L'internationalisation de la grande distribution alimentaire française

Philippe Moati (1993)

a grande distribution alimentaire française jouit Les groupes français de la grande distribution alimentaire incontestablement d'une forte compétitivité interna­ sont hétérogènes quant à leur internationalisation. Cette tionale qui se traduit par un nombre important hétérogénéité est observable tant au niveau de l'intensité de leur L d'implantations à l'étranger, alors que le marché do­ implication à l'étranger et de son orientation géographique qu'à mestique n'est que marginalement pénétré par les groupes étran­ celui du mode d'accès privilégié et de l'objectif visé à travers la gers. Toutefois, derrière les indicateurs généraux se cachent des pénétration de marchés étrangers. résultats très inégaux selon les groupes. Cet article met en lumière On peut identifier un ensemble de groupes pas ou peu les déterminants de cette hétérogénéité des performances en internationalisés au début des années quatre-vingt. Mention­ matière d'internationalisation, en s'intéressant notamment à la nons : Euromarché, les Docks de France, Casino, Leclerc, notion de transférabilité internationale des avantages compétitifs Intermarché, Système U, les Comptoirs modernes, etc. Dans ces et de leur efficacité. Il plaide pour une étude des phénomènes groupes, l'activité internationale représente moins de 10 % du d'internationalisation combinant les dimensions macro, méso et chiffre d'affaires consolidé. micro-économiques. Un petit nombre de groupes entretiennent une activité La grande distribution alimentaire est une activité de servi­ internationale avoisinant les 30 % de leur chiffre ces d'un poids considérable dans l'économie française. Depuis d'affaires : , Promodès, . une quinzaine d'années, elle mène une stratégie d'implantation Nous chercherons à élucider les raisons de cette sur les marchés étrangers, et figure parmi les leaders mondiaux. hétérogénéité. Doit-on y voir le résultat de la seule influence de On peut se demander à quelles logiques obéit l'internationalisation variables micro-économiques (avantages compétitifs de firmes) ? dans un type d'activité où elle n'engendre que très peu de flux de Ne souligne-t-elle pas l'insuffisance des approches fondées sur les marchandises et se traduit généralement par des sorties de capi­ seuls déterminants macro-économiques (avantages comparatifs taux et des implantations physiques à l'étranger. de pays) ? Nous plaiderons ici pour une approche qui combine les analyses micro, méso et macro-économiques pour parvenir à une contre 3 % pour l'ensemble de la consommation des ménages. compréhension satisfaisante des performances en matière Ainsi, le coefficient budgétaire de l'alimentation est tombé de d'internationalisation. Cette approche s'efforce de repérer les 23,9 % en 1970 à 18,5 % en 1989. Cette saturation du marché déterminants macro-économiques de l'engagement internatio­ alimentaire pose le problème de la poursuite à moyen terme de la nal. Toutefois, se limiter à la seule dimension macro-économique croissance rapide des entreprises de la grande distribution. gêne la compréhension de la dynamique des structures économi­ Le secteur arrive en phase de maturité. Le nombre de ques en général et de la spécialisation internationale en particulier. supermarchés et d'hypermarchés a augmenté à un rythme très Nous avons ainsi cherché à approfondir l'étude de l'impact des rapide. Selon l'Insee, le nombre d'hypermarchés est passé de 426 déterminants méso-économiques, c'est-à-dire, liés aux structures en 1980 à 797 en 1989, et pourtant cette progression a été limitée de marchés et aux régimes de concurrence. Enfin, le concept par les restrictions imposées par la loi Royer de 1973. Les d'avantage monopolistique (ou compétitif) est utilisé pour analy­ supermarchés, moins touchés par cette loi, ont vu leur nombre ser les déterminants micro-économiques. A l'aide de la notion de passer de 3962 en 1980 à environ 6300 en 1989. Si le nombre de transférabilité, nous proposons de préciser le domaine d'applica­ magasins existant en 1989 dépasse de beaucoup ce que l'on tion du concept d'avantage monopolistique et les modes d'articu­ considérait il y a peu comme le seuil maximum, les implantations lation avec les déterminants macro et méso-économiques dans de qualité deviennent plus rares. Le régime de concurrence une optique proche de celle que nous avons par ailleurs élaborée sectoriel a ainsi progressivement glissé d'une course à l'ouverture d'un point de vue théorique (Moati, 1992). vers une concurrence par les prix. Nous commencerons par dresser un panorama rapide du Cette concurrence par les prix a conduit les entreprises du secteur de la grande distribution alimentaire française afin d'en secteur à concentrer leurs achats afin d'obtenir les meilleures décrire les structures et le régime de concurrence. Nous observe­ conditions d'approvisionnement auprès des fournisseurs. Elle les rons ensuite l'internationalisation de la grande distribution fran­ a également incités à réduire l'ensemble des coûts associés à çaise. Dans une troisième partie, nous nous efforcerons, par une l'activité commerciale. La poursuite de cette stratégie a conduit à étude de la situation des principaux groupes du secteur l, d'en­ une réduction des taux de marque, grâce en particulier à une trevoir la nature des déterminants micro-économiques interve­ diminution de la part des frais de personnel dans le chiffre nant dans l'internationalisation, et ainsi, de comprendre com­ d'affaires. La conséquence de ce régime de concurrence a été la ment, derrière des caractéristiques sectorielles communes, et combinaison d'une croissance rapide et d'une dégradation de la certaines performances générales mesurées par les agrégats secto­ rentabilité, tout au moins j usqu'au milieu des années quatre-vingt. riels, se dissimule une importante hétérogénéité des comporte­ Face aux contradictions d'un régime de concurrence me­ ments et des performances, qui a une incidence sur la dynamique nant à la baisse de la rentabilité, mais aussi devant les perspectives du secteur et de son internationalisation. de limites de la croissance extensive, les entreprises du secteur ont progressivement mis en place, depuis le milieu des années quatre- LE SECTEUR DE LA GRANDE DISTRIBUTION vingt, des stratégies d'adaptation. ALIMENTAIRE EN FRANCE - La plupart des groupes de la grande distribution se sont lancés dans des stratégies actives de diversification qui concerne La France a joué un rôle de pionnier dans le développement d'abord les rayons non-alimentaires. Les grandes surfaces abor­ de la distribution alimentaire en grandes surfaces. Le premier dent des marchés qu'elles avaient négligés jusque-là (articles de supermarché a été créé à Paris en 1958, et le premier hypermarché sport, bijouterie, librairie, etc.), en adoptant des méthodes de a ouvert ses portes à Sainte-Geneviève des-Bois en 1963. Si le vente s'écartant progressivement de celles qui ont fondé leur concept de supermarché a été importé des Etats-Unis, la formule succès dans l'alimentaire (constitution d'« espaces » conceptuels, hyper, qui en est dérivée, est considérée comme une invention avec un esprit « boutique », vente de produits de marque, pré­ française. La grande distribution alimentaire s'est constituée sence d'une force de vente qualifiée et développement du service autour de trois principes (M. Poitevin, pp. 34-35) : le discount après-vente, etc.). Les grandes surfaces s'attaquent aujourd'hui au (vente au prix de gros), le libre-service, la rotation rapide des domaine des services : services bancaires (cartes de paiement, stocks. Cette formule s'est révélée adaptée à l'évolution des collecte de l'épargne), assurances, voyages, etc. Mais les groupes structures économiques et sociales nationales. La progression a été de la grande distribution alimentaire se diversifient également extrêmement rapide. Selon l'Insee (Insee, 1990), en 1989, la dans la production agro-industrielle (L. Vignau, 1990), la restau­ grande distribution alimentaire (hypermarchés + supermarchés 2) ration collective, le commerce non-alimentaire spécialisé (brico­ a réalisé 27 % des ventes au détail, contre seulement 16,3 % en lage, articles de sport, électroménager) On retrouve ce souci de 1980. Sa pénétration est, bien sûr, plus massive sur le marché des repousser les limites du marché originel dans les stratégies produits alimentaires (50,7 % en 1989 contre 27,9 % en 1980), d'internationalisation de nombreux groupes du secteur. mais sa progression est également très significative sur le marché — La nécessité d'obtenir les meilleures conditions d'appro­ des produits non alimentaires (13,9 % en 1989 contre 9,4 % en visionnement, mais aussi l'intérêt de la croissance externe face à 1980). Cette progression s'est faite au détriment de quasiment une saturation des opportunités d'implantation, encourage la toutes les autres formes de commerce. concentration. L'actualité de la profession est riche d'opérations Ces gains de parts de marché ont assuré aux entreprises du d'absorption ou de reprise. Parmi les opérations de ce type secteur une croissance très rapide sur un marché pourtant arrivé à maturité. Le marché des produits alimentaires représente en 1989 une enveloppe de quelque 672 milliards de francs. Toute­ Groupe Promodès : fois, sa progression est lente. Il a enregistré une croissance en 1- Continente à Porto : le premier hypermarché au Portugal. volume de 1,6 % en moyenne par an sur la période 1970-1989, 2- Un magasin Redfood dans le Tennessee.

1 : Evolution du nombre de supermarchés et d'hypermarchés intervenues en 1989-1990, signalons le rachat de Disque d'initiative ou à participation française à l'étranger (au 31 décembre des années indiquées). Source LSA. Bleu et de Genty Cathiard par Rallye, le rachat de la Société européenne de Supermarché par , la reprise de la Ruche méridionale par la CFAO, cédée un an plus tard à Casino, le projet de reprise de Codée par Promodès... - Certains groupes tentent de sortir de l'étau du discount par des politiques de différenciation et de segmentation de la clientèle, autorisant un relèvement des marges. L'échec d'Euromarché et, dans une moindre mesure, de Casino, témoigne du danger associé à ce type de stratégie. - Le développement des produits à marques propres répond au souci de restaurer les marges, en contribuant à différencier l'enseigne et sans nuire à l'image discount. Les produits distri­ buteurs ont été à l'origine de 17,4 % des ventes de produits alimentaires en 1989. - Un effort important est aujourd'hui consacré à l'amé­ 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 lioration de la logistique d'approvisionnement des magasins et de — Hypermarchés Supermarchés mise en rayon. Un grand retard a été pris en la matière. Les moyens techniques disponibles font de la logistique un lieu essentiel de concurrence pour la maîtrise des coûts et pour le gain de parts de marché sur les produits frais. 2 : Evolution du nombre d'hypermarchés d'initiative ou à Le secteur de la grande distribution en France se présente participation française à l'étranger par zone géopolitique (au 31 décembre des années indiquées). Source LSA. aujourd'hui comme un ensemble d'une vingtaine de groupes, composé essentiellement de maisons à succursales (Casino, Docks de France...), de grandes entreprises spécialisées dans l'exploita­ tion de grandes surfaces (Carrefour, Euromarché...) et de groupe­ ments d'indépendants (Leclerc, Intermarché...). Les groupements d'indépendants ont enregistré la croissance la plus rapide durant les années quatre-vingt. Ils ont ainsi posé la question de l'influence des modes d'organisation sur les résultats des groupes, relançant une réflexion sur les avantages et les inconvénients de la centralisation ou de la décentralisation des décisions de gestion. Cinq groupes seulement dépassent les 50 milliards de chiffre d'affaires (Leclerc, Intermarché, Carrefour, Promodès et Auchan), mais l'appareil commercial de la France est l'un des plus concentrés d'Europe et cette tendance devrait s'accroître dans les prochaines années. La France figure parmi les pays européens dans lesquels la distribution moderne s'est imposée le plus massivement (RFA, Royaume-Uni, Belgique). En 1988, parmi les 5 premiers groupes européens, 3 étaient allemands et 2 fran­ çais, et on compte 7 Français parmi les 20 premiers groupes 3 : Evolution du nombre de supermarchés d'initiative ou à européens (pour 5 Allemands, 5 Anglais, 1 Suisse, 1 Belge et participation française à l'étranger par zone géopolitique (au 31 décembre). Source LSA. 1 Hollandais) 3. Si la majorité des groupes français entretient une activité internationale, le marché français n'est que marginalement pénétré par les groupes étrangers. L'implantation récente du super-discounter allemand , déjà bien présent dans plusieurs pays européens, est sans doute un signe du jeu de pénétrations croisées auquel vont se livrer les groupes européens de la grande distribution en 1993.

L'INTERNATIONALISATION DE LA GRANDE DISTRIBUTION ALIMENTAIRE FRANÇAISE

Des perspectives de croissance limitée sur le marché princi­ pal incitent les entreprises à se diversifier vers d'autres activités. Elles peuvent aussi relancer leur croissance en recherchant un élargissement du marché de base par l'internationalisation. De fait, depuis le début des années quatre-vingt, les groupes du secteur se sont engagés dans une politique active d'implantation à l'étranger. Cette internationalisation est nettement plus pro- noncée au niveau des hypermarchés, ce qui tient sans doute autant L'HÉTÉROGÉNÉITÉ DES COMPORTEMENTS à la puissance financière des groupes exploitant des hypermarchés EN MATIÈRE D'INTERNATIONALISATION qu'à l'avantage comparatif que détient la France pour ce genre de commerce. L'avantage comparatif que semble détenir la France en Au 31 décembre 1989, on comptait 109 hypermarchés et matière de grande distribution alimentaire est bien sûr un facteur 158 supermarchés d'initiative ou à participation française à essentiel des performances extérieures des groupes du secteur. La l'étranger (LSA, 1989). Le graphique ci-dessous témoigne de la plus grande internationalisation des groupes spécialisés dans rapidité de la progression de la présence des hypermarchés fran­ l'exploitation d'hypermarchés en témoigne. Toutefois, l'avantage çais à l'étranger à partir de 1985 (ilsn'étaientque521e31 décembre comparatif national n'est qu'une potentialité qui doit rencontrer 1981), mais aussi de l'essoufflement du processus un ensemble de conditions propres à chaque groupe, pour con­ d'internationalisation des supermarchés. duire à une internationalisation effective. Si la majorité des implantations à l'étranger se fait par Vinternationalisation doit répondre filialisation ou contrôle majoritaire, l'association à des capitaux à une préoccupation stratégique locaux (joint-venture, participations minoritaires, franchise) est un mode d'accès fréquent, en particulier dans les premiers temps Il faut tout d'abord, évidemment, que l'internationalisation de la pénétration d'un marché étranger. réponde à une préoccupation stratégique de l'entreprise. Les graphiques ci-après révèlent que la présence française à L'implantation à l'étranger peut résulter de la volonté de l'étranger est concentrée sur des zones géopolitiques relativement bénéficier d'un transfert de technologie. C'est ainsi que l'on peut sous-développées en matière d'infrastructure commerciale. Il est interpréter un certain nombre de tentatives d'implantation sur le en effet beaucoup plus facile de s'implanter dans des pays où le marché américain dans la première phase d'internationalisation commerce est peu concentré, la distribution moderne peu déve­ des groupes français. Les Etats-Unis ont fait longtemps figure de loppée, et le marché alimentaire encore dynamique que dans des leaders dans les techniques de vente en grande surface, et une pays fortement industrialisés, où le marché alimentaire, en quasi- implantation sur place pouvait être un moyen d'acquérir des stagnation, fait déjà l'objet d'une lutte entre de puissants groupes avantages spécifiques exploitables sur le marché domestique. Ce nationaux. C'est ainsi que l'Europe du Sud constitue la première type de motivation s'accompagnait généralement d'un accès au zone d'implantation des magasins français et la présence française marché américain par association à des groupes locaux. s'y développe à un rythme rapide tant pour les hypers que pour les Plus généralement, l'internationalisation peut répondre supers. L'Espagne accueille à elle seule plus de la moitié des hypers aux limites perçues par le groupe à sa croissance sur le marché et un peu moins d'un tiers des supers. Parmi les 12 premiers domestique. Nous avons vu que des limites à l'expansion des groupes de la distribution alimentaire en Espagne, 5 sont contrô­ grandes surfaces sur le marché français se profilent à l'horizon. Les lés par des capitaux français ; Auchan (Alcampo) et Continent groupes qui ont achevé la couverture géographique du marché (Continente) se placent en première et troisième positions national sont incités à rechercher des débouchés supplémentaires (Databank, 1989). à l'étranger. Ce n'est sans doute pas un hasard si les trois premiers La pénétration des marchés de l'Europe du Nord est groupes non indépendants de la grande distribution alimentaire extrêmement réduite. Inexistante pour les supers, elle se limite à sont aussi les plus internationalisés. La très forte croissance qu'ont 5 hypers en RFA et 2 en Suisse, et n'a cessé de se réduire tout au connue ces dernières années les groupements d'indépendants, en long des années quatre-vingt. Signalons toutefois la prise de particulier Leclerc et Intermarché, ainsi que le sentiment qu'ils contrôle par Promodès de 47 hypermarchés Plaza du groupe ont de ne pas avoir encore pleinement exploité leur potentiel de Coop AG intervenue durant l'été 1990, ce qui modifie brutalement gain de parts de marché, explique en partie le retard qu'ils ont pris ce constat. au niveau de leur internationalisation. Un groupement comme La présence française aux Etats-Unis s'est développée, de Système U est, encore aujourd'hui, davantage préoccupé par une manière précoce pour les supers, plus récemment pour les hypers, meilleure couverture du marché national que par l'extension notamment en raison de la baisse du dollar intervenue à la fin de internationale. Cet argument peut également être avancé pour 1985 qui a réduit le coût des implantations. Toutefois, si l'on en justifier la faible internationalisation des Comptoirs modernes, juge par le recul, brutal pour les supers, des implantations de Casino ou des Docks de France. françaises aux Etats-Unis, il semble que les groupes français Dans le même esprit, les groupes en perte de vitesse con­ éprouvent certaines difficultés à exporter leur savoir-faire sur le sacrent l'essentiel de leur énergie managériale à tenter de redresser marché américain. leur situation sur le marché domestique, et les préoccupations Il reste encore un fort potentiel d'internationalisation aux d'internationalisation passent alors au second plan. Cela consti­ entreprises françaises. Même en Europe du Sud, celle-ci peut tue un élément d'explication de la faible internationalisation encore s'étendre. En dehors des opportunités de développement d'Euromarché, des Docks de France et, dans une moindre me­ qu'offre encore l'Espagne, les groupes français pourront développer sure, de Casino. leur présence en Italie (abandonnée en 1984, pénétrée de nouveau Le désir d'expansion internationale sera d'autant plus intense depuis 1987), en Grèce, au Portugal, voire en Turquie (première que l'internationalisation s'inscrit dans la logique de la stratégie implantation en 1990). Les perspectives d'une rapide croissance générale du groupe. Ainsi, nous avons vu que le régime de de la consommation des ménages dans les nouveaux pays indus­ concurrence sectoriel incite les entreprises à atteindre une « taille trialisés d'Asie du Sud-Est ont motivé Carrefour dans l'ouverture, critique ». L'internationalisation peut ainsi être conçue comme en 1990, d'un hypermarché à Taiwan. De même, la conversion un moyen d'accroître la dimension du groupe plus rapidement à l'économie de marché des pays d'Europe de l'Est ouvre subite­ que par la croissance interne sur le marché domestique. Toutefois, ment un énorme potentiel d'implantations. l'internationalisation n'apporte que peu d'avantages sur le plan de l'accroissement de la capacité d'achat, dans la mesure où les nécessairement contradictoires. Ainsi, Carrefour est à la fois très implantations étrangères empruntent le plus souvent des circuits diversifié et très internationalisé. Casino semble avoir privilégié la d'approvisionnement locaux. Elle permet néanmoins d'augmen­ diversification. La diversification clans la restauration donne une ter l'actif du groupe et le protège ainsi de rachats éventuels. cohérence d'ensemble au groupe, doté depuis longtemps d'un L'internationalisation peut être conçue comme un vecteur important outil de production agro-alimentaire ; elle engendre de renforcement d'un avantage compétitif en matière d'approvi­ ainsi 6% du volume d'affaires du groupe, et 19,2% de son sionnement. Des groupes comme Carrefour ou Promodès ne résultat net. cachent pas leur intention de procéder progressivement à une L'entreprise doit avoir les moyens de Vinternationalisation mondialisation de leurs achats à partir de leurs implantations à l'étranger, en particulier dans le non-alimentaire et l'épicerie En période de croissance forte sur le marché domestique, sèche. L'internationalisation étend également le champ de l'internationalisation comporte un coût d'opportunité impor­ prospection de partenaires industriels pour l'approvisionnement tant. Les groupes disposant d'importants moyens de financement en produits à marques propres. Toutefois, une internationalisation ou ayant un accès privilégié au marché financier sont avantagés. correspondant à une stratégie de rationalisation internationale Carrefour, coté en bourse, dispose de la meilleure rentabilité du des approvisionnements n'implique pas nécessairement l'ouver­ secteur et est peu endetté. A l'inverse, Euromarché est l'un des ture de magasins à l'étranger. C'est ainsi que Casino, qui fait groupes les plus endettés et a réalisé, en 1 989, la plus faible marge figure de leader dans cette ligne stratégiqtie, a privilégié la signa­ nette de la profession... ture d'accords avec des distributeurs étrangers. L'alliance réalisée Mais l'internationalisation réclame aussi des moyens hu­ en 1989 avec l'Anglais Argyl et le Néerlandais Ahold, accompa­ mains. On trouve ici une explication complémentaire de la faible gnée de prises de participation croisées, a pour objectif de déve­ internationalisation des groupements d'indépendants. En effet, lopper la coopération dans le domaine du marketing, de la ces groupements emploient très peu de personnel salarié pour la production et de la logistique, et ne doit pas donner lieu à des gestion dans les échelons supérieurs de l'organisation. La charge implantations étrangères. Cette alliance s'inscrit dans une asso­ d'animation du groupement est assurée pour l'essentiel par les ciation plus large de 9 groupes européens au sein de Y Association adhérents eux-mêmes qui doivent consacrer un tiers de leur temps Marketing Service destinée notamment à rationaliser les approvi­ à cette fonction. Ce fonctionnement n'est pas propice à la sionnements. Au milieu de l'année 1990, PAMS a déjà signé structuration en vue de l'internationalisation. Lorsqu'un groupe 9 accords avec 29 fournisseurs. ordinaire ouvre un magasin à l'étranger, il y envoie le plus souvent L'internationalisation, conçue comme élément de la stra­ tégie générale, est substituable à d'autres formes d'actions straté­ giques. Par exemple, repousser les limites du marché peut passer également par la diversification. Les deux stratégies ne sont pas Magasin Carrefour à Philadelphie (Etats-Unis). Photo Delessard. un responsable salarié français. Il est plus difficile pour un l'avantage spécifique du groupe repose sur la fonction logistique, groupement d'indépendants d'expatrier un adhérent. il lui est possible de reproduire à l'étranger le mode d'organisation qu'il a mis en place en France. Le groupe est toutefois contraint L'entreprise doit disposer d'avantages spécifiques d'atteindre rapidement une dimension minimum sur le marché validables sur les marchés étrangers étranger afin d'optimiser la logistique. Promodès entre dans ce cas Les avantages spécifiques qui fondent la compétitivité d'un de figure. Ancien grossiste, son point fort réside dans le service et groupe sur le marché français doivent conserver leur force lors­ la logistique. Son internationalisation est concentrée autour de qu'ils sont transférés sur des marchés étrangers. L'avantage trois pôles : l'Espagne, les Etats-Unis et la RFA. La nature de son compétitif le plus facilement transférable a priori est l'avantage de avantage spécifique lui permet d'étendre rapidement son prix bas. Ce n'est donc pas un hasard si ce sont les discounters qui implantation internationale en recourant à la franchise. Il aug­ sont les plus internationalisés (en mettant à part les indépen­ mente ainsi sa masse, optimise sa logistique et limite l'engagement dants). Les groupes qui assoient leur compétitivité domestique de fonds propres. sur la différenciation éprouvent plus de difficultés à retrouver leur avantage spécifique sur les marchés étrangers. Ainsi, Casino a su La notion d'avantage comparatif semble apporter un élé­ différencier son enseigne grâce à une large gamme de produits à ment d'explication aux performances de la France en matière marques propres jouissant d'une très bonne image auprès de la d'internationalisation de la distribution alimentaire. S'il est diffi­ clientèle. Cet avantage spécifique est le fruit d'un investissement cile de déceler empiriquement un avantage de productivité rela­ patient en communication, qui s'appuie sur une marque propre tive, il paraît évident que les entreprises françaises disposent d'un très ancienne. L'essentiel de cet avantage disparaît sur un marché savoir-faire leur assurant un avantage absolu d'efficacité face aux étranger où les produits Casino sont inconnus. De même, les entreprises qu'elles affrontent sur les marchés étrangers où elles Docks de France tentent d'asseoir la compétitivité de l'enseigne sont implantées. Face aux pays hautement industrialisés, vis-à-vis Mammouth sur une différenciation fondée sur le concept de desquels l'avantage d'efficacité des entreprises françaises est moins « centre de vie ». Enraciné dans le contexte culturel et social net, les performances sont moins brillantes, même si le « solde des national, ce concept est difficilement transposable à l'étranger échanges » reste le plus souvent favorable à la France. sans aménagement. Le transfert international d'un avantage L'avantage comparatif dont semble bénéficier la France spécifique de différenciation impose un coût d'entrée plus élevé, résulte de l'évolution spécifique qu'a suivi son appareil commercial fait reculer le point mort, et augmente le coût d'opportunité de sous l'influence complexe de déterminants macro, méso et micro­ l'opération. économiques. Au niveau macro-économique, il est clair que l'émergence La cause de l'avantage spécifique doit pouvoir être transférée d'une grande distribution alimentaire puissante est conditionnée La transférabilité de l'avantage compétitif ne suffit pas à par le niveau de développement économique et social du pays. Ce garantir le succès de l'implantation internationale d'un groupe. n'est pas un hasard si c'est en France, en RFA, en Suisse, au La conquête d'un marché étranger implique généralement une Royaume-Uni, aux Etats-unis... que la distribution moderne est implantation physique. Il faut donc que le groupe puisse recons­ la plus développée. Toutefois, même au sein de cet ensemble de truire à l'étranger ce qui fait sa force sur son marché domestique. pays, le développement de la grande distribution alimentaire a On trouve ici une autre explication de la faible pris des formes variées et a suivi des trajectoires différenciées. Ces internationalisation des groupements d'indépendants. Si l'on en différences s'expliquent pour partie par l'état préexistant des juge par leur formidable progression sur le marché français, le type structures commerciales, par les spécificités culturelles qui ont d'organisation qu'ils mettent en œuvre est un réel avantage conditionné le degré d'adaptation des nouvelles formes de vente, sélectif. Toutefois, la reproduction de ce modèle d'organisation à ainsi que par le cadre réglementaire qui a entravé ou encouragé le l'étranger est difficile. Le type de relations qui unit les adhérents développement des grandes surfaces. On retrouve également à leur groupement est chargé d'un contenu affectif important l'influence des facteurs macro-économiques dans l'orientation associé à un esprit de pionnier et à la personnalité de leurs géographique de l'internationalisation de la grande distribution promoteurs. En outre, elles s'enracinent profondément dans le française. Si les relations privilégiées de la France avec les pays contexte culturel de la société française et dans l'histoire de son d'Afrique ont provoqué un certain nombre d'implantations appareil commercial. L'ensemble des conditions qui ont été commerciales au début des années quatre-vingt, l'essentiel de propices au développement des groupements en France ne se l'internationalisation des entreprises françaises porte sur des pays retrouve pas nécessairement à l'étranger, ou impose une redéfinition proches économiquement, géographiquement et culturellement. du concept. Cette particularité explique sans doute pourquoi les Toutefois, la faiblesse de la présence française dans les pays les plus projets d'internationalisation des groupements d'indépendants industrialisés témoigne de l'insuffisance d'une explication fondée concernent des pays proches géographiquement et culturellement. sur la seule « demande représentative » (S.B. Linder, 1961). Leclerc conçoit d'ailleurs l'internationalisation dans une logique Enfin, le dispositif réglementaire de chaque pays influence de régionalisation du groupement. considérablement les opportunités d'implantation pour les entre­ Les groupes qui tirent leur compétitivité-prix de l'efficacité prises françaises. La faiblesse de la présence française en Italie est de leur système d'achat (par exemple, les Docks de France) sont ainsi explicable en grande partie par la difficulté d'obtention des confrontés au même problème de non-transférabilité de ce facteur autorisations. de compétitivité. Les achats, en particulier alimentaires, devant Le niveau méso-économique est déterminant pour la com­ être effectués sur le marché local, la puissance d'achat dont dispose préhension de l'internationalisation de la grande distribution le groupe sur le territoire national ne lui est plus d'un grand française. La dynamique qu'a suivie la grande distribution en secours pour asseoir sa politique de prix. A l'inverse, lorsque France a conduit à la concentration des structures commerciales et à l'apparition de groupes de grande dimension capables d'en­ Cet article a été publié dans la revue Humanisme et entre­ tretenir une activité inter-obstacle à l'internationalisation des prise, n° 192, avril 1992. groupes italiens. Le faible dynamisme du marché alimentaire Notes français ainsi que la limitation des perspectives de conquête de nouvelles parts de marché sur les autres formes de distribution 1. Cette analyse repose sur l'étude approfondie de la grande distribution incitent les entreprises françaises à rechercher des débouchés alimentaire que nous avons réalisée au Crédoc (Moati, 1990). supplémentaires à l'étranger. De même, les implications straté­ 2. La distinction entre hypers et supers repose sur la surface de vente des giques d'un régime de concurrence fondé sur la compétitivité- magasins (entre 400 et 2 499 m2 pour le super, à partir de 2 500 m2 pour l'hyper). prix a permis aux entreprises françaises de développer de forts 3. Source : Politik und Wirtschaft cité par Rigoureau, 1990. avantages compétitifs de nature facilement transférable à l'étranger. Le même type d'explication peut s'appliquer aux groupes alle­ mands. A l'inverse, les groupes britanniques souffrent, dans leurs Bibliographie tentatives d'internationalisation, d'un régime de concurrence Food chains. Country Report Europe, Databank 1989, Compétition 93, domestique incitant peu à la réduction des marges. La dimension Milano. méso-économique est également déterminante pour l'orientation Insee, les Comptes du commerce en 1989, Insee, résultats n° 96, Economie géographique de l'internationalisation des entreprises françaises. générale n° 23, août 1990. Celle-ci porte principalement sur des marchés peu concentrés, à S.B. Linder, An Essay on Trade an Transformation, John Willey & Sons, entrée facile. Elle se concentre sur des marchés dont le régime de New York, 1961. concurrence valide les avantages compétitifs développés pour le LSA, Atlas Hyper-Super, supplément au n° 1189/1190, 15/22 décembre marché national. 1989. Le niveau micro-économique est pertinent à deux titres Philippe Moati, les Performances de la grande distribution alimentaire, principaux. Tout d'abord, la dynamique de la distribution ali­ Rapport Crédoc (Confidentiel), 1990. mentaire française est indissociable des stratégies de ses entreprises. Philippe Moati, l'Hétérogénéité des entreprises et l'échange international, Cela est vrai, bien sûr, de tout secteur d'activité, mais plus encore Economica, 1992. sans doute de la grande distribution alimentaire. L'histoire de ce M. Poitevin, la Distribution. Concurrence et rentabilité. Entreprise mo­ secteur est profondément attachée à la personnalité de quelques- derne d'édition, 1986. uns de ses entrepreneurs (au sens schumpeterien) : la famille Leclerc, J.-P. Le Roch (fondateur d'Intermarché), la famille A. Rigoureau : « Migros : des Suisses au-dessus de tout soupçon », LSA, n° 1202, 22 mars, pp. 42-48, 1990. Guichard (fondatrice de Casino), Marcel Fournier (à l'origine de l'ouverture du premier hypermarché)... Ces hommes, qui ont été L. Vignau, Intégration verticale et grande distribution dans la filière ali­ mentaire. Collection des Rapports Crédoc, n° 89, novembre 1990. de véritables innovateurs, souvent imités, ont su mobiliser des énergies, imposer leur vision du commerce... Leurs comporte­ ments ont ainsi joué un rôle moteur dans la structuration du secteur dont on vient de voir l'influence sur l'internationalisation. En second lieu, les compétences distinctives de chaque entreprise, son histoire, sa vision du monde, sa position sur le marché domestique et le type de stratégie qu'elle y mène... influencent très fortement son attitude à l'égard de l'internationalisation et ex­ pliquent l'hétérogénéité des comportements et des performances en la matière, au-delà des agrégats sectoriels. Cette analyse de l'internationalisation de la grande distri­ bution plaide pour une approche éclectique des déterminants de l'internationalisation, intégrant les acquis des théories macro­ économiques du commerce international, les enseignements de l'économie industrielle, et la dimension micro-économique liée aux stratégies d'entreprises. Combinés dans une perspective évolutionniste, ces éléments d'analyse offrent une vision dynami­ que des processus de spécialisation.