Annales historiques de la Révolution française

348 | Avril-Juin 2007 Guerre(s), société(s), mémoire

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ahrf/8933 DOI : 10.4000/ahrf.8933 ISSN : 1952-403X

Éditeur : Armand Colin, Société des études robespierristes

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2007 ISSN : 0003-4436

Référence électronique Annales historiques de la Révolution française, 348 | Avril-Juin 2007, « Guerre(s), société(s), mémoire » [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2010, consulté le 01 juillet 2021. URL : https:// journals.openedition.org/ahrf/8933 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ahrf.8933

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SOMMAIRE

Articles

Guerre(s), société(s), mémoire Annie Crépin et Bernard Gainot

« Tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie » (Retour sur la naissancede la conscription militaire) Philippe Catros

« Réduit à désirer la mort d’une femme qui peut-être lui a sauvé la vie » : la conscription et les liens du mariage sous Napoléon Jennifer Heuer

Armement des hommes de couleur et liberté aux Antilles : le cas de la Guadeloupe pendant l’Ancien régime et la Révolution Frédéric Régent

Des républiques en armes à la République armée : guerre révolutionnaire, fédéralisme et centralisme au Venezuela et en Nouvelle-Grenade, 1808-1830 Clément Thibaud

« La manière la plus efficace de maintenir la tranquillité » ? La place de la gendarmerie impériale dans le dispositif français du nord de l’Espagne (1810-1814) Gildas Lepetit

De la guerre de siège à la guerre de mouvement : une révolution logistique à l’époque de la Révolution et de l’Empire ? Jean-Philippe Cénat

Les soldats allemands dans l’armée napoléonienne d’après leurs autobiographies : micro- républicanisme et décivilisation Thomas Hippler

Français et Britanniques dans la Péninsule, 1808-1814 : étude de mémoires français et britanniques Laurence Montroussier

Violences de guerre et transmission de la mémoire des conflits à travers l’exemple de la campagne de Calabre de 1806-1807 Nicolas Cadet

La mort des anciens officiers de la Grande Armée à travers l’exemple charentais Stéphane Calvet

Rebâtir après les défaites napoléoniennes : les enjeux de la reconstruction immobilière dans la France du Nord et de l’Est (1814-1860) Jacques Hantraye

Hommage

Émile ducoudray Roland Gotlib et Bernard Gainot

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Comptes rendus – Histoire militaire

The Command of the Ocean. A Naval History of Britain, 1649-1815 Edmond Dziembowski

L’Armée en Bretagne au XVIIIe siècle. Institution militaire et société civile au temps de l’intendance et des États Martial Gantelet

Soldats et citoyens. Naissance du service militaire en France et en Prusse Annie Crépin

Quand les enfants parlaient de gloire. L’armée au cœur de la France de Napoléon Annie Crépin

Registres matricules des sous-officiers et hommes de troupe de la garde et de l’infanterie de ligne (1803-1815), Répertoire numérique, Département de l’Armée de Terre, Sous-Séries 20 et 21 Yc, Édition annotée des notices historiques de la garde Annie Crépin

Correspondance générale, publiée par la Fondation Napoléon, volume III, Pacifications, 1800-1802 Josiane Bourguet-Rouveyre

Souvenirs d’un cavalier de la Grande Armée 1800-1810 Philippe Catros

Lettres d’un Lion. Correspondance inédite du général Mouton, comte de Lobau (1812-1815) Jacques Logie

Waterloo. 18 juin 1815. Le dernier pari de Napoléon Jacques Logie

Dans les derniers numéros des AHRF

Comptes rendus – Varia

Kant and the Culture of Enlightenment Raymonde Monnier

Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle Éric Saunier

Science and Polity in France: the End of the Old Regime ; Science and Polity in France: the Revolutionary and Napoleonic Years Patrice Bret

Les Mémoires policiers 1750-1850. Écritures et pratiques policières du Siècle des Lumières au Second Empire Jean-Marc Berlière

Réjouissances citoyennes en Côte-d’Or 1789-1800 Michel Biard

Varennes. La mort de la royauté Annie Duprat

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Charlotte Corday en 30 questions Michel Biard

Archives parlementaires. Première série, tome CI, du 19 au 30 brumaire an III (9 au 20 novembre 1794) Michel Biard

Mémoires et miroirs de la Révolution française Julien Louvrier

Au-delà du maître. Girodet et l’atelier de David Annie Duprat

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Articles

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Guerre(s), société(s), mémoire

Annie Crépin et Bernard Gainot

La nouvelle histoire militaire se déploie dans de multiples directions illustrées par les travaux de jeunes chercheurs auxquels nous avons voulu donner la parole dans ce numéro intitulé « Guerre(s), société(s), mémoire », centré à la fois sur la guerre et les sorties de guerre. Les recherches récentes sur les guerres de la Révolution et de l’Empire convoquent des méthodes et une terminologie empruntées à l’historiographie des conflits du XXe siècle, et singulièrement à celle de la Première guerre mondiale. Toutefois, il convient de replacer ces guerres dans leur environnement et dans leur contexte, et relativiser leur « nouveauté ». À bien des égards (logistique, tactique, armement, stratégie), elles se situent dans le prolongement des grands conflits européens de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècles. Nous avons donc voulu replacer les conflits européens en perspective, d’une part dans la durée, privilégiant ici, il est vrai, la phase ultime de la période des « révoltes et révolutions », au-delà de 1815 ; et dans l’espace, en accordant une attention particulière aux conflits coloniaux américains, qui inscrivent dans des configurations nouvelles, idéologiques et politiques, les héritages des guerres du XVIIe siècle. Au fil des contributions, il apparaît une sorte de jeu de miroir entre les pratiques, les contingences du processus révolutionnaire et l’idéologie, entre la mutation de la société et celle de la guerre. Si la dynamique de la guerre transforme la nature des forces armées, tout aussi bien, les bouleversements sociaux accélèrent le surgissement de cette guerre nouvelle par un effet de « boule de neige ». Ph. Catros le montre dans son article consacré à la loi Jourdan, étape fondamentale dans l’établissement de nouveaux rapports entre l’État, la nation et le peuple. J.-Ph. Cénat l’atteste aussi à propos d’une question en apparence technique, la logistique, qui a en fait des implications politiques. Ce qui est vrai pour l’espace français et – inévitablement – européen, l’est tout autant dans d’autres espaces, comme la Nouvelle-Grenade (Colombie actuelle) et le Venezuela, étudiés par Cl. Thibaut au moment de l’indépendance. Là, la dynamique guerrière impose la centralisation politique et constitue le creuset de la communauté nationale. Dans l’espace caraïbéen, les enjeux de l’armement des hommes de couleur sont considérables : F. Régent restitue ces enjeux

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pour la Guadeloupe dans le contexte de la transition entre les conflits coloniaux et les troubles de la décennie révolutionnaire. Les affrontements raciaux y croisent la symbolique de la liberté par la prise d’armes. Ces guerres révolutionnaires portent à son paroxysme la contradiction entre barbarie et civilisation à laquelle se heurtèrent les hommes des Lumières. Menées par des combattants convaincus de la justesse de leur cause, ce qui pouvait être un progrès, elles posent la question de la « discipline librement consentie », et donc des rapports entre officiers et soldats comme le montre Th. Hippler, mais aussi révèlent la confrontation à la violence déchaînée, reçue et donnée, dans une tragique surenchère. Ce surgissement de la barbarie est connu pour la guerre d’Espagne, évoquée dans les articles de G. Lepetit, L. Montroussier et Th. Hippler (qui mentionne également la campagne de Russie) ; mais il est encore largement méconnu en ce qui concerne l’épisode calabrais que N. Cadet invite à redécouvrir. L’« après-guerre » est une expression qui fut longtemps réservée au XXe siècle. Une partie des articles de ce numéro traite des « sorties de guerre », comme on parle des « sorties de révolution ». La fin des guerres napoléoniennes est une période au cours de laquelle les traces matérielles, culturelles, sociales et mémorielles de la guerre sont très présentes. J. Hantraye évoque plus particulièrement la reconstruction – autre terme utilisé seulement pour le XXe siècle – dans le Nord-Est de la France et il en examine la poursuite jusqu’au Second Empire. C’est à une sorte de « reconstruction » culturelle et sociale que J. Heuer consacre son article en étudiant les demandes d’annulation, présentées sous la Restauration, des faux mariages contractés uniquement dans le but d’échapper à la conscription. S. Calvet, quant à lui, analyse les derniers moments des officiers de la Grande Armée revenus dans la société civile à une période où l’on ne parlait pas encore d’anciens combattants. Il évoque aussi les premières tentatives de célébration mémorielle. C’est aussi au cours de ces « sorties de guerre » que se construit une mémoire qui surévalue l’expérience vécue des combattants, présentée comme inouïe et irréductible à toute autre, porteuse d’une réinterprétation du conflit, comme le montraient déjà à des titres divers N. Cadet, L. Montroussier et Th. Hippler. Ces contributions, dans leur diversité, témoignent de la richesse et du renouvellement des recherches actuelles en histoire militaire.

AUTEURS

BERNARD GAINOT Université d’Artois, Rue du Temple, 62 000 Arras, [email protected]

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« Tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie » (Retour sur la naissancede la conscription militaire)

Philippe Catros

« Votre commission n’a pas modelé son travail sur les usages des peuples anciens et encore moins sur ceux des peuples modernes. Ce qui était bien à Rome serait dangereux dans la République française. Ce qui est pratiqué sous un gouvernement monarchique serait contraire aux principes d’une constitution républicaine ; elle a dû, à l’exemple des généraux français qui ont vaincu, lorsqu’ils ont eu le courage de se soustraire à l’empire de l’habitude, et le génie de créer des ordres de batailles, et une manière de combattre conforme au caractère national ; elle a dû, dis-je, créer un mode de recrutement conforme aux principes de notre constitution, un mode de recrutement, au moyen duquel le gouvernement aura en tout temps une barrière impénétrable d’un million d’hommes à opposer aux puissances qui auraient encore la folle prétention d’attaquer le peuple français ou ses alliés, et de porter la guerre sur la terre de la liberté ; un mode de recrutement qui ne privera l’agriculture, les arts, le commerce, que du nombre d’hommes absolument nécessaire à la défense de la patrie ; un mode enfin, qui, appelant successivement à l’armée tous les citoyens français, garantira la liberté civile des prétentions militaires. La nation ne sera pas divisée en deux classes, l’une militaire, l’autre civile ; il n’y aura pas dans l’État, une classe d’oppresseurs et une classe d’opprimés. Le peuple français n’aura jamais à craindre le régime militaire, ni la tyrannie d’un usurpateur. Les défenseurs de la patrie seront citoyens, et dès lors, il n’existera aucun motif de rivalité, de défiance, aucune ligne de démarcation entre le peuple et ses défenseurs. »

1 Voilà en quoi doit consister, selon Jean-Baptiste Jourdan, le projet de conscription militaire qu’il rapporte le 2 thermidor an VI (20 juillet 1798)1 au Conseil des Cinq-Cents, au nom d’une Commission militaire dont les membres, s’ils ne sont pas tous, à l’image de son rapporteur, des « néo-jacobins » notoires, ont tous en commun d’être des anti- royalistes convaincus ayant approuvé le coup de force du 18 fructidor an V2. Si l’on en croit Jourdan, c’est donc une véritable révolution des institutions militaires que cette commission propose. Non seulement son système permettra de mieux assurer la

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sécurité de la République mais encore, en calquant l’organisation de la force armée sur des principes révolutionnaires, il créera un outil militaire adapté à un État de droit, c’est-à-dire soumis aux autorités publiques et enraciné dans la société civile. En soi, ce dessein n’est pas nouveau : c’est un idéal invoqué depuis l’époque des Lumières, et que la Révolution n’avait cessé de revendiquer, mais sans jamais avoir su, ou pu, instaurer des institutions militaires correspondantes. La Commission militaire de l’an VI avait- elle enfin trouvé la solution de ce problème ?

2 Le projet que Jourdan rapporte le 2 thermidor an VI est en partie l’œuvre de Delbrel, adjoint à la Commission le 7 ventôse (25 février) après avoir profondément critiqué la formation d’une « armée auxiliaire » de 100 000 « défenseurs de la Patrie » recrutés par tirage au sort parmi les jeunes de 18 à 21 ans en temps de paix, et de 18 à 24 ans en temps de guerre, système que Jourdan avait présenté le 23 nivôse an VI (23 janvier 1798)3. Restaurer le tirage au sort – disposition qu’on s’était bien gardé de légaliser jusque-là4, même si dans la pratique on y avait recouru – était une véritable gageure. Au demeurant, Jourdan ne fut guère convaincant quand il chercha à le justifier. Si « le Peuple Français fut autrefois fatigué du tirage de la milice », expliqua-t-il, c’est parce qu’il « n’avait aucun intérêt à servir un maître qui le tenait dans une dépendance absolue. » Au contraire, la nouvelle désignation « par la voie du sort » devra choisir ceux qui, parmi cette jeunesse dont la Révolution a révélé la nature belliqueuse, auront l’honneur de servir effectivement5.

3 Mais cette pirouette, lui permettant alors de conclure que le tirage au sort est restauré parce que le nombre de jeunes gens désirant servir est trop grand et que « l’entretien d’une armée aussi considérable ruinerait le trésor public, et nuirait beaucoup à l’éducation civile sans aucun motif d’utilité6 », n’empêcha pas Delbrel de s’insurger contre la restauration de « la voie du sort », cette institution de « l’ancien régime » qui reproduira inévitablement les abus dont « elle est la source ». Car, précisa-t-il, le sort n’est pas aussi aveugle qu’on le dit souvent ; il est toujours facile de le manipuler, et surtout il ne peut être appliqué qu’avec son corollaire, le remplacement. S’aventurer à nouveau dans cette voie, c’est cautionner par avance toute une série de malversations, mais c’est surtout retomber dans les travers d’avant 1789. Soit les plus riches, ceux qui devraient être « les plus intéressés à la chose publique sauront se mettre par des sacrifices pécuniaires et mettront leurs enfants à l’abri des chances du tirage », soit « les citoyens d’un même canton trouveront facilement des hommes qui consentiront à se vendre pour former le contingent du canton ». Dans un cas comme dans l’autre, l’armée sera à nouveau composée de mercenaires. Au contraire, si on veut « former des armées vraiment nationales [...], il faut donc que chaque citoyen soit sujet à un service personnel auquel il ne puisse jamais se soustraire ». Mais puisque tous les hommes d’une classe ne pourront pas servir en temps ordinaire, il faut seulement lever les plus jeunes de chaque classe7. Delbrel demanda, en outre, que l’obligation militaire englobe, du moins en principe, tous les citoyens et non pas seulement la jeunesse. De même, il trouva tout aussi aberrant, de distinguer une obligation militaire en temps de paix et une autre en temps de guerre.

4 Tout le propos de Delbrel est hanté par le spectre du remplacement. Bien qu’interdite à l’origine par la monarchie, cette pratique s’était très tôt répandue dans le recrutement des milices provinciales. Longtemps l’État avait fermé les yeux, puis, dans les années qui précèdent la Révolution, il est forcé de la tolérer tant elle prend de l’ampleur. Au demeurant, le succès des idées « libérales » dans la seconde moitié du XVIIIe siècle avait

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donné un nouveau vernis idéologique à un refus très ancien8 ; pour les nouveaux porte- parole de la société civile, le remplacement dans la milice incarnait la liberté individuelle face au pouvoir monarchique – d’ailleurs, pour beaucoup, c’était le recrutement de la milice lui-même, en tant qu’institution de l’absolutisme, qu’il fallait supprimer au profit d’un système d’enrôlement volontaire. C’est au demeurant ce que fait la Constituante en 1791. Et quand la Convention, sous la pression des événements, se résout à instaurer un mode de recrutement forcé en février 1793, elle autorise tout citoyen désigné à « se faire remplacer par un citoyen en état de porter les armes, âgé au moins de 18 ans, et accepté par le conseil général de la commune »9. Sous la pression de la rue, la Convention ajoute à cette levée dénoncée par les Sans-culottes et par certains Jacobins une réquisition générale à laquelle nul, en principe, n’est censé échapper, même si le service armé ne repose dans l’immédiat que sur « les citoyens non mariés, ou veufs sans enfants de 18 à 25 ans »10. Prise dans l’urgence, cette décision répond d’abord à une nécessité militaire – libérer le territoire national –, mais elle participe aussi, comme on le verra, d’une « nouvelle forme de citoyenneté »11 que les néo- jacobins revendiquent sous le Directoire.

5 Exception faite de la formation de l’armée auxiliaire, les deux projets présentés par Jourdan participent du même dessein : ordonner l’ensemble du recrutement de l’armée – c’est ce que le texte définitivement adopté par les Conseils détermine12. Conformément à la constitution de l’an III, l’enrôlement volontaire est le premier mode de recrutement militaire13. Tous les hommes de 18 à 30 ans « en état de porter les armes » qui ne sont pas inscrits maritimes et « qui désirent s’enrôler volontairement pour servir dans l’armée de terre » peuvent se faire inscrire « sur un registre particulier tenu à cet effet par les administrations municipales »14. Cet enrôlement, qui est de quatre ans en temps de paix15, offre au volontaire le privilège de choisir l’arme dans laquelle il souhaite servir. Ce n’est qu’une fois ces formalités remplies que les municipalités envoient les nouvelles recrues aux commissaires des guerres du département : l’enrôlement est donc un acte essentiellement civil, les autorités militaires n’intervenant qu’en fin de procédure16.

6 C’est par l’inscription sur les rôles militaires qu’un jeune homme épouse volontairement la condition militaire ; le même procédé préside à l’instauration de la conscription, ce recrutement forcé symbolisé par « l’inscription-ensemble » de la jeunesse. Y sont assujettis tous les jeunes Français de 20 ans accomplis à 25 ans révolus17. Fidèle au principe du service personnel, cette conscription ne souffre quasiment pas d’exception. Les volontaires enrôlés avant 20 ans et les inscrits maritimes en sont bien sûr exclus. Lors de la première levée, sont également exceptés les conscrits des cinq premières classes mariés avant le 23 nivôse an VI18 – dans son intervention du 7 ventôse, Delbrel l’avait proposé –, mais, par la suite, les hommes mariés seront également soumis au recrutement. Cette disposition distingue essentiellement la conscription des modes de recrutement antérieurs puisqu’au temps de la milice, comme au temps de la réquisition, les chargés de famille étaient d’emblée écartés. Le 3 floréal an VI (22 avril 1798), Dubois-Dubais, député modéré du Calvados, avait demandé qu’on maintienne les anciens usages19, mais la Commission ne l’avait pas écouté. Le 4 fructidor, le jour où le Conseil des Cinq-Cents transforme le projet de sa Commission militaire en résolution, les modérés tentèrent une dernière fois d’infléchir la rigueur de la loi. Un des leurs proposa que les fils uniques d’agriculteurs et d’artisans notoirement connus pour travailler à la charrue ou au métier de leurs parents ne soient pas compris dans la conscription. Il ne s’agit, soutint-il, que d’une mesure d’humanité

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qui vise à éviter que ces familles ne tombent dans la misère comme ce fut le cas lors de la réquisition d’août 1793. Mais il eut bien du mal à se faire entendre tant sa proposition souleva des « murmures ». Savary, un des membres de la Commission, l’interrompit immédiatement arguant qu’une telle disposition « tendrait à renverser par la base la loi ». Les modérés n’insistèrent pas20.

7 Cette conscription ne signifie pas seulement qu’en principe tout Français de 20 à 25 ans est sujet au service militaire personnel, elle en fait nominativement un soldat. L’article 19 stipule en effet : « Les défenseurs conscrits de toutes les classes sont attachés aux corps de toutes les armes qui composent l’armée de terre ; ils y sont nominativement enrôlés, et ne peuvent pas se faire remplacer »21. Ces soldats sur le papier ne sont pas d’authentiques militaires : tant qu’ils ne sont pas « en activité de service », ils « continuent à exercer leurs droits politiques de citoyen » et « ne sont soumis aux lois militaires que lorsqu’ils sont désignés pour entrer en activité de service »22. Cependant ils ne sont plus véritablement des civils puisque durant la période de leurs obligations, ils doivent posséder un passeport qui prouve leur inscription et que, s’ils changent de résidence, ils doivent, tous les six mois, informer de leur situation la commune dans laquelle ils ont été conscrits23.

8 Concernant les modalités du recrutement, en reprenant le système proposé par Delbrel, la loi de l’an VI innove par rapport aux procédures antérieures. Chaque année, par une loi particulière, le Corps législatif décidera, sur proposition du Directoire, du nombre de « défenseurs conscrits » à mettre en marche pour compléter les effectifs de l’armée24. Ce contingent dépendra de la quantité de soldats libérés, déduction faite du nombre d’engagements dans l’année25. Comme l’avait proposé Delbrel, on appellera d’abord les conscrits les plus jeunes. Pour y parvenir, il faudra donc centraliser toutes les informations concernant les conscrits de chaque classe au Ministère de la Guerre. C’est par de nombreuses opérations de conscription, au sens premier et étymologique du terme, que l’on devra alors procéder.

9 Tous les ans, les maires devront rédiger des tableaux communaux des jeunes de la nouvelle classe qui seront ensuite fondus dans des tableaux départementaux regroupés à leur tour, au Ministère de la Guerre, dans un grand tableau national : c’est dans ce dernier que chaque conscrit sera affecté nominativement à un corps. À chaque étape, les jeunes devront être classés rigoureusement par âge selon un ordre croissant (les plus jeunes de chaque classe se trouvant en tête de tableau) et, pour faciliter la centralisation des données, tous les tableaux devront contenir les mêmes informations : l’état civil, la taille et la profession de chaque conscrit (ces deux dernières informations étant essentielles pour affecter les hommes). Tous les trimestres, les tableaux devront être remis à jour : les conscrits décédés y seront rayés. Cette armée de citoyens- conscrits n’est pas qu’un instrument de travail que l’administration tient caché, elle doit être rendue publique. Chaque année, quand la répartition des conscrits entre les corps sera effectuée, ainsi que chaque fois que le ministre modifiera cette distribution, l’affectation de chaque conscrit sera publiée officiellement et affichée dans chaque commune ; de même, chaque régiment recevra l’état nominatif et signalétique des défenseurs conscrits qui lui seront destinés pour qu’il les enregistre26.

10 La mise en activité procédera de la même logique administrative. La répartition des conscrits entre les corps terminée, le ministre de la Guerre informera le pouvoir législatif du nombre d’hommes dont l’armée a besoin pour tenir ses effectifs au complet. Aussitôt que la loi ordonnant « une levée de défenseurs conscrits »27. aura été

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votée, le Directoire exécutif proclamera et affichera solennellement dans tout le pays le nom et l’âge du conscrit le plus âgé devant être mis en marche : tous ceux qui seront plus jeunes que lui seront de fait mis en activité de service. Dans le même temps, le pouvoir exécutif fera parvenir aux administrations départementales le nom des conscrits de leur département compris dans cette « levée » ; celles-ci, en collaboration avec les autorités municipales, seront alors chargées de les faire rejoindre leurs corps.

11 Telle qu’elle ressort de l’analyse du texte de loi, la conscription militaire ne se réduit pas à un recensement des jeunes gens soumis à une obligation militaire tout comme elle ne se confond pas non plus avec un mode de recrutement forcé – qui userait ou non du tirage au sort. Elle est à la fois cela et elle est davantage dans le sens où elle recouvre une dimension symbolique qui ne s’épuise ni dans un recensement, ni dans un mode de recrutement. Par le procédé même de « l’inscription-ensemble », la conscription incarne une obligation militaire immanente à la citoyenneté française. C’est ce qu’énonce le premier article de la loi : « Tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie » ; c’est également ce que souligne Jourdan dans son premier rapport quand il affirme que « dans un État libre, il est non seulement du devoir de tout citoyen de concourir à la défense de l’État ; mais c’est un droit dont il ne peut être privé »28.

12 La conscription participe donc d’un « devoir de défense »29, mais plus encore, elle relève d’un « droit de défense », droit qui trouve sa légitimation ultime dans un principe d’identité : tout Français est soldat. Pour saisir toute la spécificité de cette formulation et pour en mesurer la portée, on peut la comparer à cette autre formule qui rendit à nouveau le service militaire obligatoire en 1872 : « Tout Français doit le service militaire personnel »30. Dans ce cas, l’obligation relève d’un « devoir pur » : le fait que tout Français doive le service militaire n’étant ni justifié, ni légitimé, ce devoir n’a d’autre source de légitimation que lui-même ; et par conséquent la société n’a d’autre mode de légitimation que le devoir. Ce qui fonde donc le corps social, c’est la communauté de devoir qui réunit ses membres. À l’opposé, l’article premier de la loi de 1798, qui induit le devoir du droit, renvoie la citoyenneté à une collectivité de droit.

13 Plus que « l’esprit » de deux époques, cette opposition dénote deux modes d’obligation militaire procédant de deux modèles de citoyenneté irréductibles l’un à l’autre. Le modèle de la communauté de devoir n’est invoqué qu’en 1872 dans une loi de recrutement militaire, cependant il existait bien auparavant. Dans sa forme « démocratique », il pointe dès le Consulat. Ainsi, par exemple, quand il fallut justifier le maintien d’une conscription et d’un recrutement forcé sous la Consulat, Daru, orateur du gouvernement au Tribunat, l’a invoqué en appelant à la construction d’une société dans laquelle « l’égalité des droits naîtra de celle des devoirs »31. Mais, d’une façon plus générale, ce modèle s’inscrit dans une tradition aristocratique et conservatrice qui se perd dans l’imaginaire chevaleresque. Sans chercher à affiner davantage l’analyse, il semble qu’on pourrait également le rapprocher de cette société de l’obéissance naturelle qui participe de ce que Michel Foucault a appelé le Gouvernement pastoral32.

14 C’est en grande partie contre ce modèle que s’est forgée la critique « libérale » de l’époque des Lumières. Au thème du devoir naturel, on a répondu par celui des droits naturels et par la théorie de la société contractuelle dans laquelle le devoir n’est que la conséquence de l’institution du contrat social. Il n’y a donc plus de devoir en soi mais un devoir qui n’est que la conséquence de l’exercice d’un droit, ou si l’on veut, qui n’est que le prolongement de ce droit ; bref, qui est la mise en pratique de ce droit. Cette

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thèse est évidemment celle à laquelle se rattache la loi de l’an VI qui ne manque pas de citer l’article 9 de la Déclaration des devoirs de l’homme et du citoyen du 5 fructidor an III (22 août 1795) : « Tout citoyen doit ses services à la patrie et au maintien de la liberté, de l’égalité et de la propriété, toutes les fois que la loi l’appelle à les défendre »33. Cependant cette dernière ne suffit ni à épuiser le principe d’identité inscrit au frontispice du texte de loi, ni à justifier que l’obligation militaire procède autant sinon plus d’un droit que d’un devoir. Car en parcourant les multiples variantes du thème de la société contractuelle au XVIIIe siècle, on y trouve rarement « un droit de défense » induisant une obligation militaire personnelle même si cette idée pointe implicitement chez Rousseau ou chez Mably34. Au demeurant Jourdan ne revendique ni l’héritage du contrat social, ni celui des droits naturels quand il aborde la question de l’obligation militaire. Ce n’est pas du côté de la « pensée » des Lumières qu’il faut rechercher la signification du doublet droit de défense / devoir de défense. Cependant, comme Jourdan ne le légitime jamais, on en est réduit à n’avancer que quelques conjectures.

15 Un constat s’impose immédiatement : le thème de l’identité entre le citoyen et le soldat, de même que l’affirmation que l’obligation militaire relève d’un droit, sont relativement rares à l’époque révolutionnaire. Pourtant tous deux pointent dès 1789. C’est d’abord en leurs noms que Dubois-Crancé légitime le système de conscription militaire qu’il soumet sans succès à la Constituante en décembre 1789. « Je dis, explique-t-il, que c’est maintenant un droit de tous les Français de servir la patrie, c’est un honneur d’être soldat quand ce titre est celui de la plus belle constitution du monde entier. Je dis que dans une nation qui veut être libre, entourée de voisins puissants, criblée de factions sourdes et ulcérées, tout citoyen doit être soldat et tout soldat citoyen sinon la France est arrivée au terme de son anéantissement »35. On retrouve une autre variante de ce thème, plus implicite certes car se confondant souvent avec l’idée de la fusion entre la nation et sa force armée, dans les discours de ceux qui revendiquent l’organisation de la garde nationale comme unique, ou du moins comme principale force armée de la nation. Robespierre au printemps 179136 et Carnot en août 1792 s’en font notamment les porte-parole à la tribune des Assemblées37. Sans chercher ici à analyser la complexité et les origines de cette position38, il convient toutefois de remarquer que ce qui réunit, par-delà leurs différences, les tenants de l’identité entre citoyens et soldats, c’est une commune dénonciation du pouvoir militaire du roi souverain39, et plus encore de la prétention réaffirmée par la noblesse à s’approprier la prérogative militaire dans les années qui précèdent la Révolution40.

16 Loin d’être isolée, une telle conception s’inscrit totalement dans la position idéologique défendue par « l’avant-garde » du Tiers état dans les mois qui précèdent l’embrasement révolutionnaire. C’est le même « aristocratisme » que celui auquel Sieyès s’était attaqué dans son Essai sur les privilèges et dans Qu’est-ce que le Tiers état ? que l’on vilipende, à cette exception près que là où ce dernier concevait la nation comme une société civile industrieuse et commerçante, les tenants du « droit de défense », sans négliger ce volet, la voient aussi et surtout comme une communauté militaire. À leurs yeux la constitution de la France en tant que nation ne relève pas seulement d’un contrat social ; elle se fonde également sur un pacte militaire.

17 Militaires de vocation et de formation pour la plupart, les partisans du « droit de défense » parlent autant en qualité de soldats qu’en tant que révolutionnaires. C’est la société militaire d’Ancien Régime, et plus encore la manière dont la noblesse a voulu

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ériger le service militaire en un privilège, que ces militaires patriotes veulent détruire ; c’est contre ce privilège qu’il vont inventer ce « droit de défense » appartenant collectivement à la nation, et individuellement à chaque citoyen en tant qu’élément indivisible de cette communauté souveraine. Ainsi appréhendé, ce « droit de défense » participe davantage d’un droit conquis et acquis au terme d’une lutte politique et sociale que de la restauration d’un droit naturel – même si cette dernière dimension n’est pas totalement occultée. C’est ce droit de pourvoir elle-même à sa propre défense que la nation révolutionnaire vient de conquérir que réclame sans succès Dubois- Crancé dès 1789 ; c’est sur ce même droit que Jourdan veut faire reposer les nouvelles institutions militaires de la République. Conquête inachevée en 1789, ce « droit de défense » est revendiqué comme un acquis en 1798. Pour Jourdan, c’est l’expérience guerrière de la Révolution qui a opéré cette mutation. Poussé par « le besoin d’être libre », explique-t-il dans un raisonnement quelque peu fantaisiste d’un point de vue strictement historique mais dans une rhétorique jacobine qui annonce déjà celle d’une partie de la gauche du XIXe siècle, « le peuple […] s’est porté en masse sous les drapeaux de la patrie pour conquérir sa liberté »41. Les victoires révolutionnaires ont parachevé cette mutation ; les Français ont alors pris conscience qu’ils formaient « un peuple de guerriers »42, et la qualité de soldat en est venue à se confondre « naturellement » avec la citoyenneté. C’est un autre topique du discours jacobin que Jourdan énonce ici : le thème de la régénération nationale. Cependant il lui donne une connotation purement militaire qui n’est pas sans rappeler la manière dont certains soldats-philosophes comme Guibert l’avaient invoqué43 – à cette réserve près que pour ces derniers le temps où la condition militaire se confondait avec la citoyenneté appartenait à l’âge irrémédiablement perdu qui avait précédé la constitution des armées permanentes. Pour Jourdan, au contraire, ce temps va advenir. Car ce n’est ni à l’exemple de la cité armée antique, ni à la figure du chevalier, chers aux écrivains militaires d’avant 1789 qu’il se raccroche mais à un modèle nouveau qu’il nomme l’Armée nationale.

18 Cette expression qui deviendra emblématique de l’édifice militaire construit par la IIIe République trouve en Jourdan son véritable créateur. Ni les Lumières, ni la Révolution, à l’exception de Dubois-Crancé qui l’emploie dans une de ses brochures de 179044 pour désigner une force armée citoyenne complémentaire des troupes de ligne, ne l’utilisent. En fait l’absence de l’expression se double de l’absence de la chose. Loin d’être un a priori révolutionnaire, la thèse de l’armée nationale est plutôt le produit de la Révolution tardive. Même si certains de ces éléments sont en gestation dès 1789, voire auparavant, elle ne s’affirme pas en tant que telle avant 1798.

19 Quand Jourdan aborde le thème de l’armée nationale, il le présente autant dans sa négativité, en tant que contre-modèle des systèmes en usage chez les Anciens et les Modernes, que dans sa positivité, en tant qu’armée citoyenne. Entre l’organisation militaire de l’ancienne France monarchique qui se retrouve encore chez les autres puissances européennes et celle des Anciens, l’armée nationale de la République ouvre, selon lui, une troisième voie. « Un gouvernement despotique [entendons monarchique] a besoin d’avoir à sa solde une armée d’hommes qui, en vendant leur liberté, se soumettent à devenir les instruments de sa volonté suprême »45. L’armée de la République quant à elle ne peut recruter à prix d’argent. Les soldats étant « appelé[s] à servir [leur] patrie », c’est au contraire « l’honneur » qui doit motiver les volontaires, et le devoir qui doit guider ceux que la loi appelle ; « L’argent qu’ils toucheraient flétrirait leur caractère d’hommes libres »46. Au demeurant, de ces deux modalités de recrutement, les levées révolutionnaires ont donné le plus glorieux exemple47. Jourdan

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n’innove pas quand il dénonce le mode de recrutement des troupes de ligne de l’Ancien Régime ou quand il voit ce modèle d’armée monarchique comme une force « destinée à satisfaire au dehors l’ambition, la vengeance, l’orgueil des gouvernants et à contenir au dedans le peuple dans une obéissance aveugle et une soumission avilissante »48 ; il ne fait que reprendre, cette fois encore, une critique inaugurée par les Lumières et les soldats-philosophes de la seconde moitié du XVIIIe siècle, puis reprise à satiété par les patriotes à partir de 1789. Aussi, les longs développements qu’il consacre à ce thème dans ses deux rapports ne méritent guère qu’on s’y attarde49, si ce n’est pour remarquer combien ils lui permettent de mieux négliger la réfutation de ce qu’il nomme le modèle des Anciens.

20 Au demeurant, il serait d’ailleurs plus judicieux de parler d’une référence aux Anciens que d’un modèle à proprement parler. Depuis les Lumières, en effet, ceux qui l’invoquent n’ont pas tant voulu imiter ou reproduire l’Antiquité que trouver dans la citoyenneté antique une légitimation de leurs critiques de l’absolutisme. En matière d’organisation militaire plus particulièrement, la figure du citoyen-soldat est devenue une référence absolue pour les plus radicaux, c’est-à-dire ceux qui veulent supprimer les armées permanentes des monarchies européennes pour les remplacer, comme Rousseau et Mably le proposent, par des milices citoyennes50. À partir de 1789, cet idéal inspire également tous les patriotes qui voient dans la garde nationale une ébauche de force armée citoyenne. Pour les plus modérés, cette dernière devrait compléter l’armée régulière tandis que des radicaux comme Robespierre ou Carnot exigent une véritable révolution militaire qui transformerait la milice citoyenne en unique force armée de la nation51. Sous le Directoire, cette ambition mobilise toujours une partie de la gauche républicaine, et elle est d’autant plus prégnante que cette gauche, qui sanctifie la levée en masse comme le point ultime de conjonction entre la nation et son armée, retrouve une partie de sa vigueur après le 18 fructidor an V.

21 Tout en cultivant lui aussi le mythe de 93, Jourdan, en militaire qu’il est, prend cependant bien garde de s’écarter de l’idée des milices nationales. Car sans être une armée permanente de soldats professionnels, héritage de l’Ancien Régime que la Constituante avait maintenu sur pied, son armée nationale n’en est pas moins une armée permanente – ou disons, pour être plus précis, qu’elle s’organise autour d’un noyau permanent de militaires de carrière. Composé d’enrôlés volontaires et de soldats ayant décidé de prolonger leur présence sous les drapeaux, ce dernier constituera le cadre actif au sein duquel les « défenseurs de la patrie »52 effectueront leur service militaire. Si, en tant qu’elle forme un corps militaire, l’armée nationale se distingue de la nation, elle s’y enracine par le fait que les officiers devront d’abord s’enrôler comme simples soldats – ce qui prend le contre-pied de la politique de formation des officiers dans des écoles militaires telle qu’on l’avait instaurée à la fin de l’Ancien Régime –, et elle s’y rattache par le fait que la durée du service des défenseurs conscrits n’excédera pas quatre ans en temps de paix. Ainsi, la communauté d’origine des officiers et des soldats, mais aussi les échanges répétés entre la société civile et l’armée feront en sorte que « le peuple français n’aura jamais à craindre le régime militaire ni la tyrannie d’un usurpateur. Les défenseurs de la patrie seront citoyens, et dès lors il n’existera aucun motif de rivalité, de défiance, aucune ligne de démarcation entre le peuple et ses défenseurs »53.

22 Rapportées aux événements postérieurs, les certitudes de Jourdan peuvent faire sourire ; cependant, on aurait tort de les jauger uniquement à l’aune d’un 18 Brumaire

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qui constituerait la conclusion inéluctable d’un régime directorial irrémédiablement voué à l’échec. Bonaparte et le régime consulaire n’ont pas été les seuls à vouloir terminer la Révolution. À leur manière, les néo-jacobins ont eux aussi caressé ce dessein. S’il est difficile d’abonder totalement dans le sens de Jourdan et de prétendre que la loi de conscription militaire de l’an VI a institutionnalisé l’expérience militaire de la Révolution, il n’en demeure pas moins qu’en l’adoptant, les Conseils ont cherché à résoudre, singulièrement certes, des questions posées, sinon depuis l’époque des Lumières, du moins depuis le début de la Révolution, et plus encore depuis son entrée en guerre : celle de l’organisation des forces armées et celle des rapports entre société militaire et société civile dans un État de droit. Les propos de Jourdan montrent combien le contrôle d’un pouvoir militaire qui échappe de plus en plus aux autorités civiles, et corrélativement la nécessité de réorganiser un appareil militaire qui s’est formé dans les faits au lendemain de la « levée en masse » sans avoir reçu de fondement légal, deviennent des impératifs politiques primordiaux. En ce sens la conscription n’est pas tant une loi de recrutement qu’une loi de refondation démocratique de la force armée.

23 Autre question à laquelle s’attellent ces néo-jacobins, celle de savoir de quelle manière la France nouvelle doit s’inscrire dans le jeu politique européen. Par bien des aspects, cette dernière question détermine les autres et, à la lumière des travaux de Marc Belissa54, elle prend toute sa signification. Au commencement de son premier rapport, Jourdan écrit qu’« il serait à désirer que les peuples de l’Europe fussent assez éclairés et les gouvernements assez sages » pour abolir à jamais les guerres, mais puisque « nous sommes entourés de voisins puissants qui entretiennent des armées considérables sur pied, le gouvernement français doit donc avoir à sa disposition, même en temps de paix, une force armée organisée de manière à présenter une barrière impénétrable aux puissances qui tenteraient encore d’attaquer le peuple français »55. Cependant, le caractère défensif de cette force militaire ne consiste pas seulement à attendre que l’ennemi entre sur le territoire national pour le repousser. À ses yeux, l’outil militaire dont la République entend se doter est autant le bras armé défendant son honneur et soutenant sa politique de puissance. Car Jourdan, notons-le bien, est loin de concevoir la guerre menée depuis 1792 comme une croisade de la liberté, et encore moins comme un sursaut national uniquement destiné à chasser les ennemis du territoire. Elle a restauré la puissance de la France en Europe ; et cette place prépondérante dans le jeu politique européen « que les triomphes innombrables de nos invincibles armées ont assigné à la République »56, Jourdan veut définitivement la consolider en lui donnant les moyens militaires de sa puissance.

24 Cependant une telle conception est loin de faire l’unanimité. Héritiers de certaines idées des Lumières ou encore des physiocrates et des « économistes », certains « libéraux » sont persuadés qu’après les bouleversements révolutionnaires s’ouvrira l’ère d’une coexistence plus pacifique entre des nations se confrontant principalement sur le terrain de la concurrence économique. C’est à eux que s’adresse Jourdan quand il évoque l’exemple du « peuple batave, qui, après avoir conquis sa liberté, n’a pas su la conserver » parce qu’il avait confié à « des mains étrangères le soin de le gouverner et de défendre l’État »57 tandis qu’il s’occupait uniquement de commerce. Et c’est encore ces modérés qu’il vise quand il déclare que s’il ne faut surtout pas « une organisation militaire qui rend[ant] la nation purement militaire, éloignerait le goût de l’agriculture, du commerce et des arts et amènerait l’esprit de conquête […], il n’en serait pas moins [dangereux] de la rendre purement agricole et commerçante [car] la basse cupidité de

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l’or remplacerait bientôt la noble passion de la gloire, l’amour de soi-même, celui de la patrie »58.

25 Ces derniers propos de Jourdan en témoignent, la conscription n’a pas pour seul objectif de mettre à la disposition de l’État un instrument militaire digne de sa politique de puissance ; c’est aussi une disposition destinée à « produire » une nouvelle forme de citoyenneté. Car, ce que Jourdan condamne, c’est bien le modèle libéral de « civilisation » du XVIIIe siècle. À « la basse cupidité de l’or », c’est-à-dire au matérialisme engendrant l’égoïsme et dissolvant le lien social, il oppose implicitement la vertu, valeur fondamentale du nouvel ordre civique jacobin. Mais plus encore, c’est « la noble passion de la gloire, l’amour de soi-même [et] celui de la patrie » qu’il invoque.

26 Une fois encore, Jourdan n’innove pas vraiment. Quand Dubois-Crancé propose son système de conscription en 1789, il poursuit le même objectif. Et quand Carnot, au plus fort de la tourmente de l’été 1792, croit voir dans la dissolution prochaine des troupes de ligne dans la garde nationale l’origine d’une régénération militaire de la nation, c’est au même idéal civique qu’il appelle : ainsi, par exemple, quand il explique que « la passion des armes étouffera la cupidité, l’intrigue, toutes ces passions basses qui font naître l’esclave » et que « la gaieté franche, l’aménité des mœurs nationales reprendront leur empire, car le vrai courage est ami de l’humanité et s’allie aux sentiments généreux »59. Ce discours ne naît pas seulement de la Révolution ; il s’inscrit dans la continuité de ce que des soldats-philosophes comme Guibert ou Servan ont pu écrire, à cette réserve près que ce que ces derniers invoquaient autant comme une utopie que comme la nostalgie d’un temps à jamais perdu – que ce soit celle du temps des Anciens où, à leurs yeux, la condition militaire se confondait avec la citoyenneté, ou que ce soit l’âge féodal dans lequel les valeurs chevaleresques et martiales étaient au fondement de l’édifice social –, les militaires-patriotes de la Révolution en font le socle de leur perspective de régénération nationale.

27 D’une façon plus générale, on pourrait même esquisser, à grands traits, une sorte de généalogie intellectuelle de cette forme de citoyenneté invoquée par les militaires- patriotes de la Révolution. Celle-ci ne se rapporte pas tant à un quelconque modèle des Anciens, même si la référence aux Anciens est omniprésente, qu’au débat relatif à la nature de la sociabilité qui s’est ouvert au milieu XVIIIe siècle et dont « la querelle de la noblesse militaire ou commerçante », qui a notamment vu s’opposer l’abbé Coyer et le chevalier d’Arcq, est l’illustration la plus significative60. Plus que la question de savoir si la noblesse française doit déroger pour se lancer dans les « affaires » à l’image de son homologue britannique, cette polémique a contribué à confronter les valeurs antagonistes de la société civile libérale et celles de la société militaire ; les uns, dénonçant la barbarie des mœurs militaires et de la guerre, font miroiter l’âge nouveau d’une société civile prospérant grâce au développement des activités industrieuses et commerçantes ; les autres, fulminant contre l’égoïsme et la dissolution du lien social provoqués par la recherche du bien-être matériel et l’apologie de la libre concurrence, en viennent à magnifier les valeurs martiales et chevaleresques telles que l’ordre, la discipline, le dévouement, l’honneur ou la gloire. La noblesse militaire, qui est un des bastions des « anti-lumières » ne cesse de s’y référer évidemment ; mais, phénomène plus intéressant en ce qui nous concerne, ces valeurs sont également partagées par des soldats-philosophes qui tentent, comme Guibert ou Servan par exemple, de penser la réorganisation de la force armée. Ce sont elles que les militaires-patriotes de l’époque

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révolutionnaire perpétuent mais en y ajoutant la vertu civique, valeur proprement républicaine que le citoyen-soldat est aussi censé incarner.

28 Il n’y a donc ni effet d’éloquence, ni artifice démagogique quand Jourdan affirme la nouveauté du système de conscription militaire qu’il présente le 2 thermidor an VI. Car si, d’une certaine manière, la loi de 1798 est le fruit de l’expérience militaire et guerrière de la Révolution, elle ne s’inscrit pas dans la continuité des mesures de recrutement militaire adoptées auparavant – au demeurant, il est bien délicat de retrouver une continuité immédiate dans les expériences de recrutement militaire tentées de 1789 à 1793. C’est sans doute pourquoi, conscient de la « révolution militaire » qu’il propose, Jourdan se garde bien de discuter ces tentatives partiellement avortées. S’il peut se le permettre, c’est d’une part parce qu’il ne rencontre guère d’opposition, mais c’est aussi parce qu’il s’appuie sur un discours fort qui assimile toute obligation militaire à un droit conquis par la nation révolutionnaire. Synthèse porteuse des positions défendues par certains soldats-philosophes, et surtout par des militaires- patriotes depuis 1789, et de celles tenues par les jacobins, cette refondation démocratique de la force armée s’exprime autant dans les propos de Jourdan que dans la radicalité du système de recrutement militaire. Cependant, à peine instaurée, cette conception néo-jacobine de l’obligation militaire sera immédiatement enterrée par le Consulat et l’Empire qui lui substitueront une autre conscription tolérant les exceptions, et plus particulièrement le remplacement. Conclure, à l’instar des notables qui, sous le Consulat, se félicitaient de la restauration du remplacement, que la conscription jacobine était inapplicable serait sans aucun doute exagéré. Néanmoins il faut bien reconnaître que, même lors des levées de l’an VII, il fut quasiment impossible d’appliquer à la lettre ce monument de la pensée jacobine qui, à trop présupposer une société vertueuse, avait oublié la complexité de la réalité socio-politique de son temps. C’est cependant ce même caractère intemporel et idéaliste qui lui vaudra un succès posthume en tant que charte des obligations patriotiques des citoyens français. Cependant, en tant qu’idéal de refondation démocratique de la force armée, le projet des néo-jacobins n’aura de cesse d’être concurrencé par une alternative encore plus radicale : la formation d’un système de milices citoyennes auquel aspirait déjà Rousseau et dont L’Armée nouvelle de Jaurès livrera sans doute l’esquisse la plus aboutie.

NOTES

1.Rapport fait par Jourdan (de la Haute-Vienne), au nom de la commission militaire, sur le recrutement de l’armée de terre, séance du 2 thermidor an 6, Paris, Imprimerie nationale, an VI, p. 4-5. 2.Jean-Baptiste Jourdan, général en chef de l’armée de Sambre-et-Meuse, vainqueur à Fleurus le 26 juin 1794, conquérant de la Belgique et de l’Allemagne rhénane, est de loin le plus connu – et c’est sans doute pour cela qu’il a été choisi comme rapporteur. Né en 1762, il s’engage dès 1778 et participe à la guerre d’indépendance américaine. Réformé en 1784, il revient à Limoges, sa ville natale, où il s’établit comme mercier. En 1789, il est élu capitaine dans la garde nationale de cette ville avant de s’engager comme

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volontaire national en 1791. Promu lieutenant-colonel du 2e bataillon de volontaires de la Haute-Vienne, il rejoint l’armée du Nord dans laquelle il est nommé général de brigade le 27 mai 1793 et général de division le 30 juillet suivant. Il entre tardivement en politique et se fait élire par la Haute-Vienne au Conseil des Cinq-Cents en l’an VI. Autre militaire de carrière, Jean Porte, élu en Haute-Garonne. Cet homme, né en 1759, connu pour ses opinions républicaines avancées, a été adjudant général avant de devenir sous-inspecteur aux revues. Lui aussi élu par la Haute-Garonne, Joseph Martin, qui est né en 1753, est négociant à Toulouse quand éclate la Révolution. Nommé capitaine du 3e bataillon de la Garde nationale de la Haute-Garonne, il rejoint l’armée des Pyrénées où il est promu général de brigade en l’an II. Né également en 1753, il est lui aussi un civil engagé sur le tard dans la carrière des armes, Jean Savary. Avocat au parlement de Paris, il revient à Cholet, sa ville natale, en tant que magistrat en 1790. Fait prisonnier par les Vendéens en 1793, il parvient à s’évader et devient commissaire civil à l’état-major de Canclaux et de Kleber puis adjudant général chef de brigade en novembre 1793. Michel Talot a également été élu par le Maine-et-Loire. Cet autre juriste patriote est devenu un fervent anti-royaliste au contact des Vendéens. Né en 1755 à Cholet, il est agréé au tribunal de commerce d’Angers en 1789. Épousant la cause révolutionnaire, il devient juge de première instance et est nommé commandant d’un bataillon de la garde nationale angevine. Député suppléant du Maine-et-Loire à la Convention, il n’y siège qu’à partir de septembre 1793. Si, contrairement à ses condisciples, il n’a jamais porté l’uniforme, il fut envoyé en mission à l’armée de Sambre-et-Meuse en l’an III. Jean Delbrel est également un ancien conventionnel qui fut représentant en mission près des armées. Né à Moissac (Tarn-et-Garonne) en 1764, cet avocat s’engage comme volontaire national en 1792 avant d’être élu par le Lot à la Convention où il siège parmi les modérés. Le même département le désigne à nouveau en l’an IV pour siéger aux Cinq-Cents. 3.Rapport fait par Jourdan (de la Haute-Vienne), au nom de la commission militaire, sur le recrutement de l’armée, séance du 23 nivôse en 6, Paris, Imprimerie nationale, an VI. 4.L’article XI du décret du 24 février 1793 instaurant la levée des 300 000 hommes stipule, par exemple, que dans le cas où le contingent assigné à une commune ne sera pas rempli par le biais du volontariat, les citoyens soumis au recrutement « adopteront le mode de recrutement qu’ils trouveront le plus convenable à la pluralité des voix ». Décret de la Convention nationale du 24 février 1793, l’an second de la république française qui fixe le mode de recrutement de l’armée, Paris, Imprimerie nationale, 1793, n° 452. 5.Ibid., p. 6. 6.Ibid., p. 7. 7.Moniteur universel du 8 ventôse an VI (26 février 1798), séance du 7 ventôse an VI (25 février 1798), p. 643. 8.Les paroisses, les communautés urbaines et les corps de métier étaient assujettis collectivement au recrutement de la milice, aussi n’ont-ils eu de cesse de réclamer l’entière liberté de former comme ils l’entendaient le contingent qu’il devaient fournir au roi. Si certaines villes ont reçu ce privilège, l’État n’a jamais voulu en faire une norme sous prétexte qu’un tel mode de recrutement tarirait le faible vivier des volontaires s’enrôlant dans les troupes de ligne. 9.Décret de la Convention nationale du 24 février 1793, op. cit. articles XVI et XVII. 10.Décret de la Convention nationale du 23 août 1793, l’an second de la République française une et indivisible, qui détermine le mode de réquisition des citoyens français contre les ennemis de la

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République, Paris, Imprimerie nationale, 1793, l’an Second de la République, n° 1421, article 7. 11.Annie CRÉPIN, Défendre la France. Les Français, la guerre et le service militaire de la guerre de Sept Ans à Verdun, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 113. 12.Le Conseil des Cinq-Cents l’approuve le 4 fructidor an VI (21 août 1798) et le Conseil des Anciens transforme cette résolution en loi le 19 fructidor an VI (5 septembre 1798). 13.L’article 286 de la Constitution prescrivait que « l’armée se forme par enrôlements volontaires, et en cas de besoin, par le mode que la loi détermine ». Jacques GODECHOT, Les constitutions de la France depuis 1789, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 132. 14.Loi relative au mode de formation de l’armée..., op. cit., titre II, article 6. 15.En temps de guerre les congés absolus seront délivrés quand les circonstances le permettront. 16.Loi relative au mode de formation de l’armée..., op. cit., titre II, articles 6 à 13. 17.Ibid, titre III, article 15. 18.Date du second rapport Jourdan aux Cinq-Cents. 19.Opinion de L. Th. Dubois, sur le mode de recrutement de l’armée, séance du 3 floréal an 6, s.d. 20.Moniteur universel du 5 fructidor an VI, Conseil des Cinq-Cents, séance du 4 fructidor an VI, p. 1343-1344. 21.Loi relative au mode de formation de l’armée..., op. cit. 22.Ibid., article 23. 23.Ibid., article 52. 24.Ibid., article 4. 25.Ibid., article 5. 26.Ibid., articles 24 à 43. 27.Ibid., article 44. 28.Rapport fait par Jourdan (de la Haute-Vienne), au nom de la commission militaire, sur le recrutement de l’armée, séance du 23 nivôse en 6…, p. 5. 29.Annie CRÉPIN, Défendre la France. Les Français, la guerre et le service militaire, de la guerre de Sept Ans à Verdun, op. cit. Rennes, PUR, 2005. 30.Loi sur le recrutement de l’armée du 27 juillet 1872, Bulletin des lois de la République française, 1872, n° 101, article premier. 31.Archives parlementaires, 2è série, Tribunat, séance du 28 floréal an X (18 mai 1802), p. 710. 32.Michel FOUCAULT, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Hautes études, Gallimard Seuil, 2004. 33.Loi relative au mode de formation de l’armée…, op. cit. 34.Annie CRÉPIN, Défendre la France…, op. cit., p. 37. 35.Second rapport du Comité militaire sur l’établissement des milices nationales et le recrutement de l’armée, Paris, Imprimerie nationale, 1789, p. 11. 36.Archives parlementaires, 1ère série, tome 25, séance du 27 avril, p. 368 et séance du 28 avril, p. 384-385. 37.Ibid., 1ère série, séance du 1er août 1792, tome 47, p. 361-363 38.Nous nous y sommes plus particulièrement intéressé dans notre communication, « Les militaires patriotes, la nation en armes et la question des milices nationales » dans S. BIANCHI et R. DUPUY (dir.), La Garde nationale entre nation et peuples en armes, Rennes, PUR, 2006, p. 267-279. 39.Joël CORNETTE, Le roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, 1993.

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40.Selon Jean CHAGNIOT, « sous le règne de Louis XVI, cette réaction aristocratique se déchaîne dans l’armée » ; l’édit de Ségur du 22 mai 1781 qui réserve les postes d’officiers aux hommes prouvant au moins quatre degrés de noblesse en est sans doute la meilleure illustration. Histoire militaire de la France, tome 2, Paris, PUF, 1992, p. 118-119. 41.Rapport du 23 nivôse, op. cit., p. 6. 42.Ibid., p. 4. 43.Annie CRÉPIN, Défendre la France…, op. cit., p. 29-33. 44.Nouvelles observations sur la constitution militaire, Paris, Imprimerie nationale, 1790. 45.Rapport du 23 nivôse, op. cit., p. 4. 46.Rapport du 2 thermidor, p. 8. 47.Rapport du 23 nivôse, p. 12. 48.Ibid. 49.Ils ont pour principale fonction d’étouffer les critiques des plus modérés et de discréditer les partisans des engagements à prime en assimilant leur demande à la cause de ces « monarchistes » exclus des Conseils lors du coup de force du 18 fructidor an V (4 septembre 1797). 50.Annie CRÉPIN, Défendre la France…, op. cit., p. 33-37. 51.Robespierre le fait notamment lors de sa longue intervention des 27 et 28 avril 1791 en faveur de l’armement populaire et de l’organisation immédiate de la garde nationale. Archives parlementaires, 1ère série, tome 25, séance du 27 avril, p. 368-372 et séance du 28 avril p. 383-392. Quant à Carnot, il propose le 1er août 1792 le plan de réorganisation militaire le plus révolutionnaire que l’on ait présenté à cette époque. Ibid., 1ère série, tome 47, p. 361-363. 52.C’est le nom que prennent les conscrits qui sont mis en activité de service. 53.Rapport du 23 nivôse, p. 5. 54.Marc BELISSA, Fraternité universelle et intérêt national (1713-1795). Les cosmopolitiques du droit des gens, Paris, éditions Kimé, 1998. 55.Ibid., p. 1-2. 56.Rapport du 2 thermidor, op. cit., p. 2. 57.Ibid., p. 10. 58.Ibid., p. 9. 59.Rapport qui propose la distribution d’armes à tous les citoyens qui n’en disposent pas, Archives parlementaires, 1ère série, tome 47, séance du 1er août 1792, p. 363. 60.Pierre HARTMANN « La querelle de la noblesse militaire ou commerçante (1756) », dans Geneviève GOUBIER-JOUBERT (dir.), L’armée au XVIIIe siècle, Actes du colloque CAER XVIII organisé à Aix-en-Provence, les 13-14-15 juin 1996, Publications de l’université de Provence, 1999, p. 111-122.

RÉSUMÉS

Il n’est pas une histoire « classique » de la Révolution française qui n’ait fait de la loi du 19 fructidor an VI (5 septembre 1798) l’origine de l’organisation militaire de la France

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contemporaine. Cependant des études plus récentes ont quelque peu brouillé cette vision trop téléologique. C’est pourquoi un retour critique sur la naissance de la conscription à la fin du Directoire est nécessaire, en ne l’abordant plus comme l’annonce de l’organisation républicaine de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, mais en l’analysant de l’intérieur comme un fait qui s’inscrit dans un contexte historique spécifique. C’est à cet examen que sont soumis le texte de la loi et les deux rapports présentés par le général Jourdan. En essayant de dégager la complexité des enjeux politiques, culturels et militaires que recouvre le choix d’instaurer un régime de conscription rejeté par la Constituante en 1789 puis par la Convention en 1793, on pourra interpeller le modèle d’organisation militaire proposé par Jourdan sous le nom d’« armée nationale ». Est-il un pan essentiel de l’œuvre révolutionnaire ou l’expression de la conception politique particulière des néo-jacobins ? Est-il un des piliers de la « modernité » politico-militaire ou un moment parmi d’autres dans l’histoire complexe des institutions militaires ?

«Every Frenchman is a soldier and must defend his patrie» (a reexamination of the birth of military conscription). There is not a «classic» history of the that does not credit the law of 19 fructidor VI (5 September 1798) as marking the origin of military organization in contempory France. Yet the most recent studies have somewhat complicated this overly teleological vision. This is why a reexamination of the birth of conscription at the end of the Directory is necessary, considering it no longer as an anticipation of the republican organization of the end of the nineteenth century and the beginning of the twentieth, but rather analyzing it from the «inside» as a part of a specific historical context. It is from this point of view that the text of the law and the two reports presented by General Jourdan will be examined. By trying to understand the complexity of the political, cultural, and military issues behind the choice of instituting a regime of military conscription already rejected by the Constituent Assembly in 1789, then by the Convention in 1793, it is possible to evaluate better the model of military organization proposed by Jourdan under the name of the «armée nationale». Was it an essential part of the work of the Revolution or an expression of the political conception of the neo-jacobins? Was it one of the mainstays of politico-military modernity or simply a specific stage, among others, in the complex history of military institutions?

INDEX

Mots-clés : Directoire, conscription, armée, recrutement, Jourdan

AUTEUR

PHILIPPE CATROS 1940, rue des Sources, 14200 Hérouville-Saint-Clair, [email protected]

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« Réduit à désirer la mort d’une femme qui peut-être lui a sauvé la vie » : la conscription et les liens du mariage sous Napoléon

Jennifer Heuer

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduction : Évelyne Martin-Gidel Remerciements de l’auteur Je remercie Anne Verjus de son aide pour la version française.

1 En 1815, un cultivateur du département du Pas-de-Calais exprime son désir de se marier avec une voisine. L’union est approuvée par les deux familles. Cependant, deux obstacles majeurs s’opposent à cette union : premièrement, le fermier s’est déjà marié en 1799 afin d’échapper aux nouvelles lois sur la conscription. À l’âge de dix-neuf ans, il a en effet épousé une femme de soixante-seize ans vivant dans la même commune. Le couple n’a jamais vécu ensemble. L’épouse partit vivre dans un autre village, et leur mariage fantôme prit fin lorsqu’elle mourut en décembre 1812. Quant à la voisine qu’il veut désormais épouser, elle se révèle être la petite-fille de son ancienne épouse, et donc sa propre petite-fille ; la loi, bien sûr, interdit une telle union1.

2 On trouve dans les archives cet autre cas : une jeune femme du Lot, en 1814, adresse une pétition au roi dans l’espoir qu’il mette fin à son union. Elle y explique qu’elle a accepté ce mariage par compassion pour sa famille. En effet, son frère était devenu, après la mort de leur père, leur seul soutien de famille. Afin de lui permettre d’échapper aux levées de 1813, Marguerite Bladinière, sa sœur, avait persuadé une fille du voisinage de se marier avec lui. Leur voisine avait accepté l’offre, mais à condition que Marguerite lui rende le même service en épousant un autre jeune homme de son

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choix. Maintenant que la paix était rétablie, Marguerite et son frère regrettaient leur mariage précipité et craignaient de demeurer liés à jamais à un époux mal assorti2.

3 En effet, dans la mesure où le mariage permettait d’échapper à la machine de guerre de Napoléon, il arrivait fréquemment que des couples se marient rapidement et forment des alliances incongrues. De jeunes hommes épousaient des veuves ou des vieilles filles de quatre-vingts ans, voire quatre-vingt-dix ans, ou des femmes d’une cinquantaine d’années que leur santé physique ou mentale avait condamné à demeurer célibataires. Parents et voisins forçaient les jeunes filles à faire ces mariages de circonstance, probablement rassurés à l’idée de sauver un des villageois d’une mort probable sur les champs de bataille.

4 Ces couples pensaient qu’ils allaient se séparer légalement une fois la paix revenue. Mais, si les restrictions du Code civil napoléonien avaient rendu le divorce compliqué, l’abolition du divorce, en mai 1816, le rendit tout à fait impossible. Les époux ne pouvaient pas davantage annuler leur mariage puisque l’annulation ne s’appliquait qu’au mariage religieux, et que dans la plupart des cas ces unions étaient civiles. Même ceux dont le mariage avait pris fin se retrouvaient parfois liés de manière inattendue à leurs partenaires fictifs, comme ce fut le cas pour ce cultivateur du Pas-de-Calais amoureux de celle qui légalement était sa petite-fille. Contrariés dans leurs efforts pour se séparer, beaucoup s’adressèrent au gouvernement dans l’espoir d’une loi spéciale ou d’un décret qui mettrait fin à leur situation difficile.

5 Leurs histoires démontrent à quel point ces familles cherchaient désespérément à échapper au service militaire ainsi que les conséquences inattendues, voire importunes, de leurs stratégies. Peut-être encore plus important, elles mettent en lumière les véritables défis de la création d’une société en temps de paix après presque deux décennies de guerre. En dénonçant leur faux mariage, ces hommes et femmes prononçaient aussi un jugement sur les guerres napoléoniennes et sur leur héritage, mettant en évidence le lien entre les difficultés domestiques et celles du champ de bataille, ainsi qu’entre les actes irréfléchis de « l’usurpateur et du tyran » de l’Empire et le désordre domestique. Désordre national et domestique 6 Les historiens de l’époque napoléonienne ont remarqué depuis longtemps que le taux de mariage en France augmentait avec les levées de la conscription, surtout lors des jours atroces de 1813. Cependant, ce phénomène est le plus souvent traité soit comme une curiosité historique soit, plus sérieusement, comme une façon de fuir l’incorporation3. Les chercheurs qui s’y sont le plus intéressés sont les spécialistes de l’histoire militaire, de la démographie, de l’histoire de l’administration de l’État napoléonien, mais pas ceux concernés par l’histoire familiale et culturelle. Inversement, ceux qui pratiquent l’histoire du genre ont rarement pris en considération l’impact des guerres napoléoniennes sur la vie de famille et les relations entre sexes, et se sont davantage concentrés sur le drame de la Révolution. Même ceux qui ont étudié en détail les restrictions du Code civil napoléonien ont rarement mis en avant les facteurs pouvant compliquer la légalité des liens familiaux. Cependant, comme l’attestent l’union contrecarrée du fermier et le mariage blanc de la jeune fille, la guerre pouvait avoir des effets dramatiques, souvent cachés, sur les liens familiaux et les relations entre sexes.

7 Les chercheurs qui considèrent le mariage comme une forme d’échappatoire à l’incorporation tirent leurs sources de rapports dressés par des fonctionnaires pendant

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les guerres. De tels documents mettent en lumière l’étendue de la désertion et de la résistance au recrutement ainsi que les réactions divergentes face à l’armée à travers la France. Ils révèlent aussi quelques-unes des stratégies que les fonctionnaires adoptaient pour découvrir les fraudes ou pour en fournir des preuves. Cependant, ils accordent peu d’importance aux hommes et aux femmes qui se mariaient pour échapper à la conscription, ou à leur destin après des unions précipitées.

8 Pour en savoir plus sur ces couples et leur destin après ces mariages à la hâte, j’ai étudié en détail une série de pétitions couvrant la période 1814- 1819, ainsi que des affaires judiciaires significatives, des débats législatifs, des correspondances administratives et d’autres dossiers4. L’étude approfondie de la manière dont les mariages étaient arrangés et ce qui arriva aux couples par la suite, montre à quel point les guerres révolutionnaires et napoléoniennes eurent un impact sur la vie de famille. Cet impact, au-delà des douleurs individuelles et des difficultés causées par la perte d’un fils ou d’un frère, affectait la compréhension que le peuple avait du mariage en tant qu’institution juridique et sociale.

9 Ces pétitions fournissent aussi un éclairage particulier sur la culture politique du début de la Restauration et sur les défis d’une transition vers la paix, défis qui sont presque totalement ignorés dans l’historiographie existante5. Elles révèlent la manière dont les gens de l’époque considéraient le mariage et les stratégies qu’ils adoptaient dans l’espoir de convaincre les autorités de mettre fin à leurs unions. Les suppliants choisissaient des éléments de rhétorique moralisatrice antirévolutionnaire, tout en faisant l’éloge de la liberté dans la tradition révolutionnaire avec l’espoir de faire avancer leur cause. Leurs pétitions montrent de quelle manière ces hommes et femmes réussissaient, ou non, à s’approprier de tels discours pour arriver à leurs fins dans un climat de crise sociale et politique. « Un grand nombre de familles » 10 Les pétitionnaires se présentaient régulièrement comme faisant partie des malheureux partageant le même sort, invoquant « un grand nombre de familles », une « infinité d’autres malheureux », ou selon les mots plus éloquents d’un pétitionnaire, « une infinité d’époux, si l’on peut appeler tels des individus qui ne voulaient réellement pas d’épouse »6. Il arrivait que les suppliants donnent des chiffres, comme un notaire qui en août 1814 en mentionne 1 200 dans l’ancienne Picardie ou encore le préfet de la Loire qui affirme en septembre 1814 qu’il y a « 300 personnes au moins des deux sexes dans son département »7. Ces statistiques étaient parfois fausses. Le fait d’invoquer le nombre de personnes concernées était aussi une stratégie rhétorique, destinée à faire de ces requêtes un problème de société digne de l’attention du gouvernement, plutôt qu’un ensemble de caprices individuels. Cependant, le phénomène était loin d’être insignifiant. On trouve dans les archives des pétitions et des questions provenant d’au moins la moitié des départements français, surtout du sud-ouest, de la région Rhône- Alpes et du nord de la France. Les cas sont moins nombreux dans le nord-est et en Île- de-France8.

11 Savoir si le mariage devait automatiquement exempter les conscrits posa un problème aux autorités dès la première loi officielle sur la conscription, c’est-à-dire la loi Jourdan-Delbrel du 19 fructidor an VI (5 septembre 1798). Étaient exemptés les hommes qui s’étaient mariés avant que la loi ne prenne effet, incluant ceux qui depuis avaient divorcé ou étaient veufs mais qui étaient pères de famille. Les fonctionnaires qui étaient chargés de faire exécuter la loi mentionnaient une multitude de mariages

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douteux même s’ils se souciaient principalement des fraudes évidentes et des cas où les prêtres et les autorités locales conspiraient pour antidater les mariages9.

12 À l’époque de la loi Jourdan, la loi de 1792 qui régissait encore le mariage rendait la séparation plus facile que le Code civil napoléonien. Les couples pouvaient de manière réaliste espérer divorcer facilement une fois la paix revenue. Cette supposition imprégna même la culture populaire, comme l’atteste une pièce jouée à Douai en mars 1801, Les préliminaires de paix ou les amants réunis, qui célèbre le traité de Lunéville entre la France et l’Autriche. La pièce met en scène un paysan infortuné qui fait la cour à une jeune fille par simple lâcheté, comme il l’explique en aparté : « Pour m’sauver de la conscription / Par un moyen légitime ; / j’vous fis ma déclaration / et j’vous epousai pour la frime (bis) / mais après l’danger passé / D’avec vous, je m’s’rais divorcé »10.

13 Mais le traité de 1801 n’apporta qu’une paix incomplète et éphémère ; les levées de Napoléon allaient bientôt entraîner de nouvelles tentatives pour fuir la conscription. Bien que le Code civil de 1804 rendit le divorce plus difficile, il ne l’interdisait pas, et un mariage blanc pouvait encore apparaître comme un moyen attractif d’échapper au service militaire. Il semble que cette pratique se soit développée avec les levées de 180911. Les conscrits, qui initialement avaient tiré au sort des numéros qui les exemptaient du service, mais qui craignaient d’être à nouveau convoqués lors d’une prochaine levée, cherchaient désespérément à se protéger. Les autorités se méfiaient très souvent de tels arrangements, comme le préfet du département du Nord qui se plaint d’avoir eu en novembre 1809 à peu près 18 mariages entre des jeunes gens et des femmes plus âgées, la plus vieille ayant quatre-vingt-dix-neuf ans12.

14 Dans certains cas, lorsque le subterfuge était indiscutable, les autorités envoyaient les conscrits à la guerre même si leur mariage était en principe légal13.

15 Les jeunes gens néanmoins continuèrent à utiliser les mariages blancs pour fuir l’armée tout en devenant plus créatifs dans leurs arrangements. Comme l’expliquèrent par la suite les pétitionnaires du département de la Somme, au début, les conscrits potentiels se mariaient avec des femmes de plus de cinquante ans. Ceci fonctionna jusqu’à la levée des 300 000 hommes de février 1813, date à laquelle, le nombre de mariages se multipliant, le conseil de recrutement décida que les mariages ne pouvaient dispenser les recrues potentielles de faire leur service militaire. Les jeunes gens n’abandonnèrent pas la stratégie matrimoniale pour autant ; ils se firent plus habiles et « épousèrent dans les mêmes vues des femmes d’un âge moins avancé tel que trente à quarante ans, mais qui, en raison de leurs infirmités ou de leur mauvaise complexion, n’étoient point susceptibles de se marier »14.

16 Comme ces hommes qui épousaient des femmes en mauvaise santé ou prétendues peu commodes, la majorité des suppliants des premières années de la Restauration qui demandaient le divorce ou l’annulation de leur mariage blanc s’étaient mariés en 1813. Ceci pour plusieurs raisons. La pression exercée pour trouver plus de soldats devint particulièrement forte avec les défaites militaires de 181315. Pour échapper aux nouvelles levées, le taux de mariages parmi les conscrits augmenta considérablement dans toute la France16. Cependant, à cause des contraintes juridiques, la plupart de ceux qui s’étaient mariés en 1813 étaient prêts à tout pour se séparer. Il leur était impossible de faire une demande de divorce pour faute car, dans la plupart des cas, aucun des partenaires n’avait commis d’adultère ou ne pouvait être accusé de mauvais traitements, de conduite scandaleuse ou de préjudices graves. L’option logique était le divorce par consentement mutuel. Mais le consentement mutuel ne concernait que les

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hommes ayant plus de vingt-cinq ans et les femmes de plus de vingt et un ans. Les hommes qui s’étaient mariés pour échapper à la conscription étaient en général beaucoup plus jeunes. La plupart des couples qui demandèrent le divorce en 1814 ou 1815, avaient moins des deux ans de mariage requis pour divorcer légalement. Quand les rumeurs commencèrent à circuler annonçant que le divorce serait aboli en 1816, ils tentèrent le tout pour le tout, et une fois le divorce interdit, ils continuèrent à plaider auprès des autorités pour obtenir une exemption spéciale. Les pétitionnaires et leurs stratégies 17 En effet, un nombre important de pétitionnaires cherchaient à plaider leur cause. Bien qu’il soit difficile de déterminer qui sont les auteurs de ces pétitions, on compte parmi eux des hommes et des femmes à titre individuel, mais aussi leurs parents, des groupes d’hommes et de femmes du même village ou de la même région, ainsi que des prêtres soucieux du problème ou des autorités locales. De nombreux suppliants étaient illettrés ou incapables de rédiger des plaidoyers convaincants à l’attention du pouvoir central. Leurs histoires étaient interprétées par des intermédiaires entraînés au discours juridique et aux procédés littéraires. Les pétitionnaires soumettaient aussi quelquefois aux diverses autorités de multiples versions de leur pétition, ne sachant pas à qui faire appel ou dans l’espoir de trouver une écoute plus bienveillante. Par exemple, Antoinette Poncet, servante illettrée d’un teinturier lyonnais, implora à la fois la duchesse de Berry et le duc d’Angoulême parce qu’ils étaient passés par sa ville natale et semblaient être des intermédiaires puissants et potentiellement compatissants. De la même manière, Pierre Blanc adressa initialement une requête au Ministère de la Justice, puis un an plus tard son père fit un recours auprès de la Chambre des députés.

18 En effet, les pétitions montrent aussi à quel point de tels mariages reflétaient les arrangements familiaux ; plusieurs d’entre elles étaient écrites par les parents au nom de leur fils, et un nombre à peu près équivalent par les parents au nom de leur fille. Par opposition aux modèles de l’époque révolutionnaire, il y avait plus d’hommes que de femmes qui demandaient au gouvernement de dissoudre leur mariage17. Les femmes qui demandaient le divorce étaient des jeunes filles qui avaient été incitées à se marier par leurs parents ou leurs voisins, et non pas les vieilles femmes infirmes ou indigentes dont le consentement avait souvent été acheté plutôt que contraint.

19 Ceux qui cherchaient à mettre fin à leur mariage donnaient plusieurs arguments. Rien de surprenant à ce qu’ils affirment n’avoir jamais vécu ensemble et n’avoir eu aucun enfant. Ils essayaient de prouver que leur mariage était purement civil et non religieux, dénigrant à la fois les liens du mariage civil et les procédures de divorce comme étant des inventions révolutionnaires perverses. Néanmoins, ils s’appropriaient aussi le discours révolutionnaire pour montrer que leur mariage relevait plus de liens forcés que d’une union librement acceptée. Un enregistrement, pas un mariage 20 Presque tous les pétitionnaires cherchaient à établir que leurs liens étaient civils et non religieux. Alors que la constitution de 1791 avait fait du mariage un contrat purement civil plutôt que religieux, peu de gens au début de la Restauration semblaient accepter ce concept. C’est ainsi que, pour décrire la nature civile et pour ainsi dire fictive de leurs liens, les pétitionnaires les qualifiaient de « ce que l’on appelle mariage civil », « prétendu mariage » et « simulacre du mariage », ou bien utilisaient d’autres termes comme « enregistrement » ou « acte civil », permettant de distinguer leur contrat d’un vrai mariage18.

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21 Quand cela était possible, les suppliants fournissaient la preuve de l’importance qu’ils donnaient à la religion. C’est ainsi qu’un cultivateur du Tarn-et-Garonne insista sur le fait que son contrat de mariage avait spécifié que des cérémonies religieuses devaient accompagner son mariage. Comme ces cérémonies n’avaient pas eu lieu, son mariage devait être considéré comme illégitime19. D’autres fournissaient des témoignages de prêtres locaux ou de voisins sur leurs convictions religieuses. Sans preuves concrètes, beaucoup insistaient néanmoins sur le fait que le consentement religieux était une nécessité dans le mariage.

22 Au début de la Restauration, il y avait des chances pour que de tels arguments soient entendus. La Chambre des députés recevait régulièrement des pétitions proposant de changer les lois afin que le mariage soit légitime seulement s’il était approuvé par l’Église20. Bien que les législateurs n’aient pas directement agi en faveur de telles propositions, de nombreux fonctionnaires semblaient être compréhensifs. Même à l’époque napoléonienne, il arrivait souvent que des prêtres organisent des cérémonies publiques pour marier religieusement des couples qui n’avaient eu qu’un mariage civil. Les missionnaires de la Restauration intensifièrent leurs efforts pour convertir les mariages civils en mariages religieux.

23 Les pétitionnaires, non seulement misaient sur l’importance de la religion, mais tentaient aussi de montrer aux fonctionnaires de la Restauration l’horreur du scandale. Les suppliants se faisaient aussi l’écho des critiques faites par les fonctionnaires de l’époque napoléonienne, surtout ceux chargés du recrutement. Ces fonctionnaires avaient souvent décrié ces mariages blancs, en particulier les unions entre jeunes gens et femmes âgées, comme étant choquants et contre nature, un affront à la religion et à l’ordre social21. De la même manière, sous la Restauration, les pétitionnaires cataloguaient comme scandaleux ces mariages blancs. D’autant plus scandaleux que ces unions pourraient maintenant être définitives. Ils décrivaient les conséquences des liens qui unissaient pour la vie des couples contre nature comme étant fondamentalement un danger pour la moralité et la société.

24 De telles dénonciations demandaient une stratégie habile. Les pétitionnaires devaient distinguer leur cas des mariages valides qu’ils considéraient comme permanents. De même, de nombreux pétitionnaires tournèrent en ridicule le divorce en le présentant comme une abomination révolutionnaire et félicitèrent la monarchie de l’avoir aboli après 1816. Ils utilisaient le langage moralisateur du régime en leur faveur, et exprimaient leur horreur du divorce lorsqu’il s’agissait de vrais mariages, tout en conjurant le gouvernement de mettre fin au scandale de leurs unions contre nature et non sanctifiées. Amour et tyrannie 25 Pour décrire leur mariage, les pétitionnaires utilisaient aussi régulièrement un vocabulaire évoquant l’asservissement : « Enchaîné par un lien stérile », condamné à un « esclavage affreux », impatient de bénir un gouvernement qui briserait « le joug de sa captivité ». Presque chaque pétitionnaire choisissait l’une ou l’autre de ces expressions ou des expressions similaires22. Assimiler un mariage non désiré à l’esclavage n’était pas en soi quelque chose de nouveau. Il était fréquent d’invoquer la liberté et l’esclavage lors des débats révolutionnaires sur le divorce23. Si ces pétitionnaires dénigraient les concepts révolutionnaires lorsqu’ils faisaient l’éloge des mariages religieux, ils choisissaient des éléments clés du discours révolutionnaire lorsqu’ils assimilaient le mariage à l’esclavage. Mais au début de la Restauration, ces métaphores prirent une

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autre forme, puisque les pétitionnaires tentaient de démontrer que leur contrat de mariage était nul à cause des circonstances historiques particulières que représentaient les contraintes de la machine de guerre napoléonienne.

26 Rien d’étonnant à ce que les suppliants invoquent des preuves explicites pour prouver l’absence de consentement mutuel. C’est ce que fit la demoiselle Mazet qui proclamait que son contrat était non valable puisque, bien que capable de le signer, elle ne l’avait pas fait24. Des pétitionnaires racontaient comment ils avaient été contraints au mariage et quelquefois même mariés sans leur consentement ou sans qu’ils le sachent. Ils précisaient qu’ils étaient trop pressés pour pouvoir choisir, comme La Beauté qui soutenait qu’il avait épousé une femme de soixante-quatorze ans à cause d’« un délai trop court ne lui laissant pas assez de loisir pour faire un choix »25. Plus fréquemment, les pétitionnaires invoquaient leur ignorance concernant les conséquences de leur union civile, suggérant qu’ils n’avaient pas signé leur contrat librement parce qu’ils n’avaient pas compris les effets de la loi. Il est difficile de dire à quel point cette ignorance était réelle. Il est certain que les témoignages de l’administration suggèrent une vraie confusion, surtout dans les régions les plus reculées. Mais invoquer l’ignorance était bien utile à ceux qui voulaient montrer qu’on les avait contraints.

27 Au-delà des circonstances personnelles, les suppliants soutenaient aussi qu’ils avaient été contraints par la tyrannie de la guerre et de l’État napoléonien. Il leur était impossible de choisir librement dans de telles conditions. Les suppliants faisaient régulièrement référence à la conscription comme étant une loi tyrannique26. Cela pouvait justifier leur désobéissance. Ils établissaient aussi un lien direct entre les coûts de la guerre sur le champ de bataille et au sein de la famille. Une pétition en faveur de Marie-Anne Eustache aborde ce sujet avec une éloquence particulière. En 1806, Eustache expliqua à la Chambre des députés : « La conscription a été longtemps le fléau de la France, d’un côté elle a traîné de nombreuses victimes sur des champs de bataille ; d’autre part, elle en a conduit une foule sous les lois d’un hymen funeste dont elle a appesanti le joug sans en allumer le flambeau. C’est la conscription qui a produit ces mariages déplorables, dont il ne devait naître que le désespoir et les larmes, elle a dicté ces serments que la bouche a prononcés et que le cœur désavoue, elle seule a formé ces nœuds que la loi reconnaît, mais que la religion n’a point consacrés, ces nœuds qui n’ont point été serrés, et cependant qu’on ne peut dissoudre »27.

28 Les pétitionnaires insistaient sur le fait que leur mariage était le résultat de l’autorité despotique de Napoléon. Ils suggéraient aussi que le gouvernement pouvait et devrait restaurer une vraie liberté. En effet, il arrivait que les pétitionnaires donnent des sens multiples à la notion de liberté et de tyrannie afin de montrer que leur mariage symbolisait l’oppression nationale et ne relevait pas d’un libre choix. Ainsi une pétition de mars 1816 faite au nom des habitants de Beaumetz : « On demandera peut-être pourquoi ils ne se sont pas mariés sérieusement plutôt que d’avoir enchaîné leur liberté ». Ceci étant dû au fait qu’« ils étoient tous bercés de l’espoir de voir bientôt finir le despotisme sous lequel nous gémissions et par là même recouvrer leur liberté »28. Dans cette logique, le retour du roi était une promesse de liberté, y compris concernant la conscription et les mariages blancs.

29 Une telle rhétorique eut plus de succès lors de la première Restauration et au début de la deuxième Restauration. La conscription fut abolie par l’article 12 de la charte de 1814. La propagande du début de la Restauration chercha à discréditer Napoléon. Par exemple en 1814, le conseil général du département de la Seine se lamente sur les

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conséquences des guerres orgueilleuses de Napoléon, ayant pour conséquence « la haine des peuples, les larmes de nos familles, le célibat forcé de nos filles, la ruine de toutes les fortunes, le veuvage prématuré de nos femmes, le désespoir des pères et des mères »29. Cependant, en mars 1818, la conscription fut rétablie avec la loi Gouvion- Saint-Cyr30. Cela signifiait que les pétitionnaires pouvaient continuer à se plaindre de l’oppression et de l’usurpateur Napoléon mais qu’il leur devenait plus difficile de discréditer le service militaire comme étant un abus31.

30 En essayant de montrer que leur mariage était forcé, les pétitionnaires avançaient aussi l’argument de la contrainte parentale. Ceci se retrouvait surtout chez les jeunes femmes. La pétition au nom de Marie Rose Blanc en est un exemple typique. Bien qu’elle se soit mariée pendant les Cent-Jours, c’est-à-dire plus tard que la plupart des autres femmes, elle se plaignait de « la manière de violence qu’on a employé pour [la] faire marier civilement » à l’âge de quinze ans et demi. Atteinte de tuberculose poitrinaire, elle avait obtenu une période de grâce de quatre ans avant de devoir vivre avec son nouvel époux. Mais elle voulait à présent se retirer au couvent32. De la même manière, Marie-Françoise Bouvet implora la Chambre des députés « de jeter un regard paternel sur [sa] triste situation. Je dis paternel car dès lors que mon propre père m’a trahie lui-même, je dois vous implorer sous ce nom »33. Bouvet insistait sur le fait qu’elle avait tout essayé pour s’opposer au mariage, mais avait ultérieurement cédé aux supplications des parents qui la tenaient responsable de la vie de son futur mari si elle se refusait à lui.

31 À la manière de Bouvet, de nombreux pétitionnaires faisaient appel à la bienveillance paternelle des autorités34. Ceci relevait d’une longue tradition utilisant des métaphores pour comparer le roi à un père. Image renforcée par le gouvernement des Bourbons qui se décrivait comme un régime fondamentalement paternel. Mais dans ce cas précis, cela avait un impact particulier, étant donné le rôle traditionnel de l’accord parental en matière de mariage. Si les parents avaient été incapables de s’occuper du mariage de leurs enfants correctement, alors le père des Français devait prendre soin de ses enfants et remédier à cette situation.

32 Cependant, de nombreux pétitionnaires hésitaient à dénigrer l’influence de leurs propres parents et choisissaient plutôt de souligner le fait que les parents avaient subi l’autorité injuste de Napoléon. Comme nous l’avons déjà vu, Bouvet affirmait qu’elle s’était mariée contre sa volonté. Mais elle décrivait son père non pas comme un tyran mais plutôt comme un homme bien intentionné qui maintenant regrettait ses actes : « Mon père a vu mes chagrins et mes regrets et en a gémi, auteur de ma propre infortune, il la ressent toute entière, il se reproche avec amertume de m’avoir entraîné par son ascendant à signer un acte au quel mon cœur était resté étranger ».

33 Les thèmes des regrets des parents et de l’autorité parentale apparaissent de manière récurrente dans les pétitions des couples demandant le divorce ainsi que dans celles écrites par les parents. De nombreux parents étaient réellement sous le choc lorsqu’ils se rendaient compte que les efforts qu’ils avaient fournis pour sauver leur fils ou le fils des voisins condamnaient leur enfant à une vie de malheur et de célibat, mettant fin à leurs espoirs d’avoir des petits-enfants et des héritages familiaux. Mettre l’accent sur les bonnes intentions des parents était aussi un choix stratégique pour plaire à un régime qui encensait l’autorité paternelle. Ce qui permettait aux jeunes hommes mais surtout aux jeunes femmes et même à ceux qui écrivaient en leur nom de déclarer que

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les mariages avaient été forcés, tout en insistant sur le fait que la vraie tyrannie était celle de la machine de guerre de Napoléon. Folles et brutes, lâches et héros 34 Les femmes, quelquefois, dénigraient la perfidie et la lâcheté de leur mari, mais attribuaient aussi ces faiblesses au pouvoir illégitime de Napoléon. Cette ambivalence se retrouve parfaitement dans une pétition au nom d’Étiennette Vial qui s’était mariée à l’âge de quinze ans et vingt-trois jours. Elle décrit son mari comme un lâche qui avait « un caractère aigre, ayant l’âme noire, et le cœur dur, assez intrigant pour être parvenu d’une manière odieuse à se soustraire à l’enlèvement et au ravissement de jeunes gens du sein de leur famille, lorsque le despotisme affreux verçoit la fureur et la démence sur vos infortunés sujets »35. Son incapacité à séparer les intrigues de son mari du despotisme de Napoléon révèle la manière d’associer dénonciation d’un mauvais mariage et victimisation de l’épouse, contrainte par les abus de pouvoir de Napoléon.

35 Par contre, il arrivait que les hommes décrivent leur décision de ne pas se battre comme un acte de courage et de loyauté envers la monarchie. On peut citer l’exemple de François Barrière Bienvenu qui déclarait son aversion pour le règne de l’usurpateur et sa volonté de tout sacrifier pour l’amour de son roi : « Il aima mieux sacrifier sa fortune, fournir un remplacement, qu’être obligé lui-même à porter les armes contre son roi légitime »36. Il était cependant difficile de prouver qu’un pétitionnaire avait fui la conscription par pure dévotion pour un monarque absent, surtout pour une génération qui n’avait pas nécessairement connu le dernier roi. Lorsque les pétitionnaires rassemblaient des preuves, cela pouvait être à la manière d’un mémoire de 1814 en faveur de Pierre Jean-Baptiste Blanc du département de l’Aude. Celui-ci chercha à démontrer sa loyauté envers le régime en indiquant que son père, ancien maire de Moussoulens, avait célébré une messe pour les funérailles de Louis XVI le 4 mars 1793. Tout en étant une initiative dangereuse sous le régime jacobin, cela s’avéra une mince preuve de la dévotion courageuse de son fils envers le régime des Bourbons, quand il fut confronté à la conscription vingt ans plus tard en 181337.

36 La différence d’approche des hommes et des femmes concernant le problème de la lâcheté et de la loyauté correspond à d’autres différences dans leurs pétitions. De nombreux pétitionnaires décriaient leur mariage dans l’espoir de persuader les autorités que de tels liens étaient non seulement illégitimes mais qu’ils ne pouvaient en aucune manière fonder une union véritable. Les hommes avaient plutôt tendance à se plaindre de l’état physique de leur épouse, les décrivant soit comme de vieilles femmes décrépites, laides et malades, soit comme étant sujettes à des accès de folie, tandis que les jeunes femmes, qui vraisemblablement avaient épousé un homme à peu près du même âge et jouissant de la même santé qu’elles-mêmes, déploraient plus souvent la cruauté et la supercherie de leur mari. Des réponses officielles 37 En 1814, le gouvernement de la première Restauration se préoccupa brièvement des actions à mener au sujet de tels mariages. Le débat fut provoqué en partie par une pétition de Saint-Félix. Celui-ci s’était adressé à l’Assemblée parce qu’il avait lu dans les journaux qu’un député du nom de Mauray proposait d’abolir le divorce pour faute. Après avoir congratulé Mauray sur le bonheur apparent de son propre mariage, Saint- Félix avança l’argument que, même sous le Code civil napoléonien, il était difficile d’avancer des preuves, sauf si une femme avait ouvertement essayé d’assassiner son mari. Il invoquait en particulier « les mariages précipités qui ont été faits pendant les

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dernières années par des jeunes gens qui voulaient se soustraire aux lois sanguinaires de Buonaparte »38. Néanmoins, cet argument était étonnamment différent de ceux avancés par les hommes qui s’étaient mariés pour éviter la conscription. Saint-Félix demandait qu’il y ait procédure de divorce pour cause d’incompatibilité d’humeur ou à la demande d’un partenaire et invoquait les mariages mal assortis comme étant une raison particulière pour ce cas de divorce.

38 En novembre 1814, Avoyne-Chantereyne, chef de la commission chargée des pétitions, donna une réponse à la pétition de Saint-Félix. Il argumenta que le divorce pour cause d’incompatibilité avait été rejeté lors des débats sur le Code civil et que le nouveau gouvernement n’avait pas l’intention de multiplier les divorces ou de les rendre plus faciles qu’à l’époque napoléonienne. Bien que des unions imprudentes aient fait l’infortune de quelques familles, ce serait un malheur bien plus grand que d’encourager les citoyens à rompre le « contrat dont la stabilité intéresse la société entière »39. Il n’y eut aucune exemption. Les législateurs eurent de brefs débats sur le sujet une fois le divorce aboli le 20 janvier 1817. Basselance, notaire originaire de Bergerac, demanda à faire exception à l’interdiction du divorce pour ceux qui avaient seulement contracté un mariage civil afin d’échapper à la conscription40. Il n’obtint pas gain de cause. Aux tribunaux 39 Au lieu d’obtenir l’exception qu’ils espéraient, les pétitionnaires se virent renvoyés vers les tribunaux ; la réponse ne prenait pas en compte le fait que leur cas n’entrait pas dans le cadre législatif existant. Comme il leur était impossible de faire un procès pour motif de conscription, les pétitionnaires avançaient des motifs juridiques, « techniques » et démontraient que le fonctionnaire qui avait célébré leur mariage l’avait fait de manière illégale, qu’en fait leur mariage était officiellement clandestin et par conséquent nul, ou bien que l’un des partenaires était légalement trop jeune pour se marier. L’étendue des arguments et la manière dont les pétitionnaires cachaient leurs intentions réelles font qu’il est souvent difficile d’en trouver des traces dans les sources. Mais les cas qui font surface suggèrent que les raisons techniques étaient souvent insuffisantes. Par exemple, Antoinette Poncet, domestique à Lyon, se présenta devant le tribunal de première instance au début de l’année 181641. Son avocat soutenait que son mariage n’était pas valide car il avait été célébré par un fonctionnaire civil d’une commune dont ni elle ni son mari n’étaient résidents. Le tribunal jugea que ces motifs n’étaient pas suffisants pour une séparation. L’incapacité légale d’un fonctionnaire de marier des couples ne résidant pas dans sa juridiction pouvait annuler un mariage seulement si la cérémonie avait également été célébrée clandestinement. Cependant, dans ce cas précis, le mariage avait été justement rendu public42.

40 À Cahors, dans le département du Lot, des suppliants eurent au départ un peu plus de succès. Au début de l’année 1816, les tribunaux civils de Cahors annulèrent régulièrement les mariages qui avaient été célébrés pour échapper à la conscription43. À maintes reprises, les tribunaux jugèrent que le mariage était illégitime car le contrat avait été signé chez des particuliers plutôt que dans un lieu public et sans consentement des parents. Ils ajoutaient à cela le fait qu’il n’y avait pas eu de cérémonie religieuse et que les couples n’avaient jamais vécu ensemble ou bien qu’ils ne se considéraient pas comme mari et femme. Pour chaque cas, les juges utilisaient la même formule : « Le consentement donné à ce mariage n’a pas été sérieux ». Il leur arrivait quelquefois de reconnaître que ces mariages n’avaient eu lieu que pour fuir la conscription. Comme le constata le procureur du roi, dans d’autres rapports, « on ne

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trouve les mots de conscription ou de service militaire ». Néanmoins, cela ne voulait pas dire que les mariages arrangés n’étaient pas une façon de fuir le service militaire. Au contraire : « C’est à mon avis par l’effet d’une manière particulière de rédiger, mais le but ou plutôt la cause est toujours ce service militaire que le futur voulait éviter en faisant mariage, cassé ensuite ». Le nombre de cas et la diversité des statuts sociaux (tisserands, cultivateurs et propriétaires) suggèrent l’importance de cette stratégie dans la région ainsi que le degré de complicité au niveau local.

41 Mais lorsqu’un nouveau procureur entra en fonction, il découvrit la fréquence avec laquelle les mariages étaient dissous et dénonça ces abus. Il constata que la décision des tribunaux d’invalider les mariages pour cause de clandestinité (hors de la maison commune et les parties n’ayant pas cohabité ensemble) dépendait souvent de faux témoignages. Comme les parties impliquées désiraient se séparer et que leur communauté les soutenait, il leur était facile de trouver des témoins prêts à mentir sur la légitimité de leur mariage. Mais quelque chose de plus fondamental préoccupa le procureur. Lorsqu’il étudia les rapports des tribunaux, il s’aperçut que les juges, qui avaient annulé les mariages dans les mois précédant l’abolition officielle du divorce le 8 mai 1816, avaient continué à faire de même par la suite. Il s’opposa au jugement qui précisait que, sans « consentement libre, puisque la conscription forçait à cette démarche », le mariage pouvait purement et simplement être annulé : « Voilà l’acte le plus solennel, le plus important, et le plus indissoluble de la société rompu sans aucune opposition… ». Les couples, soutenus par les tribunaux, utilisaient ce « prétexte de la conscription pour le rompre, et [faisaient] revivre par ce moyen, la loi plus difficile de divorce, que les corps de l’État viennent d’abolir ». De son point de vue, ces cas de divorce étaient la première étape vers la disparition totale du mariage.

42 En général, les couples étaient – du moins officiellement – liés à vie. L’histoire de Louis Charles Cavillou nous révèle les conséquences de ces unions avec une acuité particulière. En 1807, ce conscrit avait tiré au sort un bon numéro. Par la suite et par mesure de précaution, il se maria avec une femme de soixante-dix-neuf ans « dont il acheta le consentement » pour éviter d’être soumis aux futures levées. En octobre 1815, il pétitionna auprès des autorités afin d’annuler son mariage qui le liait à cette vieille femme indigente et demanda s’il devait être « réduit à désirer la mort d’une femme qui peut-être lui a sauvé la vie, pour pouvoir épouser celle dont il est aimé et qui peut seule faire son bonheur »44. En effet, le destin de Cavillou, comme celui de la plupart de ses homologues, le conduisait à désirer la mort de la femme qui lui avait sauvé la vie. Quelles que soient les stratégies adoptées par les pétitionnaires, ils n’étaient finalement pas maîtres de leur destin. Le gouvernement de la Restauration préférait privilégier les liens indissolubles des mariages légaux aux récits individuels relatant les contraintes militaires, l’oppression et la tyrannie d’un régime détesté.

NOTES

1.AN, BB15 205, R2, 2 145.

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2.AN, BB15 205, R2, 1 077. 3.Pour d’autres anecdotes, voir en particulier Boris DÄNZER-KANTOF La vie des Français au temps de Napoléon, Paris, France Loisirs, 2004, p. 170, et Jean MARCHIONI, Les mots de l’Empire, Paris, Actes-Sud, 2004, p. 35. Pour des études plus précises sur la conscription et le service militaire, voir : Alan FORREST, Conscripts and Deserters : The Army and French Society during the Revolution and the Empire, New-York, Oxford University Press, 1989 ; Isser WOLOCH, The New Regime : Transformations of the French Civic Order, 1789-1820s, New- York, W.W. Norton, 1994 ; Ibid., « Napoleonic Conscription : State Power and Civil Society », Past and Present, n° 111, 1986, p. 111-129 ; Alain PIGEARD, La conscription au temps de Napoléon (1798-1814), Paris, Giovanangeli, 2003. Voir aussi Bruno CIOTTI, « Les embusqués de Vénus dans le Puy-de-Dôme : premiers aperçus sur la course au mariage sous la Révolution », La plume et le sabre, hommages offerts à Jean-Paul Bertaud, Paris, Sorbonne, 2002, p. 227-235. 4.On trouve un riche échantillon de ces pétitions dans AN, BB15 205. D’autres pétitions, envoyées à la Chambre des députés de 1814 à 1818, sont dans les séries C 2 026 à 2 059. Quelques pétitions individuelles demeurent éparpillées en BB16. 5.Le livre de Natalie PETITEAU, Lendemains d’Empire. Les soldats de Napoléon dans la France du XIXe siècle, Paris, La Boutique de l’histoire, 2003, est l’une des rares études sur les lendemains des guerres napoléoniennes. 6.AN, C 2 073, dossier Allain. 7.AN, BB15 205, R2, 2 004 et R2, 2 225. 8.Afin d’avoir quelques exemples des réactions régionales diverses à la conscription, voir les œuvres citées en note 3, et consulter : François LANNOY, « Préfets et conscription dans la Manche sous le Consulat et l’Empire (1800-1814) », Annales de Normandie, t. 50, n° 4, 2000, p. 511-522 ; Gavin DALY, « Conscription and Corruption in Napoleonic France : The Case of the Seine-Inférieure », European Review of History, t. 6, n° 2, 1999, p. 181-197 ; Louis BERGES, Résister à la conscription (1798-1814). Le cas des départements aquitains, Paris, CTHS, 2002. 9.AN, F9 286. 10.COURTOIS, Les Préliminaires de paix ou les Amants réunis, Douai, Imprimerie de Carpentier, 1801, p. 38. 11.Isser WOLOCH, The New Regime, op. cit., p. 421. 12.AN, AFIV 1 124. 13.Alan FORREST, op. cit., p. 50-52. AN, F7 3 583, lettre du Ministère de la Guerre, 23 octobre 1813. 14.AN, C 2 027, dossier Beaumetz. 15.Pour d’autres informations sur les différentes mesures, voir AN, F7 3 583 ; pour une synthèse sur 1813, cf. Isser WOLOCH,, « Napoleonic conscription … », op. cit. 16.Voir Alain PIGEARD, op. cit., p. 141, pour une courbe des mariages montrant le pic atteint par ceux-ci en 1813. 17.Roderick PHILIPS, Family Breakdown in Late Eighteenth-century France : Divorces in Rouen, 1792-1803, Oxford, Clarendon Press, 1981, p. 57, montre que les femmes, durant la période de la Révolution, adressèrent une fois et demi plus de demandes de divorce que les hommes. La proportion des femmes pétitionnaires à partir de l’instauration du Code civil, en 1804, demeure la même qu’au temps de la loi de 1792. 18.On trouvera des exemples dans AN, C 2 047, dossier Saint-Sauveur ; C 2 038, dossier Bouvet ; d’autres pétitions en BB15 205.

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19.AN, BB15 205, R2, 3 824. 20.Cf., par exemple, AN, C 2 032 (Courtois, curé de Pilon - Meuse - voulait qu’on déclare illégitimes tous les mariages contractés civilement sans avoir été sanctionnés par la bénédiction du prêtre) et AN, C 2 039 (Leussan, maire de Moraux - Lot-et-Garonne -, demande que la législation ne reconnaisse le mariage qu’après sanctification, selon la religion des époux). 21.Cf., par exemple, AN, F7 3 583. 22.AN, C 2 038, Landes ; C 2 028, dossier Bouvet ; BB15, R2, 1543. 23.Pour des études sur les notions de liberté et d’esclavage dans les débats révolutionnaires sur le divorce, voir : Francis RONSIN, Le contrat sentimental. Débats sur le mariage, le divorce, de l’Ancien Régime à la Restauration, Paris, Aubier, 1990 ; Susan DESAN, The Family on Trial in Revolutionary France, Berkeley, University of California Press, 2004 . 24.AN, C 2 038, dossier Mazet. 25.AN, BB15 205, R2, 2 818. 26.AN, BB15 205. Voir plus précisément R2, 2 145, R2, 2 818, et R3, 3 144. Pour une brève étude de ce thème dans les pétitions féminines, voir Odile KRAKOVITCH, « Les pétitions, seul moyen d’expression laissé aux femmes. L’exemple de la Restauration », dans Alain CORBIN, Jacqueline LALOUETTE et Michèle RIOT-SARCEY (dir.), Femmes dans la cité (1815-1871), Paris, Créaphis, 1997, p. 347-372. 27.AN, BB15 205, R3, 1 643. 28.AN, C 2 027, dossier Beaumetz. 29.Proclamation du conseil général du département de la Seine, du conseil municipal de Paris, Paris, Imprimerie du gouvernement, 1814 ; AD Rhône, 1 M 111. 30.Annie CRÉPIN, La conscription en débat, ou le triple apprentissage de la nation, de la citoyenneté, de la République, Arras, Artois-Presses Université, 1998. 31.AN, C 2 056, dossier Montmession. 32.AN, BB15 205, R 3, 7 837. 33.AN, C 2 028, dossier Bouvet. 34.Pour un exemple plus marquant, cf. AN, C 2 047, dossier Saint-Sauveur. 35.AN, BB16 658. 36.AN, BB15 205, R3, 3 144. 37.AN, BB15 205, R2, 2 132. 38.AN, C 2 047, dossier Saint-Félix. 39.Le Moniteur universel, n° 516, samedi 12 novembre 1814, p. 1 275. Cf. aussi Francis RONSIN, op. cit., p. 336-237. 40.Ibid., p. 253. 41.AD Rhône, Ucl 45, 1816. 42.AD Rhône, Uciv 67, 1816. 43.AN, BB15 208. 44.AN, BB15 205, R2, 7 351.

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RÉSUMÉS

Sous le règne de Napoléon, certains hommes et femmes ne se sont mariés que pour échapper à la conscription. Ces couples étaient souvent mal assortis : des jeunes gens liés avec des septuagénaires ou même des octogénaires, parfois avec des folles ou des épileptiques, des filles encore chez leurs parents mais unies officiellement avec leurs voisins. Presque tous ont envisagé de divorcer après la paix. Or, les lois de la Restauration, surtout l’abolition du divorce, les unissaient plus sérieusement et peut-être pour toujours. Cet article est fondé sur une cinquantaine de pétitions écrites entre 1814 et 1820, dans l’espoir de rompre ces mariages légaux mais fictifs. Ces pétitions nous aident à mieux comprendre le phénomène de résistance à l’État ; elles révèlent les stratagèmes délibérément cachés aux autorités napoléoniennes. De plus, elles permettent de voir les arguments choisis afin de convaincre ou d’émouvoir les nouvelles autorités, et d’associer les crimes de « l’usurpateur » dans le champ politique et militaire avec le désordre domestique. Elles suggèrent souvent les limites de la loi par exemple dans le cas d’un homme amoureux d’une femme qui était théoriquement – après son mariage blanc avec une vieille dame pour se soustraire à la conscription – sa propre petite-fille. Considérées avec certains cas évoqués devant les tribunaux, ces pétitions révèlent aussi les limites d’une histoire de la famille écrite à partir des prescriptions du Code civil, sans considérer les effets sociaux de deux décennies de guerre.

«Compelled to hope for the death of a woman who may have saved one’s life»: conscription and marriage bonds under . During the , many couples married simply so that the man could avoid conscription. These couples were often wildly mismatched ; young men wed women who were in their seventies or eighties, or who were sometimes deranged or epileptic. Girls who still lived with their parents were officially united with their neighbors. Almost all imagined that they would divorce when peace arrived. But the laws of the Restoration, especially the abolition of divorce, left couples potentially bound together permanently. This article is based on a series of petitions written between 1814 and 1820 in the hopes of breaking these fictive, but legally binding, marriages. These petitions illuminate resistance to the state by revealing strategies that were deliberately hidden from the Napoleonic authorities. They also show the arguments petitioners used to convince new authorities of the injustice of their fate and to associate the political and military crimes of the «usurper» with domestic disorder. They reveal the legal conundrums created by such marriages, like the case of a man in love with a woman who after his paper marriage to an old woman to escape conscription- was technically his own granddaughter. Considered together with court cases, these petitions show that it is insufficient to write a history of the family based on the prescriptions of the Civil Code, without also considering the effects of two decades of war.

INDEX

Mots-clés : conscription, Premier Empire, guerre, famille, mariage

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AUTEUR

JENNIFER HEUER University of Massachusetts Amherst - History Department, Herter Hall, 161 Presidents Drive – University of Massachusetts Amherst, Amherst, MA 01003-9312 – USA, [email protected]

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Armement des hommes de couleur1 et liberté aux Antilles : le cas de la Guadeloupe pendant l’Ancien régime et la Révolution

Frédéric Régent

Défendre la colonie pour obtenir individuellement la libertéUn usage d’Ancien Régime

1 Le système esclavagiste face à certaines nécessités s’assouplit relativement vite. Pour des nécessités de politique extérieure et de défense de l’île, le recours à des libres de couleur ou esclaves armés est préconisé. La protection de la Guadeloupe est assurée par des troupes réglées venues de France3, mais aussi des compagnies de milice composées de la population libre masculine de l’île. Dans la compagnie du quartier de Ferri à Deshaies, des esclaves noirs ont été recrutés pour compléter les effectifs car la région est très peu peuplée, selon le témoignage de Labat lors de sa visite en Guadeloupe en 16964. En 1703, les esclaves participent à la défense de la colonie contre les Anglais. Au départ, ils sont réquisitionnés pour effectuer des travaux de terrassement et de charroi pour les fortifications. Mais, en 1759, la colonie a utilisé pour lutter contre l’attaque britannique des esclaves armés. Pendant la guerre de Sept Ans, le mulâtre Louison fut capitaine d’une des trois compagnies d’esclaves créées en 1759. Sa bravoure et son dynamisme lui valurent d’être affranchi par son maître le gouverneur Nadau du Treil5. Dans l’article 11 de la capitulation française de la Guadeloupe signée le 2 mars 1759, il est stipulé que les esclaves ayant porté des armes conserveront leur liberté. L’idée qu’un esclave ayant porté les armes devienne libre s’est peu à peu imposée6. En 1763, la milice est supprimée7. Mais elle est rétablie par une ordonnance royale le 1er septembre 1768, avec un nouveau règlement. Il prévoit la division de la colonie en quartiers. Chaque quartier est commandé par un commandant de quartier qui dirige l’ensemble des compagnies. Chacune d’elle est formée d’un capitaine, d’un lieutenant, d’un sous-lieutenant, de deux sergents, de quatre caporaux, de quarante-six fusiliers et d’un tambour nègre ou mulâtre aux frais du capitaine. Les compagnies blanches sont composées de tous les hommes de 15 à 55 ans et celles de couleur de tous les libres ou

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affranchis de 15 à 60 ans. Les deux classes juridiques servent dans des compagnies distinctes. Cependant, tous les officiers sont blancs. Les compagnies de couleur ont le même armement et sont soumises à la même discipline et aux mêmes revues que les compagnies des blancs. Leurs bas officiers sont choisis parmi les gens de couleur par les capitaines. Le rôle des compagnies de couleur est la chasse des nègres marrons, des déserteurs et la police des quartiers8. Des états fournis par l’administration coloniale au ministre de la Marine et des Colonies fournissent des renseignements sur le nombre de libres de couleur incorporés dans les compagnies de milice.

Effectifs des milices entre 1768 et 17889

Quartier de milice 1768 1778 1788

Gens de couleur Total Gens de couleur Total Gens de couleur Total

Ensemble 536 2885 778 3398 1119 4442

2 La proportion de libres de couleur dans la milice passe de 19 % en 1768 à 25 % en 1788. Nous observons un doublement en 20 ans du nombre des libres de couleur dans la milice. Cette forte augmentation du nombre de libres de couleur n’est pas seulement imputable à une croissance démographique de cette catégorie de population. L’étude des actes d’affranchissement permet de comprendre cette progression. Les maîtres peuvent autoriser certains de leurs esclaves en état de porter les armes à servir dans la milice pendant une certaine période, au terme de laquelle ils obtiennent l’affranchissement de droit sans avoir à payer aucune taxe ou la capitation annuelle. Les aspects financiers de cette pratique sont attrayants pour la colonie, les maîtres et les esclaves. Ces derniers contribuent à l’intérêt de la première en la défendant et les seconds peuvent accorder la liberté sans aucun frais. L’essentiel de l’augmentation des miliciens de couleur provient d’esclaves affranchis par le service militaire.

3 L’entrée dans la milice est donc un moyen d’obtenir la liberté. Comme dans la Rome antique, le service des armes est un moyen de sortir de l’esclavage. Pour y parvenir, il faut tout d’abord une permission écrite du maître passée devant notaire et l’accord du commandant du district des gens de couleur. L’entrée dans la milice donne la liberté de fait. Après un temps de service ramené à 8 ans en 1792 et l’autorisation des administrateurs, le milicien obtient son acte d’affranchissement. Ainsi, Célestin reçoit le consentement de son maître pour qu’il « se fasse incorporer dans la compagnie des gens de couleur libres de la paroisse de la Basse-Terre, pour y faire son service, comme les affranchis de cette île le font, sous le bon plaisir de Monseigneur le général et de M. Charles Chabert Delisle, commandant de milice ; afin que par la suitte, le dit Célestin par son zèle et son exactitude à son service, puisse parvenir à mériter son affranchissement de la bienfaisance du gouvernement ». Charles Chabert Delisle donne son accord à l’entrée de Célestin dans sa compagnie et signe l’acte10. L’enrôlé devient alors libre de fait. Il doit par conséquent être inscrit sur le dénombrement de son ancien propriétaire.

4 Le délai entre l’entrée dans le district des gens de couleur et celui de l’obtention de l’affranchissement est long. Ainsi, le maître du mulâtre François déclare que celui-ci

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sert dans la milice depuis plus de seize ans et qu’il a mérité depuis longtemps un titre légal de liberté11. À la fin de ce temps, les miliciens reçoivent un certificat attestant de leur service. L’obtention de la liberté par la voie de l’enrôlement dans la milice est faite pour ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas payer les frais d’affranchissement. C’est surtout à partir des années 1780 que nous trouvons dans les actes notariés les mentions d'esclaves que leur maître autorise à servir dans la compagnie des gens de couleur libres. Nous observons donc là une procédure et un mode de recrutement tout à fait spéciaux, pendant une douzaine d'années, à la fin de l’Ancien Régime. De son plein gré et sans compensation financière, autre que l'exemption du paiement de la capitation, le maître autorise l’esclave à s’engager dans la milice. Pareilles conditions expliquent que la procédure ait été utilisée par des maîtres aux moyens financiers modestes : femme, propriétaire de couleur, religieux agissant en leur nom personnel, mais désireux d’affranchir leur esclave. Ils font, en effet, l’économie de la taxe à verser à la caisse des Libertés. Toutefois, des liens de service et d’obligation noués avec l’esclave et dont la minute ne livre rien, ont pu par avance compenser le rachat et amplement justifier, du point de vue du maître, l’autorisation à rejoindre la milice12.

5 Lors de la déclaration de guerre à l’Angleterre, en 1778, le gouvernement sollicite la participation accrue des hommes de couleur à la défense militaire. Un corps de « volontaires libres de la Guadeloupe » qui doit permettre de tenir bon en cas de siège, en attendant des renforts d’Europe est créé le 28 août 1782. 527 hommes de couleur considérés comme des troupes réglées vont servir dans ce corps. Il est toujours commandé par des blancs. Entre 1782 et 1785, cette nouvelle force représente en Guadeloupe un effectif moyen de 300 hommes sous les armes13. Les hommes de couleur ne sont plus considérés comme des auxiliaires ou une force de police, mais comme une véritable unité militaire de combat. Un colon écrit que ce corps des Volontaires libres de la Guadeloupe, formé de l’élite des gens de couleur, manœuvre aussi bien que les troupes réglées14. Certains membres de ce corps vont jouer un rôle important dans la Révolution.

6 La création de ce « bataillon des Volontaires libres » entraîne une diminution des effectifs d’hommes de couleur servant dans la milice dans son organisation traditionnelle. Au moment de la guerre d’indépendance américaine et dans les années qui suivent, les deux tiers des hommes de couleur servent dans le bataillon des volontaires libres. Un minimum de 240 hommes doit servir de force de police alors que le reste est enrôlé dans le bataillon. Celui-ci est dissous peu après la signature de la paix. La colonie retrouve une organisation de sa milice comparable à celle de 1768.

7 En 1788, 1225 hommes de couleur de 15 à 60 ans appartiennent aux compagnies de milice. Un quart de la milice est formée par des gens de couleur mais, dans certaines paroisses, le tiers est dépassé. Nous avons peu d’indications sur la durée du service dans la milice au cours d’une année. Nous savons cependant, que les hommes doivent fournir leur équipement. De ce fait, chaque homme de couleur libre est armé et dispose d’un fusil. D’ailleurs, les contrats de mariage prévoient en préciput la conservation des armes pour les époux lors du décès de leur femme. Les hommes de couleur apprécient particulièrement le fait d’être armés comme le précise Moreau de Saint-Méry. « Les gens de couleur libres sont aussi assujettis à être armés comme les blancs ; mais indépendamment d’une espèce d’amour qu’ils mettent à avoir de bonnes armes ils y sont interessés par le besoin qu’ils en ont dans les chasses de nègres marons auxquelles on les employe »15.

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8 Employées essentiellement pour la police des esclaves en temps de paix, les compagnies de couleur ont un rôle paradoxal car elles ont à la fois une fonction de maintien du système esclavagiste et d’affranchissement des esclaves bénéficiant des faveurs de leur maître. Entre 1768 et 1785, le souci d’améliorer la défense de l’île engage les administrateurs à encourager l’affranchissement à l’issue de plusieurs années de service dans les milices des esclaves exerçant un métier16. Le contexte de la rivalité franco-anglaise à la fin du XVIIIe siècle favorise les émancipations individuelles. John Garrigus est le premier à avoir attiré l’attention sur l’évolution profonde et rapide de la caste des gens de couleur qui a causé la déstabilisation de la société esclavagiste de Saint-Domingue après 1760. Cet historien a en particulier décrit les responsabilités croissantes confiées aux milices de couleur durant la guerre d’Indépendance17. L’ensemble de ce processus crée une culture de l’arme et donne naissance à une mentalité militaire dans la population de couleur libre et dans une moindre mesure servile, bien avant la Révolution. L’armement massif des esclaves en question au début de la Révolution 9 Le 26 janvier 1790, sur la proposition de Coquille Dugommier, la milice nationale remplace les anciennes milices18. Son organisation est fixée par le règlement du 14 février, les gens de couleur sont toujours établis dans des unités distinctes des blancs19. Le 2 décembre 1790, une garde municipale est établie dans chaque paroisse. Cette garde, organisée en brigades, est composée de blancs et de gens de couleur libres, avec au moins un blanc pour trois hommes de couleur. Ces derniers, âgés de 15 à 50 ans, doivent, à tour de rôle, une année de service à la garde municipale. Ceux dont le métier rend la chose trop gênante peuvent payer un remplaçant20. Les gardes municipales ainsi formées sont prévues pour être composées d’une majorité d’hommes de couleur et avoir une fonction de simple police. À la fin de 1791, dans la plupart des paroisses, les libres de couleur sont écartés de la garde nationale et ne servent que dans les gardes municipales21. À la fin de septembre 1791, les libres de couleur signent une pétition pour demander leur admission dans la garde nationale22. Ils se rendent compte que leur accès à cette dernière peut être un pas décisif pour leur entrée dans la citoyenneté.

10 En septembre 1792, la Guadeloupe est entrée dans la contre-révolution. Elle a besoin de troupes pour repousser les gardes nationales patriotes expédiées de France. Certains capitaines de milices contre-révolutionnaires décident de faire entrer dans leur compagnie un certain nombre d’esclaves, mais l’assemblée coloniale royaliste interdit ce type d’enrôlement le 27 novembre 179223. Cependant, elle décide, le 30 novembre 1792, que « tout homme de couleur qui prouvera légalement avoir fait un service militaire pendant huit ans, est déclaré, dès à présent, avoir acquis la liberté »24. Un certain nombre de libres de fait deviennent affranchis de droit. Elle complète cette mesure le 1er décembre 1792 en créant un corps de volontaires sous la dénomination de bataillon de volontaires libres de la Guadeloupe. Ce bataillon est formé d’hommes libres de couleur. Ceux servant dans les milices pour parvenir à la liberté qui n’ont pas encore accompli les huit ans de service sont tenus de s’enrôler dans ce bataillon afin de compléter le temps qui leur manque. Il leur est fourni un uniforme et une solde de 5 sous par jour pour les fusiliers, 10 pour les caporaux et 15 pour les sergents. Ce bataillon est « à la disposition de M. le gouverneur et à la solde de la colonie »25. Le gouverneur d’Arrot crée un corps de volontaires similaire à celui formé pendant la guerre d’Indépendance américaine. Grâce à cette création, il espère rassembler en une unité de combat des compagnies dispersées dans toute la colonie. Il rassemble ses

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troupes, le 28 décembre 1792, au camp de Saint-Jean à Petit-Bourg. Deux jours plus tard, la petite armée royaliste panique à la vue des soldats républicains et se disperse sans combattre26. L’idée d’armer les esclaves commence à germer dans certains esprits, mais les royalistes par crainte d’effets négatifs ont refusé d’envisager leur recrutement de manière générale. Ils ont accepté les enrôlements au cas par cas de « bons sujets » certainement déjà destinés à l’affranchissement.

11 La question de l’organisation de l’armée et de l’armement de la population de couleur se pose à nouveau, lorsque la nouvelle de la déclaration de guerre entre la France et le Royaume-Uni le 1er février 1793 est connue en Guadeloupe le 18 mars. À cette époque, le nouveau gouverneur Collot affirme ne disposer que de 144 hommes du régiment de la Guadeloupe et 27 du bataillon du Forez27. Cette force armée qui s’élevait à 1200 hommes en 1789 a fortement diminué à cause des décès, des désertions, des proscriptions frappant les soldats patriotes, puis de l’émigration des militaires royalistes. L’état de la garde nationale ne semble être guère meilleur. Le 26 mars 1793, Collot se rend compte, lors de la revue de la garde nationale de Gosier, qu’il y a beaucoup de citoyens de couleur, mais que plusieurs d’entre eux sont sans arme faute de moyens28. Cependant, pour la première fois, ces derniers servent dans les mêmes compagnies que les citoyens blancs. Cet amalgame met fin à la ségrégation qui existait dans les anciennes milices. Les hommes de couleur sont minoritaires dans la garde nationale de Petit-Canal. Ils sont 43 sur 177, ce qui fait une proportion de 24 %29. Par rapport aux chiffres de 1788 (16 %, 33 sur 201) nous observons une progression de la part des citoyens de couleur qui peut s’expliquer par les autorisations données par les patriotes à certains de leurs esclaves pour servir dans la garde nationale et obtenir la liberté, mais aussi par la diminution du nombre de blancs, liée à l’émigration des royalistes.

12 Le 10 avril 1793, le gouverneur propose pour défendre la colonie d’organiser quatre bataillons soldés30. Collot préconise un large emploi des citoyens de couleur dans la force armée. Mais la commission n’accepte la création que d’un seul bataillon. Celui-ci se forme à partir de mai 1793 d’après les premières nominations d’officiers effectuées ce mois-là. Le mulâtre tailleur d’habit François Mondésir Gripon est le premier homme de couleur à devenir officier de la garde nationale en Guadeloupe. Son frère Louison l’est également. La plupart des citoyens de couleur nommés officiers sont des libres de couleur qui se sont signalés dans la période précédente par leur dynamisme économique et leur sociabilité au sein de leur caste en étant parrain d’enfant ou témoin lors des mariages ou des inhumations.

13 Le recrutement des volontaires de la garde nationale s’effectue parmi les blancs, les nouveaux citoyens, mais aussi parmi les esclaves. Le citoyen Jean Louis Taillandier de Vieux-Habitants, voulant récompenser le mulâtre Charles, âgé de 23 ans, et « désirant donner un témoignage de son patriotisme et procurer à la République un sujet qui puisse lui être utile dans ce moment de crise », l’autorise à s’engager dans la garde nationale31. C’est la continuation du procédé d’affranchissement par la milice observé sous l’Ancien Régime. Cependant, l’esclave incorporé ne devient pas tout de suite citoyen. « Considérant que les gens de couleur qui doivent servir la patrie pendant un espace de tems qui a été réduit à huit années, jouissent provisoirement des droits civils, mais n’ont point encore acquis les droits politiques appartenans à la liberté pour l’obtention de laquelle ils font un service qui est le plus beau titre pour y parvenir […] »32.

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14 Cette décision entraîne la création d’une nouvelle classe d’hommes qui ne sont plus esclaves, car ils ont des droits civils, mais qui ne sont pas encore citoyens car ne bénéficiant pas de droits civiques, lesquels sont accordés à tout esclave ayant servi huit ans dans la milice ou la garde nationale, le 18 mai 179333. Les recrutements d’esclaves restent très limités et ne concernent que des individus bénéficiant déjà d’une forte autonomie d’action dans le cadre de la liberté de fait. Une utilisation importante des esclaves est cependant préconisée pour les travaux de réparation et d’entretien des fortifications et des batteries de la colonie. Le 5 avril 1793, Collot demande 300 esclaves pour cette tâche34. Une autre disposition va plus loin dans l’usage militaire de la population servile. Cet arrêté permet la mise à disposition pour la défense de la colonie de 50 esclaves dans chacune des 31 paroisses, soit un total de 1550. Ils ne sont pas armés, mais ils sont destinés à suivre de près les opérations militaires35. Le 1er août 1793, les troupes réglées de ce qui reste du régiment de Guadeloupe sont amalgamées à la garde nationale et forment deux compagnies indemnisées36. En janvier 1794, face à la menace anglaise, Collot décide de former un second bataillon de gardes nationales indemnisées. Il s’agit de recruter 500 esclaves à raison d’un esclave mâle adulte sur 10 ou 15 selon le type d’habitation37. Si les soldats sont esclaves, les officiers sont tous citoyens, dont beaucoup de couleur. Cependant, la mesure a de nombreux détracteurs. Des 500 esclaves prévus, seulement 200 sont levés. Parmi ces derniers, toujours selon Collot, la plupart sont infirmes ou ont reçu l’ordre de leur maître de ne pas combattre38. L’exemple de la révolte de Saint-Domingue est mis en exergue par les sans-culottes pour dénoncer le danger d’une telle mesure. Pourtant celle-ci a ses chauds partisans notamment au sein de la société populaire de Basse-Terre, plus modérée. Le 5 février 1794, le citoyen Lacharière-Larery fait valoir à la tribune de la Société que le seul moyen de sauver la République est d’armer les esclaves : « Créons des nouveaux défenseurs à la liberté » déclare-t-il. Il propose que le service armé transforme les esclaves en citoyens. « On ne peut donner la liberté politique, dira-t-on, à des gens qui n’ont rien fait pour l’obtenir ; non sans doute, mais on peut leur en montrer l’expectative et leur faciliter les moyens d’y arriver. Que celui qui pourra montrer trois blessures soit libre à l’instant, que celui qui aura fait tomber trois ennemis soit libre, que celui qui aura sauvé la vie d’un citoyen soit réputé sur le champ citoyen lui-même ; enfin, la récompense de telles actions et des vertus en tout genre, vous offrira les moyens d’éveiller l’honneur dans l’âme de ces hommes nouveaux, et de les préparer à être admis dans la grande classe des hommes libres […] Pour faire utilement la guerre, il faut deux choses, des hommes et de l’argent, des hommes nous pouvons en faire »39.

15 Lors de l’attaque anglaise qui survient le 11 avril 1794, la colonie de Guadeloupe ne dispose pas d’une armée capable de résister. Le 20 avril 1794, la capitulation est signée entre Collot et le général Grey. Elle stipule que les troupes françaises se rendront avec les honneurs de la guerre et pourront se rendre en France à condition de ne plus combattre le Royaume-Uni pendant la durée de la présente guerre. En outre, la liberté des esclaves engagés dans la force armée n’est pas ratifiée et ils sont rendus à leurs maîtres40.

16 Au-delà des divisions entre factions politiques rivales, la perte de la Guadeloupe s’explique par la peur d’armer massivement les esclaves. En prenant une demi-mesure, Collot s’est aliéné les plus fervents partisans du maintien de l’esclavage, sans pour autant mobiliser les masses serviles en faveur de la République. Pour les mêmes raisons, la Martinique et une partie de Saint-Domingue sont occupées par les

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Britanniques. En mai 1793, les Anglais ont été repoussés de la Martinique par des citoyens de couleur et des esclaves armés et affranchis aussitôt grâce à Joseph Leborgne41 qui seconde Rochambeau. L’armement d’esclaves aurait-il permis de préserver les colonies des Iles du Vent ? Leborgne répond affirmativement. En octobre 1794, il publie une brochure, Enfin la vérité sur les colonies, dans laquelle il explique que si les Anglais ont triomphé, c’est que la seconde fois, on n’a pas voulu recourir aux Noirs, que l’on a fait courir le bruit que la Convention se prononçait sur le maintien de l’esclavage. Il ajoute : « Je déclare que si je m’y étais trouvé en 1794, les Anglais n’y auraient trouvé que des cendres et des hommes libres »42. En Guadeloupe, l’échec de l’armée de couleur se traduit par le fait qu’elle ne peut se constituer massivement d’esclaves et par la faible résistance des citoyens de couleur. Armer massivement les esclaves pour étendre la liberté 17 À Saint-Domingue, une toute autre politique a été menée. Le 21 juin 1793, le commissaire civil Sonthonax affranchit tous les esclaves combattant pour la République. Le 29 août 1793, il proclame l’abolition de l’esclavage dans la province du Nord de Saint-Domingue. Son collègue Polverel fait de même pour les provinces de l’Ouest et du Sud, le 21 septembre 1793. Le surlendemain, Sonthonax organise l’élection des députés devant aller siéger à la Convention pour la Province du Nord. La guerre faisant rage ailleurs, il est impossible de faire la même chose. Six députés et trois suppléants sont élus, parmi eux, le noir Belley, le sang-mêlé Mills et le blanc Dufay. Ces trois hommes sont admis à siéger à la Convention le 3 février 1794. Le lendemain, l’esclavage est aboli. Le Comité de Salut public espère pouvoir conserver ses colonies et aussi détruire l’empire colonial britannique : « Qui pourra garantir les colonies anglaises de l’influence du décret de la liberté des noirs ? » écrit-il le 17 février 179443. Pour Yves Benot, l’abolition de l’esclavage n’a pas été décidée seulement pour des questions de défense nationale. L’argument militaire, selon lui, est utilisé de manière tactique et c’est une volonté idéologique du courant abolitionniste qui aboutit au texte du 16 pluvôse an II (4 février 1794)44.

18 Seule la situation de Saint-Domingue est évoquée lors des débats sur la liberté générale, celle de la Guadeloupe n’intervient pas. Cette île du Vent a réussi à se préserver de troubles serviles importants, par contre l’île est tombée sous la domination anglaise en avril 1794. Lors de la capitulation, les citoyens de la Guadeloupe sont sûrement informés, par des voies officieuses, du décret d’abolition. En préférant capituler sans vraiment combattre plutôt que de lutter contre un ennemi qui seul peut garantir le maintien de l’esclavage, ils révèlent leur hostilité à l’application du décret émancipateur. Dans cette circonstance, Thyrus Pautrizel, maire de Trois-Rivières avait considéré « le danger de l’ennemi comme moins fort que celui d’une insurrection d’esclaves dans l’intérieur »45. Si la connaissance du décret d’abolition, dont les Britanniques ont certainement fait la publicité auprès des propriétaires d’esclaves de Guadeloupe, est un des éléments explicatifs de la passivité des citoyens à se défendre en avril 1794, il constitue néanmoins une arme formidable pour les commissaires civils de la Convention envoyés aux îles du Vent, Victor Hugues et Pierre Chrétien. La reconquête de la Guadeloupe par une armée majoritairement servile 19 L’expédition part de l’île de Ré, le 23 avril 1794. La petite armée d’un millier d’hommes et les commissaires civils sont chargés d’appliquer l’abolition de l’esclavage dans les îles du Vent (Guadeloupe, Martinique et Sainte-Lucie). Le 3 juin 1794, la flottille française est en vue de la Guadeloupe. Le débarquement s’opère à la Pointe des Salines à Gosier

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dans la nuit du 3 au 4. Surpris par la soudaineté de l’assaut, les Britanniques abandonnent leur position en Grande-Terre46. Le 7 juin 1794, les commissaires de la Convention Pierre Chrétien et Victor Hugues proclament l’abolition de l’esclavage. Les anciens esclaves deviennent alors des citoyens français47. Le lendemain, les envoyés de la métropole invitent les « citoyens de toute couleur » de Pointe-à-Pitre et des communes adjacentes à s’enrôler en qualité de volontaires nationaux soldés pour former plusieurs bataillons48. Les anciens esclaves qui avaient auparavant la possibilité de devenir libres par leur service armé doivent désormais combattre pour conserver leur liberté.

20 Le 19 juin, les Britanniques contre-attaquent. Le 2 juillet, les Britanniques sont repoussés. La victoire a été assurée par 200 républicains d’Europe, une quinzaine de patriotes du pays et « environ cent affricains animés du sentiment de la liberté » selon Victor Hugues qui accable les habitants de la colonie qui l’ont majoritairement abandonné49. Du côté des républicains, les pertes sont très lourdes. Selon le capitaine d’artillerie Pélardy qui devient chef de la force armée, le 5 juillet 1794, suite aux décès de tous les autres généraux, « tous les Sans Culottes arrivés avec la Station avaient été moissonnés, ils ne nous restait pour ainsi dire que des troupes de nouvelles levées et il n’existait parmi elles aucune organisation ». Le chef de bataillon Boudet est chargé d’exercer les nouvelles recrues, essentiellement d’anciens esclaves, qui reçoivent leur instruction sous le feu de l’artillerie anglaise qui bombarde Pointe-à-Pitre50. Le décret d’abolition de l’esclavage permet pour la première fois de recruter massivement des soldats dans la masse de la population de couleur. La réaction des anciens esclaves au décret émancipateur est conforme à l’espérance de Victor Hugues. « Beaucoup ont pris le parti des armes et ce sont montrer digne de combattre pour la liberté. Vous verrez par l’état ci joint la perte immense que nous avons fait en hommes. J’ai pris le parti de former trois bataillons dans lesquels j’ai amalgamé tous les sans culottes. Ce mélange a produit le meilleur effet possible sur l’esprit des ci devant esclave. Je leur ai accordé la même paye que les troupes de France dans les colonies. Ils s’exercent deux fois par jour et sont fort adroit au maniement des armes. Ils sont infiniment flattés d’être traités comme nos frères les sans culottes »51.

21 Victor Hugues choisit d’amalgamer troupes blanches et noires car « les noirs seuls sans Européens ne se battroient jamais bien »52. Les premières sont réduites à environ 200 hommes53. Elles sont renforcées par quelques patriotes réfugiés dans les îles neutres et surtout par deux à trois mille nègres et sang-mêlé. Quelques hommes du bataillon des sans culottes sont employés en qualité de sous-officiers dans les deux nouveaux bataillons pour servir d’instructeurs aux nouveaux citoyens. Le 19 juillet, Victor Hugues harangue ces nouvelles recrues. « Vous, citoyens noirs qui, reconnaissant des bienfaits de la nation française, avez partagé nos succès en combattant pour votre liberté, imitez vos frères les Sans- culottes ; ils vous montreront toujours le chemin de la victoire, et consolideront avec vous votre liberté et celle de vos enfants »54.

22 De juillet à septembre, la fièvre jaune s’abat sur l’armée anglaise. En effet, son quartier général est situé dans le camp de Berville, environné de marécages. La majorité des troupes du camp sont malades. Pendant la période cyclonique, la flotte britannique va s’abriter en Martinique et desserre son blocus maritime de Port de la Liberté. Les républicains en profitent pour lancer leur offensive sur la Basse-Terre. Dans la nuit du 27 au 28 septembre 1794, les républicains passent à l’offensive. Pour la première fois, les troupes noires sont confrontées directement au feu de l’ennemi. Victor Hugues

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souligne l’héroïsme des soldats noirs : « Dans cette journée mémorable, je vis pour la millième fois ce que pouvait l’amour de la liberté sur l’esprit de nos frères affricains. Je fus obligé d’aller sur le champ de bataille et leur ordonner la retraite au nom de la République ; car tous voulaient mourir pour venger leurs camarades. On ne déploya jamais autant de valeur et d’héroïsme »55. Le 7 octobre, les Anglais capitulent avec la possibilité de retourner dans leur pays et livrent aux républicains les royalistes qui ont combattu à leurs côtés. Le 11 décembre 1794, à l’exception des Saintes et de Saint- Martin, l’ensemble de la Guadeloupe est reconquise. Avec un bataillon de sans-culottes et le décret émancipateur, le commissaire de la Convention a réussi à vaincre la coalition formée par les Anglais et les planteurs royalistes. La fièvre jaune a fortement aidé les républicains en décimant les Anglais tout en épargnant les troupes recrutées sur place déjà immunisées. L’expansion de la liberté dans la Caraïbe 23 Le soldat de couleur, fort de ses victoires, sait qu’il peut garantir la sécurité de sa famille par le port des armes. L’idée d’Ancien Régime du service armé donnant la liberté est remplacée par la volonté de conserver et d’étendre cette même liberté par les armes. Les soldats de l’armée de Guadeloupe sont les plus visés par la propagande des agents du pouvoir. Victor Hugues leur adresse de nombreuses proclamations les incitant à étendre la liberté dans les autres colonies occupées par les Anglais. Il s’adresse aux esclaves de la Martinique en ces termes : « Et vous, que des lois barbares ont réduits à l’esclavage, envisagez la liberté qui vous est offerte, considérez l’état actuel de ceux qui, comme vous, à la Guadeloupe et à Sainte-Lucie, gémissoient dans les mêmes liens ; voyez-les devenus libres, défenseur de la patrie, et recueillant les fruits de la victoire. Empressez-vous de partager leur bonheur ; réunissez-vous sous les drapeaux de la république ; méritez les faveurs et les bienfaits qu’elle cherche à répandre sur vous »56.

24 Victor Hugues mène une active propagande en direction des colonies françaises prises par les Britanniques en 1794 (Sainte-Lucie et Martinique) et même en 1763 (Saint- Vincent, Dominique et Grenade). Cette politique connaît un certain succès et l’expansion révolutionnaire gagne Sainte-Lucie grâce à l’homme de couleur Joseph Lambert qui s’introduit, le 15 avril 1795, à Sainte-Lucie avec le décret de la liberté générale, des armes et des munitions. Il suscite un soulèvement général des esclaves de Sainte-Lucie57. L’action de Joseph Lambert est bientôt secondée par l’arrivée du troisième bataillon et du bataillon des Antilles. Les armées révolutionnaires vont également occuper temporairement Grenade, Saint-Vincent, Saint-Martin et Sainte- Croix.

25 L’armée, fer de lance de la liberté, devient aussi le lieu de l’apprentissage de l’égalitarisme républicain. À propos des soldats noirs, Victor Hugues écrit : « Ils ont été traités comme les blancs dans le militaire, surtout, ils furent incorporés du moment de mon arrivée, il y a cinq ans ; le riche propriétaire est à côté de son ci-devant esclave dans les rangs. Plus de la moitié des officiers sont noirs ou de couleur, et presque tous les fils d’habitants sont soldats. La discipline n’a jamais été mieux observée et jamais dans le militaire, il n’y a eu une seule discussion de couleur : ils sont tous citoyens, et je suis convaincu que le mot de Monsieur n’a jamais été prononcé par aucun individu de l’armée des Antilles »58. Au sein de l’armée, pour la première fois des hommes de couleur commandent à des blancs.

26 La guerre révolutionnaire que mène Victor Hugues contre les colonies britanniques a bientôt un effet pervers. Ces dernières commencent à recruter massivement des

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troupes noires. Un émigré français déclare en 1796 : « Il faut des corps noirs pour conquérir des colonies défendues par des corps noirs »59. L’ampleur des recrutements ennemis est confirmée par les Hugues et Lebas qui affirment que les Anglais ont enrégimenté 8 000 à 10 000 noirs « ces êtres malheureux et abusés combattent pour river les fers sous le poids desquels ils gémissent ». L’armée ennemie compte 20 000 hommes, dont 10 à 12 000 à Saint-Domingue60. L’expédition de 1795-1796, commandée par le général Abercombry et l’amiral Christian est la plus grosse que l’Angleterre ait jamais envoyée outre-mer. Entre 1793 et 1801, 43 750 soldats blancs anglais perdent la vie dans les Antilles (soit plus de la moitié des effectifs envoyés) et sans doute plus de 20 000 marins. Beaucoup meurent des maladies tropicales61. Le recours à des « blackmen » ou troupes de couleur est rendu inéluctable pour contrer l’expansion révolutionnaire. L’abolition française de l’esclavage a des conséquences sur la société esclavagiste des colonies britanniques obligée d’émanciper les soldats esclaves enrôlés. Indirectement, la liberté générale permet un mouvement significatif d’émancipation dans les colonies ennemies.

27 Cette idée d’utiliser des hommes de couleur pour défendre les colonies remonte au début du conflit franco-anglais à la fin du XVIIe siècle. Depuis la Guerre de Sept Ans, les besoins militaires ont crû et les affranchissements par la voie militaire aussi. Dans la conscience des esclaves, le service dans une force ou dans une cause armée quelle qu’elle soit (volontaires libres, gardes nationales, mouvement de révolte en faveur d’une faction) est fortement associé à la liberté. C’est pour cette raison qu’ils n’hésitent pas à s’enrôler dans les différentes armées qu’elles soient royalistes ou républicaines en Guadeloupe, en Martinique et à Saint-Domingue. Finalement, les esclaves après avoir analysé les forces en présence choisissent la République lorsqu’elle prend le parti d’abolir l’esclavage. Désormais tous les esclaves devenus citoyens libres se servent de leurs armes pour garantir leur liberté. Ce qui fonde la citoyenneté des anciens esclaves est à la fois le décret du 16 pluviôse an II, mais aussi leur lutte dans les rangs de la force armée recrutée dans la colonie. C’est pour cette raison que ces militaires de couleur refuseront d’être désarmés à Saint-Domingue et en Guadeloupe en 1802. Ils font de la conservation de leurs armes un préalable au maintien de leur liberté.

NOTES

1.Le terme homme de couleur englobe à la fois les libres de couleur et les esclaves. 2.C. BERNAND et A. STELLA (coord.), D’esclaves à soldats, miliciens et soldats d’origine servile XIII-XVIIIe siècles, Paris, L’Harmattan, 2006. E. LAWAETZ, Free Coloreds in St. Croix, 1744-1816, Christiansted, 1976. A. J. KUETHE, Military Reform and Sociey in New Grenada 1773-1808, Gainesville, University Press of Florida, 1978. A. J. KUETHE, Cuba 1753-1815 : Crown, Military and Society, Knoxville.University of Tennessee Press, 1986. 3.L. ABENON, La Guadeloupe de 1671 à 1759, étude politique, économique et sociale, Paris, L’Harmattan, 1987, tome II, p. 43. En 1683, il y a une seule compagnie de troupes réglées en Guadeloupe. Deux en 1694.

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4.J.-B. LABAT, Nouveau voyage aux isles de l’Amérique, Horizons Caraïbes, 1972 (rééd. de l’ouvrage de 1742), tome II, p. 36. 5.L. ABENON, op. cit., p. 165. 6.A. PEROTIN-DUMON, La ville aux îles, la ville dans l’île, thèse dact., Bordeaux III, p. 640. 7.CAOM (Centre des Archives d’outre-mer), Collection Moreau de Saint-Méry. F3 236, Recueil des loix particulières à la Guadeloupe et dépendance, p. 123. 8.CAOM Collection Moreau de Saint-Méry. F3 236, Recueil des loix particulières à la Guadeloupe et dépendance p. 125-133. Ordonnance du roi rétablissant les milices en Guadeloupe le 1er septembre 1768. 9.CAOM D2 C87. 10.CAOM notariat lanaspeze. Minute n° 5, vente par Daillot fils de deux esclaves, le 16 janvier 1789. 11.CAOM notariat lanaspeze. Minute n° 86, déclaration de Jacques, nègre libre et charpentier, en faveur du mulâtre François, engagé dans la milice depuis 1774, le 20 juillet 1790. 12.A. PEROTIN-DUMON, op. cit., p. 641-642. 13.AN D2 C41 et A. PEROTIN-DUMON, op. cit., p. 644. 14.CAOM Bibliothèque Moreau de Saint-Méry, 2e série volume 3, pièce 11. M. B…. de S., Mémoire sur la Guadeloupe, ses Isles dépendantes, son sol, ses productions & généralement sur toutes les parties, tant militaires que d’administration, Isles du Vent, p. 16. 15.CAOM F3 73, fol. 134, Répertoire des notions coloniales, article Armes. 16.A. PEROTIN-DUMON, op. cit., p. 639. 17.J. GARRIGUS, A Struggle for Respect : The Free Coloreds of Saint-Domingue, Johns Hopkins University Press, 1988. 18.CAOM F3 20 fol. 264. Arrêté de l’assemblée coloniale de Guadeloupe du 26 janvier 1790. 19.CAOM F3 20 fol. 281-284. Règlement sur l’armement général des citoyens rendu par l’Assemblée générale coloniale le 24 février 1790. 20.CAOM F3 234. Code de la Guadeloupe. Extrait du registre des délibération de l’assemblée générale coloniale de Guadeloupe du 2 décembre 1790. 21.AD Guadeloupe Almanach de la Guadeloupe 1792, imprimé à la fin de 1791. 22.AN, DXXV 126, dossier 1000, pièce 65. Lettre des citoyens (patriotes) de Basse-Terre à l’assemblée coloniale à la fin de septembre 1791 dans laquelle ils déclarent soutenir la pétition des libres de couleur. 23.A. LACOUR, Histoire de la Guadeloupe, Basse-Terre, 1857, tome II, p. 115. 24.Musée de Chartres. Fonds Bouge. Registre des délibérations de l’assemblée coloniale. Arrêté du 30 novembre 1792. 25.AN, DXXV 125, dossier 992, pièce 9. Séance du comité de l’assemblée coloniale le 1er décembre 1792. 26.A. LACOUR, op. cit., tome II, p. 127-128. 27.G.H.V. COLLOT, Précis des événemens qui se sont passés à la Guadeloupe, p. 4. 28.CAOM Bibliothèque Moreau de Saint-Méry, 2ème série volume 31, pièce 6d. BENOIST- CAVAY et B. POHL, Rapport fait à la Commission générale extraordinaire de la Guadeloupe de leur tournée à la Grande-Terre, Basse-Terre, Bénard, 8 avril 1793, 28 p. 29.AN, DXXV 122, dossier 965, pièce 6. Force publique de la paroisse de Petit Canal le 7 mai 1793.

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30.CAOM C7A46. Fol. 62. Lettre de Collot au ministre de la Marine et des colonies du 10 avril 1793 écrite de Basse Terre. 31.AD Guadeloupe notariat dethunnes. Minute n° 24, « Abandon fait à la République par le citoyen Taillandier de son mulâtre Charles », le 10 mai 1793. 32.AN, DXXV 123, dossier 973, pièce 108. Proclamation de la loi du 4 avril 1792 par Lacrosse en Guadeloupe le 29 janvier 1793 à Pointe-à-Pitre. 33.Extrait du registre des délibérations de la commission générale extraordinaire du 18 mai 1793 et arrêté concernant les hommes ayant huit années de service approuvé par Collot. CAOM C7A46. F° 137. La pétition des citoyens Antoine, Sicile, Félix dit Magoti et Julien qui ont servi plus de huit ans dans la milice, puis dans la garde nationale entraîne cet arrêté. 34.Lettre écrite par le gouverneur Collot à la Commission générale et extraordinaire le 5 avril 1793 de Basse-Terre. CAOM C7A46. F° 78. 35.CAOM C7A46. F° 103. « Instructions provisoires du citoyen gouverneur à toutes les municipalités & commandans de la force armée, pour le moment de la guerre seulement ». Signé Collot, 1er mai 1793, Basse-Terre. 36.CAOM C7A77, Fol.49. 37.CAOM Bibliothèque Moreau de Saint-Méry, 2ème série, volume 31, pièce 6t. Extrait des registres des délibérations de l’Assemblée organisatrice provisoirement administrative du 20 ventôse an II (10 mars 1794). 38.G.H.V. COLLOT, Précis des événemens qui se sont passés à la Guadeloupe, p. 23. 39.AN, AD VII 21C, n°45. Extraits des registres de la Société des Amis de la République française du 17 pluviôse an II (5 février 1794). 40.CAOM C7A47. Fol. 78. 41.Joseph Leborgne, second de Rochambeau en Martinique, est ensuite renvoyé en France à la fin de 1793. 42.Y. BENOT, La Révolution française et la fin des colonies, 1989, p. 175-176. 43.CAOM C7 A 47, fol. 126-127. Extrait des registres du Comité de Salut Public du 25 pluviôse an II (17 février 1794), supplément aux instructions données par le Comité de Salut Public aux commissaires nationaux envoyés dans les Isles du Vent. 44.Y. BENOT, « Comment la convention a-t-elle voté l’abolition de l’esclavage ? », dans Révolutions aux colonies, Société des Études Robespierristes, 1993, p. 25. 45.AN C7A47. Fol. 66. Délibération des corps constitués, 29 germinal an II (18 avril 1794). 46.CAOM C7 A 47, fol. 106. Lettre de Leissègues commandant de la station des Iles du Vent du 28 prairial an II (16 juin 1794). 47.CAOM C7 A 47, fol. 8. Proclamation des commissaires de la Convention Pierre Chrétien et Victor Hugues du 19 prairial an II (7 juin 1794). 48.CAOM C7 A 47, fol. 9. Proclamation des commissaires Pierre Chrétien et Victor Hugues, le20 prairial an II (8 juin 1794). 49.CAOM F3 237 Événements historiques Guadeloupe. Lettre de Victor Hugues au président de la Convention nationale du 26 frimaire an III (16 décembre 1794). 50.CAOM F3 237 Événements historiques Guadeloupe. Précis des événements qui se sont passés à la Guadeloupe, le 2 floréal an III (21 avril 1795). 51.CAOM C7 A 47, fol. 20-25. Lettre de Victor Hugues du 4 thermidor an II (22 juillet 1794) au Comité de Salut Public. 52.Ibidem.

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53.SHD Armée de terre B9-2. Lettre de Victor Hugues du 4 thermidor an II (22 juillet 1794) au président de la Convention nationale. « Nous sommes réduits au quart par les morts et les blessés ». Le bataillon des sans-culottes compte 800 hommes à son débarquement en Guadeloupe. 54.SHD Armée de terre B9-2. Adresse de Victor Hugues aux Républicains des armées de terre et de mer de la république, actuellement à la Guadeloupe du 1er thermidor an 2 (19 juillet 1794). 55.CAOM F3 237 Événements historiques Guadeloupe. Lettre de Victor Hugues au président de la convention nationale du 26 frimaire an III (16 décembre 1794). 56.Centre des archives diplomatiques de Nantes, Guadeloupe Correspondance volume 2. Proclamation des commissaires délégués de la Convention aux habitants de la Martinique, le 21 frimaire an IV (12 décembre 1795) . 57.CAOM B.M.S. 1ère série volume 173. Courrier de la France et des colonies n°25, 12 novembre 1795. Précis de la prise de Sainte-Lucie. 58.AN, C7A 50, fol. 16-19. Lettre de Victor Hugues au ministre du 23 prairial an VI (11 juin 1798). 59.Collection Marcel Chatillon. Lettre de Faudoas à de Curt expédiée de Saint-Pierre, le 6 août 1796. 60.AN, C7A 49, fol. 12-13. Lettre des agents au ministre de la Marine du 24 floréal an IV(1er mai 1796). 61.M. DUFFY, Soldier, Sugar and Seapower : the British Expeditions to the West Indies and the War Against Revolutionary France, Clarendon Press, 1987, 420 p.

RÉSUMÉS

L’idée de donner des armes aux esclaves n’est pas née des conflits politiques révolutionnaires. Des compagnies de couleur ont été formées dans toute l’Amérique coloniale au XVIIIe siècle 2. Dans l’affrontement séculaire entre la France et le Royaume-Uni commencé en 1666, les colonies deviennent un enjeu de plus en plus important. En 1666, le gouverneur de la Martinique arme un certain nombre d’esclaves pour défendre la colonie. Très vite, l’idée de recourir à des esclaves pour assurer la défense des territoires coloniaux s’impose. Mais si l’armement des esclaves donne des bras supplémentaires pour la protection des possessions outre-mer, dans le même temps, il enlève des bras à la culture. Le service armé entraîne à plus ou moins long terme, comme dans la Rome antique, l’affranchissement. Quels effets l’armement d’esclaves a-t-il sur le développement de la liberté et les mentalités serviles ?

The Arming of Men of Color and Liberty in the French West Indies: the case of Guadeloupe during the Old Regime and the Revolution. The idea of arming slaves was not born of the political conflicts of the French Revolution. Companies of men of color had been formed throughout colonial America in the eighteenth century. During the spectacular confrontation between France and Britain that began in 1666, the colonies became an increasingly important issue. Rapidly, the idea of resorting to the use of slaves to ensure the defence of colonial territories suggested itself. But if the arming of slaves provided additional men for the protection of overseas possessions, at the same time it deprived farming of necessary manpower. This

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armed service was more or less long-term, and as in Ancient Rome, it resulted in freedom. What effects did the arming of slaves have on the development of liberty and on slave mentalities?

INDEX

Mots-clés : esclavage, soldats, affranchissement, libres de couleur, milice

AUTEUR

FRÉDÉRIC RÉGENT Université des Antilles et de la Guyane EA 929, Campus du Camp Jacob, Rue des Officiers, 97120 Saint-Claude, Guadeloupe, [email protected]

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Des républiques en armes à la République armée : guerre révolutionnaire, fédéralisme et centralisme au Venezuela et en Nouvelle-Grenade, 1808-1830

Clément Thibaud

Ce n’est point le peuple naissant qui dégénère ; il ne se perd que lorsque les hommes faits sont déjà corrompus1.

1 L’historiographie universitaire a longtemps délaissé les indépendances hispano- américaines alors que prospéraient les monographies mythifiantes et les histoires patriotiques. Le Venezuela, berceau de Simón Bolívar, célébrait un « culte du Libertador », malgré de grandes voix discordantes2. Les années 1990, marquées par le livre de François-Xavier Guerra, Modernidad e independencias3, ont renouvelé l’intérêt pour ce moment fondateur des nations latino-américaines. À l’approche du bicentenaire de 2010, les ouvrages se multiplient, explorant des facettes négligées de ces événements complexes. Dans ce contexte, la compréhension des aspects militaires a beaucoup pâti des apologies nationalistes forgées au XIXe s. L’armée héroïque de Bolívar figurait le saint des saints du panthéon républicain. La persistance des présupposés de l’Historia Patria occultait ainsi les enjeux véritables des guerres hispaniques. Le dogme affirmait que les nations préexistaient à leur émancipation4. Ce parti pris interprétatif rejaillissait sur le choix de l’échelle d’analyse, réduite à son contexte local. Autrement dit, le processus révolutionnaire se réduisait à l’actualisation événementielle d’une structure politique et d’une identité nationale sous-jacentes. En mettant fin à la dynastie des Bourbons, l’invasion napoléonienne de 1808 ne formait que le prétexte des émancipations, lesquelles relevaient de « l’ordre de la nature »5, comme le soutenaient certains protagonistes. La renaissance des études révolutionnaires commença par une critique radicale de la téléologie nationaliste et de

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son échelle d’analyse locale. Si les indépendances relevaient moins d’une nécessité structurale que d’une dynamique historique, les développements guerriers ne devaient plus être réduits à une toile de fond narrative – et décorative – mais apparaissaient comme autant de causes agissantes de la transformation de la monarchie espagnole en nations hispaniques. L’histoire révolutionnaire ne pouvait se limiter au paradigme de l’indépendance étatique ; l’adoption de formes politiques modernes, sous les espèces du libéralisme, fondait sa dynamique intime.

2 Les provinces de la vice-royauté de Nouvelle-Grenade6 connurent une mutation à la fois plus précoce et plus brutale que le reste des Indes occidentales, comparable, par divers traits, à certains épisodes de la Terreur. Déjà, à la date haute de 18117, quelques provinces de la Nouvelle-Grenade adoptèrent une forme républicaine de gouvernement ; au même moment, les Provinces-Unies du Venezuela se proclamèrent indépendantes de l’État, de la Couronne et du roi espagnols8. Le choc en retour fut violent : l’ancienne capitainerie générale fut désolée par une « guerre à mort » de 1813 à 1820. Dans certains lieux, comme à Caracas, près du tiers de la population disparut9. Le Venezuela, à l’interface avec le monde antillais, eut quelques Jacobins admirateurs d’Haïti, chose improbable ailleurs10.

3 Outre ces violences, la conséquence la plus spectaculaire de l’effondrement de l’Empire fut la naissance d’une dizaine de nations indépendantes étendues de la Californie à la Terre de Feu. Alors qu’aux États-Unis, les libertés constitutionnelles reprenaient de nombreux éléments des traditions coloniales, la transformation de la monarchie espagnole en États-nations marquait, de l’aveu même des acteurs, une rupture. Cette mutation énigmatique a pu être décrite de multiples façons, mais l’analyse des variations de l’idée républicaine offre un bon observatoire pour mieux la comprendre11. La polysémie du mot « république » et les différentes formes d’institutionnalisation qu’il dénote a en effet servi à amalgamer certaines évolutions divergentes et, faut-il le dire, occulter maintes équivoques. Comme l’a si bien montré Georges Lomné, les patriciens créoles avaient la culture du républicanisme classique en partage12. La réflexion sur la chose publique avait une grande profondeur historique parce qu’elle était inséparable d’une théologie politique catholique. La Couronne prétendait à l’imperium universel, dernier rempart du nœud théologico-politique contre la raison d’État13. Selon une vue commune, son empire restait soumis à celui des fins dernières. L’ordonnancement politique, à l’échelle de l’universalité des vassaux comme au niveau des simples pueblos, devait correspondre à l’exigence du bien commun. Une monarchie républicaine parce qu’universelle et catholique, en somme. Cette conception médiévale, nuancée sous les Habsbourgs, perdurait encore sous les Bourbons malgré les progrès indéniables du projet absolutiste et centralisateur14. La crise de 1808 réactiva un imaginaire archaïsant qui irrigua sermons, articles, catéchismes et pamphlets15. De façon ironique, l’expression légitimiste des années 1808-1811 favoriserait l’étude récapitulative des fondements de la monarchie hispanique plutôt que l’observation de la genèse du processus révolutionnaire.

4 Dans cette perspective, comment le républicanisme du bien commun, catholique et royal, se mua-t-il progressivement en un discours antimonarchique ? De même, on comprend mal comment cette formalisation ancienne de la vie collective, structurant la tradition corporative, passa du côté d’une vision presque jacobine de l’institution politique. En 1818, Simón Bolívar, le Libertador du Venezuela et de la Nouvelle-Grenade, proposait en effet d’organiser la nation à venir en une République « une et

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indivisible »16. Établie définitivement par la constitution de Cúcuta (1821), la Colombie faisait rupture avec le passé républicain de l’ordre impérial17. D’une république à l’autre, le centralisme bolivarien tentait de rompre avec la segmentation territoriale et juridique du pouvoir, souvent associée à la tradition habsbourgeoise, tout en reprenant, sécularisée, l’ancienne visée axiologique du bien commun.

5 Ce dénouement – précaire – était imprévisible. La solution confédérale avait d’abord paru naturelle aux patriotes pour répondre à l’effacement du cadre impérial et ressusciter l’unité à partir d’un espace envisagé dans sa pluralité. Les États-Unis d’avant et d’après 1787 servaient de modèle constitutionnel et moral. L’hypothèse défendue ici est que cette évolution ne peut pas s’identifier à la résurgence révolutionnaire de l’héritage absolutiste bourbonien. Tout au plus pourrait-on reprendre la structure de la thèse de Tocqueville en soulignant la continuité entre l’aspect fédératif de l’Empire – son « style » Habsbourg – et la forme confédérale des premières républiques. Difficile de réduire, pourtant, les oscillations entre fédéralisme et centralisme à l’opposition entre baroquisme habsbourgeois et classicisme bourbonien. Les dynamiques sociopolitiques portées par la guerre contribuèrent à dévoiler puis à ruiner les permanences occultées par les reformulations libérales du legs colonial. Autrement dit, la politisation et la polarisation des sociétés créoles, associées à l’ascension aux extrêmes de la guerre populaire, aboutirent, contre toute attente, à la création d’une République détachée du passé, plus exécutive que législative, plus unitaire que fédérative. Plus précaire que durable, aussi. De l’Empire aux républiques municipales 6 En 1808, les abdications forcées de Bayonne déclenchèrent un vaste mouvement de loyauté en faveur du roi Ferdinand VII et le couronnement de suscita une indignation sincère aussi bien dans la péninsule qu’en Amérique. Le départ des Bourbons et le refus de reconnaître le changement dynastique entraînèrent une vacance souveraine qui fut suppléée, en Espagne, par l’activation d’une fiction juridique retrouvée pour l’occasion. La « réversion de souveraineté au peuple » permettait aux autorités, rejointes par des notables locaux, de se constituer en juntes provinciales. Ces dernières désignèrent une Junte Centrale du Royaume qui revêtit les insignes de la majesté royale et gouverna au nom du roi Ferdinand VII, prisonnier à Valençay. Beaucoup pensèrent que cette représentation « populaire » rétablissait la constitution historique de l’Espagne, après trois siècles d’une « tyrannie absolutiste » remontant à l’écrasement des Comuneros de Castille (1521). La réinvention des libertés anciennes n’empêcha pas le développement d’une révolution libérale. De manière inattendue, entre 1810 et 1812, à Cadix où s’étaient réfugiés les patriotes luttant contre l’occupation française, les Cortès extraordinaires abolissaient les institutions de l’Ancien Régime pour faire des Espagnes – Amérique et Philippines comprises18 – une monarchie constitutionnelle fondée sur la souveraineté de la nation19. L’Amérique participa activement à ce renversement par le biais de ses représentants. C’est pourquoi il est inexact d’affirmer que le processus révolutionnaire avait pour objectif initial l’indépendance des royaumes américains. Les créoles cherchèrent à redéfinir leur position au sein de l’ensemble impérial et à (re)conquérir une égalité de droit et de fait avec la métropole. Leur échec – relatif et temporaire – laissa le champ libre aux avocats de l’émancipation, les Miranda, Bolívar, Nariño et Torres.

7 La souveraineté populaire, l’établissement d’inédites formes de représentation politique et l’affirmation du libéralisme traversèrent l’Atlantique, mais ils eurent de

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tout autres conséquences en Amérique que dans la péninsule. Lorsque, deux ans après l’Espagne, le Venezuela et la Nouvelle-Grenade se dotèrent de gouvernements autonomes, les élites créoles employèrent un argumentaire bien rodé20. La réversion de souveraineté au peuple ne visait qu’à conserver localement « les droits de Ferdinand VII »21 pour suppléer une Régence espagnole que nul, en Amérique, n’avait mandatée. Au nom de sa province, le Socorro, le curé de Vituyma, Don Manuel Plata, exposait le processus avec clarté : « L’époque présente a vu les Peuples [Pueblos] réassumer les droits de leur liberté, et l’amour de leur propre conservation les oblige à constituer des autorités qui veillent sur elles. Notre aimé seigneur, D. Ferdinand VII, fut arraché de son trône par le tyran de l’Europe, aspirant à la monarchie universelle. En Espagne, […] la Nation essaie de se débarrasser du joug qui l’opprime. Rien n’aurait pu se faire contre l’ennemi, si en premier on n’avait pas formé un pouvoir souverain qui tînt les rênes du gouvernement »22.

8 Ce raisonnement reprenait certaines thèses centrales du pactisme néo-thomiste du Siècle d’Or, lequel postulait l’origine populaire de la souveraineté. Ces idées auraient été, selon certains historiens, à l’origine des indépendances23. C’était sans doute confondre une ressource intellectuelle mobilisée pour répondre à un contexte troublé avec une cause agissante. Après tout, « colonisateurs » et « colonisés » usèrent du même argument de part et d’autre de l’Atlantique dans le but de pourvoir au vide politique. La particularité de la Nouvelle-Grenade fut que le principe de réversion y reçut une interprétation radicale à travers le filtre du droit naturel et du réflexe d’incorporation. La réaction de José María Gutiérrez à la nouvelle de l’érection d’une Junte provinciale à Carthagène des Indes atteste cette double influence : « À n’en point douter, messieurs, une fois retombé l’enthousiasme de la cité [pueblo] de Mompox à l’annonce de la mémorable révolution de la capitale, les liens préjudiciables rompus avec le Conseil tyrannique de la Régence, cette cité est demeurée sans autre souverain qu’elle-même. L’homme éclairé de Mompox considère ce jour avec une sorte d’orgueil, libre qu’il est de toute loi qui ne soit celle de sa conscience, et s’abstenant, pour de nombreuses et graves raisons, de contredire l’autorité qui règne dans l’opinion de cet illustre corps, il sourit de plaisir en attendant l’heureux moment de la rédaction de ses précieux droits »24.

9 Les principales villes, constituées en corps politiques, se déclarèrent « indépendantes », voire « suprêmes » pour Bogota et Caracas, non pas relativement à la Régence, ni à la Couronne, ni encore à l’Espagne ou à l’État espagnol, ni même, au fond, à leurs voisins. La révolution des droits, en restaurant la sociabilité naturelle de l’homme, gommait la corruption des lois accomplie par l’absolutisme25. La situation fut vécue comme un retour à l’état de nature, impliquant l’abolition de tout lien politique. De ce principe découlait l’indépendance revendiquée par les gouvernements américains, sans que celle-ci paraisse contradictoire avec la reconnaissance du roi Ferdinand. Mais la mise en récit du concept de « réversion de souveraineté » allait produire d’autres effets politiques. Cette histoire postulait le retour à l’origine du lien politique, c’est-à-dire à l’état de nature. Ce dernier n’était pas peuplé d’individus solitaires, comme le supposait le droit naturel après Hobbes. La prégnance culturelle du ius civile et du droit naturel néo-thomiste lesta le concept de souveraineté d’une dimension d’incorporation26. De ce fait, ce qui existait hors de l’histoire ne relevait pas de l’inorganique ou de l’anomique ; il s’agissait de communautés libres, les Pueblos27. Ceux-ci, en tant que corps politiques, ou républiques, représentaient le lieu originel du pouvoir et sa forme naturelle d’exercice. Loin des manœuvres du contractualisme moderne, le souverain n’était pas

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reconstruit à partir de la volonté de monades individuelles mais par le biais de pactes entre communautés prépolitiques. La république n’était pas la forme du gouvernement, mais le type de la collectivité parfaite. En ce sens, la souveraineté des Pueblos différa profondément de celle du peuple28. L’idée que les corps politiques territorialisés représentaient les sujets originaires de la souveraineté occulta la conception moderne du pouvoir populaire. À la suite des acteurs, il faudrait nommer majesté cette « souveraineté incorporée » pour rectifier l’idée d’une continuité entre deux ordres inconciliables de réalité. De fait, le passage de la majesté – comme mode d’institution sociale et d’articulation politique – à la souveraineté constitua un processus délicat à réaliser pour les acteurs et difficile à comprendre pour nous. La question est pourtant cruciale pour explorer la « soute de l’État » en Amérique latine : en tant qu’organe de la volonté d’un peuple désincorporé, la puissance publique moderne ne pouvait coexister harmonieusement avec la majesté.

10 La résurrection des républiques urbaines – éléments naturels d’un ordre libre – entraînait nécessairement la régénération religieuse et civique des Indes. L’influence puissante de la théologie positive française, celle des Mabillon, Bossuet, Alexandre, Fleury et Rollin29, contribua à doubler la narration philosophique de la « réversion de souveraineté » d’une mise en récit religieuse. La révolution fut rapportée à l’histoire sacrée et les premières communautés chrétiennes servirent de parangons rhétoriques aux juntes de 1810. Non sans de profondes conséquences politiques. Le retour aux sources chrétiennes autorisait, par exemple, la province du Socorro à s’ériger en évêché sans la permission de Rome ni du siège archiépiscopal de Bogota30. La régénération civique s’exprima à travers les figures du baptême ou d’une alliance nouvelle avec Dieu. La restauration du lien d’immédiateté entre communauté et justice était suggérée par les figures du cri, de l’enthousiasme irréfléchi, de la jubilation. « [Mompox] n’a-t-il pas célébré par des manifestations nullement équivoques la révolution de la capitale [Carthagène], à laquelle il adhère de tout cœur ? Le cri de l’Indépendance n’a-t-il pas résonné partout, depuis cette nuit où nous avons reçu la nouvelle tant attendue, s’interrogeait José María Salazar? »31 Guerres organiques et milices

11 La conception de l’espace politique comme pluralité incorporée, c’est-à-dire comme majesté, posa d’incessants problèmes pratiques. L’invasion napoléonienne, en effaçant le cadre englobant de la monarchie, permettait l’autonomisation des sujets politiques locaux et les républiques municipales devinrent libres32. De ce point de vue, la Nouvelle-Grenade n’était pas tocquevillienne : la révolution des juntes ne construisait pas un Léviathan étatique néo-bourbonien ; elle reprenait l’héritage fédératif de l’Empire, mais sans le verrou monarchique, pourvoyeur d’unité. Comment, dans ces conditions, assurer la cohésion de l’ensemble ? Comment définir le ressort et limiter les compétences des républiques, organiser leurs relations ? Si la révolution de 1810 représentait une revanche de la nature sur l’histoire, ni la subordination des cités secondaires aux capitales, ni la domination des chefs-lieux sur les villages subalternes n’avaient lieu d’être. Les hasards historiques ou le chaos des décisions régaliennes ne pouvaient justifier la subordination politique des polités. Maints municipes – et parfois de simples villages – réclamèrent alors l’indépendance absolue, c’est-à-dire l’abolition de tout lien avec les autres cités. Le principe de « réversion de la souveraineté aux Peuples » devait aller au bout de ses conséquences logiques et politiques, comme le démontrait irréfutablement le député Manuel Campos33 :

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« Si l’on concède l’indépendance de Santafé [de Bogota], il faut la concéder aux Pueblos des provinces, à ces dernières et à tous les bouts [trozos] de Société qui peuvent se représenter par eux-mêmes politiquement, et jusqu’aux bouts les plus infimes […]. Je dois affirmer que, Ferdinand VII absent du trône, les Pueblos ont tous réassumé la souveraineté : de cette manière, l’Espagne ne peut pas soumettre la capitale [Santafé], de même que cette dernière ne peut pas s’ériger en souveraine des provinces, ni les provinces en souveraines de tous les Pueblos, sinon de ceux qui ont confié leurs droits aux autorités qui résident dans le chef-lieu de province »34 .

12 La disparition de la légitimité ancienne aboutissait à la dislocation territoriale de la Nouvelle-Grenade, et, dans une moindre mesure, du Venezuela35. Tout poussait au démembrement. Les conflits locaux étaient redoublés par le problème de la reconnaissance de la Régence puis des Cortès de Cadix. Ils s’inscrivaient aussi dans la continuité de très vifs antagonismes. « Les rivalités et les prétentions des localités étaient le motif véritable ; les théories, le masque, et l’exemple des États-Unis, le talisman de la funeste agitation, assurait Lino de Pombo »36.

13 La dislocation du Reino forme un véritable écheveau événementiel 37. Mompox déclara son indépendance absolue le 6 août 1810 pour se délier de Carthagène.38 Santa Marta, le Chocó, Neiva, Mariquita, le Casanare, Tunja suivirent l’impulsion. Même Girón, dans le Santander actuel, « prétendait établir son gouvernement particulier et constituer [une république misérable]»39. La désagrégation fut bridée par la réaction des capitales régionales. Carthagène reprit Mompox, Pamplona Girón, Tunja Sogamoso et Honda Ambalema40. Ces guerres, menées sur la base et dans le cadre du Pueblo, visaient à améliorer le statut d’une communauté dans un cadre politique hérité de l’Ancien Régime41. Le terme générique de guerres organiques pourrait qualifier ces affrontements, dans la mesure où ceux-ci ne confrontaient pas des communautés distinctes les unes des autres. Les républiques urbaines revendiquaient l’autogouvernement, ni plus, ni moins. L’identité collective dans laquelle elles s’inscrivaient ne faisait pas l’objet d’une réflexion précise : au plus, les textes évoquaient-ils des « corps de nation ».

14 Après la réduction des villes rebelles, les capitales érigèrent leurs ressorts en États réglés constitutionnellement, à l’exemple des colonies britanniques entre 1775 et 1776. Dans ce contexte, la solution confédérale s’imposa pour unir les polités. Des Provinces- Unies apparurent aussi bien en Nouvelle-Grenade qu’au Venezuela. Si l’ancienne capitainerie promulgua une constitution fédérale, le reino se signa un Acte de Fédération – inspiré des Articles de Confédération de 1781 – que Bogota rejeta. Les habitants des différents états formaient le « grand peuple de Nouvelle-Grenade » ; ils étaient « amis, alliés, frères, concitoyens », même si aucune citoyenneté commune n’était définie42. La séduction fédérale travaillait aussi l’autre camp, maints Américains loyalistes et libéraux réclamant la transformation de la monarchie espagnole en une confédération mondiale43. Au-delà des modèles influents de la Grèce, de la Hollande ou des États-Unis, ce type d’alliance paraissait à même de reconstituer l’unité à partir de la majesté. L’union confédérale articulait des corps politiques indépendants sans limiter leurs prérogatives – leur « félicité » –, soumettant l’ensemble à l’exigence salutaire du bien commun44. Elle résolvait le problème de la faiblesse des républiques dont le bonheur modeste était menacé par les grandes puissances, selon la solution fédérative prônée par Montesquieu45.

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15 La question du fédéralisme, commandée par les problèmes de défense, posait celle de la structure des forces armées. Comment adapter celle-ci à la double exigence d’efficacité et de liberté civique ? Dès juillet 1810, un document officiel de la Junte de Caracas – intitulé Organización militar para la defensa y seguridad de la Provincia de Caracas46 – répondait par une exaltation néoclassique des milices aux dépens des armées professionnelles. L’argumentaire ressemblait à la condamnation anglo-américaine des standing armies47. L’armée de métier, héritière des abominables « régiments fixes » coloniaux, était liberticide par nature. Elle consistait en « un système horrible d’oppression » et faisait du soldat un « satellite de la tyrannie et le bourreau de ses concitoyens »48. On réprouvait la délégation de la défense commune à des mercenaires, comme dans le Contrat social49 ou parmi les républicains américains. Les soldats professionnels se coupaient du reste de leurs concitoyens du fait de leur mode de vie, morale relâchée et statut privilégié (le fuero de guerra militar). « Seules les monarchies despotiques font une distinction entre les soldats et les habitants, rappelait le général Santander en 1820 : là seulement, les premiers y sont les ennemis des seconds. Dans les républiques, les soldats sont des citoyens armés, et tous les citoyens sont des soldats, des amis qui doivent s’aimer »50.

16 Mais on n’en restait pas là. L’aspect le plus original du plan patriote était que, contrairement aux thèses classiques, la discontinuité entre l’état militaire et la condition civile était jugée inévitable. Cas particulier d’une réflexion plus large sur le système représentatif, le pouvoir juntiste défendait la nécessité de préserver un rapport d’immédiateté entre la cité et ses représentants armés. Faute de quoi, l’autonomisation du pouvoir militaire faisait le lit des factions armées et de la tyrannie, comme le soulignait la Société Patriotique de Miranda et Bolívar : « Il n’y a rien de plus opposé […] à cette liberté et à cette expression libre de la volonté du peuple que l’existence d’une force armée qui peut être commandée de manière arbitraire, qui peut être dirigée par des intérêts divergents de l’intérêt général »51.

17 On envisagea la solution d’une « circulation politique »52. Celle-ci n’était pas une relation contractuelle, ou purement délégatrice, mais un lien organique d’amitié et de confraternité entre les citoyens et les soldats. Seul ce type de relation préservait la subordination du militaire au civil, au niveau collectif comme individuel. Véronique Hébrard a bien montré qu’en chaque individu régénéré, l’homme en armes obéissait au citoyen. Les membres de la cité étaient certes des « soldat-nés de la patrie »53 mais ils n’abdiquaient pas, sous les drapeaux, leurs droits civils et politiques54. Comme l’organisation milicienne semblait garantir le principe d’immédiateté, les gardes nationales55 ou les Corps civiques furent les unités chéries des nouveaux régimes. Chaque Pueblo, en tant que petite république aristocratique, mit une armée à la disposition des patriciens. Ce processus fut intense dans les régions andines qui, en raison de la révolte des Comuneros du Socorro (1780-1782), n’avaient pas reçu le droit de lever de milices disciplinées56. Les cordillères s’en couvrirent, malgré la répugnance des humbles à peupler leurs rangs57.

18 La circulation politique devait aussi former le bon citoyen58. Elle réalisait l’idéal néoclassique d’une active participation de tous à la chose publique. En ce sens, les institutions militaires formaient une « école de la vertu armée pour défendre la Patrie »59 et figuraient le « vrai patriotisme »60. Aux lendemains de la prise de Caracas par Bolívar, Camilo Torres, président du Congrès néo-grenadin, usa de tours que n’aurait reniés ni Cicéron ni Montesquieu :

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« Des événements si prodigieux montrent […] que les officiers et les soldats de la tyrannie sont toujours lâches, bas, incapables d’honneur et de nobles sentiments ; et enfin que les ressources d’un peuple qui se bat pour la défense de ses droits sont inépuisables. Les divers événements d’une révolution permettent la manifestation de la fermeté d’âme, de la clairvoyance et de toutes les vertus de l’homme »61.

19 Ou encore Simón Bolívar, pendant les dramatiques événements de 1814 : « Soldats : le sort exerce son empire inconstant sur le pouvoir et la fortune ; mais pas sur le mérite et la gloire des hommes héroïques, qui, faisant face aux dangers et à la mort, se couvrent d’honneur, même lorsqu’ils succombent, sans faner les lauriers que leur a concédés la victoire »62.

20 L’héroïsme républicain des soldats manifestait visiblement, incontestablement, le transfert réussi de la souveraineté au peuple, lequel était ici conçu comme un ensemble d’individus (et non comme un corps politique homogène). Des nouveaux liens d’affection unissaient les citoyens à la chose publique hors de toute intercession royale. Les milices représentaient la communauté – patrie ou nation – et la levée en masse de Miranda devait attester la puissance du nouvel être collectif, selon la devise jusnaturaliste du salus populi suprema lex63. « Ceci est le devoir le plus sacré que la patrie et la religion nous imposent. L’homme est né avec l’obligation de défendre les droits imprescriptibles dont l’a doté l’Auteur de la nature. Ce serait un crime de les ignorer et de ne pas prendre les armes pour les défendre et les soutenir. La postérité vouerait aux gémonies le nom et la mémoire de tels criminels […] »64.

21 Ce rapport d’immédiateté à la patrie, formulé en termes de participation à la défense commune, pouvait donc se passer des rois. L’idéal de transparence reformulait stratégiquement l’idée républicaine comme l’envers des systèmes de médiation propres à monarchie. Progressivement, l’opposition se radicalisa entre l’immédiateté vertueuse de la république et la médiation corruptrice de la royauté. Pourtant, cette antithèse n’avait rien d’évident. Les Cortès de Cadix avaient aussi des titres à revendiquer la vertu. De 1810 à 1814, elles avaient « régénéré » la vieille monarchie espagnole pour la transformer en un régime libéral et constitutionnel. Aux Amériques, en revanche, république et monarchie devenaient antagonistes.

22 Chose gênante, ce dispositif idéologique ne permettait pas de rendre compte de certains faits désolants. Comment interpréter, par exemple, la désertion hémorragique des troupes patriotes et le courage de celles du roi ? L’effondrement du fédéralisme tint à la cruelle confrontation de l’imagination politique avec la réalité de la guerre. Les défaites militaires disqualifiaient une certaine compréhension de la « transformation politique » de 1810, celle d’un retour aux communautés naturelles défendues par d’héroïques citoyens-soldats dans une atmosphère de revival catholique 65. Alors qu’avançait la reconquête de la Nouvelle-Grenade par le corps expéditionnaire du général Pablo Morillo, l’officier Andrés Palacios enterrait les illusions républicaines : « Quand je vois disparaître en deux jours l’enthousiasme patriotique qui animait les pueblos de cette province, avec la désertion de près de deux mille hommes bien alimentés, et quand m’arrive la nouvelle de la complète dispersion de l’armée du général Urdaneta, bien financée, bien équipée, en raison de la panique qui prit ses hommes lors de l’assaut impassible de la section ennemie de chasseurs, mon imagination se peuple des idées les plus tristes quant au sort de la République. Au Venezuela, on a cru que la confédération se défendrait avec les milices, et la conquête de Monteverde a prouvé contre l’avis général que seuls des troupes de ligne et des hommes convaincus par principe pouvaient faire face »66. La critique centraliste

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23 Les défaites disqualifièrent la représentation immédiate des peuples – confédéralisme – au profit d’un retour à la représentation déléguée du peuple – centralisme –. Cette mutation informait une idée nouvelle de la souveraineté et de la puissance publique. Dès 1812, dans son célèbre Manifeste de Carthagène, Bolívar peignait un sombre tableau des insuffisances militaires et politiques des Provinces-Unies du Venezuela67. Le désastre ruinait l’association du confédéralisme avec les valeurs du républicanisme (classique). À l’inexistante coordination militaire s’ajoutaient les faiblesses de l’armée de ligne et la nullité des troupes de milices68. En Nouvelle-Grenade, les guerres picrocholines entre cités prendront le sobriquet de Patria Boba, la patrie ingénue. Pour la plupart des chefs militaires, le paradigme confédéral exemplifiait l’impuissance et l’ingouvernabilité. Il démontrait à la fois l’immaturité américaine et la nécessité d’un gouvernement fort, voire dictatorial, contre les « républiques aériennes »69. Ces jugements paraissaient d’autant plus incontestables que la plupart des catastrophes avaient été prévues de longue date par les adversaires du confédéralisme, comme Antonio Nariño.

24 Cet Ilustrado avait publié une traduction des Droits de l’homme et du citoyen en 1794, ce qui lui avait valu un long emprisonnement. Acteur central de la Patria Boba, il rédigeait un journal satirique et politique au ton voltairien, La Bagatela. Dans une série d’articles célèbres, il critiqua le modèle des Articles de Confédération de 1781. Les habitants des colonies espagnoles étaient selon lui dénués de la vertu nécessaire pour imiter l’illustre précédent car ils ignoraient tout du gouvernement participatif et collégial. « L’Amérique du Nord a bu pendant deux siècles la liberté que nous-mêmes voulons boire en un jour ; quand le mot de liberté était un délit horrible, […] quand ici non seulement on ignorait les Droits de l’homme, mais que c’était un crime horrible de lèse-majesté que de prononcer ces mots, là-bas, on les connaissait, on les pratiquait, on les défendait avec la presse et avec les armes »70.

25 Nariño était sans doute moins jacobin qu’hamiltonien. Le souverain tout-puissant d’un de ses contes philosophiques souhaitait une « république aristocratique élective », comparable à l’interprétation que les Federalist Papers avaient donnée de la constitution de 178771. Ces analyses « centralistes » nourrissaient la réflexion créole sur les adaptations nécessaires du républicanisme aux conditions sociales, politiques et culturelles de l’Amérique moderne. Selon une interprétation qui s’imposa avec le temps, il ne s’agissait plus tant de rétablir la vertu en s’émancipant d’un pouvoir colonial corrupteur – cas des treize colonies britanniques – mais d’établir, à partir d’une humanité corrompue, un gouvernement libre et une société juste. Cette prémisse devint universelle après 1815.

26 Ce pessimisme, notable aussi chez Miranda72 ou Bolívar, se donnait comme un réalisme politique et suscitait une mutation du langage et des pratiques. Les notions-clés du discours révolutionnaire – citoyen, peuple, république, régénération et vertu – se peuplèrent de nouvelles significations. Si le registre néoclassique demeurait, du moins connaissait-il un déplacement conceptuel. La triple détermination corporative, jusnaturaliste et fédérative avait fait des « peuples » et des « républiques » des entités substantielles formalisées par le droit. La critique centraliste mina ces montages pour laisser place à un discours plus moderne, où « république » et « peuple » qualifiaient respectivement une forme de gouvernement antimonarchique et la libre association des citoyens. Le sens du mot « nation » évolua dans le même sens. La Nouvelle-Grenade, et chacune de ses provinces, s’identifièrent à des « corps de nation »73 qui furent

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moqués par Nariño sous le nom de « souverainetés partielles »74. Jusqu’en 1813, la plupart de celles-ci n’étaient pas considérées comme antithétiques à la « Nation espagnole », l’Empire ou la monarchie. Ce n’est qu’après cette date que le terme prit un sens exclusif, comme le montre un article du journal fédéraliste El Argos de la Nueva Granada dont le rôle était de « […] former l’esprit public de la nation, rectifier et fixer l’opinion publique, et enfin persuader de la nécessité où se trouvent les provinces de se témoigner une mutuelle déférence et de faire de grands sacrifices pour maintenir l’unité nationale, et soutenir le tout, même au prix [du sacrifice] de chacune d’elle »75.

27 Ce premier centralisme était donc un fédéralisme inspiré de la constitution américaine de 1787, destinée à cimenter l’Union et à bâtir la nation. En ce sens, si l’on reprend les catégories révolutionnaires nord-américaines, les centralistes créoles étaient des Federalists et les fédéralistes des anti-Federalists76. Ces derniers souhaitaient construire un sujet unifié de la souveraineté à partir des consensus dégagés lors de la grande querelle des années 1808-1811 sur la représentation. La liberté, l’indépendance et, surtout, l’égalité des Pueblos constituaient les notions-clés d’une critique du régime colonial et du despotisme bourbonien. Mais, plus profondément, au-delà de ces adversaires topiques, les acteurs condamnaient une conception ancienne de l’ordre monarchique. Il s’agissait d’abolir une hiérarchie reposant sur des prééminences substantielles de dignité. Le débat concernant le concept de capitale permet de mieux comprendre le sens de cette critique. L’enjeu du problème n’était pas secondaire : il fallait déterminer le lieu du pouvoir, à la fois symbolique et réel, en précisant les titres légitimes au gouvernement. La capitale, expliquait-on, ne pouvait plus tirer sa qualité d’un fiat souverain, ni de l’histoire, ni d’un nominalisme scolastique, ni de qualités particulières comme l’importance de sa population, son commerce, sa beauté, ses lumières ou les mœurs de ses habitants77. « Le nom de capitale de la ville de Santafé, exposait la Junte de Carthagène, ne découlait pas d’autre chose que de l’attribution, par la volonté de nos souverains, du siège des autorités supérieures, auxquelles leurs majestés avaient confié l’administration et le haut gouvernement du Reino. Une telle qualité ne relevait pas du sol matériel de Santafé, ni de ses naturels et habitants qui considéraient avoir la même relation avec les autorités que les sujets des autres provinces. Son titre dépendant uniquement de la présence de ces autorités, par quels principes a-t-on pu imaginer que ses fonctions avaient été refondues dans le peuple [pueblo] de Santafé, pour que celle-ci continuât à porter le nom de capitale ? »78.

28 Enfin d’accord, la plupart des acteurs affirmaient que la tête du reino ne constituait pas la « matrice »79 éminente des provinces, selon les catégories largement employées du droit canon. Elle ne représentait pas plus le corps civique à la manière d’une image, médiatrice entre les hommes et le principe (religieux) du pouvoir, articulée aux autres images de Dieu sur la terre – l’Église, la Couronne, le roi – par des relations d’homologie et de subordination. De fait, confédéralistes et centralistes condamnaient conjointement un ordre politique référé à la majesté. Mais alors que les premiers refusaient absolument toute centralité au pouvoir, au nom de l’égalité et de la liberté des cités, les seconds insistaient sur la différence entre la capitale comme « matrice » avec le siège d’un gouvernement moderne. Nariño, en ce sens, déploya toute son énergie pour expliquer la rupture que signifiait l’adoption de la souveraineté populaire dans la redéfinition de l’ordre territorial : les capitales ne dominaient plus en raison de leurs titres, prestige ou droits particuliers, ou par le fait qu’elles étaient des cours en raison de la présence des autorités représentant le monarque. Ce qui les qualifiait en

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propre était d’abriter le siège du congrès en tant que représentation du « corps de nation ». Dans sa Conversación familiar entre Patricio y Floro, Nariño-Patricio démontrait à Floro que le centre du pouvoir ne pouvait plus seulement se définir par « l’auguste privilège dont jouissent les grandes cours ou siège royal »80. Le plus intéressant est que l’auteur créole parvenait à distinguer les « deux souverainetés » – entendons la majesté de la capitale et la souveraineté du congrès – capables, selon lui, de coexister : « Je suis convaincu, précisait en effet Patricio, que les deux Souverainetés peuvent être jointes en raison de la différence de leurs attributions, et que ceci est aussi utile à Santafé qu’aux autres provinces, parce qu’ainsi elles prospèrent dans le temps sous la protection de leurs représentants respectifs »81.

29 Le fédéralisme du traducteur des Droits de l’homme ne constitue pas la préfiguration du futur centralisme bolivarien, à l’allure nettement plus « jacobine ». Il constitue néanmoins une critique des consensus confédéraux, qui, croyant critiquer les montages de la majesté monarchique, reprenaient à leur compte l’une de ses manifestations territoriales : l’aspect fédératif et agrégatif de la monarchie. En outre, la force des idées confédérales fit que les idées d’égalité et de liberté prirent un sens collectif plutôt qu’individuel. Le libéralisme néo-grenadin y prit une tonalité singulière, qu’on ne retrouve guère au Venezuela, par exemple.

30 La révolution des droits collectifs conduisit néanmoins à des impasses théoriques et pratiques, qui induisirent les chefs patriotes – surtout militaires – à rompre avec les conceptions incorporées de l’identité politique, lesquelles étaient, au fond, des formes sécularisées et modernisées de la théologie catholique. De fait, les centralistes, bien représentés parmi les états-majors, animaient un processus de désincorporation, jugé nécessaire pour pourvoir le gouvernement d’une volonté agissante82. Cette dynamique était complexe en raison de sa nature hybride, à la fois réelle et symbolique. La critique par les armes soutenant celle des mots, les discours étayaient les violences et les violences les discours pour refonder la souveraineté et réaliser l’indépendance83. « Avec la presse et avec les armes… »84

31 Le Venezuela se « désincorpora » le premier. Aux oppositions entre corps municipaux et aux inimitiés entre lignées patriciennes se substituèrent de nouvelles lignes de front. La crise de l’ordre impérial suscitait la désarticulation de la société de castas et de corps85. S’affranchissant du cadre de la guerre organique, les combats investirent la segmentation coloniale des esclaves, des métis libres, des Indiens ou des créoles blancs.

32 Rien de tel ne se produisit en Nouvelle-Grenade, sauf, peut-être, sur la côte Caraïbe. La divergence entre les deux espaces était due à différence des stratégies loyalistes. Les royalistes vénézuéliens, appuyés par la hiérarchie ecclésiastique, se trouvaient en position de faiblesse depuis la révolution dans le gouvernement. Ils estimèrent qu’ils devaient faire appel au peuple chrétien contre la république. Soutenus par l’archevêque de Caracas, Narciso Coll y Prat, ils parvinrent à mobiliser mulâtres et esclaves contre le pouvoir confédéral. En juin 1812, d’imposants soulèvements se formèrent sur les arrières de Miranda. Fin 1813, au nom du roi et de la religion86, se produisit l’insurrection des Llaneros métis des plaines de l’Orénoque. Placés sous la conduite d’officiers américains ou péninsulaires, cette Vendée de 7 000 à 9 000 hommes vainquit les troupes patriotes lors des batailles sanglantes de la Puerta et d’Urica (1814). Le processus de politisation et le recours au peuple profond hors des cadres corporatifs donnaient aux violences l’allure d’une guerre populaire. Les luttes civiles se multipliaient, risquant de faire sombrer le Venezuela dans l’anomie.

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33 Pour échapper à cette anarchie, les états-majors patriotes devaient subordonner « les protagonistes sociopolitiques […] aux acteurs politico-militaires »87, afin de rabattre ces brutalités sur une lutte aux départs bien clairs : d’un côté, la croisade contre l’irréligion et la « diablocratie »88 ; de l’autre, la défense de l’indépendance et de la liberté89. Le décret de « guerre à mort », pris par Bolívar le 15 juin 1813, devait remplir cette fonction. La guerre sans merci suspendait le droit des gens et ouvrait une lutte discriminatoire. Elle promettait ainsi les « Espagnols » – entendons les loyalistes – à l’anéantissement et amnistiait les Américains. L’ombre d’Haïti planait sur le texte. L’état-major libertador promulgua la guerre sans quartier à la suite de vifs débats avec un groupe radical où figuraient des réfugiés de Saint-Domingue90.

34 La « guerre à mort » visait plusieurs objectifs. D’abord, la désignation de l’ennemi devait dessiner par contraste les véritables contours de la patrie. En ce sens, il faut soutenir qu’au Venezuela, la guerre nationale précéda la nation. Ensuite, en alignant le conflit sur des figures idéologiques simples – république/monarchie, indépendance/ colonie, etc. –, l’état-major bolivarien rabattait la multiplicité des soulèvements sociaux et « raciaux » – potentiellement anomiques et sans utilité politique – sur l’alternative de la liberté et du despotisme. Enfin, et ce fut l’argument décisif, il s’agissait de profiter des dynamiques portées par la mobilisation populaire – politisation, polarisation, déterritorialisation, désincorporation – pour échapper au cercle vicieux des guerres organiques. Les combats limités entre Pueblos interdisaient l’assomption d’une souveraineté nationale dépassant l’horizon local. La « guerre à mort » devait condenser ces conflits autour de l’alternative de la république vénézuélienne ou de la monarchie (constitutionnelle) espagnole. En un mot, il fallait à la fois conjurer les conflits de classes, de races et de couleurs91 et sortir du cercle des guerres organiques. Le décret constituait, au sens fort, un speech-act où la distinction discursive de l’ami et de l’ennemi trouvait sa validation sur les champs de bataille. Jusqu’en 1820, on ne fit pas de quartier, sauf aux vaincus qui changeaient de camp (ce qui n’était pas rare). Les massacres succédaient aux combats et les assignations d’« Espagnols » et d’« Américains » occultaient la véritable division entre « royalistes » et « républicains »92. Le recours aux plaines93

35 La manœuvre bolivarienne échoua. Les Llaneros et l’armée loyaliste terrassèrent la « Seconde République » dont Bolívar avait été nommé dictateur. Deux ans plus tard, en 1816, la Patrie Ingénue néo-grenadine périssait sous les coups du corps expéditionnaire envoyé par Ferdinand VII pour rétablir aux Indes un pouvoir absolu qu’il avait déjà imposé aux Espagnols. La Confédération, malgré la résistance héroïque du port de Carthagène des Indes, ne put offrir d’opposition cohérente face aux 10 000 soldats du général Pablo Morillo, lesquels étaient pour la plupart d’anciens libéraux ou des guérilleros devenus gênants dans la péninsule94. Les élites patriotes s’exilèrent aux Antilles, d’abord à la Jamaïque, puis en Haïti sous la protection du président Pétion.

36 La déroute allait paradoxalement résoudre un certain nombre de problèmes militaires et politiques. Elle obligeait le camp patriote à un basculement stratégique vers les plaines du bassin de l’Orénoque, les Llanos. De l’embouchure du grand fleuve au piémont andin de la Nouvelle-Grenade, ces espaces constituaient alors un front de colonisation95. En raison de leur faible niveau d’institutionnalisation et des difficultés de communication avec les zones peuplées des cordillères et les chaînes côtières, les Llanos étaient propices à une résistance nouvelle manière. Des groupes républicains se

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disséminèrent dans le monte, les zones sauvages de passage. Ils adoptaient une organisation irrégulière et la guerre de harcèlement. Certes, la guérilla ne constituait pas une nouveauté absolue. Les armées loyalistes de l’Asturien José Tomás Boves aussi bien que les troupes patriotes de l’Orient vénézuélien avaient opté pour cette stratégie dès 1813. Beaucoup d’irréguliers avaient servi sous le républicain Mariño ou le royaliste Morales. Mais contrairement à leurs devancières, les guérillas issues du désastre de 1814 étaient au départ dépourvues de tout centre de commandement. Éparpillés dans un espace grand comme la France, ces quelques milliers d’hommes représentaient tout ce qui restait du camp indépendantiste. Ces colonnes en haillons ne défendaient pas seulement la république, elles étaient la république en armes. Elles furent, à ce titre, la préfiguration sociologique de la République de Colombie.

37 Le recours aux plaines sonnait la revanche des logiques militaires sur les fatalités sociales et les continuités politiques. Rien, au début du XIXe siècle, ne semblait pourtant faire de la guérilla un facteur de changement. Les unités irrégulières, lorsqu’elles n’étaient pas attachées à une armée en campagne, gardaient un fort caractère communautaire. Au cours de la Guerre d’Indépendance espagnole, l’attachement à la localité et à ses valeurs traditionnelles expliquait la formation de groupes irréguliers dans les provinces96. La résistance patriote des Llanos n’eut pas cet aspect organique, même si certains épisodes attestèrent la prégnance du réflexe d’incorporation. Lors de la junte de San Diego de Cabrutica, par exemple, les groupes armés de l’Orient institutionnalisèrent leur association sous la forme d’un gouvernement municipal97.

38 Tout conspirait cependant à la désincorporation. La guerre irrégulière favorisait un type d’autorité charismatique et négocié. Des hommes nouveaux, comme les anciens péons José Antonio Páez, Zaraza ou Cedeño, accédèrent au pouvoir grâce à leurs prouesses militaires. La guérilla promouvait d’autres grandeurs que les valeurs traditionnelles. Les milices patriotiques et les bataillons de ligne avaient d’abord été dirigés par des patriciens en vertu de logiques de lignée, patronage et clientélisme. Le gros des élites républicaines s’était exilé aux Antilles. Les talents nécessaires à la stratégie de guérilla ne favorisaient pas les patriciens qui avaient pu trouver refuge dans les Llanos. Francisco de Paula Santander fut par exemple démis parce qu’il organisait des campements fixes alors qu’il fallait nomadiser pour subsister, comme le savait son successeur José Antonio Páez98. Quelques fils de famille, comme Cruz Carrillo, surent s’adapter à la nouvelle donne et devenir d’éminents patrons. Ce n’était pas tant l’origine sociale qui faisait le caudillo militaire, mais un talent exceptionnel fait de flair militaire et d’une compréhension intuitive des attentes des hommes99. La mise à l’écart, temporaire, des patriciats locaux symbolisait l’affranchissement des guérillas vis-à-vis des logiques sociales traditionnelles. Cette rupture se traduisait aussi dans la géographie, les llanos « sauvages » et militaires s’opposant au monde urbain et « civilisé » des Andes et des reliefs côtiers.

39 Dernier effet de désincorporation : la guerre irrégulière construisait un rapport inédit à l’espace. Certes, la stratégie patriote supposait le parcours incessant des détachements et le hit and run. Des centaines de messagers franchissaient des distances considérables au péril de leur vie. La guérilla contournait surtout l’ordre incorporé des ciudades, villas, pueblos, sitios, lugares et de la société corporative en général100. La souveraineté nouvelle se déployait contre la majesté ancienne à la faveur du vide des institutions ; nature contre histoire. En 1825, Bolívar remarquait que les déserts étaient républicains par essence101. Páez écrivit que « les forêts, les montagnes et les Llanos [du Venezuela

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invitaient] l’homme à la liberté, les hauteurs et les plaines [l’accueillaient] en son sein pour le protéger de la supériorité numérique de l’ennemi »102. Aux Llaneros, il dit un jour : « Vous êtes invincibles : vos chevaux, vos lances et ces déserts vous délivrent de la tyrannie. Vous serez indépendants au mépris de l’Empire espagnol »103. Bolívar, comme Páez, associaient l’énergie patriotique aux qualités concrètes de l’espace. De prime abord, ces métaphores semblent anecdotiques. La République de Colombie s’affirmait pourtant aux marges. À l’origine, son ressort et sa compétence se confondirent avec un espace de guerre dont la nature homogène rappelait les caractères de la souveraineté moderne104. Demeurait, néanmoins, le plus épineux des problèmes, celui du fondement politique et de la figuration sociologique de la République unitaire : le Peuple. La République armée ou le retour à Montesquieu 40 De 1814 à 1821, la République fut aux mains des soldats, hors de toute référence – sauf rhétorique – à la légitimité des assemblées confédérales. L’originalité de la situation colombienne tint à cette militarisation de la cause indépendantiste. La République de Colombie advint au cours d’un « provisoriat » prétorien. Santander notait que « la république [était] un champ de bataille où l’on [n’entendait] d’autre voix que celle du général »105. Ainsi échut-il aux hommes en armes d’établir les nouvelles institutions. Dès 1817, au milieu des difficultés, l’état-major libertador créa un Conseil d’État pour fonder – au sens strict – une administration démarquée du modèle napoléonien. Mais la grande affaire consistait à restaurer le régime représentatif et promulguer une constitution pour réinscrire le combat patriote dans son horizon libéral. Le paradoxe – coextensif à celui, classique, de l’état d’exception – fut que les institutions civiles procédaient d’un pouvoir de facto, d’essence militaire. Les armées de Bolívar furent la base sociologique et surtout morale des institutions civiles.

41 Fondement sociologique, dans la mesure où l’armée tint lieu de peuple souverain lors des élections, qui, en 1818, élirent le Congrès d’Angostura. Le plus naturellement du monde, près de 20 députés sur 30 furent désignés par les camps. Beaucoup d’élus étaient militaires, et les civils les créatures des caudillos. Base morale aussi, car l’armée libératrice ne joua pas seulement un rôle d’intérim exécutif. Sa situation en faisait la représentation visible du Peuple et la figuration active de la Nation. En vertu d’une réappropriation inattendue des valeurs du républicanisme classique, les soldats incarnaient la véritable citoyenneté. Ils étaient le peuple et la patrie, parce qu’ils avaient contribué, par leur vertu – leur courage – et leur engagement personnel, au bien public. Ce sacrifice revêtait un sens existentiel pour la Nation ; il prouvait que les Américains n’avaient pas été corrompus absolument par le pouvoir absolu des Bourbons.

42 Les patriotes avaient enfin trouvé un peuple, après les déceptions initiales. Dans une lettre célèbre au vice-président Santander, Bolívar évoqua cette inversion axiologique du rapport entre citoyenneté et milice106 : « Ces messieurs [les fédéralistes] pensent que la volonté du peuple est leur opinion, sans savoir qu’en Colombie, le peuple est dans l’armée, parce qu’il y est vraiment […] ; parce que de plus, c’est le peuple qui veut, le peuple qui œuvre et le peuple qui peut ; le reste, ce sont des gens qui végètent plus ou moins malignement, avec plus ou moins de patriotisme, mais de toute façon sans autre droit que la citoyenneté passive »107.

43 Ce texte doit être compris littéralement. La république (néoclassique) des soldats- citoyens fondait la République libérale. Féru de César, Voltaire et Rousseau108, Bolívar

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retournait à L’Esprit des Lois, « [ce] code que nous devions consulter, et non celui de Washington »109. Si le retour à la vertu faisait de l’armée la clé de voûte du système républicain, c’est parce que l’institution militaire rejetait un certain type de citoyenneté. Alors que le libéralisme promouvait les liens contractuels, volitifs, égalitaires, l’armée manifestait, comme au temps des juntes, la puissance d’une relation organique, hiérarchisée, sacrificielle avec la collectivité. En exaltant les Spartiates, les états-majors ne faisaient pas tant retour à un Ancien Régime imaginaire qu’ils témoignaient leur scepticisme à l’égard de la liberté des modernes comme force cohésive de la société. Le flux révolutionnaire avait dissous la croyance dans le caractère refondateur du libéralisme. Plus généralement, les circonstances adverses avaient mis en suspens l’idée que le cadre législatif pouvait transformer les réalités politiques et sociales. La conception de la loi comme règle performatrice empêchait l’émergence de la société civile comme sphère de libertés définie négativement par les normes juridiques. L’idée nouvelle selon laquelle tout ce qui n’est pas prohibé doit être permis produisait la crainte générale de la licence et du libertinage, même chez les plus libéraux. Et cette peur de l’inorganique paralysait la formation d’un espace civil de droits échappant à la puissance publique110. La liberté des modernes ne pouvait produire d’effets bénéfiques que si les citoyens savaient en user. L’impensé du libéralisme était qu’il supposait des mœurs urbaines et des vertus civiques sans expliquer comment les produire là où elles n’existaient pas. Or les centralistes jugeaient que l’Amérique méridionale n’était pas (encore) civilisée. L’eût-elle été, l’exemple de la France révolutionnaire montrait que le légicentrisme abstrait était voué à l’échec : « Même la nation la plus instruite de l’univers antique et moderne, estimait Bolívar, n’a pas su résister à la violence des tempêtes inhérentes aux pures théories ; et si la France européenne, toujours indépendante et souveraine, n’a pas supporté le poids énorme d’une liberté infinie, comment serait-il donné à la Colombie de réaliser le délire de Robespierre et de Marat ? »111.

44 L’analyse politique délaissa la sphère – libérale – du droit pour l’étude des mœurs. L’impuissance législative favorisait le développement d’une sociologie intuitive, à prétention réaliste, visant à justifier la puissance de l’exécutif. Si la révolution des droits avait échoué à régénérer la communauté, il fallait reformuler le projet républicain autour de deux axes : 1) permettre au nouveau pouvoir de durer ; 2) construire la citoyenneté, non plus définie en termes de droits, mais comme un ensemble de mœurs et d’habitudes.

45 La première question, celle de la stabilité du régime, échappait à la sphère des principes où régnaient les langages jusnaturalistes. Elle se transformait en un débat sur les moyens, légitimant des institutions d’exception antidémocratiques ou antilibérales : dictature temporaire, rétablissement du principe d’hérédité, présidence à vie, gouvernement militaire112. L’idéal républicain en était bouleversé : la transparence et l’immédiateté de la communauté civique à elle-même disparaissaient comme idéal régulateur. Pour autant, on n’abandonnait en rien la réflexion sur les finalités civiques, sauf que celle-ci se temporalisait. Il s’agissait de trouver, selon la métaphore de Bolívar, un « point fixe »113 apte à ancrer l’État pour transformer progressivement les barbares en citoyens. Plus que les lois justes, c’était la régularité des mœurs civiques qui établissait la République dans sa recherche du bonheur public. L’Armée libératrice, et son héros, le Libertador, incarnèrent ces perfections dans une société jugée

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déliquescente114. La citoyenneté s’identifia au civisme, le civisme à la civilité, et la civilité à la civilisation. Les restrictions du droit de suffrage suivirent.

46 La seconde question soulignait la nécessité d’une pédagogie républicaine mais posait en réalité le problème de l’autorité. Quels étaient les titres de la République à susciter l’obligation politique ? Car, comme l’avait prévu Montesquieu, faute de vertu, les lois républicaines avaient « cessé d’être exécutées »115. En d’autres termes, comment s’affranchir sans dommage des fondements théologiques de l’Empire pour s’auto- instituer par le biais d’un droit positif libéral ? Passé l’enthousiasme des commencements, les nouvelles bases constitutionnelles parurent incapables d’asseoir la République sur un fondement sûr et permanent. Il fallait trouver des expédients institutionnels. Lors des débats préliminaires à la constitution de 1819, les Bolivariens proposèrent la création d’un « pouvoir moral », afin d’établir les « vertus publiques »116. Une chambre de morale devait modeler l’« habitude et [la] coutume », en récompensant « les vertus publiques par les honneurs et la gloire »117 et en châtiant « les vices par l’opprobre et l’infamie ». Une chambre d’éducation surveillerait l’établissement d’une république des mœurs. L’« Aréopage » s’inspirait de la chambre des Lords et de Montesquieu118. Le principe héréditaire fit repousser le projet au profit d’une haute assemblée composée de membres nommés à vie119.

47 La pensée révolutionnaire s’investit aussi dans l’évaluation axiologique de la société et la notion de peuple s’enrichit alors de nouvelles significations120. Il n’était plus question de l’assimiler aux manœuvres d’incorporation de l’Ancien Régime (los pueblos). Il convenait aussi de dépasser le formalisme du Pueblo comme support abstrait de la volonté générale et de la souveraineté démocratique. Au singulier et sans majuscule, le pueblo se faisait réalité sociale, et, à ce titre, exigeait une analyse concrète en termes d’habitudes, illustration, coutumes. Cette descente vers les « plaines du réel »121 alimenta un pessimisme politique où se fonda la conviction qu’un régime pleinement libéral était inadapté à l’Amérique espagnole. Les habitants de chair et d’os formaient « une vile canaille », selon la gouaille voltairienne d’un Bolívar ; ils étaient des sauvages étrangers à toute rationalité, faisant planer sur le Venezuela le spectre d’une « pardocratie » inspirée de l’exemple haïtien122. Le peuple n’était pas à la hauteur du Peuple, comme l’attestait une sociologie morale adossée à la théorie des climats et des races. Montesquieu était convoqué sous le « brûlant tropique » pour ranger la barbarie des loyalistes indiens ou noirs – Pastusos ou Patianos – dans le même sac que celle des patriotes métis ou indiens de l’Apure et du Casanare : « Ces messieurs [toujours les fédéralistes] pensent que la Colombie est peuplée de gens vêtus de laine, qui se chauffent aux cheminées de Bogota, Tunja et Pamplona123. Ils n’ont pas jeté leur regard sur les Caraïbes de l’Orénoque, les pasteurs de l’Apure, les marins de Maracaibo, les bateliers du Magdalena, les bandits du Patía, les indomptables Pastusos, les Guajibos du Casanare et toutes ces hordes sauvages de l’Afrique et de l’Amérique qui parcourent comme des bêtes les solitudes de la Colombie »124.

48 L’érosion du paradigme libéral aboutissait à des résultats paradoxaux. Le besoin de fonder la république sur les vertus antiques aboutissait à l’exaltation de l’Armée libératrice. Mais, dans un même mouvement, la réflexion sur les mœurs condamnait la sauvagerie des soldats. Excellence des légions ; barbarie du rang : ce hiatus légitimait une aristocratie militaire qui exerça le pouvoir jusqu’en 1830. La Colombie dans la sphère du ius gentium et du droit public international

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49 La Nouvelle-Grenade et le Venezuela furent libérés de la présence royaliste en deux ans, de la victoire de Boyacá, en août 1819, à celle de Carabobo en juin 1821. La République de Colombie passait du statut de projet constitutionnel à celui de réalité étatique. Ce processus était marqué par une triple convergence : militaire, avec la transformation des guérillas patriotes en armée régulière ; juridique, avec l’adoption du droit des gens et la fin de la « guerre à mort » ; politique, avec la reconnaissance tacite de l’existence d’une République de Colombie par les autorités espagnoles.

50 Un armistice de six mois et un traité de régularisation de la guerre furent signés les 25 et 26 novembre 1820 à Trujillo, où avait été décrétée la « guerre à mort ». Le premier pacte faisait entrer la guerre d’indépendance dans la sphère du ius publicum europæum ; le second dans celui du ius gentium. C’était un tournant politique qui répondait enfin à la question posée par Bolívar dans son décret de 1813. La révolution était-elle une rébellion lèse-majesté, comme le soutenaient les armées du roi ou une guerre d’indépendance nationale ? Dans un cas, les patriotes devaient être tenus pour félons à la justice royale. Dans l’autre, ils étaient des ennemis étrangers, protégés par le droit public international. La première interprétation ayant prévalu, les partis se traitaient mutuellement de bandits. Le Correo del Orinoco qualifiait Morillo de meneur (cabecilla)125 ; lequel considérait les campements patriotes comme les bases d’un vaste marronnage (rochelas). En mettant fin à la « guerre à mort », les belligérants passaient, en droit, d’une lutte discriminatoire à un combat interétatique. L’armistice et le traité de régularisation valaient pour une déclaration de guerre dans l’espace du droit public international – à la manière de la Déclaration d’Indépendance américaine126 – présumant la souveraineté de la Colombie127. L’applicabilité des règles internationales entraînait la défaite politique des Espagnols en admettant que le conflit confrontait deux États indépendants.

51 En 1821, les débats constitutionnels du Congrès de Cúcuta portèrent témoignage de cette détermination de l’État et de la République par la guerre. Comme aux beaux jours de la Patria Boba, la discussion opposa fédéralistes et centralistes. La militarisation de la république avait fait évoluer les positions des premiers : face aux urgences militaires, il fallait un gouvernement puissant et l’on vanta le fédéralisme de 1787128. Les fédéralistes employaient le vocabulaire de l’ius gentium pour soutenir leurs positions. Les États indépendants se définissaient par leur capacité à déclarer la guerre et à signer des fœdera. Toute république accédant à l’espace interétatique était donc de nature fédérale, comme le démontrait l’histoire : les Grecs contre Xerxès, la Suisse, la Hollande ou les États-Unis. Mais le débat se structura bientôt autour d’un problème de priorité : d’abord l’indépendance, ou d’abord la liberté ? Les fédéralistes optaient pour l’immunité des peuples face à l’arbitraire des gouvernants, contre le « centralisme exterminateur »129 des Français. Les centralistes plaidaient l’urgence de l’indépendance nationale, sans laquelle aucune liberté n’était durable. Cet argument convainquit.

52 La victoire centraliste s’accompagna d’une mobilisation sans exemple de la société néo- grenadine dans l’Ejército libertador. Celui-ci fut peuplé de 30 000 hommes pour une population de seulement deux millions d’habitants. Les immunités et les droits des pueblos ne purent s’opposer à cette levée massive, souvent réalisée de force. La société incorporée n’offrit que peu de résistances à la souveraineté de l’État. Puissante et bien encadrée, l’armée de Bolívar arracha l’indépendance définitive de l’Amérique du Sud lors de la bataille péruvienne d’Ayacucho, fin 1824. Ce triomphe n’abolissait pas la société incorporée ni le fédéralisme qui en fut l’incarnation politique. L’État militaire

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bolivarien était fragile : il manquait de bases sociales. Il disparut en 1830 lorsque les Pueblos parvinrent à accéder à la sphère publique et à maîtriser le lexique républicain et libéral par le biais du pronunciamiento. Réplique lointaine de la dissolution de l’Empire, l’effondrement de la Colombie laissait place à trois nations, le Venezuela, la Nouvelle- Grenade et l’Équateur. À ces États revenait l’impossible tâche de bâtir un ordre souverain, alors que leur naissance avait lieu sous le signe des majestés territoriales, les cités130.

NOTES

1.MONTESQUIEU, De l’Esprit des lois, IV, V. 2.On pense aux travaux de Luis Castro Leiva, Germán Carrera Damas, Javier Ocampo López, Elías Pino Iturrieta. 3.Madrid, Mapfre, 1992. 4.C’était pourtant la position commune des premiers historiens de l’épopée, la plupart d’entre eux ayant participé aux événements comme José Manuel Restrepo (représentant de l’Antioquia au Congrès fédéral des Provinces-Unies puis ministre de l’Intérieur de la Colombie). 5.Selon les propres termes du caudillo patriote José Antonio Páez citant Adam Smith. « Relation de José Antonio Páez au commandant des frontières du Portugal », San Fernando de Atabajo, 21 décembre 1817, Archivo General de Indias [AGI], Estado, Caracas, leg. 71, doc. 18, fol. 111. 6.Le Reino, correspondait à l’Audience de Bogota, soit, grosso modo, la Colombie actuelle ; L’Equateur actuel se reconnaît dans la présidence de Quito (audience non prétorienne) et le Venezuela était devenu capitainerie générale en 1777. 7.Jaime Rodríguez construit tout son ouvrage autour de l’idée que le dénouement indépendantiste n’a été qu’un pis-aller dû à la force des choses dans la majeure partie de l’Amérique espagnole (La Independencia de la América española, Mexico, Fondo de Cultura Económica, 1996). 8.Véronique HÉBRARD, Le Venezuela indépendant. Une nation par le discours, 1808-1830, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 75-119. 9.Chiffres calculés d’après les recensements publiés par John Lombardi, People and Places in Colonial Venezuela, Bloomington, Indiana University Press, 1976. 10.Sur les conséquences de la Révolution française dans l’espace hispanique, WilliamJ. CALLAHAN Jr., « La propaganda, la sedición y la Revolución Francesa en la Capitanía General de Venezuela (1789-1796) », Boletín Histórico (Caracas), n° V-14, 1967, p. 201 s. ; Clément THIBAUD, « “Coupé têtes, brûlé cazes ” : peurs et désirs d’Haïti dans l’Amérique de Bolivar », Annales HSS, n° 58-2, mars-avril 2003, p. 305-331. Alejandro E. GÓMEZ, « Las revoluciones blanqueadoras : elites mulatas haitianas y “ pardos beneméritos ” venezolanos, y su aspiración a la igualdad, 1789-1812 », Nuevo Mundo/Mundos Nuevos, n° 5, 2005, http://nuevomundo.revues.org/document868.html. 11.François-Xavier GUERRA, « La identidad republicana en la Epoca de la independencia », Gonzalo SÁNCHEZ GÓMEZ et María E. WILLS OBREGÓN (éd.), Museo, memoria

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y nación, Bogota, Museo Nacional de Colombia, p. 253-283 ; Georges LOMNÉ, « Face à l’averne de la révolution. Le “ véritable patriotisme ” des Néo-Grenadins », Marc BELISSA et Bernard COTTRET (dir.), Cosmopolitismes, patriotismes. Europe et Amériques 1773-1802, Rennes, Les Perséides, 2005, p. 163-181. 12.Georges LOMNÉ, Le lis et la grenade. Mise en scène et mutation imaginaire de la souveraineté à Quito et Santafé de Bogota (1789-1830), Thèse de doctorat, Université de Marne-la-Vallée, 2003. 13.Pablo FERNÁNDEZ ALBALADEJO, Fragmentos de monarquía. Trabajos de historia política, Madrid, Alianza, 1992, p. 61 s. Annick LEMPÉRIÈRE, Entre Dieu et le roi, la république. Mexico XVIe-XIXe siècles, Paris, Les Belles Lettres, 2004, notamment p. 63-70. 14.Par ex. Pablo FERNÁNDEZ ALBALADEJO, Fragmentos…, op. cit., « La monarquía de los Borbones ». 15.Cf. entre autres exemples : Oración pronunciada de orden de el Exmo. Señor virey, y real acuerdo en la solemnidad de acción de gracias celebrada en esta Iglesia Catedral Metropolitana de Santafé de Bogotá e día 19 de enero de 1809 por la instalación de la Suprema Junta Central de Regencia, Bogota, En la Imprenta Real Bruno Espinosa de Monteros, 1809. Georges LOMNÉ, Le lis…, op. cit., p. 264-308. 16.Simón BOLÍVAR, « Discurso de Angostura », Correo del Orinoco, n° 19, 20 février 1819. L’expression originale est « república sola, e indivisible ». 17.Jean-Frédéric SCHAUB, « El pasado republicano del espacio público », in François- Xavier GUERRA, Annick LEMPÉRIÈRE et al., Los espacios públicos en Iberoamerica, Mexico, Fondo de Cultura Económica, 1998, p. 63-99 ; Id., « Une histoire culturelle comme histoire politique », Annales HSS, n° 56/4-5, 2001, p. 981-997; Annick LEMPÉRIÈRE, Entre Dieu et le roi, op. cit., chap. III, « Le patriotisme républicain ». 18.Le degré d’intégration et de représentation de l’Amérique au sein de cet ensemble fut l’objet d’une discussion acharnée d’où naquit la volonté d’indépendance (François- Xavier GUERRA, Modernidad…, op. cit., chap. IV.) Voir Marie-Laure RIEU-MILLÁN, Los diputados americanos en las Cortes de Cádiz, Madrid, CSIC, 1990 ; Manuel CHUST, La cuestión nacional americana en las Cortes de Cádiz (1810-1814), Valencia, Fundación Instituto de Historia Social, 1999. 19.Ce processus a été reconstitué en détail par Richard HOCQUELLET, Résistance et révolution durant l’occupation napoléonienne en Espagne, 1808-1812, Paris, Bibliothèque de l’Histoire, 2001 ; Id., « Les Patriotes espagnols en révolution. La convocation des Cortès extraordinaires de Cadix (1808-1810) », Revue Historique, n° 623, 2002, p. 657-691 ; Id., « Les élites et le peuple face à l’invasion napoléonienne : pratiques sociales traditionnelles et politique moderne (1808-1812) », Annales historiques de la Révolution française,n° 336, 2004, p. 71-90. 20.Isabela RESTREPO, Souveraineté et représentation en Nouvelle-Grenade, 1810-1816, DEA de l’Université de Paris I, 1999, p. 6. 21.Toutes ces juntes se proclament en effet « conservatrices des droits de Ferdinand VII », comme Caracas, Carthagène ou Bogotá. 22.Apologia de la Provincia del Socorro, sobre el crimen de cismatica que se la imputa por la ereccion de obispado, Santafé de Bogotá, En la Imprenta Real de Don Bruno Espinosa de los Monteros, 1811, p. 6. 23.Rafael GÓMEZ HOYOS, La revolución granadina de 1810. Ideario de una generación y de una época. 1781-1821, Bogota, Editorial Temis, 1962, p. 133-204. Carlos STOETZER, Las raíces

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escolásticas de la emancipación en la América española, Madrid, Centro de Estudios Constitucionales, 1982. 24.Texte sans date de José María GUTIÉRREZ, Manuel Ezequiel CORRALES, Documentos para la historia de la provincia de Cartagena de Indias, hoy estado soberano de Bolívar en la Unión colombiana, Bogotá, Imprenta de Medardo Rivas, 1883 (désormais Corrales), I, p. 192. 25.Voir, à ce titre, les pages instructives de Juan Germán ROSCIO, El triunfo de la libertad sobre el despotismo, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1996 [1817], p. 7-9. 26.Otto von GIERKE, Teorías políticas de la Edad Media, edición de F. MAITLAND, Madrid, Centro de Estudios Constitucionales, 1995 [1881], p. 72-74 ; Ernst H. KANTOROWICZ, The King’s two Bodies. A Study in Mediaeval Political Theology, Princeton, Princeton University Press, 1957, chap. 6. 27.On reconnaît ici l’influence de Suárez, pour qui, l’état de nature n’est pas tant peuplé d’individus indépendants que de collectivités naturelles libres : Pierre MESNARD, Jean Bodin en la historia del pensamiento, Madrid, Instituto de Estudios Políticos, 1962, introduction de José Antonio MARAVALL, p. 20. 28.Javier OCAMPO LÓPEZ, El Proceso ideológico de la emancipación en Colombia, Bogota, Planeta, 1999 [1974], parle de « revolución de los cabildos », p. 167. 29.Mario GÓNGORA, « Estudios sobre el galicanismo y la “ Ilustración católica ” en América Española », Revista Chilena de Historia y Geografía, n° 125, 1957 ; Id., Studies in the Colonial History of Spanish America, Cambridge, Cambridge University Press, 1975. Sur l’Espagne, avec quelques remarques sur l’Amérique : Emile APPOLIS, Les jansénistes espagnols, Bordeaux, Sobodi, 1966 ; Joël SAUGNIEUX, Le jansénisme espagnol du XVIIIe siècle, ses composantes et ses sources, Oviedo, Cátedra Feijóo, 1975. 30.Apologia de la Provincia del Socorro …, op. cit. 31.CORRALES, I, 196. 32.Antonio ANNINO, « Soberanías en lucha » dans Antonio ANNINO, Luis CASTRO LEIVA et François-Xavier GUERRA (dir.), De los imperios a las naciones : Iberoamérica, Saragosse, IberCaja, 1994, p. 229-250 ; Federica MORELLI, Territoire ou nation ? Equateur 1760-1830. Réforme et dissolution de l’espace impérial, Paris, L’Harmattan, 2005, chap. 1 et 2 ; Geneviève VERDO, Les « Provinces désunies » du Rio de la Plata : souveraineté et représentation politique dans l’Indépendance argentine (1808-1821), Thèse de doctorat de l’Université de Paris I, 1998. 33.Javier OCAMPO LÓPEZ, El Proceso, op. cit., p. 152. 34.« Voto de Manuel Campos », 5 janvier 1811, Sobre la admision en el Congreso del Representante de Sogamoso, Santafé de Bogota, 1811. 35.Pour une analyse des différences, voir Véronique HÉBRARD, Le Venezuela indépendant…, op. cit., p. 75-119. 36.Lettre de Lino de Pombo, cité dans Bernardo J. CAYCEDO, Grandezas y miserias de dos victorias, Bogota, 1951, p. 31. 37.Rodrigo LLANO ISAZA, Centralismo y federalismo (1810-1816), Bogota, Banco de la República, El Ancora, 1999. 38.Adelaida SOURDIS DE DE LA VEGA, Cartagena de Indias durante le Primera República, 1810-1815, Bogota, Banco de la República, 1988, p. 29 et Aline HELG, Liberty & Equality in Carribean Colombia 1770-1835, Columbia, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2004. 39.José Manuel RESTREPO, Historia de la Revolución de la República de Colombia, Medellín, 1969 [1858], I, p. 142.

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40.Rebecca A. EARLE, Spain and the Independence of Colombia 1810-1825, Exeter, University of Exeter Press, 2000, p. 38 s. 41.En général, les Pueblos revendiquaient par les armes le statut colonial immédiatement supérieur : les pueblos réclamaient le statut de villa, les villas, celui de ciudad, et les ciudades, le gouvernement d’une province autonome. 42.« Acta de Federación », 27.XI.1811, art. 9, dans Congreso Congreso de las Provincias Unidas 1811-1814, Bogotá, Biblioteca de la Presidencia de la República, 1989, I, p. 1-21. 43.Par ex. du Chilien Juan EGAÑA, « Los derechos del Pueblo », 1813, Pensamiento político de la emancipación (1790-1825), Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1977, I, p. 241-245. 44.« Acta de Federación », art. 9. 45.L’Esprit des Lois, IX, I-III. 46.Organización militar para la defensa y seguridad de la Provincia de Caracas propuesta por la junta de guerra, aprobada y mandada executar por la Suprema Conservadora de los Derechos del Sr. D. Fernando VII en Venezuela, Caracas, Imprenta de Gallagher y Lame, 1810. Miguel José SANZ conduit le même type de réflexion privilégiant la milice dans son journal El Semanario de Caracas, n° 13, 27.I.1811 et n° 14, 3.II.1811. 47.Lawrence DELBERT CRESS, « Radical Whiggery on the Role of the Military : Ideological Roots of the American Revolutionary Militia », Journal of the History of Ideas, n° 40-1, 1979, p. 43-60. 48.« Organización militar… », op. cit., p. 7. 49.Jean-Jacques ROUSSEAU, Contrat social, livre III, chapitre XV. 50.Lettre de Santander à Castillo y Rada, Barranquilla, le 10 septembre 1820, Archivo General de la Nación (Bogota) [AGNB], Archivo Restrepo, vol. 10, fol. 39. 51.« Memoria sobre el Poder Militar de Caracas dirigida por la Sociedad Patriótica al Supremo Gobierno », 21 octobre 1811, dans La forja de un ejército, op. cit., p. 50. 52.« Organización militar… », op. cit., p. 7. 53.Véronique HÉBRARD, Le Venezuela indépendant…, op. cit., p. 186-205. Toutes les constitutions provinciales de Nouvelle-Grenade rappellent ce principe. Par exemple, Constitution du Cundinamarca, 1811, titre IX, art. 2 (Constituciones de Colombia [CC.], Bogota, Banco Popular, 1986, I, p. 366) ; Constitution de la République de Tunja, 1811, Section 5, art. 1 (CC., I, p. 455), Constitution de l’État d’Antioquia, 1812, titre VIII, art. 3 (CC., I, p. 522), etc. 54.Véronique HÉBRARD, « ¿Patricio o soldado. Qué uniforme para el ciudadano? El hombre en armas en la construcción de la nación (Venezuela, primera mitad del siglo XIX) », Revista de Indias, n° 225, 2002, p. 429-462, ici p. 432-436. Georges LOMNÉ, Le lis…, op. cit., p. 181-196 et 266-277 et id., « Una “ palestra de gladiadores ”. Colombia de 1810 a 1828 : guerra de emancipación o guerra civil ? », in Gonzalo Sánchez Gómez et María Emma Wills Obregón, Museo, memoria y nación, op. cit., p. 285-314. 55.À Bogota, un bataillon de volontaires de la garde nationale est mis sur pied dès le 23 juillet 1810, trois jours après le Cabildo extraordinario (« Bando de la Junta Suprema », dans Félix BLANCO et Ramón AZPURÚA (éd.), Documentos para la historia de la vida pública del Libertador [BA], Caracas, 1875-1877, II, 565. Des corps civiques existent à Caracas en 1813. 56.Allan J. KUETHE, Military Reform and Society in New Granada, 1773-1808, Gainesville, University Press of Florida, 1970 ; John Leddy PHELAN, The People and the King. The Comunero Revolution in Colombia, 1781, Madison, The University of Wisconsin Press, 1978 ; John R. FISHER, Allan J. KUETHE, Anthony MCFARLANE (éd.), Reform and Insurrection in

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Bourbon New Granada and Peru, Baton Rouge et Londres, Louisiana State University Press, 1990. Voir aussi le Reglamento ú organizacion militar para la defensa y seguridad de las Provincias-Unidas de la Nueva Granada, AGNB, Archivo Restrepo, vol. 12, fol. 236. 57.Arnovy FAJARDO BARRAGÁN, Algo más que sables y penachos. Militares y sociedad en las provincias del interior de la Nueva Granada (segunda mitad del siglo XVIII – 1819), mémoire de licence de l’Université Nationale de Colombie, 2005. 58.« Reglamento ú organizacion militar para la defensa y seguridad de las Provincias- Unidas de la Nueva Granada », AGNB, Archivo Restrepo, vol. 12, fol. 236-253. 59.Ibid., fol. 236. 60.Lettre de Camilo Torres, 22.XI.1813, AGNB, Archivo Restrepo, vol. 12, fol. 214. 61.Ibid. 62.Proclamation de Bolívar aux soldats, Ocaña, 27.X.1814, AGNB, Archivo Restrepo, microfilm 67, fol. 112. 63.Victor GOLDSCHMITT, « Introduction », dans MONTESQUIEU, De l’Esprit des lois, Paris, GF- Flammarion, 1979, I, p. 34. 64.« Ley Marcial », Caracas, 19 juin 1812, in La forja…, op. cit., p. 91. 65.Georges LOMNÉ, Le lis…, p. 376-415. 66.Andrés Palacios, Cocuy, 30.XI.1815, AGNB, Archivo Restrepo, microfilm n° 2, fol. 256. 67.« Memoria dirigida a los ciudadanos de la Nueva Granada por un caraqueño », Carthagène,15 décembre 1812 dans Cartas del Libertador [CL], Caracas, Banco de Venezuela, Fundación Vicente Lecuna, 1964-1967, I, p. 57-66, I, p. 65. 68.Ibid., I, p. 60. 69.« Memoria dirigida… », op. cit. 70.La Bagatela, n° 19, 30.XI.1811. 71.La Bagatela, N° 5, 11.VIII.1811. La devise du journal, à partir de son n° 9 est : Pluribus unum. Sur le caractère aristocratique de la représentation aux États-Unis, Bernard MANIN, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, Champs, p. 159-170. 72.Cf. par exemple sa proclamation de Maracay (1812), in Michael ZEUSKE (éd.), Francisco de Miranda y la modernidad en América, Madrid, Mapfre Távera, 2004, p. 195. 73.Les Provinces-Unies de la Nouvelle-Grenade, sont, d’après l’Acte de Fédération du 27 novembre 1811, un « corps de nation », Congreso de las Provincias Unidas 1811-1814, Bogotá, Biblioteca de la Presidencia de la República, 1989, I, p. 1. L’État de Carthagène, dans sa constitution de 1812, se revendique « Corps de nation », « Constitución política del Estado de Cartagena de indias, expedida el 14 de junio de 1812 », tit. 2, art. 2, dans CORRALES, I, p. 492. 74.« Continuación del dictamen sobre el gobierno de la Nueva Granada », La Bagatela, n° 7, 25.VIII.1811. 75.El Argos de la Nueva Granada, n° 1, 11.XI.1813. Voir Hans-Joachim KÖNIG, En el camino hacia la nación. Nacionalismo en el proceso de formación del Estado y de la Nación de la Nueva Granada, 1750-1856, Bogota, Banco de la República, 1988, p. 189-203. 76.Et non aux Jacobins comme on le laisse entendre communément. 77.Contrairement à ce que pensaient beaucoup d’acteurs en 1810, comme José María Gutiérrez, de Mompox : « Entre esas razones contais, principalmente, la de ser esta Villa un lugar superior por su poblacion, comodidades y hermosura al de casi todos los del Reino que se titulan cabezas de Provincia; la de ser por su localidad la garganta del Reino, una escala del comercio, abundante de nobleza, de riqueza y de víveres, adornado de bellos edificios, establecimientos piadosos, Escuelas para la educacion, Colegio universidad, y, sobre todo, el carácter solamente del ejercicio y posesion en que

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estuvo de aquel título desde el año de setenta y seis (1776), posesion que perdió temporalmente por motivos pequeños, y que seria un delirio afirmar que no puede recobrar ahora. », CORRALES, I, p. 199-200. 78.« Exposicion de la Junta de Cartagena de Indias sobre los sucesos de Mompox, encaminados á formar una Provincia independiente », Carthagène, 4 décembre 1810, p. 210. La dernière phrase est une traduction libre. 79.« Oficio de los militares de Santa Marta », 28 juillet 1811, CORRALES, I, p. 281. 80.Anonyme (attribué à A. Nariño), Conversación familiar entre Patricio y Floro en el Boquerón la tarde del 2 de Setiembre de 1811. Sobre si le conviene á Santafé ser la Ciudad federal o centro del Congreso federativo, Santafé de Bogotá, En la imprenta Patriótica de D. Nicolás Calvo, 1811. 81.Ibid. 82.Sur le concept de désincorporation, voir Claude LEFORT, « Introduction », Gordon WOOD, La création de la République américaine : 1776-1787, Paris, Belin, 1991. 83.Cette dynamique touche aussi les fédéralistes, à des titres divers, notamment en raison de la nécessité d’unifier la nation face à l’étranger, dans les relations diplomatiques ou les affrontements militaires. (cf. « Ley sobre gobierno unitario », 15.XI.1815, in Congreso de las Provincias Unidas, op. cit., II, p. 147-149). Isabela RESTREPO, Souveraineté…, op. cit., p. 57-60 et Id., « La soberanía del « pueblo » durante la época de la Independencia, 1810-1815 », Historia Crítica, n° 29, 2005, p. 101-123. 84.Voir la citation de Nariño reproduite infra. 85.Clément THIBAUD, “ Coupé têtes, brûlé cazes ” : peurs et désirs d’Haïti dans l’Amérique de Bolivar », Annales HSS, n° 58-2, 2003, p. 311-319. 86.José Francico HEREDIA, Memorias del regente Heredia, Caracas, Academia Nacional de la Historia, 1986, p. 45. 87.Gilles BATAILLON, Genèse des guerres internes en Amérique centrale (1960-1983), Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 144. 88.« Memoria del Arzobispo Illmo. Señor Coll y Prat », Caracas, le 25 août 1812 dans Narciso COLL Y PRAT, Memoriales sobre la Independencia de Venezuela, Caracas, Academia Nacional de la Historia, 1960, p. 59. 89.Cf. les bulletins de l’Ejército libertador de Venezuela pendant la Campagne admirable, notamment le n° 2 (Trujillo, 22 juin 1813) qui se termine ainsi : « Todo hombre será soldado, puesto que las mujeres se han convertido en guerreras, y cada soldado será un héroe por salvar pueblos que prefieren la libertad a la vida. », in La forja…, op. cit., p. 137. 90.Antonio Nicolás BRICEÑO, Plan para libertar Venezuela, Carthagène, 1813. Veronique HÉBRARD et Geneviève VERDO, « L’imaginaire patriotique au miroir de la Conquête espagnole », Histoire et sociétés de l’Amérique latine, n° 15-1, 2002, p. 65-68. 91.L’idée que la guerre d’Indépendance comportait des conflits de classes et de couleurs remonte au XIXe siècle, notamment chez l’auteur conservateur José Manuel RESTREPO, ministre de l’Intérieur de Colombie, dans sa monumentale Historia de la Revolución de Colombia, op. cit. (notamment III, p. 117). 92.« Simón Bolívar, Brigadier de la Union, General en Xefe del Exército del Norte, Libertador de Venezuela, A sus Conciudadanos » connu comme le décret de « guerre à mort », Trujillo, 15 juin 1813, dans La forja…, op. cit., p. 134. 93.Jorge I. DOMÍNGUEZ, Insurrection or Loyalty. The Breakdown of the Spanish American Empire, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1980, p. 196-198 et Michael ZEUSKE,

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« Regiones, espacios e hinterland en la independencia de Venezuela. Lo espacial en la política de Simón Bolívar », Revista de las Américas, n° 1, 2003, p. 39-59, surtout p. 47-50. 94.Juan MARCHENA FERNÁNDEZ, « Obedientes al rey, desleales a sus ideas. Las tropas de la expedición de Morillo para la Reconquista de la Nueva Granada », III Congreso sobre Fuerzas Armadas en Iberoamérica, 14-16 novembre 2005, Carmona (Andalousie). 95.Miquel IZARD, « Ni cuatreros, ni montoneros : Llaneros », Boletín Americanista, n° 31, 1981, p. 82-142 ; « Sin domicilio fijo, senda segura, ni destino conocido : los llaneros del Apure a finales del período colonial », Boletín Americanista, n° 33, 1983, p. 13-83 ; « Sin el menor arraigo ni responsabilidad. Llaneros y ganadería a principios del siglo XIX », Boletín Americanista, n° 37, 1987, p. 109-142 ; Orejanos, cimarrones y arrochelados. Los llaneros del Apure, Barcelone, Sendai, 1988 ; Jane M. LOY, « Horsemen of the Tropics : a Comparative View of the Llaneros in the History of Venezuela and Colombia », Boletín Americanista, n° 31, 1981, p. 159-171 ; Id., « Forgotten Comuneros : the 1781 Revolt in the Llanos of Casanare », Hispanic American Historical Review, n° 61-2, 1981, p. 235-257 ; Adelina RODRÍGUEZ MIRABAL, La formación del latifundio ganadero, 1750-1800, Caracas, Academia Nacional de la Historia, 1987. 96.John L. TONE, La guerrilla española y la derrota de Napoleón, Madrid, Alianza Editorial, 1999. Vittorio SCOTTI DOUGLAS, « La guérilla espagnole contre l’armée napoléonienne », Annales historiques de la Révolution française, n° 336, 2004, p. 91-105. 97.BA, V, 423-425 et Las Fuerzas Armadas de Venezuela en el siglo XIX. Textos para su estudio, Caracas, 1963-1969, II, p. 160-164. Cf. José DE AUSTRIA, Bosquejo de Historia Militar de Venezuela, Caracas, Academia Nacional de la Historia, 1960 [1855], I, p. 423-425. 98.C’est l’épisode connu comme la mutinerie d’Arichuna (16 septembre 1816), d’où naquit cette haine entre les deux hommes qui contribua à la sécession du Venezuela d’avec la Colombie (1826-1830).« Apuntes sobre la guerra de independencia », El Nacional, n° 123, 5 août 1838. 99.Voir, dans le camp royaliste, la belle lettre de Morales à Morillo, Villa de Cura, 31 juillet 1816, dans El teniente general Pablo Morillo, primer Conde la Cartagena, Marqués de la Puerta (1778-1837), Madrid, Establecimiento Tipográfico de Fontanet, 1908-1910, III, p. 91-92. Les analyses de Páez sont souvent remarquables, comme en témoignent ses mémoires : José Antonio PÁEZ, Autobiografía, New York, H. R. Elliot & Co., 1945 [1867]. 100.Marta HERRERA, Ordenar para controlar. Ordenamiento espacial y control político en las Llanuras del Caribe y en los Andes Centrales. Siglo XVIII, Bogota, Instituto Colombiano de Antropología e Historia, 2002. 101.José Antonio PÁEZ, Autobiografia, op. cit., I, p. 101. 102.Ibid. 103.« A los habitantes del Llano », El Sombrero, 17 février 1818. OL, XV, 579. 104.« Reglamento de elecciones para el Congreso de Angostura », Angostura, 17 octobre 1818, dans José Manuel RESTREPO, Documentos importantes de Nueva Granada, Venezuela y Colombia, Bogota, Imprenta Nacional, 1969, I, p. 371, art. 14. 105.Francisco de PAULA SANTANDER, « El General Simón Bolivar en la campaña de la Nueva Granada de 1819 (Santafé, Imprenta del C. B. E. por el C. Nicomedes Lora, 1820) », Boletín de la Academia Nacional de la Historia, n° 21, 1938, p. 217. 106.Véronique HÉBRARD, Le Venezuela indépendant…, op. cit., p. 205-213. 107.Bolívar à Santander, San Carlos, 12 juin 1821, CL, III, p. 78. 108.Salvador de Madariaga, Bolívar, Mexico, Hermes, 1951, II, p. 80.

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109.Vicente LECUNA, Proclamas y discursos del Libertador, Caracas, p. 210-211, cité par Leopoldo UPRIMNY, El pensamiento filosófico y político en el congreso de Cúcuta, Bogota, Instituto Caro y Cuervo, 1971, p. 34. 110.François-Xavier GUERRA, Annick LEMPÉRIÈRE et al., Los espacios públicos en Iberoamérica. Ambigüedades y problemas. Siglos XVIII-XIX, Mexico, Fondo de Cultura Económica, 1998. 111.Cité dans Marie-Laure BASILIEN-GAINCHE, État de droit et états d’exception. Étude d’une relation dialectique à partir du constitutionnalisme colombien, Thèse de Droit public de l’Université Paris III, 2001, p. 225. 112.Constitution bolivienne [1826], titre V, ch. 1 art. 77-80, CC., III, p. 139-140 ; Clément THIBAUD,« En la búsqueda de un punto fijo para la República. El Cesarismo en Venezuela y Colombia », Revista de Indias, nº 225, 2002, p. 463-494. Brian LOVEMAN, The Constitution of Tyranny : Regimes of Exception in Spanish America, Pittsburg, Pittsburgh University Press, 1993, p. 29-45 ; Marie-Laure BASILIEN-GAINCHE, État de droit…, op. cit., p. 136-172 et 227-242. 113.« Mensaje con que el Libertador presentó su proyecto de constitución al congreso constituyente de Bolivia », Lima, 25 mai 1826, CC., III, p. 118. 114.Georges LOMNÉ, Le lis…, op. cit., p. 491-508. 115.MONTESQUIEU, De l’Esprit des lois, III, III, « Du principe de la démocratie ». 116.« Del Poder moral », art. 5, reproduit dans Leopoldo UPRIMNY, Pensamiento…, op. cit., p. 38. 117.Section 2, art. 1 et 2, dans ibid., p. 41. 118.De l’Esprit des lois, V, VII. 119.« Acta 79 », Congreso de Cúcuta. Libro de actas, Bogota, Biblioteca de Historia Nacional, 1921, p. 75. Leopoldo UPRIMNY, Pensamiento…, op. cit., p. 23 120.François-Xavier GUERRA, “ Voces del pueblo. ” redes de comunicación y orígenes de la opinión en el mundo hispanico (1808-1814) », Revista de Indias, n° 62-225, 2002, p. 357-383. 121.Juan GERMÁN ROSCIO, El triunfo de la libertad sobre el despotismo, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1996 [1817], p. 29. 122.Frédérique LANGUE, « La pardocratie ou l’itinéraire d’une “ classe dangereuse ” dans le Venezuela des dix-huitième et dix-neuvièmes siècles : les élites latinoaméricaines », Caravelle, n° 67, 1996, p. 57-72 ; Clément Thibaud, « Coupé têtes… », op. cit. 123.L’expression originelle est : « lanudos, arropados en las chimeneas… ». 124.Bolívar à Santander, San Carlos, 13 juin 1821, CL, III, p. 78. 125.Correo del Orinoco, n° 2, 4 juillet 1818. 126.J.G.A. POCOCK, « States, Republics and Empires : The American Founding in Early Modern Perspective », Terence BALL et J.G.A. POCOCK (éd.), Conceptual Change and the Constitution, Lawrence, The University Press of Kansas, 1988, p. 55-77. 127.Idée déjà contenue dans la représentation du procureur Andrés Level de Goda au roi Ferdinand VII, Caracas, 5 décembre 1819 dans « Memorias de Andrés Level de Goda, a sus hijos », Boletín de la Academia Nacional de la Historia, n° 21, 1938, p. 199. Du côté patriote, elle est développée par Juan GARCÍA dEL RÍO, Meditaciones colombianas, Bogota, Editorial Incunables, 1985 [1829], p. 56 (« Consideraciones sobre la marcha de la República de Colombia hasta mediados de 1828 », 24 août 1829). 128.« Acta 14 », Actas del Congreso de Cúcuta 1821, Bogota, Presidencia de la República, 1989, I, p. 51, intervention de José Ignacio Márquez.

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129.Ibid. 130.Clément THIBAUD, « Entre les cités et l'État. Caudillos et pronunciamientos en Colombie », Genèses. Sciences sociales et histoire, n° 62, 2006, p. 5-26.

RÉSUMÉS

L’Empire espagnol n’ignorait pas l’idée de bien commun, associée à sa vocation providentielle. Comme forme juridique, la respublica christiana structurait en profondeur la société corporative des Indes de Castille. Lorsque survient la révolution libérale espagnole qui déclenche le processus d’indépendance en Nouvelle-Grenade (Colombie actuelle) et au Venezuela, ces corps républicains laissent place à des républiques unitaires composées de citoyens égaux. Il s’agit ici d’analyser les causes et les modalités de cette transformation, qui voit un ordre pluriel et corporatif se transformer en une souveraineté nationale. Le fédéralisme permit de traduire l’héritage agrégatif de l’Empire en langages et en pratiques modernes tandis que la dynamique guerrière tendit à centraliser le gouvernement et permit d’étayer la constitution d’une communauté nationale.

From the republics in arms to the armed Republic: revolutionary war, federalism, and centralism in Venezuela and in Nouvelle-Grenade, 1808-1830. The understood the concept of the common welfare in its providential form. In its legal dimension, the «respublica christiana» provided the fundamental organization of the corporate society of the Indes de Castille. When the liberal Spanish Revolution initiated the process of independance in Nouvelle-Grenade (present-day Colombia) and in Venezuela, these republican bodies were replaced by republics composed of equal citizens. This article examines the causes and means by which a pluralistic and corporative order is transformed into a sovereign nation. Federalism enabled the varied heritage of the Empire to be expressed in language and in modern practices while the warlike dynamic tended to centralize the government and to permit the formation of a national community.

INDEX

Mots-clés : fédéralisme, centralisation, guérilla, républicanisme, milice, gouvernement représentatif

AUTEUR

CLÉMENT THIBAUD Université de Nantes, CRHIA – MASCIPO, chemin de la Censive du Tertre, BP 81227, 44312 Nantes cedex 3, [email protected]

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« La manière la plus efficace de maintenir la tranquillité » ? La place de la gendarmerie impériale dans le dispositif français du nord de l’Espagne (1810-1814)

Gildas Lepetit

1 Le 14 juillet 1913, Raymond Poincaré remet un drapeau à la gendarmerie départementale. Le 4 novembre suivant, il est décidé qu’il serait orné du nom de quatre batailles, parmi lesquelles Villodrigo, au cours de laquelle la 1ère légion de gendarmerie d’Espagne enfonce la ligne des dragons-rouges anglais le 23 octobre 1812. Magnifié par une institution en quête constante de légitimité militaire, le souvenir de ce combat exhume, après un siècle d’oubli, la participation de la gendarmerie à la campagne d’Espagne.

2 En effet, le 24 novembre 1809, un décret impérial ordonne la création d’un corps de vingt escadrons de gendarmerie destinés à servir dans les provinces du nord de l’Espagne. Plus de deux ans après le franchissement des Pyrénées par le corps expéditionnaire de Junot1, Napoléon décide donc d’envoyer la gendarmerie pour pacifier cinq régions : la province de Santander, les provinces basques, la Navarre, l’Aragon et la Castille. Après des difficultés initiales – tant humaines que matérielles –, les escadrons pénètrent dans la péninsule dès le mois de mars 18102. Cette précipitation est le signe d’une urgence : Napoléon souhaite utiliser l’arme et lui faire jouer un rôle prépondérant. Cette perspective, peu étudiée par l’historiographie, met en lumière l’emploi de la gendarmerie dans le cadre particulier de sa mission combattante. Mémoire et histoire 3 Le XIXe siècle est celui des mémorialistes. Comme l’écrit Jean Tulard, « nulle époque n’a suscité la publication d’un nombre aussi élevé de mémoires que le Consulat et l’Empire »3. Au milieu de cette littérature prolifique, la gendarmerie fait exception. Arme de l’écrit par excellence4, elle oppose un mutisme paradoxal quand il s’agit de raconter son activité. Peu de ses membres ont évoqué leur carrière en l’offrant à la lecture du public. Or, les gendarmes participent à l’ensemble des campagnes napoléoniennes. Tous les pays du vieux continent les voient circuler ou stationner.

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Qu’ils soient installés au sein des brigades créées dans les pays nouvellement annexés ou chargés d’assurer la discipline des armées en campagne, ils montrent leur uniforme aux quatre coins de l’Europe, de Madrid à Moscou, de Hambourg à Rome.

4 Cette carence n’est pas comblée par les autres témoins de son action. En effet, les militaires ayant servi à leurs côtés ne les mentionnent que très rarement et, le plus souvent, en termes fort peu élogieux. Le capitaine Parquin, par exemple, évoque une rixe en sortie de cabaret avec deux gendarmes « échauffés par le vin » de la garnison de Valladolid, au cours de laquelle le chef d’escadron de Vérigny est tué5. Dans le même ordre d’idée, le baron Ernouf rapporte qu’à son retour en France, il prend place dans un convoi escorté pour partie par « un régiment de gendarmes à pied de formation nouvelle, beaux jeunes hommes bien équipés, mais bien mal disciplinés », dont « au moins un bon tiers […] étaient ivres à ne pas se tenir »6. Le capitaine Desboeufs, quant à lui, se montre certes un peu plus disert sur les membres de l’institution, mais toujours aussi sévère. Il retranscrit notamment les propos du général Pâris qui reproche aux gendarmes de s’être rendus « lâchement » à Huesca7. Plus grave encore, il les accuse de trahison, après le retour des légions sur le territoire français, soulignant que les gendarmes auraient facilité le commerce des denrées alimentaires en direction de « l’ennemi »8.

5 Ces assertions, difficilement vérifiables9, présentent les gendarmes d’Espagne sous l’aspect de soudards chez lesquels la couardise le dispute à l’alcoolisme ! En d’autres termes, les mémorialistes se sont le plus souvent contentés de décrire les agissements des gendarmes plutôt que leurs éventuelles actions.

6 D’autres acteurs de la campagne d’Espagne se montrent toutefois plus indulgents avec l’institution. Le général Marbot, par exemple, salue le service de l’arme dans la péninsule10. Cependant, il n’opère aucune distinction entre les différentes unités de gendarmerie, les considérant comme faisant toutes partie de la 1ère légion de gendarmerie à cheval qui semble bénéficier d’une estime raisonnable au sein des troupes de ligne11.

7 En réalité, l’institution pâtit de l’absence d’écrits émanant des généraux sous les ordres desquels elle eut à servir. Ni Thouvenot, ni Reille, ni, à plus forte raison, d’Agoult ou Dufour n’ont raconté leur campagne d’Espagne. Seul le maréchal Suchet a produit des Mémoires. Les témoignages qui nous sont parvenus sont donc, pour leur grande majorité, le fruit de personnes n’ayant pas une vision globale du service de la gendarmerie.

8 Paradoxalement, il faut se tourner vers les Espagnols pour trouver des mentions « positives » sur les pandores. Les envolées de Espoz y Mina contre le chef d’escadron Mendiry sont là pour en attester12. Quoi qu’il en soit, cette absence relative des gendarmes dans les mémoires de l’époque les pousse inexorablement vers l’oubli.

9 Certes, la campagne d’Espagne est un des thèmes d’étude privilégiés au cours du XIXe siècle. Le foisonnement des témoignages et le retentissement du soulèvement espagnol en sont en grande partie les raisons. Pourtant, sur l’ensemble de ces travaux, la gendarmerie est généralement absente. Ni Grandmaison, ni Sarazin, ni Grasset ne la mentionnent. Ils s’intéressent plus à la guerre de masse, aux charges épiques et meurtrières, qu’à un corps dont les compétences combattantes sont très récentes – voire limitées – et dont la faiblesse numérique les empêche de participer à des batailles de grande envergure. La majorité de l’historiographie de la campagne d’Espagne est monopolisée par les études sur les grandes figures militaires françaises, sur les

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intentions de Soult, sur la pacification par Suchet, quand la gendarmerie n’a à sa tête qu’un simple général. On privilégie volontiers l’histoire globale et les quatre mille gendarmes sont noyés dans une masse de régiments, de divisions et de corps d’armée au milieu desquels ils sont, numériquement, quantité négligeable.

10 En réalité, il faudra attendre que la gendarmerie étudie elle-même ce pan de son histoire pour remettre en lumière l’action des gendarmes en Espagne. En 1898 – soit près de quatre-vingt-dix ans après les faits –, le capitaine de gendarmerie Emmanuel Martin13 exhume la gendarmerie d’Espagne de l’abîme dans lequel l’histoire l’avait projetée. Pendant une grande partie du XXe siècle, son ouvrage est le seul consacré au service de l’arme dans la péninsule, avant que, au début des années 1970, les travaux du sous-lieutenant Bernard Charron ne viennent donner une perspective nouvelle14.

11 On ressent d’ailleurs ce renouveau avec l’apparition de la gendarmerie d’Espagne dans les travaux de Jean Sarramon achevés en 197015. Les auteurs anglo-saxons se sont également intéressés à la gendarmerie d’Espagne. Dans Rod of Iron, Don W. Alexander mentionne à de nombreuses reprises l’action de la gendarmerie dans le cadre de la pacification de l’Aragon16. L’avènement d’études plus locales et de monographies sur les régions concernées par la contre-guérilla provoque un renouvellement de l’historiographie de la gendarmerie d’Espagne17. La gendarmerie d’Espagne, une quantité négligeable ? 12 Loin de l’image traditionnelle de la guerre de masse napoléonienne, l’arme sert dans la péninsule par petits détachements à effectifs restreints. Au terme du décret de novembre 1809, chaque unité de la gendarmerie d’Espagne dispose d’une force de sept officiers et deux cents gradés et gendarmes, répartis en deux composantes, l’une à pied et l’autre à cheval18. Les fantassins sont au nombre de cent vingt et les cavaliers de quatre-vingts. La gendarmerie de l’Empire ne pouvant à elle seule assumer une telle ponction19, il est procédé à des recrutements au sein des troupes de ligne de militaires susceptibles de remplir les conditions nécessaires pour l’intégrer.

13 Quelques mois plus tard, le système des escadrons ayant démontré ses limites, les autorités impériales décident de les regrouper en légions. La première d’entre-elles est formée en Catalogne par le décret du 6 juillet 181020. Suivent la légion de gendarmerie à cheval de Burgos précédemment citée, et quatre autres légions regroupant les vingt escadrons préexistants.

14 Attendue avec impatience par certains généraux gouverneurs militaires21, la gendarmerie impériale pénètre en Espagne au mois de mars 1810. Cet engouement initial n’est pas feint. Les provinces septentrionales de l’Espagne souffrent d’un manque cruel de troupes. Elles sont constamment traversées par des régiments envoyés pour renforcer les autres corps de l’armée, mais très peu y demeurent. Le maréchal Suchet relate ainsi un épisode symptomatique : « [À la fin de l’année 1810,] environ trente mille hommes de troupes venant de France étaient entrés en Biscaye et en Navarre. Le général Reille avait le projet de profiter de leur séjour pour détruire les bandes du pays […], mais il n’eut pas le temps d’effectuer cette résolution ; ces troupes furent presque toutes envoyées en Portugal »22.

15 Par ailleurs, l’arrivée de gendarmes permet aux autorités françaises de s’appuyer sur des militaires aguerris23. En effet, toute personne désireuse d’intégrer l’arme doit disposer d’une expérience militaire d’au moins quatre campagnes dans la ligne. Ainsi, pour les escadrons concernés, les sous-officiers et gendarmes en totalisent en moyenne

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huit24 et les officiers plus de sept25. On est bien éloigné des reproches formulés par le général Marbot sur l’extrême jeunesse des soldats envoyés par Napoléon dans la péninsule26. Par ailleurs, les gendarmes sont, non seulement des militaires expérimentés, mais également des militaires français à la fidélité éprouvée27, bien que cela n’ait pas empêché certains d’entre eux de déserter28.

16 Pour autant, ce renfort ne modifie pas considérablement les effectifs français dans le nord de l’Espagne. La place prise quantitativement par la gendarmerie reste marginale.

17 Tableau des effectifs militaires dans les provinces septentrionales de l’Espagne au 15 novembre 1810 et au 1er décembre 181129.

15 novembre 1810 1er décembre 1811

Effectifs de Effectifs Proportion de Effectifs de Effectifs Proportion de gendarmerie globaux gendarmes (en %) gendarmerie globaux gendarmes

Santander 399 3609 11,1 445 4816 9,2

Provinces 808 6719 12 1289 10697 12,1 basques

Navarre 834 9924 8,4 - - -

Aragon 1035 1750 59,1 1094 6074 18

Total 3076 22002 14 2828 21587 13

18 Ainsi, un peu moins d’un militaire sur sept présents dans le nord de la péninsule ibérique est un gendarme. Certes, cette proportion peut sembler faible, mais les gendarmes ont l’avantage, par rapport aux troupes de ligne, de demeurer dans les provinces. Ils représentent les éléments d’occupation permanente de la présence française. Les différentes réorganisations connues par la gendarmerie d’Espagne ne modifient pas réellement cet état de fait30. Un an plus tard, le pourcentage de gendarmes n’a guère évolué.

19 Aussi, malgré une augmentation substantielle de ses effectifs, la gendarmerie demeure- t-elle un élément quantitativement mineur du dispositif français. Cependant, il n’en est pas de même pour ce qui concerne spécifiquement la cavalerie31.

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Tableau des effectifs de chevaux dans les provinces septentrionales de l’Espagne au 15 novembre 1810 et au 1er décembre 1811.

15 novembre 1810 1er décembre 1811

Effectifs de Effectifs Proportion de Effectifs de Effectifs Proportion de gendarmerie globaux chevaux de gendarmerie globaux chevaux de gendarmerie gendarmerie (en %) (en %)

Santander 132 151 87,4 75 130 57,7

Provinces 321 1 063 30,2 332 425 78,1 basques

Navarre 284 950 29,9 - - -

Aragon 413 413 100 213 728 29,3

Total 1 150 2 577 44,6 620 1 283 48,3

20 Les escadrons de gendarmerie représentent donc près de la moitié de la cavalerie française dans ces régions. En Aragon, en novembre 1810, ils sont même les seules forces à cheval disponibles. Cette importance de la composante à cheval de la gendarmerie ne cesse d’augmenter, comme l’atteste l’état de la remonte un an plus tard.

21 Bien que les effets du décret de formation de la légion de Burgos se soient faits sentir dans les effectifs des escadrons en cavalerie, l’importance de la gendarmerie ne faiblit pas dans ce domaine. De la spécificité gendarmique en Espagne 22 Outre le point de vue quantitatif, l’envoi de la gendarmerie en Espagne présente un double intérêt. Il permet, dans un premier temps, d’employer un personnel adapté aux missions de rétablissement de l’ordre et de surveillance de route. Par ailleurs, il offre la possibilité de pourvoir au remplacement des troupes de ligne présentes dans les garnisons pour les réaffecter à des missions plus combattantes comme l’envoi sur des fronts actifs ou la participation à des colonnes mobiles destinées à pourchasser les bandes armées espagnoles.

23 Cependant, si la présence de la gendarmerie est nécessaire pour ramener le calme dans les provinces septentrionales de la péninsule, elle n’est en aucun cas suffisante. Les généraux français en ont conscience32. D’ailleurs, l’expérience tentée en Aragon après le départ du IIIe Corps de l’armée d’Espagne pour la province de Valence donne des résultats catastrophiques33 malgré la confiance – toute relative pourtant – de Suchet en la gendarmerie34.

24 Le manque endémique de troupes oblige cependant les généraux français à employer les gendarmes comme de simples combattants, faisant pour la plupart fi de leur spécificité. Dès lors, les autres prérogatives traditionnellement dévolues à l’arme en souffrent. Les gendarmes peuvent sans difficulté remplir des missions combattantes et

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de rétablissement de l’ordre. Ils ont quasiment tous participé à plusieurs campagnes dans les armées révolutionnaires et impériales. Ainsi, ils escortent des convois de fonds ou d’armement, entrent dans la composition des colonnes mobiles qui pourchassent les insurgés ou prélèvent les contributions tant en nature qu’en argent, collectent et analysent le renseignement, assurent la police dans les armées et tiennent des garnisons35.

25 Si l’on excepte les missions de maintien de l’ordre aux armées, la gendarmerie sert en grande partie selon les mêmes principes que les troupes de ligne. En revanche, il existe des domaines où elle est employée plus spécifiquement.

26 De nombreux généraux ont ainsi essayé d’intégrer des Espagnols au sein de leur dispositif de pacification. En Aragon, par exemple, Suchet crée des compagnies de fusiliers ou de gendarmes aragonais36. Mais ces dernières ne sont pas assimilées aux autres troupes françaises. L’encadrement y est espagnol, au même titre que la totalité des effectifs. Dans le gouvernement de Biscaye, le général Thouvenot agit de manière différente. Plutôt que de former des unités exclusivement espagnoles, il recrute des autochtones au sein des escadrons de gendarmerie. C’est ainsi que quatre d’entre eux sont dotés de deux brigades de « gendarmes cantabres », soit vingt-cinq hommes chacun 37.

27 L’objectif de ces recrutements est double. Dans un premier temps, il permet aux gendarmes de disposer de jeunes gens qui maîtrisent, non seulement la langue, mais également la géographie du pays. Par ailleurs, outre cette mission de guides- interprètes, les Cantabres sont une vitrine pour la France. Ils doivent faire de la propagande auprès des populations et participer à l’amélioration de l’image des Français. Au sein de ces brigades sont recrutés des jeunes gens des provinces basques, mais aussi d’anciens insurgés. Ainsi, Barroutia est engagé dans cette unité, car le duc d’Istrie espère que « le bon accueil qu’il [lui] ferait entraînerait la soumission d’autres chefs »38. De même, pour ce qui concerne la mission de renseignement, étant basques, ils disposent de réseaux de relations et donc, indirectement, d’informations qu’ils peuvent mettre à la connaissance de la gendarmerie d’Espagne.

28 Cette expérience d’acculturation n’est pas un véritable succès. De nombreux Cantabres désertent avec armes et bagages39. Bien que cela ne soit pas avéré, il n’est pas impossible qu’ils en profitent pour rejoindre les forces insurgées. Certains d’entre eux servent malgré tout avec zèle. Ainsi, six ont trouvé la mort au service de l’empereur. Il convient de nuancer ce chiffre, puisque trois sont décédés à l’hôpital dans des circonstances inconnues40. Ce nombre, mis en perspective avec celui des déserteurs, donne un aperçu de l’attachement des Cantabres aux aigles impériales. Sept fois plus quittent le service de l’empereur par désertion que par décès ! Ils sont cependant encore vingt-sept présents au sein des quatre premiers escadrons de la gendarmerie d’Espagne au 1er juin 181341. Le 8 janvier suivant, ils ne sont plus que seize à s’être exilés en France42. L’un d’entre eux, le sous-lieutenant Barroutia, pourtant ancien membre d’une bande de guérilleros, continue d’être considéré comme un dangereux bonapartiste en 181743 !

29 Sur le plan du prosélytisme, l’échec est encore plus cuisant. La continuelle augmentation des effectifs des insurgés et l’aide croissante que la population leur apporte soulignent la permanence de l’hostilité des Espagnols à l’égard des Français. Ce désamour se traduit également par la piètre qualité du renseignement recueilli par les gendarmes, signe patent du peu d’intégration de l’institution44.

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30 On aurait pu imaginer que la gendarmerie soit également la seule à exercer la justice prévôtale, rétablie exceptionnellement à l’occasion de la campagne d’Espagne. Supprimée en 1790, cette dernière permettait aux membres de l’ancienne maréchaussée de juger sur place un individu pris dans le cas de la flagrance. Dans les provinces basques, par exemple, le général Thouvenot ordonne dès mars 1810, date de l’arrivée des escadrons, que les Espagnols sans uniforme pris les armes à la main seront exécutés45. En Navarre, le général Reille attache des gendarmes « à toutes les colonnes et [ordonne] aux chefs de cette arme de juger prévôtalement tout individu reconnu comme ayant favorisé les brigands »46. Avec ce rétablissement, déjà réalisé lors de la pacification de l’ouest de la France en 179447, se pose invariablement la question du statut juridique des guérilleros. En l’absence d’un statut de soldats clairement établi, l’application de la justice prévôtale peut éventuellement se justifier juridiquement, mais comment agir dès lors que les bandes se militarisent, prennent des noms de bataillons ou de régiments et revêtent des uniformes ? En janvier 1812, le général Thouvenot fait part de son désarroi à ce sujet au maréchal Berthier. Il lui expose que « les bandes étant maintenant réunies et formant une espèce d’organisation militaire, je prie Votre Altesse Sérénissime de vouloir bien me faire connaître si les hommes qui pourraient tomber dorénavant entre nos mains doivent être traités comme brigands et jugés comme tels, ou considérés comme prisonniers de guerre, ne pouvant moi-même décider une telle question, qui peut donner lieu à des actes de réciprocité, que je crois devoir soumettre à Votre Altesse »48. Malgré cela, les exécutions prévôtales perdurent49. L’exercice de cette justice expéditive est-elle l’apanage de l’institution ? Cette question ne peut être tranchée. Les imprécisions des sources ne donnent qu’exceptionnellement la composition des pelotons chargés de l’exécution des insurgés. On peut cependant penser que, sous couvert de cette « justice », des militaires non-gendarmes se soient laissés aller à fusiller des guérilleros pris les armes à la main. Un bilan contrasté 31 Si l’on ne peut réellement mettre en exergue une réelle originalité gendarmique en terme de missions, les résultats obtenus ne sont pas négligeables. Certes la gendarmerie ne fait pas « des merveilles » comme le pense le général Thouvenot50, mais, à l’inverse, son service n’a pas été « insignifiant » comme le prétend Suchet51. En réalité, son efficacité est intimement liée aux circonstances. À son arrivée, elle ne doit lutter que contre « quelques petites bandes »52. Elle le fait avec succès : elle en disperse beaucoup et arrête de nombreux chefs guérilleros. Ainsi, dès le 17 mars 1810, le chef de bande Cuco est tué à Elorio par un détachement de gendarmes53. Au début du mois d’avril, le plus célèbre guérillero de la Navarre, Javier Mina, est arrêté54. Ortiz et Ugarte sont faits prisonniers entre février et juin 181155. Ces bons résultats, s’ils ne masquent pas complètement les carences d’une gendarmerie en partie sclérosée par l’âge excessif de son personnel, pâtissent par la suite du recul de l’influence française dans la péninsule. En peu de temps, les troupes impériales perdent l’initiative de la guerre. Comme le résume avec beaucoup de justesse le général Buquet en mai 1813 : « la guerre a tellement changé en un an que les insurgés ont pris notre place et nous la leur »56. Pour preuve, les effectifs des insurgés approchent, selon des estimations françaises, les vingt mille hommes en mai 181357. En 1810 et 1811, les troupes impériales se battent pour pacifier le territoire conquis ; en 1812 et 1813, il ne s’agit plus de pacification mais de préservation. L’accroissement du nombre de guérilleros oblige les autorités françaises à regrouper leurs forces, abandonnant du même coup les campagnes – et donc les principales ressources alimentaires – aux insurgés. Ce déclin de la suprématie impériale

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est également patent dans la multiplication des tentatives de coups de main contre des garnisons françaises. La ville de Bilbao, par exemple, subit cinq tentatives d’invasion pour la seule année 181358 dont plusieurs aboutissent à la réoccupation temporaire de la ville par les Espagnols.

32 D’ailleurs, sur la fin de la période, les gendarmes sont de plus en plus employés comme les troupes de ligne. Si, dans les premiers temps, les combats en rase campagne impliquant des gendarmes sont rares, ils se multiplient au fur et à mesure de la militarisation des bandes. Les sièges de garnisons ne sont rien d’autres que des actes de guerre. Nous avons précédemment mentionné les attaques subies par la ville de Bilbao en 1813. À chaque fois que la ville est occupée par les Espagnols, les gendarmes participent à la reconquête. De même, la bataille de Villodrigo, inscrite sur le drapeau de l’institution et seul événement où la gendarmerie est donnée dans la ligne, se déroule en octobre 1812 soit quelques mois à peine avant le retrait des troupes françaises au nord des Pyrénées. En cas de nécessité, les autorités ont su se souvenir du statut militaire de l’arme et s’en servir pour combler l’insuffisance des troupes de ligne.

33 Si les missions confiées à l’arme ne marquent pas une forte spécificité gendarmique, la fréquence de son emploi laisse entrevoir toute son importance au sein du dispositif français. Une étude du bilan humain de cette campagne pour les escadrons de gendarmerie d’Espagne rend compte du prix payé par l’institution. Sur les 6 500 hommes qui se sont succédé dans la péninsule, plus de huit cents ont trouvé la mort dans le nord de l’Espagne59. Bien qu’important, ce chiffre est, selon toute vraisemblance, encore très inférieur à la réalité. Outre les lacunes archivistiques, il nous est impossible de connaître le nombre exact de gendarmes morts dans leurs foyers suite aux séquelles de leur séjour en Espagne, ni celui des hommes qui ne sont pas rentrés des pontons anglais. Rappelons à ce propos que plus de mille deux cents gendarmes ont été faits prisonniers au cours de cette campagne. Quoi qu’il en soit, plus de 12 % des hommes ayant servi dans les escadrons y ont trouvé la mort60. Cette proportion est bien supérieure aux pertes éprouvées par la ligne. Il semble dès lors que l’arme ait payé un tribut plus lourd, en proportion, que les autres corps de troupes dans cette lutte contre l’insurrection, alors qu’elle n’a servi que deux ans et demi après le début du conflit. Si Ronald Fraser avance un bilan de quatre-vingt-dix mille hommes tués par les guérillas qui nous paraît conforme à la réalité61, Rory Muyr, quant à lui, estime à trois cent mille le nombre total de Français tués dans la péninsule62. En mettant en perspective ces deux chiffres, on se rend compte que près du tiers des pertes françaises globales ont été causées par les partisans espagnols, ce qui met davantage en relief l’importance de la lutte contre la guérilla, et donc le service de la gendarmerie.

34 Certes l’efficacité ne se calcule pas en nombre de morts – au contraire –, mais cette surmortalité est le signe évident d’un emploi important des gendarmes, donc d’une véritable confiance des gouverneurs, ou du manque d’effectifs rendant le recours à la gendarmerie indispensable.

35 D’ailleurs, la gendarmerie a-t-elle pour vocation de combattre en Espagne ? Dans l’esprit napoléonien, les gendarmes doivent rétablir l’ordre et non livrer bataille. L’empereur n’a probablement pas une vision très précise de la guérilla espagnole. Il pense qu’il parviendra à la détruire en utilisant les mêmes méthodes qu’en Italie ou que dans les départements de l’ouest de la République. Dès lors, l’envoi de la gendarmerie s’impose de lui-même. Car le gendarme n’est pas un soldat comme les autres pour

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Napoléon. N’écrit-il pas à Berthier en 1812 que « deux à trois cents hommes de cavalerie de plus ou de moins ne sont rien. Deux cents gendarmes de plus assurent la tranquillité de l’armée et le bon ordre »63 ? Plus largement, le gendarme est la sentinelle de la loi, son représentant en tout lieu et en tout temps. Il en est le garant. Napoléon envoie donc quatre mille « soldats de la loi » en Espagne, alors qu’il aurait pu tout autant n’y expédier que de simples militaires. Cette nuance n’a probablement pas été perçue par les gouverneurs militaires64.

36 Quoi qu’il en soit, il convient de ne pas garder de la gendarmerie l’image d’un corps insignifiant, se contentant de limiter l’usage des boissons alcoolisées dans les bivouacs. En Espagne, le gendarme a pris une part active, mais difficilement quantifiable, dans la lutte contre l’insurrection. Si les résultats initiaux sont satisfaisants, ils se délitent à mesure que l’influence française se fait plus indigente.

37 En juin 1813, la majorité des gendarmes rentre sur le territoire national, laissant près d’un millier des leurs prisonniers dans différentes garnisons. Ce retour ne signifie pas pour autant la fin des dangers ou celle des combats. S’ouvrent devant eux des missions non moins périlleuses : la lutte contre l’insoumission et la guerre contre les envahisseurs.

NOTES

1.Junot pénètre en Espagne le 17 octobre 1807. 2.À propos des difficultés rencontrées dans la réunion des effectifs des escadrons de la gendarmerie de l’armée d’Espagne, voir Gildas LEPETIT, La Gendarmerie impériale en Espagne (1810-1813) : un instrument de pacification de la Péninsule ibérique, DEA, sous la dir. de Jean-Noël Luc, Paris IV, 2002,p. 153-204. 3.Jean TULARD, Bibliographie critique des mémoires sur le Consulat et l’Empire écrits ou traduits en français, Genève-Paris, Droz, 1971, p. VII. 4.L’obligation de savoir lire et écrire est inscrite dans les textes réglementaires régissant l’arme. 5.Capitaine PARQUIN, Souvenirs de guerre (1803-1814), Paris, Le livre chez vous, 2001, p. 117-118. 6.Baron ERNOUF, Souvenirs d’un officier polonais en Espagne et en Russie, Paris, Charpentier, 1877, p. 169. 7.Marc DESBOEUFS, Le capitaine Desboeufs. Les étapes d’un soldat de l’Empire, Paris, Picard, 1901, p. 171. 8.Id., p. 199. 9.À propos de l’événement évoqué par Parquin, il convient de préciser que nous n’avons trouvé aucune mention de l’existence d’un chef d’escadron de Vérigny. L’alcoolisme des gendarmes est une réalité, même s’il n’est pas présent dans les proportions données par Ernouf. Voir Gildas LEPETIT, La Gendarmerie impériale dans le Vascongadas (1810-1813), l’échec dans la lutte contre la guérilla d’un corps hybride, maîtrise d’histoire, sous la dir. de Jean-Noël Luc, Université de Paris IV-Sorbonne, 2001, p. 60-63.

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Enfin, si la « trahison » des gendarmes ne peut être ni avérée ni démentie formellement, le jugement porté par Pâris sur le comportement des gendarmes à Huesca semble pour le moins sévère au vu des rapports officiels relatant cette affaire. En effet, si une garnison de gendarmerie appartenant au 13e escadron a bien été prise par le chef de guérilleros Espoz y Mina à la fin du mois de janvier 1812, elle ne le fut qu’après cinq jours et cinq nuits de résistance. Lettre du 28 janvier 1812 du général Buquet au maréchal Berthier, SHD-DAT, C8 89. 10.Marcellin MARBOT, Mémoires du général baron Marbot, t. 2, Madrid, Essling, Torrès-Védras, Paris, Plon, 1892, 495 p. 11.La 1ère légion de gendarmerie d’Espagne dite « légion de gendarmerie à cheval », stationnée à Burgos, est créée par un décret impérial en date du 13 novembre 1810 et formée par prélèvement de gendarmes à cheval au sein des vingt escadrons initialement créés par le décret du 24 novembre 1809. 12.Francisco ESPOZ Y MINA, Memorias del general don Francisco Espoz y Mina, Madrid, 1851-52,5 t., 3 vol. 13.Emmanuel MARTIN (capitaine), La gendarmerie française en Espagne et au Portugal, Paris, Léautey, 1898, 481 p. 14.Bernard CHARRON, La participation de la gendarmerie impériale à la guerre d’Espagne, doctorat de IIIe cycle, Bordeaux III, 1972, 340 p. 15.Jean SARRAMON, La guerre d’indépendance de la péninsule ibérique contre Napoléon Ier, 1970, 14 vol. 16.Don W. ALEXANDER, Rod of Iron : French Counterinsurgency Policy in Aragon during the , Wilmington, Scholarly resources, 1985, 260 p. 17.Jean-Marc Lafon a soutenu en 2004 une thèse sur l’occupation française en Andalousie dans laquelle il opère une comparaison entre les méthodes de contre- guérilla employées dans cette région et dans les provinces septentrionales de la péninsule. Il mentionne à cette occasion l’action de la gendarmerie. Jean-Marc LAFON, Le paradoxe andalou (1808-1812). Contre-insurrection, collaboration et résistances dans le midi de l’Espagne, doctorat d’histoire, sous la dir. Jules Maurin, Université Montpellier III, 2004. De même, Jean-Joël Brégeon y consacre quelques lignes dans son chapitre dédié à l’étude de la contre-guérilla. Jean-Joël BRÉGEON, Napoléon et la guerre d’Espagne 1808-1814, Paris, Perrin, 2006, p. 196. 18.Décret du 24 novembre 1809 formant vingt escadrons de gendarmerie en Espagne, article III, SHD-DAT, Xf 172. 19.Au 1er novembre 1809, la gendarmerie dispose en effet d’un effectif global inférieur à seize mille hommes. On comprend alors aisément les réticences napoléoniennes pour en extraire près du quart et les projeter dans la péninsule. Rapport du 12 novembre 1809 du ministre de la Guerre à l’empereur. SHD-DAT, C8 33. 20.Cette dernière ayant une histoire particulière et étant détachée des autres légions en matière de gestion, nous avons pris le parti de l’exclure de notre champ d’investigation. 21.« La gendarmerie que vous m’annoncez ne peut arriver plus à propos car sans elle j’allais me trouver sans troupe dans la province de Guipuzcoa, même pour la place de Saint Sébastien ». Lettre du 22 février 1810 du général Thouvenot au général Buquet. SHD-DAT, C8 185. 22.Maréchal SUCHET, Les Mémoires du maréchal Suchet, duc d’Albuféra, sur ses campagnes en Espagne depuis 1808 jusqu’en 1814, Paris, Anselin, 1834, t. 1, p. 204.

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23.Pour plus de détails sur les caractéristiques des gendarmes envoyés en Espagne, voir Gildas LEPETIT, « Les hommes de la Gendarmerie d’Espagne », dans Force publique, actes du colloque La gendarmerie, les gendarmes et la guerre, Paris, octobre 2005, 2006, p. 31-44. 24.Plus exactement 7,9 campagnes sur un total de 468 gendarmes. 25.Plus exactement 7,3 campagnes sur un total de 67 hommes. 26.« Quel spectacle pour les populations espagnoles qui accouraient de toutes parts pour contempler les vainqueurs de Marengo, d’Austerlitz et de Friedland, et ne voyaient que de chétifs conscrits pouvant à peine porter leurs sacs et leurs armes, et dont la réunion ressemblait plutôt à l’évacuation d’un hôpital qu’à une armée marchant à la conquête d’un Royaume !… ». Marcellin MARBOT, op. cit., p. 3. 27.Le général Marbot présente l’emploi de troupes étrangères comme l’une des causes des revers français dans la péninsule. Marcellin MARBOT, op. cit., p. 482-483. 28.Si l’on excepte le 14e escadron dont les chiffres ne nous sont pas parvenus, la gendarmerie d’Espagne doit déplorer 94 désertions, auxquelles il convient d’ajouter celles de quarante-trois gendarmes cantabres. SHD-DAT, Xf 173 à 183bis. 29.Pour réaliser ces tableaux, nous nous sommes reportés aux états de situations de troupes françaises conservés au SHD-DAT dans les cartons suivants : pour l’Aragon, C8 386 ; pour la Navarre, C8 387 ; pour le gouvernement de Biscaye, C8 388 ; et pour Santander, C8 389. 30.Le décret de création de la 1ère légion de gendarmerie d’Espagne prévoit non seulement le prélèvement de quarante cavaliers par escadron mais également une augmentation du nombre de fantassins, le faisant passer de cent vingt à cent quatre- vingts hommes. Les effectifs globaux d’un escadron passent donc à 224 hommes au lieu des deux cent sept, initialement prévus par le décret du 24 novembre 1809. Décret du 13 novembre 1810 portant création de la légion de gendarmerie à cheval de l’armée d’Espagne. SHD-DAT, Xf 166. 31.Par manque de chiffres précis sur le nombre de gendarmes à cheval présents dans les escadrons, nous avons privilégié le nombre de chevaux, seule valeur exacte permettant de quantifier la proportion de membres de l’arme effectivement montés. 32.« Si on laisse la province [de Biscaye] avec les seuls gendarmes, elle courrera [sic.] le danger d’être envahie par les bandits qui l’entourent ». Rapport du général Avril du 8 mars 1810. SHD-DAT, C8 43. 33.« Abandonnée à elle-même, la Gendarmerie d’Aragon n’est pas assez forte pour résister avec avantage aux bandes de la Navarre réunies à celles de l’Aragon ». C’est dans cette configuration que la garnison de Huesca est tombée aux mains des insurgés en janvier 1812. Lettre du 21 janvier 1812 du général Buquet au maréchal Berthier. SHD-DAT, C8 89. 34.À son départ pour la province de Valence, Suchet ne laisse en Aragon que des unités en nombre restreint et les gendarmes considérant que « quelques escadrons de gendarmerie suffiraient pour le moment [sur la rive gauche de l’Ebre] ». Lettre du 14 octobre 1810 du général Suchet au général Pâris. CHAN, 384 AP 20. Pourtant, il se plaint peu de temps après auprès de Berthier « que jusqu’à ce jour le service de la Gendarmerie a été insignifiant en Aragon ». Lettre du 14 janvier 1811 du général Suchet au maréchal Berthier. SHD-DAT, C8 63. Si Suchet n’a pas surestimé la gendarmerie, n’a- t-il pas un tant soit peu sous-estimé la force des insurgés aragonais et navarrais ? 35.Pour plus de détails sur les missions combattantes de la gendarmerie, voir Gildas LEPETIT, « La Gendarmerie impériale au combat, l’exemple de l’Espagne (1809-1814) », Revue historique des Armées, n° 241, 2005, p. 80-90. Pour les missions d’ordre économique,

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voir Gildas LEPETIT, « Gendarmerie et guerre économique dans les provinces septentrionales de l’Espagne (novembre 1809-juin 1813) », dans Aspects économiques de la défense à travers les grands conflits mondiaux, actes du XXXe Congrès international d’histoire militaire, Rabat, août 2004, 2005, p. 417-424. 36.Ces compagnies sont créées le 1er mars 1811. Arrêté de Suchet du 31 mars 1811. AN, 384 AP 40. Bien que dénommés ainsi, les gendarmes aragonais ne font pas partie des escadrons de gendarmerie d’Espagne. Ils ont une gestion propre, bien qu’ils aient des avantages et des soldes proches de ceux des gendarmes français. Voir lettre du 2 décembre 1811 du commissaire des guerres Perrin à Musnier. AN, 384 AP 139. 37.Cette mesure concerne les 1er, 2e, 3e et 4e escadrons stationnés dans le 4e gouvernement militaire correspondant aux Provinces basques espagnoles. Pour plus de précisions sur les gendarmes cantabres et leur recrutement, voir Gildas LEPETIT, La Gendarmerie impériale dans le Vascongadas…op. cit., p. 146-159. 38.Rapport du 14 juin 1813 du ministre de la Guerre à l’empereur. AN, AF IV 1634. 39.Ils sont au nombre de quarante-trois. Il convient de préciser que le recrutement initial des gendarmes cantabres porte sur une centaine de personnes. Bien que des enrôlements complémentaires aient eu lieu sporadiquement, la proportion demeure considérable puisqu’elle atteint presque un Cantabre sur deux. SHD-DAT, Xf 173 à 183bis. 40.Les états de situation ne mentionnent pas les causes des décès dans les cas de mort à l’hôpital. 41.Situation au 1er juin 1813 des escadrons de gendarmerie placés dans l’arrondissement de l’armée du nord de l’Espagne à l’époque. SHD-DAT, C8 109. 42.État nominatif du 8 janvier 1814 des officiers, sous-officiers et gendarmes cantabres espagnols existant dans les quatre légions de gendarmerie d’Espagne, dirigés sur Libourne en vertu des ordres de Son Excellence le maréchal duc de Dalmatie commandant l’armée de Sa Majesté l’Empereur en Espagne et aux Pyrénées. SHD-DAT, Xf 163. 43.Barroutia est jugé « dangereux et remuant ». Il est retenu au dépôt de l’île d’Oléron qui est considérée à l’époque comme un « dépôt de punition ». État du 10 décembre 1816 des réfugiés espagnols militaires qui font partie du dépôt de l’Ile d’Oléron. SHD- DAT, Yj 125. De même, il a démontré à plusieurs reprises « son opposition au gouvernement légitime ». Note du 9 mai 1817 du colonel chef de l’état major de la division militaire de Tours. SHD-DAT, Yj 125. 44.Sur la question du renseignement, voir Gildas LEPETIT, « La Gendarmerie impériale au combat… » op. cit. p. 85-86. 45.Lettre du 20 avril 1810 du général Thouvenot au chef d’escadron Burette, commandant le 3e escadron. SHD-DAT, C8 185. 46.Lettre du 18 septembre 1811 du général Reille au maréchal Berthier. SHD-DAT, C8 81. 47.Le 4 novembre 1793 Turreau de Garambouville Louis Marie (1756-1816), commandant en chef de l’armée de l’Ouest, annonce par voie d’affiche : « Tous les brigands qui seront trouvés les armes à la main ou convaincus de les avoir prises pour se révolter contre leur patrie seront passés au fil de la baïonnette ». Cité par Jean TRANIÉ et Juan Carlos CARMIGNIANI, Les guerres de l’Ouest 1793-1815, Paris, éd. Lavauzelle, 1983, p. 195. 48.Lettre du 20 janvier 1812 du général Thouvenot au maréchal Berthier. SHD-DAT, C8 89.

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49.Rapport du 11 au 15 juillet 1812 du général Buquet au ministre de la Police générale. AN, F7 3049. 50.Lettre du 4 juin 1810 du général Thouvenot au général Buquet. SHD-DAT, C8 185. 51.Lettre du 14 janvier 1811 du général Suchet au maréchal Berthier. SHD-DAT, C8 63. 52.Rapport du 5 février 1810 du général Thouvenot. SHD-DAT, C8 139. 53.Rapport du 17 mars 1810 du général Buquet. SHD-DAT, C8 139. 54.Compte rendu de l’interrogatoire de Mina à Bayonne le 9 avril 1810. SHD-DAT, C8 45. 55.Lettre du 14 février 1811 du duc d’Istrie au maréchal Berthier. SHD-DAT, C8 65. Lettre du18 juin 1811 de Buquet au ministre de la Guerre. SHD-DAT, C8 74. 56.Rapport du 2 mai 1813 du général Buquet à l’empereur. SHD-DAT, C8 141. 57.État des troupes insurgées qui sont dans les provinces du nord, mai 1813. SHD-DAT, C8 108. 58.Deux en janvier, une en février, une en mars et une en avril. Pour plus de détails, voir Gildas LEPETIT, La Gendarmerie impériale dans le Vascongadas…op. cit., p. 131-134. 59.Emmanuel Martin évalue à vingt-sept officiers et huit cent quatre sous-officiers le nombre de gendarmes tués en Espagne. Il comprend dans ce chiffre les hommes morts au sein des forces publiques et des légions de Burgos et de Catalogne. Les états de situations et les carnets d’état civil en confirment 784 pour les seuls escadrons. Mais certaines données ne nous sont pas parvenues. Ainsi celles du 14e escadron n’ont pu être retrouvées. De même, les 16e et 17e escadrons présentent des états incomplets. Si ceux du 16e ont pu être complétés par recoupement avec d’autres sources, il n’en est pas de même pour le 17e qui ne présente les morts qu’à compter du 28 janvier 1813. SHD-DAT, Xf 173 à 183bis. SHD-DAT, Xz 19. 60.800 morts sur 6 500 hommes, soit 12,3 %. 61.Selon lui, la guérilla aurait tué, en moyenne, dix-huit mille soldats impériaux par an. Cité par Vittorio SCOTTI DOUGLAS, « La guérilla espagnole dans la guerre contre l’armée Napoléonienne », dans Annales historiques de la Révolution française, 2004, n° 2, p. 97. 62.Rory MUIR, Britain and the Defeat of Napoleon 1807-1815, New Haven and London, Yale University Press, 1996, p. 421. 63.Lettre du 26 juin 1812, Correspondance de Napoléon Ier…, op. cit., t. XXIII 64.Ainsi, le général Reille se plaint du coût de la gendarmerie, précisant que « huit cents gendarmes coûtent autant de solde que six bataillons d’infanterie » et rendent beaucoup moins de service, sous-entendant qu’il préférerait qu’on lui expédie des fantassins. Lettre du 4 décembre 1810 du général Reille au maréchal Berthier. SHD-DAT, C8 268.

RÉSUMÉS

Le 24 novembre 1809, Napoléon décrète la création de vingt escadrons de gendarmerie impériale destinés à servir dans les provinces septentrionales de l’Espagne. Ce corps, fort de plus de quatre mille hommes, s’établit sur plusieurs régions : la province de Santander, les provinces basques, la Navarre, l’Aragon, la Castille, puis la Catalogne. Les gendarmes ne quittent la péninsule qu’après la bataille de Vitoria (21 juin 1813).

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Au cours de cette période, la gendarmerie d’Espagne a œuvré quotidiennement au maintien des communications et au rétablissement d’un ordre mis à mal par les agissements des guérilleros. Pourtant, elle demeure pendant très longtemps dans l’ombre, n’étant qu’à de très rares exceptions mentionnée dans les études consacrées à la campagne d’Espagne. Dès lors, il convient de s’intéresser aux silences de l’histoire en explicitant la place réelle de la gendarmerie impériale dans le dispositif français présent dans les provinces du nord de l’Espagne, tant en matière d’effectifs, d’activités que d’efficacité.

The most efficient way of maintaining tranquility? The role of the Imperial Gendarmerie in the French system in northern Spain (1810-1814). On November 24, 1809, Napoleon issued a decree creating twenty units of imperial gendarmerie to serve in the northern provinces of Spain. This corps, composed of more than four thousand men, was established in several regions: the province of Santander, the Basque Provinces, Navarre, Aragon, Castille, and Catalonia. The gendarmes left the peninsula only after the Battle of Vitoria (June 21 1813). During this period, the Spanish gendarmerie worked daily for the maintenance of communications and the reestablishment of order disturbed by the activities of the guerilleros. Yet the history of this gendarmerie has been long overlooked, and has rarely been mentioned in studies of the Spanish campaign. This article examines the role of the imperial gendarmerie in the French presence in the northern provinces of Spain, its size , its activity, and its efficiency.

INDEX

Mots-clés : Guerre d’Espagne, gendarmerie, mémoire, missions combattantes, maintien de l’ordre, justice prévôtale

AUTEUR

GILDAS LEPETIT Château de Vincennes - BP 166 00468 Armées, Délégation au Patrimoine culturel de la Gendarmerie nationale, [email protected]

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De la guerre de siège à la guerre de mouvement : une révolution logistique à l’époque de la Révolution et de l’Empire ?

Jean-Philippe Cénat

1 La logistique est généralement le parent pauvre de l’histoire militaire et ne suscite pas un vif intérêt chez les spécialistes. Il est vrai que l’étude approfondie de l’approvisionnement des troupes en vivres, munitions, fourrage… est souvent fastidieuse et que les institutions chargées de financer et de gérer le renflouement des magasins, le système des transports, sont relativement complexes. La plupart du temps, les historiens ont donc préféré s’intéresser à la haute stratégie, aux mouvements des troupes, aux batailles qui semblèrent beaucoup plus importants et plus nobles pour la réussite ou l’échec d’une guerre.

2 Pourtant, tous admettent que le facteur logistique est incontournable et aucun général ne peut se permettre de l’ignorer. Richelieu, dans son Testament politique, disait qu’il s’était toujours trouvé « plus d’armées péries faute de pain que par l’effort des armées ennemies », et Frédéric II affirmait que « l’art de vaincre est perdu sans l’art de subsister ». D’ailleurs, l’histoire comporte de nombreux exemples où des invasions ont tourné au désastre à cause de problèmes d’approvisionnement : l’invasion de la Provence par les troupes de Charles Quint en 1536, les diverses invasions de la Russie par Charles XII, Napoléon ou plus tard Hitler... En fait, la logistique apparaît comme le facteur déterminant au niveau stratégique, dans la mesure où elle fixe un cadre, une contrainte, à l’intérieur desquels un général peut manœuvrer et agir, mais dont il ne peut réellement sortir, sous peine de graves revers.

3 L’évolution de la logistique est également un des facteurs fondamentaux qui explique le passage d’une guerre de siège au XVIIe siècle à une guerre de mouvement au début du XIXe siècle. Influencés par Clausewitz, de nombreux historiens ont eu tendance à dénigrer la première au profit de la seconde, jugée plus noble et plus décisive. La guerre de siège de l’époque louisquatorzienne est généralement critiquée, car elle aurait perdu

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de vue l’objectif premier de tout conflit, c’est-à-dire l’anéantissement de l’ennemi et l’occupation de son territoire. Cette guerre « en dentelles », avec ses blocages stratégiques et ses codes d’honneur surannés, ne serait devenue qu’un jeu entre rois qui aurait entraîné des conflits d’usure interminables. À l’opposé, la guerre napoléonienne jouit d’une image très positive. Par le retour à la guerre de mouvement, la recherche de la bataille décisive et de la destruction de l’armée ennemie, Napoléon aurait réussi à surmonter tous ces problèmes stratégiques et à vaincre pendant une dizaine d’années toutes les armées d’Europe.

4 Cette vision est évidemment caricaturale, mais elle reste inconsciemment présente chez de nombreux historiens. Or, si l’on étudie attentivement ce passage de la guerre de position à la guerre de mouvement, on se rend compte qu’il suppose une révolution ou du moins une évolution importante au niveau de la logistique. La thèse traditionnelle explique qu’au cours du XVIIe siècle, avec la croissance des effectifs des armées, celles- ci étaient devenues de plus en plus dépendantes des magasins pour leur approvisionnement. La conséquence était qu’elles ne pouvaient plus s’en éloigner, ce qui condamnait les généraux à une guerre de siège et de position. Ce n’est que sous la Révolution et surtout avec Napoléon que cette tyrannie du ravitaillement par l’arrière aurait été brisée, les armées françaises manœuvrant alors sans trop se préoccuper du ravitaillement, en vivant désormais presque complètement sur le pays.

5 Cependant, cette vision traditionnelle a été remise en cause en 1977 lors de la parution d’un ouvrage de base sur la logistique, celui de Martin Van Creveld, Supplying War. Logistics from Wallenstein to Patton, qui explique que les armées du XVIIe et du XVIII e siècle vivaient en fait, elles aussi, largement sur le pays. Cette remise en question de la révolution logistique de l’époque napoléonienne laisse également entendre que les armées de Louis XIV auraient pu être aussi mobiles que celles de Napoléon, si elles l’avaient réellement voulu. En fait, Van Creveld cherche à montrer qu’il y aurait une certaine continuité des méthodes de logistique entre le XVIIe siècle et Napoléon, voire jusqu’en 1914.

6 Cette controverse nous amène donc à réexaminer en détail la manière dont les armées étaient ravitaillées à l’époque de Louis XIV, puis à celle de Napoléon, à évaluer la part de l’approvisionnement par magasins et celle des prélèvements sur le pays, et à chercher les facteurs qui ont permis une plus grande mobilité et des batailles plus décisives à partir de la Révolution française. Guerre de position et logistique à l’époque de Louis XIV 7 À l’époque moderne, pour son ravitaillement, une armée a besoin de nourriture (avant tout du pain, parfois de la viande ou des biscuits), du fourrage pour les chevaux (de la cavalerie, mais aussi des trains d’équipage), des munitions et de la poudre (pour les armes à feu, l’artillerie). Nous nous concentrerons ici sur les deux premiers éléments qui n’ont pas les mêmes implications : le pain et le fourrage. La nourriture (le pain) 8 Théoriquement, le soldat de Louis XIV avait droit à une ration quotidienne de 2 livres de pain (734 g), ration qui était plus élevée pour la cavalerie et les officiers. Dans un article fondamental pour l’étude de la logistique à l’époque moderne, Geza Perjés1 s’est efforcé de calculer ce que pouvait consommer une armée moyenne de 60 000 combattants à l’époque de Louis XIV. Il estime que celle-ci a besoin de 90 000 rations de pain, car il faut ajouter aux combattants les hommes qui s’occupent du transport, les travailleurs qui suivent une armée et les rations supplémentaires pour les officiers qui

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sont mieux nourris2. Il a ensuite comparé ces besoins aux ressources en grains des différentes régions d’Europe. Sa conclusion est que si, théoriquement, les ressources locales pouvaient être suffisantes pour entretenir une armée de 60 000 hommes, en pratique les choses étaient beaucoup plus compliquées. En effet, les dévastations de la guerre appauvrissaient rapidement les populations qui ne pouvaient approvisionner une armée très longtemps. De plus, un autre problème s’avérait beaucoup plus important, celui de la fabrication du pain. Pour cela, il fallait moudre le grain en farine, puis le cuire. Or, très souvent, les capacités des moulins et des fours locaux étaient insuffisantes pour fabriquer le pain pour une armée entière. Résultat, la seule solution était de recourir à un ravitaillement par magasins et par convois, depuis l’arrière. Ce système des magasins, mis en place au début du XVIIe siècle, fut ensuite perfectionné par Louvois (surnommé le « grand vivrier » de l’armée) qui, pour la préparation de la guerre de Hollande, réussit par exemple à amasser, en 1672, 200 000 rations quotidiennes pour six mois. Le fourrage 9 L’autre grande préoccupation logistique d’une armée était le fourrage destiné aux chevaux, que l’on peut comparer au carburant pour nos armées modernes. Dans son armée théorique de 60 000 combattants, Perjès considère qu’elle comprend 20 000 cavaliers et 40 000 fantassins. En ajoutant les animaux de trait pour le transport de l’artillerie, du matériel de campement et du ravitaillement, il estime qu’il faudrait 40 000 rations de fourrage, une ration de fourrage correspondant à 25 kg de fourrage vert (un peu moins s’il s’agit de fourrage sec). Au total, on arrive donc au chiffre énorme de 1000 tonnes de fourrage à fournir chaque jour. Avec un tel volume, on comprend bien qu’il était impossible de tout faire venir de l’arrière par des magasins, car il aurait fallu un nombre considérable de chariots pour les transporter, lesquels chariots étaient tirés par des animaux de trait qui consommaient eux-mêmes du fourrage. Celui-ci était donc pris sur le pays par des groupes de partisans qui en récoltaient pour 4-5 jours dans les environs du campement de l’armée. Il arrivait parfois, exceptionnellement, qu’une armée soit ravitaillée en fourrage par l’arrière, lorsqu’on voulait par exemple entrer en campagne quelque temps avant l’ennemi, au début du printemps, ou prolonger un peu une campagne en automne. Mais, généralement, du fait de cette dépendance à l’égard des fourrages, le début et la fin des campagnes militaires étaient très liés aux saisons et on ne s’avisait pas de faire la guerre pendant l’hiver. En plus, avec le mauvais temps, les routes devenaient parfois impraticables, ce qui rendait encore plus difficiles les déplacements déjà lents des armées. De ce point de vue, la campagne de Turenne en Alsace pendant l’hiver 1674-1675 apparaît comme un véritable exploit qui ne fut guère réédité par la suite.

10 En volume et en poids, comme le fourrage représente environ 90 % des besoins d’une armée en campagne, Van Creveld en a déduit que l’approvisionnement par l’arrière, par les magasins, était très secondaire. Selon lui, l’armée vivait donc très largement sur le pays et dépendait surtout de la recherche des ressources locales et moins de sa ligne de communication. Mais, comme l’a bien souligné John Lynn dans son ouvrage sur l’armée française au XVIIe siècle, on ne peut négliger aussi rapidement les 10 % restants, car ceux-ci correspondent à la nourriture des troupes3. La dépendance des armées de Louis XIV à l’égard des magasins 11 La dépendance à l’égard des magasins est donc bien réelle au XVIIe et au XVIIIe siècles. Ainsi, le prince Eugène de Savoie, qui est considéré comme l’un des stratèges qui

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pratique le mieux la guerre de mouvement au début du XVIIIe siècle, estima pourtant à plusieurs reprises comme indispensable d’avoir un soutien logistique à l’aide de magasins. En 1701-1702, il fit ériger des magasins dans le Tyrol et le Frioul pour préparer sa campagne en Italie. Et, en 1708, après la victoire d’Audenarde, il s’opposa à l’idée d’avancer directement sur Paris, avant d’avoir pris Lille et d’y avoir installé des magasins suffisants. Il existe néanmoins une exception à cela : il s’agit de sa campagne de 1706 dans le Piémont où il abandonna ses magasins et fonça rejoindre les forces du duc de Savoie pour secourir Turin. Mais ce cas ne doit pas être généralisé à l’ensemble des campagnes du prince Eugène, comme le font trop souvent certains admirateurs de la guerre de mouvement qu’il pratiquait4.

12 On cite également souvent comme contre-exemple de cette dépendance à l’égard des magasins la marche de Marlborough des Pays-Bas jusqu’au Danube en 1704, qui aboutit à la défaite des Franco-Bavarois à Blenheim le 13 août 1704. Certains voient dans cette opération les prémices de la guerre napoléonienne. Mais cette marche est un peu particulière dans la mesure où Marlborough trouva sur son chemin tout ce dont son armée avait besoin. En effet, il avait emmené avec lui de grosses sommes d’argent et son quartier-maître général précédait l’armée dans toutes les localités qu’elle avait à traverser, pour y assembler tout ce qui était nécessaire au soldat. De plus, toute cette marche se déroula en pays alliés, sans crainte d’une attaque ennemie. Comme le soldat ne ressentait dès lors plus le besoin de piller, la population, rassurée, apportait avec confiance des denrées qu’elle savait devoir être payées. Cela reste donc une exception difficilement renouvelable, qui s’apparente davantage au système des étapes, lorsque les troupes se déplacent à l’intérieur d’un royaume5.

13 Une armée en campagne est donc dépendante de deux éléments qui ont des implications contradictoires. En effet, la dépendance à l’égard des magasins limite le rayon d’action des armées de l’époque, qui sont condamnées à une guerre de position ou de frontière. Sous cet angle, il est plus facile de ravitailler une armée qui ne bouge pas ou très peu. Mais la nécessité de trouver du fourrage implique qu’une armée ne puisse rester qu’un temps limité dans un même camp. Elle doit sans cesse se déplacer pour trouver de nouveaux prés. Le bon général doit donc tenir compte de ces deux préoccupations contradictoires dans ses mouvements6.

14 Mais la principale difficulté à cette époque est bien d’approvisionner une armée qui fait le siège d’une place forte, car elle est alors immobile et nécessite une importante artillerie et des munitions. Nombre de sièges furent annulés ou décidés uniquement en fonction de préoccupations logistiques. À cet égard, la proximité d’un fleuve ou d’une rivière est généralement déterminante, car la voie d’eau est alors le moyen de transport le plus pratique, le plus rapide et le moins cher pour toutes les munitions de bouche et de feu. L’importance des forteresses 15 Dans ces contraintes logistiques, les fortifications jouèrent un rôle fondamental. Elles avaient évidemment avant tout un rôle défensif : protéger le royaume d’une incursion ennemie. Elles étaient des barrières redoutables, car pour faire le siège d’une place forte ennemie, il fallait disposer d’une force largement supérieure à celle de la garnison (un rapport de 7 à 1 environ). Cela nécessitait beaucoup de temps et d’importants moyens logistiques en hommes et matériel. Pour éviter cela, on pourrait penser qu’il aurait été plus judicieux pour une armée de poursuivre son avancée et de marcher directement vers la capitale ennemie, quitte à laisser derrière soi une forteresse. C’est

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ce que proposa par exemple Marlborough en 1708 après sa victoire à Audenarde : laisser de côté le siège de Lille et foncer sur Paris pour forcer les Français à signer la paix. Mais dans ce cas, la garnison laissée intacte en arrière pouvait attaquer les lignes de communication et de ravitaillement de l’armée d’invasion, ce qui aurait entraîné son anéantissement à très court terme, car nous avons vu que vivre sur le pays était quasiment impossible au niveau de la nourriture. Du coup, pour pénétrer et contrôler le territoire ennemi, la seule solution était d’attaquer une par une ses places fortes. D’autre part, celles-ci avaient également un objectif offensif : elles étaient des portes d’entrée vers le territoire ennemi et jouaient le rôle de base de ravitaillement. Enfin, elles pouvaient servir de centres pour la levée de contributions. Guerre d’usure, contributions et politiques de dégât 16 À cause des nécessités logistiques et de l’importance des forteresses, la guerre à l’époque de Louis XIV était une guerre de position qui ne permettait pas d’obtenir une victoire rapide et décisive sur l’ennemi. Du coup, les guerres s’éternisaient et se transformaient en guerres d’usure, où l’objectif était avant tout d’entretenir son armée à moindres frais. Pour cela, un des grands objectifs stratégiques était de se rendre maître de pays qui pourraient supporter l’entretien de l’armée, et inversement d’empêcher les ennemis de faire des incursions sur le territoire national. L’armée devait vivre au maximum aux dépens des pays frontaliers par l’intermédiaire de réquisitions. Celles-ci se faisaient soit en nature (blé, bestiaux, nourriture, fourrage), soit en espèces. Dans ce dernier cas, on parlait alors de contributions. Ce système permettait de soulager le Trésor royal et les contributions pouvaient représenter, selon que l’on suit les estimations de Guy Rowlands ou de John Lynn, entre 13 et 25 % du coût d’entretien total d’une armée, ce qui reste considérable dans les deux cas7. Les contributions pouvaient prendre un poids encore plus important si on se place à l’échelle d’une armée en campagne. Ainsi, en 1703, l’armée de Villars en Allemagne réussit à lever de considérables contributions qui représentaient plus de 40 % des besoins en argent de son armée !

17 Il faut néanmoins distinguer ces contributions et réquisitions des politiques de dégâts qui s’apparentent à la tactique de la terre brûlée. En effet, l’objectif des contributions n’était pas de ruiner complètement le territoire occupé, mais d’en obtenir le maximum d’argent, ce qui pouvait conduire à une certaine modération. Le but était d’agir comme un parasite qui tire sa substance de son hôte mais ne cherche pas à le tuer. C’est ainsi que les contributions négociées et planifiées entre les armées occupantes et les autorités locales, ont progressivement remplacé ce que John Lynn a appelé la « taxe de violence »8, c’est-à-dire le pillage désordonné qui était finalement moins rentable. Mais lorsque les communautés locales refusaient de payer leur part des contributions, la répression pouvait être très violente. En représailles, les soldats prenaient des otages, exécutaient des habitants ou incendiaient des maisons et des villages. La frontière entre réquisitions, contributions et dégâts peut alors paraître mince, mais elle existe. En effet, dans le ravage, le but n’est pas tellement d’accroître les ressources d’une armée, mais surtout d’en priver l’ennemi. On retrouve la tactique bien connue de la terre brûlée qui empêche l’ennemi de progresser ou le détruit à petit feu en le privant de moyens de subsistance. Ainsi, l’on peut vaincre une armée sans avoir à la combattre directement. Une dernière technique de destruction, elle aussi très courante à l’époque, concerne les places fortes et consiste à raser les murailles d’une ville que l’on ne voulait ou que l’on ne pouvait conserver. L’objectif était d’empêcher les ennemis de la réutiliser comme base d’opération ou comme centre de magasins. La célèbre désolation

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du Palatinat par les troupes françaises en 1688-1689 fut en fait une combinaison de ces trois types de destructions et réquisitions, mais faites de manière beaucoup plus systématique que précédemment et sur une échelle beaucoup plus importante9.

18 Ce système de guerre, typique de l’époque de Louis XIV et en grande partie valable pendant le reste de l’Ancien Régime, va changer avec la Révolution et l’Empire, où l’on assiste au retour à la guerre de mouvement. Guerre de mouvement et logistique sous la Révolution et l’EmpireLa recherche du mouvement et de la bataille décisive sous Napoléon 19 À la fin du XVIIIe siècle, Guibert explique dans ses œuvres, notamment l’Essai général de tactique, que les armées doivent avant tout rechercher la bataille décisive et retrouver leur mobilité. Pour cela, elles doivent se libérer de la tyrannie des magasins, alléger leurs équipages et leurs bagages et vivre davantage sur le pays. Pour lui, la guerre étant par nature offensive et non défensive, son sort doit être décidé par des grandes batailles et non par des sièges, qu’il faut éviter au maximum. Ces principes furent appliqués dans les grandes lignes par Napoléon, qui n’emmenait souvent avec lui que peu d’argent et peu de ravitaillement, et ne mena que quelques grands sièges dans ses campagnes (Mantoue, Acre et Dantzig essentiellement). Mais cela ne fut possible que parce que les effectifs de ses armées avaient sensiblement augmenté par rapport à l’époque de Louis XIV. Avec une armée de 250 000 hommes ou plus, on pouvait alors se permettre d’en laisser une partie pour couvrir une place forte et poursuivre l’offensive10. D’autre part, les progrès de l’artillerie (notamment le système Gribeauval qui permettait en outre une plus grande mobilité) redonnaient à nouveau l’avantage à l’offensive sur la défensive. Prendre d’assaut une forteresse était devenu plus facile et les places tombaient plus rapidement. Les avantages du système divisionnaire 20 L’invention du système divisionnaire en France fut un autre facteur déterminant pour pratiquer à nouveau une guerre de mouvement et pour forcer l’armée ennemie à la bataille. Le principe en était de fractionner une armée en divisions, c’est-à-dire en éléments aux effectifs équivalents, composés de tous les types d’armes (infanterie, cavalerie, artillerie) et capables de résister à n’importe quelle armée ennemie pendant une durée minimale. Une division se déplaçait alors à distance du gros de l’armée, ce qui lui laissait le temps de résister jusqu’à l’arrivée des renforts. Mais là encore, cela ne fut possible que grâce aux progrès des armes à feu (notamment au niveau des cadences de tir) et de l’artillerie par rapport aux armes blanches. Sous l’Ancien Régime, du fait du poids plus décisif du choc sur le feu, l’effet du nombre se faisait beaucoup plus sentir et un détachement attaqué par une armée entière ne pouvait lui résister très longtemps. Il était donc voué à l’anéantissement11.

21 La généalogie de l’apparition du système divisionnaire est complexe et il faut pratiquement un demi-siècle pour que le système se mette réellement bien en place. Il semble que les premières divisions furent essayées lors des dernières campagnes de la guerre de Sept Ans par le duc de Broglie en 1759. On peut déjà retrouver l’ébauche de cette organisation lors de la retraite des troupes françaises de Bavière par le duc de Broglie père en 1742. Néanmoins ce n’est véritablement qu’à partir de 1793, avec le rapport de Dubois-Crancé, et la généralisation par Carnot en 1794, que la division commença réellement à exister tactiquement, car sous l’Ancien Régime, il s’agissait plus d’un système théorique qui n’avait pas une grande existence pratique. Les divisions de 1793 comprenaient généralement deux brigades d’infanterie, une de

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cavalerie et quatre compagnies d’artillerie. Bonaparte changea ensuite une nouvelle fois cette organisation. Il ne voulait pas d’une dispersion de l’artillerie ou de la cavalerie à l’intérieur des divisions et il voulait restreindre l’autonomie laissée au général de division pour avoir un plus grand contrôle sur l’ensemble. C’est pourquoi, désormais, chaque division était composée uniquement d’infanterie, de cavalerie… Mais le principe de mixité était sauvegardé à l’échelle supérieure, celle du corps d’armée (créé en 1805 avec la Grande Armée), qui comprenait deux ou trois divisions d’infanterie, une de cavalerie et un régiment d’artillerie.

22 Sous l’Ancien Régime, sans le système divisionnaire, les armées étaient obligées de se déplacer d’un seul bloc, ce qui posait des problèmes logistiques considérables et empêchait une armée de vivre sur le pays, car elle était concentrée sur un territoire trop exigu pour la ravitailler. Par contre, à partir du moment où une armée en mouvement put se disperser, il était possible de faire des réquisitions de vivres et de fourrages sur un pays beaucoup plus vaste. Ainsi, lors de la marche de la Grande Armée du camp de Boulogne jusqu’en Bavière en 1805, celle-ci était divisée en quatre grands corps d’armée séparés qui marchaient parallèlement et couvraient plus de 100 km de large. Chaque corps devait vivre sur le pays situé sur sa gauche, sauf le corps le plus au sud. Ensuite, l’armée devait se réunir pour encercler l’armée autrichienne de Mack basée à Ulm ou pour livrer bataille12.

23 Une autre conséquence de l’indivisibilité des armées sous l’Ancien Régime, c’est que, dans ses déplacements et dans les camps, l’armée devait être dans une formation très proche de celle de l’ordre de bataille, c’est-à-dire en deux lignes parallèles souvent très allongées. Ainsi, Jean Milot13 a étudié les difficultés de mouvement rencontrées par l’armée de Condé lors de sa campagne en Flandre en mai 1674. Il montre que l’armée, qui comptait 45 000 hommes et 10 000 chevaux, stationnait dans des camps tout en longueur qui faisaient entre 3,5 et 4,5 km de long et au maximum 500 m de large, suivant un ordre et une hiérarchie très stricts. Dans ces conditions, l’installation et la levée du camp étaient un véritable tour de force qui demandait une grande préparation et prenait un temps considérable, ce qui limitait d’autant la durée des marches. Les déplacements étaient également très lents, car la vitesse dépendait de celle des véhicules les moins rapides, en général les trains d’artillerie. En moyenne, l’armée parcourait entre 4 et 5 lieues par jour (soit entre 16 et 20 km). D’autre part, il était difficile de trouver plusieurs chemins proches pour faire avancer les différentes colonnes en parallèle. La route proprement dite était généralement réservée à l’artillerie et aux charrois, alors que l’infanterie et la cavalerie se déplaçaient à travers champs. Ajoutons à cela, les problèmes causés par les intempéries (pluie, boue, neige…) et l’on aura une idée des difficultés rencontrées par les armées à cette époque !

24 L’autre grand avantage du système divisionnaire et de la dispersion de l’armée en campagne était qu’il permettait de forcer l’ennemi à la bataille. En effet, sous l’Ancien Régime, avec des armées indivisibles, cela était très difficile. Les batailles n’avaient lieu que lorsque chacun des adversaires pensait pouvoir vaincre l’autre, donc a priori lorsque les forces en présence n’étaient pas trop disproportionnées. Dans ces conditions, l’issue des batailles était incertaine et Louis XIV, comme beaucoup de ses généraux, était réticent à les engager. Le système divisionnaire, avec ses corps d’armée avançant suivant plusieurs directions, permit de créer une sorte de filet articulé pour traquer l’adversaire, le fixer et lui couper tous ses chemins de retraite. Désormais, une armée beaucoup plus nombreuse pouvait obliger son adversaire à combattre et

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l’anéantir. C’était là l’essence de la stratégie napoléonienne. Mais cela n’était pas sans risque, car le bon général devait savoir disperser et concentrer ses forces au bon moment pour surprendre l’ennemi. En effet, si on divisait trop ses forces et que l’on se faisait attaquer, on risquait une lourde défaite. C’est notamment ce qui faillit arriver à Bonaparte à Marengo14.

25 Mais on n’a pu tirer tous les avantages du nouveau système divisionnaire que parce que la mentalité des soldats avait également changé avec la Révolution et l’Empire. La Révolution dans la mentalité des soldats 26 Sous l’Ancien Régime, les soldats étaient pour la plupart plus ou moins recrutés sous la contrainte et se battaient essentiellement pour leur solde, et non pour une cause ou pour la défense de leur pays, même si ce sentiment n’était pas totalement absent de leur motivation. Avec la Révolution et l’Empire, ce rapport entre les motivations se modifia, car les soldats se battaient désormais également pour un idéal, par sens du devoir et de la patrie. Ils étaient également un peu plus disciplinés que sous le règne de Louis XIV (même si cela reste variable suivant les campagnes et les chefs qui les commandaient). Toujours est-il que les généraux leur faisaient plus confiance lorsqu’on les envoyait en détachements pour trouver du ravitaillement et du fourrage pour l’armée. Sous l’Ancien Régime, le risque de mutinerie et de désertion était grand si une armée n’était pas correctement approvisionnée et payée. Par contre, Napoléon pouvait parfois se permettre de négliger un peu plus le ravitaillement et de vivre sur le pays dans des conditions difficiles. Ses soldats étaient davantage attachés à lui et à sa cause et le risque de mutinerie était moins élevé, ce qui était un avantage notable par rapport à ses adversaires autrichiens ou prussiens15. La discipline était indispensable pour vivre le plus rationnellement possible sur le pays traversé, car le pillage a toujours été la forme la moins rentable d’exploitation. C’est pourquoi, tout un appareil régulier de responsables fut mis en place pour lever les réquisitions et les contributions, avec notamment les commissaires des guerres. Les soldats avaient pour consigne de bien traiter les populations locales. Évidemment, plus les difficultés de ravitaillement s’accrurent au cours des années, notamment à partir de 1807 et de 1809, plus le pillage se répandit dans les armées napoléoniennes. Van Creveld relève également que, lors de la campagne de Russie, où l’approvisionnement de la Grande Armée fut insuffisant, les difficultés furent beaucoup plus grandes dans les corps d’armée dirigés par des généraux laxistes, alors que le corps de Davout ou la Garde impériale, plus disciplinés, eurent beaucoup moins de problèmes de ravitaillement et donc beaucoup moins de pertes.

27 Cette mentalité et cette discipline des soldats de la Révolution ont également permis de transformer les batailles gagnées (victoires tactiques) en victoires beaucoup plus décisives au niveau stratégique, grâce au développement des poursuites. Car les pertes les plus importantes du vaincu ont lieu généralement à partir du moment où ses lignes se disloquent, au moment où il fait retraite et panique. Si la poursuite est bien organisée, un bon général peut même anéantir totalement l’armée adverse. Mais sous l’Ancien Régime, ces poursuites étaient très limitées du fait des difficultés de ravitaillement et de la peur de la désertion. C’est pour cela que Frédéric II l’interdisait à ses armées. Or, la vitesse est fondamentale dans la poursuite, car si elle est trop lente, l’adversaire peut alors se réorganiser et combattre à nouveau. Les troupes napoléoniennes étaient par contre capables de rester disciplinées et de vivre quelques jours avec un ravitaillement faible, ce qui était suffisant pour assurer le succès des

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poursuites. Le génie de Napoléon fut d’avoir su exploiter remarquablement toutes ses victoires, notamment lors de la campagne contre la Prusse en 1806. Enfin, au XVIIIe siècle, il existait un blocage moral et mental qui interdisait à un général d’aller sabrer un ennemi en déroute. Cela était contraire aux règles de la guerre et au code de l’honneur des officiers, qui étaient pour la plupart des nobles16. Avec la Révolution et l’Empire, où l’objectif était désormais l’anéantissement des forces ennemies, ces réticences n’étaient plus de rigueur. Les limites du système logistique napoléonien 28 Le système de guerre napoléonien basé sur les réquisitions sur le pays comporte néanmoins plusieurs limites.

29 La première est que l’armée, pour être convenablement ravitaillée, devait en fait se déplacer constamment, sinon les problèmes logistiques pouvaient devenir critiques et l’on était alors forcé d’avoir recours aux magasins. Ainsi, lors de la campagne de 1805, si la Grande Armée a surtout vécu sur les pays traversés, c’est en grande partie par nécessité (les rations qui devaient être rassemblées sur son chemin à Strasbourg, Mayence puis en Bavière ne furent pas prêtes à temps et furent donc insuffisantes) et certains moments furent plutôt critiques. En fait, de grandes difficultés apparaissaient lorsque l’armée devait se rassembler sur un espace restreint. Ce fut le cas par exemple lorsque la Grande Armée arriva sur Ulm ou lorsqu’elle dut ensuite poursuivre sa route vers Vienne et emprunter une seule route en longeant le Danube. Là, les pays traversés ne suffirent plus à entretenir l’armée et il fallut recourir aux réserves des magasins ou aux provisions faites précédemment. De même, lorsque l’armée était obligée de stationner pendant quelques jours au même endroit, il fallait absolument la ravitailler par magasins. Napoléon connut d’ailleurs des moments très difficiles lors du siège de Mantoue en 1796 ou lorsque la Grande Armée fut bloquée dans l’île de Lobau en 1809, avant la victoire de Wagram. On voit donc que les armées napoléoniennes ne pouvaient vivre entièrement sur le pays et avaient besoin d’un ravitaillement complémentaire par l’arrière17.

30 Souvent Napoléon ne prévoyait du ravitaillement que jusque vers la date prévisible de la bataille qu’il imaginait inévitablement comme victorieuse. Ensuite, selon lui, la guerre devait nourrir la guerre : les magasins de l’ennemi ou les ressources locales devaient permettre de ravitailler son armée. Tant qu’il fut victorieux, ce système fonctionna bien, mais lorsque les défaites commencèrent à arriver à la fin de l’Empire, il devenait très risqué et il fallut changer de méthode. De même, tant que Napoléon combattit en Italie ou en Allemagne, bref dans l’Europe riche, la solution de vivre sur le pays fut globalement satisfaisante. Mais lorsqu’il dut ensuite manœuvrer en Pologne, en Espagne ou en Russie, c’est-à-dire dans des pays plus pauvres au niveau des densités de population et des ressources agricoles, le système atteignit ses limites et l’on dut avoir recours au ravitaillement par l’arrière et aux magasins18. L’empereur s’en rendit d’ailleurs bien compte lorsqu’il entra en Pologne en 1807 et il entreprit de faire quelques réformes, avec notamment la création du Train en mars.

31 En fait, jusqu’en 1806-1807, il n’y avait pas eu de grands changements dans l’organisation du système des vivres et des transports depuis le XVIIIe siècle. Malgré des tentatives de réformes et de mise en place d’une régie plus rationnelle, la Révolution n’avait pas su prendre en charge correctement le ravitaillement de ses troupes et une grande anarchie régnait. Faute d’argent, elle ne constitua jamais de magasins et ses troupes vécurent au hasard des campagnes, tantôt de réquisitions, tantôt avec les

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approvisionnements envoyés de l’intérieur ou levés à grand-peine sur les pays occupés. En 1805 et 1806, on avait toujours recours à des munitionnaires. Napoléon apporta tout de même quelques innovations importantes avec la militarisation du train d’artillerie dès janvier 1800, puis des transports de ravitaillement avec l’instauration du « train des équipages militaires » le 26 mars 1807 et enfin la création de dix compagnies d’infirmiers militaires en août 180919. Mais ces réformes ne résolurent pas réellement les difficultés de ravitaillement des armées impériales, qui furent toujours insuffisamment et irrégulièrement approvisionnées.

32 Conscient de ces problèmes, pour la campagne de Russie, Napoléon fit des préparatifs gigantesques au niveau des magasins. Il concentra des vivres et des munitions considérables à Dantzig, Glogau, Küstrin et Stettin. Le service du train fut augmenté et il ordonna que les troupes aient avec elles pour 24 jours de provisions. Ironiquement ce fut pourtant son plus grand échec et malgré tous ces minutieux préparatifs, le système de ravitaillement lâcha. En fait, étant donnés les distances, les pays traversés et la taille de son armée, cela était inévitable et Napoléon savait que son système logistique ne pouvait l’amener que jusqu’aux environs de Vitebsk. Mais il décida de continuer, parce qu’il pensait qu’il pourrait écraser l’armée russe devant Moscou et prendre la ville, ce qui aurait dû, selon lui, mettre fin à la campagne. Des considérations logistiques ont également joué. En effet, après Vitebsk, la Grande Armée avait dépassé la partie la plus pauvre de la Russie et pouvait espérer trouver plus à l’est, vers Moscou, des pays plus riches sur lesquels elle pourrait alors vivre20.

33 On voit donc que les armées napoléoniennes réussirent à accroître considérablement leur mobilité, mais qu’elles n’ont pas réussi à se détacher complètement de la « tyrannie » des magasins, surtout lorsqu’elles combattirent dans des pays pauvres. D’autre part, leurs mouvements furent guidés en partie par la nécessité de traverser des pays riches en ressources agricoles, comme c’était le cas à l’époque de la Guerre de Trente ans et de Wallenstein. Enfin, il faut noter que, si les armées napoléoniennes purent vivre autant sur le pays par rapport aux armées de Louis XIV, c’est avant tout parce que l’Europe, surtout l’Europe occidentale, avait alors réalisé des progrès très importants au niveau agricole.

34 La logistique est donc un facteur déterminant pour expliquer les blocages de la guerre de position aux XVIIe-XVIIIe siècles et le passage à la guerre de mouvement sous la Révolution et l’Empire. Mais nous avons vu que c’est en fait la combinaison de plusieurs facteurs (économiques, techniques, stratégiques, idéologiques) qui a permis cette évolution.

35 Des blocages mentaux et idéologiques concernant la vision des relations internationales ont également limité l’ampleur des guerres sous l’Ancien Régime. En effet, le XVIIe et plus encore le XVIIIe siècle sont des périodes où l’on recherche avant tout l’équilibre de l’Europe et à éviter l’hégémonie d’une puissance sur le continent. Contrairement à ce que pense Perjès, il n’y a alors aucune volonté d’anéantir l’ennemi, cela pouvant d’ailleurs compromettre une bonne paix négociée et une future alliance avec le pays concerné. La guerre à cette époque est très codifiée, ce qui tend à la limiter. Ces règles, si elles ont été très critiquées par les stratèges et les théoriciens de la fin du XVIIIe et du XIXe siècles, étaient en fait bien adaptées aux objectifs des souverains et des généraux, et aux conditions techniques et logistiques de l’époque, qui étaient elles aussi limitées. Étudier la guerre de l’époque de Louis XIV avec la vision stratégique et les concepts de la guerre de mouvement napoléonienne, comme l’ont fait trop souvent certains

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historiens, relève donc de l’anachronisme et entraîne des erreurs importantes de perception.

NOTES

1.Geza PERJÉS, « Army Provisionning, Logistics and Strategy in the Second Half of the 17th Century », Acta Historica Academiae Scientarum Hungaricae, 1970, p. 1-52. Article fondamental sur lequel se sont ensuite appuyés Van Creveld et John Lynn. 2.Ces estimations sont d’ailleurs confirmées par celles de Puységur, dans son Art de la guerre par principes et par règles (1748), qui évalue à 180 000 rations les besoins d’une armée de 120 000 hommes, lorsqu’il servait aux armées en tant que maréchal des logis des camps et armées du roi (sorte de chef d’état-major d’une armée qui s’occupait avant tout de logistique). 3.John LYNN, Giant of the Grand Siècle. The French Army (1610-1715), Cambridge University Press, 1997, p. 143. 4.Sur la logistique et les campagnes du prince Eugène, voir PERJÈS, op. cit. 5.Pour la marche de Marlborough des Pays-Bas vers le Danube, voir Clément OURY, Blenheim, Ramillies, Audenarde. Les défaites françaises de la guerre de Succession d’Espagne, 1704-1708, Thèse pour le diplôme d’archiviste paléographe, 2005, p. 215 - 217. 6.John LYNN, Feeding Mars. Logistics in Western Warfare from the Middle Ages to the Present, Boulder, Westview Press, 1993, p. 139-140. 7.John A. LYNN, dans « The Tax of Violence and Contributions during the Grand Siècle », Journal of Modern History, vol. 65, juin 1993, p. 286-310, propose une estimation haute d’environ 25% alors que Guy ROWLANDS dans The Dynastic State and the Army under Louis XIV. Royal Service and Private Interest, 1661-1701, Cambridge University Press, 2002, annexe II p. 365-366 tend à diminuer de moitié ce premier chiffre. 8.John A. LYNN, op. cit. 9.Sur le ravage du Palatinat, voir Jean-Philippe CÉNAT, « Le ravage du Palatinat : politique de destruction, stratégie de cabinet et propagande au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg », Revue Historique, CCCVII/1, mars 2005, p. 97-132. 10.Martin VAN CREVELD, Supplying war…, op. cit. 11.Lucien POIRIER, Les voix de la stratégie. Généalogie de la stratégie militaire. Guibert, Jomini, Paris, Fayard, 1985, p. 252-254 et Jean MILOT, « Un problème opérationnel du XVIIe siècle illustré par un cas régional », Revue du Nord, 53 (avril-juin 1971), p. 269-290. 12.Sur l’analyse logistique de la campagne de 1805, voir Martin VAN CREVELD, op. cit., chapitre « From Boulogne to Austerlitz ». 13.Jean MILOT, op. cit., p. 269-290. 14.Lucien POIRIER, op. cit., p. 231-238. 15.Sur ce changement des mentalités, voir John LYNN, Feeding Mars…, op. cit., p. 26-27. 16.Sur l’importance de la poursuite, voir G. PERJÈS, op. cit. 17.Van CREVELD, Supplyin war…, op. cit. 18.G. PERJÈS, op. cit.

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19.Sur la militarisation du train, des équipages et du service de santé, voir le Général DE LA BARRE DE NANTEUIL, « La logistique sous l’Empire », Revue historique des Armées, n° 197, décembre 1994, p. 14-22. 20.Sur l’analyse logistique de la campagne de Russie de 1812, voir M. VAN CREVELD, op. cit., chapitre « Many roads to Moscow ».

RÉSUMÉS

La logistique, trop souvent négligée par les historiens, est un facteur absolument déterminant pour comprendre le passage d’une guerre de siège à une guerre de mouvement de Louis XIV à Napoléon. Au XVIIe siècle, les armées ont besoin avant tout de deux choses pour survivre : du pain et du fourrage. Si ce dernier élément est réquisitionné dans les pays occupés, pour le pain, les armées n’ont d’autre choix que de se ravitailler par magasins, ce qui limite considérablement les déplacements des troupes, renforce le rôle des forteresses et amène à des guerres d’usure interminables. En fait, il faut attendre la Révolution et l’Empire pour qu’une série de facteurs militaires et techniques (accroissement des effectifs et de la puissance de feu, généralisation du système divisionnaire), idéologiques (nouvelle mentalité des soldats) ou encore économiques (notamment la révolution agricole) libèrent les armées de cette « tyrannie » de l’approvisionnement par l’arrière. Néanmoins le système de guerre napoléonien comporte lui aussi ses limites et ses armées ne peuvent vivre entièrement sur le pays.

From the War of Siege to the War of Movement: a logistical revolution during the Revolution and Empire? Logistics, too often neglected by historians, is a decisive factor for the understanding the passage from a war of siege to a war of movement from Louis XIV to Napoleon. In the seventeenth century, armies needed above all two things to survive: bread and fourage. If this last element was requisitionned in occupied countries, to obtain bread armies had no other recourse but to provision themselves by stores, a reality that considerably limited troop movement, reinforced the role of fortresses and led to interminable wars of attrition. In fact, one had to wait for the Revolution and the Empire for a series of military and technical factors (an increase in the number of troops and improved firepower, the development of a system of divisions), ideological (a new military mentality) or economic (notably the agricultural revolution) that liberated armies from the «tyranny» of behind-the-line provisionning. Still, the system of also imposed limits, and the armies could not live entirely from the land.

INDEX

Mots-clés : révolution, Ancien Régime, Empire, logistique, guerre de mouvement, guerre de positions

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AUTEUR

JEAN-PHILIPPE CÉNAT 6 av. Jules Jouy, 93600 Aulnay-sous-Bois, [email protected]

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Les soldats allemands dans l’armée napoléonienne d’après leurs autobiographies : micro- républicanisme et décivilisation

Thomas Hippler

1 La Révolution française et la période napoléonienne sont considérées comme l’époque de consolidation du nationalisme moderne. Les guerres qui hantent l’Europe entre 1792 et 1815 voient s’affronter les plus grandes armées jamais constituées. Corrélativement à ce besoin inédit de soldats, cette période a vu l’invention d’une grande institution qui allait marquer la vie de millions d’hommes pendant près de deux siècles : le service militaire obligatoire. Selon l’idéologie de la conscription, le service des armes est conçu comme un devoir du citoyen envers sa patrie. L’État peut ainsi puiser dans un réservoir d’hommes quasiment intarissable puisque, au moins en théorie, tout individu masculin est soumis au devoir militaire. Parallèlement, ce même État est défini comme « chose commune », res publica. Si la conscription a ainsi permis à l’État d’obliger les citoyens à servir comme soldats, elle implique aussi une conception « républicaine » de la patrie : comme soldat, le citoyen « appartient » à l’État, mais corrélativement l’État « appartient » à l’ensemble des citoyens. Le concept opératoire qui a permis de concevoir ce cercle d’implications mutuelles est celui de la « nation ».

2 Or on sait que les soldats dans les armées napoléoniennes n’étaient pas tous des nationaux français : il y a jusqu’à un tiers d’« étrangers » parmi les soldats de la Grande Armée en Russie. Ce fait est intéressant parce qu’il cadre difficilement avec l’idéologie de la politique de recrutement depuis la Révolution française qui construit le service militaire comme un devoir éminemment « national ». On peut donc s’attendre à trouver dans les autobiographies des renseignements sur la manière dont ces hommes vivent l’expérience du combat pour une nation non seulement étrangère, mais « ennemie »1. Comme l’a souligné Jean-Yves Guiomar dans un ouvrage récent, les guerres révolutionnaires puis impériales sont les premières à être considérées par l’historiographie comme des « guerres totales », et ce malgré le degré de violence

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considérable des guerres de religion ou de la guerre de Trente Ans2. La fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle voient aussi l’émergence de nouvelles formes de sociabilité militaire comme la « discipline librement consentie », ainsi que de nouvelles formes de combat comme la guérilla, à partir de laquelle les théoriciens prussiens de la guerre comme Gneisenau et Clausewitz ont élaboré l’idée de « guerre nationale et populaire » (Volkskrieg). L’objet des pages qui suivent vise à fournir une première approche des expériences subjectives liées à ces inventions tactiques et stratégiques3.

3 Les soldats allemands dans l’armée française se montrent particulièrement impressionnés par les relations des soldats avec leurs officiers. On retrouve à plusieurs reprises des remarques sur des formes de sociabilité militaire qui semblent faire contraste avec celles en vigueur dans les armées allemandes. L’exemple le plus évident est le degré de violence physique à l’intérieur des unités. D’après le soldat rhénan Karl Schehl « il y avait un bon esprit dans l’armée française de l’époque ; les soldats respectaient et aimaient leurs chefs comme des pères et quant à ces derniers, ils ménageaient leurs hommes autant que possible. Pendant le service, ils étaient très sévères mais en dehors du service ils considéraient leurs subordonnés, pour autant qu’ils se conduisaient convenablement et ne commettaient pas de délits, comme des égaux »4. On voit que cette description fait fidèlement écho à la conception d’une discipline librement consentie qui caractérise les armées de la Révolution française. Or il est évident que cette image doit être rapportée aux convictions politiques de l’auteur. Né en 1797 et maltraité par son père et ses instituteurs, Schehl se lie aux soldats français logés dans sa ville natale de Krefeld et, encore adolescent, décide de s’engager dans l’armée. Ainsi, il participe à la campagne de Russie. Au début de l’autobiographie qu’il a rédigée au début des années 1860 et qui a été éditée par son neveu à l’occasion du centenaire de cette campagne, Schehl se décrit lui-même comme « un républicain- né », ajoutant qu’il faisait « jadis même partie du corps effrayant des sans-culottes » et qu’il « doi[t] son existence à la Révolution française »5.

4 Des appréciations concordantes concernant une sociabilité moins violente dans l’armée française se trouvent toutefois aussi chez des auteurs qui affichent des convictions politiques moins marquées que Schehl. C’est le cas de Johann Konrad Friedrich, fils d’une famille bourgeoise de Francfort et futur officier de la Grande Armée. Quant à ses convictions politiques, il reconnaît avoir été avant son enrôlement « un partisan aveugle du nouvel empereur dans lequel [il] voyai[t] un nouveau César »6, mais décrit en même temps un climat de répression politique à Francfort dans lequel il n’était pas possible de formuler le moindre mécontentement ou critique envers la politique française. L’ancienne ville libre de Francfort dut établir une conscription régulière en 1810 mais selon Sauzey, l’historien des Allemands sous les aigles française, on ne leva en réalité « que des étrangers et des fils de soldats »7. Selon Johann Konrad Friedrich, les recrues étaient souvent des prisonniers de guerre autrichiens, tandis que bon nombre des officiers avaient auparavant servi dans différentes armées allemandes. Quant aux formes de discipline et d’instruction militaires, Friedrich les condamne : « Ce qui était plus grave que le commandement allemand était le fait qu’on introduisit aussi les brutalités allemandes au régiment et ceci suivant le conseil de plusieurs officiers qui avaient été auparavant au service autrichien, prussien ou d’autres États allemands et qui prétendaient que la discipline ne pouvait être assurée que par des coups allemands. […] Cette procédure avait deux inconvénients essentiels pour le régiment. D’une part on étouffait ainsi tout sens de l’honneur chez les soldats et d’autre part le régiment fut méprisé par les troupes françaises »8. Contrairement aux maltraitances physiques et

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verbales – et Friedrich insiste sur leur caractère spécifiquement « allemand » – la sociabilité à l’intérieur des unités françaises se caractérise par le libre usage de la « raison » et par une bienveillance généralisée à tous les échelons de la hiérarchie9. Friedrich colporte que les officiers allemands étaient sévèrement critiqués par leurs homologues français, « et même italiens », à cause du recours aux coups, et que les disputes qui en résultaient allaient parfois jusqu’à des duels mortels. Pour sa part, il dit avoir réprouvé les violences auprès de ses camarades allemands, tout en les défendant devant les officiers français pour préserver l’honneur de son régiment10.

5 Suivant le cadre conceptuel de l’époque, Friedrich problématise ainsi les disputes sur la violence physique en termes d’« honneur » : selon lui, les coups étouffent le sens de l’honneur du soldat mais en même temps il se sent obligé, pour sauver l’honneur de son régiment, de défendre les coups auprès de ses camarades français. On peut donc détecter chez Friedrich un conflit entre deux conceptions antagonistes de l’honneur. Selon la conception traditionnelle, l’honneur du soldat est intrinsèquement collectif et dépend de l’appartenance à une caste noble en ce qui concerne les officiers, et de l’unité de combat en ce qui concerne les soldats. Le sens de l’honneur, en d’autres termes, est conceptualisé en tant qu’esprit de corps11. Or, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, une autre conception voit le jour selon laquelle c’est l’individu qui doit être le sujet de son propre honneur. Pour cela, il est indispensable d’abolir les châtiments physiques en tant que peines déshonorantes12. Ainsi, l’une des premières réformes militaires en Prusse après la défaite d’Iéna fut d’interdire les coups de bâton.

6 Quant aux témoignages de violences physiques dans les armées françaises de la Révolution et de l’Empire, ils sont effectivement relativement peu nombreux, même si certains officiers s’en vantent13. Plus important, la violence de la part des officiers semble avoir été considérée par les soldats comme illégitime14 tandis que, dans les armées du XVIIIe siècle, les maltraitances faisaient intégralement partie de la socialisation militaire15. Dans les autobiographies de soldats allemands sous Napoléon, on ne trouve que très peu de témoignages de violence physique envers des subordonnés, qui correspondent à des situations exceptionnelles16. Plus répandues sont des appréciations comme celle de Jakob Klaus, fils d’un journalier et conscrit de la classe 1807 qui servait en Espagne. En rejoignant son régiment après un séjour à l’hôpital, Klaus éprouve une joie aussi intense que s’il avait « retrouvé père et mère »17. L’unité militaire, en d’autres termes, est investie d’un amour filial. Il en résulte que les nouvelles formes de sociabilité militaire que la Révolution française a mises à l’ordre du jour continuent effectivement à être perçues comme le reflet d’un changement politique fondamental. Les soldats perçoivent les coups et violences comme corollaire d’un despotisme politique sous-jacent tandis que l’armée française continue de représenter un idéal « républicain ».

7 Or, ce « micro-républicanisme » tant apprécié par les soldats est inséparable d’un autre aspect. L’un des facteurs de la supériorité des armées françaises lors des guerres révolutionnaires et napoléoniennes provient de la légèreté de leur appareil logistique. Il s’ensuit une mobilité beaucoup plus grande qui se révèle un avantage tactique considérable18. Or, cet avantage se paie par la nécessité pour l’armée de vivre des ressources du territoire où elle se trouve. Il semble que ce choix stratégique soit principalement né des difficultés matérielles au début des guerres révolutionnaires19, néanmoins il apparaît aussitôt qu’il cadre bien avec l’idéologie révolutionnaire selon laquelle la guerre n’est plus considérée comme la seule affaire du gouvernement mais

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celle de la nation entière20. Bien que cette stratégie soit condamnée par des observateurs européens comme un retour à une barbarie qu’on avait cru bannie par le développement de l’absolutisme et de ses armées permanentes21, elle est en même temps profondément novatrice, puisque la nécessité pour les populations locales d’entretenir matériellement l’armée est contrebalancée par l’implication de la population dans les objectifs même de la guerre22. Dans la mesure où l’armée se bat pour le peuple, celui-ci se doit de lui porter secours. Autrement dit, cette stratégie est inséparablement liée à une révolutionnarisation des populations.

8 Selon les observateurs contemporains, la force des armées françaises provient de l’« enthousiasme » héroïque des soldats pour la cause du combat23. Or il est évident aussi que cette qualité morale des combattants est inséparable de la nouvelle organisation politique en général24. Autrement dit, l’enthousiasme du soldat est intimement lié au fait qu’il est plus qu’un soldat au sens traditionnel du terme : il est une partie active du peuple et c’est pour le peuple et par le peuple qu’il mène son combat. Au début des guerres révolutionnaires en particulier, le « peuple » a une signification plutôt « sociale » que « nationale » : on fait la guerre aux châteaux en espérant trouver des alliés dans les chaumières25. De ce point de vue, la présence militaire française n’est considérée que comme un appui aux forces de la population locale qui aspirent par elles-mêmes à un renversement de la situation politique de leur pays. Cette idée est problématique parce qu’elle suppose réalisé ce qui ne fut pas toujours le cas. La stratégie française repose ainsi sur un pari risqué puisqu’elle ne peut fonctionner que dans la mesure où l’idéologie révolutionnaire est en effet capable de reconfigurer un espace politique et de produire, à l’intérieur des territoires « libérés », une alliance entre les révolutionnaires locaux et les forces françaises. Pour ce faire, l’action révolutionnaire doit accentuer des lignes de fracture déjà existantes dans une société donnée26. Une première conceptualisation de cette fissure en France s’exprime sous forme d’un antagonisme entre noblesse et Tiers état27. Elle est complétée par une seconde qui met l’accent plutôt sur les divisions économiques que statutaires. Ainsi, dans les sources allemandes, Lauckhard, un ancien étudiant devenu Privatdozent28, qui s’était enrôlé dans l’armée prussienne avant de déserter et de se joindre à l’armée de la Révolution française, insiste sur le fait que les perdants de la Révolution – il cite les « castes élégantes des citadins » et les « marchands, juifs, usuriers » – n’ont pas une conception juste des avantages que la Révolution a procurés à la collectivité : « Si l’on demande au paysan, à l’artisan qui fabrique des choses nécessaires, en bref à la classe productive et non pas à la classe consommatrice, non pas au courtier, au prêtre, au coiffeur ou à la fille de mode – alors on jugera mieux de la Révolution »29. Il semble que les pouvoirs français aient eu tendance à plaquer une telle grille d’analyse sociologique sur d’autres contextes sans suffisamment prendre en compte les différences régionales. Johann Konrad Friedrich écrit, à propos du royaume de , que les autorités françaises ont « commis la faute impardonnable de ne pas organiser les personnes favorables au nouveau gouvernement dans une sorte de garde civique ou nationale et de les armer ». Selon Friedrich, les forces pro-françaises dans le sud de l’Italie se trouvaient surtout parmi les propriétaires agraires et les « soi-disant patriotes », qui avaient le plus à craindre d’une « éruption de la colère populaire »30. D’après l’analyse très perspicace que Friedrich produit de la situation en Calabre, l’occupation française trouve donc un soutien parmi un groupe social dont elle se méfie trop pour lui permettre de s’armer, tandis que la royauté et le clergé parviennent à se lier au « peuple » et à l’inciter au combat anti-français.

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9 Dès lors, les bases mêmes de la stratégie française ne sont plus assurées et les forces révolutionnaires et impériales sont, pour ainsi dire, prises à leur propre piège. Contrairement à ce qui se passe à l’époque moderne, les modalités d’occupation pendant la Révolution et l’Empire remettent en cause la structure sociale et économique des territoires31. C’est pour cette raison qu’un publiciste allemand comme Wieland a pu écrire en 1794 que la France avait déclaré une « guerre civile mondiale » qui visait un « renversement complet de toutes les constitutions existantes »32. Quant aux militaires allemands, ils considèrent les guerres napoléoniennes comme des « guerres de partisans à grande échelle »33. Or, une telle conception de la guerre n’est possible que si les combattants se sentent moralement et politiquement concernés par les causes de la guerre. L’attachement des combattants pour la cause de la guerre est subjectivement considéré comme un signe de la supériorité de cette cause. Selon les soldats de la Révolution française, seule la Révolution de la liberté et de l’égalité est capable de produire l’attachement subjectif du soldat34. En revanche, il est parfois difficilement concevable que leurs ennemis soient aussi motivés par une cause35. Ainsi s’explique certainement l’emploi répété du terme de « brigands » pour désigner les insurgés, surtout dans l’Ouest contre-révolutionnaire36.

10 Les descriptions données par les soldats allemands sont en contraste notable avec de telles appréciations. Il est intéressant de constater que les guérilleros espagnols et les cosaques russes sont presque toujours décrits avec respect et parfois même avec admiration37. Ainsi Karl Franz von Holzing, officier dans un contingent de la Confédération du Rhin, dit avoir été « furieux et indigné » à cause de la participation au combat des populations espagnoles, et justifie une « vengeance selon le droit de guerre en vigueur ». Or dit-il, « au fond du cœur nous étions admiratifs envers ces hommes », sans toutefois préciser si « nous » s’applique aux troupes françaises en général ou seulement aux contingents de la Confédération du Rhin38. On peut donc constater une certaine perplexité chez ces soldats : ils n’adhèrent ni à la vue selon laquelle seules les armées françaises sont capables de produire un attachement honorable du soldat à la cause du combat, ni aux tentatives contemporaines de certains officiers allemands de « récupérer » cet enthousiasme à des fins nationales39. D’une part, ils se montrent admiratifs envers ces combattants irréguliers mais, d’autre part, on doit constater que la « guerre nationale et populaire » (Volkskrieg) n’est presque jamais considérée comme un idéal à atteindrex40. Ce que ces hommes voient, c’est surtout une violence inouïe qui se déchaîne des deux côtés et cet exemple les rend certainement dubitatifs à l’égard des vertus de la guerre populaire.

11 Selon les mots d’un gouverneur russe que le capitaine Peppler fait figurer dans la description de sa captivité en Russie, les excès de violence ne sont imputables qu’à la colère d’un peuple qui a été attaqué sans motif41. Lossberg, en revanche, raconte qu’il a parfois exécuté l’ordre de fusiller les prisonniers de guerre russes42, et il justifie ses actes en arguant que les tueries de prisonniers sont la conséquence inévitable de la stratégie russe43. On voit dans les sources des différences symptomatiques concernant les différents théâtres de guerre. Les mémoires de soldats ayant servi en Russie sont certes remplis de remarques sur la violence dont furent victimes leurs camarades de la part des partisans russes mais, contrairement à l’Espagne ou à l’Italie, on ne trouve pas de descriptions détaillées d’actes de violence extrême. En Europe du sud, celle-ci est souvent hautement ritualisée et prend des caractéristiques religieuses et sexuelles. Un cas de figure emblématique récurrent est la crucifixion du soldat français : on lui

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arrache le sexe et on le lui met dans la bouche, on lui crève les yeux, on lui coupe le nez et les oreilles et on coule du plomb dans ses plaies44. Une autre différence entre la Russie d’une part, l’Espagne et l’Italie de l’autre, est l’insistance sur l’élément religieux. On trouve certes des remarques sur la religiosité des paysans russes45, mais le combat n’est pas décrit comme directement motivé par la religion. En Espagne et en Italie en revanche, les prêtres sont dépeints comme la force motrice du soulèvement populaire. Friedrich, ayant servi en Italie, raconte ainsi que « le clergé et les moines [étaient] nos plus grands ennemis puisqu’ils promett[aient] au peuple de souffrir cinquante ans de moins au purgatoire pour chaque membre d’un français et pour un ennemi tué l’absolution de tous les péchés ; mais l’âme de celui qui en a tué trois [allait] tout droit au ciel sans même passer par l’enfer »46. Or ce fanatisme religieux des Calabrais n’aboutit qu’à un état d’anarchie ; en revanche, les Espagnols, ayant une longue tradition d’unité nationale, sont capables de convertir la motivation religieuse directement en haine nationale et « le sentiment religieux du peuple espagnol » a un « caractère vigoureusement national »47.

12 Dans un tel contexte de « petite guerre à outrance », il est difficile d’éviter les débordements, et les autobiographies et lettres des soldats de la Révolution sont en effet remplies de scènes de pillages, vols, viols et meurtres de civils48. On sait aussi que les autorités militaires elles-mêmes encourageaient parfois ces actes, permettant aux soldats de faire un bon butin. En ce qui concerne l’Allemagne, ceci posait concrètement un problème en Prusse orientale qui servait de base opérationnelle pour la Grande Armée avant la campagne de Russie. Les 300 000 soldats pillèrent impitoyablement la région49 et un administrateur local compara les dégâts causés à ceux de la guerre de Trente Ans50. Heinrich von Roos, qui participa à la campagne de Russie en tant que médecin, nous rapporte que les régiments stationnés en Prusse orientale reçurent l’ordre de s’équiper de fourrage pour 21 jours : « Cet ordre et son exécution rapide a tellement pillé les habitants de cette région qu’ils sentirent certainement la guerre avant même qu’elle fût déclenchée »51.

13 Le comte de Wedel, qui s’était enrôlé volontairement afin d’échapper à la conscription52 et qui participa lui aussi à la campagne de Russie, observe ainsi très judicieusement que les soldats des contingents allemands étaient obligés « de mener leur propre guerre, c’est-à-dire de mettre à sac et de piller des villages entiers ». Pour ce faire, ils « se regroupent eux-mêmes en bandes, élisent leur chefs, se logent dans les villages et les châteaux qu’ils gardent contre les Russes et les Français, devenus aussi bien leurs ennemis. Ces désordres, qui sont inséparables de la manière de faire la guerre, ont rapidement défait les liens de la discipline, réduit le nombre des combattants, ruiné les ressources du pays, exaspéré le peuple désespéré et provoqué sa résistance et souvent l’assassinat sauvage des prisonniers. […] La plus stricte discipline militaire ne pouvait assurer l’ordre […] car ce n’est possible que lorsque les besoins vitaux du soldat sont assurés de manière ordonnée par des distributions régulières »53. Wedel met ainsi en parallèle les choix stratégiques français et les attitudes subjectives des soldats, déplorant que les premiers aient pour résultat d’affaiblir l’assise institutionnelle de la discipline militaire et de contribuer par là à une dé-civilisation du comportement des soldats. Dans la mesure où l’appareil militaire repose sur une cohérence hiérarchique, la fragmentation de la force armée en « bandes » marque en effet l’échec de l’organisation militaire en tant que telle. « L’amitié, l’amour, la pitié, la charité sont morts dans les cœurs et l’égoïsme le plus affreux pour la conservation de la vie, même aux dépens des camarades, ont pris la place. […] Tous les liens de la discipline se sont

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défaits, les officiers n’ont plus d’ordres à donner, les soldats n’écoutent plus la voix de leurs chefs. […] Or, il existe néanmoins une sorte d’esprit de corps : les camarades d’un régiment se défendent ensemble contre des soldats d’autres troupes qui rôdent et le besoin de protection mutuelle les tient unis »54.

14 Les récits de la retraite de la Grande Armée en Russie en particulier sont remplis de descriptions d’une déroute non seulement militaire mais surtout « morale ». Les « liens de la subordination » rompus55, des vols sont commis tous les jours, chacun tente de sauver sa propre vie, même aux dépens de ses camarades, et des querelles meurtrières éclatent à la moindre occasion, comme ce soldat du train qui fendit le crâne d’un de ces camarades à cause d’un morceau de pain56. Or, ce n’est pas seulement la forme spécifiquement militaire de la sociabilité, à savoir la subordination hiérarchique, qui se défait. Les formes de médiation civile comme la monnaie perdent également leur importance : à l’approche de la Bérézina, il n’y plus de biens en circulation et le seul mode d’acquisition, c’est le vol57. Les soldats font l’expérience de la disparition des institutions (l’armée) et des conventions sociales (l’argent). Elles sont remplacées par la formation de bandes qui se tiennent mutuellement en respect et assurent par là la survie de leurs membres. La structure interne de ces bandes se soustrait elle aussi à la hiérarchie militaire : l’autorité des officiers s’efface devant celle des chefs élus de ces bandes. Malheureusement les sources ne nous permettent pas de reconstruire de manière plus détaillée la « micro-politique » à l’intérieur de ces groupes.

15 Les nouvelles formes de sociabilité militaire et les nouvelles formes de combat inventées par la Révolution française aboutissent à une fragmentation des groupes et aux sentiments d’affiliation qui leur sont associés. Malgré le manque de sources, les témoignages que nous avons recueillis nous permettent d’affirmer en toute certitude que les soldats vivent ces expériences comme une perte de « civilisation ». Christian von Martens écrit ainsi dans son carnet de route, que lui et ses camarades de la campagne de Russie ne ressemblent « plus guère à ces gens civilisés ». De retour en Allemagne, des phantasmes de « gens brûlés, morts de froid ou mutilés » le hantent encore58. Quant aux expériences subjectives, l’une des plus répandues est la dépression. Selon les lettres que l’officier Lossberg, originaire de Westphalie, écrit à sa femme, la neurasthénie (Gemütskrankheit) cause bien des morts, surtout parmi les gens les plus « cultivés et sensibles »59. D’autres éprouvent une « saturation de la vie » et aspirent à se faire tuer au combat60. De telles réactions n’ont rien de surprenant : à une époque qui met à l’ordre du jour le sens de l’appartenance à une nation et à une cause, ces soldats allemands, qui ont pour la plupart été envoyés sous les drapeaux français par leurs princes, sont sujets à un double bind à la fois national et politique. Ils sont appelés à se reconnaître dans le combat pour une cause sans avoir les moyens de le faire.

NOTES

1.Le rapport problématique à la nation des soldats allemands sous Napoléon a fait l’objet d’une communication au colloque de Trèves « Militär und Gesellschaft in

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Herrschaftswechseln » qui s’est tenu du 2 au 4 décembre 2005 et dont les actes sont en cours de publication. Sur la constitution d’ennemi national en France et en Allemagne voir l’ouvrage de Michael JEISMANN, La patrie de l’ennemi. La notion d’ennemi national et la représentation de la nation en Allemagne et en France de 1792 à 1918, Paris, CNRS, 1997. 2.Jean-Yves GUIOMAR, L’invention de la guerre totale, XVIIIe-XXe siècle. Paris, Félin, 2004. 3.L’expérience des soldats allemands sous les drapeaux français a été peu étudiée. On doit au lieutenant-colonel SAUZEY, Les Allemands sous les Aigles françaises. Essai sur les Troupes de la Confédération du Rhin, 1806-1814. vols. 1, 2, et 4 en rééd. (s.l.) Terana, 1987/88 une histoire des régiments allemands. Quand à l’historiographie plus récente, il convient de citer des travaux sur la conscription dans les territoires sur la rive gauche du Rhin, en particulier Roger DUFRAISSE, « Les populations de la rive gauche du Rhin et le service militaire à la fin de l’Ancien Régime et à l’époque révolutionnaire », dans : Revue historique 231 (1964), p. 103-140 ; Josef SMETS, « Von der Dorfidylle zur preußischen Nation. Sozialdisziplinierung der linksrheinischen Bevölkerung durch die Franzosen am Beispiel der allgemeinen Wehrpflicht (1802-1814) », dans : Historische Zeitschrift 262 (1996), p. 697-738. Je n’ai pas pu consulter la thèse de Julia Murkens, consacrée aux soldats bavarois pendant la campagne de Russie et soutenue à l’université de Tübingen en 2003 : Thränen und Wehmut ist mein tägliches Brot. Bayerische Soldaten im Rußlandfeldzug 1812. Ihre Kriegserfahrungen und deren Umdeutung im 19. und 20. Jahrhundert. 4.Karl SCHEHL, Mit der großen Armee 1812 von Krefeld nach Moskau, Düsseldorf, Schwann, 1912, p. 35. 5.SCHEHL, op. cit., p. 5. 6.Il est intéressant de constater des parallèles entre la propagande napoléonienne et ces remarques dans les lettres ou autobiographies. On sait en effet que la brochure intitulée Parallèle entre César, Cromwell, Monck et Bonaparte, qui a parfois été attribuée à Lucien Bonaparte, compara Napoléon précisément avec Jules César. En ce qui concerne la propagande napoléonienne voir la publication électronique de Wayne HANLEY, The Genesis of Napoleonic Propaganda, 1796-1799, New York, 2002 sur www.gutenberg-e.org, ainsi que Annie JOURDAN, Napoléon. Héros, imperator, mécène, Paris, Aubier, 1998 et l’étude déjà ancienne de Robert B. HOLTMAN, Napoleonic Propaganda, 2 éd. New York, Greenwood Press, 1969 (1er éd. 1950). 7.SAUZEY, op. cit., t. 1, p. 15. 8.Johann Konrad FRIEDRICH, Abenteuer unter fremden Fahnen. Erinnerungen eins deutschen Offiziers im Dienste , Berlin, Brandenburgisches Verlagshaus, 1990, p. 28. 9.Id., op. cit., p. 30. 10.Id., op. cit., p. 80. 11.Voir à ce sujet le Testament militaire de Frédéric II de Prusse dans : Die Werke Friedrichs des Großen. Hg. v. Gustav Berthold Volz, Berlin, Hobbing, 1913, Bd. 6, p. 233. Contre l’idée que les soldats puissent individuellement être porteurs d’honneur voir l’argumentation du caméraliste Johann Heinrich Gottlob von JUSTI, « Gedanken über die Mittel ein Kriegsherr tapfer und unüberwindlich zu machen », dans : Gesammelte politische und Finanzschriften über wichtige Gegenstände der Staatskunst, der Kriegswissenschaften und des Cameral- und Finanzwesens, Koppenhagen und Leipzig. Auf Kosten der Rothenschen buchhandlung, 1761-1764. Bd. 1 (1761), p. 555. 12.Voir à ce sujet surtout les articles programmatiques du général prussien Gneisenau, en particulier « Freiheit der Rücken » (initialement publié dans le journal Der

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Volksfreund du 9 juillet 1808) et « Entwurf der Vorordnung über Abschaffung der Leibesstrafe vom 6. April 1808 » dans GNEISENAU, Ausgewählte militärische Schriften. Hg. v. Gerhard Förster und Christa Gudzent, Berlin, Militärverlag der DDR, 1984, pp. 98 et 116-117. 13.Voir à ce sujet Pierre GIRARDON, Lettres de Pierre Girardon, Officier barsuraubois, pendant les guerres de la Révolution (1791-1799), éd. Louis Morin. Bar-sur-Aube, Lebois, 1898, p. 33 (lettre du 29 mars 1793) : « Vous ne saurez croire combien j’ai sabré de volontaires ». 14.« Il y eut de grands murmures dans la troupe, occasionnés par la brutalité de plusieurs officiers ». BRICARD, Mémoires de soldat. Journal du Cannonier Bricard, 1792-1802, Paris, Delagrave, 1891, p. 198. 15.Voir l’autobiographie de Bräker, l’une des rares sources provenant d’un simple soldat du XVIIIe siècle. Uli BRÄKER, Le pauvre homme du Toggenbourg, trad. fr. Lausanne, L’âge d’Homme, 1985, p. 134-135. 16.Heinrich von ROOS, Mit Napoleon in Rußland. Hg. v. Paul Holzhausen, Stuttgart, Lutz [1914], p. 182. 17.L’autobiographie que Jakob Klaus a écrite en 1815 est éditée dans Joachim KERMANN, Pfälzer unter Napoleons Fahnen. Veteranen erinnern sich, Neustadt, Historischer Verein, 1989, p. 88. 18.Il est intéressant de constater que les questions proprement militaires, c’est-à-dire stratégiques, tactiques et logistiques, ont été relativement peu traitées par l’historiographie récente. Ainsi l’étude momunentale d’Albert SOREL, La Révolution française et l’Europe, publiée entre 1885 et 1904, fait toujours autorité. D’autre part, on peut constater que les études les plus récentes sur ces questions proviennent pour une grande partie de la plume d’auteurs anglo-saxons. Voir surtout T. C. W. BLANING, The French Revolutionary Wars, 1787-1802, London, Arnold, 1996 et John A. LYNN, The Bayonets of the Republic. Motivation and Tactics in the Army of Revolutionary France 1791-94, 2nd ed. Boulder, Westview Press, 1996. Depuis les travaux toujours irremplaçables de Jean-Paul BERTAUD (voir en particulier La révolution armée. Les citoyens-soldats et la Révolution française, Paris, Laffont, 1979), la recherche française sur les guerres révolutionnaires s’est plutôt intéressée à des questions d’histoire sociale. Les recherches les plus récentes s’occupent davantage de problèmes politiques et idéologiques. Voir surtout les travaux d’Annie CRÉPIN, en particulier La conscription en débat ou le triple apprentissage de la nation, de la citoyenneté, de la République (1798-1898), Arras, Artois Presses Université, 1998 et Défendre la France. Les Français, la guerre et le service militaire, de la guerre de Sept ans à Verdun, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005. 19.Voir en particulier le rapport du ministre de la guerre Louis NARBONNE, Rapport… sur l’état des frontières et de l’armée, Paris, Du Pont, 1792. Voir aussi différents rapports contenus dans le recueil de sources édité par Eugène DEPREZ, Les volontaires nationaux (1791-1793) : étude sur la formation et l’organisation des bataillons d’après les archives communales et départementales. Paris, Chapelot, 1908. 20.Voir Thomas HIPPLER, Soldats et citoyens. Naissance du service militaire en France et en Prusse, Paris, PUF, 2006. 21.L’argumentation qui va le plus nettement dans ce sens se trouve chez Johann Friedrich von der DECKEN, Betrachtungen über das Verhältnis des Kriegsstandes zu dem Zwecke der Staaten, Osnabrück, Biblio Verlag, 1982 (1re éd. 1800).

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22.C’est l’argument de l’officier hanovrien Georg Heinrich von BERENHORST, Betrachtungen über die Kriegskunst, Osnabrück, Biblio Verlag, 1978 (rééd. de la 3e édition de 1827). 23.Voir Reinhard HÖHN, Revolution—Heer—Kriegsbild, Darmstadt, Wittich, 1944, et Erich SCHNEIDER, « Das Bild der Französischen Revolutionsarmee (1792-1795) in der zeitgenössischen Publizistik », dans : Deutschland und die Französische Revolution, Sous la direction de Jürgen VOSS, München-Zürich, Artemis, 1983, p. 201. 24.Carl von CLAUSEWITZ, Vom Kriege, Berlin, Vier Falken Verlag, 1940, p. 571. 25.Voir en dernier lieu Marc BELISSA, Fraternité universelle et intérêt national (1713-1795). Les cosmopolitiques du droit des gens, Paris, Kimé, 1998, en particulier la troisième partie de l’ouvrage, consacrée au « droit des gens et la guerre révolutionnaire ». 26.Le cas de figure paradigmatique est la « révolution brabançonne ». Voir BELISSA, Fraternité… op. cit., p. 328-347. 27.Voir Emmanuel SIEYÈS, Qu’est-ce que le Tiers État ? Paris, PUF, 1982. 28.Un Privatdozent est un enseignant habilité à diriger des recherches mais sans poste fixe et donc sans rémunération autre que les frais de cours versés par les étudiants. Voir Alexander BUSCH, Die Geschichte des Privatdozenten. Eine soziologische Studie zur großbetrieblichen Entwicklung der deutschen Universitäten, Stuttgart, 1959. 29.LAUCKHARP, Magister F. Ch. Lauckhards Leben und Schicksale von ihm selbst beschrieben: Deutsche und französische Kultur- und Sittenbilder aus dem 18. Jahrhundert, Bearbeitet von Viktor Petersen, Stuttgart, Lutz, 1908, t. 2, p. 38. 30.FRIEDRICH, op. cit., p. 147-148. 31.Voir Carl SCHMITT, Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum Europaeum, 3e éd. Berlin, Duncker & Humblot, 1988, p. 170. 32.Christoph Martin WIELAND, Ueber Krieg und Frieden, Geschrieben im Brachmonat 1794, dans : Sämtliche Werke, Bd. 29. Leipzig 1797, p. 496-497. 33.« […] eine Parteygängerei im Großen », Werner HAHLWEG, Preußische Reformzeit und revolutionärer Krieg (= Wehrwissenschaftliche Rundschau Beiheft 18), Berlin-Frankfurt/ Main, Mittler & Sohn, 1962, p. 14. Voir à ce sujet l’ouvrage de Martin RINK, Vom « Partheygänger » zum Partisanen. Die Konzeption des kleinen Krieges in Preußen, 1740-1813, Peter Lang, Francfort et al., 1999. 34.Pour citer quelques exemples parmi beaucoup d’autres : « Tous les efforts du despotisme – dit l’un d’entre eux – sont nuls quand ils sont dirigés contre un peuple qui a rompu ses fers », « Le carnet de route du sergent Petitbon sur la campagne d’Italie 1796-1797 », éd. Jacques Godechot, Rivista italiana di studi Napoleonici, 1978, n° 2, anno XV (nuova serie), p. 26 ; « Léopold, tyran plus adroit que ses semblables, a vu avec étonnement nos frontières se couvrir d’une multitude innombrable de bras armés pour les défendre. Il a vu avec effroi que les satellites du despotisme se métamorphosaient en soldats de la liberté ». Mony-Baudot, « capitaine de la société des amis de la constitution de Bar-sur-Aube » dans une lettre du 20 octobre 1791, dans : Lettres de volontaires républicains (1791-1794), éd. Eugène Maury, Troyes, Arbouin, 1901, p. 7. 35.Ainsi, le soldat Alexandre Moullé écrit en 1813 à sa famille : « on dit aussi que toute la jeunesse de la Prusse se lève en masse contre les Français aux cris de vive la Liberté : je ne crois pas à tous ces bruits ». SHD Armée de terre, AG T 457, Correspondance d’Alexandre Moullé, lettre du 30 septembre 1813. 36.« Que les Citoyens marchent en masse sur les hordes de brigands et ils disparaitront bientôt de dessus la surface de la terre de la Liberté », SHD Armée de terre, M.R. 1160

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« Offroy Montbrun, Plan de Campagne ou moyens de marcher en masse sur les ennemis de la République avec sûreté et facilité [s.d. mais antérieur au 30 août 1793] », p. 2. Le soldat Marquant parle des « ennemis de la patrie, d’une horde de brigands, qui, sous l’habit de gardes nationales, allumeraient à leur gré la guerre civile », Carnet d’étapes du dragon Marquant : Démarches et actions de l’armée du centre pendant la campagne de 1792, éd. G. Vallée et G. Pariset, Paris-Nancy, Berger-Levrault, 1898, p. 45. 37.Il faut toutefois noter qu’en Russie, les autobiographes font souvent une distinction entre les cosaques et les paysans armés. Les premiers sont chevaleresques, tandis que les derniers « assassinent » sauvagement les soldats français. Voir ROOS, op. cit. p. 158. Plus tard dans son texte, il exprime toutefois son admiration envers les paysans armés pour lesquels il emploie le terme de « Landwehr » (p. 201). Carl Anton Wilhelm von WEDEL, Geschichte eines Offiziers im Kriege gegen Rußland 1812, in russischer Gefangenschaft 1813 bis 1814, im Feldzuge gegen Napoleon 1815, Berlin, Asher & Co., 1897, p. 132 décrit lui aussi les cosaques comme moins cruels que « le français cultivé ou l’allemand ». Une autre appréciation se trouve chez Friedrich PEPPLER, Schilderung meiner Gefangenschaft in Rußland vom Jahre 1812 bis 1814, s.l. Kranzbühler, 1831, p. 14-21, qui dépeint les cosaques comme cruels envers les prisonniers de guerre. 38.Karl Franz VON HOLZING, Unter Napoleon in Spanien. Denkwürdigkeiten eines badischen Rheinbundoffiziers (1787-1839), Aus alten Papieren herausgegeben von Max Dufner-Greif, Berlin, Hugo, 1936, p. 76. 39.En premier lieu il faut penser aux conceptions du Volkskrieg des généraux Scharnhorst, Gneisenau et Clausewitz. Voir SCHARNHORST, « Denkschrift an Hardenberg über den Volkskrieg » (avril 1813), dans : Ausgewählte Schriften, Hg. v. Ursula von Gersdorff (= Bibliotheca Rerum Militarium XLIX), Osnabrück, Biblio Verlag, 1983, p. 493 et « Organisation einer Anstalt, um das Volk zur Insurrection vorzubereiten und im eintretenden Fall zu bestimmen », dans : Die Reorganisation des Preußischen Staates unter Stein und Hardenberg. Zweiter Teil : Das Preußische Heer vom Tilsiter Frieden bis zur Befreiung 1807-1814. Band 1. Hg. v. Rudolf Vaupel, (= Publikationen aus den Preußischen Staatsarchiven 94), Leipzig, Hirzel, 1938, p. 555-557. De GNEISENAU voir « Denkschrift des Oberstleutnant Neidhardt von Gneisenau » (août 1808), dans : ibid. p. 549 et de CLAUSEWITZ « Les manifestes de 1812 », dans : CLAUSEWITZ, De la révolution à la restauration. Écrits et lettres, Trad. fr. Marie-Louise Steinhauser, Paris, Gallimard, 1976, p. 273-307. 40.L’un des rares contre-exemples est le major Grolman, membre de la « Commission de Réorganisation Militaire » en Prusse après 1807, qui décrit, dans une lettre à Gneisenau datée de 1810, les avantages de la tactique espagnole. Voir Von Valmy bis Leipzig. Quellen und Dokumente zur Geschichte der preußischen Heeresreform. Hg. v. Georg Eckert, Hannover-Frankfurt, Norddeutsche Verlagsanstalt O. Goedel, 1955, en particulier p. 163-181. 41.PEPPLER, op. cit., p. 127. 42.Sur les tueries des prisonniers de guerre en Russie voir aussi ROOS, op. cit., p. 144. 43.LOSSBERG, op. cit., p. 106-112. Selon lui, il a lui-même reçu l’ordre de faire fusiller les prisonniers de guerre et a toutefois essayé de ne pas l’exécuter dans la mesure du possible. On peut donc constater une tension intéressante entre le régulier et l’irrégulier dans la manière de faire la guerre. Conscient qu’il est répréhensible de tuer les prisonniers de guerre, il se défend avec l’argument que c’est la stratégie russe qui a introduit l’élément irrégulier dans cette guerre. 44.Voir FRIEDRICH, op. cit., p. 154, KERMANN, op. cit., p. 98, HOLZING, op. cit., p. 77.

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45.Voir PEPPLER, op. cit., p. 108. 46.FRIEDRICH, op. cit., p. 149. 47.HOLZING, op. cit., p. 174. 48.Voir Thomas HIPPLER, « Service militaire et intégration nationale pendant la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française, n° 329 (2003), p. 1-16. 49.Friedrich GIESSE, Kassel—Moskau—Küstrin 1812-1813. Tagebuch während des russischen Feldzuges. Hg. v. Karl Giesse, Leipzig, Deutsche Buchhandlung, 1912, p. 92. 50.Bernd von MÜNCHOW-POHL, Zwischen Reform und Krieg. Untersuchungen zur Bewußtseinslage in Preußen 1809-1812, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1987, p. 352-64. 51.ROOS, op. cit., p. 16. 52.Dans son autobiographie, il cite une lettre écrite par son père et datée du 10 septembre 1812 qui s’exprime ainsi au sujet de son fils : « Je ne l’avais pas destiné au service militaire ; or les révolutions de tout un continent qui faisaient de notre patrie une partie de l’Empire, m’ont emporté et lui avec moi. Dans cet État tout doit être soldat, et s’il n’était pas devenu garde d’honneur et donc officier, il aurait été obligé de suivre le même appel en tant que conscrit ordinaire ». WEDEL, op. cit., p. 237. 53.WEDEL, op. cit., p. 54. 54.Id., op. cit., p. 122-124. 55.Voir aussi les description du capitaine hessois Friedrich PEPPLER, op. cit., surtout p. 9-11. 56.ROOS, op. cit., p. 154-155. 57.Id., op. cit., p. 158 et suivantes. 58.Christian von MARTENS, Vor fünfzig Jahren : Tagebuch meines Feldzuges in Rußland 1812, Stuttgart-Oehringen, Schaber, 1862, p. 237-238. 59.LOSSBERG, Briefe in die Heimat geschrieben während des Feldzugs 1812 in Rußland, Leipzig, Wigand, 1910, p. 137. 60.ROOS, op. cit., p. 110.

RÉSUMÉS

La fin du XVIIIe et le début du XIX e siècle sont considérés comme période de formation des nationalismes modernes et la nationalisation des forces armées, notamment à travers une institution comme le service militaire, est l’un des traits les plus marquants de l’histoire militaire de cette époque. Toutefois, une partie importante des soldats dans l’armée napoléonienne étaient des étrangers. L’article analyse les attitudes des soldats allemands dans la Grande Armée, notamment à partir de leurs autobiographies. Ces hommes sont impressionnés par les formes de discipline et de sociabilité militaires « républicaines », qui font un contraste marqué avec l’image prévalente de l’« État militaire » dans leur pays d’origine. L’article établit un parallèle entre ce « micro-républicanisme » et les choix stratégiques, et décrit comment la déroute militaire, notamment en Russie, a contribué à transformer cette forme de sociabilité militaire en expérience de dé-civilisation.

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German soldiers in Napoleon’s army according to ego-documents : micro-republicanism and de-civilisation. The end of the eighteenth and the early nineteenth centuries are considered as the period during which modern nationalisms were shaped. The nationalisation of the armed forces - chiefly through an institution of compulsory military service - is one of the major characteristics of the era. However, a significant number of the soldiers in Napoleon’s army were foreigners. This paper considers the attitudes of German soldiers in the Grande Armée, as they were expressed in ego-documents. These men were influenced by forms of military sociability and discipline that contrasted with the prevalent image of the «military estate» in their home country. The article establishes a parallel between this «micro-republicanism» and strategic choices and analyses how the military defeat in Russia and elsewhere, contributed to transforming these forms of military sociability into an experience of de-civilisation.

INDEX

Mots-clés : nationalisme, républicanisme, soldats allemands, brutalisation, stratégie militaire

AUTEUR

THOMAS HIPPLER Emmy-Noether-Programm (Deutsche Forschungsgemeinschaft) Oxford Leverhulme Programme on the Changing Character of War University of Oxford Departement of Politics and International Relations Manor Road UK — Oxford OX1 3UQ [email protected]

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Français et Britanniques dans la Péninsule, 1808-1814 : étude de mémoires français et britanniques

Laurence Montroussier

1 Las Cases rapporte dans le Mémorial de Sainte-Hélène, le 14 juin 1816, l’aveu suivant de Napoléon : « Cette malheureuse guerre d’Espagne a été une véritable plaie, la cause première des malheurs de la France »1. La guerre dans la péninsule revêt une importance toute particulière parmi les guerres napoléoniennes non seulement en raison de son rôle dans la défaite finale de l’empereur2 mais aussi des violences extrêmes qui y ont été commises.

2 Il n’est pas ici question d’étudier les affrontements3 qui se sont déroulés dans la péninsule ; il s’agit de s’intéresser aux perceptions de la guerre par les Français et les Britanniques et plus précisément à la manière dont sont présentés les combattants. Cette réflexion concerne ces hommes qui se sont opposés pendant plus d’une décennie lors des guerres napoléoniennes : quels regards portent-ils les uns sur les autres4 ? ou plus exactement, quelles images de l’autre construisent-ils au travers de leurs écrits biographiques dans le contexte particulier de la guerre dans la péninsule ? Quel est cet autre, « ce frère que je reconnais parce qu’il me fait exister »5 , décrit par les mémorialistes des deux nationalités ? Quelles images de l’ennemi sont diffusées par les anciens combattants dans les deux opinions publiques ?

3 Pour tenter de répondre à ces questions, les mémoires publiés des militaires français et britanniques ont été recensés6 : 72 mémoires britanniques et 53 français concernant partiellement ou entièrement la guerre dans la péninsule ont été comptabilisés7. La faiblesse relative du nombre de mémoires français recensés n’est pas due à un désintérêt des auteurs pour cette guerre mais à des conditions de publication différentes. Une majorité des mémoires français concernant la période napoléonienne sont postérieurs à 1850 et plus précisément à 18808. Pour analyser ce corpus, un échantillonnage au 1/10e a été effectué pour le corpus britannique (soit sept), il a été repris pour le corpus français, afin de comparer des échantillons équivalents. Les références des quatorze mémoires sélectionnés9 sont données en annexe 1 ; celle-ci est

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suivie de notices biographiques des auteurs. Une approche prosopographique et l’étude des conditions d’écriture et de publication fourniraient à eux seuls des sujets d’étude ; pourtant, dans le cadre de cet article, il est nécessaire de connaître les principaux éléments de la vie des auteurs et les contextes de rédaction et de publication afin de pouvoir critiquer ces sources. En effet, qu’ils soient écrits à partir de notes prises au moment des événements relatés ou qu’ils soient entièrement rédigés à partir des souvenirs des auteurs, ils sont le fruit d’un travail de retour sur un passé qui est parfois mythifié, parfois noirci, mais inévitablement déformé par les événements ultérieurs vécus par leurs auteurs et en particulier par le déroulement de leur carrière militaire. Les mémorialistes sont aussi influencés par l’histoire collective, par les événements contemporains de la réécriture voire de la publication de leurs écrits. Il s’agit donc d’analyser la vision de l’autre au travers de la narration de faits passés en étudiant comment sont représentés d’une part les Français et les Britanniques et d’autre part les Ibériques. Regards croisés des Français et Britanniques 4 Les mémoires permettent de lever le voile sur les images des combattants adverses. Les auteurs britanniques étudiés développent globalement une image positive de leurs adversaires. « Les canonniers français, cinq en tout, se tenaient prêts et servaient avec autant de sang froid qu’à l’entraînement, et la lumière diffuse de leur torche montrait à nos hommes le danger qu’ils auraient rencontré s’ils avaient osé attaquer un canon ainsi défendu »10. Cet extrait des mémoires de Grattan est un des nombreux exemples de la bravoure française soulignée par les mémorialistes britanniques11. Cette impression est telle qu’une blessure reçue par un Français est une preuve de bravoure personnelle pour Costello : « Nous craignions peu la capture et bien que nous les considérions comme nos plus redoutables ennemis, nous rencontrions toujours une opposition des plus vigoureuses ; en effet, il y avait en général un tel esprit chevaleresque entre nous, que nos hommes avaient un certain respect même pour une blessure infligée par un Français »12. La bravoure, le courage, l’intrépidité ne sont pas les seules qualités militaires que les Britanniques reconnaissent aux Français ; certains auteurs ont observé qu’ils sont toujours prêts au combat : « Les Français avançaient avec cette impétuosité si connue à ceux qui en ont été témoin. Deux raisons les poussaient à avancer à cette occasion : l’honneur était soutenu par la promesse d’un dollar qu’ils recevraient pour chaque coup de pioche et de pelle sortis des tranchées ; et tel que je connais le caractère français, il est difficile de dire lequel des deux, l’honneur ou l’appât du gain, l’emportait dans une telle situation »13. Outre l’honneur Grattan évoque l’appât du gain, ce qui renvoie à une vision beaucoup moins positive des Français. Celle-ci rejoint celles développées par Kincaid et Stewart lorsqu’ils se souviennent des violences commises par les Français à l’encontre des Espagnols et des Portugais. Toutefois, ces auteurs dénoncent des actes identiques commis par les Britanniques, prouvant ainsi que ces condamnations ne sont pas le résultat d’une diabolisation de l’ennemi mais d’une volonté de rapporter tous les faits peu importe leurs auteurs.

5 D’autres actions peu glorieuses sont décrites par les mémorialistes ; et en particulier des scènes de débandade14. Grattan se souvient des débordements commis lors de la retraite du Portugal en mars 1811 mais il les justifie ainsi : « Après tant de privations, ayant une longue retraite devant eux, avec des provisions si maigres dans leur besace, on doit plus se lamenter que s’étonner des nombreuses circonstances honteuses qui accompagnaient la marche des troupes françaises »15. Gleig et Stewart évoquent enfin

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des cas de désertion. Le premier a croisé chez le général Sir John Hope un déserteur devenu informateur de l’armée britannique16, alors que le second se souvient des « nombreuses désertions de l’armée française », mais il précise qu’il s’agit essentiellement d’Allemands et d’Italiens combattants pour l’Empire17.

6 Ainsi, de nombreuses références à l’ennemi français ont été trouvées dans les mémoires et elles ont montré une image globalement positive de l’autre : pourquoi les mémorialistes britanniques sont-ils aussi modérés dans leurs jugements ? Plusieurs hypothèses peuvent être avancées. Les parcours personnels et professionnels des mémorialistes peuvent expliquer cette absence de véhémence à l’égard de l’ennemi. Certains auteurs ont en effet participé à la victoire finale sur les armées impériales, sont entrés en vainqueurs en France et y ont séjourné. Ces événements biographiques postérieurs à la campagne relatée mais antérieurs à l’écriture des mémoires ont pu modifier la vision des militaires français par les Britanniques. Cette clémence des auteurs britanniques pourrait alors s’interpréter comme celle du vainqueur envers les vaincus. Si cette explication ne peut être rejetée catégoriquement, un des mémorialistes étudiés, Sherer, permet d’en souligner les limites. Il a été fait prisonnier en 1813 par les Français, ceux-ci l’ont même volé alors qu’il était prisonnier18 ; pourtant, il ne s’exprime pas violemment à leur égard : « Il n’est pas généreux de se réjouir de la défaite des ennemis, mais il est difficile de s’apitoyer quand vos yeux ont vu des scènes de désolation et de ruine causées par ceux dont l’apparence aurait pu nous tromper dans d’autres circonstances »19. Le ressentiment de l’auteur est perceptible, mais limité. Aussi, le vécu des auteurs n’est pas déterminant pour expliquer leur sentiment à l’égard de l’ennemi. Sherer fournit dans ses mémoires une autre piste à examiner ; il s’exprime ainsi en découvrant l’armée française : « Se tenaient devant moi les hommes qui avaient pendant presque deux ans, tenu en alerte toute la côte anglaise ; qui avaient conquis l’Italie, renversé l’Autriche, crié leur victoire dans les plaines d’Austerlitz, et rabaissé en un jour la puissance, la fierté et la réputation guerrière de la Prusse sur le champ de bataille de Iéna »20. La réputation des armées napoléoniennes pourrait expliquer l’image de bravoure française mais la situation militaire française dans la péninsule est trop délicate pour que cette hypothèse soit retenue comme la seule valide.

7 L’explication ne tient peut-être pas aux Français mais aux Britanniques : ces derniers font-ils preuve d’une estime identique envers tous les combattants ? C’est encore Sherer qui observe que : « Dans l’armée française, comme dans toutes les autres, les hommes bons sont beaucoup plus nombreux que les mauvais ; la plupart des choses que l’on entend sur la férocité des armées et leur cruauté est infondée et très exagérée. Il est vrai que les soldats (je ne parlerai pas des officiers) ont une fâcheuse tendance à dévaster et détruire ; mais il s’agit plus des caprices d’un écolier irresponsable et dissipé que de la méchanceté calculée d’un homme »21. Cette hypothèse n’a pas pu être confirmée par d’autres passages des mémoires étudiés et doit être nuancée par les jugements globalement sévères des mêmes auteurs concernant les Espagnols et Portugais. Les tentatives d’explication par des raisons extérieures aux mémorialistes ne peuvent convenir de manière absolue. La recherche des causes des images positives développées par les Britanniques permet de conclure à l’absence de justification monocausale et renvoie aux motivations insoupçonnées des auteurs : ceux-ci gardent peut-être simplement une image positive de leurs ennemis. Au moment de la rédaction de leurs écrits, les mémorialistes britanniques étudiés considèrent les Français comme

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ceux qu’ils ont combattus plus que comme ceux qu’ils haïssent22 ; mais la réciproque est-elle vraie ?

8 Concernant leurs adversaires, les mémorialistes français à l’exception de Guingret sont silencieux ; celui-ci a constaté : « Plusieurs fois les officiers anglais ont donné à la guerre des preuves de légèreté qu’on est tout étonné de rencontrer dans leur caractère ; et surtout dans leurs armées, où il existe tant de méthode »23. La critique émise par l’auteur est atténuée par le rappel de la réputation de rigueur des insulaires24. Toutefois, cette discrétion des auteurs français exige de s’interroger sur le sens du silence des sources. Est-il la preuve d’un sentiment d’indifférence à l’égard des Britanniques ? Le même auteur évoque à une autre reprise l'armée de Wellington : « Des secours étrangers ont avancé la délivrance de l’Espagne, mais on ne peut disconvenir qu’en s’obstinant à demeurer libres sous le joug même de l’esclavage, les Espagnols seuls, à la longue, nous eussent expulsés de leur presqu’île »25. Guingret fait allusion aux Britanniques sans pour autant les nommer ; il évalue l'impact militaire de leur action dans la péninsule et considère qu'il n'est pas déterminant. Ce jugement est moins arbitraire qu'il n’y paraît comme le montrent les derniers travaux historiques sur la question26, mais il souligne le fait que, pour les Français présents dans la péninsule, l’ennemi est moins le soldat britannique que les Ibériques.

9 Ainsi, les mémorialistes relatent des anecdotes illustrant une certaine fraternité entre Français et Britanniques : quatre auteurs britanniques27 et Parquin relatent des échanges, des partages d’alcool ou de nourriture. Ce dernier relate l'anecdote suivante : « Le commandant Vérigny, ayant la direction de la ligne des tirailleurs de la brigade, jaloux de connaître Messieurs les officiers anglais, me dit : - Parquin, voilà une bouteille d’excellente eau-de-vie de France ; portez-vous au galop à quelques pas de la ligne anglaise, agitez votre mouchoir blanc, et quand on viendra à vous pour vous demander ce que vous voulez, vous répondrez que vous venez offrir de trinquer avec les officiers qui sont en ligne devant nous. Si on accepte, je vous rejoins au galop avec les officiers qui sont avec moi. […] L’officier anglais accepta et fit signe à ses camarades ; de mon côté, j’en fis autant au commandant de Vérigny, qui me rejoignit avec une dizaine d’officiers, au moment où un pareil nombre d’officiers anglais arrivaient. La bouteille passa à la ronde et fut vidée à l’instant. On la trouva excellente, surtout les officiers anglais, qui nous remercièrent de notre procédé, auquel ils parurent fort sensibles. La conversation s’engagea »28. Cette scène décrite par Parquin n’est pas originale ; elle apparaît même comme un poncif entre officiers respectueux des règles de la guerre du XVIIIe siècle.

10 À cette proximité entre Français et Britanniques, il faut ajouter l’opposition aux Ibériques. Les mémorialistes britanniques racontent comment ils ont protégé des prisonniers français des violences dont les menaçaient les Espagnols et les Portugais. Sherer se souvient avec une certaine fierté des « soldats ennemis blessés qui implorent la protection britannique contre des Espagnols exaspérés et assoiffés de revanche »29. Les prisonniers sont alors pris en charge par les Britanniques. Ces réactions sont-elles le fruit d'un mouvement d'humanité que les mémorialistes britanniques souhaitent mettre en évidence ou sont-elles l'expression de l'existence d'un lien culturel particulier entre Français et Britanniques ? Pour trancher cette question il convient d’analyser les images des combattants autochtones. Les Ibériques vus par les Français et les Britanniques

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11 Les Britanniques se montrent-ils aussi indulgents avec les Ibériques qu’avec les Français ? Les mémorialistes français sont-ils aussi discrets sur les combattants autochtones que sur ceux d’outre-Manche ? Les mémorialistes français et britanniques relatent de nombreuses anecdotes dans lesquelles ils décrivent leurs attitudes envers les Ibériques ; mais, plus que la réalité de leurs comportements, ces récits permettent de définir l’image qu'ils ont de ces deux peuples. Les mémoires étudiés évoquent davantage les Espagnols ; Costello se souvient pourtant du bon accueil fait par les Portugais : « ses habitants qui nous accueillirent en clamant Viva os Inglese valerosos ! Longue vie aux courageux anglais ! »30. Les auteurs français sont encore plus silencieux sur les Portugais : Nayliès se souvient des retardataires tués par les Portugais, quant à Guingret, il reconnaît leur courage31.

12 Les auteurs britanniques sont plus prolixes concernant les Espagnols. Grattan et Stewart soulignent leur fierté légendaire32, Grattan, Costello et Kincaid insistent sur les violences, les vengeances commises par les Espagnols à l’égard des Français. Costello rapporte ainsi : « J’eus l’occasion d’observer ce sentiment de revanche sanguinaire qui était si particulier aux Guérillas pendant la guerre. Je rejoignis mon régiment dans un petit village appelé Getafe situé à trois lieues environ de Madrid. Dans la ferme, […] il y avait une très jolie jeune fille dont le frère appartenait à une Guérilla. […] Alors qu’elle discutait avec son fiancé et ses parents, nous le vîmes sortir ostensiblement une bourse de soie qui semblait lourde et qu’il vida sur les genoux de sa maîtresse. […] Il nous raconta ensuite d’un air de défi qu’il les avait pris sur les corps des Français qu’il avait tués lui-même d’un coup d’épée dans la bataille ; ils portaient à chaque oreille et à chaque doigt un anneau en or »33. Costello explique la violence par le type de guerre qui se déroule dans la péninsule. Ces menaces permanentes qui pèsent sur les combattants français les fragilisent. Pourtant, Grattan considère que les interventions des guérillas peuvent mettre en difficulté l’armée britannique : « Si nos troupes rencontraient un problème […], nos alliés […] opéraient un mouvement de repli rapide […]. C’est la véritable tactique d’harcèlement […]. Mais en Angleterre beaucoup pensent que les Portugais et les Espagnols en firent autant si ce n’est plus pour l’emporter pendant le conflit de la péninsule »34. Ces critiques à l’égard des combattants ibériques s’expliquent par la position de l’auteur qui appartient à une armée organisée sur le modèle de celle de l’Ancien Régime comme le montre Charles Esdaile35.

13 La cruauté des Espagnols décrite par les Britanniques pourrait permettre de comprendre les récits des pillages commis par l’armée de Wellington. Cinq sur les sept mémorialistes étudiés en font mention36. Toutefois, ils concernent des villes prises d’assaut à l’exception de ceux mentionnés par Stewart lors de la retraite à Léon et Astorga. Le climat de violence dans la péninsule, l’âpreté des combats pour prendre d’assaut certaines villes comme Ciudad Rodrigo et Badajoz37 expliqueraient les violences britanniques exercées à l’égard de ceux qu’ils sont censés être venus libérer. Mais les conditions de vie difficiles et l’appât du gain ne sont pas des mobiles à écarter pour comprendre les pillages38. Toutefois, ces derniers ne suffisent plus pour expliquer les atteintes aux personnes ; en effet, Grattan évoque les viols commis par les Britanniques après la prise de Ciudad Rodrigo39. Ce seul récit ne peut suffire à conclure à une diabolisation des Espagnols par les Britanniques ; il renvoie davantage aux désordres et déchaînements de violence lors d’une prise d’assaut. Globalement, c’est plutôt une certaine incompréhension qui caractérise les relations entre les

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Britanniques et les Ibériques : déception des Ibériques face aux retraits stratégiques de l’armée britannique40 et images dans l’ensemble négatives des guérillas41.

14 Seul Sherer s’efforce de défendre les Espagnols ; il rédige un véritable plaidoyer : « On les accuse d’être indolents et c’est vrai […] mais ils le sont deux fois moins que ce que les voyageurs ignorants le prétendent. On objecte que dans de nombreuses provinces, il y a de grands lopins de terre non cultivés. Si vous demandez, on vous dira qu’il n’y a pas d’eau. […] Les Espagnols sont souvent méprisés pour leur ignorance. Il est vrai que dans le domaine de la recherche métaphysique et philosophique, ils sont bien loin de la plupart des autres nations d’Europe ; mais concernant les principes moraux et éthiques qui devraient régler le comportement humain, ils sont bien au point et leur pratique est équivalente à leur savoir. […] On reproche aux Espagnols d’être superstitieux ; et ils le sont. Mais la superstition n’est pas toujours la parente du crime. […] Les Espagnols sont accueillants et généreux en toute simplicité : ce sont de bons pères, de bons maris, des chefs de famille humains et respectés. Ils sont patriotes, courageux, mesurés et honnêtes 42». Cet engagement de Sherer renforce l’idée selon laquelle il est couramment admis parmi les militaires britanniques que les Espagnols ont été cruels. Les mémorialistes britanniques ne se montrent donc nullement complaisants à l’égard de leur allié espagnol prouvant ainsi que leur mansuétude envers les Français n’est pas l’expression d’une sympathie pour tous les combattants.

15 Si les auteurs britanniques ont une image assez négative des Ibériques, celle-ci est encore moins nuancée chez les auteurs français. Coignet qualifie les Espagnols de « sale peuple »43 à deux reprises, Guingret et Lejeune se souviennent de leur cruauté44. Louis Brégeon explique ces ressentiments par la « méconnaissance, incompréhension qui débouchent sur l’arrogance, les spoliations, les brutalités. L’Espagne est autre, exotique, comme l’Égypte, avec des fellahs, des imams, des mamelouks […] »45. Pourtant, un des auteurs étudiés, Nayliès, fait preuve de compassion pour les Espagnols : « Je considérois les Espagnols comme les héroïques victimes de leur patriotisme et de leur dévouement à la noble cause de leur indépendance ; je les admirois »46. Ce jugement très nuancé de Nayliès s'explique par son engagement politique. Ce royaliste engagé tient son journal quotidiennement, il le retravaille et publie en 1817 ses mémoires de la guerre dans la péninsule, dans lesquels il s’oppose à Napoléon en soutenant la thèse de l'affirmation du sentiment national espagnol47.

16 Pour les mémorialistes français étudiés, à l’exception de Nayliès, ce sont les Espagnols plus que les Britanniques qui sont les ennemis. En raison des formes de la guerre qui se déroule dans la péninsule (guérilla, villes prises d’assaut et retraites), les entorses aux règles de la guerre sont fréquentes. Les auteurs français reviennent sur les pillages48, les exécutions de prisonniers49, les violences exercées contre les civils et parmi ces dernières, celles envers les femmes : « Les femmes, les filles, trouvées dans ces lieux sauvages, étaient obligées d’assouvir les passions les plus effrénées pour éviter la mort : je le dis à regret, on en a vu même égorgées par les tigres dont elles venaient de rassasier la brutalité ! Ceux qui commettaient ces abominations, étaient quelques misérables qui, du rebut gangrené des grandes villes, avaient été introduits, par le sort, dans les rangs des braves. Ces sont ces êtres vils qui dans leurs courses, se trouvant dégagés de toute espèce de joug, s’abandonnaient aveuglément à leur férocité. Qu’on se garde bien de confondre ces brigands atroces avec nos vrais soldats. Les hommes les plus cruels sont presque toujours les plus lâches »50. Guingret évoque ainsi les viols commis lors de l’entrée au Portugal ; comme tous les autres mémorialistes, il les

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attribue aux soldats même s’il considère que les violeurs sont ceux qui n’ont pas de qualités militaires. Ces récits sont le plus souvent accompagnés des mesures prises par les officiers pour limiter ces violences51, mais leur inefficacité est plus ou moins explicitement reconnue par les auteurs52.

17 Au travers des mémoires britanniques et français étudiés il a été possible de découvrir une image globalement négative des Ibériques lors du conflit dans la péninsule. Celle-ci, peu surprenante de la part des auteurs français en raison du déroulement de la guerre, l’est davantage des auteurs britanniques. Si certains poncifs concernant le peuple espagnol ont été trouvés, les mémorialistes d’outre-Manche critiquent surtout la façon dont les guérillas font la guerre. Bien qu’alliés des Portugais et « défenseurs » des Espagnols, les militaires britanniques semblent, dans leurs souvenirs, plus sévères à l’égard des Ibériques qu’à l’égard de ceux auxquels ils ont été opposés pendant toute la période révolutionnaire : ce sont globalement des sentiments d’estime pour les Français qui dominent dans leurs écrits. Ainsi, l’autre n’est pas forcément celui que l’on croit, c’est celui qui est différent culturellement.

18 Ces constats permettent de formuler l’hypothèse d’une proximité franco-britannique dans la façon de se représenter l’ennemi et plus largement de faire la guerre. Cette approche civilisationnelle fondée sur des référents moraux similaires renvoie à la problématique du « barbare ». En raison de sa complexité, elle mérite d’être étayée et nuancée par d’autres analyses. Il est déjà possible de souligner le paradoxe entre la sévérité britannique à l’égard des guérillas et la relative clémence à l’égard des Français qui pratiquent la contre-guérilla : l’altérité résulte d’une construction de représentations plus que d’une réalité.

ANNEXES

1. Références des sources COIGNET, Jean, Les Cahiers du capitaine Coignet. Édition conforme au manuscrit original. Établissement du texte et préface par Jean Mistler de l’Académie française, Paris, Hachette, 1968, 354 p. Traduit en anglais : Notebooks of Captain Coignet, soldier of the Empire. With and introduction by the Hon. Sir John Fortescue, Londres, Peter Davies, 1928, 292 p. COSTELLO, Edward, Edward Costello. The Peninsular and Waterloo Campaigns, Edited by Antony Brett-James, London, Longmans, Green, 1967, 172 p. Traduit en français : «Aventures d’un soldat», Carnet historique et littéraire, 1901-1902. DALRYMPLE, Hew Whiteford, Sir, Memoir, Written by General Sir Hew Dalrymple, Bart. of his Proceedings as Connected with the Affairs of Spain, and the Commencement of the Peninsular War. Edited by Sir Adolphus J. Dalrymple, London, Thomas & William Boone, 1830, 317 p. GLEIG, George Robert, The Subaltern, or Sketches of the Peninsular War during the Campaigns of 1813-1814, by an Witness, Edinburg and London, W. Blackwood and sons, 1845, 248 p. Traduit en français : Journal des campagnes d’un officier subalterne de l’armée de Wellington 1813-1814, Bayonne, Lamaignière, 1884, 328 p.

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GRATTAN, William, Adventures of the Connaught Rangers from 1808 to 1814, London, Leventhal, 2003, 340 p. GUINGRET, Pierre, Relation historique et militaire de la campagne de Portugal sous le maréchal Masséna, Limoges, Bargeas, 1817, 271 p. HUGO, Joseph, Mémoires du général Hugo, gouverneur de plusieurs provinces et aide-major- général des armées en Espagne, Paris, Ladvocat, 1823, 3 tomes. KINCAID, sir John, Adventures in the Rifle Brigade, in the Peninsula, France, and the Netherlands from 1809-1815, London, T. and W. Boone, 1830, 352 p. LEJEUNE, Louis, Mémoires, 1792-1813, Paris, Éditions du , 2001, 480 p. Traduit en anglais: A Descriptive Account of a Series of Pictures Representing some of the most Important Battles Fought by the French Armies in Egypt, Italy, Germany and Spain between the years 1792 and 1812, Painted by General Baron Lejeune…, Londres, J. Bullock, 1828, 23 p. NAYLIÈS, Joseph de, Mémoires sur la guerre d’Espagne, Paris, Anselin, 1817, 338 p. PARQUIN, Denis, Souvenirs et campagnes d’un vieux soldat de l’Empire, Édition critique établie d’après le texte original, suivie d’une biographie du commandant Parquin (1814-1845), Appendices, bibliographie et index, Paris, Tallandier, 1979, 423 p. Traduit en anglais : Napoleon’s Army by Brian Thomas Jones, Longman, 1969, 200 p. Réédité : Greenhill Press, 1987, 224 p. PETIET, Auguste, Mémoires du général Auguste Petiet, hussard de l’Empire. Souvenirs historiques, militaires et particuliers, 1784-1815. Texte établi par Nicole Gotteri. Préface de Jean Tulard, Paris, Éditions SPM, col. Kronos, 1996, 525 p. SHERER, Joseph Moyle, Recollections of the Peninsula by the Author of «Sketches of India», Spellmount, Staplehurst, 1996, 262 p. STEWART, Charles William Vane, marquis de Londonderry, Story of the Peninsular War by General Charles William Vane, Marquees of Londonderry, G.C.B., G.C.H., Colonel of the Second Regiment of Life-Guards, London, Colburn, 1849, 399 p. Traduit en français : Histoire de la guerre de la Péninsule année 1808 et suivantes, Paris, Bossange, 1828, 399 p. et 390 p. Histoire des guerres d'Espagne et de Portugal sous Napoléon, Paris, Philippe, 1831. 2. Notices biographiques des mémorialistes53 COIGNET, Jean Roch, 1776-1865 : Le plus célèbre des mémorialistes français de l’épopée napoléonienne. Il commence sa carrière comme soldat au 1er bataillon auxiliaire de la Seine le 27 août 1799. Il est caporal lors de son séjour en Espagne (1808-1809). Il achève sa carrière avec le grade de capitaine. Il est placé en demi-solde sous la Restauration et termine sa vie à Auxerre. COSTELLO, Edward, 1788-1869 : Engagé volontaire en 1807 au 95e régiment d’infanterie, la « Rifle brigade », il est présent dans la péninsule entre 1808 et 1814. Il participe à la campagne de France au cours de laquelle il est blessé. Il reste ensuite à Cambrai où il tombe amoureux d’une Française. En 1835, il retourne en Espagne avec les volontaires britanniques qui soutiennent Isabelle II contre Don Carlos. Garde à la Tour de Londres après 1838, il meurt en 1869. DALRYMPLE, Hew Whiteford, Sir, 1750-1830 : Fils du capitaine John Dalrymple, il entre dans l’armée comme sous-lieutenant en 1763. En mai 1806 il est nommé à Gibraltar comme commandant en second du lieutenant-général Fox auquel il succède en

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novembre de la même année. Critiqué pour avoir signé la Convention de Cintra, il reçoit pourtant le titre de baron en 1815. GLEIG, George Robert, 1796-1888 : Il s’engage dans la carrière militaire contre l’avis de son père en 1811. Sous-lieutenant au 85e régiment d’infanterie, son régiment rejoint l’Espagne en 1813. Après avoir participé à la bataille de Waterloo, il regagne Oxford avec une demi-solde. Il se marie en 1819 et est ordonné archevêque l’année suivante. Il meurt en 1888 après avoir écrit 58 livres et au moins 138 articles pour des revues littéraires. GRATTAN, William, ?-après 1848 : Né à Dublin, il s’engage en 1808. Il est sous-lieutenant pendant la guerre dans la péninsule. Il quitte l’armée en 1817. GUINGRET, Pierre, 1784-1845 : Soldat au 6e régiment d’artillerie à pied le 25 février 1804, il entre l’année suivante à l’École Polytechnique. Il est présent en Espagne et au Portugal entre 1808 (lieutenant au 6e régiment d’infanterie légère) et 1813 (chef de bataillon au 69e régiment d’infanterie légère le 5 juillet 1813). Placé en non-activité en 1815, il sert toutefois sous la Restauration (présent en Espagne en 1823) et la Monarchie de Juillet. Il achève sa carrière comme commandant de la 3e brigade d’infanterie à Paris. HUGO, Joseph Léopold Sigisbert, 1773-1828 : Père de Victor. Soldat avant le début de la Révolution (1788). Il est colonel au service de l’Espagne en 1808. Il est présent dans la péninsule jusqu’en 1813. Il est alors aide de camp de Joseph Bonaparte avant de rentrer en France. Pour son dernier emploi, il est maréchal de camp commandant supérieur de Thionville pendant les Cent-Jours. KINCAID, sir John, 1787-1867 : Un des plus célèbres mémorialistes britanniques de la période. Il sert d’abord comme lieutenant dans la milice avant de s’engager en 1809. Promu lieutenant en 1811, il est présent dans la péninsule entre 1810 et 1814. Promu capitaine dans la « Rifle brigade » en 1826, il quitte l’armée d’active en juin 1831. Membre de la Garde en 1844, il est chargé en 1847 d’inspecter les prisons écossaises. LEJEUNE, Louis François, baron, 1775-1845 : Soldat puis sergent et sous-lieutenant en 1792. Il est colonel du génie en Espagne entre 1809 et 1811. En dépit de périodes d’inactivité, il sert sous la Restauration et la Monarchie de Juillet. Il termine sa carrière d’active comme général commandant du département de la Haute-Garonne. NAYLIÈS, Joseph de, vicomte de, 1786- 1874 : Incorporé en 1805 au 19e régiment de dragons, il est présent en Espagne entre 1809 et 1811, il est alors maréchal des logis. Il est capitaine en 1815, il mène une brillante carrière sous la Restauration. Colonel en 1826, il est licencié et mis en solde de congé en 1830. PARQUIN, Denis Charles, 1786-1845 : Engagé volontaire en 1803. Lors de son passage en Espagne (1810-1812), il est sous-lieutenant au 20e régiment de chasseurs à cheval. Après plusieurs interruptions, il termine sa carrière militaire en 1837 comme chef de bataillon de la garde municipale de Strasbourg. Il participe aux tentatives de prise du pouvoir par Louis Napoléon Bonaparte. Arrêté, condamné, il meurt en prison en 1845. PETIET, Auguste Louis, baron, 1784-1858 : Fils de Claude Petiet, commissaire des guerres, il est élève commissaire des guerres en 1800. Il participe à la guerre dans la péninsule comme capitaine aide de camp du maréchal Soult (1808-1811). Il sert sous la Restauration et la Monarchie de Juillet. Il achève sa carrière militaire d’active comme

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maréchal de camp commandant le département du Loiret. Il est élu député de la Nièvre au corps législatif 1852-1858. SHERER, Joseph Moyle, 1789-1869 : Nommé sous-lieutenant en janvier 1807, promu lieutenant en juin, il participe à la guerre dans la péninsule avec le 34e régiment d’infanterie. Promu capitaine en 1811, il est fait prisonnier par les troupes commandées par Drouet d’Erlon en 1813. Libéré en 1815, il est nommé capitaine au 96e régiment d’infanterie, placé en demi-solde en 1832, il quitte l’armée en 1836. Atteint d’une maladie mentale, il meurt en 1869. STEWART, Charles William Vane, marquis de Londonderry, 1778-1854 : Il sert en Espagne entre 1809 et 1813 comme lieutenant-général. Il exerce ensuite des fonctions diplomatiques, et est ambassadeur à Vienne en 1819 ; il siège également à la Chambre des Lords.

NOTES

1.Emmanuel Auguste Dieudonné LAS CASES, Mémorial de Sainte-Hélène, Paris, Flammarion, 1951, 2 t., 909 p. et 922 p., 14 juin 1816, tome 1, p. 729. 2.Sur le rôle de la guerre d’Espagne dans la défaite impériale : Charles ESDAILE, La Guerra de la Independencia : una nueva historia, Barcelona, 2004, 647 p. Compte-Rendu d’ouvrage par Marta Ruiz Jimenez, Annales historiques de la Révolution française, 2004, n° 336. 3.Ouvrages récents abordant le déroulement militaire de la guerre : Jean-Joël BRÉGEON, Napoléon et la guerre d’Espagne, Paris, Perrin, 2006, 355 p. Philip J. HAYTHORNTHWAITE, The Armies of Wellington, London, Brockhampton Press, 1998, 318 p. Michael GLOVER, Wellington's peninsular victories, Gloucestershire, The Windrush press, 1996, 166 p. 4.Alan FORREST, Jean-Paul BERTAUD, Annie JOURDAN, Napoléon, le monde et les Anglais : guerre des images et des mots, Paris, Autrement, 2004, 289 p. 5.Éditorial de Sandrine Lefranc et Marc Sadoun reprenant la pensée de Carl Schmitt, « L’Ennemi », Raisons Politiques. Études de pensée politique, février-avril 2002, n° 5, p. 5. 6.Afin de tenir compte de l’importance de la recomposition de la mémoire, le corpus a été limité aux mémoires publiés avant le début de la guerre de Crimée ; celle-ci introduisant un changement dans les relations franco-britanniques. 7.Principaux ouvrages et catalogues utilisés : Jacques GARNIER, Complément et supplément de la nouvelle biographie critique des mémoires sur l’époque napoléonienne de Jean Tulard, Paris, Editions SPM, 1997, 79 p. Jean TULARD, Nouvelle bibliographie critique des mémoires sur l’époque napoléonienne écrits ou traduits en français, Genève, Droz, 1991, 312 p. Ronald CALDWELL, The Era of Napoleon : a Bibliography of the History of Western Civilization, New York-Londres, Garland publishing, 1990, 2 volumes, 1447 p. Catalogues de la BNF, de la British Library, de la Library of Congress et de la Fondation Napoléon. 8.Laurence MONTROUSSIER, Éthique et commandement, Préface de Jean-Charles JAUFFRET, Paris, Economica, 2005, 246 p., p.11. 9.Les mémoires retenus aléatoirement font partie de ceux ayant fait l’objet de réédition, de traduction et de commentaires positifs de Donald D. HOWARD, Napoleonic Military History ; a Bibliography, New York, Garland Publishing, 1986, 689 p. et Jean TULARD, op. cit. Ils présentent donc un intérêt particulier en raison de leur diffusion. 10.William GRATTAN, Adventures of the Connaught Rangers from 1808 to 1814, London, Leventhal, 2003, 340 p., p. 154. Traduction C. Lacour et L. Montroussier.

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11.Edward COSTELLO, Edward Costello. The Peninsular and Waterloo Campaigns, Edited by Antony Brett-James, London, Longmans, Green, 1967, 172 p., p. 68. John KINCAID, Adventures in the Rifle Brigade, in the Peninsula, France, and the Netherlands from 1809-1815, London, T. and W. Boone, 1830, p. 156. George Robert GLEIG, The subaltern, or Sketches of the Peninsular War during the Campaigns of 1813-1814, by an Witness, Edinburg and London, W. Blackwood and sons, 1845, 248 p., p. 37. Charles W. V. STEWART Story of the Peninsular War by general Charles William Vane, marquees of Londonderry, G.C.B., G.C.H., colonel of the Second Regiment of Life-Guards, London, Colburn, 1849, 399 p., p. 70, 74-75, 185. 12.Edward COSTELLO, op. cit., p. 68. 13.William GRATTAN, op. cit., p. 178. George Robert Gleig, op. cit., p. 83. 14.George Robert GLEIG, op. cit., p. 69. William GRATTAN, op. cit., p. 268. 15.William GRATTAN, op. cit., p. 56. 16.George Robert GLEIG, op. cit., p. 76-77. 17.Charles W. V. STEWART, op. cit., p. 203. 18.Joseph SHERER, Recollections of the Peninsula by the author of «Sketches of India», Spellmount, Staplehurst, 1996, p. 259. 19.Ibid., p. 184. 20.Ibid., p. 108. 21.Ibid., p. 130. 22.Pour paraphraser l’extrait suivant de l’Éditorial de Sandrine Lefranc et Marc Sadoun, « L’Ennemi », Raisons Politiques. Études de pensée politique, février-avril 2002, n°5, p. 3 : « L’ennemi public, comme le rappelle Carl Schmitt, c’est l’hostis et non l’inimicus, le foe et non l’enemy. Mais les langues ne font pas toujours la différence et l’on ne sait pas toujours si l’ennemi est celui que l’on hait ou celui contre lequel on mène un combat. » 23.Pierre Guingret, Relation historique et militaire de la campagne de Portugal sous le maréchal Masséna, Limoges, Bargeas, 1817, 271 p., p. 42. 24.Sur la réalité des qualités de l’armée britannique en Espagne : HAYTHORNTHWAITE, op. cit., chapter 4 « Men of a very low description », p. 43-58. 25.Pierre GUINGRET, op. cit., p. 238. 26.Bilan historiographique récent sur la guerre dans la péninsule dans le prologue de la réédition de l’ouvrage de Jean-René Aymes : Jean-René AYMES, L’Espagne contre Napoléon. La Guerre d’Indépendance espagnole (1808-1814), Paris, Nouveau Monde Éditions Fondation Napoléon, 2003, 255 p. Plus spécifiquement sur l’action de l’armée britannique : Charles ESDAILE, « Par delà les monts et dans le lointain » : l’armée britannique dans la péninsule ibérique (1808-1814) », Annales historiques de la Révolution française, 2004, n° 336. 27.Edward COSTELLO, op. cit., p. 42. John KINCAID, op. cit., p. 238. George Robert GLEIG, op. cit., p. 55. William GRATTAN, op. cit., p. 230. 28.Denis PARQUIN, Souvenirs et campagnes d’un vieux soldat de l’Empire, Édition critique établie d’après le texte original, suivie d’une biographie du commandant Parquin (1814-1845), Appendices, bibliographie et index, Paris, Tallandier, 1979, 423 p., p. 210. 29.Joseph SHERER, op. cit., p. 163. 30.Edward COSTELLO, op. cit., p. 17. 31.Joseph de NAYLIÈS, Mémoires sur la guerre d’Espagne, Paris, Anselin, 1817, 338 p., p. 94. Pierre GUINGRET, op. cit., p. 29. 32.Charles W. V. STEWART, op. cit., p. 93. William GRATTAN, op. cit., p. 272. 33.Edward COSTELLO, op. cit., p. 111.

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34.William GRATTAN, op. cit., p. 83. 35.Charles ESDAILE, op. cit. 36.Edward COSTELLO, op. cit., p. 98. John KINCAID, op. cit., p. 113 et p. 224. George Robert GLEIG, op. cit., p. 37, 38, 41. William GRATTAN, op. cit., p. 72, 157, 167, 174, 207-208. Charles W. V. STEWART, op. cit., p. 123 et 126. 37.Philip J. HAYTHORNTHWAITE, op. cit., p. 246. 38.Réquisitions : John KINCAID, op. cit., p. 90. Charles W. V. STEWART, op. cit., p. 121. Maraude : William GRATTAN, op. cit., p. 17, 123-124. 39.William GRATTAN, op. cit., p. 158. 40.Charles W. V. STEWART, op. cit., p. 106 et Joseph SHERER, op. cit., p. 213. 41.George Robert GLEIG, op. cit., p. 83. William GRATTAN, op. cit., p. 83. Edward COSTELLO, op. cit., p. 57. 42.Ibid., p. 56. 43.Jean COIGNET, Les Cahiers du capitaine Coignet. Édition conforme au manuscrit original. Établissement du texte et préface par Jean Mistler de l’Académie française, Paris, Hachette, 1968, p. 80, 159. 44.Pierre GUINGRET, op. cit., p. 32 et Louis LEJEUNE, Mémoires, 1792-1813, Paris, Éditions du grenadier, 2001, 480 p., p. 73. 45.Jean-Joël BRÉGEON, op. cit., p. 14. 46.Joseph de NAYLIÈS, op. cit., p. 185. 47.Ibid., p. III. 48.Joseph HUGO, Mémoires du général Hugo, gouverneur de plusieurs provinces et aide-major- général des armées en Espagne, Paris, Ladvocat, 1823, 3 tomes, t. 2, p. 30 et p. 311, t. 3, p. 18 et p. 30. Louis LEJEUNE, op. cit., p. 69. Joseph de NAYLIÈS, op. cit., p. 23, 69, 84, 119, 184, 283. Auguste PETIET, Mémoires du général Auguste Petiet, hussard de l’Empire. Souvenirs historiques, militaires et particuliers, 1784-1815. Texte établi par Nicole Gotteri. Préface de Jean Tulard, Paris, Éditions SPM, col. Kronos, 1996, 525 p., p. 284, 336. 49.Joseph Hugo et Auguste Petiet soulignent la symétrie des exécutions de prisonniers : Joseph HUGO, op. cit., p. 119-120, 122-124 et Auguste PETIET, op. cit., p. 226. 50.Pierre GUINGRET, op. cit., p. 128. 51.Joseph HUGO, op. cit., t. 2, p. 30, 311. Auguste PETIET, op. cit., p. 284, 336. 52.Pierre GUINGRET considère qu’étant donnée la situation de l’armée, la maraude est nécessaire : Pierre GUINGRET, op. cit., p. 83, p. 103. Nayliès dénonce l’exemple des pillages donnés par les officiers : Joseph de NAYLIÈS, op. cit., p. 119. Pierre Guingret évoque l’enlèvement des Portugaises contraintes de suivre les compagnies ; ces femmes sont parfois vendues ou échangées : Pierre GUINGRET, op. cit., p. 125-127. 53.Notices réalisées à partir des archives du SHD, de présentations critiques des mémoires et de dictionnaires biographiques, dont les principaux sont les suivants : Collectif, Oxford Dictionary of National Biography from the earliest times to the year 2000 by H.c.G., Matthew and B. Harrison, 2004. p. J. HAYTHORNTHWAITE, Who was who in the Napoleonic wars, London, Arms & Armour, 1998, 351 p. G. SMITH, Dictionary of National Biography founded in 1882, edited by Leslie Stephen, London, Oxford University Press, Reprint 1971. E. DARSY, C. DEZOBRY, T. BACHELET, Dictionnaire général de biographie et d’histoire de mythologie de géographie ancienne et moderne comparée des antiquités et des institutions grecques romaines, françaises et étrangères, Paris, Dezobry, 1857, 2 vol., 1465 p., 2870 p. A. FIERRO, A. PALLUEL-GUILLARD, J. TULARD, Histoire et dictionnaire du Consulat et de l’Empire, Paris,

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Laffont, 1995, 1350 p. Jean TULARD, Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1989, 1866 p. G. SIX, Dictionnaire biographique des généraux et amiraux français de la Révolution et de l’Empire (1792-1814), Paris, Saffroy, 1934, 2 tomes, 614 p. et 588 p.

RÉSUMÉS

La spécificité de la guerre ibérique parmi les campagnes napoléoniennes est soulignée par de nombreux acteurs de ce conflit, elle l’a ensuite été par les historiens en raison de son importance dans la chute de l’Empire. C’est une autre approche de cette guerre qui est tentée ici. Il s’agit de comparer les visions de l’ennemi à partir des récits de combattants et plus particulièrement des mémoires de militaires français et britanniques présents dans la péninsule. Quelles sont les images de « l’autre » développées par les militaires des deux nationalités ? Comment sont perçus les Espagnols et les Portugais par ces combattants ?

French and British soldiers in the Peninsula through French and British memories (1808-1814). According to witnesses and historians, the Peninsular war occupies a special place Napoleon’s campaigns: it was crucial to an understanding of Napoleon’s fall. But this is not what this study is about. It deals with the comparison of images of the enemy developed in the memories written by French and British soldiers. How did they describe the «Other»? What did they say about Spanish and Portuguese?

INDEX

Mots-clés : Guerre d’Espagne, mémoires, ennemi, combattants, violences de guerre

AUTEUR

LAURENCE MONTROUSSIER FRE3016-CRISES. 38, rue F. Chirat, 69 100 Villeurbanne, [email protected]

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Violences de guerre et transmission de la mémoire des conflits à travers l’exemple de la campagne de Calabre de 1806-1807

Nicolas Cadet

1 Depuis une trentaine d’années, en France, de nombreux épisodes du passé donnent lieu à de nouvelles lectures et interprétations qui débouchent sur des débats, des querelles, voire des crises politiques. Ces empoignades prouvent à quel point le lien entre histoire et mémoire reste étroit dans notre pays, et combien ce sujet est propre à exciter les passions. Les événements qui resurgissent inopinément d’un passé parfois fort lointain concernent généralement les périodes agitées ou troubles de notre histoire. Les époques récentes, dont il subsiste de nombreux témoins – l’occupation, le régime de Vichy, la guerre d’Algérie – suscitent des polémiques passionnées qui débouchent souvent sur la mise en place d’une législation spécifique, destinée à offrir une réparation morale aux souffrances subies jadis par telle ou telle partie de la population. Depuis quelques années, cependant, des épisodes de plus en plus éloignés dans le temps font, à leur tour, l’objet d’une relecture attentive et deviennent enjeux de mémoire. Ainsi, après les grands drames des « années noires » et de la décolonisation, c’est maintenant la Première Guerre mondiale, la Révolution, voire le XVIIIe ou le XVII e siècle, qui éveillent l’intérêt du public : les mutins de 1917, les victimes des colonnes infernales ou de la colonisation sont placés sous les feux de l’actualité et font l’objet de solennelles réhabilitations. Longtemps considéré par l’opinion comme un véritable sanctuaire de notre gloire nationale, le Premier Empire est à son tour convoqué au tribunal de l’histoire, et sommé de rendre des comptes. Les années 1799-1815 sont, depuis peu, revisitées, réinterprétées, et vivement critiquées. Ainsi, en 2005, le livre de Claude Ribbe, Le crime de Napoléon, établissait une comparaison plus qu’audacieuse et rien moins que contestable entre les massacres perpétrés par l’armée du général Leclerc lors de l’expédition de reconquête de Saint-Domingue (1802), et les génocides mis en œuvre par les nazis entre 1939 et 1945. Précurseurs de Hitler, les Français

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auraient employé les cales de leurs navires comme « chambres à gaz » pour exterminer les populations révoltées des Antilles1… Pour contraire aux règles les plus élémentaires de la recherche en histoire que soit la démarche suivie par cet auteur, l’émotion suscitée par cet ouvrage n’en a pas moins eu des conséquences immédiates : les cérémonies prévues pour commémorer le bicentenaire de la bataille d’Austerlitz ont été annulées. Cependant, si le choix de revenir sur l’expédition de Saint-Domingue pour ouvrir le dossier d’accusation du futur empereur découle de la redécouverte du passé colonial de la France et de son rôle dans le commerce des esclaves, il n’est pas fortuit que ce soit à l’occasion d’une des « petites guerres » menées à la période révolutionnaire et impériale que s’ouvre la polémique.

2 Les années 1792-1815 ont en effet été particulièrement fécondes en conflits insurrectionnels opposant une armée régulière à une population civile en armes : guerre de Vendée (1793-1796), campagne d’Egypte (1798-1801), de Calabre (1806-1807), d’Espagne (1808-1813), du Tyrol (1809), etc. Ce type d’affrontement se caractérise par l’intensité des pratiques de violence mises en œuvre par les deux camps, et se traduit généralement par des massacres en masse de non-combattants Aussi, le souvenir de ces épisodes reste-t-il généralement très présent dans les régions qui en ont été le théâtre, comme le montrent les exemples de la guerre de Vendée ou de l’expédition de Saint- Domingue. Certaines des ces « petites guerres » demeurent toutefois dans un oubli profond et leur souvenir semble perdu à tout jamais, à l’instar de la campagne de Calabre de 1806-1807. Initialement conçue comme une simple opération de police, cette expédition menée par la France aux confins de la péninsule italienne débouche sur une violente insurrection populaire soutenue par l’Angleterre, et mobilise durant plus de quinze mois d’importants contingents de l’armée napoléonienne2. Au cours de cette campagne, la rudesse des affrontements n’a d’égale que l’ampleur des dommages subis par la population civile. Néanmoins, contrairement à la guerre d’Espagne qu’il préfigure sur de nombreux points, le soulèvement calabrais est aujourd’hui presque totalement oublié dans les pays qui s’y sont trouvés impliqués, malgré le retentissement que ce conflit a pu avoir dans certains d’entre eux sur le moment. Un faisceau complexe de raisons explique l’occultation de cet épisode par notre mémoire collective. Aussi, pour en saisir les mécanismes, convient-il tout d’abord de rappeler brièvement le déroulement de cette guerre et les conditions dans lesquelles elle se déroule, avant d’examiner ses conséquences et son retentissement dans les pays concernés.

3 Le 27 décembre 1805, au lendemain de la signature du traité de Presbourg qui consacre sa victoire sur l’Autriche et la Russie, Napoléon ordonne aux troupes stationnées en Italie du nord de marcher sur le royaume de Naples et de s’en emparer. Officiellement, cette expédition a pour but de châtier les souverains napolitains – le roi Ferdinand IV de Bourbon et sa femme Marie-Caroline – qui, malgré leur promesse de demeurer neutres en cas de guerre opposant la France à ses adversaires européens, ont ouvert leurs ports aux troupes russes et britanniques. En fait, cette opération s’inscrit dans un vaste projet géopolitique : l’empereur entend faire de l’Italie du sud le premier maillon du « Grand Empire » qu’il rêve de constituer en Europe. Préfigurant la mise en place du système du blocus continental, l’annexion de cette partie de la botte vise également à priver la Grande-Bretagne d’un important partenaire commercial, tout en fournissant aux milieux d’affaires français débouchés et matières premières à bas prix. Enfin, la

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possession de la Sicile fournirait à la France une base capable de rivaliser avec Malte et Gibraltar, et renforcerait la position française en Méditerranée.

4 L’armée chargée d’entreprendre la conquête du royaume de Naples compte plus de 40 000 hommes placés sous le commandement nominal de Joseph Bonaparte, pressenti pour remplacer Ferdinand IV sur le trône. Dans la réalité, la direction des opérations est confiée au maréchal Masséna, vétéran éprouvé des guerres de la Révolution. Dès l’origine, cependant, cette « armée de Naples » souffre de son manque de prestige et de reconnaissance auprès de l’empereur et des autres corps de la Grande Armée. L’Italie méridionale est considérée comme un front périphérique, éloigné, et son occupation est perçue comme une simple opération de police, tant les forces anglo-bourboniennes qui font face aux Français paraissent incapables de s’opposer à leur progression. De fait, l’armée de Ferdinand IV est méprisée par tous les militaires européens, tandis que les régiments britanniques – qualifiés de « débiles bataillons du tyran des mers » par Napoléon – sont tenus en piètre estime par le vainqueur d’Austerlitz. De surcroît, ce dernier affecte à ce théâtre d’opérations les généraux et les officiers qui, pour une raison ou pour une autre, lui ont déplu : Masséna, dont les rapines et l’avidité ont fini par le lasser, le maréchal Gouvion Saint-Cyr, resté trop attaché au régime républicain, le général Reynier, proche ami de Moreau, grand rival de Bonaparte sous le Consulat, etc. Être envoyé à l’armée de Naples constitue donc une sorte de sanction ou de demi disgrâce qui rend illusoire tout espoir de rapide promotion.

5 Dans un premier temps, les opérations se déroulent conformément aux prévisions de l’empereur. Masséna et Joseph entrent sans coup férir dans Naples le 15 février 1806, contraignant les souverains à fuir le continent pour se réfugier en Sicile, sous la protection de la flotte britannique. Quelques semaines plus tard, le corps de Reynier atteint Reggio, extrémité méridionale de la botte, après avoir dispersé les troupes de Ferdinand IV. Pour les vainqueurs, cependant, les difficultés ne tardent pas à surgir : faute de moyens navals, les Français ne peuvent franchir le détroit de Messine et s’emparer de la Sicile, tandis que dans le nord du royaume, la citadelle de Gaëte, défendue par un général demeuré fidèle à Ferdinand, résiste obstinément. Par ailleurs, les occupants sont bientôt confrontés à l’hostilité grandissante d’une part croissante de la population. Durant le printemps 1806, l’agitation et les troubles sont endémiques en Calabre, sans prendre encore la forme d’un soulèvement général.

6 L’intervention britannique sur le continent précipite toutefois celui-ci. Le 2 juillet 1806, la flotte anglaise débarque 5 000 hommes dans le golfe de Santa-Eufémia, à une centaine de kilomètres au nord de Reggio. Le 4, les troupes de Reynier, rassemblées à la hâte, chargent les régiments du général Stuart disposés sur deux lignes parallèles au littoral. Décimés par le feu meurtrier des fantassins anglais, les Français perdent pied et refluent en désordre. Les conséquences de cette défaite sont catastrophiques : la Calabre toute entière se soulève. Reynier et son adjoint Verdier sont contraints d’évacuer entièrement la province après une retraite menée dans des conditions dramatiques. Encouragée par la cour de Palerme, l’insurrection s’étend vers le nord et menace bientôt la capitale. Début août, cependant, la chute de Gaëte permet à Joseph de dégager des renforts qui, confiés à Masséna, sont immédiatement engagés contre les rebelles. La contre-offensive du maréchal permet en quelques semaines de refouler ces derniers dans le sud de la Calabre. Le soulèvement est cependant loin d’être terminé car les insurgés calabrais ont le soutien des autorités bourboniennes de Sicile et de la flotte britannique. Pour garder le contrôle de la révolte, la cour de Palerme a généralisé le

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système des « masses », sorte de milices populaires encadrées par des officiers bourboniens. La stratégie des « massisti » consiste à épuiser les Français en multipliant débarquements et rassemblements sur tous les points de la Calabre, pour se disperser dès que l’approche des troupes impériales est signalée. Lorsqu’elles sont en position de force, en revanche, les masses lancent de brusques attaques sur les positions tenues par les Français, dans le but, le plus souvent, de couper leurs voies de communication. Leur action est relayée sur le terrain par celle des « comitives », petites bandes fortes de quelques dizaines d’hommes seulement qui pratiquent ce que les Français appelleront en Espagne la « guérilla » : elles harcèlent les détachements en marche, enlèvent les courriers, massacrent traînards et isolés.

7 Pour les troupes de Masséna, la guerre prend rapidement une tournure décousue et épuisante. Aux incessantes marches et contre-marches dans un relief tourmenté contre des rebelles insaisissables, s’ajoutent des combats soudains et meurtriers, mais peu décisifs. Les opérations se déroulent en outre dans un climat d’extrême violence. Celui- ci découle des très vives tensions socio-économiques que connaît la Calabre à l’époque. Cette province, comme le reste du royaume de Naples, vit encore sous le régime féodal instauré au Moyen Âge : la masse des paysans exploite les terres des barons et de la bourgeoisie foncière et ploie sous une cascade de taxes et de droits féodaux. À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, en outre, ce système s’est renforcé au profit de la bourgeoisie rurale ou citadine, au détriment des droits communaux reconnus depuis toujours aux villageois, et cet empiètement s’est effectué le plus souvent de façon brutale. Les paysans calabrais ont donc des conditions d’existence particulièrement rudes, et la Calabre de la fin du XVIIIe siècle vit dans un climat de heurts et de violences perpétuelles. L’insurrection prend ainsi la forme d’une explosion libératoire des rancœurs et des haines accumulées de longue date. Aussi, sous couvert de lutter contre les Français et les « Jacobins », c’est-à-dire les habitants issus des classes aisées ouvertes à l’influence française et favorables à Joseph Bonaparte, les insurgés multiplient meurtres, incendies, pillages et extorsions. Par ailleurs, la société calabraise est profondément imprégnée par un catholicisme marqué par l’influence de la Contre- Réforme, qui prend une tournure fortement pénitentielle et doloriste. L’envahisseur est vu comme un impie, un hérétique dont l’intrusion constitue une souillure qui doit être effacée par tous les moyens. Aussi, les Français capturés sont-ils soumis à divers supplices qui visent à mettre en exergue leur nature démoniaque, tels que crucifixions, autodafés, éventrations, mutilations faciales. Les corps ainsi tourmentés sont ostensiblement laissés exposés à la vue de tous. De tels spectacles, qui s’ajoutent à l’épuisement et à la peur, portent l’exaspération des occupants à son comble. Les soldats de Masséna se livrent à des représailles aveugles et féroces : villages incendiés par dizaines, civils massacrés par milliers, viols en masse. Considérés comme des « brigands », et non comme des combattants, les insurgés capturés sont immédiatement exécutés et leurs têtes exposées sur des pieux. À ces conditions fort rudes s’ajoute, pour les combattants de Calabre, le sentiment d’être oubliés et abandonnés par l’empereur. Absorbé par la reprise de la guerre contre les puissances du nord de l’Europe, ce dernier ne s’intéresse guère aux événements d’Italie du sud. En outre, la lutte menée contre les Calabrais s’apparente pour lui à de simples opérations de police contre des bandits, et non à une véritable guerre. Aussi, à partir de l’automne 1806, tandis que leurs camarades de la Grande Armée écrasent l’armée prussienne et moissonnent récompenses et promotions, le sentiment de frustration ressenti par les unités stationnées en Italie du sud va s’accentuant. Dans ces conditions, chacun, du

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simple fusilier jusqu’au maréchal Masséna lui-même, s’efforce pas tous les moyens de quitter cette contrée infernale. Dès le 10 août, Masséna « supplie » Joseph de le rappeler des Calabres3, et ne cesse, dès lors, de réitérer sa demande. Parmi les militaires du rang, beaucoup de ceux qui ne parviennent pas à se faire affecter sur un autre théâtre d’opérations basculent dans la folie, sombrent dans la boisson, se suicident. Rien ne témoigne mieux de l’amertume et du dégoût éprouvés par les troupes que ce passage des Mémoires du capitaine Duthilt, officier au 1er léger, dont le régiment a été très malmené au cours de la campagne : « De tant de fatigues, de tant de misères, de tant de pertes éprouvées et de dangers bravés, pas un rayon de gloire, rien que des regrets »4.

8 En juillet 1807, à l’issue d’un an de guerre, les Français ont, dans l’ensemble, reconquis les positions perdues et mis un terme à l’insurrection. Les troubles et l’insécurité demeurent cependant endémiques durant toute la période napoléonienne. Le bilan de cet affrontement sans véritable vainqueur est effroyable. Sur les 40 ou 45 000 soldats envoyés par Napoléon dans le royaume de Naples en 1806, 10 000 au moins ont été fauchés par les maladies et le feu des Anglais ou des rebelles. En Calabre, les pertes humaines et matérielles sont considérables. Aux victimes des affrontements, des exactions des insurgés et de la répression s’ajoutent les effets de la surmortalité, liée à la faim, aux maladies, au froid. S’il n’est guère possible de dresser un bilan précis des dommages subis par la population calabraise au cours de l’insurrection, tout du moins peut-on comparer les données dont nous disposons pour l’ensemble de la période 1806-1815. En 1806, si l’on en croit les différents chiffres avancés par les Français, la province compte un peu plus de 800 000 habitants. Un recensement effectué en 1813 estime à 779 000 personnes la population des deux Calabres5. Si nous ignorons sur quelles bases ces évaluations ont été faites, ce qui en affaiblit la portée, du moins ont- elles le mérite de fournir un ordre de grandeur qui indique une certaine stagnation de la population calabraise durant la « décennie française ». Naturellement pauvres, les provinces méridionales sortent exsangues du conflit : fermes ravagées, champs laissés en friche, bétail abattu ou dispersé, magasins et entrepôts pillés. Pourtant habitué au rude spectacle des champs de bataille, le général Lamarque est atterré par la vision de populations entières errant sur les chemins ou se terrant dans les forêts, exposées aux rigueurs de l’hiver, après la destruction de leurs villages6.

9 Aussi, le caractère absolu et destructeur de cette guerre pose-t-il immanquablement la question de sa répercussion dans le souvenir des peuples qui y ont pris part. La guerre de Calabre a-t-elle donné lieu en France, en Grande-Bretagne, en Italie à un travail d’évocation et de commémoration ? Quel écho cet événement a-t-il trouvé dans la mémoire populaire et dans celle des autorités officielles ?

10 En France, évaluer l’onde de choc produite par ce conflit signifie prendre en compte ses effets au plan militaire, puis tenter de mesurer s’il a suscité la curiosité et l’intérêt de l’opinion, pendant et après la période napoléonienne. Au plan militaire, la campagne de Calabre fournit quantité d’enseignements sur les faiblesses de l’armée impériale, sur l’inadéquation de sa tactique face à l’armée anglaise, moderne et dotée d’une grande puissance de feu, et sur les pratiques de la « petite guerre ». Il y a donc matière à amples réflexions de la part de l’empereur et de son état-major. Napoléon, cependant, ne tire aucun enseignement de cette laborieuse campagne, et ne modifie en rien ses conceptions stratégiques ou tactiques dans la perspective des affrontements à venir. Comment expliquer cette absence de retour d’expérience ? L’empereur est physiquement très éloigné d’un théâtre d’opérations qu’il ne connaît pas. Du royaume

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de Naples, il ne reçoit que des informations incomplètes et irrégulières. Sa vision de la situation militaire en Italie du sud est en complet décalage avec la réalité, et il tend à sous-estimer systématiquement les difficultés rencontrées sur le terrain. Le souverain est également victime de ses préjugés. Pour lui, les revers s’expliquent par l’incapacité de son frère ou de ses généraux, pas par la pugnacité de l’adversaire ou l’impréparation de la campagne. À aucun moment dans sa correspondance, l’empereur n’exprime l’idée qu’il a commis une grave erreur en envoyant une armée de 40 000 hommes guerroyer dans un pays pauvre et mal connu sans lui donner les moyens de mener à bien ses opérations.

11 En outre, le moment se prête mal à une réflexion poussée sur cette campagne. La guerre de Calabre, qui commence au lendemain d’Austerlitz et s’achève lors de la signature du traité de Tilsitt, se déroule alors que l’Empire est à son apogée. Aussi, le formidable écho des triomphes impériaux couvre-t-il la note discordante produite par les événements d’Italie méridionale. Intervient également l’aspect peu spectaculaire des engagements, qui font pâle figure à côté des formidables batailles que Napoléon livre aux Russes et aux Prussiens. Mais surtout, aux yeux des militaires de l’époque, la guerre de Calabre est une guerre « ignoble », c’est-à-dire dépourvue de noblesse : la seule bataille importante livrée, Santa-Eufémia, est une honteuse défaite, une « déroute » dans le langage du temps, car les troupes ont tourné les talons face à l’ennemi. Les quelques victoires remportées l’ont été contre une armée bourbonienne méprisée dans l‘Europe entière. Les rebelles Calabrais, eux, sont des « brigands », pas des soldats, il n’y a donc aucun mérite à les vaincre.

12 Les conséquences de cette absence de réflexion ne se font pas attendre : dès l’année suivante, l’empereur renouvelle son erreur, mais à une toute autre échelle, en envoyant ses troupes en Espagne. Là encore, des corps aux lignes de communications trop étirées, éloignés des autres formations, s’enfoncent à l’extrémité de la péninsule et y sont battus. À de nombreuses reprises également, les assauts français se briseront sur la puissance de feu des fantassins britanniques. Finalement, l’action combinée des forces de Wellington et des « guérillas » viendra à bout de l’armée impériale.

13 Est-ce à dire, pour autant, qu’aucun enseignement n’a été tiré de la campagne de Calabre ? Bien des officiers qui ont combattu dans le royaume de Naples – les généraux Lamarque, Hugo, Reynier, Verdier, Abbé - seront ensuite employés en Espagne et au Portugal. Ils y appliqueront les pratiques de la « petite guerre » expérimentées en Italie du sud : quadrillage du terrain par les colonnes mobiles, emploi de troupes spécialisées dans la contre-guérilla, utilisation de supplétifs indigènes, etc.

14 Indépendamment de ses répercussions au plan militaire, la guerre de Calabre a-t-elle contribué à faire mieux connaître l’Italie du sud aux Français ? Au début du XIXe siècle, l’extrémité méridionale de la botte est encore très largement une « terra incognita » pour les Européens, fort peu nombreux à s’y être rendus. Dans le domaine scientifique, l’expédition de Calabre est une sorte de campagne d’Égypte à échelle réduite, car l’armée de Reynier compte dans ses rangs l’helléniste Paul-Louis Courier et plusieurs officiers d’artillerie et du génie, armes « savantes ». Ces derniers rédigent quantité de mémoires et rapports sur cette province, dont l’histoire, la géographie physique et humaine, les ressources économiques sont désormais mieux connues. Cependant, à la fin de l’Empire, malgré presque une décennie de présence française dans le royaume de Naples, la Calabre demeure encore très largement ignorée du public. Dans les années qui suivent la chute de Napoléon, paraissent les premiers livres consacrés à la guerre de

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Calabre qui mentionnent les aspects géographiques ou culturels particuliers à cette contrée, notamment celui d’Auguste de Rivarol en 1817, ou du chef de bataillon Duret de Tavel en 18207. Ces relations s’ajoutent aux récits de voyages dans le royaume de Naples publiés par Stendhal et Dumas dans les années 1820-1830. Cependant, les ouvrages de ces auteurs fameux reprennent, sans aucun recul critique, les stéréotypes élaborés de longue date sur les Calabrais et réactivés par les Français au cours de la période napoléonienne : les habitants de l’Italie méridionale sont vus comme des gens paresseux, cruels et fourbes, un véritable peuple-enfant incapable de se gouverner lui- même. D’autre part, les rares témoignages sur la guerre de 1806-1807 paraissent alors que s’élabore la légende napoléonienne. Ils sont très largement éclipsés par la masse des ouvrages retraçant les campagnes de la Grande Armée, et ne retiennent guère l’attention. Par ailleurs, les récits sur la guerre de Calabre ne cadrent pas avec le goût des lecteurs du XIXe siècle pour l’épopée. Les seuls conflits insurrectionnels qui suscitent l’intérêt des Français sont les guerres de Vendée et d’Espagne, popularisées par des écrivains célèbres tels Balzac ou Hugo. Aussi, jusque dans les dernières décennies du XIXe siècle, l’Italie du sud reste-t-elle encore très largement méconnue du grand public, et personne ne songe à synthétiser ou approfondir les connaissances portant sur cette partie de l’Europe. Il faut attendre les années 1883-1884 pour que soit enfin publiée une somme rigoureuse, dégagée des stéréotypes, qui prenne en compte les apports fournis par les voyageurs européens du XIXe siècle, et dresse de l’Italie méridionale un portrait proche de la réalité8.

15 Ce vide laissé par les géographes et les scientifiques sur la Calabre outre un espace dans lequel s’engouffrent les romanciers. C’est en effet au cours de la première moitié du XIXe siècle que s’élabore, sous la plume de Stendhal et Dumas, tous deux bons connaisseurs de l’Italie du sud, le mythe romantique du « bandit calabrais ». Stendhal voyage à plusieurs reprises en Italie, notamment en 1827-1828, et publie Rome, Naples et Florence dès 1826 9. Dumas manifeste également un grand intérêt pour la partie méridionale de la péninsule, profondément liée à son histoire familiale : de retour de la campagne d’Égypte, son père, le général Dumas, a été emprisonné à Tarente sur ordre de Ferdinand IV. Cette captivité a indirectement entraîné sa mort et la ruine de sa famille. Dumas parcourt la Calabre en 1834-1835 et publie son Voyage en Calabre en 184210. Il séjourne de nouveau à Naples à la fin des années 1850, en vue de se documenter pour son futur roman, La San Felice, paru en 1862, qui a pour cadre la révolution napolitaine de 1799 et la violente réaction royaliste qui l’a suivie. Ces deux auteurs élaborent le mythe du « bandit calabrais », au moment même où Prosper Mérimée édifie celui du « bandit corse » (Matteo Falcone est publié en 1829, Colomba en 1840). Dans les deux cas, le mythe est bâti à partir des mêmes éléments : corse ou calabrais, le « bandit » est un homme fier, libre et indépendant, qui incarne les valeurs d’une société traditionnelle, rurale et patriarcale, imprégnée par la notion d’honneur, bien éloignée du monde matérialiste et emporté par la modernité qui naît au cours de la première moitié du XIXe siècle, et que rejette les romantiques. Dans les années 1830-1840, le bandit calabrais fait figure de héros positif. De fait, on ne trouve pas chez Stendhal ou Dumas les descriptions horrifiées des atrocités commises par les chefs de bandes, comme chez Rivarol ou Duret de Tavel : véritable Robin des bois, le bandit est un dandy justicier qui porte gilet à boutons d’argent et ceinture de soie, un redresseur de torts qui dévalise les riches pour donner aux pauvres.

16 À partir de la décennie 1860, cependant, l’image du bandit calabrais se brouille et devient plus ambigüe. Les luttes pour l’unité italienne, l’épopée de Garibaldi, attirent

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l’attention du public français sur cette partie de la botte. Quantités d’ouvrages de vulgarisation reprennent l’image du bandit calabrais, notamment ceux de Marc Monnier et d’Émile Normand11, mais en insistant davantage sur sa férocité : la description du pittoresque costume et de la panoplie guerrière du brigand demeure incontournable, mais le héros positif, protecteur de la veuve et de l’orphelin, s’efface derrière la brute cruelle et sanguinaire. Dans La San Felice, Dumas consacre un chapitre entier aux « brigands » de 1799, et s’attarde à décrire le terrible Memonne, « l’ogre sanfédiste », qui se délecte à boire du sang dans le crâne de ses ennemis12. Dans le même temps, il rédige, mais n’achève pas, un autre monumental roman, Le chevalier de Sainte Hermine, qui a en partie pour cadre la campagne de Calabre de 180613. Ces deux ouvrages raniment l’image de férocité et de fourberie qui s’attache à la figure du Calabrais depuis l’occupation française, et s’oppose à celle du bandit-justicier pénétré de loyauté.

17 Ces mythes, élaborés dans les décennies qui suivent la guerre de 1806, contribuent à ancrer en France l’image d’une Calabre terre de sang et de violence, où tout se règle à coups de fusils et de poignard, topos qui n’a guère évolué depuis. Ce stéréotype se diffuse également en Grande-Bretagne, où le retentissement de la campagne est beaucoup plus important.

18 En Angleterre, l’onde de choc produite par la campagne de Calabre est facile à mesurer. La nouvelle de la victoire remportée le 4 juillet parvient à Gibraltar vers le 17 août 1806, puis atteint la Grande-Bretagne dans les premiers jours de septembre. Le 3 septembre, le Times titre en capitales « Victory in » et reproduit la dépêche rédigée par le général Stuart. Le retentissement de la bataille est immense. Première victoire remportée sur le continent européen sur les troupes de Napoléon, Maida – nom donné par les Anglais à cet affrontement – apparaît comme le pendant terrestre de Trafalgar, et renforce le camp des partisans de la poursuite de la guerre contre la France. La nouvelle de ce succès tombe à un moment crucial : depuis plusieurs mois, des négociations sont en cours entre la France et l’Angleterre pour aboutir à un accord de paix. Fox, le premier ministre britannique, est déterminé à mettre fin au conflit qui oppose les deux nations, et il est disposé à faire de nombreuses concessions à Napoléon. Or, les négociations sont rompues en septembre 180614. Certes, les causes de cet échec sont plurielles : la mauvaise foi de l’empereur, qui ne souhaite pas réellement la paix et fait traîner en longueur les pourparlers, le refus des Russes de s’accorder avec la France, et, surtout, la mort de Fox, expliquent largement la rupture des discussions entre Français et Anglais. Cependant, il est permis de penser que la nouvelle de la victoire remportée en Calabre contre une armée réputée invincible n’a pu qu’affaiblir davantage le camp des partisans de la paix, et renforcer celui des tenants de la poursuite du conflit.

19 Du fait de son écho, Maida donne lieu à une série de commémorations officielles et à une abondante production littéraire, poétique, musicale. Honneurs et récompenses pleuvent sur les vainqueurs, notamment sur le général Stuart et ses officiers, qui reçoivent grades et pensions, tandis qu’une médaille est frappée pour commémorer l’événement. Dès 1806, une marche militaire est composée, et jouée à Bath et à Londres15. En 1808, un poème monumental qui célèbre le combat dans la veine de l’’Iliade est publié par un officier de l’armée des Indes16. La production iconographique, pour sa part, se borne principalement à une caricature de James Gillray réalisée le 13 septembre 1806, et à quelques gravures montrant – sous une forme fantaisiste dans la

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plupart des cas – la bataille de Maida. L’éclat de la victoire est rehaussé par le fait que celle-ci a été remportée contre un adversaire plus aguerri, et que les Britanniques ont montré leur esprit chevaleresque en rachetant aux Calabrais leurs prisonniers français afin d’éviter à ceux-ci d’être massacrés. Triomphe des plus honorables, Maida est assimilée aux plus retentissants succès remportés par les Anglais, Azincourt ou Blenheim. Cependant, l’enthousiasme soulevé par cet événement retombe vite. Comme en France, l’émotion suscitée par la petite campagne de Calabre est bientôt éclipsée par la guerre d’Espagne, beaucoup plus longue, meurtrière, et décisive. Néanmoins, l’intérêt pour cette période resurgit en 1848 avec la publication d’un roman en trois volumes, Adventures of an Aide de camp17, dont l’action se situe lors de la guerre de Calabre de 1806. Cette fiction sacrifie à tous les impératifs du mode épique et reprend le thème du bandit calabrais féroce et impitoyable. Toutefois, dans sa préface, l’auteur resitue son roman dans le contexte de la tentative ratée d’unification de l’Italie en 1848-1849, et annonce la libération prochaine de la péninsule du joug autrichien. Enfin, le souvenir de cette page de l’histoire britannique longtemps oubliée semble resurgir depuis une dizaine d’années et s’accompagne de la publication d’assez nombreux ouvrages18.

20 Dans le cas de l’Italie, la transmission de la mémoire de la guerre de Calabre à travers les générations est plus difficile à appréhender. À quelle échelle, en effet, envisager la répercussion de cet événement sur le sol italien ? Celle de la seule Calabre ? Du Mezzogiorno ? De la péninsule tout entière ? Il faut prendre garde à l’anachronisme : à l’époque napoléonienne, l’Italie est une expression géographique. Les différences qui opposent les États de la botte, ceux du nord et du sud en particulier, ne sont pas seulement politiques, mais également géographiques, linguistiques, culturelles. Il est probable que pour un Piémontais ou un Milanais du début du XIXe siècle, la Calabre est une contrée aussi éloignée et exotique que pour un Français. Le retentissement de l’insurrection de 1806 a dû être pratiquement nul à l’époque, surtout si l’on prend en compte le caractère troublé de la période, et les multiples soubresauts politiques et militaires qu’a connus l’Italie sous l’Empire. Dans ces conditions, il est même permis de se demander si la nouvelle du soulèvement calabrais a été connue en dehors du royaume de Naples.

21 À l’échelle de l’ensemble de l’Italie, la question de l’interprétation de la guerre de Calabre ne se pose qu’à partir du moment où la péninsule tout entière est unifiée par la maison de Savoie dans les années 1860. Les répercussions de l’insurrection calabraise et la façon dont elle est passée dans les mémoires doivent donc être envisagées à l’échelle de l’Italie du sud, et principalement de la Calabre. Il faut également considérer que le soulèvement de 1806-1807 n’est qu’un épisode de la « décennie française » en Italie méridionale, période fort riche en événements et dont les répercussions au plan politique ont été considérables. L’insurrection de 1806, qui succède à celle de 1799 et précède celle de 1820, ne constitue que l’un des rebondissements de ces temps agités, même si l’ampleur qu’elle a revêtue lui confère un relief particulier. Par ailleurs, l’onde de choc de cette guerre doit être envisagée à deux niveaux, car comme tout événement de ce type, le conflit calabrais a donné naissance à une mémoire populaire et à une mémoire officielle, qu’il importe de distinguer.

22 Pour étudier les traces laissées par cette guerre dans le souvenir, la culture populaire et l’imaginaire des Calabrais, il faut tenter d’évaluer l’intensité de la commotion subie en revenant sur le bilan humain du conflit. Celui-ci semble en effet avoir été suffisamment

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lourd pour que le souvenir de cet événement reste durablement imprimé dans les mémoires. Les conséquences globales des combats sur la démographie calabraise évoquées plus haut ne permettent pas de mesurer avec précision le choc subi par certaines communautés. Or, au cours des assauts lancés contre les localités rebelles, c’est par dizaines, ou par centaines, que les non-combattants sont massacrés : quarante à cinquante morts à Marcellinara en juillet, des centaines à Lauria en août, une quarantaine de personnes – dont des familles entières – à Fiume-Freddo, début septembre… À l’échelle de sociétés numériquement restreintes, ces homicides massifs ont dû être sources de véritables traumatismes, décelables encore des décennies plus tard. La blessure générée dans la population calabraise par ces événements est-elle perceptible dans les années qui suivent ? Comment s’exprime t-elle ? Combien de temps a-t-elle mis à s’atténuer ? Pour mesurer en profondeur les formes revêtues par cette commotion, il serait nécessaire de séjourner longuement en Calabre, de recueillir les traditions orales et écrites, de se pencher sur la toponymie, et de comparer le résultat de ces recherches avec les faits. Le regard de l’historien doit, dans ce cas, s’effacer devant celui de l’anthropologue, ou de l’ethnologue, ce qui n’est pas aisé. Je me suis personnellement rendu dans cette région au cours de l’été 2003, mais ce bref séjour, partagé entre les recherches dans les dépôts d’archives et les excursions sur les lieux les plus emblématiques de la guerre de 1806, a été trop limité pour me permettre d’appréhender de manière vraiment convaincante les traces matérielles ou culturelles laissées par cet épisode auprès de la population. Cependant, il m’a semblé que ce conflit était aujourd’hui bien oublié dans la mémoire populaire : nulle fête ou commémoration religieuse n’évoque les combats menés contre les Français, et la présence de l’occupant ne paraît pas avoir laissé de traces dans la toponymie. À l’exception de Dumas, les voyageurs français qui ont parcouru cette contrée au XIXe siècle ne semblent jamais avoir entendu parler de cette guerre. Dans les années 1950, la journaliste milanaise Maria Brandon Albini a sillonné la Calabre, s’intéressant particulièrement aux coutumes et traditions populaires. Elle a minutieusement relevé les contes ou les chansons évoquant le passé de la province sous une forme légendaire ou mythique19. Il est significatif qu’aucun d’entre eux ne fasse allusion aux événements de 1806-1807. Cependant, quelques mythes forgés après coup évoquent des épisodes de la guerre de Calabre. Ainsi, les âmes de soldats français brûlés vifs dans l’hôpital de Cosenza en 1806 reviendraient hanter les lieux sous forme de spectres, poussant de lugubres gémissements20, la statue de la Vierge Noire de Longobucco aurait miraculeusement protégé la ville de Cassano de l’attaque du chef brigand Santoro21… Il est ainsi permis de penser que des dizaines de récits similaires ont été élaborés dans les années qui ont suivi l’insurrection, mais que la culture populaire calabraise au XIXe siècle étant avant tout orale, et personne n’ayant pris la peine de les consigner, le souvenir s’en est perdu.

23 Un autre facteur peut cependant expliquer l’oubli dans lequel semble être tombée la guerre de 1806-1807. Le souvenir de la « seconde guerre de Calabre » est venu se surimposer à celui de l’insurrection de 1806 et a fini par l’éclipser. Pour les Calabrais, la grande guerre du XIXe siècle n’est pas celle menée contre les Français sous Napoléon, mais celle conduite par les « Piémontais », c'est-à-dire par l’armée de Victor-Emmanuel II, contre les « brigands » bourboniens de Calabre entre 1861 et 1864. Plus récente d’un demi siècle, cette campagne menée par les troupes du nouvel État italien contre les populations méridionales qui résistaient au processus unitaire semble également avoir atteint des seuils de violence très élevés, et s’être durablement imprimée dans les

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mémoires des habitants du Mezzogiorno, au point d’effacer le souvenir des événements de 1806-1807, comme en atteste cet extrait du livre de Maria Brandon Albini : « Des brigands, on en parle encore ici. Tous, au moins les vieux s’en souviennent, me dit Mario. Ma grand-mère […] était un des derniers témoins de ces lointains événements de 1860. […] Grand-Mère racontait que, en ce temps là, l’armée « Piémontaise » pendait les brigands à l’entrée des villages et les y laissait pourrir pendant des semaines à titre d’exemple »22.

24 Des « brigands » de 1806, il n’est en revanche pas fait mention par les Calabrais interrogés par la journaliste. Reste à déterminer si la guerre de Calabre, apparemment oubliée dans la mémoire populaire, a donné lieu à une forme de commémoration officielle. Cette insurrection, qui, après tout, peut être considérée comme un soulèvement « national » contre un envahisseur étranger, à pu être reconnue et célébrée par la monarchie bourbonienne restaurée en 1815, puis, après 1860, par les autorités du nouvel État italien. Ce qui est frappant, cependant, lorsque l’on se trouve en Calabre, c’est de mesurer l’absence totale d’une quelconque prise en compte de ces événements dans l’espace public. À Cosenza, Amantea, Santa-Eufémia, ou encore Soveria-Manelli, lieux emblématiques de l’insurrection, pas le moindre élément de commémoration tel que plaques, stèles, statues, médaillons, ou autres rappelant les combats de 1806. Ces supports matériels évoquant un épisode du passé existent pourtant, mais tous se rapportent au processus d’unification de l’Italie, à l’expédition de Garibaldi dans le Mezzogiorno, en 1860. Parcourant Cosenza, en 1897, l’écrivain anglais George Gissing est frappé par le nombre de statues et de bustes à l’effigie de Cavour, Mazzini ou Garibaldi qui ornent les jardins publics23. Ce parti pris commémoratif témoigne de la volonté de la maison de Savoie de faire table rase du passé bourbonien. Il semble évident que l’insurrection de 1806, soulèvement « réactionnaire » en faveur de Ferdinand IV rappelant fâcheusement les luttes récentes contre les derniers partisans de l’Ancien Régime, ne pouvait trouver grâce aux yeux du nouvel État. Peut-on penser que celui-ci a été jusqu’à éradiquer de l’espace public les éventuels monuments élevés entre 1815 et 1860 ? Il ne semble pas que les Bourbons, restaurés en 1815, aient fait de grands efforts pour commémorer le souvenir de l’insurrection de 1806, soit parce que celle-ci s’est finalement achevée par un échec, soit parce que ce régime très conservateur répugnait à célébrer une révolte populaire, quand bien même celle-ci avait éclaté en sa faveur.

25 En définitive, le souvenir de la guerre de Calabre ne subsiste plus guère que dans les publications érudites publiées à la fin du XIXe siècle, ou depuis une trentaine d’années, lorsque des historiens italiens ont redécouvert cette page de leur histoire. À ce titre, l’ouvrage d’Atanasio Mozzillo Cronache della Calabria in guerra, somme de plus de 1 350 pages parue en 1972 est peut-être le seul « monument » qui donne tout leur relief aux souffrances endurées par les Calabrais en 1806-180724.

26 La campagne de Calabre souligne le lien étroit qui existe entre violence de guerre, conception de l’honneur militaire et mémoire. La glorieuse victoire de Maida assure le retentissement de cet épisode en Grande-Bretagne. Son souvenir est aujourd’hui encore préservé dans l’espace public de la capitale britannique : une longue avenue et une station de métro du West End portent le nom de Maida. De l’autre côté du Channel, à l’inverse, le gouvernement impérial se garde bien de donner le moindre écho à ce conflit laborieux et sans noblesse, qui sombre aussitôt dans l’oubli. Bien qu’elle ait constitué un véritable laboratoire des pratiques de lutte anti-insurrectionnelle et qu’elle annonce sur de nombreux points les innombrables guerres coloniales que la

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France livrera au XIXe siècle, la campagne de Calabre n’a pas non plus laissé de traces dans les annales militaires du temps. En Angleterre comme en France, les opérations menées aux confins de l’Italie du sud ne constituent finalement qu’un épisode mineur, un rebondissement sans grande conséquence dans l’affrontement inexpiable qui oppose les deux nations à l’échelle de la planète entière durant un quart de siècle. Plus surprenant est le peu de retentissement qu’a eu cet événement en Italie. À l’inverse de l’Espagne, où le combat mené par le peuple en armes contre l’envahisseur napoléonien est célébré comme l’une des pages les plus glorieuses de l’histoire de la péninsule, l’insurrection calabraise n’est nullement considérée comme une guerre de libération par les Italiens. Cette particularité s’explique moins par l’échec final du soulèvement que par le caractère féroce de la lutte qui oppose les Calabrais entre eux et par la confusion qui en découle. Il est en effet difficile de déterminer qui, des partisans de Ferdinand IV ou des « jacobins » ralliés aux Français, incarnent le droit et la justice. En se soulevant contre l’occupant, les premiers obéissent certes à un réflexe patriotique – encore faudrait-il déterminer avec précision ce que recouvre ce terme dans l’Italie du début du XIXe siècle – mais ils défendent un régime archaïque et oppressif représenté par un monarque incapable et peu soucieux du sort de son peuple. Les Calabrais partisans de Joseph, pour leur part, sortent souvent des rangs de cette bourgeoisie foncière qui pressure impitoyablement les paysans, et ils n’hésitent pas à se mettre au service d’un souverain étranger pour préserver leurs intérêts. Une ultime raison, enfin, peut contribuer à expliquer l’oubli dans lequel a sombré la guerre de Calabre : les actes d’une extrême brutalité auxquels se livrent les insurgés – crucifixions, mutilations, lacération des corps, bûchers expiatoires – s’inscrivent dans un langage de la violence qui est de moins en moins admis et compris par leurs contemporains. Ces supplices, qui visent à déshumaniser celui qui les subit en révélant sa nature corrompue et impure, s’intègrent dans l’univers culturel d’une grande partie des Européens, du Moyen Âge jusqu’à la fin de l’époque moderne. Au XVIIIe siècle, cependant, les nouvelles formes de sensibilité nées avec le rationalisme des Lumières ne s’accommodent plus de ces pratiques, et leurs auteurs sont considérés avec une réprobation croissante. La Révolution française, les massacres de septembre et les excès de la Terreur cristallisent le dégoût de l’opinion pour ces procédés féroces qui dévoilent le caractère profondément inhumain de ceux qui les commettent. À ce titre, il est significatif que les témoins français de la guerre de Calabre désignent si souvent leurs adversaires sous le terme de « cannibales ». Ainsi, en faisant resurgir d’un passé que l’on espérait révolu ces gestes d’un autre âge, les insurgés ne pouvaient que susciter l’horreur et l’indignation des générations à venir, et, par là, se condamnaient à tomber dans l’oubli.

NOTES

1.Claude RIBBE, Le crime de Napoléon, éditions Privé, 2005, p 139-143. L’auteur écrit notamment : « Victor Schoelcher lui-même, dans sa Vie de Toussaint Louverture (1889) se déclare informé de ces techniques d’extermination nouvelles qui allaient, hélas, être

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développées au XXe siècle par Hitler pour se débarrasser des populations juives » (p 143). 2.De mars 1806 à juillet 1807, en effet, l’envoi de contingents successifs en Calabre et dans les parties des provinces limitrophes touchées par l’insurrection porte à plus de 20 000 le nombre d’hommes qui ont combattu dans ces régions. 3.AN, 304 Mi45, Lettrre de Masséna à Joseph Castro-Villari, 10 août 1806. L’actuelle région de Calabre est en effet à l’époque divisée en deux provinces séparées par la rivière Netto : la Calabre « citérieure », au nord, avec Cosenza pour capitale, et la Calabre « ultérieure », au sud, gouvernée depuis . 4.Pierre Charles DUTHILT, Mémoires du capitaine Duthilt ou Mes campagnes et mes souvenirs de 1792 à 1815, Tallandier, 1909, p. 250. 5.Celestino RICCI, Picciolo Atlante Geografico-Statistico del Regno di Napoli, Della tipografia di Angelo Trani, 1813, p 47. 6.AN, 566 AP 15. Lettre du général Lamarque à Joseph Bonaparte, Pisciotta, 25 août 1806. 7.Auguste DE RIVAROL, Notice historique sur la Calabre pendant les dernières révolutions de Naples, Paris, Anselin et Pochard, 1817 ; Duret DE TAVEL, Séjour d’un officier français en Calabre ou lettres propres à faire connaître l’état de la Calabre, Paris, Béchet-Ainé, 1820. 8.François LENORMAND, À travers l’Apulie et la Lucanie, Paris, A. Lévy, 1883, deux volumes. 9.STENDHAL, Rome, Naples et Florence, Paris, Delaunay, 1826. 10.Alexandre DUMAS, Voyage en Calabre, éditions Complexe, 1989. 11.Marc MONNIER, Histoire du brigandage dans l’Italie méridionale, Paris, Michel-Lévy frères, 1862 . Émile NORMAND, Les brigands. Épisodes de l’histoire du brigandage dans le royaume de Naples et les États romains, Paris, Bureaux du siècle, 1865. 12.Alexandre DUMAS, La San Felice, Gallimard, 1996, p 671-677. 13.Le manuscrit, redécouvert, a été publié en 2005. 14.Thierry LENTZ, Nouvelle histoire du Premier empire, Paris, Fayard, 2002, T 1, ch IX. 15.British Library, H.2818. F (7), «The battle of Maida», marche militaire composée par Ruzzini, paroles de sir George Wallace, imprimée à Dublin en 1806. 16.Lieutenant-colonel SCOTT, «The Battle of Maida, an Epic Poem», Londres, 1808. 17.James GRANT, Adventures of an Aide de camp, or a Campaign in Calabria, Londres, W. Blackwood & son, 1848. 18.Notamment ceux de Richard HOPTON, The Battle of Maida, Fifteen Minutes of Glory, Pen & Sword books, 2002, et John STEWART, Maida, a Forgotten Victory, Pentland Press, 1997. 19.Maria Brandon ALBINI, Calabre, Arthaud, 1957. 20.Cesare CESARI, L’insurrezione calabrese nel 1806 e l’assedio di Amantea, Commando del corpo di Stato Maggiore, Ufficio Storico, Rome, 1911, p 32. 21.Maria Brandon ALBINI, op. cit., p 97. 22.Maria Brandon ALBINI, op. cit., p 105. 23.George GISSING, Sur les rives de la mer Ionienne. Notes de voyage en Italie du sud, Presses Universitaires du Septentrion, 1997, p 53. L’ouvrage original, By the Ionian Sea est paru chez Chapman and Hall en 1897. 24.Atanasio MOZZILLO, Cronache della Calabria in guerra, Napoli, Edizioni scientifiche italiane, 1972, trois volumes, 1351 pages.

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RÉSUMÉS

L’invasion du royaume de Naples par l’armée napoléonienne, en 1806, provoque une vaste insurrection populaire dans les provinces les plus méridionales de la péninsule, notamment en Calabre. Durant près d’un an, les troupes chargées de réprimer le soulèvement s’épuisent à traquer d’insaisissables rebelles qui ne cessent de se dérober à leurs coups, et, avec le soutien des Britanniques, pratiquent une habile stratégie de harcèlement. Pour les soldats français, l’atmosphère de violence extrême dans laquelle se déroule la campagne s’ajoute à son caractère fastidieux et frustrant. Évoluant dans un univers imprégné de religiosité, les Calabrais mènent une véritable croisade contre l’occupant : les sévices et les mutilations qu’ils infligent à ceux qui tombent entre leurs mains entraînent en retour de féroces représailles. Guerre de la violence extrême, la campagne de Calabre souligne le lien étroit qui unit mémoire et modes de représentation. L’insurrection calabraise de 1806-1807 est tombée pour des raisons différentes dans un oubli profond en France, en Italie et en Grande-Bretagne, son souvenir est pratiquement absent de la mémoire officielle comme de la mémoire populaire.

The Violence of War and the transmission of the Memory of Conflicts: the example of the Calabrian Campaign, 1806-1807. The invasion of the by the Napoleonic army in 1806 provoked a major popular insurrection in the southern most provinces of the peninsula, notably in Calabria. For almost one year, the troops entrusted with repressing the uprising exhausted themselves chassing the elusive rebels who always manage to escape, and who with the aid of the British practiced a skillful strategy of harassment. For the French soldiers, the atmosphere of extreme violence in which the compaign developed added to its generally difficult and frustrating nature. Evolving in a universe imbued with religiosity, the Calabrians led a veritable crusade against the occupiers: the violence and multilations they inflicted on whose who fell into their hands elicited in return ferocious reprisals. A war of extreme violence, the Calabrian campaign emphasized the close ties uniting memory and modes of representation. The Calabrian insurrection of 1806-1807 has for different reasons fallen into oblivion in France, Italy, and Great Britain; its memory is practically absent in the official memory as well as in the popular memory.

INDEX

Mots-clés : mémoire, violences de guerre, honneur

AUTEUR

NICOLAS CADET Tour Atlas, Apt 3010 10 villa d’Este 75 013 Paris [email protected]

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La mort des anciens officiers de la Grande Armée à travers l’exemple charentais

Stéphane Calvet

1 Le bicentenaire de l’Empire donne lieu à un florilège de rééditions de Mémoires des témoins de ce temps. Parmi eux les officiers de la Grande Armée figurent en bonne place. Les cahiers du très célèbre Coignet1 côtoient les témoignages de personnes dites importantes comme Lejeune2 et ceux de soldats plus humbles comme Levavasseur3 ou le capitaine François4. Néanmoins, cette mode éditoriale ne peut pas masquer les lacunes importantes de l’historiographie napoléonienne. En publiant ces documents majeurs sans analyse critique, on véhicule une nouvelle fois les clichés les plus simplistes qui ont prévalu tout au long du XIXe et du XXe siècle à propos des officiers de la Grande Armée. Ne serait-il pas temps de relire avec un regard neuf des textes qui, pour la plupart, ont été rédigés longtemps après les événements relatés ? La question exige, en effet, de nouvelles interrogations sur les auteurs, sur ces officiers qui ont servi l’empereur entre 1800 et 1815. Connaissons-nous aussi bien ces acteurs majeurs de l’épopée napoléonienne ? Car on oublie trop souvent que les mémorialistes militaires, à l’instar de celui qu’ils ont servi, ont voulu construire leur propre image. Une très grande majorité en effet ne reste pas neutre sur le plan politique et s’affiche parmi les nostalgiques d’un empereur qu’on admire. Outre ces prises de position, ils insistent sur les moments de gloire, leurs actions d’éclat et celles de leurs camarades, mais passent sous silence des gestes ou des attitudes moins avouables. Doit-on alors, comme ce fut souvent le cas, considérer ces hommes comme les porte-parole de tous les anciens officiers de l’Empire qui n’ont pas eu la possibilité ou la volonté de prendre une plume ? Comment doit-on interpréter leurs silences ? À l’heure où notre discipline s’est enrichie des apports des autres sciences humaines telles que la sociologie ou l’ethnologie, il paraît intéressant de projeter un regard novateur sur une catégorie que l’on croit bien connaître. À ce titre, les crépuscules de vie des anciens officiers de la Grande Armée apparaissent comme des instants privilégiés où l’on peut saisir une réalité plus complexe, fort éloignée de celle construite par la légende. Par le croisement des sources

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locales et nationales, chères à l’histoire sociale et culturelle, ces hommes, porteurs d’une expérience inédite, ne correspondent pas toujours à l’image traditionnelle forgée par Balzac5. La guerre a laissé un très grand nombre de traces souvent moins reluisantes que l’éclat de la Légion d’honneur et sans doute beaucoup plus profondes. Les marches sous le soleil chaud d’Espagne ou dans la neige russe, les batailles qui font encore disserter les experts militaires napoléoniens ont bouleversé la vie des officiers bien après la fin de l’Empire. Par le biais des actes notariés, des archives de l’enregistrement, des sources privées et des documents administratifs municipaux bien trop souvent négligés par les historiens, on peut proposer une nouvelle grille d’analyse et se demander comment ces vétérans, dans les années d’après-guerre, vont tenter de s’intégrer dans une société qui, au départ, ne leur accorde guère l’attention qui leur est due. Au-delà du regard porté sur eux par leurs contemporains, on s’interrogera aussi sur leur propre système de représentation sans perdre de vue l’extrême diversité de leurs origines sociales.

2 Une enquête sur le plan national étant matériellement irréalisable, il a semblé plus percutant de l’entreprendre dans un cadre géographique restreint où il est plus facile de suivre, du berceau à la tombe, les hommes qui obtiennent l’épaulette sous l’Empire. C’est la raison pour laquelle a été choisi le département de la Charente où les sources n’ont guère été troublées par les vicissitudes du temps. Cependant cette approche régionale nécessite une rigueur méthodologique qui induit une sélection rigoureuse des documents. À cette fin ont été exploités les archives du SHD (Service Historique de la Défense) où sont conservées les revues de l’an XI (une par régiment), l’enquête de 1814, de 1816 et les registres-matricules du corps des officiers de 1814-18156. Ces papiers qui signalent, outre les états de service, le lieu de naissance et le domicile, ont permis de constituer une première liste qu’il a fallu compléter avec l’aide des séries L et R des archives départementales de la Charente7. Assez bien tenues pour la période 1791-1815, ces deux dernières séries, riches de nombreux registres et de listes nominatives de volontaires et de conscrits, ont considérablement augmenté les effectifs du corpus initial. Par la suite, les dossiers de pension et les dossiers personnels ont systématiquement été dépouillés pour obtenir le maximum d’informations8. Loin de rechercher l’exhaustivité, cette méthode par laquelle a été établi un corpus de 507 officiers natifs de la Charente permet surtout d’apprécier les diverses raisons qui ont conduit de nombreux Charentais à obtenir l’épaulette de 1799 à 1814. Elle prend en compte aussi la très forte hétérogénéité de cette catégorie tant au plan des origines sociales que des parcours et des destins d’après-guerre.

3 S’arrêter ainsi sur leurs derniers jours permet de mieux saisir la vie de ces hommes après Waterloo. Plus qu’un bilan, cette étude a l’avantage de se placer au cœur de la question des représentations dans la France de la première moitié du XIXe siècle avec en toile de fond les vingt ans de guerre de la Révolution et de l’Empire. S’il paraît intéressant de mesurer d’abord l’impact de ces dernières sur la mobilité de ces hommes, il convient par la suite de s’attarder sur l’instant de la mort proprement dite. Observer les attitudes de ces militaires au moment suprême permet de mettre en relation leur propre expérience de la guerre, où tant de corps sont tombés à leurs côtés, avec le schéma mental de la société civile, qui développe alors le culte des morts9. Les fins de vie sont aussi primordiales pour étudier, non seulement l’image qu’ils veulent laisser d’eux-mêmes, mais aussi le regard que portent sur eux leurs contemporains. Guerres et mobilités

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4 Les guerres de l’Empire, bien plus que celles de la Révolution, ont conduit des centaines de milliers d’hommes sur les routes de France et d’Europe. En raison de la stratégie napoléonienne ou de celle de l’ennemi (Espagne), les déplacements sont réguliers et se font sur des dizaines voire des centaines de kilomètres. Lorsque sonne le glas de la Grande Armée en 1812, les mouvements s’accélèrent et deviennent permanents jusqu’à la première abdication en avril 1814. Les dossiers des officiers conservent les traces de ces campagnes et montrent que certains ont parcouru en peu de temps, souvent à pied, plus de 10 000 kilomètres. Si ces migrations militaires ont sans aucun doute induit de nouveaux comportements pour les officiers, on peut s’interroger néanmoins sur leur réel impact et mesurer le déracinement provoqué par la guerre.

5 Sur les 507 officiers relevés, les états de service signalent que 85 trouvent la mort sous l’Empire tandis que 15 sont portés disparus en Russie ou dans les colonies. Parmi les 407 survivants, 78 n’ont pas laissé de trace de leur décès dans les archives actuellement consultables. Ils sont en revanche 329 dont le décès est mentionné dans les dossiers de pension, les tables de succession ou l’état-civil. Si 87 décèdent dans un autre département ou à l’étranger, 242 finissent leurs jours en Charente soit les 3/4 des rescapés des guerres napoléoniennes. Ce sont en très grande partie des militaires ayant obtenu une retraite à la fin de l’Empire ou durant les premières années de la Restauration (77 %), les autres étant simplement des démissionnaires et des réformés de l’armée qui reprennent l’activité professionnelle qu’ils quittèrent au moment de leur appel. Si 42 % vivent leurs derniers jours dans leur commune natale, 16 % s’établissent dans une commune de leur canton de naissance. Si l’on tient compte de la distance séparant la commune de décès de la commune de naissance, ils sont en réalité 68 % à avoir fait moins de dix kilomètres. Cela veut dire qu’un peu plus d’un tiers a accepté un éloignement assez conséquent, le quart ayant élu domicile dans un autre département. Ces derniers sont essentiellement des officiers qui ont continué à servir sous la Restauration et la Monarchie de Juillet ou le Second Empire. Ils élisent domicile en fonction du régiment qu’ils servent et prennent souvent leur retraite dans une ville où le séjour, assez long, a permis de nouer des relations intéressantes pour un mariage. Même si ce dernier est déterminant pour la désignation du domicile final, il faut qu’il corresponde aussi avec la fin du service actif. Les officiers se marient très tardivement et attendent souvent un poste fixe10. Ainsi le lieu de décès de ces officiers correspond souvent à la géographie militaire de la France de cette première moitié du XIXe siècle. Les 2/3 décèdent effectivement à Paris, dans les villes de l’Est et les places fortes du littoral. Mais un tiers a élu domicile au moment de sa mort dans une commune d’un département limitrophe. Ce sont souvent des gendarmes qui, tout au long de leur carrière, ont tenté de se rapprocher, petit à petit, de leur département d’origine, preuve que le déracinement n’est jamais accepté totalement même pour des officiers de métier qui ont passé une partie de leur vie sur les routes de France et d’Europe.

6 Cependant ces derniers ne sont pas les seuls à avoir accepté une vie itinérante. Il existe, en effet, une catégorie très particulière constituée d’officiers qui n’ont pas eu la chance d’obtenir une retraite ou qui ont souffert de la modestie de la pension attribuée par le gouvernement. N’ayant aucune attache particulière dans le département et disposant du très maigre héritage laissé par leurs parents, ils osent se lancer dans diverses activités industrieuses après avoir subi un premier échec au chef-lieu de leur département. Tel est le cas du capitaine Jean Saint-Loup, originaire du village de Chatignac, qui après vingt-cinq ans de campagne et un mariage en Italie avec une

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Française de Valenciennes, s’installe à Baignes (en Charente), chef-lieu de canton de sa commune natale11. Après la naissance de ses premiers enfants, il élit domicile à Angoulême où il réside de 1822 à 183612. Puis en janvier 1837, il quitte, avec toute sa famille, le chef-lieu de la Charente pour Bordeaux où il désire faire du commerce, ses premières entreprises n’ayant guère été fructueuses à Angoulême13. Il décède finalement à Valenciennes dans le Nord en 1840, c’est-à-dire dans la ville natale de son épouse qui conserve à cette date quelques biens laissés par ses parents14.

7 Il existe toutefois des officiers qui changent de domicile pour des raisons parfois difficiles à déterminer. Les documents sont effectivement très silencieux sur les motivations qui ont conduit le capitaine Jean Piaud, amputé d’un bras après la bataille de Wagram, à quitter la ville d’Angoulême alors qu’il était âgé de plus de 60 ans. Signalé comme capitaine adjudant-major de la garde-nationale, recommandé par le maire d’Angoulême et par le préfet, apprécié par la plupart de ses concitoyens, il réside en 1835 avec sa famille à Bergy dans l’Ain avant de décéder, seul, dans la petite commune d’Irigny, dans le Rhône, le 18 septembre 184415. Sa succession indique que son épouse réside à cette même date à Ferney-Voltaire dans l’Ain et que ses deux fils sont négociants, l’un à Tours et l’autre à Lyon16. Comment expliquer la dispersion géographique de cette famille ? Pour quelles raisons un vieil infirme qui dispose encore de biens mobiliers à Angoulême, lors de son décès, a-t-il accepté de nouveau ce déracinement ? De tels exemples sont nombreux et représentent environ le 1/4 des officiers morts dans un autre département, proportion qu’il convient sans doute de revoir à la hausse en intégrant une partie du contingent des vétérans dont le décès n’a pas été retrouvé. En dehors du fait qu’ils ont accepté de quitter leur région natale, ces hommes ne présentent guère de points communs et ne correspondent pas à un officier type. On retrouve parmi eux des nobles, des fils de notables mais aussi des fils de cultivateurs ou d’artisans. Les fortunes sont aussi variées que les origines sociales et cet élément ne peut pas être la seule explication de leur mobilité. Il s’agit sans doute d’une combinaison de plusieurs facteurs mais il est certain que pour les officiers subalternes montés en grade à la fin de l’Empire, l’aide parcimonieuse de l’État, le faible héritage familial et la disparition des liens sociaux traditionnels ont été déterminants. Ils sont ainsi, avec d’autres catégories professionnelles comme les ouvriers, les acteurs majeurs de ces flux migratoires qui affectent de plus en plus la France du XIXe siècle.

8 Parmi eux, il existe néanmoins des « expatriés » qui, au soir de leur vie, reviennent se fixer dans la commune de leur enfance comme si pour certains il était important de finir ses jours à l’ombre du clocher qui les avait vu grandir. En témoigne la femme du général Laroche qui demande au préfet de la Charente, en 1822, de respecter le vœu de son mari, exilé dans le département de l’Oise, qui a « exprimé le souhait de mourir sur sa terre natale »17. Si effectivement 75 % des officiers environ décèdent en Charente, ils sont nombreux cependant à avoir séjourné au moins une fois dans de grandes villes françaises. La lecture de la correspondance du maire d’Angoulême de 1815 à 1860 permet de reconstituer l’itinéraire de nombreux vétérans avant que ceux-ci ne décident, pour diverses raisons, de finir leurs jours à Angoulême. Mort en 1872 à Angoulême dans la maison de son gendre, le lieutenant retraité Jean-Noël Bouniceau a mené une vie particulièrement itinérante depuis l’obtention de sa pension en 1812 jusqu’à sa mort. Alors qu’on le retrouve domicilié à Angoulême pour la naissance de ses cinq premiers enfants sous la Restauration, on perd sa trace peu avant la Révolution de juillet 1830. À cette date, il est séparé de corps et de biens d’avec son épouse qui ne supporte plus le goût trop prononcé de son mari pour le jeu, s’il faut en croire les

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rapports du commissaire de police d’Angoulême. Criblé de dettes, cet officier, qui arbore toujours fièrement sa décoration de la Légion d’honneur, y compris lorsqu’il joue dans les tavernes clandestines, quitte Angoulême. Son itinéraire a été soigneusement reconstitué par l’intermédiaire de lettres dans lesquelles se plaignent les aubergistes, les restaurateurs, les maîtres de pension et les libraires qui ont le malheur de faire confiance à ce « digne légionnaire ». Huit lettres ont ainsi été adressées au maire d’Angoulême entre 1831 et 1837. On reproche au « Sieur Bouniceau originaire d’Angoulême et ancien officier » de ne pas avoir payé les notes de frais. On apprend ainsi qu’il fait escale à Bordeaux puis à Nantes et enfin à Paris, où il séjourne dans différents établissements. Sa présence est attestée en Charente en 1838 puisqu’il vient pleurer sur la tombe de ses filles en acceptant de contribuer au paiement d’une concession perpétuelle. Il déménage ensuite plusieurs fois sans quitter le département18. Ne possédant rien, il finit ses jours chez sa fille qui, après son mariage, accepte de le prendre en pension. Dans cet exemple on peut voir que le retour dans la ville natale est conditionné autant par la détresse financière que par la bienveillance familiale19.

9 Mais la terre natale semble être parfois la dernière attache sentimentale de l’officier solitaire et ruiné. Comment expliquer alors le « retour au foyer » du chef de bataillon Jean Thouars qui meurt à l’hospice d’Angoulême en janvier 1830 veuf et sans enfant ? Sa carrière militaire l’arrache à sa ville natale en 1778. Alors qu’il est en Amérique entre 1779 et 1783, on le retrouve marié et domicilié à Paris pendant la Révolution où il profite des événements pour acquérir des biens nationaux. Après de nombreuses péripéties militaires qui l’obligent à suivre la Grande Armée en 1806 et 1807, il est de retour dans la capitale en 1809 à cause de son « ivrognerie » répétée et de son « incompétence militaire » qui lui valent d’être emprisonné plusieurs fois et qui ont finalement raison de son ascension sociale. Sa malhonnêteté et sa rancune vis-à-vis des autorités militaires scellent le destin de cet homme qui, « sans ressources et malade », revient à Angoulême vers 1825 pour y mourir cinq ans plus tard avec pour seul réconfort celui des employés de l’hospice de Beaulieu20. Ces retours au pays, au crépuscule de la vie, sont difficiles à quantifier mais leur existence montre que l’attachement à la terre des ancêtres se maintient malgré la guerre et les expériences de chacun.

10 Comment expliquer alors la « sédentarisation » de ceux qui ont choisi de « rentrer au pays » dès l’obtention d’une retraite ? L’exploitation de sources privées, chaleureusement mises à notre disposition, montre que de nombreux militaires sont intégrés dans des réseaux de parentèle extrêmement forts qui ne leur laissent guère le choix de poursuivre une vie dans un autre « pays »21. Dès 1804, le jeune sous-lieutenant Brothier qui a suivi le général Bonaparte en Italie et en Égypte, se marie avec Élisabeth Pelletier, lointaine cousine du côté paternel. Une enquête approfondie, menée autour des personnages cités dans les cahiers de son fils, montre que tous, y compris les compagnons d’armes issus du même régiment et natifs de la même commune, sont liés à la famille Brothier depuis des générations. Ses parents, vivants en 1804, ont préparé le mariage qui fixe définitivement cet ancien officier retraité, devenu épicier sur la place du marché, dans sa commune natale à laquelle il est indéfectiblement lié22. Si effectivement les rigueurs de la vie militaire ont façonné de nouveaux comportements et ont contraint de nombreux officiers à une mobilité plus active que l’ensemble de la population française, le dernier exemple montre que les réseaux sociaux et familiaux contribuent à un solide enracinement géographique23. En revanche lorsque ces liens

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sont rompus, c’est le début d’une vie itinérante qui ne semble pas être souhaitée au préalable par les intéressés. La guerre a, de ce fait, perturbé un certain nombre de repères mais, par la découverte de nouveaux horizons, elle a permis à ces hommes de s’ouvrir au monde rendant plus facile, lorsque les conditions sociales l’exigent, l’opportunité de migrer. Habitués au choc culturel et aux découvertes de nouveaux modes de vie, certains n’hésitent pas à découvrir de nouveaux territoires. Le fait de ne pas retrouver le destin de plus de 78 d’entre eux montre en effet que les mobilités sont beaucoup plus importantes que ne le laissent entendre les documents. Toutefois, sédentarisés ou nomades, les anciens officiers de la Grande Armée, malgré leurs nombreuses blessures, jouissent d’une longévité qui les distingue, une nouvelle fois, de leurs contemporains. La vieillesse des anciens officiers de la Grande Armée 11 Alors que l’on dénombre 44 décès entre 1815 et 1830, on en recense 71 sur les tables de succession de la décennie 1830, 79 pour la suivante, 75 pour celle de 1850, 35 pour celle de 1860 puis 10 entre 1871 et 1880 et enfin 3 après 1881. 45 % des vétérans meurent entre 1841 et 1859. La Monarchie de Juillet est le régime politique qui voit le plus grand nombre de disparitions avec un total de 137. L’âge moyen au décès est de 72,3 ans alors que sur le plan national il est de 40 ans en 185024. De plus la longévité des officiers semble un peu plus importante que celle des sans-grade estimée à 69 ans et demi25. Si les décès s’étalent aussi loin dans le temps, puisque les derniers sont enregistrés sous la IIIe République, c’est tout d’abord parce que les officiers de la Grande Armée appartiennent à plusieurs générations. Il faut se rappeler qu’en 1814 cohabitent au sein des mêmes unités des anciens, partis en 1792-1793, souvent capitaines ou chefs de bataillons qui ont obtenu leurs épaulettes entre Valmy et Wagram, et de jeunes sous- lieutenants et lieutenants à peine sortis de l’école spéciale militaire de Saint-Cyr, nés dans les premiers mois de la République ou sous la Terreur, bercés par les victoires impériales durant leur jeunesse et qui ne connaissent, en tant qu’acteurs, que les désastres de la fin du règne. Entre ces deux âges « extrêmes », on remarque une multitude de conscrits ou d’engagés volontaires partis à 20 ans entre 1798 et 1812 qui ont connu les années de gloire puis les années difficiles. Les mentalités, forgées aussi par les origines sociales, le niveau d’instruction et l’expérience de chacun, n’ont guère renforcé au fil du temps la cohésion d’un groupe qui n’a en commun que le respect pour le souverain qu’il a servi.

12 Il ne faut pas croire cependant que les anciens officiers charentais de la Grande Armée atteignent tous l’âge de la vieillesse. L’âge moyen au décès varie en effet selon les décennies. Alors qu’il est plus ou moins élevé sous la Monarchie de Juillet (65 ans) et très élevé sous le Second Empire (76 ans), il n’est que de 54 ans entre 1815 et 1830. Parmi les 44 décès enregistrés au cours de cette période, on dénombre un grand nombre de trentenaires ou de quadragénaires. Nous ne connaissons pas malheureusement la cause du décès pour l’ensemble de cet échantillon mais l’étude des dossiers de retraite montre qu’il s’agit souvent d’officiers ayant reçu des blessures très graves ou qui ont « du mal à se relever des fatigues de la guerre », expression assez vague utilisée par certains officiers de santé lors de la dernière revue d’inspection dans les années 1815-1816. S’agit-il de suicides liés à des fins d’existence difficiles et solitaires ? Nulle source ne nous permet d’y répondre clairement en raison du tabou qui entoure cette fin tragique dans la France du XIXe siècle 26. Un cas néanmoins a été identifié. Il concerne le jeune lieutenant Gédéon de Chamborant « atteint d’une maladie mentale incurable qui proviendrait du froid éprouvé en Russie ». Le docteur Esquirol,

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qui considère les suicidés comme des aliénés mentaux, se contente d’observer ce cas atypique qu’il faut peut-être considérer comme un traumatisme de guerre, maladie qui ne sera reconnue par la médecine militaire qu’à l’issue de la première guerre mondiale27. Les rapports qui se succèdent chaque année, insistent sur sa « misanthropie » et sa paranoïa qui s’aggravent de mois en mois, sa phobie de la couleur blanche que les médecins mettent en relation avec la neige de Russie. Après plusieurs tentatives infructueuses, cet ancien saint-cyrien se jette dans le vide alors qu’il est interné à l’hôpital de Charenton, le 25 août 1824. Il meurt ainsi à l’âge de 38 ans28. L’autre motif de décès qui peut expliquer une faible longévité, est le duel qui entraîne au moins le décès de deux jeunes officiers charentais employés, sous la Restauration, dans des régiments d’infanterie. Leur manque d’expérience mais surtout l’attachement à l’honneur, dans cette société d’après-guerre en proie à la violence individuelle issue de l’Ancien Régime, peuvent expliquer ces disparitions précoces qui touchent particulièrement les villes de garnison et les militaires29.

13 Pour les périodes suivantes, il semble en revanche que ce sont les maladies dues à la vieillesse qui emportent dans la tombe les vétérans de l’Empire30. Certaines nécrologies, paraissant dans les journaux locaux, font état de « mort brutale » ou d’« apoplexie » ce qui ne veut pratiquement rien dire31. Les testaments olographes rédigés par les mourants laissent quelques indices. On parle volontiers de « longue maladie » ou de « mal incurable »32. Des inventaires après décès sont plus éloquents et évoquent la « démence sénile » de certains33. Il est très difficile de dire si les blessures de guerre ont pu entraîner la mort, vingt ou trente ans après, d’officiers assez gravement touchés. Néanmoins, sur 329 individus, on sait, d’après les états de service, qu’un peu moins de la moitié a été blessée sous l’Empire. Un rapport rédigé par la mairie d’Angoulême, en 1831, comptabilise 18 « invalides » pour blessure de guerre sur un total de 43 vétérans34. Ne serait-il pas légitime de penser, pour certains cas, à une détérioration de l’état de santé due à des complications résultant de blessures mal cicatrisées ? On peut ainsi évoquer l’exemple du lieutenant-colonel Limouzain qui a eu la jambe droite fracassée par un boulet à Hanau. Les autorités municipales et militaires locales le déclarent plusieurs fois « boiteux » dans leurs différents rapports d’inspection. Mais en 1850 un cliché photographique, conservé soigneusement par ses descendants, le représente avec sa jambe droite amputée35. S’agit-il d’une complication de cette blessure de guerre qui a rappelé quotidiennement à la victime sa jeunesse passée sur les champs de bataille ? Disposant d’une documentation très lacunaire à ce sujet, il paraît impossible d’établir des statistiques d’ensemble ni de conclure d’une manière précise et générale. La mise en relation de sources privées et publiques permet à peine d’éclairer quelques cas individuels. Cependant il est certain que la guerre, malgré les honneurs et la gloire qui ont contribué à une tardive héroïsation, a profondément changé l’existence de ces hommes que l’historiographie traditionnelle s’acharne à faire passer pour des nostalgiques de l’Empire alors que celui-ci a induit pour eux de grandes souffrances. Or ce sont les épaulettes dorées ou argentées et ces cicatrices douloureuses que certains utilisent volontairement pour influencer le regard de leurs contemporains qui les identifient au fil du temps à de « valeureux guerriers » de l’« ancienne armée »36. Mort et identité 14 Ainsi lorsque leur décès est enregistré à la mairie ou consigné sur les tables de succession, on les considère avant tout comme d’« anciens militaires » ou comme des « officiers retraités ». Dans la plupart des cas on met en valeur le grade qui est toujours mentionné pour le capitaine, les officiers supérieurs et généraux. Les fonctions de sous-

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lieutenant ou de lieutenant, considérées par les notables comme des fonctions trop subalternes et moins glorieuses, sont moins fréquemment évoquées par les employés de l’état-civil ou par toute autre autorité. Ce sont parfois les familles qui viennent faire la déclaration et qui se contentent de la formule générale évoquée plus haut. En revanche, si l’officier a été fait chevalier ou officier de la Légion d’honneur, cette distinction est toujours mentionnée dans les actes, preuve de son importance pour la famille du défunt et pour les autorités municipales. Dans 11 % des cas elle efface, parfois, le grade qui est relégué au second plan. Il existe, par ailleurs, des hommes dont le passé militaire est, malgré eux, totalement oublié au moment de l’enregistrement de leur décès. N’ayant pas eu la chance de jouir d’une pension militaire, ils se reconvertissent à leur retour dans divers métiers ou reprennent celui qu’ils ont abandonné au moment de leur incorporation. Le cordonnier Michel Garive, qui compte pourtant dix ans de service dont deux avec le grade de sous-lieutenant sans avoir été blessé, meurt en 1856 en étant identifié comme « maître cordonnier », condition qu’il a été obligé d’embrasser, selon sa propre déclaration, à son retour en 181437. Ce sont aussi des officiers qui ont quitté volontairement l’armée pour reprendre l’entreprise familiale, tels les frères Turner, anciens saint-cyriens, ayant effectué plus de 5 ans de campagne, qui sont désignés comme des « propriétaires »38. Parfois des proches sont tentés d’insister sur le passé militaire. Marc Laroche, décédé en 1857 à Montmoreau, est considéré comme un « débitant de tabac » mais également comme un « ancien officier »39. S’agit-il des dernières volontés du défunt ? N’avons-nous pas affaire à des individus partagés entre deux identités sociales ? Il faut rappeler, à ce sujet, que la période 1815-1818 est capitale pour ces officiers qui ont combattu dans l’armée française, pour la plupart, pendant de nombreuses années. Un très grand nombre est mis à la retraite ce qui n’altère en rien leur qualité de militaire et de surcroît d’officier. En revanche le moment est plus difficile pour ces conscrits qui, gagnant l’épaulette par leur instruction, se retrouvent sous-lieutenant ou lieutenant après le désastre russe. Or ils ne comptabilisent pas assez d’années de service pour que le gouvernement royaliste leur accorde une pension. Les bouleversements politiques constituent pour cette catégorie une rupture majeure qui interrompt un processus d’identification entamé sous l’Empire. Ce problème ne se pose pas en revanche pour les fils de notables devenus officiers sous l’Empire et qui, malgré l’obtention d’une pension, acceptent volontiers d’embrasser de nouvelles carrières honorifiques. Les grades obtenus lors des campagnes s’effacent largement dès lors qu’on est devenu maire d’une grande ville, sous-préfet ou riche négociant. Tous les maires d’Angoulême ayant fait une brillante carrière militaire sous l’Empire (quatre sur dix de 1815 à 1855), sont salués, au moment de leur décès, en tant qu’ancien premier magistrat de la ville. Il est rarement fait état de leur grade et de leur passé dans l’armée40.

15 L’enregistrement de la mort à la mairie est aussi l’occasion de mesurer les fragiles solidarités qui existent entre les vétérans de l’Empire et plus particulièrement les officiers41. Le compagnon d’armes est très rarement le témoin du décès. Il s’agit surtout de membres de la famille, de voisins ou d’employés municipaux dans les bourgs assez importants. Il faut bien se garder cependant de conclusions trop hâtives et il faut, une fois encore, faire appel à une source privée qui s’est révélée extrêmement importante à ce sujet. Dans le récit qu’il fait de son enfance, Auguste Brothier, fils du sous-lieutenant que l’on a déjà cité, évoque les nombreuses visites que son père reçoit de la part de camarades ayant partagé les mêmes souffrances que lui à la guerre. Le capitaine Charles Pichon, souvent imbibé d’« alcool », vit pendant six ans dans l’une des

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chambres de Louis Brothier. La plupart sont originaires de la même commune ou du même canton. Un seul provient d’une localité éloignée de 24 kilomètres, mais la distance n’est pas un obstacle pour ces hommes qui passent tous les dimanches ensemble. En examinant de très près les carrières de ces hommes, on se rend compte qu’ils ont tous servi dans la même compagnie de 1791 à 1802. Beaucoup font partie des mêmes réseaux de parentèle mais d’autres y sont complètement étrangers et il est indéniable que les dangers et les souffrances partagés ont renforcé des liens préalablement constitués. Auguste Brothier évoque même les cotisations organisées au sein de ce petit groupe au bénéfice de l’un d’entre eux, mort sans aucune ressource. La somme récoltée permet alors d’organiser des obsèques décentes pour cet ancien militaire qui semble avoir été oublié par la société civile42.

16 Les nombreux documents concernant les funérailles et la police des cimetières de la commune d’Angoulême permettent de reconstituer en partie le déroulement des obsèques des anciens officiers de l’Empire. Selon un règlement rédigé en avril 1808 et qui n’est guère modifié par la suite, les anciens officiers doivent être enterrés selon un code très strict qui démontre l’importance que leur accorde l’Empire mais également le régime des notables du XIXe siècle. Le règlement prévoit, en effet, à Angoulême, quatre types de funérailles variables selon la catégorie sociale à laquelle le défunt appartient et qui correspondent au schéma mental des autorités de la ville. Selon un texte de 1834, qui reprend les décisions de 1808, les funérailles de première classe coûtent 24 francs et se composent d’un corbillard à deux chevaux avec drap mortuaire garni de franges d’argent. Il faut dépenser 12 francs pour financer un enterrement de deuxième classe avec un corbillard tiré par un cheval avec drap mortuaire garni de soie. Quant aux funérailles de troisième et quatrième classe, elles coûtent respectivement 3 et 6 francs pour un corbillard à un cheval garni en laine ou sans ornement. Il est clairement stipulé que les officiers retraités font partie de la première classe. En outre, on exige pour cette dernière catégorie la présence d’une compagnie d’infanterie commandée par un capitaine qui doit accompagner le corps depuis l’église jusqu’au cimetière43. Cette discrimination flagrante et codifiée n’empêche pas, toutefois, les conflits politiques entre la mairie et l’opposition, notamment à l’annonce de la mort d’anciens officiers de la Grande Armée. Sous la Restauration, le préfet de la Charente est très embarrassé lorsqu’il apprend le décès du chef de bataillon Jean Thouars, en janvier 1830, qui « au moment suprême aurait repoussé les secours de la religion ». L’aumônier de l’hôpital ainsi que le maire d’Angoulême, le baron Chasteignier, ancien officier de l’Empire, s’appuient sur les « principes qui étaient d’avis que le défunt n’avait aucun droit aux prières et aux cérémonies extérieures ». De plus l’indigence, la malhonnêteté et les opinions républicaines, trop connues de tous les notables d’Angoulême, ne servent pas la cause du défunt. Cependant le préfet et l’évêque sont obligés, d’un commun accord, de ramener tout le monde à la raison. Le premier craint surtout, dans la lettre qu’il adresse le 29 janvier 1830 au ministre de l’Intérieur, les « pamphlets de l’opposition » et un « tumulte » inutile dans la ville44. Le maire d’Angoulême prend alors toutes les mesures qui s’imposent et annonce au commandant de la place des funérailles militaires de première classe pour le chef de bataillon Thouars. Les officiers du 36e Régiment d’Infanterie, alors en garnison à Angoulême, dont une compagnie participe aux obsèques, se cotisent pour « les frais de l’enterrement » de ce commandant mort « sans laisser la plus légère somme »45. Le maire et le préfet du Second Empire sont confrontés à un problème à peu près similaire lorsqu’est enterré, en 1851, le chef d’escadron Jean Horric de la Motte de Beaucaire, mort à Trieste en Italie alors qu’il

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vient de rendre visite au comte de Chambord en exil. Ancien officier de Napoléon Ier, cet homme qui appartient à l’une des plus vieilles familles nobles de la Charente, n’a jamais caché ses sentiments royalistes et ce n’est pas un drapeau tricolore que la famille veut sur le cercueil du défunt mais un drapeau blanc frappé de la fleur de lys. Les autorités sont très embarrassées et il faut toute la diplomatie du maire d’Angoulême, lui aussi ancien officier de cavalerie de l’Empire comme le défunt, pour éviter le scandale. La dépouille de Jean Horric de la Motte de Beaucaire est finalement drapée d’une oriflamme blanche tout en recevant les honneurs militaires dûs à son grade46.

17 Cependant, ce règlement strict masque une réalité beaucoup plus discriminatoire qui démontre à quel point l’origine sociale d’un officier de la Grande Armée revêt d’importance pour les élites locales angoumoisines. Il faut appartenir à une famille reconnue de la ville pour avoir droit, effectivement, à une nécrologie dans les différents journaux locaux, qu’ils soient de tendance royaliste, libérale ou républicaine. Sur 44 officiers décédés au chef-lieu du département entre 1830 et 1877, 14 seulement ont droit à un hommage solennel dans la presse qui salue toujours la disparition d’un « valeureux guerrier ». S’il s’agit d’un membre de la garde nationale, le convoi funèbre est bercé par les « sons voilés des tambours », la « croix d’honneur et les épaulettes » décorent le cercueil de ce vétéran qui a su « noblement gagner son grade sur les champs de bataille ». L’éloge ne se borne pas cependant à la carrière militaire et on évoque volontiers sa « vie civile », la « dignité de sa conduite » qui a suscité « l’estime de ses concitoyens ». Les obsèques sont alors l’occasion, pour l’homme politique local, de récupérer à son profit l’image de ces guerriers. Lors de l’enterrement du capitaine Joseph Poitevin à Confolens, le futur député républicain Laribière prononce un discours devant la foule dans lequel, après avoir évoqué la « gloire », la « bravoure » et l’honneur de l’un des « débris de la république et de l’empire [...] mutilés par le fer », il célèbre à maintes reprises le « peuple » et certains acquis de la révolution de 1789 comme l’égalité civile. Il dénonce également les « absurdes haines nationales » fomentées par les « tyrans et les monarques »47. N’hésitant pas à faire l’amalgame entre l’armée de la Révolution et celle de l’Empire, Babaud-Laribière célèbre ainsi leur mémoire en faisant retomber les responsabilités de la guerre sur la monarchie.

18 Dans une société qui voit le retour en force des pratiques religieuses dans les milieux aisés, on gomme en revanche les faits jugés immoraux par la notabilité locale que l’on peut entrevoir dans les états de service et dans les inventaires après décès. Ainsi, la nécrologie du lieutenant-colonel Limouzain, qui occupe une très large place dans la troisième feuille du journal Le Charentais du 24 mars 1856, vante l’exemplarité de ce personnage, père de trois enfants et marié avec la fille d’un avocat48. Le journaliste oublie volontairement de mentionner la vie conjugale plutôt dissolue de ce « brave guerrier » qui, en réalité, n’a pas cherché à cacher lors de son retour les deux enfants qu’il avait honnêtement reconnus lors de son séjour à Corfou entre 1806 et 1813, fruits d’une union avec une Italo-Grecque aux origines obscures49. Les lignes qui lui sont consacrées n’évoquent nullement tout le soin que cet officier supérieur a développé pour donner une solide éducation à ses deux enfants qui ne sont pas oubliés dans le testament qu'il rédige un an avant sa mort50. Ceci rend bien compte des qualités que l’élite attend d’un officier de l’armée française. Brave et courageux, ce dernier doit aussi respecter un code moral qui est loin de faire l’unanimité parmi les vétérans mais qui est précisément celui de la « bonne société ».

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19 C’est pourtant l’honneur et la gloire que ces derniers ou leur famille tentent de mettre en valeur devant l’éternité. La recherche des tombes dans les cimetières de Charente et la lecture des registres des cimetières apportent des informations capitales sur le regard que posent les proches et parfois l’officier lui-même sur sa propre condition. Parmi les 242 officiers morts dans le département, ont été retrouvées jusqu’à maintenant 32 tombes plus ou moins bien conservées51. Ce sont pour la plupart des sarcophages ou des stèles funéraires verticales surmontées d’une amphore. Ce dernier modèle, ainsi que les colonnes et les obélisques, font leur apparition vers 1840-1850. Les tombes des anciens officiers sont conformes à la mode funéraire chère aux notables de la Monarchie de Juillet et du Second Empire52. Cependant, malgré cet attrait pour le néo-classicisme, les vétérans de l’Empire semblent de nouveau, dans l’au-delà, se distinguer de leurs contemporains en affirmant de manière très nette leur identité militaire53. Les épitaphes qui ornent les stèles funéraires et qui ont été soigneusement préparées par la famille du défunt ou par l’officier - il est difficile de le savoir car les testaments ne font pas mention de dernières volontés qui sans nul doute sont transmises oralement -, s’attardent sur son grade et son statut54. On peut ainsi lire sur la tombe d’Arnaud Pallet sa qualité de « lieutenant retraité ». L’observation des autres tombes montre que les militaires, les médecins et les prêtres sont les seules catégories à mettre autant en valeur leur qualité professionnelle. Si l’officier a fait preuve de bravoure, la Légion d’honneur ou la croix de Saint-Louis sont non seulement écrites en toutes lettres mais l’insigne est sculpté sur la pierre tombale. Les familles font parfois état des campagnes ou des batailles. Plus le grade du défunt est élevé, plus la tombe est ornée de référents militaires spécifiques. On fait ainsi sculpter un shako, des épaulettes, une épée et des drapeaux. Jamais en revanche il n’est fait mention de l’empereur, y compris pour les officiers morts sous le Second Empire. Cela confirme le fait que ces hommes se considèrent avant tout comme des militaires serviteurs de l’État, préfigurant ainsi l’armée française du XXe siècle 55. Mais cette extériorisation de l’identité, au moment suprême, montre que l’armée n’est pas cette institution qui a perdu son prestige après Waterloo comme l’ont affirmé parfois certains historiens56. Le cimetière romantique du XIXe siècle, devenu lieu de promenade pour une part croissante de Français, est l’ultime moyen de montrer son rang parmi la société des notables57. N’est-ce pas aussi un vecteur par lequel l’officier et sa famille veulent lutter contre l’oubli ? La tombe, pour ceux qui inscrivent leurs campagnes, n’est-elle pas devenue un lieu de mémoire de la guerre ? Des modèles de plaque semblent exister pour les militaires. Deux tombes du même type ont été retrouvées dans un rayon de cinq kilomètres. Après avoir présenté les qualités du défunt, on précise qu’il a participé aux combats de « 1792 jusqu’en 1815 ». Suivent alors les armées dans lesquelles il a servi. Le tout est surmonté de drapeaux, de l’inscription « Honneur et Patrie » tandis que deux croix de Légion d’honneur sont disposées latéralement. En s’adressant de la sorte aux civils qui errent dans les cimetières, dont les allées ont été élargies pour faciliter la marche des passants, la famille du défunt entend perpétuer le souvenir du vétéran qui a combattu au service d’une nation qui se doit d’être reconnaissante.

20 Cependant les officiers sont nombreux à avoir pris certaines dispositions avant leur mort. Lorsque le maire d’Angoulême, en 1835, autorise l’achat de concessions funéraires perpétuelles ou trentenaires, ils sont nombreux à remplir le dossier d’acquisition. Parmi les dix premières concessions ouvertes figurent trois officiers. Sur les 34 morts à Angoulême, 20 agissent de la sorte entre 1835 et 1877. Les dossiers, conservés aux archives municipales d’Angoulême, démontrent que l’acheteur désire à

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chaque fois « conserver les restes » d’un être cher58. Ces hommes s’inscrivent bien dans le XIXe siècle qui s’ouvre au « culte des morts »59. À défaut de les considérer comme les initiateurs exclusifs de cette révolution culturelle, on peut légitimement les percevoir comme les acteurs majeurs l’ayant accélérée60. Ne faut-il pas y voir alors les traces indélébiles des guerres napoléoniennes où les corps, les soirs de bataille, sont jetés pêle-mêle dans de vastes fosses communes ? Est-ce la vision de ces corps enchevêtrés et sans sépulture décente qui conditionne ces nouveaux comportements face à la mort ?

21 Quelle que soit l’origine sociale des officiers de la Grande Armée, l’expérience de la guerre a été un facteur déterminant qui a modelé en profondeur leurs attitudes et leurs comportements depuis la fin de l’Empire jusqu’au décès du dernier d’entre eux. Elle apparaît comme un épisode majeur de leur vie dont le souvenir est matérialisé par la conservation d’objets militaires spécifiques révélés à l’occasion des inventaires après décès. Sur les 32 retrouvés et exploités, l’épée et les épaulettes, symboles du commandement et du rang, apparaissent trente fois. Sont désignés par la suite dans des proportions beaucoup plus faibles, les coiffures (shako ou bicorne) et quelques armes à feu (pistolets et fusils). L’uniforme dans son intégralité n’est mentionné que lorsque le défunt a servi dans une unité prestigieuse comme la garde impériale61. Cependant, tous ces « souvenirs » ne sont conservés que fort discrètement, dans l’armoire ou dans le placard de la chambre du défunt, c’est-à-dire dans le lieu le plus intime du domicile. Aucun vétéran n’a affiché avec ostentation son passé militaire : aucun effet n’est exposé dans le salon ou la salle à manger. De plus, la très faible part des ouvrages relatifs à la guerre et à l’armée dans les bibliothèques privées confirme la forte intériorisation de leur identité militaire dans les dernières années de leur vie. Cette relative discrétion peut expliquer alors la très faible proportion de leurs fils ayant choisi une carrière militaire. Cette dernière ne semble en effet séduire que 18 % de ceux qui sont majeurs au moment du décès de leur père. Cette proportion tombe à 6 % si on retire le contingent des officiers ayant poursuivi leur carrière sous la Restauration et la Monarchie de Juillet. Un examen attentif des registres de conscription de la Charente dans lesquels on peut suivre les réclamations et les motifs d’incorporation montre que les fils d’officiers cherchent dans plus de 70 % des cas à éviter le service militaire. Les engagements volontaires sont rares. La plupart entament en effet une carrière militaire en raison du hasard produit par le tirage au sort62. Si la guerre permet aux gradés de se mettre en valeur dans une société pour qui l’honneur revêt une grande importance, il semble aussi qu’elle ait laissé des souvenirs douloureux. La vision de milliers de morts sur un champ de bataille, même glorieux, ainsi que le cri des blessés agonisants, ont sans doute développé chez certains un sentiment pacifiste susceptible de décourager les éventuelles vocations militaires de leurs enfants.

22 Alors que l’historiographie classique, victime du regard porté par les artistes du XIXe siècle, a forgé un seul et même visage du vétéran de l’Empire, cette étude permet au contraire de redessiner le portrait de ces hommes à l’aune des nouvelles problématiques propres à l’histoire sociale et culturelle. Loin d’être un groupe homogène, fidèle à son souverain, les officiers de la Grande Armée présentent toutes les caractéristiques d’une catégorie qui n’a de commun que l’expérience guerrière vécue sur les champs de bataille européens. Le regard instantané posé au crépuscule de leur vie a permis de saisir la variété des situations au cours de ces années d’après-guerre, souvent longues, parfois douloureuses et surtout fécondes non seulement pour eux mais aussi pour leurs proches et la société française en général. La guerre, gravée dans les chairs et dans les mémoires, a généré de nouveaux modes de vie et s'il paraît certain

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que la plupart s’accommodent plus ou moins bien des exigences de la notabilité, d’autres finalement luttent pour la reconnaissance d’un rang acquis difficilement et sans enthousiasme. Plus que porteurs de l’aigle impérial, ils sont les messagers discrets et involontaires d’une épreuve remplie de gloires, de désastres et de souffrances à l’origine de multiples ruptures qui ont façonné et recomposé en grande partie la société française.

NOTES

1.Capitaine COIGNET, Les cahiers du capitaine Coignet, Paris, Arléa, 2001, 425 p. 2.Louis-François LEJEUNE, Mémoires du général Lejeune (1792-1814), Paris, ed. Grenadier, 2001, 489 p. 3.Octave LEVAVASSEUR, Souvenirs militaires (1800-1815), Paris, Librairie des Deux Empires, 2001, 337 p. 4.Capitaine FRANÇOIS, Journal du capitaine François dit le dromadaire d’Égypte (1792-1830), Paris, Tallandier, 2003, 895 p. 5.Honoré de BALZAC, La Comédie humaine, Paris, Gallimard, La Pléiade, 12 volumes, 1976-1981. 6. SHD : les revues de l’an XI et l’enquête de 1814 sont contenues dans la sous-série XB (dossiers administratifs des régiments de l’armée française). En 1816, une commission d’examen, présidée par le Maréchal Victor était chargée d’enquêter sur les officiers qui avaient servi pendant les Cent-Jours. En C16-41 il est possible de lire le rapport du préfet de la Charente. Enfin les registres-matricules des officiers sont compris dans la série 2YB. Il existe en moyenne 5 registres par régiment. N’ont été exploités que les derniers de façon à compléter l’enquête de 1814 qui laissait de côté les officiers faits prisonniers par les troupes coalisées. 7.AD Charente : dans la série L on peut consulter les listes des bataillons de volontaires confectionnées par les autorités locales alors que la série R conserve tous les registres de conscription de l’Empire dans lesquels les unités d’incorportation sont mentionnées. Pour obtenir le maximum d’officiers, il convenait ensuite de suivre leur destin dans les registres-matricules des corps de troupe du SHD. 8.SHD : les séries 2, 3 et 4YF concernent tous les officiers retraités. Quant à la série 2YE, en cours d’inventaire, elle permet de connaître les officiers démissionnaires ou réformés sans et avec traitement. 9.Guillaume CUCHET, Le crépuscule du purgatoire, Paris, Armand Colin, 2005, p. 23. 10.William SERMAN, Les officiers dans la nation (1848-1914), Paris, Aubier, 1982, p. 145. 11.SHD, 3YF 58001 (dossier de retraite de Jean Saint-Loup). 12.AM Angoulême, recensements de 1822 et 1836 non cotés. 13.Ibidem, copie de lettres de la municipalité (1836-1838) ; document non coté. 14.SHD, 3YF 58001 (dossier de retraite de Jean Saint-Loup). 15.AN, L2774013 (dossier de légion d’honneur du capitaine Jean Saint-Loup). 16.AD Charente, Q paquet 2368 (table de succession du canton de Barbezieux). 17.Ibidem, 1M99 (surveillance des militaires suspects d’opposition au pouvoir royal).

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18.AM Angoulême, copie de lettres (1836-1838); document non coté. 19.AD Charente, Q 2435 (table de successions d’Angoulême). 20.SHD, 3YF 94055 (dossier de retraite du chef de bataillon Jean Thouars). 21.Archives privées de Monsieur Jean-Louis Carde, papiers personnels de Claude Mathurin Brothier et carnet d’Auguste Brothier son fils. 22.SHD, 2YF 78707 (dossier de retraite du sous-lieutenant Claude Mathurin Brothier). 23.Anne ROLLAND-BOULESTREAU, Les notables des Mauges. Communautés rurales et Révolution (1750-1830), Rennes, PUR, 2004, 401 p. 24.Jacques DUPAQUIER, Histoire de la population française, 4 volumes, Paris, PUF, 1995, tome 3 (de 1789 à 1914), p. 6. 25.Natalie PETITEAU, Lendemains d’Empire. Les soldats de Napoléon dans la France du XIXème siècle, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2003, p. 340. 26.Georges MINOIS, Histoire du suicide. La société occidentale face à la mort volontaire, Paris, Fayard, 1995, p. 369. 27.Louis CROCQ, Les traumatismes psychiques de guerre, Paris, ed. Odile Jacob, 1999, 422 pages 28.SHD, 2YE 653bis (dossier personnel de Gédéon de Chamborant). 29.Pascal BRIOIST, Hervé DRÉVILLON et Pierre SERNA, Croiser le fer. Violences et culture de l’épée dans la France moderne (XVIème-XVIIIème siècle), Paris, Champ-Vallon, 2002, p. 468-469. 30.Patrice BOURDELAIS, Le nouvel âge de la vieillesse. Histoire du vieillissement de la population, Paris, Odile Jacob, 1993, 441 p. 31.Georges MINOIS, op. cit. p. 404. 32.AD Charente, 2 E 9829 (testament du capitaine Giraudeau). 33.Ibidem, 2 E 12333 (inventaire après décès du lieutenant-colonel Limouzain). 34.AM Angoulême, liste des officiers vivants dans la commune d’Angoulême en 1831, non cotée. 35.Archives privées de M. Meslet. 36.AD Charente, nécrologie du capitaine Poitevin dans Le journal de Confolens, 1842. 37.Ibidem, 2 M 149 (secours). 38.Ibidem, état-civil de Saint-Genis d’Hiersac et de Julienne. 39.Ibidem, Q Paquet 1398 (succession de Marc Laroche, canton de Montmoreau). 40.AD Charente : état-civil de Roullet, d’Angoulême et de Bunzac pour les décès de Lambert, Chasteignier, Normand de la Tranchade et Thevet. 41.Pierre GUILLAUME (dir.), Les solidarités. le lien social dans tous ses états, Colloque de Bordeaux, 16-17 juin 2000, Pessac, Maison des sciences de l’Homme d’Aquitaine, 509 p. 42.Archives privées de M. Jean-Louis Carde ; Anne ROLLAND-BOULESTREAU, Les notables des Mauges. Communautés rurales et Révolution (1750-1830), op. cit., p. 324-335 43.AM Angoulême, I-1 (police du cimetière des Bardines). 44.AN, F7/6768 (situation politique du département de la Charente). 45.AM Angoulême, copie de lettres (1830-1833); document non coté. 46.Ibidem, cahier du secrétaire de mairie Mercier ; document non coté. 47.AD Charente, nécrologie du capitaine Poitevin dans Le journal de Confolens, 1842. 48.Ibidem, Le Charentais du 24 mars 1856. 49.SHD, 2YE (dossier personnel du lieutenant-colonel Limouzain). 50.AD Charente, 2E12584 (testament du lieutenant-colonel Limouzain).

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51.Cimetières des Bardines à Angoulême, de l’Houmeau-Pontouvre, de Champniers, de Peudry, de Vars, d’Availles-Limousine, de Saint-Germain-sur-Vienne, de Balzac, de Brie, de Ruffec, d’Empuré, de Condac, de Chasseneuil, de Taponnat et de La Rochefoucauld. 52.Société d’émulation du Jura (avec la collaboration de Michel BÉDAT, de Roger BERGERET, de Claude-Isabelle BRELOT), Tombes d’autrefois, Lons-le-Saunier, imprimerie Jacques et Demontrond, 1997, 155 p. 53.Jean-Marc FERRER et Philippe GRANDCOING, Des funérailles de porcelaine. De l’art de la plaque funéraire en porcelaine de Limoges au XIXe siècle, Limoges, Culture et Patrimoine en Limousin, 2000. 54.Philippe ARIÈS, Essais sur l’histoire de la mort en Occident. Du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Seuil, (1975), p. 52. 55.William SERMAN, op. cit., p. 45. 56.Raoul GIRARDET, La société militaire dans la France contemporaine (1815-1939), Paris, Plon, 1953, 328 p. 57.Madeleine LASSÈRE, Villes et cimetières en France de l’Ancien régime à nos jours. Le territoire des morts, Paris, L’Harmattan, 1997, 411 p. 58.AM Angoulême, concessions funéraires (document non coté). 59.Michel VOVELLE, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1ère éd.1983, 2ème éd. 2000, 779 p. 60.Guillaume CUCHET, op. cit., p. 23 61.AD Charente, 2 E 10998 (inventaire de François Eutrope Dedé-1832). 62.AD Charente, série R ; ont été consultés à cette fin les registres de conscription des classes 1830 à 1850.

RÉSUMÉS

Acteurs majeurs de l’Empire, les officiers de la Grande Armée, dont les témoignages célèbres et précieux ont servi de base à de nombreux travaux, constituent un groupe dont l’image a été entièrement façonnée par la légende napoléonienne. Pourtant l’étude de leurs fins de vie montre qu’il s’agit d’une population dont l’existence et les trajectoires d’après-guerre, loin de correspondre aux clichés véhiculés par la littérature et la peinture du XIXe, ont été profondément marquées par l’expérience de la guerre, laquelle se manifeste par un ensemble de comportements et d’attitudes qui contrastent parfois avec les pratiques culturelles et sociales de la population française de la seconde moitié du XIXe siècle. Par l’intérêt porté à la question des représentations et de l’identité, cet article se propose d’accorder une place importante aux derniers gestes de ces hommes et à l’image qu’ils ont bien voulu laisser d’eux-mêmes à travers le regard de leurs concitoyens.

The death of the former officers of the Grande Armée: the example of the Charentais. Major participants in the Empire, the officers of the Grande Armée whose testimony, celebrated and precious, has served as the basis of numerous works constitute a group whose image was entirely shaped by Napoleonic legend. But a study of the end of their lives shows that their lives after the war, far from corresponding to the cliches spread by literature and painting of the 19th century, had been deeply marked by the experience of war characterized by certain behavior and

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attitudes that sharply contrasted at times with the cultural and social practices of the rest of the French population in the second half of the nineteenth century. This article informed by the question of representation and identity analyzes the final acts of these men as well as the image they left of themselves in the eyes of their fellow citizens.

INDEX

Mots-clés : officiers, honneur, Grande Armée, mobilité, réinsertion, rang, identité, mort, expériences de guerre

AUTEUR

STÉPHANE CALVET Doctorant à l'Université d'Avignon UFR Lettres et sciences humaines 74 rue Louis Pasteur 84029 Avignon Cedex [email protected]

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Rebâtir après les défaites napoléoniennes : les enjeux de la reconstruction immobilière dans la France du Nord et de l’Est (1814-1860)

Jacques Hantraye

1 « […] À la place de l’hôtel de ville et du palais de justice, on ne voyait qu’un monceau de cendres et de décombres : les ruines de plus de deux cents bâtiments et de nombreux murs de jardins couvraient toutes les avenues de la ville ; beaucoup d’autres édifices portaient les marques de la dévastation […]. De toutes parts enfin, des murs sillonnés par les balles et les boulets attestaient les rudes alarmes auxquelles la population […] avait dû être en proie au milieu de si vifs combats »1. Cette description de Soissons après la chute du Premier Empire amène à s’interroger au sujet des destructions survenues durant la campagne de France, entre janvier et mars 1814, et de façon secondaire au cours de l’occupation qui commence pendant l’été 1815. Elle invite surtout à se pencher sur la « reconstruction » qui a suivi ainsi que sur l’effort consenti pour remettre en état les régions dévastées2. On n’envisagera ici que les aspects immobiliers de la question, dans les départements les plus touchés3.

2 Entre 1814 et le milieu de la décennie suivante, les populations demeurant près des anciens champs de bataille vivent souvent à proximité de ruines. L’ampleur des destructions est parfois telle que la perception de l’espace urbain est perturbée. À propos d’Huningue, très endommagée par les sièges de 1814 et 1815, un voyageur note en 1816 qu’il a du mal à se frayer un chemin jusqu’à la place principale4. La même année, de passage dans la commune de Fouchères, un témoin écrit qu’il « marche sur les cendres et les ruines »5. Même si un bilan général est difficile à établir, l’ampleur des dégâts est considérable, la première invasion étant de loin la plus destructrice. Le 29 mars 1814, les Prussiens mettent le feu au village de Venette : 160 maisons sont brûlées, les dommages sont évalués à 280 000 francs6. À Vendeuvre, sur 354 bâtiments

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d’habitation, 34 sont détruits, 96 inhabitables, et 280 bâtiments agricoles sont endommagés7. Les pertes totales à Nogent-sur-Seine s’élèvent à 2 081 977 francs, parmi lesquelles les destructions immobilières sont évaluées à 61 %, pour 133 maisons détruites et 239 dévastées en février 18148. Des édifices prestigieux disparaissent. Le château de Pont-sur-Seine, belle construction du XVIIe siècle appartenant à la mère de l’empereur, est ainsi incendié en 18149. Les données chiffrées concernant le département de l’Aube, certes particulièrement touché, offrent un aperçu plus synthétique. Le préfet indique en juillet 1814 que 2572 constructions ont été incendiées (44, 3 %), tandis que 3234 autres ont été dévastées. Les édifices détruits par l’incendie représentent 71 % de la valeur totale des pertes immobilières, qui est de 10 858 751 francs10. La somme est élevée car les destructions par le feu sont souvent complètes. En proportion, les villes souffrent davantage. Dans les arrondissements d’Arcis et de Nogent, le nombre des édifices endommagés au chef-lieu représente respectivement 15 et 36 % de l’ensemble. Si les régions envahies souffrent indéniablement d’une atonie économique qui entrave le redressement, les conséquences démographiques sont difficiles à évaluer11. Le département de la Marne n’aurait perdu que 1,1 % de sa population entre 1806 et 182112. Mais Venette, dans l’Oise, ne compterait plus que 799 habitants en 1821, contre 852 en 180613. Toutefois, il faut comparer les dégâts aux risques qui existent en temps de paix. L’Oise connaît ainsi au moins un incendie par mois entre 1815 et 1830.

3 Après les destructions vient la phase souvent longue du déblaiement. À Soissons, les vestiges de l’hôtel de ville et du tribunal incendiés en 1814 ne disparaissent qu’en 182214. À Nogent, où les autorités souhaitent en finir en 1819 avec les « ruines affligeantes, insalubres [et] dangereuses », les restes d’une construction occupée par la ville ne sont abattus qu’entre 1826 et 182915. Les particuliers accomplissent cette tâche dans leurs propriétés, récupérant ce qui peut l’être. Pendant l’été 1814, on entreprend « de décombrer les matériaux des masures »16 incendiées de Jacques Blampignon, à Méry-sur-Seine. On ne retrouve à cette occasion qu’un peu de ferraille, estimée à 18 francs17. L’hébergement des particuliers s’organise de façon provisoire. À Brienne, après l’incendie, les habitants apeurés s’installent dans les bois, en dépit du froid. À Nogent-sur-Seine, des habitants se construisent des abris parmi les ruines18. Ceux qui en ont la possibilité trouvent refuge ailleurs, par exemple chez leurs enfants19. Quand cela est possible, on transfère le siège des institutions dans un immeuble épargné. À Soissons, la mairie est installée dans l’ancien hôtel de l’intendance construit à la fin du XVIIIe siècle, qui fut acquis par la ville en 183420. Les administrations de Nogent furent hébergées dans divers lieux entre 1814 et 182521. Dans un premier temps, le conseil municipal et le tribunal campent dans les dépendances de l’hôtel-Dieu, avant que le second ne soit placé dans le nouveau palais de justice achevé en 182522. Pour ce qui est de la mairie, la situation s’éternise pendant 45 ans23. Les communes pâtissent parfois de ces déplacements. À Huningue, en 1816, les habitants aisés ont quitté la ville et le bureau de poste a été déplacé24.

4 L’esthétique des ruines fascine les voyageurs, à un moment où s’épanouit le goût pour les monuments du passé. L’Anglais Edward Stanley réalise ainsi en juillet 1814 un dessin représentant Berry-au-Bac ravagé25. Les murs des constructions particulières rappellent que les civils ont souffert. Encore visibles à Chaumont en 1856 ou à Nogent en 1859, ces traces sont perçues non pas comme des preuves de la violence de l’adversaire, mais de la volonté des Français de se défendre26. La monstration des ruines est moins un parti pris que le résultat d’une esthétique de hasard, liée à l’incertitude

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concernant le sort des édifices détruits. À Arcis-sur-Aube, par exemple, la façade du château, abîmée lors des combats de mars 1814, est restée en l’état vers 1848. L’édifice « est devenu un sujet de vénération pour les militaires qui passent à Arcis », écrit un historien de la localité. Des graffiti encouragent les générations futures à la valeur militaire, suivant l’exemple des combattants de la campagne de France27. En l’absence d’édifices commémoratifs, les ruines constituent des supports pendant le temps où se construit - au propre et au figuré - une mémoire des guerres de l’Empire. À la fin de la période, des monuments existent, qui rendent inutile le maintien des vestiges endommagés28. Il faut d’ailleurs mettre un terme à une situation pénible. À Nogent-sur- Seine, un pont de bateaux est aménagé au printemps de 1814, mais de multiples désagréments conduisent à la réalisation d’un pont en pierre vers 183029. Enfin, il ne faut pas négliger le risque de délitement social. En 1816, un témoin note que « la population d’Huningue se compose maintenant de quelques centaines de malheureux qui, n’ayant ni pain, ni travail, semblent […] destinés à la contrebande ou condamnés au brigandage »30. Il convient donc d’envisager des solutions pérennes, ce qui passe par la recherche de fonds.

5 La question financière est complexe. L’autofinancement est le cas le plus commun. Le mobilier de l’église Saint-Pierre de Bar-sur-Aube ayant brûlé, les paroissiens se cotisent pour le remplacer31. Dans cette société du manque, le réemploi est une habitude, notamment lors de la reconstruction des églises. À Songeons, dans l’Oise, les matériaux de la mairie détruite en 1815 viennent en déduction du montant des travaux32. On vend également des matériaux, comme à Nogent33. Des pratiques de récupération sont attestées lors de la cession de biens détruits. En 1814, un charron se réserve un tas de tuiles à Méry, tandis qu’un propriétaire des environs de Montmirail garde des briques pour son usage34. Les municipalités doivent prendre à leur charge les fonds nécessaires à la reconstruction des édifices publics. C’est la réponse donnée dès 1828 par l’administration parisienne au sujet de l’hôtel de ville de Nogent, d’un coût de 10 500 francs35. La municipalité de Songeons emprunte pour rebâtir la mairie entre 1819 et 182236. Les aides sont versées aux individus, et non en fonction de projets. Ainsi, le sous- préfet de Nogent-sur-Seine se voit refuser la somme qu’il réclame pour réparer l’église et reconstruire l’hôtel de ville37.

6 La reconstruction s’accompagne d’un remaniement partiel de la propriété dont l’ampleur reste à évaluer. L’étude des minutes d’une étude notariale de Méry pour l’année 1814 permet de mettre en évidence quelques éléments qui n’ont qu’une valeur indicative38. Plus du tiers des ventes s’effectue au sein des familles. Les contractants sont proches géographiquement et socialement. Il s’agit d’artisans, de marchands et de cultivateurs. Les vendeurs sont souvent dans une situation de fragilité : sur treize personnes, on relève en effet six veuves et une malade. Les ventes, qui concernent la plupart du temps des bâtiments détruits dans leur totalité, sur des terrains d’une superficie inférieure à un hectare, commencent peu de temps après la fin des combats, sans doute par besoin de liquidités. Onze des quatorze contrats sont conclus en mai et en juin 1814. Les grands procèdent parfois de même. Le domaine de Pont-sur-Seine, propriété de Madame Mère depuis 1805, est vendu le 4 septembre 1814 à des acquéreurs parisiens39. Ces cessions sont parfois vécues douloureusement40.

7 En l’absence de système d’assurances, les prélèvements et les destructions liés à la guerre font dans le meilleur des cas l’objet de procédures de remboursement ou d’indemnisation de la part de l’administration. Le pouvoir a pris en compte la question

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des moyens financiers nécessaires à la reconstruction, ce qui n’est pas entièrement nouveau. Mettons à part l’implication directe de l’État dans la restauration des fortifications, pour des raisons stratégiques. C’est le cas à Soissons à partir de 181841. Rappelons la tradition d’intervention du pouvoir auprès des victimes d’incendies42. Les sinistrés de la Restauration peuvent aussi solliciter le Bureau des incendiés de l’Aube, organisme public créé avant l’invasion43. Il répartit par exemple 26 500 francs au printemps de 1815 « provenant des quêtes et de représentations données à Paris au profit des Incendiés par les événemens de la guerre »44. Sous l’Ancien Régime déjà, le pouvoir a aidé les victimes de dommages de guerre45. Il est aussi intervenu sous l’Empire, à la suite des destructions de la Révolution46. La chronologie des procédures de remboursement et d’indemnisation est complexe. Elles commencent pendant les combats, afin de se concilier les populations. À Nogent, le 7 février 1814, il semble que Napoléon accorde « une large indemnité » aux habitants des maisons qu’il fait détruire pour la défense du lieu47. Après les combats, les chefs militaires alliés suivent ses traces, sans doute pour des raisons plus pratiques que politiques. Ainsi, le 9 mai, le comte de Raigecourt, gouverneur de la Haute-Marne au nom de l’Autriche, fait distribuer du bois à Chaumont pour réparer les maisons dévastées48. Le pouvoir royal envisage aussi une aide matérielle. À Châlons-sur-Marne, le 1er juin, le duc de Doudeauville, commissaire extraordinaire du roi dans la 2e division militaire, annonce que l’on va distribuer du bois pour réparer ou reconstruire les maisons, ainsi que les constructions publiques existant dans les campagnes, c’est-à-dire les églises, les presbytères et les ponts49. On estime que 384 000 solives sont nécessaires dans le département de la Marne50. Ces attributions interviennent indépendamment de la reconstruction des bâtiments. À Aulnay-aux-Planches, dans la Marne, tout revient à des individus qui ont perdu des bâtiments, mais à Cormicy, 52 % des solives vont à des artisans, pour l’exercice de leur état. On accorde avec parcimonie du bois pris en priorité dans les forêts communales51. Ces prélèvements ont contribué aux dégâts causés aux forêts. Une partie des secours versés en 1816 sont aussi gagés sur la vente de futaies de l’État52. Par ailleurs, les autorités constatent l’incapacité des habitants d’acquitter leurs impôts. En juillet 1814, 105 des 215 communes de l’arrondissement d’Épernay sont dans ce cas, d’où des exemptions. Le 3 juin 1814, on octroie du bois à des habitants de Champaubert et on leur remet le reliquat des contributions, vu « l’impossibilité de pouvoir faire face sans les secours du gouvernement »53. Les voyages officiels sont l’occasion pour les grands de constater les dégâts et pour les populations d’exprimer leurs doléances. Le 8 septembre 1814, le comte d’Artois inaugure un pont provisoire à Nogent-sur-Seine, en une mise en scène qui exprime l’espoir. Le prince s’enquiert des pertes, avant de donner 36 000 francs aux nécessiteux54. Ceci est en rapport avec les premières mesures, comme l’ordonnance du 11 novembre 181455.

8 Mais il faut envisager des actions de plus grande ampleur. Des enquêtes permettent d’évaluer l’ampleur des dégâts et de mesurer l’évolution de la situation. À Méry-sur- Seine, les pertes sont constatées dès le 27 juillet 181456. La reprise de la guerre pendant les Cent-Jours relance le mouvement, sans doute pour des raisons politiques. Le 11 mai 1815, le ministre de l’Intérieur réclame ainsi au préfet de l’Aube des informations pour le cas où l’empereur agirait en faveur des sinistrés57. Dans ce même département, la procédure reprend de façon systématique au cours de la seconde occupation. À Rances, par exemple, l’enquête sur les dégâts de 1814 est menée par le juge de paix le 22 octobre 181558. Les procès-verbaux dressent la liste des pertes et enregistrent l’évolution de la reconstruction, en incluant un questionnement sur la condition sociale

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des victimes. L’étude de l’espace permet en effet d’envisager des actions. À Soissons, à partir de 1816, on lève les plans des lieux détruits et on vérifie les états de pertes individuels. Les archives ayant disparu, on recense les habitants, en parallèle avec le nouveau numérotage des maisons59. À Arcis-sur-Aube, le plan cadastral est établi en 1827, au cours de la reconstruction60.

9 Napoléon envisage d’aider les victimes de destructions par un décret du 6 avril 181561. Les secours doivent être versés aux individus dont les habitations ont été détruites en 1814, en priorité les pauvres et les actifs. La chute de l’Empire met fin à ce projet et il faut attendre plusieurs mois pour trouver un texte comparable. Les ordonnances des 8 mai et 20 septembre 1816 affectent 11 millions de francs au « soulagement des départemens qui ont le plus souffert des calamités de la guerre ». Cette somme, qui équivaut à peu près au montant des destructions immobilières dans le seul département de l’Aube en 1814, est présentée comme un don de la famille royale62. Elle se compose de dix millions de francs retranchés de la liste civile du roi et de sa famille, et d’un million prélevé sur les sommes destinées au mariage du duc de Berry. L’ampleur des pertes conduit à réserver les secours à ceux qui ne pourraient réparer les dommages qu’ils ont subis, afin « de rebâtir leurs maisons incendiées ou démolies, remplacer les bestiaux, les meubles, les instrumens aratoires ou effets de première nécessité […] ». Ne sont admis à participer que les propriétaires payant moins de 200 francs de contribution foncière, « fermiers et artisans », mais aussi « marchands détaillants ». Là encore, il s’agit certes d’aider les pauvres, mais surtout des actifs disposant d’un minimum de biens.

10 La répartition effective varie suivant les départements, peut-être en fonction des pertes. Les quatre arrondissements de la Marne - sur cinq - ayant le plus souffert en 1814 se voient accorder 465 500 francs sur les onze millions. L’écart est de un à neuf, Épernay bénéficiant de 67,5 % des secours et Châlons de 7, 5 % seulement63. La Seine-et- Marne reçoit pour sa part 350 000 francs, la différence entre arrondissements étant ici de un à 2,464. Les demandes sont examinées scrupuleusement. Dans la Haute-Marne, la commission chargée du remboursement des réquisitions réduit le total de 40 %65. Le maire de Méry prescrit pour sa part de donner moins à ceux à qui il est resté des matériaux ou qui ont reconstruit sur des structures existantes66.

11 La répartition est confiée à des administrateurs et à des notables. Dans chaque arrondissement, une commission de cinq membres choisis dans le conseil d’arrondissement, présidée par le sous-préfet, répartit l’argent entre les communes en consultant au besoin le contrôleur des contributions67. Au chef-lieu du département, la commission dirigée par le préfet est recrutée au sein du conseil général. Dans chaque commune, deux personnes distribuent l’argent sous la vigilance du maire. Elles peuvent faire appel au percepteur68. L’exemple de l’arrondissement de Senlis montre que l’on a pris soin de sélectionner des individus capables, honnêtes et impartiaux69. Le sous- préfet d’Épernay recommande aux maires de répartir les sommes avec impartialité70. Le travail associe efficacité et volonté de susciter l’adhésion des populations au régime. À Montiéramey, de même qu’à Nogent-sur-Seine, dans l’Aube, ce sont le desservant et les autorités municipales qui répartissent l’argent en 181571. La distribution des fonds s’accompagne dans certains cas d’un cérémonial qui suggère la renaissance du lieu. À Nogent, la distribution des cinq barils d’argent a lieu à la sous-préfecture en présence du préfet, après une messe72. En principe, les secours ne sont pas conditionnés par l’opinion politique des individus. En octobre 1816, un percepteur transmet des

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informations sur des individus susceptibles d’être secourus. Augustin Gauthier est décrit comme « intéressant par ses malheurs qu’il supporte avec résignation et sans se plaindre ». Quant à Edme Lambert, maréchal-ferrant, « [s]a conduite et ses sentimens politique n’inspirent aucune compassion pour lui » mais, précise la note, l’intention du roi et la justice veulent qu’il reçoive des secours73. La répartition revêt donc une dimension moralisatrice. Paradoxalement, au moment où sévit la Terreur légale, il s’agit aussi de mesures d’apaisement. Collectivités et particuliers n’en recherchent pas moins des passe-droits. La ville de Nogent, qui se recommande de la duchesse d’Angoulême, obtient ainsi 100 000 francs sur les onze millions. La commission de l’arrondissement de Compiègne doit écarter des personnes aisées, inscrites à la suite de pressions74.

12 Au-delà des intentions, il faut examiner les modalités de la répartition. Ces questions entraînent un travail administratif important. Dans la Haute-Marne, la commission chargée du remboursement des réquisitions se réunit 58 fois entre 1814 et 181775. La commission de l’arrondissement de Compiègne pour la répartition des onze millions de francs siège pendant huit jours en octobre et novembre 181676. Celles qui se réunissent en Seine-et-Marne en novembre 1816, dans un contexte de crise de subsistances, choisissent de maintenir la tranquillité publique en attribuant les secours aux plus pauvres, et non pas nécessairement aux exploitants, comme le prévoient les textes officiels, même si l’on tient compte des pertes dues à la guerre77. Ainsi, dans l’arrondissement de Provins, les communes qui paient le plus d’impôts reçoivent deux fois moins de secours que les autres. Le pragmatisme l’emporte donc. Généralement, le montant des secours est faible. À Margny-lès-Compiègne, Charles Paillot, dont les bâtiments ont été incendiés, reçoit 10 % des 2000 francs de pertes qu’il déclare78. À Venette, les secours compris dans l’ordonnance de 1816 représentent 6 % des sommes perdues en 1814, sans compter il est vrai une distribution de bois79. L’État ne pouvait guère se montrer plus généreux dans le contexte budgétaire difficile des débuts de la Restauration, même si des compléments ont parfois été versés ultérieurement, parfois longtemps après80.

13 La répartition individuelle diffère selon les lieux : à Méry-sur-Seine, on privilégie un principe d’égalité - sans doute pour éviter les conflits -, tandis qu’à Barberey-Saint- Sulpice l’écart entre les individus est plus grand81. Des tensions ont pu naître, comme à Soissons, où les pertes mobilières furent plus indemnisées que les destructions d’immeubles82. Sur le plan national, le caractère politique de l’indemnisation est le reflet de la rivalité entre Napoléon Ier et les Bourbons83. D’après le testament de l’empereur du 15 avril 1821, des sommes importantes sont censées revenir « aux villes et campagnes d’Alsace, de Lorraine, de Franche-Comté, de Bourgogne, de l’Île-de- France, de Champagne, Forez, Dauphiné, qui auraient souffert par l’une ou l’autre invasion ». Les villes de Brienne et de Méry, privilégiées, doivent recevoir un million chacune. Selon Jean Lemaire, Napoléon aurait voulu ainsi monter les habitants de ces régions contre le pouvoir royal, dont il pensait qu’il ne verserait pas les sommes en question, ce qui se confirma. Peu avant d’instituer la médaille de Sainte-Hélène, Napoléon III décide d’exécuter les volontés de son oncle. Brienne et Méry doivent toucher 400 000 et 300 000 francs, tandis que les 26 départements concernés reçoivent 50 000 francs chacun. On achève de répartir les sommes en 1857. Elles servent à des œuvres de bienfaisance, mais à Brienne, par exemple, on construit aussi un hôtel de ville et on répare l’église.

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14 La reconstruction n’est pas alors un phénomène nouveau. Des exemples passés attestent de la réussite possible de l’entreprise, tel Rennes au XVIIIe siècle. La Champagne a connu des épisodes de ce type, comme Arcis-sur-Aube après l’incendie de 1727. La reconstruction est aussi en lien avec la réparation des destructions révolutionnaires ou l’édification des villes neuves de Pontivy et La Roche-sur-Yon sous l’Empire84. Enfin, l’industrialisation entraîne la création de quartiers nouveaux, comme à Mulhouse sous la Restauration85. Les destructions survenues en 1814 permettent d’envisager des rénovations. À Soissons entre 1820 et 1825 un projet d’urbanisme prévoit l’aménagement de la voirie86. On relève également des transformations urbaines à Arcis-sur-Aube sous la monarchie constitutionnelle87. Mais la reconstruction se fait rarement ex nihilo, ce qui, outre le fait que seules des agglomérations de petite taille sont concernées, est sans doute à l’origine de l’oubli du phénomène par la mémoire collective. À Méry-sur-Seine, plusieurs individus ont reconstruit sur des murs subsistants88. Pourtant, le début des travaux put donner lieu parfois à des cérémonies marquantes. Le 11 juillet 1821, par exemple, le préfet de l’Aube se déplace à Nogent pour poser la première pierre de trois bâtiments édilitaires89.

15 On avait généralement peu construit d’édifices publics sous la Révolution et l’Empire. La reconstruction constitue donc une activité importante pendant plusieurs années, voire plusieurs décennies. Les travaux sont menés à un rythme discontinu, comme on le constate à Nogent. En 1818, la maison du bourrelier Edme Protat « est en reconstruction ». On va parfois plus lentement. En juin 1820, bien « que les fondations en sont faites depuis long tems […], et les matériaux sur place », la maison du maçon Michel Bonhenry n’est toujours pas rebâtie, six ans après sa destruction90. L’édification de la gendarmerie et du palais de justice dure de 1821 à 182591. À Rances, où 11 individus déclarent des pertes survenues en 1814, trois ont reconstruit en totalité et un à moitié, 19 mois après les faits. À Magny-Fouchard, commune elle aussi majoritairement peuplée de cultivateurs et dans une moindre mesure d’artisans, en janvier 1816, sur 17 cas précis, on recense une reconstruction à 10 % de l’état antérieur, 5 à 33 %, 5 à 50 %, une à 60 % et 5 à 75 % environ, 22 mois après les destructions92. Des capitaux importants sont investis. En 1830, dans un contexte de crise économique, les travaux des fortifications de Soissons permettent d’employer la classe ouvrière93. À Nogent, en 1819, on souhaite que l’argent des travaux du tribunal soit dépensé entre des ouvriers recrutés sur place94. Toutefois, si l’élan est bien présent dans les villes, il n’existe pas forcément dans les espaces ruraux. À Magny et à Rances, la moitié des foyers n’a pu effectuer de travaux, principalement faute de moyens95. Sur 37 foyers de Magny, seuls deux ont des revenus fonciers leur permettant éventuellement de financer des travaux. Un ménage a vendu des terres et cinq ont emprunté pour rebâtir. À Rances, sept foyers ont d’autres propriétés dont le revenu est précisé, parmi lesquels deux peuvent en vivre. Des exploitations agricoles restent en friches, comme à Arsonval96.

16 La nouvelle configuration du bâti est quelque peu différente de ce qui existait avant la guerre, sans que l’urbanisme ou l’architecture soient radicalement changés. On profite de la remise en état des infrastructures pour opérer des améliorations. À Nogent, le pont est reconstruit à un autre emplacement, car la voirie a été modifiée97. Les projets dépendent des sommes que l’on peut y consacrer. À Méry, la veuve d’un boulanger qui possédait six maisons, deux granges et cinq écuries n’a édifié qu’une chambre en pierre. Au contraire, d’autres artisans et commerçants ont tout rebâti98. Dans les villes

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stratégiques, l’État fait réparer les fortifications, comme à Soissons99. L’enjeu majeur de la reconstruction est surtout la suppression des couvertures en chaume. Les circonstances poussent les autorités à accélérer cette transformation qui permet de lutter contre l’incendie100. Dès 1814, le maire de Méry, souhaite « encourager la couverture en thuiles surtout [dans cette commune] ou les Batimens sont tres resserés »101. Dans le canton de Compiègne entre 1806 et 1831, les chaumières passent de 49 à 35 % du total des maisons. À Venette, qui a particulièrement souffert des destructions, elles passent même de 79,5 à 28 %102. La structure du bâti est parfois modifiée. Ainsi, à Brienne, au milieu du XIXe siècle, on « […] construit de forts jolies maisons en pierres, tandis qu’autrefois elles étaient presque toutes bâties en bois […] », ce qui va dans le sens de la diminution des causes d’incendie103.

17 La reconstruction oblige à définir les objectifs recherchés pour les nouvelles constructions. On les souhaite résistantes. À Châlons, le pont en pierre « […] fut réparé en 1814 et n’a rien perdu de sa bonté ni de sa solidité »104. On associe fonctionnalité et qualité esthétique. À Nogent, en 1819, on souhaite que les locaux du tribunal soient mieux distribués, tandis qu’en 1827 le conseil municipal attend un hôtel de ville « d’une grande simplicité », permettant une meilleure conservation des documents, et qui embellisse la ville105. Les édifices publics sont reconstruits dans le goût du temps. La mairie de Songeons est ainsi de style néo-classique106. Quant au nouveau château de Pont-sur-Seine, bâti « dans le genre italien », s’il ne se distingue pas « par son mérite architectural », il contient des richesses historiques et artistiques, note un auteur en 1872107.

18 La reconstruction suscite enfin une interrogation identitaire qui apparaît dans les écrits concernant les villes reconstruites. Les bouleversements vécus génèrent un discours spécifique au sein du vaste courant d’histoire de la localité qui caractérise le XIXe siècle. De la Monarchie de Juillet à la fin de la II e République se diffuse sous la plume d’érudits une évocation de la reconstruction qui ne se contente pas de célébrer le charme intemporel de la petite ville. Pour Lemaitre, ancien adjudant-major qui écrit vers 1840 à propos de Nogent, la reconstruction signifie renaissance et prospérité, tout en rappelant sans cesse l’événement originel qui place la cité sous le signe du combat patriotique108. L’identité urbaine est ambigüe, faite à la fois d’oubli et de valorisation d’un passé traumatique. Amédée Aufauvre, en 1859, ne mentionne pour sa part que l’effacement des traces de la destruction109. Cette idée est très répandue. Leroux écrit en 1839 qu’« on ne trouve à Soissons que des constructions modernes », or des édifices importants ont survécu aux destructions de 1814, ce qui montre que le bâti ancien n’est pas très valorisé110. Le discours est donc marqué par la surenchère, comme si l’on cherchait ainsi à effacer complètement les plaies. 1814 est considéré comme un point de départ. À Arcis, on insiste sur l’ordre et le progrès qui règnent désormais, les « constructions mieux bâties » dans une ville qui a « gagné en embellissement et en assainissement », ce que l’on dit aussi de Brienne111. La reconstruction implique davantage de sécurité et de qualité esthétique. En 1851, les dégâts dont l’hospice de Bar-sur-Aube eut à souffrir sont réparés « et le zèle des personnes qui y sont attachées promet une prospérité toujours croissante »112. Ici comme à Brienne, on met l’accent de façon idyllique sur la solidarité. L’épisode aurait été surmonté grâce à une forte cohésion sociale, alors que l’on a pu constater que les tensions n’étaient pas absentes. Il ne semble pas que les villes rebâties aient été dénigrées par leurs habitants, sans doute parce que leur aspect évolue assez peu.

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19 On a oublié cet épisode de reconstruction d’assez grande ampleur qui précéda l’ère haussmanienne. À des pertes moins conséquentes qu’au XXe siècle correspondent de faibles secours. Toutefois, il convient de noter que ceux-ci s’organisent dans la continuité de ce qui a été fait depuis la Révolution, en fonction d’enjeux politiques. L’État n’intervient encore que timidement dans des questions dont le règlement est confié avant tout aux municipalités et aux particuliers concernés. Cette étude, qui montre l’importance de l’épisode de 1814-1815, rappelle que ses séquelles s’inscrivent dans le temps long de l’histoire économique, sociale et culturelle de la France du XIXe siècle.

NOTES

1.LEROUX, Histoire de la ville de Soissons, t. 2, Soissons, Fossé Darcosse, 1839, p. 438-439. 2.On parle de « réparation » et surtout de « reconstruction » (AD Marne, 201 M 47, arrêté du commissaire extraordinaire dans la 2e division militaire, 1.6.1814), même si le maire de Nogent emploie en 1824 le mot « rétabli[ssement] » (AD Aube : 14 R 47, certificat du maire de Nogent, 15.3.1824). 3.L’étude concerne les départements suivants : Aisne, Aube, Haut-Rhin, Haute-Marne, Marne, Oise et Seine-et-Marne. 4.Anonyme, « Du trésor de Saint-Louis aux trois sièges d’Huningue », dans Société d’Histoire du Musée d’Huningue et du canton d’Huningue, 1957, p. 2-18, p. 13 et 16-17. 5.AD Aube, 14 R 41, percepteur de Virey-sous-Bar au sous-préfet de Bar-sur-Seine, 18.10.1816. 6.Louis GRAVES, Précis statistique du canton de Compiègne arrondissement de Compiègne, Paris, Guénégaud, 1983 (1855), p. 171. 7.AD Aube, 14 R 42, adjoint et conseil municipal de Vendeuvre, janvier 1815. 8.Madeleine TARTARY, Épisode de la Campagne de France. Nogent-sur-Seine en 1814, Paris, Les Presses Modernes, 1939, p. 173. 9.Arsène THÉVENOT, Histoire de la ville et de la châtellenie de Pont-sur-Seine, Paris, Le Livre d’histoire, 2004 (1873), p. 49. 10.AD Aube, 14 R 41, sd (1814-1815 ?), état des destructions dans l’Aube. On se situe entre les incendies localisés (Rennes perd 945 bâtiments dans l’incendie de 1720, cf Georges DUBY, dir., Histoire de la France urbaine, t. 3, Paris, Seuil, 1981, p. 461) et les destructions massives du XXe siècle (450 000 logements sont détruits en 1914-1918, id., t. 4, 1983, p. 136). 11.AD Marne, 201 M 47, adjoint de Sézanne, 29.7.1814 ; 201 M 217, note à propos des pertes dues à la guerre de 1814. AD Aube, 14 R 41, préfet de l’Aube, 20.4.1815. 12.Hélène BOUCHER, Paroisses et communes de France, Marne, Paris, CNRS, 1984, p. 37. 13.Louis GRAVES, op. cit., p. 38-39. 14.Geneviève CORDONNIER, Soissons. Son histoire illustrée à travers ses rues, places, monuments et ses habitants, Le Coteau, Horvath, 1986, p. 108.

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15.AD Aube, 2 O 2452, sous-préfet de Nogent, 4.2.1819. Amédée AUFAUVRE, Histoire de Nogent-sur-Seine, Res Universis, 1992 (1859), p. 193. 16.Maisons tombées en ruine. 17.AD Aube, 23 U 9, 13.6.1814 et 2 E 16/113, maître Thomas, notaire à Méry, 16.8.1814. 18.BOURGEOIS, Histoire des comtes de Brienne, Troyes, Anner-André, 1848, p. 239. Madeleine TARTARY, op. cit., p. 142. 19.AD Haute-Marne, E dépôt 121, 7 H 13, déclaration de pertes de Ragot, 24.10.1816. 20.Geneviève CORDONNIER, op. cit., p. 116-117. 21.Amédée AUFAUVRE, op. cit, p. 194. 22.Madeleine TARTARY, op. cit., p. 184. 23.AD Aube, 4 N 113, note, s d (1819). 2 O 2452, préfet, 1.10.1814 ; sous-préfet de Nogent, 4.2.1819 ; extrait de délibérations du conseil municipal de Nogent, 3.4.1827 ; conseil municipal de Nogent, vers le 3.4.1819. Amédée AUFAUVRE, op. cit., p. 194. En comparaison, la reconstruction de Rennes s’étend de 1720 à 1763 (Georges DUBY, dir., op. cit., t. 3, p. 461). 24.Anonyme, « Du trésor de Saint-Louis aux trois sièges d’Huningue », art. cit., p.17. 25.Edward STANLEY, Un Anglais sur les traces de Napoléon Bonaparte (trad. H. Pichelin), Paris, La Vouivre, 2003, p. 81. 26.Émile JOLIBOIS, Histoire de la ville de Chaumont, Paris, la Tour Gile, 1995 (1856), p. 439. Amédée AUFAUVRE, op. cit., p. 294. 27.CAMUT-CHARDON, Histoire d’Arcis-sur-Aube, Paris, Res Universis, 1989 (1848), 107, p. 34. Cf. aussi BOURGEOIS, op. cit, p. 240. 28.Le monument de la bataille de Montmirail est inauguré en 1867 (Inauguration du monument commémoratif de la bataille de Montmirail et Marchais le 11 février 1867, Châlons- sur-Marne, Martin, 1867). 29.Amédée AUFAUVR, op. cit., p. 324 et Madeleine TARTARY, op. cit., p. 184-185. 30.Anonyme, « Du trésor de Saint-Louis aux trois sièges d’Huningue », art. cit., p. 17. 31.Louis CHEVALIER, Histoire de Bar-sur-Aube, Bar-sur-Aube, l’auteur, 1851, p. 39. 32.AD Oise, 2 O p 21 639, extrait des délibérations de Songeons, 3.2.et 22.5.1818. 33.Amédée AUFAUVRE, op. cit., p. 193. 34.AD Aube, 2 E 16/113, 14.6.1814. 35.AD Aube, 2 O 2452, ministre secrétaire d’État à l’Intérieur, 9.10.1828 et ordonnance du 3.3.1834. 36.AD Oise, 2 O p 21 639, minutes du préfet de l’Oise, 9.6.1818 et 29.7.1818. 37.Madeleine TARTARY, op. cit., p. 182. 38.AD Aube, 2 E 16/113, 1814. 39.Arsène THÉVENOT, op. cit., p. 112-113. 40.AD Haute-Marne, E dépôt 121, 7 H 13, déclaration de pertes de Morel, sd (1816 ?). 41.LEROUX, op. cit., p. 454-457. 42.Cf. un exemple concernant la Seine-et-Marne en 1812-1813 (AD Seine-et-Marne, 1 PP 147, ministre de l’Intérieur, 23.1.1813 ; sous-préfet de Coulommiers, 9.12.1812 et 23.1.1813). 43.AD Aube, 14 R 47, certificat du maire de Nogent, 15.3.1824 ; prince de Hohenlohe- Bartenstein, 17.2.1814 ; certificat du maire de Nogent, 17.3.1824. 44.AD Aube, 14 R 64, mandats de paiement de Payens (1.5.1815) et d’Ailleville (14.4.1815).

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45.Yann GUIMON, Octobre 1746. La descente anglaise à Quiberon, Rennes, l’auteur, 1996, p. 124-126. 46.Claude ALLEMAND-COSNEAU et alii, Clisson ou le retour d’Italie, Paris, Imprimerie nationale, 1990, p. 150. 47.J.-M. LEMAITRE, Combat de Nogent-sur-Seine, Nogent, librairie des Petites-Affiches, sd (1840 ?), p. 8. 48.AD Haute-Marne, E dépôt 121, 7 H 3, arrêté du 9.5.1814. 49.AD Marne, 201 M 47, arrêté du 1.6.1814. Ambroise de Larochefoucauld, duc de Doudeauville (1765-1841), rentré d’émigration en 1799, membre du conseil général de la Marne, ministre et pair de France. Philanthrope, il s’occupa d’œuvres charitables (M. BRUGUIÈRE, La première Restauration et son budget, Genève, Droz, 1969, p. 136) 50.AD Marne, 201 M 217, note à propos des pertes de 1814. 51.AD Marne, 201 M 47, état des solives à accorder aux habitants, 10.6.1814 ; arrêté du commissaire extraordinaire, 1.6.1814. 52.AD Aube, 14 R 41, mandat, 28.3.1816. 53.AD Marne, 201 M 47, état des communes, arrondissement d’Epernay, 30.7.1814 ; arrêté du commissaire extraordinaire, 3.6.1814. 54.Madeleine TARTARY, op. cit., p. 172-173. 55.F.-F. STEENACKERS, L’invasion de 1814 dans la Haute-Marne, Paris, Didier, 1868, p. 313. 56.AD Aube : 14 R 52, état des pertes à Méry, 27.7.1814. 57.Ibidem, 14 R 41, ministre de l’Intérieur, 11.5.1815. 58.Ibidem, 14 R 52, Rances, 22.10.1815. 59.LEROUX, op. cit., t. 2, p. 439. Geneviève CORDONNIER, op. cit., p. 25, 129 et 157. 60.CAMUT-CHARDON, op. cit., p. 38. 61.AD Aube, 14 R 41, ministre de l’Intérieur, 13.5.1815. 62.AD Marne, 201 M 217, ordonnance du 20.9.1816. 63.Ibidem, 201 M 217, secrétaire général du ministère des Finances, 7.2.1817. 64.AD Seine-et-Marne, 8 R 50, procès-verbaux de Meaux et de Provins, 10.11.1816. 65.F.-F. STEENACKERS, op. cit., p. 318. 66.AD Aube, 14 R 52, maire de Méry à Tholmé, 27.7.1814. 67.AD Oise, R P 1706, commission d’arrondissement de Compiègne, 25.10-4.11.1816. AD Seine-et-Marne, 8 R 50, Fontainebleau et Meaux, 10.11.1816. 68.AD Marne, 201 M 217, ordonnance du 20.9.1816. 69.AD Oise, R P 1706, liste de candidats, 2.10.1816. 70.AD Marne, 201 M 217, circulaire du sous-préfet d’Epernay, 16.12.1816. 71.AD Aube, 14 R 64, états de répartition de Montiéramey (28.4.1815) et de Nogent-sur- Seine (5.5.1815). 72.Madeleine TARTARY, op. cit., p. 182. 73.AD Aube, 14 R 41, percepteurs de Virey-sous-Bar (18.10.1816) et de Lantages (17.10.1816). 74.Madeleine TARTARY, op. cit., p. 178. AD Oise, R P 1706, procès-verbal de la commission d’arrondissement de Compiègne, 25.10-4.11.1816. 75.F.-F. STEENACKERS, op. cit., p. 318. 76.AD Oise, R P 1706, procès-verbal de la commission de Compiègne, 25.10-4.11.1816. 77.AD Seine-et-Marne, 8 R 50, procès-verbal de répartition du 12.11.1816 ; procès- verbaux de Meaux (10.11.1816), de Melun (9.11.1816) et de Provins (10.11.1816). 78.AD Oise, R P 1706, procès-verbal, commission communale de Margny, 28.10.1816.

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79.Ibidem, secours aux habitants de Venette, 31.10.1816. Louis GRAVES, op. cit., p. 171. En 1812, les sinistrés de Mouroux, en Seine-et-Marne, avaient reçu 11,25 % sur des pertes de 35 540 francs (AD Seine-et-Marne, 1 PP 147, ministre de l’Intérieur, 23.1.1813 ; sous- préfet de Coulommiers, 9.12.1812 et 23.1.1813). 80.LEROUX, op. cit., t. 2, p. 439-440. 81.AD Aube, 14 R 64, états de répartition de Barberey-Saint-Sulpice (23.4.1815) et de Méry (29.11.1815). 82.LEROUX, op. cit., t. 2, p. 439-440. 83.Jean LEMAIRE, Le testament de Napoléon, Paris, Plon, 1975, p. 175-177, 181, 184-185, 194 et 196-197. 84.CAMUT-CHARDON, op. cit., p. 26-27 et 35-36. 85.Georges DUBY, dir., op. cit., t. 3, p. 127 et 573. 86.Geneviève CORDONNIER, op. cit., p. 23. 87.CAMUT-CHARDON, op. cit. p. 35-36. LEROUX, op. cit., t. 2, p. 459-460. 88.AD Aube, 14 R 52, Méry (1814 ?). 89.Amédée AUFAUVRE, op. cit., p. 169. 90.AD Aube, 14 R 47, certificat du maire de Nogent, 2.4.1818 ; Bonhenry au bureau des incendiés, 20.6.1820. 91.Amédée AUFAUVRE, op. cit., p. 169. 92.AD Aube, 14 R 52, tableaux, Rances, 22.10.1815 et Magny-Fouchard, 24.1.1816. 93.LEROUX, op. cit., t. 2, p. 458. 94.AD Aube, 2 O 2452, sous-préfet de Nogent, 4.2.1819. 95.Ibidem, 14 R 52, tableaux, Magny-Fouchard, 24.1.1816, et Rances, 22.10.1815. 96.Ibidem, 14 R 41, Matinot au préfet, sd, 1815-1816 ? 97.Dominique PRÉVOT, Les ponts de Nogent sur Seine, Nogent-sur-Seine, l’auteur, 2000, p. 38. 98.AD Aube, 14 R 52, Méry (1814 ?). 99.LEROUX, op. cit., t. 2, p. 454-457. S H D, M R 1177, rapport du 20.7.1846. 100.L’idée d’amélioration du bâti est déjà attestée lors de la reconstruction de Rennes (Georges DUBY, op. cit. t. 3, p. 462 et 466). 101.AD Aube, 14 R 52, maire de Méry, sd, environ 27.7.1814. 102.Louis GRAVES, op. cit., p. 50. 103.BOURGEOIS, op. cit., p. 244. 104.S H D, 1 M 1184, rapport de janvier 1825. 105.AD Aube, 2 O 2452, sous-préfet de Nogent, 4.2.1819 ; extrait des délibérations du conseil municipal de Nogent, 3.4.1827 ; conseil municipal de Nogent, s d, environ 3.4.1819. 106.Laurence MIROUX, L’Oise sous la Restauration (1815-1830), Beauvais, Gemob, 1990, photo n p. AD Oise, 2 O p 21 639, extrait des délibérations de Songeons, 3.2.1818. 107.Arsène THÉVENOT, op. cit., p. 14-15 et 113. 108.J.-M. LEMAITRE, op. cit., p. 41-42. De nos jours encore, le fronton de l’hôtel de ville de Méry, bâti sous le Second Empire, met en scène d’un côté des ruines, de l’autre des bâtiments reconstruits associés au mot « Pax » et à deux dates : 1814 et 1859. 109.Amédée AUFAUVRE, op. cit., p. 302. 110.LEROUX, op. cit., t. 2, p. 459. Geneviève CORDONNIER, op. cit., 239 p. 111.CAMUT-CHARDON, op. cit., p. 35. 112.L. CHEVALIER, op. cit., p. 80 et BOURGEOIS, op. cit., p. 243-244.

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RÉSUMÉS

L’objectif de cet article est de comprendre quels ont été les moyens mis en œuvre pour rebâtir les villes et les villages détruits lors de la campagne de France de 1814 et en 1815, de quelle manière s’est opérée cette « reconstruction » et comment les agglomérations restaurées ont été perçues par les contemporains. Il s’agit d’évaluer les pertes immobilières en les replaçant dans leur contexte et en s’interrogeant sur les procédures de l’enquête concernant les destructions. Le déroulement de l’indemnisation et de la collecte des fonds seront également abordés. L'administration, mais aussi la famille royale, sont intervenus de façon importante dans le processus d’indemnisation des victimes de destructions. L’étude de la reconstruction impose de réfléchir aux choix architecturaux et urbanistiques, aux améliorations envisagées, au statut des ruines et à l’effort lié à la reconstruction. Cet article ne prétend pas faire le point sur la question car la synthèse concernant ces thèmes n’est pas encore possible, requérant un travail beaucoup plus long.

Rebuilding after the Napoleonic defeats : the reconstruction of properties in northern and eastern France (1814-1860). The purpose of this article is to understand the means used to rebuild the cities and villages destroyed during the French campaign of 1814, how this reconstruction was done, and how these reconstructed towns were perceived by contemporaries. The property losses will be evaluated and placed in their proper context, and in addition, the method of assessing these loses will be examined. The process of indemnification and gathering funds will also be discussed. The administration and the royal family intervened in an important way in the process of indemnifying the victims of these destructions. A study of the reconstruction invites reflections about architectural and urban choices, about projected improvements, about the status of ruins, and the efforts related to reconstruction. This article does not claim to exhaust this subject, for a synthesis about these themes is still not possible, requiring as it does much more work.

INDEX

Mots-clés : guerre, destructions, indemnisation, urbanisme, reconstruction immobilière

AUTEUR

JACQUES HANTRAYE 42 boulevard Picpus 75 012 Paris [email protected]

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Hommage

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Émile ducoudray

Roland Gotlib et Bernard Gainot

1 Notre camarade et ami Émile Ducoudray s’est éteint à Paris le 27 février. Avec lui, disparaît une figure éminente de l’historiographie de la Révolution française, un professeur reconnu et respecté au sein de l’Université Paris 1 ; mais aussi, pour nous qui eûmes le privilège de nous ranger parmi ses proches, une figure attachante, un homme toujours attentionné, sensible aux soucis et aux affections de la vie quotidienne. Nous souhaitons témoigner ici des multiples facettes de cette forte personnalité.

2 Émile était né le 22 janvier 1927 à Fort-de-France, à la Martinique, d’une mère institutrice, et d’un père employé au Trésor. Il fit ses études secondaires au lycée Victor Schoelcher, où il eut Aimé Césaire comme professeur de lettres. Il conserva toujours une grande admiration pour celui qui est un peu le père de la « conscience antillaise » ; non sans réserves toutefois, lorsqu’il lui arrivait de se confier – rarement, mais toujours longuement et avec une grande intensité – et de s’exprimer sur la Martinique. Républicain avant toute chose, il en avait gardé le souvenir de la forte résistance de la population face aux autorités vichystes ; mais il manifestait réserves et incompréhension face aux dérives ethniques et séparatistes qui émaillent de temps à autre l’actualité des départements français des Antilles.

3 En 1945, son baccalauréat en poche, il arrive à Marseille, puis se dirige vers Clermont- Ferrand, avec son frère qui entame des études de médecine. Émile est inscrit en hypokhâgne au Lycée Blaise Pascal. Clermont-Ferrand, son rude climat et ses usines, fut un prélude sévère à la vie métropolitaine, pour ces deux jeunes Martiniquais qui avaient rêvé de la France sur les quais de leur ville natale. Ce prélude dura deux ans ; en 1947, Émile est admis à la khâgne du lycée Louis-Le-Grand.

4 Initialement intéressé par la philosophie, c’est pourtant vers l’histoire qu’il se porte lorsqu’il prépare son diplôme d’études supérieures, soutenu en 1950 sur l’antisémitisme en France autour du krach boursier de 1882.

5 En 1960, il intègre l’enseignement secondaire comme maître auxiliaire. Il se marie en 1961 avec Marie Casanova, inspectrice dans l’enseignement primaire, à laquelle il voua toujours une profonde affection et une grande admiration.

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6 En 1966, il est nommé au collège expérimental audiovisuel de Gagny. Pédagogue remarquable, « à l’ancienne » pourrions-nous dire si nous nous en tenons à la rigueur et à la construction sans faille de ses cours ; mais ce socle de transmission des savoirs n’était pas antinomique d’un vif intérêt pour les « technologies nouvelles », l’introduction des supports audiovisuels – cinéma et photographie – dans l’enseignement, comme en témoignent ses multiples contributions aux publications de l’Institut national de la recherche pédagogique, du Centre national de la documentation pédagogique, et de la Documentation française. Il fait partie de ces maîtres de l’enseignement supérieur dont la solidité et le rayonnement doivent tout à une longue expérience de l’enseignement secondaire. Émile a toujours été soucieux de l’évolution de cet enseignement ; il manifestait un intérêt qui n’était pas de façade en posant des questions précises sur notre pratique, lorsque nous-mêmes, ou nos proches, étaient en poste dans un collège ou un lycée. Collaborateur régulier de la revue Historiens et géographes, à laquelle il envoyait régulièrement des comptes rendus de lecture, il fut constamment fidèle à l’Association des professeurs d’Histoire et de Géographie, et était tout particulièrement sensible à ne pas établir une trop grande distance entre recherche et transmission.

7 Ses domaines de recherches sont alors assez éclectiques. Il s’intéressait de près à l’Afrique noire, et il avait été associé à de nombreux acteurs du mouvement anti- colonialiste et des débuts de l’indépendance. Sa première publication, dans la collection de poche Figures africaines, est la biographie de El Hadj Oumar Tall, le grand chef musulman noir qui résista à la pénétration française dans la haute vallée du Sénégal.

8 Agrégé d’histoire dès 1970-1971, il est chargé de cours au Centre d’histoire des Slaves de la Sorbonne, sous la direction de Roger Portal. Son engagement anti-stalinien lui a notamment permis d’acquérir une très bonne connaissance de la Russie et de l’Union Soviétique.

9 Depuis son enfance, sa passion le portait également vers l’histoire militaire. Jusqu’à la fin de sa vie, il continuait de collectionner indistinctement les figurines et les ouvrages qui traitaient de stratégie et d’uniformologie. Il nous a confié – rarement, là encore, mais toujours de manière très détaillée – que cette passion relevait strictement du domaine privé. En effet, son domaine public de recherches se confine à l’histoire sociale du Paris révolutionnaire, depuis son élection à l’Université Paris 1, comme assistant auprès d’Albert Soboul. Comme toujours chez Émile, c’est le choc affectif qui l’emportait sur tout le reste ; il fut immédiat et sans faille pour « Marius », comme il ne cessait d’appeler Soboul bien après la disparition de ce dernier en septembre 1982. Le 6 novembre 1982, il soutient sa thèse sur Les électeurs parisiens de l’an IV. Essai de prosopographie politique, devant un jury composé de Daniel Roche, Jean-René Suratteau et Jean Tulard.

10 Maître de conférences à l’Université Paris 1 de 1988 à sa retraite en septembre 1992, il lance un vaste chantier de recherches sur la bourgeoisie parisienne, resté inachevé à ce jour, dont une première synthèse aurait dû être réalisée sur le corps politique des districts parisiens entre 1790 et 1793. De ce chantier, témoigne un grand nombre de pièces, dont les 82 maîtrises réalisées dans le cadre de l’Institut d’histoire de la Révolution française. Dans cette direction de recherches, Émile a pu déployer tout le talent pédagogique accumulé au cours de ses nombreuses années d’enseignement ; outre le lien personnel noué, année après année, avec chacune de ses équipes d’étudiants qu’il dirigeait vers le minutier central des Archives nationales, il fournissait

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un encadrement rigoureux à l’aide d’un guide de recherches confectionné par ses soins, précieux instrument de travail du jeune apprenti-chercheur.

11 Un écho important à ce chantier allait être donné au grand colloque Paris et la Révolution de 1989, auquel Émile allait contribuer de façon décisive, tant dans son organisation, que par les nombreuses contributions de ses étudiants et étudiantes.

12 Émile Ducoudray fut également l’un des collaborateurs du Dictionnaire historique de la Révolution française, publié aux PUF en 1989, réédité en 2005 ; 17 articles, dont douze biographies, et les deux mises au point lumineuses sur « la Commune de Paris », et « le département de Paris ».

13 Lors de sa dernière année d’activité professionnelle, Michel Vovelle, alors directeur de l’IHRF, lui confia la coordination des contributions pour la partie « Directoire » du colloque « République et Révolution ». Les deux périodes pour lesquelles Émile manifestait effectivement le plus grand intérêt étaient celles de la monarchie constitutionnelle et du Directoire.

14 La retraite venue, Émile ne resta pas inactif, loin de là. Deux réalisations majeures, deux ouvrages de référence, allaient voir le jour. Tout d’abord, l’Atlas de Paris, ultime volume de l’Atlas historique de la Révolution française, dont la publication à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales en 2000, fut menée à terme grâce à la ténacité d’Émile Ducoudray, qui sut pour cela réunir et coordonner une équipe de collaborateurs choisis.

15 Parallèlement, il était très assidu aux réunions de l’atelier « Élections » qui se déroulèrent de 1991 à 2001 dans les locaux de l’INRA à Ivry-sur-Seine. De ces séances de travail allait sortir le Guide de recherches sur les élections de la période révolutionnaire, publié en 1999, et réédité en 2005, ce qui témoigne de son succès. Émile avait supervisé, de concert avec Maurice Genty, tout ce qui concerne les élections parisiennes. Lors des nombreuses séances de travail de l’atelier, l’équipe put apprécier les qualités de l’apport d’Émile ; son assiduité, quoi que lui en coûtait un état de santé qui gênait beaucoup ses déplacements ; son souci de la précision et de l’exactitude, qui amenaient au comptage et au recomptage des chiffres (le tout sans ordinateur) ; ses vérifications topographiques, qui l’amenaient à effectuer des déplacements sur le terrain pour s’assurer des localisations. Historien de Paris, il avait une connaissance hors pair des lieux de la capitale, renforcée par sa fréquentation des plans de la période révolutionnaire et impériale. Il ne manquait jamais les visites organisées par l’Association pour la sauvegarde et la mise en valeur du Paris Historique lors des Journées du Patrimoine.

16 Dans le même ordre d’idées, il a réuni les fiches parisiennes du Dictionnaire des législateurs sous la direction d’Edna Lemay, qui doit bientôt voir le jour.

17 Il manifesta, bien entendu, son intérêt pour d’autres thèmes de recherches. Très attaché à son séjour estival en Corse, où son épouse avait ses racines, il était passionné par la Corse des Lumières, telle que la restitue Dorothéa Carrington, qu’ils fréquentaient en voisins.

18 Bien d’autres rencontres se déroulaient dans le bureau-bibliothèque de la rue des Pyrénées, ou au fil des correspondances internationales ; mentionnons, sans prétention à l’exhaustivité, Melvin Edelstein, François Gendron, Ludmila Pimenova, Vladislav Smirnov, Anna Maria Rao, Haïm Burstin, Morris Slavin.

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19 Nous ne voudrions pas terminer, toutefois, cette évocation de notre ami Émile Ducoudray, sans mentionner le rôle éminent qu’il joua au sein de notre revue et de la Société des Études robespierristes. Trésorier de la SER de 1977 à 1986, il fut continuellement membre du comité de lecture des Annales historiques de la Révolution française de 1999 à 2007. Outre le travail régulier qu’il assura dans ce poste, il fournit un grand nombre de comptes rendus, qui témoignent tous de la qualité de lecture des ouvrages qui lui étaient confiés.

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Comptes rendus – Histoire militaire

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The Command of the Ocean. A Naval History of Britain, 1649-1815

Edmond Dziembowski

RÉFÉRENCE

Nicholas A. M. Rodger, The Command of the Ocean. A Naval History of Britain, 1649-1815, Londres, Allen Lane, 2004, 907 p., ISBN 0-713-99411-8, 30 £.

1 Évoquer l’histoire britannique du XVIIIe siècle en omettant de parler de la reviendrait à « écrire une histoire de la Suisse sans mentionner les montagnes ou écrire un roman sans se servir de la lettre “e” », écrit Nicholas RODGER au début de cette importante étude, deuxième volume d’une trilogie consacrée à l’histoire de la marine de guerre britannique. Derrière la fausse naïveté de ce trait d’humour se cache le projet de l’ouvrage important dont nous rendons compte. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les histoires générales de la Royal Navy ne sont pas légion. Il faut remonter à l’étude de Sir William Laird Clowes, The Royal Navy. A History from the Earliest Times to the Present (Londres, 1897-1903, 7 vol.) pour trouver un précédent à la trilogie de RODGER en cours de publication. Un siècle entier sépare Clowes de RODGER, et l’on devine que la distance temporelle alliée à l’évolution de la recherche historique ont produit une œuvre fort différente de son aînée. En rappelant cette évidence qu’est l’omniprésence de la Navy dans l’histoire moderne de la Grande-Bretagne, RODGER nous dévoile son ambition, qui est grande. The Command of the Ocean, qui se donne à lire comme une réflexion sur les fondements de la puissance navale britannique, témoigne d’une curiosité intellectuelle et d’une érudition qu’il faut saluer. Ce livre de plus de 900 pages se présente en effet « comme une contribution à l’histoire politique, sociale, économique, diplomatique, administrative, rurale, médicale, religieuse » de la Grande- Bretagne. Pour mener à bien ce vaste projet, l’auteur a bâti une architecture originale, qui voit sans cesse alterner quatre grands thèmes. Les opérations militaires se taillent la part du lion, avec 19 chapitres sur les 36 que contient le livre. Sur ce tronc massif consacré à la guerre navale, viennent se greffer trois domaines de recherche qui

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donnent tout son prix à cette étude : les questions politiques et administratives (6 chapitres), la social history consacrée aux équipages (9 chapitres) et, enfin, les aspects techniques de la construction des navires de guerre et de la fabrication des armes (2 chapitres).

2 L’ouvrage réfute avec éclat tout déterminisme qui aurait conduit la Grande-Bretagne au rang de première puissance maritime. En contestant cette logique puisée dans l’insularité, le livre est indissociable du premier tome de la trilogie (The Safeguard of the Sea. A Naval History of Britain, 660-1649, Londres, Harper Collins, 1997, 691 p.), qui mettait l’accent sur l’échec, du Moyen Âge à l’époque de la Guerre Civile, des projets d’édification de la puissance navale. Ce que nous montre The Command of the Ocean, c’est combien les progrès de la Royal Navy, notamment entre 1649 et 1756, ont été contrariés par des vents contraires. Ce n’est qu’au terme de la guerre de Sept Ans que commença à se réaliser ce qui, avec le temps, était presque devenu un « mythe ». Insistant sur le rôle décisif de Pitt l’Ancien, RODGER écrit que « Pitt s’empara du vieux mythe de la destinée navale de l’Angleterre et transforma ce slogan de politiciens éloignés des responsabilités en une stratégie qui produisit une victoire écrasante ».

3 À elle seule, la volonté d’un homme d’État ne pouvait pourtant assurer la pérennité de la puissance navale. Celle-ci aurait été compromise « sans le courage et les qualités professionnelles des officiers et des marins » et, surtout, sans « la qualité de l’administration navale ». S’inscrivant dans la lignée de Richard Middleton et de Christian Buchet, RODGER insiste sur l’évolution des services de l’Amirauté qui, par une série d’innovations, ont permis à la Grande-Bretagne d’accéder en 1815 au rang de première puissance mondiale : « En 1693, la principale flotte alliée arriva à peine à rester en mer une quinzaine de jours et rentra malade et affamée […]. Soixante-cinq ans plus tard, Hawke pouvait rester continuellement en mer pendant six mois, avec des hommes en bonne santé pourvus de nourriture jusqu’à l’hiver ». Pour RODGER, les progrès remarquables de l’avitaillement sous l’égide du Victualling Board sont la clé des succès britanniques pendant la guerre de Sept Ans et lors des conflits de la Révolution et de l’Empire.

4 Un des grands mérites de cet ouvrage est d’intégrer le facteur humain dans une histoire qui a longtemps été vue sous l’angle exclusif de la stratégie et de la tactique. Reprenant un thème qu’il avait déjà développé antérieurement (voir The Wooden World. An Anatomy of the Georgian Navy, Londres, Collins, 1986, 445 p.), RODGER rejette le triptyque rum, sodomy, and the lash, au profit d’un tableau du quotidien du marin plus nuancé. Le rhum ? ce n’est que dans la deuxième moitié du siècle, avec les problèmes de conservation posés par des séjours en mer de plus en plus longs, que les alcools forts commencèrent à concurrencer la bière. L’homosexualité ? l’auteur estime que les cas avérés sont rares. Les femmes, du reste, étaient bien plus nombreuses à bord qu’on ne le croit généralement. Certaines ont même fait carrière, comme ce « William Brown », une femme noire qui, pendant onze ans, réussit à se faire passer pour un homme, et qui finit en 1815 capitaine du Queen Charlotte. L’image repoussante du terrible chat à neuf queues est également adoucie par l’auteur. Tout en reconnaissant l’existence d’officiers tyranniques, voire sadiques, RODGER estime que « la tendance dominante » à partir du milieu du siècle est marquée par « l’aversion croissante pour la violence gratuite ». Cuthbert Collingwood, officier humain et paternaliste pendant les guerres napoléoniennes, apparaît ici comme un modèle. Enfin, les progrès de l’avitaillement et de la médecine auraient eu de tels effets qu’au temps de la guerre d’Indépendance

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américaine, nous assure l’auteur, les matelots auraient été parmi « les sujets britanniques jouissant de la meilleure santé ».

5 Vision rose ? S’il est attentif aux progrès affectant le quotidien du matelot, RODGER n’occulte certainement pas les tensions et les conflits éclatant dans ce wooden world. Un thème récurrent de l’ouvrage, on s’en doute, est celui des mutineries. Les pages consacrées à celles du printemps 1797 nous laissent malheureusement un peu sur notre faim. Certes, le résumé des faits et leur analyse mesurée est irréprochable. Néanmoins, arrivé à ce stade de l’ouvrage, des questions surgissent. L’organisation et les revendications des deux mutineries de 1797 s’inscrivent-elles dans une tradition ancienne ? Dans quelle mesure la radicalisation des années 1790 a-t-elle influé sur leur déroulement ? Il nous semble que RODGER était tout à fait en mesure de répondre à ces interrogations en faisant appel à sa vaste connaissance du problème. C’est ici qu’un chapitre de synthèse consacré au déroulement des mutineries aurait pu éclairer un sujet qui reste l’objet de débats. Cette remarque nous mène à indiquer les limites du plan adopté par l’auteur. L’alternance, selon une progression chronologique, des chapitres consacrés aux opérations militaires et des mises au point sur l’administration et la société produit en effet une lecture heurtée, qui rend difficile l’obtention d’une vision d’ensemble sur une question donnée. Chacun sait que la manière d’écrire l’histoire outre-Manche – sans parler de l’horizon d’attente du lecteur anglo-saxon – diffère sensiblement de nos critères. Une approche plus synthétique aurait néanmoins conféré plus de force démonstrative à cette riche étude.

6 Malgré les nuances d’un exposé qui tourne le dos aux explications déterministes, resurgit quelquefois l’idée d’une vocation « naturelle » à dominer les ondes. C’est ainsi que la distinction entre la « science » française et la « technologie » britannique paraît proche du stéréotype distinguant le pays de Descartes de l’île du pragmatisme. Par ailleurs, poser la question des causes du succès final de la Grande-Bretagne et de l’échec de la France est légitime. Mais, pour la clarté de l’exposé, et pour éviter in fine une impression de téléologie, la conclusion aurait sans doute gagné à être plus nourrie. Ce que l’auteur nous montre clairement, au fil des pages, est en effet la fragilité permanente de la position britannique, qui n’était jamais à l’abri d’un désastre naval réduisant à néant les efforts accomplis pendant des décennies. Même après Trafalgar, les jeux étaient loin d’être faits aux yeux des contemporains.

7 La dimension culturelle de l’émergence de la puissance navale de l’Angleterre aurait sans doute mérité des développements plus substantiels. La célébration du bicentenaire de la victoire de Trafalgar a montré à quel point la culture britannique du début du XXIe siècle reste façonnée par un héritage dont les racines plongent au début de la « seconde guerre de Cent Ans ». Comme les travaux de Linda Colley et de Kathleen Wilson l’ont montré, le grand dessein impérial de la Grande-Bretagne était, au XVIIIe siècle, une constante de la rhétorique patriote, du patriotisme d’opposition des années 1730-1750 au patriotisme qui se cristallisa autour de la défense de la liberté, de la propriété et de la Constitution au moment des guerres contre la Révolution et Napoléon. Les abondantes sources littéraires et picturales permettraient de mieux cerner la place de la Royal Navy dans l’univers intellectuel et mental des Britanniques, facteur non négligeable de l’accession de la Grande-Bretagne au rang de maîtresse des mers.

8 Ces quelques critiques n’enlèvent rien à l’importance de cette belle étude, qui est appelée à devenir une référence. L’on doit d’ailleurs saluer un chercheur qui est

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pleinement conscient que nul travail n’est parfait : dans sa bibliographie, RODGER nous avertit que le contenu d’un de ses premiers ouvrages est, d’après lui, « superficiel et inexact ». L’on retiendra la belle leçon d’autocritique que nous traduit ce regard rétrospectif sans complaisance.

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L’Armée en Bretagne au XVIIIe siècle. Institution militaire et société civile au temps de l’intendance et des États

Martial Gantelet

RÉFÉRENCE

Stéphane Perréon, L’Armée en Bretagne au XVIIIe siècle. Institution militaire et société civile au temps de l’intendance et des États, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, 416 p., ISBN 2-7535-0098-3, 22 €.

1 Dans cet ouvrage tiré de sa thèse de doctorat, soutenue sous la direction du professeur Jean-Pierre Bois à l’Université de Nantes, Stéphane Perréon développe un travail au carrefour de plusieurs approches. Au-delà de la seule situation de l’armée de terre en Bretagne au XVIIIe siècle, il s’attache à retracer les liens tissés entre les institutions militaires, d’essence royale et extérieure, et une société civile locale pétrie d’un particularisme affirmé, ne serait-ce qu’au niveau linguistique. Il s’inscrit ainsi dans ce mouvement historiographique qui, depuis le Paris de Jean Chagniot (Paris et l'armée au XVIIIe siècle. Étude politique et sociale, Paris, Economica, 1985), explore, au-delà du temps de la guerre, la présence multiforme de l’armée dans ce royaume du XVIIIe siècle protégé des invasions étrangères. Catherine Denys s’était intéressée à son rôle dans le maintien de l’ordre sur la frontière du nord de la France (Police et sécurité au XVIIIe siècle dans les villes de la frontière franco-belge, Paris, L’Harmattan, 2002), Simone Herry avait abordé, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, les liens entre société civile et société militaire à Strasbourg (Une ville en mutation. Strasbourg au tournant du grand siècle, Strasbourg, PUS, 1996), Jean-Luc Laffont avait longuement analysé la présence du soldat à Toulouse (Policer la ville. Toulouse, capitale provinciale au siècle des Lumières, Thèse d’histoire, Université de Toulouse-Le Mirail, 1997) alors que Dominique Biloghi étudiait

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l’étape languedocienne (Logistique et Ancien Régime. De l’étape royale à l’étape languedocienne, Montpellier, Université Paul-Valéry, 1998). Manquait ainsi un quatrième éclairage cardinal. Chose est faite.

2 États, intendant, gouverneur, parlement, la Bretagne au XVIIIe siècle présente une palette presque exhaustive des pouvoirs provinciaux sous l’Ancien Régime. Les plus anciens, issus du premier XVIIe siècle – gouverneurs de province et de places, lieutenants de roi –, disparaissent, non pas en tant que tels, mais dans l’essentiel des jeux de pouvoirs de la chose militaire. Intendants et commandants en chef les remplacent, ensemble, à partir de 1689. Ils rejoignent les institutions locales déjà installées : parlement et États. L’auteur nous dévoile alors, par une subtile imbrication des échelles, l’organisation d’une logistique militaire partagée, principalement, entre l’intendant – le représentant du pouvoir royal – et les États – l’émanation des Bretons.

3 L’intendant dispose d’une large palette d’attributions : il surveille les militaires – soldats et officiers –, il gère les aspects matériels – routes des troupes, subsistances des hommes et des animaux, transports – et financiers –, contrôle des trésoriers de l’extraordinaire des guerres. À l’interface entre la cour et la province, il use d’une grande marge de manœuvre pour adapter aux réalités locales les ordres de Versailles. Avec, nous le savons, une administration réduite déjà bien mise en lumière par Colette Brossault en Franche-Comté (Les intendants de Franche-Comté 1674-1790, Paris, La Boutique de l’histoire éditions, 1999) : les subdélégués.

4 Les États, quant à eux, jouent un rôle d’importance qui ne cesse de progresser au XVIIIe siècle : ils votent l’impôt, ils gèrent les dépenses relatives à l’étape et, en 1734, ce sont eux qui perçoivent dixième, capitation et taxation levée pour la milice. Apparaît alors une institution intéressante que l’auteur s’attache à bien éclairer : la commission intermédiaire. Issue des États, elle prend en main, entre deux sessions, l’administration des étapes et des casernements. Elle l’appuie sur un réseau de correspondants particulièrement dense : tous les lieux concernés, tous les bourgs susceptibles de loger des soldats en bénéficient. Soit un maillage territorial et une implication des États de Bretagne assez exceptionnels.

5 D’autant que cette plongée multiscalaire ne s’arrête pas là. L’auteur descend jusqu’aux structures microscopiques de la logistique militaire : les échevins et fabriciens. Ces notables locaux, munis de quelques rudiments juridiques, s’occupent de la « gestion du détail ». Souvent bénévoles, ils soutiennent l’action des commissaires de guerre, en accueillant les troupes, en distribuant les logements – dans une région où le soldat s’installe majoritairement chez l’habitant – ou en fournissant la literie.

6 D’où une ambiguïté bien soulignée par l’auteur : d’un côté, les États, ou du moins les nobles les plus conservateurs, s’érigent contre les contributions financières de l’étape au nom des « libertés bretonnes » ; de l’autre, la commission intermédiaire, qui en provient, administre non sans dureté ce « poids insupportable » en s’appuyant sur une myriade d’intermédiaires locaux. Soit une relecture du particularisme breton au bénéfice d’une intégration au royaume, et peut-être à la « patrie », dans ce travail quotidien des levées fiscales organisées par les Bretons eux-mêmes au service de l’État.

7 La seconde partie de l’ouvrage aborde le poids du soldat, au niveau de la fiscalité, des ponctions humaines et matérielles. Il n’apparaît pas, de prime abord, trop écrasant : les milices urbaines ont vu s’amoindrir progressivement leur fonction militaire au profit d’un rôle social, celui de la distinction et celui de la police ; le ban et l’arrière-ban

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disparaissent malgré une résurrection éphémère en 1746, bien mise en rapport avec la crise d’identité nobiliaire ; et la Bretagne n’alimente qu’à la marge, et moins que d’autres provinces, l’armée royale.

8 L’auteur nous introduit cependant dans le monde foisonnant de l’inégalité d’Ancien Régime. C’est elle qui caractérise le rapport de la population au monde militaire. Ainsi de la milice provinciale. Bien que tous y soient soumis, elle ne concerne qu’une minorité de Bretons. Car beaucoup y échappent : les paroisses littorales qui alimentent les milices garde-côtes, les clients des grands nobles, les domestiques des ordres privilégiés, les détenteurs de charges et jusqu’aux nombreux Bretons trop petits – inférieurs à cinq pieds (1,62 m.). Aussi le risque est grand pour un milicien « normal » de se retrouver enrôlé.

9 Cette inégalité s’accentue encore avec le logement des soldats. Sont exemptés les deux premiers ordres ainsi que les nombreux titulaires de petits offices ; mais aussi les plus pauvres. Soit, pour une grande ville comme Nantes, moins pour les plus petites, de un quart à un tiers d’exempts. Pour les charges matérielles – lits, charrettes, chevaux –, l’inégalité sociale et géographique ne s’approfondit pas. Elle se diversifie : les villages sont plus touchés que les villes ; les lieux proches des étapes plus que ceux qui s’en éloignent. Alors, au total, une charge militaire, assurément peu écrasante bien qu’elle s’accentue après la guerre de Sept Ans, mais progressivement insupportable au fur et à mesure du XVIIIe siècle du fait de son inégale répartition.

10 La troisième partie poursuit cette analyse en essayant de cerner, au travers de la présence sociale et architecturale du militaire, la lente pénétration des idées des Lumières. L’auteur croise alors un panel varié de sources allant du discours de l’élite aux chansons populaires. Il consacre surtout une analyse subtile et souvent pertinente au portrait tracé de l’armée par les cahiers de doléances.

11 Une nouvelle fois ressort le poids peu écrasant des contraintes militaires : la milice provinciale est unanimement rejetée, par le peuple comme par l’élite, mais seule une moitié, à peine, des cahiers de doléances, en demande la suppression. Ce qui prédomine, c’est la critique accrue des exemptions, et derrière elle, celle des privilèges. Ces récriminations amènent les nobles à modifier quelque peu leur attitude : s’ils défendent avec ardeur leurs acquis, et d’abord l’exemption de tout logement militaire, ils acceptent, comme le premier ordre, sans trop de difficulté, de participer aux charges communes de fournitures dans une sorte de « néo-évergétisme » (p. 274) mêlant à la fois l’archaïsme d’une conception charitable du don, librement consenti, à la modernité d’un esprit civique pétri d’utilitarisme. Ainsi, et là apparaissent certaines des valeurs des Lumières, ce qui est contesté dans la milice provinciale et au-delà dans la présence du soldat, c’est moins son poids, relatif, que la contrainte et l’inégalité de l’exemption. Au point que l’intendant, conscient de ces tensions, cherche à rationaliser la répartition sur la population – le rôle de la numérotation des maisons – ; au point que le peuple en vienne à réclamer une fiscalisation des fournitures. Ainsi tous acceptent la nécessaire contribution aux charges publiques du royaume ; mais dans le cadre d’une taxe financière qu’ils espèrent mieux gérée et plus égalitaire.

12 Les soldats, eux-mêmes, se conforment à l’évolution du temps. Évidemment, leurs caractéristiques traditionnelles demeurent : violence, trafics, vols, propagation des maladies, séduction aussi. Mais, parallèlement, à la faveur d’une discipline accrue, leur violence recule : elle rentre dans tous les cas dans une norme sociale alors acceptée. Pris aussi dans l’utilitarisme dominant, le soldat s’investit au profit de ses concitoyens :

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il participe aux grands travaux publics – la régularisation du cours de la Vilaine –, il combat les incendies – surtout dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle –, il contribue au maintien de l’ordre. Même, il revendique, pour lui, une amélioration de son logement, souvent insalubre, et réprouve, comme le souhaitent les courants hygiénistes, son environnement parfois nauséabond.

13 Alors, peu à peu, l’armée en Bretagne, comme dans le reste du royaume, est prise d’un double mouvement. D’un côté, la frontière devient plus nette entre civils et militaires : des projets de casernes permanentes naissent, mais sans aboutir ; des lieux spécifiquement militaires se forment autour de certains quartiers ou à proximité des cabarets. En même temps, l’armée est regardée d’un autre œil. De redouté, le soldat est maintenant recherché, perçu comme une manne économique. Moins pour ses armes et ses uniformes, fabriqués ailleurs, que pour les nombreuses denrées alimentaires et les chevaux qui représentent un intérêt économique pour le monde des artisans et des marchands bretons : 10 % de la population de Belle-Isle serait ainsi susceptible de tirer profit de la présence militaire. Le soldat permet aussi un élargissement culturel. Des théâtres sont créés pour lui et les officiers amènent jusqu’en Bretagne des loges maçonniques. L’armée offre aussi à ceux qui s’y engagent l’ouverture, pas encore sur le monde, mais en tous cas sur d’autres provinces du royaume bien étranges et éloignées comme « Metz en Lorraine » (p. 364). Soit, dans les multiples relations tissées entre la province et l’armée du roi, une intégration du soldat à la Bretagne, et au-delà de la Bretagne au royaume.

14 Stéphane Perréon présente donc un travail universitaire dense, réfléchi et homogène. Un regret peut-être : la nécessité d’une problématisation plus affermie encore qui aurait pu, non pas davantage structurer un travail bien organisé, mais éviter certains aspects typologiques ouvrant la porte à quelques redondances. Sans vouloir se substituer à l’auteur, cette ligne directrice aurait peut-être pu se trouver dans cette question de l’intégration au royaume, du « patriotisme » et du rôle, bien analysé justement, de la commission intermédiaire. Au reste, la remarque ne saurait amoindrir la qualité, la pertinence surtout, d’un travail soutenu d’une écriture alerte et agréable.

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Soldats et citoyens. Naissance du service militaire en France et en Prusse

Annie Crépin

RÉFÉRENCE

Thomas Hippler, Soldats et citoyens. Naissance du service militaire en France et en Prusse, préface d’Étienne Balibar, Paris, PUF, coll. Pratiques théoriques, 2006, 357 p., ISBN 2-13-053697-2, 29 €.

1 Cet ouvrage est la version française de la thèse soutenue en anglais par Th. Hippler en 2002 à l’Institut européen de Florence et qu’il avait présentée dans le n° 3 de 2003 des AHRF. L’auteur a une double formation d’historien et de philosophe et son œuvre est un nouveau témoignage de la fécondité pour l’histoire militaire des croisements entre disciplines.

2 Dans une introduction méthodologique qui est un modèle du genre, il explicite longuement les buts qu’il se propose. Sur le plan philosophique, il prend ses distances avec les conceptions foucaldiennes. Là où Foucault ne voit dans les institutions de l’État contemporain qu’un processus disciplinaire, Th. Hippler montre qu’à la différence de la prison, de l’asile ou de l’hôpital psychiatrique, le service militaire est une preuve de la complexité de la formation de cet État, plus « rusé » que son prédécesseur de l’époque moderne puisque, pour justifier la contrainte qu’il exerce, il fait jouer les ressorts de la volonté de l’individu et de la souveraineté populaire. La soumission n’entre pas en antagonisme avec la citoyenneté ni l’autonomie politique avec la discipline sociale. Au contraire, elles se renforcent mutuellement. Il est donc des contradictions fondatrices. C’est aussi à travers leur interaction qu’on peut réfléchir à l’évolution des concepts de peuple et de nation. Mais on ne peut manier ces concepts comme des abstractions, sans tenir compte de leur historicité. C’est donc une histoire culturelle que l’historien – et plus seulement le philosophe – Th. Hippler nous invite à lire et qui enveloppe à la fois

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les pratiques sociales et le sens de ces pratiques. La généalogie du service militaire est selon lui le lieu privilégié de l’étude du double mouvement de transformation des pratiques sociales et de construction sociale de leur sens historique. Ces considérations ont dicté le choix des sources et leur utilisation à trois niveaux de l’analyse, « macro- sources » telles que discours officiels ou parlementaires et lois, sources subjectives, ainsi les écrits personnels, lettres, œuvres de fiction, à travers lesquelles on peut saisir l’expérience des soldats-citoyens et des conscrits, enfin « méta niveau » des textes littéraires et philosophiques qui abordent le sens de l’institution.

3 L’approche comparatiste elle même n’est comparatiste... qu’en apparence, car l’objet de l’étude est transnational. Pour l’auteur, les cas français et prussien ont constitué deux moments distincts et non deux modèles différents d’un même processus, d’où la structure du livre composé de deux parties, intitulées respectivement « Le moment français » et « Le moment prussien ». Chacun des quatre chapitres de la première partie répond terme à terme aux quatre chapitres de la seconde partie.

4 Suivant les degrés assignés par l’auteur à son analyse, le premier chapitre de la première partie est consacré à une approche historique. L’évolution du recrutement des forces armées est mise en parallèle avec la construction et la centralisation croissante de l’État absolutiste français. Pour retracer cette évolution, l’auteur utilise avec finesse les travaux classiques, tels ceux d’A. Corvisier, mais on peut regretter qu’il néglige les auteurs anglo-saxons comme S. Scott, quand il évoque la fin de l’Ancien Régime et, anticipant sur le second chapitre, les débats intellectuels que suscitèrent alors la nature et le rôle de l’armée. Le second chapitre, plus philosophique (encore que l’auteur, dans un constant va-et-vient, ne sépare jamais complètement les deux approches), étudie la réinterprétation par les Lumières de l’obligation militaire dans l’optique de la vertu citoyenne et même de la construction du peuple et de la communauté sociale. Les contradictions qui sont à la base de la conscription « [...] qui nie ce qu’elle affirme et soutient ce qu’elle contredit » (p. 11) sont déjà toutes entières dans l’œuvre des philosophes et surtout de Rousseau dans la pensée duquel le service militaire joue un rôle crucial. La réflexion de Mably, celle des écrivains militaires, y compris ceux qui sont partisans de la réaction nobiliaire comme le chevalier d’Arcq, sont minutieusement étudiées. Il aurait été pertinent cependant que l’auteur se montre plus nuancé à propos de Guibert car, selon nous, celui-ci souhaitait des soldats-citoyens mais pas nécessairement que chaque citoyen soit soldat. Le troisième chapitre montre « en situation » comment la Révolution fait du service militaire à la fois l’expression la plus haute des droits civiques et une institution disciplinaire. « L’esclavage militaire » se transforme en pilier de la liberté politique, en concomitance avec la naissance de l’État contemporain. L’armée permanente devient l’émanation de la liberté, de la justice et de la raison. Ces extraordinaires constructions idéologiques, et même ce renversement conceptuel, qui tentent de surmonter les tensions entre citoyenneté et discipline et faire de l’armée l’incarnation du peuple souverain en même temps que le service militaire construit ce peuple par un processus d’autocréation, l’auteur les confronte d’une part aux projets de code militaire, à propos desquels il a des pages éclairantes, d’autre part aux perceptions qu’en ont les soldats et qui prouvent que de 1791 à 1793 ces constructions ont fonctionné. On regrette que le récent ouvrage d’A. Forrest, Napoleon’s Men, ne soit pas exploité, du moins cité. Mais, et c’est l’objet du quatrième chapitre, les catégories identitaires de classe, de nation, de genre qu’on avait cru sublimées dans un idéal d’universel civique quelque peu abstrait, opposant la série de concepts vice-désordre-femelle-populace à la série vertu-ordre-homme-peuple,

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resurgissent sur d’autres plans. L’intégration induit de nouvelles exclusions. Au point de vue militaire, la dichotomie réapparaît entre l’obéissance passive et la discipline librement consentie, au niveau national, le concept de peuple englobe ceux qui sont sujets politiques et ceux et celles qui sont exclus de la sphère politique, au niveau international, le peuple érigé en nation unique se définit désormais en contraste avec les autres nations. Au niveau individuel enfin, alors que le citoyen-soldat est censé réaliser la synthèse de l’universel et du particulier, c’est dans son esprit que la sociabilité civique s’affronte avec les forces de l’intérêt et de l’égoïsme et cet affrontement est le plus tragique car il ne peut être résolu que par la mort du protagoniste. Il y a des pages très fortes sur la mort des combattants qui réalise l’égalité parfaite et représente le sommet éthique de la participation démocratique du citoyen à la respublica.

5 La seconde partie s’ouvre par un chapitre qui est le pendant du chapitre initial : il trace un parallèle entre l’histoire de la centralisation étatique en Prusse et celle de l’obligation militaire au sein du Kantonsystem. Au passage, Th. Hippler remet en question quelques idées reçues en faisant remarquer que le système cantonal est un aspect de l’absolutisme en Prusse, non le reflet des intérêts des hobereaux au détriment desquels il se développe. Comme chez les militaires philosophes français, un tel système donna lieu chez certains de leurs homologues germaniques à une réflexion intellectuelle, que l’auteur analyse avant de se livrer dans le sixième chapitre à une approche philosophique des conséquences idéologiques des défaites de la Prusse et de l’appropriation intellectuelle de la Révolution Française par l’idéalisme allemand, celui de Fichte et Kant, mais aussi par les romans philosophico-narratifs, ceux de Goethe notamment, et par le théâtre national, dont celui de Schiller. Ces penseurs se heurtent eux aussi aux contradictions entre la liberté et la contrainte, l’universel et le particulier : le service militaire et « l’humiliation héroïque » à laquelle il conduit, c’est- à-dire l’immolation des intérêts de l’individu au devoir du citoyen vertueux, est une façon de sublimer ces contradictions.

6 Paradoxalement, les implications de la Révolution furent conceptualisées par les intellectuels allemands davantage que par leurs contemporains français, ce qui permit à la bureaucratie réformatrice de s’inspirer directement des premiers qui lui fournissaient un cadre théorique tout fait. Les deux derniers chapitres de cette partie sont donc consacrés aux réformes prussiennes, au premier chef la réforme militaire, dont Th. Hippler dit qu’elles sont directement le résultat de la réception allemande de la Révolution française, et aussi aux avatars de la guerre de libération, à l’établissement de la landwehr et à ce qu’en dirent leurs protagonistes. Dans l’argumentation de la Commission de réorganisation militaire l’auteur voit la preuve de ce qu’il avançait précédemment : c’est une philosophie de l’histoire qui, avec la révolution kantienne dans le domaine de la pensée et la Révolution française en matière politique, rendit possible d’unir les contraires ; on ne le voit nulle part plus que dans l’armée qui fonctionne comme médiation théorique et pratique de concepts qui paraissaient irréductiblement antagonistes. En Prusse comme en France, le service militaire devient une institution autocréatrice du peuple et de la nation, une institution éducative « totalisante » (avec des virtualités « totalitaires » que l’auteur décèle avec lucidité bien qu’il ne tombe pas dans la vulgate à la mode). On retrouve aussi les beaux passages de la première partie à travers l’évocation de la mise à mort symbolique de l’amour de soi du

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conscrit censée préparer sa « résurrection » en tant qu’être pleinement moral et anticipant sa mise à mort réelle sur le champ de bataille.

7 Ce dense et bel ouvrage s’achève sur une bibliographie franco-allemande très fournie où l’on regrette toutefois l’absence déjà déplorée plus haut des historiens anglo-saxons, A. Forrest et S. Scott, et aussi celle d’I. Woloch.

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Quand les enfants parlaient de gloire. L’armée au cœur de la France de Napoléon

Annie Crépin

RÉFÉRENCE

Jean-Paul Bertaud, Quand les enfants parlaient de gloire. L’armée au cœur de la France de Napoléon, Paris, Aubier, coll. historique, 2006, 460 p., ISBN 978-2-7007-2348-9, 25 €.

1 Dans la lignée de son ouvrage Guerre et société en France de Louis XIV à Napoléon, mais en focalisant son analyse sur la nation et la société consulaire et impériale, J.-P. Bertaud se livre ici à une histoire des mentalités et des sensibilités, brillante synthèse de ses travaux actuels sur les concepts d’honneur et de gloire. Le propos de l’auteur est de montrer la militarisation des consciences, des cœurs et des imaginations mais aussi ses limites et les oppositions qu’elle rencontra.

2 Neuf chapitres structurent l’ouvrage. Le premier est consacré à un rappel du contexte dans lequel s’inscrit l’étude, un contexte marqué par l’héritage de la Révolution et les nouveaux rapports qu’elle a établis entre l’armée et la nation devenue la Grande Nation sur fond de guerre permanente. À propos de la confrontation entre la France et les monarchies européennes, J.-P. Bertaud rappelle avec beaucoup de pertinence que « l’Empereur de guerre » n’est pas le « Jacobin botté » en dépit de ce qu’il prétendit pour justifier une politique extérieure conquérante. Napoléon Bonaparte n’est pas pour autant l’unique responsable de la guerre prolongée même si elle est le fondement de ses projets et de ses actes. En même temps, et l’auteur réitère ce qu’il a dit dans ses précédents travaux, le despotisme impérial n’est pas dictature militaire, « l’Empereur de guerre » ne souhaite pas gouverner par et pour l’armée.

3 La place de celle-ci dans la société nouvelle est analysée dans les pages quasi balzaciennes du second chapitre dont l’objet est l’origine, la formation, la fortune et les revenus des officiers, la promotion sociale que la guerre leur vaut éventuellement. Si

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l’histoire culturelle est essentielle dans ce livre, l’histoire sociale n’est pas dédaignée en effet. Une différenciation très nette est opérée entre officiers subalternes et officiers supérieurs. Au sujet de ceux-ci, on pourrait presque parler d’envers de l’épopée quand on prend connaissance des « comptes fantastiques des maréchaux ou des généraux » (p. 83). L’auteur rappelle cependant que ceux qui avaient accédé aux échelons les plus hauts ne firent pas tous de la guerre une entreprise et qu’à l’inverse les officiers subalternes « plus riches de gloire que d’argent » (p. 57) se livrèrent au pillage ou à des malversations. Ces officiers deviennent des notables et même des nobles, la noblesse impériale se recrutant essentiellement parmi eux. Retraités, ils occupent des emplois dans l’administration et l’appareil d’État de l’ancienne France, encore en activité, des postes dans ceux des pays annexés ou vassaux. Cela ne veut nullement dire que l’empereur ait voulu réserver un rôle spécial à l’armée ou une situation privilégiée à ses officiers, mais qu’il se préoccupe de leur retour à la vie civile.

4 Le problème est que ces personnages se considèrent toujours comme supérieurs et « à part ». Le troisième chapitre contient des pages savoureuses sur la petite guerre que les officiers livrent aux civils, notamment aux préfets, pour les honneurs et les préséances dans les cérémonies publiques, y compris pendant les Cent-Jours. Il n’y a pas là qu’anecdotes et J.-P. Bertaud montre que les épisodes de cette « guéguerre » au cours de laquelle Napoléon ne tranche pas vraiment sont révélateurs de la forte coloration militaire du régime et des limites de l’entente des notables que l’empereur désirait cependant. Dans une certaine mesure, ils remettent en question sur le plan symbolique le principe de la suprématie du pouvoir civil hérité de la Révolution.

5 Le quatrième chapitre se place au niveau des petits et des sans-grade. C’est de nouveau l’envers de l’épopée qui est évoqué dans des pages fortes et sobres concernant la vie des soldats. Ceux-ci sont recrutés par la conscription qui entraîne une militarisation de la jeunesse masculine sans égale jusque là, du moins jusqu’en 1789. Conscription désormais subie comme impôt du sang plus qu’acceptée comme devoir du citoyen, étant donné les détournements de la loi Jourdan opérés par Napoléon et les inégalités profondes qui en sont la conséquence. Même avant les retours massifs de 1815, le sort réservé aux anciens soldats n’est pas meilleur, leur réinsertion dans la société civile n’est pas facilitée par le régime en dépit de sa propagande. La politique sociale envers les vétérans reflète les inégalités que l’on a déjà vues à l’œuvre au sein même du corps de officiers, encore plus à l’égard des veuves et des orphelins qu’ils laissent.

6 Les chapitres suivants qui sont le cœur de l’ouvrage déclinent dans plusieurs domaines la militarisation des esprits, des consciences et des cœurs que veut entreprendre Napoléon Bonaparte dès son accession au pouvoir. Les moyens de ce qui n’est pas simple propagande mais se veut conquête intellectuelle, spirituelle et affective sont étudiés avec acuité. Le cinquième chapitre analyse le sens nouveau que revêt le terme d’honneur. L’éthique militaire que Napoléon veut inculquer aux élites et dont il tend à imprégner les nouvelles institutions aurait peut-être dû être davantage distinguée de la culture de guerre et même du bellicisme. Les Français ont pu se monter rétifs à celle-là s’ils étaient spontanément de connivence avec ceux-ci. Une chose est de se glorifier des victoires, une autre est d’accepter d’y participer personnellement, encore une autre de se plier à la discipline des camps transposée dans la vie civile comme le prouvent, de l’aveu même de l’historien, les réticences des notables à placer leurs fils dans les lycées.

7 Cette éthique militaire doit autant à la vertu civique de la cité nouvelle qu’à l’honneur traditionnel ou plutôt, dans ce vocable d’honneur, se mêlent les emprunts que

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Napoléon Bonaparte fait à la fois à la noblesse, à l’armée, à la Révolution. Dans des pages pénétrantes, l’auteur montre qu’il ne peut plus être désormais gloriole ni même gloire personnelle, il doit être volonté d’œuvrer pour le bien commun ; la société de l’honneur est censée accélérer la fusion des anciennes et nouvelles élites chez les notables. La tâche d’incarner l’honneur ne revient donc pas exclusivement aux militaires comme le prouve l’institution de la Légion d’honneur qui s’adresse aussi à des civils, selon la volonté explicite du premier Consul.

8 Avec cette militarisation des institutions, on se trouve dans le long terme, après tout Napoléon s’adressait autant aux fils des notables qu’à leurs pères. Dans les sixième, septième et huitième chapitres, on est davantage dans le court terme et plus près de la culture de guerre. D’abord, grâce au système concordataire, l’empereur enrôle les religions et leurs prêtres à son service pour justifier la guerre et faire croire à leurs fidèles qu’elle est défensive. Évêques, pasteurs et rabbins s’emploient à élaborer une théologie de la guerre juste et à trouver dans la Bible des arguments qui sacralisent la conquête et celui qui la mène.

9 Mais c’est aussi l’imaginaire public que Napoléon s’efforce de toucher par le biais des fêtes, la mise en scène de la lecture des bulletins de la Grande Armée et la mise en scène, au sens propre du terme, des pièces de théâtre et des opéras. Parades et défilés concourent au culte de la gloire. Théâtre, devenu département du ministère de la Gloire selon une heureuse formule de J.-P. Bertaud, et culture populaire sous la forme de chansons et de romans – dont on apprécie que l’auteur analyse le répertoire beaucoup moins spontané qu’il n’y paraît – sont les vecteurs de ce culte qui se propage aussi grâce à son esthétisation. Celle-ci est le fait des arts plastiques et de l’architecture. Si les architectes n’ont pu réaliser leurs projets, les œuvres des peintres montrent qu’ils se sont faits les artistes de la victoire et les instruments du ministère de la Gloire.

10 Le dernier chapitre est consacré à la contre culture de la gloire, en fait le refus opposé aux tentatives de militarisation, encore plus à la culture de guerre. C’est d’abord le refus de faire celle-ci par l’insoumission. Toutefois, on aurait souhaité que l’historien montre davantage l’extraordinaire diversité des attitudes des Français devant la conscription napoléonienne. La bonne conscience des notables faisant l’éloge du bien- fondé de la conscription alors qu’ils y échappent n’est pas qu’hypocrisie, fustigée par J.- P. Bertaud. Il y eut des départements, des régions, pour être en accord avec ces vues. Les résistances au bellicisme se fortifient à la fin du régime et il y a une analyse très pertinente des attitudes des Français devant les militaires vaincus en 1814 ainsi que du décalage social et culturel entre les premiers qui aspirent à la paix et les seconds qui veulent continuer le combat. Les difficultés de la réinsertion des vétérans ne viennent donc pas que de la politique de la Restauration. Ce qui donne à penser que les vecteurs de la culture de guerre n’avaient pénétré que superficiellement la société civile. Quant à l’imprégnation de l’éthique militaire, il lui a manqué du temps et elle se heurtait elle aussi, comme le dit l’auteur en conclusion, à un vieille méfiance des Français devant le fait militaire et ceux qui l’incarnaient tout en pouvant se combiner parfaitement – et temporairement – à leur élan guerrier, comme nous espérons l’avoir montré dans nos propres travaux.

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Registres matricules des sous- officiers et hommes de troupe de la garde et de l’infanterie de ligne (1803-1815), Répertoire numérique, Département de l’Armée de Terre, Sous-Séries 20 et 21 Yc, Édition annotée des notices historiques de la garde

Annie Crépin

RÉFÉRENCE

Michel Roucaud, Registres matricules des sous-officiers et hommes de troupe de la garde et de l’infanterie de ligne (1803-1815), Répertoire numérique, Département de l’Armée de Terre, Sous- Séries 20 et 21 Yc, Édition annotée des notices historiques de la garde, Château de Vincennes, Service historique de la Défense, préface de J.-P. Bertaud, 2005, 294 p., ISBN 2-11-095139-7, 15 €.

1 C’est un très précieux outil de travail que le Service historique de la Défense offre aux chercheurs qui consacrent leurs études au fait militaire, notamment pour la période du premier Empire. Michel Roucaud, secrétaire administratif du Service historique de la Défense, a été le concepteur de cet ouvrage qui s’inscrit d’ailleurs dans les manifestations qui marquèrent la commémoration du bicentenaire de l’instauration du régime. Il s’agit de l’inventaire des sous-séries 20 Yc et 21 Yc des Archives de la Guerre (ancien SHAT). Ces sous-séries appartiennent plus précisément aux archives

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administratives. Elles contiennent les registres matricules des unités de la garde consulaire, de la garde impériale, de la garde royale (puisque cette source s’étend jusqu’aux commencements de la Restauration ) et de l’infanterie de ligne. Au demeurant, cet inventaire est à la fois le fruit et le prélude des recherches de la nouvelle histoire militaire. J.-P. Bertaud qui fut, avec A. Corvisier pour la période de l’Ancien Régime, un des pionniers en la matière quand il montra toute la richesse de cette source aussi bien pour les historiens – et pas seulement ceux de l’histoire militaire – que pour les sociologues, les anthropologues, les démographes et les généalogistes, le rappelle dans sa préface.

2 En effet, chaque registre matricule contient l’état-civil du soldat, son signalement physique, sa profession initiale ou celle de son père, enfin les étapes de sa carrière au sein de l’armée. Les registres matricules de l’époque impériale sont devenus beaucoup plus précis que leurs « devanciers » de l’Ancien Régime et de la Révolution. Par exemple, ils mentionnent à la fois le lieu de naissance et le lieu d’enrôlement des conscrits, ce qui fournit d’utiles indications sur la mobilité de la population que ne donnent alors aucune autre source contemporaine. La période couverte en effet par le présent ouvrage, débutant formellement en 1803, touche essentiellement l’Empire.

3 L’auteur établit d’abord l’histoire institutionnelle des corps dont émanent les sous- séries 20 Yc et 21 Yc puis l’historique de la façon dont furent constituées ces archives elles-mêmes. Il rappelle que les unités dont il est question dans la série 21 Yc sont issues de la réorganisation des demi-brigades de deuxième formation. Pages très utiles pour le chercheur qui se consacre à la fois à l’histoire de la Révolution et de l’Empire et qui peut trouver ainsi très rapidement la filiation des unités auxquelles il s’intéresse. Je serais plus dubitative sur l’affirmation de la p. 33 selon laquelle la garde nationale était l’avatar des anciennes milices provinciales, assertion qui n’est pas fausse mais un peu courte et qui mériterait d’être nuancée.

4 Michel Roucaud situe les sources qu’il inventorie dans un ensemble d’autres sources, celles de la Révolution et de l’Empire, d’abord celles du SHD dont il rappelle brièvement le contenu, celles des Archives nationales ensuite. Deux remarques critiques : AF IV 1123 , le fameux Compte général de la Conscription d’Hargenviliers, aurait dû être identifié en tant que tel et, dans la sous-série F9, il aurait fallu mettre en valeur F9 150-251, recrutement, qui contient la correspondance des préfets avec le ministre de l’Intérieur au sujet des levées de la conscription. Quant à la bibliographie, elle s’efforce d’ête exhaustive sans toujours tenir cette difficile gageure. Dans les histoires générales de la Révolution et de l’Empire, auraient dû être mentionnés les ouvrages de Th. Lentz et de J.O. Boudon. J’aurais intitulé la rubrique F Armée de la Révolution plutôt qu’Armée révolutionnaire, qui renvoie à une tout autre réalité. Dans les dictionnaires, a été omis celui consacré aux colonels de Napoléon de B. Quintin. Dans le thème sur le recrutement, si figure le livre de G. Vallée sur le Compte général de la Conscription, en revanche on ne voit pas son maître-ouvrage sur la Charente, « père » de toutes les monographies sur la conscription consulaire et impériale. Enfin, le lecteur s’étonne de ne voir aucune mention de l’œuvre de N. Petiteau dans la rubrique Militaires et société civile alors qu’y sont mentionnées – à bon droit ! – l’œuvre d’ I. Woloch sur les vétérans et celle de J.-P. Bois sur les anciens soldats de la Monarchie.

5 Cent-dix-sept pages sont consacrées au répertoire numérique proprement dit. Cela représente environ au moins cent dix unités pour la série 20 Yc et cent-quarante-cinq unités, au bas mot, pour la série 21 Yc. C’est dire l’ampleur du travail accompli par M.

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Roucaud. Pour la commodité du chercheur, la présentation est faite régiment par régiment en suivant l’ordre numérique des registres, les date et lieu de formation de chaque régiment ainsi que ceux de son éventuel licenciement sont rappelés en tête de la collection des registres affectés à chacun d’entre eux. En fait, comme l’auteur le rappelle avec pertinence quant aux dates de formation et de licenciement, il s’agit de celles de l’incorporation du premier et du dernier soldat inscrits dans le registre, ce qui explique que certaines mentions soient antérieures à 1803 ou postérieures à 1815.

6 Le répertoire est suivi d’un rappel de l’historique de chaque régiment qui reproduit la notice précédant le registre lui-même quand elle a pu être sauvegardée. M. Roucaud souligne que les registres matricules établis en l’an XIII sont les premiers à disposer de telles notices mais qu’elles n’ont pas été rédigées pour tous les corps. Enfin, une table des registres des séries 20 Yc et 21 Yc, établie par unités, et un index, permettent une lecture croisée, offrant ainsi au chercheur une commodité supplémentaire.

7 Il convient par conséquent de saluer ce travail de grande qualité.

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Correspondance générale, publiée par la Fondation Napoléon, volume III, Pacifications, 1800-1802

Josiane Bourguet-Rouveyre

RÉFÉRENCE

Napoléon Bonaparte, Correspondance générale, publiée par la Fondation Napoléon, volume III, Pacifications, 1800-1802, Paris, Fayard, 2006, 1406 p., ISBN 2-213-62937-4, 52 €.

1 Sous la présidence d’honneur de la princesse Napoléon, le Comité pour l’édition de la correspondance de Napoléon Bonaparte est constitué de personnalités membres de l’Institut, de la Fondation Napoléon et du Souvenir napoléonien, d’universitaires et de représentants des diverses institutions de conservation du patrimoine. Thierry Lentz en est le secrétaire général. La commission historique dont il s’est doté a organisé le travail de recherche dans les divers centres d’archives, qu’il s’agisse des Archives nationales, de celles des Affaires étrangères ou du Service historique de la Défense. Plusieurs sociétés savantes y ont participé, parmi lesquelles l’Institut Napoléon et la Société française d’histoire militaire. Les douze volumes prévus d’ici à 2010 compteront 36 361 lettres, répertoriées et ordonnées selon des modalités qui distinguent nettement cette édition des recueils déjà existants, y compris de la monumentale Correspondance publiée au XIXe siècle sur l’ordre de Napoléon III. L’économie de cette édition est, en effet, très différente, compte tenu de l’important travail de recherche des sources, de remise en forme, de contrôle de l’authenticité des textes et d’annotation minutieuse, assuré par 210 correspondants et collaborateurs, dont les noms figurent en fin de volume. De fait, les sources sont très nombreuses, et, pour ce troisième volume, l’investigation a conduit, au-delà des centres français d’archives, à consulter ceux d’Allemagne, d’Autriche, d’Espagne, de Russie, d’Italie, des États-Unis, du Royaume-Uni, de Monaco, de la République tchèque, de Suède, de Suisse et de Tunisie, sans compter les collections particulières ou les recueils faits par des professionnels de la vente

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d’autographes. Il en résulte un instrument de travail que les éditeurs espèrent très fiable, et non redondant par rapport à ce qui existe déjà, dans la mesure où le comité d’édition a voulu conserver aux textes publiés ici le strict caractère de correspondance, en excluant décrets, décisions, apostilles, bulletins, proclamations ou discours, dont on trouve des extraits dans la Correspondance publiée sous Napoléon III ou diverses autres sources imprimées, et en ne retenant que les écrits adressés à des destinataires clairement identifiés, exprimés à la première personne, dictés ou autographiés et signés. Compte tenu de cette exigence, l’importance des inédits (30 % de l’ensemble) mesure également l’intérêt du projet.

2 Le tome III concerne les deux premières années du Consulat, moment où la correspondance prend une tournure nouvelle, beaucoup plus politique, de sorte que, désormais, les lettres personnelles, encore relativement nombreuses dans les deux premiers volumes, ne constituent plus qu’une infime partie du corpus. 2 567 lettres y figurent, formulées selon les principes d’édition rappelés par Émilie Barthet au début de l’ouvrage : orthographe modernisée pour une meilleure lisibilité, formules finales de politesse abrégées ou supprimées, lorsqu’elles sont purement conventionnelles et n’apportent rien à la compréhension du texte, etc. C’est aussi une correspondance plus précise, grâce au perfectionnement du système d’information du Premier Consul, caractère qui se manifeste d’une double façon, à la fois par le nombre de grandes affaires qui sont désormais traitées dans la correspondance, par exemple la diplomatie ou la mise en œuvre des fameuses « masses de granit », et en même temps par l’intérêt porté à une foule de détails, témoignant du soin que prend Bonaparte à ce que tout soit, en quelque sorte, à sa main. Les inédits portent d’ailleurs souvent sur ces détails et de ce fait, sans modifier l’image historique du personnage, ils permettent d’éclairer un peu mieux tel ou tel aspect de sa personnalité ou les motifs de certaines de ses décisions.

3 La correspondance contenue dans ce troisième volume nous conduit tout naturellement à ce que Thierry Lentz, parodiant un autre auteur, appelle « l’année sans pareille » : 1802. Le remarquable équilibre existant entre les lettres consacrées aux affaires militaires et diplomatiques (45 %) et celles qui traitent des problèmes intérieurs (45 %), les 10 % restantes ayant trait aux colonies, confirme que les intentions du Premier Consul sont essentiellement tournées vers l’obtention de la paix, à l’extérieur et à l’intérieur. Mais, comme le montrent les très nombreuses missives adressées à Berthier ou à Decrès, c’est une paix armée qui doit permettre à la France non seulement de réaliser les objectifs qui furent ceux des Girondins – constituer un glacis d’États protégés et amis de la France – mais également de rétablir l’ancien système colonial : de ce point de vue, la correspondance est sans ambiguïté sur les mobiles qui ont poussé Bonaparte à rétablir l’esclavage, mais ne permet pas de lui imputer les horreurs répressives commises par certains de ses généraux, que la distance et l’isolement rendaient quasiment incontrôlables. La question de la chouannerie dans l’Ouest et des émigrés fait l’objet d’une correspondance relativement nourrie avec Brune, dans laquelle le réel désir de pacification et de modérantisme se conjugue avec l’intransigeance révolutionnaire de l’ancien jacobin, comme dans ce conseil qu’il donne au commandant en chef de l’armée de l’Ouest, à propos de Cadoudal : « Souvenez-vous que les républiques naissantes ne gagnent rien à traiter avec des rebelles ; qu’il faut être généreux envers les peuples, mais après avoir été sévère avec les rebelles qui conservent des intelligences avec les ennemis de la patrie ».

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4 À la fin du volume, quatre mises au point, signées de Jacques Jourquin, Thierry Lentz, Pierre Branda et Gabriel Madec, éclairent certains aspects de l’œuvre consulaire, qu’il s’agisse de la fonction de secrétaire particulier exercée par Bourrienne auprès de Bonaparte, de la politique coloniale aux Antilles, grand échec du régime, du redressement financier moins spectaculaire qu’on ne l’a dit, ou de l’organisation de la campagne d’Italie, au travers de l’exemple de l’armée de réserve. Outre la liste des sources manuscrites et bibliographiques ayant servi à l’élaboration de ce troisième volume, on peut se référer au remarquable index des noms des destinataires et des personnes citées dans le texte, avec de courtes notices biographiques et un renvoi aux numéros des lettres, ainsi qu’à l’index des lieux de rédaction. Cette édition nouvelle de la correspondance de Napoléon, est d’ores et déjà un ouvrage de référence, sans rendre obsolètes les précédents recueils : c’est incontestablement un enrichissement des instruments de travail mis à la disposition des chercheurs et de tous ceux que cette période historique passionne.

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Souvenirs d’un cavalier de la Grande Armée 1800-1810

Philippe Catros

RÉFÉRENCE

Jacques Chevillet, Souvenirs d’un cavalier de la Grande Armée 1800-1810, Paris, La Boutique de l’histoire, 2004, 282 p., ISBN 2-910828-33-6, 29 €.

1 C’est sous le titre de Souvenirs d’un cavalier de la Grande Armée 1800-1810 que la Boutique de l’histoire a réédité en 2004 les mémoires militaires de Jacques Chevillet (avec une présentation et des annotations de Christophe Bourachot), publiés une première fois en 1906, sous le titre Ma vie militaire 1800-1810, par le petit-fils de l’auteur – le titre original du manuscrit étant quant à lui : Dix ans de service à l’école de l’expérience ou ma vie militaire. Rédigé sur le vif – et de la main gauche – entre février 1810, date à laquelle Chevillet, âgé de seulement 23 ans, rentre chez lui après avoir perdu le bras droit à la bataille de Wagram, et le 24 mars 1811, ce récit constitue une source de premier ordre pour l’historien puisqu’on ne peut pas soupçonner son auteur d’avoir été influencé par la lecture d’autres mémoires militaires. Il est d’autant plus agréable à lire que le style est alerte et que Jacques Chevillet a un réel talent de conteur ; sans doute que le choix d’un récit épistolaire – Chevillet racontant ces « aventures » tantôt à son père, tantôt à un ami – renforce la qualité de la narration.

2 Chevillet est né en 1786 en Picardie. Son père, ancien militaire, ayant obtenu un poste de gendarme à cheval dans le département de la Seine-et-Oise, Jacques y passe son enfance. C’est à 14 ans, en 1800, qu’il décide, avec l’approbation paternelle, d’épouser « l’état militaire ». Accepté à l’École nationale de Versailles, il y reçoit les premiers rudiments d’éducation militaire et il y apprend à jouer de la musique. En 1801, à 15 ans, il devient trompette dans la cavalerie légère et part en garnison à Thionville. C’est en 1803, après la rupture de la paix d’Amiens, que les « aventures militaires » du jeune Jacques commencent vraiment – il n’a alors que 17 ans. Son régiment est envoyé aux Pays-Bas où il restera deux ans. En septembre 1805, après l’abandon du projet de

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débarquement en Angleterre, il part pour l’Allemagne et pour l’Italie. En octobre 1805, à l’occasion de la bataille d’Ulm, il reçoit son baptême du feu et voit l’empereur pour la première fois – il a alors 19 ans. Il ne participe pas à Austerlitz mais descend en Italie du Nord.

3 Pour Chevillet, les hostilités reprennent lors de la campagne militaire de 1809 contre l’Autriche. Après avoir participé, sous les ordres du prince Eugène, à la bataille de la Piave, l’armée d’Italie reçoit l’ordre de retrouver la Grande Armée dans les environs de Vienne. C’est après la bataille de Raab (juin 1809) que Chevillet rejoint cette dernière ; mais à peine l’intègre-t-il que, le 5 juillet, à Wagram, un boulet lui arrache le bras droit. C’en est fini de sa carrière militaire – Jacques n’a que 23 ans. Hospitalisé à Vienne, il réussit à se présenter à l’empereur qui salue sa bravoure en lui attribuant une dotation de 500 francs. Notre « héros » peut alors commencer son retour au pays, dernière de ses « aventures » ; en janvier 1810, après un voyage de plus de six mois au cours duquel il tombe gravement malade, Jacques retrouve la maison paternelle à Pontoise.

4 Chevillet n’est pas un de ces nombreux conscrits désignés par le sort. Il appartient à une véritable dynastie militaire ; ses ancêtres, originaires de Franche-Comté, ayant servi sans discontinuité depuis Louis XIV. Son témoignage est donc loin d’illustrer la mentalité et le comportement du « conscrit ordinaire » ; il n’en demeure pas moins intéressant par ce qu’il nous dévoile de la vie militaire. La majeure partie de son récit concerne ses campagnes : celle de 1809-1810 en occupant près de la moitié. Chevillet nous livre des descriptions intéressantes des marches forcées, des manœuvres, des affrontements mineurs et des grandes batailles. Cependant, quiconque voudrait y trouver un traité d’art militaire serait à coup sûr déçu ; ce que cherche avant tout l’auteur, c’est à rendre compte de sa conduite, sinon héroïque, du moins valeureuse.

5 À ce propos, la bataille est le moment crucial où le soldat doit faire preuve de courage pour se couvrir de gloire, en bravant le feu ennemi sans broncher, mais surtout en combattant vaillamment. Dans ses nombreuses descriptions des combats, Chevillet met surtout en avant les affrontements d’homme à homme. Le combat relève toujours d’une sorte de duel dont l’issue personnelle est plus importante que le devenir collectif de la bataille. Car, dans ce grand spectacle – c’est du moins ainsi que Chevillet conçoit cette dernière –, le soldat doit perpétuellement se mettre en scène pour prouver sa bravoure : faire des prisonniers ou ramener un butin sont autant de trophées qu’il pourra exhiber. Enfin, ultime signe de bravoure que Chevillet nous offre, c’est sa résistance à la douleur : quand il perd son bras droit à Wagram, c’est à peine s’il mentionne ses souffrances. Le témoignage de Chevillet montre donc combien la culture classique de la guerre imprègne les soldats napoléoniens. Autre indice de cette prégnance, le fait que Chevillet se réfère toujours à la notion classique du « droit de la guerre », que ce soit pour légitimer le pillage des régions traversées par les armées en temps de guerre ou que ce soit pour justifier le rançonnement des prisonniers.

6 La guerre, évidemment, est le point d’orgue de la carrière des armes, cependant la vie militaire ne s’y réduit pas. Le récit de Chevillet est aussi riche d’informations sur la vie quotidienne des soldats en garnison. Les relations avec ses logeurs hollandais et italiens sont plus ou moins cordiales ; il connaît même une aventure amoureuse avec la fille de l’un d’eux. Le quotidien de la garnison, ce sont également les nombreuses virées nocturnes dans les lieux de « débauche » pour soldats : à force de les fréquenter, notre héros finit même par y attraper une maladie vénérienne. Quant à l’ennui, il ne l’évoque

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pas, si ce n’est incidemment quand il explique que, pour tuer le temps, il assiste avec ses camarades au spectacle des exécutions publiques.

7 Concernant la vie militaire, à proprement parler, Chevillet évoque surtout les duels qui l’opposent à ses camarades, à la suite de querelles plus ou moins futiles ; duels, évidemment, qui lui donnent l’occasion, une fois de plus, de montrer sa bravoure et son intrépidité… bref, sa noblesse d’âme, surtout quand il s’agit de secourir une jeune fille des griffes d’un agresseur – ce qu’il fait à deux reprises. La hiérarchie traque et punit – quand elle le peut – les duellistes. Cependant les peines ne sont pas lourdes, et l’expérience du cachot ne traumatise guère le jeune Jacques. De même, la discipline militaire ne paraît pas lui peser outre mesure ; en tous les cas, jamais il ne s’en plaint. Il faut dire que sa qualité de musicien lui assure quelques passe-droits et la bienveillance de ses supérieurs. Il n’empêche que son tempérament impulsif et frondeur lui joue quelques tours : une altercation avec son capitaine, une autre avec un sergent, lui donnent l’occasion de goûter aux plaisirs de la prison – il y soudoie son geôlier et y fait bombance – et de connaître l’humiliation de la mise à pied – mais cette épreuve étant à l’origine d’une nouvelle aventure au cours de laquelle il se porte au secours d’une jeune femme agressée par un autre soldat, cela lui donne l’occasion de prouver à nouveau sa bravoure.

8 Les Souvenirs d’un cavalier de la Grande Armée ont donc ce double mérite de procurer une lecture récréative et d’offrir une foule d’informations à l’historien. Mais, par dessus tout, ce témoignage nous rappelle que les guerres napoléoniennes furent aussi le moment d’une multitude d’expériences personnelles et singulières, à l’image de celle du jeune Jacques Chevillet.

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Lettres d’un Lion. Correspondance inédite du général Mouton, comte de Lobau (1812-1815)

Jacques Logie

RÉFÉRENCE

Emmanuel de Waresquiel, Lettres d’un Lion. Correspondance inédite du général Mouton, comte de Lobau (1812-1815), Paris, Nouveau monde éditions, 2005, 207 p., ISBN 2-84736-088-3, 25 €.

1 L’édition par E. de Waresquiel de la correspondance adressée par le général Mouton à sa femme pendant les campagnes de Russie (1812), d’Allemagne (1813) et de Belgique (1815), est d’un faible intérêt, notamment sur le plan de l’histoire militaire. Ces lettres permettent, tout au plus, de saisir une partie de la personnalité du comte de Lobau : un bourgeois aux armées, préoccupé de ses affaires domestiques, de l’état de sa très confortable et récente fortune, hostile à la noblesse dont Napoléon aimait s’entourer pendant les dernières années de son règne et méfiant à l’égard du monde paysan. Elles confirment que même les hommes proches de l’empereur étaient tenus à l’écart des prises de décisions, tant sur le plan militaire que diplomatique.

2 Ce fils d’un boulanger bourgeois de Phalsbourg, volontaire de 1792, longtemps républicain, était devenu aide-de-camp de l’empereur en 1805. Il avait épousé en 1809, par la volonté de Napoléon, une jeune-fille de dix-neuf ans, issue de l’aristocratie européenne, Félicité d’Arberg de Valengin. Manifestement, il fut très amoureux de cette femme de vingt ans sa cadette. La différence d’éducation entre les conjoints apparaît fugitivement dans le courrier. Ainsi, le général n’apprécie guère que son épouse sorte de sa sphère ménagère « pour philosopher à toute outrance », ce qui selon lui, « ne sert presque jamais à rien ».

3 Comme chez la plupart des militaires en campagne, le général demande obsessionnellement des nouvelles du pays et de la famille. Le ton de sa correspondance

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est très conventionnel : il informe de sa santé, donne des recommandations domestiques et témoigne d’une admiration sans borne pour l’empereur. S’agit-il d’un sentiment de façade formulé à l’intention du cabinet noir ou d’une réelle fascination pour les qualités militaires de Napoléon ? L’état de santé de celui-ci est d’ailleurs au centre des préoccupations de son entourage, comme si le destin de la France en dépendait à chaque instant.

4 L’édition de cette correspondance est très soignée. L’introduction d’Emmanuel de Waresquiel cerne bien la personnalité de Lobau et replace le général dans son milieu. Il en est de même de la présentation des campagnes de 1812, 1813 et 1815. À propos de cette dernière, on peut regretter que de Waresquiel n’ait pas publié le récit de la bataille de Waterloo retrouvé dans les archives familiales (p. 175) et accorde du crédit au témoignage du chef d’état major de Lobau, Combes Brassart, totalement fantaisiste. Les lettres datées de 1815 ne concernent d’ailleurs que la captivité du général Mouton après Waterloo. Elles ne manquent pas d’intérêt, car elles mettent en évidence la condition des prisonniers de marque et le réseau de relations qu’ils peuvent mettre en œuvre.

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Waterloo. 18 juin 1815. Le dernier pari de Napoléon

Jacques Logie

RÉFÉRENCE

Andrew Roberts, Waterloo. 18 juin 1815. Le dernier pari de Napoléon, Paris, Éd. de Fallois, 2006, 186 p., traduit de l’anglais par Jean Bourdier, ISBN 2-87706-600-2, 18 €.

1 Ce petit livre, traduction d’un ouvrage paru chez HarperCollins Publishers sous le titre : Waterloo. June 18, 1815 : The Battle for Modern Europe, n’est pas sans intérêt pour un lecteur qui souhaite avoir une vision globale de la dernière campagne de Napoléon, sans entrer dans le détail des journées des 15-19 juin.

2 L’auteur a les idées claires, l’esprit de synthèse et va le plus souvent à l’essentiel. Pour Andrew Roberts, la bataille de Waterloo marque la fin d’un long XVIIIe siècle, période comprise entre la révolution anglaise de 1688 et 1815. Cette approche très anglo- saxonne lui permet de relever, dans le comportement des combattants, les dernières manifestations d’un « esprit chevaleresque ». Les anecdotes citées sont malheureusement peu significatives (p. 13) ou d’une authenticité douteuse (p. 12).

3 À l’inverse de la plupart des historiens britanniques, Roberts reconnaît que Wellington fut surpris par l’entrée en campagne de Napoléon et qu’il tarda à réagir. Concernant la journée du 16 juin, l’auteur se méprend quant aux ordres de l’empereur à Ney. Ses premières instructions reçues vers onze heures du matin, lui enjoignaient de marcher sur les Quatre-Bras, puis en direction de Genappe. L’idée de manœuvre pour envelopper la droite de l’armée prussienne est beaucoup plus tardive (entre cinq et six heures du soir), mais il corrige cette approche en conclusion (p. 150-151).

4 A. Roberts met bien en évidence le rôle de Constant de Rebecque qui prend l’initiative d’occuper en force les Quatre-Bras et de Gneisenau qui, en décidant de la retraite de l’armée prussienne vaincue (et non pas en déroute, p. 37) vers le Nord, rendit possible la victoire de Waterloo. Avec raison, l’auteur souligne les lenteurs de Napoléon – jadis,

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l’homme pressé – les 17 et 18 juin. En revanche, les justifications qu’il apporte à la décision de Wellington de maintenir le quart de son armée, à Hal, loin du champ de bataille, sont peu convaincantes.

5 Le ton du récit de la bataille de Waterloo est très nationaliste, et les témoignages des combattants, généralement anglais, exaltent l’honneur militaire britannique. Néanmoins, A. Roberts analyse avec rigueur les errements des armées en présence : charges mal contrôlées de la cavalerie d’Uxbridge, ambigüité des ordres à Grouchy, manque de coordination des trois armes lors de l’attaque du corps de d’Erlon et de la cavalerie française, atermoiements de Napoléon après la prise de la Haie-Sainte, et mauvais choix de l’angle d’attaque de la Garde.

6 On relève toutefois quelques erreurs : le château de Fichermont ne fut jamais pris par les Français, le Lion de Waterloo n’est pas en pierre, mais en fonte (p. 133), les pertes sont largement surestimées, mais dans l’ensemble, ces critiques n’affectent guère la qualité de l’ouvrage.

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Dans les derniers numéros des AHRF

BIBLIOGRAPHIE

Nathalie ALZAS, La liberté ou la mort. L’effort de guerre dans l’Hérault pendant la Révolution (Angelo Celeri), n° 2006-4, p. 190-193.

Alessandro BARBERO, Waterloo (Jacques Logie), n° 2006-4, p. 170-171.

La bataille des trois empereurs racontée par un soldat autrichien. Austerlitz. Texte intégral de La Bataille d’Austerlitz – édition de 1806 – (Annie Crépin), n° 2006-2, p. 271-273.

Annie CRÉPIN, Défendre la France. Les Français, la guerre et le service militaire de la guerre de Sept ans à Verdun (Philippe Catros), n° 2006-1, p. 207-209.

Jonathan R. DULL, The French Navy and the Seven Years’War (Edmond Dziembowski), n° 2006-4, p. 193-196.

Jacques GARNIER, Austerlitz, 2 décembre 1805 (Annie Crépin), n° 2006-2, p. 269-271.

Ethel GROFFIER, Le stratège des Lumières. Le comte de Guibert (1743-1790) (Annie Crépin), n° 2006-1, p. 229-232.

Jean-Yves GUIOMAR, L’invention de la guerre totale, XVIIIe-XXe s. (Bernard Gainot), n° 2006-1, p. 239-241.

Jacques HANTRAYE, Les cosaques aux Champs-Elysées. L’occupation de la France après la chute de Napoléon (Marie-Cécile Thoral), n° 2006-4, p. 171-174.

Pierre LEVÊQUE, Les officiers de Marine du Premier Empire (Josiane Bourguet-Rouveyre), n° 2006-2, p. 274-277.

Natalie PETITEAU, Lendemains d’Empire. Les soldats de Napoléon dans la France du XIXe siècle (Jacques Bourdin), n° 2006-2, p. 273-274.

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Alexander STILWELL, ed., The Trafalgar Companion (Annie Crépin), n° 2006-4, p. 167-169.

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Comptes rendus – Varia

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Kant and the Culture of Enlightenment

Raymonde Monnier

RÉFÉRENCE

Katerina Deligiorgi, Kant and the Culture of Enlightenment, Albany NY, State University of New York Press, 2005, 248 p., ISBN 0-7914-6469-5, 18,16 €.

1 Dans ce livre, Katerina Deligiorgi, qui enseigne la philosophie et la littérature à l’Université de Sussex, ouvre un dialogue historique entre Emmanuel Kant et ses contemporains pour répondre aux principales critiques des Lumières, tant à celles du siècle de la critique en France et en Allemagne, qu’aux interprétations post-modernes du XXe siècle. « Qu’est-ce que les Lumières ? », la question intéresse le passé et le présent. La réponse à la question posée par Kant et ses contemporains est à replacer dans les deux contextes, celui du XVIIIe siècle et celui d’aujourd’hui, où la valeur de l’héritage est fortement contestée. À une époque où les individus peuvent se sentir submergés par les phénomènes économiques et les pratiques du pouvoir, il est réconfortant de lire un livre qui préconise l’esprit des Lumières comme palliatif à nos maux contemporains. Sa thèse centrale concerne l’interprétation par Kant des Lumières comme projet pendant de réalisation de l’autonomie rationnelle, en terme de culture dynamique façonnée par un idéal social de critique rationnelle, d’autonomie et de débat public. Le livre ouvre ainsi à un débat très actuel sur l’usage de la raison publique et le processus d’argumentation dans une structure de libre communication (Rawls, Habermas). Le premier chapitre questionne les Lumières comme « âge de la critique », en replaçant l’argument de Kant dans le contexte de sa propre philosophie et dans le débat plus large sur la raison, la critique et la culture publique, avec le problème des limites de la rationalité humaine. Pour Rousseau et Diderot, qui partagent l’idée de l’indivisibilité de la souveraineté et de la stabilité politique, la détermination du bien n’est pas seulement un problème philosophique, mais un problème politique et social. Au scepticisme et à l’impasse normative de Diderot sur la notion du bien,

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Rousseau répond par le Contrat social et la tâche impartie au politique. L’histoire comparative en contexte met l’accent sur ce qui rapproche les penseurs français des penseurs allemands à propos de la critique : le rôle médiateur du philosophe entre le libre règne des idées et les contraintes du domaine public. Le tournant réflexif des Lumières allemandes sous le règne d’un prince éclairé (Frédéric II) pose le problème des limites de la recherche théorique et de la pratique politique, de la dialectique de la liberté et de la contrainte (Mendelssohn, Reinhold). Concernant les effets et les conséquences pratiques de la diffusion générale des Lumières, les termes nouveaux Aufklärung, Kultur, Bildung, permettent de définir les différents champs d’une coopération sociale harmonieuse : Lumières (Aufklärung) et civilisation (Kultur) sont des aspects de la culture (Bildung), concept dynamique qui embrasse les premiers sans être réductible à aucun d’eux. L’horizon des Lumières est de les faire marcher ensemble : le rôle social du philosophe comme critique et comme éducateur demande un public éclairé. L’interprétation de Kant en termes d’usage public de la raison offre une réponse normative qui identifie la critique comme limite et comme pierre de touche d’une culture publique éclairée (chapitre 2). K. Deligiorgi reprend le texte de 1784, notamment à la lumière de la critique de Foucault, pour montrer comment l’argumentation de Kant ouvre à une nouvelle approche de la pensée indépendante en renversant le concept d’immaturité, et à l’idée des Lumières comme processus réflexif et critique, soumis au test de légitimité (inclusif et universalisable) dans une sphère publique d’interaction sociale. Élargissant l’analyse à d’autres œuvres théoriques, elle en vient à identifier les différents niveaux de l’interprétation kantienne des Lumières : des principes qui déterminent l’usage individuel de la raison aux conditions de possibilité d’examen critique et de jugement libre, thèse centrale de l’idée d’une culture des Lumières dans une sphère publique qui préserve la liberté d’expression, de participation et de communication. En même temps qu’il présuppose ses conditions pratiques de réalisation, l’idéal d’autonomie rationnelle (qui requiert la participation de soi et des autres) est pensé comme faisant partie d’un processus en cours, d’un projet historique (chap. 3) et d’un plan de nature qui guide l’action humaine. En prenant en compte les désirs humains contraires (thèse de l’insociable sociabilité), Kant cherche à montrer qu’une conception rationnelle de la justice peut exister dans un ordre politique qui préserve la liberté de tous. Le concept de nature est central dans une perspective d’histoire universelle qui donne au sujet des raisons d’espérer. Contrastant avec l’optimisme tempéré de Kant, les critiques des Lumières mettent l’accent sur les effets destructeurs de la culture moderne. La critique n’est pas nouvelle mais se développe dans le sillage de la Révolution française, chez les auteurs qui voient dans l’expérience l’échec du projet d’émancipation des Lumières, dont les idées n’auraient produit que la violence (avec la Révolution française) ou l’apathie (en Allemagne). Les deux derniers chapitres du livre sont consacrés aux critiques de l’idéal rationnel de Kant, notamment à la critique esthétique de Schiller (Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme) dans la phase réflexive de l’Aufklärung (chap. 4) et aux critiques contemporaines du legs des Lumières (chap. 5), de la théorie critique de Adorno et Horkheimer (Dialectique des Lumières) à la généalogie de l’économie du pouvoir (Foucault, Surveiller et punir) et à la théorie morale féministe (Carole Gilligan, In a Different Voice). Le projet d’éducation esthétique de Schiller ouvre la voie de la liberté par l’esthétique, et vise à réviser le principe d’autonomie dans une théorie morale qui réconcilie dans l’individu raison et sensibilité naturelle. Dans l’« État esthétique» harmonieux et libre, Schiller renverse la thèse de l’insociable sociabilité, mais son

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modèle d’émancipation politique semble bien peu accessible. Le legs des Lumières est-il le revers de l’idéal sociable qui supporte le projet d’émancipation ? L’approche sélective des textes contemporains qui présentent la rationalité des Lumières comme instrumentale et oppressive aide à en apprécier la valeur durable pour la vie sociale en préservant son potentiel critique. En tendant un miroir à un présent imparfait et « barbare », les critiques de l’idéal rationnel expriment en un sens l’espoir caractéristique des Lumières. Le livre de K. Deligiorgi nous rappelle que le débat sur les Lumières ouvre à un débat sur le sens même des concepts essentiels du XVIIIe siècle – critique, raison, liberté, culture – qui sont tous des concepts contestés et problématiques. La contextualisation de l’interprétation de Kant ne sert pas seulement à focaliser l’attention sur ses arguments et sur la dimension progressive de la culture des Lumières, mais plus encore invite à en mesurer la signification contemporaine et à rendre l’histoire intelligible.

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Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle

Éric Saunier

RÉFÉRENCE

Antoine Lilti, Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005, 568 p., ISBN 35-2492-3, 30 €.

1 Cet ouvrage, issu d’une thèse soutenue sous la direction de Daniel Roche par Antoine Lilti en 2003, a pour principal objectif d’approfondir la réflexion sur le concept de sociabilité à travers l’étude des mécanismes complexes fondant la distinction sociale et culturelle des salons du Paris des Lumières. S’appuyant sur l’exploitation de sources variées mais accordant un intérêt particulier aux archives policières, particulièrement au fonds du Contrôle des étrangers, l’étude, divisée en quatre parties thématiques, s’ouvre logiquement par un éclairage concernant les pratiques qui fondent la spécificité de la sociabilité salonnière.

2 Dans cette perspective, l’auteur démontre de manière convaincante qu’en dépit de la diversité des situations et de la tendance de l’historiographie à l’intégrer dans le cadre d’une sociabilité curiale aux contours mal définis, le salon est un lieu de sociabilité aisément identifiable dont l’originalité repose sur un ensemble de pratiques parmi lesquelles figurent notamment l’importance de la fonction hospitalière (une finalité qui différencie nettement le salon du café), la régularité des dîners (un aspect qui contribue à rapprocher le salon des formes de la sociabilité bourgeoise), la systématisation de la mixité et la volonté de mettre en valeur une fonction « sociable », la forte codification dont sont l’objet ces pratiques contribuant à renforcer cette originalité.

3 Les éléments constitutifs de la sociabilité salonnière mis en lumière, Antoine Lilti s’évertue, dans une seconde partie consacrée à l’étude sociologique et topographique de 62 salons parisiens qui ouvrirent leurs portes sous le règne de Louis XVI, à resituer avec précision la place qu’occupe le salon dans l’espace de sociabilité de la capitale. Sur le plan sociologique, on soulignera la forte présence des milieux diplomatiques et, a

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contrario, le faible poids occupé par la magistrature, un phénomène que l’auteur explique par la difficulté de ces robins à concilier la réserve dont ils doivent faire preuve et l’intégration dans un lieu de rencontre où la recherche des promotions entraîne une violence sociale tapageuse. Lieu où se concoctent des alliances et des solidarités vite défaites, le salon se caractérise, sur le plan géographique, par une très forte concentration dans l’espace urbain (le faubourg saint-Germain et le Palais-Royal rassemblant ainsi à eux seuls le tiers des salons parisiens) et par une propension à la mobilité que montre avec prégnance le déplacement vers le nord-ouest de la capitale dont est l’objet sa géographie durant les années 1780. L’instabilité géographique n’empêche pas l’émergence de sensibilités durables. Ainsi, les salons de la rive gauche ouverts « aux pédants de collège et d’étudiants » s’opposent-ils aux salons littéraires plus sérieux établis dans le Quartier Royal. Au-delà de ces différences idéologiques, le salon contribue cependant à construire une microsociété unie par les intérêts réciproques rassemblant la fraction des élites urbaines qui, situées hors de la cour, y assouvit son désir de considération sociale et les hommes de lettres qui trouvent dans ce lieu le moyen de surmonter les difficultés liées au statut de l’écrivain à la fin du siècle des Lumières. Cette relation entraîne la production d’une culture de la domination qui, bien que moins visible qu’à la cour, contribue à canaliser les tensions inhérentes aux élites culturelles à la veille de la Révolution.

4 La fonction sociétale du salon se développe avec en filigrane la mise en place de « plaisirs » qui donnent naissance à une « culture de la mondanité » alliant le goût du divertissement et la théâtralité des comportements. Son étude est l’objet de la troisième partie de ce livre, une partie qui nous éclaire s’agissant des canaux par lesquels le salon parvint peu à peu à élargir son vivier de recrutement. Les pratiques culinaires, en mettant en place des variantes allant du repas copieux du financier au repas frugal du philosophe, le jeu et les intrigues amoureuses, qui donnent naissance à un art de la contenance plus facile d’accès que celui de la conversation, les pratiques musicales, qui permettent à nombre de professionnels d’accéder au cénacle, sont parmi les plaisirs ceux qui ont facilité le plus cet élargissement social. Celui-ci, à son tour, permet le développement de nouveaux plaisirs. Ainsi, le développement remarquable du théâtre de salon doit-il à la présence dans ce lieu d’aristocrates familiers des divertissements curiaux mais aussi de personnes formées au théâtre de collège et d’amateurs du théâtre de foire, lesquels sont les trois groupes qui furent le socle à partir duquel se développa le succès du théâtre au XVIIIe siècle. De cet élargissement social, il résulte également que ce lieu de sociabilité fut plus composite que ne le suggère l’image colportée par l’historiographie. La société du salon sait cependant se rassembler, à travers le succès de la poésie galante et ludique, de la correspondance privée ou d’un art de la conversation ouvert à des formes fort variées, dans un commun désir de paraître et d’opérer un travail sur soi.

5 Ces pratiques culturelles, essentiellement festives et ludiques, n’empêchèrent en rien les progrès d’une politisation dont les formes sont l’objet des analyses proposées dans la dernière partie de l’ouvrage. Présentant la « politique de la mondanité », l’auteur, qui accepte la position des travaux récents visant à réévaluer le rôle du salon durant les années de crise de l’Ancien Régime, s’attache à mettre en évidence l’importance des effets de la production d’une opinion mondaine, et cela même si les formes qu’elle revêtit s’adaptèrent, comme le montre la place importante accordée au ridicule et à la toise, à une culture marquée par la primauté de l’individualisme. Véritable nœud où se croisèrent des flux d’information venant de la cour, du monde littéraire, des cafés et

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des journalistes, le salon put ainsi construire rapidement les carrières politiques, et se muer en foyers d’opposants (le salon de Choiseul à Chanteloup est dans cette perspective l’objet d’une étude fouillée) et surtout en des lieux que les diplomates utilisèrent souvent, à l’instar de Gustave III de Suède, comme une caisse de résonance pour promouvoir la politique de leur pays ou, suivant l’exemple de Stormont et de Benjamin Franklin, comme le lieu d’expression des rivalités.

6 Comme on le voit, Antoine Lilti réussit au fil des pages le tour de force de renouveler un thème d’étude largement rebattu. Le premier mérite que nous offre son livre est à l’évidence d’avoir su resituer avec une grande précision la place du salon, auprès de l’académie, de la loge et du café dans l’espace de sociabilité parisien. Mais on retiendra également les apports importants de cette thèse dans le domaine de l’histoire sociale, le salon émergeant comme un lieu privilégié ayant permis à la noblesse de cour de reconfigurer sa domination sociale et symbolique grâce à une maîtrise de codes élaborés au sein de ce microcosme. Elle nous éclaire enfin sur la nature des rapports liant les écrivains avec le public : né de la volonté dans l’air du temps de déplacer les pratiques curiales hors du regard du prince, le salon donne naissance à de nouvelles pratiques d’écriture, à une théorisation de l’honnêteté et à la naissance d’une esthétique galante. Pour ces raisons, et pour quelques autres que le lecteur découvrira avec bonheur, le livre d’Antoine Lilti est assurément appelé à devenir un ouvrage de référence sur la sociabilité des Lumières.

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Science and Polity in France: the End of the Old Regime ; Science and Polity in France: the Revolutionary and Napoleonic Years

Patrice Bret

RÉFÉRENCE

Charles Coulston Gillispie, Science and Polity in France : the End of the Old Regime, rééd., Princeton, Princeton University Press, 2004, XII-601 p., ISBN 0-691-11849-3, 26.95 £ ; id., Science and Polity in France : the Revolutionary and Napoleonic Years, Princeton, Princeton University Press, 2004, VIII-751 p., ISBN 0-691-11541-9, 55 £.

1 Les historiens de la période – et pas seulement les historiens des sciences – ne peuvent ignorer l’ouvrage de référence Science and Polity in France at the End of the Old Regime, paru en 1980. L’éditeur le réédite ici à l’occasion de la parution d’une suite, attendue avec impatience depuis près d’un quart de siècle (voir James McClellan, « En attendant Charles Gillispie… », AHRF, n° 320, avril-juin 2000, p. 219-223), et sous un titre très légèrement différent pour mieux souligner l’unicité de l’objet par-delà ses mutations au cours de la période. Disons le tout net, le fait qu’un tel livre n’ait jamais été traduit en français honore peu l’édition française et illustre son manque de courage. La présente réédition américaine n’en est que plus appréciable, bien que la lecture en soit parfois rendue malaisée, même pour un anglophone, par suite de l’emploi d’une langue recherchée aux tournures parfois un peu déconcertantes, du fait d’inversions nombreuses et d’expressions aussi rigoureuses que rares. Le second terme du titre, « Polity », suffit d’ailleurs à donner la mesure de cette préciosité linguistique : la plupart des dictionnaires anglais l’ignorent. À la vérité, il est si désuet et si peu usité qu’il n’a pas été sans susciter quelque appréhension de la part de collègues, amis et parents de l’auteur, qui s’en explique dans sa préface. Gillispie admet les deux sens

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fournis par l’Oxford English Dictionary : (1) « Civil organization (as a condition); civil order », (2) « Administration of a state, civil government (as a process or course of action) ». Le titre pourrait donc se traduire, à peu de chose près, en remplaçant paradoxalement ce vocable anglais disparu par un anglicisme à la mode : Science et gouvernance.

2 Avec la publication du second volet de ce diptyque, ce monument constitue en quelque sorte l’œuvre d’une vie consacrée à l’étude de la prééminence scientifique de la France dans les décennies 1770 à 1820, vie ponctuée par d’autres ouvrages de référence, uniformément publiés par Princeton University Press : Lazare Carnot, Savant (1971 ; trad. fr., Paris, Vrin, 1979), The Montgolfier Brothers and the Invention of Aviation (1983 ; trad. fr., Arles, Actes Sud, 1989), Pierre-Simon de Laplace, 1749-1827: A Life in Exact Science (1997). Professeur émérite de l’Université de Princeton, Charles Coulston Gillispie a aussi fondé le programme d’histoire et de philosophie des sciences de cette université en 1960 – année de la publication de son fameux ouvrage The Edge of Objectivity : An Essay in the History of Scientific Ideas (rééd. 1990). L’un des pionniers de ce domaine, il est aussi l’éditeur scientifique du Dictionary of Scientific Biography (New York, Scribners, 1970-1980, 16 vol.), dont une nouvelle édition revue et augmentée est attendue en fin d’année, et il a obtenu le Prix Balzan d’histoire et de philosophie des sciences en 1997 – qui est à nos disciplines ce que sont le Prix Nobel ou la Médaille Field dans d’autres domaines.

3 S’ils forment incontestablement un ensemble d’une même facture classique, celle d’une histoire positiviste solide, guidée par la pratique des sources plutôt que par les grandes théories, les deux volumes laissent transparaître dans leur construction la marque du temps qui les sépare, de même que leur contenu ne peut échapper à la marque du temps qui sépare l’Ancien Régime et le monde que réinvente la Révolution française. Les sept chapitres du premier volume sont organisés autour de trois parties thématiques portant respectivement sur les « Institutions », les « Professions » et les « Applications ». Aucun regroupement en parties, en revanche, n’organise les neuf chapitres du second. La chronologie s’y impose pourtant davantage, du fait de la Révolution : après un chapitre sur la Constituante et trois chapitres thématiques sur l’éducation, les institutions (Muséum d’histoire naturelle et Académie des sciences) et le système métrique, deux traitent de la Convention montagnarde (« Science and the Terror », « Scientists at War »), un de l’institutionnalisation de la science sous la Convention thermidorienne et le Directoire, un autre porte sur Bonaparte et la communauté scientifique (de la première campagne d’Italie à l’Empire), tandis que le dernier est consacré à la formation des disciplines (« Positivist Science »). Comme il se doit, chacun des volumes comporte en sus une abondante bibliographie et un index excellent.

4 Bien sûr, il ne peut être question ici de rendre compte d’un ensemble aussi monumental.Y sont examinées, à travers des exemples nombreux et détaillés, aussi bien les pratiques des institutions scientifiques ou les décisions gouvernementales et administratives en matière d’agriculture, d’industrie et d’éducation, que les grandes affaires touchant de près ou de loin la science et ses applications – si le terme peut être utilisé à cette époque – et l’invention, ou encore des itinéraires individuels sous la Révolution. Clairement annoncée dès 1980, la thèse centrale en est que, généralement, la science elle-même n’a pas plus à voir avec le gouvernement que celui-ci avec la science, mais qu’il existe des intersections et que, à la fin des Lumières, époque où

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domine la science française et s’amorcent les mutations révolutionnaires appelées à modifier l’organisation socio-politique et la gouvernance dans l’Europe entière, ces intersections se configurent pour donner naissance aux formes contemporaines de l’État et de la science. La même démarche guide alors l’auteur : pour mettre le lecteur en situation de construire son opinion, Gillispie privilégie l’exposition de faits, bien choisis et suffisamment parlants pour faire sens, et il rejette en conclusion la définition des relations entre les hommes de savoir et les hommes au pouvoir. Pour lui, le modèle est antérieur à cette fin du XVIIIe siècle, car il est inhérent à la nature même de la science et de la politique : les politiciens n’attendent guère de la science que des instruments de pouvoir (armes, techniques, information, communication), et les savants ne recherchent pas une politisation, mais un soutien, sous forme de financement et d’institutions, de reconnaissance sociale et de statut professionnel. Le changement crucial qui fait l’originalité de la France de la fin de l’Ancien Régime est la fréquence et la régularité nouvelle de ces relations qui cessent d’être sporadiques pour devenir systématiques.

5 « La période contemporaine dans l’histoire de la politique et dans celle des sciences s’ouvre avec le quart de siècle de la Révolution française et sa conséquence napoléonienne » (II, p. 1). Maniant la métaphore tectonique, Charles Gillispie voit dans la Révolution la manifestation de surface d’un brusque mouvement sismique dû aux tensions accumulées par le lent glissement de la « plaque philosophique » porteuse de la structure des valeurs universelles de 1789 sur celle de la structure sociale et juridique. Ce mouvement profond est marqué en parallèle par le passage entre la génération de la science encyclopédique, issue des collèges et de l’Académie royale et avide de classifier l’ordre naturel, et celle de la science positiviste, formée dans les institutions professionnelles nées du mouvement de surface révolutionnaire, soucieuse de déterminer les faits et d’agir sur eux.

6 Malgré le titre, la période napoléonienne est réduite à la portion congrue (50 pages sur 750, même en incluant une section sur les Idéologues et le 18 Brumaire). Il est vrai que, comme le dit Gillispie, ce ne fut pas Napoléon qui conféra à la science la première place dans la culture française, mais bien les auteurs de la constitution de 1795 ; ce ne fut pas Napoléon qui institutionnalisa la science moderne en France, mais bien la Convention et le Directoire (II, p. 651). Quant aux disciplines modernes naissantes (chimie physique, anatomie comparée, physiologie expérimentale, physique mathématique), elles ne lui doivent rien. Le rôle effectif de son patronage se limita à renforcer le moral des savants et à garantir l’exécution des travaux lancés auparavant, surtout dans les sciences exactes.

7 Même sans liens directs, science et politique – alors à leur apogée en France – s’entremêlent et se renforcent réciproquement sans qu’aucune ne soit réductible à l’autre, assure Gillispie (II, p. 6). Sans doute pas, en effet. Pour autant, les intersections sont aussi des interactions et les savants sont des citoyens, partagés, souvent, engagés, mobilisés ou ralliés, suspects ou victimes, parfois. Que la science ne soit pas directement touchée par le politique, cela est souvent vrai. Mais les fruits de la science sont aussi, parfois, les fruits d’événements politiques, comme le transformisme de Lamarck, né de l’abandon de ses travaux en botanique et de sa réorientation disciplinaire, lorsqu’il reçut une chaire de zoologie à la création du Muséum en 1793, ou comme la réorientation durable des travaux de Geoffroy Saint-Hilaire et de Berthollet pendant l’expédition d’Égypte.

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8 Ce volume sur l’époque révolutionnaire et impériale paraît sans doute trop tard pour faire date, comme l’avait fait, en son temps, le précédent. D’une certaine façon, Charles Gillispie lui-même peut s’en réjouir, car les études se sont développées depuis, dans la lignée même du premier volet de son ouvrage ou à l’occasion du bicentenaire de la Révolution et de chacune de ses créations scientifiques (Muséum d’histoire naturelle, École polytechnique, Conservatoire des arts et métiers, École normale, Bureau des longitudes, etc.). Différentes parties ont été partiellement explorées ailleurs par lui- même, dans diverses publications collectives, et par quelques autres qui reconnaissent leur dette envers lui (voir Jeff Horn, « Enlightenment Science and the State : the Legacy of Charles Coulston Gillispie », Perspectives on Science, vol. 13, n° 1, 2005, p. 112-132), tandis que Nicole et Jean Dhombres ont proposé une imposante synthèse de la période de la Convention à celle de la Restauration (Naissance d'un nouveau pouvoir : sciences et savants en France, 1793-1824, Paris, Payot, 1989) pour dépasser celle de Joseph Fayet, qui se limitait aux trois premières assemblées révolutionnaires (La Révolution française et la Science, 1789-1795, Paris, Marcel Rivière, 1960). Au-delà de quelques étourderies inévitables dans une telle masse d’informations – par exemple, Louis Costaz est présenté comme commandant les aérostiers à Fleurus et en Égypte (II, p. 629), alors qu’il est parfaitement identifié par ailleurs – il est permis de regretter l’absence de référence aux travaux de Jean-Luc Chappey sur la Société des observateurs de l’homme et sur le déclin du projet encyclopédique dans les sociétés savantes à l’époque consulaire. Mais ces réserves n’ôtent rien à l’importance de ces deux volumes qui forment une indispensable introduction à la complexe configuration des rapports entre science, politique et société, et propose une clé de lecture d’une période cruciale pour les sciences et pour la politique. Ce ne sont pas les savants qui résolvent les problèmes, dit Gillispie, mais les problèmes qui trouvent leurs savants ; en science comme en politique, c’est l’efficacité qui compte et ce que l’on fait importe plus que ce que l’on est. Sans doute en est-il de même en histoire : c’est le propre même d’une œuvre.

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Les Mémoires policiers 1750-1850. Écritures et pratiques policières du Siècle des Lumières au Second Empire

Jean-Marc Berlière

RÉFÉRENCE

Vincent Milliot (dir.), Les Mémoires policiers 1750-1850. Écritures et pratiques policières du Siècle des Lumières au Second Empire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes-MRSH de Caen, 2006, 415 p., ISBN 2-9510796-1-3, 22 €.

1 On doit à Vincent Milliot d’avoir pris à bras le corps le chantier si riche et prometteur des polices d’Ancien Régime, domaine resté trop longtemps une jachère de l’historiographie, en dépit de l’abondant usage fait par les modernistes des archives de police. De façon comparable à ce qui se passait pour l’histoire contemporaine il y a encore vingt ans, il restait à s’intéresser aux polices et aux policiers eux-mêmes. C’est désormais chose faite dans la suite logique des pistes proposées par Daniel Roche à la fin des années 1970. Avec ses complices habituels, Catherine Denys et Vincent Denis, rejoints par une pléiade de jeunes chercheurs, Vincent Milliot a coordonné une recherche plurielle sur une source d’une grande richesse et d’un intérêt considérable à laquelle il a déjà consacré un texte paru dans l’ouvrage dirigé par P. Laborier consacré aux Sciences camérales (PUF, 2006) : « Quand la police prend la plume : écritures et pratiques policières en France au siècle des Lumières ».

2 Les écrits policiers produits de 1750 à 1850, dont cet ouvrage rassemble des spécimens d’une grande variété, contribuent à mettre en lumière une zone d’ombre longtemps préjudiciable à la compréhension et à la connaissance que l’on pouvait avoir du monde des polices et des policiers sur la période qui s’étend, grosso modo, du Traité de police de Nicolas Delamare au deuxième tiers du XIXe siècle.

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3 Si la fin du XIXe siècle a connu une inflation de l’écrit policier avec l’apparition de « mémoires » – au sens de souvenirs professionnels – écrits par des policiers profitant de l’intérêt grandissant du public pour le crime, l’énigme judiciaire, l’enquête, soutenu par le succès d’un genre littéraire qui s’épanouit à partir de Gaboriau, il n’en va pas de même pour la période qui précède. Ici point d’équivalent aux mémoires de ces « chefs de la Sûreté » comme Canler, Goron ou Macé évoquant les affaires criminelles auxquelles ils furent mêlés. Les « mémoires » auxquels le collectif d’auteurs réunis dans cet ouvrage s’intéresse, pour avoir majoritairement été écrits par des praticiens de la police, ressortissent à d’autres genres. Compilations de règlements, recueils de principes et de méthodes, manuels, vade-mecum, conseils, recettes et savoir-faire… ces textes, à usage interne, confidentiels, rarement confiés à l’édition, au caractère parfois revendicatif, transmettent une mémoire, des savoirs, mais prennent aussi la forme de projets ou de propositions de réformes qui soulignent les lignes de fractures des institutions et permettent de lire en négatif ce que sont durant toute cette période l’organisation des « polices » et les défauts qui les affectent. On notera qu’il s’agit là d’un genre appelé à durer et que l’on retrouve sous la IIIe République avec les essais de policiers, de parlementaires ou d’élus municipaux critiquant la police telle « qu’elle est » et s’attachant à définir « ce qu’elle devrait être » (E. Locard, Payot, 1919).

4 On imagine l’intérêt d’un tel corpus pour qui s’intéresse aux agents, aux forces en charge de ce que nous appelons par commodité « la » police, mais dont l’acception recoupe alors des fonctions très diverses selon la chronologie, les lieux, les corps et institutions concernés. Les auteurs de ces « mémoires » – dont l’hétérogénéité donne une bonne idée de la diversité des instances concurremment chargées de la sécurité publique et « du vivre ensemble » – donnent à voir un monde très divers, mêlant archaïsmes et novations. À travers leurs propos, se perçoit l’écho de débats passionnés sur la nature, les missions, les métiers de police, les hésitations entre modèles traditionnels et aspirations nouvelles, fondées sur des exemples étrangers ou les idéaux voire les utopies des Lumières : qu’on songe par exemple au Mémoire sur la réformation de la police… de l’exempt Guillauté (1749) qui, parmi d’autres novations, imagine un fichier central et une « machine » qui auraient comblé Michel Foucault.

5 Les différentes contributions apportent de nombreux éclairages particulièrement bienvenus. La singularité et l’exceptionnalité du modèle parisien qu’avaient déjà soulignées les travaux de Catherine Denys et J.-L. Laffont se trouvent ici confirmées par les cas de Lyon (S. Nivet), Strasbourg et Bordeaux (V. Denis), Grenoble (C. Coulomb), Nantes (S. Perréon), Lille (C. Denys) tandis que P. Brouillet illustre le rôle pionnier de la maréchaussée dans la construction de savoir-faire professionnels, le souci de leur transmission et de la formation nécessaire des cavaliers.

6 Judicieusement articulé en trois thèmes – écrire pour améliorer, écrire pour réformer, écrire pour refonder la police – présentés avec beaucoup de clarté dans des synthèses introductives qui rappellent sans cesse les enjeux et permettent de suivre chronologie et problématiques, l’ouvrage quoique collectif conserve une réelle homogénéité. Il la doit en particulier à la récurrence et à la déclinaison de thèmes et questionnements essentiels que l’on retrouve peu ou prou dans la plupart des « mémoires » étudiés et qui tournent autour des pouvoirs de police, de leur exercice et de leur organisation, des savoirs et de leur apprentissage, de la professionnalisation, de la rétribution, de la formation des agents en charge des missions de sûreté publique.

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7 Cette « littérature policière » protéiforme qui s’inscrit souvent dans des stratégies personnelles et en dit parfois aussi long sur ses destinataires que sur ses auteurs, permet d’interroger la nature même de « la » police, ses moyens, ses ambitions, ses illusions, les méthodes qu’elle doit mettre en œuvre : en bref ce que policer veut dire… à la notable exception – tant le secret semble gage d’efficacité – de ces pratiques de l’ombre qui caractérisent la police parisienne depuis d’Argenson.

8 On y lit également le souci récurrent de l’ordre et de son maintien, la volonté d’adaptabilité et de réactivité tout comme la quête d’un idéal de police que les auteurs de ces « mémoires » tentent de dessiner et de faire partager dans un dialogue virtuel et intemporel mené via des textes qui se répondent, s’opposent, se complètent dans un débat jamais achevé et indéfiniment relancé par les conflits et les enjeux nés des spécialisations et concurrences de compétences qui caractérisent ce champ…

9 L’historien de la police contemporaine ne peut qu’être frappé des continuités que ces textes démontrent et il découvre les racines lointaines de politiques publiques qui caractériseront la IIIe République. Exemplaire à cet égard est le mémoire du major de la Garde de Paris Jean-François de Bar (1772) étudié par P. Péveri qui aborde le problème de la technique du maintien de l’ordre à Paris face à l’émeute. Outre la mise en œuvre de tactiques (avec schémas explicatifs) qu’il n’aurait pas reniées, le préfet Lépine y aurait découvert une volonté de « se faire aimer en remplissant ses devoirs » et d’acquérir ainsi des « droits réels à l’estime publique » qui fut aussi l’une de ses obsessions : faire aimer la police pour la rendre plus efficace.

10 Si l’Ancien Régime gagne beaucoup à ces études très neuves, le premier XIXe siècle n’est pas en reste. L’un des apports de l’ouvrage est de montrer un souci permanent de re- légitimer et penser une police et une gendarmerie en évitant « le despotisme de la monarchie, la folie terroriste et inquisitoriale des révolutionnaires, les pratiques liberticides de l’Empire » : vaste programme qui va constituer le cœur de la réflexion sur la police tout au long du XIXe siècle pour aboutir (?) à la veille de la Première guerre mondiale à un « modèle républicain » bien fragile qui doit finalement beaucoup à la « police philosophique » à laquelle aspirait Manuel et que plusieurs mémoires tentent de définir ou d’ébaucher avec une mention toute spéciale à la réflexion de Sieyès sur le maintien de l’ordre. On y découvre un souci de graduer et d’adapter l’usage d’une force publique que l’on cherche à différer le plus tard possible qui constitue l’un des principes de la doctrine du maintien de l’ordre contemporain théorisé par une « instruction » de la gendarmerie mobile datant de… 1930.

11 Ces quelques réflexions sont bien loin d’épuiser les richesses d’un ouvrage dont on saluera également les auteurs pour l’initiative d’avoir publié plusieurs des mémoires cités tant il est vrai que l’histoire se nourrit d’archives et que mettre celles-ci (par nature dispersées, difficiles d’accès…) à la disposition du public est non seulement une des missions de l’historien, mais également le moyen de donner à chaque lecteur la possibilité de lire la totalité des textes, d’en rapprocher la lettre de l’étude qui en est faite : un souci de transparence et de pédagogie dont on doit louer également un éditeur qui confirme sa place et son importance dans le champ historique (on devait déjà aux PUR, l’édition, en 2001, des travaux d’un premier colloque « transversal » : Police et migrants en France 1667-1939 sous la direction de M.-C. Blanc-Chaléard, C. Douki, N. Dyonet et V. Milliot).

12 Cet ouvrage marque donc une étape importante dans un chantier qui, après une trop longue inertie, est désormais en pleine activité comme l’ont montré ces derniers mois

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la journée d’étude consacrée aux commissaires de police au XIXe siècle (la publication des actes est prévue pour la fin 2007 aux Presses de la Sorbonne) et le colloque « Être policier en Europe 18e-20e siècles » qui vient de se tenir à Caen et qui a notamment permis de découvrir les avancées importantes d’une histoire de la police qui gagne des pays comme la Grèce, la Roumanie, l’Empire Ottoman qui figuraient jusqu’à présent en blanc dans la cartographie d’une histoire en plein essor.

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Réjouissances citoyennes en Côte- d’Or 1789-1800

Michel Biard

RÉFÉRENCE

Franck Laidié et Christine Lamarre (dir.), Réjouissances citoyennes en Côte-d’Or 1789-1800, Dijon, Cahier du Comité départemental pour l’histoire de la Révolution en Côte-d’Or, nouvelle série, n°1 – Archives départementales de la Côte-d’Or, 2005, 96 p., ISSN 1778-6088.

1 Fondé en 1904, le Comité pour l’histoire de la Révolution en Côte-d’Or a publié sept recueils d’articles entre 1910 et 1925, puis quatorze études dans le cadre d’une « nouvelle série » à partir de 1925. Grâce au précieux soutien des Archives départementales de la Côte-d’Or, ce comité, hier présidé par Jean Bart, aujourd’hui par Christine Lamarre, ouvre avec le présent ouvrage une troisième série de publications et il convient assurément de s’en réjouir. Pour marquer cette nouvelle étape, il a choisi de mettre à la disposition des lecteurs les actes d’une journée d’études tenue en décembre 2002 sur le thème des « réjouissances citoyennes » pendant la Révolution française.

2 Après une introduction de Franck Laidié, auteur d’une thèse (1999) sur les fêtes et manifestations publiques dans ce département à l’époque révolutionnaire, huit communications se succèdent, regroupées en trois thèmes : fêtes et politique, familles et fêtes, la culture en fête. Parmi les huit auteurs, cinq sont des étudiants qui livrent ici un aperçu de leur mémoire de maîtrise soutenu à l’Université de Bourgogne, pour la plupart sous la direction de Christine Lamarre. L’initiative en devient donc encore plus louable, puisqu’elle nous donne ainsi un accès, aussi partiel soit-il, à cette « littérature grise » hélas trop souvent destinée à demeurer quelque peu oubliée dans les bibliothèques et centres de recherche universitaires.

3 Mickaël Boileau évoque tout d’abord la commune de Saint-Jean-de-Losne où, le 3 novembre 1792, est célébrée la « fête de la Galas ». Ce nom pour le moins étrange vient du patronyme du général commandant les troupes impériales mises en échec devant la

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cité le 3 novembre 1636. Pour commémorer cette résistance victorieuse, les habitants ont pris dès le XVIIe siècle l’habitude d’organiser des festivités et la dernière célébration de cet anniversaire avant la Révolution datait de 1786. Dans le contexte de l’invasion ennemie, mais aussi des succès militaires français de septembre et octobre 1792, l’occasion était belle de faire renaître « la Galas ». Si, comme on s’en doute, le roi disparaît des hommages rendus, un « ruban tricolore » est ajouté au drapeau et l’« hymne des Marseillais » est chanté dans la ville. Il s’agit donc là d’un bel exemple de tradition festive remise au goût du jour (pour autant, faut-il écrire, comme le fait l’auteur, que l’anniversaire est « récupéré » ?). L’irruption de la politique dans la fête est également au cœur de la communication de Sébastien Langlois sur le rôle des Jacobins dans les fêtes à Beaune, pour l’essentiel en 1793 et en l’an II. Le texte est moins original et la démonstration est même parfois assez confuse dans la mesure où l’auteur ne précise guère les positions partisanes locales, se contentant de qualificatifs généraux (« jacobin », « girondin »…) qui amèneront certains lecteurs à ne pas comprendre grand-chose. Par exemple, le représentant du peuple en mission Bernard de Saintes est ainsi supposé écarter les « girondins » des administrations locales en septembre 1793 pour les remplacer par des « jacobins » (p. 28), puis l’auteur nous explique que, quelques mois plus tard, en germinal an II, le même représentant épure à nouveau ces administrations afin d’y placer… des « jacobins » (p. 30). Que pourra bien saisir de tout cela le lecteur qui ignore tout des luttes de factions et du contexte des deux missions bien différentes de Bernard de Saintes (la seconde fait partie de la mission collective du 9 nivôse an II pour organiser dans les départements le gouvernement révolutionnaire et le contexte de l’hiver 1793 est alors politiquement très lourd de menaces) ?

4 Plusieurs des communications suivantes portent davantage le regard sur la période directoriale. Franck Laidié étudie le thème de la « régénération » omniprésent dans les fêtes du Directoire et l’on pourra trouver dans son texte de nombreux exemples intéressants des diverses manifestations festives, à mettre en parallèle avec les études réalisées dans d’autres départements (comme les travaux sur ce thème de Philippe Bourdin dans le Puy-de-Dôme). Ces fêtes emportent-elles l’adhésion des citoyens ou, à tout le moins, suscitent-elles une participation importante ? Selon Franck Laidié, les sources sont ici trop silencieuses pour envisager des conclusions définitives. Toutefois, dans une autre communication, Sophie Morlo évoque des réticences, voire des résistances, s’agissant de l’utilisation des enfants dans les cérémonies. Mais son texte est avant tout utile par les exemples concrets de concours organisés pour les enfants et des prix qui sont remis aux vainqueurs. Pour les uns, il convient de réciter la Déclaration des droits et la Constitution de l’an III (on espère pour eux qu’il s’agissait d’un résumé ou d’une partie du texte constitutionnel). Pour les autres, c’est le temps des récompenses : à Chanceaux, le premier reçoit un « chapeau national », les suivants ont droit aux Fables de La Fontaine, à une grammaire ou à… la Constitution, tandis que les derniers reçoivent tous un canif, toute métaphore politique douteuse étant bien sûr à proscrire à la lecture d’un tel ensemble réuni autour de la Constitution de l’an III ! Le texte de Françoise Fortunet sur « le mariage civil, une fête civique ? » donne lui aussi des exemples pris sous le Directoire, avec notamment la fête des Époux, l’une des parties de l’ensemble festif alors en principe organisé dans tous les départements. Mais on y trouvera également quelques belles références antérieures, telle cette citation de l’an II : « Le 18 frimaire, qui est le décadi, dans le temple de la Raison autrefois la cathédrale on procède au mariage de trois jeunes couples suivant la nouvelle forme légale. Les jeunes hommes sont coiffés de bonnets rouges et les jeunes femmes portent

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sur leurs cheveux une couronne de lauriers. Un membre de la municipalité remplace le prêtre […]. Au cortège des noces se trouvent aux côtés des membres des municipalités des soldats boiteux et blessés sortant de l’hôpital afin de faire comprendre qu’ils ont combattu pour défendre la Patrie et la Liberté ». Et c’est toujours le décadi que, sous le Directoire finissant, en août 1799, le musée des Beaux-Arts de Dijon ouvre ses portes au public, après avoir longtemps été réservé aux seuls élèves de l’école de dessin. La communication de Monique Geiger illustre à son tour le rôle des vétérans, puisque, pendant les deux heures d’ouverture de la décade, trois vétérans de la garde nationale suppléent aux gardiens que nul n’a recrutés pour surveiller la « foule de citoyens » venus admirer les quelque 500 tableaux, les copies de sculptures antiques, sans oublier les « pleurants » des tombeaux des ducs de Bourgogne.

5 Enfin, les deux derniers textes, de Clothilde Tréhorel et de Carine Tourneur, évoquent le monde des théâtres. La première nous offre le répertoire du théâtre de Dijon entre 1789 et 1810, soit la bagatelle de quelque 861 pièces représentées, ce qui illustre bien la théâtromanie persistante. Ses conclusions recoupent celles de travaux désormais nombreux sur ce thème, prédominance des « amuseurs » et non des tragédiens, coexistence des pièces anciennes et des créations révolutionnaires (pour autant pas forcément liées aux événements en cours), incidents politiques dans le public, etc. Quant à Carine Tourneur, elle s’appuie sur un corpus certes plus modeste, mais pas moins intéressant : les notes de Madame Champagne, épouse d’un procureur, qui rend compte de la vie théâtrale à Semur-en-Auxois en l’an II, en l’an III et en 1799. Là aussi, on trouvera de précieuses listes de pièces jouées, des avis critiques, mais aussi les cinquante et un noms composant une société d’amateurs qui pallient tant bien que mal l’absence d’une troupe installée à demeure. Parmi eux, trente hommes et vingt et une femmes. Pour les dix-sept professions connues, on trouve six membres des autorités du district, deux juges, quatre prêtres… tant il est bien connu que pour être prêtre on n’en est pas moins homme, tout spécialement en temps de révolution où chacun peut, comme le montre ce stimulant petit ouvrage, se livrer aux « réjouissances citoyennes ».

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Varennes. La mort de la royauté

Annie Duprat

RÉFÉRENCE

Mona Ozouf, Varennes. La mort de la royauté, Paris, Gallimard, collection « Les trente journées qui ont fait la France », 2005, 438 p., ISBN 9-782070-77-1691, 24 €.

1 Lorsque les éditions Gallimard ont lancé, au début des années 1960, une nouvelle collection, « Les trente journées qui ont fait la France », de nombreux scientifiques se sont interrogés sur la nature d’une entreprise qui assumait pleinement son orientation vers l’histoire événementielle. L’expérience a été un succès immédiat et durable pour certains titres comme le Dimanche de Bouvines, de Georges Duby (1964), constamment réimprimé depuis. Le projet éditorial était à bien des égards une gageure car, comment choisir telle journée et non telle autre ? Comment choisir les auteurs ? Comment faire le récit d’une histoire qui devait être narrative tout en étant réflexive ? En consultant la liste des ouvrages publiés et en les rapportant à la situation actuelle de l’édition française, on peut mesurer le chemin parcouru : sur les 29 titres effectivement parus, pas moins de 13 portent sur la période médiévale et la première modernité (du baptême de Clovis – placé en 496 – à la Journée des Dupes en 1630), 7 sur la période autour de la Révolution française [La disgrâce de Turgot, d’Edgar Faure (1961), La prise de la Bastille par Jacques Godechot (1965), La chute de la royauté par Marcel Reinhard (1969), La conjuration du 9 thermidor, par Gérard Walter (1974), Le dix-huit brumaire, par Albert Ollivier (1959), Le sacre de Napoléon, par José Cabanis (1970), Waterloo par Robert Margerit (1964)], les 3 études consacrées au XIXe siècle portent sur des révolutions (1830, 1848) et une insurrection (la Commune de Paris), le XXe siècle étant marqué par le poids des guerres ( 2 livres sur la première guerre mondiale et deux autres sur la deuxième). L’éventail ne serait pas complet si l’on ne mentionnait le livre d’Edgar Faure sur la banqueroute de Law et la défection de François Mitterrand, qui n’a jamais écrit son Coup d’État du 2 décembre 1851, lui préférant sans doute Le coup d’État permanent (Plon, 1964). Il était important de jeter un coup d’œil sur le détail des titres de la première collection des « Trente Journées qui ont fait la France » pour mesurer la distance qui nous sépare de

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l’histoire pour grand public éclairé des années 1960 : aujourd’hui, les titres consacrés au XXe et même au XXIe siècle dans les rayonnages des libraires révèlent (ou consacrent ?) la perte de la mémoire longue au profit d’une histoire immédiate jouissant également de nombreux autres supports de diffusion (télévision et Internet).

2 L’éditeur a choisi un titre légèrement différent, « Les journées qui ont fait la France », pour relancer la collection, permettant ainsi d’accueillir de nouveaux événements et de nouveaux auteurs à côté de la réédition des ouvrages classiques ; il a aussi justifié le choix de débuter par la date du 21 juin 1791 en confiant à l’une de ses meilleurs plumes, Mona Ozouf, le soin non de raconter le détail de la fuite de la famille royale, depuis son départ des Tuileries dans la nuit du 20 au 21 juin 1791 jusqu’à son retour à Paris le 25 juin suivant (événement si improprement nommé « fuite à Varennes » puisque le roi ne souhaitait évidemment pas s’arrêter dans cette petite ville mais rejoindre la place de Montmédy, hors des frontières du royaume) mais plutôt de réfléchir sur le sens de ce qui s’est alors passé et qui expliquerait, un an plus tard, la chute de la monarchie après la journée du 10 août 1792. Dans ce livre remarquablement écrit, tous les mots ont un sens. Arrêtons-nous quelques instant sur le sous-titre, « la mort de la royauté ». Varennes est un événement d’une très grande brutalité, mais qui présente également certains caractères des comédies de Marivaux ou de Beaumarchais où l’on voit les grands seigneurs s’habiller en valets pour tromper le monde mais aussi pour révéler ce qui doit rester caché. Le roi s’enfuit vêtu en valet, archétype du bon français puisque nommé « Durand », au service de la baronne de Korff, censée être une baronne russe alors que c’était le pseudonyme de madame de Tourzel, la gouvernante des Enfants de France… Quant à la reine, elle devient madame Rochet, gouvernante de ses propres enfants. A-t-on assez perçu la naïveté d’une telle distribution des rôles qui plaçait la famille royale à l’instar des vignettes imagées des séries du Monde à l’envers ? La plus brillante des monarchies européennes s’est elle-même avilie en se prêtant à une telle mascarade car c’était dire à la Nation entière le mensonge et la duplicité de son roi ; la royauté est donc morte, avant la fin de la monarchie constitutionnelle.

3 En 1791, la Nation française était déjà profondément pénétrée des idéaux révolutionnaires et désireuse d’établir un régime neuf sur les décombres de l’ancien, sur la base d’une monarchie garantie par une Constitution dont l’écriture était en train de s’achever. Convaincu que le radicalisme des assemblées et des clubs révolutionnaires était une exception parisienne et que son royaume lui demeurait acquis, Louis XVI est parti à la rencontre du peuple dans la profondeur des campagnes. Sa désillusion sera grande face à l’attitude au mieux circonspecte et au pire franchement hostile des paysans rencontrés. On pourrait d’ailleurs conduire une enquête sur la diffusion de l’événement et le récit des réactions dans la presse, dans les déclarations des sociétés populaires, les adresses à l’Assemblée ou encore les écrits privés (on pense ici au témoignage d’André-Hubert Dameras, villageois d’Hannogne-St-Rémi, qui écrit dans son Journal : « Le roi a été arrêté à Varennes ; il était parti pour aller trouver son beau- frère l’empereur en Autriche ; mais les gardes nationales se sont assemblées à plus de 60 000 qui s’en allaient du côté de Varennes. On l’a fait retourner du côté de Paris ; nous étions partis à 12 d’Hannogne avec des fusils ; on prétend que nous allons avoir une grande guerre ; on n’est pas encore à la fin de tout cela ». Le grand intérêt du livre, inégalé, que Marcel Reinhard avait consacré, dans la même collection, à La chute de la royauté était de publier un certain nombre de ces documents ainsi que des gravures et des caricatures très bien expliquées ; rappelons que si le livre de Reinhard était

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consacré au 10 août 1792, l’affaire de Varennes y occupait près de 200 pages de texte et plus de 60 d’annexes documentaires ; on y trouvera in extenso le texte de la Déclaration du Roi adressée à tous les Français à sa sortie de Paris. Rarement édité, ce texte est fondamental pour comprendre la radicalisation de la pensée de Louis XVI qui réécrit l’histoire en affirmant qu’il avait consenti lors de la séance royale du 23 juin 1789 à la tenue des États généraux dans des formes qu’il réprouvait pourtant. Avant cette fuite, si le roi n’avait pas fait montre d’un grand enthousiasme à l’égard de la Révolution française (personne ne pouvait d’ailleurs s’y attendre), il n’avait pas encore exprimé une opposition déterminée. Rien ne sera pareil désormais et la radicalisation de la Révolution répond en partie à cette attitude du roi. Cet aspect est gommé du livre actuel.

4 La presse patriote s’est gaussée d’un roi transformé en valet, contraint à se dissimuler pour reprendre sa liberté d’action ; les caricatures l’ont assassiné par le trait en le métamorphosant en cochon, en enfant, en fou, en ivrogne et en cocu manipulé par sa femme. Les citoyens français, le premier moment de stupéfaction passé, sont frappés par la peur ; peur de l’invasion étrangère, des représailles et du complot autrichien. Le livre de Timothy Tackett, Le roi s’enfuit (La Découverte, 2004) a bien montré comment une nouvelle « grande peur », faite de rumeurs mais aussi de violences réelles, traverse campagnes et bourgades ce qui a conduit les autorités responsables du maintien de l’ordre à prendre des mesures d’exception. Mona Ozouf, qui évoque peu l’étude de Tackett, reprend le débat historiographique sur les origines de la Terreur en conclusion d’un passionnant chapitre consacré à la manifestation du 17 juillet 1791 au Champ de Mars, destinée à recueillir le maximum de signatures en faveur du passage à un régime républicain et qui se clôt par un massacre opéré par la garde nationale sous les ordres de La Fayette. L’analyse de la somme d’incompréhensions mais aussi de hasards qui ont transformé une journée de fêtes (rousseauiste, comme l’écrit Mona Ozouf ) est brillante, mais elle pêche parfois par le vocabulaire emprunté. L’auteur, qui explique bien que l’idée de République était encore vague, ne semble pas croire au désir de régénération des pétitionnaires, membres du club des Cordeliers ou simples citoyens (et citoyennes, tant était grand le nombre de femmes sur les marches de l’autel de la Fédération du 14 juillet précédent). Notons également que la loi martiale (qui avait été votée dans l’urgence le 21 octobre 1789 à la suite de l’assassinat du boulanger Denis François) autorisait La Fayette à faire feu sur tout attroupement, dangereux pour la paix publique comme l’avait encore montré en avril 1789 l’affaire des établissements Réveillon : on ne comprend l’époque que si on la rapporte au vécu d’un Ancien Régime traversé par des rapports sociaux extrêmement violents et encore peu touchés par la pensée philosophique des Lumières.

5 La présentation des débats de l’Assemblée n’éclairera guère le lecteur sur les véritables raisons qui expliquent la réserve des Jacobins face à une idée républicaine qui les divisait mais dont ils connaissaient les enjeux et les risques. Le livre rapporte surtout comment les oppositions à l’intérieur de la Société des Amis de la Constitution ont conduit à la dissidence des Feuillants. Le vocabulaire de Mona Ozouf, très caustique à l’égard des patriotes, est fréquemment emprunté au Babillard du Palais-Royal, un journal persifleur, violemment anti-jacobin dont le rédacteur, Esmenard, rudoyé par la foule parisienne, s’était enfui à Londres dès le 25 juin ; après une brève interruption, la publication reprend le 5 juillet sous la direction de Montdefer qui s’efforce à plus de sobriété mais entre tout de même dans le phénomène de la rumeur de la folie du roi aux Tuileries en juin-juillet 1791 ; on peut y lire, le 12 juillet : « Louis XVI est en

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démence » et Le Babillard développe ensuite, à longueur d’articles une autre rumeur : celle des Jacobins et des républicains vendus aux Anglais… L’examen du phénomène de la rumeur et l’étude, au plus près des sentiments des contemporains, des représentations et de leurs aspirations contradictoires dans une actualité conflictuelle et dangereuse, manque ici pour comprendre pourquoi la République a été manquée en 1791 (ce n’était pas seulement, comme il est écrit p. 225 « trois semaines seulement : une brève et fugace mode d’été »).

6 Varennes a été le révélateur du transfert de légitimité entre le droit divin (incarné dans la personne royale) et la Loi (émanation des citoyens), mais les semaines qui ont suivi ont montré qu’il était impossible à réaliser en conservant le roi sur le trône, dans une monarchie constitutionnelle si éloignée des références traditionnelles auxquelles Louis XVI était resté fidèle.

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Charlotte Corday en 30 questions

Michel Biard

RÉFÉRENCE

Guillaume Mazeau, Charlotte Corday en 30 questions, La Crèche, Geste Éditions, 2006, 63 p., ISBN 2-84561-283-4, 9 €.

1 Après Carrier en 2004 (compte rendu dans le n°2-2005 des AHRF, p. 188), c’est au tour de Charlotte Corday d’être soumise trente fois à la question dans ce petit livre qui permet de faire le point tant sur l’histoire que sur l’historiographie. S’il n’y a guère de révélations à attendre sur l’acte meurtrier de la jeune femme en juillet 1793 et sur les conditions de son procès, en revanche Guillaume Mazeau livre ici toute une série de détails sur la biographie de Charlotte Corday et plus encore sur les mille et une légendes qui ont entouré son image depuis plus de deux siècles. Ainsi, l’étude des ouvrages qu’elle a lus fait-elle apparaître une femme imprégnée de la culture de son temps et non une sorte de « fanatique intoxiquée par des lectures mal digérées » (p. 25). Ainsi encore, l’auteur fait-il la part des faits réels et des « racontars » à propos du déroulement de son exécution (l’orage qui aurait déversé la colère divine sur la guillotine sanglante et la tête tranchée qui aurait rougi sous l’effet d’une gifle !). L’évocation des sentiments religieux prêtés à Charlotte Corday (19e question), de ses portraits (22e), de sa transformation au XIXe siècle en « héroïne romantique » (26e), des divers biographes qu’elle a intéressés (28e) ou encore de sa récupération politique par l’extrême-droite au XXe siècle (30 e) donneront matière à réflexion, d’autant que les contraintes matérielles de cette édition ont imposé à Guillaume Mazeau d’être souvent d’une brièveté qui laisse parfois le lecteur sur sa faim et lui fait donc attendre avec impatience l’achèvement de sa thèse en cours consacrée à ce personnage. Outre une malheureuse coquille qui fait mourir Louis XIII sous les coups portés par Jacques Clément (p. 33), on relèvera différentes affirmations qui prêtent toutefois à débat sans plus attendre. La notion de « coup d’État » est utilisée pour les événements des 31 mai et 2 juin, parfois même utilisée au pluriel, ce qui devrait pour le moins être nuancé. Si, au final, une mouvance politique est certes écartée de la Convention nationale à l’issue

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de ces deux « journées révolutionnaires », force est de constater qu’il ne s’agit ni d’un changement de pouvoir au sens strict, ni à plus forte raison d’une « prise » du pouvoir, ni même d’un changement soudain imposé par « surprise ». Utiliser l’expression « coup de force » serait plus proche de la réalité et plus encore des conceptions d’alors de la souveraineté. De même, peut-on écrire que le Tribunal révolutionnaire a été « créé par la loi du 9 mars 1793 et non dans les salons des ministères » (p. 16) ? Des « lois », quelles qu’elles soient, sont-elles alors créées dans les « salons des ministères » ? Enfin, peut-on écrire que « la Montagne » use de la mort de Marat comme d’une « aubaine », en profitant de « cette recomposition politique pour éliminer les meneurs des Enragés » (p. 21) ? Cette question est infiniment plus compliquée et Jacques Roux est dénoncé tant par les Jacobins que les Cordeliers dès la fin de juin 1793, tandis que Marat lui-même le stigmatise comme un intrigant et un faux patriote. Mais peut-être est-ce ici le fruit de cette contrainte qui impose de répondre en une poignée de lignes à des questions difficiles…

2 En dépit de ces quelques remarques finales, il va de soi que ce petit livre sera utile à tout lecteur désireux de lever un peu le voile sur celle qui, tour à tour, a été la meurtrière de l’« Ami du peuple » ou bien l’héroïne « royaliste » qui a « supprimé le plus grand des assassins de la Révolution » (selon Pierre Chaunu en 1989, au plus fort de sa polémique contre le Bicentenaire), mais aussi, comme le rappelle Guillaume Mazeau, « une arme de samouraï, un cheval de course anglais […] une héroïne de manga [… une] cousine éloignée de Jack l’Éventreur [… et l’égérie fantôme de l’] attentat du Petit- Clamart »… À lire ces quelques lignes, on imagine volontiers le plaisir de Guillaume Mazeau lorsque, dans ses recherches, en sus de la bibliographie traditionnelle, il s’engage sur les voies sans fin d’internet ! Achevant le présent compte rendu, je me suis donc livré à une brève expérience et suis moi-même parti « surfer » un brin… sur le site www.lesmanantsduroi.com, entre les portraits de « Monseigneur le Comte de Paris, chef de la Maison de France » et de divers membres de cercles royalistes, « Charlotte Corday, de sa puissante voix, nous rappelle que sa mamelle est française » ; le site www.roussesland.com consacre, comme il se doit eu égard à son nom, une page à « Charlotte Corday. Une rousse qui tua un monstre sanguinaire » ; le site www.camembert-country.com livre (enfin !) la réponse à une lancinante question – « Where is the head of Charlotte Corday ? » – grâce au témoignage de la veuve de Stanley (celui « de » Livingstone). Brisons là, car ce pourrait être finalement sans… faim, et attendons l’achèvement prochain du gros travail de Guillaume Mazeau qui nous en dira plus sur le sujet.

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Archives parlementaires. Première série, tome CI, du 19 au 30 brumaire an III (9 au 20 novembre 1794)

Michel Biard

RÉFÉRENCE

Archives parlementaires. Première série, tome CI, du 19 au 30 brumaire an III (9 au 20 novembre 1794), volume réalisé par Marie-Claude Baron, Corinne Gomez-le Chevanton et Françoise Brunel, Paris, CNRS Éditions, 2005, 520 p., ISBN 2-271-05507-5, 50 €.

1 Sortie des presses à l’automne 2005, ce nouveau tome des Archives parlementaires vient enrichir la collection ouverte au XIXe siècle, interrompue en 1913 et reprise depuis maintenant quelque quarante-cinq ans par l’Institut d’histoire de la Révolution française, avec le soutien, d’une part, du CNRS, d’autre part, du Parlement lui-même. Il s’agit là, on le sait, d’un outil fondamental pour les chercheurs, qui sont presque toujours amenés à consulter l’un ou l’autre de ces volumes (dans les bibliothèques et autres centres d’archives, mais aussi désormais sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France où les tomes couvrant les années 1789-1793 sont presque tous accessibles et que chacun peut donc télécharger pour avoir chez soi en une quinzaine de CD les quelque quatre-vingts tomes concernés… environ 20 cm de rayonnage pour les CD se substituant à l’énorme espace nécessaire pour accueillir tous ces tomes !).

2 Le présent volume, préparé par Corinne Gomez-Le Chevanton (qui a succédé dans cette tâche à la regrettée Marie-Claude Baron emportée par la maladie en 2002) et Françoise Brunel, couvre une période à bien des égards décisive, notamment par les débats sur la mise en accusation de Carrier. Ces douze jours apportent, comme on s’y attendait, la traditionnelle moisson des adresses qui, dans la suite logique du coup de force de Thermidor, consacrent une bonne partie de leur contenu à la dénonciation contre Robespierre et ses amis, chargés de tous les maux et stigmatisés comme les « audacieux conspirateurs qui avaient tenté de s’approprier le pouvoir suprême ». Selon une

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tradition déjà établie de longue date, les textes des adresses se répètent souvent et empruntent une partie de leur vocabulaire aux représentants du peuple eux-mêmes, ainsi pour les nombreuses adresses qui reprennent souvent mot pour mot l’« Adresse aux Français» adoptée par la Convention nationale le 18 vendémiaire. L’appel à l’union de tous derrière la Convention est également omniprésent en ces temps où les factions et rivalités politiques sont supposées avoir soudain disparu comme par enchantement avec les « tyrans » mis à mort (« Plus de Montagne, plus de Plaine : mais la Convention si chérie des Français » ; « Plaine, Marais, Montagne, Muscadins, et toutes espèces de distinction nous sont inconnues, notre seul point de ralliement étant la Convention »). Pourtant, il suffit de lire les comptes rendus des débats à la Convention pour saisir les reclassements politiques qui s’opèrent alors. La « discussion très vive » du 20 brumaire peut ici être prise en exemple, notamment avec les interventions du montagnard du Roy, rentré de mission au début de fructidor an II et qui illustre bien, sinon l’incompréhension, à tout le moins la très grande inquiétude de certains devant le nouveau cours politique en marche : « Absent de la Convention pendant près de dix- huit mois, je n’ai pu partager ses travaux et les services qu’elle a rendus à la chose publique que par ceux que j’ai rendus moi-même dans les départements et près des armées […] Je n’ai pas été témoin des différentes intrigues, des différentes factions, des différentes cabales qui se sont succédées tour à tour […] Depuis mon retour à la Convention, j’ai sérieusement examiné la situation où elle se trouve. J’ai remarqué qu’elle avait remporté une grande victoire sur une faction qui compromettait la liberté publique, mais j’ai remarqué aussi que d’autres factions avaient survécu à celle-là […] Je suis convaincu qu’il s’est opéré une réaction dangereuse ».

3 Ces douze jours de brumaire an III apportent aussi les textes de décrets importants alors débattus puis votés par les représentants du peuple, comme par exemple le décret du 19 sur la réquisition des grains, celui du 27 sur la formation des écoles primaires ou encore le long décret du 25 sur l’émigration et les émigrés. On y trouvera aussi bien sûr, en cet « automne de la Révolution », les débats qui agitent l’Assemblée à propos de l’attitude à adopter vis-à-vis de la Société des Jacobins (c’est dans la séance du 22 brumaire que la Convention décrète la suspension des séances de la société et la fermeture de sa salle), assortis d’adresses de félicitations à la Convention pour sa lutte contre « le colosse des Jacobins ». Mais, cela va de soi, c’est surtout le cas de Carrier qui est au cœur de ce volume CI, et avec lui, à terme, les premières vagues de dénonciations contre les représentants du peuple en mission ayant agi avant Thermidor. Dans la séance du 21 brumaire, les membres de l’Assemblée entendent le rapport de Romme, au nom de la « Commission des Vingt et Un » chargée d’examiner les dénonciations contre Carrier, en vertu du décret adopté le 8 brumaire (décret qui entraîne l’éventuelle création d’une commission comme celle-ci pour examiner le cas d’un représentant du peuple dénoncé, et dont les effets sont aujourd’hui parfaitement visibles pour quiconque consulte la sous-série D III des Archives nationales). C’est là une longue énumération de « faits » et « preuves » à charge contre Carrier, dont la lecture est « fréquemment interrompue par des frémissements d’horreur et d’indignation », souligne le Moniteur. Et c’est aussi un discours de plusieurs heures que le représentant du peuple dénoncé présente pour sa défense (pas moins de 12 pages ici), plaidoyer pro domo aussi intéressant pour l’historien que vain, dans la mesure où la Convention, par avance préparée à cette solution, décrète aussitôt l’arrestation provisoire de Carrier. Celui-ci a beau répondre avec panache (« mon arrestation provisoire est superflue ; les brigands n’ont jamais vu mes talons »), le jeu est d’ores et déjà joué par avance dans la

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mesure où son cas en fait un bouc émissaire fort pratique pour un grand nombre de ses collègues. Il suffit de parcourir les procès-verbaux des séances suivantes pour constater que, au-delà du cas personnel de Carrier, c’est bel et bien une attaque en règle qui se déclenche en cette dernière décade de brumaire contre les hommes supposés membres de « la queue de Robespierre ». Pour ne citer que quelques exemples, le 24, Barère déclenche des « rires et murmures » en rapportant le fait que, dans le jardin national, il a crié « vive la République » et qu’on lui a répondu par « vive la Convention ». Le lendemain, Tallien obtient pour sa part de « vifs applaudissements » avec la tirade suivante : « Les bonnes citoyennes sont ces femmes respectables qui restent chez elles à soigner leur ménage, élever leurs enfants, et non pas […] ces furies de guillotine qu’on voyait toujours dans les tribunes des Jacobins, ne sachant rien, ne connaissant rien, applaudissant à tort et à travers à tout ce qui était bon et mauvais, pourvu que cela sortit de la bouche qu’on leur avait désigné ». Et l’on pourrait encore continuer à accumuler les citations de ce genre…

4 Du 19 au 30 brumaire an III, c’est encore la « construction du 9 Thermidor » qui est en jeu et avec elle les destins de l’après-Thermidor, et à terme le sort même de la Révolution française. Comme les tomes qui le précédaient, mais peut-être plus encore qu’eux, le tome CI fait plonger le lecteur dans le récit de ce que les historiens appellent souvent la « Réaction thermidorienne » (même si l’expression est évidemment contestable à divers égards). Avec lui, c’est tout un jeu politique qui est donné à voir, mais un jeu politique où désormais la redistribution des cartes fait apparaître de plus en plus nettement les clivages entre les représentants du peuple et la manipulation de l’« opinion publique ». Est-il nécessaire d’y insister ?... on attend avec impatience le tome CII (en principe prévu pour 2008) et l’on se prend à rêver d’une « République des Lettres » idéale dans laquelle les moyens, en personnel et en argent, seraient décuplés pour ce genre de travail essentiel et permettraient aux chercheurs de ne pas devoir patienter plusieurs années entre la publication de chaque nouveau tome (les fastes années 1993-1995 ont ainsi vu les sorties successives de trois tomes, au rythme de un par an, les tomes XCVII-XCVIII-XCIX, mais justement avec davantage de personnel impliqué dans ce travail collectif de longue haleine). Hélas, un tel souhait semble aujourd’hui bien utopique, en raison des réductions généralisées en France des moyens mis au service de la recherche. À défaut de rêver, apportons donc une nouvelle fois toutes nos félicitations à Corinne Gomez-Le Chevanton et Françoise Brunel (ainsi qu’à Marie-Claude Baron, à qui ce tome est dédié) pour ce travail de bénédictin, sa table chronologique et son index, si utiles à la communauté des chercheurs.

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Mémoires et miroirs de la Révolution française

Julien Louvrier

RÉFÉRENCE

« Mémoires et miroirs de la Révolution française », Siècles. Cahiers du Centre d’histoire « Espaces et cultures », Clermont-Ferrand, Université Blaise Pascal-Clermont-Ferrand II, n°23, 2006, ISBN 2-84516-250-2, 11 €.

1 Ce sont les révolutionnaires eux-mêmes et les contemporains de la Révolution – que l’on pense à Burke, à Barnave – qui les premiers tentèrent de porter sur les événements qu’ils venaient de vivre un regard réflexif. L’enjeu était déjà politique : il fallait comprendre et expliquer ce qui venait de se produire pour mieux le défendre ou mieux le dénoncer. Les hommes de la fin du XVIIIe siècle ont ainsi donné naissance à un processus historique qui ne devait plus cesser ensuite. Par conséquent, le souvenir de la Révolution française, qu’il soit remémoration de ses mots d’ordre ou accusation de ses excès, se caractérise par une grande plasticité, en fonction des besoins politiques du moment. Parmi toutes les mémoires possibles de la Révolution française, la revue propose ici cinq points de vue, couvrant à la fois le XIXe et le XXe siècle, présentant ainsi des éclairages neufs sur une véritable palette d’attitudes vis-à-vis de la Révolution ou de ses acteurs.

2 Consacrée aux représentations de la figure de Saint-Just dans l’iconographie et au théâtre de la réaction thermidorienne aux années 1830, l’étude de Marie-Christine Baquès cherche à préciser les origines et les étapes constitutives du « double mythe » qui colle à l’image du jeune révolutionnaire, « Archange de la Terreur » selon l’expression de Michelet. Au lendemain du 9 Thermidor, théâtre et iconographie véhiculent l’image d’un Saint-Just lâche, dans la logique de la propagande thermidorienne anti-robespierriste. Au théâtre apparaissent un certain nombre de traits singuliers qui font l’objet d’une mythification explicitement négative. Ils peuvent toutefois aussi revêtir un caractère positif : c’est le Saint-Just fanatique, mais pur,

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honnête et loyal. Dès les premiers temps du Directoire, le personnage tend à disparaître des pièces tandis qu’il ne figure pas non plus sur les planches censées représenter les « grands terroristes ». « La thématique du triumvirat ne correspond plus aux débats de l’époque ». Parallèlement apparaît une iconographie républicaine mythique qui s’appuie sur l’image de Saint-Just conventionnel, héros révolutionnaire au poing levé, soutenant Robespierre blessé dans la nuit du 9 au 10 Thermidor. Les années 1830-1848 enfin sont celles de « l’élaboration du mythe » dans un moment marqué par l’esprit romanesque et par la résurgence du républicanisme. Se développe l’image de Saint-Just en représentant en mission dans des dessins à la gloire de l’homme d’action inflexible. Au théâtre, l’image est plus floue. Que l’influence soit montagnarde ou libérale, Saint- Just sera le héros ou le séide. Chez Henri Bonnias, Saint-Just est un martyr impavide que même l’amour d’Hortense ne peut éloigner de son destin révolutionnaire. Chez Büchner, qui se réfère à Thiers et à Mignet, la réhabilitation de Robespierre rejaillit sur Saint-Just qui devient alors l’« homme d’action implacable dont le rôle est […] de pousser l’incorruptible à l’irréparable ».

3 Emmanuel Fureix s’intéresse à la mémoire du régicide à l’heure de la Restauration. Cette prospection sur trois niveaux, étude des anniversaires du 21 janvier, examen du traitement juridique des régicides, analyse du discours politique relatif aux régicides jusqu’en 1830, fait ressortir le basculement qui s’opère au lendemain des Cent-Jours et qui scelle le sort des « régicides » jusque-là protégés par la politique conciliatrice voulue par Louis XVIII. Échaudés par ce qu’ils considèrent comme un « revival jacobin », les ultras décident de passer outre le testament de Louis XVI et obtiennent le bannissement des régicides (loi d’amnistie du 12 janvier 1816). Cette justice d’exception contraint 171 anciens conventionnels à l’exil sans possibilité de retour. Mais l’ultracisme ne s’arrête pas à l’exclusion de ceux qui ont voté la mort de Louis Capet, il s’agit aussi de redéfinir le contenu de la nation. Après s’être assurés par la loi la délimitation d’une mémoire infâme – celle des régicides –, les ultras peuvent se concentrer sur la mise en œuvre d’une mémoire concurrente – celle du roi martyr. En investissant massivement la commémoration du régicide, qui devient de fait une arme politique au service de leur combat, ils travaillent à la diffusion d’une idéologie de l’expiation. « Le pardon jusqu’alors associé au deuil s’est désormais effacé de la mémoire ». Cette « recharge contre-révolutionnaire », qui rejette la voie du royalisme modéré, a des effets sur la vie politique française bien au-delà des limites chronologiques de la seconde Restauration. Après 1830, alors que la plupart des régicides bannis sont rentrés, il faudra encore concéder au parti ultra de proclamer le 21 janvier « jour funeste et à jamais déplorable » pour obtenir enfin l’abolition de la loi de 1816.

4 Le personnage étudié par Caroline Domingues entretient avec la Révolution française un rapport ouvertement critique. Militant de l’ibérisme, doctrine qui a pour but la réunification de l’Espagne et du Portugal, Antero de Quental, intellectuel libéral portugais, est considéré comme un des premiers fédéralistes ibéristes et socialistes du pays. Influencé par Proudhon, Quinet, Renan ou Michelet, il publie au lendemain de la Révolution espagnole de 1868, un court essai intitulé Le Portugal face à la Révolution d’Espagne. Considérations sur l’avenir de la politique portugaise, sous l’angle de la démocratie ibérique. À la recherche d’une voie portugaise, Quental milite pour une révolution sans violence dirigée contre la centralisation et l’exploitation sociale de façon à éviter les « échecs » de la Révolution française. Plus que le projet politique de Quental, c’est sa vision de la Révolution qui retient l’attention : elle est en fait la synthèse de

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l’historiographie post-romantique. Quental fait siennes les conclusions de Tocqueville relatives à la centralisation. Au nom de la liberté et des principes démocratiques, il dénonce la République une et indivisible proclamée par les Français comme un système qui « a tué la république ». À la lumière de Proudhon, Quental voit dans l’État centralisé un système qui porte en lui les germes de l’autoritarisme. Il lui oppose la fédération, « unique forme de gouvernement digne d’hommes véritablement égaux ». Ses modèles sont ceux de la Confédération Suisse et des États-Unis d’Amérique. Si Quental apparaît comme un démocrate sincère, dénonçant la captation de l’héritage révolutionnaire français par une bourgeoisie opportuniste qui a su prendre en main et à son profit l’appareil d’État, et se montrant soucieux de mettre fin à « l’oligarchie bourgeoise » et à la « dictature des classes supérieures », il ne dit mot des moyens qu’il envisage pour établir une société plus juste. La force des idées doit suffire à leur réalisation. Ceci explique peut-être pourquoi Quental et l’ibérisme en général n’ont jamais eu qu’une faible audience au Portugal, dépassant rarement les cercles intellectuels. D’autant qu’existait en face un courant nationaliste puissant qui ne se lassait pas de dénoncer les calculs d’une Espagne annexionniste.

5 En restituant aux réflexions marxistes de Karl Kautsky sur la Révolution française leur historicité, Jean-Numa Ducange met en lumière le caractère original et créateur de la pensée historique du théoricien de la social-démocratie allemande. Si l’intérêt des socialistes allemands pour la Révolution française ne s’est jamais démenti, il n’en est que plus vif à l’horizon du centenaire de 1889. C’est le moment que choisissent Kautsky et Wilhelm Blos pour publier leurs travaux relatifs à l’histoire de la « Grande Révolution ». Tandis que l’ouvrage de Blos s’apparente à un récit événementiel, celui de Kautsky, intitulé Die Klassengegensätze von 1789 (les contradictions de classes en 1789), comporte en revanche une dimension théorique importante. Pour ce vulgarisateur réputé des idées de Marx, il s’agit de « saisir le sens et la place de la Révolution française dans le cadre de la “ conception matérialiste de l’histoire ” ». Rédigé à partir d’une documentation relativement limitée – Taine, Tocqueville, Louis Blanc, Sybel –, l’ouvrage frappe par son organisation. Kautsky entend faire de la lutte des classes l’élément moteur de la dynamique révolutionnaire. Ce parti-pris se traduit directement dans le découpage choisi. Si l’analyse commence par l’étude de la monarchie absolue, s’en suit une série de chapitres dédiés spécialement aux différentes classes en révolution : « la bourgeoisie », « les classes libérales », « les sans-culottes », « les paysans ». Kautsky refuse néanmoins de réduire cette histoire à l’affrontement de deux grandes catégories antagonistes et rejette explicitement les fondements simplificateurs qui ont conduit à l’élaboration du programme de Gotha, feuille de route jusqu’en 1891 de la social-démocratie sous influence lassallienne. Kautsky met enfin l’accent sur de nouvelles dates, comme l’émeute Réveillon du 28 avril 1789 dans laquelle il voit le signe avant-coureur d’une révolution des faubourgs. Sa marginalisation au sein du SPD après la controverse avec Rosa Luxembourg n’empêche pas le succès des rééditions de son petit livre devenu entre temps un ouvrage de référence pour les écoles de formation du Parti. Il le présente encore lui-même en 1908 comme une esquisse des conflits de classes dans la Révolution « ni dépassée, ni rendue inutile par un autre travail ». « Une sorte de premier “manuel” pour saisir la grande révolution dans l’optique du matérialisme ».

6 Le dossier se termine avec l’examen par Françoise Daucé du recours à l’exemple révolutionnaire français dans la rhétorique justificatrice de la perestroïka gorbatchévienne et dans le discours de ses opposants. Pour Gorbatchev, il s’agit alors de

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réformer sans remettre en cause les principes fondamentaux et l’héritage des fondateurs de l’URSS. Tout en prenant soin de rester dans le cadre de l’analyse soviétique classique de la Révolution française comme révolution bourgeoise, le discours présidentiel évolue peu à peu vers une réévaluation de 1789 dont il se met à revendiquer « l’héritage démocratique ». Pour parvenir à ce détachement, Gorbatchev commence dès 1987 par assumer le lien entre la révolution d’Octobre et les Lumières du XVIIIe siècle. L’année suivante, il réhabilite officiellement la Révolution de 1789 en la plaçant sur un pied d’égalité avec 1917 : « Les deux, chacune à sa façon, ont donné une impulsion gigantesque au progrès de l’humanité ». Cette réhabilitation du versant démocratique et libéral de la Révolution est largement soutenue par la presse réformatrice, cependant que la Pravda continue de dénoncer une révolution avant tout « bourgeoise ». Promoteur de l’héritage démocratique de la Révolution française, Gorbatchev se fait du même coup le pourfendeur de la dérive totalitaire et de la Terreur. Il prive ainsi ses adversaires potentiels d’un argumentaire politique efficace. S’il entend certes libéraliser le régime, il n’envisage pas pour autant l’abandon du communisme. Pour justifier cette position, Gorbatchev a de nouveau recours à l’exemple français. L’argumentaire développé par les partisans de la perestroïka s’appuie sur l’association de la Terreur à la réaction, de façon à présenter la voie gorbatchévienne comme celle de la stabilisation de l’héritage révolutionnaire et du rempart à la tentation réactionnaire. Les dissidents, les opposants libéraux et les militants des droits de l’homme sont très partagés vis-à-vis du projet gorbatchévien. Ils en dénoncent l’inspiration révolutionnaire sur la base d’un refus de la violence qui passe par une critique radicale de tous les épisodes révolutionnaires, Révolution française comprise. « Ce faisant, explique l’auteur, les démocrates et les libéraux de la fin de la période soviétique se privent eux-mêmes de la référence révolutionnaire (même de velours) et contribuent à la spécificité de la configuration politique post- soviétique ».

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Au-delà du maître. Girodet et l’atelier de David

Annie Duprat

RÉFÉRENCE

Au-delà du maître. Girodet et l’atelier de David, Paris, Somogy et Montargis, Musée Girodet, 2005, 160 p., ISBN 2-85056-893-7, 25 €.

1 Dans le sillage du grand hommage rendu par le musée du Louvre à Anne-Louis Girodet s’est tenu à Montargis, sa ville natale, durant le dernier trimestre de l’année 2005, une exposition de bonne qualité dont le présent catalogue conserve la trace. Le projet général de cette manifestation était d’intégrer le parcours d’un artiste dans l’ensemble plus vaste de ses relations d’atelier, qu’elles concernent le travail ou l’amitié, dans la lignée du grand livre de Thomas Crow, L’atelier de David. Émulation et révolution, brillante synthèse de travaux menés depuis plusieurs décennies traduit en français en 1995. Mais les notices du présent catalogue sont plus pointillistes puisqu’elles sont dédiées à la présentation des œuvres exposées (on saluera la qualité des reproductions, témoignage du savoir-faire d’un éditeur d’art de grande renommée).

2 Le livre est divisé en trois parties (« Des peintres sous influence », « Expériences italiennes » et « Oublier le maître ») et quatorze chapitres qui fonctionnent de manière séparée, comme autant de monographies ; c’est un peu la loi du genre, mais on le peut regretter tant la mise en perspective aurait pu être enrichissante pour nos préoccupations. Cependant, l’historien des pratiques culturelles et artistiques de la Révolution trouvera des informations intéressantes sur le déroulement du concours de 1789 de l’Académie (sur le thème du « Joseph reconnu par ses frères ») qui a donné lieu à de nombreuses tricheries que personne ne cachait et qui était le lot habituel de ce type d’activité. On comprend mieux le discours régénérateur d’un David ou d’un Charles de Wailly dès les débuts de la Révolution… On notera la notice très fine de Richard Dagorne (conservateur du musée Girodet de Montargis) sur le traitement par Drouais, Gérard, Wicar mais aussi Girodet, du thème de « Marius à Minturnes », devenu

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sous leurs pinceaux l’archétype de l’homme nouveau qui accède à Rome, certes pour accéder au Consulat mais aussi pour y assouvir une vengeance personnelle. La place conquise par Girodet auprès de Napoléon (il est l’un des trois « G », avec Gros et Gérard parmi les peintres favoris de l’empereur) s’explique par l’innovation dont il a su faire preuve tout au long de sa carrière. C’est la thèse que soutient Chiara Savettieri qui développe en quelques paragraphes les procédés mis en œuvre par Girodet pour rendre l’expression (par « la grâce sensuelle », par « le sublime horrifique » mais aussi par la caricature, brillamment exprimée par les théories de Lavater peu auparavant). La dernière partie réunit des études de cas sur les sources d’inspiration de peintres qui ont illustré la transition entre les Lumières et le romantisme, de l’Énéide à Ossian et de Bélisaire à Sapho.

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