L'internationalisation Du Sport
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Regards Sociologiques, n°20, 2000, pp. 5-25 Anne-Marie Waser Centre de Sociologie Européenne, Paris L'INTERNATIONALISATION DU SPORT TRANSFORMATION D'UNE ENTREPRISE UNIVERSELLE EN UN ORGANISME AU SERVICE DES INTERETS PARTICULIERS : LE COMITE INTERNATIONAL OLYMPIQUE (1894-1925) Cet article vise à cerner les conditions so- pour les premières olympiades, aux diffé- ciales qui ont amené le Comité international rents comités d'organisation des Jeux olym- olympique à se transformer en un organisme piques (JO), la responsabilité d'édicter des au service des intérêts des différents parte- règles du jeu et de les faire respecter par les naires du sport international. En rénovant les participants. Jeux olympiques en 1894, Pierre de Cou- bertin a l'idée de faire du sport un outil de Les premières olympiades ont été un accélé- rapprochement des peuples mais aussi de rateur du processus d'internationalisation du contrôle des masses dominées. La célébra- sport : les dirigeants sportifs ont été tion de Jeux olympiques tous les quatre ans contraints de mettre en place une fédération doit permettre de diffuser et d'entretenir une nationale par sport qui veillerait à l'appli- pratique sportive régulière et une socialisa- cation de règles uniques sur l'ensemble du tion «bourgeoise» sur tous les continents. territoire, qui procéderait à la sélection des Son projet se concrétise par l'institution- athlètes les plus performants pour représen- nalisation des pratiques sportives anglaises, ter la nation lors de compétitions internatio- la reconnaissance de la valeur des titres nales et qui aurait pour mission de repré- sportifs et l'universalisation des règles spor- senter les intérêts nationaux au sein de la fé- tives. dération internationale. Les dirigeants des clubs sportifs les plus anciens ont saisi Au début du 20è siècle, la multiplication des l'opportunité de créer une fédération unique rencontres sportives, entre des clubs et des par sport et par pays et ont profité de cette équipes de nations différentes, pose la ques- occasion pour transformer une légitimé lo- tion de l'homogénéisation des règles du jeu. cale en un pouvoir national. La mise en Dans la plupart des sports, ce sont les clubs place du CIO a donné naissance à deux au- les plus anciens, très souvent anglais, qui ont tres types d'organisation : les comités olym- tenté de s'imposer comme organisations faî- piques nationaux (CNO), constitués de re- tières. La reconnaissance de la paternité du présentants du CIO dans les nations partici- jeu a donné lieu à des conflits entre diri- pant aux Jeux, et les comités nationaux des geants sportifs dès les premières éditions des sports, prenant des formes assez différentes Jeux olympiques. Dans certains sports, au selon les pays. En France, le Comité natio- football notamment, ils ont persisté avec la nal des sports (CNS) a pour objectifs la dé- mise en place des fédérations sportives in- fense des intérêts du sport français et de ses ternationales (FSI ou FI). fédérations auprès des pouvoirs publics, des administrations et des fédérations étrangè- Le projet de rénovation des Jeux olympiques res1. de 1894 est singulier car il suppose l'homogénéisation des règles et la constitu- Les FSI et CNO ont très souvent exigé tion d'autorités uniques, dans chaque sport, d'être représentés au sein de l'instance au niveau national et international. Ces questions ont été inscrites à l'ordre du jour 1 A.-M. Waser, «L'ambivalence des relations entre des premières sessions et congrès de l'Etat et le sport de compétition dans les années l'organisme de tutelle des Jeux : le Comité 1920 et 1930. Conditions et effets de la création international olympique (CIO). Elles n'ont du Comité national des sports», Revue Juridique pas débouché sur des accords, laissant ainsi, et Economique du Sport, 53, déc. 1999, pp. 111- 6 olympique. Le CIO s'y est opposé mais a dagogue Thomas Arnold, sa principale réfé- concédé quelques unes de ses prérogatives. rence idéologique. Coubertin est à la fois sé- B a cédé, d'abord partiellement en 1921, duit par la culture libérale de Science Po et puis totalement en 1925, l'organisation et la défenseur de l'initiative privée. Il applique le direction technique des Jeux ainsi que la modèle de la centralisation avec un pouvoir constitution des jurys, aux fédérations spor- présidentiel fort au niveau des institutions tives internationales. L'ère qui s'ouvre après qu'il fonde et ne cache pas son admiration le congrès olympique de Prague de 1925 pour la Grèce antique qu'il tente de concilier marque une rupture. Le refus motivé par le avec les valeurs chevaleresques et le Moyen CIO du vœu des FSI d'être représentées en Age chrétien2. son sein n'est finalement pas suivi du boycott des Jeux d'Amsterdam. Les prési- Monique de Saint Martin3 souligne que sa dents des fédérations sportives internationa- famille a, de longue date, entrepris des stra- les, qui au milieu des années 1920 repré- tégies de reconversion du capital symbolique sentent les intérêts de plusieurs dizaines de et social en capital culturel et politique. fédérations nationales, n'ont pas pu exécuter Pierre de Coubertin, semble particulièrement leurs menaces. Il apparaît clairement que les bien placé pour entreprendre une action po- intérêts d'une participation aux JO litique en dehors des mécanismes tradition- l'emportent sur les «querelles» de pouvoir nels. En effet, il dispose tout à la fois de res- de l'administration sportive internationale. sources économiques, d'une culture politi- Les représentants des fédérations internatio- que et diplomatique acquise lors de ses étu- nales et des comités nationaux olympiques des et d'un important réseau de relations se servent du CIO comme d'une entreprise avec des hommes politiques, des diplomates, de production de ressources symboliques des officiers, mais aussi avec des directeurs universellement reconnues (les titres spor- d'établissements scolaires, des professeurs tifs) à des fins particulières, voire person- ou encore des écrivains. H a l'art de persua- nelles. L'année 1925 correspond également der et de convaincre. H entretient ce réseau à un changement de présidence du CIO : en confiant à ceux qui lui ont fait confiance, Pierre de Coubertin, se retire déçu de n'avoir des fonctions honorifiques ou de prestige pu mener à bien le travail de rénovation pé- dans les organisations qu'il met en place. Il dagogique, et laisse la place à un homme de défend les valeurs aristocratiques, le désinté- compromis, le comte Henri de Baillet- ressement et les valeurs chevaleresques de la Latour, qui renouvelle largement la façon noblesse contre le mercantilisme et lutte d'administrer et de conduire cette organisa- contre le surmenage scolaire. H est souvent tion internationale. incompris car ses prises de positions sont ambiguës et contradictoires. En effet, comme le précise Monique de Saint Martin, LA RENOVATION DES JEUX «alors qu'il s'était 'rallié' à la République comme le OLYMPIQUES: LE SPORT COMME héros de son roman, et qu'il professait une idéologie INSTRUMENT D'UNE REVOLUTION 'égalitaire', il n'en est pas moins anti-dreyfusard, PEDAGOGIQUE célèbre l'empire colonial français, avec des propos et des déclarations qui ne sont pas exempts de racisme, ne condamne jamais Hitler et appuie totalement les La trajectoire de Pierre de Coubertin Jeux olympiques de Berlin en 1936, un peu comme s'il avait consenti le minimum d'adaptation ou de Pierre de Coubertin, né en 1863 à Paris, issu concessions nécessaires aux transformations politi- d'une famille d'ancienne noblesse, profon- dément catholique et monarchiste, fait ses études chez les jésuites puis, après un court 2 Y.-P. Boulongne, La vie et l'œuvre pédagogique passage à Saint-Cyr dont il démissionne et à de Pierre de Coubertin. Ottawa. Lemeac.1975 ; L. Callebat, Pierre de Coubertin, Paris, Fayard, la faculté de droit, entre à l'Ecole libre de 1988. Science Politique où il découvre Tocque- 3 M. de Saint Martin, «La noblesse et les 'sports ville, Taine et Le Play qui sera, avec le pé- nobles'», Actes de la recherche en sciences so- ciales, nov. 1989, 80, pp. 22-32. 7 ques et sociales de l'époque pour maintenir et, si Le projet de rénovation des Jeux olympi- possible, renforcer les acquis de l'ancien ordre qui ques lui semblaient les plus importants»4. La Troisième République est porteuse d'une Au début des années 1890, Jules Simon, nouvelle justice sociale mise en œuvre dans alors ministre de l'Instruction publique, des institutions et des catégories censées confie à Coubertin, son conseiller politique, construire des espaces de liberté dans les- une mission d'études en Angleterre. De re- quels chacun devait pouvoir réussir7. Cou- tour, Coubertin est convaincu de la perti- bertin, comme un certain nombre de républi- nence du système éducatif britannique qui cains conservateurs, est convaincu qu'il faut est en œuvre depuis 1850 environ. D a l'idée une réforme radicale de l'enseignement et un de former aux taches de direction, par socle éducatif fort et stable pour imposer une l'éducation physique et le sport, les jeunes assise sociale et économique à la Républi- bourgeois français, dans le but de fortifier que. Après plusieurs séjours en Angleterre, des institutions fragilisées par le contexte il lui apparaît clairement que la puissance international, militaire et colonial de économique et militaire de la Grande- l'époque. Certains sociologues et historiens Bretagne est liée à la formation que les jeu- ont analysé cette volonté de former des «dé- nes élites reçoivent dans les public schools. brouillards» moins comme un projet huma- Il constate que le sport occupe une grande niste que comme une façon d'étendre la place dans les enseignements britanniques : puissance nationale et le principe de domi- il stimulerait l'apprentissage du courage, de nation envers les classes populaires, les peu- 5 la persévérance, de la liberté, de la discipline ples colonisés, mais aussi les femmes .