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L'AMOUR INCONNU DE LADY HESTER STANHOPE

Il y a des noms dont la puissance d'évocation est extrême, tel celui de Lady Hester Stanhope, qui, à peine prononcé, fait surgir devant nous l'ombre romantique d'une grande dame anglaise partie pour l'Orient au début du xixe siècle. Ce nom, nous l'associons à d'étranges rêves de domination, à de folles chevauchées par les cités et les déserts, de à Alexandrie, à l'audacieuse expédition de Palmyre ; il s'identifie avec une geste de bravoure, une équipée étincelante, une fin misérable, — le tout drapé de mystère et fleurant la légende. C'est que, si de nombreux auteurs se sont intéressés à cette singulière destinée — Lamartine dans son Voyage en Orient, et Balzac dans Le Lys dans la vallée, et Musset, et Gérard de Nerval, et Barrés, et Pierre Benoit, et tant d'autres, étrangers ou français, aucun n'en a fourni l'explication. En un tel cas, le mystère est l'ami et la légende l'alliée du narrateur, à qui tous les enjolivements sont permis. N'a-t-on pas été jusqu'à émettre l'hypothèse que l'existence, d'abord si fastueuse, en ces régions lointaines, de Lady Hester Stanhope, avait été financée par les ser­ vices secrets britanniques, devanciers de l'Intelligence Service ? Et si Mme Paule Henry-Bordeaux, dans La Circé du Désert et La Sorcière de Djoun, a fait une enquête des plus approfondies sur cette authentique châtelaine du Liban, elle n'a pas, elle non plus, dévoilé le secret de la vie qu'elle a si méritoirement contée, — car elle a ignoré la cause qui, eh 1810, a déterminé la carrière de Lady Hester Stanhope, faute d'avoir eu accès à des sources que le hasard a récemment mis à jour. Des papiers, toute une correspondance, en effet, gisaient ignorés sous les combles d'un manoir anglais, comme les mémoires de Mathieu Mole, dans le 298 LA REVUE

grenier de Champlâtreux. L'événement nous est maintenant restitué sous son véritable jour : c'est une intrigue amoureuse qui a dominé la grande aventure de notre héroïne. C'est l'inventeur du trésor qui nous le dit, le général Ian Bruce, dans The Nun of , le livre où il a réuni tous les documents laissés par son ancêtre, le riche Michel Bruce, lequel, à vingt-trois ans, devint, à Malte, l'amant de sa fameuse compatriote, et qui fut en Orient, durant de longues années, son chevalier servant. Nous pouvons donc aujourd'hui, dissipant de fabuleuses nuées, retracer, d'une manière positive, une existence passionnante autant que passionnée.

Lady H ester Stanhope était une Anglaise, de très grande famille; Elle était née en 1776. Elle était l'aînée des trois filles du premier lit du troisième comte Stanhope. Sa mère, qu'elle perdit à l'âge de quatre ans, était Hester Pitt, fille du comte de Ghatham, et sœur de William Pitt. Ghatham était lui-même le petit-fils de Thomas Pitt, gouverneur de Madras, plus connu sous le sobriquet de Dia­ mond Pitt. C'est ce Diamond Pitt qui, soit dit en passant, avait acheté à un Parsi, au début du xvme siècle, puis vendu pour 2.500.000 livres tournois au duc d'Orléans, le Régent, un diamant de 136 carats d'une eau extraordinaire. A présent, comme chacun sait, la pierre est au Louvre. Thomas Pitt était un homme au sang bouillant, recuit au soleil des Indes, assez original. Et c'est ce sang qui fut transmis à Lady Hester Stanhope. Son père était un homme de science, doublé d'un homme politique et d'un écrivain, qui avait, lui aussi, des par­ ties d'extravagance. Lorsque la Révolution française éclata, il en épousa pour un temps les idées. Il se fit appeler le citoyen Stanhope, et baptisa son château Democracy Hall. Il mit ses fils au travail manuel et Lady Hester à garder les vaches. Celle-ci, pour se distraire, montait à cheval. Elle devint une amazone émérite. Elle s'occupait de ses sœurs et de ses demi-frères du second lit de son père. Nous sommes en 1804. C'est alors que Pitt, frappé des dons exceptionnels de sa nièce, commença de s'intéresser à elle. Bientôt, il la prenait chez lui comme secrétaire. Redevenu premier ministre, et toujours célibataire, il lui confia le rôle de maltresse de maison. Agée de vingt-huit ans. Lady Hester Stanhope était dans tout son L'AMOUR INCONNU DE LADY HESTER STANHOPE 299

éclat. Elle était d'une taille exceptionnelle. Elle était blonde. Elle avait les yeux d'un gris d'acier, le profil grec, le teint mat. Elle était impérieuse comme son grand-père Lord Chatham, auquel elle res­ semblait étonnamment, et dont elle avait, parait-il, la voix. C'était une personnalité qui, comme lui, dominait son entourage, petit ou grand, excentrique, captivante, ironique et cruellement spiri­ tuelle. Son salon était le centre de la société londonienne. Elle la persiflait et se fit beaucoup d'ennemis. Le fameux général Sir John Moore, qui commandait en Espagne avant Wellington, avait un profond sentiment pour elle. Altière, elle refusa ses hommages, tout en lui conservant une place parti­ culière dans son cœur; sa douleur en témoigna lorsque Sir John Moore, son armée bousculée par Soult, périt glorieusement à la Corogne. Moore, expirant, avait dans son dernier souffle dit à son aide de camp, qui était le demi-frère de Lady Hester : « Stanhope, je vous en prie, rappelez-moi au souvenir de votre sœur. » En janvier 1806, Pitt mourait. Il avait la satisfaction d'avoir vécu pour Trafalgar et d'avoir détourné la Grande Armée du cœur de l'Angleterre ! Pitt mourait, laissant £ 40.000 de dettes. Le Parlement paya les dettes de Pitt, et, bien qu'il eût pu reprocher à Lady Hester Stanhope, déjà étrangère aux questions d'argent, un manque absolu de contrôle dans la maison qu'elle gouvernait, — il lui consentit une pension de £ 1.200. Pour une telle femme, autant dire qu'elle était rejetée au néant. Sans un ami, Hester Stanhope se réfugia dans le pays de Galles. Elle y loua un cottage isolé. Elle y étouffait. ' Là vie n'avait plus de sens pour elle : d'où sa résolution de voyager. Au surplus, elle se portait mal et voulait changer d'air. En février 1810, sur une frégate qui escortait un convoi, elle arrivait à Gibraltar avec une petite suite, dont s'a dame de compa­ gnie, la fidèle Miss Williams, et son médecin, le Dr Merion. L'Europe est déchirée par la guerre. Où s'y fixer ? La voyageuse n'a pas de plans bien définis. De Gibraltar, elle passe à Malte. Elle y est reçue, comme il lui est dû, par le gouverneur et toute la société de l'île, ainsi que par d'aristocratiques voyageurs, le marquis et la marquise de Bute. Un beau jeune homme faisait partie du groupe Bute : Michel Bruce, le fils de Crawford Bruce, grand importateur de la Cité, lequel, cadet des baronnets de Stenhouse, après avoir fait aux Indes une fortune considérable, s'était établi en Angleterre. Ayant 300 LA REVUE acheté un bourg pourri, il était devenu membre du Parlement. Son ambition était de lancer son fils préféré, Michel, dans la politique. Il l'avait envoyé à Eton, puis à l'Université de Cambridge, et maintenant, tout comme les Chesterfield et les Walpole, et tant d'autres nobles anglais, Grawford Bruce souhaitait que son fils complétât son éducation sur le continent. A Malte, Michel Bruce, en mai 1810, est présenté à Lady Hester Stanhope. II a l'éclat de l'extrême jeunesse : vingt-trois ans. Elle en a trente-quatre. Ils s'éprennent l'un de l'autre, et voici ce qu'aussitôt Michel Bruce écrit à son père : « De Palerme, je vous ai envoyé deux lettres. Je vous écris d'ici pour vous informer d'un changement dans mes plans. Lors de mon arrivée à Malte, j'ai eu le plaisir d'y rencontrer Lady Hester Stan­ hope. Je trouve qu'elle est plus agréable, plus intelligente et mieux informée que les amis avec lesquels je voyage. C'est une femme extraordinaire, qui a hérité les dons et les qualités de son illustre grand-père. J'ai donc décidé de quitter mes amis et de me joindre à son groupe qui est composé du Dr Merion, d'une dame de compa­ gnie et de quelques serviteurs. » Les Bute s'en vont à la fin du mois. Le gouverneur de Malte met à la disposition de Lady Hester Stanhope le palais de San Antonio qu'ils occupaient. Bruce va y vivre auprès de la demoiselle élue. La différence d'âge, les amants n'en ont cure. Mais Lady Hester Stanhope ne perd pas la tête. Elle écrit au père dé son jeune amant : « Vous avez sans doute déjà entendu dire que j'ai fait la connais­ sance de votre fils. Son esprit élevé, ses qualités qui sont de l'ordre de l'homme d'Etat, ses talents, pour ne rien dire de sa magnifique personne, ne sauraient être un objet d'indifférence. Le connaître, c'est l'aimer et l'admirer and I do both, — je l'aime et je l'admire. « Tout ceci, j'entends que vous ne l'appreniez pas indirectement. J'aime mieux vous le dire, de façon à ce que vous ne vous mépreniez pas sur la nature de mes sentiments à son égard : il aurait pu tomber dans les filets d'une femme sans scrupules qui l'eût réduit en escla­ vage. Avec moi, Monsieur, vous n'avez rien à craindre. L'affection que j'éprouve pour votre fils me porte à considérer son avancement et son avantage à tous points de vue. « Il n'empêche que, tout en aimant votre fils à la folie, je prévois le jour où il me faudra l'abandonner à la femme, trois fois heureuse, qui sera digne de lui. L'AMOUR INCONNU DE LADY HESTER STANHOPE 301

« Cependant, Monsieur, ne vous méprenez pas sur le sens de cette lettre ni sur son ton d'humilité. De fait, je suis une des femmes les plus fières qui soient, si fière que je brave l'opinion du monde, mais quand je m'adresse au père de la personne que j'aime, une sorte de crainte révérentielle me saisit. » Crawford Bruce répond par une longue lettre dont voici un passage, — échantillon de son enthousiaste rhétorique : « J'ai toujours pensé, lorsqu'un homme entre dans la vie, qu'il a intérêt à recevoir les avis d'un esprit féminin, lorsque celui-ci est au-dessus de l'ordinaire. En se plaçant sous votre égide, mon fils a choisi une personne que sa nohle hérédité a comblée de talents superlatifs et, comme je désire que mon fils se distingue dans la politique, devienne effectivement un véritable homme d'Etat, je vous supplierai, Madame, de par le nom de votre illustre grand-père Lord Chatham et par celui de votre oncle à jamais regretté M. Pitt, qui vous avait distinguée et honorée de son affection, je vous sup­ plierai de communiquer à mon fils tout ce que, vous-même, vous avez recueilli de leur génie, etc.. » La correspondance se poursuivra longtemps sur ce ton entre la fière lady et le père de son amant. Telle est la trouvaille du général Ian Bruce, arrière-petit-fils de Michel. Cette liaison, qui commençait sous des signes aussi étranges, fut des plus fortes, — et bientôt, on part, on quitte Malte, pour un tour aux Cyclades, puis pour Athènes, où les amants rencontrent Byron, alors âgé de vingt-deux ans, et que la Grèce inspire. Celui-ci, dans sa correspondance, a marqué Lady Hester au fer de son cynisme : il prend le contre-pied des dithyrambes du père Bruce et s'exclame : « Une femme esprit fort, quelle chose dangereuse ! » En octobre, après un agréable séjour en Crète, on décide de faire voile pour Constantinople. De Constantinople, on pousse des pointes aux alentours. On va jusqu'à Brousse, aux pieds du mont Olympe. On évolue sur le Bosphore. Et tout cela dans le plus grand faste. De tels voyages, avec les drogmans, les guides, les présents, si importants en Orient, les gardes, les chevaux, les chameaux, le campement et le reste sont dispendieux. Qui paie ? Thaï is the question! Eh bien ! c'est Crawford Bruce. Et comment ? C'est bien simple : son crédit est indiscuté, il a « du croire » dans tout l'Orient, il suffit à son fils de tirer sur lui, les comptoirs turcs paient à vue. Qu'est-ce qu'un père, a dit Alexandre Dumas fils ? « Un banquier 302 LA REVUE fourni par la nature. » Ce banquier est d'autant plus empressé que l'aristocratique aventure de son fils le flatte hors de toute mesure.

Il fait si bon voyager dans ces conditions ! Pourquoi s'arrêter ? Lady Hester, aussi peu ménagère des deniers du jeune homme que de ceux de son oncle, décide alors qu'on ira de Constantinople à Alexandrie. Puisque le voyage est impossible par terre, on frétera un navire grec. Mais, le 10 décembre 1812, le navire fait naufrage. Il se perd sur un rocher de l'Ile de . Effets personnels, bagages, bijoux, tout est englouti. Ceux qui le montent sont)heureux d'en réchapper avec la vie. A Alexandrie, où elle parvient enfin sur un navire anglais, Lady Hester, — elle le relate elle-même — est reçue comme une altesse royale. Les chefs arabes baisent ses mains généreuses. Les savants français s'empressent autour d'elle. L'Egypte visitée, les voyageurs gagnent Damas. Lady Hester pénètre avec audace, le visage découvert, dans cette cité fermée. Elle adopte le costume du pays, — le costume masculin. Elle monte les meilleurs chevaux, les plus fougueux. Elle étonne les Turcs par sa science de l'équitation, par sa témérité. Elle se mêle de plus en plus aux Arabes qui conçoivent pour elle l'admiration la plus vive. Elle fréquent! les mosquées : « Je me déchausse, dit-elle, et entre avec respect. Personne n'y voit de mal. » Elle consulte les astres, manie les tarots, pratique l'occultisme, se targue de seconde vue. Les Arabes voient en elle une magicienne. Ils la croient inspirée. Battage, simulation ? Peut-être. En tous cas, son prestige grandit, une « aura » l'entoure, imprécise, fabuleuse... Depuis décembre 1810, Bruce a tiré £ 3.700 de la monnaie d'alors sur son père.

Et maintenant, inlassable dans ses projets, insatiable d'exploits, sûre de son ascendant, elle a résolu de s'enfoncer jusqu'à Palmyre, à mi-chemin entre Damas et PEuphrate. Dangereux dessein, mais qui, d'une femme comme elle, n'a rien de surprenant. Palmyre est inaccessible : elle ira. « J'ai tant d'énergie, écrit-elle à Crawford Bruce, qu'avec L'AMOUR INCONNU DE LADY HESTER STANHOPE 303

un pied dans k/ tombe, je pourrais commander une armée. Mon oncle Pitt m'a dit que si j'avais été de l'autre sexe, il m'aurait confié 50.000 hommes. Je suis comme les juments de Mahomet : privées d'eau durant quarante-huit heures et menées à l'abreuvoir, elles s'en détournent au son de la trompette et galopent au combat. « Mon âme domine les circonstances, mon pays est l'Univers. Je suis à l'aise sur les marches du trône comme je l'étais dans mon cottage du pays de Galles, avec mon tablier à carreaux. » Lady Hester veut aller jusqu'à Palmyre parce qu'elle considère que de telles expéditions ont une relation avec la route des Indes, — elle le dit expressément, — et que, bien qu'anglophobe, elle veut servir l'influence anglaise. Si les tribus ne sont pas sûres, elle est sûre de leur imposer. A son avis, une femme habillée en bédouin et chevauchant une belle monture sera considérée comme un pro­ phète. Elle ira donc à Palmyre et même elle ira seule. Elle ne veut pas de Michel Bruce qui pourrait être tué au cours de cette expé­ dition. « Quant à moi, dit-elle, le pire qu'il puisse m'arriver est qu'on me vende à un pacha pour £ 10.000, — c'est ce que je vaux, au moins par mon intelligence. « Quant à ma rançon, elle ne saurait être inférieure à £ 30.000. « Tant pis si l'on me croit folle. J'ai une mission à accomplir : civiliser ces gens, en faire quelque chose de grand. » Ce sont ces vastes pensers qui préludent au départ. Soixante- dix chameaux chargés de provisions et de présents, de longs jours pour atteindre Palmyre. D'une colline où la caravane parvient, ,1a courageuse Anglaise domine la cité, — cité de colonnes renversées et enchevêtrées, de temples en ruines, de tombeaux, de statues mordant la poussière. Un arc de triomphe avait été dressé en l'hon­ neur de Milady Hester, un grand concours de peuple était là avec des fleurs. Des jeunes filles dansent enveloppées de voiles transparents. Lady Hester et sa suite pénètrent dans les débris du temple du Soleil. Une couronne est placée sur sa tête. Elle respire l'encens de l'adu­ lation. La prophétie du fameux mage londonien Brothers s'est accomplie. Elle se prend pour Zénobie. , Mais la situation est tendue : des tribus s'agitent, il faut décam­ per, quitter Palmyre sans tambour ni trompette. On se replie sur Hamah et Latakia. Cavalcade futile et inutile, fantasmagorie ambitieuse, sans lendemain. La note à payer était lourde. On sait qui la paya. 304 LA REVUE

Nous sommes en octobre 1813. La liaison dure depuis trois ans et quelques mois, — et rien n'empêcherait les amants de continuer leur fastueuse errance, n'était que, de Londres, de fâcheuses nou­ velles parviennent à Michel Bruce : les affaires de son père, des plus florissantes jusqu'alors, subissent une crise. L'argent n'est plus aussi facile : Crawford Bruce enjoint à son fils de regagner l'Europe. Il lui faut partir. Elle entend rester. « Je ne m'opposerai pas à son départ, dit son Egérie. « Au cours de ma vie, je ne me suis mise au travers de la carrière d'aucun homme. C'est une chose que je ne ferai jamais. » C'est alors, en vérité, que, pour Lady Hester Stanhope, va sonner l'heure des grandes tribulations. Michel Bruce, en galant homme, lui fait encore passer de l'argent, mais la chose est de plus en plus difficile, car, à Londres, l'immense fortune de Crawford Bruce est ébranlée par la guerre. Finies les fantaisistes randonnées au travers des États arabes, les présents aux grands chefs. Michel Bruce promet à Hester £ 1.000 par an, ce qui, avec sa pension de £ 1.200, fait £ 2.200 de l'époque. Une telle rente n'empêche pas Lady Hester, incurable prodigue, de tirer encore sur le banquier du père, le fameux Coutts, qui a des démêlés homériques, tant avec les deux Bruce qu'avec elle. Bien que très gêné, Bruce le père fournit les provisions nécessaires au paiement de ces lettres de change non acceptées. Chevaleresque, candide, désireux de faire « the right thing », « il entend protéger, dit-il, l'honneur de Lady Hester ». Toute une correspondance ne parle plus que de billets, d'avances, d'intérêts simples et composés, de découverts, de cautions. Lady Hester cherche désespérément à battre monnaie et s'attelle aux projets les plus fantaisistes : un vieux manuscrit lui parle d'un trésor caché à Ascalon, maintenant Askulan, l'une- des cinq grandes villes des Philistins, à 20 kilomètres au nord de Gaza, alors un tas de ruines — où était né Hérode, près de laquelle les Croisés avaient gagné une grande bataille en 1099. Il y aurait là, paraît-il, trois millions de pièces d'or... Elle a assez d'influence sur l'amiral anglais, Sir Sidney Smith, stationné dans ces parages, pour obtenir de lui un petit bateau. On va à Askulan. Après quinze jours de fouilles tenaces, on retrouve l'endroit où le trésor était caché, mais il a disparu. Amère déception. Toutes sortes d'idées de commerce, de gain, plus ou moins L'AMOUR INCONNU ,DE LADY HESTER STANHOPE 305 mirifiques, lui passent par la tête. Un jour,"fascinée par des sabres damasquinés, elle veut monter une fabrique de lames — qui seront évidemment de Damas. Elle échoue, bien entendu. Un jour, elle voit des moutons aux dents dorées, — par l'herbe qu'ils mangeaient et qui teintait leurs dents... Elle voit là une mine... d'or, sans nul doute, — et Veut se constituer des troupeaux. Vaine et creuse entreprise. Elle songe à installer des pêcheries sur l'Euphrate. Elle songe à des prospections en Abyssinie. Mirages, illusions, trompe-l'œil ! Entre temps, elle attrape la peste et croit mourir. Son cerveau, écha.ufïé par la maladie et par les étranges médicaments qu'elle absorbe, bat la chamade. Non seulement elle entend se soigner elle-même, avec sa pharmacopée de sorcière, écartant d'un revers de main le Dr Merion, homonculus médical apeuré, mais elle prétend soigner aussi les malades qui sont autour d'elle, auxquels elle fait ingurgiter, en même temps que ses incantations, les drog&es les plus étranges : elle les tue. Cependant, Michel Bruce rentre par petites étapes. La route de son retour a été jalonnée par de nombreuses aventures... senti­ mentales. En 1815, il est à Paris, où il s'arrête. Il compte parmi les familiers de la maréchale Ney. Il veut sauver Ney. Il n'y réussit pas, mais il aide à sauver Lavalette. En effet, celui-ci était bien sorti de prison sous les vêtements de sa femme, mais c'est Bruce qui, avec l'aide de deux compatriotes, le fait sortir de France. Malgré son désir de parfait gentleman, les subsides qu'il peut envoyer à Lady Hester s'amenuisent, du fait de la chute paternelle, qui s'accélère. Lady Hester aime toujours Michel. Parfois elle est sévère, parfois suave. « Si je puis vous servir en quoi que ce soit, mon cher amour, comme je serai heureuse 1 » En 1818, comme tout passe, Michel Bruce se marie dans son pays à une solide et charmante veuve et s'enfonce dans l'oubli. Il ne sera pas homme d'Etat.

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A la suite du départ de Michel Bruce, Lady Hester, malgré quelques héritages, doit absolument réduire ses dépenses, se fixer 306 LA REVUE • quelque part, diminuer son train. Enfin, elle jette son dévolu, au Liban, non loin de Saïda, sur le couvent abandonné de Mar Elias, où le vieux Loustaneau et son fils, ancien capitaine dans la garde impériale, qui ressemblait, paralt-il, à Michel Bruce, viennent lui tenir compagnie. Mais Mar Elias ne lui convient pas très longtemps. Elle le quitte pour une autre demeure, un peu plus loin, à Djoun, sur une croupe escarpée, toujours près de Saïda, l'ancienne ; qui se situe entre Tyr et Beyrouth, — Sidon, mère des villes phéni­ ciennes selon la Genèse, alors depuis longtemps déchue, Sidon, où les Croisés ont laissé leur château, l'un de ceux qui, avec Belfort — le Kalaat-el-Chakif, avec le Krac des Chevaliers — le Kalaat el-Hoesn, — et tous les autres, constituaient la formidable ligne de communications des Francs, vestiges monumentaux. Lady Hester se retire à Djoun en 1821. Ce sera sa dernière étape. C'est alors que de nombreux visiteurs défilent chez elle,, attirés par sa réputation, dont le plus célèbre est Lamartine, qui, la voyant avec ses yeux de poète, n'a pas pour un peu contribué à sa légende. Elle lui a tiré son horoscope. Le récit de Lamartine, dans son Voyage en Orient, semble assez romancé. Il dépeint favorable­ ment sa fière interlocutrice. Elle ne lui rend pas son admira­ tion ; dès qu'il a le dos tourné, elle se moque de lui et de ses bottes vernies. Le poète Kinglake a aussi été à Djoun. Kinglake se garde de rire des excentricités de Lady Hester, observant, à juste titre, que la nbte dominante chez elle était la bravoure, le caractère. D'autres personnalités encore l'ont vue, comme le jeune baron de Marcellus, qui rapporta en France la Vénus de Milo, comme le prince de Piickler-Muskau qui sait la flatter, pour être reçu. Lés récits des voyageurs diffèrent, parce que Lady Hester est le plus variable des êtres. Elle peut être lucide, extra-lucide même, et, tout d'un coup, tomber dans la plus complète extravagance, dérou­ tant ses interlocuteurs successifs qui font ainsi d'elle des portraits contradictoires. Elle a encore une nombreuse domesticité — et de tout acabit — sur laquelle elle pratique la bastonnade. Le Dr Merion, qui l'a un moment quittée, lui revient, subjugué. Le Dr Merion prend bien des notes, depuis toujours. Elles paraîtront plus tard en six filan­ dreux volumes, extrêmement discrets toutefois sur les amours (car Michel Bruce eut des successeurs) de celle qui fut non seule- L'AMOUR INCONNU DE LADY HESTER STANHOPE 307 ment sa cliente, mais aussi l'objet de sa dévotion et de son inalté­ rable fidélité. Djoun, que les gens appellent Dahr-es-Sitt (la Colline de la Dame), est un incroyable caravansérail. C'est alors au surplus que Lady Hester Stanhope est la protagoniste de tous ces épisodes que Mme Paule Henry-Bordeaux a si bien contés et dans lesquels nous ne saurions nous hasarder, de crainte de nous y perdre, où s'agitent autour d'elle l'émir Bechir, Ibrahim Pacha, Méhémet Ali, l'aventurier Lascaris, la princesse de Galles et le fameux colonel Boutin dont, avec une incroyable audace, elle vengea Tassas^ sinat par une expédition punitive, — la Chambre des Députés, sur la motion du y comte Delaborde, lui adressant de Paris ses félicitations et ses remerciements. Durant cette période, la Dame exerce son extraordinaire ascen­ dant sur tout son entourage; elle affronte mille dangers au milieu des forces diverses qui combattent et s'affrontent dans ces régions troublées ; elle fait du bien. Elle recueille les victimes des combats sans merci, les femmes pourchassées allaitant leur enfant, les blessés. Si sa générosité peut encore s'exercer, c'est qu'elle est experte dans l'art de signer des billets. Pour un billet de £ 600 à un an, sur Coutts, c'est-à-dire, en définitive, sur les Bruce, les usuriers lui paient £ 325 comptant. Mais Crawford Bruce et Michel sont aux abois. Par contrecoup, elle est ruinée. Sur plainte de ses créanciers, Palmerston, aveo sévérité, conseille à la Couronne, à la reine Victoria, qui venait de monter sur le trône, de faire saisir sa pension, alors que son prédécesseur, le duc de Wel­ lington, n'avait jamais voulu y consentir. Indignée, — nous sommes en février 1838, — Lady Hester Stanhope écrit à la Reine la terrible lettre que voici : . « Votre Majesté me permettra de Lui dire qu'il ne saurait y avoir rien de plus choquant, pour une souveraine, que de donner des ordres sans en avoir examiné la justification et la portée et de déoerner ainsi le blâme à une personne dont la famille a fidèle­ ment servi le pays et la maison de Hanovre. « Aucune enquête n'ayant été faite sur les dettes dont on me parle, je pense inutile de m'étendre là-dessus. Ne voulant pas permettre que la pension accordée par votre auguste grand-père soit arrêtée par la force, je l'abandonnerai de mon gré pour le paiement de mes dettes, en même temps que la qualité de sujet britannique et la servitude qu'il implique. 308 LÀ REVUE

« Votre Majesté ayant donné de la publicité à cette affaire par le truchement de ses consuls, Elle ne m'en voudra pas si je suis Son royal exemple. » Alors, la grande Lady Hester sombre dans la plus atroce misère. Elle vend tout ce qui lui reste de précieux, ses derniers couverts d'argent. Il ne lui reste même plus assez de tasses pour offrir du café à ses visiteurs. Ses vêtements tombent en lambeaux, le plafond de sa chambre menace de s'effondrer. Elle dort sur un grabat crasseux, autour duquel courent les rats. Entre ses chats, ses drogues, ses cartes et son globe de cristal, elle est prise d'accès qui ressemblent à des attaques d'épilepsie ou d'hystérie, hurlant des malédictions contre l'Angleterre. Devant la mort proche, celle qui n'a jamais eu peur congédie le Dr Merion. Epave britannique échouée aux flancs du Liban, elle trépasse sans secours le 23 juin 1839.

Cette vie, telle qu'elle est, n'est-elle pas assez prenante, assez tragique ? La légende, faute de mieux, a voulu faire de Lady Hester Stanhope un agent de l'Angleterre en Orient, lui attribuer des intentions politiques. De fait, la fiction ne résiste pas à l'examen. Nous sommes maintenant mieux informés. Belle, aventureuse, dissipatrice, présomptueuse, indomptable, la nièce de Pitt a vécu dans ces régions encore inexplorées de l'ancien empire turc une vie sans boussole, sans idées bien arrêtées, sorte de grande Infante glorieuse du désert, une vie tenant du roman de chevalerie et, pourrait-on dire, du roman picaresque, pratiquement incohérente, agitation dans laquelle on ne peut, avec la meilleure volonté, discerner aucune ligne précise, aucune constante... C'est d'elle que son oncle disait déjà, appréciation lapidaire et prophétique : « Le monde vous plaît pourvu que ce soit un tourbillon, la politique pourvu que ce soit un imbroglio. » Ce qui est certain, c'est que Lady Hester Stanhope, au premier chef, a voulu, après la mort de Pitt, échapper à son destin anglais qui eût été fort rétréci, — telle nombre de grandes et altières dames de la Society, qui, après avoir brillé à Londres, ont toujours préféré s'en éloigner plutôt que d'y déchoir. « Revenir en Europe ? Jamais ! Je suis vieille, je suis pauvre, je ne serai pas la risée de mes compatriotes. . L'AMOUR INCONNU DE LADY HESTER STANHOPE 3Q9

« Quant à la France, il serait peut-être possible de s'y réfugier, mais encore, à la condition qu'on en chasse tous les Anglais qui gâtent tout, qui y font monter le prix de la vie et qui répandent partout le mécontentement !» Car les Français, avec les Turcs, étaient les seuls qui trouvaient grâce devant elle. "• ' • ; « Tout ce qui était petit et mesquin la dégoûtait », ^crit Lamar­ tine en 1862, sans rancune à son égard. « Sa seule folie était la gran­ deur de son âme. Ce monde l'ennuyait. Elle en détourna les yeux et quand elle ne vit plus Pitt et Bonaparte, elle s'ensevelit toute vivante en Asie. »• Le Dr Merion, son historiographe prolixe, son souffre-douleur, auditoire obligé de ses interminables élucubrations, lui aussi sans rancune, porte à peu près, sur celle dont il a été l'humble suivant, le même jugement. Telle est, très sommairement contée, et dégagée du mystère* la véritable histoire de l'une des femmes les plus fières qui aient vécu au xixe siècle, — de la mâle héroïne qui, après un grand amour, après «tant d'années orgueilleusement gâchées dans le poudroiement de l'Orient, s'est finalement muée, dans une dégringolade tragique, selon le mot de Barrés, « en une pauvre Sibylle vieillie ».

JEAN DUHAMEL.