Femmes, peintures et politique du Mexique Titulo Poniatowska, Elena - Autor/a; Autor(es) Rencontre : revue haïtienne de société et de culture (No. 28-29 mar 2013) En: Port-au-Prince Lugar CRESFED, Centre de recherche et de formation économique et sociale pour le Editorial/Editor développeme 2013 Fecha Colección Arte; Política; Mujeres; Historia; Participación de la mujer; México; Temas Artículo Tipo de documento http://bibliotecavirtual.clacso.org.ar/Haiti/cresfed/20130514040635/art27.pdf URL Reconocimiento-No Comercial-Sin Derivadas CC BY-NC-ND Licencia http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/deed.es

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Femmes, peintures et politique du Mexique

Elena PONIATOWSKA

Sœur Juana de la Cruz est une femme exceptionnelle qui apparaît au Aujourd’hui on les appelle XVIIème siècle et couvre trois siècles. C’est la poétesse principale de Adelitas l’Amérique latine, selon Octavio Paz. Une autre femme, , née le 6 juillet 1907, rompt aussi le schéma. Peintre renommée et épouse de Diego Rivera, petite Fisita comme l’appelait Diego, est es femmes de la Révolution aujourd’hui une icône à l’instar de la Virgen de Guadalupe. Bien sûr, L Mexicaine étaient surnom- il y a eu des héroïnes durant l’indépendance comme la Doña Josefa mées vivandières, cuisinières, colonelles, vieilles de casernes, Ortiz de Dominguez et, durant la Révolution, Juana Gutiérrez de galettes de capitaine, soldaderas, Mendoza, compagne d’Emiliano Zapata mais, jusqu’à récemment, les entremetteuses, femmes soldats, historiens avaient oublié de mentionner les femmes soldates. Sans elles, cafards, femmes tondues, poulets, il n’y a pas de révolution mexicaine parce que les hommes auraient scandaleuses et prostituées. Au- simplement déserté. jourd’hui on les appelle Adelitas.

- Je te donne l’eau / j’apporte les marmites et les casseroles pour te faire à manger / Je t’enlève tes poux / J’attache ton baluchon / Je lave ta chemise / Je rassemble le bois pour faire le feu / Je nettoie ton fusil / J’allume ta cigarette et s’il n’y a pas de tabac, je t’en fais une avec un tabac très fort, ici j’ai des feuilles de maïs / Je transporte ton Mauser et les cartouches / Je fais attention à ce que ta poudre à canon ne se mouille / Je te fais un abri sur le champ de bataille / Je suis ton matelas / Je veille sur ton fils dans les tranchées.

Les femmes-soldates voyageaient sur le toit du wagon parce que les chevaux devaient être sécurisés. Le troupeau de chevaux va à l’inté- rieur, ordre de Pancho Villa. La perte d’une jument était irrépara- ble, celle d’une femme, qui sait ? Unie à son homme, la femme sol- date supportait la neige du nord, le

Marie-Hélène CAUVIN, Sans titre verglas, la rosée de l’aube jusqu’à

Condition Féminine 149 ce que les premiers rayons du so- une pierre plate durant des kilomè- Nellie Campobello, grande écrivai- leil et le vent assèchent ses vête- tres de campagne ?) Elles appor- ne, a lancé une bombe avec son li- ments. Le soleil, comme nous le tent à leur compagnon le récipient vre Cartucho en 1931 et dans ses savons tous, est le manteau des pour la purée de maïs ou le café pages a étalé toute la tragédie de la pauvres même lorsque l’aube tar- avec le « ne te préoccupe pas, je le Révolution mexicaine. Tout au de. Les femmes soldates servaient fais » et à la fin de la journée se long de petits chapitres, Nellie de soleil et d’abri comme un im- signaient de ces petites croix qui se nous a donné une image cruelle et mense châle à une troupe hirsute posent comme des insectes sur le désincarnée de la révolte vue à tra- qui avançait sans savoir ni com- front, la bouche et la poitrine et vers les yeux d’une petite fille née ment ni pourquoi. sont des amulettes contre la dis- avant le péché originel. Un mort grâce et la mort. ou un fusillé à chaque page. De sa Elles avançaient au train de la vie, fenêtre, voir tomber les hommes et au train du combat et au train du les cadavres sont les jouets que dé- destin. Pour elles, le train n’avait De même, Salvador Toscano, dans sire la petite fille. Elle fut surprise, pas la même allure qui proté- des milliers de mètres de film, a quand se fut le tour de son favori, geaient les femmes décentes contre fait apparaître devant nos yeux des parce qu’elle avait joué durant cinq toutes les inclémences derrière les femmes aux mains brunes détenant jours. fenêtres des maisons avec une peti- la sacoche pour les commissions te tasse de thé dans les mains et un ou s’apprêtant à livrer le Mauser et Après plusieurs années, en 1967, mouchoir aux yeux. Elles avaient les cartouches à son homme. Avec Jesusa Palancares confirme que pour unique vocation qui te sauve ses jupons de percale et ses faire la guerre pour apporter la la vie, deux pieds qui savent mar- chapeaux de paille, ses châles et paix est un grand mensonge. Jesu- cher. ‘Déjà le détachement s’en l’interrogation de ses yeux de sa a compté les corps allongés au va !’ et elles arrivaient à la station rapadou, elles ne ressemblent pas à milieu du champ de bataille, les avec un rejeton qui dormait par ces fauves mal élevées et vulgaires yeux ouverts et les tripes en l’air et moments replié sur le panier sur- que certains auteurs de la Ré- a affirmé que les corporations sont chargé. La majorité des soldats volution mexicaine ont peints. Au formées « de gens mesquins en était des adolescents de 14 et 15 contraire, elles se tiennent à l’écart abondance ». Selon elle, « les gé- ans et les femmes aussi étaient de et quand elles se mettent en avant, néraux mettaient la main sur les jeunes poussins, bien que les his- c’est parce qu’elles deviennent des premiers qu’ils rencontraient et les toriens et romanciers les aient hommes comme Petra Herrera où menaient au combat, sans quoi, ils décrites sur le modèle de Nellie ne pas avoir de femme c’est être la les tueraient parce que tandis Campobello. moitié d’un soldat, la moitié d’une qu’on leur montrait comment char- orange, la moitié d’un cavalier. ger leur fusil, on les envoyait déjà à la mort. Les petits enfants, com- Peu de femmes sont la Pintada, Juana Gallo, Maria Pistola, La me ils ne comprenaient pas, se sont Adelita, La Valentina, La Cucara- Sans les femmes soldates, les hom- avancés et ont été abattus. Empoig- nés comme des pourceaux qu’on cha. Dans le film La Generala, mes conduits au recrutement au- l’actrice Maria Félix nous a montré raient déserté. Durant la guerre ci- amène à l’abattoir. Une fois, nous une virago, un cigare à la bouche vile d’Espagne, en 1936, les mili- avons reçu une corporation qui ve- nait nous renforcer avec des balles et le sourcil relevé, distribuant des ciens ne comprenaient pas pour gifles et décidant non seulement de quelle raison ils devaient rester encore chaudes. Je crois que ce fut sa propre vie mais aussi de celle dans les casernes ou dans les tran- une guerre mal comprise parce que des autres. A-t-on vu apparaître chées et, à la nuit, s’en allaient ceux qui s’entretuèrent, pères con- tre fils, frères contre frères ; parti- quelquefois une femme soldate tranquilles dans leur lit. Au Mexi- semblable ? Ceci n’est pas prouvé. que, en 1910, sans les femmes, ils sans de Carranza, de Villa, zapatis- En échange, Agustin Casasola a auraient fait de même. Sans elles, tes, n’étaient que de simples naïfs, parce qu’ils vivaient la même mi- décrit des femmes qui, s’adonnant les soldats n’auraient ni mangé, ni à une patiente tâche de fourmi, pé- dormi, ni combattu. Le Mexicain sère et qu’ils mouraient de faim. »’ trissaient les omelettes avec la tenait à sa compagne qui était son main, transportaient l’eau, le feu manteau pour le réchauffer. Si les Au Mexique, los de abajo comme allumé, le fourneau et la pierre pla- soldats n’apportaient pas une mai- dans la nouvelle de Maximo Azue- te pour moudre le maïs (quelqu’un son avec eux, cela aurait signifié la la, sont les pauvres. Avant les bra- sait-il ce que coûte de transporter fin des armées. ceros. Ceux qui ont traversé le Rio

150 Rencontre no 28-29 / Mars 2013 Bravo à la recherche d’un meilleur condition des femmes, sur le tapis provient du village que traverse le sort étaient uniquement des hom- de la discussion. Le phénomène train La Patrona. Certains machi- mes. Actuellement, les femmes culturel le plus important de nistes klaxonnaient à l’avance pour aussi meurent au milieu de la ri- l’EZLN à est le nouveau que les patronnes soient prêtes de vière ou de soif en traversant le dé- traitement de la femme indigène. façon que les migrants puissent at- sert entre le Mexique et les États- Pour ces femmes, tant jeunes que traper le sac tendu par une main de Unis. vieilles de 35 ans (parce qu’à 35 femme. Cet acte peint entièrement ans elles sont déjà vieilles), deve- les femmes de mon pays, origi- nir zapatistes a été la meilleure op- naires de la côte de Veracruz qui, Les femmes, à Chiapas tion de vie. Avant, elles étaient do- en plus de danser el danzon com- sont une petite herbe qui mestiques ou brodeuses ou trico- me des reines, sont généreuses croît, une goutte d’eau qui sur- teuses et ne recevaient même pas comme seulement peut l’être une git, une nouvelle façon d’être la moitié de ce que valait leur tra- mère. dans les vieux modèles vail. Marcos a dit : « Nous proté- geons beaucoup nos femmes parce Plus de 16 000 mères célibataires Le Mexique a actuellement 112,4 que comme elles sont mal nourries, dans le district fédéral abandon- millions 322 mille 757 habitants. nous n’aimons pas qu’elles per- nées par un homme qui n’a jamais Selon le recensement de la popula- dent trop de sang quand elles ont réapparu, la plupart employées de tion en 2010, 55 millions sont des leurs menstrues. Ici, dans l’armée maisons, sont sujettes à la bonté du hommes et 57,5 millions sont des zapatiste, le viol est puni de mort. patron. Le chiffre est énorme à cô- femmes. Il y a 2.6 millions de fem- Le violeur est fusillé. Jusqu’à pré- té des autres pays qu’est celui des mes plus que d’hommes. En 2010, sent, nous n’avons eu à déplorer mères célibataires, toutes de mai- il y a 95 hommes pour chaque 100 aucune fusillade. » gres ressources et sachant à peine femmes. lire et écrire, non acceptées de per- Autrefois, les femmes étaient sonne. La pauvreté s’est féminisée et a un échangées contre une bonbonne de visage de femme, les politiques pox et cette coutume existe encore Dans le District fédéral, les mères courantes nées en Amérique latine dans certaines communautés. Ac- célibataires reçoivent 668 pesos aussi. L’insurrection indigène a tuellement, celles qui se trouvent par mois par l’entremise d’une fait apparaître les femmes com- en contact avec le zapatisme choi- banque. L’immense manque d’au- mandantes au Chiapas, les institu- sissent leur homme, le regardent et to-estime des employées domesti- trices, les infirmières, les femmes disent : « Tu es celui que j’aime. » ques les soumettent au désir de de ménage, les mères de famille, Elles peuvent exercer un contrôle l’homme. celles qui fréquentent les marchés sur leur corps et utiliser diverses pour vendre et acheter, celles, as- méthodes contraceptives. Dans Dans le District fédéral, l’avorte- sises avec un enfant dans les bras, leurs pétitions, elles ont dit qu’el- ment peut être effectué jusqu’à 12 qui prient assises sur le parvis de la les aiment avoir des fils et qu’elles semaines de grossesse avec le con- cathédrale, celles qui tendent la soient capables de maintenir et de sentement de la femme et, dans le main se conformant aux commu- conduire une automobile à l’égal reste du pays, quand c’est le pro- nautés écclésiales de base que le des hommes. duit d’un viol. Dans 31 États, Pape redoute à Rome à cause de l’avortement est légal quand la vie leur proximité avec la théologie de À Amatlan, Veracruz, passe un de la femme est en danger. Le len- la libération. Les femmes, à Chia- train appelé La Bestia. Assis sur le demain de l’autorisation de l’avor- pas et dans d’autres provinces, for- toît des wagons et parfois debout tement, en avril 2007 et durant des mant un mouvement fragile, qui entre deux wagons, les migrants cinq dernières années, 90 000 fem- vient de naître, sont une petite her- qui aspirent arriver aux États-Unis mes ont interrompu leur grossesse, be qui croît, une goutte d’eau qui voyagent dans des conditions in- ce qui n’est pas un très grand chif- surgit, une nouvelle façon d’être fernales. Un groupe de femmes dé- fre pour une cité de plus de 20 mil- dans les vieux modèles. nommé Las Patronas, ayant très lions d’habitants comme la nôtre. vite pris conscience de la souffran- L’armée zapatiste de libération na- ce des migrants, distribuent à leur Impossible de ne pas mentionner le tionale qui a commencé à Chiapas passage des petits sacs en plastique féminicide dans notre pays, surtout en 1984 non seulement a mis les avec haricots et riz et des bouteil- après les mortes de Juarez qui ont indigènes oubliés mais aussi la les d’eau. Le nom de Las Patronas scandalisé le monde et déshonoré

Condition Féminine 151 xique lorsqu’elle a été nommée, à partir de 2015, présidente de l’Union astronomique internatio- nale. Helia Bravo de Hollis, née en 1901, a été le pilier de la botanique mexicaine divulguée dans plus de 160 publications, Yoloxochitl Bus- tamente Diez, docteur en sciences , spécialiste en biochimie, est direc- trice de Polytechnique. Carmen Aristegui, sortie de l’UNAM, est une grande journaliste. Les baleri- nes Amalia Hernandez et Guiller- mina Bravo ont créé la danse au Mexique comme l’ont fait les sculpteurs. Agueda Lozano et Helen Escobedo dans leur domaine et les peintres Frida Kahlo et Maria Izquierdo aux côtés de photogra- phes de la taille de Tina Modotti et Lola Alvarez Bravo.

Sur l’ordre du journal communiste El Machete, fondé en 1924 par Diego Rivera, David Alfaro Si- queiros, José Clemente Orozco et Xavier Guerrero, Tina a commen- cé à photographier dans la rue et a essayé de symboliser la lutte socia- le. Une photo de 1928 dénommée simplement Composision repré- sentant une guitare, un épi de maïs Luce TURNIER, Maternité et une cartouchière chargée de bal- les, est devenue un symbole de la Révolution. Plus tard, Lola Alva- le gouvernement mexicain. Politi- cinéaste qui parle de la cruauté à rez Bravo aurait dit : « … Tina a quement, le gouvernement a ignoré l’encontre des femmes au Mexi- débuté comme photographe de une réalité qui a indigné le monde que. l’élégance : roses, vases, escaliers, entier. De 2007 à décembre 2008, fleurs blanches et ensuite s’est oc- il y eut 1.221féminicides dans 12 Qu’ont fait les femmes riches et cupée des oripeaux des hommes et États ; de janvier 2009 à juin 2010, élégantes pour le Mexique ? Que des femmes du Mexique qui ont re- 1 728 dans l3 entités. L’assassinat firent les députés et les sénateurs cours au pulque dans les bistrots, des victimes de Juarez a été ignoré aux émoluments mensuels de les indigènes d’Oaxaca avec leur par le gouvernement et, en janvier 77 745 pesos et 126 800 pesos plus plateau de fruits sur la tête, les 2011, l’association des mères de commissions, bonus pour fatigue, hommes qui lisent ‘El Machete’ ou famille ‘Justice pour nos filles’ a pour aliments, déplacements, la femme de l’Isthme de Tehuante- enregistré 446 féminicides dans ponctualité, assistance et heures pec avec l’enfant sur la hanche. La l’État de Chihuahua, soit un cha- supplémentaires ? force de sa conviction m’a impres- que 20 heures. Lourdes Portillo a sionné. Elle arrivait à un moment filmé Señorita Extraviada qui ra- Des 14 043 élèves post-gradués à très dur, où d’imposantes figures conte la misogynie institutionnelle l’Université Nationale Autonome dans le parti communiste comme du gouvernement mexicain. Marisa du Mexique UNAM, 6 918 étaient Xavier Guerrero, Juan de la Caba- Systach, splendide auteure du film des femmes. Silvia Torres, docteu- da Hernan Laborde et sa femme Perfume de violetas est un autre re en astronomie, a honoré le Me- Concha Michel, José Revueltas

152 Rencontre no 28-29 / Mars 2013 Diego Rivera, étaient très persécu- de fumer, barbarie, péché sans au- Le Mexique a eu la chance de pos- tées. Au Mexique, Tina a muri cun doute qui dénotait avec ce vi- séder un merveilleux patrimoine comme lutteuse et a produit un art ce, d’être une femme de rue. La photographique et cinématographi- véritable. » même chose arriva quelques an- que que sont les archives Casasola, nées plus tard à Lola Alvarez Bra- de la Nation et celles des États de Personne n’avait créé avant elle un vo à la secrétairerie de l’Éducation Guanajuato, Puebla et le Pedro nationale. Un fonctionnaire décla- Guerra de Yucatan. Salvador Tos- symbole photographique comme celui de la femme avec une ra : « Comment voulez-vous être cano a fait un film que sa fille Car- cartouchière à sa ceinture, de l’épi considérée si vous m’abordez avec men organisera et transformera en un cigare dans la main et me dites Memorias de un Mexicano qui de maïs, de la faucille. Par consé- quent, Tina a une place importante que vous venez travailler ainsi ? » montre la Révolution en mouve- dans l’histoire de la photographie Lola a affirmé nettement : « qu’une ment. Il faudrait signaler qu’aucun femme puisse se maintenir seule et pays au monde n’a eu autant de au Mexique et peut se considérer comme une des premières photo- être indépendante provoque une femmes photographes comme le graphes mexicaines parce que son horripilation extrême chez les Mexique. influence fut définitive sur ses hommes. » Quand Tina fut expulsée du Mexi- contemporains et son empreinte que, accusée de tentative d’assassi- perdure encore. Manuel Alvarez nat de Pascual Ortiz Rubio, en Bravo, un de ses successeurs, la Comment voulez-vous être 1931, Manuel et Lola Alvarez Bra- reconnaît unique. Manuel m’a ra- considérée si vous m’abor- vo héritèrent de son engagement : conté qu’il devait se passer plu- dez avec un cigare dans la main photographier les fresques de Die- sieurs mois, pour qu’il ait envie de et me dites que vous venez tra- go, de Orozco dans les jardins de photographier quelque chose dans vailler ainsi ? la secrétairerie de l’Éducation na- un pays étranger. C’est arrivé à Ti- tionale. na en Allemagne comme en Russie et pour cela, elle est passée de la Lola a supplié Manuel pour qu’il photographie à la militance. lui passe la camera : « Laisse-moi prendre une photo » mais Manuel « Je suis la femme libre ne concédait pas souvent et l’en- qui est sous l’eau » Qu’est-ce que c’était que d’être fermait dans la chambre noire pour femme dans les années 20 et 30 au s’occuper des négatifs. Quand Mexique ? Lupe Marin et Antonie- Manuel tomba malade et pensa Rosario Castellanos, originaire de ta Rivas Mercado, Frida Kahlo, qu’il allait mourir, elle dit à son Chiapas, a incarné la tension et la Tina Modotti, Mariz Izquierdo ont fils Manuelito : « Nous allons rencontre de deux cultures. Avec été traitées de folles, de déculottées mourir, qu’allons-faire sans ton un métissage qui se construit en- et de lunatiques. Évidemment, tou- père ? » Jusqu’à ce que Lola dé- core, les femmes du sud-est, de tes ces pionnières ne respectaient couvrit qu’elle pouvait vivre par Chiapas, ont enduré le racisme et pas les convenances. Ce n’était pas ses propres moyens et renaitre de de grandes crises économiques, convenable de décider de sa propre nouveau. Elle fit le portrait de Fri- sociaux, politiques et culturels. vie, d’apprendre un métier, de da, de Diego, de Maria Izquierdo, l’exercer de s’intéresser à une ex- de Rufino Tamayo, d’Orozco, de Avec une église catholique très in- pression artistique, de s’agenouil- Riviera et des fresques et se rendit tolérante et des valeurs tradition- ler devant un culte qui ne serait re- compte qu’elle pouvait se confiner nelles si excluantes comme le sys- ligieux et encore moins de se pho- dans le montage de photos comme tème de gouvernement et une cul- tographier dénudée à une terrasse à personne ne l’avait fait jusqu’à ture politique autoritaire, le chemin la manière de Nahui Ollin et Tina présent. Ses photos des fresques des femmes a été très dur parce Modotti. sont uniques et celle qu’elle fit que quand cela va mal pour les pour le lobby du théâtre de la hommes, pour les femmes c’est À l’assassinat de son amant, le Révolution passera à l’histoire. La pire. leader cubain Antonio Mella, en reporter extraordinaire se détache moins de cinq jours, les journaux non seulement dans ses photos Très vite, ont acquis une conscien- ont défait sa réputation et consi- mais aussi dans la chronique pho- ce sociale, les écrivaines de la tail- gnèrent avec solennité que Tina, tographique et dans l’histoire orale le de Rosario Castellanos qui fut entre autres déviations, avait celle du Mexique que j’ai vécue. professeure d’université, à l’instar

Condition Féminine 153 de , et, comme el- vée du prince. Vieille, elle attend l’avons enterrée sous la pluie ; le, se sont occupées des opprimés qu’on l’ordonne de se retirer. nous l’avons convertie en parc pu- des deux sexes. blic, en école, en lecture pour Ses deux romans Balum Canan et tous ; nous l’avons restituée à la Rosario Castellanos est évidem- Oficio de Tinieblas et ses contes terre. Au fond, Rosario a toujours ment l’écrivaine la plus complète Cuidad Real aussi se passent à su qu’elle allait mourir ; elle a tissé et la plus remarquable au Mexique Comitan sur le thème du célibat et le fil de la mort dans presque tous après sœur Juana Inès de la Cruz. de la honte qui signifie ne pas at- les actes quotidiens et littéraires de Trois cents ans après la naissance traper un homme, est récurrent tout sa vie. de Sœur Juana, les circonstances au long de l’œuvre, comme l’est ne seront pas plus différentes pour aussi celui de la société très strati- Il y avait en elle quelque chose Rosario Castellanos que celles qui fiée, très hiérarchisée dans laquelle d’insaisissable, une allure rapide, ont fait que Sœur Juana Inès de la les Indiens sont toujours au service une facilité de passer du rire aux Cruz ait choisi le couvent des des Blancs. larmes, du corridor à la table Jeronimas pour pouvoir se dédier à d’écriture, un va et vient de ses la passion de sa vie : lire et écrire. Un matin, à Chiapas, des visiteurs classes à la faculté de philosophie Née à Comitan, Chiapas, en 1925, s’étonnaient de voir un paysan et lettres à l’Institut Kairos, une ur- Rosario Castellanos très vite s’est avec son faisceau de bois, allant gence, une angoisse qu’elle res- élevée contre l’exploitation des sur le dos de son âne alors que sa sentait nuit et jour. En plusieurs indigènes de San Juan Chamula femme marchait derrière lui avec fois elle prévenait qu’elle allait qui marchent furtivement en silen- sa charge sur les épaules. Quand mourir : ce. Blanche, quasi-transparente, ils lui demandèrent pourquoi la avec de grands yeux noirs, Rosario femme allait à pied, il répondit : Je ne vais pas mourir de maladie Castellanos sera toujours une fleur « Parce qu’elle n’a pas d’âne ». Ni de vieillesse, d’angoisse ou de de serre avec ses mains et ses pieds Rosario arriva très vite à la certi- fatigue très petits et fragiles. Miguel Angel tude qu’aucune femme dans son Je vais mourir d’amour, je vais Asturias s’exclamait : « Quelles pays ne possédait d’âne par mépri- m’abandonner petites mains de Maya ! » se et bien que plus tard elle devait Dans le giron le plus profond. se marier, avoir un enfant, elle ra- Je n’aurai pas honte de ces mains Chroniqueuse d’un monde d’ex- vides conta à Beatriz Espejo que depuis ploités, Rosario est à son tour ex- Ni de cette cellule hermétique qui son enfance elle s’est réfugiée dans ploitée par une société dans laquel- s’appelle Rosario. la solitude et a su qu’écrire dimi- le, jusqu’à aujourd’hui, la femme Dans les lèvres du vent il faut nuera cette sensation. n’est ni protégée ni respectée et est m’appeler seulement une esclave du maître, Arbre de plusieurs oiseaux. une fais de moi selon ta volonté. Après des années de vie à la Cour, Rosario Castellanos ne vit pas la Soeur Juana choisit le couvent : Frida a connu la solitude, mais sur vie, elle la supporte. Tandis que d’abord les Carmelitas Descalzas, toutes les choses, arriva au fond du l’homme se valorise, elle connaît ordre qui était trop rigoureux et, puits de la douleur physique. Ce- la routine, les petits travaux, la re- finalement, le Couvent de Saint pendant, jamais elle n’est tombée nonciation. Jérôme jusqu’à sa mort. là où est tombée la majorité des femmes : se sentir victime. Au Si pour l’homme, l’amour n’est Rosario eut une mort absurde. En contraire, elle a peint. Si elle s’est que le moment où l’on devient essayant de connecter une lampe peinte elle-même en plusieurs fois, amoureux, pour la femme, l’amour dans sa maison de , elle c’est parce que son immobilité l’a est l’immanence, le dévouement, le reçut une décharge électrique et transformée en son propre modèle choix d’un mode de vie durable mourut seule à bord de l’ambu- et ses autoportraits nous racontent jusqu’à la mort : concevoir des fils lance qui la conduisait à l’hôpital, son histoire et ses états d’âme. et les élever. Pour l’homme, le ma- sans être vue ni accompagnée de Amputée d’un pied quelques mois riage n’est pas une fin en soi ; la personne. En s’en allant, elle a em- avant sa mort, elle écrivait : femme demeure dans les cours in- porté à jamais sa mémoire, son ri- « Pieds pourquoi les vouloir si j’ai térieures, éteint les torches, termi- re, tout ce qu’elle était, sa manière des ailes pour voler » mais elle a ne les travaux de la journée. Jeune, d’être rivière, d’être radieuse. De aussi noté dans son journal : elle fait la révérence, danse dans grands honneurs lui furent rendus « J’espère une joyeuse sortie –et les bals et s’assied à espérer l’arri- en Israël. Au Mexique, nous espère ne jamais revenir. »

154 Rencontre no 28-29 / Mars 2013 Luis Cardoza et Aragon l’ont fort dit : « Diego et Frida étaient le paysage spirituel de , quel- que chose comme le Popocatépetl et le Ixtacihuatl dans la Vallée de Anahuac. »

Maria Sabina, originaire de Oaxa- ca, qui mourut il y a quelques an- nées, a attiré a son humble maison à Huautla de Jiménez d’Oaxaca, les savants comme Gordon Was- son et Roger Heim qui, à la faveur de la cérémonie de l’hallucination des champignons, ont cultivé des espèces variées et ont fait une nou- velle découverte pour la science en livrant notre matière première au docteur Alberto Hofmann à Bâle, en Suisse. Hofmann n’est moins que le découvreur du LSD. Dans la cérémonie des champignons avec Maria Sabina, les champignons amers furent mélangés avec le cho- colat. Le champignon mâle et le champignon femelle, la petite paire des enfants saints, les petites per- sonnes, comme elle les nommait, ont donné la connaissance et ont fait entonner des chansons d’une philosophie de vie, de thérapie et de transformation qui ressemblent beaucoup à ce que ressentent les femmes quand nous sommes jeu- nes et que personne, ni la famille, ni le mari, ni la société n’ont pu publier cette force explosive avec laquelle nous nous réveillons et que nous sortons à marcher le jour avant que les formes nous empri- sonnent, non, non, non, non, non, toi non, ne fais pas, ne dis pas, non, que te diront-ils, n’essaie pas, ne regrette pas, non conforme-toi Michèle MANUEL, Rue de Jacmel avant de pouvoir nous comparer avec Maria Sabina et répéter après elle : « Je suis la femme libre qui Parce que je suis la femme de la brise Je suis femme de jour est sous l’eau » et de chantonner Parce que je suis la femme de la rosée Je suis femme de tonnerre Je viens avec mes treize colibris Je suis femme Christ avec elle la main dans sa main : Je suis femme qui regarde jusqu’au Je suis femme de Jésus-Christ fond Je suis femme grande étoile Parce que je suis l’eau qui regarde Je suis la femme qui regarde au fond Je suis femme croix étoilée Parce que je suis la femme savante en Je suis la femme qui regarde au fond Je suis femme lune médecine Je suis femme de lumière Parce que je suis la femme herboriste Je suis la femme lumière Merci beaucoup d’avoir écouté.

Condition Féminine 155