennies; elle a été menée par l’Atelier de traduction du canon bouddhique de l’université Tongguk19 et s’est achevée avec la publication d’un total de trois cent dix-huit ouvrages20, également disponibles sur un disque compact en vente dans le commerce mais dont certains peuvent être obtenus gratuitement sur l’internet21. Avant l’apparition de cette traduction, l’ensemble dudit canon n’était accessible qu’aux connaisseurs de la langue chinoise écrite classique, dont l’apprentissage requiert des études spécialisées. Cette situation compliquait singulièrement l’étude du bouddhisme.

11 Si l’une des raisons permettant d’expliquer la propagation du bouddhisme partout en Asie est sa formidable capacité d’adaptation à différentes cultures, et que la traduction du canon fait partie de la panoplie des moyens dont il s’est servi pour parvenir à cette fin – à la différence de l’hindouisme dont l’enseignement est toujours demeuré lié au sanskrit –, on peut se demander pourquoi les Coréens ont tant tardé à accomplir cette tâche. Un simple coup d’œil aux multiples tribulations que connaissait le bouddhisme du pays du Matin Calme au moment de la promulgation de l’alphabet coréen22, en 1446, ainsi qu’à celles qu’il a connues par la suite, suffit pour comprendre que les conditions nécessaires au lancement d’une telle entreprise n’ont pu être réalisées qu’à partir du début des années soixante.

12 Il est intéressant de noter que, sitôt cette traduction terminée, ses auteurs ont commencé à la reprendre afin de l’améliorer car, reconnaissent-ils, elle comporte beaucoup d’erreurs que l’expérience acquise permet désormais de corriger23. L’histoire de la traduction du canon bouddhique indien en chinois comporte elle aussi au moins deux grands moments: le premier avec Kumārajīva (343-413), au début du Ve siècle; le second avec Xuanzang (596-664), dont la nouvelle traduction fut achevée en 645. Il suffit de connaître le volume (quelque cent mille pages) et l’extrême diversité doctrinale de ce canon pour réaliser l’ampleur, la complexité et le coût de cette tâche. En Chine, les ateliers de traduction des textes en provenance d’Inde et d’Asie Centrale pouvaient employer un nombre considérable de personnes et étaient entièrement financés par le pouvoir impérial. En dépit de ces difficultés, l’ordre Chogye ne pouvait plus différer cette entreprise: elle était devenue indispensable pour permettre au bouddhisme sud-coréen de se maintenir sur un pied d’égalité avec le christianisme, son principal concurrent, qui avait commencé à produire des traductions complètes de la

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Bible longtemps auparavant24. Il ne pouvait pas non plus continuer à demeurer à la traîne du bouddhisme du Japon; celui-ci avait déjà beaucoup plus tôt produit une version en japonais courant de l’Édition Taishō du canon bouddhique sino-japonais.

13 En dépit de la réalisation de cette traduction, la taille même du canon bouddhique – bien que fièrement mise en avant par de nombreux bouddhistes – impressionne tant la masse des fidèles que la pensée d’en aborder la lecture ne leur viendra jamais à l’esprit25. Il se greffe, de plus, sur cette idée d’un océan de littérature d’une ampleur telle que le lecteur ordinaire ne peut que s’y noyer, la certitude d’un contenu fait d’arcanes dont l’intelligence est au-delà de la portée du commun des mortels. C’est la raison pour laquelle le Bonze Wŏrun, directeur de l’Atelier de traduction de l’université Tongguk, a tenu à préciser – au moment où l’entreprise a été complétée – que 75% des textes du canon étaient composés de récits et anecdotes dont la compréhension était accessible à tous.

14 Ces encouragements n’ont cependant pas empêché l’Association pour la promotion du bouddhisme26 de mettre au point et de lancer en 2005 l’équivalent d’une «Bible bouddhique»27, ou plus exactement, si on en juge à son épaisseur (moins de sept cents pages), d’un «Nouveau Testament bouddhique». Il s’agit d’un ouvrage entièrement bilingue – l’anglais sur la page de gauche et le coréen sur celle de droite – constitué de l’assemblage, par thèmes couvrant tous les aspects de la vie humaine, d’un certain nombre d’extraits du canon susceptible d’édifier les fidèles. Ce bilinguisme est de toute évidence inspiré par l’existence de nombreuses bibles bilingues; il est d’une importance considérable dans un pays dont l’existence demeure dans l’orbite géostratégique des États-Unis28 et qui, en conséquence, accorde la priorité à l’apprentissage de la langue anglaise et non à celle de la Chine et du Japon, ses voisins immédiats. L’ouvrage est mis gratuitement à la disposition de tous, sur le modèle de la Bible de l’Association internationale des Gédéon.

15 Par-delà l’effort systématique de traduction de l’ensemble du canon ou la création d’une «Bible bouddhique», certains textes classiques connaissent un destin à part. Tel est le cas du célèbre Sūtra de l’Estrade du VIe Patriarche Huineng (638-713): de loin le texte le plus fondamental de toutes les écoles méditatives du monde sinisé. À tel point que c’est souvent celui dont les bonzes proposent la lecture à ceux qui commencent à s’intéresser au bouddhisme. Si quelques-unes des nombreuses versions connues de ce texte29 ont été régulièrement traduites en coréen à partir des années soixante, il faut attendre 1987 pour voir apparaître une première traduction en coréen de la version dite de Dunhuang; découverte en 1907, par le Hongrois Aurel Stein (1862-1943), elle est considérée comme la plus ancienne de toutes30; c’est cette ancienneté qui, aux yeux de beaucoup, confère au manuscrit de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade une incomparable autorité. Dès 1967, Philip B.Yampolsky en a publié une édition critique accompagnée d’une traduction en anglais qui continuent à faire autorité. On est donc en droit de se demander pourquoi la Corée du Sud – pays dont la tradition méditative n’a cessé de se réclamer de l’autorité du VIe Patriarche – a attendu si longtemps pour produire une première traduction de cette version. On peut également s’interroger sur le fait que son auteur soit le Vénérable Sŏngch’ŏl (1912-1993), qui a été maître de méditation du monastère Haein (1967-1993), le plus puissant de Corée du Sud, et patriarche suprême (1981-1993) de l’ordre Chogye.

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Le Sūtra de l’Estrade: la traduction de Sŏngch’ŏl

16 Selon toute vraisemblance, Sŏngch’ŏl est le premier coréen à avoir pleinement pris conscience du parti qu’il pouvait tirer de la publication d’une traduction annotée de la version de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade. Cette hypothèse est d’autant plus plausible que cette traduction est le couronnement de toute sa vie et de son œuvre doctrinale. Un examen concis – mais précis – des grandes étapes de son existence ainsi que de la structure de cette œuvre et de son contenu devrait suffire pour le démontrer (Senécal, 2004: 10-69, 683-713).

17 Sŏngch’ŏl est né en 1912, sous le nom de I Yŏngju, au tout début de la colonisation de la péninsule par le Japon; il était le fils aîné d’une famille paysanne aisée de la partie méridionale du Kyŏngsang, dans le Sud-Est coréen. Bien que sa mauvaise santé l’ait empêché de poursuivre ses études au-delà de l’école primaire, il aurait passé son adolescence à lire tous les ouvrages sur lesquels il pouvait mettre la main, y compris métaphysiques, quitte à les troquer contre des sacs de riz. Marié vers l’âge de vingt ans, il se révèle beaucoup plus attiré par la pratique de la méditation que par la vie familiale; il quitte définitivement sa femme et sa fillette quelques années plus tard, en 1936, pour commencer une vie monastique.

18 I Yŏngju se dirige alors vers le monastère Haein, situé dans le Nord-Kyŏngsang et surnommé «le trésor du Dharma» du bouddhisme coréen31; il y est admis par Ha Dongsan (1890-1965), un maître de méditation fort connu à l’époque qui lui donne le prénom monastique «Sŏngch’ŏl». Sitôt après avoir reçu sa première tonsure, Sŏngch’ŏl quitte le site de Haein et commence à mener la vie d’un bonze se consacrant à la méditation: sans lieu d’attache fixe, résidant dans différents monastères et ermitages au gré des saisons de retraite32. Quatre ans plus tard, après avoir consacré tout son temps à la pratique de la méditation et à la lecture du canon bouddhique – il a acquis la réputation de l’avoir appris par cœur et à l’envers –, il obtient, à l’âge de vingt-neuf ans, le bien suprême du bouddhisme: l’Éveil.

19 Sŏngch’ŏl passe environ vingt-six ans dans la solitude, séjournant dans différents lieux reculés et se consacrant, tour à tour, à la méditation et à l’étude des textes. Cette longue période est cependant interrompue de 1947 à 1949, époque pendant laquelle il participe activement à la vie de l’association dite du monastère Pongam33: un mouvement extrêmement radical de réforme du bouddhisme coréen, préconisant un retour intégral à l’enseignement du Buddha S´ākyamuni. Les événements contraignent les membres de l’association à se disperser. La région où se trouve le monastère Pongam est en effet devenue dangereuse, car les troupes gouvernementales y luttent contre la guérilla menée par les communistes. L’année suivante, la guerre de Corée éclate et Sŏngch’ŏl se réfugie dans la poche de résistance tenue par les troupes alliées dans l’extrême sud de la péninsule; il s’y construit un petit ermitage au pied d’une montagne. C’est alors que sa notoriété devient considérable: à tel point qu’il exige de tous ceux et celles qui souhaitent le rencontrer, désormais fort nombreux, l’exécution de trois mille prosternations devant Buddha. De 1956 à 1963, alors que la campagne de purification du bouddhisme coréen ordonnée par Sungman Rhee bat son plein, Sŏngch’ŏl refuse toutes les nominations qui lui sont proposées par les autorités monastiques. Pour trouver la paix, il se réfugie dans un ermitage de montagne, difficile d’accès, mais qu’il fait néanmoins entourer d’une clôture de fil de fer barbelé. Il aurait consacré toutes les années passées en ce lieu, assis en méditation, et sans jamais se

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coucher. En 1966, six ans après le coup d’état de Pak Chŏnghūi, Sŏngch’ŏl sort de la solitude et commence ce qui peut être appelé sa vie publique; il a cinquante-six ans.

20 En 1967, Sŏngch’ŏl est nommé maître de méditation du monastère Haein, un poste qu’il accepte et dans lequel il demeurera jusqu’à sa mort. C’est au cours de cette même année qu’il prononce, à la faveur de la retraite estivale, la prédication dite «des Cent Soleils de la Porte du Dharma34»: un enseignement étalé sur trois mois, au rythme de deux heures par jour, dans lequel il propose une vaste synthèse de tout le bouddhisme, entièrement centrée sur la doctrine de la voie moyenne35. Cet enseignement va jusqu’à remettre complètement en cause celui de Chinul (1158-1210), alias Puril Pojo (Buddha-Soleil rayonnant dans toutes les directions). Ce dernier est à fois le fondateur du monastère Songgwang, surnommé «le trésor du Saṅgha» du bouddhisme coréen, dans le Sud- Ouest de la péninsule, et le plus grand maître national de méditation de toute l’époque Koryŏ. L’autorité incontestée de Chinul avait jusqu’alors dominé tout le bouddhisme péninsulaire. Cette remise en cause de huit siècles d’histoire doctrinale fait l’effet d’une bombe jetée au milieu du saṅgha. C’est la raison pour laquelle il n’est pas exagéré de dire que la prédication des Cent Soleils équivaut à l’exécution d’un véritable coup d’état «doctrinal» au sein du bouddhisme coréen. C’est d’autant plus vrai que le monastère Songgwang et la région où il se trouve, le Chŏlla, constituent les rivaux traditionnels du monastère Haein et du Kyŏngsang. Rien d’étonnant alors à ce que Sŏngch’ŏl ait aussitôt été accusé de prêcher une doctrine sortie de l’orbite de l’orthodoxie de la tradition méditative coréenne; pour se défendre et démontrer que ce n’est pas lui mais Chinul et ses adeptes qui ne sont pas orthodoxes, il commence à rédiger son œuvre doctrinale. Au cours des années suivantes, avec la parution de chaque nouvel ouvrage, la tension entre lui et ses adversaires ne cesse de croître; elle deviendra ce que l’on appelle «la querelle subito-gradualiste coréenne». Le combat doctrinal de Sŏngch’ŏl se terminera en 1987, avec la publication de La Traduction annotée de la version de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade; pour être correctement compris, cet ouvrage doit être entendu comme le dernier cri de son auteur. Entre-temps, moins d’un an après le coup d’état ayant porté au pouvoir le général Chŏn Duhwan, et alors que le bouddhisme coréen demeure profondément traumatisé par les conséquences des descentes de police effectuées sur les monastères à l’automne précédent, Sŏngch’ŏl est nommé patriarche suprême de l’ordre Chogye, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort en 1993.

21 Pendant toutes les années de sa vie publique, Sŏngch’ŏl ne quittera pratiquement jamais le monastère Haein. Il réside plus précisément à l’ermitage Paegnyŏn (du Lotus Blanc), situé plus haut dans la montagne, à une distance d’un peu moins d’un kilomètre de l’enceinte principale du site. Lorsque Pak Chŏnghŭi visite Haein en 1978, Sŏngch’ŏl ne daigne pas descendre de son perchoir pour aller l’accueillir. En 1984, il refuse de se rendre à Séoul pour rencontrer Jean-Paul II qui avait exprimé le désir de faire sa connaissance. L’aspiration constante de Sŏngch’ŏl à la solitude, son langage tenant de l’idiolecte, ses tendances excentriques et misanthropiques prononcées, ainsi que la férocité de son caractère refusant tout compromis lui vaudront le surnom de Tigre des monts Kaya36, du nom du massif montagneux au sein duquel se trouve le monastère Haein.

22 Lorsque Sŏngch’ŏl meurt en 1993, la Corée du Sud toute entière s’arrête pour célébrer ses obsèques. Pendant quarante-huit heures, l’événement accapare complètement l’attention des médias. Entre le moment de sa mort et le quarante-neuvième jour y faisant suite, plus de deux millions de visiteurs se présenteront au monastère Haein,

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soit pour honorer sa dépouille ou assister à ses funérailles, soit pour pouvoir jeter un coup d’œil aux reliques de ses cendres. Celles-ci seront ensuite déposées dans un magnifique stūpa érigé au milieu d’une esplanade, le tout construit en marbre importé de l’Inde et situé bien en vue à l’entrée du monastère Haein. Si Sŏngch’ŏl a été perçu par les masses comme un grand réformateur du bouddhisme coréen, de la dimension de Huineng ou du Buddha S´akyamuni, il est aussi entré dans l’histoire comme un personnage fortement controversé par nombre de bonzes et d’universitaires.

23 L’œuvre doctrinale de Sŏngch’ŏl se compose de deux parties principales, respectivement intitulées: Recueil des propos sur le Dharma du Vénérable Sŏngch’ŏl et La Collection des anciens miroirs de l’école Sŏn. Tel que son nom l’indique, la première, qui compte onze volumes, est un recueil de tous les enseignements de l’auteur; elle se subdivise en deux autres: celle des ouvrages qu’il a rédigés avec l’aide de ses disciples – au nombre de sept – puis celle de ceux entièrement rédigés de sa main, de loin la plus importante, qui en compte quatre. Ces ouvrages sont, dans l’ordre: La Traduction annotée du manuscrit de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade (1987); La Voie correcte du Sŏn (1981), Magnificence de l’origine (1982) et La Lignée de transmission du Dharma au sein du bouddhisme coréeen (1976). Il est remarquable que la traduction du Sūtra de l’Estrade occupe la première place, en dépit de l’année de sa publication. La seconde partie de l’œuvre de Sŏngch’ŏl se compose de la traduction – du chinois classique en coréen – de trente-sept ouvrages dont l’auteur juge la connaissance indispensable à la pratique de la méditation37; une introduction présente chaque volume. Il s’agit donc, d’abord et avant tout, d’une œuvre de traduction. Il va sans dire que ces deux grandes parties de l’œuvre de Sŏngch’ŏl forment un tout fortement cohérent où tous les éléments se renvoient les uns aux autres dans un but précis: démontrer que Chinul s’est trompé et que l’heure de rétablir la véritable orthodoxie de l’école méditative a sonné.

24 Quelle est donc cette orthodoxie? En réalité, par delà sa complexité, l’enseignement de Sŏngch’ŏl peut être ramené à quelques éléments simples: le bouddhisme est la religion de l’Éveil; on peut l’atteindre en méditant la phrase ou le mot clef (hwadu) de ces énigmes insolubles pour la raison que sont les kōans38; l’Éveil est atteint non pas progressivement mais subitement; la pratique de celui qui a véritablement atteint l’Éveil équivaut à celle d’un Buddha vivant, tout retour en arrière est impossible. Chinul – tout en ayant lui aussi reconnu à la fin de sa vie la supériorité de cette position qualifiée de «subito-subitiste39» – a cependant continué à accepter tout autant la possibilité d’une expérience dite «subito-gradualiste40»: un Éveil devant être suivi pendant fort longtemps, sinon indéfiniment, d’une pratique progressive. C’est précisément la recherche d’un équilibre entre ces deux paradigmes, servant à définir l’Éveil, que dénonce Sŏngch’ŏl; il accuse Chinul de faire un compromis, qui ne peut mener nulle part, entre l’enseignement des écoles scolastiques, subito-gradualiste, et celui des écoles méditatives, subito-subitiste. Ce faisant, Sŏngch’ŏl se pose comme le seul véritable maître de méditation capable de rétablir l’orthodoxie perdue depuis huit cents ans; il en tient pour preuve ultime la version la plus ancienne de l’enseignement du VIe Patriarche.

25 En réalité, cette querelle doctrinale est dans sa majeure partie tout au moins une réédition coréenne d’un vieux conflit entre les écoles scolastique et méditative de Chine dont la source lointaine remonte aux origines du bouddhisme dans l’antiquité indienne. L’étude de la tension historique entre ces deux conceptions opposées de l’Éveil déborde la visée de cet article. Examinons donc deux points relatifs à

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l’enseignement de Sŏngch’ŏl dans le contexte coréen: la validité de l’accusation qu’il formule contre Chinul; l’usage qu’il fait de la plus ancienne version du Sūtra de l’Estrade.

26 Une étude attentive de l’œuvre de Sŏngch’ŏl révèle qu’il n’a jamais cherché à comprendre Chinul en le resituant dans le contexte historique qui lui est propre. La tâche de ce dernier consistait, au XIIe siècle, à réconcilier les écoles scolastique et méditative qui ne cessaient de s’entre-déchirer au sein du royaume de Koryŏ, en dépit des tentatives successives menées par le pouvoir royal pour les pacifier et les unifier. De cela, Sŏngch’ŏl n’a cure. Tout se passe comme si, plutôt que de s’intéresser vraiment à Chinul, il s’en servait comme d’un adversaire dont l’attaque constante fondait sa raison d’être et justifiait l’exposé toujours plus précis de sa doctrine.

27 Quant à la version de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade, la méthode historico-critique permet effectivement de conclure qu’elle est la plus ancienne connue à ce jour; mais ladite méthode ne permet pas pour autant d’affirmer que cette version véhicule une doctrine de l’Éveil strictement subitiste, au détriment de tout gradualisme, et que son auteur serait le VIe Patriarche en personne. En réalité, on ne sait pratiquement rien du dénommé Huineng et les meilleures exégèses de la version de Dunhuang révèlent un processus de composition complexe faisant intervenir non pas une seule mais plusieurs couches rédactionnelles, rattachées à plusieurs époques et représentant diverses tendances doctrinales41. En outre, de nombreux autres documents de Dunhuang révèlent qu’une opposition trop stricte du subitisme et du gradualisme tient plus de la caricature que de la réalité de ce qui se passait alors en Chine sous la dynastie des Tang (618-907). On peut ajouter que le mauvais état du manuscrit de Dunhuang rend fortement aléatoire l’interprétation exacte de certains passages. Tout cela permet de comprendre que Chinul, bien qu’il ait accordé au moins autant d’importance au Sūtra de l’Estrade que son détracteur du XXe siècle, au point d’en faire l’un des trois piliers de sa pensée, en ait tiré des conclusions fort différentes (Chŏng, 2007: 81-83). Mais ces apports de la méthode historico-critique n’ont jamais vraiment intéressé Sŏngch’ŏl.

28 Jusqu’au bout, Sŏngch’ŏl a tenu à voir dans la version de Dunhuang, non seulement les ipsissima verba du grand Huineng, mais encore les paroles du Buddha S´akyamuni en personne. C’est fort de cette certitude qu’il proclame de plus en plus, à temps et à contretemps, le message qui se résume ainsi: «Chinul et ses adeptes se sont trompés! C’est moi qui ai raison! Si vous n’en êtes pas parfaitement convaincus, vous n’avez qu’à lire la version de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade». Sachant que Sŏngch’ŏl est d’abord et avant tout un autodidacte qui n’a jamais été formé aux exigences de la méthode historico-critique, on aurait tort de trop lui tenir rigueur de ces excès. Les nombreux universitaires coréens spécialisés dans l’étude de la doctrine de Chinul n’ont cependant pas pris cette accusation à la légère. C’est la raison pour laquelle ils ont fondé, dès 1988, le Pojo Sasang Yŏnguwŏn, un institut de recherche très dynamique qui publie une excellente revue universitaire sur la pensée de Chinul. Les partisans de Sŏngch’ŏl ont répliqué en fondant un centre de recherche sur la doctrine de leur propre maître.

29 Un passage précis de la version de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade, citant les paroles d’une stance qui aurait été formulée par Huineng, permet de penser que Sŏngch’ŏl a fini par s’identifier complètement au VIe Patriarche: «Ne transmettez que l’enseignement subitiste; allez dans le monde détruire les doctrines erronées»42. Ce faisant, Sŏngch’ŏl ne tient pas compte d’autres passages qui parlent du gradualisme sur un mode inclusif, tel par exemple: «Depuis les temps anciens, le subitisme et le gradualisme de la doctrine que je vous propose font tous deux du “sans-penser” leur

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point cardinal»43. En affirmant que les deux sinogrammes correspondant au subitisme et au gradualisme seraient erronés, il traduit par: «Depuis les temps anciens, dans son entier la doctrine que je vous propose fait du “sans-penser” son point cardinal»44. Bien que cette option puisse mériter considération, il est significatif que l’ensemble des autres traducteurs coréens de la version de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade aient choisi de l’ignorer.

30 À ce jour, il s’est vendu quelque vingt-cinq mille exemplaires de La Traduction annotée du manuscrit de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade, ce qui est beaucoup dans le monde de l’édition bouddhiste, d’autant plus que l’ouvrage continue à se vendre. Qu’on soit d’accord avec son auteur ou non, il faut reconnaître qu’un puissant souffle la traverse tout entière et que, même si elle ne tient pas compte des conclusions de la méthode historico-critique, elle fait preuve d’une cohérence interne qui lui confère une grande puissance de fascination. Si on en juge au fait que la simple déclaration d’un intérêt personnel pour le Sūtra de l’Estrade suscite souvent la question: «Quelle version lisez- vous?», on ne peut douter que la traduction de Sŏngch’ŏl ait eu un réel impact sur l’ensemble du bouddhisme coréen.

31 Avant 1987 d’une façon générale, le bouddhisme de Corée du Sud n’attachait pas d’importance spéciale à la version de Dunhuang, d’autant plus qu’on estimait connaître suffisamment Huineng et son enseignement grâce aux autres versions du Sūtra de l’Estrade, tout particulièrement le manuscrit de Deyi45. En faisant de La Traduction annotée du manuscrit de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade le couronnement de toute sa vie et son œuvre, le patriarche suprême de l’ordre Chogye a complètement bouleversé cette situation. À tel point qu’il n’est pas exagéré de voir dans cette traduction l’équivalent d’une ligne de partage des eaux dans l’histoire du bouddhisme coréen: entre les partisans d’un strict retour aux fondements de la tradition méditation extrême- orientale – tels qu’ils seraient consignées dans ce manuscrit – et les défenseurs de la nécessité de se tourner radicalement vers l’avenir. C’est la raison pour laquelle on assiste, après 1987, à l’apparition de nouvelles traductions de la version de Dunhuang et à un regain d’intérêt pour la figure du VIe Patriarche.

Essai de classification des traductions

32 Outre la publication de plusieurs études générales sur Huineng et le Sūtra de l’Estrade, cinq traductions sérieuses du manuscrit de Dunhuang ont été publiées après celle de Sŏngch’ŏl. Il faut cependant attendre 1992 pour voir apparaître la première; et encore, celle-ci n’est que la traduction en coréen de l’édition critique de Yampolsky qui, soit dit en passant, a manifestement influencé toutes les autres bien que n’étant jamais citée. Entre temps, on peut signaler la publication, dès 1988, d’une excellente bande dessinée illustrant le Sūtra de l’Estrade, mais sans référence particulière au manuscrit de Dunhuang. La parution des quatre autres traductions de celui-ci s’est effectuée au cours des dernières années: trois en 2003 et une en 2008; elles sont toutes accompagnées de commentaires et de notes. Ce long délai s’explique par le temps requis pour mesurer l’impact de la traduction de Sŏngch’ŏl et réaliser la nécessité d’y répondre, ainsi que celui nécessaire pour bien traduire. Signalons encore la publication, en 2007, d’une étude très fouillée, exclusivement consacrée à la version de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade. Les quatre traductions coréennes peuvent être classées en trois types distincts.

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33 Le premier correspond à la méthode historico-critique. Son représentant est Chŏng Sŏngbon, un bonze enseignant le bouddhisme à l’université Tongguk; formé au Japon, il passe pour le meilleur spécialiste de la tradition méditative coréenne. Ce dernier ne cache en rien son aversion pour le subitisme et sa préférence pour l’approche gradualiste de l’Éveil. Il n’épargne aucun effort pour démythifier tant le manuscrit de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade que la figure du VI e Patriarche. Ses critiques, dont les adeptes de Sŏngch’ŏl, lui reprochent de n’être qu’un intellectuel qui n’a jamais vraiment pratiqué la méditation et qui, en conséquence, n’y comprend strictement rien. Il est vrai que les commentaires de Chŏng Sŏngbon fournissent une quantité d’informations telle qu’elle finit par noyer complètement le lecteur.

34 Le deuxième type correspond à la traduction de Maître Ch’ŏnghwa (1914-2003), un bonze spécialiste de la méditation dans l’esprit de l’école de la Terre Pure. Tout en ressemblant étrangement dans son ensemble à celle de Sŏngch’ŏl, la traduction de Ch’ŏnghwa s’en distingue néanmoins clairement sur deux points précis: il reconnaît tout autant le subitisme que le gradualisme; il rejette la pratique des kōans – fer de lance de l’approche «sŏngch’ŏllienne» – au profit de celle de la commémoration de Buddha dans la ligne de l’amidisme. Mais quoiqu’en dise Sŏngch’ŏl, il n’est jamais question de kōans dans le manuscrit de Dunhuang; pas plus d’ailleurs que de commémoration de Buddha, sinon pour la dénoncer. Il est clair que Ch’ŏnghwa, contemporain et rival de Sŏngch’ŏl, a repris à son profit l’inspiration de ce dernier, afin de mettre lui aussi son enseignement sous l’autorité du VIe Patriarche.

35 Le troisième type de traduction a été produit par Kim Yunsu et Chŏn Chongsik, deux laïcs, ni professeurs d’université ni spécialistes de la méditation, cherchant tout simplement à mettre le bouddhisme en pratique au cœur de la cité. Ni l’un ni l’autre ne paraît indûment attaché au subitisme. Dans un contexte tel qu’un nombre croissant de laïcs cherchent à s’affirmer et à s’organiser afin de s’affranchir de l’autorité de l’ordre Chogye, ces traductions sont d’autant plus significatives qu’elles remettent en cause le monopole de l’interprétation de l’enseignement du VIe Patriarche exercé par le monde monastique.

36 Aucun des commentaires accompagnant ces trois traductions ne fait explicitement référence à la traduction de Sŏngch’ŏl, bien qu’ils y répondent manifestement tous. La raison en est que ce dernier, bien que hautement controversé, demeure profondément respecté par l’ensemble du bouddhisme coréen. Tout se passe néanmoins comme si, après le ton absolu d’une traduction annotée qui a cherché à s’imposer comme définitive en 1987, un concert à plusieurs voix s’était amorcé.

La fin de la tour de Babel

37 Si la traduction du manuscrit de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade publiée par Sŏngch’ŏl en 1987 se voulait d’abord, à l’instar de toute son œuvre, le couronnement d’une vie toute entière consacrée à la réforme du bouddhisme coréen, elle n’en a pas moins été perçue par beaucoup comme la récupération de l’autorité du VIe Patriarche Huineng au profit d’une tentative de prise de pouvoir et d’hégémonie par le monastère Haein. La rhétorique de l’immédiateté de l’Éveil mise en avant par Sŏngch’ŏl, quoi qu’il puisse paraître, ne transcende pas complètement les vicissitudes de l’histoire. Autrement dit, Sŏngch’ŏl n’est pas du tout un météore apparu soudainement au sein du bouddhisme coréen; au contraire, son avènement s’inscrit dans des coordonnées précises. Bien que

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personne n’ose l’affirmer clairement en Corée du Sud, l’opposition entre subitisme et gradualisme qui traverse toute la pensée «sŏngch’ŏllienne» – avec une telle intransigeance qu’elle a divisé le bouddhisme du pays – évoque l’antagonisme politique qui a servi à justifier depuis soixante ans la division de la péninsule du Matin Calme et qui n’est qu’une actualisation régionale des conséquences de la guerre froide. Ce n’est pas un hasard si la durée de la vie publique de Sŏngch’ŏl correspond pratiquement à celle de la dictature militaire sud-coréenne; il est d’ailleurs remarquable que ce dernier arrête ni plus ni moins ses activités alors que celle-ci prend fin en 1988, tout en gardant néanmoins ses titres de maître de méditation du monastère Haein et patriarche suprême de l’ordre Chogye.

38 Si Sŏngch’ŏl continue à fasciner les masses, c’est parce que sa vie permet de penser qu’un autre monde, le Nirvāna,̣ est possible au-delà de celui de l’océan des douleurs, le saṃsāra, qui constitue le lot du commun des mortels. Au cœur d’un monde complexe, déchiré par les luttes pour la survie et le pouvoir, Sŏngch’ŏl se manifeste comme la figure de l’incorruptible Éveillé proposant un message de salut clair et simple, résumé dans le manuscrit de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade. Son existence érémitique dans les hauteurs des monts Kaya, à la limite de l’inaccessible, a fait de lui un être à part sur lequel chacun est libre de projeter le meilleur de ses attentes et espérances. Les médias se sont d’autant plus intéressés à Sŏngch’ŏl qu’il les abhorrait et que certains membres de son entourage ont discrètement veillé à une soigneuse mise en scène de toute son existence. À l’instar des tigres disparus de la péninsule depuis la guerre de Corée, le Tigre des monts Kaya a fini par devenir une créature mythique.

39 Et pourtant, Sŏngch’ŏl a été d’autant plus près du pouvoir politique qu’il s’en est tenu éloigné. La constance de son silence sous la dictature, alors même qu’il était patriarche suprême de l’ordre Chogye, ne peut qu’interroger; a fortiori quand on sait que nombreux sont les bonzes qui ont fini par en devenir les victimes. Alors que Chŏn Duhwan faisait effectuer des descentes de police sur tout le monachisme, en 1980, Sŏngch’ŏl s’apprêtait à publier ses principales œuvres sur la pratique de la méditation en vue d’obtenir l’Éveil. Plus troublant encore est le fait qu’il ait laissé sans mot dire, de 1986 à 1990, le «bonze-gangster» Sŏ Ŭihyŏn régner en roi et maître à la tête de l’administration de l’ordre Chogye; à tel point que l’expulsion de ce dernier du quartier général de l’ordre, au centre ville de Séoul, aura nécessité l’intervention armée – et entièrement médiatisée – d’une partie du saṅgha. On sait que Sŏngch’ŏl avait interdit l’entretien des bâtiments de l’ermitage du Lotus Blanc; de telle sorte que peu de temps avant sa mort, en 1993, l’un d’eux dont la poutre maîtresse avait fini par pourrir s’est effondré. On peut y voir le symbole de la fin d’un monde.

40 En dépit de l’amorce d’une renaissance à partir de 1953 et de la réforme lancée par Sŏngch’ŏl, le bouddhisme coréen continue à souffrir du discrédit causé par les diverses raisons historiques évoquées dans cet article. L’important soutien financier qui lui a été octroyé par les gouvernements qui se sont succédés depuis cette époque ne supprime en rien les défis auxquels il doit faire face: effectifs stagnants et implantation sociale marginale par rapport au christianisme46; faible pouvoir d’attraction sur la jeunesse beaucoup plus facilement attirée par les nouveaux mouvements religieux apparentés au New Age47; diminution vritique du nombre de jeunes gens choisissant la vie monastique. Cette situation est source d’une réelle inquiétude quant à l’avenir du bouddhisme coréen. Afin d’y faire face, il y a quelques années, l’ordre Chogye a fait passer l’âge limite de l’admission des nouvelles recrues de quarante à cinquante ans. Le

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sentiment de crise qui frappe l’ordre Chogye a été aggravé par la nomination à la présidence, en février 2008, de I Myongbak, un évangéliste militant dont l’administration n’a rien fait bien au contraire pour cacher sa profonde aversion à l’égard des bouddhistes. La situation est tendue au point que l’esplanade du quartier général de l’ordre Chogye a été recouverte de lanternes en papier de couleurs variées sur lesquelles le tout venant peut lire les lettres O, U, T (Senécal, 2007: 54).

41 C’est sur ce fond de tableau que sont publiées depuis 1992 des traductions de la version de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade autres que celle de Sŏngch’ŏl. Elles témoignent de l’existence au sein du bouddhisme coréen d’un puissant mouvement de rejet de la tour de Babel édifiée par ce dernier sous la dictature (Senécal, 2008: 53). L’avenir dira si la quête d’une approche dialogique de la vérité, dont ce mouvement paraît être le reflet – en conformité avec l’esprit de la démocratie mise en place en 1988 –, permettra ou non au bouddhisme sud-coréen de sortir de l’impasse dans laquelle il se trouve aujourd’hui et d’aller au bout du renouveau amorcé au début des années soixante.

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NOTES

1. L’oasis de Dunhuang constitue l’une des principales étapes traditionnelles de la route de la soie et se trouve située à l’extrémité est du désert de Gobi. Au début du siècle, des dizaines de milliers de manuscrits datés du IVe au Xe siècle y ont été retrouvés dont la découverte est d’une importance historique comparable à celle des manuscrits de la mer Morte. La version de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade est le manuscrit Stein 5475; elle correspond au volume 2007 du tome 48 de l’Édition Taishō du canon bouddhique sino-japonais; c’est la copie, réalisée entre 830 et 860, d’un manuscrit plus ancien. Il en existe trois traductions en français; leurs coordonnées se trouvent en bibliographie. 2. Nom signifiant «celui qui a complètement réalisé sa nature (de Buddha)». Cet article utilise le système McCune-Reischauer pour la romanisation des termes coréens (ŏ se prononce comme l’«a» de l’anglais «what»; «ch» comme le «tch» de Tchad; l’apostrophe marque, suivant les cas, l’aspiration du son qui la précède ou la coupure syllabique; ŭ est un son produit par le fond de la gorge, à mi-chemin entre le «e» et le «eu» français; «u» se prononce «ou», «oe», «wè» et «j», «dj»). 3. «Chogye» est un surnom donné au VIe Patriarche Huineng en raison du nom de la montagne de la province chinoise de Guandong où se trouve le monastère du même nom où il a longtemps résidé. 4. École qui comprend les courants «Chan» chinois, «Thiê ‘n» vietnamien, «Zen» japonais et «Sŏn» coréen (ces quatre noms sont tous des translittérations du sanskrit dhyāna, signifiant «méditation», et dont la dernière syllabe est tombée), chacun de ces courants étant lui-même subdivisé en plusieurs autres. 5. Cette recherche n’entend cependant pas, pour autant, réduire ledit phénomène aux données fournies par les sciences sociales. 6. Koguryŏ (?-668), Paekche (?-664) et Silla (?-935). 7. Il s’agit d’une doctrine extrêmement intolérante qui persécutera non seulement les bouddhistes mais encore les chamanes et, au XIXe siècle, les chrétiens. 8. Étude des textes ou kyo. 9. Appelée sŏn. 10. Plus de 75% de la surface de la péninsule coréenne sont couverts de montagnes. 11. Dans la Corée du Sud contemporaine, la répartition géographique des temples et monastères demeure toujours dominée par les conséquences de cette politique. 12. La transmission de maître à disciple de l’enseignement bouddhique prétend remonter jusqu’au Buddha Śākyamuni en personne; son intégrité est essentielle au maintien de l’identité des écoles méditatives. 13. Avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, et sans avoir consulté les Coréens, les États-Unis et l’URSS s’étaient mis d’accord pour partager la péninsule au niveau du 38e parallèle.

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14. Auquel a succédé le culte de son fils Kim Jŏngil, actuel président de la Corée du Nord, qui – au moment où ces lignes sont écrites – n’est plus apparu en public depuis août 2008, époque à laquelle il aurait été frappé d’un accident vasculaire cérébral. 15. Son épouse était une bouddhiste convaincue. 16. 22,8% selon les résultats du recensement de 2005. 17. Langue rattachée à la famille ouralo-altaïque et dont la structure est apparentée, en Europe, au basque, au finlandais et au hongrois, ou bien, en Asie, au japonais et au mongol. Notons cependant que plus de 70% des mots de la langue coréenne courante sont d’origine chinoise; cette proportion augmente jusqu’à 90% dans la langue spécialisée. Tandis que la Corée du Nord a supprimé l’apprentissage des caractères chinois, la Corée du Sud maintient l’étude de quelque mille sinogrammes à l’école secondaire. 18. Il s’agit plus précisément du Koryŏ Taejangyŏng, la version de ce canon qui a été gravée, entre 1073 et 1090, des deux côtés de 81258 plaques de bois pesant chacune 3,5 kg; elle est entreposée au monastère Haein, dans le Kyŏngsang du Nord et fait partie du patrimoine culturel de l’humanité. C’est cette version qui a servi de base à la composition de l’Édition Taishō du canon bouddhique sino-japonais. 19. Tongguk Yŏkkyŏngwŏn. 20. Ces ouvrages ont été mis sur le marché au fur et à mesure de leur achèvement. 21. http://www.tripitaka.or.kr 22. Le han’gŭl n’a été créé qu’au XVe siècle par le roi Sejong (1418-1450). Avant sa promulgation par un édit royal, les Coréens utilisaient différentes adaptations du système d’écriture chinois. L’adoption du han’gŭl a été fort lente, à tel point que les lettrés ont continué à se servir des sinogrammes pendant toute l’époque Chosŏn et même sous la colonisation japonaise. 23. Ces erreurs sont à l’origine de la plus ou moins bonne réputation assez vite acquise par cette traduction et expliquent en partie le relatif succès de sa commercialisation. 24. La première traduction complète du Nouveau Testament est parue en 1900 et celle de la Bible en 1910. 25. Pour le comprendre, on peut songer au cas de la Bible qui, quoique beaucoup moins volumineuse, demeure un ouvrage difficile à aborder et qui n’est que rarement lue en entier, y compris par les fidèles et les spécialistes. 26. Pulgyo Chŏndo Hyŏphoe. 27. Pulgyo Sŏngjŏn, signifiant littéralement «ouvrage sacré bouddhique». Le mot sŏngjŏn est également employé pour nommer la Bible. 28. Vingt-huit mille soldats américains demeurent en Corée du Sud. 29. Il existe, en plus du manuscrit de Dunhuang, au moins seize versions dont quatre font plus particulièrement autorité. 30. C’est le volume 2007 du tome 48 de l’Édition Taishō du canon bouddhique sino-japonais, correspondant au manuscrit Stein 5475. 31. Parce que le Koryŏ Taejangyŏng s’y trouve entreposé. 32. Ces retraites sont au nombre de deux par an, l’une pendant l’été et l’autre l’hiver, et durent trois mois chacune. 33. Pongamsaŭi Kyŏlsa. 34. Ab. «Prédication des Cent Soleils» dans la suite de cet article. 35. Le texte intégral en a été publié en mars 1992 sous la forme d’un volume en deux tomes totalisant sept cents pages également disponible sur disque compact. Sŏnch’ŏl s’est inspiré de semblables tentatives de synthèse réalisées au Japon. 36. Du nom de la ville indienne de Gaya à proximité de laquelle le Buddha obtint l’Éveil. 37. Ces ouvrages ne faisant pas partie du canon bouddhique mais de celui de l’école méditative, ils nécessitent une traduction à part. 38. Cette pratique s’appelle le kanhwasŏn.

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39. Tono tonsu. 40. Tono chŏmsu. 41. Chŏng, 2007: 81-83. 42. 2007, vol. 48, p.341 c 18. 43. Id. p.338 c 3. 44. I, 1987: 54 45. Tome 48, 2008. 46. Toutes confessions confondues, le christianisme représente 28% de la population sud- coréenne. L’engagement social des bouddhistes de Corée du Sud, toutes activités comprises, représente moins de 5% de celui des chrétiens. 47. À titre d’exemple, moins de deux cents étudiants, sur treize mille, fréquentent assidûment l’aumônerie de l’université Tongguk.

RÉSUMÉS

En 1987, le Vénérable Sŏngch’ŏl, Patriarche de l’ordre Chogye, de loin la plus puissante organisation monastique du bouddhisme du pays du Matin Calme, publiait la première traduction en coréen du manuscrit de Dunhuang du Sūtra de l’Estrade. Cet événement précède de peu les jeux olympiques de Séoul et la transition du pays d’une dictature militaire à un régime démocratique; il a suscité la production de plusieurs autres traductions du même manuscrit, dont les contenus vont du quasi plagiat de Sŏngch’ŏl à la complète remise en cause des options doctrinales de ce dernier. Ce phénomène s’inscrit dans un contexte formé par une constellation de données historiques, sociopolitiques, économiques, religieuses etc., dont l’étude procure un tableau multidimensionnel de l’état et de la situation dans laquelle se trouve le bouddhisme de la république de Corée du Sud, laquelle a célébré en 2008 le soixantième anniversaire de sa fondation.

In 1987, the Venerable Sŏngch’ŏl, Patriarch of the Chogye Order, by far the most powerful monastic organization of South Korean Buddhism, published the first Korean translation of the Dunhuang manuscript of the Platform Sūtra. This event shortly preceded the Seoul Olympic Games and the transition of the country from a dictatorship to a democratic regime; it has caused the production of several other translations of the same manuscript, the content of which varies from the quasi-plagiarism of Sŏngch’ŏl to the complete challenging of his doctrinal options. This phenomenon is part of a context formed by a constellation of historical, socio-political, economic, religious data etc, the study of which provides a multidimensional picture of the state of Korean Buddhism and the situation it is in as the republic of South Korea has just celebrated, in 2008, the sixtieth anniversary of its foundation.

En 1987, el Venerable Sŏngch’ŏl, patiarca de la orden Chogya, ciertamente la más potente organización monástica del budismo del país de la Mañana Calma, publicaba la primera traducción en coreano del manuscrito de Dunhuang del Sūtra del Estrado. Este acontecimiento, que precedió por poco tiempo a los Juegos Olímpicos de Seul y a la transición del país de una dictadura militar a un régimen democrático; suscitó la producción de muchas otras traducciones del mismo manuscrito, cuyos contenidos van desde el cuasi plagio de Sŏngch’ŏl a al cuestionamiento total de las opciones doctrinales de este último. Este fenómeno se inscribe en un

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un contexto formado por una constelación de datos históricos, sociopolíticos, económicos, religiosos, etc.; este estudio intenta trazar un cuadro multidimencional del estado de la situación en el que se encuentra el budismo de la república de Corea del Sur, que celebró, en 2008, el 60o aniversario de su fundación. (trad. Véronica Giménez Béliveau)

INDEX

Palabras claves : budismo, Corea, Sûtra del Estrado, traducción, versión de Dunhuang Keywords : Buddhism, Dunhuang manuscript, Korea, Platform Sutra, translation Mots-clés : bouddhisme, Corée, Sūtra de l’Estrade, traduction, version de Dunhuang

AUTEUR

BERNARD SENÉCAL

Université Sogang, Département des religions – Séoul, [email protected]

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