Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses Résumé des conférences et travaux

117 | 2010 2008-2009

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/asr/757 DOI : 10.4000/asr.757 ISSN : 1969-6329

Éditeur Publications de l’École Pratique des Hautes Études

Édition imprimée Date de publication : 1 octobre 2010 ISBN : 978-2-909036-37-3 ISSN : 0183-7478

Référence électronique Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 117 | 2010, « 2008-2009 » [En ligne], mis en ligne le 04 janvier 2011, consulté le 06 juillet 2021. URL : https:// journals.openedition.org/asr/757 ; DOI : https://doi.org/10.4000/asr.757

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SOMMAIRE

Vie de la Section en 2008-2009

Jean Yoyotte (1927-2009) par Christiane Zivie-Coche

Liste des thèses de doctorat soutenues en 2008-2009 (Par ordre alphabétique des noms des docteurs)

Liste des diplômes EPHE soutenus en 2008-2009 (Par ordre alphabétique des noms des diplômés)

Ethnologie religieuse Afrique, Amérique, Europe, Océanie

Les religions de l’Amérique précolombienne Danièle Dehouve

Les religions de l’Amérique précolombienne Le symbolique et le sacré. Théories de la religion Camille Tarot

Les religions de l’Amérique précolombienne Les manuscrits pictographiques mexicains à contenu religieux Anne-Marie Vié-Wohrer

Religions d’Océanie André Iteanu

Religions de l’Afrique Noire (ethnologie) Odile Journet-Diallo

Religions de l’Asie septentrionale et de l’Arctique Charles Stépanoff

Religion populaire des Slaves de l’Europe orientale Ludwik Stomma

Courants religieux du monde russe et russisé (XVIIIe-XXIe s.) Jean-Luc Lambert

Religions d'Asie

Religions de l’Asie du Sud-Est Pascal Bourdeaux

Histoire du taoïsme et des religions chinoises Le Livre de la Grande paix et son corpus : Histoire et structure littéraires, idéologie Grégoire Espesset

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Religions et traditions populaires du Japon Alain Rocher

Bouddhisme japonais Jean-Noël Robert

Bouddhisme japonais Bouddhisme et civilisation japonaise François Lachaud

Religions de l’Inde : védisme et hindouisme classique Textes sanskrits indiens et inscriptions du Cambodge Dominic Goodall

Religions de l’Inde : védisme et hindouisme classique Archéologie religieuse de l’Inde : monuments, textes, images Charlotte Schmid

Religions de l’Inde : védisme et hindhouisme classique Histoire des conceptions de l’image religieuse dans l’Inde ancienne Gérard Colas

Judaïsme

Histoire du judaïsme à l’époque hellénistique et romaine La des Septante Cécile Dogniez

Pensée juive médiévale Introduction à la philosophie juive contemporaine Sophie Nordmann

Polythéismes antiques

Religion de l’Égypte ancienne Christiane Zivie-Coche

Religion de l’Égypte ancienne Une introduction à la magie dans la religion de l’égypte antique Robert K. Ritner

Religion de l’égypte ancienne Introduction et initiation à l’écriture ptolémaïque et lecture de textes Emmanuel Jambon

Religions du monde iranien ancien Frantz Grenet

Religions du monde syro-mésopotamien Maria Grazia Masetti-Rouault

Religions du monde syro-mésopotamien Aspects de la religion et du culte à l’époque impériale hittite Clelia Mora

Religions de et du monde romain Nicole Belayche

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Religions de Rome et du monde romain Les représentations des personnifications de concepts abstraits sur les monnaies impériales romaines Barbara Lichocka

Islam

Exégèse et théologie de l’islam shi’ite Mohammad Ali Amir-Moezzi

Exégèse et théologie de l’islam shi’ite Introduction aux doctrines ésotériques de l’islam Orkhan Mir-Kasimov

Histoire et anthropologie du droit musulman Mohammed Hocine Benkheira

Histoire et anthropologie du droit musulman Aḥmad Ibn Ḥanbal (m. 241 / 855), de la Tradition au droit légal Lahcen Daaif

Christianisme et ses marges

Origines du christianisme Simon C. Mimouni

Origines du christianisme Figure des apôtres dans le premier christianisme Régis Burnet

Gnose et manichéisme Jean-Daniel Dubois

Patristique grecque et histoire des dogmes Marie-Odile Boulnois

Histoire et doctrines du christianisme (Antiquité tardive) Martine Dulaey

Histoire et doctrines du christianisme latin (Antiquité tardive) Histoire et historiographie du christianisme tardoantique Michel-Yves Perrin

Christianismes orientaux Histoire et traditions des christianismes orientaux Florence Jullien

Histoire des chrétiens d’Orient (XVIe-XXe s.) Bernard Heyberger

Histoire des chrétiens d’Orient (XVIe-XXe s.) Le monachisme oriental. Liban-Syrie (XVIIe-XIXe s.) Sabine Mohasseb Saliba

Archéologie religieuse du monde byzantin et arts chrétiens d’Orient Catherine Jolivet-Lévy

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Christianisme byzantin Trésors inconnus de la littérature byzantine des IXe-Xe siècles Peter Van Deun

Christianisme byzantin La vie religieuse sous les Paléologues Marie-Hélène Congourdeau

Christianisme orthodoxe Vassa Kontouma-Conticello

Histoire des théologies chrétiennes dans l’Occident médiéval Alain de Libera

Romanité chrétienne et sources du droit moderne Laurent Mayali

Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen Âge Olivier Boulnois

Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen Âge Philologie et histoire de la pensée médiévale : autour d’Hugues de Saint-Victor Dominique Poirel

Histoire des idées religieuses et scientifiques dans l’Europe moderne Jean-Robert Armogathe

Histoire des idées religieuses et scientifiques dans l’Europe moderne Les critiques sceptiques de Descartes à la fin du XVIIe siècle José Raimundo Maia Neto

Histoire des idées religieuses et scientifiques dans l’Europe moderne Episcopatus : politique, rhétorique et théologie d’une fonction ecclésiastique (XVIe- XVIIe siècles). Suite et fin Frédéric Gabriel

Protestantismes et culture dans l’Europe moderne (XVIe- XVIIIe siècles) Hubert Bost

Histoire et sociologie des protestantismes Jean-Paul Willaime

Histoire et sociologie du catholicisme contemporain Denis Pelletier

Histoire et sociologie du catholicisme contemporain Les intellectuels dans le monde russe, XIXe-XXe siècles Elena Astafieva

Arts et représentations chrétiennes (période moderne et contemporaine) Isabelle Saint-Martin

Sociologie des religions et de la laïcité Valentine Zuber

Sociologie des religions et de la laïcité Les réfugiés des temps modernes à nos jours Michel Rapoport

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Épistémologie et méthodes en sciences des religions

Historiographie et épistémologie des sciences des religions Renée Koch Piettre

Cinématographie de l’apprentissage des rites religieux Annie Comolli

Historiographie et épistémologie des sciences des religions Divination et révélation en Grèce ancienne Pierre Bonnechère

Laïcités et religions dans le monde contemporain

Le politique entre vie et mort Myriam Revault d’Allonnes

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Vie de la Section en 2008-2009 Section News

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Jean Yoyotte (1927-2009) par Christiane Zivie-Coche

1 Jean Yoyotte a disparu au seuil de l’été, le 1er juillet 2009, peu avant son 82e anniversaire. Nous le savions fatigué et affaibli, depuis un certain temps déjà ; nous le voyions diminué physiquement, mais l’esprit toujours alerte, et nul ne s’attendait à une fin si rapide.

2 Né en 1927 à Lyon, il aura été tout le long de son existence, et comme il aimait à le dire, un enfant du Ve arrondissement parisien, où il a vécu, enseigné, travaillé, même si le centre de recherches d’égyptologie de l’EPHE, dont il a fait le rayonnement, l’obligeait à traverser la Seine jusqu’à la lointaine place d’Iéna. Quant à l’Égypte, c’est tout autre chose ; il y passa ses années de « pensionnaire » à l’Institut français d’archéologie orientale du Caire, et y connut ensuite le rude climat du site de Tanis, aux marges du delta du Nil. Un profond attachement le liait à ce pays, en dépit des vicissitudes qu’il a pu y rencontrer dans la marche de son travail.

3 C’est très tôt qu’il découvrit l’Égypte, dès la classe de sixième qu’il effectua, comme toute sa scolarité, au lycée Henri IV. Mais ce ne fut pas un engouement sans lendemain. À cette période également, il noua une amitié indéfectible avec Serge Sauneron, son compagnon de classe ; amitié, complicité, qui ne furent brisées que par la mort accidentelle de son ami, alors directeur de l’IFAO, en 1976 ; une perte qu’il ressentit cruellement. C’est avec lui encore, quand ils occupèrent des postes de responsabilité, que, soucieux de l’avenir de l’égyptologie et des futurs égyptologues, il essayait de planifier les possibilités de trouver des débouchés pour les jeunes postulants.

4 À l’âge de quatorze ans, il suivait déjà les cours d’épigraphie égyptienne à l’École du Louvre, grâce à une dérogation en raison de son jeune âge. Un peu plus tard, ceux de l’EPHE, où enseignaient alors, à la Section des Sciences philologiques et historiques, Gustave Lefebvre, puis Jacques Jean Clère, et Georges Posener, spécialistes de grammaire et de philologie, d’épigraphie et d’histoire, qui lui transmirent les seuls principes sur lesquels peut se fonder une recherche digne de ce nom : le retour permanent aux sources, leur lecture et leur analyse critiques, les rapprochements éclairants susceptibles de naître de la confrontation de multiples documents. Ce sont ces leçons qui l’ont marqué et formé avec le souci de chercher le détail modeste, en apparence peut-être insignifiant, mais finalement significatif. Il eut un autre maître qui

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professait au Collège de France, Pierre Montet ; celui-ci venait de découvrir les tombes royales, inviolées, de Tanis, capitale des XXIe et XXIIe dynasties, au début du premier millénaire avant notre ère. Cette rencontre aussi fut décisive dans sa formation, aiguisant son goût de la géographie religieuse, de l’Égypte tardive, encore tellement négligée et méprisée à cette époque, domaines dans lesquels il donnera le meilleur de lui-même. Très vite, il fut amené à participer aux travaux relatifs à Tanis, avec la publication de ses premiers articles sur les obélisques et les stèles ramessides, transportés sur ce site au cours de son histoire. Après un cursus universitaire classique, il entra fort jeune, en 1948, au CNRS, comme chercheur.

5 Nommé pensionnaire de l’IFAO en 1953, il restera en Égypte jusqu’en 1956, année de l’affaire de Suez, qui conduisit à l’expulsion de tous les Français et de ressortissants d’autres nationalités. Il travailla à Deir el-Medina, la nécropole des ouvriers artistes chargés des tombes royales. Le site, exploité depuis de nombreuses années déjà par l’Institut français, demeurait une mine inépuisable de documents de tous ordres. Mais c’est sans doute, bien davantage, la connaissance de visu du delta du Nil qui forgea pour le reste de sa vie son goût pour les sites du nord de l’Égypte, longtemps si mal aimés de la majorité des égyptologues. C’est à cette époque qu’il fit avec d’autres jeunes savants, fidèles amis aussi tout au long des années, Serge Sauneron, Bernard Bothmer et quelques autres, des virées dans les tells perdus du delta. Et il faut imaginer que la moindre ballade prenait vite l’allure d’une expédition sur des routes, ou plutôt des pistes, chaotiques, dans des voitures un peu brinquebalantes. Jean Yoyotte en fit le récit dans l’article tiré d’une conférence prononcée à la Société française d’égyptologie, au titre évocateur, « Promenade à travers les sites anciens du Delta » (Bulletin de la Société française d’égyptologie, 1958), tout en mettant en exergue l’importance cruciale de cette région.

6 Retour en France, et retour au CNRS ; des années marquées par une production abondante, nettement orientée vers l’époque tardive, la géographie et la toponymie religieuses. Années où s’ouvre aussi son champ de recherche et d’intérêt vers des domaines voisins, avec son concours actif aux réunions du Groupe linguistique d’études chamito-sémitiques rassemblé autour de Marcel Cohen. C’est également le temps où il s’implique dans des œuvres collectives destinées à un public cultivé, mais non professionnel. En s’associant au Dictionnaire de la civilisation égyptienne (1959) avec Serge Sauneron, sous la direction de Georges Posener, il a pris part à un volume accessible, mais de grande tenue scientifique, qui n’a cessé d’être réédité au fil des décennies. S’il assure le secrétariat de la collection Sources orientales de 1958 à 1966 et noue des liens avec de nombreux collègues de disciplines proches ou plus lointaines, il est aussi, dans cette série, l’auteur, seul ou en collaboration, de contributions qui feront date et sont toujours citées comme articles de référence : « La naissance du monde selon l’Égypte ancienne » (avec S. Sauneron), « Les pèlerinages dans l’Égypte ancienne », « Les jugement des morts dans l’Égypte ancienne » (Sources orientales I, III et IV, 1959-1961). De même, sa participation à l’Encyclopédie de la Pléiade, dans les volumes I de l’Histoire Universelle et de l’Histoire de l’Art en 1959 et 1961, amène des réflexions nouvelles dans l’un et l’autre domaine. C’est plus tard, en 1969, qu’il rédigera l’article « La pensée préphilosophique en Égypte » pour l’Histoire de la philosophie de la même collection. Ce goût de la diffusion de haut niveau ne le quittera jamais, comme en témoignent ultérieurement Les Pharaons (1988, avec P. Vernus) et Bestiaire des pharaons (2005, avec P. Vernus).

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7 En 1964, il est élu directeur d’études à la chaire « Religion de l’Égypte ancienne », Section des sciences religieuses, à la mort de Jean Sainte-Fare Garnot. Il assumera cette charge jusqu’en 1991, pendant près de trente ans, attirant les étudiants désireux de se spécialiser en égyptologie et aussi un nombre de plus en plus important d’amateurs sérieux dont certains entreprirent, auprès de lui et grâce à lui, des recherches de grande qualité. En 1992, sa notoriété intellectuelle le fait accéder à la chaire d’égyptologie du Collège de France où il enseignera jusqu’en 1997, dans la lignée de ses recherches menées aux Hautes Études, comme il l’annonçait dans sa brillante et limpide leçon inaugurale.

8 C’est au sein de l’EPHE, sa « mère » écrivit-il, qu’il donna, incontestablement, sur la longue durée, toute la mesure de son talent, de son savoir immense, de son rayonnement, de ses qualités de communication. C’est là aussi que, dans une atmosphère de grande liberté, il fut le plus heureux, se vouant à ce qui fut la cause de sa vie, la connaissance intime de l’Égypte. Aucun de ceux qui ont suivi ses cours n’ont oublié combien il était parfois ardu, et pourtant enthousiasmant de les suivre, quand on était encore néophyte, alors qu’il ne se laissait jamais aller à la simplification facile. Mais on en ressortait avec le sentiment d’être mieux armé pour aborder un sujet égyptologique, et de mieux comprendre et mesurer la patiente démarche qu’il faudrait, à son tour, tenter de conduire. Ce n’est pas seulement dans ses séminaires, au demeurant, qu’il partageait son savoir, et nul n’a oublié non plus, parmi ceux dont il dirigeait ou supervisait les travaux, les longues heures de discussions passées dans les cafés du voisinage de la Sorbonne, tout particulièrement le café-tabac de la place Marcelin Berthelot, ou les samedis après-midi au Centre Golenischeff, alors installé dans l’annexe du Musée Guimet. Ayant acquis une immense érudition, une connaissance des textes imparable, et gratifié d’une étonnante mémoire, il pouvait aisément élaborer des rapprochements originaux et fructueux dont il faisait bénéficier ses auditeurs. De la même façon, ayant accumulé une documentation considérable, notes bibliographiques, copies de documents inédits, il n’était jamais réticent pour la mettre à disposition de ses étudiants. Aussi n’est-il pas d’égyptologue des générations ultérieures qui ne lui soit redevable de son aide, et bien peu qui pourraient affirmer que ce n’est pas à lui qu’ils doivent, pour une part au moins, ce qu’ils sont.

9 Ces années, il les mit aussi en œuvre pour donner son essor au centre encore embryonnaire dont Jean Sainte-Fare Garnot avait posé les prémices. Il prit le nom de l’égyptologue russe, installé en France après la révolution, Wladimir Golenischeff, dont une partie des archives fut léguée à Sainte-Fare Garnot, et y fut déposée. De même, à la mort de Pierre Lacau, ses papiers furent confiés à l’EPHE, et ce fut une des attributions de Jean Yoyotte que de les classer et de mener à bien la publication d’un ouvrage posthume de l’auteur, Une Chapelle d’Haschepsout à Karnak. Une équipe du CNRS fut créée en 1974, ce qui permit le développement du centre, qui fut aussi la base en France de la Mission de Tanis, et de sa bibliothèque.

10 Parallèlement, Jean Yoyotte accepta, en 1965, la lourde charge de poursuivre la tâche de Pierre Montet à Tanis, et dirigea la mission, désormais intitulée Mission française des fouilles de Tanis, jusqu’en 1985. Avec la mise sous séquestre des biens français en Égypte, la maison de fouilles qu’avait bâtie son prédécesseur sur le tell même avait été placée sous scellés, et en partie pillée. Lorsque les missions purent reprendre, dès 1965, il lui fallut donc, avant même d’envisager des travaux de terrain, remettre cette maison et les réserves archéologiques abritant les objets conservés sur place en état de marche,

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dans un pays où les communications et l’approvisionnement, dans les années soixante du XXe siècle, n’étaient pas particulièrement aisés. Après la mort de Pierre Montet en 1966, la très grande majorité des archives concernant le site, cahiers de fouilles et notes, dessins et plans, photographies et plaques de verre, échurent logiquement au Centre Golenischeff qui les conserve toujours, avec une copie à Tanis même pour une partie de cette documentation. Il dut, là aussi, procéder à un important travail de classement qui s’avérait d’autant plus nécessaire que ces archives serviraient de point de référence pour les opérations ultérieures qui seraient conduites sur le site. Sur le terrain même, les problèmes politiques du Proche Orient eurent de sérieuses conséquences sur la marche de la mission. En effet, en 1969, alors qu’avait repris la fouille du temple de Khonsou, l’Égypte interdit aux expéditions étrangères de travailler en-dehors des zones circonscrites à Alexandrie, au Caire, à Louxor et à Assouan. Le site de Tanis était, une fois de plus, inaccessible. Jean Yoyotte, durant ces années, mena une opération de survey dans la zone sud du plateau de Giza, au début de l’année 1972. C’est en 1976 seulement que la reprise des fouilles de Tanis put être envisagée, tout à la fois dans ce même temple de Khonsou et dans le Lac Sacré qui offrit une moisson épigraphique intéressante et complémentaire des trouvailles antérieures de Montet. Mais les difficultés répétées, rencontrées dans le fonctionnement du chantier expliquent en partie que celui-ci ne se développa pas à la mesure du site, pendant cette double décennie, avec une équipe qui demeurait très limitée.

11 Il faut aussi associer à son travail à Tanis l’exposition organisée au Grand Palais, à Paris, en 1987, « Tanis, l’Or des pharaons », qui, en dépit de son titre un peu trop clinquant, reflétait par les objets présentés et le catalogue scientifique qui l’accompagnait la vision nouvelle du site qui s’imposait : non pas une cité qui remontait au IIe millénaire, dont plus tard Ramsès aurait fait sa capitale, et finalement reprise par les pharaons de la XXIe dynastie, mais une création de la Troisième Période Intermédiaire, autour de l’an 1000.

12 Cela amène à entrer un peu plus avant dans les grandes lignes directrices de l’œuvre de Jean Yoyotte. En un sens, son intérêt pour la cosa aegyptiaca était si grand et ses curiosités si larges qu’il n’y a pas réellement d’époque ou de sujet qu’il n’ait un jour touché. Néanmoins, il privilégia certains domaines qui lui étaient particulièrement chers.

13 Au rang de ceux-ci, en premier lieu, l’époque tardive, qui débute en Égypte avec le premier millénaire. Le long article publié dans les Mélanges Maspero I, fasc. 4, en 1961, « Les principautés du delta au temps de l’anarchie libyenne. Étude d’histoire politique », aurait pu constituer une monographie. Il est, quoi qu’il en soit, le premier travail à s’attacher à cette période complexe, rassemblant une documentation éparse, ce qui permit de dresser le tableau inédit d’une Égypte morcelée, en proie à des conflits permanents, mais loin d’être moribonde. Ce fut véritablement le coup d’envoi des recherches sur la Troisième Période Intermédiaire, qui prirent un essor inégalé, comme le montrent les très nombreuses publications parues depuis et auxquelles Jean Yoyotte, tout au long de sa carrière, continua d’apporter ses contributions. C’est d’ailleurs à sa suite que certains égyptologues, sinon tous, s’astreignent à éviter les termes dépréciatifs de « Basse Époque » pour les remplacer par ceux d’« époque tardive ». Bien plus qu’un simple détail, comme on pourrait le croire, c’est le signe d’un véritable changement d’esprit. Car ce n’est pas seulement le grand public qui voit l’Égypte à travers le temps des pyramides et celui des pharaons glorieux du Nouvel Empire et de

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Ramsès II en particulier, mais une partie du monde des spécialistes pour lesquels avec le premier millénaire et ses difficultés politiques, vient l’époque du déclin, voire de la déchéance. Il aura fallu toute la force de conviction de Jean Yoyotte et d’autres savants de sa génération pour commencer à modifier cette représentation parfaitement tronquée et controuvée de l’Égypte. Parallèlement, il a voulu aussi casser l’image d’une Égypte autarcique qui n’aurait pas ou aurait peu de contacts avec ses voisins. Avec Olivier Masson, il a travaillé sur les inscriptions cariennes trouvées en Égypte ; il a été l’éditeur des inscriptions hiéroglyphiques de la statue de Darius découverte à Suse, montrant comment le roi des Perses ne se contenta pas d’être pharaon en Égypte, mais utilisa la terminologie et la théologie pharaoniques dans son propre pays. Avec l’étude d’un terme que l’on rencontre concomitamment en hiéroglyphes, en démotique et en méroïtique, le senty, équivalent du diocète de l’époque hellénistique, il a mis en lumière tout un pan de l’organisation économique de l’Égypte et de la Nubie. La vision des historiens grecs ne lui a pas échappé, et il s’est fait le commentateur du Livre XVII de la Géographie de Strabon : Strabon, Le voyage en Égypte (Jean Yoyotte, Pascal Charvet et Stéphane Gompertz, 1997). Jean Yoyotte se voulait d’abord historien, comme il a eu l’occasion de le proclamer dans un certain nombre d’interviews. Autrement dit, celui qui collecte patiemment les faits, y compris ceux qui paraissent les plus infimes, pour, en les rassemblant et les analysant, leur donner un sens et comprendre un pan de la vie de l’Égypte, qu’il s’agisse de sa politique, de ses institutions, de la vie économique ou des faits religieux.

14 Cette acribie minutieuse, il l’a largement exercée dans le domaine de la « géographie historique et religieuse », ainsi qu’il la nommait lui-même, à laquelle il consacra tant de ses articles. On peut rapprocher ces termes de celui de Kulttopographie dont Hermann Kees fut l’instigateur en égyptologie, mais la conception de Yoyotte est sans doute plus large, fondée tant sur une connaissance approfondie des processions géographiques des temples ptolémaïques et romains que sur la collecte de tous les documents relatifs à une ville ou à une province. La publication des deux volumes de la Géographie de l’Égypte ancienne (1957‑1961) de Pierre Montet, auxquels il a participé, n’est sûrement pas étrangère à son goût pour la recherche topographique et toponymique, l’étude des cultes spécifiques de telle divinité dans telle cité. À côté de la vision globale de l’Égypte qu’offre la Géographie, il a développé des micro-analyses qui rendent compte des singularités d’une région jusque dans ses moindres villages, en traquant toutes leurs mentions depuis les époques les plus reculées jusqu’à la documentation grecque, copte et arabe. C’est ainsi que des zones jusqu’alors quasi inconnues et vierges se voient peuplées de bourgs, découverts par le biais d’occurrences rares. Il est impossible de citer ici tous ses travaux dans ce domaine, mais on en retiendra au moins une série qui a fait date, les « Études géographiques », paruesdans trois numéros successifs de la Revue d’égyptologie entre 1961 et 1963 ; elles ont fait surgir la carte du sud de la région memphite jusqu’aux abords du Fayoum. C’est parfois un paragraphe qu’il faut repérer dans un article et qui révèle une intuition étonnante que viendra confirmer, bien plus tard seulement, une découverte archéologique. Ce fut le cas pour la cité de Thônis connue des Grecs depuis Homère et mentionnée sous la forme hiéroglyphique Thôné sur la stèle de Naucratis au nom de Nectanébo Ier : « Notes de toponymie égyptienne », Mitteilungen des deutschen archäologischen Instituts. Abt. Kairo 16 (1958). Les fouilles dans la baie d’Aboukir, menées à partir des années 90 du siècle dernier, révélèrent l’existence de la ville de Thôné/Thônis/Hérakléion et de ses restes prestigieux, noyés sous les fonds marins par le phénomène de subsidence de la côte méditerranéenne.

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15 C’est sur un autre point qui a suscité une longue et vive controverse égyptologique qu’il convient encore de s’arrêter. L’identification de trois cités successives, Avaris, capitale des Hyksos, Pi-Ramsès, la grande résidence de Ramsès II dans le delta oriental, Tanis enfin, capitale des XXIe et XXIIe dynasties, comme une seule ville sise sur le tell de Sân el-Hagar, nom moderne de l’antique Tanis, fut défendue avec ardeur par Montet tout au long de sa vie ; et cela, en dépit des réalités archéologiques telles qu’elles apparaissaient avec une grande évidence à Tanis, mais aussi sur les sites proches de Tell Dabʿa et Qantir, respectivement identifiés à Avaris et Pi-Ramsès, mais qu’il se refusa à reconnaître. Il fallut à Jean Yoyotte beaucoup d’acharnement pour détruire cette théorie totalement erronée, mais qui a eu la vie dure.

16 On pourrait peut-être s’étonner que pour le tenant de la chaire « Religion de l’Égypte ancienne », soient cités davantage de titres qui ont trait à l’histoire et à la géographie. Cela s’explique par la conception qu’avait l’égyptologue de la science qu’il exerçait. Histoire, géographie, religion ne sont pas des domaines séparés et ses publications en sont le témoignage. Il a abordé les questions de religion égyptienne par le biais de l’implantation des cultes à travers tout le pays, par l’analyse des titulatures sacerdotales, par les spécificités locales d’une divinité dont les temples ou chapelles avaient essaimé sur tout le territoire, soulignant que dans le type de société auquel appartenait l’Égypte, la religion n’était guère dissociable des autres faits de culture. Néanmoins, il y aurait bien des travaux à mentionner, relatifs à tel dieu et à telle caractéristique de sa personnalité ou de ses fonctions. Ainsi, l’article liminaire de l’Annuaire de la Section des sciences religieuses, t. 89 (1980-1981), que Jean Yoyotte consacra à « Héra d’Héliopolis et le sacrifice humain ». De manière générale, il n’aimait guère les théories généralisatrices et se méfiait des synthèses qu’il considérait comme trop hâtives, prématurées et fondées sur des spéculations fragiles. On peut sans doute le regretter, car dans la richesse de ses archives dorment des matériaux qui eussent constitué des monographies originales, en particulier sur le delta. Mais il a préféré édifier pas à pas, en usant d’un « bricolage » de grande précision, l’image solide d’une Égypte réelle et non phantasmée, avec ses lieux de culte, ses rituels, ses pratiques funéraires, qui relevaient d’une unité de la religion égyptienne sous des apparences les plus diverses. Son exposé dans Problèmes et méthodes d’histoire des religions, volume de mélanges publié pour le centenaire de l’EPHE en 1968, développe en toute clarté les fondements de la méthode qu’il a toujours suivie.

17 Le savant est inséparable de l’homme qu’il était, d’une personnalité complexe, difficile à cerner parfois, mais qui ne laissait personne indifférent. Il savait user de son charme pour séduire un interlocuteur ou un public. Il pouvait être redoutable aussi, critiquant avec dureté et de manière acerbe collègues ou étudiants dont il n’estimait ni le travail ni l’absence de rigueur. Il se montrait prodigue de son temps avec ceux qui sollicitaient un conseil, et généreux de sa documentation qu’il partageait avec ceux dont il considérait qu’ils en tireraient profit. Il conserva cette attitude par-delà la retraite que l’âge lui avait imposée. Il aimait toujours, jusqu’aux derniers temps de sa vie, à rencontrer de jeunes égyptologues et à les guider. Sa curiosité intellectuelle et sa vivacité frappaient ceux qui l’approchaient, non sans crainte parfois. Mais il y avait aussi l’autre aspect du personnage. Ce ne serait pas respecter le souvenir d’un homme remarquable que d’écrire une hagiographie qui ne traduirait pas la réalité de son caractère, et qu’il aurait récusée. Travailler avec lui n’était pas toujours facile ; l’homme avait ses sautes d’humeur imprévisibles qu’aucun de ceux qui ont collaboré avec lui n’a

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ignorées et dont il n’a souffert. Il eut aussi des inimitiés et des rancunes tenaces, et partagées, qui n’ont pas connu d’apaisement, pour avoir dit tout haut ce que d’autres taisaient. Et pourtant, l’image qui demeure est celle d’un homme d’une magnifique intelligence, aux connaissances encyclopédiques, car ses intérêts ne se limitaient pas à l’Égypte. Il avait un goût profond de l’histoire, et sans en faire étalage, il suivait de près les travaux des hellénistes, des africanistes, des spécialistes du Proche Orient, de ceux de la gnose, des biblistes, dont certains furent de ses amis. Il aimait aussi le cinéma et l’art africain. Il a affiché un non conformisme qui en a étonné plus d’un, dans le monde universitaire qui, trop souvent, n’échappe pas aux convenances.

18 Nous avons perdu une personnalité d’exception qui laisse une marque indélébile et originale dans l’égyptologie française et internationale, et nous lui sommes redevables, par-delà notre tristesse, de ce que nous sommes, les générations auxquelles il a transmis sa méthode et son savoir, tentant d’honorer sa mémoire.

19 Christiane Zivie-Coche

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Thèmes : Nécrologies

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Liste des thèses de doctorat soutenues en 2008-2009 (Par ordre alphabétique des noms des docteurs)

1 « Protestantisme, républicanisme et laïcité chez les réformés de la Drôme, du Ralliement de 1892 au Front populaire », par Jean-Paul Augier, thèse préparée sous la direction de M. Jean Baubérot, soutenue le 10/02/2009.

2 « Le cas des Églises camerounaises au Cameroun et en France : l’exemple lyonnais », par Joseph Ayangma Boyomo, thèse préparée sous la direction de Mme Odile Journet-Diallo, soutenue le 04/02/2009.

3 « Tommaso Palamidessi (1915-1983) et l’“archéosophie” : vie, œuvre et postérité d’un ésotériste chrétien italien du XXe siècle », par Francesco Baroni, thèse préparée sous la direction de M. Jean-Pierre Brach, soutenue le 11/12/2009.

4 « Effigies Romae ? Le paysage religieux des colonies adriatiques de l’Italie centrale (IIIe siècle av. n. è. – IIIe siècle de n. è. », par Audrey Bertrand, thèse préparée sous la direction de M. John Scheid, soutenue le 12/11/2009.

5 « L’historiographie des textes relatant les débuts du royaume d’Israël, les récits de ses traditions ancestrales et leurs remaniements judéens. Analyse des genres et répartition diachronique de leurs couches rédactionnelles », par Yigal Bin-Nun, thèse préparée sous la direction de Mme Hedwige Rouillard-Bonraisin, soutenue le 23/05/2009.

6 « La philosophie delphique de Plutarque. L’itinéraire des propos pythiques », par Xavier Brouillette, thèse préparée sous la direction de M. Philippe Hoffmann, soutenue le 30/05/2009.

7 « Les diocèses de la Martinique et de la Guadeloupe de la Séparation à l’“émancipation”. Le catholicisme aux Antilles françaises de 1912 à 1972 sous l’administration de la congrégation du Saint-Esprit », par Tatiana Deau, thèse préparée sous la direction de M. Claude Langlois, soutenue le 19/10/2009.

8 « “Saluer la souffrance”. Représentations des défunts et réseaux de relations dans les rites et les chants funéraires des Moose de l’Ouest (Burkina Faso) », par Alice Degorce, thèse préparée sous la direction de Mme Danouta Liberski-Bagnoud, soutenue le 10/12/2009.

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9 « Plotin, Traité 32 (V. 5), Sur l’Intellect, que les intelligibles ne sont pas hors de l’Intellect, et sur le Bien : Introduction, traduction, commentaire et notes », par Luciana Gabriella Eiras Coelho Soares, thèse préparée sous la direction de M. Philippe Hoffmann, soutenue le 17/06/2009.

10 « Étude critique des phénomènes de syncrétisme religieux dans le Cambodge angkorien », par Julia Estève, thèse préparée sous la direction de M. Gerdi Gerschheimer, soutenue le 09/07/2009.

11 « L’imâmat et l’occultation selon l’Imâmyya », par Hassan Farhang, thèse préparée sous la direction de M. Mohammad Ali Amir-Moezzi, soutenue le 07/04/2009.

12 « Le “De Mixtione” d’Alexandre d’Aphrodise : édition, tradition, commentaire », par Jocelyn Groisard, thèse préparée sous la direction de M. Philippe Hoffmann, soutenue le 20/05/2009.

13 « La construction du croire au sein du mouvement bouddhiste Sôka Gakkai en France », par Louis Hourmant, thèse préparée sous la direction de M. Jean-Paul Willaime, soutenue le 16/01/2009.

14 « Quelques commentaires inédits des Épîtres pauliniennes au XIIe siècle », par Maria Valeria Ingegno, thèse préparée sous la direction de M. Gilbert Dahan, soutenue le 03/12/2009.

15 « (Scolastique de la Terre Pure à la fin de l’époque Edo) Théorie et pratique de l’invocation au bouddha Amida dans le Japon du XIXe siècle : Tanzan Jungei, scoliaste et poète de l’école Shin de la Terre Pure », par Nobuaki Kamachi, thèse préparée sous la direction de M. Jean-Noël Robert, soutenue le 30/03/2009.

16 « L’iconographie de l’enfance dans l’aire byzantine à l’époque des Paléologues », par Ioanna Lagou, thèse préparée sous la direction de M. Claude Lepage, soutenue le 19/12/2009.

17 « L’iconographie chiite dans l’Iran des Qâdjârs ; émergence, sources et développement », par Mehdi Mohammad Zadeh, thèse préparée sous la direction de M. Mohammad Ali Amir-Moezzi, soutenue le 16/12/2008.

18 « Les Qasida de Shaykh Ahmad Muhammad Bamba al-Baki », par Alioune Ndiaye, thèse préparée sous la direction de M. Pierre Lory, soutenue le 14/12/2009.

19 « Aspects de la mission catholique auprès des Grecs de l’Empire ottoman. Archives inédites des Capucins de Paris », par Niki Papailaki, thèse préparée sous la direction de M. Claude Langlois, soutenue le 15/12/2009.

20 « Du vieux avec du neuf. Histoire et identité d’un village chrétien de Syrie : Ma’lula, XIXe-XXIe siècles », par Frédéric Pichon, thèse préparée sous la direction de M. Bernard Heyberger, soutenue le 09/10/2009.

21 « Le Soi et l’Autre. Identité, différence et altérité dans la philosophie de la Pratyabhijnâ », par Isabelle Ratié, thèse préparée sous la direction de Mme Lyne Bansat- Boudon, soutenue le 30/01/2009.

22 « Dumitru Staniloae (1903-1993) et le renouveau de la théologie orthodoxe de langue roumaine : la doctrine sacramentelle », par Stefan Stroia, thèse préparée sous la direction de M. Claude Langlois, soutenue le 16/12/2009.

23 « Fonder, bâtir, rénover. Articulations conceptuelles du système religieux zoroastrien d’expression moyenne-perse. Une approche historiographique et philologique », par

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Adriana Timush, thèse préparée sous la direction de M. Frantz Grenet, soutenue le 25/11/2009.

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Thèmes : Doctorats soutenus à l'EPHE — Section des sciences religieuses

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Liste des diplômes EPHE soutenus en 2008-2009 (Par ordre alphabétique des noms des diplômés)

1 « Recherches sur les sens sociaux et religieux de la circoncision au Proche-Orient ancien. Naissance et reconnaissance de l’identité individuelle », par Patrick Banon, diplôme préparé sous la direction de Mme Hedwige Rouillard-Bonraisin, soutenu le 03/07/2009.

2 « Des offrandes carnées à l’acte violent. Le rituel de consécration des morceaux choisis à l’époque ptolémaïque comme proposition de corpus », par Catherine Bouanich, diplôme préparé sous la direction de Mme Christiane Zivie-Coche, soutenu le 08/11/2008.

3 « Analisi critica di una storiographia : I Frati Minori Capuccini di Sardegna », par Fabrizio Congiu, diplôme préparé sous la direction de M. Jean-Robert Armogathe, soutenu le 17/06/2009.

4 « Le patriarcat de Constantinople et les Églises orthodoxes à l’origine du mouvement œcuménique (1902-1951). Le rôle particulier du métropolite Germanos de Thyatire », par Yannick Provost, diplôme préparé sous la direction de Vassa Kontouma-Conticello, soutenu le 8 janvier 2009.

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Thèmes : Liste des diplômes de l’EPHE soutenus à la Section

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Ethnologie religieuse Afrique, Amérique, Europe, Océanie

Religious Ethnology

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Les religions de l’Amérique précolombienne

Danièle Dehouve

I. Travaux pratiques sur des textes ethnohistoriques

1 Les travaux pratiques ont porté sur les textes décrivant la fête aztèque Quecholli. Le Codex de Florence en fournit une description détaillée en nahuatl, qui a été traduite par les étudiants de nahuatl de l’INALCO et de l’EPHE – Antoine Franconi, Danièle Babout et Barbara Anzivino. Cette traduction a été systématiquement mise en regard des autres textes duXVIe siècle portant sur cette même fête. Antoine Franconi a élaboré des dossiers circonstanciés sur le vocabulaire des armes, l’utilisation de l’herbe (zacate) dans les rituels, le rite nommé « entrée dans le sable » (xallaquia) et les différentes sortes de roseaux et leur utilisation dans les rituels, en rassemblant les termes nahuatl et la littérature mésoaméricaniste sur ces différentes questions.

2 Ce travail collectif a débouché sur la constitution d’un « Groupe d’étude de la Mésoamérique » (GEMESO) lié à l’enseignement de l’EPHE, qui fera connaître ses résultats sur un site Internet élaboré fin 2009.

II. Rituels cynégétiques et rituels agraires en Mésoamérique

3 La Mésoamérique, considérée comme l’un des grands foyers mondiaux de l’invention de l’agriculture, a rarement été considérée comme une zone de chasse. Sur la base de la construction d’un modèle cynégétique combinant pratiques rituelles et représentations, on a cherché à tester la prégnance des activités de chasse dans les sociétés précolombiennes : de la chasse à la guerre, du cerf au maïs, des rituels cynégétiques aux rituels agraires. Cette intention a conduit à traiter plusieurs grands thèmes.

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Chasse, guerre, sacrifice : des rituels de prise de vie

4 Les premières conférences de Danièle Dehouve ont posé les caractéristiques des rituels de chasse en Mésoamérique, et proposé d’envisager la chasse, la guerre et le sacrifice comme un continuum.

La chasse

5 Tout d’abord, l’importance effective de la chasse dès l’époque précolombienne a été soulignée, contre l’image traditionnelle de l’Indien purement agriculteur ; la chasse, sous forme de garden hunting, en complément des activités agricoles, n’a pas disparu après l’arrivée des animaux d’élevage à la Conquête. Danièle Dehouve a proposé que le modèle cynégétique mésoaméricain comporte les éléments suivants : la croyance en un seigneur des animaux ; une séquence rituelle (préparation, accueil, consommation et conservation des os) ; la crainte d’un risque de non-compensation entraînant maladies et mort du chasseur et de sa famille et, après la mort, un risque de vengeance des animaux tués ; la présence de la notion d’alliance entre le chasseur et sa proie (selon le modèle exposé dans D. Dehouve, « El venado, el maíz y el sacrificado », Diario de Campo, Cuadernos de etnología, 4, mai-juin 2008, Mexico, INAH, en ligne, et « La dernière chasse au cerf », vidéo de 50 minutes, Tonaltepec Production, 2009, http:// www.harmattantv.com).

6 Les sociétés de chasseurs présentent des constantes qui relèvent de la nécessité pour elles d’élaborer une construction rituelle et symbolique encadrant le prélèvement de ressources dans la nature. Deux études proposant des analyses effectuées dans ces termes ont été présentées : Roberte Hamayon sur la Sibérie (La chasse à l’âme. Esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien, Paris, Société d’ethnologie, 1990) et Éric Wolf sur les Indiens kwakiutl (Figurar el poder. Ideologías de dominación y crisis, Mexico, CIESAS, 2001, traduction de Envisioning Power. Ideologies of Dominance and Crisis, University of California Press, 1998).

7 Danièle Dehouve a ensuite analysé deux rituels de demande de gibier en Mésoamérique. Le premier provient de prières recueillies au début du XVIIe siècle dans la région de l’actuel État de Guerrero (Hernando Ruiz de Alarcón, Tratado de supersticiones y costumbres gentílicas…, 1629) : on peut en déduire que le mythe qui encadrait la chasse, à cette époque et dans cet endroit, était celui de la fondation de la cité précolombienne de Tula. Outre la récitation de ce mythe, la demande orale recourait à des métaphores visant à attirer le gibier et le tuer ; toutes les entités intervenant dans la traque – terre, feu, montagnes, ciel, soleil, tabac, cerf et pièges – devaient être mentionnées et transformées en alliées au moyen d’un langage métaphorique performatif. Cette analyse a fait l’objet d’une publication (D. Dehouve, « Un ritual de cacería. El conjuro para cazar venados de Ruiz de Alarcón », Estudios de Cultura Náhuatl, 40, 2010). L’ouvrage de Larry Evers et Felipe Molina (Yaqui deer songs. Maso Bwikam, Tucson, The University of Arizona Press, 1987) décrit les danses jadis représentées avant le départ à la chasse au cerf chez les Yaquis. La danse se présente comme la mise en scène de la croissance du jeune cerf au pays du soleil levant, ensuite capturé, mangé, puis ressuscité et repartant dans le soleil levant. Ce rituel de chasse, comparable dans sa finalité à la prière recueillie par Ruiz de Alarcón, est ici représenté à l’aide de changements de

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perspective constants entre le cerf et le chasseur, exprimés par les instruments de musique, les danseurs masqués et leurs paroles.

Chasse, guerre et sacrifice

8 Ainsi définies, les pratiques et représentations cynégétiques ont été rapprochées de la guerre et du sacrifice. La définition du sacrifice par Hubert et Mauss (qui exige la présence d’un sacrifiant, d’une victime et d’entités divines récipiendaires du sacrifice) peut être utilisée par certains dans le but de différencier le sacrifice des autres rituels sanglants, et d’en déduire une typologie des sociétés. Cette stratégie « exclusive » selon le terme de Valerio Valeri (« Wild Victims. Hunting as Sacrifice and Sacrifice as Hunting in Huaulu », History of Religions, 34 (2), novembre 1994, p. 101-131) se différencie d’une stratégie « inclusive » visant à considérer l’ensemble des rituels de prise de vie comme une même famille. Le « spectre du sacrifice », défini comme « l’ensemble des prises de vie ritualisées dans le but d’en retirer des bénéfices », permet d’envisager conjointement, chez les Huaulu d’Indonésie, la chasse aux animaux sauvages, la chasse aux têtes et le sacrifice de victimes sauvages. Ces phénomènes présentent des facettes en commun : le don, la mise à mort, la recherche de bénéfices et un certain traitement du sacré. Nous dirons que, comme cette société indonésienne, les sociétés mésoaméricaines ont été des « sociétés du continuum » entre plusieurs catégories de rituels sanglants. Le rapport entre la chasse, la guerre et le sacrifice chez les Aztèques a été souligné par Anne-Marie Vié-Wohrer (Xipe Totec Notre Seigneur l’Écorché. Étude glyphique d’un dieu aztèque, Mexico, CEMCA, 1999) et Michel Graulich (« Chasse et sacrifice humain chez les Aztèques », Bulletin des séances de l’académie royale des sciences d’outre-mer, 1997, p. 433‑446) et, plus récemment, par un numéro spécial du Journal de la Société des américanistes, 94-1, 2008 et par Danièle Dehouve (« Les rituels sanglants », dans D. Dehouve et A.-M. Vié-Wohrer, Le Monde des Aztèques, Paris, Riveneuve éditions, 2008, p. 149-177). De plus, la chasse occupe chez les Aztèques une place toute particulière en raison du modèle idéologique du « roi chichimèque chasseur » qui épouse la princesse des rois de la terre agriculteurs, variante du « roi étranger » dont Marshall Sahlins a dégagé l’existence en Océanie (ibid., p. 37-42).

Sacrifice et autosacrifice

9 Perig Pitrou (Casa de Velazquez, EHESS/LAS) a parlé des « Offrandes et sacrifice chez les Mixe. Approches anthropologique et ethnohistorique ». Il a présenté son analyse de l’opération sacrificielle chez les Indiens mixe actuels de l’État d’Oaxaca (Mexique), observée notamment lors des rituels d’intronisation des autorités municipales. Le conférencier a analysé les différentes séquences rituelles (préparation d’un alcool et d’un grand nombre de rouleaux de pâte de maïs en nombre compté) qui culminent dans deux séries d’immolation, dans le village et dans la montagne, les sacrifices animaux représentant des transferts de matière et d’énergie.

10 Quel est, dans ce cadre, la place des effusions de sang pratiquées en Mésoamérique depuis, au moins, la deuxième moitié du IIe millénaire avant J.-C., auxquelles Claude Baudez (CNRS) donne le nom d’autosacrifice ? Cette pratique n’entre pas directement dans la catégorie des « rituels de prise de vie » définis par Valeri puisqu’elle ne va jamais jusqu’au suicide. Dès lors, quel rapport relie l’autosacrifice au sacrifice ? Les deux pratiques se situent-elles dans le prolongement l’une de l’autre, et dans ce cas par

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quel biais ? Claude Baudez a consacré six heures à « L’autosacrifice en Mésoamérique », thème sur lequel il prépare un livre novateur. La saignée, amplement documentée par les données archéologiques et ethnohistoriques, est spécifique à la Mésoamérique qui, selon le conférencier, se définirait par la présence conjointe du « sacrifice de soi » et du « sacrifice de l’autre » aux fondements de la religion. Le sacrifice de soi est un rite créateur et réparateur, et un moyen de pression pour obliger les dieux, comme l’a dit Michel Graulich. Le rite prend des formes multiples en combinant divers paramètres : partie du corps concernée, instrument utilisé, douleur provoquée, rythme et importance des saignées ; c’est un rite d’une grande souplesse capable de s’adapter aux occasions les plus diverses. Claude Baudez se propose de réexaminer les religions mésoaméricaines en considérant l’autosacrifice comme le rite principal, d’où découle le sacrifice humain.

Tlacaxipehualiztli : entre chasse, guerre, autosacrifice et rituels agraires

11 La fête des vingtaines aztèque nommée Tlacaxipehualiztli (« l’écorchement des hommes ») se situait au point de convergence entre guerre, sacrifice et autosacrifice. Au retour de la guerre, elle comprenait des rites de mise à mort par arrachement du cœur, écorchement, « griffure » et fléchage. Danièle Dehouve a présenté l’histoire de l’interprétation de la fête, depuis Eduard Seler (fertilité), Acosta Saignes (complexe guerrier et de fertilité) et Johanna Broda (complexe guerrier). Plus récemment, des auteurs ont mis l’accent sur le rapport entre guerre et chasse dans cette fête (A.‑M. Vié‑Wohrer, M. Graulich, G. Olivier, B. Faugère). Danièle Dehouve (Le monde des Aztèques, p. 156-161) a mis en évidence une séquence rituelle commune comprenant pénitence, chasse, mise à mort, répartition des morceaux, culte des têtes et ossements. Claude Baudez (CNRS) a apporté une nouvelle interprétation en faisant de cette fête celle de l’assimilation du « capteur » et du captif, dans le but d’assimiler le sacrifice de l’autre au sacrifice de soi. Il a expliqué dans ce sens les techniques rituelles mises en œuvre par le « capteur » et le captif, sous l’égide de Xipe Totec, dieu patron de cette assimilation.

12 La fête de Tlacaxipehualiztli a fourni la transition entre la première partie du séminaire, fondée sur les rituels cynégétiques et guerriers, et la seconde, traitant des rituels agraires. Car la fête possédait aussi une dimension agraire et Danièle Dehouve a montré que Tlacaxipehualiztli préparait les épis noués deux à deux (ocholli) à leur rôle de futures semences.

Les rituels agraires

13 Les séances suivantes ont été consacrées aux rituels agraires. La récolte est conçue comme la prise de la vie d’une plante anthropomorphisée. C’est ce qui apparaît dans les « rites du pulque chez les Tlapanèques », exposés par Danièle Dehouve, notamment les métaphores qui désignent le cœur de l’agave (maguey) comme une jeune fille et la sève comme le sang de son placenta. Aurélie Couvreur (EPHE et École du Louvre) a développé le thème de « L’agave dans la pensée symbolique aztèque : éléments de réflexion ». L’agave est une plante d’une grande importance dans les civilisations mésoaméricaines et permet de préparer, outre le pulque, des remèdes, les aiguilles d’autosacrifice, ou encore des instruments pour l’artisanat de la plumasserie, son incarnation divine étant Mayahuel.

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14 Dans« Le symbolisme du chicahuaztli, bâton à sonnailles aztèque », Aurélie Couvreur a parlé du chicahuaztli, bâton à sonnailles porté par plusieurs divinités aztèques. La conférencière a présenté les représentations de ce bâton dans les documents pictographiques et posé la question de son association aux rituels agraires, à la sexualité et à l’accouchement. Puis David Robichaux (Universidad Iberoamericana, Mexico) a présenté les « Spécialistes météorologiques et croyances sur le climat : quelques exemples ethnographiques de la sierra de Texcoco et Tlaxcala ». Il a replacé les cycles rituels de culture précédemment évoqués dans le cadre d’un culte plus vaste aux montagnes. En comparant les cas de Texcoco et de Tlaxcala, il a montré que les ouvrages d’irrigation du premier et le Mont Malinche qui domine le second sont conçus comme habités par des entités mâles et femelles dont les interventions bonnes ou mauvaises déterminent le succès de l’agriculture.

15 Au terme de ces exposés sur les rituels agraires, il est apparu que la réflexion sur ceux- ci doit prolonger celle sur les rituels de chasse, de guerre et de sacrifice, auxquels ils sont souvent associés : le seigneur des montagnes et de la pluie voisine avec le maître des animaux, les guerriers et le maïs coïncidaient au sein de certaines fêtes aztèques, le maguey était une plante cultivée associée à l’autosacrifice et le pulque représentait la principale boisson enivrante cérémonielle. Ces associations devront faire l’objet d’une réflexion plus approfondie.

Les représentations animales et le rapport entre l’homme et l’animal

16 En marge de ces réflexions, on a commencé à aborder le rapport entre l’homme et l’animal. Ce thème a été peu traité par l’anthropologie mésoaméricaniste à l’exception du livre de Yolotl González Torres (éd.) : Animales y plantas en la cosmovisión mesoamericana, Mexico, Conaculta-Inah/Plaza y Valdés, 2001. Danièle Dehouve a présenté « L’homme et les animaux prédateurs. Réflexions sur le nahualisme ».Le nahualisme peut être défini comme l’ensemble des croyances et des pratiques construites autour de la notion de nahualli (en nahuatl) ou nagual (terme dérivé utilisé en espagnol), sorte de double animal de l’individu. Elle a retracé l’histoire de la définition du concept à partir de G. Foster (1944), J. de Durand-Forest (1968), A. López Austin (1980) et Roberto Martínez (2005). À l’encontre de la typologie classique fondée sur la distinction entre nahual et tonal, elle a montré qu’il existe une grande diversité dans la façon dont les différents groupes mésoaméricains conçoivent les rapport entre l’individu et la puissance naturelle qui lui est attribuée, et comparé les conceptions des actuels Tlapanèques d’Acatepec et des Nahuas de Xalpatlahuac (État de Guerrero, Mexique).

17 Nicolas Latsanopoulos a présenté l’« Usage symbolique de la faune dans la cité de Teotihuacan à la lumière des offrandes et des images ». Dans l’art de Teotihuacan, l’animal est omniprésent, notamment les coquillages et les canidés qui ont fait l’objet de cette conférence. Enfin, Françoise Neff (ENAH, Mexico) a parlé des « animaux dans la chasse et ses représentations ». Au cours de cette séance consacrée aux « danses » des Indiens contemporains, F. Neff a décrit trois représentations du « tigre » (le jaguar) observées dans l’État de Guerrero : la danse des tlacololeros, des tecuani et des tlaminquis, toutes effectuées par deux groupes d’hommes masqués évoluant en vis-à-vis. Au terme de ces quelques exposés il est apparu que la relation de l’homme à l’animal est encore mal connue en Mésoamérique.

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Autres exposés

18 Nathalie Ragot (Université Paris VII) a prolongé sa réflexion de l’an dernier par une conférence sur les « Cérémonies post-funéraires et hommages aux défunts chez les Aztèques » au cours de laquelle elle a parlé des commémorations collectives réalisées à l’occasion des fêtes des vingtaines, puis des prohibitions rituelles qui suivent le décès. Élise Ferran (doctorante EHESS) a présenté « Une analyse spatiale et métaphorique des pierres dressées mayas » ou stèles, dont les fonctions conjuguent la représentation du pouvoir du roi maya, le compte du temps et la pratique sacrificielle. Au cours d’un voyage en France, Guy Buchholtzer (Simon Frazer University, Vancouver) a parlé de « La côte Pacifique Nord de l’Amérique : Surréalisme, perception et représentation des arts premiers d’Amérique ». La première partie de la séance a été consacrée à une présentation générale des cultures des Premières Nations du Pacifique Nord-Ouest et notamment les kwakiutl, aujourd’hui nommés Kwakwaka’wakw. La deuxième partie a présenté les rapports entre ces Indiens et le mouvement surréaliste.

Journées d’étude “Symbolisme et rituel dans les textiles mésoaméricains”

19 Ces journées d’étude internationales ont eu lieu les 20 et 22 mai 2009, au Musée du Quai Branly, avec le soutien de l’EPHE et de l’Université Paris VIII Saint-Denis, sous forme de BQR. Dans l’aire culturelle mésoaméricaine, le coton a été domestiqué il y a plusieurs milliers d’années et, depuis 2000 ans, les tisserandes réalisent de véritables œuvres d’art avec pour seul outil leur métier à tisser. La valeur artistique de leur production a souvent été mise en valeur dans les musées, de par le monde entier. Mais au-delà de cet aspect, les textiles ont été, et sont toujours, étroitement associés à la vie religieuse des populations. Ils trouvent leur place au sein des pratiques et des représentations religieuses d’hier et d’aujourd’hui. Les différents chercheurs participant à ces journées d’étude ont étudié certaines implications du textile dans la religion, chacun dans sa zone géographique. Comité organisateur : Danièle Dehouve (EPHE / CNRS), Aline Hémond (Université Paris VIII Saint-Denis / CREDAL CNRS) et Marta Turok (Musée Franz Mayer, Mexico). Autres participants français : Danielle Dupiech-Cavaleri (EPHE) et Anne Séjourné (EPHE) ; autres participants mexicains : Alejandro de Avila Blomberg (Directeur du Jardin botanique de Oaxaca / Museo Textil de Oaxaca, Mexique) et María de Lourdes Baez Cubero (Instituto Nacional de Antropología e Historia, Mexico) ; participante guatémaltèque : Barbara Knoke de Arathoon (Museo Ixchel del Traje Indígena / Universidad del Valle de Guatemala).

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RÉSUMÉS

L’enseignement a comporté une première heure consacrée à des travaux pratiques sur des textes ethnohistoriques et une conférence intitulée « Rituels cynégétiques et rituels agraires en Mésoamérique ».

INDEX

Thèmes : Religions de l’Amérique précolombienne

AUTEUR

DANIÈLE DEHOUVE Directeur d’études, École pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Les religions de l’Amérique précolombienne Le symbolique et le sacré. Théories de la religion

Camille Tarot

1 À l’invitation de Danièle Dehouve et à la suite de sa conférence, en six rencontres de deux heures une semaine sur deux, Camille Tarot a eu la chance de présenter et de proposer à la discussion la méthode et les résultats de son ouvrage : Le symbolique et le sacré. Théories de la religion (La Découverte, Paris 2008). Le but était d’offrir à un public en général très spécialisé dans une aire culturelle ou une époque quelques éléments de bilan sur les points actuellement les plus controversés parmi les sociologues et les anthropologues qui s’intéressent aux phénomènes religieux. Comme on peut s’y attendre, ce sont les notions les plus communes, les plus larges, mais aussi les plus employées, qui sont les plus obscures : religion, sacré, rite, mythe, signes et symboles, etc.

2 La première rencontre a présenté la méthode du livre : une lecture séparée puis comparée de huit auteurs français, supposés parmi les plus importants qui, dans le court XXe siècle (entre 1912 et 1985), ont refondé ou renouvelé le débat sur les phénomènes religieux : Émile Durkheim, Marcel Mauss, Mircea Eliade, Georges Dumézil, Claude Lévi-Strauss, René Girard, Pierre Bourdieu et Marcel Gauchet. L’idée est de comparer les comparatistes par une méthode de confrontation de chaque auteur avec tous les autres, où chaque théorie, après avoir été exposée pour elle-même, doit être contrainte de jouer avec ses rivales, comme dans un tournoi, afin de mieux comprendre les débats qui ont explicitement eu lieu, mais aussi de suppléer aux débats qui n’ont pas eu lieu, qui ont été esquivés, et de jauger l’importance des problèmes récurrents ou dont l’oubli fait obstacle à la recherche.

3 Cette confrontation montre que les débats sur la définition de la religion dans l’espace francophone au XXe siècle se ramènent à penser les rapports du sacré et du symbolique. Ces deux termes, d’ailleurs grandement impulsés sur le marché de la recherche par Durkheim et Mauss, ne sont pas à prendre comme des concepts définis, mais au contraire comme des notions, puisqu’ils désignent le champ immense de multiples

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nœuds de problèmes. Mais leur combinaison forme un quadrant de quatre positions théoriquement pures qui sont d’ailleurs effectivement représentées : ceux qui comme Durkheim et Mauss pensent que pour comprendre le religieux il faut faire intervenir le sacré et les faits de symbolisation ; ceux qui comme Lévi-Strauss tentent une théorie intégrale de la culture à partir du seul symbolique en excluant le sacré et en grande partie le religieux (et le rituel, mais non le mythe) ; la réaction de R. Girard qui tente de dériver toute la culture et même la structure sociale du sacré et de ce qu’il cache, la régulation de la violence ; ceux enfin qui, comme M. Gauchet pensent qu’on peut faire une théorie (politique) de la religion sans avoir à se servir du sacré et du symbolique, sans donc entrer à l’intérieur du phénomène religieux.

4 La première séance s’est terminée sur l’exposé résumé de la théorie du sacré dans l’œuvre de Durkheim, réellement instauratrice du débat et à laquelle on n’a cessé de se reporter par la suite, pour la soutenir ou la clouer au pilori, car la thèse durkheimienne comporte deux arêtes majeures toujours aussi âprement contestées : que le sacré est d’origine sociale, et que la religion fut la première des institutions. La deuxième séance consacrée aux opposants à cette théorie sociétiste montra leurs raisons diamétralement inverses, dans le cas d’un Eliade, par exemple, que tout oppose à Lévi-Strauss. L’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss et tout autant la contribution trop oubliée de Lévi-Strauss, « La sociologie française », dans Georges Gurvitch, Les études sociologiques dans les différents pays (PUF, Paris, 1947), ont servi a montrer comment la lecture lévi-straussienne de Mauss l’a totalement séparé sinon opposé à son oncle et a permis un processus d’ablation des phénomènes religieux dont on voit les effets dans La Pensée sauvage et surtout dans Le totémisme aujourd’hui. Ce contexte permet de comprendre la réaction de René Girard dans son ouvrage de 1972 qui réintroduit la notion de bouc émissaire, oubliée sinon occultée depuis Frazer, et qui renoue avec la théorie sociogénétique du sacré de Durkheim.

5 Les deux séances suivantes ont été consacrées aux problèmes du symbole et du symbolique, domaine complexe à la jonction de l’histoire des religions depuis les romantiques allemands (la Symbolik de Creuzer), de la philosophie (néo-kantienne d’Ernst Cassirer, inventeur du mot de symbolique), de la linguistique structurale qui a cherché à distinguer le signe et le symbole, de l’ethnologie, comme on le voit dans les théorisations des durkheimiens qui ont fait une grande place au symbole, pour ne pas entrer dans la psychanalyse lacanienne qui a fait écho à la théorie structuraliste du symbolique, comme théorie du « renvoi », où la valeur des signes ne se tient que de leur écart différentiel avec leurs semblables. Après l’histoire des mots clefs, on est revenu à la magistrale interprétation lévi-straussienne du texte de Mauss sur la magie, qui a l’avantage de montrer la fécondité de la conception structuraliste du symbolique, mais aussi sa capacité à expulser le religieux et la structure sociale au profit de la seule culture, comme l’a montré la fin de l’exposé, consacrée à la forte critique adressée par Vincent Descombes au « logocentrisme » du structuralisme de Lévi-Strauss, où il a vu une tentative de renouveler la théorie du contrat social.

6 La séance suivante a repris la lecture de Mauss par Lévi-Strauss, sa stratégie d’appropriation du neveu et de refoulement de l’oncle, déclaré pré-scientifique, pour éclairer le dossier de la genèse du structuralisme et montrer comment s’y est produite une substitution de paternité qui masque son origine sociologique inavouée (François Héran), par un appel emphatique à la « révolution structurale » en linguistique. L’exclu

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de ce procédé n’est pas seulement la notion de religion, mais tout autant celle de sacrifice. La suite de la séance a tourné autour de la « guerre du sacrifice » rouverte par les hypothèses de Girard et les violentes critiques qui leur ont répondu.

7 Les deux dernières séances ont montré l’analogie des conflits et des postures entre les mêmes protagonistes à propos du don. Après avoir retracé la longue genèse de l’Essai sur le don dans l’œuvre de Mauss et souligné l’importance et la nouveauté de sa problématique, on s’est attaché à montrer les logiques qui opposent les grandes familles de réponses apportées à la question des rapports du don et du sacrifice, entre ceux qui pensent pouvoir déduire l’institution sacrificielle des pratiques de don (Maurice Godelier, Alain Caillé) et ceux qui pensent qu’elle en est a priori indépendante, même si, dans la pratique, elle n’a pas cessé de se recombiner avec lui. La conclusion a souligné que l’enjeu de ces débats porte sur l’existence de dons empoisonnés, véhicules d’une négativité dont il faut se défaire et qu’on peut mettre en rapport, même si c’est sous une forme atténuée, avec les pratiques de bouc émissaire, qu’éclairent aussi certaines pratiques sorcellaires, comme celles du Bocage analysées par Jeanne Favret- Saada. Ce qui oblige à repenser le sacré, le sacrifice et le don, comme le symbolique, dans les termes d’opérations de conjonction et de disjonction non réductibles à des opérations purement intellectuelles, parce qu’elles canalisent des forces conflictuelles opératrices d’identités sociales.

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Thèmes : Religions de l’Amérique précolombienne

AUTEUR

CAMILLE TAROT Chargé de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Les religions de l’Amérique précolombienne Les manuscrits pictographiques mexicains à contenu religieux

Anne-Marie Vié-Wohrer

1 Dans le premier cours, le 24 novembre 2008, il a été présenté un résumé des témoignages sur la présence et l’importance de l’écrit au XVIe siècle en Mésoamérique, unique aire culturelle du Nouveau Monde en possession d’un système d’écriture. Des exemples de proto-écriture (quipus et tocapus) des hautes cultures andines précolombiennes, ainsi que des graphies sur peaux de bisons de l’Amérique du Nord, ont été évoqués. Le système mésoaméricain d’écriture a été expliqué, avec son origine historique et mythique, son appartenance au groupe des écritures pictographiques (Égypte, Sumer, Chine). L’histoire de sa découverte par les Espagnols et la politique que ceux-ci adoptèrent envers l’écrit indigène ont été présentées (autodafés, puis renaissance).

2 Les manuscrits du Groupe Borgia ont fait l’objet du deuxième cours. Comptant parmi les plus beaux, ils contiennent la quintessence de la religion mésoaméricaine, exprimée en particulier sous forme de calendriers divinatoires très complexes et d’exemples de rituels à exécuter. Quelques pages du Codex Borgia, celui qui a donné son nom au groupe, ont été, en priorité, commentées. Les forme, matière, origine géographique, contenu thématique et usage de ces manuscrits ont été présentés, ainsi qu’une courte histoire de leur déchiffrement.

3 Deux manuscrits mexicas, le Codex Borbonicus et le Tonalamatl Aubin ont fait l’objet du troisième cours. Tous deux sont des calendriers. Le premier, considéré comme précolombien par la plupart des chercheurs, contient un calendrier divinatoire, ainsi qu’un calendrier solaire de dix-huit mois où sont représentées les fêtes mensuelles qui avaient lieu. Le second manuscrit, colonial, ne contient qu’un calendrier divinatoire. Il fut fait état de leurs différences.

4 Les manuscrits mixtèques étudiés dans le quatrième cours proviennent de la région de la Mixteca, aire du centre-sud du Mexique, divisée en trois régions qui occupent le nord et l’ouest de l’État d’Oaxaca ainsi que le sud-ouest de l’État de Guerrero. La séance a été

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divisée en deux parties. Au cours de la première, donnée par la chargée de conférence, l’accent a été mis sur la variété des documents, leur contenu thématique historico- religieux, leur forme, leur style, l’histoire de leur déchiffrement. Dans deux des manuscrits, il a été procédé à la description de scènes de création du monde, des hommes et des dieux ainsi qu’à celle de certains rituels. Au cours de la seconde partie, Martine Simonin a présenté le Manuscrit Aubin no 20, calendrier divinatoire et représentation de l’univers.

5 Les manuscrits cuicatèques firent l’objet du cinquième cours. Ils proviennent de la partie orientale de l’état d’Oaxaca, région où surgissent vers 200-300 avant notre ère plusieurs petits royaumes plus ou moins dépendants de leurs voisins mixtèques. Au XVe siècle, ils seront rattachés à l’empire aztèque. Deux manuscrits ont été présentés : leur style, leur contenu thématique historico-religieux, où s’expriment, en particulier, des rituels sacrificiels importants exercés sur des personnages historiques.

6 Le sixième cours, donné en deux parties, a été consacré à l’architecture mexica. La première partie fut donnée par Maëlle Sergheraert, qui exposa, à partir de son expérience de terrain dans différents sites archéologiques dispersés sur le territoire de l’empire aztèque, les éléments décoratifs susceptibles de donner une identité mexica aux édifices civils et religieux. Au cours de la deuxième partie, la chargée de conférence exposa les paramètres du dessin d’architecture dans les manuscrits pictographiques mexica. Elle analysa en particulier la perspective employée par les dessinateurs indiens dans les représentations de bâtiments.

RÉSUMÉS

Le programme de conférences a porté sur des documents datant, pour la plupart, de l’époque précolombienne (ceux de l’aire maya en ont été exclus). Les cours ont été accompagnés de projections d’images en provenance des fac-similés et de commentaires qui ont trait à deux thématiques principales : celle de la représentation scripturale (système d’écriture) et celle du contenu religieux. Il est fait état des références aux sources en caractères du XVIe siècle relatives à la religion des anciens mexicains. Des photocopies ont été distribuées à chaque cours : bibliographie spécialisée, cartes géographiques, illustrations en provenance des manuscrits.

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Thèmes : Religions de l’Amérique précolombienne

AUTEUR

ANNE-MARIE VIÉ-WOHRER Chargée de conférences

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Religions d’Océanie

André Iteanu

1 Depuis plusieurs années l’objectif du cours est d’évaluer et de comprendre la multiplicité des différenciations qui caractérisent le monde mélanésien. En effet, bien que chaque société y semble à première vue marquée par une certaine uniformité, le discours des informateurs insiste toujours sur des différences qui ne sont perceptibles par l’anthropologue qu’au terme de longes périodes de terrain. On retrouve de telles différenciations dans tous les domaines. Dans la morphologie sociale, les unités auxquelles on fait référence sont innombrables et s’entrecroisent de telle manière que l’on peut à tout moment évoquer une unité sociale selon un découpage ad hoc. De même, les rituels qui paraissent à première vue uniformes sont considérés par les informateurs comme toujours différenciés, soit parce qu’ils sont liés à des unités sociales contextuelles, soit parce qu’ils ont été modifiés par les responsables de leur mise en œuvre. De telles différenciations s’appliquent systématiquement aux parures de décoration, aux pratiques agricoles, au découpage des animaux pour la consommation, aux pas de danse, aux contenus des jardins, aux espèces végétales utilisées, etc.

2 Cette année, nous avons examiné la notion de propriété des terres qui semble, au contraire, constituer une « identification » pérenne d’un groupe de copropriétaires de la terre.

3 La description détaillée du cas Orokaiva a montré que le terme qui désigne la propriété signifie également, comme dans nombre de sociétés mélanésiennes, « prendre soin de » ou « être au service de », ou « être dépositaire de ». À l’évidence, cette polysémie place la notion de propriété dans un ensemble de significations très différentes de celles que l’on reconnaît dans la langue française ou anglaise.

4 Deux articles (non encore parus) relatifs à cette question ont été examinés avec soin.

5 Le premier, de Cécile Barraud, souligne qu’en Mélanésie, il est difficile de distinguer celui qui possède (sujet) de ce qui est possédé (chose) et remarque que la majorité des auteurs contemporains résout ce problème en postulant l’antériorité de la relation sur la distinction entre sujet et objet. Aussi, pour Barraud, la terre ‘aré’aré n’est pas l’objet

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concret que nous concevons, mais une relation de transmission entre des vivants et des morts qui sont, ont été ou seront associés à cette terre.

6 L’examen de la distinction faite par certaines langues, comme le ’Aré’aré, entre deux constructions grammaticales, l’une « possessive inaliénable » et l’autre « aliénable » éclaire cette relation. Chaque langue associe ces deux constructions à des objets différents. Souvent, la forme « possessive inaliénable » s’applique aux parties du corps, aux relations de parenté et, globalement, aux rapports entre la partie et le tout, alors que la forme « aliénable » est associée aux objets qui se trouvent entre eux dans une relation moins pérenne. L’utilisation d’une forme inaliénable pour des relations consubstantielles à la personne suggère que celle-ci est modifiée par la relation dans laquelle elle se trouve. Comme une telle modification est étrangère à notre notion de « possession », on comprend que cette notion ne peut adéquatement décrire ce type de relation.

7 Cette difficulté est plus étendue qu’on ne peut le penser. Pour les linguistes, la distinction entre deux séries de possessifs, loin de constituer une exception, est un phénomène extrêmement répandu, pour autant que l’on prenne en compte la valeur sémantique des énoncés. On la retrouve, par exemple, dans les langues occidentales où le datif de participation s’est peu à peu effacé au profit du verbe avoir pour marquer la « sphère personnelle », au-delà de la simple possession (« avoir de la grâce », « Paul a la fièvre », « j’ai un fils malade », « le soldat eut la mâchoire fracassée »). Cela revient à dire que ces formes grammaticales mettent en jeu un couple de sujets indissociables et non que la « personne » comprend dans sa définition des choses qui, dans d’autres sociétés, sont en dehors d’elle-même (indistinction sujet-objet). Dans ces langues, la relation est donc aussi privilégiée, à un certain niveau, sur la distinction entre les partenaires qui la composent.

8 Selon certains linguistes, les classificateurs possessifs se différencient des autres classificateurs en ce qu’ils mettent en avant la relation entre un objet et son référent. Les objets qui admettent plusieurs classificateurs possessifs ont donc plusieurs sortes de relation au référent. Comme, dans ce contexte, la relation prime sur l’ontologie, on peut légitimement se demander si on a encore affaire au « même objet ».

9 Dans la langue de Kei, où Barraud a travaillé, deux séries de possessifs sont utilisées. Les inaliénables concernent la plupart des parties du corps et des relations de parenté, les aliénables, tout le reste. Le terme duan, dont on retrouve des équivalents dans toute l’aire indopacifique, est utilisé, selon les contextes, avec l’une ou l’autre des deux constructions. Il est parfois traduit par « propriétaire », « protecteur », « protégé », mais aussi par « qui veille sur », « qui sert ». Duan s’applique toujours à une relation hiérarchique, il qualifie parfois l’élément supérieur, parfois l’inférieur. Si l’on veut conserver l’unité du terme duan (voir supra), force est d’admettre que bien que le terme soit utilisé, à chaque fois, à l’une ou l’autre des deux formes, il fait néanmoins toujours référence à l’ensemble des deux usages. À chaque fois que le terme est utilisé, le locuteur exprime donc conjointement deux niveaux de significations : sur un premier plan, le supérieur et l’inférieur ne font sens qu’en fonction de leur relation, sur un second, les deux se distinguent, l’un s’occupant de l’autre ou étant à son service. Selon le contexte d’élocution, l’accent est mis sur l’une ou l’autre des deux significations.

10 La bidimensionnalité de ce terme ne se trouve pas seulement à Kei mais dans de nombreuses sociétés de l’Indo-Pacifique où elle se manifeste souvent par une inversion de la relation. Dans certains cas, l’inférieur devient supérieur, comme dans la tenure

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foncière ‘aré’aré (posséder ou être possédé). D’autres fois, par exemple quand le Dieu suprême est désigné par ce terme, la relation ne peut s’inverser. Dans tous les cas néanmoins, on retrouve la priorité de la relation sur la définition des membres qui la constituent.

11 Dans l’aire indo-pacifique, il est donc inadéquat d’utiliser les termes « propriétaire » ou « possesseur », qui renvoient à une relation entre une personne et un objet définis de façon ontologique. Ici, la relation prime au contraire sur les choses et les êtres qu’elle unit. Elle est asymétrique, mais surtout multidimensionnelle. À chaque fois qu’elle se manifeste, elle fait référence à un autre niveau de réalité. Ce niveau est représenté soit par une entité externe à la relation (comme les ancêtres, pour le gardien d’une terre), soit à l’intérieur de la relation elle-même, par l’un des termes qui connaissent deux sortes de mises en relation (par exemple, le terme duan).

12 Dans le second article examiné, Marilyn Strathern propose que les Mélanésiens considèrent que les relations produisent les choses et plus généralement le monde, tout comme nous pensons que le travail fabrique des produits. En conséquence, ils considèrent que la terre a été produite par les relations sociales qui l’ont fait advenir : parenté, politiques, guerres, etc. Mais simultanément, ils sont les possesseurs de leurs terres et s’intéressent à en valoriser les produits, en négociant les droits, par exemple, avec des firmes étrangères (mines, commerce d’essences rares, etc.). Ils considèrent donc aussi que la terre est un objet qui produit des ressources pour le bénéfice des hommes.

13 Il y a donc une contradiction apparente entre ces deux points de vue. Et pourtant, dans l’esprit des Mélanésiens, l’aspect producteur de la terre ne s’oppose pas à sa dimension cosmologique. Les deux sont source de vie au sens large. Pour rendre compte de cette situation, l’auteur propose de renverser la seconde proposition en se demandant si la terre n’est pas, en fait, considérée comme partiellement en continuité avec son produit, une relation que Strathern décrit comme une relation d’« extension ».

14 Pour comprendre cette relation, il est utile, dit l’auteur, de mettre les deux significations mélanésiennes de la terre au regard de l’opposition occidentale entre propriété intellectuelle et propriété au sens propre. Dans son premier sens, cosmologique, la terre est intangible, elle pourrait donc être pensée comme une marque déposée de la présence d’un clan sur une terre. Par contre, dans son second sens, elle est aliénable.

15 Sur la terre mélanésienne, on protège les limites des marques ancestrales. Ces frontières fonctionnent comme des choses-en-action car elles n’ont pas d’autre manière de se manifester qu’en étant activées par les clans dans leur ensemble. Mais leur signification est particulière. En Occident, la valeur de la production intellectuelle qui se manifeste dans ces choses-en-action repose sur l’idée qu’un travail a été fourni pour les créer. Mais en Mélanésie, le travail consiste avant tout à s’occuper des relations, à les créer, à les modifier, à les dissoudre. Le travail que la terre fournit est à l’image de ce travail sur les relations. Il produit des groupes. La terre produit en effet des êtres en relation, c’est-à-dire des hommes porteurs d’un nom et en même temps des plantes qui seront associées à ces noms dès qu’elles circuleront dans les échanges. Les hommes et les plantes nommés sont donc considérés comme des extensions de la terre, plutôt que comme le produit du travail des hommes. Le clan, dans ce sens, est une totalité se situant au-delà de ses manifestations particulières, comme celle qui se

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matérialise lors d’un rituel. Il comprend toutes les générations passées et futures ainsi que tous les produits que la terre a le potentiel de générer.

16 Les extensions produites par la terre peuvent circuler le long des relations, la terre non, elle est intangible. La productivité de la terre est une qualité occulte. Elle ne devient manifeste que lorsque ses produits deviennent visibles et circulent dans les relations. La puissance de la terre est évaluée au prorata de cette circulation. De même, la rémunération demandée aux entreprises étrangères pour l’usage de la terre ne compense pas la « valeur » de la terre, mais dépend du revenu qui en est extrait et donc de sa puissance rendue manifeste.

17 Dans nos langues, il n’y a pas de terme adéquat (propriété, possession, etc.) pour décrire cette situation et il nous faut en combiner plusieurs comme visible, invisible, propriété intellectuelle, propriété matérielle, tangible, intangible, pour en rendre compte.

18 De même, on ne saurait opposer en Mélanésie les droits individuels aux droits communautaires. Les Mélanésiens mettent en œuvre les deux dans un même mouvement. La terre et son produit sont des « analogues » l’un de l’autre. Chacun reproduit l’autre ; c’est « la même entité sous une forme différente ». Mais en même temps, ils sont séparables, développant alors des potentialités différentes. Cette différentiation est génératrice d’espace social dans le sens d’ensembles de relations.

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Thèmes : Religions d’Océanie

AUTEUR

ANDRÉ ITEANU Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Religions de l’Afrique Noire (ethnologie)

Odile Journet-Diallo

Modes de découpe rituelle de l’espace et division sexuelle (suite)

1 Nous avons poursuivi l’exploration des modes de découpe rituelle de l’espace que nous avions entamée l’an dernier à partir de quelques sociétés africaines de la région dite des « Rivières du sud » dans lesquelles la variable division sexuelle sature, pour ainsi dire, la topographie religieuse. L’enquête, élargie à d’autres aires culturelles, avait cette année pour objectif l’examen comparé de quelques-uns de ces espaces rituels que sont les lieux de réclusion où séjournent les néophytes lors des initiations « pubertaires » masculines et féminines. Avant de revenir aux matériaux jóola, nous nous sommes appuyés sur quelques exemples de sociétés où les deux versants, initiation masculine et initiation féminine, non seulement donnaient lieu à des rituels collectifs, mais avaient également fait l’objet d’une même attention de la part de l’ethnographe. Pour mieux baliser le champ de questions qui pouvaient nous guider, nous avons en un premier temps rappelé les analyses développées par Michel Cartry lorsqu’il s’interrogeait sur les propriétés spatiales de l’enclos initiatique appelé kuanciagu chez les Gourmantché du Burkina Faso1. De l’étude des rites de fondation et d’aménagement de cet enclos, des modalités de l’entrée des novices puis de leur distribution spatiale à l’intérieur de cette enceinte aux places qui leur sont assignées, aux conduites quotidiennes des initiants visant à contrôler certains lieux du camp (les lieux de dépôt des plats de nourriture, le trou où les novices vont uriner, celui où la veille de la sortie sera déposé le fétiche de l’ordalie, les places à occuper lors de certains rituels), Michel Cartry mettait en évidence le parallélisme existant entre le traitement rituel de ces lieux « à haute tension » qu’il proposait d’appeler « lieux du corps de l’enclos » et celui des « lieux du corps » des initiants. Il montrait ainsi que le camp de circoncision gourmantché pouvait être appréhendé comme une sorte d’organisme vivant, un « espace-corps », conçu comme un espace intra-utérin. Les faits gourmantché l’amenaient à articuler ces deux

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notions à celle d’un dispositif propre à figurer la fiction mythique « du ventre du monde, sorte de matrice céleste où des enfants du village, retournés à l’état embryonnaire, seraient périodiquement reconstruits »2. Comme il l’explicitera ailleurs3, en mettant en rapport un chant funéraire avec un chant exécuté par les initiants, s’il est bien un temps du rituel qu’on pourrait caractériser comme « un temps de suspension de toutes les différences » (notamment de la différence sexuelle), c’est bien celui de l’enclos initiatique.

2 C’est en gardant ces analyses à l’esprit que nous avons tenté, à partir de quelques exemples, de repérer les lignes d’opposition ou de convergence entre les modes d’aménagement des espaces initiatiques masculins et féminins. Dans son ouvrage, Garçons et filles - Le passage à l’âge d’homme chez les Gbaya Kara4 (au nord-ouest de la République centrafricaine), Pierre Vidal avait livré une très riche description des rites du labi (pour les garçons) et du bana (pour les filles). Intervenant après de premiers rites qui en sont en quelque sorte la préfiguration,le labi et le bana jouent sur une série de dispositifs comparables (appariement des néophytes deux à deux, épreuves physiques, parures, danses, exhibitions, cuisines, passages de seuils, bains et immersions, érection d’un mât ou d’un poteau, enveloppements ou ensevelissements des corps dans de grandes feuilles, etc.) mis en œuvre en différents moments de l’itinéraire initiatique. Nous nous sommes plus particulièrement intéressés à certains moments rituels de la transformation des initiant(e)s dans leur mise en rapport avec l’organisation spatiale des deux camps d’initiation des garçons et de celles du dungbu où sont installées les filles nouvellement excisées. C’est après avoir été « tués » à coup de sagaie lors d’une séquence spectaculaire5 que les garçons sont immédiatement emportés sur le lieu où ils devront construire leur première case de réclusion. Ce camp est toujours séparé du village par quelque barrière naturelle (cours d’eau et sa galerie forestière). Au centre du terre-plein, deux poteaux sont plantés, liés l’un à l’autre ; l’entrée de chaque sentier menant au camp est également signalée par deux petits poteaux. Uniquement faite de végétaux, la case ressemble, aux yeux d’un observateur occidental, à une grosse meule de foin de forme allongée. Il n’y a rien à l’intérieur, hormis les nattes et les peaux utilisées lors de la première séquence de la mise à mort des néophytes et sur lesquelles ceux-ci dorment. Cette case sera brûlée lorsque les initiants déménageront définitivement dans leur deuxième camp. Au risque d’en mourir, il ne devront pas se retourner pour la voir brûler. Ponctuées de diverses épreuves (chasses notamment), l’essentiel de leurs activités lors des premiers mois consiste en l’apprentissage de la langue et des danses labi. Quelques temps plus tard, les hommes de tous les villages avoisinants sont invités à assister à l’exécution de ces danses. Lors de cette présentation aux invités, une vieille femme apparaît à la lisière du camp : les labi se précipitent, la hissent sur leurs épaules et la déposent respectueusement dans leur case. Du rôle joué par cette femme, la mai nar mabu, Pierre Vidal ne peut dire grand-chose, mais il a l’intuition que son apparition serait à rapprocher du rôle joué par l’accoucheuse lors du rite d’imposition du nom au nouveau-né lorsque, après avoir feint de découvrir l’enfant miraculeusement apparu en brousse, elle le dépose sur une natte qu’elle soulève sous le porche de la case afin qu’il soit arrosé de l’eau que le père lance par-dessus le toit. C’est lors de l’installation du deuxième camp, quelques dix-huit mois plus tard, que se précisera le rôle de la mai nar mabu. Une fois que les initiants ont construit leur nouvelle case (cette fois en terre armée de paille) et édifié la clôture ajourée du terre-plein choisi, le jour même de leur installation, cette vieille femme revient accompagnée d’une assistante. Elle enterre

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jusqu’à fleur du sol un bol de céramique empli d’eau. Le lendemain, après un bain rituel des labi, les deux femmes reviennent, déterrent le pot, y jettent une préparation et versent le tout dans une fiole. La mai nar mabu pénètre dans la case, s’approche de chaque garçon et lui verse dans chaque œil quelques gouttes de la préparation. À partir de ce moment, les labi peuvent à nouveau contempler et reconnaître les femmes. Plus tard, elle les aspergera encore d’une décoction de feuilles par elle préparée. C’est à l’emplacement même où elle avait enterré le bol de céramique que sera érigé l’immense mât de l’initiation.

3 Plus ramassée dans le temps (4 mois), l’initiation des filles condense en deux ou trois jours des épreuves physiques intenses et, par ailleurs, une série de séquences dont l’équivalent, du côté des garçons, s’échelonne sur de nombreux mois. La veille du jour de l’excision, les parents de la jeune fille choisie comme celle qui ouvrira chaque séquence rituelle, la ndonem, vont choisir et préparer un lieu tout à la fois proche du village et du cours d’eau où l’opération se déroulera. Ils nouent au centre de la surface deux tiges d’herbe. Les initiantes sont amenées une première fois sur les lieux, la ndonem assise à califourchon sur le poteau autour duquel va s’élever la case. Elle y reste agrippée pendant qu’on érige ce poteau dans le trou creusé par sa marraine, avant de glisser sur le sol qu’elle dame avec une houe. Le lendemain, pendant que les jeunes filles sont emmenées au ruisseau sur la rive duquel elles seront une à une excisées, les hommes bâtissent la case de retraite. Circulaire, couverte d’un ancien toit réutilisé et renfloué de paille, sa structure évoque celle qui est édifiée dans le premier camp du labi. Le chaume n’est pas fixé sur la charpente, donnant l’impression de couler jusqu’au sol, le mur, invisible, sert seulement à protéger du froid. Une entrée étroite et basse ouvre en direction du village. Il s’agit de donner à la case un aspect qu’on peut qualifier a minima de « ventru », d’« enflé ». Métaphore de la vulve, le toit de cette case sera déchiré lors d’une nuit sans lune, par l’irruption de « l’esprit du bana », qui enlèvera l’une des filles en jouant la fiction d’une double défloration.À partir de ce moment, les initiées seront « comme en état de gestation ». L’aire du dungbu est par ailleurs remarquable par sa nudité et sa pauvreté, le terre-plein ne contient aucun élément particulier si ce n’est un grand foyer fonctionnant en permanence. Jamais balayé, couvert de débris végétaux, il garde un aspect proche de la nature. Lorsque les initiées retourneront au village, le dungbu ne sera pas brûlé, mais abandonné et interdit de toute intrusion tant qu’il ne sera pas retourné à l’état de jachère. Résumant ses observations sur les deux espaces, Pierre Vidal avançait que « le campement labi constitue un organe arraché à la société et vivant hors d’elle, tandis que le dungbu n’en serait seulement qu’un appendice ». Que les deux soient conçus comme des espaces de gestation, tous ses matériaux vont dans ce sens ; on remarque que, dès lors que les néophytes quittent cet espace, cette fonction est reportée sur leurs différentes parures, tels le bouclier végétal des garçons ou le vêtement de feuillage qui enserre les filles comme dans un « cocon végétal ». Cependant, les étapes de cette gestation (toujours marquées par des rites d’immersion dans le proche ruisseau), les actes et les agents qui œuvrent sur la transformation des initiant(e)s, le devenir des espaces de réclusion, sont loin d’être symétriques. Les garçons, qui jusque-là vagabondaient sans contrainte, sont d’abord « tués » dans l’eau avant d’être réaccouchés dans le premier camp par la mai nar mabu ; dans le deuxième camp, elle leur ouvrira les yeux à la sexualité. Les filles, socialisées depuis la petite enfance à leur futur rôle de femme, sont opérées dans leur sexe avant d’être « déflorées » par l’esprit Moko. Par ailleurs, à la différence du premier camp labi, rigoureusement interdit aux femmes (à l’exception du personnage de

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l’« accoucheuse »), le dungbu est en permanence ouvert aux deux sexes, hommes, femmes, filles et garçons dès lors qu’ils auront subi, pour les unes, le véritable bana, et pour les autres, ce que les Gbaya appellent « le bana des garçons », épreuve beaucoup plus légère.

4 Voisins des Gbaya, les Dìì de l’Adamaoua (Cameroun) étudiés par Jean‑Claude Müller6 ont une tout autre organisation des rites initiatiques des garçons et des filles.À la différence des Gbaya, l’initiation des garçons est construite autour de l’opération de la circoncision tandis que l’initiation des filles, qui comporte une sorte de mime des gestes de l’excision, s’intègre comme un « appendice » dans le déroulement du rite masculin. La « place de circoncision », tèè, clairière située à 2 km du village, est non seulement la même depuis l’installation première du village, mais elle est constitutive de l’existence même d’une chefferie. Tout, dans le déroulement des rites, concourt à marquer le lien, apparemment paradoxal, entre initiation masculine et chefferie. Remettant à un autre examen le cas particulier de la « double circoncision » du chef, nous avons repéré ce lien dans la distribution spatiale des différentes opérations. Alors que la place de circoncision est interdite au chef et à tous les membres de son clan (sauf aux enfants à initier), la construction du porche de la circoncision devant la maison du chef, quelques jours avant l’opération, est l’un des temps forts des préparatifs. Pour l’ériger, les aînés des lignages forgerons et autochtones doivent se « blinder de médecines ». Lors des rites d’entrée dans l’initiation, la « pierre de tambour » sise devant la chefferie joue un rôle central. Un autre lieu « chargé » est le lieu de brousse à proximité d’un rocher plat, appelé daa waa, où est caché, sous un entassement de pierres au milieu d’un bosquet de buissons, le pot contenant les couteaux de circoncision. Ces « couteaux léopards », considérés comme vivants, sont l’objet de nombreuses manipulations rituelles. On pourrait opposer ces lieux aux deux autres espaces « à haute tension » pour reprendre les termes de Michel Cartry, lieux marqués par le sang et la souillure des déchets : la place tèè, où sont circoncis les enfants et enterrés prépuces et vieilles culottes, et la « maison de brousse », cabane construite à l’écart du village où, pendant un à quatre mois, les initiés « mangeront le léopard » (i. e. subiront brimades et coups administrés par le masque initiatique gág). Variante d’un procédé commun à de nombreuses initiations, ils seront lavés au-dessus du trou où ont été jetées les feuilles, maintenant en fermentation, des anciens pansements qu’ils doivent prendre à pleines mains. De leur côté, pendant tout le temps de l’opération, les femmes doivent rester immobiles. Puis elles vont se laver dans un ruisseau et les mères des circoncis s’entourent le cou d’un collier tressé d’une écorce particulière. Elles le garderont jusqu’à la sortie de brousse de leurs fils et s’abstiendront de toute relation sexuelle. « Chaque mère accouche son fils une seconde fois », écrit J.-C. Müller. À la fin de la réclusion, les initiés retournent danser à daa waa avant de rentrer au village. C’est alors que commence l’initiation des fillettes, qui débute par une parodie des danses des garçons qu’elles doivent exécuter nues. Le lendemain, femmes et fillettes vont se baigner dans le ruisseau où s’étaient baignées les mères des circoncis. Tandis qu’une vieille femme contrefait le masque gág, les filles sont alors « circoncises » par la sœur d’un circonciseur qui, avec une pince de crabe, leur étire par quatre fois le clitoris en leur recommandant de ne jamais céder trop vite aux hommes. Elles sont ensuite recluses pendant une semaine dans la maison de leur initiatrice. Les descriptions par ailleurs fort riches de J.‑C. Müller ne nous permettaient pas cependant d’aller plus loin dans l’examen des propriétés spatiales de l’espace initiatique féminin.

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5 Parmi les sociétés bantoues ayant développé des rites initiatiques collectifs pour les filles comme pour les garçons, les Kaguru, montagnards de Tanzanie, ont fait l’objet d’une importante étude par Thomas O. Beidelman dans son ouvrage The Cool Knife7. L’essentiel de l’initiation des garçons (dite « être dansé » ou « être séparé ») se déroule dans un espace de brousse, une clairière défrichée et délimitée par une série de pieux traités avec des « médecines », où est édifié un abri. Le jour de la circoncision, les garçons sont amenés au camp, appelés tour à tour par le circonciseur. Son travail achevé, celui-ci doit veiller à ramasser tous les déchets (peaux tachées de sang, prépuce, terre mêlée de sang) pour les enterrer. Durant la réclusion, chaque initié est assis et dort dans son propre espace, séparé des autres par de petites bûches. Dans le temps qui suit l’opération, le camp est ouvert aux visiteurs, y compris aux femmes. Mais après cette visite initiale, aucune fille nubile ne doit plus être aperçue par les initiants. Comme dans les deux exemples précédents, on note le même décalage entre l’opération initiale et la reconstruction qu’elle est censée induire. Les néophytes ne sortiront pas du camp avant leur guérison ; masqués, ils pourront alors s’exhiber aux limites des villages alentour. L’incendie et la mise à nu du camp, opérés à l’insu des initiants qui, à leur retour dans l’espace déserté, auront à affronter des bruits terrifiants, signe la coupure définitive d’avec leur passé. L’initiation des filles, dite « prendre par la main » est conduite au cœur même du village. Elle débute au moment où survient leur première menstruation. La jeune fille est alors isolée et confinée dans une maison à part où elle restera enfermée plusieurs semaines voire plusieurs mois, le temps que d’autres filles la rejoignent ou que revienne la bonne saison. Durant sa réclusion, visitée par les femmes du voisinage (ici, aucun homme n’est admis), elle apprend quantité de chants et s’occupe à des activités domestiques. Elle est encouragée à manger le plus possible pour ressortir « blanche et grasse ». Elle est instruite des bonnes manières sexuelles. C’est à la fin de la réclusion qu’ont lieu les rituels publics : chants, danses et consommation rituelle de viandes et de « porridge ». À l’aube, l’initiante est emmenée dans la brousse proche pour être « coupée » (sans toucher au clitoris). Le lendemain matin, elle sort magnifiquement parée et couverte de perles. De grandes festivités sont organisées à cette occasion. Beidelman livre par ailleurs un très important corpus de chants initiatiques : nous nous sommes particulièrement intéressés à ceux d’entre eux qui, pour parler des relations entre les sexes, mobilisent des métaphores topographiques.

6 Ce premier « balayage » nous a permis de mettre en évidence, s’il en était besoin, tout à la fois la diversité des procédés mis en œuvre sur la trame commune à tout rituel initiatique8 tant du côté des filles que des garçons et la récurrence du lien qui unit traitement de l’espace de réclusion et traitement du corps des néophytes. Au-delà de leurs différences, ces trois exemples font ressortir la disparité de l’inscription des lieux de réclusion quant à l’opposition village /brousse et celle des opérations de transformation appliquées aux garçons et aux filles. La densité des matériaux rapportés par les auteurs ne nous permettait pas pour autant de répondre à nos questions initiales. L’enquête se poursuivra par l’examen plus approfondi d’espaces initiatiques féminins, à commencer par celui du cisungu bemba étudié par Audrey Richards et celui de la société féminine du Sande chez les Mende.

7 Au cours de l’année sont notamment intervenus Marie Daugey, à propos des espaces initiatiques kabye (Togo) dans leur rapport aux bois sacrés, Mathilde Laîné sur les rôles rituels des femmes dans le procès funéraire nawdba (Togo), Sada Mamadou Ba sur les

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divisions de l’espace du parc à bétail peul. Ramon Sarró de l’Université de Lisbonne, qui travaille chez les Baga, est également venu parler de son récent ouvrage, The Politics Change on the Upper Guinea Coast. Iconoclasm Done and Undone.

NOTES

1. Cf. Annuaire, Résumé des conférence et travaux, t. XCIX (p. 47-53) et t. 100 (p. 57-61), EPHE, 1990-1991 et 1991-1992. 2. Annuaire, Résumé des conférences et travaux,t. 100, p. 58. 3. « From One Rite to Another: the Memory in Ritual and the Ethnologist’s Recollection », dans D. DE COPPET (éd.), Understanding Rituals, Routledge, 1992 (version française : « D’un rite à l’autre : la mémoire du rituel et les remémorations de l’ethnologue », Incidence 2, 2006, p. 153-166). 4. (“Recherches oubanguiennes” 4), Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, Paris X, 1976. 5. Cette a été séquence longuement analysée par M. Houseman, cf. Annuaire, Résumé des Conférences et travaux. 6. Les rites initiatiques des Dìì de l’Adamaoua (Cameroun), Nanterre 2002. 7. The Cool Knife. Imagery of Gender, Sexuality, and Moral Education in Kaguru Initiation Ritual, Washington-Londres 1997. 8. Cf. notamment V. TURNER, The Forest of Symbols. Aspects of Ndembu Rituals, Ithaca, N. Y. 1965.

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Thèmes : Religions de l’Afrique Noire

AUTEUR

ODILE JOURNET-DIALLO Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études —— Section des sciences religieuses

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Religions de l’Asie septentrionale et de l’Arctique

Charles Stépanoff

Catégories ontologiques et animaux singuliers en Sibérie méridionale

1 Après un cours en qualité d’ATER (voir Annuaire 2007-2008), cette année a été la première de notre enseignement comme maître de conférences sur la chaire « Religions de l’Asie septentrionale et de l’Arctique ». Nous avons exposé les orientations de recherche qui seront développées dans les années à venir. L’enseignement proposé est une anthropologie de l’Asie du Nord, c’est-à-dire qu’à travers l’étude approfondie des sociétés de cette région, l’objectif demeurera de contribuer à la compréhension de l’homme et de ses rapports à son environnement. À cette fin, on n’hésitera pas à s’appuyer sur des travaux récents en psychologie, dans une démarche pluridisciplinaire qui ne se limite pas aux seules sciences sociales. Aujourd’hui, la collaboration entre anthropologie et psychologie, jadis prônée par Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss, est devenue une réalité disciplinaire dans les études cognitives, qui seront pour ce séminaire à la fois une source de documentation empirique et d’inspiration théorique.

2 Nos recherches précédentes ont porté sur les conceptions concernant la personne du chamane. Il est apparu que les peuples turcs de Sibérie élaborent des hypothèses très structurées sur le corps chamanique et ses propriétés conductrices. Selon un schéma inférentiel stable, des traits atypiques observés dans le corps et le comportement d’un jeune enfant suscitent l’hypothèse d’une nature singulière sous-jacente qui en serait la cause. Cette nature cachée, ou essence individuelle, doit engendrer d’autres traits atypiques, moins évidents ceux-là, comme des pouvoirs inhabituels. Une telle procédure de détection d’essences paraît s’appuyer sur une disposition psychologique humaine générale, l’essentialisme (voir la synthèse de S. Gelman,The Essential Child. Origins of Essentialism in Everyday Thought, 2003, Oxford, Oxford University Press).

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3 Le séminaire de cette année a eu pour objet l’exploration de divers autres domaines insoupçonnés où ce mode d’interprétation de la singularité individuelle pourrait également s’exercer. Il se trouve que, contrairement à une opinion courante en Occident, les gens de l’Altaï-Saïan (Sibérie du Sud) ne pensent pas que les humains sont les seuls à compter parmi eux des chamanes. Ils identifient ainsi des chamanes parmi les écureuils ou les ours. Ceci nous a amené à nous interroger d’une façon plus générale sur les rapports entre humains et animaux. Dans la mythologie, dans les rites, comme dans la vie quotidienne, les animaux sont partout présents au côté de l’homme chez les peuples de Sibérie. L’animal est chassé, élevé, tué, mangé (cru ou cuit), mais il est aussi imité, trompé ou fêté. L’analyse s’est appuyée sur une enquête de terrain menée au cours de l’été 2008 chez les éleveurs de rennes tožu.

Chasse et élevage de rennes chez les Tožu

4 Les Tožu sont un groupe de 4400 Touvas orientaux établis dans le bassin du Bij-Hem (Haut Iénisseï), encadré par les monts du Saïan au nord et au sud par le massif du Tannu. Leur nom actuel est dérivé du lac sacré Tožu, mais ils se nomment eux-mêmes tuha, variante phonétique detyva (Touva), qui s’est aussi conservée chez les Tsaatanes de Mongolie.

5 On distingue entre les Tožu de l’arbre (yjaš tožular) et ceux de la rivière (hem tožular). Les premiers sont des montagnards, éleveurs de petits troupeaux de rennes, se nourrissant principalement du produit de la chasse, de la cueillette et de la traite des rennes. Les seconds occupent les vallées steppiques favorables à un élevage pastoral de moutons, vaches et chevaux semblable à celui des Touvas occidentaux. La politique soviétique de sédentarisation a réuni ces groupes dans des villages dans les vallées.

6 L’élevage de rennes du Saïan a suscité maintes spéculations. Vajnštejn, ethnologue soviétique spécialiste des Tožu mort en 2008, considérait que le renne a été domestiqué par l’homme pour la première fois dans ce massif montagneux, non par des turcophones comme le sont les Tožu contemporains, mais par les populations samoyèdes qui les précédèrent. Le renne n’était utilisé par les Samoyèdes que pour le bât. Au tournant du second millénaire, certains groupes turcs, cavaliers venus des steppes méridionales, adoptèrent l’élevage de renne, se plièrent au rythme de nomadisation fréquente qu’il exige et l’enrichirent de techniques empruntées à la culture du cheval inconnues des Samoyèdes. Ils introduisirent ainsi la monte du renne avec une selle et des étriers et la traite des femelles. De nos jours, les Tožu utilisent le renne comme monture pour chasser en montagne élans, rennes sauvages, bouquetins, écureuils, zibelines.

Paysages et esprits-maîtres

7 Le succès de la chasse est soumis selon les Tožu à l’observance de plusieurs règles : l’évitement de lieux « à maître » (eelig), le respect des périodes de chasse, l’accomplissement de pratiques rituelles. Avant de chasser, les Tožu font bouillir du thé dont ils offrent une libation au « pays-montagne » (oran-taŋdy). Pour les Tožu, le « pays » est habité par différents « maîtres » (oran eezi), généralement invisibles aux profanes. Le maître « surveille » son territoire, il y interdit les incursions étrangères, il punit les humains qui violent les règles, en pénétrant par exemple dans son lieu de

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résidence. Il dispose des animaux de la forêt à sa convenance en les accordant ou en les refusant aux chasseurs.

8 Certains contes des Tožu et de leurs voisins rapportent que les animaux paient au maître chaque printemps un impôt (alban) en fourrure ou en plumes. C’est pourquoi pelages et plumages s’éclaircissent aux beaux jours (S.I. Vajnštejn, Tuvincy-Todžincy, 1960, Moscou, Izdatel’stvo vostočnoj literatury, p. 147). Les animaux de la forêt sont ainsi identifiés à des sujets soumis à leur maître, semblables aux indigènes sibériens qui devaient jadis un impôt en fourrure annuel à leurs seigneurs.

9 Plus souvent, les animaux des bois sont décrits comme les animaux domestiques des maîtres de lieu. Les chasseurs tožu qualifient le « gibier » (aŋ-meŋ) de « bétail du maître du pays » (oran eeziniŋ maly). Dans la taïga tožu se trouvent sept roches blanches que les gens appellent les « sept tentes blanches » (čedi ak ög). On raconte que ce sont les tentes des maîtres de ce lieu et que l’on peut les entendre traire leurs rennes. Les maîtres vivent donc comme les Tožu et possèdent du bétail, qui n’est autre que le gibier.

10 Bref l’esprit-maître est pour le gibier soit un seigneur féodal soit un berger. Ce type de relation est de l’ordre de la protection et de la domination (voir à ce sujet P. Descola, Par-delà nature et culture, 2005, Paris, Gallimard, chap. « Les formes de l’attachement »).

Animaux singuliers

11 Au sein de ce « bétail » sylvestre, certains animaux semblent entretenir des rapports spécialement étroits avec le maître du lieu. Les chasseurs tožu affirment l’existence dans leurs forêts d’animaux « particuliers » (tuskaj) : des zibelines ou des écureuils blancs, des cervidés blancs, des mâles sans bois ou au contraire à ramure extraordinaire, ou des biches portant des bois. Il peut encore s’agir d’un cervidé « bigarré comme une vache, alors que sur une bête sauvage il n’y a pas de bigarrure ». Tous les informateurs s’accordent pour dire qu’il est interdit de tirer un tel animal sous peine de s’exposer à la maladie, au malheur, parfois à la mort, infligés par le maître du lieu.

12 Les explications sur l’identité de ces animaux remarquables varient. Certains chasseurs y voient des métamorphoses d’esprits. Selon un informateur, les cerfs à grande ramure ou à bigarrures sont des « maîtres des lieux ». À la différence des cerfs ordinaires qui sont tués et mangés, un tel cerf spécial ne doit pas être tiré : si on le fait, « il intercepte la balle » ou « se transforme en homme ». On voit que, dans ce cas, la catégorisation de l’animal subit une révision : un être considéré d’abord comme un cerf est déplacé en raison de traits atypiques dans la catégorie des esprits. Sa forme visible n’est plus qu’une apparence trompeuse.

13 Dan Sperber a proposé une interprétation stimulante des pratiques et conceptions souvent riches concernant les animaux spéciaux (D. Sperber, « Pourquoi les animaux parfaits, les hybrides et les monstres sont-ils bons à penser symboliquement ? », L’Homme, 1975, 15 [2], p. 5-34). Le traitement symbolique des monstres s’appuierait, selon lui, sur une opération conceptuelle très particulière : un écart visible d’un individu par rapport à la norme de son espèce entraîne une révision de sa catégorisation. Il y a là une contradiction, car un animal ne peut être tenu pour « anormal » que s’il a déjà été reconnu comme membre de son espèce. Or ce caractère paradoxal est précisément, selon Sperber, le propre des opérations symboliques. L’écart entre les notions de norme et d’appartenance taxinomique expliquerait que les

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animaux anormaux, mais aussi les animaux parfaits, suscitent souvent des traitements religieux.

14 Il est exact qu’en Sibérie du sud une anomalie, telle qu’un albinisme ou une ramure importante, entraîne souvent une requalification ontologique : l’animal n’est qu’en apparence membre de son espèce, en réalité c’est un esprit. La révision taxinomique n’est cependant qu’un cas particulier parmi les traitements possibles réservés aux animaux singuliers. Il arrive aussi que l’individu atypique subisse, plutôt qu’une révision, un dédoublement de sa catégorisation (une zibeline à fourrure épaisse est le chien favori du maître en plus d’être zibeline). Mais l’animal peut aussi ne susciter aucune spéculation taxinomique. Diverses traditions sibériennes font de la découverte d’un animal présentant une singularité quelconque un signe de bonheur futur : les Toungouses conservaient comme amulette le museau d’une zibeline tachetée ; les Iakoutes du Nord et les Dolganes gardaient comme porte-bonheur les bois d’un cervidé dont les deux ramures s’étaient soudées.

15 Un autre traitement fréquent est l’attribution au spécimen atypique d’une fonction particulière au sein de son espèce. Ainsi, chez les peuples de Sibérie du Sud, un arbre singulier, dont les branches sont emmêlées et parfois soudées, est appelé « arbre- chamane » (en touva ham yjaš, en altaïen ham agas, en mongol böö mod’). Nous avons relevé chez les Touvas orientaux la notion d’« écureuil-chamane » qui s’applique à des individus albinos. Or ces végétaux et animaux mis en position de « chamanes » au sein de leur espèce ne voient en aucune manière leur appartenance taxinomique remise en cause.

16 Ces différentes stratégies d’interprétation paraissent présidées par un principe commun que nous proposons d’appeler « principe de singularité ». Ce principe stimule des attentes et des inférences causales structurées à propos d’individus spéciaux au sein des classes naturelles. La présence de traits physiques visibles atypiques chez un individu est mise en relation causale avec la possession de propriétés essentielles hors du commun. D’autres capacités en sont attendues, comme des pouvoirs surnaturels. Nous retrouvons ici un schéma inférentiel semblable à celui identifié au sujet du chamane humain.

17 La notion de « chamane » peut dès lors être comprise d’une manière nouvelle : le chamane, qu’il soit humain ou non-humain, est d’abord défini par ses divergences visibles et invisibles par rapport à la norme de son espèce. Cette définition contraste avec celle développée par les partisans de la récente théorie du « perspectivisme » selon laquelle le chamane est un humain qui adopte le « point de vue » des espèces non humaines (voir E. Viveiros de Castro, « Cosmological deixis and Amerindian Perspectivism », The Journal of the Royal Anthropological Institute, 1998, 4 [3], p. 469-488).

Perspectivisme

18 Nous avons examiné la théorie perspectiviste sur les plans théorique et ethnographique, stimulés en ce sens par la publication d’un numéro spécial de la revue britannique Inner Asia (2007, 9, 2)sur les applications possibles de cette méthode en Asie intérieure. Notre angle d’approche a été la question de la dévoration cannibale en Sibérie. À l’examen de récits concernant des chamanes dévorateurs, il est apparu que ce thème tend à souligner les capacités corporelles singulières des chamanes plutôt que leur adhésion à une perspective non humaine.

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19 Un aspect souvent oublié et pourtant très fécond de la théorie perspectiviste est la notion de « déictique cosmologique », qui fait dépendre une identité d’une position pragmatique. Dans certaines sociétés amazoniennes, la notion d’« humain » est en fait un déictique puisqu’elle qualifie une position de sujet (« nous »). Elle peut donc être appliquée aux animaux pour autant qu’ils sont considérés en tant que sujet d’une expérience. Les Nivkhs offrent une remarquable illustration de cette analyse amazonienne. Leur ethnonyme, souvent traduit par « les hommes », est en fait dérivé du pronom « nous » (nin). L’humanité est donc bien une « condition » liée à une position comme l’exprime Viveiros de Castro – une observation que l’on peut d’ailleurs étendre à d’autres espèces comme nous l’avons montré par l’analyse d’un conte nivkh qui définit « être un ours » comme l’adoption d’une position de gibier dans une relation de prédation ritualisée.

L’ours

20 L’ours est un sujet classique de l’anthropologie sibérienne que nous avons choisi de réexaminer à travers la question du traitement de sa qualité d’être subjectif dans les rites de chasse. Lorsqu’ils découvrent une tanière, les chasseurs tožu contemporains ne manquent pas de réveiller l’ours avant de le tuer. Certains lui adressent même des paroles lui annonçant qu’ils sont venus lui « rendre visite » (aaldaar). Son crâne est ensuite suspendu dans un arbre.

21 Hamayon a souligné que la préservation du squelette, et en particulier du crâne, vise à faire du meurtre de l’animal une simple prise de viande épargnant ce support de vie que sont les os (La chasse à l’âme. Esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien, Nanterre, Société d’ethnologie, 1990). Or nous découvrons dans l’ethnographie plusieurs pratiques qui paraissent viser un but opposé. Il était d’usage courant chez les chasseurs, sur le lieu même de la mise à mort, d’avaler les yeux crus de l’animal pour en acquérir la vision et dans certains cas de manger le cœur avant de rugir comme un ours. Fréquemment, les jeunes garçons qui participaient pour la première fois à une chasse à l’ours devaient manger de la tête, du foie ou du cœur crus ou boire du sang cru de l’animal « pour devenir forts et courageux ». Chez les Kets comme chez les Iakoutes, cette consommation était suivie d’imitations de gestes sexuels. Dans ces divers cas, les garçons étaient ainsi amenés à passer un véritable rite de passage en s’appropriant certaines qualités vitales, reproductives et morales de l’ours.

22 Comme l’a montré Carlos Fausto, la consommation de la viande des animaux soulève une difficulté grave pour une pensée animiste qui voit dans les animaux des alter ego de l’homme (C. Fausto, « Feasting on People. Eating Animals and Humans in Amazonia », Current Anthropology, 2007, 48 [4], p. 497-530). Comment éviter en se nourrissant de commettre un acte de cannibalisme ? Selon Fausto, les multiples traitements du corps de l’animal, à commencer par la cuisson, ont pour but d’écarter sa part de subjectivité (plutôt que son « âme ») afin de ne le consommer qu’en tant que viande. Mais il arrive dans certains cas que l’appropriation de la subjectivité soit recherchée dans des pratiques qui tendent au cannibalisme. C’est précisément ce que l’on observe dans le cas de la consommation de l’ours où des pratiques secrètes accomplies par les hommes en l’absence des femmes visent à manger l’animal non comme viande inerte mais comme un être qui permet à la virilité de se construire.

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Cours de master « Introduction à l’anthropologie de la personne »

23 Le cours s’est appuyé sur l’étude de textes de Lucien Lévy-Bruhl (L’Âme primitive, Paris, Alcan, 1927) sur les notions d’« appartenance » et de « participation », de Marcel Mauss (« Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de “moi” », dans Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950) sur l’avènement de la conception moderne de la personne, d’Alfred Gell (Art and Agency. An Anthropological Theory, Oxford, Clarendon Press, 1998) à propos des notions de distributed person et d’exuviae, qui font un écho inattendu à celle d’« appartenance » chez Lévy-Bruhl, enfin un article déjà cité d’Eduardo Viveiros de Castro (« Cosmological Deixis and Amerindian Perspectivism ») sur une interprétation positionnelle de la personne dans le cadre de la théorie perspectiviste.

Exposés

24 Yann Bourgeon-Privé (master EPHE) a fait un exposé sur les Dolganes, peuple iakoutophone de la presqu’île du Taïmyr.

25 Charlotte Marchina (master université de Nanterre) a présenté ses recherches sur les courses de chevaux chez les Mongols à partir d’une enquête de terrain et de sources ethnographiques.

26 Anne Dalles (master EPHE) a traité du chamanisme des Nanaïs, peuple toungousophone du bassin de l’Amour.

27 Alexandra Arkhipova (Centre d’études typologiques et sémiotiques du folklore, Université de Moscou) a prononcé une conférence sur les nouveaux types de « spécialistes magiques » mongols dans le contexte de la disparition des chamanes et des lamas suite à l’époque soviétique.

28 Ksenia Pimenova (docteur de l’Académie des Sciences de Russie et doctorante EHESS) a présenté son film documentaire Le cabinet des esprits (2008, 27 minutes, sous-titres français).

29 L’exposé de Sylvie Lasserre a eu pour thème « Deux rituels de koch koch en Ouzbékistan, province du Syr-Daria ». Sylvie Lasserre a accompagné ses descriptions d’un montage de photographies et d’enregistrements sonores.

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Thèmes : Religions de l’Asie septentrionale

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AUTEUR

CHARLES STÉPANOFF Maître de conférences, Ecole pratique des hautes études —— Section des sciences religieuses

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Religion populaire des Slaves de l’Europe orientale

Ludwik Stomma

1 Le séminaire de cette année a été consacré à la poursuite du travail entrepris l’an dernier sur les stéréotypes nationaux des Slaves et leur ancrage dans le récit historique officiel, qui a été profondément remanié suite aux événements politiques des années 90 dans les pays de l’Est. Il fallait répondre à une question cruciale : le changement du contenu idéologique de l’enseignement historique et la réinterprétation de la vision du passé ont-ils eu un réel impact sur les représentations collectives de la société, ont-ils bouleversé les structures de l’imaginaire, y compris le système des stéréotypes ? Notre étude nous a permis d’énoncer une hypothèse selon laquelle, au niveau du subconscient social, ce changement évoqué comme radical est en réalité superficiel, voire inexistant. Les stéréotypes s’avèrent composés d’éléments interchangeables. Comme dans un jeu de cubes, ils peuvent être changés l’un pour l’autre, mis à la place les uns des autres. Les différences résident uniquement dans le choix des éléments, leur organisation et la sélection des accessoires. Comme toujours, le mythe refuse la réalité. Citons un simple exemple. Les frontières de la Pologne et de la Russie se limitent aujourd’hui au petit voisinage avec « l’enclave de Kaliningrad (Königsberg) » ; la Slovaquie n’a plus de frontières avec la Russie ; la République tchèque non plus. Ces trois pays font partie de l’Union Européenne, sont membres de l’OTAN. Pourtant, dans l’imaginaire populaire, la Russie est perçue comme un pays directement voisin, dangereux et incessamment menaçant, guidé par la logique politique tsariste et stalinienne. Le Russe regroupe dans son image plusieurs attributs diaboliques, ce qui lui donne une dimension quasi- métaphysique, innée, relevant de l’ordre des choses. Il est frappant qu’il n’y ait pas ici de réciprocité dans la vision mythique. Les thèmes russes concernant « les Slaves occidentaux » – Polonais et Tchèques par surcroît –, sont, comme l’écrivait Roland Barthes, aussi paradoxal que cela puisse paraître, des thèmes romantiques dégradés. « Le Slave occidental » vu par un Russe « c’est, à peu de choses près, le légiste et le jésuite de Michelet, l’homme sec, vain, stérile et ricaneur ». Il faut souligner que ce stéréotype, lui aussi, ne date pas d’hier. On pourrait dire que la pétrification de certains stéréotypes a permis leur fossilisation. Le grand chambardement idéologique et

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historiographique advenu dans les pays de l’Est ces vingt dernières années s’avère superficiel, épidermique face au système mythique et à ses structures. Les cubes ont parfois changé de place mais leur contenu, dans la plupart des cas, est resté le même.

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Thèmes : Religion populaire des Slaves de l’Europe orientale

AUTEUR

LUDWIK STOMMA Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Courants religieux du monde russe et russisé (XVIIIe-XXIe s.)

Jean-Luc Lambert

1 Cette année, nous avons poursuivi nos recherches sur les interactions religieuses dans l’ouest sibérien, et avons commencé par interroger un paradoxe apparent, mis en évidence l’an dernier en travaillant sur les révoltes autochtones du XIXe siècle : alors que les peuples de l’ouest sibérien sont en contact avec les Russes depuis très longtemps – les Nénètses et les Ougriens de l’Ob sont mentionnés dans la Chronique des temps passés à la date de 1096, et certains groupes ougriens ont été militairement conquis dès 1483-1484 –, les traditions orales autochtones, par ailleurs très riches, ne mettent pas en scène les relations conflictuelles, pluriséculaires, avec les Russes. Si de très nombreux récits ont été collectés sur de supposées guerres interethniques se déroulant dans un temps antérieur à la conquête, l’ethnologue ne dispose pas d’histoires autochtones racontant les conflits, bien réels, avec les Russes, et il n’y a aucune raison d’évoquer un éventuel biais dans le recueil des données, car l’ethnographie de ces peuples n’a pas été réalisée exclusivement par des chercheurs russes, les Hongrois et les Finnois ayant, par exemple, été très présents sur ces terrains de Sibérie occidentale. Évidemment, cela ne signifie pas que ces événements n’ont pas laissé de traces, mais qu’ils n’ont pas été élaborés, jusqu’à une date très récente (les années 1990), sous forme discursive par ces peuples qui ont « traditionnellement » une conception non linéaire du temps ; nous avions trouvé précédemment un écho des répressions des années 1930 dans le domaine du rituel : alors que les groupes de l’OGPU avaient utilisé des matraques, dans les « jeux de l’ours » périodiques de ce temps-là, des esprits terrifiants, à la fin du rituel, mettent à mort des figurines-boucs émissaires dans un endroit secret précisément à l’aide de gros bâtons (cf. Annuaire, t. 113, p. 362).

2 Il existe toutefois une exception pour les Ougriens de l’Ob : le Hongrois Antal Reguly a collecté un chant, connu sous le nom de « chant du baptême », qui relate la conversion forcée d’un Mansi du début du XVIIIe siècle, à l’époque des grandes campagnes d’évangélisation menées par Leščinskij. Ce texte a été publié à la fin du XIXe siècle, comme les autres textes mansis collectés par Reguly, par Bernát Munkácsi et il appartient à un ensemble de quatre chants intitulé Chant du prince de la Konda, que nous

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avons choisi d’étudier. Pour les données de Reguly, nous ne disposons généralement pas d’informations contextuelles. Nous savons toutefois qu’il a rencontré Aleksandr Satygin, le prince de la Konda (un affluent de l’Ob), en mars 1844, (mais ce dernier était russifié et enseignait à la ville de Tobolsk), et un peu plus tard la sœur de celui-ci. Toutefois, ces chants n’ont pas été notés auprès des descendants directs de Satyga, le prince de la Konda du début du XVIIIe siècle, car dans son Calendarium qui vient enfin d’être publié (2008), Reguly indique qu’il a noté le premier chant du prince de la Konda le 31 décembre 1843. Il travaille alors avec ses deux principaux informateurs, Baxtjar et Jurkin, et tout porte à penser que c’est avec le premier d’entre eux, qui était notamment un excellent conteur, qu’il a noté trois de ces quatre chants ; Reguly indique en effet qu’il en a recueilli un – une variante d’un des précédents – avec Jurkin.

3 Ces chants appartiennent au registre des chants personnels ; chaque individu, au moins chez les peuples ouraliens de Sibérie, se forge le sien qui lui restera étroitement associé – ce chant est comparé aujourd’hui à une carte d’identité. Leurs contenus sont donc très variés et, à l’analyse, le groupe des quatre chants du prince de la Konda se subdivise en deux. Alors que le « chant du baptême » (peernän tuum eeri en mansi) est toujours présenté de manière isolée par les commentateurs, l’analyse montre qu’il ne peut être dissocié du « chant de l’oncle [paternel] Loaš » (Loaš oašä-poušiškwe eeri en mansi) qui en constitue la première partie. Celui-ci met en scène la vie routinière du prince Loaš, et tout porte à penser que ce personnage peut être identifié au prince historique Satyga, connu par la chronique de Novickij pour avoir tenté de s’opposer à l’évangélisation du début du XVIIIe, et dont nous savons par ailleurs qu’il a effectivement été par la suite baptisé. De manière classique, Loaš décrit dans son chant sa naissance, montre qu’il devient prince à la suite de son père en obtenant ses beaux vêtements de fonction et qu’il s’acquitte loyalement de sa charge envers les Russes à qui il apporte tous les ans le tribut lors d’un voyage à Tobolsk (sur les princes, cf. Annuaire, t. 116, p. 332-333).

4 Le chant du baptême, qui montre la manière dont l’évangélisation a été vécue, met en scène le même personnage, même si celui-ci n’est alors plus nommé. De fait, nous avons mis en évidence de nombreux renvois entre les deux textes (vêtements d’apparat, voyage à Tobolsk, caisse venant du père). Immédiatement, c’est une image mêlant incompréhension et stupeur qui se dégage du texte. Ildécrit une attaque du village par les troupes russes associées aux missionnaires, alors que le prince était un sujet fidèle. Il prend les armes pour repousser une première fois l’agresseur, et la seconde fois, vaincu, il est emmené de force à Tobolsk, jeté en prison et converti. Il y a là une idée essentielle de rupture : la fin du chant donne à comprendre que le baptême est perçu comme irréversible. La vision cyclique du temps s’achève sur ce point de non-retour. Nous avons pu montrer que, par sa structure et certains de ses éléments, ce texte, qui est donc le seul document ancien à présenter « la vision des vaincus », se retrouve précisément dans des récits, notés très récemment par Dominique Samson, relatifs aux répressions des années 1930 ; de ce point de vue, ces récits ougriens constituent des variantes modernes du chant du baptême.

5 Par ailleurs, il est à remarquer que la structure de ce chant du baptême se retrouve aussi dans un chant de l’ours bien connu qui en offre une transposition mythique. Le récit est cette fois totalement anhistorique et c’est l’ours qui est à la place du prince tandis que le rôle des cosaques est joué par Mir-Susne-Xum, la divinité tutélaire ob- ougrienne. Celle-ci intègre (comme nous l’avons vu l’an dernier) de multiples éléments

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venant du monde russe et est comparable en particulier à Saint Georges, si important du point de vue de la symbolique politique russe. Au lieu d’être amené comme le prince à la ville de Tobolsk, l’ours est dans le chant amené à cheval au village où il va être fêté. Ce chant est par ailleurs isolé dans le corpus des chants de l’ours et ne peut être comparé par sa trame narrative qu’au chant du baptême. Cette transposition mythique montre, une nouvelle fois, comment des représentations d’événements singuliers sont finalement intégrées au système religieux local en perdant toute dimension historique.

6 Ces parallélismes structurels ont permis d’approfondir l’analyse des jeux de l’ours dans leur globalité. En effet, dans le chant du baptême, l’homme est amené à la ville, change de vêtement et est baptisé dans une maison pouilleuse alors que l’ours est, lui, amené au village et installé dans une belle maison où on le pare aussi de beaux atours. Il change lui aussi de statut et semble subir une « conversion », conçue à partir du baptême. Au moment où l’ours arrive au village, il y a alors systématiquement des jeux d’eau ou de neige, qui sont supposés le purifier, mais ceux-ci sont difficilement compréhensibles pour ces sociétés où les purifications se font généralement par fumigation – l’eau est, elle, tout de même l’élément du baptême. L’ours, par ailleurs, une fois qu’il est dans la maison, a de nouveaux parents, puisqu’il est considéré, selon son sexe, comme le fils ou la fille du chasseur qui l’a tué, et c’est chez lui que se déroule le rituel. Ce chasseur, considéré comme le père de l’ours, est quant à lui appelé, dans la langue codée des jeux de l’ours, « prince ». De plus, ces rites de conversion permettent de penser la transformation de la bête sauvage tuée en forêt en enfant que le dieu céleste est supposé, sur le modèle christique, avoir envoyé aux hommes, en le faisant descendre du ciel dans un berceau. L’ours tué est, lui aussi, installé sur une couche appelée littéralement « berceau », et c’est l’image d’un jeune enfant qui s’impose ici. Une fois l’ours ainsi converti, les hommes lui chantent en début de rituel son histoire de fils du dieu céleste. Chaque soir de fête, des chants de l’ours, de ce point de vue comparables à des berceuses, sont interprétés devant la dépouille de l’animal par trois hommes qui balancent leurs bras, peut-être pour évoquer les balancements du berceau supposés faire grandir le jeune enfant. Des jeux et des danses sont ensuite exécutés pour le réjouir. À la fin du rituel, l’ours est finalement « tué » par une série de personnages masqués, son âme est alors censée repartir au ciel, et le chasseur qui avait réellement abattu l’animal en forêt, ainsi que ses parents, prennent alors le deuil de leur « enfant ».

7 Les deux autres chants personnels des « chants du prince de la Konda » sont des variantes l’un de l’autre et mettent en scène, non un prince finalement converti, mais un autre personnage essentiel des cultures ob-ougriennes : le chanteur. Le chanteur est en effet le seul spécialiste rituel présent lors des jeux de l’ours, c’est lui qui, à l’aide d’une cithare et sans vêtement particulier, appelle les très nombreuses divinités que des acteurs vont représenter dans la maison où le rituel est organisé. Dans le « chant de mon grand-père Tur » (Tur oašem voarem eeri), le chanteur – « l’homme au chant sonore [?] », errän sujtsene [?] [xum] – parle de sa vie, de son activité, et surtout imagine qu’à sa mort les siens vont oublier de l’inhumer avec sa cithare. Il va alors la réclamer en frappant le couvercle de son cercueil jusqu’à ce qu’on le déterre pour mettre enfin l’instrument sur son corps. Nous avons analysé les représentations entourant la cithare, qui renvoie à l’âme du chanteur, à la différence du tambour du chamane conçu, lui, comme un objet animé distinct, représentant par exemple un renne-esprit ou une fille-esprit. Cela est à relier avec le rôle du battoir qui est le médiateur indispensable

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entre le chamane et son tambour et qui n’a pas d’équivalent pour la cithare dont les cordes sont directement pincées, sans faire appel à un objet-tiers.

8 Nous avons ensuite analysé plus en profondeur les rôles et fonctions du « chanteur » ob-ougrien, difficiles à distinguer de ceux attribués, ailleurs en Sibérie, au « chamane ». Déjà les sources du XVIIIe siècle montrent qu’en relation avec les répressions religieuses liées à la christianisation, les chamanes ob-ougriens ont troqué leurs tambours contre des cithares, qui passent inaperçues aux yeux des Russes – les tambours sont, par endroits, réapparus au XIXe siècle. Dans l’ouest sibérien, à chaque esprit est associée une mélodie distinctive qui permet au chamane, en début de rituel, de l’appeler, par un chant habituellement accompagné au tambour, et c’est précisément là le rôle du chanteur qui, lors des jeux de l’ours, joue à la cithare la mélodie (taan en mansi) de chaque divinité locale invitée à venir se produire à la fête. Or plusieurs dizaines de divinités sont conviées au cours d’un seul et même rituel. Le chanteur doit donc toutes les connaître et d’autre part, selon les chants de l’ours, le chanteur est le seul à pouvoir communiquer directement avec l’âme de l’ours. À l’analyse, tout porte à penser que ce chanteur dont le rôle est aussi essentiel que discret est, par ailleurs, bel et bien chamane. Il n’est donc pas surprenant qu’au sein de l’aire ob-ougrienne, les jeux de l’ours les plus élaborés et les plus complexes aient été clairement observés là où les chamanes étaient les plus nombreux. De plus, nous possédons plusieurs descriptions où un spécialiste rituel entreprend une cure, de type chamanique, à l’aide d’une cithare.

9 Afin de tester cette hypothèse d’une identification entre chanteur et chamane, nous avons ensuite travaillé sur la question des spécialistes rituels ob-ougriens, a priori très nombreux si l’on se fie aux termes les désignant (une quinzaine en khante et une quinzaine en mansi, avec en outre une forte variation régionale). Globalement, deux thèses s’affrontent : selon les uns le chamanisme ob-ougrien se serait déstructuré sous l’effet de la christianisation violente du XVIIIe siècle, selon les autres, il n’aurait jamais été aussi développé que chez les autres peuples de l’ouest sibérien. Nous avons donc tout d’abord étudié chacun des termes désignant les spécialistes rituels potentiels. Seul un terme mansi et un terme khante, connu seulement en ce cas chez des Khantes de l’est, désignent intrinsèquement le chamane (respectivement najt et jol), les autres sont des termes descriptifs du type « homme qui fait tel ou tel type d’incantation », « homme aux esprits vivants », « homme qui fait pleurer », etc. L’erreur, souvent commise, consiste à réifier en catégories ces différentes appellations qui renverraient alors chacune à un spécialiste rituel singulier ; en ce cas, il est impossible d’avoir une vision claire des spécialités, tant les sources, pourtant fiables, sont contradictoires entre elles. Il est également possible de supposer qu’en fonction des rituels exécutés un même spécialiste puisse être nommé de plusieurs manières.

10 Nous avons également abordé cette question d’une autre manière. En effet, B. Munkácsi dresse, pour la fin du XIXe siècle, une liste de huit « chamanes » mansis, sept hommes et une femme, tous rencontrés chez les Mansis du nord et, d’autre part, il donne le nom de chaque informateur pour chacun des textes mansis notés. Il a recueilli plusieurs centaines de textes appartenant aux registres les plus variés (chants de l’ours, chants guerriers, chants épiques, divers types « d’incantations », chants personnels, mythes, contes, etc.). Nous avons donc croisé ces deux types de données afin de déterminer auprès de qui il avait recueilli tel ou tel type de matériaux, puis nous avons employé la même méthode pour analyser, entre autres, le corpus d’Artturi Kannisto, quantitativement et qualitativement équivalent. Cette méthode d’analyse a permis de

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montrer, par exemple, que les chants de l’ours ne peuvent être chantés que par des hommes – ce que l’ethnographie indiquait déjà – et que leur exécution n’est pas réservée à un quelconque spécialiste rituel. Le tableau qui se dégage n’est pas essentiellement différent de celui que nous connaissons chez les autres peuples de l’ouest sibérien. Si les Ougriens de l’Ob avaient bien des voyants ainsi que des interprètes des rêves, ils ne possédaient pas, en revanche, une multitude de spécialistes rituels, mais bien un « chamane » qui, en fonction des rituels exécutés, pouvait être appelé de différentes manières – il est parfois même nommé, selon les actions exécutées, par plusieurs termes au cours d’un seul et même rituel. Nous avons pu montrer que pouvait être considéré comme chamane celui qui est capable d’exécuter un kaj/kej, une forme d’invocation où les esprits sont appelés et s’expriment à la première personne, et cela indépendamment de la manière et des objets alors employés. La forme verbale kaj- est, quant à elle, habituellement traduite par « chamaniser » en contexte rituel ou « parader » pour les tétras, et, en khante, kejem désigne soit le tambour soit l’endroit où se déroule la parade nuptiale des tétras, ce qui s’analyse aisément à partir de la théorie sur le chamanisme sibérien proposée par Roberte Hamayon.

11 Toutefois, à la différence de ce qui est observé ailleurs en Sibérie, le chamane ob- ougrien n’intervient pas en tant que chamane lors des grands rituels collectifs, mais effectue seulement des rites privés (cures, etc.). Les demandes adressées aux divinités locales lors des sacrifices réguliers peuvent tout à fait être effectuées par des profanes et, lors des jeux de l’ours, c’est en tant que chanteur que le chamane intervient, ce qui est à mettre en relation avec la constitution des jeux de l’ours dans un contexte politique et religieux où le chamanisme était combattu. Les missionnaires traquaient alors les sacrifices, les supports d’esprit et les tambours, et ce n’est pas un hasard si dans les jeux de l’ours, tous ces signes sont absents et si c’est un « chanteur », aussi discret qu’efficace, qui appelle les divinités à la cithare, jugée anodine et non connotée religieusement par le conquérant.

12 Nous avons ensuite réexaminé les jeux de l’ours dans cette perspective en partant des descriptions ethnographiques afin de dégager précisément les rôles des différents acteurs. Ainsi le « chanteur », toujours très sommairement présenté par les ethnographes qui n’y ont guère prêté attention, reste immobile durant le rituel, assis à côté de l’ours, et ne paraît alors que jouer la mélodie associée à chaque esprit, et c’est un autre personnage – fonctionnellement à considérer comme son assistant – appelé « l’homme qui évoque » (en mansi kaastyn xum, en khante kastete xo) qui chante sur la mélodie en question les paroles de l’appel. Il est vêtu rituellement et son costume cérémoniel peut varier en fonction de la divinité convoquée. Ensuite, la divinité est figurée par un acteur portant ses vêtements et insignes distinctifs ; celui-ci danse, parfois aussi chante – parfois c’est « l’homme qui évoque » qui alors chante au nom de la divinité, mais il ne s’agit en aucun cas d’un kaj – et est supposé apporter ainsi chance et prospérité aux hommes. Restitués dans un contexte chamanique, ces jeux ne peuvent pas ne pas évoquer des rites effectués par tous les peuples vivant dans les forêts de l’ouest sibérien (Mansis, Khantes, Kètes et Selkoupes) et appelés « hutte sombre » ou « maison sombre ». Ce rite, dont l’enjeu est le plus souvent divinatoire, se déroule de nuit, dans une habitation dont toutes les ouvertures ont été hermétiquement fermées et où le feu est éteint ; un chamane sans tambour ni costume, immobile – parfois ligoté, parfois semblant dormir –, convoque à tour de rôle de multiples esprits ou divinités qui se manifestent à l’assistance par les bruits singularisants qu’ils produisent. Les

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réalisations concrètes de ces rituels offrent, en fonction des groupes, une assez grande variabilité qui demandera à être étudiée en détail l’an prochain. Nous avons cette année pu établir que ce rituel semble avoir été adapté et intégré aux jeux de l’ours, qui se déroulent toujours de nuit, mais cette fois avec de la lumière. Les participants ne font donc pas qu’entendre les divinités : ils les voient grâce aux acteurs costumés.

13 Dans les deux cas, ce sont les esprits qui rendent visite aux hommes, et globalement le chamane n’est pas supposé « voyager », se déplacer symboliquement, et c’est même sans aucun doute la raison pour laquelle il est si fréquemment attaché et ne porte pas de costume. Le rite de la « maison sombre », à la différence des jeux de l’ours, n’est cependant pas lié aux campagnes d’évangélisation du XVIIIe siècle, car il est déjà décrit par Novickij, le chroniqueur des missions. De plus, la petite chronique illustrée de Kungur qui relate la « conquête de la Sibérie » par Ermak à la fin du XVIe siècle et qui paraît avoir été rédigée par un contemporain nous donne, pour la première fois dans les sources russes, une description (§ 50) – et une illustration ! – d’un rite chamanique. Celui-ci rappelle indiscutablement ceux de la « maison sombre », même s’il ne se déroule pas de nuit. Ermak est alors chez les Mansis du sud, à la limite des zones de peuplement des Tatars musulmans qu’il est en train de conquérir, et il demande à un chamane – encore appelé šejtanšik (< šejtan, « support d’esprit »), le terme de « chamane » n’a pas encore fait son apparition dans la littérature russe – de faire de la divination à propos de son expédition guerrière. Les Mansis ligotent leur chamane et le tiennent attaché jusqu’à ce qu’il ait donné les réponses ; ils lui plantent également un couteau ou un sabre dans le ventre. Curieux en Sibérie, ces rites, où il est essentiel d’empêcher le chamane de bouger, semblent devoir se comprendre dans le contexte de l’Islam, propagé par les Tatars ; en effet, comme l’a montré Vladimir Basilov pour les peuples islamisés d’Asie centrale, l’islam interdit aux chamanes de « voyager » et seuls les esprits sont censés se déplacer. Ce rituel, lui aussi discret et donc potentiellement utile en temps de répression religieuse, aurait ainsi continué à être pratiqué par les peuples de l’ouest sibérien qui l’ont réinvesti et, pour les Ougriens de l’Ob, adapté à leurs jeux de l’ours.

Exposés

14 Robin Boclet-Weller (Diplôme EPHE) a présenté un exposé sur les usages de l’eau en Mongolie à partir d’une recherche sur les sources. En Mongolie, la source de montagne, qu’elle soit bulag ou aršaan, est le seul endroit où les nomades boivent de l’eau. À la source, elle est nécessairement pure, mais comment cette pureté est-elle conçue ? Ce n’est pas la seule vertu de pureté qui fait de l’aršaan un lieu de pèlerinage, mais sa qualité thérapeutique. Les sources géothermiques de Jestij Aršaan ont été identifiées par Zanabazar entre 1654 et 1680 et conseillées pour leurs vertus curatives. Robin Boclet-Weller s’est notamment interrogé sur les pratiques cultuelles, et en particulier sur les pèlerinages, entourant les sources en Mongolie contemporaine.

15 Clément Jacquemoud (Master 2, EPHE) a présenté ses recherches sur deux spécialistes rituels (le barde et le chamane) en République d’Altaï. Son étude comparative a notamment mis en parallèle pour chacun d’eux l’accès à la fonction, les attributs rituels (tambour, cithare et également pour le barde la voix, perçue comme un don de l’esprit du chant) et leurs différents modes d’acquisition. De plus, l’oralité des rituels chamaniques et celle des rituels de récitation épique possèdent de fortes similarités.

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Les esprits auxquels il est fait référence ainsi que les mondes dans lesquels l’action se déroule sont parfois identiques. C. Jacquemoud a enfin proposé une analyse de la récitation par laquelle le barde altaïen parvient à rejoindre le chamane dans son individualisation.

16 Yann Borjon-Privé (Master 2, EPHE) travaille sur l’entretien et la distribution des rôles individuels de la mémoire partagée chez les Dolganes du Taïmyr oriental. D’après la très riche ethnographie de A. A. Popov, datant des années 1930, on observe une variation de prestations procédant de la mémoire : plusieurs types de récits spécifiques et propres à des rôles sociaux sont alors mis en valeur. Ces informations donnent ainsi à voir tant une séparation des savoirs qu’une complémentarité des pouvoirs. Y. Borjon- Privé propose d’étudier sur le terrain la manière dont s’agencent aujourd’hui ces compétences, ce qui permettra notamment de mesurer les correspondances et les écarts selon une approche analytique des effets mémoriels.

17 Anne Dalles (Master 2, EPHE) a présenté ses travaux sur les rites et les représentations associés à la mort chez les Nanaïs. Elle a exposé quelles étaient, selon différents auteurs, les différentes composantes nanaïes de la personne et les diverses formes de relation entre les vivants et les défunts. A. Dalles a ensuite présenté en détail le cycle complexe des funérailles de ce peuple, en insistant sur les rituels effectués en cas de malemort et sur les différents supports matériels des âmes. Enfin, elle a abordé la question de l’ancestralisation chez les Nanaïs.

INDEX

Thèmes : Courants religieux du monde russe et russisé (XVIIIe-XXIe siècle)

AUTEUR

JEAN-LUC LAMBERT Maître de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Religions d'Asie Religions of Asia

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Religions de l’Asie du Sud-Est

Pascal Bourdeaux

1 Tout en la replaçant dans la dynamique des évolutions institutionnelles et disciplinaires, nous avons défini la généalogie de l’actuelle chaire des religions de l’Asie du Sud-Est en nous intéressant aux pères fondateurs de ce champ d’études pour tenter d’y resituer en seconde analyse l’émergence d’études consacrées spécifiquement aux religions du Vietnam (anciennement Annam).

2 De l’étude assidue des Annuaires des IV e et V e sections de l’EPHE, de ceux de sa VIe section (devenus au milieu des années 1970 l’Annuaire de l’École des hautes études en Sciences sociales), lesquels ont été complétés par la consultation des archives de l’EPHE, des biographies et nécrologies des « chercheurs d’Asie » qui ont œuvré dans les principales institutions académiques et universitaires françaises (École française d’Extrême-Orient, École pratique des hautes études, Société Asiatique, École nationale des Langues orientales vivantes, Collège de France), il ressort que la relative curiosité suscitée par les premières descriptions religieuses antérieures au milieu du XIXe siècle a finalement peu évolué avec la conquête coloniale de l’Indochine. Dans cet angle de l’Asie, l’orientalisme d’alors a considéré prioritairement la linguistique, l’histoire et la philologie plutôt que les religions stricto sensu. Ces dernières n’y ont laissé, comparé à d’autres États voisins, que peu de matériaux originaux dignes d’intérêt ou de grand rayonnement (architecture sacrée monumentale, corpus de textes) ; elles ont certes donné corps à une ethnographie religieuse naissante (produite pour l’essentiel par des missionnaires ou des fonctionnaires de l’administration coloniale) qui révèle une pluralité de cultes au niveau villageois. Mais ces derniers s’éloignent des orthodoxies et des orthopraxies notamment confucéennes, bouddhistes, taoïstes, partant des cadres analytiques et normatifs d’une taxinomie religieuse que les élites locales et les érudits occidentaux définissaient ou tentaient de redéfinir à cette époque.

3 Léon de Rosny, cumulant à partir de 1889 l’enseignement du japonais à l’ENLOV et la chaire des Religions de l’Extrême-Orient (laquelle englobe également l’Amérique), mentionnera malgré tout quelques textes du bouddhisme siamois ou encore la situation religieuse cochinchinoise pour des raisons relevant cependant plus de la conquête coloniale que de la découverte scientifique. L’arborescence de cette chaire initiale laisse apparaître une première partition logique entre monde des Amériques et monde de

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l’Extrême-Orient. Émergent ensuite naturellement les champs des religions chinoises (Chavannes puis Granet qui s’ouvre aux influences sociologiques de Durkheim, Mauss et Hubert) puis japonaises (Haguenauer, Elisséev). Il faut attendre 1931 pour voir la première chaire consacrée aux « Religions de l’Indochine ». Un faisceau d’éléments explique cette création. Bornons-nous à mentionner ici l’organisation à Paris de l’Exposition coloniale internationale, avec pour corollaire la publication d’un ouvrage de commande (Indochine) coordonné par Sylvain Lévi, ouvrage dans lequel Paul Mus rédige le chapitre sur les religions et réalise la première grande synthèse des croyances et pratiques religieuses des Annamites, pour paraphraser Léopold Cadière dont Mus s’inspira directement. Ajoutons-y aussi l’intensification du dialogue interculturel avec une jeune génération d’érudits vietnamiens formés notamment à l’EPHE (par exemple Trần Văn Giáp qui signe en 1931 une étude philologique fondatrice dans le domaine des études bouddhiques, Nguyễn Văn Huyên qui inaugure l’ethnologie vietnamienne), enfin les défis d’une politique coloniale confrontée, d’un côté aux débats métropolitains sur la sécularisation, d’un autre aux expressions indigènes d’une modernité religieuse qui, toutes, exigent une meilleure appréhension des réalités sociales, politiques et religieuses pour mieux en repenser les catégories.

4 Pendant deux décennies, Édouard Mestre (premier titulaire dont on connaît uniquement quelques rares publications et le résumé de ses conférences) va analyser les mythes recueillis auprès de populations montagnardes (Hmong notamment) lorsqu’il était douanier positionné aux confins tonkinois. Toutes ses recherches vont se fonder sur l’étude des zones de contact entre monde chinois et cultures périphériques (y compris vietnamienne) en reprenant pour cela les conceptions cosmologiques chinoises ; il élabore par ailleurs une ethnographie comparée des sociétés montagnardes qui laisse finalement de côté les pratiques religieuses des populations de plaines.

5 C’est à son successeur Paul Lévy que revient l’honneur d’avoir rendu le champ d’études des religions comparées de l’Asie du Sud-Est réellement pluridisciplinaire, pendant près de 30 ans, à un moment où la région est redéfinie en aire culturelle. Il a ainsi formé toute une nouvelle génération de chercheurs occidentaux et asiatiques (cf. la liste des auditeurs, des étudiants et des diplômés de l’École) partis sur des terrains diversifiés, créé des passerelles entre les cultures, les rites et les mythes au niveau régional et eurasiatique, contribué en l’occurrence à l’étude des religions vietnamiennes en la plaçant dans le cadre heuristique de son ethnologie sud-est asiatique ; il a permis enfin à Samuel Trương Đình Hòe – parmi d’autres collaborateurs asiatiques – d’assurer pendant près de dix ans une charge de conférences spécifiquement consacrée aux « religions populaires des Vietnamiens », bref d’ouvrir l’expertise scientifique aux religions vécues.

6 Les décennies 1960-1970 sont celles où l’Asie du Sud-Est est au cœur des préoccupations politiques et scientifiques ; au point que ces années sont les plus foisonnantes en matière d’enseignement, de coopération scientifique, de recherches. L’étude des religions vietnamiennes a bénéficié indirectement de cet environnement favorable en voyant apparaître des enseignements universitaires (Paris VII, Paris X-Nanterre), des séminaires de recherches (Chesneaux, Condominas à l’EHESS, Mus, Gaspardone au Collège de France), surtout de nouvelles chaires à la IVe section de l’EPHE : à côté de la chaire de philologie vietnamienne où Nguyễn Trần Huấn se consacre notamment à l’analyse de textes religieux en nôm de 1966 (décès de Maurice Durand) à 1982 avec

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l’aide de ses collègues Tạ Trọng Hiệp et Hoàng Xuân Hãn, se crée en 1967 la chaire « Histoire et civilisations indochinoises » sous la direction de Pierre-Bernard Lafont qui prolonge une certaine tradition de l’ethnologie religieuse. Notons enfin que le maître bouddhiste Thích Nhất Hạnh a assuré pendant trois années consécutives (1972-1975) un cycle de conférences sur « l’histoire du bouddhisme vietnamien ».

7 En axant ses conférences sur la civilisation khmère, Solange Thierry, qui succède à Paul Lévy en 1979, réoriente en toute logique l’étude des religions de l’Asie du Sud-Est sous l’angle de l’hindouisation de la péninsule en étudiant pour cela les contes et les mythes cambodgiens. Les réalités vietnamiennes ne peuvent être alors perçues qu’à la marge. Cette tendance se poursuit lorsque François Bizot cumule sa direction d’études à l’EPHE : en rebaptisant la chaire d’ethnologie de l’Asie du Sud-Est et de l’Océanie en bouddhisme d’Asie du Sud-Est, c’est finalement les pays structurés par le bouddhisme theravada (ce qui n’est pas le cas du Vietnam de tradition mahayana) qu’il considère. Au cours de ces années, les religions vietnamiennes ne disparaissent cependant pas complètement grâce à Quách Thanh Tâm Langlet (IVe section de l’EPHE) qui consacre une partie de ses conférences à la religiosité vietnamienne et à la poésie bouddhique en langue vernaculaire.

8 Un premier constat a donc permis de dresser une chronologie relativement continue de l’étude des religions vietnamiennes au sein notamment des IVe et Ve sections de l’EPHE. Par ailleurs, en nous restreignant aux personnalités qui se sont succédées sur la chaire des « Religions de l’Indochine » devenue après plusieurs modifications celle des « Religions de l’Asie du Sud-Est », nous avons pu noter la richesse sinon l’éclectisme des enseignements, l’évolution des approches et des méthodes, enfin l’élaboration de plusieurs comparatismes qui ont visé à pallier, bien que le cadre géographique se soit généralement cantonné à la partie péninsulaire du sud-est asiatique, à la difficulté d’embrasser des réalités religieuses si hétérogènes et syncrétiques. Lorsque l’étude des religions prend pour cadre l’actuel Vietnam, l’on perçoit peut-être plus encore la complexité à rechercher l’équilibre entre conceptions régionales et locales (ou nationales), entre aires culturelles, entre approches érudites, théoriques, comparées et empiriques.

9 Tout en s’intéressant plus largement à l’institutionnalisation des sciences religieuses et à la place des religions asiatiques dans ce processus, la démarche épistémologique entreprise cherche finalement à comprendre comment l’évolution des méthodes, approches, productions et coopérations scientifiques ont fait évoluer nos représentations et nos connaissances d’une situation religieuse spécifique (le cas vietnamien), elle-même mouvante, autrement dit des configurations classiques et des reconfigurations contemporaines. Cette démarche, centrée pour l’essentiel sur une seule institution, qui plus est française, est à poursuivre et à internationaliser afin d’élaborer une proposographie et une historiographie toujours éparses et lacunaires.

10 Le second axe de nos conférences vise l’étude des nouveaux mouvements religieux apparus depuis le milieu du XIXe siècle au Sud du Vietnam. L’émergence d’expressions syncrétiques, messianiques, prophétiques fortement territorialisées n’ont en effet cessé d’interroger. Mais les postures idéologiques en ont souvent réduit l’intelligibilité. En nous fondant sur les paradigmes classiques et contemporains de la sociologie des religions (sociologie de l’espérance et millénarismes en contexte colonial étudiés par Desroche, Mühlmann, Lanternari ; réflexions sur les religions populaires et religions vécues d’Isambert ou Pace ; étude du charisme selon Weber ou Tambiah ; définition des

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Nouveaux Mouvements Religieux notamment en contexte japonais – Wilson, Berthon), sur la réactualisation de l’étude des mouvements sectaires et sociétés secrètes chinoises en Asie du Sud-Est, sur le renouveau des études religieuses monographiques ou synthétiques concernant le domaine concerné (Hue Tam Ho Tai, Tạ Chí Đại Trường, Đỗ Thiện), enfin sur une étude approfondie des évolutions socioculturelles du Vietnam méridional, nous avons redéfini les cadres permettant, d’une part, d’approfondir l’étude socio-historique d’un des principaux nouveaux mouvements religieux concernés – le Bouddhisme Hòa Hảo – et, d’autre part, d’élaborer à terme une classification, par étude comparée aux niveaux local et péninsulaire, des figures prophétiques, des eschatologies, des rites et des actions mondaines de nouveaux mouvements religieux locaux, autrement dit des expressions d’une modernité religieuse qui puise dans le substrat indigène.

11 L’histoire et la géographie religieuses du Vietnam méridional et plus particulièrement du delta du Mékong ont été au cœur de nos préoccupations premières. Les jeux d’échelle et la remise en perspective sur un temps long remontant à la fondation du royaume du Founan (dont on détermine l’apogée au Ve siècle de notre ère et dont les premiers vestiges ont commencé d’être exhumés dans le premier tiers du XXe siècle) nous ont permis de mettre en discussion les historiographies coloniales et nationales, les évolutions de l’environnement naturel et du peuplement, le façonnement par mise en contact, plus qu’ailleurs, d’une société multiculturelle et pluriethnique. Nous avons de ce fait insisté sur ce substrat protéiforme dont la prise en compte nous semble fondamentale à l’appréhension des mythes, des croyances locales et des représentations symboliques du pouvoir central qui, tous, nourrissent les phénomènes religieux contemporains. Elle doit relativiser les effets réels mais souvent surdéterminés que nous percevons du choc colonial (intensification des interférences culturelles et religieuses entre l’Occident et l’Asie) ou encore de l’instauration de sociétés et d’économies connectées qui ont modifié les logiques locales, a fortiori dans des régions de marge ou de fronts pionniers comme l’est, selon la conception spatiale (lục tỉnh, miền tây, Nam kỳ) et la dynamique historique viêt (Nam tiến), le cœur du delta du Mékong (Transbassac d’alors). De cette cartographie religieuse et ethnique se dégagent des dynamiques, des marqueurs identitaires, des réseaux, révélateurs d’hybridations ou de résiliences qui font cette pluralité religieuse et qui donnent une coloration particulière au Vietnam méridional. Pour l’illustrer, nous avons détaillé la présence et l’activité des grandes religions instituées (islam, bouddhismes, catholicisme mais aussi protestantismes et caodaïsmes à partir de la fin des années 1920), la localisation et l’érection de lieux de culte (mosquées, pagodes, églises, temples, oratoires, đình, đền, miễu, hội quán ; sites religieux naturels, lieux de pèlerinage relevant des croyances populaires ou des cultes des génies), la préexistence de mouvements sectaires et de sociétés secrètes (bửu sơn kỳ hương, tứ ân hiếu nghĩa, thiên địa hội), la répartition ethnique (Cham, Khmer, Chinois, Indiens, Viêt), la structure agraire, le maillage villageois dans le futur espace d’émergence (en 1939) et de rayonnement du bouddhisme Hòa Hảo (représentation concentrique de l’espace englobant l’Ouest du delta du Mékong à partir d’un axe que forme le village du fondateur).

12 Nous avons poursuivi par l’étude précise du contexte politico-religieux de l’Indochine française au cours des années 1930. Nous nous sommes plus particulièrement intéressé aux débats philosophiques, à la publication toujours plus nombreuses d’écrits religieux (essentiellement bouddhistes, théosophiques, millénaristes) désormais en quốc ngữ que

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provoquent à ce moment un phénomène général de ferveur populaire et de rénovation religieuse particulièrement perceptible en Cochinchine. Nous avons considéré le mouvement de rénovation du bouddhisme (phong trào chấn hưng phật giáo) en mettant en relation les initiatives laïques (à l’instar de T’ai Hsu) du bouddhisme mahayana chinois d’un côté, les innovations parfois controversées entre réformistes et traditionnalistes du bouddhisme theravada de l’autre, notamment au Cambodge où les autorités coloniales soutiennent à dessein la création d’un Institut Bouddhique centralisé à Phnom Penh, lequel déploie ses activités à travers des antennes régionales au Laos et en Cochinchine. Le bouddhisme vietnamien jusqu’alors atomisé entre dans une phase d’institutionnalisation sous la forme de plusieurs associations bouddhistes laïques reconnues par les autorités coloniales, voire même d’une pré-unification qui verra le jour au début des années 1950. D’autres expressions religieuses rénovées continuent d’agir et d’apparaître à l’écart de tout contrôle administratif et politique. C’est ainsi qu’émergent dans l’environnement socioculturel du delta du Mékong et le contexte politico-religieux ainsi décrits une nouvelle figure prophétique (Huynh Phú Sổ) puisant dans les croyances messianiques locales, un bouddhisme rénové simplifié et laïc, une communauté de fidèles qui ne cesse de croître au contact de ce saint homme (ông đạo), de ce nouveau maître (đức Thầy) et futur pontife (đức Huỳnh giáo chủ) ou à la lecture de ses enseignements mi-moraux, mi-prophétiques (sấm giảng).

13 Outre les présentations ponctuelles des étudiants au cours de master et les contributions actives des doctorants et des chercheurs auditeurs réguliers du séminaire ou de passage (notamment Paul Sorrentino : doctorat d’anthropologie sur les thầy cúng (maîtres de cérémonies) au Vietnam, Amandine Lepoutre : doctorat sur l’histoire du Champa au XVIIIe siècle, Pravong Khamphanh : doctorat sur le bouddhisme lao contemporain, Hoàng Thị Bích Ngọc : master sur les catholiques Hmong du Vietnam, Catherine Scheer : doctorat d’ethnologie sur le protestantisme au Cambodge), des séances ont été entièrement consacrées à des interventions extérieures : Jérémy Jammes nous a présenté son projet postdoctoral d’ethnologie du christianisme vietnamien ; Nguyễn Thị Thú Hàng, doctorante sous la direction de Denis Pelletier, nous a présenté l’avancée de son étude sociologique sur la jeunesse catholique à Hanoi ; Nicolas Lainez, doctorant en anthropologie, nous a présenté les conditions d’enquêtes menées dans le delta du Mékong et les premiers résultats de son étude sur les ventes symboliques d’enfants.

14 D’un commun accord avec notre collègue Philippe Papin (IVe section) qui assure son séminaire dans le prolongement du nôtre (jeudi après-midi à la Maison de l’Asie), nous avons initié des après-midis thématiques en joignant nos deux séminaires : 1. Journée consacrée aux études cham : présentation des études doctorales d’Amandine Lepoutre et de Fabien Chébaut, visionnage du documentaire d’Agnès de Féo sur la déesse Po Nagar à Nha Trang (février 2008). 2. Journée d’étude consacrée à l’analyse du religieux par l’anthropologie visuelle : visionnage des documentaires de Janet Hoskins (professeur à University of Southern California) sur le caodaïsme (commenté par Jérémy Jammes), d’Agnès de Féo sur l’Islam dans le delta du Mékong, de Nguyễn Thanh sur le culte de la baleine dans le Centre Vietnam (juin 2008). 3. Journée d’étude animée par Olivier Tessier (EFEO Hanoi) : exposé sur la riziculture inondée de plaine et présentation de la réédition de l’encyclopédie illustrée Techniques du peuple annamite d’Henri Oger (avril 2009). 4. Journée d’étude animée par Christina Firpo (assistant professor à Calpoly University San Luis Obispo California) sur la question des métisses au Vietnam (juin 2009), en présence

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notamment de Dominique Rolland (maître de conférences à l’Inalco). Certaines séquences filmées devraient être intégrées dans un documentaire consacré à se thème en cours de montage (France-Télévisions).

RÉSUMÉS

Les conférences initiales formant un cycle bisannuel (2007-2009) défini en octobre 2007 se sont attachées à poser les bases de deux axes de recherches que nous serons amené à détailler de façon plus systématique au cours des années à venir : le premier a consisté en une introduction méthodologique à l’étude des configurations classiques et des reconfigurations contemporaines des religions du Vietnam ; le second en une approche socio-historique des nouveaux mouvements religieux au Sud du Vietnam (XIXe-XXe siècles).

INDEX

Thèmes : Religions de l’Asie du Sud-Est

AUTEUR

PASCAL BOURDEAUX Maître de conférences, Ecole pratique des hautes études —— Section des sciences religieuses

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Histoire du taoïsme et des religions chinoises Le Livre de la Grande paix et son corpus : Histoire et structure littéraires, idéologie

Grégoire Espesset

1 Le programme de cette première année du diptyque consacré au Taiping jing (Livre de la Grande paix) a consisté en une relecture critique et chronologique du corpus des sources primaires abordant l’histoire du texte. Une attention particulière a été portée au rapport diachronique entre la date (si elle est donnée) du fait relaté et celle (parfois problématique) de la source de la relation, d’une part, et d’autre part sur le rapport diachronique entre les sources. Une nouvelle histoire littéraire émerge, différente des constructions téléologiques antérieures et faisant la part des données et de leur interprétation.

2 Bien que le Taiping jing fasse aujourd’hui partie intégrante du corpus scripturaire du taoïsme, on doit à l’historiographie officielle son apparition dans l’histoire littéraire chinoise. Le Hanshu (Histoire des Han), achevé en 92 de notre ère, rapporte que, sous l’empereur Cheng (r. 32-7 av. n. è.) de la dynastie Han antérieure (206 av. n. è.-8 de n. è.), un certainGan Zhongke,originaire des régions côtières orientales (province actuelle du Shandong), mourut incarcéré après avoir soumis au trône un « Livre de la Grande paix garant de la souveraineté [dynastique selon] le calendrier des officiels célestes, en 12 chapitres », inspiré par un émissaire divin mais taxé de « fabrication » par les autorités (Hanshu, LXXV, 3192)1. On ignore si, avant le trisyllabetraduit par « Livre de la Grande paix », la première partie de la phrase participe du même titre ; l’édition moderne distingue les deux titres consécutifs d’un almanach et d’un livre. Quelle que soit la lecture correcte, la fonction de la révélation était de restaurer la légitimité d’une dynastie ébranlée par une série de catastrophes naturelles, de présages néfastes et une crise de régime due notamment à l’absence d’héritier. Peu après cet événement, le régent, Wang Mang, prit le pouvoir et fonda l’éphémère dynastie Xin (9-23 de n. è.). Dans un discours, Wang Mang affirma que le livre soumis par Gan Zhongke avait été conservé au palais (Hanshu, XCIX, I, 4093-4094).

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3 Un siècle après cette première mention, tandis que plusieurs régions de l’empire sombrent dans la guerre civile et que le pouvoir est aux mains d’une poignée de hauts personnages se disputant le contrôle d’un empereur fantoche, une source négligée revient sur cette affaire : le Hanji (Chronique des Han) de Xun Yue (148-209), compilé sur ordre impérial de 198 à 200. Il s’agit d’une réorganisation chronologique des événements majeurs de la première dynastie Han, basée principalement sur le Hanshu et augmentée d’une glose édifiante. Au sujet de la révélation de la Grande paix, Xun Yue amalgame deux passages du Hanshu en un paragraphe à la fin duquel le trisyllabe Taiping jing seul désigne le texte en question (Hanji, XXVIII, 492). C’est la plus ancienne occurrence connue du titre trisyllabique dans un contexte dont la lecture, contrairement à la leçon du Hanshu, exclut toute ambiguïté. En l’espace d’un siècle s’est opérée une transition discursive au terme de laquelle le titre du Livre de la Grande paix s’impose sous la forme qui sera le plus souvent la sienne durant toute l’histoire littéraire chinoise.

4 Ce n’est que dans la seconde moitié du IIIe siècle que la révélation de la Grande paix fait son apparition dans la littérature taoïste. Cette première « récupération » de la révélation est le fait d’une communauté religieuse se réclamant elle-même de révélations intervenues au milieu du siècle précédent (142), l’Église du Maître céleste. Le Dadao jia lingjie (Préceptes impérieux pour les adeptes de la Voie majeure), opuscule rédigé peu après 255, mentionne non pas un écrit mais une « voie » de la Grande paix (Taiping zhi dao), c’est-à-dire un enseignement ou une doctrine. Cette « voie » aurait bien été révélée dans les régions orientales de la Chine, mais à la fin de la dernière dynastie royale, soit plus de deux siècles avant la date indiquée par l’histoire officielle ; son récipiendaire aurait été un certain Gan Ji, personnage attesté par ailleurs mais à l’historicité problématique2. Ce premier témoignage connu de la récupération de la révélation de la Grande paix par la théologie taoïste en pervertit l’historicité afin de l’insérer en tête d’une séquence chronologique des manifestations de la Voie (Dadao jia lingjie, dans Zhengyi fawen Tianshi jiao jieke jing, CT n° 789, 13a) 3.

5 Une source du début du IVe siècle témoigne de la pénétration du Livre de la Grande paix en Chine méridionale, un environnement culturel très différent de la Chine orientale. Vers 330, Ge Hong (283-343), érudit passionné de médecine, d’alchimie et de pratiques de longévité, arrêta la version définitive du Baopu zi (Maître qui embrasse la simplicité), témoignage précieux des traditions religieuses des régions situées au sud du Fleuve bleu, antérieurement à la pénétration de l’Église du Maître céleste et aux révélations taoïstes de la fin du IVe et du début du Ve siècle. Ge Hong y énumère environ deux cents ouvrages détenus à titre privé par son maître Zheng Yin. Cet inventaire inclut un « Livre de la Grande paix, en 50 chapitres », structure textuelle que nulle source ne recoupe (Baopu zi neipian, CT n° 1185, XIX, 4a). Au-delà des questions qu’elle suscite, l’occurrence prouve que le Livre de la Grande paix était connu en Chine du Sud dès le IIIe siècle, du vivant de Zheng Yin (décédé vers 302). Cette mention isolée dans l’œuvre de Ge Hong omet toute indication de paternité et d’origine géographique.

6 Dans le même ouvrage (XVII, 14a‑22b), Ge Hong présente dix-huit « symboles » (fu) à usage talismanique couramment employés par ses contemporains pour se garantir des dangers spécifiques à l’environnement sauvage. L’un d’eux s’appelle « symbole de la Grande paix, de Li Er », en référence aux nom et prénom du philosophe Laozi dans la biographie qui lui est consacrée dans le Shiji ( Mémoires historiques) de Sima Qian (145-86 av. n. è.) (Shiji, LXIII, 2139). L’enquête menée à travers onze siècles n’a pas

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permis d’établir l’existence d’un lien historique certain entre les divers « symboles de la Grande paix » collectés dans une demi-douzaine de sources taoïstes et les « signes redoublés » (fuwen) occupant quatre chapitres de la version canonique (CT n° 1101, CIV- CVII).

7 Dans son commentaire joint au Sanguo zhi (Annales des Trois royaumes) composé par Chen Shou (233-297) de 285 à 297, Pei Songzhi (372-451) cite le Zhilin (Forêt des annales), somme du lettré et astronome Yu Xi (281-356) aujourd’hui perdue. Cette citation rapporte la soumission au trône, du temps de l’empereur Shun (r. 126-144) de la dynastie Han postérieure (25-220), d’un second texte de la Grande paix : un « écrit divin » (shenshu) trouvé « sur l’eau d’une source » par un certain Yu Ji, « intitulé Taiping qingling dao ( Voie de la Grande paix aux titres bleu-vert), et totalisant plus de cent chapitres » (Sanguo zhi, XLVI, 1110, commentaire). Comme dans l’opuscule de l’Église du Maître céleste, il s’agit d’une « voie » (dao), mais l’indication de découpage suivant immédiatement l’occurrence confirme que nous avons bien affaire au titre pentasyllabique d’un texte ; de fait, les mentions ultérieures de ce titre substitueront au mot « voie » des termes renvoyant sans ambiguïté à un matériau écrit. Quant au bénéficiaire de la nouvelle révélation, les graphies chinoises des patronymes Yu et Gan prêtant aisément à confusion, il est tentant de l’identifier au « Gan Ji » dont l’Église du Maître céleste avait fait le premier récipiendaire des révélations taoïstes. Or, il semble a priori impossible que ce Yu Ji actif au IIe siècle de notre ère soit le Gan Ji de la fin des Zhou, quatre siècles plus tôt : le Zhilin disqualifie l’hypothèse d’une longévité extraordinaire en précisant que, vers l’an 200, Yu Ji était âgé d’une centaine d’années. Pourtant, la littérature postérieure ne différenciera jamais vraiment les deux personnages.

8 Un recueil hagiographique datant peut-être du IVe siècle4 et subsistant aujourd’hui à l’état de citations, le Shenxian zhuan (Biographies des immortels divins), aurait contenu la plus ancienne biographie connue de Yu Ji. Le thème de la révélation de la Grande paix s’y enrichit de motifs nouveaux, parmi lesquels la maladie incurable dont souffre Yu Ji et l’amplification scripturale réalisée par celui-ci, au terme de laquelle le matériau révélé (à l’origine « un écrit sur soie brute en deux chapitres ») aurait compté « 170 chapitres » (Xianyuan bianzhu, CT n° 596, II, 13b-14a)5. En dépit de l’incertitude quant à la datation de la source, il s’agit probablement de la plus ancienne mention de cette structure littéraire plutôt inhabituelle. L’expression « écrits divins en 170 chapitres » en référence à des écritures taoïstes – mais sans mention de titre – que l’on trouve dans le Mouzi lihuo lun ( Traité de maître Mou pour dissiper les doutes), une apologie du bouddhisme partiellement contemporaine6, fait sans doute écho à la popularité de l’adaptation hagiographique de la révélation de la Grande paix dans les milieux taoïstes (Hongming ji, T 52, n° 2102, I, 6a)7.

9 À la fin du IVe siècle, deux séries de révélations scripturaires taoïstes concurrencent l’Église du Maître céleste et son corpus : celle de la Clarté supérieure (Shangqing), datée des années 364-370, et celle du Joyau sacré (Lingbao), vers 4008. L’un des textes originels du Joyau sacré, le Taishang zhutian lingshu duming miaojing (Livre merveilleux du salut en écriture spirituelle des cieux du Très-Haut), mentionne un « Taiping dao jing » (Livre de la voie de la Grande paix) parmi deux grands ensembles de textes destinés à la destruction lors de changements d’ère cosmique, un troisième ensemble seul – les « livres parfaits du Joyau sacré, écrits d’or en caractères de jade », qui existent « par eux-mêmes » – échappant au cataclysme (Taishang zhutian lingshu duming miaojing, CT n° 23, 14b-15a).

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Sur le plan discursif, la formule hybride « Taiping dao jing » mêle le titre trisyllabique déjà rencontré à la formule désignant la révélation (la « voie ») dont procède cet écrit (Taiping zhi dao).

10 Sur le plan sémantique, le tétrasyllabe peut autant être interprété comme désignant un corpus scripturaire qu’un texte unique, ambiguïté qui demeure dans les textes taoïstes et bouddhiques se référant à la cosmologie du Taishang zhutian lingshu duming miaojing, le plus souvent en la dénaturant9. En revanche, il désigne à coup sûr un texte dans le Santian neijie jing (Livre de l’explication ésotérique des trois cieux), manuel de propagande que l’Église méridionale du Maître céleste publia (après 421) en réaction au développement du bouddhisme et des révélations taoïstes du IVe siècle, et qui reprend à son compte la version hagiographique de la révélation de la Grande paix. L’agent de la révélation est ici, pour la première fois, le « Très-Haut » (Taishang, le philosophe Laozi divinisé), son récipiendaire se nomme Gan Ji (comme dans le Dadao jia lingjie deux siècles plus tôt) et son objet, « Taiping dao jing » (Santian neijie jing, CT n° 1205, I, 4b). L’occurrence semble indiquer que nous avons affaire à un texte désigné par une simple variante du titre trisyllabique.

11 Le Hou Han shu (Histoire des Han postérieurs), achevé en 44510, appartient au corpus des histoires dynastiques officielles. Parmi ses emprunts aux sources historiographiques antérieures figure l’événement que rapportait le Zhilin de Yu Xi – cité dans le commentaire du Sanguo zhi –, avec quelques variantes notables. D’abord, le patronyme du récipiendaire de la révélation est désormais « Gan », exactement comme dans la source taoïste du IIIe siècle. Ensuite, le titre pentasyllabique du texte révélé est « Taiping qingling shu » (Écrit des instructions claires de la Grande paix) : qing (« bleu- vert ») est devenu qing (« clair »), deux homophones partageant un élément graphique, et dao (« voie ») est devenu shu (un « écrit »). Enfin, comme dans l’hagiographie taoïste à partir du IVe ou Ve siècle, ce livre révélé compte « 170 chapitres » (Hou Han shu, XXX, II, 1084)11. Au milieu du Ve siècle s’opère ainsi une assimilation volontaire – une confusion ? – entre deux livres révélés auxquels renvoyaient séparément le titre trisyllabique primitif (Taiping jing) et le titre pentasyllabique postérieur (Taiping qingling dao/shu). Cette fusion sera devenue définitive au siècle suivant.

12 Recueil de textes de l’Église du Maître céleste produits durant la période de division, le Taishang Lao jun jinglü ( Règles canoniques du très haut seigneur Lao) contient une « préface » (xu) à une liste de 180 préceptes, texte composite dont les premières phrases relèveraient d’une interpolation tardive (VIe s.)12. Reprenant les sources antérieures de l’Église, cette préface s’ouvre sur la révélation par « le seigneur Lao » (Laozi divinisé) de la voie de la Grande paix à la fin de la dynastie des Zhou, mais date plus précisément les faits de l’époque du dernier souverain, le roi Nan (r. 314-256 av. n. è.). Conformément au texte décrit depuis le IVe ou Ve siècle, le Livre de la Grande paix transmis par Gan Ji suite à la révélation aurait compté 170 chapitres (Lao jun shuo yibai bashi jie bing xu, dans Taishang Lao jun jinglü, CT n° 786, 2a-b). Les sources taoïstes contemporaines et ultérieures citent l’ouverture de cette préface, comme en témoignent des manuscrits de Dunhuang copiés aux VIe et VIIIe siècles (MSS. 4226, London, British Library, col. 36-40 ; MSS P. ch. 4731/P. ch. 4562, Paris, Bibliothèque nationale, col. 1-6). Ces citations sont fidèles à la leçon la plus ancienne. Par contre, deux sources canoniques des VIIe et XIe siècles délocalisent la révélation en interpolant dans la citation deux toponymes (Shu, Linqiong) qui renvoient explicitement à la région de l’actuelle ville de Chengdu (province du Sichuan), berceau

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de l’Église du Maître céleste (Daojiao yishu, CT n° 1129, II, 9b ; Yunji qiqian, CT n° 1032, VI, 16a ; XXXIX, 1a). Ce nouvel aménagement hagiographique des données historiques n’est attesté nulle part ailleurs.

13 La révélation de la Grande paix est également intégrée dans la version tardive de la théorie de la « conversion des barbares » (huahu), selon laquelle le Bouddha ne serait qu’un avatar de Laozi et le bouddhisme, une variante du taoïsme destinée aux « barbares » de l’Inde. Le Huahu jing (Livre de la conversion des barbares), transcription apocryphe de la légende, plusieurs fois interdite, ne survit plus qu’à l’état de citations. L’une d’elles, dans le Sandong zhunang ( Sac de perles des Trois grottes [des œuvres taoïstes]), encyclopédie taoïste datant des environs de 68013, énumère les transformations successives de Laozi de l’âge des souverains mythiques jusqu’à la dynastie Zhou. La fresque s’achève à l’époque du roi You (r. 781-771 av. n. è.) ou peu après, quand le philosophe en personne aurait composé le Livre de la Grande paix (Sandong zhunang, CT n° 1139, ch. 9, p. 7b). Gan Ji et les autres personnages généralement associés à la révélation sont ignorés.

14 Mais l’enquête se complique avec la mention d’un troisième livre révélé de la Grande paix, évoqué dans une citation d’un texte aujourd’hui perdu, le Zhengyi jing (Livre de l’Unité orthodoxe), que l’Église du Maître céleste fait remonter aux révélations fondatrices du IIe siècle mais qui daterait au plus tôt de la fin du Ve siècle14. Le Zhengyi jing constitue l’une des sources du Xuanmen dayi ( Signification majeure de l’école mystérieuse), traité dont la version canonique actuelle est lacunaire, mais que l’on date avec assurance de la période de la dynastie Sui (581-618)15. Le Xuanmen dayi servit de matériau de base au Daojiao yishu (Points [essentiels] de la signification de la doctrine taoïste), compilé vers 699, dont le second chapitre mentionne d’abord un Taiping jing « en 170 chapitres » révélé à Gan Ji à la fin de la dynastie royale des Zhou – le produit de la fusion des deux livres que nous connaissons – puis, faisant fond sur le Zhengyi jing, un « Taiping donji zhi jing ( Livre de la Grande paix à la pénétration culminante) en 144 chapitres », qui aurait figuré parmi les révélations originelles de l’Église du Maître céleste au IIe siècle (Daojiao yishu, CT n° 1129, II, 9b). On retrouve ces citations du Zhengyi jing dans le Yunji qiqian (Sept étiquettes d’étuis à livres des nuées), anthologie du canon taoïste achevée vers 1025 et dont le sixième chapitre s’inspire largement du second chapitre du Daojiao yishu. La leçon du XIe siècle ne se distingue de celle du VIIe siècle que par quelques variantes, la plus importante étant l’affirmation que la versionen 144 chapitres « est aujourd’hui perdue, probablement dans sa quasi-intégralité » (Yunji qiqian, CT n° 1032, VI, 15b-16a).

15 Nous aurions donc affaire à deux traditions séparées de la Grande paix, toutes deux se réclamant d’une révélation taoïste mais promouvant deux ouvrages aux titres distincts, de structures textuelles différentes et ayant coexisté durant quelques siècles. S’il est permis de douter de l’historicité d’une version propre au corpus scripturaire de l’Église taoïste – une version dont ni le titre ni la longueur ne peuvent être recoupés et que seule mentionne une citation d’une source perdue –, en revanche, la circulation d’un Taiping jing correspondant à la description donnée par l’hagiographie taoïste est attestée par le manuscrit Stein 4226 de Dunhuang. Ce document, copié à la fin du VIe siècle16, contient la table des matières d’un Taiping jing monumental divisé en « dix parties (bu) », 170 chapitres et 366 sous-chapitres (MS S. 4226, London, British Library, col. 62-294). L’essai historiographique précédant cette table offre une première synthèse des traditions antérieures de la révélation de la Grande paix, complétée de

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citations du texte (col. 1-61). Le manuscrit se referme sur quatre citations de sources dont trois, identifiées, relèvent du corpus de la Clarté supérieure (col. 295-346)17.

16 Vers la même époque, Ma Shu (522-581) compile son Daoxue zhuan (Biographies de ceux qui ont étudié la Voie), recueil hagiographique désormais perdu mais dont une centaine de notices subsistent, parfois intégralement, à l’état de citations. L’une d’elles concerne Huan Kai ou Fakai, disciple du célèbre Tao Hongjing (456-536), l’éditeur du corpus de révélations de la Clarté supérieure et fondateur effectif du courant éponyme. Selon cette notice, Huan aurait découvert dans un lieu au nom mythique (le mont Kunlun), durant le premier tiers du VIe siècle, « trois parties (bu) » du Livre de la Grande paix. Son maître les ayant authentifiées, Huan aurait décidé de les apporter à la capitale. Soudain souffrant, il aurait renoncé à ce projet sur les conseils de son maître et ne se serait rétabli qu’après avoir rapporté le document à son emplacement initial (Sandong zhunang, CT n° 1139, I, 17a ; Taiping yulan, DCLXVI, 4a). Ce récit d’un échec individuel est aussi celui de la récupération du Livre de la Grande paix et de sa tradition par le courant de la Clarté supérieure. Nulle source ne confirme l’expertise à laquelle Tao aurait procédé, mais il est clair que toute version alternative du livre révélé était désormais frappée d’inauthenticité. À cet égard, il est tentant d’interpréter la brève carrière du Taiping dongji zhi jing tardivement assimilé au corpus fondateur de l’Église du Maître céleste comme l’échec de la tentative de récupération de la tradition de la Grande paix orchestrée par l’Église depuis le IIIe siècle.

17 Le dénouement du narratif de Huan Kai traduit aussi le défaut de vertu du souverain d’alors, l’empereur Wu des Liang (r. 502-548), taoïste converti au bouddhisme peu après le début de son règne. Le second acte de la « redécouverte » du Taiping jing sera à la gloire d’un défenseur du taoïsme, l’empereur Xuan des Chen (r. 569-582), qui aurait envoyé un taoïste du courant de la Clarté supérieure, Zhou Zhixiang, vers le mont Haiyu (ancien nom du mont Yu dans le Jiangsu actuel) où une rumeur persistante localisait un exemplaire du Taiping jing. Au terme d’une quête épique, Zhou aurait rapporté le document à l’empereur, qui l’aurait confié à une institution taoïste de la capitale où Zhou aurait ensuite délivré des sermons. Le texte aurait prospéré et le pays aurait connu la Grande paix. Le récit fait allusion à un nombre indéterminé de tentatives infructueuses au cours des dynasties Song (420-479) et Liang (502-557), mais Huan Kai n’est pas nommément évoqué (Daojiao yishu, CT n° 1129, II, 10a-b ; Yunji qiqian, CT n° 1032, VI, 16a-b).

18 Bien que sa source ne soit pas indiquée, ce second récit, qui emploie un toponyme propre à la période des dynasties méridionales (420-589), montre comment les idéologues de la Clarté supérieure s’accommodèrent de l’Histoire pour historiciser le mythe de leur redécouverte de l’authentique Taiping jing. Cette historicisation atteindra sa forme finale avec le Taiping jing fuwen xu (Préface aux signes redoublés du Livre de la Grande paix), panorama « historique » de la révélation joint en annexe à la version canonique du texte et qui pourrait dater de la fin de la dynastie Sui ou du début de la dynastie Tang (618-907)18. Selon cette annexe, le panthéon de la Clarté supérieure généra un « texte de base » (benwen) de la Grande paix en une écriture divine illisible au commun des mortels, les « signes redoublés » (fuwen). Puis Gan Ji développa à partir de ce noyau scripturaire un Livre de la Grande paix en écriture ordinaire comptant 170 chapitres et 366 sous-chapitres dont 4 de « signes redoublés » – précisément la morphologie du Taiping jing de la fin de la période des Six dynasties d’après le manuscrit Stein 4226. L’absence, dans cette annexe, d’allusion à Laozi et aux révélations

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fondatrices de l’Église du Maître céleste confirme la disqualification de la récupération ecclésiastique de la révélation de la Grande paix.

19 Selon le commentaire au Hou Han shu du prince impérial Li Xian (653‑684) et de ses collaborateurs, composé entre 675 et 680, le « livre divin » mentionné par Xiang Kai dans ses deux mémoires de 166 serait « l’actuel Taiping jing des taoïstes » en 170 chapitres (Hou Han shu, XXX, II, 1080, commentaire). Cette formulation, dans une source officielle, de l’identité absolue de l’écrit révélé des Han et de l’ouvrage taoïste des Tang évacue définitivement toute incertitude, mais trahit une histoire littéraire complexe au profit d’une simplification destinée à perdurer. Au sommet de sa gloire textuelle, le Taiping jing est mentionné et, surtout, cité en abondance dans les sources des VIIe et VIIIe siècles. Seuls les polémistes bouddhistes doutent de l’authenticité de l’ouvrage alors en circulation, qu’ils rangent au nombre des falsifications et plagiats dont ils accusent les taoïstes (Fayuan zhulin, T 53, n° 2122, LV, 703b ; Zhenzheng lun, T 52, n° 2112, 569c). Au-delà des stratégies rhétoriques de deux groupes sociaux concurrents, l’accusation prouve qu’une partie au moins de l’intelligentsia chinoise contemporaine ne prenait pas pour argent comptant l’histoire de la redécouverte miraculeuse du livre révélé.

20 Pour conclure, l’examen des sources a confirmé que l’association tardive du Livre de la Grande paix à l’ermite taoïste Chu Boyu (394-479) ne fut imaginée que pour expliquer rétrospectivement le nom d’un établissement religieux fondé en l’honneur de ce personnage vers la fin de sa vie, le Monastère de la Grande paix (Taiping guan). Or, le nom du monastère dériverait d’un toponyme, Taiping shan, le « Mont Taiping » où fut érigé le monastère19. Les versions de la biographie officielle de Chu Boyu dans l’historiographie du Ve au VIIe siècle ignorent le livre révélé (Songshu, XCIII, 2296 ; Nan Qi shu, LIV, 926-927 ; Nanshi, LXV, 1873-1874) : c’est l’amplification hagiographique de la biographie à la fin du VIIe siècle qui seule l’interpole (Shangqing dao leishi xiang, CT n° 1132, I, 11b-12a). Quant au monastère, son existence est confirmée par une monographie locale dont la préface porte la date de 1163, le Nanyue zongsheng ji (Recueil général des sites remarquables du Pic sacré du Sud). Selon cette source, l’édifice taoïste était « à l’abandon depuis longtemps » au XIIe siècle, tout comme la bonzerie qui se trouvait jadis dans son voisinage (CT n° 606, 25b). L’édition bouddhique de cette monographie recoupe cette information (T 51, n° 2097, II, 1078c).

NOTES

1. Les sources historiographiques citées renvoient aux éditions critiques publiées à Pékin par la Zhonghua shuju. 2. Voir S. MAEDA, « Rikuchō jidai ni okeru Kan Kichi den no hensen », Tōhō shūkyō 65, Kyoto 1985, p. 44-62. 3. La numérotation précédée de l’abréviation CT renvoie à K. SCHIPPER (éd.), Concordance du Tao- tsang : Titres des ouvrages, Paris 1975.

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4. Ge Hong revendique la paternité de ce recueil dont toutes les versions reçues furent reconstituées après la destruction des Canons taoïstes des dynasties Song (960-1279) et Jin (1115-1235) par le régime mongol, en 1281. Ces versions s’écartent de l’édition originale par le nombre de biographies et par l’identité de certains personnages, postérieurs à l’époque de Ge Hong. Voir B. PENNY, « The Text and Authorship of Shenxian zhuan », Journal of Oriental Studies, vol. 34, n° 2, Hong Kong 1996, p. 165-209. 5. Trad. dans R. F. CAMPANY, To Live as Long as Heaven and Earth: A and Study of Ge Hong’s Traditions of Divine Transcendents, Berkeley 2002, p. 301-303. 6. . Pour la datation de cette source composite, voir P. PELLIOT, « Meou-tseu ou les doutes levés : Traduit et annoté », T’oung Pao 19, Leyde 1920, p. 255-433 ; E. ZÜRCHER, The Buddhist Conquest of China: The Spread and Adaptation of Buddhism in Early China, Leyde 1959, p. 13-15. 7. L’abréviation T et la numérotation renvoient à l’édition critique du Canon bouddhique chinois, J. TAKAKUSU et K. WATANABE (éd.), Taishō shinshū Daizōkyō, Tokyo 1924-1935. 8. Voir I. ROBINET, La Révélation du Shangqing dans l’histoire du taoïsme, Paris 1984 ; S. BOKENKAMP, « Sources of the Ling-pao Scriptures », dans M. STRICKMANN (éd.), Tantric and Taoist Studies in Honour of R. A. Stein 2, Bruxelles 1983, p. 434-486. 9. Sources bouddhiques consultées : Xiaodao lun (570), dans Guang Hongming ji, T 52, n° 2103, IX, 150b ; Bianzheng lun (633), T 52, n° 2110, VIII, 543a ; sources taoïstes : Wushang biyao (après 577), CT n° 1138, XXXI, 5b-6b ; Taishang yisheng haikong zhizang jing (début des Tang), CT n° 9, VI, 22a ; Yiqie daojing yinyi : Miaomen youqi (712 ou 713), CT n° 1123, 30b. 10. Sauf les monographies finales ; voir B. J. MANSVELT BECK, The Treatises of Later Han: Their Author, Sources, Contents and Place in Chinese Historiography, Leyde 1990. 11. En outre, le Hou Han shu (XXX, II, 1080-1081) retranscrit deux mémoires que Xiang Kai, un érudit alarmé par l’accumulation des présages néfastes, aurait soumis au trône en 166, et qui mentionnent un « écrit divin », sans en préciser le titre ni le nombre de chapitres, et sans le rattacher au thème de la Grande paix. Le Hou Han shu fournit ainsi, trois siècles après les faits, l’une des sources probables du Zhilin de Yu Xi, alors que le Hou Han ji ( Chronique des Han postérieurs) deYuan Hong (328-376), source historique documentant la même période mais antérieure au Hou Han shu, ne contient aucune allusion à la révélation. 12. Voir H.-H. SCHMIDT, « Die Hundertachtzig Vorschriften von Lao-chün », dans G. NAUNDORF, K.- H. POHL et H.-H. S CHMIDT (éd.), Religion und Philosophie in Ostasien. Festschrift für Hans Steininger zum 65. Geburtstag, Würzburg 1985, p. 149-159 ; B. HENDRISCHKE et B. PENNY, « The 180 Precepts Spoken by Lord Lao: A Translation and Textual Study », Taoist Resources, vol. 6, n° 2, Bloomington 1996, p. 17-29 ; S. MAEDA, Shoki dōkyō kyōten no keisei, Tokyo 2004, p. 74-77. 13. Voir F. REITER, « Das Selbstverständnis des Taoismus zur frühen T’ang-Zeit in der Darstellung Wang Hsüan-ho’s », Saeculum, vol. 33, n° 3-4, Fribourg 1982, p. 240-257. 14. Voir N. ŌFUCHI, Dōkyō to sono kyōten : Dōkyōshi no kenkyū, Tokyo 1997, p. 46-47 ; M. KOBAYASHI, Chūgoku no dōkyō, Tokyo 1998, p. 98-101. 15. Voir la notice de T. H. BARRETT dans F. PREGADIO (éd.), The Encyclopedia of Taoism, London-New York 2008, p. 1134-1135. 16. Voir L. G ILES, Descriptive Catalogue of the Chinese Manuscripts from Tunhuang in the British Museum, Londres 1957, p. 219, notice n° 6829. 17. Analyse et traduction intégrale de G. ESPESSET, « Le manuscrit Stein 4226 Taiping bu juan di er dans l’histoire du taoïsme médiéval », dans J.-P. DRÈGE et O. VENTURE (éd.), Études de Dunhuang et Turfan, Genève 2007, p. 189-256. 18. La réunification impériale est le dernier événement historique auquel l’annexe fait allusion explicitement, et la 29e année du cycle sexagésimal qu’elle mentionne pourrait désigner l’an 632 ; voir J. REN et Z. ZHONG (éd), Daozang tiyao, Pékin 20053, p. 520, notice n° 1092. 19. Voir J. QIN, « Chu Boyu yu Taiping jing », Zongjiao xue yanjiu 66, Chengdu 2005, p. 15-19.

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INDEX

Thèmes : Histoire du taoïsme et des religions chinoises

AUTEUR

GRÉGOIRE ESPESSET Attaché temporaire d’enseignement et de recherche, en remplacement de M. John Lagerwey (directeur d’études en délégation à l’étranger), Ecole pratique des hautes études —— Section des sciences religieuses

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Religions et traditions populaires du Japon

Alain Rocher

Généalogie du principe d’authenticité dans l’éthique japonaise

Questions liminaires

1 S’il est présomptueux, de la part de l’historien des idées, d’espérer identifier avec une précision sans appel l’instant où un simple mot (makoto par exemple) change de statut pour devenir une notion, et celui où la notion devient le foyer de rayonnement d’un complexe de catégories ou de valeurs, l’on peut toutefois affirmer sans risques que la période d’Edo (1600-1867) est le moment culturel où la « question de l’authenticité » accède à une pleine conscience de soi.

2 C’est en effet pendant la période d’Edo que la mémoire de l’agrégat lexical SEI / makoto estconvoquée une dernière fois pourseprêterà une récapitulation presque exhaustive. C’est dans l’œuvre des philologues-lettrés de la période d’Edo que les contaminations entre le champ sémantique de la lecture kan.on de notre notion (SEI) et celui de sa lecture kun (makoto) s’effectuent systématiquement. Mais c’est aussi au cours de cette période que le registre vernaculaire de la notion gagne son autonomie et favorise la première cristallisation d’une pensée identitaire : contestant la vocation universelle de la morale confucéenne pour élaborer une « ethno-éthique » traditionaliste et tautégorique, les Kokugakusha s’emploient à idéaliser l’« authenticité » tout en la vidant de ce qui avait contribué à la construire en tant que concept. La longue respiration de la raison authentique (et de son jargon) évolue ainsi de plérose en kénose.

3 Deux hypothèses guideront notre parcours.

4 Nous poserons d’une part que la notion d’authenticité n’est pas un isolat, mais le centre d’un dispositif à la fois éthique et esthétique que nous appellerons le régime de

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l’autoréférentialité. La sincérité, la rectitude pré-morale de l’humanité des origines, la saisie immédiate des choses par un regard que ne pervertit ni le souci de soi ni la recherche de l’effet, la vérité immanente et non conceptuelle des textes anciens, le pathos antérieur à l’arbitraire des mots et à l’artifice de la rhétorique, l’intensité brute de la parole des dieux, bref, toutes les valeurs que prônent, dans des registres divers, les lettrés confucianisés hostiles à Zhu Xi, les poètes de hokku, les idéologues du Kodô et du Fukkô Shintô, ne sont pas de faux amis réunis dans le champ culturel par une convergence fortuite, mais des notions parentes issues de la même matrice.

5 Nous refuserons ensuite la tentation d’une lecture téléologique et nous montrerons que le complexe de l’« authenticité-sincérité » n’est pas tout entier orienté vers son dévoiement terminal dans le culte du kokutai, que l’on désigne par là sa manifestation philosophique (Nishida) ou sa banalisation idéologique(Kokutai no hongi). Ce serait en effet céder à une forme de pensée magique que de s’effaroucher devant le ton ridiculement assertorique des « théoriciens » shintô de l’authenticité (shintô no konpon seishin wa makoto no jitsugen de aru, Anzu Motohiko, 1964) et de voir dans leur « mauvaise réputation » une raison suffisante pour abandonner l’étude de la préhistoire de cette notion.

6 De ces partis pris découle l’archéologie de l’« authenticité » que nous allons esquisser. Cette anamnèse nous impose de dissocier d’abord les deux dimensions constitutives de notre complexe (mémoire vernaculaire / mémoire chinoise), pour mieux montrer ensuite comment se construit leur combinaison et s’opère leur faux divorce. Il va sans dire que ce découpage n’est qu’un expédient pédagogique et philologique (lecture on / lecture kun), qui n’implique aucune adhésion à une interprétation diglossique de la culture japonaise, et encore moins une croyance en l’accessibilité de l’archè. Nous montrerons précisément que les registres savant et vernaculaire sont réciproquement constituants.

7 Le premier séminaire a été consacré à un travail de préparation terminologique et de comparaison contrastive. La tentation est grande, en effet, pour décrire la constellation notionnelle qui nous intéresse, d’utiliser le lexique du « complexe de la sincérité » tel qu’il se dessine en Occident entre les XVIIIe et XIXe siècle. Lionel Trilling (1969) et Charles Taylor (1989) ont montré comment l’effondrement des hiérarchies sociales fondées sur le principe de l’honneur (qui cède la place à l’idée de dignité) s’accompagnait d’une nouvelle conception de l’identité, et que l’individualisme naissant s’appuyait sur un idéal de sincérité justifié ontologiquement par un postulat innéiste. Ce bascul du régime de la vérité vers celui de la sincérité, cette « sortie de scène » du paradigme « allonomique » devant le nouveau culte de la fidélité à soi (subjectivisme illustré par la formule d’Emerson « aucune loi ne peut m’être sacrée que celle de mon être ») trouvent certes des échos approximatifs dans les courants nativistes, mais les configurations sociales et politiques dans lesquels évoluent, pensent et vivent nos auteurs japonais nous interdisent les rapprochements trop faciles. L’herméneutique, la poétique et la philologie des Kamo ou des Motoori peuvent bien ressembler formellement à certaines thèses du premier romantisme allemand, le culturalisme qui se déploie dans leur œuvre ne s’appuie nullement sur une éthique de l’autonomie.

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Les techniques archaïques de l’authentification

8 Notre premier travail a consisté à remonter en-deçà de l’élaboration intellectuelle de l’« authenticité » pour décrire le vocabulaire et les techniques archaïques de l’authentification, tels qu’on les voit à l’œuvre dans les textes historiques, mythologiques et rituels de la période de Nara. Nous appliquons ce terme flou de « techniques de l’authentification » à un champ hétérogène où se croisent les stratégies du serment, de l’ordalie, de la divination, de l’épreuve et du tirage au sort. Ces techniques sont des « axiopratiques » du deuxième genre, car elles n’interviennent que lorsque se dérobent les modes spontanés de certification du vrai et de détermination du choix. Ce sont des hyper-énonciations performatives dont la solennité cherche à valider ce que le discours ordinaire ne peut établir : intentions secrètes de l’adversaire, issue d’une bataille, évolution d’une séquence d’événements, méthode appropriée pour résoudre un problème. Ces pratiques sont rapprochées par deux points communs négatifs : bien qu’elles produisent des décisions qui ressemblent formellement à des jugements, et qu’elles visent une maîtrise symbolique de l’indéterminé, elles se situent en-deçà de la logique juridique, et en dehors du régime purement cognitif. La question qui les anime pourrait se formuler ainsi : comment, dans une situation aporétique, certifier la qualité d’un objet, d’une personne, d’un acte ou d’une intention, de manière à ce que l’on puisse compter sur elle en produisant une décision qui oblige ceux qui y participent ?

9 L’exemple qui condense l’essentiel de ces caractéristiques est l’ukëFi ( ukehi) : les flottements sémantiques que nous mentionnions se retrouvent dans l’éventail des notations sinogrammatiques de ce terme vernaculaire. Car si le Kojiki utilise pour le noter trois caractères phonétiques sémantiquement muets (yu/U – qi/KE – pi/HI), le Nihonshoki et les textes postérieurs recourent fréquemment aux sinogrammes du « serment ». Les dictionnaires de langue ancienne qui proposent une définition de l’ukehi oscillent quant à eux entre la logique du serment (kami ni kakete chikahu koto) et celle de la divination (uranai no hôhô), quand ils ne réactualisent pas l’interprétation « magique » suggérée naguère par Tsuda. En réalité, l’éventail des graphies suggère un champ connotatif encore plus large. Shi (jurer), shiyue (s’engager, proférer une déclaration contraignante), qi (lu parfois en vernaculaire inoru, kohu, motomu, negahu), meng (lu isolément chikahu, verbe dont l’étymologie implique un échange de sang), mengshi, qishi, etc. confirment la plasticité sémantique du vieux terme d’ukehi (ou l’embarras de ses réutilisateurs plus tardifs). Malgré son caractère postérieur, le sens de norou (Heian) plonge bien ses racines dans nos textes, et tout particulièrement dans la « promesse fatale » d’Ohoyamatsumi no kami.

10 Nous sommes partis de l’ukehi inaugural de notre tradition, celui d’Amaterasu et de Sussanowo, où l’accusé, à la fois juge et partie, cherche à démontrer sa non-duplicité (kotogokoro nashi) tout en réglant une querelle successorale. Le différend ne peut trouver de solution, car les acteurs, non contents d’interpréter le résultat à leur manière, recourent à des grammaires de validation que tout oppose : Amaterasu s’appuie sur le matériau de l’enfantement des descendants (monozane) pour revendiquer les mâles tandis que Susanowo invoque le sexe de ses filles pour démontrer son innocence. Curieusement, ce dispositif est invalidé par sa propre saturation, car les acteurs se laissent déborder par l’hybris de l’usurpateur innocenté, qui n’entendra raison qu’après une décision authentiquement juridique (kamuyarahi yarahite).

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11 Nous avons ensuite suivi dans les Annales les avatars de ce premier ukehi raté : la formule de Takaki no kami accompagnant le rejet de la flèche d’Amenowakahiki ; la malédiction d’Ohoyamatsumi ; l’ordalie de Konohananosakuyahime ; l’échange des outils de pêche et de chasse entre Howori et Hoderi. Et nous avons terminé ce parcours descriptif par la lecture d’une ordalie « administrative » dont le degré de formalisation, la fonction politique et l’origine continentale nous placent sur la marge du champ de variation des techniques d’authentification : le kukadachi décrété sous Ingyô 4.9.9. afin de vérifier moins l’authenticité des titres claniques que la sincérité de leurs prétendants est une citation rituelle distanciée et non un opérateur alimentant la logique du récit mythique.

12 En analysant chacun de ces exemples, nous avons tenté de comprendre, en serrant au plus près les versions du Kojiki et du Nihonshoki, comment les textes articulaient les deux temps de l’ukehi (condition + impératif performatif sur le modèle kitanaki kokoro araba, ya nimagare, ou condition + forme en -mu comme dans l’exemple moshi Amatsukami no miko naraba,sakiku aramu, structure parfois répétée sous les formes positive et négative de son alternative fondatrice). Nous avons également observé comment ils classaient les types d’apories et quelles stratégies de sortie de crise ils proposaient. Duplicité des hommes, inauthenticité des choses et incertitude des événements mis en scène par le récit sont conjurés par des opérateurs d’intensité ou des procédures de mise en demeure.

Origine et authenticité

13 L’étape suivante a consisté à étudier l’une des méthodes de validation les plus utilisées dans la culture religieuse savante non bouddhiste des périodes de Nara, de Heian et de Kamakura : le recours à l’étymologie. Cette technique ne doit se comprendre ni au sens philologique, ni bien sûr dans une improbable acception philosophique (les inventeurs stoïciens de ce terme le définissaient comme une « science du vrai dans et par les mots »), mais dans sa valeur « sur-mythologique » : par ce barbarisme, nous désignons la réutilisation consciente et intellectualisée de principes propres à la « pensée sauvage ». Les textes anciens connaissent et utilisent les potentialités du terme moto (kore, kaheriya no moto nari) quand ils ne recourent pas à des stéréotypes (kare soko wo nazukete … to ihu). Toponymes et proverbes (le kotowaza semble dériver d’anciennes partiques oraculaires) sont ainsi les traces physiques et spirituelles de la présence des kami tout en offrant des preuves de l’authenticité des récits de fondation. Très vite s’installe l’habitude, dans la tradition que l’on appellera plus tard shintoïste, de valider l’authenticité d’un usage, d’une appellation, d’un comportement, d’un théonyme, par le recours à son origine sub specie aetatis deorum (kami no yo). Il est important de souligner ici que l’argument d’« originarité » ne s’appuie pas nécessairement sur un recours à la trop fameuse notion de kotodama. L’étymologie connaît d’ailleurs un glissement significatif : immanente ou paratextuelle dans la mythologie écrite (où elle apparaît souvent sous la forme de gloses inscrivant dans la geste des kami l’origine des toponymes, le statut des clans, etc.), elle devient vite un instrument d’autorité dans les commentaires sur les textes de la tradition shintô. À la différence de ce qui se pratique dans la culture lettrée chinoise, où l’on pousse jusqu’à la virtuosité les jeux formels qui décomposent un sinogramme en faisant comme s’il avait la structure d’un jugement analytique (cheng zhe zi cheng ye Zh.Y.25), l’étymologie japonaise sera soit « phonocentriste », soit « référentielle ». Derrière cette opposition se profile une

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orientation différente de la conception du signe : le graphocentrisme chinois produit une cosmo-sémiologie qui évoque en apparence ce que la Renaissance appelait signatura rerum (en réalité, l’usage particulier qui est fait des notions xiang et xing nous incite à croire que nous sommes plus en présence d’une ontologie processionnelle que d’une sémiologie : l’infime amorce n’est pas un signifiant) ; à l’inverse, en dehors de réutilisations ponctuelles du répertoire thématique de la haute culture chinoise, la tradition étymologique japonaise d’obédience shintô exploite plutôt le système des homophonies.

14 Après avoir suivi, dans les traités de poésie (du Manajo du KKS aux Karon médiévaux), l’évolution du thème de la « simplicité sans apprêt » (sunaho) de la langue littéraire des origines, nous avons souligné que malgré sa prétention identitaire, ce thème était profondément marqué par les conceptions continentales.

L’authenticité dans le confucianisme

15 Nous avons ensuite laissé de côté le champ connotatif « vernaculaire » de la pré-notion d’authenticité (dans ses deux dimensions d’identité à soi et d’intensité), pour aborder son registre « savant », qui correspond à la lecture SEI de notre sinogramme et qui véhicule une « charge » essentiellement mencienne (et zicienne).

16 Pour souligner que, malgré la complexité de ses harmoniques philosophiques, la notion de cheng plongeait sans doute ses racines dans un sol moins étranger à la culture japonaise qu’il n’y paraît, nous avons rappelé le commentaire sur le chapitre 16 du Zhongyong proposé par le philosophe Ji Zhichang : il s’en inspire pour voir dans la rectitude mentale du sacrifiant (respect, abstinence, purification, etc.) non seulement la condition de l’efficacité du rite et le moyen idoine d’établir une communication entre les hommes et les esprits, mais aussi la source lointaine de la vertu de sincérité. On pourrait invoquer également les nombreuses condamnations du formalisme ritualiste qui émaillent le Lunyu. Ainsi, en III-12, Confucius rappelle que l’« on doit sacrifier aux dieux comme si les dieux étaient présents […] Si on sacrifie sans y mettre du cœur, autant ne pas sacrifier du tout. » Quelle que soit la validité sinologique de cette hypothèse, les japonologues ne peuvent s’empêcher d’en discerner un équivalent probable dans le souci ritualiste démontré par le paragraphe SEI du Benmei, et par la pensée d’Ogyû Sorai en général.

17 Nous avons proposé une récapitulation rapide de certaines acceptions confucéennes de la notion de cheng, en les lisant bien sûr en « perspective inversée », c’est à dire dans l’optique des réutilisateurs japonais. Quatre points ont retenu notre attention.

18 D’une part, tout en jouant un rôle déterminant dans le système éthique (c’est l’attitude mentale de celui qui se tient dans l’indétermination de la médianité), l’authenticité reste toujours en retrait et n’est jamais intégrée dans le système explicite des vertus cardinales, comme si elle était une « méta-vertu », ou la signature secrète des vertus, ou encore l’invisible condition de leur émergence. Cette discrétion active restera longtemps la première propriété du cheng, jusque dans les réélaborations de Zhou Dunyi (Tongshu : cheng wu chang zhi ben, bai xing zhi yuan ye).

19 Dans les formulations « classiques » fournies par le Mengzi et le Zhongyong, la sincérité possède deux dimensions distinctes : cheng zhe tian zhi dao ye ; chang zhi zhe ren zhi dao ye. Parfaite, elle désigne le mode d’être spontané du Ciel ou le comportement du Sage. Mais sous sa forme humaine, elle ressemble plus à un conatus qu’à une qualité substantielle :

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c’est l’effort déployé par l’homme de moralité pour se parfaire et se rapprocher de sa nature.

20 Malgré cette double articulation, l’authenticité participe plus, dans ses deux dimensions, de l’ordre du faire que de l’être (d’où la traduction d’« authenticité réalisante » utilisée par certain sinologue récent) : elle est moins une qualité qu’un moteur infime de l’advenir.

21 Nous avons enfin souligné l’effet de réification qui gagne progressivement la compréhension du cheng entre Li Ao, Shaoyong et Zhou Dunyi : plus elle prend de l’importance (jusqu’à devenir soit un instrument métadiscursif d’apppréhension du li, soit même un principe cosmique), plus elle sort de la « réserve » virtuelle qui la caractérisait dans le confucianisme ancien.

22 Après avoir rappelé ces loci classici, nous avons suivi les usages de la notion de SEI / makoto chez Itô Jinsai ( Gomô Jigi) et chez Ogyû Sorai (Bendô, Benmei). Nous avons identifié l’enjeu de la critique formulée par Ogyû (le statut de la tradition mencienne et la dénonciation de l’imposture philosophique), mais nous avons souligné la non recevabilité de l’interprétation légiste avancée par Tucker. L’auteur du Bendô dénonce trois dérives : la prétention mencienne (zicienne) à faire du cheng la matrice de toutes les vertus ; le solipsisme subjectif que trahit une certaine dérive du concept (le repli de l’authenticité sur la sincérité) qui débouche sur l’oubli du monde disqualifiant, selon lui, le xin xue ; l’usage polémique (et donc non fondamental) de l’équation dao = cheng dans le contexte de la réplique aux taoïstes. Mais, s’il impose à la notion fétiche de l’école mencienne de rentrer dans le rang (au nom du principe zhu zhongxin, L.1.8), Ogyû refonde l’authenticité sur d’autres bases : le geste de remonter à un mode d’expression pré-philosophique et pré-polémique, le rêve de trouver des textes liminaires qui ne seraient pas des commentaires, mais la parole des choses mêmes (le mono des Liujing opposé au gi des Sishu) sont paradoxalement plus proches du fondamentalisme nativiste que des idées d’Itô Jinsai.

Hybridations

23 Nous avons enfin tenté d’identifier les causes probables du succès de la greffe de la notion chinoise et les raisons de ses déformations créatrices : 1. Le rapport entre l’authenticité et les vertus cardinales est subrepticement influencé par le deuxième cercle des qualités non canoniques : loyauté, bonne foi, rectitude, empathie, etc. qui, malgré l’étroitesse de leur focalisation, assurent le fonctionnement du dispositif éthique. L’évolution de la notion de jing / KEI chez Yamazaki Ansai est un exemple parlant de ce phénomène d’attraction. 2. Nous avons ensuite souligné la richesse des jeux sémantiques rendus possibles par l’écriture japonaise. La souplesse du lien entre sinogramme et lecture vernaculaire crée un effet de distorsion constante entre l’extension et la compréhension des notions : une seule lecture vernaculaire peut être affectée à des sinogrammes différents, donnant l’impression d’un continuum sémantique secret ; et inversement, un sinogramme peut se prêter à des lectures kun différentes, qui créent des effets de modalisation seconde. 3. Le fait que les systèmes de pensée continentaux aient été importés par des vecteurs hybrides qui transmettaient, à côté d’un message explicite, des accrétions opportunistes (le néoconfucianisme des moines des Cinq Montagnes pendant la période de Muromachi, par exemple), a contribué à accélérer les contaminations notionnelles entre les écoles de pensée.

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4. Le rôle d’adjuvant ponctuel mais déterminant des acceptions taoïstes ou bouddhiques de certaines de nos notions explique sans doute tel ou tel accent de la rhétorique de l’authenticité des Kokugakusha. Le champ sémantique du xin / SHIN dans le bouddhisme de la Terre Pure, le « naturel » des résurgences taoïsantes de la période d’Edo, sans parler de la « rhétorique de l’immédiateté » véhiculée par le zen. 5. La fréquence du phénomène de « conversion traditionaliste » (Yamazaki, Yamaga, Ogyû, etc.) accélère sans doute les glissements sémantiques qui accompagnent les réappropriations des catégories d’origine chinoise. 6. L’émergence de la philologie (à la fois comme souci et comme technique) va donner un organon à nos théoriciens de l’authenticité.

Conclusion

24 En conclusion, nous avons justifié la superficialité de cette vue cavalière en expliquant qu’il fallait la comprendre comme une nécessaire propédeutique. Cette mise en perspective permettra en effet de faire ressortir le lien entre les séminaires plus spécialisés des années à venir. La question des techniques archaïques de l’authentification alimentera ainsi les conférences des années universitaires 2009-2010 et 2010-2011.

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Thèmes : Religions et traditions populaires du Japon

AUTEUR

ALAIN ROCHER Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études —— Section des sciences religieuses

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Bouddhisme japonais

Jean-Noël Robert

1 Le thème de la conférence de cette année peut à première vue étonner : alors que pour l’essentiel, au fil de deux décennies, n’avaient été abordés que des textes et des auteurs dont les plus récents remontaient aux environs de l’an 1500, nous nous sommes tourné vers l’œuvre d’un penseur du XXe siècle, plutôt connu comme spécialiste de la philosophie européenne et historien des religions que pour ses liens avec la pensée bouddhique. Il faut bien avouer, d’ailleurs, que rares sont ceux qui, même parmi les spécialistes, lui accordent la pleine attention qu’il mériterait.

2 Il semble pourtant urgent, au moment où l’étude de la philosophie japonaise moderne atteint une imposante maturité hors du Japon et où l’on voit, notamment en langue française, paraître des travaux qui feront date sur le plus illustre représentant de ce domaine, Nishida Kitarô, alors que, dans le même temps, les philosophes chinois modernes font l’objet d’un intérêt nouveau et justifié, de rappeler aux chercheurs que nombre de grandes personnalités restent encore dans l’ombre, qui mériteraient pourtant au moins autant d’industrie que leurs plus illustres contemporains.

3 Parmi ces grands méconnus figure sans contredit Ishizu Teruji (1903-1972), qui aurait sans doute sombré complètement dans l’oubli si le professeur Yamaori Tetsuo n’avait pris l’initiative de republier ses œuvres les plus importantes en 1980. Même cette entreprise réparatrice n’a pas apporté tous les fruits que l’on eût été en droit d’attendre, et une recherche sur la Toile comme dans les bibliographies et les librairies japonaises montre vite combien la difficile œuvre d’Ishizu a su se protéger de l’indiscrétion universitaire par sa carapace d’obscurité. Avant d’aborder celle-ci, il convient d’esquisser brièvement la vie de l’auteur.

4 Ishizu Teruji est né en 1903 dans la préfecture de Yamaguchi, à l’extrêmité occidentale de l’île principale de Honshû, dans la région du Chûgoku (la « Province moyenne[ment éloignée] » de la Capitale). Il appartenait à une famille de religieux de la secte Authentique de la Terre Pure (Jôdo Shin-shû), mais fut adopté, comme cela se faisait souvent au Japon pour des raisons de succession à assurer, par la famille Ishizu, dont il garda le nom. Il obtint en 1926 la licence de Science et histoire des religions de la

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faculté des Lettres de l’Université Impériale de Tokyo. Pendant ses études, il put suivre les cours de deux personnalités importantes dans le domaine religieux : 1. d’une part Shimaji Daitô (1875-1927), alors chargé de conférences à l’Université de Tokyo, qui, bien qu’il appartînt lui aussi à la secte Authentique de la Terre Pure, fut l’un des grands spécialistes de la pensée Tendai, et dont l’œuvre la plus connue, l’Histoire doctrinale du Tendai (Tendai-kyôgaku-shi), publiée en 1929 à partir de ses notes de cours par Hazama Jikô, est encore rééditée et consultée. Ce sont sans doute les cours mêmes auxquels assista Ishizu. 2. d’autre part Anesaki Masaharu (1873-1949), professeur au département de Sciences des religions (shûkyô-gaku) à la même université, et directeur de la bibliothèque au moment où Ishizu y étudiait. Connu en occident pour son History of Japanese Religion (1928) et Nichiren, The Buddhist Prophet (1916), Anesaki fut au Japon l’un des fondateurs de l’histoire des religions et l’influence qu’il reçut de Williams James se reflète dans l’œuvre d’Ishizu.

5 M. Yamaori estime aussi qu’un article de Shimaji paru en 1926 dans la revue Shisô (« La Pensée ») sur « La nécessité d’étudier le Tendai ancien », où il insiste sur l’importance du dogme de l’Éveil originel (hongaku), influença aussi directement l’orientation de la recherche d’Ishizu.

6 Nommé en 1938 maître de conférences à l’Université du Tôhoku à Sendai, puis professeur en 1943, il y enseigna près de trente ans, jusqu’en 1965, lorsque des remous autour de la question du transfert de l’université entraînèrent sa démission de son poste de recteur. Il quitta alors Sendai pour s’installer dans la préfecture de Chiba, non loin de Tôkyô, et prit un poste d’enseignement à Keiô. Il eut aussi des charges de cours dans d’autres universités, notamment celle de Komazawa, haut lieu des études zen et du bouddhisme en général.

7 Spécialiste reconnu au Japon de la pensée de Kierkegaard et de Heidegger, il fut aussi plusieurs fois président de l’Association japonaise d’histoire des religions.

8 Ses deux ouvrages les plus connus datent de la dernière partie de sa vie, alors qu’il enseignait à Tokyo, mais il y condense ses recherches et son enseignement de Sendai ; ce sont d’une part La structure fondamentale de l’expérience religieuse (Shûkyô-keiken no kiso-teki kôzô) et d’autre part Aspects et fondement de la philosophie religieuse (Shûkyô- tetsugaku no bamen to kontei).

9 Il n’en reste pas moins que son œuvre la plus originale demeure à notre sens ses Recherches sur le dogme de l’Aspect réel dans le Tendai (Tendai jissô-ron no kenkyû). Dans sa préface datéee de 1947, année de la parution, l’auteur confie que son livre était pratiquement achevé avant qu’il ne partît pour Sendai aux alentours de 1935, mais qu’il l’avait repris trois ou quatre ans avant l’édition. Il s’agit donc d’un travail longuement mûri dont le propos est ambitieux et singulier dans la philosophie japonaise moderne.

10 On sait que « l’aspect réel des entités » (shohô-jissô ; shohô correspondant au sanscrit sarvadharma : « les phénomènes, les “choses” ») est un terme qui se trouve au début du chapitre II de la traduction chinoise faite par Kumârajîva du Sûtra du Lotus sans avoir de correspondant exact dans l’original indien ; explicité immédiatement après par la fameuse liste des « dix ainsités » (jû-nyoze), qui n’a pas non plus de strict répondant sanscrit, ce “dogme” (gi) est considéré comme l’un des plus fondamentaux enseigné par ce sûtra et est central dans la dogmatique de l’école Tendai. À la différence des nombreuses études écrites sur ce dogme par les spécialistes du Tendai, lesquels s’attachent, comme il est normal dans leur perspective, à élucider son sens dans le cadre de l’histoire des doctrines, Ishizu entend l’utiliser comme instrument de réflexion pour mener une enquête portant sur l’existence humaine, existence dont il

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estime que l’expérience religieuse est un trait primordial, ainsi qu’il l’écrit au début de sa préface : J’avais tout d’abord songé à intituler ce livre Le faîte de l’existence, mais cela a paru inadéquat et j’en ai fait le sous-titre, pour prendre Recherches sur la théorie de l’aspect réel des entités selon le Tendai. Cependant, dans mon intention, là est le centre de la question. La théorie de l’aspect réel du Tendai est, cela va sans dire, une tentative pour élucider l’aspect ultime de l’existence ; or, en ce qui me concerne, mon souhait étant de mettre en lumière le fondement dernier de la religion et le fait religieux essentiel que l’on peut y trouver, et comme je pensais les rechercher dans les facettes de l’existence humaine en sa réalité, c’est préoccupé par de telles questions que j’ai fouillé la théorie de l’aspect réel, le résultat étant le contenu du présent livre.

11 Nous avons au cours de cette année lu, traduit et expliqué le premier chapitre des Recherches, ce qui a permis aux auditeurs de se familiariser, autant que cela soit possible, avec le style fort complexe d’Ishizu, qui semble vouloir reproduire dans la construction de la phrase le mouvement même de la pensée réfléchissant. La difficulté stylistique se double évidemment de celle du vocabulaire, puisque l’auteur manie à la fois la langue quelque peu artificielle élaborée pour rendre en japonais les concepts de la philosophie occidentale et les termes de la scolastique Tendai qui, s’ils ont pu être autrefois relativement répandus parmi les lettrés, ne sont plus guère connus que des spécialistes. Pour compliquer les choses, Ishizu innove de son côté en donnant à des mots japonais d’apparence anodine des sens philosophiques occidentaux. Malgré ces difficultés, l’étude de ce texte fascinant, qui sera poursuivie l’an prochain, permet de découvrir l’un des derniers avatars de la scolastique Tendai, laquelle devient partie prenante d’une tentative de saisie du réel tel qu’il est vécu par le sujet.

RÉSUMÉS

Le thème de la conférence de cette année peut à première vue étonner : alors que pour l’essentiel, au fil de deux décennies, n’avaient été abordés que des textes et des auteurs dont les plus récents remontaient aux environs de l’an 1500, nous nous sommes tourné vers l’œuvre d’un penseur du XXe siècle, plutôt connu comme spécialiste de la philosophie européenne et historien des religions que pour ses liens avec la pensée bouddhique. Il faut bien avouer, d’ailleurs, que rares sont ceux qui, même parmi les spécialistes, lui accordent la pleine attention qu’il mériterait.

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Thèmes : Bouddhisme japonais

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AUTEUR

JEAN-NOËL ROBERT Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Bouddhisme japonais Bouddhisme et civilisation japonaise

François Lachaud

La femme, le serpent et le moine : bouddhisme et histoire des représentations au Japon, un essai d’approche (suite)

1 Les conférences de cette année s’étaient données pour principal objectif de poursuivre la présentation du thème de la femme ophidienne (j.nyonin jatai ; hebi onna), revenue d’entre les morts – recherche commencée l’année précédente –, depuis les sources bouddhiques canoniques et les textes apocryphes jusqu’à la littérature bouddhique, aux textes narratifs « populaires », aux formes nouvelles de la fiction et du livre illustré et surtout en incluant les arts picturaux et ceux de la scène. Les conférences de l’année précédente avaient longuement porté sur la symbolique du serpent dans les religions de l’Inde et notamment dans le bouddhisme, puis de sa translation culturelle sous deux formes distinctes : le dragon (c. long ; j. ryū) et le serpent proprement dit (c. she ; j. ja / hebi) dans les mondes sinisés. L’homophonie japonaise (que ne permet pas la prononciation chinoise) entre le caractère signifiant ophidien / serpent et celui, figurant dans nombre de mots composés issus de la langue bouddhique, signifiant pervers / mauvais / déviant (les deux se prononçant ja) avait permis d’esquisser, à travers un florilège de textes connus et ignorés, comment, au-delà des figures mythologiques du héros triomphant d’un reptile gigantesque (Yamata no orochi, l’hydre / serpent à huit têtes et queues dans les « textes mythologiques », pour ne citer qu’un exemple parmi une multitude), une nouvelle association se mettait en place dans les textes entre la femme et le serpent, à partir notamment du terme jatai signifiant « corps de serpent ». Celle-ci se prolongea dans une autre homophonie signifiante : celle du mot désignant le « cœur pervers » (j. jashin) des hommes, terme attesté dès 1060, et celui du « cœur de serpent », prononcé identiquement mais dont la première occurrence remonte à 1559 et qui est associé à l’obsession et aux « ténèbres du cœur » et de l’inconscient féminins (j. kokoro no yami). La gradation de ces métamorphoses progressives en serpent se retrouvant dans les divers types de masques de nō (allant du

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namanari « serpent en gestation » pour se terminer en hon.nari / ja / shinja « serpent véritable », traçant, à l’image des maquillages d’un Jack Pierce (1899-1968) dans les films d’épouvante des studios Universal, le passage de l’état humain à l’état animal. L’examen patient des attestations lexicographiques indiennes, chinoises et japonaises fournit ainsi une appréciation précise d’évolutions profondes dans l’histoire des mentalités.

2 Si, dans le contexte judéo-chrétien, l’ophidien ramenait au texte biblique de la Genèse et aux origines du mal et de la mort, s’il était associé dans l’Apocalypse à la mort elle- même, si on le représentait aux pieds de la Croix dans l’iconographie, s’il était foulé par Marie et pouvait même devenir un symbole de la Résurrection après avoir mué et « laissé sa peau », il figurait aussi de manière récurrente dans la représentation littéraire et plastique des supplices infernaux réservés aux femmes luxurieuses (une association qui fut également omniprésente dans le contexte japonais) dont il dévorait les parties génitales et les seins. L’islam (on avait esquissé une étude étymologique et textuelle des termes hayya – hapax coranique – et thu’ban) reprenait pour l’essentiel les images bibliques et l’association avec Shaytān (Satan), pour sa ruse, son venin, ses étranges modes de locomotion et d’action. Sans entrer dans tous les détails du canon bouddhique, le serpent est présent parmi les animaux figurant les Trois Poisons dans les Roues des Vies et des Morts (s. samsāracakra). On le retrouve aussi dans les supplices infernaux, notamment ceux décrétés par les Dix Rois (c. Shiwang ; j. Jūō), textes et images dans lesquels une influence du taoïsme est manifeste. Il symbolise l’ire, la colère sans bornes ni freins (j. shin.i ; shin.ni ; shin.ne). À partir de la fin de l’époque Heian (794‑1192), et tout au long de l’époque médiévale, une association symbolique n’a cessé d’être élaborée avec patience et persévérance entre le désir féminin (j. in.yoku), la jalousie (j. shitto) et l’obsession (j. shūnen) – ses formes monstrueuses – et, au terme de ce processus, a présidé à l’émergence de la figure de la femme changée en serpent, parfois de son vivant, mais surtout après sa mort. C’est à partir de ces images récurrentes que s’est mise en place une « formule de pathos » promise à un grand avenir : la femme jalouse qui, faisant fi des conventions, se venge post mortem de son mari, de ses amants et de la société, sinon du clergé lui‑même, avant qu’un moine – devenu – exorciste ne la conduise à résipiscence. Si le théâtre nō et la célèbre pièce Dōjō-ji se veulent un espace de communication avec le monde des morts placé sous le signe de l’apaisement, de la réconciliation, l’étude des héroïnes spectrales de plusieurs pièces de kabuki, notamment de Tōkaidō Yotsuya kaidan (Histoire étrange de Yotsuya sur la Route du Tōkaidō) composée en 1825 et, plus brièvement, de Banshū sarayashi (1741), ne laissa que fort peu de temps pour aborder la nouvelle esthétique de l’inversion des valeurs bouddhiques et du triomphe du mal élaborée par Tsuruya Nanboku IV (1755‑1829) à travers les textes de ses pièces et les choix de mise en scène, de décors sophistiqués et d’acteurs spécialistes des travestissements pour parfaire une esthétique bouddhique de la terreur, fondée sur la parodie et sur l’inversion de la morale et des sexes. Pour prolonger ces réflexions théoriques sur le thème de la femme et du serpent, hérité du bouddhisme et associé aux légendes locales, ainsi qu’aux prescriptions confucianistes ayant trait à la jalousie qui renvoyait les femmes à leur reptilienne animalité, le kabuki – « théâtre chimère » – tient lieu d’art total qui rassemble les différentes sédimentations symboliques ayant donné naissance à l’accumulation de ces divers sédiments venus de plusieurs traditions religieuses. Afin de jauger la survivance de ces modèles à l’ère moderne, nous avons commencé à lire dans sa première édition en volume le récit d’Izumi Kyōka (1873‑1939) intitulé Kōya Hijiri (Le saint homme errant

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du mont Kōya), composé en 1900, où une femme a le pouvoir de changer les hommes dominés par le désir charnel en bête alors qu’elle-même est, en dehors des apparences, un animal proche du serpent ou du vampire (j. kyūketsukui) par sa mue perpétuelle et sa soif du mâle dont le sang et le liquide séminal lui permettent, ainsi que les eaux lustrales d’une cascade, de garder l’apparence d’une éternelle jeunesse. L’esthétique de la passion traverse les siècles et mêle le bouddhisme à la peinture des bas-fonds de la société au cœur de l’esthétique de Nanboku (j. kisewamono). Cette partie importante des relations entre le bouddhisme et les représentations littéraires et iconographiques de la sexualité inquiétante et des êtres venus d’outre-tombe, spectres effrayants et courroucés, ouvre sur deux interrogations. La première est celle des différents éléments ayant favorisé, au seuil de l’époque moderne, l’apparition de la « femme vénéneuse » (j. dokufu), de la vamp, vivant par et pour le crime, tout en restant la lointaine héritière des femmes représentées dans la littérature bouddhique. La seconde interrogation porte sur l’esthétique de la vengeance et de la passion qui fera l’objet de nos conférences de l’année prochaine.

3 Il est apparu nécessaire, au cours des diverses séances, de pouvoir comparer la place du spectre dans l’esthétique religieuse, iconographique et théâtrale japonaises avec ce qui s’était produit en Occident dans la synthèse artistico-religieuse du théâtre élisabéthain, à commencer par les pièces dites de vengeance (Revenge Tragedies) et surtout dans les grandes œuvres shakespeariennes (Macbeth, Richard III, Hamlet), dans un âge où les discours sur la démono-logie – tout comme au Japon – proliféraient, marquant sur la scène des théâtres une transition depuis un savoir constitué et dûment légitimé par les autorités cléricales à une présence fictionnelle émancipée du simple contexte religieux. L’approche textuelle (notamment des grands récits « fantastiques » illustrés connus sous le nom de yomihon et des textes des pièces de kabuki) a dû être associée à l’utilisation de supports vidéo pour mieux percevoir les modes de codification scénique des fantômes et du meurtre. Ceci nous a conduit à présenter les interprétations de Stuart Clark exposées dans ses deux grands livres Thinking with Demons: the Idea of Witchcraft in Early Modern Europe (Oxford, 1997) et Vanities of the Eye (Oxford, 2009). Dans le cadre de la préparation d’une étude inédite et plus large, cet aspect sera au cœur des cours de l’année 2009-2010. L’interprétation freudienne de ces femmes bafouées, terrifiantes et sanguinaires, nées de la prédication et de la misogynie bouddhiques japonaises, justifient les analyses de Sigmund Freud sur ces « personnages maléfiques » qui séduisent parce qu’ils ne sont autres qu’une représentation de ce que nous portons en nous-mêmes. Comme les héroïnes bafouées, devenues serpents et spectres difformes et mutilés du kabuki et des livres illustrés, chaque spectateur peut avoir de légitimes raisons de se plaindre de son lot et de la nature pour les désavantages et les tares génétiques, innées et acquises dans un contexte de corsetage et de répression sociale. Le rôle cathartique exercé à l’origine par les moines bouddhiques – souvent dévoyé sur la scène et dans le monde sécularisé où ils faisaient fortune, notamment en tant qu’exorcistes – se voyait supplanté par ces femmes-fantômes qui semblaient porter sur elles les blessures et les stigmates faits à notre narcissisme et à notre amour propre.

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Excentriques et antiquaires : le renouveau des études bouddhiques et la formation des identités lettrées dans le Japon d’Edo entre Chine et Occident

4 Les autres conférences de cette année ont été consacrées à la genèse et à l’affirmation des arts du thé, connus sous le nom de cérémonie du thé, de Voie du thé ou, mieux, de Thé.

5 À l’époque médiévale, les deux écoles zen Rinzai et Sōtō s’efforcèrent de diffuser un bouddhisme directement extrait des recueils des maîtres chinois ramenés au Japon lors des visites des moines sur le continent. Le fondateur de l’école Rinzai, Yōsai Min.nan (1141‑1215), rapporta au Japon les premiers plants de thé, d’abord sur le mont Sefuri / Seburi (à la frontière des actuels départements de Saga et de Fukuoka ; alt. 1055 m), puis à l’ouest de Kyōto, où il en fit hommage au moine Myōe Kōben (1173‑1232) sur le mont Togano.o. Yōsai Min.nan, rédigea à la fin de sa vie (1211), le premier traité japonais sur les bienfaits du thé, le Kissa yōjōki (Mémoire sur la manière de cultiver le principe vital par la consommation du thé). Le titre et le contenu de l’ouvrage montre qu’en consommant du thé, il s’agissait avant tout de cultiver la longévité, et rappelle que son auteur était à la fois familier de certaines doctrines taoïstes et du bouddhisme ésotérique. Pour ce religieux zen, le thé n’était pas un simple « stimulant » pour la méditation, mais aussi un breuvage devant contribuer à l’harmonie des fonctions corporelles. Dōgen Kigen (1200‑1253), le fondateur de l’école zen Sōtō, fait mention du thé cérémoniel dans les règles monastiques qu’il rédigea, connues sous le nom d’Eihei shingi (Règlements monastiques de l’Eihei‑ji), mais dont la compilation définitive ne fut réunie que bien après la mort du fondateur en 1667. L’attrait et la séduction des « doctrines » du chan / zen ne faiblirent jamais auprès des classes dirigeantes (une part de la noblesse et les guerriers), car elles voyaient dans ses établissements religieux autant de foyers de haute culture et d’érudition ; notamment pour ce qui avait trait au thé et aux diverses manières de le consommer, cérémonielles, médicinales ou courantes. Les moines de l’école Rinzai, chinois et japonais, au cours de leurs exercices de méditation et de leurs veilles, accordèrent la plus grande importance à la consommation de thé. Chez les religieux zen des Cinq Montagnes (à Kamakura, comme à Kyōto), puis, plus tard, chez leurs confrères de l’école Ōbaku, directement venue du continent, le thé fit l’objet de nombreuses compositions poétiques dont plusieurs sont d’un génie indiscutable et qui mériteraient une anthologie à elles seules.

6 Néanmoins, le recours aux sources occidentales est indispensable. Les langues dans lesquelles ces documents et ces études ont été composés sont le portugais, l’espagnol, le latin et l’italien. L’intérêt du croisement des sources était précisément de pouvoir apprécier cette cérémonie, « objet-métis » par définition, au moment où les missionnaires ibériques la voyaient parvenir à sa forme canonique sous leurs yeux, tout en percevant déjà les facteurs qui présideraient à son déclin. De même, leurs observations portaient sur les relations intimes que le Thé entretenait avec le bouddhisme zen (comme cela avait été le cas en Chine pour les écoles chan). Pour ce faire, nous avons entrepris le déchiffrement et l’analyse critique (en nous aidant des études japonaises, anglaises et – surtout – espagnoles) de la section consacrée à la

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cérémonie du thé et aux lieux qui l’accueillent de l’História da Igreja do Japão du P. João Rodrigues « Tçuzu » (1562‑1633).

7 Il existe un cortège d’ouvrages savants consacrés au thé, en Chine comme au Japon, et quelques précieuses publications en langues occidentales. L’une des études les plus détaillées, les plus complètes et les plus attentives aux détails fut composée, dans des conditions difficiles, par un étranger (j. ijin ; ikokujin), « simple » Jésuite de son état, mais de fait un « phare » de la connaissance du Japon. Le P. João Rodrigues « Tçuzu », surnom qui a pour sens l’« Interprète » (j. tsūji ; tsūzu en forme dialectale dans le Japon de l’Ouest) fut l’un des religieux qui parvint à la plus extraordinaire maîtrise de la langue locale, des arts et de lettres et de la connaissance intime de la civilisation de ce pays dans lequel il vécut longtemps et qu’il sut admirer avec une distance critique et un œil sûr. En outre, il connut la cérémonie du thé dans la décennie qui présida à sa mise en forme classique (1580‑1590).

8 Le P. Rodrigues naquit dans la province de Beira située dans la partie centrale du Portugal (Sernancelhe, à environ 50 km de Viseu), dans une famille obscure. Il parlait le dialecte « moins raffiné » de cette région, situé entre le parler du Nord et celui du Sud, et devait se plaindre, sa vie durant, de ses origines, des provincialismes linguistiques qu’elles lui avaient laissés et d’une certaine inaptitude à la « langue raffinée » de ses confrères. Toutefois, l’on sait simplement qu’il arriva au Japon en 1577. Rodrigues se forma à la théologie et au latin, en somme aux humanités classiques, à bord d’un navire. Il pouvait, plus de deux siècles avant Ismaël, le héros de Melville, répliquer : « car mes universités, c’est à bord d’un navire baleinier que je les ai faites, non pas à Yale ou à Harvard. » Dans ce Nao qui partait de Lisbonne pour arriver au terme de sa course à Nagasaki, après de longues escales à Goa et à Macao, le jeune Rodrigues effectua son apprentissage de la mer, des rigueurs terribles de la vie à bord, du cosmos, des contrées lointaines, du mystère des œuvres de Dieu et de l’appel de l’inconnu.

9 Après un bref passage à Kyōto, il devint membre de la Compagnie en 1580 et enseigna alors le latin aux étudiants japonais du séminaire d’Arima à Kyūshū, puis il se rendit brièvement à Macao afin d’y être ordonné avant que de revenir dans son « cher Japon », en 1596. Ses talents pour la langue japonaise défient encore notre entendement par leur profondeur et par leur étendue. Il fit office d’interprète pour Alessandro Valignano (1539‑1606), Visiteur et ambassadeur du Vice-roi des Indes, à l’occasion de ses entretiens avec l’hégémon Toyotomi Hideyoshi (1536 / 1537‑1598). Il aurait apporté le concours de ses talents d’interprète et de traducteur ainsi que ses vastes connaissances de la langue locale pour la mise au point finale du Vocabulario da lingoa de Iapam, entreprise colossale initiée à l’initiative de Francisco Rodrigues, jusqu’à son départ du Japon en 1603, puis publiée en 1603 et 1604 à Nagasaki. Ce dictionnaire, avec ses 32 978 entrées, demeure l’une des références lexicographiques majeures pour la compréhension du japonais classique et moderne ; il comporte environ 150 mots et expressions liés au thé, témoignant de l’intérêt des missionnaires pour celui-ci. Ce que la participation de Rodrigues laisse deviner de ses compétences linguistiques devint manifeste dans son Arte de lingoa de Iapam, publié à Nagasaki entre 1604 et 1608, suivi d’un Arte breve da lingoa Iapoa, tirada da Arte Grande de Mesma lingoa, publié à Macao en 1620.

10 L’História da Igreja do Japão restée inachevée aurait retracé l’histoire de la mission complète des Jésuites au Japon. Le P. Rodrigues écrivit à Macao la section concernant le thé, vraisemblablement entre 1620 et 1621. En 1627, alors que la Compagnie ne lui

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prêtait guère secours, il était déjà parvenu aux années 1590. Dans une lettre envoyée le 30 novembre 1627 (que nous avons déchiffrée en cours) à l’un de ses amis, Nuno Mascarenhas, assistant portugais sur place, il exprimait son découragement devant le peu d’intérêt suscité par son travail. Le plan général de son grand œuvre devait comporter trois grandes parties. La première aurait traité en dix livres de la « matière du Japon », de sa géographie, de l’ancienneté du pays, de ses mœurs, de ses techniques et de ses industries, de ses « arts mécaniques ». Elle aurait dû inclure une description détaillée des religions locales dans l’ordre suivant : bouddhisme, christianisme et « shintoïsme » mais, selon toute vraisemblance, celle-ci ne fut jamais rédigée. La seconde partie aurait été une histoire chronologique de la mission depuis sa fondation en 1549 jusqu’à l’année 1634 (Rodrigues mourut, rappelons-le, en 1633). Enfin la troisième partie ne traiterait pas stricto sensu du Japon, mais de l’Asie en général en décrivant les missions des Jésuites en Chine, dans le royaume du Siam, au Cambodge et en Corée.

11 La première partie du texte, traitant de la description du Japon, se trouve dans la Bibliothèque du Palais Royal d’Ajuda, dans une copie prise au XVIIIe siècle, peu avant le grand tremblement de terre de Lisbonne en 1755 et la suppression de la Compagnie de Jésus en 1759 par le Marquis de Pombal (1699‑1782). La seconde partie, autographe pour une part et comprenant pour d’autres des annotations de l’auteur, traitant de l’histoire de la mission proprement dite, se trouve à la Real Academia de la Historia de Madrid (elle contient un extrait de la seconde partie concernant les événements de 1549-1552 et un avis au lecteur – proêmio).

12 Le « traité » sur le thé de João Rodrigues se répartit entre les folios 63r à 65r pour l’architecture des pavillons de thé, ainsi que la section sur le thé proprement dite qui va du folio 122 r° au folio 141 r° dans la copie d’Ajuda. La section étendue de l’ouvrage où Rodrigues traite avec une finesse d’analyse encore inédite en Occident des subtilités de la « cérémonie du thé ». D’abord, il analyse avec rigueur cette spécificité d’un art qui ne saurait être systématique et dont l’essentiel, comme pour la poésie, la peinture, la calligraphie et le zen, repose sur l’enseignement direct du maître à ses disciples, ce que l’on appelle transmettre « de cœur à cœur » (j. ishin denshin), sans médiation écrite, selon l’idéal exposé par le moine chinois Huineng (638-713). Il y expose les liens étroits qui l’unissent au bouddhisme zen. Il traite de son rapport profond avec l’idéal érémitique au cœur de la vie intellectuelle japonaise et du renouveau du thé appelé désormais « thé des ermitages » (j. sōan cha). Le « pavillon de thé » et ses jardins, d’une extrême rusticité, perceptible dans chaque détail, avait désormais pris modèle sur les ermitages bouddhiques classiques ou encore sur les élégantes résidences secondaires des aristocrates situées au milieu des monts, loin de la capitale (j. yamazato ; le terme existe, dans cette acception, depuis la fin du Xe siècle, entre 970 et 999). Ses dimensions devaient être des plus réduites, deux tatamis (la pièce de thé seule, j. chaseki, à laquelle s’ajoutait l’emplacement du foyer à charbon, j. sumiro) si l’on s’en tient à l’exemple parfait : celui du Tai.an (construit vers 1580 et déplacé sur le site actuel en 1610), « pavillon » de thé conçu par Rikyū dans lequel le maître se plaisait à discourir du zen avec le supérieur. Cet édifice est aujourd’hui situé dans la préfecture de Kyōto, au canton d’Otokuni, au sein de l’ermitage bouddhique Myōki.an.

13 Rodrigues n’oubliait pas, à l’instar de ses prédécesseurs, d’informer ses lecteurs occidentaux sur la plante elle-même en traitant longuement de ses origines chinoises et en en exposant les nombreuses vertus médicinales. Il semble d’ailleurs que la première

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occurrence du mot chá ait été « ibérique » ; nous la devons à un marchand, Jorge Álvares. À l’occasion d’un voyage au Japon en 1546, en compagnie du célèbre Fernão Mendes Pinto (1509‑1583), il déclarait, dans son rapport sur le pays appelé Livro que trata das cousas da Índia e Japão (Livre traitant des choses de l’Inde et du Japon), que, chose incroyable, les habitants de l’archipel ne buvaient jamais d’eau fraîche !

14 La lecture de ce manuscrit, initiée lors de cette série de conférences aboutira à une édition critique et à une traduction du manuscrit entier. Pour ce faire, il convient de faire appel aux sources chinoises et japonaises, aussi bien iconographiques que textuelles. Les conférences, dans leur seconde partie, nous ont permis de faire un point sur les catégories d’amateur (j. suki) et sur les fondements de l’esthétique du Thé analysés avec tant de pertinence par le P. Rodrigues. L’esthétique du Thé, si on la simplifie à l’extrême, mais c’est précisément ce qu’elle s’est efforcée de faire pour purifier les anciennes pratiques et leur donner un sens, repose sur quelques principes fondamentaux : la notion de suki (« amant » ; amateur ; aficionado), celle de caste ou de pedigree (j. yuisho) ainsi qu’une codification pointilleuse et nécessaire des gestes et du comportement (j. temae / furumai), visant à l’épure géométrique et esthétique, mais aussi à exprimer l’absolu de la liberté dans la plus sévère des rigueurs. Le terme de suki, formé sur le mot verbal suku, désignait à l’origine un homme qui aimait les femmes, comme objets esthétiques, méritant qu’il se consacrât à les séduire, avec discernement ; cette activité devait orienter son existence. Le parangon de ce type de personnage n’étant autre que le célèbre prince Genji, fils d’un empereur mais ne pouvant prétendre à sa succession et dont le règne s’exercera dans celui de l’amour immodéré des femmes, des arts et de la poésie (j. waka). L’usage du mot s’est ensuite restreint à des « objets » plus artistiques : on était amant / amateur / passionné de poésie, de calligraphie, enfin de Thé. Le japonais possède également un mot homophone suki, formé sur le mot verbal suku signifiant « être transparent ; voir au travers ; laisser un intervalle, une ouverture ». Le mot nominal suki désigne précisément cet « espace intercalaire », mais aussi un « moment de liberté », de « détente ». Le blanc ainsi laissé, l’intervalle figurent ainsi une affirmation de l’incomplétude, de l’inachèvement, au cœur de l’esthétique des fondateurs du Thé, Sen Rikyū (1522-1591) bien sûr, mais aussi Matsudaira Fumai (1751‑1818) dans son Muda na koto (Inutiles paroles).

15 Pour conclure l’année nous avons lu quelques extraits du célèbre texte d’Okakura Tenshin (1862‑1913), le fondateur véritable de l’histoire de l’art japonais à l’époque de Meiji (1868‑1912) quand le pays, ouvert au monde, s’efforçait de devenir moderne, de maintenir et de promouvoir certaines traditions « autochtones » pour l’exportation. Okakura était un grand amateur de Thé, de littérature, de femmes aussi. Féru de taoïsme, fin poète en chinois classique, il avait publié en 1906 un petit livre rédigé directement dans un anglais impeccable, et désormais promu au statut de classique : The Book of Tea. Il retrouvait dans cette cérémonie l’aboutissement de toute une culture asiatique classique, « métisse » ainsi que les meilleurs théiers hybrides, mais réglée et ordonnée, comme toutes les grandes œuvres humaines. Il définissait le Thé en ces termes : « c’est une géométrie morale [éthique] en ce qu’il définit notre sens des proportions en regard de l’univers. Le Thé représentait par-dessus tout le véritable esprit démocratique de l’Extrême-Orient par ce qu’il fait de chacun de ses adeptes un aristocrate du goût » (it is moral geometry, inasmuch as it defines our sense of proportion to the universe. It represents the true spirit of Eastern democracy by making all its votaries aristocrats in taste.). Son Book of Tea fut d’abord traduit en suédois, en français, en allemand et en espagnol avant de connaître une première traduction japonaise en 1929

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due à Muraoka Hiroshi pour le compte des éditions Iwanami. Ce texte remit ainsi le thé et ses cérémonies au cœur du débat intellectuel, et il parvint à le redéfinir comme « religion de la beauté » en l’arrachant au rôle d’usage, de civilité et de politesse à usage de la bourgeoisie, du patriciat marchand et du monde de la finance. Au-delà du zen, Okakura voyait dans le thé une illustration du « taoïsme philosophique » auquel il était très attaché et dont le zen ne lui semblait être qu’un déguisement tardif propre à la Chine du Sud, attitude proche de celle des amateurs dont parle le P. Rodrigues.

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Thèmes : Bouddhisme japonais

AUTEUR

FRANÇOIS LACHAUD Directeur d’études, Ecole française d'Extrême-Orient

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Religions de l’Inde : védisme et hindouisme classique Textes sanskrits indiens et inscriptions du Cambodge

Dominic Goodall

1 Comme au cours des dernières années, Dominic Goodall a présenté, dans le cadre du séminaire de MM. Gerdi Gerschheimer et Claude Jacques, les parties sanskrites de quelques inscriptions khmères, surtout d’obédience çivaïte, en les mettant en relation avec des sources çivaïtes indiennes. Le choix des inscriptions est déterminé en partie par les besoins du projet « Corpus des inscriptions khmères » (CIK) dirigé par M. Gerdi Gerschheimer. Il s’agit donc tantôt d’inscriptions inédites dont nous présentons, lors des sessions du séminaire, une première édition qui établit et interprète le texte, tantôt d’inscriptions publiées dont nous essayons de confirmer ou d’améliorer les lectures et les interprétations des éditions précédentes. Pour établir le texte de ces épigraphes, nous utilisons la collection d’estampages à la chinoise conservés à la bibliothèque de l’École française d’Extrême-Orient à Paris, ainsi que des photographies des pierres inscrites, des photographies des sites où ces inscriptions se trouvent ou ont été découvertes, et éventuellement des photographies d’autres estampages.

2 La nature de la matière étudiée et la diversité du public qui y assiste (indianistes, khmérisants, historiens, linguistes, historiens de l’art) font que les discussions sont variées et très animées.

3 Cette année, par exemple, plusieurs sessions ont été consacrées à la stèle de Pàlhàl, dans la province de Battambang, aujourd’hui conservée au musée national de Phnom Penh (K. 449). Elle porte une longue inscription narrative, principalement en sanskrit, du XIe siècle (année çaka 991), éditée et traduite par George Cœdès en 1913 (Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, 13/6, p. 27 sq.). Cette épigraphe présente cependant plusieurs problèmes de lecture, dont le premier est lié à l’écriture, endommagée par endroit, qui est, comme le dit Cœdès (ibid., p. 27), « d’un déchiffrement pénible » (nous remercions du reste Claude Jacques d’avoir fourni sa transcription provisoire non datée en tapuscrit, qui témoigne d’une lecture différente par endroits). Un deuxième obstacle à la compréhension de cette inscription est la quantité surprenante d’incorrections

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morphologiques dont l’interprétation est souvent précaire et qui ne sont pas toutes, comme nous le révèlent les considérations métriques, dues au lapicide ! En d’autres mots, il s’agit d’une « copie inexacte d’un original maladroit et fautif » et Cœdès conclut ses remarques sur sa lecture avec cet aveu (ibid., p. 27) : « malgré les nombreuses corrections que j’ai dû introduire pour obtenir un texte compréhensible, il reste encore des passages obscurs. »

4 Les premières stances invocatoires, par exemple, lacunaires et remplies de jeux de mots, présupposent une vision théologique que nous n’avons pas pu déterminer. Ce passage est suivi par quelques tropes littéraires déployés pour caractériser la famille royale : pour la plupart de ces figures, aucune analyse n’a fait l’unanimité. Vient ensuite le sujet principal de l’épigraphe : l’histoire d’une chasse à éléphants et un récit généalogique concernant une grande famille qui y était impliquée et qui s’est investie par la suite dans le culte de certains temples çivaïtes. La première stance de cette partie prête déjà à confusion : en introduisant les personnages de l’histoire, elle contient l’expression narā striyaḥ, qui pourrait vouloir dire « hommes, femmes » (c’est ainsi que l’a interprétée Cœdès), mais qui doit très probablement être corrigée en narās trayaḥ, « trois hommes », ce qui clarifierait la structure narrative.

5 Nos discussions sur cette inscription riche en informations culturelles assez diverses ont donc dû dépasser un cadre philologique, au sens le plus restreint de ce terme, pour aborder des questions se rapportant aux idées religieuses indiennes, au symbolisme royal, au statut des éléphants, à la structure familiale au Cambodge à époque médiévale et au rôle de prêtres de temples en Inde et au Cambodge.

RÉSUMÉS

Comme au cours des dernières années, Dominic Goodall a présenté, dans le cadre du séminaire de MM. Gerdi Gerschheimer et Claude Jacques, les parties sanskrites de quelques inscriptions khmères, surtout d’obédience çivaïte, en les mettant en relation avec des sources çivaïtes indiennes.

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Thèmes : Religions de l’Inde : védisme et hindouisme classique

AUTEUR

DOMINIC GOODALL Directeur d’études de l’EFEO, Ecole française d'Extrême-Orient

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Religions de l’Inde : védisme et hindouisme classique Archéologie religieuse de l’Inde : monuments, textes, images

Charlotte Schmid

Épigraphie et iconographie au Kailāsanātha de Kāñcīpuram, la danse de Śiva

L’intelligence trouble, la mémoire obscurcie, l’homme meurt. On le porte au bois funéraire. Au carrefour, on lui rend les honneurs d’usage. Celui qui en est digne allume le bûcher. À sa lueur, alors que le son des tambours des dieux antiques remplit les points cardinaux et que tintinnabule continuellement l’anneau de femme, danse la grande danse du soir notre Père dont la demeure est Tiruvâlaṅgâḍu.1

1 Nos recherches portant sur plusieurs temples de village du premier art cōḻa, considéré comme l’âge d’or du Tamil Nâdu, nous ont amenée, en 2008-2009, à l’étude d’une des sources d’inspiration majeures de cette période, le Kailāsanātha de Kāñcīpuram. Ce monument que fit élever à sa gloire le Pallava Rājasiṃha, au début du VIIIe siècle probablement, constitue le temple-roi de la dynastie des Pallava, qui précédèrent les Cōḻa dans la partie septentrionale du pays tamoul.

2 Le Kailāsanātha est un sanctuaire fameux mais peu publié et peu étudié. Comme la grande majorité des monuments pallava connus, il s’agit d’un site royal2. Son épigraphie est sanskrite. Les monuments pallava sont habituellement considérés sous l’angle de la culture nord-indienne dont les Pallava se réclament et qu’ils semblent avoir importé dans l’Inde méridionale. Nul doute que l’imposant « temple du Seigneur du Kailāsa » c’est-à-dire d’un Śiva habitant la chaîne himalayenne, ne doive à la tradition septentrionale (en particulier aux belles-lettres et aux textes religieux sanskrits) nombre de ses caractéristiques. L’inspiration méridionale y est cependant manifeste dans la création de formes divines spécifiques, dont plusieurs sont précisément celles

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qu’on retrouve ultérieurement en contexte cōḻa, dans ce que nous appelons des « temples de village », tels ceux de Tirucceṉṉampūṇṭi et de Tirumaṅkalam notamment sur lesquels ont porté nos recherches de ces deux dernières années. L’expression temple de village souligne entre autres, à nos yeux, que l’implication royale y constitue une problématique délicate et parfois peu pertinente. Les nombreuses inscriptions que portent ces sanctuaires sont entièrement rédigées en tamoul. Les formes de Śiva auxquelles ils sont dédiés ont des racines locales que mettent en évidence leurs liens avec le corpus dévotionnel tamoul.

3 L’inspiration pallava de l’iconographie des temples de village de la période cōḻa est pourtant évidente, tout comme celle de certaines de leurs conceptions architecturales. Nous avons, d’une part, tenté d’identifier des modèles précis qui seraient la source d’une telle inspiration et recherché, d’autre part, les chemins qu’elle aurait empruntés.

Le « modèle » du Kailāsanātha de Kāñcīpuram

4 Le temple shivaïte de la capitale des Pallava, Kāñcīpuram, constitue une forme d’aboutissement de l’art pallava et un modèle pour les créations ultérieures, au sein même de l’art dynastique pallava. Lors de sa fondation, le Kailāsanātha est en effet le plus vaste des temples connus dans l’ensemble de l’Inde méridionale, et même probablement dans l’ensemble du sous-continent. Le temple a en outre bénéficié d’un décor riche et raffiné, bien conservé. Les personnages, dieux, rois, qui y sont représentés en bas-relief se comptent par centaines. Nombre d’entre eux sont figurés ici pour la première fois de leur histoire iconographique dans l’état actuel des recherches.

5 La richesse et le caractère novateur du temple semblent reconnus durant l’âge cōḻa. Le temple est en effet resté en activité durant cette période. Surtout, certains des schémas iconographiques qu’il proposait ont alors été repris, participant à la construction d’une identité religieuse méridionale, dans laquelle l’importance des données pallava est largement sous-estimée. Nous présentons ici un exemple privilégié de l’influence des monuments pallava sur l’art de la période cōḻa.

Les formes mendiantes de Śiva

6 La forme dite Bhikṣāṭana de Śiva, le dieu mendiant, joue un rôle fondamental dans l’établissement du culte pratiqué dans le temple sud-indien de Citamparam3. Ce dernier se manifeste aujourd’hui comme celui d’un dieu dansant qu’une série de textes, qui entama peut-être son existence au XIIe siècle et dont le grand indianiste A. K. Coomaraswamy relaya les propos au début du XXe siècle, a constitué en une sorte de symbole de l’indianité4. Un Śiva à quatre bras tenant une flamme et un tambour danse, le pied posé sur un nain, dans un cercle de feu. Une petite femme en prière au corps de sirène représente le Gange tombant du ciel sur la chevelure déployée du danseur.

7 Le culte de Citamparam a fait l’objet d’importantes recherches philologiques, iconographiques et anthropologiques. Elles mettent l’accent sur l’originalité d’un dieu propre au site. Si A. K. Coomaraswamy a souligné en 1917 l’universalité de cette séduisante forme de Śiva dansant l’ānanda-tāṇḍava, la danse de la félicité, des travaux récents ont rappelé qu’il s’agit en fait d’une forme bien particulière de Śiva puisqu’elle

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est originaire d’une région précise de l’Inde du Sud, où elle est restée confinée depuis son apparition dans le cours du Xe siècle et jusqu’au début du XXe siècle qui vit son extraordinaire succès en Occident et en Inde5. La mythologie du site de Citamparam en fait l’une des manifestations de Śiva face à des sages, auprès desquels il va d’abord mendier.

8 Le consensus scientifique actuel considère la mythologie du dieu du temple de Citamparam comme l’une des variantes du mythe de la forêt de pins, en fait des cèdres déodars couvrant les pentes de l’Himalaya où se manifeste une forme particulière, mendiante, de Śiva. La tradition religieuse de Citamparam aurait assimilé le mythe de la forêt de pins dès la fin du XIe siècle, à un moment où apparaît le patronage des rois de la dynastie cōḻa. Ces commanditaires particuliers auraient amplifié la popularité déjà grandissante du culte du Śiva dansant, autour duquel est organisée l’identité religieuse de l’endroit. Au début du XIVe siècle, un théologien nommé Umāpati fixerait la compréhension du dieu dansant avec un commentaire le constituant en figure universelle, dont s’inspire l’essai d’A. K. Coomaraswamy.

9 La forme du dieu mendiant apparaît au Kailāsanātha de Kāñcīpuram. Le temple présente d’autre part les premières formes connues de Śiva dansant dans le Tamil Nadu. Le Kailāsanātha réserve des emplacements particuliers à ces figures. L’inspiration puisée dans ce temple par le culte de Citamparam est certaine.

Śiva mendiant et danseur au Kailāsanātha

10 Au Kailāsanātha, le dieu nu marchant sur des socques à semelle de bois apparaît comme l’incarnation de l’ascète mendiant dont ces chaussures sont l’apanage. La forme divine n’a que deux bras. L’une de ses mains tient un chasse-mouche, jeté sur l’épaule ; l’autre pointe vers le ciel un doigt, qui pourrait bien être menaçant. La posture corporelle est celle-là même en effet qu’adoptent les gardiens de porte dans ce temple. La forme mendiante de Śiva semble ainsi proche d’une figure gardienne – mais de quel territoire ? Le dieu mendiant est figuré à l’angle du temple, lorsqu’une façade s’achève et qu’une autre commence, apparaissant ainsi comme une figure charnière car il occupe la place réservée ailleurs aux « gardiens de porte » (dvārapāla), qui ponctuent en fait dans l’art pallava quasiment toute façade et non pas seulement l’entrée des sanctuaires. Ce mendiant-gardien nous paraît donc figurer l’alliance entre le royal et le sacré dans la protection du domaine du roi pallava. Ce dernier se présente, en effet, comme une incarnation du dieu Śiva dans ses inscriptions comme dans les programmes iconographiques des temples qu’il fonde. Le Mendiant parcourt et protège le territoire du dieu-roi.

11 Ce mendiant divin inspire plusieurs figures ultérieures de Śiva durant l’âge cōḻa. On retrouve alors le Śiva mendiant, sur le site de Citamparam entre autres, mais l’on voit par ailleurs apparaître les représentations d’une divinité gardienne de type terrible, nue et échevelée tels les Śiva mendiants, Bhairava. Or le Kailāsanātha abrite la seule représentation connue du haut fait de Bhairava, dont le mythe fondateur fait celui qui coupe la cinquième tête de Brahmā, sur un panneau ornant une chapelle latérale du mur d’enceinte du Kailāsanātha. La représentation du mythe est placée non loin et en face d’un Śiva mendiant. Le positionnement des reliefs invite à les mettre en relation, sans qu’il soit possible de préciser par trop la nature de leur lien. Durant l’âge cōḻa, le mythe de Citamparam associe clairement Bhairava et la figure mendiante du dieu,

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renforçant donc ce lien. Mais la forme dominante de ce dernier site est assurément le dieu dansant.

12 Au Kailāsanātha, la danse du dieu occupe essentiellement la face arrière, façade ouest, du temple6. Elle succède là à deux représentations de Śiva ascète et deux panneaux représentant Śiva dansant encadrent la scène de la descente du Gange. Les figures du dieu dansant de Citamparam participent d’une thématique semblable, puisqu’il s’agit de la forme dansante d’un dieu mendiant, sur lequel descend l’eau du Gange.

Le dieu dansant « Cōḻa »

13 À partir du Xe siècle essentiellement, la dynastie des Cōḻa établit peu à peu un royaume véritable en pays tamoul, en rayonnant aux alentours du delta de la Kāvēri. Le Śiva dit en ānanda-tāṇḍava apparaît dans le territoire qu’elle contrôle. Simples médaillons en relief, les premières figures connues de ce dieu dansant à quatre bras, prenant appui sur la jambe droite pour élever avec élégance sa jambe gauche repliée devant lui presque à angle droit, sont peu impressionnantes. Datées de la première moitié du Xe siècle, elles ornent des temples de village, fondés par des communautés locales, où l’on rencontre aussi d’autres représentations du dieu qui danse en adoptant des postures différentes. Puis dans la seconde moitié de ce même siècle, une reine cōḻa du nom de Cempiyaṉ Mahādevī semble s’emparer, en quelque sorte, de cette forme. Sur la face sud de la douzaine de temples qu’elle patronne, Śiva apparaît systématiquement dansant en ānanda-tāṇḍava. Il s’agit dorénavant de grandes figures de pierre. À peu près au même moment, ou peut-être un peu plus tardivement – les débats sont vifs à ce propos –7, les premières formes en bronze de Śiva dansant en ānanda-tāṇḍava font leur apparition. L’attention qu’on leur porte doit beaucoup à leur nombre mais aussi à leur force esthétique.

14 Śiva danse dans un cercle de feu, le pied posé sur un nain. Ses deux bras naturels esquissent de gracieux gestes sans que les mains, l’une paume ouverte tournée vers le spectateur, l’autre repliée vers le sol, tiennent d’attributs. Les deux bras supérieurs se déploient symétriquement de chaque côté du dieu, la main droite de Śiva tenant un tambour, la main gauche élevant une flamme. Dans la chevelure déployée autour d’une haute coiffure formée de plumes de paons qui s’élèvent souvent au-dessus d’un crâne humain, on remarque la figure du Gange en prière.

Les figures du Kailāsanātha et l’apparition du Śiva dansant de l’âge cōḻa

15 La grande variété et le nombre des figures de Śiva dansant désignent d’emblée le Kailāsanātha comme l’une des sources iconographiques du Śiva dansant de Citamparam. Deux des figures nous paraissent plus particulièrement à l’origine de son iconographie. Lorsqu’il combat le dieu de la mort dans les temples pallava, Śiva écrase en effet sous son pied un être démoniaque. La posture est semblable à celle du Śiva en ānanda-tāṇḍava qui pose son pied sur un nain que les textes définissent comme un personnage démoniaque symbole de l’ignorance. On retrouve un ensemble similaire lorsque le dieu reçoit en dansant le Gange dans sa chevelure sur le mur d’enceinte du Kailāsanātha. L’un des nains (gaṇa) de l’entourage de Śiva élève alors le pied d’un dieu qu’il adore.

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16 Ces Śiva dansant de la période pallava sont des représentations du roi lui-même, dans une incarnation de sa puissance représentée, pour l’essentiel, comme victorieuse. Les formes dansantes de Śiva dans l’art pallava correspondent en effet essentiellement à deux espaces. Le champ de crémation où Śiva danse la danse du crépuscule et de la nuit est connu des textes sanskrits et évoqué par les poèmes tamouls dévotionnels dès, peut- être, le VIe siècle. La strophe tamoule de notre épitaphe chante ainsi le dieu de Tiruvālaṅkāṭu, un site dont des études récentes ont démontré la grande ancienneté et auquel le dieu dansant de Citamparam pourrait avoir beaucoup emprunté.

17 Le Śiva pallava du champ de crémation inscrit sa danse dans un quasi-carré. Son genou en terre en souligne le caractère terrestre. La grande verticalité de l’autre danseur pallava signifie la victoire qu’il remporte sur le champ de bataille. La posture du dieu imite en effet celle d’une forme plus ancienne et fameuse de Viṣṇu, lorsque celui-ci traverse les espaces de ses enjambées conquérantes pour vaincre le roi des démons Bali.

18 La danse de Śiva dans l’art Pallava signifie ainsi toujours, nous semble‑t‑il, une victoire sur la mort : dans la lutte contre le dieu de la mort lui-même on retrouve les deux espaces du champ crématoire et du champ de bataille où Śiva lutte, victorieusement, contre ce même dieu. Lorsque le dieu danse en faisant descendre le Gange dans sa chevelure, il s’agit là encore d’une victoire sur la mort liée à l’espace de la crémation. Le fleuve céleste vient en effet balayer les cendres maudites des ancêtres fautifs de l’ascète Bhagīratha dont les austérités permettent la descente du Gange sur la terre – l’un des thèmes préférés de l’iconographie des Pallava. La victoire sur la mort s’exprime à travers le feu que tient Śiva : la danse du dieu est celle d’une flamme qui dévore les corps sur les lieux de crémation comme les guerriers dans la bataille, l’une des formes de sacrifice dans la tradition mythologique et philosophique indienne.

19 Le Śiva en ānanda-tāṇḍava qui apparaît au cours du Xe siècle hérite à l’évidence de la tradition fondée par les Pallava. Il danse en tenant des flammes et dans un cercle de feu. Sa chevelure déployée évoque un rayonnement igné, proche du soleil et du feu. Le crâne qui marque le centre de la coiffure souligne le lien avec un champ de crémation où brûlent les corps. Lorsque Cempiyaṉ Mahādevī assigne à ce Śiva une place sur la face sud des temples, elle met aussi l’accent sur la mort et le feu. Depuis les plus anciens textes védiques en Inde, la direction du sud est en effet associée avec la mort, le culte des ancêtres et les champs de crémation. Ces derniers sont toujours placés au sud des agglomérations et il est possible que le site même de Citamparam se soit d’abord développé en privilégiant cette direction par rapport à celle de l’est, sur laquelle s’ouvrent communément les temples indiens.

Conclusion

20 Inspiré de certaines figures du roi du Kailāsanātha, le Śiva dansant en ānanda-tāṇḍava dont la dynastie cōḻa fit un emblème fameux représente la flamme d’un souverain qui dévore les ennemis, les oblations et même la mort. En son cercle de feu, le danseur projette l’éclat, la gloire du monarque. Son pied se pose sur l’un des gaṇa de l’entourage de Śiva auquel le roi est alors identifié. Le dieu reçoit en sa chevelure le fleuve céleste qu’est le Gange : il représente la consécration royale et sa pureté rituelle. Avant d’être le Destructeur-Créateur-Préservateur que les textes écrits par les brahmanes de Citamparam présentent, le maître de la danse est un dieu dynastique qui constitue, entre le souverain et les brahmanes, une figure où se concentre leur alliance, dansant

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en un territoire sur lequel l’épigraphie d’âge cōḻa atteste que ce Śiva exerce, tel un roi, une autorité certaine.

21 Il ne s’agit que d’un exemple. Les perspectives ouvertes par l’étude des premiers temples cōḻa permettent d’analyser en détail les programmes iconographique et épigraphique du Kailāsanātha de Kāñcīpuram. Elles mettent en valeur l’originalité parfois toute méridionale de la représentation du dieu et du roi dont les figures sont parfois si proches qu’elles se confondent.

NOTES

1. Le vieux dizain de Tiruvâlaṅgâḍu, strophe 10, Chants dévotionnels tamouls de Kāraikkālammaiyār, éd. et trad. Karavelane, Pondichéry 1982. 2. Des découvertes récentes ont élargi le corpus de l’archéologie d’époque pallava à des sites dont le caractère royal est moins affirmé que ceux que l’on connaissait, cf. E. FRANCIS, V. GILLET et C. SCHMID, « Trésors inédits du Pays tamoul, chronique des études pallava II », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient 2006 [2008], p. 431-484. 3. L’histoire du site de Citamparam, assis au nord du delta de la Kāvēri, est très complexe ; le culte shivaïte qu’on y pratique est unique et la légende veut que les brahmanes y officiant ne soient pas originaires du Tamil Nâdu même. Si, dans l’état des connaissances, l’archéologie du site ne remonte pas au-delà du XIe, et le patronage des rois cōḻa au début du XIIe siècle, la figure de Śiva dansant en ānanda-tāṇḍava semble bien liée aux origines mêmes du culte pratiqué à Citamparam. Elle apparaît dans le Tirumantiram (cité par A. K. Coomaraswamy [The Dance of Śiva, 1917, cf. infra, note 3], puis, après lui par bien d’autres auteurs de la littérature secondaire) un texte dévotionnel tamoul dont le noyau originel pourrait remonter au VIIe siècle. Cependant, les passages mentionnant Citamparam dans ce texte sont considérés comme interpolés tardivement. Ils ne seraient pas antérieurs au début du XIIe siècle d’après les études les plus récentes. L’auteur de l’ouvrage qui fait autorité sur les formes dansantes de Śiva en Inde, C. Śivaramamurti lui- même, (Nataraja in Art, Thought and Literature, New Delhi 1974) souligne en avant-propos son appartenance à la lignée officiant à Citamparam pour en revendiquer une forme d’héritage spirituel. 4. A. K. COOMARASWAMY, « The Dance of Śiva », (1917), dans The Dance of Śiva: Fourteen Indian Essays, Delhi 19702, p. 83-95. 5. Padma Kaimal, 1999, « Śiva Nataraja: Shifting Meanings of an Icon », The Art Bulletin 81/3 (1999), p. 390-420. 6. Les figures dansantes apparaissent sur les temples pallava à la fin du VIIe siècle et au début du VIIIe siècle. On peut distinguer trois iconographies principales, qui occupent dans les temples construits des emplacements liés à une thématique dont elles participent. L’ennemi du dieu de la mort se rencontre sur la face nord du temple pallava réservée aux formes divines et combattantes. La face ouest constitue un espace de transition entre le monde des mortels, occupant la face sud, et celui des dieux, de la face nord. C’est là qu’on voit la majorité des formes dansantes, adoptant deux postures très différentes. L’une figure Śiva la jambe dressée vers le ciel en une figure d’une grande verticalité ; l’autre souligne l’aspect horizontal du dieu en représentant le danseur un genou en terre.

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7. Cf. J. GUY, « The Nataraja Murti and Chidambaram: Genesis of a Cult Image », dans V. NANDA et G. MICHELL (éd.), Chidambaram, Home of Nataraja, Bombay 2004, p. 70-82.

RÉSUMÉS

Nos recherches portant sur plusieurs temples de village du premier art cōḻa, considéré comme l’âge d’or du Tamil Nâdu, nous ont amenée, en 2008-2009, à l’étude d’une des sources d’inspiration majeures de cette période, le Kailāsanātha de Kāñcīpuram. Ce monument que fit élever à sa gloire le Pallava Rājasiṃha, au début du VIIIe siècle probablement, constitue le temple- roi de la dynastie des Pallava, qui précédèrent les Cōḻa dans la partie septentrionale du pays tamoul.

INDEX

Thèmes : Religions de l’Inde : védisme et hindouisme classique

AUTEUR

CHARLOTTE SCHMID Maître de conférences, Ecole française d'Extrême-Orient

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Religions de l’Inde : védisme et hindhouisme classique Histoire des conceptions de l’image religieuse dans l’Inde ancienne

Gérard Colas

1 Ce séminaire part d’un constat : jusqu’au XIIe siècle environ, les systèmes doctrinaux indiens n’accordent qu’une place minime à l’image religieuse concrète. Pourtant, dès avant l’ère chrétienne, cette dernière possède une grande importance dans les pratiques rituelles et dévotes et, à la fin du Ier millénaire,elle est devenue un phénomène religieux omniprésent dans la société indienne.

2 Il semblait donc utile de tenter de dégager différentes conceptions de l’image religieuse dans l’Inde d’avant le XIIe siècle. J’ai cherché à montrer la diversité et la différence des perspectives, faisant pour cela flèche de tout bois : mentions éparses dans des œuvres doctrinales et non doctrinales (principalement en sanskrit), inscriptions, voire témoignages archéologiques. Il ne s’agissait pas , bien sûr, d’obtenir un panoramaexhaustif. Ainsi, la documentation jaïne n’a été examinée qu’occasionnellement. L’on n’a recouru que rarement aux textes pouraniques et légendaires, beaucoup étant indatables, mais aussi parce quela dimension pittoresque et dévote de leurs récits empêche souvent de dégager des points de vue abstraits. Soulignons enfin que c’est l’image matérielle qui était envisagée dans ce séminaire, non l’image mentale.

3 Une enquête préliminaire concernait le vocabulaire de l’image religieuse matérielle. La littérature sanskrite, notamment rituelle, dispose d’un important stock de termes à cet égard. Il peut s’agir de termes génériques techniques, tels pratimā,bimba, par exemple. D’autres termes, par exemple kautuka, désignent les images en tant qu’elles sont employées dans des cérémonies ou rites particuliers. Liṅgaestcaractéristiquedu śiv aïsme. Certains termes, comme mūrti,

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rūpa, deva, ne désignent qu’occasionnellement des images matérielles. Arcāvatāra ( « descente [divine] enune image ») ne semble pas apparaître dans la littérature avant le XIIe siècle. La notionpāñcarātra devyūha d ésigne non une image matérielle , mais un groupe de manifestations divines.

4 L’archéologie de la « civilisation » préhistorique de la vallée de l’Indus a dégagé une quantité considérable d’objets iconographiques. Figurations anthropomorphes, semi-anthropomorphes et fantastiques ont alimenté des interprétations de toutes sortes et continueront de le faire tant que l’« écriture » dite de l’Indus restera indéchiffrée. La distinction de l’humain et du divin dans ces représentations reste aujourd’hui incertaine, pour autant qu’elle ait eu un sens dans cette société.

5 La littérature de la société védique ancienne ne valorise pas l’image religieuse matérielle, même si elle mentionne des images dans quelques circonstances rituelles limitées. Cependant, notamment dans laṚk- saṃhitā, noyau textuel historiquedu védisme, elle dépeint des divinités dotées de corps. Le langage, instrument de manifestation des divinités, pourrait avoir en fait formé la substance même de leur représentation. Plusieurs textes semblent témoigner que la période qui s’étend du IVe au IIe siècle avant notre ère fut pour certains cercles de la société védique l’époque d’une véritable crise de conscience iconologique. 6 Deux témoignages majeurs, datés du IIe siècle avant notre ère, reflètent la place importante des images divines dans la politique : des monnaies d’Agathokles, roiindo-grec, dont certaines représentent des images de Vāsudeva et Balarāma, et le commentaire de Patañjali surl’Aṣṭādhyāyī, qui semble montrer que cet auteur considérait l’image de culte comme une simple représentation, non comme la divinité même. L’Arthaśāstra, manuel de sciences politiques, qui dans sa forme actuelle pourrait remonter au IVe siècle de notre ère,présente plusieurs exemples de l’exploitation politique des images divines, ce qui ne contredit pas nécessairement la croyance dévote en l’efficacité de telles images. Complexe, la relation entre images royales, religieuses et cendres funéraires semble avoir varié selon la période historique. Le templekouchan de Māṭ,près de Mathura, forme un rare exemple ancien de sanctuaire ayant contenu des images divines et royales. Le site de Nāṇeghāṭ (Maharashtra) est un monument mémorial. Le Pratimānāṭaka de Bhāsa (dont on a proposé des dates allant du Ier au IXe siècle) décrit l’entrée de Bharata dans un hall d’images royales, au service duquel est attaché undevakulika, « personneattachée audevakula ». Dans ce passage, à une ambiguïté initiale entre images divines et royales succède une reconnaissance de leur différence, peut-être due à la différence entre deux styles de représentation : représentation iconographie canonique pour les premières, individualisée et réaliste pour les autres.

7 Le culte d’images de personnes spirituellement libérées, telles que le Bouddha ou les tīrthaṅkara, est un paradoxe : ayant disparu de tout niveau de manifestation, ces personnes n’ont en principe plus aucune

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existence, même si le fidèle se remémore leurs figures inspiratrices. Ce séminaire ne pouvait éviter la question exemplaire de la représentation du Bouddha, sans prétendre certes faire la synthèse des nombreuses études qu’elle a suscitées. La plus ancienne iconographie bouddhique sculptée en pierre à notre disposition aujourd’hui (IIIe‑IIe siècle av. n. è.) ne représente pas le Bouddha, mais l’absence même du maître, par exemple sous la forme d’un trône vide. L’on a conjecturé qu’il pouvait exister à même époque des représentations du Bouddha, mais aucune documentation ne permet de soutenir cette conjecture. Le culte du Bouddha ou de ses incarnations antérieures (bodhisattva) était pratiqué au IIIe siècle avant notre ère. Les plus anciens stūpadocumentés aujourd’hui contenaient des reliques (skt. dhātu, śarīra) et des sculptures, mais sans représentation du Bouddha, ce qui tend à renforcer l’hypothèse de l’antérioritédu culte des reliques par rapport à celui de l’image du Bouddha. Les reliques bouddhiques (à l’origine en tout cas) étaient recueillies à partir de cadavresqui avaient été au préalable incinérés. Ce fait fragilise la conjecture qui tente de lier le culte des reliques bouddhiques à la vénération des tombes de renonçants hindous, car ces derniers sont inhumés sans incinération préalable. Ces reliques étaient l’objet de pélerinages et processions et destinées à être vues et touchées. Certains cercles bouddhiques n’adhérèrent pas à leur culte. Ceux qui soutenaient le bien-fondé de leur culte maintenaient que les reliques étaient imprégnées de vertus bouddhiques, voire de vie (selon l’interprétation d’une inscription).

8 Dans les premiers siècles de notre ère, le culte de l’image du Bouddha restait contesté dans certains milieux bouddhiques, soit pour des raisons doctrinales, soit à cause de l’éventuelle commercialisation de ce culte. La documentation sur les images-reliquaires bouddhiques est rare pour l’Inde. Le culte des Écritures bouddhiques, parfois en compétition avec celui de l’image, semble pouvoir remonter au début de notre ère. Celui des manuscrits est courant dans le jaïnisme ; des manuels hindous aussi le prescrivent, telle la Pauṣkarasaṃhitā pāñcarātra. 9 La période des Ve et VIe siècles illustre la coexistence de conceptions de l’image religieuse variées et parfois contradictoires. C’est ce qu’illustre la question de l’image en tant que personne vivante. Durant les trois premiers siècles de notre ère, les images du Bouddha présidaient des assemblées et recevaient diverses marques d’attention. Les poèmes des Ālvār, les saints tamoulsvishnouites (VIe‑IXesiècle), identifient l’image matérielle du dieu à son corps, doté de sens et en interaction avec le dévot. La contre-partie légale de l’image comme être vivant est son statut de propriétaire, que l’épigraphie semble attester dès le IIe siècle de notre ère. L’idée en était en tout cas bien établie aux Ve‑VIe siècles. Les reliques bouddhiques aussi, ainsi que les stūpa, étaient considérées comme des propriétaires légaux.

10 Mais la même période vit contester ces conceptions. L’auteur mīmāṃsaka Śabara (IVe ou Ve siècle) critique la notion de dieux ayant un corps et possédant terres et villages dans son commentaire sur

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Mīmāṃsāsūtra 9. 1. 6 . Ce passage fait allusion à des représentations peintes des divinités, mais toutes les images religieuses sont sans doute comprises dans ce débat. Cependant, son but principalest de réfuter l’identification du sacrifice védique (yāga) à une pūjā (culte), non de rejeter cette dernière, activité religieuse que sanctionnait la coutume et dont Kumārila (entre 600 et 700), un autre mīmāṃsaka, commentateur de Śabara, admettra le « caractèredharmique » (dharmatva). Il est probable que la notion d’image comme personne légale était acceptée par les membres de différentes strates de la société indienne, consensus idéologique que rendait peut-être inévitable l’extraordinaire développement du culte dans des temples et l’accroissement des richesses de ces derniers.

11 Le plus ancien texte daté qui enregistre des prescriptions « iconographiques » est la Bṛhatsaṃhitāde Varāhamihira ( VIe siècle), un manuel de divination. Plusieurs traités hindous et bouddhiques d’iconographie et de beaux-arts (śilpaśāstra) étaient composés avant la fin du Ier millénaire. Les manuels de rite de temple contiennent aussi de nombreuses prescriptions « iconographiques ». Celles-ci s’appliquent presque exclusivement aux images que les manuels rituels qualifient d’« humaines » (mānuṣa), c’est-à-dire dont la fabrication et l’installation sont réglées par ces textes mêmes. Ces derniers mentionnent souvent, et en des termes voisins, quatre autres catégories d’images : « auto- manifestées » (svayaṃvyakta, c’est-à-dire où le dieu principal se manifeste directement), « divines » (divya, fondées par des divinités autres que la principale), « fondées par un rṣi » (ārṣa) ou « par un parfait » (saiddha) et « antiques » (paurāṇa, paurāṇika). L’image « antique » est certes d’origine humaine, mais, l’identité du fondateur étant oubliée, elle n’est pas soumise aux règles scripturaires. Les manuels vishnouites vaikhānasa distinguent aussi, simplement, images « humaines » et « non humaines » (pauruṣaet apauru ṣa), la première catégorie étant équivalente à mānuṣa dans le premier classement, la seconde comprenant les quatre autres catégories du premier classement.

12 Légendes bouddhiques, jaïnesethindoues et māhātmyalocaux évoquent souvent des images miraculeuses et surnaturelles en lesquelles divinités et êtres suprêmes se manifestent. La découverte de telles images, parfois pierres informes, est associée à des circonstances surnaturelles ; l’endroit de leur existence est annoncée en rêve, etc. Le Mayamata, traité de beaux-arts composé entre le IXe et le XIIe siècle, décrit le liṅga« auto-manifesté »comme étant dépourvu de traits canoniques et il interdit absolument d’en altérer les formes. L’Ajitāgama, un tantraśaiva, présente une conception analogue. D’autres objets sont considérés comme intrinsèquement sacrés, tels les galets-liṅga (bāṇaliṅga) supposés avoir été créés par Śiva ou lesśālagrāma, rognons lithiques qui montrent des empreintes d’ammonites, etc., considérés comme des manifestations directes de Viṣṇu. Objets « naturels » d’un point de vue moderne, ils sont surnaturels dans la perspective religieuse indienne.

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13 Contrairement aux images surnaturelles, celles que fabriquent les artisans sont soumises à une codification « iconographique ». Celle-ci semble originellement avoir été étroitement associée à la divination en Inde. La Bṛhatsaṃhitā, le plus ancien texte daté à prescrire l’« iconographie » d’images religieuses (bouddhiques et jaïnes comprises), est un traité de divination. Lakṣaṇa (aussinimitta,liṅga) y est un concept-clé. Il désigne les signes à interpréter pour la prédiction des événements. LaBṛhatsaṃhitā mention ne les images religieuses dans deux contextes. Dans le premier, les images sont le siège d’« événements non naturels » (utpāta), anormaux et sans cause, et qui sont inauspicieux, tels que cassures, mouvements, transpirations. Le second contexte est « iconographique » : l’image religieuse doit posséder un ensemble déterminé de lakṣaṇa ( forme, posture, vêtements, armes, symboles, etc.) pour annonce r des résultats positifs.Lakṣaṇa est donc ici moins une simple caractéristique iconographique qu’un « signe » divinatoire. LaBṛhatsaṃhitāet l es manuels divinatoires plus tardifs emploient aussi le termelakṣaṇapour la description mantique des corps humains.

14 La fabrication de l’image est elle-même associée à la divination. Le choix du matériau et son extraction sont supervisés par un astrologue-devin. Les mensurations aussi sont d’une importance capitale : les manuels artistiques et rituels plus tardifs font souvent référence à la méthode dite ayādi. Cette méthode permet de vérifier systématiquement les dimensions des différentes parties des images (comme celles des temples, des palanquins, etc.) : des séries numériques révèlent les effets supposés des mesures et aident à les rectifier si nécessaire afin d’attirer les bons effets et de prévenir les mauvais. Dans la perspective divinatoire ce qu’on appelle de façon réductrice « iconographie » paraît donc former un moyen d’intégrer l’image dans l’ensemble des lois naturelles de façon à ce qu’elle ne soit pas inauspicieuse. Ainsi, peut-on dire, les images qui sont « humaines » selon la classification, se conformant aux lois naturelles, sont « naturelles ».

15 La pratiṣṭhā (terme que l’on a traduit par « installation ») est souvent comprise comme étant un rite qui donne vie ou pouvoir à l’image. Si cela est sans doute vrai, en partie au moins, dans certains textes, l’on n’a aucune preuve que l’installation était à l’origine un rite.Dans les brāhmaṇa et lesupaniṣad le termepratiṣṭhā signifie « fait d’établir ». Il désigne parfois un processus consistant à s’établir soi-même à différents niveaux spirituels. Pratiṣṭhāpossède une connotation politique dans la littérature sanskrite plus tardive, tel le sens d’établissement d’une dynastie. Dans les inscriptions bouddhiques des quatre premiers siècles de notre ère, pratiṣṭhāsemble avoir désigné la mise en place matérielle des reliques (objets déjà imprégnés de vertus, voire de vie) ainsi que des images et des éléments architecturaux du stūpa (vedī, chattra, etc.). L’Aṣṭasāhasrikāprajñāpāramitā, texte qui pourrait dater du Ier siècle de notre ère, prescrit aussi l’installation d’Écritures bouddhiques. La

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pratiṣṭhābouddhique ancienne était probablement un événement public et solennel. 16 Dans l’hindouisme ancien, la relation entre le patron qui finançait l’installation, l’artisan qui fabriquait l’image et les acteurs religieux ne semble pas avoir été constante jusqu’à ce que les manuels de rituel de temple standardisent l’installation vers la fin du Ier millénaire. Ces manuels plaident pour la domination des prêtres de temple sur les artisans et les opérations rituelles. Mais les artisans semblent avoir possédé un rang relativement plus important dans les milieux bouddhiques et selon certains textes hindous, par exemple le Viṣṇudharmottarapurāṇa (Khaṇḍa III, 97, 1), diversement daté (entre le Ve et le XIe siècle), lequel identifie l’architecte-artisan (sthapati) à l’un des seizeṛtvijde lapratiṣṭhā. 17 La pratiṣṭhān’était pas exécutée seulementpour les images neuves, mais aussi pour des objets antérieurement vénérés, comme c’était le cas pour les reliques bouddhiques. La Pauṣkarasaṃhitā, un tantravaiṣṇava pāñcarātra, prescrit l’installation de pierres ayant auparavant reçu un culte et qui sont marquées de symboles vaiṣṇava. Cependant le sens de pratiṣṭhā en vint à être principalement attaché à des images neuves. L’importante standardisation scripturaire de l’installation vers la fin du Ier millénaire associa certaines notions théologiques rudimentaires à ce qui était devenu un rite codifié. Auparavant, la pratiṣṭhāsemble s’être développée dans un constant mouvement dialectique entre des modules, des cérémonies, des concepts théologiques, etc. qui étaient variés. La standardisation n’a pas empêché une relative diversité et l’adaptation des formes rituelles. L’ouverture des yeux de l’image illustre ce processus. Les chercheurs modernes considèrent souvent cette cérémonie comme étant un module caractéristique de la pratiṣṭhā. La Ratnaguṇasaṃcayagāthābouddhique (antérieure au Ve siècle) y fait allusion et deux textes « védiques » comparativement tardifs, lesBaudhāyagṛhyapariśiṣṭasūtraetVaikhānasasmārtasūtra, la prescrivent. Mais laBṛhatsaṃhitā ( VIe siècle de notre ère) ne l’inclut pas dans l’installation. Certains manuels montrent un souci de hiérarchiser nettement, dans ce rituel, les interventions de l’artisan et du prêtre. Ils distinguent ouverture des yeux avec mantras, par l’artisan, et sans mantras, symbolique, exécutée par le prêtre ; la seconde est précédée de la purification de l’image qui vise à la nettoyer du toucher de l’artisan : exemple de remodelage du rite sous l’influence des préoccupations socio-religieuses.

18 Le pouvoir était inhérent aux images surnaturelles. Les images « humaines », elles, recevaient pouvoir et/ou conscience durant la pratiṣṭhāgrâce à plusieurs modules, tels que l’ouverture des yeux, le douchage, à la fin du rite, au moyen d’eau imprégnée de pouvoir divinet, parfois, l’application sur l’image de couleur mélangée à de l’or, censée ajouter du pouvoir.

19 Les discussions proprement théologiques et celles qui concernent les images religieuses concrètes sont rares dans la période ancienne des

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écoles philosophiques hindoues. L’exemple de l’école nyāya-vaiśeṣika est significatif. La notion de dieu est absente ou secondaire dans lesVaiśeṣika-sūtraet lesNyāya-sūtra, c’est-à-dire, probablement avant la fin du IIIe siècle. Au VIe siècle, Praśastapāda et Uddyotakara acceptent la notion d’un dieu créateur. Au XIe siècle, Udayana apporte une perspective entièrement neuve avec son théocentrisme.

20 Quant à la possession d’un corps par Dieu, c’est pour la rejeterque Bhāsarvajña ( Nyāyabhūṣaṇa)et Jayanta Bhaṭṭa ( Nyāyamañjarī) l’évoquent au IXe siècle. Deux siècles après, Udayana confirme cette position pour Dieu en tant qu’il est créateur omniscient de l’univers, mais il accepte que Dieu puisse revêtir des corps pour l’exécution de certaines actions spécifiques, tel l’enseignement du Veda. Ces corps occasionnels, il les nomme « corps de manifestation » (nirmāṇakāya), expression sans doute empruntée au bouddhisme. 21 Udayana discute des images de divinités à propos de l’efficacité des rites. Il rejette l’idée selon laquelle les rites transformeraient les objets rituels, images divines comprises. Mais, dans ces conditions, l’obtention de mérites par le culte de ces images semble mise en cause, la pratiṣṭhāne pouvant les doter de nouvelles qualités. La réponse est double : premièrement, la transformation a lieu non dans des objets matériels, images religieuses, etc., mais dans le patron du rite ; secondement, les divinités ne pénètrent pas dans les images, mais y expriment leur conscience. Cette réponse élaborée est loin des notions théologiques rudimentaires des manuels des prêtres de temple. Mais elle montre le souci qu’un naiyāyikadu XIe siècle avait de légitimer l’installation et l’efficacité du culte des images religieuses. 22 À la différence des mīmāṃsakaet des naiyāyika, Śaṅkara (VIIIe siècle) attribue des corps aux dieux, même si cela ne s’applique qu’au plan mondain (vyāvahārika), ultimement irréel par rapport au plan suprême (pāramārthika). Les dieux possèdent un corps, certes doté de caractéristiques particulières, tel le fait de ne pas connaître la faim, etc. Grâce à leur pouvoir yogique, ils peuvent même posséder plusieurs corps simultanément, afin de recevoir des offrandes en différents endroits en même temps, thèse diamétralement opposée à celle de la mīmāṃsā. Pour soutenir sa conception, Śaṅkara fait appel aux textes de la śruti et de de la smṛti, dont Śabara considérait les assertions sur les corps divins comme de simples « réclames » (arthavāda, trad. Gerschheimer). Mais Śaṅkara n’identifie pas les images à des divinités. C’est ce que montrent ses observations passagères sur les supports matériels de culte (images religieuses, śālagrāma, etc.), observations qui ne servent que d’illustrations dans des discussions sur d’autres sujets. La relation entre la divinité et son image illustre la surimposition (adhyāsa). Surimposer, c’est imposer les propriétés d’une chose sur une autre, ainsi l’idée d’une divinité sur son image. La relation entre image et divinitéillustre aussi la relation de type symbolique : l’image divine est appréhendée comme un symbole (pratīka) et n’est identifiée à la divinité qu’elle représente que d’une façon secondaire (gauṇa).

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23 Les investigations de ce séminaire n’allaient pas au-delà du XIIe siècle. Le champ culturel se modifia dès la fin du Ier millénaire, induisant des changements progressifs dans les systèmes spéculatifs et préparant l’émergence de nouvelles théologies et de nouvelles conceptions de l’image religieuse, iconophiles et iconophobes.

RÉSUMÉS

Ce séminaire part d’un constat : jusqu’au XIIe siècle environ, les systèmes doctrinaux indiens n’accordent qu’une place minime à l’image religieuse concrète. Pourtant, dès avant l’ère chrétienne, cette dernière possède une grande importance dans les pratiques rituelles et dévotes et, à la fin du Ier millénaire,elle est devenue un phénomène religieux omniprésent dans la société indienne.

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Thèmes : Religions de l’Inde : védisme et hindouisme classique

AUTEUR

GÉRARD COLAS Chargé de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Judaïsme Judaism

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Histoire du judaïsme à l’époque hellénistique et romaine La Bible des Septante

Cécile Dogniez

Lecture de textes prophétiques : études linguistiques et histoire du texte (Habacuc 3, 1‑9)

1 En 2007-2008 nous avions étudié deux textes du livre grec d’Habacuc : Ha 1, 6-11 qui constitue une première réponse de Dieu à la plainte du prophète, annonçant la venue de l’envahisseur, les Chaldéens, avec une description très poétique de cet ennemi, et Ha 2, 1-5, la deuxième réponse divine annonçant une vision avec le triomphe du juste et la perte du méchant. La troisième partie du livre d’Habacuc (chap. 3) étudiée en 2008-2009 comprend la prière d’Habacuc : c’est un poème qui décrit la manifestation triomphante de Dieu, un psaume de 19 versets qui clôt l’ensemble du livre d’Habacuc. Souvent considéré comme un ajout inséré tardivement comme finale au livret d’Habacuc, ce chapitre 3 fait partie intégrante de tout le livre dans sa version grecque. Il en va de même dans le manuscrit grec 8ḤevXIIgr du Naḥal Ḥever qui date de la fin du Ier siècle avant notre ère ainsi que dans le rouleau hébreu de Murabba’at (Mur XII). En revanche Ha 3 ne semble pas être connu à Qumrân puisque le Pesher d’Habacuc ne commente que les deux premiers chapitres du livre prophétique. On sait également que la prière d’Habacuc circulait de façon isolée, indépendamment du livre d’Habacuc, probablement en raison de son usage fréquent dans la liturgie, puisqu’on la trouve comme ode ajoutée au Psautier et présente seule dans six manuscrits médiévaux, dont le codex de la Vaticane, appelé Barberini gr. 549, du IXe-Xe siècle, d’où le nom de version Barberini donné à ce chapitre 3 d’Habacuc. Nous avons en effet rappelé que dans les chrétiennes, après les Psaumes, on trouve une collection d’odes, en latin cantica, qui appartiennent à la fois à l’Ancien Testament et au Nouveau Testament. Cette innovation chrétienne remonte sans doute aux IVe-Ve siècles de notre ère. Ces odes sont au nombre de quatorze environ, dont neuf sont présentes dans l’AT et cinq absentes de l’AT, et d’origine diverse. En voici la liste : (1) le cantique de Moïse d’Ex 15, 1-9 ; (2) le cantique de Moïse de Dt 32, 1-43 ; (3) le cantique d’Anne, 1 R 2, 1-10 ; (4) le cantique d’Habacuc, Ha 3, 1-19 ; (5) le cantique d’Isaïe, Is 26, 9-20 ; (6) le cantique de Jonas, Jon 2,

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3-10 ; (7) le cantique d’Azarias, Dan 3, 26-45 ; (8) le cantique des trois jeunes gens, Dan 3, 52-88 ; (9) Magnificat et Benedictus, Luc 1, 46-55, 68-79 ; (10) le cantique d’Isaïe, Is 5, 1-9 (absent de l’Alexandrinus) ; (11) le cantique d’Ezéchias, Is 38, 10-20 ; (12) la prière de Manassé ; (13) Nunc dimittis ou prière de Syméon, Luc 2, 29-32 ; (14) Hymne du matin. Ces cantiques regroupés en collection pour l’usage liturgique sont présents dans certains manuscrits onciaux (l’Alexandrinus, le codex R nommé Veroniensis, et le codex T, nommé Turicensis ; le Vaticanus et le Sinaïticus ne les ont pas) et dans une grande partie des manuscrits en minuscules des Psaumes. Selon les manuscrits, le nombre et l’ordre des cantiques diffèrent ; le plus souvent, par exemple, la prière d’Habacuc précède la prière de Jonas, ce qui ne correspond pas à l’ordre des livres des Petits Prophètes. Mais dès le VIe siècle, l’usage aboutit à la formation de deux séries, l’une, plus ancienne, de quatorze odes, l’autre, plus courte, hiérosolomytaine, de neuf odes qui supplanta la première et s’imposa comme la norme de l’orthodoxie.

2 Quant à la version Barberini du chapitre 3 d’Habacuc, nous avons rappelé les conclusions auxquelles est parvenu le chercheur espagnol N. Fernández Marcos (« El Texto Barberini de Habacuc III reconsiderato », Sefarad 36, 1976, p. 3-36) qui, après de nombreux savants qui se sont intéressés à cette version sans parvenir à établir des données certaines, a essayé de voir s’il fallait maintenir l’anonymat de cette version ou, au contraire, si l’on pouvait la rapprocher soit de certaines formes textuelles connues de la Septante soit des autres versions grecques de la Bible. Nous avons résumé ainsi les constats qu’il a pu faire : (1) Le texte Barberini est une traduction distincte de la LXX, écrite en un grec de bonne qualité. Cette traduction libre, paraphrasante et comportant de nombreux doublets garde peut-être des vestiges d’un texte hébreu non massorétique. (2) La version Barberini n’est pas une traduction d’un Targum araméen. (3) La version Barberini ne s’inscrit pas dans la tradition d’Aquila ni dans celle de ses prédécesseurs. (4) La version Barberini appartient à la même école de traduction que celle de Symmaque. (5) Le lieu d’origine de cette version ne serait pas l’Égypte, mais plutôt l’Asie mineure, en particulier en raison des relations découvertes entre la version Barberini et la recension lucianique. (6) Quant à la date, il faut plutôt situer le terminus ad quem vers la fin du Ier siècle de notre ère. En bref, cette version est une traduction autonome et non une simple révision. Ce n’est pas une version ancienne de la prière d’Habacuc, mais une traduction récente.

3 Tout au long de l’année, dans l’étude des versets 1 à 9 du chapitre 3 du livre d’Habacuc, verset par verset, nous avons sans cesse comparé l’état textuel de la LXX avec celui, d’une très grande difficulté, de la Bible hébraïque mais aussi avec celui de la version Barberini et nous avons tenté de montrer à la fois la fidélité de la version grecque à son substrat hébraïque mais également sa grande originalité.

4 Nous avons d’abord comparé le titre grec du chapitre 3 dans la Septante, « Prière d’Habacuc le prophète avec chant », avec celui que l’on trouve dans le TM (« Prière d’Habacuc le prophète sur le mode des complaintes »), dans l’Ode 4 (selon Rahlfs) ajoutée au Psautier (« Prière d’Habacuc ») et dans la version Barberini de cette prière (« Prière d’Habacuc avec chant »). Outre un bref arrêt sur l’équivalence majoritaire dans la Septante entre le néologisme grec proseukhè et l’hébreu tepillâh qui n’apparaît pas dans la Bible hébraïque avant 2 Sam 7, 27, nous nous sommes attardés sur la traduction grecque meta ôidès, « avec chant », de l’hébreu ‘al shigyônôt dont le sens est mal connu et n’apparaît ailleurs au singulier que dans le titre du Ps 7 où il est traduit par psalmos.

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5 Signalons ici les versets qui ont le plus retenu notre attention :

6 Dès l’invocation du verset 2, nous avons pu constater que le TM compte cinq stiques, mais la LXX et la version Barberini six stiques. Par ailleurs, le grec découpe le texte hébreu différemment du TM, lit autre chose que ce qu’on lit dans le TM et le verset est riche en doublets, ce qui ne se reproduit plus ailleurs. La divergence majeure dans ce verset entre le grec et l’hébreu se situe au stique c : là où le TM a « au milieu des années, fais-les (tes œuvres) vivre », la LXX lit « au milieu de deux vivants, tu seras connu ». On s’est demandé si, ici, il s’agissait d’une faute de lecture, donc d’une erreur involontaire, d’une faute du copiste ou, encore, d’un choix délibéré ? Quoi qu’il en soit, l’expression énigmatique « au milieu de deux vivants » ou, selon une autre graphie en grec, « entre les deux vies » a été comprise de différentes manières. Selon une exégèse juive, le traducteur grec a pu penser aux deux anges de l’arche d’Alliance, les deux chérubins du propitiatoire (cf. Ex 25, 18 ; Nb 7, 89). Dans la tradition patristique, les interprétations sont également diverses : pour Origène, il s’agit de Dieu qui se fait connaître entre le Fils et l’Esprit ; pour Théodore de Mopsueste, qui fait plutôt une lecture historique du livre d’Habacuc, l’expression signifie que Dieu se manifestera entre deux vivants, c’est-à-dire entre les Judéens et les Babyloniens. On retrouve cette même interprétation chez Théodoret de Cyr. Hésychius de Jérusalem, quant à lui, identifie les deux vivants aux deux larrons entre lesquels le Christ fut mis en croix. Au Moyen Âge, dans la piété populaire, « les deux vivants » sont deux animaux, l’âne et le bœuf entre lesquels est né Jésus. À ce propos, nous avons rappelé que le bœuf et l’âne dans l’histoire de la Nativité ne figurent dans aucun évangile canonique mais proviendraient de l’évangile du Pseudo-Matthieu qui associe un texte d’Is 1, 3 mentionnant ces deux animaux et Ha 3, 2. Sur une stèle du IVe siècle du musée byzantin d’Athènes, on a, semble-t-il, la plus ancienne représentation iconographique de ce motif : l’Enfant Jésus se trouve entre deux arbres, avec l’âne et le bœuf.

7 Au verset 3 – le début de l’hymne théophanique décrivant la marche de Dieu – nous nous sommes arrêtés sur le néologisme grec diapsalma traduisant l’hébreu sèlâh dont le sens inexpliqué fait plutôt penser à un mot technique indiquant une pause entre deux passages, accompagnée d’une modulation spéciale, peut-être une élévation de la voix. Le mot diapsalma apparaît plus de soixante-dix fois dans les Psaumes, mais ailleurs uniquement en Ha 3, 3.0.13.

8 Au verset 4, à propos des « cornes » de Dieu, nous avons évoqué Ex 34, 29, le verset qui a sans doute le plus influencé l’histoire de l’art puisqu’il est à l’origine de la représentation de Moïse avec des cornes. Outre la présence de ce motif dans tout le Proche Orient ancien comme symbole du pouvoir, de la force, nous avons relevé les emplois métaphoriques de ce mot dans la Bible, essentiellement dans les hymnes, les oracles prophétiques et les visions apocalyptiques, dans des textes appartenant donc à un genre de littérature bien spécifique (2 Sam 22, 3 ; Ps 18, 2 ; Ps 133 (132), 17 ; Jer 48 (31), 25 ; Ez 34, 21 ; Dan 7 et 8).

9 Le verset 5, en grec et en hébreu, constitue l’une des plus grandes difficultés du texte d’Habacuc : au lieu de dèbèr, la Peste qui précède Eloha dans sa marche, le grec donne logos, « la parole », par suite d’une vocalisation différente de l’hébreu (dâbâr). Et au lieu de la Fièvre personnifiée (rèshèp), le grec crée une image avec les sandales que l’on a souvent rapprochée des sandales ailées de Persée dans la mythologie grecque dont devait être féru le lecteur grec de la Septante. À propos de l’hébreu rèshèph que l’on suppose dans le texte de Sir 43, 18 retrouvé dans la géniza du Caire et rendu en grec par

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peteina, « oiseaux », et comparé aux différentes traductions de ce mot dans les versions grecques de la Bible (Job 5, 7 ; Dt 32, 24 ; Ct 8, 6), on a pu constater que l’interprétation ornithologique de ce mot était constante, sauf dans les Psaumes. Nous avons donc fait l’hypothèse qu’en Ha 3, 5 le traducteur grec devait être tributaire d’une tradition exégétique juive voyant dans l’hébreu rèshèp un être ailé.

10 Au verset 6, concernant la traduction de la version Barberini « il a mesuré la terre », très proche du TM contrairement à la LXX, nous avons évoqué le sens négatif de destruction de cette image de la mesure, en nous référant, comme le fait Origène, à Lam 2, 8 et à Za 1, 16. Nous avons remarqué dans ce verset les nombreux doublets.

11 Au verset 7, la principale difficulté réside dans le découpage du texte. Les éditeurs du texte grec, Rahlfs et Ziegler, diffèrent d’ailleurs sur ce point.

12 Au verset 8, le Seigneur dépeint en cavalier évoque l’image de Dieu qui chevauche les nuages et les cieux en Dt 33, 26 et en Ps 68, 5.34.

13 Nous avons terminé le cours avec le verset 9, un lieu particulièrement difficile et obscur. La version grecque trouvée à Naḥal Ḥever dont nous possédons, à partir du verset 9, des fragments assez longs de ce chapitre 3 (nous n’avons rien pour le début du cantique) donne exèg-, qui correspond au verbe exègerthè de la version Barberini, de même sens que le verbe hébreu pouvant signifier au niphal « être réveillé », là où la LXX donne une traduction selon le contexte « tu tendras l’arc ». L’autre difficulté de ce verset porte sur le mot du TM shebu’ôt, « serments » ; selon Rahlfs, le grec donnerait epi ta skèptra, selon Ziegler hepta skèptra, « sept sceptres », qui résulterait d’une autre lecture avec le mot hébreu shèba`, « sept ». H. St. J. Thackeray, en 1911, a proposé de lire shâbu’ôt, « semaines » ; en réalité, on aurait ici une glose passée dans le texte indiquant que ce passage d’Habacuc 3 constitue une lecture festive pour la Pentecôte. On sait en effet, sans pouvoir donner une date précise – probablement avant 70 de notre ère – que ce chant biblique d’Habacuc 3 était lu comme haphtarah dans la diaspora, pour le deuxième jour de la fête des Semaines, après la lecture de la Torah, du passage de Dt 16, 9 où il est question du décompte de « sept semaines » après la Pâque.

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Thèmes : Histoire du judaïsme à l’époque hellénistique et romaine

AUTEUR

CÉCILE DOGNIEZ Chargée de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Pensée juive médiévale Introduction à la philosophie juive contemporaine

Sophie Nordmann

1 Nous avons poursuivi cette année la lecture de L’Étoile de la Rédemption de Franz Rosenzweig (1886-1929), engagée l’année précédente. Le séminaire a été consacré à la deuxième partie de cette œuvre et à la manière dont, sous l’impulsion d’Hermann Cohen, Rosenzweig ouvre une dimension religieuse au cœur de la réflexion philosophique, qui ne consiste pas en un saut de la raison hors d’elle-même, mais en une reconnaissance de la religion comme élément moteur de la philosophie et dimension irréductible de la rationalité. C’est vers une nouvelle forme de rationalité que Rosenzweig, nous engage dans L’Étoile de la Rédemption, et c’est d’abord par une critique de la philosophie traditionnelle qu’il doit en passer pour ouvrir cette nouvelle voie. Nous sommes parti de cette critique, menée par Rosenzweig dans l’introduction à la première partie de L’Étoile. Nous avons étudié les affinités de la démarche de Rosenzweig avec l’existentialisme : face à une pensée conceptuelle qui prétendrait pouvoir tout saisir, tout comprendre, Rosenzweig fait valoir le primat de l’existence et refuse la prétention de la pensée conceptuelle à atteindre et à englober l’existence singulière dans un « système ». C’est dans l’expérience limite de l’angoisse devant la mort imminente, sur laquelle s’ouvre L’Étoile, que l’homme prend conscience de l’irréductibilité de son existence singulière.

2 Cette prise de conscience fonde la protestation de l’individu face à toutes les tentatives philosophiques d’occulter, de réduire à néant, cette angoisse et son objet. Nous avons envisagé le mouvement qui conduit de cette protestation à la contestation du postulat suivant lequel le réel serait un tout homogène qui pourrait être rapporté entièrement à la pensée. L’insurrection de l’individu singulier qui prend conscience de son irréductibilité à quelque totalité que ce soit dans l’angoisse d’une mort imminente remet en cause l’idée même de totalité. Rosenzweig lit l’ensemble de la tradition philosophique « de Ionie à Iéna » comme une vaste tentative d’homogénéiser le réel pour le rendre compréhensible – au double sens de ce qui peut être entendu et de ce qui peut être englobé – par la pensée, par le logos. Toute la tradition philosophique repose,

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aux yeux de Rosenzweig, sur un même postulat, celui selon lequel « Tout est pensable », c’est-à-dire sur l’idée d’une homogénéité fondamentale du réel exprimée par l’identification hégélienne du réel et du rationnel. Depuis Parménide jusqu’à Hegel, on retrouve ce même postulat, et c’est sur lui que repose ce que Rosenzweig désigne du nom générique de « philosophie ». Sur la base de cette contestation, de cette brisure de la totalité, s’ouvre donc le programme d’une « nouvelle philosophie ».

3 De l’éclatement de la totalité sortent, dans leur singularité, dans leur irréductibilité, les trois « éléments » que la philosophie cherchait à fondre les uns avec les autres : Dieu, le monde, et l’homme. Ces trois éléments sont comme les « débris » de la totalité éclatée : irréductibles les uns aux autres, il est impossible, pour Rosenzweig, de les ramener à une synthèse plus vaste qui les engloberait. Rosenzweig en vient alors à montrer, dans la première partie de L’Étoile, qu’il faut en rester à cet éclatement de la totalité, et qu’il n’y a pas d’espoir de retour au jeu que joue depuis toujours la philosophie, selon laquelle chaque chose prise « en soi » et « dans son essence » serait différente. La pensée qui pense le monde n’a pas d’autre contenu que le monde et, quand bien même elle l’atteint, le monde ne cesse pas pour autant d’être monde. De même, la pensée qui pense Dieu n’atteindra jamais rien d’autre que du divin, et la pensée qui pense l’homme n’atteindra jamais rien d’autre que de l’humain.

4 Dieu, le monde, l’homme apparaissent alors comme les « contenus élémentaires de l’expérience ». Pourtant, on ne peut pas en rester à ces réalités élémentaires, dans la mesure où le réel n’est pas l’expérience de ces éléments isolés les uns des autres, mais de leur rencontre et de leur enchevêtrement. Nous n’atteignons jamais Dieu, le monde et l’homme comme des substances isolées. Nous vivons toujours déjà dans un univers non de substances mais de relations. C’est pourquoi la première partie de L’Étoile est suivie d’une deuxième partie, qui peut désormais explorer la réalité vécue, le domaine de l’existence, c’est-à-dire la rencontre de ces réalités élémentaires. C’est cette entrée en relation que décrit Rosenzweig dans la deuxième partie de L’Étoile : il nomme le mouvement de Dieu vers le monde Création, celui de Dieu vers l’homme Révélation, et enfin celui de l’homme vers le monde Rédemption.

5 La deuxième partie de L’Étoile s’ouvre sur la question du miracle. Il y a en effet un lien étroit entre la question du miracle et celle du « Tout pensable ». Car l’équivalence du réel et du rationnel interdit totalement la possibilité même du miracle qui est, par principe, l’inintégrable à quelque ordre que ce soit. À partir du moment où l’on conteste l’idée d’une parfaite homogénéité du réel, d’un réel qui collerait parfaitement à la pensée, il faut poser à nouveau la question du miracle. Si tout le réel est rationnel, alors tout le réel est « compréhensible » (au double sens du terme) par la pensée. C’est à une critique de cette double idée de « compréhensible » que conduit la contestation par Rosenzweig du postulat du Tout pensable. Si l’équivalence du réel et du rationnel est détruite, alors peut-être que la pensée ne peut pas Tout comprendre, tout englober, tout penser à partir d’elle-même, peut-être qu’elle peut ou doit avoir recours à quelque chose qui se situe hors de sa propre production, de sa propre activité : c’est là l’un des sens de la réévaluation de l’idée de révélation. Et si l’équivalence du réel et du rationnel est détruite, alors peut-être que tout n’est pas compréhensible, peut-être que certaines expériences ne sont pas saisissables par le logos, ne sont pas intégrables à une processus total, global et parfaitement logique et rationnel : il faut alors admettre la possibilité du miracle.

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6 Et c’est précisément sur une réflexion sur le miracle que s’ouvre la deuxième partie de L’Étoile. Car c’est en termes de miracles que Rosenzweig va penser l’entrée en relation, incompréhensible logiquement, des éléments les uns avec les autres. Alors que la philosophie a toujours traité avec suspicion l’idée de miracle, si l’on conteste le postulat du Tout pensable, on peut et l’on doit redonner une place à l’in-compréhensible, à ce qu’on ne peut pas appréhender par le logos. Le miracle n’apparaît plus alors comme ce qu’il faudrait à tout prix chercher à supprimer pour rendre le réel entièrement conforme à notre pensée. Au contraire, il apparaît comme la seule manière d’envisager une véritable relation. Le « miracle » renvoie à l’absolument inintégrable à un ordre, à l’absolument in-compréhensible. En ce sens, il faut distinguer le miracle du « prodige » : ce qui est essentiel dans le miracle, c’est l’idée qu’il rompt l’ordre des choses. Or il apparaît qu’on ne peut penser une véritable « relation » qu’en référence à la catégorie de miracle. L’entrée en relation implique et suppose à la fois la séparation des éléments mis en relation et l’ouverture à autre chose que soi. Entrer en relation, c’est se laisser atteindre par un autre que soi, c’est accueillir l’irruption d’une altérité. Le miracle renvoie précisément à ce qui ne peut être logiquement « déduit » d’un terme. Dans la mesure où toute relation implique l’altérité, l’absolue hétérogénéité, l’irréductibilité des termes mis en relation, toute relation au sens fort du terme apparaît comme un miracle : miracle de l’irruption de l’absolument autre, de l’absolument inintégrable, rupture de la parfaite suffisance à soi. Toute relation véritable est par principe sortie de soi, accueil : si on reste en soi, on n’entre pas en relation. Le miracle apparaît donc comme mode de relation, au sens où il est ouverture à l’absolument autre, à l’altérité. L’entrée en relation est miracle en ce qu’elle est ouverture à une transcendance, non pas au sens d’ouverture à l’infiniment « supérieur », mais à l’absolument incommensurable à soi. En posant Dieu, le monde et l’homme dans leur séparation essentielle, Rosenzweig donne donc une consistance philosophique à la catégorie de « miracle » que la philosophie moderne avait exclue du champ de la rationalité. Au terme de la première partie de l’Étoile, chacun des éléments est posé dans sa clôture sur soi : en Dieu, on ne découvre rien d’autre que Dieu, en le monde, rien d’autre que le monde, en l’homme rien d’autre que l’homme. L’un des éléments ne peut se déduire de l’autre, et on ne comprend pas plus, logiquement, pourquoi un élément s’ouvrirait sur l’autre. Chacune de ces trois réalités élémentaires est parfaitement close sur elle-même et parfaitement irréductible. Comment penser alors leur relation ? Elle ne peut être envisagée comme dérivation de l’une à l’autre. La réalité est essentiellement plurielle, et cette pluralité ne peut être rapportée à une unité qui la subsumerait, qui l’homogénéiserait. À partir de là, la relation de ces trois réalités, leur entrée en relation, devient proprement in-compréhensible. Il ne s’agit pas de nier cette incompréhensibilité, mais d’en mesurer la portée. Parce que les éléments ont été posés dans leur séparation, leur mise en relation ne peut apparaître que comme miracle d’une sortie de soi incompréhensible.

7 Cette sortie de soi des éléments, cette entrée en relation des éléments entre eux, Rosenzweig la saisit donc en termes de miracle : miracles de la Création, de la Révélation et de la Rédemption, qui constituent les trois chapitres de la deuxième partie de L’Étoile. Et c’est précisément dans cette deuxième partie de L’Étoile qu’apparaissent de manière explicite les références bibliques. La référence à la religion ne renvoie pas alors à l’adhésion à une dogmatique ou à des articles de foi, mais doit être rapportée au religare qui fait apparaître l’idée de relation, la capacité à s’ouvrir à la transcendance et donc à la relation avec autre chose que soi. Dans la deuxième partie

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de L’Étoile, Rosenzweig décrit donc l’entrée en relation des éléments isolés par l’éclatement de la totalité : ils s’ouvrent les uns sur les autres, se mettent en rapport, non pour constituer à nouveau la totalité impossible, mais pour former le temps. Cette ouverture est ainsi temporalité originaire : Création – passé par excellence ; Révélation – présence du présent ; Rédemption – tension vers l’avenir. Trois miracles de l’entrée en relation des éléments les uns avec les autres : sortie de Dieu vers le monde, toujours déjà accomplie (Création) ; sortie de Dieu vers l’homme enfermé dans son ipséité (Révélation) ; sortie de l’homme vers le monde en réponse à l’amour de Dieu (anticipation de la Rédemption). Le « cercle brisé de l’idéalisme » devient « étoile » à six branches, dont les sommets sont constitués par les trois éléments (Dieu, monde, homme) et les trois relations (création, révélation, rédemption). Autant de catégories qui vont servir de cadre à Rosenzweig pour penser le temps, mais aussi le langage, l’art, la subjectivité et l’intersubjectivité. Catégories qui débordent donc du strict cadre religieux, donnant à penser l’existence humaine et le sens de cette existence.

8 La réflexion que mène Rosenzweig sur la question de la relation à l’altérité à partir de la séparation primordiale nous a conduit à aborder la manière dont ces questions seront prolongées par Emmanuel Lévinas (1906-1995). C’est un même mouvement qu’on trouve chez Rosenzweig et chez Lévinas : mouvement de contestation de l’idée de totalité qui fait surgir la question de l’altérité et avec elle celle de la religion comme recours nécessaire pour la pensée. Dans Totalité et infini, dans Difficile liberté, on entend en écho la philosophie de Rosenzweig. Et pourtant, l’accent n’est plus le même : car ce dont il est question ici, c’est de la relation à Autrui. Et ce qui brise la totalité, ce n’est plus le Je menacé de mort, mais l’Autre, la transcendance du visage. Alors que Rosenzweig part du Je, de la subjectivité irréductible, chez Levinas se produit un décentrement vers l’Autre. Décentrement qui a pour « toile de fond » une profonde parenté avec les réflexions que mène Rosenzweig dans L’Étoile de la Rédemption, et qui nous engage vers d’autres perspectives, qui feront l’objet du séminaire de l’an prochain.

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Thèmes : Judaïsme rabbinique

AUTEUR

SOPHIE NORDMANN Chargée de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Polythéismes antiques Polytheistic Religions of the Ancient World

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Religion de l’Égypte ancienne

Christiane Zivie-Coche

L’Ogdoade, élaboration et évolution d’une cosmogonie (suite) : la cosmogonie du temple de Khonsou à Thèbes

1 Poursuivant notre étude de l’Ogdoade dans le cadre thébain, à l’époque ptolémaïque puis romaine, l’année a été consacrée aux deux textes symétriques, d’une importance capitale, gravés sur les parois ouest et est de la salle de la barque du temple de Khonsou, probablement à la toute fin de l’époque ptolémaïque, et assez vraisemblablement sous le règne de Cléopâtre VII. Un des indices est, en effet, la présence de cartouches laissés vides, ce qui se rencontre ailleurs, dans des inscriptions contemporaines. Le décor de cette salle, qui avait été commencé bien plus tôt, sous Ramsès IV, s’est poursuivi, du reste, sous Auguste. On devine sous les inscriptions ptolémaïques les traces de hiéroglyphes plus anciens, d’un module plus grand, qui ont été arasés pour faire place aux nouvelles scènes. C’est le texte traditionnellement connu comme la « cosmogonie de Khonsou » (paroi ouest) qui a suscité le plus d’intérêt, et depuis longtemps. En effet, la première édition partielle en est due à G. Daressy, « Notes et remarques », RT 16, 1894, p. 45-46, avec des erreurs dans la lecture des signes, mais aussi des passages mieux conservés qu’aujourd’hui. Par la suite, Kurt Sethe en a utilisé le contenu dans son ouvrage Amun und die Acht Urgötter von Hermopolis, Berlin, 1929 (APAW 4), et en a donné une copie également incomplète, pl. II-III. Deux tentatives de traduction, accompagnées d’un commentaire relativement succinct et souvent fort discutable, en ont été faites beaucoup plus tard : R. Parker et L. Lesko, « Khonsu Cosmogony » dans J. Baines et al. (éd.), Pyramid Studies and Other Essays presented to I.E.S. Edwards, Londres, 1988 (“Occasional Publications”7), p. 168-175 et pl. 34-37, puis E. Cruz-Uribe, « The Khonsu Cosmogony », JARCE 31, 1994, p. 169-189. On ne saurait s’en tenir aux lectures qui ont été proposées dans ces deux articles. À la suite d’une première analyse que j’avais menée sur ce texte, j’en avais retenu différents éléments dans le cadre d’une étude sur la théologie thébaine : « Fragments pour une théologie », dans C. Berger, G. Clerc, et N. Grimal (éd.), Hommages à Jean Leclant,Le Caire,

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1994 (BdE 106/4), p. 417-427. On peut également se reporter à un certain nombre de remarques rassemblées dans un article récemment paru : « L’Ogdoade à Thèbes et ses antécédents », dans C. Thiers (éd.), Documents de théologie thébaine tardive, Montpellier, 2009 (CENIM 3), p. 167-225. Voir aussi, plus anciennement, Annuaire EPHE, Sciences religieuses, 98, 1989‑1990, p. 185-189 ; 99, 1990-1991, p. 145-147.

2 C’est à D. Mendel, Die kosmogonischen Inschriften in der Barkenkapelle des Chonstempels von Karnak, Bruxelles, 2003 (MRE 9), que revient le mérite d’avoir donné une nouvelle édition en fac-similé, accompagnée d’une translittération, d’une traduction et d’un commentaire approfondi de l’ensemble des deux textes. Malgré la très grande qualité de cet ouvrage, je n’ai pas voulu simplement m’y référer sans reprendre de manière systématique l’étude et le commentaire des textes. Quoique relativement bien gravés, ils présentent des particularités orthographiques singulières pour lesquelles l’interprétation demeure ouverte et peut occasionner d’autres explications que celles qui ont été offertes par D. Mendel. C’est le propre des textes complexes que de mériter que l’on y revienne et que de susciter légitimement plusieurs manières de les comprendre dans leurs passages les plus obscurs, sans les épuiser. Les hiérogrammates qui ont composé ces inscriptions ont visiblement déployé un goût prononcé pour les graphies de type rébus, les jeux d’écriture, qui donnent à un vocable parfois banal un arrière-plan mythologique très riche d’évocations. De plus, au fil des siècles et même des ans (entre le temps de Daressy et le nôtre), le texte a souffert et les restaurations qui ont été menées sur ces parois ne sont pas toujours des plus heureuses, et suscitent certaines hésitations sur les lectures envisageables.

3 Sur la paroi ouest, le pharaon debout, coiffé d’une couronne composite (cornes torsadées, disque solaire muni d’uraeus et hautes plumes), offre Maât qu’il protège de sa main droite à une série de divinités. C’est l’offrande par excellence, largement présente parmi les scènes rituelles des temples de toutes les époques. On notera, cependant, qu’elle n’est pas située, dans cette salle, sur la paroi du fond, comme c’est souvent le cas dans le naos, mais sur un mur latéral. Et la scène symétrique qui lui fait face sur la paroi orientale, figure, du reste, la même offrande. Cette fois, le roi, toujours anonyme, est à genoux sur un socle, pour accomplir le même geste rituel. Les deux textes accompagnant les deux offrandes sont à associer étroitement. Celui de la paroi orientale est très bref et ne comporte guère plus que le titre de la scène : « offrir Maât », tandis que celui de la paroi ouest se développe sur neuf colonnes, explicitant l’attitude du roi et sa raison d’être : nourrir le dieu et le faire vivre, car Maât, métaphoriquement, symbolise toutes les nourritures présentées dans le temple et comble ainsi les besoins du dieu.

4 Les divinités présentes sont nombreuses et constituent des groupes qui, eux aussi, sont complémentaires, comme il transparaît des légendes qui les définissent. La paroi ouest est celle qui nous intéresse au premier chef, en raison de la présence des huit membres de l’Ogdoade. Ils accompagnent Amon-Rê, Ptah-Tatenen et Hathor qui résident dans la Benenet, la déesse spécifique du temple de Khonsou, nommé Benenet, avec sa couronne naoforme et fleurie. Les Huit suivent Ptah dont ils sont d’ailleurs les enfants, et précèdent la déesse. Répartis sur deux registres, à une échelle inférieure aux autres protagonistes divins, ils sont figurés de manière purement anthropomorphe, une particularité des reliefs ptolémaïques et romains de la région thébaine que nous avions déjà notée dans les scènes étudiées précédemment, sauf quelques exceptions qui ont leur spécificité propre. Ils sont nommés Noun et Naunet, Hehou et Hehet, Kekou et

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Keket, Niou et Niout, autrement dit les désignations que l’on trouve à partir du règne de Ptolémée VIII Évergète et ultérieurement ; dans cette liste, le couple Amon et Amaunet a disparu ; Noun et Naunet sont en tête et le cortège se ferme avec Niou et Niout, dont les noms se rattachent à une racine dont le sens est loin d’être parfaitement clair. Devant Amon, six colonnes de texte lui sont consacrées, dont la première contient le don de Maât qu’il fait au roi, à titre de réciprocité.

5 Amon est défini comme le roi des dieux, maître de l’univers, créateur de toutes choses, dieu démiurge donc ; mais, en même temps, il adopte la forme la plus ancienne de « père des pères de l’Ogdoade » dans la butte de Djemê, ou encore de ba, manifestation, de Kematef, le serpent primordial qui a accompli son temps et qui repose dans cette même butte. Son appellation la plus singulière est celle de « Benen dans le Noun, qui fait surgir la Benenet/quand la Benenet surgit, la Première Fois ». C’est une évocation dense et tout à fait originale de la manifestation de l’être au début du monde, qui se retrouvera plus loin, avec tout un jeu subtil autour de la racine ben/benben. Il s’agit de la première manifestation de la matière primordiale qui était préexistante dans le Noun.

6 Une ligne et trois colonnes sont ensuite consacrées à Ptah, représenté tout comme Amon sous sa forme la plus classique. L’inscription qui l’accompagne, en partie lacunaire, présente plus d’une difficulté. Ptah, qui n’est pas encore appelé Tatenen comme dans la suite du texte, possède lui aussi une fonction de démiurge, avec l’épithète « celui qui a créé l’œuf et est sorti du Noun ». Mais l’insistance est mise sur l’union de deux dieux, le père avec le fils, autrement dit Amon et Ptah, ce dernier étant considéré comme le moteur de la création, celui qu’on appelle « le cœur d’Amon-Rê », autrement dit l’intellect agissant, ainsi que l’on nomme également Khonsou et Thot, dieux qui occupent la paroi opposée.

7 Ce qui frappe le plus dans cette scène, c’est le texte gravé en vingt colonnes au-dessus de Ptah puis de l’Ogdoade, avec malheureusement quelques lacunes gênantes pour sa compréhension qui n’en est pas, pour autant, globalement altérée. En effet, est inséré, entre les légendes relatives aux divinités protagonistes de la scène, un long texte narratif, de type mythologique, qui compose à la fois une cosmogonie et une théogonie. Le récit évoque d’abord l’existence de deux serpents, qui sont des formes d’Amon ancêtre et de Ptah, créateur du ciel et de la terre, étant entendu que le Noun préexistait. C’est à Ptah qu’échoit le rôle de procréateur unique et solitaire dans un premier temps. Le dieu éjacule dans l’eau originelle et la Benenet, cette matière primordiale se manifeste. Il féconde ainsi l’œuf primordial où se développent les germes des Huit qui ne sont pas encore advenus à l’existence. C’est toujours Ptah qui sous forme de taureau transportera ces germes qu’il avait avalés pour les régurgiter à son arrivée à Thèbes. À partir de là, les théologiens développent une série de jeux de mots qui permettent de fournir une étiologie aux noms de dieux comme de lieux thébains : nom de Khonsou, nom de la Ville (Thèbes), nom d’Hathor, qui est représentée à l’extrémité de la scène. La création de la parèdre féminine ouvre sur une deuxième phase du récit. On passe de la création solitaire de Ptah à son union avec Hathor qui donne naissance aux Huit, « quatre mâles, chacun avec sa femelle », enfants de Tatenen et d’Hathor à la fois. Par la suite, on retrouve une thématique bien connue par d’autres textes : la descente du Nil par les Huit jusqu’à l’île de l’embrasement dans le district d’Hermopolis, où ils se contentent d’adresser leurs louanges au dieu solaire, leur fils, destiné à éclairer la terre. Trois colonnes seulement sont réservées à Hathor de la

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Benenet dont la naissance a déjà été expliquée. Elle est tout à la fois l’incarnation de la Benenet primordiale qui a pris son élan, au premier temps du monde, et Maât qui étend ses bienfaits auprès du pharaon. Benenet désigne simultanément la matière originelle et le temple de Khonsou qui en est, en quelque sorte, l’incarnation physique sur terre.

8 Il est difficile de résumer un texte aussi complexe et aussi riche. Néanmoins, il transparaît que sous cette forme inconnue par ailleurs, et incluse dans une scène rituelle qui ne comporte pas, en principe, de narration, on est en présence d’une explication globale de la création du monde sorti du Noun, de la manifestation des dieux primordiaux que sont Amon et Ptah et de leurs coadjuteurs, les membres de l’Ogdoade, de la création de Thèbes enfin, lieu de naissance, tandis que Djemê sur l’autre rive est la butte où sont inhumées les formes divines qui ont achevé leur cycle. Pour aboutir à cette composition très élaborée, par sa forme autant que son contenu, les savants hiérogrammates ont puisé dans différentes traditions bien attestées, les associant entre elles pour parvenir à ce récit unique et original, où les événements s’emboîtent les uns dans les autres. On a discuté de la structure même du texte qui comporte un certain nombre de gloses. S’agirait-il d’un texte rédigé en plusieurs étapes, auquel on aurait ajouté des commentaires explicatifs par rapport à une version originelle qui serait plus ancienne que celle gravée dans le temple de Khonsou ? La présence de gloses, fréquemment utilisées par les Égyptiens pour expliciter un point particulier, ne suffit pas à faire remonter sa date d’élaboration à une période largement antérieure à celle de sa gravure. Il semble, bien au contraire, qu’une profonde cohérence en lie les différentes articulations.

9 D’autant qu’il est à mettre en vis-à-vis avec les inscriptions qui lui font face sur la façade est. J’ai déjà brièvement évoqué l’offrande symétrique de Maât et les textes du titre et de la formule, disposés sur l’une et l’autre scène, et qui sont à rapprocher. La paroi est offre un autre regroupement de dieux qui répondent aux premiers. Face à Amon-Rê, Khonsou dans Thèbes Neferhotep joue le rôle du dieu solaire jeune, sorti du lotus primordial, comme Chou, le fils qu’a craché Atoum ; néanmoins, sa fonction lunaire est évoquée en parallèle. À Ptah, répond Thot, cœur de Rê, qui conçoit et fait advenir tout ce qui existe, mais aussi dieu omniscient, qui connaît les choses avant même qu’elles ne se soient manifestées. C’est une théorie de douze divinités qui sont représentées derrière lui, sur trois registres, à lire de haut en bas et de droite à gauche. On retrouve une série de couples et de groupes bien connus par ailleurs et souvent réunis : Hou et Sia, la parole et l’entendement, Ir et Sedjem, la vue et l’ouïe, les sept Djaisou ou Propos de Mehet-ouret, chacun avec son nom spécifique, et enfin Séchat. Mais le texte indique que cette unique image de la déesse renvoie à ses deux formes : la grande et la petite Séchat ; donc au total treize divinités. Encore une fois, l’ensemble des figures est anthropomorphe, ce qui est singulier pour les sept Djaisou, pratiquement toujours représentés hiéracocéphales. Douze colonnes de texte accompagnent la théorie des dieux. Il ne s’agit pas d’un récit narratif, mais d’une description approfondie du rôle spécifique de chacun d’entre eux. Ces diverses figures traduisent les modalités de l’entendement et du langage qui énonce les pensées, mais aussi de l’écriture qui peut se substituer au langage, tandis que l’intellect est renseigné par les sens, la vue et l’ouïe. Quant aux Djaisou, ils sont définis comme les maîtres omniscients de la parole, les régisseurs de l’ordre du discours aux côtés de Thot, pourvoyant à un exact remplissage de l’œil oudjat. En même temps, il est rappelé qu’ils

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sont les sept enfants de Mehet-ouret, qui accompagnent le dieu solaire, Rê, fils de cette déesse primordiale.

10 Pour finir, c’est Osiris qui clôt cette scène, en tant que l’Osiris du temple d’Opet, sis à côté de la Benenet, le temple de Khonsou. Il apparaît comme un dieu régalien, sur terre tout comme dans la nécropole, et est finalement défini comme Khonsou-Osiris, avec des connotations solaires et lunaires à la fois, en étroite association avec le patron du temple. La colonne latérale rappelle l’union de Khonsou et Thot sous la forme connue du Ba demedj, « le Ba réuni », tandis qu’Osiris mort est protégé par les douze divinités citées plus haut.

11 Dans cette scène également, le texte est difficile et les incertitudes demeurent. Khonsou, le dieu du temple, associé à Thot, joue un rôle créateur à l’instar d’Amon et de Ptah, créateur qui anticipe par son savoir les choses à venir. Mais pour ce faire, on a donné aux personnifications des sens, de l’entendement et de la parole des fonctions fondamentales qui en font bien plus que de simples auxiliaires du démiurge omniscient : les truchements indispensables sans lesquels la connaissance, le langage et l’écriture n’existeraient pas. Il est remarquable que les deux modes de création, intimement liés, que les Égyptiens évoquent fréquemment dans leurs textes, soient répartis dans chacune des deux scènes. À Amon sous toutes ses formes, le dieu ancêtre, la forme agissante qui peut être aussi Ptah-Tatenen, accompagné des Huit primordiaux, est associé le surgissement de la vie dans le Noun d’une façon très physiologique ; de la masturbation à l’union avec la première déesse, on assiste à la différenciation sexuelle, principe de toute vie. Ces transformations successives font l’objet d’un texte narratif et mythologique, inséré dans la scène. Le rôle du langage n’en n’est nullement absent, puisque tel événement permet une étiologie du nom de telle place ou de telle divinité, mais reste d’une certaine manière secondaire. En revanche, dans la scène consacrée à Khonsou, maître de la Benenet, étroitement associé à Thot, cœur de Rê, aussi bien qu’à Osiris, dieu né dans le temple voisin d’Opet et dont le remembrement après sa mort y a aussi été opéré, c’est l’intellect qui est mis en avant et la nécessité du langage pour nommer les choses, ainsi que de l’écriture qui peut même se substituer à lui. Quelques éléments mythologiques sont évoqués, tel le surgissement de Khonsou solaire hors d’une fleur de lotus sur le lac primordial, ou encore la présence de Mehet-ouret, mère des Djaisou et porteuse de l’enfant solaire sur son dos. Ils répondent à des thèmes présents dans la scène symétrique, mais ils ne constituent pas la structure du texte ni sa raison d’être. On rejoint là d’autres inscriptions où les hiérogrammates ont recherché une explication du monde d’un type plus abstrait, l’une étant inséparable de l’autre. On songe, par exemple, au document de théologie memphite gravé sur la pierre de Chabaka sous la XXVe dynastie ; mais je ne peux développer davantage ici ce rapprochement. D’autres composantes mythologiques apparaissent dans les deux textes : le cycle solaire évoqué dans l’une et l’autre scène, et celui de la lune incarné par Khonsou et Thot à la fois, et rappelé par la thématique du remplissage de l’œil oudjat.

12 Ces deux textes d’une si grande richesse tant stylistique que conceptuelle témoignent de la vitalité et de la profondeur de la pensée des hiérogrammates à la fin de l’époque ptolémaïque, soucieux de combiner toutes les approches pour expliquer l’univers et son fonctionnement à travers les dieux qui régnaient dans les temples de la région thébaine.

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Géographie religieuse, le delta oriental : Mendès et la XVIe sepat de Basse Égypte (suite) : de l’époque saïte à la XXXe dynastie

13 L’analyse des vestiges architecturaux du site de Mendès à l’époque saïte avait été conduite l’année précédente, en évoquant les éléments épars du règne de Psamétique Ier, d’Apriès et surtout d’Amasis qui avait fait ériger quatre gigantesques naos consacrés aux quatre ba du Bélier/ Ba de Mendès sur une vaste plate-forme marquée aux angles par des dépôts de fondation à son nom. Néanmoins, il s’agit sans doute, comme le montrent les reprises de textes sur le naos qui subsiste in situ, d’une récupération de monuments plus anciens, réinstallés dans un espace redéfini sous ce pharaon.

14 Durant cette période certainement faste pour la cité, de hauts personnages ont pu s’enorgueillir de déposer leur statue dans le temple de Banebdjed ou dans des temples voisins. Il n’est pas toujours aisé de définir leur provenance précise, soit qu’elle n’ait pas été notée au moment de leur découverte et qu’elle demeure inconnue, soit que le lieu de leur trouvaille ne corresponde pas à l’emplacement initial auquel elles étaient destinées. Nous avons, cette année, poursuivi la collecte de ces monuments, jusqu’à la XXXe dynastie. Il faut y ajouter quelques stèles et sur le terrain les restes du tombeau royal de Néphéritès, souverain de la XXIXe dynastie, pillé depuis longtemps.

15 Nous nous étions arrêtés précédemment aux effigies de Bès et d’Harsiésis, datées du règne de Psamétique Ier. On y adjoindra la base de statue d’un certain Horoudja, anciennement mise au jour par Naville et dont la situation est inconnue aujourd’hui. Ce personnage, qui était imy khent, chambellan, et grand des voyants d’Héliopolis, fils du grand des voyants d’Héliopolis, Haroua, et de la prêtresse-pure de Hat-mehyt, Chepethenout (?), est à distinguer d’un homonyme, propriétaire d’une statue sistrophore dont l’origine mendésienne n’est pas à retenir (Cambridge Fitzwilliam Museum E 31.1973). En revanche, un autre sistrophore au nom d’Ahmès, fils de Nesatoum (H. De Meulenaere et P. MacKay, Mendes II, Warminster, 1976, p. 197 et pl. 18), dont la situation actuelle est inconnue, provient certainement de Mendès, comme l’indique le contenu des inscriptions lacunaires. Il est bien daté grâce aux cartouches de Psamétique Ier et Nékao II gravés sur ses épaules. Le propriétaire se targue d’être porteur de la barque divine et adresse une invocation à Hat-mehyt « qui réside à Djedet ». Ce même personnage possède une autre statue fragmentaire, découverte lors des fouilles américaines à Mendès, en 1977, à proximité de la tombe de Néphéritès, conservée aujourd’hui au musée du Caire, JE 97199, et publiée par D. Redford, Excavations at Mendes I, The Royal Necropolis, Leyde‑Boston, 2004, p. 38-41 et figure p. 104. Le personnage debout porte une chendyt plissée avec sur la ceinture ses titres, « prince et comte, chef de l’armée » ; la pièce est datée par un cartouche de Nékao II dans l’une des inscriptions. Des quelques éléments biographiques que l’on peut glaner, on apprend que le général a été mandaté par le souverain pour mener une expédition guerrière en Nubie. Or précisément, ce même Ahmès a laissé son nom à Abou Simbel, avec celui du général Potasimto, lors d’une autre campagne menée sous Psamétique II. Le personnage eut en effet une longue carrière, commencée sous Psamétique Ier et qui s’est poursuivie jusque sous Apriès. On connaît du reste, de lui, une autre statue dont les fragments sont partagés entre le musée du Caire et le Metropolitan Museum de New York. On y lit ses titres les plus importants : « envoyé

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royal, commandant en chef de son maître dans tous les pays étrangers, directeur des portes des pays étrangers septentrionaux », ainsi qu’un titre sacerdotal, « prophète de Sopdou, seigneur de l’Orient ». La statue a, du reste, été trouvée à Saft el-Henneh, et il n’est pas très étonnant qu’occupant une fonction religieuse à Saft, il ait également déposé une statue dans le temple de Banebdjed, dans la ville de Mendès, proche. Ce n’est d’ailleurs pas la seule fois que se dessinent des liens de proximité entre les deux cités.

16 C’est encore sous le règne de Psamétique Ier, en l’an 11, qu’avait été gravée une stèle de donation, Caire Reg. Temp. 20/6/24/8 (O. Perdu, Recueil des inscriptions royales saïtes I, Psammétique Ier,Paris, 2002, p. 27-29 et pl. I), malheureusement en fort piètre état. Elle a pour particularité de figurer une double offrande de la campagne devant Banebdjed et Neith. La donation aussi est d’un type rare puisqu’il s’agit d’offrir à Neith, dame de Saïs, un village avec tous ses biens et ses gens, sis dans la province de Hat-mehyt.

17 Il n’est pas possible d’étudier en détail ici tous les documents issus de Mendès, et je ne citerai que ceux qui, par leur contenu, apportent le plus d’éléments pour comprendre l’histoire de la ville et de ses cultes. Un personnage nommé Tjanebdjedenimou possède un dossier assez riche (H. De Meulenaere, « Un notable mendésien de la 26e dynastie », dans Mélanges Gamal Mokhtar, Le Caire, 1985 [BdE 97/1], p. 187-197 et pl. I), mais dont la majorité des documents ne provient pas de Mendès, même si certains sont réputés tels de manière erronée et à l’exception d’un petit fragment de statue naophore conservé dans une collection privée italienne (S. Donadoni, « Un Frammento di statua di Personaggio Mendesio a Roma », MDAIK 24, 1969, p. 100-104 et pl. 15-16). Il n’en subsiste qu’une partie du naos qui contenait les images de la triade mendésienne, Banebdjed, Hat-mehyt et Harpocrate et le texte gravé sur le toit du naos au nom de ce « connu du roi » qui a vécu sans doute au début de la XXVIe dynastie et dont le père et la mère portaient des titres spécifiques de la sepat de Mendès.

18 Neshor, de son « beau nom » Psamétiquemenekhib, dont la carrière s’étend de Nékao II à Apriès, offre l’un des plus riches ensembles pour cette période. Il s’agit d’un très haut dignitaire qui a œuvré dans toute l’Égypte, laissant des monuments d’une grande qualité dans différentes villes, parmi lesquelles Mendès, dont il était peut-être originaire. Olivier Perdu, spécialiste de l’époque saïte et qui a beaucoup travaillé sur les documents de Neshor, a eu la très grande gentillesse de présenter une statue et une stèle mendésiennes appartenant à ce personnage au cours de deux séances, ce dont je le remercie très chaleureusement (pour une vue générale des œuvres de Neshor, se reporter à O. Perdu, « Neshor à Mendès sous Apriès », BSFE 18, 1990, p. 38-49, avec la bibliographie afférente). La pièce la plus ancienne, appartenant actuellement à une collection privée, est une stèle de donation de l’an 14 de Nékao II, provenant de Baqlieh, métropole de la sepat voisine, l’Ibis, qui entretenait des rapports étroits avec Mendès. Il y apparaît que Neshor servit d’intermédiaire dans un transfert de champs dont les bénéfices étaient destinés au temple de Thot « qui sépare les deux compagnons », le maître de Bahou, et surtout qu’il possédait des champs dans le voisinage, aux confins des XVe et XVIe sepats.

19 Plus tard, sous le règne d’Apriès, Neshor consacra une statue, qui le portraiture agenouillé, dans le temple du Bélier de Mendès très probablement. Elle est en basalte comme les autres figures connues du personnage ; l’épigraphie de toutes ces figures est très voisine, ce qui laisse penser qu’elles sortent d’un même atelier. Aujourd’hui, il ne reste malheureusement de celle de Mendès que trois fragments jointifs, conservés dans

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une collection privée. Cependant, même lacunaire, l’appui dorsal avec six colonnes de texte apporte des informations intéressantes sur les activités du personnage. Le prince et comte, chancelier du roi de Basse Égypte, ami unique, et commandant de l’armée, affirme avoir achevé les naos des grands baou, les hypostases de Banebdjed. On songe immédiatement aux naos installés dans une cour du temple du Bélier par Amasis, qui les avait probablement réutilisés, en arasant des cartouches plus anciens. La statue de Neshor est parfaitement datée d’Apriès. Est-ce là un indice de la fabrication sous ce pharaon des gigantesques monolithes, sous les ordres de son homme de confiance ? C’est une hypothèse plausible, mais que l’on ne peut confirmer. Car il n’est pas à exclure que sous Apriès, des naos de moindre taille, comme on en connaît par ailleurs, aient été confectionnés en faveur du dieu dans ses différentes manifestations. En outre, Neshor a fourni des produits de ses propres domaines, dont du vin de l’oasis de Kharga, que le roi a probablement offert aux temples. Le texte comporte un autre élément particulièrement remarquable, et peu courant. En effet, Neshor signale que tous ces faits sont consignés sur une stèle en pierre de bekhen, ou grauwacke, déposée dans un temple dont le nom est malencontreusement en lacune. Or la stèle de donation, Copenhague Ny Carlsberg Glyptothèque AEIN 1037, taillée précisément dans le bekhen, pierre dure fréquemment utilisée pour les statues à cette époque, mais rarement pour les stèles, datée de l’an 4 d’Apriès et provenant de Mendès, présente les donations faites en faveur de Banebdjed, représenté deux fois dans le cintre, et d’Osiris-Hapy, l’Osiris local. On dispose ainsi de l’inscription de la statue qui renvoie à l’existence d’une stèle et de la stèle elle-même, dont le contenu correspond parfaitement à ce que Neshor explique plus brièvement sur sa statue. Les biens que possèdent le personnage et sa famille sont, au demeurant, considérables et dispersés à travers l’Égypte jusque dans l’oasis de Kharga déjà mentionnée ; à leur charge, d’alimenter le temple de Banebdjed et celui d’Osiris-Hapy qui se situe dans la province de Hat-mehyt. Le cursus et les activités de cet officiel qui parvint jusqu’à la fonction de directeur des portes de Ouadj- our et des portes des pays étrangers du sud, c’est-à-dire le poste de surveillance des frontières, sont tout à fait caractéristiques de l’époque. Sa richesse le conduit à laisser des effigies de sa personne d’une grande qualité stylistique dans plusieurs temples ; il bénéficiait de donations royales, avec mission pour lui de pourvoir à l’entretien de certains temples. Mendès avait certainement une place privilégiée puisqu’il détenait des terrains dans la région, dont il était peut-être originaire, et avait une vénération particulière pour le dieu local.

20 Parmi les statues issues des fouilles à proximité du tombeau de Néphéritès, dont celle d’Ahmès, fils de Nesatoum, une statue fragmentaire debout, dont seule la partie centrale du torse et le haut des cuisses sont préservés, porte le vêtement dit « à la perse ». Conservée au musée du Caire, JE 97196 (H. Selim, « Three Unpublished Late Period Statues », SAK 32, 2004, p. 374-378 et pl. 23-24), elle appartient à Ouahibrêemakhet qui porte un titre en relation avec les grands baou de Mendès, ainsi que celui, spécifique, de oup netjerouy, « celui qui sépare les deux dieux », mais d’autres également, associés à Héliopolis, Memphis, Saïs et Bouto. Les quatre ba, manifestations de Banebdjed, sont évoqués dans une autre partie des inscriptions. Deux autres statues provenant du même secteur, Caire JE 97197 et JE 97200, sont encore inédites. Il s’agit d’un naophore contenant une statue d’Osiris et d’une statue-cube avec, à l’avant des jambes, les figures d’Amon et de Mout. Elles sont à dater de l’époque saïte ou de la XXVIIe dynastie. Par ailleurs, des ouchebtis complets ou fragmentaires au nom du général Nesbanebdjed, « père divin et prophète d’Amon-Rê de Djedet, celui qui sépare

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les deux dieux » ont été retrouvés dans cette même zone (D. Redford, Excavations at Mendes I, p. 41 et fig. 76-80) ; ils datent de la fin de la XXVIe dynastie ou de la XXVIIe. On a ainsi la preuve de l’existence dans le temenos même d’une nécropole de particuliers, qui a été perturbée par des constructions postérieures.

21 Divers autres documents montrent que des prêtrises liées au culte du Bélier de Mendès étaient portées par des personnages, hors de la ville : statue de Ouahibrê-Ounnefer, Alexandrie 435 ; statue de Paoun, Sân OAE 2654, qui appartient à la famille de Kher originaire de Saft el-Henneh (Louvre E 23551) ; statue d’un anonyme, Jérusalem, The Israel Museum 67.30.426, originaire de Saft el-Henneh mais qui détient également le titre de « prophète de Banebdjed qui réside dans le château du jujubier », ce qui soulève, encore une fois, la nature des relations entre la sepat de Hat-mehyt et celle de l’Orient, qui n’en est pas très éloignée, question que l’on ne peut résoudre pour l’instant.

22 Enfin, pour cette même période saïte et perse, il faut prendre en compte d’autres types de documents qui apportent des informations sur la place des cultes mendésiens dans la vision globale que pouvaient avoir les théologiens des centres religieux du delta.

23 Le papyrus Brooklyn 47.218.84 (D. Meeks, Mythes et légendes du delta d’après le papyrus Brooklyn 47.218.84, Le Caire, 2006 (MIFAO 125), p. 23 et 25 ; 117-119 ; 253-255 ; 262-267), daté du début de l’époque saïte, sans doute rédigé dans une officine héliopolitaine, énonce et glose, province par province, les mythes locaux relatifs à Osiris, que l’on retrouvera ultérieurement dans les inscriptions des textes ptolémaïques. Dans le passage consacré à Mendès, on établit d’abord l’équivalence d’Anpet et de Djedet, « place vénérable de Celui au cœur inerte (i. e. Osiris) », Osiris étant aussi nommé Res- oudja. Le dieu s’envole comme un ba vers Djedou, Bousiris. Cette phrase montre la richesse du texte avec la relation, établie depuis longtemps d’ailleurs, entre Djedet et Djedou, mais surtout avec le choix du signe pour écrire le mot ba : l’oiseau habituel affublé d’une tête de bélier. On a ainsi réuni en un seul hiéroglyphe composite les deux valeurs de ce terme, celle de bélier et celle de principe immatériel, entre lesquelles intervient un jeu constant à propos du Bélier/Ba de Mendès. De plus, l’une des quatre hypostases associées au Bélier de Mendès est le ba d’Osiris, encore qualifié de ba ouadj, ba florissant, par allusion à la puissance sexuelle, constamment affirmée, de Banebdjed. Or c’est là-dessus que porte précisément la suite du texte ; elle n’est pas totalement claire, mais évoque les reliques osiriennes locales qui sont le phallus et l’épine dorsale du dieu, cette dernière nommée djed, d’où un nouveau jeu de mots. Chentayt et Merkhetes, deux avatars d’Isis et de Nephthys, dans leur rôle de « deuillantes », sont chargées de veiller sur le phallus. Même si Banebdjed n’est pas mentionné de manière explicite dans le texte, il est patent qu’Osiris est chargé de toutes les qualités génésiques ordinairement attribuées au dieu local. Dans une autre séquence qui précède le chapitre sur Mendès, nous apprenons qu’Isis, qui a mis au monde cinq Horus, a accouché de l’un d’eux, le « fils des deux seigneurs », à Mendès où il ne vivra que quatorze jours, ce qui est peut-être à mettre en relation avec le cycle lunaire. Cet Horus, qu’on différenciera de l’Harpocrate de la triade locale, serait sans doute à rapprocher de Thot de Mostaï, né du front de Seth, sous forme de disque lunaire.

24 La cella du temple d’Hibis dans l’oasis de Kharga, décorée sous Darius (N. de Garis Davies, The Temple of Hibis in El Khargeh Oasis III : The Decoration, New York, 1953, pl. 5) présente un compendium des provinces d’Égypte avec leurs divinités. Sur la paroi nord, à côté de la porte d’accès à la cella, au deuxième registre à partir du bas, bien que la

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scène soit assez abîmée, on discerne « Hat-mehyt qui est sur le grand siège », puis, dos à dos Isis « la grande, mère divine, dame du ciel » et Nephthys « [sœur] divine », et enfin Ptah « Badjedet, qui est sur le grand [siège] » et Badjedet « au phallus puissant, le complet (nakht henen kem) » ; ces épithètes ne sont pas autrement connues, mais font référence aux capacités sexuelles du dieu. Les deux divinités masculines sont figurées sous la forme animale d’un bélier, le premier étant couronné du disque solaire. Il semble qu’ils soient représentés en train de copuler ou plus exactement d’éjaculer dans un objet qui figurerait un sexe féminin. Je ne suis pas certaine de l’interprétation de cette étrange représentation, mais elle s’accorderait bien avec certaines précisions que fournit le papyrus du delta. Au-dessus du registre consacré aux divinités de Mendès, on retrouve celles de Baqlieh, la province voisine. Le Bélier de Mendès flanqué de Hat- mehyt apparaît dans une scène rituelle d’offrande de vin (salle J : N. de Garis Davies, The Temple of Hibis in El Khargeh Oasis III, pl. 21) avec ses épithètes habituelles, mais « résidant à Hibis ». Dans le grand hymne à Amon de la salle hypostyle M, reproduit pl. 33 du même volume, parmi les lieux de culte où Amon est honoré au cours d’une pérégrination à travers le delta, il passe par Mendès (col. 26-28) : « ton ba est dans Djedet, réuni avec les quatre dieux dans Anpet, scarabée éjaculateur, maître des dieux, Kamoutef qui se réjouit de Ahet, époux qui saille avec son phallus… ». Là encore, en quelques formules, Amon endosse les qualités intrinsèques de Banebdjed.

25 On notera, enfin, la présence d’amulettes représentant Hat-mehyt couronnée du tilapia, et datant de l’époque tardive, sans qu’il soit toujours possible de préciser davantage, retrouvées sur différents sites d’Égypte. Pour ce qui est de Banebdjed, dans la mesure où ces petits objets ex-voto sont souvent anépigraphes, et où l’iconographie ne suffit pas, dans ce cas, à déterminer la personne divine, il est difficile d’attribuer formellement au seigneur de Mendès un certain nombre de figurines anthropomorphes et criocéphales qui pourraient également être associées à d’autres divinités.

26 La XXIXe dynastie, bien qu’originaire de la ville, n’a laissé que peu de traces à Mendès. En conquérant le pouvoir sur Amyrtée, l’unique souverain de la XXVIIIe dynastie, Néphéritès, a été le fondateur de cette dynastie mendésienne, assez mal connue. On citera, sans être exhaustif, un torse acéphale de Néphéritès Ier, un montant de porte (ou de naos ?) au nom d’Akoris. La découverte la plus importante est évidemment celle de la tombe de Néphéritès, ou plutôt de ce qu’il en reste aujourd’hui, avec le sarcophage rectangulaire de calcaire et son couvercle, toujours in situ, contenant un sarcophage anthropoïde en basalte, anépigraphe. Dès le XIXe siècle, des fouilleurs avaient vu ce monument, mais sans véritablement comprendre de quoi il s’agissait ; il était déjà à cette époque pillé et passablement détruit. C’est avec la reprise des fouilles par une mission américaine à la fin du XXe siècle que le terrain a été véritablement fouillé et a fait l’objet d’une analyse archéologique et stratigraphique, en même temps que l’on recueillait les restes très fragmentaires du décor des parois : voir D. Redford, Excavations at Mendes I, passim.

27 La tombe est située dans le secteur sud-est du temenos de Banebdjed, et seule une partie de la structure originellement souterraine, désormais à l’air libre, a subsisté. Lorsqu’elle a été creusée, elle a entaillé un mur qui date de la fin du Nouvel Empire et correspond sans doute à l’état ramesside du temple, ainsi que des constructions de la Troisième Période Intermédiaire. On constate également que des enceintes successives ont existé et que le bâtiment de Néphéritès est inclus dans une enceinte qui a été édifiée, postérieurement à l’inhumation, sous la XXXe dynastie. Cette chambre

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souterraine était donc le caveau où reposait le sarcophage. Une partie des murs de briques se dresse encore, avec des traces de revêtement de chaux. Des vestiges de dalles ou de blocs de calcaire, épars, étaient conservés autour du sarcophage, restes d’un sol ou d’un remplissage de la pièce. La superstructure qui devait surmonter cette partie enterrée et servir au culte funéraire a entièrement disparu. Il en a été retrouvé néanmoins des fragments de décor, éclats plus ou moins grands, avec des étoiles de plafond, des morceaux de cartouches, des noms divins et des représentations incomplètes. C’est ce qui permet de supposer que le monument était orné de scènes de l’Amdouat, comme c’était déjà le cas dans les tombes tanites, elles aussi bâties dans un temenos comprenant à la fois des tombes et des temples. Avec la tombe de Néphéritès, quel que soit son état de conservation, nous sommes en présence d’un des rares exemples de sépulture royale tardive encore existante. Un ouchebti appartenant au pharaon y avait été découvert dès le XIXe siècle (Caire CG 48484) ; deux autres ont été acquis par le musée du Louvre (Louvre E 5339 et E 17409) et proviennent certainement de cette même structure, ce qui est peu par rapport à un équipement funéraire complet qui a été pillé et détruit, possiblement déjà dans l’antiquité tardive. Le secteur de cette tombe a dû être remanié très rapidement après l’enterrement du souverain. Mais il est difficile d’établir un rapport clair entre le tombeau et les trouvailles faites à proximité : les différentes statues de l’époque saïte évoquées plus haut, et surtout la série des stèles votives comportant des représentations de tilapias, parfois associées à celle du Bélier de Mendès. Ces stèles accompagnaient des inhumations de jeunes tilapias dans des jarres. Par ailleurs, on peut supposer qu’Akoris, successeur de Néphéritès fut également enterré à Mendès ; sa sépulture n’a pas été retrouvée. On connaît deux ouchebtis à son nom, sans provenance assurée.

28 Pour en terminer avec les dynasties indigènes, les souverains de la XXXe dynastie œuvrèrent à Mendès en édifiant une nouvelle enceinte plus vaste que les précédentes. Il est probable que des remaniements ou agrandissements furent effectués dans le temple de Banebdjed, mais il n’en subsiste pratiquement rien. Deux petits naos de pierre (Caire CG 70022 et JE 43279), de taille et de décor similaires, ont été consacrés respectivement au Bélier de Mendès et à Hat-mehyt par Nectanébo Ier. On y rencontre pour la première fois le toponyme Des-chen, connu par quelques attestations plus tardives et qui désigne une butte du voisinage. Une importante séries d’ouchebtis, un trousseau d’environ quatre cents pièces, avait été découverte sur le site, au début du XXe siècle, à l’occasion de fouilles semi-clandestines. Il s’agissait d’une tombe appartenant à un certain Nesbanebdjed, nom particulièrement courant dans la région et à l’époque tardive. On peut dater ce matériel, qui a été dispersé entre de nombreux musées et des collections privées, de la XXXe dynastie. Le personnage était un officiel de rang élevé : « imy khent, celui qui sépare les deux dieux, prophète d’Osiris dans Anpet, scribe des choses scellées du dieu, directeur des prêtres purs de Sekhmet de Hat- mehyt, prophète de Banebdjed ». Cette trouvaille a le mérite de montrer que les nécropoles de particuliers, à cette période comme aux précédentes, se situaient sur le tell même qui abritait simultanément les bâtiments cultuels et les quartiers d’habitations.

29 Durant toute cette époque du VIIe au IVe siècle, la métropole de la province de Hat- mehyt connut des moments d’une grande vitalité, ainsi sous la XXVIe dynastie qui fut une période de transformations profondes dans le temple de Banebdjed, et très probablement sous la XXXe, même si les attestations qui nous sont parvenues n’en sont

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pas nombreuses. Avec l’époque ptolémaïque, une nouvelle structuration du site va s’opérer ; l’administration lagide suscite des changements, mais Mendès est riche de documents mobiliers, encore peu exploités, datant de cette période, en particulier une statuaire de grande qualité, où les officiels firent graver leur autobiographie.

Séminaires de troisième heure

30 Ils ont eu lieu un samedi par mois, entre septembre 2008 et juin 2009, réunissant les étudiants en master, diplôme et doctorat de l’EPHE et d’autres institutions françaises ou étrangères (universités de Lille, Lyon, Montpellier, Strasbourg, Bâle, Genève, Cologne, Sao Paulo).

31 Des post-doctorants et chercheurs y participent également régulièrement, faisant le point sur leurs recherches, et faisant bénéficier les étudiants moins avancés de leur expérience. Les étudiants préparant un travail de recherche présentent l’avancée de leurs travaux et les problèmes qu’ils rencontrent. Des questions de méthodologie doivent souvent être reprises à cette occasion, ce qui permet d’asseoir un peu plus solidement des bases de travail qui ne sont pas encore suffisamment acquises à l’entrée en doctorat.

INDEX

Thèmes : Religion de l’Égypte ancienne

AUTEUR

CHRISTIANE ZIVIE-COCHE Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Religion de l’Égypte ancienne Une introduction à la magie dans la religion de l’égypte antique

Robert K. Ritner

Création et rôle de la magie (13 mai 2009)

1 Toute tentative pour comprendre le rôle et la fonction de la « magie » dans la religion égyptienne doit passer par l’examen de l’origine de Heka et de sa situation comme force au sein des cycles mythologiques relatifs à la création. Le mieux connu d’entre eux, le système héliopolitain avec sa butte primordiale, le benben, est enchâssé de manière perceptible dans des formes architecturales telles que la grande pyramide de Giza et le temple solaire d’Abou Gorab. Ces constructions à grande échelle ne servent pas simplement de mémoriaux de la création, mais, à chaque aube, elles fonctionnent comme médium pour recréer et, par conséquent, régénérer le commencement du monde, lorsque le soleil brille au-dessus d’elles. Une lampe d’albâtre en forme de lotus du Nil, provenant de la tombe de Toutankhamon, répond à la même fonction par rapport à un mythe de la création comparable car, quand elle est allumée, la lampe recrée le moment où le dieu solaire ouvrit les yeux dans le lotus de Nefertoum et qu’alors l’espace, le temps et la création vinrent à l’existence. Comme témoignages aussi bien de l’architecture monumentale que du simple art décoratif, ces œuvres égyptiennes sont véritablement « magiques ». Par le biais d’une image ou « double », elles commandent un résultat. Le pouvoir qui lie l’image au résultat est le dieu Heka. Le rôle théologique de Heka est déjà établi dans l’Ancien Empire, mais il est explicité dans les spells 261 et 648 des Textes des sarcophages, où le dieu est désigné comme le fils aîné du créateur et l’agent grâce auquel les images-ka prennent forme de dieux et de réalités du monde physique. Comme l’avait noté W. Spiegelberg en 1930 (ZÄS 65, 1930, p. 119‑121), le bas-relief de l’Oriental Institute de Chicago 9002, au nom de Nefermaât, prouve de manière décisive que la notion fondamentale que recouvre le mot « dieu » en égyptien est celle d’« image », et que le principe de l’image est impliqué dans tous les aspects de la magie égyptienne qui manipule des statues, des éléments architecturaux,

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des figures amulettiques , des cadavres animaux et même humains et, en raison du caractère pictographique de l’écriture égyptienne, des mots prononcés ou écrits. La transformation de vocables énoncés ou écrits en tant qu’images, accessibles, de ce qu’ils représentent est d’une importance particulière pour Heka qui est couramment associé à Hou, le Verbe d’autorité, dont les propres représentations peuvent être accompagnées de celles des instruments de l’écriture, et dont la force se manifeste au travers de hiéroglyphes mutilés, de noms et de déterminatifs endommagés (ou de reliefs associés qui fonctionnent en tant que déterminatifs dans les inscriptions et les peintures murales).

2 La contrainte exercée sur des divinités par la force de Heka s’inscrit dans ce modèle, et dans les figures qualifiées de « panthéistes » utilisées dans des contextes de magie coercitive (Papyrus Brooklyn 47.218.156 et cippes d’Horus par exemple), la divinité tout entière dans toutes ses manifestations pouvant être soumise à des manipulations appropriées. Le rôle de Heka comme force agissant dans le cosmos est indiqué de manière explicite par l’utilisation symbolique du signe de l’arrière-train d’un lion (Gardiner Sign List F 22) à la place de la graphie phonétique de son nom. La statuette Louvre E 4875 en est un exemple représentatif, montrant ce hiéroglyphe posé sur la tête de Heka, soulignant par un jeu d’écriture symbolique que Heka est à la fois un « pouvoir » ou une « force » (pehty) et un protecteur qui apparaît de manière régulière « derrière » le dieu solaire dans sa barque et « derrière » Osiris sur son trône, particulièrement dans les scènes de l’Amdouat relatives au cycle cosmique. Les textes égyptiens en langue grecque (les Papyrus magiques grecs) traduisent de manière appropriée Heka par « magie sacrée » et « énergie sacrée ». Heka, comme toute divinité, peut bénéficier d’un culte local, et c’est de cette manière qu’il apparaît dans le Delta (cf. stèle Caire JE 85 647), dans l’oasis de Bahariya (tombe de Banintiou) et à Esna. Dans ce temple, cependant, il remplace dans les représentations son père, le dieu créateur, et est figuré sur les colonnes comme la divinité solaire, accroupie dans le lotus primordial. Heka était devenu si central dans la théologie tardive que son image assise pouvait remplacer le signe plus ancien du bâton entouré d’une bandelette (Gardiner Sign List R 8) pour écrire le mot « dieu » dans les textes ptolémaïques. Les divinités sont ainsi identifiées à la fois comme dépositaires et créations de Heka, une conception déjà exprimée dans les Textes des sarcophages.

Malédictions et « charmes d’amour » (13 mai 2009)

3 L’un des usages les plus courants de la magie égyptienne est l’exécration et l’assujettissement des ennemis. De tels rituels peuvent aller d’actions contre les ennemis cosmiques ou ceux de l’état, menées dans les temples, à des rites contre des ennemis personnels dans la pratique individuelle, bien que dans tous les cas le praticien soit un prêtre instruit dans un temple et capable de lire et d’écrire (fréquemment un prêtre-lecteur), agissant pour le compte de l’état ou d’un client privé. Les images de cérémonies d’exécration s’étendent des plus anciens témoignages égyptiens (comme la tombe 100 de Hiérakonpolis) jusqu’aux plus récents (y compris les Papyrus magiques grecs) et furent transmises aux traditions postérieures demalédiction, bibliques (Jérémie 19 : 1-11 ; peut-être Amos 1 : 2-2 : 16), européennes et islamiques. De telles scènes, fort courantes, varient depuis les représentations en deux dimensions de combats, présentes sur la palette de Narmer et sur les pylônes de

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temples, y compris à l’époque romaine, jusqu’aux figurines en trois dimensions destinées à être suspendues à une cordelette (R. K. Ritner, SAOC 54, Chicago, 1993, p. 114, fig. b), empalées et foulées au pied comme crapaudines et seuils de portes (ibid., fig. c), entraînées irrémédiablement comme moyeux des roues de chars (ibid., p. 130), frappées par des rames en guise de butéesde rame, ou malmenées et enterrées en tant qu’images des peuples et des forces ennemis dans leur globalité ou comme représentations d’individus (« poupées vaudou »). La tombe de Toutankhamon a fourni un large assortiment de telles images apotropaïques : les boucliers du roi, ses cannes, ses sandales et ses repose-pieds sont tous décorés d’images de prisonniers vaincus. Simplement en marchant ou en s’asseyant, le roi accomplissait un acte de défense magique. Le décor architectural des palais autorisait un élargissement de ces protections, car les carreaux de revêtement du sol, les peintures et les rebords de fenêtres (à Medinet Habou) fournissaient des images de prisonniers permettant au roi de les écraser sous ses pieds.

4 Si ces pratiques de malédiction ne requéraient pas de cérémonie supplémentaire pour être opérantes, les rituels d’exécration plus élaborés, tels que « le bris des vases rouges », étaient, eux, véritablement complexes, et les dépôts de telles cérémonies qui subsistent, associés à des textes plus tardifs, hostiles à Seth et à Apophis (Papyrus Bremner-Rhind), indiquent des actions multiples et des récitations. Dans le fort nubien de Mirgissa en particulier, un dépôt intact avait conservé les pots brisés et les figurines inscrites de la formule traditionnelle de malédiction contre les forces politiques et démoniaques, ainsi que les figurines à usage individuel. Ces dernières traduisent la destruction des ennemis de manière symbolique (oiseaux sauvages et arcs) et physique (images de prisonniers ligotés, têtes et pieds coupés), de leur nourriture (bétail et bols de nourriture) et de leurs moyens de transport (bateaux). L’examen au musée de Boston du matériel provenant du fort comparable d’Uronarti révèle l’existence de figures similaires et suggère un modèle commun de défense magique dans ces forteresses frontalières. Les rituels d’exécration se sont poursuivis et diversifiés jusqu’à la fin de l’époque hellénistique, en passant par les « ombres » des ennemis brûlées par la divine adoratrice dans la Chapelle rouge d’Hatchepsout et les figures de prisonniers piégés dans des filets avec des animaux sauvages par les Ptolémées, à Edfou.

5 Au Nouvel Empire, si ce n’est plus tôt, la magie par envoûtement avait été adaptée à de nouveaux besoins individuels. Des textes en néo-égyptien, démotique et copte sont composés pour contraindre des individus rétifsà devenir des partenaires sexuels. De tels « charmes d’amour » ont peu à voir avec l’amour romantique ; en revanche, ils occasionnent à la victime une liste souvent détaillée de troubles causés par le mal d’amour : perte de sommeil, d’appétit et de volonté. La collection la plus élaborée de ce genre de textes provient d’Antinoopolis (Louvre E 27145) et invoque le pouvoir d’Antinoos défunt, suivant la tradition du dépôt de textes magiques d’exécration dans des lieux de sépulture, pour les morts oubliés ou disparus de manière prématurée.

Les outils de la magie (18 mai 2009)

6 Comme il ressort clairement de l’analyse des malédictions et des « charmes d’amour », la magie égyptienne utilisait une grande variété d’ustensiles en complément de la récitation de formules. Ceux qui sont passés en revue dans ce chapitre incluent des bâtons en forme de serpents, des couteaux apotropaïques (appelés ailleurs

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« baguettes ») et l’ensemble des objets associés à la « boîte du magicien » du Ramesseum, mise au jour par Quibell et publiée en 1896. Les bâtons serpents ont depuis longtemps été associés aux magiciens égyptiens, à cause de l’épisode biblique (Exode 7:8-12) au cours duquel les bâtons d’Aaron et des prêtres égyptiens avaient été transformés en serpents (cf. le tableau de Poussin, Louvre 7274). Les bâtons serpents sont fréquemment représentés en deux dimensions dans l’art égyptien, variant de la hampe ondulante et serpentiforme d’un sceptre-ouas dans la tombe de Rekhmirê au bâton serpent élongé, tenu en l’air par un magicien, dans la composition funéraire illustrée, connue sous le nom d’« Anubis et les sept démons ». La transformation de tels bâtons dans l’Exode a été considérée comme une particularité propre aux pratiques égyptiennes et, en 1936, Paul Brunton (dans A Search in Secret Egypt ) publia les photographies du numéro d’un certain sheikh Moussa qui, soi-disant, rendait un serpent si rigide qu’on pouvait le brandir. Une figuration réelle, en trois dimensions, d’une telle posture existe effectivement, sous l’apparence d’une Beset debout, tenant des serpents en extension dans chaque main. Provenant de la « boîte du magicien », datée du Moyen Empire, et retrouvée sous les magasins du Ramesseum, la pièce est aujourd’hui conservée au musée de Manchester.

7 Cette boîte était également accompagnée d’une baguette, bien réelle, en bronze, en forme de cobra (aujourd’hui à Cambridge, Fitzwilliam Museum E. 63.1896). Huit exemplaires de telles baguettes en bronze ou en bois sont connus, dont deux au Louvre (E 4851 et E 3855), et une que j’ai identifiée au musée du Caire (Reg. Temp. 4/12/21/2). C’est le Museum of Fine Arts de Boston qui détient la plus importante collection de tels items, avec deux exemplaires en bois (21.11941 et 72.4816) et, par acquisition récente, une paire, unique, de baguettes de bronze à double tête de serpent (N° 2002.31-32). Une recherche sur l’iconographie des pièces à double tête de serpent suggère que les artefacts en bronze de Boston datent de la Troisième Période intermédiaire. Les baguettes en forme de cobra sont tout particulièrement associées à Heka, de sorte que le lien biblique entre les magiciens égyptiens et les bâtons serpents se révèle pertinent. Le corpus des bâtons subsistants présente des variations de taille, d’exécution et de date, s’étalant depuis le Moyen Empire jusqu’à l’époque tardive. L’usage de ces objets est représenté dans la tombe de Bebi à El-Kab, où des nourrices sont figurées, tenant ces bâtons et des couteaux apotropaïques, un appariement qui correspond à la trouvaille de tels objets associés au bâton serpent dans la boîte du magicien au Ramesseum. Ces couteaux sont habituellement taillés dans l’ivoire d’une canine d’hippopotame, les rapprochant par ce biais de la déesse protectrice Thouéris. Des marques d’usure indiquent qu’ils étaient utilisés pour tracer des cercles de protection. Les représentations sur les couteaux apotropaïques montrent régulièrement des divinités tenant à la fois ces couteaux et des serpents comme bâtons.

8 À l’époque hellénistique, l’évolution des baguettes serpents se poursuivit, avec une image de la déesse des moissons Renenoutet adaptée, sur la stèle de Canope de Ptolémée III, comme couronne pour la princesse défunte Bérénice, et comme caducée pour Thot, dieu guérisseur, sur les reliefs de Dendour, Dakka et Alexandrie. Dans la littérature hermétique, les qualités de guérisseur de Thot furent transférées à Hermès Trismégiste, « Hermès trois fois grand », de sorte que d’abord dans l’Angleterre de la Renaissance, et maintenant encore aux États-Unis, le bâton à double serpent d’Hermès est utilisé pour symboliser la médecine de préférence au bâton à serpent unique d’Asclépios (communément employé en Europe). Pour une discussion sur ces points,

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voir R. K. Ritner, « “And each staff transformed into a snake”: The serpent wand in Ancient Egypt », dans K. Szpakowska (éd.), Through a Glass Darkly, Swansea, 2006, p. 205-225.

Nouvelles perspectives sur la littérature magique (20 mai 2009)

9 Les Sprüche 232-238 et 284-286 des Textes des pyramides sont deux séquences de conjurations contre les serpents, contenant de nombreux passages en charabia, qui généralement n’ont pas été traduits. Résultat des nouvelles recherches de Richard Steiner, ces passages ont été identifiés comme du proto-sémitique, avec des traductions qui font tout à fait sens et qui complètent le texte égyptien. D’après la traduction de Steiner, les conjurations fournissent une historiola qui décrit la défaite d’un serpent giblite (ainsi désigné en égyptien), qui est contraint par sa mère ophidienne, parlant une langue sémitique, et nommée Rir-Rir (aleph-aleph-aleph en transcription égyptienne), de s’en aller. Que ces lectures du sémitique archaïque soient acceptées ou pas, sur la base de la répétition et du développement thématique on peut arguer avec force que ces conjurations comportent une séquence cohérente, un rituel de l’Ancien Empire récemment identifié, qui a été divisé en deux pour être localisé en deux points liminaux de la structure de la pyramide : la chambre funéraire qui protège le cadavre du roi et l’antichambre qui assure sa survie. Les traductions de Steiner, que j’accompagne d’un avant-propos, seront prochainement publiées dans la collection Harvard Semitic Studies.

10 Les Textes des pyramides offrent également un éclairage sur des pratiques magiques beaucoup plus tardives, telles que la compétition décrite dans le conte démotique de Setna I (col. IV/28-34), où Setna joue une partie de senet pour acquérir le rouleau de Thot. Le Spruch 254, § 285-286 des Textes des pyramides offre un antécédent évident pour la descente de Setna dans la profondeur du sol en trois étapes (épaisseur, centre et épaules). De plus, la graphie du terme « centre » utilise le signe du phallus, préfigurant le passage de « centre » à « phallus » dans Setna, et le nom du locuteur pourrait être (mal) interprété par des lecteurs ultérieurs comme « Celui qui est à la tête de trois jeux de senet». La conclusion du Spruch qui déclare que la divinité « te donnera son document » correspond précisément au résultat obtenu par Setna en utilisant une conjuration magique non nommée. Un texte de restauration laissé par le prince Khaemouaset sur la pyramide d’Ounas, où se trouve une occurrence de ce Spruch particulierdes Textes des pyramides, accroît la probabilité qu’un examen postérieur du Spruch 254 ait effectivement inspiré l’épisode dans la composition démotique. Mon étude sur cette influence potentielle vient de paraître : « Setna’s Spell of Taking Security (Setna I, col. IV/31-34) », dans C. Leitz , H. Knuf et D. Von Recklinghausen (éd.), Honi soit qui mal y pense, Studien zum pharaonischen, griechisch-römischen und spätantiken Ägypten zu Ehren von Heinz-Josef Thissen, OLA 194, Louvain, 2010, p. 425-428.

11 L’importance des formules funéraires par rapport à des questions plus vastes de la théologie est bien connue, aussi est-il surprenant que la publication récente du sarcophage de la Troisième Période Intermédiaire au nom de Meresamon par l’Oriental Institute de Chicago ait manqué à traduire l’unique inscription de l’objet. Bien qu’il s’agisse d’une formule de hotep-di-ny-swt de structure courante, le texte possède une caractéristique significative en déclarant que « Rê-Horakhty-Atoum, seigneur du

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Double Pays, l’Héliopolitain, Ptah-Sokar- Osiris, seigneur du sanctuaire de Sokaris, Ounnefer, seigneur de la terre sacrée, le grand dieu, seigneur du ciel » est une entité unique qui est subsumée dans le pronom singulier « il ». Ce procédé « panthéiste » a été noté de manière exceptionnelle dans la zone proche du petit temple de Medinet Habou, d’abord par J. Leclant (BdE 36, Le Caire, 1965, p. 285 et 306), et plus récemment par M. Valloggia dans deux papyrus de la collection Bodmer (RdE 40, 1989, p. 131-144, et CRIPEL 13, 1991, p. 129-136). Le sarcophage de Chicago comporte la plus longue liste de dieux associés, et ces textes pourraient être liés à la théologie qui se développait à Medinet Habou, plus tard vénéré comme le lieu de sépulture des forces de la création (l’Ogdoade).

12 Le caractère éminemment sacré de Medinet Habou est également reflété par une série de graffiti démotiques qui utilisent une invocation présente dans les textes funéraires les plus récents, écrits sur un seul feuillet de papyrus (ainsi le Papyrus Munich AS 826) : « Puisse le ba de NN vivre à jamais. Puisse NN être rajeuni à jamais. Sois rafraîchi ! Prends pour toi l’eau de sur la table d’offrandes d’Osiris… ». De tels graffiti ne se rencontrent pas couramment, et dans la région thébaine sont circonscrits à Medinet Habou, à une catacombe d’ibis publiée dans le rapport de W. C. Northampton de 1908, et à la tombe de Nespakachouty. Ces derniers exemples incluent des graffiti écrits au nom de certains des mêmes individus repérés dans le petit temple de Medinet Habou. La présence de textes aussi sacrés dans une tombe privée s’explique par l’usage tardif de la sépulture de Nespakachouty par des pèlerins venus chercher la guérison dans la proche chapelle guérisseuse, ptolémaïque, consacrée à Imhotep et à Amenhotep fils de Hapou à Deir el-Bahari. Les textes de Nespakachouty font partie de la publication à venir de la tombe.

13 Les textes funéraires fournissent également des aperçus sur les transformations sociales, et les études consacrées aux Livres des morts de la Troisième Période Intermédiaire, composés pour des femmes, rendent compte d’un nouveau degré de leur indépendance par rapport à la domination masculine. Ces textes peuvent désormais être rédigés pour des femmes seulement, non accompagnées par leurs époux qu’il n’y a pas même besoin de nommer. Deux Livres des morts (l’un à Houston et l’autre à Brooklyn) furent écrits pour des chanteuses ordinaires qui étaient sûrement mère et fille, mais ni le père ni les époux ne sont mentionnés. Tandis que les hommes nomment habituellement leur mère dans les textes rituels, les pères peuvent être ignorés par l’un et l’autre sexe. Les théories concernant la supposée virginité des chanteuses, fondées simplement sur l’absence de mentions d’époux, sont dès lors à mettre en question. J’ai donné une étude de ces deux papyrus pour des Mélanges qui devraient paraître prochainement aux États-Unis.

14 Peut-être l’usage des textes funéraires égyptiens qui suscite le plus de controverses est- il celui des papyrus de la fin de l’époque ptolémaïque qui furent jadis en la possession de Joseph Smith et « traduits » pour produire le texte sacré des Mormons, « le Livre d’Abraham ». Le corpus de Smith est aujourd’hui en partie perdu, mais les parties qui subsistent incluent un « Document de respiration fait par Isis », des fragments de deux Livres des morts, et un hypocéphale connu uniquement par des copies à la main. L’examen des documents révèle des restaurations factices sur les papyrus et sur les copies manuelles, avec des morceaux entiers réduits par découpage en fragments incorrectement recollés. Certains passages existent seulement dans de pauvres copies à la main du XIXe siècle. Une édition révisée du « Document de respiration » a été publiée

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en 2002‑2003 (R. K. Ritner, JNES 62, p. 161-180), et une édition complète des papyrus est désormais prête pour la publication.

Médecine et démons (27 mai 2009)

15 Membres de l’élite lettrée, les médecins égyptiens bénéficiaient d’un statut élevé comme le reflètent ceux de leurs monuments qui subsistent. Un seul exemple d’un médecin femme est connu avant l’époque ptolémaïque (Peseshet, à l’Ancien Empire), bien qu’elle soit désignée comme directeur des médecins femmes. La relative rareté d’informations spécifiques concernant les praticiens connus, hommes ou femmes, gêne sérieusement l’étude de la profession médicale, néanmoins de nombreux traits en sont clairs. Le fondement religieux de l’éducation médicale est mis en lumière par le biais de certains mythes et de divinités guérisseuses, par la révérence accordée aux saints Imhotep et Amenhotep fils de Hapou, de haut niveau social (et par conséquent gratifiés de pouvoirs divins), par la préséance accordée à la pratique chirurgicale de la circoncision (voir Livre des morts, chap. 17, § S 10), aussi bien que par la conception de divinités et de démons de la maladie. La théorie et la pratique de la médecine sont détaillées dans une série de papyrus médicaux, datant de l’Ancien Empire jusqu’à l’époque romaine. Ces textes incluent la remarquable théorie des oukhedou, trop peu mise en valeur dans les études modernes, qui attribue aux déchets alimentaires non transformés et non rejetés par le corps, la cause du vieillissement, des maladies internes, de la mort et de la corruption subséquente du cadavre. Cette théorie universelle explique les remèdes égyptiens courants, comportant des purgatifs et des lavements, les prescriptions diététiques dans les papyrus médicaux, la technique usuelle de prendre le pouls dans tous les membres, l’embaumement séparé des organes saturés de oukhedou dans les vases canopes, et l’application tardive du terme de « docteur » (swnw) aux embaumeurs et à Anubis. Les soins rationnels étaient accompagnés par des formules pour serrer ou défaire les bandages et pour administrer des remèdes. Certains d’entre eux, tels que le lait d’une femme qui avait donné naissance à un enfant mâle, étaient sous l’empire de la mythologie (Isis et Horus), et des flasques d’un type particulier avaient été créées au Nouvel Empire pour les contenir. Par transsubstantiation, les produits provenant de la panse de tels vases se transformaient en fluides guérisseurs d’Isis, d’Hathor, ou de Thouéris, dans le cas des récipients utilisés pendant les grossesses.

16 La gynécologie était l’objet d’attentions particulières et était traitée dans des papyrus séparés. Des formules de protection de type amulettique étaient inscrites sur les briques de naissance, sur les coupes pour nourrir les bébés et sur les couteaux apotropaïques utilisés pour tracer des cercles de protection autour des lits. À l’époque romaine, des amulettes utérines, particulières, en hématite, reproduisent la forme des clés contemporaines, ouvrant et fermant l’utérus, tandis que les dieux égyptiens maintiennent l’organe en place en le piétinant pour empêcher la matrice de divaguer.

17 On rejetait fréquemment la faute sur un assaut de démons pour expliquer des maladies internes dont la cause ne pouvait être déterminée autrement. Un exemple célèbre d’une telle possession par un esprit est consigné sur la stèle de Bentresh conservée au musée du Louvre, tandis qu’un nouvel exemplaire de ce texte a été retrouvé dans un dépôt de blocs à Louxor. Datant peut-être du tout début de l’époque ptolémaïque, le texte de Louxor complète désormais la petite partie manquante sur la stèle du Louvre.

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Une édition du texte paraîtra par mes soins dans une nouvelle série de l’Epigraphic Survey.

18 La méthode par laquelle les démons sont censés infliger la possession a été mal comprise, mais le terme égyptien khyt, traduit de manière variée - extase, furie, malédiction ou inspiration - semble fournir la réponse. Déjà attesté dans le récit d’Ounamon (Wb. III, 226, 9-10), et devenu d’un usage plus fréquent dans les textes religieux et les contes démotiques, le terme a probablement un lien avec les khatyou (Wb. III, 236, 6-7) ou « démons massacreurs », nommés de manière similaire. L’histoire démotique d’Inaros (Papyrus Krall) raconte comment Osiris somme deux de ces démons de « créer un différend dans le cœur » d’un protagoniste. Quand les deux démons-khyt furent arrivés, ils « entrèrent en lui » de sorte qu’il ressentit la tentation de combattre « par le khyt » d’un dieu. Les jeux de mots sont explicites, de même que l’est le processus de pénétrer dans un corps.

19 C’est avec grand plaisir que je tiens à remercier chaleureusement Madame C. Zivie- Coche, directeur d’études, pour son aide et son amabilité durant mon séjour, ainsi que l’Institut Khéops qui m’a si généreusement accueilli lorsque la Sorbonne était fermée pour cause de grèves.

INDEX

Thèmes : Religion de l’Égypte ancienne

AUTEUR

ROBERT K. RITNER Directeur d’études invité, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses, Oriental Institute Chicago (Etats-Unis)

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Religion de l’égypte ancienne Introduction et initiation à l’écriture ptolémaïque et lecture de textes

Emmanuel Jambon

Introduction et initiation à l’épigraphie ptolémaïque

1 Après une rapide présentation du cadre historique dans lequel s’est développé le système d’écriture ptolémaïque, les débutants dans cette discipline ont pu se familiariser en quelques séances avec les principes fondamentaux de cette écriture1.

2 Pour ce faire, on est revenu sur les analyses données par H. W. Fairman dans ses deux articles fondamentaux2. Cette initiation ayant pour fin de donner aux étudiants et auditeurs la maîtrise des bases de la lecture des textes ptolémaïques, on s’est concentré sur les unilitères3, réservant la découverte des variations des valeurs des plurilitères au fil de nos lectures.

3 Cette initiation a été aussi l’occasion de découvrir quels sont les outils du ptolémaïsant et de montrer comment leur utilisation raisonnée et croisée permet de progresser rapidement dans la lecture des textes.

Le ptolémaïque des monuments privés

4 Après cette phase initiale, la première heure a été consacrée à la lecture et l’étude de quelques textes issus de divers monuments privés. D’une manière générale, ces monuments provinciaux révèlent l’existence d’une tradition scripturale qui paraît se définir formellement par une utilisation beaucoup plus limitée des « valeurs » strictement ptolémaïques des signes d’écriture mais qui, sur le fond, puise dans, et met en pratique – de manière souvent fort habile – un corpus savant (funéraire, sapiential, théologique, etc.) très certainement issu des scriptoria des temples.

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Le dossier de la famille de Pashou / Apollonios (Caire CG 22018, 22021 et 22050)

5 Des fouilles semble-t-il assez rapides menées dans les années 1880 par le Service des Antiquités dans une nécropole d’Edfou (Nag‘ el-Hassâya) amenèrent la découverte, parmi d’autres objets, de trois stèles appartenant à une même famille de notables d’Edfou4. Les textes de deux de ces stèles furent publiés une première fois par Georges Daressy dix ans après leur découverte5, puis les trois par Ahmed Kamal dans le Catalogue général du Musée du Caire6. Sur la base de nombreux indices textuels, on peut vraisemblablement dater ces monuments de l’époque ptolémaïque, plus précisément des IIe et Ier siècles avant notre ère7. On dispose pour étudier ces monuments de plusieurs études, à commencer par celle, magistrale, de Jean Yoyotte, qui a montré que ces trois monuments pouvaient être rapprochés de deux épitaphes grecques de même provenance et conservées elles aussi au Musée du Caire (CG 9205-9206)8. Les stèles 22018 et 22050 ont été dédiées par un même homme, le général Pamenekh , respectivement à sa femme Hathoriyti et à son fils Pa(en)shou9; la stèle 22021, de style très différent, appartient vraisemblablement à une génération ultérieure, le dédicataire lui aussi nommé Pa(en)shou est probablement un arrière-petit-fils de Pamenekh. Hathoriyti est sans doute la défunte Aphrodisia à qui l’épitaphe grecque CG 9206 a été dédiée et Pa(en)shou l’Apollonios dont l’épitaphe CG 9205 chante la mémoire.

6 La lecture suivie des textes des trois stèles égyptiennes nous a permis de découvrir certains aspects de la pensée religieuse, en particulier funéraire, de cette élite gréco- égyptienne et provinciale10. Les stèles CG 22018 et 22050 en particulier, sont très riches en informations sur les croyances funéraires de ces notables à la fois militaires et cléricaux de la Haute-Égypte des derniers Ptolémées. Elles mettent en scène, aussi bien dans la décoration du cintre que dans les premières lignes du texte, un panthéon spécifique présenté comme « Ennéade maîtresse de (var. « qui préside à ») Sekhenrekhyt », ce dernier terme étant le nom antique de Nag‘ el-Hassâya11. Les dieux représentés dans les cintres de ces stèles et ceux décrits par leurs textes ne sont pas forcément exactement identifiables terme à terme, mais ils sont tous invoqués pour les mêmes fins : être les garants de l’offrande faite au défunt, protéger sa sépulture, soutenir sa survie dans l’au-delà en supportant, par exemple, l’ascension de son ba vers le ciel.

7 Le rédacteur de ces invocations savantes – placées dans la bouche de Pamenekh, le Ptolemaios veuf et père éploré des épitaphes grecques –, a fait preuve d’une érudition certaine. Il est bien possible qu’il ait puisé pour ce faire dans les réserves du scriptorium du temple d’Edfou12. Il utilise des extraits de textes funéraires déjà fort anciens à son époque comme ce Livre des dieux des cavernes dans le mystérieux au-delà qui a été parfois intégré au Livre des Morts (chapitre 168) et dont la première attestation remonte à la XVIIIe dynastie, plus de mille ans auparavant13. La stèle CG 22021 de Pa(en)shou le jeune, dernier descendant connu de cette famille, présente moins d’érudition en la matière, se contentant de faire appel aux dieux Horus et Osiris, tous deux à la fois comme « de Behedet » et « dieu grand » ainsi qu’à leurs épouses Isis et Hathor – sous sa forme funéraire de « souveraine de l’occident ». On n’exclura pas que cet intervention des dieux du temple dans le culte funéraire soit le témoin d’une évolution dans les

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pratiques et les principes du culte funéraire dans l’apollinopolite de la fin de l’époque ptolémaïque.

8 Ces trois monuments fournissent aussi des données prosopographiques qui ont été étudiées par Jean Yoyotte ainsi que quelques épithètes qui dressent de ces notables un portrait classique, mêlant efficience politique et militaire, évergétisme et solidarité entre les générations.

La statue d’Ahmès fils de Smendès trouvée dans la Cachette de Karnak (Caire JE 37075)

9 Nous avons ensuite entamé l’étude des textes d’un autre monument, la statue d’Ahmès, fils de Smendès, découverte le 14 avril 1904 par Georges Legrain dans la Cachette de Karnak (K 197) actuellement conservée au Musée du Caire sous le numéro JE 3707514. Comme cela avait déjà été partiellement le cas pour les stèles de Nag‘ el-Hassâya, nous avons travaillé à partir de photographies, en l’occurrence celles, de très bonne qualité, fournies par le Musée du Caire à H. W. Fairman pour sa publication de cette statue en 193415.

10 En nous appuyant sur diverses études récentes des inscriptions de cette statue16 ainsi que sur la publication d’autres statues thébaines de la même période17, nous avons pu essayer de mieux comprendre certains passages difficiles des textes d’Ahmès18. D’une manière générale, ces inscriptions nous brossent le portrait d’un haut et digne personnage ayant d’importantes responsabilités tant civiles que religieuses. Si, de surcroît, il est bien l’auteur des textes de sa propre statue, comme on a pu proposer qu’il soit celui de tout ou partie du décor du propylône de Khonsou19, c’était aussi un savant théologien, instruit de bien des subtilités des cultes thébains de cette époque. De ce point de vue, l’utilisation systématique du Lexikon der ägyptischen Götter und Götterbezeichnungen pour « tester » chacune des divinités et, surtout, des épithètes divines présentes sur cette statue nous a très généralement, et sans surprise, conduit vers les monuments thébains d’époque ptolémaïque.

11 On citera par exemple l’épithète de Khonsou : sekhem-shepes-m-benenet, très localisée et exclusivement attestée aux époques ptolémaïque et romaine. On la trouve en effet, outre sur notre statue, sur le propylône de Khonsou, dans le temple d’Opet et dans le texte de la « Cosmogonie de Khonsou ». En somme, la statue JE 37075 et le propylône de Khonsou constituent les sources les plus anciennes et, peut-être, le modèle des suivantes20. Plus net encore est le cas d’une épithète d’Amon d’Opé : senen-ânkh-n-Râ-m- Iounou-shemâ, que le LGG n’atteste que deux fois : sur la statue d’Ahmès et sur le propylône de Khonsou21.

12 De ce point de vue, et sans prétendre donner ici le fin mot de l’histoire, il nous paraît donc que la récente remise en question de la datation sous Ptolémée III Évergète de la statue d’Ahmès par K. Jansen-Winkeln qui voudrait en faire remonter la réalisation au tout début de l’époque ptolémaïque n’est pas totalement convaincante22. Les relations étroites entre les textes de la statue JE 37075 et ceux de la « porte d’Évergète » nous paraissent aller dans le sens de leur contemporanéité23.

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La stèle de Tahebet provenant d’Akhmîm (ex‑collection Meux n° 52)24

13 Nous avons terminé l’année en étudiant un dernier monument, la stèle d’une dame Tahebet, fille d’Hormes et de Tasheritmenou. Cette grande stèle provient d’Akhmîm où elle a été découverte en 1885-188625. Elle a ensuite été achetée en Égypte par Ernest A. Wallis Budge, vraisemblablement pour le compte de Lady Valerie Meux dans la collection de laquelle elle a un temps été conservée. Nous avons essentiellement travaillé à partir de la photographie fournie par E. A. W. Budge dans le catalogue de la collection de Lady Meux26. Cela nous a parfois permis de corriger ponctuellement la transcription donnée par E. A. W. Budge. Plus encore que les stèles d’Edfou ou la statue d’Ahmès, ce monument présente un « classicisme graphique » presque parfait, les signes utilisés ne possédant que très rarement de « valeurs » proprement ptolémaïques.

14 Le long texte de la stèle (vingt-deux lignes) peut se diviser en quatre parties principales : un proscynème (l. 1-3), une double invocation au dieu solaire (l. 4-11) qui est une version parmi tant d’autres du chapitre 15 du Livre des Morts27, puis, ce qui rend ce monument particulièrement intéressant, un appel aux prêtres passant par la nécropole (l. 12-14) et, finalement, une autobiographie (l. 14-22). Celle-ci mêle à des formules relativement banales du bon comportement, des évocations, plus ou moins allusives, de certains aspects de la vie de la dame Tahebet. On la voit par exemple se préoccuper de toutes les catégories d’êtres animés qui l’entourent. Elle assure ainsi avoir pris en charge l’alimentation des vivants – pauvres affamés par temps « de petite crue » ou prêtres en service dans les temples –, avoir organisé des funérailles ou entretenu des cultes funéraires et, finalement, avoir consacré du temps aux dieux28. Sans entrer ici dans le détail de ces formules, on constatera pour conclure que Tahebet, qui ne possède d’autre titre sur sa stèle que celui de « maîtresse de maison », y est pourtant présentée autant comme une sage dont l’enseignement était prisé et comme une véritable « évergète » dont les capacités et les champs d’activité étaient particulièrement étendus.

Le ptolémaïque des temples : lectures autour des déesses

15 En deuxième heure, avec les étudiants et auditeurs les plus accoutumés aux textes ptolémaïques, on s’est intéressé à quelques figures de déesses égyptiennes. On a étudié ainsi cinq documents (dont deux doubles) choisis au hasard de nos lectures : 1. Doc. 1 :l’hymne senedj-n à Mout sur la porte ptolémaïque de son temenos à Karnak29 ; 2. Doc. 2a-b : deux scènes d’offrande symétriques du « Ba de turquoise » à Hathor dans la ouabet de Dendara30 ; 3. Doc. 3 : une scène d’offrande du sistre à Hathor de Senmout, Hathor de Philae et Harpocrate à Philae31 ; 4. Doc. 4 : une scène d’offrande du sistre à Hathor et Ihy dans le mammisi romain de Dendara32 ; 5. Doc. 5a-b : deux scènes d’offrande symétriques : la « grande offrande » (âabet) à Amonet et les vases-menou à Hathor sur le propylône de Khonsou33.

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16 Dans ces lectures faites en commun nous avons cherché à ne jamais perdre de vue certains aspects fondamentaux dans l’étude de la décoration des temples de l’époque gréco-romaine. Nous avons naturellement porté un grand intérêt aux problèmes philologiques spécifiques à ce type de documents. Il nous est apparu plus d’une fois que le « décryptage » de certains jeux graphiques jettait un jour nouveau sur la compréhension d’ensemble qu’on pouvait avoir de la scène proprement dite. De plus, nous avons essayé de ne jamais oublier que, dans le cas des scènes d’offrandes au moins, l’image et le texte sont en constant échange et que les disjonctions ou les redondances qu’on y repère sont toujours signifiantes. Nous ne citerons ici que deux exemples assez éloignés dans le temps et l’espace pour montrer qu’il s’agit d’une constante, d’une des règles de la « grammaire du temple »34.

17 La mise en scène sous Ptolémée III Évergète du rituel d’« offrir la boisson à Hathor »35 a été conçue et menée avec beaucoup de subtilité dans un des panneaux du propylône de Khonsou (Doc. 5b). La place nécessaire à la gravure de l’ensemble des sept « chants » qui accompagnent ce rituel n’étant manifestement pas disponible, l’auteur en a choisi quelques extraits qu’il a répartis dans les différentes unités qui constituent une scène d’offrande canonique : la formule, les textes accompagnant le roi et ceux accompagnant la divinité. Il a par ailleurs joué sur toutes les possibilités d’échange et d’opposition entre les textes et l’iconographie de la scène. Ainsi, le roi est-il représenté faisant une fumigation d’encens devant Hathor alors même que c’est d’une offrande de vin et bière qu’il est question dans la formule. Par ailleurs, entre les deux personnages principaux ont été représentés plusieurs objets et petites figures (table d’offrande supportant les vases menou, dieu enfant assis dans un « naos » végétal, deux autres dieux enfants debout jouant du sistre pour la déesse) qui sont décrits ici et là dans le texte. Il apparaît à l’analyse que, loin d’en subir la contrainte, l’auteur a joué de l’espace restreint disponible pour construire une trame iconique et textuelle d’une grande richesse qui fait de cette scène une offrande « totale » : encens, alcool et musique sont regroupés pour l’apaisement de la déesse qui, en retour, donnera au roi la domination universelle.

18 Le second exemple que nous évoquerons ici date, lui, du règne de Trajan et il s’agit d’une scène d’offrande des sistres à Hathor et Ihy du mammisi romain (Doc. 4). La scène montre un pharaon, portant une couronne composite et une boucle « de l’enfance », agitant deux sistres devant Hathor allaitant un jeune dieu nu non nommé et suivi d’une seconde image du même jeune homme partiellement dénudé, mais cette fois couronné et accompagné de textes qui l’identifient comme « Ihy fils d’Hathor ». Si l’on résume les actions respectives des protagonistes de la scène telles qu’elles sont ressorties de l’étude conjointe des textes et de l’iconographie, on obtient le résultat suivant :

19 On a donc pu découvrir ainsi que chacun des trois protagonistes occupe une position qui le rend indispensable au bon équilibre de l’ensemble : le roi n’agit que pour Hathor, celle-ci n’agit que pour Ihy et ce dernier n’agit que pour le roi. Le dieu enfant Ihy (dont le nom signifie « le musicien ») occupe dans cette scène un point nodal. C’est sans doute pour cette raison qu’il a été représenté deux fois : comme un enfant d’Hathor, passif,

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nourri et protégé par la déesse et comme jeune homme portant la couronne de Haute et Basse Égypte, actif en faveur du roi. Ce dernier, on l’a dit, est représenté avec la mèche « de l’enfance » et est décrit par le texte comme le « musicien-ihy de sa mère » ce qui fait de cette scène un « traité », synthétique et élégant, de la place du pharaon, fût-il un lointain empereur romain, dans sa famille divine et de son rôle fondamental dans la préservation de l’équilibre cosmique face à la puissance de déesses aussi maternelles que dangereuses36.

NOTES

1. Voir à ce sujet : I. GUERMEUR, Annuaire de l’EPHE, Section des sciences religieuses 110 (2001-2002), 2003, p. 197-201. 2. « Notes on the Alphabetic Signs employed in the Hieroglyphic Inscriptions of the Temple of Edfou », ASAE 43 (1943), p. 193-318 ; « An Introduction to the Study of Ptolemaic Signs and their Values », BIFAO 43 (1945), p. 51-138. 3. BIFAO 43, p. 61-67. 4. PM V, 206 ; pour un rapport sommaire de fouilles en mars 1884, mais ne mentionnant toutefois pas nos stèles, voir G. MASPERO, « Notes sur quelques points de Grammaire et d’Histoire », ZÄS 23 (1885), p. 3-4, § LXI. 5. G. DARESSY, « Notes et remarques », RecTrav 17 (1895), p. 116-117, CXXX (= CG 22018) et CXXXI (= CG 22050). 6. A. B. KAMAL, Stèles ptolémaïques et romaines, I-II, CGC, Le Caire, 1904-1905, p. 19-20, pl. VII (CG 22018), p. 21-23, pl. VIII (CG 22021) ; p. 46, pl. XV (CG 22050). Voir un bref commentaire prosopographique : G. DARESSY, « Notes et remarques », RecTrav 23 (1901), p. 131, r-t. 7. P. MUNRO, Die spätägyptischen Totenstelen, ÄgForsch 25 (1973), p. 74-75, p. 252-253, les datait sur la base de critères stylistiques de l’époque romaine (Ier-IIe s. ap. J.-C.), ce qui ne peut être maintenu. 8. J. YOYOTTE, « Bakhtis : Religion égyptienne et culture grecque à Edfou », dans Religion en Égypte hellénistique et romaine. Colloque de Strasbourg, 16-18 mai 1967, Paris 1968, p. 127-141. Voir depuis : W. CLARYSSE, « Greeks and Egyptians in the Ptolemaic Army and Administration », Aegyptus 65 (1985), p. 62-64 et en dernier lieu G. GORRE, Les Relations du clergé égyptien et des lagides d’après les sources privées, 2009 (StudHell 45), p. 17-27. 9. Ou Pa(en)shaï ; à ce sujet H. De MEULENAERE, « Notes d’onomastique tardive », RdE 14 (1962), p. 46-47 ; J. QUAEGEBEUR, Le Dieu égyptien Shaï dans la religion et l’onomastique, 1975 (OLA 2), p. 201-202. 10. Voir aussi M.-T. DERCHAIN-URTEL, Priester im Tempel. Die Rezeption der Theologie der Tempel von Edfu und Dendera in den Privatdokumenten aus ptolemaischer Zeit, 1989 (GOF IV, 19), p. 19-25 ; p. 27-28. 11. À ce sujet, S. CAUVILLE, « Sḫn-rḫyt : une désignation de la nécropole d’Edfou », RdE 32 (1980), p. 135-136. 12. Temple où au moins le premier Pa(en)shou, qui cumule un grand nombre de charges cléricales, occupait certainement une place non négligeable (voir M.-T. DERCHAIN-URTEL, Priester im Tempel, p. 27-28).

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13. A. PIANKOFF, The Wandering of the Soul, 1974 (BollSer 40.6), p. 41-114 ; T. G. ALLEN, The Book of the Dead or Going Forth by Day. Ideas of the Ancient Egyptians Concerning the Hereafter as Expressed in Their Own Terms, 1974 (SAOC 37), p. 162-175. 14. Pour cet objet et la bibliographie le concernant, voir sa fiche dans la Base Cachette de Karnak (B-CK/170) : http://www.ifao.egnet.net/bases/cachette/?id=170. 15. H. W. FAIRMAN, « A Statue from the Karnak Cache », JEA 20 (1934), p. 1-4 ; pl. 1-2. 16. Voir en particulier P. DERCHAIN, « Allusion, citation, intertextualité », dans M. MINAS, J. ZEIDLER (éd.), Aspekte Spätägyptischer Kultur. Festschrift für Erich Winter zum 65. Geburtstag, 1994 (AegTrev 7), p. 72-73 ; id., « Auteur et société » dansA. LOPRIENO (éd.), Ancient Egyptian Literature. History and Forms, 1996 (PdÄ 10), p. 84 ; 86 ; 89 ; 90-91 ; L. COULON, « Le sanctuaire de Chentayt à Karnak », dans Z. HAWASS (éd.), Egyptology at the Dawn of the Twenty-first Century, I, Le Caire-New York 2003, p. 138 ; 141-142, fig. 4 ; 145, n. 7. 17. Spécialement : K. JANSEN-WINKELN, Biographische und religiöse Inschriften der Spätzeit aus dem Ägyptischen Museum Kairo, 2001 (ÄAT 45). 18. En particulier dans la colonne 3 de l’appui dorsal (H. W. FAIRMAN, JEA 20 [1934], p. 2 ; pl. 1, 1) un passage délicat dans l’adresse à Mout où nous proposons de lire : n jr.j ȝt n ȝb r pr Mwt ḥr rmn pȝwty n Ḫnsw ʿȝbwt wrwt m ḥb.f nfr sṯj-ḥb m ḫȝw nw Pwnt et de comprendre : « je n’ai pas fait un instant de pause en direction de la demeure de Mout à porter l’offrande “primordiale” pour Khonsou : (à savoir) de très grandes offrandes en sa belle fête, du parfum-de-fête en ingrédients de Pount » ; pour la lecture rmn-pȝwt voir : K. JANSEN-WINKELN, Biographische und religiöse Inschriften der Spätzeit, p. 37-39, n. 2, mais notre interprétation est différente. 19. Voir J. QUAEGEBEUR, « À la recherche du haut clergé thébain à l’époque gréco-romaine », dansS. P. VLEEMING (éd.), Hundred-gates Thebes. Acts of a Colloquium on Thebes and the Theban Area in the Graeco-roman Period, 9-11 September 1992, p. 148-149 et les travaux de P. Derchain cités supra. 20. LGG VI, 545c : propylône de Khonsou (P. CLÈRE, La Porte d’Évergète à Karnak, 1961 [MIFAO 84], pl. 53) ; temple d’Opet (Opet I, 60) ; « Cosmogonie de Khonsou » (D. MENDEL, Die kosmogonischen Inschriften in der Barkenkapelle des Chonstempels von Karnak, 2003 [MRE 9], pl. 6, col. 36 ; p. 77, n. h.). 21. LGG 387c : JE 37075, col. 6 de l’appui dorsal et propylône de Khonsou : P. CLÈRE, La Porte d’Évergète à Karnak, pl. 47. 22. K. JANSEN-WINKELN, Biographische und religiöse Inschriften der Spätzeit, p. 200-201 ; voir depuis les remarques de G. Gorre à ce sujet : Les Relations du clergé égyptien et des lagides d’après les sources privées, p. 72, n. 184. 23. Autant que l’utilisation par Ahmès du terme mht pour décrire le cadre de ses travaux pour Khonsou ; ce terme renvoie très certainement au propylône (cf. C. TRAUNECKER, Coptos. Hommes et dieux sur le parvis de Geb, 1992 [OLA 43], p. 370-373). 24. Nous préparons avec notre collègue E. Rickal une étude portant sur le dossier de cette dame Tahebet. 25. U. BOURIANT, « Petits monuments et petits textes recueillis en Égypte », RecTrav 9 (1887), p. 87-89, n° 60. 26. E. A. W. BUDGE, Some Account of the Collection of Egyptian antiquities in the Possession of Lady Meux, of Theobald’s Park, Waltham Cross, Londres 1896, p. 123-134, No. 52 ; pl. XI. 27. Voir T. G. ALLEN, The Book of the Dead, Chicago 1974 (SAOC 37), p. 12-26. 28. E. A. W. BUDGE, Some Account, p. 132-134 ; pl. XI, l. 16-17 ; 20. 29. S. SAUNERON, La Porte ptolémaïque de l’enceinte de Mout à Karnak, 1983 (MIFAO 107), pl. XII, n° 14 ; pour ce type de texte : C. LEITZ, Quellentexte zur ägyptischen Religion, I, Die Tempelinschriften der griechisch-römischen Zeit, 2004 (EQAE 2), p. 17-21. 30. Respectivement D IV 244, 15-245, 7 et 262, 10-263, 6 ; pour une traduction voir : S. CAUVILLE, Dendara IV. Traduction, 2001 (OLA 101), p. 390-391 ; p. 418-421.

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31. H. JUNKER (†), E. WINTER, Das Geburtshaus des Tempels der Isis in Philä (= Philä II), Vienne 1965, p. 56-57 (Nr. 57). 32. Fr. DAUMAS, Les Mammisis de Dendara, Le Caire 1959, p. 255, 14-256, 14 ; pl. LI B ; pl. XCIII ; XCVII B. 33. P. CLÈRE, La Porte d’Évergète à Karnak, 1961 (MIFAO 84), pl. 48 et pl. 68. 34. À ce sujet voir e.g. E. WINTER, Untersuchungen zu den ägyptischen Tempelreliefs der griechisch- römischen Zeit, Vienne 1968 (DÖAWW 98) ; id., « Weitere Beobachtungen zur “Grammaire du Temple” in der griechisch-römischen Zeit », dansW. HELCK (éd.), Tempel und Kult, 1987 (ÄA 46), p. 61-76. 35. Pour ce rituel voir : H. STERNBERG-EL-HOTABI, Ein Hymnus an die Göttin Hathor und das Ritual ‘Hathor das Trankopfer Darbringen’, Bruxelles 1992 (RE 7). 36. La réflexion sur cette fonction d’apaisement de la puissance menaçante des déesses a été amplement développée par les théologiens en particulier à l’époque gréco-romaine ; cf. par exemple : P. GERMOND, Sekhmet et la protection du monde, 1981 (AegHelv 9) et plus récemment J.- C. GOYON, Le Rituel du sḥtp Sḫmt au changement de cycle annuel, 2006 (BdE 141).

INDEX

Thèmes : Religion de l’Égypte ancienne

AUTEUR

EMMANUEL JAMBON Chargé de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Religions du monde iranien ancien

Frantz Grenet

Extraits du Škand Gumānīg Wizār

1 Le Škand Gumānīg Wizār (ci-après ŠGW), dont le titre pehlevi originel est sans doute à restituer *Škennand Gumānīh Wizār,« L’explication qui brise le doute », est un traité apologétique qui a été transmis dans une transcription pāzand (en caractères avestiques) et une traduction sanskrite établies entre le XIe et le XIIIe siècle, selon l’époque où on situe leur commun auteur Neryōsang Dhaval, prêtre à Sanjān. La version pehlevie conservée pour les cinq premiers chapitres a été reconstituée par la suite, lorsque le pāzand fut passé de mode par suite des contacts renouvelés avec les zoroastriens d’Iran qui continuaient à pratiquer l’écriture pehlevie. Même si elle est secondaire, l’on ne peut ignorer cette version pour l’intelligence du vocabulaire manié par le texte1, ni se refuser à tenter de reconstituer un texte pehlevi pour les onze chapitres suivants, un exercice somme toute assez mécanique malgré quelques difficultés occasionnelles, et que nous avons pratiqué avec nos auditeurs.

2 Quant à l’auteur originel du traité, Mardānfarrokh fils d’Ohrmazddād, il est inconnu par ailleurs. Il se définit comme un laïc curieux de théologie, ayant reçu une éducation religieuse, mais non pas prêtre (1. 44) ; il cite explicitement comme l’une de ses sources le Dēnkard (en particulier le livre 3) et semble avoir vécu au IXe siècle à Bagdad, ce qui expliquerait sa grande familiarité avec les doctrines qu’il combat : judaïsme, christianisme, manichéisme, islam – c’est le seul traité pehlevi qui attaque de front la religion dominante, dont il connaît très bien l’école mutazilite qui occupe alors le devant de la scène bagdadienne. On peut même se demander si certaines parties du texte n’ont pas été pensées en arabe. En tout cas, l’auteur semble avoir fait ici une tentative, demeurée sans lendemain dans la littérature pehlevie, pour fabriquer un outil linguistique susceptible de rivaliser avec le qalam, d’où le grand intérêt lexical du livre. Le contenu se présente comme une argumentation en spirale tournant autour du problème du mal, examiné d’abord surtout de l’intérieur de la religion zoroastrienne, puis (à partir du chap. 11) en confrontation avec les quatre grandes religions rivales. Le but ultime est de montrer à ceux qui pourraient être tentés par l’apostasie que le dieu

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des zoroastriens est le seul qui assume ses responsabilités envers ses créatures, et que le dualisme zoroastrien est le seul qui à la fois préserve la toute-puissance divine (contrairement au dualisme manichéen) et exempte le créateur d’avoir créé le mal (contrairement aux trois monothéismes). Dans le détail, l’auteur emprunte beaucoup à la polémique juive et surtout à la polémique manichéenne lorsqu’il s’agit d’attaquer leurs adversaires respectifs, au point qu’on a pu se demander s’il n’était pas un transfuge du manichéisme.

3 Le ŠGW a été édité, dans les trois versions qui sont parvenues, par E. W. West et H. D. J. Jâmâsp-Âsânâ (Bombay 1887). Les études modernes sur le texte semblent avoir été inhibées par le prestige, et aussi la subtilité d’écriture2, de la transcription- traduction-commentaire de J. de Menasce, Une apologétique mazdéenne du IXe siècle. Škand- Gumānīk Vičār. La solution décisive des doutes, Fribourg-en-Suisse, 1945. Seuls quelques chapitres ou passages épars ont depuis fait l’objet d’une reprise. Pourtant, si de Menasce a eu la plupart du temps une intuition très sûre de la syntaxe du texte ou tout au moins de l’enchaînement des idées qui la sous-tend (au prix, parfois, d’enjambements assez désinvoltes), ses choix lexicaux ont beaucoup vieilli : il a pris en compte nombre de « non-words » éliminés depuis du dictionnaire de référence de D. N. MacKenzie3 ; par ailleurs, son choix assumé d’adopter le vocabulaire de la scolastique médiévale plutôt que celui de la philosophie moderne, justifié en ce qui concerne le rejet de ce dernier, l’a parfois entraîné à catholiciser les concepts.

4 Les chap. 1 à 5, les seuls pour lesquels on a une version pehlevie, n’ont pas été pris en compte car ils sont intégrés dans la thèse de Mihaela Timuş4. L’étude a porté cette année sur les chap. 6, 7, 8 et 15. Le chap. 6, « Contre les dahriyya et leur laxisme moral » (titre donné par de Menasce) a fait l’objet d’un exposé de Mathieu Terrier. Le mot pehlevi dahrī est calqué sur l’arabe dahr « Temps » ; il ne s’agit donc pas des zurvanites chez lesquels le nom du Temps est zamān. Les attaques contre les adeptes du dahr se trouvent dans le Coran ; dans la littérature arabe comme dans le ŠGW (et le Dēnkard qui les mentionne aussi)les adeptes de la dahriyya ne sont nullement une secte ni une école, mais une figure abstraite de la polémique, destinée à mettre un nom sur les tendances relativistes et immoralistes issues de la croyance dans le monde éternel et incréé. Contrairement aux zindīq (manichéens et déviants assimilés), on ne connaît aucun personnage réel qui ait été dahrī. Les arguments contre eux sont en fait repris de l’arsenal rhétorique grec contre les sophistes, que notre texte, au § 35, connaît d’ailleurs sous la forme *sōfistāg et rapproche des dahriyya. L’emploi du vocabulaire, en particulier aux § 17-19, trahit l’influence du lexique technique du qalam : ainsi rāyēnišnīh « ordonnance, arrangement », qui recouvre clairement l’ar. tarkīb ; saxwan « mot, parole », ici employé dans le sens de « qualité », cf. ar. ṣifah ; hangām « moment » employé dans le sens d’« état », cf. ar. ḥāl.

5 On s’est surtout concentré sur le long chap. 15 (« Critique du christianisme »), qui étant donné son sujet permet le mieux de déceler les biais lexicaux de de Menasce et de proposer des alternatives. L’auteur du traité est averti de l’existence parmi les Chrétiens de « trois croyances » (wurrōyišnān, et pas l’inexistant *grōhišnān « groupes » que propose de Menasce), sous-entendu les jacobites, les melkites et les nestoriens, dont il connaît les divergences sur la question de la nature du Christ. Le chapitre commence par ridiculiser le dogme de l’Incarnation (4-45), se poursuit par une critique de celui de la Trinité (46-76), puis par celle des inconséquences de la conception chrétienne du libre-arbitre (77-108), et enfin s’efforce de montrer, à coup de

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paraphrases des Évangiles auxquel l’auteur avait vraisemblablement accès dans une version pehlevie qui ne nous est pas parvenue5, que Jésus était un zoroastrien incompris (108-155), ses paroles pouvant être interprétées comme énonçant sur le dualisme la doctrine correcte que ses disciples ont déformée (point de vue semblable à celui des manichéens qui ont utilisé les mêmes citations pour montrer que Jésus était un dualiste dans leur sens à eux). Ceci n’est dit ni de Moïse, ni de Mahomet.

6 Le passage sur la naissance de Jésus est repris de la polémique juive : (4-17) Sachez d’où est venue la doctrine fondamentale des Chrétiens. À Jérusalem, dans le pays de ces mêmes Juifs, il y avait une femme connue pour être de mauvaise fréquentation. Il apparut qu’elle était enceinte. Quand on lui demanda : « De qui es- tu enceinte ? », elle répondit : « L’Ange Gabriel est venu à moi et il m’a dit : « Tu es enceinte de l’Esprit Saint. » Considérez ceci : qui, hormis cette femme, a vu l’Ange Gabriel, et pourquoi faudrait-il considérer que cette femme était sincère ? S’ils disent : « C’est à cause de sa mēnōgīh que cet ange ne pouvait être vu de personne », alors, si la cause de l’invisibilité de cet ange est sa nature mēnōgienne, pour cette même raison cette femme n’était pas en état de le voir. S’ils disent : « Dieu l’a rendu visible à cette femme à cause de sa dignité à elle », et qu’il n’en a rendu digne personne d’autre, où apparaît-il que cette femme a dit vrai ? Ou bien, s’il est véritablement apparu à cette femme, alors il aurait fallu qu’il le montre aussi à d’autres, pour que par leur témoignage ceci soit encore davantage tenu pour véridique. Mais, parce qu’il ne l’a montré qu’à cette femme, personne ne tient la chose pour véridique. À présent considérez ceci : leur religion est tout entière fondée sur le témoignage qu’une femme a porté sur elle-même 6! (37-39) (Dire de Dieu) qu’il est en tout lieu (quand il est) dans le ventre de cette femme qui n’est autre que l’endroit le plus sale et le plus malodorant, et avec cela dire que tout lieu est l’être même de Dieu, c’est une grande ineptie, car s’il en était ainsi il serait tordu de dire qu’il peut y avoir quoi que ce soit en dehors de l’existence de Dieu.

7 De Menasce a signalé le parallèle principal : le pamphlet des Toledoth Yeshuh,parvenus dans une rédaction du IXe siècle7. Son trop bref commentaire a été développé lors d’une intervention de Claude Gaignebet au séminaire. Les thèmes des Toledoth Yeshuh sont attestés déjà par Origène, Contra Celsum et, en Iran même, vers 440, par la proclamation antichrétienne du vizir Mihr-Narseh aux Arméniens8 : Jésus a été engendré dans l’adultère par le légionnaire Panthera, et de surcroît pendant les règles, ce qui du point de vue tant juif que zoroastrien le marque de la souillure maximale, mais aussi, du point de vue juif, le prédispose à la ruse. La théologie zoroastrienne est particulièrement fermée à toute idée d’engendrement entre les dieux et les hommes, une fois passée l’étape des incestes primordiaux (parmi lesquels le seul qui associe hommes et dieux est la fécondation par Gayōmard de sa mère Spandarmad, la Terre).

8 Se plaçant pour les besoins de l’argumentation à l’intérieur de la logique chrétienne, l’auteur exempte les Juifs de la faute de la mort de Jésus : (43-45) Si c’est volontairement qu’il a pris sur lui cette mort d’un nouveau genre, alors proclamer la malédiction sur ses meurtriers, considérer les Juifs comme un objet de colère, est sans raison. Plutôt que de leur jeter des malédictions, il conviendrait qu’on les récompensât de leur acte.

9 Aux dogmes absurdes ou révoltants de l’Incarnation, de la Passion et de la Résurrection du Christ, l’auteur oppose, comme moyen de convaincre les hommes de l’immortalité à venir, le savoir lucide fourni par Ohrmazd à ses porte-paroles : (42) Ou encore, s’il n’avait aucun antagoniste ni adversaire, alors pourquoi n’a-t-il pas donné aux hommes la connaissance claire et la vision exempte de doutes de la résurrection, de sorte qu’il n’aurait pas eu besoin de la leur montrer de cette manière horrible, infamante, vile, conforme à la volonté de ses ennemis ?

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10 Ceci renvoie aux visions de Zoroastre, peut-être aussi à la mēnōg-wēnišnīh (« vision spirituelle », « vision des choses cachées ») dont selon le Dēnkard sont doués les Ohrmazd mowbedān, catégorie particulière de Mages9.

11 En annexe à la discussion sur le libre-arbitre de l’homme (āzād-kāmīh ī ōstīgān, littéralement « la ferme volonté libre ») et la toute-puissance divine est introduit l’argument du poison et du contrepoison, repris de l’arsenal anti-chrétien du manichéisme (cf. Augustin, Contra Faustum XXI.16) : (84-88) De même, le poison mortel qui est dans l’aconit et dans d’autres espèces de plantes, et dont la cause ne procède pas de leur libre-arbitre, qui en détient le principe ? S’ils disent : « Ces poisons, (utilisés) dans nombre de drogues médicinales, en expulsant les maladies sont utiles et indispensables », alors demandez-leur : « Qui a produit la maladie elle-même et le mal qui en procède, et pour quelle nécessité, étant donné qu’il a fallu ensuite créer contre elle la drogue et le poison mortel (qu’elle contient) ? Ou serait-ce que la maladie, du fait que la drogue antidote a été produite pour lui résister, serait plus admissible que la drogue toxique ? » .

12 De Menasce a interprété dārūg ī wēmārān « drogue médicinale » comme signifiant « plante vénéneuse », ce qui a ruiné sa compréhension du passage. Les Chrétiens justifient l’existence des poisons naturels par le fait qu’ils peuvent servir de remèdes et par conséquent être utiles aux desseins de Dieu, ce qui selon leurs adversaires aboutit à relativiser toute notion du mal. Le point de vue zoroastrien qui sous-tend le passage est, au contraire, qu’aussi bien les maladies que les poisons sont les effets de l’assaut d’Ahriman sur la création : on ne saurait atténuer la condamnation portant sur les seconds en prétextant qu’ils servent parfois à combattre les premières.

13 Les § 112-114 sont les seuls où Satan est nommé « Ahriman » alors que partout ailleurs il est désigné simplement comme l’« Adversaire ». La raison est sans doute qu’il s’agit ici du récit de la tentation de Jésus, que l’auteur ne pouvait que rapprocher de la tentation de Zoroastre (Vd. 19). De même, l’insertion de « loups » dans la parabole de la brebis égarée (§ 99‑102) vise à donner au passage une coloration ahrimanienne.

14 Parmi les mots dont de Menasce a biaisé la traduction dans un sens chrétien, on peut relever : ōzanāgān « meurtriers » (du Christ), traduit par « bourreaux », ce qui sous- entend le dogme de la non-mort définitive du Christ, que précisément le texte rejette ; au § 66, pus ka brēhēnēm « si je produis un Fils », pensée attribuée à Dieu, traduit par « si j’envoie mon Fils » (et aussi dans d’autres passages) ; au § 103, *widiftagān « les trompés », graphie pāzand corrompue vahēftagąn, attesté seulement en pehlevi manichéen sous la forme verbale wydyb- « tromper », de Menasce traduisant « les égarés » d’après Mt. 18.22 et Luc 15.4, sources du passage.

15 Le verbe causatif čihrēnīdan, d’emploi récurrent dans le ŠGW, est généralement traduit par de Menasce « douer de nature ». Les contextes indiquent plus précisément « doter d’une forme visible », voir par exemple la mise en série au 8.17 : kē-šān judīh az jud- gōhrīh, be jud kārīhā ud jud-čihrēnīdīhā ud jud-passāxtīhā ī čiyōn ō kār kār abāyišnīg « leur différence ne procède pas d’une différence d’essence, mais d’une différence d’action, de forme visible et de constitution, selon les exigences de leurs actions respectives. »

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Textes sogdiens et imagerie sogdienne (suite)10

La réception de l’âme au Paradis : le panneau eschatologique du sarcophage du Sogdien Wirkak, mort en Chine en 579

16 En confrontant textes et images, on a repris l’examen de ce panneau dont l’analyse a été publiée voici quelques années11. Nous nous étions alors arrêtés à une interprétation zoroastrienne de la scène figurée en haut à droite : l’âme du couple défunt accueillie, devant le dieu Way sur son trône (figuré à la sogdienne avec des traits shivaïtes), par la Dēn et deux suivantes, lesquelles se répartissent les attributs de l’accueil mentionnés pour la seule Dēn par le fragment sogdien T ii, manichéen d’inspiration zoroastrienne, à savoir la couronne de fleurs et la coupe12. L’interprétation zoroastrienne est cohérente avec la représentation du Pont du Činwad et de deux Mages au registre inférieur, mais une alternative proprement manichéenne serait elle aussi envisageable étant donné que le mythe manichéen de la « statue » et de la chute de la Concupiscence est figuré immédiatement à gauche de la scène de l’accueil13. Une telle alternative a été proposée par Yutaka Yoshida, qui propose de reconnaître le dieu trônant comme le « Roi de Justice » (chin. pin den wang) décrit dans un hymne manichéen chinois14 ; selon ce texte, les âmes reçoivent en sa présence les « trois grands prix de la victoire » (couronnes de fleurs, colliers de pierres précieuses, vêtements ornés), qui leur sont remises par le Nous-Lumière accompagné par trois des éléments naturels. Dans le détail, cependant, les correspondances sont limitées, et par ailleurs le « Roi de Justice » qui est l’un des dix juges des morts est une figure proprement chinoise, qui n’apparaît pas ailleurs en contexte manichéen. On semble se rapprocher davantage de l’image commentée si l’on se reporte à la description de l’accueil de l’âme transmise par Ibn al-Nadīm15 : ici les « trois déesses » qui accompagnant le Guide Sage remettent à l’âme une coupe, un habit, un couvre-chef, une couronne et un diadème de lumière, puis elles accompagnent son ascension, en premier lieu jusqu’à la sphère de la Lune. Bien que certains attributs du dieu trônant du relief puissent éventuellement être interprétés comme lunaires aussi bien que shivaïtes (par ex. les trois taureaux à ses pieds), les correspondances avec la scène du relief restent là aussi partielles, d’autant qu’aucun personnage ne peut être identifié comme le Guide Sage. Au total on ne voit pas de raison impérieuse de renoncer à une interprétation zoroastrienne, mais on ne peut exclure un syncrétisme avec des conceptions manichéennes.

Le conte « Bagistanos oros »

17 Ce fragment de conte a été publié par Henning16, qui n’en a pas commenté le contenu. Malgré le terme zoroastrien βγst’n « demeure des dieux » et la possible mention de « Mages », il est clairement dans la veine bouddhique, à laquelle le rattachent plusieurs thèmes : l’errance de l’âme insatisfaite, la métempsychose (il est question du bonheur « pendant une vie »), la liste des vertus, la montagne au nord – clairement le Mont Sumeru – sur laquelle vivent les dieux, de plus en plus inaptes à communiquer avec les hommes au fur et à mesure qu’ils se trouvent sur des plans plus élevés.

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Le texte P.3

18 Ce texte substantiel (304 lignes, peut-être conservé en entier), trouvé dans la grotte aux manuscrits de Dunhuang et maintenant partagé entre Paris et Londres, est le document le plus remarquable qui nous soit parvenu sur l’extrême degré de syncrétisme auquel était arrivée la religion sogdienne dans le milieu turc (karluk ou ouïghour) où elle subsistait aux VIIIe-IXe siècles. Il comporte un exposé des vertus des pierres précieuses dans la ligne indienne et iranienne, puis un manuel de magie de la pluie, de substance turque mais incluant des éléments zoroastriens (l’hymne à Wād, dieu du Vent), tantriques et astrologiques indiens. Il n’avait pas été réédité depuis Benveniste17. Une nouvelle édition commentée a été remise à l’impression18, issue du travail effectué cette année et intégrant les progrès de la connaissance du sogdien ainsi que certains realia archéologiques non encore pris en compte.

NOTES

1. De Menasce l’adopte d’ailleurs comme texte de référence pour les chap. 1-5, dans son livre cité ci-dessous. 2. J. DE MENASCE : « a Proustian figure » (Ralph Pinder-Wilson, témoignage personnel). 3. A concise Pahlavi dictionary, Londres 19862. MacKenzie s’est du reste refusé à inclure les mots dont la seule attestation est en pāzand. 4. « Fonder, bâtir, rénover. Articulations conceptuelles du système religieux zoroastrien d’expression moyenne-perse. Une approche historiographiqe et philologique », soutenue le 25 nov. 2009 à la section des Sciences religieuses sous la direction de F. Grenet. 5. Voir A. PANAINO, « The Pāzand version of the Our Father », dans A. MUSTAFA, J. TUBACH (éd.), Inkulturation des Christentums im Sasanidenreich, Wiesbaden 2007, p. 73-90 ; P. GIGNOUX, « Comment le polémiste mazdéen du Škand Gumānīg Vīzār a-t-il utilisé les citations du Nouveau Testament ? », dans C. JULLIEN (éd.), Controverse des Chrétiens dans l’Iran sassanide, Paris 2008 (“Cahiers de Studia Iranica” 36), p. 50-67. 6. Le droit sassanide, comme aussi le droit communautaire des Chrétiens d’Iran, considère comme irrecevable le témoignage d’une femme, non pas tant par antiféminisme de principe que parce qu’une femme est juridiquement toujours dans la dépendance d’un homme. 7. Trad. dans J.-P. OSIER, Jésus raconté par les Juifs, Paris 1999. 8. Eļishē, History of Vardan and the Armenian War, trad. R. W. THOMSON, Cambridge (Mass.)- Londres 1982, p. 79. 9. F. GRENET, « Observations sur les titres de Kirdīr », Studia Iranica 19 (1990), p. 92 et n. 16. 10. Cours commun avec Étienne de la Vaissière (section des Sciences historiques et philologiques), voir son résumé pour les documents politiques et juridiques du Mont Mugh présentés par lui. 11. F. GRENET, P. RIBOUD, et Y. JUNKAI, « Zoroastrian scenes on a newly discovered Sogdian tomb in Xi’an, Northern China », Studia Iranica 33 (2004), p. 273-284. 12. Dernière étude de ce fragment : Y. YOSHIDA, « A newly recognized Manichaean painting: Manichaean Daēna from Japan », dans M.-A. AMIR-MOEZZI, J.-D. DUBOIS, C. JULLIEN et F. JULLIEN (dir.),

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Pensée grecque et sagesse d’Orient. Hommage à Michel Tardieu, Turnhout 2009 (“Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses” 142), p. 697-714. 13. É. DE LA VAISSIÈRE, « Mani en Chine au VIe siècle », Journal Asiatique 293 (2005), p. 357-378. 14. Y. YOSHIDA, « Neihano Manikyoga, Iwayuru “Rokudozu” no kaishakuwo megutte », Yamatobunka 119 (2009), p. 3-15 (en japonais). 15. B. DODGE, The Fihrist of al-Nadīm, New York-Londres 1979, p. 795. 16. W. B. HENNING, « Sogdian tales », BSOAS (1945), p. 465-487 (repris dans W. B. HENNING, Selected Papers II = Acta Iranica 15, p. 169-191). 17. É. BENVENISTE, Textes sogdiens de Paris, Paris 1940, p. 59-73, notes p. 193-200. 18. S. AZARNOUCHE, F. GRENET, « Thaumaturgie sogdienne : nouvelle édition et commentaire du texte P.3 », Studia Iranica 39 (2010), p. 27-77.

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Thèmes : Religions du monde iranien ancien

AUTEUR

FRANTZ GRENET Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Religions du monde syro- mésopotamien

Maria Grazia Masetti-Rouault

La mythologie mésopotamienne de l’âge du Fer : le poème d’Erra et Ishum

1 Le « Poème d’Erra et Ishum » est sans doute une des compositions épiques appartenant à la longue tradition mythologique cunéiforme, mésopotamienne et akkadienne qui a été le plus largement appréciée et exaltée par la critique assyriologique, et souvent évoquée comme modèle pour d’autres cultures proche-orientales anciennes, en particulier pour les livres prophétiques de la Bible. De par ses caractéristiques stylistiques et poétiques, ainsi que par la richesse et la complexité de ses contenus, ce texte est considéré comme un chef d’œuvre et presque le point culminant d’une production intellectuelle et littéraire désormais arrivée à sa maturité. Documenté essentiellement par des textes retrouvés dans la bibliothèque royale de Ninive, à Assur et à Sultantepe, le poème est habituellement daté du IXe ou du VIIIe siècle av. J.-C., à partir de l’interprétation de quelques références à des événements ou à des situations historiques qui semblent correspondre à l’époque de l’infiltration des « semi‑nomades » araméens dans la société babylonienne. Cette période est représentée comme absolument chaotique, marquée par la violence aveugle des affrontements, surtout dans le contexte des centres urbains les plus importants de Mésopotamie.

2 Le poème présente ces épisodes terrifiants de guerre et de destruction comme l’effet de la vengeance du dieu Erra, une épiclèse du dieu Nergal, seigneur de la mort et des Enfers, qui veut punir l’humanité de sa prétendue arrogance, d’une mauvaise observance du culte et d’un manque de respect pour les dieux. Afin de réaliser l’anéantissement du monde, Erra essaie d’éloigner le dieu Marduk – roi du panthéon et de l’univers – de sa place au centre du cosmos, à Babylone, là où sa présence garantit l’équilibre des forces et la pérennité du réel. Mais le succès de son entreprise n’est que partiel : Marduk récupère rapidement sa position et le contrôle du panthéon, mettant fin au pouvoir de son remplaçant. Erra, furieux, rentré dans sa ville et son temple de

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Cutha, prononce un long discours par lequel il affirme sa volonté de destruction du monde, énumérant heurts, conflits, batailles et guerres qui doivent détruire la culture, les institutions et les traditions babyloniennes, employant parfois les populations rurales comme son bras séculier. Le dieu Ishum, qui accompagne Erra comme conseiller et chef de son armée, intervient alors pour calmer son maître et, montrant sa pitié et ses dispositions favorables à l’humanité, va le convaincre de modérer sa furie et de sauver un « reste » d’hommes, qui connaîtront la paix et l’abondance, repeuplant et reconstruisant le monde.

3 Le travail réalisé pendant les séminaires s’est efforcé de mettre en évidence, en premier lieu, les difficultés et les problèmes laissés ouverts par les nombreuses traductions du poème produites en différentes langues modernes. Même les éditions les plus récentes, fondées sur un important travail philologique, tout en rendant bien compte de la grande qualité littéraire et poétique du texte, n’arrivent pas à effacer l’impression d’une certaine irrationalité du récit dans son développement, ainsi que de l’ambiguïté, voire de l’opacité du discours idéologique et théologique véhiculé et communiqué par la narration et par les dialogues. Considérant qu’aucune « licence poétique » ne peut expliquer le manque de sens du récit, et que les « erreurs » de structure et du discours dérivent plutôt d’une logique de la traduction parfois trop rigide ou inadaptée aux contenus, nous avons entrepris une nouvelle lecture commune du texte, à partir de l’édition classique fournie par Luigi Cagni (Il poema di Erra, Rome 1969), qui a permis de réorganiser les différentes scènes, et parfois d’en retrouver la coordination et une signification acceptable dans un contexte historique et culturel défini.

4 Ont été ainsi mises en évidence tant la grande complexité de la structure narrative que le caractère innovateur et créatif – du point de vue littéraire et stylistique – du poème qui, articulant l’ordre chronologique des événements en plusieurs plans différents, rend parfois difficile l’interprétation de la position des épisodes sur un axe temporel. En particulier, le discours d’Erra, concernant les différentes phases de la destruction progressive du monde, ne paraît pas être orienté vers le futur, comme il a été souvent compris – telle une annonce prophétique de malheurs à venir –, mais plutôt comme le récit d’événements qui se réalisent pendant le court moment où Erra, ayant trompé la confiance de Marduk, a effectivement régné sur le monde. Ce moment se termine sans doute tant par le retour de Marduk à sa place cosmique que par l’intervention pacificatrice de Ishum, et la liste et la description des épisodes de guerre et des graves crises sociales et économiques correspondent à une séquence historique précise, sans doute bien reconnaissable par l’audience antique. De ce point de vue, la composition de l’épopée d’Erra peut être comprise comme la création d’un nouveau moyen de communication, destiné à fournir une interprétation spécifique de la crise de la société et de l’État babylonien à un moment précis de son histoire.

5 C’est l’analyse approfondie du texte qui nous a permis de présenter une hypothèse nouvelle quant à l’époque de sa composition, et de la période décrite et discutée dans le poème. L’interprétation de la structure narrative et rhétorique du poème, l’étude du lexique et l’identification des motifs littéraires, des isoglosses thématiques, des références et citations directes d’autres genres et typologies textuelles – des cycles épiques associés aux rois d’Akkad aux lamentations sur la destruction des cités antiques, des grandes compositions littéraires comme l’Atrahasis aux traités et cérémoniels diplomatiques de l’empire assyrien, des textes sapientiaux aux textes des présages – ainsi que, d’autre part, l’identification de différents aspects spécifiques du

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discours idéologique et théologique sous-jacent, nous ont amenés à reconstituer progressivement l’organisation et le système de la culture qui ont produit ce « mythe », et qui l’ont imposé et fait circuler parmi les élites de l’époque.

6 Nous y avons reconnu le savoir et les intentions propres aux intellectuels et aux technocrates de la cour du roi assyrien Esarhaddon (VIIe siècle av. J.-C.), qui s’engage dans un vaste programme de reconstruction de Babylone, de la cité et du pays, après que son père Sennacherib les ait détruites, comme par un déluge, et destinées à la ruine et à l’oubli éternel. Il s’agit alors, pour les idéologues de la cour, de fournir une explication, ou au moins une discussion acceptable, tant des raisons de la conquête et de l’élimination de Babylone que du changement, à ce moment-là, de la politique royale assyrienne. Ainsi, la violence dévastatrice qui avait arasé le siège des plus vénérables traditions religieuses et mythologiques mésopotamiennes – d’ailleurs peut-être partiellement ou très implicitement justifiée – peut être évoquée comme la conséquence d’un désordre momentané dans la séquence du temps, dû à la furie d’un dieu. Cette solution mythologique se présente comme une alternative valable à la nécessité de reconnaître les raisons politiques et économiques qui ont provoqué le désastre, sans par ailleurs les nier, et même en les évoquant, mais en passant sous silence le nom du responsable historique – le père de l’actuel roi de Babylone. De la même façon, plutôt que d’identifier l’empire néo-assyrien comme l’ennemi politique total qui a attaqué Babylone, on préfère solliciter la mémoire de conflits sociaux « civils », et la confrontation violente entre les populations urbaines et les composantes rurales et semi-nomades.

7 Les inscriptions royales d’Esarhaddon concernant la réorganisation, dès le début de son règne, de la société et de la cité de Babylone, développent la même théorie, dans le cadre toutefois beaucoup plus restreint et rigide du style littéraire « historiographique » – moins « littéraire » que l’épopée mythique –, faisant référence au retour de Marduk dans sa capitale, et à sa décision de permettre la reconstruction avant le terme initialement fixé. Par ailleurs, la séquence des villes et des temples restaurés par ordre du roi dans le pays babylonien correspond exactement à la liste présente dans le poème d’Erra et Ishum.

Le roi et les dieux : recherches sur l’idéologie politique et religieuse des états syro-mésopotamiens de l’âge du Bronze (IIIe-IIe Mill. av. J.‑C.)

8 Le cours a porté sur l’étude des premières attestations de la typologie textuelle traditionnellement reconnue et identifiée dans les études assyriologiques comme « inscriptions royales ». Il s’agit de textes cunéiformes rédigés sur différents types de supports, produits par les chancelleries des palais des rois des cités et des États mésopotamiens, dès le milieu du IIIe millénaire av. J.-C. et jusqu’à la fin des empires néo-assyrien et néo-babylonien, au milieu du Ier millénaire av. J.-C. D’abord composées en sumérien, par la suite, dès la fondation de l’« empire » d’Akkad, les inscriptions royales ont été écrites aussi en akkadien, connaissant un développement particulier dans le monde assyrien. Montrant, dans le cours du temps et selon les différentes traditions locales, d’importantes variations de style et de structure narrative, ces textes relatent et conservent la mémoire des principaux événements du règne des souverains mésopotamiens. Ils concentrent la narration sur les activités militaires et politiques des

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rois, la défense et l’agrandissement de leurs pays, les guerres et les victoires obtenues, ainsi que la réalisation de projets de construction, comme l’édification ou la restauration de temples ou de palais, ou d’ouvrages hydrologiques de grande envergure. Au cours des séminaires, la lecture et l’analyse des inscriptions royales sumériennes et akkadiennes ont été réalisées à partir des éditions et des traductions les plus récentes.

9 Prenant aussi en compte la documentation archéologique et iconographique, le travail a consisté dans la recherche et l’identification des moyens et des formes expressives mis en œuvre et utilisés par les intellectuels au service de la royauté, dès la fin du IVe millénaire, afin d’organiser sa représentation – non seulement dans le discours des inscriptions royales, mais par exemple aussi dans les rites ou dans les cérémoniels. Un rôle important dans cette stratégie a été attribué à la manifestation et à la proclamation de l’altérité de la nature de la royauté, distincte des autres institutions, sans doute sacrée, et en connexion directe avec les dieux. Dans le discours de l’idéologie royale, c’est la nature « autre » du roi qui est à l’origine de sa force et de son autorité, qui ne dérivent pas – ou ne dépendent en rien – d’une délégation de pouvoir de la part d’une assemblée ou d’un clan. Dans la phase de formation des conceptions idéologiques et politiques qui la définissent, la royauté mésopotamienne est présentée comme marquée et mandatée par le choix divin, et, ainsi libérée de tous ses liens sociaux, elle peut se structurer et évoluer pendant que se mettent en place les institutions des premières cités. Le roi établit des relations spécifiques avec un territoire bien délimité et avec sa population, sa cité et son État, qui lui sont confiés par la divinité poliade, vrai maître du pays, afin qu’il les gère et les rende productifs, garantissant ainsi au panthéon son entretien et son bien-être.

10 Les textes des inscriptions royales les plus anciennes se limitent à associer, par des phrases brèves inscrites sur la surface d’objets et de statues, le nom d’un roi – identifié parfois aussi par sa descendance (légitime) –, au geste de la donation, offerte à une des divinités locales de chaque État. À ces premières données s’ajoutent progressivement d’autres informations, détaillant les circonstances de cet événement « religieux », l’encadrant dans une séquence chronologique précise, avec parfois des références explicites à une action politique et militaire du roi. La donation royale, et par la suite la dynamique sacrificielle évoquée, y apparaissent comme le moment final et conclusif de la mission confiée au roi par les dieux, qui l’ont d’ailleurs soutenu et aidé dans son effort héroïque. Dès lors, l’articulation et la connexion établie entre ces éléments originaux du discours idéologique forment le paradigme de la production des inscriptions, destinées à expliquer comment la royauté et sa gestion du pouvoir trouvent leur justification dans la volonté des dieux d’organiser le monde afin qu’il produise ce qui leur est nécessaire et utile. Tandis que, selon la tradition sumérienne ancienne, le roi de chaque cité est identifié comme le médiateur qui doit gérer la société locale dans la perspective du service divin, par la suite, à l’époque de la formation de l’empire d’Akkad, l’image et le message idéologique se modifient. Tout comme les dieux sont maîtres du cosmos, de la même façon leur représentant se doit d’unifier sous son autorité et contrôle le monde entier, afin d’en optimiser l’exploitation : l’idéologie de la dynastie d’Akkad, des « rois de l’univers, rois de quatre parties du monde » expliquera le premier essai de construction impériale enregistré par une tradition historiographique écrite, fonctionnant comme modèle ultime de tout pouvoir royal proche-oriental ancien.

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11 La coïncidence objective entre la demande d’information de la part des historiens modernes et l’offre de données véhiculées par les inscriptions royales mésopotamiennes a évité, pendant longtemps, qu’on se pose des questions quant à leur nature et à leur fonction « historiographique », et qu’on doute de leur réelle valeur documentaire pour la reconstruction de l’histoire du Proche-Orient ancien. L’histoire racontée par les inscriptions royales est ainsi devenue l’histoire tout court et, encore aujourd’hui, malgré les interventions de la critique assyriologique moderne, les manuels reproduisent de fait encore souvent, sans en avoir conscience, l’ordre et la logique de leur discours. Le travail réalisé dans ce séminaire a été orienté de façon à permettre de reconnaître les inscriptions royales comme l’expression d’un discours politique coordonné et conscient, dans lequel se reflète l’idéologie de l’élite au pouvoir, le roi et sa cour. Leur fonction est désormais comprise dans la perspective de la « propagande » de l’idéologie politique de la royauté, dans la mesure où ces textes imposent une lecture des événements destinée à justifier – en même temps qu’ils la décrivent et la glorifient – la gestion du pouvoir et de l’autorité de la part du roi sur la société entière, ainsi que sur l’élite elle-même. Cette vision idéologique s’exprime et ne se lit pas tellement dans le simple récit des événements eux-mêmes, qui, au fond, ne communiquent rien d’autre que soi, mais, plutôt, dans les critères de leur choix, et dans la façon de les écrire et de les décrire.

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Thèmes : Religions du monde syro-mésopotamien

AUTEUR

MARIA GRAZIA MASETTI-ROUAULT Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Religions du monde syro-mésopotamien Aspects de la religion et du culte à l’époque impériale hittite

Clelia Mora

Caractéristiques générales de l’histoire et de la culture des Hittites

1 Les thèmes suivants ont été abordés : les Hittites en Anatolie pendant le deuxième millénaire av. J.‑C. ; l’Ancien Royaume et la période impériale (XIVe‑XIIIe siècles) ; les phases post-impériale et néo-hittite ; les langues, les écritures ; les documents, les monuments ; la conquête de la Syrie du nord et les rapports avec les autres grandes puissances de l’époque.

2 Des cartes, des planches et une bibliographie avec la liste des principaux ouvrages à ce sujet ont été distribuées au cours de l’exposé.

3 En se référant aux textes principaux, de l’Ancien Royaume hittite jusqu’à la période impériale, on a donné les informations de base pour la connaissance de l’histoire et de la civilisation hittites, et sur les recherches les concernant. Les langues et les écritures de l’Anatolie ancienne ont été brièvement traitées, mettant en évidence la découverte des archives du palais, le déchiffrement de la langue (Hrozny, 1915), et la découverte qu’une langue indoeuropéenne était parlée dans l’Asie Mineure du IIe millénaire av. J.‑C. On a en particulier expliqué le principe de l’usage contemporain de deux écritures : à côté de la traditionnelle écriture cunéiforme, une autre écriture, dite « hiéroglyphique » en raison de la ressemblance de certains signes avec ceux de l’écriture égyptienne, était utilisée par les savants hittites.

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Les fondements religieux de la royauté et les rapports entre les rois et les dieux à l’époque impériale

4 Ont été abordés : la « réforme » de Muwatalli II ; l’Apologie de Hattusili III comme « manifeste » de l’idéologie de la royauté ; roi ou dieu ? (à propos de quelques figures représentées sur les reliefs et les sceaux) ; le rôle économique et politique des institutions religieuses.

5 Au début du XIIIe siècle, sous le règne de Muwatalli II, un changement a lieu en ce qui concerne l’organisation et la conception du pouvoir royal ainsi que ses manifestations extérieures. Le relief de Sirkeli est le premier monument royal de cette typologie si répandue pendant le XIIIe siècle. L’« Umarmungszene » sur les sceaux royaux apparaît pour la première fois sur ceux de Muwatalli, et on constate aussi des changements dans la titulature royale. C’est surtout pendant le règne de Hattusili III que les documents, tant cunéiformes que hiéroglyphiques, témoignent de l’existence d’un véritable projet politique ayant pour but de renforcer l’autorité centrale, après une période de crise et de problèmes dynastiques, par la diffusion de l’image du roi vainqueur et aimé des dieux.

6 Selon une hypothèse très intéressante proposée par Itamar Singer, une réforme religieuse aurait eu lieu sous le règne de Muwatalli II. Cette réforme aurait été liée au déplacement de la capitale de Hattusa à Tarhuntassa et présenterait d’intéressantes analogies avec la réforme égyptienne de Akhenaton. La reconstitution de Singer est fondée sur les documents des successeurs de Muwatalli, ainsi que sur les textes de prières et sur les empreintes des sceaux royaux. À la différence de nombreux autres savants, Singer attribue donc à des raisons d’ordre religieux la fondation de Tarhuntassa comme capitale du royaume. La source principale à travers laquelle on interprète d’habitude ce déplacement, comme nous l’avons dit, est le document auquel on donne le titre d’« Apologie » de Hattusili III, le deuxième successeur de Muwatalli ; par contre, Singer attribue une très grande importance aux sceaux du roi Muwatalli avec la scène montrant le dieu qui embrasse le roi, ainsi qu’à la prière au dieu de l’Orage pihassassi, c’est à dire – le mot est d’origine louvite – « le lumineux / qui fait des éclairs ».

7 Si le ton et certains mots de cette prière peuvent justifier, selon Singer, une comparaison directe avec le célèbre hymne à Aton de Akhenaton, par ailleurs les différences entre les deux réformes restent essentielles. En effet, dans les sources hittites, on ne trouve aucune référence à l’abolition d’autres divinités, bien que le dieu de l’Orage pihassassi joue un rôle prééminent. Dans la prière, un espace très important est réservé à la région du sud-ouest, où se trouve le « pays bas », région où la nouvelle capitale sera fondée. L’étude de Singer continue avec l’analyse des autres données relatives à ce déplacement. En ce qui concerne la localisation de Tarhuntassa, Singer considère comme encore plausible l’hypothèse de Sedat Alp d’une localisation à Kizildağ.

8 Nous avons ensuite examiné le texte appelé « Apologie » ou « Autobiographie » de Hattusili III, qui remonte à la période impériale et qui représente dans une certaine mesure un « manifeste » de la royauté, tout au moins d’une certaine idéologie de royauté. Dans les premières lignes du texte (CTH 81, voir éd. H. Otten 1981, I 5-8), le roi célèbre la déesse Ishtar, sa divinité protectrice, dans les termes suivants :

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Je veux raconter le para handandatar d’Ishtar : que chacun écoute ! Et qu’à l’avenir, le fils de Mon Soleil (c’est à dire le fils du roi), le fils de son fils et la descendance de Mon Soleil soient respectueux, parmi les dieux, envers Ishtar.

9 Et, quelques lignes après : Ishtar, ma dame, me prit avec elle dans toutes les situations.

10 Enfin, on a étudié le rôle économique et politique des institutions religieuses. L’« Apologie » de Hattusili a la forme d’un décret destiné à concéder des bénéfices à la divinité protectrice du roi, Ishtar de Samuha. D’autres décrets de ce roi portent sur le même sujet, ou sur un sujet analogue, par exemple CTH 85.1.A (concessions et exemptions au culte d’Ishtar), CTH 86.1.a, 86.1.b, 86.2 (encore concession de biens et offrandes à Ishtar et à ses institutions cultuelles), CTH 87 (exemptions à l’institutions du NA4hekur Pirwa). Dans ce contexte, on a discuté en particulier une étude récente de Theo van den Hout (2002) dédiée aux NA4hekur SAG UŠ et aux « (Divine) Stone Houses », ainsi qu’à leur caractère de mémorial.

La « réforme » de Tuthaliya IV : la réorganisation du culte et ses implications politiques et économiques

11 Le concept de « réforme » a été introduit par Emmanuel Laroche dans l’étude : « La réforme religieuse du roi Tudhaliya et sa signification politique », dans F. Dunand – P. Lévêque (éd.), Les Syncrétismes dans les religions de l’antiquité, Leyde 1975, p. 87-95. Des études récentes ont examiné de nouveau la question. En ce qui concerne la notion de « Réforme du culte » ou de « Cult reform », de nombreux auteurs préfèrent désormais l’expression de « réorganisation du culte » ou « cult reorganization » : voir J. Hazenbos, The Organization of the Anatolian Local Cults During the Thirteenth Century B.C. An Appraisal of the Hittite Cult Inventories, Leyde 2003, et aussi A. Archi, « Hurrian Gods and the Festivals of the Hattian-Hittite Layer », dans T. P. J. van den Hout (éd.), The Life and Times of Hattušili III and Tuthaliya IV. Proceedings of a Symposium Held in Honour of J. De Roos, Leiden, 12-13 December 2003, Leyde 2006, p. 147-163). On doit aussi considérer que de nouveaux textes sur ce sujet ont été retrouvés à Kuşaklı.

12 La discussion a été centrée sur les différents aspects de ce thème.

Magie et pouvoir à la cour Hittite

13 Comme toutes les populations du Proche Orient ancien, les Hittites donnaient une grande importance à la magie. On a étudié en particulier l’utilisation de la magie comme moyen de lutte politique dans le cadre de la gestion du pouvoir par les élites hittites, à partir des premières phases de l’histoire de l’empire. Une analyse a été menée à partir des documents et des témoignages attestés dans la tradition écrite, suivie par une discussion sur cet usage spécifique de la magie, et sur les différents conflits et problèmes qui leur sont liés.

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RÉSUMÉS

Le cours sur « Aspects de la religion et du culte à l’époque impériale hittite » a été réparti en quatre conférences. La première, introductive, a été consacrée à l’exposition des caractéristiques générales de l’histoire et de la culture du royaume hittite en Anatolie. Dans la deuxième conférence, on a étudié les fondements religieux de la royauté. La troisième conférence a été consacrée à la « réforme » de Tuthaliya IV et la quatrième et dernière conférence à « Magie et pouvoir à la cour Hittite ».

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Thèmes : Religions du monde syro-mésopotamien

AUTEUR

CLELIA MORA Directeur d’études invité, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses, Université de Pavie (Italie)

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Religions de Rome et du monde romain

Nicole Belayche

La représentation du divin à l’époque romaine (suite)

1 Nous avons privilégié un riche dossier épigraphique anatolien (même s’il n’est pas massif numériquement) mentionnant des ἄγγελοι et des figures supérieures apparentées, impersonnelles ou anonymes, parce qu’il fournit une traduction pragmatique aux acquis de l’année précédente qui ont montré que, dans une conception polythéiste, c’est l’étude des relations entre figures divines qui permet de dessiner les formes de représentation du monde divin, dans son ensemble en même temps que pour chacune de ses composantes. À Stratonicée de Carie, les dédicaces à des ἄγγελοι sont combinées dans les témoignages dévotionnels avec une autre expression divine encore plus neutre : to Theion (le divin) 1. L’identification de ces figures qu’on range dans des catégories elles-mêmes mal définies (« anges », êtres divins, dieux, etc.)2 et l’identité que des savants ont voulu reconnaître entre ces différentes figures3 invitent à réexaminer la nature de ces diverses représentations du divin. Aucune de ces formes n’offre d’identification immédiate, ni sans doute d’identité unique, du fait que ces figures répondent à une appellation fonctionnelle (angelos / messager) ou abstraite (Theion), mais pas personnalisée. Elles partagent un élément rituel, celui de la relation votive, c’est-à-dire contractuelle, qui structure la communication avec les dieux dans les paganismes grec et romain. Cette information objective est importante car elle assure que ces figures ont toujours été pensées et expérimentées dans un contexte religieux traditionnel, quelles que soient la nouveauté et / ou l’originalité des conceptions religieuses qu’on y découvrira. A priori, elles n’affichent pas une mutation des conceptions du monde supérieur telle qu’elle imposerait de recourir à un outil interprétatif autre que le polythéisme ritualiste.

2 Sous sa dénomination fonctionnelle et impersonnelle (le messager), l’angelos n’offre d’identité immédiate que lorsqu’il est explicitement relié à la divinité qu’il sert, tel Hermès dans sa relation à Zeus. À Panamara, à l’époque hellénistique probablement

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d’après le formulaire épigraphique, un prêtre sorti de charge a offert τὸν Ἑρµῆν Δι[ῒ] καὶ Ἥραι καὶ τῶι δήµωι (une statue d’Hermès à Zeus, à Héra et au peuple) ; il clôt sa dédicace par deux hexamètres dans lesquels Hermès prend la parole en se désignant comme « messager de Zeus (Διὸς ἄγγελος) » propitiatoire (IStrat. 103). Cette sphère d’activité classique de l’angelos est transparente à son nom. Dans le panthéon des douze dieux dit panhellénique, celui de la poésie épique et tragique4, le rôle de messager de Zeus est dévolu à Hermès, fils de Zeus et de Maia5. La conception est d’actualité dans l’Anatolie hellénisée d’époque romaine. Dans la Kibyratide, au sud de la Phrygie, en 125/126, un couple a offert un poème votif à Mên et à un groupe classique de dieux grecs (Zeus, Héra, Apollon, Hélios) dont « Hermès qui apporte aux mortels les pensées de Zeus et des autres dieux immortels (Ἑρµῆν ἀπανγέλλοντα [β]ρ[ο]τοῖσι ὅσσα Ζεὺς φρονέει ἠδὲ ἀθάνατοι θεοὶ ἄλ̣λοι) » 6, et en Lydie, un dévot a offert une statue d’Hermès à Zeus Ariou (du nom du fondateur du culte) sur son ordre : Διεὶ Ἀρίου κατ’ ἐπιταγὴν ἐπόησε τὸν Ἑρµῆ7. Hermès messager n’est pas qu’un assistant surnaturel. Il a une stature de dieu, honorée à part entière dans les domaines qui sont les siens, comme la communication. À Paros, il reçoit un hommage en tant que « porteur de bonnes nouvelles » en compagnie des Grands dieux de Samothrace ([Θ]εοῖς Μεγάλοις καὶ Ἑρµεῖ Εὐανγέλωι ; IG XII 5, 235, Ier siècle avant notre ère). Toutes les puissances divines peuvent, à l’occasion, être représentées comme des εὐάγγελοι θεοί, par exemple à Lesbos après la mort d’Auguste, dans un règlement public sur des sacrifices offerts ἐπὶ τοῖς εὐανγελίοις τοῖς θέοῖς πάντεσσι καὶ παίσαις « pour le salut et la victoire de l’Auguste »8. La fonction de « messager » ne se réduit pas à une activité subalterne de transmission et de médiation, avec possible manifestation ; elle est une représentation à part entière des puissances dont les Anciens croyaient à l’intervention dans le monde. La figure d’Hermès n’est pas exclusive dans cette fonction : tous les êtres surnaturels peuvent opérer directement cette communication, même lorsque les dédicaces ne précisent pas explicitement l’expérience de leur manifestation.

3 La fonction de messager d’un dieu revendiquée par Hermès dans la Panamara tardo- hellénistique se retrouve à l’époque impériale avec un angelos du dieu Mên, dans un contexte religieux pourtant bien différent. Dans un ensemble publié de plus de 150 stèles dites de confession, où les ordres ou signes divins sont omniprésents, avec ou sans consultation des puissances surnaturelles9, un « messager » d’une puissance n’est explicitement mentionné que deux fois10. Une première stèle, de provenance inconnue, qui date du IIIe siècle, s’inscrit dans un contexte de consultation des dieux : « Chryserôs et Stratoneikos ont interrogé les dieux ancestraux sur les actes connus et inconnus selon ce qui nous a été révélé par le messager du dieu Mên Petraeitès Axetênos (ὑπὸ τοῦ ἀνγέλου τοῦ θεοῦ Μηνὸς Πετραείτου Ἀξετηνοῦ) »11. Le paysage divin qui y apparaît regroupe un panthéon local de dieux ancestraux (τοὺς πατρίους θεούς) tutélaires du village, et une figure sans doute prééminente, le Mên local qui devait être le titulaire du sanctuaire, comme dans de nombreux autres villages de Lydie et Phrygie. Quelle que soit l’origine de cette forme locale de Mên, son angelos est le messager d’un dieu maître. Le message déclenche une consultation des dieux locaux pour connaître l’acte rituel (en l’occurrence une amende) qui permettra de sortir de la crise provoquée par une impiété qu’on devine seulement (« les actes connus et inconnus »). Le deuxième témoignage date de 164/165. Dans un village de Lydie où l’ordre dans le bain public était garanti par Meis Axiottênos « qui règne sur Tarsi (Ταρσι βασιλεύων) », un manteau fut dérobé, puis rapporté par le voleur afin d’échapper aux tourments

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déclenchés par la justice du dieu12 ; alors « le dieu ordonna par les soins d’un messager (δι’ ἀνγέλου) que le manteau fût vendu et que les puissances (du dieu) fussent inscrites sur la stèle »13. L’ordre n’a pu être envoyé qu’aux prêtres, directement ou sous leur supervision, puisqu’ils sont gestionnaires du sanctuaire auquel le voleur a rapporté le manteau. Dans les deux témoignages, Mên, dieu prééminent et prescripteur, n’est pas dans un éloignement inaccessible pour autant ; il est même bienveillant dans sa manifestation spontanée. D’ailleurs, le nombre infime d’attestations (deux seulement) enseigne que la représentation de l’existence d’un médiateur de type “angélique” dans les interventions du/des dieu(x) était loin d’être la règle, même lorsque sa/leur personne et sa/leur puissance étaient glorifiées.

4 Dans toutes ces expériences rapportées d’un angelos d’un dieu personnalisé, Zeus ou Mên, le contexte religieux est balisé par un encadrement sacerdotal : le dédicant qui fait parler Hermès est un prêtre sorti de charge et, dans les sanctuaires ruraux des divers Mên, les prêtres jouaient un rôle dans l’offrande des stèles fichées dans les cours des sanctuaires, qui exaltaient les puissances des dieux selon un schémaformulaire, avec des retombées économiques pour les prêtres lorsque des amendes devaient être acquittées. L’observation est confirmée dans deux autres cas : dans la ville lydienne de Sattaï à nouveau, où une dédicace votive « […] καὶ Ἀνγέλῳ Ὁσίῳ̣ [Δικ]αίῳ ([…] et au Messager saint et juste) » est faite « par l’intermédiaire du prophète (διὰ προφήτο[υ]) Alexandros de Saïttai »14, et à Sardes (?) où G. Iulius Aniketos a offert en vœu Θείῳ Ὁσίῳ καὶ Δικαίῳ la statue (maladroite) d’un personnage au caducée de type Hermès προνοήσαντος Ἀµφιλόχου βʹ ἱερέος15.

5 Si le contexte sacerdotal rapproche ces témoignages, la représentation des angeloi qui s’y dessine n’est pas uniforme. Il peut s’agir d’une figure surnaturelle de plein statut divin envoyée par le dieu maître pour transmettre ses ordres, sur le modèle d’Hermès. Il peut s’agir aussi d’une forme d’expression qui désigne la puissance elle-même, en l’occurrence Mên, lorsque le dévot l’expérimente. En effet, dans l’écrasante majorité des autres témoignages, les dieux, réputés pour être ἐπιφανεῖς16 (puisque leur ontologie première est d’être des puissances expérimentées dans le monde, mais identifiées comme supra-mondaines) sont présentés comme agissant directement, comme le notent les formules récurrentes κατ’ ἐπιταγήνou κατ’ ὄναρ. Le fait que les interventions explicitées d’angeloi soient si rares (deux seulement) invite à émettre l’hypothèse qu’il s’agit d’un mode d’expression, d’une forme rhétorique, personnalisant l’action de communication du dieu, Mên en l’occurrence, plus que la désignation d’une figure divine autonome à fonction de service17. Le dieu n’apparaît pas dans un éloignement infranchissable qu’un médiateur surnaturel devrait combler pour assurer la communication, même s’il est glorifié comme seigneur du lieu et si sa grandeur est magnifiée. Les dévots exprimaient diversement son être-au-monde.

6 L’analyse d’angeloi invoqués seuls, ou associés avec des formes divines peu individualisées (des Zeus/Theos + épiclèse de qualité), ou si obscures – comme le Theion18 – qu’on a pu hésiter sur leur genre, plutôt neutre toutefois si le mot exprime l’idée même de divin19, a permis de confirmer l’hypothèse que ces figures ne sont pas les assistants inférieurs et subordonnés d’une puissance dont l’éloignement imposerait le recours à des intermédiaires – selon l’interprétation dominante qui les appelle, donc, des « anges » –20, mais une modalité exprimée sous une forme personnalisée de l’intervention de la puissance dans ce monde, sa propre puissance divine en manifestation21.

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7 Deux séances (10 et 17 décembre 2008) ont été réservées à des conférences sur « La représentation du divin au miroir des images : les dieux en association et réflexions sur l’aniconisme », délivrées par deux membres du programme de recherche FIGVRA : F. Lissarrague (EHESS) et F. Frontisi (Collège de France).

La vie religieuse dans les cités de l’Anatolie romaine. 2 : Stratonicée de Carie (suite)

8 La poursuite de l’étude de la vie religieuse à Stratonicée de Carie ne nous a pas éloignés de la thématique de la représentation du divin, car la riche documentation sur cette cité fournit une illustration de la façon dont les cités se constituent un panthéon – c’est-à-dire une structure organisée, et pas seulement une addition de figures divines22 – et le modifient selon les circonstances. La vie religieuse y était organisée autour de deux grands dieux, Zeus et Hécate, dont les sanctuaires extra-urbains de Panamara et Lagina sont de tradition ancienne23. Pour autant, la cité ne perdait pas son rôle de cœur religieux, à la fois parce que les prêtres et prêtresses sont les membres de l’élite de la cité, comme dans toute cité antique, et parce que les festivités en l’honneur des deux divinités concernaient à la fois la ville et les sanctuaires. Chaque jour, dans le bouleutèrion de la cité, un chœur de trente paides appartenant aux familles les plus en vue chantait un hymne en l’honneur de Zeus et Hécate sous la direction d’un paidonome (I Strat. 1101) et les grandes panégyries, qui duraient trente jours pour les Panamareia depuis les Sévères (IStrat. 309, l. 17-18), étaient construites selon un circuit d’échange entre le sanctuaire et la ville. La procession de la statue de Zeus Panamaros – que les inscriptions désignent comme la « montée » ou l’« entrée »du dieu (ἀνάβασιςou ἄνοδος τοῦ θεοῦ), ou l’« entrée du cheval » (εἴσοδοςτοῦ ἵππου) 24 – menait du sanctuaire à la ville et retour et le parcours était rythmé par des hymnes et des distributions. La kleidophorie (procession de la clef) d’Hécate donnait lieu à des festivités similaires.

9 Après le culte de Zeus Panamaros l’an dernier, l’étude a porté sur l’Hécate de Lagina, dont le sanctuaire était également sis sur une colline. Les périodes pré-romaines, même avant la fondation macédonienne de Stratonicée au début du IIIe siècle avant notre ère, sont bien mieux documentées que pour Panamara ou Stratonicée elle-même. Parmi les quelques documents relatifs à la vie religieuse locale à l’époque pré-hellénistique (milieu du IVe siècle avant notre ère), on a plus spécialement étudié un décret de fondation de culte pour le daimôn Lerôs, un daimôn personnel, c’est-à-dire le double divin qui accompagne chaque individu25. Ce document, retrouvé dans les fouilles en cours sous le pavement de la cella du temple d’Hécate, règle l’organisation du culte de ce daimôn selon des modalités sacrificielles de forme grecque – son statut démonique divin inférieur se manifestant dans les parts du sacrifice qui lui sont réservées, et qui sont à la fois divines et humaines –26. C’est une nouvelle confirmation de l’appréciation de Strabon qui écrivait que les Cariens avaient très tôt intégré la langue et des pratiques grecques27, malgré un fort ancrage ethnique exprimé dans la ligue chrysaorienne et dans le Zeus Karios de Panamara jusqu’à la période romaine.

10 Hécate n’est attestée nommément à Lagina qu’à partir du IIe siècle. En revanche, une inscription du milieu du IVe siècle avant notre ère indique qu’Apollon et Artémis (qui ne sont plus guère attestés par après) étaient honorés par la collectivité de Koraza et qu’un

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couple leur a offert une oliveraie à Koarbonda, qui est venu s’ajouter à la hiera chôra d’Artémis (IStrat. 502). En 323, une atélie (exemption des charges) fut accordée par Mausole, satrape de Carie, à la collectivité de Koraza et le décret devait être inscrit ἐ[ν τῶι ἱερῶι ἐν [Λ]αγίν̣[οις —] (IStrat. 501), sans que le nom du/de la titulaire du temple ne soit indiqué. C’est sous la tutelle rhodienne qu’un prêtre d’Hécate est attesté pour la première fois. Le premier document épigraphique qui informe du statut asyle du sanctuaire après les troubles de la guerre de Mithridate28 est la copie du senatus consultum de Stratonicensibus de 81 avant notre ère qui fut gravée sur les murs du temple d’Hécate à la suite de deux lettres de Sylla. À titre de récompense pour la fidélité de Stratonicée envers Rome pendant la guerre, il confirmait l’amitié et l’alliance avec Rome qui garantissait la liberté institutionnelle (« vivre selon ses propres lois et coutumes, comme par le passé », ll. 93-94), ainsi que les dispositions syllaniennes relatives à des attributions de territoires (avec le revenu des taxes afférentes). Dans la crise contemporaine que vivaient les cités d’Asie, ces dispositions constituaient un message important pour la place de Stratonicée sur le nouvel échiquier géopolitique et Hécate est la seule patronne divine mentionnée dans ces documents29. La cité rendit désormais des honneurs couplés Ἑκάτηι Σωτείραι Ἐπιφανεῖ καὶ Ῥώµηι θεᾶι Εὐεργέτιδι (à Hécate salvatrice qui se manifeste et à Rome déesse bienfaisante) lors de jeux pentétérides, Ἑκ̣ατ̣ή[σ]ια καὶ Καισάρηα κ̣αὶ Ῥώ̣µαια, connus par des inscriptions honorant les vainqueurs (IStrat. 507 et 547).

11 Plusieurs séances ont été consacrées aux quelques figurations retrouvées de la déesse. Elle était représentée sur ce qu’il reste de la frise du temple dans un double discours, à la fois mythologique (dans l’évocation de la naissance et l’enfance de Zeus) et idéologique (sur la frise nord où Hécate est montrée faisant une libation avec, entre autres, Rome assise au second plan)30, et elle apparaît aussi sur quelques reliefs et sur les monnaies. Les postures et attributs principaux ont été questionnés : une déesse au voile flottant en orbe derrière elle (velificans), debout avec la torche et un chien à ses pieds et coiffée du polos31, ou montée sur un lion32 (un chien ?33) telle une potnia theriôn hittito-anatolienne. À l’époque romaine, elle ne porte plus le croissant de lune34, seulement le flambeau, et elle n’est pas représentée en triformis, même si Tacite l’appelait Trivia.

Le cours d’introduction a porté sur « Rites et rituels dans les religions traditionnelles du monde romain».

12 Madame Barbara Lichocka, Professeur à l’Académie des Sciences de Varsovie (Pologne), a été Directeur d’études invité en mai 2009 sur le thème : « Les représentations des personnifications de concepts abstraits sur les monnaies impériales romaines » (voir résumé p. 173-177).

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NOTES

1. Cf. IStrat. 1119 et 1120 (Θείῳἀγγελικῷ). 2. Le grand F. Cumont lui-même a hésité, cf. « Les mystères de Sabazios et le judaïsme », CRAI 1906, p. 76 (l’angelos est un être distinct) et « Les anges du paganisme », RHR 62 (1915), p. 161-162 (theios au masculin et angelos sont des qualités de Zeus). 3. Cf. M. RICL, « Hosios kai Dikaios », EpAnat 19 (1992), p. 99-101 et S. MITCHELL, Anatolia II, Oxford 1993, p. 43-46. 4. Hymne homérique à Hermès 3 (ἄγγελον ἀθανάτων ἐριούνιον) et 551 (θεῶν ἐριούνιε δαῖµον). 5. Malgré le développement de la figure d’Hermès comme psychopompe à l’époque impériale, les angeloi ne sont pas au nombre des puissances surnaturelles convoquées dans les nombreux textes imprécatoires anatoliens d’époque impériale destinés à protéger les tombes. Ils n’apparaissent que dans les textes de défixion qui en appellent aux « angeloi souterrains (ἀνγέλης καταχθονίοις) », Hermès et Hécate (A. AUDOLLENT, Tabellae defixionum, Paris 1904, n° 75A, Attique), ou aux « seigneurs dieux angeloi (κύριοι θεοὶ ἄνγελοι, I.Klaudiu polis 9, IIIe-IVe siècles), ou dans des malédictions funéraires en contexte (judéo-)chrétien, dont une célèbre épitaphe d’Eumeneia en Phrygie (L. ROBERT, Hellenica XI-XII, Paris 1960, p. 430). 6. G. H. R. HORSLEY, The Greek and Latin Inscriptions in the Burdur Archaeological Museum, Ankara 2007 (RECAM V), n° 108, ll. 24-27. 7. H. MALAY, « Dedication of a Herm to Zeus Ariou », EpAnat. 37 (2004), p. 179-180. 8. IG XII, Suppl. 124, 11. 12-13. Cf. aussi les Dioscures, G. H. R. HORSLEY, The Greek and Latin Inscriptions in the Burdur Archaeological Museum, cité supra, n° 32. 9. Cf. N. BELAYCHE, « Les stèles dites de confession : une religiosité originale dans l’Anatolie impériale ? », dans L. DE BLOIS, P. FUNKE et J. HAHN (éd.), The Impact of Imperial Rome on Religions, Ritual and Religious Life in the Roman Empire, Leyde-Boston 2006, p. 66-81, et id., « “Un châtiment en adviendra”. Le malheur comme signe des dieux dans l’Anatolie impériale », dans S. GEORGOUDI, R. KOCH PIETTRE et F. SCHMIDT (éd.), Signes, rites, destin dans les sociétés de la Méditerranée ancienne, Leyde 2011 (pagination en cours). 10. Cf. G. PETZL, Die Beichtinschriften im römischen Kleinasien und der Fromme und Gerechte Gott, Opladen 1998, p. 10-13. 11. G. PETZL, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, EA 22 (1994), n° 38. Un relief surmonte l’inscription, qui représente les deux femmes, Ammias et Dionysias, en position d’action de grâce. 12. Sur ces pratiques de justice divine, H. S. VERSNEL,« Beyond Cursing: The Appeal to Justice in Judicial Prayers », dans C. A. FARAONE et D. OBBINK (éd.), Magika Hiera. Ancient Greek Magic and Religion, New York-Oxford 1991, p. 60-95 ; A. CHANIOTIS, « Under the Watchful Eyes of the Gods: Aspects of Divine Justice in Hellenistic and Roman Asia Minor », dans S. COLVIN (éd.), The Greco- Roman East. Politics, Culture, Society, Yale Classical Studies 31 (2004), p. 1-43 ; et G. PETZL, « Göttliche Hilfe bei Verlust », dans P. BRUN (éd.), Scripta Anatolica. Hommages à P. Debord, Bordeaux 2007 (“Ausonius, Études” 18), p. 331-340. 13. G. PETZL, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, cité supra, n° 3, à Sattaï. 14. M. RICL, EpAnat. 18, n° 1 ; cf. G. PETZL, Die Beichtinschriften im römischen Kleinasien, cité supra, p. 15. 15. G. PETZL, « Vier Inschriften aus Lydien », dans S. SAHIN, E. SCHWERTHEIM et J. WAGNER (éd.), Studien zur Religion und Kultur Kleinasiens, Leyde 1978 (EPRO 66/2), n° 4 p. 756-761 et fig. 7-10 (= M. RICL, EpAnat. 18 [1991], n° 6). 16. Cf. Realencyclopädie IV (1924), « Epiphanie » (Pfister), col. 577-323.

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17. G. PETZL, « Sur des noms de dieux dans l’épigraphie de l’Asie Mineure : différents degrés d’abstraction », dans N. BELAYCHE, P. BRULÉ et al. (éd.), Nommer les dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité, Turnhout 2005 (“Recherches sur les rhétoriques religieuses” 5), p. 76-77, avait avec finesse posé la question. 18. C’est tout spécialement le cas dans le dossier stratonicéen, cf. IStrat. 1117 (Διῒ ὑψίστῳ καὶ θείῳ Ἀγγέλῳ), 1307 (Διῒ ὑψίστῳ καὶ θείῳ Ἀνγέλῳ oὐρανίῳ), 1308 ([Θε]ῷ ὑψ[ίστ]ῳ καὶ̣ τ̣[ῷθ]είῳ Ἀνγέλῳ), 1118 (Διῒ ὑψίστῳ καὶ Ἀγαθῷ Ἀνγέλῳ). 19. Cf. une dédicace lydienne Θεῷ θείῳ, TAM V 1, 609 et L. ROBERT, « Reliefs votifs et cultes d’Anatolie », Anatolia III (1958), p. 113 (= OMS I, p. 412). K. ZIEGLER, art. « Theios », Realencyclopädie V A (1934), col. 1611-1612, l’enregistre au masculin. 20. Outre M. Ricl et S. Mitchell cités supra n. 3, A. R. R. SHEPPARD, « Pagan Cults of Angels in Roman Asia Minor », Talanta 12-13 (1980-1981), p. 77-101 et V. HIRSCHMANN, « Zwischen Menschen und Göttern. Die Kleinasiatischen Engel », ZPE 40 (2007), p. 135-146. Un document important pour cette interprétation (M. RICL, EpAnat 18 [1991], n° 48, suivant la lecture de A. A. R. Sheppard, art. cit., n° 8, p. 87-89 : Φιλανγέλων συνβίωσις Ὁσίῳ Δικέῳ εὐχήν) doit désormais être abandonné après le réexamen de H. Malay, « ΦΙΛΑΝΠΕΛΟΙ in Phrygia and Lydia », EpAnat. 38 (2005), p. 42-44 (c’est une « association of lovers of vine »). 21. Pour l’étude détaillée, N. BELAYCHE, « Angeloi in religious practices of the imperial Roman East », Henoch 2010/1 (http://www.henochjournal.org/). 22. Cf. J. ASSMANN, « Monotheism and Polytheism », dans S. I. JOHNSTON (éd.), Religions of the Ancient Word. A Guide, Cambridge (Ma)-Londres 2004, p. 16 : « the structure and coherence of the divine world, which is not just an accumulation of deities, but a structure whole, a pantheon ». 23. Pour la bibliographie générale, voir l’Annuaire de l’EPHE, Section des sciences religieuses 116 (2007-2008), p. 161-162. 24. Il est possible que des monnaies représentant un dieu-cavalier fassent une référence directe à cette procession (par ex. BMC Caria 42), mais les représentations du dieu-cavalier sont fréquentes pour tous les grands dieux masculins anatoliens, par exemple Mên à Baris en Pisidie (CMRDM II, Baris 2 et 4 et pl. XXXVII) ou à Burdur (CMRDM I, 123). 25. Cf. Homère, Odyssée III, 27-28. 26. M. C. SAHIN, « New Inscriptions from Lagina, Stratonikeia and Panamara », EpAnat.34 (2002), n° 1 p. 1-2. 27. Strabon XIV, 2, 28 : « à une époque où les autres peuples n’avaient encore noué aucune relation avec les Grecs, et où, à l’exception de rares individus que le hasard avait mis en rapport avec quelques Grecs isolés, personne chez eux ne manifestait la moindre velléité d’adopter le genre de vie des Grecs ou d’apprendre notre langue, les Cariens couraient déjà toute la Grèce à la suite des armées dans lesquelles ils servaient comme mercenaires ». 28. IStrat. 505, l. 113 (= R. K. SHERK, Roman Documents from the Greek East, Baltimore 1969, n° 18) : τὸ [ἱερ]ὸν τῆς Ἑ[κάτης] ὅπως ἦ[ι ἄσυλον·]. 29. Nous avions vu l’an dernier que, à l’issue de la guerre de Labienus, l’ambassade de 40-39 avait obtenu des mesures équivalentes pour le sanctuaire de Zeus à Panamara. 30. Cf. P. BAUMEISTER, Der Fries des Hekateions von Lagina, Istanbul 2007 et le compte rendu de F. QUEYREL, Gnomon 81 (2009), p. 630-633. 31. SNG München 423 (Caracalla). 32. BMC Caria 42 (IIe siècle). 33. Cf. G. CLERC, « Isis-Sothis dans le monde romain », dans Hommages à Maarten J. Vermaseren, Leyde 1978, I, p. 276 (je remercie M.-C. Budichovski de m’avoir signalé cet article). Cf. Porphyre, De Abstinentia III, 17 : « Les surnoms que l’on a donnés à Bacchus, à Apollon, à Neptune, à Minerve, à Hécate, sont tirés des animaux pour lesquels ces divinités avaient de l’inclination : […] si l’on

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donne à Hécate les noms de taureau, de chienne, de lionne (ταῦρος, κύων, λέαινα), on en est plus facilement exaucé ». 34. Cf. BMC Caria 151, 31, du Ier siècle avant notre ère.

RÉSUMÉS

Les deux thèmes traités cette année se sont largement fait écho dans la mesure où une partie de la documentation relative aux figures supérieures impersonnelles ou anonymes étudiées au premier semestre vient de Stratonicée de Carie, dont nous avons poursuivi l’étude de la vie religieuse au second semestre.

INDEX

Thèmes : Religions de Rome et du monde romain

AUTEUR

NICOLE BELAYCHE Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Religions de Rome et du monde romain Les représentations des personnifications de concepts abstraits sur les monnaies impériales romaines

Barbara Lichocka

NOTE DE L’ÉDITEUR

Les documents iconographiques mentionnés ont été examinés lors des conférences. Ils ne peuvent pas être reproduits ici.

L’éventail des images : introduction et problématique de la recherche

1 Même si la tendance à visualiser des idées sous forme humaine était déjà connue de l’art grec et se développa largement à l’époque hellénistique, ce n’est qu’à l’époque romaine que les monnaies portent couramment des images de personnifications de notions abstraites. Dans ce nombre imposant prédominent les figures féminines. Aeternitas, Concordia, Felicitas, Fortuna, Liberalitas, Pax, Pietas, Salus, Securitas, Providentia, sont les plus populaires. Ces personnifications n’ont pas toujours un type statuaire défini, comme le démontrent les deniers d’Antonin le Pieux portant une figure féminine drapée qui se tient debout. Les attributs représentés explicitent les légendes inscrites : une balance et un sceptre – AEQVITAS AVG ; une patère et un sceptre – CLEMENTIA AVG ; une corne d’abondance et un sceptre – CONCORDIA AVG. Dans le cadre de la même émission, deux autres types sont apparus, accompagnés de la titulature impériale : une figure près d’un autel tenant une boîte à encens, ce qui indique l’attribution à Pietas, et une figure avec le caducée, qui permet de l’identifier

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comme Felicitas. Certaines personnifications furent parfois réunies, par exemple Honos et Virtus sur des sesterces de Galba.

2 À côté des images communes, facilement reconnaissables grâce à symboles clairs ou des gestes caractéristiques – Spes portant une fleur et relevant un pli de son vêtement, Fides avec la patère remplie de fruits ou bien avec deux enseignes militaires, Pudicitia écartant son voile –, existent des types rares, des variantes et des compositions mixtes. Plusieurs types d’association pouvaient se croiser et coexister.

3 La légende, qui donne le nom de la personnification, généralement avec une épithète, trahit l’intention de l’émetteur. Les formules étaient très prometteuses : CONCORDIA AETERNA, FELICITAS SAECVLI, LIBERTAS RESTITVTA, PAX AETERNA, PROVIDENTIA DEORVM, SALVS GENERIS HVMANI. Lorsqu’elles sont abrégées – FORT AVG, FORT RED, PROV DEOR, etc. –, l’inscription peut être comprise soit comme la définition de l’image, soit comme l’expression de l’hommage adressé à la personnification représentée. L’usage du nominatif et du datif est attesté même pour le même type iconographique. Citons à titre d’exemple FORTVNA AVGVSTI, FORTVNAE AVGVSTI, FORTVNA RED, FORTVNA REDVX, FORTVNAE REDVCIsur des monnaies au type de Fortuna debout, portant le gouvernail et la corne d’abondance. L’épithète Augusti, qui exprime le lien avec l’empereur ou l’impératrice, fut associée avec plusieurs personnifications et appliquée sous des formes variables : IVSTITIA AVG, PATIENTIA AVGVSTI, SALVTI AVGVSTAE, etc. Les combinaisons des types figuratifs, des attributs, des personnages qui accompagnent la personnification représentée et des inscriptions forment une mosaïque de compositions ; leur interprétation ne doit pas se limiter à la typologie des images, elle doit aussi tenir compte de leurs relations avec les légendes, des liens avec les événements historiques, du message politique, des valeurs artistiques. Les monnaies attestent du rang divin des personnifications et cet aspect, comme celui des relations entre les personnifications et les dieux du monde gréco-romain, méritent des études approfondies.

L’art et les personnifications

4 Malgré leurs petites dimensions, les images des personnifications de concepts abstraits sur les monnaies impériales romaines offrent une contribution considérable à l’histoire de l’art. Certaines représentations semblent s’inspirer d’œuvres d’origine grecque. Spes s’apparente à Elpis, un type de Korè archaïque avec une fleur. Fecunditas, un enfant sur le bras, trahit l’influence d’Eirènè portant Ploutos, la fameuse création de Céphisodote. Les personnifications assument souvent une certaine schématisation. La personnification de la victoire, bien que l’épithète ait pu l’individualiser en l’associant au souverain ou à une campagne militaire – ainsi VICTORIA OTHONIS, VICTORI AVGVSTI ou VICTORIA GERMANICA, VICTORIA PARTHICA MAXIMA –, prend souvent un aspect dérivé de la Nikè grecque : une figure ailée avec une couronne et une palme.

5 L’étude des aspects artistiques des personnifications développe les mêmes questionnements que ceux relatifs aux divinités représentées plastiquement : analyse des formes, typologie des images individuelles et/ou collectives, parallèles et établissement d’un prototype s’il existait, caractérisation du style et du niveau artistique.

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6 La composition, les proportions des divers éléments dans l’image, la précision dans le rendu des détails dépendaient des graveurs, qui étaient souvent des artistes de grand talent. Un des meilleurs exemples est fourni par une belle composition sur des sesterces de 37-38 apr. J.‑C. qui représente les trois sœurs de Caligula, désignées par leurs noms : AGRIPPINA DRVSILLA IVLIA. Agrippina Minor, placée à gauche, tient la corne d’abondance de la main droite et sa main gauche repose sur l’épaule de Julia Drusilla, figurée au milieu, avec une patère et une corne d’abondance. Julia Livilla, à droite de Julia Drusilla, tient le gouvernail et la corne d’abondance. Selon l’interprétation généralement adoptée, les trois sœurs de l’empereur sont imagées en tant que trois personnifications, de gauche à droite : Securitas, Concordia et Fortuna. Le geste de protection d’Agrippina Minor peut suggérer que l’émission fut réalisée en l’honneur de Julia Drusilla, la sœur préférée de Caligula, morte en 38 apr. J.-C.

Iustitia, Pietas, Salus Augusta : un pas vers la divinisation de Livie

7 La manifestation, à l’aide des personnifications, des vertus fondamentales pour la position de la famille impériale est particulièrement bien illustrée par les images de Salus, Iustitia et Pietas représentées sur des monnaies datées de 22‑23 apr. J.-C.

8 Sous Auguste déjà, le portrait de Livie était apparu à Alexandrie, parfois avec la légende ΛIOYIA ΣEBAΣTOY. Après la mort d’Auguste en 14, et conformément à son testament, Livie reçut le titre d’Augusta et entra dans la famille julienne sous le nom de Julia Augusta. En 22, elle tomba gravement malade ; c’est probablement à l’occasion de sa convalescence que des dupondii ornés de son portrait tête découverte, inscrits de la légende SALVS AVGVSTA, furent frappés à Rome. En même temps deux autres types apparurent : un buste drapé portant un diadème lunaire, inscrit IVSTITIA, et un buste drapé, voilé et diadémé, inscrit PIETAS. Bien que les traits du visage soient manifestement idéalisés, ces types sont attribués à Livie. Il n’est pas exclu que l’émission ait été inspirée par deux courants concordants : celui de la tradition républicaine des représentations de personnifications appréciées des Romains et figurées sous forme de buste (par exemple Concordia, Fortuna, Libertas, Pietas), et celui des portraits des reines ptolémaïques (Arsinoè II, Arsinoè III, Cléopâtre). Cette frappe, officiellement gérée par le Sénat (S C), fut sans doute autorisée par Tibère. Les revers des types de Salus Augusta et de Iustitia sont accompagnés de la légende TI CAESAR DIVI AVG F AVG P M TR POT XXIIII, et ceux du type de Pietas de DRVSVS CAESAR TI AVGVSTI F TR POT ITER. Il n’est pas exclu que Tibère ait saisi l’occasion et que, au moment même où apparaissent les hommages adressés à Livie, il ait voulu consolider sa propre position en mettant en avant son lien avec son père adoptif, « divin Auguste », et son affection envers son fils, Drusus le Jeune, décédé en 23. Les trois types iconographiques seront repris dans les ateliers provinciaux, mais les légendes ne suivent pas nécessairement les prototypes. Déjà sous Tibère, l’image au type de Salus Augusta, liée directement à Livie, appelée ΘΕA ΣΕΒΑΣΤΑ, fut frappée en Thrace, à Byzance. L’image au type de Iustitia fut reprise avec la même appellation en Crète (Gortyne ?) sous Claude, qui proclama la divinisation de sa grande-mère. La reprise des trois types sous Titus confirme l’importance de l’émission romaine réalisée au temps de Tibère.

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Les assimilations et associations de personnifications et de divinités : l’exemple de Fortuna

9 Fortuna est à la fois la déesse – une ancienne divinité italique à laquelle les particuliers et les empereurs s’adressaient souvent à son oracle de Préneste – et la personnification d’un slogan politique. En tant que la divinité du sort, elle fut souvent identifiée avec Tyché. Pourtant le concept de Fortunane suit pas exactement celui de Tychè. À côté d’un type au gouvernail et à la corne d’abondance, confirmé pour Tychè sur les monnaies hellénistiques et connu sous la République, sur les monnaies romaines impériales Fortuna fut représentée debout ou assise, également avec plusieurs autres attributs dont tout spécialement le globe. Fortuna partageait ce symbole de la puissance avec Providentia, Aeternitas, Roma, et l’empereur lui-même. Un quatrième attribut, très populaire, était la roue. Avant d’entrer dans l’iconographie de Fortuna sur les monnaies impériales (dès l’émission de Marc-Aurèle), cet emblème du sort imprévisible fut représenté à côté de Felicitas (sur les monnaies d’Hadrien uniquement). Il caractérisait avant tout Némésis, la déesse de la juste mesure, de la rétribution. Il est difficile de décider si l’usage d’un attribut, bien connu dans l’iconographie d’une autre personnification ou divinité, fut choisi pour illustrer un aspect donné de Fortuna ou pour exprimer ses liens avec une autre personnification ou divinité : ainsi la patère (attribut d’Agathè Tychè et de Concordia), la couronne (attribut de Victoria et de Laetitia), le caducée (attribut de Felicitas). Plusieurs images monétaires ont des parallèles dans la peinture ou la sculpture, comme en témoignent les représentations sur une base (Vespasien, Titus) ou auprès d’une colonne (Hadrien). Tychè, protectrice de la polis et sa personnification, fut souvent figurée selon le modèle de la Tychè d’Antioche d’Eutychidès.

10 Les évolutions artistiques alliées aux besoins politiques ont produit plusieurs associations et assimilations. Chacune de ces compositions a son sens propre. Fortuna fut représentée avec Spes sous Hadrien, afin de manifester la position de Lucius Aelius en tant qu’héritier du trône. Il existe aussi (sous Hadrien et Marc-Aurèle) des représentations de la figure « composite » de Fortuna-Spes, qui assimilait les attributs et gestes des deux personnifications. Les images de Fortuna avec le souverain (dans le monnayage d’Hadrien) furent un autre moyen éloquent de la propagande impériale.

11 Le rapprochement des concepts a pu inspirer certaines associations d’images et de légendes. Sur les monnaies des deux prétendants concurrents à l’Empire, Septime Sévère et Pescennius Niger, la figure au type d’Hilaritas, tenant une grande palme et la corne d’abondance, fut légendée Fortuna Redux. Sur l’émission de Géta, Fortuna, qualifiée Redux également, est représentée allongée, comme le sont Terra Mater et les personnifications de fleuves, de villes et de routes. L’association avec un petit personnage et l’inscription FORTVNAE FELICI (sur les monnaies de Julia Domna) manifeste la bienveillance de Fortuna tant dans l’iconographie que dans la légende. Cette représentation appartient à un groupe d’images de plusieurs personnifications (Felicitas, Fecunditas, Pietas, Hilaritas) accompagnées d’un ou de plusieurs enfants, qui furent frappées pour proclamer la richesse, la pietas et la fécondité de la femme du souverain, garantes de la continuation et de la prospérité de l’Empire. L’assimilation de Fortuna avec Isis, si répandue dans la sculpture, n’as pas eu de succès sur les monnaies impériales romaines. Fortuna servait l’idéologie officielle des empereurs, et il semble

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qu’à cette fin, une iconographie empruntant des motifs gréco-romains ait été jugée plus efficace.

INDEX

Thèmes : Religions de Rome et du monde romain

AUTEUR

BARBARA LICHOCKA Directeur d’études invité, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses, Centre d’archéologie méditerranéenne de l’Académie polonaise des sciences, Varsovie

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Islam Islam

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Exégèse et théologie de l’islam shi’ite

Mohammad Ali Amir-Moezzi

Trois ouvrages méconnus du shi’isme ancien (fin)

1 Les séminaires de cette année ont été consacrés au commentaire coranique d’al-Ḥibarī. Le traditionniste et exégète du Coran al-Ḥusayn b. al‑Ḥakam b. Muslim Abū ‘Abdallāh al-Kūfī al-Washshā’ al-Ḥibarī (m. 286 / 899) aurait été shi’ite de tendance zaydite. Cependant les duodécimains n’hésitent pas à l’exploiter, ce qui montre encore une fois la porosité des frontières doctrinales entre les différentes mouvances shi’ites, surtout à l’époque ancienne. En ce qui concerne les maîtres et les transmetteurs directs d’al- Ḥibarī, on peut en connaître un certain nombre d’après ses biographes ou encore les chaînes de transmetteurs (isnād) soit de ses propres écrits soit d’autres ouvrages similaires. Parmi ses maîtres, certains ne sont pas shi’ites, comme ‘Affān b. Muslim al- Ṣaffār al-Baṣrī, Ibārhīm b. Isḥāq al-Kūfī al-Ṣīnī ou Jandal b. Wāliq al-Taghlabī al-Kūfī ; mais la plupart le sont et appartiennent souvent à la branche zaydite. Tout d’abord l’imam Muḥammad b. ‘Alī al-Jawād (9e imam des duodécimains), al-Ḥusayn b. al-Ḥasan al-Fazārī al-Kūfī (considéré comme shi’ite extrémiste, ghālin ), al-Ḥusayn b. Naṣr b. Muzāḥim al-Minqarī (fils du célèbre auteur de Waq‘at Ṣiffīn), al-Ḥasan b. al-Ḥusayn al-‘Uranī al-Anṣārī (un des chefs zaydites de son temps), al-Faḍl b. Dukayn al-Kūfī (connu comme un Shi’ite modéré), Mukhawwil b. Ibrāhīm al-Nahdī al-Kūfī (zaydite, ayant participé à la révolte armée de Yaḥyā b. ‘Abdallāh) ou encore Yaḥyā b. Hāshim al- Ghassānī (importante personnalité zaydite). Le même phénomène se rencontre pour ce qui touche ses disciples et transmetteurs : parmi les non-shi’ites, citons Aḥmad b. Muḥammad Ibn al-A‘rābī, Khaythama b. Sulaymān al-Qurashī, ‘Alī b. Muḥammad al- Nakha‘ī al-Qāḍī. Et pour les shi’ites : Furāt b. Ibrāhīm al-Kūfī (auteur du célèbre Tafsīr), Ibn ‘Uqda Abū l-‘Abbās al-Kūfī (zaydite jārūdite), Aḥmad b. Isḥāq b. al-Buhlūl al-Anbārī (juge zaydite), al-Ḥusayn b. ‘Alī b. al-Ḥasan al-‘Alawī al-Miṣrī de même que ‘Alī b. Ibrāhīm al-‘Alawī al-Madanī ou encore ‘Alī b. ‘Abd al-Raḥmān al-Sabī‘ī al-Kūfī (tous les trois lettrés et notables zaydites).

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2 Deux ouvrages d’al-Ḥibarī nous sont parvenus : al-Musnad, recueil de 63 traditions sur différents sujets et remontant aux contemporains du Prophète (Ḥudhayfa, Khālid b. al- Walīd, Ibn ‘Abbās, Abū Ayyūb al-Anṣārī, ‘Ā’isha, ‘Alī, etc.). La très grande majorité des traditions concernent les vertus innombrables et l’éloge, surtout par le Prophète, des qualités de ‘Alī. Le second ouvrage est bien sûr son commentaire coranique, deux fois édité, au moins. Il est connu sous plusieurs titres : Tanzīl al-āyāt al-munzala fī manāqib ahl al-bayt, Mā nazala min al-Qur’ān fī amīr al-mu’minīn, Mā nazala min al-Qur’ān fī ahl al-bayt, al-Āyāt al-muntaza‘a, etc.et plus communément Tafsīr al-Ḥibarī. Le principal transmetteur du livre est le lettré shi’ite Abū ‘Ubaydallāh Muḥammad b. ‘Imrān al- Marzubānī al-Baghdādī (né 296 / 908-909 ; m. 384 / 994). Le commentaire proprement dit et son complément contiennent cent traditions dont la quasi-totalité remonte au Compagnon Ibn ‘Abbās et concerne des allusions présumées ou les significations cachées du Coran concernant ‘Alī, les membres de sa famille, ses fidèles et ses adversaires. De ce point de vue, on peut considérer que l’ouvrage appartient en quelque sorte au genre des asbāb al-nuzūl (« les circonstances de la révélation »), dans une version shi’ite qui cache son identité sous l’autorité d’Ibn ‘Abbās.

3 Pour avoir une idée plus claire du commentaire coranique d’al-Ḥibarī, traduisons-en quelques extraits (on ne s’occupera pas des chaînes de transmetteurs des traditions – isnād – non pertinentes pour notre sujet) :

4 Commentaire de la sourate 2 (al-Baqara) verset 25 : « Annonce la bonne nouvelle à ceux qui croient et qui pratiquent les bonnes œuvres ». Ibn ‘Abbās : [ce verset] est révélé au sujet de ‘Alī, Ḥamza [b. ‘Abd al-Muṭṭalib], Ja‘far [b. Abū Ṭālib] et ‘Ubayda b. al-Ḥārith b. ‘Abd al-Muṭṭalib.

5 Coran 2 (al-Baqara) / 45 : « Faites-vous soutenir par la patience et la prière ; ceci est vraiment pénible sauf pour les humbles ». Ibn ‘Abbās : “Humble” c’est celui qui s’abaisse dans la prière [devant Dieu] et qui va avec enthousiasme au devant de la prière ; ceci concerne l’Envoyé de Dieu et ‘Alī.

6 Coran 3 (Āl ‘Imrān) / 61 : « …Venez ! Appelons nos fils et vos fils, nos épouses et vos épouses, nos personnes et les vôtres et livrons-nous à une ordalie [littéralement “une imprécation réciproque”]… ». Ibn ‘Abbās : [Ce verset] est révélé au sujet “des personnes” de l’Envoyé de Dieu et de ‘Alī ; [l’expression] “nos épouses et vos épouses” concerne Fāṭima ; “nos fils et vos fils” c’est-à-dire Ḥasan et Ḥusayn [sic : les deux noms sont sans article].

7 Coran 5 (al-Mā’ida) / 55 : « Vous n’avez pas de maître en dehors de Dieu et de son Envoyé et de ceux qui croient, qui accomplissent la prière et font l’aumône tout en étant incliné [pendant la prière] ». Ibn ‘Abbās : Ceci a été spécialement révélé au sujet de ‘Alī.

8 Coran 5 (al-Mā’ida) / 67 : « Ô Envoyé ! Annonce clairement ce qui t’a été révélé par ton Seigneur, [car] si tu ne le fais pas, tu n’aurais pas fait connaître Son message ». Ibn ‘Abbās : Ceci a été révélé au sujet de ‘Alī. En effet, le Prophète avait reçu l’ordre d’annoncer ‘Alī [comme son successeur]. Il lui prit alors la main et déclara : “Celui dont je suis le patron (mawlā), ‘Alī en est le patron aussi.” Ô Seigneur ! Aime celui qui aime ‘Alī (wāli man wālāhu) et sois hostile à celui qui lui est hostile.

9 Cette tradition est complétée par celle qui commente le Coran 13 (al-Ra‘d)/43, rapportée par le traditionniste ‘Abdallāh b. ‘Aṭā qui cite l’imam Abū Ja‘far Muḥammad al-Bāqir :

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Dieu révéla à son Envoyé : “Déclare au peuple : Celui dont je suis le patron, ‘Alī en est le patron aussi”. Mais le Prophète, craignant les gens, n’annonça pas cela. Alors Dieu lui révéla : “Ô Envoyé ! Annonce clairement ce qui t’a été révélé par ton Seigneur, [car] si tu ne le faisais pas, tu n’aurais pas fait connaître Son message”. C’est alors que l’Envoyé de Dieu prit la main de ‘Alī, le jour de Ghadīr Khumm, et proclama : “Celui dont je suis le patron, ‘Alī en est le patron aussi”.

10 Coran 14 (Ibrāhīm) / 27 : « Dieu affermit ceux qui croient par une parole ferme ». Ibn ‘Abbās : Ceci concerne la walāya de ‘Alī b. Abī Ṭālib.

11 Coran 32 (al-Sajda) / 18 : « Le croyant est-il semblable au débauché ? ». Ibn ‘Abbās : “Le croyant” désigne ici ‘Alī b. Abī Ṭālib et “le débauché” c’est al-Walīd b. ‘Uqba b. Abī Mu‘ayṭ.

12 Coran 33 (al-Aḥzāb) / 33 : « Ô vous, les Gens de la Demeure ! Dieu cherche seulement à écarter de vous la souillure et vous purifier totalement ». Une dizaine de traditions rapportées de plusieurs Compagnons du Prophète (Ibn ‘Abbās, Abū l-Ḥamrā’, Anas b. Mālik, etc.) et surtout de Umm Salama, l’épouse du Prophète, identifient « les gens de la demeure » du verset avec les Cinq du Manteau, à savoir Muḥammad, ‘Alī, Fāṭima, al- Ḥasan et al-Ḥusayn.

13 Coran 66 (Lam tuḥarrim = al-Taḥrīm) / 4 : « Et si vous vous soutenez, vous deux, mutuellement contre lui [i.e. le Prophète], sachez que Dieu est son protecteur, ainsi que [l’ange] Gabriel et le juste parmi les croyants ». Asmā’ bint ‘Umays : “Le juste parmi les croyants” c’est ‘Alī b. Abī Ṭālib ». Même verset, commenté par Ibn ‘Abbās : « L’expression “Vous deux” désigne ‘Ā’isha et Ḥaṣfa. “Dieu est son protecteur” concerne l’Envoyé de Dieu. “Le juste parmi les croyants” a été exclusivement révélé au sujet de ‘Alī.

14 Cet échantillon, aux messages somme toute assez répétitifs, est suffisant pour illustrer clairement la nature et le contenu du Tafsīr d’al-Ḥibarī. Ainsi, les divers versets coraniques sont considérés comme des codes désignant des personnes ou des groupes historiques, lesquels sont parfaitement identifiés par des personnalités dont le savoir religieux et la science du Coran font autorité (épouses et Compagnons du Prophète, Épigones ou imams shi’ites, etc.). Dans cette identification des personnes « cachées » par la lettre du Coran, ‘Alī se taille, de loin, la part du lion. Le caractère profondément pro-alide de notre Tafsīr ne fait donc aucun doute mais tout se passe comme si al- Ḥibarī, en ayant recours à l’autorité de personnes qui ne peuvent pas être accusées de sectarisme shi’ite, cherchait à prouver d’une part son impartialité et sa modération et d’autre part la réalité objective, puisque non tendancieuse, de la sacralité de ‘Alī et, sur un degré implicitement moindre, d’autres membres des ahl al-bayt. Ce genre d’exégèse, percevant toutes sortes de personnages de l’entourage du Prophète sous le voile de tel ou tel verset coranique, se retrouve également chez les auteurs non-shi’ites, il est vrai dans des proportions beaucoup plus réduites, et surtout, comme on l’a déjà souligné, dans le contexte des « circonstances de la révélation ». Mais il devient un véritable genre littéraire dans le shi’isme où, avec le temps, deux caractéristiques prennent de plus en plus d’ampleur : d’abord, la suppression des personnages non-shi’ites dans les chaînes de transmetteurs au profit des Shi’ites et surtout des imams comme les principaux transmetteurs de la tradition ou les principaux exégètes du texte coranique. Ensuite, les personnes identifiées sous le voile de la lettre du Coran seront, dans l’ordre de leur fréquence, ‘Alī, les autres membres des « Cinq du Manteau » (Muḥammad,

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Fāṭima, al-Ḥasan et al-Ḥusayn), les adversaires historiques de ces derniers selon le shi’isme, les autres imams, les fidèles de ces derniers et leurs adversaires.

15 Appelons ce genre littéraire les « commentaires personnalisés », expression qui n’est pas d’une grande élégance mais possède l’avantage d’être claire. Ceux-ci sont très nombreux dans le shi’isme. Citons en guise d’exemples : Au IIIe / IXe siècle : Mā nazala min al-Qur’ān fī amīr al-mu’minīn (« Ce qui a été révélé dans le Coran au sujet du Prince des croyants – i. e. ‘Alī) d’Ibrāhīm b. Muḥammad al-Thaqafī (m. 283/896), auteur du célèbre Kitāb al-ghārāt.Au IVe/Xe siècle : le Tafsīr de Furāt al-Kūfī (m. vers 300/912), disciple d’al-Ḥibarī ; Kitāb al-tanzīl fī l-naṣṣ ‘alā amīr al-mu’minīn (« Le livre de la révélation, dans le texte coranique, sur le Prince des croyants » ; connu également sous d’autres titres) d’Ibn Abī al-Thalj (m. 322 /934 ou 325/936-937) ; Asmā’ amīr al-mu’minīn min al-Qur’ān (« Les appellations du Prince des croyants dans le Coran ») d’Ibn Shammūn Abū ‘Abdullāh al-Kātib (m. vers 330 / 941-942) ; Mā nazala fī l-khamsa (« Ce qui a été révélé au sujet des Cinq » – i. e. les Cinq du Manteau) et Mā nazala fī ‘Alī min al- Qur’ān (« Ce qui a été révélé au sujet de ‘Alī tiré du Coran ») de ‘Abd al-‘Azīz al-Jalūdī al- Baṣrī (m. 332 / 944) ; Ta’wīl mā nazala min al-Qur’ān fī ahl al-bayt (« Interprétation ésotérique de ce qui a été révélé dans le Coran au sujet de la Famille de la demeure prophétique » ; avec des variantes dans ce titre) de Muḥammad b. al-‘Abbās al-Bazzāz dit Ibn al-Juḥām (vivant en 328 / 939‑940) ; Mā nazala min al-Qur’ān fī ṣāḥib al-zamān (« Ce qui a été révélé dans le Coran au sujet du Maître du temps – i. e. le Mahdi ; titre avec des variantes) d’Ibn ‘Ayyāsh al-Jawharī (m. 401/1010), auteur du Muqtaḍab al-athar… Au Xe / XVIe siècle : Ta’wīl al-āyāt al-ẓāhira fī faḍā’il al-‘itrat al-ṭāhira (« Interprétation ésotérique de la lettre des versets coraniques au sujet des vertus de la Pure Famille » – i. e. la Famille prophétique) de Sharaf al-Dīn al-Astarābādī… Ou encore au XIIIe / XIXe siècle : al-Āyāt al-nāzila fī dhamm al-jā’irīn ‘alā ahl al-bayt (« Les versets révélés pour dénoncer les injustes à l’égard de la Famille prophétique ») de Ḥaydar ‘Alīal-Shīrwānī ou encore al-Naṣṣ al-jalī fī arba‘īn āya fī sha’n ‘Alī (« Le texte éclatant de quarante versets sur le rang de ‘Alī ») d’al-Ḥusayn b. Bāqir al-Burūjirdī. Notons enfin que la rédaction de ce genre d’ouvrages continue encore de nos jours dans les milieux shi’ites.

16 En quoi consiste « l’ésotérisme » de ce genre d’exégèse coranique ? À un premier stade, on pourrait penser que la perception du texte coranique comme un message codé ayant besoin d’exégèse pour révéler ses secrets peut être considérée en soi comme un processus ésotérique de type initiatique. Le « commentaire personnalisé », révélant des personnages historiques précis sous le voile de la lettre coranique, illustre une forme d’ésotérisme qui semble plus ancien qu’un ésotérisme plus sophistiqué comprenant de complexes doctrines cosmogoniques, imamologiques, théologiques, eschatologiques, etc. Il n’est pas impossible que le premier type d’ésotérisme se trouve même à la base du second. Mais il y a peut-être plus. Au-delà des personnes ainsi identifiées dans le message divin,que cherche à transmettre ce genre d’exégèse coranique shi’ite ? Y-a-t-il un enseignement shi’ite secret contenu dans les « commentaires personnalisés »en général et le Tafsīr d’al-Ḥibarī plus singulièrement ? Existe-t-il un « message subliminal » que les auteurs de ce genre littéraire tenteraient d’insinuer à l’intention des fidèles ?

17 Nous avons parlé les années précédentes de la « vision duelle » du monde, illustrée par des couples de termes complémentaires comme le prophète / l’imam, nubuwwa/walāya, lettre de la révélation/son herméneutique spirituelle (tanzīl/ta’wīl), etc. Cependant, dans le shi’isme, une seconde vision du monde complète et interpénètre cette

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première, à savoir la « vision dualiste ». Selon celle-ci, l’univers est un vaste champ de combat où s’affrontent, tout le long de la création, les forces de la connaissance et celles de l’ignorance, autrement dit les différents Alliés de Dieu (awliyā’, i. e. prophètes, imams, saints de tous les temps) et leurs initiés d’une part, leurs adversaires et les partisans de ceux-ci d’autres part. Ce Combat cosmique commence dès avant la création du monde sensible avec le conflit entre les Soldats (junūd) de l’Intelligence cosmique (al-‘aql), l’Imam cosmogonique des forces du Bien et archétype de l’imam terrestre, et ceux de l’Ignorance cosmique (al-jahl), le Chef des forces du Mal et archétype de l’Ennemi des Alliés de Dieu. La Guerre se prolonge par la lutte qui oppose, de tout temps, les imams des différents prophètes législateurs et leurs adeptes à leurs adversaires menés par des chefs qui refusent la mission des prophètes et / ou des imams. Ce dualisme se développe autour d’une « théorie des opposés » (ḍidd, pl. aḍdād) illustrée par des « couples » fondamentaux comme Intelligence/Ignorance, imam / Ennemi de l’imam (‘aduww al-imām), gens de la droite / gens de la gauche (aṣḥāb al- yamīn / aṣḥāb al-shimāl), guides de la lumière / guides de l’obscurité (a’immat al-nūr / a’immat al-ẓalām) ou encore walāya/barā’a, c’est-à-dire l’amour sacré à l’égard des Alliés de Dieu et la dissociation à l’égard de leurs adversaires (je reviendrai sur cette dernière opposition). Les adversaires de la walāya, les Gens de la barā’a, ne sont pas forcément des païens et des incroyants. Les Israélites qui trahirent Moïse en se vouant au culte du Veau d’Or, ou encore les Compagnons du Prophète qui le trahirent en rejetant ‘Alī, le seul vrai initié de ce dernier, ne sont pas des non-juifs ou des non-musulmans mais ceux qui refusent l’ésotérique de la religion, vidant celle-ci de ce qu’elle a de plus profond. En effet, dans la période islamique, les adversaires, les Ennemis, sont ceux qui rejetèrent la walāya de ‘Alī et, par la suite, celle des imams de sa descendance. Il s’agit en l’occurrence de la quasi-totalité des Compagnons, en particulier les trois premiers califes, les Omeyyades, les Abbassides et d’une façon générale ceux que les Shi’ites appellent « la majorité » (al-akthar) ou « la masse » (al-‘āmma), c’est-à-dire ceux que l’on finira par appeler « les Sunnites ».

18 Cette vision dualiste, très ancienne dans les milieux alides (partisans de ‘Alī), appelés progressivement les Shi’ites, est bien entendu véhiculée par les « commentaires personnalisés » dont celui d’al-Ḥibarī. Comme on l’a vu, les sentences et concepts négatifs du texte coranique sont quasi-systématiquement reliés aux adversaires, réels ou idéologiquement supposés, de Muḥammad et de ‘Alī, tout comme les discours et notions positifs sont associés, dans la quasi-totalité des cas, à ‘Alī, aux membres de sa famille ou à ses adeptes. Cette conception herméneutique est nettement annoncée dans plusieurs traditions que ne cesseront d’exploiter les ouvrages shi’ites : Le Coran est révélé en quatre parties : un quart nous concerne (i. e. nous, les gens de la Famille prophétique), un autre quart est au sujet de notre Adversaire, un troisième quart au sujet du licite et de l’illicite et un dernier quart concerne les devoirs et les préceptes. Les parties les plus nobles du Coran nous appartiennent. Soixante-dix versets ont été révélés au sujet de ‘Alī auxquels personne d’autre ne peut être associé. Personne n’égale ‘Alī dans le Livre de Dieu pour ce qui a été révélé à son sujet.

19 L’une des couches ésotériques de ce genre de commentaire coranique consiste donc à justifier et à maintenir la « vision du monde dualiste » dans l’esprit des fidèles en l’inscrivant dans la trame même du Livre saint. Cependant, une autre couche semble jouer exactement le même rôle à l’égard de la « vision du monde duelle ». Ici, la figure de ‘Alī, émergeant dans un nombre impressionnant de versets, dépasse le personnage

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historique pour symboliser aussi bien la figure de l’Imam par excellence, représentant souverainement tous les guides initiatiques de tous les temps, que la nature et la fonction de ceux-ci, à savoir l’Alliance divine (walāya) dans toute sa complexité doctrinale.

20 Nous avons déjà vu quelle relation organique relie la Révélation à la figure de l’imam lequel, messager de l’esprit, est la langue du Livre sans lequel celui-ci reste « muet », lettre close puisqu’inintelligible et par conséquent inapplicable. ‘Alī est le symbole de ce « maître de l’herméneutique » (ṣāḥib al-ta’wīl) qu’est le walī/Imam, conception que viennent illustrer d’innombrables traditions. De plus, le premier Imam des Shi’ites est également le symbole suprême et la personnification de la walāya et ceci offre d’autres dimensions à une sentence, remontant au Prophète, telle que « ‘Alī est avec le Coran et le Coran est avec ‘Alī », sentence que nous avons déjà rencontrée.

21 Quel est la signification de la walāya dans le shi’isme ? Dans son sens technique, la walāya possède trois niveaux sémantiques principaux, complémentaires et interdépendants : l’imamat, l’amour de l’imam/walī et la théologie de l’Imam métaphysique, c’est-à-dire l’Imam en tant que lieu de manifestation plénière de Dieu. Significations indissociables puisque toutes désignées par le seul et unique terme de walāya lequel, de ce fait, devient intraduisible par un seul mot. C’est qu’il y a, dans la conscience religieuse shi’ite, un lien organique entre ces trois niveaux : l’imamat historique, la nature foncière et le rôle initiatique de l’imam terrestre conduit vers la religion d’amour de la Face révélée de Dieu qu’est l’Imam cosmique. C’est la raison pour laquelle la walāyaconstitue la substance de la foi. Sans elle, il n’y a pas de religion. Sans l’esprit, la lettre est morte, n’est que dépouille sans vie, puisque la walāyaforme la moelle, la profondeur, le cœur secret de toute mission prophétique et de toute révélation ; c’est ce qu’illustre l’expression récurrente al-walāya bāṭin al-nubuwwa.

22 Dans un tel contexte, il paraît tout à fait normal que l’islam, défini comme la religion ultime du plus parfait des prophètes, soit encore plus que d’autres centré sur la walāya. Il y a même plus : si Muḥammad est le plus accompli des envoyés divins, c’est qu’il a été initié, encore plus que d’autres, en particulier pendant ses ascensions célestes, aux mystères de la walāya de l’Imam, de l’Homme-Dieu symbolisé par le ‘Alī cosmique : ‘Alī est un Signe de Dieu [āya – au même titre qu’un verset du Coran] pour Muḥammad. Celui-ci n’a fait qu’appeler [les gens] à la walāya de ‘Alī. Le Prophète fut cent vingt fois élevé au ciel ; pas une seule fois ne se passa sans que Dieu lui eût confié la walāya de ‘Alī et des imams [qui viennent] après celui-ci bien plus que ce qu’Il lui recommanda au sujet des obligations canoniques.

23 La walāya est donc le message secret, la dimension ésotérique (bāṭin) de l’islam et de toutes les religions qui l’ont précédé : Dieu a fait de notre walāya, nous la Famille de la Demeure prophétique, le pivot (quṭb) autour duquel gravite le Coran ainsi que le pivot de toutes les Écritures. C’est autour d’elle que tournent les versets clairs du Coran (muḥkam al-qur’ān), c’est d’elle que sont remplis les Livres saints, par elle que se reconnaît clairement la foi…

24 Nier la walāya de l’Homme-Dieu, lieu de manifestation de Dieu, revient donc à nier toutes les révélations célestes, puisque, en un mot, cette walāya est le sens ultime de la création.Ainsi, les allusions codées du Coran, comme les autres Ecritures révélées, à ‘Alī et à sa walāya, ont pour objectif la transmission de la connaissance de l’Homme-Dieu et l’amour à son égard à travers la figure historique de l’imam, orientant ainsi le fidèle, à

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travers ce modèle spirituel suprême, vers la connaissance des mystères de la Face de Dieu.

25 Les « commentaires personnalisés »en général et le commentaire coranique d’al-Ḥibarī en particulier semblent être, entre autres, l’un des véhicules les plus puissants des deux visions du monde spécifiques du shi’isme, et plus singulièrement de la substance de la foi shi’ite, la notion de walāya. Celle-ci est en effet le seul élément commun entre ces deux visions du monde : complément de la nubuwwa et lui donnant sens dans la vision duelle, opposée à la barā’a dans la vision dualiste (voir supra). Cette orientation, souvent implicite et allusive, constitue, à mon sens, la dimension secrète de ce type de commentaires coraniques et fait de ceux-ci un facteur capital du maintien et de la transmission de la foi dans une religion qui se définit comme la doctrine herméneutique et ésotérique par excellence de l’islam.

INDEX

Thèmes : Exégèse et théologie de l’Islam shiʼite

AUTEUR

MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Exégèse et théologie de l’islam shi’ite Introduction aux doctrines ésotériques de l’islam

Orkhan Mir-Kasimov

1 Comme l’annonce le titre, notre cours consiste en une présentation des principaux courants de la pensée ésotérique dans l’islam. Le cours commence par la discussion et définition du terme « ésotérique » : il s’agit de la traduction française du terme arabe bāṭin, « intérieur », opposé au ẓāhir, « extérieur, celui qui ce trouve sur la surface ». Sur le plan individuel, la recherche de la signification « intérieure » de la « lettre » de la révélation, des sources scripturaires, du rituel canonique et de la loi religieuse implique souvent l’idée de l’expérience personnellement vécue du retour vers la source de la révélation, du contact vivant avec l’influx prophétique. Sur le plan collectif, les courants « ésotériques » sont autant de facteurs importants de la diversité d’expression – intellectuelle, artistique, politique – dans le monde musulman.

2 Le cours s’est articulé autour des axes suivants : les « exagérateurs » (ghulāt) des premiers siècles de l’islam ; les doctrines du chiisme ancien ; l’ismaélisme pré-fatimide ; le soufisme et le malāmatisme, les mouvements messianiques de l’époque post- mongole, la philosophie mystique. Nous avons cherché tout particulièrement à placer notre présentation dans une perspective comparatiste, à discuter les croisements et les influences mutuelles entre les courants abordés.

3 La connaissance des doctrines des ghulāt (pluriel de l’arabe ghālī, « celui qui exagère ») des premiers siècles de l’islam est encore très fragmentaire. Il est pourtant probable que c’est dans le milieu des « exagérateurs » irakiens du VIIe (sabā’iyya, kaysāniyya) et du VIIIe (bayāniyya, mughīriyya, manṣūriyya, janāḥiyya) siècles (Ier et IIe siècles de l’hégire) que certaines idées fondamentales pour les courants ésotériques de l’islam ont été formulées pour la première fois de façon explicite. Parmi ces idées, la continuation de la prophétie après la mort du prophète Muhammad, la notion de l’Homme-Dieu en tant que l’aspect connaissable (« lieu de manifestation », maẓhar) de Dieu et le seul guide légitime de l’humanité, la conception de l’occultation (ghayba) et du retour (raj‘a) de ce guide divinement investi. Autres particularités doctrinales mentionnées souvent

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comme la marque distinctive des ghulāt :les différentes versions de la théorie de métempsychose, les idées messianiques, l’antinomisme, le lien avec la tradition des « sciences occultes » (magie, astrologie, alchimie, science des lettres et des nombres) se retrouvent à des époques plus tardives dans d’autres courants, comme certaines branches des ismaéliens, des soufis, ou encore dans les doctrines des mouvements messianiques des XIIIe-XVIe siècles. Les fragments des doctrines des ghulāt qui nous sont parvenus laissent en outre supposer l’influence de sources non-islamiques – bouddhistes, juives, chrétiennes, zoroastriennes – ou des courants syncrétistes de l’Iran Sassanide, tels que le mazdakisme, le mandéisme, le manichéisme, etc. Les ghulāt ont ainsi probablement joué un certain rôle dans l’assimilation des données de la gnose antique dans la pensée musulmane.

4 Orientations bibliographiques pour cette partie : Heinz Halm, Die Islamische Gnosis, die extreme Schia und die ‘Alawiten, Zürich-Munich 1982 ; Wadād al-Qāḍī, « The development of the term ghulât in muslim literature with special reference to the Kaysâniyya », dans E. KOHLBERG (éd.), Shî‘ism, Ashgate 2003, p. 296-319 ; William Tucker, Mahdis and Millenarians: Shî‘ite Extremists in Early Muslim Iraq, Cambridge University Press 2008 ; Steven Wasserstrom, « The Moving Finger writes: Mughīra b. Sa‘īd’s Islamic gnosis and the myths of its rejection », History of Religions 25/1 (1985), p. 1-29.

5 Dans quelle mesure les doctrines des ghulāt expriment-elles les enseignements secrets des imāms historiques, guides de la communauté chiite primitive ? La question peut se poser, étant donné que les figures marquantes des ghulāt étaient pour la plupart les disciples proches des imāms, et que ces derniers se sont cependant distanciés de leurs propos, allant dans certains cas jusqu’à les condamner publiquement et les chasser de leur entourage. N’étaient-ils pas en accord avec le contenu des propos de leurs ex- disciples ? Ou bien la dissociation était-elle dictée par la discipline de l’arcane, la taqiyya, qui interdisait la divulgation de certains enseignements des imāms ? Les ghulāt ont-ils mérité le désaveu de leurs maîtres pour avoir énoncé à haute voix ces enseignements secrets ? Le fait que les anciennes compilations des propos attribués aux imāms contiennent, sous une forme peut-être plus voilée, plus difficile à reconstruire, mais aussi plus cohérente et plus élaborée, intégrée au sein d’un enseignement complexe, la plupart des idées que nous trouvons dans les doctrines des ghulāt – la conception de l’Homme-Dieu, l’idée de continuation de la prophétie, celle de métempsychose, etc. – est un argument en faveur de la deuxième hypothèse.

6 Orientations bibliographiques pour cette partie : Muhammad Amir Amir-Moezzi, Le Guide divin dans le shî‘isme originel, Paris 1992 ; id., La Religion discrète. Croyances et pratiques spirituelles dans l’islam shî‘ite, Paris 2006 ; Henry Corbin, En Islam Iranien, 4 vol., Paris 1971-1972 ; Etan Kohlberg, « Taqiyya in Shî‘î Theology and Religion », dans H. G. Kippenberg, G. G. Stroumsa (éd.), Secrecy and Concealment: Studies in the History of Mediterranean and Near Eastern Religions, Leyde-New York-Cologne 1995.

7 Le chiisme ismaélien, un autre courant important de l’ésotérisme musulman, naît en quelque sorte à la confluence de l’enseignement des imāms et du courant des ghulāt. Contrairement aux partisans de Mūsà al-Kāẓim, un des fils cadets de l’imām Ja‘far al- Ṣādiq, qui vont former plus tard la branche la plus majoritaire, duodécimaine, du chiisme, les ismaéliens soutiennent l’imāmat de Ismā‘īl, le fils aîné, mort avant son père. Or, il est connu que, de son vivant, Ismā‘īl sympathisait avec Abū al-Khaṭṭāb al- Asadī, figure emblématique des ghulāt, disciple de l’imām Ja‘far, excommunié par ce dernier probablement pour avoir transgressé la taqiyya. Les partisans d’Abū Khaṭṭāb, les

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khāṭṭābiyya, ont vraisemblablement constitué le noyau des proto-ismaéliens. La doctrine ismaélienne ancienne (pré-fatimide) présente un intérêt particulier tant par l’originalité de son mythe fondateur, qui porte probablement les traces de l’influence des sectes gnostiques non-islamiques, que par son lexique spécifique. Elle a des similitudes avec des textes appartenant à la tradition des ghulāt, comme par exemple le Umm al-kitāb ou le Kitāb al-aẓilla, ce dernier ouvrage ayant circulé parmi les Ismaéliens et parmi les Nuṣayris ou ‘Alawis de Syrie, une branche des ghulāt qui a survécu jusqu’à nos jours. La comparaison des textes provenant de la tradition ismaélienne ancienne et de celle des ghulāt alimente la réflexion sur les similitudes entre ces deux courants encore très insuffisamment connus et sur le moment historique de leur séparation.

8 Références pour cette partie : Henry Corbin, Trilogie Ismaélienne, Lagrasse 1994 ; Farhad Daftary, The Ismā‘īlīs: their History and Doctrines, Cambridge University Press 1990 (trad. fr., dans une version abrégée, sous le titre Les Ismaéliens, Paris 2003) ; id. (éd.), Medieval Ismā‘īlī History and Thought, Cambridge 1966 ; id., « Ismā‘īlī – Sufi Relations in Early Post-Alamūt and Safavid Persia », dans L. Lewisohn et D. Morgan (éd.), The Heritage of Sufism, III, 1999, p. 275-289 ; id., « The Earliest Ismā‘īlīs », dans E. Kohlberg (éd.), Shī‘ism, Ashgate 2003, p. 235-266 ;Daniel De Smet, Les Épîtres sacrées des Druzes. Rasā’il al-Ḥikma, 2 vol., Louvain 2008 ; Stanislas Guyard, Fragments relatifs à la doctrine des Ismaelis, Paris 1874 ; Heinz Halm, Le Chiisme (chap. V), Paris 1995 ; id., Kosmologie und Heilslehre der frühen Ismā‘īlīya, Wiesbaden 1978 ; id., The Empire of the Mahdi: the Rise of the Fatimids (trad. de l’all.), Leyde 1996 ; id., « Methods and Forms of the Earliest Ismā‘īlī Da‘wa », dans E. Kohlberg (éd.), Shī‘ism, Ashgate 2003, p. 277-290 ; Wladimir Ivanow, « Notes sur l’Ummu’l’Kitâb des Ismaéliens de l’Asie Centrale », Revue des études islamiques (1932), cahier IV, p. 419-482 ; id.,« Ummu’l-kitāb » (éd.), Der Islam 23 (1936), p. 1-132 ; id., Studies in Early Persian Ismailism, Bombay 1955 ; Wilfred Madelung, « Ismā‘īliyya » et « Ḳarmaṭī », EI2 ; id., « Bemerkungen zur imamitischen Firaq-Literatur », Der Islam 43 (1967), p. 37-52 ; al-Ḥasan al-Nawbakhtī (m. entre 912 et 922), Firaq al-Shī‘a, éd. H. Ritter, Istanbul 1931 (trad. en fr. : Les Sectes Shiites, Téhéran 1980 et en persan : Téhéran 1974, par M. J. Mashkūr) ; Samuel M. Stern, Studies in Early Ismā‘īlism, Jérusalem-Leyde 1983 ; id., « Ismā‘īlīs and Qarmaṭians », dans E. Kohlberg (éd.), Shī‘ism, Ashgate 2003, p. 267-298.

9 La discussion des courants chiites et crypto-chiites montre que la dimension ésotérique de l’islam est représentée par un nombre de courants très diversifiés et ne peut pas être limitée au soufisme seul, pourtant souvent identifié à la spiritualité musulmane dans son ensemble. Quelles sont les relations entre le chiisme et le soufisme, deux puissants courants ésotériques au sein de l’islam ? Pendant la vie des imāms chiites historiques, approximativement jusqu’au début du IXe siècle, le chiisme et le soufisme étaient très proches. Les enseignements des imāms, comportant une forte composante spirituelle, attiraient les mystiques, et nombre de grands maîtres soufis – Ḥasan al-Baṣrī, Ibrāhīm al-Adham, Bāyazīd Basṭāmī, Ma‘rūf al-Karkhī – ont, selon certaines sources, effectivement fréquenté les imāms. Beaucoup des notions centrales du soufisme ont leurs équivalents dans le chiisme : la continuation de l’influx prophétique dans la lignée des « saints amis de Dieu », walī pl. awliyā, la conception de la walāya étant très proche de celle du chiisme, où elle désigne l’investiture divine des imāms ; la notion du Pôle (quṭb), analogue de l’Homme-Dieu ou de l’Imām cosmique dans le chiisme ; la chaîne de transmission initiatique (silsila) analogue à la transmission de la lumière dans la lignée des imāms chiites, etc. Les contacts deviennent plus difficiles lorsque les imāms sont mis en résidence surveillée par les califes abbassides. Après l’occultation du douzième

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imām des chiites duodécimains dans la deuxième moitié du IXe siècle, cette branche du chiisme évolue vers une forme plus juridique et politisée. Les éléments ésotériques de ce courant s’intègrent alors dans le soufisme et dans l’ismaélisme de sorte que, à une époque plus tardive, les rôles s’inversent et ce sont maintenant les chiites qui deviennent les disciples des soufis, notamment à l’école du grand maître du XIIe- XIIIe siècle Muḥyi al-Dīn Ibn ‘Arabī. Ḥaydar Amulī, célèbre savant duodécimain du XIVe siècle et commentateur de l’œuvre d’Ibn ‘Arabī, est l’une des figures les plus marquantes de ce rapprochement entre le soufisme et le chiisme. Pratiquement tous les ordres soufis, qui commencent à se former après le XIIe siècle, font remonter leurs chaînes d’initiation au prophète Muhammad par ‘Alī b. Abī Ṭālib, ce dernier étant également la source de connaissance initiatique dans le chiisme. La proximité des deux courants ésotériques peut être observée aussi dans la similarité de certaines pratiques spirituelles, comme par exemple la « vision dans/par le cœur » (ru’ya bi’l-qalb).

10 Orientations bibliographiques pour cette partie : Muhammad Ali Amir-Moezzi, Le Guide divin dans le shī‘isme originel, Lagrasse 1992 ; Éric Geoffroy, Initiation au soufisme, Paris 2003 ; Ahmet Karamustafa, Sufism: The Formative Period, Edinburgh University Press et University of California Press 2007 ; L. Lewisohn (éd.), The Heritage of Sufism, 3 vol., Oxford 1999 ; Marijan Molé, Les Mystiques musulmans, Paris 1965 ; Alexandre Popovic et Gilles Veinstein (éd.), Les Voies d’Allah : les ordres mystiques dans l’islam des origines à aujourd’hui, Paris 1996 ; Seyyed Ḥossein Naṣr, « Le shī‘isme et le soufisme », dans Le Shī‘isme imāmite, colloque de Strasbourg 6-9 mai 1968, Paris 1970.

11 Les mouvements messianiques qui émergent en Orient musulman dans la période suivant l’invasion mongole (XIIIe–XVe siècles) – les Sarbadār, les Nūrbakhshī, les Ḥurūfī en Iran et en Asie Centrale, les Musha‘sha‘ en Irak, les Bābā’ī en Asie Mineure – synthétisent souvent les traits caractéristiques des grands courants ésotériques que nous avons abordés aux séances précédentes : l’antinomisme et l’activité politique des ghulāt et des ismaéliens, les éléments doctrinaux du chiisme ancien et du soufisme. Certaines croyances concernant la religion du Sauveur eschatologique en islam, surtout dans la perspective chiite ou crypto-chiite, suggèrent qu’il s’agit d’une religion universelle, que ce soit l’islam rétabli dans sa pureté originelle ou une religion nouvelle. Cette religion s’adressera non seulement aux musulmans, mais à l’ensemble de l’humanité. L’idée d’une religion universelle, intégrant dans l’islam des éléments provenant de sources extra-islamiques, notamment juives et chrétiennes, est un trait déterminant de nombre de ces mouvements messianiques en islam. D’autres particularités de ces mouvements se présentent comme les conséquences directes de cette idée fondamentale : leur position politiquement active, accompagnée parfois par la contestation de la loi islamique existante, leur tendance à militer pour faire accepter leur doctrine comme religion officielle dans l’anticipation de l’avènement imminent du Sauveur. Les mouvements messianiques ont joué en effet un rôle capital dans l’histoire de l’Orient musulman post-mongol, et les Safavides qui ont pris le pouvoir en Iran au début du XVIe siècle se sont largement appuyés sur leur idéologie et leurs stratégies politiques. Par ailleurs, leurs doctrines syncrétistes étaient un terrain favorable pour l’échange intellectuel entre les trois grandes cultures monothéistes.

12 Orientations bibliographiques : Muhammad Ali Amir-Moezzi, « Fin du Temps et Retour à l’Origine », dans La Religion discrète, Paris 2006, p. 297-317 ; Jean Aubin, « La fin de l’état Sarbadār du Khorassan », Journal Asiatique 262 (1974), p. 95-118 ; id., « Aux origines d’un mouvement populaire médiéval : le cheykhisme du Bayhaq et du Nichâpour »,

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Studia Iranica, t. 5/1 (1976), p. 213-224 ; Ya‘qūb Azhand, Qiyām-i shī‘ī-yi sarbadārān,Téhéran 1363 / 1984 ; Kathryn Babayan, Mystics, Monarchs, and Messiahs: Cultural Landscapes of Early Modern Iran, Harvard University Press 2002 ; Shahzad Bashir, Messianic Hopes and Mystical Visions: the Nūrbakhshīya between Medieval and Modern Islam, Columbia (South Carolina) 2003 ; Jean Calmard, « Mar‘ashis », EI2 VI (1991), p. 496-502 ; Henry Corbin, En Islam iranien, vol. III, Paris 1972 ; Mercedes Garcia-Arènal (éd.), Mahdisme et millénarisme en islam, Aix-en-Provence 2000 ; Clément Huart, La Religion de Bâb, Paris 1899 ; Wladimir Ivanow, The Truth-Worshippers of Kurdistan. Ahl-i Haqq Texts, Leyde 1953 ; Ahmet Karamustafa, God’s Unruly Friends, University of Utah Press 1994 ; Ahmad Kasravī, Tārīkh-i pānṣad sāla-yi Khūzistān, Téhéran 1313 / 1934 ; Ṣādiq Kiyā, Nuqṭaviyān yā Pasīkhāniyān, Téhéran 1320 / 1942 ; Todd Lawson, « Interpretation as Revelation: The Qur’ān Commentary of Sayyid ‘Ali Muhammad Shirazi, the Bab », dans A. Rippin (éd.), Approaches to the History of Interpretation of the Qur’an, Oxford 1988, p. 223-253 ; Paul Luft, « Musha‘sha‘ », EI2 VII (1993), p. 672-675 ; Michel Mazzaoui, The Origins of the Ṣafawids: Šī‘ism, Ṣūfism and the Ġulāt, Wiesbaden 1972 ; id., « Musha‘sha‘iyān », Folia Orientalia 22 (1981-1984), p. 139-162 ; Ahmet Yaşar Ocak, La Révolte de Baba Resul, ou la formation de l’hétérodoxie musulmane en Anatolie au XIIIe siècle, Ankara 1989 ; Abdulaziz Sachedina, Islamic Messianism, Albany 1981 ; John Masson Smith, The History of the Sarbadar Dynasty, 1336-1381 A.D. and its Sources, La Haye 1970 ; Gilles Veinstein (éd.), Syncrétismes et hérésies dans l’Orient seldjoukide et ottoman (XIVe- XVIIIe siècle), Paris 2005.

13 Les mouvements du courant « messianique » sont encore très insuffisamment étudiés et le courant dans son ensemble est encore mal défini. Cela tient en partie aux particularités de textes qui en relèvent et qui utilisent parfois diverses techniques de cryptage et de dissimulation de données, destinées à les préserver des poursuites politiques et de l’interprétation incompétente et surtout malveillante des non-initiés. Ces techniques peuvent être observées à partir de l’exemple du Jāvdān-nāma, texte principal du mouvement ḥurūfī, fondé en Iran dans la deuxième moitié du XIVe siècle par Faḍlallāh Astarābādī (m. 1394). La doctrine ḥurūfī est en outre un cas représentatif d’une doctrine messianique portant les traces de la confluence du chiisme et du soufisme caractéristique de son époque, et de la réémergence des anciennes idées « hérétiques » attribuées aux ghulāt. Les commentaires approfondis sur les épisodes bibliques de l’Ancien et du Nouveau Testaments contenues dans le Jāvdān-nāma, où ils font écho aux commentaires des passages coraniques,apportent une contribution à la question de l’assimilation des matériaux bibliques dans l’islam.

14 Orientations bibliographiques : Hamid ALGAR, « Horufism », Encyclopaedia Iranica, vol. XII (2004), p. 483-490 ; Ya‘qūb AZHAND, Ḥurūfiya dar tārīkh, Téhéran, 1369/1990 ; Shahzad BASHIR, Fazlallah Astarabadi and the Hurufis, Oxford, Oneworld, 2005 ; Alexandre BAUSANI, « Ḥurūfiyya », EI2, vol. III (1990), p. 620-622 ; Abdülbakı GÖLPINARLI, « Faḍl Allāh Ḥurūfī », EI2, vol. II (1977), p. 751-754 ; Ṣādiq KIYĀ, Vāzha-nāma-yi Gurgānī, Téhéran, 1330/1952 ; Orkhan MIR-KASIMOV, « Étude de textes Ḥurūfī anciens : l’œuvre fondatrice de Faḍlallāh Astarābādī »,thèse de doctorat, École Pratique des Hautes Études, Paris, 2007 ; id., « Jāvdān-nāma », Encyclopaedia Iranica, vol. XIV/6 (2008), p. 603-605 ; Helmut RITTER, « Studien zur Geschichte der islamischen Frömmigkeit – II, Die Anfänge der Ḥurūfīsekte », Oriens, vol. 7, no 1 (1954), p. 1-54.

15 L’intervention de notre conférencière invitée, Madame Mojan Membrado (Inalco / CNRS), a porté sur les Ahl-i Ḥaqq, un mouvement ou, plus précisément, un

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groupe de mouvements dont Mme Membrado nous a présenté les différentes branches. Les Ahl-i Ḥaqq sont un exemple de mouvement hétérodoxe dont les mythes, les enseignements et le symbolisme synthétisent des éléments islamiques et des éléments venus probablement d’autres traditions culturelles. Cet exemple montre une fois de plus la diversité des courants qui existent au sein de l’islam, diversité qui dépasse largement le cadre des clichés médiatiques et des idées reçues.

RÉSUMÉS

Présentation des principaux courants de la pensée ésotérique dans l’islam.

INDEX

Thèmes : Exégèse et théologie de l’Islam shiʼite

AUTEUR

ORKHAN MIR-KASIMOV Chargé de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Histoire et anthropologie du droit musulman

Mohammed Hocine Benkheira

1 L’enseignement de cette année a porté sur trois questions distinctes. Durant le premier trimestre, nous avons étudié le mariage chez les premiers musulmans d’après plusieurs notices du Kitāb al-Ṭabaqāt d’Ibn Saʿd, en nous aidant du Ansāb al-ašrāf de Balāḏurī et du Kitāb al-maʿārif d’Ibn Qutayba. Nous avons ainsi examiné les unions contractées par plusieurs Compagnons (Abū Bakr, ʿUṯmān, ʿAlī, ʿUmar, Zubayr, etc.). Nos sources ne donnent pas d’informations précises sur ces mariages : par exemple, on ignore s’il y a eu ou non négociation avec un tuteur matrimonial de même que, quand un individu a contracté plusieurs mariages, dans quel ordre ils l’ont été et éventuellement combien d’épouses il a eu en même temps (polygynie). Nous avons examiné, parce que les données sont plus nombreuses, de manière plus détaillée les mariages de Muḥammad, y compris ceux qui n’ont pu aboutir. Une des questions qui nous animaient était d’apprécier le poids de l’endogamie de lignée (mariages entre cousins patrilatéraux). Il nous est apparu que généralement, s’agissant en tout cas des Mecquois, le premier mariage relevait de ce type : le cas exemplaire est de ce point de vue le mariage entre ʿAlī et sa cousine Fāṭima. Nous avons également observé dans ce domaine qu’il y avait souvent un écart générationnel entre les deux conjoints : un homme n’épouse pas toujours la fille de son oncle paternel, mais plutôt la fille de son cousin paternel. Parmi les nombreux mariages contractés par un homme, il n’épouse généralement qu’une seule cousine patrilatérale. Nous avons relevé également que de nombreuses unions ne duraient pas longtemps, même après avoir donné lieu à une descendance. Les individus des deux sexes contractent de nombreux mariages ; l’interdiction de la polyandrie pour les femmes ne les empêche pas d’être polygames : toutes les épouses de Muḥammad, à l’exception d’une seule, avaient été mariées au moins une fois. Une observation mérite d’être faite : une femme ayant été déjà mariée ne devient pas de ce fait difficile à marier. Beaucoup d’hommes épousent des femmes qui ont été déjà mariées, la seule exception étant le premier mariage, qui semble être souvent un mariage avec une pucelle. Seul Muḥammad déroge à cette dernière règle puisque sa première femme avait été déjà mariée. On remarque aussi que plusieurs femmes ont épousé au cours de

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leur vie des frères ou parfois un oncle et son neveu. On relève aussi des cas de sororat : Muḥammad a donné en mariage à ʿUṯmān, membre important de la Maison des umayyades et futur troisième calife, deux de ses filles. Les mariages de Muḥammad, qui sont les mieux connus, méritent d’être réexaminés à la lumière de ce type de considérations, car par exemple on cesserait de traiter son mariage avec Ḫadīja comme un pis-aller. En effet, quand on examine les sources, on se rend compte que non seulement elle est une cousine très éloignée, mais encore qu’elle appartient à une maison qui a des échanges matrimoniaux avec la maison des Hāšim à laquelle appartient Muḥammad. Ainsi Zubayr b. al-ʿAwāmm, qui est le neveu de Ḫadīja, est également le cousin de Muḥammad, car fils d’une de ses tantes paternelles.

2 Le reste de l’année a été consacrée à l’étude de la doctrine de la tutelle matrimoniale (wilāya). On sait qu’il existe deux doctrines différentes en relation avec cette question. Il y a d’une part la doctrine selon laquelle une femme pubère a la capacité de se marier sans recourir à un tuteur matrimonial, doctrine à laquelle on rattache principalement le nom d’Abū Ḥanīfa. La seconde doctrine, qui pose qu’une femme ne peut jamais contracter un mariage, pour elle-même ou pour autrui, réunit les autres écoles sunnites, de même que les ibāḍītes et Ibn Ḥazm. Notre objectif durant cette première année était d’examiner les conceptions défendues pendant les deux premiers siècles et jusqu’au début du IIIe siècle. Il ressort de l’examen des compilations de traditions qu’il n’existe pas une doctrine unique que l’on puisse attribuer au fondateur de l’islām. On lui attribue de nombreuses décisions d’annulation de mariages forcés, de même que des propos hostiles à tout mariage conclu sans l’intervention d’un tuteur matrimonial. Cependant, parmi ces propos, beaucoup insistent également sur la nécessité de consulter la jeune fille avant de contracter pour elle. Aussi les propos qui soulignent le rôle du tuteur matrimonial ne peuvent-ils pas être interprétés comme autorisant le mariage forcé. Nous avons ensuite examiné les traditions mettant en cause les Compagnons ainsi que les autorités du Ier siècle. Là aussi, l’absence d’une doctrine unique est attestée. Quand on examine les propos et décisions des autorités du IIe siècle, dont l’historicité est plus certaine, on s’aperçoit que les plus importantes d’entre elles, comme Abū Ḥanīfa, Zuhrī, Mālik, Šaybānī et Abū Yūsuf, défendent la doctrine de « la nullité conditionnelle » du mariage, à savoir qu’un mariage conclu sans tuteur matrimonial peut être annulé sous certaines conditions (absence de parité, etc.), mais jamais pour la seule absence du tuteur matrimonial. C’est cette seconde doctrine, défendue par plusieurs juges irakiens comme Ibn Abī Laylā, Ibn Šubruma et ʿUbayd Allāh b. al-Ḥasan, qui a été adoptée par Šāfiʿī. C’est seulement à sa suite qu’elle se diffusera parmi les autres courants sunnites. Les mâlikites réviseront ainsi la doctrine de Mālik. Cette observation confirme une de nos hypothèses, exposée les années précédentes, selon laquelle il y a eu une rupture dans l’histoire du droit islamique au tournant du IIIe / IXe siècle : le meilleur témoignage à ce sujet est la somme de Šāfiʿī. Il en ressort que dans de nombreux domaines, pour ne pas dire dans tous, il innove. Il serait prématuré de définir a priori le sens de sa démarche. C’est pour cette raison que les nombreuses divergences en matière de droit positif qui opposent hanafites et šāfiʿītes sont loin d’être exégétiques mais sont plutôt historiques : ces deux écoles s’opposent parce qu’elles appartiennent à deux strates différentes de l’histoire du droit islamique.

3 Une ultime séance a été consacrée au rôle possible de l’encratisme dans la naissance de l’islām. En effet, notre attention a été attirée par le fait que les courants encratistes se

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caractérisent par trois attitudes rituelles : abstinence sexuelle, refus du régime carné et prohibition du vin. Or l’on sait qu’un des interdits rituels islamiques les plus connus a trait au vin. Ce fait à lui seul ne suffit pas comme témoignage d’un lien entre l’islām naissant et les courants encratistes. D’autres faits doivent être invoqués. Selon de nombreuses traditions, sur lesquelles Ignace Goldziher avait déjà attiré l’attention dans un bref article de la Revue de l’histoire des religions, plusieurs disciples très proches de Muḥammad ont adopté ou voulu adopter des comportements ascétiques. Sur leur identité et leur nombre, les sources ne sont pas d’accord. Cet événement est mis en relation avec un verset coranique. À cette occasion, Ṭabarī rapporte plusieurs traditions exégétiques (genre asbāb al-nuzūl). Un personnage apparaît dans toutes les listes : il s’agit de ʿUṯmān b. Maẓʿūn, qui fut un des musulmans émigrés en Abyssinie (selon certains récits, il était le chef de cette petite communauté d’émigrés). À son sujet, on rapporte que bien avant que Muḥammad n’édicte la prohibition de la consommation de boissons alcoolisées, ce dernier s’en abstenait et réprouvait cet usage. On rapporte également qu’il fit aussi vœu d’abstinence sexuelle et qu’il projeta d’abandonner le régime carné. Un autre compagnon reçut le surnom de Abā al-Laḥm, « Celui qui refuse la viande » parce qu’il prôna le végétarisme. ʿUṯmān est un parent du côté maternel de ʿUmar Ier. On peut réexaminer à la lumière de ce fait plusieurs éléments concernant la famille étendue de ce dernier. Il apparaît que plusieurs de ses parents avaient des convictions religieuses qui les distinguaient de leurs contemporains.

INDEX

Thèmes : Histoire et anthropologie du droit musulman

AUTEUR

MOHAMMED HOCINE BENKHEIRA Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Histoire et anthropologie du droit musulman Aḥmad Ibn Ḥanbal (m. 241 / 855), de la Tradition au droit légal

Lahcen Daaif

1 Au cours de cette année, nous nous sommes penchés sur les deux facettes de la personnalité religieuse de l’imam Aḥmad Ibn Ḥanbal (m. 241 / 855)1, éponyme du hanbalisme : traditionnisme (ḥadît) et ascèse (zuhd), qui sont à l’origine de la contestation de son titre de juriste. En effet, ses partisans tenaient particulièrement à présenter Ibn Ḥanbal comme un juriste, et ils ne cessaient de lutter pour qu’il soit reconnu comme tel.

2 Nous avons pris comme point de départ de la polémique la position de force ḥanbalite qui s’exprime sous le patronage d’Ibn Abî Dawûd (m. 316 / 928), suite à la parution du fameux livre d’Ibn Ğarîr al-Ṭabarî (m. 310 / 923), intitulé Iẖtilâf al-fuqahâ’2 (La Divergence entre les juristes), dans lequel Ibn Ḥanbal n’est pas mentionné comme juriste, mais comme traditionniste. Sur une période de plusieurs siècles, cette question fera l’objet de maints débats et sera traitée dans de nombreux ouvrages à travers le monde arabo- musulman, donnant lieu à des prises de position différentes voire antagonistes. Ce conflit a suscité un vif intérêt dans les divers milieux juridiques, aussi bien ḥanafite, notamment chez al-Ṭaḥâwî (m. 321 / 933) et al-Nasafî, (m. 710 / 1310), que šâfi‘ite, dans les écrits de al-Ğuwaynî, (m. 478 / 1085) et de al-Ġazâlî (m. 505 / 1111), et mâlikite avec Ibn ‘Abd al-Barr (m. 463/107) et Ibn H̱aldûn, (m. 808 / 1406). Ce conflit a même eu des répercussions dans le milieu ẓâhirite en al-Andalus, représenté notamment par Ibn Ḥazm (m. 456 / 1064). La question était ainsi devenue un enjeu de pouvoir au sein de l’instance juridique, opposant les partisans de la réflexion personnelle (ahl al-ra’y) à ceux de la tradition prophétique (ahl alh ḥadît).

3 Conséquence majeure : la remise en question, par une majorité de juristes non ḥanbalites, d’une légitimité accordée aux traditionnistes qui les autoriseraient à s’immiscer dans les activités juridiques. D’un certain point de vue, on peut considérer que les juristes les plus modérés visaient à cantonner Ibn Ḥanbal dans un champ intermédiaire entre ses deux sphères distinctes du savoir religieux, ceci faute de pouvoir trouver les arguments assez convaincants, sinon pour l’écarter définitivement

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du domaine du fiqh, du moins de manière à ce qu’il soit identifié moins au fiqh qu’au ḥadît.

4 En analysant le statut d’Ibn Ḥanbal, nous n’avons pas perdu de vue la règle normative selon laquelle toute formation d’une autorité religieuse implique une affiliation à plusieurs maîtres, qu’ils se réclament de la science du hadith ou de celle du fiqh. Nous avons démontré que cette affiliation aux maîtres juristes constitue la pierre d’achoppement pour les partisans d’Ibn Ḥanbal qui sont conscient que sa formation en fiqh en est cruellement dépourvue. Les Šâfi‘ites en revanche, qui admettaient une relation de maître à disciple entre al-Šâfi‘î (m. 204 / 820) et Ibn Ḥanbal, se plaisaient à ne voir dans ce dernier qu’un simple traditionniste d’obédience juridique šâfi‘ite. Par conséquent, la dichotomie classique qui veut que les représentants religieux soient scindés en deux courants distincts : gens du ra’y d’un côté et gens du hadith de l’autre, semble en la personne d’Ibn Ḥanbal ressortir à une hypothèse par trop simpliste. En témoigne la profusion de ses oeuvres religieuses en tête desquelles vient son oeuvre maîtresse, al-Musnad (qui compte environ 30 000 traditions), jointes aux responsa (masâ’il) en droit légal et en théologie dogmatique, qui nous met en présence d’un personnage difficilement classable, et qui plaide en faveur des hommes de la tradition qui devraient être mis sur un même pied d’égalité que leurs homologues juristes.

5 Le déclin de la science dite « de la divergence juridique » (hilâfiyyât), entraînant la diminution des débats sur le statut de juriste d’Ibn Ḥanbal, nous a amenés à reconsidérer Ibn Ḥanbal sur un tout autre domaine dont il était féru : le zuhd et le scrupule religieux (wara‘). Ce qui nous rappelle qu’il fut aussi un homme attiré par la morale ascétique des premiers salaf-s (les pieux Anciens), un domaine dans lequel il a composé deux ouvrages, Kitâb al-Zuhd3 et Kitâb al-Wara‘4 dont l’importance, et l’impact sur ses contemporains, sont restés considérables. On remarque en effet que toutes les notices biographiques et monographies consacrées à Ibn Ḥanbal mettent l’accent sur cet aspect – qui fut déterminant il est vrai– dans son mode de vie comme dans ses choix juridiques et dogmatiques. Tout comme dans le domaine du hadith, nul ne lui conteste son titre de maître en matière de renoncement.

6 Nous avons conclu que par le biais de cette analyse, contre laquelle s’est dressée la majorité des représentants de la conception classique, s’ouvrait à nous une dimension culturelle que nous avons estimée décisive dans la conception juridique traditionniste d’Ibn Ḥanbal. On peut ajouter qu’au travers des nombreux témoignages collectés et consignés dans les ouvrages de ses deux fils, Ṣâliḥ et ‘Abd Allâh, et de ses disciples, se profilent les marques d’une morale austère et omniprésente qu’il s’agit de prendre en compte pour mieux évaluer sa conception du fiqh. Le fait de combiner ces deux champs distincts, le domaine du fiqh dans lequel ses partisans veulent le voir inclus, et celui du zuhd qui le caractérise indubitablement, nous a amenés à élaborer une définition de son statut de juriste à la fois plus riche et plus nuancée.

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NOTES

1. Sur Ibn Ḥanbal, voir à titre indicatif, N. HURVITZ , The Formation of Ḥanbalisme, Piety into Power, Richmond 2002 ; ibid., « School of Law and Historical Context: Re-Examining the Formation of the ḥanbalī madhhab », Islamic Law and Society 1 (2000), p. 37-67 ; C. MELCHERT, The Adversaries of Aḥmad Ibn Ḥanbal, Arabica 44 (1997), p. 234-253; M. COOPERSON, « Ibn Ḥanbal and Bishr al- Ḥāfī: A Case Study in Biographical Traditions », Studia Islamica 86 (1997), p. 71-101. 2. Selon Yâqût al-Ḥmawî cet ouvrage avait à l’origine pour titre : Ihtilâf ‘ulamâ’ al-amṣâr fî aḥkâm šarâ’i‘ alislâm, cf. Mu‘ğam al-Udabâ’, I-XX, Le Caire, Dâr al-Ma’mûn, s. d., XVIII, p. 71. Les éditions dont nous disposons aujourd’hui sont incomplètes et fragmentaires, voici les plus usitées : Ihtilâf al-fuqahâ’, éd. F. Kern, 1902, réimp. Beyrouth, Dâr al-kutub al-‘ilmiyya, s. d., et Das Konstantinopler Fragment des Kitâb Ikhtilâf alfuqahâ’ des Abû Ja‘far Muhammad ibn Jarîr al-Ṭabarî, Leyde, E. J. Brill, 1933. 3. K. az-Zuhd, I-II, éd. Muḥ. Ğalâl Šaraf, Beyrouth, Dâr an-Nahdḥa al-‘arabiyya, 1981. 4. Ce livre a été édité par Zaynab Ibrâhîm al-Qârûṭ, K. al-Wara‘, bi-riwâyat Aḥm. ibn Muḥ. ibn al- Ḥağğâğ al- Marwazî (sic), Beyrouth 1983/1403. Cf. la trad. fr. de G. H. Bousquet et P. CHARLES- DOMINIQUE, « Le Kitâb al-Wara‘ », Hespéris XXXIX (1952), p. 97-119.

INDEX

Thèmes : Histoire et anthropologie du droit musulman

AUTEUR

LAHCEN DAAIF Chargé de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Christianisme et ses marges Christianity and its margins

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Origines du christianisme

Simon C. Mimouni

L’histoire de la communauté chrétienne / nazoréenne de Jérusalem des origines à 135 (IV)

1 Quelques rappels paraissent nécessaires. En 2005-2006, une nouvelle recherche sur la communauté nazoréenne / chrétienne de Jérusalem aux Ier-IIe siècles a été entreprise (voir p. 241-249 de l’Annuaire 114). En 2006-2007, on a traité l’ensemble des divers prolégomènes et préliminaires, à l’exception du troisième de ces derniers (voir p. 199-208 de l’Annuaire 115). En 2007-2008, on a considéré ce troisième préliminaire, de la partie I, sur les traditions relatives à l’entrée et au séjour de Jésus à Jérusalem, de la partie IV, relative à la tradition de la succession de Jésus, et sur la partie V, relative à la tradition des évêques judéo-chrétiens de Jérusalem – cette dernière n’ayant pas été achevée (voir p. 179-186 de l’Annuaire 116).

2 Au cours de cette année, on a terminé l’étude de cette partie V, puis on a abordé la partie II, sur les traditions relatives à la mort de Jésus à Jérusalem et la partie III, sur la tradition de la famille de Jésus.

Les traditions relatives à la mort de Jésus à Jérusalem

3 Durant son activité de prédicateur itinérant, s’il faut en croire l’Évangile selon Jean, Jésus est monté plusieurs fois à Jérusalem, mais c’est au cours de son dernier voyage que surviennent les événements qui vont le conduire, à la suite d’une infraction, à son arrestation, à ses jugements et à son exécution : en 30 selon toute vraisemblance – une date que l’on considère comme approximative et qui n’a pas été discutée ici. Il n’a pas été considéré comme important de savoir si c’est lors de sa troisième montée ou lors de sa première montée, comme l’affirment les Évangiles synoptiques, que Jésus a été crucifié.

4 Observons que pour l’historien, la reconstruction de ces événements est périlleuse, tant les récits sont surchargés d’interprétations confessantes du fait de leur composition

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pour, et de leur utilisation dans la liturgie des premières communautés chrétiennes. En effet, l’abondance des mentions géographiques ou topologiques présentes dans les récits de la Passion a permis de supposer qu’ils ont eu une visée liturgique, notamment dans le but d’accompagner une célébration ou un pèlerinage sur les lieux du martyre1.

5 Les travaux sur la mort de Jésus à Jérusalem sont très nombreux, mais l’essai le plus important, voire le plus monumental, est celui de Raymond E. Brown paru en anglais en 1993‑1994 et en français en 20052. On peut aussi signaler l’ouvrage, plus accessible car plus concis, de Geza Vermes paru en anglais en 2005 et en français en 20073. Parmi la masse des travaux, il convient encore d’attirer l’attention sur un article original d’Elias J. Bickerman, paru en 1935 que l’on trouve rarement mentionné dans les bibliographies4.

6 La question du procès de Jésus a longuement occupé les chercheurs qui ont focalisé leur énergie sur la recherche des responsabilités des autorités, judéennes ou romaines, en la matière. Parmi les nombreuses thèses avancées, deux sont à relever car les plus récentes. La première, celle de Paul Winter5, est la suivante : étant admis que le Sanhédrin a le pouvoir d’exécuter les condamnés, Jésus, s’il avait été jugé et condamné par ce tribunal judéen, aurait dû être lapidé ; or il a enduré la crucifixion, peine romaine ; de ce fait ce ne sont pas les Judéens qui l’ont condamné mais les Romains qui ont organisé et conduit le procès, en se servant des hiérarques sadducéens, et qui ont exécuté Jésus comme agitateur politique. La seconde, celle de Joseph Blinzler6, considère que tout est historique dans les évangiles et que si, d’un témoignage à l’autre, des incompatibilités se font jour, un peu de bonne volonté doit suffire à les supprimer – autrement dit, ce sont les Judéens et les Romains qui sont responsables.

7 Quand on aborde la question du procès de Jésus, quelques pièges sont à éviter : le premier consiste à reléguer les récits évangéliques de la Passion dans le seul domaine de la légende pieuse sans consistance historique ; le second consiste à majorer l’apport du droit, judéen ou romain, dans la connaissance de ce procès.

8 Outre des études sur les sources et les méthodes, les événements relatifs à la mort de Jésus ont été examinés à partir d’un découpage en sept moments : (1) l’infraction avec un excursus sur le dernier repas de Jésus au Mont Sion et un excursus sur la prière de Jésus à Gethsémani ; (2) l’arrestation par les autorités religieuses judéennes avec un excursus sur la figure de Judas ; (3) le jugement par les autorités religieuses judéennes avec un excursus sur l’institution du Sanhédrin ; (4 et 5) la condamnation et l’exécution avec deux excursus sur la figure de Pilate et sur la tradition de la crucifixion ; (6 et 7) l’ensevelissement et la résurrection. Ont été aussi traitées plusieurs questions « archéologiques » sur la localisation du Palais de Caïphe, sur la localisation du Prétoire de Pilate, sur le crucifié de Giv’at ha-Mivtar et sur la localisation du Golgotha et du Tombeau. Dans le cadre de la conclusion, on a traité, dans un excursus, du caractère historique des récits sur les traditions de la Passion de Jésus et dans celui de l’introduction, on s’est penché, toujours dans un excursus, sur la tradition de l’annonce par Jésus de sa mort et de sa résurrection. Enfin dans un excursus en propre, on s’est arrêté sur la Passion de Jésus d’après l’Évangile selon Pierre.

9 Il est sans doute intéressant de revenir sur la question : qui est responsable de la mort de Jésus ? Le point est délicat : la réponse actuelle des historiens comme des exégètes est des plus nuancées, mais il faut bien reconnaître que cela n’a pas toujours été le cas.

10 D’un côté, la responsabilité des autorités romaines est évidente. Cependant, en même temps, on constate le silence relatif des premières traditions chrétiennes à ce propos.

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On l’explique par le fait que les chrétiens d’origine judéenne et les chrétiens d’origine grecque n’ont pas cherché à se présenter comme des rebelles devant les autorités romaines.

11 D’un autre côté, la responsabilité judéenne n’en est pas moins éclatante. La tendance des premières traditions chrétiennes a même été d’en accentuer les contours. Cette tendance s’exprime chez Marc et Matthieu, en donnant l’impression d’officialiser l’intervention des grands prêtres dans le cadre d’un procès judéen en bonne et due forme. Marc parle même de « tout le Sanhédrin » qui se serait alors réuni avec ses « soixante et onze membres » (Mc 14, 55 ; 15, 1), mais Luc évite une telle généralisation d’allure polémique (Lc 22, 66). De là vient, chez Marc et Matthieu seulement, cette étrange apparence de deux procès qui se succèdent.

12 Il est nécessaire de préciser les responsabilités des autorités judéennes en question, car le monde judéen est alors des plus divers, sinon éclaté. Il ne faut pas oublier que ce sont des chrétiens d’origine judéenne qui ont porté des accusations contre les autorités religieuses judéennes. La querelle est entre Judéens, entre ceux qui reconnaissent la messianité de Jésus et ceux qui ne la reconnaissent pas, et non pas entre la Synagogue et l’Église comme on le dit parfois. Plus encore, au regard même des textes évangéliques, les Judéens en général ne sont pas accusés, mais plutôt les chefs religieux en particulier, « les grands prêtres, les anciens et les scribes » (Mc 14, 43.53 ; 15, 1). Cela dit, il faut reconnaître que, très tôt, la tradition chrétienne, notamment celle représentée dans l’Évangile selon Jean, a élargi sensiblement, de manière polémique, les responsabilités de la mort de Jésus à tous les Judéens qui ne le reconnaissent pas dans sa messianité.

13 Ce conflit « interjuif » a débouché sur un conflit « antijuif » avec les dérives injustifiables de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme qui sont bien plus tardives – à partir du IVe siècle pour le premier et à partir du XVIIIe siècle pour le second.

14 Les récits rapportant les traditions de la Passion de Jésus présentent des détails qui n’ont certainement pas été inventés de toute pièce pour quelque cause que ce soit. Sans parler de la flagellation et de la crucifixion, on trouve dans ces récits des traits qui portent le label de la réalité : ainsi des personnages secondaires comme ce Simon de Cyrène, le porte-croix de Jésus, avec ses deux fils, Alexandre et Rufus (Mc 15, 21) ou comme ce Joseph d’Arimathie qui ensevelit Jésus dans son propre tombeau (Mc 15, 43) ; ainsi des toponymes comme le jardin de Gethsémani (Mc 14, 32), comme la place dite Gabbatha en hébreu ou Lithostrotos en grec (Jn 19, 13), comme la place dite Prétoire (Mc 15, 16 ; Jn 18, 28) ou comme le piton dit Golgotha (Mc 15, 22). On peut considérer comme réaliste le fait que Jésus ait été inclus dans une exécution collective et enfin et surtout le grief « Roi des Judéens » inscrit sur la pancarte (ou titulus) du condamné, qui est un titre dérisoire, non chrétien, mais que la population de Jérusalem connaît car il a été public.

15 Ces détails, qui remontent sans doute à la première communauté chrétienne de Jérusalem, montrent que les récits sur les traditions de la Passion de Jésus sont une source utile pour sa connaissance et que s’abstenir de les utiliser serait une grave erreur de méthode pour l’historien. Mais l’historien doit se garder de l’erreur inverse et ne pas prendre ces récits comme la simple transcription des événements alors qu’ils en sont la relation mise en scène aux fins de l’édification des croyants dans une perspective liturgique. Tous ces récits ne se recoupent pas et contiennent des détails

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qu’on ne trouve pas dans les autres, sans compter que la chronologie des Évangiles synoptiques est inconciliable avec celle de l’Évangile johannique.

16 Il convient de ne pas considérer ces variantes comme le produit de conteurs fantaisistes, car on ne peut pas ignorer que les auteurs de ces récits rédigent avec une optique et un dessein qui sont soit partagés avec d’autres, soit poursuivis en propre : en tout cas dans une autre perspective que celui qui se proposerait de rapporter simplement les événements. Mais il ne faut pas oublier que ces récits ont été rédigés avant tout pour les chrétiens, qu’ils sont une instruction qui leur est destinée afin de comprendre, à la lumière de la résurrection, la mort de leur Messie.

17 Enfin, il convient de ne pas oublier que les traditions de la Passion de Jésus sont sans doute les premières traditions chrétiennes à avoir été rédigées car elles ont été essentielles pour la compréhension du discours chrétien des premières décennies, avec notamment le point d’orgue que représente la résurrection du maître. Elles sont au fondement de la christologie résurrectionnelle dont les développements ont émergé dès le Ier siècle. Les premières manifestations se rencontrent dans les lettres de Paul de Tarse avec le langage de la croix : c’est elle, la croix, qui fonde la Seigneurie du Messie7.

18 Ces traditions de la Passion de Jésus sont originaires de la communauté chrétienne de Jérusalem, même si les attestations littéraires connues proviennent d’autres centres chrétiens.

19 Les auteurs, qui transmettent un récit de la Passion, livrent des interprétations personnelles, dépendantes sans doute de leurs personnalités respectives et des orientations de leurs communautés, mais aussi des genres d’expression qu’ils utilisent, et encore des besoins de leurs destinataires.

20 Tous les récits de la Passion s’imposent comme des interprétations de l’Écriture sainte : c’est ce qui importe à leurs auteurs et non pas un quelconque souci d’historicité. Autrement exprimé, la ligne pour eux, c’est la tradition scripturaire et non pas la réalité historique : ceci étant, ces auteurs doivent rester crédibles à leurs auditeurs, destinataires de leurs écrits, et il est improbable que les grandes lignes qu’ils tracent soient fausses – au-delà des détails qui ont souvent un souci de vraisemblance, « faire vrai ».

La tradition de la famille de Jésus

21 Les traditions sur la famille de Jésus enveloppent toutes une série de questions qui ne posent pas vraiment de problème d’un point de vue historique mais qui en causent d’un point de vue théologique.

22 Que Jésus de Nazareth, en tant qu’être humain, ait eu une famille, cela paraît tout à fait normal. Cela l’est moins à partir du moment où l’on considère qu’il a été aussi un être divin. À ce sujet, il convient de relever que, dans les mentalités antiques, tout contact avec la divinité nécessite la pureté ou l’absence totale de souillure : ce qui en l’occurrence revient au même. Ainsi, à partir du moment où l’on estime que Jésus est un être divin, et peu importe le caractère spécifique de sa divinité, se pose alors ce problème.

23 Il est à craindre que ces problèmes ne se soient posés qu’au cours des discussions doctrinales autour du caractère ontologique de Jésus : être humain, être divin, être à la fois humain et divin – ce n’est là qu’un résumé des diverses possibilités qui ont été

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proposées. Auparavant, il va de soi cependant que Jésus, en tant qu’être humain, ait eu une famille, avec un père et une mère, avec des frères et des sœurs. Sans compter que la tradition va même jusqu’à affirmer qu’il a été le premier-né de sa mère Marie, issu du premier mariage de son père Joseph. Toutes ces questions ont été examinées pour la période des deux premiers siècles : on a donc laissé de côté les développements doctrinaux postérieurs, ceux ayant donné naissance à ce que les théologiens appellent la christologie, mais qui ne sont pas pour autant négligeables.

24 L’approche a concerné des aspects essentiellement historiques comme par exemple « la question des frères et des sœurs de Jésus », mais aussi des aspects essentiellement doctrinaux comme par exemple « la question de Judas Thomas, le frère jumeau de Jésus ». Il est évident que si les premiers sont originaires de la communauté chrétienne de Jérusalem, les seconds ne le sont pas nécessairement – il importe cependant de tous les examiner ici.

25 Observons que, d’un point de vue méthodologique, le propos n’a pas été seulement de découvrir ce que l’on peut connaître d’historique sur la famille de Jésus, mais aussi d’essayer de savoir ce que l’on a raconté sur elle dans les premières communautés chrétiennes, et notamment dans la communauté de Jérusalem. La démarche a été plutôt de l’ordre du traditionnel et non pas de l’ordre de l’historique, et ce, même si le traditionnel relève de l’historique, car on fait aussi l’histoire de la tradition dont les résultats peuvent parfois déranger les théologiens postérieurs.

26 La bibliographie sur le sujet est relativement importante. Toutefois, la plupart des recherches ont été renouvelées avec l’ouvrage original de Richard Bauckham sur la parenté de Jésus et sur l’Épître de Jude, publié en 1990, qui repose sur de nombreuses hypothèses parfois ingénieuses même si elles ne sont pas toujours convaincantes, ouvrage auquel il sera souvent fait appel dans cette étude8.

La question de l’opposition à Jésus de sa famille

27 Cette question concerne deux traditions qui permettent de l’aborder : la première est celle de « la vraie parenté de Jésus » ; la seconde est celle de « la visite de Jésus à Nazareth ». On les retrouve toutes les deux dans les Évangiles synoptiques. De plus, la question de l’opposition à Jésus de sa famille dans l’Évangile selon Jean est très particulière et demande un examen à part.

28 Tout le problème de cette question est de savoir si la famille de Jésus a manifesté ou pas une attitude différente à son égard de son vivant et après sa mort : continuité ou discontinuité, tels sont les enjeux sur lesquels les exégètes se divisent. Récemment, cette question a été traitée par les chercheurs du Jésus historique qui privilégient plutôt l’approche sociologique, les uns considérant que Jésus n’a pas eu une attitude antifamiliale et les autres estimant qu’il a manifesté une telle attitude9. On comprendra, dans le récapitulatif à cette présentation, pourquoi cette question est traitée dans l’introduction et non pas dans une section propre.

29 On a observé que dans le texte le plus ancien que l’on peut atteindre sur Jésus, sa famille n’apparaît pas nécessairement sous un jour favorable : il s’agit de l’Évangile selon Marc. C’est aussi d’ailleurs le cas dans l’Évangile selon Jean qui n’est peut-être pas aussi récent qu’on le dit habituellement.

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La tradition de « la vraie parenté de Jésus »

30 L’Évangile selon Marc, seul, a conservé l’affirmation selon laquelle, suite aux premiers succès de Jésus comme exorciste, « ceux de chez lui (= les siens) sortirent pour aller se saisir de lui, car ils disaient qu’il était hors de sens (= de lui) » (Mc 3, 21).

31 Lorsqu’on annonce à Jésus que sa mère et ses frères sont hors de la maison où il est en train d’enseigner (Mc 3, 32) – quelques manuscrits ajoutent la variante « et ses sœurs » –, sa réponse, « Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-ci est mon frère, ma sœur et ma mère » (Mc 3, 35), a pour objectif de souligner son émancipation des liens familiaux ainsi que le conflit inévitable qui éclate avec sa famille (Mc 3, 31-35)10.

32 En reprenant cet épisode, Lc 8, 19-21 en a d’ailleurs atténué la dureté, transformant de manière irénique les paroles de Jésus de manière à leur faire affirmer que sa mère et ses frères sont les modèles de ceux et celles qui écoutent la parole divine et la mettent en pratique.

33 De fait, cette opposition de la famille dans l’Évangile selon Marc doit être appréciée au regard del’ensemble de Mc 3, 20-35 qui est un bien propre de cet écrit : cet ensemble est en forme de chiasme, ayant au centre la question des scribes du verset 22 et la réponse de Jésus des versets 23-30, ainsi que la mention de la famille des versets 21 et 31, incluse à son tour dans celle de la foule du verset 20 et des versets 32-3511. Toutefois, deux observations sont nécessaires : (1) pour les versets 22-27, les parallèles de Lc 11, 14-23 et de Mt 12, 22-30 ont plusieurs éléments en commun – ce qui permet aux partisans du document Q de conclure qu’ils y ont figuré ; (2) pour les versets 20-21, il est difficile d’établir que leur contenu soit une invention de Marc, car le contraste entre Jésus et sa famille crée plutôt des difficultés aux croyants dans les décennies suivant sa mort, à tel point que Matthieu et Luc l’ont éliminé.

34 Il ne paraît pas inutile de revenir sur le chiasme qui structure le passage de Mc 3, 20-35, car il met clairement en évidence une chaîne de correspondances autour d’une objection faite à Jésus par sa mère et ses frères : « il s’écarte » : 1. au verset 20 correspondent les versets 34-35 : il s’agit d’identifier la maison de Jésus ; 2. au verset 21 correspondent les versets 31-32 : la famille de Jésus selon la chair est distinguée de la famille de Jésus selon l’esprit ; 3. au verset 22 correspondent les versets 28-30 : l’accusation des scribes exige le discernement entre esprit souillé et esprit sanctifié ; 4. au verset 23 correspond le verset 27 : la question « Comment Satan peut-il chasser Satan ? » reçoit comme réponse « Seul plus fort que Satan peut le chasser » ; 5. au centre, les versets 24-26 composent un ensemble de brèves paraboles mettant en scène un « royaume », une « maison » et bien sûr, Satan.

35 Comme tous les exégètes l’ont souligné, l’axe vertical du chiasme est construit par un « écart » entre la famille de Jésus selon le sang et la famille de Jésus selon l’esprit tandis que l’axe horizontal est construit sur l’opposition entre Jésus (guidé par un esprit de sang) et les scribes (possédés par un esprit souillé) : ainsi, grâce au jeu des paraboles, les deux axes ont un même centre, une famille divisée contre elle-même. C’est pourquoi le ἐξέστη du verset 21 peut être traduit par « il s’était écarté » et non pas par « il était hors de sens » : car ce que veut dire probablement Marc est que la famille de Jésus selon le sang perçoit un écart entre elle-même et le fils et frère aîné, c’est pourquoi elle veut le saisir, κρατῆσαι, terme qui exprime la volonté de dominer, afin de le ramener à elle.

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36 En insérant la polémique avec les scribes au milieu du désaccord avec la famille, Marc établit entre les deux accusations une sorte de proportion qui met en vis-à-vis la faute contre l’esprit et la prétention dominatrice de la famille qui contredit la volonté divine.

37 Certains exégètes ont essayé de réduire les difficultés de Mc 3, 20-35, en insistant sur le caractère rédactionnel de l’opposition entre Jésus et sa famille dans l’Évangile selon Marc et en estimant que Marc polémiquerait contre Jacques par le biais peu flatteur de l’attitude de la famille de Jésus – voir par exemple E. Trocmé12 ou J. D. Crossan13.

38 Observons que dans l’Évangile selon Jean, on conserve aussi l’idée que les frères de Jésus « ne croyaient pas en lui » (Jn 7, 5) : ce témoignage confirme en tout cas l’ancienneté de cette opposition de sa famille à Jésus qui paraît difficilement avoir pris corps après sa mort, d’autant que Jacques, un de ses frères, est devenu un chef à l’autorité reconnue (Ga 2, 9) et que ses autres frères, non nommés, sont devenus des missionnaires célèbres (1 Co 9, 5). Toutefois, dans l’Évangile selon Jean, on distingue l’attitude négative des frères de l’attitude positive de la mère qui suivra Jésus jusqu’à la crucifixion à laquelle elle assiste (Jn 19, 25-27) : il n’y a donc pas opposition de la famille en tant que telle – c’est une opposition qui porte surtout sur les frères.

39 Revenons à l’Évangile selon Marc, et posons deux questions : (1) Comment expliquer cette tradition de l’opposition de la famille à Jésus ? (2) Comment expliquer « l’écart » entre Jésus et sa famille ?

40 Il convient de rappeler que les Évangiles synoptiques se réclament de l’autorité des Douze qu’ils présentent comme des personnes ayant adopté un style de vie analogue à celui de Jésus, consistant en un détachement de la famille et du lieu d’origine, ainsi qu’en une existence d’errance fondée sur la confiance totale en Dieu. On peut comprendre alors que dans ces traditions, les rapports avec la famille d’origine apparaissent comme problématiques. On peut comprendre aussi que la continuité entre le mode de vie des porteurs de ces traditions et celle de Jésus, de même que la tendance évidente des écrits chrétiens postérieurs à atténuer, voire à éliminer, cette tension, conduit à leur reconnaître un fondement historique réel au-delà d’une simple projection sur Jésus du point de vue du groupe des disciples opposés à celui des membres de la famille de Jésus dans les premières communautés – une opposition qui a cependant été réelle.

41 Quoi qu’il en soit, la famille de Jésus ne paraît pas avoir partagé la ferveur de ses disciples à son égard, ou alors elle a eu une autre ferveur. De fait, cette opposition familiale à Jésus n’est manifeste que chez Marc qui ne parle jamais de Joseph mais uniquement de Marie, qu’il ne présente lors de la mort de Jésus que comme la mère de Jacques et de Joset – sans compter qu’il n’invoque jamais la filiation davidique de Jésus.

42 Pour bien comprendre le point de vue de Marc, il faut savoir que pour lui, sans doute représentant la position de Pierre, Jésus est prophète et non pas « roi » : ainsi il n’y a pas, d’après lui, de secret messianique, car cela impliquerait que Jésus se veut messie et que, par stratégie, il le dissimule jusqu’au moment favorable – il semble y avoir même chez cet évangéliste une volonté explicite de tenir à distance toute doctrine messianique de type royal et d’en rester à une doctrine prophétique (Mc 1, 23-28 ; 1, 40-45 ; 3, 7-12 ; 7, 31-37 ; 8, 27-38 ; 9, 2-10 ; 10, 30-31 ; 10, 32-45 ; 14, 1-16, 8). Le rapprochement opéré entre la « maison-famille » et le « royaume » dans le collier des paraboles de Mc 3, 23-27, semble l’insinuer.

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43 L’Évangile selon Marc atteste donc d’un prophétisme mystique qui cherche à dépasser un messianisme de type royal : son témoignage est capital pour saisir la césure, la rupture, entre la tradition de Jacques (= messianisme de type royal) et la tradition de Pierre (= prophétisme de type mystique) dont il est le représentant.

44 Le messianisme de type royal dont il est question ici fait appel, en principe, à la figure du Fils de David : il représente la doctrine d’un Jésus en révolte contre les autorités religieuses et politiques de son époque.

45 Les atténuations par Matthieu et Luc de cette opposition familiale à Jésus, postérieures, peuvent s’expliquer de la manière suivante : (1) Matthieu chercherait à concilier les courants de Pierre et de Jacques, les disciples de Jésus et les frères de Jésus ; (2) Luc chercherait à amener le lecteur jusqu’à Paul en passant par Pierre auquel il donne provisoirement préséance sur Jacques, et en passant par les hellénistes Étienne et Philippe. Autrement dit, il y aurait chez Matthieu et Luc une volonté de refaire une certaine unité après 70 et l’affaiblissement de la communauté de Jérusalem : Matthieu sous l’autorité de la tradition de Pierre incluant Jacques ; Luc en reliant Pierre et Paul.

46 Peut-on affirmer que l’opposition à Jésus de sa famille est une mise en scène de Marc ? Autrement dit, s’agirait-il d’une projection du temps de Marc sur le temps de Jésus ? Observons qu’on est certainement passé d’une doctrine politique, d’avant la mort de Jésus, à une doctrine mystique, d’après la mort de Jésus. La doctrine politique a été récupérée par la famille de Jésus après sa mort, non sans l’adapter et notamment en la dépouillant de tout caractère révolutionnaire. La doctrine mystique a été développée par les disciples de Jésus après sa mort et notamment en lui attribuant une perspective messianique aux formes diverses.

47 Cette question de l’opposition à Jésus de sa famille montre qu’il y a eu de nombreuses manières de comprendre Jésus. Si on laisse de côté la manière dont il a été compris de son vivant, on peut dire qu’après sa mort, il a été perçu comme un messie de type royal par ses parents (autour de Jacques) et comme un messie de type mystique par ses disciples (autour de Pierre). Par la suite, les perceptions se sont complexifiées, voire inversées.

48 Il est possible qu’après la mort de Jésus, deux groupes distincts de chrétiens aient coexisté à Jérusalem : l’un autour de Jacques et l’autre autour de Pierre – les deux s’étant ensuite réunis, après la fuite de Pierre et la mort de Jacques le fils de Zébédée, sous la direction de Jacques le frère de Jésus. Autrement dit, il faudrait alors penser que la communauté a été scindée en deux avec deux dirigeants avant de se réunir, ou bien qu’y aurait existé une mouvance majoritaire dirigée par Jacques et une mouvance marginale coordonnée par Pierre.

49 C’est en tout cas ce que l’on peut tirer du témoignage de l’Évangile selon Marc, ou du moins ce qu’il cherche à faire croire.

Éléments de conclusion

50 Il ne fait pas de doute que les traditions sur la famille de Jésus ont été très importantes pour la communauté chrétienne de Jérusalem. Il est donc possible de considérer que dans les milieux proches de cette communauté on ait élaboré assez tôt des traditions visant à mettre en valeur la famille de Jésus. Mais si cela est certain pour Jacques et d’autres figures masculines, cela ne l’a pas été nécessairement pour Marie, la mère de

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Jésus, car aucune des traditions la concernant ne paraît antérieure au IIe siècle. Dans les narrations les plus anciennes qui la concernent, rien ne permet en effet de leur attribuer une valeur historique : Mt 1-2 et Lc 1-2 relèvent en effet du genre littéraire des légendes et ne sont attestés que tardivement, d’autant qu’ils restent en tension avec les traditions anciennes relatives aux conflits entre Jésus et sa famille.

51 On manque de témoignages permettant d’établir une possible relation entre les récits conservés sur les parents de Jésus et les milieux qu’on pourrait mettre en rapport avec sa famille.

52 R. Bauckham a développé une argumentation intéressante pour montrer que la généalogie de Jésus conservée en Lc 3, 23-38 aurait pu avoir été élaborée dans la première génération de la famille de Jésus après la mort de ce dernier et utilisée dans l’activité missionnaire déployée par ce groupe : une hypothèse qui a été considérée comme peu convaincante.

53 Rien n’est simple dans le traitement de la documentation disponible sur la famille de Jésus, surtout quand on constate que le témoignage d’Hégésippe sur Jacques le frère du Seigneur fait de lui un prêtre ou du moins un lévite naziréen alors qu’il rattache son cousin Siméon et son frère Jude à la descendance de David. Ce qui est une contradiction, car la famille de David n’est pas d’origine sacerdotale. Quelle valeur doit- on alors accorder à ces informations ?

54 On reviendra sur cette question lorsqu’on traitera en propre de Jacques le Juste. Mais on peut exclure pour le moment une quelconque origine davidique et simplement retenir que cette famille a été pieuse, relevant éventuellement plus des lévites que des prêtres (quelle est d’ailleurs la différence à cette époque ?), comme paraît l’indiquer l’auteur de l’Épître aux Hébreux.

55 Pour clore ces quelques éléments, on s’est demandé, à titre d’hypothèse, si la survivance du mouvement après la mort de Jésus n’est pas due, dans un premier temps, non pas à ses disciples mais à ses parents – ce qui impose de leur accorder une certaine primauté. Les sources canoniques ne l’impliquent pas mais, si l’on se fonde sur d’autres types de documents, surtout ceux relatifs à Jacques le Juste, le frère de Jésus, qui a été sans doute le premier dirigeant de la communauté de Jérusalem, elle n’est pas à exclure.

56 On peut comparer le mouvement de Jésus à celui de Judas de Galilée ou de Gamala qui a émergé en 4 avant notre ère et a survécu jusqu’en 74 de notre ère grâce aux descendants de son fondateur qui se sont succédés à sa tête – l’un d’entre eux, Menahem en 66, a cherché d’ailleurs à se faire reconnaître comme messie14.

57 La famille de Jésus aurait donc été à l’origine du maintien de la croyance messianique en Palestine et les disciples à l’origine de sa diffusion en Diaspora.

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NOTES

1. E. TROCMÉ, The Passion as Liturgy. A Study in the Origin of the Passion Narratives in the Four Gospels, Londres 1983. 2. R. E. BROWN, The Death of the Messiah. From Gethsemane to the Grave. A Commentary on the Passion Narratives in the Four Gospels, I-II, New York 1993-1994 (= La mort du Messie. Encyclopédie de la Passion du Christ, de Gethsémani au Tombeau. Un commentaire des récits de la Passion dans les quatre évangiles, Paris 2005). 3. G. VERMES, The Passion, Londres 2005 (= Les Énigmes de la Passion. Une histoire qui a changé l’histoire du monde, Paris 2007). 4. E. J. BICKERMAN, « Utilitas crucis. Observations sur les récits du procès de Jésus dans les Évangiles canoniques », Revue d’histoire des religions 112 (1935), p. 169-241 (= E. BICKERMAN, Studies in Jewish and Christian History, III, Leyde 1986, p. 82-138). 5. P. WINTER, On the Trial of Jesus, Berlin 1961. 6. J. BLINZLER, Der Prozess Jesu. Das jüdische und das römische Gerichtsverfahren gegen Jesus Christus auf Grund der ältesten Zeugnisse dargestellt und beurteilt, Ratisbonne 1951 (= Le Procès de Jésus, Paris 1962). 7. À ce sujet, voir C. REYNIER, « Le langage de la Croix dans le corpus paulinien », dans J. SCHLOSSER (éd.), Paul de Tarse. Congrès de l’ACFEB (Strasbourg, 1995), Paris 1996, p. 361-373. 8. R. BAUCKHAM, Jude and the Relatives of Jesus in the Early Church, Édimbourg 1990. Voir aussi H. HELLERMAN, The Ancient Church as Family, Minneapolis (Minnesota) 2001. 9. Voir notamment S. GUIJARRO, Fidelidades en conflicto. La ruptura con la familia por causa del discipulado y de la misión en la tradición sinóptica, Salamanque 1998. Voir aussi S. GUIJARRO, « Kingdom and Family in Conflict. A Contribution to the Study of the Historical Jesus », dans J. J. PILCH (éd.), Social Scientific Models for Interpreting the Bible. Essays by the Context Group in Honor of Bruce J. Malina, Leyde 2001, p. 210-238 ; S. GUIJARRO, « The Family in the Jesus Movement », Biblical Theology Bulletin 34 (2004), p. 114-121. 10. À ce sujet, voir B. RIGOUX, « Sens et portée de Mc 3, 31-35 dans la mariologie néo- testamentaire », dans Maria in Sacra Scriptura, IV, Rome 1967, p. 529-549. 11. À ce sujet, voir R. PESCH, Markusevangelium, I, Fribourg-Bâle-Vienne, 1976, p. 212-213. Voir aussi C. FOCANT, L’Évangile selon Marc, Paris 2004, p. 146-155. 12. E. TROCMÉ, La Formation de l’Évangile de Marc, Paris 1963, p. 104-109. 13. J. D. CROSSAN, « Mark and the Relatives of Jésus », Novum Testamentum 15 (1973), p. 81-113. 14. À ce sujet, voir par exemple R. A. HORSLEY, « Menahem in Jerusalem. A Brief Episode among the Sicarii – Not ‘Zealot Messianism’ », Novum Testamentum 27 (1985), p. 334-348.

RÉSUMÉS

Cette année, a été poursuivi le programme de recherche sur « l’histoire de la communauté chrétienne / nazoréenne de Jérusalem des origines à 135 », commencé en 2005-2006.

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INDEX

Thèmes : Origines du christianisme

AUTEUR

SIMON C. MIMOUNI Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Origines du christianisme Figure des apôtres dans le premier christianisme

Régis Burnet

André l’apôtre populaire

1 Entre les synoptiques et le IVe évangile, on constate de telles différences à propos d’André que l’on peut se demander si l’on ne se trouve pas confronté à deux traditions différentes. Le canon de Muratori, qui relate qu’eadem nocte reuelatum Andreae ex apostolis, ut recognoscentibus cunctis, Iohannes suo nomine cuncta describeret (§ 14), irait d’ailleurs dans ce sens : Jean a davantage partie liée avec André. Les synoptiques narrent un appel qui ressemble à celui d’Élie (Mc 1, 16 sq.), ce qui lui confère un caractère d’évidence. André est systématiquement associé à son frère Pierre ainsi qu’aux deux fils de Zébédée Jacques et Jean. Il fait ainsi partie d’un « cercle intime » parmi les Douze. Jean, quant à lui, lui confère une plus grande importance : il fait partie des deux disciples du Baptiste qui suivent Jésus, et c’est lui qui fait à son frère la confession messianique : « Nous avons trouvé le Messie » (Jn 1, 41). Maldonat, gêné de cette primauté de confession, tenta sans conviction d’atténuer le rôle du frère du Prince des Apôtres : nam ea etiam opinor de causa Andream minorem Petro natu fuisse. Quod non Petrus illius, sed ille Petri dicatur frater. Tenuis conjectura. (Commentarii in quatuor Evangelistas, ad loc.). S’il conserve son appartenance au « cercle intime », André est associé à Philippe chez Jean : à la multiplication et surtout dans l’épisode des Grecs qui désirent voir Jésus (Jn 12, 21 sq.), qui fait entrevoir qu’André avait une certaine accointance avec le grec.

2 Qu’a retenu d’André la tradition ? Il est le frère de Pierre, et donc une figure d’autorité, mais plus accessible, moins impressionnante, que le Prince des Apôtres : André est un apôtre plébéien. Les Actes d’André, qui sont probablement l’un des quatre Actes d’apôtres les plus anciens, et qui ont servi de modèle à de nombreux autres, témoignent de cette popularité. Leur théologie, bien difficile à préciser, dénote un christianisme cultivé mais populaire : on y trouve des traces de dualisme qui pourrait être gnostique,

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un agir apostolique maïeutique qui pourrait être platonicien, une modération intérieure toute stoïcienne, un rappel de l’immortalité de l’âme et de la nécessité d’une vie sainte qui ressemble au néopythagorisme. Dans ce contexte, André se comporte en apôtre modèle. Il parvient à se sortir de la configuration triangulaire habituelle des modèles antiques de conversion : un puissant non chrétien (Égéate, proconsul d’Achaïe) qui se rend compte que sa femme (Maximilla) est devenue chrétienne car elle pratique l’encratisme, et qui persécute le fauteur de trouble, André. Les miracles s’enchaînent, qui seront repris ne varietur par Grégoire de Tours et Jacques de Voragine. Les discours de l’apôtre sont également assez attendus : s’abstenir du monde, garder le dépôt, prendre conscience de sa nature divine, adorer la croix. Les Actes d’André et de Matthias et les Actes d’André et de Pierre, plus tardifs, gomment une partie des influences philosophiques des Actes d’André. Pour autant, ils ne renoncent pas à leur présentation de l’Apôtre et même accroissent le caractère populaire de son action. Ainsi, lors d’un récit qui se passe dans la ville des Anthropophages, le plaisir narratif prime sur les affirmations théologiques, qui sont pour le moins banales.

3 Ce caractère simple, plutôt proche des opinions de la Grande Église, est confirmé par un passage de l’Évangile de Marie (17‑18). Après les révélations de Marie, les apôtres contestent : André sème le doute sur ce qu’elle vient de dire, aux côtés de son frère Pierre. La scène est symbolique : elle raconte le conflit entre la communauté gnostique qui se reconnaît en Marie et le discours majoritaire dont André est l’un des tenants.

Jean, l’apôtre spirituel

4 La figure de Jean, comme celle de Marie-Madeleine est souvent traitée dans les textes comme une figure composite qui mélange Jean l’Apôtre, Jean l’Évangéliste, Jean le Voyant et le Disciple Bien-Aimé. Jean l’Apôtre est, avec Jacques, l’un des fils de Zébédée. Il fait partie du cercle restreint et reçoit, avec son frère, un surnom, Boanergès. Lc 9, 52-55 fait le portrait de deux personnages emportés, prêts à faire tomber le feu du ciel sur les Samaritains, comme l’Élie d’autrefois (2R 1, 10.12). Il est spectateur de la Transfiguration et compagnon de Jésus à Gethsémani. Après la Pentecôte, il semble avoir joué un certain rôle dans la communauté de Jérusalem puisqu’il est associé à Pierre, en particulier pour monter au Temple (Ac 3, 1 sq.) ou convertir la Samarie en suivant les traces de Philippe (Ac 9, 14 sq.). Paul reconnaît cette autorité en rangeant Jean aux côtés de Jacques et de Céphas parmi les colonnes (Ga 2, 9). Jean l’apôtre fut assimilé à l’auteur de l’Évangile et des Épîtres (c’est ce que fait le Canon de Muratori ou Eusèbe, HE III, 24) et ce dernier souvent identifié au Disciple Bien-Aimé. Enfin, en dépit d’évidentes différences de style et de théologie (la démonstration la plus élégante – quoique peut-être pas la plus probante – de cette différence a été présentée par R. H. Charles dans son commentaire d’ICC, 1998, p. CXVII-CLIX, qui remarque que deux des thèmes centraux de l’Apocalypse et de l’évangile diffèrent : agneau se dit ἀρνίον dans l’Apocalypse et ἀµνός chez Jean, Jérusalem se dit Ἱεροσόλυµα chez Jean et Ἰερουσαλήµ dans l’Apocalypse), Jean est aussi assimilé au Voyant de Patmos. La composition de ces quatre personnages contribue à échafauder une figure singulièrement riche : Jean, le disciple jeune et favori de Jésus, est aussi une figure d’autorité, une sorte de double de Pierre, qui manifeste plusieurs fois son ardeur, mais également une figure mystique, sujet à des visions. C’est ce que confirme l’analyse de la

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tradition patristique qui en fait un apôtre pur et plein d’autorité, puissant en miracles et en paroles, dont l’extrême longévité assure la vénérabilité.

5 Les Actes de Jean, un texte ancien qui servit manifestement de modèle à toute une série d’autres actes apostoliques, mêlant probablement un texte valentinien et un ouvrage non ésotérique assez populaire, achève d’installer l’apôtre dans sa fonction de visionnaire et de spirituel. Cette fonction est complétée par l’association de Jean avec la piété mariale (Dormition de Marie du Pseudo-Jean et Assomption de Marie) qui se fonde sur Jn 19, 26‑27 (Γύναι, ἴδε ὁ υἱός σου) : la pureté de la Mère est associée à celle du Disciple, témoin privilégié de cet événement extrêmement mystique du transitus de Marie.

6 Une figure aussi riche ne pouvait être qu’œcuménique : si les Actes de Jean (débarrassés de leur passage gnostique) et les textes du Transitus Mariæ ressortissaient plutôt à des communautés majoritaires (la Grande Église), les gnostiques ont également fait usage de Jean. Le Livre des secrets de Jean (BG 2, NH III, 1) témoigne de l’autorité qui pouvait être attachée au nom de l’apôtre.

Jacques le Majeur, le Protomartyr des Douze

7 La figure de Jacques le Majeur se fait relativement discrète car elle est écrasée par celle de son frère Jean. En effet, Jacques n’apparaît jamais seul, il est toujours présenté avec Jean (soit qu’on parle de « Jacques et Jean », soit qu’on parle des « fils de Zébédée ») : une partie des remarques que l’on a faites sur Jean peut donc être rapportée à Jacques. Jacques ne prend son autonomie que dans une phrase des Actes des Apôtres : « À cette époque-là, le roi Hérode entreprit de mettre à mal certains membres de l’Église. Il supprima par le glaive (µαχαίρῃ) Jacques, le frère de Jean. » (Ac 12, 1-2). Jacques fait ainsi figure de premier martyre du groupe des Douze. Il n’apparaît que brièvement dans Eusèbe (HE II, 9) et dans une notice d’Isidore de Séville De Ortu et Obitu Sanctorum Patrum, qui assure qu’il prêcha en Hispanie et fut enseveli à Achaïa Marmarica. Il ne gagna une véritable importance qu’à cause de la bataille – probablement légendaire – de Clavijo (844) où le roi des Asturies Ramire Ier le vit apparaître en Matamore.

Jacques frère du Seigneur, chef de l’Église de Jérusalem

8 La figure de Jacques « frère du Seigneur » est des plus complexes historiquement. En effet, cette « fraternité » posa de nombreuses questions par rapport à la virginité perpétuelle de Marie et donna lieu à une série d’hypothèses : s’agit-il des fils d’un premier mariage de Joseph (c’est la position ancienne, représentée par Épiphane, Eusèbe, le Protévangile, Origène) ? S’agit-il d’un fils de Marie né après Jésus (position d’Helvidius) ? S’agit-il d’un cousin de Jésus (position définie par Jérôme dans le Contra Helvidium et adoptée par la hiérarchie) ? Il n’appartient pas à cette modeste recherche d’en décider.

9 Jacques frère de Jésus est associé irréductiblement à la première communauté de Jérusalem et fait figure de représentant des Églises judéennes. Il semble qu’il n’a pas fait partie du cercle des disciples, car une tradition d’absence de foi préalable (décelable dans les paroles de Jésus contre sa famille et dans le passage de Jn 7) paraît assurée. En revanche, 1 Co 15, 7 semble attester d’une tradition selon laquelle Jacques aurait

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bénéficié d’une apparition avant les apôtres. Paul, de concert avec les Actes des Apôtres, laisse supposer que Jacques dirigeait la communauté de Jérusalem dans les années 50, en exerçant une sorte de magistère moral sur les autres églises. Ceci est confirmé par Eusèbe qui le nomme premier évêque de Jérusalem (HE II, 1), ainsi que par Clément (Hypotyposes I, 6). Flavius Josèphe et Eusèbe, rapportant Hégésippe, livrent des récits de martyre, qui ont été longuement analysés au cours de la conférence.

10 Pendant nos travaux, nous avons adopté la position selon laquelle l’Épître de Jacques pourrait être authentique (ou alors écrite par des milieux jacobites). Ce postulat a permis de définir les contours de la position de Jacques au sein des communautés. On découvre en effet un judaïsme très imprégné de la culture helléniste, qui présente avec Paul de nombreux points de contacts (en particulier à propos de la continuité entre la foi et les œuvres, la présentation de Dieu comme juge, la primauté de la foi, l’importance du discernement) et qui propose une conception de la Loi beaucoup plus complexe qu’on l’a souvent répété. Les contours de la communauté judéenne ont pu ainsi être dessinés : une communauté qui valorise les paroles de Jésus, s’engage en faveur des pauvres et prône le choix contre le monde, insiste sur les liens de solidarité et de fraternité entre les membres.

11 L’intérêt de l’étude de la postérité de Jacques est qu’elle permet de saisir la complexité de la conception que se faisaient les premiers chrétiens du frère du Seigneur. Jacques n’est pas seulement l’apôtre des chrétiens judéens comme le montrent les notices sur l’Évangile des Hébreux ou le Roman Pseudo-Clémentin. Il intervient également dans les traditions populaires autour de Marie (Protévangile de Jacques). Il est aussi un héros gnostique dans les deux Apocalypses apocryphes de Jacques (NH V). Deux éléments y sont particulièrement mis en valeur : sa fraternité avec Jésus et son martyre. La fraternité de Jacques fonctionne comme la gémellité de Thomas : elle permet de faire de l’apôtre un double du Sauveur et, ipso facto, un modèle pour tout gnostique, qui est appelé à devenir Christ. 1 Ap Jc 24, 13-17 et 2 Ap Jc 50, 5-23, en particulier, insistent sur les nouveaux rapports de fraternité ; ce n’est plus tant selon la matière que Jacques et Jésus sont frères, mais parce qu’ils participent à la même nature spirituelle : être fils de Celui-qui-est. L’un et l’autre sont appelés au martyre, qui dénonce les prestiges illusoires de la matière et leur permet de retourner à leur source commune. Aussi ne faut-il pas s’étonner si Jacques est présenté comme le gnostique véritable, celui qui embrasse Jésus (1 Ap Jc 31, 4) et celui qui est embrassé par lui (1 Ap Jc 56-57). Reconnaissant la vraie nature de son frère, il peut ainsi recevoir l’initiation aux paroles suprêmes qu’il convient d’opposer aux archontes et remonter vers le Plérôme.

12 En 2009-2010, la conférence sera consacrée à d’autres membres des Douze : Simon- Pierre au premier chef, puis Simon et Jude.

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RÉSUMÉS

Le but des conférences, qui ont commencé en novembre 2007, est de comprendre comment les figures apostoliques ont été utilisées dans le christianisme primitif par les différentes Églises qui le composaient. Au cours de l’année 2008-2009, nous avons continué à examiner une série de figures apostoliques sous l’angle du rôle stratégique qu’elles jouent dans les textes. Encore une fois, je remercie chaleureusement les « auditeurs » qui, au cours de ces deux années, ont plutôt été « acteurs » par leurs questions, leurs suggestions de références, leurs propositions de lecture.

INDEX

Thèmes : Origines du christianisme

AUTEUR

RÉGIS BURNET Chargé de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Gnose et manichéisme

Jean-Daniel Dubois

NOTE DE L’AUTEUR

Résumé des conférences données en 2007-2008 et 2008-2009.

Recherches sur les gnostiques valentiniens

1 En 2007-2008, nous avons continué notre lecture commentée de la notice d’Irénée consacrée au gnostique valentinien Marc le mage, à partir du Contre les hérésies, I, 14, 4 sq., en montrant chaque fois que cela était possible, en quoi les affirmations du gnostique Marc étaient proches d’autres sources valentiniennes connues, dont la notice sur un valentinien anonyme qui ne serait autre que Marc (Contre les hérésies I, 11, 3-4), comme l’a bien montré Nicolas Förster, Marcus Magus, Tübingen, 1999, p. 295-312. On remarquera alors que Marc partage de nombreux traits communs avec l’ensemble de la documentation valentinienne. La présentation irénéenne de la doctrine de Marc pourrait faire croire que Marc est seul de son espèce parmi les valentiniens pour son amour des spéculations arithmologiques. Mais comme le laisse entendre l’Elenchos VI, 29, 1-2, les spéculations arithmologiques sont aussi présentes chez les autres valentiniens : « Valentin, Héracléon, Ptolémée et toute son école furent des disciples de Pythagore et de Platon, et commencèrent leur enseignement comme un système arithmétique ».Par-delà la communication que nous avons faite au colloque « Énoncés barbares I » au Collège de France, sur le « Nom insigne » chez Marc, il faut noter que la théorie grammaticale qui sous-tend l’ensemble de la présentation de la doctrine de Marc s’appuie sur une conception des éléments (stoicheia) qui possèdent chacun des lettres (grammata), des caractères (charactèra), une résonance (ekphônèsis), des traits (schèmata) et des images (eikones) (cf. Contre les hérésies I, 14, 1). Cette façon d’aborder la forme et le contenu des noms divins comme celui de Jésus, par exemple, permet à Marc de jouer sur des représentations géométriques des contenus théologiques, si ce n’est sur la polysémie des signes hiéroglyphiques qu’il a pu connaître. Le nom de Jésus

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comporte une dimension exotérique et un contenu ésotérique seulement connu des valentiniens eux-mêmes. Par le nom de Jésus, on peut passer en revue la démiurgie valentinienne (I, 14, 7), mais aussi la sotériologie avec la venue du Sauveur, ou l’organisation du panthéon valentinien au centre duquel se trouverait pour Marc le nom insigne, les six lettres qui forment le nom de Jésus, et les 24 lettres qui composent son nom ésotérique (14, 9 – 15, 3), alors que le Nom entier de l’Abîme comporte trente lettres. On arrive ainsi très vite aux pratiques des théurges qui utilisent la puissance créatrice des sons vocaliques pour influer sur les dieux (cf. PGM XIII).

2 Au détour de la description du processus démiurgique à partir des sept voyelles, nous nous sommes arrêté sur les mentions irénéennes de « l’Enthymèsis de la Mère » qui renvoient à d’autres passages de la présentation de la passion et de la chute de Sophia dans la Grande Notice sur les valentiniens disciples de Ptolémée (I, 2, 2 ; 3, 4 ; 5, 3 ; 7, 1-5 ; 8, 4), en particulier 4, 1 : « Lorsque l’Enthymèsis de la Sagesse d’en haut – Enthymèsis qu’ils appellent aussi “Achamoth” – eut été séparée du Plérôme, avec la passion qui lui était inhérente, elle bouillonna, disent-ils, dans les lieux de l’ombre et du vide… ». Cette figure pittoresque d’Achamoth intervient plusieurs fois dans le mythe valentinien du salut décrit par Irénée. Or, Einar Thomassen la prend pour un développement secondaire de l’école valentinienne (The Spiritual Seed, Leyde, Brill, 2006, p. 313 par ex.). Nous pensons, au contraire, qu’il s’agit d’un des aspects de la figure de Sophia, puisque l’interprétation de son nom illustre la signification profonde du mythe valentinien de Sophia. En effet, par-delà le texte d’Irénée, deux documents valentiniens fournissent une clé d’interprétation pour décrypter le sens de ce terme “Achamoth”. D’une part, La première Apocalypse de Jacques (NHC V, 3) affirme explicitement que la traduction du terme correspond à Sophia (36, 2 ; cf. aussi 35, 3-11 et Codex Tchacos 23, 3-4) ; c’est avouer que le terme d’Achamoth doit d’abord être interprété comme un jeu sur le terme sémitique qui désigne la sagesse, Hochmah, la figure de Sophia au plérôme, à la différence d’Achamoth, la sagesse exclue du plérôme. La désinence en –oth pourrait indiquer un pluriel emphatique, à la manière du terme biblique Behemoth, ainsi que nous l’a indiqué Gérard Roquet, comme si l’on passait d’un singulier dans la plérôme, à la dyade ou à la multiplicité à partir de l’exclusion du plérôme. D’autre part, l’Évangile selon Philippe 39 apporte un élément supplémentaire puisque le terme apparaît sous deux graphies significatives différentes, avec une voyelle différente à l’initiale : Echmoth et Echamoth. La distinction entre ces deux graphies de la sagesse est de plus expliquée dans ce passage ; Echamoth renvoie à l’interprétation traditionnelle « c’est la sagesse tout simplement » (sur la base de la racine sémitique H.C.M.), alors que l’autre terme sans la voyelle intermédiaire correspond à « la sagesse de la mort, celle qui connaît la mort et qu’on appelle la “petite sagesse” ». Les graphies attestés par l’Évangile selon Philippe permettent de supposer, si l’on cherche un original sémitique à ce terme, un ancien a ou un ancien i. Et l’on peut effectivement jouer à partir de l’araméen sur une autre racine proche du terme sagesse, avec les trois lettres ain-qof-mem, ‘.Q.M., ce qui donne Haqmumit, ce qui est courbe, d’où au sens figuré la fourberie, l’orgueil et l’arrogance (cp. précisément l’audace de Sophia décrite dans le Contre les hérésies I, 2, 1), et aussi Hiqmuta, la perversité, l’insincérité ; dans ce cas, la finale en – muta n’indique pas un pluriel mais tout simplement la finale d’un terme féminin. Un sondage dans les textes syriaques confirme cette proposition d’interprétation. En conclusion, Achamoth est bien une des figures de Sophia dans les textes valentiniens ; au plérôme il s’agit de la sagesse, à l’extérieur du plérôme, il faut jouer sur une racine trilittère proche pour

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désigner la sagesse arrogante, perverse. Et il n’est pas exclu que l’expression « sagesse de la mort » s’explique aussi sur un jeu à partir de muth, la mort. En résumé, la Sophia Achamoth des valentiniens correspond à la figure que la notice sur « les gnostiques » d’Irénée (I, 29, 4) qualifie de Prounikos, la lascive. Et l’on aurait tort de postuler un développement historique et littéraire de la figure de Sophia sur la base du simple terme Achamoth. Il s’agit d’une qualification de la figure de la sagesse en fonction de ce que le mythe rapporte sur l’audace de Sophia.

3 Dans les derniers paragraphes de la notice sur Marc (15, 1 – 16, 2), on remarquera aussi en 15, 3 l’importance de l’exégèse proposée de Luc 1, 35 pour l’interprétation de l’ensemble des sources valentiniennes. En effet, une comparaison des Extraits de Théodote 60, du célèbre passage de l’Elenchos VI, 35, 3‑4 sur la distinction entre les deux écoles (orientale et occidentale) du valentinisme et du Contre les hérésies I, 7, 2 d’Irénée ne permet pas de soutenir la distinction, trop souvent admise comme ayant une réalité historique, entre deux sortes d’écoles dans le valentinisme. Pour conclure sur toutes les démonstrations arithmologiques offertes par la notice sur Marc, on constatera que l’ensemble des chapitres 14-16 concentrent ici leur intérêt sur l’énonciation du Nom divin, à la manière des spéculations juives sur le tétragramme, un nom inexprimable des 30 lettres, réparties en 4 syllabes. Jésus est bien distinct du Christ ou du Sauveur comme ailleurs dans les sources directes du valentinisme et non pas celles des hérésiologues ou de leurs lointains descendants aujourd’hui encore. L’ensemble des spéculations sur le nom de Jésus et des lettres qui le composent manifestent que, pour les valentiniens, le nom de Jésus fonctionne comme un énoncé barbare, car c’est un nom qu’il faut savoir prononcer, si on connaît les noms des anges et les quatre syllabes du Nom inexprimable.

4 Par ailleurs, le 22 janvier 2008, Claudine Besset-Lamoine a présenté un exposé sur le traité de Zosime sur La lettre Oméga. Et lors de la séance du 29 janvier, le Prof. Tatiana Aleknienè, de l’Université de Vilnius, nous a fait l’honneur de venir nous présenter ses recherches sur le sens du terme haplôsis dans le Traité 9 de Plotin, sur l’Un ou sur le Bien. En comparant les diverses traductions proposées de ce terme, elle a cherché à s’écarter de la traduction habituelle de « simplicité » pour montrer en quoi ce terme résume toute une attitude confiante d’ouverture à la divinité, à partir de l’ensemble de l’œuvre de Plotin et de quelques auteurs de l’Antiquité, avant et après Plotin.

5 Au cours de l’année 2008-2009, nous avons aussi repris la lecture commentée du texte valentinien copte du Traité Tripartite (de la page 120 à 123, 15), si importante pour une bonne compréhension de la sotériologie valentinienne, en particulier dans la façon de faire coexister, sur terre, psychiques et pneumatiques.

Recherches en cours sur les énoncés barbares

6 La fréquentation des méthodes de Marc le mage nous a conduit, au deuxième semestre 2007-2008, à faire l’analyse de quelques pages du Livre magique de Marie et des Apôtres (P. Heidelberg, Inv. Kopt. 685), éd. M. Meyer, Heidelberg, 1996, ainsi que des chapitres 5-6 du premier Livre de Jéou dans le Codex Bruce. Le 15 avril, Adrien Lecerf a présenté avec grande compétence les chapitres du De mysteriis de Jamblique sur les noms barbares. Lors de la séance du 3 juin 2008, notre collègue Gérard Roquet, directeur d’études à l’EPHE, a eu l’obligeance de nous initier à « La fonction incantatoire du langage », en prélude à son intervention lors du colloque au Collège de France “Énoncés

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barbares II”, le 18 juin. On lui saura gré d’avoir rappelé l’interprétation du terme très courant BAINXÔÔX, « l’entité obscure » (ba’nkkô) qu’il faut habituellement solliciter dans les domaines de la magie.

7 En 2008-2009, les recherches sur les énoncés barbares ont repris, toujours sur les premières pages du premier Livre de Jéou (1‑4). Il en ressort que toute la connaissance que recèle ce traité peut être présentée sous forme d’un septénaire, analogue à une nouvelle création et comparable au septénaire du premier chapitre de la Genèse ; il comporte les mystères cachés, l’entrée dans le repos, la venue du Sauveur, la connaissance du Jésus vivant, l’éon de lumière, l’accomplissement du Plérôme, l’enseignement de Jésus à ses apôtres. On remarquera donc que cette gnose est fondamentalement chrétienne, avec des références bibliques possibles ; elle est fondée sur des paroles énigmatiques de Jésus et manifeste une orientation philosophique dans sa façon d’envisager la transcendance.

8 À propos de la gnose valentinienne, il nous a été donné de commenter aussi certaines formules du rituel baptismal valentinien de la rédemption telles qu’elles sont attestées par la réfutation d’Irénée, Contre les hérésies I, 21, 3. Avec l’aide précieuse de suggestions présentées par Flavia Ruani, il a été possible de décrypter une bonne partie du contenu sémitique des formules « barbares » citées par Irénée. L’ensemble de ces remarques ont été présentées, dans une communication sur « Fragments de l’enseignement ésotérique des gnostiques valentiniens », au colloque sur l’ésotérisme organisé par nos collègues de l’université de Padoue, Paolo Scarpi et Michela Zago, les 28-29 mai 2009.

9 Lors de la séance du 12 mai 2009, G. Roquet a poursuivi son approche sur « Les formulaires phono-mantiques dans l’Égypte tardive » ; il a tenu à défendre la thèse que les formulaires magiques d’origine égyptienne reviennent à plusieurs reprises, soit complets, soit tronqués, soit sous forme d’un seul segment. Si les formulaires magiques sont ainsi centonisés, il faut alors les travailler à partir d’extraits hors contexte ou décontextualisés ; et pour bien rendre compte des éléments de base et des éléments dérivés, il faut pouvoir arriver à une interprétation de leur contenu qui remonte à la prononciation effective de l’énoncé. Lors d’un deuxième exposé, le 2 juin 2009, G. Roquet a prolongé sa recherche sur les formulaires phono-mantiques de l’Égypte ancienne en montrant toutes les possibilités de réalisation graphique des termes qui composent le vocable attesté dans les papyri magiques grecs : BEEGENHTE, soit « le faucon perché » (< /B.’.K – NTR/), à partir du terme qui donne en copte le faucon (BHDJ ou BHQ) et celui que l’on traduit habituellement par « dieu » et qui peut aussi désigner la mise en forme d’une majuscule (NOYTE, réalisé dans les papyri magiques grecs PNOYThI(OS), PNOYThE, PNOYThIS, PhNOYTh et au pluriel ÔNThHR, cp. Pistis Sophia, 371, 3 : ENTAIR ; ou le composé MASYNTORI, « la fabrication de la déesse », PGM VII, 555). Cet exposé fut l’occasion d’un minimum d’initiation à la fauconnerie, nécessaire préalable à l’interprétation d’un signe utilisé pour désigner le pharaon.

Les manichéens dans l’oasis de Kellis

10 Au cours de l’année 2007-2008, nous avons poursuivi l’étude des nouveaux textes manichéens publiés venant de Kellis en vue d’éclairer des pans de la vie quotidienne des manichéens vivant dans l’oasis. Dès le premier volume des papyri grecs édités par K. A. Worp en 1995, on avait repéré une lettre manichéenne (P. Kell. Gr. 63), mais sans poser la question du caractère éventuellement manichéen des autres documents de la

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même collection publiée. C’est ainsi que nous avons systématiquement examiné les P. Kell. Gr. 64 à 72 et 74 pour en tirer des informations à recouper avec d’autres documents de Kellis, papyri coptes ou ostraca grecs (aussi édités par K. A. Worp en 2004). Et c’est ainsi que se nouent des relations entre des personnages des maisons n° 2 et n° 3, et l’on voit apparaître, par exemple, des traits propres à la pratique des aumônes manichéennes dans le P. Kell. Gr. 69. On peut même dresser le portrait d’un certain Ammonios vivant dans la maison n° 2, sans doute un sympathisant manichéen, doté de moyens certains, alors que les habitants de la maison n° 3 représentent vraisemblablement plusieurs générations d’auditeurs prenant en charge les dépenses d’élus de passage dans l’oasis. C’est en prenant en compte tous les documents grecs et coptes à notre disposition que l’on peut retrouver des pièces de puzzle d’une vie manichéenne dans l’oasis au milieu du IVe s. (cf. notre contribution au Colloque international d’études coptes au Caire, en septembre 2008 : « Greek and Coptic Documents from Kellis: A Contribution to the History of a Manichaean Community »).

11 Le 20 mai 2008, Flavia Ruani a présenté l’objet de sa recherche de master 2 sur les hymnes d’Ephrem contre les manichéens. Et le 3 juin, Agnès Le Tiec a proposé une première version de sa contribution au Colloque international d’études coptes au Caire sur « Le Temple de Toutou et l’histoire des manichéens de Kellis ».

Recherches sur l’hymnologie manichéenne

12 À l’occasion de la publication du deuxième volume de textes littéraires de Kellis (Kellis Literary Texts, vol. 2, éd. I. Gardner, Dakhleh Oasis Project, Monograph 15, Oxford, Oxbow Press, 2007), il nous a été possible d’éprouver au cours du premier semestre 2008-2009 la nouvelle édition de fragments hymniques du P. Kell. Gr. 97, qui avaient été, pour les fragments A.I et A.II, rapprochés dès 1995, des Actes apocryphes de Jean ; mais malgré les premiers travaux sur ces fragments, il n’est plus possible de les considérer comme des fragments littérairement proches des Actes de Jean, même si l’on peut relever ici et là quelques parallèles dans les formulations ; ceux-ci s’expliquent par leur origine liturgique commune. Les fragments B.I et B.II attestent d’un fragment d’hymne à l’âme vivante où se retrouvent les cinq éléments de la cosmologie manichéenne et les cinq puissances intellectives. Le P. Kell. Copt. 55, trouvé dans la maison n° 3, ne conserve que quelques fragments de lignes, mais il doit s’agir aussi du reste d’un hymne, pour l’instant sans parallèle. Enfin, la planche de bois aussi trouvée dans la maison n° 3 et contenant la prière grecque complète dite « Prière des émanations » (P. Kell. Gr. 98) a été l’occasion d’une nouvelle traduction commentée pour renforcer encore la thèse de I. Gardner penchant pour une origine manichéenne de son contenu, en opposition à la critique de A. Khosroyev qui n’y voyait pas un document d’origine manichéenne (dans les actes du colloque manichéen de Naples 2001, publiés dans Il manicheismo, éd. A. van Tongerloo – L. Cirillo, Louvain-Naples, 2005, p. 203-222).

13 Le deuxième semestre a été consacré à l’étude de quelques psaumes du psautier manichéen chinois, grâce à la contribution de notre collègue Lucie Rault qui a soutenu une habilitation en février 2009 sur « Anthropologie musicale et religieuse du monde chinois » et dont une partie des travaux portait sur l’hymnaire manichéen chinois. Notre collègue Sylvie Hureau, qui enseigne le bouddhisme chinois à l’EPHE, a aussi généreusement accepté de participer activement à ces séances pour lesquelles elle a

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présenté en conclusion ses réactions à propos de la recherche sur les éloges en milieu bouddhique. L. Rault a introduit le semestre en présentant la forme et le contenu de cet hymnaire tout en donnant quelques indications pour éclairer le contexte de sa terminologie particulière. Puis, le Professeur Michel Tardieu nous a fait l’amitié de venir donner deux contributions à notre recherche collective, le mardi 7 avril 2009 en commentant l’Hymne à la Voix primordiale (IX) à partir des parallèles existant en langues iranienne et turque, et le mardi 5 mai, à propos du Regret de l’éphémère (III) ; nous avons quant à nous proposé quelques remarques sur le contenu manichéen de l’Hymne à Jésus (II) en vue d’en tirer le propos d’une communication pour le congrès manichéen de Dublin de septembre 2009, « A Possible Liturgical Context for the First Hymn to Jesus in the Chinese Manichaean Hymnbook (col. 6-44) », et pour une autre contribution qui porte sur la deuxième partie de l’hymne (col. 45-82) : « … et la littérature manichéenne chinoise. À propos d’une hymne à Jésus », dans … und die Literatur, Pierre Bühler zum 60. Geburtstag, publié dans le périodique Hermeneutische Blätter, 1/2, Zurich, 2009, p. 311-324.

Introduction aux écrits gnostiques

14 En 2007-2008, le premier semestre a été consacré à des problèmes de définition de la gnose et de l’étude des textes gnostiques anciens. La publication, à la fin novembre 2007, de l’anthologie de la « Bibliothèque de la Pléiade », Écrits gnostiques, éd. J.-P. Mahé et P.-H. Poirier, Paris, Gallimard, a permis une discussion de questions évoquées dans l’introduction du volume. Puis ce fut l’occasion de souligner l’importance d’une étude sur les gnostiques et l’histoire de la philosophie, sans les ornières d’une approche hérésiologique des textes gnostiques anciens, comme l’a montré à nouveau J. Kalvesmaki dans ses remarques critiques sur ceux qui historicisent l’opposition entre les valentiniens de l’école dite orientale et les valentiniens « occidentaux » ou de l’école « italique » (cf. « Italian versus Eastern Valentinianism », Vigiliae christianae, 62, 2008, p. 79-89). On en est venu à présenter la facture matérielle des textes coptes de Nag Hammadi et à questionner le titre de « bibliothèque » que l’on donne souvent à cette collection de textes coptes. Au deuxième semestre, on a présenté des textes comme l’Exégèse de l’Âme ou l’Évangile de Judas ainsi quele système de Basilide et des basilidiens, avec le Deuxième Traité du Grand Seth. Lors de la séance du 25 mars, le Professeur Stephen Emmel, de l’Université de Münster, de passage à Paris, nous a fait l’honneur d’une présentation des textes de Nag Hammadi fondée sur des photos et des souvenirs personnels. L’année universitaire s’est terminée sur trois colloques : sur le monachisme oriental, le 11 juin au Collège de France, le 18 juin “Énoncés barbares II” que nous avons organisé avec Michel Tardieu, et FIGVRA les 27‑28 juin sur les pratiques magiques en monde grec et romain, colloque que nous avons organisé avec Nicole Belayche.

15 En 2008-2009, nous avions prévu de présenter l’ensemble des grandes collections de textes gnostiques : Londres, Oxford, Berlin, Le Caire et le Codex Tchacos. Cela nous a permis d’introduire aux questions traitées par l’Apocryphe de Jean et l’Évangile de Marie ainsi que l’Apocalypse de Paul (NHC V, 2) et l’Évangile de Judas. Au deuxième semestre, les trois grands courants gnostiques du valentinisme, du basilidisme et de la gnose dite séthienne ont fait l’objet de plusieurs séances chacun ; parmi les textes étudiés, on

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notera surtout l’Évangile de Vérité, quelques extraits de Théodote, et une séquence sur les textes hermétiques.

INDEX

Thèmes : Gnose et manichéisme

AUTEUR

JEAN-DANIEL DUBOIS Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Patristique grecque et histoire des dogmes

Marie-Odile Boulnois

Étude du Contre Julien IV, 1-28 de Cyrille d’Alexandrie : la diversité des nations et le rôle des dieux ethnarques

1 Dans le cadre du travail préparatoire de l’édition de cette œuvre pour la collection des Sources Chrétiennes, nous avons abordé la première partie du livre IV qui est centrée sur la question de l’origine de la diversité des nations. Comparant la doctrine mosaïque et la doctrine grecque, Julien montre la supériorité de l’explication grecque des diversités nationales par la théorie des dieux ethnarques. Il en va pour lui de la défense de la providence divine, car si les différences entre les lois ou les coutumes n’étaient pas dues à des natures différentes correspondant au dieu auquel la nation est confiée, elles relèveraient du pur hasard, ce qui contredirait la providence. Une des réponses de Cyrille consiste à retourner l’argument de la providence divine : un Dieu bon ne doit-il pas s’occuper lui-même de ses créatures au lieu d’en confier le soin à d’autres êtres qui lui sont inférieurs ? D’autre part, affirmer que des natures humaines différentes sont sous-jacentes à la diversité des nations met en péril deux principes fondamentaux : l’unicité de la nature humaine et le libre-arbitre. Pour prouver que les divinités tutélaires des nations dont parle Julien sont en fait des anges déchus, des démons maléfiques et donc de pseudo-dieux, Cyrille procède à un long excursus consacré à la manière dont ces dieux demandent à être vénérés. Il établit ainsi que ces divinités témoignent de leur absence de bonté en réclamant des sacrifices sanglants, comme le prouvent les témoignages d’Homère, des historiens grecs et de Porphyre (Cyrille invoque des extraits du De Abstinentia et de la lettre À Anebon qui dénoncent le danger des sacrifices en affirmant qu’ils attirent les êtres démoniques). D’ailleurs, que ce soit Hermès Trismégiste ou Porphyre, les plus sages des Grecs savent bien que la meilleure manière de se protéger contre ces démons n’est pas de leur faire des sacrifices, mais d’avoir une âme pure et pieuse.

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Le modèle de l’union de l’âme et du corps dans les débats christologiques : les débuts de la controverse nestorienne

2 Nous avons poursuivi notre enquête sur la manière dont le modèle anthropologique de l’union de l’âme et du corps a influé sur la christologie, en étudiant cette année les débuts de la controverse nestorienne. Notre investigation a commencé par l’analyse des textes de Cyrille d’Alexandrie antérieurs à 4281. Une telle étude nous a permis de mettre au jour des constantes et de comprendre pourquoi l’utilisation de certaines formules par Nestorius a aussitôt provoqué chez Cyrille méfiance et condamnation, alors même que l’un comme l’autre, au moins dans les débuts pour Nestorius, ont recouru au modèle anthropologique.

3 Dès 420, plusieurs thématiques majeures sont déjà clairement définies par Cyrille dans sa Lettre Festale VIII (SC 392). Bien que la comparaison avec l’union de l’âme et du corps en soit absente, nous avons étudié ce texte qui présente l’avantage d’être sûrement daté et contient la terminologie que nous trouvons ailleurs associée à cette comparaison. Tout d’abord, l’accent est mis sur l’unité de la personne du Verbe incarné. Contre ceux qui affirment une dyade de fils, Cyrille soutient que le Christ est « un de deux » (εἷϛ ἐξ ἀµφοῖν LF VIII, 6, 5), formule qui deviendra un leitmotiv dans sa christologie. Cette unité est le fruit d’un « mélange » (ἀναϰράσεως), terme que Cyrille n’hésite pas à utiliser avant la controverse et dans les tout débuts de celle-ci2, mais qu’il évitera ensuite3, ce qui permet à G. M. de Durand (SC 97, p. 44-46) de dater le De Incarnatione (708a) qui utilise la terminologie du mélange d’avant la controverse nestorienne, à la différence du De recta fide ad Theodosium (1192A, 35a) qui abandonne le terme ἀναϰιρνάς. Le deuxième leitmotiv de la christologie cyrillienne est de poser que ce mélange est possible parce que la chair n’est pas « étrangère » (οὐϰ ἀλλοτρίαν) au Verbe, mais qu’il se l’est appropriée (ἴδιον ἐποιεῖτο LF VIII, 6, 10-11). Seule une telle appropriation peut justifier l’audace de l’apôtre Paul en Ph 2, 10-11 : le Verbe incarné doit être une seule personne pour qu’on puisse fléchir le genou « au nom de Jésus », autrement dit ce n’est que parce qu’il est un, « fruit du mélange ineffable des deux » (LF VIII, 6, 73), que même devenu homme, il peut être objet d’adoration. On se souvient que la question de l’adoration était un des thèmes de réflexion importants d’Apollinaire4.

4 Cinq textes antérieurs à la controverse nestorienne recourent à la comparaison anthropologique de l’union de l’âme et du corps : In Io X, 2, 863e (Jn 15, 1, Pusey 2, p. 543, 22-27) ; In Io XII, (Jn 20, 30-31), Pusey 3, p. 155, 18-24 ; In Isaiam 45, 14-16, PG 70, 973B ; De Incarnatione 696cd et 704a (SC 97), ce qui prouve que, même si cette comparaison devient récurrente dans la réfutation de Nestorius, elle faisait déjà partie de la réflexion christologique de Cyrille. 1. Dans son Commentaire sur Jean, cherchant à déterminer qui est le « je » qui dit : « Je le ressusciterai » (Jn 6, 54), Cyrille montre que ce ne peut être la chair, puisqu’elle n’a pas le pouvoir de ressusciter, mais que c’est le Verbe qui est un avec elle. C’est aussitôt pour lui l’occasion de réfuter le dualisme, du fait que le corps du Fils ne lui est pas étranger (ἀλλότριον), et d’illustrer ce lien par la comparaison avec le corps humain qui, lui non plus, n’est pas étranger à l’âme. « Le Christ n’est pas divisé en une dualité de Fils, et l’on ne saurait considérer que le corps du Fils unique lui est étranger, de même évidemment qu’on ne dira pas, je pense, que le corps de notre âme est étranger à celle-ci5. »

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2. Ce type d’unité qui suppose un rapport d’appartenance en propre est aussi ce qui motive le recours à la comparaison anthropologique dans un deuxième passage du Commentaire sur Jean XII. L’analogie permet de mettre en évidence la possibilité d’affirmer l’unité d’un être vivant à partir de deux constituants de nature différente sans qu’il y ait ni transformation de l’un en l’autre ni division après leur « entrelacement mutuel »6 : ainsi « nous concevons que le Verbe est un avec sa propre chair ». 3. Dans l’In Isaiam, c’est encore pour rejeter la division en deux fils et illustrer l’idée que le Verbe s’est approprié la chair (ὡϛ ἰδίαν) qu’est invoqué le parallèle avec l’union de l’âme et du corps. Mais pour se démarquer d’Apollinaire, Cyrille prend soin de préciser que lorsqu’il parle de la chair devenue propre au Verbe, il faut comprendre une chair animée d’une âme rationnelle7. 4. Cette prise de distance vis-à-vis de l’apollinarisme devient insistante dans le De Incarnatione, Cyrille soulignant que le Verbe s’est uni à un homme complet (688c; 694d), de sorte que l’Emmanuel est composé à partir de deux éléments complets8. Pour autant, il ne faut pas mettre à part (ἰδιϰῶς) l’homme et le Verbe, ce qui aboutirait à dire que la divinité habite dans un homme, mais des deux est constitué un unique (ἐξ ἀµφοῖν ἔνα)9. Cette expression « un à partir de deux » est extrêmement fréquente chez Cyrille avant la controverse nestorienne10. Parfois Cyrille précise que cet « un » est le Christ ou le Fils, parfois il l’emploie au neutre ; ce n’est que plus tard qu’il parlera d’un seul prosopon. Or une recherche à partir du TLG montre qu’avant Cyrille le seul auteur qui ait employé cette formule (« un à partir de deux ») pour définir le Christ est Grégoire de Nazianze qui l’utilise au moins trois fois, toujours au neutre11 et en lien avec l’idée de mélange. Étant donné que peu d’études ont été consacrées aux liens entre Cyrille d’Alexandrie et Grégoire de Nazianze, une telle rencontre qui n’a pas d’autre parallèle mérite d’être soulignée, et peut venir s’ajouter aux point de contacts relevés par Christopher A. Beeley12. La question de savoir si une telle formule est, comme le propose B. Meunier13 « liée à la comparaison de l’union âme-corps dans l’homme qui devient un à partir de deux éléments différents » n’est cependant pas si aisée à trancher, car, au moins dans les premières œuvres où elle apparaît, elle n’est jamais associée à la comparaison14. Dans le De Incarnatione 695d, la constitution de cet unique être vivant à partir de deux réalités de nature distincte est illustré par Rm 1, 3-4 (« son Fils issu selon la chair de la semence de David, établi dans sa puissance de Fils de Dieu selon l’esprit de sainteté ») où Paul dit que le Christ est issu de la semence de David tout en le nommant Fils de Dieu. Et à nouveau c’est pour illustrer l’opposition entre ce qui est « étranger » et ce qui est « propre » qu’est utilisée la comparaison du composé humain. « Ce que (le Verbe) a assumé ne lui est pas étranger (οὐϰ ἀλλότριον αὐτοῦ), mais véritablement propre (ἴδιος) ; aussi est-ce compté pour un avec lui, exactement comme on pourrait considérer le cas pour un composé humain » (De Inc 696c). Mais Cyrille tire de cette comparaison un nouvel élément par rapport aux passages précédents, à savoir la question de la dénomination, thème très présent chez Apollinaire : on peut nommer un être vivant tout entier à partir d’un seul de ses éléments, la chair ou l’âme, de même en va-t-il pour le Christ, comme on le voit en Rm 1, 3-4. 5. Plus loin dans le De Incarnatione (703), expliquant Jn 9, 37 : « Tu l’as vu (s. e. le Fils de Dieu) »15, Cyrille cherche à savoir qui est celui qui a été vu. Or puisque la visibilité, qui est une caractéristique humaine, est associée au titre de Fils de Dieu, ce verset permet de prouver qu’« il est lui-même ce qu’il s’est approprié (αὐτὸς ὑπάρχων τὸ ἴδιον αὐτοῦ) » (704a). Une fois encore la comparaison avec le composé humain est introduite par l’affirmation que la chair est « propre » au Fils. Sans que Cyrille développe l’idée, la visibilité du corps et l’invisibilité de l’âme permettent de faire comprendre comment on peut voir un être complet à partir d’un seul de ses composants.

5 Ces cinq textes accrochent donc tous la comparaison sur l’idée, fondamentale chez Cyrille, que dans l’incarnation le Verbe s’est approprié sa chair, permettant ainsi de

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comprendre comment deux éléments de nature différente peuvent former une unité. C’est un des points où l’on voit que la réflexion trinitaire a par comparaison et contre- distinction aidé à élaborer la terminologie en matière christologique. La notion de « propre » est en effet essentielle chez Cyrille en théologie trinitaire pour expliquer l’unité de nature : le Fils est le propre Fils du Père et l’Esprit le propre Esprit du Père et du Fils. Or on constate que, déjà dans le domaine trinitaire, la comparaison anthropologique est utilisée : « Son Esprit lui est propre (ἴδιον) (s. e. au Fils), il n’est pas surajouté du dehors, de même exactement que l’esprit humain chez l’homme » (Dial Trin VI, 598d). En rejetant l’idée que l’Esprit serait surajouté de l’extérieur, Cyrille défend la consubstantialité des personnes divines, mais fonde aussi le rapport de l’Esprit Saint au Christ incarné : puisque c’est son propre Esprit, le Christ n’est pas comparable à un homme inspiré. Cependant dans le cas de la christologie, il s’agit non plus d’une propriété de nature, d’un état, mais d’un « devenir propre », d’une acquisition (il faut ici noter l’emploi du verbe ποιεῖσθαι). « Mais ensuite le Fils s’est approprié (ἴδιον ἐποιήσατο) ce qui était incommensurablement loin de sa substance divine et transcendante, je veux dire la chair. » (Dial Trin VI, 598d). L’usage à la fois proche et différent du concept de « propre » en théologie trinitaire et en christologie explique que Cyrille parle dans les deux cas d’une unique nature (µία φύσις), mais en deux sens différents16. Le Fils est « propre » au Père en ce qu’il est de même nature que lui, mais le Fils « se rend propre » sa chair, de sorte qu’il devient un être vivant unique. Le concept de « propre » permet donc d’articuler les paramètres fondamentaux de l’unité et de la distinction. Ainsi en théologie trinitaire, après avoir montré que l’Esprit Saint appartient en propre (ἴδιος) à Dieu comme l’esprit humain appartient à l’homme, Cyrille précise que l’Esprit Saint a une subsistence à part (ἰδιϰῶς) en tant qu’hypostase distincte, à la différence de l’esprit humain (Dial Trin VII, 634 b). Au contraire, en christologie, le Verbe se rend propre la chair qui n’est pas de même nature que lui et cette appropriation rend ensuite impossible de poser une subsistence à part (ἰδιϰῶς) d’un homme et d’un Dieu (In Lucam PG 72, 484, 36).

6 On retrouve ces thématiques dans la Lettre Festale XVII, (rédigée fin 428 pour annoncer la date de Pâques 429) qui est la première à évoquer l’erreur de Nestorius sans encore le nommer. Selon Liébaert, Cyrille ne connaissait pas encore précisément les sermons de Nestorius quand il rédige cette lettre, à la différence de son écrit suivant (l’Epistula ad monachos). Néanmoins, plusieurs indices laissent penser qu’il en avait lu certains. Cyrille défend d’abord contre Nestorius l’idée que le Fils, puisqu’il est un unique sujet, a subi une double génération, éternelle et humaine. Or Nestorius (Sermon XIV, Loofs p. 286-287), s’appuyant sur le symbole de Nicée, nie qu’on puisse parler d’une génération humaine. On ne peut selon lui parler que d’une génération divine du Verbe, ou bien de son incarnation. Pour Cyrille au contraire, c’est précisément en vertu du fait que le même est à la fois « nouveau-né » (βρέφος) et Dieu que la Vierge peut être appelée « mère, non pas simplement de la chair et du sang, […] mais plutôt du Seigneur et de Dieu » (µήτηρ … Κυρίου ϰαὶ Θεοῦ) (LF XVII, 2, 131-133). Cyrille n’emploie pas encore ici le terme θεοτόκος qu’il n’utilisera qu’à partir de l’Epistula ad monachos. De plus, il prend des précautions pour appliquer ce titre en précisant que la Vierge n’a pas enfanté la divinité à nu et en explicitant les modalités selon lesquelles « on pourrait dire mère de Dieu (µήτηρ θεοῦ) celle qui a engendré selon la chair le Dieu qui s’est montré dans la chair à cause de nous » (LF XVII, 3, 8-9). Là encore, c’est la notion centrale d’appropriation qui rend possible une telle affirmation : c’est parce que la chair issue de

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la Vierge est devenue « propre » au Verbe que l’enfantement par une mère devient aussi « propre » au Verbe. Pour autant la divinité pensée en dehors de la chair est à juste titre « sans mère » (ἀµήτωρ LF XVII, 2, 164). L’emploi de ce terme qui est un hapax dans l’œuvre de Cyrille constitue un autre indice du fait que Cyrille répond précisément à un sermon de Nestorius qui cite He 7, 3 pour prouver, contre les tenants du titre theotokos, que Paul serait alors un menteur quand il dit que la divinité du Christ est « sans mère » (ἀµήτωρ Sermon IX, Loofs, p. 252). Selon Nestorius, Marie n’a enfanté que l’homme, un instrument de la divinité, un temple dans lequel le Verbe a habité. De surcroît, le fait que Cyrille n’ait jamais auparavant appelé Marie « Mère de Dieu » (µήτηρ θεοῦ)semble bien prouver que cette Lettre Festale répond précisément au refus de cette dénomination par Nestorius17. Cyrille se met donc à défendre ce titre non pas dans le cadre d’une théologie mariale, mais parce qu’il est la conséquence de l’unicité de sujet du Fils de Dieu devenu nouveau-né. Par ailleurs, en affirmant que le Verbe de Dieu n’est pas « descendu dans un homme né par une femme », Cyrille s’oppose là encore à Nestorius qui déclare que « le même a été nouveau-né et habitant du nouveau-né » (Sermon XV, Loofs p. 292). On a là une des oppositions majeures de ces deux christologies. Pour Cyrille, Marie a enfanté la personne du Verbe qui est devenu homme en s’appropriant l’humanité ; tandis que pour Nestorius, Marie a enfanté un homme dans lequel le Verbe est venu habiter selon Jn 1, 14 (« et il a habité parmi nous »). Or c’est bien parce qu’il lit des expressions comme celles du sermon XV (« habitant du nouveau-né ») ou du sermon VIII (« Dieu dans l’homme ») que Cyrille identifie cette doctrine avec une forme d’adoptianisme qu’il a combattue bien avant la controverse et qui assimile le Christ à un saint en qui Dieu habite (LF XI, 8 qui date de 423 et Dial Trin I, 398d). Contre l’idée que le Christ est un homme « qui a porté Dieu » (LF XVII, 2, 100 : θεοφορήσας) ou qui est « descendu dans un homme » (LF XVII, 2, 136-137), Cyrille oppose sa formule : il est « un à partir de deux », puisqu’il s’est uni à sa propre chair. Refusant qu’on pose à part (ἰδιϰῶς) un homme et un Fils, ce qui aurait pour conséquence que notre adoration s’adresserait à un homme18, il va jusqu’à parler d’une « unité naturelle » (ἑνότης φυσιϰή) (LF XVII, 3, 124-125)19. Une fois encore on assiste à un transfert du vocabulaire trinitaire en christologie. Dans les Dialogues sur la Trinité et le Commentaire sur Jean il soutient très fréquemment l’idée que l’unité entre les personnes divines est une « unité naturelle » et non seulement comme le pensent les hérétiques une « unité de choix » (προαιρετιϰήν, Dial Trin I, 406e) ou qui relèverait d’une pure relation (σχετιϰήν) (In Io IX, 1, 816a), comme l’unité qui existe entre Dieu et les hommes. Ainsi, lorsque Cyrille choisit de parler d’« unité naturelle » en christologie, même si ce n’est pas dans le même sens que pour parler de la Trinité, puisque les natures du Christ sont différentes, c’est cependant pour s’opposer également à un autre type d’unité, qui serait seulement de vouloir et de relation, l’expression « union selon le bon vouloir » étant précisément utilisée par Nestorius (fr. B6 Loofs p. 219) et avant lui Théodore de Mopsueste (Epistula ad Domnum PG 66, 1013A).

7 Si la Lettre Festale XVII comporte quelques traces d’une possible lecture de Nestorius par Cyrille, l’Epistula ad monachos, qui utilise deux fois la comparaison anthropologique, répond directement aux emplois de cette même analogie par son adversaire antiochien pour illustrer ce qu’on peut dire de la naissance et de la mort du Christ. Dans deux fragments qui appartiennent peut-être au Sermon VIII de Nestorius (fr. f Loofs p. 352, 2-14 et fr. g p. 352, 15-21), la comparaison vise à expliquer à propos de la naissance ce qui peut être dit de la totalité du composé ou de l’une de ses parties. De même que, dans l’enfantement humain, la mère enfante le corps – l’âme étant donnée par Dieu – et

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qu’on peut l’appeler mère de l’homme total, mais non pas mère de l’âme, de même dans le cas du Christ, Marie peut être appelée mère de l’humanité (c’est-à-dire une partie) (ἀνθρωποτόϰος) et mère du Christ (c’est-à-dire la totalité) (χριστοτόϰος), mais non Mère de Dieu (θεοτόκος). De même que la femme n’est pour rien dans l’animation, Marie n’a rien donné au Verbe. Après ce développement général, Nestorius applique le raisonnement au cas particulier de Jean-Baptiste qui, dès le sein de sa mère a été rempli de l’Esprit Saint (selon Lc 1, 15). De même qu’Elizabeth a mis au monde Jean-Baptiste, c’est-à-dire l’homme total, corps et âme remplis de l’Esprit Saint, sans pour autant pouvoir recevoir le titre de « Mère de l’Esprit », de même Marie n’est pas « Mère de Dieu ». On voit qu’un tel exemple pouvait donner des armes à la critique cyrillienne qui accuse Nestorius de ravaler le Christ au rang de prophète inspiré de Dieu. La comparaison anthropologique est également utilisée par Nestorius pour expliquer de qui on peut proprement dire qu’il est mort (Fragment X, Loofs, p. 358, 9-18). On peut dire que tel homme est mort, parce que le nom « homme » est un nom commun qui désigne la totalité, corps et âme, même si à proprement parler seul le corps meurt. De même, la mort ne peut être attribuée qu’à Jésus-Christ, nom commun qui recouvre les deux natures, et non au Verbe qui désigne la seule divinité. La comparaison est donc utilisée par Nestorius dans sa réflexion sur la dénomination pour affirmer qu’on ne peut attribuer la naissance ou la mort qu’à un nom commun (Christ, Fils, Seigneur) qui désigne les deux natures, et jamais à la divinité (Verbe), de sorte que Marie ne peut être appelée Mère de Dieu, mais seulement Mère de l’homme ou Mère du Christ.

8 C’est pour répondre à ces deux questions de l’attribution de la naissance et de la mort au Dieu Verbe que Cyrille à son tour recourt à la comparaison anthropologique dans son Epistula ad monachos (12 et 24) 20. Alors que Nestorius distingue toujours soigneusement, d’une part, les affirmations concernant le Verbe à propos duquel on ne peut parler ni de naissance ni de mort, d’autre part ce qu’on peut attribuer au Christ qui, étant un terme désignant les deux natures, peut être dit né ou mort, pour Cyrille c’est au Verbe lui-même qu’on peut attribuer la naissance ou la mort dans la mesure où elles s’appliquent à sa chair qui ne lui est pas étrangère et ne constitue pas un homme à part, mais lui est propre. C’est donc pour illustrer une fois encore la relation d’appropriation de la chair qu’est invoquée la comparaison avec l’union de l’âme et du corps. À la différence de Nestorius qui utilisait la comparaison pour refuser à Marie le nom de « Mère de Dieu », Cyrille y recourt non pas d’abord pour parler du statut de Marie, mais, comme dans la LF XVII, pour défendre l’idée que, de même que l’homme est un être un issu de deux, chacun des deux demeurant ce qu’il est, mais « concourant pour ainsi dire dans une unité naturelle (ἑνότητα φυσιϰήν) et mélangeant pour ainsi dire l’une à l’autre ce que chacune d’elle a comme en propre »21, de même le Verbe a fait de la chair la sienne propre. Même si Cyrille est d’accord avec Nestorius pour dire que la femme fournit seulement la chair tandis que Dieu insuffle l’âme22, et que la femme donne naissance à l’individu tout entier, il insiste bien davantage sur ce deuxième aspect de l’unité en montrant que l’âme est engendrée conjointement avec le corps qui lui est propre et forme une unité naturelle avec lui, même si l’un et l’autre sont de nature différente. Il est à noter que l’expression « unité naturelle » déjà rencontrée dans la LF XVII est ici utilisée dans le cadre de la comparaison anthropologique, ce qui confirme l’idée de B. Meunier23 que le modèle anthropologique a exercé un rôle décisif dans l’adoption de la formule « une seule nature du Verbe incarnée ». Seule une telle conception de l’entrelacement de deux réalités permet, selon Cyrille, d’éviter que l’on considère le Christ comme un homme conjoint au Verbe.

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La comparaison de l’exégèse de Ga 4, 4 chez les deux auteurs met bien en évidence cette différence fondamentale : chez Cyrille, cette citation vient prouver que l’Emmanuel est constitué de deux réalités (πράγµατα), divinité et humanité, et qu’il est tout ensemble Dieu et homme, et non homme déifié ; au contraire Nestorius (Sermon X, Loofs p. 274) , toujours attentif aux dénominations, s’appuie sur le fait que l’Écriture dit : « Dieu envoya son Fils » et non « Dieu envoya le Dieu Verbe » pour montrer qu’elle choisit un nom commun désignant les deux natures. Par conséquent, pour l’antiochien, si l’on dit que la Vierge a engendré un Fils de Dieu, il faut bien comprendre que, puisque le Fils de Dieu est double, elle a engendré « l’humanité, laquelle est Fils à cause du Fils conjoint ». Une telle formulation était pour Cyrille la preuve que Nestorius professait deux Fils.

9 La deuxième utilisation de la comparaison anthropologique concerne l’appropriation de la mort par le Verbe (Ep. ad mon. 24). C’est parce qu’il s’approprie (οἰϰειούµενος) ce qui appartient à la chair que les souffrances et la mort du Christ sont attribuables au Verbe lui-même, bien que par nature il soit impassible. Pour Cyrille, l’enjeu est sotériologique : pour que l’homme soit vraiment sauvé, il faut que ce soit le Verbe qui meurre et non un simple homme, instrument de la divinité (Ep. ad mon. 26). Dans sa Lettre aux apocrisiaires de Constantinople, datée également de 429, Cyrille recourt de la même manière au rapport de l’âme et du corps pour illustrer ce paradoxe. On doit dire que le Verbe a souffert dans la chair selon 1 P 4, 1, de même que « l’âme de l’homme, elle aussi, bien qu’elle ne souffre rien dans sa propre nature, est dite souffrir lorsque son corps souffre »24. Une telle affirmation est aux yeux de Nestorius coupable d’arianisme, elle impliquerait que le Verbe est passible ; de sorte que, selon Cyrille, si Nestorius soutient que c’est le corps qui a souffert et non le Dieu Verbe, c’est pour éviter de dire que le Verbe impassible est passible, par peur de tomber dans l’arianisme.

10 Le spectre de l’hérésie arienne apparaît ainsi souvent dans le débat entre Cyrille et Nestorius, comme en témoigne le premier argument cyrillien contre la mise en cause du terme theotokos25. Cyrille commence en effet par réaffirmer la divinité du Christ, comme si elle était mise en cause par Nestorius, en réutilisant son dossier scripturaire de la controverse antiarienne. Pour Cyrille, refuser d’appeler Marie « Mère de Dieu », c’est dire que le Christ enfanté par Marie n’est pas Dieu ; pour Nestorius, parler de naissance à propos du Verbe revient à faire de lui un être soumis au devenir, ce que soutenaient les ariens. L’un et l’autre s’accusent donc d’arianisme. Autre point de contact entre la théologie trinitaire et la christologie : le débat autour de la notion d’instrument. Contre Nestorius, qui parle de l’humanité du Christ comme d’un « instrument (ὄργανον) de la divinité de Dieu le Verbe » (Sermon VIII, Loofs p. 247, 6 et IX, Loofs p. 252, 10-11), Cyrille affirme vigoureusement et à plusieurs reprises dans son Epistula ad monachos que le Christ n’est « pas seulement un homme théophore ni associé à titre d’instrument » (19, 9), qu’il n’est « ni un instrument de la divinité ni simplement un homme théophore comme le disent certains » (20), enfin que le « temple issu de la Vierge n’est pas associé à titre d’instrument » (23)26. Ce que Cyrille met ici en cause c’est l’idée que le Verbe s’associe à un homme comme à n’importe quel homme inspiré. On a une confirmation que tel est bien l’enjeu de ce rejet si on le compare à un texte du Commentaire sur Jean où, dans un contexte trinitaire, on retrouve exactement le même refus des deux notions d’instrument et d’homme théophore. On voit que Cyrille lit la position christologique qu’il combat comme une poursuite de l’erreur arienne. Si le Père se sert du Fils comme d’un instrument, d’une flûte ou d’une lyre, pour accomplir ses miracles, le Fils ne sera nullement Dieu par nature, mais quelque chose d’autre que

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le Père qui habite en lui : il sera un homme théophore, comme l’est Paul27. De même, dire que l’humanité du Verbe est seulement associée à titre d’instrument revient à faire de celle-ci quelque chose d’extérieur à la divinité, comme la lyre ne fait pas un avec l’enfant qui en joue28, de sorte que là encore le Christ est réduit au statut d’homme théophore, à l’instar des prophètes qui sont les instruments de la divinité.

Conclusions

11 Le modèle anthropologique de l’union de l’âme et du corps a donc été utilisé par Cyrille avant la controverse nestorienne pour illustrer comment le Christ est « un à partir de deux », formule qui acquiert chez lui un statut de définition christologique. De même que le corps est propre à l’âme dans le composé humain, de même le Verbe s’approprie sa chair qui, tout en étant d’une autre nature que lui, ne lui est pas étrangère, au point que l’on peut aller jusqu’à parler d’une « unité naturelle ».

12 Au tout début de la controverse, Nestorius utilise lui aussi la comparaison pour refuser à Marie le titre de theotokos et rejeter l’idée que l’on puisse attribuer au Verbe divin la naissance et la mort, de même qu’on n’appelle pas la femme « mère de l’âme », puisqu’elle n’a enfanté que le corps ou la totalité de l’individu. C’est donc pour répondre à ces deux questions de la naissance et de la mort du Verbe que Cyrille reprend cette comparaison. Même si la problématique est donnée par son adversaire, la réponse cyrillienne continue à tirer de la comparaison l’affirmation de l’unité et l’attribution au Verbe, en tant qu’il s’approprie sa chair, de la double naissance et de la mort. Là où Nestorius distingue ce qui ne peut être attribué qu’à une partie, l’humanité, ou à la totalité, les deux natures, mais non à l’autre partie, la divinité, Cyrille ne comprend pas la totalité de la même manière : pour lui, dans le cas de l’individu humain, comme dans le cas du Christ, la totalité suppose un unique sujet, de sorte qu’on ne peut poser comme subsistant à part un homme et un Dieu. En effet, même si les deux réalités qui le composent sont de nature différente, elles n’ont pas un rapport d’extériorité. L’incarnation a consisté pour le Verbe à se rendre propre la chair, et non à conjoindre la divinité à un homme qui aurait une subsistence distincte de lui. En conséquence, il est légitime d’attribuer la naissance ou la mort au Verbe puisqu’il s’est approprié tout ce qui revient à l’humanité.

13 La réflexion trinitaire et le spectre de l’arianisme ont joué un rôle important dans le débat christologique et l’on s’aperçoit qu’une partie de la terminologie a pu être transposée du domaine trinitaire. C’est le cas de l’opposition entre propre et étranger, entre unité naturelle et unité relationnelle, et pour le rejet de la notion d’instrument.

Cours de Master : Histoire des interprétations du sacrifice d’Abraham dans la littérature juive et chrétienne jusqu’au troisième siècle

14 Histoire des interprétations du sacrifice d’Abraham dans la littérature juive et chrétienne jusqu’au troisième siècle

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NOTES

1. Contrairement à ce que dit J. Liébaert (« L’évolution de la christologie de saint Cyrille d’Alexandrie à partir de la controverse nestorienne », Mélanges de science religieuse [1970], p. 40) qui a été réfuté à juste titre par B. Meunier (Le Christ de Cyrille d’Alexandrie. L’humanité, le salut et la question monophysite, Paris 1997, p. 235 sq.), l’utilisation de cette comparaison n’est pas une acquisition récente de Cyrille. 2. In Io XII, 1, Pusey 3, 123, 15 ; LF XVII, 2, 148, SC 434 ; Ep. ad monachos 12, ACO I, 1, 1, 15. 3. Dans le C Nest II, 6,ACO I, 1, 6, 42, 36 il le refusera même vigoureusement : συγχέων ἢ ἀναϰιρνῶν τὰς φύσεις. 4. « Le modèle de l’union de l’âme et du corps dans les débats christologiques du IVe siècle: les origines», Annuaire de l’EPHE, Section des sciences religieuses 115 (2006‑2007), p. 186. 5. In Io X, 2, 863e (Jn 15, 1, Pusey 2, p. 543, 24-27). Selon B. Meunier, Le Christ de Cyrille d'Alexandrie, p. 238, « l’expression “corps de l’âme” est inhabituelle chez Cyrille et destinée à renforcer le parallèle avec le corps du Christ. » Néanmoins on peut au moins signaler un parallèle en C. Nest III, 6, ACO I, 1, 6, p. 73, 6. 6. Il est à noter que cette terminologie a déjà été utilisée plus haut en In Io I, 9, Pusey 1, 125, 5, précisément à propos de l’entrelacement de l’âme avec la chair humaine. 7. On peut rapprocher ce passage d’un texte beaucoup plus tardif Contra Diodorum, (Pusey vol. 5, 496, 7 sq.) où, après avoir utilisé la comparaison avec l’union réalisée entre l’âme et le corps humain pour montrer que « la divinité du Fils a habité non pas dans un corps étranger, mais plutôt comme dans son propre temple », Cyrille précise que le cas du Christ dépasse cet exemple puisque le Christ n’a pas tenu la place de l’âme pour le corps. 8. Voir déjà cependant Glaph Gen VI, 4, PG 69, 297C : « nous accorderons que l’Emmanuel est composé à partir de deux éléments complets, la divinité et l’humanité, pour former un seul Christ et Fils » et LF XIII, 4, 65 (datée de 425) : τέλειος ἄνθρωπος. 9. De Inc 694, 35 ; 695, 27 ; 713, 28. 10. LF VIII, 6, 5 et 73 ; De Ad PG 68, 345, 34 ; Glaph PG 69, 297, 30 ; 560, 39 ; 576, 27 ; Dial Trin I, 405, 7 ; De Inc 694, 35-36 ; 695, 27 ; 713, 28-29 ; In Io I, 9, Pusey 1, 140, 17 ; II, 6, Pusey 1, 317, 21 ; III, 5, Pusey 1, 442, 25 ; IV, 2, Pusey 1, 532, 25 ; IX, Pusey 2, 381, 29 ; X, 2, Pusey 2, 542, 26 ; XI, 6, Pusey 2, 671, 13. 11. Grégoire de Nazianze, Discours 37, In dictum evangelii 2 ; Discours 38, In Theophania 13 = Discours 45, Sur la sainte Pâque 633. 12. C. A. BEELEY, « Cyril of Alexandria and Gregory of Nazianzus: Tradition and Complexity in Patristic Christology », Journal of Early Christian Studies 17/3 (2009), p. 381-419. 13. LF XVII, SC 434, p. 267, n. 5. 14. De Ad, 345 ; Glaph 297 ; 560 ; 576 ; LF VIII, 6, 572 et 573 ; Dial Trin I, 405. 15. Il faut noter que dans l’In Io VI, 631b-632b commentant ce même verset, Cyrille procède également à une vive attaque contre le dualisme. 16. In Io 12bd, Pusey 1, 19, 18. 17. Nestorius, Sermon VIII (Loofs p. 245-247) cite Mt 2, 13 ; Lc 2, 6-7 ; Mt 2, 11 pour prouver que Marie n’est jamais appelée par les évangiles « mère de la divinité », mais « mère de l’enfant (παιδίον) ». 18. Il y a peut-être là une réponse au grief d’anthropolâtrie et de nécrolâtrie développé par Nestorius dans son Sermon VIII, Loofs p. 249 et son Sermon IX, Loofs p. 261-262. 19. Voir déjà un emploi christologique de cette expression en Thes, PG 75, 241D.

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20. Il est clair que Cyrille répond à Nestorius dans la mesure où il reprend, de manière anecdotique, les noms de Jean-Baptiste et Elizabeth, là où chez Nestorius ces noms ne sont pas choisis au hasard mais pour la spécificité de l’enfant rempli de l’Esprit. 21. Ep. ad mon. § 12, ACO I, 1, 1, p. 15, 32-33 et § 24, p. 22, 1-13. 22. Cyrille n’est pas traducianiste, à la différence d’Apollinaire (De Unione 13). 23. LF XVII, SC 434, p. 258. 24. Ep. ad apocr. 2, ACO I, 1, 1, p. 110, 28-29. Cyrille développera plus tard dans ses Scholies, avec l'exemple de l’union de l’âme et du corps, cette question de la passion de l’impassible. 25. Ep. ad mon. 4 ; 7-8. 26. Voir aussi la première lettre de Cyrille à Nestorius 2, ACO I, 1, 1, p. 24, 7-9. 27. In Io IX, 1, (Jn 14, 11) 2, p. 438-439. En m’appuyant sur ce parallèle, je pense qu’il faudrait corriger p. 438, 28, θεόφοβοι en θεοφόροι. 28. Ep. ad mon. 21, ACO I, 1, 1, p. 20, 12-20.

INDEX

Thèmes : Patristique grecque et histoire des dogmes

AUTEUR

MARIE-ODILE BOULNOIS Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Histoire et doctrines du christianisme latin (Antiquité tardive)

Martine Dulaey

Phinees embrochant de sa lance le couple pécheur. À propos d’une peinture de l’hypogée de la Via Latina

1 La catacombe romaine de la Via Dino Compagni (Via Latina 258) renferme nombre de peintures originales du IVe siècle. Dans le cubiculum double B-C de cet hypogée anonyme, où abondent les scènes de l’Ancien Testament, le mur d’entrée, à droite de la porte, est décoré d’une scène unique dans l’art paléochrétien : on y voit un personnage vêtu en officier romain, qui brandit sur sa lance les corps d’un homme et d’une femme qu’il y a embrochés1. A. Ferrua a justement vu dans la scène la représentation d’un récit du livre des Nombres (Nb 25, 6-9). Moïse vient d’ordonner l’exécution de tous ceux qui à Belphegor (Baal Peor) ont forniqué avec des femmes étrangères et se sont rendus coupables d’idolâtrie en adorant leurs dieux, quand arrive l’Israélite Zimri (amoureux fou, distrait n’écoutant pas les informations ou provocateur2 ?), qui entraîne une femme Madianite dans sa tente : À cette vue, le prêtre Phinees, fils d’Éléazar, fils d’Aaron, se leva au milieu de la communauté, prenant en main une lance (Septante : une sonde à silos3) ; il suivit l’Israélite dans l’alcôve et les transperça tous les deux, l’Israélite et la femme, en plein ventre4.

2 La suite du texte fait l’éloge du zèle qu’a manifesté pour la loi de Dieu le prêtre Phinees, qui se voit promettre en récompense un sacerdoce perpétuel pour lui et ses descendants ; grâce à lui, le peuple ne fut pas exterminé pour ses fautes (v. 11-13).

3 Que fait cet épisode sinistre au milieu de scènes bibliques qui, dans l’art funéraire, évoquent généralement le salut espéré par les défunts qui ont là leur sépulture ? S’agit- il, comme on l’a dit, d’un thème iconographique « incompréhensible sans l’aide des textes haggadiques et des midrashim hébraïques »5 ? Mais rien, dans l’hypogée, qui est

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vraisemblablement la tombe d’une famille où coexistent païens et chrétiens, ne suggère une présence juive, et la probabilité que ces sources aient été connues est faible. Il est plus logique de se tourner vers les auteurs chrétiens des premiers siècles pour voir ce qu’ils disaient du personnage de Phinees/ Pinhas, qui n’est pas pour eux un inconnu.

Le zèle de Phinees

4 Phinees (Pinhas), de lignée sacerdotale, est un petit-fils d’Aaron dont des textes tardifs de l’Ancien Testament exaltent le zèle pour la Loi (Sir 45, 23-24 ; 1 Mac 2, 54 ; Ps 106 (105), 28-30). Selon certaines traditions juives, il devait, comme Élie, « annoncer la rédemption à la fin des jours »6. Son rôle est moindre dans le christianisme, mais il n’est pas oublié pour autant ; Origène sait encore qu’on l’identifiait parfois à Élie7.

5 Conformément au texte biblique, Phinees est universellement loué pour son zèle religieux, un zèle qui, selon Origène, est à la hauteur de celui d’Élie ou de Mattatias, père des Macchabées8. « C’est une belle chose que le zèle, comme l’atteste Phinees, qui a transpercé la Madianite avec l’Israélite pour enlever l’opprobre des fils d’Israël », écrit Grégoire de Nazianze9. La plupart des auteurs parlent de zèle en général et sont avares de détails10. Cyprien, par exemple, évoque l’épisode en ces termes qui évitent toute notation concrète : « Nous qui avons reçu l’Esprit de Dieu, nous devons avoir un soin jaloux de la foi divine. C’est par ce zèle que Phinees plut à Dieu et l’apaisa, lorsque dans sa colère il faisait périr son peuple »11. Eusèbe se réfère au personnage pour dire toute l’importance que peut avoir la vertu d’un seul12.

6 L’acte de Phinees qui, selon Nb 25, 11, avait empêché l’extermination du peuple coupable, semble considéré comme un sacrifice expiatoire dans le Ps 105, 30, où il est écrit : « Il se dressa et fit l’expiation » (LXX). Grégoire de Nysse affirme qu’en Nb 25, Moïse « fait punir l’impureté par le sacerdoce » ; Phinees accomplit l’action sacerdotale en purifiant la faute par le sang13. Son geste, dit Jean Chrysostome, manifeste le grand mystère du sacerdoce14 ; le sang qu’il a alors versé, loin de lui souiller les mains, les a rendues plus pures15. Pour Ambroise aussi, le zèle de Phinees est avant tout celui du prêtre16. L’exécution des coupables apparaît comme un sacrifice expiatoire grâce auquel est sauvée la multitude17.

7 Le meurtre de l’Israélite et de la Madianite est parfois présenté comme l’exécution de criminels dangereux pour le peuple tout entier : c’est un châtiment qui vise à éviter un mal plus grand18. Phinees a supprimé un seul transgresseur de la Loi et sauvé le peuple ; il a commis un homicide, mais ce fut pour le salut de tous : son acte était en quelque sorte l’amputation à laquelle doit se résoudre le médecin19. Dieu veut que les coupables soient châtiés, dit Optat de Milev : sans doute, Phinees hésite quand il brandit le glaive, car Dieu interdit de tuer, mais il choisit le moindre mal en tuant Zimri et Cozbi, « et Dieu a approuvé l’homicide parce que l’adultère a été châtié »20.

8 L’accumulation des justifications laisse transparaître l’embarras des commentateurs. Jean Chrysostome croit pouvoir innocenter Phinees en distinguant l’acte de l’intention qui le fait commettre21 : il n’a pas agi par haine des coupables, mais pour sauver le peuple22. D’autres auteurs prennent davantage leurs distances par rapport au récit biblique.

9 « Cela a pu édifier le peuple de l’ancienne alliance », commente Origène, qui s’empresse de donner de l’épisode une interprétation symbolique mieux adaptée à l’ère de

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l’Évangile23. Aux apôtres prêts à user de la violence contre leurs adversaires en se référant à l’épisode de Phinees, dit Ambroise, Jésus a fait comprendre qu’il ne l’entendait pas de cette oreille24. Même Jean Chrysostome déclare que le temps n’est plus où l’on assassinait les fornicateurs : le chrétien animé d’un zèle religieux égal à celui de Phinees préfère pleurer leurs fautes devant Dieu25. « Seueritas illi tempori congrua ! », s’exclame Augustin26 ; heureusement, la discipline du Nouveau Testament est plus douce27. Certes, le châtiment de la géhenne qui menace le couple adultère est pire que ce que Phinees lui a fait subir28, mais désormais le pécheur est exclu de la communauté par la parole au lieu d’être supprimé par le fer29.

Phinees, pourfendeur de l’idolâtrie et de l’hérésie

10 Déjà Philon et Flavius Josèphe avaient souligné que Nb 25 vise l’idolâtrie plus que la fornication30 ; c’est aussi en ce sens que Tertullien se réfère au récit31. Le contexte dans lequel Cyprien use de l’exemple de Phinees est celui de la foi juste et de l’hérésie32. Jérôme rappelle « la sonde à Silo de Phinees » pour se justifier auprès du prêtre toulousain Riparius de la dureté de ses accusations contre l’évêque qui laisse Vigilance libre de proférer ses hérésies33. Dans ses propos furibonds contre l’empereur Constance II, qui favorise l’arianisme, Lucifer de Cagliari lui rappelle qu’il fut un temps où les apostats comme lui étaient transpercés par l’arme de Phinees34.

11 Souvent, en effet, la Madianite est qualifiée de prostituée35, et on sait que la prostitution est dans la Bible une métaphore de l’infidélité envers Dieu. Phinees apparaît alors comme le champion de l’orthodoxie vainqueur de l’hérésie, comme on le voit chez Ambroise, qui invoque ainsi le personnage dans une envolée rhétorique : « Viens maintenant encore, Phinees, saisis le glaive de la parole, mets à mort la foi dévoyée, égorge l’hérésie, de peur qu’à cause d’elle tout le peuple ne périsse ! La colère céleste te presse de frapper la matrice même où est engendrée la foi dévoyée, pour éviter les naissances funestes, pour éviter qu’une conception adultère ne répande une semence de prévarication et de crime36… » Quodvultdeus, dans un discours contre les hérésies, voudrait pouvoir, à l’exemple de Phinees, ce héros qui fit d’une pierre deux coups, « brandir et diriger la lance de sa parole pour qu’à travers le Juif, elle frappe le sabellien et l’arien »37. Chez Isidore de Séville, l’acte de Phinees est une allégorie de la lutte contre l’hérésie : « Phinées, qui d’un seul coup a tué Zambri et la courtisane en train de commettre l’adultère, était la figure des saints docteurs qui, du tranchant de leur épée spirituelle frappent les Juifs et les hérétiques qui embrassent pareillement une fausse doctrine38 ».

Phinees, héros de la lutte contre le péché

12 Chez la plupart des auteurs, le souvenir du récit biblique est réduit à sa plus simple expression : ils gardent seulement l’idée d’une faute grave et d’un terrible châtiment, et l’épisode sert à mettre en garde contre le péché. Ce péché, conformément au sens littéral de la péricope, c’est d’abord l’adultère et la fornication39. Jérôme rappelle Nb 25 au diacre Sabinien qui aurait violé des vierges et de nobles dames : « Prends garde que toi aussi Phinees ne te transperce de sa sonde à silo tandis que tu forniques avec la Madianite40 ! » Au moine Théodore, que l’amour de la belle Hermione ramène à la vie du monde, Jean Chrysostome montre la gravité de son acte en lui rappelant le récit de

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Nb 2541. « Phinees pourchassant la luxure apaisa par le glaive la colère du Seigneur », dit encore Grégoire le Grand ; son zèle est « le zèle de la rectitude contre les vices » ; « en transperçant de son glaive les fornicateurs, il ramena le peuple à la chasteté »42.

13 Mais Phinees châtie surtout la fornication des âmes, c’est-à-dire les péchés de toute espèce : déjà l’apôtre Paul avait retenu l’épisode en ce sens (1 Co 10, 8)43. C’est contre le mal en général qu’est dirigée sa colère, selon Grégoire de Nysse44. Grégoire de Nazianze félicite les fidèles d’avoir « transpercé non la fornication des corps, mais celle des âmes », à la différence de Phinees45. Pour Quodvultdeus, Zimri et Cozbi sont « adultères de pensée et de corps »46. L’épisode rappelle essentiellement que la lutte qu’il faut mener contre le péché est rude47. Comme le disait déjà Philon d’Alexandrie, Phinees a donné « un exemple du zèle que méritent les bonnes mœurs et la piété »48.

Phinees : allégorie et typologie

14 Plus les textes bibliques sont de tonalité archaïque et difficiles à admettre pour une mentalité religieuse plus évoluée, et plus ils sont l’objet d’une lecture allégorique. Philon d’Alexandrie présente plusieurs fois une allégorie morale de l’épisode : Phinees est celui qui affronte le mal49 ; il figure « la raison belliqueuse » partie en guerre contre le vice, « qui a par nature la haine du mal et est possédée par le zèle du bien »50.

15 L’exégèse allégorique de Philon a été reprise et christianisée dans les Homélies sur les Nombres d’Origène. Il se fonde sur la traduction grecque des Septante, où Phinees « entra derrière l’homme israélite dans la chambrette et les transperça tous deux, l’homme israélite et la femme, à travers la matrice »51. Zimri représente l’âme, la femme figure les mauvaises pensées, supprimées au point précis de leur naissance : Toi, qui as été racheté par le Christ et à qui a été donné le glaive de l’Esprit à la place du glaive matériel qui t’a été ôté des mains, saisis le glaive de l’Esprit, et si tu vois une pensée israélite se souiller avec des prostituées madianites, c’est-à-dire s’agiter dans ton esprit avec des réflexions diaboliques, n’épargne pas, n’hésite pas, frappe tout de suite et tue. En fracassant les organes, c’est-à-dire en atteignant et en pénétrant les endroits secrets de la nature, retranche le foyer même du péché, qu’il ne conçoive plus, qu’il n’enfante plus et que la descendance maudite des péchés ne vienne plus corrompre le camp des Israélites. Si tu fais cela, tu apaiseras tout aussitôt la colère du Seigneur, car tu as prévenu le jour du Jugement, dont l’Écriture dit qu’il est « un jour de colère et de fureur », et après avoir exterminé en toi le foyer du péché, qui reçoit ici le nom des organes de la Madianite, tu iras en toute assurance au Jour du Jugement […]. Prions pour que soit toujours à notre portée ce glaive de l’Esprit par lequel seront exterminés à la fois les germes et les réceptacles des péchés52.

16 L’essentiel de cette exégèse a été repris par Ambroise à Origène53.

17 L’arme de Phinees, la siromaste des Septante, sonde avec laquelle les soldats recherchaient les réserves de grain des ennemis a été rendue dans les anciennes traductions latines par des termes divers (lance, épée, poignard…)54. Elle était pour Philon la raison acérée, l’instrument pour sonder les mystères ; elle est devenue chez Origène la figure de l’Esprit Saint qui sonde les mystères de Dieu. Des auteurs plus tardifs l’ont assimilée au glaive de la Parole qui dans l’Apocalypse (2, 16) sort de la bouche du Christ55. Et, tout ce qui est bois étant depuis les origines image de la croix, Isidore y voit la croix du Christ par laquelle tout mal est vaincu :

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Le prêtre Phinées, pris d’un zèle ardent pour apaiser la fureur du Seigneur, transperça de son poignard Zambri et la courtisane madianite, signifiant par là que la croix du Christ anéantit toute passion charnelle et convoitise du monde, et que Dieu est apaisé quand le désir de la chair s’éteint56.

18 Cette croix, c’est aussi le baptême, car, dit Jean Chrysostome, « le baptême aussi est une croix et une mort, mais une mort du péché et la croix du vieil homme »57. Aussi une homélie de Grégoire de Nysse faisait-elle de l’exploit de Phinees une figure du baptême ; l’évêque cite l’Épître aux Romains (6, 3) : « Si nous avons été baptisés en Christ, c’est dans sa mort que nous avons été baptisés », et il commente : « Si nous avons été conformés à sa mort, en nous désormais le péché est complètement mort, car il a été transpercé par la lance du baptême, comme l’a été le débauché par le zèle de Phinées58. »

19 Le vrai Phinees est le Christ lui-même, qui empale le mal sur la croix. Origène conclut son exégèse allégorique de Nb 25 par cette prière : « Que Dieu nous soit rendu propice par le véritable Phinées, qui est Jésus Christ lui-même, notre Seigneur59. » Il est celui qui au lieu d’immoler les coupables se sacrifia lui-même, comme dit Cyrille de Jérusalem60, il est le seul prêtre vraiment pur61, dont le zèle est comparé à celui de Phinees62. C’est probablement cette typologie qui explique les lignes où, par un curieux retournement du texte biblique, Arnobe le Jeune fait de Phinees le type du martyr qui n’a pas hésité à verser son sang pour obtenir de Dieu le pardon du peuple tout entier : « Que se dresse Phinées et qu’il supplie Dieu pour nous, c’est-à-dire que se dresse le peuple des martyrs qui n’ont pas craint comme Phinées de répandre leur sang pour qu’à leur prière cesse le fléau »63. Que Phinees soit devenu une figure du Christ est pour le moins inattendu, mais Samson, qui nous paraît un personnage encore moins recommandable, l’est également ; notre logique qui voudrait que tous les traits du type se retrouvent dans l’antitype, n’a pas cours dans l’antiquité.

20 On voit qu’il n’est nul besoin de recourir à des sources juives pour comprendre l’intention du commanditaire de la peinture du cubiculum B de la Via Latina. Phinees embrochant les adultères de sa lance est une figure de la lutte contre le péché, voire une image de la victoire du Christ sur les forces du mal, qui évoque aussi le baptême. La scène est un pendant parfait de la peinture qu’on voit de l’autre côté de la porte du cubiculum, où apparaît en symétrie Tobie, porteur du poisson qui doit guérir son vieux père de la cécité, ce qui était une figure biblique du baptême qui guérit les yeux de l’âme64. Le fait que Phinees porte le couple fautif empalé sur sa lance (détail que le texte biblique ne raconte pas) a fait croire à une influence du targumiste, qui s’extasiait sur la solidité de la lance capable de porter ce double poids. Mais les anciens, qui étaient familiers de l’art officiel que les monnaies de l’Empire vulgarisaient, voyaient spontanément dans l’image du personnage armé d’une lance et équipé en officier romain un général, voire un empereur victorieux, exhibant un trophée. L’accoutrement dont Phinees a été doté ne plaide d’ailleurs pas en faveur de l’imitation par le peintre d’enluminures juives de manuscrits bibliques, dont on n’a pas la moindre trace à date ancienne, en dépit d’une légende érudite moderne qui a la vie dure65.

21 Les conférences ont porté cette année sur l’histoire de l’exégèse latine : sur les Enarrationes in Psalmos d’Augustin datables de 403-404, comme le second commentaire du Psaume 26, et les Instructions d’Eucher de Lyon, dont on a achevé l’étude des sources ; l’iconographie des premiers siècles chrétiens, en particulier les recherches sur

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les ateliers des peintres à l’œuvre dans les catacombes de Rome, ont fait l’objet de la troisième heure.

NOTES

1. A. FERRUA, Le pitture della nuova catacomba di Via Latina, Cité du Vatican 1960, p. 48 ; Tf. 92 ; id., Catacombe sconosciute. Una pinacoteca del IV secolo sotto la Via Latina, Florence 1990, p. 43-44 (la photo est à l’envers) ; voir N. ZIMMERMANN, Werkstattgruppen römischer Katakombenmalerei,JbAC, Ergänzungsband 35 (2002), p. 66-67 et 122 pour les diverses datations. On tend aujourd’hui à dater de la seconde moitié du IVe siècle même les peintures des cubicula A-C, qui sont les plus anciennes de l’hypogée : F. BISCONTI, « Le pitture del cubiculo A nell’ipogeo di Via Dino Compagni », dans M. ANDALORO, La pittura medievale a Roma,1, L’orizzonte tardoantico e le nuove immagini, Turnhout‑Milan 2006, p. 160-162 ; B. MAZZEI, « Storie vetero-testamentarie nel cubiculo C di via Dino Compagni », ibid., p. 149-153. 2. PHIL. A. Mos. 1, 301, OPA 22, p. 170, penche pour la dernière hypothèse. 3. Sur les diverses traductions latines, voir la note 54. 4. « En plein ventre » : BJ ; « dans l’alcôve de cette femme » : Tob ; « à travers la matrice » : Septante. Sur la traduction du v. 8, voir G. DORIVAL, Les Nombres, La Bible d’Alexandrie, t. 4, Paris 1994, p. 463. 5. D. GOFFREDO, « Le cosidette scene di ingresso nell’arte funeraria cristiana », RivAc 74, (1998), p. 222, n. 102 ; cf. L. KÖTZSCHE-BREITENBRUCH, Die neue Katakombe an der Via Latina in Rom, JbAc, Ergänzungsband 4, Münster 1976, p. 85-86. L’hypothèse de M. Cagiano de Azevedo, « Iconografie bibliche nella opzione di Giudeo-cristiani », VetChr 9 (1972), p. 133-142, que l’hypogée appartenait à des judéo-chrétiens, est bien mal étayée. 6. Targum de Nb 25, 12, SC 261, p. 248-249 ; PS. PHILON. Ant. Bibl. 48, 1, SC 229, p. 320-321. 7. ORIG. In Ioh. 6, 83, SC 157, p. 188. 8. ORIG. In Rom. 8, 1, PL 14, 1158B ; ORIG. Cat. Cant. PG 17, 285B. 9. GREG. NAZ. Orat. 14, 3, PG 35, 861. 10. GREG. NAZ. Orat. 18, 24, PG 35, 1013B ; AMBRST. In 1 Cor. 10, 11, CSEL 81, 2, p. 110, 3-6 ; HIER. In Eccl. 9, 5, CCL 72, p. 324, 108 ; HIER. In Naum 1, CCL 76A, p. 527, 10 ; HIER. In Mal. 2, 5-7, CCL 76A, p. 917, 181-190 ; HIER. C. Pel. 1, 9, CCL 80, p. 25, 22 ; 2, 15, p. 73, 25 ; HIER. In Gal. 2, 17-18, PL 26, 384C. 11. CYPR. Ep. 73, 10, 2, CCL 3C, 540, 161-163. 12. EUS. In Ps. 105, PG 23, 1316D ; même texte dans ORIG. Cat. Ps. 105, 30,(Pitra, Analecta Sacra 3, p. 214) et Ps. ATHAN. In Ps., PG 27, 448. 13. GREG. NYSS. Vit. Mos. 2, 313, SC 1, p. 318. 14. IOH. CHRY. Sacerd., PG 48, 1069. 15. IOH. CHRY. Adu. Iud. 4, 2, PG 48, 874 ; In Kal. 6, PG 48, 961. Il donne d’autres exemples de personnages bibliques considérés comme de grands saints bien qu’ayant versé le sang : Abraham, Élie, l’apôtre Pierre : In Gen. 53, PG 54, 466 ; In Mat. 17, 6, PG 57, 262 ; In Rom. 16, 1, PG 60, 139 ; In Gal. 1, 10, PG 61, 629. 16. AMBR. In Ps. 118, 18, 10-11, CSEL 62, p. 401-402. 17. AMBR. Ep. 62, 7, CSEL 82, 3, p. 124, 67. 18. IOH. CHRY. Adu. Iud. 6, 2, PG 48, 907 ; In Ps. 105, 30-31, PG 55, 664.

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19. IOH. CHRY. In Kal. 6, PG 48, 961. 20. OPTAT. C. Don. 3, 5, 1-3, SC 413, p. 46-49 ; EUS. Em. Hom. 6, 24, Buytaert, T. 1, p. 168, 8, excuse l’homicide en raison du motif qui le fait commettre. 21. IOH. CHRY. Adu. Iud. 4, 2, PG 48, 874 ; In Gen. 53, PG 54, 466 . 22. IOH. CHRY. In Kal. 6, PG 48, 961 ; In Act. 17, 4, PG 60, 139. 23. ORIG. Hom. Num. 20, 5, SC 461, p. 54, 497. 24. AMBR. In Luc. 7, 27, SC 52, p. 18 ; AMBR. In Luc. 10, 66, SC 52, p. 178-179 ; repris par BED. In Luc. 6 (22, 51), CCL 120, p. 388, 997-999. 25. IOH. CHRY. Quod regulares feminas uiris cohabitare non debeant, PG 47, 546. 26. AUG. Quaest. Hept. 4, 52, CCL 33, p. 268, 1286-1288. 27. AUG. In Ps. 105, 26, CCL 40, p. 1563, 10-12. 28. AUG. Fid. op. 2, 3, BA 8, p. 356-359. 29. AUG. C. adu. leg. 1, CCL 49, p. 57, 666-672. 30. PHIL. A. Spec. leg. 1, 56, OPA 24, p. 43, avec la note ; G. DORIVAL, Les Nombres, p. 460-461. 31. TERT. Pud. 6, 12-13, SC 394, p. 172, 49-53 ; TERT. Scorp. 3, 4, CC 2, p. 1075, 14-17. 32. CYPR. Ep. 73, 10, 2, CCL 3C, 540, 161-163. 33. HIER. Ep. 109, 3, Labourt, t. 5, p. 204, 24. 34. LUCIF. De non parcendo in Deum delinquentibus 12, CCL 8, p. 219, 8-14. 35. PHIL. A. Mos.1, 301, OPA 22, p. 170 ; G. DORIVAL, Les Nombres, p. 464. Voir HIPP. In Cant. 2, 21, CSCO 264, p. 28-31 ; ORIG. Hom. Gen. 1, 17, SC 27b, p. 70, 23-31 ; AMBR. In Ps. 118, 18, 10-11, CSEL 62, p. 401-402 ; AMBRST. In 1 Cor. 10, 11, CSEL 81, 2, p. 110, 3-6 ; ISID. Alleg. 68, PL 83, 110A. 36. AMBR. In Ps. 118, 18, 11, CSEL 62, p. 402. 37. QUODUULTD. Adu. quinque haer. 4, 9, 13, CCL 60, p. 270, 45-48. 38. ISID. Alleg. 68, PL 83, 110A. 39. CLEM. A. Paed. 2, 101, 2, SC 108, p. 192 ; TERT. Pud. 6, 12-13, SC 394, p. 172, 49-53. 40. HIER. Ep. 147, 9, Labourt, t. 8, p. 129, 32. 41. IOH. CHRY. Ad Theod. 2, 3. 42. GREG. M. In Ez. 1, 7, 11, SC 327, p. 252, 15-17 ; 2, 3, 21, SC 360, p. 168, 33-36. 43. AMBRST. In 1 Cor. 10, 11, CSEL 81, 2, p. 110, 3-6. 44. GREG. NYSS. Vit. Mos. 2, 299-303, SC 1, p. 310-313. 45. GREG. NAZ. Orat. 15, 9, PG 35, 928C. 46. QUODVULTD. Prom. 2, 12, 23, SC 101, p. 346, 20-22. 47. HIPP. Cant. 2, 21, CSCO 264, p. 28-31 ; ORIG. Cat. Cant. PG 17, 285B. 48. PHIL. A. Mos. 1, 303, OPA 22, p. 170. 49. PHIL. A. Leg. 3, 242, OPA 2, p. 308. 50. PHIL. A. Confus. 57, OPA 13, p. 73 ; Mut. 108, OPA 18, p. 81. 51. G. DORIVAL, Les nombres, p. 461-462, avec la note. Selon un Targum de Nb 25, 8 ( SC 261, p. 246-247), avoir embroché avec une telle précision les deux coupables est le troisième des douze prodiges opérés alors par Phinees. 52. ORIG. Hom. Num. 20, 5, SC 461, p. 52-55. 53. AMBR. In Ps. 118, 18, 11, CSEL 62, p. 402 : « percute ipsam uuluam impietatis ». 54. Le terme de siromaste se trouve chez Ambroise (In Ps. 118, 18, 10, CSEL 62, p. 402), dans la traduction d’Origène par Rufin (Hom. Num. 20, 5, SC 461, p. 52, 492), et dans le manuscrit 100 de la Vetus Latina (Lyon, VIe s.) ; on a pugio dans HIER. Ep. 78, 43, 2, Labourt, t. 4, p. 91, 1-4, et dans la Vulgate ; on trouve aussi hasta (par exempleQUODUULTD. Adu. quinque haer. 4, 9, 13, CCL 60, p. 270, 45-48), ou encore ferrum. 55. AMBR. In Ps. 118, 18, 11, CSEL 62, p. 402 ; LUCIF. De non parcendo in Deum delinquentibus 12, CCL 8, p. 219, 8-14 ; QUODUULTD. Adu. quinque haer. 4, 9, 13, CCL 60, p. 270, 45-48.

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56. ISID. In Num. 42, 8, PL 83, 358 A-B. 57. IOH. CHRY. Cat. 2, 3, SC 366, p. 176, 32-34. 58. GREG. NYSS. In diem luminum, GNO 9, p. 240, 2-6. 59. ORIG. Hom. Num. 20, 5, SC 461, p. 55. 60. CYR. H. Cat. 13, 2, PG 33, 773A. 61. ORIG. Hom. Reg. 1, 7, SC 328, p. 120-121 : les prêtres purs sont ceux de la bouche desquels ne sort aucun mal, selon une étymologie du nom hébraïque de Phinees qu’on retrouve à peu de choses près chez Jérôme : HIER. Nom. Hebr., CCL 72, p. 75, 10 ; 80, 20 ; 104, 22. 62. HIL. In Ps. 118, 18, 3, SC 347, p. 230, 17-21 ; AMBR. In Ps. 118, 18, 12, CSEL 62, p. 403, 8. 63. ARN. I. In Ps. 105, CCL 25, p. 164, 75-77. 64. M. PERRAYMOND, « Tobia e Tobiolo nell’esegesi della iconografia dei primi secoli », Bessarione 6 (1988), p. 141-154. 65. L’hypothèse est encore à la base du travail de L. Kötzsche-Breitenbruch (n. 1). Voir l’excellente mise au point de R. STICHEL, « Gab es eine Illustration der jüdischen heiligen Schrift in der Antike ? », Tesserae, Mélanges J. Engemann, JbAC, Ergsbd 18, Munich 1992, p. 93-111.

INDEX

Thèmes : Histoire du christianisme latin

AUTEUR

MARTINE DULAEY Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 117 | 2010 238

Histoire et doctrines du christianisme latin (Antiquité tardive) Histoire et historiographie du christianisme tardoantique

Michel-Yves Perrin

Le « dossier du donatisme » dans l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée

1 Le Livre X de l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée donne aux chapitres 5-7 le texte de six documents officiels, dont cinq lettres de l’empereur Constantin concernant les affaires religieuses africaines :

2 1. HE X, 5, 1-14 : Lettre de Constantin et Licinius à un haut administrateur (le gouverneur de la province de Palestine ?) ordonnant la tolérance religieuse et la restitution de tous les biens confisqués aux chrétiens (au plus tôt 13 juin 313) [S. Corcoran, The Empire of the Tetrarchs. Imperial Pronouncement and Government AD 284-324, Revised Edition, Oxford, 2000, no 66, p. 158-160, et no 34, p. 189].

3 2. HE X, 5, 15-17 : Lettre de Constantin à Anulinus, proconsul d’Afrique, ordonnant la restitution de ses biens à « l’Église catholique » (hiver 312 / 313) [Corcoran, no 59, p. 153].

4 3. HE X, 5, 18-20 : Lettre de Constantin à Miltiade, évêque de Rome, et à Marc sur la réunion d’une commission d’arbitrage à Rome à propos des affaires d’Afrique (juin 313) [Corcoran, no 67, p. 160].

5 4. HE X, 5, 21-24 : Lettre de Constantin à Chrestus, évêque de Syracuse sur la réunion d’un concile en Arles (printemps 314) [Corcoran, p. 304].

6 5. HE X, 6 : Lettre de Constantin à Cécilien, évêque de Carthage, sur des dons impériaux à « l’Église catholique » (hiver 312/313) [Corcoran, no 60, p. 153].

7 6. HE X, 7 : Lettre de Constantin à Anulinus, proconsul d’Afrique, accordant l’immunité des munera aux clercs de « l’Église catholique » (février 313) [Corcoran, no 63, p. 155].

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8 En charge du livre X dans le cadre d’un projet international de nouvelle traduction commentée de l’Histoire ecclésiastique initié par Lorenzo Perrone (Université de Bologne), on a présenté dans le cadre d’un work in progress une série d’observations et d’interrogations préliminaires sur cette section documentaire avant de proposer les premiers éléments d’un commentaire perpétuel.

9 On sait que seule une partie de la tradition manuscrite (ATERM pour reprendre les sigles de l’édition Schwartz, GCS IX/3, Leipzig, 1909, p. XVII‑XLVII) la comporte. À la suite d’Eduard Schwartz la plupart des critiques ont admis que la présence d’une telle double tradition témoignait pour une double édition eusébienne, la première dotée des chapitre 5‑7, la seconde en étant privée. Cette omission serait liée à la volonté d’Eusèbe de pratiquer une véritable abolitio nominis, celle du nom de Licinius qui apparaît en 5, 1 dans l’introduction à la section documentaire et dans le premier document (5, 4), dit « édit de Milan ». Cette hypothèse s’appuie sur une série de variantes dans les livres VIII et IX caractérisées par l’omission du nom de Licinius. S’y ajoute un parallèle à une telle pratique issu de la traduction syriaque (éditée par Wright et Mc Lean en 1898 sur la base de deux manuscrits, l’un daté de 462, l’autre assignable au VIe s.) : le nom de Crispus y a disparu. Il faudrait donc considérer, en remontant la chronologie à la suite de Timothy Barnes (« The Edition of Eusebius’ Ecclesiastical History » [1981], repris dans id., Early Christianity and the Roman Empire, Londres, 1984 [CS 207], XX), qu’Eusèbe a donné une dernière édition de l’HE après 326, date de l’assassinat de Crispus ; cette édition aurait été précédée entre 324 et 326 d’une édition où le nom de Licinius aurait été aboli et la section documentaire supprimée. Celle-ci figurait dans une édition postérieure au printemps 314, date du plus récent document qu’elle comporte (n°4 : lettre à Chrestus de Syracuse), et antérieure à 324 (Barnes précise même avant la première guerre de Licinius et Constantin en 316).

10 Ce schéma a été généralement reçu dans la doctrine récente. Cependant Andrew Louth (« The Date of Eusebius’ Historia Ecclesiastica », Journal of Theological Studies, n. s. 41, 1990, p. 111-123, ici p. 116), dans un article qui constitue une mise au point très équilibrée sur le problème des éditions de l’HE, a rappelé que Hugh Jackson Lawlor, dans une importante section de ses Eusebiana. Essays on the Ecclesiastical History of Eusebius, Bishop of Caesarea (Oxford, 1912, p. 243-262 : « The Earlier Forms of the Ecclesiastical History »), avait émis de sérieuses objections à une valorisation qu’il estimait excessive des variantes caractérisées par l’absence du nom de Licinius. Il les jugeait comme nullement systématiques pour en conclure à l’existence de deux éditions eusébiennes, les considérait comme des révisions de copistes, et ajoutait que HE X, 2, 2 qui annonce la section documentaire, est transmis par la totalité ou presque de la tradition manuscrite, ce qui met à l’évidence à mal la thèse d’une révision eusébienne dans une perspective de censure antilicinienne. Il faut ajouter que le nom de Licinius, dans la section qui nous intéresse, ne se trouve que dans la phrase introductive aux documents (5, 1) et dans « l’édit de Milan » (5, 4) ; ailleurs il n’en est pas question. Il faudrait considérer, dans l’hypothèse de Schwartz, que l’ensemble de la section documentaire forme un bloc inséparable.

11 Au premier abord tel semble être le cas : à lire de manière cursive le livre X on a l’impression d’un véritable aérolithe tombé dans le champ de l’HE. Sauf erreur, une telle succession de documents sans aucune transition autre que leurs titres, bref un tel empilement par simple juxtaposition, ne possède guère de parallèles dans l’œuvre historique d’Eusèbe. La Vita Constantini offre certes deux cas de citations à la file de

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documents officiels : d’une part, en VC III, 60-62 sont citées une lettre de Constantin aux Antiochiens qui réclament Eusèbe comme évêque (III, 60), puis une lettre du même à Eusèbe sur le même sujet (III, 61), puis une autre lettre impériale aux évêques réunis à Antioche ayant toujours le même objet (III, 62). D’autre part, en VC IV, 35-36 sont citées sans transition autre que leurs titres deux lettres de Constantin à Eusèbe. On soulignera cependant qu’il s’agit dans les deux cas de dossiers d’ampleur bien moindre que la section ici étudiée de l’HE et d’une plus grande unité thématique. Il est à noter enfin que Nicéphore Callixte (Histoire ecclésiastique VII, 40-43 : PG 145, col. 1300-1308) qui, au début du XIVe siècle, reprend dans un ordre quelque peu différent (no 1, 2, 6, 5, 3, 4) la totalité de la section documentaire, ne manque pas d’introduire soigneusement chacun des documents qu’il cite ; il est vrai qu’il ne reprend pas les titres présents dans Eusèbe.

12 Schwartz et ses épigones ont sans doute mesuré le déséquilibre que la section documentaire entraînait dans l’économie du livre X et proposé d’y voir la section conclusive d’une première édition de ce même livre. Se tromperait-on en suggérant que l’Adversus Parmenianum d’Optat de Milev, dont une version préservée dans un manuscrit autrefois à l’abbaye Saint-Paul de Cormery (aujourd’hui BnF, Paris latin 1711) comporte un appendice formé de dix documents issus des archives publiques et ecclésiastiques, a pu implicitement constituer un modèle pour cette hypothèse, et cela d’autant plus que la section documentaire du livre X forme une source unique pour l’histoire de la crise donatiste ? Le cas du Contre les donatistes est-il cependant transposable à celui de l’Histoire ecclésiastique lors même qu’Optat fait directement référence au fil de son œuvre à un dossier de ce type qui appuie sa démonstration (cf. M. Labrousse, SC 412, p. 57-68), alors que ce n’est pas le cas chez Eusèbe ? Eusèbe annonce simplement en HE X, 2, 2, l’érection « d’une stèle sacrée, au moment favorable, au fil de l’œuvre ». Le caractère très heurté de la composition du livre X répond-il à cette nécessité ?

13 Ces considérations conduisent à suggérer la nécessité d’un réexamen approfondi d’un certain nombre de déductions de l’ecdotique schwartzienne. Cf. F. Winckelmann (« Eduard Schwartz, Eusebius Werke ; Die Kirchengeschichte [ GCS IX/1-3, Leipzig 1903-1909]. Eine vorbildliche Edition », Zeitschrift für antikes Christentum, 8, 2004, p. 59-78, ici p. 71 sq.) me paraît aller dans le même sens. Il conviendrait en particulier de reprendre la question de l’interprétation des variantes attachées au nom de Licinius – variantes d’auteur ou variantes de copistes –, le rapport entre la traduction syriaque et l’original eusébien, le poids à accorder au témoignage de Nicéphore Callixte, les modalités de citation des documents dans l’Histoire ecclésiastique enfin ; il serait utile ici de poursuivre les analyses d’Erica Carotenuto (Tradizione e innovazione nella Historia ecclesiastica di Eusebio di Cesarea , Bologne, 2001) pour étudier la technique même d’enchaînement des citations, et plus généralement donner une analyse rhétorique du travail de la citation dans l’HE. En effet, ces problèmes de chronologie de la composition du livre X et de sa structuration peuvent avoir une incidence non négligeable sur le commentaire même du livre, et en particulier sur celui de la section documentaire.

14 HE X, 5-7 cite donc six documents officiels. Depuis Otto Seeck au moins (« Das sogennante Edikt von Mailand », Zeitschrift für Kirchengeschichte, 12, 1891, p. 381-386), le premier document cité est considéré comme une lettre envoyée par la chancellerie de Licinius au gouverneur de Palestine pour mettre en œuvre les mesures arrêtées de concert par Constantin et Licinius à Milan en février 313 dans les territoire autrefois soumis à Maximin Daia, de même que le texte cité par Lactance en De mortibus persecutorum 48 est la missive adressée au gouverneur de Bithynie. Ce texte est donc de

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provenance orientale, et les arguments avancés par Clémence Dupont (« Décisions et textes constantiniens dans les œuvres d’Eusèbe de Césarée », Viator, 2, 1971, p. 1-32, ici p. 4) pour lui attribuer une provenance occidentale – ce serait le seul document non occidental de la section documentaire ; Eusèbe avertit ses lecteurs qu’il traduit ces épîtres du latin en grec – ne paraissent pas décisifs à l’encontre de la lettre même du document qui indique un contexte oriental lié à la politique de Galère et Maximin Daia envers les chrétiens (HE X, 5, 9 : « puisque une autre règle avait été fixée dans les temps antérieurs »). En conséquence, le dossier documentaire associe un texte de provenance orientale à cinq textes de provenance clairement occidentale. La réunion ou l’amalgame de ces deux partes paraît donc être le fait d’Eusèbe ou moins probablement d’une source intermédiaire.

15 Après les remarques pionnières d’Otto Seeck (« Quellen und Urkunden über die Anfänge des Donatismus », Zeitschrift für Kirchengeschichte, 10, 1889, p. 505-568, ici p. 513), la critique ne s’est interrogée qu’assez récemment sur le canal par lequel la documentation occidentale était parvenue à Eusèbe. On sait le peu d’intérêt ou d’information dont dispose Eusèbe sur l’Afrique : dans l’HE, hormis la section documentaire, il est question de lettres en latin de Cyprien de Carthage et de ses collègues (HE VI, 43, 3) qui pouvaient avoir circulé en Orient bien avant la composition de l’HE comme il appert d’un fragment d’une lettre de Denys d’Alexandrie cité par Eusèbe (HE VII, 7, 5) à propos des controverses sur la réintégration des lapsi. Et Eusèbe évoque les nombreux martyrs en Afrique, Maurétanie, Thébaïde et Égypte (HE VIII, 6, 10 ; cf. Mart. Pal. 13, 12). Dans la Vita Constantini, les mentions de l’Afrique sont, à l’exception de la courte évocation des troubles africains en I, 45, issues de documents constantiniens cités par Eusèbe (VC II, 66 et III, 19, 1), et plus généralement, la quinzaine de documents officiels qu’il cite concernent tous l’Orient et lui étaient aisément accessibles. Dans la Chronique d’Eusèbe-Jérôme, la mention de Donat pour l’année 328 est un ajout hiéronymien (cf. Giorgio Brugnoli, Curiosissimus excerptor. Gli additamenta di Girolamo ai Chronica di Eusebio, Pise, 1995, p. 89).

16 Seeck a fait l’hypothèse que c’était Ossius de Cordoue qui avait transmis à Eusèbe ce dossier à l’occasion de ses missions en Orient à partir de l’automne 324, et particulièrement du concile de Nicée où Eusèbe et Ossius avaient siégé de concert : il pouvait s’appuyer sur la mention d’Ossius dans la lettre de Constantin à Cécilien de Carthage (no 5 : HE X, 6, 2). Il va de soi que cette hypothèse est immédiatement caduque si l’on admet une composition du livre X avant 324. B. H. Warmington (« The Sources of some Constantinian Documents in Eusebius’ Ecclesiastical History and Life of Constantine », Studia Patristica, 18, 1985, p. 93-98) veut identifier les informateurs d’Eusèbe à de hauts fonctionnaires romains sans pouvoir préciser mieux le contexte de leur rencontre avec Eusèbe. Erica Carotenuto (« Six Constantinian documents (Eus. HE 10, 5-7) », Vigiliae Christianae, 56, 2002, p. 56-74, ici p. 68-69) propose une provenance romaine dans un milieu antidonatiste. De cette dernière hypothèse, on peut retenir l’idée que le dossier pouvait se trouver entre les mains de l’un des évêques appelés à juger de l’affaire donatiste. En effet, dans la lettre à Miltiade (no 3) Constantin déclare « avoir joint à sa correspondance les copies des documents envoyés par Anulinus », mais sans doute aussi sa propre correspondance pour que le dossier soit intelligible, soit les documents no 2, 5 et 6. Il est probable qu’il en fut de même pour les évêques réunis en Arles le 1er août 314.

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17 Dès lors, le dernier document cité par Eusèbe dans l’ordre chronologique étant la lettre de convocation adressée à Chrestus de Syracuse, il semble tout naturel de conclure non seulement que le dossier provient d’une personne ayant participé au concile d’Arles, mais encore que, le seul élément particularisant de ce dossier étant précisément la lettre à Chrestus, c’est celui-ci, comme l’a suggéré à maintes reprises Timothy Barnes (ultimement « The young Constantine as judged by his contemporaries », Konstantin der Grosse. Geschichte – Archäologie – Rezeption. Internationales Kolloquium 10-15 Oktober 2005, Universität Trier, Trèves, 2006, p. 3-19, ici p. 18), ou quelqu’un qui lui était lié – un proche ou un successeur – qui est à l’origine du dossier fourni à Eusèbe. Les informations relatives à Chrestus de Syracuse sont malheureusement extrêmement réduites : elles se limitent à cette lettre et à sa mention dans des documents issus du concile d’Arles (cf. PCBE, 2. Italie, s. v. Chrestus). Si l’on ajoute que l’on ignore à peu près tout de ses successeurs sur le siège de Syracuse jusqu’à la fin du Ve siècle et en l’occurrence Eulalius qui apparaît dans des documents liés au schisme symmachien, on conviendra qu’il est très difficile de préciser le mode de transmission de ce dossier à Eusèbe : voyage de Chrestus en Orient, ou de l’un de ses proches ? Toutes les hypothèses sont permises.

18 Est-il invraisemblable de supposer que le dossier transmis à Eusèbe était plus abondant que celui qui figure dans l’HE et qu’Eusèbe a donc probablement fait des choix et peut- être modifié l’ordre du dossier ? Par exemple, que si les documents étaient présentés dans l’ordre chronologique, il en a clairement changé l’ordonnance. Selon quels critères ? Le contexte introductif et conclusif du dossier invite à y lire une célébration des bienfaits de Constantin (et de Licinius si l’on fait l’hypothèse d’une première édition antérieure à 324) (cf. VC I, 41, 3 qui mentionne la restitution des propriétés chrétiennes opérée après le Pont Milvius et les dons faits aux Églises [I, 42, 2], dispositions qui ne sont pas spécifiques à l’Afrique).

19 Simplement, les lettres à Miltiade et Chrestus (no 5 et 6) évoquent surtout les conflits des chrétiens en Afrique et les efforts faits par Constantin pour y mettre un terme. Est- ce que cette situation ne pouvait pas trouver un écho dans l’expérience même d’Eusèbe ? La crise mélitienne et la crise arienne viennent immédiatement à l’esprit : un choix dicté par une allusion implicite à la première ne poserait pas de difficulté dans le cadre de l’hypothèse Schwartz d’une première édition de la section documentaire, quelle que soit sa position dans l’œuvre, entre 314 et 316 ; la seconde en revanche, assurément à l’évidence, sauf à se libérer de la chronologie schwartzienne et accepter la possibilité d’une rédaction après la chute de Licinius. Le parallèle est frappant entre les lettres de Constantin à Arius et Alexandre à l’automne 324 citées dans la VC II, 54-60 et bien des passages de ce dossier documentaire.

20 C’est dire que le commentaire de ces textes devra mettre l’accent sur le contexte eusébien possible ou probable et les centres d’intérêt qui furent les siens, sans négliger pour autant les éléments proprement liés à la crise donatiste.

21 Le premier essai de commentaire perpétuel du « dossier du donatisme » eusébien a permis d’apporter un certain nombre de corrections, de précisions et d’éclaircissements. Ils seront publiés dans le volume de commentaire en préparation. Il convient de souligner l’importance de l’édition et traduction commentée donnée par Henri de Valois en 1659 (Paris, Antoine Vitré), et plus généralement l’intérêt des travaux des successeurs de Valois et prédécesseurs de Schwartz. Relégués dans l’oubli par l’édition de ce dernier, ils sont pourtant fort utiles au commentateur moderne.

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22 En ouverture de chaque séance le chargé de conférences a présenté quelques publications ou découvertes récentes dans le champ de l’histoire du christianisme tardoantique.

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Thèmes : Histoire du christianisme latin

AUTEUR

MICHEL-YVES PERRIN Chargé de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Christianismes orientaux Histoire et traditions des christianismes orientaux

Florence Jullien

Le monachisme dans le golfe Persique à l’époque sassanide (suite)

1 On ne connaît pas grand chose des installations syro-occidentales dans la région du Golfe. La Chronique de Séert nous informe cependant de la réalité d’un évêché à Baḥrayn au VIe siècle. Anasthase, évêque de Ḥira, devenu patriarche de l’Église jacobite, effectua une réforme d’administration ecclésiale en créant de nouveaux évêchés dont l’un avait juridiction sur la Mésopotamie du sud et Baḥrayn (II/2, p. 597). Georg Graf avait relevé la présence de la communauté monophysite de Baḥrayn dans une correspondance avec l’évêque de Tagrit au IXe siècle (Geschichte, p. 71). Les synodes de l’Église syro-orientale nous ont conservé la liste des évêchés des diocèses du Golfe : Talōn, Todūrū (mal identifié), puis Dayrīn / Ardaï, Mashmahig sur l’île de Muharraq, Qish, Ḥaṭṭa ou Pit- Ardashir sur la côte continentale, Hağar, plus au sud, et Mazon. La controversée Chronique d’Arbèles rapporte l’existence d’un évêque du Bēth-Qaṭrayē vers 224. Rien ne permet de confirmer cette assertion, qui semble anachronique pour cette époque. Les listes provinciales de l’historien arménien Moyse de Khorène corroborent six de ces noms. D’un point de vue administratif, les régions les plus méridionales de l’empire dépendaient du métropolite de Rev-Ardashir, en Perse, qui ordonnait les évêques : ainsi pour le Bēth-Qaṭrayē et l’Inde. Ces évêchés contrôlaient les monastères de la région du Golfe.

2 Après avoir dans un premier temps étudié la documentation littéraire et historique relative à chacun des sites de présence monastique dans le golfe Persique, nous avons souhaité présenter plus spécifiquement les données récentes de l’archéologie et les avancées de la recherche actuelle. Lors du colloque sur les monachismes d’Orient que j’ai co-organisé en juin 2008 au Collège de France avec Marie-Joseph Pierre, colloque

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qui marqua le cinquantenaire de la création de la chaire des christianismes orientaux à l’EPHE SR, nous avons demandé à Jean-François Salles, l’un des responsables du site archéologique de Failaka/al-Qousour, de venir faire le point sur l’état des fouilles de cette église-monastère, reprises depuis 2 ans. Dans le cadre de mon enseignement, j’ai également désiré mettre en perspective avec d’autres sites de présence chrétienne du Golfe (comme ‘Akkaz, au large du Koweit, Ṣīr Banī Yās, al-Jubail, etc.) les données de l’île de Khārg, que j’avais co-publiées en 2003-2004 : ce complexe monastique est certainement le plus représentatif (le mieux conservé) et le plus important du Golfe. On peut, avec une grande vraisemblance, assigner au début du VIIe siècle la fondation du monastère. Aucun témoin archéologique ne permet de remonter plus haut. Outre l’église et les chapelles annexes (avec décors stuqués), tout un ensemble de cellules, un réfectoire, des bibliothèques ainsi que des structures réservées à l’extérieur de l’enceinte aux travaux agricoles, ont été mis au jour. L’église d’al-Qousour et celle de Khārg par exemple pourraient être considérées comme deux églises-sœurs dont le programme architectural réfère à une communauté cultuelle identique.

3 Un article de Robert A. Carter publié dans la revue Arabian Archaeology and Epigraphy (« Christianity in the Gulf during the first centuries of Islam », AAE 19/1 (2008), p. 71-108) et qui remet en cause la datation des sites chrétiens du Golfe, notamment ceux de Khārg, de Failaka et de Ṣīr Banī Yās, nous a conduit à discuter ces positions qui reportent à deux siècles ultérieurs (IXe‑Xe siècles pour Khārg par exemple) ces implantations monastiques sur la base du seul matériau céramique. Comme le soulignait déjà J.-F. Salles, la dichotomie avec les sources textuelles, qui évoquent un monachisme dynamique avant le VIIIe siècle, pose le problème de la convergence des sources littéraires et archéologiques, et celui du parti-pris de l’archéologue.

4 Parmi les caractéristiques du christianisme dans le Sud de l’empire sassanide, les sources attestent la coexistence du persan et du syriaque, en particulier dans la région du Golfe. À la fin du Ve siècle, le métropolitain de Perse Ma’na traduisit du grec en syriaque des œuvres patristiques de Diodore de Tarse et Théodore de Mopsueste ; il rédigea aussi en moyen-perse des hymnes religieuses et des poésies « pour être chantées à l’église » – et a fortiori dans les monastères – et « envoya ses livres aux pays maritimes et aux Indes », c’est-à-dire dans les dépendances de son éparchie, notamment le Bēth-Qaṭrayē et ses îles (Chronique de Séert II/1, p. 117). Il semble que le clergé du Bēth-Qaṭrayē pratiquait le perse et le syriaque (par ailleurs réservé aux offices liturgiques). Une communauté chrétienne de langue syriaque semble bien avoir vécu à Khārg, comme en témoignent les inscriptions et croix des grottes funéraires de la « Roche sacrée ». Notons par ailleurs qu’il existait aussi dans le Sud de l’empire des monastères bilingues, héritage des déportations et reflet de la diversité culturelle du christianisme dans l’Église syro-orientale. On sait l’importance de ces chrétiens venus de l’empire romain oriental dans la christianisation de l’empire sassanide (voir cours 2004-2007).

5 Un autre volet de ce cours a porté sur l’implication des moines de ce secteur géographique du Bēth-Qaṭrayē dans les relations hiérarchiques et ecclésiales entre le siège métropolitain de la Perside / Fārs et le patriarcat. Au VIIe siècle en effet, ces relations entrèrent dans une phase critique, et la dissidence du Fārs eut d’importantes répercussions au Bēth-Qaṭrayē. Nous nous sommes arrêtés, compte tenu de son exemplarité, sur le rôle joué par le patriarche Ishoʿyahb III, perceptible à travers sa correspondance, en particulier les Lettres rédigées à l’intention des monastères du golfe

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Persique (Lettres XVII à XXI, éd. R. Duval, Isho’yahb patriarchae III Liber epistularum , (CSCO 11-12, script. syr. 11-12), Paris, 1904-1905). Ces Lettres constituent l’une des sources-clef pour saisir la situation politico-religieuse de cet espace, où l’on voit que les moines devaient former un nœud de pacification dans le règlement de cette crise au moment où les évêques de Perse faisaient approuver les décisions de leur assemblée synodale autonomiste par les autorités civiles musulmanes, rejoints par le clergé du Bēth-Qaṭrayē.

6 Face aux apostasies qu’entraîne l’expansion arabe dans le Golfe, le catholicos écrit que ces défections seraient en partie imputables au relâchement de la vie monastique dans le Bēth-Qaṭrayē (Lettre XVIII, R. Duval, 1904, p. 265-266) ; en conséquence, le synode de 676 témoigne d’un effort général de redressement disciplinaire (J.-B. Chabot, Synodicon orientale, Paris, 1902, p. 215-226, trad. p. 480-490). Les règles de conduite ecclésiastique sont vigoureusement rappelées : les moines doivent vivre dans leurs couvents soumis à leurs supérieurs, sans itinérance incontrôlée (canon 12). Les Actes de ce synode montrent que durant cette période, l’Église du Bēth-Qaṭrayē est encore dynamique, en particulier l’institution monastique : les villes possèdent un, voire plusieurs couvents ; des monastères sont disséminés dans les villages et les campagnes ; de nouvelles constructions sont inaugurées.

7 Dans un dernier temps, nous avons présenté les écrivains syriaques du Bēth-Qaṭrayē qui participèrent à l’essor de la littérature syriaque au VIIe siècle, à partir de nos propres investigations et d’une étude de Sebastian Brock publiée il y a quelques années dans la revue Aram (« Syriac writers from Beth Qatraye », Aram 11-12, 1999-2000, p. 85-96). Bien que la présence du christianisme syriaque dans le Bēth-Qaṭrayē soit attestée sur près de 500 ans, du IVe au IXe siècle, ceux que l’on connaît pour avoir été écrivains sont tous du VIIe siècle. Cela met en valeur l’importance probable d’écoles monastiques délivrant une formation de qualité (nous avons constaté l’importance du studium du monastère de Khārg par exemple), mais aussi le rayonnement religieux et culturel de ces monastères du golfe Persique. Les plus représentatifs sont sans doute Isaac de Ninive ou le Syrien, l’exégète Gabriel Qaṭraya et Dadishoʿ Qaṭraya, auteurs monastiques majeurs de cette époque. La biographie de l’un d’eux, Job, nous a paru particulièrement intéressante : le Livre de la chasteté rapporte que Job était un chrétien originaire de Rev-Ardashir spécialisé dans le commerce des perles. C’est lui qui traduisit la règle monastique d’Abraham de Kashkar en moyen-perse, ainsi que les discours sur la vie monastique de son premier maître, Abraham de Nethpar.

Atelier de traduction et commentaire : la Chronique du Huzistan

8 Un nouveau texte a été proposé cette année à l’étude, dans un souci de continuité : il s’agit de la Chronique du Huzistan (ms. Borgia syr. 82), souvent désignée sous la dénomination d’« anonyme d’Ignazio Guidi », du nom de son éditeur qui fit connaître en 1893 ce texte dépourvu d’un titre et d’un nom d’auteur dans le colophon ; une seconde édition, entreprise en 1903 dans le Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium, s’accompagna d’une version latine. Cette chronique expose l’histoire du christianisme en Perse pendant les dernières décennies de l’empire sassanide et les premières de l’occupation arabe. En réalité, il s’agit d’un texte remanié, la fin d’une chronique, augmenté d’un appendice sur la période arabe ajouté par un lecteur ou un copiste. Le

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titre que l’on peut lire au début du texte du manuscrit ne figurait pas originellement : « Quelques événements tirés d’ecclesiastike (c’est-à-dire de récits ecclésiastiques) et cosmostike (c’est-à-dire de récits concernant les choses séculières) depuis la mort d’Hormizd, fils de Khosrau, jusqu’à la fin du royaume perse ».

9 L’auteur de la Chronique a pris pour cadre de son récit la vie des catholicoi successifs. L’hypothèse la plus probante serait qu’il vécut sous le catholicosat d’Ishoʿyahb III (649-659) puisque la Chronique s’arrête à la fin du pontificat de Mār Emmeh, en 649. Pierre Nautin avait proposé d’y voir Élie de Merv, dont le nom figure au début de l’appendice, écrivain syriaque de cette époque ayant composé une chronique ; selon lui, un lecteur ou copiste aurait eu sous les yeux la Chronique dans son état primitif et pu lire le nom d’Élie dans le titre (à présent disparu selon lui) et dans le colophon. Nous nous sommes arrêtés également sur le mouvement d’ensemble de la chronique et sur les hétérogénéités narratives que présente sa première partie par rapport à l’Appendice qui suit : méthodes scripturaires différentes, disparités dans les descriptions des villes par exemple, ou dans le traitement hagiographique des personnages, etc.

10 Comme les années précédentes, un travail sur l’actualité de la recherche, sous la forme d’une présentation bibliographique des ouvrages parus ces derniers mois, dans le domaine des christianismes orientaux, a été régulièrement proposé.

RÉSUMÉS

Cette année, pour l’atelier de traduction et de commentaire, le choix s’est porté sur une nouvelle chronique particulièrement intéressante pour la période sassanide tardive : la Chronique du Huzistan. Elle est venue apporter un éclairage important comme source documentaire pour la deuxième partie de cours portant sur une histoire du monachisme dans le golfe Persique (dans le prolongement de l’enseignement délivré l’an dernier), précisément aux VIe-VIIe siècles.

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Thèmes : Christianismes orientaux

AUTEUR

FLORENCE JULLIEN Chargée de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Histoire des chrétiens d’Orient (XVIe- XXe s.)

Bernard Heyberger

Culture, idéologie et politique ecclésiastique (XVIIe- XVIIIe siècles)

Les relations des melkites avec le monde orthodoxe (XVIIe-XVIIIe s.)

1 Alors que jusqu’à récemment, l’attention des chercheurs (dont celle de B. Heyberger) se portait presque exclusivement sur le face-à-face entre les chrétiens arabophones d’Antioche et l’Église romaine, l’ouverture des archives et bibliothèques russes et roumaines et l’arrivée d’une nouvelle génération de chercheurs fait émerger tout un univers de contacts et d’interactions entre les chrétiens melkites et les orthodoxes de Valachie et de Russie à l’âge de la confessionnalisation orthodoxe. Cette relation avec la Russie et les principautés de Valachie / Moldavie est un élément essentiel pour comprendre les événements vécus alors par l’Église melkite, et saisir une part du contexte culturel de celle-ci.

2 Vera Tchentsova, chargée de recherche à l’Institut d’histoire universelle de l’Académie des sciences de Russie, a attiré l’attention sur l’important corpus de documents en grec, sur le monde grec, de 1509 à 1720, conservés dans les fonds des bureaux des ambassadeurs à Moscou1. Cette catégorie des « Grecs » englobe un vaste espace allant de la Serbie à l’Égypte. Des échanges de lettres entre les autorités russes et le patriarche d’Antioche Athanase Dabbâs ont par exemple eu lieu, qui attestent de services mutuels : le prélat intervint en faveur des représentants du tsar à Istanbul, demandant en contrepartie des aides financières, destinées en particulier à l’imprimerie arabe d’Alep. On trouve dans les archives russes des chartes autorisant à quêter telle année, et telle somme, ou autorisant des marchands « grecs » à circuler et à transporter des marchandises en jouissant d’une exemption de taxes. Dans un autre fonds, des papiers concernent les affaires du patriarche Nikon, auxquelles les patriarches orientaux,

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notamment Makarios d’Antioche, ont été mêlés. Les melkites apparaissent aussi dans le fonds dédié aux relations de la Russie avec la Moldavie et la Valachie. Enfin, l’entrée dans le territoire russe produit des dossiers importants, avec des interrogatoires et des listes des cadeaux apportés.

3 Certains de ces documents posent la question de leur authenticité. En effet, le même scribe semble avoir rédigé les lettres pour différentes personnalités, censées provenir de provinces différentes. Ainsi, c’est la même main qui semble avoir écrit pour l’ecclésiastique aventurier Païsios Ligarides et pour le patriarche Makarios Al-Za’îm, qui étaient au demeurant liés. Une lettre du patriarche melkite Joachim IV au Tsar, de 1594, remercie pour l’aumône reçue de deux ambassadeurs russes en visite en Orient. Le texte donne des informations sur des sièges épiscopaux du ressort d’Antioche par ailleurs inconnus. Il a été réutilisé avec cette fois une attribution à Joachim V vers 1650, sans doute par un moine arrivé de Damas à Moscou à cette époque. En fait cette correspondance devait surtout servir à confirmer la position de Moscou en tant que siège patriarcal, en apportant des arguments en faveur de la Pentarchie (les cinq sièges patriarcaux) et de l’exclusion de Rome : à ce titre, elle ne devait pas forcément être authentique.

4 Compétiteur malheureux de Cyrille V Al-Za‘îm pour le siège patriarcal à partir de 1685, Athanase Dabbâs devint métropolite d’Alep en 1694, puis patriarche d’Antioche de 1720 à 1724. Il a adhéré au catholicisme au moment de briguer le patriarcat, avant de s’en détourner plus tard. Lors de son mandat patriarcal, il parut se dévouer à l’Orthodoxie, tout en maintenant des compromis avec les catholiques. Ioana Feodorov (Académie des Sciences, Bucarest) a évoqué les activités du patriarche Athanase Dabbâs durant et après son séjour dans les pays roumains. Il a séjourné en Valachie en tant qu’invité du prince Constantin Brâncoveanu de 1700 à 1705. Celui-ci jouissait pour ses États d’une situation de vassal semi-autonome de la Porte, et faisait de Bucarest une capitale politique et religieuse, résistant à la fois aux Ottomans et aux Habsbourg. Dans ce cadre, il fit du livre une arme des luttes interconfessionnelles, en abandonnant le slavon pour le roumain dans la liturgie, et en favorisant chez lui des éditions de qualité. Le lien des princes de Valachie avec le patriarcat d’Antioche était pour les premiers, comme pour les tsars et l’Église russe, une source de légitimité et de rayonnement. Ainsi, en mai 1700, Athanase Dabbâs participa à la liturgie de mariage de la fille du prince, et en juillet 1703, aux cérémonies de confirmation de la famille régnante. On le voit aussi apparaître lors de l’ordination de prêtres. En 1702, il dédia son Histoire des patriarches d’Antioche en grec, imprimée à Bucarest, à son protecteur valaque. Il bénéficia de la politique éditoriale du prince et des services du typographe de celui-ci, capable de maîtriser l’imprimerie en caractères arabes. Il fit imprimer en 1701 un Liturgikon et en 1702 un Horologion, en grec et en arabe, pour l’usage de son Église. En 1705, il repartait à Alep avec le matériel d’imprimerie, et il y fit ensuite paraître onze ouvrages, parmi lesquels un Psautier portant le frontispice de Brâncoveanu.

5 À son retour à Alep, il prépara une traduction du Divan2de Dimitrie Cantemir. Cet ouvrage est le premier de ce prince moldave, qui le publia en roumain et en traduction grecque, en 1698. Fécond auteur par la suite, qui pourrait être « le plus représentatif de la modernisation de la culture roumaine », il donnait là « un chef d’œuvre de l’humanisme médiéval tardif » (Virgil Cândea), qui adopta une forme courante dans la littérature médiévale : celle de la controverse entre l’Âme et le Corps. Si les deux premiers livres de l’ouvrage sont de Cantemir lui-même, le troisième est une traduction

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du latin d’Andrea Wissowatius, Stimuli virtutum, fraena peccatorum, paru à Amsterdam en 1682. L’ensemble de l’œuvre se présente comme un traité de philosophie morale fortement ancré dans les références chrétiennes. Il connut une diffusion importante dans la culture roumaine, en tant qu’ouvrage d’édification. La valeur de l’ouvrage réside avant tout dans la variété de ses sources. Dimitri Cantemir s’est situé au confluent de cultures différentes. Il séjourna longuement à Constantinople, à proximité de la cour ottomane. Il y fréquentait les ambassadeurs de France et des Provinces- Unies. Il donna à son livre le titre arabe ou persan de divan, et il y citait des passages entiers du Gülistan (Jardin des Roses) du poète persan Saadi. Le dialogue entre le Sage et le Monde, ou entre l’âme et le corps, étant un genre présent dans la littérature byzantine et latine, Cantemir a pu s’inspirer de lectures aussi bien latines que grecques, de sources directes et indirectes, qu’il est plutôt difficile de déterminer avec précision. Le plus étonnant sans doute est l’inclusion, dans sa propre œuvre, du traité d’Andreas Wissowatius (1608-1678), petit-fils de Faustus Socinus, et unitarien « socinien » lui- même, qui chassé de Pologne, parcourut l’Europe avant de se fixer à Amsterdam. Celui- ci insistait dans ses écrits sur la connaissance rationnelle. L’acquisition des vertus passait par divers degrés de connaissance : de soi, de Dieu, du monde et de ses vanités. La similitude de la pensée de Wissowatius avec sa propre réflexion a amené Cantemir à traduire son traité du latin et à l’annexer à son propre traité.

6 Cantemir s’inscrivait dans un courant de pensée au sein de l’orthodoxie, qui prônait le recours à la raison, s’éloignant ainsi de la tradition byzantine du retrait du monde pour se rapprocher de l’humanisme et du néo-aristotélisme latins. Ce courant, porté par des laïcs, rejoignait ceux qui, dans l’Église, voulaient renforcer la place de celle-ci dans le monde séculier, à l’opposé du modèle monastique conservateur. En ce sens, il était révélateur d’une modernisation de la pensée et de la morale au sein de l’orthodoxie, sous l’influence de l’humanisme occidental.

7 La traduction arabe du Divan a été établie sur la version grecque, avec assez peu de variantes. Il s’agit visiblement d’un travail collectif, entre Athanase Dabbâs et Gibrâ’îl Farhât, un moine maronite originaire d’Alep qui devint plus tard l’évêque maronite de la ville, avec le prénom de Germanos. Aujourd’hui encore, ce dernier est réputé comme un grand connaisseur de la langue arabe et un restaurateur de celle-ci, ayant en particulier composé un dictionnaire et une grammaire, longtemps en usage. La traduction du Divan montre l’effort pour trouver la terminologie adéquate en arabe et rendre les notions abstraites grecques, théologiques et philosophiques, du texte de Cantemir, soit en puisant dans le lexique religieux musulman, soit en utilisant les ressources d’une bonne connaissance des mécanismes de la langue arabe.

8 La version arabe du texte a connu une diffusion significative, dans les milieux catholiques aussi bien qu’orthodoxes. Le fait qu’elle ait été l’œuvre conjuguée d’Athanase Dabbâs et de Gibrâ’il Farhât est révélateur aussi des positions de ces personnages, face au catholicisme et à l’orthodoxie. Tout en étant un grand promoteur de la langue arabe, Farhât a été aussi un fervent catholique, introduisant au Proche- Orient des dévotions typiquement latines, comme celle du Rosaire et du Sacré-Cœur. Un manuscrit de l’ouvrage de Cantemir, sans doute de la main de Farhât lui-même, est d’ailleurs relié avec un traité de l’oraison mentale typique de la dévotion catholique du temps. D’autre part, parmi les rares omissions du texte arabe par rapport à l’original grec, figurent les passages qui condamnent explicitement les Latins, pour leur croyance au Purgatoire. La rupture de Dabbâs avec Rome n’est sans doute alors pas consommée.

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Longtemps, il chercha à maintenir l’unité des melkites, dont la production écrite témoigne d’ailleurs globalement de cette volonté d’ouverture et de synthèse entre la tradition locale et l’apport latin, grec et musulman à la fois. Ce sont les manœuvres de l’archevêque de Saïda, Euthymios Sayfî, et la politique de confessionnalisation des patriarches de Jérusalem Dositheos (1669-1707) et Chrysanthos Notaras († en 1731) qui poussèrent plus tard Athanase Dabbâs à se ranger de façon ferme dans le camp de l’orthodoxie, au moment où celle-ci s’affirme clairement contre les Latins, dans les années 1720.

9 La morale de Cantemir, qui s’adresse à des chrétiens dans le monde, non pas retirés du monde, pouvait paraître en accord avec tous les manuels d’édification qui, à cette époque, étaient traduits à Alep du latin ou de l’italien en arabe, à destination des laïcs. Mais l’intérêt d’un Farhât pour ce genre d’ouvrage pouvait venir aussi de la conception que ce fondateur de l’Ordre des Moines Libanais avait de la vie religieuse : non pas l’ascétisme des ermites orientaux, mais une vie religieuse engagée dans le monde, sur le modèle de la Compagnie de Jésus. Vers la même époque, des jeunes melkites d’Alep allaient fonder aussi un ordre religieux, celui des Basiliens Choueirites, sur les mêmes principes.

Les stéréotypes de la littérature arabe et les idéologies ecclésiales

10 Dimitrie Cantemir, dans son Divan, utilisait le Roman d’Alexandre comme source : il s’agit là d’une référence de l’Antiquité gréco-romaine, qui appartient à une culture commune, chrétienne et musulmane, grecque, syriaque, arabe et latine. Une autre référence qui appartient à l’héritage classique, et qui a été réélaborée dans la culture arabe et musulmane, c’est l’image et la renommée de Rome, sujet de recherche de Giuseppe Mandalà (docteur, Florence)3. La Ville est présente dans toute la littérature arabe et dans différents genres (même le hadîth), et ceci jusqu’au XIXe siècle. Il s’agit d’une image stéréotypée, ambiguë de Rome, souvent confondue d’ailleurs avec Constantinople. Ce sont en particulier les grands géographes arabes de l’époque abbasside qui ont introduit cette confusion, qui s’est perpétuée ensuite du fait de la grande autorité de ces auteurs. La source de tout cela pourrait être Jacques de Nisibe, qui, dans sa chronique du Concile de Nicée, décrit Constantinople (pas Rome). À l’origine de cette confusion se trouve l’idéologie de la renovatio imperii, qui fait de Constantinople une nouvelle Rome. Mais les géographes arabes, qui travaillaient sur documents sans avoir véritablement visité ni Rome ni Constantinople, ne saisirent pas ce contexte.

11 Giuseppe Mandalà s’est interrogé sur cette image de Rome dans la littérature chrétienne arabe des XVIIe et XVIIIe siècles. Il est intéressant de noter que Makarios Al- Za‘îm, patriarche d’Antioche, ne se fiait ni aux textes grecs, ni à l’autopsie, pour décrire Rome et Antioche : il préférait se connecter à la tradition des textes arabes classiques, en dehors de tout rapport avec la réalité. Cette observation rejoint une remarque de Carsten Walbiner dans ce séminaire l’an dernier, sur le fait que Makarios était profondément enraciné dans son univers local. Mais on retrouve chez Makarios, comme chez les autres écrivains qui ont donné une description de Rome, le thème antique de la Pentarchie. D’Antioche, il donne une description complètement anachronique, d’un âge d’or. En fait son intérêt pour cette ville, qui se manifeste dans beaucoup de ses traités, est purement idéologique. Il en est de même pour Rome.

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Makarios se fait le porteur d’une idéologie de la Pentarchie, et Rome est associée chez lui avec la description des autres capitales chrétiennes.

12 Les auteurs arabes musulmans ont transmis ces évocations des sièges patriarcaux, sans saisir leur contenu idéologique et ecclésiologique. Au concile de Nicée (325), les sièges n’étaient que quatre (Rome, Alexandrie, Antioche et Jérusalem). C’est à Chalcédoine (451) que Constantinople, seconde Rome, a été élevée au rang patriarcal, ce qui n’a pas été sans polémique. L’élaboration idéologique de cette consécration a été la Pentarchie, qui a été opératoire jusqu’au VIIe siècle : avec la conquête arabe des trois sièges orientaux, la donne a changé. D’autre part, le sacre d’un Empereur d’Occident s’est accompagné de la revendication d’un primat de Rome à partir du IXe siècle. Par la suite, il y eut un conflit d’interprétation de la Pentarchie entre Rome et Constantinople. En Orient, ce n’était plus que dans la sphère de Constantinople qu’on parlait de Pentarchie, qui devint l’héritage exclusif des Byzantins.

13 On retrouve la question du lien des melkites avec la chrétienté slave à partir de là. En effet, tout cela reprit quelque intérêt lorsqu’en 1593, le concile de Constantinople dut examiner la requête de Moscou d’être élevé au rang de siège patriarcal. Ce qui inquiétait alors, ce n’était pas de rajouter Moscou à la liste, mais d’accepter la revendication des Russes d’en faire le deuxième hiérarchiquement, en tant que « Troisième Rome ». La vraie Rome, la première, était alors exclue de la Pentarchie. D’autre part, à la même époque, la Rome catholique développait sa propagande en faveur de l’union auprès des chrétiens orientaux avec l’union des Ruthènes à Brest- Litovsk (1596), et avec l’envoi de délégations auprès des chrétiens orientaux, en particulier pour faire accepter le nouveau calendrier grégorien. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le recours aux stéréotypes des géographes arabes par les auteurs chrétiens arabophones du XVIIe siècle pour parler d’Antioche et de Rome.

14 Il peut être significatif, dans ce contexte, de relever qu’Abraham Ecchellensis, érudit maronite au service de l’Église catholique, écrivant en 1660 une défense du pape contre les attaques protestantes, se réfère lui aussi aux descriptions de Rome par les géographes arabes musulmans, comme Mas‘ûdî, à l’appui de sa thèse du primat romain4, sans se poser ouvertement la question des sources chrétiennes antérieures de ces auteurs.

15 Le rapport des chrétiens arabes avec l’héritage arabe et musulman et l’héritage syriaque, dans un contexte de redéfinition des identités au contact de l’extérieur, en particulier de l’Occident, a encore été posé de manière analogue par Aurélien Girard (doctorant, EPHE), dans son exposé sur « La langue arabe et les chrétiens orientaux en Europe et au Proche-Orient »5. Le sujet est assez délicat, puisque, par exemple, des cheikhs contemporains ont pu nier que l’arabe pouvait « se christianiser », et que les chrétiens orientaux eux-mêmes ont eu tendance à reculer la date du passage de leur communauté à l’usage de la langue arabe. Il est certain cependant que la perception et la connaissance de la langue arabe ont changé sous l’influence de la philologie européenne à partir du XVIIe siècle. La question du niveau, ou de la qualité de la langue, semble, par exemple, déterminée par cette influence. L’idée d’un « bel arabe » n’a pu s’établir qu’à partir du XIXe siècle, quand les classiques de la littérature arabe avaient été redécouverts. On sait que l’Église melkite s’est arabisée dès le VIIIe siècle dans les villes, que l’arabe a remplacé le grec dans l’écriture au IXe siècle, et que la liturgie s’est alors arabisée. Chez les maronites, la liturgie est restée en syriaque, mais on s’interroge au XVIIe siècle parmi eux sur l’opportunité de passer plutôt à l’arabe. Les chrétiens

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arabisants ont été employés par diverses institutions universitaires européennes pour leur compétence dans la langue arabe, mais dans l’ensemble ils apparurent comme ayant des connaissances linguistiques limitées, et les manuels qu’ils produisirent furent jugés plus faibles que ceux des philologues européens, comme Erpenius, qui firent autorité.

16 La place de la langue arabe est alors discutée aussi dans le cadre général de la politique catholique de la langue, reposant sur la diglossie entre langue vulgaire et langue érudite ou de culte, qu’on trouve par exemple exprimée chez Bellarmin. Dans ce sens, le syriaque apparaît comme une alternative à l’arabe. Il est parfois tenu pour la langue dans laquelle Dieu s’adressa à Adam au Paradis, et dans laquelle le Christ s’est exprimé. Dans ce contexte, le garshûnî, l’arabe écrit en syriaque (qui en fait suppose une bonne connaissance de l’arabe), connaît un essor chez les maronites jusqu’au XIXe siècle. Les constitutions de l’Ordre Maronite Libanais ou le Synode Libanais de 1736 sont en latin et en garshûnî. Dans le cas du second, il est même formellement interdit de le copier en alphabet arabe. Mais en même temps, le maronite Germanos Farhât, conscient du faible niveau d’arabe des chrétiens, fait une grammaire simplifiée de cette langue, et prépare un dictionnaire à partir du Qâmûs d’Al-Fîrûzâbâdî pour combattre l’usage des mots locaux. Il l’enrichit d’une terminologie chrétienne à partir du latin et du grec. Et c’est l’enseignement délivré à la fin du XVIIIe siècle au collège maronite de ‘Ayn Warqa qui va former les premiers grands arabisants de la « Nahda ».

17 Ainsi, dans l’apprentissage des langues comme dans les autres domaines, les chrétiens orientaux se situent alors au carrefour de diverses influences et se construisent une identité à partir des nouveaux questionnements de l’Occident, en puisant dans divers répertoires et diverses traditions, dont celle de la culture classique arabe et musulmane de l’époque médiévale.

18 La littérature en syriaque dans l’Église d’Orient à l’époque ottomane a jusqu’à récemment peu attiré les chercheurs, qui, depuis les missionnaires du XIXe siècle, la considéraient comme peu intéressante, décadente par rapport à la « grande époque » abbasside. Heleen Murre (Université de Leyde) a décidé de lui consacrer ses recherches, qu’elle a présentées dans un exposé intitulé « Scribes et écrits dans l’Église d’Orient (provinces orientales de l’Empire ottoman, 1500-1850) ». Une façon intéressante d’aborder les textes manuscrits est de le faire à partir des colophons, qui peuvent parfois prendre la dimension de plusieurs pages, et qui donnent des renseignements sur le manuscrit lui-même ainsi que sur son contexte. Le scribe, l’évêque, le donateur sont généralement précisés. Les événements historiques proprement dits n’apparaissent toutefois qu’incidemment, comme telle attaque kurde sur un village.

19 La plupart des ouvrages sont des ouvrages liturgiques. Le texte des colophons relève généralement d’une littérature religieuse stéréotypée, mais on y trouve aussi des témoignages sur la culture populaire. L’indication des scribes et des donateurs permet d’établir une géographie en trois groupes : les Chaldéens (unis à Rome), Rabban Hormizd, et le Hakkarî. Alors qu’au XVIe siècle, la majorité des manuscrits est produite dans le milieu monastique, ce n’est plus le cas aux XVIIe et XVIIIe siècles, où l’activité de transcription devient une affaire familiale, de véritables dynasties produisant jusqu’à dix manuscrits par an, ce qui indique l’existence d’un véritable « marché ». Les donateurs appartiennent aux couches supérieures liées au clergé. Ils payent au nombre de mots, spécialement pour les manuscrits des Écritures. Une littérature vernaculaire (poésie, vies de saints, formules magiques ou protectrices) est bien représentée.

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L’influence catholique se manifeste dans des hymnes nouveaux, spécialement chez les scribes catholiques bien sûr, mais aussi chez les orthodoxes : des messes pour les saints sont introduites, l’invocation de Nestorius disparaît… Les traductions occidentales sont en général retraduites de l’arabe. L’influence de la littérature musulmane est plutôt limitée, de même que la controverse avec l’islam.

20 Les colophons donnent le sentiment de communautés isolées, peu au contact avec l’environnement. La présence juive contemporaine dans la région, pourtant significative, n’est pas mentionnée. Si la présence catholique est ignorée, il est néanmoins évident que le défi ou le mimétisme ont eu une influence sur la production manuscrite de cette communauté.

La projection de l’Occident sur l’Orient

La traduction de la bible en Turc

21 Johann Strauss (Université de Strasbourg) nous a exposé comment l’initiative de la traduction de la bible en Turc, au XVIIe siècle, a vu le jour dans le cadre très particulier du « calvino-turcisme » hongrois (en Hongrie des Habsbourg et en Transsylvanie), au contact du millénarisme anglais et des aspirations à l’union des peuples chez les frères bohèmes (Comenius, 1591-1631, réfugié aux Pays-Bas). L’idée était de présenter la Bible au Sultan, afin de le convaincre de rassembler les trois religions monothéistes, de ne pas opposer les trois peuples qui servent le même Dieu. Un premier traducteur fut un juif sépharade converti à l’islam, dont la langue d’origine devait être le judéo-espagnol. Son texte, très proche de l’hébreu et du Talmud, ne satisfit pas les commanditaires. L’autre traducteur recruté fut un Polonais, Albertus Wowoski / Bobonius, converti à l’islam sous le nom de ‘Alî Ufkî Bey, qui traduisit aussi le Book of Common Prayer et les Psaumes de Calvin. Dans un premier temps, sa traduction fut critiquée et resta manuscrite, mais elle fut redécouverte au début du XIXe siècle par la British Foreign Society et fut alors partiellement imprimée, puis servit de modèle à plusieurs traductions turques du XIXe siècle. Le Turc de ‘Alî Ufkî Bey, qui cherche la terminologie théologique systématiquement dans l’arabe et qui dans l’ensemble est plutôt ampoulé, devint progressivement obsolète, mais cette traduction constamment remaniée inspira les éditions turques de la bible jusqu’aux années 1970.

Les institutions catholiques, la Terre Sainte, « l’influence française »

22 Paolo Pierraccini (Florence), a consacré un exposé à la restauration du patriarcat latin de Jérusalem en 1847, précédée par une période d’intense attention de la congrégation De Propaganda Fide pour la Terre Sainte6. Celle-ci renouait avec la politique d’encadrement et de contrôle envers la Custodie, qui avait été la sienne avant les bouleversements de la Révolution et de l’Empire. Elle s’inquiétait de la qualité morale et intellectuelle des religieux envoyés sur place et se préoccupait de leur formation linguistique, indispensable à l’administration des sacrements et à l’activité pastorale auprès des pèlerins européens et des chrétiens arabes rattachés aux paroisses latines. Elle ne montrait en revanche aucun intérêt pour la majorité musulmane de la population de la Palestine. Elle prétendait avoir un regard sur l’origine et l’usage des importantes aumônes que la Terra Santa quêtait en pays chrétien. Elle soutenait dans

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une certaine mesure les religieux latins dans leur combat pour les lieux sacrés contre les « schismatiques » grecs. On est frappé par l’attention qu’elle portait à l’histoire et à la continuité de la tradition, rappelant les dispositions réglementaires précédentes, et prenant par exemple l’ouvrage de Francesco Quaresmio (qui avait été Custode en 1618) intitulé Historica Theologica et Moralis Terrae Sanctae elucidatio (Anvers, 1634) comme une référence.

23 Cependant, un contexte nouveau par rapport aux siècles précédents amenait la Propagande à vouloir modifier la situation en Terre Sainte dans les années 1840. D’abord, l’essor économique attirait davantage de chrétiens latins, auxquels il fallait prodiguer les soins spirituels, vers les villes cosmopolites en plein développement dans la région (Alexandrie, Beyrouth). L’engouement romantique pour l’Orient combiné aux facilités de la navigation à vapeur se traduisait aussi par une augmentation du nombre de pèlerins latins visitant les Lieux Saints. D’autre part, l’éveil missionnaire protestant du début du XIXe siècle avait amené à créer sur place une situation inédite de compétition entre catholiques et réformés. Il fallait, du point de vue romain, occuper le terrain pour combattre l’influence néfaste des « hérétiques ». Une attention nouvelle à « l’opinion », qui s’exprimait à travers les journaux, apparaît aussi dans les dossiers. Tout cela s’inscrivait enfin dans un contexte géopolitique nouveau : la Palestine a été annexée à l’Égypte par Mohamed Ali entre 1831 et 1840, avec le soutien de la France. Par la suite, l’ère des réformes dans l’empire ottoman, inaugurée en 1837, qui introduisait les principes de l’égalité devant la loi et de la liberté religieuse, fut perçue comme un signe de faiblesse du pouvoir turc et de la religion musulmane, qui favoriserait l’extension de la présence européenne et chrétienne en Orient. De nouveaux ordres religieux, notamment féminins, demandèrent à s’implanter en Terre Sainte. Au XIXe siècle plus qu’aux siècles précédents, cette présence devait se matérialiser par l’acquisition et la construction de biens immobiliers, qui allaient donner aux Lieux Saints leur visage urbain d’aujourd’hui. Il y avait là de quoi faciliter une ingérence de plus en plus lourde des Grandes Puissances dans les affaires de l’État ottoman et des Églises locales, sous prétexte de « protection » des Lieux Saints et des chrétiens sur place. Toutes ces tendances, déjà perceptibles à l’époque dont s’occupe ce volume, s’accentueront à partir de 1860.

24 La volonté de Rome d’établir une hiérarchie catholique locale, qui s’était déjà traduite par la création d’un vicariat apostolique à Alep et en Égypte, était considérée comme contraire aux intérêts de la province franciscaine de la Terra Santa et donna lieu à des négociations dans lesquelles les Frères Mineurs tentèrent de se défendre des reproches d’inefficacité ou de relâchement qu’on leur adressait, et de sauver une position institutionnelle dominante. L’appartenance nationale des religieux, qui avait toujours été à l’origine de dissensions, devenait plus problématique alors que l’Espagne s’effaçait comme acteur majeur du théâtre international. Le choix comme premier patriarche latin de Jérusalem de Leonardo Valerga, qui n’appartenait pas à la famille franciscaine et qui s’avéra d’un caractère extrêmement intransigeant, mena inévitablement à des conflits dont les documents présentés dans le volume édité par Pieraccini donnent la substance. Au-delà des mesquineries personnelles et des difficultés de toute institution à accepter un repli de sa position, ces conflits révèlent l’embarras de redéfinir la mission de la présence franciscaine en Terre Sainte dans le contexte nouveau du XIXe siècle. Ils sont aussi un témoignage sur la conception de l’Église, de son organisation et de son fonctionnement, sous le pontificat de Pie IX.

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25 Dans le prolongement de cette communication, celle de Dominique Trimbur (Centre français de Jérusalem) concentrait son attention sur les politiques française et allemande vis-à-vis de la Terre Sainte, dans les décennies qui suivirent le rétablissement du patriarcat latin. Du côté français, le catholicisme était au cœur de la politique menée en Palestine, dans la logique séculaire suivie depuis François Ier, et dans l’esprit de propager « l’influence française » par l’humanitarisme et la langue. Mais les initiatives françaises en direction de la Terre Sainte émanaient de différentes officines et de divers groupes de pression. Le Ministère des Affaires Étrangères arbitrait les demandes, non sans hésitations et incohérences, mais en favorisant l’implantation des congrégations religieuses actives dans le monde, travaillant donc au rayonnement de la France. Du côté allemand, le catholicisme était plus marginal et les initiatives en direction de la Terre Sainte partirent d’initiatives privées. Elles furent cependant plus concertées et plus efficaces, coordonnées par un Palästinaverein qui existe encore de nos jours.

26 Le résultat fut l’émergence d’un véritable milieu francophile et francophone, d’une clientèle de melkites et de chrétiens latins très liés à la France. La discordance apparut de plus en plus criante entre la vocation religieuse des institutions et leur instrumentalisation au service d’une « conquête spirituelle » préparant une prise de possession. Du côté allemand, l’objectif fut principalement de créer des institutions échappant au protectorat français et de gagner une vraie place dans une Allemagne à majorité protestante.

27 La communication de Chantal Verdeil (INALCO) sur l’université Saint-Joseph de Beyrouth nous fit comprendre quelle fut la stratégie des jésuites français en matière d’enseignement, face à la concurrence des établissements protestants anglophones, puis des établissements locaux, chrétiens ou musulmans, enfin des autres établissements français (lazaristes et Mission laïque). On connaît assez bien le cursus des cours, les effectifs par classe. On connaît moins le contenu de cet enseignement. Le théâtre scolaire permet de percevoir les valeurs que les jésuites entendaient transmettre : en premier lieu, faire de leurs élèves des catholiques instruits de leur foi et aptes à en défendre les points les plus controversés (infaillibilité pontificale et Immaculée Conception), attachés aux pèlerinages français (Lourdes) fidèles au pape, et faisant preuve des vertus de courage et de charité. La France occupe en définitive peu de place dans l’imaginaire transmis, et la place du français est contrebalancée par la volonté de maintenir un enseignement des autres langues, comme l’arabe et les langues anciennes. Le « moule jésuite » a sans doute été moins performant qu’on ne l’a dit, sachant que beaucoup d’élèves ne rejoignaient les jésuites que dans les grandes classes, après avoir passé par les Frères des Écoles chrétiennes, ou transitaient par eux avant de poursuivre leurs études ailleurs.

28 La communication d’Esther Möller (doctorante, Jacobs University, Brême) portant sur les écoles de la Mission Laïque au Liban, revint sur l’atmosphère de concurrence et d’émulation entre établissements, qui se disputaient les élèves. Durant le Mandat, la Mission Laïque fut en particulier encouragée à agir en direction des musulmans, qui devinrent majoritaires dans ses écoles, ce qui explique sans doute qu’elle fut plus précocement confrontée au nationalisme arabe. Les responsables de la Mission ne voulaient alors pas être confondus avec l’autorité du Mandat, et payer les conséquences de la politique de celle-ci.

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29 Cyrille Charon (alias Korolevski) (1878-1959) présenté par Mgr Giuseppe Croce (Bibliothèque Vaticane)7 est un cas exceptionnel de projection de l’Occident sur l’Orient. Étudiant à Paris, il y éprouve une vocation pour l’Orient chrétien au moment où Léon XIII inaugure une nouvelle politique d’ouverture dans cette direction. En 1900, il est autorisé à rejoindre le clergé melkite et s’embarque pour Beyrouth. Mais sa nouvelle obédience ne le satisfait pas : il voit les melkites comme étroits d’esprit, obsédés par leur question de l’identité, bref, entrés en décadence. Il se découvre alors une nouvelle vocation, pour le christianisme ukrainien et russe, et rêve d’un projet ambitieux de « pénétration catholique » en Russie. En attendant, il est plongé à Rome dans le milieu de ceux qui s’intéressent à l’Orient. En 1919, il effectue une tournée avec Eugène Tisserant pour acheter des livres et des manuscrits pour la Bibliothèque Vaticane et le Pontificio Istituto Orientale (créé en 1917), à Trieste, dans les Balkans et à Constantinople. C’est en particulier lors de cette mission que Tisserant achète, en Égypte, la moitié de la collection des manuscrits Sbath (provenant d’Alep), aujourd’hui conservée au Vatican. Dans la suite de sa carrière, Korolevski travaille à la codification canonique des Églises orientales, à l’édition de livres liturgiques, à des articles historiques, et, jusqu’à sa mort, il est, aux côtés d’Eugène Tisserant, un des principaux protagonistes de la politique vaticane en direction des Églises d’Orient. Il est hostile à la latinisation des Orientaux, souhaitant le maintien de leurs rites, mais « purifiés » et si possible concordant avec les rites orthodoxes. Imprégné de théologie latine, il reste cependant imperméable à l’ecclésiologie orientale, considérant, par exemple, l’idée de Pentarchie comme hérétique ou schismatique, ou se montrant hostile à l’autorité des patriarches orientaux sur leur diaspora.

Le Proche-Orient contemporain

30 Anna Poujeau (docteur, Paris X Nanterre) nous a présenté une communication sur « Le monastère féminin grec-orthodoxe de Sainte Thècle (Ma‘alûlâ, Syrie) »8, qui comptait au moment de l’enquête 15 religieuses (2 postulantes, 6 novices et 7 moniales). Le nombre des religieuses, comme dans les autres monastères de Syrie, est en croissance. Le monastère, qui aurait été fondé par Justinien, contient le tombeau de cette sainte des origines du christianisme, qui attire les pèlerins.

31 Anna Poujeau a analysé le fonctionnement de la communauté de religieuses, centré autour du charisme de la sainte patronne, et a relevé la contradiction ou la dialectique entre l’autorité de la supérieure d’une part, l’autorité prophétique d’une religieuse âgée, qui a un contact privilégié avec la sainte, d’autre part.

32 L’entrée au monastère est racontée comme une rupture avec la famille, comme un choix personnel contre la volonté des parents, et sous la protection du patriarche. Les postulantes sont, pendant deux ans, entièrement dépendantes de l’autorité de la supérieure. Une fois novices, elles habitent plus près de la grotte de Sainte Thècle, et elles changent de position dans la communauté : elles s’éloignent de la supérieure pour se rapprocher de la sainte. Après dix ans de noviciat, elles se fondent encore davantage avec celle-ci après leurs vœux perpétuels. Elles pratiquent alors une veille devant l’icône de la sainte, et s’identifient ou se confondent de plus en plus avec celle-ci : elles ne cherchent pas à devenir saintes (comme dans le modèle catholique), mais à devenir la sainte. Leurs visions, pendant lesquelles la sainte leur apparaît, qui deviennent au fur et à mesure de leur vie religieuse plus fréquentes, jouent dans cette évolution un rôle

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essentiel : elles autorisent en particulier celle qui en est gratifiée à tenir tête à l’autorité de la supérieure. Porteuses de la baraka de la sainte, elles développent en même temps leur rapport avec l’extérieur, en se mettant au contact des pèlerins visitant le sanctuaire. Une véritable compétition de charismes peut alors être relevée entre la religieuse gardienne du sanctuaire et la supérieure, cette dernière ne bénéficiant pas des mêmes grâces spirituelles dont jouissent celles qui s’identifient à Sainte Thècle dans la grotte-tombeau de celle-ci.

33 Georges Bohas (ENS, Lyon) et Florence Hellot-Bellier (Paris III)9, ont présenté la communauté assyrienne du Khabour, à l’est de la Syrie. Cette communauté s’est installée là dans les années 1930 après une errance en Irak à la suite de leur défaite, de leur massacre et de leur dispersion à partir de 1915. Ils y avaient fondé une agriculture prospère fondée sur l’irrigation à partir du Khabour, majestueux affluent de l’Euphrate, tout en conservant la mémoire de leur passé et une structure tribale héritée de leur mode de vie dans le Hakkari avant leur dispersion.

34 Depuis 1994, ce système économique et social dépérit : depuis 1997, le Khabour est à sec. Le paysage se transforme : les arbres fruitiers meurent. Les puits d’irrigation deviennent de plus en plus profonds, mais la hausse des cours du pétrole rend le pompage de plus en plus coûteux. Une agriculture céréalière irriguée remplace l’agriculture fruitière et maraîchère précédente. Les Assyriens du Khabour reprennent la route de l’exil, vers Beyrouth, ou, plus loin, vers l’Allemagne. Ce changement environnemental et social est le résultat d’une surexploitation des eaux. Mais les Assyriens en sont les principales victimes : ils avaient été installés là de force par les Français, sur des territoires appartenant aux tribus arabes. Celles-ci prennent leur revanche aujourd’hui, avec le soutien du régime qui préfère les Arabes aux Kurdes et aux chrétiens assyriens.

Institutions et communautés au Liban

35 André Sleiman (doctorant, EHESS) a présenté une communication sur « Penser la citoyenneté au Liban : égalité et identité dans une démocratie communautaire ». La constitution libanaise définit d’abord un État laïque : contrairement aux autres États arabes, il n’y a pas de religion d’État au Liban, et l’État n’intervient pas dans les affaires religieuses et de culte. La constitution affirme l’égalité de tous devant la loi, la liberté religieuse absolue, l’accès de tous aux emplois publics, etc. Mais il faut bien appartenir à une communauté pour bénéficier de l’article qui affirme le respect du statut personnel, ou celui qui prévoit la représentation égalitaire des communautés dans les fonctions de l’État. Le sens de cette constitution est contenu dans le Pacte National qui la complète, et qui prévoit comme une coutume la répartition des fonctions par communautés. L’ensemble des textes fondateurs repose sur l’idée d’équilibre et de coexistence, mais le confessionnalisme a été conçu comme provisoire, devant être dépassé. Le préambule des accords de Tâ’if (1990) pose encore la disparition du confessionnalisme comme un objectif national. Mais l’article qui prévoit une assemblée nationale élue à parts égales entre chrétiens et musulmans, chargée d’abolir le confessionnalisme, n’a pas été appliqué.

36 En fait, le système constitutionnel libanais contient à la fois le principe d’égalité et d’inégalité, de laïcité et de communautarisme. Deux sujets sont représentés dans l’État : les individus et les communautés. Le mot même de « citoyen » est employé pour la

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première fois seulement dans le préambule de 1990. Peut-on parler d’« individu » libanais ? Sans doute pas dans le sens qu’il prend dans la France républicaine, plutôt dans une conception anglo-saxonne prête à reconnaître aux communautés et associations une représentativité et une part de pouvoir. Les apologistes du système libanais considèrent que la norme n’est pas l’individu, mais la communauté, et que l’objectif est la stabilité communautaire. Le principe n’est pas l’égalité, mais l’égale dignité de chaque groupe. La question de l’identité passe en fait avant la question de l’égalité ; l’appartenance à la famille, au clan, à la confession passe avant l’attachement à l’État. Le traitement des communautés sous le Mandat, puis le système de la constitution assortie du Pacte national, a abouti à renforcer le sentiment d’appartenance et la structure communautariste. Alors que le confessionnalisme est un fait construit, politique, on a assisté à son essentialisation, la construction de l’identité maronite servant de paradigme au travail des autres communautés sur leur conscience de soi. Dans ce travail, chaque groupe a cherché à l’extérieur des modèles d’identification (la France pour les maronites, le nassérisme pour les sunnites, l’axe irano-syrien pour les chiites…).

37 André Sleiman plaide pour une démocratie consociative, en gros qui tiendrait compte de la réalité incontournable des identités et des groupes pour aboutir à un système consensuel qui ne serait pas en contradiction avec les droits de l’homme.

38 Aïda Kanafani-Zahar (CNRS / GSRL), dans une communication sur « Le mariage civil au Liban »10, est revenue sur les origines constitutionnelles du statut personnel. Celui-ci a été garanti au moment du Mandat, qui a assuré une reconnaissance aux communautés confessionnelles juridiquement instituées dans l’espace public. On peut même dire que la communauté est avant tout définie par le statut personnel. Mais l’État a reconnu un mariage contracté à l’étranger s’il est conforme à la législation du pays où il a été contracté. Les musulmans s’étant opposés à cet article, au nom de la souveraineté de l’islam, il ne s’applique qu’aux Libanais non-musulmans. Les tribunaux civils ne sont compétents que pour les mariages entre chrétiens ou entre chrétiens et musulmans. Par la suite, plusieurs tentatives d’introduire le mariage civil ont été vouées à l’échec.

39 Aïda Kanafani a mené une enquête auprès de treize couples ayant contracté un mariage civil à l’étranger. Tous sont d’un niveau éducatif élevé et ont vécu un moment à l’étranger. La plupart sont des couples mixtes, et tous ont fait du mariage civil un engagement conscient, mettant leurs enfants au lycée laïque ou protestant, et leur donnant des prénoms sans connotation religieuse, sauf dans un cas, où les parents ont opté pour le mélange volontaire et conscient des prénoms attribués à leurs enfants successifs. Tous évoquent la volonté de séparer la croyance et le politique, et se réclament du choix individuel ou de l’œcuménisme religieux.

40 Un des problèmes qui se pose pour ceux qui veulent échapper au statut personnel confessionnalisé est celui des conséquences du mariage civil contracté à l’étranger en matière de succession. En effet, si la loi de 1959 a soustrait les juifs et les chrétiens au droit successoral hanéfite, celui-ci s’applique pour considérer que la différence religieuse ôte tout droit à l’héritage, un chrétien ne pouvant hériter d’un musulman, et vice-versa. Les couples mariés civilement à l’étranger doivent donc trouver des solutions pour contourner les dispositions légales : donation entre vifs, création d’une société au nom des enfants en en gardant l’usufruit, comptes joints…

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NOTES

1. . V. TCHENTSOVA, « Le fonds des documents grecs (F.52. “relations de la Russie avec la Grèce”) de la collection des archives nationales des actes anciens de la Russie et leur valeur pour l’histoire de l’Empire ottoman », Turcica 30 (1998), p. 383-396 ; id., « Le scribe grec Nicolas de Rhodes et l’archimandrite Jacob de Mélos : résultats préliminaires des recherches sur les documents relatifs au séjour du patriarche Macaire d’Antioche en Russie en 1654-1656 », dans Captain and Scholar. Papers in Memory of Demetrios I. Polemis (2009), p. 297-341. 2. . D. CANTEMIR, The Salvation of the Wise Man and the Ruin of the Sinful World. Salāh al-Hakīm wa-fasād al-‘ālam al-Damīm, Ioana Feodorov (éd. arabe, trad. anglaise et annotations), Virgil Cândea (intro et comm.), Bucarest 2006. 3. . G. MANDALÀ, « Le descrizioni delle città di Roma nella letteratura arabo-cristiana (secoli XVII- XIX) », thèse de doctorat, Università degli Studi, Florence, 5 mars 2009. 4. . A. ECCHELLENSIS, Eutychius Patriarcha Alexandrinus vindicatus ; sive responsio ad Ioannis Seldeni Origines in duas tributa Partes ; quarum prima est De Alexandrina Ecclesiae Originibus, altera De Origine nominis Papae quibus accedit Censura in Historiam Orientalem Iohannis Henrici Hottingeri tigurini a pag. 283 ad 495. Omnia ex Orientalium excerpta monumentis auctore Abrahamo Ecchellensi Maronita è Libano, Rome 1660/1661. 5. . A. GIRARD, « L’enseignement de l’arabe à Rome au XVIIIe s. », Actes de la table ronde L’Italie et le Maghreb à l’heure de l’orientalisme romantique et positiviste (1700-1900). Un savoir en cours de redéfinition, 30 mars 2007, à paraître (École française de Rome). 6. . P. PIERACCINI (éd.), Acta S. Congregationis de Propaganda Fide pro Terra Sancta, Parte III (1847-1851), Milan 2009 (“Biblioteca bio-bibliografica della Terra Santa e dell’Oriente francescano” XVII), Préface de B. Heyberger. 7. . C. KOROLEVSKY, Kniga Bytija Moego (Le livre de ma vie) ; mémoires autobiographiques, Giuseppe Croce (éd.), Cité du Vatican 2007, 5 vol. 8. . A. POUJEAU, « Églises, monachisme et sainteté. Construction de la communauté chrétienne en Syrie », Thèse de doctorat en ethnologie, Université Paris Ouest-Nanterre la Défense, 2008. 9. . G. BOHAS et F. HELLOT-BELLIER, Les Assyriens du Hakkari au Khabour : mémoire et histoire, Paris 2008. 10. . « Les tentatives d’instaurer le mariage civil au Liban : l’impact des tanzimât et des réformes mandataires », dans P. J. LUIZARD (dir.), Le choc colonial et l'islam. Les politiques religieuses des puissances coloniales en terre d'Islam, Paris 2006, p. 427-448.

INDEX

Thèmes : Histoire des chrétiens d’Orient (XVIe-XXIe siècle)

AUTEUR

BERNARD HEYBERGER Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Histoire des chrétiens d’Orient (XVIe-XXe s.) Le monachisme oriental. Liban- Syrie (XVIIe-XIXe s.)

Sabine Mohasseb Saliba

1 Ce séminaire propose une nouvelle lecture de l’histoire des chrétiens d’Orient, en l’occurrence de la Syrie et du Liban, aux époques moderne et contemporaine à travers l’histoire de leurs monastères. Plus particulièrement pour ce qui concerne la période moderne, les archives monastiques du Liban sont d’une importance majeure : elles remontent au XVIIIe, au XVIIe et parfois même au XVIe siècle (alors que d’autres dépôts d’archives, tels que les évêchés ou certains tribunaux religieux, renferment des documents qui ne remontent pas au-delà du XIXe) ; elles sont variées et concernent l’histoire politique, sociale, démographique, économique de ces monastères, de leurs habitants et de la société environnante. Rassembleurs d’hommes et de femmes, ces monastères ont en effet connu une extension de leurs propriétés foncières respectives comme ils ont été d’importants centres de production agricole. Ils ont non seulement abrité des moines et des moniales mais également certains donateurs. C’étaient de même des lieux d’enseignement et des centres de copie de manuscrits, jouant à cet égard un rôle dans la conservation du patrimoine culturel religieux des communautés chrétiennes orientales. Ils ont souvent abrité des sièges épiscopaux et certains étaient des lieux de résidence patriarcale.

2 Au XVIIe et au XVIIIe siècle, on trouve au Liban une forte zone de concentration de monastères, due à l’édification de nouveaux monastères à cette époque. Ces monastères qui font partie aujourd’hui encore des plus grands propriétaires terriens de la montagne libanaise, relèvent de différentes églises orientales (maronite, grecque- orthodoxe, grecque-catholique, syriaque catholique, arménienne catholique). Quelques monastères relèvent aussi des missionnaires religieux occidentaux (capucins, jésuites, franciscains) qui se sont établis dans la Montagne à cette époque dans le cadre du processus de réforme catholique des Églises orientales.

3 Fondés par des individus originaires de la montagne libanaise ou de Syrie, les monastères relevant des Églises orientales sont autonomes les uns par rapport aux

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autres, issus du monachisme oriental traditionnel (c’est le cas de tous les monastères grecs-orthodoxes, de nombre de monastères maronites et des deux monastères syriaques catholiques) ou réunis en congrégations selon le modèle occidental (c’est le cas d’un grand nombre de monastères maronites et de tous les monastères grecs- catholiques).

4 Après une présentation des différentes zones de concentration monastique au Proche- Orient, nous nous sommes intéressés aux monastères maronites, les plus nombreux de la Montagne. Ces monastères ont connu un grand développement au cours des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, entre autres pour deux raisons majeures qui sont, d’une part, le grand mouvement migratoire qui a conduit les maronites du nord vers le centre et le sud de la Montagne, et d’autre part, le processus de réforme catholique tridentine de l’Église maronite1.

5 La migration et le processus de réforme vont en réalité favoriser le développement de deux genres de monastères : les traditionnels qui, à cette époque, ont la particularité d’être le plus souvent des monastères doubles (ou mixtes, abritant à la fois des moines et des moniales) en même temps que familiaux (fondés par des particuliers et longtemps gérés par les fondateurs puis par des membres du clergé issus de la famille du fondateur), et ceux réunis en congrégations selon le modèle occidental, un type de monastères qui a fait son apparition au début du XVIIIe siècle.

6 Pour comprendre ce développement, il convient de se pencher sur l’histoire de l’Église maronite, sa formation, son installation au Liban, ses liens avec les pouvoirs politiques successifs dont elle dépendait (les croisés, les mamelouks puis les ottomans), ses liens avec les autres communautés chrétiennes orientales (jacobites, grecques-orthodoxes). Ces liens vont en effet retentir sur ses choix (politique, culturel), son implantation géographique et sur les déplacements de son centre de gravité.

7 Cette Église d’origine monastique, née en Syrie du nord, séparée depuis le VIIIe siècle de l’Église byzantine par suite de son adoption du monothélisme condamné par le concile de Constantinople en 680, va rejoindre l’Église romaine à l’époque des croisés. Cette adhésion qui a eu lieu entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe, à l’époque où la hiérarchie épiscopale et la majorité de la communauté maronites étaient à établis dans le nord de la montagne libanaise, a été le prélude au long processus de réforme catholique de l’Église maronite qui a débuté au XVIe siècle et qui s’est poursuivi tout au long des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Les relations entre les deux Églises avaient en effet cessé pendant une longue période à la suite de la chute des Etats latins d’Orient et la conquête de la région par les Mamelouks, période durant laquelle les maronites sont isolés par le gouvernement qui craint de les voir se ranger du côté des Francs qui se trouvaient alors à Chypre et qui essaient plusieurs fois de débarquer sur la côte libanaise. Ces relations reprennent vers le milieu du XVe siècle avec le relâchement de l’autorité centrale mamelouke, par l’intermédiaire des franciscains, établis en Terre sainte et à Beyrouth2.

8 La réforme de l’Église maronite, qui répondait autant à un objectif de la part de l’Église romaine, celui de se rallier les Églises orientales, qu’à une volonté de la part des maronites eux-mêmes, a donné lieu toutefois à des résistances, des hésitations : au départ, l’adhésion à Rome elle-même a été longtemps controversée, comme d’ailleurs l’alliance avec les croisés. Elle ne faisait pas l’unanimité. Généralement, c’était les chefs militaires civils, qui dirigeaient la communauté avec le patriarche et les évêques, qui s’y

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étaient opposés. Des conflits qui ont duré très longtemps ont ainsi eu lieu entre les deux parties, obligeant parfois le patriarche à quitter sont siège pour s’établir non loin des croisés. Mais les sources nous révèlent aussi que quelques patriarches ont affiché une hésitation, ou même leur désapprobation : en témoigne la double élection patriarcale qui a lieu en 1282, cent ans après l’adhésion officielle à l’Église romaine, avec un patriarche pour Rome et les croisés et un autre contre3.

9 Plus tard encore, au XVe siècle, cette hésitation sera nourrie par la présence des jacobites (syriaques orthodoxes, monophysites) dans la Montagne à ce moment là : ces jacobites se rallient une partie des maronites et des conflits ont lieu, qui divisent la hiérarchie épiscopale et les chefs civils de la communauté maronite. Ils commencent à s’achever à partir de la fin du XVe siècle, notamment à la suite de violents incidents entre les deux parties qui se soldent par la victoire des maronites, comme avec les contacts entre les maronites et les missionnaires franciscains. Les franciscains ont bien apparemment joué un rôle fondamental à ce moment-là, dans la poursuite des liens avec Rome, et en particulier un franciscain d’origine maronite, Gebrayel Ibn el Qilaï, qui, à son retour de Rome où il avait été pour se former à la théologie latine, nous apprend dans ses écrits (il est entre autres l’auteur de nombreux poèmes, et de lettres, et a largement contribué à la traduction arabe de la théologie occidentale) que tous les patriarches n’avaient pas une attitude radicale vis-à-vis de l’Église romaine : certains se laissent influencer par les jacobites ou bien n’ont pas une attitude très ferme ni à l’égard des jacobites ni à l’égard de l’Église romaine. Ibn el Qilaï va alors pratiquer la mission auprès de sa communauté, l’inciter à adopter les rites latins et à combattre les jacobites. A sa mort, en 1516, la rupture avec les jacobites commence à se consolider, aidée par la conquête ottomane au début du XVIe siècle4. Une séance du séminaire a été consacrée à ce précurseur de la réforme de l’Église maronite, dont l’acharnement a sans doute amené le patriarche à le nommer évêque de Chypre pour l’éloigner du pays et c’est à Chypre qu’il décède d’ailleurs. Chypre qui abrite, depuis le XIIe siècle au moins, une communauté maronite assez importante ainsi que plusieurs monastères, et qui, durant la période mamelouke, accueillera nombre de maronites en provenance de la montagne libanaise (pour des raisons de dynamisme démographique, de disettes, de famine et d’exactions)5.

10 A travers ces relations entre les maronites et les croisés puis les mamelouks, nous avons observé les foyers monastiques maronites majeurs dans la montagne libanaise en remarquant un déplacement progressif du centre de gravité de l’Église et des monastères maronites à l’intérieur même des régions septentrionales de la montagne : des régions montagneuses de Jbeil et de Batroun vers celle de la Joubbat Bcharré, c’est- à-dire du sud vers le nord. Ce déplacement était entre autres lié aux changements politiques qui ont affecté la région ainsi qu’à la prééminence nouvelle du chef civil maronite de la Joubbat Bcharré. C’est ainsi qu’à partir de la fin du XIVe siècle, le foyer monastique principal des maronites s’était déplacé des régions de Jbeil Batroun (foyer maronite majeur aux Xe-XIIe siècles), vers celle de la Joubbat Bcharré, une région caractérisée par des gorges profondes. Plus tard encore, en 1440, le patriarche maronite, qui résidait jusque-là dans différents couvents de la région de Jbeil Batroun, s’installe définitivement dans un monastère de la Joubbat Bcharré, sous la protection du chef civil maronite de la région6.

11 La présence des jacobites dans la montagne libanaise qui, apparemment, a été à la fois un obstacle et une raison pour poursuivre les liens avec l’Église romaine, a été

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l’occasion de présenter la situation de la communauté syriaque jacobite au XVe siècle : une communauté principalement présente en Syrie, en Irak et en Cilicie, avec une Église divisée en trois patriarcats rivaux, dépendant de gouvernements politiques différents, ainsi que d’importants foyers monastiques. Ces foyers sont dynamiques (enseignement, compositions d’œuvres littéraires, édifications de nouveaux couvents et églises) mais en même temps vulnérables (le Tour Abdin, foyer monastique majeur, est soumis à cette époque à des razzias de la part des turcs, sans compter qu’il représente un territoire frontalier). La précarité de la situation des syriaques d’Irak aurait été à l’origine de leur expansion en Syrie et au Mont Liban au XVe siècle, des régions qui font partie d’un gouvernement plus stable, celui des mamelouks. Elle explique de même le rapprochement encore plus étroit de cette Église avec l’Église copte monophysite, située au même endroit que celui du siège mamelouk (patriarches syriaques qui se font sacrer au Caire par leurs collègues coptes, existence d’un important couvent jacobite en Egypte, le Deir el-Suriane, célèbre pour sa très riche bibliothèque et qui, au XVIe siècle abrite des moines syriaques libanais), et encore, avec l’Église monophysite d’Éthiopie : durant la seconde moitié du XVe siècle, des moines éthiopiens viennent ainsi s’établir au Mont Liban et en Syrie, sous la protection des syriaques jacobites. Il faut noter que les liens entre les chrétiens syriens et l’Éthiopie remontent au VIe siècle, avec la diffusion du christianisme en Éthiopie par des moines syriens7.

12 L’expansion syriaque en Syrie et au Liban (que l’on peut suivre à partir de documents de première main tels que des colophons ou des témoignages comme celui de Gebrayel Ibn el Qilaï) est de même à rechercher dans la puissance intellectuelle de l’Église syriaque (malgré ses divisions et l’insécurité des territoires irakiens) et probablement aussi dans la force économique de la communauté syriaque, en partie composée de riches marchands de Mossoul, dont une partie résidait à Chypre, à Alexandrie et à Jérusalem8.

13 Après ce bref détour par les syriaques et les chrétiens éthiopiens, nous avons commencé à appréhender le processus de réforme catholique, qui a débuté par l’envoi de délégués apostoliques au Mont Liban durant le dernier quart du XVIe siècle, en nous penchant au préalable sur l’organisation traditionnelle de l’Église maronite au XVIe siècle. Cette organisation montre les liens étroits qui existent entre le clergé régulier et le clergé séculier, notamment entre les monastères et la hiérarchie épiscopale, ce qui rappelle l’origine monastique de la communauté maronite. C’est en effet parmi les moines qu’étaient choisis les évêques et les patriarches, étant donné que ces derniers devaient être célibataires. Évêques et patriarches résidaient dans des monastères : les évêchés proprement dits n’existaient pas. Cette organisation montre de même les liens entre le monde monastique et celui des ermites (liens architecturaux, ermitages dépendant de monastères, vie érémitique dans un monastère)9. Notons à cet égard que des foyers érémitiques de la montagne libanaise ont été l’objet de fouilles archéologiques révélant l’existence de peintures murales10.

14 Nous avons également observé certaines caractéristiques des nombreux monastères maronites du nord de la montagne à cette époque11, des monastères autonomes qui devaient appartenir au village le plus proche12, où moines et moniales étaient régis par un droit coutumier, suivant l’exemple de leurs anciens maîtres, partageant leur vie entre la prière, le travail manuel (essentiellement agricole), la transcription des manuscrits et, pour certains, l’enseignement13.

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15 Nous avons enfin suivi en détail les premières missions des délégués apostoliques auprès des maronites. Durant leurs longs séjours, au cours des années 1578-1779, puis 1580-1581, ces délégués devaient commencer à introduire les réformes tridentines.

16 Ce sont ici les pratiques liturgiques et sacramentaires qui ont fait l’objet des premières réformes, à côté de l’affirmation de la foi catholique des maronites et de l’introduction de nouveaux jours de fête comme la Toussaint. Les premiers délégués devaient ainsi inviter le clergé à dissocier le sacrement de la confirmation de celui du baptême, à ne pas donner la communion aux enfants âgés de moins de huit ans, à baptiser les enfants dans les huit jours ou du moins avant les quarante jours et faire remplacer la formule orientale du baptême, qui est à la troisième personne, par celle, occidentale, à la première personne, qui exprime plus l’action du ministre du baptême. Ils avaient parcouru les villages, les monastères et les églises de la montagne pendant longtemps pour exhorter les maronites à rester fidèle à la foi catholique, enseigner aux prêtres la manière d’administrer les sacrements, examiner les livres des maronites, les retirer de la circulation ou les faire brûler, tout en distribuant chapelets, aumônes et images pour faciliter l’application des réformes14.

17 Nous avons passé en revue ces différents points de réforme qui ont parfois provoqué des résistances et qui devaient généralement favoriser l’émergence d’une piété plus individuelle15.

18 Il faut relever que certains traits de réforme concernent les laïcs de la communauté (empêchements de consanguinité, entrée des femmes à l’église) tandis que d’autres touchent aux matériaux utilisés (remplacement des calices de bois et de bronze par des calices d’or, d’argent ou d’étain), posant ainsi la question de la richesse de l’Église maronite. D’ailleurs, les réformes, c’est aussi l’introduction de nouveaux objets comme les chapelets ou les moules à hosties. D’autres points encore concernent les relations des maronites avec les autres communautés chrétiennes (il faut éviter les mariages avec les « shismatiques », c’est-à-dire les grecs-orthodoxes) 16.

19 A partir du XVIIe siècle et tout au long du XVIIIe siècle, les réformes vont concerner les institutions, en particulier les monastères, un aspect qui sera étudié l’année prochaine. Les dernières séances du séminaire ont été consacrées à la migration des maronites du nord vers le centre et le sud de la montagne libanaise à partir de la fin du XVe siècle. Concomitante du processus de réforme catholique, cette migration a eu lieu pour diverses raisons (démographique, politique, économique et sécuritaire). Elle devait aboutir au déplacement du centre de gravité de l’Église et de la communauté maronite ainsi que du centre monastique maronite, vers le centre de la montagne.

20 Après avoir évoqué les causes de ce grand mouvement migratoire qui, jusqu’à la fin du XVIe siècle, a uniquement concerné les régions centrales de la montagne (Kesrouan et Metn)17, nous avons commencé à nous intéresser aux nombreux monastères édifiés au cours des XVIIe et XVIIIe siècles dans ces régions : des monastères familiaux et doubles le plus souvent. Nous avons ainsi réfléchi aux mythes qui ont entouré l’installation des maronites dans le Kesrouan ainsi que l’édification de ces monastères. Nous avons également présenté les différentes sources relatives aux dates de fondation respectives de ces monastères (inscriptions épigraphiques, colophons, consécrations d’un patriarche, actes d’acquisitions de terrains) ; sans oublier les mouvements tentaculaires que nous avons pu observer et qui se sont traduits par des fondations monastiques nouvelles. Nous nous sommes enfin penchés plus particulièrement sur l’histoire de la

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fondation du premier couvent maronite familial et double de la région : Mar Challita Mouqbès18.

21 Le séminaire a aussi été l’occasion pour le Père Fouad Zouein (étudiant à l’EPHE), de nous présenter, lors de deux séances, quelques résultats de ses travaux sur les nombreux documents relatifs aux monastère familial et double de Mar Rouhana Bouqaya.

NOTES

1. J. LEROY, Moines et monastères du Proche Orient, Paris 1957 ; S. MOHASSEB SALIBA, Les monastères maronites doubles du Liban. Entre Rome et l’Empire ottoman (XVIIe-XIXe siècles), Paris 2008. 2. P. RAPHAEL, Le rôle du Collège Maronite Romain dans l’orientalisme aux XVIIe et XVIIIe siècles, Beyrouth 1950, p. 53-54 ; R. JABRE MOUAWAD,Lettres au Mont Liban d’Ibn Qila’i (XVe siècle), Publiées, traduites, commentées, Précédées d’un aperçu historique du Mont-Liban aux XIVe-XVe siècles, Paris 2001, p. 19-25. 3. K. SALIBI, « The in the Middle Ages and its Union with Rome », Oriens Christianus, Band 42 (1958), p. 92-104 ; R. JABREMOUAWAD, « Mayfuq revisité. Le couvent de l’épée et du fourreau », p. 159-199. 4. R. JABRE MOUAWAD,Lettres au Mont Liban d’Ibn Qila’i, p. 42-54 ; I. BCHEIRY, « L’attivita Siro- Ortodossa nel Monte Libano nella seconda meta del secolo XV », Parole de l’Orient 23 (2003), p. 609-658 ; J. MOUKARZEL, Gabriel Ibn al-Qilai († ca 1516) : Approche biographique et étude du corpus, Kaslik 2007. 5. J. FÉGHALI, Histoire du droit de l’Église maronite, t. I : Les conciles des XVIe et XVIIe siècles, Paris 1962, p. 30 ; P. SEMRANI, Al-Mawarinat fi jazirat Qoubrous (Les Maronites à Chypre), Beyrouth 1979 ; J. CHARAF , Al-‘Idiouloujiyyat al-moujtama‘iyyat. Madkhal ila tarikh Loubnan al- ijtima‘i (L’idéologie sociétale. Introduction à l’histoire sociale du Liban), Beyrouth 1996, p. 235-244, 286 ; R. JABRE MOUAWAD,Lettres au Mont Liban d’Ibn Qila’i, p. 18, 91-93 ; id., « La consécration du myron chez les Maronites jusqu’au XVIIIe siècle », Kaslik 1997, p. 265-286. 6. Cf. R. JABRE MOUAWAD,Lettres au Mont Liban d’Ibn Qila’i, 2001, p. 26-28. 7. Cf. J. LEROY, Moines et monastères du Proche Orient, p. 32-62 ; B. LUGAN, L’Éthiopie chrétienne, www.clio.fr (août 2000) ; R. JABRE MOUAWAD, « Les moines éthiopiens au Mont Liban (XVe siècle), Bulletin Liban Souterrain 5 (1998), p. 188-207 ; id., Lettres au Mont Liban d’Ibn Qila’i, p. 44-46 ; F. BAROUDI, Yaaqiba wa ahbas wa jabal loubnan : lamha tarikhiyya (Jacobites, éthiopiens et le Mont Liban : aperçu historique), Liban Souterrain 5 (1998), p. 75-176. 8. R. JABRE MOUAWAD,Lettres au Mont Liban d’Ibn Qila’i, p. 46-51. 9. J. DANDINI, Voyage du Mont Liban, trad. R. Simon, Paris 1675, p. 101-103 ; J. FÉGHALI, Histoire du droit de l’Église maronite, p. 40 ; P. SFEIR, Les ermites dans l’Église maronite, p. 119-196. 10. H. ABDUL-NOUR, A. GHAOUCHE et B. JABBOUR GÉDÉON, « Les ermitages rupestres du Ouadi el Baoualia (Jbeil) », Spéléorient 2 (juin 1997), p. 69-76. 11. Joseph Féghali avance le chiffre de cent monastères pour la fin du XVIe siècle (J. FÉGHALI, Histoire du droit de l’Église maronite, p. 50). 12. P. SFEIR, Les ermites dans l’Église maronite, p. 131 ; S. DOUAYHI, Tarikh al-azminat, 1095-1699 (Les Annales), Beyrouth 1951, p. 254.

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13. G. J. MAHFOUD, L’organisation monastique dans l’Église maronite. Étude historique, Kaslik 1967, p. 73-130. 14. J. FÉGHALI, Histoire du droit de l’Église maronite, p. 46-93, p. 300-320 ; P. SFEIR, Les ermites dans l’Église maronite, p. 158-162. 15. Cf. B. HEYBERGER, Les Chrétiens du Proche-Orient au temps de la Réforme catholique, Rome 1994, p. 511-550. 16. Cf. J. FÉGHALI, Histoire du droit de l’Église maronite, p. 46-93, 300-320. 17. J. CHARAF, L’idéologie sociétale. Introduction à l’histoire sociale du Liban (en arabe), 1996, p. 231-339 ; A.-R. ABU HUSAYN, « The Long Rebellion: The Druzes and the Ottomans, 1516-1697 », Archivium Ottomanicum 19 (2001), p. 165-191 ; id., « Problems in Ottoman Administration in Syria: the Case of the Sandjak of Sidon-Beirut », International Journal of Middle East Studies (1992), p. 665-675 ; S. MOHASSEB SALIBA, Les monastères maronites doubles du Liban, p. 21-39. C’est à partir de la findu XVIe siècle, que les maronites s’établiront dans les régions méridionales du Mont Liban. 18. S. MOHASSEB SALIBA, Les monastères maronites doubles du Liban.

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Thèmes : Histoire des chrétiens d’Orient (XVIe-XXIe siècle)

AUTEUR

SABINE MOHASSEB SALIBA Chargée de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Archéologie religieuse du monde byzantin et arts chrétiens d’Orient

Catherine Jolivet-Lévy

Les monuments byzantins de Cappadoce (suite)

1 Une nouvelle mission sur le terrain en 2008 ayant permis d’apporter des précisions nouvelles, j’ai repris l’analyse d’un monument déjà évoqué l’année dernière : Bahattın samanlığı kilisesi (= l’église du grenier de Bahattın), à Belisırma, dans la région du Hasan Dağı, fondation d’un membre de l’élite militaire byzantine, un protospathaire impérial et topotèrètès des scholes probablement originaire de Cappadoce (fin Xe ou début du XIe s.). Essentielle pour identifier la nature de l’établissement – monastique ou civil – auquel appartenait l’église, une restitution du complexe rupestre auquel celle-ci se rattachait a été proposée, qui, en raison de l’érosion, ne pouvait être que partielle. L’examen archéologique a confirmé la contemporanéité de l’excavation de l’église et des salles constituant le complexe, et plaidé en faveur d’un établissement domestique civil – une résidence aristocratique – plutôt que d’un monastère. Bahattın samanlığı kilisesi était vraisemblablement la chapelle « privée », familiale, d’un officier militaire, lieu de résidence secondaire ou fondation destinée à accueillir sa dépouille mortelle, tout en témoignant, par la qualité du décor, de sa richesse, de sa culture et de sa piété. Dans l’analyse du décor peint, on a surtout insisté sur des aspects souvent négligés : les motifs ornementaux, ici particulièrement riches, et les inscriptions – très nombreuses. Le treillis de losanges, constitué de guirlandes de laurier reliées par des sortes de broches dorées, peint au sommet de la voûte de la nef a été comparé aux décors réticulés interprétés par Lydie Hadermann-Misguich comme un signe de prestige, de pouvoir et de sacralité1, et aux représentations du royaume des cieux dans les images de l’univers des manuscrits de la Topographie chrétienne de Cosmas Indicopleustès (Vatic. gr. 699, IXe s., Sinait. gr. 1186 et Laurentianus Plut. IX 28, XIe s.). Ce motif décore aussi le voile du tabernacle, métaphore du firmament qui sépare le ciel et la terre2, et, en accord avec le symbolisme hiérarchique de l’église, qui identifie les parties hautes de l’édifice avec le ciel, où réside le Christ, le décor du sommet de la voûte de la nef de

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notre église, à la fois luxueux (les broches dorées), triomphal (les feuilles de laurier) et lumineux (par ses couleurs, en particulier le fond clair), a été interprété comme l’évocation du baldaquin du ciel, donnant à voir la beauté du royaume céleste. Le Christ y apparaît d’ailleurs, représenté en buste dans un médaillon, à l’extrémité orientale de la nef, au-dessus de l’abside.

2 L’abondant recours aux inscriptions peintes est un autre indice du statut du fondateur, à une époque où l’illettrisme était la règle. Que le ktitor et les usagers de la chapelle aient été ou non capables de lire et de comprendre les inscriptions, celles-ci étaient avant tout destinées à manifester ses prétentions, sa culture et son appartenance à une classe sociale supérieure. D’ailleurs, la plupart des textes, par leur situation dans l’église, étaient et sont encore difficiles à déchiffrer depuis le niveau du sol, ce qui confirme qu’ils n’étaient probablement pas destinés à être lus. Outre l’inscription dédicatoire qui perpétuait le mémoire du fondateur, on a étudié l’inscription liturgique peinte dans l’abside, ainsi que les légendes accompagnant les scènes christologiques, qui n’étaient dans la plupart des cas nullement nécessaires à leur compréhension. Certaines sont rares, comme dans l’Anastasis, la formule Δεῦρω ᾽Αδὰµ τὸ πρῶτο µου πρόβατον3, qui souligne le lien sémantique de la scène avec la Résurrection de Lazare, peinte en face, préfiguration de la résurrection du Christ, comme de celle des morts le jour du Jugement Dernier. Le répertoire hagiographique représenté dans l’église a été analysé en tant que témoin non seulement des préférences dévotionnelles du fondateur, mais aussi de sa double appartenance – à la Cappadoce et à la capitale byzantine. D’une manière générale, l’association de traits locaux et d’éléments importés d’un grand centre (Constantinople ?) caractérisent ces peintures provinciales. Plusieurs particularités de l’iconographie, qui témoignent d’une inspiration savante, et probablement d’origine constantinopolitaine, ont été mises en évidence. On s’est intéressé particulièrement à un détail rare du Massacre des Innocents : la représentation d’Hérode trônant, dévoilant son genou et sa cuisse gauche. Ce motif de Majestas, d’origine antique4, reparaît sporadiquement dans quelques œuvres constantinopolitaines de l’époque macédonienne, et en particulier dans le « Ménologe » de Basile II (Vatic. gr. 1613), où il caractérise aussi l’attitude du roi Hérode, dans la scène du Massacre des Innocents. Loin d’être anodin, ce détail témoigne de la formation « savante » du peintre de l’église de Bahattın et de ses liens avec Constantinople et avec l’art de la « Renaissance » macédonienne. D’autres particularités du cycle christologique ont été pointées, susceptibles d’éclairer le fonction de la chapelle, l’accent mis sur la thématique de la mort et de la résurrection suggérant une fonction funéraire.

Au seuil du sacré : les portes et leur décor dans l’architecture religieuse du monde byzantin et de l’Orient chrétien

3 Cette série de conférences, organisée en collaboration avec Ioanna Rapti et menée grâce à la participation de chercheurs spécialistes de différents domaines, a cherché à porter un regard neuf sur l’entrée dans l’église, que l’on a souhaité aborder dans une perspective très large à la fois dans l’espace – l’Empire byzantin et les régions environnantes, Égypte et Caucase à l’est, côte adriatique, Italie et Sicile à l’ouest – et le temps (de l’époque protobyzantine à celle des Paléologues). Les portes et les images qui

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les entourent sont celles qui mettent en contact l’extérieur et l’intérieur de l’église (mais aussi le narthex et le naos) et qui, en tant que seuil de l’espace sacré, sont la traduction autant matérielle que symbolique d’une limite entre profane et sacré : un lieu d’ouverture, d’accueil et de rencontre, mais aussi éventuellement d’exclusion. Pour questionner l’ambigüité du passage, qui participe à la fois du sacré et du profane, et le rôle de la porte dans la médiation entre l’homme et le sacré, nous avons privilégié une approche holistique et cherché à interpréter la porte, l’organisation du décor et les inscriptions associées, sans les dissocier du reste de l’église et de ses fonctions. La porte a donc été envisagée dans sa matérialité (typologie, technique, décor, inscriptions…), mais aussi dans son rapport à l’architecture et comme le commencement d’un cheminement qui, depuis l’extérieur, conduit au lieu de sacralité maximale, le sanctuaire, la mise en perspective de l’entrée ne se limitant pas d’ailleurs à cette bipolarité entrée-sanctuaire. On a essayé d’articuler la symbolique liée à la porte (porte du ciel, seuil du Paradis, etc.), souvent activée ou explicitée par le décor et/ou les inscriptions, à la fonction (ou aux fonctions) des passages : le seuil comme lieu de pratiques liturgiques et dévotionnelles, qui dépendent de la destination des monuments (église monastique, cathédrale, chapelle « privée », funéraire), et plus généralement comme lieu d’une expérience religieuse, agissant sur le corps et l’esprit des fidèles. Dans la prise en compte de cet espace plus large, mais aussi du rituel et des fonctions liturgiques, qui commandent la structuration et la perception de l’espace, la réalité s’est avérée multiforme et complexe et le sujet trop vaste pour pouvoir être appréhendé dans toute sa diversité. Nous avons donc privilégié quelques axes de réflexion : le rôle de la porte dans la structuration et la hiérarchisation de l’espace, sa valeur symbolique, l’organisation du décor, les inscriptions, l’interaction entre images et inscriptions, d’une part, rituel et fonctions de l’édifice cultuel, d’autre part.

4 Le point de départ de notre enquête a été la thèse inédite de C. Bouras5, première et jusqu’à présent unique tentative de corpus des portes byzantines, qui propose une approche systématique et formaliste, dont il a été rendu compte par Demetrios Zachokostas, mais d’autres études ont nourri notre réflexion6. Des synthèses régionales ont été présentées, sur les portes des églises d’époque protobyzantine dans le nord de l’Adriatique (Pascale Chevallier), sur la Cappadoce (moi-même et Nota Karamaouna), la Géorgie (Nina Iamanidze), les portes en bois d’Arménie (Ioanna Rapti), l’Égypte (D. Bénazeth et M.-H. Rutschowscaya), les peintures murales associées aux portes des églises byzantines de Chypre, XIe-XIVe siècle (Andreas Nicolaïdès), les portes et peintures extérieures des églises de Macédoine (Nikolaos Siomkos), les portes et mosaïques en façade des églises italiennes, XIe-XIVe siècle (Simone Piazza).

5 La nature du corpus, comportant un petit nombre de portes conservées, de surcroît dispersées dans le temps et l’espace, ne permettant pas de synthèse sur la typologie, nous avons privilégié leur rôle, structurel et symbolique, dans l’aménagement de l’espace et la régulation des rites, et, partant, le décor architectonique, sculpté, en mosaïque ou en peinture, qui participe à la mise en valeur de l’entrée dans l’église. Toutes les contributions ont souligné le caractère sacré de la porte d’entrée dans l’église, sa fonction de passage et de limite entre espace profane et espace sacré, son symbolisme – la porte comme métaphore du salut – et l’importance du décor, marqueur de niveaux de sacralité. On s’est en effet intéressé au programme des entrées pour lui- même, mais aussi dans sa relation avec le décor du reste de l’église et, en particulier, avec celui de l’entrée du sanctuaire ou de l’abside. Le symbolisme associé à la porte et

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l’iconographie de ses abords– sur les chambranles, le linteau, les piédroits, le tympan ou la paroi dans laquelle est ouverte l’entrée – ont été l’un des fils conducteurs de ces conférences.

6 Différentes fonctions, souvent d’ailleurs concomitantes, des images ont été mises en évidence, de façon récurrente, dans les programmes d’entrée d’églises, quelle que soit l’aire géographique envisagée : le plus souvent il s’agit de marqueurs de sacralité et de signes apotropaïques, mais on trouve aussi le rappel de la dédicace de l’église et de ses fondateurs. La valeur protectrice et la signification symbolique des images et des inscriptions associées à l’entrée ont été mises en relation avec l’assimilation de la porte au Christ lui-même, selon Jean 10, 7 et 10, 9 (« Je suis la porte des brebis »). Plusieurs signes théophaniques marquent les passages et les protègent (croix, Christ en imago clipeata, Mandylion, etc.), à l’entrée de l’église comme à celle du sanctuaire ou de l’abside. Le plus fréquent (sur les battants des portes, les linteaux, les tympans et les parois avoisinantes) est sans conteste la croix, motif assurant la protection de l’édifice non seulement contre les démons et les forces du mal, mais aussi contre les impies ou les personnes mal intentionnées. L’entrée dans l’église, « la porte du Seigneur, par laquelle entrent les Justes » (Ps 117/118, 20), accueille aussi la représentation de la Vierge, « porte par laquelle le salut est entré dans le monde », « porte du Paradis », très souvent invoquée en tant que « porte » ou « entrée » dans l’hymnographie byzantine. Elle est celle qui « ouvre la porte de la Miséricorde », comme le souligne la prière récitée devant les portes saintes au début de la liturgie. Toutes les facettes de l’image de la Théotokos comme « porte du salut », à la frontière de l’espace sacré, ont été examinées, dans le contexte de l’ensemble du programme iconographique de l’église, de sa dédicace et sa fonction, qu’il s’agisse des représentations de la Vierge à l’Enfant, accompagnée ou non des fondateurs, de la Dormition, de l’Annonciation, de l’Ascension, du Jugement dernier, des préfigurations mariales dans l’ancien Testament ou des illustrations du stichère de Noël (Svetlana Sobkovitch). Le saint titulaire de l’église a également sa place à l’entrée en tant que gardien privilégié, mais aussi comme signe d’identification du lieu. D’autres figures protectrices (archanges – en particulier l’archange Michel –, saints guerriers, etc.), l’image du fondateur ou les invocations des fidèles ont également été repérées et analysées. Le seuil de l’église est donc apparu dans une vaste aire géographique – en Cappadoce, à Chypre, en Macédoine, comme dans le Caucase ou en Italie – comme un emplacement pertinent pour une grande variété de thèmes iconographiques : images protectrices et théophaniques (croix, imago clipeata du Christ, Mandylion, Kéramidion, Vierge), compositions exprimant un passage – qu’il s’agisse d’une conjonction (comme l’Annonciation, dont l’emplacement a été aussi favorisé par son rôle initial dans l’œuvre du salut) ou d’une séparation (comme la Dormition ou le Jugement dernier) –, thèmes didactiques, ou encore images de dédicace montrant le saint titulaire ou les donateurs. L’iconographie vétéro-testamentaire, liée à la thématique du salut, n’est pas absente, mais semble surtout caractéristique des régions orientales, en particulier de la Géorgie. Le rapport entre l’entrée de l’église et le passage du naos au sanctuaire, où les mêmes thèmes se trouvent souvent repris, a été maintes fois observé. Enfin, l’étude des représentations de la porte dans l’iconographie, en particulier dans l’illustration des psautiers, a apporté un éclairage complémentaire (Ioanna Rapti, Svetlana Sobkovitch).

7 Le problème des peintures ou mosaïques extérieures, qui peuvent constituer des programmes articulés autour de l’entrée, a également été traité, dans la tradition byzantine (Nikolaos Siomkos), mais aussi dans la tradition latine (Simone Piazza). On

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s’est interrogé, sans épuiser le sujet, sur leurs fonctions potentielles : servir de cadre à des cérémonies ou des rituels précis ayant lieu devant l’église, de support visuel à la préparation des fidèles s’apprêtant à pénétrer dans l’église, ou encore de message politico-religieux adressé à un public plus large, que celui-ci entre ou non dans l’église.

8 Le thème de la porte dans la liturgie byzantine – et en particulier l’utilisation du psaume 23 (« Levez vos portes… ») – a été examiné par André Lossky. Dans le rituel de dédicace des églises, centré sur la consécration de l’autel, la seule partie en relation avec le thème de la porte est l’entrée des reliques (avant leur déposition solennelle dans l’autel), qui représente celle du Christ, entrée qui s’accompagne de versets choisis du psaume 23, utilisés sous forme dialoguée. L’interprétation des portes de l’église comme portes du ciel est corroborée par différents textes patristiques et, au XIVe siècle, par Syméon de Thessalonique, qui interprète les entrées du narthex vers la nef, lors d’autres célébrations, comme le retour du Christ au ciel après son Incarnation, retour qui entraîne celui de l’homme dont la vocation est le ciel. Charles Renoux a présenté un exposé très nourri sur la porte dans les rites arménien et géorgien (dimanche des Palmes, dédicace, baptême, sépulture, pénitence, profession monastique, etc.), ses symbolismes, ses figures typologiques et son décor. Il a souligné l’importance particulière des portes dans ces rites et son ancrage dans l’ancienne tradition hiérosolymitaine et antiochienne que les Églises caucasiennes ont conservée malgré leur évolution dogmatique et liturgique.Concernant l’apport des sources textuelles, Bernard Flusin a analysé les passages du De cerimoniis et du Typicon de Dresdes (Xe s.), relatifs, en particulier, aux portes occidentales de la Grande Église, Sainte-Sophie de Constantinople, dont a été mis en évidence l’usage hiérarchisé.

9 Les inscriptions associées aux portes vont des simples formules de protection à l’assimilation de la porte au Christ, reposant sur Jean 10, 7 (« Je suis la porte des brebis »), en passant par les citations de l’Ancien Testament, et surtout des psaumes, le verset 20 du psaume 117 et le verset 8 du psaume 25 étant les plus fréquents à l’époque protobyzantine en Syrie (Georges Kiourtzian). Les dédicaces et invocations sont également bien attestées. À l’époque médio- et tardo-byzantine, les inscriptions sont le plus souvent, comme dans les églises de Chypre, subordonnées aux représentations figurées ou complémentaires de celles-ci (Andréas Nicolaïdès). Les inscriptions dédicatoires placées près de l’entrée associent in aeternum l’édifice à son ou ses donateurs. Le contenu et l’emplacement des inscriptions peuvent également éclairer des aspects liturgiques et des comportements religieux.

10 Bien que l’on ait surtout cherché à voir dans quelle mesure l’iconographie et l’épigraphie « activaient » le sens donné à l’entrée dans l’église, quelles étaient les constantes, les variantes régionales, l’évolution dans le temps, etc., les aspects techniques n’ont pas été tout à fait négligés, qu’il s’agisse du travail du bois, documenté surtout en Égypte copte (D. Bénazeth et M.-H. Rutschowscaya), mais également en Arménie et en Géorgie (Ioanna Rapti et Nina Iamanidzé), et des portes debronze damasquinées produites à Constantinople et exportées en Italie (Jannic Durand). Une visite au Cabinet des Médailles de la Bibliothèque Nationale a permis d’examiner le fragment de la porte de Saint-Paul-Hors-les-Murs (Rome), qui y est conservé. Lesaspects économiques et sociaux de l’exportation de portes constantinopolitaines en Italie – une industrie importante pour des donations prestigieuses – ont également été abordés.

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11 Les limites imparties pour ce résumé ne permettant pas de résumer les différentes présentations, je ne rendrai compte, très brièvement, que de l’apport de quelques monuments cappadociens à cette thématique. Comme dans le reste du monde chrétien, la croix, comme marqueur de la sacralité du lieu et signe protecteur et apotropaïque, est le décor le plus fréquemment associé en Cappadoce au seuil de l’édifice, parfois dans le cadre de la composition des trois croix du Golgotha. Pour l’époque protobyzantine, on a retenu le cas de Saint-Jean Baptiste de Çavuşin, église de pèlerinage dont les entrées étaient « théâtralisées » par un portique monumental à colonnes, doté d’une double fonction : symbolique – proclamer l’importance locale du monument et des reliques qui y étaient vénérées – et fonctionnelle (pour l’accueil des visiteurs et la fluidité de la circulation des pèlerins). L’organisation architecturale de l’édifice, avec les colonnades séparant les différents espaces à l’intérieur de l’église – rappel de la colonnade du portique – accompagnant le cheminement des fidèles vers le sanctuaire, participe à la progression vers le sacré. Les peintures et invocations, inédites, qui sont conservées en façade, autour des entrées, sont sans doute à mettre en relation avec les tombes installées (à une époque indéterminée) dans le sol du portique de la basilique. Dans une petite église récemment découverte, dans les environs d’Uçhisar, Karankemer vadisi (église n° 1), VIIe siècle (?), la monumentalité de l’entrée est reprise, comme en écho, entre porche et nef, puis entre nef et abside, créant une gradation dans l’accès au sacré. Le traitement architectural des différents passages qui scandent l’accès à l’église – de l’extérieur à l’abside – participait ainsi à la hiérarchisation de l’espace et à la dynamique des cérémonies qui s’y déroulaient. Comme exemple de programme pictural associé au seuil de l’église à l’époque médio-byzantine, nous avons retenu celui de Yılanlı kilise, dans la vallée d’Ihlara, IXe-Xe siècle, dont les saints cavaliers vainqueurs du Mal, un des thèmes d’entrée les plus fréquents, ont déjà été analysés dans cette optique par Nicole Thierry7. À Yılanlı kilise, la thématique conflictuelle affichée au seuil de la nef est reprise et développée à l’intérieur, avec la représentation du Jugement dernier. Quant aux scènes de la vie de Marie l’Égyptienne (Communion, Ensevelissement), peintes dans le vestibule au-dessus de la porte donnant sur l’extérieur, les dernières images que voyaient les fidèles en sortant de l’église, nous avons proposé de les interpréter comme un memento mortis, exhortant à la pénitence et à la participation à l’eucharistie. Contrepoint à l’image infernale située dans l’église, qui montre les femmes pécheresses attaquées par les serpents, Marie l’Égyptienne, la pécheresse par excellence, devient, par un singulier renversement, un modèle à imiter et une raison d’espérer. Le programme d’entrée de Saint Jean de Güllüdere a également été analysé, qui illustre les liens unissant très souvent l’entrée dans l’église et l’entrée du sanctuaire (Nota Karamaouna).

12 Ce séminaire a donc été l’occasion non seulement de faire le point sur une thématique très riche mais, souvent nourri de découvertes archéologiques récentes, il a aussi révélé une documentation parfois peu connue, voire inédite. Malgré la diversité des approches (archéologique, épigraphique, iconographique, liturgique, etc.), des convergences se sont dégagées et de nouvelles pistes de recherche ont été ouvertes. Le temps nous a manqué pour dégager une synthèse, mais les résultats déjà obtenus ont jeté un éclairage nouveau pour la compréhension de l’articulation de l’espace ecclésial et de l’iconographie médiévale. Le 25 mai, a été organisée une visite de l’exposition Le Mont Athos et l’Empire byzantin. Trésors de la Sainte Montagne, au Petit Palais, sous la houlette de

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Jannic Durand, Conservateur en chef au département des Objets d’art du Musée du Louvre.

NOTES

1. L. HADERMANN-MISGUICH, « Tissus de pouvoir et de prestige sous les Macédoniens et les Comnènes. À propos des coussins de pied et de leurs représentations », DChAE IV 17 (1993-1994), p. 121-128 (reprisdans id., Le Temps des Anges. Recueil d’études sur la peinture byzantine du XIIe siècle, ses antécédents, son rayonnement [Bruxelles 2007], p. 157-171). 2. Cf. H. L. KESSLER, « Medieval Art as Argument », dans Spiritual Seeing. Picturing God’s Invisibility in Medieval Art,Philadelphie 2000, p. 53-63 ; id., « Gazing at the Future. The Parousia Miniature in Vatican Cod. gr. 699 », ibid., p. 88-103. 3. Cf. Pseudo-Épiphane, Homélie pour le Samedi Saint, PG 43, 452 B-C. 4. Cf. P. C. CLAUSSEN, « Ein freies Knie. Zum Nachleben eines antiken Majestas-Motivs », Wallraf- Richartz-Jahrbuch 39 (1977), p. 11-27. 5. Les portes et les fenêtres en architecture byzantine : étude sur leur morphologie, leur construction et leur iconographie, Paris 1964. 6. Citons seulement J.-M. SPIESER, « Portes, limites et organisation de l’espace dans les églises paléochrétiennes », Klio 77 (1995), p. 433-445 ; L. HADERMANN-MISGUICH, « Images et passages. Leurs relations dans quelques églises byzantines d’après 843 », Les Images dans les sociétés médiévales : pour une histoire comparée, Bulletin de l’Institut Historique Belge de Rome LXIX (1999), p. 21-40 ; J.- P. SODINI, « Atria et cours dans les sites de pèlerinage du monde byzantin », dans C. SAPIN (éd.), Avant-nefs et espaces d’accueil dans l’église entre le IVe et le XIIe siècle, Paris 2002, p. 37-49, et, bien qu’elle concerne l’entrée du sanctuaire, S. E. J. GERSTEL (éd.), Thresholds of the Sacred. Architectural, Art Historical, Liturgical and Theological Perspectives on Religious Screens, East and West, Washington 2006. 7. N. THIERRY, « Aux limites du sacré et du magique. Un programme d’entrée d’une église en Cappadoce », Res Orientales XII (1999), p. 233-247.

RÉSUMÉS

Outre quelques séances consacrées à l’archéologie et à l’iconographie cappadociennes, les conférences de cette année ont porté sur le thème suivant :« Au seuil du sacré : les portes et leur décor dans l’architecture religieuse du monde byzantin et de l’Orient chrétien ».

INDEX

Thèmes : Archéologie religieuse du monde byzantin et arts chrétiens d’Orient

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AUTEUR

CATHERINE JOLIVET-LÉVY Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Christianisme byzantin Trésors inconnus de la littérature byzantine des IXe-Xe siècles

Peter Van Deun

1 Au mois de mars 2009 nous avons été invité comme Directeur d’études à l’École pratique des hautes études, à la Section des sciences religieuses ; nous voudrions remercier vivement nos collègues Catherine Jolivet-Lévy et Bernard Flusin de nous avoir donné l’occasion de consacrer quatre conférences au thème Trésors inconnus de la littérature byzantine des IXe-Xe siècles.

2 Nous nous sommes concentré sur Métrophane de Smyrne et sur le Florilège Coislin.

3 À Métrophane, nous avons récemment consacré un article où nous avons présenté quelques découvertes importantes à son propos1.

4 Le point de départ a été un Commentaire sur l’Ecclésiaste comptant 360 pages de texte grec et édité par J. Noret et G. Ettlinger (CPG 7950)2. L’œuvre n’est conservée que dans quatre manuscrits : le Hierosolymitanus, Sabaiticus 579, de la fin du XIIe siècle ; le Neapolitanus, Bibliotheca Nationalis II B 13, dont la première partie a été achevée par le jésuite Pierre Poussines à Rome dans la seconde moitié du XVIIe siècle ; le Parisinus, Coislinianus 57, transcrit proba-blement à Constantinople dans la première moitié du Xe siècle ; le Romanus, Casanatensis 198, datant du deuxième quart du XIVe siècle. Les éditeurs n’arrivent ni à identifier l’auteur ni à fixer sa datation de manière convaincante ; ce qui est sûr, est que l’auteur du texte ne peut être identifié ni avec Grégoire de Nysse, ni avec l’énigmatique Grégoire d’Agrigente, deux noms qui sont attestés dans la tradition manuscrite. Selon Ettlinger et Noret, l’œuvre daterait des années 530‑630 et aurait été achevée à Alexandrie.

5 Dès la première lecture du texte, nous étions frappé par plusieurs particularités ; en effet, il se caractérise par un bon nombre de mots rares et d’expressions caractéristiques, qui parfois ne se lisent pas ailleurs dans la littérature grecque, ainsi que par quelques particularités de la grammaire et de l’orthographe. Donnons quelques exemples : S. Paul cité comme Παῦλος ὁ µέγας ἀπόστολος ; l’auteur de l’Ecclésiaste caractérisé comme ὁ σοφὸς ̓Εκκλησιαστής ; en caractérisant le Créateur, notre auteur

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utilise parfois une expression assez rare, revenant au vieux poète Pindare et citée sous la forme dorique ἀριστοτέχνας ; le Verbe est ταυταληθής, “celui qui est tout vérité” ; Jésus-Christ devenu homme ou crucifié δι ̓ἄφατον ἔλεον ; le verbe παρεµπεδόω, extrêmement rare, utilisé dans le sens de “confirmer” ou “corroborer” ; la formule ἀµέσως ἐπήγαγεν (rarement φησὶν), “le texte ou l’auteur continuait” ou “ajoutait immédiatement, sans aucune rupture” ; la combinaison ἀµέλει τοίνυν, “et en effet”, “et certes”, “quoi qu’il en soit, donc” ; les formules similaires µονονουχὶ (γάρ) φησιν, µονονουχὶ φάσκων ὡς et µονονουχὶ λέγων ὡς ; la formule ὡς εἶναι τοιοῦτον σαφῶς τὸ λεγόµενον ; l’expression τὰ ἁνδάνοντα (τῷ) θεῷ ; les mots extrêmement rares Χριστόθεν, θνῆξις, πονηροβουλία et πονηροπραξία.

6 Nous avons découvert que ces mêmes caractéristiques se rencontrent dans trois autres textes, restés anonymes jusqu’ici.

7 Il y a d’abord les Homélies sur S. Jean et S. Matthieu, éditées par K. Hansmann3 ; l’œuvre, qui n’est pas conservée dans son intégralité, compte actuellement environ 200 pages de texte ; elle a été transmise dans un codex unicus, le Londinensis, British Library, Additional 39605, datant probablement de la première moitié du Xe siècle ; il est important de signaler ici que le nom de l’auteur du texte a été gratté et est devenu malheureusement illisible.

8 Puis, on a relevé la Διάλεξις κατὰ ᾿Ιουδαίων éditée par M. Hostens (CPG 7799)4. Il s’agit d’un Traité contre les Juifs, comptant actuellement 285 pages de texte grec, donc d’une longueur exceptionnelle par rapport aux autres textes anti-juifs. Tout comme pour les Homélies, le Contra Iudaeos n’est conservé que dans un seul manuscrit, le Florentinus, Mediceus-Laurentianus Plut. VII, 1, qui date certainement du Xe siècle, probablement de la première moitié. Le texte renferme quelques indices chronologiques permettant de le dater assez précisément : l’année 907-908, donc sous le règne de Léon VI.

9 Finalement, on est arrive à la Θεογνωσία (CPG 3223). À trois reprises dans les Homélies, l’auteur renvoie à ce texte qu’il avait rédigé en Crimée. De cette Θεογνωσία ne sont conservés que quelques extraits dont les plus importants se lisent dans la Panoplia dogmatica d’Euthyme Zygadène, achevée entre 1115 et 1118 ; là, les fragments cités sont attribués à Grégoire de Nysse. À côté d’Euthyme Zygadène, on ajoutera plusieurs autres témoins indirects de l’œuvre qui sont datés des XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles. On notera également que l’Adversus Iudaeos n’est pas la Theognosia.

10 Il est clair que les quatre textes sont issus d’une seule plume ; cette thèse est confirmée par des éléments touchant par exemple au contenu des textes, par leurs sources, par la manière de citer l’Écriture et par des similitudes de langue, tout à fait probantes, et par un renvoi interne d’un texte à l’autre.

11 Nous avons même pu aller plus loin : l’auteur de ces quatre œuvres est Métrophane, métropolite de Smyrne, qui sort ainsi complètement de l’ombre de l’histoire. Notre découverte est due à un Commentaire sur l’Ecclésiaste, conservé en géorgien et fait par Jean Č’imč’imeli, qui a travaillé au XIIe-XIIIe siècle ; le texte géorgien est disponible dans une édition qui se retrouve très rarement dans nos bibliothèques et qui est entièrement en géorgien, ce qui a empêché qu’elle soit connue et étudiée par les chercheurs ; l’édition est due à Kornelii Kekelidze et s’intitule Commentarii in Ecclesiastem Metrophanis, Metropolitae Smyrnensis (Monumenta Georgica. Publicationes Universitatis Tphilisensis, I, Scriptores Ecclesiastici, 1), Tiflis, 1920. Métrophane de Smyrne en est l’auteur, dit le titre du texte explicitement ; de plus, la comparaison que nous avons faite entre le texte

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géorgien de Kekelidze et la version grecque de Ettlinger et Noret, nous a permis de conclure qu’il s’agit du même texte. On a ainsi la preuve ultime de l’identité de l’auteur de tous ces textes.

12 Métrophane est mal connu. Il a été nommé sur le siège de Smyrne au milieu du IXe siècle ; lors du Synode de 859, il s’est rangé du côté d’Ignace, et cette position a fait qu’il a été incarcéré, avec Ignace, et exilé dans la presqu’île de Crimée. En 867, il suivit Ignace dans son retour ; il fut une des figures les plus marquantes du concile antiphotien de 869-870, lequel lui a permis de récupérer son siège. Mais malheureusement pour Métrophane, il fut déposé avant le Synode de 879-880 et exilé de nouveau en Crimée. Il est mort avant le mois d’octobre 912.

13 Son œuvre littéraire, telle qu’elle est conservée, est restée assez modeste ; nos recherches nous ont permis de trouver, sous forme imprimée, les œuvres suivantes : un nombre de canons liturgiques ; l’Hymne sur la Trinité ;une lettre adressée à Manuel, patrice et λογοθέτης τοῦ δρόµου ; un Commentaire sur les Épîtres Catholiques dont on connaissait déjà depuis longtemps l’existence, car Jean Bekkos en a cité un fragment (sur la base d’un manuscrit appartenant à la bibliothèque du monastère de Dionysiou, l’Athous Dionysiou 227, du XVe siècle, trois autres fragments de ce Commentaire ont été édités par B. Georgiadès à la fin du XIXe siècle) ; la Laudatio archangelorum Michael et Gabriel (BHG 1292) dont nous préparons l’édition critique ; la Laudatio Polycarpi Smyrnensis (BHG 1563), dont une édition critique, établie par nos soins, est sous presse.

14 Des recherches dans les catalogues nous ont permis d’ajouter encore quelques autres œuvres, inédites, qui tout probablement reviennent elles aussi au métropolite de Smyrne : sa profession de foi épiscopale au moment de son ordination, conservée dans un seul manuscrit, du XVIe siècle (édition sous presse) ; un Commentaire sur les Psaumes dont on trouve beaucoup de fragments dans les chaînes exégétiques grecques du Psautier ; un Commentaire sur l’Hexaéméron, conservé dans des manuscrits qui appartiendraient à la bibliothèque du monastère du Pantokrator au Mont Athos.

15 Métrophane, dont les œuvres n’ont pas circulé abondamment à cause d’une sorte de damnatio memoriae qu’il a subie, n’est plus l’auteur abandonné à l’oubli et vivant dans l’ombre du grand Photius ; il est maintenant devenu une des personnes les plus importantes de la seconde moitié du IXe et du début du Xe siècle ; de quelques pages de grec dont on disposait auparavant, on est maintenant passé à des centaines de pages, qui, tout au long, témoignent de la grande érudition et de l’originalité de leur auteur.

16 De ces qualités témoignent les fragments qu’on a lus ensemble, permettant de faire connaissance de cet auteur très fécond et de le remettre dans son Sitz im Leben. Il s’agit de : l’Homélie I, 2 sur l’Évangile de Saint Jean, où il exprime sa volonté de faire œuvre nouvelle et personnelle ; le texte intégral de la Professio fidei, qui est restée très neutre, se rattachant au vocabulaire technique trinitaire typique des Cappadociens ; des parties de la cinquième et de la septième Homélie sur S. Jean et S. Matthieu, avec des extraits où il est question d’une affaire de chasteté (il s’agit de l’affaire de la tétragamie de Léon VI) ; quelques passages pris au Dialogue contre les Juifs, une œuvre qui se caractérise par une grande richesse.

17 Le second grand thème dont nous avons traité lors de nos séminaires, concerne le Florilège Coislin, et, plus particulièrement, la lettre gamma de l’anthologie ; c’est à Marcel Richard que revient le mérite d’avoir relevé pour la première fois l’importance de ce florilège5.

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18 Cette large anthologie, de type alphabétique,a été compilée vraisemblablement à la fin du IXe ou au début du Xe siècle. En effet, les témoins les plus anciens datent du Xe siècle et le texte le plus récent cité dans le florilège est la Lettre 57 de Théodore Studite, adressée à son oncle Platon et envoyée soit en 797, soit en 809-811 (en tout cas avant la mort de Platon en 814).

19 On connaît trois recensions différentes du Florilegium Coislinianum.

20 La première recension n’est connue que par le seul Parisinus, Coislinianus 294, datable du XIe-XIIe siècle (de là le nom du florilège).

21 La deuxième recension est un peu plus courte que la première, et n’est transmise que par quatre témoins ; les plus anciens, tous deux du Xe siècle, sont l’Atheniensis, Bibliothecae Nationalis 464 et le Parisinus gr. 924 ; tout récemment, nous avons découvert ou redécouvert deux témoins nouveaux de cette deuxième recension : d’un côté il s’agit du Bruxellensis, Bibliothèque royale de Belgique IV 881, achevé à Venise par Jean Katelos en 1542 (ce manuscrit est identique à l’ancien manuscrit Cheltenham, collection Phillipps 3080 que M. Richard considère comme égaré), de l’autre côté on a le Parisinus gr. 1096, du XVIe siècle ; ces deux témoins récents descendent, indépendamment l’un de l’autre, de l’Atheniensis. Globalement, le texte de la deuxième recension est meilleur que celui de la première version.

22 La troisième recension donne une version assez abrégée, omettant un bon nombre de chapitres et raccourcissant beaucoup d’autres ; elle est conservée dans une quinzaine de manuscrits, parmi lesquels plusieurs témoins partiels. Ne donnons que les manuscrits les plus importants. Le témoin le plus ancien est le Mediolanensis, Ambrosianus Q 74 sup. (681), du Xe siècle ; puis il y a une série de manuscrits datant de la seconde moitié du XIIIe ou du XIVe siècle : l’Athous, Iviron 38, daté de 1281-1282, et l’Argentoratensis, Bibliothecae Nationalis et Universitatis gr. 12, achevé en 1285-1286, transcrits tous les deux par le prêtre Syméon Kalliandrès ; l’Atheniensis, Bibliothecae Nationalis 329 qui date de la fin du XIIIe ou du début du XIVe siècle ; et le Vaticanus graecus 491, de la seconde moitié du XIIIe siècle.

23 Il est clair que le Florilegium Hierosolymitanum est un témoin supplémentaire et important du Florilegium Coislinianum ; le manuscrit majeur en est le Hierosolymitanus, Sancti Sepulchri 15, du Xe ou du XIe siècle. Dans son état actuel, le Florilegium Hierosolymitanum, qui présente, pour chaque στοιχεῖον, une version abrégée de quatre florilèges préexistants, notamment trois florilèges damascéniens et le Florilegium Coislinianum, sans mélanger ceux-ci, mais en évitant les doublets, ne contient que les στοιχεῖα Α à Ε du Florilège Coislin.

24 Nous nous sommes surtout concentré sur la lettre gamma du Florilège Coislin, en relevant le contenu de cette section, l’usage des sources et la relation qui unit cette anthologie avec d’autres collections byzantines.

25 La première recension du στοιχεῖον Γ est divisée en onze chapitres, contenant des extraits pris à la Bible et aux Pères, tels que Maxime le Confesseur, Cyrille de Jérusalem, Grégoire de Nazianze, Évagre le Pontique, Grégoire de Nysse, le Pseudo-Chrysostome et Jean Climaque. La sélection des thèmes est arbitraire, les mots essentiels étant γεγεννηµένοι, (πύριναι) γλῶσσαι, γλῶσσα / γλωσσώδης, γέεννα, γνωρίζειν, µονόγαµοι / δίγαµοι, γάµος, γυναῖκες (πονηραί), γονεῖς, γαστριµαργία et γέλως.

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26 Il est clair que le Florilège Coislin constitue un témoin important et ancien, indirect il est vrai, d’un bon nombre de Pères grecs et d’auteurs byzantins anciens ; il contient des citations prises à une bonne cinquantaine d’auteurs ; on notera un bon nombre de textes mal connus ou inconnus ; nous avons relevé l’énigmatique Léonce de Damas, plusieurs fragments pseudo-chrysostomiens, une collection anonyme de vingt-cinq chapitres anti-juifs transmise, entre autres, par le florilège Coislin (chapitre iota), Anatole de Laodicée (IIIe siècle, un fragment sur la fête de Pâques), Cosmas Vestitor, un auteur situé vaguement dans le VIIIe siècle et connu pour ses éloges et pour ses homélies sur la Dormition (dans la quatrième lettre du florilège, on lit un fragment centré sur les larmes), un fragment attribué à un prêtre Grégoire revenant, au moins pour une petite partie, à Astérius, Homilia 14, 8, 4, le moine Marcien de Bethléem, auteur ascétique du IVe siècle, le fragment de Théodore Studite déjà mentionné, etc. Il est clair que le Florilège Coislin constitue un témoin important pour un bon nombre de textes, souvent antérieur à nos manuscrits les plus anciens des textes en question.

27 Nous avons comparé le στοιχεῖον Γ du florilège avec deux autres grands florilèges : d’une part les Sacra Parallela (CPG 8056), regardés jusqu’ici comme le florilège spirituel dont descendent toutes les autres anthologies du même genre, et de l’autre part le florilège sacro-profane connu comme les Loci Communes du Pseudo-Maxime et daté probablement du IXe ou du Xe siècle (CPG 7718). Il ressort de cette comparaison que les Sacra Parallela sont indépendants des deux autres florilèges, qui sont en revanche clairement apparentés l’un à l’autre ; en effet, les Loci Communes dépendent probablement du Florilège Coislin, du moins pour ce qui est des extraits qui sont communs à ces deux florilèges, tandis que l’inverse est exclu ; plusieurs indices permettent de dire que les Sacra Parallela n’ont pas pu servir d’intermédiaire entre la source d’une part et les Loci Communes et le Florilège Coislin d’autre part, ce qui augmente l’importance du Florilegium Coislinianum, qui semble avoir joué un rôle central et indépendant dans la tradition des anthologies spirituelles à Byzance.

NOTES

1. « La Chasse aux trésors : la découverte de plusieurs œuvres inconnues de Métrophane de Smyrne (IXe-Xe siècle) », Byzantion 78 (2008), p. 346-367. 2. Pseudo-Gregorii seu Pseudo-Gregorii Nysseni Commentarius in Ecclesiasten (Corpus Christianorum. Series Graeca,56), Turnhout-Louvain 2007. 3. Ein neuentdeckter Kommentar zum Johannesevangelium. Untersuchungen und Text Forschungen zur christlichen Literatur- und Dogmengeschichte 16, 4/5 (Paderborn 1930). 4. Anonymi auctoris Theognosiae (saec. IX/X) Dissertatio contra Iudaeos, Corpus Christianorum. Series Graeca 14 (Turnhout-Louvain 1986). 5. Florilèges spirituels grecs, dans Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, V, Paris, 1962-1964, col. 484-486, repris dans M. RICHARD, Opera minora, I, Turnhout‑Louvain, 1976, n° 1. Ce qui suit, résume les résultats auxquels nous avons abouti dans un article que nous avons publié avec nos collègues louvanistes Caroline Macé, Erika Gielen et Ilse de Vos : « L’Art de compiler à Byzance : la Lettre Γ du Florilège Coislin », Byzantion 78 (2008), p. 159-223 (où on trouvera toute la

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littérature antérieure) ; on ajoutera l’article de Tomás Fernández qui prépare chez nous une thèse de doctorat sur le Florilège Coislin : « Un auteur inconnu dans le Florilège Coislin : Léonce de Damas », Sacris Erudiri 47 (2008), p. 209-221. À Louvain, l’édition critique des lettres alpha et bèta est actuellement en chantier.

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Thèmes : Christianisme byzantin

AUTEUR

PETER VAN DEUN Directeur d’études invité, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses, Katholieke Universiteit Leuven, Belgique

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Christianisme byzantin La vie religieuse sous les Paléologues

Marie-Hélène Congourdeau

Les sources de la crise zélote (1342-1350)

1 Les recherches menées les années précédentes sur la biographie de Nicolas Cabasilas et les problèmes qu’elle pose (notamment à propos de son rôle dans les conflits politiques et sociaux de son époque, qui a été moins étudié que son rôle dans la vie religieuse) avaient mis en lumière l’importance de la crise zélote dans sa formation.

2 Cette crise, qui s’apparente par certains côtés aux « révolutions populaires » étudiées jadis par Michel Mollat et Philippe Wolf pour l’Occident de la même époque1, mais qui garde cependant une singularité propre à l’empire byzantin (contexte de guerre civile entre deux prétendants à la succession d’Andronic III : son fils Jean V Paléologue et son ministre Jean VI Cantacuzène), s’est déroulée dans la ville natale de Cabasilas, Thessalonique, à une période cruciale de sa vie, c’est-à-dire à l’issue de ses études et à l’orée de son engagement dans la vie politique.

3 Malgré son jeune âge (une vingtaine d’années), Nicolas Cabasilas a joué dans cette crise un rôle majeur puisqu’il fut envoyé comme ambassadeur au fils de Cantacuzène, Manuel, pour négocier dans les meilleures conditions le ralliement de Thessalonique au parti de Cantacuzène, alors que les zélotes, partisans de Jean V Paléologue, tenaient la ville. Lorsqu’à son retour les zélotes, opposés à ce ralliement, soulevèrent à nouveau le peuple, Nicolas Cabasilas échappa, dans des circonstances mal connues, au massacre des aristoi de Thessalonique, alors que son compagnon d’ambassade était poursuivi jusque chez son beau-frère et mis à mort. Le point de départ de cette recherche sur les zélotes était de savoir si le fait que Nicolas Cabasilas avait alors échappé à la mort était dû à des circonstances accidentelles ou à des accointances avec certains chefs zélotes (comme André Paléologue qui, après sa défaite, échappa lui-même à la condamnation et se réfugia au mont Athos).

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4 La crise zélote a suscité de nombreuses études nourrissant une ample bibliographie, mais l’ensemble des sources disponibles a rarement été sollicité. En outre, une partie de ces sources n’est accessible, grâce à des éditions critiques et des publications de documents (archives de l’Athos par exemple), que depuis peu d’années ; c’est pourquoi il nous a semblé utile de reprendre l’ensemble de ce dossier de sources et d’en faire une traduction commentée, en vue d’une publication qui ne pourra qu’être profitable aux chercheurs (le grec du XIVe siècle est réputé pour sa difficulté). Ce travail de traduction, commencé l’année dernière, a été pratiquement achevé au cours de l’année.

5 Nous avons ainsi traduit et commencé à commenter : 1. des chapitres de l’Histoire de Jean Cantacuzène (édition de Bonn) : chap. III, 28 (la révolte d’Andrinople) ; III, 37 (Cantacuzène et le gouverneur de Thessalonique Synadènos) ; III, 38 (la prise du pouvoir par les zélotes à Thessalonique) ; III, 42 (les déboires du cantacuzéniste Arsénios Tzamplakôn aux mains des zélotes) ; III, 64 (Manuel Cantacuzène à Verroia ; les exactions des zélotes à Thessalonique) ; III, 87 (la politique d’Alexios Apokaukos) ; III, 88 (l’assassinat d’Alexios Apokaukos à Constantinople) ; III, 93-94 (l’ambassade de Nicolas Cabasilas et le massacre des aristocrates de Thessalonique) ; IV, 15-17 (la fin des zélotes). 2. des chapitres de l’Histoire de Nicéphore Grégoras (édition de Bonn) : chap. XIII, 10, 3-7 (présentation des zélotes) ; XIV, 10, 11-14 (le massacre de Constantinople) ; XIV, 10, 15-11, 4 (le massacre de Thessalonique) ; XVI, 1 (description du régime zélote). 3. des lettres de Dèmètrios Kydonès (édition Loenertz2, complétée par la nouvelle datation – et numérotation – de F. Tinnefeld, dans sa traduction allemande3), dans l’ordre chronologique : ep. 5T/12L à Jean Cantacuzène ; 6T/17L à Manuel Cantacuzène ; 7T/6L, 8T/7L, 10T/8L à Jean Cantacuzène ; 16T/43L à Isidore Boucheiras ; 18T/87L à Nicolas Cabasilas ; 95T/77L à Phakrasès ; à ces lettres nous avons ajouté l’Oratio I à Jean Cantacuzène (éditée par Loenertz en tête de la correspondance) et la Monodie sur les morts de Thessalonique (PG 109, 640-652).

6 Il reste à traduire des lettres que Grégoire Akindynos4 a écrites entre 1342 et 1350 et qui soit sont adressées à des Thessaloniciens, soit évoquent des événements qui se déroulent à Thessalonique sous la domination zélote ; certaines de ces lettres fournissent des renseignements précieux sur la poursuite de la querelle hésychaste au cœur même de Thessalonique tenue par les zélotes : lettres 27, 40 et 57 à un destinataire inconnu ; 41 à Branas ; 52 à Jacques Koukounaris ; 56 à Magistros ; 58 à l’archidiacre Bryennios, 59 à Isaris ; 60 à Lapithès.

7 Le travail sur ces sources a fait apparaître en pleine lumière une évidence qui jusque là ne nous semble pas avoir été suffisamment prise en compte : c’est que durant le gouvernement de Thessalonique par les zélotes, en dépit de quelques épisodes dramatiques comme le massacre de 1345, la ville a continué à vivre « comme si de rien n’était ».

8 Ces traductions, outre le projet de leur publication, serviront de base à une table ronde sur Thessalonique au temps des zélotes, prévue durant le Congrès international des études byzantines qui se déroulera à Sofia en 2011, table ronde à laquelle participeront plusieurs auditeurs assidus de ce cours.

Nicolas Cabasilas et son traité Sur les Abus illégaux des archontes

9 La deuxième partie du cours a été consacrée à l’achèvement de la traduction du traité de Nicolas Cabasilas Sur les abus illégaux des archontes, qui fut longtemps utilisé

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comme source pour connaître le programme des zélotes, jusqu’à ce qu’en 1957, Ihor Ševčenko démontre que ce texte n’avait rien à voir avec la crise zélote5. Depuis l’édition du texte par Ševčenko, si l’on excepte quelques compléments de l’éditeur (en particulier la découverte d’un brouillon de l’œuvre6), le traité de Cabasilas n’a fait l’objet d’aucune étude approfondie. De nombreux problèmes se posent pourtant, à commencer par la datation du texte. Même si l’on adopte, à la suite de Ševčenko, l’hypothèse que ce discours fut l’objet de plusieurs réécritures, il reste à déterminer la date et l’occasion de sa première rédaction et de ses réécritures. L’étude minutieuse du texte et l’observation des modifications apportées à la première mouture, permettraient de lever le voile sur cette œuvre intrigante.

10 La première étape de notre étude est la traduction du texte, qui permet à la fois de mieux saisir l’originalité de la démarche de Cabasilas, son style qui est celui d’un avocat rompu à l’éloquence judiciaire, et le détail de son argumentation : tout cela, la simple analyse donnée par Sevcenko pour accompagner l’édition du texte ne permettait pas d’en avoir une pleine conscience.

11 Grâce aux compétences diverses des auditeurs assidus (parmi lesquels une doctorante en histoire du droit byzantin), nous avons pu entrer dans l’argumentation de Cabasilas qui condamne en réalité plusieurs types d’abus de la part d’archontes civils ou ecclésiastiques, de la confiscation des biens monastiques à des fins militaires (thème qui semble avoir surtout retenu les chercheurs jusqu’à présent) à la simonie et aux confiscations de revenus de la part de métropolites, voire du patriarche de Constantinople. Tous ces éléments devraient permettre de mieux comprendre, entre autres, quels sont les archontes visés par la critique de Cabasilas (peut-être même le patriarche Jean Kalekas), de mieux appréhender sa propre conception du droit et de la justice, d’étudier l’éloquence judiciaire telle qu’elle était enseignée à Thessalonique au XIVe siècle. Une étude comparée avec les autres œuvres juridiques de Cabasilas (en particulier son traité contre les usuriers, bâti sur le même modèle d’argumentations contradictoires) devrait permettre de rééquilibrer l’image du personnage, trop souvent cantonné dans son rôle d’auteur spirituel.

12 La traduction du traité, accompagnée de commentaires juridique, historique et philologique, devrait également faire l’objet d’une publication commune. Nous espérons ainsi contribuer à l’enrichissement de notre connaissance de Cabasilas et de son époque.

NOTES

1. M. MOLLAT et P. WOLFF, Les révolutions populaires en Europe aux XIVe et XVe siècles, Paris 1970 ; 19932. 2. R. J. LOENERTZ, Demetrius Cydones, Correspondance, I-II, Rome 1956-1960 (“Studi e Testi” 186-208). 3. F. TINNEFELD, Demetrios Kydones, Briefe, vol. I à V, Munich 1981-2003 (“Bibliothek der griechischen Literatur” 12, 16, 33, 50, 60).

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4. A. CONSTANTINIDES-HERO, Letters of Gregory Akindynos. Greek Text and English Translation, Washington 1983 (“Corpus Fontium Historiae Byzantinae” 21, “Dumbarton Oaks Texts” 7). 5. I. ŠEVČENKO, « Nicolas Cabasilas’ Anti-zealot Discourse: a Reinterpretation », Dumbarton Oaks Papers 11 (1957), p. 81-125. 6. Id., « The Author’s Draft of Nicolas Cabasilas’ Anti-Zealot Discourse in Paris gr. 1276 », DOP 14 (1960), 179-201 ; cf. id., « A Postscript on Nicolas Cabasilas’ Anti-Zealot Discourse », DOP 16 (1962) ; G. T. DENNIS, « Nicholas Cabasilas Chamaetos and his Discourse on Abuses committed by Authorities against Sacred Things », Byzantine Studies / Études byzantines 5 (1978).

RÉSUMÉS

Recherches sur Nicolas Cabasilas et son époque. 2. Nicolas Cabasilas et la société civile : la révolte des zélotes à Thessalonique et le Discours sur les abus des autorités

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Thèmes : Christianisme byzantin

AUTEUR

MARIE-HÉLÈNE CONGOURDEAU Chargée de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Christianisme orthodoxe

Vassa Kontouma-Conticello

La querelle néo-grecque sur la communion fréquente (XVIIIe siècle)

1 À l’époque byzantine, l’assiduité des fidèles à la communion eucharistique ne semble pas faire l’objet de dissensions, du moins dans l’Église chalcédonienne. Celle-ci se réfère avec constance à l’enseignement de Basile de Césarée (329‑379), qui conçoit l’Eucharistie comme une « nourriture » tout indiquée pour les baptisés (Du Baptême, I, 3, éd. SC 357, Paris 1989, p. 192) et préconise une communion fréquente, même quotidienne : Communier même tous les jours et recevoir sa part du saint corps et du précieux sang du Christ est chose bonne et profitable, car lui-même dit clairement : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle » (Jn 6, 54). Qui doute, en effet, que participer continuellement à la vie ne soit pas autre chose que vivre pleinement ? Nous cependant nous communions quatre fois par semaine : le Dimanche, le Mercredi, le Vendredi et le Samedi, et aussi les autres jours, si l’on y fait mémoire de quelque saint (À Césaria, sur la Communion : Lettre 93, éd. CUF, Paris 1957, I, p. 203).

2 Il serait intéressant d’observer comment cet enseignement est reçu tout au long du millénaire byzantin, notamment dans la confrontation de l’Église chalcédonienne avec les Églises arménienne ou éthiopienne, dans lesquelles on observe des pratiques différentes. Retenons ici que dans la première moitié du XVe siècle, Syméon de Thessalonique († 1429) est très clair sur la question de la fréquence de la communion. Il recommande une communion hebdomadaire, « tous les dimanches, si possible », faisant suite à une préparation nécessaire « par la confession et la contrition ». Il s’agit pour les fidèles de ne dépasser en aucun cas un délai « de quarante jours » (PG 155, 672 CD).

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La question de la fréquence de la communion dans l’orthodoxie post-byzantine

3 Cinquante ans après la chute de Constantinople, un relâchement considérable dans la fréquence de la communion eucharistique semble s’être produit chez les laïcs – probablement en raison des persécutions qui s’amplifient sous le règne de Sélim Ier (1512-1520) et qui entraînent la transformation de nombreuses églises en mosquées –, mais également chez les moines, qui semblent privilégier l’ascèse par rapport à la vie eucharistique de la communauté. Dans certains monastères, on en arrive ainsi à ne communier que trois ou quatre fois dans l’année.

4 Composé en 1561, le Nomokanon de Manuel Malaxos († 1581) reflète et confirme cette situation : Ceux qui vivent droitement et pratiquent le jeûne du mercredi et du vendredi communieront aux fêtes de Pâques, de la Nativité du Seigneur, des Saints Apôtres et de la Mère de Dieu, s’ils ont suivi ces mêmes jeûnes et si, bien entendu, ils en sont dignes, n’étant pas soumis à un empêchement canonique (texte inédit cité par N. Skrettas, Hè theia Eucharisteia […] kata tèn didaskalia tôn Kollybadôn, Thessalonique 2006, p. 311, n. 658).

5 Les Nomokanones et Manuels du confesseur ( Exomologètaria) du XVIIe siècle relaient, semble-t-il, cette prescription, qui limite la communion à quatre fois dans l’année. Nous la retrouvons d’ailleurs dans la Confession de la foi orthodoxe de Pierre Moghila (1596-1646), qui autorise cependant la communion mensuelle pour les fidèles les plus assidus : Nous devons confesser nos péchés quatre fois dans l’année devant un prêtre ayant été ordonné légalement et de façon orthodoxe. Ceux qui progressent dans la piété peuvent se confesser tous les mois. Mais les plus simples doivent confesser leurs péchés au moins une fois par an. Et ceci doit avoir lieu durant la Sainte Quarantaine. Quant aux malades, leur premier souci doit être de purifier leur conscience par la confession et de prendre part à la Sainte Communion, en recevant très pieusement, auparavant, les Saintes Huiles (Orthodoxos Homologia tès Pisteôs, Snagov 1699, Qu. 90, p. 35).

6 On voit dans ces textes à quel point la confession, le jeûne et l’accès à l’Eucharistie sont étroitement mêlés : devant ce qui apparaît comme une érosion de l’idéal chrétien, devant l’évidente altération de la pratique des sacrements, deux garde-fous sont ainsi clairement posés. La situation décrite par Gabriel III de Constantinople (1702-1707), dans une lettre datée du 1er avril 1705, semble d’ailleurs justifier ce choix. Le patriarche y condamne durement deux excès : les absolutions données à tous, sans examen et sans discernement, et donc la communion octroyée à un grand nombre de fidèles impénitents ; la crainte démesurée du châtiment divin dans la communion indigne, qui conduit certains prêtres à y renoncer eux-mêmes lors de la célébration eucharistique : Les pères spirituels qui se trouvent en ces lieux [Bodéna, soit Édesse en Macédoine] et confessent les chrétiens qui s’adressent à eux, ne leur infligent pas la pénitence correspondant aux péchés qu’ils ont commis, en tant qu’hommes, comme l’expliquent et l’ordonnent les Saints Pères […], mais en leur disant simplement de renoncer [à leurs péchés], ils leur donnent l’absolution pour leurs péchés antérieurs, qu’ils soient ou non mortels, sans discernement et de façon égale, et ils leur octroient les Saints Dons de façon indigne (Kanonikai Diataxeis, éd. M. Gédéôn, Constantinople 1888 [= KD], I, p. 125). Il est nécessaire que ces pères incompétents et corrompus soient gravement sanctionnés […]. Les évêques présents en ces lieux doivent par ailleurs leur

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ordonner de vive voix […] de mettre fin à ce désordre destructeur pour les âmes, et de ne plus corrompre le peuple de Dieu de cette façon trompeuse et mortelle (KD I, p. 132). Certains prêtres sont tombés dans une déviance et une audace terribles. Ils célèbrent la Sainte Mystagogie, puis, après avoir chanté l’hymne de communion, ils ne communient pas au divin corps et au divin sang, à ce moment [comme il est prévu]. À la fin [de la liturgie], ils ne vident pas non plus le calice en le buvant, selon la tradition ancienne de l’Église. Mais s’ils trouvent un autre prêtre après le renvoi des fidèles, ils le lui donnent en communion. Dans le cas contraire, ils couvrent [le calice] et le mettent de côté jusqu’au lendemain, célébrant de nouveau [la liturgie] avec ces mêmes espèces saintes et parfaites (KD I, p. 126). Mais que peuvent-ils dire pour faire leur apologie, si ce n’est qu’ils ne sont pas dignes de communier ? Cependant, s’ils ne sont pas dignes de communier, étant impurs et souillés, comment osent-ils alors célébrer et approcher de l’autel […] ? Ils méritent la déposition et la séparation du peuple chrétien (KD I, p. 134).

7 La pratique de la communion quatre fois par an – Gabriel III parle lui aussi de fidèles « jugés dignes, ayant été assidus aux offices durant toute leur vie, s’étant confessés avec ardeur et ayant communié aux Saints Dons au moins quatre fois par an » (KD I, p. 124) – semble donc imposée par les circonstances. C’est bien cette situation que déplore Agapios Landos (XVIIe s.), dans son Salut des pécheurs (Venise 1641), un siècle avant que n’éclate la dispute sur la communion fréquente : Ceux qui disent qu’il est suffisant de communier une fois par an, car le monde est plein de péchés, et que nous ne sommes pas dignes de communier souvent, se livrent à de vains bavardages. Car celui qui est indigne de communier tous les mois est aussi indigne de communier une fois par an. En effet, si les péchés d’un mois t’empêchent de communier, il est évident que ceux d’une année te rendent encore plus indigne, car plus le temps passe, pires sont tes péchés (Hamartôlôn Sôtèria, Venise 1766, p. 230-231).

La crise des années 1772-1785

8 Une nouvelle étape semble franchie avec l’introduction d’une citation du Tomos d’Union de 920 (éd. L. G. Westerinck, Washington D.C. 1981, p. 66) dans un livre liturgique, l’Hôrologion. Cette addition a été opérée après 1768, probablement vers 1770-1772, dans un Hôrologion non encore identifié. Dans l’édition de 1778 que nous avons eu la possibilité de consulter, le texte retenu est le suivant : Extrait du Tomos d’Union publié sous Constantin et Romanos les empereurs, en 910 [sic] : « On ne sera digne de communier aux Saints Mystères que trois fois par an, premièrement à la Résurrection salvifique du Christ Notre Dieu, deuxièmement à la Dormition de la Très Pure Mère de Dieu, troisièmement à la Nativité du Christ Notre Dieu, un jeûne et le bénéfice que l’on peut en tirer ayant précédé celles-ci » (Hôrologion Mega, Venise 1778, p. 507).

9 Or on sait que cette prescription s’applique à l’origine aux trigames, c’est-à-dire à ceux qui se sont remariés deux fois à la suite de deux veuvages. Son extension à l’ensemble des fidèles, même aux vierges, semble aberrante. Elle constitue, à notre sens, l’élément qui déclenche la réaction soudaine d’une personnalité atypique, Néophyte du Péloponnèse dit le Kausokalybitès (1713-1784). Cet ancien directeur de l’Académie de l’Athos, auteur d’une Collection de tous les Canons sacrés et divins (éd. posthume, Venise 1787), ne tolère pas cette corruption du texte original du Tomos d’Union, et encore moins l’usage de cette citation pour justifier une doctrine de communion limitée à trois fois dans l’année. Sa désapprobation est exprimée dans un opuscule rédigé en 1772, resté

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inédit jusqu’en 1975, mais qui fut sans nul doute exploité, amélioré, vulgarisé, dans deux ouvrages anonymes attribués à Nicodème l’Hagiorite (1749-1809) et Macaire de Corinthe (1731-1805) par leurs contemporains : Encheiridion anonymou […] peri tou hoti chreôstousin hoi Christianoi sychnoteron na metalambanôsi ta theia mystèria, Venise 1777 ; Biblion psychôphelestaton peri tès synechous metalèpseôs […], Venise 1783.

10 La parution de l’opuscule de 1783 suscita une importante querelle sur la Sainte Montagne, mais provoqua également la colère du patriarcat de Constantinople : le prédicateur Serge Makraios (1734/40-1819) le fustigea dans une longue dissertation ; Gabriel IV (1780-1785) et le Saint Synode le condamnèrent dans un acte officiel, promulgué en avril 1785. Voici en résumé le contenu de cette Lettre synodale (KD I, p. 269-272) : Un opuscule anonyme De la communion fréquente, déjà imprimé, a été présenté devant le Synode, accompagné d’une lettre « portant le sceau » de la Communauté athonite et faisant part des disputes qui s’y étaient produites à son propos. Or, « ce livre ayant été lu et examiné », il a été jugé condamnable selon deux aspects : premièrement, il est « erroné et plein […] de paralogismes » ; deuxièmement, il est contraire « à la discipline et à la coutume ecclésiastiques qui existent de tout temps et depuis l’origine ». Car il n’appartient pas « à une seule personne d’énoncer des théories ou des doctrines sur les dogmes ou les saints Mystères ». Ceci est « l’œuvre d’un synode accompli ». L’auteur du livret, qui « s’occupe de façon parfaitement insolente et vaniteuse » de choses supérieures et qui est « hostile à la discipline et à la coutume ecclésiastiques anciennes », a publié son ouvrage sans autorisation et de façon anonyme. « Il s’est caché, de façon à pouvoir tendre un piège […] aux gens naïfs et simples ». Aussi, le Synode, avec le consentement des ci-devant patriarches de Constantinople Joannice III (1761-1763) et Théodose II (1769-1773), ainsi que d’Abramios de Jérusalem (1775-1787), rejette l’opuscule et commande « que tous ceux qui possèdent ce livre anonyme sur la communion s’en défassent et le jettent immédiatement, sans que nul n’ose le prendre dès à présent entre ses mains et le lire, car il est erroné et illégal ». Les disputes doivent cesser et la paix doit être rétablie. Ceux qui se soumettront à ce commandement seront délivrés des sanctions antérieures ; les autres seront passibles d’excommunication.

11 Il faut dire que cette condamnation, pour sévère et arbitraire qu’elle fût – la tradition canonique semble avoir cédé le pas, chez les théologiens du Patriarcat, devant l’argument de la « coutume » –, répondait avant toutes choses à la dure critique que l’auteur anonyme exerçait à l’égard de l’institution ecclésiastique. En effet, dans l’édition de 1783, on pouvait lire les lignes suivantes : J’ignore qui a mutilé ce canon – soit par ignorance, soit pour empêcher les chrétiens d’accéder à la vie éternelle – et l’a inséré, sous cette forme tronquée, dans l’Hôrologion. Et nos bons pères spirituels, l’y ayant trouvé, l’ont prêché au monde entier, faisant peser sur tous les chrétiens de tout âge, vierges, monogames ou bigames, le canon et la sanction appliqués aux trigames. Personnellement, je suis étonné tant du comportement des pères spirituels, que de celui des évêques et pasteurs qui n’ont pas immédiatement proclamé, par les trompettes divinement inspirées de la vérité, qu’il fallait réfuter le mauvais semeur de l’ivraie, déraciner de l’Église cette plante pourrie. Car ils en ont le pouvoir, par la grâce de l’Esprit, et [ils doivent en user] pour préserver ce qui est bon et corriger ce qui nécessite une correction. Mais les évêques mettent peut-être en avant l’argument selon lequel, se trouvant sous le joug ottoman et étant pris dans de nombreux soucis, ils préfèrent confier cette tâche aux maîtres et aux prédicateurs. Mais il semblerait que […] l’un ne voulant pas perdre sa tranquillité, l’autre mettant en avant toutes sortes d’excuses, ils démissionnent tous de leur devoir et font peser la responsabilité sur

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des tiers. Ils ensevelissent ainsi la parole de Dieu et la vérité, qu’ils jettent dans un tombeau. En effet, par leur silence, ils accordent que de telles choses se produisent. Or la guerre est parfois louable, la lutte paraît meilleure qu’une paix nuisible à l’âme ! Car il est meilleur de s’opposer à ceux dont l’opinion est mauvaise, que de les suivre, et de se séparer de Dieu en s’unissant à eux (Biblion psychôphelestaton, p. 196-198).

12 À la décharge de Nicodème – l’auteur anonyme du livret de 1783 –, on peut dire que cette critique était encore plus acerbe dans l’ouvrage inédit de Néophyte le Kausokalybitès que l’Hagiorite avait pris pour modèle : L’Église est certes visible, mais sa doctrine, son enseignement et sa pratique sont toujours unis à ceux de l’Église qui est à présent invisible […] et qui, lorsqu’elle était visible, avait énoncé des canons en Synode. Sans les biens de celle-ci, celle-là ne peut pas exister […]. Elle doit maintenir sans altération les saints canons des Pères qui nous ont précédés, je veux dire sans aucune addition ou soustraction […]. Mais il n’appartient pas à l’Église d’enseigner ultérieurement autre chose que ce qu’elle a enseigné antérieurement, car, dans ce cas, ce serait comme si l’on détruisait ce que l’on a construit. Qu’on cesse donc de nous mettre en avant les métropoles, les archevêchés, les évêchés, [etc.] ! Car nous croyons en une seule Église […] et non, évidemment, dans les patriarches, les métropolites, les évêques, [etc.]. Non dis-je, nous ne croyons pas en eux – ceci serait un culte rendu à l’homme –, mais nous croyons à ce que des patriarches, métropolites, archevêques, [etc.], ont ordonné dans les saints canons, non pas individuellement, mais rassemblés tous ensemble en un même lieu sensible, réunis de façon visible en Synode au nom du Seigneur (Néophyte Kausokalybitès, Peri tès sychnès metalèpseôs, éd. Théodoret Hagioritès, Athènes 1975, 2e éd. 1992, p. 71-73 et 166-168).

13 Il en arrive même à une pure et simple condamnation « pour schisme » de l’institution ecclésiastique de son temps : L’Église qui, par sa propre volonté, s’excommunie elle-même en décidant de rester à l’écart de la communion aux Mystères […], ne tarde pas à se séparer de l’unité universelle et à établir sa propre Église séparée, ou à se transférer au sein d’une autre [Église]. Mais devenir la cause d’un schisme, c’est-à-dire déchirer l’Église […], est pire que de tomber dans l’hérésie. Car l’hérétique se damne lui-même, tandis que le schismatique damne l’Église avec lui ! (ibid., p. 111 et 214).

14 Quel que fût l’enseignement eucharistique du patriarcat de Constantinople au XVIIIe siècle, il lui était impossible de ne pas réagir durement à ces attaques. Acculé au compromis par le Sultan, responsable de millions d’âmes au sein de l’Empire ottoman, menacé par l’œuvre missionnaire catholique qui gagnait un terrain considérable, mais rigide aussi dans son attachement à une forme de gouvernement ecclésiastique hérité de Byzance, le patriarche ne pouvait tolérer la moindre critique de l’intérieur, et encore moins subir des attaques lancées sous couvert d’anonymat. Déclenchée à un moment de grandes tensions dans l’Église de Constantinople, la querelle s’envenima à la suite de la condamnation de 1785, impliquant de nombreuses personnalités de l’époque. Elle ne cessa réellement qu’en 1819, après la mort de ses principaux acteurs, par une décision laconique énoncée par Grégoire V (1797-1798, 1806-1808, 1818-1821) dans un Sigille adressé aux supérieurs et moines de l’Athos. En effet, dans ce document officiel, il est discrètement mais clairement précisé qu’il n’existe « ni de définition ni, non plus, de canon apostolique » sur la question de la fréquence de la communion (KD II, p. 154).

15 Dans le cadre du séminaire, l’ensemble des documents connus relatifs à cette affaire a été examiné. Seize pièces (actes officiels, lettres, témoignages, mais également les opuscules anonymes eux-mêmes) ont été décrites, traduites, commentées, et leur

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authenticité a été évaluée. La plupart de ces documents sont éparpillés dans diverses éditions rarissimes, heureusement présentes à Paris, à la bibliothèque de l’Institut français d’études byzantines. Le travail a donc été effectué sur les éditions originales. Les résultats obtenus ont fait l’objet d’une publication : « De la communion fréquente : le dossier grec (1772-1887) », dans Pratiques de l’Eucharistie. Conférences Saint-Serge, LVe Semaine d’études liturgiques, Rome 2010 (“Bibliotheca Ephemerides Liturgicae”), p. 189-213.

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Thèmes : Christianisme orthodoxe

AUTEUR

VASSA KONTOUMA-CONTICELLO Maître de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Histoire des théologies chrétiennes dans l’Occident médiéval

Alain de Libera

Albert le Grand : De intellectu et intelligibili

1 On a, après des années, repris le dossier du De Intellectu d’Albert le Grand. Sur la base d’un nouvel échantillon de manuscrits collationnés [Munich, BSB Clm 8001 (XIIIe s.), f. 124vb-134vb ; Oxford, Merton Coll. 0.1.8 (Coxe n° 292) (XIVe s.), f. 350v-356v (fausse numérotation) ; Oxford, Merton Coll. 0.2.1 (Coxe n° 285) (XIVe s.), f. 232vb-236va ; Pommersfelden, Gräflich Schönbornsche B 103 (XIIIe s.), f. 166vb‑175va ; Prag, Bkap L 77 (XIIIe s.), f. 1r-16r ; Wien ÖNB 2292 (XVe s.) ; f. 45ra-49va ; Zwetl, Stiftsbibliothek 56 (XIVe s.), f. 194-202 ; Zwetl, Stiftsbibliothek 301 (XIVe s.), f. 208v-220v ; Oxford, Magdallen College 174, f. 89v-93ra ; Salamanca, Biblioteca universitaria 1786 [avant 1954 : Madrid Pal. 185] (XVe s.), f. 121vb-127vb [livre 2] ; Evora BP CXXV/2-21 (XVe s.), f. 21vb‑24vb [fragment] ; Lucca Biblioteca Statale 1398 (L. 111), f. 66v-73v = L + une édi-tion : Venise, Bartholomeo de Cremona, 1472/1473 ; un ms. en ligne : Munich, BSB Clm 18643, f° 59r sq. + l’édition imprimée de Petrus Jammy = J], on a proposé la lecture d’une editio minor des deux premiers traités du Livre I du De intellectu et intelligibili. Le premier, consacré à la « nature de l’intellect » (De natura intellectus), comprend huit chapitres : 1 : De quo est intentio, et quis dicendorum ordo ; 2 : In hoc demonstratur, quod omne cognitivum animalium causatum est ex alio quodam cognitivo ; 3 : Qualiter vegetabile et sensibile et intelligibile imperfectum fluunt ab intellectivo primo et perfecto ; 4 : Quod ab intelligentia natura cognitiva sit causata, sicut dicit Plato ; 5 : Unde provenit generum animae diversitas, et vegetabile scilicet, et sensibile, et intellectivum ; 6 : Utrum intellectualitas animae sit ex materia, vel ex fluxu a causa prima ; 7 : Utrum natura intellectualis sit universalis vel particularis secundum actum : quia non est dubium, quin sit universalis secundum aptitudinem, cum sit forma ; 8 : In quo summatim colligitur natura intellectualis animae. Le deuxième, consacré à « l’intelligible par soi » (De per se intelligibili), cinq : 1 : Quod nihil intelligitur nisi universale ; 2 : Utrum universale sit in solo intellectu, an etiam in re extra ; 3 : De solutione dubiorum quae oriuntur ex prædeterminatis ; 4 : De falsitate opinionis dicentis omnem formam

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esse ubique et semper ; 5 : De confutatione erroris Platonis circa praedeterminata. L’étude du second traité a été l’occasion de présenter en détail la théorie albertinienne des universaux, en l’inscrivant dans le contexte universitaire des années 1250. La principale question traitée – L’universel est-il dans les choses ou seulement dans l’intellect ? – voit Albert orchestrer l’opposition entre le consensus des péripatéticiens et la position de « certains Latins ». Sa propre thèse est claire : « (1) universale non est in re extra, sed in ratione (intellectu) ; (2) universale nihil est rei, sive secundum formam sive secundum materiam accipiatur, cum ipsum sit in pluribus (possibilibus éd. Jammy) simul sumptis. In hoc […] consentiunt peripatetici fere omnes, Avicenna videlicet, et Algazel, et Averroes, et Abubacher, et alii quamplures » – par exemple Jean de Damas. Pourtant : « […] quidam non mediocris auctoritatis viri inter Latinos quibus ista sententia non placuit, asseruerunt (asserentes éd. Jammy) universale secundum aliquid esse in rebus : si enim in re non esset, de re vere non praedicaretur, praecipue cum haec sit natura universalis, quod in quolibet suorum particularium est totum. » Tous les commentateurs parisiens de l’Isagoge traitent la question : Jean Le Page, Nicolas de Paris, et divers anonymes. Fait assez étonnant, la lecture qui nous paraît aujourd’hui naturelle, opposant universel in re et universel post rem, comme l’entend tout lecteur d’Ockham – les universaux existent-ils dans les choses ou seulement dans l’âme ou l’intellect de l’homme ? – n’est pas l’horizon de la discussion : le réalisme de l’immanence ne s’oppose pas ici au conceptualisme ni a fortiori au conceptualisme nominaliste. Il s’oppose au platonisme. C’est donc du point de vue de la question du platonisme qu’il faut aborder la théorie albertinienne dans le De Intellectu, comme nous y invitent le dossier isagogique des années 1230‑1260 (étudié par David Piché) et le fait qu’Albert réserve un chapitre entier à la réfutation de la théorie de Platon. Quelle doctrine les maîtres ès arts parisiens des années 1230-1260 attribuent-ils à Platon, régulièrement convoqué dans l’exégèse du questionnaire de Porphyre ? On peut répondre en s’appuyant sur les Communia logicee du ms. BnF Lat. 16617 ou les Notulae super « Librum Porphirii » de Robert Kilwardby. Communia § 25 : « Dixerunt … Platonici quod uniuersale est idea existens in intellectu Primi, et ita ponebant uniuersale esse in puro intellectu ». Kilwardby : « … quod universale sit in intellectu positum per Platonem videtur, qui ponit universale esse ydeam in mente divina et huic concordat Priscianus [XVII, 6, 44] : super quo queritur de contrarietate inter Platonem et Aristotelem. » En posant que les universaux des platoniciens existent seulement in puro intellectu, l’auteur des Communia et Kilwardby rattachent la question des Idées à la discussion du sens de la formule in solis, nudis purisque intellectibus du questionnaire de Porphyre, dont les commentateurs de l’Isagoge, tout comme ceux du De Causis étudiés par C. D’Ancona Costa ont donné diverses interprétations, que l’on a étudiées durant l’année. L’attribution à Platon d’une doctrine des Idées divines n’a rien de surprenant. On a montré qu’elle avait plusieurs sources : 1. Eustrate de Nicée qui présente explicitement Platon et les platoniciens comme partisans des Idées divines « présubsistantes » aux formes (species)existant dans les corps (In Primum Aristotelis Moralium ad Nicomachum, 1096a10-14 ; éd. Mercken, p. 70, 30‑71, 45) ; 2. la Quaestio de ideis d’Augustin (Quaestiones LXXXIII, q. 46 ; B.A. 10, Paris, 1952, p. 123) ; 3. Robert Grosseteste, le traducteur d’Eustrate, et le principal promoteur de cette interprétation. Une partie du séminaire a été consacrée à montrer (a) qu’Albert n’avait pas pillé Kilwardby pour concevoir sa théorie des universaux ; (b) que, comme tous les maîtres des années 1230‑1260, son interlocuteur tacite était Robert Grosseteste (de Lincoln) : (b1) à cause du commentaire de Grosseteste sur les Seconds analytiques,

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mais aussi (b2) à cause de tout ce que Grosseteste avait traduit, et qu’Albert avait massivement utilisé, à savoir principalement Denys, mais aussi l’Éthique à Nicomaque et le De fide orthodoxa déjà accessible dans la très populaire version de Burgundio de Pise (à ce propos, on a montré qu’il ne fallait pas sousestimer l’influence de Jean de Damas dans le débat sur l’universel, celle-ci étant encore pleinement attestée à l’époque d’Ockahm).

Modèles de la psychê

2 L’objet du séminaire était de distinguer entre l’âme et l’esprit en histoire de la philosophie et de la théologie, particulièrement anciennes et médiévales. On a ainsi proposé de distinguer deux sortes de problèmes : 1. BMP : le Body / Mind problem ; 2. MSP : le Mind / Soul problem. BMP est généralement considéré comme un problème (ou une série de problèmes) philosophique(s) actuel(s). MSP est souvent ravalé au rang de « simple » problème historique. Pourtant, la manière dont nous posons et traitons BMP est faussée par la méconnaissance de MSP comme problème historique et comme problème philosophique. En outre, on ne peut faire l’histoire de BMP sans tenter de reconstituer celle de MSP. C’est ce qu’on a commencé à faire dans le séminaire, en liaison avec les recherches d’archéologie du sujet, menées depuis la publication de Naissance du sujet (2007). Concernant MSP, on a montré que la littérature philosophique anglophone, traitant de la Philosophy of mind (philosophie de l’esprit), appelle uniformément Mind trois sortes d’entités dans la philosophie ancienne, médiévale et classique : l’âme (gr. psychê, lat. anima), l’intellect (gr. noûs, lat. intellectus, parfois intellegentia, parfois mens), l’esprit (lat. mens). On a étudié ensuite quelques textes de l’Âge classique, notamment ceux où Descartes essaie de mettre de l’ordre dans le dispositif noétique, dont les Réponses aux Cinquièmes objections (Des choses qui ont été objectées contre la seconde méditation, IV ; Pléïade, p. 481-482 ; latin, A.-T. VII, p. 355-356), sur l’équivocité du mot « âme ». On a montré que l’équivocité de « âme » était aussi une thèse médiévale, en l’occurrence celle du « Commentateur » d’Aristote : Averroès. Poursuivant la recherche sur la subjecti(vi)té, on a ensuite montré que, aux XIIIe et XIVe siècles, la discussion de l’homonymie du mot « âme » se lestait du problème du sujet unique de la sensation et de la pensée. Quel type de différence y a-t-il entre l’âme sensitive (AS) et l’âme intellective (AI)? Les partisans de la pluralité des formes substantielles en l’homme sont enclins à répondre que la différence entre AS et AI est une différence réelle. Après un examen détaillé des réponses à BMP vues par un philosophe contemporain (D. Armstrong, A Materialist Theory of the Mind, Routledge, 1993, p. 5-14), on a repris les outils mis au point dans Naissance du sujet pour étudier divers textes correspondants aux deux modèles généraux de l’âme utilisés au Moyen Âge : le modèle attributiviste* aristotélicien, le modèle périchorétique (anti- attributiviste*) augustinien. Parmi ces outils : la distinction entre l’«attributivisme»: toute doctrine faisant de l’âme, de l’esprit, voire de l’intellect une propriété ou disposition du corps et l’«attributivisme*» : toute doctrine de l’âme, de la pensée, de l’intellect ou de l’esprit, reposant sur (ou présupposant ou impliquant) une assimilation explicite des états ou des actes psychiques, noétiques ou mentaux à des attributs ou des prédicats d’un sujet défini comme ego. Concernant le modèle aristotélicien, on a plus particulièrement étudié sa prescription par le Magistère, notamment par le Concile de Vienne, 1311-1312 (« … Nous rejetons comme étant erronée et ennemie de la foi toute doctrine ou position

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qui affirme témérairement ou qui met en doute que la substance de l’âme rationnelle ou intellective n’est pas vraiment et par elle-même forme du corps humain »). On a montré que la proscription de l’alexandrinisme (mortalisme) et de l’averroïsme (unité de l’intellect), et la prescription d’un aristotélisme filtré par Thomas d’Aquin constituaient un schème d’intelligibilité de l’histoire du BMP valable sur le « long Moyen Âge », puisque ce double mouvement de proscription / prescription était encore, via Latran V (1513), contraignant pour Descartes, dont on a étudié de ce point de vue la « lettre dédicatoire » aux théologiens de la Sorbonne. On a ensuite présenté divers textes des Conimbres ; analysé le réseau conceptuel formé par les injonctions du Concile de Latran (qui impose à tout philosophe et théologien un cahier des charges théoriques précis : l’âme humaine est immortelle ; elle est la forme substantielle du corps ; elle est multipliée par le nombre des individus, et non pas unique pour tous ; elle a été créée directement par Dieu, et non pas déduite de la matière) ; étudié la Ratio studiorum des jésuites (1598 ; 1599), rappelant que la section consacrée aux Regulae professoris philosophiae enjoignait de « suivre jusqu’à un certain point Aristote » ; de réfuter les thèses des « mauvais interprètes d’Aristote » ; de ne pas traiter des « digressions d’Averroès dans un traité séparé » ; de rester à l’écart des sectes averroïstes et alexandrinistes, et « ruiner leur autorité » ; de dénier toute autorité à Averroès lorsqu’on y trouvait quelque chose de juste, en expliquant qu’il l’avait tiré d’une autre source ; d’adhérer aux thèses de Thomas. Enfin, à titre d’illustration, on a étudié plusieurs sections de la Disputatio de anima rationali secundum substantiam du jésuite Nicolas Baldelli, professeur de métaphysique au Collegium Romanum en 1609-1610 (en nous appuyant sur l’édition de H. WELS, Amsterdam, Grüner, 2000, “Bochumer Studien zur Philosophie” 30).

INDEX

Thèmes : Histoire des théologies chrétiennes dans l’Occident médiéval

AUTEUR

ALAIN DE LIBERA Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Romanité chrétienne et sources du droit moderne

Laurent Mayali

1 Après avoir étudié les formes d’argumentation de l’exégèse juridique médiévale au cours du séminaire de l’année académique 2007-2008, nous avons repris nos recherches sur les rapports entre droit et religion en consacrant le séminaire de cette année aux concepts de foi et bonne foi dans la science juridique médiévale. Ce projet de recherche s’inscrit dans le cadre d’une étude sur la raison juridique et son rôle dans la construction de l’ordre normatif dans la chrétienté médiévale. Au delà de la distinction pénitentielle entre for interne et for externe et des montages politiques issus des rivalités opposant les pouvoirs séculiers et les autorités religieuses, les docteurs des droits savants, canonistes et civilistes, imaginent un système juridique à vocation universelle où se côtoient des normes et des principes juridiques d’origines diverses issus des coutumes féodales, du droit romain et du droit canonique sans ignorer, surtout à partir du XIIIe siècle, les leçons de la théologie, les législations des princes séculiers et les statuts urbains. Au versant canonique, les juristes de l’Église se distinguent rapidement par l’élaboration d’un savoir juridique où mission pastorale et fonction de gouvernement sont associées dans un modèle de justice qui réconcilie l’économie du salut et la raison d’État. Ce savoir ultime, célébré comme scientia scientiarum, se construit sur les gloses et commentaires au décret de Gratien et aux décrétales contenues dans la compilation pontificale de Grégoire IX (Liber Extra, 1234) et sa mise à jour par le Liber Sextus de Boniface VIII (1298). Au versant du droit civil, les enjeux diffèrent ; l’accent est mis sur le légalisme de l’ordre normatif et des institutions qui le représentent. Ces deux expressions, canoniste et civiliste, de la pensée juridique se croisent et se fertilisent réciproquement en de multiples occasions. La discussion sur les diverses acceptions de la foi et son rôle dans la société féodale constitue un des lieux privilégiés de cette convergence.

2 Nous avons, dans un premier temps, mis l’accent sur la polysémie d’un concept qui recouvre diverses acceptions dans les sources juridiques des derniers siècles du Moyen Âge. Dans la Summa Aurea où il rassemble les leçons de son enseignement parisien sur le Liber Extra, Henri de Suze, dit Hostiensis, recense pas moins de onze significations de

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« fides ». Cette énumération juxtapose concepts théologiques et définitions juridiques qui illustrent, aux yeux des canonistes, la dualité des valeurs spirituelles et temporelles dans la définition de la foi. À la dimension religieuse qui définit le lien des fidèles à Dieu et à l’Église romaine s’ajoutent les notions juridiques de légalité et d’équité qui gouvernent les rapports entre particuliers. Au moment où écrit le célèbre canoniste, vers le milieu du XIIIe siècle, la primauté de la foi dans l’ordre juridique chrétien est fermement établie depuis le concile de Latran IV, réuni en 1215 à l’initiative du pape Innocent III. Les prélats conciliaires avaient ouvert le concile par une déclaration de foi qui constitue l’essentiel des dispositions du premier canon de cette législation conciliaire. Ils dotaient ce faisant la foi d’une autorité juridique qui serait confirmée par son insertion, quelques années plus tard, en 1234, en exergue du recueil authentique et officiel de décrétales promulgué par Grégoire IX. L’exégèse de ce texte liminaire donne aux canonistes l’occasion de développer une doctrine qui souligne la complémentarité de la foi et de la raison juridique dans une vision institutionnelle de l’Église et de la société chrétienne. Hostiensis écrit notamment : « Il est juste de commencer cet ouvrage par une discussion de la foi car elle est la fondation solide, avec la Sainte Trinité, de toute discussion sur le droit. » Les distinctions opérées par Henri de Suze sont reprises dans les commentaires qui se succèdent jusqu’à la fin du Moyen Âge. Tous attestent la primauté de la dimension spirituelle tout en développant les aspects plus juridiques de la foi dans un modèle de gouvernement qui définit les sphères publiques et privées par la mise en place d’un système de règles de droit.

3 Dans cette optique, « avoir la foi », écrit Innocent IV, dans son commentaire aux Décrétales « c’est croire implicitement en la vérité affirmée par l’Église catholique. » Balde de Ubaldis reprend cette opinion et en déduit que « ce que l’on croit fermement est tenu pour vérité. » Ce raisonnement devient l’un des thèmes dominants d’une argumentation qui distingue l’erreur du doute et la crédulité de la croyance en associant cette dernière non pas à des espérances futures mais à une vérité ancrée dans le présent. L’examen des autres grands commentaires sur les décrétales, notamment ceux de Jean d’Andrea et du Panormitain, nous ont permis de mieux cerner les conséquences de la trilogie foi-croyance-vérité notamment sur la conception de la preuve dans la procédure judiciaire romano-canonique et sur la définition juridique de l’infidèle comme hors la loi.

4 Dans les séances suivantes, nous avons examiné, toujours chez les mêmes auteurs, les commentaires qui portent sur la bonne foi, son rapport à la mauvaise foi ainsi que son rôle dans la validation des actes juridiques. Nous avons comparé les thèses avancées par les civilistes aux critiques formulées par les canonistes. Nous avons observé comment chez ces derniers, bien que la discussion sur la notion de bonne foi participe d’un effort conscient de moraliser le droit, elle a aussi pour conséquence d’instrumentaliser la foi dans l’ordre juridique. Foi et bonne foi se superposent pour constituer l’un des critères de validité des actes juridiques. Le débat se développe essentiellement sur le thème de la presciption acquisitive. Institution du droit romain, elle est définie comme l’un des modes d’acquisition de la propriété par l’usage de longue durée, sans juste titre. À partir du VIe siècle, dans la législation de Justinien, elle se confond avec l’usucapion. La bonne foi est exigée seulement au moment de la prise de possession. Il n’est pas requis qu’elle persiste pendant la durée de la prescription. L’ignorance de l’acquéreur est considérée comme une simple erreur de fait et non de droit. En conséquence, la mauvaise foi de l’acquéreur survenue après la prise de possession n’interrompt pas la prescription acquisitive ; elle continue de courir jusqu’à la date où elle produit son

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plein effet. Ce principe n’est pas ignoré du Décret de Gratien et ses exégètes, notamment Rufin et Étienne de Tournai, renvoient, dans un premier temps, à la solution romaine tout en distinguant une exception pour les biens de l’Église. Mais, vers 1179, dans la décrétale Vigilanti, Alexandre III dénonce vigoureusement, au nom de l’équité canonique, la mauvaise foi dans les prescriptions de trente et quarante ans. La condamnation pontificale est encore d’une portée limitée. Elle s’applique uniquement au droit ecclésiastique et n’envisage d’autre sanction que la nullité. Elle pose cependant les fondations d’une doctrine dont Uguccio se fait l’interprète à la fin du siècle. Dans son commentaire au Décret de Gratien, rédigé vers 1190, l’illustre docteur assimile la « fides » à la « conscientia », la connaissance du bien et du mal, qui doit, selon lui, guider l’acquéreur. La référence à la conscience de l’acquéreur place ce dernier dans une économie de la pénitence confirmée aux yeux d’Uguccio par les paroles de saint Paul aux Romains (14.23) : « tout ce qui ne relève pas de la foi est un péché. » Une nouvelle étape est franchie avec un autre canon du même concile de Latran IV qui confirme la juxtaposition de la foi chrétienne et de la bonne foi romaine. Ce canon promulgué par Innocent III est lui aussi repris dans le Liber Extra. Les prélats conciliaires déclarent :

5 Par sentence synodale, nous définissons donc ceci : sans bonne foi, il n’est de prescription valide, qu’elle soit canonique ou civile, vu que d’une façon générale, on doit déroger à toute constitution ou coutume qu’on ne saurait observer sans commettre de péché mortel. Celui-là donc qui invoque la prescription, ne doit à aucun moment avoir eu conscience de détenir la chose d’autrui.

6 Le risque de péché mortel sanctionne un acte perçu dès lors comme une transgression à l’ordre divin.

7 Nous avons ensuite examiné comment, sur la base de cette argumentation, le débat s’oriente vers la question plus large des rapports entre juridiction ecclésiastique et juridiction séculière alors que la doctrine de la prescription est définitivement confirmée par une règle introduite au titre consacré aux « Règles de droit » dans le Liber Sextus promulgué par Boniface VIII en 1298. Jean Teutonnicus avait déjà posé, au début du treizième siècle, la question de l’étendue du pouvoir pontifical en commentant la position d’Alexandre III. « Si tu demandes », écrit-il, « comment le pape peut statuer sur la prescription qui est une institution du droit séculier, je dis qu’il peut le faire en raison du péché parce que tout ce qui touche au péché concerne l’Église. »

INDEX

Thèmes : Romanité chrétienne et sources du droit moderne

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AUTEUR

LAURENT MAYALI Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen Âge

Olivier Boulnois

La métaphysique au XIIIe siècle (suite)

1 Après la métaphysique de saint Thomas, nous avons consacré le premier semestre à l’étude de celle d’Henri de Gand, notamment à la lumière des travaux de P. Porro, Enrico di Gand. La via delle proposizioni universali, Bari, 1990, et de l’ouvrage récent de M. Pickavé, Heinrich von Gent über Metaphysik als erste Wissenschaft. Studien zu einem Metaphysikentwurf aus dem letzten Viertel des 13. Jahrhunderts, Brill, Leyde-Boston, 2007 (“Studien und Texte zur Geistesgeschichte des Mittelalters”91).

Les formes du savoir : foi, philosophie et théologie

2 Les vérités scientifiques et philosophiques sont produites par la raison naturelle, son éclairage est appelé la lumière naturelle de la raison (Summa 3, 4, f. 29 P ; Wilson 258). Celle-ci est connaturelle à l’homme, et porte sur ce qui est accessible au sens. Elle délimite le monde des connaissances philosophiques. Cependant, l’homme désire davantage que ce qu’apporte la connaissance métaphysique de Dieu. La démonstration de l’existence de Dieu part de la seule expérience sensible, elle est purement philosophique et rationnelle. Mais nous saurons seulement que Dieu est, et non ce qu’il est. Nunc autem experimur in nobis notitiam imperfectam separatorum ex effectibus eorum, scilicet notitiam quia sunt, et quid sunt in generali, quae est imperfecta respectu notitiae eorum quid sunt in speciali. […] Ex hoc ergo quod homo aliqua ex creaturis sensibilibus cognoscat de Deo et separatis, non quiescit eius desiderium, sed necessario excitatur magis ad cognoscendum illa, ad quae tamen attingere non potest. Semper enim effectus cognitus incitat appetitum ad cognoscendum causam ignotam. (Summa 4, 5 ; Wilson, 291-292).

3 Henri reprend le schéma du début de la Métaphysique d’Aristote, mais pour le redoubler : si le désir de connaître s’apaise dans la culmination de la connaissance

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métaphysique de l’existence de Dieu, le désir métaphysique s’apaise dans la connaissance théologique de Dieu dans son essence, sa nature et son action. La différence est double : pour le connaissant, c’est la différence entre la connaissance universelle abstraite et la connaissance singulière (révélée) ; s’y ajoute le paradoxe du surnaturel : le désir naturel de l’homme est comblé par le don surnaturel de Dieu.

4 Notre désir, qui a une dimension métaphysique indéniable, selon Métaphysique A, nous conduit à la connaissance théologique des substances séparées, et donc à la foi. Par conséquent, dans le système du savoir, outre l’articulation entre métaphysique et sciences particulières, il faut poser le problème de la confrontation entre métaphysique et théologie. Sciendum quod triplex est modus cognoscendi res : quidam naturalis et modo naturali, quidam supernaturalis et modo supernaturali, quidam medius supernaturalis et modo naturali. — Primus est quo cognoscuntur scienda in disciplinis philosophicis, quae sunt de rebus naturalibus, quarum notitia est naturalis, quia investigatione naturalis rationis et modo naturali, qui via sensus et experientiae capit ortum. — Secundus est ille quo cognoscuntur clare et aperte quidditates calestium spirituum Dei et angelorum, quae sunt res supernaturales, quorum notitia non est naturalis, quia non naturalis rationis investigatione, neque modo naturali, quia nec per illa quae accipiuntur a sensu, sed immediate et pure a divino dono speciali. — Tertius modus est ille quo supernaturalia et divina hic cognoscuntur per fidem, quorum notitia est supernaturalis, quia per lumen infusum, modo tamen naturali, quia in aenigmate rerum sensibilium. (Summa 5, 3 ; I, 37 C ; Wilson, 328-329).

5 Il existe ainsi trois formes de connaissance : 1. La raison naturelle examine les réalités sensibles, elle abstrait et induit à partir de l’expérience. 2. La vision des réalités célestes, qu’on appellera bientôt une connaissance intellectuelle intuitive ; elle n’est pas accessible naturellement ici-bas, mais seulement dans l’au-delà. 3. La foi, qui a pour objet, dès ici-bas, le divin. Elle repose sur le fonctionnement normal de notre intellect ; simplement, ce qui inspire notre assentiment est d’origine transcendante. Les propositions de foi sont en effet intelligibles avant que notre assentiment nous permette de les croire. Dès lors, les articles de foi fondent une exploration dans deux directions : soit vers l’amont, vers l’intelligence de la foi, soit vers l’aval, vers la déduction de conséquences à partir de ces articles, considérés comme des principes. On peut étudier les articles de foi, soit pour explorer des conclusions qui en découlent (posteriora), soit pour les faire passer de l’état de choses crues à celle de choses conçues (ut credita fiant intellecta). Il faut distinguer l’intelligence de la foi (depuis Anselme) et la théologie comme science (depuis Guillaume d’Auxerre).

6 Dans ce cas, il y a une analogie entre l’ordre de la science, qui repose sur des principes, et celui de la théologie, qui repose également sur des principes de foi. La théologie semble une science, appliquée à la croyance. Mais l’est-elle ? Une première justification est la théorie de la subalternation, proposée par saint Thomas.

Philosophie et théologie : le problème de la subalternation

7 (Voir S. Brown, « La subalternation et ses critiques après saint Thomas. Henri de Gand, Godefroid de Fontaines, Jean de Paris, Pierre d’Auriol », dans O. Boulnois (dir.), Philosophie et théologie au Moyen Âge. Anthologie, tome II, Paris, Cerf, 2009, p. 311-326). Comment la théologie peut-elle être appelée science, si elle ne part pas des premiers principes de la raison naturelle ? Pour saint Thomas, la théologie peut être une science

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si elle est subordonnée à une science supérieure, de même que la médecine est « subalternée » à la physique. Dans sa Somme, Henri de Gand commence sa critique par une étude minutieuse du texte des Seconds Analytiques sur la subalternation, ainsi que par une analyse circonstanciée des quatre exemples fournis par le Philosophe.

8 « Il est nécessaire de voir ce qu’est la subalternation et combien il y a de modes de subalternation, afin que nous puissions découvrir si l’une d’elles convient à la théologie dans ses relations aux autres sciences ». Henri conclut que l’application du modèle aristotélicien donné par saint Thomas est inacceptable : « Cette position provient d’une certaine simplicité et d’une ignorance de la nature de la subalternation » (Summa a. 7, q. 5; 53 v E-F.). Pour qu’il y ait subalternation, il faut que ce qui est connu comme principe dans la science subalterne soit connu par sa cause dans la science supérieure. Or, dans la théorie thomiste, si l’on compare les deux sciences, elle n’ont pas le même sujet connaissant ni le même mode de connaissance. La science supérieure est celle des bienheureux, la nôtre est celle des viatores ; celle-là est sur le mode de l’intuition, celle- ci, sur le mode de l’abstraction. En effet, Thomas méconnaît un élément central de la théorie d’Aristote : dans la subalternation, « ce qui est absolu (per se) et essentiel, c’est que la science subalternante indique la cause (propter quid) de ce dont la science subalternée indique l’effet (quia) ». Et de même, la connaissance que possèdent Dieu et les bienheureux ne correspond pas au portrait-robot de la science donné par Aristote. Pour Aristote, toute science, et même la science propter quid, est discursive, tandis que la connaissance de Dieu et des bienheureux n’a pas les déficiences qu’implique cette manière discursive de connaître. Essentiellement, la théorie de subalternation et la théologie ne sont pas compatibles : la subalternation est un habit trop étroit pour la théologie.

9 Un triple décrochement empêche donc la subalternation : – ce n’est pas le même sujet qui peut avoir la théologie et la science supérieure ; – la science supérieure n’indique pas la cause des principes de la théologie ; – la connaissance des bienheureux est intuitive alors que la théologie est discursive. Après avoir décortiqué impitoyablement les différentes formes de la subalternation, Henri conclut qu’aucune ne peut fonder la théologie comme science sur une science supérieure : la sagesse divine est d’un autre ordre que la théologie, car elle est intuitive et immédiate.

10 Comment la théologie peut-elle être une science ? – Elle ne mendie pas ses principes à une science extérieure, mais elle s’efforce de rendre intelligibles les objets de foi(credibilia). C’est donc l’intelligence de la foi qui fonde sa scientificité, « en prenant science au sens large » (large autem sumendo scientiam, Summa 6, 1 ad 3 ; I, 43 r G). Elle ne part pas de principes démontrés, mais des principes de foi en tant qu’intelligibles. Le théologien peut, par l’étude, atteindre une pénétration intellectuelle du contenu de foi. Il finira ainsi par apercevoir comme intelligibles les premiers principes de sa propre foi. Bien que la foi soit une présupposition, elle peut être rendue plus manifeste. On revient donc, pour fonder la théologie, à la dimension d’intelligence de la foi. Mais il faut pour cela une troisième lumière, qui n’est ni la lumière naturelle, ni la lumière de foi.

11 Ainsi, Henri fonde la théologie comme science sur une intelligence de la foi, sur le modèle d’Augustin et Anselme, ce qui lui permet de reposer sur des propositions intelligibles et non sur une science supérieure. La difficulté est qu’il parle alors d’une intelligence acquise par une troisième lumière, qui n’est ni purement naturelle, ni purement surnaturelle.Henri parle d’un speciale lumen speciali illustratione infusum (13, 4 ; 93 r N) ; d’une illustratio superior à la lumière de foi (13, 4 ; 93 r N) ; d’un clarius lumen ou

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d’un lumen sapientiae (12, 2 ; Decorte, 14-27). Les adversaires d’Henri ont parlé d’un lumen medium, ce qui est problématique, puisque cela semble poser un impossible troisième terme entre le surnaturel et le naturel. Il vaut mieux parler de lumen theologicum : c’est bien du côté de la foi que se situe cet éclairage, même s’il en est une espèce intellective. D’un autre côté, il ne se confond pas avec la lumière de foi, qui porte sur l’assentiment, mais non sur la compréhension.

Expérience et jugement. Le problème de l’illumination

12 Qu’est-ce que cette tierce lumière ? Est-elle naturelle ou surnaturelle ?

13 (Pour une bibliographie, cf. S. Marrone, The light of Thy Countenance. Science and Knowledge of God in the Thirteenth Century, 2 vol., Leyde, Boston, Cologne, 2001 ; P. J. Doyle, « The Disintegration of Divine Illumination Theory in the Franciscan School, 1285-1300: Peter of Trabes, Richard of Middleton, William of Ware », thèse microfilmée, 1984).

14 Tous les auteurs médiévaux parlent d’illumination. Le problème est de savoir en quel sens. Certains, comme Guibert de Tournai, estiment que nous avons toujours besoin d’illumination. Cette thèse est critiquée par Thomas (Summa theologiae I-II, 109, 1) puis Henri : tout être naturel parvient à son acte naturel par lui-même ; si l’homme ne pouvait pas connaître par lui-même, ce serait le placer plus bas que tous les autres êtres, ce qui dérogerait à sa dignité (Henri, Summa 1, 2 ; Wilson, 32-33). L’illumination sera recherchée uniquement pour la connaissance de l’intelligible, en vertu du passage classique d’Augustin : « On ne peut pas atteindre de vérité authentique à partir des sens corporels » (83 Questions diverses , q. 9 ; BA 10, 58-60). C’est une alliance entre le scepticisme à l’égard du sensible et l’idéalisme platonicien sur l’intelligible. La vérité ne peut pas venir des sens, mais le jugement de vérité provient d’une saisie intérieure inspirée par Dieu. Henri s’efforce de concilier les deux exigences : toute connaissance commence par la sensation (Aristote) ; la vérité ne dérive jamais des sens (Augustin). C’est le début d’une réflexion qui nous conduira, par l’intermédiaire de Scot et de quelques autres, à Kant : la connaissance commence avec l’expérience, mais elle n’en dérive pas.

15 À la suite d’Augustin, Henri oppose la chose vraie, telle qu’elle est connue dans l’acte de perception, et la vérité de la chose, la quiddité connue par abstraction et ressaisie dans une proposition(Summa1, 2 ; I, f.4 C ; Wilson, 35 sq.). Il faudra alors distinguer deux aspects de la connaissance : la connaissance du vrai (verum, terme concret), c’est-à-dire la connaissance de la chose sensible, et la connaissance de la vérité (veritas, terme abstrait) à rapprocher d’un jugement universel de vérité. Toute puissance cognitive appréhende la chose telle qu’elle est en soi, elle appréhende ce qui est vrai en elle (quod verum est in ea). Mais cela ne veut pas dire qu’elle appréhende sa vérité. En effet, le sens appréhende son objet, et donc ce qui est vrai : car une faculté ne se trompe jamais quand elle considère son objet propre. Mais elle n’appréhende pas la quiddité de l’objet. Par conséquent, elle ne peut pas former de jugement sur ce qu’est l’homme, en disant que « tel homme est un vrai homme ».

16 Henri comprend la vérité au second sens comme une adéquation de la chose connue à son modèle ou à son idée divine. En ce sens, il y a deux modèles : le modèle en Dieu, la raison idéale, immuable et perpétuelle ; le modèle dans l’âme humaine, qui est l’espèce universelle. Il y a donc deux lieux de l’universel : l’idée en Dieu, universel avant le

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multiple, et le concept humain, universel après le multiple. La connaissance de la veritas rei, la connaissance ontologique, ne découle pas de celle qui provient des sens. Car une fois que j’ai aperçu un homme, et que je lui attribue une propriété, en tant qu’homme, je dois recourir à quelque chose qui n’est pas donné dans l’expérience. J’entre alors dans l’élément du langage, un a priori formel qui ne découle pas de l’expérience. In cognitione autem qua scitur sive cognoscitur veritas ipsius rei sine qua non est hominis cognitio perfecta de re, cognitio et iudicium intellectus omnino excedunt cognitionem et iudicium sensus ; quia, ut dictum est, intellectus veritatem rei non cognoscit nisi componendo et dividendo, quod non potest facere sensus ; et ideo talis intellectus potest cognoscere de re quod non potest cognoscere sensus, neque etiam intellectus qui est simplicium intelligentia : quod est certo iudicio apprehendere de re quod in rei veritate sit tale vel vel tale, ut verus homo vel verus color et huiusmodi. De isto igitur modo sciendi et cognoscendi aliquid per intellectum quo scitur veritas rei, quod est proprie scire, utrum ex puris naturalibus possit homo scire aliquid sine speciali illustratione divina, adhuc restat dubitatio. (Summa1, 2 ; I, f.5 D ; Wilson, 39, je souligne).

17 La connaissance discursive de la vérité ontologique est la condition sine qua non de toute connaissance parfaite. Elle ne peut pas se limiter à la connaissance sensible, mais elle la transcende (excedit). En effet, elle utilise le langage, sa capacité d’unir et de séparer. Elle excède même la connaissance intellective des termes simples (l’intuition intellectuelle). Cette connaissance ontologique est la science au sens propre (scire proprie). Elle accède à la vérité de la chose, elle transcende l’expérience, tout en étant la condition de possibilité (sine qua non) du savoir. Nous ne sommes pas loin du transcendantal au sens kantien.

18 C’est à cette occasion qu’Henri affirme qu’il existe une « double vérité » : « Sic ergo patet quod duplex est veritas et duplex modus sciendi veritatem » (Summa 1, 2 ; f° 5 F ; Wilson, 45), en un sens qui n’a rien à voir avec le concept historique de double vérité (cf. L. Bianchi, Pour l’histoire de la double vérité, Vrin, Paris, 2008). – La vérité comme conformité à la chose perçue correspond à la vérité connue par abstraction, sur le modèle aristotélicien. Mais la forme universelle acquise ne donne pas de certitude immuable, et ne fonde pas de connaissance infaillible, pour trois raisons : – la chose perçue est muable, – l’âme qui la connaît aussi, – l’espèce peut être aussi bien vraie que fausse (Summa 1, 2 ; f° 5 E ; Wilson, 43). La vérité infaillible ne provient donc pas de l’universel abstrait. Henri joue en fait sur la différence entre la connaissance abstractive, qui peut être vraie ou fausse, donc faillible, et la connaissance du modèle en Dieu, toujours vraie, donc infaillible. Il croise la source aristotélicienne avec la définition augustinienne de la sincera veritas : la vérité immuable est au-dessus de notre esprit, et elle n’a pas d’image du faux dont il faille la distinguer. (Cf. P. Porro, « Sinceritas veritatis, Sulle trace di un sintagme agostiniano », Augustinus 39 [1994], p. 413-430).

19 On connaît la vérité d’une chose en connaissant son modèle. Si la vérité de la créature consiste à être l’image du modèle divin, la connaissance la plus vraie de sa vérité est atteinte dans la vision de l’essence divine (où sont précontenus les modèles de toutes choses). Ici-bas, dans la vie présente, il faut pour cela une illumination surnaturelle qui dépasse la simple grâce ordinaire du croyant (Summa 1, 2 ; f° 6 I ; Wilson, 50 sq.).

20 Les deux connaissances se complètent comme la partie matérielle et la partie formelle (Summa 1, 3, 10 F ; Wilson, 83 sq.). Il faut la rencontre de ces deux sources de la connnaissance. La ressemblance issue de la chose, à partir de l’expérience sensible, est nécessaire. Elle est la condition sine qua non de toute conception qui porte sur la chose

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(de re). Mais une seconde forme est nécessaire. Le modèle éternel doit venir l’illuminer et, avec elle, faire une unité, saisie dans un concept de l’esprit. Cette épistémologie fonctionne sur le modèle de la lumière : il faut une lumière invisible pour que les couleurs brillent, mais les couleurs sont perçues dans les objets sensibles ; il faut donc à la fois un éclairage transcendant et une source matérielle sensible. Les connaissances proviennent de l’expérience, mais la condition a priori de leur visibilité provient du modèle divin. Henri est précis : l’expérience sensible est le principe matériel, et l’illumination le principe formel. Par la conjonction des deux, on obtient une information parfaite, qui permet d’engendrer une ressemblance expresse, un verbe mental.

21 Mais d’où vient cet éclairage ? Est-il naturel, ou gracieux ? – Pour Henri, la transcendance formelle provient d’une libre donation divine, et non d’un principe naturel, automatique (Summa 1, 2, f.7 M ; Wilson, 61 sq.). Nouvelle variante du paradoxe du surnaturel : l’homme est naturellement ordonné à la connaissance des idées divines comme normes transcendantes de la vérité, mais il n’y accède que par une libre donation divine. La connaissance abstraite fonctionne de manière parfaitement autonome à l’intérieur des limites de l’expérience sensible. Néanmoins, un accès aux idées divines, comme normes de la vérité, nous est donné par surcroît, dans une illumination divine spéciale et contingente. En dernière analyse, la connaissance se fonde sur un modèle divin : selon les termes même d’Henri, il existe un fondement transcendant, « a priori », et « formel », pour toute connaissance infaillible ; c’est l’illumination divine. Par conséquent, l’illumination ne réduit pas la validité de la connaissance expérimentale, mais elle en est la condition sine qua non, le fondement a priori.

Le sujet de la métaphysique

22 Pour Henri de Gand, le sujet d’une science est l’objet qui tombe d’abord dans notre esprit, et dont on vise principalement la connaissance. Ce que l’on prédique dans une science n’est pas toujours inclus analytiquement dans son sujet (Summa 19, 1 ; 116 r O). L’objet considéré a une « attribution » au sujet, en raison de son statut d’effet, de propriété, etc. Il revient à une même science de considérer le sujet, les parties, les principes et les propriétés de ce sujet. – Le sujet de la métaphysique est devenu l’objet de notre intellect (Summa 19, 1 ; 115 r C). Cela exclut la substance, qui n’est pas connue en tant que telle. (Summa 19, 2 ; 116 v T). Le sujet de la métaphysique est donc l’étant, premier objet de notre intellect. Mais elle a une matière plus vaste, l’ensemble des réalités qui se rapportent par attribution à l’étant. Ce qui était chez Aristote la référence à un terme unique, la substance, devient chez Henri de Gand l’attribution à l’étant comme sujet. Par conséquent, la métaphysique considère les attributs de l’étant. Bien qu’elle considère l’étant premier, Dieu, elle est universelle, parce qu’elle examine, en vue de celui-ci, l’étant en général, et toutes ses parties. L’unité de la métaphysique repose donc sur son « mode de considération » (ratio considerandi). La métaphysique est une science universelle, parce qu’elle considère les propriétés de l’étant comme tel, alors que les autres sciences sont particulières parce qu’elles considèrent les propriétés de certaines sortes particulières d’étants. (Summa 7, 1 ; 47 v B ; et 3, 3 ; Wilson, 254). Elle articule un objet, premier connu, l’étant, à un autre objet, dernier connu, Dieu, qui ne peut pas être son sujet.

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23 Mais de son côté, la théologie est universelle, parce qu’en considérant le premier principe, elle peut parvenir à la considération de chacune des choses particulières. Pour Henri, la théologie est plus universelle encore que la métaphysique (Summa 7, 3 ; f.50 r B). Elle peut parvenir à la connaissance des réalités particulières, par attribution à la connaissance du principe (c’est une science déductive, selon le principe : scientia dei causa rerum). Tandis que la métaphysique considère des attributs du premier principe, elle ne peut parler des étants qu’en général et dans leur communauté. En métaphysique, Dieu et les étants ne sont considérés qu’en tant qu’étants, et non dans leur relation spécifique à Dieu. Si elle portait sur une connaissance des étants dans leur particularité, la métaphysique absorberait les sciences positives et ne leur laisserait plus d’autonomie. Il n’y aurait plus qu’une seule science, la métaphysique.

24 Peu importe, pour l’universalité d’une science, si elle porte sur l’étant en général qui contient le premier principe, Dieu (comme la métaphysique), ou si elle porte sur l’étant premier comme sujet (comme la théologie). Mais ce sont deux modes d’universalité différente, l’une par inclusion des objets dans le sujet (métaphysique), l’autre par attribution de la matière au sujet (théologie). Cela repose sur une théorie de l’attribution (référence à un terme unique). C’est en effet à la même science de considérer ce qui est premier dans un genre et ce qui appartient universellement à ce genre. Car ce qui est premier est la mesure dont participe tout ce qui appartient au genre. Si Dieu n’existait pas, le premier étant serait la nature (la substance naturelle), et tous les autres étants seraient dits par attribution à cette substance. Il n’y aurait pas d’autre type d’attribution que par inhérence, il n’y aurait qu’une philosophie première parce qu’universelle (la métaphysique).Mais, s’il y a un premier étant distinct de la nature, il existe un autre type d’attribution, et une science universelle parce que première (la théologie).

25 Henri de Gand s’efforce de distinguer le sujet de la métaphysique, qui est l’étant, du sujet de la théologie, qui est Dieu, sans soumettre la théologie à la métaphysique. Du point de vue de la considération métaphysique, c’est-à-dire aussi du premier objet de l’intellect, Dieu est inclus dans l’étant pris dans son universalité. Du point de vue de la considération théologique, c’est-à-dire de la foi en un Dieu singulier et libre, Dieu n’est pas contenu dans l’étant. Henri procède pour cela à une variation eidétique : même si Dieu n’existait pas, la philosophie première et la science universelle serait encore la métaphysique, car la substance physique serait encore le premier étant ; en sens inverse, même ceux qui posent que Dieu est le sujet premier de la métaphysique (Averroès ?) admettent néanmoins que la science universelle est la métaphysique, en raison de l’universalité de sa considération, sinon de son sujet (elle considèrerait Dieu en tant qu’étant, saisi dans un concept universel). Que l’on admette qu’il n’y a pas de Dieu, ou que l’on pose que Dieu est le sujet de la métaphysique, l’universalité reste le critère distinctif de cette science.

26 Peut-on établir l’existence du sujet de la métaphysique (quod sit) ? – Toute science présuppose nécessairement l’existence de son sujet. Or cela revient à connaître l’étant, le concept le plus simple, dont nous avons naturellement une connaissance nominale. C’est en même temps le premier concept. Par conséquent le premier objet connu est aussi le premier sujet de la métaphysique (Summa 24, 3 ; 138 v P).

27 La tâche de la métaphysique est de rechercher les causes. S’agit-il de rechercher les causes de l’étant en tant qu’étant? Dans le projet thomiste, cette compréhension de la métaphysique joue un rôle essentiel. Elle explique que Dieu ne soit pas le sujet de la

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métaphysique, ni une partie de ce sujet. Dieu, le premier principe et la cause de toutes choses, n’a lui-même pas de principe. Les substances séparées sont les causes et les principes du sujet de la métaphysique. – Une autre option est celle d’Avicenne, pour qui l’étant n’a pas de principe. Avec la notion des consequentiae subiecti, Avicenne reprend la doctrine aristotélicienne, selon laquelle une science explore les parties et les propriétés de son sujet (Seconds analytiques I, 28, 87 a 38-39 ; Métaphysique III, 2, 997 a 18-22). On recherche les conséquences du sujet, et non ses causes (Summa 19, 1 ; 115 v L). – Henri opte clairement pour cette option : la tâche de la métaphysique n’est pas de rechercher les causes de son sujet, mais ses conséquences, à savoir les attributs universels qui l’accompagnent nécessairement : les transcendantaux disjonctifs.

28 Henri pose ensuite le problème de la relation entre Dieu et le sujet de la métaphysique : 1. En métaphysique, Dieu est inclus dans le sujet comme une partie ; en théologie, il n’est pas contenu sous le sujet de la métaphysique (Summa 7, q. 5 ; 54 r H). Il est alors connu par la foi et par le lumen medium de la théologie, n’est pas contenu par la considération métaphysique, et n’est donc pas inclus dans le sujet de la métaphysique. 2. Dieu peut être considéré soit en lui-même, soit en relation à la créature. Les deux modes relèvent de la théologie, mais la seconde appartient à la seule théologie philosophique, tandis que la première est à la fois théologique et philosophique. 3. Troisième point d’articulation : la théologie connaît Dieu dans sa singularité, par la foi et le lumen medium qui lui est propre. Ainsi, il y a trois parties dans la théologie (Summa 7, 6 ad 2 ; 56 r R) : – la théo-logique pure : la Trinité ; – la théologie métaphysique : selon la considération des attributs métaphysiques communs à l’essence divine, c’est-à-dire selon que les créatures procèdent de Dieu (propre en Dieu), et donc selon une analogie métaphysique ; – la théologie symbolique, qui considère les créatures comme empreintes et traces de Dieu.

29 Cette structure tripartite de la théologie remonte à Pierre Lombard (qui s’inspire d’Ambroise de Milan), notamment pour l’articulation entre théologie spéculative pure, théologie philosophique et théologie symbolique. Voir le Prologue de la Summa 21, 1 (123 r), qui évoque trois parties : la théorie de la science, les attributs de Dieu en soi, les attributs de Dieu en relation aux créatures. (À la différence de saint Thomas, Henri fait passer la Trinité avant l’unité).

30 En métaphysique, ce n’est pas Dieu mais l’étant qui est le premier objet connu. Le premier concept distinct de la connaissance naturelle, obtenu à partir des créatures, est la notion d’étant ; l’intellect conçoit ensuite la disjonction primordiale entre l’étant principe et l’étant principié : à l’intérieur d’une série de couples de transcendantaux, on peut remonter du muable à l’immuable, du multiple à l’un, etc. L’étant mobile et changeant (première partie pour nous) ne peut tenir l’être de lui-même, il le reçoit d’un étant immuable (seconde partie). Le philosophe parvient à la considération de Dieu, non en tant que séparé, absolu, (ni en tant que cause de l’étant) mais en tant que principe de certains étants. Dieu tombe alors sous le sujet de la métaphysique. Par conséquent, la métaphysique n’aboutit pas à la connaissance de ce que Dieu est en soi, de manière absolue, mais à la connaissance de Dieu comme relatif aux créatures.

31 Ainsi, le fait que le sujet de la théologie soit inférieur au sujet de la métaphysique n’empêche pas que la théologie soit principale : elle considère Dieu pris absolument, alors que la métaphysique le considère relativement. – En théologie, l’existence de Dieu est connue en elle-même, et non par rapport aux effets, et en tant que Dieu est cause (les raisons trinitaires), avant même qu’il ait produit la créature (Summa 7, 6 ad 3 ; 56

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vT). Cet accès à l’existence de Dieu ne peut pas être prouvé par une science philosophique. La théologie ne reçoit pas son sujet de la métaphysique, mais de l’autorité de l’Écriture sainte.

L’existence de Dieu

32 Henri lie l’articulation entre l’être et Dieu à l’ordre de la connaissance. Le premier concept est celui de l’étant, puis vient la paire de concepts : principe-principié, qui la suit accidentellement (consequens essentiam) : à partir du premier objet de l’expérience, l’étant sensible, muable, on remonte à l’étant immuable, et divin. Cela permet de répondre au problème de l’articulation entre théologie et philosophie : la théologie considère Dieu en tant que Dieu et non en tant qu’étant, elle le considère comme sujet pris absolument, et non comme partie du sujet de la métaphysique, tandis que la philosophie considère Dieu relativement (à partir d’une série de termes corrélatifs).

33 Suivant Avicenne, Henri articule la connaissance de Dieu en deux aspects : il existe une structure a priori de la preuve, à côté de la voie a posteriori (22, 5, f. 134 r B).

34 1° La démarche a posteriori part de la créature, et remonte à Dieu.

35 1.1 Démonstrativement :

36 1.1.2. Par la causalité : ce sont les voies de la cause efficiente, formelle et finale (telles que trois des cinq voies formulées par Thomas à la suite d’Aristote).

37 1.1.3. Par l’éminence : en attribuant les perfections de la créatures à Dieu par excellence. (Conçu comme summum, quo nihil maius, etc. à la manière d’Augustin repris par Anselme et Richard de saint Victor).

38 1.2. Analytiquement : cette voie suppose la démonstration a posteriori, mais en donne le substrat conceptuel.

39 2° Vient ensuite la seconde démarche : a priori, qui part du concept premier pour nous, celui d’étant.

40 1° A posteriori

41 Pour Henri de Gand, en soi, l’existence de Dieu est identique à son essence. Pour la science en soi, adéquate à son objet, l’existence de Dieu est connue par soi. C’est seulement pour nous qu’il peut y avoir une question sur l’existence distincte de la question sur l’essence(Summa 21, 4 ad 3 ; 128 v Z). Mais une chose est l’identité entre l’être et l’essence divine, autre chose de savoir si la proposition qui l’énonce est vraie : si l’on pose une question concernant une proposition, la vérité dans l’âme consiste en une connexion entre des concepts. Le jugement « Dieu est », composé d’un sujet et d’un prédicat, est l’objet de la question. Et les deux questions, sur l’essence et sur l’existence, sont réellement distinctes, même si elles portent sur un unique objet. On peut alors savoir si Dieu existe sans savoir ce qu’il est, car ce sont deux questions différentes. C’est l’objet de la méthode philosophique.

42 Il n’y a pas de moyen terme entre l’être de Dieu et son essence, il n’y a pas de syllogisme permettant de passer de l’un à l’autre, et leur unité n’est connaissable que par la vision face à face, dans l’au-delà. Cependant, en raison de la faiblesse de notre intellect, qui n’en a pas l’intuition, il est possible de douter de cette existence. Une démonstration est nécessaire – et donc possible.

43 Deux voies sont donc possibles, démonstrative et analytique.

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44 De manière démonstrative, on utilisera les trois voies de Denys : causalité, éminence et négation. Mais comme la voie de négation (remotio) ne peut nous faire connaître l’existence de Dieu, il n’en restera plus que deux : causalité et éminence. La voie de causalité se divise encore en trois : selon qu’il y a trois sortes de cause, efficiente, formelle et finale. La cause motrice est écartée, parce qu’elle appartient à la démonstration physique de Dieu (Summa 22, 4 ; 132 v K). La voie d’éminence pense Dieu comme id quo nihil maius cogitari potest, c’est-à-dire selon la voie d’Augustin, illustrée par Anselme et reprise par Richard de Saint-Victor (Summa 22, 4 ; 133 v R). On obtient ainsi quatre voies, que l’on peut comparer aux cinq voies de saint Thomas. (La prima via, par le mouvement, est exclue par Henri, comme purement physique).

45 Elles sont désormais systématisées et déduites les unes des autres.

46 Les voies vers l’existence de Dieu :

47 À la voie démonstrative s’ajoute la voie analytique. Selon la Summa 22, 4 (133 v S), les raisons analytiques s’appuient sur les voies causales. Elles partent de l’analyse des concepts, et par exclusion, posent la nécessité de l’existence de Dieu, une nécessité antérieure encore à l’existence des autres étants (qui sont contingents). 1° Tout ce qui est (en tant que pensable), ou bien est éternel, ou bien a un commencement temporel. 2° Tout ce qui est, soit détient son être par soi (aséité), soit l’a par un autre (abaliété). Cela donne quatre possibilités. On remonte à quelque chose qui a son être par soi et son être de toute éternité, donc à un être qui est à la fois éternel et par soi, « c’est ce qu’on appelle Dieu ». L’autre voie analytique est d’analyser le concept de vérité, comme Augustin, et d’affirmer qu’il est nécessaire que la vérité éternelle existe. La voie est analytique en ce qu’elle remonte de l’être des étants à la substistance nécessaire d’une propriété de ces étants – celui qui possède cette propriété sur un mode subsistant est Dieu.

48 2° A priori : la voie des propositions nécessaires

49 Cela nous conduit ensuite à la voie des propositions nécessaires, qui ressemble à la précédente, mais qui ne s’adosse tout simplement pas à la voie de la causalité. C’est une démonstration a priori, et non plus a posteriori. Il faut mentionner ici le débat interprétatif entre P. Porro et M. Pickavé. P. Porro montre comment il faut distinguer une voie a priori et une voie a posteriori. Summa 22, 5 (134 r B) : In via autem cognoscendi deum esse, primo modo erat opinio Avicennae (si tamen locutus est ut purus philosophus), quod praeter notitiam quam habemus de deo ex sensibilibus a posteriori, possibilis est alia a priori, secundum quod promittit modum illum in primo Metaphysicae suae dicens : « Postea manifestabitur tibi quod nos habe [v] mus viam ad stabiliendum primum principium, non ex via testificationis sensibilium, sed ex via propositionum universalium intelligibilium, quae faciunt necessarium quod ens habet principium,

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etiam quod est necesse esse […], et quod totum debet esse per illud secundum ordinem totius ». [C] Hoc ut credo intellexit Avicenna, cum dixit quod possit homo scire deum esse, ex via propositionum universalium intelligibilium, non ex via testificationis sensibilium. [D] Sunt autem propositionesillaeuniversales de ente, uno et bono, et primis rerum intentionibus, quae primo concipiuntur ab intellectu, in quibus potest homo percipere ens simpliciter, bonum, aut verum simpliciter : tale autem est necessario subsistens quid in se, non in alio participatum; et quod tale est, ipsum esse est, ipsum bonum est, ipsa veritas est, ipse deus est, secundum quod dicit Augustinus, VIII De Trinitate : « Deus veritas est ». « Cum audis veritas est, noli quarere quid sit veritas. Statim enim se opponunt caligines imagnium corporalium et nebula phantasmatum, et perturbatur serenitatem quo primo ictu diluxit tibi cum dicerem veritas est » [VIII, 2, 3 ; BA 16, 30-32…]. Et ita cum secundum Avicennam et secundum rei veritatem conceptus quanto sunt simpliciores, tanto sunt priores, et ideo unum, res, et talia statim imprimuntur in anima prima impressione, quae non acquiritur ex aliis notioribus se, et secundum Augustinum, intelligendo enim ens omnis entis, et bonum simpliciter omnis boni, intelligitur deus, ideo ex talibus conceptibus propositionum universalium contingit secundum Avicennam et Augustinum intelligere et scire deum esse, non ex via testificationis sensibilium. […] [E] Non tamen non est omnino iste alius modus a via cognoscendi deum esse per creaturas, quia iste modus ortum sumit a cognitione essentiae creaturae. Ex veritate enim et bonitate creaturae intelligimus verum et bonum simpliciter. Si enim abstrahendo ab hoc bono et illo possumus intelligere ipsum bonum et verum simpliciter, non ut in hoc et in illo, sed ut stans, deum in hoc intelligimus. Sed hoc vel non possumus, vel vix possumus, propter debilitatem animarum nostrarum: non ob aliud (ut dicit Aug. lib. II De ordine) nisi quia in istorum sensibilium negotia mentem nostram progressam redire in semetipsam [135 r] difficile est. Iste ergo modus cognoscendi deum esse, licet non sit testificationis creaturarum, quod eleganter dicit Avicenna, ortum tamen sumit a creaturis.

50 Henri reconnaît d’emblée sa dette envers Avicenne : c’est lui qui a formulé le principe des propositions nécessaires (Philosophia prima I, 3 ; Van Riet, p. 23). Ce sont des vérités autonomes, évidentes en elles-mêmes, non déduites du sensible. Il est possible d’enchaîner les propositions sur l’étant en tant qu’étant, puis de prendre comme moyen terme des divisions pures de l’étant, par exemple l’étant fini, et de conclure par là à l’existence du terme corrélatif, l’étant infini, c’est-à-dire Dieu. Une telle démonstration ne recourt pas à l’expérience sensible, à l’induction et à l’abstraction. Elle enchaîne des propositions logiques pures.

51 Comment pouvons-nous y accéder ? Non pas au sens d’une démonstration propter quid, par la cause, qui partirait de Dieu et arriverait à ses effets. Mais au sens d’une démarche qui progresse à partir d’un ordre d’universalité. C’est dans un concept universel, celui d’étant, que nous pouvons faire intervenir la distinction entre infini et fini. – La voie des propositions universelles pose que les propositions sur l’étant et les autres transcendantaux sont conçues d’emblée. Ainsi, l’homme peut concevoir un terme premier, l’étant absolu (ou le bien, ou le vrai absolu). Or ce terme premier est nécessairement quelque chose de subsistant en soi, et non de participé en autre chose. Nous passons ainsi de l’étant universel à l’étant subsistant. Il est donc cette perfection par essence (ipsum esse est), et celui qui est chacune de ces perfections de manière subsistante est Dieu.

52 La voie des propositions universelles considère l’essence de l’universel ; elle aboutit à l’essence d’un terme premier subsistant, donc existant. En termes avicenniens, plus les concepts sont simples, plus ils sont premiers ; en termes augustiniens, nous pensons

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« l’étant de tout étant », le terme premier subsistant dont participe le terme universel. Par conséquent, à partir de telles propositions universelles, nous pouvons connaître l’existence de Dieu, sans recourir à l’expérience sensible et à l’induction. – Cette voie est donc toute autre que celle des démonstrations par la causalité, qui dépendent toutes de l’expérience sensible. Cette preuve est un argument fort en faveur de l’autonomie et du primat de la métaphysique par rapport aux autres sciences, qui se tirent de l’expérience sensible. – Pour Henri de Gand, Avicenne a bien établi sa thèse selon une méthode philosophique. Il y a bien des propositions universelles qui permettent d’établir l’existence d’un principe. Elles se tirent des transcendantaux (l’étant, le bien, le vrai) et de leurs propriétés par soi. En concevant ces concepts pris en général, l’homme peut concevoir les mêmes concepts pris absolument (simpliciter). Or ce qui est conçu alors est nécessairement quelque chose de subsistant (subsistens quid), et celui qui est l’être même, le bien même, la vérité même, est Dieu même. Les propositions universelles partent bien d’un transcendantal, universel, abstrait, indépendant de l’expérience sensible, et elles en déduisent un principe : nous partons de l’universalité pour aboutir à la singularité subsistante.

53 Pourtant, la voie a priori est articulée à la voie a posteriori. La connaissance des termes tire en effet son origine de la connaissance de l’essence des créatures. On peut donc considérer que la voie a priori et la voie a posteriori sont convergentes. Car on peut dire aussi qu’en partant par induction de la bonté des créatures (et non plus de l’universel transcendantal), nous pourrions parvenir à un terme absolu. Mais pour cela, il faudrait arriver à penser le bien subsistant, qui n’est pas ce bien-ci, dans tel étant singulier. – Cette voie est-elle accessible à notre intellect ? Peut-il penser sans abstraire à partir du sensible (selon l’adage d’Aristote : nihil est in intellectu nisi prius fuerit in sensu) ? Cela, nous le pouvons à peine, en raison de la faiblesse de notre intellect dit Henri – importante correction par rapport à Avicenne pour qui c’était impossible (Philosophia prima I, 3, p. 23).

54 Dans sa reprise d’Avicenne, Henri atténue l’opposition entre la métaphysique a priori et la métaphysique a posteriori. Il permet justement de l’articuler à l’expérience sensible. Même si les termes universels sont premiers pour notre intellect, dans l’ordre de notre expérience, ils sont postérieurs au sensible, ils sont obtenus par abstraction. Par conséquent, la voie a priori, qui ne se tire pas d’une induction, est valide par elle-même, et pourtant, ses termes tirent leur origine de la connaissance des créatures : elle provient de l’expérience, mais elle n’en dépend pas.

55 La voie a priori est vraie par elle-même, indépendamment de l’expérience. Et pourtant, paradoxalement, elle vient toujours après la voie a posteriori. Pour nous, elle est postérieure à l’expérience. Et pourtant elle en est le fondement rationnel. – Nous approchons de la structure de la métaphysique décrite par Kant. Selon la preuve a priori : l’essence de Dieu implique son existence. Selon la preuve a posteriori, l’existence de Dieu est démontrée à partir de l’existence des créatures (preuve cosmologique) ou de l’ordre de la création (preuve physico-théologique). Or pour Kant, la preuve a posteriori repose sur la preuve a priori. C’est ce qu’il appelle la structure onto- théologique de l’argument. Cette structure onto-théologique, Henri est le premier à la mettre en place.

56 C’est ici que l’analyse de M. Pickavé se fait critique. Cette voie pose un problème (Summa 22, 5 ; 135 r F). En quel sens la preuve est-elle indépendante de l’induction ? Y a-t-il une preuve qui ne soit pas dépendante de la voie a posteriori ? Henri concède que

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les propositions universelles proviennent des créatures sensibles : Averroès a eu raison de critiquer Avicenne (In I. Physicorum, com. 83, Venise, 47 G). « Revera valde bene in hoc reprehendit eum, si intellexit notitiam illarum propositionum non haberi ex sensibilium creaturis » (Henri, SQO 22, 5 ; 134 v B).

57 Bien sûr, ce sont les premières intentions connues dans notre intellect, comme celle de l’étant, qui permettent de former les premières propositions universelles. Mais même cette première impression dans l’intellect n’empêche pas qu’elles proviennent de l’expérience. Elles dépendent de l’acte d’abstraction d’un intellect agent.

58 Notre connaissance a donc deux origines (Summa 24, 7 ad 1 ; 134 v I). – L’origine formelle : c’est la raison de Dieu qui est imprimée premièrement en l’âme et qui est cause de la connaissance transcendantale. Elle est la raison de connaissance du commun. – L’origine matérielle : elle n’est pas la raison de la connaissance, mais ce dont provient la connaissance. Ainsi, toute l’origine matérielle de notre connaissance est constituée par l’expérience sensible. Dans nos concepts transcendantaux, la forme ne provient pas de l’expérience, mais de la transcendance (divine), tandis que la matière provient de l’expérience sensible. L’aspect formel est d’origine transcendante (transcendens) parce que seul un être transcendant peut imprimer en nous des notions qui ne proviennent pas de l’expérience, et qui transcendent les genres (transcendens peut se traduire transcendant et transcendantal).

59 Cette analyse nous permet de dire que les propositions universelles sont formellement transcendantes, mais matériellement issues de l’expérience. Leur intelligibilité vient de cette rencontre. Ainsi, l’ordre des propositions universelles prend son origine dans l’expérience sensible, mais tient sa validité de déterminations universelles et essentielles. Il s’agit d’un ordre des essences, et non des existants singuliers. Les créatures sensibles ne constituent que l’élément matériel. L’élément formel de la preuve est l’ordre (avicennien) des essences.

L’unicité de Dieu

60 Nous avons alors examiné le problème de la preuve de Dieu : aboutit-elle à un Dieu unique ? Henri estime que les preuves a posteriori prouvent que Dieu existe et qu’il est un au sens d’unifié par son essence (car tout étant est un), mais non qu’il est unique, singulier. La démonstration par le premier moteur ne suffit pas : pour démontrer qu’il y a un seul premier moteur du monde, il faudrait démontrer qu’il y a un seul monde (Summa 25, 3 ; 153 v E).

61 La démonstration a besoin d’être complétée et corrigée par l’affirmation qu’il est une première cause efficiente, une cause formelle et une fin dernière. Une fois composées et articulées entre elles, les diverses voies s’intégreront dans une démonstration de l’unicité de Dieu. Ce programme est-il réalisé ? – On peut en douter. Henri dit par exemple qu’on ne peut pas démontrer a priori l’existence de Dieu, pas plus qu’on ne peut démontrer celle d’un principe (parce qu’il n’y a rien d’antérieur). Comme le fait remarquer M. Pickavé, alors qu’il faudrait disposer d’une preuve a priori de l’existence de Dieu, il ne nous donne qu’une très longue citation d’Avicenne, laquelle affirme que le necesse esse ne peut être qu’unique. Autrement dit, tout se passe comme si la preuve de l’unicité de Dieu était du même coup celle de son existence. Au lieu d’avoir une progression : que Dieu existe, qu’il est un, qu’il est unique, on saisit dans le même acte (avicennien) l’existence et l’unicité. Les preuves métaphysiques considèrent le premier

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principe dans son être même, comme un étant ou une substance absolue. Tout se passe comme si la preuve a priori n’était pas réellement accessible ici-bas, faute de connaissance intuitive. À l’aide de concepts transcendantaux, on ne pourra saisir qu’une essence, et non une existence.

62 M. Pickavé critique alors l’interprétation d’A. C. Pegis, « Toward a New Way to God: Henry of Ghent (III) », Medieval Studies, 1971, p. 159. Selon Pegis, l’article 22, sur la connaissabilité de Dieu, et l’article 24, sur la connaissance quidditative de Dieu, sont des étapes préalables, l’élément principal se trouve dans l’article 25. Pourtant, cet article ne porte pas sur l’existence, mais sur l’unicité de Dieu. Il présuppose au contraire un élément de la preuve de l’existence, à savoir que Dieu soit (déjà) un necesse esse. Selon l’ordre suivi, et contrairement à la preuve ontologique kantienne, Henri semble admettre que la preuve quidditative présuppose déjà l’existence de Dieu. Se succèdent : 1. l’existence ; 2. la quiddité ; 3. l’unicité de Dieu. La connaissance quidditative (a priori) n’est pas la preuve de l’existence, elle la suppose.

63 Par conséquent, il semble que Henri ne donne que les conditions de possibilité d’une telle preuve, mais qu’il ne l’accomplit pas lui-même. J’ai envisagé deux explications possibles, mais contradictoires : soit Henri supposait que sa longue reprise d’Avicenne I, 6-7 avait valeur de preuve (autrement dit, que l’unicité de Dieu démontrait son existence), soit au contraire la position d’Avicenne ne lui semblait plus suffisante. Pour quelle raison ? Sans doute parce que la preuve avicennienne authentique était une preuve par les raisons de possible et de nécessaire (Philosophia prima I, 6 ; 43, 8 s). Dieu est tel que, lorsqu’on le considère en soi, son être est nécessaire. Il ne peut pas y avoir deux êtres nécessaires par soi, c’est pourquoi il est unique.

L’analogie de l’être

64 Finalement, faute de concordance et de proportion entre Dieu et la créature, aucune connaissance de sa quiddité ne semble possible. La solution consiste donc à remarquer que malgré la transcendance de Dieu, il y a bien une participation causale de la créature à l’essence du créateur, c’est-à-dire une proportion ou une concordance. Dicendum quod proportionalitas sicut conuenientia duplex est. Quaedam est univocationis participatione eiusdem formae, haec non potest esse inter deum et creatorum, ut dictum est supra. Alia vero imitationis formae ad formam. Omne enim quid in creatris procedit causaliter ab eo quod est quiditas creatoris. Nunc autem omne agens, licet non semper formam suam imprimit producto, semper tamen forma quae producit aliquam imitationem convenientiae habet ad formam producentis. […] Hoc secundo modo bene est proportio quiditatis dei ad quiditatem creaturae, ut per illam possit aliquo modo cognosci, ita quod qui perfectius cognoscit quiditates creaturarum, perfectius ex eis ascendit in cognoscendo quiditatem dei (Summa 24, 6 ; 143 v A).

65 L’analogie est une forme de concordance (convenientia). Elle diffère de l’univocité en ce qu’elle n’est pas la participation à une même forme, mais suppose une forme qui en imite une autre. Ici, l’imitation est fondée sur la participation au principe, puisque toute causalité implique l’impression d’une forme participée de l’agent. L’analogie permet bien de connaître la quiddité de Dieu, et non seulement son existence. Elle propose une réponse au problème de la connaissance de Dieu. Plus l’on connaît parfaitement la quiddité des créatures, plus on peut s’élever jusqu’à la quiddité divine. L’analogie est déjà une forme d’éminence. Ce n’est pas seulement la condition de la connaissance des noms divins (comme chez Thomas) mais celle de la connaissance de

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l’essence divine. L’optimisme métaphysique d’Henri de Gand est en même temps une limitation de la théologie négative, et un tournant vers une métaphysique de l’essence.

66 L’analogie repose sur un double statut de l’abstraction : soit l’on atteint une forme universelle au sens où elle est abstraite du multiple ; soit on atteint la forme subsistant en soi, prise substantiellement (24, 6 ; 141 v S). Or l’analogie consiste à viser à la fois ces deux sens, ces deux degrés d’abstraction. Elle recouvre une confusion entre les deux sens.

67 Il y a trois degrés de connaissance de Dieu (24, 6 ; 141 v T) : 1. le concept souverainement confus : dans la singularité, non distinguée de son suppôt ; 2. le concept confus : de manière commune au créateur et à la créature ; c’est le bien « commun et analogue à Dieu et à la créature », saisi sur un mode confus et non distingué encore du bien de la créature. Cette confusion nous permet de forger un concept commun à ce qui n’a rien de commun. La perte de toute théologie négative se manifeste dans l’incise : le concept de Bien dit de Dieu et le concept de Bien dit de la créature sont « très proches » (proximi). C’est cette abstraction par confusion, cette « erreur » d’accommodation explicitement revendiquée par Henri de Gand qui sera critiquée par Duns Scot. 3. le concept distinct, subsistant en lui-même et en aucun autre, non-participé ; c’est le mode entièrement abstrait, propre au créateur.

68 La relation entre l’être et Dieu est indiquée par le concept d’analogie, qui permet d’articuler l’unité transcendantale de l’étant à l’unité séparée de l’étant divin, et de distinguer deux moments dans l’accommodation du divin : soit de manière très générale, universelle, soit de manière transcendante, propre à Dieu. Notre concept analogue, commun à Dieu et à la créature, qui sont deux réalités infiniment distantes, sans rien de commun, est le résultat d’une telle accommodation.

69 Ainsi, la métaphysique est bien une ontologie, qui a pour sujet l’étant, mais elle culmine en une théologie philosophique, parce qu’elle s’achève par une connaissance de Dieu. – Au centre du projet se trouve l’idée d’une preuve a priori, métaphysique et non physique, de Dieu, où l’essence et l’existence sont étroitement entrelacées, voire proportionnelles l’une à l’autre. Ce qui veut dire qu’à la limite, il existe un être dont l’essence et l’existence se confondent parce qu’elles sont infinies – mais cette limite est hors de portée de notre intellect. Cette preuve a priori est restée programmatique, et n’est que partiellement remplie par les analyses d’Henri.

70 Le projet n’en est pas moins fécond : il lui permet de critiquer l’insuffisance des preuves antérieures, qui remontent a posteriori à partir de la créature. Est encore considérée comme insuffisante la voie analytique, qui suppose la démonstration a posteriori, mais qui en donne le substrat conceptuel. Or Henri dit que la voie analytique suppose la démonstration a posteriori. Ces voies a posteriori sont insuffisantes : elles ne suffisent pas à nous donner une théologie naturelle bien formée. Elles parviennent bien à la connaissance de l’existence de Dieu, mais ne connaissent ni sa simplicité ni son unicité, pour ne rien dire de ses autres attributs quidditatifs. Elles restent physiques, elles partent de l’étant mobile, matériel et sensible, et non pas de la pure considération de l’étant. Il faut les entrecroiser pour y parvenir. Une nouvelle compréhension de l’autonomie de la métaphysique se fait jour : alors que pour Averroès, l’existence d’un étant séparé était la présupposition de la métaphysique établie en physique, l’autonomie de la métaphysique implique que l’accès au divin soit obtenu de manière autonome, au terme de la métaphysique elle-même, et non plus à son commencement. Une telle connaissance nous est donnée globalement, simultanément, par une voie plus fondamentale et plus compréhensive. Ce sera la voie de la métaphysique.

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71 Vient ensuite, programmatiquement, la seconde démarche : a priori. En quel sens est- elle a priori ?Habituellement, a priori signifie preuve par la cause (propter quid) et a posteriori preuve par les effets(quia). Pour M. Pickavé (p. 360), il ne peut pas s’agir de ce sens-là, parce que toute preuve de Dieu doit être une preuve par les effets, Dieu n’ayant pas de principe. Cet argument est juste, il est bien soutenu par Henri. Mais prouve-t-il ce qu’il veut lui faire dire? Il me semble que sa pertinence se rattache aux preuves “ordinaires” (a posteriori). Car dire que la preuve a priori ne peut être qu’une preuve par les effets, signifierait qu’a posteriori et a priori seraient deux espèces de preuves par les effets, et dans ce cas, on ne voit pas très bien ce qui distinguerait la preuve a priori de la preuve a posteriori.

72 Pickavé s’appuie en fait sur la Summa 25, 3 (154 r F). Mais deux points viennent limiter la portée du passage cité : 1. L’argument s’appuie sur une citation d’Averroès, dont la métaphysique est structurellement insuffisante, aux yeux d’Henri. 2. L’argument enchaîne : pour prouver par l’antérieur (per priora, un quasi synonyme de a priori) que Dieu est un, nous n’avons pas d’autre voie qu’une fois connu par les créatures qu’il est. C’est-à-dire précisément que la preuve a priori est censée partir de l’existence de Dieu et prouver ensuite son unicité et son attribut principal (le nécessairement être).

73 Ce texte a donc la valeur d’une concession à l’épistémologie d’Averroès : les preuves de Dieu commencent toutes par l’expérience et la causalité, mais si une preuve de Dieu a priori est possible, c’est seulement au sens où, une fois établie l’existence de Dieu, elle établit, non pas son existence, mais son essence et son unicité. C’est-à-dire exactement ce que réalise Henri.

74 De ce point de vue, il est parfaitement exact qu’il y a un écart entre le projet métaphysique et sa réalisation. Le projet est celui d’une démonstration a priori de l’existence de Dieu ; la réalité est une démonstration de son essence et de son unité. D’où vient l’écart entre le programme et sa réalisation ? Pour M. Pickavé, on doit même parler d’une « absence de preuve proprement dite de manière explicite » (p. 361, n. 138). Cela me semble exagéré. L’écart entre le programme et sa réalisation consiste plutôt en ce que la voie a priori n’établit pas l’existence de Dieu, mais simplement son unicité et son statut de nécessairement être, c’est-à-dire ce qu’établit Avicenne lui- même, tandis que l’existence est établie par l’entrecroisement de diverses voies philosophiques.

75 Pour revenir à notre texte, on voit mal comment l’argument selon lequel la voie vers Dieu est toujours quia s’appliquerait à la preuve a priori, puisque notre texte dit explicitement : « il n’y a de voie per priora pour démontrer l’unicité de Dieu, et qu’il est nécessairement être, qu’une fois connu à partir des créatures qu’il est (quia sit) ». Ce que veut dire Henri est à la fois plus subtil et plus simple : il faut articuler une voie a posteriori (quia) et une voie a priori. La première établit l’existence de Dieu par les effets (quia), et établit l’élément matériel de la preuve, la seconde donne l’aspect formel et la fondation quidditative de l’unicité divine (per priora).

76 La métaphysique est une science des transcendantaux et une doctrine de l’a priori.M. Pickavé en déduit qu’on ne peut pas tirer l’expression a priori vers le sens kantien (de condition de possibilité de l’expérience). Je n’en suis pas si sûr. Tout d’abord, le concept d’étant est la condition de possibilité de toute connaissance possible. Ensuite, c’est Henri de Gand lui-même qui parle de principe formel par opposition aux données matérielles tirées de l’expérience.

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77 Comment s’articulent donc la voie a posteriori et la voie a priori ? J’avais rapproché jadis ces deux voies de la différence entre une métaphysique en soi et une métaphysique pour nous, en reprenant une distinction utilisée par Duns Scot. (« Preuve de Dieu et structure de la métaphysique selon Duns Scot », Revue des Sciences Philosophiques et théologiques 83 [1999], p. 35-52 : p. 44). M. Pickavé a sans doute raison d’ajouter que mon interprétation est anachronique (p. 360, n. 136). Mais cesse-t-elle d’être pertinente ? À plusieurs reprises, Henri nous dit que la preuve métaphysique de l’existence de Dieu n’est pas accessible ici-bas, faute d’une vision béatifique permettant de voir comment de l’essence découle l’existence. Mais pour un intellect bienheureux, qui verrait distinctement l’essence de Dieu, une telle liaison reste possible.

78 Et il nous est quand même possible d’atteindre l’unicité et la nécessité d’être de Dieu, une fois admis son existence. La preuve a priori est donc conçue comme une limite de la représentation conceptuelle, le moment où l’on pourrait apercevoir l’identité entre l’essence et l’existence divine. Nous n’avons accès qu’à la partie postérieure de cette preuve, le moment où s’établit le lien entre le concept et l’unicité, par le biais du concept de nécessairement-être.

79 J’ai soutenu au début de Être et Représentation que la métaphysique moderne était caractérisée par trois traits qu’elle devait à son histoire médiévale : l’unité, l’autonomie et le caractère transcendantal (p. 10). Ces trois traits s’amorcent déjà chez Henri de Gand.

80 L’unité de la métaphysique provient de sa stricte orientation ontologique. Pour Henri, son sujet est l’étant comme tel. C’est à partir de l’étant qu’elle porte sur ses déterminations, substance et accident, ainsi que sur ses variations transcendantales, unité, vérité et bonté, et qu’elle s’interroge sur l’existence et l’essence de Dieu. Ce sont des parties de l’étant, des propriétés de l’étant, des causes de certains étants. L’ensemble de la démarche culmine dans la recherche semi-aporétique d’une véritable preuve de l’existence de Dieu.

81 L’autonomie de la métaphysique se manifeste dans deux directions. À l’égard de la théologie et à l’égard des autres sciences naturelles. — D’abord à l’égard de la théologie. Métaphysique et théologie sont deux sciences universelles, qui considèrent toutes deux l’étant dans son ensemble et Dieu en particulier. Mais elles le font sur des modes différents : la métaphysique a pour sujet l’étant, elle s’appuie sur des principes de l’intellect connus par soi pour remonter jusqu’à Dieu par des universaux ; la théologie a pour sujet Dieu, elle s’appuie sur des principes révélés pour éclairer les étants dans leur singularité. Même l’illumination à laquelle Henri de Gand fait appel ne fait que conforter l’intellect. Elle ne lui permet pas d’accéder à ce qu’il ne pourrait pas atteindre par lui-même. — Certes, le projet d’ensemble d’Henri est une synthèse théologique, et toute science contribue à la connaissance de la cause première. Mais chacune dans son ordre, et de manière autonome, à partir de son sujet, de ses principes et de sa méthode propre. — Ensuite à l’égard des autres sciences naturelles. Elle est le fondement commun des autres sciences, qui considèrent l’étant affecté de telle ou telle détermination. Elle se distingue ainsi de la physique, qui porte sur l’étant mobile et atteint le principe du mouvement. La métaphysique n’a en particulier pas besoin d’une preuve physique préalable pour atteindre sa nature de science. L’enquête métaphysique ne dépend pas d’une preuve physique de Dieu.

82 La métaphysique est transcendantale. Elle porte sur l’étant et sur ses déterminations transcendantales, un, vrai, bien, etc. Elle explore les propriétés nécessaires et

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immédiates de son sujet, y compris des propriétés disjonctives par paires (nécessaire / contingent, etc.). Cela se voit particulièrement dans le cas de la preuve a priori, qui repose sur les premiers concepts de notre intellect.

83 Il faudrait précisément ajouter une quatrième caractéristique, la priorité. Le sujet premier de la métaphysique coïncide avec l’objet premier de l’intellect. La science métaphysique repose sur la noétique. Cette connexion remonte évidemment à Avicenne, mais Henri la détache de l’arrière-plan émanationniste sur lequel cette doctrine s’inscrivait. Il rencontre alors le problème difficile de l’articulation entre Dieu et l’étant comme premier connu. Le premier connu renvoie à tout un éventail d’objets possibles : Dieu, l’étant, le vrai, la res. Pris absolument (absolute), Dieu est le premier objet de l’intellect humain ; sa connaissance est impliquée au commencement de notre processus de connaissance ; mais pris distinctement (discretive), c’est l’étant qui est le premier connu. – C’est ce qui permet de répondre à la question : à quelles conditions la métaphysique est-elle possible ? La métaphysique est une science naturelle, une ontologie générale, une discipline transcendantale, précisément parce qu’elle part de l’étant comme sujet premier, et qu’elle explore les parties et les propriétés de ce premier concept. Elle est donnée a priori en même temps que les conditions de notre connaissance.

84 Néanmoins, la synthèse d’Henri repose sur une difficulté : la doctrine de l’analogie. Celle-ci est devenue une analogie du concept d’être. En posant qu’elle repose sur une confusion entre deux degrés d’abstraction, qu’elle pense dans un concept commun ce qui n’a rien de réellement commun, qu’elle unifie affirmation et relégation, Henri de Gand hypostasie en elle de nombreuses difficultés. C’est aussi ce qui laisse ouverte et inachevée sa propre métaphysique. Concept universel ou concept d’un être unique, doctrine de l’abstraction ou réalité séparée, méthode affirmative ou négativité transcendante ? Cette métaphysique abrite encore plusieurs ambiguïtés. Il reviendra à d’autres de les dissiper.

Traduction de Duns Scot, Quaestiones in libros Metaphysicorum Aristotelis

85 Le séminaire a été consacré au début du livre I. Il fera l’objet d’une publication.

INDEX

Thèmes : Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen Âge

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AUTEUR

OLIVIER BOULNOIS Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen Âge Philologie et histoire de la pensée médiévale : autour d’Hugues de Saint-Victor

Dominique Poirel

1 Dans le siècle qui a précédé la création de l’université de Paris, l’école de Saint-Victor de Paris, fondée vers 1108 sur les pentes de la Montagne Sainte-Geneviève, a joué un rôle de laboratoire d’idées et de méthodes intellectuelles, récemment rappelé lors d’un colloque tenu à Paris en 2008 sur cette école et son rayonnement1. Si elle eut Guillaume de Champeaux pour fondateur institutionnel2, Hugues de Saint-Victor doit plutôt en être tenu pour le fondateur intellectuel. Durant la vingtaine d’années où il a occupé la chaire victorine, Hugues a en effet tracé un programme d’études encyclopédique ouvert à l’ensemble des savoirs libéraux et techniques (Didascalicon3), amorcé le retour à une exégèse de la Bible plus proche des textes hébraïques et des interprétations rabbiniques (Adnotationes in Octateuchum4), composé l’une des toutes premières sommes de théologie médiévales (De Sacramentis christianae fidei5), fourni l’exemple d’une forme savante de pédagogie par l’image (De Archa Noe6), suscité le renouveau des études dionysiennes en Occident (Super Ierarchiam beati Dionysii7), rédigé enfin un dialogue entre lui-même et son âme qui compte parmi les ouvrages de spiritualité les plus copiés et lus au Moyen Âge (De Arrha animae8).

2 Au long du premier semestre de l’année 2008-2009, nous nous sommes concentrés sur l’un de ces divers aspects de l’œuvre et de la pensée d’Hugues de Saint-Victor : son commentaire de la Hiérarchie céleste du pseudo-Denys l’Aréopagite, le premier depuis celui qu’avait composé l’Érigène deux siècles et demi auparavant. Notre thèse, appuyée sur l’édition critique et l’étude historique et doctrinale du commentaire hugonien, est que ce commentaire a réveillé les études dionysiennes jusqu’alors en sommeil et inauguré ainsi une tradition victorine d’exégèse et d’assimilation du corpus aréopagitique, qui culmine un siècle plus tard avec la glose, la paraphrase et le grand commentaire de Thomas Gallus sur l’ensemble des écrits dionysiens. La méthode que nous avons suivie consistait à scruter les textes, depuis leur trace manuscrite jusqu’à

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leur interprétation doctrinale, en associant les méthodes de la philologie et de l’histoire intellectuelle, dans la conviction que ces deux approches s’épaulent et s’enrichissent l’une l’autre. Par là nous espérions aussi initier étudiants et jeunes chercheurs en philosophie médiévale ou en histoire intellectuelle aux méthodes de l’érudition, appliquées aux textes spéculatifs du Moyen Âge.

3 Le commentaire hugonien – que nous nommerons désormais Super Ierarchiam – soulève en effet plusieurs questions de divers ordres : tout d’abord, quel est le texte originel du Super Ierarchiam etcomment discerner, à travers la centaine de manuscrits qui le transmettent, la voie la plus sûre pour le reconstituer aussi exactement que possible ? Ensuite, comment s’insère-t-il dans l’œuvre du victorin : peut-on fixer la date à laquelle il a été composé ? Quelles méthodes exégétiques y sont mises en œuvre pour élucider un texte grevé de difficultés nombreuses ? Enfin dans quelle mesure la confrontation avec une doctrine antique, étrangère et ardue a-t-elle stimulé la réflexion du commentateur ? Hugues de Saint-Victor a-t-il exposé fidèlement le texte de la Hiérarchie céleste ? S’est-il écarté au contraire de la pensée dionysienne et, si oui, pourquoi et avec quelles conséquences ?

Enquête philologique

4 Occupant 113 feuillets en moyenne, le Super Ierarchiam est transmis par une centaine de manuscrits. La collation systématique des vingt-cinq témoins les plus anciens (XIIe s.) sur un cinquième de l’ouvrage a permis de définir ainsi leurs relations généalogiques : à la mort d’Hugues, son commentaire de la Hiérarchie céleste a été largement diffusé à l’initiative de l’abbé Gilduin de Saint-Victor. Cette « édition de Gilduin » a donné lieu à huit branches au niveau le plus haut. L’une d’elles est constituée par un manuscrit de Clairvaux (T6), qui a fait l’objet d’une révision, parfois excessive du texte, et a ensuite donné lieu à de nouvelles copies, les unes dans l’Est de la France (Χ), les autres en terre d’Empire, dans la vallée du Danube (Ψ).

5 Les manuscrits plus tardifs (XIIIe-XVIe siècles) ont ensuite été confrontés à cette hypothèse stemmatique, qui s’en est trouvée confortée. Cela fait, quinze manuscrits ont été retenus pour une collation intégrale, de façon à offrir l’accès aux huit branches les plus hautes du stemma codicum : α, β, γ, V12, Av1, Gh1, Cp1 et T6. Pour éditer le texte, on ne s’est donc pas appuyé sur un manuscrit unique – même les meilleurs, comme le victorin

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V12 ou le clarévallien T6, comportent un grand nombre d’écarts individuels – mais on a déduit le texte de l’archétype ϕ à partir de l’accord majoritaire de ces huit branches. En une cinquantaine d’endroits toutefois, l’archétype est apparu fautif, la tradition manuscrite s’alignant sur une erreur de copie manifeste. Il a donc fallu admettre que l’ensemble des manuscrits conservés remonte à une copie primitive qui n’était pas exempte d’erreurs, probablement la dictée d’Hugues à un confrère : c’est ce que suggère le caractère phonétique de certaines erreurs, par exemple commixtorum devenu par erreur cum istorum, les deux leçons se prononçant komistorom. On a donc corrigé ces erreurs en tentant chaque fois possible de reconstituer leur genèse.

6 Pour situer le commentaire dans l’œuvre littéraire d’Hugues de Saint-Victor, il serait utile d’en dater la composition. Or cette question chronologique a donné lieu aux supputations les plus diverses, en réalité d’une grande fragilité, faute d’avoir distingué deux problèmes distincts : (a) la date à laquelle Hugues a rencontré l’œuvre et la pensée dionysiennes, et (b) celle à laquelle il a entrepris de commenter la Hiérarchie céleste. En outre, on a insuffisamment pris en compte la possibilité que ce travail se soit étalé sur une longue période et qu’Hugues ait mené de front plusieurs ouvrages importants, comme le De sacramentis. Plusieurs indices, comme l’extrême rareté des manuscrits dionysiens en France avant le milieu du XIIe siècle, rendent probable que c’est en terre d’Empire que notre exégète s’est familiarisé avec le corpus aréopagitique, donc pendant sa jeunesse et avant son entrée à Saint-Victor. On comprend mieux dès lors que l’influence dionysienne sur Hugues soit à la fois profonde, discrète et maîtrisée. La comparaison avec ses autres œuvres suggère 1125 environ comme début du commentaire. Quelques négligences résiduelles et un mode inhabituel de diffusion manuscrite indiquent qu’Hugues n’a cessé d’y travailler jusque dans ses dernières années, en étoffant peu à peu son commentaire. On retiendra donc 1125-1140 comme date probable de rédaction du Super Ierarchiam.

7 Pourquoi Hugues a-t-il commenté le pseudo-Denys ? Et pourquoi s’est-il concentré sur la Hiérarchie céleste, alors que d’autres ouvrages, comme les Noms divins ou la Hiérarchie ecclésiastique, auraient davantage rencontré ses intérêts ? Puisque le commentaire semble partiellement inachevé, une explication est probable : si Hugues a choisi la Hiérarchie céleste, c’est parce que ce traité est le premier du corpus aréopagitique tel qu’il se présente dans les manuscrits. Le Super Ierarchiam hugonien pourrait donc être le premier volet d’un programme plus vaste, qui visait à commenter la totalité du corpus dionysien, à l’image d’autres grands commentaires inachevés comme les gloses d’Hugues sur l’Octateuque. En effet, le titre et le prologue du Super Ierarchiam renvoient à l’ensemble du corpus hugonien. Il devait revenir à un autre victorin, Thomas Gallus, d’accomplir ce programme en glosant, en paraphrasant et en commentant les quatre traités dionysiens.

8 Le commentaire hugonien contient quatre passages où l’auteur décrit sa méthode. Il valait donc la peine de comparer sa pratique et sa théorie exégétiques dans ce commentaire singulier, le seul qu’il ait consacré à un texte non biblique, celui aussi qui renferme les plus grandes difficultés de toute sorte : philologiques, linguistiques et doctrinales. En pratique, l’exégèse hugonienne de la Hiérarchie céleste est constamment tiraillée entre la lettre et le sens, le détail et l’ensemble, la multiplicité des mots et l’unité de l’œuvre. D’abord, Hugues accorde la plus grande attention à chaque mot ou presque du texte, puis il cherche à saisir l’idée directrice du passage, qu’il reformule alors dans une langue plus claire. Entre cette démultiplication du texte commenté, par

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de courtes gloses élucidant son détail, et sa réunification grâce à des développements doctrinaux plus synthétiques, on observe dans le commentaire hugonien une tension permanente entre le sens global et les éléments du texte, qui transpose au plan exégétique l’opposition néoplatonicienne de l’un et du multiple, typique de la doctrine commentée : le Super Ierarchiam est en somme une sorte de « hiérarchie » littéraire. Avec le temps néanmoins, entrant toujours plus avant dans la pensée de Denys, le Victorin semble s’être s’interrogé sur le sens de son entreprise. Si l’ésotérisme du langage dionysien est adéquat aux saints mystères dont il traite, était-il légitime de l’expliquer, au risque de profaner les réalités sur lesquelles il porte ? Oui, conclut finalement Hugues, selon le principe dionysien de la divine « condescendance », à l’œuvre dans l’Incarnation (d’où l’insistance sur cette dernière dans le prologue), ainsi que dans le primat, affirmé par le pseudo-Denys, des images viles et dissemblables.

Étude doctrinale

9 Théologie négative, théologie symbolique, question des images semblables et dissemblables, rôle des théophanies dans la connaissance de Dieu, angélologie, métaphysique de la lumière, cosmologie et hiérarchies… les questions doctrinales soulevées par la Hiérarchie céleste sont en grand nombre. Aussi, après les premières séances, consacrées à l’ouvrage hugonien et aux problèmes philologiques qu’il soulève, le reste du semestre a consisté en la lecture, l’analyse et l’interprétation d’extraits du prologue (livre I) et du commentaire lui-même (livres II-X), choisis pour les problèmes doctrinaux qu’ils présentaient. L’ensemble donnera lieu à une monographie qui accompagnera la publication de l’édition critique. En attendant, à défaut de pouvoir les traiter aussi longuement qu’ils le méritent, on se contentera de résumer les principaux points étudiés.

Denys « passeur » entre philosophie grecque et théologie chrétienne

10 Deux sagesses et deux théologies s’affrontent dans l’histoire : sagesse et théologie mondaines d’un côté, sagesse et théologie divines de l’autre. Par là, Hugues soulève la question d’une intégration par le christianisme de l’héritage philosophique de l’Antiquité païenne. En effet, hormis en théologie, la sagesse païenne lui semble parfaitement compatible en droit avec le christianisme. Aussi le conflit lui paraît-il historique et accidentel : par elle-même, la sagesse des Anciens était destinée à trouver son complément et son couronnement dans la « théologie divine » révélée par le Christ. L’œuvre de Denys l’Aréopagite, héritier de la philosophie grecque en même temps que converti de saint Paul, consiste précisément à réaliser cette synthèse et cette conciliation (livre I, col. 923B-928B et 929D-931C dans le t. 175 de la Patrologia latina).

Les « trois hiérarchies » selon Hugues

11 Généralement fidèle à la pensée dionysienne, comme l’a noté René Roques dans un article fondateur9, Hugues la modifie toutefois sur un point d’importance. Là où le pseudo-Aréopagite parlait à dessein de « théarchie » pour désigner Dieu, Hugues met le créateur en série avec sa création angélique et humaine. Au prix d’un affaiblissement du sens dionysien de la transcendance divine, il obtient ainsi « trois hiérarchies »,

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correspondant à ce qu’il estime être les trois volets du corpus dionysien : 1. Noms divins (et leur appendice la Théologie mystique), 2. Hiérarchie céleste, 3. Hiérarchie ecclésiastique (I, 929C-930C, 931C-934A).

Symbole et anagogie

12 Commentant les mots symbolice… et anagogice, Hugues interprète ce doublet comme exprimant deux manières différentes de connaître Dieu, correspondant à deux façons distinctes de le signifier dans les Écritures. Si le symbole part du visible pour manifester l’invisible, l’anagogie s’élève directement à la contemplation immédiate de l’invisible. Il y a donc dans la Bible des passages « symboliques », où une vérité est exprimée à travers des figures ou des comparaisons ; et des passages « anagogiques », où une vérité est révélée directement, sans recourir à des images sensibles (II, 941AD).

L’Eucharistie : image ou réalité ?

13 Dans le prolongement de la controverse eucharistique entre Bérenger de Tours et Lanfranc de Pavie, Hugues prend solidement position en faveur de la présence réelle. Le fait que l’Eucharistie soit, comme dit le pseudo-Denys, « image de la participation à Jésus » ne veut pas dire qu’elle ne soit pas réellement corps et sang du Christ. Pour lui, l’Eucharistie est à la fois image et réalité. Le sacrement peut en effet se décomposer en trois éléments : (1) l’apparence visible, (2) la vérité du corps, (3) la vertu d’une grâce spirituelle, le premier élément renvoyant au deuxième et le deuxième au troisième. Suscitée par la controverse, cette analyse de l’Eucharistie trouva sa place dans le De sacramentis (II, 951B-953D).

Les théophanies : écran ou relais entre l’homme et la vision de Dieu ?

14 Une autre controverse porte sur les « théophanies » dionysiennes : Dieu peut-il être vu directement, ou seulement par l’intermédiaire de « ressemblances » divines, proposées au regard des hommes ? Hugues argumente en faveur de la première réponse, renforçant ainsi une position latine en faveur de la vision béatifique directe. Jusqu’ici on avait supposé que le victorin s’en prenait dans ce passage à l’Érigène. Une relecture attentive du texte n’invite guère à suivre cette interprétation (II, 953D-955C).

Transcendance divine et langage humain

15 Sur la question des images dissemblables et de la théologie négative, Hugues se montre comme souvent un interprète fidèle et personnel à la fois. Sans commettre de contresens sur la thèse qu’il commente, il tend néanmoins à l’adoucir, à la présenter d’une manière moins surprenante pour des oreilles latines. Certes, l’homme ne peut savoir ce qu’est Dieu, mais seulement ce qu’il n’est pas, puisque la parole et la pensée humaines sont toujours inadéquates à leur objet divin. Toutefois, si l’homme ne peut donc comprendre ce qu’il dit quand il nomme Dieu, il n’est pas vain de parler de Dieu, car à défaut de le signifier, ou peut le désigner. En se révélant à travers des textes, Dieu lui-même a toléré une certaine approximation (III, 974D-978D).

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Nommer les anges : de la signification à la désignation

16 Tout en distinguant neuf ordres angéliques à l’intérieur de la hiérarchie céleste, le pseudo-Denys lui-même n’ignorait pas que certains noms dont il se sert pour les désigner, « ange », « vertu », « séraphin » ont en réalité une certaine plasticité dans la Bible et que le système dionysien, qui suppose un cloisonnement strict entre les catégories d’anges et leurs missions, paraît s’y heurter à diverses exceptions. Reprenant la question et élargissant le problème, Hugues aboutit à une conclusion radicale : non seulement tout ordre supérieur peut, comme le disait Denys, s’approprier les noms des ordres inférieurs, mais en un sens la réciproque est vraie. Finalement, les noms d’ordres angéliques sont purement conventionnels et désignent non des propriétés (puisque les ordres supérieurs les ont toutes au degré le plus haut), mais simplement une place à l’intérieur de la hiérarchie (V, 1019A-1026A).

Des séraphins au Cantique des cantiques

17 En parlant des séraphins, ordre angélique le plus élevé dans la hiérarchie céleste, le pseudo-Denys leur appliquait le symbolisme du feu. Selon l’étymologie, les séraphins sont les « brûlants » parce qu’ils brûlent d’amour pour la théarchie. Commentant ce passage, Hugues introduit divers thèmes appelés à une longue postérité, en particulier chez Thomas Gallus, l’école franciscaine et les auteurs cartusiens : (a) la Hiérarchie céleste du pseudo-Denys peut être mise en relation avec le Cantique des cantiques, chacun des deux textes éclairant l’autre ; (b) l’amour l’emporte sur la connaissance, car même une fois que l’intelligence humaine a trouvé sa limite et ne parvient plus à progresser, l’amour, qui est désir, tension et mouvement, a toujours la possibilité de s’élancer en avant (VII, 1036A-1042A.

Les trois symboles : créatures, Écritures et sacrements

18 Revenant sur la notion de symbole, Hugues en distingue trois sortes : symboles des créatures, symboles des Écritures, symboles des sacrements. Posée en passant, sans y insister, cette distinction est pourtant remarquable car, partout ailleurs, Hugues de Saint-Victor s’est montré très discret sur la manière dont la fréquentation du pseudo- Denys a pu féconder le reste de son œuvre. Créatures, Écritures et sacrements, on reconnaît là trois pans principaux de son enseignement : considération de la nature (ex. De Tribus diebus), exégèse de la Bible (ex. Super Ecclesiasten) et réflexion sur les sacrements (De Sacramentis), ces trois pans correspondant en outre à trois niveaux de réalité dans l’analyse du sacrement. (VII, 1053B-1053D).

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NOTES

1. 1108-2008, l’influence et le rayonnement de l’école de Saint-Victor de Paris au Moyen Âge, Colloque international du CNRS (Paris, Collège des Bernardins, 24-27 septembre 2008). Les actes paraîtront par mes soins à la fin de 2010 chez Brepols Publishers, dans la collection “Bibliotheca Victorina”. 2. Sur Guillaume de Champeaux, voir en dernier lieu les actes du colloque, en cours d’édition par Irène Rosier-Catach : Les Glosulae super Priscianum, Guillaume de Champeaux, Abélard : arts du langage et théologie aux confins des XIe-XIIe siècles, les conditions et enjeux d’une mutation, Actes du colloque tenu à Paris, les 15-17 février 2007. 3. Éd. C. H. BUTTIMER, Hugonis de Sancto Victore Didascalicon De studio legendi. A Critical Text, Washington 1939. 4. Éd. PL 175, 29-114. Sur Hugues, sa théorie et sa pratique de l’exégèse, voir G. DAHAN, L’Exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, XIIe-XIVe siècle, Paris 1999 (“Patrimoines, Christianisme”). 5. Éd. PL 176,173-618. 6. Éd.P. SICARD, Hugonis de Sancto Victore opera, t. I, De archa Noe. Libellus de formatione arche, Turnhout 2001 (CCCM 176) ; voir du même, Diagrammes médiévaux et exégèse visuelle. Le « Libellus de formatione arche » de Hugues de Saint-Victor, Paris-Turnhout 1993 (“Bibliotheca Victorina”, 4). 7. Éd. PL 175, 925-1154. 8. Éd., trad. et notes par H. B. FEISS, P. SICARD, D. POIREL et H. ROCHAIS, L’Œuvre de Hugues de Saint- Victor, Turnhout 1997 (“Sous la Règle de saint Augustin” 3), p. 227-283. 9. R. ROQUES, « Connaissance de Dieu et théologie symbolique d’après l’In hierarchiam coelestem Sancti Dionysii de Hugues de Saint-Victor », dans R. ROQUES, Structures théologiques. De la gnose à Richard de Saint-Victor, Paris 1962, p. 294-364.

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Thèmes : Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen Âge

AUTEUR

DOMINIQUE POIREL Chargé de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Histoire des idées religieuses et scientifiques dans l’Europe moderne

Jean-Robert Armogathe

Augustin au XVIIe siècle : les textes et les idées

1 Nous avons commencé par souligner qu’en parlant d’Augustin et non de l’augustinisme, nous voulions distinguer entre (a) la réception et diffusion de la pensée d’Augustin ; (b) l’organisation d’un « augustinisme » antiscolastique au XIVe siècle, la schola augustiniana moderna, qui est un courant nouveau, historico-critique, opposé à une scolastique logico-critique (les théologiens ne sont plus désormais satisfaits des citations glanées chez le Lombard, dans le droit canon ou dans des florilèges ; ce retour ad fontes caractérise l’humanisme du XIVe siècle) ; et (c) la revendication d’une pensée chez les religieux se réclamant d’Augustin comme fondateur mythique, la religio Augustini, ce qu’on pourrait appeler l’augustinianisme proprement dit.

2 Nos premières conférences ont porté sur le texte du corpus augustinien, authentique et apocryphe.Les premières citations scientifiques d’Augustin apparaissent chez Jean de Bâle (Hiltalinger, † 1392), et trois raisons permettent d’expliquer cette apparition : 1. il devint plus facile de citer vers 1350, en raison de capitulations (division en chapitres) codifiées pour les Pères et les Authentici usuels (par des lettres à la marge, de A à Z et AA à ZZ, comparable aux signatures, ce que les imprimeurs ont repris à la tradition manuscrite), 2. une estime croissante pour des manuscrits plus anciens, 3. enfin, la présence de théologiens fiers de l’exactitude de leurs citations.

3 C’est ce qui rendit possible le Milleloquium S. Augustini de Bartolomeo d’Urbino (1345), qui contient 15 000 citations classées sous 1081 entrées (Bartolomeo prépara également un Milleloquium Ambrosii).

4 Nous avons rappelé la grande importance des œuvres d’Augustin dans la transmission manuscrite : dès le IXe siècle et jusqu’après le XIIe, elles constituaient parfois le tiers, souvent le cinquième du fonds total des bibliothèques. Augustin est du reste le seul auteur dont le Moyen Âge ait déjà rassemblé les œuvres, à l’initiative d’un

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bibliothécaire de Clairvaux qui transcrivit en tête des douze volumes les Retractationes (dix volumes de cette collection sont encore conservés à la Médiathèque de Troyes, MS 40). Les grandes œuvres, les plus lues, Confessions, Cité de Dieu, Enarrationes in Psalmos et De Trinitate, sont représentées chacune par plus de 250 et de 375 manuscrits (statistiques de dom Wilmart).

5 Les débuts de l’imprimerie furent catastrophiques, l’exemple étant l’impression de la Cité de Dieu : le premier incunable italien, qui fut imprimé en 1467 à Subiaco par les allemands Sweynheim et Pannartz, reproduisait un texte apparenté à un manuscrit de Pétrarque. Une tradition différente fut imprimée l’année suivante à Strasbourg, chez Mentelin de Spire, avec le commentaire de deux dominicains anglais, Thomas Waleys et Nicholas Trivet. Les problèmes surgirent lorsque en 1473 à Mayence, Peter Schöffer fusionna les deux copies : c’est ce mixte non critique qui fut ensuite reproduit par l’imprimerie.

6 La question des pseudépigraphes a occupé plusieurs séances : en 417 déjà, Augustin se plaignait d’écrits qui circulaient sous son nom en Espagne ! Les écrits attribués à l’évêque d’Hippone sont nombreux : le De fide ad Petrum (de Fulgence de Ruspe), l’Hypomnesticon, le De uera et falsa poenitentia, le De spiritu et anima (d’Alcher de Clairvaux), le De visitatione infirmorum (de Baudri de Bourgueil, archevêque de Dol, début du XIIe siècle), les Sermones ad Fratres in Eremo (de Jourdain de Saxe [ou de Quedlimbourg], un augustin mort en 1380), le De Antichristo d’Adson de Montier en Der…

7 Les trente dernières années du XVe siècle virent imprimer sous le nom d’Augustin davantage d’opuscules apocryphes (116) qu’authentiques (100), selon le Gesamtkatalog der Wiegendrucke (t. III, Leipzig, 1928, cll. 67-180, n. 2862-2961 pour Augustin et n. 2933-3048 pour les pseudo-Augustins, voir aussi l’article « A. (Apocryphes attribués à) » dans Dictionnaire de Spiritualité, 1, 1130-1135 par F. Cavallera, résumant les travaux de dom Wilmart).

8 De tous les incunables augustiniens, le premier (Mayence, 1460-1465) est un pseudo De uita christiana, qui a été écrit par un Breton, Fastidius (ou peut-être un pélagien). Le De uita christiana précède de plusieurs années les œuvres authentiques imprimées en Italie ou en Allemagne, le De Civitate Dei (Subiaco,1467), le De arte praedicandi, qui est le livre IV du De doctrina christiana (Strasbourg, 1466 ; Mayence, 1467).

9 En 1640, le cardinal Barberini avait projeté de dédier l’édition du De uita christiana par Lucas Holstenius au roi Charles Ier d’Angleterre comme « un livre d’une dévotion et d’une piété remarquables, et d’une grande antiquité, l’auteur étant un évêque d’Angleterre qui vécut envion trois cents ans après notre Sauveur ». L’édition ne parut qu’en 1663, après la mort d’Holstenius, FASTIDII EPISCOPI DE VITA CHRISTIANA (voir J.- L. Quantin sur les questions de corpus et de canon augustiniens, dans Augustin au XVIIe siècle, Florence, 2007, p. 50).

10 Notre collègue Jean-Louis Quantin a souligné que de tous les ouvrages publiés sous le nom d’Augustin, les plus diffusés furent de loin les Soliloques (non pas ceux de Cassiciacum, « les Soliloques du tome 1 », comme on disait au XVIIe siècle, mais ceux « du tome 9 »), les Méditations et le Manuel ( Enchiridion), c’est-à-dire trois compilations médiévales qui mélangeaient des extraits d’Augustin (surtout des Confessions) avec des auteurs très postérieurs. Ces textes furent traduits à plusieurs reprises dans les langues modernes (à l’intention d’un lectorat féminin) : en Angleterre, ayant survécu à la

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Réforme, leurs traductions furent relancées en 1701 par une nouvelle version de George Stanhope à l’intention de celle qui allait devenir la Reine Anne. On les retrouve également dans des recueils luthériens (alors que dès Érasme, tous les critiques, catholiques et protestants les avaient écartés comme douteux ou apocryphes).

11 Plusieurs séances ont été consacrées à présenter les quatre grandes éditions successives d’Augustin aux XVIe et XVIIe siècles : Amorbach, Froben (établie par Érasme), per theologos lovanienses chez Plantin à Anvers, et les Mauristes.

12 1. L’imprimeur de Bâle, Jean d’Amorbach (du nom d’une petite localité de Basse- Franconie, mieux que : Amerbach), ami de Reuchlin et Wimpfeling, associé un moment avec Jean Petri et Jean Froben, avait un dessein général, la publication des quatre docteurs latins : (a) Ambroise, 1492 ; (b) Jérôme, édition commencée ou projetée dès 1508, qui parut en 1516 avec la participation d’Érasme, par les soins des fils de Jean d’Amorbach ; (c) Grégoire le Grand (édition projetée dès 1492 par Jean Heynlin ou de Lapide, un chartreux de Bâle, qui resta à l’état de projet) ; (d) Augustin, édition en onze tomes parus entre 1507 et 1517. Nous avons beaucoup utilisé Die Amerbach Korrespondenz, p. p. A. Hartmann, Bâle, 1942.

13 2. La Correspondance d’Érasme nous a abondamment servi pour retracer l’histoire de son édition chez Froben : il n’avait pas une très grande passion pour Augustin, qu’il trouvait compliqué et difficile. Il dira en 1518 préférer Jérôme à Augustin (mais il répond dans cette lettre à Eck, qui sous-évaluait Jérôme). Il écrit aussi cette même année : « plus me docet christianae philosophiae unica Origenis pagina quand decem Augustini » (Allen, III 337). Dans cette lettre, il repousse l’accusation de ne pas avoir lu Augustin et il proteste : « Augustinum primum omnium legi, et relego cotidie, quoties rem postulat », pour conclure : « Augustinum sic amo ut in aedendis voluminibus tentarim quod in Hieronymo praestitimus ».

14 Ses collaborateurs sont d’anciennes connaissances de Louvain : pour le De Civitate Dei, Louis Vives (1492-1540), Martin Lipsius (grand-oncle de Juste Lipse), Martin Barth Vandorp (Dorpius) (1485-1525), Conrad Goclenius (1489-1539) (tous les deux aident pour les manuscrits de In Genesi, De Musica et De Trinitate), Gelensky (Gelenius, 1498-1554) (de Prague). Un examen attentif de l’édition nous a montré combien Érasme avait une réelle connaissance philologique d’Augustin, mais ce n’était pas l’œuvre d’un théologien. Tandis qu’Amorbach avait eu des manuscrits de France et d’Allemagne, Érasme s’est contenté de trop de manuscrits des Pays-Bas, et il est impossible de faire le départ entre ses conjectures personnelles et les leçons des manuscrits (allant dans le sens de son jugement sur Augustin : « scriptor et obscurae subtilitatis et parum amoenae prolixitatis, qui finem nullam habet »). Les Censurae du dernier volume sont très décevantes, et il faudra attendre les deux éditions suivantes (Louvain et Mauristes) pour avoir des notes critiques et des castigationes.

15 Nous avons été honoré par la participation du professeur Jean-Claude Margolin qui a bien voulu parler de « l’Augustin d’Érasme » (28 novembre 2008).

16 3. L’édition per theologos lovanienses chez Plantin à Anvers (1576-1577) marque le passage des éditions de philologues (et d’imprimeurs éditeurs) à celles de théologiens. Elle démarre sur l’initiative de Thomas Gozée (Gozaeus) désireux de lancer une collection de Pères latins. À sa mort en 1571, Gozée avait réuni deux cents manuscrits pour sa collection. Plantin propose alors l’édition à Johannes van der Meulen ou Vermeulen (Molanus, 1531-1595), professeur de théologie à Louvain et censeur royal, qui pense se faire aider de seize docteurs ou licenciés en théologie. Au total, il recruta 64 théologiens

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réviseurs, travaillant sur 160 manuscrits, et portant leurs corrections dans les marges d’une autre édition (celle d’Érasme, 1528-1529, ou peut-être la réédition de 1569). Le dixième tome (les Sermons) comprend de nombreux inédits provenant en particulier de l’Abbaye Saint-Martin de Louvain (des chanoines réguliers, dont plusieurs, comme Jean Vlimmerius, avaient déjà contribué à enrichir la collection par quelques nouvelles pièces, entre autres par des copies du manuscrit de Cambron Saint Vincent près de Soignies).

17 Réimprimée à Venise dès 1584, augmentée d’un Supplementum en 1654 par Vignier (comprenant l’Opus imperfectum contre Julien d’Eclane), cette édition fut vraiment « l’Augustin du XVIIe siècle » et connut dans plusieurs réimpressions (sept chez Duval à Paris, en 32 ans) un durable succès jusqu’à l’édition parisienne des Mauristes (1679) (surtout en pays catholiques, les érudits protestants préférant souvent conserver le texte d’Érasme).

18 4. Les Bénédictins mauristes entreprirent une nouvelle édition, dont l’histoire a été bien étudiée (voir Troisième centenaire de l’édition mauriste de saint Augustin, Paris, 1990). Dom Gerberon a rapporté les efforts des docteurs jansénistes délégués à Rome (dont Gorin de Saint-Amour) pour republier l’Augustin de Louvain (en fait, les seuls écrits sur la grâce). Ils y tenaient surtout, d’ailleurs, pour les notes marginales, qui commentaient dans leur sens le texte d’Augustin : ces efforts furent contrariés par le travail de leur ennemi Albizzi, qui rédigea des « apostilles tirées du second Tome des opuscules de Saint Augustin imprimé à Louvain l’an 1648 ». L’édition parut finalement chez Ignazio Lazara, sans notes marginales (fin juillet-début août 1652). Il s’agissait bien d’un échec du parti augustinien, qui ne renonça pas pour autant à donner une édition nouvelle d’Augustin.

19 En 1669, après la paix de l’Église, « six docteurs de Paris » voulurent une nouvelle édition d’Augustin à partir de nouveaux manuscrits : cette information, rapportée par dom Martène, reste anonyme, mais R. C. Kukula y voit des docteurs port-royalistes (« Die Mauriner Ausgabe des Augustinus. Ein Beitrag zur Geschichte der Literatur und der Kirche im Zeitalter Ludwig’s XIV », paru en quatre parties entre 1890 et 1898 dans les Sitzungsberichte der philosophisch-historischen Klasse der kaiserlichen Akademie der Wissenschaften, Vienne). Dom Thuillier, de son côté, commence son Histoire de l’édition de saint Augustin… à la paix de l’Église, par une intervention d’Antoine Arnauld : « après la paix de l’Église qui se fit en 1669, un Docteur célèbre qui avait toujours été caché, commença à paraître et à voir ses amis… ».

20 C’est Arnauld lui-même, désigné clairement sans être nommé, qui passa à l’action, en rendant visite à dom Nicolas-Victor Tixier, prieur de l’abbaye, en critiquant sévèrement le travail des lovanistes, et en argumentant selon deux types de raisons : des raisons pratiques (les monastères répartis dans tout le pays et la richesse de leurs fonds) et des raisons théoriques : il s’agissait d’organiser le corpus augustinien « dans un meilleur ordre ». Constamment, les théologiens de Port-Royal ont bien senti que la richesse de l’œuvre augustinienne et les repentirs, les détours, les changements qu’elle a connus entraînaient le besoin de mettre à part les écrits tardifs sur la grâce afin d’en accroître l’autorité et la portée. Il fallait donc lutter contre « la confusion où étaient les pièces » et proposer un ordre qui fît ressortir comme l’achèvement de la pensée du Maître les écrits sur la grâce. Les réserves ne manquèrent pas, dont celles de dom Brachet, assistant de l’abbé général, qui voyait les risques politiques de l’opération :

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[…] la Congrégation ne manquerait pas d’être soupçonnée de jansénisme : ceux qu’on accuse d’être de ce parti se vantent d’être les disciples de saint Augustin. On dira dans le monde que les Bénédictins leur sont favorables ; la seule édition de ce saint Docteur sera du moins un prétexte pour attirer sur eux cette accusation (rapporté par dom Thuillier, BnF, n. fds. lat. 11662, 91r).

21 On sait comment ces réserves furent écartées par la circulaire interne à la Congrégation du P. général, dom Bernard Audebert (17 octobre 1670), et la circonspecte circulaire aux gens de lettres de dom François Delfau (1670). Par l’entremise du cardinal Bona, Rome autorisa les Mauristes à reprendre le dossier de l’ancienne édition romaine projetée, avec les notes des jésuites Emmanuel Sa et Hieronimus Torres († 1611).

22 La préface du tome 1 insiste sur le nouvel ordre adopté, et un élément capital du dispositif est le choix opéré pour la publication des Lettres. Fallait-il garder le regroupement traditionnel ou adopter l’ordre chronologique ? Fidèles à leur besoin d’une mise en perspective des textes augustiniens, les jansénistes poussaient à suivre l’ordre chronologique : ce fut l’avis de Le Nain de Tillemont, mais aussi d’un professeur de Saumur, Tanneguy Le Fevre (1615-1678) et de François Diroys (1620-1691), un docteur de Sorbonne, qui fut le précepteur de Thomas du Fossé. Dans une lettre du 23 février 1678, il insiste sur la nécessité de publier les lettres « selon le temps qu’elles ont été écrites » : […] cet ordre est encore plus nécessaire dans s. Augustin que dans (les) autres Pères, parce qu’écrivant avec beaucoup d’honnêteté et de réflexion, Dieu lui a fait la grâce de progresser en écrivant comme il dit lui-même et de corriger souvent ou de fortifier ses premières pensées par d’autres encore meilleures.

23 Depuis les doctes travaux de R. C. Kukula, l’édition des Mauristes a souvent été étudiée, nous n’en reprendrons pas ici la présentation (voir Troisième Centenaire de l’édition mauriste de saint Augustin, Paris, Études Augustiniennes, 1991).

24 Les limites de ce compte rendu ne nous permettent pas de rapporter les recherches que nous avons entreprises sur la genèse de l’Augustinus de Jansénius. Nous comptons y revenir.

25 Le reste de l’année a été consacré à exposer la constitution d’un corps de doctrine augustinien chez les Grands Augustins. Ce travail doit être publié dans les actes d’un colloque organisé en février 2008 par l’Académie des sciences d’Helsinki. Pour ce compte rendu, nous ne retiendrons que le grand dessein de Fulgence Lafosse, o.e.s.a. (né vers 1640 - † après 1684). À partir de 1677, il commenca à publier Augustinus Theologus, annonçant un plan grandiose en quatre parties : de Deo maximo (Dieu en lui- même), de Deo optimo (Dieu comme premier principe et fin des créatures), de Deo sapientissimo (Dieu conduisant l’homme à sa fin par ses lois et sa grâce), de Deo piissimo (de l’Incarnation et des sacrements). Entre 1677 et 1683, il publia la première partie, en 4 volumes in-12o. L’Augustinus theologus est interdit par le chapitre d’Agen en 1686, et le prieur général Fulgenzio Travelloni renouvelle en 1689 l’interdiction de lire et d’enseigner le traité, comme comportant des traces de jansénisme et ayant été dénoncé comme tel auprès du Roi de France.

26 Le livre de Lafosse, et son projet, sont pourtant bien fidèles à ce qui caractérise l’augustinisme, l’affirmation que Dieu est la fin naturelle de la créature raisonnable. L’homme a été créé avec un désir de Dieu, une inclination vers Dieu fondée sur sa nature. Il n’y a donc pas eu de « nature pure », étrangère au désir de Dieu, et ce désir demeure, même dans la nature déchue. Sans doute, toutes les écoles s’entendent pour affirmer que Dieu, de puissance absolue, aurait pu créer l’homme dans l’état de nature

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pure et sans élévation au surnaturel (III, 46-47), mais gravis est contestatio sur l’autre point : Dieu l’aurait-il pu, le peut-il de puissance ordonnée ? Lafosse s’y oppose en raison de la cohérence des attributs divins, un argument de congruo non pas lié aux mérites humains, mais à la convenance divine : Dieu ne peut pas, tout simplement, exercer sa toute puissance au détriment de sa justice ou de sa miséricorde. Ce qui pour Baius est une question de stricte justice est pour Lafosse une question de convenance.

27 Fulgence Lafosse est un théologien original, qui a affronté la question de la fin naturelle de l’homme, en montrant l’importance téléologique du problème de la nature pure, qu’il estime impossible. Ses définitions rigoureuses et ses analyses sont fines, en particulier celles des positions de Baius. Dans l’Augustinus de Jansenius, il distingue les propositions condamnées, des propositions non condamnées, mais erronées, et des positions strictement augustiniennes, qu’il convient de sauver. S’il accorde que son auteur est un hérétique matériel (soutenant une position hérétique sans le vouloir), il refuse pour autant d’en faire un hérétique formel.

28 Aux côtés de Norris (1631-1704), de Bellelli (1675-1742) et de Berti (1696‑1766), Lafosse mérite d’être rappelé comme un représentant autorisé de l’école augustinienne.

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AUTEUR

JEAN-ROBERT ARMOGATHE Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Histoire des idées religieuses et scientifiques dans l’Europe moderne Les critiques sceptiques de Descartes à la fin du XVIIe siècle

José Raimundo Maia Neto

1 Dans la première conférence, nous avons esquissé un tableau général de l’histoire du scepticisme, depuis son début avec Pyrrhon d’Elis (IVe-IIIe s. av. J.‑C.) jusqu’au millieu du XVIIe siècle chez Descartes et Pascal. Nous avons présenté les deux traditions sceptiques hellénistiques, le pyrrhonisme, dont la principale source est l’œuvre de Sextus Empiricus (c. 200 ap. J.‑C.), et la Nouvelle Académie (surtout les académiciens Arcésilas et Carnéade), dont les principales sources sont quelques ouvrages de Plutarque et de Cicéron (notamment les Academica) et le Contra Academicos d’Augustin. Le scepticisme réapparaît à la Renaissance grâce au travail des humanistes. Trois raisons expliquent que la mise à disposition des sources ait suscité un vif intérêt pour cette école philosophique grecque : (1) la coïncidence du problème de la justification de la règle de foi débattu à la suite de la Réforme et du problème épistémologique pyrrhonien de la justification d’une règle de vérité (voir Richard Popkin, Histoire du scepticisme d’Érasme à Spinoza, traduction de l’anglais par Christine Hivet, Paris, PUF, 1995) ; (2) la défense de la libertas philosophandi contre l’autorité en philosophie (surtout celle d’Aristote), dont les nouveaux académiciens étaient les principaux avocats durant l’Antiquité ; (3) la découverte du Nouveau Monde, qui fait prendre conscience de la relativité des croyances humaines. Au début du XVIIe siècle, à la suite de Montaigne et de Charron, des approches sceptiques sont opposées à la philosophie péripatéticienne (Gassendi) et des apologies de la science et de la religion aux menaces sceptiques (Mersenne). La méthode du doute de Descartes s’inscrit dans ce contexte : il s’agit d’une radicalisation des arguments sceptiques de l’époque ayant pour but la distinction réelle entre le corps et l’âme et l’établissement d’une nouvelle philosophie capable de résister aux attaques sceptiques. Pascal s’intéresse aussi beaucoup au scepticisme pour proposer une nouvelle apologie de la religion qui puisse faire face à la crise de la théologie naturelle d’un côté, et aux attaques libertines contre la révélation de l’autre.

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2 Les quatre autres conférences ont été consacrées au nouvel intérêt pour le scepticisme à la fin du XVIIe siècle, intérêt fortement marqué par l’influence cartésienne. Ont été successivement examinés les scepticismes cartésiens et anti-cartésiens de Joseph Glanvill (1636-1680), de Simon Foucher (1644-1696), de Pierre-Daniel Huet (1630-1721) et de Pierre Bayle (1647-1706).

3 On a d’abord considéré la Scepsis Scientifica de Glanvill, seconde édition augmentée et complétée de The Vanity of Dogmatizing. Glanvill y présente plusieurs arguments contre la philosophie dogmatique, en particulier péripatéticienne. Il attaque la philosophie scolastique en vue de plaider pour la nouvelle science expérimentale pratiquée par la Société Royale de Londres. Il cite beaucoup Descartes comme l’un des principaux représentants de cette nouvelle science. Glanvill nie la possibilité de la certitude métaphysique de Descartes – surtout à cause de la chute d’Adam –, mais trouve le doute méthodique très utile pour combattre des préjugés. Le doute méthodique de Descartes permet de récupérer l’intégrité de la raison, nécessaire dans le domaine de la recherche scientifique comme dans le débat religieux. Glanvill s’éloigne du fidéisme des sceptiques de la Renaissance en proposant une version latitudinaire de la religion, susceptible de réunir les confessions chrétiennes.

4 Le projet philosophique de Foucher consiste à réhabiliter la philosophie académicienne. Descartes y occupe une position centrale puisque, selon Foucher, le doute cartésien appartient à cette tradition. Foucher combat donc Malebranche, qui a abandonné ce que Descartes avait de meilleur : le doute. Selon Foucher, nos idées sont des modifications de notre pensée. Nous ne pouvons par conséquent rien affirmer de manière justifiée à propos des choses extérieures, notamment que nos idées représentent les objets. Toute affirmation sur le monde extérieur au-delà de nos idées est une forme précipitée de matérialisme qui doit être combattue par le doute. Foucher considère que la religion chrétienne est compatible avec une Nouvelle Académie renouvelée. Il prend au sérieux l’affirmation d’Augustin selon laquelle les académiciens ne lui refusaient leur assentiment qu’à propos des choses matérielles. Cependant, après la révélation chrétienne, une philosophie compatible avec l’anti-matérialisme est devenue possible. Après Augustin, Descartes a exploré cet immatérialisme, mais n’a pu résister à la précipitation de juger sur plusieurs choses matérielles. Il doit donc être corrigé à partir d’une application encore plus rigoureuse du doute méthodique.

5 Huet s’intéresse au scepticisme antique, non comme un moyen vers un certain platonisme, mais pour montrer l’incapacité de la raison humaine d’acquérir une certitude métaphysique hors de la révélation et de la foi. Il offre plusieurs arguments en faveur de cette philosophie dans son Traité philosophique de la foiblesse de l’esprit humain, dont certains sont dérivés de la philosophie cartésienne. Dans sa Censura philosophiae cartesianae, Huet attaque ensuite la tentative de Descartes de trouver cette certitude. La faiblesse de la raison et de la nouvelle philosophie indique le chemin par lequel on peut démontrer la force de la foi chrétienne : sa vérité émerge non de la recherche philosophique, mais d’une recherche historique érudite capable de trouver dans toutes les religions les principaux éléments de la tradition judéo-chrétienne.

6 La série de conférences s’est terminée avec Bayle. Nous avons cherché à montrer que, contrairement à ce qu’ont proposé d’autres commentateurs, le scepticisme le plus caractéristique de l’auteur du Dictionnaire historique et critique n’est pas pyrrhonien mais académicien ; il a été favorisé, comme chez Glanvill, Foucher et Huet, par la forte influence cartésienne à la fin du XVIIe siècle. C’est pourquoi l’article le plus intéressant

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du Dictionnaire pour étudier le scepticisme baylien n’est pas « Pyrrhon », mais celui consacré au stoïcien Chrysippe, cible des académiciens. Nous avons proposé comme clé du scepticisme chez Bayle la notion académicienne d’intégrité intellectuelle, appliquée à l’examen des idées philosophiques, politiques et même – avec certaines spécificités – religieuses.

7 Dans les conférences, nous avons tenté de faire apparaître les spécificités du scepticisme chez Glanvill, Foucher, Huet et Bayle, mais aussi de noter quelques positions communes : (1) l’éloignement critique de la philosophie d’Aristote ; (2) l’accueil favorable – quelquefois même la pratique – de la nouvelle science expérimentale ; (3) une appropriation « sceptique » de la pensée de Descartes – surtout du doute méthodique ; (4) un soutien de la tolérance religieuse, et même un intérêt – voire parfois un effort dans ce sens – pour le rapprochement des religions chrétiennes.

RÉSUMÉS

En janvier 2009, invité par MM. Jean-Robert Armogathe et Hubert Bost, nous avons donné cinq conférences traitant de l’influence de Descartes sur le scepticisme à la fin du XVIIe siècle.

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AUTEUR

JOSÉ RAIMUNDO MAIA NETO Directeur d’études invité, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses, Université fédérale du Minas Gerais, Belo Horizonte, Brésil

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Histoire des idées religieuses et scientifiques dans l’Europe moderne Episcopatus : politique, rhétorique et théologie d’une fonction ecclésiastique (XVIe-XVIIe siècles). Suite et fin

Frédéric Gabriel

1 À l’époque moderne, la littérature sur la fonction épiscopale est proliférante. Protonotaire apostolique, consulteur de la Congrégation de l’Index, Agostinho Barbosa en procure un bon exemple dans sa Pastoralis sollicitudinis, sive De officio et potestate episcopi (Rome 1623), par la masse de références qu’il utilise, des sources néotestamentaires et patristiques classiques à la jurisprudence la plus récente de la Rote romaine. Cette richesse textuelle est déployée en miroir d’une compréhension éminemment généalogique de la fonction épiscopale qui articule fonction catéchétique et pouvoir judiciaire. Barbosa en propose une version romaine : s’appuyant sur Turrecremata et Bellarmin, il insiste sur l’importance du relais pétrinien (« nam solus Petrus a Christo fuit Episcopus ordinatus », éd. de Lyon, 1665, pars. I, tit. I, cap. I, § 7). Si Barbosa renvoie la dignité et l’autorité épiscopales à la « sagesse » du Christ, c’est Pierre qui institue la potestas de tous les évêques. Si le Christ leur a donné « ius ac potestas » (« ordinare, consecrare, confirmare », p. 3, § 10), cette juridiction dépend de Pierre comme tête (p. 4, § 18 et 20, p. 6, § 63). C’est l’une des manifestations de l’unité dans le pastorat. Dans le même sens, Barbosa rappelle que Chalcédoine appelle le pape « Episcopus Oecumenicus » (p. 35) et précise la hiérarchie à laquelle donne lieu la fonction épiscopale (pars I, tit. I, cap. V). Patriarcats et primauté sont ainsi inclus comme la matière de chapitres détaillés qui nous ont amené à travailler sur la présentation canonique et systématique de ce genre de traité qui déploie le sacerdoce dans sa « plénitude ». Dans cette optique, nous avons rapidement présenté le De Episcopatibus, titulis, et diaconiis cardinalium liber inclus dans le livre d’Onofrio Panvinio, Romani pontifices et cardinales S. R. E. ad eisdem à Leone IV ad Paulum Papam IIII per

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quingentos posteriores a Christi Natali annos creati (Venetiis, Apud Michaelem Tramezinum, 1557).

2 L’orientation principalement juridique de Barbosa ne l’empêche pas de consacrer dix- sept gloses au portrait moral de l’évêque (pars I, tit. II, p. 55-118). Hubert Jedin avait proposé le terme de « Bischofspiegel » pour désigner les ouvrages sur l’évêque parfait (H. Jedin, Das Bischofsideal der Katholischen Reformation, trad. E. Durini : Il tipo ideale di vescovo secondo la riforma cattolica, Brescia 1950). Loin de la réalité, et en réaction à celle- ci, l’écriture prescriptive construit cette fonction charismatique comme l’un des référents de la réforme catholique. L’exigence pastorale de la cura animarum est opposée à la logique curiale. La série des miroirs, qui dressent et répètent le portrait du pasteur, permet de réactualiser le contexte de l’Église naissante.

3 Parallèlement au commentaire d’extraits importants de la somme du canoniste portugais, et de la présentation des textes allégués, nous avons étudié un terme précis qui apparaît dès les premières pages : « vicarius ». Institués par le Christ, les évêques sont ses successeurs et, comme lui, doivent unifier pastorat, doctrine et discipline, vie et loi. Cet héritage à double sens (« Les Apostres ont faict reluire en leur vie la saincteté & perfection du grade Episcopal », Guillaume Pasquelin, Ouranalogie ou discours celeste du Ciel divin. Hierotheorie des Ordres, Paris 1615, p. 138) définit surtout la profonde nature de la fonction. Comme le dit Cyprien (epist. 9, lib. I) cité par Durand de Maillane dans l’article « épiscopat » de son Dictionnaire de droit canonique : « Omnis praepositi Vicaria administratione Apostolis succedunt ». En tant que pasteur, l’évêque prête sa voix à la Parole christique et apostolique qui parle par sa bouche. Mais plus encore que la tradition, la notion de vicariat permet de mieux expliciter la conception de la personne institutionnelle, du lieu de pouvoir, de la représentation et des relations d’autorité et d’institution qui innervent profondément le christianisme. Elle permet aussi de reconsidérer la hiérarchie dans son ensemble.

4 Ce travail préparatoire donnera lieu à un livre sur la notion de vicaire, ainsi qu’à des études et à des éditions de textes sur l’épiscopat.

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Thèmes : Histoire des idées religieuses et scientifiques dans l’Europe moderne

AUTEUR

FRÉDÉRIC GABRIEL Chargé de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Protestantismes et culture dans l’Europe moderne (XVIe- XVIIIe siècles)

Hubert Bost

1 Dans laRequête en faveur des protestans qu’il dresse en 1763, l’écrivain La Beaumelle (1726-1773) se fait le porte-parole de ses coreligionnaires. Ce texte, soumis par la suite au synode national de 1763 par le pasteur Paul Rabaut, n’y est pas adopté en raison de son audace : les représentants du synode n’osent endosser des thèses qui, bien qu’apparemment déférentes, mettent en cause la politique royale de Louis XIV… et de Louis XV. De son côté, La Beaumelle, exilé en Languedoc après deux séjours à la Bastille, ne peut envisager de le publier sous son nom sans compromettre ses chances de retour à Paris1. Personne ne veut signer ce texte dérangeant, foisonnant et passionnant, qui restera manuscrit et quasiment inconnu. L’année a été consacrée à en étudier la première partie dans le cadre d’un projet d’édition critique et annotée.

2 L’étude de ce cahier de 186 pages (dont il existe plusieurs états), qui a déjà fait l’objet de différentes publications2, passe préalablement par l’établissement du texte (saisie et annotation provisoire). Elle requiert une exégèse attentive qui implique une enquête sur son contexte historique, sur sa genèse, sur ses sources et sur son élaboration littéraire.

3 La décision de rédiger cette Requête et la volonté de la faire ratifier par le synode sont nées d’un diagnostic théologico-politique : au lendemain des affaires Rochette et Calas (1761), La Beaumelle est convaincu que les Églises protestantes clandestines (Églises « du Désert » ou « sous la Croix ») se fourvoient lorsqu’elles s’en tiennent au registre de la plainte (au sens à la fois juridique et affectif). Il considère que l’avantage qu’aurait la France à autoriser le culte des « non conformistes » – pour « séculariser » son propos, La Beaumelle désigne ainsi les protestants, et parle du catholicisme comme du « culte national » – peut être historiquement, philosophiquement et politiquement démontré. Elle y a intérêt (démographiquement, politiquement, économiquement), et elle en a le devoir (moralement, philosophiquement, et même religieusement). Cette analyse et le

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choix tactique qui en découle apparaissent clairement dans la correspondance que La Beaumelle échange avec Paul Rabaut en 1762 et 1763, dont les principaux échanges ont été commentés3. La collaboration entre Rabaut et La Beaumelle est née au lendemain de l’affaire Calas, lorsque le pasteur de Nîmes avait besoin d’une plume éloquente pour dénoncer les propos diffamatoires tenus sur les protestants (La Calomnie confondue, ou mémoire dans lequel on réfute une nouvelle accusation intentée aux protestants de la province de Languedoc, 1762). Mais les convictions que défend la Requête avaient déjà été exprimées quinze ans plus tôt par La Beaumelle. Alors qu’il n’avait que 21 ans et qu’il était précepteur au Danemark, il avait publié un petit ouvrage intitulé L’Asiatique tolérant (1748). Derrière la fiction exotique qui évoquait le « Zeokinizul, roi des Kofirans » (Louis XV, roi des Français) dont Crébillon avait raconté les amours, La Beaumelle militait fougueusement en faveur de la tolérance pour ses coreligionnaires de France. Or cette œuvre de jeunesse, dont La Beaumelle réutilise par la suite certains matériaux dans la Requête, était déjà très influencée par la pensée philosophique de Pierre Bayle et par la réflexion historique et juridique d’Élie Benoist : La Beaumelle a beaucoup travaillé et réfléchi à partir du Commentaire philosophique (1686) du premier et de l’Histoire de l’Édit de Nantes (1693-1695) du second. Plus récemment, des auteurs tels qu’Antoine Court (Le Patriote français et impartial, 1751) avaient à leur tour défendu la même cause en recourant à des arguments historiques, philosophiques, politiques et théologiques. Tout un corpus d’exemples et de citations favorables à la tolérance avait ainsi été peu à peu élaboré, dans lequel La Beaumelle puise abondamment – comme Voltaire la même année, pour son Traité sur la tolérance –, mais qu’il enrichit de façon impressionnante.

4 La Beaumelle défend simultanément plusieurs thèses. Quel que soit le plan (historique, juridique, politique) sur lequel il se place, il prétend montrer que les meilleurs penseurs, les meilleurs législateurs et les meilleurs gouvernants ont toujours préféré le parti de la tolérance. Cette thèse hardie l’amène à parcourir l’histoire du monde en quête d’exemples souvent originaux dans des sources parfois rares. Elle le conduit à débusquer les « lapsus » de certains auteurs qui reconnaissent les droits de la conscience ou les vertus de la tolérance à leur corps défendant, mais aussi parfois à forcer les témoignages pour qu’ils correspondent à sa thèse. La Requête est à la fois une réflexion philosophique profonde, indéniablement audacieuse pour son temps, et un texte militant dont l’auteur prend parfois des libertés avec ses sources pour « démontrer » et documenter ses affirmations. Un premier travail éditorial consiste donc à identifier les sources dont se sert La Beaumelle (elles sont en général indiquées par une référence bibliographique abrégée portée en marge, mais pas toujours). Il faut ensuite comparer les textes originaux avec l’utilisation qui en est faite : la liberté avec laquelle La Beaumelle cite, résume ou récrit peut étonner, voire choquer un lecteur du XXIe siècle ; elle est pourtant courante au XVIIIe. On est frappé par l’extrême diversité des emprunts et l’originalité des exemples. La place des historiens de France (Mézeray, de Thou) ou des œuvres historiques de Voltaire est important ; mais c’est assurément le Dictionnaire historique et critique de Bayle qui joue pour La Beaumelle un rôle documentaire prépondérant. C’est là qu’il puise, sans toujours conserver la prudence méthodique et le sens de la nuance du philosophe de Rotterdam, les multiples citations qui donnent à la Requête son aspect érudit : l’accumulation d’exemples rares, anciens ou lointains vise à établir historiquement le bien-fondé de sa thèse. Tandis que Voltaire, au même moment, cherche à frapper l’opinion en vue de faire réhabiliter Calas, La Beaumelle élabore un vrai Traité sur la tolérance qui, s’il est beaucoup moins

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digeste et percutant, s’avère extrêmement riche pour comprendre certains liens tissés entre les Lumières et le protestantisme français.

5 La Requête est un texte hybride et paradoxal. Rédigée au nom des Églises réformées de France qui se réunissent bien que leurs assemblées soient interdites, elle revêt la forme de la supplique au roi, notamment en son début : Louis XV est un père pour ces croyants « non conformistes » ; s’il était mieux informé de leur déplorable situation, ce monarque éclairé prendrait à coup sûr les mesures qui s’imposent pour les réintégrer dans la communauté nationale. Pourtant, La Beaumelle étouffe dans le genre littéraire de la « requête », et les marques de déférence dont son texte est parsemé paraissent, au fur et à mesure que l’on progresse, de plus en plus formelles. La Beaumelle est souvent emporté par sa démonstration, de sorte que son discours se révèle « philosophique » au sens où il subvertit le prétendu consensus théologico-politique sur lequel est fondé la monarchie française. On est donc en présence d’un document qui s’efforce de revêtir les marques d’un texte officiel (il présuppose l’agrément des Églises au nom desquelles il parle au roi), mais dont le contenu, tant religieux que philosophique, s’avère presque dangereux, et en tout cas digne de figurer parmi les écrits « philosophiques » et clandestins qui circulent discrètement à l’époque.

6 La première partie du texte, qui a fait l’objet du travail de cette année, a fait apparaître la richesse thématique de ce document. On retiendra trois thèmes dans le présent cadre.

7 La Beaumelle souligne et dénonce la contradiction légale entre l’interdiction des protestants en France sous le prétexte qu’ils auraient disparu et l’évidence de leur présence. Leurs oppresseurs considèrent qu’ils ne doivent pas être entendus […] puisque les lois du royaume, loin d’y reconnoitre des protestans, portent sur cette maxime, il n’y a plus de protestans en France. Le comble du malheur pour des sujets, c’est sans doute d’être obligés de prouver leur existence : or telle est notre condition. Dans le tems même qu’on nous fait exister dans la misère, on nous nie froidement que nous existions. Hélas ! pour preuve de notre existence nos ennemis n’ont que trop de quittances de leurs bourreaux (p. 2).

8 La Beaumelle fonde la légitimité de la Requête sur cette contradiction entre un droit fictif mais redoutable et la réalité de la présence des protestants. Cet écart existe depuis la révocation de l’édit de Nantes, quelque quatre-vingts ans plus tôt : En lisant d’un côté tant d’édits qui les supposent tous réunis à l’Église nationale et de l’autre tant de jugemens qui les condamnent pour avoir prié Dieu hors de cette Église, tant de harangues qui félicitent Louis le Grand de les avoir exterminés et tant de déclarations qui tendent à réprimer ces hommes anéantis, tant de répétitions de cet axiome, la France est toute catholique et tant de règlemens qui exigent pour les moindres emplois enquête ou certificat de catholicité, les médailles qui disent que le feu roi convertit deux millions de protestans et les réclamations de deux millions de sujets qui s’inscrivent en faux contre cette dénomination de nouveaux-convertis, Votre Majesté ne peut qu’être étonnée de ces contradictions et regarder cette erreur de droit démentie par tant de faits, comme un piege grossier tendu à votre sagesse et comme une source perpetuelle d’injustices. La loi ne reconnoit poins de protestans ; et tous les jours l’autorité se déploye contre eux. La Religion Prétendue Réformée est détruite ; & le brevet d’un des secretaires d’État porte qu’il est préposé aux affaires de cette religion qui n’est plus. Les ordonnances ne parlent que des nouveaux-convertis ; et elles ne sont en vigueur que contre ces protestans dont elles ne parlent jamais. Partir d’une fausse supposition pour donner à un peuple des lois qui ne conviennent qu’à un peuple différent, c’est s’aveugler pour avoir le plaisir d’être injuste. Ainsi l’on ne peut mettre en problême

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notre existence sans renoncer ouvertement à toute équité. Louis XIV triompha de ses sujets non-conformistes bien plus qu’il ne les vainquit : et notre nombre en est la preuve (p. 3).

9 La Requête déploie une ample réflexion sur la nécessité de séparer les pouvoirs temporel et spirituel. Religion et politique ne doivent être confondues ni quant à leurs moyens, ni quant à leurs fins. Influencé par Bayle, La Beaumelle n’hésite pas à mettre en doute l’idée selon laquelle la religion garantirait la morale et cimenterait, voire fonderait la société : L’État et la religion, considérée comme culte, n’ont rien de commun. L’État nous fait vivre sous les lois des hommes, et la religion sous celles de Dieu. L’État se soutient par la contrainte, la religion s’établit et se perpétue par la persuasion. Le chef de l’État est armé pour la manutention des coutumes, et les chefs de la société religieuse n’ont d’autres armes que les exhortations, les raisonnemens, les prières et la dénomination des jugemens divins. L’État permet telle action que la religion réprouve, et la religion exige telle perfection que l’État juge indifférente. Il est des peuples sans religion, du moins extérieure, dont la police est très sensée ; il en est d’autres sans police, du moins régulière, qui sont fort jaloux de leur culte. La société civile peut même être considérée comme antérieure à la société religieuse (p. 43).

10 La Beaumelle insiste également sur l’impossibilité de restreindre la liberté religieuse au for intérieur. Cette liberté est un droit imprescriptible tel qu’aucun souverain n’a le droit de le contester ; il implique nécessairement le droit de célébrer publiquement le culte. D’autre part, contrairement à une idée généralement admise alors, la diversité confessionnelle n’entraîne pas un affaiblissement politique du royaume, bien au contraire : On répond que la diversité de culte ne trouble point par elle-même la tranquilité publique. Si les cultes ont produit des guerres, ces guerres doivent être attribuées au zèle d’uniformité. Le principe de la liberté de conscience est un principe de paix et de justice. L’opinion religieuse est ardente, il est vrai, à se répandre, parce qu’elle se croit utile, mais uniquement par la voye de la persuasion, parce qu’elle ne se croit utile qu’autant qu’elle est librement adoptée. Quiconque veut que son ame soit libre consent que celle de son voisin le soit. Ce principe a souvent trouvé sur ses pas l’impiété qui prend tous les sentimens religieux pour des inventions humaines et l’ambition qui veut que tout plie sous elle. Mais il n’est point responsable des maux qu’il n’a point causés ou qu’il n’a causés que par accident. Partout où ces deux ennemies ne se sont point opposées à ses progrès, il a rectifié les erreurs, adouci les mœurs et fait le bonheur des empires. Le prince a sans contredit le droit de tarir la source des troubles. Mais en proscrivant la diversité de culte, il déclareroit turbulent et séditieux ce qui ne l’est pas. Son office n’est pas de simplifier les opinions, mais de les mettre dans l’impossibilité de se nuire soit en les balançant l’une par l’autre, soit en les réprimant si elles sont ambitieuses, soit en les contenant par une égale répartition de vigilance et de bienfaits (p. 57).

11 L’étude de ce texte se prolongera au cours de l’année prochaine.

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NOTES

1. Voir C. LAURIOL, La Beaumelle, un protestant cévenol entre Montesquieu et Voltaire, Genève 1978 ; id., Études sur La Beaumelle, Paris 2008. 2. H. BOST, « Une correspondance huguenote : la préparation du synode de 1763 par La Beaumelle et Paul Rabaut », dans P.-Y. BEAUREPAIRE (dir.), La plume et la toile. Pouvoirs et réseaux de correspondance dans l’Europe des Lumières, Arras 2002, p. 83-106 ; id., « Un “Traité sur la tolérance” clandestin : la Requête des protestants rédigée par La Beaumelle en 1763 », La Lettre clandestine 13 (2004), p. 119-138 ; id., « La Beaumelle et la tolérance en 1763 : pour une réintégration des protestants en France », dans J. RENWICK (éd.), Voltaire, la tolérance et la justice, 1762-1778, Louvain (à paraître en 2010). 3. L’édition critique de la correspondance de La Beaumelle est en cours de publication : H. BOST, C. LAURIOL et H. ANGLIVIEL DE LA BEAUMELLE (éd.), Correspondance de La Beaumelle (1726-1773), Oxford (16 t. prévus) : I : 1726-1747 (2005) ; II : avril 1747 – juillet 1749 (2006) ; III : août 1749 – février 1751 (2007) ; IV : mars 1751 – avril 1752 (2008) ; V : mai 1752 – avril 1753 (2009).

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Thèmes : Protestantismes et culture dans l’Europe moderne

AUTEUR

HUBERT BOST Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Histoire et sociologie des protestantismes

Jean-Paul Willaime

Identités protestantes plurielles : une unité problématique

1 Durant les deux premières séances, nous avons tout d’abord rappelé, en faisant référence à quelques-unes de nos publications, nos principales orientations de recherches (1) en sociologie générale, (2) en sociologie des religions et (3) en sociologie du protestantisme. Au fil de notre enseignement à l’EPHE, cette explicitation de début d’année nous est en effet apparue de plus en plus nécessaire compte tenu de l’auditoire très diversifié de notre conférence et de l’hétérogénéité de la formation reçue par les uns et les autres. Dans une telle configuration, le directeur d’études explique pourquoi faire de la sociologie des protestantismes nécessite à la fois une bonne maîtrise de la démarche sociologique et une bonne connaissance des réalités protestantes passées et présentes, aussi bien dans leurs expressions textuelles que dans leurs manifestations sociales (les groupes, mouvements et institutions). On ne peut pas s’engager dans une bonne sociologie des protestantismes sans connaître les principales orientations théologiques de ce monde religieux chrétien et les principaux clivages qui le caractérisent. Dans cette conférence, tout en cherchant à dégager quelques traits structurants de cette pluralité, nous nous sommes concentré sur la pluralité factuelle du protestantisme, sur sa pluralité structurelle et sur les différentes gestions protestantes de la pluralité.

2 Le monde protestant est connu pour sa diversité et l’on s’interroge régulièrement sur la question de savoir si tel ou tel groupe appartient à ce monde. Décontenancés par la diversité du protestantisme, des universitaires non spécialistes du monde protestant, souvent implicitement influencés par une culture catholique, se croient quelquefois autorisés à dénier le qualificatif de protestants à des groupes en appliquant un schéma d’unité étranger au monde protestant. Un monde marqué non seulement par une grande pluralité de confessions (du luthéranisme au pentecôtisme en passant par le

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baptisme, le méthodisme…), mais aussi par une non moins grande pluralité d’orientations théologiques (du libéralisme au fondamentalisme) et une diversité de modes d’organisations ecclésiastiques (épiscopalien, presbytérien, congrégationaliste). Cette diversité confessionnelle, théologique et organisationnelle (ecclésiologique) du monde protestant se complexifie encore par le fait qu’elle s’entremêle avec une diversité ethnique, culturelle, sociale, régionale et nationale. Tout en appartenant tous à la Fédération Luthérienne Mondiale (FLM), les luthériens d’Allemagne, de Madagascar, des USA et d’Alsace-Moselle sont différents à bien des égards. Et puis il ne faut pas oublier, même s’ils sont minoritaires, qu’il y a aussi des luthériens n’appartenant pas à la FLM, en particulier ceux dits du Synode de Missouri. Et si l’on considère l’univers protestant baptiste, l’on est confronté à une grande diversité : aux USA, on ne dénombre pas moins de seize groupements baptistes, certains, comme la Southern Baptist Convention, étant classés parmi les « Evangelical Protestant Churches », d’autres, comme l’American Baptist Churches in USA,parmi les « Mainline Protestant Churches », d’autres encore, comme la National Baptist Convention, parmi les « Historically Black Churches »1. Diversité baptiste que l’on retrouve en France avec les baptistes de la Fédération des Églises Évangéliques Baptistes de France (FEEBF) appartenant à la Fédération Protestante de France (FPF), les baptistes de l’Association Évangélique d’Églises Baptistes de langue française (AEEB), de la Fédération des Églises et Communautés Baptistes Charismatiques (FECBC), de la Communion d’Églises Baptistes Indépendantes et del’ Église baptiste du Tabernacle qui n’y appartiennent pas. Les trois principes de différenciation confessionnels, théologiques et ecclésiologiques s’entremêlant avec les différenciations culturelles et sociales, on comprend que l’on puisse légitimement s’interroger sur l’identité protestante, se demander s’il y a un minimum d’unité et de régulation dans cette importante diversité. Le qualificatif lui-même de protestant est d’ailleurs un enjeu dans cette affaire. Le fait que certaines Églises et mouvements assument pleinement ce qualificatif, le fait que d’autres le refusent ou soient accusés de l’usurper nous plonge déjà dans la question de la régulation de la pluralité au sein du monde protestant.

3 Durant cette conférence, nous nous sommes interrogé sur l’émergence et le devenir de cette notion même de protestantisme et sur son succès relatif comme auto-désignation ou hétéro-désignation des institutions et groupes chrétiens qui, repérage minimal, ne sont ni catholiques, ni orthodoxes. Selon Alister Mac Grath, « le protestantisme désigne une famille de mouvements religieux qui partage certaines sources historiques et certaines ressources théologiques »2. En tout cas, comme le souligne à juste titre l’historien d’Oxford, « le concept de “protestantisme” apparut comme un essai de lier une série d’événements du début du XVIe siècle pour former une narration commune de transformation » (p. 62), un essai où « le protestantisme développa son sens de l’identité en réponse à des menaces externes et des critiques plutôt que comme le résultat de croyances partagées. En un sens, l’idée de “protestantisme” peut être vue comme la création de ses opposants plutôt que ses supporters » (p. 63). Paradoxalement, peu d’Églises protestantes se désignent comme protestantes à l’échelle nationale – on parle plutôt d’Églises luthériennes, réformées, baptistes… –, le terme de protestants étant souvent réservé aux instances fédératives comme en France, en Suisse et en Allemagne avec l’EKD (Evangelische Kirche in Deutschland3). Reste qu’il est éminemment significatif que des Églises choisissent de s’appeler protestantes, comme l’a fait l’Église Protestante Unie de Belgique qui unifia en 1979 trois Églises précédemment distinctes et l’Église Protestante aux Pays-Bas qui réunit en 2004 deux Églises réformées et une luthérienne. Le choix fait par les Églises luthérienne et réformée d’Alsace-Moselle

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de s’appeler désormais Église Protestante de la Confession d’Augsbourg et Église Protestante Réformée est également significatif de la portée unitaire du vocable de « protestants ». On est d’emblée renvoyé à la complexité de la diversité protestante et au fait que l’appellation de protestant peut être un enjeu de luttes : si certains insistent sur l’appartenance du monde évangélique et pentecôtiste à l’univers pluriel du protestantisme, d’autres tiennent à se démarquer de ce monde ou de certaines de ces composantes. L’unité protestante est souvent affichée ad extra tandis que l’on cultive la pluralité ad intra. Grâce à la Fédération Protestante de France, une bonne majorité des composantes du protestantisme français peut ainsi être représentée auprès des pouvoirs publics et de la société en général. Être mentionné ou non dans l’Annuaire de la FPF, dit de La France protestante, constitue un indicateur intéressant, car en acceptant d’inclure des indications non seulement sur ses Églises membres, mais aussi sur des Églises non membres, l’Annuaire de la FPF exerce implicitement une fonction de labellisation protestante des Églises : les Églises non-membres, par le simple fait d’être mentionnées dans l’Annuaire de La France protestante publié « sous les auspices de la FPF », sont implicitement reconnues comme protestantes par le simple fait d’y figurer. Le qualificatif de « protestant » est en tout cas privilégié quand il s’agit des services d’aumônerie (aux armées, hospitalière, pénitentiaire, universitaire…) et des médias (émission Présence protestante sur France 2…). À l’échelle internationale, nombreuses sont les organisations confessionnelles (Fédération Luthérienne Mondiale, Alliance Réformée Mondiale, Alliance Baptiste Mondiale, …) ou interconfessionnelles (Conférence des Églises Européennes, Conseil Œcuménique des Églises) qui n’utilisent pas le terme de « protestant ». La création, à la suite de la Concorde de Leuenberg (1973), de la Communion des Églises Protestantes en Europe n’en est là-aussi que plus significative.

4 Si les réformes protestantes du XVIe siècle ont affirmé l’autorité de la Bible, la question se posait dès lors de savoir, comme le souligne Alister McGrath qui insiste sur les réponses différentes apportées à cette question par Luther, Calvin et Zwingli, qui avait « le droit d’interpréter la Bible ? »4: les théologiens, le simple croyant, le conseil de la ville, le peuple ? Et puis quelle Bible avait autorité, quelle vérité dans la Bible, qui avait l’autorité pour le dire ? La tradition des réveils (notamment les Great Awakenings de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle en Amérique) ont également posé la question de la légitimité respective de la rationalisation théologique et de l’expérience religieuse comme vecteur d’authentification de la vérité. Il est en tout cas clair qu’en affirmant l’autorité souveraine des Écritures en matière de foi et de doctrine, les réformes protestantes ont abouti à une désacralisation de l’institution ecclésiastique : celle-ci n’était plus forcément, per se, porteuse de vérité, elle était soumise au principe scripturaire et sa fidélité devait être évaluée à partir de la Bible. Comme l’a très bien souligné Alister Mc Grath, « la nouvelle idée dangereuse, profondément ancrée au cœur de la révolution protestante, était que tous les chrétiens avaient le droit d’interpréter la Bible pour eux-mêmes », « le protestantisme affirma sa position dans le droit des individus d’interpréter la Bible pour eux-mêmes plutôt que d’être forcés de se soumettre à des interprétations officielles émises par des papes ou d’autres autorités religieuses centrales »5.

5 Ce geste, pour l’institution religieuse chrétienne, a eu une portée considérable : le lieu de la vérité religieuse n’était plus dans l’institution, mais dans le message transmis. La légitimation était déplacée de la fonction à l’action de l’Église, à son orientation. Il n’est dès lors pas étonnant de constater que toute l’histoire du protestantisme est traversée par diverses scissions qui se sont opérées au sein des Églises qui se réclament de cet

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héritage. En effet, dès l’instant où l’institution ecclésiastique n’est plus considérée comme sainte en elle-même, rien ne s’oppose à ce que l’on crée d’autres organisations ecclésiastiques si l’on estime que l’Église n’est plus assez fidèle. La question de la fidélité, dans l’optique protestante, n’est plus une question institutionnelle mais une question herméneutique et existentielle : l’enjeu est l’interprétation de la Bible et le débat sur la vérité du christianisme devient à la fois un débat d’exégètes, de docteurs et un débat entre les vécus et expériences diverses des personnes. Un principe de contestation était dès lors introduit au cœur de l’affirmation chrétienne dans sa vérité (débat doctrinal) et dans sa forme sociale (le rassemblement des fidèles, la vie en Église et donc le rapport avec le monde). Les différents modes d’institutionnalisation du protestantisme se trouvèrent contestés non seulement à partir d’argumentaires théologiques, mais aussi par la référence à l’expérience. La diversité protestante a non seulement été régulièrement nourrie par des controverses théologiques, mais aussi par les mouvements piétistes et de réveils qui, au nom du sentiment religieux et de l’expérience spirituelle vécue, ont contesté les institutionnalisations doctrinales et ecclésiastiques des Églises de la Réforme. Tant les contestations par la théologie que par l’expérience font partie des logiques de pluralisation du protestantisme. Si, du point de vue protestant, rien n’est sacré, ni l’organisation ecclésiastique, ni le bâtiment cultuel, ni le personnage du clerc, ni même les chartes doctrinales que sont les confessions de foi, on comprend que cela ne soit pas sans conséquences sur la façon dont les Églises protestantes gèrent la vérité chrétienne et la pluralité de ses expressions et de ses mises en formes collectives. Structurellement, le monde protestant apparaît comme un univers pluriel tant dans ses orientations doctrinales que dans ses formes sociales. Les réformes du XVIe siècle ayant questionné aussi bien le contenu du message chrétien que sa mise en forme collective à travers des organisations ecclésiastiques régulant tant la pluralité interne que les rapports à la société environnante. Le monde protestant est en particulier structurellement traversé par la tension Église/Secte. On y rencontre aussi bien l’Église « multitudiniste », la Volkskirche qui concerne toutes les personnes d’un territoire déterminé, que des Églises dites de « professants » qui ne rassemblent que les personnes ayant donné les gages de leur adhésion et de leur qualification religieuse. C’est la tension entre le groupe religieux conçu comme une institution coextensive à la société et délivrant ses biens de salut à tous et le groupe religieux conçu comme une association de militants constituant une sous-culture particulière au sein de la société. Cette tension est constitutive du protestantisme qui oscille entre « une “tradition” théologique polyphonique transmise par une institution-Église » et « une option militante non pluraliste »6.

6 Alister McGrath a raison d’insister sur la diversité structurelle du protestantisme : « Il n’est pas question d’une unité originelle perdue du protestantisme, d’un âge de l’unité qui se briserait rapidement en fragments. Ses origines géographiques, culturelles et historiques multiples ont fait du protestantisme une réalité diverse dès le début »7. Il oppose deux visions du protestantisme, l’une, statique, qui fige le protestantisme dans telle ou telle de ses expressions historiques et l’autre, dynamique, qui, au contraire, considère que l’identité protestante est mouvante. En refusant de considérer comme normatives les expressions passées du protestantisme, la vision dynamique permet, selon l’historien d’Oxford, de mieux percevoir les potentialités de cette « idée dangereuse » et complexe de l’autorité de la Bible qui a fragilisé à tout jamais les modes de rationalisation et d’institutionnalisation du message chrétien. De là l’attention positive qu’il porte au renouvellement des formes d’expression du protestantisme

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contemporain, en particulier dans les megachurches et les diverses manifestations de l’évangélisme et du pentecôtisme. Selon lui, « c’est l’essence du protestantisme de se réexaminer et de se renouveler lui-même, en réaction à son environnement d’une part, et de sa lecture de la Bible d’autre part. […] Le protestantisme est incontrôlable. Comme avec l’islam, il n’y a pas de pouvoir central, pas d’autorité institutionnelle pour réguler ou limiter son développement. » ; « le protestantisme possède une unique et innée capacité à l’innovation, au renouveau et à la réforme basée sur ses ressources internes »8. Même si l’on peut discuter ce point de vue résolument optimiste d’Alister McGrath sur l’évolution du protestantisme et discuter telle ou telle de ses analyses9, le directeur d’études trouve intéressante et féconde sa façon de définir le protestantisme comme « une famille de mouvements religieux qui partage certaines sources historiques et certaines ressources théologiques ».

7 Cette pluralité structurelle du monde protestant a régulièrement suscité des recherches d’unité au-delà et à travers la diversité : l’œcuménisme est un geste éminemment protestant et il n’est pas étonnant qu’historiquement le monde protestant en soit le terreau. Autant le protestantisme est scissipare, autant il est en effet unificateur ; des dynamiques de scissions comme des dynamiques d’unification le traversent. C’est même parce qu’il est scissipare qu’il est unificateur : si, en vertu de la désacralisation de l’institution ecclésiastique, les protestants sont portés à fonder de nouvelles Églises, ils sont aussi prompts à promouvoir des unifications dans certaines circonstances. L’œcuménisme protestant présente des visages divers : œcuménisme luthéro-réformé, œcuménisme évangélique, œcuménisme pentecôtiste… L’œcuménisme dans une direction pouvant nuire à l’œcuménisme dans une autre, ces différents œcuménismes peuvent générer ce que Jean Séguy a judicieusement appelé « les conflits du dialogue ». Il y a en particulier une tension entre les dynamiques unitaires protestantes et les dynamiques de l’œcuménisme catholico-protestant, ce dernier pouvant non seulement freiner la recherche de l’unité protestante, mais la rendre plus difficile par les clivages internes au protestantisme qu’il réactive.

8 Le directeur d’études a ensuite exploré la fécondité et testé la validité de l’hypothèse d’une unité du protestantisme qui s’attesterait dans les quatre marqueurs suivants : (1) une référence à la Bible (avec une grande diversité d’appropriations et d’interprétations) ; (2) une formulation elle-aussi très diverse de l’espérance chrétienne en relation avec la figure de Jésus ; (3) un individualisme religieux communautaire (aussi bien marqué par l’appropriation personnelle de la vérité chrétienne contre les cléricalismes que par l’inscription de cette appropriation personnelle dans diverses formes de régulations sociales) ; (4) l’engagement plus ou moins fort des personnes et des groupements dans des réalisations sociales, éducatives, sanitaires… (dimension conséquentielle de la religiosité selon Glock).

Pluralisme, politique, religions

9 Dans le cadre de la coopération avec la Washington University (Saint-Louis, Missouri) qui se traduit par des échanges d’étudiants et par un séminaire franco-américain annuel ayant alternativement lieu à Saint-Louis et à Paris, le professeur John Bowen et l’auteur de ces lignes ont entrepris de développer un programme commun d’enseignements sur « Pluralisme, politique et religions » (PPR). Dans cette conférence de 2009, profitant de la présence comme directeur d’études invité de John Bowen,

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quatre séances ont été consacrées à « Religions, laïcités : perspectives comparatives », séances durant lesquelles notre collègue a pu développer son approche à partir des terrains nord-américain (États-Unis et Canada) et anglais tout en intégrant également dans sa réflexion le cas français. Dans cette approche comparée, John Bowen a explicité son point de vue d’anthropologue prêtant attention aussi bien aux philosophies politiques sous-jacentes des aires culturelles considérées qu’à la diversité telle qu’elle était imaginée dans différents pays et aux attitudes concrètes des acteurs musulmans dans ces sociétés. Dans la « nouvelle anthropologie de l’islam » qu’il cherche à développer, John Bowen insiste sur la diversité des trajectoires migratoires des populations dites « musulmanes » et sur leur capacité d’adaptation au contexte européen à partir d’une « matrice interprétative qui est plutôt pragmatique » et qui, comme à d’autres périodes de l’histoire et dans d’autres contextes, a permis aux pratiques musulmanes de se transmettre. On retrouve les analyses de l’auteur dans son dernier ouvrage Can Islam Be French? Pluralism and Pragmatism in a Secularist State (Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2010).

10 La conférence a bénéficié d’un exposé de Heather Meiers, une des étudiantes américaines présente durant ce semestre, sur l’ouvrage de Peter Berger, Grace Davie et Effie Fokkas, Religious America, Secular Europe? A Theme and Variations (Ashgate, 2008). Pour nourrir la réflexion sur pluralisme, politique et religions et la baliser théoriquement, le directeur d’études a exposé et discuté les analyses et thèses développées dans les deux ouvrages suivants : Democracy and Human Rights in Multicultural Societies (ed. by Matthias Koenig and Paul de Guchteneire, Aldershot, Unesco Publishing/Ashgate, 2007) et Veit Bader, Secularism or Democracy? Associational Governance of Religious Diversity (Amsterdam University Press, 2007).

11 Durant cinq séances, du 3 mars au 7 avril 2009, Yannick Fer et Gwendoline Malogne-Fer, chargés de conférences à l’EPHE, ont développé « une sociologie et anthropologie du protestantisme en Océanie » dans le cadre de notre direction d’études.Ils ont successivement abordé (une séance a dû être annulée en raison d’une fermeture de la Sorbonne suite à un mouvement social) : « Les missions protestantes en Océanie. Aperçu historique » ; « Les relations entre Églises et autorités politiques dans les îles françaises du Pacifique » ; « Les relations complexes entre colonisation, mission et ethnologie : le cas exemplaire de Maurice Leenhardt en Nouvelle Calédonie » ; « Christianisme, culture et migration chez les Pacific Peoples de Nouvelle Zélande » ; « Contours et enjeux de la progression pentecôtiste/ charismatique en Océanie ».

12 Avec Mme Danièle Hervieu-Léger, Directeur d’études à l’EHESS, et Sophie-Hélène Trigeaud (ATER EHESS), nous avons poursuivi, avec la collaboration d’Erwan Dianteill (Professeur à l’Université René Descartes-Paris V) et Michaël Löwy (Directeur de recherches au CNRS), le séminaire commun à l’EHESS et à l’EPHE sur « approches et concepts fondamentaux en sciences sociales des religions », séminaire pour lequel nous avons assuré cinq séances. Nous remercions Sébastien Fath, chercheur au CNRS (GSRL) qui a assuré une séance sur l’œuvre de Jean Séguy.

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NOTES

1. Nous nous référons ici à l'U. S. Religious Landscape Survey de 2008 du Pew Forum on Religion & Public Life (religions.pewforum.org). Selon cette enquête, les 51, 3 % de protestants des États-Unis se répartissent en 26, 3 % pour les « Evangelical Churches », 18, 1 % pour les « Mainline Churches » et 6, 9 % pour les « Historically Black Churches ». 2. A. E. MCGRATH, Christianity’s Dangerous Idea. The Protestant Revolution – A History from the Sixteenth Century to the Twenty-First, New York 2007, p. 63. 3. Personnellement, j’ai toujours préféré traduire l’allemand « evangelisch » par « protestant », la traduction littérale par « évangélique » étant source de confusions car identifiée à l’orientation du protestantisme de conversion qualifiée, précisément, d’« évangélique ». 4. A. E. MCGRATH, Christianity’s Dangerous Idea, p. 70. 5. Ibid., p. 2 et 3. 6. S. FATH, Une autre manière d’être chrétien en France. Socio-histoire de l’implantation baptiste (1810-1950), Genève 2001, p. 519. 7. Ibid., p. 463. 8. Ibid., p. 477 et p. 478. 9. Concernant le protestantisme contemporain, Alister McGrath ne tient pas suffisamment compte, selon nous, des processus de sécularisation et des changements socio-culturels globaux.

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Thèmes : Histoire et sociologie des protestantismes

AUTEUR

JEAN-PAUL WILLAIME Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Histoire et sociologie du catholicisme contemporain

Denis Pelletier

L’intellectuel, le théologien, l’expert : figures de l’intelligence catholique du monde, XIXe-XXe s. (année 2006-2007)

1 Le titre retenu pour l’année 2006-2007 fut « L’intellectuel, le théologien, l’expert : figures de l’intelligence catholique du monde, XIXe-XXe siècles ». Ce travail se situait dans le prolongement d’une réflexion personnelle sur l’originalité de l’engagement des intellectuels catholiques au regard du modèle dreyfusiste, originalité qui nous paraissait compréhensible à partir d’un rapport de l’engagement à un savoir spécifique relevant de l’expertise, quand l’engagement de l’intellectuel classique se réclame moins d’une compétence technique que d’un impératif éthique1. S’agissant de l’expert, le texte de Max Weber sur « le savant et le politique » a servi de référence principale2 ; s’agissant du théologien, on s’est beaucoup appuyé d’une part sur les travaux de Pierre Colin concernant la crise moderniste, d’autre part sur la construction par Étienne Fouilloux de ce qu’il définit lui-même comme une « histoire non théologique de la théologie »3. Les trois figures proposées permettaient ainsi de baliser un champ d’intervention et une forme d’intelligence du monde, à l’interface entre la tradition catholique du savoir et les modalités démocratiques de l’intervention citoyenne. La question a été abordée en quatre chapitres successifs :

Les héritages du XIXe siècle

2 Du côté de la langue et de la littérature, on s’est intéressé aux héritiers de Châteaubriand, contre-révolutionnaires et romantiques, en s’interrogeant sur la modernité de ces anti-modernes, dans un dialogue avec notamment les travaux d’Hervé Serry, d’Antoine Compagnon et de Michaël Löwy4. Une deuxième diagonale a été tracée

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à partir de l’enquête sociale de Frédéric Le Play et du modèle d’expertise technique que cette enquête mettait au service d’un combat politique conservateur.

La crise du tournant du siècle

3 Ce chapitre consacré aux années 1903-1914, que l’on a désignées ailleurs sous l’appellation de « moment 1905 » de la société française5, était légitimement placé sous le signe de la crise moderniste et de ses retombées intellectuelles, religieuses et politiques. On n’a pas oublié toutefois que cette crise moderniste était contemporaine de la loi de 1905 d’une part, de l’affaire Dreyfus de l’autre : la séparation se joue ainsi à la fois sur le plan juridique (la loi de 1905), démocratique (l’Affaire) et intellectuel (la crise du modernisme). Ce que l’on a pourtant cherché à mettre en évidence, c’est aussi la mobilisation d’un savoir catholique dans deux champs au moins : celui de l’action sociale avec les organisations professionnelles catholiques et les outils intellectuels qu’elles mettent en œuvre pour penser la modernité ; celui des « savoirs populaires » aussi, notamment mais pas seulement à travers les premières Semaines sociales de France, répondant catholique au mouvement républicain des Universités populaires.

Esprit des années 1920 et génération non conformiste

4 On s’est intéressé ici à la rencontre entre littérature et renouveau spirituel, à partir du célèbre ouvrage de Jean Calvet, Le renouveau catholique dans la littérature contemporaine (Paris, Lanore, 1927), et de celui du père Sertillanges, La vie intellectuelle. Son esprit, ses conditions, ses méthodes (Paris, Éditions de la Revue des jeunes, 1920), ainsi bien sûr qu’aux recompositions intellectuelles consécutives à la condamnation de l’Action française. Ce chapitre a permis d’approfondir l’idée, développée naguère par Étienne Fouilloux6, d’un repli sur la littérature et la spiritualité afin d’échapper aux retombées de la crise moderniste, particulièrement sensibles dans le champ philosophico-théologique. Sur un plan plus strictement politique, on a repris la question du non-conformisme chrétien, analysé voici plusieurs décennies par Jean- Louis Loubet del Bayle, à la lumière de travaux plus récents, notamment sur les conversions d’intellectuels.

Résistance, modernisation, « progressisme » (1940-1962)

5 On s’est proposé de comprendre à travers ce chapitre le passage, chez les intellectuels catholiques, d’une modalité littéraire de l’engagement à une modalité politique, passage qui ne remet jamais en question l’existence, en parallèle, d’une tradition d’enquête et d’expertise dont les mouvements d’Action catholique spécialisés, mais aussi certaines revues comme Économie et Humanisme ou Les cahiers de l’Action populaire, sont représentatifs. Les deux thématiques de la modernisation et de la démocratisation servaient d’arrière plan à l’étude de trois moments successifs : la Résistance (on s’est donc interrogé sur la question de savoir s’il existait une théologie de la Résistance, ou une théologie résistante), la guerre froide et les guerres de décolonisation. Ce dernier chapitre a conduit à s’interroger sur les deux voies d’une expertise catholique au temps des Trente Glorieuses, celle de l’invention technocratique d’une part, celle de la critique sociale de l’autre, deux voies dont le

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débat des années 1960 sur la « nouvelle crise ouvrière » nous est apparu comme un observatoire privilégié.

6 Ce séminaire nous conduisait à deux conclusions provisoires. D’une part, la recherche montrait la validité d’une approche des engagements catholiques en termes d’histoire culturelle et, plus généralement, faisait du catholicisme français un bon observatoire critique – un « analyseur social », aurait-on dit dans les années 1970 – de la redéfinition en cours du champ politique à partir de la démocratisation de la culture. D’autre part, elle confirmait l’intérêt de croiser la question des savoirs, qu’ils soient « savoirs savants » ou « savoirs sociaux », avec celle des croyances et des appartenances religieuses. Les dernières séances du séminaire 2006-2007 ont été consacrées à un approfondissement de cette problématique à partir de l’itinéraire d’un historien catholique, René Rémond.

Les intellectuels catholiques et l’histoire au XXe siècle (année 2007-2008)

7 L’intérêt de ce premier défrichement nous a conduit à consacrer le séminaire 2007-2008 au thème suivant : « Les intellectuels catholiques et l’histoire au XXe siècle ». Dans le séminaire d’introduction à cette nouvelle thématique, on rappelait la position originale de ces nombreux historiens qui menèrent de front carrière universitaire et engagement catholique, menant combat à la fois pour la reconnaissance par l’institution religieuse de l’autonomie du savoir historien au regard du magistère romain, et pour la reconnaissance par le monde intellectuel et universitaire laïque de la validité d’une histoire proprement religieuse du religieux. Une analyse proche pouvait au demeurant être conduite à propos des sociologues de la religion, au prix de quelques adaptations. On rappelait aussi combien le rapport à l’histoire avait été important dans la théologie et dans l’ecclésiologie contemporaine, depuis la part de la critique historique dans la crise du modernisme jusqu’à la mobilisation de la démarche historienne au service de l’aggiornamento au moment du concile Vatican II.

8 Interrompu pendant plusieurs semaines en raison de difficultés de santé, le séminaire a néanmoins pu s’organiser autour de deux approches complémentaires :

Une approche biographique

9 On s’est saisi d’un certain nombre d’études de cas. Un chapitre sur « Henri-Irénée Marrou et la théologie de l’histoire » a conduit à mettre en perspective l’ouvrage publié en 19687 avec l’œuvre de l’historien et de l’intellectuel, et notamment à s’interroger sur la part de l’augustinisme dans les engagements intellectuels du côté de la Résistance ou contre la torture en Algérie. Les travaux de l’historien sur l’Antiquité tardive faisaient ainsi assez clairement écho aux interrogations du chrétien sur le rapport contemporain entre religion, culture et politique, sans que cet écho le conduise à construire une histoire « confessionnelle » – bien au contraire, l’originalité de l’œuvre de Marrou réside dans cet agencement du contemporain et de l’histoire, et dans les questions de fond que cet agencement le conduit à soulever. René Rémond (« L’histoire comme médiation intellectuelle ») a offert un second exemple de cette démarche : on s’est intéressé à son œuvre universitaire en y recherchant l’écho de ses préoccupations

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intellectuelles, et ce travail s’est articulé sur l’organisation, peu après sa mort et dans le cadre de l’IESR, d’une journée d’études sur « René Rémond, intellectuel chrétien ». Les références intellectuelles communes à Rémond et à Marrou nous ont conduit à remonter à la figure de Charles Péguy (« Charles Péguy : histoire, littérature, engagement intellectuel »). Deux autres chapitres biographiques ont été consacrés, l’un à Jean Delumeau (« Jean Delumeau : l’actualité de la déchristianisation »), l’autre à Michel de Certeau (« Michel de Certeau : théologie, histoire et psychanalyse »), avant que l’interruption du séminaire nous conduise à renoncer à un travail envisagé sur l’abbé Brémond et son Histoire du sentiment religieux en France.

Une approche thématique

10 En parallèle, cinq chapitres du séminaire ont été consacrés à des « lieux» de la confrontation entre le catholicisme et l’histoire comme discipline. Un chapitre sur l’exégèse biblique contemporaine s’imposait à l’évidence, il s’est largement appuyé sur l’œuvre considérable de François Laplanche8. Un chapitre a été consacré à l’histoire contemporaine de la notion de « tradition » et à ses usages politique, théologique et ecclésiologique au sein du catholicisme. Cette réflexion sur la tradition conduisait à reprendre un certain nombre de débats qui ont traversé le Concile Vatican II. C’est dans cette perspective que l’on s’est intéressé à la réforme liturgique, à sa mise en œuvre au cours des années 1960 et 1970 et aux débats et polémiques qu’elle a suscités dans le sillage de la dissidence « traditionnaliste » ou « intégriste ». Deux autres thèmes ont été abordés : le premier, celui de la « repentance », a été construit autour d’une analyse comparée des processus de rédaction du texte sur la Shoah des évêques de France (1996) et de son équivalent romain (1998). Il permettait d’aborder d’une manière spécifique la question du rapport entre histoire et mémoire. Le dernier thème abordé a été celui de la confrontation politique et philosophique avec le marxisme dans le catholicisme français depuis l’entre-deux guerres jusqu’aux années 1970.

11 Au terme de ce séminaire, on était conduit à trois considérations. D’une part, on constatait la place importante, généralement sous-estimée, des intellectuels catholiques parmi les historiens français, nombre d’entre eux étant engagés sur le double front de l’Église et de l’université : l’histoire comme discipline se confirmait ainsi comme un véritable enjeu de la présence intellectuelle catholique dans la modernité. D’autre part, l’approche biographique montrait chez ces historiens un travail de négociation intime entre leur croyance, voire leur expérience religieuse, et la recherche scientifique. Ce second point ouvrait une perspective sur ce qui est en général un horizon mort de la sociologie et de l’histoire des religions, qui est l’expérience personnelle de la foi et la manière dont s’y noue (ou dénoue) un possible conflit entre régimes de vérité contradictoires. Le premier travail sur Michel de Certeau indiquait enfin la possibilité de réfléchir à partir d’une démarche ouverte à l’anthropologie et à la psychologie religieuse.

Recherches en vue d’une histoire contemporaine de l’âme (année 2008-2009)

12 C’est pour tester ces trois hypothèses que le programme de l’année 2008-2009 a été consacré à explorer la possibilité d’une histoire de l’âme, sous le titre « Recherches en

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vue d’une histoire contemporaine de l’âme ». La fermeture à plusieurs reprises de la Sorbonne d’une part, des difficultés de santé qui nous ont conduit à suspendre le séminaire pendant plusieurs semaines surtout, expliquent que ce programme considérable n’ait été qu’esquissé. Il l’a été dans une perspective adéquate à l’intitulé de la chaire, en invitant les auditeurs, étudiants et collègues à étudier de près les articles « Âme » de différentes encyclopédies religieuses parues depuis la fin du XIXe siècle. Ont ainsi été successivement étudiés : 1. L’article « Âme » et les occurrences du mot dans l’encyclopédie grand public Théo. L’encyclopédie catholique pour tous (Paris, Droguet et Ardant, Fayard, 1993) ; l’article « Âme- Cœur-Corps » du Dictionnaire de théologie dirigé par Jean-Yves Lacoste (Paris, PUF, 1998), ainsi que les occurrences du mot « âme » dans les textes du Concile Vatican II. 2. L’article « Âme » du Dictionnaire apologétique de la foi catholique (Paris, Beauchesne, 1911), rédigé par le dominicain Marie-Thomas Coconnier (1846-1908), un des fondateurs de la Revue thomiste. 3. L’article « Âme » du Dictionnaire de théologie catholique (Letouzey & Ané, 1931 pour le volume considéré), article daté de 1902 et rédigé par deux auteurs, le jésuite Jean-Vincent Bainviel (1858-1903) et Émile Peillaube, religieux mariste et fondateur en 1900 de la Revue de philosophie. 4. L’article « Âme » du Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique (Paris, Beauchesne, 1937 pour le volume considéré), article rédigé par le jésuite L. Reypens. 5. L’article « Âme » de l’encyclopédie Catholicisme. Hier, aujourd’hui et demain (Paris, Letouzey et Ané, 1948 pour le volume considéré), article rédigé par trois auteurs, les oratoriens Rotureau et Angénieux, le dominicain Liégé. 6. L’article « Âme » de l’Encyclopédie des sciences religieuses, encyclopédie dirigée par le pasteur et théologien protestant Frédéric Auguste Lichtenberger, l’article étant l’œuvre d’un autre théologien protestant, Albert Mattez.

13 Cette série d’analyses mettait en évidence les difficultés que rencontrait la théologie catholique traditionnelle, marquée par le thomisme, face à la double offensive de la psycho-biologie et de la psychiatrie depuis le milieu du XIXe siècle. Accessoirement, elle a de nouveau mis en évidence l’importance de la mobilisation des savoirs chrétiens au cours de la période 1890-1914, permettant d’ouvrir sur une histoire intellectuelle du catholicisme qui ne se réduirait pas, pour cette période, à la seule crise du modernisme. Enfin, le séminaire aboutissait à s’interroger sur la relation qui se nouait entre le discours théologique et religieux sur l’âme et les apports des sciences humaines, notamment au sein de l’anthropologie, dominée depuis Tylor par les débats sur « l’animisme » et leurs liens avec l’application aux civilisations des théories de l’évolutionnisme héritées de Darwin.

14 C’est ainsi qu’après trois ans de séminaire, une forme de cohérence se dessine peu à peu dans l’a posteriori d’une recherche qui n’a cessé de bouger au hasard des questions qu’elle rencontrait, au risque de paraître manquer de cohérence. Ce qui est en jeu dans ce travail me paraît de plus en plus être la confrontation entre les savoirs savants et sociaux du religieux d’une part, les modalités de l’expérience religieuse de l’autre. C’est cette orientation, apparue peu à peu et qui est désormais au centre du séminaire, qui nous permet, aujourd’hui seulement, de rendre compte des enseignements des trois années qui ont précédé.

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NOTES

1. D. PELLETIER, « Intellectuels catholiques ou dreyfusistes chrétiens ? Histoire d’un écart », dans M. LEYMARIE et J.-F. SIRINELLI (dir.), L’histoire des intellectuels aujourd’hui, Paris 2003, p. 327-340. 2. On s’est appuyé sur l’édition traduite et commentée par Catherine Colliot-Thélène : M. WEBER, Le savant et le politique, Paris 2003, 208 p. 3. P. COLIN, L’audace et le soupçon. La crise du modernisme dans le catholicisme français 1893-1914, Paris 1997, 524 p. ; É. FOUILLOUX, Une Église en quête de liberté. La pensée catholique française entre modernisme et Vatican II, 1914-1962, Paris 1998, 326 p. 4. H. SERRY, Naissance de l’intellectuel catholique, Paris 2004, 372 p. ; M. LÖWY, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale. Une étude d’affinité élective, Paris 1988, 258 p. ; M. LÖWY et R. SAYRE, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris 1992, 306 p. ; A. COMPAGNON, Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris 2005, 468 p. 5. « Le moment 1905. Proposition pour une histoire culturelle de la Séparation », dans L. CHÂTELLIER, C. LANGLOIS, et J.-P. WILLAIME (dir.), Lumières, religions et laïcité. Rencontres historiques de Nancy 2005, Paris 2009, p. 213-218. 6. Notamment dans son article « Les premiers pas de La vie spirituelle », article paru en 1988 et repris dans É. FOUILLOUX, Au cœur du XXe siècle religieux, Paris 1993, p. 219-230. 7. H.-I. MARROU, Théologie de l’histoire, seconde édition Paris 20062 (19681), 190 p. 8. Notamment La Bible en France entre mythe et critique (XVIe-XXe siècle), Paris 1994, 316 p. ; La crise de l’origine. La science catholique des Évangiles et l’histoire au XXe siècle, Paris 2006, 720 p.

RÉSUMÉS

Pour des raisons qui seront expliquées plus loin, le texte qui suit résume les conférences tenues dans le cadre de la direction d’études « histoire et sociologie du catholicisme contemporain » au cours des trois dernières années universitaires (2006-2007, 2007-2008 et 2008-2009). Notre première année d’enseignement à l’EPHE (2005-2006) avait été consacrée à un bilan des recherches en cours sur l’histoire du catholicisme depuis le Concile Vatican II, bilan organisé notamment autour de la notion de « réception conciliaire ». Le séminaire assuré au cours des années qui ont suivi a été systématiquement partagé entre deux types d’approches. D’une part, on a consacré une partie de l’année à un état de la recherche, tantôt sous la forme de présentations critiques d’ouvrages récemment parus ou de bilans thématiques portant sur des champs récemment renouvelés de l’historiographie, tantôt sous la forme d’invitation de collègues historiens ou sociologues à présenter leurs derniers travaux. D’autre part, chaque année a également été placée sous le signe d’une recherche originale. C’est ce dernier aspect que l’on développe dans les pages qui suivent.

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Thèmes : Histoire et sociologie du catholicisme contemporain

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 117 | 2010 355

AUTEUR

DENIS PELLETIER Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Histoire et sociologie du catholicisme contemporain Les intellectuels dans le monde russe, XIXe-XXe siècles

Elena Astafieva

1 Tout d’abord, nous avons analysé le « catholicisme russe », mouvement de pensée formé dans les années 1840 et présent sur la scène intellectuelle russe jusque dans les années 1880, qui constituait une troisième voie par rapport aux deux courants de pensée dominants à cette époque, le slavophilisme et l’occidentalisme. Nous avons montré que pour les catholiques russes, tous issus de l’aristocratie, la conversion de l’orthodoxie ou de l’incroyance au catholicisme était une autre manière d’être Européen. Bien que différent du slavophilisme et de l’occidentalisme, le catholicisme russe avait certains points communs avec ces deux courants : les catholiques, comme les occidentalistes, considéraient favorablement la civilisation occidentale mais, comme les slavophiles, ils valorisaient le rôle des religions dans le développement social. Plus particulièrement, nous avons travaillé sur les débats entre les représentants de la deuxième génération des slavophiles (G. Samarine, I. Aksakov) et les convertis les plus connus (les PP. Gagarine et Martynov, SJ), sur le rôle des jésuites dans l’histoire universelle et russe, et nous avons montré comment G. Samarine a été le père fondateur du « mythe jésuite russe », partie d’un autre discours idéologique plus englobant, celui associant « jésuitisme », « latinisme » et « polonisme » comme les trois ennemis de la Russie.

2 Une autre partie du cours a été consacrée à l’analyse du panslavisme – autre mouvement de pensée très important dans l’histoire russe au XIXe siècle. Tout d’abord, nous avons fait un état des lieux de l’historiographie sur la question qui a montré la rareté des travaux sur ce courant de pensée. Ensuite, nous avons étudié le contexte d’apparition de cette notion en recherchant les racines du panslavisme russe dans l’austroslavisme, mouvement de pensée qui apparaît dans sa forme moderne dans les années 1830 sur le territoire de l’Empire autrichien, en réaction au développement du pangermanisme.

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3 Puis, nous avons étudié les différentes phases du développement du panslavisme en Russie et la perception par le pouvoir de ce mouvement de pensée et de son utilité dans la politique extérieure et intérieure. Pour comprendre la question de la diffusion de ce système de pensée, nous avons travaillé plus spécifiquement sur l’œuvre de N. Danilevskij, qui, dans son texte La Russie et l’Europe (1865), prophétise « la création d’une Union panslave sous la domination de la Russie avec pour capitale Tsargrad [Constantinople/Istanbul] » et la restauration de l’Empire romain d’Orient, inaugurant une nouvelle ère de l’Histoire universelle, « l’Ère slave ».

4 L’année 2009-2010, nous poursuivrons l’analyse du panslavisme et de son retentissement sur la politique internationale russe, notamment dans la résolution de la Question d’Orient. Nous travaillerons également sur des textes falsifiés, issus de l’Empire ottoman et publiés à Paris en français au moment de la guerre russo-turque de 1877-1878, textes destinés à répandre la crainte du panslavisme russe en Europe.

5 Outre ces cours consacrés au panslavisme, nous voudrions étudier le conservatisme (à travers les figures de K. Leontiev, M. Katkov et K. Pobedonostcev) et le libéralisme (N. Tchitcherine), ainsi que les deux maîtres à penser de cette période, Dostoïevski et Tolstoï, en mettant l’accent sur leurs relations avec l’orthodoxie russe et les religions non-orthodoxes.

6 Ce séminaire était destiné prioritairement aux étudiants de Master 1 et 2. Il a rassemblé en moyenne six ou sept étudiants par séance rattachés non seulement à l’EPHE (Ve et IVe Section), mais aussi à l’École Normale Supérieure, à l’EHESS, à l’INALCO et à l’Université de Paris IV. Ponctuellement, nous avons eu des étudiants et chercheurs d’universités étrangères. Ce séminaire nous a permis de commencer à suivre les travaux de quatre étudiants de Master 1 et 2.

RÉSUMÉS

L’objectif général de ce séminaire est de s’interroger sur la place des intellectuels, laïques et religieux, dans l’espace russe aux XIXe-XXesiècles. Pendant l’année 2007-2008, nous avons étudié la première moitié du XIXe siècle, en mettant l’accent sur le corpus de sources, la méthodologie et l’historiographie relatives au sujet traité dans la séance. Au cours de la deuxième année, 2008-2009, le séminaire a été centré sur la seconde moitié du XIXe siècle.

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Thèmes : Histoire et sociologie du catholicisme contemporain

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AUTEUR

ELENA ASTAFIEVA Chargée de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Arts et représentations chrétiennes (période moderne et contemporaine)

Isabelle Saint-Martin

Les lieux de l’au-delà dans l’imaginaire visuel (XIXe- XXe s.)

1 En lien avec deux entreprises de recherche collectives ayant donné lieu à des colloques récents, plusieurs conférences ont poursuivi l’étude des représentations de l’au-delà dans l’imaginaire contemporain au sens large. Le colloque sur les anges gardiens et démons familiers (université d’Angers 2006, dir. J.-P. Boudet, Ph. Faure, Ch. Renoux, actes à paraître) avait évoqué (mais à la marge car tel n’était pas son objet principal) le rôle des anges psychopompes ; l’intérêt d’un parcours réunissant des chercheurs spécialistes de l’antiquité jusqu’au contemporain était entre autre de mettre en évidence des déplacements et d’ouvrir à des interrogations sur la permanence ou les recompositions de formes qui ressurgissent après des temps d’éclipse. L’ambition d’approcher les évolutions d’un thème à travers plusieurs périodes chronologiques s’est retrouvée dans le colloque sur le purgatoire organisé à l’université d’Avignon (printemps 2007, actes à paraître) sous la direction de G. Lobrichon et G. Cuchet, dont la thèse sur le Crépuscule du purgatoire (Armand Colin 2005) a prolongé pour l’époque contemporaine les travaux de J. Le Goff et M. Vovelle notamment.

2 L’image du purgatoire à l’époque contemporaine (XIXe-XXe s.) est marquée à la fois par la permanence d’une iconographie encore proche de celle de la Contre-Réforme, qui perdure dans les estampes populaires du XIXe siècle et les images de piété rééditées encore de nos jours, et par des formes de renouvellement sensibles déjà dans l’imagerie catéchétique et surtout dans l’art savant. Si le thème n’a pas une forte présence dans les commandes de tableaux, le décor des chapelles dédiées aux âmes du purgatoire, auquel on s’est particulièrement attaché, suscite néanmoins des réalisations nouvelles dans

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lesquelles les artistes de la génération romantique, ou de la tradition plus académique, préfèrent la peinture des états d’âmes prisonnières d’un lieu de désolation à la vision du feu purificateur. La spiritualisation du purgatoire, qui apparaît comme un aspect majeur de cette évolution, rencontre les aspirations des peintres et des poètes. Dans les dernières décennies du XXe siècle, la délocalisation du purgatoire s’accompagne d’une perte de visualisation qui va de pair avec un processus d’« utopisation » du Ciel, selon l’expression proposée par Jean Delumeau (Histoire du paradis) et de ce que l’on nomme, notamment depuis la fin du XIXe siècle, l’au-delà. Si le thème reste présent dans la doctrine officielle, les commentaires tentent d’en effacer toute représentation visuelle. Pour autant, l’image des âmes purifiées par les flammes, qui a nourri des siècles de figuration, ressurgit encore, en dehors des vignettes de dévotion, dans l’imaginaire de certains artistes contemporains renouvelant par la photo ou la vidéo d’anciens types iconographiques. Elle participe ainsi, d’une certaine manière, aux reformulations des motifs iconographiques issus du christianisme dans l’art actuel.

Tableaux de catéchèse et missions

3 Cette interrogation sur les lieux de l’au-delà a été prolongée, dans une autre perspective, en lien avec la préparation d’une rencontre organisée au Musée national d’Histoire du Japon (mars 2009, durant le semestre sabbatique) sur les images narratives utilisées notamment dans la prédication et les missions et sur les transferts culturels qui y sont liés. Une analyse croisée, à l’invitation du professeur Kiyoshi Hara, a permis de comparer les représentations de la bonne mort dans les tableaux de mission édités en France au XIXe siècle et dans les séries conçues par les jésuites et produites pour certaines en Chine et au Japon (Nagasaki) à destination des missions d’Asie. La reprise dans la longue durée de modèles issus de l’Ars moriendi est combinée avec l’insertion de motifs shintô ou bouddhistes qui traduisent soit des pratiques syncrétiques, soit au contraire une diabolisation, dans le discours des missionnaires, des emprunts aux religions locales. Les peintures de l’enfer donnent lieu à différents types de commentaires, tant dans les livrets d’accompagnement que dans les articles des Missions étrangères, qui témoignent de l’émulation entre prédicateurs chrétiens et bouddhistes attachés à rendre avec le plus d’efficacité la vision des tourments des pécheurs et les différentes strates infernales.

4 Autour de ce thème et de la question de la pédagogie religieuse par l’image, une conférence a présenté les objectifs (à défaut de pouvoir organiser une visite en commun dans le cadre du séminaire) de l’exposition « Voir/Savoir. La pédagogie par l’image aux temps de l’imprimé (XVIe-XXe siècle) » (Musée national de l’Éducation, Rouen, 10 décembre 2008 – fin 2009) organisée par Annie Renonciat, professeur à l’INRP et à l’Université Paris 7, responsable du Pôle scientifique Histoire et Patrimoine de l’éducation, INRP – Rouen, qui a bien voulu m’associer à la conception des vitrines sur les sujets religieux.

Recompositions autour de la figure christique

5 Comme chaque année, une partie du séminaire a été consacrée à des analyses iconographiques détaillées. Le thème proposé portait sur les recompositions de la figure christique avec tout d’abord des exemples liés au contexte du milieu du

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XIXe siècle, puis des aspects plus proches des métissages et syncrétismes de la fin du siècle lorsque l’influence d’une meilleure connaissance des religions d’Orient se fait sentir. Ces interrogations abordées trop brièvement lors de l’année réduite 2008-2009 seront poursuivies en 2009-2010. Dans un premier temps, on s’est attaché aux réemplois de la figure messianique en lien avec la situation politique et sociale des années 1840. La commémoration de la loi de Séparation de 1905 a remis en mémoire les images de la lutte anticléricale (étudiées lors des séminaires des années précédentes) qui opposent bien souvent les signes de la symbolique républicaine – étroitement liée depuis la fin du XIXe siècle à la défense de la laïcité – à ceux du monde religieux, mais une cinquantaine d’années plus tôt, ces mêmes symboles : le bonnet phrygien, la devise « Liberté, Égalité, Fraternité », ou encore l’inscription « République française », avaient pu être associés à une thématique chrétienne. Si la Révolution de 1830 avait eu des accents anticléricaux, celle de 1848 voit au contraire le clergé bénir les arbres de la Liberté et le thème du Christ premier libérateur (voir Franck Bowman, Le Christ des barricades, 1987), cher au catholicisme social, est alors courant. Le motif du « Christ républicain », titre d’une des éphémères publications périodiques de l’époque, apparaît aussi dans l’imagerie. L’un des exemples les plus marquants en est donné par une gravure, inspirée par le socialiste chrétien Philippe Buchez et sans doute due au peintre Jean-Baptiste Besson, qui se répand, avec quelques variantes tant dans le dessin que dans les légendes, chez des imagiers parisiens et messins, non sans susciter une reprise à Épinal. Cerner l’origine de cette composition et les différents types issus de l’iconographie chrétienne dont ce modèle s’inspire librement met en évidence la façon dont l’image joue sur les affinités entre la devise républicaine et les thématiques christiques pour recomposer les signes en une allégorie engagée, traduisant, à la croisée de deux univers symboliques, une synthèse spirituelle et politique.

Question du spirituel dans l’art contemporain

6 Au premier semestre 2008, le séminaire s’est attaché aux formes du religieux dans l’art contemporain et a nécessairement croisé les débats autour de l’exposition Traces du sacré qui s’ouvrait au printemps 2008 à Beaubourg. Les interrogations devant là aussi se poursuivre dans les prochaines années, on a tout d’abord privilégié une perspective historiographique tenant compte de la nouveauté de cette exposition dans le paysage culturel français, mais aussi de son inscription dans un courant plus ancien chez les historiens de l’art. Il s’agissait de mettre l’accent sur le déplacement opéré et sur l’invitation à écrire une autre histoire de l’art du XXe siècle que celle que rythme habituellement la succession des avant-gardes. Il y a plus de vingt ans, déjà, l’exposition The Spiritual in Art. Abstract Painting, 1890-1985 (Los Angeles, 1986) s’inscrivait dans cette optique ; le commissaire M. Tuchman disait s’inspirer notamment des travaux de Sixteen Ringbom sur Kandinsky et la genèse de l’art abstrait (The Sounding Cosmos, 1970). De fait, c’est bien dès la fin des années soixante, principalement dans les pays anglo-saxons, qu’un autre regard sur l’histoire de la modernité esthétique s’est fait jour. Robert Rosenblum écrivant une histoire de la tradition romantique du Nord (1975), de Friedrich, Blake et Runge jusqu’à Rothko en passant par Van Gogh ou Mondrian, voulait, d’une certaine manière, contourner une lecture focalisée sur l’art français, faisant de l’impressionnisme le seuil de l’aventure esthétique du XXe siècle. Pourtant, ces tentatives pour battre en brèche une vision purement formaliste et

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mettre en évidence chez les maîtres de l’abstrait certaines affinités avec l’occultisme et l’ésotérisme, comme le montre encore une dizaine d’années plus tard l’ouvrage d’Alain Besançon (L’Image interdite. Une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, 1994), sont souvent restées marginales. L’effet conjugué d’une vive sensibilité laïque et d’une tendance à lire toute manifestation du religieux à l’aune du catholicisme majoritaire a conduit à minorer en France l’importance de recherches conduites avec beaucoup de fécondité, notamment en Allemagne ou aux États-Unis, sur cette approche de l’art du XXe siècle dont témoignent plus récemment, et dans des perspectives distinctes, les travaux de Catherine Grenier ou de Jérôme Cottin notamment. S’il peut y avoir affinités entre certains aspects de l’exposition et les quêtes antérieures du spirituel dans l’art, qu’en est-il du sacré ? À la lecture de certains textes du catalogue, extrêmement riche, le terme semble permettre d’évoquer soit un lien avec le surnaturel, soit une forme de transcendance dépassant les limites des religions instituées, tout en soulignant que, dans un monde désenchanté – la référence à Weber et surtout à la lecture de Marcel Gauchet est constante –, l’art demeure « une expression des aspirations et des craintes des hommes » (Jean de Loisy). D’une certaine manière, il aurait été possible, mais évidemment moins poétique, de parler d’une permanence des interrogations métaphysiques dans l’art contemporain. Plus généralement, l’historiographie récente sur ces sujets témoigne de constants glissements de sens entre sacré, spirituel, religieux hors religion, voire mystique… Cependant, l’ambition de Traces du sacré dépassait clairement les relations entre l’art et telle ou telle religion, aussi la place laissée aux grandes commandes de l’Église au XXe siècle ou aux œuvres explicitement rattachées au catholicisme était-elle volontairement réduite. Cet aspect auquel a été consacré une partie du séminaire fut l’occasion de revenir sur le vocable d’« art sacré » attaché souvent à ces commandes. L’art n’est évidemment pas sacré en lui-même dans la lecture catholique, et ce terme doit se lire dans sa dimension historique. Répandue au début du XXe siècle non sans lien avec l’importance que gagne alors le substantif « sacré » (qui ne fut longtemps qu’adjectif), l’expression s’impose notamment avec la création des « Ateliers d’Art sacré » de Maurice Denis et Georges Desvalières en 1919, puis la publication en 1935 d’une revue sous ce titre. L’usage en est revendiqué tant pour « baptiser l’art moderne » selon la vision de Maurice Denis que pour s’opposer à l’appellation d’art « religieux » qui semblait alors entachée d’académisme et trop proche d’un style sulpicien. Employée tout d’abord pour désigner un art destiné au sanctuaire, elle devint porteuse d’une forme d’ouverture supérieure aux notions jugées trop limitatives d’art chrétien, art religieux ou art catholique. Rappelons que le père Couturier, en rupture avec la filiation des Ateliers d’art sacré, hérite de ce terme, en prenant avec le père Régamey la direction de la revue L’Art sacré en 1937, plus qu’il ne le choisit, comme en témoigne son appel aux maîtres de l’art moderne indépendamment de leur foi, affirmant que là où il n’y a pas d’art vivant, il n’y a pas non plus d’art sacré possible. Dans le cadre de ces réflexions, Renée Moineau, ancienne rédactrice en chef des Chroniques d’Art sacré, est intervenue pour commenter les œuvres d’une dizaine d’artistes actuels qu’elle a réunies dans une publication collective autour du thème Épreuves du mystère (dir. C. Leroy, Ereme, 2008) et présenter quelques exemples des relations du Comité national d’Art sacré avec les artistes contemporains, ouvrant à une discussion appelée à se prolonger lors de séminaires ultérieurs.

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RÉSUMÉS

Ce compte rendu porte sur les thèmes abordés lors des années académiques 2007-2008 et 2008-2009, au cours de laquelle le séminaire a été suspendu durant un semestre sabbatique.

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Thèmes : Arts et représentations chrétiennes

AUTEUR

ISABELLE SAINT-MARTIN Maître de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Sociologie des religions et de la laïcité

Valentine Zuber

Laïcisation et sécularisation : comparaisons européennes

1 Ce séminaire a été l’occasion de présenter les grands acteurs de la sécularisation européenne contemporaine et les problématiques sous-jacentes à la laïcisation et à la pluralisation religieuse des sociétés occidentales actuelles. Les différentes familles spirituelles présentes actuellement en Europe ont fait l’objet d’une exposition en plusieurs séances. Ont été successivement évoqués le catholicisme, le protestantisme, l’orthodoxie, le judaïsme, l’islam et les mouvements de convictions non religieux (humanisme). Une attention particulière a été portée à l’histoire du mouvement œcuménique et au dialogue interreligieux. Une série de séances thématiques sur les problèmes spécifiquement français a suivi : une séance a été consacrée à l’histoire du débat français autour du voile à l’école (1989-2004) et une autre a permis de recenser les rites républicains français, tels qu’ils ont été institués dans l’histoire contemporaine de la France. Une dernière séance, enfin, a permis d’aborder le thème polémique de l’existence d’une religion civile républicaine en France depuis la Révolution française jusqu’à nos jours. Dans un deuxième temps, une typologie de quelques types de relations Églises-États en Europe a été présentée : les pays à religion d’État (Royaume- Uni, Scandinavie) ; les pays mono-confessionnels à identités religieuse et nationale forte (Grèce, Irlande, Pologne) ; et enfin les pays latins du Sud de l’Europe (Italie, Espagne, Portugal). Enfin, une séance spéciale autour d’un intervenant invité, Alexandre Siniakov, a montré les modalités spécifiques de la représentation de l’orthodoxie russe auprès de l’Union européenne depuis une vingtaine d’années.

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Thèmes : Sociologie des religions et de la laïcité

AUTEUR

VALENTINE ZUBER Maître de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Sociologie des religions et de la laïcité Les réfugiés des temps modernes à nos jours

Michel Rapoport

1 Le programme de cette conférence consistait en une récapitulation large des recherches exposées trois années durant par Michel Rapoport, chargé de conférences de la chaire « Sociologie des religions et de la Laïcité ». Michel Rapoport a successivement étudié les premières théorisation historiques du refuge et leurs réalisations politiques. D’un point de vue chronologique, il a présenté l’histoire du refuge sous l’Antiquité gréco-égyptienne, sous l’Empire romain et jusqu’au Moyen-Âge. À l’époque moderne, la notion de refuge a changé et s’est élargie pour faire face aux problèmes posés par les nombreux transferts de population lors des grands bouleversements politiques et religieux du temps des Réformes. Il a ainsi présenté longuement les caractéristiques des refuges huguenots et jacobites aux XVIe et XVIIe siècles, en en comparant les caractéristiques et les effets. Dans une deuxième partie consacrée à la période contemporaine, ont été évoqués plusieurs types de refuges consécutifs aux bouleversements politiques du XXe siècle : celui des Russes issus de la Russie tsariste puis soviétique, le problème des réfugiés lors de l’entre-deux- guerre, au cours de la Seconde guerre mondiale et au lendemain de celle-ci. Une ultime conférence a été consacrée à la vision helvétique du refuge à travers les positions divergentes exposées par deux journaux protestants romands ayant paru pendant la Seconde guerre mondiale. Cette charge de conférences s’est achevée par deux présentations thématiques croisées sur l’action contemporaine de l’Église catholique vis-à-vis des réfugiés, qui ont été animées par des intervenants invités et praticiens avertis : le père Samir Khalil Samir et M. Gabriel Katuvadioko.

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Thèmes : Sociologie des religions et de la laïcité

AUTEUR

MICHEL RAPOPORT Chargé de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Épistémologie et méthodes en sciences des religions Epistemology and Methods of Religious Sciences

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Historiographie et épistémologie des sciences des religions

Renée Koch Piettre

L’instance Terre et ses problèmes. Recherches polythéistes

1 Nous avons essayé d’interroger à nouveaux frais la catégorie de « cht(h)onien », très couramment utilisée dans les descriptions archéologiques ou dans les travaux d’histoire des religions, mais objet actuellement de fortes critiques : au point de se trouver quasi absent du récent THESCRA, s’agissant du moins de la Grèce ancienne.

2 Cette catégorie historiographique allie la représentation du monde d’en-bas, c’est-à- dire des enfers, à celle de la luxuriance végétale et de la fertilité des terres : en outre, on lui fait volontiers connoter la féminité ou la profusion du don, ou bien on l’approche comme le lieu de l’origine ou d’une inépuisable renaissance. On aurait ainsi, en opposition avec la représentation chrétienne (et déjà platonicienne) des Enfers comme lieu du châtiment post mortem, une vision positive de l’espace infernal comme pourvoyeur des richesses d’un âge d’or. La dénomination elle-même, issue du grec et des catégories propres au polythéisme grec, repose sur l’existence effective d’épiclèses ou noms divins comme Chthôn, Chthonios, Chthoniê, Enosichthôn (Poséidon), ou d’épithètes comme Elelichthôn (Dionysos chez Sophocle, Antigone 154), mais ces termes n’évoquent nullement, du moins à date ancienne, la terre cultivable et nourricière. Ils se rapportent toujours à la « surface extérieure du monde des puissances souterraines et des morts » (Chantraine, Dictionnaire étymologique, s.v.), voire aux enfers eux-mêmes (que désignera plus explicitement le mot katachthonios) : soit une possible zone de contact entre le monde d’en bas et le monde supérieur, terre et ciel. Un autochthôn, c’est celui qui monte d’en bas pour surgir et naître à la lumière. Mais la terre cultivable, c’est aroura ou agros, la campagne habitée, c’est chôra, la terre par opposition au ciel ou à la mer, ou la région géographique, c’est gê.

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3 Maria Daraki, dans son ouvrage souvent décrié, mais non moins lu pour autant, Dionysos et la déesse Terre (Paris, 1985), tâchait de soutenir la thèse d’une permanence, dans la cité et la pensée des Grecs, d’une « pensée sauvage » dominée par un Dionysos infernal et alliant au miracle de l’abondance, de la grâce (charis) et de la fête, la mixité, la bisexualité, la confusion des générations (inceste) et des humeurs liquides.

4 Quels éléments étayent cette thèse ? « Le phallus serait un symbole obscène s’il n’était un symbole chthonien, dit Héraclite », écrit Maria Daraki. Elle s’inscrivait ainsi, par son interprétation du fragment 15 D.‑K. d’Héraclite, dans une longue lignée de chercheurs, E. Rohde, W. Otto, H. Jeanmaire par exemple, soutenus à demi-mot par des auteurs comme A. Lesky (« Dionysos und Hades », 1936) et combattus dès longtemps par un Wilamowitz (Glaube der Hellenen, II 2092) ou plus récemment par D. Babut (« Héraclite et la religion populaire », 1975). Nous avons rouvert le dossier du fragment 15, cité par Clément d’Alexandrie (Protreptique, 2, 34, 5) et corroboré par un passage de Plutarque (Isis et Osiris, 28, 362A), dont nous avons passé en revue les lectures contemporaines avec leurs variantes et les interprétations multiples. Il n’était guère possible de trancher la question, mais nous avons insisté sur la lecture de Cl. Ramnoux (Héraclite, 1968), sur l’unité des contraires dans la pensée d’Héraclite (A. Long, « Wisdom in Heraclitus », 2007), ou examiné de près les jeux sur les signifiants et sur les rythmes (voir les travaux de Mouraviev). Parmi ces signifiants, nous avons bien entendu retenu l’importance de la paronomase Aidôs-Aidês, Pudeur et Hadès, phonétiquement soutenue par le superlatif de sens contraire anaidestata (les aidoia, que l’on traduit communément par les « parties honteuses », seraient pourtant à ranger sous l’acception positive de l’Aidôs).

5 Les obscénités évoquées nous ont conduits notamment vers la fête démétriaque des Halôa athéniennes (dossier dans I. Patera et A. Zografou, 2001). Nous avons ensuite, en nous laissant guider par la forme verbale lênaïzousin dans le fragment d’Héraclite, examiné le dossier des Lénéennes et des phallophories (voir Athénée 14, 622b), que viennent éclairer des travaux récents. Puis nous avons suivi la piste de Zagreus, une dénomination (tardive ?) de Dionysos infernal, à partir d’un fragment d’Eschyle (Sisyphe, fr. 228 Radt) et d’un autre d’Euripide (Les Crétois, fr. 471 Nauck2).

6 Élargissant ensuite notre enquête, nous avons abordé sous l’angle historiographique la question des sacrifices « chthoniens » et celle des cultes dits chthoniens. Parmi de tels cultes, nous avons été retenus par un sanctuaire sicilien du dieu Adranos et ses relations avec des dieux jumeaux « nés à nouveau » du sein de la terre où les avait cachés leur mère : les Paliques, dont on trouve dans Eschyle une première mention. Ces cultes associent à des phénomènes telluriques (le volcan de l’Etna, ou des sortes de geysers environnés d’effroi religieuse) l’asylie, l’ordalie, le flair infaillible du chien, ou la force du serment.

Exposés, invités

7 Francesco Massa, doctorant en co-tutelle, a présenté un exposé sur « Dionysos chez Clément d’Alexandrie et les Pères de l’Église ».

8 Michel Hugues, étudiant en master, 2e année, a détaillé un dossier portant sur « La mort et les enfers à Ougarit ».

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9 Pierre Ginésy a présenté et nous avons discuté son ouvrage : Diaboliques (I). Là où le soleil se tait, Paris, Apolis éditions, 2009.

10 L’intervention, dans nos conférences, de notre directeur d’études invité Pierre Bonnechere sur l’oracle de Trophonios (voir infra, p. 385-390) s’inscrivait dans l’axe de notre recherche.

De l’Université : parcours de Nietzsche à Derrida

11 Des conférences de Nietzsche Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement (1872) au « Discours de Rectorat » de Martin Heidegger (1833), au De l’Université de Gérard Granel (T.E.R., 1982 : Granel publia aussi deux traduction successives du discours de Heidegger), et à L’Université sans condition de Jacques Derrida (2001), en plusieurs séances nous avons essayé d’ouvrir une perspective qui rende intelligibles des débats d’actualité. De l’exaltation de Nietzsche à l’engagement « tranchant » de Heidegger, à la polémique vigoureuse de Granel et aux ambiguïtés de Derrida, il nous est apparu que le nerf de ces réflexions résidait dans la conscience d’un basculement historique et historial (et dans un sursaut de résistance à ce basculement), où les sciences perdent l’étonnement originel et le questionnement rigoureux de leur propre fondement et de leur propre essence, au profit, d’une part, de spécialisations sans incidence réelle sur la culture de chacun, et d’autre part, de l’universalisation d’une culture au rabais, bavarde et inconsistante. Le « professer » (au sens où l’on professe un engagement) serait menacé par la « profession » (économique, lucrative, productrice d’un savoir transformable par la technique) dans cet espace stratégique qu’est l’Université. Il s’ensuit une fuite en avant dans le virtuel d’un pur regard (la theôria de la métaphysique occidentale) ou dans le réel de la mise en place de machines folles, déréalisantes (au bout : trains de la mort, milliards évanouis sur l’écran des traders, etc.) : le politique, l’État, le travail, l’être de l’homme, sont en jeu dans l’organisation de l’Université. Le cyberespace « déstabilise… l’habitat universitaire » et bouleverse « la topologie de l’événement, l’expérience de l’avoir-lieu singulier ». Mais Derrida pointe une ambiguïté qui est au cœur de cette institution : l’acte de parole y est constatif (donc non engagé) et non pas performatif (Austin), et ce détachement objectif est lui-même nécessaire à la « liberté sans condition » que requiert l’Université, liberté d’explorer virtuellement tous les possibles, liberté d’un « comme si » qu’il faut questionner pour lui-même, et qui laisse encore ouverte la possibilité que l’impossible arrive. « Seul l’impossible peut arriver » (p. 74) : l’invention, le don, le pardon, l’hospitalité, la justice, l’amitié.

Mythes et rites : approches historiographiques du polythéisme grec

12 Nous sommes partis, en alternance par quinzaines, d’une part de l’ouvrage de Robert Fowler, Early Greek Mythography, 2000, d’autre part du commentaire de Tzetzès à l’Alexandra de Lycophron, pour présenter l’écart entre une mythographie qui se confond avec une historiographie chez les premiers historiens grecs (voir leur présence dans la collection des fragments des historiens grecs par Jacoby), et une mythographie qui s’énonce comme un savoir à part entière et cherche ses fondements ou sa justification dans l’allégorèse.

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Thèmes : Historiographie et épistémologie des sciences des religions

AUTEUR

RENÉE KOCH PIETTRE Maître de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Cinématographie de l’apprentissage des rites religieux

Annie Comolli

La construction des films en cinéma anthropologique et documentaire

1 La construction d’ensemble du film forme, avec le(s) fil(s) conducteur(s) de la description, l’un des principaux éléments sur lesquels s’appuie le cinéaste pour structurer ses images. En 2008-2009, nous avons tenté de dégager les constructions d’ensemble utilisées en cinéma anthropologique et documentaire. Trois constructions d’ensemble apparaissent à l’examen des films. La première suit la chronologie de l’observé. Le cinéaste présente des processus matériels, corporels ou rituels dans l’ordre de leur déroulement. La biographie d’un agent, la modification brusque ou progressive d’un espace, le développement d’une activité matérielle ou d’un rituel en sont des exemples. La deuxième construction d’ensemble peut être qualifiée d’achronologique1. Le cinéaste propose un panorama, qu’il organise sans référence explicite à une quelconque chronologie. La troisième construction, qualifiée de « double », emprunte aux deux précédentes, le cinéaste passant brutalement de l’une à l’autre au risque d’introduire une forte rupture dans le film.

2 La construction fondée sur la chronologie s’applique à des films décrivant aussi bien activité(s), qu’agent(s) ou lieu(x). Dans son film Initiation à la danse des possédés (1948), Jean Rouch retrace la cérémonie d’initiation d’une femme songhaï aux danses rituelles de possession dans le village de Firgoun au Niger. Le film présente, dans l’ordre où elles se produisent, les étapes successives de la cérémonie : arrivée des musiciens, réunion des danseurs déjà initiés, danse d’ouverture, leçon de danse comportant l’apprentissage des trois mouvements principaux, danse de sortie de la nouvelle initiée. C’est également une construction chronologique que propose Claudine de France dans son film La Charpaigne (1969), consacré à la fabrication d’une vannerie en bois de noisetier. La cinéaste montre, dans l’ordre de leur déroulement, les diverses phases de la confection d’une corbeille appelée « charpaigne ». Elle suit le vannier depuis le moment

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où, en forêt, il prélève les branches qu’il façonnera jusqu’à la finition de la corbeille dans son atelier-garage. Le spectateur assiste donc, au fur et à mesure de leur apparition, aux transformations que subit l’objet sous l’effet des actions accomplies par l’agent.

3 La construction chronologique s’applique non seulement à une même activité, mais également à des activités différentes, comme en témoigne le film Fils de jambe tordue, réalisé en 1994 par Silvia Paggi. La cinéaste présente d’abord les vendanges effectuées par les membres d’une même famille de viticulteurs résidant sur l’île de Salina (îles Éoliennes) avant de montrer le pressage, par les hommes et les adolescents masculins, du raisin récolté, première étape de la vinification. La présentation filmique suit l’ordre chronologique des activités observées, les vendanges précédant le pressage du raisin. C’est la même construction d’ensemble qu’ont choisie Nadine Wanano et Philippe Lourdou pour décrire, en pays dogon, les rituels accomplis lors des funérailles du Hogon2 d’Arou et de l’intronisation de son successeur (À l’ombre du soleil, 1997). Les funérailles du Hogon, qui précédent de plusieurs mois l’intronisation de son successeur, sont montrées avant cette dernière.

4 Agent(s) et lieu(x) peuvent également être présentés à l’aide d’une construction filmique chronologique. Dans François Mauriac (1954), le cinéaste Roger Leenhardt brosse le portait de Mauriac, de son enfance jusqu’au moment de la réalisation du film. En montrant Berlin de l’aube à la nuit, Walter Ruttmann adopte lui aussi une construction d’ensemble chronologique (Berlin, symphonie d’une grande ville, 1927). La multiplicité et la diversité des activités montrées, comme celles des agents filmés, ne font pas obstacle au suivi, par W. Ruttmann, d’une construction épousant la chronologie d’une journée dans la ville de Berlin.

5 Pour souligner le fait que la chronologie du présenté épouse la chronologie de l’observé, le cinéaste est amené à utiliser certains moyens scéniques. Par exemple, il décrit le passage d’une action à une autre afin de restituer, sur le film, leur succession chronologique dans l’observé. Il peut aussi offrir des indices visuels ou sonores suffisamment probables d’une telle succession, voire utiliser les dialogues et les commentaires du ou des agents filmé(s) pour apporter ces indications. Il a enfin la possibilité d’évoquer, au moyen de son propre commentaire, la concordance entre la chronologie du présenté et celle de l’observé. Existent donc des mises en scène confortant la construction chronologique. W. Ruttann en utilise plusieurs pour montrer ou indiquer au spectateur que les images présentées restituent, sur le film, la chronologie des moments d’une journée dans le Berlin de la fin des années 1920. Sur l’image, les rues, d’abord vides d’agents comme de véhicules, se remplissent progressivement alors que la ville s’éveille et qu’à l’inactivité succède une activité de plus en plus intense. Une horloge marquant 5 heures puis 8 heures et enfin 12 heures est présentée pour scander les périodes de la journée. De même, la lumière naturelle qui baigne les artères est remplacée, dans les dernières séquences du film, par la lumière artificielle des enseignes et de l’éclairage public, assurant ainsi le passage du jour à la nuit. Le travail est également présenté avant les loisirs nocturnes. Dans le film Bataille sur le grand fleuve (1951), qui décrit une chasse à l’hippopotame dans le fleuve Niger, Jean Rouch emploie, entre autres, son propre commentaire pour informer le spectateur du déroulement de la poursuite. Montrant les activités des chasseurs, il indique oralement les dates successives auxquelles il les a observées et signale ainsi que la poursuite dure plusieurs semaines.

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6 La deuxième construction d’ensemble dégagée peut être qualifiée d’achronologique. Le film ne propose pas le suivi d’un développement chronologique, mais un panorama d’éléments divers. Il peut s’agir d’activités, de thèmes, d’opérations, d’agents, présentés pêle-mêle, sans souci chronologique. L’ordre de présentation filmique ne restitue de façon manifeste ni une chronologie de l’observé ni une chronologie de l’observation.

7 C’est ainsi que Patrick O’Reilly offre dans Bougainville (tournage 1934-1935) un panorama des diverses activités accomplies par les habitants de ce village au moment où il y enquêtait, c’est-à-dire au milieu des années 1930. La succession des activités sur l’image, qui obéit au procédé scénique du saut dans l’espace et dans le temps, ne renvoie pas à une relation chronologique qui existerait entre ces activités dans l’observé. Le film offre au spectateur une sorte de mosaïque d’activités variées. Des techniques du corps (par exemple : toilette, baignade), des techniques matérielles (par exemple : pêche, préparation de mets) et des techniques rituelles (par exemple : sacrifices, crémation, initiation) sont ainsi juxtaposées sur l’image sans référence aux relations temporelles qu’elles entretiennent dans l’observé, ni même à une chronologie de leur observation. Ressortent la multiplicité et la diversité des activités accomplies par les habitants de Bougainville, lesquelles produisent un effet d’éparpillement. Le spectateur passe ainsi, sans transition visuelle, d’une activité à une autre.

8 Il en va de même dans le film La Comédie-Française ou l’Amour joué (1996). Frederick Wiseman, le réalisateur, ne propose ni l’histoire de cette prestigieuse institution ni la chronologie du montage d’une pièce de théâtre depuis le moment où est prise la décision de la jouer jusqu’au moment où elle est présentée aux spectateurs, ni même la relation d’une journée à la Comédie-Française. Il présente l’institution en juxtaposant pêle-mêle, sans souci chronologique, des fragments d’activités variées nécessaires pour que cette grande maison fonctionne. Sont montrés successivement : un brin de ménage, d’activité de la standardiste ; un moment de répétition, d’installation des décors, de confection des costumes, de discussion de travail entre metteur en scène et comédiens. Le cinéaste présente également quelques bribes d’une réunion de la Caisse d’entraide de l’institution, de mise en place de postiches lors de l’habillage de comédiens, de l’installation des spectateurs dans la salle Richelieu, etc. Le spectateur du film est convié à aller d’un endroit à un autre, à suivre pendant quelques instants une activité puis une autre, un agent puis un autre, sans que l’ordre de présentation adopté sur le film reflète une quelconque chronologie de l’observé ou de l’observation. Dominent la diversité des activités et la multiplicité des agents, bien qu’activités et agents soient liés à La Comédie-Française. S’ensuit un fort éparpillement.

9 La construction achronologique organise parfois non une multiplicité d’activités, mais une multiplicité de thèmes. Tel est le cas du portrait de François Mitterand par Pierre Jouve et Ali Magoudi (François Mitterand, 1986). Les cinéastes ont recours à différents thèmes, traités sans souci chronologique, pour cerner la personnalité et l’action du président de la République François Mitterand. Sont par exemple évoqués : la violence, la guerre, l’Europe, les contraintes de la présidence, les gestes symboliques, le caractère réservé du président, son souci de ne pas se perdre dans les multiples tâches nécessitées par sa fonction.

10 Mais l’éparpillement entre de nombreux éléments variés, qui caractérise la construction d’ensemble achronologique, est parfois moins ostensible. Il est, par exemple, atténué grâce au regroupement des diverses activités présentées autour d’un nombre restreint de pôles. En témoigne Petit Monastère en Toscane (Otar Iosseliani, 1988)

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où deux types d’agents constituent, chacun, l’élément commun à un grand nombre d’activités. Alternent sur l’image, sans souci de transcrire une chronologie de l’observé ou de l’observation, de courtes séquences relatives, les unes à la vie quotidienne des quelques moines résidant au monastère, les autres aux travaux journaliers des habitants vivant à proximité de ce lieu.

11 Dans le cas d’une construction d’ensemble achronologique, le cinéaste dispose d’une grande marge de manœuvre pour organiser le scénario du film, puisqu’il s’affranchit de la chronologie de l’observé. Ainsi, l’ordre adopté pour présenter les éléments composant la mosaïque (agents, activités, thèmes, etc.) pourrait être fort différent.

12 La double construction se rencontre rarement. Elle caractérise des films dont l’organisation d’ensemble change brusquement, passant de la chronologie à l’achronologie ou inversement. Toute la mémoire du monde, réalisé en 1956 par Alain Resnais, en offre un exemple. Le cinéaste explore la Bibliothèque nationale de France et son contenu, tout en s’interrogeant sur le besoin de mémorisation qui conduit les hommes à accumuler des traces graphiques de toutes sortes. Il s’attache d’abord aux diverses représentations graphiques et aux espaces qui leur sont dévolus (magasins, départements, couloirs, rayonnages, bâtiment, etc.). Il décrit ensuite le parcours d’un livre depuis son arrivée à la Bibliothèque jusqu’au moment où un lecteur le consulte. Ainsi, une construction achronologique précède une construction chronologique, ce qui entraîne une rupture entre les deux parties du film, chacune renvoyant à une construction différente. La rareté de la double construction est sans doute due au manque d’homogénéité qu’elle provoque.

13 Quelles constructions d’ensemble présentent les films sur l’apprentissage des rites et plus généralement sur la formation de l’homme ? La plupart offrent une construction chronologique. Lorsqu’il décrit une seule séance d’apprentissage, le cinéaste épouse généralement le déroulement de la séance, en présentant les divers moments la composant dans l’ordre de leur apparition. Le film Le Sabbat des enfants (Annie Comolli, 1985), consacré à l’apprentissage des rites du sabbat en milieu scolaire, en offre un exemple. La description des apprentissages sur le film suit le développement de la séance. Lorsque le film présente plusieurs séances d’apprentissage de la même tâche par le même apprenti, les séances sont, dans la plupart des cas, montrées dans l’ordre de leur déroulement. En témoigne le film Learning to Dance in Bali (Gregory Bateson, Margaret Mead, 1936-1939). Les cinéastes décrivent notamment un même apprentissage depuis la simple observation du maître par l’élève jusqu’à l’effectuation, par ce dernier, d’un exercice quasi maîtrisé. Il en va de même dans Horendi (1972). Jean Rouch retrace l’initiation de trois femmes songhaï aux danses de possession en suivant la chronologie des séances. Il montre ainsi la progression des apprentissages et les changements de comportements d’initiation en fonction des progrès accomplis par les apprenties. La construction filmique qui s’appuie sur la chronologie de l’observé semble être seule capable de rendre compte du développement, soit d’une séance d’apprentissage, soit d’un apprentissage s’étalant sur plusieurs séances. On comprend donc aisément la préférence manifestée par les cinéastes des apprentissages pour cette construction.

14 Même si elle est peu fréquente, la construction achronologique peut néanmoins être employée. Lorsque le film rassemble des séquences portant sur l’apprentissage de tâches différentes par un ou plusieurs apprentis, voire sur l’apprentissage de la même tâche par des apprentis différents, le cinéaste jouit d’une grande liberté d’agencement

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du récit filmique. Il peut opter pour une construction chronologique, mais il peut également choisir une construction achronologique. Le film La Petite ménagère (A. Comolli, 1972) décrit trois séances d’apprentissage portant chacune sur une tâche différente effectuée par la même apprentie. Si la chronologie de chacune des séances est respectée (niveau microscénique), l’ordre de présentation des séances sur le film (niveau macroscénique) ne correspond pas à leur ordre d’apparition dans l’observé. La construction d’ensemble du film, achronologique, met en évidence non pas les progrès de la fillette, mais la multiplicité et la variété des tâches en cours d’acquisition. Le film Exercices comparés (A. Comolli, 1986) offre également une construction d’ensemble achronologique. Le film montre les mêmes rites accomplis au cours de plusieurs séances par des élèves, à chaque fois différents, d’une école juive de Paris. Or les séances n’apparaissent pas sur le film dans l’ordre où elles se sont produites. La construction achronologique a ici pour effet de souligner les variations dans l’acquisition de même que la diversité des compétences rituelles des élèves, alors qu’ils fréquentent tous la même classe et y reçoivent le même enseignement.

15 Selon l’aspect de l’observé sur lequel il souhaite mettre l’accent, le cinéaste est conduit à choisir, pour le film, une construction d’ensemble qui respecte la chronologie de l’observé ou, au contraire, s’en éloigne. Nous examinerons l’année prochaine comment construction d’ensemble du film et fil(s) conducteur(s) de la description se combinent pour donner naissance à deux tendances opposées du film anthropologique et documentaire.

NOTES

1. Dans cette construction d’ensemble domine la « composition », si l’on adopte la terminologie utilisée par Claudine de France dans « L’analyse praxéologique. Composition, ordre et articulation d’un procès », Techniques et culture, nouvelle série n° 1 (1983), p. 147-170. 2. Chef religieux dogon.

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Thèmes : Cinématographie de l’apprentissage des rites religieux

AUTEUR

ANNIE COMOLLI Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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Historiographie et épistémologie des sciences des religions Divination et révélation en Grèce ancienne

Pierre Bonnechère

1 Quatre axes interdépendants ont été abordés.

L’oracle de Trophonios à Lébadée : mantique, révélation et mystères

2 Avec cinq années de recul et au regard des comptes rendus de notre livre, Trophonios de Lébadée, paru à Leyde, chez Brill, en 2003, nous avons tenté de préciser au mieux ce qu’on peut dire du culte lébadéen, et plus particulièrement sur la notion de révélation à Lébadée, une notion lourde de préjugés s’il en est. Loin d’être une divinité excentrique, la figure de Trophonios s’accorde remarquablement bien aux mentalités grecques en matière divinatoire. Le mode de révélation de l’oracle lébadéen semble de prime abord particulier, mais ce n’est qu’une impression, due avant tout au fait que sa consultation fut la seule à être décrite avec force détails. Bien d’autres oracles apparaîtraient tout aussi « étranges » si nous en avions conservé trace circonstanciée du rituel.

3 À Lébadée, il s’agit d’un passage dans l’au-delà au terme d’une descente physique et psychique aux enfers, lieu du savoir absolu, où le consultant doit aller chercher son oracle. Aux plans anthropologique et neurologique, le rituel consiste en un déséquilibre psycho-physiologique très classique, qui provoque chez le sujet un « état modifié de conscience », favorisé par la peur et une longue préparation déstabilisante. Au niveau des catégories grecques, nous sommes remarquablement renseignés : après une préparation intense vécue comme une purification, l’âme peut s’échapper du corps et gagner les couches supérieures de l’atmosphère, pour s’y fondre à l’air pur et, un instant durant, participer au « savoir absolu ».

4 Après avoir fait le point sur la notion de « contact privilégié avec le monde divin », on a procédé à l’analyse des témoignages anciens qui, d’eux-mêmes, avaient fortement insisté sur le penchant qui rapprochait les rites et le personnage de Trophonios des

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cultes dits à mystères, un point sur lequel les modernes sont étrangement réticents, en tous les cas dès qu’on remonte avant la période romaine, voire avant l’époque hellénistique. Tous les aspects du dossier ont été examinés : personnalité mythologique toujours rapprochée des fondateurs des mystères, dont Orphée et Musée ; familiarité éleusinienne mise en évidence grâce au P. Cornell 55 (Ier siècle après J.‑C.) et aux auteurs de la seconde sophistique, ancienneté des attaches mystériques attestées par les Nuées d’Aristophane ; liens mystériques en tout genre attestés comme tels par les sources ; démonstration de Plutarque dans le De genio Socratis, qui place une révélation toute mystérique dans l’oracle de Trophonios, révélation qui correspond en tous points aux allusions des Nuées cinq siècles plus tôt et s’accorde aux fragments de l’école péripatéticienne sur les potentialités mantiques de l’âme, en relation avec l’oracle de Lébadée. En conclusion, et même si l’on peut mettre en doute certaines déductions, il n’est plus possible de nier ce que les sources elles-mêmes rendent clair : l’oracle de Trophonios – et sans doute n’est-il pas isolé – était considéré comme proche des mystères par le fait que le message transmis par les dieux dans les mystères et celui de la révélation oraculaire partageaient une caractéristique commune : celle de mettre le pèlerin en contact psychique direct avec la divinité, qui lui révélait ce qu’il voulait savoir – message mystérique ou oracle – dans un face-à-face vécu comme un contact entre l’âme et le dieu.

Les oracles grecs et la grande politique. 1. Approche globale et exemples delphiques

5 À lire les documents grecs, rares sont les événements saillants qui n’ont pas été annoncés par des signes ou des oracles. Cette tendance est assez fascinante, puisqu’elle force à reconnaître la nature post eventum desdits oracles, en même temps qu’elle transforme le monde grec, prétendument peu touché par la révélation, en un monde que les Grecs eux-mêmes considéraient comme en perpétuelle révélation.

6 Longtemps, les oracles ont été tenus pour de grands acteurs politiques du monde grec, en particulier ceux qui avaient une réputation panhellénique, comme Delphes, Olympie, Dodone, Didymes et Claros. Puis l’hypercritique a joué et l’impasse s’est faite totale entre tenants d’un nihilisme et historiens plus tolérants, impasse qui a mené à l’abandon de ce sujet dans les années 1970. On reste donc sur une image mitigée selon laquelle l’âge d’or des oracles fut le VIe siècle avant J.‑C., avec un « déclin » qui varie, selon les avis, des guerres médiques à la fin du IVe siècle avant J.‑C., quand de toute façon l’esprit « individualiste » tua net le souffle « collectif » des poleis. Au-delà des divisions d’écoles, stériles, lorsqu’on ne considère que les oracles conservés par l’épigraphie et les auteurs littéraires contemporains des événements (les consultations dites historical par Fontenrose), le nombre des consultations politiques est proprement ridicule, en dehors des interrogations oraculaires qui concernent la pax deorum. Les questions politiques et militaires se font légion en revanche, et toutes ambiguës, ou presque, dans les sources postérieures aux faits (les consultations dites quasi-historical dans la terminologie de Fontenrose). En revanche, quand on fait le tour des consultations politiques connues par l’épigraphie (Dodone, Didymes, Lébadée – les textes de Claros étant plus tardifs –), on s’aperçoit qu’elles datent presque toutes de l’époque hellénistique, soit la période où on s’attendrait, selon l’orthodoxie en place, à ne plus en trouver.

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7 La seule solution est alors de se porter sur des cas d’espèce, suffisamment documentés, qui permettent la relativisation des théories fondées seulement sur des impressions, et en l’occurrence notre attention s’est portée sur un cas bien documenté, la consultation athénienne de Delphes sur la question de la mise en culture de l’orgas sacrée à Éleusis en 352/351 avant J.‑C., et les problèmes liés à la prétendue corruption de la Pythie par les Spartiates (IG II2, 204). Il y est question du bornage de l’orgas sacré, contesté par les Mégariens. La procédure de consultation y est décrite de long en large et semble, à première vue, vouloir court-circuiter la Pythie pour l’empêcher de nuire aux intérêts athéniens. Toutefois, un examen attentif de l’inscription et du texte des Atthidographes qui y font allusion ne permet aucune conclusion de nature politique. Outre que la Pythie est parfaitement au courant de l’enjeu (et non maintenue dans l’ignorance de la question, comme on le dit toujours), l’analyse des contextes démontre que toutes les pistes politiques (déjouer la Pythie soumise à la puissance du moment, déjouer les ambassadeurs potentiellement malhonnêtes, soumettre l’oracle divin à l’autorité de la démocratie, évincer les Mégariens impies) ne mènent nulle part. Finalement, il s’avère que cette consultation, toujours cataloguée sous l’étiquette « politique », ne relève que du versant religieux de la politique, la pax deorum, certes importante mais distincte de la grande politique militaire et diplomatique. En aucun cas l’oracle n’est lié à la question du bornage, que les Athéniens règlent manu militari sans aucun égard pour Delphes, et sans aucun scrupule dans le contexte international tendu de l’époque. Quant à l’aspect étrange de la consultation, c’est encore sous l’aspect religieux qu’il s’éclaire le mieux, un respect absolu étant voué, au IVe siècle avant J.-C., aux deux déesses éleusiniennes.

Les oracles grecs et la grande politique. 2. L’oracle de Dodone et le processus de création d’une prophétie post eventum

8 L’oracle de Dodone est sorti récemment de son sommeil et la publication systématique des tablettes de plomb déjà connues, par Éric Lhôte (Les lamelles oraculaires de Dodone, Genève, 2007), se révèle inestimable. Dodone passe pour un oracle qui aurait, comme Delphes, joué un réel rôle politique en Grèce. Pour juger de la validité de cette assertion, on a d’abord porté attention aux consultations connues par la littérature, afin de pouvoir, en faisant abstraction des inscriptions, comparer efficacement la tradition littéraire dodonéenne avec celle de Delphes. Les réponses pythiques cataloguées comme « historiques », selon la terminologie de Fontenrose, ont elles- mêmes été réparties selon les sources qui les rapportent, épigraphiques ou littéraires, de façon à cerner au mieux les ressemblances et différences entre les deux traditions mantiques. Les conclusions sont étonnantes. Dodone apparaît sous un jour foncièrement politique, mais Delphes, au-delà du tableau trompeur présenté par Fontenrose, selon qu’on la considère sous l’angle uniquement épigraphique ou littéraire, présente des visages différents et irréconciliables : cela n’est pas sans poser problème quant à notre compréhension de la mantique grecque.

9 On admet d’habitude que les oracles ont connu une décadence, qui les a menés d’un rôle politique important à l’époque archaïque à un rôle politiquement nul à l’époque hellénistique et romaine, et Plutarque semble lui-même accréditer cette théorie, de même que les oracles rapportés longtemps après les faits, qui tous se rapportent à la

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période avant 300 avant J.‑C. : une fois passée l’époque de liberté politique, les oracles auraient dû « se contenter » d’un rôle mineur lié aux angoisses personnelles et insignifiantes des particuliers.

10 Toutefois, quand on se tourne alors vers le corpus épigraphique de Dodone, que l’étude de Lhôte a enfin pourvu d’une chronologie fiable, il devient aussitôt évident que les grands sujets politiques stricto sensu ne furent jamais l’apanage des oracles, au contraire des questions personnelles et religieuses (y compris civiques), liées à la pax deorum. Un tableau qui confirme l’image réaliste donnée par Plutarque à son époque – les consultations insignifiantes – mais qui contredit l’évolution qu’il croyait pouvoir déceler entre l’époque classique et la sienne : ces consultations insignifiantes ont toujours occupé l’avant-scène à Dodone, alors que les consultations politiques précises et grandioses n’y ont jamais défrayé la chronique.

11 Se basant sur les conclusions de l’enquête, on a pu analyser en détail un oracle dodonéen sûrement post eventum, celui de la « guerre sans larmes » en 368-367 av. J.‑C. entre Spartiates et Arcadiens, et appréhender avec assez de subtilité le processus d’élaboration d’un oracle après les faits : Diodore de Sicile, ou ses sources, ont fabriqué un oracle là où Xénophon précisait explicitement qu’il n’y en avait pas eu, en élaborant des thèmes non oraculaires déjà présents chez Xénophon (les larmes des Spartiates) pour les couler en un oracle qui comprend toutes les facettes d’une élaboration littéraire, y compris l’ambiguïté et la compréhension partiellement erronée de la prophétie. Cette conclusion, qui anéantit l’authenticité de l’oracle simplement mentionné chez Diodore, s’avère menacer l’ensemble du corpus des oracles quasi- historical, rapportés longtemps après les faits, d’autant que le contenu des textes épigraphiques ne comprend aucune politique de cet ordre.

Ménager l’oracle ou l’utile précaution : le pèlerin entre vérité et mensonge

12 Que pensent les Grecs à l’égard des signes et des révélations oraculaires ? La question n’est pas simple. Ils sont, pour ainsi dire, crédules et incrédules en même temps, sans que cela leur apparaisse contradictoire. Les consultations qui mettent en avant, comme celle de Trophonios, un contact privilégié avec le divin sont évidemment les moins sujettes à caution, surtout quand on les compare aux révélations de ces diseurs de bonne aventure que sont les chresmologues. Et pourtant : aucun oracle n’est clair par lui-même et le recours inévitable à l’interprète semble devoir toujours brouiller le tableau, déjà compliqué par le rôle des prophètes et devins, ces intermédiaires entre le signe fourni par les dieux et le consultant qui fait la démarche.

13 Au-delà des problèmes relatifs à l’authenticité des témoignages (littéraires et épigraphiques) se posent toutes les questions liées à la psychologie de chaque individu, et à la psychologie sociale. Ici, la généralisation est moins que jamais pertinente, puisque le sentiment religieux, même s’il oscille entre des repères que l’on connaît relativement bien, est avant tout un vécu personnel, actif ou passif, face au monde supérieur et aux traces que celui-ci laisse dans le monde des vivants. Ainsi Artémidore, en lequel certains modernes ne voient qu’un vil opportuniste, traite de charlatans d’autres spécialistes de la divination.

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14 On se rend compte, quand on prend en considération l’ensemble des consultations épigraphiques connues pour le monde grec, que bien des poncifs sur la divination sont soumis à rude épreuve : l’ambiguïté n’est pas une caractéristique des oracles fiables, à tel point que pas une seule inscription ne laisse place à une once d’ambiguïté réelle. L’oracle ne répondait jamais librement, mais toujours très strictement à la question posée, ce qui fait qu’aucun manteion n’a jamais pu s’ériger en acteur majeur dans la vie des cités et des particuliers. En fonction des questions posées, les personnes chargées de la révélation avaient plus souvent qu’on ne le croit les moyens, de par leurs connaissances, de répondre aux demandes des consultants. Étant donné le répertoire des questions posées, les oracles ne pouvaient guère être potentiellement dangereux, politiquement ou socialement, pour le consultant, ou même pour les sanctuaires. Même dans l’absolu, selon nos propres catégories, les fonctionnaires religieux délivraient, en fonction de la formulation des questions, des réponses qui devaient s’avérer correctes bien au-dessus de la barre statistique des 50 %. Au niveau des mentalités grecques, on se rend compte que les questions sont posées en sorte que l’oracle ne puisse pas se tromper, et que les réponses sont souvent tournées de façon à ce qu’aucune erreur ne puisse être reprochée au « clergé ». Très souvent, les demandes se présentent sous la forme d’une alternative ou d’un choix, laissé à la divinité, de désigner les divinités qu’il faudrait honorer pour avoir toutes ses chances de réussir. Les questions qui nous semblent problématiques s’avèrent bien moins embarrassantes qu’il n’y paraît. Lorsque nous possédons des questions avec la réponse donnée par l’oracle, on s’aperçoit que celle-ci atténue toujours fortement tout risque de mésinterprétation.

15 En conclusion, les Grecs semblent avoir tout fait pour poser des questions qui permettent à l’oracle de tirer son épingle du jeu, tout en conférant à ses réponses l’authenticité et la véracité qui confirmaient le bon aloi d’un recours à l’oracle. Foncièrement, il faut donc mettre en lumière la façon dont s’établit, dans une société qui reconnaît sans ambages la réalité de la divination, le subtil équilibre entre l’attitude du clergé et l’attitude du consultant. En fait, tous deux tendent à adopter une conduite qui renforce le modèle de pensée autant qu’elle s’y conforme (en tenant compte des dissidences, comme la divination forcée des papyri magiques. C’est la quadrature du cercle que Plutarque tentera par ailleurs de résoudre dans ses Dialogues pythiques.

RÉSUMÉS

Si la divination est l’une des données les plus fondamentales de la cité antique, l’apparente contradiction entre la divination et le rationalisme, dont les Grecs furent les « inventeurs », a en général conduit les modernes à estomper les signes, les oracles et les prophéties, et ce tant dans les histoires de la religion que dans celles des institutions politiques et sociales. Ce projet d’enseignement est la continuation de plus d’une décennie de recherche sur la divination, et plus particulièrement sur un des oracles les mieux documentés, celui de Trophonios en Béotie. Ce dernier servira de base à l’approfondissement de certains points fondamentaux, tous liés à l’approche méthodologique de la mantique grecque autant qu’au fond du problème.

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INDEX

Thèmes : Historiographie et épistémologie des sciences des religions

AUTEUR

PIERRE BONNECHÈRE Directeur d’études invité, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses, Université de Montréal (Canada)

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Laïcités et religions dans le monde contemporain Laicities and religions in the contemporary world

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Le politique entre vie et mort

Myriam Revault d’Allonnes

Du Discours de la servitude volontaire d’Étienne de la Boétie

1 Du Discours de la servitude volontaire d’Étienne de la Boétie, ont été retenus quelques éléments essentiels. On a d’abord posé qu’il n’était possible de pratiquer de ce texte qu’une lecture ouverte, d’émettre des hypothèses qui ne prétendent ni en clôturer le sens ni le figer dans une interprétation globalisante : il s’agissait d’ouvrir ou plutôt de ré-ouvrir des pistes.

2 La servitude volontaire est essentiellement une servitude « désirante », expression qui lui restitue son caractère énigmatique. Précisément la servitudedésirante échappe au dualisme : volontaire/involontaire, vouloir/ne pas vouloir. Il ne s’agit pas d’un problème de libre-arbitre ou de choix lié à des déterminations quelles qu’elles soient mais d’une interrogation sur l’énigme de l’obéissance ou de la soumission. Pourquoi les hommes combattent-ils pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ?

3 L’interrogation sur la relation dominants/dominés ne répond pas nécessairement à la forme binaire de la division. La servitude n’est pas non plus synonyme de passivité, car le peuple se soulève, se révolte : la question de la servitude est décalée par rapport à celle de la révolte. Donc la servitude volontaire ne signifie pas l’adhésion et la révolte n’est pas nécessairement le contraire de la servitude. Sans occulter la réalité de la domination, la servitude volontaire oblige à s’interroger sur le rôle de l’imaginaire qui est partie prenante de la réalité du pouvoir. Ce refus du dualisme absolu dominants / dominés amène à refuser l’opposition entre la réalité objective du pouvoir et son imaginaire. C’est chez Machiavel que l’on trouve l’une des analyses les plus subtiles de ce débordement du pur et simple « rapport de forces » par des notions telles que le désir, la demande, l’appétit, etc. Non seulement la conduite du Prince est indissociable de la représentation qu’en composent les autres, mais son être même est au dehors : le Prince n’existe (puisque la dimension du politique est celle du « paraître ») que pour les autres. On a donc (et c’est ce qu’on retrouve plus ou moins

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chez la Boétie) une interrogation sur la nature du politique comme tel : il ne s’énonce pas seulement en termes de pouvoir (au sens de « pouvoir sur », en tant que rapport entre commandement et obéissance) et il ne se limite pas à la détermination du lieu du pouvoir, à la manière dont s’exerce l’autorité depuis ce lieu. D’où la mise en évidence d’une nouvelle dimension de la politique où se conjuguent la raison et la passion, le bien et le mal. La « mystification » n’est pas le dernier mot de la relation de pouvoir : la dualité trompeur/trompé est difficile à soutenir jusqu’au bout.Si les sujets se laissent aveugler par l’apparence, ce n’est pas seulement parce que le Prince est un grand simulateur et mystificateur, c’est en partie aussi parce que le Prince maintient l’État, c’est-à-dire l’unité de la communauté politique.

4 C’est donc la transcendance du pouvoir qui requiert la présence de l’imaginaire. Mais il ne faut pas oublier que l’imaginaire n’a pas toujours la même substance. Toutes les politiques ne répondent évidemment pas de la même façonaux exigences inscrites dans le rapport social et la question est alors la suivante : siune telle politique est possible, quel serait son fondement ? Il ne suffit pas de se référer à l’efficacité de la « bonne image ». S’il n’y a pas de vérité en soi du politique, il n’y a pas non plus de justification à partir du seul constat empirique (réussite ou échec) : dans chaque situation, dit en substance Machiavel, il y a une politique requise et elle ne se mesure pas au seul intérêt du Prince. Elle doit s’accorder avec l’être de la société, accueillir la possibilité des contraires, s’enraciner dans le temps (il ne suffit pas de commencer ou de fonder, il faut continuer, instituer) et surtout affronter la limite que constitue l’« incompossibilité » des désirs humains. On ne peut pas tous les satisfaire : tel est le tragique de l’action, il faut choisir. Ce n’est pas un relativisme empirique parce qu’il y a un fondement commun : le degré d’ouverture offert à l’action politique. Comment s’inscrire dans le temps et répondre à la complication qui régit l’histoire des sociétés ? La certitude a partie liée avec l’épreuve de l’incertain.

5 La transcendance du pouvoir (qu’il ne faut pas entendre comme une transcendance de type théologico-politique) est bien ce grâce à quoi le peuple se rassemble dans son unité. Il existe plusieurs modalités de ce rassemblement : il existe des pouvoirs de type traditionnel, charismatique, il y a diverses modalités de l’incarnation mais il y a aussi (et c’est la caractéristique du pouvoir démocratique moderne) une sorte de « transcendance » liée à la représentation. Car la représentation, ce n’est pas seulement « un homme, une voix » (le suffrage universel), elle n’est pas seulement atomistique. La représentation, c’est à la fois la « délégation » – c’est-à-dire une forme de dessaisissement – mais c’est aussi un lien qui institue : elle créé un peuple en retour (ou par voie de retour) : la représentation est, dans les conditions de l’individualisme moderne, ce qui fait lien. Si l’enjeu de la représentation est de rendre sensible l’unité du pouvoir, de reformuler constamment le contenu de l’intérêt général, la représentation comporte inévitablement une part de croyance (de confiance). Elle mobilise donc les passions, les désirs, les aspirations : autrement dit la force intersubjective du fantasme.

Max Weber et la croyance

6 Pour Max Weber, le trait caractéristique du monde dans lequel nous vivons est la rationalisation : qu’il s’agisse de l’entreprise économique, de la gestion étatique et de l’organisation bureaucratique, mais aussi de la rationalité instrumentale (scientifique et technique). Le monde occidental moderne est avant tout régi selon l’« action

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rationnelle en finalité », à savoir la recherche de l’efficacité et de la concordance entre les moyens et les fins. Ce type de rationalité a partie liée avec le « désenchantement du monde » : le mouvement par lequel les sociétés sont sorties de l’orbite religieuse, des forces et des séductions magiques est aussi celui par lequel s’est mis en place un processus de rationalisation instrumentale de plus en plus poussé. S’il n’existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui puisse interférer dans le cours de notre vie, cela revient à désenchanter le monde en le soumettant à un type de rationalité de plus en plus prévisible et calculable.

7 Il en va ainsi dans le domaine de la politique : Weber remarque par exemple que plus une politique se veut objective et calculable – plus elle se soumet à la rationalité selon les fins – plus elle est étrangère à des sentiments issus d’une éthique religieuse, par exemple la fraternité.

8 Mais l’emprise croissante de la rationalité selon les fins ne fait pas disparaître ce que Max Weber appelle la « rationalité selon les valeurs ». Celle-ci suppose la priorité absolue des valeurs qui déterminent l’action, quelles qu’en soient les conséquences : celui qui agit d’une manière purement rationnelle en valeur le fait sans tenir compte des conséquences prévisibles de ses actes, au service qu’il est de sa conviction portant sur ce qui lui apparaît comme commandé par le devoir, la dignité, la beauté, les directives religieuses, la piété ou la grandeur d’une « cause », quelle qu’en soit la nature.

9 Ainsi raisonnent et agissent ceux qui, mus par « l’éthique de conviction », obéissent de manière inconditionnelle à divers systèmes de valeur : idéaux chevaleresques, pacifistes, religieux, éthique universaliste, etc. Mais ces deux modes de rationalité sont des « idéaux-types » qui ne se rencontrent jamais à l’état pur dans la réalité empirique.

10 La rationalité selon les fins n’est donc jamais à elle seule la source de la légitimité des institutions et de l’État : Weber noue sans cesse la requête de légitimité qui émane de l’État et la réponse (ou la demande) qui lui est adressée par les sujets. D’où le rôle fondamental accordé à la « croyance », entendue au sens large comme l’ensemble des modes de subjectivation (affects et représentations). En effet, le cadre conceptuel qui est celui de la sociologie weberienne fait appel à un modèle « motivationnel » et non à un schéma mécaniste ou binaire (dominants vs dominés) : l’élément de la subjectivation est présent aussi bien du côté des « dominants » qui attendent que leur requête de légitimité soit satisfaite que du côté des « dominés » qui vont répondre d’une manière ou d’une autre, positivement ou négativement, à cette requête. Le cadre de la sociologie compréhensive signifie (pour le dire très rapidement) que l’on doit – lorsqu’on envisage l’activité humaine – prendre en compte le sens de l’action : la définition de l’activité intègre à la fois le sens que lui donne l’agent et l’orientation vers autrui. La dimension du sens n’est pas surajoutée à l’activité sur le mode d’une représentation seconde : l’activité doit d’emblée être signifiante pour l’agent. Le sens est constitutif de l’action. D’autre part, qu’il s’agisse de personnes singulières ou d’une pluralité d’individus, les agents ne sont pas considérés comme des individus isolés, comme des atomes d’où dériverait le sens. Ils sont envisagés dans leur relation à ce qui les entoure. Lorsqu’on parle d’activité sociale, on fait donc référence à une activité immédiatement orientée vers autrui. L’activité a non seulement un sens pour le sujet ou l’agent, mais aussi pour les autres. Elle est intersubjective. C’est ce qui fait la spécificité de la sociologie compréhensive, laquelle obéit – pour cette raison – à un « modèle motivationnel » et non à une perspective mécaniste. À l’intérieur de ce modèle motivationnel peuvent jouer aussi bien le consentement actif que l’adhésion passive (par omission ou par

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tolérance), aussi bien le choix rationnel que les considérations affectives. Ne pas agir, s’abstenir, c’est aussi agir. « Ne pas agir fait partie de l’agir ». Le sens subjectif des conduites humaines est indissociable du sens de l’action politique. En particulier, l’analyse weberienne des relations de pouvoir, de leur validité, de leur légitimité, s’attache à la façon dont se nouent la requête de légitimité qui émane du système et les modes de subjectivation qui lui renvoient telle ou telle réponse. La mise en œuvre d’un système de domination n’est pas seulement un effet de la capacité d’imposition du pouvoir, elle est aussi un effet de la croyance des individus en cette même capacité : c’est précisément ce que Foucault avait mis au cœur de ses analyses après avoir abandonné l’hypothèse « répressive ». Toute domination repose non sur la seule contrainte mais sur un minimum de « volonté d’obéir ». Dans son analyse de la célèbre dialectique domination/servitude, Hegel avait fortement mis en évidence cet entrelacement des positions subjectives : l’esclave obéit au maître parce qu’il croit que ce dernier (qui a risqué sa vie et préféré la mort à la survie dans la servitude) est la vraie figure de l’être humain. Ce n’est pas seulement en raison de sa faiblesse que l’esclave se soumet, c’est parce qu’il a intériorisé et reconnu la « supériorité » de l’autre. Et lorsqu’au terme de la dialectique hégélienne, la croyance de l’esclave se défait au profit de la croyance en sa propre humanité et qu’il transforme l’idée qu’il se fait de lui-même, il se comprend comme Homme plus et mieux que le Maître et cesse alors de se soumettre.

La question de la subjectivation chez Michel Foucault

11 Cette question – qui doit être poursuivie durant l’année 2009-2010 – a simplement été amorcée à partir de l’exercice du pouvoir défini comme une manière d’agir sur des sujets agissants, comme « une action sur des actions » : le pouvoir est une « gouvernementalité » consistant à « conduire des conduites et à en aménager la probabilité ». Il faut donc y inclure cet élément essentiel qu’est la liberté : le pouvoir ne s’exerce que sur des sujets libres (et non sur des esclaves entièrement soumis à la contrainte), disposant d’un certain champ de possibilités, de conduites et de réactions. Il n’y a pas de « face-à-face de pouvoir et de liberté », régi par un rapport d’exclusion réciproque mais « un jeu beaucoup plus complexe ». Dans ce jeu, la liberté apparaît « comme condition d’existence du pouvoir, à la fois son « préalable » et son « support permanent » (si elle disparaît, le pouvoir s’anéantit en tant que tel pour laisser place à la pure contrainte violente). La relation de pouvoir requiert de part et d’autre des sujets libres, au moins partiellement. Et elle est aussi ce qui ne peut que s’opposer à l’exercice du pouvoir car elle est foncièrement insoumission. Il n’est donc pas de pouvoir sans refus ni révolte potentiels. Voilà pourquoi la « rétivité du vouloir » et « l’intransivité de la liberté » sont au cœur de la relation de pouvoir. Et cette relation ne manifeste pas tant un antagonisme entre deux positions qu’un « agonisme » où la lutte permanente s’entremêle à l’incitation réciproque.

12 Le processus de subjectivation – la constitution du sujet, le devenir-sujet – est toujours lié à des situations déterminées. Il s’opère selon des modalités diverses : à travers les effets de discours, les procédures d’enregistrement, de surveillance, de contrôle, par le biais des diverses institutions. Le sujet se constitue donc à travers les diverses techniques qui sont censées assurer sa dépendance, modelé à la fois dans son corps et dans son esprit. Il est en quelque sorte « produit » à travers les relations de pouvoir.

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Mais la subjectivation, ce n’est pas seulement la soumission de la subjectivité, à savoir l’assujettissement au sens courant du terme. C’est aussi la dimension réflexive, inscrite dans un contexte historique et culturel et donc susceptible de se modifier. Et à cet égard, elle ne désigne pas seulement la façon dont un sujet est amené à se conduire selon les attentes ou les exigences du pouvoir, mais elle ouvre un champ d’expérience où le sujet entretient un rapport actif à soi, à travers un certain nombre d’exercices, de techniques, de pratiques. Aussi la notion de « gouvernementalité », entendue en son sens le plus large, englobe-t-elle à la fois le gouvernement de soi et celui des autres, le rapport de soi à soi et le rapport à l’autre.

RÉSUMÉS

Le séminaire de l’année 2008-2009 a poursuivi les recherches menées sur le thème de la « problématicité », déjà engagées l’année précédente dans l’analyse des Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire de Patocka. Sur cette base, ont été abordées la question des modes de subjectivation que nous entretenons avec l’existence démocratique et celle des régimes de croyance liés à cette manière de vivre ensemble. Ce qui a conduit à reprendre et à réactualiser la question de la servitude volontaire à la lumière d’un certain nombre d’éléments liés à la compréhension du monde contemporain et plus particulièrement du vivre-ensemble démocratique. Trois perspectives ont été ainsi abordées : la question de la « servitude volontaire », celle de la « croyance » chez Max Weber et celle des « modes de subjectivation » chez Michel Foucault.

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Thèmes : Le politique entre vie et mort

AUTEUR

MYRIAM REVAULT D’ALLONNES Professeur des universités, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses

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