Ce livre a été publié sous le titre : Ich, Conchita – Meine Geschichte. We are unstoppable par LangenMüller, Munich, 2015.

Cet ouvrage a été proposé à l’éditeur français par l’agence Editio Dialog, Michael Wenzel, Lille.

Crédits photos Couverture : © Christian Anderl 1er cahier : pp. 1 à 5 haut et 25, Archives de la famille Neuwirth ; p. 5 bas, Archives de la famille Grieshofer ; pp. 12-13, © ORF/Thomas Ramstorfer ; pp. 16-17, © ORF/Milenko Badzic ; pp. 20-21 haut, © Julian Laidig. 2e cahier : p. 19, © Pierre et Gilles : Crazy love, Conchita Wurst, 2014. Toutes les autres photos : © TNBR unstoppable GmbH.

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E-ISBN 9782809817157 © F.A. Herbig Verlagsbuchhandlung GmbH, 2015. © L’Archipel, 2015, pour la traduction française.. Sommaire

Page de titre Copyright Préface Prologue

1. La grotte verte 2. Paradis amer 3. Avec du fil et une aiguille 4. Coming out 5. Le chemin de Canossa 6. « Starmania » 7. En scène ! 8. « ¡ Guapa, conchita, guapa ! » 9. La lettre 10. « The world is your oyster » 11. À la rencontre des Himbas 12. Tour de force 13. Le numéro 11 14. « » 15. Les jours suivants 16. Paris, oh là là ! 17. En route pour Cannes ! 18. KL et CR 19. Ma vie de nomade 20. Jean Paul et Sissi 21. Plus « nous » que « je » 22. Tout est dans le faire 23. Girls just want to have fun – les garçons aussi ! 24. Sur le chemin du retour 25. Des enfants ? Des enfants ! 26. Pierre et Gilles 27. Le Crazy Horse 28. « Heroes » 29. Messieurs les chanceliers, les présidents et les secrétaires généraux 30. Conchita va à la banque 31. La route à venir Épilogue Préface

La première fois que je t’ai vue, c’était sur Internet. Tu faisais alors partie de la sélection pour représenter l’Autriche au concours de l’Eurovision. Ce fut pour moi une secousse, un choc et aussi une révélation. Ton apparence, ta voix… J’ai été immédiatement séduit et j’ai aussitôt voulu te rencontrer. Je t’ai invitée à Paris pour assister à mon défilé et, lorsque j’ai fait ta connaissance et que nous avons discuté, je suis devenu un de tes fans inconditionnels. C’était un coup de foudre. Et j’ai découvert à ce moment-là que ton nom avait un double, voire un triple sens. Deux ans plus tard, tu as chanté pour l’Autriche et la suite, tout le monde la connaît. J’ai voté pour toi 73 fois ! Ta victoire n’a pas seulement été la victoire d’une chanson, d’une chanteuse, d’une voix incroyable et d’une interprétation fantastique, mais aussi une victoire des valeurs auxquelles je crois et pour lesquelles je me suis battu toute ma vie : la tolérance et l’humanité. C’était une victoire pour tous ceux qui sont différents, qui se sentent différents, ainsi qu’un message d’encouragement à exprimer leur différence, à la revendiquer et à la vivre. Tu es un être humain unique, positif et généreux, intelligent et simple. Comme Madonna qui est un vrai macho dans un corps de femme, tu es une Wonder Woman dans un corps d’homme. Tu effaces les frontières entre masculin et féminin comme personne ne l’a fait auparavant. Tu as réussi, venant de l’avant-garde et de l’underground, à devenir une icône populaire et une icône de la mode. Je te respecte pour la manière dont tu casses les codes de la mode comme je l’ai fait tout au long de ma carrière : la dualité homme-femme, homme-objet et femme forte. Conchita, tu es une vraie source d’inspiration et je suis fier de te connaître et d’être ton ami.

Jean Paul Gaultier Prologue

Le soir précédant la finale de l’Eurovision, je me tenais devant le miroir de ma chambre d’hôtel. Pour la première fois depuis de nombreuses heures, j’étais seule – mais pas vraiment, en fait. À moitié démaquillée, me préparant pour une courte nuit, je regardais en face de moi mon double qui m’est si familier. Un être qui, pour bon nombre, évoque la joie de vivre, la tolérance et l’amour, et pour d’autres, au contraire, suscite la haine, la colère et l’angoisse face à la question la plus importante qui soit : « Qui suis-je ? » Cette nuit-là, je me posais précisément cette question : « Qui suis-je ? » Et qui serai-je demain soir quand je monterai sur scène, les yeux du monde entier rivés sur moi tandis que je chanterai ? Qui serai-je pendant ces trois minutes qui pourraient durer une éternité au cas où, contre toute attente, je gagnais ? — Alors nous aurions un problème, toi et moi, dis-je à la créature dans le miroir. Si cela se produit, nous devrons trouver quelque chose d’intelligent à dire. Dans le miroir, Conchita me souriait. Ou alors c’était Tom Neuwirth, le garçon qui venait du fin fond de sa province, à mille lieues des feux de la rampe. D’une contrée où les gens vont passer leurs vacances, parce que là-bas, disent-ils, le monde est encore en ordre. Si tel était bien le cas, pourquoi Conchita existait-elle ? Je pris un morceau de coton pour finir de me démaquiller. À chaque passage, Conchita s’effaçait pour laisser place à Tom. La chanson que j’allais interpréter le lendemain me trottait sans cesse dans la tête. Elle parle d’un mythe millénaire inspiré de la légende du Phénix, qui se consume dans les flammes avant de renaître de ses cendres. Les Égyptiens appelaient leur oiseau divin Bénou, ce qui signifie « l’enfant régénéré ». C’était exactement lui que je voyais dans le miroir, à mesure que Conchita s’effaçait sous le démaquillant. La renaissance de Tom, le jeune provincial. J’avais retiré ma perruque depuis longtemps, ma robe était rangée dans la penderie, encore quelques passages du coton et Conchita aurait disparu. — Nous devrons trouver quelques mots intelligents à prononcer, répétai-je. Peut-être du fard à paupières avait-il coulé dans mes yeux ou bien était-ce le mascara, celui que Conchita aime tant, mais je me mis à pleurer abondamment. Soudain, Tom était redevenu un petit garçon. Il portait une culotte courte, un T-shirt sur son corps tout maigre, et avait les chaussettes roulées aux chevilles. Ça sentait le pin et la fraîcheur d’un ruisseau, par-dessus lequel le petit Tom sautait et s’en allait en courant aussi vite que ses jambes le lui permettaient, et avec lui courait le bonheur que seul connaît celui qui a la chance de passer un été à la campagne, ce bonheur qui, dans l’imagination d’un enfant, dure éternellement. « Pourquoi inventer quelque chose ? » J’entendais la voix de Conchita. « Raconte ton histoire aux gens. Il n’y a rien de plus intelligent à dire que ce que l’on a vécu soi-même. » Comme elle a souvent raison, je me suis fait cette promesse : si je gagne, je raconterai mon histoire. Encore faut-il gagner. 1 La grotte verte

« I want to make magic, I want to electrify the place » Extrait de la comédie musicale Fame

« Ma vie est une comédie musicale. » Je le répète souvent. Pas seulement parce qu’elle a commencé là où commencent généralement les comédies musicales, c’est-à-dire en province. C’est une comédie musicale parce que la musique et le chant y jouent un rôle prépondérant, parce qu’il y a du drame et de la comédie, parce que j’aime le music-hall, le déguisement, et toutes ces histoires dont je ne me lasse pas. À bien y regarder, un de mes premiers souvenirs semble sortir tout droit d’une comédie musicale. J’avais quatre ans, et nous vivions à Ebensee, une petite ville romantique située sur la rive sud du lac Traunsee, au cœur de la région autrichienne du Salzkammergut. Là, des bateaux font la traversée, un funiculaire mène au sommet du Feuerkogel. Il y a aussi la cascade de Rindbach, dont le débit décuple au printemps. Et la grotte de Gassenkogel, dont l’entrée surplombe un lac à plus de mille mètres d’altitude. Il y avait une autre grotte : celle-ci se trouvait dans notre maison, qui était une villa enchantée, grande comme un château de conte de fées. Dans le monde réel, c’était une auberge de jeunesse dont mes parents assuraient la direction. Elle disposait d’une salle de repos tapissée de moquette verte du sol au plafond et dans laquelle les groupes d’écoliers de passage chez nous organisaient leurs fêtes. Quand il n’y avait personne, la grotte m’appartenait. Dans ces moments-là, elle était à la fois ma salle de jeux et mon endroit pour rêver. Un lieu peuplé de géants et de nains, de fées et d’elfes. Là, je sentais qu’il y avait une autre vie, en dehors de cette réalité dont les adultes aimaient parler. Ici, en un tournemain naissaient des mondes fantastiques que seuls les yeux d’un enfant peuvent voir. Quand je revins des années après notre déménagement, la grotte avait disparu. On avait décollé la moquette et repeint les murs d’autres couleurs. Désormais, ce n’était plus qu’une pièce, qui pour la plupart des gens n’évoquait rien de particulier, puisque toute source d’inspiration l’avait quittée, et avec elle la possibilité de voyager vers d’autres mondes. Et voilà : on rénove un lieu, on le rend sans âme, puis on s’étonne qu’il n’inspire plus rien. Moi, je n’ai jamais manqué d’inspiration dans la grotte verte. Pas étonnant que j’aie eu du mal à la quitter. Mais mon père avait ouvert sa propre auberge-restaurant, et nous avions dû partir d’Ebensee. À l’époque, je ne pouvais pas deviner que, dans ma nouvelle maison, m’attendait une autre grotte à rêves, d’un vert tout aussi brillant, couleur de l’espoir et de l’immortalité. Normalement, une telle chose ne se produit que dans les comédies musicales – ou bien dans ma vie. 2 Paradis amer

« Hiding away, there’s a little bit of gypsy in me » Extrait de la comédie musicale Anything Goes

Nous avions quitté un paradis pour un autre : Bad Mitterndorf était, tout comme Ebensee, situé au milieu du Salzkammergut, entouré de montagnes, de prairies et de forêts. Là aussi, l’eau n’était pas loin, avec le lac du barrage de la Salza et les sources thermales d’Heilbrunn, dans lesquelles les Romains se baignaient déjà. L’hiver, des vacanciers du monde entier venaient skier sur les pistes de Tauplitzalm. Les plus téméraires d’entre eux montaient au Kulm. C’est le plus grand tremplin de vol à ski naturel du monde, où les sauts de plus de deux cents mètres sont courants. J’ai passé mon enfance au grand air avec Andi, mon frère d’un an et demi plus âgé que moi, et nos amis. Quand nous rentrions à la maison, hors d’haleine, morts de faim et de soif, nous avions le droit de choisir notre menu sur la carte du restaurant. À l’époque, je ne comprenais pas pourquoi nos camarades de jeu nous enviaient, car pour nous c’était naturel. Quand j’y repense, cette période m’apparaît comme un long rêve d’enfant. Cependant, ma mère m’a récemment avoué combien elle était désolée que mon père et elle aient eu si peu de temps à nous consacrer. Ils étaient occupés à retaper l’auberge et à faire fructifier leur affaire. Mais j’ai pu la rassurer, car je n’ai vraiment pas ressenti cela à l’époque. Nos parents étaient là pour nous chaque fois que nous avions besoin d’eux. Comme ils le furent pour moi, quand la vie à Bad Mitterndorf me devint pénible. Quand le paradis se transforma en enfer. Tout commença à la puberté. Tout à coup, une incertitude, dont je n’avais rien soupçonné jusqu’alors, fit irruption dans ma vie. Je ne saurais dire qui s’aperçut en premier que j’étais différent des autres élèves. Était-ce moi ou eux ? Les enfants possèdent un sixième sens pour repérer la différence. À un âge où ils veulent tous être pareils, la différence est un gros mot. Et des gros mots, j’en ai entendu ! Plus ou moins rapidement, les garçons de ma classe arrivèrent à la conclusion que quelque chose clochait chez Tom. Et même si ce quelque chose n’était pas clairement identifié, il existait tout de même un mot pour l’exprimer : « Schwul » (pédé). Ce mot, je l’ai entendu sur tous les tons, bien qu’aucun de ces forts en gueule n’ait su ce qu’il signifiait vraiment. Cela n’a rien d’étonnant. Encore aujourd’hui, on ne sait pas réellement pourquoi ce terme est devenu synonyme d’homosexuel. J’ai effectué des recherches. Il vient probablement du rotwelsch, un dialecte du Moyen Âge utilisé par les marginaux tels que les commerçants ambulants, les compagnons, les rétameurs, les mendiants. Et homosexuel ? Le mot a été forgé en 1869 par l’auteur austro-hongrois Karl Maria Kertbeny en associant le grec homos au latin sexus. Traduit littéralement, cela signifie « même sexe », ce qui explique pas mal de choses, mais pour finir, rien. Pour les garçons de mon école, peu importait : ils montraient simplement le pédé du doigt. Et comme je le sais aujourd’hui, on agit souvent ainsi par peur d’en être un soi-même. La confusion chez les humains est provoquée par des interdits que nous ne comprenons pas. Dans notre culture, l’homosexualité est proscrite depuis les premiers temps du christianisme. Ce qui entraîna persécutions et exécutions, jusqu’à la folie des nazis pour qui tous les pédés devaient être déportés en camps de concentration. Pendant plus de cent vingt ans, le paragraphe 175 inscrit dans la loi allemande a puni d’emprisonnement les pratiques homosexuelles entre hommes. À l’époque, j’ignorais tout cela. Par conséquent, au fond de moi, je ne ressentais pas le fait d’être gay comme une chose sale ou mauvaise. Lorsque je m’engage aujourd’hui pour l’amour et la tolérance, c’est dans la continuité de ce que je ressentais déjà à l’époque : nous sommes des êtres humains issus de différentes nations, cultures, avec des couleurs de peau différentes et des styles propres à chacun – et c’est ainsi. À l’école de Bad Mitterndorf, j’appris ce qui se passait lorsqu’on exclut la tolérance de nos vies. Cela se manifestait souvent par de petites brimades, des murmures dans mon dos, des insultes qu’on me lançait au visage. Ces expériences m’ont marquée, mais pas aigrie. Ce ne fut pas toujours le cas. J’ai toujours en mémoire l’histoire de Mohamed Ali, certainement le meilleur boxeur poids lourd de tous les temps, le « sportif du siècle », décoré de la médaille présidentielle de la liberté et de la médaille de la paix Otto-Hahn pour son action exceptionnelle en faveur de la paix et du rapprochement entre les peuples. Ali raconte jusqu’où les déceptions peuvent nous mener. Il avait dix- huit ans lorsqu’il décrocha la médaille d’or aux jeux Olympiques de Rome, en 1960. De retour à Louisville, sa ville natale, il était persuadé d’avoir combattu pour son pays. Un pays où sévissaient encore la discrimination raciale et la ségrégation. Un jour, il entra dans une épicerie et en fut aussitôt chassé, sous les applaudissements des clients. Il était donc clair qu’aux yeux des Blancs son exploit ne valait rien ! De rage, il jeta sa médaille dans la rivière Ohio, puis refusa d’aller se battre pour les États-Unis au Vietnam. Une prise de position qu’on lui reprocha pendant plusieurs dizaines d’années. En 2014, j’acceptai de devenir citoyen d’honneur de la ville de Bad Mitterndorf, et je pus le faire parce que je ne me sentais pas aigrie. Quelque chose avait fleuri dans le cœur de ceux qui avaient montré Tom du doigt : ils avaient pris conscience que le fait d’être différent n’est pas une tare. Personne ne peut prédire l’avenir, et c’est sans doute mieux ainsi. Si nous pouvions connaître à l’avance les épreuves que la vie nous réserve, peut-être baisserions-nous les bras avant même de commencer. Chaque matin, quand je partais à l’école, j’avais des crampes d’estomac. En classe, j’avais hâte que la sonnerie retentisse. J’étais dans un état de stress permanent, je sentais les regards moqueurs de mes camarades de classe et subissais leurs insultes en rafale. Je ne pouvais rien y faire, car le rapport de force jouait clairement en leur faveur. Ils étaient nombreux et j’étais seul. C’est du moins ce que je pensais. Par la suite, j’ai suffisamment entendu l’histoire de bons pères de famille qui abandonnent leur foyer pour enfin assumer leur vraie nature. Mais, dans mon école, il semblait n’y avoir alors que des moqueurs et des homophobes. Malgré cela, quand je me compare à d’autres, je crois que j’étais plutôt bien loti. On ne m’a jamais molesté, ce qui, pour d’autres raisons, peut facilement arriver quand on est jeune. Florian, mon meilleur copain de l’époque, ne croyait pas si bien dire : « Pas besoin d’être pédé pour en baver à l’école, des lunettes et un appareil dentaire suffisent. » Je me sentais pourtant très seul durant les récréations, surtout lorsque tous les garçons se précipitaient aux toilettes pour m’y coincer. Est-ce qu’il est différent, le pédé ? On va lui tomber sur le paletot ! À la fin, je n’allais aux toilettes que pendant les heures de cours, ce qui n’était absolument pas du goût de mes professeurs, mais ils ne faisaient pas grand-chose pour me protéger. On ne manquait pas une occasion pour me toiser, et me singer. Même l’exercice annuel d’évacuation en cas d’incendie en était une. Quand la sirène placée sur le toit de l’école se mettait à hurler, nous devions classe par classe sortir du bâtiment et nous ranger dehors en rang d’oignons. Chaque fois, dans la bousculade générale, ils s’agglutinaient autour de moi, « l’autre », le pédé. Petit à petit, je me suis créé des zones de protection, en construisant un cordon autour de moi avec l’aide des filles. Ma relation avec elles se résume en une phrase : je les aimais et elles m’aimaient en retour. Beaucoup de garçons me jalousaient de savoir si bien m’y prendre avec elles. « Pourquoi lui ? », s’interrogeaient- ils. La réponse était pourtant évidente : je prenais les filles au sérieux, et réciproquement. C’est à cette époque qu’une amitié, qui dure toujours aujourd’hui, s’est nouée entre Kristin et moi. Avec elle, nous formions un duo imbattable qui se produisait à toutes les fêtes de l’école, remises de diplômes, kermesses. Je devenais alors un organisateur, un metteur en scène et un interprète très sollicité. Il ne fallait pas me demander deux fois d’exécuter un numéro ou de chanter car je sautais sur l’occasion de mettre en pratique ma passion naissante. Celle du tissu et des robes. J’étais déjà très doué quand il fallait prendre du fil et une aiguille afin de créer quelque chose de nouveau. Et lorsque Kristin était de la partie, la fête battait son plein. La plupart du temps nous portions les mêmes habits, et nous riions dans notre barbe quand quelqu’un nous demandait : « Mais vous êtes jumelles, ou quoi ? » Sur une vieille photo de notre première communion, on voit bien que nous n’avons jamais été sœurs. Nous allions communier pour la première fois, en présence de nos familles et de toute la paroisse. L’offrande du pain et du vin qui représentent le corps et le sang du Christ. Dans les yeux des enfants que nous étions alors, cela demeurait un mystère que les adultes ne pouvaient pas expliquer. Et on nous avait habillés pour l’occasion. Les garçons en costume, ce qui leur donnait l’air de petits hommes. Les filles en robe, rappelant les robes de mariée. De la main gauche, je caressais celle de Kristin, comme si j’examinais le tissu et en approuvais la qualité. À l’heure actuelle, quand je regarde cette photo, je pense que je devais être jalouse parce que j’aurais moi-même voulu porter une aussi jolie robe. À la place, je mettais les robes de mariée de ma mère et de ma grand-mère à la maison. Un jour, j’ai découpé une robe de ma tante pour la transformer en une plus jolie. Même aujourd’hui, je ne sais pas quand j’ai commencé à porter des vêtements féminins. Je pus le faire uniquement grâce à mes parents, qui firent preuve de cet amour inconditionnel que j’aimerais propager dans le monde. Je pus recréer mon univers de rêve. C’était encore une grotte, elle était encore verte, et à mon entière disposition pour laisser libre cours à ma créativité. Elle se trouvait au grenier et Andi et moi l’avons petit à petit transformée en paradis pour enfants. Les matelas, les tapis, un vieux miroir, les meubles dont on ne se servait plus devinrent notre source d’inspiration. Quand nos cousins nous rendaient visite, les adultes n’avaient pas à réfléchir longtemps pour savoir où nous étions. « En haut. » Ces mots résonnaient comme un refrain dans la maison. Là-haut, pendant des heures, nous passions d’un monde fantastique à un autre. Plus tard, quand Andi partit en internat à Bad Ischl, la grotte subit une métamorphose. Elle devint l’atelier où je pouvais m’en donner à cœur joie et me livrer à ma passion du chant tout en réalisant des croquis de robes féeriques. Comme, déjà à l’époque, la pratique me semblait plus importante que la théorie, je commençai à créer des vêtements à partir de mes dessins. Je me souviens du jour où Andi me raconta que c’était à Bad Ischl que l’empereur François- Joseph d’Autriche était tombé amoureux d’Élisabeth Amélie Eugénie, duchesse en Bavière, plus connue sous le nom de Sissi. Je créai aussitôt une robe qui aurait parfaitement convenu pour cet événement. Je passais des moments merveilleux dans la grotte, qui était devenue mon refuge. Mais je ne pouvais pas me cacher indéfiniment de tout Bad Mitterndorf. Alors vint le moment où je pris la décision de partir. J’avais fini l’école, j’avais quatorze ans. Même si j’adorais chanter, il ne m’est jamais venu à l’esprit de fréquenter, à Vienne ou ailleurs, un conservatoire ou une école de musique. Aujourd’hui, il existe des questionnaires facilitant l’accès à ce genre d’établissements aux enfants doués. On leur demande s’ils ont une affinité particulière avec la musique, s’ils préfèrent s’exprimer à travers cet art. Tout cela m’allait très bien, mais à l’époque le monde de la musique était trop éloigné du mien. Avec la mode, c’était différent : devenir styliste était un bon compromis pour mes parents et moi. On envisagea de m’inscrire à une école de mode de Graz, d’où les élèves sortaient qualifiés pour exercer un métier dans le secteur de l’habillement. Comparée à Bad Mitterndorf et ses trois mille habitants, Graz était une mégalopole. La capitale de la Styrie était déjà à l’époque la conurbation qui connaissait la plus forte croissance démographique d’Autriche. Des chiffres qui faisaient encore plus trembler mes parents. Mais eux aussi avaient dû apprendre à voler de leurs propres ailes dans leur jeunesse, et ils étaient conscients que l’on ne peut pas apprendre tous les métiers dans sa petite ville d’origine. J’ai beaucoup de respect pour mes parents, car ils m’ont soutenu quand j’ai osé faire ce pas vers l’inconnu. Mais uniquement après s’être assurés que j’avais trouvé un endroit « décent » pour vivre. 3 Avec du fil et une aiguille

« No need to come back at all » Extrait de la comédie musicale At Home Abroad

« À Graz, je pourrai être vraiment moi-même. » C’est avec cette idée en tête que j’arrivai dans cette ville dont je ne savais pour ainsi dire rien. Graz est certes une métropole, comparée au village d’où je venais, mais je ne tardai pas à relativiser l’image que je m’en faisais. Graz proposait, il est vrai, tout ce que n’offrait pas Bad Mitterndorf : clubs, discothèques, bars et lounges, mais ces lieux n’avaient aucun intérêt pour un garçon de quatorze ans débarquant de sa province. Ma certitude que, dans cette ville, j’allais pouvoir être vraiment moi-même venait en fait du seul désir de ne plus être regardé de travers, malmené et exclu comme je l’avais été. J’étais à présent certain que ma nouvelle vie allait enfin m’offrir tout cela. Je me trompais lourdement : c’est tout le contraire qui se produisit. Au lieu des « bonnes conditions » sur lesquelles avaient compté mes parents, j’étais logé dans un internat qui accueillait, outre les élèves de l’école de stylisme, des garçons et des filles qui étudiaient dans les nombreuses écoles professionnelles de Graz, ou des stagiaires. Le bâtiment comportait quatre étages : nous, les garçons, occupions ceux du bas, les étages supérieurs étant réservés aux filles. Entre les deux, une ligne de démarcation, une frontière comme celle qui séparait autrefois l’Europe de l’Ouest du bloc de l’Est. La stricte interdiction de se rendre de l’autre côté, imposée par la direction, n’était pas respectée. Quant à moi, je nourrissais à propos des filles des sentiments très différents de ceux de mes camarades, qui ne savaient plus comment calmer leur testostérone. Les filles des étages supérieurs devinrent mes meilleures amies, tandis que les garçons se débattaient avec leurs problèmes d’acné et leurs rêves moites, sans parler de leurs fantasmes sur ce qu’ils feraient avec les demoiselles, si seulement ils le pouvaient. C’est ainsi que mon désespoir d’écolier se poursuivit sans interruption. Comme la ligne de démarcation était étroitement gardée par les surveillants, la plupart des garçons avaient besoin d’un exutoire. L’exutoire, ce fut moi. L’autre. Le pédé. Celui-là, on va se le faire. À Graz non plus, je n’ai jamais été tabassé. Mais les actes de cruauté psychologique sont parfois plus pénibles qu’une raclée. Du lundi au vendredi, j’étais livré à mes camarades de chambrée. Le vendredi après-midi, je prenais un train et, deux heures plus tard, j’étais à Stainach-Irdning ; là, je montais dans le tortillard pour Bad Mitterndorf, où j’arrivais au bout d’une demi-heure. Les jours de malchance, dès que je descendais sur le quai, je tombais sur un de ces types qui s’illuminent dès qu’ils peuvent malmener quelqu’un comme moi. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que j’aie passé le plus clair de mon temps au grenier, dans ma grotte verte, ce qui fut sans doute bénéfique à mon chant et à mon don pour le fil et l’aiguille. En ce qui concerne la couture, c’est là-haut, au grenier, que j’affinai mes talents, grâce à quoi je n’eus jamais de difficultés à l’école de stylisme. Quant au chant, c’est à ce moment-là que je posai les bases qui me permirent de passer du talent au succès. Bientôt, je tombai sur un livre de l’écrivain canadien Malcolm Gladwell, Tous winners ! Comprendre les logiques du succès1. Il y cite l’étude du psychologue Anders Ericsson, The Making of an Expert, qui montre que les personnes qui connaissent une réussite exceptionnelle ne naissent pas prodigieusement douées, mais construisent leur succès à force de travail et de discipline. On sait aujourd’hui qu’il faut dix mille heures de pratique pour développer pleinement son talent, que l’on soit pianiste, violoniste, écrivain ou athlète. Dix mille heures, cela paraît beaucoup, et c’est beaucoup. Mais lorsque l’on a une passion, ce n’est pas irréalisable. C’est sur ce point, la passion, que le bon grain se sépare de l’ivraie. Pour celui qui pratique son métier avec passion quatre heures par jour – pour un chanteur ambitieux, c’est peu –, le but est atteint en deux mille cinq cents jours. Si l’on part d’une journée de travail normale de huit heures, on obtient mille deux cent cinquante jours, soit trois ans et demi. Je ne me considère pas non plus comme un prodige, même si, après ma victoire à l’Eurovision, beaucoup de monde a pu le penser. Pour certaines personnes qui ne me connaissaient pas à l’époque, j’ai surgi sous les feux de la rampe comme le Phénix de ses cendres. Pour en rester à l’image de l’oiseau mythologique, il ne faut pas oublier que le Phénix a déjà eu une première vie. Et cette vie précédente, je l’ai vécue avec beaucoup d’application, et elle fut tout sauf la vie d’un prodige. Le week-end, à la maison, je transformais mon grenier en studio de chant, où heure après heure j’affinais ma voix. Aujourd’hui, on me pose souvent la question, de vive voix ou sur les réseaux sociaux : « Chère Conchita, dois-je continuer à développer mon talent ? » Je ne peux pas répondre « Fais-le absolument », ni « En aucun cas ». Ma réponse pointe dans une autre direction : pour passer dix mille heures à s’exercer, il faut y prendre du plaisir. Là réside le secret de la réussite. Celui qui prend du plaisir et éprouve de la joie à chanter, à travailler son instrument, ou à développer son talent, quel qu’il soit, en récoltera les fruits tôt ou tard. Mais le plaisir ne suffit pas : il faut aussi avoir la discipline de s’obstiner, même quand les choses ne vont pas comme on le souhaite. Cette leçon-là, il me restait encore à l’apprendre. C’est ainsi que je passais mon temps, du vendredi après-midi au dimanche, au grenier, dans ma grotte verte. Pour mes parents, ce n’était pas toujours facile à vivre. Lorsqu’on tient une auberge dans un village, on dépend de l’atmosphère qui y règne. Mon père et ma mère ne pouvaient pas rester indifférents à l’opinion de Bad Mitterndorf. Ou bien, comme on dit en Autriche : « Ils ne pouvaient pas s’en moquer comme d’une saucisse (Wurst) ». À l’époque, je ne me doutais pas que cette tension allait m’inspirer en partie mon nom d’artiste. À présent, je les admire d’avoir su jongler entre les attentes de la société et leurs propres sentiments. Lorsque, au grenier, je chantais mes arias, et qu’en dessous mes parents servaient les Knödel fumants et jouaient en virtuoses de la tireuse à bière, deux mondes entraient en collision, deux univers à présent heureusement un peu réconciliés. À l’époque, ils étaient eux aussi séparés par une ligne de démarcation. De temps en temps, je franchissais cette ligne et prenais part à la vie de la taverne. Le plus souvent, je faisais une brève apparition, je présentais un petit défilé de mode. Dans le sens inverse, en revanche, la démarcation était infranchissable : hormis la famille et les amis proches, personne ne montait chez moi. La grotte verte était mon espace protégé, et elle le resterait encore longtemps. Tout changeait au moment du carnaval. À Bad Mitterndorf, la tradition était vivace, notamment celle de l’arbre de mai. Le soir du 30 avril, un grand arbre était abattu, décoré puis dressé sous les applaudissements enthousiastes de la population. Ensuite, l’arbre devait être surveillé en permanence, car il était fréquent dans chaque village d’aller chiper l’arbre d’un village voisin. Le lendemain matin, lorsque défilait la fanfare municipale (dans laquelle j’adorais jouer de la clarinette), il était trop tard pour que les villages ennemis s’emparent de l’arbre de mai. À ce moment-là, il y avait vraiment de l’ambiance à l’auberge, tout comme durant le carnaval. Cette période, la « cinquième saison » comme on l’appelait dans le pays, était pour moi un temps de détente joyeuse. Tout à coup, j’avais le droit de faire ce que je désirais : me déguiser comme bon me semblait, faire la fête avec les autres, sans avoir à me contrôler en permanence. La tradition du carnaval est liée à la sortie de l’hiver, mais aussi au système des tribunaux du Moyen Âge : c’était le moment où les petites gens pouvaient se défouler de toutes les vexations que leur faisaient endurer leurs seigneurs. Vu sous cet angle, le carnaval paraissait fait pour moi. Pourtant, à peine les festivités terminées, je retournais me terrer dans mon grenier. Là, je suivais mon humeur, je travaillais avec du fil, une aiguille et du tissu ; et le dimanche, je guettais nerveusement ma montre et sa marche implacable jusqu’à 15 heures. Il était alors temps de reprendre le train pour Graz, vers l’internat, vers la frontière entre filles et garçons, et vers leurs tentatives braillardes de me malmener parce que j’étais différent. On dit parfois que notre pire ennemi est notre meilleur conseiller ; en un sens, ce fut vrai pour moi. Je l’appris lors de mon séjour à Graz : j’étais plus robuste que je ne le croyais. Certes, j’avais les larmes aux yeux chaque fois que je subissais une injustice, une malveillance ou une vexation. Pourtant, je me découvrais un cœur de combattant, que beaucoup sous-estiment. Je peux être incroyablement obstinée quand il s’agit d’atteindre mes objectifs. Je suis comme l’eau, capable de saper n’importe quelle falaise, de venir à bout de tous les obstacles, et même de tracer de nouveaux chemins. À l’époque, mon objectif était de réussir l’école de stylisme : hors de question pour moi de renoncer. Dans les moments les plus pénibles à l’internat, un coup de téléphone aurait suffi pour que mon père vienne me chercher en voiture. Ce coup de téléphone, je ne l’ai jamais donné. Je préférais serrer les dents et penser à ce qui m’apportait du plaisir, en particulier les cours. On nous enseignait le dessin et la peinture, nous découvrions tout sur les proportions du corps humain et le pouvoir des couleurs. Nous apprenions comment passer d’une esquisse à un modèle utilisable par l’industrie. On étudiait aussi les mille et une manières de transformer et de magnifier les tissus. Nous avions également des cours de gestion, pour ne pas devoir nous lancer dans le vide à la sortie de l’école. J’étudiais des matières qui me sont encore utiles aujourd’hui, alors même que je décidai finalement de suivre ma vocation de chanteuse. Bien sûr, je m’intéresse encore à la mode, et j’ai moi-même dessiné la robe que je portais à l’Eurovision, qui a tant fait sensation. Aujourd’hui encore, dès que j’ai cinq minutes, je manie souvent le crayon. Je dessine de nouveaux modèles, et je vois à quel point cela m’aide à me concentrer. Pour moi, dessiner, c’est comme avaler une bouffée d’air frais. Chaque fois, je peux être sûre que je serai plus forte pour aborder de nouvelles tâches. Plusieurs grands noms du stylisme m’ont dit qu’ils aimaient entamer leur journée en esquissant de nouveaux modèles, et je suis comme eux sur ce point. Un autre atout que m’a donné l’école de stylisme, c’est un œil sûr pour la perfection du travail manuel. Lorsque je suis invitée chez Karl Lagerfeld ou Jean Paul Gaultier, je ne peux pas m’empêcher de retourner les plus beaux vêtements pour examiner le travail des coutures. J’ai toujours été obsédée par la perfection, et les professeurs de l’école de stylisme m’y ont sans cesse encouragée. Le week-end, lorsque mes parents me demandaient comment ça se passait à Graz, je leur parlais uniquement des cours et de tout ce qui allait autour. Je passais sous silence les souffrances de ma vie à l’internat. Pourtant, ce silence suffit pour amener mes parents à prendre une décision : ils proposèrent de me financer un petit logement, comme ils l’avaient fait pour mon frère Andi. À partir de là, le vent tourna en ma faveur. Je m’installai chez une femme célibataire qui louait quelques chambres au rez-de-chaussée de sa maison. Le seul problème était la distance par rapport à l’école : je devais gravir une côte raide, puis prendre le tramway du terminus jusqu’au centre-ville. Mais hormis cet inconvénient, le reste n’était que bonheur. Ma propriétaire était une de ces femmes que j’adore : superbe, intelligente, à l’esprit critique aiguisé. Souvent, les femmes qui possèdent ces qualités sont seules, parce que les hommes n’osent pas les aborder. Après des études d’assistante dentaire, elle parcourait le pays pour enseigner les principes de l’hygiène dentaire. Si le hasard l’avait un jour envoyée à Bad Mitterndorf, nous serions sans doute devenus des fans inconditionnels du brossage de dents. De temps en temps, je m’occupais de son chien, un golden retriever que j’aimais beaucoup ; en échange, elle me prodiguait des conseils de cuisine. Je n’ai pas les talents de ma mère, qui est capable de préparer les plats les plus savoureux à partir de tous les ingrédients imaginables, qu’elle doive servir une seule personne ou plusieurs centaines de clients affamés. Pour moi, émincer les légumes était une corvée, et parfois j’avais la nostalgie de ces moments de mon enfance où, après avoir joué en plein air, il nous suffisait d’indiquer ce que nous voulions sur le menu pour qu’aussitôt nous puissions nous remplir l’estomac. Aujourd’hui, je vois les choses autrement : à quinze ans, j’ai appris à faire la cuisine, la lessive, le ménage, et à accomplir toutes les tâches qui permettent à chacun de se suffire à soi-même. Cela m’a rendue indépendante. Plus personne ne peut venir me dire : « Regarde comment on fait ceci ou cela », il y a longtemps que je sais me débrouiller seule. Mes parents n’étaient pas du genre à dépenser sans compter pour que je puisse vivre sans souci. Ils payaient mon loyer chaque mois, et pour le reste, à moi de m’adapter. Une fois, je voulus acheter un canapé pour mon petit studio. Je possédais déjà un bureau et un fauteuil, le canapé était un luxe. Avec deux copines de l’école de stylisme, nous fîmes le tour des magasins d’ameublement. Le canapé qui me plaisait le plus coûtait 300 euros, une somme alors inimaginable pour moi. — Viens, on s’en va, dirent mes amies. Mais moi, j’avais une autre idée. — Si tu ne peux pas t’offrir quelque chose, il y a deux possibilités : baisser les bras, ou bien trouver une autre solution. À l’époque, je ne me laissais pas décourager par les circonstances. 300 euros, c’est trop cher ? Eh bien, je vais chercher quelque chose à 50 euros ! Je ne pouvais pas débourser plus. J’entraînai mes copines au rayon enfant, et là, je l’aperçus : un superbe canapé gonflable dont l’étiquette me fit bondir de joie : 49,99 euros. — Je ressors quand même avec quelque chose ! dis-je en plaisantant à la caisse. Les filles me répondirent : — Tu as des super idées ! Nous, on n’aurait jamais pensé à chercher au rayon enfant. Le canapé est génial ! On parle aujourd’hui des parents angoissés, qui sont toujours à tourner autour de leur enfant, au point de ne plus lui laisser faire un pas seul. Mes parents n’étaient pas du tout de ce genre-là. Ils m’ont encouragé à penser par moi-même, ils m’ont transmis des valeurs et donné du courage. Ils disaient : « L’essentiel est que tu y prennes du plaisir. » Ils m’ont aussi poussé à donner le meilleur de moi-même. Tant que mes notes étaient bonnes, ils ne remettaient jamais en cause le paiement de mon studio. Avec ces règles du jeu clairement définies, je pouvais m’épanouir. En réalité, il n’y eut dans notre vie qu’une seule véritable crise, et c’est moi qui la déclenchai.

______1. Champs essais, Flammarion, 2014. 4 Coming out

« I want to break free » Extrait de la comédie musicale We Will Rock You

À cette époque, j’étais régulièrement engagé comme chanteur pour de petits spectacles, le plus souvent dans un cadre semi-privé. Pourtant, mon nom commença à circuler, et j’en vins ainsi à donner quelques interviews, parfois à la radio, parfois dans un journal ou un magazine. Il s’agissait souvent de médias locaux, et les sujets abordés étaient en général sans importance. Mais un jour, je me retrouvai face à Anita Ritzl, connue sous le nom de scène de Niddl. Niddl avait participé à la première saison de « Starmania », un télé-crochet de la télévision autrichienne jouissant d’un fort taux d’audience, et atteint la quatrième place. Elle travaillait désormais pour un magazine et souhaitait m’interviewer. On allait peut-être parler de « Starmania », me dis-je, peut-être avait-elle entendu dire que je songeais à y participer. Mais tel ne fut pas le sujet de notre entretien. Soudain, on discuta de mon homosexualité, que je n’avais jusque-là jamais évoquée publiquement, et je me vis alors confronté à la question : « Tu l’es ou tu ne l’es pas ? » Et j’étais là, âgé de dix-sept ans, en quelque sorte encore un enfant et pourtant déjà un adulte. Des centaines de milliers de personnes allaient lire ce magazine, et mes parents aussi, certainement. Et la question était là : Tu l’es ? Tu ne l’es pas ? Tout mon avenir était contenu dans ce petit mot, ce petit mot avec lequel les gens « normaux » définissent les « anormaux » – les hétérosexuels : les homosexuels, les lesbiennes ou les transgenres. Les Blancs : les Noirs. Les valides : les invalides. Les voyants : les aveugles. Ce mot révèle que l’on appartient à un groupe ou que l’on doit le quitter, il intègre ou discrimine, il constitue la grande différence entre les gens. Tu l’es ? Tu ne l’es pas ? Les pensées qui fourmillaient dans ma tête finirent par prendre la forme d’une phrase : « Je n’ai plus envie de mentir. » Sur ça. Sur moi. Sur mes inclinations, que je ne ressentais pas comme différentes ou anormales, quelle que soit la manière dont on les avait qualifiées ces dernières années. C’est pourquoi je pris une profonde inspiration et répondis la vérité : Oui, chère Niddl. Je le suis. Oui, chère Autriche, chère Allemagne, chère Suisse, cher qui que ce soit encore qui lira ces lignes plus tard : je le suis. Je suis gay. La vérité finit toujours par éclater au grand jour, mais est-ce forcément l’éclat des projecteurs qui doit ici tenir lieu de lumière du jour ? Car ce oui, chère Niddl, ce oui, chers lecteurs, signifiait : oui, chers parents, votre fils est homosexuel. Peut-être vous en êtes-vous doutés, peut-être le savez-vous, peut-être l’avez-vous refoulé, mais le voici maintenant qui claironne la nouvelle au monde entier. Il ne s’ouvre pas à vous, comme il aurait été juste de le faire. Les mots jaillissent de sa bouche, il ne peut plus les arrêter. Parce qu’il ne veut plus mentir. Parce qu’il a trop supporté. Parce que son désir le plus cher est qu’avec la vérité tout change. Seule une personne convaincue de la bonté de l’être humain peut croire une chose pareille. J’y crois toujours aujourd’hui. Puis l’interview se termina. Niddl coupa le micro. Un assistant me tapota l’épaule et me dit que j’avais été « extrêmement courageux ». Pourtant, je savais que je venais de commettre la plus grande erreur de ma vie. 5 Le chemin de Canossa

« What is this feeling, so sudden, and new ? » Extrait de la comédie musicale Wicked: The Untold Story of the Witches of Oz

Le magazine devait paraître quatre jours après l’interview. Alors, tout Bad Mitterndorf apprendrait ce qu’il avait toujours soupçonné : le fils du restaurateur du village était un pédé. Un homo. Tout pourrait arriver à compter de ce jour, et mon imagination s’emballait. Les gens du quartier ne viendraient plus chez nous, et le restaurant de mes parents resterait désespérément vide. Pis : les gens allaient les harceler, comme je l’avais été. Je devins de plus en plus anxieux, d’autant que j’avais trahi la confiance que mes parents avaient placée en moi. Ils allaient apprendre publiquement ce que j’aurais dû leur dire de vive voix. Pourtant, plus rien n’avait d’importance : je n’avais pas prévu que les choses se dérouleraient ainsi, ni que ma bouche parlerait toute seule, que les mots s’enchaîneraient les uns après les autres, sans contrôle. C’était ainsi. J’étais sincèrement désolé de tout ceci, mais il n’y avait plus rien à faire pour revenir en arrière. Je pris mon téléphone pour appeler ma grand-mère. Ma grand-mère est une femme exceptionnelle. La vie n’a pas été tendre avec elle, loin de là. Quand j’étais petit, je me souviens des conversations des vieux clients du restaurant qui évoquaient la sale période, pendant et après la guerre. Le Land de Styrie était alors occupé par les Anglais, tandis que le Land voisin de Burgenland, à l’est, était contrôlé par les Soviétiques. Au début de la guerre froide, tout le monde redoutait que les Russes envoient leurs tanks pour étendre les frontières du bloc soviétique un peu plus à l’ouest. Ma grand-mère a grandi dans ce climat. Elle était née dans une famille nombreuse qui manquait d’à peu près tout, argent et nourriture compris. Aussi l’envoyait-on souvent au Portugal, pas très loin de Lisbonne. Là-bas, elle vivait dans une famille aisée et découvrit une tout autre facette de l’existence. Son père adoptif dirigeait une usine de chocolat, ce qui invariablement me faisait penser au film Charlie et la chocolaterie quand elle évoquait ce souvenir. Elle apprit à parler portugais en un été, visita Bairro Alto et Chiado, deux des plus anciens quartiers de Lisbonne, fit des excursions sur le Tage. Elle était choyée. — Passé 16 heures, se souvenait-elle, nous les filles n’avions plus le droit d’aller à la plage. Les ouvriers des usines débauchaient et ils ne savaient pas toujours bien se tenir. Elle découvrait ainsi la vie, mais cela ne l’a jamais empêchée de rester curieuse et d’avoir soif de connaissance. Une fois, elle me prit à part et me dit : — Les gens de la mer sont différents de ceux des montagnes. Elle évoquait la différence entre sa vie au Portugal et sa vie en Autriche. — La mer apporte toujours la nouveauté. Tu apprendras suffisamment tôt qu’être différent n’est pas une tare. Plus tard, elle revint vivre en Autriche, où elle rencontra mon grand-père. Il avait les cheveux très noirs et le teint mat, preuve que, même dans les montagnes, l’inattendu, la nouveauté pouvaient aussi survenir. Il portait des lunettes cerclées d’or, fumait des cigarettes à l’odeur exotique et gagnait sa vie comme chauffeur routier. Je suis persuadée d’avoir hérité de lui l’envie de bouger sans cesse, qui fait de moi une voyageuse au long cours. Il me racontait ses périples à travers l’Europe, évoquant les ports de Rotterdam et de Marseille, ainsi que les pins qui bordent les routes du nord de la Suède. Mon grand-père transportait notamment des réfrigérateurs, des téléviseurs, du sucre et du café. Un jour, alors qu’il déchargeait des caisses de bananes à Anvers, il tomba sur des centaines d’araignées qui l’avaient accompagné dans son voyage et avaient envahi son camion. Malheureusement, il est mort jeune. J’avais neuf ans. Ma grand-mère ne refit pas sa vie. Par la suite, nous allâmes lui rendre visite régulièrement. Les deux heures de trajet en voiture jusque chez elle me semblaient toujours une éternité. Parfois, je m’endormais en route. La grande roue de charrette à l’entrée de sa maison signalait que nous étions arrivés. Je me ruais alors vers la maison et sautais dans ses bras. À l’intérieur, ça sentait toujours bon, un mélange de menthol et d’eau de Cologne. J’ai retrouvé ce parfum chez Karl Lagerfeld à l’occasion d’une séance photo. Je me suis aussitôt sentie légère et insouciante, sans compter que j’étais très à l’aise avec lui. Ma grand-mère l’aurait également été, sans nul doute. Chez elle, tout était impeccable : pas un grain de poussière ne traînait, ni une seule goutte d’eau dans le lavabo de la salle de bains. Nous aurions pu manger par terre, mais ce n’était évidemment pas dans nos mœurs. Dans sa maison bâtie à flanc de colline, la vie se déroulait principalement à l’étage supérieur, entre la véranda et le jardin. Afin d’ajouter une touche de nature à son intérieur, elle avait disposé une gigantesque tapisserie montrant un lac entouré d’une forêt de sapins et recouvert le sol d’une moquette vert mousse. Et voilà, pour la troisième fois de ma vie, une nouvelle évocation de la fameuse grotte verte. Chez elle, je me sentais couvé. C’était peut-être dû à son caractère naturellement déterminé qui n’autorisait personne à prendre des décisions à sa place. Elle mettait toute la famille au diapason, moi compris, mais gardait toujours son calme. Je pense avoir hérité d’elle quand il s’agit de prendre des décisions, mais je me souviens avec délice combien j’adorais qu’elle prenne tout en charge, quand j’étais enfant. C’est probablement pour cette raison que je me suis décidé à lui passer ce satané coup de fil pour lui raconter la situation dans laquelle je m’étais mis. Pour la première fois, je lui parlai de mon homosexualité, mais elle ne jugea pas bon de relever. Après tout, c’est elle qui avait dit qu’être différent n’était pas une tare. — Rentre chez toi, me dit-elle sur un ton qui ne souffrait aucune contradiction. Je serai bientôt là- bas. — Mais, mamie, il y a deux heures de route, et… Elle ne me laissa pas terminer ma phrase. — C’est mieux ainsi, dit-elle, et je savais qu’elle avait raison. J’ai toujours aimé rentrer chez mes parents, même si je risquais qu’on me surprenne à l’arrivée à la gare. Cette fois, pourtant, le voyage fut trop rapide à mon goût. Jamais l’épisode historique de la pénitence de Canossa n’avait été aussi approprié. Après avoir été menacé d’excommunication par le pape, le roi Henri IV avait été obligé de se rendre à Canossa pour y présenter des excuses humiliantes. Selon les historiens, il avait dû attendre quatre jours, pieds nus, aux portes du château de Canossa, avant d’être admis à l’intérieur. J’étais certain que mes parents ne m’infligeraient rien de tel, néanmoins j’étais bien dans la peau d’un pénitent qui allait chercher le pardon. Ce n’était plus mon homosexualité qui me perturbait, mais le fait que j’allais prendre mes parents par surprise. J’avais prévu de faire irruption chez eux, de les réunir et de leur balancer la vérité, en mode « voilà la situation, débrouillez-vous avec ». À mon arrivée, comme je le craignais, ils étaient débordés, préparant les repas, mettant les couverts et faisant les lits pour les clients. Et moi qui débarquais comme une fleur, avec une nouvelle de première importance à laquelle personne n’avait le temps de prêter attention. Nous fûmes tous les trois submergés par l’émotion, avec, pour couronner le tout, une dispute horrible. C’était surtout la manière dont j’avais révélé mon homosexualité qui les dérangeait. Il était trop tard pour changer quoi que ce soit. Au bout d’un moment, nous étions en larmes. Ma grand-mère choisit d’arriver à cet instant précis. J’avais même oublié qu’elle devait venir. Son élégance, sa grâce et son autorité se répandirent en un instant dans la pièce, telle une brise printanière. Sans même dire bonjour, elle ordonna : — Vous ne devriez pas être en train de tout préparer pour les clients de ce soir ? Alors vous allez me faire le plaisir de vous ressaisir et de retourner au boulot. Je passai les jours suivants chez elle. Mes parents finirent par se calmer. Mon frère me téléphona. Trois ans plus tôt, je lui avais révélé mon inclination. Il avait simplement répondu : « Oui, et alors ? » Mes parents avaient toutefois besoin d’un peu plus de temps pour arriver à cette conclusion. Encore aujourd’hui, ils me sont reconnaissants de leur avoir enseigné l’art de moins se préoccuper de ce que pensent les gens. Dans notre société, ce sont pourtant les enfants qui apprennent de leurs parents et non l’inverse. Quoi qu’il en soit, le concept même de coming out – un terme étrange qui pousse les gens à se sentir obligés de révéler ce ou ceux qu’ils aiment – montre bien que notre société est loin d’être tolérante. En tant que Conchita Wurst, ma mission est de changer cela. Et il y a du boulot. 6 « Starmania »

« Wonder of wonders, miracle of miracles » Extrait de la comédie musicale Fiddler on the Roof

Lorsque l’on souhaite donner libre cours à son talent, on ne peut pas passer sa vie à chanter dans son grenier et à des fêtes d’anniversaire. Même sans avoir, durant toutes ces années, bénéficié d’une formation classique, je sentais que le moment était venu de me montrer en public. Je raconte aujourd’hui en plaisantant que c’est Ariel, la petite sirène du conte d’Andersen, qui m’a permis de développer cette tessiture. Bien entendu, c’est un peu exagéré : après tout, elle était occupée à consacrer sa vie à l’amour pour se changer en être humain. Quand j’y repense, j’avais un projet comparable : une transformation si énorme et si imposante qu’elle était difficilement imaginable. Cela allait encore prendre du temps, mais comme tout voyage commence par un premier petit pas, je décidai de participer à « Starmania ». La deuxième saison de ce télé-crochet avait déjà été diffusée et la troisième était en préparation. « Qui ne tente rien n’a rien », dit la sagesse populaire, et aussi : « Qui ne demande rien n’a rien. » Pourtant, il faut du courage pour oser faire quelque chose et affronter la question : en suis-je capable ? Les deux premières saisons avaient obtenu un excellent taux d’audience et les producteurs voulaient maintenant faire encore mieux. La présentation serait de nouveau assurée par Arabella Kiesbauer. Cette Viennoise s’était fait connaître en présentant le talk- show « Arabella » sur la chaîne Pro7. Deux mille cinq cents personnes avaient déposé leur candidature pour dix-huit places, et atteindre cette étape représentait donc déjà un honneur. J’étais heureux de pouvoir profiter des vacances d’été pour la présélection. Toutefois, quand je fus sélectionné pour la phase finale, je sentis mon cœur battre à tout rompre. Comment vas-tu y arriver ? me demandai-je. Tu vas en cours du matin au soir, et en général, le reste du temps, tu dois faire tes devoirs pour le lendemain. Je ne voyais pas comment caser les enregistrements télé dans un emploi du temps aussi chargé. Lorsque l’on considère la vie rétrospectivement, comme je le fais en ce moment, on remarque des carrefours particuliers où doivent être prises des décisions déterminantes pour l’avenir. Quel chemin emprunter quand on se retrouve à un tel carrefour, voilà une question sur laquelle gamberger à n’en plus finir. On peut se fier à son intuition, cette fameuse petite voix intérieure dont certains prétendent qu’elle n’existe pas. Pour moi, elle existe bel et bien, et à cette époque elle se fit entendre. « Saisis ta chance tant qu’il est temps, me souffla-t-elle à l’oreille. Tu pourras toujours reprendre l’école plus tard. » Ce conseil fut l’argument décisif que j’opposai à ma raison, laquelle ne trouvait pas très judicieux d’abandonner l’école du jour au lendemain. Je gardai d’abord ma décision pour moi. L’émission commença le 6 octobre 2006 : le premier groupe chanterait pendant trois semaines avant que le second enchaîne pour les vingt et un jours suivants. Dagmar Hinterer fut la première à devoir baisser pavillon, dès l’ouverture, puis un candidat suivit chaque semaine. Six semaines plus tard, le groupe des finalistes était constitué, et le petit jeu se poursuivit : le tour de chant, le vote. Être éliminé ou rester. C’était la première fois que je chantais dans un contexte de compétition, et cela suscitait en moi des sentiments mitigés. D’un côté, j’étais très heureux de pouvoir chanter devant un si vaste public. De l’autre, je ressentais chaque fois une grande compassion pour les candidats éliminés. J’avais vraiment de l’affection pour certains d’entre eux, et leur déception devenait aussi la mienne. Évidemment, mes parents, ma famille et mes amis savaient désormais que je participais – et au lieu de me reprocher de sécher l’école, ils m’encourageaient ! Je n’avais vraiment pas d’autre choix que de gagner. Entre- temps, la nouvelle année avait commencé, et le 26 janvier 2007 je chantai en finale pour la première fois de ma vie ! Des millions de téléspectateurs ! Le vote ! Deux candidats qui pleurent, un seul qui jubile ! Les producteurs conçurent le tout de manière aussi passionnante que possible, et finalement et moi nous retrouvâmes seuls en course. — C’est le principe Highlander, me souffla un cameraman à l’oreille en se référant aux films racontant l’histoire d’un chef de clan immortel. Il ne peut en rester qu’un. L’enjeu était important : un contrat avec une maison de disques, c’est-à-dire quelque chose dont je n’avais pas même osé rêver jusqu’à présent. Nadine et moi chantâmes, donnant tous deux le meilleur de nous-mêmes, et finalement le public décida. Tom Neuwirth obtint la seconde place, Nadine devint une reine éblouissante. Quatre ans plus tard, en 2011, elle représenta l’Autriche au concours Eurovision de la chanson et termina à la dix-huitième place. Je n’ai pas pensé, à la fin de « Starmania », que j’y prendrais part moi-même un jour. En fait, j’aurais dû retourner à l’école, satisfait, mais en mon for intérieur quelque chose s’y refusait. Pendant la compétition, nous, les participants, avions tiré au sort les catégories musicales à interpréter. J’étais tombé sur « Eurovision » et avais dû choisir parmi cinq titres, dont « Everything » d’Ánna Víssi. En Grèce, son pays, Ánna est une star. J’ignore si c’est un hasard, mais elle m’entendit un jour interpréter sa chanson. Après ma victoire à l’Eurovision, elle m’invita chez elle, à Mykonos, à l’occasion du quarantième anniversaire de sa carrière ; elle m’accueillit avec une cordialité toute familiale. On chanta, dansa, mangea et rit. Avoir la même énergie qu’elle, voilà qui pourrait être un but dans la vie. Pendant la journée, elle donna un merveilleux spectacle de trois heures, et le soir, elle dansa jusqu’à l’aube. Quelle femme merveilleuse ! Bien que nous ne nous soyons jamais rencontrées auparavant, nous avions l’impression de nous connaître depuis toujours. Elle finit par m’inviter à un dîner intime et me raconta sa vie. Nous étions dans un restaurant discret, mais pendant toute la soirée de jeunes hommes vinrent frétiller autour d’Ánna en me lançant des regards envieux. Je ne pus réprimer un sourire : la vie joue toujours la même chanson, pensai-je. Cette femme attire les garçons comme la lumière les papillons de nuit, mais ils ne la séduiront jamais. Et moi, qui adore les femmes mais ne les désire pas, j’obtiens tous les tête-à-tête avec elles. Quand je rentrai à la maison après « Starmania », j’étais certain d’une chose : je voulais continuer sur la voie dans laquelle je venais de m’engager. Je n’avais certes aucune idée de l’endroit où elle allait me conduire, n’avais ni carte routière en poche ni objectif précis en tête, mais j’y avais pris goût. Peut-être un souvenir issu de l’une de mes comédies musicales préférées, Wicked, m’effleura-t- il à cette époque. La méchante reine qui y joue un rôle m’a toujours fascinée. À présent, encore timide et réservé, j’allais moi aussi quitter la voie de la vertu et décidai de plaquer l’école. Au lieu de me consacrer à mes études de troisième année à l’école de stylisme, je jubilais à chaque fois que le téléphone sonnait. Souvent, l’appel venait d’un magazine, d’une radio, d’une chaîne de télévision. Les médias montraient un grand intérêt pour les candidats de « Starmania », surtout pour les finalistes. Je pouvais m’estimer heureux d’avoir déjà fait mon coming out. Je n’avais plus à me cacher derrière un mensonge quand je me trouvais en public, et c’était un grand soulagement. 7 En scène !

« You can’t stop the river as it runs to the sea » Extrait de la comédie musicale Hairspray

Tout « Starmania », avec les tours éliminatoires, la demi-finale, la finale et le battage médiatique qui s’ensuivit, m’avait tenu en haleine pendant un an. Apparemment, les gens aimaient m’écouter chanter, ce qui me réjouissait, car je me sentais bien sur scène. J’adore les possibilités de modulation de la voix humaine et les émotions que l’on peut faire naître grâce à elle. En parlant, on n’utilise qu’une petite gamme de fréquences, n’exprimant donc souvent que peu de sentiments. Je me demande régulièrement de quoi aurait l’air notre monde si nous discutions en chantant. La tessiture d’une voix de choriste expérimenté s’étend sur environ deux octaves, le ton le plus élevé de l’air de la reine de la nuit dans La Flûte enchantée de Mozart est un contre-fa, il faut donc maîtriser pour la tessiture de cette aria deux octaves et une quinte. Si l’on compte aussi les harmoniques supérieures, que l’on entend de toute façon en permanence, ce sont deux à trois octaves qui s’y ajoutent. Quelle gamme de sons on peut donc faire naître rien qu’avec le larynx, les cordes vocales et le pharynx ! Bien entendu, chez un chanteur professionnel, le corps joue aussi un rôle. Il constitue une caisse de résonance naturelle, et c’est sa capacité à s’en servir qui distingue au bout du compte un grand chanteur. L’utilisation du diaphragme, qui donne de la légèreté au chant, est pour nous considérée comme un soutien. Je ne me souviens pas précisément du moment où le chant est devenu pour moi aussi important que la parole, voire plus important encore. Ce fut probablement le jour où je constatai pour la première fois que je pouvais rendre les gens heureux depuis une scène, grâce à la musique. Toutes ces réflexions jouèrent un rôle quand il me fallut de nouveau prendre une décision. On dit qu’une loi implacable règne à Hollywood, selon laquelle un metteur en scène n’est demandé qu’à l’aune du succès de son dernier film. L’Autriche n’est pas les États-Unis, mais ces règles de la gloire et du succès y ont aussi cours. Une maison de disques vit un grand potentiel en moi si je continuais à chanter. Peu nombreux sont les participants de « Starmania » qui purent sortir leurs chansons, je me souviens de Nadine Beiler, Gernot Pachernigg, Mario Lang et Eric Papilaya. La maison de disques eut une idée bien particulière pour Thomas Neuwirth de Bad Mitterndorf. J’étais censé intégrer un boys band, une sorte de Backstreet Boys ou de Take That autrichien. Martin Zerza, Johannes Palmer et Falco De Jong Luneau seraient avec moi sur scène, et le nom du groupe, Jetzt Anders !1, en disait long. Je n’étais pas vraiment convaincu par cette idée. Quelqu’un l’avait concoctée en haut lieu parce que les boys bands étaient à la mode, mais aucune passion ne l’animait, comme c’est souvent le cas avec ce genre de concept. À l’époque, je n’étais pas assez sûr de moi pour dire « non » uniquement parce que, par intuition, je ne croyais pas au succès. De plus, l’offre était claire et nette : soit un boys band, soit pas de scène du tout, or je voulais absolument faire de la scène. Je devins donc membre de Jetzt Anders ! et découvris ce qu’est l’échec. Rétrospectivement, je suis heureuse de cette expérience. Chaque artiste avance en équilibre sur le fil du rasoir, et ce n’est qu’en connaissant l’échec que l’on apprend à savourer le succès. Nous chantions en allemand des morceaux tels que « Dieser Moment » et « Immer und Ewig », nous étions ambitieux, mais l’euphorie ne vint jamais. Jetzt Anders ! connut son heure de gloire en assurant l’accompagnement musical de la soirée d’anniversaire de Paris Hilton à la station de ski d’Ischgl. Tous les invités semblaient être célèbres d’une manière ou d’une autre, de sorte que notre entourage vit là l’occasion d’une percée. Je n’étais pas de cet avis. Que la réussite puisse naître des hasards est et demeure une illusion. Je crois aux idées venues du cœur et à l’effort, à la discipline, à la persévérance et aux dix mille heures qu’on doit investir dans ce qu’on fait. Rien de tout cela n’existait dans notre groupe, et il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Jetzt Anders ! se soit séparé au bout de huit mois. Nous ne pouvions pas remplir la mission que notre nom impliquait. Je me retrouvai alors à la rue. Si l’on reprend la loi d’Hollywood, la célébrité d’un chanteur dépend elle aussi du succès de son dernier engagement. Je découvris soudain le revers de la médaille de la vie d’artiste. Pas de ventes de disques ni de téléchargements, pas de concerts ni de soirées en clubs, pas de vie sous le feu des projecteurs. Mais je n’ai jamais été du genre à baisser les bras. « Si l’on regarde les choses en face, tu n’as même pas encore vraiment commencé », me dis-je. L’émission « Starmania » reposait sur la reprise de chansons déjà interprétées par d’autres. Jetzt Anders ! était sorti de la tête de professionnels du marketing qui avaient vu là une opportunité. Rien n’était encore venu de moi-même. Malgré le fiasco, je trouvai cette pensée vraiment rassurante. Je m’admonestai : « Fais ton truc à toi ! » Mais mon inspiration s’arrêtait là. Les idées ne viennent pas quand on a besoin d’elles, elles sont bien plus malignes que cela : elles viennent quand on n’y croit plus. J’eus tout de même une petite idée, que je mis en pratique. Je voulais quitter Graz pour Vienne et m’y installer. J’avais découvert la capitale lors des mois précédents et m’y étais attaché. Quiconque y est déjà allé le comprendra, et qui ne la connaît pas encore devrait faire le voyage. Mais attention ! Vienne affiche un mélange irrésistible de métropole moderne et de charme historique, pétillante comme du champagne, douce comme du sucre, toujours empreinte de cette touche d’amertume dont les gourmets savent bien qu’elle affine la saveur des plats. Et cela s’applique autant au jour qu’à la nuit. Je suis moi-même une créature de l’obscurité et aime mener une vie sensuelle, voluptueuse et optimiste. C’est dans cela que je voulais me lancer et, afin de pouvoir financer cette vie, je commençai à travailler dans une boutique H&M. Je n’avais pas de mal à conseiller les clientes et les clients, car j’avais l’œil et le savoir-faire en matière de mode. Je fus d’abord séduit par la nouveauté, mais cette magie ne tarda pas à se dissiper. Je constatai que mettre les fringues en place, les trier, les classer, les suspendre, les vendre et les tendre par-dessus le comptoir, emballées dans un sac, ne donnait pas de sens à ma vie. Je courais le risque de me retrouver un jour sans aucun diplôme. Et je ne voulais cela pour rien au monde. Quand je tournai le dos à H&M et quittai de nouveau Vienne, je savais toutefois une chose : cette merveilleuse ville allait me revoir un jour. Je rentrai tout d’abord à Graz. Je réintégrai la troisième année de l’école de stylisme et me remis à manier le fil et l’aiguille avec autant d’habileté qu’auparavant, mais avec l’avantage d’être un peu plus âgé que les autres. Et un peu plus connu. J’ignore si les brimades cessèrent grâce à cela ou parce que j’étais devenu plus sûr de moi. Quoi qu’il en soit, j’obtins haut la main mon examen et retournai à Vienne dans la foulée. Cela me donnait déjà une occasion de faire la fête. J’en avais trouvé une autre : l’idée qui s’était nichée dans ma tête. Je l’ai dit, l’inspiration vient sans qu’on en passe commande, et le plus souvent sans prévenir. Celle-ci me paraissait un peu étrange, était vraiment « différente », et provenait de mon cœur. Je savais désormais que les bonnes idées viennent toujours de là.

______1. « Différents maintenant ! ». 8 « ¡Guapa, conchita, guapa ! »

« It won’t be easy, you’ll think it strange When I try to explain how I feel » Extrait de la comédie musicale Evita

Je m’étais déjà souvent amusé à me travestir en femme. Cela avait commencé dans mon enfance, quand je me glissais de temps en temps dans des vêtements féminins, me montrais en public pendant le carnaval, et j’avais par la suite perfectionné ma technique lors des chaudes nuits viennoises. En fait, je rêvais à cette époque de devenir plus musclé et plus viril, peut-être pour satisfaire à la superficialité et obtenir de la reconnaissance dans la communauté homosexuelle. Mais je pouvais manger ce que je voulais (et je le peux toujours aujourd’hui) sans pour autant prendre un gramme. Comme les plus belles robes m’allaient comme un gant, je me mis progressivement à en essayer toujours davantage : vêtements, perruques, maquillage, le jeu voluptueux de la séduction. Je remarquai à quel point hommes et femmes s’enflammaient sur cette étroite frontière de l’équivoque érotique. Incapables de détourner les yeux, ils osaient la question « Tu es vraie ? », dangereuse en cela qu’elle peut induire, a contrario : « Et toi ? Tu es comme ça ? » On pénètre toujours si profondément dans la psyché humaine de l’indécision et de l’hésitation quand il s’agit de se confronter à son moi véritable ! Qui suis-je ? Qu’est-ce qui me définit en tant que personne ? Les hommes habillés en femme, les dragqueens, jouent le rôle de catalyseurs de la question peut-être la plus importante de la vie. La légende prétend que William Shakespeare écrivit le terme drag en marge de ses indications de mise en scène lorsqu’un homme devait apparaître habillé en femme : dressed as a girl. Ce mot semblait fait pour moi. Je commençai à accepter mon corps et à prendre plaisir à voir des femmes devenir envieuses. D’où tiens-tu ce tour de taille ? Comment fais-tu pour entrer dans cette robe ? Pourquoi marches-tu sur ces talons aiguilles comme si tu n’avais jamais rien fait d’autre de ta vie ? Je me briserais la nuque sur des trucs pareils ! Plus je me plongeais dans cet univers, plus il m’apparaissait clairement que la quête de soi est le travail de toute une vie, tout comme le défi d’apprendre à s’aimer soi-même. Ces réflexions jouèrent un rôle quand je fus un soir invité à une fête à Vienne. Un ami déménageait par amour à Hambourg, dans la ville du péché, de la Reeperbahn1 et des quartiers chauds de Sankt Pauli et Sankt Georg. Une occasion parfaite pour sortir les talons aiguilles, me dis-je. Un de mes amis les plus proches, Matthias, s’occupa de ma coiffure, tandis que ma merveilleuse amie Nicole, que j’avais rencontrée lors de « Starmania », laissait libre cours à son talent poétique. Elle écrivit un poème que je récitai dans l’allemand le plus raffiné. Tout le monde s’amusa beaucoup, et quand j’eus terminé, une femme me prit en aparté. J’avais entendu parler de Kitty Willenbruch : tout le monde, à Vienne, connaît sa revue burlesque. Elle était alors à la recherche d’un animateur et pensait que je serais l’homme idéal. Ou la femme idéale. Ou l’idéal mélange des deux. En tant qu’homme, je portais la barbe et me sentais bien ainsi. Comme celle-ci n’était pas aussi parfaitement taillée qu’aujourd’hui, Matthias l’avait un peu maquillée pour la soirée. Voici l’idée qui m’occupait depuis un certain temps : lorsqu’un homme se compresse dans un soutien-gorge, le rembourre généreusement, puis enfile une petite culotte très inconfortable qui cache douloureusement ce qu’il a en fait à offrir, il s’agit d’un jeu – s’il devient une femme de cette façon, pourquoi cette femme ne profiterait-elle pas de ses dons naturels ? De la barbe qui orne son visage, par exemple. — Ça sonne bien, dis-je à Kitty. Et c’est ainsi que je le ressentais : ça sonnait bien, ce qui est important pour moi qui suis chanteuse. — Sous quel nom aimerais-tu te produire ? Voilà le genre de questions qui surgissent quand on ne se contente plus d’apparaître sur scène lors de fêtes privées mais qu’on s’apprête à se professionnaliser. Je haussai les épaules, perplexe : — Aucune idée. Je vais y réfléchir. Quand je leur parlai de la proposition de Kitty, mes amis s’y mirent aussi. — Qu’est-ce que tu penses de Concha ? me proposa Damavis, qui vient de Cuba et a donc un penchant pour les noms à consonance espagnole. ¡Guapa, Concha, guapa ! Jolie Concha, jolie fille ! — Non, non ! Ça ressemble à un nom de chewing-gum ! Oublie ça ! Heureusement, Damavis s’obstina : — Chez nous, à Cuba, on appelle toujours conchas les femmes les plus sexy. Ou bien, quand elles sont très mignonnes, conchitas. Et ne me dis pas que tu n’es pas mignonne dans cette tenue. Voilà qui éveilla davantage mon intérêt. Conchita, cela avait pour moi une tout autre tonalité, plus agréable, plus jolie. Et sexy, elle l’était vraiment, j’avais déjà constaté l’effet qu’elle produisait sur les personnes des deux sexes. Pourtant, je ne me faisais que lentement à l’idée. — Oui, si tu le dis. De toute façon, ça n’a pas d’importance. Et voilà que réapparaissait l’expression « es ist wurst », pour moi, c’est wurst, ça m’est égal, je m’en fiche. Je me rappelai soudain que, pour mes parents, l’attitude des autres ne pouvait pas être sans importance parce que leur vie professionnelle en dépendait, et les effets que cette situation avait eus sur ma vie. À présent, je comprenais toute l’étendue de l’expression : « ça m’est wurst » allait de « qu’est-ce que j’en ai à faire ? » à « tu ne peux pas t’en moquer », qui appelle à l’action. Quel pouvoir un seul mot peut receler ! Les dés étaient jetés. — Conchita Wurst, annonçai-je. C’est comme ça que je vais m’appeler. Et c’est resté.

______1. Célèbre avenue de Hambourg regroupant bars et boîtes de nuit. 9 La lettre

« You know that I was always there » Extrait de la comédie musicale Billy Elliot

On peut considérer que Conchita Wurst vit le jour en 2011 parce qu’un ami déménageait à Hambourg et qu’une amie avait besoin d’un animateur. Mais, en fait, Conchita était en moi depuis longtemps, comme le montre une lettre que j’écrivis un an plus tard. Nul besoin de plonger ici dans les tréfonds de la psyché, mais comme je vis à Vienne, la patrie de Sigmund Freud, fondateur mondialement connu de la psychanalyse, citons ici un confrère qui fut longtemps son ami, C. G. Jung, dont j’aime résumer ainsi les bases de la psychologie : nous ne pouvons pas refouler ce qui est en nous. Si nous le faisons quand même, le fusible finit inévitablement par sauter. On le voit, on l’entend et on le lit chaque jour aux nouvelles. Il est bien plus sain de se préoccuper de ce qui veut sortir de soi. Pour moi, c’était Conchita et ce que Conchita incarne à mon sens : un symbole d’acceptation et d’amour, et donc de tout ce qui peut rendre notre monde meilleur. Chère Conchy, Nous sommes à ées 1990 et tu n’existes pas vraiment. Le petit Tom te cache encore dans son imagination, mais tu es déjà là, et le gamin de dix ans le sait bien. Il va l’exprimer par une tendance discrète à se mettre lui-même en scène en portant des vêtements de femme. Parce que ça l’amuse énormément. Pour être honnête, tu es à cette époque quelque chose d’interdit. Dans l’entourage de Tom, peu nombreux sont ceux qui trouvent agréable son côté féminin. Mais, chère madame Wurst, ton heure va venir ! Tom doit d’abord traverser quelques années pas très drôles, généralement connues sous le nom de puberté. Les enfants deviennent alors « adultes » et sont obligés de se préoccuper de choses pénibles, eux-mêmes par exemple. Crois-moi, ça n’a encore jamais amusé personne. C’est pour cela, chère Conchy, que tu vas devoir te dissimuler encore quelques années. Pendant ce temps, Tom va apprendre à tirer des avantages personnels d’événements négatifs grâce à la réflexion sur soi et à l’analyse des situations. Ne ris pas ! Évidemment, à cet âge, il ne sait pas encore pourquoi ces choses-là portent des noms si compliqués. En revanche, il va apprendre à différencier l’aversion qu’il inspire de la haine de soi projetée par certains. « Est-ce qu’ils ne m’aiment pas parce que je suis gay ou est-ce qu’ils ne se supportent pas eux-mêmes et sont méchants à cause de ça ? » Il se posera ces questions-là. Aujourd’hui, Conchita, nous savons tous les deux que, dans la majorité des cas, c’est la seconde réponse qui est la bonne. Ainsi passent les années, et tu n’as ni vrai look ni nom. Allez, tiens-toi tranquille ! Elle finira par venir, ton heure de gloire ! Tsss, espèce de diva. Et voilà qu’après vingt-trois ans passés sur le banc de touche, tu es soudain appelée sur le terrain. Avec de longs cheveux noirs, des cils encore plus longs, dans des chaussures incroyablement inconfortables, et avec une barbe… Oui, mon cœur, tu as bien lu : tu porteras la barbe ! Pourquoi ? Parce que c’est wurst. Tu vas ainsi offrir à un jeune homme inquiet une nouvelle réalité et lui permettre de mener une vie dans laquelle il pourra être tel qu’il le veut et tel qu’il est. Avec ton aide, il va se battre pour un peu plus de tolérance et d’acceptation. Et autant que je puisse en juger en tant que ton futur, vous allez passer un bon bout de temps ensemble. Avec amour, Tom 10 « The world is your oyster »

« Then you begin to make it better » Extrait de la comédie musicale All You Need Is Love

Dans une interview, John Lennon se remémore l’époque où les Beatles n’étaient pas encore des stars internationales. Entre 1960 et 1962, ils donnèrent deux cent soixante-dix concerts, un record, dont certains durèrent six, huit ou même dix heures. Ils avaient lieu dans une boîte de strip-tease de la Reeperbahn, à Hambourg, où le patron, un dénommé Bruno, avait introduit le concept du strip-tease non stop. Les Beatles jouaient pour attirer les passants et John Lennon commenta ainsi ces années d’apprentissage du groupe culte : « On jouait toute la nuit. On était obligés de se donner à fond et d’inventer en permanence de nouveaux trucs. C’est ainsi que notre répertoire s’est étoffé, que nous sommes devenus meilleurs et plus sûrs de nous. » Il en alla un peu de même pour moi quand je devins animatrice au Salon Kitty Revue. Cette revue était un happening underground non stop destiné à un public exigeant, qui ne se satisfaisait pas d’idées au rabais. Nous pratiquions la critique sociale, au cœur de l’actualité, et quand nous cassions du sucre sur le dos de tel ou tel politicien, nous en savions parfois davantage que les journaux du lendemain. Comme les Beatles sur la Reeperbahn, nous donnions le meilleur de nous-mêmes et inventions sans cesse de nouveaux textes, ce qui élargit mon horizon. Je m’améliorai sans cesse, Conchita s’améliora, et surtout j’appris à mieux la connaître. Au début, je lui donnai une origine sociale, ce qu’on appelle une backstory, comme cela se pratique dans le milieu du cinéma : d’après cette histoire, Conchita, née sur les hauts plateaux colombiens, était désormais mariée à Jacques Patriaque, incarné par mon talentueux ami Thomas. C’était pour nous le prétexte à des dialogues sur scène allant de brefs sketches mordants à des pièces complètes. Nous évoluions dans l’atmosphère des années 1920, époque à laquelle Vienne était, avec Berlin, le cœur culturel de l’Europe. À New York, on aurait qualifié nos spectacles de off-Broadway ou de off-off- Broadway. Dans la Vienne de l’opéra, de l’opérette et du Burgtheater1, nous ne jouâmes au début qu’un rôle mineur. Mais notre célébrité se répandit : d’abord, la scène culturelle établie ne parla du Salon Kitty Revue qu’en cachette, puis les premiers curieux vinrent juger par eux-mêmes ce que valaient ces discrètes recommandations. On parlait d’une femme à barbe, de son séduisant époux, de choses vraiment excitantes. Les courageux ne voulaient pas rater cela, et de plus en plus de gens se mirent à venir voir nos spectacles. Jusque-là, je n’avais fait qu’emprunter mes talons aiguilles, mais à présent cela valait la peine de faire le tour des boutiques spécialisées et de m’offrir mes propres escarpins. Je m’intéressai aux perruques et découvris la science très subtile de leur fabrication, que bien peu de gens maîtrisent. J’appris bientôt à me maquiller de manière professionnelle et postai fièrement les résultats sur Facebook. Progressivement, le nombre de mes fans grandissait sur les réseaux sociaux, tandis que dehors, dans le monde réel, on parlait de plus en plus de Conchita Wurst. Cela aboutit à une étape décisive : Conchita quitta le monde de l’ombre, des fêtes burlesques et des créatures de la nuit pour entrer dans la lumière publique. L’émission de télévision « Die Grosse Chance » était comparable à « La France a un incroyable talent ». J’hésitai à franchir ce pas, car je doutais qu’il soit judicieux de participer une nouvelle fois à un télé-crochet. Chacune de ces émissions a ses propres règles, mais elles ont aussi un point commun : elles recherchent l’originalité, l’exceptionnel, la nouveauté absolue. Et ça, je pouvais le leur donner, pensai-je. Mais, au bout du compte, je n’atteignis que la sixième place de « Die Grosse Chance », ce qui n’est vraiment pas un bon résultat, en tout cas à en croire un autre Autrichien célèbre, Arnold Schwarzenegger. Comme moi, il vient de Styrie, et dit volontiers de lui-même : « Je veux toujours être le premier car personne ne s’intéresse au deuxième. » Alors, qui pouvait bien s’intéresser au sixième ? Il fallait pour cela quelqu’un doté d’une vision, et c’est ainsi que je fis la connaissance de René Berto. On me demande régulièrement pendant les interviews ce que je pense de tel ou tel footballeur, parce que ce sport est celui des masses. La plupart du temps, je ne sais quoi répondre, car le football et moi avons très peu de points communs. On peut cependant faire une comparaison : alors que j’avais jusque-là vécu mon plaisir du travestissement et du jeu burlesque plus ou moins comme un amateur, pour moi seul, à la manière dont certaines personnes se rendent sur un terrain de foot pour taper dans un ballon avec leurs amis, c’est un tournant professionnel qui se produisit dans ma vie, et il est lié à René. À l’époque, il travaillait déjà depuis un certain temps dans le milieu artistique avec son agence Genie und Wahnsinn (« Génie et Folie ») et avait pris part quelques années plus tôt au concours de l’Eurovision à Riga avec un de ses chanteurs. Il vit en moi plus de choses que les autres, il en vit même plus que je ne pouvais en voir moi-même à ce moment-là. Cela n’était pas seulement lié à son expérience et à son envie de regarder plus loin que le bout de son nez, mais aussi à sa faculté de poser les bonnes questions : « Qu’est-ce que tu voudrais devenir, où te vois-tu dans dix ans, quel est ton but ? » Quel est ton but ? Si « qui suis-je ? » est la plus difficile de toutes les questions, alors « quel est ton but ? » arrive certainement en deuxième place. Lorsque je la pose à d’autres personnes, le silence est souvent leur seule réponse. Ce n’était pas différent dans mon cas. Peut-être est-il faux de prétendre que la plupart des gens ne connaissent pas leurs objectifs. Peut-être ne savent-ils simplement pas les exprimer. Il en alla de même pour moi : je ne trouvai d’abord pas grand-chose à dire. Il faut alors un mentor comme René, qui est capable de bâtir des ponts. Son grand talent consiste à ne pas confondre ses propres objectifs avec ceux de ses protégés. Nous engageâmes progressivement un dialogue. René me posa des questions, j’y réfléchis, et un souvenir finit par remonter lentement à la surface de ma conscience. Comment m’étais-je senti, déjà, des années plus tôt, quand j’avais réalisé que je devrais quitter Bad Mitterndorf ? J’avais choisi la mode et je ne pouvais pas étudier cette discipline dans mon village natal. Malgré leurs craintes légitimes, mes parents m’encouragèrent à partir, et c’est ce que je fis, rempli de peur mais aussi impatient de découvrir le monde. Découvrir le monde. Ce monde qui s’étend sous nos pieds, qui nous appartient. The world is your oyster 2. — C’est ça, mon objectif, dis-je à René. Je veux découvrir le monde. Je veux le conquérir, avec tout ce dont je suis capable, et avec tout ce que je suis. Je veux être une star internationale. Ce ne sont vraiment pas des mots faciles à prononcer, car les critiques montent alors tout de suite au front, considérant de telles déclarations comme prétentieuses, exagérées, culottées, arrogantes voire fanfaronnes. Et mon esprit critique ne se retiendra pas non plus. Toi, une star internationale ? Tu parles ! Finis d’abord ton assiette. Avec René, c’était différent. Il me prit autant au sérieux que si je lui avais dit rêver d’une petite tournée en Styrie. Il souhaitait réellement savoir ce que je voulais. Il se voit comme un stratège qui trouve les moyens de mettre les choses en œuvre. Nous parlâmes donc aussi de mes modèles. Je n’avais pas vraiment d’idoles mais je connaissais et appréciais Céline Dion, Tina Turner et Cher. Aucune d’elles n’est née dans un milieu privilégié, toutes ont connu des périodes de vaches maigres et sont pourtant toujours restées fidèles à elles-mêmes et à leur art. Ce sont des personnalités, et elles possèdent ce qui me donne la chair de poule : une vraie grande voix de chanteuse. Je ne vis plus René pendant plusieurs jours, puis il réapparut. J’eus les jambes en coton en lisant le titre du document qu’il avait apporté. On pouvait y lire ce dont j’avais parlé, ce dont je rêvais et ce qui était mon but. Une fois écrites noir sur blanc, les choses semblent immédiatement prendre plus d’importance, se rapprochent de la réalité. Je ressentis brusquement cette excitation qui nous saisit quand nous découvrons la bonne voie. — Je l’ai écrit pour toi, me dit René en me tendant le texte. Je lus à voix haute : « Du télé-crochet à la star internationale. » Le reste, je le lus en silence. Ce qui était écrit là était conçu avec une grande intelligence. Ce qui était écrit là semblait représenter beaucoup de travail et encore plus de discipline. Ce qui n’était pas écrit là, c’était que les alouettes me tomberaient toutes rôties dans le bec. Je pensai à mes parents, qui avaient passé leur vie à travailler dur, et à mes grands-parents, qui avaient fait de même. Ils avaient été chauffeur routier, directeurs d’auberge de jeunesse et restaurateurs, et moi, j’allais devenir artiste. Mais, à part cela, il n’y avait pas grande différence. Si l’on veut atteindre le haut de l’échelle, il faut se lever tôt le matin, or je possédais un réveil en état de marche. Qu’est-ce qui pourrait donc bien aller de travers ? Je souris et tendis la main. — Marché conclu, dis-je. Et René me serra la main.

______2. Théâtre de Vienne réputé pour la qualité de ses mises en scène. 1. « Le monde est ton huître » (William Shakespeare, Les Joyeuses Commères de Windsor). 11 À la rencontre des Himbas

« Don’t dream it – be it ! » Extrait de la comédie musicale The Rocky Horror Show

Les histoires et l’art de les écrire m’ont toujours passionnée. Dans son roman Le Héros aux mille et un visages, Joseph Campbell décrit les légendes et les mythes du monde entier, aboutissant à une sorte de manuel d’instructions sur la meilleure façon de raconter des histoires. L’un de mes contes de fées préférés, La Petite Sirène de Hans Christian Andersen, correspond parfaitement à la théorie avancée par Campbell. Dans ce conte, le personnage s’appuie sur les histoires que lui raconte sa grand-mère pour apprendre le monde des hommes et s’y aventurer. En chemin, elle doit franchir de nombreux obstacles et affronter plusieurs situations qui petit à petit forgeront sa vraie personnalité. Aujourd’hui, quand je m’interroge sur qui je suis, je sais au plus profond de moi que les épreuves de ma vie me rapprochent pas à pas de la réponse. Comme le découvre la petite sirène, ces épreuves sont autant de tests que l’on passe sans être certain du résultat. Conchita a eu de nombreuses expériences du même ordre. Ainsi, pleins d’enthousiasme, René et moi avons entamé notre aventure avec plus ou moins de réussite. Parfois, je ne savais même pas comment j’allais réussir à payer mes factures. Des semaines ou des mois plus tard, il aurait fallu que je sois clonée pour répondre à toutes les sollicitations. À nouveau, à peine habituée à un rythme d’enfer, je me retrouvais à la case départ. Je ne savais plus si nous approchions de notre but ou pas. Campbell a une expression pour désigner cette sensation de montagnes russes ressentie par quiconque s’engage dans une aventure : « La route des jugements. » Nous passons notre vie à nous battre, à passer toutes sortes d’épreuves que nous réussissons ou non. Or, échouer implique abandonner. À cette époque, il devenait de plus en plus évident que je ne lâcherais rien de ce qui me tenait à cœur. Conchita est née de ce constat. C’est encore vrai aujourd’hui quand on m’attaque. Face à cette situation, je me dis en mon for intérieur : « Voici une nouvelle épreuve. Tu seras plus forte après, et encore plus à même de trouver la réponse à la question la plus importante de la vie : qui suis-je ? » J’en étais là de mes réflexions quand je reçus un coup de fil de la chaîne de télévision RTL qui me proposait de participer à l’émission « Wild Girls : l’Afrique en talons aiguilles ». L’idée était de traverser les déserts de Namibie en compagnie de Sara Kulka, Fiona Erdmann et Kader Loth. Les producteurs mettent beaucoup de sérieux dans leurs concepts d’émissions et se préoccupent peu de rendre la vie facile aux participants. Quand je demandai où se déroulerait l’émission – à Windhoek, la capitale de la Namibie, peut-être ? –, on me répondit simplement : « Non, nous allons dans le Damaraland puis dans le Kaokoveld, la terre du peuple himba. » Il était temps pour moi de ressortir mon vieux manuel de géographie. Je ne connaissais pas grand-chose à l’Afrique, mais le peu que j’en savais me fascinait. Il y a deux cents millions d’années, l’Afrique était au cœur de la Pangée. De par sa position centrale, elle a échappé à la destruction lorsque la Pangée s’est disloquée, devenant le plus vieux et le plus stable continent de la Terre. C’est la raison pour laquelle les plus anciennes formes de vie y ont vu le jour, y compris les hommes il y a quatre millions d’années. Les plantes et les animaux ont pu y évoluer en toute quiétude. Aujourd’hui, l’Afrique héberge cent vingt et une écorégions où s’étendent forêts tropicales, savanes et déserts. En ce qui nous concernait, les producteurs avaient choisi le désert. Rien que le mot Namibie est une astuce. Il vient de Namib, qui est le plus vieux désert du monde et veut aussi dire « espace vide » ou encore « endroit où il n’y a rien ». À l’inverse, le Damaraland est une région désertique rocailleuse qui s’étend au nord depuis Walvis Bay jusqu’à l’Angola, avec, à l’est, le Kaokoveld, la terre des Himbas. Tout cela me paraissait fascinant. Certains des peuples les plus anciens vivent en Namibie, qu’il s’agisse des San présents dans le sud de l’Afrique depuis vingt-cinq mille années ou des Himbas, le dernier peuple semi-nomade du pays. De toute évidence, ce n’était pas le meilleur endroit du monde pour se promener en talons aiguilles. Mais enfin, que voulez-vous ? On n’a pas tous les jours la chance d’explorer une des plus anciennes régions du monde. J’ai donc accepté. Entre Vienne et Windhoek, il n’y a qu’une heure de décalage horaire. L’Afrique se trouve pour l’essentiel sous les mêmes longitudes que l’Europe, ce qui évite le décalage horaire. Dès notre arrivée, nous sommes partis vers le nord en voiture à travers le fameux « espace vide ». Parfois, une ferme apparaissait à l’horizon. Certaines étaient encore plus vastes que la totalité de Vienne. Mais ce qui m’impressionnait surtout, c’étaient les couleurs. Aussi loin que le regard portait, sous un ciel bleu acier, la terre ocre se déroulait, parsemée ici et là de formations rocheuses noires, comme si des géants avaient joué aux billes. Des troupeaux d’antilopes, surveillés par les bergers de la tribu herero, broutaient l’herbe jaune du désert, balayée par le vent. Les routes goudronnées nous conduisirent jusqu’à Omaruru, remplacées ensuite par des chemins cahoteux, ridés par le sable et les pierres. Ces routes, qui peuvent être fatales aux amortisseurs, nous ont bien secoués jusqu’au nord d’Otjiwarongo, où nous avons continué à travers la campagne jusqu’à la destination finale choisie par les producteurs. Comme pour toutes les émissions de ce genre, notre rôle consistait à réussir des missions concoctées par une poignée de scénaristes roublards. Les téléspectateurs devaient voter pour nous éliminer ou nous garder dans l’émission. Comme je m’y attendais, il y eut de nombreuses tentatives pour créer des conflits sortis de nulle part, afin de passionner les spectateurs. Ce n’est pas vraiment ma tasse de thé. Il y a suffisamment de véritables conflits dans le monde pour s’épargner ces disputes et querelles totalement artificielles – et donc inutiles. Conchita prônant l’amour et la tolérance, je m’improvisai sans mal médiatrice entre les candidates qui se crêpaient le chignon. Nous étions aidées dans nos tâches par les Himbas qui devaient rigoler sous cape face au vacarme généré par ces petites Blanches au beau milieu du désert. J’aimais beaucoup les cheveux soigneusement tressés des femmes himbas et leur peau rougeâtre éclatante. Pour trois d’entre nous, l’une des missions consistait à maintenir un feu allumé toute une nuit. Très vite, mes deux partenaires s’endormirent et je pris beaucoup de plaisir à réunir et empiler les matériaux afin d’entretenir le feu, petit mais soutenu. La nuit africaine dans un des endroits les plus désolés de la planète est un moment de magie pure. Au fur et à mesure que la nuit avançait, le noir profond de l’horizon se transforma en bleu sombre. La Voie lactée et ses milliards d’étoiles s’éteignirent lentement. Autour de moi, les animaux chassaient, et le vent ne cessait d’accumuler le sable pour former de nouvelles dunes. Près du feu, je me levai et me tournai vers l’est. Une faible lumière perçait à l’horizon, nuance d’orange à travers le bleu, puis tout s’accéléra : un arc de lumière s’invita tout au bout de la terre, là où pendant des milliers d’années on pensait que se trouvait la frontière du monde, inaccessible. Puis la lumière devint tellement aveuglante que je dus me retourner. C’était comme si un rideau s’était soulevé, dévoilant un nouveau jour, une nouvelle vie, un nouvel amour, une nouvelle existence. Je n’avais jamais autant ressenti la possibilité de faire des choses, rien qu’en les désirant. J’entendis des grognements derrière moi. Mes copines ouvraient les yeux. — C’est le matin ? demandèrent-elles. Je confirmai. — Le feu brûle toujours ? — Oui. — J’ai mal partout, je peux à peine bouger. Je les aidai à se lever. Tout est possible pour qui le veut vraiment, disais-je ? Parfait. J’en avais plus qu’assez d’arpenter le désert en talons. Rapidement, les téléspectateurs décidèrent que je devais partir, mais peu m’importait. J’avais de toute façon déjà vécu la plus belle expérience possible : cette magie du rêve d’Afrique, berceau de l’humanité. 12 Tour de force

« That’s it ! What an idea ! » Extrait de la comédie musicale Nine

Quand j’arrivai à la maison, René avait une suggestion surprise pour moi : je devais participer à l’Eurovision. Le connaissant, je pouvais être sûre qu’il y avait déjà mûrement réfléchi et avait dressé une liste d’arguments convaincants. — Est-ce que tu veux monter sur scène ? Est-ce que tu veux chanter devant le monde entier ? C’était une question purement rhétorique, car nous connaissions déjà la réponse. Bien sûr que je le voulais ! Pour moi, chanter c’est beaucoup plus que simplement faire de la musique. J’ai une grande affinité pour l’harmonie, qui fait partie de notre tradition musicale depuis Jean-Sébastien Bach. En nous donnant Le Clavier bien tempéré, ce compositeur remarquable créa une approche entièrement nouvelle de la musique, offrant la possibilité de jouer sur toutes les tonalités. Je suis souvent bouleversée lorsque j’entends de la musique dans sa forme la plus aboutie : quand on chante une note, comme un la standard, les sons sont produits à des fréquences différentes. Nos oreilles ne perçoivent pas ces sons individuels, mais seulement la note combinée – en l’occurrence le la. Pourtant, les sons individuels peuvent être représentés en utilisant un fréquencemètre et un ordinateur. Ce que nous voyons alors est quelque chose de vraiment époustouflant : il existe entre tous les sons individuels des bandes d’espace vide où aucun son n’est produit. La musique est, avant tout, du silence. Lorsque je me lève le matin et fais mes premiers exercices vocaux, je peux sentir ce silence. Sans lui, il n’y aurait pas de musique. Les brillants compositeurs qui travaillèrent à Vienne, ma ville d’adoption, connaissaient bien ce secret. Mozart, Haydn, Schubert, Liszt, Richard Strauss, Gustav Mahler : leurs symphonies, leurs opéras et leur musique de chambre nous en fournissent constamment la preuve. Les mots de René ont court-circuité mes rêveries : « Et tu es sûre de comprendre ce que cela impliquera ? » Là encore, ma réponse était « oui ». Après tout, nous l’avions déjà fait. Lors des éliminatoires du concours Eurovision de la chanson 2012, le groupe nous avait battus de peu pour représenter l’Autriche à Bakou. Finalement, il ne réussit pas à dépasser la demi-finale, où il obtint seulement huit points et termina dernier des dix-huit concurrents. Cette fois, nous voulions faire mieux. René avait parlé aux organisateurs de l’ORF (la Radiodiffusion autrichienne), lesquels songeaient à jeter l’éponge étant donné le grand nombre de flops que notre pays avait encaissés à l’Eurovision. En 1966, Udo Jürgens, aujourd’hui disparu, avait gagné le concours pour l’Autriche avec sa chanson « Merci, chérie ». Quarante-huit années s’étaient écoulées depuis lors. Nombre de gens ne croyaient plus qu’une autre victoire fût possible. C’est René qui les convainquit d’essayer encore. Convaincre de changer d’idée des gens qui songent à abandonner n’est pas une mince affaire. Dans mon cas, on n’avait pas besoin de me forcer la main : je brûlais déjà d’y aller. Je savais ce qui m’attendait – un tour de force à travers l’Europe pour préparer le concours – mais en échange de quoi je serais autorisée à chanter. J’étais impatiente. — Quand est-ce qu’on commence ? demandai-je. — Tu peux déjà le deviner, répondit René, incapable de retenir un sourire. Maintenant. Tout de suite. Et c’est ce qui arriva. On se mit au travail immédiatement. Avec une population d’environ 740 millions de personnes, le continent européen s’étend de la côte atlantique du Portugal à l’Oural et du cap Nord à Chypre. Plus d’un cinquième de cette population regarde l’Eurovision à la télévision, un nombre impressionnant de téléspectateurs ! On a du mal à imaginer un événement qui franchit tant de frontières et rassemble autant de personnes que ce concours. Nous voulions lui rendre justice et préparer les spectateurs à l’arrivée de Conchita Wurst. Tout à coup, ma vie se mit à tourner autour d’aéroports, d’avions, de trains, de taxis, d’hôtels, d’émissions de télévision – et consista à donner des représentations. Je pouvais prendre un avion pour Madrid un jeudi pour une émission « Euro Hit », voler six heures pour Riga afin de chanter le lendemain, puis me rendre à Amsterdam pour chanter dans une émission de télévision à Hilversum le surlendemain. Au cours de ces quelques mois, je donnai plus de quatre cents interviews partout en Europe et parlai de ce que Conchita Wurst représentait : l’amour, la tolérance et le plaisir du langage universel qu’est la musique. Lors de mes voyages, j’ai pu sentir dans toutes les fibres de mon corps que j’étais un enfant de l’Europe, de ce continent à la beauté époustouflante mais aussi trop souvent souillé de sang, où l’on peut sentir l’histoire à chaque respiration : depuis l’Europe qui a vu la sophistication des Grecs anciens jusqu’à l’Europe de l’Empire romain, dont les citoyens jouissaient d’une qualité de vie qui ne sera plus égalée avant des siècles. L’Europe de Charlemagne, roi des Francs, qui est probablement le père fondateur de l’Europe et est aussi connu en tant que pater Europae. Mais c’est aussi l’Europe des empires et des batailles, de la guerre de Trente Ans et des morts et destructions qu’elle provoqua, et l’Europe des Première et Seconde Guerres mondiales, dont il résulta une souffrance inimaginable dans le monde entier. Et pourtant, c’est aussi l’Europe des grands penseurs, des Lumières, de la tolérance et du respect de la dignité humaine. L’égalité, la fraternité, la liberté – nous sommes aussi redevables de cela à l’Europe. À ma naissance, l’Europe était coupée en deux par le rideau de fer. Lorsque j’avais un an, le mur de Berlin est tombé, l’Union soviétique et les pays du pacte de Varsovie se sont effondrés et l’Est et l’Ouest se sont rapprochés. Aujourd’hui, nous vivons dans une société dont des millions de nos ancêtres pouvaient seulement rêver. Lors de mes voyages à travers le continent, je n’eus quasiment pas à montrer une carte d’identité pour passer d’un pays à un autre. Je payais mon café avec une monnaie unique et pouvais parler avec la plupart des gens dans une langue commune. Ces réussites sont si énormes qu’elles nous semblent parfois insignifiantes, mais éveillèrent en moi un nouvel intérêt pour l’Europe. Ma tournée ne servit pas seulement à cet objectif réel, me préparer à une participation au concours de l’Eurovision de la chanson, elle m’ouvrit aussi les yeux sur la question essentielle de la patrie européenne que nous avons en partage. J’écoutais beaucoup partout où je suis allée, je parlais aux gens de leurs désirs et de leurs rêves, de leurs inquiétudes et de leurs malheurs. Mon but n’était pas d’aller ensuite crier sur les toits ce que j’avais appris, mais je commençai bientôt à m’interroger et je ne craignis pas de partager mes opinions : j’adore les cultures merveilleusement différentes qui constituent notre continent, et la chance unique qu’offre l’Europe de les connaître les unes à côté des autres. C’est pourquoi je parlai de démocratie : sans elle, nous ne pourrions pas avoir cette variété de cultures, et je crois que c’est le meilleur système politique qui existe. Je ne dis pas que la démocratie n’est pas compliquée parfois – elle l’est bien sûr. En outre, elle demande une participation active – pourtant, si vous partagez mon désir de ne pas être gouverné par d’autres, mais de façonner votre propre existence, l’idéal européen vous offre tout ce que vous pouvez souhaiter. C’est avec ces impressions et ses idées que je rentrai à la maison en avril 2014, après avoir achevé ma tournée à Londres. Le grand bouquet final de mon voyage avait été l’avant-première de l’Eurovision, qui s’était tenue au Café de Paris, au cœur de West End, mon quartier préféré de la capitale britannique. J’avais ensuite plusieurs engagements à la maison, notamment une émission de télévision à Vienne judicieusement appelée « Bienvenue en Autriche ». L’Autriche me faisait fête avant que je reparte quelques jours plus tard. Ce serait ensuite « Bienvenue au Danemark – Velkommen til Danmark », et nous découvririons si j’étais capable de transmettre mon enthousiasme pour l’Europe en musique aussi bien qu’en mots. Cette perspective m’emplissait d’une excitation qui semblait ne pas avoir de limites : j’avais l’impression que tout serait possible au Danemark. Même me parler dans un miroir. 13 Le numéro 11

« I want to make magic, I want to breathe fire on the stage! » Extrait de la comédie musicale Fame

J’aime la ville de Copenhague, ses habitants tolérants et cosmopolites. À peine arrivée à l’aéroport Kastrup, je me sentis calme et insouciante – pas du tout comme si le moment le plus difficile de ma vie était sur le point de commencer. Copenhague est un lieu de lumière, d’eau et d’air, et pendant quelques instants j’oubliai que j’allais passer l’essentiel des prochains jours enfermée. Un bref moment, je me demandai si le fait d’organiser une compétition de chansons était une si bonne idée. Car la musique est quelque chose qui relie les gens entre eux, pas quelque chose qui les divise. Puis je me rappelai la tradition européenne des chanteurs se mesurant les uns aux les autres, qui remonte aussi loin que la fameuse « guerre des chanteurs de la Wartburg » au XIIIe siècle. Le hall d’arrivée de l’aéroport grouillait de cameramen et de journalistes. « C’est vraiment bien, pensai-je, qu’un concours musical puisse provoquer autant de bruit. Pas la guerre, pas une dispute, pas une catastrophe naturelle ou provoquée par l’homme : juste une vingtaine de chanteurs interprétant leur chanson. » Je me présentai devant la première caméra et parlai à une dizaine de micros. Cela continua ainsi les jours suivants. À l’évidence, nous attendions tous fiévreusement la demi-finale. Par « nous », je veux dire l’équipe qui me soutenait et qui accomplissait son travail avec tant de dévouement que je les soupçonnais parfois d’être capables de deviner mes pensées et mes désirs. Cela provenait peut-être du fait que nous nous connaissions déjà très bien, que nous formions une véritable équipe, au sens d’un groupe de personnes unies et engagées. En plus de René Berto, il y avait Nicole Fernández-Fernández, Tamara Mascara et Matthias Steurer. Tous étaient soucieux de me rendre l’existence aussi agréable que possible. Le B&W Hall sur l’île de Refshaleøen était vraiment un lieu impressionnant, mais la scène étant très vaste, régler les lumières posait quelques difficultés. Je mourais d’impatience de rencontrer les autres concurrents, surtout Aram Sarkissian – alias Aram Mp3 – qui représentait l’Arménie. Extrêmement populaire dans son pays, il était l’un des favoris de la compétition. Il y avait ensuite la chanteuse suédoise Sanna Nielsen, qui avait attiré mon attention en citant Céline Dion comme l’une de ses sources d’inspiration. Je suis absolument d’accord : Céline est une chanteuse stellaire. En fait, par une pure coïncidence, elle a gagné l’Eurovision l’année de ma naissance. Comme la plupart, j’avais à peine entendu parler du duo néerlandais Ilse DeLange et Waylon, probablement parce que j’écoute rarement de la musique country. Comme beaucoup de chansons avaient de bonnes chances de gagner, les spécialistes avaient des discussions très animées pour déterminer qui l’emporterait, et je trouvais cela génial. Rien n’est plus ennuyeux qu’un concours où l’on connaît d’avance le nom du lauréat. La clé pour moi était que l’Europe se tienne au centre des choses, et que chaque spectateur puisse voir comme notre patrie commune est haute en couleur, diverse mais unique. Les journaux parlèrent ensuite d’un spectacle qui offrait « quelque chose pour tout le monde ». Même aujourd’hui, je pense qu’avec l’Eurovision nous célébrons la diversité culturelle. Dans un sens, il me semblait que c’était déjà une victoire de simplement participer à cette célébration – même si évidemment il y avait aussi une partie de moi qui voulait gagner. Aujourd’hui, si j’essaie de me remémorer les dernières minutes avant de monter sur scène, les événements de la soirée précédente se superposent dans mon souvenir. Tandis que je me tenais devant le miroir, considérant ce que je pourrais dire si je gagnais, je pensai à mon passé, au lieu d’où je venais, à la manière dont j’étais parvenue jusque-là. Je songeai au petit Tom, issu de son petit coin tranquille d’Europe ; mais aussi à l’élégante Conchita, et à comment elle incarne la renaissance des cendres, la naissance d’un nouvel idéal. Puis je commençai à réfléchir au numéro 11. Pas tant dans une perspective mathématique, dans laquelle le 11 est le premier nombre premier à deux chiffres. En astrologie, le numéro 11 représente l’incomplétude. Cela résonnait en moi, car Tom avait lui aussi été incomplet jusqu’à ce que Conchita entre dans sa vie. Le numéro 11 semblait surgir de partout ces derniers temps. Ma date de naissance tombe le onzième mois de l’année, et 11 était également le numéro de ma chambre d’hôtel, ainsi que mon numéro dans l’ordre de passage de la finale. En outre, le numéro 11 se présentait souvent dans mes calculs dès que je devais réfléchir à quelque chose. Nous revînmes du concours le 11 mai, atterrissant à 11 h 16. Seuls les arcs-en-ciel au-dessus du B&W Hall le jour de la finale formaient des paires – onze arcs-en-ciel auraient sans aucun doute été trop beaux. Bien que je ne sois pas quelqu’un qui cherche constamment le sens des événements, quelque chose là-dedans m’excitait. Cela engendrait une sensation positive à l’intérieur de moi – comme une source d’énergie auparavant inexploitée. Les gens disent que « la foi peut déplacer des montagnes ». Ils veulent dire par là qu’une attitude intérieure positive peut donner forme à ce qui se produit ensuite dans la réalité. À vous de voir si vous y croyez ou pas, mais cette soirée avant la finale, tandis que je m’émerveillais de la répétition du numéro 11, une deuxième image s’est présentée devant moi. Dans la première, j’avais été le petit Tom, mais à présent j’étais Conchita, sur la scène devant des milliers de spectateurs, victorieuse. Chaque fois que de telles visions apparaissent, nous nous empressons de les refouler – nous ne voulons pas voir ce qui pourrait se produire, et en les écartant nous donnons également forme à la réalité. Cette vision, je ne la rejetai pas. Au contraire, je restai avec elle cinq bonnes minutes – un temps très long pour une vision. Allai-je ensuite me coucher avec la certitude que l’affaire était dans le sac ? Non, bien sûr. Mais je m’endormis avec une bonne sensation, dans un état d’esprit positif. Pour une nuit d’avant-finale, on ne pouvait pas vraiment espérer mieux. Ensuite, quand la finale eut lieu le lendemain, cela ne me sembla pas durer plus de cinq minutes. C’est ce qui est resté en moi de ces quelques heures qui ont changé ma vie. 14 « Rise Like a Phoenix »

« Once I’m reborn, you know I will rise like a Phoenix » Paroles de la chanson écrite par Alexander Zuckowski, Julian Maas, Robin Grubert et Charlie Mason

Dans une scène de Lost Highway, le film de David Lynch, le héros est abordé par un inconnu qui lui fait une étrange déclaration, affirmant qu’il se trouve en même temps chez lui. À l’appui de son propos, il lui tend un téléphone, et effectivement, c’est le même homme qui répond. J’aime les histoires qui suppriment les notions d’espace et de temps, comme un ruban de Möbius, où l’on ne peut plus distinguer le haut et le bas, l’intérieur et l’extérieur. On dit que le temps est linéaire, et toutes les montres et tous les réveils du monde sont là pour l’attester. Pourtant, dans certaines situations, les choses ne se passent pas tout à fait ainsi. Alors, les aiguilles s’arrêtent de tourner, tout se fige, on entre dans une bulle temporelle. Telle est l’expérience que j’allais vivre en montant sur scène. Dans ma perception, tout allait au ralenti, je me trouvais dans un état où le réel se mêle à l’irréel. Le réel, c’est que j’étais là, en train de chanter et de tout donner avec ma voix et mes émotions. L’irréel, c’était le sentiment de calme profond, comme si j’avais atteint ce que l’on appelle dans le bouddhisme le Śūnyatā, l’état de vide, l’absence de pensées et de tentations. Plus tard, comme le montrent les retransmissions télévisées, je suis retombée de cette bulle, et on me voit nerveuse, fébrile et essoufflée ; pourtant, pendant les précieuses minutes passées sur scène, le temps ne peut être décrit avec les unités ordinaires. À un moment, les flammes derrière moi et les lumières au-dessus se sont éteintes, la pluie d’or s’est tarie, tandis que du public s’élevait une tempête d’enthousiasme. À cet instant précis, la bulle temporelle a éclaté. J’étais revenue dans la norme linéaire de notre réalité. Cette réalité, j’ai pu la toucher du doigt : quelqu’un m’a tendu une flûte de champagne ; je l’ai avalée d’un trait, suivie d’une deuxième. René, Nicole, Tamara et Matthias m’entouraient : à présent, il s’agissait d’attendre, tandis que le tic- tac des horloges ralentissait de manière indécente. Attendre. Attendre. Encore attendre. C’est alors qu’un besoin pressant se fit sentir, dû au champagne et à la nervosité, qui bientôt se fit impérieux, et vint écraser sous son poids tout ce qui il y a peu ressemblait au Śūnyatā. — Il faut que j’aille au petit coin ! — Pas maintenant ! Je ne sais pas de qui elle provenait, mais la voix était chargée de tension. — Le résultat peut tomber à tout moment. — Tant pis ! On court ! La salle était si vaste que les techniciens circulaient en voiturette électrique. Ma traîne faisait trois mètres de long, et les toilettes se trouvaient à l’opposé. Nous ne marchions pas, nous courions. Une fois arrivée, il fallait que je me déshabille complètement, car la robe était trop serrée. Je ne pouvais pas me plaindre, car je l’avais dessinée moi-même. Elle avait été cousue par l’atelier viennois Art for Art, qui n’a pas son pareil dans le monde entier. Il réunit tous les métiers liés à la fabrication de costumes, dont certains n’existent plus ailleurs en Europe : modiste, dentelière, ou peintre en costumes. Ma robe avait exigé tous ces savoir-faire traditionnels : pour la coupe de sirène, avec une traîne, la structure était faite en tulle blanc incrusté de brillants. Il avait ensuite fallu coudre à la main la pointe, elle aussi recouverte de haut en bas de cristaux Swarovski. Et voilà qu’au moment de l’enlever, le clip du microphone se défait, et tout tombe… On imagine le tableau ! Et moi ? Je ne pouvais pas m’empêcher de rire, parce que la situation était si grotesque qu’on n’aurait pu l’inventer. Dans le vestibule, j’ai nettoyé et séché la robe. Heureusement, l’électronique n’avait pas pris l’eau. À présent, j’étais vraiment soulagée, et dans les deux sens du terme : si jamais je gagnais, il faudrait que je chante à nouveau, puis viendrait la conférence de presse, et ensuite ce serait l’état d’urgence. Alors, plus question de disparaître ; tandis qu’à présent j’étais encore une candidate parmi d’autres. Nous étions enfin de retour, et les montres avaient repris leur marche habituelle, pendant que les présentateurs annonçaient à toute l’Europe les résultats. Au final, à treize reprises, je les entendrai dire : « Twelve points go to . » Je l’avais pourtant visualisé, j’avais, dès la demi-finale, été traitée comme le primus inter pares, le premier d’entre les égaux, j’avais ressenti cet instant magique de suspension du temps ; malgré tout, au moment où les résultats tombaient, je ne voulais pas y croire. Maintenant que c’était là, irréfutable, le doute jetait ses dernières forces contre l’évidence : impossible, pas toi, petit Tom venu de Styrie, du fin fond de l’Autriche, le garçon que tout le monde malmenait et dont on se moquait, celui qui était si souvent rejeté parce que différent, le pédé que l’on va guetter à la gare ; mais aussi celui qui a su s’en tirer et qui a fait un double coming out : d’abord, en étant celui qu’il est, ensuite en devenant cette fabuleuse créature, cette femme à barbe appelée Conchita. C’est elle qui se tenait, désemparée, au milieu des ovations, et si je n’avais pas eu René et mes amis à mes côtés, qui sait ce qui se serait passé. Et même avec eux, il s’est passé pas mal de choses : je me suis mise à parler, faire la fête, à rire et à pleurer, parfois tout cela en même temps. Certaines de mes paroles ont été notées, d’autres ont disparu dans le tohu-bohu. Ce qui est sûr, c’est que j’ai dit quelque chose comme : « Cette soirée appartient à ceux qui se battent pour la paix et la justice. » Était-ce la phrase que j’avais répétée devant mon miroir ? Non. Devant le miroir, je n’avais eu aucune inspiration. Ce que j’exprimai à cet instant me venait spontanément et correspondait à ma conviction la plus profonde. Ce soir-là, je ne pouvais pas imaginer que ce que je disais était tout aussi sincère et honnête, mais également aussi incendiaire et provocant que le « I have a dream » de Martin Luther King ou « D’abord ils t’ignorent, ensuite ils se moquent de toi, puis ils te combattent et, pour finir, tu gagnes » du Mahatma Gandhi. Nous étions encore en train de célébrer la victoire que déjà s’élevait une tornade chez tous ceux qui, par peur, se raccrochent au passé : nationalistes, xénophobes, homophobes. Les uns disaient que l’Armée rouge n’aurait jamais dû quitter l’Autriche, qu’un type comme moi, on l’aurait déjà cloué sur une croix, gazé, fusillé, réduit au silence… Ensuite, on m’a déclarée responsable de l’inondation du printemps qui a submergé une grande partie de la Serbie. Les milieux conservateurs voyaient s’ébranler leur vision du monde fondée sur la discrimination, tandis que certains fondamentalistes de l’Église s’en prenaient à « la décadence de l’Occident ». Ce soir-là, j’ai dit : « Nous n’avons pas de temps pour vous. » Pourtant, j’ai bien vite révisé mon jugement : nous devons prendre le temps pour parler avec les passéistes de toujours. C’est pourquoi, très vite, je me suis adressée au Parlement européen et j’ai rencontré Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations unies. Pour beaucoup, c’est sans doute la grande surprise du concours Eurovision de la chanson 2014 : d’emblée, je me suis affichée d’un bord politique, parce que je voulais faire davantage que plaire aux gens avec ma musique. Je veux favoriser le passage à une société de tolérance, et, comme le chemin est encore long, je ne vais pas cesser de prendre des initiatives. 15 Les jours suivants

« I saw the you in me and the me in you » Extrait de la comédie musicale Spider-Man : Turn Off the Dark

Les spécialistes affirment que nous avons besoin de sept à huit heures de sommeil par nuit. À partir du 10 mai, j’appris que l’on peut aussi survivre en dormant beaucoup moins, en tout cas pendant un certain temps. Les semaines après le concours, j’aurais dû créer un grand nombre de clones de moi- même afin de pouvoir accepter toutes les demandes d’interviews et les sollicitations diverses que je reçus. Celles-ci arrivèrent des plus grandes villes du monde aussi bien que des coins les plus reculés de la planète. Par chance, René décida que rester pondéré était la meilleure réponse à tout le battage qui m’entourait. Sinon, j’aurais risqué d’avoir le même destin que l’acteur John Belushi, qui courait tellement partout vers la fin de sa vie que les habitants de New York et de Los Angeles auraient pu jurer sur la Bible qu’ils l’avaient vu en même temps. Avoir du succès est une chose, mais se montrer capable de prendre en main son succès en est une autre. Nous – c’est-à-dire mon équipe et moi – étions critiqués après le concours par toutes sortes de je-sais-tout parce que nous n’avions pas envie de faire du fric rapidement. Mais il était clair dans nos esprits que la vie est moins un sprint qu’un marathon, et qu’il importe de doser son effort. Néanmoins, nous avions encore vécu des moments trépidants les jours qui avaient suivi la finale. À elle seule, la réception à Vienne avait été hallucinante. Ma ville d’adoption m’accueillit à bras ouverts. Je participais à un événement après l’autre, sans pouvoir dormir suffisamment. Il y eut d’abord le Boylesque Festival, qui se déroule chaque année sur deux jours. Il fut suivi par un entretien aux conférences internationales TED qui cherchent à donner de l’audience aux « idées dignes de se répandre ». Puis il y eut le Life Ball annuel de Vienne, qui, avec l’Opera Ball, constitue le grand moment de l’année de la ville. Le Life Ball est un mélange de gala, de bal, de revue et de fête, et c’est le principal événement en Europe en faveur des personnes séropositives ou souffrant du sida. Créé par Gery Keszler, il semble prendre plus d’importance chaque année, attirant des personnalités comme Bill Clinton, Sharon Stone, Elton John ou Catherine Deneuve. Il se tient dans la grande salle municipale de Vienne et sur les places alentour ; un tapis rouge est déroulé de la Ringstrasse jusqu’à la tribune principale. Grâce aux télévisions du monde entier, aux innombrables journalistes, à la foule des célébrités, aux milliers et milliers de spectateurs et à l’énorme somme d’argent récoltée, le Life Ball est toujours certain d’occuper la une des journaux. L’événement comprend également chaque année un défilé de mode, auquel participaient en 2014 Vivienne Westwood et Jean Paul Gaultier. J’avais toujours voulu aller au Life Ball et étais même apparue une fois sur scène dans le rôle principal du Vaillant Petit Tailleur. C’était en 2007, lorsque le Life Ball avait pour thème les contes de fées et pour devise « Il était une fois une princesse nommée Espoir ». Cette fois-ci, tout allait être un peu différent. On m’avait invitée à chanter, aussi le programme existant avait-il dû être remanié in extremis pour intégrer ma prestation. Normalement, tout se déroule sans anicroche au Life Ball, mais là, pour la première fois, il y eut quelques contretemps techniques. Quand on chante en live sur scène, on fait l’expérience du phénomène désagréable de ne pas pouvoir s’entendre soi-même en direct : il y a toujours un décalage, comme si on téléphonait sur une mauvaise ligne. Aux concerts de rock, afin d’éviter ce problème, les organisateurs installent des haut-parleurs du côté de la scène qui sont dirigés vers les musiciens plutôt que vers le public. Les ingénieurs du son parlent de « retour » et s’il n’y a pas de haut-parleur disponible, on vous donne des oreillettes spéciales qui assurent le même rôle. À peine étais-je montée sur scène qu’il devint clair que le retour ne fonctionnait pas. Je chantais donc à présent pour un public de milliers de personnes de mon pays et je ne pouvais entendre que des acclamations et des cris, des applaudissements, la musique d’accompagnement, mais pas ma voix. Chaque fois que je chantais quelques mots, je devais attendre un écho… Ce ne fut pas ma meilleure interprétation. Par chance, les fans étaient bien disposés à mon égard et dans un état d’esprit festif, car à la fin ils me dirent : « On n’a rien remarqué, tu as été géniale ! » Pourtant, je bouillonnais à l’intérieur. Quand ce genre de choses se produit, je deviens plus silencieuse que bruyante. Ma garde rapprochée de Copenhague – hormis Tamara, qui était occupée ailleurs – se rassembla autour de moi et, ainsi entourée de mes amis, je retrouvai rapidement mon calme. Je fus bientôt capable de plaisanter et rire de nouveau, en attendant avec impatience le défilé de mode. Naturellement, étant donné mon histoire, j’étais particulièrement curieuse de rencontrer Vivienne Westwood – ou plutôt Dame Commander of the Order of the British Empire Vivienne Westwood, comme il sied de la nommer. Peut-être parce que, tout comme moi, elle est partie de très bas. Sa mère, Dora, était tisserande, un métier notoirement difficile, tandis que son père, Gordon, était issu d’une famille de cordonniers : une origine plus que modeste. En tout cas, l’ascension de Vivienne vers le sommet du monde de la mode ne fut pas facile. Jeune mère de deux enfants, elle décida de leur fabriquer des vêtements. À un moment, elle commença à prendre des motifs traditionnels et à les combiner avec des tissus originaux et avec ses propres idées de patrons et de formes. C’est ce qui lui permit d’accomplir sa grande percée. Malgré son succès phénoménal, elle vécut pendant plus de trente ans dans un modeste logement social. Je conservais tout cela à l’esprit lorsqu’elle me prit à part après le défilé de mode. — Tu es la star dont tout le monde parle, dit-elle en me regardant de la tête aux pieds. J’aimerais te donner un bon conseil. On est amené à entendre beaucoup de bons conseils tout au long de sa vie, et ce n’est pas toujours très agréable. Cependant, je me pris immédiatement d’amitié pour Vivienne. Elle me faisait penser à ma grand-mère et, tout comme elle, elle sentait ce mélange merveilleux de menthol et d’eau de Cologne – typique des gens de sa génération. Je répondis respectueusement que je serais très heureuse d’écouter son conseil. — Profite de tout tant que tu le peux. Tout peut disparaître plus vite que tu ne le penses. — C’est exactement ce que j’essaie de faire. Ma réponse était sincère. Quelqu’un comme Vivienne sait de quoi elle parle. En effet, déjà en 1973, elle avait appelé sa boutique Too Fast to Live, Too Young to Die, en référence à James Dean, qui était mort bien trop tôt. La poussière d’étoiles d’aujourd’hui est la poussière qui tapisse les rues de demain. Elle et moi nous entendions comme larrons en foire et aurions pu discuter toute la journée et toute la nuit, malgré l’activité débordante qui fait partie intégrante de tels événements. Elle me parla de sa dernière création, un service à thé façon XIXe siècle en porcelaine coquille d’œuf extrêmement fine. À ce moment-là, une horde de photographes se précipita vers nous, et l’un d’eux voulut savoir ce que la chaîne autour du cou de Vivienne était censée signifier. — Eh bien, qu’est-ce que cela va bien pouvoir signifier ? répondit-elle malicieusement, laissant la question ouverte. La réponse qu’elle aurait donnée, quelle qu’elle fût, se serait perdue dans l’insignifiance de son interprétation. J’appréciai son sens de l’humour anglais, et, lorsqu’elle me demanda si je voulais l’accompagner à un défilé à Milan, je répondis oui. Après tout, c’était elle qui m’avait conseillée d’embrasser tout ce que je pouvais. Je retirai autre chose de cette soirée, quelque chose d’une valeur extraordinaire : l’amitié d’un homme remarquable – Jean Paul Gaultier. Jean Paul et moi pouvions déjà nous prévaloir d’une rencontre préalable, mais ce fut seulement à ce moment-là que nous fîmes véritablement connaissance. J’avais bien sûr toujours été fan de lui. De son côté, il m’avait invitée à Paris après m’avoir vue aux éliminatoires de l’Eurovision. Nous n’avions alors guère eu le temps de beaucoup parler et c’est ce que nous voulions faire cette fois. Nous avons bientôt découvert que nous possédions des tas de choses en commun. Après le défilé, nous avons pris un peu de temps pour discuter, et là aussi nous nous sommes trouvés beaucoup de centres d’intérêt identiques. — Le plus drôle, dit Jean Paul, c’est que je n’ai pas de formation de styliste. J’ai toujours aimé dessiner et je trouvais le corps humain intéressant. Alors j’ai commencé par dessiner des corps et après j’ajoutais des vêtements dessus. Ensuite, j’ai envoyé mes dessins à plusieurs personnes pour qu’ils y jettent un œil. Jean Paul est la preuve vivante que le talent et le travail acharné fonctionnent de concert. Pierre Cardin, le couturier qui lança la première entreprise de haute couture vendant du prêt-à-porter pour le grand public, le recruta comme assistant, et la suite est bien connue : en 1976, Jean Paul présenta sa propre collection et il est aujourd’hui l’une des rares personnalités de la mode à travailler dans le monde entier. Sa société vient d’annoncer qu’elle souhaite abandonner son département prêt-à-porter afin de se consacrer uniquement à la haute couture. Il sera intéressant de voir comment cela marche, particulièrement pour moi : quelques mois après notre première rencontre, je fis une apparition sur la scène du Crazy Horse, à Paris, avec une robe créée sur mesure par Jean Paul. Nous n’avons pas discuté de cela pendant cette première conversation, où nous faisions simplement connaissance. Néanmoins, nous pouvions sentir que nous nous appréciions et que nous aimerions travailler ensemble dans le futur. Une étincelle d’amitié s’était déjà allumée lors de notre arrivée au Life Ball. Les organisateurs avaient minuté les choses de telle sorte que, même si notre arrivée n’était pas simultanée, nous foulerions le tapis en même temps. Cette tâche risquée provoqua un peu de confusion. Aussitôt après le défilé, le tapis rouge devait être remplacé par un tapis bleu. Tandis que Jean Paul et moi marchions au milieu de la foule des spectateurs, le photographe berlinois Julian Laidig, un de mes amis proches, se tenait à proximité. Très peu de temps après, il prit la plus belle photo que j’aie jamais vue, une photo qui ne pouvait être l’œuvre de quelqu’un possédant un œil entraîné et un parfait sens du timing. Julian dit que « la photographie c’est juste appuyer sur un bouton », et cette image en constitue la preuve. Elle capte l’instant précis où une autre de ces bulles temporelles s’était formée. Je me trouvais pile au milieu de la bulle quand le chaos éclata. Les spectateurs poussaient derrière, tandis que Gery Keszler voulait à la fois que je reste immobile et que je continue à marcher, sans être capable de trancher entre les deux. René était exactement l’opposé : il me cria un ordre que je ne pus pas entendre, si bien que je finis par me détacher complètement de la situation. Derrière moi, Jean Paul tenait la traîne de ma robe, pendant que Matthias la tirait devant. Ce moment n’était, bien sûr, qu’un autre bref instant de ma vie, mais Julian parvint à le capter pour toujours et, en outre, à l’utiliser pour transmettre une sensation d’éternité. Auparavant, j’avais seulement fait l’expérience de cette bulle temporelle de l’intérieur ; pouvoir la regarder de l’extérieur est un coup de chance rare. Jean Paul aima lui aussi la photo et, à la première occasion, je lui en offris un tirage gigantesque. On rencontre rarement des personnes comme Jean Paul, avec qui l’on peut vivre des moments intenses. Lorsque l’occasion se présenta ensuite de passer une soirée à Vienne avec lui, je sautai dessus. 16 Paris, oh là là !

« There is no business like show business » Extrait de la comédie musicale Annie du Far West

Depuis notre première rencontre au Life Ball, il était clair que Jean Paul et moi allions devenir amis. Peu de temps après, il m’invita à faire une apparition dans son défilé de haute couture. Comme aux autres mannequins, on me donna un composite, ou comp card, portant mes mensurations et ma pointure. Bien que je ne sois évidemment pas étrangère au monde de la mode, j’étais incroyablement excitée. Les mannequins qui travaillent pour de grandes marques sont des professionnelles, alors que j’étais quasiment une novice sur le podium. Le fait que nous, les Occidentales, sommes habituées à commencer à nous appuyer sur nos talons avant de transférer notre poids sur la plante des pieds rend notre démarche un peu disgracieuse. En Asie, on procède souvent différemment : on commence doucement sur la plante des pieds avant de baisser les talons. Même si cela peut nous paraître un peu étrange, c’est mieux pour le dos et cela permet aux mannequins de flotter virtuellement le long du podium. Pourtant, cela comporte aussi un danger, comme j’étais sur le point de le découvrir. Jean Paul est l’un des rares stylistes à organiser ses défilés dans ses locaux professionnels, dans la tradition de ceux de la maison Chanel. Au rez-de-chaussée se trouvent les cabines de maquillage et les cabines pour se changer, qui peuvent être aussi encombrées qu’une station de métro aux heures de pointe. La salle où se déroule le défilé est à l’étage au-dessus. Les invités avaient déjà pris place et l’on avait demandé aux mannequins de se tenir en file indienne dans l’escalier. Ma robe était si somptueuse qu’un régisseur visiblement anxieux me fit passer devant tous les mannequins et me mit à l’écart dans une niche du mur. « Je vous appellerai », me dit-il avant de disparaître aussitôt. Le premier mannequin fit son apparition sur le podium peu après, et au bout de quelques secondes j’entendis soudain le régisseur crier : « Oh mon Dieu, elle est tombée ! » Je me sentis vaciller : d’abord parce que je pensai au pauvre mannequin et ensuite parce que je pris conscience que, si une professionnelle pouvait chuter, la même chose pourrait facilement m’arriver. Puis j’entendis un second cri : « Elle est encore tombée ! » Je me mis à paniquer pour de bon. Pourtant, je ne pouvais pas m’enfuir sans attirer l’attention. Les mannequins passaient devant moi l’une après l’autre, tandis que celles qui avaient déjà défilé sur le podium descendaient l’escalier à toute vitesse comme si un serpent venait de les mordre, se dépêchant d’aller enfiler leur tenue suivante. À tous ceux qui croient que le mannequinat est un métier de tout repos, je crains de devoir les décevoir. Je vis alors par moi-même combien leur tâche est ardue. En ces moments de pression extrême, on ne pense à rien ni à personne. Si une fille se fracture un orteil en défilant, elle devra supporter la douleur en souriant comme si de rien n’était. Quelques instants plus tard, la nouvelle nous parvint qu’une troisième chute s’était produite. Cette fois, je ne songeai plus à prendre la fuite, mais seulement à faire ce que j’avais à faire, et à le faire bien. On apprit par la suite que le film réfléchissant utilisé pour recouvrir le podium n’avait pas été assez tendu à un endroit, ce qui avait fait trébucher les mannequins qui avaient eu la malchance d’enfoncer un talon à cet endroit précis. Par chance, cela ne m’arriva pas et je parvins à défiler sans encombre – le bouquet final du spectacle. Jean Paul se précipita derrière moi et attrapa la traîne de ma robe – une robe de mariée de rêve, noire, or et pourpre, drapée de dentelle, et agrémentée d’un voile. Ensuite, il me dépassa et s’agenouilla devant moi. En recevant cet honneur, je perdis un peu mes moyens. Moi, j’ai à peine commencé de contribuer à rendre le monde plus beau, alors que Jean Paul le fait depuis des décennies. Et il conserve un enthousiasme contagieux, un enthousiasme que seuls possèdent ceux qui font exactement ce à quoi ils sont destinés. Les efforts qu’implique la réussite de moments aussi magiques ne cessent de me fasciner. Le public ne doit voir ni sentir ces efforts : tout doit sembler aller de soi. En fait, une équipe de spécialistes hautement qualifiés travaille derrière la scène pour injecter de la magie dans notre réalité. À présent, je faisais la connaissance de ces personnes, et l’une des premières avec qui j’ai sympathisé fut Camille Gilbert, que j’ai rencontrée au défilé de Jean Paul. Elle était responsable de ma chevelure, une perruque que Jean Paul avait choisie spécialement pour moi. Tandis que Camille arrangeait méticuleusement chaque mèche, je ne pus m’empêcher de lui demander : — Savez-vous que votre beau nom vient des gardiens des temples de la Rome antique ? J’aime parler aux gens qui déploient tant d’efforts pour prendre soin de moi, et ce fut aussi le cas avec Anny Errandonea, que je rencontrai quelques semaines plus tard chez Karl Lagerfeld. Sa seule responsabilité était de s’occuper de mes ongles. Elle me faisait penser à une directrice d’école française – ou du moins à l’image que je me faisais de ce type de personne –, s’adressant à moi d’une manière hautaine en argot parisien sans sembler se soucier de savoir si je la comprenais ou non. Elle me demanda de lui montrer ma main, je la lui tendis. Arquant un sourcil critique, elle la fixa intensément pendant ce qui me parut une éternité… puis la lâcha. — C’est parfait, siffla-t-elle, tout est en ordre. Pourtant, ce n’est pas ce que j’entendis. Je sursautai. Était-elle agacée parce que je prenais soin de mes mains et la privais ainsi de son travail ? Un proverbe français dit : c’est le ton qui fait la chanson. À cet instant, sa voix ne me parut pas particulièrement amicale. Toutefois, cela ne tarda pas à changer, lorsque j’engageai la conversation avec elle. Tout d’abord hésitante, elle se dérida peu à peu, et je pus constater une fois de plus que nombre de gens ne demandent qu’à s’ouvrir si on leur montre de l’intérêt. Passant au crible tout un tas de vêtements, de perruques, d’accessoires, de produits de maquillage et d’autres choses dont on peut avoir besoin dans un défilé de mode, elle se mit bientôt à me parler d’elle, comment elle avait débuté et ce qu’elle pensait des gens qui ne prenaient pas soin d’eux : « Absolument rien. » Je n’eus plus qu’à sourire d’avoir à l’évidence mal interprété son « C’est parfait ». Elle se montrait à présent de moins en moins inhibée et commença à me complimenter sur ma peau, mes cils, mes cheveux – et même sur mes dents. En présence d’une femme élégante, mes pensées se tournèrent automatiquement vers ma grand-mère, qui accordait aussi beaucoup d’importance à son apparence. « C’est une marque de respect pour les autres », disait-elle, et j’apprécie cette façon de penser. Si on a l’air négligé, on agit avec négligence envers ceux qui nous entourent, ce qui n’est pas bien. À la fin de notre séance, Anny me salua chaleureusement, à la parisienne : un baiser rapide à droite, un autre à gauche. En France, en fonction des différentes régions, c’est un, deux, trois ou quatre baisers. J’étais heureuse d’avoir l’occasion d’étudier les coutumes françaises, car je devais aller dans le Sud peu de temps après. Les eaux bleues de la Méditerranée – la grande bleue, comme on dit si poétiquement – m’appelaient. 17 En route pour Cannes !

« And whatever I’ve got to do, I’ve got a lovely day to do it in, that’s true » Extrait de la comédie musicale Call Me Madam

Joyau de la Côte d’Azur, Cannes attire énormément de monde, que ce soit pour son Festival international du cinéma, le Festival international du film publicitaire Lions ou encore le Midem (Marché international de l’édition musicale), qui est le plus grand marché au monde pour l’industrie du disque. Il y avait également foule pour l’édition 2014 du gala de l’amfAR Cinema Against AIDS. L’amfAR est la plus grosse organisation mondiale à but non lucratif qui soutient la recherche contre le sida. Or, au vu des statistiques effrayantes, il reste encore beaucoup à faire. Actuellement, 35 millions de personnes vivent avec le VIH dans le monde, dont un dixième ont moins de quinze ans. Seul un tiers des personnes infectées ont accès aux antirétroviraux. Ce problème ne concerne pas uniquement les pays lointains. En Europe de l’Ouest, le nombre de personnes touchées par le virus est en augmentation, chez les hétéros comme chez les homos. Tous les gens connus qui assistent au gala de l’amfAR poursuivent le même but. La recherche contre le sida coûte extrêmement cher, et ce dîner de gala sert à récolter des fonds. Quand Gery Keszler, le fondateur du Life Ball, me proposa d’y participer, je n’hésitai pas une seconde. L’une des premières personnes que j’y croisai fut Rosario Dawson. Elle a joué dans des films tels Men in Black II, Sin City, Percy Jackson ou Alexandre, mais j’apprécie tout particulièrement son implication dans de nombreuses organisations caritatives comme Oxfam et Amnesty International. Un bel exemple de personnalité ayant réussi qui met à profit sa notoriété pour aider des causes nobles. Néanmoins, je m’interrogeais sur la nécessité de se réunir dans l’une des plus belles régions du monde pour évoquer la redistribution des richesses, le soutien aux pauvres et aux malades et la nécessité d’affronter la réalité en face. Une question légitime pour une novice comme moi. Le gala avait lieu à l’hôtel du Cap-Eden-Roc, au cap d’Antibes, un peu à l’est de Cannes. Un lieu tout simplement sublime. Dès mon arrivée, je ne savais pas où poser le regard, à commencer par le somptueux parking. Gery, à mes côtés, me prit aussitôt sous son aile. Sur notre trente et un, nous traversâmes l’immense parc de l’hôtel, escaladant des rochers, courant presque sur les pelouses pour arriver au bord d’une falaise abrupte qui dominait la mer. Je compris instantanément le surnom de grande bleue donné à la Méditerranée. L’eau étincelait sous le soleil brillant, blanche d’écume par endroits, aussi loin que le regard pouvait porter. — En bas, ce sont les yachts des invités, m’informa Gery. Allez, viens, nous avons du monde à voir ! Je débarquais en plein Who’s Who. Ici, Carla Bruni-Sarkozy, l’ancienne Première Dame de France, se tenait à côté de John Travolta. Là, un petit groupe s’était formé, composé de Sharon Stone, Justin Bieber, Catherine Deneuve, Kylie Minogue, Bar Refaeli, Chris Tucker et Dita Von Teese. Si quelqu’un m’était inconnu, Gery venait à mon secours. — Lui, c’est Harvey Weinstein, me souffla-t-il. L’un des producteurs d’Hollywood les plus influents. Il a produit des films comme Pulp Fiction, Le Patient anglais, Gangs of New York, Sin City ou encore Django Unchained. Puis Gery me désigna une personne élégante vêtue couleur argent. — Et là, c’est… — Carine Roitfeld, l’interrompis-je, sifflant entre mes dents d’une façon peu distinguée. Pendant dix ans, Carine a été la rédactrice en chef de l’édition française de Vogue, le magazine de mode le plus connu au monde. Au Life Ball, elle avait présenté un événement intitulé « La collection rouge », rassemblant les plus beaux objets de designers, tous rouges, fabriqués pour les plus grandes marques. À la fin de la soirée, ils avaient été vendus aux enchères, permettant de récolter 5 millions de dollars. Le fameux squelette de mammouth, conçu par l’artiste anglais Damien Hirst, rapporta 11 millions supplémentaires. Avec fierté, les organisateurs annonçaient en clôture de l’événement, non sans une certaine émotion : « Nous avons établi un nouveau record, en levant un total de 35 millions de dollars. » Ce montant justifiait à lui seul que ce type de rendez-vous se déroule dans des lieux sublimes. Pour faire venir les gens, rien de mieux que du somptueux. Les 35 millions de dollars récoltés étaient autant d’espoir que de progrès pour la recherche sur le VIH. Surprise et touchée d’avoir été admise dans ce cercle, je passai la soirée à l’hôtel du Cap-Eden-Roc en toute insouciance. Puis il se produisit une chose incroyable. Les stars du cinéma, de la télévision et du théâtre que je connaissais commencèrent à s’approcher de moi pour demander s’ils pouvaient se faire photographier en ma compagnie. « Vraiment ? C’est plutôt moi qui devrais vous demander ça », répondis-je aux premières sollicitations. Bien vite, j’acceptai avec plaisir. Soudain, la femme habillée d’argent que j’avais entrevue à mon arrivée me demanda la même chose. Je répondis : — Enchantée, madame Roitfeld, heureuse de vous connaître 1, je serais ravie de prendre une photo avec vous. Nous commençâmes à discuter. Je remarquai qu’elle me détaillait des pieds à la tête au fur et à mesure de notre conversation. Dans Vogue, elle n’avait cessé de promouvoir un look féminin totalement nouveau, qu’elle avait baptisé la femme érotique-porno-chic : sexy, élégante, utilisant beaucoup d’eyeliner, une diva qui sait ce qu’elle veut et ce dont elle est capable. Une femme puissante, comme elle me le prouva sur-le-champ, quand un type en smoking se joignit à nous. Comme Gery avait disparu dans la foule, je ne sus pas de qui il s’agissait. Le type me transmit les amitiés de Karl Lagerfeld, qui regrettait beaucoup de ne pas assister à la soirée, mais qui adorerait travailler avec moi dans un futur proche. Là, Carine intervint et abrégea le discours de l’étranger : — Voudrais-tu rencontrer Karl ? me demanda-t-elle, en passant son bras sous le mien, et sans attendre ma réponse : Ce soir, c’est moi ta nouvelle meilleure amie et c’est donc moi qui vais te le présenter. Nous fîmes aussitôt demi-tour, un effet de style que Carine accomplit avec une incroyable classe en dépit de la hauteur de ses talons. Sa règle d’or, en matière de talons, est : dix centimètres en journée, et encore quelques-uns de plus en soirée. Et mes talons n’avaient rien à envier aux siens. Nous laissâmes le type au smoking sur place. La plupart du temps, quand quelqu’un se propose de vous présenter à untel ou untel, cela ne débouche jamais. Avec Carine Roitfeld, c’est différent. Les choses aboutissent. Deux jours plus tard, je reçus un coup de fil afin de fixer un rendez-vous avec elle et Karl Lagerfeld. J’étais folle de joie. KL : ces deux initiales veulent tout dire dans le monde de la mode. KL, tout simplement.

______1. En français dans le texte. 18 KL et CR

« Ring out the old, bring in the new » Extrait de la comédie musicale Sunset Boulevard

Karl Lagerfeld a dit un jour : « Je ne suis l’enfant d’aucune génération. Je ne suis à ma place nulle part mais je peux m’adapter partout. » Quelle attitude chic de la part d’un homme qui, bien qu’ayant tout réussi, pétille encore d’idées chaque jour. Il fut ou est toujours styliste pour Pierre Balmain, Jean Patou, Chloé, Fendi, Chanel et, bien sûr, pour sa propre marque. Il crée des costumes pour le théâtre, est parfumeur, libraire, éditeur, photographe : c’est un génie universel qui dit de lui-même : « J’ai toujours dessiné sans avoir eu besoin de suivre des cours. Je suis né avec un crayon dans la main. J’ai appris tout seul. » De toute évidence, il existe plus de gens comme lui qu’on ne le croit. Des gens qui étudient seuls et sont toujours motivés. Des gens dont – peut-être pour cette raison – on se moquait souvent à l’école. Karl était surnommé Glückskuh, « la vache heureuse », parce que son père possédait l’usine de lait condensé Glücksklee (le mot allemand pour le trèfle à quatre feuilles). Souvent, de telles personnes tracent leur propre chemin et refusent d’être rangées dans un tiroir. Karl vit lui aussi entouré de parfums traditionnels, le menthol et l’eau de Cologne, ainsi qu’Arpège de Lanvin, un parfum créé en 1927, que sa mère portait et dont elle aspergeait les rideaux chez eux. « Toute la maison sentait formidablement bon », se souvenait-il. Bien sûr, cela me rappela ma grand- mère et je me sentis immédiatement à l’aise en sa présence. Quiconque visite ses locaux parisiens est immédiatement frappé par le nombre incroyable de livres. Karl estime qu’il y en a environ trois cent mille. À l’âge de six ans, il avait déjà lu Les Buddenbrook de Thomas Mann et Die Nibelungen illustré par Moritz von Schwind et Schnorr von Carolsfeld. Karl était ravi de me rencontrer : « Nous pouvons parler allemand, c’est génial ! » Tout était déjà prêt, et Carine me donna ses dernières recommandations. Pour son magazine, CR Fashion Book, je devais poser avec le top-modèle néo-zélandais Ashleigh Good. Visage de Prada et de Chanel, Ashleigh travaille souvent avec Karl. Mais cette fois, petite nouveauté, elle était enceinte de cinq mois. Avec un petit sourire, Carine dit : « Cette série de photos s’intitulera “La nouvelle normalité”. » Un tel titre ne pouvait sortir que d’un esprit non conventionnel, car ces photos n’avaient rien de « normal », en partie parce que j’y présentais une Conchita que j’avais en fait l’intention de garder pour moi- même. Sans maquillage, vulnérable et néanmoins forte. Le petit Tom de Bad Mitterndorf devenu un adulte, avec une barbe, des cheveux longs et des muscles saillants. Je n’aurais accepté de poser ainsi pour personne d’autre que Karl Lagerfeld, en qui j’ai une confiance totale. Un des clichés me montrait posant sur les genoux d’Ashleigh, et je fis donc très attention à son ventre. Une femme enceinte est tellement rayonnante ! Non, décidément, rien n’était « normal » dans cette série de photos. Exceptionnelles et courageuses, elles nous ressemblaient tant, à Ashleigh et moi. Un an auparavant, elle avait défilé en lesbienne mariée avec Kati Nescher pour Chanel. C’est aussi l’une des raisons d’être de l’industrie de la mode : montrer qu’il existe d’autres styles de vie que le standard, qui est souvent voué à l’échec. Travailler avec Karl était un réel plaisir. Débordant de projets, cet accro au travail ne peut se permettre de perdre du temps. Ses assistants le savent, y compris Anny Errandonea avec qui je m’entendais à présent comme si nous étions deux amis de toujours. Dans le studio, Karl prenait photo sur photo tandis que Karim supervisait l’ensemble : la lumière, les prises de vue. Très sûr de son travail, Karl me dit : « Il faut savoir ce qu’on peut faire, sinon autant tout laisser tomber. » Cela paraît simple, mais c’est plus difficile à mettre en pratique qu’on ne le croit. C’est un état d’esprit qui porte ses fruits seulement lorsque l’on possède l’expérience de Karl et que l’on réfléchit aussi vite que lui, tout en restant drôle et en gardant le contrôle, les pieds bien sur terre. Un véritable exemple à suivre ! Tandis qu’il nous photographiait, Carine s’assurait que les tenues étaient au bon endroit au bon moment. Elle maîtrisait tout et n’arrêtait pas de donner des ordres : « La jupe Rick Owens, criait-elle, avec le voile Givenchy ! » Pendant une pause, elle me parla de ses ambitions pour CR Fashion Book et de sa passion pour Céline Dion. « À vingt ans, elle avait déjà sorti quatorze albums, remporté quinze trophées Felix et obtenu trois disques de platine et quatre d’or. Et, malgré tout ça, elle était inconnue aux États-Unis – parce qu’elle chantait en français. » Nous évoquâmes ensuite la langue anglaise qui domine le monde et je lui dis que ma prochaine chanson, après « Rise Like a Phoenix », serait en anglais. « Oui, fais ça, m’encouragea-t-elle, c’est la bonne décision. » Je lui racontai ensuite comment j’avais moi-même suivi les traces de Céline. — À ce moment-là, ma vie a pris une direction nouvelle, lui dis-je. Je voulais participer à « Die Grosse Chance », un télé-crochet de la télévision autrichienne. Après des heures de maquillage, j’ai quitté la maison en me regardant une dernière fois dans le miroir. Je me trouvais jolie même si, d’après mes critères actuels, je n’étais quasiment pas maquillée. Plusieurs centaines de candidats attendaient déjà devant le studio de télévision. Tous très talentueux et prêts à donner le meilleur d’eux- mêmes. J’ai hésité un moment à rejoindre la file d’attente. — C’est là que tu as senti que tu ne reviendrais plus jamais en arrière, n’est-ce pas ? m’interrompit Carine. Cette foule de gens pleins d’espoir était intimidante ; d’ailleurs, certains d’entre eux abandonnaient et rentraient chez eux. Mais oui, le fait de me joindre à cette file fut décisif pour moi. — Céline a connu ce moment quand elle a sorti son premier album en anglais, reprit Carine. Il a été disque de platine aux États-Unis et le single « Where Does My Heart Beat Now » a grimpé à la quatrième place du hit-parade. Malgré le succès, elle est toujours restée elle-même. C’est ce que j’apprécie tout particulièrement dans sa carrière internationale. — La même année, elle devait recevoir le prix Felix de la meilleure artiste anglophone, mais elle l’a refusé en disant qu’elle était une chanteuse francophone et le resterait toujours. Elle est courageuse 1, elle ne se ment pas. De quelle manière penses-tu avoir suivi son exemple ? Je repris mon récit : — D’abord, à cause de l’attente. Attendre, attendre, toujours attendre, le lot quotidien quand il s’agit de la télévision. Puis mon tour est enfin arrivé de chanter devant les jurés du premier tour. Ils m’ont d’abord demandé d’interpréter une chanson. S’ils n’aimaient pas, l’aventure se terminerait là pour moi. Mais s’ils aimaient, j’accédais à l’étape suivante et avais la chance de chanter devant les vrais jurés. Je choisis donc d’interpréter « And I Am Telling You I’m Not Going », de la comédie musicale Dreamgirls qui raconte l’histoire des Dreamettes, un groupe de filles dans les années 1960 qui participe à un télé-crochet. Dreamgirls qui s’inspire de la véritable histoire des Supremes a été interprétée par l’incomparable Diana Ross. L’idée de chanter une chanson sur ce sujet dans un télé- crochet me plaisait. Cela plut manifestement aussi aux jurés qui furent aussi séduits et je suis restée dans la course. Il y eut ensuite une nouvelle attente interminable. Quand vint enfin mon tour, je choisis d’interpréter « My Heart Will Go On » de Céline, probablement son plus gros succès. La chanson a été écrite pour le film Titanic réalisé par James Cameron, et apparemment Céline ne voulait même pas la chanter au début, ce qui montre bien que nous avons tous des moments déterminants dans nos vies. Elle a changé d’avis, le film est devenu l’un des plus gros succès du cinéma et la chanson a remporté un grammy et un oscar. Que pouvait-on demander de plus ? En tout cas, le jour où je l’ai chantée, cette chanson a aussi été cruciale pour ma carrière, car les jurés ont été conquis, se levant même à la fin pour m’applaudir, ce qui ne se produit pas tous les jours. J’accédai ainsi à la finale et endurai de nouvelles heures d’attente. Je me souviens que j’ai passé la soirée avec quelques amis au Café Blaustern, quelque peu stupéfaite d’être allée aussi loin dans l’émission. — À l’époque, pensais-tu déjà à ce que Conchita pourrait faire à partir de là ? me demanda Carine. — Franchement, non, répondis-je. Parfois, je n’y crois toujours pas. Bien qu’elle ne soit guère portée sur les effusions, Carine me prit alors dans ses bras, avant de noyer ses assistants sous de nouveaux ordres : « Apportez-moi les escarpins Walter Steiger ! Les bas Chantal Thomass ! La robe Prada ! La combinaison Scott Stevenson ! » Nous reprîmes la séance photo. Ai-je déjà mentionné combien c’est éprouvant d’être un mannequin ? À la fin de la journée, j’étais aussi exténuée qu’après le télé-crochet. Avec, toutefois, une nuance importance : je me sentais de plus en plus moi-même.

______1. En français dans le texte. 19 Ma vie de nomade

« Who can explain it, who can tell you why Fools give reasons, wise men never try » Extrait de la comédie musicale South Pacific

Mon professeur d’anglais à Bad Mitterndorf s’appelait Max Schruff1 ; avec un nom pareil, on est forcément un peu sévère. Et il l’était : chaque vendredi, on passait un test de vocabulaire, et si on avait somnolé toute la semaine, on avait l’air malin. Mon prof avait dû se battre pour revenir à la vie après un grave accident de sport, ce qui explique peut-être pourquoi il était si attaché à la discipline. Celui qui accomplit une telle performance partage volontiers son expérience. J’appris beaucoup avec Max Schruff et je lui en suis toujours reconnaissante, car sans l’anglais je ne serais pas là où je suis aujourd’hui. Pour moi, la question de savoir si l’Europe peut réussir dépend de notre capacité à communiquer au-delà des frontières. En effet, les préjugés naissent du silence et de l’incompréhension. J’ai de nouveau pris conscience de cette particularité européenne lorsque je suis intervenue au Parlement européen, car il compte à lui seul vingt-quatre langues officielles. Ce sont, classées selon leur ordre d’entrée dans la Communauté, l’allemand, le français, l’italien, le néerlandais, le danois, l’anglais, le grec, le portugais, l’espagnol, le finnois, le suédois, l’estonien, le letton, le lituanien, le maltais, le polonais, le slovaque, le slovène, le tchèque, le hongrois, le bulgare, le gaélique d’Irlande, le roumain et le croate. La Constitution européenne exige que tous les documents soient traduits dans toutes les langues officielles, ce qui donne un total de 552 combinaisons – une tâche monumentale. Mais c’est le seul moyen d’être certain que les députés et les employés puissent suivre le travail du Parlement et lire les documents. Mais quand il s’agit de parler, c’est en général l’anglais qui est privilégié. C’est une évidence, car l’anglais est la langue universelle actuelle. C’est la plus parlée au monde et j’ai appris que plus de 80 % des informations stockées électroniquement sont rédigées dans cette langue. Bref : sans anglais, on n’arrive à rien. Ce qui me fit penser à Max Schruff. Il est probable que presque aucun élève (et moi, à l’époque, pas plus que les autres) ne pense avoir un jour l’occasion de discuter avec le secrétaire général des Nations unies ou d’être invité à un talk-show britannique. Et aucun professeur n’arriverait sans doute à ses fins s’il essayait de nous faire comprendre exactement cela : vous apprenez pour vous, pour votre vie future, pas pour l’école. Il doit donc y avoir un autre moyen, comme celui employé par Max Schruff. C’est aussi à cela que je pensai quand je reçus l’invitation de la BBC pour « The One Show ». Discuter en toute spontanéité dans une langue étrangère avec des invités autochtones, dans une émission en direct, ce n’est pas rien. Je m’en sortis tellement bien que le présentateur Alex Jones oublia que je venais de la lointaine Autriche. Je souris intérieurement en constatant à quel point mon test de vocabulaire tant haï m’était utile une fois de plus. Ce jour-là, j’avais déjà donné nombre d’interviews à des radios, des télévisions et des journaux, quand soudain elle surgit près de moi : Sophie Ellis-Bextor. Elle était elle aussi invitée de « The One Show ». Moi qui me sentais encore somnolente un instant plus tôt, je me réveillai brusquement. J’écoutais déjà Sophie Ellis-Bextor quand j’étais ado et travaillais dans ma grotte verte à mes nouveaux croquis. Elle compose des chansons formidables. Je me souviens de ma joie à la sortie de son dernier album : avec le titre Wanderlust 2, elle employait un des rares mots allemands qui se soient fait une place dans la langue anglaise, en plus de Autobahn, Bratwurst et Gemütlichkeit 3. Peut-être aurais-je dû saisir l’occasion et inviter Sophie à Bad Mitterndorf, lui servir de guide de montagne et monter avec elle une nouvelle édition de « Wild Girls : l’Afrique en talons aiguilles », cette fois-ci dans les Alpes. Mais je n’en eus pas l’occasion, car il me fallut une fois de plus raconter ce qui s’était passé le jour de l’Eurovision, une question qui était alors toujours un test pour moi. Cette soirée avait-elle bouleversé ma vie, ou n’était- elle qu’une étape normale de ma carrière ? On dit que le souvenir est un grand menteur, et l’on s’en aperçoit toujours quand on parle d’événements passés. Selon mon état d’esprit, il m’arrive encore aujourd’hui de ne plus m’étonner de rien et d’affirmer : « Je n’ai encore jamais rien gagné. » Ou bien je considère réellement tout cela comme une chose qui était tout simplement placée sur mon chemin. Je pensais encore à cela en participant quelques jours plus tard au « Graham Norton Show ». Graham est un humoriste irlandais dont je suis fan. De plus, comme il commente l’Eurovision pour la BBC, il connaît bien le sujet, ce qui m’épargna un certain nombre des questions habituelles. Et puis, chez Graham, tout est drôle. Les comiques britanniques vont toujours un peu plus loin que les autres, et j’aime ça. Dès les années 1970, Graham Chapman, John Cleese, Terry Gilliam, Eric Idle, Terry Jones et Michael Palin des Monthy Python jouèrent des femmes à la télévision britannique, ce qui reste aujourd’hui encore impensable dans certains pays. Les Monthy Python appelaient ces rôles des pepperpots, des poivrières, et à leurs yeux, je serais certainement une lady Pepperpot : piquante et avec la langue bien pendue. Cependant, en prenant place ce soir-là à côté de l’actrice Kirsten Dunst, l’autre invitée de l’émission, lady Pepperpot se fit soudain très silencieuse et réservée. J’avais vu Kirsten dans Melancholia de Lars von Trier, dans Spider-Man 3 et dans Bachelorette, et j’admirais par-dessus tout son aptitude à se transformer. J’aurais bien aimé le lui dire, mais son accent était presque incompréhensible pour moi. Nous formions un petit cercle très agréable, encore rejoint par Dawn French, la comédienne qui enthousiasma le public pendant dix-huit ans avec sa série comique French & Saunders ; la rigolade fut donc de la partie, mais je pus à peine échanger un mot avec Kirsten. Après l’émission, Matthias et Tamara se moquèrent de moi. — J’aurais bien aimé papoter avec elle, rétorquai-je, mais c’était impossible ! — Elle est pourtant d’origine allemande, dit Matthias en riant, elle a même la nationalité allemande. — La prochaine fois, j’essaierai en dialecte styrien. Ou alors il faut que je retourne en cours avec Max Schruff. Je parlai à mes amis de mon prof d’anglais. — Et il t’a aussi appris l’espagnol ? demanda Tamara. — Non, pourquoi ? — Parce que maintenant, tu pars en Espagne. Et ensuite en Italie, en Finlande et en Belgique. J’aimais ma vie de nomade, même si elle était épuisante. Les surprises ne manquaient pas, comme encore quelques heures plus tôt. En arrivant dans ma loge, j’avais trouvé un bouquet d’orchidées avec une carte : « Congratulations, we love you, Elton & David ». Non, à l’école, je n’aurais jamais pensé non plus qu’un jour sir Elton John et son époux David Furnish me dédieraient quelques mots. Il m’est complètement égal – disons, complètement wurst – que de nombreuses personnes admirent Elton John parce qu’il a vendu plus de disques que la majorité des autres artistes pop (il paraît qu’il en est aujourd’hui à plus de 900 millions). Moi, je l’admire parce que c’est un musicien génial et un grand chanteur, parce qu’on l’écoute, et parce qu’il sait s’investir dans des causes importantes, comme avec la Elton John AIDS Foundation, qui a récolté à ce jour plus de 275 millions de dollars et soutient des projets dans plus de cinquante pays. Je me doute bien qu’une telle personnalité est extrêmement occupée, et je me suis donc d’autant plus réjouie de cette attention de sa part. Et en plus, des orchidées ! J’adore la reine des fleurs et ce qu’elle représente : dans le langage des fleurs chinois, c’est le symbole de l’amour et de la beauté des jeunes filles – et dans la Grèce antique, ὄρχις signifie « testicules ». — On ne peut pas faire mieux, m’exclamai-je. C’est vraiment la fleur idéale pour Conchita Wurst ! Durant les jours et les semaines qui suivirent, je poursuivis mon voyage vers l’Espagne, l’Italie, la Finlande et la Belgique, la Suède et la France. Je me comportais ainsi effectivement comme un Européen idéal : je passais d’un pays à l’autre, la curiosité dans mes bagages, sans préjugés. J’apportais ma propre culture et je respectais celle du pays qui m’accueillait. J’étais heureuse de pouvoir voyager sans difficulté, mais je n’oubliais jamais à quel point cette construction européenne est fragile. Quand on parle de « fermer les frontières » et de « limiter la liberté de déplacement », c’est en général par peur de voir arriver quelqu’un que l’on refuse d’avoir près de soi. Mais la peur est mauvaise conseillère, alors que la joie en est une excellente. Plus je me promenais à travers l’Europe, plus je me rendais compte à quel point notre communauté est importante. Nous avons beaucoup en commun, au-delà de toute polémique : partout, je vois des gens qui ont des idées, des opinions inspirantes, et l’envie de créer quelque chose. Ainsi le Björn Borg Fashion Show de Stockholm. Björn fut l’un des meilleurs tennismen du monde. Il participa à la Coupe Davis dès l’âge de quinze ans et remporta cinq fois de suite Wimbledon, entre 1976 et 1980. Il comptabilise 11 titres du Grand Chelem et 64 victoires en tournoi individuel. Mais ce qui m’impressionne encore plus, c’est que, comparé à d’autres professionnels du tennis, il n’a consacré à sa carrière sportive qu’un bref laps de temps. Il s’est retiré dès l’âge de vingt-six ans pour se lancer dans d’autres projets, comme la mode. Aujourd’hui, quand le Björn Borg Fashion Show commence, le monde entier a les yeux braqués sur lui. J’étais ravie d’être installée au premier rang comme invitée d’honneur du défilé. « Conchita, Gaultier, Lagerfeld, Borg, where will this end? » écrivit un fan sur ma page Facebook. Il voulait dire par là : sur quel défilé te verra-t-on la prochaine fois ? Mais on pouvait aussi interpréter sa question différemment : quand t’accorderas-tu une pause, est-ce que ce n’est pas trop pour toi ? Ma réponse : très honnêtement, non, bien sûr que non ! Évidemment, j’étais parfois fatiguée, je ne suis pas une machine. Mais le travail me plaît et, quand on s’amuse, on a de l’énergie. C’est une loi de la vie. Lorsque l’on m’invita à participer à la fête de la Musique à Montpellier, Nicole me photographia sur la terrasse de l’hôtel, une photo sur laquelle j’ai l’air plutôt exténuée. Ce n’est guère étonnant, je venais de chanter sur scène, au cœur de la ville. Je n’y étais jamais venue auparavant, mais je m’y attachai instantanément : la vieille ville magnifique, ses nobles bâtiments autour de la place de la Comédie. Juste à côté, presque sans transition, se dresse le quartier Antigone, une version moderne de la Grèce antique. La mer est proche, la température agréable, même en hiver, et la musique est partout dans l’air, surtout à l’occasion de la fête de la Musique, cette année-là, avec des artistes aussi formidables que François Valéry, Yannick Noah, Alizée et Chico & The Gypsies. Pourtant, comme c’est souvent le cas en France, la politique joua ici un rôle. Lorsque je fus interviewée par le quotidien Le Monde, les journalistes revinrent à leur thème favori. Ma déclaration « We are unstoppable » était-elle adressée à Vladimir Poutine, le président de la Fédération russe ? Évidemment, répondis-je, mais aussi à bien d’autres. Des articles insultants étaient parus, j’avais reçu des menaces de mort, et je répondis donc au journaliste : « Si c’est moi leur plus gros problème, ils doivent être heureux, non ? » Quand on observe les drames dans le monde ! Je poursuivis en disant qu’en fait je devrais me sentir flattée par ces attaques. Apparemment, ces gens croient qu’une dragqueen a assez de pouvoir pour faire changer la mentalité des habitants de pays entiers. Quel honneur ! J’ajoutai : « En réalité, il faut pour cela bien plus qu’une apparition au Grand Prix de l’Eurovision, il faut même plus que l’Eurovision elle-même pour changer quelque chose. » Après tout, le concours avait été suivi de peu par les élections européennes, qui avaient vu des partis d’extrême droite et hostiles à l’Europe remporter de nombreuses voix. Que l’on me comprenne bien : je ne voyage pas à travers l’Europe pour adresser des reproches à qui que ce soit, je n’en ai vraiment aucune envie. Ce qui compte pour moi, c’est la musique, j’ai envie de m’en servir pour divertir les gens et répandre de la joie. Mais, en tant que femme à barbe, je suis porteuse d’un témoignage, les questions des journalistes et les invitations dans les centres politiques du pouvoir en sont bien la preuve. Le fait que la vie d’une dragqueen soit faite de douleurs permanentes illustre bien cette situation. Tout ce qui transforme Tom Neuwirth en Conchita Wurst fait mal : la perruque qui tire les cheveux, le maquillage qui attaque la peau, les cils épais, le corset, les talons aiguilles. Cela implique- t-il une certaine tendance masochiste ? Peut-être un peu. C’est une torture, même si ça n’en a pas l’air. Quand je tombai sur mon lit, ce soir-là à Montpellier, après le concert et les interviews, je n’étais pas épuisée par ma journée, mais par la merveilleuse robe de Jean Paul Gaultier. Elle avait fait pester Nicole pendant des heures : même pour moi, qui entre sans problème dans tous les vêtements, elle était trop petite. Nicole s’était battue avec les lacets et les œillets, me faisant retenir mon souffle pendant des minutes entières. En l’enlevant, je constatai que j’avais des zébrures sanglantes à l’endroit où elle se fermait. — Comme Sissi, commenta Nicole. Je hochai la tête, abattue. L’image de Sissi, l’impératrice Élisabeth d’Autriche-Hongrie, est tellement liée à Romy Schneider qu’on en oublie presque son obsession de la jeunesse, ses troubles alimentaires et la ceinture dans laquelle elle comprimait son corps pour pouvoir entrer dans les robes les plus serrées. — Si Jean Paul vient me voir à Vienne, je l’emmènerai au musée Sissi. Il faut qu’il voie ça, soupirai-je. Je n’imaginais pas que cela pourrait arriver de sitôt. Et pourtant, ce fut très vite le cas.

______1. Schruff est proche de l’adjectif schroff, qui signifie « brusque ». 1. Peut se traduire par « envie de randonnée » ou, plus poétiquement, par « âme vagabonde ». 2. « Autoroute », « saucisse » et « confort douillet ». 20 Jean Paul et Sissi

« Madame’s a living legend I’ve seen so many idols fall She is the greatest star of all » Extrait de la comédie musicale Sunset Boulevard

La chaîne de télévision Arte existe parce que l’Europe existe. Elle fait partie des nombreuses étapes nécessaires pour transformer en bons voisins d’anciens ennemis. Mes parents ont vécu la période de la guerre froide et, pour eux comme pour des millions d’autres personnes, la chute du rideau de fer fut une grande joie. Mais les guerres de Yougoslavie, le conflit ukrainien ou les récents attentats de Charlie Hebdo nous rappellent que, malgré des événements faisant date, nous sommes encore loin d’être les « États-Unis d’Europe ». Arte fut créée en 1992 afin de rapprocher culturellement l’Allemagne et la France, deux pays qui se sont fait la guerre durant plusieurs siècles. J’aime cette chaîne et sa programmation sérieuse. Aussi, quand on me demanda si je voulais participer à « Au cœur de la nuit », ma décision fut-elle vite prise. Le concept de cette émission est aussi simple que convaincant : deux personnalités, qui parfois ne se sont jamais rencontrées, passent une soirée ensemble et partent en balade en emmenant les téléspectateurs avec eux. J’eus la joie de passer mon « Cœur de la nuit » à Vienne aux côtés de Jean Paul Gaultier. Il fut évident dès le début que nous allions bien nous amuser. Où déambuler ? — Au musée Sissi, évidemment, dis-je, après tout, il m’appelle sa « jeune impératrice ». Et au Prater1, bien sûr. Une école de stylisme, ce serait super. Et un stand de saucisses. Je débordais d’idées. Après mes voyages à travers l’Europe, j’étais heureuse de pouvoir montrer à Jean Paul Gaultier ma ville d’adoption sous son meilleur jour. Venue l’heure du rendez-vous, nous écarquillâmes tous deux les yeux : une Rolls-Royce Silver Wraith avec chauffeur nous attendait pour nous conduire à travers la ville comme des chefs d’État en visite. Jean Paul me révéla à cette occasion qu’il était toujours très nerveux avant chaque défilé. Ce qui est aussi le cas de nombreux de ses modèles. — Madonna est venue deux fois, et chaque fois elle a eu un trac terrible. — Moi aussi, reconnus-je. Et je lui racontai ce que j’avais ressenti lorsque le régisseur avait crié : « Elle est encore tombée ! » — Et comment prends-tu la critique ? lui demandai-je. Ses corsets pour Madonna avaient déclenché une vague d’enthousiasme chez certains et la consternation chez d’autres. Jean Paul répondit : « I don’t give a shit what they say » (Je me moque complètement de ce qu’ils disent), et ajouta qu’il ne se laissait de toute façon pas détourner de son style. Quelle chance pour nous ! Le monde serait un endroit bien triste si les gens qui n’aiment jamais rien et qui râlent à tout propos décidaient de la marche à suivre. On a déjà traversé de telles périodes, et elles n’ont jamais fait de bien à l’humanité. Nous arrivâmes au musée Sissi. Situé dans les appartements impériaux du palais de la Hofburg, on peut s’y plonger dans la vie de l’impératrice Élisabeth, devenue une légende : de son enfance insouciante en Bavière à ses fiançailles soudaines avec l’empereur d’Autriche, et jusqu’à son assassinat à Genève. C’était peut-être la première fois qu’un grand styliste contemporain examinait si attentivement ses robes exposées. Jean Paul s’extasia en tout cas particulièrement sur une robe de velours noir à dentelle que Sissi avait portée lors de son accession au trône royal de Hongrie. Il constata que la coupe dénudant les épaules serait toujours moderne et sexy aujourd’hui. — Elle avait une ancre de marine tatouée sur l’épaule, dis-je, et avec cette robe, tout le monde a pu le voir. Un scandale ! Jean Paul rit. — Le scandale, c’est très bien ! Dans ma prochaine collection, je veux que toutes les épaules soient nues ! Il me raconta la première à Cannes du film Saint Laurent, dans lequel mon compatriote Helmut Berger joue le créateur Yves Saint Laurent vers la fin de sa vie. Comme la bisexualité de Helmut a elle aussi fait scandale – ou en tout cas ce que les bien-pensants moralisateurs appellent un scandale –, Jean Paul me dit : — Ce que tu fais, tu le fais pour la liberté des hommes et des femmes. Liberté, un grand mot. La Constitution autrichienne déclare que la force contraignante du droit doit toujours primer sur une domination impliquant la démonstration de force, l’arbitraire et la violence. Cela est destiné à protéger les droits fondamentaux qui garantissent notre liberté. Quiconque connaît l’histoire de l’Autriche sait à quel point le chemin menant à ces termes fut long et pénible. Il est donc d’autant plus important de défendre cette liberté. Nous ne devons jamais baisser les bras. La voiture s’arrêta. Nous étions arrivés à l’université des arts appliqués pour y rendre visite à la classe de stylisme. Les étudiants nous y attendaient déjà. En effet, ce n’était pas tous les jours que l’un des plus grands couturiers du monde passait par là. Jean Paul Gaultier fit l’éloge de tout ce qu’on lui présenta, et brisa la glace en racontant un faux pas qu’il avait commis à ses débuts comme assistant du grand Pierre Cardin. Les tissus naturels, comme le coton, la soie et le lin, mais aussi les matières synthétiques comme le polyester ou le polyamide, peuvent être déchirés après une petite entaille initiale, ce qui est pratique. Crac, crac, tout va très vite, car le temps, c’est de l’argent ; toutefois, il est important de déchirer dans le sens des fibres, sans quoi on détruit le tissu. — C’est ce qui m’est arrivé, raconta Jean Paul aux étudiants. Un tissu hors de prix, et je l’ai réduit en charpie. Pierre Cardin était furieux. Mais les débuts, c’est toujours difficile. Nous ne voulions plus quitter les étudiants, mais nous avions rendez-vous au Prater, le magnifique parc que l’on ne peut manquer quand on visite Vienne. Après un agréable tour de grande roue, nous avions bien mérité notre dîner. J’emmenai Jean Paul dans un bateau-restaurant sur le canal du Danube. Nous tombâmes d’accord sur le fait que seul un grand fleuve donne vraiment à une ville sa qualité de vie, parce que l’eau apporte toujours le progrès. — Ma grand-mère en parlait souvent, dis-je. Pour elle, c’était la mer. Elle disait toujours que la nouveauté vient de là. Je n’ai jamais oublié ses paroles. Nous en vînmes à parler de nos parents et de nos grands-parents. Nous avions tous deux la chance d’avoir des pères et mères tolérants, ce qui n’a rien d’évident. Souvent, les parents se demandent ce qu’ils ont fait de travers dans leur éducation pour que leur fille soit lesbienne ou leur fils gay. Pourtant, les sciences ont prouvé depuis longtemps qu’il n’existe aucune relation entre l’éducation et l’homosexualité. Mais qui est vraiment au courant de ce genre de choses ? Ce fut là pour Jean Paul l’occasion de revenir sur l’Eurovision. — Ta victoire, c’était aussi la nôtre, dit-il, exprimant à quel point il est important que le sujet de l’homosexualité apparaisse sous les feux de la rampe. En effet, le taux de suicide chez les adolescents homosexuels est quatre fois plus élevé que chez les hétérosexuels. La manière dont les enfants et les adolescents peuvent faire face à cette situation difficile pour eux dépend en grande partie de leur entourage. — C’est la même chose partout, poursuivit Jean Paul, en Autriche, en Europe, dans le monde entier. C’est pour ça que les Russes t’ont donné aussi des points. Tout en discutant, nous savourions le plat le plus typique de ma ville : une escalope viennoise accompagnée de salade de pommes de terre. Nous reprîmes ainsi des forces pour aller admirer un spectacle du chorégraphe Daniel Kok et terminer la soirée à un stand de saucisses. À Vienne, c’est une institution. Fondés pendant la monarchie impériale royale pour assurer un revenu aux invalides de guerre, les stands de saucisses sont indissociables de la vie viennoise. Évidemment, je ne laissai personne commander à ma place : « Käsekrainer 2, pain noir, moutarde forte et cornichons. Et deux bières. » Conchita Wurst au stand de saucisses, personne ne voulait rater ça, et nous fûmes vite entourés de curieux. Trois musiciens firent soudain leur apparition, avec une contrebasse et des violons, et jouèrent une version jazz de « Rise Like a Phoenix ». À Vienne, c’est comme ça, la musique est partout, y compris le soir au stand de saucisses. Ainsi vint le moment de nous dire au revoir. J’offris à Jean Paul un tirage surdimensionné de la photo de nous deux prise au Life Ball. Il en fut visiblement très heureux : « C’est beau, regardez-la ! Merci mille fois ! » Il rayonnait. J’étais moi aussi enchantée, car j’avais pu montrer à mon ami la Vienne que je préfère, ma ville sous son aspect le plus chaleureux. Je lui fis mes adieux avec une salutation typiquement viennoise, « Pfiat di und baba », avant de disparaître dans la nuit. Cela signifie à peu de chose près : « Porte-toi bien et à bientôt ! » Nous revoir bientôt, nous l’espérions tous les deux.

______1. Célèbre parc de Vienne où l’on trouve notamment une fête foraine permanente. 2. Saucisse au fromage légèrement fumée. 21 Plus « nous » que « je »

« So prepare for a chance of a lifetime Be prepared for sensational news A shining new era is tiptoeing nearer » Extrait de la comédie musicale Le Roi lion

Certains disent que la politique est une activité peu reluisante. D’autres affirment que c’est la politique qui a fait de l’Europe ce dont nous profitons tous aujourd’hui : une union de pays où il n’y a pas eu de guerre depuis soixante-dix ans. Dans les livres d’histoire, on ne trouve pas d’autre époque pendant laquelle la paix a duré si longtemps. La politique peut donc faire des miracles, mais elle peut aussi effrayer ou ennuyer, ce qui explique en partie pourquoi la participation des jeunes aux élections est si faible. Pour moi, c’est une nécessité : si on veut la paix, la tolérance et l’amour, on ne peut pas se contenter d’attendre que tout tombe du ciel. On doit prendre les choses en main, et dès lors on se trouve dans le champ politique. Ce mot est d’origine grecque, et j’aime le fait qu’il implique l’idée de « communauté », c’est-à-dire non pas le « je », mais le « nous ». Heureusement, il y a toujours des musiciens qui s’engagent pour soutenir ce « nous » : Bono de U2, qui prend position dans la lutte contre le sida et pour l’effacement de la dette des pays du tiers-monde. Ou Bob Geldof, à l’origine du projet Band Aid et des concerts de charité Live Aid joués dans le monde entier. Elton John aussi, avec sa fondation, et Shakira avec sa Fundación Pies Descalzos qui vient en aide aux enfants en détresse. Par ailleurs, les différentes marches des fiertés agissent pour plus de « nous » et moins de « je ». Que ce soit la Lesbian & Gay Pride ou la LGTB Pride, tous s’engagent pour la tolérance et l’amour. La soirée du 28 juin 1969, le bar Stonewall Inn, dans le quartier new-yorkais de Greenwich Village, fut l’objet d’une descente policière discriminatoire contre les gays et les lesbiennes. Cette fois-là, certaines des personnes arrêtées sans motif se défendirent, et d’autres s’associèrent à leurs protestations. Peu de temps après, Allen Ginsberg, poète emblématique de la célèbre Beat Generation, écrivit : « Il était temps que nous fassions quelque chose ! » Cet acte se poursuivit avec des veilles silencieuses et des manifestations, et bientôt, le monde entier parla de la révolte de Stonewall. C’est de cette tentative d’imposer des droits démocratiques pour tous que naquirent les marches des fiertés. De nos jours, il s’agit d’événements festifs et hauts en couleur auxquels il est presque de bon ton de participer, tout au moins dans les régions « éclairées » de la planète. Pourtant, le chemin pour en arriver là fut semé d’embûches, et dans d’autres pays, l’homophobie, l’exclusion et les agressions sont toujours monnaie courante. Et même dans ces régions éclairées dont je parle, la haine contre ceux qui sont « différents » n’a pas complètement disparu. C’est pour cette raison que je me sens tenue d’annoncer la couleur partout et en toute occasion : avant et après l’Eurovision, je sillonnai les pays pour participer au plus grand nombre de marches des fiertés possible. Je suis allée à Stockholm, Madrid, Anvers, Manchester et dans beaucoup d’autres villes. Comme souvent, c’est Amsterdam qui donna l’exemple. Nous avons tous beaucoup à apprendre de cette ville et de ses habitants. Même si je suis bouleversée à chaque marche des fiertés par le nombre de gens qui descendent dans la rue afin de s’engager pour cette cause, à Amsterdam, c’est la ville tout entière qui se lève, jeunes et vieux, hétéros et homos, peu importe. Les enfants et leurs grands-parents sont vêtus de la tête aux pieds aux couleurs de l’arc-en-ciel, symbole du mouvement. Ils chantent, dansent, sont joyeux, communiquent leur bonne humeur, n’ont pas peur de l’autre, de la nouveauté, font preuve d’une ouverture rafraîchissante. Et avec succès : Amsterdam est une des régions d’Europe les plus florissantes sur le plan économique. On le voit : là où règne la peur, il y a aussi stagnation économique. Là où les gens aiment la liberté et sont tolérants, le succès est au rendez-vous. On surmonte plus facilement les crises, on ne considère pas l’avenir comme une menace. Peut-être Amsterdam tient-elle son ouverture d’esprit de la proximité de la mer et du passé de nation maritime des Pays-Bas. Dans cette ville ont toujours vécu des gens qui regardaient au-delà de l’horizon et accueillaient le reste du monde à bras ouverts. La marche des fiertés d’Amsterdam se démarque aussi par le genre de véhicules utilisés. Tandis que, partout ailleurs, on circule dans la ville sur des chars, au pays des canaux on privilégie les bateaux. Comme d’habitude, les embarcations de cette année arboraient de grands flotteurs – si grands, en fait, que j’avais du mal à croire qu’elles pouvaient manœuvrer sur ces étroites voies navigables. Je compris ensuite avec quelle ingéniosité tout avait été conçu. En quelques mouvements rapides, même le plus grand des flotteurs pouvait être replié dès qu’un pont était en vue. En plus d’être très amusant à regarder, cela prouvait qu’avec assez d’imagination et d’inventivité on peut franchir n’importe quel obstacle. Pour moi, chaque marche des fiertés prouve que nous sommes capables d’accomplir toutes sortes de choses positives quand nous agissons dans la même direction. Motiver les gens à faire cela, voilà ma définition de la politique. Chaque marche se termine par une fête de clôture, y compris à Amsterdam. L’idée est que, en plus de la joie et du divertissement, il doit aussi y avoir un message. Cette fois-ci, on aborda des questions que je m’étais posées à maintes reprises : « Viendra-t-il un jour où l’on n’aura plus besoin de défiler ? Viendra-t-il un jour où l’homosexualité sera normale ? » Un jour où les couples auront assez confiance pour se promener dans la rue main dans la main ? Où l’Église n’aura pas de problème avec ceux qui sont « différents » ? Où des lois prévoyant de longues peines de prison pour homosexualité, comme celle récemment adoptée par le président ougandais Yoweri Museveni, seront impensables ? À Amsterdam, on peut oublier que les homosexuels et les transgenres sont encore discriminés, menacés et attaqués. D’autres marches des fiertés, en revanche, sont moins des fêtes que des cris d’alarme. « Viendra-t-il un jour où ces cris d’alarme deviendront inutiles ? » me demandai-je. J’ai le plus grand mépris pour la violence. Par le passé, je réagissais souvent avec désinvolture aux menaces de mort (« OK, tu peux me tuer, mais prends un ticket et fais la queue »), alors qu’en réalité elles me bouleversent. Je dois souvent me forcer à lire le journal ou à regarder les informations à la télévision, car nous vivons dans un monde qui risque de dérailler. De retour de la Station spatiale internationale, l’astronaute allemand Alexander Gerst fit une déclaration qui me toucha profondément : « Quand on flotte tout là-haut dans la navette et qu’on regarde en bas vers notre petite planète bleue, avec son atmosphère si fragile, il paraît grotesque que des gens se fassent la guerre et polluent l’environnement, dit-il après cent soixante-six jours dans l’espace. Autour de nous, tout est noir ; nous ne connaissons pas un seul autre endroit dans l’univers où nous pourrions vivre. » Ces mots sont d’une grande perspicacité, une perspicacité dont tout le monde ne bénéficie pas. Voilà pourquoi je considère comme un devoir de transmettre ces expériences, que ce soit d’astronaute ou de musicien, d’acteur ou de mannequin. Quand on se retrouve sous le feu des projecteurs, on doit assumer la responsabilité de davantage pratiquer le « nous » que le « je ». Alors, peut-être le jour viendra-t-il enfin où être différent n’engendrera plus ni violence ni insultes. 22 Tout est dans le faire

« To fight for the right Without question or pause » Extrait de la comédie musicale L’Homme de La Mancha

Il y a certains événements auxquels je suis devenue particulièrement attachée. L’un d’eux est le « Light into Darkness », la plus grande campagne d’aide humanitaire d’Autriche. Elle commença en 1973 par une collecte de dons pour des projets sociaux, d’abord à la radio, puis, cinq ans plus tard, également à la télévision. Comme l’émission est diffusée la veille de Noël et dure quatorze heures, on a besoin de renfort sur le pont pour répondre aux appels téléphoniques. J’y ai participé ces trois dernières années et nous récoltons chaque année une somme d’argent considérable – près de 6 millions d’euros en 2013. Le même montant impressionnant a été atteint en 2014. J’ai également sorti une reprise de « My Lights », la chanson officielle de « Light into Darkness ». De fait, faire quelque chose, participer, être active et ne pas simplement me plaindre est très important pour moi. Cela a peut-être à voir avec le fait que ni ma mère ni mon père ne sont jamais restés assis à se tourner les pouces. Bien que j’aime profiter un peu du dolce farniente, cela ne signifie pas pour autant que j’entends faire de la paresse une vertu. Je suis heureuse quand j’ai quelque chose à faire, surtout s’il s’agit de quelque chose qui en vaut la peine. J’aime imaginer un monde dans lequel chacun est capable de faire ce à quoi il est bon et ce qui lui donne du plaisir. Je suis certaine que cela ferait faire un grand pas en avant à l’humanité. Dans mon cas, ce fut l’école de stylisme à Graz, et le soutien de mes parents signifiait que j’étais capable de suivre ces cours. Comme je crois que tout être humain a un potentiel, je souhaite à chacun d’avoir la chance d’avancer dans la vie, d’où qu’il vienne et quel qu’il soit. C’est pourquoi j’ai été contactée par Ulrike Lunacek, membre des Verts et vice-présidente du Parlement européen. Elle et d’autres membres de différents partis m’ont invitée au Parlement européen. L’objectif était d’envoyer un message de soutien pour l’égalité des lesbiennes, des gays et des bisexuels, ainsi que des transsexuels et des individus intersexe. Ulrike étant elle-même lesbienne, elle sait parfaitement de quoi elle parle. La discrimination n’épargne pas les politiciens, au contraire. Bien qu’en Allemagne deux hommes politiques de premier plan aient fait leur coming out – Klaus Wowereit, l’ancien maire de Berlin, et Guido Westerwelle, un ancien ministre des Affaires étrangères –, la route fut longue pour en arriver là. Wowereit fut même le premier politicien important dans le monde entier à prononcer en public les mots aujourd’hui emblématiques : « Je suis gay, et fier de l’être. » Pourtant, dans le monde de l’industrie, par exemple, à l’exception de Tim Cook, le PDG d’Apple, il semble qu’il n’y ait guère d’homosexuels dans les conseils d’administration. En termes simplement statistiques, ce n’est pas possible. Les gays manquent de confiance en eux pour révéler leur sexualité. La situation est même plus flagrante dans le football, où aucun joueur en activité n’a jamais fait son coming out, par crainte sans doute que les fans ne se transforment en ennemis. C’est pourquoi je délivrai un message clair au Parlement européen : très simplement, j’attends un plus grand engagement pour le droit des homosexuels. « C’est votre travail de vous battre pour une démocratie qui fonctionne et des droits égaux pour chacun », déclarai-je. 23 Girls just want to have fun – les garçons aussi !

« Welcome ! You’re a very nice surprise » Extrait de la comédie musicale La Dame en blanc

Qui donc a inventé le selfie ? Je l’ignore, mais ça me ferait plaisir que vous me donniez la réponse ! Qui que ce soit, il mérite une médaille, peut-être en forme d’appareil photo numérique. Je ne saurais dire sur combien de selfies j’apparais, mais une chose est certaine : je suis fan de ces autoportraits pris sur le vif, surtout lorsqu’ils font communiquer les gens entre eux. Je séjournai récemment dans un hôtel célèbre. Un homme dans un costume élégant surgit, sortit son smartphone, me demanda un selfie puis se présenta comme l’attaché de presse de l’établissement. — Vous savez, me dit-il, j’étais récemment en vacances en Australie avec ma femme et nous sommes allés dans un bar qui avait l’air sympathique. — Super. Il faut faire la fête dès qu’on le peut. J’avais envie de faire un brin de causette et j’étais curieuse de savoir ce qui s’était passé ensuite. — Eh bien, tout le monde s’amusait comme si c’était la dernière fois. À un moment, quelqu’un nous a demandé d’où nous venions et nous lui avons dit… — L’Autriche ! — Exact ! En entendant ça, ils se sont tous jetés à notre cou ! Ils criaient : « Vous avez gagné, vous avez gagné ! » « Gagné quoi ? » ai-je demandé. Ils ont crié et nous ont embrassés de plus belle. « Le concours, vous avez gagné le concours de la chanson, celui qui s’est passé à Copenhague ! » Je souris. — Je crois que j’en ai entendu parler. Tout à coup, l’homme prit un air sérieux. — Vous savez ce que j’ai répondu ? Ce n’est pas possible, vous devez vous tromper. On vient d’Autriche ! On ne gagne jamais rien ! Il me sembla qu’il en avait honte, et c’était probablement le cas. Sauf quand il s’agit de saut à ski ou de descente hommes, nous les Autrichiens attendons plutôt peu de nous-mêmes. J’ai moi-même dû dire à maintes reprises : « Avant le concours, je n’avais jamais rien gagné. » Nous n’avons pas à nous le reprocher, car un pays de 8,5 millions d’habitants reste simplement un petit pays. La zone métropolitaine de New York est habitée par deux fois plus de personnes, et Tokyo quatre fois. D’un autre côté, nous les Autrichiens aimons voyager : 75 % d’entre nous partent en vacances à l’étranger une fois par an. Cela pourrait bien constituer un record et montre en tout cas que nous regardons au-delà de notre horizon. « Je ne pouvais simplement pas croire qu’un Autrichien recevrait un accueil aussi frénétique à l’autre bout du monde, reconnut l’attaché de presse. Est-ce que nous ferions la même chose ? » Ce soir-là, je laissai cette question sans réponse, mais la réponse est, bien sûr : « Oui, nous le ferions. » J’aime vraiment faire la fête, et pas seulement pour célébrer mes propres succès, mais aussi pour ceux des autres. Combien de fois ai-je entendu le fameux proverbe : « Les affaires avant le plaisir » ? Je ne l’ai jamais vraiment compris. Que signifie-t-il ? Que les affaires et le plaisir sont deux choses qui ne se mélangent pas ? Et donc qu’il n’est pas possible que le travail soit du plaisir ? Il l’est pour moi. Et puis il y a le facteur temps : on est censé faire son travail d’abord et s’amuser après. Mais qu’en est-il si on est trop fatigué et que l’on n’en a plus envie ? Tant pis ! Après cette conversation avec l’attaché de presse, ces questions continuèrent d’occuper mon esprit. Est-ce la raison pour laquelle tant de gens tournent en rond avec un air inquiet ? Parce qu’ils ont exclu le plaisir de leur vie ? La haine des autres ne serait-elle pas une haine de soi parce que la vie n’est plus plaisante ? Ce que nous appelons divertissement n’est-il pas un simple moyen de passer le temps ? Même si cela peut être très agréable, cela nous laisse souvent un peu à plat ensuite. Passons-nous seulement notre temps à perdre notre temps ? Si je recherche le plaisir, ce qui me donne le plus de joie c’est d’être active. Quand mon amie Nicole s’est mariée en 2011, une énorme fête fut bien sûr organisée. Désireuse de réaliser quelque chose spécialement pour elle, je décidai de lui coudre une robe de mariée. C’était vraiment excitant, et je finis par être encore plus angoissée qu’elle. Comme c’était censé être une surprise, elle ne pouvait pas l’essayer. Et si elle ne lui plaisait pas ? Quelle femme veut se marier dans une robe qui n’est pas la robe de ses rêves ? Je créai une jupe circulaire à trois couches façon années 1950. Cela nécessita beaucoup de matériaux, dont il fallut coudre de grandes longueurs. Mais, pour Nicole, j’étais heureuse de faire marcher ma machine à coudre jusqu’à ce qu’elle soit presque chauffée au rouge. Puis vint le moment de vérité, lorsque je la lui montrai. La joie qu’elle exprima fut un grand bonheur pour moi. Il est parfaitement clair que j’aime faire la fête, et si je peux être créative en même temps, c’est encore mieux. Cela provient peut-être de l’époque où Conchita était mariée à Jacques Patriaque et – avec Urinella, le troisième membre du groupe – qu’ils jouaient sur scène. Pour nos spectacles, nous étions le trio infernal ; dans la vie, nous étions les meilleurs amis du monde : Tom, Thomas et Philipp. Thomas et Philipp furent en couple durant des années et sont de vrais modèles pour moi. Tout en nous amusant beaucoup, nous prenions nos personnages très au sérieux et proposions constamment des idées pour les développer. Urinella était une grande dame viennoise qui, bien que gentille et aimable, était aussi capable d’être l’exact opposé. Quelque peu loufoque, le cœur sur la main, elle était une mère Courage quand il fallait appeler un chat un chat. Quant à Jacques, eh bien c’était mon mari et les scènes de notre mariage sont très parlantes. Il allait souvent passer quelques semaines à New York et en revenait débordant d’idées. Au moment où je me préparais pour le concours de l’Eurovision, il créait un nouveau spectacle, le premier Boylesque Festival d’Europe, une source d’amusement immédiate. Girls just want to have fun – les garçons aussi ! À une occasion, j’eus le plaisir de me déguiser avec tant de soin que même mes amis proches ne purent en croire leurs yeux. C’était Halloween, que l’on célèbre traditionnellement à Vienne avec Miss Candy. Elle est une reine parmi les dragqueens et se décrit elle-même comme plus légère qu’un soufflé mais plus dure que Margaret Thatcher. L’événement se déroulait au U4, l’une des discothèques les plus célèbres de ma ville d’adoption, non parce qu’elle devait être à l’origine une station de U- Bahn et finit par devenir une boîte de nuit à cause de mauvais calculs des ingénieurs, mais parce que c’est là que se rendent à coup sûr ceux qui cherchent à s’amuser à Vienne. Le soir en question, Donatella Versace, la styliste connue dans le monde entier, se trouvait au U4. Évidemment, tout le monde la regardait : son apparence glamour, ses longs cheveux blonds, sa taille fine, sa peau hâlée. Mais elle avait de toute évidence mangé du piment rouge avant, car tous ceux qui lui parlaient se faisaient envoyer paître en termes non équivoques, à la fois en anglais et dans son rude dialecte calabrais. Et tous ceux qui souhaitaient danser avec elle étaient sûrs de se prendre un coup de griffe. Cette nuit-là, le diable ne portait pas du Prada mais du Versace, et c’est là que je vécus l’un des plus grands moments de ma vie. En effet, sous l’épaisse couche de maquillage, sous les joues dessinées comme si elles avaient été botoxées, c’était moi. J’adore le jeu du déguisement, qui remonte au dieu germanique Odin, qui prit la forme d’un oiseau ou d’un serpent. J’avais choisi Donatella parce que je l’adore, et parce que j’étais capable, à travers elle, de donner une expression à mes pensées. C’est la même chose avec Conchita. Le métamorphe est là pour donner forme à quelque chose qui manque. Quand tout devient sérieux et solennel, et que les gens prennent le risque de devenir fondamentalistes, on a besoin d’un bouffon ou d’un clown. Les Indiens Lakotas avaient leur « Heyoka », un homme qui faisait toujours l’opposé de tout. Quand il disait « oui », il voulait dire « non », et quand il disait « bonjour », il fallait comprendre « au revoir ». Il était assis sur un cheval dans le mauvais sens et, lors des rites, il imitait le chaman en tournant la tête à l’envers. Et pourquoi agissait-il ainsi ? Pour montrer aux gens que chaque pièce a un revers. Qu’ils devraient aussi regarder de l’autre côté. Donc, pendant que tout le monde s’adonnait aux festivités d’Halloween, un métamorphe déguisé en Donatella était exactement ce dont ils avaient besoin. Parce que la vie n’est pas une route à sens unique : il y a toujours de la circulation dans le sens opposé. Bien sûr, je reçus un accueil enthousiaste lorsque je finis par révéler ma véritable identité. Le coup avait rempli son objectif. Bien que cela nous ait beaucoup amusés, il y avait aussi un côté sérieux. C’est ainsi que je le vois chaque fois que Conchita monte sur scène : les spectateurs apprécient le show, mais s’ils peuvent rentrer chez eux avec des idées nouvelles – un souvenir entreposé dans un coin de leur cerveau, à disposition pour un jour éviter une insulte, un acte de discrimination ou pire –, alors j’ai rempli ma mission. Je crois à une stratégie des petits pas qui conduit finalement à quelque chose de plus grand. Si des gouttes d’eau tombant constamment peuvent creuser un trou dans un rocher, alors chaque soirée, chaque fête, chaque spectacle en vaut la peine. 24 Sur le chemin du retour

« I’ve seen blue skies Through the tears in my eyes And I realise I’m going home » Extrait de la comédie musicale The Rocky Horror Show

Vienne, c’est chez moi aujourd’hui, mon port d’attache, où je suis toujours heureuse de revenir. Pourtant, Bad Mitterndorf, la scène du paradis de mon enfance, est le lieu qui m’a vu grandir. Je lui tournai le dos à l’âge de quatorze ans, pas entièrement de mon propre chef, et à présent, une douzaine d’années plus tard, j’y retournai, là encore pas entièrement de mon propre chef. Bien sûr, je voulais faire la fête avec les gens qui m’ont toujours soutenue. Je sentais le besoin de remercier ceux qui avaient été sur le bord de leur siège devant leur téléviseur. Et je voulais particulièrement adresser un remerciement chaleureux aux gens qui avaient fait le chemin de Bad Mitterndorf jusqu’à l’aéroport Schwechat, à Vienne, pour m’accueillir à mon arrivée. Jusqu’ici, tout allait bien. Mais j’eus du mal à parcourir les trois derniers kilomètres. Un traumatisme, m’a récemment appris un ami qui est au fait de ces choses, est une maladie psychologique qui peut réapparaître périodiquement en produisant les mêmes symptômes que ceux survenus à l’origine. C’est ainsi que je me sentais à la pensée de retourner sur le lieu de mon enfance. Comme si l’on m’avait fait revenir à l’âge de quatorze ans et forcée à écouter de nouveau tout ce que les moins éclairés des habitants de ma ville natale avaient à dire sur moi. Même si ce n’était pas la première fois que je voyageais de Vienne à Bad Mitterndorf, m’y rendre en tant que Conchita était une expérience nouvelle pour moi. Malgré ma victoire à l’Eurovision, je ne pouvais m’empêcher de me demander : comment vont-ils m’accueillir ? Que va-t- il se passer si les homophobes sont toujours dans le coin ? Et s’ils perturbaient l’événement ? Ils seront peut-être si en colère de mon succès qu’ils vont m’attaquer ? Les pires scénarios continuaient de me traverser l’esprit – je ne pouvais m’en empêcher. Le Faust de Goethe parle de « deux âmes dans sa poitrine », et c’est exactement ce que je ressentais ce jour-là. Une de mes âmes voulait revenir au paradis de mon enfance, revivre les choses qui m’avaient été si précieuses : courir avec le bonheur en moi les jours chauds d’été, sauter dans les ruisseaux, rentrer à la maison bouillant, affamé et assoiffé, et choisir mon plat préféré au menu. Ma seconde âme demeurait calme et vigilante. Oublie le romantisme, me disait-elle, le passé est le passé, il ne reste plus rien là-bas pour toi à voir, à entendre, à sentir ou à goûter ; beaucoup de gens ne t’aimaient pas, ne te dupe pas toi-même en imaginant que tout aura changé. Mais on m’a invitée, insistait mon autre âme, il va y avoir une fête, une scène, on va fermer le parc, je vais jouer avec le groupe et chanter avec le chœur local. Ils veulent même me nommer citoyen d’honneur de la ville. La question est : pourquoi a-t-il fallu que tu gagnes pour qu’ils fassent cela ? continua mon âme méfiante. Ne veux-tu pas que chacun soit traité équitablement, quel qu’il soit et quoi qu’il fasse ? Je n’avais pas de réponse à ces questions. En vérité, j’avais la réponse, et c’était : « Oui, je le veux » mais, à ce moment-là, je ne voulais pas l’admettre. Autrement, j’aurais dû tout annuler. Je ne pouvais, et ne voulais pas faire cela. Peut-être le changement survient-il quand on apporte la preuve de quelque chose. Dans ma jeunesse, beaucoup de gens pensaient que, parce que j’étais gay, je ne pouvais rien accomplir dans la vie. C’est une des nombreuses erreurs de jugement dont souffrent la plupart des homosexuels. Comment quelqu’un d’aussi faible pourra-t-il jamais réussir ? Mais peut-être les abrutis changent-ils d’attitude une fois que l’inimaginable se produit ? Ah, j’avais tort. Je devrais peut-être réfléchir ? Admettons, mais cela semble très naïf, comme prendre ses désirs pour des réalités. Là encore, qui ne risque rien n’a rien. C’était vrai dans ce cas comme dans tous les autres domaines de la vie, et c’est devenu la raison principale pour laquelle je m’apprêtais à vivre les jours les plus difficiles de ma vie : revenir à Bad Mitterndorf. Je fus accueillie comme une reine, un président, une superstar. Toute la ville s’était rassemblée et les responsables firent tout ce qu’ils pouvaient pour que je me sente à la maison. Malheureusement, nous avons souvent une perception déformée de la réalité : nous entendons les grandes gueules, même si elles sont minoritaires, et nous oublions que la majorité n’a pas la même opinion qu’elles. On ne peut pas voir ceux qui sont dans l’ombre, comme on dit, et si la majorité échoue à ouvrir la bouche, elle reste dans l’ombre. Le jour où je retournai à Bad Mitterndorf, les choses furent différentes : à présent, c’est la majorité qui était la plus visible – et ils m’appréciaient. Les abrutis restèrent chez eux et déversèrent leurs frustrations sur Internet. Je pus voir, entendre, sentir et goûter que les gens qui s’étaient rassemblés étaient sincèrement fiers de moi, m’acceptaient en tant qu’être humain à part entière et pas comme celui qui était « différent ». Malgré cela, je continuais à me contrôler, car mon âme vigilante ne m’autorisait pas à me détendre, même si les milliers de photos prises ce jour-là racontent une autre histoire. Ce fut un tour dans les montagnes russes, un flot d’émotions changeant constamment qui parfois menaçaient de me noyer, comme lorsque je montai sur scène avec mon amie d’enfance Kristin et que nous chantâmes la chanson qui nous avait transportées, bien des années plus tôt, dans un monde meilleur : « California Dreamin’ » de The Mamas and the Papas. Les mots I could leave today, California dreamin’, on such a winter’s day (Je pourrais partir aujourd’hui, rêvant de la Californie, par une telle journée d’hiver) étaient devenus notre mantra ; je pourrais partir aujourd’hui, une phrase à laquelle je m’étais accrochée. Il y eut ensuite un autre moment de joie dont je n’aurais jamais pu rêver : moi sur scène avec ma grand-mère. La vie n’est-elle pas folle ? Ma grand-mère avait eu une importance tellement énorme, à la fois avant et après mon coming out. La devise de sa vie n’est pas la critique, mais l’ouverture, aussi étais-je émue d’avoir l’honneur de me tenir à côté d’elle pendant que les spectateurs applaudissaient. La deuxième chanson que je chantai ce jour-là, accompagnée par mes cousins au piano, fut « Unbreakable ». C’est un autre hymne pour moi. She finds it hard to trust someone, she’s heard the words cause they’ve all been sung, she’s the girl in the corner (Elle a du mal à faire confiance, elle a entendu les mots car ils ont tous été chantés, elle est la fille dans un coin). Tandis que je chantais, je me disais : qui sait si, parmi les spectateurs présents, il n’y a pas un garçon ou une fille qui a été relégué dans un coin parce qu’il est différent et ne peut pas trouver son chemin dans le monde ? Comment me serais-je sentie si une Conchita avait surgi un jour, fêtée par la foule ? Quelle impression cela m’aurait-il laissé ? Me serais-je sentie bien plus forte par la suite ? Depuis que je sais combien les modèles sont importants, je m’identifie encore plus fortement aux étrangers dès que je monte sur scène. Ce jour-là, je songeai à tous les petits Tom, qui existent aujourd’hui tout autant que par le passé, et qui peut-être rentrèrent à la maison avec une plus grande foi en eux-mêmes après le concert. La chanson suivante était « Rise Like a Phoenix », accompagnée par un groupe local. Après cela, le maire, Karl Kaniak, me décerna la citoyenneté d’honneur. À ce moment-là, je pensai pour de bon que je devais être en train de rêver. La ville avait décerné deux fois ce titre jusqu’alors, à l’auteur populaire Hans Fraungruber et au pionnier du ski Theodor Karl Holl – et maintenant c’était moi, Conchita Wurst, la chanteuse à barbe, la dragqueen et la militante politique. Incroyable ! Et comme si cela ne suffisait pas, la ville alla même plus loin : une plaque commémorative allait être érigée dans le centre-ville, portant les mots que j’avais prononcés après ma victoire à Copenhague : « Je dédie cette soirée à tous ceux qui croient à un futur de paix et de liberté. Vous savez qui vous êtes – nous sommes l’unité et personne ne peut nous arrêter. » Le restaurant de mes parents est toujours plein, car ce sont des hôtes merveilleux. Pourtant, l’Eurovision a placé les choses à un autre niveau, et il y avait à présent des gens partout. Par chance, ma mère gardait une maîtrise parfaite de sa cuisine et mon père est imperturbable. Tant qu’il lui reste du temps à consacrer à son hobby – fabriquer des berceaux ornés –, il peut tout gérer, même quand la salle du restaurant est pleine à craquer. Ma mère me dit que des fans du Mexique et d’autres endroits du monde étaient venus jusqu’ici pour voir mon lieu de naissance, the birthplace, la casa natal, la casa natia de Mlle Wurst – pour apprendre finalement qu’en réalité j’étais née à plusieurs centaines de kilomètres de là. « Ils se sont quand même bien amusés », dit ma mère, et je suis sûre qu’ils ont aussi apprécié sa cuisine. Quand je regagnai Vienne quelques jours plus tard, j’avais encore la tête qui tournait de toutes les choses que j’avais vécues. D’un autre côté, les deux âmes dans ma poitrine s’étaient apaisées. Mon âme vigilante et calme était adoucie par la chaleur que m’avait témoignée les gens de Bad Mitterndorf, tandis que l’âme qui rêvait du paradis de son enfance était épuisée, mais heureuse. À un moment, au milieu de tous ces événements, j’avais dit : « L’enfance, c’était l’époque avant que j’aille à l’école », et qui peut dire combien d’enfants ressentent aujourd’hui la même chose, car, quelques jours plus tard, une fois de plus les grandes gueules ouvrirent leur bouche, leurs réactions étant inévitables – depuis « Je m’en vais, je ne reviendrai plus jamais à Bad Mitterndorf » et jusqu’à ce message en dialecte styrien bourré de fautes d’orthographe : « Es is jo eh scho so zum schama gwesen das des objekt zum contest hod foan derfm » (Pourquoi a-t-on dû supporter que cette « chose » nous représente au concours ? Quelle honte !). Tant pis. Si Conchita Wurst ne polarisait pas l’opinion, quel serait son rôle ? C’est seulement en donnant aux serpents de quoi cracher leur venin que nous savons qu’ils existent toujours, et que notre mission n’est pas encore achevée. 25 Des enfants ? Des enfants !

« When we’re in public together, I hear society moan » Extrait de la comédie musicale Cabaret

« Si j’étais hétéro, tu serais la femme avec qui je voudrais avoir des enfants. » Ce n’est pas le genre de phrase que l’on peut dire à n’importe quelle femme. Mais à mon amie Anja, je le peux. Elle m’a entendue la prononcer maintes fois. Anja est la cousine de Matthias, mon coiffeur génial, et chaque fois qu’elle rencontre ma mère, elle la salue en disant : « Bonjour, belle-maman ! » Anja se mariera tôt ou tard et pourra alors dire ces mots à sa vraie belle-mère. Mais, jusqu’à ce que ce jour arrive, nous continuerons de nous amuser de notre petite blague. C’est lorsque l’on commence à explorer comment les choses sont réellement que cela devient plus sérieux. La différence entre tolérance et acceptation est souvent perceptible dans le débat sur les enfants. Bien que beaucoup de gens tolèrent aujourd’hui les gays et les lesbiennes, accepter qu’ils soient des parents est une autre affaire. L’une des questions les plus anodines est : « Comment donc cela peut-il marcher ? » Elle est suivie par : « Mais lequel de vous deux est vraiment la mère ou le père de l’enfant ? » Puis il y a : « Ça ne peut pas marcher », qui émet des doutes sur l’éducation de l’enfant. Pour finir, on entend : « Dieu l’interdit », une expression du « non » intégriste. Selon un sondage d’opinion de la Commission européenne, l’Autriche est l’un des pays européens les plus tolérants concernant les gays et les lesbiennes, avec 49 % de mes compatriotes favorables au mariage pour tous et 44 % qui n’ont rien contre l’adoption par des couples homosexuels. Les couples homosexuels sont autorisés à se marier depuis 2010 – pas à l’église, bien sûr, mais du moins en mairie. Toutefois, le fonctionnaire qui préside la cérémonie ne prononce pas le classique : « Je vous déclare mari et femme. » À la place, le mariage devient légal une fois que le couple a signé dans le livre. Pour certains, cette différence de procédure n’a aucune importance, mais d’autres voient les choses différemment. L’adoption conjointe est autorisée depuis 2013. « Famille arc-en-ciel » est le terme familier utilisé, même dans le cas où un couple gay ou lesbien a effectué le parcours de l’insémination artificielle afin d’accomplir leur désir d’avoir un enfant. Incidemment, disons que de tels enfants se portent normalement très bien. Souvent même mieux que dans les autres familles. Pourquoi ? La raison tient au fait que, dans une famille arc-en-ciel, les enfants n’arrivent jamais par hasard. Ils sont sincèrement désirés, car il y a beaucoup d’obstacles à franchir, tant au niveau administratif qu’au niveau social. Un parcours que seules les personnes voulant vraiment un enfant sont prêtes à effectuer. Et moi ? Je ne sais pas. Chaque fois que je vois Anja, nous nous prenons dans les bras et je lui dis en souriant : « Si j’étais hétéro, tu serais la femme avec qui je voudrais avoir des enfants. » On en rit, tout en sentant ce qu’il y a de poignant là-dedans, car, un de ces jours, quand Anja se mariera, la phrase devra être rayée de mon vocabulaire. 26 Pierre et Gilles

« Paris loves lovers, for lovers it’s heaven above. Paris tells lovers, love is supreme, wake up your dream and make love » Extrait de la comédie musicale Silk Stockings

Paris m’a encore surprise. Pour être honnête, Paris me surprendra toujours. Vienne est ma ville, j’aime l’énergie de Londres, et Copenhague signifie la liberté. Mais c’est Paris qui représente l’amour. La semaine de la haute couture approchait, et nous étions tous sur des charbons ardents. L’édition française de Vogue m’avait invitée à son dîner de gala, où Jean Paul Gaultier me présenta son compagnon, Konstantinos Katalakinos. Toujours romantique, je voulus immédiatement savoir où ils s’étaient rencontrés. Jean Paul sourit. — Je suppose, commença-t-il, que c’est quand je l’ai invité à mon défilé. — Et c’est tout ? Allez, tu ne pourrais pas me raconter quelque chose de plus original que ça ? Jean Paul haussa les épaules avec espièglerie. — Mais c’est comme ça que ça s’est passé, ma jeune impératrice. C’est aussi simple. Il ne savait même pas que j’étais là ! — Attends ! intervint Konstantinos. Ce n’est pas vrai. Tu étais entouré de gens, qui te parlaient tous en même temps… J’éclatai de rire. Je me trouvais de nouveau avec le plus excitant des stylistes de notre époque, et c’était comme si nous nous voyions tous les jours. Malgré cela, mon audace m’avait moi-même choquée, même si cela ne semblait pas le déranger. Et comme Conchita est une curieuse invétérée, la conversation se poursuivit dans la même veine. — Et toi, Konstantinos ? repris-je. Qu’est-ce que tu fais quand tu n’apparais pas en tenue élégante aux dîners de gala ? Bien sûr, je savais qu’il était mannequin et styliste, mais sa réponse anima la conversation. — Je suis le petit ami de Jean Paul, dit-il. Cela me donne suffisamment de travail. Il parla de l’avenir, et cela signifiait : le Crazy Horse. Un nom qui suffit à faire battre le cœur un peu plus fort. Il s’agit de l’un des derniers cabarets de la Ville lumière, avec le Moulin Rouge, le Lido, le Paradis Latin et les Folies Bergère. Situé avenue George-V, dans l’un des quartiers les plus huppés de la ville, le Crazy Horse fut créé au début des années 1950 par Alain Bernardin. Aujourd’hui, la directrice est Andrée Deissenberg. Je l’avais déjà rencontrée et avais été stupéfaite de découvrir que je pouvais parler allemand avec elle. Andrée avait ri. — « Franchouillard », disent les clients, et tel est le Crazy Horse. Même une directrice allemande ne peut pas changer ça. Elle me raconta qu’elle avait travaillé douze ans au Cirque du Soleil, le cirque le plus célèbre du monde, fondé il y a plus de trente ans par Guy Laliberté, un artiste de rue québécois. — Vous savez, il n’y a ni piste ni spectacles d’animaux. À la place, ils créent ces spectacles sensuels, fous, à couper le souffle. On était en tournée perpétuelle et on voyageait dans la moitié du monde. C’est là que j’ai appris ce qu’est le show business. Je voulus savoir quel rôle un cabaret pouvait encore jouer à une époque où l’érotisme est souvent à un clic de souris. Comment crée-t-on une atmosphère scintillante quand les gens ont déjà tout vu ? La réponse d’Andrée me plut beaucoup : — Avec l’imagination. Nous leur montrons que les femmes sont des œuvres d’art. Et c’est là que vous entrez en scène. Le Crazy Horse monte régulièrement des spectacles originaux mettant en scène des invitées illustres telles que l’icône de la mode Dita Von Teese ou l’actrice française Clotilde Courau. Mais il n’y avait jamais eu une femme barbue et très féminine 1, comme les médias français me présentèrent par la suite. Jean Paul Gaultier m’avait prêté une robe et je disposais de trois autres costumes exceptionnels. Andrée réussit à dissiper ma plus grande peur : — Mais je ne suis pas une danseuse ! — Oh, des danseuses, nous en avons déjà bien assez. Et elles sont bonnes, croyez-moi ! Andrée avait raison. Celles qui veulent percer au Crazy Horse doivent suivre une formation de ballet classique ou de danse moderne. C’est suivi par trois mois d’entraînement plus intensif, et c’est alors seulement que la scène s’ouvre pour Viola Waterloo, Taïna de Bermudes, Lava Stratosphère, Loa Vahina ou Jade Or, quelques-uns des noms de scène des danseuses, qui toutes mesurent entre 1,68 et 1,72 mètre. Tandis qu’Andrée me faisait faire le tour du cabaret, nous passâmes devant une machine d’apparence démodée. — Qu’est-ce que c’est ? demandai-je. — C’est notre horloge pointeuse. Une pointeuse ? C’est ce qu’on utilisait dans les usines. Lorsque les ouvriers rejoignaient leur poste, ils inséraient leur carte de présence dans une sorte de boîte qui imprimait leur heure d’arrivée. Ils recommençaient l’opération avant de rentrer chez eux. À la fin du mois, la carte était envoyée à la comptabilité, qui calculait le nombre d’heures travaillées. Bien que la pointeuse ait survécu sous forme électronique, je ne m’attendais pas à ce qu’un endroit comme le Crazy Horse utilise encore une machine venue d’une époque révolue. — Nos filles se révolteraient si nous nous débarrassions de la pointeuse, sourit Andrée. — Aurai-je ma propre carte ? — Oui, bien sûr. Avec votre nom de scène dessus. Andrée désigna un casier à côté de la pointeuse, dans lequel toutes les cartes étaient méticuleusement rangées. — Après, vous mettez votre carte là-dedans. Mais vous n’avez pas besoin d’un surnom comme Baby Light ou Mika Do – vous êtes Conchita. Pas la peine d’en changer. — C’est d’accord, du moment que j’ai ma carte. Je n’avais jamais eu de carte de présence et, selon toute probabilité, je n’en aurais jamais d’autre. J’aimais bien ces petites particularités du Crazy Horse, qui me rappelaient les heures de gloire du cabaret. — L’époque des boîtes de nuit a commencé au XXe siècle, m’expliqua Andrée. Le Kit Kat Klub à New York. Le Stardust Hotel à Las Vegas. Le Palladium à Londres et, bien sûr, le Lido à Paris. Nous perpétuons une tradition, et nos clients apprécient ça. Elle me montra la salle, qui était imprégnée d’une atmosphère sensuellement provocante, un lieu fait pour la nuit. Intime, mais pas vulgaire. Sièges confortables autour de tables étroites, bois laqué et velours rouge. Mon cœur, qui est amoureux des revues nocturnes, se mit à battre. — Il y a deux spectacles par soirée, n’est-ce pas ? demandai-je. — Oui. Ce sera merveilleux, je vous le promets. Mais aussi épuisant. Elle n’avait pas tort. Je me rendis souvent à Paris pour répéter avec les danseuses. Chaque fois, j’étais fascinée par leur sens de la musique, leur souplesse et leur sensualité. Qu’avait dit Andrée ? Nous montrons que les femmes sont des œuvres d’art. Ces danseuses en étaient la preuve vivante. Et je me trouvais là au milieu d’elles, un homme qui adore les femmes mais ne les désire pas – quelque chose de vraiment exceptionnel, pour les filles aussi. Elles font étalage de leur corps, et même si c’est toujours éclairé avec art, voilé subtilement aux endroits cruciaux, davantage caché que montré, cela reste un corps nu. J’admirai leur beauté sans me laisser séduire par elle. Nous nous amusâmes beaucoup ensemble, en toute innocence. J’appris des tas de choses et j’eus la chance de collaborer avec deux légendes : Pierre et Gilles. Le photographe Pierre Commoy et le peintre Gilles Blanchard sont les responsables de la scénographie du Crazy Horse. Étant depuis longtemps une admiratrice de leur travail, je n’aurais jamais rêvé de collaborer un jour avec eux. Pendant plus de quarante ans, ils ont étonné la scène internationale de l’art avec leurs somptueux portraits devant un arrière-plan en trois dimensions. Que ce soit Marc Almond de Soft Cell, Khaled, le roi du raï, les grandes stars françaises Catherine Deneuve et Serge Gainsbourg, Madonna ou Paloma Picasso, tous ont posé pour Pierre et Gilles. Et à présent c’était mon tour. J’avais dû tenir la pose pendant près d’une heure, les bras en croix. « Ne bouge pas ! », m’ordonnait Pierre pour la énième fois. Millimètre par millimètre, ils arrangèrent chaque mèche de mes cheveux, tandis que j’essayais d’oublier la douleur en laissant mon regard se promener dans la fabuleuse grotte que tous deux appellent leur studio. J’avais le droit de bouger les yeux, et ce que je voyais aurait aussi enchanté le petit Tom. Pierre et Gilles vivent dans une maison aux abords de Paris et, en passant leur porte, on entre dans un musée. Non qu’ils soient collectionneurs d’art contemporain ou ancien. C’est plutôt un musée du quotidien peu commun, une oasis de phénomènes culturels trash d’hier et d’aujourd’hui. Des figurines Marvel étaient alignées à côté de publicités pour des chandeliers mexicains. On voyait Popeye installé confortablement sur une nappe à motifs maya. Dans un coin, un Michael Jackson grandeur nature en résine synthétique flirtait avec Batman. Des éléphants de jade, des instruments de musique, des Dino-Riders monstrueux des années 1990, des labrets mursis, des horloges trompettes des années 1920. Ce qui frappa le maniaque de la propreté que je suis fut, bien sûr, que tout était joliment arrangé et en parfait état – même dans la cave, où cette débauche de raretés se poursuivait. Une chance pour moi, car ces merveilles me permettaient de survivre à la torture de ma crucifixion. — Bouge pas ! Cette fois, c’était Gilles. Il modelait l’écharpe de ma robe en formes précises, avec la précision d’un homme habitué au travail méticuleux. Il prit ensuite chacun de mes doigts et les plaça dans la position souhaitée. — Un centimètre à gauche, s’il vous plaît. Seulement un, madame, pas deux 2 ! Malgré la douleur – mes bras tremblaient à présent –, j’avais immédiatement sympathisé avec eux deux. J’adore les gens passionnés par ce qu’ils font. Ce devrait être notre objectif. Ne pas accomplir des choses par obligation. Mais les faire avec enthousiasme, zèle et engagement. Bien sûr, Pierre et Gilles ont du succès. Leur travail orne les couvertures des magazines, ils exposent à Séoul, Shanghai, Berlin et Paris, ils travaillent pour le Crazy Horse et l’industrie de la mode – mais ils ont toujours suivi leur ligne directrice, quitte à ne pas toujours plaire. Ils travaillent parce qu’ils aiment approfondir leur art. Pour moi, c’est la clé du succès. Mon expérience avec « Starmania » et le groupe Jetzt Anders ! m’a appris à me méfier du succès planifié à l’avance. Les producteurs peuvent avoir de la chance et créer quelque chose qui recèle réellement une étincelle de passion, auquel cas cela peut remporter du succès. D’ordinaire, pourtant, ce n’est pas le cas. On ne peut pas planifier le succès de la même façon que l’on prévoit un voyage. Le succès arrive lorsque l’on suit son cœur, et cela signifie de découvrir ce que l’on aime faire. Et ensuite d’élaborer une stratégie. Comment puis-je me consacrer davantage à ce que j’aime faire ? Comment puis-je tirer partie ce que j’aime faire ? Comment puis-je devenir bon dans ma spécialité ? C’est ce que Pierre et Gilles ont fait, et ils sont devenus des légendes. Pierre adorait la photographie, et Gilles l’illustration. Il commença à peindre sur les portraits de Pierre. Ensemble, ils ont créé une nouvelle forme d’art. Je trouve ce genre de dévouement à la fois motivant et inspirant. Ce jour-là, alors que je passais une demi-éternité immobile, dans la même pose, les bras en croix et déplaçant mes doigts centimètre par centimètre – « un, pas deux » –, il m’apparut clairement que, à ce moment, il n’y avait rien, absolument rien dans le monde que je préférerais faire. C’est de cette façon que je réussis à conserver la même pose inconfortable, malgré les protestations de mon corps. Quand ce fut terminé, j’eus la confirmation que l’on peut toujours se dépasser, que l’on peut toujours plus qu’on ne l’imagine. Durant la semaine que je passai au Crazy Horse, cette prise de conscience fut d’une grande aide pour moi.

______1. En français dans le texte. 2. En français dans le texte. 27 Le Crazy Horse

« The French are glad to die for love » Extrait de la comédie musicale Les hommes préfèrent les blondes

Le samedi soir, je montai sur scène pour l’émission de télévision allemande « Wetten, dass… ? » pour la première mondiale de ma nouvelle chanson, « Heroes ». Moins de douze heures plus tard, j’étais sur une autre scène, cette fois à Paris, au 12 avenue George-V, vêtue d’une robe moulante de Jean Paul Gaultier et entourée des plus belles danseuses de la capitale. C’était un moment magique. Pierre et Gilles avaient créé un décor époustouflant, les danseuses étaient au sommet de leur forme, et je pouvais sentir l’énergie qui me traverse toujours le corps lorsque je monte sur scène. « Bête de scène » est une expression quelque peu péjorative pour un artiste, qui n’existe que pour les moments où il se produit en direct devant un public. Mais je m’y reconnais. Se produire en direct est le summum. Tout peut arriver. Quand on est habitué à un monde où apparemment rien n’est laissé au hasard, le concert live est à la fois un challenge et une sensation forte. Bien sûr, nous avions répété encore et encore. Pourtant, quand le rideau se lève et que le public tout entier retient son souffle, la seule chose qui compte est ce moment où l’on donne le meilleur de soi-même. C’est là que je sens la vie courir à travers mes veines, l’énergie que je peux donner, et l’énergie que je reçois en retour. Sans aucun doute, les applaudissements du public sont notre plus grande récompense. « Dédié à l’étonnement » sont les mots inscrits en lettres d’or sur un fond bleu nuit au Wintergarten Varieté de Berlin. Les spectateurs au cirque sont accueillis par ce slogan : « Votre plaisir est notre devoir. » Là réside la magie du direct : pas d’astuces, pas de play-back, pas de filet de sécurité, et pourtant on offre au public une expérience dont il se souviendra longtemps après. Vue sous cette lumière, ma semaine au Crazy Horse fut incroyablement excitante. Comme au cabaret burlesque de Kitty Willenbruch, à Vienne, je redevins une travailleuse de la nuit. J’ai adoré ça ! La nuit n’est pas seulement faite pour dormir – elle est là aussi pour faire la fête ! Après toutes ces semaines de travail pour « Heroes », ces longues heures en studio, ces apparitions politiques et ces marathons d’interviews, ce fut un plaisir de finalement retourner là où tout avait commencé pour moi : la scène, le lieu qui m’a ouvert un univers entièrement nouveau. Le direct ! Adrénaline pure ! Le rideau se lève au Crazy Horse ! Nous interprétions deux spectacles par jour, et si l’une d’entre nous n’avait pas les muscles endoloris par la suite, c’est parce qu’elle n’avait sans doute pas tout donné. Une fois le second spectacle terminé, la soirée était encore loin d’être terminée. Nous faisions la fête et discutions des choses que nous voulions améliorer pour la prestation suivante. Lorsque j’allais me coucher, l’aube était proche. J’avais souvent imaginé à quoi Paris devait ressembler dans les années 1920 et 1930, une époque où les spectacles étaient le principal divertissement populaire. Une époque où des milliers de personnes venaient en masse au Casino de Paris ou au Théâtre des Champs-Élysées pour célébrer l’âge d’or de la variété française. Pour voir le grand clown Grock, ou Joséphine Baker qui choquait les spectateurs des Folies Bergère en portant une jupe faite entièrement de bananes. Comme c’est souvent le cas, le passé est oublié. Aussi, je savais qu’avec notre spectacle nous contribuions à perpétuer la tradition d’un âge d’or. En rentrant dans mon hôtel aux premières lueurs du jour, je regardais le Champ-de-Mars, où la tour Eiffel réfléchissait les premiers rayons du soleil. Pour moi, cette structure emblématique est la promesse que Paris sera toujours Paris, un endroit où, même au XXIe siècle, une revue de cabaret peut encore captiver le public. Sur le chemin de l’hôtel, quelqu’un avait peint à la bombe « Pour l’éternité » sur le mur d’une maison, et ces mots étaient encore imprimés dans mon esprit. Je pouvais rester ici et jouer à jamais, semblaient-ils me dire. Mais ensuite je fermais la porte de ma chambre et me reposais avant le spectacle suivant, et le suivant, et encore le suivant – cela dura ainsi une merveilleuse semaine, mais pas pour l’éternité. Car de nouveaux défis m’attendaient, concernant une vidéo au titre simple : « Heroes. » 28 « Heroes »

« Gonna fly now, flying high now » Extrait de la comédie musicale Rocky

Six mois, ce n’est pas long au regard de l’histoire du monde. Pourtant, mes fans, connaissant la courte histoire de Conchita Wurst, commençaient à me demander : « Quand vas-tu sortir une nouvelle chanson ? » Je pouvais seulement leur répondre d’être patients, car je voulais la meilleure des chansons pour eux, ainsi qu’un clip splendide. Pour quelqu’un comme moi, né à la fin des années 1980, chanson et vidéo sont indissociables. J’ai grandi en regardant MTV et je suivais avec un vif intérêt les palmarès tels « MTV’s 100 Greatest Music Video Ever Made » ou « TMF’s Ultimate 50 Videos You Must See ». Je me souviens en particulier du clip de « Sledgehammer » de Peter Gabriel, auquel participèrent les gens d’Aardman Animations, qui devaient plus tard connaître la consécration dans le monde entier grâce à Wallace et Gromit. Et celui de « Papa Don’t Preach » de Madonna, réalisé par le metteur en scène hollywoodien James Foley avec un des meilleurs cameramen de tous les temps, Michael Ballhaus. Ces films ont rarement été dépassés par la suite. Je rencontrai aux studios Sound Vienna Light les artistes vidéo de Gerhard Gutscher, qui avaient déjà travaillé avec Cher, Jermaine Jackson, Anastacia, John Cleese, Grace Jones et Nigel Kennedy. Je leur décris les images que j’avais en tête. Synesthète est le nom que l’on donne aux gens comme moi, qui voient des images quand ils écoutent de la musique. Plus ma réaction à un morceau de musique est chargée d’émotion, plus ma synesthésie est forte. Bien que ce soit essentiellement positif, cela peut aussi devenir stressant, car les images sont extrêmement saisissantes. Et c’est ce qui se passa lorsque mon œil interne visualisa les premières séquences du clip. Des images intensément réalistes me traversèrent l’esprit tandis que je descendais les marches d’une station de métro. Une fois encore, je devais faire attention à ne pas trébucher. D’un autre côté, je n’ai jamais à craindre que les images dans ma tête se volatilisent brusquement, comme des idées qui surgissent à peine avant de disparaître aussitôt. Les images demeurent, et elles se présentent aussi comme une obligation : « Travaille avec nous, disent-elles. Fais quelque chose de nous. » J’avais l’habitude d’écouter de la musique pendant que je cousais. Cela me permettait de transférer les images directement de ma tête au modèle que je créais. Les images qui émergeaient dans mon esprit n’étaient jamais des images que j’avais déjà vues. De la même façon, il y a des générations de personnes qui peuvent toutes se souvenir exactement de la même image. Ce phénomène fut illustré il y a des années dans une exposition de l’artiste Michael Schirner. Son « Pictures in our Minds » montrait des photos que tout le monde connaissait. L’astuce, c’était qu’aucune de ces photos n’était exposée. À la place, les visiteurs se voyaient présenter sur des panneaux noirs écrits en blanc : « Willy Brandt s’agenouillant devant le monument des victimes de l’insurrection du ghetto de Varsovie », « Policier est-allemand passant à l’Ouest en sautant par-dessus des fils barbelés tandis que le mur de Berlin est en construction », « Empreinte du premier homme sur la Lune ». Chaque visiteur de l’exposition avait immédiatement l’image dans la tête, car il l’avait déjà vue fréquemment. Aujourd’hui, une exposition similaire nous offrirait des images avec des titres comme « Effondrement des tours du World Trade Center » ou « Le président Vladimir Poutine pêchant ». Ces images sont devenues des biens communs. Mais, si votre objectif est de réaliser un clip marquant, il faut créer de nouvelles images. Je compte donc sur mes synesthésies, même si je dois en subir les conséquences. Les images que je vois n’ont jamais été vues par personne auparavant. Alors comment suis-je censée les communiquer ? Steven Spielberg tint un jour les propos suivants sur l’art de la mise en scène : « C’est 20 % d’imagination et 80 % de présentation. » Et le créateur de E.T., Jurassic Park, Indiana Jones et La Liste de Schindler doit savoir de quoi il parle. Je détaillai minutieusement aux gens des studios Vienna Sound Vienna Light toutes les choses que j’avais vues, et nous discutâmes de la manière de transférer mes images sur l’écran. En fin de compte, « Heroes » évoque le fait que chacun d’entre nous peut être un héros dans sa vie de tous les jours, et la liberté de choix : nous choisissons nous-mêmes notre chemin, que ce chemin soit pavé de haine, de violence et d’hostilité, ou d’amour, de tolérance et de joie. J’entends souvent dire que ce sont les circonstances qui font de quelqu’un un meurtrier, un criminel, un homophobe ou un politicien corrompu. Pourtant, est-ce que ce ne sont pas des excuses commodes que nous utilisons pour nous cacher notre propre responsabilité ? Tous ceux qui postent des messages comme « Va pourrir en enfer » sur ma page Facebook ont pris leur décision. J’ai pris la mienne, moi aussi, et je n’ai pas choisi la haine, mais l’amour. J’ai choisi le « nous pouvons être tellement beaux ». Et je suis certaine que c’est la seule option offerte à l’humanité. Plus de sept milliards de personnes vivent sur cette planète, et ce chiffre est appelé à grandir encore dans les années à venir. Le jour se lèvera probablement où aucun mur ne sera assez haut pour séparer les riches des pauvres, les Noirs des Blancs, les homos des hétéros. Si nous pouvons nous accepter les uns les autres dans un esprit d’amour, nous y parviendrons. En attendant que ce jour arrive, les chefs militaires et les dictateurs, les oppresseurs et les despotes se livreront leurs dernières batailles. En fin de compte, ils n’auront aucune chance de vaincre. Personne ne peut nous arrêter. Rien ne nous arrêtera. Notre amour est plus fort que leur haine. 29 Messieurs les chanceliers, les présidents et les secrétaires généraux

« The overture is about to start, You cross your fingers and hold your heart It’s curtain time and away we go! » Extrait de la comédie musicale Kiss Me, Kate

Rien ne peut nous arrêter, we are unstoppable, wir sind nicht zu stoppen, somos imparables – mon rêve est devenu réalité. Mes mots, notre slogan, sont diffusés dans le monde entier. Ils ont trouvé une audience, se répandent comme une traînée de poudre. Ces mots ont donné de l’espoir aux sans-voix, ils ont réveillé les endormis, uni les forts. Ils ont aussi agacé les homophobes, les misanthropes, les égoïstes. Le soir du 10 mai 2014, je n’avais pas de temps à leur accorder, mais cela a changé à présent. Nous leur tendons la main. Nous les prendrons à bord. Il n’est jamais trop tard pour éprouver de l’amour. Lorsque je ferme les yeux, je rêve d’une Europe unie, fraternelle. Jusqu’ici, l’Union européenne est seulement une association d’États dans laquelle les habitants d’un pays savent encore peu de choses de leurs voisins des autres pays. Bien sûr, ce serait une erreur de croire que l’amitié peut survenir du jour au lendemain. Ce serait une erreur de croire que le processus peut avancer sans revers. Ce serait une erreur de croire que les irréductibles ne résisteront pas. C’est pourquoi, à un moment où d’autres voulaient me voir dans un studio d’enregistrement, je m’embarquai dans un périple pour diffuser mon message. Quelques jours après l’Eurovision, je rencontrai le chancelier autrichien Werner Faymann et le secrétaire à la Culture Josef Ostermayer. Une fois de plus, je me demandai : comment est-ce possible ? Comment quelqu’un originaire de Bad Mitterndorf peut-il débattre avec les puissants ? Pourtant, il est vrai que nombre de personnes avec qui j’échangeai étaient elles-mêmes originaires de province. L’ancien président des États-Unis Bill Clinton, un habitué du Life Ball de Vienne, est né dans la petite ville de Hope, dans l’Arkansas. Le maire de Vienne, Michael Häupl, qui m’a nommée « porte- étendard de la ville de Vienne » pour mon combat pour le respect et la tolérance, est né à Altlengbach, un village de 2 700 habitants. Ban Ki-moon, ancien ministre des Affaires étrangères de Corée du Sud et aujourd’hui secrétaire général des Nations unies, a grandi à la campagne. Ulrike Lunacek, vice- présidente du Parlement européen, vient de Krems, sur le Danube. À l’inverse, Heinz Fischer, le président autrichien, est natif de Graz, la capitale du Land de Styrie. Comme quoi, il y aura toujours des exceptions à la règle. À tous ceux qui se sentent sans voix parce qu’ils sont loin des centres mondiaux du pouvoir, je dis : d’où que nous venions, apportons notre pierre pour que ce monde devienne meilleur ! Nous pouvons être des héros. Il nous suffit de le vouloir. 30 Conchita va à la banque

« I place my faith in you, I do believe » Extrait de la comédie musicale Scarlet Pimpernel

S’il existe un mot qui, ces dernières années, illustre parfaitement un comportement scandaleux, c’est bien le mot finance. Cela contraste avec ce que j’ai appris à l’école de stylisme, qui nous préparait à un niveau d’autonomie qui serait impossible sans les services d’une banque. Durant mes années de scolarité, j’avais aimé me documenter sur le sujet. Combien de personnes savent que le concept d’échanges commerciaux est né il y a six cents ans, dans une maison de la Wollestraat à Bruges ? Ce qui permit, au XIVe siècle, à cette ville flamande de se distinguer des autres centres commerciaux européens qu’étaient Leipzig, Francfort, Amsterdam ou Paris ? Une auberge tenue par la famille van der Beurse. Les armoiries de cette famille représentaient trois bourses de cuir, non sans raison : c’était le lieu où l’on pouvait faire de bonnes affaires. Un endroit où les gens faisaient le commerce non de biens, mais d’informations. Qui achetait ou vendait où, quoi et à quel prix ? C’était l’idée de la famille van der Beurse, et elle fut couronnée de succès. Chez eux, les commerçants pouvaient faire des affaires sans avoir besoin d’apporter leurs marchandises. En dehors de cela, l’auberge des van der Beurse servait des spécialités flamandes, telles qu’un ragoût de lapin aux pruneaux et de l’anguille bouillie à la sauce au cerfeuil – et c’est ainsi que naquirent les échanges commerciaux. À l’école de stylisme, je n’imaginais pas que, quelques années plus tard, je dirigerais ma propre entreprise, une société qui emploie aujourd’hui plus d’une douzaine de personnes. Avec cette responsabilité sur les épaules, je fus obligée d’aborder des questions entièrement nouvelles : comment financer mon affaire ? Comment devenir un employeur fiable pour mes employés ? C’étaient les questions auxquelles je me trouvai confrontée dans les mois qui suivirent la finale de l’Eurovision. Au début, nous travaillions dans deux petites pièces dans le 20e district de Vienne, où nous nous marchions littéralement les uns sur les autres. Souvent cinq d’entre nous parlaient en même temps au téléphone, si bien que nous nous entendions à peine. Nos réunions se tenaient au comptoir de la petite cuisine. Je m’asseyais sur un tabouret dans un coin, la cafetière toujours à portée de main. C’est là que nous discutions et prenions nos décisions jusque tard dans la soirée. Une chose était claire : nous allions nous développer, et si nous nous développions, nous allions avoir besoin d’un nouveau lieu. Ce nouveau lieu fut un bureau à proximité de la Millenium Tower de Vienne, s’étendant sur deux étages, avec assez de place pour tout le monde. La salle de conférence à elle seule est aussi grande que notre ancien bureau, et nous avons une cuisine, où nous partageons un repas une fois par semaine. Tout cela nécessita une assise financière solide. Aussi, en plus de mon travail de scène, des interviews et des voyages à travers l’Europe, je dus également négocier avec des banquiers, ces gens qui ces dernières années ont mené le monde entier au bord du désastre. Je dois admettre que j’étais sceptique. Mais j’appris alors que les banquiers ne sont pas tous pareils. Les banquiers avec qui j’ai dû négocier n’étaient pas ceux du Loup de Wall Street. Ils ressemblaient davantage à l’image démodée du directeur de banque soucieux de bâtir une solide relation d’affaires avec son client. Lorsque Bank Austria me demanda si je pouvais envisager de travailler plus étroitement avec eux, je fus curieuse de savoir ce qu’ils avaient en tête. Cette banque emploie plus de sept mille personnes et, depuis que je suis moi-même un employeur, je considère ce chiffre d’un tout autre œil. Sept mille employés, sept mille destinées individuelles. Mais leur slogan : « Travailler ensemble pour mieux être ensemble » finit par me convaincre d’accepter de coopérer avec eux. Cela m’alla droit au cœur. Je crois que, alors que nous ne pouvons accomplir que peu de choses individuellement, en équipe nous sommes capables de renverser des montagnes. Tant que l’on est sur les bons rails, rien ne peut mal se passer. La banque planifiait un système de cash back qui récompensait les clients avec des remises automatiques permanentes. — Ça me rappelle quand je collectionnais les bons de réduction avec ma mère, dis-je. — À la seule différence que maintenant c’est automatique, me répondit-on. Cela nous amena à l’essentiel. Toute personne qui utilise une carte bancaire en Autriche pour payer des biens ou des services à un partenaire de Bank Austria sera récompensée par une remise chaque mois. En outre, il y a un don automatique à un projet social faisant partie du « Travailler ensemble pour mieux être ensemble ». Pour moi, cela boucle la boucle. Notre objectif ne devrait pas être d’avoir, avoir, avoir, mais de partager dès que possible. Bien sûr, cela me fit un peu bizarre de voir mon visage sur une carte bancaire et d’avoir des effigies en carton de moi-même dans les succursales de la banque dans tout le pays. « Conchita va à la banque » n’était pas exactement ce que les gens attendaient de moi. Personne ne me voyait non plus en femme d’affaires. Je repensai à mon départ de la maison, à l’âge de quatorze ans, pour emprunter un chemin qui n’existait pas là où je vivais. Créer ma propre affaire relevait de la même idée. Aussi était-il important de repenser à ce qui m’avait conduit jusque-là : la curiosité, ainsi que l’amour comme essence de tout. C’est la même chose aujourd’hui, et ce sera pareil demain – et après-demain, et le jour suivant. 31 La route à venir

« So promise me only one thing, would you ? » Extrait de la comédie musicale Promises, Promises

Zoila Augusta Emperatriz Chávarri del Castillo, plus connue sous le nom d’Yma Sumac, est une chanteuse que je continue de vénérer même après sa mort. Née au Pérou, elle vécut longtemps dans les Andes, la plus longue et la deuxième plus haute chaîne de montagnes du monde. Les gens de la Tierra Nevada – la Terre de neige – vivent à des altitudes de 4 500 mètres et plus. Selon la légende, c’est la rareté de l’oxygène qui donna sa qualité exceptionnelle à la voix d’Yma. Pour elle, cinq octaves, ce n’était rien, mais cela incita le présentateur américain David Letterman à décrire Yma comme « un miracle de la nature ». Elle ne tarda pas à percer. Son nom fut bientôt sur toutes les lèvres, et un chapelet d’artistes s’inspirèrent du « rossignol des Andes ». Les frères Coen utilisèrent sa musique dans leur film The Big Lebowski, et sa voix phénoménale figure aussi dans le spectacle Quidam du Cirque du Soleil. La réputation d’Yma s’étendit même au monde germanophone lorsque sa chanson « Xtabay » fut au générique du film La Méthode autrichienne. Pourquoi est-ce que je vous raconte tout cela ? Parce que le chant va continuer d’être l’un des piliers de ma carrière, et que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour honorer et rendre hommage aux chanteuses que j’admire. Dès que j’ai l’occasion de rencontrer personnellement de telles artistes, mon cœur se met à battre plus fort. C’est ce qui se produisit lorsque j’eus le privilège de rencontrer María de los Ángeles Santamaría Espinosa, qui devint en 1968 la première Espagnole à gagner l’Eurovision sous le nom de scène de Massiel. Bien sûr, je connaissais ses tubes « Voy a empezar de nuevo » et « Volverán ». Je fis sa connaissance quarante-six ans après son triomphe, et elle était toujours éblouissante, séduisante, une star. Puis il y eut Patricia Kaas, une interprète que j’admire non seulement pour sa voix, mais aussi pour son énergie. Elle fut la première Occidentale à chanter à Hanoï après la guerre du Vietnam. Quand j’allai la voir en coulisse à Vienne, elle était déjà en peignoir. Évidemment, je n’aurais jamais osé lui demander une photo, mais elle inversa simplement la situation et prit un selfie de nous deux. Patricia me raconta comment, en 2005, elle avait interprété sa chanson gagnante « Herz eines Kämpfers » dans la chaleur allemande du concours devant des millions de spectateurs. « J’ai travaillé de nombreuses années à Sarrebruck quand j’étais jeune. Chanter en allemand est facile pour moi. » Elle chante aussi en russe, en anglais et, bien sûr, en français. C’est dans cette dernière langue qu’elle a participé à l’Eurovision en 2009, à Moscou. Quelle façon plus agréable de passer le temps qu’en échangeant avec des chanteuses aussi incroyables ? me dis-je après notre rencontre. Chanter est ce qui me donne le plus grand plaisir, et quand je suis sur scène pour des événements musicaux comme le Festival de la chanson de Malte ou le Festival i Kengës en Albanie, je me sens en harmonie avec mon moi profond. Une autre chose que je conserverai, c’est mon amour pour la haute couture, peut-être parce que ma grand-mère accordait toujours beaucoup d’importance à une apparence soignée. « C’est une marque de respect pour les autres », avait-elle l’habitude de me dire. Et aussi parce que la mode est de l’art. Quand je chante « nous pouvons être si beaux », je veux dire deux choses : nous pouvons être beaux de l’intérieur, comme lorsque nous brillons parce que nous avons décidé de la bonne voie à suivre, parce que nous avons rejeté la haine pour nous tourner vers l’amour. Pourtant, nous pouvons mettre en valeur notre beauté intérieure. C’est là que la mode entre en jeu. C’est son boulot. C’est pourquoi elle me passionne. Et c’est avec la même passion que je vais aussi poursuivre mon engagement politique. Je continuerai à m’impliquer pour que soient dénoncées les injustices et inciter les gens à prendre leur destin en main. J’ai l’impression que je ne vais pas chômer. Épilogue

Le soir précédant la finale de l’Eurovision, je me tenais devant le miroir de ma chambre d’hôtel. À moitié démaquillée, je me posais la question : « Qui suis-je ? » Je réfléchissais à ma prestation du lendemain, et me torturais les méninges pour trouver ce que je pourrais bien dire en cas de victoire. Cette question, « Qui suis-je ? », en réveilla une autre qui me taraude depuis l’enfance : « Comment suis-je devenue ce que je suis ? » « Qui suis-je ? » est la grande question philosophique qui préoccupe les hommes depuis des millénaires. Quant à l’autre question, je pense avoir trouvé la réponse : c’est le monde qui m’entoure et les émotions qu’il suscite en moi qui ont donné naissance à ma personnalité. Je voudrais partager avec vous quatre instantanés qui sont autant de pièces du puzzle de ma personnalité. J’ai huit ans. À travers les rideaux de ma chambre d’enfant, je regarde l’allée du garage. Les premières neiges sont déjà tombées, mais quelques feuilles d’arbres sont encore visibles, çà et là. Clic-clac. L’image se fige, je l’enregistre dans ma mémoire. C’est l’image numéro 1. Bad Mitterndorf est une commune très festive, où l’on sait faire la fête. J’ai douze ans et, comme chaque mercredi, il y a un concert dans le parc municipal. Mes parents s’occupent de la restauration. À cette occasion, mon père a construit un stand en forme de jolie petite maison. Mes parents rangent leurs affaires. Moi je suis là, à regarder dans le vide le parc à présent désert. C’est l’image numéro 2. Nous roulons à travers la forêt. Nous, c’est ma grand-mère qui conduit la voiture, mon frère, mes cousins et moi. Je suis assis du côté de la fenêtre. J’aperçois un chevreuil. Je suis le seul à pouvoir le voir, je ne dis rien aux autres. C’est l’image numéro 3. La nuit avant la finale de l’Eurovision, ces trois images défilaient dans ma tête comme un diaporama. Clic, une image, clic, la suivante, clic, la troisième. Et tout à coup, j’ai su : quand je trouverai la quatrième photo, j’aurai alors la réponse à ma question : « Comment suis-je devenue ce que je suis ? » Ce jour-là, le puzzle sera complet. Je saurai qui je suis. Je ne m’attendais vraiment pas à tomber sur cette quatrième image aussi rapidement. Les trois premières sont des souvenirs d’enfance. Il me semblait que cette quatrième image, qui manquait, pourrait tout aussi bien apparaître assez tard dans ma vie. Pourtant, après la finale, tout était devenu possible. J’ai vécu plus de choses que j’aurais jamais pu en imaginer, même dans mes rêves les plus fous. Et c’est ainsi que l’inévitable se produisit. Je sortais d’un rendez-vous à Vienne. Je ne me souviens plus de quoi il était question. Comme toujours, j’étais à la fois excitée et fatiguée ; j’étais donc contente que pour une fois le chauffeur de taxi connaisse mon adresse. Il n’y avait pas de « Où c’est ça ? », ni de « Pouvez-vous me dire comment y aller ? ». Il enclencha simplement son compteur et démarra, tandis que je m’enfonçais dans la banquette arrière. Peu après, le taxi tourna dans la Ringstrasse, longea le parc, puis s’engagea sur le Schubertring, une rue que j’ai parcourue d’innombrables fois. Sur la Schwarzenbergplatz, je vis l’Hôtel Imperial, un bâtiment ancien, somptueux, qui fut jadis la demeure du comte Philippe de Württemberg. Mon regard se promena sur la façade, jusqu’au toit. Et là-haut, flottant au gré du vent, rouge blanc rouge, se trouvait le drapeau de l’Autriche. — Pour quelle raison flotte-t-il au ralenti ? murmurai-je, mais le chauffeur ne répondit pas, ne sachant probablement pas de quoi je parlais. À cet instant, j’ai su : C’est l’image numéro 4. Le drapeau autrichien. Je l’admets, au début cela m’a surprise. L’allée d’un garage en hiver, un parc désert, un chevreuil à la lisière d’une forêt sont des images chargées d’une grande force symbolique pour moi, mais sans doute pas pour la plupart des gens. Le drapeau national, c’est différent. Cette image est d’un autre niveau. Tout à coup j’étais parfaitement réveillée, ma fatigue semblait s’être volatilisée. Je sentais une joie immense m’envahir. Mais bien sûr, me dis-je, le drapeau, le symbole de ma patrie. C’est ici que je suis née, ici que je me sens chez moi, que je vis, pour le pire et le meilleur. C’est pour l’Autriche que je me suis présentée à l’Eurovision, et pour l’Autriche que je me produirai dans le futur. J’aime l’Europe et toutes ses cultures, je me sens jusqu’au plus profond de moi-même citoyenne du monde, avec une place pour toute l’humanité dans mon cœur. Mais l’Autriche est et restera ma mère patrie. J’en suis fière.

Pendant que mon père me porte, ma mère s’occupe du bien-être des hôtes de notre auberge de jeunesse située à Ebensee. Le dimanche, on aimait bien partir en excursion, mes parents, mon frère Andreas et moi. Parfois mamie venait nous rendre visite, ce qui me mettait en joie. Ci-dessous, au milieu avec mon joli bonnet rayé. Mon cousin Alexander, mes cousines Birgit et Christa, Andreas et moi (en bas à droite), tous endimanchés.

Avec mon cochon d’Inde Bob dans notre jardin de Bad Mitterndorf. Lors de ma première communion, je suis plus fasciné par la robe de Kristin, ma meilleure amie, que par le déroulement de la cérémonie. Peut-être pensais-je déjà : « Moi aussi je devrais porter une belle robe comme celle-ci. »

J’ai appris le métier de styliste à l’école supérieure de la mode de Graz. Aujourd’hui encore, j’aime passionnément créer. Ce fut le cas pour la robe avec laquelle j’ai fait sensation au concours de l’Eurovision. Même si je ne touche plus beaucoup au fl et aux aiguilles, je ne me suis pas privée de faire chauffer la machine à coudre pour le mariage de mon amie Nicole. Cette jupe à trois volants façon Swinging Fifties a nécessité beaucoup de tissu. Un grand moment de rigolade ! Notre Trio Infernal : Jacques Patriaque, Urinella et moi étions ensemble sur scène, dans la revue burlesque de Kitty Willenbruch. Jacques jouait mon mari et Urinella une grande dame qui n’avait pas la langue dans sa poche. Nous étions drôles et mordants. Nous savions faire la fête – on n’a d’ailleurs pas oublié !

Soirée d’Halloween au Club U4, à Vienne. Le diable n’était pas habillé en Prada, mais en Versace. Donatella était furieuse et ne s’amusait pas. Celui qui lui adressait la parole encaissait une fn de non - recevoir, et elle montrait ses griffes à celui qui voulait danser avec elle. Quand, des heures plus tard, tous ont compris que Donatella c’était moi, éclat de rire général. Personne ne m’avait reconnue.

Fin mai, c’est le Life Ball de Vienne – le plus déjanté des événements caritatifs pour la lutte contre le sida. La température est de 8 °C. Et moi je ne porte presque rien. L’un des trajets en taxi les plus éprouvants de ma vie. Je me rendais sur le plateau de « Die Grosse Chance », télécrochet de la télévision autrichienne. Là-bas, je devais chanter « And I Am Telling You I’m Not Going » et « My Heart Will Go On », et ce jusqu’en fnale du concours.

Après cette longue journée passée à enregistrer « Die Grosse Chance », je suis sur les rotules et m’accorde un drink au Café Blaustern.

Le quotidien britannique The Sun m’a comparée à Kim Kardashian. Ça m’a fait rire. J’ai un faible pour les jolies femmes – et elles pour moi. Eh bien, que The Sun brille encore longtemps sur nous. Est-ce qu’on va en Afrique accoutrée de la sorte ? Oui, quand c’est RTL qui vous invite à participer au show « Wild Girls ». Une aventure en Namibie, la patrie d’une peuplade nommée Himbas.

Le MuTh est un endroit particulier. C’est la salle de concert des Petits Chanteurs de Vienne. Elle dispose d’une scène dont on dit qu’elle offre la meilleure acoustique de la ville. On peut donc y entendre ce chœur d’enfants, mais aussi des concerts de rock, de jazz, et même Conchita… Mais pas en ce jour de Saint-Sylvestre. Cette photo a été prise quelques heures avant que débute 2014, une année magique pour moi. Je suis entourée de mes chéris. Que demander de plus ? De gauche à droite : Anja, Matthias, Hannah, Karin et Nicole. Lors de l’essayage de la robe que j’ai créée pour la fnale du concours de l’Eurovision. Elle a été confectionnée dans l’atelier viennois Art for Art. Quelle chance d’avoir trouvé de tels artisans ! La base est en tulle blanc scintillant, sur lequel était cousue à la main de la dentelle dorée. Elle était recouverte de haut en bas de cristaux Swarovski, ce qui sublimait l’effet poussière d’étoiles. Et, avec ça, une traîne de trois mètres de long. Pas étonnant qu’après ma victoire on m’ait surnommée la « reine de l’Europe ».

Patricia Kaas, la géniale chanteuse, m’accueillit backstage en peignoir. Elle m’a raconté comment s’était passé pour elle l’Eurovision en 2009, à Moscou. En retour, elle voulut connaître mes impressions. Double page suivante. Une pluie de roses rouges. Pour mon premier clip vidéo en solo, mon voeu a été exaucé. Ce fut une sensation délicieuse d’être ainsi recouverte par une pluie de pétales. Mais il a fallu travailler vite. Car, à cause de la chaleur des projecteurs, les pétales flétrissaient rapidement.

Avant le concours de l’Eurovision, j’ai accompli un périple à travers l’Europe et donné plus de 400 interviews. J’étais flmée en permanence, comme ici à Amsterdam, l’une de mes villes préférées. Pour l’Eurovision, chaque artiste doit recréer le drapeau de son pays. Les Islandais l’ont découpé dans un bloc de glace, les Néerlandais ont utilisé des tulipes… Et Conchita confectionna le sien, avec l’aide de sa copine Tamara, en utilisant des robes de bal. On a tourné notre clip comme si nous étions en 1745, sous le règne de Marie-Thérèse d’Autriche, dans le théâtre du château de Schönbrunn. C’était baroque à souhait. Peut-être la raison pour laquelle Tamara ne put s’empêcher de rire autant.

Je sais d’expérience combien rire fait du bien. Ce fut particulièrement vrai durant les heures qui ont précédé le concours de l’Eurovision. Nous avions beaucoup travaillé, beaucoup répété sans nous octroyer le moindre repos, pour que le show soit parfait. Alors, quelqu’un a eu l’idée de cette photo : René Matthias, Nicole, Tamara et moi, comme si nous étions dans le Palais des glaces à la fête foraine de Vienne. Après cette parenthèse, tout nous sembla plus facile.

Moment d’émotion quand je découvre le tableau des résultats du concours de l’Eurovision. Treize fois, on a annoncé la note maximale « … and 12 points go to Austria ». À la fn, je gagnais avec 290 points, le quatrième meilleur score de tous les temps.

La délégation autrichienne présente à l’Eurovision. Quand j’ai dit : « Ce n’est pas ma victoire, mais une victoire pour les hommes qui croient en la possibilité d’un futur sans exclusion ni discrimination », j’étais sûre de parler au nom de toute cette équipe de gens fantastiques. Enfn à la maison, où j’ai pris le trophée entre mes mains et posté cette photo ! Je ne sais plus depuis combien de temps j’étais debout, ni même quand j’avais pu dormir quelques heures pour la dernière fois. Alors, j’ai dormi, dormi et encore dormi. Quand je me suis réveillée, le trophée était toujours là. Ce n’était donc pas un rêve ! Au Life Ball, peu de temps après le concours. C’était ma première grande apparition publique après la fnale. J’étais avec Jean Paul Gaultier sur le tapis rouge. Juste le temps de lui faire la bise. Et là, mon ami Julian Laidig a pris une photo qui deviendra l’une mes préférées. C’était le chaos autour de moi, mais ça ne semble pas m’atteindre. Julian a réussi à capturer ce moment pour l’éternité. Mieux, il a réussi à rendre l’éternité perceptible.

La créatrice de mode Vivienne Westwood est une visionnaire. Au Life Ball, on a bavardé comme les meilleures amies du monde. Son humour si britannique m’a envoûtée – et son parfum aussi, un merveilleux mélange de menthol et d’eau de Cologne, qui m’a rappelé mon enfance. De nouveau au travail avec Julian Laidig. Ma robe était trop courte, le styliste devait la maintenir tendue vers le bas. Les shootings photo réclament un engagement total !

C’est elle, l’équipe des vainqueurs de Copenhague ! Tom Reinberger, Monika Ballwein, René Berto, Nicole Fernández- Fernández, Matthias Steurer. Tamara Mascara est absente. Où étais-tu, Tamara ? Ce moment, on s’en faisait une joie tous les deux. Le président autrichien Heinz Fischer et moi lors de l’enregistrement du téléthon. L’année suivante, je devais gagner le concours de l’Eurovision, et lui célébrerait ses dix années au pouvoir.

Avec mes parents et ma grand-mère, j’ai été reçue à la Chancellerie. L’atmosphère était détendue et on a beaucoup ri. La politique est austère. Je suis pourtant d’avis qu’avec plus de bonne humeur on pourrait aller plus loin. Gery Keszler est le génial organisateur du Life Ball. Cette manifestation, qui est la plus grande opération caritative européenne au proft des séropositifs et des malades du sida, a accueilli au fl des années des stars comme Bill Clinton, Sharon Stone, Elton John ou Catherine Deneuve. Tout autour de la mairie de Vienne, c’est une joyeuse manifestation qui allie spectacle, bal et revue. Et on y croise toujours Conchita. Alors inscrivez-vous dès maintenant ! Avec Gery Keszler, Rosario Dawson et une de ses amies au gala de l’Amfar, à Cannes. Là, nous sommes encore dans le parc de l’hôtel du Cap-Eden-Roc. Mais, peu après, on nous a vus marcher sur le gazon, escalader les rochers, jusqu’à ce que nous arrivions en haut de la falaise qui surplombe la mer, où nous nous sommes émerveillés devant la vue phénoménale. Malheureusement, personne n’a pris de photo.

Carine Roitfeld a été pendant dix ans la rédactrice en chef de l’édition française de Vogue. Pour son nouveau magazine, le CR Fashion Book, elle m’a fait photographier par Karl Lagerfeld. Une série que Carine a intitulé « The New Normal », bien que ces clichés n’aient absolument rien de normal. Ánna Víssi est une superstar dans son pays, la Grèce. Quand elle a fêté ses quarante ans de carrière à Mykonos, elle m’a invitée. Son show éblouissant durait trois heures. Ensuite, elle a dansé jusqu’à l’aube

Ça peut durer longtemps pour que la coiffure tienne. Heureusement, Jean Paul Gaultier sait ce qu’il veut. Heureusement, les meilleurs maquilleurs, comme Odile Gilbert, travaillent pour lui. Et, heureusement, j’ai une patience d’ange. Non… Ce n’est pas vrai. Je suis sans doute la personne la moins patiente au monde. Ce qui, dans de telles circonstances, n’aide vraiment pas. J’ai défilé pour Jean Paul Gaultier pendant la Fashion Week, à Paris. C’était très excitant d’avoir mon propre composite. La « jeune impératrice ». Voilà comment Jean Paul Gaultier m’appelle et, lors de cette soirée, c’est bien ainsi que je me sentais. Au cours du dîner de gala donné par Vogue, j’ai fait la connaissance de Konstantinos Katalakinos, qui m’a expliqué avec humour qu’être l’ami de Jean Paul était un travail à plein temps. Dans l’entrée de la maison Gaultier. Quelques instants après, nous parlerions Jean Paul et moi du défilé auquel j’allais participer l’après-midi même. Dans les studios de l’émission « The One Show », à Londres. Ils ont de si beaux canapés verts ! Alex Jones a admiré la qualité de mon anglais, tandis que moi j’admirais une des mes chanteuses préférées, Sophie Ellis-Bextor (à ma gauche).

« Congratulations, we love you, Elton & David. » Cette attention m’a fait particulièrement plaisir. Sir Elton John et son époux David Furnish m’envoient ce petit mot accompagné d’orchidées, qui sont parmi mes feurs préférées. En coulisses, peu avant le déflé Björn Borg, à Stockholm. En tant qu’invitée d’honneur, j’assisterai au déflé assise au premier rang. La vie de dragqueen n’est que souffrance, comme le montre cette photo prise à Montpellier, après ma prestation à la fête de la Musique. Ma perruque, mes faux cils, mon corset, mes talons hauts, tout me fait mal. Même cette super jolie robe signée Jean Paul Gaultier. Quand je l’ai retirée, j’avais des marques de sang au niveau de la fermeture. Pour l’émission d’Arte « Au cœur de la nuit », j’ai passé la nuit avec, vous l’aurez deviné, Jean Paul Gaultier. Elle s’est achevée comme toujours à Vienne, par une bière devant une baraque à saucisses. Mon ami Julian Laidig a pris cette merveilleuse photo au Life Ball de Vienne. Je profte de l’occasion pour en offrir un tirage à Jean Paul. Format XXXXXL, comme il se doit entre amis. À Amsterdam, pendant la Gay Pride, toute la ville est dans la rue, habillée aux couleurs de l’arc-en-ciel. On est joyeux et de bonne humeur. Dans les autres villes, on défle sur des chars, mais à Amsterdam c’est sur des bateaux que l’on parade à travers les canaux. C’est formidable ! Sans doute la raison pour laquelle Nicole et Benni, qui dirige mon bureau à Vienne, ont la pêche.

C’est la fn de la Pride Season ! Manchester était la dernière ville de ma tournée en Europe. Une fois de plus, lors de la conférence de presse, j’ai insisté sur ce qui me tient à cœur : Conchita Wurst est résolument en croisade contre la violence et la discrimination, elle est pour l’amour et l’acceptation. Backstage, entre deux séances photos. Manifestement, je suis accro au portable, et je ne m’en étais pas rendu compte ! En fait, chaque séance est ponctuée de longues périodes d’attente, que je comble en m’entretenant avec mes fans. Cette photo est trompeuse. Mon retour à Bad Mitterndorf fut l’un des jours les plus éprouvants ‘de ma vie. La localité tout entière était de sortie. Les organisateurs avaient mis les petits plats dans . les grands. Je suis montée sur scène avec mes cousins, j’ai chanté avec la chorale et, à la fin de la journée, la commune où je suis née m’a fait citoyen d’honneur. Mais cela me fut difficile, pendant ces heures joyeuses, d’oublier les jours pénibles de ma jeunesse. « Criez aussi fort que vous le pouvez, que je vous entende encore quand je regarderai les photos ! » À chaque concert, je demande au public de faire du bruit. Au Festival de l’île du Danube, à Vienne, les spectateurs ont vraiment tout donné. Je les entends encore ! Dans le salon rouge de l’hôtel de ville de Vienne, le maire Michael Häupl m’a décerné le « Goldenen Rathausmann » pour mon engagement pour le respect et la cohabitation entre les hommes. Il a aussi évoqué les réactions négatives que je dois parfois endurer. Dans son discours, il a souligné mon courage et ma détermination. Ulrike Lunacek, la vice-présidente du Parlement européen, et des députés de quatre groupes parlementaires m’ont invitée à Bruxelles en octobre 2014. J’ai commencé par chanter, puis j’ai pris la parole devant l’assemblée. Dans mon message aux parlementaires, je leur ai demandé plus d’engagement pour les droits des homosexuels. « Votre devoir, leur ai-je dit, est d’œuvrer pour une démocratie qui fonctionne, ainsi que pour

Pour mes fans des réseaux sociaux, j’ai imaginé la série « Conchita Wurst répond ». Il y a les réponses à toutes les questions. L’une de mes préférées : « T’es-tu déjà endormie sans te démaquiller ? » La réponse : « Clique et regarde. »

Le photographe Pierre Commoy et le peintre Gilles Blanchard ont créé les décors de mon show au Crazy Horse, à Paris. Je n’aurais jamais imaginé pouvoir me produire sur cette scène mythique connue dans le monde entier. Grâce à mon spectacle, c’est devenu réalité pendant une semaine. Voici comment Pierre et Gilles me voient. Ça, je ne m’y attendais franchement pas : comme dans les usines, le Crazy Horse possède une pointeuse. Sur les cartes, il y a le nom d’artiste des flles. Je tenais à en avoir une et Andrée Deissenberg, la directrice de la salle, a exaucé mon vœu, sans pour autant m’attribuer un nouveau nom de scène, comme pour les flles. Conchita Wurst est restée Conchita Wurst, et c’était très bien ainsi.

Cette photo n’aurait jamais dû exister. Je suis dans un endroit où un homme n’a pas sa place : les loges des Crazy Girls. Le terme « espace détente » est plus approprié, tant elles ont été confortablement aménagées. Exception qui confrme la règle, deux hommes y ont pourtant accès : Cyrill, l’assistant de la chorégraphe, et un barman, afn qu’aucune flle ne meure de soif ! Comme toutes étaient d’avis que j’étais une Crazy Girl à part entière, j’ai eu moi aussi le droit d’y séjourner toute la semaine.

À ma plus grande joie, j’ai eu le droit à une visite privée de l’Opéra Garnier. Sur le toit, j’ai pu admirer la magnifque vue des toits de Paris.

Surprise ! Tout le monde avait l’air bien cachottier lors du gala des Attitude Awards 2014, qui se déroulait à Londres à la Maison des banquets, située sur Whitehall. Ana Matronic, la leader du groupe Scissor Sisters, était l’hôtesse de la soirée. Elle m’a dit que, l’année précédente, Daniel Radcliffe et Cher avaient remporté un prix. Je ne voyais pas bien ce que j’avais en commun avec eux, mais comme je l’ai dit : surprise ! La formidable auteure Nigella Lawson m’a remis le prix « Moment of the Year », puis la soirée à démarré. À droite, je suis avec Boy George. Nous avons le pressentiment que les donateurs seront nombreux et généreux pour soutenir la fondation AIDS d’Elton John. Ceux qui prétendent que je suis obsédée par les chaussures ne sont pas loin de la vérité. Aucun magasin n’est à l’abri quand je passe devant, et mes placards débordent. Pourtant, de nouvelles paires s’y ajoutent continuellement. J’ignore quelles forces obscures agissent ici ! Outre acheter des chaussures, j’aime aussi les photographier. Dans celles-ci, des pieds de people se sont glissés. Saurez-vous deviner de qui il s’agit ? J’attends vos réponses avec Lors de ma rencontre avec le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, accompagné de sa femme Yoo Soon-taek, au bureau viennois de l’ONU, j’ai découvert un formidable interlocuteur. Et ouvert, quand il s’agit d’aborder cette question : comment chacun d’entre nous peut-il contribuer à rendre le monde meilleur ? À droite, lors du tournage de la vidéo pour le titre « Heroes », avec mon styliste Tom Reinberger.

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Achevé de numériser en avril 2015 par Atlant’Communication