Archives De Sciences Sociales Des Religions

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Archives de sciences sociales des religions 147 | juillet-septembre 2009 Traduire l’intraduisible Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/assr/21306 DOI : 10.4000/assr.21306 ISSN : 1777-5825 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 1 octobre 2009 ISBN : 978-2-7132-2217-7 ISSN : 0335-5985 Référence électronique Archives de sciences sociales des religions, 147 | juillet-septembre 2009, « Traduire l’intraduisible » [En ligne], mis en ligne le 01 octobre 2009, consulté le 08 août 2020. URL : http://journals.openedition.org/ assr/21306 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.21306 Ce document a été généré automatiquement le 8 août 2020. © Archives de sciences sociales des religions 1 Le caractère sacré de la langue des grandes religions révélées se heurte frontalement à leur vocation universelle qui nécessite leur expression dans les multiples idiomes profanes du monde. L’extension et l’intensification des échanges entre les cultures depuis deux millénaires a progressivement fait droit au principe d’« équivalence sans identité » qui se manifeste dans les traductions réitérées et concurrentes des textes canoniques. Les missions évangélisatrices, les véhicules bouddhiques, les conquêtes islamiques, les académies occidentales forment autant de scènes diverses des tentatives de traduire ce qui se donne comme intraduisible. Les études de cas qui composent ce dossier abordent les transformations du texte biblique dans sa multiplicité scripturaire interne comme dans ses diverses versions nationales, de la Renaissance à aujourd’hui, dans le monde slave du Haut Moyen Age ou à Madagascar depuis deux siècles. Elles relatent également les errements missionnaires pour donner un nom à Dieu en Tanzanie ainsi que ses transpositions ironiques dans la bouche du conteur créole aux Antilles. Après l’histoire des traductions du Coran en français du xviie au xixe siècle, l’expansion actuelle de ses versions en langues africaines est approchée dans toute sa vitalité, ici à travers le bambara au Mali. Avec la Bhagavad- Gītā indienne, le chant, l’interprétation comme la traduction s’associent en d’innombrables « avatars » au fil du temps, rendant canonique de fait un texte qui ne l’était pas de droit. Côté bouddhique, le transfert du vénéré Sūtra de l’Estrade, du chinois vers le coréen moderne, révèle une performance étroitement inscrite dans les tensions politiques d’une nation qui se cherche. Archives de sciences sociales des religions, 147 | juillet-septembre 2009 2 SOMMAIRE Traduire l’intraduisible Pierre Lassave Deux moments-clés dans l’histoire de la traduction biblique Nicole Gueunier Les fils du texte: Genèse 6, 1-4 Marc de LAUNAY Roman Jakobson et la traduction des textes bibliques Michaël Oustinoff Les traductions de la Bible et l’évolution du malgache contemporain Noël J. Gueunier Traduire les noms de Dieu Les missionnaires d’Afrique face à la religion haya (Tanzanie) Claudia Mattalucci « Rien n’est plus fort que le Bon Dieu ! » Quand le conteur créole convoque et traduit le Dieu colonial Philippe Chanson Les premières traductions françaises du Coran, (XVIIe-XIXe siècles) Sylvette Larzul Écrire l’islam en bambara Lieux, réseaux et enjeux de l’entreprise d’al-Hâjj Modibo Diarra Francesco Zappa Avatars d’un texte Commentaires et traductions de la Bhagavad-gītā Orsolya Németh Le Sūtra de l’Estrade dans la Corée contemporaine Bernard Senécal Archives de sciences sociales des religions, 147 | juillet-septembre 2009 3 Traduire l’intraduisible Pierre Lassave Si tout langage est acte de traduction, alors l’impossibilité théorique de traduire dont nous prenons connaissance et acte ne peut avoir pour nous que la signification qu’ont par la suite, dans la vie même, toutes les impossibilités théoriques de ce genre, repérées à ras de terre: dans les compromis «impossibles» et nécessaires dont bout à bout le fil s’appelle «vie», elle va nous donner le courage de la modestie qui d’elle-même exige non pas la chose reconnue impossible, mais celle nécessaire donnée à tâche. Franz Rosenzweig1 1 Les religions dites révélées entretiennent depuis l’origine des relations complexes avec la langue et l’écriture. La légende biblique de Babel illustre ainsi tout à la fois l’utopie et l’orgueil d’un idiome unique et transparent, le drame de la dispersion des langues sur la terre, mais aussi l’espoir d’un échange renouvelé entre les hommes grâce à leurs parlers différents. La Pentecôte évangélique en donne la réplique avec l’esprit des langues qui vient aux apôtres. Il est encore commun d’opposer un certain christianisme, qui n’a que la langue de l’autre pour se dire au monde, à un certain islam qui prend le Coran comme héritage d’autant plus absolu que son Verbe est incréé, irréductible à toute humanité. Pour le premier, la lettre même risque de tuer l’esprit; pour le second, la parole divine est indissociable de la langue de sa révélation. À travers les tensions entre sources sacrées et parlers profanes, les traditions religieuses ont fait du langage une pomme de discorde interne en même temps qu’un moyen de s’affirmer et de se distinguer entre elles. L’histoire théologique de l’islam est ainsi riche de débats contradictoires sur la nature éternelle ou temporelle du texte coranique, et celle du christianisme ne l’est pas moins, à travers le processus de canonisation biblique et son rebut de livres apocryphes et hérétiques mis à l’index. Là même où, comme dans la voie bouddhique, l’écriture n’est qu’un «moyen habile» d’accès à la libération de soi, des Archives de sciences sociales des religions, 147 | juillet-septembre 2009 4 pèlerins chinois des premiers siècles de notre ère ont pourtant donné leur vie pour retrouver les sûtras authentiques du maître de sagesse. 2 La formation des empires a toujours été accompagnée d’intenses mouvements d’imposition, de résistance et d’hybridation linguistiques. L’islam a fait de sa langue sacrée un moyen de conquête. La Vulgate latine a atteint le Nouveau Monde dans des caravelles chargées de mousquets. Mais la rencontre des missionnaires avec les civilisations lointaines a transformé le regard sur l’autre. Contre les exclusives de l’Inquisition, les évangélisateurs de l’Amérique espagnole ont promu les langues locales en même temps qu’ils se sont heurtés aux Conquistadores en prenant la défense des peuples autochtones. Les orientations théologiques entre ordres religieux n’ont pas été neutres à cet égard: des franciscains ont pu s’opposer un temps à leurs frères dominicains sur les voies et moyens linguistiques de leur mission: les premiers prônant l’imposition des termes sacrés aux païens qu’il fallait «arracher au diable», les seconds cherchant à les traduire dans les langues indigènes dont la subtilité portait la marque de leur humanité2. Les jésuites sont sans doute allés le plus loin dans l’indigénisation du christianisme en assimilant les langues, les us et les coutumes les plus étrangères à Rome3. La fameuse «querelle des rites» sur l’opportunité de rendre le culte à Confucius témoigne de l’opposition qu’ils rencontrent à cet égard dans l’Église du XVIIe siècle. 3 Le primat paulinien de l’esprit sur la lettre a paradoxalement revalorisé les parlers menacés jusqu’à les transformer à terme en langues durablement équipées d’alphabets, de grammaires et de dictionnaires. L’histoire apostolique est riche de ses fleurons linguistiques comme l’alphabet arménien, issu de la traduction biblique par le moine Mesrob Machtotz au IVe siècle, ou la langue slave, forgée par les missionnaires byzantins Cyrille et Méthode, au IXe siècle. Les missions en pays colonisés des temps modernes amplifient le mouvement dans les contrées de grande diversité culturelle comme l’Afrique (sur près de six mille langues recensées dans le monde, près de deux mille se parlent sur le continent africain). La contribution des missions à l’établissement des langues véhiculaires, qui ont par la suite servi les indépendances nationales, a également eu comme effet de ricochet, du côté des populations islamisées, la remise en cause du dogme du Coran intraduisible4. En Afrique orientale, il est symptomatique que la première transcription du livre saint des musulmans en kiswahili, langue véhiculaire, provienne d’un missionnaire chrétien et qu’elle a incité les cercles confrériques locaux à se doter à leur tour de traductions concurrentes sous le contrôle de lettrés autorisés (alim), lesquelles vont servir la diaspora swahilophone dans le monde5. À la diglossie langues sacrées-profanes, s’ajoute l’hétéroglossie des dialectes locaux, des langues nationalisées, de celles des anciennes administrations coloniales et de celles, aujourd’hui, des nouvelles organisations internationales6. De la sorte, avec le mouvement de «troisième mondialisation», qui se caractérise par une intensification des mobilités et des échanges entre cultures, la translatibility devient une thématique centrale de la connaissance des faits religieux contemporains, comme l’a avancé l’africaniste Lamin Sanneh7. L’auteur établit, en effet, une corrélation entre la propension à traduire les textes sacrés et l’acculturation des religions aux diverses sociétés dans lesquelles ses fidèles migrants séjournent. C’est la thèse, fort discutée d’ailleurs, de l’indigenization des religions. 4 Le philosophe Paul Ricœur lui fait indirectement écho en montrant comment la traduction sert le projet d’une humanité commune sans briser la pluralité des langues et des cultures8. Si dans l’absolu babélien les langues sont irréductibles entre elles, Archives de sciences sociales des religions, 147 | juillet-septembre 2009 5 chacune ne contient pas moins des propriétés transférables aux autres permettant pratiquement leur échange, leur apprentissage et leur transformation. «Phénomène d’équivalence sans identité», la traduction cumule et concilie depuis toujours de multiples héritages: le corpus bouddhiste japonais doit autant au chinois qu’au sanscrit originel ou son avatar pali; les bibles modernes doivent autant à la Vulgate latine de Jérôme (IVe siècle) qu’à la Septante grecque ( IIIe siècle avant J.-C.) et à la Massore judaïque (Xe siècle).

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