Cinquième Partie
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405 CINQUIEME PARTIE ECRITURE INTIME ET SOCIETE Que devenez-vous, chère Maître, vous et les vôtres ? Moi, je suis écoeuré, navré par la bêtise de mes compatriotes. L’irrémédiable barbarie de l’Humanité m’emplit d’une tristesse noire. Cet enthousiasme, qui n’a pour mobile aucune idée, me donne envie de crever pour ne plus le voir. (1 - S., 22 juillet 1870, Corr. IV, p. 211) L’activité épistolaire est prolifique au dix-neuvième siècle. Peu d’écrivains dont la Correspondance est disponible et exploitable échappent au siècle suivant à la publication de leurs épîtres. Selon J.-L. Diaz, la richesse de ce patrimoine est liée au « développement quantitatif sans précédent des échanges postaux, qui multiplia le flux global des lettres » et à « l’accélération 1 industrielle de la production de Secrétaires épistolaires » . La lettre est un document à la croisée des genres et des disciplines. « ... le XIXe siècle est le siècle de l’historisation généralisée des phénomènes et des énoncés, la lettre, - y compris le billet qu’on écrit le matin même -, est comme dédoublée : émouvante notation de l’instant éphémère, elle est d’emblée aussi « lieu de mémoire » »2 précise le critique. Flaubert exprime à Sand son devoir d’indignation : « Ah ! vous croyez, parce que je passe ma vie à tâcher de faire des phrases harmonieuses en évitant les assonances, que je n’ai pas, moi aussi, mes petits jugements sur les choses de ce monde ? - Hélas oui ! et même je crèverai enragé de ne pas les dire »3. La lettre à l’amante et à l’amie est un document historique protéiforme. Elle représente l’écrivain, son oeuvre, son siècle. Elle met en jeu l’individuel et le collectif, le privé et le public, le subjectif et l’objectif. L’Histoire y est assujettie à une grille de lecture. Elle répond à des paramètres critiques, une sensibilité, une idéologie, un projet intellectuel. Flaubert est un homme de 1(186 - DIAZ, J.-L., « Le XIXe siècle devant les Correspondances ». Romantisme - Revue du dix-neuvième siècle, quatrième trimestre, n°90. Paris : SEDES, 1995. - 136 p. - p. 9) 2(Ibid., p. 10) 3(1 - S., 29 septembre 1866, Corr. III, p. 537) 406 convictions. Sa chronique épistolaire sur la société nourrit ses réflexions romanesques. La lettre fait le lien entre esthétique littéraire et questionnement historique, fiction et réalité. « Le sens historique est tout nouveau dans ce monde. On va se mettre à étudier les idées comme les faits, et à disséquer les croyances comme des organismes »4 annonce-t-il à Leroyer de Chantepie. Si Flaubert envisage et pratique une écriture à la charnière de l’Histoire, c’est qu’il se plaît à contempler la barbarie instinctive et intemporelle des hommes, à retracer la chronologie de leurs mesquineries et la fréquence de leurs idioties. Animant sa correspondance, ces motifs sont mis en scène dans ses livres. Idéaliste, il désengage l’Histoire et le roman du moralisme. Il veut exposer le fait sans parti pris ni émotion : en toute impartialité. Sa réflexion historique corrobore sa vision tragique de la vie : vains combats, peines perdues, souffrances et humiliations. Grandeurs et décadences du monde antique l’éloignent du temps honni du Second Empire. A travers elles, il ouvre son imaginaire sur l’épopée. Cette sympathie pour un âge de vertu et de beauté est à l’origine de La Tentation de Saint Antoine, Salammbô et Hérodias. Fantasme de l’inconnu oriental, frisson des affrontements héroïques, elle relève du rêve d’une autre humanité. Ce regard sur le passé interagit avec sa conception de l’existence. La relation de l’écrivain à l’Histoire repose sur les mêmes motivations que son rapport à la femme : désir de s’abstraire de sa personnalité, attrait de l’étrangeté, goût des rapports de force. Lanoux corrobore cette idée : ... la vision de Flaubert sur la femme, qui est la vision de Maupassant, qui est la vision de son époque, s’intègre à la vision plus générale du monde et de la société. Il ne voit pas la Révolution de 1848, qui sert de toile de fond à L’Education sentimentale, autrement que les femmes de L’Education sentimentale. Il ne verra pas la Commune ou l’invasion allemande différemment non plus. Ce sera toujours lui, Flaubert, enfermé dans sa personnalité. Il n’atteindra pas l’universel. Cela est aggravé - le mot aggravé ayant un côté péjoratif -, cela est alourdi, peut-être, par la technique de Flaubert, qui est avant la lettre un behaviourisme, l’auteur regardant, décrivant ce que font les personnages, et se refusant, dans la presque totalité des cas, à entrer en eux, en opposition avec tout le reste du roman de 5 l’époque . La Correspondance met en jeu des représentations de la société française. De la crise économique (1846-1847) à la naissance de la Troisième République (1871 - 1879), en passant par la chute de la monarchie de juillet, le départ de Louis-Philippe et l’échec de la démocratie (1848), le parti de l’ordre au pouvoir (1849 - 1850) et le coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte (1851- 1852), l’Empire autoritaire, ses méthodes et ses lois répressives (1852 - 1860), l’Empire libéral 4(1 - L.d.C, 19 février 1859, Corr. III, pp. 16-17) 5(«Débat » In 144 - UNIVERSITE DE PARIS X - INSTITUT DE FRANCAIS, Flaubert, la femme, la ville. Journée d’études organisée par l’Institut de Français de l’Université de Paris X, (26 novembre 1980). Paris : PUF, 1983. - 173 p. - p. 36) 407 (1860 - 1870) et la Commune (1871), l’écrivain développe une critique sociale, une analyse politique et une satire de la religion. 1. La critique sociale Supposons un homme doué de la faculté d’être affecté à la manière de la femme, il deviendrait hystérique et conséquemment impropre à remplir le rôle auquel il est destiné, celui de la protection et de la force. Un homme, c’est le renversement des lois constitutives de la société. (227 - BRIQUET, P., Traité clinique de l’hystérie, Paris : J.-B. Baillière, 1859. - t. 1, p.101) La société française est le champ d’analyse privilégié de Flaubert. « La Société n’est-elle pas l’infini tissu de toutes ces petitesses, de ces finasseries, de ces hypocrisies, de ces misères ? »6 7 interroge-t-il Colet; « Maudit l’homme, maudite la femme, maudit l’enfant » conclut-il dans La tentation de Saint-Antoine (1856). Dans l’épistolaire comme dans l’intertexte littéraire, ces perspectives sur le corps social problématisent la faillite et la déchéance intemporelles de l’homme. L’épistolier met souvent en débat cette question avec Sand. Tout comme elle, il ne sait quels pourraient être les principes à instaurer pour engager la société dans une réforme salutaire. Défaitiste, il lui confie en décembre 1875 : Les mots Religion ou Catholicisme d’une part, Progrès; Fraternité, Démocratie de l’autre, ne répondent plus aux exigences spirituelles du moment. Le dogme tout nouveau de l’Egalité que prône le Radicalisme, est démenti expérimentalement par la Physiologie et par l’Histoire. Je ne vois pas le moyen d’établir, aujourd’hui, un Principe nouveau, pas plus que de 8 respecter les anciens . En haine d’une humanité ne connaissant de progrès que dans le pire, d’un siècle sclérosé dont il ne peut infléchir la dégradation - et qui, à toute époque de sa vie, condamne son âme et son Oeuvre au 6(1 - C., 25 juin 1853, Corr. II, p. 363) 7(3 - FLAUBERT, G., Oeuvres complètes de Gustave Flaubert. - Edition augmentée de variantes, de notes d’après les manuscrits, versions et scénarios de l’auteur et de reproductions en fac-similé de pages d’ébauche et définitives de ses oeuvres. Paris : Louis Conard, 1910. - 18 vol. -- t. 4, p. 534) 8(1 - S., Fin décembre 1875, Corr. IV, p. 1001) 408 chemin de croix - Flaubert dresse dans ses lettres le procès-verbal des vanités et des outrages de ses contemporains. La Correspondance convoque l’ensemble de ses antipathies. L’indignité de ses concitoyens, leur manque d’ambition, leur mépris de l’esthétique lui font constater son inadéquation avec les aspirations de son époque. Son ennui et son pessimisme nourrissent un sentiment de misère et de bêtise généralisées. Folie et décrépitude, lâchetés et hypocrisies, intérêts particuliers et corruptions le détachent du commun. Réseau d’influence religieux et moralisme impérial, ordre de la pensée et censure des arts paralysent sa socialisation. Individualiste fervent, il envisage la morale comme la tragédie du dix-neuvième siècle : l’héritage maudit de la Révolution et du jacobinisme. Il assimile la popularisation de la société à une prostitution, le désengagement de la masse et le refus de l’égalité sociale à une philosophie. Face à une médiocrité si pandémique qu’elle n’épargne aucune classe sociale, Flaubert préserve coûte que coûte son intégrité morale. Il attribue à la bourgeoisie les tares de la mesquinerie et de la calomnie, qu’il s’agisse de la bourgeoisie provinciale - cercle social réduit se nourrissant de lâcheté - ou parisienne - univers d’idiotie et de prétention diffuses. Ce creuset social de bassesse naît de la collusion de l’idéalisme bourgeois et des aspirations prolétaires. Aussi Flaubert rassemble-t-il l’humanité dans son entier sous le terme de Bourgeois. Dans Bouvard et Pécuchet, il dresse ce bilan : « Bouvard et Pécuchet furent dégoûtés du petit nombre comme du 9 grand. La plèbe, en somme, valait l’aristocratie » . La caricature épistolaire et romanesque de la bêtise du système bourgeois se révèle être la première de ses armes stylistiques et idéologiques. La bêtise est un gouffre dans lequel l’écrivain se plonge par esprit de vengeance.