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Revue D'histoire Du Xixe Siècle, 30

Revue D'histoire Du Xixe Siècle, 30

Revue d'histoire du XIXe siècle Société d'histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle

30 | 2005 Pour une histoire culturelle de la guerre au XIXe siècle

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/rh19/925 DOI: 10.4000/rh19.925 ISSN: 1777-5329

Publisher La Société de 1848

Printed version Date of publication: 1 June 2005 ISSN: 1265-1354

Electronic reference Odile Roynette (dir.), Revue d'histoire du XIXe siècle, 30 | 2005, « Pour une histoire culturelle de la guerre au XIXe siècle » [Online], Online since 21 December 2005, connection on 27 September 2020. URL : http://journals.openedition.org/rh19/925 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rh19.925

This text was automatically generated on 27 September 2020.

Tous droits réservés 1

TABLE OF CONTENTS

Pour une histoire culturelle de la guerre au XIXe siècle Odile Roynette

Articles

L’effacement de la cantinière ou la virilisation de l’armée française au XIXe siècle Gil Mihaely

Pour une anthropologie historique des guerres de l’Empire Natalie Petiteau

Anatomie d’une « petite guerre », la campagne de Calabre de 1806-1807 Nicolas Cadet

Vers une anthropologie historique de la violence de combat au XIXe siècle : relire Ardant du Picq ? Stéphane Audoin-Rouzeau

Écriture des soins, écriture du combat : six médecins militaires français au Mexique (1862-1867)* Claire Fredj

Les sépultures de guerre en France à la fin du Premier Empire Jacques Hantraye

Gloria Victis : Vétérans de la guerre de 1870-1871 et reconnaissance nationale Bénédicte Grailles

La guerre au nom du droit Annie Stora-Lamarre

Lectures

Odile Roynette, Les mots des soldats, Paris, Éditions Belin, collection « Le français retrouvé », 2004, 271 p. ISBN : 2701130506. 11,50 euros. Annie Crépin

David M. Hopkin, Soldier and Peasant in French Popular Culture, 1766-1870, Woodbridge (Suffolk) et Rochester (New York), The Boydell Press for the Royal Historical Society, 2003, 394 p. ISBN : 0-86207-667-7. 45 livres sterling. Natalie Petiteau

David Gates, Warfare in the Nineteenth Century, Londres, Palgrave, 2001, 205 p., index. ISBN : 033373534X. 17,50 livres sterling. Jean-Marc Largeaud

Hugo et la guerre, textes réunis par Claude Millet, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, 432 p. ISBN : 2-7068-1634. 28 euros. Odile Roynette

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Geoffrey Wawro, the Franco-Prussian War. The German Conquest of France in 1870-1871, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, 327 p. ISBN: 0-521-58436-1, 25 livres sterling (relié) ; ISBN : 0 521 61743 X, 14,95 livres sterling (broché). Pamela Pilbeam

Sudhir Hazareesingh, The Legend of , Londres, Granta Books, 2004, 336 p. ISBN : 1-86207-667-7. 20 livres sterling. Sudhir Hazareesingh, The Saint-Napoleon. Celebrations of Sovereignty in Nineteenth-Century France, Cambridge (Mass.) et Londres, Harvard University Press, 2004, 307 p. ISBN : 0-674-01341-7. 49,95 dollars. Natalie Petiteau

John M. Knapp, Behind the Diplomatic Curtain : Adolphe de Bourqueney and French Foreign Policy, 1816-1869, Ohio, University of Akron Press, 2001, xvi + 343 p. ISBN : 1884836712. 49,95 dollars. David Brown

Roger Price, People and politics in France, 1848-1870, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, 477 p. ISBN : 0521837065. 60 livres sterling. Frédéric Chauvaud

Roy Porter, Madness. A Brief History, Oxford, Oxford University Press, 2003, 241 p. ISBN : 0192802674. 7,99 livres sterling. Nicole Edelman

Nicole Edelman, Les métamorphoses de l’hystérique. Du début du XIXe siècle à la Grande guerre, Paris, Éditions La Découverte, 2003, 346 p. ISBN : 2707134546. 29 euros. Jean-Jacques Yvorel

Evelyn Blewer, Secours mutuel. Victor Hugo et la crise des théâtres parisiens, 1848-1849, Saint-Pierre du Mont, Eurédit, 2002, 361 p. Judith Lyon-Caen

George Sand, Lettres retrouvées, édition établie, annotée et présentée par Thierry BODIN, Paris, Éditions Gallimard, 2004. ISBN : 2070771032. 21 euros. Claude Latta

Au temps de l’anarchie, un théâtre de combat (1880-1914), textes choisis, établis et présentés par Jonny Ebstein, Philippe Ivernel, Monique Surel-Tupin et Sylvie Thomas, préface d’Alain Badiou,Paris, Éditions Séguier Archimbaud, 2001, 3 tomes, tome 1, 592 p., tome 2, 549 p. et tome 3, 524 p. ISBN : 2840491893. 126 euros les 3 volumes. Odile Krakovitch

Gabriel P. Weisberg (ed.), Montmartre and the Making of Mass Culture, New Brunswick, Rutgers University Press, 2001, 296 p. ISBN: 0 8135 3009 1. 30 dollars. Dominique Kalifa

Myriam Chimènes, Mécènes et musiciens. Du salon au concert à Paris sous la IIIe République, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2004, 776 p. ISBN : 2213616965. 30 euros. Sophie-Anne Leterrier

Anne Martin-Fugier, Les salons de la IIIe République. Art, littérature, politique, Paris, Librairie Académique Perrin, 2003, 376 p. ISBN : 2262019576. 23 euros. Odile Krakovitch

Hugh McLeod et Werner Ustorf (eds.), The Decline of Christendom in Western Europe, 1750-2000, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, 244 p. ISBN : 0521814936. 45 livres sterling. Julien Vincent

Christopher Clark et Wolfram Kaiser (eds), Culture Wars. Secular-Catholic Conflicts in Nineteenth-Century Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, 368 p. ISBN: 0521793130. 50 livres sterling. Pamela Pilbeam

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Gilles Pécout [dir.], Penser les frontières de l’Europe du XIXe au XXIe siècle. Élargissement et union : approches historiques, Paris, Éditions ENS rue d’Ulm et Presses Universitaires de France, 2004, 378 p. ISBN : 2130543014. 28 euros. Raymond Huard

Helmut Walser Smith, La rumeur de Konitz. Une affaire d’antisémitisme dans l’Allemagne 1900, Paris, Éditions Phébus, 2003, 287 p. ISBN : 2859409033. 19,50 euros [Ouvrage traduit de l’anglais par Richard Crevier. Titre original : The Butcher’s Tale, 2002]. François Ploux

Pier Luigi Ballini, La questione elettorale nella storia d’Italia. Da Depretis a Giolitti (1876-1892), préface de Pier Ferdinando Casini, Rome, Archivio storico, Camera dei deputati, 2003, 2 tomes, tome 1,. Saggio introduttivo, pp. 1-292, tome 2, Documenti, pp. 293-758. 24,50 euros les deux volumes. Raymond Huard

Leslie A. Williams, Daniel O’Connell, the British Press and the Irish Famine: Killing Remarks, Aldershot, Ashgate (The Nineteenth Century Series), 2003, 380 p. ISBN: 0 7546 0553 1. 47,50 livres sterling. Laurent Colantonio

Joseph Meisel, Public Speech and the Culture of Public Life in the Age of Gladstone, New York, Columbia University Press, 2001, 398 p. ISBN : 0-231-12144-X. 55 dollars. Iorwerth Prothero

Jose Harris (ed.), Civil Society in British History. Ideas, Identities, Institutions, Oxford, Oxford University Press, 2003, 319 p. ISBN: 0199260206. 62,50 livres sterling. Julien Vincent

Le mot du président Jean-Claude Caron

Contribution

2 décembre 1851. Le crime le plus médiatisé du siècle* Jean-Yves Mollier

Actualités

Thèse de doctorat en Sciences de l’Éducation, sous la direction de Claude Lelièvre, Université de Paris 5, 3 volumes, soutenue le 2 novembre 2004 devant un jury composé d’Elisabeth Bautier (présidente), Marcel Gauchet, Claude Lelièvre, Antoine Prost. La République en ses discours, un acte de formation : 1852-1882 Aude Dontenwille-Gerbaud

Thèse de doctorat en histoire sous la direction de Jean-Noël Luc, Université Paris 4-Sorbonne, 1 248 f, soutenue le 4 décembre 2004 devant un jury composé de Jean-Claude Caron (président), Pierre Caspard, Alain Corbin, Olivier Faron, Jean-Noël Luc, Françoise Thébaud. Ivan Jablonka, Les Abandonnés de la République. L’enfance et le devenir des pupilles de l’Assistance publique de la Seine placés en famille d’accueil (1874-1939) Ivan Jablonka

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Pour une histoire culturelle de la guerre au XIXe siècle

Odile Roynette

1 La guerre, pour l’heure, n’a pas eu bonne presse dans les pages de la revue publiée par notre Société d’histoire de la Révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle. Si l’on se reporte, en effet, aux tables établies pour les vingt dernières années, on constate avec surprise que trois articles seulement se rapportent directement à cet objet 1, tandis que deux contributions ont été consacrées à l’histoire militaire – nous préférons parler pour notre part d’histoire de l’armée et de la société – et plus précisément à la conscription à l’époque impériale et pendant le premier XIXe siècle 2. Bien peu de chose il est vrai, si l’on veut bien considérer que la guerre à l’échelle de l’Europe et même des territoires extra-européens, a marqué de son empreinte un siècle ponctué de conflits d’une nature et d’une intensité certes bien différentes – il est difficile à cet égard de placer sur un même plan des expéditions comme celle d’Espagne sous la Restauration ou celle du Mexique sous le Second Empire avec les guerres de conquête coloniale ou, à plus forte raison, avec des conflits qui pendant la Révolution et l’Empire puis, à nouveau en 1870-1871, impliquent la nation dans son entier et l’ensemble des forces armées – mais qui ont tous confronté les contemporains à des réalités tour à tour âpres ou exaltantes, rien en tout cas qui puisse les laisser indifférents.

2 Ce silence relatif semble d’autant plus paradoxal que, dès le début des années 1990, d’importants renouvellements se sont opérés dans l’historiographie du fait militaire et guerrier. Une histoire culturelle conquérante s’empare de l’objet « guerre » et concentre ses analyses sur le Premier conflit mondial 3. La notion de « culture de guerre » est également utilisée par des historiens modernistes comme Olivier Chaline qui fait explicitement référence dans son ouvrage consacré à la bataille de la Montagne Blanche aux travaux accomplis par les historiens de la Grande Guerre 4. Mais rien de tel, nous semble-t-il, ne s’accomplit au même moment chez les historiens dix-neuvièmistes. Sans doute pour plusieurs raisons qui ne s’excluent pas l’une l’autre.

3 Il faut tenir compte, d’abord, de l’ombre portée de la Grande Guerre et des conflits postérieurs sur un siècle qui a pu apparaître, rétrospectivement, comme moins durement frappé par la guerre que le XXe siècle. Dans une démarche pour le moins

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anachronique, l’ampleur des souffrances endurées par les combattants et par les civils pendant la Grande Guerre a vraisemblablement contribué à minorer celles traversées au cours du XIXe siècle. Que semblent en effet peser les quelque 570 000 morts civils et militaires français de la guerre de 1870-1871 5, si on compare ce chiffre à l’hécatombe enregistrée entre 1914 et 1918 ? Et pourtant une étude attentive de ces pertes, subies en un laps de temps relativement court, révèle bien la dureté de l’épreuve alors supportée par la société française.

4 Si l’on compare l’extraordinaire manne documentaire que représente à elle seule la correspondance produite par les combattants pendant la Grande Guerre – on estime que chacun d’entre eux a écrit une lettre par jour en moyenne pendant les quatre années de guerre, parfois plusieurs le même jour – avec le volume plus réduit de documents de première main (lettres, carnets et journaux intimes) rédigés par les acteurs des conflits précédents, force est de reconnaître que la tâche de l’historien devient plus ardue, alors que l’analyse de ce type de sources se révèle précieuse pour atteindre l’expérience vécue par les acteurs de l’affrontement. Carine Trévisan a pu montrer le rôle essentiel joué pendant la Grande Guerre par la correspondance pour simplement survivre et elle a souligné la fonction première du témoignage, qui est d’abord témoignage porté à soi-même dans l’urgence de la situation6. Au XIXe siècle, l’usage de la lettre était plus rare, la pratique épistolaire plus étroitement confinée et la proportion d’hommes sous les drapeaux susceptibles de lire et d’écrire sensiblement plus faible qu’au XXe siècle. Rien de comparable pour la guerre de 1870-1871 aux journaux de tranchée étudiés par Stéphane Audoin-Rouzeau pour la Grande Guerre. Rien non plus qui s’apparente au contrôle postal mis en place pendant ce conflit et dont l’analyse permet de retrouver des affects soigneusement refoulés, parfois, par les combattants eux-mêmes pendant et après le conflit 7. Il faut, pour contourner ces obstacles, se livrer à une traque du document qui, Natalie Petiteau l’a montré, passe notamment par le choix d’une échelle micro-historique 8.

5 Avancera-t-on une autre raison, d’ordre culturel, à ce relatif mutisme des dix- neuvièmistes ? Il conviendrait selon nous de réfléchir aux conséquences induites par l’intériorisation dans nos pratiques de l’image d’un siècle pacifié qui s’enracine dans un imaginaire romantique marqué à la fois par la nostalgie de l’aventure impériale et par un scepticisme non moins profond à l’égard de l’héroïsme et de la gloire militaire 9. Le XIXe siècle n’est-il pas aussi à nos yeux un siècle de progrès caractérisé par l’accès des hommes à la démocratie politique, par le recul, depuis la Révolution, de la violence politique et de la brutalité dans les rapports sociaux ? Dans ces conditions, les transgressions liées à l’activité guerrière dont il est question ici et ailleurs 10 constituent autant de contre-exemples qui remettent en cause la validité de cette grille de lecture. Tout justifie donc que l’on questionne le XIXe siècle en restituant à la guerre une place, sinon plus grande, du moins plus conforme à celle qu’elle a réellement tenue dans la vie des Français et des Européens du XIXe siècle. Comment faire, pour ne s’en tenir qu’à ce seul exemple, l’économie d’une analyse serrée de l’expérience traversée par les soldats de l’Empire pour comprendre la manière dont les contemporains sont entrés dans le XIXe siècle ? La réponse à cette question souligne la valeur heuristique de l’objet « guerre » qui permet d’entrer au cœur des systèmes de représentations des hommes et des femmes du XIXe siècle, et d’aborder des questions a priori bien éloignées de la guerre elle-même, comme l’apprentissage du politique par exemple 11. Comment de surcroît mieux peser le poids des ruptures induites par la Grande Guerre si l’on ne dispose pas

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d’une connaissance plus approfondie du XIXe siècle sous son angle guerrier ? Ainsi se trouve justifié le projet d’un numéro de la Revue d’histoire du XIXe siècle que nous avons choisi d’intituler Pour une histoire culturelle de la guerre au XIXe siècle.

6 Les contributions que l’on lira ici ne sauraient épuiser la richesse d’une très vaste question. Trois axes thématiques peuvent toutefois être dégagés. Le premier concerne le tissu humain des armées du XIXe siècle. Gil Mihaely nous rappelle que l’armée française au début du XIXe siècle est une communauté mixte. La présence des femmes qui remplissent des fonctions multiples et mal définies allant du matériel à l’affectif, de la vente de vivres et de boissons en passant par le blanchissage du linge et jusqu’aux besoins sexuels, est alors progressivement remise en question. Le point de départ de cette politique se situe en 1791 lorsque les révolutionnaires cherchent, dans le sillage de la loi Le Chapelier, à effacer toute sorte d’association intermédiaire séparant le citoyen ou le soldat du pouvoir central. Or les femmes, qui font partie de petits groupes menant une existence parallèle à l’organisation militaire officielle, constituent une présence gênante qu’il convient d’éliminer. Cette disparition sera progressive, du décret du 30 avril 1793 pris par la Convention qui décide de congédier toutes les femmes des armées jusqu’à la loi républicaine du 21 mars 1905 qui réserve les fonctions naguère occupées par les cantinières à d’anciens militaires. De manière très significative, c’est au moment précis où le service militaire devient l’affaire de tous les hommes 12, pour peu qu’ils soient valides, que les dernières femmes présentes dans les casernes disparaissent, l’armée étant bien ce lieu privilégié de la formation et de l’exhibition de l’identité masculine que nous avions naguère discerné 13.

7 Ce retrait de la présence réelle des femmes a pour corollaire une conquête de l’imaginaire social où elles occupent, dès le début du XIXe siècle, une place singulière. C’est sous la Restauration, en effet, que se fixe l’image de la cantinière à la moralité incertaine, à la réputation douteuse sanctionnée par une marginalisation. Et ce modèle grivois, en dépit des réhabilitations successives qui viseront à moraliser sa conduite et à héroïser son comportement sur le champ de bataille, résiste à l’érosion, tant la cantinière focalise les angoisses masculines, brouille les repères et le partage sexué des tâches qui s’affirme de plus en plus nettement au cours du XIXe siècle.

8 Natalie Petiteau revient, quant à elle, sur la composition des armées lancées dans l’aventure impériale et sur le fonctionnement de cette société de combattants. Elle souligne la vigueur des liens, qui, grâce à l’enrôlement par cohortes départementales, rassemblent des soldats unis par une initiation et par des apprentissages qui forgent en eux un sentiment de commune appartenance à la famille militaire, au point que certains d’entre eux vivront le licenciement de l’armée impériale en 1815 comme un véritable deuil. Ces liens, que l’on pourrait qualifier « d’horizontaux », n’excluent pas, bien au contraire, le maintien d’une intimité avec la communauté d’origine, avec le pays d’où sont issus ces soldats-paysans qui forment le gros des effectifs militaires pendant tout le XIXe siècle. Natalie Petiteau montre, à ce propos, l’importance revêtue dès cette époque par la correspondance qui permet à ces hommes de rester en contact avec leur village et leur famille en dépit des difficultés liées à la maîtrise de l’écriture. Sans doute ce lien avec les petites patries a-t-il été une des conditions essentielles de l’existence et de la survie de cette armée de la Grande Nation dont les membres ont été confrontés à un éloignement géographique souvent considérable et à une guerre devenue permanente.

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9 Les expériences combattantes sont au cœur des articles de Natalie Petiteau, Nicolas Cadet, Stéphane Audoin-Rouzeau et Claire Fredj. Ils dessinent un ensemble d’interrogations qui ont trait aux techniques du combat, à la violence de guerre, à une histoire de la « corporéité » propre à l’expérience combattante 14 qui s’intéresse aux ravages corporels et psychiques induits par l’activité guerrière proposant ainsi une relecture de celle-ci à la lumière d’une anthropologie historique de la violence de la bataille.

10 Natalie Petiteau souligne que les guerres de l’Empire constituent une étape décisive dans le processus de totalisation de la guerre dont les prémisses sont donc à rechercher dès l’aube du XIXe siècle. Les campagnes de la Grande Armée, celle de Calabre plus particulièrement qui fait l’objet de l’analyse minutieuse de Nicolas Cadet, se font sans aucun ménagement pour les soldats. Contraints de supporter l’épreuve des marches, confrontés à l’absence de ravitaillement et à la privation de solde, ils sont poussés, pour survivre, à la réquisition et au pillage, lorsqu’il ne s’agit pas, comme dans le sud de la péninsule italienne en 1806-1807, d’une politique délibérée de représailles contre les populations civiles qui aident les insurgés. À l’extrême tension imposée par ces conditions matérielles s’ajoute une intimité grandissante avec la bataille qui devient plus fréquente et plus meurtrière qu’à l’époque moderne. Les progrès de l’artillerie décuplent la dangerosité d’un champ de bataille qui devient un lieu d’investigation privilégié pour l’historien des sensibilités soucieux de mesurer l’intensité de la douleur physique, l’amplitude de la transgression olfactive et sonore suscitée par le combat ou bien encore la nature des ravages psychiques endurés par les soldats.

11 À cet égard les articles de Stéphane Audoin-Rouzeau et de Claire Fredj, consacrés respectivement au texte de Charles Ardant du Picq, Études sur le combat, publié après la mort de son auteur devant en 1870 et aux récits de six médecins militaires français plongés dans l’expédition du Mexique (1862-1867), contribuent à renouveler notre regard sur ce « point nodal de la bataille » : le combat. Ardant du Picq, qui part de son expérience d’officier de troupe en Crimée, en Syrie puis en Algérie entre 1855 et 1864, se livre à une anthropologie historique de la violence de la bataille d’une saisissante nouveauté. S’il consacre des développements à la dimension technologique de l’affrontement, – il repère en particulier la mutation décisive qui s’opère au cours des années 1860 lorsque l’utilisation d’armes individuelles à plus longue portée permit aux combattants de tirer désormais en restant couchés, facilitant la dispersion sur le champ de bataille – il postule une sorte d’invariance des réactions de l’homme confronté à l’acte de combattre. Un homme, écrit-il, n’est capable que d’une « quantité donnée de terreur », et c’est à elle qu’il consacre ses plus belles pages. Il établit une fine gradation des états qui font passer le soldat de l’émotion, à la peur, à la terreur et enfin à la panique, cette tentation de l’espace qui saisit l’homme qui se retourne pour fuir le contact avec l’ennemi. Si bien que le choc, qui reste associé à un imaginaire de la bataille de ce temps largement consolidé, nous semble-t-il, par ce que le cinéma a bien voulu en montrer au XXe siècle 15, est en réalité rare, ponctuel et localisé, tant est intense l’évaporation des combattants au moment de l’avance sur l’ennemi. D’où l’importance de la « force morale », ce lien complexe entre hommes d’un même camp qui s’observent et dont la moindre défaillance est susceptible d’insinuer le doute entre eux, ouvrant ainsi une brèche à l’ennemi.

12 Claire Fredj utilise quant à elle l’écrit médical pour s’approcher au plus près du combat. Elle montre que la relation chirurgicale devient au XIXe siècle un genre littéraire qui

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obéit à des règles narratives peu à peu fixées et suivies par les médecins militaires envoyés au Mexique et dont les modèles – Hippolyte Larrey, Baudens et Legouest plus particulièrement – imposent leur figure tutélaire. À travers la blessure, c’est la guerre qui transparaît car les médecins contextualisent l’atteinte portée au corps, décrivent les lieux, les armes, l’intensité du combat qui, au Mexique, se caractérise par des corps à corps violents où les hommes sont plusieurs fois blessés. À la douleur, souvent ressentie après-coup, à la souffrance des blessés graves transportés sur des routes souvent défoncées et à la terreur de l’amputation, répondent l’attention des médecins pour soulager la douleur avec l’opium, l’effort pour éviter l’amputation grâce à la chirurgie conservatrice qui fait alors de notables progrès et, lorsqu’il n’y a plus d’autres solutions, le choix de pratiquer l’amputation sous anesthésie au chloroforme. Le Mexique est ainsi une des premières campagnes où l’anesthésie est pratiquée permettant aussi de réduire la mortalité des blessés, principale cause de décès pendant les guerres du XIXe siècle. Mal connue pour cette époque 16, la médecine de guerre s’impose comme un domaine d’investigation nécessaire pour qui veut mieux approcher les expériences combattantes.

13 Claire Fredj évoque aussi un type de guerre, la « petite guerre » ou la guérilla qui devient une forme majeure d’affrontement au cours du XIXe siècle. Méconnue parce que – Nicolas Cadet le souligne à propos de la Calabre – elle est souvent occultée par les combattants eux-mêmes pour qui elle incarne la négation de la guerre honorable et glorieuse, la guérilla mêle civils et militaires dans un crescendo de violence débridée. Dans le sud de l’Italie les insurgés, organisés en masse sous les ordres de capimassi, une organisation intermédiaire entre les unités régulières et la milice populaire, pratiquent des coups de main ponctuels. Ils suivent une stratégie mouvante et fluide qui obligent les Français à fixer les troupes adverses en un point où ils peuvent nouer la bataille pour parvenir à les vaincre. À la politique de terreur menée par les insurgés qui n’hésitent pas à mutiler atrocement le corps de leur ennemi et à l’exposer sur les chemins, répond une contre-terreur qui prend le nom de pacification mêlant le recours à une justice d’exception, le massacre de population, l’incendie, les exécutions sommaires, à la pratique des otages et à celle des déplacements et des regroupements de population. Nicolas Cadet montre ainsi que, dès les premières années du XIXe siècle, une étape dans la totalisation de l’activité guerrière est bel et bien franchie qui servira de modèle à toutes les puissances européennes lors des conflits coloniaux livrés plus tard en Afrique et en Asie principalement.

14 Les articles de Jacques Hantraye, de Bénédicte Grailles et d’Annie Stora-Lamarre ont trait, quant à eux, au deuil, à la mémoire et aux formes de la commémoration dans l’après-guerre. On savait déjà l’attention avec laquelle les combattants de la Grande Guerre ont cherché à rendre hommage à leurs compagnons d’armes en prenant soin de les inhumer eux-mêmes, formant ainsi le premier des « cercles de deuil » autour du défunt 17. L’enquête à laquelle se livre Jacques Hantraye qui utilise les récits des officiers, les archives de l’état-civil et de la justice notamment, établit que ce souci d’identifier les morts et de les doter d’une sépulture individuelle est bien antérieur à la guerre de 1870-1871. Il habite les hommes qui combattent sur le sol français en 1814 et en 1815. Ceux-ci élaborent ainsi de manière empirique et, il est vrai, inégalitaire car la fosse commune est encore souvent le lot des simples soldats, une nouvelle culture de la mort à la guerre qui s’épanouira pendant le dernier tiers du XIXe siècle 18. La sépulture en effet, son emplacement comme son esthétique, perpétuent le combat. Elle possède

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un langage qui nous parle du défunt et de son comportement au feu. Jacques Hantraye éclaire donc sous un nouveau jour le début du XIXe siècle où l’intensité de la demande d’un culte des morts à la guerre va de pair avec la difficulté de faire émerger une commémoration civique des défunts.

15 Après 1871, cette commémoration existe et, nous dit Bénédicte Grailles, elle a été tout à la fois innovante, massive et génératrice de modèles. L’État se substitue à l’initiative privée pour prendre en charge le recensement des tombes militaires par la loi du 4 avril 1873 et, à l’échelle locale, un vaste mouvement commémoratif s’organise afin d’orner l’espace public d’un monument ou d’une plaque en l’honneur des soldats de 1870-1871. Une commune sur dix dans le Pas-de-Calais, une sur six dans le Nord, une sur trois dans le Loiret cèdent à ce besoin. Toutefois, parce qu’il s’agit d’une défaite, au demeurant implacable, le besoin de reconnaissance des vétérans, resté largement inassouvi, s’exprime au sein de sociétés d’anciens combattants qui forment un des éléments du tissu associatif à vocation patriotique qui a contribué à enraciner la nation avant la Grande Guerre 19. La Société des vétérans de terre et de mer 1870-1871 constitue le modèle de ces sociétés – elle est forte en 1905 de 282 155 membres – restées républicaines en dépit de la montée du nationalisme. Elles ont permis de capter un besoin profond de reconnaissance et d’élaborer des modèles, qui, sans nul doute, ont influencé la génération suivante, confrontée à la Grande Guerre.

16 Annie Stora-Lamarre enfin nous convie à revenir sur le poids de la défaite de 1870-1871 dans l’après-guerre. Centrée sur les juristes français et allemands incarnés par les figures marquantes de Raymond Carré de Malberg et de Paul Laband, son analyse montre comment le dialogue juridique franco-allemand qui s’établit après 1871 est en partie miné par le poids de la mémoire de la guerre, comment le comparatisme qui constitue l’aboutissement de cet échange se construit en fait largement dans l’autocontemplation du droit national. Si bien qu’aucun des grands juristes de cette époque n’aura de mal à basculer, à peine la guerre déclarée, dans une culture de la haine, conformément à l’attitude majoritaire des intellectuels français et européens, acteurs à part entière de la « culture de guerre » du Premier conflit mondial 20.

17 Les contributions rassemblées dans ce numéro permettent ainsi de mettre en lumière la présence, au cœur du XIXe siècle, d’une société guerrière qui occupe une place désormais moins opaque que naguère. Que tous les auteurs qui ont contribué à ce dévoilement en soient vivement remerciés.

NOTES

1.. Il s’agit des contributions de Robert TOMBS, « Victimes et bourreaux de la Semaine sanglante », dans Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 10, 1994, pp. 81-96 et de Jean-Marc LARGEAUD, « Le lieutenant-colonel Charras, soldat de “la” République ? », dans Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 20-21, 2000/1&2, pp. 55-72 et du même auteur, « Les temps retrouvés de Waterloo », dans Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 25, 2002/2, Le temps et les historiens, pp. 145-152.

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2.. Voir Annie CRÉPIN, « Un département favorable à la conscription napoléonienne : l’exemple de la Seine-et-Marne », dans Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 8, 1992, Jeunesses au XIXe siècle, pp. 87-99 et du même auteur, « Élargissement de la citoyenneté, limitation de la naturalisation : la conscription, pierre de touche du débat », dans Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 18, 1999/1, pp. 13-26. 3.. Voir à ce titre l’article programmatique de Stéphane AUDOIN-ROUZEAU et Annette BECKER, « Violence et consentement : la “culture de guerre” du premier conflit mondial », dans Jean-Pierre RIOUX et Jean-François SIRINELLI [dir.], Pour une histoire culturelle, Paris, Éditions du Seuil, 1997, pp. 251-271, lui-même inscrit dans une réflexion jalonnée par deux publications antérieures, « Vers une histoire culturelle de la Première guerre mondiale », dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 41, janvier-mars 1994, La guerre de 1914-1918. Essais d'histoire culturelle, pp. 5-7, et Jean-Jacques BECKER et alii [dir.], Guerres et Cultures. 1914-1918, Paris, Éditions Armand Colin, 1994, 445 p. 4.. Voir Olivier CHALINE, La bataille de la Montagne Blanche (8 novembre 1620). Un mystique chez les guerriers, Paris, Éditions Noésis, 2000, 622 p. 5.. Les pertes militaires seraient comprises entre 105 000 et 140 000 tués. Les recensements font apparaître une surmortalité globale de 180 000 décès en 1870 et de 420 000 en 1871. Voir Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, 1870. La France dans la guerre, Paris, Éditions Armand Colin, 1989, p. 315. 6.. Carine TRÉVISAN, « Lettres de guerre », dans Revue d’histoire littéraire de la France, n° 2, avril-juin 2003, La littérature des non-écrivains, pp. 331-341. 7.. Voir Bruno CABANES, La victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français 1918-1920, Paris, Éditions du Seuil, 2004, 549 p. 8.. Voir Natalie PETITEAU, Lendemains d’Empire. Les soldats de Napoléon dans la France du XIXe siècle, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2003, 400 p. 9.. Sur les romantiques et la guerre voir Michel ARROUS [dir.], Napoléon, Stendhal et les romantiques. L’armée-la guerre-la gloire, actes du colloque du musée de l’armée les 16 et 17 novembre 2001, Saint-Pierre-du-Mont, Eurédit, 2002, 465 p. 10.. Nous nous permettons de renvoyer à notre article, « Le village de la mort. “Les atrocités allemandes” en 1870 », dans Imaginaire et sensibilités. Études pour Alain Corbin, Grâne, Éditions Créaphis, 2005, pp. 257-269. 11.. Voir à ce titre la contribution de Natalie Petiteau dans ce volume. 12.. La loi qui universalise le service militaire et qui réduit sa durée à deux ans est en effet adoptée le même jour, le 21 mars 1905. 13.. Nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage, “Bons pour le service”. L’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Paris, Éditions Belin, 2000, 458 p. 14.. Pour reprendre le mot employé par Stéphane AUDOIN-ROUZEAU dans « Le corps et la guerre au XXe siècle », article à paraître dans Alain CORBIN, Jean-Jacques COURTINE, Georges VIGARELLO [dir.], Histoire du corps, t. 3, Paris, Éditions du Seuil, 2005. Je remercie l’auteur de m’avoir donné la possibilité de lire son texte avant sa publication. 15.. Il faudrait se livrer à une étude exhaustive des représentations de la bataille au XIXe siècle telles qu’elles ont été modelées par le cinéma du XXe et du XXIe siècles. 16.. Au regard de ce que l’on sait pour le XXe siècle et plus particulièrement pour la Grande Guerre. Sur ce point voir les travaux de Sophie DELAPORTE, Le discours médical sur les blessures et les maladies pendant la Première guerre mondiale, thèse de doctorat d’histoire sous direction de Stéphane Audoin-Rouzeau, Université d’Amiens, 1999, 480 f. ; Gueules cassées. Les blessés de la face de la Grande Guerre, Paris, Éditions Noesis, 1996, 230 p. ; Les médecins dans la Grande Guerre, 1914-1918¸ Éditions Bayard, 2003, 223 p.

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17.. Voir à ce propos Stéphane AUDOIN-ROUZEAU et Annette BECKER, 14-18, retrouver la Guerre, Paris, Éditions Gallimard, 2000, p. 232 et suivantes. 18.. Luc CAPDEVILA et Danièle VOLDMAN, Nos morts : les sociétés occidentales face aux tués de la guerre, XIXe-XXe siècles, Paris, Éditions Payot, 2002, 282 p. 19.. Avec les sociétés régimentaires, les sociétés musicales, les pompiers et les sociétés de tir et de gymnastique notamment. Cette question a été reprise dans le cadre d’un séminaire organisé par Gilles Pécout et Jean-François Chanet à l’École normale supérieure (Ulm) en 2000-2001 intitulé : La nation armée dans l’Europe du XIXe siècle. 20.. Voir à ce propos Christophe PROCHASSON, « Les intellectuels » dans Stéphane AUDOIN-ROUZEAU et Jean-Jacques BECKER [dir.], Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918. Histoire et culture, Paris, Éditions Bayard, 2004, pp. 665-676.

AUTEUR

ODILE ROYNETTE Maître de conférences a l’université de Franche-Comte

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Articles

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L’effacement de la cantinière ou la virilisation de l’armée française au XIXe siècle

Gil Mihaely

1 « La cantinière […] appartient à un sexe intermédiaire, à quelque chose d’androgyne, beaucoup plus rapproché du sexe fort que du sexe faible » 1 : en 1867 l’expression « femme militaire » était devenue suffisamment étrange pour que Pierre Larousse considérât qu’il s’agissait d’un troisième sexe. Quelques décennies plus tard, à la veille de la Grande guerre, elle avait disparu des armées. Cependant, l’armée de l’époque moderne fut sexuellement mixte et une présence féminine, quoique non normative, y était tolérée 2.

2 Comme en témoigne cette citation, la présente étude s’intéresse surtout à des systèmes de représentations, à la manière dont les femmes militaires et la présence féminine dans les armées étaient perçues. Cette optique peut être justifiée par deux raisons. D’abord, les sources qui pourraient permettre une étude sérielle et quantitative sont silencieuses sur la présence réelle des femmes dans les armées. Elles n’apparaissent pas sur les registres des régiments et, sauf exception, elles sont exclues d’une documentation qui se voulait pourtant une description de la réalité : les femmes n’auraient pas dû être là, elles sont donc presque ignorées. En effet, un décalage existait entre une société militaire normative et donc documentée et la société militaire réelle, plus large et compréhensive mais moins saisissable à partir de sources marquées d’un fort biais normatif. Cet espace était occupé, entre autres, par les femmes.

3 Notre démarche concerne aussi les modalités de leur disparition. Il s’agit surtout de la transformation d’une tolérance en intolérance et du non normatif en inacceptable, des phénomènes qui renvoient au domaine des représentations, c’est-à-dire à un système qui, à la fois, signifie et construit. C’est l’armée et le militaire en tant qu’images et connotations aussi bien que l’armée réelle et les militaires concrets, sociologiquement parlant, qui évoluent ensemble et qu’on ne peut espérer comprendre en les séparant.

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4 Nos principales sources sont des textes législatifs, des discours politiques et des documents administratifs ainsi que les produits d’une industrie de la culture naissante et surtout de l’imprimerie : chansons, pièces de boulevards, opéras, opérettes 3, textes littéraires et estampes de l’imagerie populaire. Tous ces produits culturels élaboraient et véhiculaient des représentations centrées sur « la vivandière ». Une série de représentations de ces commerçantes intrépides des champs de bataille peuple l’imaginaire : la cantinière de Stendhal dans La Chartreuse de Parme, Anna Fierling dite « Mère Courage » 4 et Catherine Hubscher devenue la Maréchale Lefebvre avant d’être immortalisée en Madame Sans Gêne 5 sont les plus connues aujourd’hui.

5 Les représentations de la femme militaire ne furent ni fixes ni monolithiques. Les seules sources qui conservent les traces plus ou moins directes du réel sont les rares témoignages de mémorialistes, souvent d’anciens militaires. Ces textes ne permettent pas une étude quantitative et, souvent tardifs, ils sont eux aussi façonnés par le système de représentations ; mais ils nous donnent un accès, quoique limité et problématique, à la réalité, pour compléter l’étude de l’imaginaire social.

6 Dans la période étudiée, entre la fin du XVIIIe siècle et les années 1900, on peut discerner trois « moments » distincts. Le premier commence avec la Révolution et le réaménagement du champ des identités sexuelles et sexuées provoqué par ces bouleversements. C’est une époque caractérisée par un contrôle accru de la présence de femmes dans les armées ainsi que l’élaboration du « modèle grivois » véhiculant une image dévalorisante de la femme militaire. Le deuxième moment, qui va de la monarchie de Juillet au Second Empire, est celui de l’intégration d’une présence féminine réduite, contrôlée et légitimée. C’est à ce moment que « la vivandière » devient « la cantinière » et qu’elle endosse l’uniforme avec le consentement tacite des autorités militaires. C’est le temps d’une réhabilitation de son image. Le troisième et dernier moment correspond à la Troisième République, des années 1870 à la veille de la Grande guerre. C’est l’époque de l’image idéalisée de la femme militaire en même temps que celle de son effacement du paysage militaire français qui traduit l’aboutissement du processus d’» épuration sexuelle » des espaces militaires. Itinéraires féminins entre réalité et normes 7 Les législateurs de la Première République jalonnèrent le champ des différences de sexes, en particulier dans les textes concernant la présence de femmes dans l’armée. Le 30 avril 1793, dans le sillage du discours du représentant François-Martin Poultier 6, la Convention décide de congédier toutes les femmes de ses armées, et cela en pleine crise militaire suscitée par la défection de Dumouriez et aggravée par les échecs à l’Ouest. Quinze jours auparavant, Lazare Carnot avait attiré l’attention de la Convention sur la présence féminine dans les armées, qualifiée de « fléau terrible qui détruit les armées ». Sensibilisés par Carnot, les représentants du peuple décident d’y mettre fin. Le caractère purement idéologique de leur décision est manifeste : elle concerne aussi toutes les femmes engagées en 1792. Seule la présence des femmes employées au blanchissage et à la vente des vivres et des boissons est autorisée. Les femmes doivent être utiles d’une manière qui leur est propre et rester en dehors des domaines jugés par les Conventionnels comme intrinsèquement masculins, tels que le métier des armes. Cette logique est formulée le 23 août suivant lorsque les représentants déclarent la patrie en danger : « […] les femmes feront des tentes et serviront dans les hôpitaux ». L’arrêté des Consuls du 7 thermidor an VII va plus loin. L’amalgame entre femmes et enfants qu’il donne à voir révèle une vision fortement sexuée de l’armée : d’un côté, on

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y trouve les hommes (à partir de 16 ans) ; de l’autre, femmes et enfants confondus. Les articles concernant les femmes décrètent des quotas pour chacun des emplois féminins autorisés. Les formules reflètent un écart entre les aspirations et la réalité. Les responsables militaires sont appelés à donner la préférence aux épouses de soldats ou de sous-officiers dont « la conduite et les mœurs sont les plus régulières ». Les femmes mariées sont censées être assujetties à un double contrôle : celui des autorités militaires qui leur accordent le droit d’exercer leur fonction et celui de leur époux. Doublement soumises ces femmes semblaient représenter un moindre risque. Après la mort de leur époux, les veuves pouvaient être maintenues dans leur emploi, le veuvage étant considéré comme un état d’indépendance féminine légitime.

8 Ces efforts de la part de législateurs visant à contrôler et à régulariser la présence de femmes dans les espaces militaires s’insèrent aussi dans un autre contexte, celui du projet, plus large, lancé par la loi Le Chapelier du 14 juin 1791, d’effacer toute sorte d’association intermédiaire séparant le citoyen ou le soldat du pouvoir central, civil ou militaire. Comme nous le verrons, les femmes faisaient souvent partie des petits groupes menant une existence parallèle à celle de l’organisation militaire officielle. Comme l’État, l’armée dans son effort d’instaurer une discipline, se heurtait à des structures susceptibles d’entraver sa volonté croissante de reprise en main.

9 Des rares témoignages de contemporains se dégage un tableau très complexe qui dépasse le vocabulaire et la catégorisation des discours politiques et administratifs. Le cas de l’engagée Rosalie Deloute, étudiée par Sylvie Steinberg, est très révélateur 7. Cette jeune femme fréquente quotidiennement une caserne pour y pratiquer son métier de blanchisseuse. Rentrée plus tard que d’habitude chez son père, ce dernier, furieux, la chasse de la maison. Elle se décide alors à s’engager, et quitte une « existence mixte », mêlant travail à la caserne et logement en ville, pour le statut militaire. Son histoire dévoile les contours flous et mal définis de l’espace militaire.

10 Un deuxième récit, rapporté par le capitaine Charles François, montre mieux encore le tissu complexe de relations, d’alliances et d’intérêts à la fois matériels, sentimentaux et probablement sexuels au sein d’un corps d’armée en campagne : « […] Je m’étais arrangé à faire entrer dans ma compagnie une petite blanchisseuse […] âgée de dix-sept à dix-huit ans, […] et mariée à un vieux sergent allemand […]. Cette femme m’a choisi pour son ami. Elle n’était pas très riche, moi, j’avais encore quelques sous […]. Je procurai à cette princesse le moyen d’avoir le baril d’eau-de- vie sur le dos, l’entonnoir et les petits verres, et j’obtins du chef du 2e bataillon de la breveter en qualité de vivandière […]. Je lui procurai une voiture légère […] plus deux chevaux réquisitionnés […]. Le mari voyait avec plaisir la prospérité de sa chère moitié ; […] et sachant que c’était à moi qu’il devait sa splendeur, me disait souvent : “Fourrier, ma femme, il [sic] est à votre service” » 8.

11 Prostituée ? Vivandière ? Comme définir cette femme ? Et comment décrire les rôles des deux militaires qui l’ont aimée, soutenue, financée et protégée ? Nos catégories s’appliquent mal à la réalité de la société militaire des années 1790.

12 Le troisième cas, celui de Geneviève Retif, veuve Boiron, met en lumière la vie rude et compliquée de la femme militaire 9. Séduite par Boiron, « jeune et beau hussard », elle l’a suivi en 1792 à l’armée du Nord. Aussitôt mariée, elle « prend possession du tonneau de cantinière et du baquet de blanchisseuse, insignes de sa nouvelle profession et conséquence du mariage qu’elle venait de contracter » 10. Après le mariage, le mari a coupé les cheveux de sa femme et l’a habillée en homme pour dissimuler son sexe. Pendant son long service (1792-1815), elle a vécu avec son mari et quelques amis à lui.

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Ensemble ils ont acheté une chèvre et ont partagé leur nourriture. Voici un de ces groupes souvent mal vus par les autorités militaires 11 et dont les femmes faisaient presque nécessairement partie. Toujours habillée en homme, elle a été faite prisonnière après Waterloo. L’Empire définitivement vaincu, Geneviève quitte l’armée : « je vais reprendre mes habits de femme et devenir une simple bourgeoise, dévouée à rendre son mari heureux » 12.

13 Ces trois récits exposent les réalités d’une société militaire assez ouverte et surtout sexuellement mixte. Ils mettent également en lumière les différentes stratégies déployées par les militaires des deux sexes, en dépit des règlements, pour répondre à leurs besoins divers. Les trois stratégies principales permettant la mixité de l’armée furent la pratique des métiers féminins, l’intégration dans un « ménage militaire » au sein de l’armée et le déguisement en homme.

14 Le déguisement en homme, pratique qui incarne le mélange des catégories et les ambiguïtés identitaires, est une des plus révélatrices de ces stratégies. Pratiqué pour diverses raisons, ce phénomène n’a pas été une spécificité militaire, mais dans les armées françaises du XVIIIe siècle cette pratique ne fut pas rare 13. Les autorités militaires se montrèrent ambivalentes vis-à-vis de ce phénomène, et les coupables, une fois dévoilées, pouvaient s’attendre à l’indulgence, et même à la reconnaissance si elles étaient estimées « sages » 14. Certaines de ces femmes étaient issues de familles militaires et passaient souvent des périodes assez longues, parfois plusieurs années, sous les drapeaux.

15 Les femmes déguisées avaient recours à une panoplie de procédés pour accréditer leur fausse identité comprenant articles vestimentaires, pratiques et gestes. Ces messages codés avaient des destinataires : les camarades hommes et plus spécialement ceux qui appartenaient aux bas échelons de la hiérarchie militaire et dont la complicité était nécessaire 15. L’introduction en 1832 d’un attribut purement masculin – la moustache – comme partie intégrante et obligatoire de l’uniforme militaire 16 est une mesure aux conséquences importantes sur la visibilité des différences de sexe au sein de la société militaire. Cette mesure dévoile une nouvelle sensibilité et crée les conditions d’une nouvelle tolérance à l’égard de ce qui est ambigu. Une femme travestie pouvait passer pour un adolescent imberbe, un jeune homme glabre et un peu efféminé. L’assimilation de la jeunesse à la féminité et l’hétérogénéité en matière d’âge de la société militaire ont également facilité la tâche des femmes travesties : le timbre de la voix, une certaine timidité ou une petite taille ne signalaient pas forcément une singularité qui aurait été facilement repérée dans un milieu plus homogène. Enfin, la femme travestie pouvait trouver compagnie et aide parmi les autres femmes qui vivaient au sein ou en marge d’une société militaire mal séparée des milieux environnants. Le déguisement ne pouvait pas tromper les proches mais permettait de dissimuler la véritable identité aux yeux des autres.

16 Dès 1791-1792, la ferveur révolutionnaire et militaire semble accélérer le phénomène. Néanmoins, les quelques cas connus permettent de constater que les armées révolutionnaires ne différaient guère de celles de l’Ancien Régime 17. Après la chute de l’Empire ce phénomène n’est plus attesté. Cependant, il allait laisser des traces plus durables dans l’imaginaire et surtout sur les scènes de boulevard. Nous avons examiné quatorze pièces de boulevard et un opéra écrits et montés entre 1781 et 1844 et dans lesquels l’axe de l’intrigue est une femme déguisée en militaire. Jusqu’aux années 1830, toutes les histoires sont contemporaines de leur représentation sur scène. Mais, en

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1836 dans Le camarade de chambrée l’histoire se déroule en 1815, pendant les Cent-Jours 18. Les deux pièces des années 1840 renvoient elles aussi au passé : Le capitaine Charlotte se déroule à Lisbonne en 1785 19 et Le major Cravachon à Saumur en 1813 20. Enfin, La fille du régiment de Donizetti se déroule dans le nord de l’Italie en 1805 21.

17 Ces cas sont devenus rarissimes et probablement sans signification vers les années 1820-1830. Pour l’expliquer, il ne faut pas négliger le facteur culturel, comme la pilosité du visage devenue réglementaire au début des années 1830, mais aussi d’autres attributs physiques comme l’évolution de la silhouette masculine. Vers la fin des années 1840, les soldats ont acquis une taille de guêpe assortie d’épaules larges et de cuisses très développées. Ces modifications qui ont façonné un corps masculin et militaire très différent du corps féminin semblent répondre à l’inquiétude croissante face aux enclaves d’ambiguïté sexuelle et de transgression. Ce qui est significatif est le caractère visuel du phénomène : la fin des déguisements est le temps d’une présence féminine plus ostensible. C’est le moment où les femmes militaires endossent l’uniforme, indice fort de leur visibilité et de la légitimité qu’elle leur confère.

18 Un autre motif de la présence féminine réside dans le désir des femmes de suivre un homme, parent ou conjoint, constituant ainsi des « ménages » ou « foyers militaires ». Parfois, les vicissitudes de la vie militaire les obligeaient à se défendre ou à protéger, armes à la main, « leur » militaire. Là aussi, au moins jusqu’à la fin de l’Empire, les femmes brouillent la catégorisation : épouses, sœurs, filles ou amantes de militaires, elles deviennent parfois combattantes 22. On peut estimer que ces femmes combattantes furent plus nombreuses que les quelques dizaines de noms archivés soit en raison d’une manifestation extraordinaire de courage (phénomène également assez rare parmi les hommes), soit au hasard de la documentation. Un témoin oculaire des campagnes d’Espagne affirme la présence de plusieurs femmes, ajoutant qu’elles supportaient mieux que les hommes les rigueurs du climat et les privations caractérisant les campagnes ibériques et russes 23. Comme nous avons pu le constater à partir des récits du capitaine Charles François et de Geneviève Retif, les ménages militaires constituaient des enclaves qui échappaient, au moins partiellement, à la hiérarchie militaire formelle. Ils n’étaient pas les seuls ; certains militaires pouvaient aussi créer des cadres de vie et de sociabilité qui étaient soustraits aux structures réglementées : groupes de « fortes têtes », fricoteurs, « cliques » 24.

19 Les fonctions remplies par les femmes dans l’armée sont une autre justification de leur présence. Ces besoins étaient divers, allant de l’affectif au matériel, de la vente de vivres aux besoins sexuels en passant par le blanchissage. Un des plus anciens reproches fait aux femmes vivant ou travaillant dans des milieux militaires concerne leur moralité et leur comportement sexuel. À la fin du XVII e siècle, « ces deux partenaires [la prostituée et le soldat] font l’objet d’un égal mépris de la part du groupe des honnêtes gens qui confère la réputation » 25. Mais cette dénomination de « prostituée » se montre peu appropriée à l’ampleur et à la diversité de la présence féminine dans les espaces militaires. La proximité de ces deux groupes sociaux conduisit aussi à des unions officielles, et les cas d’alliances entre militaires et prostituées furent nombreux. 26 % des « filles publiques » mariées, encore en « exercice », eurent pour époux un militaire – souvent un soldat, rarement un officier 26. Ce même phénomène se manifeste également dans l’autre sens, car les soldats comptaient parmi les catégories socioprofessionnelles qui contractaient le plus fréquemment des alliances légitimes avec des prostituées. Aussi ces mariages

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pouvaient-ils être considérés comme un moyen de cacher des activités illicites, l’époux jouant alors le rôle de proxénète, ou remplissant une fonction de protection et d’entraide. La complexité des liens entre femmes et militaires impose donc de se garder d’une typologie trop hâtive. La prostitution accompagna les militaires partout et fut 1’objet d’inquiétudes pour les autorités militaires sous l’Empire comme sous les régimes qui lui succédèrent 27.

20 Toutefois, la seule fréquentation de soldats pouvait entacher la réputation d’une femme, la faisant suspecter de mauvaise vie. Des femmes pouvaient ainsi être considérées comme prostituées, si elles étaient en contact d’une manière ou d’une autre avec des militaires sans raison convenable. Si, parfois, l’épouse d’un militaire ne fut qu’une « fille publique » dont la pratique fut légitimée, il serait hâtif de voir une prostituée en chaque femme à la suite de la troupe. Toujours dans cette politique conjuguant difficilement les règles et les pratiques, les autorités militaires, probablement conscientes des différents arrangements, se montrèrent assez tolérantes. Les règlements témoignent du subtil équilibre maintenu entre la codification d’une situation d’une part, et un processus long et déterminé pour l’éradiquer de l’autre. Ainsi une circulaire ministérielle du 10 avril 1832, déplorant l’état de la discipline confirme que les officiers donnaient le mauvais exemple : « quelques-uns [des officiers] même sont suivis de femmes auxquelles ne les unit point le lien du mariage, ce qui est un sujet de scandale public » 28. Ce texte déplore aussi le fait que « des permissions de mariage ont été accordées sans mesure et sans nombre aux sous-officiers et soldats et le résultat a été d’encombrer les régiments de femmes et d’enfants ». Deux ans plus tard, l’inspecteur général est « sommé de s’assurer que les chefs des corps n’ont pas accordé de permissions de mariage ayant pour résultat de dépasser le complet, et que les femmes excédant le nombre fixé ont cessé d’être logées dans les bâtiments militaires et de participer aux fournitures de couchages » 29.

21 Devenant moins tolérantes à l’égard de la présence des femmes, les autorités militaires cherchent à écarter les femmes « superflues », tout en essayant de régulariser et de légitimer une présence féminine contrôlée. Il s’agit de deux occupations féminines : celles de vivandière/cantinière et blanchisseuse. Cette dernière occupe une place très particulière dans l’imaginaire social du XIXe siècle 30. Pratiquant un métier féminin, exercé dans des espaces féminins, les blanchisseuses fascinent et effraient l’observateur masculin, ce qui a des conséquences sur leur réputation : on les assimile souvent à des prostituées. Cette réputation s’avère partiellement fondée. Alain Corbin a montré que dans les années 1870, environ 20 % des femmes vénales de Marseille qui déclarent avoir exercé une profession, ont avancé un métier lié au lavage de linge31.

22 Par une sorte de « contamination » qui s’est opérée dans l’imaginaire, toutes les occupations féminines étaient dévalorisées. De la prostituée à la blanchisseuse, et de celle-ci à la vivandière, l’image de la femme militaire aux mœurs légères s’est étendue à toutes les femmes appartenant à la société militaire ou côtoyant des militaires. L’étude de ces catégories montre à quel point la terminologie utilisée peine à faire face à une réalité complexe où une volonté de contrôle se heurte à celle d’hommes et de femmes déterminés à maintenir la mixité de l’espace et de la société militaires. Le « modèle grivois » 23 Dans l’imaginaire social de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle les tensions entre la réalité perçue et les normes, de plus en plus annoncées et appliquées, se sont traduites par ce qu’on peut appeler le « modèle grivois ».

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24 Dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1762, un grivois est « un drille, un soldat […] éveillé et alerte ». Le Dictionnaire critique de la langue française (1787-1788), expose une évolution du sens : « [grivoise] une vivandière, qui est d’une humeur libre et hardie ». C’est la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie française (1832-1835) qui donne la définition « définitive » et actuelle du terme, ajoutant qu’il « se dit particulièrement des soldats, et des vivandières ou autres femmes d’armée ».

25 Les premières représentations théâtrales du XIXe siècle dessinent un stéréotype dévalorisant de la femme militaire. Dans une pièce de 1806, elle est la conjointe d’» un valet de l’armée dont le nom seul a l’air d’une injure… un goujat […] » 32. Femme suspecte, elle est marginalisée et assimilée à cette catégorie d’hommes préposés aux bagages et aux marmites. En 1813, l’un des auteurs de la pièce précédente a consacré une comédie à cette femme qui commence à attirer l’attention. Au premier tableau, l’héroïne portant le nom peu flatteur de Marotte récite son credo en salant son ragoût : « force sel et poivre là-dedans. Ravigotons ça, ça fait boire au soldat. Je suis vivandière, faut tirer parti du métier […]. On boit, on boira toujours, j’faisons de bonnes affaires » 33. Ce n’est pas non plus une mère modèle qui envoie son fils vendre des petits gâteaux : « monsieur, pas de vains mots, ce n’est pas ça dont je m’contente, combien l’détail a-t-il rendu ? Que l’argent, vite me l’atteste » 34. Marotte se trouve à l’armée pour gagner de l’argent, honnêtement s’il le faut et sans trop de compassion pour les militaires.

26 Après la chute de l’Empire, quelques nuances nouvelles interviennent dans cette représentation. Une journée au camp, montée en octobre 1815, représente un véritable espace mixte où presque tous les sous-officiers vivent en ménage 35. Les femmes, dont l’une est cantinière, déploient tous les moyens pour rester avec leurs époux et, avec la complicité des maris, vont jusqu’à se déguiser en tambours. Sous la Restauration ces ménages militaires se retrouvent dans la plupart des pièces militaires. Souvent il s’agit de femmes qui suivent un amant. Ainsi, à l’annonce d’un changement de garnison, une cuisinière décide de quitter sa « bourgeoise » et de suivre son amant 36. Dans une autre pièce, une modiste change son état contre celui de vivandière pour suivre son amoureux 37. Plus souvent encore, ces femmes sont issues d’une famille militaire, comme la vivandière de La salle de police 38, ou Claire du 44e de ligne 39. Fille d’une vivandière et d’un tambour-major de la Grande Armée, morts tous les deux au champ d’honneur, elle hérite de la charge de sa mère. Cette mixité dans les espaces militaires rend presque impossible la séparation entre combattantes et non combattantes, dans la réalité aussi bien que sur la scène 40. Un autre stéréotype est celui de l’ancienne vivandière, compagne du vieux militaire. Souvent veuve, comme la mère Cantine de L’auberge de Strasbourg 41 et vieille dans Les marseillais ou une heure de corps de garde 42, ou dans Le pacha et la vivandière 43. Malgré une amélioration évidente, la représentation de la femme militaire reste celle d’» une femme à la suite de l’armée » foncièrement suspecte. Cette image a été fixée pour très longtemps par La vivandière, une chanson de Béranger publiée en 1817. Prénommée Catin, il s’agit d’un mélange de fille publique entourée de soldatesque, une prostituée auréolée de gloire. Cette image, née au début de la Restauration, survivra à ce régime 44 et se retrouve chez Victor Hugo : « La Victoire est une drôlesse Cette vivandière au flanc nu rit de se voir mener en laisse par le premier goujat venu » 45. Ces vers reproduisent les mêmes modèles et puisent dans le même dépôt d’images que la chanson et le vaudeville. Chanson, vaudeville et poésie dépeignent la caserne comme un haut lieu de débauche et attribuent aux femmes militaires des mœurs libres. Les femmes vivent à l’armée sans

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être militaires, parfois prennent part aux combats sans être officiellement des combattantes. Éléments de désordre et de confusion des sexes, les femmes militaires sont sanctionnées par une réputation problématique et une marginalisation. Deuxième moment : une réhabilitation ambiguë à partir de la Monarchie de Juillet 27 Le nouveau régime qui s’installe en août 1830 porte un nouveau regard sur le passé. Le roi essaie de réintégrer la Révolution et l’Empire dans l’histoire française 46. La vivandière ne fait pas exception, et, dès 1831, sa figure est exploitée sur les scènes de boulevard : « Béranger me mit en renom dans une chansonnette, je suis fière de voir mon nom que partout on répète, si jamais le bruit du canon nous annonçait la guerre, tout comme sous Napoléon je serais vivandière » 47.

28 Le processus de réduction de la présence de femmes dans l’armée continue, mais le sujet ne semble pas être prioritaire. En 1839, le ministère de la Guerre interdit l’emploi de femmes d’officiers comme blanchisseuses et vivandières – c’est une des rares directives concernant les femmes militaires sous la monarchie de Juillet 48. Plus tard, pendant le Second Empire, qui constitue pourtant l’âge d’or de la cantinière 49, cette évolution se poursuit : le nombre de femmes exerçant les professions de blanchisseuses et vivandières est réduit en 1855 50, et en 1862 les femmes de musiciens militaires perdent le droit de les pratiquer 51. Le Dictionnaire de l’armée de terre déplore que malgré d’» innombrables ordres du jour publiés dans l’intention de purger les femmes des troupes, des camps et des Armées […] les mesures relatives à la police des femmes n’ont jamais été observées régulièrement ; […]. Ce désordre sur lequel quantité de généraux et Bonaparte lui-même fermaient les yeux, était une des plaies de l’armée française » 52.

29 Cependant, de nouvelles conditions de tolérance semblent avoir permis l’élaboration d’autres images : la famille militaire composée d’un tambour major, d’une cantinière et d’enfants de troupe reste l’un des clichés de l’époque 53. Le phénomène le plus important est probablement « l’invention » de l’uniforme de la cantinière. Venant d’en bas, cette initiative tolérée voire légitimée par les autorités militaires témoigne d’un processus de réhabilitation et d’intégration de certaines femmes dans l’armée. L’article « vivandière » du Dictionnaire de l’armée de terre rend compte d’une l’évolution déjà identifiable sous la monarchie de Juillet : « Aujourd’hui l’institution des Vivandières est fixe et régulière ; aux haillons, au costume bigarré des vieilles femmes de troupe a généralement succédé un vêtement coquet : un pantalon rouge, un caraco bleu, un jupon court, un baril d’uniforme, des bottines et un petit chapeau ciré à la marinière » 54. Les femmes deviennent visibles et même, un peu plus tard sous le Second Empire, ostensibles. En même temps, comme nous le verrons plus tard, cette évolution renvoie les femmes à une place et à des fonctions qui leur sont propres. C’est une légitimation qui structure la présence des femmes dans un système basé sur un partage sexué de l’espace et des fonctions.

30 Ce nouvel équilibre est marqué, entre autres, par l’entrée en circulation d’un nouveau terme : « cantinière ». Dans le Dictionnaire de l’Académie française le nom « cantinier » n’a pas de forme féminine avant la cinquième édition de 1832-1835. En revanche, la « vivandière » est présente dès la première édition, en 1694. Apparu sous l’Empire, le terme cantinière entre en circulation à côté du précédent : dans La Chartreuse de Parme (1838), la même femme est tantôt « vivandière » tantôt « cantinière ». Moins chargé que le terme vivandière, celui de cantinière jouera un rôle important dans l’évolution des représentations de la femme militaire. Mais cette évolution est lente et difficile.

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31 Le roman La cantinière est toujours hanté par l’ombre de « Catin » et l’héroïne chante même : « soldats, voilà Catherine » 55. Ce petit changement de Catin en Catherine annonce une nouvelle respectabilité. Catherine est fille et petite-fille de cantinière, et son père est mort de la peste à Jaffa. Elle porte en Égypte l’uniforme de la vivandière, anachronisme flagrant, qui fait d’elle « la plus séduisante petite personne » 56. L’image de la vivandière, qui est en passe de devenir une mascotte régimentaire, subit des retouches supplémentaires. La marchande rusée de 1813 n’est plus. Catherine se plaît à rafraîchir les vainqueurs et à soigner les blessés : « soulager un soldat blessé oh ! Ça porte toujours bonheur ! » 57. Publié en 1831, ce texte a été réédité plusieurs fois. En 1832 il est adapté à la scène 58, et il connaîtra deux rééditions en 1843 et 1845.

32 D’autres champs de productions contribuent à consolider cette réhabilitation de la femme militaire. Si la cantinière/vivandière de La Chartreuse de Parme mélange vieilles images avec nouvelles tendances, une Marotte à cœur d’or, la vivandière Marie, la fille du régiment dans l’opéra de Donizetti, représente une nouvelle perception : ses mœurs irréprochables et sa noblesse d’âme sont en parfait accord avec son prénom. Prenant ses distances avec les représentations antérieures, la vivandière de la monarchie de Juillet devient fréquentable. Bon enfant, elle est « comme une madone » dans une chanson de 1846 59. Sa réhabilitation progresse, sans pour autant que disparaisse la tension érotique : « […] ce jupon court laisse voir une jambe si fine et un pied si mignon ! Ce spencer bleu dessine si joliment ta taille » 60. La réhabilitation devient patente avec le nouvel élan catholique, survenu en France dans les années 1840, qui façonne une vivandière à son goût 61. Dans une collection d’ouvrages édifiants paraît en 1845 La petite vivandière, ouvrage accompagné d’une notice attestant de l’approbation de Monseigneur Affre, archevêque de Paris 62. Cette vivandière est bien différente de celle de Béranger et d’Hugo. Il s’agit d’une petite fille noble, qui, s’étant égarée en pleine nuit, est retrouvée et sauvée par une colonne militaire. Elle est confiée à la vieille vivandière du régiment, femme « d’excellents principes religieux » 63. Parée de son uniforme de vivandière, la petite a l’air « d’un ange et d’une guerrière » 64. Elle vend de l’alcool uniquement pour restaurer l’esprit et le courage des soldats fatigués. Elle est présente sur le champ de bataille « pour panser la blessure du soldat ou pour lui offrir les consolations de la religion et recevoir ses dernières volontés » 65.

33 Cependant les anciens traits n’ont pas disparu. Une parodie de 1846 présente toujours une image à la fois gaie et dérangeante. Femme à l’identité trouble, la vivandière dérange la répartition des rôles sexués puisque l’armée lui ouvre un champ de manœuvre et lui laisse une liberté qui, partout ailleurs, devient de plus en plus limitée. Pis encore elle affiche un goût pour le combat, et n’a ni blessés à secourir ni mourants à consoler. La femme militaire entre ici en concurrence avec les hommes.

34 Comparées avec un rapport sur les faits d’armes de Victorine Charlemagne, ces représentations sont d’autant plus révélatrices. Cette vivandière du 9e bataillon de la garde mobile a reçu en 1848 la croix de la Légion d’honneur pour une action d’éclat : devant la résistance acharnée des défenseurs d’une barricade, elle a marché droit au porte-drapeau, sous une grêle de balles, lui a abattu le poignet d’un coup de son sabre et lui a enlevé son étendard. Mais les vers qui lui sont consacrés sont en dissonance marquée avec ces faits : « De nos soldats épousant la querelle, leur prodiguer les soins, ton dévouement. De Béranger la bonne Vivandière, en souriant va te tendre la main […]. Oui, de Catin garde bien souvenance ; […] de ses vertus sois la digne héritière ; Comme Catin, rafraîchissant la gloire, ta main peut-être un jour dans le désert à nos

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soldats ira verser à boire […] » 66. La chanson a transformé la combattante en une « serveuse des champs de bataille ».

35 Sous le Second Empire, la vivandière s’assagit en vieillissant. Pour le quarantième anniversaire de Catin, Victor Jacquart dédie à Béranger une chanson 67, où elle sert de chaînon entre l’oncle Napoléon et son neveu, qui se réclame du lien privilégié qui l’unit à l’épopée napoléonienne. Cependant les anciennes notions persistent et la vivandière doit toujours se justifier. « Une jeune fille est fameusement exposée parmi tous ces hommes » constate une bourgeoise. « On se maintient partout […] il suffit de le vouloir » lui répond la vivandière. « Le militaire est hardi », revient la bourgeoise à la charge. « Ça dépend des occasions. Nul aussi, il faut le reconnaître, ne sait mieux respecter l’innocence de la vertu », réplique la militaire 68. Peu convaincue, la bourgeoise constate qu’une vivandière « ce n’est pas une société qui convient à ma Demoiselle » 69, jugement que cette dernière ne partage pas. Elle admire la jeune cantinière, héroïne de l’Alma, et surtout son uniforme dont l’éclat fait céder sa mère : « Reçois mon compliment ma chère, le jupon court, le juste au corps et le pantalon militaire […] tout cela te sied à merveille ». Avant de capituler la mère ajoute quand même que « avec son chapeau sur l’oreille, elle a bien l’air un peu lutin » 70. L’ombre de Catin plane toujours, mais la femme militaire s’embourgeoise. Mêmes arrière-pensées dans la chanson Louison la vivandière 71 : la jeune fille, « quoique de conduite fort sage », quitte son village et s’engage comme vivandière. Le chansonnier calme les inquiétudes : « d’elle la Garde toute fière saura la respecter toujours ». Montée en 1869, La cantinière savoyarde montre une cantinière qui mêle anciens et nouveaux traits. Ce vétéran de Crimée et d’Italie est « l’ange de l’espérance [pour les blessés]. À l’étranger comme au Français elle administra un dernier verre » 72. Elle ne cache pas qu’elle est entrée à l’armée avec « un petit boursicot » pour « mieux payer [l’]écot » 73.

36 L’imagerie populaire, acteur économique et culturel non négligeable, joue un rôle important dans le champ des représentations militaires 74. Les gravures représentant des femmes militaires apparaissent assez tardivement. La première image est assortie de la légende suivante : « Au combat je ranime le soldat malheureux et dans la garnison je fais plus d’un heureux » 75. La feuille représente une jeune femme en uniforme rudimentaire, un petit verre dans la main droite, sa main gauche reposant sur un petit tonnelet orné d’un aigle impérial ; à l’arrière-plan, une vivandière à genoux est devant un soldat blessé et les tours d’une église, image presque pieuse. Cette gravure fait partie d’un diptyque dont la deuxième partie représente un cantinier 76. Ici, la légende est bien différente : « en lançant à ma belle un regard doux et tendre, le billet amoureux ne se fait pas attendre ». La cantinière est donc perçue avant tout comme une consolatrice, plutôt infirmière que commerçante et vendeuse d’eau-de-vie. Le cantinier, qui remplit la même fonction, est d’abord un militaire, la fleur de la virilité et un séducteur consommé.

37 Vingt ans plus tard la cantinière est beaucoup plus soignée et pittoresque, prête à la revue ou la parade, – une véritable mascotte 77. Ce processus est étroitement lié avec la « mise en uniforme » de la femme militaire. Les estampes la représentent toujours portant l’uniforme, souvent une version féminine de l’uniforme porté par corps d’armée auquel elle appartient. Cette transformation de la cantinière en objet pour le regard, curiosité de parade offerte aux spectateurs est une étape importante dans l’évolution de ses représentations. Une chanson de 1859 l’annonce déjà : « une jolie personne […] partout on accourt à la voir, belle cantinière de la Garde, […], soldats

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venez la voir » 78. Objet offert au regard, elle ne tarde pas à devenir une partie essentielle du spectacle militaire donné régulièrement au grand public sous le Second Empire. Plus tard, dans La fille du tambour-major d’Offenbach, la vivandière sera présentée comme un des attributs principaux d’un régiment français 79.

38 À la fin du Second Empire les représentations de la femme militaire, même « bon enfant » et « fréquentable » gardent cependant quelques connotations troublantes comme en témoigne le texte que lui consacre Pierre Larousse : « […] Qui ne connaît la cantinière de régiment ? Après le tambour-major, c’est sur elle que se portent tous les regards. […] On voit bien qu’elle sait ce qu’elle vaut. Aussi, comme elle cherche à prendre les allures, le chic des corps dont elle fait partie ! […] à la caserne, la cantinière était blanchisseuse, cuisinière, marchande. En campagne elle est […] de plus […] infirmière, sœur de charité, combattant même, s’il le faut. […] En général, la cantinière professe le plus profond dédain pour toutes les personnes de son sexe ; pour elle, ce sont des femmelettes ; elle appartient à un sexe intermédiaire, à quelque chose d’androgyne, beaucoup plus rapproché du sexe fort que du sexe faible. Un fils fait ses délices : c’est un enfant de troupe ; une fille l’humilie profondément, et c’est en rougissant […] qu’elle se voit obligée de donner le sein. Quand on lui demande combien elle a d’enfants […] elle répond fièrement, en frisant la moustache qu’elle enrage de ne pas avoir : “demandez à mon mari, je ne m’occupe pas de ces choses-là” ». 80

39 Dans cet extrait, même la sacro-sainte maternité est tempérée voir sacrifiée pour rendre la femme militaire plus éloignée encore du modèle féminin hégémonique de l’époque 81. Troisième moment : l’idéalisation et la disparition sous la Troisième République 40 C’est la Troisième République qui donnera finalement le coup de grâce à la présence féminine aux armées. Les années qui suivent la guerre de 1870-1871 voient de multiples changements dans les modalités du service militaire et surtout les premiers pas vers l’instauration d’un service masculin universel.

41 De nouvelles sensibilités pèsent sur l’image des cantinières. L’alcool est systématiquement mis à l’index à partir du milieu du siècle comme cause de presque tous les maux. La Société française de tempérance s’organise en 1871-1872 et une année après la Chambre des députés vote une loi visant à réprimer l’ivresse publique 82. En même temps les mesures administratives et législatives visant à la réduction de la présence des femmes dans l’armée se poursuivent. En 1879, le Ministre de la Guerre évoque un nombre de cantinières-vivandières excédant les besoins réels de l’armée 83. Parallèlement, l’effectif régimentaire de cantinières-vivandières est réduit de moitié et les autorités militaires encouragent de plus en plus l’emploi de cantiniers civils dans les postes vacants. En 1890, un arrêté ministériel ordonne aux cantiniers le port de l’uniforme en même temps qu’il l’interdit aux femmes. Cet acte d’une portée symbolique importante marque la fin de la présence de femmes en uniforme après plus d’un demi-siècle d’une tolérance bienveillante sinon ouvertement encourageante. Le 21 mars 1905, le ministre va plus loin et décrète que le recrutement des cantiniers se fera désormais exclusivement parmi d’anciens militaires, proscrivant ainsi tout recrutement féminin. Un siècle après la Convention, les femmes sont écartées de l’espace militaire, et l’armée, ce « lieu de régénération politique et social », devient sexuellement homogène 84.

42 Pendant cette période la cantinière demeure inquiétante. Voici, par exemple, celle qui est représentée au théâtre des Nouveautés en 1880 : « Tout l’escadron sait bien que

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pour la vertu, la cantinière du 36e chasseurs est un dragon ! […] Elle a pourtant des avantages, mais c’est une forteresse imprenable, malgré les ouvrages avancés » 85. Mais « l’uniforme est un séducteur et le militaire, il suffit qu’il se montre pour qu’on l’aime » 86, et le cantinier, découragé, conclut « il y a encore des vertus, là où il n’y a pas de garnison » 87. D’autres scènes populaires continuent à mettre en relief la femme militaire comme une source d’instabilité et une menace permanente pour la famille. Une cantinière explique ainsi pourquoi elle a pris un sergent pour amant : « Lorsque les chèvres ne trouvent pas de quoi brouter dans le champ de leur maître, elles vont marauder dans celui du voisin ». Et votre mari, demande son interlocuteur, « ne vous donne pas la pâture quotidienne ? ». « Si seulement elle était… mensuelle », lui répond- elle 88. Femmes dévorantes portant la culotte, maris efféminés : la cantinière focalise les angoisses masculines. Les Picon sont dans ce sens exemplaires. Les exploits amoureux de la mère Picon, cantinière et fille de cantinière, lui ont valu le sobriquet de « la Belle en cuisse » 89. Femme mariée, elle « ne dédaigne pas à cocufier son mari avec des jeunes fourriers » 90. Son physique annonce une ambiguïté dérangeante : « Grande, robuste aux puissantes mamelles et à la gorge plantureuse, elle a du poil sous le nez, des pieds de cuirassiers […] elle jure et sacre comme un sapeur » 91. La mère Picon porte aussi bien la culotte que la moustache. Monsieur Picon est tout le contraire de sa femme : « petit, trapu, parfait cantinier, excellent mari, cocu modèle […] toujours content car il craint les buffes [claques] ». Les rôles sont renversés. Certaines chansons très grivoises diffusent ces images d’une cantinière grande gaillarde à qui même un cuirassier ne fait pas peur, et qui enflamme tout le monde avec ses œillades 92.

43 Parallèlement à la persistance d’un côté grivois, la représentation de la femme militaire continue à suivre une évolution qui l’éloigne de plus en plus de la femme légère. L’héroïne du Dévouement d’une vivandière porte le nom très révélateur de Madeleine 93. Tout comme la vivandière pieuse de 1845, Madeleine est peinte en sœur de charité. Avant de partir pour l’armée elle était « fille […] respectueuse, aimable et soumise, sœur affectueuse et toute dévouée » 94. Son rêve était de devenir sœur de charité, mais l’amour pour son frère l’a fait partir. Pendant la campagne de la Russie, elle sauve un officier et l’Empereur lui-même l’appelle « sainte et courageuse fille » 95. Les amours inquiétantes de la vivandière deviennent ici l’amour filial et le dévouement au frère : sentiments irréprochables. Aucun intérêt matériel n’entre en jeu. Ses devoirs sont ceux des filles et des sœurs. Son rôle est de secourir les blessés et de consoler les mourants. Son action d’éclat est de sauver la vie.

44 Dans La fille de la cantinière (1897), cette image marque un progrès avec une cantinière mère exemplaire et vertueuse. Sa fille est enlevée par les Arabes et le père en meurt de chagrin : la famille est brisée. Veuve, la femme militaire ne prendra un autre homme qu’à une seule condition : il devra être un deuxième père. À son ami elle explique : « […] jour et nuit je la vois me tendre ses petits bras, parce que je l’entends m’appeler. Ah ! Tu ne sais pas toi ce que c’est l’amour maternel […] sans ma fille ton amour ne me suffirait pas » 96. Mère avant d’être femme, la cantinière rejoint une représentation plus conforme aux idées du temps.

45 En 1899 la cantinière acquiert une canonisation républicaine. Dans un livre pour enfants, la France elle-même est personnifiée par une cantinière : « La vivandière est l’image aimée de la Patrie » 97. Une feuille à vignette de la maison Pellerin datée des années 1880 expose la même représentation 98. C’est l’histoire d’une fillette qui veut se déguiser en cantinière à la Mi-Carême : Catin n’est plus qu’un lointain et vague

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souvenir et l’éditeur peut proposer à sa clientèle un produit conforme à la morale. La petite fille de la famille bourgeoise, clientèle cible de ces produits, peut se permettre de se déguiser en cantinière sans que ce soit ni choquant ni scandaleux, bien au contraire. Après 1870, les pieuses cantinières et vivandières, ces petites Madeleines dévouées aux soldats blessés et malheureux, imprégnées d’amour purement fraternel, constituent un modèle féminin pour les filles de la bourgeoisie.

46 Enfin, la disparition des cantinières s’exprime aussi dans les images. Une planche titrée « Les cantinières françaises », rend hommage à ces femmes qui existent à peine hors de l’imagerie populaire et dont l’uniforme a été supprimé 99. Les vignettes commémorent les temps forts des femmes militaires et la légende est nostalgique : « Nous ne la voyons plus la cantinière du régiment qui, les jours de revue attirait les regards de la foule ; fièrement, la tête haute, la taille cambrée, elle marchait derrière la musique et c’était une joie pour les yeux, cette femme au costume pittoresque, qui méritait d’être à l’honneur de la parade, puisqu’elle avait été au combat […]. Quoique le costume des cantinières soit aujourd’hui supprimé, les femmes courageuses, sous le vêtement civil, suivront nos troupiers sur les champs de bataille et pourront montrer un égal courage » 100. Ce vœu semble être exaucé, du moins selon un produit de 1918 de la série « Poupées à habiller » 101. Cette feuille représente un tirailleur sénégalais en convalescence ainsi qu’une infirmière française, une infirmière anglaise et une Alsacienne. L’hôpital devient l’unique lieu où les rapports militaires-femmes sont honorables, où la virilité du militaire n’est pas mise en doute. La virilisation de l’armée et « l’épuration » sexuelle des espaces militaires est passée par la transformation d’une présence tolérée et légitime en une curiosité folklorique. Ces femmes qui ont joué un rôle complexe et important dans la société militaire sont d’abord ignorées par l’imagerie populaire, puis représentées comme les gentilles petites sœurs de braves soldats. Elles ne sont pas armées et les planches qui les représentent ne font aucune allusion aux autres rôles qu’elles avaient pu jouer auparavant ; elles sont réduites au rôle d’ornement de revue qui met en relief les sujets importants – les militaires hommes.

*

47 La présence, réelle et imaginaire, des femmes dans les espaces militaires est un indice fort des évolutions de la société militaire et de la place que celle-ci occupe dans l’imaginaire social. Le militaire a incarné, et même accaparé, la masculinité hégémonique. Rappelons-nous Bel Ami de Maupassant : passé par l’armée, il garde toujours l’allure, la silhouette et la moustache militaires. À l’inverse, les femmes ne sont que tolérées dans les armées. L’effort principal des autorités a été double : réduire le nombre des femmes et mieux contrôler celles qui restent. Toujours soupçonnées, ces femmes devaient faire l’objet d’une surveillance accrue. Ce contrôle rendait possible l’intégration de certaines femmes utiles dans l’armée. Remplissant des fonctions jugées nécessaires et sans alternative, les femmes étaient maintenues en tant que vivandières/ cantinières. Ces termes recouvraient une panoplie d’activités officielles et officieuses. Moins présente, la femme militaire est de plus en plus représentée. La cantinière du Second Empire devient ainsi « la mascotte du régiment », un article d’ornement et de tradition militaires.

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48 Cependant, une dissonance s’établit entre la présence des femmes dans les armées et la répartition sexuée des rôles et des espaces. Le modèle bourgeois qui s’impose à cette époque fragilise la tolérance, déjà affaiblie, à l’égard de la femme militaire. Elle ne constitue pas seulement une présence encombrante ou un danger moral, mais une transgression et une intrusion dans une sphère aperçue comme intrinsèquement virile. Ni l’armée, institution régénératrice et virilisante, ni la société qui lui a réservé ces fonctions, ne veulent plus de la présence des femmes.

NOTES

1.. Pierre LAROUSSE, « Cantinier », dans Grand Dictionnaire du XIXe siècle, tome 3, 1867, p. 290. 2.. Dominique GODINEAU, « De la guerrière à la citoyenne », dans Armées – Clio. Histoire, Femmes, Sociétés, n°20, 2004, pp. 48-49. 3.. Alfred DURU et Henri CHIVOT, La fille du tambour-major, musique de Jacques Offenbach, créé le 13 décembre 1879 aux Folies-Dramatiques, Paris, Tresse, 1880. 4.. La pièce de Brecht est basée sur la nouvelle Courasche de HJ. Ch. von Grimmelhausen écrite au XVIIe siècle. 5.. Son parcours est « classique » dans le sens où elle était blanchisseuse et vivandière, selon les circonstances. 6.. Poultier a eu une réputation de misogyne consommé. Ainsi les femmes typographes, s’adressant à la Convention, ont titré leur appel Lettre des citoyennes typographes, à tous les représentants du peuple, excepté Poultier publié dans Les archives de la Révolution française, The Research Collection, 9.4.226, reproduction de l’édition, s.l., s.d. 7.. Sylvie STEINBERG, La confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2001, p. 257. 8.. Charles FRANÇOIS, Journal du capitaine François, dit le Dromadaire d’Égypte, 1792-1830, Bibliothèque Napoléonienne, Paris, Éditions Tallandier, 2003, p. 142 (entrée du début juin 1796). 9.. Samuel-Henry BERTHOUD, Notice sur Geneviève Rétif, veuve Boiron, ancienne cantinière de la garde impériale, Paris, chez tous les libraires, 1839. 10.. Idem, p. 4. 11.. Marcelin MARBOT, Mémoires du général baron de Marbot, Le temps retrouvé, Paris, Éditions du Mercure de France, 2 volumes, volume 1, Gênes-Austerlitz-Eylau Madrid- Wagram, p. 64 ; Alain PIGEARD, L’armée de Napoléon, organisation et vie quotidienne, Paris, Éditions Tallandier, 2000, pp. 265-266. 12.. Idem, p. 12. 13.. Sylvie STEINBERG, ouv. cité, p. 76. 14.. Idem, pp. 51-54. 15.. Idem, p. 129.

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16.. Le ministre d’État de la guerre a décidé que les troupes de toutes armes, sans nulle exception, porteront désormais la moustache », Journal Militaire, 1832/1, p. 182 (20 mars 1832). 17.. F. KELIN-REBOURS, « Les femmes soldats à travers les âges », dans Revue Historique des Armées, 1960, n° 2, pp. 6- 8 et 12-16, Alain PIGEARD, ouv. cité, p. 292, Sylvie STEINBERG, ouv. cité, p. 141, Dominique GODINEAU, « De la guerrière à la citoyenne », art. cité, pp. 56-57. 18.. Eugène FILLOT et BARTHÉLAMY, Le camarade de chambrée, comédie vaudeville en un acte, théâtre de la Gaîté, le 4 décembre 1836. 19.. Jean-François-Alfred BAYARD et Philippe DUMANOIR, Le capitaine Charlotte, comédie-vaudeville en deux actes, théâtre du Palais-Royal, le 3 décembre 1842. 20.. Eugène LABICHE, Auguste LEFRANC et Paul JÉSSÉ, Le major Cravachon, comédie- vaudeville en un acte, théâtre du Palais-Royal, le 15 février 1844. 21.. Gaëtano DONIZETTI, La fille du régiment, opéra en 2 actes, livret de Jules Henri Vernoy, Marquis de St-Georges et Jean-François-Alfred Bayard, Opéra Comique, 11 février 1840. 22.. Dominique GODINEAU, art. cité, pp. 55-62, F. KELIN-REBOURS, ouv. cité, pp. 5-11 et 14-18. 23.. Henri DUCOR, Aventures d’un marin de la garde, cité dans « Les femmes soldats à travers les âges », dans Revue Historique des Armées, 1960, n° 2, p. 4 ; Armand DAYOT, Napoléon d’après les peintures, sculptures, gravures, objets etc. du temps, Paris, Librairie Flammarion, s.d., p. 167, Armand DAYOT, La Restauration (Louis XVIII-Charles X) d’après l’image du temps, Paris, Éditions de la Revue Blanche, s.d. 24.. Marcelin MARBOT, ouv. cité, volume 1, p. 64 ; Alain PIGEARD, ouv. cité., pp. 265-266. 25.. Nadine ROGER, « Soldats et prostituées : un couple indissociable dans la société de Louis XIV », dans Revue Historique des Armées, 1995/1, p. 19. 26.. Idem, p. 23. 27.. Alan FORREST, Conscripts and deserters : the army and French society during the Revolution and Empire, New York/Oxford, Oxford University Press, 1989, p. 194 (pour la vallée du Rhône en 1811) ; SHAT (Service historique de l’armée de terre), X1 170 (3 mai 1832), Ordonnance sur le service des armées en campagne, article 181 : « la gendarmerie écarte de l’Armée les femmes de mauvaise vie ». 28.. SHAT, X1 170. 29.. SHAT, X1 173 (24 juin 1834). 30.. Alain CORBIN, « Le grand siècle du linge », dans Le temps, le désir et l’horreur. Essais sur le XIXe siècle, Paris, Librairie Flammarion, 1991, pp. 23-52. 31.. Idem, note 41, p. 38. 32.. Charles Augustin de Bassompière dit SEWRIN et R. A. CHAZET, Le chemin de Berlin ou halte militaire, théâtre Montansier, 1er novembre 1806, Paris, Mme Cavanagh, pp. 8-9. 33.. Charles-Augustin de Bassompierre, dit SEWRIN, La vivandière, comédie en 1 acte, mêlée de couplets, théâtre des Variétés, 23 avril 1813, Paris, Fages, 1813, p. 5. 34.. Idem, p. 10. 35.. Marc-Antoine-Madeleine DÉSAUGIERS et Michel-Joseph GENTIL DE CHAVAGNAC, Une journée au camp, mélodrame comique en 2 actes, mêlé de vaudevilles, Paris, théâtre de la Porte-Saint-Martin, 17 octobre 1815, Paris, Barba, 1815.

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36.. Paul LEDOUX et Gabriel-Alexandre BELLE, La caserne, ou le changement de garnison, tableau militaire en 1 acte, mêlé de couplets, Paris, théâtre du Vaudeville, 3 mars 1823, Paris, Mme Huet, 1823. 37.. Armand-Joseph OVERNAY, Benjamin ANTIER, Théodore NÉZEL et E.-F. VAREZ, Les lanciers et les marchandes de modes, pièce en 1 acte, mêlée de couplets, Paris, théâtre de la Gaîté, 3 novembre 1828, Paris, Rémond, 1828. 38.. Pierre-Frédéric-Adolphe CARMOUCHE et VANDER-BURCH, La salle de police, tableau militaire en 1 acte, mêlé de vaudevilles, à l’occasion de la Saint-Charles, Paris, théâtre de la Gaîté, 4 novembre 1826, Paris, Bezou, 1826. 39.. Jean-Toussaint MERLE, Pierre-Frédéric-Adolphe CARMOUCHE et Nicolas BRAZIER, Sans tambour ni trompette, comédie-vaudeville en 1 acte, Paris, théâtre des Variétés, 23 janvier 1822, Paris, J.-N. Barba, 1822. 40.. Jules-Joseph-Gabriel de LURIEU, Le tambour et la vivandière, ou la Capitulation, vaudeville historique en 1 acte, théâtre du Vaudeville, 9 octobre 1816, Paris, Mlle Huet- Masson, s.d., et aussi : Charles DUPEUTY, Nicolas BRAZIER et Pierre-Frédéric-Adolphe CARMOUCHE, Le palais, la guinguette et le champ de bataille, prologue d’inauguration en 3 tableaux, à grand spectacle, Paris, Cirque-olympique, 31 mars 1827. 41.. Représentée au théâtre de la Porte Saint Martin, le 2 novembre 1821, la pièce a été rééditée 3 fois : en 1834 et en 1838 chez Barba, et en 1854 chez Dubuisson. 42.. J.-B. TURMEAU, Les Grenadiers marseillais, ou Une heure de corps-de-garde, vaudeville en 1 acte, Marseille, Théâtre Français, 28 février 1821, Marseille, Imprimerie de Rouchon, 1821. 43.. Alphonse SIGNOL, Le Pacha et la vivandière, ou Un petit épisode de la petite campagne de Morée, folie-vaudeville en 3 tableaux, Paris, théâtre de l’Ambigu-comique, 23 juin 1829, Paris, Quoy, 1829. 44. P. GÉMIN, Catin la vivandière et son . L’Arbre de mai et la branche gauloise, ou la Colonne et l’Arc de triomphe, dialogue entre la Grenade et Catin la vivandière, Paris, Maldan, 1831. 45.. Victor HUGO, Les Chansons des rues et des bois dans Œuvres complètes, pp. 831-1037 (publié en 1827). 46.. Thomas W. GAEHTGENS, « Le musée historique de Versailles », dans Pierre Nora [dir.], Les lieux de mémoire, tome II La Nation, volume 3, Paris, Éditions Gallimard, 1986, pp 143-168. 47.. DUPEUTY, BRAZIER et CARMOUCHE, Le palais, la guinguette et le champ de bataille, ouv. cité, p. 7. 48.. SHAT, X1 181, circulaire du 18 septembre 1839. 49.. Thomas CARDOZA, « La belle Cantinière : Women in the French Army, 1789-1913 », dans Proceedings of the annual meeting of the Western Society for French History, 1995, volume 22, p. 48. 50.. SHAT, X1 200, circulaire du 2 août 1855. 51.. SHAT, X1 208. 52.. Général Étienne-Alexandre BARDIN, Lieutenant-colonel MOLLIÈRE, « Femme », dans Dictionnaire de l’armée de terre ou Recherches historiques sur l’art et les usages militaires des anciens et des modernes, Paris, J. Corréard, 8e partie, p. 2261. 53.. Thomas CARDOZA, art. cité, p. 48.

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54.. « Vivandière », dans Dictionnaire de l’armée de terre…, ouv. cité, 17e partie, pp. 5231-5232. 55.. Stanislas MACAIRE, La Cantinière, Paris, B. Renault, 1831. Catin est le diminutif de Catherine, ce qui renforce l’allusion. 56.. Idem, pp. 64-66. 57.. Ibidem, pp. 70-71. 58.. Henri LUBIZE et les frères COGNIARD (Théodore et Hyppolite), Les enfants du soldat, vaudeville en deux actes, théâtre des Folies dramatiques, 4 juin 1832. 59.. Louis BROCHOT (menuisier), La Petite Vivandière, suite au Mousquetaire du Roi, Paris, Imprimerie de Stahl, 1846. 60.. Histoire d’une jeune vivandière de l’armée d’Afrique, tombée au pouvoir des Arabes, Paris, Baudouin, 1846. 61.. Gérard CHOLVY et Yves-Marie HILAIRE [dir.], Histoire religieuse de la France 1800-1880, Toulouse, Éditions Privat, 2000, pp. 93-104. 62.. La petite vivandière, Paris, P. Mellier, 1845. Il s’agit de la collection intitulée « Les petits livres de M. le curé. Bibliothèque du presbytère, de la famille et des écoles » publiée par la maison d’édition Aubert et Cie entre 1842 et 1845. 63.. Idem, p. 18. 64.. Idem, p. 19. 65.. Idem, pp. 41-42. 66.. La belle cantinière ou l’héroïne des barricades, Paris, Imprimerie de René, 1848. 67.. Victor JACQUART, À Béranger. La vieillesse de la cantinière, chansonnette. Suivi d’une lettre de Béranger, Paris, Mme Sevestre, 1857. 68.. Prudent ALMAIN, La cantinière de l’Alma, vaudeville en 1 acte, Saint-Jean-d’Angély, Imprimerie de J. Sandau, 1857, p. 16. 69.. Idem, p. 19. 70.. Ibidem. 71.. A.-N. MORIN, Louison la Vivandière, Paris, Imprimerie de Pilloy, 1861. 72.. Joseph ROUSSEAU (poète savoyard), La Cantinière savoyarde, vaudeville en 1 acte, mêlé de plusieurs chansons, Chambéry, Imprimerie de Ménard, 1869, p. 32. 73.. Idem, p. 34. Un boursicot est un pécule. 74.. Presque trois millions d’exemplaires, tous produits confondus, pour le département des Vosges dans les années 1850. Voir Archives départementales des Vosges, État mensuel des ouvrages et gravures estampillées dans le département des Vosges, janvier 1854-mars 1855. 75.. Musée de l’image, Épinal, 996.1.8570 A, « La cantinière », Dambour et Gangel, Metz entre 1840-1851. 76.. Idem. 77.. Musée de l’image, Épinal, 996.1.8575 B, P. Didion, Metz, Delhalt successeur, déposé en 1869. 78.. Louis FRANCE, La cantinière de la Garde impériale, 1859. 79.. Alfred DURU et Henri CHIVOT, La fille du tambour-major, musique de Jacques Offenbach, Paris, Tresse, 1880. Voir surtout le premier acte, scène IV. 80.. Pierre LAROUSSE, « Cantinier », art. cité, p. 290. 81.. Voir Philippe ARIÈS et Georges DUBY [dir.], Histoire de la vie privée, tome 4. De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Éditions du Seuil, 1999 (1re édition, 1987) pp. 93-175 ; Edward SHORTER, Naissance de la famille moderne, Paris, Éditions du Seuil, 1977,

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pp. 254-310 ; Yvonne KNIBIEHLER et Catherine FOUQUET, Histoire des mères : du Moyen âge à nos jours, Paris, Librairie Hachette, 1982. 82.. Thierry FILLAUT, « Pouvoirs publics et anti-alcoolisme en France sous la Troisième République », dans Thierry FILLAUT, Véronique NAHOUM-GRAPPE, Myriam TSIKOUNAS, Histoire sociale de l’alcool, 2 volumes, volume 2, p. 143. Didier NOURRISSON, Le Buveur du XIXe siècle, Paris, Éditions Albin Michel, 1990. 83.. Journal Militaire officiel, 1879, tome 1, p. 13. 84.. Annie CRÉPIN, La conscription en débat ou le triple apprentissage de la Nation, de la Citoyenneté, de la République (1798-1889), Arras, Artois presses université, 1998, p. 206. 85.. Félix RIBEYRE et Paul ROUCOUX dit BURANI, La Cantinière, pièce en 3 actes, musique de M. Robert Planquette, Paris, théâtre des Nouveautés, 26 octobre 1880, Paris, L. Bathlot, 1880, p. 11. 86.. Idem, p. 15. 87.. Idem, p. 17et p. 32. 88.. Edmond SOUDANT et B. LEBRETON, Les Filles de la cantinière, fantaisie militaire en 1 acte, Paris, Fourmi, 18 février 1898, Paris, C. Joubert, s.d., p. 7. 89.. DACHE, Les Exploits de la mère Picon, cantinière au 20e zouaves, Paris, Penin et Soirat, s.d., probablement années 1880. 90.. Idem, p 2. 91.. Idem, p. 5. 92.. V. NIQUET, Not’ cantinière, chansonnette-marche, Rouen, Imprimerie de A. Roussel, 1903. Le nom de l’auteur fait, bien entendu, partie des paroles. 93.. Mme C.-B. BARBÉ, Le Dévouement d’une vivandière, Bibliothèque morale et littéraire, Limoges, M. Barbou et Cie, 1882. Réédité en 1883 sous le titre Soldat et vivandière. 94.. Idem, p. 22. 95.96. Idem, p. 129. 96.. Félix LEBRUN et Alphonse GRAMET, La Fille de la cantinière, pièce militaire en 1 acte, Paris, G. Ondet, 1897, p. 11. 97.. G. MONTORGUEIL, La Cantinière France, son histoire, imagée par Job, Paris, Charavay, Mantoux, Martin, 1897. 98.. Musée de l’image, Épinal, 996.1.7512B, « Sais-tu », Pellerin, dernier quart du XIXe siècle (probablement années 1880). 99.. Imagerie de Pont à Mousson, 996.1.10496B, Marcel Vagné, entre 1881 et 1900 (probablement années 1890). 100.. Idem. 101.. Musée de l’image, Épinal, 996.14365B, Pellerin, 1918.

RÉSUMÉS

Les femmes faisaient partie de la société militaire française sous l’Ancien Régime. Elles sont restées présentes dans les espaces militaires tout au long du XIXe siècle, mais la société française, très longtemps tolérante, l’est devenue de moins en moins. Au début du XXe siècle les dernières femmes militaires ont disparu. Moins nombreuses, les femmes militaires sont de plus en plus

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représentées. Chansons, vaudevilles, romans et imagerie populaire élaborent et diffusent des images de vivandières / cantinières qui permettent de s’interroger sur le rôle joué par l’armée et les militaires dans des représentations sociales en plein réaménagement des rapports de sexe. Les femmes militaires gênent de plus en plus parce qu’elles représentent l’ambiguïté et la transgression. Le spectre de femmes en uniforme est devenu très dérangeant dans la deuxième moitié du XIXe siècle, à tel point que certains les ont considérées comme étant un « troisième sexe ». Le militaire devient le modèle de la virilité française, son incarnation et le porteur par excellence de ses attributs corporels. L’armée devient l’école de la virilité. Dans ce climat culturel où la virilité représente une valeur majeure, une femme militaire constitue un sacrilège.

Farewell to the Vivandiere: “virilising” the French Army in the 19th century Women were no strangers to “Ancien Regime” armies, and continued to be present during most of the 19th century. However, French society and culture became less and less tolerant towards women in the military, and finally, on the eve of the Great War, they almost completely disappeared from the French military landscape. The fewer there were of them in the regiments, the more they were represented in chansons, vaudeville, novels, wood engravings and lithography. These media elaborated and disseminated images of military women, and especially of the vivandiere, who captured the public imagination. These phenomena reveal the role played by the army and the military in a society where gender and sexual identities were changing rapidly. Women in the military became a curiosity, and quite a disturbing one. Some even saw in them a “third sex”: the spectre of a woman in uniform became troubling. It was disturbing because the military became the incarnation of French virile masculinity and the bearer of its physical attributes. The army became the school of true manliness. In this context, women constituted enclaves of ambiguity and sexual transgression.

AUTEUR

GIL MIHAELY Docteur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales

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Pour une anthropologie historique des guerres de l’Empire

Natalie Petiteau

1 Si le bicentenaire du couronnement de Napoléon a suscité une floraison d’ouvrages 1, il a ce faisant montré à quel point persiste la fascination pour le grand homme et laissé constater une fois de plus la négligence de la plupart des historiens, français ou étrangers, à l’égard des réalités sociales de ce temps. Pourtant, comprendre la portée de l’action de Napoléon ne peut se faire sans s’interroger sur la façon dont ses contemporains ont vécu ces années d’une exceptionnelle densité événementielle. En ce qui concerne le domaine militaire, il peut sembler que tout est déjà connu, tant sont nombreuses les pages d’histoire consacrées à la stratégie des batailles mémorables ou aux récits des anecdotes finalement constitutives de la légende. Pourtant, on a jusqu’à présent généralement négligé de poser aux guerres de l’Empire les questions renouvelées par l’anthropologie qu’Olivier Chaline a pu appliquer à la bataille de la Montagne Blanche 2, ou que Jean Chagniot a évoquées à propos des combats de la période moderne 3, ou encore que John Keegan a soulevées à propos d’Azincourt, de Waterloo et de la Somme 4, sans oublier les récentes relectures de la Première guerre mondiale5. En fait « situation politique passionnelle et existentielle, la guerre, souligne Arlette Farge, est un événement en instance qui démultiplie les sentiments tout en obligeant les êtres humains à devenir autres que ce qu’ils voulaient ou s’imaginaient être » 6 : l’historien de toute période de guerre devrait donc s’interroger sur la peur du combattant, sur ses convictions ou ses résignations, mais aussi sur la temporalité qu’elle lui inflige ou encore sur la mémoire que la guerre inscrit en lui.

2 Pourtant les regards portés sur les guerres de l’Empire demeurent pour leur part essentiellement figés par l’immobilisme qui caractérise toute une partie de l’historiographie de la période 7, du moins du côté des publications francophones qui n’ont guère rebondi sur les premières belles approches de Jean Morvan 8. En revanche Gunther Rothenberg, mais plus encore Rory Muir puis Alan Forrest ont pour leur part proposé des réflexions en ce sens 9. Or, l’histoire de l’Empire n’a-t-elle pas tout à gagner d’une approche renouvelée de la vie des hommes en guerre ? Un questionnement anthropologique permettrait de comprendre, sans anachronisme, comment les soldats

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de la Grande Armée ont vécu cette expérience qui a suscité tant de pages d’histoire, en accordant donc attention à l’individu face à la guerre, aux modes de relations à l’autre et aux systèmes de représentations. Car la Grande Armée, qui a vu passer dans ses rangs près de 2 500 000 hommes, dont 1 660 000 Français, a constitué un espace au sein duquel une partie des jeunes générations ont découvert de nouvelles façons de vivre et de penser, de nouveaux modes d’être et d’agir ensemble, de nouvelles voies de compréhension du politique et de la nation. Les guerres de l’Empire, dans la suite de celles de la Révolution, mêlent à une minorité de soldats de métier des civils qui n’ont pas choisi de faire de la guerre leur métier et qui se trouvent pourtant amenés à faire face à une guerre d’une rudesse sans précédent, à une guerre totale, si l’on suit Jean- Yves Guiomar, devenue croisade idéologique 10 : ce que Gœthe dit déjà à propos de Valmy 11 va en s’accentuant au fil des années du Consulat et de l’Empire. Le bilan des pertes de guerre que Jacques Houdaille a tenté de dresser suggère bien, d’ailleurs, une préfiguration à la brutalisation de la guerre 12 : la proportion du nombre des morts et disparus franchit un premier palier entre 1805 et 1806, puis un second entre 1811 et 1812 13, ce qui a donné lieu à l’image d’une guerre devenue boucherie, comme en témoignent les représentations de la bataille d’Eylau. L’individu dans les guerres napoléoniennes fait donc l’expérience de situations inédites : comment réagit-il à cette aggravation de la dangerosité des combats ?

3 Les sources ne manquent pas pour faire sortir de l’ombre les combattants des guerres de l’Empire : outre les lettres qu’ils ont écrites et dont une partie – infime sans doute – a été conservée, les soldats de l’Empire peuvent également être pistés dans les archives constituées pour l’enrôlement des conscrits puis pour la gestion des régiments, dans les dossiers de pension ou encore dans les mémoires rédigés par une minorité de survivants 14. Même s’il convient de prendre ce type de source avec beaucoup de précautions car il y a écriture a posteriori, les pages des mémorialistes sont précieuses parce que d’une part elles sont tellement nombreuses que les croisements de sources sont aisés, d’autre part elles renseignent sur la façon dont les événements vécus ont marqué les mémoires des acteurs, sur la façon dont ceux-ci ont gardé le souvenir des jours de marche ou des heures de combats. Mais on se contentera ici de la grille partielle d’interrogation évoquée plus haut et on ne fera qu’ouvrir un programme d’enquête à partir des premiers indices relevés au fil de dépouillements partiels, complémentaires d’une première publication 15, mais à mener de façon bien plus systématique 16 pour aboutir à une meilleure connaissance des contemporains du début du XIXe siècle. L’individu dans une guerre nouvelle 4 L’un des intérêts d’une approche anthropologique est l’observation des modalités suivant lesquelles de jeunes hommes issus de milieux populaires, voués initialement dans leur immense majorité aux travaux des champs, ont été amenés à acquérir des habitudes nouvelles. Certes, l’acculturation à la vie militaire se fait pour partie suivant des modalités déjà observées antérieurement. Reste que les soldats des années napoléoniennes appartiennent à une armée de conscrits qui n’est ni dans la logique des recrutements de l’Ancien Régime, ni dans celle des volontaires de 1792 : la guerre de défense est devenue, après l’an II, une guerre de conquête, obligée dès 1793 de recourir à la réquisition 17, et imposant des combats de plus en plus violents.

5 Il est vrai que, pour ce qui est de l’entrée dans la vie militaire, les données ne sont pas forcément nouvelles. La vie de soldat impose toujours aux jeunes recrues de se

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familiariser avec des contraintes ignorées d’eux. Se plier à la discipline militaire, c’est découvrir un rythme de marche différent de celui de la vie civile, c’est porter des vêtements à l’ajustement desquels nul n’est habitué, c’est acquérir, donc, un souci de correction vestimentaire qui apparaît sans doute à beaucoup bien étrange et bien vain, c’est apprendre le maniement d’armes à feu qui sont différentes des armes de chasse que certains ont pu connaître antérieurement, ou d’armes blanches qui n’ont rien à voir avec celles qu’ils ont pu manipuler dans leur vie de civils. Ce dressage du corps commence pour beaucoup lors des premières marches qui sont source de douleur, particulièrement pour les jeunes citadins, moins rompus que leurs camarades ruraux à parcourir de longues distances à pied. Ainsi le sergent Faucheur, issu d’une famille de petite bourgeoisie d’office ruinée par la Révolution, se souvient : « J’avais de bons jarrets et de solides épaules, mais la peau de la plante de mes pieds était encore trop fine et délicate comme celle d’un jeune citadin, de sorte que pour arriver à l’étape je souffris tout ce qu’il est permis d’imaginer » 18.

6 Exténués, les soldats l’étaient d’autant plus qu’ils souffraient en campagne de mauvaises conditions de logement, confrontés en cela aux spécificités de ces guerres où l’usage des tentes a été supprimé 19 : quand ils ne dormaient pas simplement au bivouac, ils ne disposaient souvent que d’églises ou de couvents froids et humides, parfois de maisons non habitées 20. Ils avaient plus encore à faire face à une pénurie de vivres et d’argent. La solde journalière d’un grenadier, d’un carabinier ou d’un voltigeur est de 35 centimes 21. Pour le reste, l’État ne fournit que le pain de munitions et, en temps de guerre seulement, la viande. La maigre solde sert donc à l’acquisition de nourriture et à l’entretien du linge et des chaussures. De surcroît, cette solde n’est pas payée régulièrement : à la fin de 1806, l’arriéré est de cinq mois. Au total, les témoignages ne manquent pas sur cet état quasi permanent de pénurie 22. Le sergent Faucheur décrit les bouillies de viande ou les « ratatouilles » de biscuit dont ils se nourrissent en soulignant qu’avec un pareil régime, il était impossible d’être correctement restauré et d’endurer facilement des marches épuisantes sous les intempéries. De même, le sergent Lavaux garde de mauvais souvenirs des semaines consécutives à la bataille d’Ostrolenka, en 1807 : « Il y avait […] plus de trois semaines que nous ne mangions que des pommes de terre. Cela nous avait donné la diarrhée et nous ne pouvions plus tenir sur nos jambes. On aurait dit que nous avions des jambes de cire. Nous avions tous le visage pâle et livide comme des fantômes. On ne pouvait pas marcher une demi-lieue sans se reposer » 23.

7 Le portrait du soldat en campagne est donc celui d’un homme souvent affamé et trempé, dormant peu, voué ainsi plus facilement à la maladie 24. Les soldats des armées napoléoniennes ne vivent donc pas dans des conditions qui peuvent garantir l’efficacité de tous au combat : leurs récriminations a posteriori montrent que, si la Révolution a conduit à l’avènement de la guerre totale 25, elle n’a pas abouti à l’élaboration d’une armée réellement moderne. Celle-ci fonctionne encore selon des logiques d’Ancien Régime, et les officiers oublient qu’ils ont sous leurs ordres des citoyens-combattants. En ce sens, il y existe une contradiction majeure entre le sens politique du conflit, et les moyens mis en œuvre pour atteindre une victoire à réaffirmer sans cesse. La loi Jourdan ne suffisait pas à faire des armées françaises un moyen de guerre résolument moderne. Encore aurait-il fallu que les conscrits aient été respectés, en tant que citoyens, et non pas traités comme l’étaient les sujets des rois Bourbons. Si, contrairement à ce qu’il est advenu durant la Révolution, il y a bien, à partir de 1800, un

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pouvoir politique qui contrôle l’ensemble des actions militaires, si ce pouvoir a eu le souci d’améliorer le service des ambulances et même des vivres, il n’a pas pour autant réussi à donner à ses guerriers des conditions de vie qui auraient réellement permis de renouveler l’art de la guerre. Cela était totalement hors des cadres de pensée de ce temps là. Affrontés aux contraintes d’une vie quotidienne marquée par la pénurie, les soldats deviennent bien plus hommes de la débrouillardise permanente qu’hommes de guerre, même s’ils doivent affronter les réalités de batailles d’une violence effrayante.

8 Moment d’agression intense, ce qu’elle est déjà sous l’Ancien Régime, la bataille devient cependant, avec les guerres de la Révolution et de l’Empire, plus fréquente et plus meurtrière, imposant aux hommes d’affronter un univers dont la violence constitue un espace sonore et visuel absolument hostile. En témoigne par exemple cette description du combat du pont d’Alcoléa en 1808, par le lieutenant Cosme Ramaeckers : « Après un combat assez bien soutenu pendant deux heures, le général Dupont fit battre la charge, et ordonna de prendre le pont d’assaut. Aussitôt, on entend de toutes parts, au pont, le bruit du canon, de la fusillade, les tambours qui battent la charge, les cris des soldats animés, les plaintes des blessés, la vue des hommes expirants, le hennissement des chevaux, un nuage de fumée et de poussière, joint à l’odeur de la poudre, formait un assemblage qui frappait les sens de bien des manières » 26

9 Aux bruits des canons et des fusils s’ajoutent donc ceux des tambours faits pour soutenir la marche des hommes vers le combat. Y répondent les cris des humains, d’ardeur au combat ou de détresse, mais aussi les hennissements des chevaux. Parce que l’artillerie joue un rôle croissant dans ces guerres nouvelles 27, c’est elle qui génère tout particulièrement cet univers de bruit et de fureur. Ainsi Pierre Laurent Paradis a retenu d’Eylau le souvenir d’un « feu continuel » comparé au « tonnerre le plus grondant », « la mitraille, les boulets et les obus nous sifflaient par les oreilles comme les balles » 28. À Waterloo, le bruit le plus fort et le plus insistant est celui des armes : il règne sur le champ de bataille un volume sonore général considérable, les témoins parlent de tonnerre, de rugissement, de grondement 29. Les guerres de l’Empire sont donc bien un temps de brutalisation de la vie en campagne.

10 D’autant qu’au bruit et à la fumée, à la poussière et à la chaleur s’ajoute l’omniprésence du sang, ce dont témoigne le sergent Lavaux, qui a conservé des images précises de la bataille d’Hohenlinden : « L’ennemi voulut se présenter pour sortir du bois ; mais notre artillerie commença à se déployer et fit feu de toutes parts. Hélas ! Quel tapage cela faisait ! Toute la terre en tremblait. La forêt était couverte par une fumée si épaisse qu’on ne pouvait la voir. De toutes parts on voyait les sapins par terre comme si on les avait moissonnés. On n’apercevait que des jambes cassées, des têtes mutilées et des bras séparés du tronc. C’était un horrible carnage, le sang coulait, traversait la route et allait se mêler à l’eau d’un ruisseau qui se trouvait près de là. La chaleur du feu m’avait donné une telle soif que je fus forcé de boire de cette eau mêlée de sang »30.

11 Certes, ces hommes, dans le civil, ont été habitués à la vue des cadavres31 et à celle du sang ‑celui de leurs semblables et plus encore celui des bêtes32-, sans oublier les images des massacres des temps de la Révolution33. Pourtant il semble qu’il leur est difficile de résister au spectacle des corps martyrisés, présents également dans les souvenirs que le cavalier Chevillet a conservés de Wagram : « Jamais je n’ai vu une pareille action, ni une confusion de tant d’événements à la fois. Les cris différents des vainqueurs et des vaincus, la fumée, le feu, le bruit, l’éclat des armes, l’explosion des caissons qui sautaient à chaque instant, les obus

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qui volaient et éclataient en l’air, les immenses débris de toutes parts ; mais le pis de tout cela, c’étaient les malheureux soldats blessés qui étouffaient et rôtissaient sans secours dans les flammes ; le feu prenait partout dans les champs de blé, de seigle et autres récoltes, si bien que la plaine était enflammée en plusieurs endroits, ce qui nuisait beaucoup aux positions de l’artillerie et des troupes » 34.

12 Les hommes se trouvent ainsi enfermés dans un univers littéralement inhumain, face auquel l’enjeu est de parvenir à retrouver l’usage de ses sens et de son corps : « L’homme a tout d’abord peur de la mort violente [témoigne le général baron Paulin] ; il cède à une révolution interne dont il n’est pas le maître, et qui réagit sur les facultés de l’âme. Mais le premier moment passé, la volonté prend le dessus, le bruit du combat, l’exaspération fébrile des sens, les folies des émotions d’horreur et d’admiration, tout cela excite le soldat au dernier degré » 35.

13 On comprend ainsi que les hommes qui ont survécu à de tels combats ne vivent plus dans les mêmes repères que ceux qui n’ont pas eu à se soumettre à la conscription. De plus certains ont été affrontés aux spécificités de la guérilla particulièrement cruelle menée en Espagne, où tout un peuple combat pour sa nation et son indépendance. Les soldats ont le sentiment d’être dans une lutte où ce n’est pas même leur condition d’hommes de guerre qui est mise en danger, mais leur condition humaine, tout uniment. Aucune des règles des combats menés ailleurs n’est plus respectée 36. Si bien que la force de caractère, évoquée ci-dessus à propos d’autres types de batailles, ne suffit pas toujours à surmonter la peur : ici, la folie est une issue, ce qui a aussi été le cas lors de la retraite de Russie, Balzac l’a du reste évoqué dans une nouvelle fort émouvante 37. Maintes fois racontée, ne serait-ce qu’au travers des mémoires du sergent Bourgogne ou des célèbres cahiers du capitaine Coignet 38, cette campagne a donné lieu à bien d’autres pages de mémorialistes, comme celles du capitaine François qui décrit l’arrivée de l’armée à Borizow, le 24 novembre 1812 : « Qu’on se figure 60 000 malheureux, tous chargés d’une besace, se soutenant avec un bâton, couverts de sales guenilles, à moitié brûlés, rongés par la vermine. Nous avions des têtes hideuses, la figure jaune et enfumée, salie par la terre des bivouacs, noircie par la fumée grasse des sapins, les yeux caves, la barbe couverte de morve et de glace. Nous ne pouvions nous servir de nos mains et boutonner nos pantalons que beaucoup avaient attachés avec une corde. […] Sur toutes les routes on entendait le bruit du broiement des cadavres sous les pieds des chevaux et sous les roues des voitures. De tous côtés on entendait les cris et les gémissements de ceux qui tombés luttaient contre la plus effrayante agonie et mouraient mille fois en attendant la mort » 39.

14 Comme en Espagne, mais cette fois en raison du froid, la guerre n’est plus la guerre des batailles rangées. Plus encore qu’en Espagne, le bruit et la fureur des combats traditionnels ont cessé, l’espace sonore est envahi par le bruit des cadavres broyés par les chevaux, et non plus par la canonnade ou le sifflement des balles. Les hommes n’ont même plus figure de guerrier, ils sont non seulement sans uniforme, parfois même sans véritables vêtements, ils perdent même figure humaine, et les seuls combats qu’ils ont à mener, du moins lorsqu’ils sont loin des cosaques, sont ceux par lesquels ils doivent triompher de l’avilissement de leur propre corps. Voilà pourquoi la campagne de Russie a occupé une place essentielle dans la mémoire des guerres de l’Empire, au point que certains vétérans ont soutenu l’avoir faite alors qu’ils n’en ont qu’entendu les récits 40. Cette guerre-là est devenue emblématique des guerres napoléoniennes, parce que le paroxysme de la souffrance de ces soldats y a sans doute été atteint 41, au point que les règles du fonctionnement de cette société de combattants ont pu disparaître. Le fonctionnement d’une société de combattants

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15 La guerre génère, au sein de l’armée, l’organisation d’une société en réduction, avec ses hiérarchies et ses codes : être guerrier, c’est entrer dans des mécanismes de cohésion qui permettent de surmonter les duretés de la vie dans la guerre. L’enrôlement ne signifie cependant pas une entière coupure avec la province natale, car les conscrits d’une classe sont enrégimentés par cohortes si bien que la cohésion des troupes tient en partie à cela. Chaque versement de jeunes recrues introduit en effet dans un régiment, en bloc, des hommes venus d’un même département. Ainsi, le 11 juillet 1807, 148 Vauclusiens sont incorporés dans le 52e régiment d’infanterie de ligne 42. Les conscrits ne connaissent donc pas un isolement complet, la rupture avec la communauté d’origine n’est pas totale, et les solidarités entre les natifs d’un même lieu se renforcent même à la faveur de l’éloignement ; confrontés aux réalités nationales, les soldats continuent néanmoins d’entendre les intonations de leur langue vernaculaire ou les récits d’un passé commun, de côtoyer des hommes qui ont les mêmes habitudes de vie qu’eux, tandis que les correspondances sont également l’occasion d’entretenir cette cohésion.

16 Elles permettent de donner à la communauté d’origine des nouvelles de ses camarades. Jean Louis Villard écrit à son père à Bonnieux (Vaucluse), le 6 mai 1808 : « je vous fait savoir que dens le regiment nous plus que deux. Illia plus que moit et Baptiste Beraut » 43. Ici, l’emploi de l’expression « il n’y a plus que moi » sous-entend qu’antérieurement les conscrits du village étaient plus nombreux autour de Jean Louis Villard. Dans leur ensemble, les lettres des soldats montrent que tout se passe comme si, au sein de chaque groupe de conscrits natifs d’un même village, celui qui a le plus facilement accès à la culture écrite était chargé de maintenir un lien avec la communauté d’origine. Car la préoccupation est particulièrement forte de conserver un lien : les échanges de courrier, même s’ils se font lentement, sont toujours l’occasion de demander comment vont les parents, mais aussi les amis. Ainsi, Laurent Jaummard, de Bonnieux également, s’inquiète du sort de ceux aux côtés desquels il a grandi : « vous me fairez le plaisir de manvoyer dans le reponse a qui le sort et tombé au dernier qui on fait » 44. Et Elzéar André Pourret, d’Ansouis (Vaucluse), précise, dans une sorte de post scriptum : « vous me faire le plaisir de menvoyer dans ma lettre sil napartir à prenous » 45. Ce désir de savoir si d’autres sont partis après la levée à laquelle il a fallu se soumettre révèle comment le soldat nourrit l’espoir que sa communauté d’origine soit épargnée par l’impôt du sang. Il ne souhaite pas aux plus jeunes le rude sort qu’il connaît, et il pense à son village comme à une grande famille dont il espère que tous les membres restent unis.

17 Or ce lien avec la communauté d’origine apparaît aussi essentiel aux citadins qu’aux ruraux. Ainsi, lorsque le sergent Faucheur, natif de Clermont-Ferrand, croise des sapeurs d’un régiment dans lequel il apprend qu’il y a beaucoup de Clermontois, il s’emploie à rencontrer ces derniers 46. Ces témoignages révèlent donc à quel point les petites patries 47 demeurent un repère essentiel pour des hommes qui sont pourtant engagés dans l’armée de la Grande Nation. Dans l’univers que chacun se reconstruit au sein de son régiment, le lien avec la communauté d’origine apparaît primordial, peut- être même se soutient-on par la pensée du bonheur des siens. La patrie à laquelle on pense quotidiennement est décidément bien, avant tout, la terre de la famille et des amis où subsiste la vie d’avant l’enrôlement. Les liens épistolaires ont donc été vitaux, ce qui a fait prendre conscience à beaucoup des avantages de la culture écrite.

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Toutefois, pour ceux qui ne maîtrisent ni la lecture ni l’écriture, l’aide des camarades lettrés a été déterminante.

18 Si les conscrits ont quitté une famille, ils en ont finalement trouvé une autre grâce à la cohésion et à l’entraide qui règnent au sein des régiments. On y entre du reste par des rites de passage spécifiques dont témoigne par exemple Jacques Chevillet, lorsqu’il écrit à son père le 15 novembre 1801 : « En arrivant à Thionville, le 12 juin 1801 ou 19 prairial an IX de la République, j’ai été engagé et enregistré Trompette au 8e régiment de chasseurs à cheval, 4e compagnie, capitaine Planchon, un des plus intrépides soldats du régiment. Le lendemain on me commanda pour faire le soupe, c’est-à-dire que je devais graisser la marmite, ce que je fis selon mes petits moyens, car pour être admis à la société des vieux soldats il ne faut pas se laisser tirer l’oreille, il faut être franc et loyal de bonne volonté. Alors je débutai par offrir aux camarades de la chambrée deux bouteilles de rogomme [eau de vie], puis un petit jambon de 12 livres que je mis dans la marmite ; et, avec deux cruches de bière sur la table, l’on fit un dîner copieux dans la chambrée. C’était une petite récréation pour tous. Ensuite pour faire mon noviciat, il me fallut passer par plusieurs étapes d’usage parmi les vieux chasseurs, sans quoi, disaient-ils, on ne peut devenir un bon soldat. Je me prêtai à tout, et en faisant et disant comme eux, je pris un caractère espiègle et je sus me faire bien venir de mes camarades qui me montrèrent d’abord ce qu’il faut savoir » 48.

19 Peu à peu, le régiment devient un autre repère essentiel, au point de constituer pour certains une cellule affective de substitution, au sein de laquelle les liens de camaraderie sont essentiels. Le capitaine Bertrand désigne son régiment comme « sa famille militaire »49. Victor Dupuy explique comment se forgent de telles cohésions : « Rien n’attache comme les dangers que l’on a partagés, comme les peines, les plaisirs que l’on a éprouvés en commun »50. Et finalement, c’est l’armée même qui peut aussi être perçue comme une nouvelle famille, en tout cas un groupe à l’égard duquel le sentiment d’appartenance est devenu particulièrement fort, au point de susciter lors du licenciement de l’armée impériale en 1815 un véritable sentiment de deuil 51.

20 Ces facteurs de cohésion, ce sens finalement pris par l’appartenance à l’armée, éclairent en partie les victoires remportées. Car le courage des hommes au combat tient souvent dans le désir de venger la mort des camarades 52, comme en témoigne par exemple le sergent Lavaux : « Pendant que toute l’Allemagne jouit de la paix la plus profonde, jetons un peu les yeux sur le tableau terrible et sanglant des révolutions d’Espagne. Regardons d’un œil mouillé de pleurs nos frères d’armes égorgés et assassinés dans leurs lits. Crions d’une voix unanime : “Vengeance !”. Courons au plus vite venger la mort de ces braves qui baignent dans leur sang ! » 53

21 Pourtant les exigences de la discipline officielle imposent des rapports aux égaux qui ne sont pas forcément dans la logique de la solidarité. Ainsi, à la veille d’Austerlitz, Napoléon interdit de dégarnir les rangs pour emmener les blessés vers les ambulances, défense réitérée avant Wagram 54. Or, à propos de la retraite de Russie, le capitaine François indique que l’entraide, en ces circonstances particulièrement douloureuses, a finalement disparu spontanément : « Le grand nombre des isolés provenait de ce que ces malheureux, les mains gelées, ne pouvaient plus tenir leurs armes, erraient à l’aventure et étaient repoussés des bivouacs et des feux parce qu’ils n’apportaient pas de quoi les alimenter. Ils mouraient derrière les groupes de ceux qui se chauffaient et qui, les voyant “faire l’ours” (c’était le terme employé [pour désigner ceux qui mouraient]), les

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dépouillaient sans penser que leur tour pouvait venir. […] Pour supporter tant de calamités, il fallait être doué d’une énergie peu commune. Cependant la force morale s’accrut à mesure que la situation devenait plus périlleuse, celui qui se laissait affecter par les scènes déplorables dont il était témoin se condamnait lui- même à la mort ; mais celui qui fermait son cœur à tout sentiment de pitié trouvait la force de résister à tant de maux » 55.

22 La guerre met décidément à mal la condition humaine, ce que le futur général Griois a lui aussi perçu en Russie 56. Son long récit de la retraite apporte de nombreux témoignages sur la façon dont la pratique du « chacun-pour-soi » devient la règle dans ce qui subsiste de l’armée. Reste que la guerre témoigne aussi de ce que le souci de l’honneur et la quête de gloire animent également les hommes. Le commentaire de Rapp sur Auerstædt est un bel hommage rendu aux soldats : « Au milieu de ce déluge de feu, [nos troupes] conservaient toute la gaieté nationale. Un soldat que ses camarades appelaient l’Empereur s’impatiente de l’obstination des Prussiens : “A moi, grenadiers ! en avant, s’écrie-t-il ; allons, suivez l’Empereur !” il se jette au plus épais de la mêlée : la troupe le suit et les gardes sont enfoncés. Il fut fait caporal » 57

23 À l’heure du danger, il existe donc des hommes de troupe pour surmonter les effets de la fatigue et des privations et pour faire échos aux proclamations de l’empereur et aux discours des officiers. De plus, ne faut-il pas ici prendre en compte, comme le suggère George Mosse, la volonté de faire preuve de sa virilité ? Quoi qu’il en soit, la gloire semble désormais inscrite au rang des valeurs des conscrits. Le rapport à l’officier et même au simple soldat est en ceci essentiel. Ainsi, le général Paulin souligne que « si, à cet instant psychologique, la main d’un manieur d’hommes sait user de l’ardeur qui l’enflamme, rien ne peut lui arracher la victoire […]. Il y a d’abord une “involontaire débilité du corps” puis “un désir de rivaliser avec les plus vieilles moustaches” » 58. D’ailleurs, même si les hommes sont las de leur condition de soldat, ils expriment une réelle estime pour les officiers au contact desquels ils vivent quotidiennement 59, et qui peuvent devenir des exemples à suivre.

24 Mais dans cette volonté de vaincre l’ennemi, l’exemple des officiers côtoyés jour après jour n’explique pas à lui seul l’ardeur au combat. La politique de récompenses pratiquée par Napoléon semble avoir entretenu une émulation particulièrement efficace. Ainsi, en 1809, un tambour-major a été unanimement désigné comme l’homme le plus brave d’un régiment qui venait se couvrir de gloire ; sur le champ, l’empereur le fait lieutenant, chevalier de la légion d’honneur et baron de l’Empire avec 4 000 francs de rente : « Des récompenses pareilles, commente Victor Dupuy, surtout lorsqu’elles étaient aussi bien méritées, produisaient dans les corps le plus vif enthousiasme » 60. Mais la soif de gloire semble venir aussi de ce que les conscrits ont été bercés des récits des exploits des héros des combats antérieurs. Le général Paulin l’a par exemple mentionné à propos de Lützen, « champ de bataille, où de jeunes conscrits, des enfants, ne sachant pas encore ce qu’est le sifflement d’une balle, se jetaient à l’égal des héros de notre vieille république, sur les canons des Russes et des Prussiens, et […] contribuaient si bien au succès de la journée » 61. Dans une lecture a posteriori, un officier n’hésite donc pas à établir une parfaite continuité entre l’élan des soldats de l’an II et celui des Marie-Louise ; de la levée en masse à la Grande Armée, les héros anonymes seraient tous les sauveurs d’une même nation, née de la République et menacée par les vieilles puissances européennes. Mais est-ce réellement ainsi que ces acteurs des guerres de l’Empire lisent le monde dans lequel ils vivent ? Les représentations du monde

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25 Renouveler la connaissance des guerres de l’Empire, c’est aussi prendre conscience que l’enrôlement militaire induit pour ceux qui doivent s’y plier l’insertion dans un univers où ils ont un rapport nouveau au politique. Ne serait-ce que par les discours qu’ils reçoivent ou par les actions dans lesquelles ils sont engagés, ils sont inévitablement conduits à penser le monde en une dimension véritablement nationale et non plus seulement à l’aune du local, même si, on l’a vu, cette échelle-là demeure essentielle dans le quotidien de leurs existences. Mais penser le monde signifie aussi pour eux penser la guerre. Or, celle-ci est idéalisée par certains conscrits qui disent, tel le sergent Faucheur, préférer partir en campagne plutôt que rester au dépôt : « Nous reçûmes avec joie l’ordre d’aller rejoindre la Grande Armée, et nous partîmes le surlendemain » 62.

26 Le départ en campagne a incontestablement l’attrait de la découverte de nouveaux horizons 63 : Étienne Béniton affirme son désir de voir l’Italie et se dit prêt, pour cela, à renoncer au grade de caporal 64. Pour certains soldats belges par exemple, cette promesse de départ est perçue comme une source de distractions et le sort du soldat peut alors paraître plus doux que celui connu dans les industries du département de l’Ourthe, où la main-d’œuvre était astreinte à des journées de 12 heures pour d’infimes salaires. Si bien que l’un d’eux écrit en 1809 : « Je suis soldat pour la vie. Si j’avais su qu’il fait si bon dans le service militaire, il y aurait quatre ans que j’y serais. Si on voulait me donner mon congé, je ne le prendrais pas »65.

27 Des hommes initialement destinés à des fonctions de civils ont ainsi rapidement intériorisé les valeurs militaires. Et même parmi ceux qui se montrent initialement récalcitrants à l’égard de la discipline, certains se rallient aux valeurs encensées par leurs supérieurs, tel Jacques Chevillet qui, en 1806, prend de nouvelles résolutions après avoir failli subir un mois de prison pour faute : « Je ne suis plus bambocheur, je m’amuse raisonnablement, et fais toujours attention de ne pas me faire punir ; c’est-à- dire que l’honneur est mon guide » 66. Finalement, ils intériorisent une nouvelle identité, tel Faucheur, qui se dit certes patriote, mais plus encore militaire aguerri : « J’étais tout fier pour ma patrie de ces heureux résultats [après Bautzen], mais au milieu de tous mes sentiments patriotiques, il y avait peut-être bien un peu d’amour-propre, car j’étais content de moi et je me considérais, dès ce jour, comme un jeune militaire auquel les vieux troupiers n’avaient plus rien à apprendre » 67.

28 Mais si ces hommes adhèrent finalement aux idéaux qui leur sont proposés, s’ils en viennent, en fait, à trouver de l’attrait à ce qu’il faut bien nommer leur métier de guerrier, ils ne savent pas forcément pourquoi ils se battent et révèlent ainsi les limites de leur représentation du monde dans lequel ils agissent. Ainsi, Jacques Chevillet, se trouvant en Italie en 1809, révèle que, même a posteriori, les hommes des armées napoléoniennes perçoivent mal la situation diplomatique : « La guerre va recommencer entre la France et l’Autriche. Je ne saurais te dire [Chevillet rédige ses mémoires sous forme de lettres] quelles prétentions peut avoir cette nation ennemie, il paraît qu’elle est rancuneuse envers la France ; je ne connais rien à tous ces démêlés. Je connais seulement ces fameux Autrichiens, que nous avons si bien rossés les campagnes précédentes ; ils croient qu’ils vont reprendre leur revanche cette année » 68.

29 Le monde dans lequel ils se battent est donc simplement fait d’amis et d’ennemis en un affrontement qui ne prend même plus forcément sens par rapport à l’héritage de la Révolution, où les hommes se battaient pour un idéal unissant la nation. La scène sur laquelle se déroulent désormais les conflits est à leurs yeux occupée avant tout par le

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chef de leur armée. Leur dévouement à Napoléon Bonaparte relève des habitudes militaires où le chef garant de la victoire, mais aussi soucieux des conditions de vie de ses hommes, est perçu comme un père 69. Cela est sensible avant même la campagne d’Egypte, selon les souvenirs du capitaine François, dont la demi-brigade se trouve à Marseille le 6 mai 1798 : « Nous apprenons que le général en chef Bonaparte a quitté Paris le 3. L’annonce de sa venue tant désirée répand parmi nous l’allégresse et l’espérance, et les soldats se promènent dans les rues en criant : Vive Bonaparte ! Vive notre père ! Notre exaltation ne connaît pas de bornes. Nous eussions suivi notre général au bout du monde, et moi, ainsi que mes frères d’armes, il me tardait de le voir et de partir » 70.

30 Si la Révolution a manqué d’un véritable chef de guerre, ce qui fait la spécificité du régime qui la suit est de tenir précisément par le charisme du souverain, comme le suggère le capitaine François à propos d’octobre 1805 : « Quoiqu’en campagne depuis 2 mois seulement nous étions pieds nus et ne recevant pour solde que des billets de banque, sur lesquels nous perdions 10 p. 100 ; aussi étions-nous misérables, sans pouvoir nous procurer le moindre effet, de plus, harassés de fatigue, mouillés par la pluie et la neige, transis de froid, bivouaquant dans la boue ; malgré notre misère la présence de notre empereur et nos succès nous faisaient tout supporter » 71.

31 Jacques Chevillet, à propos de la bataille d’Ulm, souligne que les troupes étaient « soutenues par la présence et le génie de Napoléon » 72, et les réactions demeurent identiques pendant la retraite de Russie : « Malgré ces maux épouvantables, la personne de l’Empereur ne cessait d’être considérée comme le palladium qu’il fallait sauver à tout prix. Sa présence électrisait nos cœurs abattus et nous donnait encore un reste d’énergie. La vue de notre premier chef, marchant à pied au milieu de nous, partageant nos privations, provoquait par moment l’enthousiasme des jours de victoire » 73.

32 Et même durant la campagne d’Allemagne, la confiance dans le chef suprême de l’armée semble demeurer inébranlable : « Nous avions alors une confiance si illimitée en Napoléon [témoigne Faucheur], que sous son commandement immédiat, nous nous regardions comme invincibles » 74.

33 C’est dans les volontés du souverain que ces hommes trouvent finalement le sens à donner au monde dans lequel ils sont amenés à agir. Voués à supporter des conditions de vie et de combat des plus pénibles, ils n’acceptent ces sacrifices que dans la mesure où ils sont compensés par la certitude de la victoire et, donc, de la gloire, ce dont Napoléon est le garant. Le général Lejeune éclaire lui aussi comment les soldats pouvaient se battre pour un homme de qui ils semblaient prêts à tout accepter : « Le hasard, la fortune, n’entraient pour rien dans nos réussites miraculeuses ; le génie de Napoléon, sa sagesse, sa prévoyance laborieuse et active, préparaient tout, combinaient tout ; et s’il savait impérieusement se faire obéir, il savait encore mieux inspirer aux siens une confiance et un dévouement qui ne laissaient rien d’impossible lorsqu’ils agissaient pour lui, d’après ses indications. Notre Petit Caporal, se disaient-ils, a ordonné cela ; il faut donc que je réussisse. Tel était le sentiment de confiance gravé dans le cœur de tous ses soldats, et ils répétaient gaiement le mot impossible, qu’il avait rayé de son vocabulaire » 75.

34 Et pour les officiers plus encore que pour les soldats, le seul avenir possible est celui des batailles et de la gloire, comme en témoigne le Polonais De Brandt, à propos de l’été 1812, peu avant la prise de Smolensk : « Depuis les derniers événements militaires, les jeunes officiers avaient repris confiance dans l’étoile de Napoléon. On nous aurait demandé de marcher à la

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conquête de la lune, que nous aurions répondu : marchons ! Nos anciens avaient beau railler notre enthousiasme, nous appeler des enragés, des possédés, nous ne rêvions que batailles et victoires ; nous ne craignons qu’une chose, un trop grand empressement des Russes à faire la paix » 76.

35 Incontestablement, le monde dans lequel vivent ces jeunes officiers en route pour Moscou est un monde dans lequel ils ne se voient pas être autres que des combattants destinés à moissonner les lauriers de la victoire, campagne après campagne, année après année, sous la conduite d’un chef qui exerce sur eux une irrésistible fascination 77. Mais au-delà de cette confiance de tous ces hommes en leur souverain, que signifient exactement les cris de « Vive l’Empereur » tant de fois mentionnés ? Sur ce sujet, écoutons par exemple le général Paulin, qui se trouvait à Friedland avec le général Bertrand : « “Ecoutez, mon ami, les cris de cette jeunesse qui débute aujourd’hui ! Quel heureux présage pour l’anniversaire de Marengo ! Quelle ardeur ! Quel enthousiasme !” Et en fait, cette ardeur, cet enthousiasme étaient immenses. Un brave petit soldat, à côté de moi, criait à tue-tête, alternativement : “Vive l’Empereur !” “Bon Dieu que de soldats !” “Vive l’Empereur !” quelques instants après, on entendait un cri dominant les autres : Marengo ! Marengo ! » 78.

36 En fait, aux proclamations solennelles de l’empereur mais aussi des officiers répondent les vivats des soldats, ce qui confirme qu’ils se battent pour la gloire et pour l’empereur, sans chercher ailleurs les raisons de leur lutte. Le capitaine François, comme le général Griois 79, entre autres exemples, ont souligné comment la proclamation de Napoléon à l’armée, devant le champ de bataille de la Moskowa, a été accueillie par des vivats identiques à ceux de Friedland et des autres batailles. Les hommes se trouvent ainsi unis par un même cri de ralliement qui semble parfois relever de l’habitude tout autant que de la conviction politique, du cri de guerre destiné à stimuler l’ardeur au combat plus que du slogan politique exprimant un projet pour l’avenir. Ainsi, à Bautzen, le sergent Faucheur et ses hommes se trouvent embusqués dans des trous creusés dans la terre : « Je sentais que le sommet de mon schako avait été plusieurs fois touché, aussi me tardait-il de sortir de cet endroit, lorsque de grands cris de “Vive l’Empereur” poussés à notre droite et à peu de distance de nous, me firent pressentir qu’il s’était passé dans notre voisinage un fait glorieux pour nos armes et qu’il fallait en profiter ; nous sortîmes tous de notre embuscade en criant également “Vive l’Empereur”, et nous nous jetâmes au pas de course à la baïonnette sur les tirailleurs ennemis » 80.

37 Pour ces hommes qui crient ainsi « Vive l’empereur », Napoléon n’est pas forcément la nation incarnée 81, non plus que le porteur des idéaux de la Révolution. Il est le chef que l’on veut suivre pour atteindre la victoire. Voilà qui rend peut-être inutile la question classique sur Napoléon héritier ou non de la Révolution. Napoléon est celui qui fait entrer la France dans le XIXe siècle en lui proposant pour référence quelque chose d’inédit. Il est en fait l’inventeur de la France romantique, avant tout passionnée de gloire et essentiellement fascinée par un chef solitaire au destin hors du commun. Cela devient une référence de la vie politique française : le rapport d’une partie des Français à De Gaulle n’en est-il pas un témoignage ?

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38 Les hommes appelés à faire la guerre dans les armées napoléoniennes semblaient finalement combattre moins pour la nation que pour un homme. En ce sens, les soldats de l’Empire sont les soldats d’une guerre d’un type spécifique. Les réalités quotidiennes de la vie aux armées révèlent d’ailleurs qu’est bien peu pris en compte leur statut de soldats-citoyens : ils ne sont guère que des sujets astreints à l’obéissance et des soldats dont la vie ne semble que de peu de prix. En revanche, l’honneur devient une valeur qui a cours y compris dans les rangs des simples soldats, et c’est peut-être en partie par cela que les anonymes de la Grande Armée sont entrés dans la contemporanéité. De plus, ils connaissent les nouveautés de la guerre totale en des combats d’une ampleur et d’une violence jusqu’alors inégalées pour lesquelles ils étaient finalement mal préparés et mal équipés, mais face auxquelles ils ont également découvert les valeurs de l’héroïsme. Si bien que ces hommes de guerre appartiennent certes tout à la fois au passé et à l’avenir, mais aussi et surtout à ces années sans pareilles, où la vie de la nation tenait avant tout dans les volontés d’un souverain : c’est ainsi qu’ils ont peu à peu constitué un groupe cohérent, par la progressive prise de conscience de cette identité commune spécifique.

39 Si bien que l’anthropologie des hommes en guerre conduit à poser la question de l’impact, dans le long terme cette fois, du charisme de l’empereur sur ceux qui ont survécu et qui se sont trouvés affrontés à la vie de la Restauration, sans estime, sans secours et sans gloire. Car ces hommes sortent transformés de leurs années de guerre. Ils ont souffert dans leur corps et leur âme, ils ont découvert des univers autres et ont souvent été amenés au dépassement d’eux-mêmes, mais à percevoir aussi, ce faisant, comment la condition humaine peut être mise en péril. Au retour, la multiplicité des mémoires rédigés en témoigne, nombreux sont ceux qui tentent de donner sens à ce qu’ils ont vécu. Nourris des bulletins de la Grande Armée, mais aussi des paroles de leurs semblables, ils ont pour référence première la figure d’un souverain en qui certains ont cru, en qui tous, en tout cas, ont vu celui qui tenait leur destin en main, pour le meilleur et pour le pire. Si bien qu’il y a là une donnée fondamentale de la vie politique du premier XIXe siècle : l’existence, dans le tissu social des quartiers urbains et des communes rurales, d’un noyau d’hommes acquérant peu à peu un relatif prestige auprès de leurs concitoyens 82 et pour qui le rapport au national passe par d’autres biais que le politique, pour qui la vie de la nation peut être régie par un souverain charismatique. En ce sens, la France romantique n’est pas que la France des élites, et la France politique n’est pas uniquement la France de partis en gestation. On sait d’ailleurs comment bien des électeurs de Louis-Napoléon Bonaparte, en décembre 1848, n’ont pas exprimé un soutien à un courant politique mais à un homme. En fait, la propension à l’attachement au chef, qui apparaît si fort parmi une partie des combattants des armées napoléoniennes, n’a-t-elle pas contribué à freiner la diffusion de l’idée républicaine dans les milieux populaires de la France du premier XIXe siècle ?

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NOTES

1.. En voir les recensions par exemple sur http://www.parutions.com réunies en un dossier spécifique. 2.. Olivier CHALINE, La bataille de la Montagne Blanche. Un mystique chez les guerriers, Paris, Éditions Noésis, 1999, 622 p. 3.. Jean CHAGNIOT, Guerre et société à l’époque moderne, Paris, Presses universitaires de France, « Nouvelle Clio », 2001, 360 p. 4.. John KEEGAN, Anatomie de la bataille. Azincourt 1415. Waterloo 1815. La Somme 1916, Paris, Éditions Robert Laffont, 1993 (1re édition en 1976), 324 p. 5.. Voir entre autres Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, Annette BECKER, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Éditions Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 2000, 272 p. 6.. Arlette FARGE, Des lieux pour l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 53. 7.. Sur l’immobilisme de l’historiographie de la période, je me permets de renvoyer à mon Napoléon, de la mythologie à l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1999, 439 p. (réédition en collection Point-Histoire en 2004). 8.. Jean MORVAN, Le soldat impérial, Paris, Teissèdre, 1999 (1re édition en 1904), 2 volumes. On peut aussi signaler l’ouvrage de Jean-Claude DAMAMME, Les soldats de la Grande Armée, Paris, Librairie Académique Perrin, 1998, 438 p. Mais en dépit de son titre et de son projet, il livre une approche dénuée de synthèse, en vue seulement de faire lire au grand public le factuel qui fait le succès des publications sur l’Empire. Sur le renouvellement de l’histoire de l’armée, mais souvent loin d’une approche anthropologique, voir cependant Jacques-Olivier BOUDON [dir.], Armée, guerre et société à l’époque napoléonienne. Colloque de l’Institut Napoléon, 17-18 novembre 2000, Paris, Éditions SPM, 2004, 257 p. 9.. Gunther E. ROTHENBERG, The Art of Warfare in the Age of Napoleon, Bloomington and London, Indiana University Press, 1978, 272 p. ; Rory MUIR, Tactics and the Experience of Battle in the Age of Napoleon, New Haven and London, Yale University Press, 1998, 352 p. ; Alan FORREST, Napoleon’s men. The Soldiers of the Revolution and Empire, Londres-New York, Hambledon and London, 2002, 248 p. 10.. Jean-Yves GUIOMAR, L’invention de la guerre totale, Paris, Éditions du Félin, 2004, 329 p. 11.. Johann Wolfgang GŒTHE, Écrits autobiographiques, 1789-1815, Paris, Bartillat, 2001, pp. 326-335. 12.. Pour reprendre l’expression suggérée par George L. MOSSE, De la grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, (1re édition en anglais en 1990), 291 p. 13.. Jacques HOUDAILLE, “Le problème des pertes de guerre”, dans Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, juillet-septembre 1970, pp. 410-423, particulièrement p. 418. 14.. Jean TULARD, Nouvelle bibliographie critique des mémoires sur le Consulat et l’Empire écrits ou traduits en français, É.P.H.E., Hautes études médiévales et modernes, n° 67, Genève, Droz, 1991, 312 p. 15.. Natalie PETITEAU, Lendemains d’Empire. Les soldats de Napoléon dans la France du XIXe siècle, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2003, 400 p. 16.. Ce qui est actuellement mené par David ROUX, Les guerres napoléoniennes : cultures et armées en Europe, thèse en cours sous notre direction.

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17.. William SERMAN, Jean-Paul BERTAUD, Nouvelle histoire militaire de la France. Tome I : 1789-1919, Paris, Fayard, 1998, pp. 67-69. 18.. Souvenirs de campagnes du sergent Faucheur, texte établi et présenté par Jacques Jourquin, Paris, Éditions Tallandier, 2004, p. 108. 19.. Gunther E. ROTHENBERG, The Age of Warfare…, ouv. cité, p. 82. 20.. Capitaine GERVAIS, À la conquête de l’Europe. Souvenir d’un soldat de l’Empire, Éditions du Grenadier, 2002, p. 138. 21.. Alain PIGEARD, L’armée napoléonienne, 1804-1815, Curandera, 1993, p. 322. 22.. Ce qui est confirmé par Alan FORREST, Napoleon’s men, ouv. cité, pp. 152-153. 23.. Sergent LAVAUX, Mémoires de campagne, présentés par Christophe BOURACHOT, Paris, Éditions Arléa, 2004, p. 126. 24.. Georges LEFEBVRE, Napoléon, Paris, Presses universitaires de France, coll. Peuples et Civilisations, 1969 (1re édition en 1936), p. 203. 25.. Jean-Yves GUIOMAR, L’invention de la guerre totale, ouv. cité. 26.. Du Tage à Cabrera. Souvenirs de deux lieutenants et d’un caporal, Paris, Éditions Teissèdre, 1999, p. 82. 27.. Jean MORVAN, Le soldat impérial, ouv. cité, tome 2, p. 264 et p. 282. 28.. Lettres interceptées par les Russes durant la campagne de 1812, publiées et annotées par Léon HENNET et le commandant Emm. MARTIN, Paris, La Sabretache, 1913, p. 23. 29.. John KEEGAN, Anatomie de la bataille, ouvrage cité, pp. 113-114. 30.. Sergent LAVAUX, Mémoires de campagne, ouv. cité, p. 83. 31.. Philippe ARIÈS, L’homme devant la mort. Tome 2 : La mort ensauvagée, Paris, Éditions du Seuil, “Points-Histoire”, 1977, pp. 29-31 ; Michel VOVELLE, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Éditions Gallimard, 1983, p. 632 notamment. 32.. Maurice AGULHON, « Le sang des bêtes : le problème de le protection des animaux en France au XIXe siècle », dans Histoire vagabonde, tome I, Paris, Éditions Gallimard, 1988 (1re édition de l’article dans Romantisme, en 1981), pp. 243-282. 33.. Voir sur ce sujet la synthèse d’Alain CORBIN, dans Histoire du corps. Tome 2 : De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Éditions du Seuil, 2005, pp. 214-227. 34.. Jacques CHEVILLET, Souvenirs d’un cavalier de la Grande Armée, 1800-1810, préface de Henry HOUSSAYE, présenté et annoté par Christophe BOURACHOT, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2004, p. 247. 35.. Général baron Paulin, Souvenirs, publiés par le capitaine du génie PAULIN-RUELLE son petit-neveu, Paris, Librairie des Deux Empires, 2002 (1re édition Paris 1895), pp. 68-69. 36.. Voir sur ce même sujet le témoignage d’un sergent en compagnie duquel le lieutenant De Brandt, en février 1811, visite la citadelle de Pampelune : « Monsieur le lieutenant, ce qui se passe ici brise le cœur des vieux soldats d’Iéna, d’Eylau et de Wagram. Il ne se passe pas de semaine que nous n’ayons des outrages à supporter de la part de cette canaille, qui n’a pas le courage de nous attendre les armes à la main, comme là-bas en Prusse, en Autriche et en Pologne », dans Général DE BRANDT, Souvenirs d’un officier polonais. Scènes de la vie militaire en Espagne et en Russie (1808-1812), Paris, Librairie des Deux Empires, 2002 (1re édition en 1877), pp. 172-173. 37.. Honoré de BALZAC, Adieu. La comédie humaine, tome X, Paris, Éditions Gallimard, 1979, pp. 973-1014. 38.. Adrien, Jean-Baptiste, François BOURGOGNE, Mémoires du sergent Bourgogne, nouvelle édition par Gilles LAPOUGE, Paris, Éditions Arléa, 1992, 361 p. ; Jean-Roch

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COIGNET, Les cahiers du capitaine Coignet, texte établi et préfacé par Jean MISTLER, Paris, Éditions Hachette, 1968, XIX-357 p. 39.. Journal du capitaine François, dit le dromadaire d’Égypte présenté par Jacques JOURQUIN, Paris, Éditions Tallandier, 2003, p. 690. 40.. Natalie PETITEAU, Lendemains d’Empire, ouv. cité, pp. 128-131. 41.. Les récentes découvertes permises par les analyses des restes du charnier de Vilnius confirment ce paroxysme : voir Olivier DUTOUR, Michel SIGNOLI, et Thierry VETTE, « L’improbable retour : le charnier de Vilnius », à paraître dans Patrice BRET, Natalie PETITEAU [dir.], L’Empire à l’Empéri. Napoléon et l’Empire revisités, Arles, Éditions Actes Sud, printemps 2005. 42.. SHAT (Service Historique de l’Armée de Terre), 21 Yc 435, contrôles de troupes du 52e régiment d’infanterie de ligne. 43.. Arch. dép. Vaucluse (Archives départementales de Vaucluse), 1 J 161 : l’orthographe, la ponctuation et les majuscules de l’auteur sont respectées. 44.. Arch. dép. Vaucluse, 1 J 161, lettre de Laurent Jaummard à Claude Jaummard, à Bonnieux, écrite à Madrid, 12 mai 1808. 45.. Arch. dép. Vaucluse, 4 U 17/32, justice de paix du canton de Pertuis, lettre de Elzéard André Pourret, Vérone, 19 juin 1813. 46.. Souvenirs de campagnes du sergent Faucheur, ouv. cité, p. 179. 47.. Voir Jean-François CHANET, L’école républicaine et les petites patries, Paris, Éditions Aubier, 1996, 426 p. 48.. Jacques CHEVILLET, Souvenirs d’un cavalier de la Grande Armée, ouv. cité, p. 29. 49.. Capitaine BERTRAND, Mémoires. Grande armée, 1805-1815, Paris, Librairie des Deux Empires, 1999, p. 104. 50.. Victor DUPUY, Souvenirs militaires, 1794-1816, Paris, Librairie des Deux Empires, 2001 (1re édition en 1892), p. 110. 51.. Journal du capitaine François, ouv. cité, p. 753. 52.. Alan FORREST, Napoleaon’s men, ouv. cité, p. 114. 53.. Sergent LAVAUX, Mémoires de campagne, ouv. cité, p. 133. 54.. Jean MORVAN, Le soldat impérial, ouv. cité, tome 2, p. 273 et p. 284. 55.. Journal du capitaine François, ouv. cité, p. 680 et p. 690. 56.. Voir les Mémoires du général Griois, 1812-1822, Bernard Giovanangelli éditeur, 2003. 57.. Mémoires du général Rapp (1772-1821), aide de camp de Napoléon, écrits par lui-même, édition revue et annotée par Désiré LACROIX, Paris, Garnier frères, s.d. (1re édition en 1823), p. 86. 58.. Général baron PAULIN, Souvenirs, publiés par le capitaine du génie PAULIN-RUELLE son petit-neveu, Paris, Librairie des Deux Empires, 2002 (1re édition à Paris en 1895), p. 69. 59.. Émile FAIRON, Henri HEUSE [dir.], Lettres de grognards, Liège-Paris, Bénard- Courville, 1936, p. 362. 60.. Victor DUPUY, Souvenirs militaires, ouv. cité, p. 116. 61.. Général baron PAULIN, Souvenirs, ouv. cité, p. 260. 62.. Souvenirs de campagnes du sergent Faucheur, ouv. cité, p. 106. 63.. Les lettres analysées par Alan FORREST, dans Napoleon’s men, ouv. cité, p. 142, le disent également. 64.. Capitaine GERVAIS, À la conquête de l’Europe, ouv. cité, p. 111. 65.. Émile FAIRON, Henri HEUSE [dir.], Lettres de grognards, ouv. cité, p. 370. 66.. Jacques CHEVILLET, Souvenirs d’un cavalier de la Grande Armée, ouv. cité, p. 116.

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67.. Souvenirs de campagnes du sergent Faucheur, ouv. cité, p. 198. 68.. Jacques CHEVILLET, Souvenirs d’un cavalier de la Grande Armée, ouv. cité, p. 137. 69.. Laurence MONTROUSSIER, Éthique et commandement, Paris, Éditions Economica, 2005, p. 81. 70.. Journal du capitaine François, ouv. cité, p. 198. 71.. Idem, p. 482. 72.. Jacques CHEVILLET, Souvenirs d’un cavalier de la Grande Armée, 1800-1810, ouv. cité, p. 73. 73.. Journal du capitaine François, ouv. cité, p. 691. 74.. Souvenirs de campagnes du sergent Faucheur, ouv. cité, p. 233. 75.. Mémoires du général Lejeune, 1792-1813, Paris, Éditions du Grenadier, 2001, p. 201. 76.. Général DE BRANDT, Souvenirs d’un officier polonais, ouv. cité, p. 253. 77.. Idem, p. 262. 78.. Général baron PAULIN, Souvenirs, ouv. cité, p. 68. 79.. Mémoires du général Griois, ouv. cité, p. 47. 80.. Souvenirs de campagnes du sergent Faucheur, ouv. cité, p. 186. 81.. Steven ENGLUND, Napoléon, Paris, Éditions de Fallois, 2004, 639 p. 82.. Sur ce processus, voir Natalie PETITEAU, Lendemains d’Empire, ouv. cité.

RÉSUMÉS

L’historiographie des guerres de l’Empire est essentiellement factuelle et néglige la dimension anthropologique. Pourtant, il y a là un champ de recherche fructueux : face à ces guerres d’un type nouveau, il est utile de s’interroger sur la façon dont les hommes ont affronté les combats, sur la cohésion des troupes mais aussi sur les représentations du monde nées de ces expériences. Ce qui permet d’ailleurs de mieux comprendre certaines dimensions de l’histoire sociale et politique de la France du premier XIXe siècle.

For an anthropological history of the The history of the Napoleonic wars has essentially been based on events and has so far ignored their anthropological dimension. Yet, this is a very interesting research field: how did the soldiers live in the battle? How did the troops construct their cohesion? What were their representations of the world? Moreover, the answers to those questions lead to a new understanding of the political history of France during the first half of the nineteenth century.

AUTEUR

NATALIE PETITEAU Professeur à l’Université d’Avignon

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Anatomie d’une « petite guerre », la campagne de Calabre de 1806-1807

Nicolas Cadet

1 Épisode parmi les plus étudiés de l’histoire contemporaine en raison de la fascination qu’il exerce, le premier Empire se caractérise par un curieux paradoxe. Les aspects militaires de l’épopée impériale ont fait l’objet de très nombreuses publications. Cependant, la majeure partie des travaux qui traitent des guerres napoléoniennes s’intéresse avant tout aux opérations menées par l’Empereur en personne. À côté de ces conflits de grande envergure mettant aux prises les armées professionnelles des principaux États européens, les nombreuses « petites guerres » qui jalonnent la période consulaire et impériale souffrent encore d’un évident manque d’intérêt de la part des chercheurs et du grand public. La locution « petite guerre » est née au XVIe siècle et désignait alors une forme larvée de combat ponctuée d’engagements limités menés par de petits groupes qui cherchaient à harceler l’ennemi. Le mot « guérilla », emprunté à l’espagnol guerrilla n’apparaît dans la langue française que vers 1812, lors des campagnes d’Espagne 1. Ce terme évoque un affrontement opposant des troupes régulières à une population civile en armes, éventuellement soutenue par une puissance étrangère alliée, la Grande-Bretagne dans le cas de la période napoléonienne. Le recours au peuple pour s’opposer à un envahisseur est souvent l’ultime moyen de résistance offert au gouvernement d’un État soumis à une agression extérieure après la défaite ou la dissolution de son outil militaire. La guérilla se caractérise par le volontariat des combattants, le soutien que leur apporte la majeure partie de leurs concitoyens, et un fort arrière-plan idéologique. Dans la plupart des cas, en effet, paysans et citadins prennent les armes au nom de la défense de la patrie et/ou de la religion menacée par l’envahisseur. Sur le plan militaire, ce type de conflit incarne la complète transgression des lois de la guerre tacitement admises par les combattants professionnels et les appareils de gouvernement de l’époque : les insurgés ne sont pas organisés en unités structurées et hiérarchisées, mais en bandes aux effectifs fluctuants attirés par le charisme d’un chef. Ils pratiquent une tactique très fluide qui privilégie l’usure et l’épuisement de l’adversaire par un constant harcèlement, et non sa destruction rapide et définitive, but que cherche à atteindre Napoléon dans toutes ses

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campagnes. De fait, les guerres insurrectionnelles ne comportent pratiquement pas de batailles rangées, mais se diluent en une multitude d’engagements ne mettant aux prises que des effectifs réduits. Cependant, les spécificités de ce conflit sont le plus souvent laissées dans l’ombre. Cette amnésie s’explique par de nombreuses raisons : à l’exception de la péninsule ibérique, qui mobilise une fraction considérable de la Grande Armée, les autres théâtres de la petite guerre (Italie du sud, Dalmatie, Tyrol) sont considérés comme des fronts périphériques et secondaires, parce que l’Empereur ne s’y trouve pas en personne. Les effectifs engagés demeurent le plus souvent relativement modestes, et les opérations qui s’y déroulent n’ont qu’une influence réduite sur l’évolution générale de la situation internationale. Surtout, notre vision de la période impériale demeure largement soumise à la légende napoléonienne forgée au XIXe siècle, et fondée en grande partie sur les mémoires et récits des survivants de l’épopée. Or, pour ces derniers, la guérilla est la négation même de la guerre honorable et glorieuse, et le partisan qui refuse la bataille, tend des embuscades, et égorge le militaire durant son sommeil incarne l’abjection la plus absolue, comme en témoigne l’emploi systématique du terme « brigand » pour le désigner. Par ailleurs l’aspect avilissant du type d’affrontements pratiqués lors des petites guerres s’ajoute à leur absence de caractère spectaculaire.

2 Les forces de l’insurrection présentent une organisation hétérogène. Soucieuse de garder le contrôle du soulèvement, la cour de Palerme a généralisé le système des « masses ». La masse est un corps franc placé sous les ordres directs d’un chef, le « capomassa », issu de la population civile, et souvent d’origine modeste : Antonio Guaraglia, l’un des principaux chefs du Cilento est pharmacien ; Santoro, qui agit dans le massif de la Silla est berger ; le fameux Michele Pezza, plus connu sous son surnom de « », est un ancien condamné au bagne. Le chef de masse reçoit un brevet d’officier et un document officiel l’autorise à enrôler un certain nombre d’hommes dans sa troupe. Les principaux « capimasse » ont entre 300 et 500 hommes sous leurs ordres. Ces combattants reçoivent une solde dont le montant est défini lors de la mise sur pied du corps. Les masses se distinguent des unités régulières dans la mesure où leurs effectifs ne sont pas fixes et où elles ne sont pas placées sous le commandement d’officiers de l’armée bourbonienne. Toutefois, nombre d’entre elles semblent avoir adopté un uniforme, et s’être dotées d’attributs militaires tels que tambours et drapeaux. Largement financés par la cour de Palerme, les « massisti » disposent d’une importante logistique, et notamment d’artillerie : les rapports des généraux français évoquent très souvent la présence de canons aux côtés des insurgés. Organisation intermédiaire entre les unités régulières et la milice populaire, les masses constituent le fer de lance de l’insurrection. Organisées en Sicile, elles sont débarquées sur les côtes de Calabre par les vaisseaux britanniques ou ceux affrétés par la cour de Palerme, et constituent un noyau autour duquel viennent s’agréger les paysans et les villageois des régions dans lesquelles elles opèrent. Grossis par ces renforts, les rassemblements insurgés atteignent fréquemment plusieurs milliers d’hommes : le nombre de rebelles sous les armes dans le Cilento est estimé à 2 500 en août 2, tandis que Reynier affirme que la bande de Papasidero présente devant Maida début septembre compte un millier de combattants 3. En octobre, près de 1 500 Calabrais se heurtent aux Français lors du combat de Paola 4.

3 En dépit de ces difficultés, les généraux de l’armée d’expédition ne sont pas totalement démunis face à l’insurrection calabraise. Nombre d’entre eux ont l’expérience de ce

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type de conflit : Verdier, Gardanne et Reynier ont combattu en Égypte, Mermet en Vendée, Duhesme a participé à la campagne de Championnet dans le royaume de en 1799. Aussi ces officiers sont-ils capables d’élaborer des réponses appropriées aux problèmes qu’ils rencontrent dans cette partie de la péninsule. En ce qui concerne la conduite générale des opérations, les Français ont compris que, en Calabre comme dans toute petite guerre, l’offensive était la seule attitude possible au plan stratégique. De fait, tous les généraux du corps d’expédition partagent cette conviction : « Il ne faut pas adopter le système défensif, il faut au contraire courir sur les brigands » 5, écrit ainsi Lamarque. « Il ne convient jamais d’attendre les brigands si on veut les battre » 6, affirme de son côté Reynier. « Si l’on continue d’employer le système de les attaquer aussitôt que l’on sait qu’ils se réunissent, on parviendra bientôt à obtenir la paix dans les Calabres » 7, répond Franceschi-Delonne en écho. Ces vétérans des conflits insurrectionnels savent que le temps et l’espace jouent en faveur de leurs adversaires. Aussi l’unique façon de terrasser l’insurrection consiste-t-elle à traquer sans répit les bandes insurgées et à leur infliger une succession de coups qui les désorientent et les paralysent, sans leur laisser le temps de se ressaisir. Masséna et ses lieutenants n’ignorent pas, en effet, que les armées irrégulières comptent un noyau de combattants déterminés et une forte proportion d’indécis et de tièdes, rassemblés plus ou moins sous la contrainte, qui se contentent souvent de jouer le rôle de spectateurs durant les combats. De fait, nombre de rapports soulignent que des bandes souvent formidables en apparence se disloquent et prennent la fuite dès les premiers coups de feu. Tout revers subi par les rebelles suffit à faire réintégrer leurs foyers à un grand nombre d’entre eux. À l’inverse, la moindre échec ou mouvement rétrograde des forces régulières a pour effet de ranimer l’insurrection, de grossir à nouveau les rangs des insurgés. Aussi la correspondance des officiers supérieurs français témoigne-t-elle de leur obsession de ne jamais reculer ni abandonner une position sous peine de relancer la révolte. Le général Mermet refuse de porter secours à son camarade Verdier, en difficulté à Pedace, car cela le contraindrait à évacuer Scigliano. Il se justifie ainsi : « Dix pas en avant font trembler et fuir les brigands les plus braves, deux pas en arrière donnent du courage aux brigands les plus lâches. […] Je tiens trop à faire de bonnes choses pour quitter Scigliano menacé par les brigands nombreux de Nicastro. Dans le pays cela ressemblerait à une victoire pour eux et cela renforcerait sensiblement leurs bandes » 8. Les Français sont également conscients de l’effet produit par un coup décisif asséné dès le début de la campagne. Prise d’assaut par les troupes de Masséna le 8 août 1806, la petite ville de Lauria est entièrement pillée et incendiée, plusieurs centaines de ses habitants sont massacrés avec sauvagerie. Cette explosion de violence extrême s’explique par le besoin des soldats d’évacuer la tension accumulée au cours des jours précédents et d’exorciser la peur et le dégoût suscités par la vision des corps atrocement mutilés de leurs camarades exposés le long des chemins. Le maréchal déplore ces débordements mais estime que la destruction de la cité aura valeur d’exemple propre à dissuader les Calabrais de se joindre aux révoltés. De fait, le sac de Lauria provoque dans les semaines qui suivent un incontestable flottement chez les insurgés, qui abandonnent Cosenza et Nicastro sans combattre.

4 Tenter de mesurer les effets produits par les méthodes françaises de contre- insurrection en Calabre conduit à dissocier les résultats obtenus sur le plan strictement militaire de ceux qui découlent de la politique de pacification mise en œuvre à partir de l’été 1806. Dans le premier cas, les choix stratégiques et tactiques adoptés par les Français se sont révélés globalement judicieux. Très compromise à la mi-juillet, la

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situation se rétablit progressivement. L’emploi des colonnes mobiles, des troupes légères, la recherche constante de l’affrontement aboutissent à d’incontestables résultats. Lorsque les Français parviennent à contraindre les insurgés au combat, ces derniers subissent de graves revers et éprouvent de lourdes pertes. Il en va de même des points d’appuis fortifiés tenus par les Calabrais : à l’exception de l’Amantea, qui repousse trois attaques françaises à l’automne et ne se rend qu’en février, toutes les forteresses aux mains des révoltés sont réduites les unes après les autres, après quelques jours, voire quelques heures seulement, de résistance. La chute de l’Amantea, symbole de l’insurrection, en février 1807, entraîne la reddition de tous les points d’appuis tenus par les partisans de Ferdinand IV sur la côte tyrrhénienne. Un an après la défaite de Reynier à Maida, seuls Reggio et Scylla échappent encore aux troupes de Joseph. L’insurrection est encore affaiblie par la mort ou la capture des principaux chefs. Par ailleurs, la politique de pacification appliquée par Masséna se révèle dans l’ensemble efficace. La féroce répression menée par les commissions militaires montre la détermination des occupants à rétablir l’ordre. Toutefois, en accordant généreusement l’amnistie aux insurgés les moins compromis et en acceptant le ralliement de certains chefs, les Français laissent aux révoltés une échappatoire dont nombre d’entre eux profitent. Ainsi, à partir de l’automne, les ralliements se font de plus en plus nombreux : fin septembre, 121 insurgés de l’arrondissement de Scigliano et 44 de celui de Rogliano ont ainsi déposé les armes 9. La formation des compagnies franches permet d’autre part aux rebelles repentis de conserver leurs armes, leur statut de combattants, et de bénéficier d’un moyen d’existence. Aussi est-il justifié de considérer que les mois de février et mars 1807 constituent un tournant dans l’insurrection. La chute de l’Amantea et des bastions du littoral provoque le repli des dernières bandes vers Reggio 10, tandis que les « capimassa » réfugiés en Sicile semblent de plus en plus réticents à poursuivre des opérations vouées à l’échec 11. Au même moment, la majeure partie des troupes britanniques et de l’escadre de Méditerranée stationnées en Sicile quitte les parages de l’Italie du sud pour mettre le cap sur Constantinople, afin de soutenir leurs alliés russes aux prises avec la Porte. Une ultime tentative de la cour de Palerme pour reprendre pied sur le continent et relancer l’insurrection, en mai 1807, se solde par un fiasco total : le 27 mai, l’armée de Ferdinand IV est mise en déroute par Reynier à Mileto, et ses débris sont contraints de rembarquer précipitamment. En janvier 1808, enfin, Reggio et Scylla sont reprises après quelques jours de siège.

5 À l’origine du conflit qui se déroule en Calabre en 1806-1807 se trouve la décision de Napoléon d’annexer la partie méridionale de la péninsule. Le 27 décembre 1805, deux jours après la signature du traité de Presbourg qui consacre sa victoire sur l’Autriche, l’Empereur ordonne en effet aux troupes du maréchal Masséna, stationnées en Italie du nord, de marcher sur Naples et proclame : « la dynastie de Naples a cessé de régner » 12. Officiellement, cette opération est entreprise pour châtier la « perfidie » du roi Ferdinand IV et de la reine Marie-Caroline qui ont violé leur promesse de demeurer neutres en cas de guerre opposant la France aux autres puissances européennes. De fait, à l’initiative de la reine, le royaume de Naples s’est joint à la troisième coalition et a ouvert ses portes aux troupes russes et anglaises. En réalité, la volonté affichée de restaurer l’honneur impérial bafoué cache des mobiles politiques, économiques, et stratégiques. En chassant Ferdinand IV du trône de Naples et en le remplaçant par son frère Joseph, Napoléon entend faire de l’Italie du sud le premier maillon du « grand Empire » qu’il rêve de constituer en Europe. Préfigurant la mise en place du système du

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blocus continental, l’invasion de l’Italie du sud vise à priver la Grande-Bretagne d’un partenaire commercial en fermant les ports du royaume au commerce britannique, et à fournir aux milieux d’affaires français débouchés et matières premières à bas prix. Enfin, la conquête de la partie méridionale de la botte et de la Sicile renforcerait considérablement la position française en Méditerranée, en offrant aux troupes impériales un tremplin pour s’emparer de Malte, principale base de la flotte anglaise avec Gibraltar. La prise de cette île rouvrirait aux Français la route de l’Orient, vieux rêve napoléonien depuis la campagne d’Égypte.

6 En lançant ses troupes à la conquête du royaume de Naples, Napoléon ne s’attend pas à une sérieuse résistance, tant l’armée napolitaine semble incapable de tenir têtes aux vétérans éprouvés de Masséna. De fait, les régiments de Ferdinand IV se débandent pratiquement sans combattre. Pourtant, dès l’été 1806, à la suite de la défaite du général Reynier face aux Anglais à Maida, en Calabre, le 4 juillet 1806, les Français sont confrontés à une insurrection générale des provinces les plus méridionales du royaume, la Calabre et le Cilento, et contraints d’évacuer celles-ci. Placées sous les ordres de Masséna, les troupes chargées de réprimer la sédition et de reconquérir les territoires perdus sont confrontées à une guérilla féroce et tenace. Il faut attendre le mois de février 1807 pour que la prise de la forteresse de l’Amantea, principal point d’appui des insurgés, associée au retrait de la majeure partie des forces anglaises stationnées en Sicile, permettent de rétablir un calme relatif dans cette partie de la péninsule. Pour l’armée française, la lutte contre l’insurrection calabraise constitue ainsi un véritable laboratoire des pratiques de la petite guerre.

7 Les généraux qui combattent en Italie du sud sont confrontés à un épineux problème : comment venir à bout de combattants irréguliers prenant à contre-pied toutes les règles de la guerre avec des moyens militaires limités et des forces inadaptées pour remplir ce genre de mission ? Les réponses apportées lors de cet affrontement dépassent le cadre de la péninsule italienne, car la guerre de Calabre préfigure les campagnes d’Espagne à venir et les innombrables conflits coloniaux que les Européens livreront durant le XIXe siècle. Pour saisir les particularités de cet épisode et comprendre son déroulement, il est indispensable de déterminer les conditions dans lesquelles se déroule le conflit et de mesurer les difficultés auxquelles se heurtent les occupants. Il convient ensuite de se pencher sur les méthodes adoptées par ces derniers pour surmonter les obstacles, aussi bien sur les plans stratégiques et tactiques que politiques. Enfin, il importe de s’efforcer d’évaluer avec précision les résultats obtenus et de dresser le bilan de plus d’une année d’un conflit meurtrier. Les conditions de la guerre de Calabre : Les paramètres stratégiques, tactiques et logistiques 8 À côté de ces troupes imposantes, des bandes aux effectifs beaucoup plus réduits se constituent. Désignées sous le terme de « comitives », elles ne comptent que quelques dizaines d’hommes, voire moins. Ces petites troupes mènent conjointement la guérilla et le banditisme de grand chemin : elles tendent des embuscades aux détachements français, massacrent traînards et isolés, mais commettent également meurtres et rapines à l’encontre de leurs concitoyens. Le conflit qui met aux prises Français et Calabrais se double en effet d’une féroce guerre civile entre Calabrais. Celle-ci oppose, schématiquement, les masses rurales pauvres excitées en sous-main par les agents bourboniens aux propriétaires terriens et aux classes citadines aisées, perçues comme des exploiteurs et des oppresseurs par les paysans. Cette explosion sociale

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s’accompagne de scènes de tueries et de pillages qui ajoutent au climat de violence extrême qui caractérise les affrontements. Les méthodes de combat des insurgés désorientent leurs adversaires, habitués à se mesurer à des unités régulières. Les « capimassa » appliquent une stratégie extrêmement mouvante et fluide : évitant systématiquement le contact avec les Français, ils s’efforcent de couper les lignes de communications de l’armée de Masséna afin d’empêcher l’acheminement des renforts et du matériel, de s’emparer des localités mal défendues, de harceler les colonnes ennemies en attaquant de préférence sur les arrières et les flancs. Pour les troupes du corps de Calabre, la guerre prend ainsi rapidement un caractère décousu, interminable et usant, face à un adversaire qui ne cesse de se dérober. Comme l’écrit le roi Joseph au général Franceschi-Delonne : « La guerre contre les rebelles entraîne un véritable dégoût pour les soldats, parce que vingt fois il faut avoir affaire aux mêmes adversaires dans les mêmes lieux, et ces interminables combats ne ressemblent rien moins qu’à des succès, bien que l’ennemi soit presque toujours battu » 13.

9 De fait, l’armée d’occupation est confrontée à d’insolubles problèmes stratégiques et les insurgés calabrais disposent de nombreux atouts. Tout d’abord, ils bénéficient de leur familiarité avec le terrain. Mal dotés en cartes, n’ayant pas eu le temps de se familiariser avec le pays, les Français agissent souvent en aveugles, s’égarent, s’épuisent dans des marches inutiles. D'autre part, les insurgés peuvent compter sur la complicité d’une large part de la population qui ne manque pas de leur fournir des renseignements précis sur les forces des occupants et leurs mouvements. Les rebelles sont également favorisés par leur grande mobilité. Lorsqu’elles ne sont pas encombrées d’artillerie et de bagages, les masses vont et viennent à leur guise, frappent sur un point puis s’évanouissent dans la nature. Les troupes françaises, en revanche, dépendent étroitement de leurs lignes de communications vers Salerne et Naples, d’où proviennent renforts et ravitaillement.

10 De surcroît, les généraux français vivent dans la crainte constante d’un nouveau débarquement anglo-sicilien sur leurs arrières, qui les couperait du reste du pays. Cette menace pèse sur le corps de Calabre comme une épée de Damoclès et contraint Masséna et ses lieutenants à la plus grande prudence. Enfin, le caractère flou des objectifs à atteindre, ou plutôt l’inaccessibilité de ces objectifs, constitue pour l’armée d’expédition une dernière difficulté. La Sicile tient en effet lieu, pour les insurgés, de base arrière et de refuge. Totalement dépourvus de moyens maritimes face à l’armada britannique forte d’une quinzaine de bâtiments de ligne, les Français ne peuvent espérer s’emparer de ce sanctuaire de l’insurrection. En Calabre proprement dite, aucun succès ne peut mettre fin au conflit, car, en matière de buts à atteindre, nul choix prioritaire ne s’impose. Il n’y a pas, en effet, de capitale emblématique dont la prise porterait au moral des révoltés un coup sévère, mais un chapelet de forteresses ou de petites cités fortifiées. La clé de la victoire ne réside pas non plus dans la capture ou l’élimination d’un chef de guerre charismatique unifiant l’ensemble des révoltés sous son autorité, car les soldats de Joseph ont affaire à une pléthore de capimasse agissant indépendamment les uns des autres. Aussi, tant que la Sicile demeure hors de portée, la réponse militaire à l’insurrection ne peut être que partielle et incomplète.

11 Les obstacles auxquels se heurtent les troupes impériales dans le sud de l’Italie tiennent aussi aux conditions naturelles particulières de cette partie de la péninsule. La guerre de Calabre est avant tout livrée contre la nature, et les Français opèrent dans un environnement difficile. Traversée par la chaîne apennine, l’extrémité méridionale de

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la botte est une région compartimentée au relief tourmenté. Le climat n’est guère plus clément, car aux chaleurs caniculaires de l’été succèdent des automnes pluvieux et des hivers rudes dans les régions montagneuses. Les difficultés de l’armée de Calabre sont accrues par l’insuffisance de ses effectifs. Pour quadriller le territoire sur toute son étendue, des troupes nombreuses sont nécessaires. Masséna estime ainsi qu’il ne faut pas moins de 18 000 fantassins et 1 200 cavaliers pour pacifier les provinces insurgées 14. De fait, sur le papier, le corps d’expédition aligne plus de 17 000 hommes. Dans la réalité, toutefois, le maréchal ne dispose jamais de plus de 10 000 à 11 000 soldats en état de porter un fusil 15. Cette différence s’explique principalement par le nombre considérable de malades que comptent les régiments envoyés en Calabre. Mal chaussés, mal nourris, insuffisamment vêtus, exposés aux intempéries, soumis à des marches épuisantes et obligés de bivouaquer ou de coucher à même le sol, les Français sont décimés par les « fièvres », terme générique qui semble avoir désigné aussi bien l’épuisement physique que la malaria ou la dysenterie. Ces affections causent de terribles ravages parmi les troupes françaises : le 11 septembre, le corps d’expédition compte 3 000 hommes hors d’état de servir 16. Le 20 du même mois, Verdier, stationné à Cosenza, affirme avoir 1 117 malades sur un effectif de 1 500 combattants 17. Déjà amenuisés par la maladie, les effectifs sont encore réduits par la nécessité d’employer une fraction considérable de l’armée à la protection des voies de communication. Aussi les forces dont disposent les lieutenants de Masséna pour traquer les rebelles dépassent-elles rarement 1 400 ou 1 500 hommes, quand ce n’est pas quelques centaines. Certes, des renforts sont envoyés parcimonieusement en Calabre – 1 500 hommes en septembre 18, le 1er et le 10e de ligne en novembre – mais à peine suffisent- ils à combler les vides. Joseph peut d’autant moins faire parvenir des troupes à Masséna que, dès le mois de septembre, la guerre se rallume avec la Prusse et la Russie, et l’Empereur rappelle une partie des unités stationnées en Italie du sud.

12 Enfin, la faiblesse du corps d’expédition est accentuée par le manque de moyens matériels et financiers. Dès le mois de février 1806, Napoléon a décidé qu’il ne verserait plus de subsides aux troupes stationnées dans le royaume de Naples et que celles-ci devraient désormais vivre de contributions levées sur le pays. Or, le souverain surestime largement les ressources de celui-ci. En réalité, il s’agit d’un pays pauvre et peu développé, hors d’état de subvenir aux énormes dépenses de l’armée du roi Joseph, d’autant que la Sicile échappe aux Français, et que, dans les provinces insurgées, les impôts rentrent mal. En conséquence, malgré l’aide ponctuelle que lui fait parvenir le trésor impérial, le nouveau souverain est dans une situation financière dramatique : en décembre 1806, les caisses du royaume accusent un déficit de 18 millions de francs 19, et la solde des troupes n’est pas payée depuis plusieurs mois. Ces dysfonctionnements obligent les troupes à vivre sur le pays en procédant à de lourdes réquisitions sur une population déjà éprouvée par la guerre, et ces ponctions répétées entretiennent le mécontentement et alimentent l’insurrection. En outre, ces difficultés se répercutent sur les opérations militaires, qu’elles entravent fréquemment. Ainsi, Verdier, chargé d’anéantir un important rassemblement insurgé près de Fiume-Freddo ne peut effectuer son mouvement faute de subsistances, et doit rétrograder sur Cosenza 20. De même, Gardanne, qui vient de déloger les rebelles de leur position du monte Cocuzzo est contraint, malgré son succès, d’évacuer la position : « […] Il me paraît impossible que la division reste dans la situation où elle se trouve. Le pain manque absolument, la viande aussi, la troupe, depuis son départ de Cosenza, n’a point trouvé de vin. […]

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Campés au milieu de la neige, sans une baraque, sans paille même, les soldats perdent le courage et la santé » 21. Les réponses apportées par les Français à l’insurrection 13 Appliquer cette stratégie offensive, cependant, implique de disputer l’espace aux rebelles en le quadrillant de manière incessante. Masséna ne cesse d’inciter ses subordonnés à constituer des colonnes mobiles pour balayer le territoire. Ce système est également prôné par Lamarque dans le Cilento et Duhesme en Basilicate. Ces détachements ne comptent que des effectifs réduits – entre 250 et 400 hommes – pour ne pas entraver leur rapidité et leur mobilité, et sont généralement constitués de fantassins, d’un peloton de cavaliers et de quelques auxiliaires calabrais, parfois accompagnés d’une pièce d’artillerie légère. Ils ont pour fonction de traquer les insurgés et de les débusquer de leurs repaires. Elles se voient aussi confier la tâche de parcourir les communes afin de procéder au désarmement des habitants : Verdier est chargé d’accomplir ce travail en août, dans la région de Cosenza, et le major Leberton en octobre dans celle de . D’autre part, ces détachements jouent un rôle plus essentiel encore sur un autre plan : en se montrant à intervalles réguliers dans les bourgs et les villages, ils concourent à restaurer le courage des partisans du roi Joseph et à convaincre les rebelles de la présence effective de l’armée française 22. Cependant, compte tenu de la faiblesse numérique de l’armée d’occupation, la nécessité de remplir des missions aussi variées impose le recours à des unités de supplétifs recrutés localement. Dès le printemps 1806, Reynier s’efforce ainsi de mettre sur pied un bataillon de « chasseurs calabrais » recrutés parmi les anciens soldats de l’armée bourbonienne errants dans la province après la dispersion des régiments de Ferdinand IV 23. Les corps d’auxiliaires sont de nature diverse et ne remplissent pas forcément les mêmes fonctions. Tout d’abord, le roi Joseph s’efforce de créer dans chacune des douze provinces de son royaume des légions de « gardes civiques » ou « gardes provinciales » dont l’organisation s’inspire de celle de la garde nationale française 24. L’accès à ces légions est réservé aux citoyens aisés : seuls les propriétaires couchés sur les rôles de contributions et leurs fils ainsi que les habitants exerçant un métier peuvent en faire partie. Conscientes de la dimension sociale du conflit, les autorités françaises jouent sur la convergence d’intérêts qui existe entre elles et la bourgeoisie du royaume – première victime des exactions des insurgés – pour faciliter le maintien de l’ordre. Dans les Calabres en révolte, Masséna favorise la constitution d’unités de gardes civiques. Conçus comme les membres d’une milice d’autodéfense, ces hommes ne sont pas soldés, ne portent pas d’uniforme, et s’équipent à leurs frais. Les plus jeunes sont incorporés aux colonnes mobiles, tandis que les plus âgés sont affectés à la défense de leur localité. D’autre part, Mathieu Dumas, ministre de la Guerre, prône la mise sur pied des « compagnies franches », qui intégreraient d’anciens insurgés ralliés aux Français et utilisés comme unités d’infanterie légères pour combattre leurs anciens compagnons d’armes : « Ces hommes pendant leur séjour chez les brigands ont acquis la connaissance de leur tactique, des lieux où ils se retirent et des moyens de les y surprendre. Ils peuvent […] rendre des services essentiels » 25 affirme Dumas. Par ailleurs, les Français tentent de jouer sur les rivalités ethniques qui opposent les Calabrais aux communautés albanaises regroupant les descendants des populations balkaniques réfugiées en Italie méridionale lors de la conquête de l’Albanie par les Turcs au XVe siècle : 70 Albanais sont laissés en garnison à l’Amantea, au printemps 1806 ; d’autres affrontent les insurgés lors du combat de Paola, en octobre 26. Toutefois, les informations sur ces supplétifs demeurent des plus lacunaires, et il ne semble pas

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qu’ils aient été constitués en unités structurées. Enfin le gouvernement de Joseph s’emploi à créer un corps de gendarmes napolitains affecté à la protection des convois et des voies de communication. L’organisation de cette troupe est confiée au général Radet, spécialiste de la question. À la fin de 1806, cette nouvelle formation compte 1 200 hommes, divisés en deux légions. En dépit d’inévitables difficultés, la mise sur pied de ces différentes unités supplétives permet de fermer progressivement une partie du territoire calabrais aux insurgés et d’employer les régiments français à traquer et à détruire les bandes rebelles. Cependant, Masséna et ses lieutenants n’ignorent pas qu’il est indispensable de tracer des routes permettant d’acheminer rapidement renforts et matériel d’une extrémité à l’autre de la Calabre. A l’issue de son voyage dans les provinces méridionales, au printemps 1806, Joseph ordonne l’ouverture d’une voie praticable à l’artillerie à partir de Lagonegro jusqu’à Reggio. Le déclenchement de l’insurrection, en juillet, suspend le déroulement des travaux, mais, dès janvier 1807, des fonds importants sont débloqués 27 et des moyens humains considérables sont consacrés à ce chantier 28. Malgré de nombreux obstacles, la route est prolongée sur plus de 70 kilomètres aux cours de l’hiver et du printemps 1807. La majeure partie de la Calabre, toutefois, demeure d’un accès difficile, et il faudra attendre le règne de Murat (1808-1814) pour que l’extrémité de la botte soit enfin accessible.

14 Au plan tactique, les Français bénéficient d’une incontestable supériorité sur leurs adversaires lorsqu’ils parviennent à établir le contact. Plus disciplinées, mieux entraînées, rompues aux manœuvres, les troupes françaises battent et dispersent systématiquement les rassemblements insurgés, même lorsqu’elles sont très largement inférieures en nombre. Masséna peut écrire à bon droit que « 300 Français mettent toujours en fuite 15 à 1 800 brigands lorsqu’ils sont attaqués vigoureusement » 29. Pour éviter que leurs ennemis ne se dérobent, les Français multiplient les manœuvres de prise en tenailles. Les généraux français s’efforcent de combiner la marche de leurs colonnes de manière à enfermer les rebelles dans une nasse et à leur couper toute possibilité de retraite. Ce type d’opérations suppose l’emploi de troupes mobiles, capables de se déplacer avec discrétion et de se mouvoir dans un terrain difficile, boisé et escarpé. Aussi, les compagnies de voltigeurs des régiments d’infanterie légère sont- elles fréquemment mises à contribution : début septembre 1806, celles du 14e léger reçoivent ainsi la difficile mission de s’emparer des hauteurs escarpées du monte Cocuzzo, tenues par les insurgés 30. Quelques temps plus tard, Franceschi-Delonne se voit confier neufs compagnies de voltigeurs pour marcher sur Scigliano et en déloger les rebelles 31. Hommes de petite taille – entre 1,60 m et 1,70 m – lestes et rapides, ces fantassins sont équipés plus légèrement que les grenadiers et les fusiliers, et sont entraînés à combattre en tirailleurs : ils savent utiliser les aspérités du terrain pour progresser et s’abriter, déceler la position la plus favorable pour faire feu sur l’ennemi, anticiper les mouvements de l’adversaire, et sont par conséquent tout indiqués pour pratiquer la guerre de montagne. De même, l’Italie du sud se prête particulièrement bien à l’emploi d’une unité spéciale, rompue à la contre-guérilla, la « Légion corse ». Créée en 1803, organisée par le général Verdier, elle est constituée d’hommes fort proches des Calabrais par le physique, les traditions, la langue et le mode de vie, et habitués, comme leurs ennemis, à évoluer dans un environnement au relief élevé. Sa mobilité et sa capacité à se mouvoir discrètement font de ce corps le fer de lance de la lutte anti-insurrectionnelle : à San Lucido, en octobre, un détachement de Corses sous les ordres de Verdier surprend et anéanti un fort parti de rebelles 32. Quelque temps plus tard, ils s’illustrent de nouveau en mettant en déroute la bande de Santoro, forte

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pourtant de plusieurs centaines d’hommes 33. Des régiments de chasseurs à cheval, cavaliers légers, ou de dragons, arme polyvalente entre la cavalerie et l’infanterie, sont également engagés en Calabre. Ces combattants sont utilisés comme courriers, ou assurent l’escorte et la garde de Masséna et de ses généraux. Les dragons, comme les gendarmes napolitains, sont principalement affectés à la protection des voies de communications. Lorsqu’ils peuvent se déployer en plaine, les cavaliers sont d’une efficacité redoutable face aux insurgés qui ne disposent pas de baïonnettes et ne savent pas constituer de formations défensives compactes : le général Griois rapporte ainsi dans ses mémoires comment une poignée de chasseurs du 9e régiment disperse et sabre un gros rassemblement de paysans en armes devant Cassano, début août 34

15 Lorsque les manœuvres en tenailles aboutissent, les insurgés se réfugient sur les hauteurs, ou prennent position dans des villages dont les issues sont barricadées, tandis que les fenêtres des maisons se garnissent de tireurs. Parfois, mais rarement, les révoltés tentent des attaques frontales, comme à Paola, en novembre, où la bande de De Michelli s’efforce de jouer de sa supériorité numérique – de l’ordre de 1 à 10 – pour écraser les Français. Dans tous les cas, la tactique employée par les troupes de Masséna pour anéantir l’adversaire est la même : une colonne attaque les insurgés de front, au pas de charge ou en tentant de les fixer par un feu nourri, tandis que les voltigeurs opèrent un mouvement tournant sur les flancs pour les déborder. Cette méthode se révèle d’une absolue efficacité en raison de l’effet moral qu’elle produit. Maîtres dans l’art de harceler les Français sur leurs arrières ou sur leurs flancs, les Calabrais semblent avoir été incapables de prévenir les attaques portant sur leurs propres arrières ou d’organiser une position défensive permettant de la faire échouer. Dès qu’ils réalisent que leur ligne de retraite risque d’être coupée, les insurgés sont saisis par la panique et se débandent, illustrant l’adage de Frédéric II, qui affirmait que trois hommes derrière font davantage impression que cinquante devant 35. Bien combinées, comme lors du combat de Francavilla, en février 1807, ces attaques sur les ailes et le front permettent de croiser les feux des fantassins et d’infliger aux rebelles de lourdes pertes. Leur fuite prend souvent l’allure d’une véritable déroute qui porte un rude coup au prestige du « capomassa » et de sa bande. Ainsi, à l’issue du combat de Paola, De Michelli n’échappe à la capture que d’extrême justesse et s’enfuit à pied, abandonnant son cheval, ses papiers personnels et son artillerie 36. Les Français accordent également une grande importance aux charges à la baïonnette. Celles-ci permettent d’une part d’économiser les munitions, mais produisent surtout un effet psychologique considérable. De fait, la vision d’une troupe chargeant à l’arme blanche frappe les Calabrais de terreur : « nous sommes tombés sur eux la baïonnette aux reins, écrit Desjonquères, ce qui les a effrayés tellement qu’ils ne savaient où ils allaient et se tuaient eux-mêmes » 37.

16 Par ailleurs, les officiers de l’armée de Calabre emploient les mêmes méthodes que leurs adversaires, et jouent des feintes et de la surprise. Les colonnes mobiles désireuses de surprendre les insurgés dans leurs campements entament leur marche d’approche en pleine nuit afin de tomber sur les rebelles à l’aube, ou lorsque le jour n’est pas encore tout à fait levé : Mermet procède de la sorte contre la bande retranchée dans Roccagloriosa 38, début août, Reynier contre Grimaldi, le 24 du même mois 39. Au point du jour, la vigilance des guetteurs est relâchée, et l’adversaire peut être surpris dans son sommeil : une attaque livrée dans la demi-obscurité a pour effet de semer la panique chez les rebelles pris au dépourvu. D’autres feintes sont employées pour amener les Calabrais à combattre dans une position désavantageuse, et Reynier semble

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exceller dans ce domaine. Fin juillet 1806, devant Corigliano, il simule une fuite précipitée pour inciter les insurgés à quitter l’abri de leurs murs et se répandre dans la plaine, où la cavalerie pourra les culbuter, manœuvre qui rencontre un plein succès 40. Quelques temps plus tard, à San Pietro, il expose ostensiblement un faible détachement chargé de jouer le rôle d’appât pour attirer les rebelles sous le feu du gros de ses troupes 41. Lorsque les rebelles sont chassés des montagnes par la mauvaise saison et trouvent refuge dans des châteaux ou des villages fortifiés, les Français sont placés dans une position beaucoup plus favorable, car leurs adversaires sont concentrés dans des lieux clos d’où ils ne peuvent espérer fuir. Dans ce cas, la réduction de ces points d’appuis s’effectue de deux façons : soit par un assaut soudain qui mise sur l’effet de surprise, soit par un siège en règle. Lors de l’attaque de Camerota par Lamarque, début septembre, les compagnies de grenadiers du 6e de ligne se dirigent au pas de charge contre les portes du château, qu’elles s’efforcent de défoncer à coups de haches, et tentent de pénétrer dans la place par les embrasures 42. Lorsque l’assaut échoue, ou que, par sa position naturelle, la place ne peut être prise par surprise, les assaillants doivent se résigner à en entreprendre le siège. Compte-tenu de la pauvreté des moyens militaires dont disposent les Français en Calabre, ces opérations sont longues et pénibles : l’artillerie de Reynier devant l’Amantea est à ce point dérisoire qu’un mois de laborieux travaux de siège est nécessaire pour provoquer la chute de ce château médiéval.

17 Le roi Joseph et son gouvernement sont toutefois conscients que la force des armes ne saurait, à elle seule, ramener le calme dans les provinces insurgées. Masséna et ses généraux mettent en place une véritable politique de pacification, qui fait alterner mesures de répression féroces et gestes de clémence. Le 31 juillet 1806, Joseph publie un décret qui déclare les deux Calabres « en état de guerre » et affiche la volonté des occupants de ne faire aucun quartier aux fauteurs de troubles : tout individu n’appartenant pas à la garde civique pris les armes à la main sera immédiatement exécuté, les biens des insurgés seront confisqués, leurs familles incarcérées 43. L’ensemble de la population est visée puisque les communautés villageoises sont considérées comme responsables des actes de rébellion commis sur leur territoire et menacées de représailles. À la suite de cet arrêté, les Français utilisent, jusqu’à la fin de l’hiver 1807, un large éventail de mesures répressives destinées à décapiter l’insurrection par la terreur. Plusieurs commissions militaires sont établies, notamment à Cosenza. Ces tribunaux d’exception nés au cours de la guerre de Vendée ont pour tâche de juger les rebelles capturés les armes à la main ou sur dénonciation. Les sentences prononcées au terme d’une procédure expéditive vont de la peine de mort à l’acquittement, en passant par des condamnations à la prison ou aux travaux forcés. Ces cours martiales se signalent par leur sévérité : 210 (soit 57 %) des 361 prévenus jugés par la commission militaire établie à Cosenza entre le 1er avril 1806 et le 1er mars 1807 sont condamnés à mort, tandis que 53 (15 %) d’entre eux seulement sont acquittés 44. En outre, les Français n’hésitent pas à procéder à de véritables massacres de populations civiles, ou à des exécutions de masse : ainsi, au soir de la défaite de Maida, plusieurs dizaines d’habitants du village de Marcellinara sont fusillés à bout portant par les soldats suisses du corps de Reynier 45. La reconquête s’accompagne également de l’incendie de nombreux villages, utilisé comme un moyen spectaculaire de marquer les esprits. D’autres exemples illustrent cette volonté des Français de frapper de terreur les populations en conférant un aspect saisissant aux châtiments infligés. Début août, Masséna conseille à ses subordonnés de ne plus fusiller les chefs insurgés capturés,

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mais de les pendre en place publique, suggestion immédiatement appliquée par Verdier à Rogliano 46 et par Gardanne à Fiume-Freddo 47. Dans le Cilento, Lamarque fait décapiter les rebelles abattus et exposer leurs têtes sur des pieux à l’entrée de leurs villages d’origine 48. Pour assurer la tranquillité des localités occupées, habitude est prise de prendre parmi la population civile des otages qui répondent sur leur vie du comportement de leurs concitoyens. Ces otages sont souvent choisis parmi les notables les plus influents : ainsi, après la prise de San Giovanni in Fiore, en août, Reynier s’assure de la personne du baron Barberico, l’un des principaux seigneurs de la région 49. Enfin, les Français envisagent de procéder à d’importants regroupements et déplacements de populations. César Berthier, chef d’état major de l’armée de Naples, préconise d’envoyer hors de la Calabre les familles des insurgés et de les rassembler dans quatre centres situés dans d’autres provinces du royaume 50. Joseph suggère de procéder à des déportations massives et demande à l’Empereur de lui désigner « à la paix » une colonie dans laquelle envoyer 20 000 à 30 000 « assassins et galériens » 51

18 Les occupants n’ignorent cependant pas qu’une répression aveugle ne peut que conduire les populations au désespoir et prolonger l’insurrection. Aussi les autorités s’efforcent-elles de s’attirer les faveurs, ou, du moins, la neutralité de la population en séparant ostensiblement le bon grain de l’ivraie : le décret du 31 juillet prévoit l’indemnisation des victimes des révoltés et l’octroi des biens de ces derniers à ceux qui n’ont pas pris part à la révolte. Les généraux français se montrent aussi soucieux de ne pas laisser les troupes se livrer à des débordements qui jetteraient inéluctablement les civils dans les bras des insurgés. Des instructions et rappels à l’ordre sont adressés aux chefs et aux soldats pour les inciter à faire preuve de discernement : « Je vous ai déjà recommandé d’empêcher que sous aucun prétexte on mette le feu aux villages et aux maisons isolées. L’emploi de ce moyen destructeur ne peut nullement servir au châtiment des brigands, il ne peut au contraire que nous susciter de nouveaux ennemis »52, écrit Masséna. Rapports et correspondance montrent également que les Français sont disposés à ménager aux insurgés une issue, à accepter leur reddition en échange de la promesse de leur laisser la vie sauve et la liberté. Ainsi, en août, Lamarque accorde son pardon collectif aux populations des villages de Pisciotta, La Catona et Rodio, dans le Cilento 53. Au même moment, Masséna fait annoncer, au nom de Joseph, une amnistie générale pour les insurgés qui accepteraient de déposer les armes, dont seuls les chefs sont exclus 54. Cette amnistie est toutefois assortie de clauses restrictives : les rebelles qui en bénéficient reçoivent une carte qu’ils doivent faire quotidiennement viser par le syndic de leur commune et font l’objet d’une étroite surveillance de la part des autorités 55. Enfin, les généraux de l’armée de Calabre s’efforcent de diviser pour régner. Les « capimasse » qui acceptent de se rendre se voient souvent accorder places, grades, et pensions par le nouveau régime, à l’instar de Sciabolone, dans les Abruzzes, ou de Sciarpa, dans le Cilento. Portée et limites des méthodes françaises de lutte anti-insurrectionnelle 19 Il serait toutefois excessif de créditer les Français d’un succès total dans leur lutte contre l’insurrection calabraise. De fait, la guérilla se poursuit de manière endémique durant des années, entretenant l’insécurité dans toute la province. Nombre de chefs de comitives tiennent tête aux Français jusque vers 1810-1811. Soutenues en sous-main par la reine Marie-Caroline, des bandes continuent à infester la Calabre et le Cilento. Des débarquements épisodiques de massisti sur les côtes du royaume se poursuivent. D’autre part, les méthodes françaises de lutte contre la subversion employées au cours de l’année 1806 ont aussi montré leurs limites et leurs imperfections. L’armée de

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Calabre ne dispose jamais des effectifs nécessaires pour mener sa tâche à bien et écraser définitivement l’insurrection. De plus, les contrées pacifiées par le passage des détachements tendent à entrer de nouveau en ébullition sitôt ceux-ci disparus. Le recours aux supplétifs calabrais ne suffit pas à pallier l’insuffisance des effectifs, car si ces auxiliaires permettent de renforcer les colonnes mobiles et de quadriller plus complètement le territoire, leur valeur militaire semble avoir été des plus médiocres. Ainsi, lors du siège de Scilla, en juillet 1806, la garde civique toute entière se soulève contre les Français et ouvre le feu sur les soldats du commandant Michel 56. Un an plus tard, en juin 1807, la seule apparition d’une flottille portant la bande de Santoro devant les murs de Cotrone suffit à semer la panique chez les autorités et les défenseurs de la ville, qui se sauvent « abandonnant leurs familles à la merci des brigands » 57. D’autre part, sur le terrain, du fait du manque de renseignements fiables, la marche des colonnes tombe souvent dans le vide, avec pour seul résultat d’occasionner un surcroît de fatigue. Il est fréquent que les unités chargées d’opérer contre les insurgés reçoivent trop tard leurs instructions et n’exécutent pas leur mouvement. D’autres troupes sont déroutées par des ordres mal compris. Lorsque enfin les colonnes parviennent à combiner leurs manœuvres et à cerner les bandes insurgées, il n’est pas rare que leur action, mal coordonnée, conduise à l’échec. Ainsi, lors du combat de Sarracene, le 11 août 1806, l’attaque prématurée d’une des unités censée prendre les Calabrais en tenaille alarme ceux-ci et permet à la majeure partie d’entre eux de prendre la fuite avant d’être encerclés 58.

20 La campagne de Calabre met aussi en relief les dysfonctionnements au sommet de la hiérarchie militaire. À plusieurs reprises, Masséna accuse ses subordonnés – Mermet et Gardanne notamment – de faire preuve de lenteur ou de mauvaise volonté dans l’exécution des ordres. D’autres, en revanche, se signalent par une indépendance et un sens de l’initiative qui les conduits à faire fi des instructions qui leur sont données. Les généraux refusent souvent de se soutenir, ou de porter secours à un camarade en difficulté. À Verdier qui lui demande de lui envoyer du renfort à Pedace, Mermet rétorque ainsi : « Il n’est point parti de colonne mobile pour Pedace, mon cher ami, […] et Pedace menacerait de brûler dix fois que je n’irai pas à son secours parce que ce serait compromettre les intérêts de l’armée. […] C’est à vous de faire cette expédition avec vos troupes et il y a mille et une raison qui vous y obligent » 59. D’autres chefs détournent sans vergogne des moyens militaires qui ne leur sont pas destinés : dans le Cilento, Lamarque retient ainsi auprès de lui des détachements en route vers la Calabre pour renforcer ses propres troupes. Les ratés de la logistique produisent les effets les plus fâcheux sur les opérations militaires et la pacification. Malgré les pressantes demandes de Masséna pour obtenir davantage de fonds et de matériel, les troupes françaises ne parviennent jamais à être convenablement vêtues et ravitaillées. Contraintes de vivre sur le pays, elles opèrent des ponctions répétées sur les habitants, et ces prélèvements prennent souvent l’allure de véritables razzias. En conséquence : « tous les habitants s’appauvrissent et désertent, il ne leur reste réellement que le parti de prendre les armes pour se venger de la manière dont on les dépouillent » 60. Les rapports adressés à Joseph dans les années 1807-1808 révèlent que nombre d’insurgés n’ont déposé les armes et demandé l’amnistie que pour éviter la peine capitale, et se sont empressés de rejoindre une comitive quelque temps plus tard pour reprendre leurs activités délictueuses 61. Toutefois, il est probable qu’un investissement militaire et financier beaucoup plus important en Calabre n’aurait pas suffi à ramener entièrement le calme dans la province. Le brigandage, la violence, la propension des

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habitants des contrées méridionales à prendre les armes tient avant tout aux déséquilibres économiques et sociaux qui caractérisent le royaume de Naples à l’époque. L’invasion française cristallise l’exaspération d’une population écrasée sous le poids d’un système féodal vétuste et inique. Dans ces conditions, l’emploi de la force pouvait étouffer l’insurrection, mais pas éradiquer les racines du mal. Seules des réformes en profondeur des structures politiques, économiques et judiciaires auraient pu – à long terme – favoriser le développement du pays, corriger ses déséquilibres, et faire de la population calabraise une société pacifiée. Joseph a d’ailleurs compris cette nécessité puisque, dès l’été 1806, il entreprend de démanteler le système féodal, de réduire l’influence de l’Eglise, de réformer l’appareil judiciaire afin de le rendre plus équitable.

21 Le bilan d’un an de guerre dans le sud de la botte n’est donc guère à l’avantage des troupes françaises. Certes, l’insurrection a été dans l’ensemble réduite, et les positions perdues reconquises. Mais au plan stratégique, la campagne s’est enlisée dans des opérations sans portée militaire réelle. De plus, les rebelles calabrais et leurs alliés anglo-siciliens sont parvenus à fixer sur un théâtre périphérique des effectifs importants, à un moment où le besoin de renforts se faisait sentir pour la Grande armée aux prises avec les Russes et les Prussiens dans le nord de l’Europe. L’envoi de contingents successifs en Calabre porte en effet à plus de 20 000 le nombre d’hommes qui ont combattu dans cette province entre l’hiver 1806 et le printemps 1807. Les pertes subies ont été extrêmement lourdes, tant du fait des maladies que des combats. Le corps de Reynier, qui a effectué toute la campagne, est particulièrement éprouvé : certaines unités, telles le 1er léger ou le 42e de ligne, ont été pratiquement anéanties. Les pertes humaines essuyées par l’ensemble de l’armée française dans le royaume de Naples durant la seule année 1806 peuvent être estimées à 10 000 hommes sur une effectif total d’une quarantaine de milliers, dont la plupart ont péri en Calabre 62. Une fois encore, l’Italie du sud aura été le « tombeau des Français ».

22 La campagne menée à l’extrémité de la botte annonce les difficultés auxquelles les troupes impériales seront confrontées quelques temps plus tard sur un théâtre beaucoup plus vaste, la péninsule ibérique. Les méthodes expérimentées dans le sud de l’Italie pour venir à bout des rebelles seront de nouveau employées pour tenter de dompter l’insurrection espagnole. À cet égard, il n’est guère surprenant de constater que bon nombre des officiers français qui se sont illustrés dans la lutte contre les insurgés espagnols – les généraux Lamarque, Hugo ou Abbé notamment – avaient auparavant servi dans le royaume de Naples. À plus long terme, les pratiques de contre- guérilla et de pacification utilisées en Italie méridionale seront généralisées par toutes les puissances européennes lors des conflits coloniaux livrés sur le sol de l’Afrique et de l’Asie. La campagne de Calabre apparaît ainsi comme la préfiguration de ces « petites guerres » dont le XIXe siècle, apogée de l’impérialisme européen, sera si fécond.

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NOTES

1.. Odile ROYNETTE, Les mots des soldats, Paris, Éditions Belin, 2004, pp. 136-137. 2.. Idem, Ms 1 124. 3.. SHAT (Service historique de l’Armée de terre), C5 31, lettre de Reynier à Masséna, Maida, 7 septembre 1806. 4.. SHAT, C5 4. Rapport sur les opérations de l’armée de Naples du 15 au 25 octobre 1806. 5.. Arch. nat, 566 AP 15, mémoire adressé au roi Joseph par Lamarque, décembre 1806. 6.. SHAT, C5 31, lettre de Reynier à Joseph, 21 août 1806. 7.. Arch. nat., 304 MI 45, lettre de Franceschi-Delonne à Masséna, Nicastro, 28 novembre 1806. 8.. Arch. nat., 304 MI 45, lettre de Mermet à Verdier, Scigliano, s.d. 9.. Arch. nat., 304 MI 45, lettre de Mermet à Masséna, Scigliano, 30 septembre 1806. 10.. SHAT, C5 31, lettre de Reynier à Joseph, Cosenza, 28 février 1807. 11.. SHAT, C5 5, rapport sur les opérations de l’armée de Naples du 20 au 28 février 1807. 12.. Proclamation à l’armée du 6 Nivôse an XIV (27 décembre 1805) dans Correspondance de Napoléon Ier, Paris, Éditions Plon et Dumaine 1863, tome 13, p. 509. 13.. Arch. nat. (Archives nationales), 381 AP 7, lettre du général Franceschi-Delonne à , 20 février 1807. 14.. Arch. nat., 381 AP 8, lettre de Masséna à Joseph, Cosenza, 5 décembre 1806. 15.. Arch. nat., 381 AP 8, « Rapport à SM le roi Joseph sur la situation des troupes du corps d’armée de Calabre », 30 décembre 1806. 16.. Arch. nat., 304 MI 45, lettre de Masséna à Joseph, Monteleone, 11 septembre 1806. 17.. Arch. nat., 381 AP 7, lettre de Verdier à César Berthier, Cosenza, 20 septembre 1806. 18.. Albert DU CASSE, lettre de Joseph à Napoléon, Naples, 15 septembre 1806, ouv. cité, p. 203. 19.. Lettre de Joseph à Napoléon, Naples, 30 décembre 1806, dans Albert DU CASSE, ouv. cité, tome 3, p. 248. 20.. Arch. nat, 304 MI 45, Masséna à Reynier, Cosenza, 20 août 1806. 21.. Arch. nat, 304 MI 45, lettre de Gardanne à Masséna, Monte Cocuzzo, 2 septembre 1806. 22.. SHAT, C5 31, lettre de Reynier à Joseph, Monteleone, 16 janvier 1807. 23.. SHAT, C5 31, lettre de Reynier à Joseph, Reggio, 1er avril 1806. 24.. Décret du roi Joseph du 13 mai 1806. 25.. Arch. nat., 304 MI 45, lettre de Mathieu Dumas à Masséna, Naples, 29 septembre 1806. 26.. SHAT, C5 4, rapport sur les activités de l’armée de Naples du 15 au 25 octobre 1806. 27.. Arch. nat., 381 AP 3. 30 000 ducats en janvier 1807. Extrait du budget du ministère de l’intérieur pour le mois de février 1807. 28.. Arch. nat., 381 AP 10. « Rapport sur la situation des travaux de la route militaire des Calabres à l’époque du 1er avril 1807 » : 500 soldats du génie et 2 000 à 3 000 ouvriers calabrais réquisitionnés sont employés aux travaux de la route de Calabre à cette date. 29.. Arch. nat., 304 MI 45, lettre de Masséna à Verdier, Monteleone, 24 septembre 1806.

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30.. Arch. nat., 304 MI 45, lettre de Verdier à Masséna, Fiume-Fredo, 23 août 1806. 31.. Arch. nat., 304 MI 45, lettre de Gardanne à Masséna, Nicastro, 22 septembre 1806. 32.. Arch. nat., 304 MI 45, lettre de Verdier à Masséna, Cosenza, 1er novembre 1806. 33.. Arch. nat., 304 MI 45, lettre de Verdier à Masséna, Cosenza, 19 octobre 1806. 34.. Lubin GRIOIS, Mémoires du général Griois, Paris, Éditions Plon-Nourrit, 1909, p. 326. 35.. Cité par Charles ARDANT DU PICQ, Études sur le combat, Éditions Champ Libre, Paris, 1978, p. 70, (première édition 1868). 36.. SHAT, C5 4, rapport sur les opérations de l’armée d’expédition du 11 au 20 octobre 1806. 37.. Douze années de guerre sous l’Empire (1803-1815). Lettres d’Etienne-Michel Desjonquères, lieutenant au 20e de ligne, Éditions Realcamp, 1975, p 115. 38.. Rapport de Mermet à Joseph, 6 août 1806 cité dans Albert DU CASSE, Mémoires et correspondance politique et militaire du roi Joseph, ouv. cité, tome III, p. 117. 39.. SHAT, C5 31, lettre de Reynier à Vintimille, Ajello, 24 août 1806. 40.. Général GRIOIS, ouv. cité, p. 326. 41.. SHAT, C5 31, lettre de Reynier à Masséna, Francavilla, 6 septembre 1806. 42.. Arch. nat., 566 AP 15, rapport de Lamarque à Joseph sur la prise de Camerota, 2 septembre 1806. 43.. Décret reproduit dans le Journal de l’Empire, 22 août 1806 (Bib. nat. France, Micr. D 59). 44.. Statistiques établies à partir du dépouillement des minutes de jugements rendues par la commission militaire siégeant à Cosenza. Archivio di Stato di Cosenza, Commissione militare francese, 1806-1812, volume 4, fasc. 52 in bb 3. 45.. Pierre-Charles DUTHILT, Mémoires du capitaine Duthilt, Paris, Éditions Tallandier, 1909, p 212. 46.. Arch. nat., 304 MI 45, lettre de Verdier à Masséna, Rogliano, 18 août 1806. 47.. Arch. nat, 304 MI 45, lettre de Gardanne à Masséna, Fiume-Freddo, 2 septembre 1806. 48.. Arch. nat., 381 AP 7, rapport des opérations de la colonne sous les ordres du général Lamarque du 21 novembre au 4 décembre 1806. 49.. SHAT, C5 31, lettre de Reynier à Masséna, Scigliano, 19 août 1806. 50.. Arch. nat., 381 AP 7. César Berthier aux gouverneurs et syndics de Calabre, s.d. 51.. Albert DU CASSE, ouv. cité, tome III, p. 123. 52.. Arch. nat., 304 MI 45, lettre de Masséna à un correspondant anonyme, Cosenza, 17 août 1806. 53.. Arch. nat., 566 AP 15, lettre de Lamarque à Joseph, 25 août 1806. 54.. Arch. nat., 304 MI 45, lettre de Masséna à Joseph, Cosenza, 22 août 1806. 55.. Arch. nat., 381 AP 7. César Berthier aux gouverneurs et syndics de Calabre, s.d. 56.. Arch. nat, 381 AP 10. « Mémoire sur la défense du château de Scilla par le commandant Michel, chef de bataillon du génie ». 57.. SHAT, C5 5, « Journal du siège de Cotrone », rédigé par le général Lamarque, 12 juillet 1807. 58.. Arch. nat., 304 MI 45, lettre de Masséna à Joseph, Castrovillari, 12 août 1806. 59.. Arch. nat., 304 MI 45, lettre de Mermet à Verdier, août 1806. 60.. Arch. nat., 381 AP 7, lettre du général Franchesci à Joseph, 11 février 1807. 61.. Bib. nat. France, manuscrits anciens, fond italien, Ms 1124. Lettre du général Romeuf au général Lamarque, 24 septembre 1807.

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62.. AN, 381 AP 4. Rapport de M.Dumas à Joseph sur l’état de l’armée de Naples au 25 janvier 1807.

RÉSUMÉS

Au début de l’année 1806, Napoléon charge le maréchal Masséna de conquérir le royaume de Naples afin de placer son frère Joseph sur le trône napolitain. Malgré la facilité avec laquelle s’effectue la conquête, les Français se trouvent rapidement confrontés à de sérieuses difficultés. Soumis aux attaques des forces britanniques basées en Sicile, ils doivent également faire face à une féroce guérilla dans les provinces les plus méridionales du royaume. Soutenus par les Anglo- Siciliens, les insurgés calabrais parviennent à mettre en échec les troupes du général Reynier et obligent Masséna à intervenir personnellement. La Calabre devient alors un véritable laboratoire des méthodes de lutte anti-insurrectionnelle : les colonnes mobiles françaises se livrent à un incessant quadrillage du terrain, utilisent des unités spécialement formées à la contre-guérilla, lèvent des auxiliaires parmi la population calabraise. Grâce à l’emploi de ces méthodes, la région est progressivement pacifiée, mais la campagne se révèle fort coûteuse et préfigure les difficultés que les Français rencontreront peu après en Espagne.

The anatomy of a « guerrilla warfare »: the 1806-1807 Calabrian campaign. At the beginning of 1806, Napoléon instructed marshal Masséna to conquer the , so as to put his brother Joseph on the Neapolitan throne. Although the conquest was very easy, the French soon met numerous problems: while having to fight the British forces based in , they also had to cope with a fierce guerrilla in the southernmost provinces of the kingdom. Supported by the Anglo-Sicilians, the Calabrese insurgents managed to keep general Reynier’s troops at bay, and compelled Masséna to interfere personally. then became a genuine laboratory for anti-insurrectional fighting methods. The French got flying columns engaged in a constant combing of the countryside; they used specially trained anti-guerrilla units, and raised auxiliary troops out of the Calabrian population. Thanks to these methods, the country was progressively pacified, but the campaign turned out to be very costly, and foreshadowed the difficulties the French would soon meet in Spain.

AUTEUR

NICOLAS CADET Doctorant à l’École des Hautes Études en sciences sociales

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Vers une anthropologie historique de la violence de combat au XIXe siècle : relire Ardant du Picq ?

Stéphane Audoin-Rouzeau

1 « Relire » Ardant du Picq, vraiment ? Lorsque l’on songe à la célébrité de l’auteur d’ Études sur le combat 1 en France et dans le monde anglo-saxon, ainsi qu’aux éditions successives d’un livre dont la pertinence reste reconnue 135 ans après la mort de son auteur 2, il peut paraître déraisonnable de proposer un tel sujet. Il nous a semblé pourtant qu’à toujours vouloir tirer ce « classique » de la littérature militaire française du côté de la lucidité prospective, voire de l’actualité immédiate du phénomène guerrier, on oublie trop souvent de faire d’Ardant du Picq une lecture tout simplement historicisée. Dans le cadre de cet article, toutefois, c’est moins d’histoire que d’anthropologie historique qu’il s’agira. De cette anthropologie historique qu’appelle évidemment la corporéité du déploiement de la violence extrême en temps de guerre, elle-même inséparable d’un expérience psychique d’une intensité exceptionnelle.

2 Mais pourquoi partir d’Ardant du Picq et d’un livre non seulement inachevé mais composé en outre de bric et de broc à partir de la réunion de textes très divers – sinon disparates – réunis après la mort de leur auteur en 1870 ? Notre hypothèse est ici qu’Ardant du Picq parvient à observer, à dire, à analyser des aspects de la violence de combat que nul autre que lui n’est parvenu à isoler avec une réflexivité aussi aiguë, non seulement au XIXe siècle mais aussi sur l’activité guerrière de cette période. Dans ses pages, le combat et tout ce qui s’y joue d’essentiel ne sont jamais traités sous la forme habituelle du récit de guerre et de bataille, en fonction de ces conventions discursives qui continuent d’imprégner profondément l’histoire de la conflictualité au point de décourager souvent toute recherche neuve à son endroit. Ardant du Picq s’est offert un changement de focale, et il ose un type de regard sur la violence qui fait de son ouvrage un guide précieux pour toute exploration de la dimension la plus opaque de l’activité guerrière : la violence extrême, dont le point nodal est le combat. Les données de l’expérience

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3 Rappelons tout d’abord qu’Ardant du Picq fut avant tout un officier de troupe disposant d’une solide expérience de la guerre lorsqu’il rédigea la plupart de ses écrits, entre 1865 et 1869. Retraçons ici l’essentiel de sa carrière : né en 1821, entré à Saint-Cyr en 1842, dont il sort avec un rang médiocre, Charles Ardant du Picq est sous-lieutenant au 67e régiment d’infanterie en octobre 1844, lieutenant en 1848, capitaine en 1852. Les années suivantes le conduisent à alterner commandements dans des unités de chasseurs et dans des régiments d’infanterie. En 1853, il passe au 9e bataillon de chasseurs à pied, devient en 1856 chef de bataillon au 100e régiment d’infanterie avant de repasser la même année au 16e bataillon de chasseurs à pied, puis au 37e régiment d’infanterie en 1863. En 1864, il est lieutenant-colonel, d’abord au 55e régiment d’infanterie, puis au 10e régiment d’infanterie cinq ans plus tard. On le voit : Charles Ardant du Picq est d’abord un fantassin, mais qui dispose de l’expérience des chasseurs à pied (on compte sous le Second Empire 21 bataillons de ces soldats d’élite destinés à agir rapidement en avant des lignes et à harceler l’ennemi de leur feu).

4 L’expérience de guerre de l’auteur d’Études sur le combat est double. Sa connaissance de la « vraie guerre » est de première main, à travers l’immersion dans la guerre de Crimée au cours de laquelle il participe à l’assaut du bastion central de Sébastopol en septembre 1855. Il y fut fait prisonnier. Cette connaissance directe de la bataille en Crimée transparaît d’ailleurs souvent de manière privilégiée dans plusieurs passages de l’ouvrage, même si son auteur évite toujours le témoignage à la première personne. Membre du corps expéditionnaire envoyé en Syrie en 1860, Ardant du Picq connut aussi la « petite guerre », en Algérie surtout, lors de la répression de l’insurrection de 1864.

5 À cette expérience directe du combat, il ajoute une documentation historique, mais aussi un corpus plus original, puisés dans les résultats d’une enquête initiée par une lettre écrite en 1868 à des officiers ayant commandé sous le feu lors de différents conflits précédant la guerre franco-prussienne, celle-là même qui vit la mort du colonel devant Metz. Les questions qu’il pose dans ce long texte sont évidemment informées en profondeur par l’expérience de bataille de son auteur. Qu’on en juge par ce passage concernant un moment capital, celui de l’assaut : « Comment s’est fait la charge, – à quelle distance l’ennemi a fui devant elle, – à quelle distance elle s’est repliée devant le feu ou devant la contenance, ou devant tel ou tel mouvement de l’ennemi. – Ce qu’elle a coûté. – Ce qui a pu être remarqué de toutes ces mêmes choses chez l’ennemi. La contenance, c’est-à-dire l’ordre, le désordre, les cris, le silence, le trouble, le sang-froid, chez les chefs, chez les soldats, soit chez nous, soit chez l’ennemi, avant, pendant, après. Comment le soldat a été tout le temps de l’action dirigeable et dirigé, ou bien à tel instant a eu tendance à quitter le rang pour rester en arrière, ou pour se jeter en avant. À quel instant, si la direction échappant aux chefs, n’a plus été possible, à quel instant cette direction a échappé au chef de bataillon, – à quel instant au capitaine, au chef de section, au chef d’escouade ; à quel instant, en somme (si chose semblable a eu lieu), n’y a-t-il plus eu qu’une impulsion désordonnée, soit en avant, soit en arrière, emportant chefs et soldats pêle-mêle. Où, quand, a eu lieu le temps d’arrêt. Où, quand, la reprise en main des soldats par les chefs. À quels instants, avant, pendant, après la journée a été fait l’appel du bataillon, de la compagnie. Résultats de ces appels.

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Combien de morts, combien de blessés, de part et d’autre ; – le genre des blessures : – chez les officiers, – les sous-officiers, – les caporaux, – les soldats, – etc. » 3

6 Comment ne pas relever qu’aujourd’hui encore, un tel questionnement mérite de rester nôtre, dans la perspective de cette anthropologie historique de la violence de combat que nous appelons de nos vœux ? Par le type de focale mis en œuvre, le questionnaire d’Ardant du Picq suggère en effet une « histoire au ras du sol » 4, en totale rupture avec un descriptif de la violence entrepris le plus souvent à petite échelle et sur lequel aucune réflexivité ne peut utilement s’exercer. Il propose également une histoire corporelle (celle des blessures, de leurs emplacements sur les corps…) qui, en outre, sait faire appel à la sphère sensible du soldat (notation des sons qui accompagnent la lutte). Il souligne enfin le lien entre soma et psyché, à travers l’attention très grande portée à toutes les réactions psychologiques des hommes placés dans la situation d’agression sensorielle caractéristique de la bataille. Le questionnaire d’Ardant du Picq prend tout simplement le sens d’une leçon d’intelligence historiographique dont la pertinence reste, aujourd’hui encore, à peu près intacte.

7 On imagine la difficulté que les destinataires de cette lettre ont probablement ressentie au moment d’y répondre. Tout indique d’ailleurs que les réponses ont été peu nombreuses. Pour autant, celles dont nous disposons sont du plus grand intérêt historique elles aussi. Elles concernent les batailles de l’Alma et d’Inkerman (1854), de Magenta et de Solferino (1859), de Mentana enfin (1867) : toutes s’insèrent par conséquent dans la séquence chronologique 1850-1870. Ces récits, qui figurent en annexe d’Études sur le combat, constituent évidemment des approches très partielles, voire parcellaires, mais pour cette raison même l’information transmise est de premier ordre. L’échelle choisie est en effet la bonne, et tout indique que les correspondants d’Ardant du Picq ont su comprendre que ses questions étaient bien celles qu’il convenait de poser aux données de l’expérience. Cette série – malheureusement trop brève, il est vrai – constituée de récits micro historiques du déploiement de la violence de combat, prennent tous pour objet central, sinon unique, le combattant.

8 Invariance

9 « Étudions donc l’homme dans le combat, écrit Ardant du Picq, car c’est lui qui fait le réel »5. Si la lecture d’Études sur le combat suggère si nettement une lecture de type anthropologique de la violence de bataille, sans doute est-ce parce que l’auteur institue en une sorte d’invariant les réactions de l’homme confronté à l’acte de combattre. Au- delà d’un certain nombre de concessions aux « tempéraments nationaux », celui-ci développe sa conviction d’une unicité profonde de la psyché humaine face au combat, unicité par là même susceptible de transcender les époques, les contextes et surtout la variance des modalités techniques des affrontements : « Si nous avons surtout parlé du combat d’infanterie, note-t-il ainsi dans sa conclusion de la première partie consacrée au combat antique, c’est que celui-ci était le plus sérieux et que, à pied, à cheval, sur le pont d’un navire, au moment du danger, on retrouve toujours le même homme, et, qui le connaît bien, de son action ici conclut à son action partout » 6. Ailleurs, il y insiste à nouveau : « L’étude du passé seule peut nous donner le sentiment du praticable, et nous faire voir comment demain, forcément, inévitablement, combattra le soldat »7.

10 Le lecteur d’aujourd’hui sent bien qu’Ardant du Picq a tort, tant il est vrai que les affects qui s’attachent à l’activité guerrière ne peuvent évidemment s’affranchir des contextes historiques dans lesquels ils s’insèrent. Pourtant, paradoxalement, sa conception de l’invariance humaine au combat garde une intrigante pertinence

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heuristique : sans doute parce qu’Ardant du Picq se refuse à instituer la dimension technologique d’un affrontement comme point de départ de ses réflexions, et moins encore les conceptions tactiques et stratégiques qui surdéterminent la mise en œuvre de la violence, cette mise en exergue de l’invariance constitue une des grandes forces de son texte. Son anthropologie du combat est ancrée avant tout dans une intuition des possibilités psychiques de l’être humain : « Avec le perfectionnement des armes, des engins de jet, la puissance de destruction croît, le courage d’affronter devient plus difficile et l’homme ne change pas, ne peut pas changer », écrit-il. Et s’il ne peut changer, c’est parce que ce dernier n’est capable « que d’une quantité donnée de terreur » 8. Intéressante attention aux capacités psychiques, qui se double, d’un point de vue plus réflexif, d’une méthodologie historique très centrée sur la corporéité. Dépassant les analyses issues des rapports de pertes entre vainqueurs et vaincus, et mettant l’accent sur les lieux des blessures sur les corps, il prête en particulier la plus grande attention à la question de la mort reçue de dos : « Le nombre des tués, explique- t-il, le lieu des blessures, en disent davantage, bien souvent, que les plus longs récits, quand parfois ils ne les démentent pas » 9. On entre ici dans le champ d’une expertise médicale des procédures de la mise à mort.

11 Pour autant, l’anthropologie du combat d’Ardant du Picq n’est aucunement basée sur une conception rigide. Car cette invariance postulée en termes de réactions humaines au combat est elle-même finement croisée avec la variance historique, qui suppose en retour une extrême attention au détail, à la complexité des situations réelles. Son exigence est sur ce point très grande, comme le souligne, en creux en quelque sorte, cette appréciation louangeuse d’un récit de combat intervenu en 1815 : « Nous avons infiniment peu de récits montrant l’action d’aussi près que le récit de combat du pont de l’Hôpital par le colonel Bugeaud. Ce sont des narrés semblables, plus détaillés encore – car le moindre détail a son importance – d’acteurs ou de témoins ayant su voir et sachant se ressouvenir, qui seraient nécessaires à une étude du combat de nos jours » 10.

12 À ce titre, on serait tenté d’affirmer qu’Ardant du Picq propose une méthodologie qui tourne le dos à l’histoire militaire de son temps. Et, dans une certaine mesure, à celle du nôtre. En France tout au moins, pour des raisons dont il serait trop long sans doute de tenter ici l’analyse, le défi historiographique lancé par Ardant du Picq n’a-t-il pas été vain, en effet ? C’est en ce sens que son texte conserve aujourd’hui encore tout son pouvoir d’impulsion d’un effort historique centré sur la violence de guerre. La peur 13 Au centre du propos d’Ardant du Picq, constituant l’axe même de son livre, se trouve la peur ; ce que la peur permet, ce qu’elle ne permet pas ; et sa dimension irrépressible au combat. La réflexivité de l’auteur se voit par conséquent appliquée une fois encore à la psyché combattante. C’est sans doute sur ce point qu’il met le mieux en valeur son capital d’expériences personnelles, n’hésitant pas à parler à la première personne, comme dans ce passage où l’officier s’adresse au soldat – de manière fictive et cependant si directe – dans l’instant qui précède sa fuite : « Mais toujours il arrive un instant où l’horreur naturelle prend le dessus sur la discipline, et le combattant s’enfuit. – “Arrête, arrête ; tiens quelques minutes, un instant de plus, et tu es vainqueur ; – tu n’es pas même encore blessé, – si tu tournes le dos tu es mort”. – Il n’entend pas, il ne peut plus entendre. – Il regorge de peur » 11. Ardant du Picq ne s’en tient pas là. Partant de son observation des hommes, il sait établir une savante gradation entre l’émotion, la peur, la terreur, tout en notant la fragilité extrême des

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équilibres susceptibles de faire passer les combattants d’un état psychique dans un autre : « Les soldats ont émotion, peur même. Le sentiment du devoir, la discipline, l’amour-propre, l’exemple des chefs, leur sang-froid surtout, les maintiennent et empêchent la peur de devenir terreur. Leur émotion ne leur permet jamais de viser, d’ajuster autrement que par à peu près, quand elle ne les fait pas tirer en l’air […]. En guerre, lorsque la terreur vous a pris, et l’expérience montre qu’elle vous prend souvent, vous êtes comme devant le lion, vous fuyez en tremblant et vous vous laissez égorger » 12. Point culminant de cette gradation : le phénomène de panique, qui suscite la fuite irrépressible du groupe combattant tout entier : « L’espace les a tentés. Ils ne se retourneront plus » 13.

14 Une lecture attentive d’Ardant du Picq, et parfois de certaines des réponses – si riches, on l’a dit – suscitées par son enquête, permettent d’entrer dans une description très fine des symptômes de cette peur au combat. Ainsi ceux qui ont trait à l’usage des armes : ici elles « tombent des mains » des soldats ; ailleurs il faut les arracher à des hommes frappés de stupeur, comme ce fut le cas à Magenta si l’on en croit une lettre adressée à Ardant du Picq le 23 août 1868 (« les Autrichiens […] que nous avons pris tenaient leurs armes dans leurs mains et ne voulaient ni les lâcher, ni s’en servir » 14). Un peu du même ordre sont les réflexes de regroupement en grands troupeaux d’hommes paralysés, dont Ardant du Picq souligne l’existence (à l’époque moderne toutefois) dans son Mémoire sur les feux d’infanterie.

15 On doit relever également avec quelle force d’évocation l’auteur analyse les processus d’évaporation massive des combattants sur le champ de bataille lors du moment paroxysmique que constitue l’avance vers l’ennemi. Le jeu des données de l’expérience est palpable dans ces pages extraordinaires, qui pourtant prennent Wagram comme point de départ et non d’autres combats directement vécus par Ardant du Picq lui- même : « La chose arrive chez toute troupe marchant en avant, sous le feu, dans quelque ordre qu’elle soit et le nombre des hommes tombant ainsi volontairement, se laissant aller au moindre bronchement, est d’autant plus grand que la distance est moins ferme et que la surveillance des chefs et des camarades est plus difficile. Dans un bataillon en colonne serrée en masse, cette sorte de désertion du moment est énorme ; la moitié du monde tombe en route. Le premier peloton est mêlé au quatrième, on est vrai troupeau de moutons, personne n’a plus aucune action, tout le monde étant mêlé. Si l’on arrive, néanmoins, en vertu de l’impulsion première, le désordre est si grand que la position enlevée, réattaquée par quatre hommes, est perdue » 15.

16 D’où ces non moins extraordinaires conseils pour diriger la charge, encore sous forme de notes ou presque, nourries elles aussi d’une pratique qui se lit en filigrane sans jamais prendre la forme d’un récit à la première personne : « Quand on marche à l’attaque d’une position, ne prendre le pas de course que le plus tard possible, lorsque le chef pense pouvoir arriver d’une haleine. Jusque-là, on a pu, à peu près, marcher en rang, c’est-à-dire avec ses chefs (le rang n’étant pas la ligne mathématique, mais le groupement dans la main du chef, sous son regard). Mais avec la course arrive la débandade ; beaucoup s’arrêtent (d’autant moins qu’on court moins longtemps), se couchent en route et ne rejoindront que si l’attaque réussit (s’ils rejoignent même). Mais si, devant courir trop longtemps, on est obligé de s’arrêter pour souffler, s’attendre, l’élan est rompu, brisé ; au mouvement de “En avant”, très peu partiront ; on a dix chances contre une de voir l’attaque manquer, tourner à la plaisanterie, en cris de : “en avant à la baïonnette”, sans que personne ne s’avance, sauf peut-être quelques

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braves qui se font tuer inutilement, et finalement s’évanouir devant la moindre démonstration de l’ennemi ; un mot malheureux, un rien suffisent… » 16. La liberté de ton est totale. Et « l’effet de connaissance » impressionnant sur ce qui se passe réellement au moment clé de l’affrontement entre deux troupes ennemies. On ne manquera pas de relever, en outre, que bien des observations empiriques faites par Ardant du Picq au cours des années 1860 restent cohérentes avec les acquis les plus récents de la psychiatrie militaire contemporaine 17. Le choc 17 Précisément, ce moment du choc fait l’objet sous sa plume d’un effort descriptif et réflexif particulier. Rien de plus éclairant sur ce point que tant de ses analyses qui permettent d’approcher ce qui se joue vraiment dans le déploiement de la violence de combat. Peu nous importe ici que, rabattant le présent des années 1860 sur l’Antiquité, il pense être en mesure de démontrer l’absence de choc véritable dans le cadre de la bataille antique, choc dont au contraire certains historiens contemporains croient pouvoir attester l’existence 18. L’auteur, en revanche, est infiniment convaincant lorsqu’il aborde ce qu’il connaît – la guerre de son temps – et lorsqu’il tente d’entrouvrir une fenêtre sur un des aspects de la violence de bataille parmi les plus difficiles à démêler. Et une fois de plus, même s’il raccroche sa description à un combat auquel il n’a pas participé (combat de Diernstein, en novembre 1805), les modalités discursives indiquent que c’est bien sa propre expérience de la charge dont il livre indirectement un témoignage, sur un rythme d’ailleurs étrangement précipité par l’emploi d’une syntaxe aussi savante que peu orthodoxe : « Notre bataillon est à 100 pas de l’ennemi, que va-t-il se passer ? Ceci, et l’on n’a jamais vu, on ne verra jamais autre chose : Si le 1er bataillon a résolument marché, s’il est en ordre, il y a dix à parier contre un que l’ennemi s’est retiré déjà sans attendre davantage ; mais l’ennemi ne bronche pas. Alors l’homme nu de nos jours contre le fer ou le plomb ne se possède plus ; l’instinct de la conservation le commande absolument. Deux moyens d’éviter ou d’amoindrir le danger et pas de milieu : fuir ou se ruer. Ruons nous ! Eh bien ! si petit soit l’espace, si court soit l’instant qui nous sépare de l’ennemi, encore l’instinct se montre. Nous nous ruons, mais… la plupart, nous nous ruons avec prudence, avec arrière-pensée plutôt, laisser passer les plus pressés, les plus intrépides, et ceci est singulier, mais absolument vrai, nous sommes d’autant moins serrés que nous approchons davantage, et adieu la théorie de la poussée, et si la tête est arrêtée, ceux qui sont derrière se laissent choir plutôt que de la pousser, et si cependant cette arrêtée est poussée, elle se laisse choir plutôt que d’avancer. Il n’y a pas à se récrier, c’est ainsi. La poussée a lieu, mais pour le fuyard » 19.

18 Car Ardant du Picq ne cesse décidément de le marteler : « Le choc est un mot » 20, le choc est un mythe, et rien d’autre n’existe qu’une mêlée confuse. Son jugement péremptoire aide en tout cas à réexaminer de fond en comble un immense corpus documentaire – corpus d’images et de textes – qui, largement à notre insu sans doute, surdétermine nos représentations du combat en les orientant vers le topos du choc frontal. Les corps, nous dit au contraire Ardant du Picq, ne se heurtent pas. Notre représentation de la bataille au XIXe siècle, et, dans une certaine mesure, de la guerre elle-même, ne s’en trouve-t-elle pas profondément bouleversée ?

19 D’où la notion de « force morale », si mal comprise par une historiographie victime ici d’une vision rétroactive induite par la catastrophe de l’été 1914. Vu du côté d’Ardant du Picq, le concept paraît infiniment moins absurde que l’usage qui en fut fait ultérieurement, à la fin du siècle et au début du suivant : « L’impulsion morale » n’est

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alors rien d’autre qu’une peur – une terreur plutôt – supérieure à la sienne propre, et que l’on inflige à un adversaire ainsi forcé de s’enfuir. Le choc n’est que peur du choc à provoquer.

20 De tout ce qui précède, on ne doit pas inférer que l’auteur ne sache pas prendre en compte les mutations techniques qui, lors de la décennie 1860 au cours de laquelle Ardant du Picq écrit l’essentiel de son œuvre, ont commencé de transformer de fond en comble les conditions mêmes du combat au sein du monde occidental. Ces transformations, on le sait, ont trait à l’utilisation du train (première mise en œuvre à grande échelle en 1859 lors de la campagne d’Italie), au développement des communications (télégraphe électrique), à l’affirmation du modèle des armées de masse issues de la généralisation de la conscription dont la réforme Roon-Bismarck de 1862 offre le premier modèle moderne à l’ensemble de l’Europe. Elles ont trait surtout, au niveau tactique qui nous intéresse davantage ici, à l’introduction d’une artillerie nouvelle, bien plus puissante que lors de la première moitié du siècle, et dont les canons Krupp prussiens constituent, lors des années 1860 là encore, la meilleure illustration. Notons surtout l’apparition des fusils modernes : carabines américaines Sharp et Spencer de la guerre de Sécession, fusil Dreyse prussien (dont on sait le rôle dans la victoire contre l’Autriche en 1866), Chassepot français, entré en service au même moment. Nouvelles armes qui accroissent la densité du mur de balles que les troupes peuvent dresser devant elles grâce à l’intensité nouvelle de leur tir (jusqu’à une dizaine de coups par minutes pour le Chassepot), mais qui élargissent aussi la zone de mort du fait de leur portée (le tir d’un Chassepot est efficace à plus de 400 mètres et reste dangereux bien au-delà), tout en aggravant les blessures du fait du pouvoir de pénétration accru de leurs projectiles. Enfin, en raison des possibilités offertes par le chargement par la culasse et par l’intensité inusitée du feu, les hommes sont forcés de se disperser, mais il leur est désormais permis de tirer en restant couchés. Peut-être n’est-il pas exagéré de parler d’un « moment Ardant du Picq » ? Il pourrait correspondre à la transition entre le modèle du soldat au « corps redressé » 21, combattant debout et en ordre serré, vers celui du soldat accroupi, voire couché, de plus en plus séparé des autres et tenu d’affronter l’épreuve du combat dans une solitude accrue. Au cours des années 1860, la consistance même du danger et de sa perception par les combattants ont en effet connu une mutation décisive dont Ardant du Picq fut le témoin.

21 À ces transformations du feu, tout au moins du feu de l’infanterie car il a été souligné à juste titre qu’Ardant du Picq avait négligé le rôle nouveau de l’artillerie (qui n’apparaîtra il est vrai en pleine lumière qu’en 1870, c’est-à-dire après la date de rédaction de ses écrits), l’auteur consacre de longs développements pour souligner qu’elles rendent déjà et rendront à l’avenir le combat plus difficile que jamais, la peur plus marquée, le désordre plus grand, le contrôle des combattants plus aléatoire. Sa démonstration d’ensemble, pense-t-il, n’en est donc que plus probante. Ce profond changement est admirablement décrit dans un passage de nouveau rédigé à la première personne, très caractéristique de son goût pour les comparaisons diachroniques, cette fois entre les conditions du combat antique et celles du combat moderne : « Aujourd’hui, si fort, ferme, exercé, courageux que je sois, je ne puis jamais dire : j’en reviendrai. Je n’ai plus affaire aux hommes, je ne les crains pas, mais à la fatalité de la fonte et du plomb. La mort est dans l’air, invisible et aveugle, avec des souffles effrayants qui font courber la tête […] Nous en finissons ! Mais pour en finir il faut se porter en avant, il faut aller chercher l’ennemi, et fantassin, cavalier, nous

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sommes nus contre le fer, nus contre le plomb, infaillibles à deux pas. Marchons quand même, franchement, résolument ; notre adversaire ne tiendra pas devant la perspective du bout portant de notre fusil, car l’abordement n’est jamais mutuel, nous en sommes sûrs, – on nous l’a dit mille fois –, nous l’avons vu. Si, cependant, les choses allaient changer aujourd’hui ! Si lui aussi nous offrait le bout portant ! » 22.

22 De cette situation nouvelle, l’auteur tire toute une série de conséquences tactiques dont l’analyse n’entre pas directement dans notre propos : éparpillement nécessaire des combattants (mais du même coup difficulté accrue de les commander) ; avantage donné à la défense sur l’attaque ; impossibilité de faire effectuer des « feux à commandement » par rangs, et donc nécessité de commander des feux de tirailleurs en avant des troupes et des feux à volonté en ordre mince, ne serait-ce que parce que cela peut calmer et occuper des soldats incapables de toute façon de tirer correctement tant est forte l’émotion collective… Le désordre et le rang 23 Corrélat de cette omniprésence de la peur et de l’absence de tout choc organisé : le complet désordre de l’assaut, et l’impossibilité totale pour les officiers d’en contrôler le déroulement. À partir d’un point donné, souligne Ardant du Picq, le combat bascule dans un hasard complet, dans un monde d’aléas au sein duquel les hommes font rigoureusement ce qu’ils veulent. Ainsi cite-t-il en annexe le texte d’un officier prussien ayant pris part aux combats de 1866 et qui, à sa grande surprise, fut le témoin d’une gigantesque dilatation latérale des lignes, parfaitement imprévue, ainsi qu’à une pression collective vers l’avant sans qu’aucun contrôle ne fût possible de la part du commandement 23. Les conclusions de la lettre d’un capitaine présent à la bataille de l’Alma, datée de 1869, sont exactement du même ordre 24 : c’est un simple chasseur qui a donné le signal de l’assaut, dit le témoin ; les différents corps ont attaqué mêlés les uns aux autres dans une confusion totale ; tout le monde criait et commandait, du haut en bas de la hiérarchie ; aucune manœuvre dès le premier coup de fusil tiré, mais un mélange total des hommes et des officiers et une évaporation considérable des effectifs… Soulignons de nouveau ici à quel point le questionnaire d’Ardant du Picq a décidément suscité des témoignages saisissants parmi les officiers auxquels il avait entrepris de s’adresser.

24 La réflexivité d’Ardant du Picq sur le désordre inhérent au combat est d’autant plus impressionnante qu’elle ne paraît pas avoir pour but de rechercher les moyens d’y mettre un terme, mais bien au contraire de faire admettre le désordre comme une donnée inévitable. Sa confiance dans la discipline est en effet très limitée, puisqu’il faudrait à ses yeux une véritable terreur disciplinaire pour espérer contrebattre la terreur qu’inspire l’ennemi lui-même, une terreur disciplinaire qu’il est impossible, précisément, de mettre en œuvre, et qui de toute façon resterait insuffisante au moment décisif. Il s’agit donc de prendre son parti du réel, toute tentative d’agir abstraitement sur lui ne pouvant qu’accroître encore le désarroi et ses effets dissolvants sur le groupe combattant. Ardant du Picq croit davantage à l’effet du regard des autres, intimement lié à l’amour-propre personnel. Voilà qui nous conduit à cette notion presque indéfinissable, en tout cas complexe sous sa plume sans doute parce qu’elle est complexe également à discerner sur le champ de bataille : celle de « rang ».

25 La notion occupe une place capitale dans la pensée d’Ardant du Picq, d’autant plus importante que la masse des aléas augmente avec la modernisation des armes et la complexité tactique, et qu’il est en outre impossible à ses yeux d’espérer la réduire par des règlements et des entraînements de champs de manœuvre. Mais ce n’est pas en

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tant que solution tactique que la notion de « rang » nous intéresse chez lui, mais comme outil descriptif de mécanismes psychologiques à l’œuvre au sein d’une troupe au combat. Chez Ardant du Picq, le « rang » n’est nullement un alignement formel de soldats, et à ce titre on peut d’ailleurs s’interroger sur le choix d’un terme aussi susceptible d’induire son lecteur en erreur. De nouveau en effet, Ardant du Picq aborde l’impalpable : car si on le comprend bien, le rang est avant tout une disposition psychologique qui lie les soldats et les chefs en leur permettant d’endurer ensemble la peur du combat et d’infliger à l’adversaire une peur supérieure à celle qu’eux-mêmes éprouvent. Ce phénomène presque indicible, Ardant du Picq tente pourtant de le rendre concret dans un extraordinaire passage, une fois de plus rédigé dans une tension d’écriture extrême, comme à chaque fois que son expérience personnelle transparaît sans que l’auteur consente jamais à dire précisément ce qu’il a vu à titre individuel : « Le rang, c’est la menace, c’est plus que la menace ; la troupe engagée qui fait feu n’appartient plus à son chef, et je sais, je vois ce qu’elle fait, je sais ce dont elle est capable ; elle fait son action, je la puis mesurer, etc. ; mais la troupe en rang est en main, je le sais, je le vois, je le sens ; elle peut être menée en toute direction ; je sens d’instinct qu’elle seule est capable de me venir sus, de me prendre de droite, de gauche, de se jeter dans un intervalle, de me tourner. Elle m’inquiète, elle me menace ; où va tomber cette menace ?… Le rang (qui est la menace, la menace sérieuse, que l’effet peut suivre à chaque instant) impose d’une terrible façon. Quand le combat est bien engagé, il fait plus pour la victoire que ne le font les combattants, qu’il existe réellement ou soit supposé exister par l’ennemi » 25.

26 On songe au mystère des « hommes cousus ensemble », pour reprendre ici la forte expression du général Macdonald après Wagram, en 1809.

27 ***

28 Si le texte d’Ardant du Picq paraît aujourd’hui encore aussi moderne, c’est sans aucun doute en raison de l’avance conceptuelle si évidente dont disposait son auteur au moment de la rédaction des différentes parties qui composèrent ultérieurement Études sur le combat. À cet égard, n’est-il pas frappant que sa grille d’analyse du combat ait si profondément inspiré un des plus grands livres de l’historiographie contemporaine portant sur ces questions ? On songe ici à Anatomie de la bataille, dû à l’historien britannique John Keegan et paru en 1976 26. C’est en effet à Ardant du Picq que Keegan doit sans doute l’idée des coupes entomologiques pratiquées de manière systématique à travers le déploiement de violence du champ de bataille, coupes qui ne prétendent nullement déboucher sur un « récit » en continu, mais qui déconstruisent au contraire l’événement grâce à la mise en vis-à-vis des armes employées. Dans le chapitre III de la troisième partie d’Études sur le combat, l’auteur analyse ainsi toute une série de binômes placés en opposition comme « cavalerie et engins modernes », « cavalerie contre cavalerie », « cavalerie contre infanterie », « cuirasses et armement », etc. Cette méthodologie, qui transforme de fond en comble le regard qu’on peut être amené à porter sur la bataille, c’est bien Ardant du Picq qui l’a initiée. Ces jeux de miroir, ensuite systématisés par John Keegan dans son analyse de trois grands affrontements (dont celui de Waterloo qui reste un modèle du genre), créent un effet de connaissance impressionnant : l’influence intellectuelle d’Ardant du Picq, si présente à chaque page, permet à l’historien britannique de transcender absolument ce qu’il est généralement convenu d’appeler « l’histoire militaire ».

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29 Mais sans doute est-il permis de convertir cette première remarque en une conclusion plus pessimiste. Car il se pourrait également que la fraîcheur du texte d’Ardant du Picq ne nous frappe aujourd’hui encore qu’en proportion d’un net déficit historiographique en termes d’étude de la violence de guerre. Un déficit qui, à notre sens, touche l’histoire contemporaine dans sa totalité, mais sans doute le XIXe siècle plus encore que le siècle suivant ; on songe ici à une historiographie française qui n’a que rarement perçu l’intérêt de l’étude du phénomène guerrier, non seulement pour lui-même, mais aussi et peut-être surtout, pour une compréhension plus profonde des sociétés en temps de paix. Voir ces dernières du côté de la guerre, c’est les voir différemment et mieux, même et peut-être surtout en dehors du temps de la guerre lui-même. On serait ici tenté d’appliquer à ce propos un jugement qu’Alain Corbin réserve à d’autres objets que le nôtre : « Le chercheur, du fait de cette cécité imposée par le sentiment d’horreur, se prive de l’analyse de ce qui se dit dans le paroxysme et qui ne se dit pas, ou ne peut pas se dire, à un autre moment. […] Ce refus de la confrontation à l’indicible, ce haut-le- cœur ont induit […] une histoire universelle édulcorée, prompte à se réfugier dans l’héroïsation ou à s’en tenir à quelques épisodes symboliques » 27.

30 Ardant du Picq, on l’a compris, avait pris le parti inverse. Par les questions posées à ses contemporains, par l’effort descriptif et analytique poursuivi à travers les différents écrits qui composent son œuvre posthume, il continue de nous offrir une base à la fois documentaire et réflexive directement utilisable pour tous ceux qu’attire une relecture de l’activité guerrière du XIXe siècle à la lumière d’une anthropologie historique de sa violence de bataille.

NOTES

1.. Nous utiliserons ici la dernière édition parue en France : Charles ARDANT DU PICQ, Études sur le combat. Combat antique et combat moderne, Paris, Éditions Économica, 2004, 254 p. Pour une analyse des éditions successives, on se référera à l’utile préface de Jacques Frémeaux, pp. IX-XXVI. 2.. Pour s’en convaincre, il suffit de lire l’avant-propos du général Bernard Thorette, chef d’état-major de l’Armée de Terre française, à l’occasion de cette réédition (Charles ARDANT DU PICQ, Études sur le combat…, ouv. cité, pp. V-VII). 3.. Idem, p. 13. 4.. Je reprends cette expression à Jacques Revel, employée il est vrai par lui dans un tout autre contexte, comme titre de sa préface à l’ouvrage de Giovanni LEVI, Le pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris, Éditions Gallimard, 1989, 230 p. 5.. Charles ARDANT DU PICQ, Études sur le combat…, ouv. cité, p. 37. 6.. Idem., p. 78. 7.. Idem., p. 88. 8.. Ibidem. 9.. Idem, p. 87.

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10.. Ibidem. 11.. Idem, p. 79. 12.. Idem, p. 100. 13.. Idem, p. 74. 14.. Idem, p. 247. 15.. Idem, p. 123. 16.. Idem, pp. 134-135. 17.. On renverra ici au travail de synthèse de Louis CROCQ, Les traumatismes psychiques de guerre, Paris, Éditions Odile Jacob, 1999, 422 p. 18.. Victor-Davis HANSON, Le modèle occidental de la guerre. La bataille d’infanterie dans la Grèce classique, Paris, Éditions Les Belles Lettres, 1990, 298 p. 19.. Charles ARDANT DU PICQ, Etudes sur le combat…, ouv. cité, p. 118. 20.. Idem, p. 119. 21.. L’expression est de Georges VIGARELLO dans Le corps redressé. Histoire d’un pouvoir pédagogique, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1978, 399 p. Pour plus de détail, nous renvoyons ici à notre chapitre sur le corps et la guerre dans Alain CORBIN, Jean-Jacques COURTINE et Georges VIGARELLO [dir.], Histoire du corps, Tome 3, Paris, Éditions du Seuil, à paraître en 2006. 22.. Charles ARDANT DU PICQ, Études sur le combat…, ouv. cité, pp. 83-84. 23.. Idem., pp. 195-196. 24.. Idem, p. 244. 25.. Idem, p. 107. 26.. John KEEGAN, Anatomie de la bataille. Azincourt 1415. Waterloo. 1815. La Somme 1916, Paris, Éditions Robert Laffont, 1993, 321 p. Le titre original de l’édition de 1976 est : The Face of Battle. A Study of Azincourt, Waterloo and the Somme. 27.. Alain CORBIN, Jean-Jacques COURTINE, Georges VIGARELLO [dir.], Histoire du corps. Tome 2, De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Éditions du Seuil, 2005, 442 p., p. 226.

RÉSUMÉS

Cet article se propose de « relire » Ardant du Picq, toujours tiré du côté de la lucidité prospective, voire de l’actualité immédiate du phénomène guerrier. On oublie souvent de faire d’Ardant du Picq une lecture historicisée. Ardant du Picq parvient à observer, à dire, à analyser des aspects de la violence de combat que nul autre que lui n’est parvenu à isoler avec une réflexivité aussi aiguë, non seulement au XIXe siècle mais aussi sur l’activité guerrière de cette période. Ardant du Picq ose un type de regard sur la violence qui fait de son ouvrage un guide précieux pour toute exploration de la dimension la plus opaque de l’activité guerrière : la violence extrême, dont le point nodal est le combat.

Towards an historical anthropology of the XIXth century violence of war: should one read Ardant du Picq again? The following article proposes to « re-read » Ardant du Picq, so often granted for his prospective lucidity and even for the links of Etudes sur le combat with so many questions of the moment

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about war. But one forgets to read Ardant du Picq from an historical point of view. Ardant du Picq was exceptionally successful in observing, revealing and analysing many aspects of the 19th- century violence of war that none has succeeded to analyse with such an insight throughout this period of time. The way Ardant du Picq considered war can explain why his book still remains a valuable guide for any exploration of the most concealed part of it : extreme violence, whose focus lies in combat.

AUTEUR

STÉPHANE AUDOIN-ROUZEAU Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales

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Écriture des soins, écriture du combat : six médecins militaires français au Mexique (1862-1867)*

Claire Fredj

1 « Je n’ai jamais pris part aux horreurs de la lutte et […] témoin, non acteur dans le drame, je n’ai jamais eu ma part de cette ivresse exaltée qui en dissimule la laideur. Chirurgien militaire, chargé des raccommodages, comme le disaient assez dédaigneusement les officiers, je m’efforçais de soulager les souffrances dont j’étais témoin […] je m’applaudissais de n’être pas obligé de m’associer aux haines nationales ; je prodiguais instinctivement mes soins aux vainqueurs et aux vaincus, aux amis et aux ennemis » 1. Louis Collas, dans ce court extrait de sa nouvelle, fait du médecin militaire un témoin – terme répété à deux reprises –, non un acteur des « horreurs de la lutte », le spectateur du combat dont il aura à soigner les conséquences. Présent sur le champ de bataille, il est souvent présenté comme extérieur au combat ; il se perçoit cependant au XIXe siècle comme un militaire à part entière. Homme de guerre particulier, que peut dire le médecin militaire sur le déroulement de la guerre et sur sa propre action au sein de celle-ci ?

2 Le récit de guerre a longtemps été caractérisé, selon John Keegan, par « la pauvreté des interprétations, en ce qui concerne le comportement humain dans le stress d’une bataille » 2. Depuis, les travaux sur l’expérience de la guerre et les manières de la raconter se sont multipliés 3, ainsi que sur l’effort fait pour « mettre en mots une expérience particulièrement effrayante et douloureuse » 4, parallèlement à des interrogations sur la violence faite aux corps 5, sur la douleur 6, sur la souffrance notamment celle du soldat 7 et d’un intérêt renouvelé pour « l’individu dans la guerre » 8. Au sein de cette historiographie en mouvement, l’attention aux blessures et aux blessés de guerre va croissant. Sophie Delaporte s’intéresse particulièrement aux écrits des médecins, qualifiés à juste titre de « premiers témoins de la souffrance des combattants » 9. Elle souligne la difficulté qu’ils ont de rapporter leur expérience de la violence et du combat, une « énigme […] plus grande que jamais » 10 due au fait selon Hélène Dequidt que le médecin n’est pas un combattant. La recherche commence à

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s’intéresser également de plus en plus aux aspects sanitaires des guerres du XIXe siècle 11. Différents aspects du travail médical, notamment chirurgical, sont particulièrement étudiés par les sciences sociales 12 qui en explorent aussi depuis quelques années les dimensions narratives 13, en même temps que l’anthropologie des sciences – dans le cadre des recherches sur le travail concret en laboratoire – se penche sur la trace écrite du travail scientifique 14. L’écrit médical devient un objet d’enquête 15. Il s’agit d’en décrypter la structure, d’en dégager les éléments rhétoriques, les méthodes employées pour écrire une certaine histoire.

3 Dans ce paysage historiographique et méthodologique en pleine évolution, c’est la manière dont le médecin militaire peut raconter la guerre dans le cadre de son travail quotidien qui m’a intéressée. Quel regard peut-il porter sur la guerre dans la période de transition qu’est le Second Empire, qui voit avec la Crimée l’avènement de formes nouvelles annonçant la « brutalisation », dont le premier conflit mondial est un premier apogée, mais où continue la guérilla, en Algérie ou au Mexique pendant l’expédition menée entre 1862 et 1867 16. C’est par le biais des relations chirurgicales produites par les médecins lors de cette dernière campagne que j’aborderai la question de l’écriture de la guerre par les médecins militaires : dans la littérature médicale en effet, le moment paroxystique du combat est avant tout traité par l’examen de ses conséquences, les blessures, consignées par le médecin. Ces récits renseignent sur la guerre des médecins : la manière dont ils rendent compte du combat en fonction de la description des cas chirurgicaux donne entre autres un aperçu de la violence faite aux corps, des soins pratiqués à l’ambulance et à l’hôpital, considérés par les médecins militaires comme autant de champs de bataille, des difficultés rencontrées ou non dans la guérison. Pour des récits de campagnes lointaines comme au Mexique, le médecin se trouve éventuellement dans l’obligation d’adapter ses pratiques aux nécessités d’une guerre de guérilla faite d’engagements brefs et de longues marches. Écrire en campagneMédecin militaire et écriture 4 Témoin ou acteur du combat, le médecin militaire écrit sur la guerre d’abord parce que l’écriture fait partie intégrante de la profession médicale 17, ensuite parce que la médecine aux armées comporte un important aspect administratif 18, enfin parce que le médecin est incité à produire des travaux scientifiques, publiés la plupart du temps, quoique pas exclusivement, dans l’organe officiel de la médecine militaire depuis 1815, le Recueil de mémoires de médecine, de chirurgie et pharmacie militaires (RMMCPM).

5 Outre le traitement des malades, la tâche scientifique de l’officier de santé est en effet définie comme l’étude des causes des maladies des soldats, qui passe par la collecte d’informations rédigées sous la forme de relations d’épidémies, de rapports médico- chirurgicaux de campagne, de topographies médicales, autant de textes qui s’organisent selon des règles bien définies dont les médecins font l’apprentissage au cours de leur formation 19. L’écriture et la lecture de ce type d’écrits leur sont vivement conseillées, comme l’indique le texte suivant, datant de 1831, mais qui semble toujours refléter la ligne du Conseil de santé trente ans plus tard puisqu’il est intégré tel quel dans le Code des officiers de santé de l’armée de 1863 : en chirurgie, les mémoires des officiers de santé militaires renferment des observations précieuses, « relativement aux effets des différentes blessures, aux opérations qu’elles nécessitent, aux modifications que les temps, les lieux, les transports plus ou moins longs, l’abondance ou la privation des ressources, obligent d’imprimer à la pratique » 20. Les Mémoires et campagnes du baron Larrey constituent une référence essentielle, comme les observations des

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officiers d’Afrique qui ajoutent des connaissances « concernant l’action des climats très chauds […], les maladies auxquelles les blessés sont exposés dans ces pays, les préceptes à suivre pour les éviter et enfin les résultats du traitement qu’on y emploie et des opérations qu’on y pratique » 21.

6 Les écrits des médecins de l’armée se placent donc dans un cadre précis, donnant lieu à des passages obligés. La relation médico-chirurgicale en campagne contient le récit de la campagne, le tableau récapitulatif des pertes lors du combat, avec la « statistique des blessures par genres et par variétés […] et d’après le siège de chacune d’elles dans les diverses régions du corps ». L’observation chirurgicale proprement dite dans laquelle le médecin passe en revue, « la marche générale des blessures, leurs complications et les moyens curatifs employés. Les pansements simples et les diverses indications qu’on a ordinairement à remplir, le débridement, l’extraction des corps étrangers, les ligatures artérielles, les résections et les amputations primitives et consécutives, seront consignés avec soin, ainsi que les résultats obtenus » 22.

7 Tous n’écrivent pas, et sur les quelque 130 médecins et pharmaciens de l’armée qui ont participé à l’expédition, une trentaine envoie des travaux sur le Mexique et une vingtaine publie effectivement. Les articles sont surtout consacrés à la pathologie, à l’anthropologie, à la pharmacopée et à la topographie médicale. La chirurgie occupe environ 10% des quelques 900 pages que le RMMCPM consacre aux aspects sanitaires de la campagne entre 1862 et 1868. Récits de combats 8 De formes et de volumes variés, les six textes qui constituent mon corpus – décrits ici par ordre chronologique de publication – ont en commun de contenir des descriptions de blessures liées à une action de guerre lors de la campagne du Mexique. Léon Coindet, médecin polygraphe, envoie au baron Larrey, président du Conseil de Santé, 68 lettres du Mexique, en plus de travaux et d’observations divers, depuis 1862 jusqu’à la fin de l’expédition. Une partie de ces écrits du Mexique est publiée dès son retour en France dans un ouvrage en trois volumes, qui aurait dû être complété d’un quatrième, recensant les principaux cas chirurgicaux traités par cet officier de santé, mort en 1871 23. Ces derniers sont surtout consignés dans les lettres de 1862 et 1863, sur la défaite française devant Puebla en mai 1862, le siège, puis la prise de cette même ville l’année suivante. Edmond Dehous écrit un rapport sur l’affaire de Teocaltidje dont une partie est publiée 24. Léon Gouchet rédige un rapport de 26 pages manuscrites sur les blessures reçues à l’Espinasso del Diablo, dont quelques courts extraits seulement sont publiés 25. Henri Lespiau publie une étude sur les 500 blessés français et mexicains qu’il a eu à traiter entre avril et octobre 1863 dans les hôpitaux de Cholula et Puebla 26. Auguste Bintot relate la prise du cerro de Majoma par une colonne française après un combat d’une heure et demie ainsi que le transport des blessés vers l’hôpital de Durango et détaille plus particulièrement 28 observations chirurgicales sur la centaine que l’engagement a causé 27. Enfin, Jules Guyon livre le récit de l’évacuation en 1865 d’un bataillon ravagé par la malaria, marquée notamment par un combat au col de Chamal 28.

9 Quatre de ces textes racontent des engagements brefs qui font entre 2 et 24 tués et entre 7 et 95 blessés, les deux autres sont davantage centrés sur le siège de Puebla. Tous sont publiés dans le RMMCPM, sauf le dernier, dans la Gazette médicale de Paris. La manière de décrire les opérations diffère cependant peu entre ces deux revues, même si Guyon livre des considérations pathologiques qui apparaissent peu dans les autres

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écrits, plus explicitement centrés sur les blessures de guerre. « Lettre », « rapport », « observations », « exposé », ces textes sont de nature différente. Pour ne mentionner que les textes parus dans le RMMCPM, ils doivent, pour être publiés, être évalués et choisis par les pairs de leurs auteurs, les médecins du Conseil de santé. Ils ne sont pas ensuite placés dans les mêmes rubriques : tandis que les articles originaux de Lespiau et Bintot trouvent place à la rubrique spécifique consacrée à la chirurgie, avec le titre et la titulature de l’auteur bien visibles en haut de la page, les textes de Coindet, Dehous et Gouchet, remplissent la rubrique « variétés », résumés par le Conseil de santé qui semble ainsi établir une différence entre des textes perçus comme des articles scientifiques à part entière et d’autres qui seraient davantage des témoignages d’une activité scientifique.

10 Les documents originaux ne sont ainsi pas toujours publiés dans leur totalité, mais j’utiliserai l’archive comme le texte imprimé, car tous ces textes ont été écrits pour l’être, et travaillés, voire retravaillés dans ce sens : le long rapport manuscrit de Gouchet ne comporte ainsi aucune rature et Bintot envoie un rapport au Conseil de santé quelques jours après la prise de Majoma dans lequel il écrit ne pas s’attarder sur cette « magnifique affaire » car il a adressé au médecin en chef un « rapport spécial sur nos blessés […], sur l’organisation de l’ambulance provisoire, sur leur transport et leur installation à l’hôpital de Durango » 29. Ce rapport ne peut contenir que quelques-uns des éléments que l’on retrouve dans l’article publié et a été complété par le suivi des observations chirurgicales qui apparaissent dans le texte de 1866. Difficultés de l’écriture et intérêt des écrits 11 Les médecins de l’armée soulignent régulièrement les difficultés qu’ils ont à se livrer aux travaux scientifiques : le nomadisme de la vie militaire, l’éloignement des centres d’instruction, les fatigues de la pratique, surtout en campagne. Coindet jette « rapidement sur le papier » 30 ses notes, en précisant « qu’avec un service de 192 hommes tous blessés plus ou moins grièvement, n’ayant qu’un aide-major, il [lui est] réservé peu de temps pour la correspondance » 31 et que, dit-il, « en l’absence complète d’ouvrages qui pourraient […] me permettre de me livrer à des recherches intéressantes, je me borne à vous rendre compte exactement de mes actes » 32. La campagne du Mexique, faite de marches et de contre-marches a permis de voir beaucoup, « mais en courant », a offert de nombreux sujets d’observations, mais qui passaient « comme des éclairs » 33. Dans ce type de guerre, « quelles notes pouvez-vous recueillir dans des marches continuelles de jour et de nuit, quand les malades réclament tous vos moments ? » 34 demande Guyon qui caractérise son texte comme « le simple narré, le journal […] des souvenirs, des impressions au courant de la plume » 35, réclamant une indulgente lecture. La vie de médecin de régiment au Mexique a été, pour Bintot, peu favorable aux études suivies. Il recueille, au gré des expédition, des observations médicales qu’il rassemble pendant ses courts séjours dans les villes « mais, déplore-t-il, lorsque je commençais à pouvoir classer et coordonner mes observations, un départ inopiné m’enlevait toute possibilité de continuer mon travail » 36. La forme que prend la guerre au Mexique peut donc avoir une incidence sur l’écriture des médecins, mais leur position dans le service de santé est aussi à prendre en compte : le médecin de régiment suit son corps de troupe et ne peut souvent pas connaître le sort de ses malades ou de ses blessés, déposés à l’hôpital et confiés aux médecins d’hôpitaux 37. A contrario, Lespiau, médecin à l’hôpital, souligne la vue nécessairement partielle qu’il a de la mortalité : ne s’occupant pas des ambulances – où

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les morts sont nombreux –, il ne peut pas faire de comparaisons entre toutes les opérations et leur résultat.

12 Malgré cela, des médecins écrivent en dehors des rapports exigés. Pourquoi, confrontés à plusieurs combats du type de ceux qu’ils relatent, certains ont choisi de raconter celui-ci plutôt qu’un autre ? Trois d’entre eux ont l’habitude d’écrire – par goût ? par stratégie professionnelle ? –, comme Dehous, Lespiau et Coindet à qui 30% des textes du RMMCPM consacrés au Mexique sont dus. Les trois autres écrivent moins : Bintot n’a rien fait paraître avant son long article, Gouchet non plus et Guyon ne semble publier que quelques articles en 1863. Peut-être ces textes jouent-ils alors un rôle de marqueur dans la biographie de leurs auteurs puisqu’à la suite des actions qu’ils relatent, ces trois auteurs sont récompensés : Bintot est cité « pour s’être particulièrement fait remarquer au combat de Majoma » et fait officier de la Légion d’honneur quelques semaines plus tard, Gouchet reçoit la Légion d’honneur en 1865 (sans précision), et Guyon « pour s’être distingué pendant l’expédition du Tancanesque » 38.

13 Les médecins qui choisissent de publier des observations chirurgicales à la suite d’un fait de guerre au Mexique insistent aussi sur leur position d’observateurs privilégiés. Lespiau note ainsi qu’il est « du devoir de tout médecin militaire qui a eu à soigner ce genre de lésions, d’exposer les cas qui lui ont offert de l’intérêt » 39 et Coindet écrit avoir recueilli sur plusieurs cas « assez de détails pour pouvoir [s]e former des idées nettes sur certains points de chirurgie que ne peuvent guère juger que ceux qui se trouvent ou se sont trouvés dans des circonstances exceptionnelles comme celles que nous venons de traverser » 40. Un savoir issu du terrain est ici valorisé, auquel on pourra pardonner certaines lacunes qu’aurait pu combler un travail de cabinet. Un certain degré d’exigence reste toutefois demandé. Ainsi le Conseil de santé regrette de la part de Coindet des observations « si courtes et si peu détaillées » et l’engage « à décrire dans tous leurs détails leurs blessures, le trajet de la balle, l’importance de la lésion, les accidents qui sont survenus et leurs résultats définitifs » 41 . Les médecins mettent également l’accent sur la possibilité qu’ils ont eue de traiter un groupe de blessés « depuis le champ de bataille jusqu’à la complète guérison » 42, d’une manière « suivie et continue, [un privilège] qu’on est rarement à même de rencontrer » 43. Lespiau place davantage l’intérêt de son travail dans la comparaison possible entre deux populations de blessés, à une échelle plus vaste.

14 Les médecins portent ainsi un regard complexe sur les études qu’ils produisent : ils affaiblissent la scientificité de leur travail en insistant sur la difficulté de se procurer des ouvrages qui feraient juger de leur validité, tout en livrant des textes qui ont tous les attributs de l’article scientifique, fondé sur une logique d’investigation empirique et une mise en forme des résultats. L’appareil critique est léger, il existe néanmoins ; pour preuve la constitution par certains de tableaux ou de références souvent visibles dans la description des procédés opératoires, mais également dans les allusions aux débats chirurgicaux de l’époque 44. Centrés sur la blessure et ce qui l’a provoquée, que peuvent dire sur la guerre ces articles qui, finalement, sont considérés par leurs auteurs comme scientifiques, avec la rhétorique conventionnelle et la stratégie narrative propres à ce type de publication ? Sur le théâtre des opérationsInstants de combats 15 Parce qu’ils doivent expliquer comment la blessure a été faite, les médecins la situent dans son contexte. Ainsi transparaît la guerre et la manière dont se déroule un engagement. Les précisions peuvent concerner les lieux : au col de Chamal « le chemin

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nous est coupé […] à peine a-t-on débouché du bois dans l’éclaircie de terrain où se trouve l’ennemi en position dominante, qu’un feu terrible s’engage, partant des hauteurs, de devant, de droite, de gauche » 45. Un regard médical peut compléter la description topographique et le terrain être appréhendé par les blessures qui s’y sont données : « la configuration du terrain sur lequel a eu lieu le combat est indiquée par la direction des blessures : tous les hommes tués ont été frappés sur le sommet de la tête et toutes les blessures, sauf deux, ont été reçues de haut en bas et presque perpendiculairement » 46. Les relations des combats et la description des blessures précisent aussi les armes employées : arme à feu (fusil, boulet, obus), lance, sabre baïonnette 47. Les médecins découvrent les dégâts que causent les cartouches des Mexicains qui, « avec le projectile ordinaire, renfermaient des chevrotines dont la dissémination dans les tissus ajoutait encore aux dangers du mal » 48 ou ceux provoqués par la balle cylindro-conique « même d’une distance assez grande » 49. Tous les Mexicains cependant ne sont pas équipés des dernières nouveautés balistiques : « quels dégâts autrement graves les projectiles ennemis n’eussent-ils pas produits chez nos hommes si au lieu d’appartenir au petit calibre sphérique, leurs balles eussent été du modèle de celles des carabines » 50, note Guyon.

16 Le rapport de Bintot est particulièrement précieux par les détails concernant le moment et la manière dont la blessure a été faite. Il s’appuie sur les témoignages, parfois très précis, des blessés : Adolphe Cowlet par exemple est blessé au bras gauche au moment où « apprêtant son arme pour tirer sur la cavalerie ennemie qui chargeait à sa gauche, il tenait le canon de sa carabine de la main gauche et avait la main droite sur la batterie. Un boulet, venant de la plaine à droite, brise la crosse de l’arme » 51. Les blessés eux-mêmes arrivent, dans près de la moitié des cas étudiés par Bintot, à évaluer les distances auxquelles les blessures ont été faites. La position des combattants, le déroulement de l’action avec éventuellement ses temporalités (« c’est une marche accélérée, puis, au premier coup de feu, une course au pas de gymnastique » 52) ressortent ainsi des récits des médecins, comme la persistance d’un certain ordre au cœur de la bataille : Stanislas Avare, blessé, continue de combattre « et reçoit l’ordre de quitter le lieu du combat lorsque ses chefs l’aperçoivent avec la figure inondée de sang » 53. Bintot montre aussi le décalage qui peut exister entre la blessure et l’arrêt de l’action : lorsque Jean-Joseph Colin a son cheval traversé par le boulet qui le frappe également, il ne sent pas le coup, cherche d’abord à se dégager de sa monture, tente de marcher mais s’arrête en voyant « sa jambe droite pendante ne tenant plus la cuisse que par un lambeau de peau » 54.

17 L’affaire de Chamal fait 5 morts et 22 blessés : c’est beaucoup pour huit minutes de combat, remarque Guyon, « mais on était si près et l’on recevait un feu effrayant » 55. Les engagements décrits sont des combats rapprochés, où le soldat peut être plusieurs fois touché, comme Tramond, qui, touché par une balle dans la poitrine, « fut criblé de coups de lance dans un des retours offensifs de l’ennemi » 56. Les observations de Bintot donnent à voir des assauts qui tournent souvent au corps à corps violent : Jules Mauplot reçoit un coup de feu à la tête quand « il dégageait avec peine sa baïonnette du corps d’un officier mexicain qu’il venait de traverser ». Certaines descriptions de blessures dans leur langage technique disent ainsi les ravages faits aux corps : un boulet de 24 laboure la fesse droite du colonel Martin, « laissant à nu plusieurs vertèbres lombaires broyées et intéressant la moelle épinière ». La jambe droite d’Eugène Personne est « dilacérée et comme broyée », le péroné fracturé, « les ligaments externes de l’articulation du pied sont rompus et cette articulation elle-même est ouverte au point

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de laisser pénétrer le doigt » 57. Et que dire de Berton, dont le ventre traversé par une balle explique que « les boissons à peine ingérées sortent de la plaie » 58 ?

18 Deux médecins interrogent systématiquement les blessés sur la « sensation éprouvée sur le coup ». Guyon, résumant ses données, note qu’elle « varie de caractère avec la région lésée mais elle n’a jamais été très forte : coup de fouet (plusieurs régions), fer rouge, coup de barre (cuisse), frisson allant à la moelle des os […] la sensation n’est jamais qu’instantanée » 59. Bintot en revanche transcrit presque cas par cas la sensation avec les propres mots du blessés (« dit-il »), sans leur donner de formalisation médicale particulière : « il éprouve dans tous le corps une secousse, comme si, dit-il, il venait d’être poussé inopinément par quelqu’un » ou il éprouve la sensation « d’un déchirement, comme si, dit-il, on lui avait arraché les boutons de sa guêtre » 60. La douleur peut être une sensation de « coupure et de picotement », « brûlure », « d’un coup léger », ou « d’un coup de bâton très fort », « violent », ou « aucune sensation, il n’y a eu plus tard, qu’un sentiment de pesanteur considérable dans le bras » 61. Plusieurs sensations peuvent encore se mêler : Hilaire Freslon, touché par un éclat d’obus continue de marcher pendant quelques minutes « au bout desquelles une vive douleur s’est fait sentir dans le point lésé, avec irradiation jusqu’au genou » 62. Cette collection de sensations éprouvées lors de la blessure est rare, quand bien même l’intérêt pour la sensation de douleur ne l’est pas 63. Peut-être explicable par une sensibilité particulière, on peut aussi comprendre cet intérêt par la forme de la guerre au Mexique, au cours de laquelle le nombre des blessés, s’il n’est pas négligeable, reste maîtrisable par le médecin qui arrive à développer une relation relativement suivie avec ses blessés. D’autres textes donnent des indications sur le choc, la douleur physique à laquelle s’ajoute la souffrance morale, qui n’est plus vue par le blessé mais par le médecin : « une angoisse pénible se manifeste dans toutes [l]es paroles » 64 de Maury et Arnoud est en proie à un délire loquace « dans lequel il parlait de désespoir, d’avenir perdu, de mort prochaine » 65.

19 Les écrits des officiers de santé peuvent ainsi décrire le déroulement d’un combat avec un sens du terrain propre au militaire. L’action de guerre est avant tout le cadre dans lequel est reçue la blessure. À partir de ce cadre descriptif se dégage une scénographie d’hommes et de projectiles qui laisse entrevoir les modalités d’une guerre de guérilla, ici faite de tirs lointains et de corps à corps dans un temps bref. Plus que l’image 66 qui montre le stigmate mais pas les conditions dans lesquelles il a été reçu ni ses conséquences, l’écrit médical, dynamique en ce sens qu’il restitue le contexte de la blessure, les dégâts causés – externes et internes –, éventuellement les réactions du blessé à la douleur, permet de cerner certaines facettes de l’expérience physique de l’engagement guerrier, autant de clés pour se rapprocher du seuil de l’indicible expérience du combat. Intervenir sur le champ (de bataille) : une médecine d’urgence 20 Pendant une partie du récit, l’attention se focalise sur le blessé mais le personnage principal du récit reste le médecin, omniprésent dès le début du combat. « Je suis obligé de descendre de cheval pour donner mes soins au canonnier Delmas […] je cours auprès du caporal du génie Maury » 67 écrit Guyon, qui en est à son troisième blessé quand l’engagement s’achève au bout de huit minutes. Le médecin n’est pas un combattant parce qu’il ne monte généralement pas à l’assaut mais il est exposé aux mêmes dangers que le soldat, à l’affût de ceux qui tombent. Secourir les blessés sous le feu ennemi est l’une des premières raisons de citation ou de décoration des médecins militaires. Le

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médecin est en effet présent dans les ambulances volantes organisées sur le champ de bataille pour donner les premiers secours, aidé par des aides-majors et des infirmiers mais aussi des porte-sacs qui s’occupent du sac d’ambulance 68, autant d’auxiliaires qui apparaissent rarement au cours de cette partie du récit.

21 Sans cesse sollicité, il doit faire des choix, comme Bintot, qui, voyant la situation désespérée d’un de ses blessés, doit, « avec un poignant regret » l’abandonner pour soigner les autres. La première tâche du médecin est d’effectuer des pansements sur le champ de bataille : Guyon extrait par exemple trois balles sur le terrain – pas toutes pendant le combat lui-même – tandis que Bintot comprime l’artère humérale du zouave Jayé. Les soldats pratiquent parfois eux-mêmes les premières mesures d’urgence : appliquer sur la blessure un mouchoir imbibé d’eau, envelopper un membre contusionné dans un turban, voire, comme Laurent Legoff, contenir l’hémorragie « en entourant la cuisse de son turban serré » 69.

22 Les blessés se dirigent seuls, ou sont dirigés vers l’ambulance, en cacolet, portés par des camarades, voire sur des moyens de transports improvisés tel ce « brancard de tente abri et de lances mexicaines » 70. L’ambulance est installée par Bintot à quelque distance du champ de bataille, dans l’église de la hacienda de la Estanzuela. Il s’efforce d’y apporter un minimum de confort avec les moyens du bord : la grande quantité de laine qu’il trouve par exemple dans les magasins du domaine lui permet d’établir « une couche épaisse et douce, isolant parfaitement [s]es malades du sol » 71. La population est mise à contribution, pour le ravitaillement mais aussi pour la fabrication des pansements, et ce parfois par la contrainte : « l’apathie naturelle à ces pauvres Indiens retarda de beaucoup l’exécution de mes ordres, et je fus même obligé d’employer la menace pour obtenir ce que j’avais d’abord demandé avec prière » 72.

23 Les conditions d’exécution des soins dans l’ambulance sont difficiles. Guyon réalise une « trachéotomie, sans autres instruments qu’un bistouri et une sonde de trousse » 73. Bintot passe une partie de la nuit à faire des pansements, « une tâche difficile à raison du peu de clarté que nous fournissaient les rares chandelles que j’avais pu me procurer dans la localité » 74, et c’est « à la lumière artificielle » qu’il effectue une amputation. La table d’opération dont Gouchet se sert est « constituée de quatre cantines superposées de deux à deux sur lesquelles fut placé le battant d’une porte recouvert de couvertures et de draps » 75. Transports 24 Si certaines grosses opérations ont lieu à l’ambulance, les médecins préfèrent attendre de ne plus être en expédition pour se livrer aux amputations. Le médecin organise le transport des blessés vers les hôpitaux et infirmeries. Les plus gravement atteints sont couchés dans des voitures, ce qui leur évite « les fatigues d’un chargement et d’un déchargement journalier » 76. Voitures à bœufs, litières, cacolets, brancards sont employés, des moyens de transport adaptés sont confectionnés : « le train ne pouvait mettre à notre disposition que deux paires de litières et il nous restait encore quatre blessés dont l’état ne permettait pas de faire le voyage en cacolet » écrit Gouchet qui explique la manière dont des bâts ont été adaptés au transport de blessés.

25 Le transport est difficile : les convois peuvent être attaqués mais c’est surtout l’état déplorable des routes qui est souligné, où peinent déjà les soldats en bonne santé et sur lesquelles les blessés souffrent le martyre. Le mouvement en lui-même est dangereux pour certaines blessures, par exemple celles de la cuisse, qui saignent « et pour lesquelles les blessés, outre le pansement, ont un compresseur pour les cas

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d’hémorragie. Leur cacolet est arrangé de manière à ce que le marchepied, fixé et non mobile, maintienne la jambe dans une position constante » 77. En fonction des blessures, des appareils sont fabriqués pour maintenir les membres, comme ce bandage « roulé de la main à l’épaule avec trois gouttières de fort carton mouillé embrassant solidement le bras » 78. Mais les souffrances liées aux transports sont souvent évoquées : Arnoud gémit « à chaque mouvement du mulet » 79, Pouplier, « ne pouvant plus supporter le mouvement du mulet », doit être mis dans une voiture. Le transport en brancard ne pourrait se faire sans les prisonniers, comme ce détachement « choisi parmi les plus robustes et les plus intelligents prisonniers […] désigné pour transporter à bras M. le lieutenant Brissaud, à qui sa blessure très douloureuse ne permettait pas de supporter le mouvement de la voiture » 80, ou par les Indiens, qui sont soixante-dix à porter les sept blessés de Dehous 81. Ces populations sont aussi utilisées à l’amélioration des chemins. Le génie est parfois chargé d’élargir le chemin pour le passage d’une litière 82 mais pour diminuer les chocs pénibles, Bintot fait placer en avant du convoi « un détachement de prisonniers mexicains chargés d’enlever les pierres de la route » 83.

26 Par les ordres qu’il donne, les initiatives qu’il prend, le médecin se représente comme le principe de décision qui fait fonctionner l’ensemble. Le rôle de l’intendance n’est jamais décrit, bien qu’elle s’occupe de la plupart des aspects matériels du service de santé, occasion de récriminations nombreuses de la part des officiers de santé de l’armée 84. Les relations de combats laissent parfois apparaître des supérieurs, plus souvent des auxiliaires, mais composent avant tout une scénographie tournant autour du couple central médecin/blessé. Présents sur le champ de bataille mais extérieurs à l’action proprement dite, concernés pourtant par celle-ci et menant une action parallèle de soins aux blessés, les médecins ont de la guerre une perception temporelle différente de celle des autres militaires. Commencée lors du combat, la guerre des médecins se déroule ensuite sur un deuxième terrain : l’ambulance puis l’hôpital. Un praticien à l’œuvreDes patients 27 L’observation chirurgicale peut être divisée en deux grandes étapes : le soin initial de la blessure (pansement, opération) et l’évolution de la blessure. Le médecin décrit l’aspect de la plaie, le régime suivi par le malade et éventuellement les effets plus généraux d’une lésion locale sur l’économie générale du corps. Partie intégrante de la description de la blessure, la douleur fait également l’objet de l’observation et entre dans la relation que le médecin entretient avec le blessé. Gouchet par exemple décrit la réaction d’Arnoud lorsque, avec une pince, il tente d’enlever des esquilles de la plaie mais « le malade est tellement impressionnable [qu'il] renonce à les enlever violemment » 85. Un autre a « une profonde horreur des instruments, que ce soit un stylet ou une pince, il craint qu’on le fasse souffrir et il se contracte d’avance » 86. La peur de l’amputation est aussi parfois relevée, ainsi que la manière dont cette angoisse joue sur le moral du blessé, « inquiet, il craint de perdre son membre, mais il est bientôt rassuré quand je lui dis qu’il ne sera pas opéré » 87. Le médecin indique également la manière dont il tente de gérer la douleur du blessé, avec de l’« opium à haute dose » 88, un analgésique parfois refusé par crainte d’une « surexcitation trop forte du côté du cerveau » 89. L’évolution de la douleur au cours du processus de soins est fréquemment racontée. Un blessé qui pendant la nuit ressent de très violentes douleurs n’éprouve plus au matin qu’un engourdissement dans le pied. Gouchet en conclut « que ces douleurs avaient été exagérées par l’exaltation et qu’elles disparaîtraient dans la journée si le blessé restait

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calme » 90. Le médecin transcrit ici la manière dont est ressentie une douleur qui évolue et se pose en juge de celle-ci.

28 Dans la distance mise par le chirurgien, qui monte à l’assaut du corps du blessé et n’a pas toujours cure de sa douleur, on retrouve cette « cruauté routinisée » du médecin face à un corps et non à une personne, une thématique largement étudiée par les sciences sociales 91. De fait, le blessé est présenté comme un problème, présenté sous la désignation « observation n° » ou « cas n° » et l’intérêt du médecin pour le corps du blessé peut dépasser les soins à la personne : les nécropsies ne cherchent plus à guérir et Coindet mentionne « l’examen des pièces anatomiques », terme par lequel il désigne les membres coupés qu’il autopsie 92. La dépersonnalisation du corps blessé ne peut être toutefois la seule manière de lire des observations chirurgicales, qui sont finalement autant de tranches d’existences qui ont laissé peu de traces. Elles donnent accès aux stigmates – la blessure, la transformation du corps par la douleur puis par la guérison, parfois par l’agonie (« la face est grippée, les yeux caves » 93) – et de façon plus exceptionnelle, aux sensations éprouvées. Par les notations sur son état, le blessé prend vie : il gémit, a des insomnies, demande à fumer, s’inquiète. Les descriptions chirurgicales rappellent donc que le corps souffrant est aussi un corps vivant. L’histoire du blessé se poursuit parfois plusieurs mois après et Bintot raconte avoir rencontré un de ses amputés à Paris se faisant prendre des mesures pour un membre artificiel. Le regard « anatomique » du médecin contribue certes à une reconstruction de la personne comme corps, cas, patient, cadavre 94, mais sans éliminer toute autre manière de voir un blessé, qui est aussi un individu que le praticien est amené à côtoyer. Le sens de la hiérarchie peut même contribuer à renforcer « l’humanisation » du blessé : Gouchet et Dehous distinguent dans leurs observations les officiers des simples soldats ; ceux-ci sont désignés par leur nom entier, ceux-là par leurs initiales. Guyon sépare dans son énumération les deux catégories.

29 Les observations concernent avant tout des blessés français mais les médecins français peuvent avoir à traiter des Mexicains, ce qui leur permet d’établir des comparaisons. Bintot note par exemple que le nombre de 31 blessés ennemis recensés après un combat qualifié d’« acharné » paraît faible, « si on ne tient compte de la force de résistance observée chez tous les Mexicains […]. La frayeur et une insensibilité relative entrent dans la composition de cette force qui permet au blessé de fuir à des distances souvent considérables » 95. La résistance à la douleur de l’indigène est un lieu commun de la littérature médicale. Particulièrement employé au sujet des Arabes d’Algérie à partir de 1830, il existe depuis plus longtemps 96 et semble réactivé sur le terrain mexicain, à l’instar de la facilité de récupération des populations indigènes 97.

30 Lespiau constate une mortalité des blessés mexicains supérieure à celle des blessés français, attribuable « à des causes inhérentes aux individus, circonstance que les privations et les rudes travaux supportés par les assiégés expliquent suffisamment » 98. Il en est de même pour les accidents qui ont compliqué les plaies : alors que la gangrène des moignons, liée aux conditions individuelles, se présente exclusivement chez les Mexicains, la pourriture d’hôpital « qui tient au milieu dans lequel se trouve les blessés », s’est produite parmi les deux populations. Les conditions hygiéniques dans lesquelles se trouve le malade en chirurgie comme en médecine doivent donc retenir toute l’attention du médecin. Le comportement des malades diffère d’une population à une autre : les soldats français se conforment aux prescriptions des médecins alors que les Mexicains, « portant dans les hôpitaux les préjugés indiens,

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défaisaient continuellement leurs pansements pour examiner leurs plaies et pour remplacer les topiques que les chirurgiens leur avaient appliqués le matin, par les matières les plus repoussantes » 99. Leur indocilité ne leur permet pas la discipline nécessaire au redressement des membres. Cela dit, pour empêcher les blessés français atteints de pourriture d’hôpital de faire progresser l’infection en se déplaçant hors de leurs salles spéciales, Lespiau les séquestre « dans un pavillon complètement isolé et une sentinelle en armes, fournie par les infirmiers, en défendait les approches » 100, une pratique rappelant que le blessé est aussi un soldat qui doit obéir aux ordres.

31 Lorsqu’ils ont à soigner des Mexicains, les médecins de l’armée découvrent donc des individus entretenant des rapports différents avec la médecine et les médecins. L’incompréhension ne semble pas découler de la misère et du fait que la médicalisation occidentale pénètre plus lentement parmi les populations les plus pauvres, mais des « préjugés indiens », qui ressemblent au « refus médical » 101 des Arabes d’Algérie. Si le texte de Lespiau permet d’entrevoir chez les Mexicains qu’il soigne certaines attitudes culturelles vis-à-vis de la chirurgie, son intérêt professionnel se concentre avant tout sur les questions d’hygiène. L’indigène est finalement peu traité dans les observations chirurgicales comme un échantillon d’humanité à valeur heuristique 102 et l’intérêt anthropologique des médecins pour ces populations différentes apparaît bien davantage quand il est question de pathologies et d’acclimatement. Une habileté pratique 32 Les soins donnent lieu à des descriptions parfois très détaillées des manières de faire du praticien qui se met en scène à la fois comme membre d’une équipe et comme opérateur habile auquel le malade doit son salut. L’aspect collectif du travail est souvent souligné : Gouchet par exemple n’examine les blessures que quand ses collègues viennent le rejoindre à l’ambulance qu’il dirige. La concertation n’empêche cependant pas les hiérarchies de se dégager et Coindet apparaît clairement dans le rôle du patron en indiquant que les détails des observations sont recueillis par l’aide-major Borel, « auquel [il] les dicte à [s]a visite de chaque jour » 103.

33 L’intervention la plus importante, l’amputation, est souvent détaillée et permet d’aborder plusieurs points du travail chirurgical. Lorsqu’elle est prise, comment la décision est-elle annoncée au blessé ? Hésitant entre résection et amputation, Bintot endort son blessé, lui incise le cubitus et met en évidence une lésion qui « fait décider unanimement l’amputation de l’avant-bras » 104. Rien dans la rédaction ne permet de savoir si le blessé a été réveillé et informé de l’opération projetée. Le même médecin peut procéder autrement : il propose l’amputation à un blessé mexicain « qui hésite d’abord et finit par se décider » 105. Les trois blessés de Gouchet « prévenus de la nécessité de l’amputation, firent le sacrifice de leur membre avec beaucoup de résignation, demandant seulement à être endormis » 106.

34 Le récit de l’amputation fait clairement apparaître une répartition des tâches qui peut varier et doit prendre en compte une certaine pénurie de personnel médical. Au Mexique, les infirmiers sont mis à contribution, parfois pour des opérations demandant de véritables compétences chirurgicales : « M. le pharmacien aide-major Thomas est chargé de la chloroformisation ; M. le médecin aide-major Borel a pour mission de comprimer l’artère et le caporal infirmier de visite Machard, jeune homme très intelligent, doit m’aider, comme il s’en est déjà acquitté plusieurs fois, à pratiquer les ligatures » 107. Coindet coupe le membre. Pour les opérations, raconte Gouchet, « nous

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n’avions qu’un infirmier titulaire intelligent qui fut employé à exercer la compression, tâche difficile et dangereuse, qu’il a du reste parfaitement remplie […] les autres infirmiers auxiliaires, peu habitués à voir couler le sang nous passaient les instruments, l’eau et les éponges » 108. Le travail des personnels infirmiers est ainsi valorisé, comme éventuellement le rôle d’autres auxiliaires comme le porte-sac Fages, « habitué de longue date au service des pansements » 109. Systématiquement employée, la chloroformisation s’est banalisée depuis la décennie précédente mais semble encore suffisamment nouvelle pour que les médecins écrivent qu’ils la pratiquent, précisant éventuellement le mode d’inhalation choisi, voire le degré d’endormissement voulu : le chloroforme « n’avait pas été poussé jusqu’à complète anesthésie » ou au contraire est « employé jusqu’à la période d’insensibilité complète » 110.

35 La description de l’amputation est l’occasion de mettre en valeur les qualités professionnelles d’un collègue – Bintot décrit son aide-major Manoha réussissant une opération difficile – mais permet surtout de mettre en avant sa propre habileté professionnelle, technique, très nette par exemple dans la manière qu’a Dehous de rédiger son compte-rendu d’une amputation du pied par la méthode circulaire où, « au lieu de disséquer une manchette tégumentaire, [il a] au niveau de la peau complètement respectée, incisé circulairement les masses musculaires en cône creux, de dehors en dedans, de manière à obtenir une manchette de peau doublée de tissu cellulaire et par conséquent offrant bien plus de ressources et de chances de vitabilité » 111. Une méthode classique d’amputation est ici suffisamment maîtrisée pour être perfectionnée, pour le bien du blessé. D’autres types d’opérations sont l’occasion de préciser une réussite technique, avec une rédaction voulant également indiquer une supériorité professionnelle. Coindet relève par exemple que les désarticulations de l’épaule faites par ses collègues Ehrmann et Clary ont échoué alors que la sienne « a été faite par le procédé de Larrey légèrement modifié par suite de l’état des tissus de [s]on opéré [qui] a aujourd’hui rejoint son corps dans un état parfait de guérison » 112. Un homme de progrès 36 Le médecin se décrit non seulement comme un technicien habile mais également comme un scientifique qui réfléchit sur sa pratique et utilise son expérience pour faire progresser la science, ici chirurgicale, dans le sens de la médecine conservatrice. La décision même d’amputer ne signifie pas un abandon des principes de conservation, mais la chirurgie de guerre a parfois des impératifs et la survie du blessé, même au prix d’un membre, peut être préférée et reconnue comme la seule solution possible. Elle s’oppose aux « opérations hasardeuses et compromettantes [de] chirurgiens plus désireux d’attacher leur nom à une tentative audacieuse que de défendre les intérêts du soldat et de l’État » 113. Aussi Coindet note-t-il que les opérations consécutives ont toutes été faites sur des blessés « auxquels le mouvements, les cahots de la route avaient été funestes et ceci est une indication de ne pas essayer en pareil cas ce qui pourrait être tenté dans les circonstances ordinaires avec beaucoup de chances de succès » 114.

37 Lorsqu’ils ne décrivent pas une amputation réussie, les médecins insistent sur leur succès en chirurgie conservatrice « dans des cas où jusqu’à présent, on considérait l’amputation comme de rigueur » 115 note Coindet à plusieurs reprises, pour qui « l’expédition du Mexique a été […] une école des plus instructives » 116, qui l’a fait « revenir de certaines opinions […] admises jusque là sur la foi des traités » 117. Gouchet lui aussi remarque que lors de son séjour au Mexique, « on n’obtenait pas d’avantages

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sérieux en extrayant prématurément des esquilles encore adhérentes aux parties molles » 118. Contre l’avis de deux médecins plus anciens dans la carrière, il s’oppose à une amputation. Le membre est conservé et le blessé guérit. Ces descriptions sont donc aussi à inclure dans une discussion qui se poursuit depuis de nombreuses années dans les pages du RMMCPM sur les avantages des résections par rapport aux amputations et sur la manière de traiter les plaies de guerre, un débat alimenté par des exemples nombreux recueillis en Algérie, en Crimée – à grande échelle – en Cochinchine et au Mexique. Il s’agit aussi de limiter les infirmités. Lespiau raconte ainsi comment les plaies produites par des boulets, des éclats d’obus ou de bombe sans lésion des os lui permettent « de faire des recherches cliniques intéressantes au point de vue d’une cicatrisation sans difformité » ou sur la rétraction, indiquant que la pratique suivie dans son service lui a donné « les meilleurs résultats » 119.

38 L’habileté des médecins français se mesure aussi à l’aune des résultats de leurs confrères mexicains, qui font l’objet d’une estime variable : d’après le résultat des amputations, ils paraissent être « de bons opérateurs » 120, remarque Coindet qui note également qu’ils coupent « souvent alors que rien n’en indiqu[e] absolument la nécessité » 121. La « manière vicieuse » 122 dont le médecin mexicain chargé d’un de ses blessés fait ses pansements, en laissant le moignon à l’air libre pendant qu’il prépare les pièces du nouveau pansement, paraît à Bintot l’explication de l’apparition du tétanos.

39 Le souci de mettre en avant l’expérience acquise en campagne pour la valoriser caractérise les textes des médecins qui semblent choisir de raconter un combat en fonction de la réussite qu’ils ont eue lors de leurs soins : les pertes sont peu évoquées dans ces récits et la manière de traiter l’échec thérapeutique mériterait une étude. Ils préfèrent donc décrire des méthodes présentées comme efficaces et insistent sur leur propre rôle en tant qu’individus qui font avancer l’art chirurgical, à partir de leur expérience du terrain mexicain et avant tout de leur expérience de la guerre. Les réussites qu’ils proposent sont dues à leur condition de médecins militaires à qui la guerre donne l’occasion de voir des plaies nombreuses et variées, ainsi qu’une infinité de situations exigeant du médecin une adaptation de sa pratique.

40 ***

41 Les relations chirurgicales apportent un éclairage particulier sur le moment paroxystique du combat mais aussi sur la campagne d’un officier de santé. Ni Napoléon, ni Fabrice, le médecin militaire – soldat aguerri et praticien – écrit des récits de combat distanciés tout en montrant la guerre de près, notamment dans ses effets immédiats sur le corps des combattants. Il décrit un lieu et une action mais raconte avant tout l’histoire d’un combattant quand il se transforme en blessé et celle d’un médecin sur le champ de bataille, pivot de l’ambulance et élément essentiel du processus de soins décrits avec minutie.

42 À leur manière autobiographiques, les textes proposés éclairent d’un jour particulier des moments de guerre et peuvent donc être considérés comme des récits sur la guerre. Mais ces écrits ont une prétention scientifique : rédigés avant tout pour une hiérarchie et pour des confrères ayant des compétences similaires, ce sont également les récits d’une pratique professionnelle en temps de guerre où celle-ci apparaît comme une contrainte permettant de montrer l’habileté d’un praticien, en tant qu’individu et en tant que membre d’un corps professionnel. Enfin, en mettant l’accent sur le traitement des blessures de guerre, les opérations dans des conditions difficiles, parfois la chirurgie à grande échelle, ces textes sur la guerre des médecins révèlent autant de

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facettes d’une pratique qui, avec l’expérience de terrains lointains et la connaissance de pathologies variées, fondent la spécificité de la médecine militaire et qui, finalement, affirment autant la place du médecin militaire au sein du monde militaire que celle du médecin d’armée au sein du monde médical.

NOTES

1.* Je remercie Ulrike Krampl et Natalia Muchnik pour leurs lectures et leurs conseils. . Louis COLLAS, Le serment : souvenirs d’un médecin militaire, 1873, 76 p., p. 2. 2.. John KEEGAN, Anatomie de la bataille ; Azincourt 1415, Waterloo 1815, La Somme 1916, Éditions Robert Laffont, 1993, 324 p., p. 22. 3.. Jean KAEMPFER, Poétique du récit de guerre, Paris, Éditions José Corti, 1998, 290 p. ; Catherine MILKOVITCH-RIOUX et Robert PICKERING [dir.], Écrire la guerre, PUBP, Clermont- Ferrand, 2000, 491 p. 4.. Carine TRÉVISAN, « Lettres de Guerre », dans Revue d’histoire littéraire de la France, avril-juin 2003, 103e année, n° 2, pp. 331-341. 5.. En particulier Stéphane AUDOIN-ROUZEAU et Annette BECKER, « La bataille, le combat, la violence : une histoire nécessaire », 14-18, retrouver la Guerre, Paris, Gallimard, 2000, pp. 24-58., et « Le corps dans la Première guerre mondiale », dans Annales HSS, n° 1, janvier-février 2000, pp. 47-152. 6.. Voir Jean-Pierre PETER, De la douleur, Paris, EDIMA, 1993, 202 p. ; Roseline REY, Histoire de la douleur, Paris, La Découverte, 1993, 414 p. ; Marie-Jeanne LAVILLATTE-COUTEAU, Le privilège de la puissance : l’anesthésie au service de la chirurgie française (1846-1896). Contribution à une histoire mentale de l’anesthésie, Thèse de doctorat d’histoire sous la direction d’Alain Corbin, Université Paris 1, 1999, 3 vol., 786 f. 7.. Pour le XIXe siècle, voir Corinne KROUCK, Les combattants français de la guerre de 1870-1871 et l’écriture de soi : contribution à une histoire des sensibilités, Thèse de doctorat d’histoire sous la direction d’Alain Corbin, Université Paris 1, 2001, 360 f. ; Odile ROYNETTE, Bons pour le service, l’expérience de la caserne en France à la fin du 19e s., Paris, Éditions Belin, 2000, 458 p. 8.. Voir Sylvain VENAYRE, « L’individu dans la guerre. Remarques historiographiques », dans Hypothèses. Travaux de l’école doctorale d’Histoire de Paris 1, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, pp. 13-19. 9.. Sophie DELAPORTE, Le discours médical sur les blessures et les maladies pendant la Première guerre mondiale, Thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Stéphane Audoin- Rouzeau, Université d’Amiens, 1999, 480 f. ; Gueules cassées. Les blessés de la face de la Grande Guerre, Paris, Éditions Noêsis, 1996, 230 p. ; « Le corps et la parole des mutilés de la Grande Guerre », dans Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 205, septembre 2002, pp. 5-14 ; Les médecins dans la Grande Guerre, 1914-1918, Éditions Bayard, 2003, 223 p., p. 10.

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10.. Émile JULIA, La mort du soldat, Paris, Librairie Académique Perrin, 1918, p. 162, cité par Hélène DEQUIDT, « La crise d’identité du monde médical français en 14-18 », dans Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 175, juillet 1994, pp. 87-101, p. 91. 11.. Voir Bertrand TAITHE, Defeated Flesh : Welfare, Warfare and the Making of Modern France, Manchester, Manchester University Press, 1999 ; Jean-François LEMAIRE, Blessures et blessés dans les armées napoléoniennes, Thèse de doctorat d’histoire sous la direction Jean Tulard, Université de Paris 4, 1998, 261 f. ; Marc LEMAIRE, « Le rôle du Service de santé de la Marine au cours de la campagne d’Orient (1853-1856) », dans Le service de santé des armées, entre guerre et paix, Philippe RICHARDOT [dir.], Paris, Éditions Economica, 2003, 232 p., pp. 69-104. 12.. Dans la très importante littérature, surtout anglo-saxonne, publiée à ce propos, on mentionnera l’ouvrage pionnier de Claudine HERZLICH [dir.], Médecine, maladie et société, Éditions Mouton, 1970, 318 p. Sur le travail chirurgical, voir Stefan HIRSCHAUER, “The Manufacture of Bodies in Surgery”, dans Social Studies of Science, vol. 21, May 1991, pp. 279-319. L’auteur y rappelle les principaux travaux d’ethnologie, d’anthropologie et de sociologie consacrés à l’analyse du travail en salle d’opération. 13.. Par exemple Cheryl MATTINGLY et Linda C. GARRO [dir.], Narrative and the Cultural Construction of Illness and Healing, Berkeley, University of California Press, 2000, 279 p. 14.. Voir David PONTILLE, La signature scientifique. Une sociologie pragmatique de l’attribution, Paris, CNRS Éditions, 2004, 200 p. 15.. Thomas SCHLICH, “How Gods and Saints became transplant Surgeons : the scientific Article as a model for the writing of history”, dans History of Science, vol. 33, part 3, number 101, September 1995, pp. 311-331. 16.. Voir Jean AVENEL, La campagne du Mexique (1862-1867). La fin de l’hégémonie européenne en Amérique du nord, Paris, Éditions Economica, 1996, X-194 p. ; Jean-François LECAILLON, Napoléon III et le Mexique : les illusions d’un grand dessein, Paris, Éditions L’Harmattan, 1994, 260 p. 17.. Voir Jean-Pierre PETER, « Histoires d’histoire de la médecine : pour un examen exploratoire », dans Littérature et médecine ou les pouvoirs du récit, Paris, BPI-Centre Pompidou, 2001, 302 p., pp. 13-26, p. 17. 18.. Voir Pierre-Augustin DIDIOT, Code des officiers de santé de l’armée de terre, Paris, V. Rozier, 1863, 992 p. 19.. Idem, pp. 398-406. 20.. Fragmens (sic) pour servir à l’histoire médico-chirurgicale de l’armée d’Afrique », dans Recueil de mémoires de médecine, de chirurgie et de pharmacie militaires (RMMCPM), 1re série, t. XXXI, 1831, pp. 66-69, Idem, p. 406. 21.. Idem. 22.. Idem, p. 402. 23.. Arch. VdG. (Archives du Val-de-Grâce) 135, papiers Léon Coindet ; Léon COINDET, Le Mexique considéré au point de vue médico-chirurgical, Paris, V. Rozier, 1867-1869, 3 vol. 322 p., 348 p., 318 p. 24.. Edmond DEHOUS, « Expédition dans l’intérieur du Mexique. l’affaire de Teocaltidje (extrait) », dans RMMCPM, 3e série, t. XII, 1864, pp. 439-442. 25.. Arch. VdG. 55/2, Léon GOUCHET, Exposé des blessures reçues le 1er janvier 1865 au combat de l’Espinasso del Diablo, sd, 26 p. dont quelques extraits sont publiés sous le titre « Mode de transport des blessés en campagne », dans RMMCPM, 3e série, t. XIV, 1865, pp. 520-521.

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26.. Henri LESPIAU, « Exposé clinique des blessures de guerre, soignées dans les hôpitaux militaires français de Puebla et de Cholula », dans RMMCPM, 3e série, t. XIV, 1865, pp. 422-440. 27.. Auguste BINTOT, « Observations de blessures de guerre, traitées après la bataille de Majoma, 21 septembre 1864 », dans RMMCPM, 3e série, t. XVI, 1866, pp. 39-67 ; pp. 148-162 ; pp. 230-244. 28.. Jules GUYON, Journées de la colonne Delloye de San Luis de Potosi à Tancanesque (Tamaulipas), Mexique. Lettre à M. le médecin principal Léon Coindet, Paris, E. Thunot, 1868, 33 p. (paru dans la Gazette médicale de Paris, no 2, 12, 14 et 50 des 11 janvier, 21 mars, 4 avril et 12 décembre 1868). 29.. Arch. VdG. 59/11, Rapport trimestriel du service de santé, 1er octobre 1864. 30.. Arch. VdG. 135, Léon COINDET, Lettre du 21 juin 1862, p. 9. 31.. Idem. 32.. Idem. 33.. Jules GUYON, art. cité, p. 1. 34.. Idem. 35.. Idem. 36.. Auguste BINTOT, art. cité, p. 39. 37.. Voir « Décision ministérielle définissant les devoirs des officiers de santé des corps de troupe », 19 novembre 1841, Journal Officiel Militaire, t. IV, pp. 53-54. 38.. Bulletin de la médecine et de la pharmacie militaires, n° 122, janvier-février 1865 et n° 124, mars-avril 1867. 39.. Henri LESPIAU, art. cité, p. 424. 40.. Arch. VdG. 135, Léon COINDET, lettre de juillet 1862, p. 10. 41.. RMMCPM, 3e série, t. VIII, 1862, p. 323. 42.. Auguste BINTOT, art. cité, p. 39. 43.. Arch. VdG. 135, Léon COINDET, lettre du 6 août 1862. 44.. Voir David PONTILLE, ouv. cité, p. 70. 45.. Jules GUYON, art. cité, p. 18. 46.. Arch. VdG. 55/2, Léon GOUCHET. 47.. Sur l’évolution de l’armement et les dégâts corporels qu’ils provoquent, voir Henri SCOUTETTEN, Résumé des observations médico-chirurgicales faites à l’armée d’Orient, Metz, Jules Verronnais, 1855, 29 p. 48.. Léon COINDET, Le Mexique…, ouv. cité, p. 12. 49.. Arch. VdG. 135, Léon COINDET, lettre du 21 juin 1862, p. 9. 50.. Jules GUYON, art. cité, p. 23. 51.. Auguste BINTOT, art. cité., p. 150. 52.. Jules GUYON, art. cité p. 18. 53.. Auguste BINTOT, art. cité, p. 157. 54.. Idem. 55.. Jules GUYON, art. cité, p. 23. 56.. Auguste BINTOT, art. cité, p. 41. 57.. Idem, p. 54, p. 56, p. 40 et p. 237. 58.. Jules GUYON, art. cité, p. 20. 59.. Idem, p. 23. 60.. Auguste BINTOT, art. cité, p. 235 et p. 240. 61.. Idem, p. 58, p. 150, p. 230, p. 153 et p. 148.

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62.. Idem, p. 230. 63.. Voir Marie-Jeanne LAVILLATTE-COUTEAU, ouv. cité, pp. 22-51. 64.. Jules GUYON, art. cité, p. 19. 65.. Arch. VdG. 55/2, Léon GOUCHET. 66.. Sur la photographie de blessures de guerre, son utilisation et ses limites, voir Kathy NEWMAN, « Wounds and Wounding in the American Civil War : A (Visual) History », dans The Yale Journal of Criticism. Interpretation in the Humanities, vol. 6, n° 2, 1993, pp. 63-86. 67.. Jules GUYON, art. cité, p. 19. 68.. Sur l’organisation des établissements hospitaliers en campagne et le système d’ambulances organisé pour un combat, voir Pierre-Augustin DIDIOT, ouv. cité, pp. 741-760. 69.. Auguste BINTOT, art. cité, p. 41, p. 238, p. 150, p. 153 et p. 233. 70.. Idem, p. 56. 71.. Idem, p. 43. 72.. Idem, p. 44. 73.. Jules GUYON, art. cité, p. 20. 74.. Auguste BINTOT, art. cité, p. 45 75.. Arch. VdG. 55/2, Léon GOUCHET. 76.. Auguste BINTOT, art. cité, p. 46. 77.. Jules GUYON, art. cité, p. 23. 78.. Edmond DEHOUS, art. cité, p. 440. 79.. Arch. VdG. 55/2, Léon GOUCHET. 80.. Auguste BINTOT, art. cité, p. 153 et p. 47. 81.. Edmond DEHOUS, art. cité, p. 440. 82.. Arch. VdG. 55/2, Léon GOUCHET. 83.. Auguste BINTOT, art. cité, p. 46. 84.. Voir la vaste littérature qui, tout au long du XIXe siècle, dénonce la « fausse position » des officiers de santé de l’armée, notamment liée à leur subordination vis-à- vis de l’intendance. 85.. Arch. VdG. 55/2, Léon GOUCHET. 86.. Idem. 87.. Idem. 88.. Jules GUYON, art. cité, p. 20. 89.. Arch. VdG. 55/2, Léon GOUCHET. 90.. Idem. 91.. Harry M. COLLINS, “Dissecting Surgery : Forms of Life Depersonalised”, dans Social Studies of Science, vol. 24, may 1994, pp. 311-333. 92.. Arch. VdG. 135, Léon COINDET, lettre du 6 août 1862, p. 13. 93.. Auguste BINTOT, art. cité, p. 65. 94.. Byron GOOD, Comment faire de l’anthropologie médicale. Médecine, rationalité et vécu, Le Plessis-Robinson, Éditions Les empêcheurs de penser en rond, 1998, 434 p., pp. 165-166. 95.. Auguste BINTOT, art. cité, p. 49. 96.. Par exemple, « d’après M. Percy, les Arabes et les Egyptiens sont les peuples qui jouissent de la plus grande insensibilité », P. A. MEUGY, Dissertation sur la douleur physique, Thèse de médecine, Paris, 1821, p. 24. 97.. Une guérison rapide est ainsi « un nouvel exemple de la facilité avec laquelle les traumatismes arrivent à guérison dans certaines races : cette disposition a été

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constatée chez les arabes par tous les médecins militaires qui ont habité l’Afrique et paraît exister aussi chez les Indiens », Jules ARONSSOHN, « Observation de ligature de l’artère axillaire à la suite d’un coup de corne », dans Gaceta médica de Méxíco, n° 21, 15 juillet 1865, pp. 337-338. 98.. Henri LESPIAU, art. cité, p. 438. 99.. Idem, p. 427. 100.. Idem, p. 438. 101.. Yvonne TURIN, Affrontement culturels dans l’Algérie coloniale. Écoles, médecines, religion, 1830-1880, Paris, Éditions Maspero, 1971, 434 p. 102.. Nicoletta DIASIO, La science impure. Anthropologie et médecine en France, Grande- Bretagne, Italie, Pays-Bas, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, 286 p., p. 40. 103.. Arch. VdG. 135, Léon COINDET, lettre du 6 août 1862, p. 11. Plusieurs aides de Coindet envoient d’ailleurs au Conseil de Santé en 1863 des observations chirurgicales « recueillies dans le service de M. Coindet, médecin en chef de l’ambulance de la 2e division du corps expéditionnaire du Mexique ». 104.. Auguste BINTOT, art. cité p. 154. 105.. Idem, p. 50. 106.. Arch. VdG. 55/2, Léon GOUCHET. 107.. Arch. VdG. 135, Léon COINDET, lettre du 6 août 1862. 108.. Arch. VdG. 55/2, Léon GOUCHET. 109.. Auguste BINTOT, art. cité, p. 44. 110.. Idem, p. 50 et 149. 111.. Edmond DEHOUS, art. cité, p. 442. 112.. Arch. VdG. 135, Léon COINDET, lettre du 21 juin 1862, p. 8. 113.. Henri SCOUTETTEN, ouv. cité, p. 27. 114.. Léon COINDET, Le Mexique…, ouv. cité, p. 14. 115.. Arch. VdG. 135, Léon COINDET, lettre de juillet 1862. 116.. Léon COINDET, dans RMMCPM, 3e série, t. VIII, p. 413. 117.. Arch. VdG. 135, Léon COINDET, lettre du 6 août 1862. 118.. Arch. VdG. 55/2, Léon GOUCHET. 119.. Henri LESPIAU, art. cité, pp. 434-435. 120.. Léon COINDET, dans RMMCPM, 3e série, t. X, 1863, pp. 72-77. 121.. Arch. VdG. 135, Léon COINDET, lettre du 31 mai 1863. 122.. Auguste BINTOT, art. cité, p. 51.

RÉSUMÉS

Que peut écrire le médecin militaire sur le déroulement de la guerre et sur sa propre action au sein de celle-ci ? La question sera abordée par le biais des relations chirurgicales produites lors de la campagne du Mexique, qui restituent le contexte de la blessure, les dégâts causés aux corps, éventuellement les réactions du blessé à la douleur et permettent de cerner certaines facettes de l’expérience physique du combat et de ses suites (soins, guérison, agonie). Si l’observation

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chirurgicale raconte l’histoire d’un combattant quand il se transforme en blessé, le personnage principal du récit reste néanmoins le médecin, omniprésent sur le champ de bataille, pivot de l’ambulance et de l’hôpital. La description des soins met en scène un opérateur habile qui réfléchit sur sa pratique et utilise son expérience de la guerre pour faire progresser la chirurgie dans le sens de la conservation des membres. Ces récits sont donc les récits d’une pratique professionnelle en temps de guerre. Cette dernière avec ses contraintes mais aussi les adaptations qu’elle nécessite contribue à délimiter le champ d’une médecine particulière et affirme autant la place du médecin militaire au sein du monde militaire que celle du médecin d’armée au sein du monde médical.

Writing the cure, writing the fight: six French military surgeons in Mexico (1862-1867) What would a military doctor write about war and his own experience within it? This question will be approached through the analysis of surgical observations made during the French campaign in Mexico. This sort of text gives the context of injuries, of damages done to the bodies, and sometimes the way the wounded soldier reacted to the pain. These writings can be read as a manner of showing some of the multiple facets of physical experience of war and its effects (medical treatments, healing, agony). Surgical observations tell the story of a soldier transformed into a wounded patient; but the main character of the plot is the doctor, omnipresent in the battlefield, in the ambulance, and in hospital. In the descriptions of the cure, the doctor presented himself as a skilful surgeon who reflected on his practice and useed his former experience of war surgery to promote the progress of the conservation of injured members. These stories of war are thus stories about professional practice in wartime. War — with its constraints but also its necessary adaptations — contributes to define a particular medical field and at the same time, to position the military doctor in the military world as well as in the medical world.

AUTEUR

CLAIRE FREDJ PRAG à l’Université François Rabelais de Tours

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Les sépultures de guerre en France à la fin du Premier Empire

Jacques Hantraye

1 En 1812, un jeune conscrit, Narcisse Faucheur, arrive à Napoléon-Vendée 1 où il apprend qu’il doit remplacer un fourrier qui se meurt à l’hôpital. Lorsque ce militaire décède, un de ses amis demande à Faucheur de prononcer quelques mots sur la tombe du défunt, ce que le jeune homme accepte. Bien qu’ils n’aient pas pris part à la célébration, les officiers de l’unité sont gré au nouvel arrivant d’avoir honoré un camarade 2.

2 Dans sa banalité, cette histoire met en évidence quelques-uns des enjeux liés à la mort des militaires à la fin du Premier Empire, après vingt années de conflits en Europe qui voient l’élaboration empirique d’une nouvelle culture de la mort à la guerre. Si elle rappelle que la majorité des militaires meurt encore à l’hôpital, et non sur le champ de bataille, cette anecdote suggère aussi que la mort est envisagée sans règles préétablies. Enfin, au-delà de la fonction d’intégration que remplissent les funérailles pour ce jeune soldat, elle souligne les liens qui existent entre civils et militaires dans ce domaine. On saisit aussi le paradoxe lié à l’inhumation des soldats au début du XIXe siècle : au-delà d’une apparente indifférence générale, se manifeste une réelle attention à l’égard de la sépulture, qui n’a pas toujours l’occasion de s’exprimer. Il s’agit ici d’analyser les liens qui existent entre les vivants et les morts et de déterminer quelle place occupent les défunts dans les attitudes et les pratiques des premiers, qu’ils soient civils ou militaires. Ces données prennent place dans un contexte qui n’est pas le même que celui que nous connaissons aujourd’hui, puisque les premiers cimetières militaires n’apparaissent en France qu’après 1870 3. Ceci nous conduit à envisager successivement ce qui concerne le traitement du cadavre, puis les pratiques d’inhumation, avant d’évoquer les monuments funéraires et le souvenir des défunts. Les deux invasions étrangères qui ont entraîné la chute de Napoléon Ier en 1814 et 1815 offrent un point de vue intéressant et assez inédit pour aborder ces questions. Une grande attention à l’égard des morts 3 Au soir de la bataille de Toulouse, le 11 avril 1814, le lieutenant anglais Woodberry écrit : la « quantité de cadavres autour de nous est énorme : il faut enterrer les morts

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ou quitter nos positions » 4. La vision des cadavres sans sépulture fait naître un effroi profond et suscite la répulsion. Il convient de s’en débarrasser. Des raisons d’hygiène et de salubrité ainsi que l’odeur du champ de bataille, que certains comparent à celle d’une boucherie, incitent à agir. Même en ville, comme à Troyes, l’odeur émanant des hôpitaux et des cimetières est insupportable 5. Le lieutenant Gleig, du 85e régiment d’infanterie britannique, évoque un cas d’hallucination et de perte de connaissance chez une sentinelle obligée de passer la nuit auprès d’un mort, dans le Sud-Ouest, en janvier 1814 6. Il arrive même, à en croire cet officier, que des hommes préfèrent déserter plutôt que de subir cette cohabitation, au risque d’être fusillés pour abandon de poste. Or, les morts sont très nombreux. On relève ainsi 500 cadavres sous les murs de Grenoble en juillet 1815 7. Beaucoup succombent également dans les hôpitaux militaires. À Huningue, dans le Haut-Rhin, c’est le cas de 566 hommes sur les 3480 que compte la garnison avant le début du blocus par les Alliés en 1814, la plupart étant morts du typhus 8. Même des villes éloignées des combats sont concernées, car l’on y envoie des malades et des blessés. De 30 à 40 militaires décèdent chaque jour à l’hôtel- dieu de Paris entre février et avril 1814 9

4 Et pourtant, en dépit de leur nombre, rares sont les défunts qui ne reçoivent pas de sépulture. Le voyageur britannique Stanley ne remarque qu’un seul cadavre lors de sa visite des champs de bataille picards et champenois en juillet 1814 10. Toutefois, il arrive que certains corps soient enterrés avec retard. A Pontarlier, au début de 1814, on ne peut procéder à l’inhumation des nombreux militaires autrichiens morts de maladie, car la terre est gelée. Aussi les cercueils s’entassent-ils « par centaines » dans l’écurie d’une caserne, en attendant un moment plus favorable 11. À Pantin, le 21 avril 1814, trois semaines après les combats qui accompagnent la chute de Paris, un habitant du lieu note que les cours et jardins « furent longtemps jonchés de morts » 12. Les priorités du combat contraignent en effet à négliger les cadavres. Ceci impose de réfléchir aux attitudes manifestées à l’égard des morts. Comment les soldats envisagent-ils leur propre disparition et celle de leurs camarades ? Comment se met-on en règle devant la mort ?

5 Le lieutenant britannique Gleig analyse finement son attitude et ses sentiments devant la mort, ainsi que ceux de ses compagnons d’armes, à la fin de 1813 et au début de 1814. Il observe que se protéger psychologiquement n’empêche pas d’éprouver des réactions a posteriori. Un événement inhabituel impressionne plus que la mort au combat, à laquelle on est davantage préparé. Gleig, qui combat depuis plusieurs mois, fait ainsi des cauchemars à la suite d’un naufrage auquel il a assisté. Après la bataille, les survivants évacuent leurs angoisses en s’amusant. Ainsi, la vente des effets des camarades disparus, dévoilant ce qui fit leur intimité, suscite le rire, ce qui va de pair avec un sentiment de culpabilité à l’égard des morts. Ces attitudes ne sont contradictoires qu’en apparence 13.

6 Les circonstances rendent les préparatifs du décès expéditifs. Ainsi, en février 1814, près d’Epernay, des soldats russes tués en représailles par des militaires et des civils français « demand[ent] seulement à recommander leur âme à Dieu avant de mourir » 14. Il n’en est pas de même lorsque l’on voit venir la mort. À la suite du combat de La Rothière, en 1814, des officiers étrangers morts à l’hospice de Brienne ont le temps de remettre au curé des sommes au bénéfice de l’hospice « dans le but qu’on priât pour eux » 15. Mais à l’hôpital, la mort est généralement solitaire et anonyme, et les cadavres ne sont guère respectés, de même qu’à la morgue 16. Ceux qui se battent n’ont guère de

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possibilités de se préparer. Tout au plus l’officier Gleig consigne-t-il dans son carnet le nom de l’ami à qui il souhaite que ses affaires soient remises après sa mort 17. Exceptionnel est le cas du commandant Otenin, du 136e de ligne, commandant provisoire de la place de Compiègne lors de l’invasion de 1814. Lorsqu’il meurt, son décès est déclaré au bureau de l’état civil et le suppléant du juge de paix pose les scellés sur ses biens, confiés à un militaire de son régiment 18

7 Cependant, les nécessités matérielles, qui poussent à agir vite, sont tempérées par des formes d’attention aux défunts. On peut relever en particulier une volonté d’identification des individus qui conduit à enregistrer les morts au combat, non pas en vue rapatrier les corps, mais pour des raisons administratives et par souci des familles. Lors des campagnes militaires, un officier est censé s’occuper de l’état civil de son unité, ce qui s’avère très difficile dans le chaos du champ de bataille 19. Les administrateurs civils des hôpitaux à qui les militaires malades ou blessés sont confiés essaient de tenir à jour leurs registres, même s’ils sont débordés. A l’ambulance de Choisy-le-Roi, comme dans certains hôpitaux parisiens, on tient des registres séparés où l’on indique l’identité civile et militaire du défunt. À l’hôpital parisien de la Salpêtrière, par exemple, entre février et juin 1814, 1 139 décès sont consignés, dont 89 concernant des anonymes 20. Les maires sont également en charge de l’état civil des militaires. À Troyes, 3 528 actes de décès sont enregistrés en 1814, contre 720 en 1815, mais les actes de décès de militaires concernent surtout ceux morts à l’hospice civil 21. Dans la mesure du possible, ces documents sont adressés aux familles en France, voire à l’étranger. En Saône-et-Loire, l’administration préfectorale collecte à cet effet auprès des maires les pièces concernant les militaires étrangers 22. En 1815, 4 000 extraits d’actes mortuaires concernant des Espagnols sont expédiés à Madrid 23. En juin 1816, le gouverneur de la province d’Anvers informe la population qu’il a reçu des attestations concernant des militaires morts au service de l’armée française sous la Révolution et l’Empire. Le grand nombre de défunts empêche toutefois de mener à bien cette procédure de façon systématique. Comprendre ces pratiques est essentiel pour analyser le traitement réservé au cadavre, car elles montrent que l’individu n’est pas négligé.

8 La sépulture est un fait culturel. On ne fait pas disparaître les cadavres n’importe comment. La question de la destruction des corps, accompagnée ou non de l’inhumation des restes, est complexe. Ainsi, la terre, la chaux et le feu peuvent avoir une fonction purificatrice qui n’est pas toujours perçue de façon négative 24. Le 17 décembre 1813, le préfet de Strasbourg donne l’ordre de brûler à l’écart des bâtiments de la ville les effets des militaires et la paille de leur literie 25. La flamme sert à dissiper les odeurs, comme aux abords des creuttes d’Ailles, dans l’Aisne, où de nombreux corps ont été enterrés. Les chlorures de chaux et de soude, couramment répandus entre les lits des hôpitaux, servent à la désinfection 26. Le feu est un moyen de détruire les corps peu mentionné dans les sources. Peut-être a-t-on souvent renoncé au bûcher uniquement faute de temps et de combustible. La crémation n’a pas forcément une connotation péjorative. Dans le département de l’Aube, on brûle des corps en 1814. À Waterloo aussi, après la bataille, 800 cadavres auraient été brûlés en un seul lieu. Toutefois, le bûcher, qui évoque à certains auteurs les traditions antiques, est inhabituel 27. Le plus souvent on jette les corps à l’eau. Se débarrasser ainsi des défunts est une solution de commodité dans un pays où les cours d’eau abondent, motivée de plus par l’urgence. Après la bataille de Montereau, en 1814, on jette une partie des dépouilles dans la Seine 28. Ce procédé correspond aussi à la volonté d’éliminer des traces compromettantes. En février 1814, après l’incendie d’un village, des militaires et

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des civils tuent par vengeance des soldats russes à proximité de la commune du Baizil afin d’éliminer les traces du crime. Ils font disparaître les corps dans un étang de la forêt de Vassy 29. Pour des raisons d’hygiène, et peut-être de décence, les dépouilles trouvées dans les cours d’eau sont parfois inhumées après avoir été repêchées. Le 18 avril 1814, la Préfecture de police de Paris avertit les maires des communes riveraines que les corps trouvés dans la Seine doivent être enterrés sur place 30. En aval de Montereau, certains cadavres sont inhumés par des civils sur les rives du fleuve 31. Des pratiques transgressives 9 Mais l’eau et le feu n’ont pas qu’une fonction utilitaire. Lorsque l’ennemi dépasse les normes de violence admises, les civils et les militaires lui infligent un traitement particulier, qu’il soit mort ou même mourant. Celui qui n’est plus considéré comme un semblable est puni par le feu, mais surtout par l’eau. Le refus de sépulture constitue le reflet du combat : en un prolongement de l’affrontement, il est lié au franchissement d’un seuil de violence. Ces pratiques transgressives, entre lesquelles on peut distinguer des degrés, surviennent à des moments de paroxysme, notamment lors de l’invasion. À Melun, en février 1814, le cadavre d’un cavalier wurtembergeois est jeté par-dessus un pont avant d’être enterré 32. On entend sans doute signifier à ses camarades qu’il est entré dans la ville de façon inacceptable, sans qu’il y ait eu négociation. Plus violent, après la victoire française de Bar-sur-Aube, des militaires étrangers crèvent les yeux de deux conscrits français avant de les jeter vivants à la Seine, à Clérey 33. Les 7 et 8 mars 1814, après la bataille de Craonne, des militaires russes tentent d’enfumer des civils réfugiés dans des creuttes. En représailles, des hommes et des femmes de la région enterrent ou brûlent vifs des blessés ennemis. Certains de ces militaires brandissent des croix de paille pour indiquer qu’ils sont chrétiens. Ces pratiques suscitent l’indignation des habitants des environs, ce qui prouve qu’une telle attitude ne va pas de soi, même dans un contexte de grande violence 34. Le 18 février 1814, un habitant de Montmirail met le feu à l’hôpital temporaire. Environ 500 militaires russes seraient morts asphyxiés, malgré les secours apportés par les habitants, qui auparavant avaient pris soin de l’ennemi. À Nogent-sur-Seine, le 17 mars 1814, ce sont des combattants russes qui, après avoir forcé les habitants à enterrer les morts de l’hospice, font brûler le bâtiment renfermant les survivants 35. Le discours qui accompagne ces pratiques nous est parfois parvenu. On dit des morts jetés à l’eau qu’ils servent de « nourriture aux poissons » ou qu’ils vont annoncer aux Parisiens la défaite des envahisseurs, comme l’écrit le notaire H. G. Nicolet, historien de Melun sous la monarchie de Juillet 36. À la fin de décembre 1813, dans le Sud-Ouest, Gleig remarque à propos des corps de militaires qu’il aperçoit dans un cours d’eau, qu’ils ressemblent à des paquets de linge 37. On rapporte également qu’en février 1814, des pillards cosaques tués près de Nogent-sur- Seine sont retrouvés dans la Seine peu après, liés ensemble. Une perche, plantée au milieu d’eux comme un mât, porte un écriteau : « Laissez passer ces messieurs, ils vont directement à Paris » 38. L’anecdote, rapportée par un auteur fiable, constituerait, si elle est exacte, la seule mise en scène macabre connue à ce jour.

10 Ces récits montrent que le corps de l’ennemi est une arme destinée à terroriser et à dénier l’humanité de l’autre 39. L’adversaire est réifié, animalisé, parfois diabolisé, y compris anéanti physiquement lorsque les comportements qu’on lui attribue sont réprouvés. En effet, les pratiques afflictives appliquées aux cadavres de ceux qui ont commis des crimes ou des délits prévus par la justice militaire sont généralement moins sévères. Ainsi, dans le Sud-Ouest, en 1813, deux déserteurs anglais sont fusillés sur le bord de la fosse destinée à les recevoir, avant que leurs compagnons d’armes ne

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défilent devant eux 40. À Reims, en mars 1814, le corps d’un civil, Gonze de Rougeville, fusillé pour trahison sur ordre d’une commission militaire française, est d’abord laissé sans sépulture à l’entrée du cimetière, avant d’être jeté à la fosse commune 41. Si la tombe de ces individus est vouée à l’exécration et à l’abandon, leur corps n'est pas pour autant exhibé, mutilé ou anéanti au préalable. L’inhumation, une pratique funéraire centrale 11 Au-delà des exceptions que nous venons d’évoquer, les défunts sont majoritairement inhumés. Pour comprendre dans quelles conditions ils le sont, il faut prendre en compte le contexte de désorganisation dû à la guerre. Les autorités françaises sont parfois défaillantes. Ainsi, en juin 1814, l’adjoint au maire de Saint-Parre-les-Tartres, dans l’Aube, explique-t-il par les « malheurs » qu’a subi cette commune le fait que les corps de militaires et les carcasses de chevaux morts n’aient pas été enterrés. Dans ces conditions, c’est l’occupant qui prend le relais. Dans l’Aube, dès le 16 février 1814, le colonel Aunervadel, chargé de la police de la route par le prince de Schwarzenberg, ordonne au préfet de faire enterrer les chevaux morts qui encombrent les voies de communication 42. On s’occupe également des cadavres de militaires. Que le sort des armes soit favorable aux troupes impériales, ou qu’un lieu soit momentanément épargné, et ce sont les autorités françaises qui font exécuter ces mesures. Le 3 mars 1814, le préfet de Seine-et-Marne donne ainsi l’ordre d’enterrer les corps trouvés dans son département 43. Au cours du mois d’avril, le préfet de l’Aube presse plusieurs fois les sous-préfets d’enterrer les cadavres. Devant la réticence des ruraux, il recrute même du personnel pour accomplir cette tâche. Seize hommes, payés à raison de trois francs par jour, sont engagés en avril et mai 1814 44.

12 Ces prescriptions sont dans l’ensemble appliquées. Ce sont souvent des particuliers qui se chargent d’enterrer les morts ou qui avancent les sommes nécessaires. À Arcis-sur- Aube, cinquante-deux notables se cotisent pour payer l’inhumation des militaires et l’enfouissement des chevaux du champ de bataille 45. Ce sont parfois des soldats qui s’en chargent, ou encore les Frères des écoles chrétiennes, comme à Clacy, dans l’Aisne, en mars 1814 46. L’opération suppose que l’on réquisitionne hommes, chevaux et véhicules, comme à Bosserville, près de Nancy 47. Les hôpitaux embauchent parfois temporairement des fossoyeurs, comme à Meaux, où l’on en compte trois au printemps 1814 48. En ville, il arrive que l’on mette sur pied des commissions de salubrité composées du personnel médical civil du lieu, comme à Grenoble en 1815. Les avis que donnent ces médecins sont suivis 49. On vérifie ultérieurement si les directives ont été appliquées. En mars et en avril 1814, des individus sont désignés par le préfet de l’Aube pour inspecter les routes et faire enterrer les corps. Le commissaire de police Claude Girardon, nommé en mai 1814, enquête dans un rayon d’une quinzaine de kilomètres autour de Troyes pendant 35 jours, inspectant au moins 22 communes 50. Celles qui n’obéissent pas sont menacées de sanctions financières. La surveillance s’exerce en détail. A la Petite Villette, près de Paris, à la suite des combats de la fin mars 1814, plusieurs militaires morts sont enterrés dans la cour d’une maison. Le 1er juillet suivant, le juge de paix fait recouvrir de terre les « débris » de ces « malheureux », sans doute par décence, mais aussi car leur présence « peut devenir un foyer de corruption et infecter l’air par des miasmes putrides et pestilentiels » 51. Il prescrit d’alerter les autorités locales.

13 La localisation de la sépulture est une donnée essentielle. Les morts inhumés rapidement, sur le lieu du combat ou ailleurs, sont souvent négligés. Ainsi, trois

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hussards autrichiens tués entre Toulon-sur-Arroux et Perrecy, en Saône-et-Loire, le 26 mars 1814, sont enterrés sur le bord de la route 52. Sur le champ de bataille, c’est le sort de la plupart des dépouilles. À Waterloo, en 1816, une voyageuse britannique note que champs et fossés ne semblent former qu’une seule et même tombe 53. Le lieutenant d’infanterie Lemet, tué à la bataille de Toulouse en 1814, est enterré dans un fossé et gît « oublié », déplore Carme-Duplan sous la Restauration. À Toulouse également, un officier britannique sollicite une trêve pour évacuer des cadavres entassés dans un secteur. Les Français concèdent une heure, pendant laquelle les adversaires conversent et boivent ensemble 54

14 Au-delà de l’aspect pratique, inhumer sur le lieu de l’affrontement peut avoir un sens symbolique. Après une bataille, les visiteurs observent scrupuleusement la localisation des corps. Si les combattants sont tombés là où ils avaient reçu l’ordre de se tenir, c’est qu’ils se sont battus avec ténacité et courage 55. Lors du blocus de Sélestat, en Alsace, le 6 mars 1814, une sortie entraîne la mort d’une cinquantaine d’hommes. Deux officiers du 40e de ligne tués ce jour-là sont enterrés dans une position avancée du dispositif fortifié. Sur ordre du commandant de place, on organise une cérémonie afin d’inciter les survivants à poursuivre la lutte 56. De même, Carme-Duplan signale qu’une partie des militaires morts à la bataille de Toulouse en avril 1814 repose de part et d’autre d’un canal « comme pour faire entendre aux siècles à venir qu’ils furent ennemis » 57. La tombe perpétue le combat, le corps du combattant enterré aux avant-postes étant censé rappeler la nécessité de ne pas céder du terrain et de venger les disparus.

15 Il n’existe pas de règles concernant l’inhumation proprement dite. Alors qu’au début du XIXe siècle les autorités incitent à éloigner les morts du centre des localités, en 1814 les fosses sont situées hors de la ville, comme à Choisy, ou au contraire dans la cour d’un hôpital établi au cœur du bâti, ce qui est le cas à Meaux 58. Dans les places fortes, l’Église veut que les cimetières soient clos, tandis que les militaires exigent que l’espace soit systématiquement dégagé pour faciliter la défense du lieu 59. À Troyes, ce n’est que lorsque le cimetière communal est saturé que l’on a recours à des terrains vacants situés à la périphérie de la ville. Après la bataille de Montmirail, seuls les hommes tombés le plus loin des villages sont sommairement enterrés. On en dépose notamment dans un ravin 60. À Bosserville, on vide et on aménage d’anciens étangs situés dans un bois dépendant d’une chartreuse abandonnée 61. Il arrive que les fosses soient réservées aux militaires, comme à Meaux ou à Grenoble, ou bien qu’elles servent à la fois à la troupe et aux pauvres du lieu, comme à Troyes. Les fosses communes peuvent renfermer un grand nombre de cadavres. À Craonne, on aurait enterré 3 000 hommes dans une même tombe, ce qui paraît beaucoup. Après la bataille de Toulouse, on parle de 700 corps enterrés ensemble 62

16 Les pratiques liées à l’inhumation constituent un compromis entre l’attention à l’égard des défunts et la prise en compte de contraintes matérielles qui poussent à agir vite. Certes, le sort de la plupart est la sépulture d’urgence, en règle générale la fosse commune. Mais inhumation collective ne signifie pas forcément négligence à l’égard des cadavres. Au cours de sa tournée d’inspection, en juin 1814, le commissaire de police de Troyes établit une distinction entre les hommes, qui sont « inhumés », et les chevaux ou les bœufs qui sont « enfouis ». Sur 891 bêtes enterrées, au moins 39 le sont de façon incomplète. En ce qui concerne les hommes, le rapport est de 8 pour 534, sans compter environ 800 corps jetés à la rivière 63. Ce qui a trait aux humains n’est contradictoire qu’en apparence. En effet, si l’urgence après le combat amène à

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jeter les corps des militaires morts dans un cours d’eau, dès que l’occasion se présente on choisit de les enterrer avec un minimum de dignité, quitte à abandonner les bêtes à l’air libre. Quant à la sépulture collective, elle ne signifie pas nécessairement une forme de rejet. À Grenoble, les Austro-Sardes blessés devant la ville en juillet 1815 sont soignés par les habitants, avant même la capitulation française. Les morts n’en sont pas moins ensevelis dans une fosse commune. En effet, la sépulture collective est alors admise 64. Elle est même parfois valorisée. Gleig ne présente-t-il pas la terre comme la « mère commune » 65 ? La tombe collective est à l’image de l’hôpital, qui reçoit des hommes de toutes les origines, comme à Tournus en 1814 66. À Bosserville sont inhumés dans le même secteur un prisonnier de guerre russe, un Italien au service de la France, des soldats nés en France et des employés de l’hôpital. Pougiat note que la fosse utilisée à Troyes en 1814 rassemble hommes et femmes, militaires et civils de toutes religions inhumés là sans la présence du clergé 67. Au début des années 1830, dans un contexte d’anticléricalisme, l’auteur se saisit de cette observation pour inciter les prêtres catholiques à davantage de tolérance.

17 En temps normal, les civils honorent les combattants morts. Un simple soldat reçoit généralement une sépulture décente dans un cimetière, en présence d’un prêtre. Il en est ainsi à Brienne pour un conscrit de la Sarthe, le 22 décembre 1813, alors que des considérations sanitaires poussent à agir rapidement. C’est d’autant plus vrai pour des gradés. En janvier et en février 1814, à Brienne encore, des officiers sont accompagnés à leur dernière demeure par leurs pairs. Le général François Louis Forestier (1776-1814), notamment, est conduit à sa sépulture par son aide de camp. Les officiers reçoivent généralement un traitement particulier. Le général Eloi Taupin, mort de ses blessures le 11 avril 1814, est déposé dans l’église Saint-Etienne de Toulouse « pour être enterré le lendemain avec tous les honneurs de la guerre » 68.

18 Dans les moments troublés, les difficultés s’accumulent. Outre la désorganisation due aux combats, individus et localités ont peu de ressources, surtout à la fin de l’Empire, quand les charges se font plus lourdes. Parfois, pour des questions financières, les municipalités se montrent réticentes. C’est le cas de celle de Mâcon à l’égard d’un lieutenant du 50e d’infanterie mort en août 1814, alors qu’il était de passage en ville. Les autorités militaires et quelques officiers sont contraints de puiser dans la somme que le mort a sur lui 69. La hâte et le manque d’argent n’empêchent pas la piété à l’égard des défunts. Après le combat d’Urrugne, dans le Sud-Ouest, en novembre 1813, les morts britanniques reçoivent une sépulture rapide, mais avec autant d’attention que le permettent les circonstances, selon ce que rapporte le lieutenant Gleig. Ils sont inhumés dans une même tombe, près de l’église, avec un « pieux respect ». Le lendemain, avant son départ, Gleig vient se recueillir sur la fosse avec deux ou trois camarades et y revient un mois après, à l’occasion d’un passage dans la région. Il souligne le « privilège » de ces hommes d’avoir reçu une sépulture 70. Lors de l’inhumation, les corps peuvent être encore habillés, comme à Meaux 71. À Choisy, au contraire, ils sont enterrés sans leurs effets militaires 72. A Grenoble, pour des raisons sanitaires, on veille à disposer les cadavres entre deux lits de chaux de 40 centimètres d’épaisseur. Les derniers corps sont couverts de chaux, puis de 40 à 50 centimètres de terre 73. À Choisy, en 1814, un militaire inhumé « de sa bourse » a sans doute droit à un cercueil. Pour ses compagnons plus démunis morts à l’ambulance, les frais de sépulture semblent être pris en charge par la municipalité 74. Si l’urgence fait qu’à Bosserville on

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enterre vite, y compris des mourants, les ruraux requis ont parfois des attentions. Ainsi, ils prennent soin de réunir la famille d’une cantinière dans une même tombe 75. Funérailles prestigieuses et pratiques commémoratives 19 Reste à envisager plus précisément certaines grandes cérémonies funèbres, ainsi que le souvenir des défunts. Les célébrations accompagnant l’enterrement sont l’occasion d’exprimer un discours autour de la mort au combat, à mi-chemin des cérémonies funèbres de l’ère révolutionnaire et du rituel politique d’opposition de la Restauration 76. Les funérailles revêtent dans certains cas un sens politique. Le comte Guillaume de Saint-Priest, blessé devant Reims, meurt à Laon en mars 1814. D’après certaines sources, il est enterré solennellement dans une chapelle de la cathédrale, selon le rite orthodoxe, ce que les contemporains français perçoivent comme une marque d’extranéité. Significativement, le tombeau de cet émigré venu combattre son pays d’origine, élevé par son frère en août 1814, est détruit sous Louis-Philippe 77. Si, dans ce cas, les funérailles séparent les adversaires, il arrive au contraire qu’elles rapprochent occupants et occupés. De telles célébrations peuvent constituer un gage d’apaisement. À Soissons, une partie de la matinée du 15 février 1814, juste après la première reddition de la place, voit se dérouler les funérailles du général français Jean-Baptiste Rusca, mort en défendant la ville, à qui les troupes russes de Winzingerode rendent les honneurs militaires. La cérémonie se déroule suivant des règles définies sous l’Ancien Régime. Le cercueil, sur lequel sont posées les décorations, ainsi que les épaulettes et l’épée du défunt, est conduit à travers la ville depuis la maison mortuaire jusqu’au cimetière. L’assistance, composée de militaires et de civils, est très nombreuse. Des tirs d’artillerie et de mousqueterie accompagnent la mise en terre. Les habitants interprètent cet hommage comme un signe de bonne volonté à leur égard 78.

20 Dans quelle mesure le souvenir se maintient-il après la cérémonie ? Peu d’édifices funéraires datant du Premier Empire subsistent de nos jours, et les relevés effectués aux XIXe et XXe siècles sont peu nombreux. On se contentera donc de présenter quelques pistes à ce sujet. Notons tout d’abord que le fait de construire ou non un monument dépend beaucoup du lieu où est survenu le décès, un militaire mort en ville ayant plus de chances de se voir ainsi honoré. En 1814, parmi trois officiers supérieurs étrangers morts à Brienne, deux succombent sur le champ de bataille, tandis que le troisième meurt de ses blessures à l’hôpital. Or, seuls les restes de ce dernier sont inhumés au cimetière, dans un lieu signalé pendant plusieurs mois par une croix de bois. Les autres sont enterrés dans les champs, près du lieu où ils moururent. La fosse commune de Troyes est signalée pendant quelques temps par une croix 79. Certaines églises abritent des stèles. À Waterloo, des épitaphes d’officiers anglais, de facture maladroite, sont installées par les régiments dans l’église du village 80. La fonction des monuments est à la fois d’honorer les morts et d’exprimer une solidarité avec les vivants. Des civils prennent soin de maintenir la mémoire des militaires dont ils se sont occupés. À Montmirail, par exemple, une plaque évoque le souvenir de Charles Simon, lieutenant de la Landwehr de Silésie mort en février 1814. Cet homme, négociant dans le civil et peut-être d’origine française, meurt un mois après la bataille de Montmirail, chez un habitant de la localité 81

21 La forme des monuments obéit aux canons du temps. À partir de la fin du XVIIIe siècle, les sépultures militaires s’inspirent du style néo-classique 82. Certaines constructions font penser aux cénotaphes à l’antique qui figurent parmi les fabriques des parcs de la bourgeoisie ou de l’aristocratie. C’est le cas de celui élevé au lieutenant-colonel Forbes,

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appartenant à un régiment d’infanterie britannique, mort le 10 avril 1814 sur le champ de bataille de Toulouse. On élève sur le lieu de sa mort un monument avec une inscription en anglais et en français célébrant son courage au combat. Le monument – une colonne surmontée d’une urne – du major Jacques Harrisson Baker, du 34e régiment d’infanterie anglais, blessé à la bataille de Toulouse, est édifié dans le jardin de M. Dargicourt, chez qui il est mort 83. À Reims, les tombeaux d’officiers français, issus des couches supérieures de la société, sont édifiés en 1814 et en 1826, date à laquelle des réinhumations ont lieu 84. Le tombeau, témoignage de reconnaissance 22 La sépulture a non seulement une esthétique, mais un sens. Le tombeau, symbole de l’échange entre vivants et morts, intervient en paiement d’une dette contractée par la patrie. Il indique aussi un exemple à imiter. Comme l’écrit Carme-Duplan sous la Restauration, « [l]e simple soldat, en mourant, descend dans la tombe de l’oubli qui dévore jusqu’à sa mémoire. C’est la condition humaine de tout homme qui ne s’élève pas au-dessus de ses semblables. Mais celui qui s’illustre par ses vertus, ou qui donne au monde le spectacle honorable de grandes qualités, […] échappant à la nuit des temps, reçoit en quelque sorte une seconde vie » 85. À propos d’un lieutenant français mort à la bataille de Toulouse, il écrit que le monument édifié en hommage à son « dévouement » et à son « courage », enseigne « qu’on doit toujours être prêt de mourir pour sa patrie » 86. Il ne s’agit plus, comme sous la Révolution, d’honorer le soldat-citoyen mort pour la liberté 87. On est désormais convaincu que la vertu au combat est surtout le fait des officiers, ce qui lie valeur militaire et appartenance aux élites sociales.

23 La tombe manifeste aussi la solidarité entre compagnons d’armes. Un jeune sous- officier irlandais apprécié de ses compagnons d’armes est tué au combat devant Bayonne au début de 1814. Après l’enterrement, ses camarades plantent un pin sur sa tombe et organisent une collecte en faveur de sa compagne. En 1815, un franc-tireur des environs de Pontarlier est tué lors d’une attaque. Ses camarades s’occupent de sa sépulture, puis de retour chez eux, vendent le butin pris à l’ennemi et partagent la somme obtenue avec la veuve de leur ami 88. À Chaumont, en mars 1814, l’inscription en russe sur le tombeau du lieutenant-colonel Blamow qualifie le défunt de « frère d’armes » 89. À Reims, comme à Toulouse, les épitaphes évoquent l’échange qui unit le mort aux vivants : les qualités guerrières et le sacrifice sont contrebalancés par le repos dont jouit le disparu, ces mentions se concluant parfois par un appel à la prière.

24 Une fois les cérémonies terminées, la sépulture est parfois abandonnée, ce qui n’est pas propre aux seules tombes militaires. À Meaux, en 1814, les corps sont inhumés dans des fosses communes dans la cour de l’hôpital temporaire. L’édifice est affecté par la suite à l’armée. En 1820, à l’occasion de travaux d’aménagement, les restes sont éparpillés dans la cour ou portés dans la campagne sur l’ordre d’un capitaine du génie. Les ouvriers manient les ossements sans respect, tandis que les médecins civils envisagent seulement leur caractère nocif pour la santé. À Grenoble, en 1887, on retrouve fortuitement le lieu de sépulture des Alliés morts en 1815. Leurs restes sont aussi déplacés sans précautions. À Troyes, la tombe d’un canonnier étranger enterré en février 1814 au pied des remparts reste visible jusqu’à ce que des travaux de terrassement la fassent disparaître trois ans plus tard 90. L’opposition entre fosse commune et tombe individuelle ne suffit donc pas à rendre compte de ce qui concerne la sépulture des militaires. Certaines tombes subsistent longtemps. Dans le cimetière de Chaumont, le monument du lieutenant-colonel russe Blamow, mort en 1814, est encore

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visible en 1868. Entre Biarritz et Arcangues, au début des années 1880, on peut encore voir les pierres tombales de trois officiers britanniques 91. Il arrive que la présence d’une sépulture soit signalée par un toponyme, comme le champ des Cosaques – Kosakenfeld – à Sainte-Croix, près de Colmar, après le combat du 24 décembre 1813. Ce lieu fait naître la crainte : les riverains redoutent que ces individus morts de façon violente ne reviennent les hanter. À Montmirail, en 1814, des militaires tués lors de la bataille sont inhumés dans des carrières désaffectées, en un lieu appelé depuis le « bois- des-Cosaques ». Même abandonnée, la tombe suscite le malaise. Lors de sa visite à Waterloo en 1816, le Britannique Stanley, inquiet, se sent comme entouré par une armée de spectres 92.

25 L’évolution de la mémoire inclut souvent une phase d’oubli. Ainsi, le contre-amiral Pierre Baste, mort à Brienne en janvier 1814, ne se voit pas élever de monument immédiatement. Sous la monarchie de Juillet, le gouvernement fait édifier sur sa tombe un « tombeau grec » en pierre comportant une épitaphe 93. De même, le monument du général Rusca, au cimetière de Soissons, n’est érigé qu’en 1850 94. Le cas de Bosserville, en Lorraine, où plusieurs centaines d’hommes ont été inhumés en 1813 et 1814, illustre bien les fluctuations de la mémoire. Tout d’abord, un processus de désacralisation s’installe, qui se traduit par la plantation d’arbres à l’emplacement des fosses, ou encore par le fait que l’on manie les ossements sans ménagements. Pourtant, les fossoyeurs se souviennent précisément du jour et de l’endroit où ils ont procédé à des inhumations. En 1840, déjà, un professeur des environs s’intéresse au lieu. Vers 1905, l’intérêt renaît : des anciens parlent, le maire du village se surprend à feuilleter les vieux registres de décès, tandis qu’un comité se crée en vue d’élever un monument, à l’initiative du nancéien Émile Badel 95. Après un temps de latence, les nouvelles générations relisent les événements en fonction d’enjeux nouveaux.

26 Sous le Second Empire, dans un climat plus apaisé, le clergé et les autorités civiles participent à la prise de conscience progressive. Le 11 février 1867, lors de l’inauguration du monument commémoratif de la bataille de Montmirail, l’évêque de Soissons évoque devant l’assistance les restes des disparus dispersés dans les alentours. Il célèbre ces individus morts pour la patrie, l’empereur et la France 96. Sous la Restauration, ce sont parfois des femmes qui portent le deuil, mais dans l’espace public ce rôle leur est souvent refusé. Ainsi le monument que Claire Lenoir-Laroche, épouse d’un comte de l’Empire, a élevé à Sceaux, près de Paris, est-il fermé en 1820 97. Les militaires jouent un rôle important. À Toulouse, Carme-Duplan propose ainsi d’élever un monument sur le lieu même des combats. En 1831, un prospectus annonce le lancement d’une souscription à Toulouse en vue d’édifier un monument « de deuil et de victoire ». L’avocat Romiguières, un des chefs locaux du parti libéral, fait partie du comité en compagnie de notables et de militaires. L’avocat Gasc évoque l’oubli des événements imposé par la Restauration et la volonté de célébrer « la mémoire du dévouement et du patriotisme » des guerriers 98. Peu structurées à cause des vicissitudes politiques, essentiellement locales, les manifestations publiques du culte des morts sont souvent le fait de libéraux ou d’ultras. La mémoire est éclatée, diffuse. L’État, pour sa part, ne peut ou ne veut pas prendre en charge des sépultures très nombreuses et dont le souvenir est lié aux luttes qui ont divisé la France. En somme, la précipitation, le caractère inédit des événements, l’absence de valorisation des morts sous l’Empire laissent la place à des initiatives individuelles. Mais le désir d’honorer les morts, de façon collective, est bien présent. Il faudra attendre une volonté politique

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forte, et un nouveau conflit pour qu’une politique des sépultures militaires s’instaure après 1871.

27 *

28 Narcisse Faucheur, l’ancien conscrit de 1812, se rend en 1850 sur les champs de bataille de Saxe où il avait combattu, et se recueille devant les restes de militaires tombés au cours de la campagne de 1813 99. Un cycle s’achève, à l’échelle d’une vie, qui correspond au temps nécessaire pour que le deuil s’accomplisse.

29 Le sort réservé aux morts est inséparable des conditions créées par le combat et de la façon dont on traite malades et blessés. Les militaires sont assimilés aux pauvres, sans pour autant être rejetés, ce qu’indique le cas complexe de la sépulture collective. L’exemple de Reims nous montre comment, en un même lieu, on traite de façon différente les dépouilles des simples militaires et des officiers, des traîtres et des héros. On distingue avant tout ceux dont on considère qu’ils ont eu une belle mort. En raison d’une conception aristocratique du combat, on célèbre surtout la mort des officiers, qu’ils soient ou non issus des classes aisées. Ceux qui ont failli sont sanctionnés. Entre les deux, on doit se contenter dans le meilleur des cas de soins sommaires, mais la volonté de prendre en compte les cadavres des défunts est bien présente, ne serait-ce que par les progrès de l’enregistrement des morts dus à l’instauration de l’état civil. Cette étude illustre également la difficulté de faire émerger une commémoration civique des morts de la guerre après 1815, en raison du poids de l’Eglise et d’une culture du pouvoir monarchique qui prennent peu en considération l’individu mort au combat, notamment par rejet du pouvoir impérial. Mais la multiplicité des commémorations locales souligne l’intensité de la demande d’un culte des morts à la guerre dès le début du XIXe siècle. Elle met en évidence l’attitude des survivants, faite d’un sentiment de redevabilité empreint d’affliction et de respect.

NOTES

1.. Aujourd'hui La Roche-sur-Yon. 2.. Narcisse FAUCHEUR, Mon histoire, Lille, Danel, 1989 (1re édition. 1886), pp. 43 et 98-101. 3.. Luc CAPDEVILA et Danièle VOLDMAN, Nos morts : les sociétés occidentales face aux tués de la guerre, XIXe-XXe siècles, Paris, Payot, 2002, p. 12. 4.. Journal du lieutenant Woodberry, Paris, Plon, 1896, p. 197. 5.. Georges Robert GLEIG, De Saint-Sébastien à Bayonne. Journal de camgagne d’un officier subalterne de l’armée de Wellington, 1813-1814, traduit de l’anglais par Charles Guiard, Bayonne, Imprimerie de A. Lamaignère, 1884, p. 164 et CARME-DUPLAN, Précis historique de la bataille livrée le 10 avril 1814, Toulouse, Bernichet, s. d., 3e partie, p. 147. Arch. mun. Troyes : 4 H 15, note sur l’infection des lieux publics, 1814. 6.. Georges Robert GLEIG, ouv. cité, pp. 90 et 207-208. 7.. Albin GRAS, Grenoble en 1814 et 1815, Grenoble, Maisonville, 1854, p. 60. 8.. Arthur CHUQUET, L’Alsace en 1814, Paris, Plon, 1900, pp. 255-256.

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9.. POUMIÈS DE LA SIBOUTIE, Souvenirs d’un médecin de Paris, Paris, Plon, 1910, p. 133. 10.. Edward STANLEY, Before and after Waterloo, Londres, Fisher Unwin, 1907, p. 168. 11.. PATEL, Souvenirs des deux invasions de 1814 et 1815 dans l’arrondissement de Pontarlier, Pontarlier, Simon, 1865, p. 15. 12.. Arch. dép. Seine-Saint-Denis, 4 U 5/303, 21.4.1814. 13.. Georges Robert GLEIG, ouv. cité, pp. 198, 151 et 154. 14.. Service Historique de l’Armée de Terre (SHAT) : M R 1184, mémoire sur la reconnaissance de la route d’Epernay à Sommesous, 1826. 15. F. E. POUGIAT, Invasion des armées étrangères, dans le département de l’Aube, Troyes, Bouquot, 1833, p. 91. 16.. Bruno BERTHERAT, « La Morgue de Paris », Sociétés et représentations, n° 6, juin 1998, pp. 273-293. 17.. Georges Robert GLEIG, ouv. cité, pp. 175-176. 18.. Arch. dép. Oise, 4 UP 12/12. 19.. Luc CAPDEVILA et Danièle VOLDMAN, ouv. cité, p. 68. 20.. Arch. dép. Val-de-Marne, E dépôt Choisy-le-Roi, 4 H 2, registre mortuaire, 1814. Arch. Assistance Publique, Paris : 7 Q 31. POUMIÈS DE LA SIBOUTIE, ouv. cité, p. 134. Une ambulance est un hôpital temporaire. 21.. Arch. mun. Troyes : commission administrative de l’hospice au maire, 11 juin 1814 ; registres des décès de 1814 et 2 M 60, statistique des décès. 22.. Arch. dép. Saône-et-Loire : 3 R (actes de décès), maire de Mâcon au préfet, 7 juillet 1814. 23.. Archives de l’Etat, Anvers : Arch. prov., J, 161 (A), affiche, 1er juin 1816. Jean-René AYMES, La déportation sous le Premier Empire. Les Espagnols en France (1808-1814), Paris, Publications de la Sorbonne, 1983, 568 p., p. 200. 24.. On brûle ou on enterre les drapeaux afin que l’ennemi ne s’en empare pas (Edward STANLEY, ouv. cité, p. 115). 25.. Paul L’HUILLIER, Le typhus de 1813-1814 à Strasbourg, Strasbourg, Éditions universitaires de Strasbourg, 1925, pp. 97-99. 26.. Édouard FLEURY, Le département de l’Aisne en 1814, Laon, Fleury, 1858, pp. 406-407. Paul L’HUILLIER, ouv. cité. p. 100. 27. F. E. POUGIAT, ouv. cité p. 52. Edward STANLEY, ouv. cité, p. 267. Voir aussi L. CHEVALIER, Histoire de Bar-sur-Aube, Bar-sur-Aube, chez l’auteur, 1851, p. 266. 28.. Paul QUESVERS, La bataille de Montereau, Montereau, Zanote, 1900, p. 64. Voir aussi F. E. POUGIAT, ouv. cité, p. 141 et Édouard FLEURY, ouv. cité, p. 407. 29.. SHAT, 1 M 1184, mémoire sur la reconnaissance de la route d’Epernay à Sommesous, 1826. 30.. Arch. dép. Val-de-Marne, E dépôt Saint-Maurice, 1 i 6, chef de la 3e division de la Préfecture de police, 18 avril 1814. 31.. Gabriel LEROY, Histoire de Melun, Office d’édition du livre d’histoire, 1994 (1re édition 1887), p. 462. 32.. Idem, p. 460. 33. F. E. POUGIAT, ouv. cité, p. 171. 34.. Édouard FLEURY, ouv. cité, pp. 246-249. 35.. Edgar GROSJEAN, Autour de la bataille de Montmirail, Châlons-sur-Marne, Martin frères, 1905, p. 31. Madeleine TARTARY, Épisode de la campagne de France : Nogent-sur- Seine en 1814, Paris, Éditions des Presses modernes, 1939, p. 162.

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36.. Georges Robert GLEIG, ouv. cité, p. 174, et Journal du lieutenant Woodberry, ouv. cité, p. 245. H. G. NICOLET, Histoire de Melun, Péronnas, La Tour Gile, 1999 (1re édition 1843), pp. 333-334. 37.. Georg Robert GLEIG, ouv. cité, p. 174. 38.. J.-M. LEMAITRE, Combat de Nogent-sur-Seine, Nogent, Librairie des Petites-Affiches, 1840, p. 38. 39.. Voir Luc CAPDEVILA et Danièle VOLDMAN, ouv. cité, pp. 132 et 137. 40.. Georges Robert GLEIG, ouv. cité, pp. 90-93. 41.. A. DRY, Reims en 1814 pendant l’invasion, Paris, Éditions Plon, 1902, pp. 166-172. 42.. Arch. dép. Aube, 14 R 67, adjoint de Saint-Parre-les-Tartres, 1er juin 1814 et Aunervadel au préfet de l’Aube, 16.2.1814. Arch. Commun. Troyes : 4 H 29, 20 février 1814. 43.. Madeleine TARTARY, ouv. cité, p. 171. 44.. Édouard FLEURY, ouv. cité, p. 406. Arch. dép. Aube, 14 R 67, arrêté préfectoral, 1er avril 1814 ; état des journées des ouvriers, 1814. 45.. Idem : état d’une somme versée, 25 mai 1814 et lettre du préfet, 8 juin 1814. 46.. Édouard FLEURY, ouv. cité, p. 304. 47.. Émile BADEL, Le monument de Bosserville, 1911, 116 p., p. 6. 48.. A M. Meaux, 4 H 16, note sur les employés de l’ambulance, 17 avril 1814. 49.. Albin GRAS, ouv. cité, p. 60. 50.. C. ARPIN, Les horreurs de la campagne de 1814 dans le département de l’Aube, Troyes, Grande imprimerie de Troyes, 1910, pp. 39-40 et 46. Voir aussi Arch. dép. Aube, 14 R 67, arrêtés des 17 mars et 1er avril 1814 et procès-verbaux, 1er juin au 23 juin 1814. 51.. Arch. dép. Seine-Saint-Denis, 4 U 5/303, 1er juillet 1814. 52.. Arch. dép. Saône-et-Loire, 3 R (actes de décès), maire de Toulon-sur-Arroux au sous-préfet de Charolles, 7.7.1814. 53.. Edward STANLEY, ouv. cité, p. 268. 54.. CARME-DUPLAN, ouv. cité, 3e partie, pp. 123 et 131-132. 55. A. CARRO, Histoire de Meaux et du pays meldois, Meaux, Le Blondel, 1865, pp. 471-472 et Edward STANLEY, ouv. cité, p. 116. 56.. Arthur CHUQUET, ouv. cité, p. 192. 57.. CARME-DUPLAN, ouv. cité, p. 135. 58.. Arch. mun. Meaux : 5 I 7, procès-verbal, 18 mars 1820. 59.. Madeleine LASSÈRE, Villes et cimetières en France de l’Ancien Régime à nos jours, Paris, L’Harmattan, 1997, 411 p., p. 122. 60.. Edgar GROSJEAN, ouv. cité, p. 57. 61.. Émile BADEL, ouv. cité, p. 7. 62.. Edward STANLEY, ouv. cité, p. 164. CARME-DUPLAN, ouv. cité, 3e partie, p. 139. 63.. Arch. dép. Aube, 14 R 67, procès-verbaux, 1.6 au 23.6.1814. Cette comptabilité reste imprécise. 64.. C’est à partir de la guerre de 1870-1871 qu’elle fait l’objet d’un rejet (Danielle TARTAKOWSKY, Nous irons chanter sur vos tombes. Le Père-Lachaise, XIXe-XXe siècle, Paris, Éditions Aubier, 1999, pp. 50 et 52). Albin GRAS, ouv. cité, pp. 60-61. 65.. Georges Robert GLEIG, ouv. cité, p. 171. 66.. Arch. dép. Saône-et-Loire, 5 E 543/17. 67.. Émile BADEL, ouv. cité, p. 94, 99, 101 et 108. F. E. POUGIAT, ouv. cité, pp. 364-365. 68.. Arch. dép. Aube : 112 J 38. CARME-DUPLAN, ouv. cité, 3e partie, p. 108. 69.. Arch. dép. Saône-et-Loire, 4 U 1885, 19 août 1814.

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70.. Georges Robert GLEIG, ouv. cité, pp. 111 et 170. 71.. Arch. Commun. Meaux, 5 I 7, rapport, 9 novembre 1820. 72.. Arch. dép. Val-de-Marne : E dépôt Choisy-le-Roi, 4 H 1, lettre au maire de Choisy, 8 juillet 1814. 73.. CHARVET, Mémoire sur le lieu de sépulture des austro-sardes tués devant Grenoble en juillet 1815, Grenoble, Allier, 1887, pp. 5 et 6. 74.. Les frais sont compris entre un et deux francs par défunt (Arch. dép. Val-de-Marne, E dépôt Choisy : 4 H 1 et 4 H 2, état des fournitures, état de frais de sépultures et registre des morts, sd, 1814). 75.. Émile BADEL, ouv. cité, p. 16. 76.. Emmanuel FUREIX, « Un rituel d’opposition sous la Restauration : les funérailles libérales à Paris (1820-1830) », Genèses, n° 46, mars 2002, p. 77. 77.. Cet ancien de l’armée de Condé devint officier supérieur dans l’armée du tsar (Michaud, Biographie universelle, tome XXXVII, Paris, Desplaces, sd, 695 p., p. 413). J. DEVISME, Histoire de la ville de Laon, Paris, Office d’édition du livre d’histoire, tome 2, 1822, 1996, p. 225, Édouard FLEURY, ouv. cité, p. 332 et A. DRY, ouv. cité, p. 215. 78.. Édouard FLEURY, ouv. cité, pp. 117-118. André CORVISIER, Les hommes, la guerre et la mort, Paris, Éditions Economica, 1985, p. 385. M. LEROUX, Histoire de la ville de Soissons, tome 2, Soissons, Fossé Darcosse, 1839, p. 410. 79. F. E. POUGIAT, ouv. cité, pp. 73 et 364-365. 80.. Edward STANLEY, ouv. cité, p. 261. 81.. Edgar GROSJEAN, ouv. cité, pp. 44-45. 82.. André CORVISIER, ouv. cité, p. 387. 83.. CARME-DUPLAN, ouv. cité, pp. 37, 43-46 et 54-55. 84.. A. DRY, ouv. cité, pp. 224 et 364-365. 85.. CARME-DUPLAN, ouv. cité, 3e partie, pp. 124. 86.. Idem, pp. 101-102. 87.. André CORVISIER, ouv. cité, pp. 387-388. 88.. Georges Robert GLEIG, ouv. cité, p. 256. PATEL, ouv. cité, pp. 38-39. 89.. F.-F. STEENACKERS, L’invasion de 1814 dans la Haute-Marne, Paris, Didier, 1868, pp. 204-207. 90.. Arch. mun. Meaux, 5 I 7, rapport, 9.3.1820. CHARVET, ouv. cité, p. 4. F. E. POUGIAT, ouv. cité, pp. 265-266. 91.. F.-F. STEENACKERS, ouv. cité, Paris, Didier, 1868, pp. 204-207, Georges Robert GLEIG, ouv. cité, pp. 295-296. 92.. Arthur CHUQUET., ouv. cité, p. 47. Edgar GROSJEAN., ouv. cité, p. 57. Edward STANLEY, ouv. cité, pp. 264-265. 93. F. E. POUGIAT, ouv. cité, p. 71. BOURGEOIS, Histoire des comtes de Brienne, Troyes, Anner-André, 1848, p. 240 et Étienne TAILLEMITE, Dictionnaire des marins français, Paris, Éditions Tallandier, 2002, pp. 31-32. 94.. Édouard FLEURY, ouv. cité, pp. 117-118. 95.. Émile BADEL, ouv. cité, pp. 13, 14, 17, 22 et 44. 96.. Inauguration du monument commémoratif de la bataille de Montmirail, Châlons-sur- Marne, Martin, 1867, p. 11. 97.. Jacques HANTRAYE, La société française et la guerre, thèse sous la dir. de M. Alain CORBIN, Université Paris I, 2001, tome III, pp. 905-910. 98.. CARME-DUPLAN, ouv. cité, 1re partie, p. 28. Souscription pour le monument du 10 avril 1814, Toulouse, 1831, np, et J. L. GAZZANIGA (dir.), Histoire des avocats et du barreau du

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Toulouse du XVIIIe siècle à nos jours, Toulouse, Privat, 1992, 328 p., p. 74. Discours prononcé par M. Gasc, Toulouse, de Caunes, 8 p., sd, pp. 2 et 4. 99.. Narcisse FAUCHEUR, ouv. cité, pp. 170-174.

RÉSUMÉS

La plupart des militaires morts à la fin du Premier Empire sont enterrés dans des sépultures collectives à cause du manque de moyens et de la désorganisation des instances administratives. Il n’en demeure pas moins que les autorités locales cherchent à les identifier, à des fins administratives, et que tous essaient généralement de procurer aux corps un mode de sépulture décent, quoique sommaire. Dès que la possibilité se présente, les militaires sont enterrés avec un certain cérémonial.Les officiers bénéficient d’un sort particulier. Le fait qu’ils appartiennent généralement aux classes aisées et le courage de certains au combat leur valent souvent des funérailles qui constituent un témoignage de reconnaissance à leur égard. L’enterrement d’officiers de haut rang revêt parfois un sens politique.La mémoire des défunts se construit difficilement, le plus souvent en marge des instances officielles, religieuses ou politiques, peu soucieuses après 1815 d’honorer le régime napoléonien. Pourtant, le besoin de commémorer les morts se fait jour, suscitant des initiatives locales, parfois à des fins politiques.

Burying the dead before the military graveyards : soldiers’ funerals at the end of the Most of the soldiers and officers who died at the end of the Napoleonic era were buried in common graves. It does not mean that they were neglected. Soldiers and civilians tried to identify them for administrative purposes prior to burying operations. They took much care of the corpses, organizing decent funerals as frequently as they could. Though officers were the most honoured, foot soldiers were not left aside. Some of those celebrations were organized for political reasons.During the first half of the 19th century, the memory of fallen soldiers and officers had to face the reaction of State and Church after Waterloo and was taken on merely by veterans and liberals. Speeches, recollections of memories and monuments building show that the memory of dead soldiers was a very important matter, 50 years before the first military graveyard appeared.

AUTEUR

JACQUES HANTRAYE Docteur de l’Université Paris I-Panthéon-Sorbonne (Centre de recherches en histoire du XIXe siècle)

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Gloria Victis : Vétérans de la guerre de 1870-1871 et reconnaissance nationale

Bénédicte Grailles

« […] Quelle que soit la fortune des batailles, le simple combattant ne peut faire que mourir. Victoire ou défaite, son sacrifice a été pareil, et c’est aux morts seulement que s’adresse le Gloria Victis » 1

1 Une guerre moderne – c’est par simple prudence que nous ne recourrons pas à l’adjectif « total » 2 –, c’est-à-dire un conflit caractérisé par le nombre des effectifs concernés, par l’ampleur de l’enjeu, par la mobilisation, hors la sphère militaire, de tout ou partie des forces civiles des belligérants, pose par essence à l’après-guerre deux problématiques majeures : des morts sont à honorer ; des vétérans, marqués et fédérés par une expérience singulière qui les frappe d’un irréductible signe d’altérité, sont jetés dans le corps social qui ne peut les ignorer. Le conflit franco-prussien de 1870-1871 avec ses 139 000 morts 3 pose ces deux questions avec une acuité jusqu’alors inconnue. Sans présenter l’intensité uniforme de l’après-Première guerre mondiale, la commémoration des morts de 1870-1871 a été tout à la fois innovante, massive et génératrice de modèles4. Quant aux vétérans de 1870-1871, nous voudrions attirer ici l’attention sur la place qu’ils occupent entre 1871 et 1914. Le sujet est vaste et nous souhaitons en signaler l’intérêt et la richesse à travers trois ensembles de remarques. Le premier s’attache précisément au rapport entre culte des morts et célébration des vivants : c’est bien parce que la commémoration des tués, par son caractère principalement local, ne suffit pas à combler le désir de reconnaissance nationale des anciens combattants qu’une organisation collective des vétérans devient légitime et nécessaire. Le second vise à établir quelques traits structurels de ce monde combattant, destinés à ce point à perdurer que l’on est tenté de les penser consubstantiels 5 : parcellisation associative, place prépondérante de l’entraide – proclamée, réelle ? –, rapport particulier, distant et inévitable, au politique. Il s’agit enfin d’envisager l’aboutissement des revendications du mouvement combattant comme moments nationaux dont il est tout à la fois bénéficiaire, acteur et vecteur. Une reconnaissance imparfaite

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2 C’est à la suite de la loi du 4 avril 1873 que l’État prend en charge le recensement des tombes militaires par l’intermédiaire des maires6. On constate alors l’improvisation doublée de la relative indifférence avec lesquelles on a procédé aux inhumations, notamment dans les villes abritant les ambulances. Ainsi, au Quesnoy, petite ville de garnison du Nord proche de la zone envahie, le conseil municipal délibère le 6 mars 1876 : « considérant qu’aucun des soldats inhumés dans le cimetière de cette ville n’a succombé par suite des blessures reçues ou d’infirmités contractées à la guerre […] est d’avis qu’il n’y a pas lieu de désigner un emplacement dans le cimetière de cette commune pour l’érection d’un monument commémoratif des soldats morts pour la défense du pays » 7. Il ne suffit pas d’être un soldat mort pour acquérir la reconnaissance de ses concitoyens8.

3 Les morts sont le plus souvent enterrés dans des fosses communes dont l’emplacement n’est pas toujours repéré avec précision. Les tombes individuelles ne font pas l’objet de plus de soins. Il n’est pas rare que les maires, deux ou trois ans après la guerre, soient dans l’incapacité de rendre compte de leur situation exacte. À Gravelines (Nord), une seule tombe peut encore être identifiée en 1873 grâce aux efforts des frères d’armes du défunt qui y ont planté une croix 9 et, s’il existe une concession et un monument funéraire dans le cimetière du Quesnoy, ce n’est que du fait d’une initiative individuelle, celle du commandant du premier bataillon de la région de Laon, à l’origine de cet hommage à ses « compatriotes » 10. Le désir de conserver le souvenir des morts, dans un premier temps, ne s’exprime que dans deux cercles restreints, celui des compagnons d’armes et celui de la petite patrie. Le mode d’organisation de l’armée, avec ses bataillons levés par département, préserve les sociabilités du village, du canton. Avant que la patrie dans son ensemble n’honore ses soldats morts, l’échelon local s’acquitte de cette dette. Considérer tous les soldats – pas seulement ceux de son village – comme des héros envers lesquels chaque citoyen est redevable ne va pas de soi. Certaines circonstances y sont favorables. Dans les territoires envahis comme dans les villes d’ambulance où les blessés arrivent en nombre, la sensibilité est différente et la population locale peut adhérer à un projet commémoratif global initié par souscription11. Le monument de Cercottes (Loiret) résume cet état d’esprit. L’hommage résulte de l’initiative du curé : « Je leur [les soldats de l’armée de Loire] ai promis dès le commencement un monument. N’osant, à cause de nos immenses désastres, rien espérer de la charité publique, c’est à leurs inconsolables familles que je me suis adressé. […] C’est donc 100 fr. dont j’ai encore besoin. Je viens les demander avec confiance à Orléans. Il me les donnera »12. Le monument est inauguré dès le premier anniversaire de la bataille le 4 décembre 1871.

4 Dès lors, le mouvement commémoratif ne cesse de s’étendre et ne se dément pas jusqu’en 1914. Sur les champs de bataille, l’État, avec l’aide des communes, des conseils généraux, des associations et des citoyens, entretient la commémoration. À l’échelon local, chacun honore la mémoire de ses concitoyens, et de manière massive. À titre d’exemple, une commune sur dix dans le Pas-de-Calais, une sur six dans le Nord et une sur trois dans le Loiret possèdent un monument ou une plaque en l’honneur des soldats de 1870-1871. Lors des inaugurations et des anniversaires, les frères d’armes sont au premier rang. En tête du cortège, autour du monument, les vétérans sont présents, mis à l’honneur, intercesseurs privilégiés auprès des morts.

5 Pour les survivants de 1870-1871, l’insatisfaction demeure néanmoins : reconnus dans leur village comme des héros, leurs mérites collectifs n’accèdent cependant pas à

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l’échelon national. Plus le temps passe, plus le désir d’accéder à une reconnaissance officielle se fait vif. Il est surtout perceptible à partir des années 1890 et passe par la revendication d’une médaille spécifique. Il faut dire que les acteurs des campagnes coloniales sont récompensés régulièrement et sans délai, en général dans l’année qui suit les événements : médailles du Tonkin (8 septembre 1885), de Madagascar (31 juillet 1886, 15 janvier 1896), du Dahomey (24 novembre 1892), de Chine (15 avril 1902), du Maroc (22 juillet 1909). Plus ceux qui ont œuvré dans les combats coloniaux sont honorés, plus ceux qui ont participé à la campagne franco-allemande se sentent victimes d’une injustice. C’est cette prise de conscience d’un traitement inégal qui favorise le rassemblement des énergies. Mai 1893 voit la naissance d’une fédération des anciens combattants de 1870-1871 dont le but unique est de « revendiquer auprès des pouvoirs publics la création d’une médaille commémorative » 13. Toutes les associations réclament avec insistance la médaille : « Nous serions très heureux et nous vous prions Monsieur le Préfet d’être assez bon de nous autorisser a former une société d’un quarantaine pour nous avoir droit a la médaille qui sera pour nous un précieu souvenir (sic) », déclare la société des vieux combattants de l’hospice général de Lille (Nord) 14. Des sociétés créées postérieurement à 1900, donc très tardives, inscrivent encore dans leurs statuts les démarches « en vue d’obtenir des récompenses honorifiques »15.

6 Dans l’attente de l’officialisation souhaitée, les vétérans prévoient dans le cadre associatif, outre les traditionnels insigne et bannière, le port de l’uniforme16. Dans des cas exceptionnels, ils devancent même l’hommage espéré en s’attribuant une médaille. Ainsi les membres de l’Union fraternelle des anciens combattants de la défense nationale disposent, au grand dam du préfet de la Seine17, d’une médaille portant la tête de la République, des branches de chêne et de laurier, les trois couleurs, des liserés verts symbolisant la gloire et des « rubans au champ rouge », expression de « l’honneur et du dévouement » à la patrie. Une union impossible 7 Il existait dès avant la guerre quelques associations regroupant des anciens combattants. Il s’agissait principalement d’amicales régimentaires, mais également de structures plus spécialisées, comme la société des médaillés de Sainte-Hélène. Certains vétérans de la campagne franco-allemande s’orientent naturellement vers ces groupements. D’autres s’inspirent de leurs statuts et de leur fonctionnement pour jeter les bases d’une nouvelle vie associative et ce dès la fin de la guerre. La formule juridique choisie, parce que la plus simple et la plus répandue, est celle des sociétés de secours mutuels. Un décret de 1852, revu en 1898, régit ce type de société. Une simple déclaration en préfecture suffit pour créer une société de secours mutuels dite libre. Pour obtenir des avantages pécuniaires, il faut solliciter l’approbation auprès du ministre de l’Intérieur, démarche que la majorité des associations entreprennent dans la foulée de leur création. L’approbation est le premier obstacle à franchir avant la déclaration d’utilité publique que certains réclament avec insistance18. À travers cette approbation, il est clair que les sociétés poursuivent un objectif financier mais recherche aussi une reconnaissance officielle.

8 La société de secours mutuels approuvée, si elle répond à des critères de simplicité, pâtit toutefois d’un grave inconvénient. En effet, le décret de 1852 enferme dans un carcan géographique strict les adhésions, et ce jusqu’en 1898, date à laquelle la loi lève l’obstacle. Seuls les habitants de la commune où est déclarée la société peuvent en devenir membres. Le principe d’un recrutement strictement local n’entrave pourtant

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pas la plupart des initiatives, puisqu’il est conforme à une sociabilité traditionnelle19. Il freine cependant l’implantation d’associations dans les zones rurales, alors que les soldats de 1870-1871 étaient majoritairement issus de ce milieu20, comme les tentatives de fédération des sociétés. Exemple de cette difficulté, la société des volontaires de 1870-1871, déclarée en préfecture de la Seine dès le 28 août 187221, bénéficie du statut de société libre. Elle entreprend dès 1873 une démarche auprès du ministère de l’Intérieur. L’approbation lui est alors refusée, car elle n'accepte pas de modifier l’article 6 des statuts en vertu duquel elle étend son action à l’ensemble du territoire français. En 1875, la menace lui est faite d’interdire ses réunions si elle persévère dans son entêtement22, alors même qu’elle fait preuve d’une grande vitalité.

9 Ces contraintes n’empêchent pas la constitution de sociétés importantes, essentiellement parisiennes, qui cultivent leur visibilité. L’Union fraternelle des anciens défenseurs de la patrie, une association qui s’affiche comme républicaine, compte parmi ses membres d’honneur 87 sénateurs ou députés en exercice ou honoraires, sept généraux, dont Faidherbe et Jeanningros, un ancien président du Conseil – Gambetta –, et, au nombre de ses membres fondateurs, sept ministres ou anciens ministres et deux sénateurs. À côté de ces quelques grosses associations parisiennes susceptibles de drainer des effectifs de 6 à 900 membres, les associations de province oscillent entre 20 et 200 membres, rarement plus. Plus petites, moins marquées politiquement, plus consensuelles, plus proches des sociabilités traditionnelles, dirigées par des petits commerçants, des artisans, de modestes salariés voire des ouvriers spécialisés, elles sont aussi moins courtisées et moins influentes. Elles se développent surtout à partir des années 1880, même si un premier mouvement s’amorce dès l’immédiat après-guerre. Lieux de convivialité et d’échanges, elles trouvent les limites de leur expansion dans un recrutement de proximité qui fait aussi leur succès initial. En revanche, dès que les sociétés sont libres et s’ouvrent à tous les types d’anciens combattants, notamment les coloniaux, elles peuvent prétendre à des effectifs bien plus importants. Les sections de la Société des vétérans des armées de terre et de mer 1870-1871 réunissent aisément plus de 600 personnes quand elles sont implantées dans de grandes villes. Le Groupe d’anciens combattants et d’anciens soldats socialistes, fondé en septembre 1896 à l’initiative du parti guesdiste dans le Nord de la France, fait figure d’épouvantail avec ses 2 188 adhérents revendiqués en quatre semaines23.

10 On assiste donc à un fractionnement, un éparpillement des forces tant pour des raisons de structure que pour des motifs comportementaux. Une fois le champ des possibilités ouvert par la loi sur les associations de 1901, la donne ne change pas sur le fond. On ne décèle aucune tentative de construire un vaste mouvement couvrant l’ensemble du territoire français depuis une association centrale ; c’est au contraire le règne de la fédération qui se confirme où les multiples sociétés peuvent, tout en conservant leur identité première, constituer une mosaïque qui prend sens. Déjà, c’est sur ce mode que la Fédération des anciens combattants de 1870-1871 se constitue en 1893 autour du plus petit dénominateur commun, la création d’une médaille commémorative 24. Dans ce contexte, la voie régionale séduit plus précocement et l’échelon départemental est le plus convaincant. Ainsi, se crée la Fédération des vétérans de 1870-1871 du département de la Seine qui possède un organe de presse La Tribune des combattants de 1870-1871 25. S’y côtoient tous ceux susceptibles de participer au relèvement de la patrie : « sociétés militaires, patriotiques et mutualistes de France, d’Algérie et des Colonies »26. Le journal comporte aussi des annonces publicitaires. Un fabricant de Besançon y

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propose sa « montre des vétérans, création nouvelle », à arborer à défaut de médaille. On y trouve en exergue deux aphorismes dans lesquels chaque ancien combattant peut se reconnaître : « Un pour tous, tous pour un » et « Si Vis Pacem Para Bellum », indication, s’il était besoin d’en douter, du caractère patriotique et militariste de l’association.

11 Une seule exception – et de taille –, vient démentir cet émiettement : la Société des vétérans de terre et de mer 1870-1871, fondée le 1er janvier 1893 et approuvée le 28 avril 1906. C’est la plus importante en effectifs et la plus influente. Elle a fait le choix d’accueillir en son sein à la fois des vétérans de 1870-1871 et aussi tous ceux qui ont accompli un service militaire (appelés sociétaires). Elle couvre rapidement toute la France, dans un mouvement d’est en ouest. À la tête de cette société qui est aussi une caisse de retraite, un comité constitué presque exclusivement d’anciens officiers. Le succès de cette association s’explique d’abord par son mode d’organisation : des fédérations départementales regroupent des sections. Une section peut être constituée dès que le chiffre de dix membres est atteint. Elle prend donc fermement appui sur le territoire local. En 1911, tous les départements accueillent au moins une section et le nombre des sections est corrélé à l’importance de la population (figure 1). Les fédérations départementales se réunissent une fois l’an en congrès. La société, société de secours mutuels puis caisse de retraite, « se propose d’entretenir chez tous les Français qui ont été soldats, le culte de la patrie, celui du drapeau et l’idée de bonne camaraderie qu’ils doivent à la défense du pays tant qu’ils sont en état de porter les armes ». Elle possède, à partir de 1897, son organe de presse Le Vétéran, bulletin officiel de la société nationale de retraites les Vétérans des armées de terre et de mer 1870-187127. Il s’agit d’une microsociété avec ses règles, ses distinctions, ses privilèges. Extrêmement hiérarchisée, elle fonctionne avec des éclaireurs qui organisent des bataillons et n’admet pas longtemps les francs tireurs. Habile, elle sait flatter la vanité et le désir de reconnaissance sociale de ses adhérents en leur décernant des titres – chaque section possède ainsi son président, son vice-président etc. –, en leur adressant des satisfecit par le biais de son journal ou en organisant des remises de drapeau. À lire d’ailleurs les courriers des lecteurs qui sont parfois publiés, c’est bien cette vie locale qui intéresse la grande majorité des adhérents, plus que les débats de fond qui opposent parfois les membres du conseil d’administration. L’association trouve d’abord un écho auprès des petits commerçants et des artisans souvent à l’origine des créations des sections. Les postes de responsabilités locales sont progressivement accaparés par les notabilités, rentiers et propriétaires, petits patrons, professions libérales, maires ou conseillers généraux.

12 Cette société ne demeure pas monolithique d’un point de vue idéologique entre la date de sa fondation et 1914. Républicaine sans nuance à ses débuts, portant aux nues par exemple Gambetta qui incarne la défense nationale 28, le glissement se fait de manière imperceptible vers une crispation nationaliste. Jusqu’en 1905, le côté républicain bon teint est très marqué et personne ne manque à l’appel lors des manifestations patriotiques organisées par les sections 29. L’arrivée de Jean Sansbœuf, Alsacien-Lorrain ayant opté pour la France, ancien président de la fédération des sociétés de gymnastique, à la présidence générale le 10 décembre 1903 – premier non gradé à accéder à cette fonction –, marque le début d’une lente évolution. En 1909, le journal a changé de ton. Mais, malgré ses accents nationalistes et revanchards, la société reste

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constamment du côté de la République et peut-être maintient-elle ainsi dans le giron républicain des adhérents qui auraient été tentés par d’autres aventures.

13 32 000 adhérents en 1898, 60 281 adhérents en 1899, 139 306 adhérents et 476 sections dont 20 rien qu’à Paris en 1900 : le succès de cette société s’est construit avec une relative rapidité30. En 1905, elle regroupe 282 155 membres dont 137 354 survivants de 1870-1871 : c’est son année la plus faste. Vient ensuite une très lente érosion à mettre certainement en relation avec la disparition naturelle des vétérans de la guerre franco- allemande : en 1910, il reste encore 260 250 actifs dont 137 354 vétérans ; en 1912, 243 995 actifs dont 110 057 vétérans31. Le dernier combat des mobiles 14 Absorbés par les difficultés à s’organiser, les vétérans ne prennent que lentement conscience du rôle qu’ils peuvent jouer sur la scène publique. Le 14 juillet 1880 marque un réel infléchissement. Après une phase de « recueillement » en harmonie avec la tonalité générale de la France, émerge l’affirmation du rôle idéologique que les anciens combattants peuvent et doivent assumer : « assurer au gouvernement de la République le concours de patriotes dévoués, susceptibles d’accomplir noblement leur devoir, ainsi qu’ils l’ont fait jadis sur le champ de bataille, le jour où ils pourraient être appelés à la défense du territoire et à la sauvegarde de nos institutions républicaines » 32. Dès lors, les anciens de 1870 se sentent investis d’un nouveau rôle, unis dans une même volonté de fusion dans la religion du drapeau, impliqués dans la consécration de la renaissance militaire de la France : « nous convions tous ceux qui voudront venir se grouper autour de nos couleurs nationales qui, avec la fière devise Oublier, jamais ! sont les glorieux insignes de la société des Vétérans des Armées de terre et de mer » 33. La terminologie change significativement. Les sociétés de secours mutuels deviennent des « sociétés patriotiques pratiquant la mutualité » 34 et il s’agit désormais de « propager des devoirs patriotiques de tous les citoyens français ayant à cœur le relèvement de la patrie » 35. Parce qu’ils ont à cœur de diffuser le culte patriotique dans le cœur des Français36, parce qu’ils sont actifs dans toutes les cérémonies, ils réclament avec d’autant plus d’insistance cette reconnaissance officielle qui leur est refusée. Plusieurs propositions de loi sont déposées, notamment en 1894 et en 1898, à la chambre des députés. C’est finalement en 1911, à la suite d’une campagne de presse et d’opinion orchestrée par la Société des vétérans des armées de terre et de mer 1870-1871, en pleine campagne législative, que la médaille tant désirée voit le jour.

15 Si l’obtention en est si difficile, c’est que s’opposent en cette occasion deux, voire trois visions de l’histoire de France. Tous affirment d’une même voix leur patriotisme. Tous reconnaissent les mérites et l’héroïsme des soldats. Mais certains refusent de commémorer une défaite, alors que le passé de la France est si riche de victoires et d’exploits : ce serait alors abaisser son histoire à un niveau indigne de la grande nation qu’elle est. L’épisode de la campagne franco-allemande est un deuil pour la nation tout entière et, en tant que tel, ne peut devenir un mythe fondateur du nouveau régime républicain : épisode à oublier, à enfouir, à occulter au profit de campagnes plus faciles à célébrer car victorieuses.

16 Par ailleurs, la consistance même de la commémoration fait question. Un second argument est invoqué en défaveur de la médaille : s’agit-il de rappeler les deux « sièges » de Paris, celui des Prussiens et celui de la Commune et par là légitimer les anciens communards, ou s’agit-il au contraire de décorer les Versaillais et de stigmatiser les partisans de la Commune ?

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17 Deux événements finissent par emporter la décision : les expéditions du Maroc où Français et Allemands se retrouvent face à face, l’intermède briandiste et ses tentatives de rapprochement pacifiste, vite interprétées comme anti-patriotiques. Jean Sansbœuf résume ainsi les positions lors des congrès de la Société des vétérans des armées de terre et de mer de 1907 et de 1908 : « Ce sera la médaille de la défaite, nous dira-t-on ? Soit, nous en convenons, mais il y a des défaites qui valent des victoires et s’il y a eu des victoires qui se sont transformées en défaites, ce n’est pas par la faute des soldats qui, partout, ont fait vaillamment leur devoir. […] Nous pourrons bien dire que ces soldats [ceux du Maroc] sont les dignes fils de nos héros de 1870-1871 et qu’ils ont donné au monde la preuve que nos vertus guerrières sont aussi vivaces que jamais […] 37 ». En 1908 il déclare encore : « On peut n’être pas partisan de la guerre, mais il y a une guerre légitime, une guerre à laquelle on ne peut se soustraire sans lâcheté, parce que le droit y est clair et sûr, une guerre que nous avons à préparer et que nous aurons à faire un jour contre une nouvelle et toujours possible invasion des gens d’outre-Rhin » 38.

18 À la fin de 1909, alors que la campagne législative bat son plein, la Société des vétérans, secondée par une campagne de presse alimentée par Le Petit Journal qui publie de nombreux articles sur la question, des lettres et des appels de personnalités, lance une grande pétition. Une réunion est organisée le 9 novembre au Petit Journal : les députés et les sénateurs sont invités à prendre position sur la question, les présidents de section sont sommés d’agir auprès du représentant de leur circonscription et d’arracher son paraphe. La Société des vétérans profite des nombreux relais dont jouissent ses membres pour recueillir des signatures dans diverses associations militaires, dans les sociétés de gymnastique ou de préparation militaire, en somme dans toutes les associations à vocation patriotique. Elle recueille 100 000 signatures reliées en douze volumes, dix pour la seule Société des vétérans, un pour les autres associations, un pour Le Petit Journal, et les remet en délégation au palais Bourbon.

19 Le 11 février 1910, l’amendement présenté par Georges Berry portant projet de médaille est adopté par la chambre des députés par 549 voix contre 34, non sans une longue discussion où sont, entre autres choses, évoquées les pressions qu’ont eu à subir les élus. Il faut plus d’une année entière pour que la loi précisant les formalités à remplir paraisse au Journal officiel, atermoiement largement dû aux décès successifs de deux ministres de la Guerre. La grande bataille de la mémoire et de l’honneur aux vivants est remportée. Les modalités d’obtention de la médaille qui paraissent au Journal officiel du 29 septembre 1911, confirment le poids de certaines sociétés qui se voient autorisées à remettre des certificats de présence sous les drapeaux pendant la campagne : il s’agit, bien sûr, de la Société des vétérans de terre et de mer 1870-1871, des Combattants de 1870-1871 et des Engagés volontaires de 1870-1871. Cette disposition est étendue quelques jours plus tard 39 à toutes les « sociétés des médaillés militaires et autres sociétés identiques légalement constituées ».

20 La médaille est en bronze : à l’avers, une République casquée ; de l’autre côté, un trophée avec des drapeaux. Le ruban vert est rayé de noir : gloire et deuil probablement40. L’inscription choisie est consensuelle, toute interprétation historique étant prudemment évitée : « Aux défenseurs de la patrie »41. La remise des médailles n’est réglée par aucun protocole. Comme les vétérans sont obligés de contribuer à l’achat de la médaille s’ils ne souhaitent pas se contenter d’un diplôme, certaines sections locales de la Société des vétérans organisent des cérémonies de remises de décorations dont l’apparat n’a rien à envier à des cérémonies officielles équivalentes42.

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De nombreuses communes profitent de cette occasion pour organiser de véritables fêtes patriotiques. Certaines prennent en charge l’acquisition des décorations43. Le déroulement de la journée se fixe de la manière suivante : rassemblement, sonnerie au drapeau, messe aux membres de la section décédés, puis sur la place du village, après la Marseillaise et sous l’œil attentif des membres de toutes les sociétés convoquées pour le carré d’honneur (musique, pompiers, gymnastique, préparation militaire), décoration des vétérans au garde-à-vous devant le drapeau de la patrie 44. Pour la circonstance, les bâtiments municipaux et surtout l’hôtel de ville, transformé en autel de la patrie, sont pavoisés.

*

21 C’est à une leçon d’histoire et à une communion dans la religion du drapeau que nous convient les organisateurs des cérémonies – communes et associations. La petite patrie se substitue à l’État pour enfin rendre l’hommage solennel tant désiré et balaie les ultimes réticences pour accéder à un désir ancien dont le retentissement n’avait pas été forcément estimé à sa juste valeur. Mais la reconnaissance de la nation n’est vraiment mise en scène qu’après la Grande Guerre, lors de la célébration du cinquantenaire de la République le 11 novembre 1920 où les cérémonies locales et parisienne associent aux vainqueurs de 1918 les héros de 1870-187145. Les vaincus d’autrefois sont devenus Victorum Patribus : les pères des vainqueurs. Ainsi la guerre de 1870-1871 voit une nouvelle fois son rôle fondateur confirmé. Nous avons cru pouvoir parler, dans le champ des représentations nationales ou patriotiques, de « moule », réutilisé par les générations postérieures. Assurément, pour le monde combattant, les suites de la guerre de 1870 ont été comme une propédeutique.

NOTES

1.. Discours prononcé lors de l’inauguration du monument de Châtillon (Seine) par le préfet Poubelle et publié au Journal officiel du 3 septembre 1893. 2.. Jean-Yves GUIOMAR, L’Invention de la guerre totale. XVIIIe-XXe siècle, Paris, Éditions du Félin, 2004, 333 p. 3.. Chiffre avancé avec beaucoup de réserves par François ROTH, La guerre de 70, Paris, Libraire Arthème Fayard, 1993, p. 509. Stéphane AUDOIN-ROUZEAU propose la fourchette de 105 000 à 140 000 morts dans 1870, la France dans la guerre, Éditions Armand Colin, 1989, p. 315. 4.. Il n’est pas dans notre propos de traiter de la commémoration des morts pour la patrie. Nous nous permettons de renvoyer à notre thèse, De la défaite à l’Union sacrée ou les chemins du consentement. Hommages publics et commémorations de 1870 à 1914. L’exemple du nord de la France, Thèse de doctorat d’histoire, sous la direction d’Annette Becker, Université Lille 3, 4 tomes, 2000.

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5.. Antoine PROST, Les anciens combattants et la société française, 1914-1939, Paris, Presses de la Fondation Nationale des sciences politiques, 1977, 3 tomes. 6.. Des questionnaires leur sont adressés visant à la fois à repérer les tombes, identifier les morts et analyser les circonstances du décès – maladie, blessure. Ils sont conservés aux Archives nationales, Police générale, sous-série F7. L’entretien des tombes, la pose et l’uniformisation des pierres mortuaires doivent être assurés par l’État quelle que soit la nationalité du ou des combattants enterrés. 7.. Arch. nat. (Archives nationales), F7 1403. 8.. Les décès suite à des maladies – typhus, fièvre typhoïde ou dysenterie – sont plus nombreux que les morts au combat. 9.. Elle porte cette épitaphe : « Ici repose le corps de Constant Baudiot, garde mobile des Ardennes, décédé à l’hospice de Gravelines […] sa compagnie reconnaissante ». Arch. nat., F7 1400. 10.. Le monument porte l’inscription suivante « À la mémoire des mobilisés de la région de Laon (Aisne) décédés au Quesnoy en 1871. Leurs compatriotes reconnaissants ». Arch. nat., F7 1400. 11.. Il en est ainsi du Loiret où à côté de nombreuses initiatives collectives, les gestes individuels se multiplient : à Chambon par exemple chaque habitant cède 3 % des dommages reçus pour les réquisitions de denrées afin d’élever un monument sur une tombe militaire ; quant aux propriétaires des terrains sur lesquels des tombes ont été creusées, ils refusent pour la plupart les indemnités proposées par l’État. Arch. nat., F9 1385, 1387. 12.. Annales religieuses et littéraires d’Orléans, extrait impr., impr. Ernest Colas, Orléans, 1871. Arch. dép. Loiret (Archives départementales du Loiret), O supplément 416, 4 H 9. 13.. Le moyen choisi est la pétition. À sa création, elle rassemble 37 sociétés, principalement de la région parisienne mais également en province. Les effectifs peuvent être estimés à environ 12 000 adhérents. Arch. nat., F7 12369. 14.. Arch. dép. Nord (Archives départementales du Nord), M 222/1274. 15.. Les engagés volontaires mineurs, 1903. Arch. nat., F7 12369. 16.. Union fraternelle des anciens combattants de la défense nationale. Arch. nat., F7 12376. La tenue consiste en un képi, un manteau à capuchon gris de fer, avec des boutons or et des étoiles vert et or. 17.. Lequel estime qu’il s’agit de « flatter la vanité des adhérents ». Arch. nat., F7 12376. 18.. Groupe fraternel et républicain des anciens défenseurs de la patrie. Arch. nat., F7 12376. 19.. Deux sociétés concurrentes de Lille – l’association amicale des combattants de 1870 de Lille et environs et la société patriotique des combattants de 1870-1871 de Lille et environs créées en 1892 – prévoient spécifiquement dans leurs statuts que le siège ne devra jamais quitter le quartier des Moulins. Arch. dép. Nord M 222/1263 et 1265. Autre exemple de l’attachement à des cadres géographiques, lors de la révision des statuts de la société des vétérans de terre et de mer, la proposition « un délégué peut représenter jusqu’à vingt sections, sans distinction de lieu » est remplacée, à la demande générale, par « du même département » [souligné dans le texte]. 20.. Le recours à la simple forme libre qui, elle, n’est pas limitée dans son recrutement est possible, mais, on l’a vu, peu employé. 21.. Notons la précocité de la création de cette société d’engagés volontaires dont on peut souligner qu’ils semblent avoir été peu nombreux. Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, 1870, la France dans la guerre, ouv. cité., p. 52. Arch. nat., F7 12375.

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22.. Menace jamais mise à exécution. La société sait s’entourer de cautions morales et de membres d’honneur prestigieux (l’intendant général Wolf, l’archevêque de Paris, le général de Cissey…). 23.. L’Égalité, 14 octobre 1896. 24.. Certaines sociétés préfèrent se rattacher à des fédérations ayant déjà pignon sur rue comme l’Union des sociétés régimentaires. 25.. Arch. nat., F7 12371. 26.. Sous-titre de La Tribune des combattants de 1870-1871. 27.. Mensuel puis bi-mensuel et enfin de nouveau mensuel. La Bibliothèque nationale possède une collection complète à partir de 1900 (JO 65004). 28.. Avec le recul du temps, il est pour tous et surtout pour les Vétérans la personnification la plus complète, la plus haute de la défense de la patrie en 1870-1871, […] l’âme de la résistance » affirme un membre du conseil général de l’association, Colas, le 10 janvier 1904. Bulletin officiel le Vétéran. Bib. nat., (Bibliothèque nationale de France) JO 65004. 29.. On y coudoie des personnalités du monde syndical, comme Arthur Lamendin, alors député de Béthune, qui ne craint pas de participer à la fête de la section d’Auchy-les- Mines (Pas-de-Calais) le 1er août 1903. Photographie publiée dans Le Vétéran, hebdomadaire illustré du 6 décembre 1903. Bib. nat., JO 65004. 30.. Chiffres tirés du Bulletin officiel Le vétéran aux années concernées. Bib. nat., JO 65004. 31.. Ces chiffres sont ceux publiés par le Bulletin officiel puis Journal officiel de la société. Bib. nat., JO 65004. 32.. Union fraternelle des anciens combattants de la défense nationale. Arch. nat., F7 12376. 33.. Section montalbanaise de la société des vétérans des armées de terre et de mer. Les principes de l’association appliqués à la fondation d’une caisse de retraite. Conférence par Paul Durand- Lapie, Montauban, impr. J. Guillau, s. d. 34.. Expression extraite des statuts de la Société des volontaires de 1870-1871 de 1883 remplaçant ceux de 1878. Arch. nat., F7 12375. 35.. Mutualité patriotique des volontaires de 1870-71 de la région du Nord. Arch. dép. Nord, M 222/1258. 36.. Certains ont pu être tentés par l’aventure boulangiste notamment à Paris, comme le président du Groupe fraternel républicain des anciens défenseurs de la patrie (environ 180 adhérents), Eugène Farcy. Arch. nat., F7 12369. La fidélité républicaine demeure néanmoins la règle, y compris au sein du Groupe d’anciens combattants et d’anciens soldats socialistes créé par le Parti ouvrier français en 1896. 37.. Journal officiel Le Vétéran, 24 novembre 1907. 38.. Journal officiel Le Vétéran, 20 novembre 1908. 39.. Journal officiel, 8 novembre 1911. 40.. À moins que ce ne soit espérance et souvenir. En tout cas, la couleur verte établit un lien clair et conscient entre trois médailles : médaille commémorative de Sainte- Hélène (ruban vert rayé de rouge), médaille commémorative de 1870 (ruban vert rayé de noir), croix de guerre 1914-1918 (ruban vert rayé de rouge). On voit, au musée de l’Armée, dans une vitrine de la salle Pélissier, la médaille de 1870 de , engagé volontaire alors qu’il était au collège de Metz. 41.. Maurice Barrès avait proposé « Souviens-toi ». François ROTH, La guerre de 70, ouv. cité., p. 707.

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42.. Entre juin et décembre 1912 dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais, la société des vétérans organise treize remises de médailles. 43.. Comme à Saint-Peravy-la-Colombe (Loiret). Délibération du 9 septembre 1912. 44.. Voir par exemple les cérémonies d’Auxi-le-Château (Pas-de-Calais) le 20 juillet 1912, de Maretz (Nord) le 23 juin 1912 (photographies publiées dans le Journal officiel Le Vétéran. Bib. nat., JO 65004) ou celle de Châtillon-Coligny (Loiret) le 30 mars 1913 (série de cartes postales, Arch. dép. Loiret). 45.. « […] D’importantes subventions devront être réservées aux villes et localités dont le nom évoque des souvenirs glorieux de la guerre de 1870 […] Il conviendra aussi de commémorer les noms des héroïques défenseurs du pays en 1870 […] ». Lettre du ministre de l’Intérieur aux préfets, 21 octobre 1920. Archives départementales du Pas- de-Calais, M 2497. B. GRAILLES, « Reconstruire la mémoire. Entre occultations et renaissance », dans La Grande Reconstruction. Reconstruire le Pas-de-Calais après la Grande Guerre. Actes du colloque d’Arras. 8 au 11 novembre 2000, réunis, présentés et publiés par Éric BUSSIÈRE, Patrice MARCILLOUX, Denis VARASCHIN, Arras, Archives départementales du Pas-de-Calais, 2002, pp. 451-467.

RÉSUMÉS

Les vaincus du conflit franco-prussien de 1870-1871 et futurs Victorum Patribus, pères des vainqueurs de l’après-Grande Guerre, sont marqués et fédérés par une expérience singulière. L’article s’attache à évoquer ce monde combattant à travers trois ensembles de remarques. Le premier s’intéresse au rapport entre culte des morts et célébration des vivants et à la nécessité impérieuse d’une organisation collective pour combler un désir de reconnaissance inassouvi. Le second vise à établir quelques traits structurels de ce monde combattant : parcellisation associative, place prépondérante de l’entraide, rapport au politique. Il s’agit enfin d’envisager l’aboutissement des revendications du mouvement combattant comme moments nationaux dont il est tout à la fois bénéficiaire, acteur et vecteur. Assurément, pour le monde combattant, les suites de la guerre de 1870 ont été comme une propédeutique.

Gloria Victis: veterans of the 1870-1871’s war and national gratefulness In France, the fathers of the winners of World War One had gone through the experience of losing a war in 1871. Evoking the shock and the shared memory of defeat among these people, my paper follows three main lines: it explores the relation between the worship of the dead and the need for a larger public tribute, claimed by their associations. It tries to describe the societies of former soldiers, their lack of unity, the way they supported each other, their involvement in politics. It shows the result of their action as a major contribution to the construction of the nation.

AUTEUR

BÉNÉDICTE GRAILLES Maître de conférences à l’Université d’Angers

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La guerre au nom du droit

Annie Stora-Lamarre

1 Dans une mise en perspective des manifestations d’agressivité qui parcourent le XIXe siècle, la « haine de l’ennemi » qui se répandit en Europe centrale et occidentale constitue le point d’orgue d’une culture de la violence, composante de poids de la vie publique dont le nationalisme fut la pierre angulaire. À cette époque, le boulangisme naît d’une attente déçue, d’un incident de frontière avec l’Allemagne et d’une réaction de l’opinion contre les partis au pouvoir, incapables d’exprimer le désir de Revanche. Les propos de Guillaume II sur la Westpolitik troublent d’autant plus l’opinion que croît un espace agrandi susceptible d’accueillir la poussée démographique, alimentée par des références historiques aux chevaliers teutoniques et au Saint-Empire germanique. Au moment où éclate la guerre de 1914, les manifestations que nous venons d’évoquer se présentent à travers les incarnations de l’ennemi censé menacer les valeurs de la civilisation où le droit symbolise la marque absolue et organique de la puissance de l’État. Est occulté ou renié, au moment où éclate la Grande guerre, le dialogue particulièrement intense entre les maîtres de la pensée juridique allemande et française sous la Troisième République.

2 Les revues de droit international fondées aux lendemains de la guerre de 1870-1871 montrent la force de ce dialogue qui martèle l’idée d’appartenir à une communauté européenne où les juristes parleraient la même langue. À Paris, Edouard Clunet publie en 1874 le Journal de droit international privé et en Belgique, à partir de l’année 1869, paraît à Gand tous les trois mois la Revue de droit international et de législation comparée1. En France, les études de législation comparée prennent un grand essor avec la création en 1869 de la Société de Législation comparée qui se charge de la traduction et de la publication des codes étrangers2. Ces activités donnent naissance à de prestigieuses institutions comme l’Institut de droit international fondé en 1873 où les promoteurs rêvent de placer les États au-dessus de l’influence d’une pensée exclusive des nationalités pour accéder à une unité juridique jugée plus universelle. Le nouveau Code civil allemand entré en vigueur le ler janvier 1900 est alors salué comme l’expression particulièrement exemplaire du mouvement scientifique juridique de tout le XIXe siècle. L’Allemagne apparaît alors comme l’un des grands foyers de la culture juridique européenne où il semble préférable de se dire docteurs des Universités de Leipzig et de

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Berlin. Au moment où la guerre de 1914 éclate, comment les élites juridiques ont-elles mené la lutte contre l’épidémie de « philogermanisme » ? Nous postulons que le combat mené au nom du droit civilisateur pendant la guerre de 1914 participe d’une plus vaste entreprise plongeant ses racines dans la toute jeune Troisième République. Certes, les juristes étaient fermement convaincus qu’il fallait ouvrir un espace européen de réflexion et d’action commune et ils consacrèrent à ce projet une grande énergie. Mais leurs textes montrent que l’ouverture à l’Europe se fait dans l’exaltation du droit national. Au moment où la guerre éclate, l’hostilité s’intensifie ; et dans le déferlement de violence qui broie les corps, nous verrons qu’en matière d’un droit supposé intemporel, le discours stéréotypé sur le droit germanique participe d’une histoire de la guerre administrant des preuves dans l’affrontement « juste » des nations. Le dialogue juridique franco-allemand avant 1914Paul Laband et Raymond Carré de Malberg 3 Sous la Troisième République, le dialogue juridique franco-allemand entre publicistes et théoriciens du droit est particulièrement actif. En Allemagne, l’approche des doctrines juridiques offre le modèle d’une réflexion théorique sur le droit et l’État relancée par la création de l’Empire. De fait, dès le XIXe siècle, la fascination exercée par la pensée allemande s’inscrit dans un contexte historique précis, la crise du régime parlementaire français face à un État allemand qui se développe de façon considérable. Entre 1850 et 1880, la science du droit public allemand accomplit un véritable changement de paradigme comme le montre l’œuvre de Carl-Friedrich Gerber (1823-1891) père de la science actuelle du droit public, selon un observateur du début du siècle. Son œuvre sera connue en France grâce à Paul Laband3, le publiciste le plus influent de l’Empire allemand, qui enseigna à l’Université de Strasbourg, publiciste auquel fut associé le nom de Raymond Carré de Malberg.

4 La réception en France de ces doctrines juridiques est réalisée sous la Troisième République par d’éminents juristes comme Raymond Saleilles ou François Gény dont les écrits forgent un ensemble de discours et représentations à la fois complexes et éclectiques sur l’Allemagne. Ce mouvement juridique s’inscrit dans un contexte plus large de crise intellectuelle et morale où les auteurs français étaient obsédés par le caractère sublime de la pensée allemande et par la nécessité de dépasser les Allemands, tâche presque impossible, mais que leur fierté nationale exigeait. Claude Digeon consacra à ces années son essai sur La crise allemande de la pensée française4. À la fin du siècle, écrit-il, la conception française de l’Allemagne est boiteuse. Méconnaissance du pays réel et prestige de la pensée germanique s’accordent mal et conduisent les intellectuels français à penser que l’Allemagne doit la victoire à son élite savante et que l’intelligence française peut et doit assumer le même rôle national. Cette idée s’impose d’autant mieux qu’elle n’est pas improvisée par nécessité ; elle avait été préparée dans l’opinion par Sadowa. Les conclusions que l’on avait tirées de la défaite autrichienne recevaient une éclatante consécration. L’instituteur prussien, l’enseignement supérieur prussien avaient triomphé de la France après avoir vaincu l’Autriche. Il faut se mettre au travail, afin d’expliquer l’effondrement et de préparer un avenir glorieux. L’exigence d’une réorganisation de la France, d’une réflexion scientifique et réaliste dans le domaine politique se fait sentir. On se persuade qu’il doit exister une science sociale qui permette d’adapter à un pays arrivé à un tel stade de son développement, les solutions politiques qui lui conviennent. Tout cela donne une inflexion toute nouvelle à la pensée juridique, politique ou littéraire des intellectuels français. Dans une société profondément transformée, l’éclectisme sera la façon de penser l’Allemagne.

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Réinstaller l’image passée de la bonne Allemagne, ce serait oublier la guerre de 1870. La théorie des deux Allemagne, par son éclectisme concilie tout : la bonne et la mauvaise Allemagne.

5 La pensée juridique française toute empreinte de patriotisme se nourrissant des références et des interprétations tirées de l’étude des doctrines des publicistes allemands porte la marque de cette ambivalence comme le montre non sans paradoxe l’œuvre de Carré de Malberg (1861-1935) pour la période considérée. Sa célébrité tient à deux ouvrages principaux : Contribution à la théorie générale de l’État et La loi, expression de la volonté générale5. L’œuvre de Carré de Malberg traite essentiellement de l’étude des fondements de la constitution de la Troisième République dont il tire une théorie de l’état de la Loi. Par une curieuse ironie du sort, Carré de Malberg, grand patriote franco-alsacien, fut accusé d’être inféodé aux thèses juridiques allemandes et d’être un Prussien du fait des références constantes de son œuvre à la littérature juridique allemande. Ce chef d’accusation expliquait le discrédit dont souffrit son œuvre sous la Troisième République. En fait, comme le précise Olivier Beaud6, la guerre de 1870 est le grand traumatisme d’enfance de Carré de Malberg âgé de 9 ans à cette époque. Il y perd son père alsacien, officier de chasseurs à pied qui tombe au « champ d’honneur » à la tête de son bataillon devant Metz. À ce premier drame, s’ajoute celui de quitter sa terre natale. En effet, cette famille de militaire profondément patriote fait partie des alsaciens « optants » qui ont choisi de se réfugier en France. Dès que la guerre de 1914 éclate, Carré de Malberg s’empresse, croyant probablement à une victoire rapide, de demander sa mutation à l’Université de Strasbourg où il enseigna après-guerre.

6 Autre publiciste, qui occupe une place centrale dans l’histoire comparée des doctrines françaises et allemandes entre 1870 et 1914 : l’Allemand Paul Laband 7, qui enseigna à l’Université de Strasbourg jusqu’à sa mort en mars 1918, ce qui permit à Raymond Carré de Malberg de lui succéder à sa chaire de professeur en janvier 1919. L’Alsace-Lorraine et Strasbourg marquent ces deux vies. C’est ici que se condense tout le conflit qui oppose la Troisième République à l’Allemagne impériale. L’Alsace-Lorraine qui pour les juristes allemands contemporains est devenue le Richland (territoire de l’Empire), reste l’objet d’un ardent patriotisme tel que le transmettent les maîtres et les livres de l’école de Jules Ferry. Ces deux grands publicistes symbolisent ce conflit. À la veille de la Première guerre mondiale, Carré de Malberg publie un premier grand article sur « La condition juridique de l’Alsace-Lorraine dans l’Empire allemand » dans la Revue du droit public où il relève que Laband manifesta en plusieurs circonstances des dispositions médiocrement bienveillantes pour le peuple alsacien-lorrain en étant en quelque sorte l’interprète officiel du droit public du Reichsland. Envers Laband, Carré de Malberg éprouve un sentiment d’attraction-répulsion qui caractérise l’attitude de beaucoup de publicistes français contemporains à l’égard de l’Allemagne impériale. Le second texte est un article sur la réparation des dommages de guerre qui relève des activités du « Comité national d’action pour la réparation intégrale des dommages de guerre » 8 et contient un violent réquisitoire contre l’Allemagne, État agresseur. Carré de Malberg reproche vigoureusement aux juristes de l’École de L’isolierung d’avoir sacrifié la morale au droit positif qui prend son fondement dans l’ordre juridique en vigueur. « Ce sera à jamais la tâche ineffaçable, pour la littérature contemporaine allemande du droit public, de n’avoir signalé, reconnu et honoré, à la base des sociétés politiques d’autres sources de règles de conduite que la volonté de l’État et la puissance des organes » 9. Cette déclaration reprend sous une autre forme l’opposition entre l’Allemagne barbare

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et la France civilisatrice, la victoire française étant interprétée comme celle de la justice et du droit. Les héritages de Rudoph Von Jhering (1818-1892) 7 À la fin du siècle dernier, il y eut en France un engouement significatif pour la philosophie du droit, étrange et violente de Jhering 10 classé par le philosophe Célestin Bouglé parmi les plus grands savants en sciences sociales du deuxième Reich 11. Jhering naît en 1818 à Aurich, sur les bords de la mer du Nord, dans l’ancien royaume de Hanovre et fait ses études à l’université de Berlin où il devient priva docent à l’âge de 25 ans à peine. Après la guerre franco-prussienne, il décline l’offre d’une chaire à l’Université nouvellement réorganisée de Strasbourg mais il accepte, en 1872 celle d’une chaire à Göttingen après avoir refusé les offres à Berlin, Leipzig, Heildelberg. L’univers intellectuel de son temps était dominé par l’Ecole historique de Savigny à laquelle il s’est rapidement opposé pour la rigidité de thèses confortant uniquement le droit national. Jhering est surtout un homme profondément marqué par le romantisme qui substitue le sentiment et l’esthétique comme champ privilégié de l’investigation au modèle rationnel issu de la philosophie des Lumières.

8 Surtout, le romantisme se pencha sur le laissé pour compte du classicisme en inversant les valeurs du normal et du pathologique. Cette prise de conscience du « soi », Jhering la développe dans La lutte pour le droit où l’auteur stigmatise une doctrine où les concepts juridiques coupent tout contact avec la terre12. Jhering insiste sur la nécessité de travailler sur les émotions, les douleurs morales et physiques car le droit enveloppe dans son tissu élastique toutes les aspirations. Ce droit, où toutes les catégories de passions sont méditées, touche au noyau anthropologique du droit, qui relève alors d’une démarche hardiment subjective13. La philosophie de Jhering s’éloigne d’une conception rigide et mécaniste du droit ; il en est de même de celle de Raymond Saleilles ou François Gény qui tentent d’assurer l’essor de la science juridique française menacée, à leurs yeux, par un positivisme outrancier tirant le droit du côté d’une vision organiciste de l’homme. À la Société générale des prisons ou encore à la Société d’études législatives, ces juristes trouvent ainsi auprès de Jhering une philosophie leur permettant de lutter contre les dérives de l’école d’anthropologie criminelle enfermant l’homme dans les lois de la fatalité du « criminel né ». Cependant, si François Gény se considère comme l’héritier de Jhering, il attaque sa méthode d’interprétation en affirmant que dans le droit ce n’est pas la logique des règles mais la façon dont les décisions sont prises qui comptent 14. Pour Gény, le droit se résume à une vaste intention divine de justice, et les juges créent le droit. Ils le créèrent parce que le processus de jugement fait appel à une réflexion personnelle tandis que Jhering fait appel au monopole de la cœrcition et aux luttes entre êtres humains. Tous ces points jugés cruciaux reviendront avec force en 1914 pour dénigrer la pensée de Jhering accusé d’être un partisan brutal de la force dans l’usage du droit. Le comparatisme 9 L’examen des doctrines allemandes se pose à la fin du XIXe siècle par le biais d’une science juridique neuve : le droit comparé. L’affaire Dreyfus reste encore d’une brûlante actualité marquée par l’antisémitisme où la vogue de l’occultisme et le goût pour l’irrationnel se disputent à l’enthousiasme suscité par les nouvelles sciences que sont l’anthropologie et la biologie, sciences ou présumées telles qui légitiment la notion de race et ses dérives meurtrières. C’est dans ce mouvement d’idées qui traduit de graves tensions internes dans le discours entre le général et particulier, le national et

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l’international, que se tient le Congrès de droit comparé tenu à Paris du 31 juillet au 4 août 1900 à l’occasion de l’Exposition universelle. Raymond Saleilles (1854-1912) en est le secrétaire général et il reconnaît publiquement à cette occasion le rôle du droit comparé à titre de méthode d’interprétation du droit national15. Le droit comparé y est associé à une philosophie nouvelle, le solidarisme, à un moment où les notions de droit et de devoir, de liberté de l’individu et d’intervention de l’État, tendent à s’estomper dans leur opposition pour céder la place à l’idée de solidarité. Léon Duguit (1859-1925), théoricien du droit constitutionnaliste, constate que les conceptions juridiques se transforment en contraignant d’une part les individus à exercer leur fonction sociale et d’autre part en obligeant les États à régler les intérêts collectifs. L’universalisme naît alors de ce que Duguit appelle l’interdépendance des États16. Léon Bourgeois, président du Conseil en 1896, traduit ces thèses sur le plan politique en déclarant à la dixième Conférence interparlementaire pour l’arbitrage international et la paix tenue, elle aussi, à Paris en 1900, vouloir substituer au devoir moral de charité une obligation quasi contractuelle entre les États 17

10 Le principe de solidarité conduit les juristes réunis au Congrès de droit comparé de 1900 à se référer au principe d’unification des lois mais à la condition que le comparatisme juridique se fasse dans un cadre législatif national et ne conduise pas ainsi à l’utopie. « Il ne faudrait pas rêver d’un droit unique et toujours le même pour tous les peuples ; loin de nous ces méconnaissances de la réalité. La communauté du droit, base de l’unification des règles de conflits, existe entre États mais non entre tous les États. Elle existe entre les États qui ont le même esprit législatif sur un principe d’ordre et de sécurité » écrit Raymond Saleilles18. Pour les jurisconsultes, le mouvement de coopération juridique doit se faire prioritairement sur le terrain des avantages pratiques d’ordre économique et social. L’union monétaire, l’unification des poids et mesures, l’union télégraphique, concrétisent cette philosophie où il s’agit de constituer entre les législations internes des groupements réunissant des législations homogènes et de chercher ainsi à déterminer des règles identiques. Pour les autres États ou groupes différents, il faudra se résigner à des divergences, l’unification absolue n’étant qu’une sorte d’idéal. Ainsi le comparatisme se fait-elle dans l’auto-contemplation du droit national. La guerre des codes 11 Raymond Saleilles cherchait dans la science juridique allemande un modèle d’application du droit comparé. Après les horreurs de la guerre franco-allemande de 1870-1871, d’où vient qu’un juriste catholique fasse de l’Allemagne protestante son objet d’observation privilégié ? Saleilles accorde en tant que civiliste une grande attention à la vague de codifications qui aboutit en Allemagne à la promulgation du Code civil de 1900. À la Société d’Études Législatives, il déclare que la question du droit et de son adaptation aux exigences du progrès social est capitale, pas seulement pour l’Allemagne, mais pour les nations à codifications anciennes qui sentent le besoin de rajeunir leur vieille armature juridique. Les vieux codes ne sont plus adaptés à l’état économique et aux conceptions sociales qui se font jour. Il reste des faibles et des vaincus de la vie pour lesquels il faut introduire un Code du travail et peut-être un Code de la Liberté qui en règle l’exercice et en modère les abus en attendant le Code de l’association qui sera la loi sociale par excellence19. L’étude du code ne doit donc plus être l’exégèse, la glose de formules condamnées à tourner sur elles-mêmes, dépôt de formules intangibles et de formules figées. « Le droit est un organisme. Mais qui dit organisme est aussi une entité vivante qui comme la société même progresse et

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évolue »20. En 1900, le Code civil allemand symbolise l’enfantement d’une société nouvelle tournée davantage vers l’individualisation du sujet21. Si la liberté individuelle reste un dogme intangible, il faut par l’intervention étatique venir en aide aux épaves et aux victimes, les classes ouvrières22, les enfants naturels et les femmes23. Le Code civil allemand fut jugé comme le point de départ constitutif d’un mouvement scientifique analogue à celui que le Code civil français en son temps avait provoqué. La question de la prééminence juridique des Codes se pose alors pour rendre au Code civil français son auréole puisqu’il constitua le moteur principal de l’influence extérieure de la France24.

12 Pendant la Grande Guerre, Gaëtan Aubery voit s’exercer la prééminence juridique de la France dans ce grand combat des chartes de nations rivales25. C’est par son Code que la France devint la nation civilisatrice. Dans l’historique qu’il dresse, il montre que ce fut le cas de la Belgique qui faisait partie intégrante du territoire français, et quand, en 1814, elle en fut détachée pour être réunie à la Hollande, le Code civil y devint la loi commune du Royaume. En Hollande, ce sont, à partir de 1809, les principes du droit français qui réglèrent les rapports entre particuliers. À la même époque, l’Empereur avait établi le régime du Code civil en Italie dont les principes s’imposeront aux dirigeants de la péninsule italienne dans leur œuvre d’unification civile. Ces historiques veulent convaincre que, dans l’embrasement mondial de la guerre et de l’injure faite au droit des nations, le puissant Code Napoléon rallia autour du drapeau français les peuples dont les législations puisèrent aux mêmes sources du droit. La conclusion tirée est très simple : contre un droit conçu dans l’idée de force et le pouvoir de l’État, le Code civil est ainsi investi d’une force morale qui donne à la France relief et fierté26. La littérature juridique des écrits de guerreL’engagement des élites juridiques 13 La problématique de l’ambivalence avancée par Claude Digeon rend bien compte des facultés adaptatrices mais aussi critiques des juristes par rapport aux doctrines de l’Allemagne juridique sous la Troisième République. Cette ambivalence bascula vers une franche hostilité pendant la Grande Guerre où les juristes s’engagèrent eux aussi dans une véritable croisade menée au nom de la suprématie du droit français. L’un des effets les plus visibles fut d’enfler démesurément le nombre de ceux qui prirent la plume pour entamer le récit de leur expérience. Journaux, carnets de route, correspondances, souvenirs et mémoires forment la plus petite partie de cette littérature dont la production fut considérable, surtout durant les années de guerre et d’immédiat après- guerre 27. À l’Institut de France, l’élite intellectuelle et morale mène le combat pour minimiser, voire pour nier l’influence germanique en matière de littérature et d’art dans l’idée d’une collaboration jugée impérative entre les hommes d’épée et les hommes de plume 28. Etienne Lamy justifie cette collaboration au nom d’un combat politique et militaire qui englobait dans les armées tous les mâles valides29. L’académicien voit se forger dans le rassemblement des élites une synthèse des forces matérielles et morales pour dénoncer les manifestations de la fameuse sensibilité allemande ou encore son « faux idéalisme ». Ce sont en effet les élites, supérieures par la culture de l’esprit et expertes à discerner les vérités, qui sont censées jouer le rôle d’éducateurs persuasifs de leurs contemporains, « car les foules crédules et inconstantes ne savent ni comprendre ni juger »30. Le mécanisme et les automates 14 L’enjeu de ce combat est de démystifier les prétentions d’une « science tant les Allemands aiment étaler leur grand magasin de principes logiques et métaphysiques où la pauvreté de leurs résultats scientifiques est masquée par un insupportable verbiage

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philosophique »31. À l’origine de ces principes, Henri Bergson cite le concept de « mécanisme » conduisant la pensée allemande à affirmer un processus rectiligne et continu des choses. Théories séduisantes puisqu’elles insèrent un plan et un progrès dans l’histoire, mais théories artificielles puisqu’elles assimilent l’humanité à la nature inerte en prétendant arbitrairement sélectionner et limiter la vie qui, elle, implique la liberté. Pour Bergson, il faut appliquer l’idée de conscience et les idées du droit contre l’unité inflexible du mécanisme32. Cette mise en exergue du mécanisme tel que l’explicite Bergson dévoile le sens d’un combat opposant « Civilisés contre Allemands » 33, où le matérialisme de l’Allemagne s’exprime dans un besoin de domination brutale et sans scrupule. Jean Finot voit les premiers symptômes de cette force barbare se manifester avant Sadowa et grandir après 1870 où l’Allemagne, grisée par le succès, placée sous l’influence d’un démon comme Bismarck et d’un fou criminel comme le Kaiser. Ainsi l’Allemagne continuait-elle sa marche précipitée vers le gouffre final où les hommes jouissent de la science en automates aveugles et inhumains.

15 Dans la veine d’ouvrages se rattachant à l’école d’anthropologie criminelle et de son fondateur Cesare Lombroso, les auteurs stigmatisent Guillaume II homme mi-fou, mi- criminel dont les accès de verbomanie et de mégalomanie sont surexcités par une maladie héréditaire. Guillaume est une « mattoïde » qui présente l’impressionnabilité d’un détraqué raisonnant et délirant34. Georges Mosse 35 a bien montré dans son analyse du choc traumatique comment des questions médicales dérangeantes s’intégraient facilement aux préjugés traditionnels. Les manifestations du choc traumatique paraissaient coller aux stéréotypes sociaux et étaient aisément utilisés pour expliquer les soi-disant comportements anormaux. En fait, ils avaient servi pendant près d’un siècle à caractériser le marginal comme un être opposé aux normes de la société. L’image idéale de la virilité s’était dessinée de façon nette dès le début du siècle passé. Un consensus s’était établi en Europe occidentale et centrale sur la notion « d’homme véritable » et sur les fonctions que ce dernier devait remplir. Cet homme d’action dominait ses passions tout comme son corps harmonieux et bien proportionné, exprimait son sens de la mesure et du contrôle de soi. En utilisant les affirmations scientifiques ou présumées telles de l’anthropologie criminelle, l’ennemi est rejeté du côté de la figure de l’étrangeté et de l’anormal, ce qui est un présage annonciateur de sa désintégration du côté des vaincus. Ainsi à l’image romantique de l’homme porté par subjectivité décrite par Jhering succède celle d’un combattant dénué de volonté et doté d’un corps débile. La concurrence vitale 16 Dans le miroir brisé qu’offre cette structure morale et politique, les académiciens soulignent l’avancée des idéologies racistes dont se prévaut l’Allemagne qui voit sous l’influence du Français Gobineau se propager un antisémitisme exaltant inconditionnellement l’Aryen. Dans cette doctrine, la sélection biologique et la concurrence vitale sont présentées comme naturelles et la violence instinctive, signe de vitalité profonde, apparaît comme supérieure à la vie policée. L’armée se fait l’instrument permettant la mise en œuvre de ces conceptions. Le général von Bernhardi est désigné comme le théoricien de la guerre inévitable pour des raisons à la fois économiques et biologiques36. Pierre Imbart de la Tour voit ainsi émerger dans l’Allemagne une barbarie savante qui dès l’origine eut le sentiment confus d’une communauté ethnique. Et, c’est selon lui dans ce sentiment ethnique que l’Allemagne cherche un principe d’unité qui la rassemble37. Selon les principes de cette philosophie, Sybel et Lamprecht sont considérés comme les grands théoriciens de la race qui

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essaime sans se laisser envahir. La race : voilà donc l’être collectif dont l’histoire a retrouvé et va décrire les destinées. Démiurge qui, peu à peu, de l’inorganique va faire sortir l’organisé dans lequel l’histoire de l’Allemagne n’est que l’épopée de la race alors que chez les autres peuples, le progrès se fait par l’absorption, la fusion des éléments étrangers. La puissance d’exclusion, voilà le premier mouvement du germanisme : celui qui l’isole. Et voici le second : la puissance qui l’entraîne à envahir. Ainsi, conclut Imbart de la Tour, la patrie allemande n’est point enchaînée à son sol et ne se mesure pas à un pays. Ainsi, partout où dans le passé la race s’est établie, Suisse, Bourgogne, Lorraine, Belgique, Hollande, Pologne, tout appartient à cette race unique qui exalte de façon monstrueuse le sentiment national au nom d’une autre théorie : celle du développement, de la concurrence vitale et de la sélection. Race, développement, lutte pour la vie, voilà l’ossature d’acier de cette philosophie. Les juristes allemands sont de pâles répétiteurs 17 Certes, il apparaît injuste et surtout ridicule aux juristes françaises de méconnaître la grande valeur des écrits de Niebuhr, de Schwegler, de Savigny « d’origine française », de Jhering, de Bluntschli, de Laband ou encore de Jellinek. Mais ces grands juristes, en exaltant les droits de l’État au détriment des individus, ont ignoré la morale justifiant l’idée même du droit. Il faut donc contrer une si terrible influence qui voue à la malédiction les peuples civilisés38. Déjà le philosophe Alfred Fouillée écrivait : « Le Droit allemand par la spéculation de ses métaphysiciens et par les actes de sa politique, est légitimé par l’idée d’une force supérieure. Seule la France par les doctrines de ses principaux philosophes et des jurisconsultes a toujours placé le fondement du droit dans ce qui fait le principe de la philosophie morale : la Raison et la Liberté »39. La responsabilité des professeurs allemands de droit est engagée en mettant leur esprit grossier et leur volonté à la place du droit40. De fait, pour les juristes français, l’Allemagne possède une science d’application faite de modestes expérimentateurs guidés par des maîtres plus ou moins éminents, dont la direction est acceptée passivement.

18 Toujours dans cette veine d’ouvrages, il est dit qu’en Allemagne, le succès va non aux indépendants mais à ceux qui font abstraction de leur personnalité et acceptent le « joug du maître ». Ceci présente des avantages, le disciple allemand renonçant volontiers à son ambition personnelle pour servir le profit et la renommée du maître. Pierre Duhem explique que le scientifique allemand est un homme apte à une recherche consciencieuse des matériaux mais manquant d’esprit critique et du génie de l’invention. Le scientifique allemand est lent, son action a la marche d’une limace, et il s’en tient à une énumération méthodique des faits catalogués, quand il ne sacrifie pas à l’hypothèse du savant français. La conclusion est simple : chez l’ennemi, il n’a pas existé de véritables savants qui aient ouvert dans tous les domaines des voies nouvelles et, somme toute, ils n’ont fait que des « découvertes de détail ». La formation historique du droit telle qu’elle a été pensée par l’École de Savigny a été fournie par le système juridique français. Les codifications se trouvaient en germe dans les écrits de Domat et de Pothier. Le droit français brille par sa « clarté » tandis que les lois allemandes sont obscures parce qu’abstraites. Les savants teutoniques ne pratiquent l’étude du droit qu’au moyen d’une méthode philosophique qui rappelle les arguties stériles de la scolastique. Le juriste Bluntschli s’est inspiré de Rousseau lorsqu’il a élaboré son système sur l’État et Montesquieu fut le précurseur de la pensée étatique. C’est

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pourquoi les savants allemands doivent tout à la pensée française, y compris les conceptions sur l’État41.

19 Louis Renault voit dans les juristes teutons, à l’imitation de Fichte, de Nietzche, de Lambrecht, la négation du droit conduisant à un État hiérarchisé, discipliné, fort qui se place au dessus des règles de droit. Tout est subordonné à la consigne dans les Universités allemandes, officines du nationalisme, où l’étudiant discipliné et militarisé est façonné au moule du nationalisme42. Emile Durkheim en conclut que la guerre est la seule forme de procès que l’Allemagne puisse reconnaître, et « les preuves qui sont administrées dans ces terribles procès entre nations ont une puissance autrement contraignantes que celles qui sont usitées dans les procès civils »43.

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20 Après l’enfer de la guerre de 1870 décrit par Emile de Lavelaye44, émerge l’idée qu’une influence réciproque doit s’exercer au sein des nations pour soumettre les rapports des grands États à une règle juridique et morale. Cette idée « d’internationalité », pratiquée au XIXe siècle dans le flux et le reflux de programmes constitutionnels pensés en 1830 et dans l’esprit de fraternité de 1848, aboutit en 1873 à la création de l’Institut de droit international. Au tournant du siècle, les juristes posent la question du différent et de l’identique au moyen d’une science neuve : le comparatisme. L’uniformité est-elle constitutive de la différence ? Que deviendrait le droit international si tous les droits étaient de même nature ? À ce questionnement, les juristes répondent que pour que l’emprunt juridique soit possible, le droit doit toujours prendre comme point de départ le droit national constituant la force des États. En 1914, l’invocation de la force du droit national monte en puissance et le nationalisme renforcé par la guerre sert à penser l’Allemagne comme un laboratoire porteur d’une philosophie de la guerre où fut justifiée la violence exposée par Clausewitz, Hartmann, Bernhardi, autorités en la matière. Ainsi, par la violence des thèmes avancés dans la guerre menée au nom du droit, la littérature juridique, par essence intemporelle, participa à la conquête des esprits en légitimant la justesse du combat. Le droit, lié au champ intellectuel et artistique de la guerre, donna sens et vie au mythe guerrier entamant l’idée d’une force juridique que l’on espérait voir appliquée dans l’ordre et la liberté aux lendemains de la guerre franco-prussienne de 1870-1871.

NOTES

1.. Citons aussi La Revue générale de droit international public publiée par Pillet et Faucille, Le Zeitschrift für Wolkerrecht und Bundessaatsrechts publié par Kohler en 1906, La Revista di diritto internationale (1906). 2.. C’est ainsi que furent publiés le Code de commerce allemand, le Code pénal de l’Empire d’Autriche (1833). Adolphe DARRAS, « Des modes d’information relatifs à la connaissance et à l’application des lois étrangères, statistiques, communications

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internationales, preuves du droit étranger », dans Congrès international de droit comparé de 1900. Procès-verbaux des séances, Paris F. Pichon, 1905, p. 463. 3.. Christoph SCHÖNBERGER, « Penser l’État dans l’Empire de la République : Critique et réception de la conception juridique de l’État de Laband chez Carré de Malberg » dans Olivier BEAUD et de Patrick WACHSMANN [dir.], La science juridique française et la science juridique allemande de 1870 à 1918, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1997, pp. 255-265. 4.. Claude DIGEON, La crise allemande de la pensée française (1870-1914), Paris, Presses universitaires de France, 1959, chap. VI, Nouveaux aspects de l’Allemagne, pp. 319-380. 5.. Raymond CARRÉ DE MALBERG, Contribution à la théorie générale de l’État, spécialement d’après les données fournies par le droit constitutionnel français, Paris, Éditions Sirey, 1920-1922 ; La loi, expression de la volonté générale, Paris, Éditions Sirey, 1931. 6.. Olivier BEAUD, « Carré de Malberg, juriste alsacien. La biographie comme élément d’explication d’une doctrine constitutionnelle », dans La science juridique française et la science juridique allemande de 1870 à 1914, ouv. cité. pp. 221-251. 7.. Christoph SCHÖNBERGER, « Penser l’État dans l’Empire et la République… », art. cité, pp. 256-271. 8.. Du fondement du droit à la réparation intégrale pour les victimes de guerre, 1915, Bibliothèque Cujas 14 097, pièce 9, cité par Olivier BEAUD, dans La science juridique française et la science juridique allemande de 1870 à 1914, art. cité, p. 231. 9.. Raymond CARRÉ DE MALBERG, « La condition juridique de l’Alsace Lorraine dans l’Empire Allemand », dans Revue de Droit Public, 1914, p. 20. 10.. L’œuvre de Rudolph VON JHERING a été traduite par O. de Meulenaere : L’esprit du droit romain dans les diverses phases de son développement, Marescq, 1880 ; Les Indo- Européeens avant l’histoire, Marescq, 1893 ; La lutte pour le droit, Marescq, 1890 ; L’évolution du droit, Chevalier-Marescq, 1901. 11.. Célestin BOUGLÉ, Les sciences sociales en Allemagne, Paris, Éditions Alcan, 1896, pp. 103-141. 12.. VON JHERING, La lutte pour le droit (Der kampf um’s recht), 1872, trad. française par O. de Meulenaere, Chevalier Marescq, 1890. 13.. Raymond SALEILLES, Préface de l’ouvrage de François GÉNY, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, Paris, Éditions Sirey, 1899. 14.. James Q.WHITMAN, « Jhering parmi les Français, 1870-1918 », dans La science juridique française et la science juridique allemande de 1870 à 1918, ouv. cité, p. 163. 15.. Congrès international de droit comparé, « Rapport présenté à la Commission d’organisation sur l’utilité, le but et le programme du Congrès », dans Bulletin de la Société de législation comparée, tome XXIX, 1899-1900, pp. 228-236, reproduit dans Procès Verbaux et documents des séances du Congrès international de droit comparé de 1900, tome 1, Paris, F. Pichon éditeur, 1905, pp. 9-17. 16.. Léon DUGUIT, Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon, Paris, Éditions Alcan, 1912. 17.. Léon BOURGEOIS, « Questions sociales : La solidarité », dans Nouvelle Revue, livraison du 15 mars 1905, pp. 390-398. 18.. Raymond SALEILLES, Congrès international de droit comparé, « Rapport de clôture », reproduit dans Procès-verbaux et documents des séances du Congrès international de droit comparé de 1900, tome I, Paris, Pichon, 1905, p. 189. 19.. Raymond SALEILLES, « Le Code civil et la méthode historique », dans Le livre du Centenaire. Le Code civil 1804-1904, Paris, Arthur Rousseau, 1904, tome I, pp. 97-129.

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20.. Idem, p. 120. 21.. Raymond SALEILLES, « Le droit au nom individuel dans le Code civil pour l’Empire d’Allemagne » dans Revue Critique de Législation et de jurisprudence, XXIX, 1900, pp. 94-101. 22.. Raymond SALEILLES, « Observation à la Société d’études législatives touchant le Code civil allemand », dans Bulletin de la Société de Législation Comparée, tome XXX, 1900, pp. 228-241. 23.. Raymond SALEILLES, « La condition juridique de la femme dans le nouveau Code civil allemand », dans Rapport au XXe congrès de la Société d’économie sociale en 1901 sur la condition des femmes, 2e tome, XVII, pp. 90-91. 24.. François GÉNY, « La technique législative dans la codification civile moderne », dans Le Livre du centenaire…, ouv. cité, tome II, p. 1005. 25.. Gaëtan AUBERY, France et Allemagne. Le droit civil et la prééminence juridique. Préface de René GARRAUD, Paris, Librairie générale et de jurisprudence, 1919, chap. 1, p. 10. 26.. Jean FLACH, Le droit de la force et la force du droit, Paris, Ténin, 1915. 27.. Christophe PROCHASSON, « La littérature de guerre », dans Stéphane AUDOIN- ROUZEAU et Jean Jacques BECKER [dir.], Encyclopédie de la Grande guerre, 1914-1918, Paris, Éditions Bayard, 2004, p. 1189. 28.. Jean LEFORT, La science et les savants allemands, Paris, Boccard, 1918. 29.. Etienne LAMY, L’Institut et la guerre, Paris, Librairie académique Perrin et Cie Libraires-éditeurs, 1916. 30.. Etienne LAMY, L’Institut et la guerre, ouv. cité, p. 18. 31.. Émile PICARD, L’histoire et les prétentions de la science allemande, Paris, Librairie académique Perrin et Cie Libraires-éditeurs, 1916, p. 23. 32.. Henri BERGSON, La signification de la guerre, Paris, Bloud et Gay, 1916. 33.. Jean FINOT, Civilisés contre Allemands, Paris, Ernest Flammarion, 1915. 34.. Voir notamment Pierre IMBART DE LA TOUR, Le pangermanisme et la philosophie de l’histoire, Paris Librairie académique Perrin, 1916, p. 27 ; Maurice MOURET, L’évolution belliqueuse de Guillaume II, Paris, 1917 ; Paul Théodore VIBERT, L’Allemagne tentaculaire, Paris, 1916. On peut lire ces ouvrages – la liste n’est pas exhaustive – à la Bibliothèque Cujas. Très répétitifs, ils donnent la cartographie de cette littérature de guerre. Les références bibliographiques sont parfois incomplètes, notamment le nom de l’éditeur. 35.. George L. MOSSE, « Le choc traumatique comme mal social », dans 14-18. Aujourd’hui-Heute-Today, Choc traumatique et histoire culturelle, Paris, Éditions Noêsis, 2000, pp. 27-35. 36.. Ernest LAVISSE et Charles ANDLER, Pratiques et doctrines allemandes de la guerre, Paris, Éditions Armand Colin, 1915. Pour ces auteurs, le général von Bernhardi, né en 1849 et brillant officier de cavalerie au grand État-major, a inspiré le document officiel rédigé par le grand État-major général sur les usages de la guerre continentale. 37.. Pierre IMBART DE LA TOUR, Le pangermanisme et la philosophie de l’histoire, ouv. cité, p. 9. 38.. Joseph BARTHÉLÉMY, « La responsabilité des professeurs allemands de droit public », dans Bulletin mensuel de la Société de législation comparée, avril-juin 1916, p. 128. 39.. Alfred FOUILLÉE, L’idée moderne du droit en Allemagne, en Angleterre et en France, Paris, Éditions Hachette, 1878, p. 98. 40.. Michel HERBETTE, La politique allemande, Paris, 1916. 41.. Pierre DUHEM, Science allemande et Vertu allemande, Paris 1916.

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42.. Louis RENAULT, La première violation du droit des gens par l’Allemagne : Luxembourg et Belgique, Paris, 1917. 43.. Émile DURKHEIM, L’Allemagne au dessus de tout. La mentalité allemande et la guerre, Paris, Éditions Armand Colin, 1915, p. 45. 44.. Émile DE LAVELAYE, Des causes actuelles de guerre en Europe et l’arbitrage, Bruxelles, Paris, Guillaumin et Cie, 1875.

RÉSUMÉS

Dans une mise en perspective des manifestations d’agressivité qui parcourent le XIXe siècle et dont 1914 constitue le point d’orgue, nous verrons comment fut contrée la science juridique allemande qui jouissait d’une grande aura sous la Troisième République. Au cours de la Grande Guerre menée au nom du Droit civilisateur, les juristes menèrent une véritable croisade pour ruiner la science juridique allemande dont les pères fondateurs furent accusés de promouvoir un droit barbare symbolisant la force oppressive de la nation germanique. Dans le droit supposé intemporel et sans histoire, le stéréotype développé par toute une infra-culture juridique participe ainsi de la guerre menée au nom du Droit dans l’affrontement « juste » des nations.

War in the name of law 1914 was a paroxystic year of the aggressiveness current that pervaded Europe in the 19th century. While German jurists and theoreticians of law had the reputation of being exceptionally brilliant, they were also perceived in France as part of the emblematic and deadly enemy that threatened civilisation. This paper shows how French jurists coped with this contradiction, how they presented the fathers of German juridical nationalism. It describes intensive exchanges between German and French jurists before the war, which did not prevent the development of German theories justifying invasions and conquests by the very basic principles of the “German Right”.

AUTEUR

ANNIE STORA-LAMARRE Professeur à l’Université de Franche-Comté

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Lectures

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Odile Roynette, Les mots des soldats, Paris, Éditions Belin, collection « Le français retrouvé », 2004, 271 p. ISBN : 2701130506. 11,50 euros.

Annie Crépin

1 La nouvelle histoire militaire progresse par croisements féconds avec d’autres sciences humaines, telles la sociologie, l’ethnologie, l’anthropologie. Cet ouvrage en livre une nouvelle et belle preuve sous la forme plaisante et originale d’un dictionnaire qui comporte plus de 721 entrées. Son propos n’est pas d’inventorier un vocabulaire qui serait militaire au sens technique du terme, il est bien davantage de se livrer à une exploration de « l’imaginaire social », selon les mots de son auteure Odile Roynette.

2 Ce livre est, en effet, dû à l’historienne dont on connaît les travaux sur le service militaire et ses rapports avec la construction de l’identité masculine dans la société française de la IIIe République. Il est consacré à la période comprise entre le moment où la conscription se généralise et se transforme en service militaire obligatoire et les années soixante du XXe siècle, guerre d’Algérie comprise. Odile Roynette a délaissé volontairement les temps très contemporains où le service personnel s’efface de notre horizon et où les anglicismes ont envahi le langage des militaires qui ne sont plus désormais des civils appelés sous les drapeaux en tant que citoyens. Car ce dictionnaire du vocabulaire des soldats et même de leur argot montre qu’il n’est nullement réservé à un monde à part ni à une corporation particulière. Il témoigne surtout de ce que le fait militaire est au cœur de la nation et de la société françaises à partir du XIXe siècle comme jamais il ne l’a été auparavant à un tel degré.

3 Dans bien des définitions données par l’ouvrage, on voit comment les échanges linguistiques entre la société civile et la société militaire, celle des hommes en guerre ou simplement encasernés et non pas seulement celle des soldats de métier, sont continuels lors de la période étudiée et représentent un double circuit. Tantôt, le vocabulaire militaire a « contaminé » celui des civils ; c’est même un amusement pour le lecteur de découvrir ainsi l’origine de mots familiers qu’il emploie quotidiennement

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alors qu’il en ignorait parfois la provenance, par exemple le système D, par ailleurs signe de l’extension d’une culture de guerre entre 1914 et 1918. Tantôt au contraire, les mots émanent du monde des civils avant de lui revenir porteurs d’une connotation marquée par l’histoire, ainsi la planque. En usage dans la police du XIXe siècle pour désigner la cachette des voleurs qu’elle poursuivait, avant de prendre le sens que l’on sait pendant la Première guerre mondiale, assorti du substantif planqué et du verbe se planquer, le terme est devenu actuellement d’usage général.

4 Odile Roynette met en valeur des temps forts où s’intensifient à la fois la création des mots et leur circulation, la Première guerre mondiale étant à cet égard une étape cruciale, bien davantage que la Seconde guerre mondiale, au rebours des Anglo-Saxons, sans doute parce que la longueur et l’intensité des deux épreuves furent différentes pour les uns et pour les autres. En effet, le vocabulaire auquel ce livre est consacré ne reflète pas seulement l’expérience du service militaire, celle de la seconde école du citoyen et de l’individu masculin qu’il fut à partir de la IIIe République pour quatre générations de Français, mais aussi la perspective de la guerre qui se profilait à leur horizon plus ou moins proche.

5 Certes, bien des mots sont liés à l’aspect ubuesque ou courtelinesque – ou perçu comme tel – de la vie de caserne vécue par des civils destinés à le redevenir et qui, s’ils acceptaient l’encasernement, refusaient l’embrigadement. Nous utilisons à dessein le mot courtelinesque précisément parce que, tout comme Courteline ainsi que les auteurs des vaudevilles militaires et du comique troupier, forger une langue originale était pour ces hommes s’approprier une réalité, fût-ce par l’ironie et la dérision, et se familiariser avec elle ; le sarcastique et le grotesque n’étant nullement l’expression de l’antimilitarisme qui appartient à un autre registre.

6 Mais, au-delà de la cocasserie ou de la trivialité de certains termes, se profile l’ombre de la guerre, celle qui menace, celle que l’on subit et encore bien davantage l’ombre de la mort. Mort que l’on essaie d’apprivoiser selon un processus bien connu des salles de garde des hôpitaux, avec cette différence que, pour un soldat, la mort se donne et aussi se reçoit. L’obscénité voire la pornographie étant d’ailleurs dans ce cas non seulement un antidote et un exorcisme mais aussi paradoxalement le masque de la plus grande pudeur. L’auteure dit très justement que le langage est une catharsis ; la langue verte masque tout en la dévoilant la sensibilité d’hommes qui, au moins jusqu’au changements sociaux et sociétaux des années soixante, étaient soumis « dans le civil » comme sous les drapeaux, au code extrêmement strict qui voulait absolument qu’ils cachent leurs sentiments, parfois sous une virilité ostentatoire notamment dans le cas des soldats. Odile Roynette rapproche ces remarques de celles qu’elle fait à propos de la sexualité telle qu’elle est énoncée dans le vocabulaire de ces hommes.

7 L’invention de ce langage montre « en creux » non seulement leur sensibilité mais aussi leur créativité. Odile Roynette fait l’historique de l’apparition des mots dans une introduction très pertinente. Tout au long de l’ouvrage d’ailleurs, les définitions des termes sont pour l’historienne des occasions de retracer leur genèse. L’inventivité des soldats se mesure à la variété des sources auxquelles ils ont recours. Ils puisent aux sources étrangères (et en ce sens l’anglicisation actuelle ne serait pas une nouveauté), ils empruntent, nous l’avons vu, au monde civil tout en s’en distanciant, notamment au langage des couches populaires, dont une majorité d’entre eux était issue, aux provincialismes, et ils forgent des termes nouveaux à partir de leurs propres

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expériences militaires, notamment la conquête de l’Algérie et les opérations qui lui furent consécutives jusqu’à celles du XXe siècle.

8 C’est bien une création des soldats eux-mêmes dont ils entendent garder la maîtrise, ainsi l’attestent les débats autour du mot poilu forgé par les civils et dont les combattants de 14 entendaient se démarquer précisément parce qu’ils redoutaient qu’il n’appartienne au bourrage de crâne tant haï par eux. Ainsi l’atteste aussi, c’est du moins ce qui apparaît dans ce livre, la quasi absence du vocabulaire inventé par les officiers eux-mêmes, si ce n’est par les élèves des écoles militaires.

9 En retour, la société civile exerce une influence, ne serait-ce que par la liberté de langage plus grande depuis les années 1960 dans tous les milieux, et en même temps sa banalisation, les mots considérés comme grossiers auparavant devenant tout au plus familiers tout en perdant leur sens premier. Inversement, certains mots qui ont fait fortune au XIXe siècle ou immédiatement après la Première guerre mondiale sont tombés en désuétude aussi bien pour les civils que pour les militaires et leur obscénité première est devenue ringardise au terme d’une évolution dont l’historienne dévoile les étapes.

10 Il ne saurait être question dans un compte rendu de résumer des centaines de définitions, tout au plus d’inviter le lecteur à se plonger dans ce livre qui parcourt tous les registres, du plus cocasse au plus grave et au plus émouvant. C’est le grand mérite d’Odile Roynette de décrire minutieusement et d’expliquer à propos de chaque entrée les réalités auxquelles le mot renvoie, fût-ce de de façon ironique, qu’il s’agisse de réalités techniques, par exemple l’aboyeur désignant le canon de 75, des conditions de la vie de caserne telle l’existence de la chambrée, de la hiérarchie et des grades ou qu’il s’agisse de l’organisation des levées, les trois jours, des services et des armes, par exemple les mots de Trainglot ou tringlot.

11 Comme il faut bien que l’auteur/e d’un compte rendu soit critique, on chicanera tout au plus Odile Roynette au sujet de sa présentation de la levée en masse dans l’article Levée (d’hommes) dont le succès fut plus net que ne le dit l’auteure et à propos de laquelle une formulation rapide donne à entendre que le remplacement lui fut associé, ce qui ne fut pas le cas.

12 Mais cela n’enlève rien à la richesse d’un ouvrage qui fera le bonheur des historiens aussi bien que des sociologues, des linguistes et, pourquoi pas, des psychanalystes, ainsi que du simple amateur.

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David M. Hopkin, Soldier and Peasant in French Popular Culture, 1766-1870, Woodbridge (Suffolk) et Rochester (New York), The Boydell Press for the Royal Historical Society, 2003, 394 p. ISBN : 0-86207-667-7. 45 livres sterling.

Natalie Petiteau

1 Ce livre n’est pas un livre de plus sur l’histoire de l’armée française : il se veut avant tout une étude des mentalités populaires au travers des attitudes à l’égard de l’armée, et donc de la nation. L’un des intérêts de ce travail réside dans la chronologie adoptée, allant de l’Ancien Régime à la fin du Second Empire. Plus précisément, l’étude commence en 1766, date du rattachement de la Lorraine à la France, car cette province est au cœur de ce travail, elle a constitué le terrain d’enquête privilégié par David Hopkin, qui n’a pas, cependant, négligé les approches comparatives, notamment avec la Franche-Comté : ce choix est motivé notamment par le fait qu’il y a là une zone frontière qui de plus a accepté la conscription militaire bien plus aisément que d’autres régions françaises. L’auteur fait rebondir sa problématique sur celle d’Eugen Weber, puisque ce dernier identifiait l’armée comme l’une des institutions clefs dans le processus d’assimilation de la culture nationale par la paysannerie, et c’est dans le but d’examiner plus avant cette thèse qu’il a choisi d’analyser en détail les populations rurales de la Lorraine. Le cheminement de David Hopkin s’achève en 1870, date à partir de laquelle le conscrit devient tellement emblématique de la nation que le sujet est mieux connu. Pour mener à bien ses investigations, l’auteur s’est employé à retrouver les mots d’une culture orale, chansons et contes populaires, les rituels des départs des conscrits, les gravures bon marché diffusées notamment depuis Épinal. Tout cela donne

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une image du soldat bien plus complexe que celle, plus connue, de la Troisième République, ce qui justifie l’intérêt de la démarche ici retenue.

2 Le premier chapitre présente les sources constituées par les images du soldat : leur format, le mode de travail des auteurs qui proviennent souvent de la bourgeoisie urbaine. Mais si ces images n’émanent pas ainsi, directement, de la culture populaire, elles n’en reflètent pas moins ce que les paysans aiment à acheter pour orner leurs demeures ou à regarder lors de leurs veillées : elles sont donc bien le reflet d’une culture que les paysans se sont appropriée. Par ailleurs, l’auteur insiste sur le fait que l’oncle, le grand-père et l’arrière grand-père de Jean-Charles Pellerin, le célèbre producteur des images d’Épinal, étaient des militaires de carrière, et la famille ainsi que le personnel employé par l’entreprise ont compté des membres qui étaient farouchement bonapartistes. On comprend mieux qu’en 1834, l’imagerie consacrée à la légende impériale ait représenté 100 % du catalogue des nouveautés alors proposées par l’entreprise Pellerin et Cie. Cependant l’éventail des sujets proposés reflète l’ensemble des thèmes qui ont du succès auprès des acheteurs, y compris les portraits de la famille des Bourbons ou des représentations ayant trait au culte des saints et à la vie religieuse. De plus, si les imagiers d’Épinal copient notamment ce qui se produit à Paris, ils recyclent également les bois anciens de gravures provenant parfois du XVIIe siècle, souvent du XVIIIe siècle. L’importance des réemplois comme l’origine de cette iconographie empêchent sans doute de classer ces productions au rang des produits de l’art populaire : peut-être relèvent-elles davantage, suggère David Hopkin, des prémices d’une culture de masse. Enfin concernant le mode de diffusion de ces gravures, Hopkin souligne le rôle des colporteurs, lesquels sont souvent d’anciens soldats.

3 Le deuxième chapitre aborde la difficile et essentielle question de l’interprétation des contes et des chansons populaires. Il examine en premier lieu le contexte dans lequel ces sources ont été collectées, l’essentiel se faisant à la fin des années 1860 ou dans les débuts de la IIIe République. La comparaison entre les différentes versions de la transcription d’un chant ou d’un conte doit permettre de reconstituer l’évolution dans le temps de ces témoignages de la culture populaire, de même qu’elle conduit à cerner des différences de caractère d’une nation à l’autre. L’on voit ici la précision avec laquelle l’auteur a travaillé, y compris en recourant aux méthodes de la linguistique et de l’anthropologie. Il en vient ainsi à souligner que les situations initiales décrites dans les contes correspondent souvent à une forme de réalité, tandis que les modestes mémorialistes (tel Coignet) s’emploient à présenter leur vie dans des cadres qui ne sont pas sans emprunter aux contes. Au total, les contes diffusés au sein de la paysannerie ne changeraient guère au cours du XIXe siècle parce que le contexte dans lequel vit cette dernière ne changerait guère lui-même. Quant au mode de diffusion de ces récits, il tient essentiellement dans les veillées, animées certes par des femmes, mais pas exclusivement, des témoignages attestent l’existence de conteurs masculins, migrants, artisans itinérants ou colporteurs, mais aussi anciens militaires qui faisaient particulièrement bien passer leurs émotions lors leurs récits. Le soldat devenait ainsi un agent de la transmission d’une culture.

4 Le chapitre suivant reconstitue le parcours qui va du tirage au sort au départ pour les armées, au long duquel un civil devient un soldat. Pour ce faire, David Hopkin se réfère notamment aux travaux d’André Corvisier, de Jean-Paul Bertaud et d’Alan Forrest. Il efface à très juste titre l’artificielle barrière généralement établie entre Ancien Régime

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et Révolution en rappelant que le tirage au sort existait déjà au temps de Louis XIV pour les milices provinciales. Il rappelle à quel point les rites de la conscription sont devenus rites de passage dans la société rurale du XIXe siècle. Il rappelle également combien les conscrits affirment l’identité de leur classe d’âge en assumant leur rôle de régulateurs des violences entre villages voisins ou en établissant leur contrôle sur le marché matrimonial de leur communauté. Du reste, l’imagerie populaire fort répandue sur les degrés des âges de la vie met en avant, au XIXe siècle, la spécificité des 20 ans marqués par le passage sous l’uniforme. L’évocation du remplacement met en évidence les spécificités de la Lorraine où, en Moselle, seuls 9 % des conscrits ont recours à cette solution, tandis que la moyenne nationale oscille entre un quart et un cinquième. À l’inverse, la Moselle, la Meurthe et la Meuse sont respectivement au deuxième, troisième et septième rang en France pour le nombre des volontaires fournis, engouement qui ne s’explique pas par la situation économique.

5 Le quatrième chapitre observe comment le conscrit est transformé de l’intérieur au cours de sa vie sous l’uniforme et les drapeaux. Les processus d’acceptation par les pairs sont analysés, notamment au travers de l’attribution des « noms de guerre ». L’auteur évoque ensuite l’identité que prend le soldat aux yeux des civils. L’imagerie populaire témoigne de ce que paysan et soldat sont conçus comme relevant de deux ordres sociaux différents. David Hopkin insiste sur le fait que le militaire, dans la lignée des conceptions de l’Ancien Régime, conserve longuement une image négative. Il est tout d’abord perçu comme appartenant à une catégorie spécifique, qui n’est pas sans lien, avec les conceptions relatives au deuxième ordre voué à la guerre. Il est aussi perçu comme un marginal ; selon la culture populaire, un bâtard ou un orphelin est par avance destiné à l’armée. Littérature et imagerie populaire montrent de plus que les paysans transfèrent sur le soldat leur rejet traditionnel du noble en le voyant avant tout comme un pillard et un destructeur de récoltes. De même, la culture populaire ne laisse guère place à quelque représentation que ce soit de l’héroïsme du soldat, elle insiste davantage sur le fait que ce dernier se fait aisément bandit. Ce qui domine, donc, ces représentations, c’est l’idée d’un antagonisme entre paysan et soldat. Même sous le Second Empire, l’image du soldat est encore avant tout celle d’un maraudeur. Reste que les paysans achetaient des gravures offrant cette image là de ceux des leurs qui étaient à l’armée : s’ils faisaient ces acquisitions, n’était-ce pas, suggère David Hopkin, que, pour eux qui connaissent un dur labeur, la vie de soldat paraît faite de facilités et de libertés ?

6 Le dernier chapitre traite du soldat revenu au village, et aborde donc, notamment, la question des médaillés de Sainte-Hélène. Avec raison, David Hopkin souligne que chaque habitant de la Lorraine connaissait au moins un ancien militaire, ces vétérans n’étant d’ailleurs pas tous forcément vétéran de l’Empire, car après 1815, l’armée a encore compté nombre de Lorrains. Or, selon David Hopkin, ces hommes auraient avant tout été identifiés par leur passé de militaire, mais l’effet de source ne joue-t-il pas ici abusivement ? Ce qui nous parvient de la culture populaire retient bien sûr le souvenir de ceux de ces hommes dont les surnoms montrent en effet combien leur passé de militaire est constitutif de leur identité. Mais pour tous ceux qui ont vécu leurs années de service dans une sorte de banalité, qui sont revenus sans marque visible en leurs corps ou leur âme, qui se sont réinsérés dans la vie civile en silence, il n’est pas certain que les années passées à l’armée les aient figés dans une réelle spécificité aux yeux de leurs contemporains. Si les veillées étaient souvent animées par des vétérans, tous les vétérans n’animaient pas ces veillées. Ce que dit David Hopkin au sujet de ces

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hommes pourvus d’un statut découlant de leur passé est vrai, mais sans doute pas pour tous avec la même intensité. Ceux qui n’ont fait que les campagnes de 1813-1815 n’étaient pas auréolés de la même gloire que ceux qui ont été enrôlés en 1804 ou même en 1807, et ils ne sont pas revenus avec une expérience aussi riche que celle de leurs aînés qui ont vu bien plus qu’eux des horizons lointains. Or, parmi les survivants, ce sont les « Marie-Louise » qui sont les plus nombreux, bien plus rares sont ceux qui ont survécu après avoir participé à la totalité des campagnes. Ce sont eux pourtant, et eux seulement, qui sont les figures de la légende à laquelle David Hopkin fait allusion. Et que dire de ceux qui n’ont connu, par exemple, que la campagne de 1823 ? Quant aux vétérans qui jouissent du respect de leurs concitoyens au point d’être nommés maires de leur village, que David Hopkin évoque à très juste titre, ils proviennent en général des rangs des sous-officiers ou officiers, tandis que l’image traditionnelle du militaire menaçant l’ordre social, qui circule encore, l’auteur le montre bien, renvoie aux hommes du rang. David Hopkin appuie ensuite son développement sur les travaux de Gérard de Puymège et d’Isser Woloch, mais il enrichit considérablement ce qui a été dit sur le soldat Chauvin par ses propres travaux sur La Ramée. Les contes populaires bâtis autour de cette figure montrent que l’un des clichés qui circulait au sujet des vétérans était leur inaptitude à toute vie maritale. Or cela ne correspond en rien aux réalités que les travaux d’histoire sociale fine ont par ailleurs permis de mettre au jour. Voilà qui révèle comment les représentations populaires peuvent trahir les réalités, et c’est l’un des grands intérêts de ce beau travail de David Hopkin que de permettre de confronter légende et réalité, de montrer comment se construisent les représentations au sein de populations qui ne sont guère imprégnées de la culture des élites : La Ramée n’est qu’une figure mythologique qui ne reflète guère les conditions réelles de réinsertion des anciens soldats, David Hopkin le dit très justement en sa conclusion. Celle-ci souligne de plus que la culture populaire tend à révéler qu’en 1870 la fusion entre société et armée n’est pas achevée, mais que dès le XVIIIe siècle, les paysans voyaient les militaires avec un mélange d’hostilité d’une part, d’admiration et d’envie d’autre part. Reste la question de savoir si l’armée a été un agent de modernisation propre à transformer les paysans en véritables citoyens français. L’essentiel, souligne finalement David Hopkin, c’est que le service armé a conduit la paysannerie à mieux comprendre ce que signifiait être français ; pour le reste, il faut remarquer l’absence de discours patriotique dans le folklore développé au sujet des soldats, l’absence d’affirmation chauviniste dans les chansons antérieures à 1870, même en Lorraine. Au total, ce beau livre donne une très solide contribution à l’histoire de la culture populaire et enrichit réellement notre connaissance des mentalités des populations du XIXe siècle.

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David Gates, Warfare in the Nineteenth Century, Londres, Palgrave, 2001, 205 p., index. ISBN : 033373534X. 17,50 livres sterling.

Jean-Marc Largeaud

1 La concision de la langue anglaise permet parfois de belles espérances de lecture. Le mot « warfare » n’a, en effet, pas d’équivalent en français. Il faut recourir à diverses expressions plus ou moins précises comme « la guerre », « les opérations de guerre », « l’art de la guerre », « l’effort militaire » (la liste n’est pas limitative) pour espérer la traduire efficacement.

2 Le livre de David Gates prétend étudier « la guerre » pratiquée par les Européens en choisissant d’en dévoiler les ressorts entre 1800 et 1914. Rejetant délibérément l’histoire purement militaire des campagnes et des batailles, l’auteur a l’ambition de replacer les « phénomènes guerriers » du long dix-neuvième siècle dans leur contexte « politique, social, culturel, intellectuel et technologique ».

3 David Gates consacre un premier chapitre thématique aux guerres napoléoniennes et à leur héritage. C’est au mieux une introduction sur les manières de se battre, les armes (pourquoi accorder deux pages aux fusées Congreve pour indiquer qu’elles furent inefficaces ?), leur emploi tactique, les réalités du combat terrestre. L’auteur a ajouté d’utiles – et de moins utiles – considérations sur le combat naval, les problèmes posés par les limites de la technologie de l’époque, le commerce des armes, les arsenaux, le rythme et l’échelle inédits de la stratégie napoléonienne. Le chapitre se poursuit par l’étude des rapports entre musique et guerre, où l’auteur décrit les emprunts respectifs entre la musique des militaires et la musique savante tout en échouant à poser la question du romantisme. L’évocation du moral et de la discipline des troupes, de Napoléon comme le dernier des rois-soldats, clôt la démonstration.

4 La période de Waterloo (1815) à Solférino (1859) fait l’objet d’un deuxième chapitre. David Gates y décrit le début des guerres coloniales contemporaines et leurs massacres,

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les mutations de l’armement terrestre et celles de la marine, le professionnalisme croissant de l’encadrement militaire et l’émergence du rôle militaire du chemin de fer. Pour finir, les pages sur les rapports entre guerre, philosophie et science mettent sur le même plan Clausewitz, Hegel, Darwin, Marx, Cobden et Proudhon… La méthode serait admissible si l’on pouvait en tirer d’utiles indications sur l’évolution des représentations de la guerre et de la paix.

5 Les troisième et quatrième chapitres traitent respectivement de la guerre de Sécession et de la guerre de 1870. La guerre entre les États de l’Union et de la Confédération est l’occasion de mettre en relief les différents aspects d’une guerre civile devenue guerre entre États. L’auteur décrit les avantages et les difficultés respectives des adversaires et rappelle la manière dont la supériorité économique du Nord rendait l’issue inéluctable. Ce survol général aurait davantage d’intérêt si d’une part l’auteur y distinguait plus systématiquement ce qui ressort de l’ancien et du moderne, et d’autre part, s’il en faisait réellement une étude de cas motivant des conclusions.

6 Le chapitre sur la guerre de 1870 montre comment la supériorité prussienne a gravement hypothéqué d’entrée les chances d’une victoire française. L’armée de Bismarck s’est révélée plus efficace dans tous les domaines : mobilisation, armement, tactique, commandement, logistique. David Gates conduit ici une histoire très classique de la guerre en faisant la part des événements militaires, de la diplomatie et de la politique intérieure française. L’auteur s’intéresse très peu aux réalités du combat, aux sociétés en guerre ou aux nationalismes. Curieusement, quelques lignes sur les « atrocités allemandes » sont contrebalancées par l’adhésion aux thèses nationalistes allemandes voyant dans la France un agresseur « depuis 200 ans » (p. 164) !

7 Pour la période 1870-1914, le dernier chapitre décrit en parallèle les rivalités des grands États européens, les guerres coloniales (surtout anglaises), les progrès de la technologie de l’armement, le maintien de formes primitives de combat (en Afrique, chez les Zoulous par exemple), les difficultés à penser la guerre moderne (industrielle). On s’étonnera de certaines lacunes et du silence total sur la mise en place d’une conscription massive dans beaucoup d’États européens avant 1914.

8 Le livre est décevant pour de multiples raisons : bibliographiques d’abord, car l’auteur a fait l’impasse sur les travaux non anglophones les plus récents ; pour des raisons d’écriture et de conception ensuite, car l’absence de sous-titres, la tension entre les choix chronologiques et les analyses thématiques rendent la lecture difficile, malgré l’index. Et, en utilisant au maximum le format limité de l’ouvrage, l’auteur pratique l’art de la transition comme un sport de combat. Enfin et surtout parce qu’une méthode impressionniste le conduit à passer les problèmes en revue plutôt qu’à les analyser. En ne définissant pas assez les catégories du politique, du social, du culturel, David Gates peine à esquisser les mutations qui ont mené à la guerre industrielle et à la rationalisation du massacre.

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Hugo et la guerre, textes réunis par Claude Millet, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, 432 p. ISBN : 2-7068-1634. 28 euros.

Odile Roynette

1 Dans le flot des publications consacrées à Victor Hugo pour le bicentenaire de sa naissance, Hugo et la guerre, issu d’un colloque tenu à l’Université de Paris VII en juin 2002 à l’initiative du Centre de recherches sur les textes et la civilisation du XIXe siècle, comble une lacune. Ce volume, qui rassemble vingt-trois contributions dues à des historiens, à des historiens de l’art et à des littéraires, examine sous toutes leurs facettes, les relations complexes et ambiguës nouées entre l’homme Hugo et la guerre, une guerre vécue non seulement à distance ou, plus directement, par l’intermédiaire de ses proches, mais aussi une réalité traversée par tous ses contemporains qui furent soldats de la Grande Armée, de l’expédition d’Espagne, des guerres du Second Empire et du conflit de 1870-1871 ou encore combattants insurgés de juillet 1830, de 1848, de décembre 1851 et communards écrasés dans le sang par les Versaillais en mai 1871. C’est aussi et peut-être surtout le rapport du romancier, du poète et de l’homme de théâtre à la guerre qui est examiné ici, une guerre vue comme un enjeu politique et poétique majeur, source d’inspiration et d’évolution pour un créateur dont l’écriture constitue elle aussi une forme de combat permanent contre toutes les tyrannies et tous les asservissements.

2 La première partie de l’ouvrage, intitulée « Napoléon le Grand entre Histoire et légende », revient sur les liens noués entre Hugo et l’épopée impériale directement vécue par plusieurs membres de sa famille. Son père Léopold tout d’abord. Engagé volontaire au 13e régiment d’infanterie le 23 avril 1791, simple soldat sorti du rang grâce à la guerre permanente qui embrase peu à peu l’Europe et le hisse au rang de général en 1809, le père, tout comme l’oncle Louis, héros de la bataille d’Eylau en 1807, font entrer le jeune Victor dans l’immense aventure vécue par une génération qui se réintègre, vaille que vaille, dans la société de la Restauration (Pascal Le Pautremat),

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comme en témoigne aussi la trajectoire du frère aîné de Victor, Abel, officier reconverti après 1815 dans l’histoire militaire (Jacques Hantraye). Cette expérience fonde le rapport tour à tour fasciné et critique d’Hugo aux guerres impériales et à la figure de l’Empereur, qui, dans sa période royaliste, constituent un capital de gloire récupéré au profit des Bourbons, pour devenir, avec le passage du romantisme du côté du libéralisme, une épopée héroïque menée par les défenseurs de la liberté dont l’esprit se transmet à leurs fils, combattants de journées de juillet 1830, de 1848 et de 1851 (Natalie Petiteau). En même temps, la guerre est d’emblée représentée comme un mal terrible et l’un des moments essentiels de cette dénonciation se situe dans Les Misérables lorsque Hugo entreprend le récit de la bataille de Waterloo. La guerre y est dépeinte sous un jour très noir conformément à la peinture romantique de ce temps (François Robichon). Elle préside à l’anéantissement et au carnage comme ceux dont sont victimes les cuirassiers de Milhaud dans le ravin creux d’Ohain. Cela permet à Hugo, dans le contexte de la publication des Misérables qui est aussi celui de l’opposition radicale de l’exilé au régime bonapartiste, de condamner le nationalisme, le chauvinisme et le culte du chef invincible nourris par la guerre (Jean-Marc Largeaud), une guerre néanmoins perçue comme un instrument dialectique de l’Histoire, autorisant la destruction mais aussi la métamorphose (Nicole Savy).

3 Cette réflexion se poursuit tout au long de la vie d’Hugo, témoin engagé qui observe et décrit les guerres, qu’elles soient civiles ou étrangères, dans lesquelles son pays et l’Europe sont plongés. C’est l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Les conflits du temps présent ». C’est l’occasion d’entamer une réflexion sur la guerre civile qui court depuis les poèmes d’Odes et ballades en 1823 qui mettent en scène les paysans vendéens soulevés contre les républicains jusqu’à l’Année terrible parue en 1872, en passant par Les Misérables ou Han d’Islande. Hugo transfigure ces combattants, à la fois grotesques et redoutables parce qu’ils sont animés par l’énergie du désespoir (Franck Laurent), en héros de la liberté, héritiers des soldats de l’an II qu’il oppose, dans le combat sans merci qu’il mène contre Napoléon III et son régime, aux soldats de l’armée professionnelle qui travaillent à la consolidation de la dictature honnie (Adeline Wrona). À cet égard Les Châtiments, La voix de Guernesey qui rend hommage aux volontaires garibaldiens tombés à Mentana en novembre 1867 (Jean-Marc Hovasse) ou encore Histoire d’un crime paru en 1877-1878 (Delphine Gleizes) sont des instruments de combat grâce auxquels Hugo défend les valeurs universelles de liberté, d’égalité et de fraternité. Le texte hugolien se fait didactique et use alors des puissances de l’image et du symbole à des fins pédagogiques, comme en témoigne la publication d’Histoire d’un crime qui permet à Hugo de souligner la nécessaire vigilance face aux risques de voir se rejouer, autour du 16 mai 1877, le 2 décembre 1851. Mais la guerre civile, lorsqu’elle met en danger la République, doit être dénoncée. En juin 1848, Hugo condamne l’émeute principalement au nom de la légitimité de l’Assemblée républicaine élue au suffrage universel et en 1871, il réprouve la Commune, moins pour les valeurs qu’elle défend – en l’occurrence la guerre à outrance contre l’occupant – que pour les risques qu’elle fait courir à la République et à l’unité nationale (Agnès Spiquel). Actes et paroles 1870-1871-1872, L’Année terrible et les Carnets de la guerre et de la Commune montrent le déchirement d’un homme pour qui la guerre civile est un suicide, mais qui ne cessera de combattre pour l’amnistie des communards obtenue en 1880 lors de l’arrivée au pouvoir des républicains.

4 La guerre franco-prussienne est sans doute le moment où le pacifisme de Hugo, déjà exprimé en 1849 au Congrès des amis de la paix et réaffirmé en 1869 (Philippe Régnier)

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est le plus durement mis à l’épreuve. Comme le montre Guy Rosa, son pacifisme est essentiellement éthique en ce qu’il postule l’infériorité des valeurs défendues par la guerre sur celles qui fondent la paix. L’ensemble de son œuvre, et Florence Naugrette le montre plus particulièrement pour le théâtre, est ainsi travaillée par un système de représentations contradictoires dans lequel le soldat est à la fois l’exécuteur des basses œuvres, asservi à la dictature militaire et de ce fait rejeté dans l’ombre mais aussi le grand guerrier civilisateur projeté dans la lumière. La guerre en revanche ne trouve pas grâce aux yeux d’Hugo (Arnaud Laster et Paule Petitier) et ce sont les victimes qui, seules, permettent de sauver provisoirement les bourreaux en les renvoyant à leur propre ambivalence et donc à la possibilité du progrès (Ludmila Charles-Wurtz). Les contributions rassemblées dans cette troisième partie intitulée « Hugo pacifiste ? » montrent que ce pacifisme ouvre sur un rejet de l’armée permanente et de la guerre, sauf si elle est combat pour la liberté.

5 Elles amènent finalement, dans une dernière partie intitulée « La guerre en mémoire » qui est la moins riche du volume, à souligner les liens intimes qui unissent Hugo et la guerre à travers une œuvre qui est tout entière marquée par une fascination pour celle- ci. La guerre, comme le souligne en effet Claude Millet, est le propre du poète car elle possède une force esthétique hors du commun qui n’a cessé de nourrir l’imaginaire hugolien.

6 Hugo et la guerre témoigne de la richesse de la rencontre entre historiens dix- neuvièmistes et littéraires, spécialistes de l’œuvre de Victor Hugo. On peut à cet égard regretter que l’ouvrage ne prenne pas le soin de présenter, en une courte notice biographique, chacun des auteurs afin de mieux les situer dans leur discipline respective, et qu’un index des noms de personne et des œuvres citées ne vienne faciliter le travail de lecture. On regrettera aussi qu’aucun historien ne se soit penché plus particulièrement sur le texte de L’Année terrible. Mais ces quelques réserves ne retirent rien à la qualité d’un travail pluridisciplinaire qui restitue la complexité du texte hugolien et de l’engagement politique et poétique de l’homme Hugo.

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Geoffrey Wawro, the Franco-Prussian War. The German Conquest of France in 1870-1871, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, 327 p. ISBN: 0-521-58436-1, 25 livres sterling (relié) ; ISBN : 0 521 61743 X, 14,95 livres sterling (broché).

Pamela Pilbeam

1 La défaite française de 1871 illustre le danger qu’il y a à accorder trop de crédit aux mythes, même si vous vous appelez Napoléon III et que vous avez contribué à les forger. Ainsi, ne doutant pas de sa capacité à rééditer les exploits passés de son oncle, l’empereur entre en guerre contre la Prusse en 1870. Dans son analyse de la défaite française, Geoffrey Wawro accorde beaucoup d’importance à l’absence de plan de campagne du côté français, ainsi qu’aux hésitations des officiers supérieurs au moment d’entrer en Rhénanie. Toutefois, l’auteur omet de rappeler que les buts de guerre français étaient avant tout défensifs, destinés à réfréner les appétits d’un voisin trop ambitieux. On a souvent écrit que la cartographie française était déficiente ; Geoffrey Wawro nous apprend que les Bavarois, qui n’ont jamais déclaré officiellement la guerre, n’étaient guère mieux lotis, puisqu’ils devaient se contenter de cartes de France à petite échelle, de surcroît fabriquées en Grande-Bretagne. On a pu croire que la précision et la portée du tir des chassepots français feraient la différence sur le terrain, et l’infanterie ennemie en a d’ailleurs fait les frais au début du conflit. Pourtant, les officiers supérieurs français n’ont pas su tirer profit de cet avantage stratégique initial.

2 Geoffrey Wawro rejette la thèse, fréquemment avancée, selon laquelle la supériorité stratégique prussienne aurait été décisive. Selon lui, les officiers prussiens ont surtout pris le parti de faire avancer coûte que coûte l’infanterie, au péril de la vie d’un grand

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nombre de soldats, afin d’utiliser ensuite dans les meilleures conditions le canon Krupp, joyau de l’artillerie nationale. Progressivement, le conflit est devenu une guerre d’usure où l’artillerie a effectivement joué un rôle majeur. En outre, la Prusse et ses alliés possédaient un réservoir de « chair à canon » plus important que la France, dont la population avait commencé de stagner aux alentours de 39 millions d’habitants – et non 35 millions (pages 2 et 75) ou 38 millions (page 19). L’armée régulière française comptait 400 000 hommes, auxquels il faut ajouter les 450 000 gardes nationaux, hâtivement reconvertis en gardes mobiles (l’auteur semble ignorer que l’histoire de la garde nationale remonte à l’époque de la Révolution). Pour sa part, l’armée prussienne était constituée de 300 000 soldats et d’un million de réservistes (Landwehr). De part et d’autre, des volontaires sont venus étoffer les effectifs : environ 4 000 côté français, sans doute beaucoup plus dans les rangs prussiens, mais l’auteur ne donne pas de chiffre.

3 L’historien A. J. P. Taylor a toujours soutenu que le déclenchement de la Première guerre mondiale avait été dicté par des horaires de trains (et non par la mise en œuvre du Plan Schlieffen, comme le suggère ce livre). En 1870, pour la première fois, les troupes des deux camps furent intégralement acheminées aux frontières par le train. Geoffrey Wawro décrit avec force la grande confusion qui règne au moment de cet important mouvement d’hommes, de matériel et de provisions. Si l’organisation allemande est tout de même apparue plus efficace, c’est d’abord parce que les cinq grandes lignes de chemin de fer qui conduisaient à la frontière étaient équipées de double voies, tandis qu’en France, les trois lignes principales n’avaient que des voies unique. Dans ces conditions, un corps d’armée prussien était transporté en trois jours, quand il fallait trois semaines pour effectuer une opération similaire en France. À la fin du mois de juillet 1870, l’intervention de l’empereur fut nécessaire pour que l’acheminement quotidien du pain entre Paris et Metz devienne prioritaire sur le transport de toute autre marchandise.

4 Geoffrey Wawro propose des analyses graphiques de l’horreur de la vie quotidienne et de la mort des soldats au front, complétées par une sélection de témoignages extraits de Mémoires de combattants. Les traductions du français laissent parfois à désirer. Lorsqu’un soldat allemand s’exclame, par exemple : « Mademoiselle, voulez-vous baiser ? », il est peu probable que « Would you like to fuck ? » convienne pour rendre compte de cette invitation maladroite au flirt.

5 Le nombre des victimes et les circonstances de leur mort étaient particulièrement dramatiques. Après que la balle d’un chassepot avait atteint son objectif, seules les bottes de la victime restaient généralement intactes. Bien souvent, les prisonniers algériens étaient tués dès leur capture, tant ils paraissaient barbares et féroces aux yeux des Allemands. Ces derniers ont perdu 117 000 hommes, soit treize fois plus que durant la guerre de 1866. Le nombre total des victimes françaises n’est pas donné, mais on dénombre 25 000 morts pour la seule bataille du Mans (10-11 janvier 1871).

6 La guerre terminée, de nouveaux mythes sont apparus. Les républicains et les bonapartistes se sont mutuellement accusés de la responsabilité de la défaite, et l’épisode de la Commune (mars-mai 1871) a contribué à rendre plus complexe encore la construction de la mémoire du conflit. En outre, les hauts gradés français, dont on avait critiqué la conduite de la guerre, dénonçaient le manque de combativité des hommes de troupe. Et les sans grade de répondre que leurs chefs les avaient négligés. Quant à la légendaire férocité des combattants civils français – les francs‑tireurs –, elle est restée

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gravée dans les mémoires allemandes, à tel point que les mauvais traitements affligés aux civils français par les troupes allemandes en 1914 peuvent en partie être attribués à ce souvenir. Pourtant, les francs-tireurs n’ont pas abattu plus de 1 000 soldats allemands en 1870-1871. Pour certains Allemands, l’Empire prussien, militariste et façonné par la guerre, est jugé responsable des désastres du XXe siècle.

7 Certains choix des états-majors sont, encore aujourd’hui, délicats à interpréter. Bazaine et MacMahon ont souvent été brocardés pour leur indécision et leur incapacité à contenir l’avancée allemande. Cependant, Moltke hésita plus encore que Bazaine. Pourquoi, après avoir occupé quatorze départements, mis en déroute l’armée française et fait le siège de Paris, Moltke a-t-il retardé de cinq mois le bombardement de la capitale ? Le rôle dissuasif des fortifications de Thiers semble avoir été mineur. Geoffrey Wawro formule plusieurs autres hypothèses : Moltke n’aurait pas eu à sa disposition l’artillerie nécessaire, Bismarck aurait mis ces cinq mois à profit pour orchestrer d’une main de fer le ralliement des autres princes allemands, ou encore le même Bismarck aurait patiemment attendu la chute du nouveau gouvernement républicain afin de rétablir Napoléon III sur le trône. Aucune de ces explications n’est véritablement convaincante. L’idée de l’insuffisance de la puissance de feu prussienne est la plus séduisante, mais le fait que Paris a finalement été bombardé avec succès la rend caduque. Ajoutons que Geoffrey Wawro ne reprend pas à son compte la théorie, fantaisiste mais répandue, selon laquelle les Prussiens auraient hésité à bombarder Paris dans le souci de préserver les joyaux culturels de la capitale.

8 Si l’auteur se montre très critique à l’égard des exigences de Bismarck – annexion de l’Alsace et de la moitié de la Lorraine, accompagnée de réparations de guerre s’élevant à 5 000 millions de francs –, il conclut que la France était un pays assez riche pour y faire face. Geoffrey Wawro semble néanmoins avoir oublié que la Lorraine a fourni à l’Allemagne 70 pour cent de son minerai de fer, ce qui a représenté un sérieux manque à gagner pour l’économie française. Mais les conséquences les plus graves pour la France sont humaines ; elles concernent les centaines de milliers d’hommes qui reposent dans les cimetières de guerre, ainsi que les quelque deux millions de citoyens devenus allemands en application de la paix de Francfort. En 1914, la France compte à peine 40 millions d’habitants, alors que l’Empire est peuplé de 66 millions d’Allemands. Dans cette perspective, la guerre franco-prussienne peut être envisagée comme un prélude aux horreurs du XXe siècle.

9 Le récit détaillé d’un conflit armé par un spécialiste des questions militaires est toujours éclairant. Toutefois, sans une analyse approfondie des politiques intérieures des États, une énigme demeure : pourquoi les protagonistes en sont-ils venus à l’affrontement ? Et, en fin de compte, qu’espérait chaque camp en ne négociant pas un règlement auparavant ?

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AUTEUR

PAMELA PILBEAM Royal Holloway College, University of London. Traduit de l’anglais par Laurent Colantonio.

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Sudhir Hazareesingh, The Legend of Napoleon, Londres, Granta Books, 2004, 336 p. ISBN : 1-86207-667-7. 20 livres sterling. Sudhir Hazareesingh, The Saint-Napoleon. Celebrations of Sovereignty in Nineteenth-Century France, Cambridge (Mass.) et Londres, Harvard University Press, 2004, 307 p. ISBN : 0-674-01341-7. 49,95 dollars.

Natalie Petiteau

1 Sudhir Hazareesingh se propose, dans La légende de Napoléon, de comprendre la place de celle-ci dans les imaginations populaires mais aussi dans la vie politique française du XIXe siècle. Le plan est chronologique et part du vol de l’Aigle, dont le succès tient tout de même avant tout à l’impopularité du gouvernement de Louis XVIII. L’attitude favorable aux Cent Jours n’est pas unanime, mais provient notamment d’une partie de la paysannerie et du monde ouvrier, sur lesquels Napoléon redoute cependant de s’appuyer. Sudhir Hazareesingh voit dans ces quelques semaines écoulées de mars à juin 1815 la matrice de la légende napoléonienne, car sont alors apparues de nouvelles formes d’adhésion à Napoléon, populaires, néo-républicaines et romantiques. Des événements comme Laffrey – le ralliement de l’armée devant Grenoble – deviennent emblématiques du charisme politique de l’empereur, qui incarne dès lors une synthèse possible entre libéralisme, patriotisme défensif et héritage révolutionnaire. Sainte- Hélène lui permet de plus de figurer comme un martyr aux yeux de toute une partie de l’opinion. Après 1815, tandis que persiste l’hostilité aux Bourbons en de nombreux espaces français, les rumeurs sur un hypothétique retour de Napoléon sont fréquentes, particulièrement lorsque revient le mois de mars, toutes choses que François Ploux a déjà bien montrées. Napoléon est attendu notamment dans l’espoir qu’il va chasser les aristocrates et les Bourbons. Au-delà des rumeurs, le culte se développe autour des images et des objets, ce que Bernard Ménager avait déjà évoqué. Mais bientôt, ceux qui souhaitent œuvrer en faveur de la cause de Napoléon agissent dans le cadre de sociétés secrètes, parfois même au cœur de grands complots, tel celui du général Berton. Il

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existe en fait une mobilisation multiforme qui exprime une réelle loyauté à l’égard de la personne de l’empereur. Dans les imaginations populaires, Napoléon est identifié à un ensemble de valeurs au centre desquelles se trouve l’idéal de la liberté, ce qui joue aussi un rôle essentiel dans les groupes d’opposants à la Restauration. 1840, avec le retour des Cendres, vient d’ailleurs confirmer la persistance de cette ferveur napoléonienne. Sous la Monarchie de Juillet, la mémoire de Napoléon devient constitutive de la mémoire officielle de l’État français, il est un symbole de la grandeur de la nation. De plus en plus, Napoléon est identifié à la cause de la Révolution, le succès du Mémorial de Sainte-Hélène contribue largement à expliquer la prégnance de cette image libérale, tandis que la légende insiste sur le fait que Napoléon était le souverain choisi par le peuple et agissant dans son intérêt. Ce que Louis-Napoléon a su utiliser, on le sait aussi, à son profit.

2 C’est une étude plus originale que Sudhir Hazareesingh propose dans La Saint-Napoléon, ouvrage construit en parallèle avec le précédent et qui est une approche de la culture politique de la France au travers de l’une des fêtes de souveraineté du Second Empire 1. La France provinciale et rurale était habituée à se rassembler dans le cadre des fêtes chrétiennes traditionnelles et de la célébration du culte des saints, ou encore à l’occasion du carnaval. Le XIXe siècle a cependant inventé beaucoup en matière de festivité, dans le cadre du félibrige ou à Lourdes par exemple. Mais dès 1804, Napoléon avait obtenu la canonisation d’un nouveau saint, célébré le jour anniversaire de sa propre naissance. De 1806 à 1813, la Saint-Napoléon a été occasion de fêtes chaque 15 août. Cette tradition est reprise par le Second Empire qui fait du 15 août une véritable fête nationale, et opère ainsi un mélange entre fabrication d’un mythe historique, création idéologique et innovation festive. L’Empire restauré met ici à profit des pratiques qui ont perduré de 1815 à 1852, car il existe des preuves de 15 août célébrés par des particuliers après la chute du Premier Empire, des placards séditieux apparaissaient dans des villages à cette même date, et après 1840, les commémorations spontanées ont été encore plus nombreuses : le 15 août prend alors l’allure d’une « anti- fête ». Son étude permet donc de mieux connaître les pratiques de citoyenneté : le but essentiel de cet ouvrage est de comprendre l’usage des célébrations officielles dans l’acculturation des citoyens à des valeurs politiques et sociales dominantes. Car la Saint-Napoléon était l’occasion d’affirmer la fierté d’une communauté, d’encourager les Français à apprendre à vivre ensemble. Sudhir Hazareesingh s’emploie ici à restituer toutes les dimensions de ces fêtes dont la connaissance a longtemps pâti des pratiques et discours républicains s’employant à dénigrer ces célébrations. Il voit dans la Saint- Napoléon une fête qui préfigure les festivités républicaines modernes, il ne s’agit nullement, selon lui, d’une fête dépourvue de spontanéité. Il propose donc de revisiter le mythe tocquevillien trop aisément accepté par nombre d’historiens, d’une nation prostrée et incapable de la moindre action civique autonome. Face à cela, l’auteur propose de revenir sur la problématique d’Eugen Weber : comment les paysans français sont-ils devenus des citoyens, à l’heure où l’historiographie se préoccupe enfin de lire la construction de la nation en prenant en compte les articulations entre le local et le national. Ce travail est fondé sur les sources nationales, départementales et parfois même communales, comprenant notamment les rapports émanant des différents échelons de la hiérarchie administrative : il y a certes là une documentation produite par des hommes au service du régime, mais ces hommes se sont montrés bien souvent attentifs aux réalités humaines et d’une grande probité. Surtout, la multiplicité des

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rapports préfectoraux, par exemple, donnant le même type d’information sur l’affluence lors de ces fêtes autorise à prendre en compte de telles sources.

3 En établissant la célébration de la Saint-Napoléon par le décret du 16 février 1852, Louis-Napoléon entendait établir une fête qui permettrait de cimenter l’alliance entre ses divers soutiens institutionnels et sociaux, Église et paysans notamment, de restaurer l’autorité de l’État et d’entretenir le charisme du nouveau chef de la France. Dans les faits, le 15 août fut notamment l’occasion de se remémorer le Premier Empire et la gloire militaire qui en était constitutive : les chants de cette période étaient publiquement entonnés, les vétérans de la Grande Armée mis à l’honneur, ce qui n’a pas empêché l’expression d’une dévotion spontanée envers Napoléon III. Mais dans une ville comme Cambrai par exemple, on observe que la fête nationale devient avant tout une fête familiale, l’Empereur étant alors vu avant tout comme celui à qui l’on doit une forme supérieure de respect filial. En d’autres lieux, le 15 août est réellement l’occasion d’exprimer sa ferveur pour un souverain populaire, sa reconnaissance pour sa protection. Mais si les villes sont souvent les scènes de festivités spectaculaires, les communes rurales saisissent l’occasion pour distribuer des secours – souvent en nature – aux plus pauvres. Ces fêtes sont aussi des occasions d’embellir la commune ou d’inaugurer des ouvrages contribuant à la modernisation de celle-ci. Les sociétés de musique – qui sont des associations volontaires dont le rôle dans la cohésion de nombre de villages est essentiel – se trouvent souvent valorisées en ces occasions. Elles sont aussi un moment d’affirmation du prestige de telle ou telle cité, ce qui prend un écho particulier là où il y a rivalités entre villes voisines, par exemple entre Toulon et Draguignan, Bayonne et Pau ou Rouen et Le Havre. Il s’agissait alors pour chacune d’attirer le plus possible de monde par des festivités appréciées, des amusements recherchés. En cette journée vécue par beaucoup comme une véritable fête nationale, la fierté d’appartenir à la nation française semble se lire dans nombre de cortèges ou de rassemblements, fierté visible particulièrement lors des victoires remportées par les armées françaises, ce qui contribue à forger un nationalisme bonapartiste. Mais le 15 août est aussi un jour où hommage est rendu aux anciens des armées napoléoniennes, décorés de la médaille de Sainte-Hélène à partir de 1857, qui deviennent les héros de chaque localité et les personnages centraux de ces journées festives. Ces hommages ne donnent cependant pas nécessairement une allure martiale à ces journées : la présence des vétérans est une façon de mettre en exergue les vertus citoyennes, mais aussi de faire passer, en réalité, des messages de paix. Ces hommes sont là pour n’exacerber en fait qu’un patriotisme défensif. Finalement, ces fêtes témoignent de ce que le Second Empire offre une conception spécifique de la nation, différente de celle des républicains pour qui le peuple est souverain et représente donc la nation, différente aussi de celle des monarchistes qui considèrent que la souveraineté ne peut résider que dans le roi : Napoléon III incarne la nation tout en tirant sa légitimité politique du peuple, mais en étant responsable devant lui. La participation massive du public à ces festivités nationales témoigne du lien spécifique qui s’est ainsi réellement établi entre le peuple et l’empereur, la Saint-Napoléon serait finalement devenue la célébration par le peuple français de la reconnaissance de sa souveraineté par l’État bonapartiste : le 15 août aurait en définitive été la fête du peuple tout autant que celle de l’empereur. Si cette fête a connu un réel succès, ce n’est pas seulement en raison de la volonté des autorités, mais aussi à cause de l’enthousiasme d’une partie des citoyens. Ce succès témoigne de la capacité du bonapartisme à fédérer et synthétiser les aspirations diverses et parfois contradictoires du peuple français.

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4 Reste que l’unanimité est loin d’être partout acquise, et si les éléments – orages ou vent par exemple – s’en mêlent pour perturber certaines fêtes, il y en eut aussi qui furent gâchées par l’indifférence ou même par l’opposition diffuse, celle des républicains notamment, quand il ne s’agit pas de celles des autorités locales. Et puis il faut reconnaître que le rôle de la religion a été important dans le succès de la fête en de nombreuses communes : le régime utilise ainsi le fait, ne l’oublions pas, que le 15 août est également une fête religieuse. Ce qui a d’ailleurs donné lieu à l’expression de conflits locaux entre autorités ecclésiastiques et autorités civiles, ouvrant la voie à l’affirmation d’un anticléricalisme et au renforcement d’un sentiment d’appartenance locale, mais aussi à l’établissement de liens puissants entre dimension nationale et dimension locale de la vie politique.

5 En tout cas, la Saint-Napoléon a constitué la matrice de pratiques politiques nouvelles, si bien que le 14 juillet, ensuite, n’a pas été sans faire des emprunts aux rites inaugurés par le Second Empire. Du reste, d’une fête à l’autre, ne retrouve-t-on pas une même ferveur populaire ? Au total, il y a là un très beau livre, qui permet une ethnographie sociale et politique de la nation française, particulièrement pour ce qui est de la province et du monde rural. Il montre tout l’intérêt du questionnement, méprisé pourtant par certains historiens français, sur le sens que la nation pouvait avoir pour le peuple français, notamment pour les paysans, il éclaire la façon dont certains groupes se sont appropriés cette notion en inventant leur propre façon d’être ensemble, politiquement et socialement, mais aussi en se référant à des valeurs militaires ou à l’honneur. Étudier la Saint-Napoléon, c’est donc bien un moyen fort judicieux de mieux connaître la culture politique française, au sein de laquelle Napoléon a été l’une des figures mythologiques les plus populaires. Sans doute faut-il la distance du regard étranger de Sudhir Hazareesingh pour que cela puisse être entendu par ceux qui nient toute pertinence à l’étude du rôle de la mémoire de l’Empire dans la vie de la France contemporaine. Quoi qu’il en soit, Sudhir Hazareesingh confirme au travers de ces deux ouvrages sa belle aptitude à proposer une approche renouvelée de la France du XIXe siècle, dans le prolongement de son questionnement sur la façon dont les Français, de sujets, sont devenus de véritables citoyens.

NOTES

1.. Voir aussi son article sur le même sujet dans la Revue d’histoire du XIXe siècle , n° 26-27, 2003, pp. 149-171.

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John M. Knapp, Behind the Diplomatic Curtain : Adolphe de Bourqueney and French Foreign Policy, 1816-1869, Ohio, University of Akron Press, 2001, xvi + 343 p. ISBN : 1884836712. 49,95 dollars.

David Brown

1 La carrière diplomatique d’Adolphe de Bourqueney (1799-1869) a vraiment été l’une des plus intéressantes du XIXe siècle. Il a eu une vie variée : des États-Unis à Vienne, en passant par Londres et Constantinople, sa carrière était non seulement loin d’être monotone mais elle l’a en plus placé au cœur du monde diplomatique. Bourqueney, né dans le monde aristocratique et donc introduit très tôt dans le monde de la haute politique, a d’abord été nommé troisième secrétaire du ministre français aux États-Unis en 1816, alors qu’il n’avait que seize ans. C’était là le début d’une carrière glorieuse qui l’a conduit, successivement, à Londres (1819-23), Bern (1823-24), Paris (1830-35), Londres de nouveau (1835-41), Constantinople (1841-48) et, finalement, Vienne (1853-59). Son expérience grandit de même que s’accroît son influence sur la politique étrangère de la France, voire sur celle d’autres pays.

2 John Knapp, lui même apparenté (par alliance) à la famille Bourqueney, a produit une étude de grande valeur, basée sur des archives de Bourqueney largement inexploitées jusque là. La collection de papiers est évidemment vaste (Bourqueney aurait décidé dans sa jeunesse de créer une « encyclopédie volumineuse » de sa vie) et John Knapp l’a utilisée pour élaborer un compte rendu de cette vie. Quand il avait seize ans, Bourqueney est allé à Washington pour commencer sa carrière et c’est cette période que John Knapp a choisie comme point de départ de son étude. À partir de là le livre fournit une biographie conventionnelle : ce que Bourqueney a rencontré et ce qu’il en a pensé. Le récit de ses affaires diplomatiques des années 1810 aux années 1860 est déjà

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connu et John Knapp n’apporte que peu d’éléments nouveaux. Mais il ne s’agit là que d’une partie de l’étude. Comme le laisse entendre le titre, John Knapp offre un aperçu des ficelles du monde diplomatique. Il propose ainsi des observations sur les conditions et le mode de vie dans les villes et les pays dans lesquels Bourqueney a travaillé, il s’attache par exemple à la description des mauvaises conditions de la vie viennoise. Il tente également de considérer l’influence personnelle de son personnage. À son avis, il est important de souligner que les diplomates travaillaient « dans un contexte humain ». À Washington et à Londres, au commencement de sa carrière, Bourqueney s’est ainsi rapidement fait la réputation d’un homme « en pleine ascension » et il a notamment développé un bon rapport avec le vicomte Palmerston, aidant le ministre britannique, par exemple, dans sa politique sur l’Empire ottoman des années 1830. Lors des profonds changements du gouvernement français entre le début et la fin de sa carrière, Bourqueney a maintenu une position centrale mais la période la plus heureuse pour Bourqueney a sans doute été celle de la Monarchie de Juillet. C’est en effet à cette époque qu’il est devenu « porte-parole de la cour dans le domaine de la politique étrangère et la diplomatie » puis il a poursuivi son ascension en se faisant nommer ambassadeur à Constantinople. Par ailleurs, Bourqueney est un homme curieux, que certains désignent même comme une girouette, ce qui le rend capable de s’adapter et d’être aussi à l’aise dans la France de Louis xviii que dans celle des Orléans ou celle de Napoléon III. Il aurait été ainsi intéressant que John Knapp analyse les idées et la conception politique de Bourqueney, afin d’expliquer son adaptation aux différents milieux politiques et aux divers gouvernements français parce qu’il est évident que son point de vue a influencé sa conduite de la diplomatie. S’il est certain que les affaires étrangères sont le produit des actions humaines, comme John Knapp le soutient, on aurait alors aimer connaître les opinions politiques de Bourqueney au delà de l’histoire de ses expériences vécues et de ses rencontres.

3 Il est clair que Bourqueney a eu un impact profond grâce à sa capacité de travailler en harmonie avec ses contemporains. Retracer l’histoire personnelle d’un tel diplomate est donc utile pour comprendre la nature des relations internationales, mais l’auteur conserve peut-être un peu trop d’empathie à l’égard de son sujet. Il s’appuie de manière un peu excessive sur le point de vue de son personnage et, de temps en temps, cette biographie tend vers l’hagiographie. Dès l’introduction, John Knapp considère d’ailleurs son projet comme un exercice, ayant en partie pour but d’affirmer l’importance de Bourqueney. Et au final, Knapp conclut que « tout bien considéré, on apprécie Adolphe » Bourqueney, un homme honnête et impartial. Ce ton toujours favorable à Bourqueney est une constante du livre. Le dernier chapitre nous affirme même que le diplomate « nous parle aujourd’hui », que sa vie et sa carrière nous offre une série de leçons. Par exemple, John Knapp explique que, selon Bourqueney, les diplomates doivent être flexibles, bien formés, fidèles à la réalité de leurs rapports et qu’ils doivent favoriser les rencontres en face à face, etc. Il s’agit là de réflexions un peu minces et manquant d’originalité, ce qui diminue l’impact de l’étude. Ceci mis à part, l’étude de John Knapp est une étude valable qui représente une lecture utile pour qui souhaite découvrir le monde de la diplomatie vu par un personnage qui a travaillé en arrière- plan mais qui a eu un impact profond sur les relations entre la France et le reste du monde. Par ailleurs, on a ici l’opportunité de lire l’histoire politique de la France pendant une époque de bouleversements.

4 Behind the Diplomatic Curtain représente un guide efficace des archives de Bourqueney et dresse le portrait d’un homme fréquemment, et injustement, perdu de vue. Si le ton

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n’est pas toujours suffisamment critique, il est pourtant vrai que cette étude met l’accent sur le rôle d’un homme important qui a traversé les mondes et les périodes du XIXe siècle sans difficulté, et elle souligne en même temps la richesse des archives de Bourqueney.

AUTEUR

DAVID BROWN Université de Strathclyde, Glasgow, Grande-Bretagne

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Roger Price, People and politics in France, 1848-1870, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, 477 p. ISBN : 0521837065. 60 livres sterling.

Frédéric Chauvaud

1 Roger Price, Professeur à Aberystwyth, Université du pays de Galles, que nos lecteurs connaissent bien, est un des meilleurs spécialistes de l’histoire du XIXe siècle français. On lui doit, parmi une production abondante et de grande qualité, une histoire sociale de la Seconde République (1972), une synthèse sur l’histoire de France (1993), une réflexion sur « l’anatomie » du pouvoir politique sous le Second Empire (2001) et le présent ouvrage, à la fois fresque et synthèse sur le peuple et la politique en France de la révolution de Février 1848 à la chute du Second Empire. À la fois somme des travaux publiés sur la période, relecture des sources imprimées et des « classiques », le livre publié dans la collection New Studies in European History, appelé à devenir une référence, s’appuie aussi sur des sources de première main, notamment les rapports des procureurs généraux. Divisé en sept chapitres, le livre s’inscrit dans le sillage d’une histoire sociale revendiquée. Partant des élites sociales, l’analyse glisse vers les classes moyennes, puis les paysans et se referme sur les classes ouvrières.

2 L’intérêt du livre est donc multiple. Particulièrement bien informé, les problématiques annoncées dans l’introduction sont tenues de bout en bout. Il offre aussi sur le sujet une vision beaucoup moins franco-française de cette période. Si les apports des historiens français figurent en bonne place, l’auteur a également recours aux travaux, plus méconnus des lecteurs français comme ceux de Sudhir Hazareesingh, David Knoke, Gareth Stedman Jones, Pamela Pilbeam, Michael Diamond…

3 Assurément le point de départ est une interrogation sur la crise, le changement social, les processus de politisation et les options politiques qui s’offrent à chaque groupe social. Il s’agit aussi de suivre le répertoire des actions possibles et le développement

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d’une culture politique de masse. Tout au long de la démonstration, Roger Price pose une série de questions essentielles : qu’est-ce qui motive les comportements individuels ? De quelle manière le peuple et les différentes catégories sociales perçoivent-ils la politique ? Quel rôle les femmes, exclues du vote, jouent-elles ? Quelle place peut-on accorder à la mémoire, individuelle et collective ? De quelles façons les idées politiques sont-elles diffusées et reçues ? Quels sont les espoirs mis dans le vote ? Quel est le degré d’engagement ? Quelles sont les relations qu’entretiennent les dirigeant locaux et les personnalités nationales, les communautés locales et le pouvoir central ? Comment se construisent des mythes historiques et sociaux ? Autant de questions qui tournent autour des usages du pouvoir. Roger Price n’entend pas opposer plusieurs conceptions de l’histoire : d’un côté, les historiens sociaux qui donnent la priorité aux structures économiques et sociales, de l’autre les historiens de la culture (cultural historians) qui dans une acception plus resserrée de l’histoire culturelle donnent la primauté à l’histoire des idées. Pour tenter de réconcilier des manières différentes de faire de l’histoire et pour savoir « par où commencer », Roger Price s’est d’abord attaché à l’identification de « catégories analytiques pertinentes » tout en prenant en compte les identités sociales et la multiplicité des systèmes de représentation. En effet, chaque individu a une identité très complexe puisqu’il appartient à une famille, à un groupe, à un genre, à une profession mais aussi à une « classe ». Or, c’est cette dernière qui résiste à l’analyse. L’adopter ne consiste pourtant pas à la maintenir en une catégorie rigide et réifiée. Beaucoup plus flexible que dans certaines analyses et discours, elle est également jugée pertinente par les hommes et les femmes du passé pour qui l’appartenance à une classe s’imposait, même si elle pouvait être la source de conflits entre loyauté à un groupe et aspirations à un autre destin. En effet, écrit Roger Price, la « classe » est bien une construction sociale et culturelle qui intègre une vision du passé et une vision de l’avenir qui prend en compte aussi l’expérience vécue des individus. De la sorte, insiste Roger Price, l’élasticité de la notion permet de déjouer les pièges du réductionnisme et de retenir un niveau pertinent de l’analyse historique. Pour cela, il importe de suivre au quotidien les interactions, les dynamiques internes et les divisions sociales, mais aussi le langage, les images, les actions symboliques et les perceptions sociales.

4 Les classes dominantes ou les élites sociales ouvrent donc la démonstration. Défilent alors les élites de l’État, la noblesse, la haute bourgeoisie accompagnées par un tableau de ses structures, de son renouvellement, de sa géographie… L’enquête est complétée par une interrogation sur le pouvoir social et sur les représentations du danger social. Suit un important développement sur la démocratie, l’exercice de la politique et les besoins d’une autorité sociale à travers les options, les sensibilités et les grandes familles politiques, liées aux transformations sociales et à une mise au point sur l’empire libéral. Quant aux classes moyennes, dont il est extrêmement difficile de définir les contours, elles connaissent une crise d’adaptation faite de découragement et de perception de l’univers social. Roger Price rappelle judicieusement que la classe moyenne, qui se caractérise notamment par la grande diversité des attitudes politiques, se définit elle-même par rapport à sa perception des autres groupes sociaux.

5 Deux chapitres denses sont consacrés aux paysans. Malgré les difficultés de l’analyse, l’ambiguïté du concept de paysannerie, la variété et la diversité des situations, il convient, dit l’auteur, de conserver l’expression qui n’est pas seulement un mot, mais une catégorie pertinente pour l’historien. L’analyse qui consiste à se demander si les paysans et la société rurale appartiennent à une classe dominée est très rigoureuse.

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Roger Price revient sur la notion de communauté définie comme une instance de régulation politique et sociale. Il s’appuie sur une kyrielle de travaux menés par les ruralistes français, livre une analyse fine du « fardeau de la pauvreté », s’intéresse aussi à la prospérité, et n’hésite pas à s’attarder sur la notion d’emboîtement des crises et d’élargissement de l’horizon de la paysannerie. Dans un deuxième temps, Roger Price revient sur les processus de politisation dans les campagnes, une des approches les plus dynamiques de ces dernières années. Toutefois, la notion de crise de l’autorité politique, qui a brisé les habitudes d’allégeance, grippé les mécanismes d’obéissance, attisé les divisions internes et créé en quelque sorte les conditions d’une vie politique moderne à la campagne apparaît efficiente. Mais les crises successives ont été fatales. Elles ont « interrompu le processus de politisation », aussi convenait-il de revenir sur les choix politiques – sur les options : cléricalo-légitimiste, orléaniste, libérale, républicaine –, l’encadrement des collectivités, les soutiens apportés au régime… Les deux derniers chapitres traitent de la formation et du défi de la classe ouvrière. Cette dernière n’est pas seulement une fiction romantique, elle correspond bien à des identités sociales, à des expériences vécues et partagées, et reste, comme pour la paysannerie, un concept opératoire pour les historiens. Il est vrai que la difficulté est renforcée dans les sociétés en transition où les références peuvent être brouillées. De la sorte, il importe, affirme Roger Price, de revenir d’abord sur le contexte social. Aussi propose-t-il un parcours au sein de l’univers social de la « classe » ouvrière : les artisans, le travail domestique, le travail des femmes, les budgets, la nourriture, les pathologies urbaines, l’assistance, les syndicats, le répertoire des actions collectives, l’émergence d’une conscience de classe et les « alternatives » proposées. De la même manière que pour la paysannerie, Roger Price revient sur la politisation et dresse l’inventaire des options politiques et des choix offerts aux membres de la classe ouvrière.

6 L’engagement politique ou, à l’inverse, l’indifférence affichée n’est possible qu’à partir d’un certain contexte. Mais il importe également de saisir à la fois la diversité des opinions comme le degré de consensus. Dans cette perspective, le Second Empire est vu aussi comme l’aboutissement de décisions politiques de la part des élites sociales et politiques qui se sont peu attachées à des principes. Par calcul raisonné, relevant des « perceptions du risque », elles ont opté pour le régime autoritaire. Ce livre, le plus abouti de Roger Price qui couronne ses travaux antérieurs, est également une interrogation sur l’écriture de l’histoire en posant en particulier la question du « niveau acceptable de généralisation » que l’historien peut adopter. Un livre important donc, qui vient à son heure et qui, sur la période 1848-1870, offre une synthèse réussie et un éclairage pertinent.

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Roy Porter, Madness. A Brief History, Oxford, Oxford University Press, 2003, 241 p. ISBN : 0192802674. 7,99 livres sterling.

Nicole Edelman

1 La maladie mentale serait-elle un mythe, une construction des psychiatres élaborée pour des raisons professionnelles et acceptée par la société comme solution facile à des problèmes humains difficiles ? La folie et l’inconscient ne seraient-ils que des questions mal posées ? Se référant aux travaux de Thomas Szasz, professeur de psychiatrie à l’université de Syracuse aux États-Unis et à ceux de Michel Foucault en France, Roy Porter (il était professeur d’histoire sociale de la médecine au Wellcome Trust Centre for the History of Medicine à University College de Londres) introduit son livre Madness. A Brief History par ces allégations provocatrices. Ses questionnements ironiques (et pénétrants) parcourent d’ailleurs les chapitres du livre et sa maîtrise du sujet – il a écrit de nombreux livres sur l’histoire de la psychiatrie – lui permet d’écrire un ouvrage à la fois court et dense où les détails d’études de cas jouxtent avec des réflexions générales. Il y a même une iconographie de grand intérêt ! Roy Porter brosse d’abord un rapide tableau historiographique, mettant au jour un état des lieux très controversé tant pour le présent que pour le passé et pose au final la maladie mentale entre trois pôles : une réalité, une convention ou une illusion. Son livre a l’ambition de permettre de revisiter les controverses historiographiques et conceptuelles en les replaçant d’une part dans une histoire très longue puisque Roy Porter la débute avec l’histoire de l’humanité et d’autre part autour de quelques questions qu’il estime fondamentales : qui est identifié comme fou ? Comment a-t-on pensé les raisons de cet état de folie ? Quelles ont été les formes des soins et des protections qui ont été accordées aux fous ?

2 À l’origine de l’humanité, Roy Porter rappelle que la folie fut référée au destin, à une punition des dieux ou encore à une possession du diable. Et pour preuve, il choisit de multiples exemples dans diverses civilisations montrant l’apparition du concept de raison et de personne chez les Grecs et la naturalisation de la folie. Hippocrate

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considère ainsi l’épilepsie comme une maladie du cerveau qui n’a plus de liens avec le surnaturel. Les chrétiens la ramènent en revanche du côté de dieu et surtout du diable. Catholiques, protestants, anglicans nuancent ensuite les interprétations qui s’ancrent toutefois toujours dans le surnaturel. Roy Porter évoque les excès sanglants de la chasse aux sorcières et aux hérésies du XVIe siècle européen en notant là encore les différences d’attitudes et les dissensions entre chrétiens face à la répression tout comme celles des médecins. Certains mettent en effet en doute la possession diabolique au profit d’une causalité plus organique. Cette compréhension « éclairée » l’emporte peu à peu au XVIIe siècle : le cadre conflictuel de la guerre de Trente ans (1618-1648) sur le continent et la guerre civile en Grande-Bretagne rendent les excès sanglants de plus en plus difficiles à supporter et l’interprétation médicale en est d’autant mieux entendue. Des médecins tels Thomas Willis en Angleterre (qui invente le terme de « neurologie ») ou Friedrich Hoffmann en Prusse diffusent l’idée d’une maladie naturelle et corporelle. Au XVIIIe siècle, la sécularisation de la folie est acquise. Roy Porter étudie alors la naissance et l’évolution de cette conception médicale en analysant des écrits de médecins et de philosophes, connus ou moins connus, depuis le Ve siècle avant notre ère jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Il poursuit cette traversée des siècles en zigzagant brillamment à travers des représentations de la folie dans l’art et la littérature, des séries de dessins de W. Hogarth à l’hôpital de Bethlem (Bedlam) aux romantiques en passant par Cesare Lombroso et tant d’autres. Il observe l’institutionnalisation du fou et de la folie mais remarque qu’en beaucoup d’endroits et pendant bien longtemps, les soins du fou sont considérés comme une question privée. Et si les premiers asiles s’ouvrent à la fin du Moyen-Âge, c’est bien souvent sous l’impulsion des devoirs de la charité chrétienne. Aussi Roy Porter conteste-t-il la thèse de Michel Foucault d’un « grand enfermement » au moment de l’absolutisme louis- quatorzien. Il l’estime trop hâtive et généralisatrice, la France étant, pour lui, plutôt une exception dans l’enfermement institutionnel des fous. Pourtant, pour fonder ce particularisme, Roy Porter argue en particulier de textes de lois plus tardifs en Russie ou en Grande-Bretagne créant l’asile sans pour autant citer la loi française équivalente pourtant puisqu’elle date, elle aussi, du début du XIXe siècle (1838). N’est-ce pas réduire la thèse de Foucault au domaine trop étroit de l’institutionnel ?

3 Roy Porter décrit ensuite cet espace asilaire qui, peu à peu, devient le lieu possible de l’émergence d’une science psychiatrique et d’une thérapeutique individuelle. L’ensemble se constitue autour d’un « traitement moral » et d’hommes tels que Francis Willis ou Thomas Tuke en Grande-Bretagne et Philippe Pinel en France. Ce qui n’exclut pas le maintien d’excès coercitifs et violents, ainsi à Bethlem. Aussi, pendant tout le XIXe siècle, une législation se met-elle en place pour contrôler au mieux ces asiles, tant en Europe qu’aux États-Unis et pour y installer des médecins spécialistes des maladies mentales. Les asiles se développent partout, le nombre d’internés aussi : l’enfermement devenant un palliatif de problèmes sociaux et économiques. Pourtant la Grande- Bretagne expérimente avec succès le « non-restraint » dès 1830 mais la France et les Pays germaniques y demeurent hostiles même si le travail est largement introduit dans leurs asiles, en particulier le travail agricole.

4 Une réflexion sur l’étiologie de la folie prend aussi de l’ampleur. Au XVIIe siècle, à la fois dans la mouvance des Grecs et de Descartes, l’inscription de la folie se place dans le corps et sous l’influence de Locke et de Condillac, des transformations s’opèrent. W. Cullen estime ainsi que la folie est liée à une excessive irritation des nerfs (il crée le terme de « névrose ») qui atteint le cerveau et provoque un désordre mental. Le

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basculement vers un modèle « psychologique » s’effectue à la fin du XVIIIe siècle et les travaux de Philippe Pinel marquent un temps fort : son Traité médico-philosophique (1801) est traduit en anglais, espagnol et allemand. Roy Porter dresse alors deux tableaux de type de psychiatrie, l’une française, l’autre allemande. Avec une érudition brillante, il nous donne à voir (et à comprendre) les principaux spécialistes du XIXe siècle, ceux des maladies mentales comme ceux des maladies nerveuses. Il aborde avec le même brio la question si importante de la dégénérescence. À partir d’écrits d’anciens internés, il pose la question de la possibilité de compréhension de la parole des fous en notant combien l’injonction de silence fut longtemps dominante en psychiatrie mais aussi combien ces textes sont difficiles à « lire » tout autant que leurs œuvres picturales. “When Van Gogh painted himself, who can say whether he was painting madness? – all that is clear is that he was painting misery” (p. 182). Le dernier chapitre s’intitule : « Le siècle de la psychanalyse ? », le point d’interrogation étant bien sûr important. Roy Porter rappelle d’abord le double enjeu de la psychiatrie qui est tout à la fois d’atteindre une compréhension scientifique d’une maladie mentale vue comme largement somatique et de guérir le malade mental. Le premier objectif fut plus souvent atteint que le second et nombreux furent ceux qui, au début du XXe siècle, devinrent pessimistes face aux capacités thérapeutiques de la psychiatrie. D’autant que soutenue par l’eugénisme et l’idée de dégénérescence, une politique psychiatrique émergea qui dériva pendant les années 1930 vers une psychiatrie nazie : entre janvier 1940 et septembre 1942, 70 723 malades mentaux furent gazés, choisis parmi ceux dont la vie n’était pas considérée comme digne d’être vécue sur des listes établies par neuf professeurs de psychiatrie et 39 grands médecins.

5 Face à ce dogmatisme somatique et ses dérives monstrueuses, Roy Porter dresse l’histoire d’une « psychiatrie dynamique » dont il place classiquement l’origine dans le magnétisme animal de F.A. Mesmer et passe, de façon non moins classique, directement de Mesmer à H. Bernheim et A. Liébeault et J.-M. Charcot, passant sous silence toute la première moitié du XIXe siècle et les travaux et thérapeutiques issus du somnambulisme magnétique. L’histoire se poursuit bien sûr avec Sigmund Freud, nommé « le conquistador de l’inconscient », et les mouvements, dissidents ou non, qui entourent la psychanalyse. Les tenants des thérapeutiques somatiques n’abandonnent pas pour autant le terrain de la psychiatrie et Roy Porter déroule les novations du XXe siècle dans le domaine chirurgical, biologique puis chimique, des électrochocs à la lobotomie, du Valium au Prozac pour terminer par l’étude des diverses formes du mouvement antipsychiatrique stoppé par la tendance très organiciste de la psychiatrie nord-américaine. La publication en 1952 du premier Diagnostic and Statistical Manual of the American Psychiatric Association, dit DSM1, en porte la marque. Régulièrement révisé et traduit en français et bien d’autres langues, le dernier « manuel » de la profession psychiatrique, le DS-IV-TR, publié en 2000, n’infirme pas cette orientation, bien au contraire, multipliant encore un peu plus le nombre de diagnostics de maladies mentales. La première édition n’avait qu’une centaine de pages, la dernière atteint 943 pages !

6 Le livre de Roy Porter raconte donc une histoire, celle des manières de penser la maladie mentale, de la comprendre et de la soigner de l’Antiquité à nos jours en Occident. Il met au jour les changements multiples et non linéaires des perceptions de la folie. Il permet ainsi de replacer le XIXe siècle dans ce temps long tout en en soulignant la forte présence puisqu’il est un moment clé de la compréhension des rapports entre corps et esprit, celui de la révolution clinique et de découvertes

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essentielles dans le domaine de la neurologie. Madness. A Brief History est donc bien une « histoire brève » de la folie à laquelle l’écriture de Roy Porter apporte une densité et une tonicité qui donnent à réfléchir.

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Nicole Edelman, Les métamorphoses de l’hystérique. Du début du XIXe siècle à la Grande guerre, Paris, Éditions La Découverte, 2003, 346 p. ISBN : 2707134546. 29 euros.

Jean-Jacques Yvorel

1 En se penchant sur Les métamorphoses de l’hystérique, Nicole Edelman évite a priori les pièges d’une histoire « positiviste » où nous pourrions suivre le cheminement du progrès qui nous conduirait des premières intuitions pré-scientifiques au triomphe de la vérité puisque cette vérité scientifique fait, de nos jours, toujours défaut. L’auteure va donc suivre, à travers un corpus de textes médicaux mais aussi littéraires et religieux, les idées sur l’hystérie considérées comme vraies à certains moments, repoussées à d’autres. Chaque configuration discursive analysée est resituée dans son contexte et Nicole Edelman s’efforce d’en mettre au jour les enjeux culturels, sociaux ou politiques. Cette façon de faire l’histoire de la médecine doit plus à Reinart Koselleck ou à Bruno Latour qu’à Jean-Charles Sournia… ce dont le lecteur ne se plaindra pas.

2 Dans les années 1800-1830, l’hystérie est « Mal de mère » (chapitre premier). C’est le système nerveux de l’utérus qui dysfonctionne. La lecture de Philippe Pinel pour qui c’est « une maladie nerveuse dont le siège réside dans l’utérus » domine. L’absence de relations sexuelles est la cause du mal et le mariage est le meilleur traitement de cette « névrose génitale » à laquelle les auteurs du premier XIXe siècle opposent l’hypocondrie masculine tout entière liée à l’intellectualité. Cette conception utérine est bien combattue par Étienne Georget ou par Félix Voisin, tous deux aliénistes, qui soutiennent la thèse de l’origine neuro-cérébrale de l’hystérie, mais ces propos restent inaudibles pour la majorité des médecins et des hommes de sciences de l’époque. Politiquement et socialement la femme doit rester « ancrée dans la nature, dominée par son corps de reproductrice qui toujours la menace » (p. 35).

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3 L’arrivée au pouvoir des libéraux en 1830 ouvre l’ère du « Doute (1830-1850) » (chapitre 2). Le caractère neurologique de la maladie est généralement admis, mais les médecins ne s’accordent pas sur la localisation de l’origine de la maladie. Deux étiologies de l’hystérie partagent à égalité le monde médical : une neuro-génitale et une neuro-cérébrale (19 thèses de part et d’autre). L’étiologie neuro-génitale déplace le terrain de réflexion « de la sexualité à la génitalité », mais le glissement de la procréation à la sexualité est toujours possible et « [s]eul le succès de la thèse neuro- cérébrale laverait l’hystérique de tout soupçon d’amoralité » (p. 53) en déconnectant la maladie des organes génitaux.

4 Le « Triomphe de l’encéphale » (chapitre 3) est l’affaire des années cinquante. Le Traité de l’hystérie de Pierre Briquet, publié en 1859, est, selon l’auteure, exemplaire de ce changement de paradigme. L’affirmation de l’origine neuro-cérébrale du mal que quelques cas d’hystérie masculine vient démontrer de façon définitive, n’est pas le seul point saillant de la somme de Briquet (le livre compte 724 pages). Le médecin de l’hôpital de la Charité, dont l’ouvrage n’est pas formellement sans parenté avec les grandes enquêtes sur la condition ouvrière, relie l’hystérie avec la souffrance, le malheur et la pauvreté : « pour lui, la figure hystérique type est une jeune femme, domestique ou ouvrière, qui souffre » (p. 71). Sa conception de l’hystérique dolorosa et maternante, lui permet de déduire une nature féminine et de maintenir, au nom de la science, la femme dans la sphère du privé, hors de l’espace public et politique. Reste que la conception utérine de l’hystérie ne disparaît pas totalement et l’opprobre de l’excès sexuel et de la dépravation demeure présent.

5 Alors que l’hystérique « savante » devient, dans les années 1850-1860, une respectable malade atteinte d’une affection neuro-cérébrale, à Morzine, le « Mal du diable » (chapitre 4) s’empare des villageoises. Devant une épidémie de possession qui frappe le petit village savoyard, les aliénistes, sommés de décrypter le phénomène, intègrent le comportement des femmes à une nosographie hystérique. Les médecins spécialistes décrivent ainsi pour la première fois comme pathologique « ces formes anciennes d’expression de révolte, de mal-être ou de transgression sociale » (p. 75). Surtout, en décrivant une « folie hystérique », les aliénistes comme B. A. Morel ou J. Moreau de Tours, « aggrave[nt] encore le profil et rend[ent] le pronostic de la maladie plus sombre qu’il n’était » (p. 92).

6 L’hystérie, au mitan du siècle, sort du champ médical, les écrivains s’approprient la maladie et les représentations se démultiplient. Les « Critiques » (chapitre 5) se multiplient. La victoire, relative, de la thèse sur l’origine neuro-cérébrale de l’hystérie impose une autre révision que bien peu relèvent. Si le système nerveux et non l’utérus est le siège de l’hystérie, alors l’homme peut être hystérique ; la frontière entre les genres est brouillée. Baudelaire et Flaubert perçoivent cette conséquence. L’un et l’autre se revendiquent hystériques. Surtout Flaubert invente une nouvelle hystérie : le bovarysme, « symbole d’un ennui et d’un manque qui n’est certes plus ancré dans la nature organique utérine mais dans le psychisme sans pour autant être détaché de la sexualité » (p. 100). Reste que pour les écrivains naturalistes l’hystérique reste une femme détraquée par ses nerfs et par son sexe. Les critiques les plus radicales viennent des féministes comme Maria Deraisme, André Léo (pseudonyme de Léodile Béra- Champseix), Jenny d’Héricourt.

7 Dans la décennie qui voit s’installer la République, le débat oppose neurologues, et en premier Jean Martin Charcot, et aliénistes (« Les paroxysmes de l’hystérie : violence et

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folie ; années 1870-1880 », chapitre 6). Ces derniers s’évertuent à construire une folie hystérique où le tableau des dépravations commises par les malades est noirci à l’extrême. Cette pathologie mentale est spécifiquement féminine. Finalement, dans les années 1870, sous la plume des aliénistes, toute femme est plus ou moins hystérique, et la folie féminine recouvre les formes les plus extrêmes de cette hystérie. Cette vision est combattue par Charcot qui défend une origine strictement organique et neurologique de l’hystérie. La maladie n’acquiert pour lui un caractère psychopathologique que si elle est « associée à des éléments étrangers tels, par exemple, que divers stigmates de la dégénérescence héréditaire ».

8 Si l’hystérie est une maladie neurologique, elle doit alors frapper aussi bien les hommes que les femmes ; d’où l’importance pour Jean Martin Charcot d’imposer la figure de l’homme hystérique (« Masculin et féminin selon Jean Martin Charcot, années 1880-1890 », chapitre 7). Nicole Edelman montre comment, au fil des années, le diagnostic d’homme hystérique se « restreint à quelques types d’hommes : ouvriers, artisans puis errants, voyageurs irrépressibles, vagabonds » (p. 178).

9 Dans les années 1880-1890, Charcot, au sommet de sa gloire, est considéré comme le meilleur spécialiste de l’hystérie. Cependant la représentation charcotienne est perturbée par d’autres discours et notamment par l’irruption de l’hypnose au cœur même de son travail (« Brouillages : hystérie et hypnose, années 1880-1890 », chapitre 8). L’auteure résume et retrace dans ce chapitre le contexte même d’un des débats scientifiques du XIXe siècle parmi les plus célèbres, celui qui oppose Charcot à Bernheim, l’école de la Salpetrière et l’école de Nancy.

10 Nicole Edelman montre ensuite la place occupée par l’hystérie dans les affrontements entre médecins athées ou libres-penseurs et médecins catholiques (« Miracles, extases, suggestions, années 1850-1914 », chapitre 9). La pathologisation de la possession, de l’extase, des visions prend souvent la forme de l’hystérisation. Lourdes et ses miracles attisent la virulence de ce débat. L’auteure se penche ensuite sur les rapports des écrivains avec l’hystérie pour la période 1880-1890 (« L’Hystérique à l’épreuve des écrivains »). Elle consacre dans ce chapitre une partie aux écrits sur la Commune de Paris.

11 Elle revient sur la domination paradoxale et éphémère de Charcot dans les années 1870-1890. Elle montre que la conception charcotienne de l’hystérie accompagne le projet politique de la Troisième République naissante. Projet qui, derrière l’affirmation mensongère de l’universalité des droits, maintient la domination masculine mais aussi la surveillance des ouvriers et le contrôle tatillon, voire la mise à l’écart, des vagabonds.

12 L’hystérie neurologique de Charcot ne survit pas à son « inventeur ». Les trois derniers chapitres sont consacrés aux reconstructions de la figure de l’hystérique après le démembrement de l’entité construite par le médecin de la Salpêtrière. Sous l’influence de Pierre Janet et de Sigmund Freud, la maladie organique devient une maladie (et une souffrance) psychique. Désormais les médecins ne regardent plus seulement le corps de l’hystérique, ils s’efforcent d’écouter son discours.

13 Nicole Edelman retrace les évolutions des théories médicales depuis Philippe Pinel jusqu’à Pierre Janet et Sigmund Freud. Bien évidemment, toutes les évolutions sont soigneusement décrites, mais l’auteure ne s’en tient pas là. Elle relie en permanence l’émergence de nouveaux paradigmes médicaux avec les changements socio-politiques et notamment la place des femmes dans la société. Elle montre aussi l’écart permanent entre l’hystérie savante des médecins hospitaliers et l’hystérie des écrivains et du

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public lettré. Alors que les médecins s’efforcent de désexualiser l’hystérie, les discours littéraires la maintiennent dans l’aire de la sexualité féminine et des peurs qu’elle engendre.

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Evelyn Blewer, Secours mutuel. Victor Hugo et la crise des théâtres parisiens, 1848-1849, Saint-Pierre du Mont, Eurédit, 2002, 361 p.

Judith Lyon-Caen

1 Secours mutuel aborde à la fois un chapitre rarement étudié de la carrière de Victor Hugo et un aspect peu fouillé de la période de la Révolution de 1848 : Hugo joua en effet un rôle de premier plan dans les multiples tentatives de sauvetage du monde des théâtres parisiens, profondément affectés par la révolution de Février. Ce livre présente deux parties bien distinctes : c’est tout d’abord une chronique de l’activité de l’écrivain au service d’un monde en crise, qui se clôt en juillet 1849 quand la Chambre refuse de renouveler les secours aux théâtres accordés l’été précédent, alors que Hugo oriente sa vie parlementaire dans d’autres directions (la défense de la presse, l’éducation, la misère populaire). Secours mutuel présente ensuite un important dossier de lettres inédites, émanant de Hugo ou de personnages du monde des théâtres et provenant de fonds multiples (Archives Nationales, Bibliothèque Nationale, Maison de Victor Hugo, archives de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques et archives de la Fondation Taylor). Grande connaisseuse des papiers de Victor Hugo, Evelyn Blewer, qui a notamment collaboré à l’édition de la Correspondance familiale 1, a ainsi pu réunir 77 lettres, qui sont ici très soigneusement éditées et annotées.

2 La révolution de Février se traduisit par un effondrement de la fréquentation des salles de théâtre parisiennes : alors que Frédérick Lemaître reprenait triomphalement des représentations gratuites du Chiffonnier de Paris de Félix Pyat au Théâtre de la Porte Saint-Martin en ajoutant une couronne dans sa hotte de chiffonnier, les recettes de l’ensemble des théâtres parisiens chutèrent en quelques semaines. Ainsi le même Théâtre de la Porte Saint-Martin justement, qui faisait 65 000 francs de recettes en janvier 1848, voit-il ses recettes tomber à 18 000 francs en mai, et à 6 500 francs en juillet, alors qu’il faisait plus de 40 000 francs en juillet 1847 – l’été rimant toujours avec un repli de la fréquentation des salles. Le Théâtre-Français, rebaptisé Théâtre de la

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République, connaît une évolution similaire ; l’Ambigu-Comique, comme d’autres, finit par fermer ses portes. Le public déserte donc les salles de théâtre, qui ont de lourdes charges à payer, dont l’impôt dit du « onzième », ou droit des indigents, établi en 1699 et qui servait à financer les hospices : il était calculé quotidiennement sur la recette brute des théâtres et était perçu aux caisses par les agents de l’administration des hospices. En cas de baisse des recettes, le onzième grevait lourdement les marges bénéficiaires des théâtres, dont les frais fixes étaient élevés, notamment à cause de la multiplication des spectacles et de la surenchère de décors coûteux.

3 Le Gouvernement provisoire, fort proche du monde des lettres, fut d’emblée sensible à la situation dramatique des salles. Les directeurs de théâtres, menés par Hippolyte Hostein, obtinrent en mars la création d’une Commission nationale des théâtres, composée d’un délégué du Gouvernement, de quatre représentants des directeurs de théâtres, d’un représentant des acteurs, de trois journalistes et de trois auteurs dramatiques. Cette Commission devait être le lieu d’élaboration d’une véritable politique culturelle, puisqu’elle avait en charge non seulement la question du « droit des hospices », mais encore celles des privilèges, des subventions et de la censure. Les artistes dramatiques y étaient fort mal représentés, et s’en inquiétèrent : l’Association des artistes dramatiques, fondée en 1840 par le baron Taylor pour assurer une pension aux acteurs âgés et venir aux secours des plus démunis, se réunit bien vite pour exiger une plus large représentation au sein de la Commission, et tenta de s’allier dans ce but avec la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, eux aussi mal représentés, et dont les relations avec les directeurs de théâtres étaient également naturellement tendues, puisque bien des entrepreneurs devaient de l’argent aux auteurs comme aux acteurs. La Commission obtint en mars 1848 une réduction d’impôts : de fait, la situation des théâtres était si mauvaise que l’acquittement de ces droits pourtant amoindris fut parfois inexistant, au même titre que le versement des droits d’auteurs.

4 En cette période préélectorale, alors que les travaux de la Commission des théâtres sont suspendus, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques tente de se doter d’un représentant sur la scène politique nationale : Victor Hugo entre en scène. L’ancien pair de France n’est officiellement pas candidat aux élections du 23 avril, mais il ne refuse pas absolument de l’être. Sous la pression, il devient le favori d’un ensemble d’associations « professionnelles » d’artistes menées par Taylor (peintres, musiciens, ouvriers et inventeurs industriels) et se présente comme le candidat en qui se reconnaîtront « les écrivains, les poètes, les artistes, les hommes de la pensée », cette « autre classe d’ouvriers », celle des « travailleurs de l’intelligence ». Trop peu soutenu par la grande presse, Hugo n’est pas élu ; mais il a trouvé dans le désarroi des artistes un tremplin politique. Devenu président de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques en mai 1848, il la dote d’une vision et d’une stratégie politiques : aux hommes de plume, qui ont largement accès à la publicité, il convient de savoir faire pression sur l’Assemblée constituante pour influer sur l’élaboration de la législation théâtrale. De nouveau candidat en mai, avec plus de conviction et de moyens publicitaires que le mois précédent, Hugo est élu aux élections complémentaires de juin dans le département de la Seine : ce n’est pas seulement un représentant du peuple qui entre alors à la Chambre, mais un représentant du monde des théâtres, dont l’élection doit beaucoup aux réunions, aux affiches, aux tracts du « Club des lettres et des arts », du nom de la fédération d’associations d’artistes que vient de former le baron Taylor.

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5 La situation des théâtres, au mois de juin, devient catastrophique : la Commission nationale se réunit à nouveau le 7 juin, s’ouvrant cette fois aux représentants des Auteurs et compositeurs dramatiques. Hugo y intervient longuement pour défendre la liberté des entreprises théâtrales mais surtout pour promouvoir « un grand théâtre normal », une « magnifique exploitation théâtrale » d’État, « représentant toutes les formes de l’art, pouvant payer avec splendeur poètes et artistes », concentrant donc tous les moyens, et se disputant la « faveur publique » avec les autres théâtres, qui ne seraient pas écrasés mais poussés à l’excellence par cette concurrence démesurée. L’heure n’est pourtant pas aux grands projets, et c’est la question du secours immédiat aux théâtres qui est au cœur des débats de l’été 1848. Evelyn Blewer décrit ici avec une grande précision l’ensemble des démarches des multiples acteurs de cette affaire, ainsi que le débat parlementaire qui aboutit à débloquer 680 000 francs pour l’Opéra et les théâtres de Paris le 17 juillet 1848.

6 L’activité théâtrale reprit un peu, mais de nombreux théâtres et de nombreuses catégories d’artistes s’estimaient lésés par les dispositions du décret du 17 juillet. Hugo, qui reçoit de nombreuses lettres de sollicitations d’artistes au chômage, obtient de la Constituante le vote de 300 000 francs « d’encouragement » aux beaux-arts et aux belles-lettres. En réalité, la situation des théâtres redevient rapidement critique : l’actualité politique (élection présidentielle en décembre 1848, élections législatives en mai) concurrence les distractions théâtrales ; l’épidémie de choléra qui se déclare en mars 1849 incite à éviter les lieux publics ; et, comme le note Evelyn Blewer, il est possible que l’image même des théâtres ait souffert de la quête aux subventions du printemps et de l’été 1848. Hugo refait campagne pour les élections de juin sans le soutien des associations théâtrales : les clubs étant interdits et le cautionnement de la presse politique rétabli, ni les associations ni les journaux de théâtre ne se risquent dans la politique. De leur côté, les directeurs de théâtres se constituent de nouveau en lobby pour obtenir de l’argent. Au mois de juillet, Hugo se bat pour obtenir le renouvellement des secours de l’année passée. La demande de crédit est finalement repoussée par la Chambre, qui note que la situation des théâtres est malheureusement celle « d’une foule d’autres industries qui ne sont ni moins compromises, ni moins respectables » : « Faire une exception en faveur des théâtres ne serait pas de la justice ni d’une bonne administration des ressources de l’État ». Pour utiliser des termes actuels, l’argument de « l’exception culturelle » est donc repoussé.

7 Ainsi s’achève un épisode qui vit revenir Hugo au cœur de la scène politique nationale et ouvrit un important débat sur les relations de l’État et des établissements culturels dans un pays où la subvention d’une partie des activités artistiques est très ancienne. C’est ici que l’on peut regretter le caractère trop étroitement monographique du travail d’Evelyn Blewer, en dépit de la richesse et de la qualité de son information. La chronique linéaire ne permet pas de cartographier clairement les opinions et les intérêts qui s’affrontent dans cette affaire, y compris les positions de Victor Hugo. Aucune des questions soulevées en 1848 n’est par ailleurs véritablement neuve, et il aurait pu être intéressant d’en évoquer la généalogie, la postérité et les inflexions. Enfin, l’affaire de la crise des théâtres parisiens en 1848-1849 croise deux autres phénomènes, qui ne sont évoqués ici qu’allusivement : d’une part, l’année 1848 est le moment d’une intense réflexion sur le rôle de la littérature et des arts dans une révolution, qui aboutit, on le sait, à un retrait de nombre d’artistes et d’écrivains de la scène politique. Dumas, comme Hugo, se présente aux élections législatives d’avril 1848

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en candidat des ouvriers de la pensée et en soulignant la dette de la Révolution à l’égard du monde des lettres ; Proudhon repousse violemment cette candidature, au nom de l’inutilité absolue, voire de la nocivité, de la littérature. D’autre part, cette crise des théâtres fait apparaître l’intensité des mouvements de regroupement qu’ont connus les métiers des arts et des lettres sous la Monarchie de Juillet ; elle incite ainsi à une réflexion plus ample sur les lieux, les moments et les modalités de l’autonomisation des « professions » artistiques et du « travail intellectuel » dont l’histoire n’a été jusqu’ici qu’ébauchée.

NOTES

1.. Correspondance familiale et écrits intimes, sous la direction de Jean GAUDON, Sheïla GAUDON et Bernard LEUILLOT, Paris, Éditions Robert Laffont, collection « Bouquins », 1991 et 1998, 2 tomes.

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George Sand, Lettres retrouvées, édition établie, annotée et présentée par Thierry BODIN, Paris, Éditions Gallimard, 2004. ISBN : 2070771032. 21 euros.

Claude Latta

1 2004 a été l’année George Sand, celle du Bicentenaire de sa naissance, et a donné une abondante moisson de publications et de rééditions de ses œuvres. Parmi celles-ci, il faut noter la publication de ces Lettres retrouvées. Georges Lubin avait passé une partie de sa longue vie à publier la correspondance de George Sand : 24 volumes auxquels s’ajoutèrent, en 1991 et 1995, deux volumes de suppléments (tomes 25 et 26) publiant les lettres retrouvées ou réapparues. Toute cette correspondance était admirablement annotée, les lettres datées et replacées dans leur contexte, les correspondants identifiés et présentés. À ce monument de l’édition et de l’érudition, s’ajoute désormais un nouveau volume de Lettres retrouvées, dû à Thierry Bodin qui a repris le flambeau tenu pendant si longtemps par Georges Lubin. Les lettres retrouvées sont au nombre de 458, publiées par ordre chronologique, et couvrent toute la vie de George Sand. Elles concernent 160 correspondants dont 20 nouveaux. De courts billets de trois lignes (un reçu envoyé à son homme de confiance ou l’annonce de l’envoi de places de théâtre, par exemple) et même un télégramme de trois mots côtoient de longues lettres à des amis. On sait que George Sand écrivait beaucoup : le seul jour du 17 mars 1868, elle écrit 22 lettres ! (p. 307). Le style est alerte, souvent imagé. Un exemple : dans une lettre à Pauline Viardot (2 juin 1849), George Sand accuse réception du piano Pleyel que son amie lui a envoyé : « Ma chérie, j’ai reçu ce matin ce piano excellent, succulent, délicieux » (p. 89). L’affection et l’amitié s‘expriment souvent avec effusion et il y aurait une petite étude à faire sur les formules qui terminent les lettres à ses amis (j’aime bien personnellement le « À vous de cœur » et ses variantes). Le volume est accompagné d’une chronologie extrêmement précise, d’une bibliographie et de quatre précieux

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index : correspondants, noms cités, lieux cités et index des œuvres de George Sand. Dans cette correspondance, on peut signaler quelques ensembles de lettres :

2 – Vingt lettres – entre 1841 et 1874 – sont adressées à Pauline Viardot et témoignent, une fois de plus, de l’amitié entre la romancière et la cantatrice. Leur intimité est suffisamment grande pour que George Sand entre dans le domaine des confidences. Elle lui raconte dans une lettre du 9 novembre 1847 (qu’elle demande à sa correspondante de brûler après l’avoir lue ! un classique des correspondances) le mariage de sa fille Solange avec le sculpteur Clésinger, les démêlés qu’elle a avec celle-ci, venue la voir à Nohant après une brouille de quatre mois, avec son mari endetté jusqu’au cou et que la romancière a refusé de recevoir. George Sand, consciente de la difficulté de ses rapports avec sa fille, « ma malheureuse enfant » (p. 68), « comme aux premiers jours de sa plus mauvaise enfance » (p. 70), écrit avec lucidité : « Qui peut fermer une pareille blessure ? Elle saigne depuis le jour où Solange est née, elle saignera jusqu’à ce que j’en meure » (p. 72). Dans la même lettre, George Sand explique longuement à Pauline Viardot les raisons de sa rupture avec Chopin : « Je ne puis vous cacher qu’elle [Solange] a réussi à me brouiller avec Chopin au prix de je ne sais quels mensonges […] D’ailleurs depuis près de deux ans, la cervelle de cet excellent et bizarre ami subissait l’influence de Solange d’une manière étrange […] Il ne pouvait plus souffrir Maurice et Maurice ne pouvait plus souffrir la domination qu’il affectait de partager avec elle sur moi, sur lui […] Dans ce conflit, Chopin s’est montré partial et, je vous dis en secret, ingrat envers moi qui depuis dix ans suis sa garde-malade avec un dévouement et une patience que je défie aucun de mes amis d’avoir au même point » (p. 70).

3 – Quarante lettres sont adressées en 1853 à Alphonse Royer et Gustave Vaëz, directeurs de l’Odéon et permettent de suivre l’adaptation dramatique de son roman Mauprat, joué dans leur théâtre. George Sand se préoccupe non seulement de son texte mais aussi des comédiens – et de leurs rivalités –, des costumes et des décors. On voit, à travers le dialogue de la romancière et des directeurs de théâtre comment se fait par George Sand elle-même une adaptation théâtrale de l’un de ses romans. George Sand à Gustave Vaëz, le 27 août 1853 : « J’avais déjà refait le 4e acte de Mauprat (2d tableau), quand votre lettre m’arrive […] Quant au 5e acte je n’y ai pas touché, ne sachant pas encore sur quoi portent vos observations » (p. 123).

4 – Une vingtaine de lettres a pour destinataires le comédien René Luguet, sa femme Caroline et leur fille Marie. Celle-ci – que George Sand appelle Mario –-, vint plusieurs fois à Nohant et joua sur le petit théâtre. Caroline et Marie étaient la fille et la petite- fille de Marie Dorval que George Sand avait aimée d’une amitié passionnée. George Sand entoura de son affection les membres de la famille de Marie Dorval, morte en 1849.

5 – L’ensemble le plus important est constitué de 140 lettres et billets adressés à André Boutet et à sa femme Élisa, entre 1865 et 1875. Boutet, voisin de George Sand à Palaiseau, était devenu son ami et son homme de confiance. Il fut chargé d’affaires délicates comme la succession d’Alexandre Manceau, le dernier compagnon de la romancière. Dix-sept de ces lettres avaient été publiées mais expurgées par Maurice Sand. Il y a là des documents importants pour l’étude des affaires de George Sand.

6 – De nombreuses autres lettres, dispersées dans le volume, concernent aussi ses rapports avec les éditeurs, les directeurs de journaux ou de revues. Il y a, par exemple, une lettre intéressante à François Buloz (9 octobre 1841), au moment du refus de celui- ci de publier Horace dans la Revue des Deux-Mondes. La lettre confiée à Louis Viardot ne

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fut d’ailleurs probablement pas envoyée puisque Buloz accepta de rendre le manuscrit d’Horace et de résilier le contrat qui avait été fait. Alors que la solution n’est pas encore trouvée, on remarque le pragmatisme et la franchise de George Sand : « Mais allez-vous donc entrer dans un système d’interminables chicanes avec moi ? Faudra-t-il pour régler de part et d’autre les affaires les plus simples du monde, nous battre à coup d’assignations ? Je ne comprends rien à cette tactique » (p. 47).

7 La châtelaine de Nohant apparaît aussi souvent : invitations à venir séjourner en Berry, problèmes de la gestion du domaine, ou de la maison de Palaiseau ; engagement de domestiques ; recommandations pour tel ou telle Berrichon(ne) qui a fait jouer la solidarité provinciale et qui a demandé une intervention de la « bonne dame de Nohant ».

8 Il y a aussi quelques « pépites », comme dit joliment Thierry Bodin : trouvailles qui ravissent à la fois le chercheur et le lecteur. Par sa lettre du 28 mars 1833 (tampon postal faisant foi, comme on dit) qui explique un malentendu sur un rendez-vous précédent, George Sand demande à Mérimée de venir la voir (le 29), ce qui permet de préciser la chronologie de la liaison manquée de George Sand et de Mérimée qui se termina par le « fiasco » que l’on sait.

9 Comme toujours, il y a aussi beaucoup à glaner, chez George Sand, pour l’histoire du mouvement républicain et de ses hommes. On voit d’ailleurs combien celui-ci est lié au mouvement littéraire : lorsque George Sand écrit en 1841 à Ledru-Rollin, c’est pour lui parler de théâtre. Elle écrit à Eugène Sue, le 16 mars 1849, à la veille des élections législatives, pour lui parler de la nécessaire éducation des masses et de la nécessité de « réconcilier le paysan avec le socialisme » (p. 85). Une longue lettre (11 octobre 1854) à Martin Bernard, ami de Barbès et son compagnon dans l’insurrection des Saisons en 1839, essaie de le persuader de convaincre Barbés, gracié contre son gré par Napoléon III pour avoir approuvé l’expédition de Crimée, de ne pas prendre l’attitude hautaine qui le conduit à refuser sa grâce puis à s’exiler volontairement : « c’est en France qu’il devrait vivre. […] Il me semble que son vrai devoir est de revenir ici, [de] travailler pour nous, avec nous » (p. 149). Quant à l’opposition bien connue de George Sand à la Commune, elle s’exprime dans une lettre du 9 avril 1871 à André Boutet. On en voit clairement les raisons, qui ont d’ailleurs été exposées par Michelle Perrot dans une communication au colloque de Montbrison 1, lorsque George Sand écrit : « Ce qui arrive était à prévoir. Le parti républicain est trop divisé. La réaction plus unie aura toujours la force. Nous eussions pu, par la dignité et la fermeté des opinions progressistes, la contraindre moralement à nous laisser la liberté. Il fallait une politique de ménagement et de patience » (p. 368). Pour George Sand, la guerre civile compromettait les chances de la République. D’ailleurs elle ne désespère pas, alors que le combat n’est pas encore engagé dans Paris, qu’une « transaction » ait lieu entre la Commune et Versailles (p. 368). Quant à la dernière lettre publiée dans ce recueil (24 février 1876), elle est adressée à Noël Parfait, poète et homme de 1848, redevenu député sous la IIIe République. Avant de lui recommander son ami Charles Rollinat pour un emploi auprès du nouveau député, elle le félicite pour sa réélection « qui n’était pas douteuse, vu la bonne tournure que prend l’opinion publique en France » (p. 422). Les républicains progressent et vont bientôt prendre les commandes d’une République d’abord incertaine et gouvernée sans eux. George Sand meurt quelques mois plus tard.

10 La liste des autres correspondants illustres de George Sand nous fait comprendre comment, avec elle, nous pénétrons dans le monde littéraire du XIXe siècle : le marquis

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de Custine, Franz Liszt et Marie d’Agoult, Marie Dorval, Emmanuel Arago, Louis Blanc, Tourgueniev, Alexandre Dumas père et fils, Lamartine, Delacroix. Il y a autour de George Sand des « réseaux » de relations dont il est intéressant de mesurer l’étendue et de comprendre le fonctionnement. Entre ces réseaux, il y a des gens qui jouent un rôle de « passeurs » : par exemple, quand George Sand veut faire passer la lettre, déjà citée, qu’elle envoie à Martin Bernard (il est exilé et elle ne sait pas où il est), elle l’envoie à Mercédès Lebarrier de Tinan, amie de Barbès, de Martin Bernard et de son frère Henri Bernard (qui vient de mourir à 30 ans) : cette « médiatrice », fille du conventionnel Merlin de Thionville, est une personnalité très attachante qui a joué un rôle important et mériterait d’ailleurs elle-même une étude. On s’ouvre là sur une étude faisant jouer la connaissance intime de la sociabilité et de la généalogie des personnages…

11 On a compris qu’il fallait ajouter ces lettres retrouvées aux volumes publiés par Georges Lubin, à la mémoire duquel ce livre est d’ailleurs dédié. Lorsqu’on aime George Sand, on se promène avec plaisir dans ce livre impeccablement présenté.

NOTES

1.. Michelle PERROT, « George Sand et la Commune », dans Michelle PERROT et Jacques ROUGERIE [dir.], La Commune de 1871. L’événement, les hommes, la mémoire. Actes du colloque de Précieux et Montbrison (2003), Saint- Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2004.

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Au temps de l’anarchie, un théâtre de combat (1880-1914), textes choisis, établis et présentés par Jonny Ebstein, Philippe Ivernel, Monique Surel-Tupin et Sylvie Thomas, préface d’Alain Badiou,Paris, Éditions Séguier Archimbaud, 2001, 3 tomes, tome 1, 592 p., tome 2, 549 p. et tome 3, 524 p. ISBN : 2840491893. 126 euros les 3 volumes.

Odile Krakovitch

1 Voilà une belle édition qui devrait faire date et permettre de découvrir en même temps le travail et le courage de la maison qui présida à l’entreprise : les éditions Séguier Archimbaud. Car si la matière, à savoir les pièces anarchistes de 1880 à 1914, est passionnante, la mise en page et la présentation sont remarquables. Les cinq auteurs ont d’ailleurs été conscients de l’extrême attention portée à la réalisation de ces volumes puisqu’ils témoignent de leur reconnaissance (cette démarche aussi est originale) à André Baudier, maître d’œuvre de ce chef d’œuvre. Sont donc rééditées, ou éditées pour la première fois, trente-cinq pièces anarchistes, présentées par une longue préface pour l’ensemble groupé en trois volumes réunis en un joli coffret, et par une courte introduction pour chacune d’entre elles.

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2 L’avant-propos, rédigé principalement par Philippe Ivernel et Monique Surel-Tupin, repris en un article « Censure théâtrale sous la République : le cas du théâtre d’inspiration anarchiste » sous la seule signature de Philippe Ivernel (Revue d’histoire du théâtre, 56e année, n° 221-222, 2004.I.II, pp. 9-21), est très informé sur l’anarchie, le théâtre polémique qu’elle engendra, les représentations dans les établissements publics et/ou dans les universités populaires, mais nettement pas assez sur la censure et sa façon de procéder. Quand on pense que les auteurs s’appuient uniquement sur l’article, déjà de seconde main, du Dictionnaire encyclopédique du théâtre de Michel Corvin ! Mais peu importe. Il s’agit là d’un détail comparé à l’importance de cette édition exemplaire du théâtre anarchiste.

3 Le cadre est bien délimité, et va de l’amnistie et du retour des communards, 1880, au début de la Première guerre mondiale, 1914, et couvre l’époque du plus grand développement, en France, du mouvement anarchiste. On découvre combien le théâtre fut le moyen le plus approprié, « le médium artistique » qui se prêta le mieux « aux pratiques d’agitation, d’intervention… induites par l’anarchisme en acte ». Les plus grands s’y prêtèrent, Jean Grave, notamment, « le pape de la rue Mouffetard », le patron des revues anarchistes : La Révolte, Les Temps nouveaux. Sa pièce Responsabilités !, drame en 4 actes, écrite et publiée en 1904, jamais représentée, est ici redécouverte, et figure en bonne place dans le premier volume. Directement inspirée de l’affaire Clément Duval (1887) et du principe qui fut à la base du sac d’un hôtel particulier perpétré par l’accusé et qui divisa longtemps les anarchistes, le droit au vol, le droit à la « restitution », l’œuvre proclame que « ce n’est pas voler que prendre à manger où il y a… », et montre la répression de la société contre les tenants de cette sorte d’égalité. Tout y est : la critique de la société, du chômage, de la misère, de la violence, de l’inégalité, la satire des juges, avocats, procureurs, commissaires, la cruauté des bourgeois en général.

4 Dans ce premier volume toujours, on trouve les œuvres oubliées d’autres militants anarchistes connus comme Émile Armand, dont la pièce Les loups dans la ville, écrite à la prison de la Santé, en 1907, et publiée en 1928 seulement, est un sombre mélodrame sur un héros qui, trahi par son compagnon de lutte, se suicide, mais est vengé par sa compagne qui tue le traître à la cause, violente satire des méfaits de l’argent qui pousse les femmes à la prostitution, et vigoureuse attaque contre le collectivisme, contraire à la liberté. Charles Malato, également, dont le drame satirique, Barbapoux, fut écrit en 1900, mais, comme Les loups dans la ville, ou Responsabilités !, ne fut jamais joué. Quel dommage ! Directement influencée par Jarry, « elle est [la pièce] la plus neuve dans la forme », dreyfusarde de plus : Barbapoux est un journaliste, politicien véreux, soutenu par l’Église (le père Dindon), l’armée (le général Derlindinden), et le financier Rossfitz, qui, malgré la défense de Dreyfus, est un juif. N’oublions pas de citer dans ce volume les pièces féministes de Nelly Roussel, aujourd’hui assez connue grâce à des travaux récents, et de Vera Starkoff, elle au contraire complètement oubliée. Les deux pièces de cette dernière, L’amour libre, 1902, et L’issue, 1904, défendent la liberté absolue en amour, la monogamie étant assimilée à la prostitution, et opposent l’égoïsme étouffant de la bourgeoisie à la vertu libre des ouvriers. Il faudrait aussi évoquer les pièces d’auteurs plus renommés, comme Descaves, et sa pièce au réalisme désespéré La cage, ainsi que d’autres dramaturges appréciés de leur temps, Jean Conti et Jean Gallieu, avec Monsieur Vauleur, organisateur du travail à domicile. Toutes ces œuvres, satires rapides en un acte, ou mélodrames ouvriers en plusieurs actes, mettent l’accent sur la misère,

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l’aliénation plus forte subie par les femmes, acculées par le travail abusif, par le pouvoir des patrons, à la prostitution, ou au suicide. Thèmes constants de ces pièces : l’organisation ouvrière d’abord, à travers la grève (Soir de grève, d’Adrien Guy Mory, La grève rouge, de Jean Conti et Jean Gallieu), ou l’université populaire, et la critique féroce de la défense bourgeoise ensuite : la justice et la police (Les souliers, de Lucien Descaves et René Vergught, Les loups dans la ville, cité plus haut) ou l’armée (La nappe, de Gaston Montéhus). Ces pièces découvertes, inoubliables, ont été classées par thèmes, très judicieusement.

5 Les second et troisième volumes, consacrés aux « grands auteurs », n’en sont pas moins aussi une découverte : Louise Michel, « l’auteure connue d’un théâtre inconnu » tout d’abord. Nadine, drame en cinq actes, créé en 1882, deux ans après le retour de Nouvelle-Calédonie, par le communard Maxime Lisbonne, aux Bouffes-du-Nord, est ici réédité mais sans les coupures de la censure qui a, selon les termes de Louise Michel, « meurtri [ses] deux premiers actes ». La « première », le 29 avril 1882, fut un vrai scandale. L’écriture est plus originale que le thème, faite de scènes très rapides, d’actes très courts. Même sujet, même écriture, même sort pour La grève, interdite en un premier temps par la censure, et créée par le Théâtre de la Villette en 1890. Entre les deux, Le coq rouge, encore un mélodrame, mais qui se passe en France, et non plus en Pologne, écrit dans la prison, joué aux Batignolles et dans diverses salles populaires. Il s’agit là de la première édition groupée des principaux drames de Louise Michel, et il faut savoir gré à Monique Surel-Turpin de cette résurrection, menée à partir des manuscrits conservés dans le fonds de la censure aux Archives nationales.

6 Dans le même second volume, se trouvent la plupart des pièces de Georges Darien, réédition majeure qui mériterait un long développement. Ces courtes pochades, en un acte, pour la plupart féroces, qui presque toutes, à leur création, suscitèrent des scandales, notamment Les chapons, montés en juin 1890 par Antoine, mériteraient d’être rejouées, commentées, étudiées dans les écoles et universités. Quelle meilleure façon en effet de comprendre la Commune que d’écouter L’ami de l’ordre, joué en 1898, au Grand Guignol, dédié ironiquement au critique réactionnaire, Francisque Sarcey, « ami de l’ordre et bonhomme » ? Les thèmes évoqués précédemment, présents dans le premier volume, la prostitution, la misère, le vol qui profite aux patrons, la satire de la justice, se retrouvent dans ces petites pièces de Darien. Seul Biribi, drame en quatre actes (dont le dernier, inédit, a été retrouvé par Sylvie Dumas), est une pièce plus longue ; elle connut un relatif succès au Théâtre Antoine, toujours lui, en 1906, et fut souvent reprise par la suite : c’est, sur une base autobiographique, une violente critique de tous les pouvoirs du monde bourgeois, celui de la justice, et surtout de l’armée avec son colonel et ses bagnes militaires.

7 Le troisième volume est lui tout entier consacré à l’auteur anarchiste connu, Octave Mirbeau. Observons le passage progressif, d’un tome à l’autre, des poètes inconnus ou complètement oubliés, à deux personnalités certes célèbres, mais pour d’autres raisons que l’écriture, à l’anarchiste écrivain qui, seul de tous les dramaturges évoqués, eut droit par deux fois à la Comédie-Française. Ce qui ne lui évita pas, à l’égal des autres dramaturges anarchistes, la censure et la répression du gouvernement comme des directeurs. Les deux pièces qui firent le plus scandale sont les deux œuvres qui ferment cette anthologie du théâtre anarchiste : Les affaires sont les affaires, comédie en trois actes, créée après bien des péripéties à la Comédie-Française, le 20 avril 1903, et Le foyer, toujours créé au Français, le 8 décembre 1908. Ces deux comédies de mœurs,

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grinçantes, s’opposent aux autres pièces d’Octave Mirbeau éditées dans le volume, par leur ampleur d’abord (deux et trois actes), par leur succès et leurs reprises diverses. Les pochades en un acte sont, elles, à découvrir et devraient être reprises de nos jours, tant elles sont actuelles, drôles et cruelles : Vieux ménages, tableau de l’hypocrisie bourgeoise, L’épidémie, satire sur la lâcheté des notables d’une petite ville de province, Le portefeuille, sur la cruauté de la police envers les pauvres. Scrupules, enfin, créé par le Grand Guignol en 1902, traite du thème cher aux anarchistes, on l’a vu, de « la reprise individuelle », l’apologie du vol au nom d’un partage plus équitable des richesses. Mirbeau est un remarquable dramaturge, un des seuls, de la fin du XIXe siècle, dont la cruauté, la critique sociale, l’humour ne seront jamais démodés. Seule, Les mauvais bergers, autre longue pièce en cinq actes, conserve la facture des vieux mélodrames, unique drame ouvrier dans le répertoire de Mirbeau. Rappelons, pour faire court, car on pourrait écrire des volumes sur le théâtre de Mirbeau, que le comité de lecture de la Comédie-Française, institution qui datait de Napoléon 1er, en refusant de recevoir Les affaires sont les affaires, signa sa propre mort : Jules Claretie obtint en 1902 sa suppression, tant il tenait à monter la pièce et… à détenir désormais les pleins pouvoirs, petite révolution dans le théâtre provoquée par une des œuvres les plus connues du répertoire anarchiste.

8 Que la censure soit remerciée, ici, pour avoir gardé, en ses archives, les textes de ces pièces maudites qui, sans elle, auraient disparues ! Un grand merci également aux chercheurs responsables de l’édition de ce théâtre de l’anarchie, pour la résurrection d’un théâtre stimulant, nouveau, qui mériterait, conséquence de cette édition, de reparaître sur scène.

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Gabriel P. Weisberg (ed.), Montmartre and the Making of Mass Culture, New Brunswick, Rutgers University Press, 2001, 296 p. ISBN: 0 8135 3009 1. 30 dollars.

Dominique Kalifa

1 Fruit d’un colloque tenu en mars 1999 à l’Institute of Arts de Minneapolis, cet ouvrage décrit le processus par lequel une culture d’avant-garde, celle de la communauté d’artistes résidant à Montmartre dans les années 1880-1914, s’est progressivement « popularisée », au point de devenir au cours du second XXe siècle l’un des principaux pourvoyeurs de motifs et d’icônes diffusés par les industries touristique et culturelle. Mais plutôt que sur les voies et les moyens de cette diffusion, les auteurs, historiens et historiens de l’art réunis, se sont surtout attachés à comprendre ce qui, dans le moment et la pratique même de la culture montmartroise, encourageait et autorisait ce mouvement. L’argument développé est intéressant, invitant à mettre l’accent sur ce qui, à Montmartre, dans l’entrecroisement d’un lieu, d’un contexte et de pratiques créatrices spécifiques, préfigure et précipite le fonctionnement de la culture de masse.

2 Trois idées principales s’en dégagent, surtout centrées sur le processus général de brouillage culturel dont Montmartre aurait été l’initiateur et que symbolise assez bien le tracé hésitant des danseurs de Renoir au Moulin de la Galette (1876). La confusion est d’abord celle des frontières et des hiérarchies esthétiques, qui mêlent le high et le low, l’art légitime et l’illustration populaire, la création d’avant-garde et le divertissement plus trivial. La publicité est au cœur de ces désordres, qui transforment en œuvre d’art des affiches, des lithographies ou des toiles initialement conçues pour la promotion des cabarets (on pense au Chat Noir de Steinlen, au Lapin Agile d’André Gill ou bien sûr à l’œuvre de Toulouse Lautrec). Mais le brouillage est aussi social, qui fait côtoyer sur la butte l’artiste déclassé, le voyou et le bourgeois en virée. Il est de fait aussi moral (vice et vertu provisoirement confondus) et idéologique (anarchistes, antisémites et beau

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monde mélangés). Au Moulin Rouge peut ainsi s’opposer le Sacré-Cœur, dont on sait la vocation expiatoire initiale, mais au sein duquel s’installe rapidement un magasin de souvenirs. Montmartre ou le mélange des genres, le travestissement et donc la subversion. Le dernier type de brouillage est celui qui s’instaure entre l’artiste et le public. Dans le jeu d’interactions et d’apostrophes que cultive le cabaret montmartrois, dans le mélange de spontanéité et de représentation qui en résulte, l’ouvrage veut voir quelque chose qui transgresse les codes usuels de la création artistique, préfigure les happenings et les performances contemporains. Croisant l’irrévérence, la provocation, l’humour vache et l’expérimentation esthétique, ces pratiques se sont peu à peu inscrites au cœur des formes contemporaines du divertissement de masse.

3 Illustrés d’une centaine de reproductions noir et blanc de dessins, lithographies ou toiles d’artistes comme Steinlen, Willette, Somm, Luce, Seurat, Rivière, Robida ou Rusinol, les dix essais qui composent ce volume brossent des tableaux souvent informés et suggestifs, notamment sur la convergence du religieux et du profane en l’église du Sacré-Cœur, sur les formes prises par l’anarchisme de la butte, sur l’humour bohème et les performances du Chat Noir, du Mirliton et de la Taverne du Bagne. Mais l’ouvrage peine cependant à convaincre. Bien ramassée par Gabriel Weisberg et Karal Marling, l’argumentation principale est trop souvent oubliée dans de nombreuses contributions, qui demeurent repliées sur leurs problématiques internes. La réflexion d’ensemble souffre surtout d’un manque général de mise en perspective : l’univers évoqué (la bohème montmartroise) est aussi le produit d’une histoire longue qui ne débute ni brutalement, ni spontanément, au lendemain de la Commune de Paris ; tout un monde de traditions, de codes et de stéréotypes était aussi à prendre en compte. La notion, ici centrale, de « culture partagée » mériterait sans doute d’être davantage mise à l’épreuve des multiples microcosmes sociaux, qui pouvaient fort bien se côtoyer sans nécessairement se mêler, se comprendre ou même se remarquer. Surtout, les notions de « culture populaire » et de « culture de masse », utilisées ici de façon synonyme, sont données comme allant de soi, sans la moindre conceptualisation ni mise au point critique. On pourra de même s’étonner de l’absence d’analyses en termes d’industrie culturelle, de standardisation ou de commercialisation, escamotées ici au profit d’une seule approche interne des motifs et des formes de la culture montmartroise.

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Myriam Chimènes, Mécènes et musiciens. Du salon au concert à Paris sous la IIIe République, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2004, 776 p. ISBN : 2213616965. 30 euros.

Sophie-Anne Leterrier

1 « L’histoire de la musique ne se réduit pas à celle des œuvres et de leurs auteurs. Indissociable du contexte historique et politique, l’histoire sociale de la musique a commencé à s’affirmer comme une branche de la musicologie ». Le gros livre que Myriam Chimènes vient de consacrer au rôle des mécènes dans la création musicale sous la Troisième République vient heureusement confirmer cette affirmation, ouvrir de nouvelles perspectives et donner de la vie musicale une vision à la fois plus riche, plus réaliste et plus précise.

2 En s’intéressant aux auditeurs, au public de la musique plutôt qu’aux seuls compositeurs renommés, l’auteure ne se livre pas cependant à une étude complète de la « réception » musicale pendant la période choisie. Mais elle décrit en détail la contribution de la « société » parisienne à la vie musicale, celle des personnalités aristocratiques, de certains milieux de la finance et de l’industrie, noyau privilégié du public de l’Opéra et des concerts. Dans ces « élites de la richesse, de l’élégance, de la vie mondaine », le modèle aristocratique perdure ; la musique est source de légitimité et de prestige pour des classes récemment dépossédées du pouvoir politique. La supériorité de l’esprit remplace avantageusement les prérogatives du sang dans la définition d’une nouvelle élite, qui sait combiner la sûreté du goût, résultant d’une éducation accomplie, et l’audace des choix esthétiques.

3 Le cadre chronologique adopté correspond à un moment de l’histoire où le rôle des élites éclairées dans la protection et la diffusion de l’art musical se déploie sur fond de carence de la politique publique : avant 1938, l’État ne passe aucune commande aux compositeurs et considère en général la musique comme un art privé. Quoique Paris ait

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été incontestablement le centre musical européen à la Belle époque (ce qui explique la venue et le séjour dans la capitale de nombreux compositeurs étrangers), la IIIe République s’est très peu investie dans la création musicale et dans la musique symphonique. Elles étaient le loisir privilégié régulier de dix mille personnes au maximum sur trois millions et demi d’habitants de la métropole, ce qui explique l’importance des initiatives privées.

4 Myriam Chimènes trace le portrait de plusieurs « figures dominantes » de ces milieux. Pour la comtesse Greffulhe, pionnière du mouvement, la musique s’inscrit dans une vaste panoplie d’actions charitables. Mais cette orientation conventionnelle n’enlève rien à l’ampleur de la tâche réalisée en matière de promotion et de diffusion musicale. Après avoir été la créatrice, en 1890, de la Société des grandes auditions musicales de France, qui permet la première audition française d’œuvres de Berlioz, Wagner, Bach, Schoenberg, la comtesse Greffuhle soutient les ballets russes dans les années 1910 et l’Orchestre symphonique de Paris pendant la décennie suivante. Winnaretta Singer, princesse Edmond de Polignac, est également une mécène musicale exceptionnelle, entre les années 1890 et la Deuxième guerre mondiale, et la commanditaire d’œuvres musicales marquantes du XXe siècle.

5 Marguerite de Saint-Marceaux, qui tient salon de 1875 à 1927, fait la carrière de plusieurs musiciens. Madeleine Lemaire, Martine de Béhague, comtesse de Béarn, Geneviève Sienkiewicz, les Girette, Étienne de Beaumont, initiateur de la haute société parisienne au jazz, Marie Blanche de Polignac, musicienne devenue femme du monde, sont autant d’illustrations de la variété de ces mélomanes qui jouent un rôle déterminant dans la vie musicale de leur temps, allant de la diffusion au soutien matériel et moral apporté à la création.

6 À côtoyer tout ce beau monde, on court le risque de tomber dans l’évocation romanesque et fascinée d’un univers où se marient naturellement et harmonieusement le talent, la richesse et l’art. Myriam Chimènes résiste victorieusement à cette tentation et utilise avec beaucoup d’intelligence et avec la plus grande rigueur un corpus à la fois abondant et disparate. Ce matériau historique, traité jusqu’ici de manière très anecdotique, est composé en grande partie de sources inédites : correspondances, journaux, souvenirs, programmes de concerts (dont certains illustrent le volume), articles de périodiques rendant compte de la vie mondaine.

7 La musique, loisir privé, n’a pas partout le même caractère : réjouissance intime pour les uns, elle n’est pour d’autres que l’accessoire de réceptions mondaines. Elle est un incontestable marqueur social, un signe extérieur de richesse, ce qu’illustre l’engagement de vedettes célèbres aux cachets exorbitants, mais qui explique aussi que l’atmosphère des riches demeures ne soit pas toujours propice à l’expression de l’art (voir Massenet chez les Murat). Les véritables « salons musicaux » ne doivent pas être confondus avec ceux où la musique n’est qu’une attraction supplémentaire « offerte au même titre que les petits fours ». À côté des « innombrables Five o’clock où se rencontrent les belles écouteuses » (C. Debussy), il existe des salons dans lesquels sont données en avant première certaines œuvres, qui ont valeur de laboratoire, ou sont l’antichambre des salles de concert. Ceux-là ne contribuent pas seulement à la notoriété, ils jouent un rôle déterminant dans la carrière des musiciens, compositeurs ou interprètes. Myriam Chimènes analyse avec finesse ces capacités d’influence, le fonctionnement des réseaux.

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8 Elle évoque aussi les salons d’artistes, autres lieux privilégiés de la musique (certains artistes sont aussi des hommes du monde, comme Louis Diémer) ainsi que certains ateliers de peintres et de sculpteurs, certaines réunions d’intellectuels distingués. Entraînant son lecteur à sa suite dans tous ces cénacles, elle en rend la variété, en évoque les moments forts, les rites, les habitudes, les ridicules quelquefois.

9 Dans les élites, la pratique personnelle de la musique est très développée, surtout par les femmes ; elle est un noble remède à l’oisiveté, un moyen de briller en société, qui se conjugue harmonieusement avec la position assignée à celles-ci. Le niveau technique élevé de certaines interprètes atteste leur goût sincère de l’art, et justifie le développement de réelles affinités, voire d’amitié, qui se nouent entre elles et les musiciens professionnels qui les forment ou les accompagnent. Nombreux à sacrifier aux rituels mondains, les artistes conservent pourtant leur esprit critique et s’expriment parfois sévèrement, voire cyniquement, au sujet des mécènes.

10 Ces conditions de la production musicale ont aussi une influence sur les genres : au delà du triomphe de la mélodie, et du chant en général, elles amènent à mettre surtout en valeur le piano, l’orgue. Elles justifient les modes, l’« armée des snobs » se ralliant successivement à Wagner, puis à Debussy, à Stravinsky (R. Dumesnil). De fait, le mariage de l’avant garde et du snobisme est fructueux, quoi que le snobisme fasse place aussi à la musique ancienne, dans les salons des Polignac ou chez Louis Diémer.

11 La dernière partie de l’ouvrage évoque les circulations subtiles de l’espace privé à l’espace public, le déclin des salons pendant l’entre-deux guerres, et l’investissement des mécènes dans les manifestations publiques. Elle permet une étude de la politique de l’État en matière de musique, et un véritable tableau des institutions musicales de ce temps : Société nationale de musique, Société musicale indépendante, Concerts Jean Wiéner, Amis de la Jeune France, ballets russes, Soirées de Paris. L’auteure montre qu’une grande partie des manifestations musicales déterminantes de la période doivent leur survie ou même leur existence à des initiatives privées. Ainsi, l’Orchestre symphonique de Paris est-il financé par des mécènes, dans le souci de salarier les musiciens pour leur permettre de répéter suffisamment pour interpréter le répertoire contemporain, à la différence des autres associations symphoniques, vouées par la modicité de leur budget à se confiner à des répertoires plus classiques.

12 Additionné d’une liste de sources, d’une bibliographie relativement développée, doté d’un index, l’ouvrage de Myriam Chimènes va donc très au-delà de la « modeste contribution » à l’histoire culturelle annoncée initialement. Il fait vivre les gens, les lieux qu’il évoque, il montre toutes les facettes de ce « monde » généralement trop fermé aux historiens, et constitue à la fois une somme impressionnante de données et un récit limpide de l’intervention des mécènes dans la vie musicale sous la troisième République.

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Anne Martin-Fugier, Les salons de la IIIe République. Art, littérature, politique, Paris, Librairie Académique Perrin, 2003, 376 p. ISBN : 2262019576. 23 euros.

Odile Krakovitch

1 Anne Martin-Fugier est une spécialiste de l’histoire des salons, de « la vie élégante » pour reprendre le titre d’un de ses précédents ouvrages. Après avoir publié une histoire de La bourgeoise (Grasset, 1983), pendant de son étude sur La place des bonnes, la domesticité féminine à Paris en 1900 (Grasset, 1979), elle s’est attaquée à une série d’études historico- sociologiques sur le monde des artistes (Les Romantiques. Figures de l’artiste 1820-1848, Hachette, 1998 ; Comédienne. De Mlle Mars à Sarah Bernhardt, Seuil, 2001) et sur celui des salons. En 1990, elle publie chez Fayard une remarquable Vie élégante, ou la formation du Tout-Paris, 1815-1848, analyse qu’elle poursuit aujourd’hui avec ce volume sur Les salons de la IIIe République. Après une évocation très rapide du Second Empire et des années « libérales », Anne Martin-Fugier s’attache surtout à la sociabilité de la première partie de la Troisième République, celle qui se termine avec la Première guerre mondiale. L’entre-deux-guerres est vue principalement à travers les yeux de Proust et des références aux personnages de La recherche du temps perdu.

2 Le livre est une remarquable étude de ce que fut le milieu mondain, politique et culturel, essentiellement parisien, de 1867 aux années 1920. On y découvre, au fil des chapitres, ces « liens secrets qui unissent le monde politique, le monde financier, le monde littéraire, le monde-monde » comme l’écrit André Maurois dans ses Mémoires. Anne Martin-Fugier s’attache d’abord au « monde politique », aux salons républicains qui mirent le pied à l’étrier à Gambetta, à Ferry et à tant d’autres ; elle montre l’importance de ces salons pour la promotion des hommes politiques de tous bords. Mais « tout commence, tout finit par les femmes ». Rien n’a changé depuis le Grand Siècle sur ce point : la « vie élégante », de tout temps, n’existe que grâce aux femmes,

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par et pour elles. « Un salon », affirme Anne Martin-Fugier dès les premières pages, « c’est d’abord une femme, et d’abord une femme d’esprit ». Ce qui nous vaut tout de suite un remarquable portrait de Juliette Adam qui, toute jeune, prend la succession de Marie d’Agoult à la tête du plus célèbre salon républicain, et qui garde jusqu’aux années 1930 une influence prépondérante grâce à son génie d’hôtesse. Elle fit et défit des carrières, promut Gambetta, soigna Guizot, protégea Rochefort, patronna La Nouvelle revue. À côté d’elle, sont évoqués les salons, toujours républicains, de Victor Hugo et Juliette Drouet, des Scheurer-Kestner, dreyfusards, et bien d’autres encore.

3 Anne Martin-Fugier, avec une aisance et une érudition éblouissantes, passe des salons aux obligations et activités d’une sociabilité bien menée. Elle évoque successivement ceux qui reçoivent et ceux qui sont reçus, saute de Madame de Caillavet et Madame de Loynes à Anatole France et Jules Lemaître, des dîners et soupers, des réceptions à l’Académie Française aux représentations théâtrales privées.

4 À ce foisonnement d’informations, à ce fourmillement de noms cités, il aurait peut-être fallu un plan plus rigoureux. Anne Martin-Fugier oscille entre la chronologie, avec un chapitre sur « les premières décennies de la IIIe République », et des thèmes tels que la « mondanité » ou la « sociabilité ». Ainsi on revient deux fois sur les salons ; en de brillants chapitres sont à deux reprises évoqués les dîners, d’abord privés, chez les Polignac par exemple, puis littéraires. Le livre est presque trop riche d’informations : j’ai énormément appris sur les « dîners des Cinq » (où se retrouvaient périodiquement Goncourt, Flaubert, Zola, Tourgueniev, Daudet), les « dîners Dentu » (durant lesquels l’éditeur Dentu recevait ses auteurs), les « dîners Magny » (excellente maison qui se trouvait à la place du restaurant universitaire de la rue Mazet), ceux « des spartiates », ou encore celui nommé « Bixio ». Anne Martin-Fugier a tout lu ; elle sait remarquablement tirer parti de ces lectures pour remettre à l’honneur la convivialité de cette période si dénigrée pourtant à ce point de vue. Non, à l’inverse de ce qu’ont prétendu Pierre Larousse, Sainte-Beuve, les salons vivent et vivent bien en République ! La tradition s’est poursuivie sans heurts ni révolutions, non seulement entre l’Ancien Régime, notamment ce XVIIIe siècle si cher à Sainte-Beuve et aux Goncourt et le monde contemporain, mais aussi dans des sociétés aussi différentes que les monarchies constitutionnelles, le Second Empire et la nouvelle République. Le remarquable est justement qu’il n’y ait pas eu d’interruption : « la défaite de Sedan, puis la Commune… si elles entraînent un changement radical dans la sociabilité publique avec la disparition de la Cour, ne causent pas de véritable rupture dans la sociabilité privée ». Pas de notables différences en effet dans l’exclusive des salons suivant leur statut social : on n’est pas reçu indifféremment chez la comtesse de La Ferronnays, légitimiste, et chez Mme Adam, républicaine. La façon de s’amuser est à peu près la même, lors des fêtes où les robes fendues de Madame Rimski-Korsakov scandalisent, en 1863, ou durant les bals costumés donnés par les Faucigny-Lucinge, en 1928, avec pour thème l’œuvre de Marcel Proust. Pour avoir le pied à l’étrier ou pour promouvoir une revue, il faut se comporter, se présenter de la même façon, être toujours un brillant causeur, que ce soit chez Geneviève Straus, ex madame Bizet, ou auprès du « gratin révolté », les Clermont-Tonnerre, les Faucigny-Lucinge.

5 Les questions qu’on peut se poser émergent difficilement de cette abondance de faits, lieux, anecdotes, personnalités. À quel moment la sociabilité privée devient-elle publique, par exemple ? Où se situe la séparation ? La question, sans être vraiment posée, est présente de façon évidente dans un savant petit chapitre sur un lieu

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caractéristique de sociabilité, mi privé mi public, la Bodinière. On aurait aimé une définition plus nettement formulée. De même, pourquoi cette prédominance persistante, tout au moins sur le plan culturel, littéraire, des salons privés tenus par la noblesse ou la haute banque ? Anne Martin-Fugier évoque, sans vraiment le dire, le problème dans son dernier chapitre traitant d’« Oriane et les dames du monde », c’est- à-dire du monde de l’Après-guerre, celui de Proust, des comtesses de Chevigné, d’Élisabeth Greffulhe. La sociabilité des salons demeure donc, même en République, Anne Martin-Fugier le souligne peut-être trop rapidement dans sa conclusion, « d’essence aristocratique ». Pourquoi, donc, et comment ce goût de la conversation, de la « causerie », éminemment français paraît-il, reste-t-il, le privilège des nobles si constamment et si avant dans la République ? La réponse à la question est là, mais un peu noyée dans la description des lieux, des hôtes, et des habitués.

6 J’aurais aimé un plan plus clair, je l’ai déjà dit. J’aurais aimé également une bibliographie, un rappel des sources en fin de volume, qui témoignent de la reconnaissance des services rendus par les journaux intimes, les mémoires très bien utilisés ici, encore trop méconnus aujourd’hui : la correspondance de Guizot, étonnante de simplicité, de bonhomie, de psychologie, le « journal » des Goncourt, encore plus féroce que dans mon souvenir, et bien sûr Á la recherche du temps perdu. Tel qu’il est, et justement peut-être à cause de ce plan disparate, grâce probablement aussi à cette absence de lourdeur bibliographique et érudite, le livre se lit avec un grand plaisir. Il est en même temps une source très riche de renseignements sur la vie sociale, culturelle, littéraire, théâtrale, sur le Paris de la République. Aussi agréable qu’un roman, il est à conseiller à tous les étudiants travaillant sur la capitale et la société de la fin du XIXe et du début du XXe siècles.

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Hugh McLeod et Werner Ustorf (eds.), The Decline of Christendom in Western Europe, 1750-2000, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, 244 p. ISBN : 0521814936. 45 livres sterling.

Julien Vincent

1 La couverture du livre reproduit un tableau de Gustave Courbet. Un enterrement à Ornans avait provoqué le scandale au salon de 1850-1851, parce qu’on jugeait le tableau trop « réaliste » : la laideur des personnages, l’ennui que l’on ne pouvait démêler de la douleur sur leurs visages, la lumière blafarde, tout contribuait, comme le notait un contemporain, à « vous dégoûter de se faire enterrer à Ornans ». Et pourtant, derrière la mise en scène d’un ordre social sans compassion, où d’impassibles figures masculines se bousculent au centre du tableau, Courbet montrait des larmes féminines d’une authentique piété, et le tremblement des mouchoirs qui s’échappent des costumes de deuil. Faut-il voir dans un tel réalisme une condamnation de l’Église ou faut-il distinguer, dans les détails de l’œuvre, l’éloge d’un sentiment religieux véritable, irréductible à tout ordre social sur la terre ? À quelle condition un tableau « réaliste » de la religion, c’est-à-dire un tableau qui ne relève pas de la représentation sacrée, peut-il être autre chose qu’une offense à son objet, une prophétie auto-réalisante de la sécularisation ? À quelle condition, inversement, peut-il être autre chose qu’une dénonciation d’une catastrophe et l’espoir d’une religion rénovée ?

2 L’ambiguïté de la « représentation », picturale, littéraire ou historiographique, qui ne se contente pas de représenter, mais qui affecte celui ou celle qui observe, a été soulignée par les historiens, les sociologues et les philosophes depuis maintenant plus de vingt ans. Dans le domaine de l’histoire religieuse du XIXe siècle, ces réflexions ont permis de repenser le problème de la « sécularisation » et du déclin. En effet, ce déclin

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religieux, comme le souligne Hugh Mcleod dans sa remarquable introduction, est marqué par trois grandes étapes, la fin du xviiie, la fin du XIXe siècle, enfin les années 1960. The Decline of Christendom in Western Europe, ouvrage collectif de treize contributions, dirigé par deux historiens de Birmingham, s’interroge sur la manière dont on peut espérer interpréter les données empiriques qui nous informent sur ce déclin. Ces données – éléments statistiques sur les enterrements, les baptêmes ou l’assiduité à l’office, mais aussi données qualitatives sur la nature de la foi – semblent la preuve la plus indiscutable d’une « sécularisation » de l’Europe occidentale. Mais ces sources posent problème, car elles ont souvent été construites en appui d’un discours célébrant la sécularisation, ou s’alarmant de son avancée. De plus on postule, souvent à tort, qu’un certain nombre d’indicateurs mesurables, comme ceux qui renvoient aux rites de passage, sont une source d’information adéquate sur un sentiment religieux que la tradition chrétienne distingue pourtant explicitement, dès qu’apparaît le protestantisme, des pratiques collectives de la foi. Il existe pourtant de nombreuses formes d’adaptation de la religion à une « modernité » qu’il faut se défier de définir en opposition à la foi, comme le supposent certaines versions de la thèse de la sécularisation. Martin Greschat, par exemple, montre comment des théologiens allemands influencés par Karl Barth, en 1947, imaginèrent dans le Darmstädter Wort une reformulation de leur foi afin de l’adapter aux ambitions d’une société communiste. Or, de telles reformulations ne concernent pas seulement une minorité de théologiens, mais aussi la foi des croyants ordinaires. C’est ce que montre Yves Lambert qui s’appuie sur des travaux récents de chercheurs pour proposer une typologie distinguant neuf formes différentes d’adaptation du christianisme au déclin de l’influence des églises.

3 On comprend dès lors pourquoi les auteurs de l’ouvrage insistent autant qu’ils le font sur la nécessité de distinguer entre christianisme (Christianity) et chrétienté (Christendom). Christianity désigne la spiritualité, la foi, la culture chrétienne. Christendom désigne quant à elle la civilisation dans laquelle le christianisme est la religion dominante, et dans laquelle cette domination est organisée socialement et juridiquement. Le titre de l’ouvrage remplace l’expression traditionnelle de « sécularisation » par celle, plus prudente, de « déclin de la chrétienté » qui ne suppose pas nécessairement un déclin du christianisme. Le déclin de la chrétienté, en effet, renvoie d’abord à la remise en cause d’un modèle de rapports entre l’Église et l’État, qui est issu du XVIe siècle, et dans lequel la religion du roi est celle de ses sujets. La notion de sécularisation, quant à elle, est à la fois plus ambitieuse et moins bien définie. La thèse de la sécularisation est donc abordée comme un objet d’histoire culturelle de la religion – un discours dont on peut tenter d’évaluer l’efficacité depuis le XVIIIe siècle – autant que comme un programme d’interprétation de l’histoire. La méthode proposée, fermement résumée par les contributions de Callum Brown, Jeffrey Cox et Lucian Hölscher, consiste à articuler l’histoire sociale de la religion à ce que plusieurs des auteurs décrivent comme une approche « linguistique » de la sécularisation. Callum Brown résume à propos de la Grande-Bretagne la thèse provocatrice qu’il a par ailleurs développée dans son livre récent The Death of Christian Britain : la sécularisation fut un discours, qui s’attacha depuis la fin du XIXe siècle à utiliser des indicateurs statistiques pour mesurer le déclin de pratiques anciennes. Toutefois ces indicateurs faisaient l’impasse sur les nouvelles formes de contrôle social et de religiosité, en particulier chez les femmes, qu’on ne voit pas décliner de façon vraiment nette avant les années 1960. Jeffrey Cox considère quant à lui les « grands récits » qui envisagent le changement religieux sur la longue durée.

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Ces derniers, comme la thèse de la sécularisation, constituent en effet une sorte de structure a priori, plus ou moins consciente, de toute recherche historique empirique. Tout grand récit de ce type, pour l’auteur, suppose de se poser quatre questions : celle de la possibilité même d’un déclin de la religion (plutôt que d’un déclin d’une forme de religion au profit d’une autre), celle de la nature d’une religion peu encadrée par l’Église, celle de la question de la compétition entre les différentes Églises ou institutions religieuses, enfin celle du rôle de l’appartenance sociale et de la « classe » dans une communauté religieuse. Lucian Hölscher, enfin, replace le concept de sécularisation dans son contexte sémantique à partir d’une étude des dictionnaires et des encyclopédies depuis la fin du XVIIIe siècle. Son fascinant résumé d’un travail en cours sur l’histoire des concepts religieux, qui s’inscrit dans les traces de la Begriffsgeschichte (histoire des concepts) de Reinhart Koselleck, montre l’utilité de situer la thèse de la sécularisation dans le contexte d’une diversification des pratiques religieuses qui favorise l’émergence de nouvelles distinctions conceptuelles – entre religion naturelle et religion révélée, entre religion privée et religion publique, ainsi qu’entre confession et croyance.

4 La thèse de la sécularisation ayant été soumise à un exercice d’histoire réflexive des concepts, il est alors possible de revenir vers les études de cas à partir d’un questionnaire rénové. Que reste-t-il de la thèse de la sécularisation, une fois qu’on en a déconstruit les présupposés les plus contestables ? On perçoit alors toutes les perspectives ouvertes par ce déplacement de problématique. Le déclin de la chrétienté, qu’on voit à l’œuvre, suivant des chronologies diverses, dans la plupart des pays occidentaux, entraîna un renouveau autant qu’un affaiblissement des Églises. Le cas français est ici crucial, car il est souvent présenté comme un paradigme pour la thèse de la sécularisation. Deux articles insistent plutôt sur la force persistante du christianisme dans un pays où la sécularisation paraît plus avancée qu’ailleurs. À partir d’une étude des cimetières et des rituels funéraires en France, Thomas Kselman revient sur la thèse de la « déchristianisation » de Michel Vovelle, et en montre les limites. Michel Lagrée propose quant à lui de considérer l’impact de la technologie sur le catholicisme en France, et conclut lui aussi à une forme d’adaptation, un ré- enchantement du monde autant qu’un « désenchantement », pour parler comme Max Weber.

5 Une deuxième groupe d’études considère deux trajectoires nationales afin de montrer les limites de la thèse d’un déclin de la chrétienté. Le cas irlandais, étudié par Sheridan Gilley, permet de considérer le phénomène d’une religion dont le rôle va croissant à mesure que s’affirme le sentiment national comme force politique. Ainsi, qu’elle ait été le résultat d’un processus très ancien, comme le soutient Thomas McGrath, ou qu’elle ait été causée en quelques années par la Grande Famine, comme le prétend Emmet Larkin, le cas irlandais est celui d’une affirmation croissante du catholicisme au cours des XIXe et XX e siècles (au moins jusque dans les années 1960), qui accompagne la construction d’un État-nation irlandais. Dans une perspective comparable, mais à propos d’un pays qui semble confirmer le modèle du « déclin », Peter van Rooden propose d’interpréter le cas hollandais, non pas comme l’histoire continue d’une nation commerciale et tolérante où le christianisme mourut progressivement d’étouffement, mais comme une succession de modèles différents de chrétienté.

6 Un dernier groupe d’études, enfin, propose de changer de cadre interprétatif et d’adapter à l’histoire religieuse un vocabulaire issu de la science économique afin de

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considérer le marché des biens religieux. La Suède, qui semble pourtant illustrer particulièrement bien la thèse du déclin de la chrétienté, représenterait en réalité, selon Eva Hamberg, un cas d’inadéquation entre l’offre et la demande religieuse. À propos de l’Angleterre, David Hempton montre que l’essor du méthodisme entre 1780 et 1850, dans certaines localités et groupes sociaux, fut d’autant plus marqué que l’Église établie y était plus influente. Le pluralisme religieux ne refléterait donc pas le déclin de l’Église anglicane, mais l’entrée dans un système de compétition religieuse.

7 L’introduction de Hugh McLeod, qui fait le point sur l’ensemble de la littérature sur le sujet au cours des dernières années, et qui couvre l’ensemble des pays d’Europe, suffirait à justifier la lecture de The Decline of Christendom in Western Europe, 1750-2000 (voir aussi son Secularisation in Western Europe dont Miles Taylor a rendu compte dans cette même revue en 2002, numéro 24, pp. 207-208). Cet ouvrage réunit une sélection d’articles de bonne qualité, écrits par une équipe internationale d’historiens, qui couvrent une grande variété de terrains empiriques et montrent la variété des approches actuelles.

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Christopher Clark et Wolfram Kaiser (eds), Culture Wars. Secular-Catholic Conflicts in Nineteenth-Century Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, 368 p. ISBN: 0521793130. 50 livres sterling.

Pamela Pilbeam

1 Les « guerres culturelles », dont traite cet ouvrage collectif, opposait principalement les catholiques ultramontains et conservateurs aux libéraux, et étaient menées avec la plume comme arme. Dans une certaine mesure, ces affrontements font écho aux luttes entre le pape et les nations européennes. Toutefois, selon les auteurs, les forces motrices de ces querelles sont souvent à rechercher dans des conflits plus locaux. Dans leur introduction, Christopher Clark et Wolfgang Kaiser précisent la problématique générale de l’ouvrage. Ils entendent d’abord réinsérer dans un contexte transnational des conflits trop souvent analysés comme des luttes spécifiques à chaque pays. Par ailleurs, ils insistent sur les dimensions populaires de ces « guerres culturelles », dont les acteurs ne sauraient être uniquement les élites intellectuelles.

2 Dans le premier chapitre, Christopher Clark décrit le « nouveau catholicisme », dont les deux piliers ont été le renouveau de la piété populaire et l’affirmation de l’autorité personnelle de Pie IX. Les conflits qui ont opposé les tenants de ce renouveau aux défenseurs de l’État libéral ont généralement été analysés comme des luttes entre la tradition d’un côté, et la modernité de l’autre. À l’inverse, Christopher Clark souligne que le « réveil » catholique utilise des méthodes modernes. En d’autres termes, bien que les encycliques de Pie IX aient pu apparaître conservatrices, elles étaient en fait plutôt radicales. L’implication des masses est passée par le développement d’associations religieuses et par l’organisation d’immenses pèlerinages, dont le plus spectaculaire a réuni à Trèves (20 000 habitants), en 1844, 500 000 fidèles venus se

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recueillir devant le Saint Suaire. Ainsi, si le renouveau a renforcé l’autorité du clergé, les progrès de la participation populaire ont aussi transformé le visage du catholicisme. Pie IX n’a pas seulement affirmé son infaillibilité, il a aussi encouragé le développement d’un culte de la personnalité autour de son image, facilité par la diffusion d’illustrations bon marché. Au sein de la presse catholique populaire, dirigée par des clercs et des laïcs, les journaux d’obédience ultramontaine prédominaient. Mais lorsque le successeur de Pie IX, Léon XIII, pape ouvertement modernisateur, est entré en conflit avec cette presse intransigeante, il est devenu patent que les ultramontains étaient plus réceptifs aux discours conservateurs qu’aux énoncés du nouveau pape.

3 Wolfram Kaiser s’intéresse, dans le chapitre suivant, aux « combattants » du camp adverse, plus hétérogène, composé de libéraux anticléricaux, mais aussi de catholiques modérés, de protestants, de francs-maçons, de libres penseurs et, plus tard, de socialistes athées. La sécularisation de l’éducation constituait la principale revendication des anticléricaux, et la modernisation des sociétés était leur objectif. Les jésuites incarnaient leur cible favorite, même dans les États où ils n’étaient pas présents, comme en Allemagne. Wolfram Kaiser conclut que la presse, et tout particulièrement la caricature, a contribué à l’internationalisation du combat, mais il cite peu d’exemples à l’appui de son propos.

4 Les chapitres suivants sont consacrés à des études par État. La qualité des historiens retenus et l’ampleur de l’espace géographique pris en compte sont remarquables : la France (McMillan), la Belgique (Witte), les Pays-Bas (Margry et te Velde), le Royaume- Uni (Parry), l’Espagne (de la Cueva), l’Italie (Papenheim), l’Allemagne (Borutta), la Suisse (Bossard-Borner), l’Autriche (Cole) ou encore la Hongrie (Nemes). La plupart des auteurs enquêtent sur un « moment » significatif de l’histoire du pays étudié. Nemes constate que peu de recherches régionales ont été entreprises sur la Hongrie. McMillan étudie les virulentes querelles qui ont opposé, dans la France des années 1890, les curés et les maires au sujet de la question scolaire. Witte montre comment l’alliance entre les catholiques et les libéraux, sur laquelle avait reposé l’indépendance de la Belgique, s’est effondrée dans les années 1850, abandonnant ainsi le terrain gouvernemental, en particulier après l’adoption du suffrage universel, au seul parti catholique. Pour les Pays-Bas, l’étude concerne les controverses au sujet de l’autorisation des processions catholiques. En Espagne, l’auteur insiste notamment sur la façon dont les Jésuites ont utilisé des armes populaires, tel que le culte marial, pour regagner le terrain perdu au cours du siècle au bénéfice des libéraux.

5 Dans les États allemands, les tensions ont resurgi après que la constitution prussienne de 1850 a ouvert la voie à une liberté de culte sans précédent. Des congrégations catholiques ont pu se développer rapidement en terre protestante. Alors que la Prusse ne comptait en 1855 que 713 moines et religieuses, on en dénombre 8 795 en 1872-1873. Le parti du Centre Catholique (Zentrum) est fondé en 1870, tandis que le conflit entre les deux confessions s’accentue. Après la proclamation de l’Empire allemand sous l’égide de la Prusse protestante, Bismarck lance le Kulturkampf, actif pendant seize ans, afin de contenir la poussée des catholiques. L’apaisement intervient finalement, comme ce fut le cas dans nombre d’États, lorsque libéraux et catholiques décidèrent de faire cause commune face au nouvel ennemi : le socialisme.

6 Un chapitre de conclusion aurait été le bienvenu. En effet, si les articles mettent bien en lumière la diversité du conflit entre libéraux et catholiques en Europe, ils ne répondent pas, bien au contraire, au projet initial : établir des liens entre les études particulières

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afin de favoriser une lecture transnationale du sujet. De plus, alors que Christopher Clark et Wolfgang Kaiser ambitionnaient de démontrer que ces « guerres culturelles » avaient été marquées par une forte participation populaire, c’est bien l’action des ecclésiastiques et des hommes politiques libéraux qui prédomine dans l’ouvrage. Il est même légitime de se demander dans quelle mesure le renouveau catholique peut véritablement être qualifié de populaire et jusqu’à quel point il n’est pas d’abord l’œuvre du clergé. Le renouveau évangélique français sous la Restauration (mouvement des missions intérieures), dont il n’est pas question dans le livre recensé, avait d’ailleurs déjà été conduit par des jeunes prêtres dans une optique clairement politique. En définitive, l’ouvrage montre bien que les « guerres culturelles » dont il traite ont traversé le XIXe siècle, et que les questions qu’elles ont posées autant que les combattants qu’elles ont mis en scène étaient variés. Dans la plupart des cas, l’adoption du suffrage universel masculin a finalement tranché, en brisant l’unité libérale et en favorisant la création de partis politiques confessionnels influents, notamment en Allemagne ou en Italie.

AUTEUR

PAMELA PILBEAM Royal Holloway College, University of London. Traduit de l’anglais par Laurent Colantonio

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Gilles Pécout [dir.], Penser les frontières de l’Europe du XIXe au XXIe siècle. Élargissement et union : approches historiques, Paris, Éditions ENS rue d’Ulm et Presses Universitaires de France, 2004, 378 p. ISBN : 2130543014. 28 euros.

Raymond Huard

1 Dans l’avant-propos de ce livre qui rassemble les actes d’un colloque tenu à l’École normale supérieure en 2003, Pierre Mirel, directeur à l’élargissement de la communauté européenne, prévient, pour éviter toute ambiguïté concernant l’objet de la recherche que les frontières de l’Europe politique, celles de l’Est, les plus discutées actuellement, sont déjà déterminées et pour une longue période : ce sont celles des 25, et en plus, bientôt celles de la Bulgarie et de la Roumanie et plus tard celles de la Croatie et de la Turquie. C’est reconnaître une vérité : la question des frontières de l’Europe, telle qu’elle est posée aujourd’hui, se décide sur le plan politique. Gilles Pécout, qui lui succède, délimite donc l’objet du colloque : non pas fournir à la politique et à l’économie « un surplus d’arguments » mais se livrer à une analyse des représentations, celles que l’on s’est fait depuis le XIXe siècle surtout, d’une éventuelle Europe à construire et de ses limites, et aussi celles que les candidats à l’adhésion en 2003 concevaient de leur vocation européenne, tout en confrontant ces représentations aux réalités. À partir de là, on peut s’efforcer de préciser les concepts très divers qui se cachent derrière le mot Europe (continent, civilisation, idée et mouvement, ou organisation politique concrète), affiner aussi la notion de frontières (limite d’État ou de civilisation, ligne de partage ou de contact). Les participants au colloque représentaient un large éventail de disciplines (essentiellement des historiens,

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géographes, politistes, juristes) et de pays européens (outre la France, la Pologne, la Lituanie, Chypre, la Hongrie, la Slovénie, la Roumanie et la Slovaquie).

2 Il serait absurde de ne retenir de ce colloque que ce qui concerne le XIXe siècle, puisque nombre de ces études embrassent l’ensemble du XIXe et du XXe et remontent parfois même beaucoup plus haut. La première partie du livre évoque les héritages, la réalité de réseaux européens au XVIIIe siècle dans la République des Lettres (Françoise Waquet), une République dont la délimitation n’est pas figée et qui tend à se déplacer vers le Nord et vers l’Est. Elle est relayée au XIXe siècle, en pleine ère des nationalités, mais plutôt par les relations savantes que dans le champ littéraire (Christophe Charle). Pour un grand précurseur comme Victor Hugo, l’Europe idéale est « une France élargie » (Maurice Agulhon). On peut ajouter à cette partie, la communication de Philippe Boutry qui montre que Rome, si elle fut de façon anecdotique le lieu où on signa le traité fondateur en 1957, incarne bien une tradition européenne représentée à la fois par le Risorgimento et la Rome pontificale.

3 La deuxième partie examine de façon plus précise le problème des frontières. Gilles Pécout et Pierre-Yves Péchoux s’accordent sur le fait que la géographie du XIXe siècle manifeste une incertitude quant aux limites du continent européen. On peine à trouver des critères pour une Europe autre que celui très vague de « la civilisation ». À l’époque des nations, dont les frontières d’État font d’ailleurs problème, personne ne pense à l’Europe comme à une construction politique à borner un jour. C’est avec les premiers plans concrets (le plan Briand d’Union fédérale européenne, présenté en 1929), que le problème politique fait vraiment surface (Antoine Vauchez et Guillaume Sacriste), mais ce projet, plus politique que juridique, laisse de marbre les juristes et, trop imprécis et pas vraiment en prise sur la réalité des relations internationales de l’époque, il est d’avance condamné à l’échec. Tant au xixe qu’au début du xxe, une des questions les plus délicates est celle des Balkans (Fabrice Jesné), eux-mêmes en pleine évolution, zone de confins, connotée négativement, où les revendications antagonistes sur des territoires sont nombreuses et où la question des minorités reste cruciale. Robert Frank, qui rappelle brièvement les grandes étapes historiques sans oublier, avec juste raison, l’Europe hitlérienne, centre sa réflexion sur la question de l’élargissement, question qui se pose au fond dès le départ et n’a pas cessé de se poser. La victoire de la Communauté européenne sur l’Association européenne de libre échange, projet concurrent porté par la Grande-Bretagne, est décisive. C’est à la conférence de Copenhague (1993) que des critères sont fixés (économie libérale, démocratie, appartenance à l’Europe – ce dernier d’application discutable). L’identité de l’Europe, évolutive, ne saurait se confondre avec des héritages, mais sous peine de dilution, l’élargissement doit s’accompagner d’un approfondissement et c’est bien le point d’achoppement aujourd’hui.

4 La dernière partie rassemble des communications de chercheurs français et étrangers traitant des pays en voie d’adhésion qu’on a cités plus haut 1, plus la Turquie. On pouvait craindre que ces contributions cèdent à la tentation de faire valoir surtout les arguments qui permettent à chaque pays de justifier son adhésion. Il n’en est rien. Non seulement elles apportent une riche moisson de faits peu connus, mais elles réagissent contre les idées toutes faites, en rappelant par exemple la séduction momentanée du projet hitlérien sur certains pays (Hongrie et Roumanie), en montrant aussi que le fameux « rideau de fer » n’a pas empêché tous les échanges. Elles soulignent que l’attirance vers l’Europe dans la plupart de ces pays a été doublée par une attraction

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encore plus forte vers l’OTAN (aspect auparavant peu évoqué) et vers « l’Occident » au sens large, souvent d’ailleurs un peu surévalué, ce qui explique que les résultats aient déçu par rapport aux attentes. On regrettera pour finir qu’une intervention n’ait pas été demandée à un représentant de la Grande-Bretagne, pays où les réticences vis à vis de l’Europe ont été et sont encore fortes. En tout cas, cet ouvrage documenté, nourri d’analyses nuancées, permet de dépasser utilement la propagande un peu simpliste qui nous est servie tous les jours. Dès qu’on sort de celle-ci, on comprend mieux les difficultés de la construction européenne et la nouveauté qu’a été sa progression, parfois laborieuse, mais considérable, jusqu’à nos jours.

NOTES

1.. Kyriakos Pierides et Marc Aymes pour Chypre, Nicolas Bauquet pour la Hongrie, Jurgita Maciulyte et Yves Plasseraud pour la Lituanie et, plus largement, les pays Baltes, Josef Laptos pour la Pologne, Cartherine Durandin et Daniel Daianu pour la Roumanie, Edita Ivanickova pour la Slovaquie, Bozo Repe pour la Slovénie, Jean-François Pérouse pour la Turquie.

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Helmut Walser Smith, La rumeur de Konitz. Une affaire d’antisémitisme dans l’Allemagne 1900, Paris, Éditions Phébus, 2003, 287 p. ISBN : 2859409033. 19,50 euros [Ouvrage traduit de l’anglais par Richard Crevier. Titre original : The Butcher’s Tale, 2002].

François Ploux

1 Un après-midi du mois de mars 1900, deux promeneurs, longeant les rives d’un lac situé aux abords de Konitz, petite ville de Prusse orientale, font la macabre découverte d’un torse enveloppé dans du papier d’emballage. Il s’agit d’une partie du cadavre du jeune Ernst Winter, disparu quelques jours auparavant, et dont on découvrira par la suite les membres puis la tête.

2 Très vite, une rumeur se met à circuler parmi les habitants : Winter aurait été victime d’un meurtre rituel perpétré par des juifs. Sur la foi de ce bruit, des manifestations antisémites éclatent à Konitz, ainsi que dans plusieurs villes de Prusse et de Poméranie.

3 L’historien américain Helmut Walser Smith propose une analyse minutieuse de cet épisode tragique. Il s’agit pour lui d’étudier l’antisémitisme non « par la simple mesure figée, statique, d’attitudes », mais en portant au jour un « processus [...] qui rend manifeste un antisémitisme latent, en transformant en persécutions sanglantes des inimitiés privées et des querelles de voisinage ». L’affaire de Konitz permet en effet d’observer comment des antagonismes locaux, lorsqu’ils entrent en résonance avec des hostilités plus profondes, génèrent rumeurs et violences.

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4 La rumeur de Konitz n’est en fait que la résurgence, à une époque où les progrès techniques et les avancées scientifiques alimentent en Europe un sentiment d’optimisme et de satisfaction béate, d’une croyance très ancienne. Le premier document accusant les juifs de perpétrer des meurtres rituels date en effet de 1150 (le texte en question est une hagiographie rédigée par un moine gallois). Cette fiction se répand dans l’Europe du douzième siècle, mais va connaître au siècle suivant un changement thématique qu’il faut mettre en relation avec l’intensification du culte de l’eucharistie. Alors qu’il n’était question, à l’origine, que de la volonté des juifs de faire subir aux chrétiens le martyr du Christ, le motif de l’usage rituel du sang chrétien est désormais au cœur du récit : c’est pour fabriquer le pain azyme que chaque année, à l’approche de Pâques, les juifs sacrifieraient des jeunes chrétiens. La fable, qui a joué un rôle moteur dans le déchaînement des violences antisémites de la fin du Moyen Âge, va connaître une très large diffusion à la faveur de la révolution de l’imprimé : la chronique, le pamphlet et le placard en seront désormais, avec la peinture, la chanson et le théâtre, les principaux vecteurs de propagation. Et si, au seizième siècle, certains représentants de l’élite réformée se mettent à dénoncer ce qu’ils perçoivent comme des absurdités, le mythe n’en persiste pas moins à se propager. La croyance en l’existence de meurtres rituels continue de hanter l’imagination des populations de l’Europe orientale à l’extrême fin du dix-neuvième siècle ; les pogroms des années 1880 ont souvent été déclenchés par des accusations de cette nature.

5 À Konitz, les hésitations de l’enquête ont pu favoriser la prolifération de rumeurs mettant en cause des juifs. Helmut Walser Smith démonte de manière particulièrement convaincante les mécanismes de propagation et d’accréditation de ces bruits. Trois catégories d’acteurs interviennent ici : le public d’abord, qui ne cesse de commenter les différents épisodes de l’affaire ; les faux témoins venus révéler à la police des faits précis tendant à accréditer la fable du meurtre rituel ; les journalistes antisémites berlinois enfin, qui se sont précipités à Konitz dans le but d’exploiter l’événement à des fins politiques. La rumeur est le produit d’interactions complexes entre ces trois catégories d’émetteurs-récepteurs. Les journalistes vont par exemple aller puiser dans le stock des affabulations qui circulent sur les marchés ou dans les brasseries pour rédiger leurs articles dénonciateurs. C’est le journaliste antisémite Bruhn qui va diffuser dans la presse le récit du boucher Hoffmann (un récit en réalité en partie fabriqué par Bruhn lui-même) : Gustav Hoffmann, un temps soupçonné d’être l’auteur du meurtre, va mettre en cause son confrère juif Adolph Lewy, désormais cible privilégiée de toutes les accusations. La décision du ministre de l’Intérieur d’offrir une forte récompense à quiconque livrerait un indice susceptible de faire progresser l’enquête n’a pas peu contribué à la propagation des élucubrations antisémites. Les dénonciateurs se multiplient, ainsi que les procès pour faux témoignage ou parjure. Et le tribunal devient la scène sur laquelle on ressasse la fable du boucher et ses innombrables variantes. Dans l’un des chapitres de l’ouvrage, Helmut Walser Smith s’interroge sur la logique qui sous-tend la production du faux témoignage (au mois d’août 1900, les enquêteurs ont enregistré quelque huit cents dépositions, dont beaucoup mettent en cause les juifs de Konitz). Le mobile du faux témoignage, observe l’auteur, est souvent à chercher dans la dynamique des rapports interpersonnels : l’accusation est un moyen pour ceux qui la profèrent, de « signifier leur pouvoir sur les Juifs, et tout particulièrement sur les Juifs de leur connaissance ». Ainsi les servantes chrétiennes sont-elles nombreuses à venir dénoncer leur employeur juif. Mais accuser un Juif devient aussi une manifestation d’allégeance à une communauté qui se construit

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dans la dénonciation du juif omnipotent et criminel. Les habitants de Konitz, de leur côté, vont se réapproprier les affabulations des faux témoins pour échafauder un récit collectif de l’événement fondé sur la révélation d’un meurtre rituel.

6 Puis viennent les violences. Elles sont en partie provoquées par les groupuscules ou comités antisémites. La foule, dont Helmut Walser Smith nous dit qu’elle se substitue à une institution judiciaire relativement imperméable aux accusations antisémites, s’en prend aux juifs en les insultant, en les menaçant, en lapidant leurs boutiques ou leurs maisons, en profanant leurs cimetières. Si l’on déplore plusieurs agressions de personnes surprises isolées, et excepté la tentative d’incendie de la synagogue de Konitz, il s’agit pour l’essentiel d’une violence symbolique : les mots réitèrent, sous la forme d’un énoncé performatif (« Les Juifs dehors ! », « Battez les Juifs à mort ! »), une mise à mort rituelle, qui, cette fois, n’a rien d’imaginaire. L’auteur observe d’autre part que ces foules antisémites sont composées d’hommes jeunes, généralement célibataires, et appartenant aux classes populaires (il s’agit de garçons de ferme, de journaliers, d’apprentis…). Mais si les notables évitent de se compromettre dans les débordements de la populace en colère, ils n’en participent pas moins à leur manière à ce déchaînement de violence (le conseil municipal de Konitz va par exemple décerner au boucher Hoffman un certificat d’honorabilité).

7 En janvier 1901, l’affaire est relancée par découverte de vêtements de la victime, maculés de sperme. La police va désormais enquêter dans les milieux interlopes de la prostitution. Mais sans plus de succès, en dépit de la mise en cause de plusieurs suspects finalement innocentés.

8 Deux ans après le drame, plus personne en Allemagne ne semble accorder crédit à la « thèse » du meurtre rituel (et ce malgré la diffusion de cartes postales et de photos accréditant cette rumeur). Cependant le mal était fait. L’exode des juifs de Konitz, entamé avant les événements de mars 1900, s’amplifie dans les mois qui suivent le meurtre. Au lendemain de la Première guerre mondiale, Konitz, désormais située en territoire polonais, prend le nom de Chojnice. L’ouvrage s’achève par l’évocation des massacres de l’automne 1939 consécutifs à l’invasion de la Pologne par l’armée allemande. Les juifs de Chojnice – mais aussi des Polonais et les patients d’un hôpital psychiatrique – furent victimes de la folie meurtrière des Allemands de la région soutenus par la Gestapo et la Wehrmacht.

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Pier Luigi Ballini, La questione elettorale nella storia d’Italia. Da Depretis a Giolitti (1876-1892), préface de Pier Ferdinando Casini, Rome, Archivio storico, Camera dei deputati, 2003, 2 tomes, tome 1,. Saggio introduttivo, pp. 1-292, tome 2, Documenti, pp. 293-758. 24,50 euros les deux volumes.

Raymond Huard

1 Cet ouvrage est l’aboutissement d’un projet de recherche soutenu par la Chambre des députés italienne concernant la législation électorale de la fin du XIXe siècle à 1940. Dans le premier tome, Pier Luigi Ballini, professeur de science politique à l’Université de Florence, expose de façon minutieuse et à partir de sources archivistiques très variées les réformes électorales qui ont été entreprises en Italie à partir de l’arrivée au pouvoir de la « Gauche historique » (1876). Jusque là délaissé au profit de la mise en œuvre de l’unité, le problème de la réforme électorale prend alors une grande importance. La loi électorale en vigueur est celle du 17 mars 1848, modifiée partiellement en 1859 et étendue au nouveau royaume en 1860. Sur le plan de l’extension du suffrage, l’Italie est très en retard par rapport aux autres pays européens sauf la Belgique. Il n’y a que 617 000 électeurs en 1878 dont 79 % sont qualifiés grâce au cens, les autres en fonction de critères de capacité (membres d’Académies, titulaires de décorations ou de diplômes). À la même époque, le nombre des électeurs pour les élections locales (dites ici « administratives ») est nettement supérieur (1 698 000).

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Droite et gauche craignent toutes deux que l’extension ne profite aux adversaires du régime (cléricaux, républicains, socialistes) mais la gauche historique, avec Agostino Depretis, accepte néanmoins l’idée d’un élargissement substantiel du droit de vote. Comment le réaliser ? Deux moyens sont incontournables : l’abaissement du cens et la démocratisation des critères de capacité qui seraient réduits à une exigence d’instruction minimale. La droite voudrait conserver la primauté du cens et exige au moins une instruction secondaire. La gauche préconise un abaissement significatif du cens et se contenterait de l’instruction primaire. L’extrême gauche, avec la Ligue de la démocratie, réclame le suffrage « universel ». La difficulté vient aussi de ce que le gouvernement veut associer à l’élargissement du droit de vote, une réforme du mode de scrutin, le passage du scrutin de liste au scrutin uninominal. On retrouve ici des arguments présentés à la même époque en France : le scrutin de liste moralisera la vie politique en freinant la corruption et le clientélisme, il favorisera l’émergence de partis mieux dessinés. Mais on invoque aussi des arguments plus spécifiquement italiens, la crainte par exemple que le scrutin de liste en homogénéisant la représentation dans les circonscriptions, n’accentue l’opposition entre le Nord et le Sud de l’Italie. Fait intéressant, le thème de la représentation des minorités, déjà apparu en France, en Suisse, en Angleterre, fait ici une percée à cette occasion. Finalement, après un vaste débat et plusieurs crises ministérielles dues d’ailleurs à d’autres causes, la réforme de l’électorat est dissociée de celle du mode de scrutin et est votée à une nette majorité, le 29 juin 1881. Le résultat est un élargissement sensible du corps électoral qui passe à 2 049 000 personnes, soit 6,9 % de la population (26 % en France à la même époque). En même temps, l’instruction est devenue, et de loin, le critère le plus important d’accession au suffrage – il vaut pour 65 % des électeurs – et, de ce fait, les régions les plus développées (Piémont, Lombardie) profitent nettement plus de la réforme que le Sud (Sardaigne et Calabre). En revanche l’Italie du Sud vote en moyenne plus que celle du Nord. L’extrême gauche ne renonce pas à son attitude abstentionniste tandis que l’Église commence très timidement à nuancer le non expedit. Depretis réussit ensuite à faire voter la réforme du mode de scrutin en 1882 au prix de quelques concessions à la droite.

2 La réforme électorale et ses effets suscitent un vaste débat dont Pier Luigi Ballini rend compte minutieusement. Ce sont surtout la droite et les modérés (Pascuale Turiello, Gaetano Mosca, Ruggiero Bonghi, Federico Persico), qui se manifestent en critiquant sévèrement le parlementarisme et le système politique italien trop marqué par la loi du « nombre ». Comme en France, on imagine pour y remédier un sénat corporatif doté de prérogatives accrues ou bien le renforcement des pouvoirs de la royauté. À peine institué, le scrutin de liste est remis en cause par la droite bien sûr, mais aussi par une partie de la gauche car la première épreuve a été peu concluante : la société civile a investi le mode de scrutin et l’a détourné, les défauts antérieurs n’ont pas disparu et les attentes ont été déçues. Les propositions de retour au scrutin uninominal se multiplient et aboutissent en 1891 après la mort de Depretis. L’évolution est donc parallèle à celle de la France, mais pour des raisons différentes. Les élections générales de 1892 confirment le succès de la gauche, mais celle-ci est divisée en groupes distincts et la constitution de grands partis sur le modèle britannique a échoué. Au lieu de l’alternance, le « transformisme » est donc confirmé comme le principal instrument de l’évolution politique.

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3 Le deuxième volume de l’ouvrage fournit un riche ensemble de documents (procès verbaux des bureaux de la Chambre et des commissions ou sous-commissions parlementaires). Cette étude à la fois très savante et agréable à lire n’intéressera pas seulement ceux qui travaillent sur l’histoire de l’Italie car elle permet d’apercevoir que ces questions donnaient lieu fréquemment à des comparaisons à l’échelle européenne, avec la France et la Grande-Bretagne surtout.

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Leslie A. Williams, Daniel O’Connell, the British Press and the Irish Famine: Killing Remarks, Aldershot, Ashgate (The Nineteenth Century Series), 2003, 380 p. ISBN: 0 7546 0553 1. 47,50 livres sterling.

Laurent Colantonio

1 Le cent cinquantenaire de la Grande Famine (1846-1851) a été l’occasion, en République d’Irlande, d’une importante activité commémorative. Outre les manifestations officielles, les conférences, les séminaires, les documentaires radiodiffusés et télévisés qui ont rythmé l’actualité entre 1995 et 1997, le coup de projecteur sur la grande tragédie irlandaise du XIXe siècle a aussi amorcé un spectaculaire renouvellement historiographique, à tel point qu’en une décennie on a plus écrit sur le sujet qu’entre 1850 et 1995. Des travaux de qualité ont renouvelé les perspectives et les connaissances, à l’image de ceux de Robert J. Scally (1995) sur le monde paysan et l’émigration, de Donal Kerr (1996) sur l’Église catholique et la Famine, de Christine Kinealy (1997) sur l’administration de l’aide, ou encore de Margaret Kelleher (1997) sur la féminisation de l’événement. Par ailleurs, plusieurs monographies régionales ont été publiées et deux brillantes synthèses, attendues et complémentaires, par Cormac O’Grada (1999) et James S. Donnelly (2001), sont désormais disponibles. Dans ce flot, le livre de Leslie A. Williams s’inscrit au cœur d’un champ de recherche largement renouvelé au cours de ces dernières années, celui de la perception britannique de la Famine irlandaise 1.

2 L’ouvrage de Leslie A. Williams fait aussi écho à la problématique de la responsabilité britannique, qui structure la plupart des études sur la Famine depuis le XIXe siècle. Deux grandes interprétations s’affrontent. L’une, dite « nationaliste », dénonce l’attitude britannique avec, dans sa version la plus extrême, l’accusation de « génocide », portée notamment, dès le XIXe siècle, par l’icône nationaliste John

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Mitchel, et reprise par Cecil Woodham-Smith en 1962. Dans une version modérée et décomplexée, la lecture nationaliste est majoritaire parmi les travaux récents (Peter Gray parle de « négligence coupable »). L’autre, appelée « révisionniste » (sans aucun rapport avec les thèses négationnistes françaises), s’attache, depuis les années 1920, à briser les mythes de l’histoire nationaliste, ce qui tend souvent, au sujet de la Famine, à relativiser ou à minimiser la responsabilité britannique. Longtemps dominantes dans l’historiographie de la Famine (Robert Dudley Edwards / T. Desmond Williams, Mary Daly, Roy Foster), sans pour autant jamais avoir obtenu gain de cause auprès de l’opinion publique irlandaise, les conclusions de l’école révisionniste sont aujourd’hui largement discutées.

3 Objet d’histoire, enjeu de mémoire, la Grande Famine est à l’origine d’une historiographie « de combat », engagée, qui rappelle, par l’ampleur et la virulence des querelles qu’elle a engendrées, les controverses françaises au sujet de l’interprétation de la Révolution.

4 Dans ce cadre spécifique, que propose Leslie A. Williams ? Son travail porte sur le traitement de l’actualité irlandaise par la presse britannique, notamment dans les journaux satiriques et illustrés. Quarante et un dessins et gravures extraits de ces périodiques sont d’ailleurs utilement reproduits dans le livre. Celui-ci est composé de treize chapitres qui sont autant de « moments » de l’histoire irlandaise commentés dans la presse anglaise. L’auteur formule d’emblée l’hypothèse selon laquelle la plupart des discours, stéréotypes et préjugés anti-irlandais circulant au sein des élites et relayés par les journaux au moment de la Famine s’étaient cristallisés au cours de la période précédente, dominée par la figure de Daniel O’Connell. Ainsi, les bornes chronologiques retenues, 1843-1849, décalées par rapport au découpage classique des ouvrages d’histoire irlandaise, constituent l’une des originalités de cette étude. Leslie Williams s’émancipe en effet avantageusement de l’habituelle césure des années 1846-47, marquées à la fois par le début de la Famine et la mort du « Grand Agitateur ».

5 Cinq chapitres sont centrés sur l’appréciation, globalement fort négative, de la presse britannique, qu’elle soit « sérieuse » (The Times, chap. 1 et 4), illustrée (Illustrated London News, chap. 9) ou satirique (Punch, chap. 2 et 3), au sujet des campagnes menées par O’Connell depuis les années 1830. Leslie Williams souligne l’ambivalence des catégories retenues pour caractériser le chef irlandais (et par extension ses compatriotes), tour à tour dangereux, séditieux, vénal, « papiste » mais aussi ridicule, bouffon, simplet. Dans tous les cas de figure, l’essentiel consiste à discréditer O’Connell, à réfuter toute légitimité au mouvement qu’il conduit.

6 Par ailleurs, huit « reportages » se présentent comme les éléments constitutifs d’« une enquête sur la nature du discours émis sur la Famine irlandaise, tel qu’il est apparu dans la presse » (p. 20). Pour l’auteur, dès 1845-46, l’événement y est constamment interprété en fonction d’enjeux politiques britanniques. La Famine devient notamment un argument entre les mains des partisans du libre-échange, « une opportunité providentielle pour abroger les Corn Law’» (p. 152). Parmi les démonstrations les plus convaincantes, le chapitre 13 témoigne de la gêne éprouvée par les journaux anglais pour rendre compte de l’ampleur de la catastrophe, à partir de 1849, alors que la Famine est « officiellement » terminée.

7 Leslie Williams envisage la presse à la fois comme le principal vecteur de diffusion des nouvelles irlandaises en Grande-Bretagne et comme l’une des forces qui ont déterminé, en retour, les perceptions et les choix britanniques. Dans une perspective qui la classe

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résolument parmi les tenants de l’interprétation nationaliste modérée, elle ajoute que le « leadership » de la presse dans ce domaine a largement « contribué à l’échec du Royaume-Uni pour subvenir efficacement aux besoins de sa région la plus sévèrement frappée. […] Dans une certaine mesure, le discours britannique sur la Famine est un exemple classique de la hiérarchie des pouvoirs qui existe entre une métropole (le centre) et sa périphérie » (pp. 3-4). Dans cette optique, les stéréotypes et la rhétorique des journalistes participent au renforcement d’une interprétation consensuelle de l’événement, celle des élites sociales et des autorités politiques britanniques. La presse sert de filtre quand il s’agit de ne pas culpabiliser le lecteur anglais, mais plutôt de le conforter dans ses idées et de justifier le bien-fondé de la politique gouvernementale. La pauvreté irlandaise a une origine irlandaise, et le fardeau de la Famine doit reposer sur les propriétaires terriens sans moralité (les landlords) ou sur les paysans incapables et violents, mais certainement pas sur l’administration ou sur les contribuables britanniques (voir chap. 4).

8 En définitive, l’auteur développe une réflexion plus globale sur l’affirmation et la construction de l’identité britannique par rapport à l’« Autre », ici l’Irlandais. Une fois les stéréotypes décryptés, elle souligne que la Grande-Bretagne est bien le sujet central des articles et des dessins étudiés. La plupart d’entre eux sont construits autour de dichotomies : pauvre/riche, sauvage/civilisé, ignorant/instruit, rebelle/loyal, mais aussi catholique/protestant, « potato-eater »/« bread-eater » et, en fin de compte, immoral/moral, Celte/Saxon, Irlandais/Britannique. Cet implicite de la supériorité britannique trouve tout son sens dans le contexte de la clarification et de la réaffirmation de l’identité britannique (britishness) au XIXe siècle, autour des valeurs du monde industriel, du capitaliste et de l’impérialisme. Dès lors, « l’Irlande représentait un miroir inversé dans lequel se reflétait le désordre d’une société qui n’avait pas embrassé les valeurs britanniques » (p. 364).

9 Dans le foisonnant renouvellement historiographique sur la Grande Famine, cet ouvrage se distingue au moins autant par son apport méthodologique que par ses conclusions. Historienne de l’art, Leslie Williams privilégie, de façon convaincante, l’analyse des images (même si certaines illustrations étaient déjà bien connues) dans le processus de construction des stéréotypes. Par ailleurs, elle enrichit son propos par des emprunts pertinents à la théorie de la communication de Gregory Bateson et aux travaux sur la rhétorique impérialiste (dont les principes sont transposés avec précaution dans le cadre anglo-irlandais) de David Spurr, The Rhetoric of Empire : Colonial Discourse in Journalism, Travel Writing and Imperial Administration (1993) et d’Edward Said, Culture and Imperialism (1994).

NOTES

1.. Voir en particulier Frank NEAL, Black ’47: Britain and the Famine Irish, Basingstoke, MacMillan Press, 1998, 292 p ; Peter GRAY, Famine, Land, and Politics : British Government and Irish Society, 1843-50, Dublin, Irish

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Academy Press, 1999, 384 p ; Edward G. LENGEL, The Irish Throught British Eyes. Perceptions of Ireland in the Famine Era, Westport (Conn.), Praeger, 2002, 184 p.

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Joseph Meisel, Public Speech and the Culture of Public Life in the Age of Gladstone, New York, Columbia University Press, 2001, 398 p. ISBN : 0-231-12144-X. 55 dollars.

Iorwerth Prothero

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’anglais par Fabrice Bensimon

1 Dans le cadre de l’accent mis par l’historiographie actuelle sur les aspects culturels, on s’intéresse plus aux formes de la communication, et l’ouvrage pionnier de Joseph Meisel en étudie une qui n’a pas reçu l’attention qu’elle mérite. Cette étude traite du discours public à son âge d’or en Grande-Bretagne, et entreprend de démontrer et d’expliquer comment celui-ci était bien plus central dans la vie publique au XIXe siècle qu’il ne l’était auparavant ou qu’il ne l’est devenu par la suite. L’ouvrage examine l’éducation et l’entraînement des jeunes gentlemen à l’expression en public, en particulier au sein des grandes écoles privées (les public schools), des colleges d’Oxford et Cambridge et des clubs de débat universitaires, qui donnaient tous une expérience de l’expression en public et permettaient aux talents oratoires de s’affûter. Le corps de ce livre analyse ensuite le discours public dans les trois domaines de la politique, de la religion et du droit, avec un intérêt particulier pour Londres, à travers l’étude de la Chambre des communes, de la prédication religieuse, des avocats, et de la « plate- forme » politique.

2 Dans chacun de ces champs, c’est au milieu et à la fin de la période victorienne (1837-1901) qu’on accordait à l’éloquence la plus grande importance. La notion d’un âge d’or de l’art oratoire classique parlementaire aristocratique à la fin du XVIIIe siècle est

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vue comme une invention du XIXe siècle, quand, en fait, plus de députés parlaient, plus souvent, avec un niveau plus élevé d’éducation classique, et des connaissances plus vastes grâce à la couverture plus systématique de la presse. La seconde moitié du siècle fut aussi la grande époque de l’oraison religieuse. En même temps qu’une hausse importante du nombre d’églises et d’ecclésiastiques, on insistait plus sur la prédication, à l’intention de publics variés, pas seulement dans les églises, mais aussi dans les salles de mission, dans les bâtiments publics et municipaux, dans les music-halls, les théâtres, les granges et en plein air. On publiait et on lisait aussi les sermons largement. Cela tenait à l’insistance des évangélistes sur la propagation de la Parole de Dieu, et aussi au fait que la religion cessait d’être principalement une question de culte individuel et qu’on mettait plus l’accent sur l’expérience de l’observance religieuse. Cela signifiait des bâtiments plus élaborés, des décorations et des costumes, un culte qui était public et spectaculaire plutôt qu’intime et personnel, et une importance plus grande donnée à l’expression oratoire en public. Des changements dans les structures et la pratique des cours de justice et des procès donnaient également plus d’importance au rôle des avocats, des gentlemen qui devenaient les principaux orateurs des tribunaux, s’adressant simultanément à un triple public (le juge, le jury, et les spectateurs). Leurs discours à l’intention du jury étaient au moins aussi importants que l’audition des témoins, bien que ces discours, longs, théâtraux et virulents, alors même qu’ils étaient largement rapportés et lus, n’étaient pas forcément très éloquents. Les nombreux avocats siégeant au Parlement, quoique utiles dans les débats, avaient rarement la réputation d’être éloquents. Enfin, le livre se penche sur l’expression extra- parlementaire en public, en particulier dans le dernier tiers du siècle, quand les hommes politiques s’adressaient de plus en plus souvent à un vaste public, et que la plate-forme devenait un élément essentiel de la vie politique. Au cours des années 1880 et 1890, la politique se caractérisait de plus en plus par des batailles de plate-forme, la plupart des dirigeants politiques menant des tournées de discours, dont la presse rendait compte intégralement.

3 Cette étude est bien présentée, et s’appuie sur un vaste éventail de sources : des archives privées (dont celles des clubs d’Oxford et Cambridge), des lettres, des diaries (journaux privés), des discours et des sermons publiés, des archives officielles et parlementaires, et la presse périodique. Il y a peu d’analyse du contenu des discours, qui n’étaient pas retranscrits littéralement et ne peuvent donc être reconstitués. Alors que les développements sur l’éducation ou sur les campagnes politiques s’éloignent parfois du sujet, il y a aussi des analyses spécifiques utiles. L’ouvrage rend bien compte des « Unions » d’Oxford et Cambridge, des clubs qui fournissaient un terrain d’exercice pour l’art oratoire en rapport avec la vie publique. Il y a des analyses d’orateurs parlementaires tels que Robert Peel, John Bright et Benjamin Disraeli, et des principaux prédicateurs, en particulier Spurgeon et Liddon. Mais, logiquement, la figure dominante du livre est le pionnier William Ewart Gladstone. Gladstone était l’illustration même du rôle de l’Union d’Oxford comme pépinière d’hommes d’État et point de départ des grandes carrières publiques. D’une formation classique remarquable, grand réformateur, Gladstone fut l’orateur et le débatteur parlementaire qui domina la seconde moitié du siècle, en gouvernant par le verbe, en faisant du budget un événement national, et en exhibant une maîtrise absolue et nouvelle des détails législatifs. Il assistait régulièrement à des sermons et prêchait lui-même. Surtout, c’était le grand tribun, dont les discours étaient retranscrits tels quels dans la presse. Sur des questions politiques détaillées, il argumentait en invoquant des

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principes moraux et en exprimant un populisme démagogique considérablement efficace, qui parlait aux non-conformistes, mais s’adressait à l’esprit plutôt qu’au cœur. Le livre s’achève par une discussion sur le déclin de l’art oratoire et du discours en public après Gladstone.

4 Dans l’ensemble, c’est un livre original qui démontre de façon convaincante comment l’expression en public était essentielle dans la société britannique du dix-neuvième siècle, et comment l’éloquence a façonné la vie publique.

AUTEUR

IORWERTH PROTHERO University of Manchester

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Jose Harris (ed.), Civil Society in British History. Ideas, Identities, Institutions, Oxford, Oxford University Press, 2003, 319 p. ISBN: 0199260206. 62,50 livres sterling.

Julien Vincent

1 Cet ouvrage dirigé par Jose Harris, qui réunit des contributions d’historiens, de politistes et d’économistes, cherche à démontrer et à préciser la valeur heuristique du terme de « société civile » à propos de l’histoire britannique des XVIIIe, XIXe et XX e siècles. Le terme, qui avait été quelque peu marginalisé par l’essor des sciences sociales au XIXe siècle, puis avait connu une éclipse plus sérieuse après 1945, est revenu en force depuis les années 1980. S’interroger sur la société civile britannique est d’autant plus important qu’elle a souvent été prise comme le modèle à partir duquel ce terme était compris. Cette tradition historiographique whig, dont on aurait pu croire qu’elle était morte et enterrée, a alimenté une grande partie des débats sur le Sonderweg allemand dans les années 1970 et 1980. Cherchant à comprendre le caractère « pathologique » de l’histoire nationale entre 1870 et 1945, Jürgen Habermas, Ralf Dahrendorf et leurs continuateurs y voyaient l’échec de l’émergence d’une Bürgerliche Gesellschaft (société civile) sur le modèle de la société britannique. Cette dernière, caractérisée par sa liberté politique et économique, par la force de ses associations volontaires et par la rareté de ses recours à la violence, était présentée comme un modèle normatif pour la philosophie politique autant que comme un défi intellectuel pour l’histoire sociale. Si de nombreux travaux ont, au cours des dernières décennies, tenté de montrer les limites des récits whig, largement anglo-centrés, de l’histoire britannique, il restait à interroger la notion même de société civile, dont le succès tient en partie à son indétermination conceptuelle et à son caractère indissociablement descriptif et prescriptif.

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2 Dans son introduction générale, Jose Harris cherche à identifier les principales questions autour desquelles s’organise cette indétermination. Celles-ci peuvent se résumer en une seule : que signifie la distinction, constamment renégociée, d’une part, entre la société civile et l’État, d’autre part, entre la société civile et le marché ? Cette question générale conduit à d’autres interrogations. La distinction entre l’État, le marché et la société civile est-elle nécessaire à l’historien ? N’est-elle pas chargée d’une philosophie politique implicite ? Suppose-t-elle que l’on souscrive à l’idée habermassienne d’un espace public bourgeois ? Laisse-t-elle une place à d’autres formes d’organisation sociale et d’identité, comme la famille, l’ethnie, le genre, la localité, l’héritage, le patriotisme et la religion ? Quelle place laisse-t-elle aux idéaux politiques, à la « vertu » plutôt qu’au commerce ?

3 Quoique présentées de manière chronologique et sans regroupement thématique, les contributions réunies par Jose Harris peuvent se lire à la lumière de ces questions. On ne pourra rendre compte de chacun des quinze chapitres du livre, qui ne concernent pas tous le XIXe siècle, mais le classement suivant pourra servir de guide pour une lecture possible de l’ouvrage. Un premier groupe d’étude porte sur les rapports entre la société civile et l’État. On peut y regrouper les contributions de Harris, Innes, Gregory, Stevenson, et Davis. Un deuxième groupe d’études interroge l’articulation entre la société civile et le marché. Il s’agit surtout des chapitres de Waller et Schapiro. Un troisième groupe voit la société civile comme une société politique, c’est-à-dire comme un lieu d’expression et de réalisation d’idéaux politiques de liberté et de citoyenneté distincts de la rationalité étatique ou commerciale. On peut inclure sous ce thème les contributions de Harrison, Goldman, Grimley et Freeden. Un dernier groupe d’études, enfin, pose la question des frontières de cette société civile comprise comme société politique et vient montrer, à travers les contributions de Gleadle, Owen et Rowse, ce que l’histoire des femmes et de l’empire peuvent apporter aux questions plus traditionnelles liées à l’étude de la société civile. La société civile et l’État 4 Le premier chapitre, écrit par l’éditrice du volume, s’attache à identifier l’existence d’une tradition spécifiquement britannique d’usages du terme « société civile » depuis le XVIe siècle jusqu’au début du XXe siècle. L’auteur passe en revue plusieurs auteurs, depuis Richard Hooker jusqu’à Harold Laski en passant par Thomas Hobbes et John Locke au XVIIe siècle, Bernard de Mandeville, David Hume, Adam Smith et Adam Ferguson au XVIIIe siècle, enfin John Stuart Mill, Henry Maine, Lord Acton, T.H. Green, Edward Lucas, Frederick Maitland, J.N. Figgis et Ernest Barker au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Le premier enseignement de cet exercice d’histoire intellectuelle est que l’histoire du terme « société civile » est incompréhensible si on ne la replace pas dans le contexte plus global de l’émergence d’un nouveau concept de « société », servant à désigner « l’immense réseau spontané des interactions humaines distinctes de la politique et du gouvernement civil ». Le second enseignement est que la société civile, telle qu’elle fut pensée en Grande-Bretagne, était indissociable des institutions de l’État, un État que l’on concevait d’une manière beaucoup plus concrète et inséparable des relations sociales que sur le continent. Cette idée provocatrice, qui prolonge un propos développé dans les travaux antérieurs de l’auteur, est mise en œuvre dans les contributions d’Adrian Gregory sur les tribunaux militaires entre 1916 et 1918, par John Stevenson sur la planification territoriale et la campagne britannique dans l’Entre- deux-guerres, et par John Davis sur le Greater London Council entre 1965 et 1973. À

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chaque fois, il s’agit de mettre au jour l’existence d’une vaste arène d’interactions et d’arbitrages entre l’État central et les groupes locaux ou professionnels.

5 La contribution de Joanna Innes, dans le chapitre 2, souligne l’historicité de cette distinction entre État central et localités et s’interroge sur ses origines à partir d’une étude des idées et des pratiques de l’« interférence » étatique entre 1700 et 1850. Elle croise pour cela une analyse du langage avec une étude de pratiques liées à l’apparition de nouveaux acteurs sociaux. Vers 1700, c’est autour de questions constitutionnelles, ou militaires, ou liées aux impôts, qu’on pouvait reprocher à l’État d’abuser de son autorité. Mais ce n’est qu’à partir des années 1830 que le langage de l’interférence étatique fit son apparition, opposé au langage de la liberté et de l’auto-gouvernement local. Il cristallisait des préoccupations nées vers le tournant du siècle sous l’influence combinée de quatre nouveaux acteurs de la vie politique locale et nationale : les ministres du « cabinet », qui vinrent à incarner l’idée d’un « centre » décisionnel ; les paroisses, qui connurent une intense politisation à partir des années 1790 ; de nouvelles institutions supra-locales destinées à limiter les « abus » locaux ; et enfin l’économie politique qui offrait de nouvelles possibilités de thématiser l’idée d’interférence. Tous ces acteurs, interagissant à l’occasion, par exemple, de la réforme de la police dans les années 1820 ou de la Poor Law élisabéthaine au début des années 1830, contribuaient à créer un nouveau domaine propre aux questions de « politique sociale ». Ces interactions favorisaient également l’émergence de nouvelles catégories de pensée. Ainsi, ce sont les débats autour de la Poor Law qui contribuèrent à introduire une distinction nouvelle entre deux types de charité, l’une publique et financée par les paroisses, l’autre « volontaire ». Quant aux économistes comme T.R. Malthus et Thomas Chalmers, ils jouèrent un rôle essentiel pour imposer l’idée selon laquelle une charité d’État pouvait représenter une interférence néfaste avec les lois naturelles de la société comme avec la possibilité d’un salut individuel. Il n’était d’ailleurs pas nécessaire de souscrire à leur vision du monde pour se reconnaître dans leurs principales conclusions pratiques. Ainsi, ceux qui s’opposaient à une intervention étatique en matière de pauvreté n’étaient pas nécessairement convaincus que les pauvres étaient responsables de leur pauvreté. Société civile et société économique 6 Le rôle des économistes comme acteurs intermédiaires entre les localités et l’État, bien souligné par Joanna Innes, pose le problème de l’articulation de la société civile au marché et à l’économie. Alors qu’on pourrait voir les relations de marché comme étant par nature distinctes de la société civile, les auteurs privilégient deux approches alternatives. La première consiste à montrer le rôle de l’économie politique dans le discours public. Philip Waller, dans le sixième chapitre du livre, étudie une controverse ayant eu lieu dans The Tribune en 1906. Celle-ci portait sur la question de savoir si l’augmentation des impôts locaux ou nationaux entraînée par les réformes sociales du nouveau gouvernement libéral ne feraient pas de la lower middle class gagnant 200 livres par an la classe sociale la moins favorisée de la nation. L’auteur montre ainsi la familiarité avec laquelle les lecteurs qui écrivaient au journal, parmi lesquels les deux célèbres écrivains et figures publiques G.K. Chesterton (de la Christian Social Union), et G.B. Shaw (de la Fabian Society), s’appropriaient des modes de raisonnement économique.

7 L’autre approche consiste à se tourner vers une approche « néo-institutionnaliste » privilégiant l’étude de l’accord entre des acteurs économiques. Dans le septième

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chapitre, l’économiste Raphael Schapiro compare les débats sur le financement des tramways à Londres et à New York entre 1870 et 1914. Ces deux cas illustrent selon lui le problème théorique des rapports entre le « principal » et l’« agent », tel que formulé par K. Arrow et surtout O.E. Williamson. Dans ce cas particulier, le principal est l’autorité publique qui passe un contrat avec un agent public ou privé pour financer un réseau de tramways. Mais dans ce type de contrat à long terme, selon Williamson, le principal ne peut jamais disposer de suffisamment d’informations pour que son choix réponde à toutes les exigences de sûreté qu’il pourrait souhaiter. Ceci, selon l’auteur, ouvre un « dilemme » entre deux approches possibles. La première approche pouvait consister, comme ce fut le cas aux États-Unis, à financer les tramways en passant des contrats avec des firmes privées. Mais dans ce cas, les contractants tendaient à privilégier les gains à court terme et le système devait donc être régulé par les cours de justice qui rétablissaient la logique de l’utilité publique. La seconde solution, caractéristique de l’approche anglaise, consistait à adopter une politique d’intégration verticale et à mettre les tramways sous contrôle public. Toutefois cette solution, qui passait par des lois au Parlement et par la création d’une classe de fonctionnaires, augmentait considérablement les impôts locaux. Elle conduisit d’ailleurs à l’éviction des Progressistes du London County Council en 1907, à la faveur des Modérés. La société civile comme société politique 8 Si la société civile est un lieu où se déploie une pensée économique qui délimite l’espace des possibles, elle est aussi un lieu d’expression des idéaux, à distance de tout principe de réalité économique. Ainsi, Michael Freeden, à partir d’une étude des conceptions progressistes de la citoyenneté au XXe siècle, ou Matthew Grimley, qui consacre son chapitre aux intellectuels chrétiens du Moot dans l’Entre-deux-guerres, montrent la société civile comme une société politique où se confrontent diverses conceptions du volontarisme.

9 Le quatrième chapitre, écrit par le grand historien de la philanthropie victorienne Brian Harrison, porte un regard d’ensemble sur les « paradoxes du volontarisme et du pluralisme aux XIXe et XXe siècles ». Harrison y développe une distinction entre deux types de « volontarisme », celui des groupes d’intérêt et celui des groupes liés à une cause. Il répertorie les différentes stratégies envisageables pour ces deux groupes, en illustrant son propos d’exemples tirés sur une histoire de deux siècles. Pour Harrison, le volontarisme présentait toujours les germes de sa propre destruction : en effet, si les associations volontaires contribuaient de facto au pluralisme, c’était souvent du fait d’une sorte de ruse de la raison. Alors que les groupes d’intérêt n’avaient pas nécessairement d’ancrage libéral ou démocratique, les groupes de défense d’une cause, parce qu’ils cherchaient à déployer une vision particulière du monde, tendaient à devenir violents ou autoritaires, comme dans le cas de certaines suffragettes dans l’immédiat avant-guerre.

10 Le chapitre 5, écrit par Lawrence Goldman, revient sur les débats d’histoire comparée anglo-allemands autour de la thèse de la voie particulière ou Sonderweg allemand, qui cherchait une explication à la faiblesse du libéralisme dans la bourgeoisie allemande entre 1870 et 1945. Rompant avec l’historiographie dominée par Ralf Dahrendorf et Hans-Ulrich Wehler, Geoff Eley et David Blackbourn, dans The Peculiarities of German History, avaient insisté sur le choix stratégique d’une alliance de la bourgeoisie avec l’aristocratie agraire, et avaient attiré l’attention sur toute une série de ressemblances entre les sociétés civiles anglaise et allemande, pointant les limites du libéralisme

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anglais et la force des associations volontaires allemandes. Goldman revient sur ces travaux et tranche en faveur de la thèse de Dahrendorf et Wehler. À partir d’une analyse de la correspondance entre deux économistes critiques, le socialiste chrétien J.M. Ludlow et l’historien des corporations anglaises Lujo Brentano, Goldman tente de démontrer que l’Angleterre était bel et bien perçue comme un modèle pour les intellectuels libéraux allemands, et que l’évolution politique des années 1870 et 1880 fut effectivement perçue par les contemporains comme un échec de la bourgeoisie allemande à défendre et à imposer le libéralisme. Dans les années 1880, fatigué des luttes politiques, le « socialiste de la chaire » Lujo Brentano se surprenait à souhaiter l’enfermement dans une étude plus philosophique et moins engagée politiquement. L’ inclusiveness de la société civile

11 Comme le souligne Michael Freeden (p. 278) les débats sur la citoyenneté avant 1914 ignoraient largement la question des minorités. Cette négligence ne fut réparée que tardivement par l’historiographie. L’un des chantiers des historien(ne)s de la société civile est donc de redonner toute leur importance aux problématiques issues du féminisme ou du post-colonialisme.

12 Kathryn Gleadle, auteur du chapitre 3, se place du point de vue de l’histoire du genre pour poser, comme l’a fait Antoine Lilti pour la France, la question de la place de la « conversation » mondaine dans la société civile. La conversation représenterait, pour Gleadle, une zone intermédiaire de sociabilité entre le privé et le public. L’auteur en veut pour preuve les Gagging Acts de 1795, qui entendaient réprimer les propos séditieux même lors de conversations dites privées. Gleadle dispose d’une source très riche : il s’agit du journal de Katherine Plymley (1758-1829), la sœur de l’Archidiacre de Salop. Celui-ci permet de reconstituer les codes de la conversation mondaine dans ce milieu anglican, évangélique et cultivé du Shropshire. L’auteur montre que la sphère domestique fonctionnait « non comme une antithèse de la sphère publique mais comme un forum supplémentaire de sociabilité et d’échange politique » (p. 72).

13 Senia Paseta étudie les réponses féministes à la constitution irlandaise de 1937, et Nicholas Owen passe en revue les idées de plusieurs « Progressistes » britanniques au début du XXe siècle sur la possibilité qu’une société civile émerge en Inde. De tous les auteurs de l’ouvrage, Tim Rowse est sans doute l’un de ceux qui parvient à articuler avec le plus de clarté les différents thèmes soulevés par la notion de société civile. Étudiant les rapports entre Britanniques, colons et Aborigènes en Australie, il souligne l’ambiguïté sémantique du terme : l’idée de civilité supposait un idéal de civilisation dont étaient exclus les barbares ou les incivils mais, dans le contexte du XIXe siècle, elle désignait aussi, de manière plus décentralisée, la capacité à se gouverner soi-même. Dans le cas des Aborigènes, la question était de savoir s’ils constituaient ou non une société autogouvernée, disposant d’un droit coutumier et d’un gouvernement, ou s’ils vivaient simplement dans l’état de nature. Il n’aurait pas été aisé, pour les colons, de les exclure de manière univoque et définitive de toute revendication au self-government, dans la mesure où ils cherchaient eux-mêmes à le conquérir auprès de la métropole. De cette question apparemment très théorique dépendaient des conséquences très pratiques : fallait-il, concernant la propriété des terres ou le règlement des crimes de sang entre colons et Aborigènes, appliquer le droit international régissant les rapports entre des individus soumis à deux droits coutumiers différents, fallait-il leur imposer de l’extérieur les catégories de la Common Law, ou fallait-il les exclure des droits et des devoirs impliqués par la constitution britannique ? Ces décisions juridiques

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dépendaient largement, au quotidien, des manières dont on se représentait la « société » aborigène, et de l’influence des travaux des anthropologues amateurs sur cette question. Pour Tim Rowse, c’est la négociation constante entre ces différents registres de discours, intégrateur et centré sur un modèle central de civilité, ou pluraliste et centré sur l’idée de self-government, qui explique l’évolution des rapports entre Britanniques, colons australiens et Aborigènes depuis le XIXe siècle. Critique de l’ouvrage 14 On peut faire deux critiques à cet ouvrage. La première concerne le choix de se concentrer sur la seule histoire britannique à propos d’un concept qui avait été introduit, à l’origine, à des fins d’abord comparatistes. Si l’on voit bien l’intérêt qu’il y a, dans le contexte historiographique actuel, à prendre ses distances par rapport à la notion trop restreinte de Bürgerliche Gesellschaft afin de se rapprocher de l’histoire des femmes, de l’histoire des identités locales et coloniales et de l’histoire de l’économie politique, l’apparent renoncement à un projet comparatiste aurait mérité une plus ample discussion que la défense, somme toute problématique, d’une supposée tradition « britannique » distincte entre Hooker et Laski. Au contraire, l’introduction des nouvelles perspectives historiographiques n’aurait-elle pas pu conduire à reconsidérer la comparaison entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne dans des termes différents de ceux du Sonderweg allemand (comme invitait d’ailleurs récemment à le faire Frank Trentmann dans l’ouvrage collectif qu’il a dirigé, Paradoxes of Civil Society : New Perspectives on British and German History) ? Elle aurait également pu conduire à introduire d’autres pays dans l’analyse, comme la France, dont l’État centralisé de longue date et l’empire colonial ancien semblaient permettre une adaptation aisée de ces nouvelles problématiques.

15 La seconde critique concerne la question des rapports entre l’histoire des usages conceptuels du terme de société civile, l’histoire des pratiques et l’histoire des représentations investies dans ces pratiques. Alors que le projet de l’ouvrage – comme d’autres ouvrages récents sur le même thème – est de réconcilier ces trois approches, on les voit plus généralement juxtaposées. Dans sa contribution, J. Innes reconnaît même avec une grande honnêteté son incapacité à intégrer à son étude une analyse du terme société civile tel qu’il était utilisé à l’époque. Ce qui est proposé dans le présent ouvrage est donc plutôt une étude des rapports entre des pratiques et des représentations passées correspondant à peu près à ce que l’on pourrait appeler, aujourd’hui, « société civile », mais que l’on appelait rarement, à l’époque considérée, de cette manière. Si la valeur intrinsèque des études réunies dans ce livre important n’est pas en cause, la question continue donc de se poser : pourquoi parler de société civile ?

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Le mot du président

Jean-Claude Caron

1 L’année qui vient de s’écouler, de l’automne 2004 à l’été 2005, a été marquée par un certain nombre de réalisations et d’initiatives. Au plan des réalisations, figure tout d’abord la publication de la Revue d’histoire du XIXe siècle, avec le n° 29-2004/2 (un Varia piloté par Fabrice Bensimon et Judith Lyon-Caen). Grâce au travail effectué par Louis Hincker et le comité de rédaction, nous visons à tenir le pari d’une régularité dans la parution de la RH19. Pour cela, les thèmes sont proposés et adoptés très en amont. Tel est le cas de ce numéro, n° 30-2005/1, dirigé par Odile Roynette, et consacré à la guerre. C’est peu dire que ce thème n’avait guère été abordé par notre Société. Les contributions que contient ce numéro apportent la preuve d’un renouvellement historiographique majeur qui, né avec les nouvelles perspectives éclairant la Première Guerre mondiale, trouve un champ d’application naturel pour le XIXe siècle.

2 Le numéro suivant sera consacré à la publication des actes de la journée du centenaire, tenue à la Sorbonne le 23 octobre 2004. Cette journée, qui a réuni environ 80 personnes, a permis de revisiter l’histoire de notre Société, depuis le contexte de sa création jusqu’aux questions qui se posent pour son devenir. Parmi celles-ci, la première est posée à toutes les revues dites savantes, qu’elles émanent d’associations comme la nôtre, ou qu’elles soient l’œuvre d’un laboratoire de recherches, d’une Université, etc. Il s’agit d’imaginer le futur de revues parfois à faible tirage – mais à forte notoriété – face à une redistribution des aides publiques. Se pose en particulier la question de l’articulation entre la version papier et la version électronique, les incitations publiques poussant les revues au passage en ligne.

3 Nous ne sommes pas directement concernés par ce problème, dans la mesure où nous sommes une revue vivant essentiellement des cotisations des adhérents de la Société qui l’édite. Mais, on le sait, sans le soutien décisif du Centre national des lettres, nous serions dans une position critique.

4 Notre souci est aussi d’améliorer le processus technique de fabrication de notre revue ainsi que son esthétique, particulièrement en ce qui concerne l’iconographie, de plus en plus présente au fil des pages de la Rh19. C’est pourquoi, dans la mesure de nos moyens,

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nous nous sommes rapprochés d’un maquettiste et avons opté pour un nouvel imprimeur offrant l’un et l’autre un service maximum.

5 Le site de la RH19 est hébergé par revues.org. Du fait de l’implication de Jean-Luc Mayaud, Marin Dacos, Laurent Clavier et quelques autres, nous avons pu construire un site qui, pour différentes raisons, était resté au point mort depuis quelque temps. Carole Christen-Lécuyer, a accepté de devenir la responsable du site de la RH19. Celui-ci a été entièrement toiletté, en étroite collaboration avec Inès de Montesquieu, l’une des animatrices de revues.org, et mis à jour. Il s’agit d’un travail lourd, pour un résultat que chacun pourra juger. À titre personnel, je ne peux que remercier très sincèrement notre collègue Carole Christen-Lécuyer, grâce à qui nous disposons d’un outil de communication redevenu actif.

6 Trois initiatives concernent directement notre Société. La première traduit en actes ce qu’avait proposé Dominque Kalifa voici quelque temps. La nouvelle question d’histoire contemporaine aux concours de l’agrégation et du Capes concerne le XIXe siècle : « les campagnes dans l’évolution politique et sociale de l’Europe de 1830 aux années 1920 (France, Allemagne Espagne, Italie) ». Nous proposons donc aux étudiants qui préparent les concours une journée sous la forme de conférences de spécialistes d’histoire rurale, le 15 octobre 2005 à la Sorbonne. Un accord ayant été trouvé avec les Presses Universitaires de Rennes, par l’intermédiaire de Frédéric Chauvaud, cette journée devrait faire l’objet d’une publication.

7 La seconde information concerne la suite de (Re)penser le XIXe siècle. Deux journées d’étude ont déjà été organisées sous ce label, permettant à des historiens du XIXe siècle (mais aussi du XXe siècle) de réfléchir à des questions communes. Pour mémoire, la deuxième de ces journées était consacrée au rapport au temps des historiens. Parmi les membres de la Société de 1848 impliqués dans ces rencontres, figure Michèle Riot- Sarcey, qui propose d’organiser une troisième journée en 2006, autour du social et plus précisément d’une réflexion sur les catégorisations de l’histoire sociale – ainsi du mot de classe, par exemple. Ce qui n’est encore qu’embryonnaire prendra forme dès la rentrée 2005, avec l’appui des membres du Conseil d’administration qui seraient intéressés à s’impliquer dans ce projet.

8 Enfin, la Société de 1848 souhaitant renouer avec l’organisation d’un colloque international, deux projets ont été soumis à la discussion et au vote des membres du Conseil d’administration, puis des participants à l’Assemblée générale du 2 avril 2005. Lors de celle-ci, au cours de laquelle notre collègue et ami Gilles Pécout a prononcé l’habituelle conférence, portant cette année sur le thème de « Amitié politique et volontariat militaire international dans l’Europe du XIXe siècle », la majorité s’est ralliée au projet suivant : « Violence et conciliation en Europe au XIXe siècle. Une histoire de la résolution des conflits socio-politiques ». Vous trouverez dans votre exemplaire de la RH19 le dit projet (rubrique Vie de la Société) qui a également été publié sur revues.org. Pour faire face au prévisible afflux de propositions de communication, des choix seront vraisemblablement nécessaires. Ils seront faits collectivement par le comité d’organisation.

9 Ces quelques lignes se seraient pas complètes si n’étaient pas chaleureusement remerciés ceux et celles grâce auxquels fonctionne RH19 et Société de 1848. Ils sont nombreux et figurent en particulier parmi eux les membres du Bureau et du Comité de rédaction. Qu’on me permette d’ajouter aux noms déjà cités celui de Sylvie Aprile,

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secrétaire générale. Loin d’être une sinécure, la fonction qui est la sienne est lourde et je tiens à la remercier d’y consacrer du temps et de l’énergie.

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Contribution

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2 décembre 1851. Le crime le plus médiatisé du siècle *

Jean-Yves Mollier

1 Annoncé, prédit, raconté jusque dans le moindre détail avant même d’avoir été perpétré, le crime du 2 Décembre a donné lieu à bien des interprétations. Le refus obstiné d’entendre les Cassandre, les Girondins et les Jacobins de 1848 qui avaient dénoncé le forfait à venir plus de trois ans avant qu’il ne soit accompli, est, dans la tradition républicaine et socialiste, le signe de la naïveté des responsables politiques du temps. Ils avaient été sourds devant l’imminence du danger, aveugles face aux préparatifs de coup d’État et s’étaient refusés à prendre les dispositions qui s’imposaient en décrétant d’arrestation un simple suspect. Le souvenir de la Terreur paralysait les plus vigilants et le respect du Droit, un des fondements de la métaphysique du siècle, interdisait de prendre des mesures comparables à la loi votée le 22 juin 1886 qui bannira du territoire de la République les chefs des familles ayant régné sur la France. C’est d’ailleurs en se souvenant de l’assassinat du régime et en réaction préventive contre les menaces d’attentats susceptibles d’être accomplis par les prétendants que cette mesure fut adoptée à cette époque. Le spectre des deux Napoléon, celui du 18 Brumaire, l’Oncle, et celui du 2 Décembre, le neveu, était venu réveiller la crainte inspirée par leur progéniture et celle des Orléans pour emporter la conviction des moins révolutionnaires parmi les parlementaires de 1886 1.

2 Certitude dès le début de l’été 1848 pour un Ferdinand Gambon 2, un Noël Parfait 3 ou un Pierre-Jules Hetzel 4, alors plus connu que ces deux obscurs représentants du peuple 5, le crime du 2 Décembre comme l’immortalisera Victor Hugo demeure paradoxal en ce sens qu’il fut révélé et stigmatisé avant même, peut-être, d’avoir vraiment été conçu. S’il est en effet évident que Louis-Napoléon Bonaparte, élu le 10 décembre 1848 premier président de la République de l’histoire de France, prit sa décision d’action au lendemain du rejet de la proposition des questeurs, le 17 novembre 1851 6, il est malaisé de décréter, a posteriori, quand et dans quelles circonstances précises il élabora le plan qui devait le conduire à violer la constitution, à faire interner les élus de la nation et à lancer ses troupes à l’assaut des rares barricades élevées dans Paris. Pour les thuriféraires de l’empereur, tous ceux qui plaident pour réhabiliter la personne de

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Napoléon-le-Petit – ils sont légion depuis la publication des premiers travaux de Louis Girard en 1952 7 – l’homme était doté d’un cerveau si puissant qu’il avait nécessairement pris la mesure des événements qui parcouraient la France dès le début de la révolution de Février. Pour d’autres, et nous sommes de ceux-là, s’il est sans doute admissible que le futur Napoléon III ait eu depuis longtemps le pressentiment de son destin, c’est avec beaucoup de pragmatisme qu’il attendit son heure. Rien n’interdit même de penser qu’à force de publier le récit de l’assassinat imminent, certains aient fini par suggérer au personnage une partie de son plan ultérieur.

3 À moins d’admettre avec Marx que les Quarante-Huitards étaient totalement tétanisés par leurs souvenirs de la Grande révolution 8 et qu’ils ne pouvaient donc assister qu’impuissants aux préparatifs du crime, il faut bien reconnaître que celui-ci demeure relativement opaque aujourd’hui où ont disparu les évidences téléologiques d’autrefois. Alors que les études se sont multipliées 9, que la correspondance et les papiers de Napoléon III sont désormais accessibles 10, il convient d’avouer que le paradoxe du coup d’État du 2 Décembre consiste justement dans le fait que sa dénonciation trop hâtive l’a privée de l’essentiel de son pouvoir de mobilisation quand le danger s’est fait pressant et même que celle-ci a fini par se retourner contre les oracles et à servir l’objet de leurs anathèmes. Ainsi la connaissance du passé, la projection dans le présent et dans l’avenir à court terme des angoisses des républicains les plus sourcilleux, les plus instruits du cours et des détours de la Grande Révolution, ont-elles abouti à l’effet inverse de celui qui était ardemment désiré. Ayant eu raison trop tôt, ayant compris avant le plus grand nombre que la logique politique conduirait à une répétition du 18 Brumaire, les Montagnards de 1851 se retrouvèrent incapables de convaincre leurs concitoyens de l’imminence de la forfaiture à l’heure où elle se préparait réellement et de l’urgence de le levée en masse si l’on voulait barrer la route au dictateur. Un prétendant grotesque 4 Le prince Louis-Napoléon Bonaparte qui est élu aux élections complémentaires du 4 juin 1848, en même temps que Victor Hugo, aurait pu siéger à l’Assemblée nationale s’il n’avait finalement décidé de démissionner. Lors de la discussion sur la validation des résultats, Lamartine et Ledru-Rollin furent pratiquement les seuls à demander l’annulation, au nom du respect de la loi de 1832 interdisant le retour des membres des anciennes familles royales et impériales 11, mais ils furent incapables de faire partager les appréhensions du gouvernement à leurs collègues tant le personnage incriminé leur paraissait falot. À ce jour en effet, on discutait davantage de sa filiation supposée que de son machiavélisme politique. Moqué comme fils putatif de l’amiral Verhuell plutôt que du roi Louis, le « bâtard » 12 faisait en général figure de raté ou de déclassé de la vie politique. Pour ce qu’en connaissait l’opinion un peu avertie, celle des lecteurs de journaux et des participants actifs à la révolution de Février et à la campagne de la Constituante, quelques centaines de milliers de personnes au maximum, l’homme était plutôt hollandais, suisse ou italien que français et il vivait en Grande-Bretagne comme un simple « constable » depuis son évasion du fort de Ham 13. Ancien carbonaro et deux fois arrêté comme conspirateur sous Louis-Philippe, il portait bien le masque du traître de la comédie, du fourbe et du comploteur d’opéra, ce qui donnait d’ailleurs chair à la thèse de l’hypocrisie ou du double jeu par rapport aux institutions, comme la prestation solennelle du serment, devant l’Assemblée constituante au complet, le 20 décembre, le rappela avec force.

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5 La validation de l’élection avait obligé la représentation nationale à lever le décret de proscription qui interdisait le retour de Louis-Napoléon sur le continent. Ce fut la première occasion de vérifier si les républicains se montreraient généreux, au nom du Droit, ou si, au contraire, au nom de la mémoire de la Révolution Française et de son agonie tragique, le 18 Brumaire, on éviterait d’accorder l’asile à un prétendant qui, par deux fois, avait manifesté son intention de rétablir l’empire. Compte tenu de la prégnance du souvenir révolutionnaire, réactivé par la publication des Girondins de Lamartine en 1847 mais tout autant entretenu par de multiples publications dont l’ Histoire de la Révolution Française d’Adolphe Thiers des années 1824-1827 ou, plus récents, les cours de Michelet au Collège de France et sa grande Histoire de la Révolution Française qui paraît en 1847-1848, en même temps que celle de Louis Blanc 14, tout le monde savait que la Première République était tombée sous les coups du général Bonaparte. Pour autant, son image n’était pas celle d’un dictateur, loin de là, et, après son décès à Sainte-Hélène en 1821, le petit caporal était revenu en force chasser la légende noire de l’ogre dévoreur de jeunes conscrits 15. Si rien ne garantit que le neveu ait eu conscience de ce renversement des représentations en une vingtaine d’années, il avait autour de lui des hommes qui devinaient la popularité spontanée du nom de « Poléon » et ils sauront l’exploiter pour que leur champion l’instrumentalise en l’orientant vers le but ultérieurement défini. La naissance d’un parti bonapartiste 6 La quadruple élection de Louis-Napoléon, dans la Seine, l’Yonne et la Charente- Inférieure le 4 juin 1848 puis en Corse, le 18 juin, commença à faire redouter aux républicains qu’un scénario de prise du pouvoir par la force n’ait été préparé du côté des proches de l’exilé 16. Telle fut la thèse longtemps admise à gauche et Ferdinand Gambon rédigeant ses Mémoires en 1862 en était intimement persuadé, comme le socialiste Georges Renard quarante ans plus tard. Chargé par Jean Jaurès de remplacer Millerand, défaillant, pour rédiger le tome IX de l’Histoire socialiste (1789-1900) intitulé La République de 1848 (1848-1852), il dénoncera en termes vifs les agissements du « parti bonapartiste » (sans guillemets) 17 pendant les événements de Juin. S’appuyant sur le témoignage du colonel Charras rapporté plus tard par Louis Blanc, Georges Renard citait cette lettre de Louis-Napoléon Bonaparte adressée au général Rapotel, datée de Londres le 22 juin 1848 et qui disait : « Général, je connais vos sentiments pour ma famille. Si les événements qui se préparent tournent dans un sens qui lui soit favorable, vous êtes Ministre de la Guerre » 18. D’autres affirmations étaient également répandues à propos de l’or déversé sans compter par le personnage, les journaux L’Organisation du Travail et Le Petit-fils du Père Duchêne qui soutenaient sa stratégie d’excitation à « la haine des classes » 19 ainsi que le nombre important d’insurgés arrêtés qui se déclaraient partisans de . Dans la mesure où il n’y eut pas de véritables procès des combattants de Juin, aucune preuve judiciaire indiscutable ne peut être alléguée pour étayer ces accusations mais, dorénavant, l’idée était dans l’air et certains secteurs de l’opinion républicaine vont propager cette explication des Journées de Juin pour essayer d’enrayer le danger ou de dégager leur propre responsabilité.

7 La naissance du Spectateur républicain, le 29 juillet 1848, lancé par Noël Parfait, Émile Jourdan et Émile de la Bédollière, semble avoir répondu à cette stratégie et La Presse du 30 août, plutôt favorable au condottiere, accusera son confrère d’être un organe semi- officiel, subventionné par le gouvernement, ce qui hâtera sa disparition début septembre 20. Rédigé par des hommes proches du National, d’abord favorables à

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Lamartine et Marrast puis au général Cavaignac, ce quotidien attaqua vivement Louis- Napoléon Bonaparte, préparant ainsi la campagne encore plus incisive que mènera la Revue comique à l’usage des gens sérieux qui lui succéda en novembre 21. Cette fois-ci, en traitant la politique avec la distance qu’autorise l’humour, les rédacteurs accuseront nommément le neveu de vouloir répéter l’attentat perpétré par l’Oncle 22. Dans Le Glaneur d’Eure-et-Loir où Noël Parfait écrivait également, il était plus démonstratif encore quand il révélait aux Beaucerons qui le lisaient que l’introduction de la présidence de la République dans la Constitution risquait de faire le jeu du prétendant bonapartiste et faisait courir à la France le danger de voir prochainement se produire « une parodie du 18 Brumaire et de l’Empire » 23. On était en effet entré, depuis plusieurs semaines, dans la discussion législative du projet de constitution dont la Deuxième République devait se doter et le débat avait ressurgi avec force dès le mois de septembre.

8 Réélu les 17 et 18 septembre 1848 dans cinq départements, les quatre qui avaient voté pour lui en juin et la Moselle, battu de peu dans l’Orne et le Nord, Louis-Napoléon Bonaparte avait cette fois décidé d’occuper son fauteuil de représentant du peuple 24 et de fédérer autour de lui les énergies qui se déclaraient prêtes à l’appuyer. Selon Ferdinand Gambon, alors tout jeune élu de la Nièvre et bouillant Jacobin, ils n’étaient d’ailleurs pas très nombreux, la famille Bonaparte étant de loin la plus active 25. Même Morny, le demi-frère, était encore favorable à la candidature de Cavaignac et ce n’est qu’à l’arrivée de Louis-Napoléon à Paris, en septembre, qu’il commencera à s’intéresser aux agissements d’un prétendant qu’il ne ralliera qu’en 1849 26. C’est en effet à l’approche du vote de la Constitution dans son ensemble que les choses vraiment sérieuses avaient commencé, Jules Grévy, Félix Pyat, l’alter ego de Ferdinand Gambon, et Médéric Leblond s’étant mués en véritables Cassandre pour faire entendre raison aux républicains de la veille. Ils n’avaient plus aucune illusion sur les républicains « du lendemain » comme l’on disait alors mais ils espéraient au moins convaincre les premiers qu’il ne fallait en aucun cas accepter que le modèle américain ne vînt pervertir l’austère morale républicaine à la française. Curieusement, Lamartine, qui, en juin, on l’a vu, avait voté contre la ratification de l’élection de Louis Bonaparte, ne voyait plus de danger en octobre mais il est vrai qu’à cette date, il était persuadé que le peuple le remercierait de son dévouement en l’envoyant habiter à l’Élysée. À l’Assemblée, tentant une nouvelle fois de ridiculiser le neveu, il présenta celui-ci comme un vulgaire épouvantail, s’écriant dans un beau mouvement d’éloquence : « Pour exécuter un dix-huit brumaire, il faut Marengo devant et la Terreur derrière » 27, ce qui eut, semble-t-il, pour effet de rassurer les indécis.

9 Préparée très minutieusement par une commission présidée par Cormenin – Timon – dans laquelle siégeaient, entre autres, Tocqueville, Lamennais, Barrot, Dufaure, Dupin, Considérant 28, la Constitution fut discutée après que le projet eut été présenté à l’Assemblée par Marrast le 30 août. C’est alors, en septembre et surtout en octobre, que les accusations les plus graves se multiplièrent et l’on comprend pourquoi la presse antibonapartiste se déchaîna en cette période. La question du mode de désignation de l’exécutif focalisait l’attention dans la mesure où les adversaires d’une présidence de la République étaient minoritaires. Deux ou trois possibilités d’écarter le rejeton des Bonaparte demeuraient cependant : faire élire le pensionnaire de l’Élysée par l’Assemblée elle-même ou par des sortes de grands électeurs ou, carrément, adopter une mesure législative anticipant sur la loi de 1886 en s’inspirant des dispositions arrêtées en 1816 et 1832. Antony Thouret, sympathique Jacobin connu pour avoir, avec

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La Fille du prolétaire, donné à l’insurrection lyonnaise de 1834 sa version épique 29, monta à la tribune le 9 octobre pour défendre un amendement qui interdirait aux descendants des familles royales et impériales d’être candidats à ce suffrage. C’est alors que Louis- Napoléon décida d’intervenir en personne dans les débats et il le fit en se présentant d’une manière qui fut jugée plutôt dérisoire, mais en désavouant « le nom de prétendant qu’on lui jette à la tête » 30. Rassuré ou mystifié par cette déclaration de loyauté, persuadé lui aussi que ce personnage était incapable d’organiser un attentat contre la République, faute de moyens intellectuels et de charisme, Thouret retira son amendement dans un geste très symbolique de cette fraternité quarante-huitarde qui unissait encore, sinon tous les Français, du moins encore de nombreux représentants du peuple.

10 À l’issue des délibérations, quand vint l’instant de voter cette constitution dont l’article 110 confie la garde et le dépôt au patriotisme de tous les Français 31, justifiant par avance toutes les insurrections populaires de décembre 1851, seuls 30 parlementaires, parmi lesquels Joigneaux, Gambon, Greppo, Pelletier et Félix Pyat, tous démoc-socs et cités à ce titre par Georges Renard en 1905 32, la rejetèrent. Les 739 autres élus présents ratifièrent, ce 4 novembre 1848, le texte présenté, avec son préambule et ses 111 articles – si on ne tient pas compte des dispositions transitoires – dont le dernier, consacré à la révision, aurait dû être un précieux rempart contre tous les attentats imaginables. L’article 45, interdisant la réélection du président sortant, avait été adopté en souvenir du Consulat et il était censé protéger à lui seul contre ce risque, ce qui devait se révéler illusoire en 1851. D’autres dispositions, le serment solennel, la Haute Cour de Justice, l’interdiction de choisir le vice-président dans la parentèle de l’élu, étaient également destinées à élever de solides barrières entre la constitution et d’éventuels malfaiteurs mais, globalement, les oiseaux de mauvais augure qui avaient prédit un avenir sombre n’avaient pas été pris au sérieux. Louis Bonaparte, disait-on, n’était pas Jules César, ni la Seine le Rubicon, et chacun se croyait assez fort, au centre et à droite de l’échiquier politique, voire à gauche, pour éviter le déclenchement d’un scénario catastrophe, l’article 68 stipulant même quelques dispositifs de précaution contre un éventuel coup d’État 33. L’élection présidentielle et l’ombre de Brumaire 11 Fixée au 10 décembre, l’élection au fauteuil suprême avait été ratifiée par les parlementaires le 26 octobre 34, ce qui amena les candidats à se dévoiler, Louis- Napoléon montant alors à la tribune pour déclarer définitivement ses intentions. C’est pendant la seconde lecture de la Constitution, le 31 octobre, que l’extrême gauche, se saisissant de ce motif officiel, appela les représentants du peuple à la vigilance ou au sursaut démocratique. Thouret déposa de nouveau son amendement excluant de la course à la présidence tout membre d’une famille ayant régné sur la France – et pas seulement les chefs des maisons royales comme en 1886. Dans un mouvement d’éloquence destiné à réveiller les consciences, il se dressa et adjura ses collègues en des termes prémonitoires : « Faisons que l’histoire ne dise pas de nous : ils avaient en mains une Constitution et une République, et ils n’ont pas su se servir de l’une pour sauver l’autre » 35. Ce jour-là, 150 élus du peuple se dressèrent dans un beau sursaut pour barrer la route au prétendant mais, on l’a vu, le 4 novembre, ils ne furent plus que 30 à rejeter en bloc la constitution de la Deuxième République, Cavaignac lui-même s’étant porté garant, le 31, de l’honnêteté de son adversaire 36! Toutefois, l’importance numérique des partisans de l’amendement Thouret montre que l’opposition au

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candidat du parti de l’Ordre, perçu comme apprenti dictateur, commençait à s’organiser.

12 À l’Assemblée Etienne Arago, représentant des Pyrénées-Orientales, eut en ces heures l’occasion de s’en expliquer avec Louis-Napoléon lui-même. Alors que celui-ci se dirigeait ostensiblement vers lui parce qu’il le voyait converser avec son cousin Jérôme Napoléon, Arago lui expliqua pourquoi il ne pouvait tolérer le principe même de sa candidature à l’Élysée. Adoucissant sa critique afin d’épargner sa personne, il lui confia : « Si nous vous repoussons, c’est que, voulussiez-vous rester dans le giron républicain, vous seriez forcé, par tout ce qui fait cohue derrière vous, de marcher vers une monarchie, car ce qui vous jette en avant, c’est l’ignorance des campagnes, l’erreur qui est une ignorance renforcée, et le fétichisme impérial » 37. Tout est dit dans cette analyse à chaud du phénomène bonapartiste : la force des représentations, de la légende napoléonienne et du mythe du petit caporal acharné à renforcer la grandeur nationale – ici le « fétichisme impérial » – l’attirance des paysans pour le neveu et l’impossibilité de lutter contre son destin. Précurseur des études en termes de cultures politiques du XXe siècle, ce dialogue rapporté après coup par le frère d’Etienne Arago corrobore ce qui était répété par les cercles républicains, à savoir la nécessaire dérive factieuse du futur président Louis-Napoléon Bonaparte. Sans le développer de cette façon, les Quarante-Huitards avaient conscience que, dans la famille bonapartiste, le coup de force était intimement mêlé à l’appel au peuple et que la démagogie, le populisme du rédacteur de L’extinction du paupérisme n’avaient qu’une seule fonction : masquer le but ultime, le crime qui supprimerait la République et lui substituerait l’Empire.

13 Dès sa mise en vente, début novembre 1848, la Revue comique à l’usage des gens sérieux de Hetzel-Parfait et consorts publiait ce dialogue imaginaire entre l’Oncle et le neveu : « - Savez-vous, mon neveu, pourquoi je suis ici ? déclare l’ombre. – Non, Sire, répond le maître du palais. – Pour vous empêcher de faire une sottise, et de commettre un sacrilège. Écoutez- moi bien. Vous réclamez mon héritage ; mon héritage n’est à personne, pas même à cet enfant que voilà [...]. La seule ambition qui convienne aux enfants des grands hommes est de se faire oublier. L’homme assis devant la cheminée se réveille, il jette des regards effarés autour de lui [...]. Puis se rassurant peu à peu, il murmure avec un sourire : Ce n’était qu’un cauchemar, je serai Empereur » 38.

14 Ainsi, pendant toute le temps de cette première campagne présidentielle de l’histoire qui dura un mois et demi – du 26 octobre au 10 décembre si l’on veut – il se trouva, en Eure-et-Loir comme dans les Pyrénées-Orientales, à Paris comme à Cosne-sur-Loire, à Lyon ou à Marseille des hommes qui annoncèrent l’avenir avec l’angoisse de voir se réaliser leurs prédictions. L’association de soutien à Ledru-Rollin, la Solidarité républicaine, ne fut pas sans grandeur ni une certaine efficacité, mais, contre la popularité partout attestée du nom de « Poléon », il était difficile de rivaliser. Certes il ne s’agit nullement de réduire les raisons de la victoire de Louis Bonaparte – 74,2 % des voix – à la force des représentations et aux pesanteurs du passé. Pour le département des Pyrénées-Orientales qui ne donna que 47,61 % des suffrages exprimés au candidat 39, Peter McPhee a bien montré que d’autres raisons poussèrent l’électorat à choisr le neveu – le rejet des 45 centimes, le soutien en partie contre-nature des légitimistes et des orléanistes, la virginité de Louis Bonaparte dans la répression des journées de Juin 1848 notamment40 – et que, selon les régions et les classes sociales, les motivations

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changeaient. Ce qui importe cependant ici, c’est de constater qu’effectivement, à la veille de la prestation solennelle du serment, le 20 décembre, une partie non négligeable du camp républicain avait alerté les Français sur les risques encourus et que, de ce point de vue au moins, ces hommes utilisaient intelligemment les leçons du passé pour écrire leur propre histoire. S’ils ne furent pas entendus, tels des nabis ressuscités pour l’occasion, ils n’en hurlèrent pas moins leurs craintes en se servant des moyens modernes de la propagande, la presse illustrée par exemple et les caricatures. Parmi les plus répandues alors, celle du petit chapeau dont dépassent ou débordent des oreilles d’âne avait peut-être le tort de colporter la version du personnage falot mais celle de l’assassin embrassant la République et lui plantant un poignard dans le dos avait le mérite de la franchise. Elle proclamait de façon limpide que l’ombre du sabre se profilait au-dessus de la France et qu’il était grand temps de réagir 41.

15 Aussitôt les résultats de l’élection validés, le 20 décembre, il ne restait plus qu’une formalité à accomplir, la prestation du serment, mais elle pouvait se révéler décisive si le prétendant refusait de se prêter à la cérémonie et à son décorum. Devant une Assemblée silencieuse dont Victor Hugo, encore bonapartiste à cette date, a décrit l’atmosphère 42, Louis Bonaparte devait accepter de dire, d’une voix apparemment sans éclat ni ornement : « En présence de Dieu et devant le Peuple français représenté par l’Assemblée nationale, je jure de rester fidèle à la République démocratique, une et indivisible et de remplir tous les devoirs que m’impose la Constitution » 43. Ne sachant s’il s’agissait « d’une conversion ou d’un parjure » commente Maurice Agulhon 44, les représentants préférèrent applaudir le général Cavaignac qui avait achevé sa mission plutôt que le « citoyen » Louis Bonaparte comme l’avait nommé Marrast, président de séance, et crier d’une voix puissante : « Vive la République ! » 45 Dans leur immense majorité cependant, les représentants du peuple se voulaient sereins, pensant que les dispositions qu’ils avaient arrêtées – notamment le droit pour le bureau de l’Assemblée de requérir les troupes nécessaires à sa sécurité et la reprise de la plénitude du pouvoir exécutif en cas d’attentat perpétré par le président de la République 46 – seraient suffisantes pour empêcher le viol de la Constitution. Pour les plus avertis, la virulence de la campagne électorale, le climat d’inquisition qui commençait à pervertir la démocratie, la présence des éléments les plus réactionnaires auprès de Louis-Napoléon ainsi que celle d’une garde prétorienne de Ratapoil, faisaient craindre le pire. Comme le dira, dans son style inimitable si caractéristique du romantisme politique de l’époque, Ferdinand Gambon : déjà le futur assassin du 2 Décembre avait « fait alliance avec toutes les aristocraties, avec toutes les réactions, noires, blanches, bleues et tricolores, pour mieux étouffer la révolution, sa mère » 47. La révision de la Constitution 16 Pendant les trois années qui séparent l’entrée de celui que l’on salue déjà, à l’Élysée, du nom d’Altesse ou de Monseigneur, de son forfait sanglant, les milieux républicains ne désarmèrent pas. Toutefois, en fonction des circonstances, leurs accusations se firent plus ou moins véhémentes. Très fermes pendant la campagne des élections à la Législative, en avril-mai 1849, qui constitue un des sommets dans la propagande antisocialiste – à la brochure Les Partageux d’Henri Wallon répond le Toast aux paysans de France de Félix Pyat –, les adversaires de Louis-Napoléon se saisissent de l’expédition romaine, au même moment, pour prouver la véracité de leurs craintes. Puisque le prince-président ne respecte ni la lettre ni l’esprit de la Constitution en envoyant des troupes combattre une république sœur et rétablir Pie IX, symbole de la réaction

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désormais, sur son trône, rien ne pourra l’empêcher de violer d’autres articles du pacte qui le lie à la nation 48. C’est cela, fondamentalement, que signifiait la protestation pacifique du 13 juin 1849 sur les boulevards parisiens mais le gouvernement et la majorité conservatrice de l’Assemblée s’en servirent comme d’un prétexte pour expédier en prison ou en exil les derniers chefs montagnards encore en liberté 49. Loin d’avoir décrété les ministres d’arrestation, la nouvelle Chambre obligea l’auteur de cette proposition, Ledru-Rollin, à rejoindre Louis Blanc à Londres et elle enferma à Doullens puis, bientôt, Belle-Île-en-Mer, toute la direction du camp républicain 50. Le procès devant la Haute Cour de Versailles 51 devait achever, en octobre-novembre de la même année, le processus et aboutir à affaiblir durablement la gauche, désormais privée de leaders véritablement charismatiques.

17 Les discussions à propos de la loi Falloux, en mars 1850, fournirent encore bien des opportunités pour alerter l’opinion, comme le vote de la loi du 31 mai qui dégraissait d’un tiers – la fraction la plus pauvre de la population – le corps électoral 52, mais ce fut surtout le début de la campagne de pétitions pour la révision de la Constitution, à l’été 1850, qui sonna l’heure d’une nouvelle bataille contre le César français. On sait que, malgré l’engagement des préfets au service de cette cause, le texte n’obtint que 1 456 000 signatures 53, ce qui n’était cependant pas si mal, et qu’il fallut patienter jusqu’au vote des conseils généraux, un an plus tard, pour que le président puisse se targuer d’un soutien populaire vraiment massif. À partir du moment où 50 assemblées départementales élues au suffrage universel s’affirmaient favorables à la possibilité pour le président sortant d’être candidat à sa succession et réélu, où 29 autres approuvaient une révision conditionnelle et où 3 seulement avaient voté fermement contre tout remaniement constitutionnel 54, il pouvait avancer en effet en terrain découvert et exiger de l’Assemblée qu’elle entende dans le vœu des conseils généraux sourdre la voix du peuple. C’est donc entre le 28 mai 1851, date officielle de l’ouverture des débats à l’Assemblée législative et le 19 juillet, date du vote et du rejet par 446 pour mais 278 contre, soit moins des trois quarts exigibles 55, que la tension fut la plus vive. C’est dans ces circonstances très précises et dans une atmosphère devenue électrique que Victor Hugo, entré dans l’opposition après le début de l’expédition romaine et au cœur de la République lors du vote de la loi Falloux, prononça un discours destiné à s’enraciner profondément dans l’Histoire. Qu’est-ce que c’est que la prolongation des pouvoirs, demanda-t-il ? C’est le Consulat à vie. Où mène le Consulat à vie ? À l’empire. Vous voulez prendre, dans vos petites mains, ce sceptre de Titans, cette épée des géants ? Pour quoi faire ? Quoi ? Après Auguste, Augustule ! Quoi ! Parce que nous avons eu Napoléon le grand, il faut que nous ayons Napoléon le Petit ! 56

18 Tout était consommé entre les deux hommes et la haine de l’empereur poursuivra désormais le poète partout où il résidera, mais on retiendra aussi qu’en ciselant sa formule lumineuse, un bijou poétique, et une arme dans la main des amoureux de la liberté, Victor Hugo incitait peut-être ses lecteurs et ses auditeurs à sous-estimer et donc à minimiser le danger. Or, faisant fi de toute précaution, l’entourage du président s’était organisé pour perpétrer l’attentat final. Dans les villes, la Société du 10 décembre utilisait des méthodes qui ne sont pas sans annoncer celles des séides de

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Mussolini à ses débuts, le gourdin remplaçant l’huile de ricin. Autour de Morny, de Maupas, de Fleury, de Persigny, du général Saint-Arnaud, un groupe d’hommes bien déterminés à forcer le destin préparait activement le coup d’État, ce qui, fondamentalement, comme l’écrit Raymond Huard, distingue le 2 Décembre du 18 Brumaire, beaucoup plus improvisé de ce point de vue 57. On connaît la suite : le 6 novembre, les questeurs déposaient sur le bureau de l’Assemblée une ultime demande de révision qui était repoussée le 17. C’est entre cette date et la soirée du 2 Décembre que les derniers préparatifs furent discutés, Maupas s’occupant des préfets et Saint- Arnaud de la troupe, avec l’aide des généraux Espinasse et Magnan. En province, des listes de suspects étaient prêtes à fournir aux prisons, aux tribunaux d’exception ou à la proscription leur nourriture et, à Paris, des Ratapoil de plus en plus vindicatifs et violents interdisaient toute expression un peu libre de la pensée en public.

19 S’il est vrai que, globalement, les Montagnards restés à l’Assemblée ne prirent pas la mesure du danger, trop confiants dans le verdict des urnes de 1852 qui devait, pensaient-ils, leur conférer la majorité des sièges, on de doit pas négliger les aspects policiers du régime et la paralysie de l’action qu’il parvint à imposer à ses adversaires. Certes Michel de Bourges avait tort d’affirmer que la Constitution était à l’abri du danger « sous la protection d’une sentinelle invisible qui est le peuple » 58 et le général Changarnier d’inciter les parlementaires à « délibérer en paix » grâce à sa vigilance personnelle 59, mais, sans la minutieuse orchestration du coup d’État qui prit tout le monde de court, celui-ci eût été voué à l’échec à la différence du 18 Brumaire qui avait réussi sans préparation de ce type. Louis-Napoléon Bonaparte n’avait laissé que peu de place à l’improvisation. Son entourage avait essayé de tout prévoir et les hommes qui accomplirent leur forfait le firent froidement en sachant quel était le rôle qu’on attendait d’eux. Qu’il s’agisse de l’arrestation des représentants du peuple ou de la rédaction de la proclamation affichée sur les murs pour justifier le fait accompli, ou encore des termes très habiles de celle-ci, rien n’avait été négligé et les fusillades du 4 décembre sur les boulevards de la capitale prouvèrent à qui en doutait la volonté des nouveaux maîtres du pays. Victor Hugo fut, le restant de son existence, persuadé qu’on l’eût assassiné froidement s’il ne s’était dérobé aux exécuteurs, et il ne se trompait sans doute pas, les centaines de morts de la capitale – 380 dira Le Moniteur, 1 200 le Times 60 et les milliers d’arrestations en province confirmant la férocité et l’extrême détermination des factieux. Avec 26 884 individus poursuivis et internés pour la plupart en décembre-janvier, dont 9 581 étaient destinés à l’Algérie – 3 006 furent réellement déportés – et 239 au bagne de Cayenne – 198 y partirent 61– la décapitation et la terrorisation du camp démocrate furent immédiates. Il fallait tuer pour être compris, avait prévenu Morny, et l’on fit couler suffisamment de sang pour impressionner l’opinion 62 et obtenir, lors du plébiscite du 21 décembre suivant, le blanc-seing et l’absolution du crime que l’on recherchait. Avec 7 millions de suffrages contre 640 377 non, – ce qui est remarquable tant il fallut de courage physique et mental, ce jour-là, pour oser exprimer ainsi sa réprobation du crime – Louis Bonaparte pouvait s’estimer satisfait : son 18 Brumaire valait celui de son oncle et, s’il n’avait ni Marengo ni les Pyramides derrière lui, il n’aurait de cesse que d’avoir remporté bientôt un Austerlitz digne de sa gloire et de son nom. L’étrange postérité d’un crime 20 On se retrouve donc devant le paradoxe initial quand on revient sur ces quatre années et sur la propagande républicaine qui dénonça presque continûment dans le prince

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Louis Bonaparte le futur assassin de la république. Nous l’avons dit : la connaissance du passé, de l’Histoire de France, la mémoire de la Grande Révolution ne furent nullement des freins à la mobilisation ou à l’intelligence des événements présents pour les Quarante-Huitards. Il faut chercher ailleurs les raisons de leur impuissance tragique – ce n’est pas l’objet de ces lignes – et il convient d’abord d’admettre que le nombre de républicains authentiques était beaucoup trop faible, à la Législative comme à la Constituante, pour que le régime ait pu se protéger efficacement contre ceux qui le haïssaient, légitimistes, orléanistes et bonapartistes de tous poils. Les Montagnards n’étaient pas exempts d’emphase ni de pause et ils furent souvent brocardés pour ces travers mais ils surent, par leur échec, préserver d’autres révolutions de leurs erreurs. C’est en songeant au 2 Décembre que la loi du 22 juin 1886 fut votée et c’est également en voulant se préserver de la faculté pour le général Boulanger de trouver dans le passé des modèles de coups de force que le gouvernement d’alors prit les devants en 1889 en dissolvant préventivement la Ligue des patriotes, en poussant le « Saint-Arnaud de café-concert » 63 à la fuite et en utilisant, lors du procès en Haute Cour, des méthodes pour le moins discutables 64. Président du conseil radical, Floquet accepta l’argent de la Compagnie universelle du canal interocéanique (Panama) pour financer des élections jugées difficiles 65 et Constans, ministre de l’Intérieur, républicain que n’étouffaient guère les scrupules, manipula Boulanger pour le déconsidérer. À la lueur des enseignements du passé, deux parlementaires qui avaient voté d’enthousiasme la loi du 30 juillet 1881, dite de réparation nationale parce qu’elle indemnisait les victimes du coup d’État du 2 Décembre ou leurs ayants droit 66, n’hésitaient pas à immuniser le régime contre un danger réel ou supposé 67 en sortant de la légalité.

21 Revendiquant l’héritage de la Deuxième République, ils en pratiquaient le bénéfice d’inventaire avant la lettre 68 et n’en retenaient que ce qui leur semblait devoir l’être, non la naïveté ni la morale un peu austère. Plus lucides sans aucun doute que leurs prédécesseurs, disciples par ce trait de caractère des Realpolitiker à la prussienne façon Bismarck, ils s’écartaient de leurs modèles au nom d’une conception plus positive des choses et de l’exercice de la politique. Cela avait commencé en 1875, lorsque pour dîner avec le diable – les dirigeants du courant légitimiste –, Léon Gambetta n’avait même pas pris la peine de se munir d’une cuiller en bois. Pour vaincre les orléanistes ou leur retirer des sièges de sénateurs inamovibles 69, tout lui paraissait bon, ce que, là encore, les Ledru-Rollin, Armand Barbès, Louis Blanc, Ferdinand Gambon, Etienne Arago ou Noël Parfait se seraient refusé à faire. Plus cyniques ou plus pragmatiques que leurs devanciers, ils avaient décidé, ou conclu d’un examen approfondi des « erreurs » des hommes de 48, qu’en politique il valait mieux être du parti de Créon plutôt que de celui d’Antigone, ce qui les conduisit à couvrir, à leur tour, des forfaits et des crimes et à susciter, régulièrement, des frustrations se traduisant en manifestations d’antiparlementarisme ou de stigmatisation d’un système perverti. Noël Parfait l’avait expliqué avec un peu de grandiloquence à ses concitoyens pendant la campagne présidentielle de 1848 : « Le propre du pouvoir est d’opérer des métamorphoses. Quiconque atteint une fois le haut de ce périlleux mât de cocagne cesse de voir les choses comme il les voyait d’en bas. Il n’y a guère d’exception à la règle » 70. C’est pour avoir voulu continuer à demeurer fidèles à leurs principes que les Quarante-Huitards échouèrent mais, du moins, ajoutèrent-ils à la métaphysique républicaine l’idée que la morale est intimement liée à la politique et que quiconque l’oublie justifie tous les crimes à venir.

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NOTES

1.* La contribution de Jean-Yves Mollier au colloque sur le coup d’État du 2 décembre (Éditions Créaphis, 2004) ayant été amputée d’une quinzaine de notes, nous avons décidé de la publier dans ce numéro de la Rh19 dans sa version intégrale, en présentant nos excuses à son auteur et à ses lecteurs. . Sur le contexte entourant le vote de cette loi, on se reportera à Maurice AGULHON, La République, Paris, Éditions Hachette, coll. Pluriel, 1990, 2 volumes. 2.. Jean-Yves MOLLIER, Dans les bagnes de Napoléon III. Mémoires de Charles-Ferdinand Gambon, Paris, Presses universitaires de France, 1983. 3.. Jean-Yves MOLLIER, Noël Parfait (1813-1896). Biographie littéraire et historique, thèse de doctorat de 3e cycle de littérature française, Pierre CITRON [dir.], Université Paris 3, 1978, 2 volumes. 4.. Hetzel était alors connu à la fois comme éditeur et comme chef de cabinet de Lamartine puis de Bastide ; voir André PARMÉNIE et Catherine BONNIER DE LA CHAPELLE, Histoire d’un éditeur et de ses auteurs : Pierre-Jules Hetzel (P.J. Stahl), Paris, Éditions Albin Michel, 1953. 5.. Gambon siégera dans les deux assemblées comme représentant de la Nièvre, à 27 ans en 1848, mais Parfait dut attendre 1849 pour obtenir un siège en Eure-et-Loir. 6.. Maurice AGULHON, 1848 ou l’apprentissage de la République. 1848-1852, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points-Histoire, 1973, pour la chronologie des événements. 7.. Louis GIRARD, La politique des travaux publics du Second Empire, Paris, Éditions Armand Colin, 1952. 8.. Karl MARX, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, rééd. Paris, Éditions sociales, 1993, avec introduction et notes de Raymond HUARD. 9.. Maurice AGULHON, Coup d’État et République, Paris, Presses de sciences po, 1997. 10.. Voir entre autres Louis GIRARD, Napoléon III, Paris, Librarie Arthème Fayard, 1986, pour la remière étude synthétique, et, plus récent, Jean TULARD [dir.]., Dictionnaire du Second Empire, Paris, Librarie Arthème Fayard, 1990. 11.. Voir Le Moniteur universel des 13, 14 et 15 juin 1848 pour le texte des interventions et Maurice AGULHON, 1848 ou l’apprentissage de la République, ouv. cité, p. 66. 12.. Cette hypothèse apparaît moins plausible aujourd’hui depuis qu’Adrien DANSETTE (Louis-Napoléon à la conquête du pouvoir, Paris, Éditions Hachette, 1961) et ses successeurs (Louis GIRARD, ouv. cité, et J. TULARD, ouv. cité) ont redoré le blason du personnage. 13.. Louis GIRARD ou Adrien DANSETTE pour les détails de la biographie ou Philippe SÉGUIN (Louis-Napoléon le Grand, Paris, Éditions Grasset, 1990) si l’on préfère le romancero supposé gaullien aux travaux historiques plus austères. 14.. Sur l’impact de la Révolution française à la veille de 1848, voir Maurice AGULHON, 1848 ou l’apprentissage de la république, ouv. cité, pp. 6-8, et Jules MICHELET, Histoire de la Révolution Française, rééd. Paris, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, 2 volumes, t. 1, pp. 1043-1044. 15.. Bernard MÉNAGER, Les Napoléon du peuple, Paris, Éditions Aubier, 1988, et Nathalie PETITEAU, Napoléon, de la mythologie à l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1999. 16.. Sylvie APRILE, Raymond HUARD, Pierre LÉVÊQUE et Jean-Yves MOLLIER, La Révolution de 1848 en France et en Europe, Paris, Éditions sociales, 1998, pp. 27-31.

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17.. Georges RENARD, La République de 1848 (1848-1852), t. IX de l’Histoire socialiste (1789-1900) de Jean JAURÈS, Paris, J. Rouff et Cie, 1905-1906, p. 83 pour la première occurrence de ce terme. 18.. Ibidem, p. 83. 19.. Ibidem. 20.. Le Spectateur républicain, a paru du 29 juillet au 7 septembre 1848. Rarement cité, pour ne pas dire jamais, dans les études consacrées à la Deuxième République, il se révèle pourtant précieux pour une approche des réactions républicaines aux dangers représentés par une candidature bonapartiste à l’élection présidentielle de décembre. 21.. Jean-Yves MOLLIER, Noël Parfait…, ouv. cité., t. 1, pp. 189-191. 22.. Revue comique à l’usage des gens sérieux, 1re livraison de novembre 1848, p. 4 notamment. 23.. Noël PARFAIT, « Lettres parisiennes », dans Le Glaneur d’Eure-et-Loir, 15 octobre 1848. 24.. Sylvie APRILE et alii, ouv. cité, pp. 29-30. 25.. Jean-Yves MOLLIER, Dans les bagnes de Napoléon III…, ouv. cité, p. 259. 26. . Jean-Marie ROUART, Morny. Un voluptueux au pouvoir, Paris, Éditions Gallimard, 1995, p. 132. À noter que l’académicien qui ne recule devant aucun sacrifice en matière d’hyperbole affirme que Louis-Napoléon a été élu par 15 départements en septembre, ce que même Philippe Séguin n’avait osé faire ! 27.. Cité par Georges RENARD, ouv. cité, p. 114. 28.. La lecture du Moniteur universel s’impose pour la période juin-décembre 1848 et on peut lui ajouter, pour l’intelligence des débats, François LUCHAIRE, Naissance d’une constitution : 1848, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1998, et La Constitution du 4 novembre 1848 : l’ambition d’une République démocratique, Jean BART et alii [dir.], Dijon, Publications de l’université de Bourgogne, 2000. 29.. La Révolte de Lyon en 1834 ou la fille du prolétaire, Paris, Moutardier, 1835, 2 volumes. Quoique publié sans mention d’auteur, le livre est en général attribué à A. Thouret. 30.. Le Moniteur universel, 11 octobre 1848. 31.. La Constitution du 4 novembre 1848…, ouv. cité, p. 318. 32.. Georges RENARD, ouv. cité, p. 123. 33.. L’article 68 stipulait en effet que « toute mesure par laquelle le président de la République dissout l’Assemblée, la proroge ou met obstacle à l’exercice de son mandat, est un crime de haute trahison ». Il ajoutait, afin que nul ne s’y méprît : « Par ce seul fait, le président est déchu de ses fonctions ; les citoyens sont tenus de lui refuser obéissance », ce qui justifiait par avance toutes les résistances au coup d’État. Voir Constitution du 4 novembre 1848 dans Les Constitutions de la France depuis 1789, présentation par Jacques GODECHOT, Paris, Éditions Garnier-Flammarion, 1970, pp. 263-277. 34.. Voir Le Moniteur universel des 26, 27, 28, 29, 30 et 31 octobre 1848 sur ce point. 35.. Le Moniteur universel du 1er novembre 1848 ; voir aussi Georges RENARD, ouv. cité, p. 115, pour le commentaire laudatif de ce discours. 36.. Le Moniteur universel des 2, 3 et 4 novembre 1848 pour le détail de ces interventions. 37.. Jacques ARAGO, Histoire de Paris, ses révolutions, ses gouvernements et ses événements de 1841 à 1852, comprenant les sept dernières années du règne de Louis-Philippe et les quatre premières de la République, Paris, Dion-Lambert, 1853, 2 volumes, t. 2, p. 371, et Muriel TOULOTTE, Etienne Arago. 1802-1892. Une vie, un siècle, Perpignan, Publications de l’Olivier, 1993, p. 144. 38.. Revue comique à l’usage des gens sérieux, 1re livraison, novembre 1848, p. 4.

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39.. Peter McPHEE, Les Semailles de la République dans les Pyrénées-Orientales. 1846-1852, Perpignan, Publications de l’Olivier, 1995, p. 143. À noter que Maurice AGULHON, 1848 ou l’apprentissage de la république…, ouv. cité, p. 86, ne situe pas le département sur la carte des départements qui ont accordé moins de 50 % à Louis Bonaparte. 40.. Peter McPHEE, ouv. cité, pp. 142-143 sur ce point. 41.. Sur cette propagande par l’image, voir La caricature entre République et Censure : l’imagerie politique en France de 1830 à 1880 : un discours de résistance ?, Philippe RÉGNIER [dir.], Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1996. 42.. Victor HUGO, Napoléon-le-Petit (1852), rééd. Paris, J.-J. Pauvert, 1964, pp. 25-32, et Choses vues. 1847-1848, Paris, Éditions Gallimard, coll. Folio, 1972, pp. 414-415. 43.. Georges RENARD, ouv. cité, et Maurice AGULHON, ouv. cité, pour deux autres commentaires de l’événement, les souvenirs de Rémusat et de Tocqueville pouvant servir d’utiles compléments à l’analyse de cette scène. 44.. Maurice AGULHON, ouv. cité, p. 89. 45.. Ibidem. et Le Moniteur universel du 21 décembre 1848 ainsi que Le National, La Presse et les journaux rendant longuement compte de l’événement. 46.. Georges RENARD, ouv. cité, p. 115. 47.. Mémoires de Charles-Ferdinand Gambon, ouv. cité, p. 140. 48.. Sylvie APRILE et alii, ouv. cité, pp. 226-230. 49.. Ibidem, pp. 42-44, et Maurice AGULHON, ouv. cité, pp. 94-96. 50.. Jean-Yves MOLLIER, « Belle-Île-en-Mer, prison politique (1848-1858) », dans Maintien de l’ordre et Polices en France et en Europe au XIXe siècle, Philippe VIGIER [dir.], Paris, Éditions Créaphis, 1987, pp. 185-211. 51. Ferdinand GAMBON, ouv. cité, pp. 41-43. 52.. Sylvie APRILE et alli, ouv. cité, pp. 44-46. 53.. Ibidem, p. 51. 54.. Ibidem, p. 52. 55.. Ibidem. 56.. Le Moniteur universel du 18 juillet 1851 et Victor HUGO, Choses vues, ouv. cité, à la même date. 57.. Sylvie APRILE et alii, ouv. cité, p. 53. 58.. Georges RENARD, ouv. cité, p. 218. 59.. Ibidem. 60.. Ibidem, p. 223, et Edith ROZIER-ROBIN, « Le souvenir du 2 Décembre », dans 1848. Révolutions et mutations au XIXe siècle, N° 1/1985, pp. 87-113 qui rappelle que Saint- Arnaud donna des ordres écrits très fermes en ces circonstances pour que les boulevards soient dégagés au canon et que la répression fit effectivement plusieurs centaines de morts pour la seule ville de Paris. 61.. Maurice AGULHON, ouv. cité, pp. 235-238. 62.. Georges RENARD, ouv. cité. 63.. Jules Ferry est l’auteur du propos méprisant ; voir Jean-Yves MOLLIER et Jocelyne GEORGE, La Plus Longue des Républiques. 1870-1940, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1994, pp. 179-187. 64.. Ibidem. 65.. Ibidem, p. 202. 66.. Ibidem, p. 90. 67.. Jean GARRIGUES, dernier biographe du personnage, ne croit pas à sa volonté de renverser les institutions ; voir Le Général Boulanger, Paris, Éditions Olivier Orban, 1991.

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68.. On sait que la formule est de Lionel Jospin à propos de l’héritage politique de François Mitterrand et qu’il en fait lui-même aujourd’hui les frais après son échec à la présidentielle de 2002. 69.. Jean-Yves MOLLIER et Jocelyne GEORGE, ouv. cité, pour le contexte du vote de la Constitution. Michel WINOCK et Jean-Pierre AZÉMA n’hésitent pas à qualifier de « scabreuse opération gambettiste » l’accord passé avec les légitimistes ; voir La Troisième République, rééd., Paris, Éditions Hachette, coll. Pluriel, 1986, p. 108. 70.. Noël PARFAIT, « Lettres parisiennes », dans Le Glaneur d’Eure-et-Loir, art. cité, 12 novembre 1848.

AUTEUR

JEAN-YVES MOLLIER Professeur a l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

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Actualités

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Thèse de doctorat en Sciences de l’Éducation, sous la direction de Claude Lelièvre, Université de Paris 5, 3 volumes, soutenue le 2 novembre 2004 devant un jury composé d’Elisabeth Bautier (présidente), Marcel Gauchet, Claude Lelièvre, Antoine Prost. La République en ses discours, un acte de formation : 1852-1882

Aude Dontenwille-Gerbaud

1 Cette thèse propose une relecture des discours fondateurs de la Troisième République française (1870-1882) dont la dimension d’oralité est trop souvent négligée. Elle cherche à prouver que l’interaction entre les publics populaires et les grands leaders (Paul Bert, Louis Blanc, Jules Ferry, Charles Floquet, Victor Hugo, Martin Nadaud, Eugène Spuller et surtout Léon Gambetta), représente un mode de résolution des difficultés conceptuelles de l’époque.

2 Mettant en œuvre une méthodologie d’analyse de contenu s’inspirant des travaux d’Antoine Prost, ainsi qu’une approche issue de la Nouvelle Rhétorique de Chaim Perelman ou encore de la sémiotique issue de l’école d’Algirdas Julien Greimas, cette recherche fait émerger les réactions des publics et l’adaptation des leaders, dans une mise en scène interactive considérée comme acte de formation. Ce concept de formation s’élabore au fil de la thèse, dans une réflexion s’étayant sur une théorie de la société pensée au travers de la lecture des ouvrages de Marcel Gauchet, Jürgen Habermas, Claude Lefort et Paul Ricoeur.

3 Cette recherche effectuée dans le domaine des Sciences de l’Éducation, s’attache ainsi à dégager une épistémologie interdisciplinaire, au carrefour de l’Histoire et de la Philosophie politique. Un projet qui a évolué 4 Ce projet est né d’un enthousiasme, celui d’une question d’agrégation : « République et républicains : 1859-1899 ». C’est dans le cadre du concours que j’ai découvert, entre Second Empire et début de la Troisième République, l’importance des grands discours fondateurs. À l’époque, un livre paraissait incontournable pour préparer cette question d’agrégation : L’idée républicaine en France. Essai d’histoire critique, de Claude Nicolet.

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Ensuite, durant les commémorations du bicentenaire de la Révolution Française, publications, colloques, débats multiples m’ont permis d’approfondir toutes ces problématiques.

5 Néanmoins, je restais perplexe : il était régulièrement question d’incohérence théorique des fondateurs de la République, voire d’une schizophrénie considérée comme caractéristique de l’histoire de France. La terminologie employée par les historiens ne semblait guère fixée, évoquant tour à tour : principes républicains, doctrine, philosophie, idéologie, et plus tardivement « idée républicaine ».

6 Mon projet de départ fut donc de lire les grands discours, non plus par morceaux choisis, mais de façon exhaustive ; de partir en quête d’une cohérence des fondateurs de la Troisième République au travers des idées émergeant de ces discours. En travaillant sur les discours, l’importance des réactions du public est apparue d’emblée. Le projet s’est donc réarticulé autour de l’interaction et de la dimension d’oralité des discours. Ce premier travail avait été réalisé de façon descriptive et sans réel outil méthodologique : un vide, donc, à combler. Il concluait sur l’idée que l’interaction orateur/public constituait un acte de formation.

7 Dans le cadre d’un DEA en Sciences de l’Éducation, j’ai cherché ensuite à approfondir cette notion de formation, à construire un outil méthodologique rigoureux permettant une analyse précise de l’interaction. C’est ainsi que j’ai pu me former aux méthodes d’analyse de contenu, mais également aux analyses rhétoriques et aux analyses sémiotiques, profitant de l’enseignement en linguistique et en sciences du langage proposé à l’université de Paris 5. Néanmoins, il fut toujours nécessaire d’adapter ces outils pour y faire apparaître le rôle des publics. Par ailleurs, je recherchais en philosophie politique, une théorie de la société permettant d’analyser les résultats. Le principal résultat de ce DEA fut de montrer que la cohérence des fondateurs de la République était à chercher dans l’acte même de formation, point de départ de la thèse. Il remettait en cause deux lectures : celle qui considérait ces discours comme des textes écrits et celle, anachronique, qui voyait dans ces grands discours un lieu de propagande. Les publics, en effet, étaient toujours déjà acquis à la cause des orateurs.

8 Le corpus fut quant à lui d’abord déterminé par la présence ou non des réactions des publics, dans les diverses transcriptions des discours par les sténographes :

9 – 84 discours de Léon Gambetta, réunis par Joseph Reinach dans l’édition Charpentier en 11 volumes de 1881 (Discours et plaidoyers politiques de Monsieur Gambetta)

10 – 7 discours de Paul Bert réunis dans Leçons, discours et conférences, Paris, Charpentier, 1881

11 – 23 discours de Louis Blanc, dans Discours politiques, 1847-1881, Paris, Germer-Baillière, 1882

12 – 9 discours de Jules Ferry, dans Discours et opinions, Paris, Colin, 1893

13 – 17 discours de Charles Floquet, dans Discours et opinions, Paris, Derveaux, 1885

14 – 8 discours de Victor Hugo, dans Actes et Paroles, Paris, Éditions Rencontre, 1968, volumes 31 et 32

15 – 3 discours de Martin Nadaud, dans Discours et Conférences, 1870-1878, Paris, Gucret, 1889

16 – 13 discours d’Eugène Spuller, dans Conférences populaires, Paris, Dreyfous, 1879 (volume 1) et Paris, Charpentier, 1881 (volume 2) et dans Éducation à la démocratie, Paris, Alcan, 1892.

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17 Il va de soi que les 84 discours de Léon Gambetta formant une série complète ne pouvaient être comparés aux discours des autres orateurs, nettement moins nombreux. Il a donc fallu établir un mode de traitement de ces sources qui tienne compte de cet aspect.

18 Un deuxième corpus a pu être constitué : celui qui permettait de mettre en évidence une culture politique préalable des publics qui viennent écouter les orateurs. Sans cette étude, il n’est pas possible, en effet, d’analyser les « acquis » sur lesquels s’appuie la nouvelle « formation » politique. En l’occurrence, ce deuxième corpus porte sur les publications populaires clandestines républicaines qui ont circulé durant la période du Second Empire. Pour les découvrir, un dépouillement exhaustif du catalogue LB56 a été nécessaire. Ce corpus fut difficile à établir. Pour l’essentiel, il repose sur le catalogue LB56 (et son catalogue complémentaire) de la Bibliothèque Nationale de France. Il est possible d’y retrouver 813 pièces, en majorité des petites plaquettes ou brochures, comportant, en moyenne, une trentaine de pages. Certaines de ces brochures peuvent néanmoins atteindre 60 à 90 pages, imprimées en tout petits caractères et interlignes très serrés. Ce catalogue présente également des publications de format A3, ayant pu servir éventuellement d’affiches. Après élimination des titres clairement non politiques, 670 de ces pièces ont été analysées. Mais seulement 163 seront définitivement retenues pour faire partie du corpus. En effet, il ressort d’un examen attentif, que les 500 et quelques pièces non retenues ne peuvent être authentifiées, avec certitude, comme républicaines. Pour plusieurs d’entre elles, le doute est trop important : il est difficile de trancher entre un discours orléaniste ou même bonapartiste libéral et un discours républicain qui se cache pour défier la censure. J’ai donc, par souci de rigueur méthodologique, préféré les écarter.

19 À ces deux corpus de « textes » ont pu être adjoints de multiples documents qui forment « l’entour » des discours : les correspondances, les journaux, les archives de police. Ne peut-on faire émerger l’existence de réseaux clandestins de républicains sous le Second Empire ? Ces archives révèlent-elles le mode de circulation de ces brochures ? Les séries F7 et M4 des Archives Nationales ne donnent pas grand chose. On retrouve néanmoins dans les archives départementales, quelques dossiers intéressants : Angers/ Tours, Marseille et Lyon par exemple. Les correspondances de Victor Hugo, de George Sand, de l’éditeur Pierre-Jules Hetzel (P.J. Stahl) donnent quelques idées sur ces réseaux. La correspondance manuscrite d’Edgar Quinet fournit des indications précieuses : 19 volumes de 500 lettres chacun. On y apprend qui écrit, édite et fait circuler les textes clandestins d’Edgar Quinet. Il est donc possible d’établir des listes de noms qui renvoient à des implantations géographiques. Ce ne seront jamais que des indices : prouver que ceux qui viennent assister aux discours des grands leaders entre 1870 et 1882, ont eux-mêmes participé à la lecture des brochures clandestines durant le Second Empire reste impossible au chercheur.

20 En ce qui concerne la période 1870-1882, les documents sont plus faciles à trouver : les correspondances de Léon Gambetta, de Victor Hugo, d’Edgar Quinet sont en partie éditées. Les journaux permettent de compléter les informations sur le public des orateurs, la façon dont se déroule le discours. Les archives permettent d’en préciser le contexte. C’est ainsi qu’une monographie des discours d’Eugène Spuller, de Charles Floquet et de Louis Blanc à Troyes les 23 février et 18 mai 1879 a pu être aisément réalisée.

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21 Devaient être également considérés les grands écrits philosophiques lus et travaillés à l’époque : Rousseau, Condorcet, Kant, Fichte, Comte, Saint-Simon, Proudhon. Il était indispensable de rechercher quelle culture philosophique possédaient les orateurs et comment ils la mobilisaient en terme de formation d’un public populaire.

22 La formation rhétorique des orateurs devait être également une piste utile à suivre. Les figures du discours de Pierre Fontanier sont un best-seller de l’époque. Les orateurs du début de la Troisième République ont tous étés formés à la rhétorique classique, ils connaissent par cœur des discours latins. Toutefois une étude de Joseph Reinach sur l’éloquence française (Le « Conciones » français. L’Éloquence Française depuis la Révolution jusqu’à nos jours, Paris, Delagrave, 1894) nuance ces généralités. Cet ouvrage insiste beaucoup sur la génération à laquelle appartiennent les orateurs. D’après Joseph Reinach, la rhétorique mise en œuvre évolue selon les générations. Il a donc fallu comparer l’analyse de ce « témoin » avec ce qui apparaissait dans les discours.

23 Les mélodrames du XIXe siècle, enfin, permettaient de se « replonger » dans la sensibilité d’une époque : Coelina ou l’enfant du mystère, l’Auberge des Adrets, ou encore Eugène Sue : les Mystères de Paris, le Juif errant. L’émotion est très présente dans les discours Troisième République. Léon Gambetta pleure réellement et le public avec lui. Il y a là, de quoi étonner le lecteur actuel. Il devenait donc essentiel de s’arrêter un temps sur la manifestation publique du pathos. Une méthodologie interdisciplinaire à élaborer 24 La méthodologie pour dégager l’interaction orateur/public a dû faire appel à différentes techniques :

25 – Par manque de moyen, le chercheur individuel ne peut se lancer dans un véritable inventaire lexicologique, ni dans des analyses structurales de vocables (au sens où l’on rechercherait des constellations, des liens entre vocables). L’inventaire est pourtant important en histoire pour comparer des fréquences d’emploi de vocables dans un discours. Il aurait fallu des moyens que je n’avais pas. De surcroît, ces techniques n’auraient pas permis de répondre directement à ma problématique : celle de l’interaction.

26 – Le corpus des discours de Gambetta a permis une analyse thématique, croisée avec les réactions du public.

27 – Le corpus des sept autres orateurs, très hétérogène, amenait à partir d’un choix d’unités lexicales, au sens linguistique, donc de lexèmes, puis à effectuer un repérage et une comparaison de fréquences. Il est évident que ce choix est réducteur. Cette thèse ne rend pas compte de toute la complexité du discours républicain. Mais tel n’est pas non plus son objet. Il s’agissait de décrire dans un premier temps, comparativement, les fréquences d’emploi d’un certain nombre de lexèmes chez différents orateurs. Dans un deuxième temps, il était possible de comparer les réactions des publics aux différents orateurs et enfin d’évaluer les corrélations. Cette fois, on quitte l’analyse lexèmique. On entre dans l’analyse du contenu.

28 – Des analyses sémiotiques ont pu être menées (lexème Paix chez Gambetta ou lexème Liberté chez les autres orateurs). Elles offrent la possibilité, avec des moyens limités, de travailler sur un champ sémantique : les traits de contenu ou sèmes qui organisent l’argumentation. Établir des hiérarchies dans le discours des orateurs, permet de placer, en regard, celle des réactions du public. Les décalages ont été intéressants à analyser pour pouvoir, ensuite, évaluer l’acte de formation.

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29 – Quelques analyses précises de la rhétorique mise en œuvre ont pu être menées (discours de Gambetta à Belleville du 23 février 1875, ou discours de Troyes des 23 février et 18 mai 1879). Elles permettent de mettre en évidence le positionnement de l’orateur, tant préalable que construit au cours de l’interaction, son ethos et par conséquent son adaptation et sa relation avec le public.

30 Il serait peut-être préférable, toutefois, d’employer le terme « d’analyse de pratiques discursives » plutôt que celui « d’analyse linguistique ». Il s’agit bien, en effet, de traiter de la complexité d’une situation de production discursive, d’un genre. En réalité, si les comptages ont été effectués au niveau lexicologique, l’analyse a toujours été menée au niveau des traits de contenu, situés dans des contextes précis, prenant en compte la posture, la fonction de l’orateur, la dimension sociale du public et ouvrant sur des analyses conceptuelles. Il s’agit bien de faire émerger des concepts et de voir en quoi l’activité discursive joue un rôle d’opérateur destiné à les faire émerger et partager. En ce sens, c’est toute une « vision du monde » qui est en jeu dans cette mise en évidence de l’interaction.

31 La thèse présente certaines limites. L’état des sources, tout d’abord, ne permettra sans doute jamais de les dépasser. Nous ne pourrons jamais qu’évoquer des hypothèses pour :

32 – évaluer, réellement, si ceux qui assistent aux discours ont eu l’occasion de lire les brochures clandestines du Second Empire

33 – évaluer la diffusion et la réception des brochures, l’importance des réunions

34 – évaluer si l’argumentation des orateurs a bien été comprise et acceptée

35 – évaluer le silence d’un public

36 – évaluer la part rhétorique dans l’utilisation du registre émotionnel et la part d’une sensibilité d’époque

37 – évaluer un « partage des tâches » entre orateurs. Il semble que ce soit un fait, mais il n’est pas facile à expliquer.

38 Sur chacun de ces points, il a été possible de discuter la plus ou moins grande validité des hypothèses. Mais il ne sera jamais question que de faisceau de convergences et jamais de certitudes. Cependant, il ne s’agit pas seulement d’un problème de sources et de limites du travail de l’historien. Ces limites sont induites également par l’objet même de l’analyse : une production langagière, les modalités et l’efficience d’une réception. Les résultats de cette thèse 39 Ils appellent le débat. Et tout d’abord à propos de ce qu’il est convenu de nommer : le cœur de l’argumentaire républicain. Puisqu’il s’agit de rechercher un mode de production et d’échange de concepts, l’analyse a révélé qu’il se fixe durant cette période 1852-1882. Il repose sur un concept : celui de Liberté. Ce qui permet de parler du cœur de l’argumentaire, c’est de constater que ce concept traverse l’ensemble des nuances politiques de l’époque. Sur le plan du comptage lexicologique, il paraît « stable » au sens où il est utilisé avec une fréquence régulière au cours de la période, par tous, dans tous les contextes. Il apparaît primordial dans les analyses thématiques.

40 Ce concept de Liberté s’articule ensuite avec d’autres concepts, selon les tendances de l’échiquier politique, selon le contexte qui évolue entre 1870 et 1882, selon les besoins de l’argumentation.

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41 Au travers de ce corpus, il se dégage donc une République constituée d’hommes libres, héritiers en tant que Français de la grande Révolution, fondatrice de la nation, acteurs du progrès dans l’histoire parce que militants de l’instruction rationnelle et scientifique, laquelle doit stabiliser le suffrage universel. Les contradictions philosophiques sous-jacentes sont évidentes. Elles ont été largement mises en évidence par Claude Nicolet, François Furet et Mona Ozouf. Là n’était pas le propos de ce travail.

42 L’articulation de cet argumentaire avec les réactions des publics apporte, en effet, un autre angle d’analyse. Elle a permis de montrer que les publics ne réagissent nullement en fonction des nuances de l’échiquier politique. Les décalages multiples entre les manifestes visées rhétoriques des orateurs et les réactions des publics ont paru essentiels à scruter. Dans des analyses plus fines comme celles menées à propos des discours de Troyes, ou celle du lexème Liberté dans l’ensemble des discours de l’année 1879, il apparaît clairement que les orateurs cherchent à se situer dans une perspective d’avenir, alors que les réactions du public semblent les situer dans un héritage du passé dont ils auraient du mal à se dégager. L’analyse a permis de dégager plusieurs topoï : Liberté, bien sûr, mais également Révolution, Nation, Citoyenneté, Science.

43 Dans la tradition aristotélicienne, un ensemble cohérent de topoï constitue une doxa. Une doxa compose le « sens commun » d’une formation sociale, c’est-à-dire l’ensemble de ses représentations symboliques distinctives. La doxa met en œuvre des normes et organise des pratiques dans le cadre de dispositifs institutionnels. En ce sens, l’analyse d’une pratique discursive par les orateurs permet bien d’évoquer une doxa républicaine. La question devient : où situer le lieu de légitimité de cette doxa, de ces représentations symboliques. Quels principes ? Quelles normes ? Quelles institutions ?

44 Le décalage fondamental entre la réflexion théorique et la réalité de l’époque suscite une très vive tension. Cette thèse pose une question qui deviendra essentielle au fil de la réflexion : pourquoi, dans un tel contexte, les orateurs se donnent-ils la peine d’aller au-devant de publics populaires ? Rien ne les y obligeait. Quel sens lui donner ?

45 Cette thèse propose une réponse possible : la cohérence ne serait plus tant à chercher du côté d’une quelconque philosophie officielle (fut-elle positiviste ou néo-kantienne) mais bien dans l’acte politique lui-même, profondément novateur, celui de formation entendue comme pratique interactive.

46 Les orateurs vont confronter dans ces moments de grands rassemblements, les idées, les principes, les normes aux nouvelles réalités. Cette confrontation serait elle-même fondatrice, source de la légitimité de la doxa républicaine. En quelque sorte : le lieu de la fondation se serait déplacé depuis une Assemblée non républicaine vers la société civile. Tout l’effort de formation consisterait, pour les orateurs, à construire cette posture du républicain de 1870-1880. Cet effort repose sur des principes universels, issus des longs débats sur les Droits de l’Homme et sur une forme institutionnelle qui se dégage, résultat de multiples compromis. Si l’on doit parler d’idéologie des fondateurs de la Troisième République, elle repose sur le principe fondateur de Liberté, traduit politiquement en terme d’autonomie : laïcité, Etat-nation et société civile.

47 En retour, cependant, il est apparu que les acceptations ou les résistances des publics obligeaient les orateurs à se situer au sein des diverses nuances républicaines, à accepter ce qui semble avoir du mal à se dire dans les discours, à savoir le risque du multiple au sein d’une nation Une et indivisible, celle possible du dissensus entre républicains ; dissensus à propos de l’héritage révolutionnaire, de la forme

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institutionnelle, de la place de l’État, de la question sociale ou encore de l’amnistie. Questions fondamentales, au cœur du paradoxe de la modernité. Ce sont les publics qui semblent interroger ce paradoxe que les orateurs voudraient sans doute considérer comme clos.

48 C’est pourquoi il est absolument indispensable de considérer, tout au long de cette analyse, les trois niveaux du langage politique dégagés par Paul Ricœur :

49 – Le niveau 1 de la délibération, nécessairement conflictuel, n’est pas apparu dans cette thèse. Le public réagit certes, mais il n’est pas question de réel débat. Il s’agirait d’un autre corpus, par exemple celui des délibérations dans les comités électoraux.

50 – Le niveau 2 de discussion sur les fins du « bon gouvernement » semble correspondre à celui de l’interaction orateurs/publics. La fonction de ce niveau 2 est de justifier la préférence pour une forme d’État. La tension entre l’Un et le multiple, entre normes universelles et libertés individuelles s’y trouve donc d’autant plus prégnante que la période 1870-1882 correspond à celle de la mise en place de la République. Or, philosophiquement, il est possible de dire que ces « fins de bon gouvernement » seront toujours pluralité.

51 – Le niveau 3 interroge l’identité de l’Homme Moderne, l’horizon des valeurs issues de l’Aufklärung. Ce sont bien elles qui engagent les acteurs de cette interaction. Mais cet horizon reste revendiqué par plusieurs philosophies différentes, voire concurrentes. À ce niveau Paul Ricoeur évoque l’indétermination indépassable de tout langage politique moderne.

52 La problématique de départ de ce travail s’est donc déplacée : d’une recherche de la cohérence d’un argumentaire dans un cadre rhétorique, on en est arrivé à la mise en évidence de la cohérence d’une posture au sein d’une situation discursive, celle de l’orateur, homme politique républicain, et celle du public, citoyens républicains. Le concept de formation devient dès lors acte de fondation de la République dans le contexte très précis des années 1870 – 1882.

53 Le propos n’a traité qu’une courte période, celle de la mise en place de la Troisième République. En elle-même, elle a paru former un tout, époque charnière où les questions de légitimité face à l’héritage républicain, mais également face à tous les possibles encore ouverts se posent avec insistance. Il n’en sera plus tout à fait de même dans la décennie suivante.

54 Pour autant, cette thèse se situe dans une analyse qui se veut plus globale du politique au sein de la Modernité. Elle a donc dû prendre en compte tous les grands débats actuels de la philosophie politique et opérer des choix. En ce sens, il serait vain d’évoquer la neutralité axiologique du chercheur. Cette thèse sera donc perpétuellement à réécrire. Les grands débats, par principe, ne sont jamais clos. L’écriture de l’historien, nous rappelle Michel de Certeau, vibre aux limites de l’encore impensé.

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Thèse de doctorat en histoire sous la direction de Jean-Noël Luc, Université Paris 4-Sorbonne, 1 248 f, soutenue le 4 décembre 2004 devant un jury composé de Jean-Claude Caron (président), Pierre Caspard, Alain Corbin, Olivier Faron, Jean-Noël Luc, Françoise Thébaud. Ivan Jablonka, Les Abandonnés de la République. L’enfance et le devenir des pupilles de l’Assistance publique de la Seine placés en famille d’accueil (1874-1939)

Ivan Jablonka

1 Toutes les innovations relatives à l’accueil des nouveau-nés sans parents ont vu le jour en Italie : c’est la civilisation italienne qui a inventé le mythe des enfants trouvés fondateurs d’empires, les premiers règlements entourant l’expositio, les modalités de l’oblation chrétienne et, à l’aube de la Renaissance, les tours des hospices dépositaires. La France a progressivement mis en œuvre ces nouveautés. À partir du XVIe siècle, l’instauration d’établissements destinés à recueillir les enfants non désirés coïncide avec l’accroissement de leur nombre, mais surtout de leur mortalité. C’est près d’un demi-millénaire plus tard que l’abandon et la mort se dissocient. Entre 1870 et 1914, la séparation entre la mère et le nourrisson cesse d’être fatale à ce dernier. Non seulement les enfants abandonnés dépassent l’âge de la prime enfance, mais leur jeunesse ressemble grossièrement à celle des autres, jalonnée par la mise en nourrice, la scolarité obligatoire, l'apprentissage du travail, le service militaire et le mariage.

2 À une époque où les enfants délaissés ne meurent plus en masse, où la collectivité entretient une riche et complexe bureaucratie pour les entretenir, l’acte d’abandon est- il encore porteur de sens ? Autrement dit, l’accueil et l’éducation des enfants sans famille dans la France républicaine sont-ils dignes d’intérêt ? En fait, le fonctionnement

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de l’Assistance publique sous la Troisième République nous apprend beaucoup sur l’enfance et la jeunesse à l’époque contemporaine, mais aussi sur la parenté et la sociabilité dans les campagnes, sur l’État en général et l’État-providence en particulier, enfin sur l’idée républicaine. De l’abandon d’enfants aux familles recomposées 3 L’abandon d’enfants est le fait d’une certaine organisation sociale. La hausse du nombre des enfants trouvés entre le milieu du XVIIIe siècle et la fin du XIXe siècle reflète quelques traits caractéristiques de la société française – misère des domestiques et des ouvriers, infériorité civile des femmes, toute-puissance de l’administration. Surtout, la généralisation de l’abandon correspond à un certain mode de régulation familiale (supervisée par l’État). L’imperfection de la contraception et le déploiement de stratégies de promotion sociale expliquent que l’Assistance publique soit devenue le réceptacle des enfants surnuméraires. Ce n’est donc pas un hasard si la fortune de l’abandon, entre 1760 et 1890, correspond exactement à la naissance, à la vogue et à la vulgarisation du rousseauisme, qui concentre l’investissement affectif et financier des parents sur un nombre limité d’enfants. Sous la Troisième République, l’Assistance publique est chargée de recueillir le surplus des familles urbaines, enfants exhérédés de fait et soustraits à la puissance paternelle, et de le transvaser dans les familles rurales.

4 Confié à une famille d’accueil qui n’a aucun droit légal sur lui mais assure au quotidien son entretien et son éducation, le pupille s’insère dans une nouvelle parentèle par la force des choses. Cette parenté fictive est-elle vouée à s’effacer, est-elle illusoire parce que corrompue par l’argent, est-elle apte à remplacer les liens du sang ? Certains nourriciers se distinguent par leur cupidité, leur méchanceté, leur violence. La faible stature des enfants assistés, le caractère chronique de leurs maladies et leurs souffrances psychologiques (dont l’énurésie, l’hyperactivité et l’anémie constituent les traductions psychosomatiques) témoignent en partie de l’échec du placement familial rural. Une minorité de pupilles réussit à garder le contact avec les géniteurs absents : les correspondances sauvages, les visites éclair et les évasions vers Paris prouvent que l’affection prodiguée par la famille d’accueil peut être imparfaite.

5 Mais l’abandon est semblable à une bombe à retardement : ce n’est que sur le tard, vers dix-huit ou vingt ans, que les enfants assistés s’enquièrent de leurs parents biologiques. Même l’épreuve du travail agricole ne conduit pas le Petit Parisien à demander au directeur d’agence des renseignements sur sa famille. Il faut attendre le moment où la tutelle prend fin pour que les pupilles, comme affolés par la perspective de leur solitude prochaine, prennent réellement conscience de leur condition. C’est alors que le sentiment d’abandon devient incurable.

6 Ce retard dans la construction – ou plutôt la déconstruction – de soi s’explique par la stabilité du cocon administratif, mais aussi par le fait que le placement à la pension représente souvent une période heureuse dans la vie des enfants assistés. Entre ces derniers et les nourriciers s’ébauche une parenté qui n’est pas biologique ou juridique, mais affective, morale et sociale, et qui se manifeste par des actes d’amour et des feintes de consanguinité. Les pupilles s’insèrent assez naturellement dans les fratries de lait et les fratries composites, bien que la cohabitation trahisse des préséances ou suscite des jalousies. La culture chrétienne, réticente à admettre un lien entre générations en dehors du règne conjugal, a pourtant inventé la parenté baptismale. Comme le parrainage, le gardiennage, le fosterage et la mise en apprentissage, le placement familial engage des adultes à participer à l’éducation d’un enfant qui ne leur

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appartient pas. Il s’intercale entre les deux pôles de la séparation définitive, l’abandon et l’adoption plénière.

7 Au final, le phénomène de l’abandon traduit la plasticité de l’institution familiale : non seulement certains parents parviennent à récupérer l’enfant qu’ils ont remis à l’Assistance publique quelques années plus tôt, mais les familles d’accueil, à même d’absorber les rejetons étrangers qu’on leur confie, renégocient en permanence leur système de parenté. Au moment où il décompose une famille, l’abandon en recompose une autre, plus étoffée et plus complexe. La parenté fictive, répandue dans les milieux populaires urbains, est donc aussi courante dans les campagnes, où les familles communautaires (ainsi que les nourriciers seuls comme les veuves désargentées) s’adaptent pour réagir aux besoins économiques, aux migrations et à la mort. Le caractère ouvert et flexible des familles d’accueil vient nuancer l’affirmation selon laquelle l’institution familiale constitue un pôle de référence intangible.

8 L’accueil d’enfants retarde-t-il la nucléarisation des familles rurales sous la Troisième République ? Fruit de la misère urbaine et de l’illégitimité (mais aussi d’une nouvelle ambition sociale), l’abandon pérennise dans les campagnes une économie familiale pré- moderne, ouverte, fluide et fourmillante, au sein de laquelle l’enfant assisté circule, semblable à ces gamins que décrit Arlette Farge, à la fois petits voisins, apprentis, messagers, élevés par tout un chacun, toujours à la lisière du foyer, de l’atelier et de la rue. Comme au XVIIIe siècle, l’échange d’enfants qu’organise l’Assistance publique républicaine efface les frontières de l’espace privé et de l’espace public. La douloureuse insertion des enfants de l’Assistance publique 9 Si les enfants assistés demeurent les parias d’une République qui avait exprimé le désir de les réhabiliter, ce n’est pas seulement à cause de la rupture parentale (fût-elle due à la misère, à l’illégitimité de l’enfant, à l’indignité des parents ou à toute autre cause), c’est aussi en raison du placement familial rural compris comme un idéal et une pratique. Une fois consommée la séparation avec les parents, l’administration générale, le corps de l’inspection et les directeurs d’agence mettent en œuvre, par-delà la gestion quotidienne du service, une éducation qui imprègne durablement les pupilles. Le séjour des enfants en agence modifie en profondeur leur personnalité.

10 L’effort normatif porte en priorité sur les filles. Davantage exposées aux violences, facilement soupçonnées d’inconduite, elles sont plus défendues mais aussi plus surveillées et plus réprimées. L’influence de l’administration s’exerce aussi par la voie du travail. À partir de treize ans, les enfants assistés sont placés dans des fermes : le labeur agricole doit les relever physiquement et les mettre dans le droit chemin. En matière de placements, de salaires et de distractions, les garçons sont plus libres que les filles ; mais la mise en condition inaugure, pour les pupilles des deux sexes, une période très difficile. Brutalement retirés à leur famille d’accueil et placés chez des étrangers, les jeunes domestiques de l’Assistance publique sont soumis à un travail physique éreintant. Surtout, les enfants assistés ne se fondent pas parmi les autres salariés : confinés aux postes les plus subalternes et les plus serviles, ils sont stigmatisés en raison de leur origine. Malversations, brutalités, injures et humiliations (sans parler des violences sexuelles) sont coutumières, tant il est vrai que les pupilles, précédés par leur réputation, sont des victimes vulnérables et des proies faciles.

11 Dispersés sur tout le territoire français, placés dans des agences d’inégale valeur, surveillés plus ou moins efficacement, les enfants assistés ont pour point commun de vivre à la campagne, loin de Paris. Tous acquièrent un habitus paysan et c’est là une

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victoire majeure pour l’Assistance publique. À l’exception des moralement abandonnés et des pupilles arrivés tard dans le service, les Petits Parisiens travaillent et se divertissent à peu près de la même façon que les autochtones. Économiquement rentables dès la fin de l’enfance, admis dans les bistrots et les bals du pays, aptes à se trouver une amoureuse et à entretenir des correspondances, ils « font jeunesse » comme les jeunes gens du cru. Particulièrement sensibles à leur honneur, ils maîtrisent l’art de l’insulte, de la médisance et de la vengeance, tout en sachant pratiquer la négociation et l’arrangement.

12 Force est pourtant de constater que, malgré le fort recul de l’analphabétisme et des exemptions à la veille de la Première Guerre mondiale, les pupilles de l’Assistance publique n’ont pas les mêmes chances que les enfants des familles populaires rurales. Les inégalités se manifestent à toutes les étapes de la vie, à l’école, lors des louées, dans les fermes, à la caserne et même après la majorité. Dans l’ensemble, la scolarité des pupilles est moins brillante que celle des enfants légitimes et leur taux de réussite au certificat d’études moins important ; la voie d’accès à l’enseignement primaire supérieur, au concours des bourses et aux lycées leur est résolument barrée, même dans les années 1930. Le monde du travail est souvent cruel pour les domestiques de l’Assistance publique. Les humiliations ne leur sont pas épargnées et leurs gages sont globalement moins élevés que ceux des autres salariés subalternes. La vie de soldat révèle la dépendance économique et affective des garçons. À vingt ans, les enfants assistés sont plus petits que les jeunes gens de famille. Enfin, leur ascension sociale est moins forte.

13 L’Assistance publique n’est pas étrangère à cet échec. Sous la Troisième République, son « but ultime » consiste à transformer les enfants « en honnêtes gens et [à] leur faire aimer leur milieu social et leur profession ». Derrière ces euphémismes se dissimule un paternalisme d’État qui vise à sédentariser les enfants abandonnés et à les éloigner de la délinquance tout en revitalisant les campagnes dépeuplées. La République n’entend pas arracher les enfants du peuple à leur milieu d’origine ; mais l’Assistance publique milite ouvertement pour l’immobilité sociale. Systématiquement retirés de l’école à treize ans et placés d’office dans un secteur agricole dont ils contribuent à accentuer le retard, les pupilles sont voués à rester loin de la modernité qu’incarnent la ville, l’industrie et le diplôme. Après la majorité, plus de la moitié demeure dans la domesticité agricole et l’artisanat rural, tandis qu’un sur dix tombe dans la misère. Au final, les enfants assistés s’insèrent dans la société d’un point de vue résidentiel, matrimonial et professionnel, échappant au vagabondage et à la criminalité ; mais, en l’absence de patrimoine et de diplôme (autre que le certificat d’études), leur destin est promis à la modestie. La République au prisme de l’abandon 14 Une fois conjurée la mortalité infantile et prodiguée l’instruction minimale, l’action de l’État marque le pas. Les grands desseins de Pasteur et Ferry, conçus dans les années 1880, triomphent à la Belle Époque. Après la guerre, obnubilée par le désarroi des pupilles de la nation et le chantier des assurances sociales, la République cesse de prêter attention aux enfants de l’Assistance publique ; c’est la raison pour laquelle, dans l’entre-deux-guerres, ils ne profitent pas de la démocratisation à l’œuvre dans la société française. De 1874 à 1939, l’ascension sociale des pupilles a été considérée comme une tâche très mineure, derrière les missions augustes – le combat hygiéniste, l’instruction élémentaire, la greffe territoriale et le renflouement de l’agriculture.

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L’idéal d’égalité et de justice sociale a laissé les Petits Parisiens sur le bord du chemin. L’Assistance publique républicaine, miroir d’une France peuplée de petits cultivateurs propriétaires, n’aura donné naissance qu’à des servantes et des ouvriers agricoles. Comment s’explique cet échec ?

15 Trois principes guident l’action de l’Assistance publique républicaine : le solidarisme, le jacobinisme et l’agrarisme. Héritière de la pensée de La Rochefoucauld-Liancourt et de Léon Bourgeois, irriguant un réseau d’agences installées en province mais gérées depuis Paris, pénétrée des vertus de la campagne et du travail champêtre, l’Assistance publique de la Seine s’efforce de mettre en œuvre une utopie bien française. La politique de l’Assistance publique républicaine, avant-poste d’un État-providence en voie de formation, puise au fonds chrétien et à la pensée des Lumières, mais elle use aussi de la contrainte physique et morale. Son projet, qui se veut libérateur, est indissociablement normatif. C’est pour être affranchis de maux ancestraux que les enfants sont d’abord encadrés et contrôlés. Cette intime contradiction gît au cœur de l’action menée par l’Assistance publique de la Seine ; et c’est pourquoi celle-ci n’est pas sans rapport avec les colonies agricoles pénitentiaires qui sont nées en même temps qu’elle. Cette violence humaniste et cet agrarisme cœrcitif visent à émanciper les enfants tout en les redressant. Comme la colonie agricole pénitentiaire et l’Œuvre Grancher pour enfants tuberculeux, l’Assistance publique est, selon les mots de son directeur Henri Monod, une « vaste usine » purificatrice qui reçoit la lie de la sentine urbaine, « la dépouille de ses scories et la rend aux usages sociaux ». Comme l’Empire napoléonien voulait des pupilles aptes à servir dans les régiments d’infanterie et sur les navires de guerre, la République défendue par Jules Méline et administrée par le Parti radical s’est efforcée de transformer les pupilles en petits paysans, piliers d’une France terrienne immunisée contre l’exode rural et l’industrialisation.

16 Ce déracinement acculturant, qui extirpe jusqu’aux racines du passé pour mieux faire refleurir l’avenir, s’applique d’autant mieux aux enfants abandonnés que ceux-ci sont très jeunes et dépourvus d’attaches, donc idéalement malléables. Bien sûr, l’utopie de la table rase préexiste au régime qu’incarnent Jules Ferry, Henri Monod et Jules Méline, et même à la Révolution française ; mais ce n’est pas un hasard si les services d’enfants assistés s’attellent à la rénovation de l’individu au moment où un État appuyé sur les masses rurales se met à monopoliser le devoir d’assistance à l’enfance au détriment de la bienfaisance privée. En 1793 comme en 1886, les idéaux de la République jacobine coïncident avec le rêve de toute-puissance qui irrigue les mythes bibliques et gréco- latins.

17 Au final, cette ambition s’est soldée par un échec. Premièrement, l’aurea mediocritas que prônent les responsables de l’Assistance publique sert de paravent à la pauvreté qui attend la moitié des anciens pupilles. Si l’administration enlève et élève les enfants du prolétariat urbain, elle les maintient bien souvent dans le prolétariat rural. Dans l’entre-deux-guerres, nombreux sont les garçons à rentrer dans leur ville natale pour travailler dans les bureaux ou vivoter de petits métiers – deux destinées que réprouve leur ex-tutrice. Deuxièmement, le placement familial rural et la mise en condition des pupilles dans les fermes n’ont à aucun moment compensé l’exode rural, qui a déplacé plusieurs millions d’individus entre la Monarchie de Juillet et la Cinquième République. De même que la spécialisation nourricière des régions est liée à l’échec de la transition industrielle, de même le reflux des enfants abandonnés (de Paris et d’ailleurs) vers les campagnes a accentué le retard de l’agriculture. Le placement des pupilles, main-

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d’œuvre nombreuse, peu qualifiée et sous-payée, symbolise la réticence industrielle de la France et son retard économique, qu’elle parviendra à combler seulement dans les années 1960.

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