École des Hautes Études en Sciences Sociales

Ecole doctorale de l’EHESS

Laboratoire d’anthropologie des institutions et organisations sociales

Doctorat

Discipline : Antrhopologie sociale et ethnologie

GUYADER FRÉDÉRIQUE

Stratégies politiques et identitaires d’une mise en tourisme

L’exemple de Lijiang (Yunnan, Chine)

Thèse dirigée par: Irène Bellier

Date de soutenance : le 17 décembre 2020

Rapporteurs 1 Isabelle Charleux, CNRS 2 Saskia Cousin, Université Paris Diderot

Jury 1 Irène Bellier, CNRS 2 Isabelle Charleux, CNRS 3 Saskia Cousin, Université Paris Diderot 4 Isabelle Thireau, EHESS 5 Benjamin Taunay, Université d’Angers 6 Gilles Guiheux, Université Paris Diderot

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R EMERCIEMENTS

J’ai une pensée émue pour Flora Blanchon, sans qui cette aventure humaine et intellectuelle n’aurait pas eu lieu. Son soutien et sa bienveillance n’ont eu d’égal que la richesse de nos échanges.

Je tiens à exprimer ma gratitude à Irène Bellier pour avoir accepté de m’encadrer dans cette étude. Je la remercie pour son implication et son soutien tout au long de ces années.

Mille mercis à toutes les personnes qui m’ont aidée et accueillie à Lijiang, à Shuhe, dans les villages de Baoshan, au Centre de Recherche sur la Culture Dongba de Lijiang (丽江东巴文化研 究所 Lijiang Dongba Wenhua Yanjiusuo) et qui ont eu la gentillesse de m’accorder du temps et de participer à des entretiens.

Je suis également reconnaissante envers Stefano Zamblera, pour le partage d’informations, pour son travail précieux sur la culture Dongba, l’histoire et la langue des Naxi.

J’adresse mes sincères remerciements à tous les chercheurs et spécialistes, trop nombreux pour les citer, qui ont pris le temps d’échanger avec moi et ainsi faire avancer mon analyse.

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R ÉSUMÉ ET MOTS CLÉS

Résumé

Située à 2400 m d’altitude, au Nord-Ouest de la province orientale du Yunnan, la ville de Lijiang se trouve à la limite du plateau tibétain. À la suite du tremblement de terre de 1996 et à l'inscription de la partie ancienne de Lijiang au Patrimoine mondial de l'UNESCO, le tourisme ethnique s’est construit autour de Lijiang, « la ville où vivent les Naxi ». Cette appellation désignait à l’époque une réalité démographique. Majoritaires en 1990, les Naxi représentent en 2012, 19,33% de la population lijiangaise. Le développement de l'industrie touristique et ses profits potentiels ont occasionné au fil des années une forte migration de personnes issues d'autres groupes minoritaires et de nombreux Han, désormais majoritaires à Lijiang. La politique d'ouverture initiée par la Chine à partir de 1980 a favorisé l'émergence d'un tourisme culturel et l'inscription de la vieille ville de Lijiang au patrimoine mondial de l’Unesco en 1996 a accéléré la mise en place d'une politique culturelle et la fréquentation touristique exponentielle jusqu’à aujourd’hui. Parallèlement à ses mesures, la réaffirmation d’un état chinois multinational dans les années 1980, avec la création des minorités qui a induit un rapport de domination avec les Han. Cela a favorisé l'ancrage d'une vision hiérarchisée des populations annexées au cours des siècles au sein de représentations communément partagées. Ces dernières sont également présentes dans les discours officiels et les différentes mises en scène de la culture locale. Dans le cadre de sa mise en scène, la culture naxi a peu à peu été remaniée, remodelée à la fois par les acteurs nationaux et locaux. La question centrale de la gouvernance concerne entre autres les enjeux économiques et culturels (qui bénéficient des recettes du tourisme ? Est-ce les populations locales ou des investisseurs nationaux, étrangers ? qui sont les acteurs de la préservation des ressources culturelles ?). En séjournant à Lijiang et ses alentours, j'ai observé différents niveaux de mise en tourisme : Lijiang, épicentre du tourisme, Shuhe, l'un de ses villages connexes, et dans la région de Baoshan, économiquement pauvre et sans développement touristique majeur. L’étude comparative sur ces trois sites connaissant un développement touristique différent avait pour but d'appréhender le rôle structurant du tourisme sur la culture naxi. Extraites d'éléments de la culture des Naxi, leurs mises en scène cherchent à moderniser cette culture et le tourisme apparaît comme le principal vecteur pour y arriver. Ces faits constituent un élément hiérarchisant partagé par les Naxi, car la distinction ruralité/urbanité devient l’écho d’une dualité « arriéré » /moderne. Lijiang étant l’épicentre de la modernisation, plus on s’en éloigne, et plus la qualification « arriérée » apparaît. La spectacularisation de la culture des Naxi montre également une logique qui intègre les valeurs internationales (Unesco, Icomos) et résume la culture locale à — 4 — des pratiques publiques éloignées de la sphère privée. La mise en scène de Lijiang qui associe préservation et marchandisation est créée par le gouvernement national et les Naxi. Ces derniers, qui vivent essentiellement de l'industrie touristique et de ses retombées économiques, sont également les acteurs de la métamorphose identitaire. Ils œuvrent pour faire connaître à travers le monde leur ville et leur culture. Cette mise en lumière leur octroie une marge de manœuvre relative dans la mise en place de mesures pour protéger leur culture. Plus concrètement, cela leur permet d’acquérir le soutien de la reconnaissance internationale dans leurs négociations avec les instances gouvernementales et, en même temps, de s’enorgueillir d’une culture officiellement préservée tout en étant au service de l’industrie.

Mots clés :

Anthropologie, Naxi, Chine, tourisme, identité, peuples autochtones, politiques culturelles

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A BSTRACT A N D K EYWORDS

Abstract

Located at an altitude of 2,400 m, in the northwest of the eastern province of Yunnan, Lijiang is on the border of the Tibetan plateau. Following the 1996 earthquake and the listing of the old part of Lijiang as a UNESCO World Heritage Site, ethnic tourism was built around Lijiang, "the city where the Naxi live". At the time, this name designated an ethnic reality. The Naxi were in the majority in 1990, but by 2012 they represented 19.33% of the Lijiang population. The development of the tourism industry and its potential profits has led over the years to a strong migration of people from other minority groups and many Han people, who are now the majority in Lijiang. The policy of openness initiated by in 1980 has encouraged the emergence of cultural tourism and the inscription of the old city of Lijiang on the UNESCO World Heritage List in 1996 has accelerated the implementation of a cultural policy and the exponential tourist attendance until today. Parallel to these measures, the reaffirmation of a multinational Chinese state in the 1980s, with the creation of minorities, led to a relationship of domination with the Han. This has favored the anchoring of a hierarchical vision of the populations annexed over the centuries within commonly shared representations. These representations are also present in official speeches and in various stages of local culture.

As part of its staging, the Naxi culture was gradually reshaped by both national and local actors. The central question of governance concerns, among other things, economic and cultural issues (who benefits from tourism revenue? Is it the local populations or national or foreign investors? Who are the actors in the preservation of cultural resources?). While staying in Lijiang and its surroundings, I observed different levels of tourism development: Lijiang, the epicenter of tourism, Shuhe, one of its related villages, and in the region of Baoshan, economically poor and without major tourism development. The comparative study of these three sites with different tourism development was aimed at understanding the structuring role of tourism on the Naxi culture. Extracted from elements of the Naxi culture, their staging seeks to modernize this culture and tourism appears to be the main vector to achieve this. These facts constitute a hierarchical element shared by the Naxi, because the rural/urban distinction becomes the echo of a "backward" / modern duality. As Lijiang is the epicenter of modernization, the further one goes from it, the more the qualification "backward" appears. The spectacularization of the Naxi culture also shows a logic that integrates international values (Unesco, Icomos) and sums up local culture to public practices far from the private sphere.

Lijiang’s staging, which combines preservation and commodification, is created by the national government and the Naxi. The Naxi, who live essentially from the tourist industry and its economic spin-offs, are also the actors of the identity metamorphosis. They work to make their city and their culture known throughout the world. This exposure gives them relative leeway in the implemention of measures to protect their culture. More concretely, it allows them to gain the support of international recognition in their negotiations with

— 6 — government authorities and, at the same time, to take pride in an officially preserved culture while serving the industry.

Keywords Anthropology, Naxi, China, tourism, indigenous people, identity, cultural politics.

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T ABLE DES MATIÈRE S

REMERCIEMENTS 3 RÉSUMÉ EN FRANÇAIS 4 RÉSUMÉ EN ANGLAIS 6

INTRODUCTION 11 1. ÉLÉMENTS HISTORIQUES ET PRÉCISIONS TERMINOLOGIQUES DU CONCEPT DE MINZU 14 A. L'INTRODUCTION DU CONCEPT DE MINZU DANS LA CHINE CONTEMPORAINE 14 B. L'EFFICACITÉ D'UN CONCEPT 15 C. L'ETHNICITÉ EN CHINE 16 2. LA RÉGION DE LIJIANG 21 A. LA NOTION DE CULTURE DONGBA CONTEMPORAINE 23 B. POLITIQUES CULTURELLES ET MISE EN TOURISME LOCALE 28 3. PROCESSUS DE CATÉGORISATION ET TOURISME « MINORITAIRE » 32 4. UNE APPROCHE COMPARATIVE DES LIEUX D'ANALYSE 36 A. LIJIANG ET SHUHE : LES ANALOGIES DE LA POLITIQUE CULTURELLE 37 B. LA RÉGION DE BAOSHAN COMME POINT FOCAL DE L'APPARITION DU DÉVELOPPEMENT TOURISTIQUE 44 5. ÉVOLUTION ET RÉAJUSTEMENT DE LA RELATION D’ENQUÊTE 46 A. DE TOURISTE ET FEMME AU STATUT DE CHERCHEUSE : LA CONSTRUCTION D’UNE RELATION D’ENQUÊTE 46 B. ANTHROPOLOGUE ET GUIDE : QUEL POSITIONNEMENT ? 51

PARTIE 1 : CONSTRUCTION ET FRAGMENTATION DES IDENTITÉS NATIONALES 56 CHAPITRE 1 : LA CONSTRUCTION DE LA NATION CHINOISE 58 1. ÉVOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE DE LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XXÈME SIÈCLE 58 2. CARACTÉRISTIQUES ET PRÉMICES DE L'ÈRE MAOÏSTE 65 3. L'ÈRE MAOÏSTE ET L'AVÈNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE POPULAIRE DE CHINE 67 4. LA CRÉATION DES SHAOSHU MINZU 74 CHAPITRE 2 : LA FRAGMENTATION IDENTITAIRE D'UNE NATION : LA PLACE DES SHAOSHU MINZU DANS LA CONSTRUCTION POLITIQUE D’UNE CHINE NOUVELLE 80 1. L'INFLUENCE SOVIÉTIQUE ET L'IMPLICATION DES ETHNOLOGUES DANS LA CONSTRUCTION DES SHAOSHU MINZU 81 2. UNE NATION, DES MINORITÉS, UNE LANGUE ? 85 3. LA QUESTION DU NATIONALISME 90 4. ETHNIES CHINOISES ET PEUPLES AUTOCHTONES : QUELLES FRONTIÈRES ? 92 CHAPITRE 3 : LE CONCEPT DE MINZU : ÉLÉMENT D'UNIFICATION ET D’INSTITUTIONNALISATION DES POPULATIONS MINORITAIRES 108 1. DES « BARBARES » DEVENUS « LOYAUX » 109 2. L'INFLUENCE DU JAPON ET LA CONSTRUCTION DU NATIONALISME CONTEMPORAIN CHINOIS 111 3. LE « BARBARE », LA « RACE » ET LES SHAOSHU MINZU : QUELLE INTÉGRATION AU SEIN DE LA NATION UNIFIÉE ? 121 CHAPITRE 4 : LA CONSTRUCTION HISTORIQUE ET POLITIQUE DE LA NAXIZU 127 1. ÉLÉMENTS HISTORIQUES ET POLITIQUES AYANT ABOUTI À LA CONSTRUCTION DE LA NAXIZU 127 A. LES VOIES DES IMPÉRIALISMES HAN ET MONGOL 128 B. LES NAXI ET LES MOSUO AVANT 1949 131 2. L'INFLUENCE DU CONTEXTE HISTORIQUE, POLITIQUE ET ÉCONOMIQUE CONTEMPORAIN SUR LA NAXIZU 137

— 8 — PARTIE 2 : LE DÉVELOPPEMENT DU TOURISME : ENTRE OUVERTURE AU MONDE ET RÉIFICATION D'UN PASSÉ. L'EXEMPLE DE LIJIANG. 145 CHAPITRE 5 : LE TOURISME EN CHINE : ENTRE INSTRUMENT POLITIQUE ET CRÉATION CULTURELLE 147 1. L'ANTHROPOLOGIE APPLIQUÉE AU TOURISME 148 2. L’ÉMERGENCE DU « TOURISME INTÉRIEUR » CHINOIS 151 A. LE TOURISME CULTUREL DE LIJIANG 156 B. ÉLABORATION ET CONTRÔLE DES CIRCUITS TOURISTIQUES : L’EXEMPLE DE LA RÉGION DE LIJIANG 164 CHAPITRE 6 : LA CRÉATION DE LIJIANG EN TANT QUE SITE CÉLÈBRE 169 1. LA CRÉATION DE MINGSHENG 170 2. LA CULTURALISATION SYMBOLIQUE 173 3. LA CULTURALISATION D'UN LIEU : OBJET DE NÉGOCIATIONS ET EXPRESSION D'UN SOFT POWER 175 CHAPITRE 7 : LA MISE EN SCÈNE TOURISTIQUE D'UNE CULTURE LOCALE 200 1.LIJIANG ET SHUHE : L'IMAGINAIRE D'UN PASSÉ AU SERVICE DE PRATIQUES MODERNES 201 2. L’UTILISATION DE SIGNIFIANTS DANS L’AMÉNAGEMENT URBAIN 208 3. RHÉTORIQUE IMAGINAIRE ET INSTRUMENT DE MODERNISATION : EXEMPLE DE LA ROMANCE KAMAGYUMIGKYI 216 4. L’IMAGINAIRE MÉDIATISÉ COMME ÉLÉMENT CONSTITUANT DE REPRÉSENTATIONS PRÉCONSTRUITES 228 5. DE L’AUTRE CÔTÉ DU MIROIR : LORSQUE LE SPECTACULAIRE INDUIT UNE DIMENSION COMPORTEMENTALE 233

PARTIE 3 : L'AUTRE RÉALITÉ DU TOURISME : ENTRE ENJEUX ÉCONOMIQUES ET IDENTITAIRES 247 CHAPITRE 8 : REPRÉSENTATIONS ET SPHÈRE COLLECTIVE 249 1. LE RÉCIT DE LA GENÈSE NAXI 250 2. L'IMAGINAIRE URBAIN : ENTRE ANAMNÈSE ET EXPRESSION DU LIEN SOCIAL 260 3. QU'EN EST-IL DE L'INTIMITÉ CULTURELLE AU SEIN D'UNE INTERACTION MAJORITAIRE/MINORITAIRE ? 270 A. FONCTIONS SOCIALES ET CONSTRUCTION DES GENRES 274 B. LES FUNÉRAILLES 282 C. LE PORT DU COSTUME : EXEMPLE D'UN MARQUEUR IDENTITAIRE DÉTOURNÉ 285 D. QU'EST-CE QUE « PARAÎTRE AUTHENTIQUE » IMPLIQUE ? 289 E. LA LANGUE 293 F. ÊTRE NAXI ET CHINOIS AUJOURD'HUI 296 CHAPITRE 9 : LE RÉSEAU COMME ÉLÉMENT DE RELECTURE DE LA CULTURE NAXI 304 1 LA DOUBLE DYNAMIQUE DU GUANXI OU RÉSEAU 305 A. LE GUANXI, VECTEUR STRUCTURANT LES RELATIONS SOCIALES 305 B. L'INFLUENCE DU GUANXI ET DES POUVOIRS POLITIQUES SUR L'IMAGINAIRE DE LA CULTURE NAXI 310 2. DE L'IMITATION À L'EXPRESSION D'INTIMITÉ CULTURELLE 317

CONCLUSION 330

BIBLIOGRAPHIE 337

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T ABLE DES ILLUSTRATIONS

FIGURE 1 : AFFICHE D'UN MAGASIN DE CÉRAMIQUE. SHUHE. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 24 FIGURE 2 : DIAGRAMME CONSTITUÉ PAR UNE GRENOUILLE "HASHIBAOMEI". LIJIANG. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 25 FIGURE 3 : PRESTATION ÉCRITE D'UN DONGBA POUR DES TOURISTES. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 28 FIGURE 4 : CARTE JOINTE AU DOSSIER D’INSCRIPTION DE L’UNESCO 40 FIGURE 5 : SCHÉMA DE LA RÉGION DE LIJIANG RÉALISÉ PAR FRÉDÉRIQUE GUYADER 41 FIGURE 6 : UN DES PANNEAUX DE L'EXPOSITION. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 186 FIGURE 7: VUE GÉNÉRALE DE L'EXPOSITION. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 187 FIGURE 8 : EXEMPLE DE PANNEAU QUE L'ON PEUT TROUVER À DAYAN. PHOTO FRÉDÉRIQUE GUYADER 190 FIGURE 9: EXEMPLE DE PANNEAU QUE L'ON PEUT TROUVER À DAYAN. PHOTO FRÉDÉRIQUE GUYADER 191 FIGURE 10 : CARTE PRÉSENTANT LE PROGRAMME DE PRÉSERVATION DE DAYAN. DOCUMENT TRANSMIS PAR LE BUREAU DE PROTECTION DE LA VILLE 192 FIGURE 11 : CARTES MONTRANT LES DIFFÉRENTES ZONES CRÉÉES DANS LE CADRE DE CE PROGRAMME DE PRÉSERVATION. DOCUMENT TRANSMIS PAR LE BUREAU EN CHARGE DE LA GESTION DU PATRIMOINE DE LA VILLE DE LIJIANG. 193 FIGURE 12 : CARTE MONTRANT LE CIRCUIT PROPOSÉ PAR LE BUREAU DE PROTECTION DE LA VILLE 194 FIGURE 13 : VUE PANORAMIQUE DE LIJIANG. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 201 FIGURE 14 : ENTRÉE DE LA RÉSIDENCE MU (LIJIANG). PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 203 FIGURE 15 : COPIE D’UNE CARTE DISTRIBUÉE AUX TOURISTES DE SHUHE 207 FIGURE 16 : STATUE SITUÉE À L’ENTRÉE DU VILLAGE DE SHUHE. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 210 FIGURE 17 : STATUE SITUÉE À SHUHE. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 211 FIGURE 18 : STATUE SITUÉE SUR UNE AUTRE PLACE DE SHUHE. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 212 FIGURE 19 : STATUE SITUÉE SUR L’UNE DES PLACES PRINCIPALES DE LIJIANG. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 213 FIGURE 20 : STATUE SITUÉE SUR LA ROUTE RELIANT L’AÉROPORT À LIJIANG. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 215 FIGURE 21 : SOCLE DE LA STATUE. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 215 FIGURE 22 : SPECTACLE QUOTIDIEN À SHUHE. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 217 FIGURE 23 : EXTRAIT DU DOCUMENT PRÉSENTANT LA FORMULE LA PLUS ONÉREUSE. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 225 FIGURE 24 : EXTRAIT DE LA BROCHURE PROPOSÉE AUX TOURISTES. CENTRE CULTUREL DU MARIAGE NAXI (LIJIANG). PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 225 FIGURE 25 : COUPLE LORS D’UNE SÉANCE PHOTO POUR LA RÉALISATION DE LEUR ALBUM DE MARIAGE. PHOTO DE PATRICK MATHÉ 226 FIGURE 26 : COULISSES DE LA SÉANCE PHOTO. PHOTO DE PATRICK MATHÉ 227 FIGURE 27 : GROUPE DE TOURISTES CHINOIS OBSERVANT LES DANSEUSES NAXI DE LA PLACE CENTRALE (LIJIANG). PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 235 FIGURE 28 : JEUNES FEMMES DANSANT DEVANT LE GROUPE DE FEMMES NAXI. PLACE CENTRALE DE LIJIANG. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER. 236 FIGURE 29 : GROUPES DE TOURISTES CHINOIS DEVANT LES TROIS PUITS (LIJIANG°. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 238 FIGURE 30 : BROCHURE TOURISTIQUE DISTRIBUÉE DANS UNE GUESTHOUSE (LIJIANG). PHOTO DE LAURENT BAZIN. 240 FIGURE 31 : DEVANTURE D’UNE GUESTHOUSE (SHUHE). PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 241 FIGURE 32 : PANNEAU PUBLICITAIRE SITUÉ À L’ENTRÉE DE SHUHE. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 241 FIGURE 33 : CARACTÈRE CHINOIS SIGNIFIANT L’EAU 256 FIGURE 34 : PICTOGRAMME DONGBA SIGNIFIANT L’EAU 257 FIGURE 35 : PICTOGRAMME DONGBA SIGNIFIANT SORCIER 276 FIGURE 36 : INSCRIPTION À L’ENTRÉE D’UNE MAISON (LIJIANG). PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 283 FIGURE 37 : : PERSONNES ASSISES SUR LA PLACE PRINCIPALE DE LIJIANG APRÈS UN ENTERREMENT. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 284 FIGURE 38 :FILLETTE EN COSTUME NAXI À LA SORTIE DE L’ÉCOLE. PLACE CENTRALE DE LIJIANG PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 287

— 10 — FIGURE 39 : NOUVELLE RUE EN CONSTRUCTION DANS LE QUARTIER ANCIEN DE LIJIANG. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 291 FIGURE 40 : LISTE DES TERMES D’ADRESSE RÉALISÉE PAR FRÉDÉRIQUE GUYADER 294 FIGURE 41 : STATUE DE MAO (LIJIANG). PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 296 FIGURE 42 : LISTE DES TERMES DE PARENTÉ RÉALISÉE PAR FRÉDÉRIQUE GUYADER 300 FIGURE 43 : PANNEAU DE PRÉSENTATION DU MAGASIN. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 320 FIGURE 44 : EXTRAIT DU SPECTACLE. PHOTO DE FRÉDÉRIQUE GUYADER 327

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INTRODUCTION

La Chine est une nation multi-nationale. À part les Han, il existe 55 groupes ethniques vivant ensemble en harmonie dans ce grand continent. Ces 55 minorités ethniques de la Chine conservent leurs traditions séculaires et des coutumes et vivent dans les terrains traditionnels. Rencontrez ces gens fascinants et expérimentez leur vie quotidienne avec Voyage Chine. 1

Texte de présentation des circuits des minorités proposés par une agence de voyage située en Chine.

L'ouverture de la Chine dans les années 1970 a conduit à l'émergence et au développement du tourisme. Cela a entraîné des modifications de l'économie chinoise au cours des dernières décennies, qui ont restructuré de nombreuses pratiques sociales et ont façonné le nouveau visage de la Chine moderne. Relativement récente, la croissance rapide de l'industrie touristique en a fait l'une des plus importantes du pays et a amené Taleb Rifai (2009), secrétaire général de l'Organisation mondiale du tourisme, à déclarer que « la Chine affiche le taux de croissance le plus rapide au niveau des touristes ». Bien que la Chine soit visitée chaque année par des millions de touristes étrangers, le tourisme demeure majoritairement intérieur : selon l'OMT, 26,3 millions de touristes étrangers se sont rendus en Chine en 2014 et 400 millions de Chinois ont visité leur pays. En 2017, ce chiffre a connu une augmentation de 13 %. Cette augmentation fait de cette forme de tourisme une industrie majeure et pose la question de la frontière établie par le touriste qui cherche à éloigner ces autres de lui pour le sublimer. Quelle que soit son origine, le touriste a besoin de construction pour vivre ce qu'il est venu chercher. L'image de la Chine maoïste a longtemps plané dans les imaginaires occidentaux, avant de devenir un « pays de minorités ». Depuis plusieurs années, tradition, coutume et authenticité constituent le champ lexical des brochures touristiques officielles. Les médias chinois participent également à entretenir les clichés associés aux différents groupes minoritaires ou shaoshu minzu : les membres de ces groupes sont décrits selon une référence figée à un passé qui semble les opposer à la Chine moderne et occidentalisée des grandes métropoles. C’est au cours d’un voyage d’agrément dans les provinces chinoises du Yunnan et du Sichuan que mon intérêt s’est porté sur la création de ces groupes sociaux et les enjeux historiques et politiques. Ce premier séjour m'a permis de découvrir la pluralité culturelle de certains groupes sociaux et de leurs différences avec la culture han qui m’était plus familière. J’ai alors commencé à saisir les dimensions politiques et sociales qu'impliquait l'appartenance à une shaoshu minzu, terme le plus souvent traduit en français par « minorités

1www.voyageschine.com. Consulté le 15 février 2016. — 12 — ethniques » 2 . La République populaire de Chine compte une minorité majoritaire, les Han, et cinquante-cinq minorités ethniques minoritaires, dont font partie les Naxi. Ils sont environ 300 000 installés dans le comté autonome naxi de Lijiang (丽江纳西族自治县). Ce territoire s’étend jusqu’au pied des hautes montagnes du Nord-Ouest de la province du Yunnan. D’autres Naxi, en nombre moins important, vivent dans les provinces du Sichuan et au et au cœur de douze districts : Zhongdian, Weixi, Ninglang, Yongsheng, Yanyuan, Muli, Huaping, Dequin, Mangkang, Batang et Yanbian. Le territoire naxi, comme celui de nombreuses autres minorités ethniques a bénéficié d’une mise en tourisme impulsée par les différents gouvernements chinois depuis une trentaine d’années. J'ai ainsi observé les modifications inhérentes à la mise en tourisme de la culture des Naxi et de Lijiang en y séjournant régulièrement pendant plusieurs années. Cette expérience a orienté le choix de mes terrains d'enquête pour mes mémoires de master et de thèse ainsi que leur fil conducteur : la culture naxi et l'influence du tourisme sur les processus identitaires. Cependant, une telle analyse ne pourrait être opératoire sans, dans un premier temps, l'analyse du concept de minzu. En effet, la création de ce terme résulte d’une volonté politique de nommer les populations non-han présentes sur le territoire chinois, tout en cherchant à uniformiser la nation chinoise. Cela questionne également sur la place du Sujet et les relations des groupes avec le pouvoir étatique.

Dans un second temps, la présentation de la région de Lijiang facilite la compréhension des choix méthodologiques utilisés. En séjournant dans les alentours de Lijiang, j'ai observé différents niveaux de mise en tourisme à Lijiang, épicentre du tourisme, dans l'un de ses villages connexes Shuhe, et dans des lieux géographiquement éloignés, telle la région de Baoshan, économiquement pauvre et sans développement touristique majeur. J'ai choisi de mener une étude comparative sur trois sites connaissant un développement touristique différent afin d'appréhender le rôle structurant du tourisme sur la culture naxi. Mon travail sur Lijiang, Shuhe et deux villages de la région de Baoshan a pour objectif d'apporter de nouveaux éléments de comparaison pour une anthropologie appliquée à l'étude du tourisme et de la Chine contemporaine.

2 Je reviendrai sur ce point ultérieurement — 13 — Éléments historiques et précisions terminologiques du concept de minzu

Le tourisme de Lijiang s'est fondé dans un premier temps sur la Naxizu, c'est-à-dire la création moderne du groupe minoritaire naxi. Pour comprendre les finesses de la mise en tourisme de la culture locale et la place attribuée à la Naxizu par le gouvernement central, il est primordial de comprendre comment le concept de minzu a été pensé et véhiculé en Chine.

a ) L'introduction du concept de minzu dans la Chine contemporaine

La croissance du tourisme de Lijiang s’inscrit dans la politique gouvernementale concernant les shaoshu minzu et le développement du tourisme culturel (Sofield, 1999). Le terme minzu a été introduit dans la langue chinoise par Sun Yatsen à partir des années 1920, à la suite de son retour d'exil au Japon (1913-1918). Leader révolutionnaire et acteur majeur dans la création de la Chine moderne, il nourrissait le désir de voir son pays unifié. Pour cela, il s'est inspiré du terme japonais み んぞく minzoku, dont le sens premier signifie « peuple » ce qui inclut ici les notions de race et de nation. L'introduction de ce terme dans la langue chinoise a donné naissance au terme minzu, pour désigner les diverses populations de la Chine. 民族 mín zú est composé de deux caractères : 民 mín qui signifie « peuple » et 族 zú qui renvoie à l'idée de descendance. Ce dernier est souvent traduit par le terme « clan ». Plus largement, le terme minzu renvoie à un système symbolique. À la suite des mesures politiques prises à partir de 1949, ce terme a signifié une catégorisation de la population chinoise afin de définir la place des différents groupes minoritaires au sein de la nouvelle nation chinoise. Le terme 少数 shaoshu veut dire en tant que nom « minorité » et en tant qu'adjectif « peu nombreux ». Cette expression induit l'idée d'une domination numérique et retranscrit, dans le cadre de l'expression shaoshu minzu, celle des Han sur le reste de la population chinoise. Si l'on se réfère à l'article 50 du programme de 1949 du Parti communiste et aux discours des élus de l'époque, on note l'intention très nette d'assimiler ces populations à la cause révolutionnaire, de les « développer » et de les « faire avancer jusqu'à l'état de société socialiste » :

Tout le monde sait que si les différentes minorités nationales de Chine veulent connaître rapidement un niveau culturel et économique parallèle aux nationalités avancées, elles doivent en premier lieu apprendre et assimiler la culture et la science avancées de la principale nationalité de notre mère patrie et s'assurer de l'aide du peuple han (Chen Yungkang, 1958 : 20).

L'expression shaoshu minzu et le concept de minzu résultent d'une création politique et d'un ancrage dans le collectif national. Le choix même du terme minzu laisse transparaître une construction

— 14 — politique forte qui n'a pas été sans effet sur les rapports sociaux entre la population majoritaire et les populations minoritaires.

b) L'efficacité d'un concept

La pluralité des cinquante-cinq composantes ethniques s'oppose à l'homogénéité apparente des Han. L'expression shaoshu minzu s'est constituée dans une opposition relative à la nationalité han majoritaire ou 多数 民族 duoshu minzu. Cette dernière apparaît comme le noyau référent et place les shaoshu minzu dans une position périphérique. L'expression induit une domination à la fois numérique, sociale et culturelle, révélant une vision hiérarchisée de la population chinoise. Celle-ci s’est construite autour de deux éléments : en tant que nation et la place que cette dernière a donnée aux différentes populations intégrées au fil des conquêtes de l'Empire chinois. Les provinces limitrophes au territoire de l'ancien empire chinois représentent aujourd'hui les régions où les shaoshu minzu sont les plus présentes. Le Yunnan constitue la province de Chine, comprenant le plus de minzu minoritaires catégorisées comme groupes ethniques. Le processus de catégorisation a amené ces populations à s'identifier à partir d'un discours émanant du pouvoir central. Cette intervention du politique a induit une mise en récit, qui consiste en la juxtaposition d’un discours et d’une narrativité identitaire.

Le récit rend compte des interactions donc s’entremêle à d’autres récits, nouant à ce niveau, l’individuel et le social dans l’unité narrative de la vie. […] Les identités narratives sont donc elles aussi des processus mis en mouvement par des relations (Martin, 2010 : 25-26).

Les récits produisent de l’identité et les politiques publiques mises en œuvre par le gouvernement sont productrices d’identités narratives. Ces interventions témoignent de la volonté d'incorporer les populations de ces régions frontalières, alors méconsidérées, devenues des parties intégrantes de la Chine d’aujourd’hui (Thoraval, 1999 ; Dikötter 1992, 2008 ; Teng, 2004). Ceci a amené une nouvelle définition de l'identité nationale (Anderson,1983 ; Zhao Dojong, 2008 ; Schein, 2004, Ong, 2004). Les éléments, élaborés et retenus par le politique ont été lus par les acteurs principaux qui ont construit de nouvelles représentations d’eux-mêmes (Blum, 2001). Ces représentations participent à une modification du substrat culturel. La culture han, majoritairement dominante a favorisé certains ajouts et rejets parmi les éléments culturels présentés au sein des groupes minoritaires (Harrell, 1995, 2001 ; MacKhann, 1995, 2001). Ces modifications s’expriment notamment au niveau religieux (Gossaert, 2004) et reflètent la part de subjectivité des gouvernements en place, majoritairement han, qui produisent les lois. Durant de nombreuses années, le gouvernement a cherché à unifier les différents peuples qui composent la Chine pour propulser dans sa conception de la modernité, les civilisations,

— 15 — qu’ils considèrent comme rattachées au passé. Les institutions sont ainsi productrices de normes qui dans ce contexte, sont à appréhender comme une volonté d’homogénéiser les pratiques afin de constituer une identité commune. Cependant, le contexte chinois est confronté aux évolutions sociétales mondiales, ce qui oblige les dirigeants à se positionner face à l’économie de marché, qui gagne en autonomie, et face aux droits de l’homme et aux principes de liberté qui fondent une société de droit. Tout ceci s’inscrit dans ce que l’on nomme plus largement la modernité, qu’Alain Touraine (1992 :121) appréhende au regard de son paradoxe originel : « la force libératrice de la modernité s’épuise à mesure que celle-ci triomphe. […] La modernité nous a arrachées aux limites étroites de la culture locale où nous vivions ; elle nous a jetés, au moins autant que dans la liberté individuelle, dans la société et la culture de masse ». La matrice de la condition moderne incarnée par Simmel et par Touraine associe la modernité à l’idée d’une expérience individuelle ambivalente. Le paradoxe constitue alors la source de réflexion axée sur le devenir du Sujet face à ce même paradoxe. « Dans cette matrice, […] la réflexion sociologique s’organise autour des paradoxes et des contradictions insurmontables » (Martucelli, 1999 :369). Autant l’individu s’individualise, se distingue des autres, autant le Sujet se définit « par un rapport de l’individu à lui-même et non plus par son appartenance à une essence ou à une communauté » (Touraine, 1992 : 412). Michel Wieviorka propose de considérer l’existence d’une « virtualité anthropologique, une qualité humaine – la capacité d’être de Sujet – et celle-ci se réalise, ou non, dans des processus de subjectivation qui sont des processus d’autotransformation pris en charge par les personnes elles-mêmes » (Wieviorka, 2008 : 39). Le Sujet est ainsi à considérer comme le travail d’un individu sur lui-même qui s’inscrit dans un rapport d’opposition avec le système et les institutions qui le composent. Ce travail constitue les fondements grâce auxquels l’individu agit, passe à l’acte. Ainsi, la modernité offre la possibilité à un individu de devenir acteur. En s’ouvrant au monde, la Chine a ainsi permis que d’autres normes influencent sa population. Plusieurs mouvements de groupes minoritaires chinois ont montré leurs volontés de s’opposer aux institutions et à leurs productions normatives. Les réactions des pouvoirs publics ont le plus souvent réussi à contenir ces revendications. Cependant, cela questionne sur la pertinence de l’usage du mot minzu pour définir des groupes dont la réalité sociale dépasse les rapports de domination entre eux et le pouvoir politique.

c) L'ethnicité en Chine

L'ethnologie, supprimée en Chine populaire en 1952, était la discipline consacrée aux nationalités. Le terme ethnologie, traduit en mandarin par 民族学 mínzú xué, signifie « études des nationalités » ce qui exclut, par conséquent, l'étude de la population han majoritaire. Il y avait donc une volonté de

— 16 — distinguer les shaoshu minzu des Han. Ces derniers apparaissant comme le groupe social de référence, les études, le besoin de comprendre sont réservés aux autres groupes minoritaires. Pendant plus de trois décennies, « l'immense majorité de la population chinoise, uniformément traitée comme étant Han, n'est plus justifiable d'études de type ethnologique à la différence des « minorités nationales », chez lesquelles de telles enquêtes subsistent sous une forme travestie et idéologisée » (Thoraval, 1999 : 16). Ces études ont participé à la mise en perspective de caractéristiques, stigmatisant les différences entre le groupe dominant et les autres. Selon Joël Thoraval, les études sur les Han n'ont été autorisées que dans les années 1980 avec la réhabilitation de la sociologie3 et de l'anthropologie4, auparavant considérées comme des sciences bourgeoises. Cette séparation en différentes disciplines des études sur les populations majoritaires et sur les populations minoritaires puise ses racines dans la théorie marxiste : les théoriciens communistes chinois s'étaient approprié les pensées de Marx et Engels pour catégoriser la société à partir de différents types de formations sociales 5 ; chacun représentant un stade de l'histoire universelle de l'évolution sociale (Mckhann, 1995).

La classification de la population chinoise en 56 minzu officielles comprenant 55 shaoshu minzu et la minzu majoritaire han renvoie à la manière dont la question de l'altérité est prise en compte par le pouvoir central et a entraîné une réflexion sur l'emploi du terme minzu. Inspiré par la littérature scientifique occidentale, Ma Rong, professeur à l'université de Beijing, recommande de privilégier l'emploi du terme 族群 zuqun à celui de minzu pour désigner les groupes minoritaires chinois. Selon lui, l'emploi de zuqun permet une meilleure correspondance avec son équivalent anglais ethnic group et d’ôter la politisation inhérente au concept de minzu et plus particulièrement la tradition marxiste chinoise dont ce concept est imprégné. L'idée était de dissocier l'ethnicité de la politique mise en œuvre à l’encontre des minzu et du système d'autonomie régionale, qui aurait pour effet de culturaliser ces groupes minoritaires et de les rendre ainsi plus susceptibles d’identifier la Chine en tant que nationalité. L’origine du concept de zuqun est issue d’un questionnement relatif à la catégorisation des Gaoshanzu, peuple taiwanais reconnu officiellement en tant que minzu. Cependant, les membres de ce groupe se désignaient à partir de plusieurs ethnonymes. Le terme zuqun est apparu comme étant plus adapté pour décrire la manière dont les individus s’identifient eux-mêmes. Un débat a ainsi émergé mettant en avant la fluidité et la malléabilité du terme zuqun et la difficulté à traduire le

3社会学 shèhuì xué 4人类学 rénlèi xué 5Leur critique du christianisme, en tant que production de l'homme qui se construit une image idéalisée et inaccessible de lui-même à travers Dieu les conduit à critiquer la philosophie, considérée comme une interprétation abstraite de l'homme. Enfin, leurs réflexions les ont amenés à critiquer l’État, car il exprime un rapport de forces au sein de la société civile. Cette dernière critique a abouti à l'étude des rapports de forces au sein des classes sociales. Pour Marx, les classes sociales ont une réalité objective, et chaque classe est une unité vivante d'individus repérables à une place dans le système productif et à des modes de vie propres. Selon lui, trois éléments définissent une classe : la place occupée dans le processus de production et la propriété des moyens de production ; les intérêts antagonistes impliquent la lutte de ces intérêts par les groupes (lutte des classes) et qui est constitutive du système de classe ; la conscience de classe, lien psychologique entre les membres d'un groupe, inséparable de la lutte des classes. — 17 — concept de minzu. Jin Binggao (2000, 2006, 2009) a par ailleurs précisé que le concept de minzu est une création chinoise inhérente au contexte historique et politique de la Chine, ce qui le rend intraduisible. Miaoyan Yang (2017) souligne que ce débat a participé au changement de noms de certains établissements lors de leur traduction en anglais : 中央民族大学 (université centrale pour les minorités) en université de Chine des minzu et 国家 民族 事务委员会 en Commission des affaires des nationalités. On peut s'interroger sur la volonté émergente de rompre avec d'anciennes traditions politiques et intellectuelles chinoises pour tendre vers une nouvelle approche de la question des minzu en Chine. David Tobin (2015 :72) précise que Hao Shiyuan, l’un des premiers analystes, considérait le concept de zuqun comme un moyen pour les partisans de l'indépendance taiwanaise d'inviter à la discorde entre Chinois de différentes origines provinciales afin de diviser la Chine. La question de l’unité de la nation chinoise apparaît en filigrane des considérations à la fois politiques et anthropologiques du débat minzu/zuqun. Le terme minzu est employé depuis plusieurs décennies. Son ancrage dans les normes sociales et politiques participe à ce que les membres d’un groupe minoritaire se définissent à partir de ce concept. Modifier l’usage du concept de minzu pour l’emploi du concept de zuqun impliquerait tacitement la possibilité que les membres de ces groupes puissent appeler à la reconnaissance de leurs droits politiques et culturels. Cela induirait donc un changement radical dans le traitement politique et historique de la question des groupes minoritaires. Cela pourrait induire une reconnaissance juridique de ces membres comme des sujets juridiques et politiques de la République populaire de Chine, ce qui établirait une relation d’égalité entre les entités collectives et individuelles, entre majoritaires et minoritaires. Ceci impliquerait la création de nouvelles règles et pourrait potentiellement menacer la cohésion sociale que l’État ne parviendrait pas à maintenir.

De plus, l’influence des instances onusiennes pousse la Chine à se positionner sur le plan international. Bien que je reviendrai plus en détail sur ce point dans la partie 1 de ce travail, on observe à l’heure actuelle un double positionnement du gouvernement chinois. Ce dernier a voté en 2007 en faveur de la déclaration des droits des peuples autochtones. Ce positionnement officiel et international quant au droit à l’autodétermination s’accompagne du fait que pour le gouvernement chinois, il n’existe pas de peuples autochtones en république populaire de Chine. Les revendications des populations tibétaines, ouighours et mongols ne peuvent donc s’inscrire dans l’harmonie nationale affirmée par le gouvernement chinois. La non-existence officielle de peuples autochtones prive également ces populations d’institutions légitimes à leurs représentations. Ce positionnement a été renforcé avec l’adoption en 2018, lors de la première session du 13ème Congrès national du peuple, de la première inscription du terme 中华民族 zhonghua minzu ou « Nation chinoise » dans la Constitution chinoise. Cela ne fait que confirmer l’idée de vouloir construire une nation unie au détriment de la pluralité des nationalités qui compose la population chinoise. La grande renaissance

— 18 — de la nation chinoise, voulue par le président Xi Jinping peut dans sa mise en œuvre politique et juridique réduire les possibilités de revendication des droits des populations minoritaires au sein du cadre législatif chinois. Leurs marges de manœuvre apparaissent faibles dans un pays où les repressions peuvent être fortes. A cela s’ajoute l’accès aux normes internationales. En effet, le contrôle exercé par le gouvernement chinois sur Internet et sur les sources d’informations peut nuire à l’appropriation des normes internationales par ces groupes minoritaires. De cette façon, ils ne peuvent pas se construire officiellement en tant que groupe qui souhaite œuvrer pour la reconnaissance de ses droits culturels et politiques. Au cours des entretiens que j’ai menés, la volonté d’une telle reconnaissance n’a jamais été réellement formulée ainsi. Cela s’explique en grande partie par le fait que le pouvoir central est très fort. Cependant, pour bon nombre de mes interlocuteurs, les droits des peuples autochtones étaient méconnus.

Le langage est en perpétuelle évolution et son adéquation avec la réalité sociale donne une importance primordiale aux choix des mots. Dans son ouvrage intitulé L'orientalisme, l'Orient crée par l'Occident (2003), Edward W. Said précise que les objets sont « d'abord ancrés dans le langage, puis dans la culture, les institutions et dans l'ambiance politique du représenté » (Said, 2003 : 269). Cette citation complète les propos de Pierre Bourdieu (2001) pour qui le langage était doté d'un « pouvoir symbolique » qui l'ancre ainsi dans une dynamique sociale et historique. Un mot, une expression prend naissance dans un contexte d'origine et la traduction de ce mot ou de cette expression n'est que « l'un des possibles du texte dans un autre contexte » (Basalamah, [1967] 2008 : 376). Au cours de mes recherches bibliographiques, j'ai noté que l’emploi du terme zuqun est peu fréquent, contrairement au terme minzu qui est traduit par ethnicity en anglais et par ethnie ou nationalité en français. L'expression shaoshu minzu est communément traduite en français par minorité nationale ou parfois « minorité ethnique » et par ethnic minority en anglais - expression reprise par les organismes internationaux (ONU, Nations unies…). Bien qu'ayant utilisé ces traductions dans des écrits précédents, poursuivant la tradition des prédécesseurs, il a fallu pour ce travail s'interroger sur le sens de cette traduction.

La réelle difficulté s’est avérée être celle du concept de minzu et de l'expression shaoshu minzu. Je rejoins ainsi la réflexion de Charles Zaremba pour qui le langage « n'est pas seulement un outil de communication, mais aussi est un acteur de la communication : on n'exprime jamais que ce que notre langue nous permet et nous contraint d'exprimer, que nous soyons conscients ou non de cette limite et de cette contrainte » (Zaremba, 2010 :13). L'exercice de la traduction est contraignant, d'autant plus lorsqu'il s'agit d'un concept aussi important dans la structuration d'une société. Dans la volonté de réduire au maximum toute transformation du terme en y intégrant involontairement une part de subjectivité, j'ai choisi de conserver le terme - non traduit - minzu. La structure sémantique de

— 19 — l'expression 少数 民族 shaoshu minzu est composée de l'adjectif 少数 shao shu « peu nombreux » et du nom 民族 minzu, ce qui signifie littéralement « nationalité minoritaire ». Elle induit ainsi une dimension démographique dans la classification de la population chinoise. Ce qui semble opératoire dans l'analyse de ce qui est inclus dans les rapports sociaux entre minzu demeure le concept en lui- même et ce qui sous-tend sa création et son emploi. Pour ces raisons, j'ai décidé de rester au plus proche de la structure sémantique chinoise en conservant le terme minzu et en traduisant l'expression shaoshu minzu par « minzu minoritaire », partageant le positionnement de Vanessa Frangville (2008).

La mise en œuvre de politiques culturelles chinoises en faveur des shaoshu minzu, que je détaillerai dans les parties suivantes, s’inscrit dans une dynamique à la fois économique, politique et culturelle. L’emploi du terme shaoshu minzu permet ainsi de refléter les enjeux relatifs à la catégorisation de ces différents groupes en tenant compte de la manière dont les instances politiques les ont nommés. En 2017, l’Organisation Mondial du Tourisme, lors de son assemblée générale qui s’est tenue à Chengdu, définit le tourisme culturel comme :

Un type d’activité touristique pour lequel la motivation essentielle du visiteur est d’apprendre, de découvrir, d’expérimenter et de consommer les attractions et produits tangibles et intangibles d’une destination touristique. Ces attractions et produits liés à l’ensemble de caractéristiques matérielles, intellectuelles, spirituelles et émotionnelles d’une société qui inclut les arts et l’architecture, le patrimoine historique et culturel, le patrimoine culinaire, la littérature, la musique, les industries créatives et les cultures vivantes avec leurs styles de vie, leurs croyances et leurs traditions6.

La mise en œuvre d’un tourisme culturel est perçue au niveau international comme un moyen privilégié de préserver le patrimoine culturel des populations. Ce positionnement s’est affirmé lors de la Conférence de l’OMT en 2018 où l’accent s’est porté sur la nécessité « d’une relation claire et solide entre les parties prenantes du tourisme, de la culture et des communautés locales7 ». La question de la gouvernance apparaît de plus en plus comme un point d’attention et souligne les enjeux économiques (qui bénéficient des recettes du tourisme ? Est-ce les populations locales ou des investisseurs nationaux, étrangers ?), culturels (qui sont les acteurs de la préservation des ressources culturelles ?).

6 “Cultural tourism is a type of tourism activity in which the visitor’s essential motivation is to learn, discover, experience and consume the tangible and intangible cultural attractions/products in a tourism destination. These attractions/products relate to a set of distinctive material, intellectual, spiritual and emotional features of a society that encompasses arts and architecture, historical and cultural heritage, culinary heritage, literature, music, creative industries and the living cult ures with their lifestyles, value systems, beliefs and traditions.” Ma traduction. 7 https://www.unwto.org/fr/press-release/2018-12-05/conference-omtunesco-le-tourisme-culturel-un-soutien-pour-les-populations-e — 20 — Pour de nombreux Naxi, le tourisme apparait comme un moyen de faire connaître et de valoriser leur culture. Le tourisme, phénomène économique et social, doit également s’inscrire dans une analyse juridique et politique. Cette prise en compte global permettra de comprendre quels sont les impacts du tourisme sur la mise en place d’articulations identitaires et culturelles. De même, ce sera l’occasion d’appréhender si les bénéfices engendrés par l’industrie touristique octroient un pouvoir politique important aux Naxi et comment le tourisme peut-il modifier les rapports de ce groupe minoritaire à l’État.

La région de Lijiang

Située à 2400 m d’altitude, au Nord-Ouest de la province orientale du Yunnan, Lijiang8 se trouve à la limite du plateau tibétain. À la suite du tremblement de terre de 1996 et à l'inscription de la partie ancienne de Lijiang au Patrimoine mondial de l'UNESCO, le tourisme ethnique présentant Lijiang comme « la ville où vivent les Naxi » a pris son essor. Cette appellation a, à l'époque, exprimé une réalité démographique. En effet, le recensement de 1990 a montré que la population lijiangaise s'élevait à 60 000 habitants, 58% de la population étant constituée de Naxi. L’origine de la dénomination 纳西族 Naxizu ou nationalité naxi date de 1954. Deux populations, Naxi et Mosuo furent catégorisées sous une même appellation par les autorités de la République populaire de Chine. Bien que ces deux groupes sociaux aient évolué sur les mêmes espaces territoriaux depuis de nombreux siècles et que la littérature chinoise les ait souvent présentés comme un seul groupe ethnique (Mckhann, Meng, 1998 :25), les autorités chinoises ont employé le terme Mosuo du 14ème siècle jusqu’à 1954 pour désigner les groupes sociaux dominants des régions de Yongning et Lijiang. Cependant, les Naxi et les Mosuo n’utilisent pas cette appellation pour se désigner. Ils privilégient l’emploi de Na : Naxi 纳喜 et Nahi à Lijiang, Nari 纳日 à Yongning. Selon Christine Mathieu, les différences culturelles actuelles entre ces deux groupes sont notables à bien des égards : la langue, les traditions religieuses, les parures, le système parental matrilinéaire des Mosuo et patrilinéaire des Naxi. C’est sur le fondement de ces différences que les Mosuo ont demandé aux autorités centrales de les reconnaître en tant que nationalité distincte et officielle et de leur attribuer le nom officiel de Mosuozu 摩梭族 au cours des années 1980. En 1988, un compromis a été trouvé : les autorités centrales leur ont accordé le droit de se nommer Mosuoren 摩梭人, considéré comme un groupe appartenant à la Naxizu.

8Lijiang 丽江 signifie beau fleuve — 21 — Le développement de l'industrie touristique et ses profits potentiels ont occasionné une forte migration de personnes issues d'autres groupes minoritaires et de nombreux Han. Ces mouvements ont entraîné une nouvelle répartition de la population lijiangaise. En 2010, la population de la juridiction9 de Lijiang, a atteint 1 244 769 habitants avec une nouvelle répartition des minzu : la population han est constituée de 537 893 personnes, soit 43,21% de la population totale. Le reste de la population, soit 706 876 personnes ou 56,79% de la population totale, est réparti entre les Yi (243 282 personnes, soit 19,54%), les Naxi (240 580 personnes, soit 19,33%), et les Lisu (115 730 personnes, soit 9,30%)10. Ces chiffres montrent une augmentation de la population han désormais majoritaire contre une population naxi, désormais minoritaire. La création de la ville-préfecture de Lijiang a été justifiée en partie par la population majoritairement naxi. Historiquement, elle était administrée par des élus naxi, or depuis quelques années, le secrétaire du parti communiste chinois et le maire adjoint sont Han. Le pouvoir officiel du comté est entre les mains de la minzu majoritaire du pays. Ce changement de gouvernance a entraîné dans un premier temps une forme d'inquiétude et de ressentiment, les Naxi ayant l'impression d'être dépossédés de leur territoire. Cependant, ceci s'est atténué grâce aux places importantes occupées par des Naxi. En cas de désaccord, ils pouvaient, selon eux, bloquer les décisions prises par les Han. Leurs positions stratégiques contrebalançaient un pouvoir officiel han. Cette nouvelle configuration du pouvoir local les amenait à penser que Lijiang était toujours dirigée par les Naxi. Ainsi, les élus qui représentent la communauté naxi détiennent toujours le pouvoir.

Le développement touristique de Lijiang s'inscrit dans une politique favorisant l'émergence du tourisme chinois (Benjamin Taunay et Philippe Violier, 2012 ; Thierry Sanjuan, 2007 ; Honggen Xiao, 2003), et en particulier la volonté de promouvoir le tourisme ethnique de ces régions avec la création de sites célèbres (Nyiri, 2006). Les régions des shaoshu minzu ont été valorisées, sublimées. Cette distinction, empreinte de représentations multiples, influe sur la manière dont sont perçues les minzu au sein de la société chinoise en général et sur la manière dont elles cherchent à se positionner au sein de cette même société (Ashild Kolas, 2008). L'inscription de Lijiang au patrimoine mondial de l'Unesco et celle de textes dongba au Registre mémoire du monde de l'Unesco témoignent de l'expression du soft power chinois. Le programme « Mémoire du Monde » vise à préserver des documents afin « d’éviter l’amnésie collective et de promouvoir la conservation des collections

9 Le terme de juridiction employé ici se réfère à la définition donnée en 1990 par le Conseil des affaires d’État : di er zhong koujing. La population des villes comprend « la population des arrondissements (qu) sous la juridiction des villes ayant établi des arrondissements et la population des rues (jiedao) des villes n'ayant pas établi d'arrondissements. La population des bourgs est celle des comités d'habitants (jumin weiyuanhui) des bourgs sous la juridiction des villes n'ayant pas établi d'arrondissements, et des comités d'habitants des bourgs sous la juridiction des districts. » (Attané, 2002: 388).

10 http://wenku.baidu.com/link?url=m6jchmkDFYkkf2wZ7wFFBP4ce-z3dXGNUyNyTUYxENh_- Y_KVlzqIBa2YL4FLFojSVUiLTEGpwxgcBL7d8voAdD1lH3Aa9oQmfigtMxEoSK Consulté le 2 avril 2014 — 22 — d’archives et des bibliothèques partout dans le monde et d’en assurer la plus large diffusion11 ». Cette reconnaissance internationale a mis en lumière des pratiques. Elle a également confronté les Naxi et l’État à de nouveaux systèmes de valeurs. Je détaillerai dans les chapitres six et sept de ce travail comment ont été mis en œuvre ces processus de reconnaissance et quels en sont les enjeux identitaires au niveau local, en analysant la réappropriation de pratiques culturelles par les acteurs de l’industrie touristique.

L'explosion du tourisme de Lijiang dans les années 1990 a entraîné des changements sociaux avec l'arrivée de nouveaux acteurs dans l'industrie touristique. Cette dernière a pris une forme concrète : celle de l'occupation d'un espace auparavant massivement résidentiel des Naxi qui est devenu aujourd'hui un lieu rempli d'attractions touristiques où l'on peut acheter toutes sortes d'objets dits naxi. Ces migrations ont apporté une recréation du social, chapeautée par l'industrie touristique et cristallisée autour de la culture locale, érigée en « produit phare » de cette industrie. Face aux bouleversements sociaux et politiques des dernières décennies, la société naxi a réorienté ses stratégies d'identification, construit ses propres identités, et dans le cadre du tourisme a été mise et s'est mise en scène au nom de ces identités. La langue naxi tient ici une place importante à la fois en tant qu'élément d'appartenance à un même ensemble et en tant qu'élément utilisé dans la création de la culture contemporaine locale, désormais nommée culture dongba.

a) La notion de culture dongba contemporaine

Issu du terme tibétain stonpa, le terme dongba 东巴, dont la signification en naxi est « homme sage » ou encore « maître » désigne le dépositaire du savoir religieux. Les dongba avec qui j’ai mené des entretiens ont insisté sur l’importance de l’ancienne position sociale des dongba au sein de la communauté. Ils conseillaient les chefs politiques. Ils constituaient également le lien entre le monde spirituel et les êtres humains. Leurs connaissances des rituels et des prières pour apporter richesse, chance, fertilité et chasser les maladies leur permettaient d’entrer en communication avec l’invisible. Responsable du savoir et des traditions, les Naxi leur octroyaient le rôle de « sage ». Pour toutes ces raisons, de nombreux prêtres dongba sont représentés comme des figures mythiques dans les Classiques dongba (Yang Fuquan, 2003 :480). La polyvalence de leur mission va de pair avec la polysémie du terme dongba. Stefano Zamblera12 a recensé les différentes activités recouvertes par ce terme :

11http://portal.Unesco.org/ci/fr/ev.php-URL_ID=25534&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html consulté le 4 mars 2013 12 http://www.xiulong.it/ consulté en mai 2015. — 23 — • Le dongbawen 东巴文 est le système d’écriture utilisé pour la production de manuscrits religieux.

• La classification des danses zoomorphiques, des musiques omniprésentes dans les rituels religieux et des chants employés durant les cérémonies religieuses.

• La typologie ancienne, artistique et sacrée que l’on retrouve sur des fresques murales, comme c’est le cas à Baisha, dans les productions de Thangka, de planchettes en bois rituelles et des manuscrits.

• La typologie artistique moderne et contemporaine utilisée dans la peinture, la sculpture et la calligraphie. Celle-ci s’est particulièrement développée en lien avec l’importance prise par le tourisme de Lijiang.

Figura 1: Affiche d'un magasin de céramique. Shuhe. Photo de Frédérique Guyader

• Production artisanale reproduite ou inspirée des iconographies de la tradition religieuse.

Le terme dongba englobe diverses activités en lien avec la tradition religieuse. Vénérer les ancêtres et les forces de la nature est la caractéristique principale de cette religion née de l’influence de différents cultes. La prédiction constitue un élément important de la religion dongba. Cette pratique est réalisée grâce à la lecture d'os de poulet, de mouton ou bien encore de coquillages. Le dongba se réfère également à un diagramme représentant une grenouille, dont les membres incarnent les cinq directions et les cinq éléments.

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Figura 2:Diagramme constitué par une grenouille "hashibaomei". Lijiang. Photo de Frédérique Guyader

Traditionnellement, le dongba acquiert les connaissances de son père, le savoir circulant le plus souvent du père à son fils aîné, soit oralement, soit via des textes écrits à l'aide de pictogrammes. Il est question d'un panel de connaissances allant de l'histoire des Naxi à des pratiques médicinales, en passant par des techniques de guerre, la généalogie naxi ou encore des chants religieux.

Le déclin des pratiques religieuses dongba amorcé dès les années 1920-1930 a été précipité par la Révolution culturelle et la volonté gouvernementale d'unifier la nation chinoise. Au cours de cette période, de nombreuses pratiques sociales et religieuses des shaoshu minzu ont été interdites : les rituels de la religion et les dongba eux-mêmes, ces savants qui lui donnaient corps, ont été assimilés à des « superstitions féodales ». Certains ont été emprisonnés ou obligés de désavouer leur croyance, la transmission générationnelle du savoir religieux et des pratiques rituelles a été interrompue, de nombreux textes ainsi que des objets religieux ont été confisqués et la quasi-totalité des temples a été détruite. À partir des années 1980-1990, la politique gouvernementale s'est assouplie et s'est montrée moins défavorable aux religions des groupes minoritaires. Cependant, cela n'a pas pour autant entraîné un renouveau des pratiques rituelles.

La tolérance politique a plutôt participé à l'intégration des pratiques rituelles han, notamment celles concernant le mariage et les rites funéraires. L'apparente acceptation de la pluralité et de la

— 25 — différence ethnique tranche avec l'uniformité maoïste, cependant, cette dernière transparaît toujours en filigrane dans les choix des pratiques religieuses en question. L'intégration de ces populations en tant que membre de la Nation chinoise a participé à l'érosion de leur diversité culturelle. La façon dont le gouvernement central pense la nouvelle nation chinoise a amené les groupes minoritaires à des reformulations identitaires.

En 1981 apparaît l'expression dongba wenhua ou « culture dongba » parallèlement à la création de l'Institut de recherche sur la culture dongba, dont l'un des fondateurs était également le premier secrétaire du parti de l'époque (Chao, 1996). Les fonctionnaires naxi à l’origine de ces projets voulaient nommer cet institut sans signifier le rapport à la religion, sujet politique épineux à cette époque. Le terme wenhua - que l’on peut traduire par culture ou civilisation selon le contexte - est positivement connoté dans la culture chinoise et associé au prestige du langage écrit. Son utilisation a ajouté un nouvel élément d'identification dans un contexte de négociation politique et identitaire. Ce terme est alors devenu un élément majeur de la valorisation de la culture locale tant au niveau des autres groupes minoritaires que du gouvernement. L'utilisation de l’expression « culture dongba » a favorisé la préservation de l'héritage religieux des Naxi sous une forme acceptable par le gouvernement chinois. L'association de cette expression à la structure officielle de l'institut a fourni un caractère omnipotent à la culture locale désormais mise en valeur au niveau provincial et national. Les membres de l'institut de recherche sur la culture dongba ont favorisé la mise en œuvre d'un tourisme culturel fondé sur la culture, qu'ils ont eux-mêmes promue. Ainsi, le gouvernement local a orchestré son marketing touristique autour du sage. Ceci a entrainé une différenciation entre la culture dongba pour les touristes, celle de l'institut et, pour certains Naxi, la culture qu'ils connaissent. La politique culturelle initiée avec la création de l'Institut de recherche sur la culture dongba13 s'est appuyée sur le système d'écriture dongba connu exclusivement des dongba. Celui-ci est composé de pictogrammes (dongbawen) utilisés par tous et d'une écriture phonétique (gebawen), utilisée par les dongba du Nord et Nord-Ouest de la province de Lijiang. Avec la création de l'Institut de recherche sur la culture dongba, le choix a été de faire du dongbawen l'écriture officielle des Naxi.

L'association de la figure du dongba au concept de culture est à l’origine de la création de la culture contemporaine dongba, fondée sur une alphabétisation et une référence au passé des temps impériaux. Les travaux de Joseph Rock (1947,1952) décrivent ces sages naxi comme des officiants indispensables lors des rites funéraires, des rituels de protection14 dont les pratiques s'étendent à l'exorcisme, notamment pour favoriser la guérison d'un membre du village. Il indique que des chants et des danses accompagnent le passage des saisons ou des différentes périodes de la vie des Naxi. Ces

13 Le fondateur de l'Institut était le premier secrétaire du Parti communiste de Lijiang à cette époque. 14 Ceux concernant la protection d'un enfant et la protection d'une maison sont les plus courants. — 26 — descriptions ne font pas état d'une rétribution financière pour les rites ou rituels effectués, ce qui coïncide avec le fait qu'être dongba n'a jamais constitué une profession en soi. Cependant, au cours de mes différentes enquêtes de terrain, j'ai observé qu'un système compensatoire existe pour chaque rituel effectué. Les officiants peuvent recevoir des dons sous la forme de produits de la ferme ou d'un trajet en voiture par exemple. Parmi les dongba que j'ai rencontrés, ceux vivant dans la région de Baoshan, à trois heures de route de Lijiang, travaillaient majoritairement comme paysans alors que ceux ayant déménagé à Lijiang sont employés dans diverses infrastructures touristiques. Avec la prolifération de ces infrastructures, de nombreux dongba ont été sollicités pour officier dans les boutiques proposant des manuscrits comportant des dongbawen. Ces pictogrammes nécessaires à la compréhension des textes transmis par leurs pères sont conçus initialement comme des repères mnémotechniques. Le dongba, auparavant garant des superstitions considérées comme féodales par le gouvernement central, est devenu expert de la tradition locale.

La politique culturelle élaborée par les membres de l'Institut de recherche sur la culture dongba a permis de doter la culture naxi d’une nouvelle image, détachée de sa dimension religieuse et des croyances qui lui étaient associées. Ce changement de statut a induit une mutation fonctionnelle : les rituels sont devenus matière à représentations dans le cadre du tourisme, les textes dongba relatifs aux rituels sont des données essentielles à l’analyse et à la connaissance de ce groupe minoritaire. Les travaux de Joseph Rock ont été utilisés en première instance par les membres de l’Institut, puis communiqués plus largement afin de valoriser et de montrer l’importance de préserver cette culture. Certaines infrastructures touristiques proposent, moyennant 100 ou 150 yuans (soit environ 13 ou 19 euros), des textes écrits sur commande par un dongba : le plus souvent, ce texte comprend les nom et prénom de l'acheteur et la date de la visite.

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Figura 3:Prestation écrite d'un dongba pour des touristes. Photo de Frédérique Guyader

Ces prestations recueillent un franc succès et cristallisent pour les visiteurs une preuve « exotique » de leur séjour. Ce tourisme orienté vers un patrimoine culturel reformulé entraîne de nouvelles constructions sociales et identitaires. L'impact du tourisme de Lijiang a induit des remaniements culturels qui conjuguent attentes des étrangers à ce que les Naxi considèrent comme relevant de l’authenticité.

La grande majorité des touristes qui se rendent à Lijiang sont Han et viennent avec une image pré-construite de la région et des Naxi. Leurs attentes participent à des ajustements de la politique culturelle qui alimente la création de nouveaux imaginaires. Cela pose surtout la question du sens donné à la culture par les gouvernements chinois, différent du concept tel qu'il est compris par l'anthropologie, et différent du sens que revêt la « culture » pour les Naxi.

b ) Politiques culturelles et mise en tourisme locale

La République populaire de Chine s'organise selon une structure pyramidale avec à sa tête le Secrétaire général du Parti communiste et les membres du Comité permanent du Bureau politique du comité central du PCC 15 . Ce système administratif est régi par le principe du « centralisme démocratique » : toutes les décisions prises par une instance supérieure doivent être appliquées par les instances inférieures. Ce principe détermine les compétences des différentes administrations, dont

15Xi Jinping est actuellement le Secrétaire du Parti communiste chinois. À ce titre, il est également membre du Comité permanent du Bureau politique du Comité central du PCC. — 28 — celles des provinces. La politique décidée par le Secrétaire général du Parti communiste est ainsi validée et relayée par le Comité permanent du Bureau politique et par les membres du Parti en poste dans toutes les instances administratives du pays. Les réformes de la fin des années 1970 et notamment l'ouverture de l'économie chinoise ont conduit à une réforme administrative au sein de l'administration centrale chinoise (Christensen, Dong et Painter, 2008). Cette structuration du pouvoir administratif s'est accompagnée d'une tendance générale vers la déréglementation, la libéralisation et la mondialisation. Wei Xu et K.C. Tan (2002) ont décrit les processus de la réforme chinoise. Cette dernière inclut la décollectivisation, la décentralisation, la marchandisation et la privatisation au cours des vingt dernières années. La politique mise en œuvre concentre son action sur plusieurs axes principaux : l’industrie, l’agriculture, la recherche scientifique et la défense. À ces grands axes s'ajoute le tourisme international qui s’est peu à peu imposé comme une source de devises fortes que le gouvernement national a cherché à accroître. À partir des années 1980, des mesures visant la préservation du patrimoine culturel et le développement touristique ont été prises. L'amorce du tourisme de Lijiang s'inscrit directement dans cette politique de conservation du patrimoine.

Plus largement, les nouvelles mesures politiques ont impacté la croissance économique du pays : les travaux d’E. Gormsen (1995) et Y. Qiao (1995) indiquent que cette croissance a contribué à l’augmentation générale des revenus par personne particulièrement dans les zones urbaines du Sud et de l’Est de la République populaire de Chine. Ces transformations économiques ont favorisé l'émergence d'une nouvelle « classe de loisirs16 », urbaine, qui a réussi dans le domaine pécuniaire et a des exigences fortes. Selon le rapport de Mc Kinsey (Inside China, 2009), les consommateurs urbains privilégient la qualité et l’achat plaisir17. Les marques et un niveau de prix élevé sont pour eux des signes de qualité. Il s'agit également d'une façon de mettre en avant leur statut social. Ces aisés urbains ont de nouvelles pratiques sociales, dépensent plus - notamment pour les loisirs et le tourisme - et ont de nouveaux standards de confort, liés à l’image de la modernité des grandes métropoles mondiales (Goodman, 1997). L'économie de marché a ainsi suppléé l'économie planifiée antérieure. Cette évolution résulte d'une décision politique procédant de la théorie de la « triple représentativité » énoncée dans les statuts du Parti communiste chinois :

[la théorie de la représentativité] représente une continuation et un développement du marxisme- léninisme, de la pensée de Mao Zedong et de la théorie de Deng Xiaoping, elle reflète les nouvelles exigences qui sont assignées à l'activité du Parti et de l’État par l'évolution du monde actuel et de la Chine elle-même et par les changements qui y sont survenus, et elle constitue tant un puissant instrument théorique pour renforcer et améliorer l'édification du Parti et promouvoir l'autoperfectionnement et le développement du socialisme chinois, que la cristallisation du génie

16L'expression classe de loisir est issue de la théorie de la classe de loisir de Thorstein Veblen (1889). 17 L’achat plaisir correspond à une envie assumé de consommer. — 29 — collectif du Parti communiste chinois et l'idéologie directrice à laquelle le Parti devra se conformer à long terme. L'observation constante de la Triple Représentativité est le point de départ du Parti, les assises de son exercice du pouvoir et la source de sa force18.

L'importance croissante prise par les entrepreneurs ainsi que la valorisation par les autorités de cette théorie concourent à asseoir la stabilité du Parti communiste chinois. Si l’on se réfère aux statistiques du Bureau national du tourisme19, en 2017 le tourisme intérieur a engendré plus de 9276 700 millions de yuans de recette rien que pour les hôtels et les services de restauration. Selon la même source, en 1994, le tourisme intérieur concernait 524 millions de Chinois contre 5 001 milliards en 2017. Les dépenses liées au tourisme intérieur ont augmenté en parallèle avec 1 023 500 milliards en 1994 contre 45 660 800 milliards en 201720. Les prévisions pour 2020 envisagent une valeur marchande du tourisme intérieur pour des séjours d'agrément de 214,69 milliards d'euros. Si on additionne les différents types de tourisme, l'estimation de cette valeur marchande en 2020 s'élève à 618,03 milliards d'euros21. Ces données montrent bien que le tourisme apparaît comme le catalyseur d'une croissance générale et du développement économique. La croissance constante de cette industrie identifie le tourisme intérieur comme une source principale de revenus en Chine et entraîne la mise en œuvre de mesures liées à son contrôle : les destinations touristiques dépendent des tours opérateurs, sont liées aux imaginaires construits et véhiculés par les médias (presse, télévision, mais aussi par les blogs, sites internet), et, enfin, sont tributaires de l'influence du pouvoir central qui gère ces paramètres22. Ainsi, le développement du tourisme résulte in fine d'une décision du gouvernement central.

L'impact du tourisme s'appréhende en termes économiques sans pour autant se résumer à un simple échange de devises et au commerce de produits. Le tourisme de Lijiang est devenu un tourisme de masse depuis les années 2000 et les bénéfices engendrés ont entraîné un remaniement urbain et social de la ville. La reconnaissance internationale survenue en 1997, avec l'inscription de la vieille ville de Lijiang au patrimoine mondial de l'UNESCO, a fortement participé à l'avènement de ce tourisme de masse. La superficie du bourg a fortement augmenté et de nombreux bâtiments modernes ont été réalisés dans sa partie nouvelle. Sa population s'est également accrue ce qui a induit une restructuration des relations sociales intercommunales ou inter-villageoises.

Les effets du tourisme sont pluriels et perceptibles au niveau culturel. Le lien entre tourisme et identité culturelle peut être appréhendé à partir du sens octroyé par les Naxi aux mises en scène qu'ils élaborent et auxquels ils participent pour satisfaire aux besoins de leurs clients. Les mises en

18 http://mjp.univ-perp.fr/constit/cn2002pc.htm consulté le 21 avril 2014. Digithèque des matériaux juridiques et politiques de l'Université de Perpignan. 19http://en.cnta.gov.cn/ et http ://www.cnto.org/chinastats.asp> consulté le 21 avril 2014 20 http://www.stats.gov.cn/tjsj/ndsj/2018/indexch.htm 21http://www.statista.com/statistics/272472/value-of-the-travel-market-in-china/. Consulté le 23 avril 2014 22Je démontrerai ces éléments dans la partie 2 de ce travail. — 30 — scène de la culture dongba ne répondent-elles qu'aux attentes des étrangers friands de « primitivité » ? L'intérêt suscité par les touristes s'ancre-t-il obligatoirement dans une vision hiérarchique de la population chinoise dans laquelle les shaoshu minzu seraient des archétypes de cultures traditionnelles ? Le tourisme est un moyen par lequel de nombreuses situations relationnelles se créent et évoluent sans cesse. Les mises en scène de la culture dongba ainsi que la venue de nombreux touristes entraînent un processus d'identification et crée une identité culturelle. Le tourisme de Lijiang, dans toutes ses composantes, contribuerait à un renouveau identitaire.

Dans une telle situation économico-politique et tenant compte du fait que le tourisme de Lijiang est massivement intérieur, j'ai choisi dès mon premier terrain de m'interroger sur les éléments constitutifs des choix des touristes. J'ai observé au fil de nos enquêtes une transformation de la composition des groupes de touristes venant à Lijiang. Au début, les groupes étaient essentiellement issus d'une même entreprise ou constitués de personnes dont les voyages étaient organisés par une agence. Les cinq années suivantes ont été caractérisées par une progressive augmentation du nombre de touristes venus en petits groupes, constitués le plus souvent d'amis, et parfois de membres d'une même famille. Ces « nouveaux touristes » ne tolèrent pas les longs trajets en bus pour se rendre à Lijiang, ni d'être privés d'un confort moderne dans les hôtels ou guesthouses et considèrent des prix élevés comme étant une assurance de qualité, ce qui a favorisé une augmentation générale des tarifs.

En réponse aux besoins exprimés par cette nouvelle clientèle, de nouvelles infrastructures ont été créées : en 1994, un aéroport pouvant accueillir des avions à réaction a été construit et assure alors la liaison Lijiang – Kunming23 trois à quatre fois par semaine. Cette fréquence s'est renforcée pour atteindre cinq vols quotidiens en provenance de Kunming et deux vols hebdomadaires en provenance de Guangzhou en 1999. Aujourd'hui, le nombre de vols en partance de Lijiang s'est encore accru : chaque jour 13 vols pour Kunming sont assurés, deux vols pour Chengdu24, deux vols pour Jinghong25 et Shanghai, un vol pour Hangzhou26, Guangzhou27, Shenzhen et Chongqing28. Lors de notre enquête de terrain de mars à juin 2010, le projet d'extension de l'aéroport avait été approuvé pour que l'aéroport puisse accueillir des vols en provenance de la Thaïlande et du Vietnam. Depuis mars 2012, cet aéroport accueille des vols internationaux en provenance de l'Asie mais aussi d'Europe, d'Afrique, d'Indonésie, d'Ouzbékistan, de Russie, de Taïwan et du Maghreb. Cette ouverture sur le monde a augmenté le nombre de visiteurs. Au cours de la semaine de la fête nationale de 201329, les chiffres

23昆明 Kunming est la capitale de la province du Yunnan. 24Capitale de la province du 四川 Sichuan 25Chef-lieu de la préfecture du Xishuangbana 西双版纳傣族自治州 26Capitale de la province du 浙江 Zhejiang 27Capitale de la province du 广东 Guangdong 28重庆 Chongqing est l'une des villes principales du Sichuan. 29Commençant le 1er octobre, il s'agit de l'une des deux semaines de congés annuels accordés par le gouvernement. — 31 — officiels indiquent que 401 800 touristes se sont rendus à Lijiang, soit une augmentation de plus de 28% du nombre de visiteurs par rapport à l'année précédente et un chiffre d'affaires de plus de 405 millions de yuans (soit plus de 64 millions de dollars). Le nombre de vols (au départ et à l'arrivée de Lijiang) a été de 712 durant ces trois jours, auxquels s'ajoute une augmentation de 48% du nombre de trains à l'arrivée ou en partance de Lijiang, avec plus de 107 000 passagers au cours de ces quelques jours. Le taux d'occupation des hôtels et guesthouses a oscillé entre 73% et 100%, taux atteint les 2, 3 et 4 octobre.

Afin de satisfaire la demande des touristes issus de la classe de loisirs, les infrastructures se sont modernisées, embellies, devenant plus luxueuses et coûteuses. Durant six années (2006-2012), ponctuées de plusieurs enquêtes de terrains cumulant trois années et demie passées à Lijiang, le nombre de touristes m'a poussé à m’interroger sur les attentes que ces derniers peuvent avoir et ce que cela pouvait induire localement. En effet, les télévisions chinoises, les sites internet et les blogs véhiculent des représentations liées aux Naxi et aux groupes minoritaires en général alimentant les différentes mises en scène touristiques. Ces représentations semblent au cœur des processus qui attisent l'intérêt des touristes chinois pour Lijiang.

La question de la culture naxi a constitué un intérêt central dans mon approche initiale, qui s'est étoffé et a perduré jusqu'à mon travail de thèse. « Car se donner à voir, ce n'est peut-être pas uniquement satisfaire le désir de l'étranger, c'est peut-être aussi construire ou reconstruire son identité » (Doquet, 2003 :12).

Processus de catégorisation et tourisme « minoritaire »

Depuis l'époque de Confucius (551-479 av.JC), la plaine de la Chine du Nord est considérée par les Chinois comme le centre de leur pays et le cœur ancestral de leur civilisation. Les habitants des provinces annexées au fur et à mesure des conquêtes étaient considérés comme des « barbares », non civilisés. Cette représentation est encore très présente aujourd'hui. Dès 1949, lorsque le gouvernement a cherché à catégoriser les différentes ethnies, il a mené un certain nombre d'études en adéquation avec les critères staliniens. Selon Staline, pour qu'il y ait nation, il fallait une communauté de territoire, de langage, d'économie et de parures.

Une communauté de personnes stable, qui s’est développée au cours de l’histoire, basée sur la possession commune de quatre attributs principaux, c’est-à-dire : une langue commune, un

— 32 — territoire commun, une vie économique commune, et une nature psychologique commune qui se manifeste par un trait commun particulier de la culture nationale30 (Staline, 1950 : 8).

Ces différents éléments ont contribué à la création de la minorité naxi. Cependant, ces critères n'ont pas été suivis stricto sensu : l'économie commune n'apparaît pas comme un critère suffisant à la création de la Naxizu. En effet, cette dernière rassemble deux groupes qui rejettent l’idée d’une appartenance commune. Officiellement, les Naxi regroupent les Mosuo, qui vivent principalement au Lac Lugu31. Je reviendrai plus en détails sur la catégorisation de ces deux groupes au sein d'une même entité officielle et sur l’influence du gouvernement maoïste à l’origine de plusieurs études, ayant pour objectif de recenser les dialectes de la région de Lijiang. Les dialectes alors recensés n’ont pas fait état d'une communauté de langues entre ces deux groupes minoritaires.

Dans le cadre des enquêtes linguistiques menées peu après 1949, l’ensemble de la région de Lijiang a fait l’objet en 1956 d’une enquête mobilisant huit linguistes. L’enquête a conclu à une division du naxi en naxi occidental et en naxi oriental. Aujourd’hui, les locuteurs du naxi oriental se revendiquent comme Mosuo, distincts des Naxi (Michaud, 2005 : 225).

La divergence linguistique n’a pas été jugée significative dans la création de la minzu minoritaire naxi ; la langue mosuo étant considérée comme une dérivation du naxi. D'autres distinctions existent entre ces deux groupes minoritaires dont les systèmes de parenté patrilinéaire et matrilinéaire ainsi que les règles matrimoniales. En effet, les Naxi ont adopté, contrairement aux Mosuo, le système patrilinéaire han. Cai Hua (1997) a présenté les modalités de pratiques sexuelles mosuo : « la visite furtive » nana sésé, la plus répandue, « la visite ostensible » gépié sésé, la vie en commun d’un couple « sans le festin rituel » tidzi-ji mao the, la vie en commun après le festin « tidzi ji the ». L’expression nana sésé signifie furtivement (nana) et rendre visite (sésé). Elle « indique une rencontre galante à la dérobée ou une visite furtive qui se déroule sans que ne le sachent les consanguins, notamment masculins, de la visitée » (Cai, 1997 : 143). Le terme açia, signifiant « amant », détermine la relation elle-même, puisque la relation entre deux açia peut durer une nuit, une semaine, un mois ou quelques années. C’est l’acte sexuel qui confère le statut d’açia aux partenaires : en ce sens, la relation n’existe que dans le présent. Les travaux ethnologiques chinois datant de l’après-libération ont qualifié ce mode de pratiques sexuelles comme un stade légèrement plus avancé que le modèle de la famille consanguine décrit par Lewis Morgan. L’image érotisée de la femme mosuo perdure aujourd’hui dans

30 « a historically evoloved, stable community of people, based upon the common possession of four principal attributes namely: a common language, a common territory, a common economic life, and a common psychological make-up manifesting itself in a common special features of national culture » (Staline, 1950:8). Ma traduction. 31Le lac Lugu se trouve à la frontière du Yunnan et du Sichuan et est situé à environ 5 heures de route de Lijiang (170km). — 33 — la culture populaire han et cela prédispose à certains comportements à la fois de la part des touristes et des locaux.

En fait, la lutte et les interactions sexuelles se situent toutes deux sur un continuum de contact sensuel entre visiteurs et habitants locaux. L’une des plaisanteries les plus appréciées chez les Moso consiste pour une femme à attiser la convoitise d’un touriste han mâle au moyen de la promesse de coucher avec lui, pour, une fois le poisson ferré, se désister en prétextant que l’invitation consistait en fait à lutter, pratique qui se tient à l’extérieur, en public (Mckhann, 2001 : 50).

L’image de « la partenaire sexuelle torride ou facile » détournée et véhiculée par des ouvrages de vulgarisation, mais aussi scientifique, suscite des attentes de la part des touristes chinois. Le terme mosuo renvoie à une désignation chinoise ancienne, que l’on retrouve également sous la variante de moxie. Il est présent dans les annales chinoises depuis la dynastie des Tang (618-907) jusqu’au milieu du XXème siècle. À la suite de la mise en place des nationalités, ce terme a été remplacé dans les textes officiels par naxi, qui est apparu pour la première fois en 1947 sous la forme [Na-khi] utilisé par Joseph Rock. Regroupés sous la même terminologie, Naxi et Mosuo sont cependant reconnus localement comme constituant deux minorités distinctes. Les différences de leurs structures sociales ainsi que leurs spécificités dialectales ont des répercussions sur la manière dont ces cultures sont présentées aux touristes. Chaque groupe, exposant plusieurs éléments de sa culture afin d’accentuer les distances avec les autres, pointe un ensemble de signatures ethniques. Recontextualisées dans le cadre de l’industrie touristique, ces signatures ethniques revêtent plusieurs formes. Elles se fondent pour les Naxi sur l’authenticité des éléments dits « traditionnels », sans considérer les métamorphoses éventuelles. Dans le cadre de l’impulsion donnée à l’industrie touristique de la République populaire de Chine, les Naxi mettent en scène leurs traditions, notamment par le biais de spectacles « traditionnels » comportant des danses, des chants… Leurs signatures ethniques peuvent revêtir plusieurs formes, mais la plus marquante est sans conteste la référence au dongba. Figure d’Épinal de l'industrie touristique, sa présence lors de spectacles folkloriques est gage de l’aspect traditionnel pour les touristes. L’une des attractions touristiques principales du centre historique, Dayan, est celle du Palais Dongba32 où les touristes découvrent des chansons et des danses « traditionnelles naxi ». Au cours de ces spectacles, un homme, vêtu d’une peau de bête, bondissait de part en part sur la scène en marquant le rythme au moyen d’un tambour. Des conques lui sont apportées par deux jeunes femmes en costumes mosuo. Cette pratique n’existant pas dans les pratiques rituelles naxi, il s’agit avant tout d’une mise en scène se référant à l’image érotisée de la femme issue d’une minzu

32Le Dongba Palace a été transformé en Dongba Palace Show Bar. Les prestations actuelles sont un peu plus contemporaines. — 34 — minoritaire. Cette référence renvoie à la représentation que les Han ont de la femme mosuo. Dans le cadre de ces spectacles, les Naxi se présentent comme étant la minorité la plus importante, et d’une certaine manière comme étant supérieurs aux Mosuo.

Dans son ouvrage, The invention of tradition, Eric Hobsbawm ([1983] 2003) précise le terme de tradition en y incluant la notion de tradition « inventée ».

On considère que la tradition inventée signifie un ensemble de pratiques, normalement gouvernées par des règles acceptées ouvertement ou tacitement et d’une nature rituelle symbolique, qui cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de comportement à force de répétition, ce qui implique une continuité. En fait, (dans la pratique) là où c’est possible, ils essaient normalement d’établir une continuité avec un passé historique convenable (Hobsbawm, [1983] 2003 : 3).

Les éléments présentés comme traditionnels résultent d’un processus de formalisation et de ritualisation. Ce dernier est défini à la fois par une référence au passé et par une grande répétition de ces éléments, les répétitions conférant une certaine historicité aux pratiques, légitimées par une citation de sources précises. Le terme suitable (littéralement « convenable » en français) signifie que ces éléments sont choisis et appropriés. Ils sont donc tributaires d’un arbitraire. Ceci est notamment visible dans les traditions actuelles, qui diffèrent des « anciennes » à partir desquelles, des éléments, comme les costumes, les chants ou les festivals, sont conservés, modifiés et/ou inventés afin de correspondre à des objectifs définis. De ceux-ci découlent la suppression et/ou la modification de traits culturels. La musique dongjing, que je détaillerai au chapitre quatre, constitue l’élément le plus représentatif de ce que Eric Hobsbawm et Terence Ranger qualifient de « tradition inventée », aujourd'hui présentée comme un élément de la culture naxi.

Ces différents éléments sont exposés aux touristes comme étant traditionnels. S’attacher à l’étude des processus identitaires d’une minzu minoritaire consiste avant tout à s’interroger sur ce qui est mis en exergue pour justifier la pensée hiérarchique nationale. Cette dernière associe les Han au progrès par opposition aux minzu minoritaires. Cette pensée hiérarchisante est au cœur de l’industrie touristique minoritaire et à l’origine de revendications des signatures ethniques de ces minzu minoritaires. Dès lors la question de l'authenticité se pose dans le choix des sites d’étude.

— 35 — Une approche comparative des lieux d'analyse

Dès mon mémoire de master 2, j'ai choisi d'appréhender l'influence du tourisme de masse sur les processus identitaires naxi en considérant la province de Lijiang comme le niveau d'analyse adéquat. Ce choix a été en partie orienté par l'ethnolocalisation Naxizu33 que le développement du tourisme de Lijiang a entraîné. Dans un contexte général de présentation des cultures locales, Lijiang est devenue « La » ville des Naxi, celle où l’on peut y découvrir « La » culture naxi. Cette ethnolocalisation favorise selon moi une cristallisation identitaire où le collectif et le narratif sont liés. Cette cristallisation résulte d'un discours très présent aujourd’hui et relativement récent, qui ne mentionne pas les quatre groupes de populations constitutifs de la Naxizu : les Naxi, les Mosuo qui sont les deux groupes les plus importants, les Naru34 et les Nasheng35. Bien que ces deux derniers groupes aient été intégrés à la Naxizu, leurs populations plus confidentielles et leur éloignement géographique de Lijiang les relèguent au second plan. Ceci est notamment visible par l'absence de mentions les concernant dans la littérature touristique ou les ouvrages de vulgarisation.

Mon intérêt premier pour le tourisme m'a amenée à focaliser mon étude de Lijiang, ville exemplifiant de manière notable le tourisme de masse, sur les Naxi et les relations entre les différentes minzu y résidant. Afin de mettre en lumière d'éventuelles articulations en fonction d'un développement différent de l'industrie touristique, j'ai souhaité donner une dimension comparative à mon analyse. L'inscription du centre historique – appelé Dayan – au patrimoine mondial de l'UNESCO (1996) a joué un rôle déclencheur dans la fréquentation touristique de la ville. Après seulement trois années, le conseiller culturel de l’UNESCO pour la région Asie-Pacifique a spécifié que « la croissance touristique de Lijiang [était] totalement hors de contrôle » (IHT1999). Cette affluence touristique s'est accompagnée de la création de nombreuses infrastructures, qui ont évolué avec les différentes politiques culturelles mises en place. Dayan, s'est donc imposé comme lieu d'analyse.

Shuhe est un village situé à 3 km de Lijiang. Bien que l'inscription de Lijiang au patrimoine mondial de l'UNESCO inclue celle de Shuhe, le village ne connait une fréquentation touristique régulière et importante que depuis une quinzaine d'années environ. Ce n'est qu'avec l'augmentation de cette fréquentation que de nouvelles infrastructures ont été créées, dans la zone nouvelle, soumise aux réglementations nationales et locales en matière d'urbanisation. La partie ancienne du village est placée sous la protection de l'Unesco, ce qui implique de respecter de nombreuses conditions. Dès lors, peu de modifications architecturales sont réalisées. On observe néanmoins des changements dans

33 J'emploie le terme de Naxizu pour désigner la création contemporaine de la minzu minoritaire naxi. 34 纳入 35纳恒 — 36 — l'occupation de l'espace urbain. En effet, au fil des années et face à l'augmentation du nombre de visiteurs, les anciennes maisons du centre historique de Shuhe, auparavant habitées sont désormais devenues en grande majorité des guesthouses. Au début de ma recherche, Shuhe ne connaissait qu'un tourisme relatif, en grande partie dépendant de celui de Lijiang. Au fil des années, ce tourisme s'est fortement accru, de même que les stratégies d'expansion et d'investissements financiers des acteurs locaux. Les développements de Lijiang et Shuhe ayant suivi des processus chronologiques évolutifs et distincts, Shuhe constituait un second point de comparaison d'analyse, pour appréhender l'évolution de l'influence du tourisme sur les processus identitaires naxi et les conséquences d'un tourisme de masse sur les dynamiques sociales. Lijiang et Shuhe en tant que lieux d'analyse favorisent la comparaison des politiques culturelles mises en œuvre et la perception d'effets éventuels sur les constructions identitaires naxi.

J'ai également ajouté comme lieu d'analyse deux autres villages situés près de Baoshan, l'une des régions les plus pauvres de la préfecture de Lijiang. Ces deux villages, d'environ 150 foyers naxi, sont distants de 4 et 6 heures de route de Lijiang. La rare fréquentation non-locale y est souvent le fait d'Occidentaux souhaitant réaliser des documentaires sur la culture naxi. Les infrastructures d'accueil sont quasi-inexistantes : à peine dix guesthouses dans les environs. Face aux bénéfices supposés engendrés par l'industrie touristique, de nombreux habitants de ces villages m'ont dit vouloir attirer des touristes occidentaux - et chinois - afin d'améliorer leurs conditions de vie. Pour eux, le tourisme apparaît comme le moyen privilégié de gagner de l'argent en étant Naxi et Lijiang représente le lieu moderne idéal pour s'enrichir. Leurs propos soulignaient la corrélation entre l'appartenance à la minorité naxi, unique critère requis, et leur perspective de quitter leurs villages. Travailler au sein d'une structure mettant en scène leur culture apparaissait avant tout comme un emploi, dont ils critiquaient le plus souvent la mise en scène.

Inclure ces villages sans infrastructure touristique à Lijiang et Shuhe m'offrait une vision générale du processus de développement du tourisme, la possibilité d'analyser les stratégies de politiques culturelles à l’œuvre et les articulations culturelles et sociales éventuelles.

L'étude de ces trois sites a pour objectif de percevoir les modifications apportées par le tourisme tant au niveau culturel, qu'identitaire ou social. Ceci favorise la compréhension d'une politique culturelle initiée par les gouvernements nationaux et locaux et ses effets sur les relations entre les différents acteurs. Cependant, la politique culturelle d'aujourd'hui ne fait sens qu'à partir d'une succession de mesures anciennes visant à protéger le centre historique de Lijiang.

— 37 — a) Lijiang et Shuhe : les analogies de la politique culturelle

Dès 1950, plusieurs décrets montrent la volonté du gouvernement central de protéger la vieille ville de Lijiang, fait rare à cette époque. Elle n'a donc pas subi de modifications urbaines communes à de nombreuses villes chinoises (agencement rectiligne des rues par exemple). En application de la réglementation nationale, le pouvoir administratif de la province du Yunnan a promulgué, en 1992, un certain nombre de lois visant à donner un cadre juridique à la protection du centre historique de Lijiang. En juin 1994, le comité permanent du Congrès populaire de la province du Yunnan a adopté une loi élaborée par le gouvernement local de Lijiang afin de protéger l'architecture de Dayan. Cette politique de conservation s'est amplifiée avec la demande d'inscription au patrimoine mondial de l'Unesco, déposée le 26 juillet 1996 et dont l'acceptation a amorcé le développement touristique de la région.

Cette inscription s'est effectuée en référence à l'article 1 de la Convention36 pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel :

Aux fins de la présente Convention sont considérés comme "patrimoine culturel" :

− les monuments : œuvres architecturales, de sculpture ou de peinture monumentales, éléments ou structures de caractère archéologique, inscriptions, grottes et groupes d'éléments, qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de l'histoire, de l'art ou de la science,

− les ensembles : groupes de constructions isolées ou réunies, qui, en raison de leur architecture, de leur unité, ou de leur intégration dans le paysage, ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de l'histoire, de l'art ou de la science,

− les sites : œuvres de l'homme ou œuvres conjuguées de l'homme et de la nature, ainsi que les zones y compris les sites archéologiques qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue historique, esthétique, ethnologique ou anthropologique.

Pour qu'un site soit inscrit au patrimoine mondial de l'Unesco, il faut obligatoirement que l’État partie, ici la République populaire de Chine, en fasse la demande37. Ce dernier doit s'engager à identifier des sites potentiels, à protéger et à préserver des sites inscrits, ainsi qu'à la protection de son patrimoine national. Cet engagement a été intégré au sein de l'article 22 de la Constitution de la République populaire de Chine qui impose à l’État de « protéger les lieux panoramiques et sites historiques ». La loi de 1982 (amendée en 1991) portant sur la protection des vestiges culturels renforce et élargit le

36 http://whc.Unesco.org/archive/convention-fr.pdf consulté le 15 mai 2014 37 Article 11-3 de la convention. — 38 — rôle que doit jouer le gouvernement national dans la protection de ces sites. Ceci souligne le rôle central que joue désormais le gouvernement, devenu gestionnaire de ces sites, en s'engageant à leur identification, en les préservant et les protégeant. En septembre 1997, date du rapport de l'ICOMOS38 39sur Lijiang, trois sites culturels et historiques de la Vieille Ville ont été placés sous la protection de la province, et vingt et un sous la protection du comté. Ce rapport recommandait l'inscription de Lijiang au patrimoine mondial sur la base des critères ii, iv et v. Bien qu'aujourd'hui, il n'existe plus qu'un ensemble unique de dix critères, jusqu'à la fin 2004 les sites inscrits au patrimoine mondial étaient sélectionnés à partir de six critères culturels et quatre critères naturels. Les critères retenus pour Lijiang ont été :

_ ii : témoigner d'un échange d'influences considérable pendant une période donnée ou dans une aire culturelle déterminée, sur le développement de l'architecture ou de la technologie, des arts monumentaux, de la planification des villes ou de la création de paysages.

_ iv : offrir un exemple éminent d'un type de construction ou d'un ensemble architectural ou technologique ou de paysage illustrant une ou des périodes significative(s) de l'histoire humaine.

_ v : être un exemple éminent d'établissement humain traditionnel, de l'utilisation traditionnelle du territoire ou de la mer, qui soit représentatif d'une culture (ou de cultures)40.

La demande d'inscription de Lijiang au patrimoine mondial de l'Unesco a nécessité une action conjointe du gouvernement local, du gouvernement national et de l'Unesco, ainsi qu'une co-opération et un dialogue entre le gouvernement national et l'Unesco. Elle a essentiellement concerné le centre historique de Lijiang. Cependant, Shuhe y est mentionné comme un « autre petit établissement urbain, [situé] à 4 km au nord-ouest de la vieille ville de Lijiang ; c’est aujourd’hui un centre de formation et d’artisanat ». La première carte ci- après situe Lijiang, Shuhe, Baisha et la région de Baoshan. La seconde est celle intégrée à la demande adressée à l'Unesco et consultable en ligne. Elle y présente les trois zones de protection : la zone proposée et les zones de protection. Pour une meilleure visibilité, j'ai indiqué en rouge Dayan et en vert le village de Shuhe. Ces zones correspondent aux parties anciennes des sites. Les zones les entourant correspondent aux zones de protection proposées.

38http://whc.Unesco.org/archive/advisory_body_evaluation/811.pdf consulté le 13 mai 2014 39L'ICOMOS est une organisation internationale non-gouvernementale qui se consacre à la conservation et la protection de monuments et sites du patrimoine culturel. (www.icomos.org) 40 http://whc.Unesco.org/fr/criteres/ Consulté le 20 mai 2014 — 39 —

Figura 4: Carte jointe au dossier d'inscription de l'Unesco

— 40 —

Figura 5: Schéma de la région de Lijiang réalisé par Frédérique Guyader

Shuhe date d’environ 1000 ans, il est donc plus ancien que Lijiang, mais ne bénéficie d’aucun monument majeur pouvant faire l'objet d'une protection particulière. Son architecture urbaine est proche de celle de Dayan : les maisons ont été érigées dans le même style architectural et les rues s'enchevêtrent en suivant les cours d'eau de la rivière jusqu’au pied de la colline. L'absence de structure urbaine régulière s'explique en partie par l'intégration de l'environnement naturel en son sein. Le style architectural homogène est marqué par les traditions architecturales des plaines centrales de la Chine, des Bai et des Tibétains. Ces ressemblances associées à la proximité géographique ont légitimé le choix d'inscrire Shuhe au patrimoine mondial de l'Unesco en tant qu'élément constitutif d'un ensemble architectural naxi. Néanmoins, cette inscription a été conditionnée à celle de Lijiang. Le choix de présenter Lijiang en tant que site principal peut s'expliquer en premier par des raisons démographiques mais aussi par les innovations locales réalisées (le système d'écoulement de l'eau

— 41 — ayant été condamné en 2003 après l'épidémie du SRAS). Dayan représente le centre historique principal, auquel s'ajoutent les villages de Shuhe et Baisha41. La reconnaissance internationale a validé la spécificité architecturale et culturelle d'un groupe minoritaire : Lijiang est devenue aux yeux du monde et de la Chine « La » ville naxi incluant, au second plan, Shuhe.

L’émergence récente de l'industrie touristique à Shuhe a entraîné la création de guesthouses42 au cœur de l’ancien quartier. La nouvelle partie du village concentre un grand nombre de boutiques. Depuis environ 5-6 ans, de nombreux bars et restaurants s'y sont installés. Le temple bouddhiste situé sur les hauteurs de l'ancien village constitue l'un des lieux les plus visités dans le cadre du tourisme culturel. En pleine expansion, le tourisme de Shuhe est toujours lié à celui de Lijiang. Cependant, les raisons pour lesquelles les investisseurs s'y installent ou pour lesquelles les touristes s'y rendent ont profondément évolué au cours de ces dernières années. Shuhe est devenu un lieu attractif, comme je le préciserai plus loin.

L’explosion du tourisme au milieu des années 1990 a conduit à la création d'un bureau qui gère le tourisme à l'échelle de la province. D'un point de vue administratif, le tourisme de Shuhe est tributaire du bureau de Lijiang. La dépendance administrative de Shuhe et la mise en lumière de Lijiang au niveau national et international ont créé un sentiment d'injustice parmi les habitants du village qui a évolué de concert avec les écarts du développement de l'industrie touristique : Shuhe est plus ancien que Lijiang. On aurait dû avoir plus d'aide ! Le tourisme aurait dû commencer ici ! Ce sentiment d'injustice s'est résorbé avec l'accroissement des investisseurs au sein du village et l'augmentation de la fréquentation touristique. Le début de notre recherche a coïncidé avec le début du tourisme à Shuhe. L’un des éléments les plus récurrents que j’ai constaté dans le discours des Lijiangais était une mise à distance des différentes minzu minoritaires présentes à Lijiang. Cette mise à distance était soutenue par la volonté de garder la main mise sur le tourisme de la province et les enjeux économiques liés. Celle-ci s’exprimait notamment par une valorisation de Lijiang en comparaison avec les villages alentours, dont Shuhe (Lijiang est plus belle que Shuhe43 !). Cette valorisation du site n'est pas propre à Lijiang. Les villages voisins tiennent des propos critiques envers Lijiang et son industrie touristique très importante (À Lijiang, c'est très cher ! À Shuhe, ça va ! 44). Les enjeux économiques du tourisme ont pris la forme de revendications intrinsèques aux politiques culturelles mises en œuvre, créant une rivalité entre villageois. L'appartenance à un village est devenue un facteur d'identité et le sentiment d'injustice lié aux politiques culturelles légitime les pratiques d'exclusion des habitants envers ceux des autres villages. Une ambivalence apparaît dans la

41Baisha est un village, situé à 7km de Lijiang, où se trouve le Palais dabooji, où se trouvent les fresques datant commandées par Mu. 42En Europe, le terme guesthouse désigne le plus souvent des chambres d'hôte, mais en Chine, il désigne de petits hôtels. 43Extrait d'un entretien réalisé avec un habitant de Lijiang. 44Extrait d'un entretien réalisé avec une habitante de Shuhe. — 42 — perception que les habitants de Shuhe ont des mises en scène de la culture naxi : la présence du temple bouddhiste du village est associée à l'adoption de pratiques han. Les objets vendus dans les échoppes et les mises en scènes de la culture locale mettent en avant la religion bouddhiste, ce qui accentue une volonté officielle de distinguer l'imaginaire de la culture naxi de Shuhe de celui de Lijiang en soulignant un autre système culturel. Les discours culturels précisent que Shuhe est un village plus ancien et plus évolué. La culture naxi, étant l’un des arguments utilisés par les opérateurs et les guides touristiques pour attirer les visiteurs, de plus en plus de locaux (naxi ou non) disent que ce n’est pas à Lijiang que l’on peut voir de vrais Naxi. Cela sous-entend qu'ils distancient des éléments de la culture locale présentés à Lijiang, ayant pour unique but, selon eux, de satisfaire les touristes. Cette ambivalence montre que les Naxi sont conscients de marchandiser une certaine image de leur culture, à laquelle ils n’adhèrent pas ou peu. Cependant, étant naxi, se définissant ainsi et vivant à Lijiang ou à Shuhe, ils considèrent que la manière dont ils « expriment » leur culture n'est pas « authentique ». Ceci m’a donc poussée à m’intéresser à la manière dont cette culture était perçue et vécue au quotidien par des Naxi, également acteurs de cette marchandisation. Depuis 2010, le développement touristique de Shuhe a pris un essor singulier. Au cours des dix dernières années, le village de Shuhe a été fortement modifié : une séparation très nette, symbolisée par la rivière, distingue les lieux d’habitation de ceux associés à l’industrie touristique. L’ancienne partie, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, comprend des maisons appartenant soit aux Naxi, soit au gouvernement45, le plus souvent louées pour devenir des échoppes, des bars ou des restaurants. À l'instar de celui appliqué à Lijiang, un décret stipule que les Naxi ne peuvent vendre leur maison à des personnes issues d’autres minzu minoritaires. Il permet à ceux qui sont propriétaires de louer leur maison à des tarifs négociés de plus en plus à la hausse, ce qui entraîne une inflation de l'immobilier peu régulée. La gestion est assurée majoritairement par des Naxi, tant pour ce qui concerne le tourisme que les villes et les villages. On se trouve donc face à une industrie dont les différents acteurs sont à la fois protagonistes et cibles. Cependant, depuis environ six ans, de plus en plus de Han occupent des postes à responsabilités, ce qui induit de nouvelles dynamiques relationnelles et accroît l'importance des réseaux46.

Shuhe et Lijiang subissent une urbanisation et l'influence d'une mondialisation rapides. Ces sites correspondaient à deux points d’observation d'une même culture, à des stades différents de développement de l'industrie touristique. Afin d'avoir un point focal « neutre », par ce terme j'entends un développement touristique quasi inexistant, j'ai souhaité mener une partie de mon étude dans la région de Baoshan.

45Rappelons que sous le gouvernement de Mao Zedong, de nombreuses habitations avaient été réquisitionnées par le gouvernement en place. 46Je reviendrai sur ce point dans le chapitre 9. — 43 — b) La région de Baoshan comme point focal de l'apparition du développement touristique

La région de Baoshan, l'une des plus pauvres du comté de Lijiang, possède une économie principalement fondée sur la culture du tabac et l'élevage. En 2006, une guesthouse était en cours de construction dans un village habité essentiellement par des fermiers. Tenue par un natif du village et sa femme, d'origine européenne, cette guesthouse avait pour objectif d'accueillir des groupes restreints de touristes afin de leur faire découvrir la culture locale. Très imposante, elle suscitait beaucoup d'intérêt au sein du village, parce qu'elle symbolisait un changement de statut économique de la famille et supposait la création d'une nouvelle activité économique. Pour beaucoup d'habitants, son ouverture induisait la probabilité d'un tourisme et la possibilité de bénéfices. L'exemple de Lijiang revenait souvent et, surtout, la nationalité occidentale de la propriétaire supposait pour eux la venue de touristes de nationalités étrangères, comme cela s'était déjà produit par le passé. En effet, plusieurs personnes, de nationalité occidentale ou chinoise s'y étaient déjà rendues pour réaliser des documentaires. Choisir ce village pour la réalisation de documentaires ou comme terrain d'étude résulte du fait que trois dongba natifs de ce village travaillent au Musée de la culture dongba ou à l'Institut de recherche sur la culture dongba de Lijiang. Ces dongba sont présentés comme les spécialistes de la culture naxi et le village apparaît comme un lieu d'authenticité. Si la rencontre avec des Occidentaux s'était déjà effectuée de manière ponctuelle et éphémère, leur venue avait toujours donné lieu à des fêtes au village, ce qui a associé d'emblée une venue extérieure à quelque chose de festif et de positif. Depuis, l'activité de la guesthouse s'est développée et des circuits touristiques ont été mis en place.

Ce second village, objet de mes recherches, est plus éloigné et ne bénéficie d'aucune infrastructure touristique. Sa principale activité économique est l'agriculture. Le tourisme apparaît alors comme un moyen lointain de gagner de l'argent malgré le fait que beaucoup de villageois ont décidé de se rendre à Lijiang afin de tenter leur chance. Chacun a une idée préconçue du tourisme de Lijiang associant bénéfices exacerbés et faciles à une réflexion sur la manière dont la culture dongba contemporaine est supposée mise en scène. De fait, très peu d'entre eux se sont rendus à Lijiang depuis le début des années 2000. Ils ne connaissent l'importance du tourisme de Lijiang que par rapport à ce qu'ils voient à la télévision et aux propos de personnes de passage ou en visite. Il s'agit plus de la construction d'un imaginaire lié à l'activité touristique de Lijiang que d'une expérience vécue. Ce troisième lieu d'analyse, correspondant à un développement touristique en devenir, me permettait d'appréhender différentes articulations et métamorphoses identitaires, sociales et culturelles en présence. Cet ajout complétait les données recueillies à Lijiang et Shuhe. Il montrait également de quelle manière les relations entre les différents acteurs exprimaient des positionnements adoptés en

— 44 — fonction d'enjeux économiques et politiques.

L’identité des Naxi du bassin de Lijiang se trouve confrontée à l'authenticité d'une tradition poussée à son extrême dans le cadre de cette industrie : tout est devenu naxi.

Pour les informateurs naxi, la liste de pratiques inclut généralement la langue naxi, leur régime alimentaire (dans laquelle les Han sont dépeints comme des «mangeurs de viande de chien», et les Naxi comme des buveurs de suyou cha – thé au beurre de - et des mangeurs de baba – pain frit), leurs congés (les Naxi célèbrent leur dieu Sanduo et participent au festival des torches), leur religion (les Naxi ayant la “culture dongba”), leur médecine (les Naxi utilisent des plantes médicinales (caoyao) spécifiques, ce qui implique une pratique particulière de la médecine à base de plantes), leur musique (les Naxi ayant une “ancienne musique naxi taoïste”), leurs styles vestimentaires (avec une référence particulière à la tenue “yangpi” que portent les femmes naxi : il s'agit d'une sorte de “cape” très épaisse en peau de mouton qui atténue le poids des paniers qu'elles portent sur leur dos), et – à l'unanimité- le genre (plus spécifiquement l'ardeur et la capacité de travail des femmes naxi) 47 (White, 1997 : 310).

Cette culture a été reconstruite à partir de la vision dichotomique Han/shaoshu minzu, et plus particulièrement Han/Naxi. Avec l’importance prise par l’industrie touristique, cette culture est omniprésente et associée à des objets qui ne sont pas tous spécifiquement naxi. Dans une telle perspective, étudier l’influence du tourisme sur les processus identitaires naxi suppose une analyse des éléments, jugés par les différents acteurs comme constitutifs de cette identité afin de faciliter la compréhension globale de l’objet d’étude. Ces éléments seront analysés dans le chapitre sept de ce travail.

En m’axant sur ces trois sites, connaissant un développement touristique différent, je pouvais mieux appréhender l’identité naxi ainsi que mieux percevoir les métamorphoses et articulations qu’elle a pu éventuellement subir. Pour ce faire, je me suis fondée sur des outils méthodologiques, qui ont, au fil de l'enquête, participé à l'évolution de cette problématique.

47« For Naxi informants, the list of practices usually includes Naxi language, Naxi diet (in which Han are depicted as « eaters of dog meat », and Naxi are depicted as drinkers of suyou cha-yak tea- and eaters of baba – a fried bread), holidays (the Naxi as celebrating the Sanduo Festival and the Torch Festival), religion (Naxi as having « dongba culture »), medecine (Naxi as having Naxi caoyao-implying a distinctive herbal medecine practice), music (Naxi as having « ancient Naxi Daoist music »), clothing styles (with specific reference to Naxi women’s yangpi, the sheepskin “cape” that women tend to wear as padding for the loads they carry in baskets on their backs), and-unanimously-gender (specifally, Naxi women’s bitter lot and capableness”) » (White, 1997 : 310). Ma traduction.

— 45 — Évolution et réajustement de la relation d’enquête

Le terrain ethnographique, sur lequel se fonde l'essentiel de cette thèse et les données ethnographiques relatives aux pratiques touristiques ainsi qu'à la création de leurs représentations, s'est appuyé principalement sur les échanges d'une part avec les touristes et d'autre part avec les habitants naxi des différents villages précités. L'analyse tient compte des terrains effectués en milieu rural (Lijiang et Shuhe) et en milieu urbain (région de Baoshan) réalisés sur des périodes de trois à six mois pendant six ans. Chaque séjour a été l'occasion d'approfondir les réseaux déjà existants et/ou d'en créer de nouveaux, notamment en ce qui concerne les personnes travaillant dans l'industrie touristique. En effet, l'emploi au sein des magasins, des bars ou des restaurants s'accompagne d'un turn-over important. Des personnes rencontrées au cours d'une enquête de terrain n'y résidaient parfois plus lors de mon retour. Cela s'appliquait d'autant plus aux touristes qui séjournaient durant un laps de temps court sans qu'un retour ne soit forcément envisagé. Chaque relation d’enquête se construit grâce aux interactions entretenues et la manière dont l'interlocuteur est perçu. Ce point intervient implicitement dans ces échanges. La manière dont l’anthropologue se présente à eux ne constitue pas les seules informations auxquelles ces interlocuteurs se réfèrent. L’enquêté ne se limite pas à la présentation que l’enquêteur donne de lui-même ; il utilise les informations auxquelles il a accès dans un premier temps pour compléter la perception qu'il a de l’anthropologue. Cette perception s’élabore grâce à des données immédiates comme la tranche d’âge, le sexe ou encore l’occidentalité du chercheur et participe à l'élaboration de la relation d'enquête. Il est donc heuristique pour l'analyse de tenir compte du déroulement de l'enquête et de contextualiser la manière dont les données ont été recueillies (Bizeul, 1998 ; Beaud & Weber, 2003).

a) De touriste et femme au statut de chercheuse : la construction d’une relation d’enquête

En se fiant à leurs représentations et à mon apparence physique, mes différents interlocuteurs déduisaient le plus souvent que j'étais américaine. Cela s'expliquait par le fait qu'étant plus sollicités par la culture américaine que par la culture française, ils associent plus facilement l'occidentalité d'une personne à cette nationalité. Leur absence d'information était compensée par des représentations qui influaient sur leurs discours et leurs comportements en ma présence. La relation d’enquête est donc à appréhender selon un rapport pluriel comprenant le sexe ou encore l’âge pour atteindre une objectivité dans l'analyse des résultats. Mon premier terrain a particulièrement été marqué par la manière dont les rapports sociaux- de genre, de classe, d'âge, de nationalité – interviennent sur le terrain. Il m'a

— 46 — d'abord fallu dépasser le statut de touriste que les Chinois 48 m'octroyaient initialement pour m’imposer en tant que chercheuse. Ce statut de touriste, dans le contexte de la ville, expliquait d'emblée ma présence. D'une certaine manière, le fait d'être française intervenait comme un autre marqueur social puissant recontextualisé dans le cadre d'une ville où le tourisme était très important. Dans un premier temps, j'abordais directement des personnes que je ne connaissais pas et surtout qui n’étaient pas en demande. Il me fallait donc dans un court délai décliner mon nom, justifier ma présence tout en leur donnant l’envie de m'accorder quelques minutes. En fonction des réactions obtenues, j'ai, dans un second temps, pris l'habitude de mentionner différemment les raisons de ma présence ou ma nationalité. De plus, le fait de parler chinois modifiait la perception qu'ils pouvaient avoir, car cet apprentissage montrait l'intérêt que je portais à la Chine en général et cela créait une familiarité entre nous. Le fait d’être occidentale facilitait l'approche avec les touristes chinois, curieux de connaître les raisons de ma présence à Lijiang. Mon occidentalité, associée au fait que je venais vers eux me donnait un côté atypique, ce qui désamorçait facilement toutes réticences éventuelles. Le fait qu’une Occidentale s’intéresse à la culture d’une minzu minoritaire a souvent engendré des discours où la vision hiérarchique Han/minzu minoritaire apparaissait. Mais la plus grande difficulté a été de me différencier des autres touristes aux yeux des habitants de Lijiang. L’invasion touristique a suscité une certaine méfiance envers les visiteurs de manière générale. Bien que je justifiasse ma présence par ma recherche, il m'est vite apparu que cela ne consistait pas une raison pertinente à leurs yeux, et une mise à distance perdurait, sauf lorsque j'étais introduite par un tiers. J'ai mis ainsi l’accent sur le fait de rester un certain temps à Lijiang et j'ai pris l’habitude de me rendre régulièrement dans certains endroits, prenant le temps de discuter avec les personnes qui tenaient les échoppes, restaurants ou magasins. Ceci a désamorcé la méfiance que les habitants de Lijiang pouvaient avoir à mon égard. La dimension éphémère de ma présence disparaissait pour laisser la place à la création de relations. Le fait de rester sur un temps relativement long favorisait la création d'un réseau, afin d'intégrer par extension d'autres réseaux. J'ai recueilli des matériaux très différents grâce à de nombreux interlocuteurs d'horizons divers.

Ma présence avec des habitants de Lijiang intriguait et attirait les touristes chinois : ils écoutaient nos conversations, cherchaient parfois à nous prendre en photo, surpris par une telle interaction. La vision hiérarchisée de la population chinoise positionne les Han comme l'extrême le plus moderne et le plus civilisé, les autres minzu se partageant les rangs inférieurs. De ce fait, je devenais un objet de curiosité. C’est en cherchant à entrer en contact avec les Naxi, en discutant avec eux, que je me différenciais des touristes. Cette différenciation ne s’est pas faite parce que les Naxi m'acceptaient, mais plutôt parce que les touristes chinois m'associaient à eux. Lorsque je me rendais

48Le terme Chinois regroupe ici les habitants de Lijiang (Naxi ou non) et les touristes chinois. — 47 — dans un restaurant fréquenté régulièrement, il est arrivé que les propriétaires me demandent de m'asseoir près de la fenêtre pour que les gens viennent manger au restaurant49 . Ainsi, être là devenait un argument publicitaire pour leur établissement. Ceci s’expliquait par la vision hiérarchique chinoise : les Han et plus globalement les Chinois se perçoivent comme moins « développés » que les pays comme les États-Unis et la France. Les touristes chinois cherchaient à imiter ce qu’une Occidentale faisait et, par un jeu de miroir, cela flattait les Naxi que je fréquentais. Ma présence leur renvoyait une image positive de leur shaoshu minzu devenue l’objet de mon étude, ce qu’ils n’hésitaient pas à préciser aux touristes présents. Nos interactions sociales étaient prises dans des rapports sociaux de classe et d'ethnicité.

Afin de moduler cela, j'ai souhaité montrer mon intérêt pour leur culture, notamment en apprenant le Naxi. Cet apprentissage m'a permis de prendre part à certaines conversations et de contextualiser différemment nos interactions. Tout ceci a modifié l'image qu'ils avaient de moi ; j'ai ainsi dépassé mon statut de touriste pour être acceptée en tant que chercheuse. Le fait d'être une femme cristallisait d'autres interactions et d'autres attentes. Les hommes naxi, ayant une position sociale et économique importante, souvent des membres importants des bureaux du gouvernement, me demandaient régulièrement si j'avais un petit ami. La réponse n’avait pas d'importance. Ce qui les intéressait étaient de savoir si j'étais accompagnée à Lijiang. Sans tenir compte de ma réponse, ils décrétaient qu'ils étaient « mon » petit ami de Lijiang. Bien qu'il n’y ait jamais eu de relations de ce genre ni avant ni après, ils m'ont imposé un mensonge. Le but de ce dernier était de se valoriser, car le mensonge fait partie des interactions sociales. Chaque mensonge a un but, il contribue à une forme de construction de soi-même par rapport à l’autre. Une personne ment en fonction d’une référence à la réalité, c’est cette distorsion qui crée le mensonge. Grande, avec un petit visage, les yeux clairs, le teint pâle, les cheveux bruns et longs, tout cela concourrait à ce que je corresponde à certains de leurs critères de beauté. La fiction qu’ils s’étaient eux-mêmes créés les valorisait face aux autres Naxi. Ne pas nier leurs propos me plaçait dans une position de complicité, impossible à rectifier ouvertement devant d’autres personnes, car cela aurait impliqué qu'ils perdent la face. Le mianzi, c'est-à-dire l'apparence, l'identité sociale et la façon d'être perçue en public, est une dimension capitale en Chine, associée à la notion d'honneur, d'honnêteté ou encore à la confiance dans son sens le plus large. L'image et la réputation d'une personne sont implicitement liées au fait de ne pas perdre la face. Si l’une de nos actions nuisait à l’image de quelqu'un, cela aurait des conséquences sur notre réputation, en étant responsable de la gêne causée à l'autre. Le mianzi est lié au respect que les individus peuvent donner à quelqu'un en fonction de sa position ou de son statut. Il n’y avait pas de réelle volonté de me séduire, ni même de se montrer régulièrement avec moi. Il s’agissait de me mentionner sur un

49Extrait d'une conversation eu avec un habitant et gérant de restaurant de Lijiang. — 48 — tableau de chasse. Le fait d’être occidentale supposait aussi un pouvoir financier et un accès à la modernité important. Ces suppositions participaient à m'associer à leur représentation d'un pouvoir. Il s'agissait davantage d'une fiction qu'ils se créaient qu'un mensonge répréhensible où ils auraient potentiellement perdu la face. En effet, désavouer l'un d'entre eux aurait affecté ma position au sein de leur réseau. Je ne pouvais donc me l’autoriser, car j'étais en partie dépendante d'eux. Cela m'a également amené à m'interroger sur la place de la femme naxi au sein de cette société.

Cette dernière est qualifiée par le terme chinois lì hài 厉害, signifiant « forte, terrible ». Elle n’est pas présentée selon des critères de beauté, mais par sa capacité à travailler dans les champs. Elle cache son corps, porte des vêtements confortables et pratiques pour travailler dans les champs. Ces vêtements sont amples et masquent les formes féminines, ce qui donne aux corps de ces femmes une silhouette masculine. Lors d'un entretien, un dongba m'a demandé mon âge. Le fait d'avoir plus de 25 ans, d'être célibataire et sans enfant posait un problème. Il m'a donc expliqué que pour eux, j'étais « périmée ». Une femme naxi se marie vers 20 ans et doit avoir un enfant rapidement, après quoi, le couple fait chambre à part. Avant la naissance de son premier enfant, elle ne travaille ni aux champs ni à la maison. Après avoir enfanté, elle s'occupe de tous les membres de la famille, travaille toute la journée et doit se coucher la dernière. Ayant plus de 25 ans, le dongba niait mon véritable âge pour que me marier et avoir des enfants constitue encore une possibilité. Malgré les années, je n'ai jamais dépassé les 25 ans. La construction du genre est d’autant plus marquée que l'on s’éloigne de Lijiang. Dans la région de Baoshan, mes interactions avec les hommes et les femmes étaient différentes. De manière générale, il m'était plus facile d'échanger avec les hommes qui répondaient facilement à mes questions ou me proposaient de m'amener à certaines festivités. Le fait de fumer et de boire de l’alcool faisait que je me comportais, selon eux, comme un homme : les femmes naxi ne fumant ni ne buvant. De plus, le fait de ne pas effectuer un travail physique faisait qu’elles avaient beaucoup de difficultés à me percevoir comme une femme ayant des points communs avec elles, ce qui a entraîné dans un premier temps une certaine mise à distance à mon égard.

La catégorie du genre apparaît comme une notion polysémique, dépasse l’ordre sexuel et permet de mener plus avant une interrogation sur les rapports complexes entre nous et les autres. « Être « à sa place » s’est se tenir là où l’on attend que vous vous teniez, c’est respecter un code qui bien souvent distingue des espaces et des temporalités spécifiquement sexués. » (Goyon, 200550).

Parvenir à être intégrée auprès des femmes n'a été possible que lorsque j’ai travaillé dans les champs avec elles. À ce moment-là, j'ai fait preuve, selon elles, de force : je suis devenue li hai. Ce n’est pas

50http://socio-anthropologie.revues.org/444 consulté le 4 mars 2013 — 49 — pour autant que j'ai été complètement perçue comme une femme, à cause notamment de mon âge. Elles projetaient sur moi leur représentation de la femme naxi, afin que je puisse correspondre à ce que mon genre induisait, tout en restant proche de leur image première. Paradoxalement, le fait de ne pas être considérée comme une femme à part entière par les Naxi a facilité ma présence à des réunions de dongba, où seuls les hommes sont présents. Cette sexualisation particulière, correspondant à une indéfinition du genre, a favorisé mon intégration à ce monde masculin. Ayant une capacité et une puissance de travail similaires à celle d’une femme naxi, je fumais et buvais comme un homme. Cet aspect non genré m'a mise dans une situation de médiation unique, ce qui m'a permis de recueillir de nombreux matériaux. Cependant, j'observais une différence entre les personnes vivant à Baoshan et celles vivant à Lijiang. Dans la région de Baoshan, mon indéfinition du genre me donnait un coté atypique, directement expliqué par ma nationalité. Celle-ci s'observait également à Lijiang : les hommes ayant un statut économique et social important, pensaient que je devais avoir de l’argent. Ils essayaient de montrer les signes extérieurs d'un statut social élevé qui s'exprimait symboliquement par des cigarettes et des invitations au restaurant.

Ces offres diverses avaient-elles une valeur uniquement utilitariste, coïncidant ainsi avec une représentation d’eux-mêmes et de l’autre ? Une offre, ou un don, n’est pas totalement désintéressé. « On en attend presque toujours quelque chose en retour, ne serait-ce que la reconnaissance d’une créance et la simple constitution du lien qui en résulte. […] Le don est à l’image même de la nature humaine, ambiguë. » (de Foucault, 200251). Cette pratique, courante en Chine, constitue les prémices d’une relation, fondée sur la triade donner-recevoir-rendre. Il faut bien entendu, pour que cela fonctionne, que le(s) destinataire(s) accepte(nt) de recevoir et de rendre. Or, ces hommes, qui m'invitaient ou m'offraient des repas ou des cigarettes, se positionnaient rarement dans une régularité des échanges ou de la possibilité de contacts. Il y avait donc clairement un don et un reçu. Le rendu se faisait par le fait que j'accordais ma présence. Ce type de relation a parfois gêné mes interactions avec d'autres habitants car, « étant leur amie », ils cherchaient à maîtriser les conversations que je pouvais avoir en étant au centre d'elles.

La relation ethnographique est avant tout une interaction. Il est donc illusoire d’envisager que seul le chercheur peut biaiser cette interaction. L’informateur n’est pas à considérer comme une ressource, mais plutôt comme un agent rendant possible un travail de découverte ou de décodage objectif de réalités sociales. Ces réalités ne sont pas figées, elles sont en perpétuels changements et s’expriment au sein même d’un rapport de conversation.

51http://www.journaldumauss.net/spip.php?article238 consulté le 2 mai 2014 — 50 — b) Anthropologue et guide : quel positionnement ?

Étudier le tourisme a impliqué qu’une partie de mes interlocuteurs, chinois en grande majorité et parfois occidentaux, étaient de passage. Un hôtel de très bon standing cherchait un guide parlant français et chinois, j'ai été contactée pour être la guide d’un groupe de Français. Pouvant faire l’expérience d’être guide, j'ai accepté. Après plusieurs échanges téléphoniques et courriels, il a été convenu d’un itinéraire validé par celui qui vivait à Beijing depuis le plus longtemps. La demande était simple : de jolis paysages et des randonnées. Dès leur arrivée, ils se sont rendu compte du décalage entre l’image de la ville qu’ils s’étaient créées à partir de l'inscription de Lijiang sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Pour eux, un site protégé de l'Unesco devait avoir une faible fréquentation et être authentique.

Ce récit d'anticipation, élaboré avant le voyage a été mis à rude épreuve au moment de leur arrivée. Face au grand nombre de touristes présents, ils se sont sentis trompés, cherchant à tous prix à fuir ce disneysland. La demande initiale dut donc être quelque peu modifiée, ils souhaitaient voir des gens qui ne vivaient pas comme [eux]. Contrairement aux situations précédemment présentées, le fait d’être occidentale, et plus particulièrement française, constituait un point commun, ce qui supposait une communauté de codes. Le fait d’être guide fixait la relation dans un cadre employé- employeur. Je devais donc fournir une prestation durant trois jours contre un salaire, fixé selon les tarifs habituels, soit 300 yuans (soit environ 39 euros) par jour.

Nous avons visité les sites dont ils avaient entendu parler : à savoir les plus touristiques. Le dernier jour, ils ont souhaité se rendre au Lac de Lashi Hai, situé près de Lijiang. Durant la randonnée effectuée au cours de cette journée, j’ai observé une distorsion entre les représentations qu’ils avaient de la « Chine profonde » et de la réalité. En effet, ils recherchaient obstinément des éléments montrant des façons de vivre différentes, du coup la présence de paraboles ou de voitures, même dans des villages éloignés, signifiait pour eux une modernité qu’ils rejetaient. C’est en leur présentant les spécificités de l’organisation familiale naxi, à savoir que c’est la femme qui travaille et qui gère l’argent de la famille, qu’ils ont commencé à s’intéresser à cette culture et à me poser de plus en plus de questions. En leur communiquant une information qui coïncidait avec leur représentation, ils ont accordé de la valeur à mes propos, qui étaient ceux tenus par des guides touristiques chinois. J'ai ainsi adopté les discours que je critiquais parfois. La relation employeur/employé a modifié mon positionnement : pour répondre à leur(s) demande(s), je ne me référais plus à mes connaissances en tant qu'anthropologue mais utilisaient celles des guides locaux. Le guide est celui à qui on attribue une connaissance et son savoir n'est pas remis en cause. Un après-midi, je m'étais approchée d’un groupe de francophones afin d’entendre ce que leur disait leur guide chinois. Ce dernier présentait les trois bassins : l’eau se déverse dans un premier bassin, où l’on puise l’eau pour la cuisson ou

— 51 — s’abreuver, puis elle se déverse dans un second bassin, utilisé pour nettoyer les aliments, et enfin l’eau du troisième bassin est utilisée pour laver les vêtements, mais le guide chinois avait inversé l’ordre des bassins. Dans cette configuration, l’eau pouvant être bue, serait utilisée auparavant pour laver les vêtements et les légumes. Bien que les touristes aient écouté ses propos, certains prenant même des notes, aucun d’entre eux n’émit la moindre réaction ou ne posa la moindre question à la suite de cette erreur.

Le guide est celui qui sait. Sa parole n’est donc pas mise en doute. De manière générale, les Occidentaux qui viennent en vacances ne parlent pas le mandarin, il leur est très difficile de communiquer avec les locaux qui parlent rarement l'anglais. La relation instaurée entre le guide et les touristes qu’il accompagne, se dote d’une nouvelle dimension. Une dépendance s’instaure vis-à-vis du guide qui a à la fois un rôle d’interprète et de protecteur : en cas de problème, il est celui sur qui les touristes occidentaux peuvent se reposer. Un pouvoir est attribué au guide par les touristes. Il est celui qui prend soin d’eux, qui durant un laps de temps relativement court les guide au sens propre du terme. Cette relation est construite de manière bilatérale. Les touristes payent pour une prestation et exigent une qualité en adéquation avec la représentation qu’ils s’en sont faite. L’écart entre la somme versée et la représentation de la prestation détermine la satisfaction du client. Cette satisfaction se répercute directement sur les rapports avec le guide ; il apparaît comme celui qui doit répondre aux exigences des clients. Cela peut induire un rapport de domination financière créé par la nature même de l’échange de service et conditionné par l’évaluation subjective de la satisfaction.

Ce rapport de domination est régulé par le sentiment de dépendance envers le guide. Cette expérience en tant que guide, intéressante pour mon enquête, m'a permis d’accéder à des représentations qui ne me seraient peut-être pas apparues de manière aussi claire par le biais d’entretiens. Bien que leur séjour ait été court et sans doute en inadéquation avec leur représentation initiale de la ville, les impressions finales de ce groupe furent très positives : on a enfin vu des gens qui ne vivent pas comme nous52 . La mise à distance initiale a perduré, mais a été remaniée. Leur expérience pourra prendre la forme d'un récit élaboré non pas à partir de ce qu'ils ont réellement vécu, mais à partir d'éléments susceptibles d'intéresser leur auditoire futur. Ils effectueront ainsi une sélection et une réinvention mnésique des faits afin de se créer une expérience subjective commune.

L'immersion parmi les acteurs du tourisme m’a permis d’appréhender ce qui constitue toutes les facettes du métier de guide, dont la connaissance doit correspondre aux désirs sous-tendus par une subjectivité partagée. Les expériences relationnelles liées à mon enquête de terrain m'ont amenée à me repositionner continuellement, tant vis-à-vis de moi-même que de mes interlocuteurs. Bien que

52Propos tenus par le père lors de la dernière visite. — 52 — j’aie cherché à maintenir une distance relationnelle et émotionnelle avec mes informateurs, je devais trouver une sorte d’équilibre dans mes rapports aux autres. Il devait y avoir proximité pour pouvoir accéder à leur intimité, mais il devait y avoir également une certaine distance pour éviter une trop grande familiarité, qui aurait pu constituer un biais dans le recueil d’éléments et dans leur analyse. Paradoxalement, cet équilibre a été synonyme de flexibilité. Selon les situations et les informateurs, je m'adaptais au positionnement que mes interlocuteurs adoptaient, oscillant sans cesse entre proximité et recul. Par un effet de retour, cela contribuait à me pousser dans une certaine solitude, qui me permettait de me recentrer. Chaque interaction exigeait un contrôle de moi-même pour que je puisse maintenir cette juste distance. À partir de cet équilibre fluctuant, j'espérais être en mesure de découvrir l’autre à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. Ces adaptations et fluctuations constantes ont été essentielles tout au long de mon étude et m'ont obligée à redéfinir sans cesse ma pratique et mes objectifs.

La collecte de données et leur organisation ont constitué une phase importante du travail de terrain. Les matériaux ont été recueillis lors d'entretiens semi-directifs ou non-directifs, d'autres l'ont été à partir d'autres expériences de construction des généalogies, de la réalisation de plans de Lijiang, de relations sociales internes et externes, de la résolution de problèmes quotidiens, de taille de pierres, de danse, de plantation et de l'analyse de tous ces éléments. Ces éléments qui ont fait sens dans une approche identitaire, économique et structurelle du tourisme à Lijiang.

La ville emblématique de la Naxizu et de la religion dongba sont devenues des arguments majeurs dans l’aménagement des différents sites touristiques. Face à l’omniprésence d’une culture à destination des touristes, on peut s’interroger sur les tenants et les aboutissants d’une telle création ainsi que sur les enjeux propres aux acteurs locaux et nationaux. Cela questionne également sur la perte éventuelle de connaissances et de pratiques traditionnelles ainsi que sur la subordination des Naxi à l’État chinois, avec en filigrane les enjeux liés à « l’économicisation des sociétés » (Rahnema, 2003). Plus spécifiquement, cela renvoie à la subordination croissante de la société en générale, dont les Naxi, à l’économie en induisant toujours plus de besoins à satisfaire. Sous couvert de vouloir favoriser le développement économique de la région, le risque ne serait-il pas que ces mesures soient « un leurre destiné à déraciner les derniers survivants des économies vernaculaires » (Rahnema et al., 2008 : 9) ? Pour répondre à cette question, les éléments historiques présentés dans la partir I me permettront de poser le maillage représentationnel et juridique relatif aux shaoshu minzu. Cela

— 53 — facilitera dans la deuxième partie l’analyse de la manière dont l’industrie touristique s’est construite au fil des années en république populaire de Chine, et, ainsi appréhender les articulations identitaires mises en place par les Naxi pour tenter de maitriser les acquis d’une histoire culturelle qui leur est propre et les enjeux économiques qui y sont liés. L'objectif de ce travail est d'appréhender ces données autour de trois grands thèmes :

• le premier : la manière dont ces populations ont été pensées en tant que membre de la nation chinoise. La réaffirmation d'un État chinois dont la population comprend des shaoshu minzu et une minzu majoritaire dans les années 1980 a induit de nouvelles dynamiques sociales. La compréhension du tourisme en tant que dynamique contemporaine induit une mise en perspective diachronique au niveau national et au niveau local. Après m’être attachée à présenter la création de la Naxizu sous les angles historiques et politiques, je reviendrai sur la question des peuples autochtones en Chine.

• le second : la manière dont les Naxi ont été catégorisés en Naxizu et son implication sociale. L'intégration des Naxi au sein de l'Empire chinois et les discours politiques relatifs aux shaoshu minzu ont participé à l'élaboration d'une identité narrative utilisée dans le cadre du tourisme. Je reviendrai sur les détails de la construction de la Naxizu au chapitre 4 pour comprendre ce que signifie être naxi et chinois aujourd'hui. Cela est à mettre en parallèle avec les modifications sociales inhérentes à l'avènement du tourisme de masse. En effet, ceci a aussi engendré une augmentation croissante du nombre de commerces, guesthouses et échoppes, tenus en majorité par des Han. Cette forte migration a créé, parfois même exacerbé, des tensions entre Naxi et Han, entre Lijiangais et non-lijiangais de « souche ». Avant Lijiang était une ville où vivaient beaucoup de Naxi. Maintenant, ils sont partis. Désormais, c'est une ville han. Ce sont les Han qui tiennent les magasins53 . Je démontrerai plus finement dans la partie trois comment les bénéfices engendrés par l'industrie touristique ont modifié des dynamiques sociales intra-villageoises et accentué les inégalités sociales. Parallèlement à cette recomposition du social, l’enseignement de la langue dongba dans les écoles publiques et privées pour les enfants ainsi que pour les adultes a modifié les représentations liées au rôle de la femme, auparavant privées de cette connaissance et de ce pouvoir social. Une redéfinition des représentations liées aux genres apparaît.

• le troisième : les politiques liées au développement du tourisme et leur mise en œuvre. La création des sites célèbres et l'inscription de Lijiang au patrimoine mondial de l'Unesco s'est accompagnée de la mise en œuvre d'une politique culturelle locale, visant à promouvoir la

53Extrait de l'entretien réalisé avec une vendeuse naxi. — 54 — culture dongba contemporaine. Les activités et les mises en scène liées à l'industrie touristique s’inscrivent dans une instrumentalisation du tourisme par les instances politiques et résultent de stratégies sociales mises en œuvre par tous les acteurs.

Comme je le présenterai dans le dernier chapitre de ce travail, la mise en scène de la culture naxi entraîne des mouvements identitaires contemporains, au sein desquels s'inscrivent les effets de la mondialisation.

— 55 —

PARTIE 1 : CONSTRUCTION ET FRAGMENTATION DES IDENTITÉS NATIONALES

Il est possible de transformer un grand événement en petit événement et un petit événement en rien du tout. (Proverbe chinois)

Les événements survenus au cours des trente dernières années ont façonné l'histoire de la Chine contemporaine, que ce soit dans les domaines culturels, religieux ou politiques. La première moitié du XXème siècle a tissé le canevas à partir duquel la République populaire de Chine s'est érigée et s'est accompagnée de riches bouleversements politiques et sociaux, telle la catégorisation des différents groupes ethniques en shaoshu minzu. L'avènement de Mao au pouvoir s'est concrétisé par la sinisation du marxisme et l'influence du modèle stalinien sur la stratégie politique développée dès 1949 et prolongée jusqu'en 1976 (Bianco, 2009). Dans l'objectif de construire un pays moderne, les autorités communistes ont dû résoudre les crises anciennes et construire les fondements d'une nouvelle nation. Face à la diversité des populations constituant le peuple chinois, le gouvernement leur a octroyé des droits constitutionnels. Cette reconnaissance leur confère une place au sein de la société chinoise. Cependant, la question de leur autodétermination dans un projet d'unité nationale s'inscrit dans la construction de la citoyenneté chinoise contemporaine. Cela a impliqué que les autorités communistes créent des outils pour que ces populations ne puissent se déterminer à leur guise. Le projet de classification ethnique a vu le jour au Yunnan dès 1954. Celui-ci s'est appuyé sur des études d'ethnologues et de linguistes chinois ainsi que sur la participation des autorités locales et provinciales (Mullaney, 2011). Ce processus de catégorisation sociale éclaire aujourd'hui les rapports, instaurés depuis longtemps, entre Han et minzu minoritaires et est au cœur des diverses mises en scène liées au tourisme « ethnique ». Cela questionne également sur la fabrication culturelle des shaoshu minzu en tant que membres de la Chine moderne.

Les principes d'autarcie et de contrôle en vigueur au cours des périodes maoïstes et post- maoïstes ont laissé place à une nouvelle forme d'exercice du pouvoir politique. Depuis Mao Zedong, ce pouvoir a laissé plus d'initiatives aux acteurs sociaux mais continue de contrôler l'espace public via l'information, la communication et, surtout, l'organisation politique et sociale chinoise. La structure de centralisation du pouvoir de la Chine impériale a été conservée par analogie et le parti communiste chinois dirige la Chine. En effet, tout organe administratif (ville, école, hôpital, musée, bureau…) a un correspondant du Parti au niveau local. Cette structure pyramidale du pouvoir politique chinois a donné, et donne encore aujourd'hui, un rôle particulier aux fonctionnaires, qui sont les auteurs de l'histoire de la Chine interprétée par les politiques. Il est donc important de repérer les

— 56 — enjeux d'une histoire officielle afin de comprendre comment, dans le cadre du tourisme, l'agent majeur du patrimoine, à savoir le pouvoir politique, fixe sa vérité historique. Cela justifie d'analyser comment le contrôle du passé peut être utilisé par le pouvoir pour inférer sur le présent. Dans un premier temps, je reviendrai sur les moyens mis en œuvre par les différents organes politiques pour constituer et affirmer la singularité de l'identité nationale de la République populaire de Chine. Pour ce faire, je me suis fondée sur de nombreux ouvrages d'historiens (Gernet, Chesneaux, Grousset, Rosanvallon, Mullaney…) afin de déterminer comment les événements de la Chine contemporaine ont façonné la nation chinoise dans un contexte déjà globalisé. Dans un second temps, je présenterai la place accordée aux shaoshu minzu au sein de la République populaire de Chine et à analyser comment ont été créées les identités nationales des minoritaires. Dans un troisième temps, je démontrerai la dimension politique du concept de minzu. Enfin, je montrerai comment le processus de catégorisation appliqué à la minzu naxi met en évidence les enjeux politiques et sociaux encore pérennes. Tous ces éléments, appliqués à la communauté naxi permettent de comprendre comment son histoire a été reconstruite.

— 57 — I. LA CONSTRUCTION DE LA NATION CHINOISE

Selon le modèle cosmogonique traditionnel, l'Empire chinois occupe une position centrale et dispense les vertus de la civilisation aux peuplades « barbares » situées aux quatre coins du monde (Grenot- Wang, 2001). Ce modèle universaliste de l'Empire a été élaboré contre la menace constante de l'étranger proche. Au fil des siècles, les populations vivant dans les régions limitrophes de la plaine centrale ont été le plus souvent absorbées à divers degrés par l'Empire chinois et la menace de l'étranger s'est parée d'autres formes et enjeux, telle la protection des zones frontalières. Ainsi, l'influence des puissances étrangères a forcé la Chine à se projeter, dès le XIXème siècle, dans la sphère des relations internationales, où les pays principaux (Angleterre, France, Allemagne…) ont maintenu une concurrence les uns avec les autres, dans une volonté d'expansion et d'industrialisation. Cette nouvelle dynamique internationale a eu des répercussions notables dans la construction de l'identité nationale chinoise. Pour comprendre la place actuelle des shaoshu minzu et leurs interactions avec l’État moderne, il est important de replacer le processus de catégorisation de ces populations au sein des contextes historique et politique inhérents à la construction de la République populaire de Chine unifiée et multiculturelle. Tout d’abord, je reviendrai sur le contexte politique et les évolutions sociales de la première moitié du XXème siècle. Puis, je reviendrai sur le contexte historique qui a précédé l'ère maoïste pour, dans un troisième temps, expliquer l'avènement de la République populaire de Chine. Ces trois parties détermineront comment l'intégration des populations minoritaires au sein d'une nation unifiée s'est accompagnée de la création d'une entité naturelle et organique caractérisée par une culture et une langue propre. Enfin, je m'attacherai à analyser le processus de catégorisation des shaoshu minzu. Les critères d'inclusion et d'exclusion élaborés par le gouvernement central de l'époque ont servi à décrire la diversité de la nation chinoise ainsi qu'à définir un nouveau lien entre l'ethnie majoritaire han et les 55 shaoshu minzu.

1. .Évolution politique et sociale de la première moitié du XXème siècle

Si l'on se réfère aux ouvrages de Gernet et Chesneaux, la fin du 19ème siècle a été marquée par un contexte international et national trouble. En 1885, la France a anéanti une partie de la flotte chinoise avant de s'emparer du Vietnam, pays tributaire de la Chine. À la suite de la première guerre sino- japonaise (1894-1895), le Japon, qui a réussi sa modernisation sous l'impulsion de l'empereur Meiji, a occupé la Corée et la Chine a dû céder Taïwan. Les sphères d'influences occidentales, notamment les Britanniques, se sont partagées la Chine. C'est à cette période que le pouvoir impérial a perdu sa

— 58 — souveraineté sur plusieurs provinces. Exploitée économiquement par les puissances occidentales, le déclin de la Chine s'est poursuivi. Victime d'un néo-colonialisme, la Chine a subi les effets de la toute- puissance des commerçants occidentaux qui ne sont pas soumis aux mêmes réglementations que les commerçants du pays. Dans un contexte politique trouble, les Réformateurs, dont les propositions résolument modernes mais peu soutenues par la population, se sont affrontés aux Boxeurs 54 , populaires mais fortement ancrés dans le passé. Dès 1894, Sun Yat-sen55 a organisé, le Xing zhong hui ou « Société pour la renaissance de la Chine » afin de fournir une assise populaire à l'ambition modernisatrice qui l'animait. Cette société, qui trouvait une grande partie de ses partisans chez les émigrés d'outre-mer, s'est mue en 1905 en Tongmenhui, littéralement « société de loyauté unie », plus connue sous les noms de « Ligue unie » ou d’« Alliance révolutionnaire ». L'influence du Tongmenghui, touchant les intellectuels et la nouvelle bourgeoisie, s'est exercée sur le sol chinois et plus encore chez les émigrés d'outre-mer : étudiants du Japon et marchands des grands ports d'Asie du Sud-Est notamment. Cette société de loyauté unie a également établi des contacts avec les sociétés secrètes traditionnelles comme la Triade ou les Aînés et les Anciens, sur la base de leur commune hostilité aux Mandchous. Entre ces groupements archaïques et cet embryon de parti politique moderne, la frontière est restée floue. Selon Jean Chesneaux et Jacques Gernet, les idées républicaines se sont diffusées chez les paysans et les coolies 56 via des sociétés secrètes dont les formes d'organisation et la hiérarchie rigide ont influencé le Tongmenghui. Celui-ci possédait une structure très décentralisée, ce qui n'a pas permis pas d'identifier précisément ni un leader ni une forme réelle de cohésion. Face à un pouvoir faiblement identifié et une structure du pouvoir trop distendue, bon nombre des tentatives de soulèvements contre les dirigeants en place ont été des échecs. L'élément historique décisif a été la révolution d'octobre 1911.

Durant l'été 1911, le gouvernement mandchou a tenté d'acquérir les chemins de fer en construction ou déjà construits, des provinces du Centre, ce qui a bouleversé l'équilibre des forces sociales et politiques : la gentry locale et les milieux modérés ont rejoint les républicains. Le gouvernement impérial mandchou avait une base populaire amoindrie lorsque les républicains ont tenté un soulèvement en octobre à Wuchang57. Alors en difficulté, le gouvernement impérial a été confronté au retrait d’allégeance - sous la forme de déclaration d'indépendance - de chaque province. L'armée, les assemblées provinciales et les autorités locales ont rejoint les rangs du parti républicain et ont élu, le 1er janvier 1912, Sun Yat-sen comme président de la République, dont le gouvernement provisoire était basé à Nanjing. L'arrivée au pouvoir du Guomindang s'est accompagnée de la

54Les Boxeurs, ou « milices de justice de concorde », sont fortement hostiles aux occidentaux et aux chrétiens chinois. 55Sun Yat-sen (1866-1925), homme d’État chinois. 56Les coolies désignent des travailleurs agricoles. 57 武昌 Wǔchāng est un district du centre de la ville du Wuhan (province du Hubei). — 59 — présentation d'un programme précis, fondé sur les « Trois principes du peuple » : indépendance, souveraineté et bien-être. Ce programme a posé les jalons de la Chine moderne : l'indépendance du peuple nécessitait le renversement de la domination mandchoue ; la souveraineté préfigurait l'instauration de la République et le bien-être pouvait être compris comme une référence au socialisme occidental préconisant des droits égaux sur la terre. Les débuts de cette première république ont été marqués par une ouverture caractérisée par la prolifération de journaux, de partis politiques et par l'adoption d'un modèle constitutionnel inspiré du système américain. Cependant, cette ouverture était illusoire, car le gouvernement de Yuan Shikai 58 souhaitait avant tout renforcer l'ancien régime politique et social, ce qui a amené la dissolution du Guomindang, après l'obtention de la majorité des suffrages en 1913, lors des élections pour la constitution du Parlement. Ces divergences d'intérêts et de considérations politiques ont accentué les tensions ainsi qu’entraîné l'exil d'un grand nombre des chefs républicains dont Sun Yat-sen.

L'attitude de Yuan Shikai face aux puissances occidentales, qui lui ont apporté leur soutien lors de sa prise de pouvoir, a révélé le conservatisme social d'antan et ce, malgré la pérennité du cadre formel de la République. À la veille de la première guerre mondiale, la présence économique et l'influence politique des Occidentaux - et du Japon - est à son apogée. Les investissements économiques conséquents - notamment dans l'industrie minière et les chemins de fer - ont conforté leur pouvoir politique : les Occidentaux dirigeaient et contrôlaient les douanes, les postes et le service de la gabelle 59 . Seuls les excédents étaient redistribués à l’État chinois, faisant ainsi de ces investissements une forme de protectorat financier (Siegfried, 1951 :11). L'ouverture vers l'Occident s'est révélée être un échec, notamment dans les grandes villes où les Boxeurs, partisans de l'ancien régime, ont montré de fortes oppositions, réduisant grandement l'influence occidentale.

L’échec de Yuan Che -k’ai, dû à l’intervention ouverte de la Chine Extérieure et à l’intervention secrète des Puissances étrangères, détourna l’histoire chinoise de son cours habituel. […] Et tout d’abord il se produisit ce qui arrive chaque fois que le vieil empire n’est pas tenu en main par une dynastie forte : l’émiettement provincial. Au lendemain de la chute des Mandchous la personnalité de Yuan Che-k’ai avait contenu les dissidences régionales. Lui disparu, elles triomphèrent comme aux plus mauvais jours du Xe siècle. Sous le nom de république, ce fut l’anarchie militaire dans le nord, l’anarchie politicienne dans le sud (Grousset,1942 : 226)

Le « prêt de réorganisation », octroyé en 1913 par un consortium de banques étrangères, a constitué l'une des oppositions majeures faites à Yuan Shikai concernant sa politique perçue comme étant trop

58 Yuán Shìkǎi (1859-1916). Ancien militaire nommé premier ministre en 1911 pour réprimer les révolutionnaires. En février 1912, il est élu Président par le Sénat provisoire de Nanjing. En décembre 1915, il se proclame empereur à vie de l'Empire chinois, mais face à l'opposition des armées du Sud, il se retire le printemps suivant. 59La gabelle était un impôt, garantie du « prêt de réorganisation ». — 60 — conciliante avec les puissances occidentales. Le rapport à l'étranger a été pendant de nombreuses décennies l'expression de rapports de pouvoir au sein desquels la Chine s'est sentie lésée sur les plans économiques et politiques. Après la mort de Yuan Shikai, la gouvernance du pays s'est enfoncée dans des luttes politiques constantes, au gré des influences extérieures et des chefs de guerre.

La modernisation de l'économie a eu des répercussions au niveau du prolétariat, composé de la paysannerie pauvre, d'artisans ruinés et de la classe populaire non-diplômée des villes. Travaillant dans les nouvelles entreprises, parfois étrangères, ce prolétariat n'est pour autant pas organisé. Cependant, les grèves de 1895 et 1918 ont démontré la pérennité des luttes revendicatrices. Malgré ces revendications, les villes et leur fort potentiel d'emplois continuent d'attirer de nouveaux habitants. Les villes se sont modernisées et se sont occidentalisées ; Shanghai et Guangzhou sont devenues des lieux d'habitation pour les étrangers ainsi que des centres d'affaires nationaux et internationaux. Cette nouvelle dynamique a attiré également des intellectuels, des industries, mais aussi des paysans qui se rendent dans les grandes agglomérations pour trouver du travail ou grossir les rangs des armées des junfa60. Ces changements économiques et industriels ont fait émerger de nouvelles problématiques sociales : les conditions de travail très dures pour certains ouvriers, une paupérisation plus importante pour les agriculteurs qui ont quitté leurs campagnes pour les grandes villes et se sont trouvés parfois dans des situations de non-emploi. Il apparaît que les pressions occidentales se sont ajoutées à des modifications sociales et politiques internes pour nourrir une crise politique qui ne parvenaient pas à s'extirper d'une dichotomie structurelle ancienne : d'un côté l'économie agraire dominante associée à une société rurale et de l'autre une fonction publique impériale dominée par la gentry chinoise.

Le 4 mai 1919, une immense émotion agite les milieux des écoles, l'intelligentsia et une grande partie de la bourgeoisie quand sont connues les dispositions de la conférence de Paris qui accordent au Japon tous les droits et territoires acquis en Chine par l'Allemagne, le Japon apparaissant alors aux Puissances comme le meilleur allié contre le régime bolchevique. Le mouvement, parti de l'université de Pékin, gagne toutes les grandes villes. Il est suivi d'un boycott des produits japonais, de grèves des marins, cheminots, ouvriers des industries cotonnières... (Gernet, [1972] 2005 : 50)

Les jeux d'influence des puissances étrangères, notamment menés par le Japon, se sont cristallisés autour d'une tentative de protectorat larvé et se sont opposés au sentiment national chinois. Ce sentiment national est parvenu à créer une unité auprès des forces sociales issues de la modernisation du pays : bourgeoisie, ouvriers et intellectuels s'alliaient pour parvenir à la non-ratification du traité de Versailles61. Les prétentions japonaises et l'humiliation ressentie par la population chinoise ont

60Les junfa, « les seigneurs de la guerre », possédaient une force militaire et occupaient un territoire de manière presqu'autonome. 61Le traité de Versailles stipulait que l'Allemagne devait céder de nombreux avantages à la Chine (bâtiments, quais, casernes… qui se trouvaient sur le territoire chinois), et devait renoncer à ses droits, titres et privilèges en faveur du Japon. Il s'agissait d'un — 61 — entraîné un soulèvement nationaliste : le mouvement du 4 mai. Ce dernier a prôné notamment l'abandon de la langue des Classiques pour la langue populaire, une rupture d'avec la tradition confucéenne au profit de la jeune génération avec notamment l'émancipation des femmes. Paradoxalement, ce mouvement, hostile à l'Occident, a pourtant réclamé une occidentalisation de la société chinoise. Ce mouvement né du 4 mai (1919) a marqué une volonté commune de se détacher du passé et de ses valeurs pour tendre vers un avenir où la jeune génération jouerait un rôle moteur. Ce mouvement à la fois politique et cultuel s'est inscrit dans une recherche d'idéologies nouvelles : les œuvres de Russell, Dewey et Marx intéressaient les jeunes intellectuels. Plus largement, ce début du XXème siècle a marqué une effervescence intellectuelle. Comme le souligne Goodman :

Cela a stimulé et galvanisé un mouvement culturel naissant et grandissant depuis la fin du XIXe siècle, qui a été dirigé à se libérer du poids de la tradition confucéenne de la Chine qui visait à absorber la culture occidentale. Ce mouvement culturel a culminé dans les premières décennies du XXe siècle dans un épanouissement littéraire qui fut l'un des épisodes les plus créatifs et brillants de l'histoire moderne chinoise 62 (Goodman, 1977 : 1)

Le 1er juillet 1921, le Parti Communiste Chinois (PCC) a été fondé à Shanghai avec à sa tête Chen Duxiu. Dans un premier temps, le PCC s'est organisé à partir des modèles soviétiques et occidentaux malgré une classe ouvrière peu importante. Néanmoins, la stratégie du parti s'est fondée sur les luttes ouvrières et l'action révolutionnaire du prolétariat industriel en a constitué le point focal. De nombreux intellectuels communistes, tel Mao Zedong, se sont joints aux ouvriers, les aidant à s'organiser ainsi qu’à élaborer des actions nouvelles. Inspirés du léninisme, ces militants ont placé la classe ouvrière au cœur de leurs revendications et ont considéré la grève comme un moyen d'allier une capacité d'intervention à la solidarité inhérente à cette classe. Le développement d'une jeune classe ouvrière surexploitée, notamment dans de grandes villes portuaires, a généré de nombreuses grèves parmi des dockers, des portefaix, des manutentionnaires, des mineurs... Ces mouvements sociaux ont mis en lumière la situation d'un pays affecté par des revendications sociales au nom des opprimés.

Les mouvements de refus d'aggravation de conditions de travail déjà insupportables sont des mouvements réflexes, spontanés, encadrés aussitôt par les organisations que se sont données ces gens le plus souvent « sans feu ni lieu », ces « sans familles » : sociétés secrètes, amicales régionales (bangkou, tongxiang, banghui...). Dans la plupart des cas les « meneurs » sont aussi les médiateurs : ce sont les contremaîtres, les entrepreneurs de main-d’œuvre (baogongtou, batou...), qui négocient ainsi l'amélioration des conditions des équipes qu'ils recrutent, sous-

transfert de propriétés. 62« It stimulated and galvanized an incipient cultural movement growing since the late nineteenth century, that was directed at throwing off the weight of china's confucian tradition and absorbing western culture. This cultural movement culminated in the early decades of the twentieth century in a literary flowering that was one of the most creative and brilliant episodes in modern chinese history » (Goodman, 1977:1). Ma traduction. — 62 — payent, logent, organisent (Roux, 1983 : 111).

Derrière ces mouvements sociaux, la question du pouvoir politique se pose. Ces derniers se sont constitués autour de revendications sociales multiples et ont fédéré des groupes d'intérêt différents autour d'un adversaire commun : le pouvoir politique en place. Les actions menées ont servi de leviers pour influencer le cours des choses, pour changer la société chinoise. Les différentes mobilisations menées depuis plusieurs années ont perdu leur dimension ponctuelle devenue nationale voire internationale. Les mobilisations ne sont plus catégorielles et la défense des intérêts initialement hypersectorielle s'est accompagnée d'un processus d'élargissement. Le contexte international de l'époque a influé sur la manière dont ces répertoires d'actions sont entrés en résonance avec les activités gouvernementales. L'avènement de Chiang Kai-shek a coïncidé avec la montée du fascisme italien, du national-socialisme allemand et du militarisme japonais. Les grandes démocraties parlementaires ont fait face à la grande dépression économique américaine, pendant que Staline dirigeait l'URSS d'une main de fer grâce à un système bureaucratique et policier fort. Face aux différents mouvements contestataires, Chiang Kai-shek s'est inspiré des méthodes de propagande des régimes forts et a diffusé le « Mouvement pour la vie nouvelle ». Ce mouvement alliait à la fois un culte à Confucius, la glorification du fondateur de la République chinoise et un ordre moral. Qui dit vie nouvelle suppose un homme nouveau. À l'aide d'instructions très précises - adressées uniquement aux hommes - de nouvelles mœurs sont préconisées afin d'atteindre une « pureté » de la société chinoise (Gernet, [1972] 2005).

Ces différents bouleversements ont orienté la société chinoise vers une modernisation conservatrice et genrée sans que les tensions sociales ne se résorbent réellement. La modernité avancée dans la constitution de ce nouvel ordre moral s'est avérée être somme toute relative. En effet, les normes sociales ont transcrit des modifications formelles mais restent fondées sur des préceptes très proches des considérations éthiques et morales enseignées par Confucius63 révélant le maintien d'un ancrage dans les traditions anciennes. Ces éléments moraux constituent toujours des normes sociales qui codifient de manière très forte les comportements en Chine. Cela traduit une volonté politique de minimiser toute modernisation étatique ou sociale en conservant les alliances politiques d’antan et en ayant la mainmise sur le secteur bancaire, afin d'éviter toute nouvelle intrusion étrangère.

L'enrichissement des classes privilégiées a contrasté avec la pauvreté des paysans, soumis à

63« L’essence de sa doctrine éthique est l’« humanité » ou « bienveillance » (ren), c’est-à-dire l’amour du prochain. Cette vertu se manifeste dans toutes les formes de rapports entre les êtres humains et est à la source des autres qualités : la piété filiale (xiao), le respect des aînés (ti), la loyauté (zhong), l’attitude respectueuse (gong), la magnanimité (kuan), la fidélité (xin), la diligence (min), l’altruisme (hui), l’affabilité (wen), la bonté (liang), la frugalité (jian), la tolérance (rang), l’indulgence (shu), la sagesse (zhi), le courage (yong). C’est cette même vertu qui amène à se garder de tout excès, à ne pas craindre les difficultés, à discerner l’aimable du haïssable et à se conduire avec honnêteté et droiture. Ces formes de vertu procèdent du ren, qui prescrit aux êtres humains de se témoigner mutuellement sympathie, sollicitude et respect, et de veiller les uns sur les autres » (Yang Huanyin, 1993:3). — 63 — de nombreuses charges financières, ne leur permettant pas de maintenir un niveau de vie correct. La misère paysanne, a touché principalement les régions où vivaient les groupes minoritaires. Cette situation semblait bien loin des préoccupations des privilégiés des villes. Les écarts économiques se sont creusés, notamment dans les années 1927-1949, ce qui a accru les inégalités sociales et le sentiment d’iniquité au sein des plus démunis, favorisant ainsi les tensions et les conflits au sein de la population. La scission économique de la population a résulté « de la fuite des hommes et des richesses vers les ports ouverts, de la conversion des activités productrices de jadis en activités improductives (opium, tabac, spéculation, armées...), de l'existence d'un système politique artificiel lié à l'implantation des capitaux étrangers et, en fin de compte le produit de l'aliénation progressive du monde chinois depuis la fin du XIXe siècle » (Gernet, [1972] 2005 :56). Les conséquences d'une telle situation économique et sociale ont montré une nation désunie. Ces nombreuses tensions et la multiplicité des conflits ont imposé l'urgence de l'unification du pays. Dans cette optique, l'expédition menée par Chiang Kai-shek, avec le soutien de l'Union soviétique, en juillet 1926 dans le nord de la Chine avait pour objectif de mettre un terme aux pouvoirs exercés par les junfa sur les différents territoires. Cette campagne a été un succès, en particulier grâce au soutien des communistes et à la mobilisation des paysans et des ouvriers. Elle s'est terminée en décembre 1928, soit un an après que Chiang Kai-shek ait attaqué les dirigeants du PCC lors du congrès de Shanghai. Face aux répressions liées à la Terreur Blanche64, Mao s'est réfugié dans sa province natale du Hunan et y a entamé la réalisation d'une étude sur la situation dans les campagnes. Ses conclusions ont formé la croyance ultérieure que les campagnes, en souffrance et dans la misère, constituaient un vivier d'opprimés à défendre. La légitimation du gouvernement, en tant que puissance protectrice autonome, a été fortement altérée, ouvrant ainsi la voie à de nombreuses revendications et soulèvements.

Dès lors, se sont mises en place les prémices de la réforme de la Chine contemporaine sur fond de fracture sociale et de difficultés économiques. Parallèlement, de nombreuses manifestations et revendications ont mis à mal l'intégrité de l'empire. Tous ces événements ont profondément transformé la structure ancienne de la société chinoise, fondée sur la hiérarchie confucéenne des lettrés, des marchands, des artisans et des paysans. Les liens sociaux d'antan se sont métamorphosés, laissant apparaître des clivages de plus en plus marqués avec lesquels les pouvoirs politiques ont dû composer.

64Répression menée par les forces nationalistes contre les communistes. — 64 — 2.Caractéristiques et prémices de l'ère maoïste

Les réformes politiques et économiques mises en œuvre dans cette première partie du XXème siècle ont prédisposé aux révolutions paysannes, qui ont agité la Chine à de nombreuses reprises, et ont favorisé l'implantation du communisme. C'est la conjonction de multiples éléments sociaux, économiques et politiques qui a favorisé l'avènement de la République populaire de Chine. Plus encore, la mise en œuvre des différentes réformes menées au cours du début du XIXème a amorcé les éléments historiques de la seconde moitié du siècle.

De l'échec de la première république à la naissance du PCC, l'unification du pays a été confrontée à une dualité entre conservatisme et progressisme. Nationalistes et communistes ont poursuivi des objectifs divergents et leurs oppositions ont entraîné la rupture du Front uni, à savoir l'alliance du PCC et du Guomindang. Mikhaïl Borodine, représentant du Komintern en Chine est intervenu quasi ouvertement dans la politique du gouvernement de Chiang Kai-shek dès 1925, soulignant ainsi l'influence de l'Union soviétique. Les ruptures et conflits précédents ont convaincu les communistes que le Front uni et l'unification du pays ne pouvaient se faire sans leur gouvernance. À l'aube de la décennie de Nankin (1927-1937), la situation de la Chine a laissé percer une opposition grandissante entre la bourgeoisie et le monde ouvrier.

Les recherches de Philip A. Kuhn (2003) sur les rebellions de Leiyang (1844) ont mis en exergue les souffrances et la misère vécues par la paysannerie. Ces mouvements sociaux, le plus souvent guidés par des intellectuels, soulignaient les abus causés par les taxes imposées et prélevées par des intermédiaires, qui cherchaient à s'enrichir. Au moment de ces rebellions, les magistrats des sous-préfectures étaient tributaires de leurs commis, c'est-à-dire que ces derniers devaient leur fournir des quotas fiscaux dans les délais impartis. Dans le cas contraire, ils risquaient de perdre leur fonction, ce qui a entraîné de nombreux arrangements entre magistrats et commis65. Ce système a fonctionné grâce à leur capacité à maintenir les paysans dans leur état de dépendance via les dettes contractées envers l’État chinois. Les rebellions de Leiyang ont ainsi souligné un rapport arbitraire hiérarchisé nourrissant les figures du rapport de l'État aux citoyens et induit par les taxes imposées. L'ancien fonctionnement de taxation chinois a créé un mécontentement chez les ouvriers et paysans, qui a illustré l'expression d'un pouvoir du politique sur la sphère sociale, et a accentué les inégalités entre les classes sociales.

La corruption bureaucratique a participé à creuser ces inégalités, car elle est partiellement

65Les commis représentaient un maillon essentiel entre la population fiscale et l'administration publique, représentée par les magistrats. — 65 — fondée sur les faibles revenus légaux que conféraient de telles fonctions. P. Gui Boulais66 (1923) a souligné l'implication du gouvernement dans ce système de corruption : les salaires des mandarins et des fonctionnaires étaient si bas que le recours à des moyens illégaux par les magistrats semblait courant et justifié par ces derniers pour atteindre la dignité due à leur rang. Au-delà de cette dimension, s'est greffée celle de la représentation d'une fonction, et celle de ne pas perdre la face. Emmanuel Kreike et William Chester Jordan (2006) ont montré comment le fait d'occuper un poste socialement privilégié, associé à la moralité confucéenne a induit certaines prérogatives économiques et sociales. C'est l'association conjointe de tous ces éléments qui a permis la tolérance implicite des pratiques en tant que normes sociales réservées à une élite.

Cette corruption bureaucratique s'est inscrite dans un système plus global, dont a dépendu à des échelles variables plusieurs acteurs, soit le réseau ou guanxi. La gentry chinoise a été également associée à des formes de corruption, c'est-à-dire à des moyens d'appropriation indirecte de compléments grâce à leurs fonctions publiques. Cette pratique a grandi au cœur de l'ancien régime impérial et a été relativement tolérée dans un premier temps. L'occupation même de la fonction favorisait la tolérance de telles prérogatives économiques, légitimées par le rang social. Toutefois, l'occupation d'un tel poste et son association à des formes de corruption réinvestissait des mécanismes politiques de négociation, duquel a résulté la norme sociale encore à l’œuvre aujourd'hui.

En 1931, la « République des Soviets chinois » est proclamée par les représentants des différentes bases soviétiques, c'est-à-dire par plus de cinquante millions de personnes en tout. Elle s'est opposée au gouvernement de Nankin et au Guomindang. En réponse à l'encerclement de la cinquième campagne en octobre 1934, Mao a conduit les communistes à entamer la Longue Marche qui les a menés au Shanxi. Le 1er août 1935, les communistes ont lancé un appel à tout le peuple chinois pour lutter contre l'invasion du Japon. Les actions du gouvernement chinois face au Japon ont été perçues comme un manque de courage par la population. En réaction, une partie de la population chinoise s'est opposée à ces actions et s'est réunie autour de la construction d'un nouvel imaginaire social. En tant que figure politique abstraite, l'État est, selon les termes de Pierre Rosanvallon, une « forme efficace de représentation sociale » (Rosanvallon, 1993 :14). L’État module l'histoire de la société tout comme celui-ci est imprégné par l'image que la société a de lui. Mais plus encore, l'État apparaît comme une extrapolation identitaire de la Nation, constitué d'éléments subjectifs que chacun transpose en fonction de ses croyances ou de ses opinions. L'image d'un gouvernement lâche, ainsi véhiculée et fortement critiquée par les communistes, a participé à altérer le processus d'identification de la population au gouvernement en place jusqu'alors. Les imaginaires des politiques en place se

66P. Gui Boulais a vécu de 1843 à 1894. Le Manuel du code chinois est une traduction partielle du code pénal élaboré sous les Qing et édité à titre posthume et régulièrement édité. Il est également consultable sur internet : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5439276d. Consulté le 30 avril 2012 — 66 — sont opposés à ceux véhiculés au sein de la population, auxquels elle a, semble-t-il, adhéré.

Le contexte trouble qui a sévi en Chine depuis le début du XXème siècle associé à une augmentation de la pauvreté a ouvert la voix à Mao Zedong, qui apparaît à la fois bienveillant et protecteur envers les plus touchés par des conditions de travail difficiles, le non-emploi et la pauvreté. La menace japonaise et la stratégie mise en place par Mao Zedong, fondée sur l'importance des campagnes dans son action ont légitimé son avènement à la tête du gouvernement chinois.

3.L'ère maoïste et l'avènement de la République Populaire de Chine

Le nouveau régime a vu le jour au sein d'une Chine marquée par les guerres successives des dernières années (1937-1949), une grande misère et une forte population. L'approche comparative de Theda Skocpol ([1979] 1985) a montré que les tensions au sein des anciens régimes français, russe et chinois étaient centrées à la fois sur les rapports entre les classes de production (ouvrière), les classes dominantes et les États ainsi que sur les rapports des classes dominantes des propriétaires terriens et de l’État autocratique et impérial. Ces tensions latentes ont influencé les dynamiques économiques, sociales et politiques des régimes pré-révolutionnaires, convergent dans la dénonciation des privilèges des propriétaires fonciers. Les doléances ont mené aux luttes rurales qui ont elles-mêmes participé aux transformations sociales et politiques de ces révolutions françaises, russes et chinoises.

Selon Theda Skocpol, les révolutions ont en commun l'association des pressions internes et externes, qui a révélé la faiblesse des appareils étatiques centraux des anciens régimes et a produit des révoltes des classes inférieures en général, et des paysans en particulier. De plus, les dirigeants politiques des trois États, reconnus et mobilisateurs, ont cherché à renforcer un pouvoir d'état révolutionnaire. Dans ces trois situations, ces révolutions sociales ont mené à la mise en place d'États- nations incorporant les masses, bénéficiant d'un pouvoir potentiel de grande puissance sur la scène internationale, impliquant également une nouvelle capacité de développement, et ont réalisé des changements structurels via la suppression d'oppositions pré-révolutionnaires de l'aristocratie terrienne. La révolution sociale est déclenchée par une révolte des classes dominantes contre un régime de monarchie absolue. Les tensions politiques relevaient des rapports entre classes productrices. Ces trois révolutions sociales ont comporté des conditions similaires aux crises politiques, mais ce ne sont qu'associées aux conditions favorables des insurrections paysannes que les transformations sociétales ont eu lieu. Dans le cadre de la Chine, ces conditions ont été la combinaison d'une classe dominante – à savoir la bourgeoisie industrielle et l'aristocratie terrienne -

— 67 — qui a possédé un point d'ancrage au sein même de la structure bureaucratique de l'État, à des fortes pressions internationales - liées notamment aux défaites militaires - ainsi qu'un développement relativement constant de l'économie agraire. Cette économie latente a participé implicitement aux conditions favorables des insurrections paysannes puisque les paysans travaillaient environ 50% des terres, louées le plus souvent aux grands propriétaires fonciers, qui ont dominé la vie politique locale et ont coopéré avec les fonctionnaires impériaux.

Cette approche comparatiste de Theda Skocpol montre une similarité dans les trois révolutions sur fond de détérioration des relations au pouvoir politique, de fracture sociale et d'inégalités économiques. Dans ce contexte trouble, la construction de la République populaire de Chine a été associée au destin d'un homme : celui de Mao Zedong. De nombreux ouvrages d'historiens ont montré les qualités de stratège de Mao Zedong qui lui ont permis à la fois d'accéder à la présidence du PCC et d'imposer ultérieurement les principes de planification et d'autarcie de la République populaire de Chine. En 1934, Mao a incité les communistes à forcer le blocus mis en place par Chiang Kai-Shek dans la zone du Jiangxi -Fujian et ce fut le début de la Longue Marche. En 1935, arrivés à Shanxi67, les communistes ont proposé une réforme agraire modérée, un renforcement de l'Armée rouge et l'affirmation d'un pouvoir plus efficacement nationaliste que celui du Guomindang (Domenach et Richer, 1987 :17). La Longue Marche a eu pour conséquence de réhabiliter Mao au comité central et il est ainsi devenu président du parti en janvier 1935.

Malgré l'invasion japonaise68, de nombreux cadres proches de Chiang Kai-Shek ont situé le danger auprès des communistes. Des correspondants de guerre (Forman, Stein…) ont relaté de nombreux cas de corruption déjà dénoncé au sein d'une partie de la population chinoise et ont montré l'incapacité du Guomindang à faire face cette situation. Les bases rouges situées à l'arrière des lignes japonaises se sont étendues de plus en plus et ont gagné en nombre. Vers les années 1940-1941, le PCC a retissé des liens avec la société paysanne chinoise et s'est éloigné du Komintern. Fort de son autorité, le PCC a organisé son VIIè congrès au printemps 1945 au cours duquel Mao a été conforté dans son rôle de leader tenu depuis 1935. Au cours de ce congrès, Mao a formé le projet d'une « nouvelle démocratie » en Chine et a envisagé la constitution d'un gouvernement de coalition - projet soutenu par les Américains - entre le PCC et les nationalistes. Chalmers Johnson (1962) montre bien de quelle manière la guerre sino-japonaise a interféré politiquement et socialement sur le rapport entre le communisme et la Chine. La position attentiste de Chiang Kai-Shek a été vécue comme une démonstration de lâcheté par bon nombre de chinois, a contrario la lutte menée par les communistes

67 陕西 Shǎnxī 68 L'occupation japonaise a scindé la Chine en deux : d'un côté le gouvernement de « collaboration », situé à Nanjing et dirigé par Wang Jingwei, ancien nationaliste qui a adhéré au panasiatisme, et de l'autre côté le gouvernement du Guomindang, réfugié à Chongqing. Ce dernier bénéficia de l'appui financier et militaire des Américains. — 68 — – et par Mao - a permis de fédérer un grand nombre de paysans et d'ouvriers autour d'une idée de la nation, et attisé l'envie de la défendre. La guerre sino-japonaise a permis de voir le parti communiste s'insérer et s'accroître au sein de la société chinoise tout en y intégrant de plus en plus de partisans. Tout ceci a entraîné un sentiment d’exaltation de l'autodétermination et les conflits qui ont nourri les deux camps politiques n'ont pas rencontré d'opposition et se sont centrés sur leur propre dualité (Chalmers Johnson, 1962 : 3). D'une certaine manière, la fin de la guerre s'est révélée favorable à la propagande communiste. Le salut national s'est alors conjugué avec un patriotisme et un sentiment anti-japonais69. Mao est ainsi apparu comme la figure collective de l'autorité. À ce moment, Mao est parvenu à la fois à amorcer un processus de réunification de la population autour d'un imaginaire social valorisant et à la fois à fédérer une grande partie de la population, favorisant le vacillement de la légitimité du pouvoir politique en place.

Lors de l'avènement de la République populaire de Chine le 1er octobre 1949, Mao était clairement un homme d'État. Ses talents tactiques étaient reconnus par un grand nombre de dirigeants, légitimant son accession au pouvoir. Il a intégré sa stratégie révolutionnaire dans un système politique centré sur la Chine, comme nation souveraine et unie. Cependant, son projet n'était pas de reconstruire la Chine d'avant, mais bien de rompre avec les traditions anciennes.

Paradoxalement, la rupture dans l'exercice du pouvoir politique avec les traditions anciennes s'est accompagnée de références passéistes. Selon Jean-François Billeter (2013), du temps de l'Empire chinois, les dirigeants ont légitimé leur autorité par l'obtention du Mandat du Ciel en adoptant les valeurs antiques de la société chinoise et en gouvernant selon ses principes. Ce mandat est apparu sous la dynastie Zhou70 et est fondé sur l'approbation octroyée par le Ciel aux dirigeants, répondant ainsi à une qualité d'homme. Il n'a pas été - dans l'esprit - immuable, car il pouvait être retiré en cas de mauvaise conduite, ce qui supposait que l'Empereur devait faire preuve d'une grande moralité. L'exercice du pouvoir et le devoir de moralité ont fusionné en une entité fondamentale qu'il fallait préserver. Transposée aux structures administratives, celle-ci a favorisé la gouvernance du pays et a grandement facilité le processus de sinisation des régions annexées au cours des siècles. Suivant la même stratégie, le PCC a repris la tradition impériale chinoise consistant pour le souverain à écrire l'histoire de la dynastie précédente afin de renforcer son pouvoir. La comparaison de documents écrits ou visuels de cette époque (extraits de journaux, discours de membres officiels, affiches…) montre que le PCC a utilisé le récit historique dès 1949 pour façonner sa propre image et servir un discours nationaliste qu'il a lui-même élaboré. Glorifiant son rôle depuis sa création en 1921, il a valorisé de manière excessive la résistance anti-japonaise. Ceci est encore perceptible aujourd'hui dans de

69 Ce sentiment est encore perceptible par exemple à travers la diffusion de soap-opéra au cours de la journée et relatant quotidiennement les terribles moments de cette période. 70 Dynastie 周 Zhōu — 69 — nombreuses séries télévisées chinoises diffusées quotidiennement et dans les enseignements d'histoire dispensés dans des écoles primaires et secondaires. Ainsi, l'interprétation du passé, sous un contrôle officiel, a permis au PCC d'asseoir sa légitimité et a façonné l'imaginaire du politique auprès de la population chinoise, élément d'autant plus important que l'état de la Chine de 1949 était celui d'un pays sérieusement endommagé tant économiquement que politiquement71. En façonnant son image, le PCC a favorisé la récréation de relations de pouvoir avec la société chinoise à son avantage.

Afin de relancer le pays, une période de construction inspirée de l'exemple soviétique s'est mise en place. L'influence soviétique a été importante en amont et en aval de l'avènement de la République populaire de Chine. Les révolutionnaires russes ont influencé la révolution chinoise, en transmettant, via le Komintern, par exemple les modèles et les politiques du parti communiste. Les relations diplomatiques entre la Chine et l'URSS sont anciennes et ont souvent permis à l'Union soviétique de promouvoir ses intérêts, notamment en Chine. La volonté commune de créer un parti communiste dans leurs pays respectifs a modifié les rapports sino-soviétiques dans un contexte internationalisé. Les deux pays étaient à des stades de développement différents (financiers, économiques, diplomatiques…) et la Chine s'est trouvée subordonnée à l'Union soviétique. Cette subordination s'est retranscrite socialement. Selon Martin Malia (1980), « ce vide social de tout ce qui existait [e] au-dessus du peuple laissa [e] au Parti la possibilité de s’organiser en bureaucratie idéocratique universelle. Alors le Parti a remplacé la société et créé l’ordre soviétique » (Martin, 1980 :141). L'anomie sociale soviétique s'est confrontée à une oppression étatique, rendant très conflictuels les rapports entre État et société. Cette anomie a permis l'élaboration d'une certaine idéologie de la « modernisation » dont la politique de Staline axée sur la collectivisation et l'industrialisation était l'instrument. L'idéologie de la modernisation soviétique a constitué une référence dans la constitution de la nouvelle Chine et les institutions russes ont servi de modèle : le Parti communiste chinois s'avérant être une copie du Parti bolchevique. Cette influence soviétique sur la Chine s'est expliquée en partie par le précédent triomphe des Bolcheviks lors de leur propre révolution sociale. En effet, au cours des prémices de la révolution chinoise, le Guomindang puis le PCC ont été sous l'étroite dépendance des Soviétiques qui ont imposé un modèle d'organisation léniniste. Par exemple, une première stratégie de la direction du PCC s'est focalisée sur le prolétariat. Bien que celle-ci échoua, le parti a conservé les mêmes structures organisationnelles. Dans son article « Maoism and the chinese revolution », Roland Lew (1975) apporte quelques précisions :

Le communisme chinois voulait être léniniste, mais son léninisme était vague et mal assimilé, autour de ces quelques thèmes : (1) le rôle décisif de la classe ouvrière en tant que force active

71 Le nouveau régime s'érige avec une Chine, fortement touchée par les guerres successives de ces dernières années (1937-1949), une grande misère et une population très importante. — 70 — dans la révolution sociale ; (2) le Parti comme un rassemblement de l'avant-garde consciente, et conçu comme une réplique du parti aîné de la Russie, et (3) l'importance de l'URSS, le premier État ouvrier, qui est devenu le guide et l'exemple à suivre. Le Parti communiste chinois résulte de la rencontre des sections radicalisées des bourgeois intellectuels, à la fois radicalisés et frustrés par la révolution de 1911 et par son échec, et exaspérées par le pillage de la Chine et sa transformation en une semi -colonie avec le Léninisme, qui leur apparaissait comme la théorie et le moyen crédible pour apporter sur l'émancipation réelle de leur pays. Le communisme représentait la voie de la libération et l'indépendance de la Chine, vers un véritable développement économique, en même temps qu'il leur révélait le “sujet” historique qui devait réaliser ces tâches : le prolétariat.72 (Lew, 1975 : 114-115).

L'idéologie de la révolution prolétarienne a perduré et l'organisation même du parti a facilité la mobilisation de la paysannerie dans les années 1940. Paradoxalement, la classe ouvrière – élément central de la stratégie bolchevique – s'est avérée plus absente, voire effacée dans le cours pris par la révolution chinoise. Cette contradiction semble appartenir à l'ontologie maoïste pour qui la construction socialiste a nécessité en partie déséquilibre et contradiction.

L'influence soviétique s'explique par la nécessité qu'avait la Chine de s’inscrire dans un contexte économique et politique international après 1949. En effet, cette période place l'industrialisation au centre des priorités, afin d'asseoir son autonomie et sa position au niveau international. Les dirigeants du Parti communiste chinois se sont alors inspirés de l'exemple stalinien en matière de construction d’industrie lourde. À l'aube de l'établissement du nouvel ordre, le parti communiste chinois pose les assises à la fois politiques, économiques et sociales de la nouvelle Chine. Ainsi, dès le mois de mars 1949, le maintien du slogan « nouvelle démocratie » est pourvu d'une nouvelle signification. Avant tout, il s'agit de triompher de l'impérialisme, du féodalisme et du capitalisme. Plusieurs mesures sont alors mises en œuvre afin de mettre en place un nouveau système économique préservant la propriété privée (Cabestan, 2012). La « démocratie populaire » représente dès lors l'instrument privilégié de ce changement. C'est dans cette configuration que la direction du parti a progressivement mis en place un gouvernement civil et un nouveau dispositif institutionnel.

En septembre 1949, le parti communiste chinois a décidé d'une conférence consultative politique qui a permis la création d’une assemblée nationale, dont les membres ont été désignés en

72 « Chinese Communism wished to be Leninist, but its Leninism was vague and poorly assimilated, revolving around these few themes: (1) the decisive role of the working class as the active force in the social revolution; (2) the Party as a gathering of the conscious vanguard, and conceived as a carbon-copy of the Russian "elder-brother" party; and (3) the importance of the USSR, the first workers' state, which became the guide and example to be followed. The Chinese Communist Party resulted from the conjuncture of radicalised sections of the bourgeois intellectuals-at once radicalised and frustrated by the revolution of 1911 and its failure and exasperated by the plundering of China and its transformation into a semi-colony-with Leninism, which seemed to them the theory and the credible means for bringing about the real emancipation of their country. Communism meant the way to the liberation and independence of China, to genuine economic development, and at the same time revealed to them the historical "subject" that was to accomplish these tasks-the proletariat » (Lew, 1975: 114-115). Ma traduction. — 71 — fonction de leur appartenance politique et de leurs responsabilités individuelles. À la suite de cette conférence, un « programme commun » a été adopté et a structuré le nouveau dispositif institutionnel. Selon Jean-Pierre Cabestan (2012, 2014), toutes les instances, qu'elles soient provinciales ou nationales, ont à leur tête un membre du parti. Les postes les plus importants sont réservés à des membres du PCC, à l'exception de certains postes de direction de municipalité, préfecture ou district pourvus à des personnalités non communistes. La majorité des cadres communistes dirigeaient les administrations, les hôpitaux, les écoles et universités, les entreprises, les usines...

Cette omniprésence des communistes au sein des divers organismes d'État a fait de l'adhésion au parti le moyen quasi unique et privilégié d'avoir une situation et dans le meilleur des cas, une bonne situation : être membre du parti comporte de nombreux avantages. Cependant, tous n'ont pas adhéré pleinement aux idées du parti. De ce fait, pour que l'assise du parti perdure, celui-ci se devait de maîtriser la totalité du corps social. Le gouvernement est resté en charge des fonctions administratives et a possédé sa propre organisation hiérarchisée mais néanmoins entremêlée à celle du Parti qui a géré les décisions politiques. Cette structure pyramidale de l'administration et du pouvoir politique chinois est déconcentrée ainsi que fortement hiérarchisée. Dans cette configuration tentaculaire, le Parti communiste chinois dispose des ressources humaines permettant de contrôler la société, et ce, sous des formes très diverses.

Les travaux d'historiens (Domenach, Chesneaux) montrent que le gouvernement en place a restauré l'économie du pays, à la suite des différentes mesures prises, dont la réforme agraire du 28 juin 195073. Le premier plan quinquennal (1953-1957), élaboré par les dirigeants du gouvernement communiste, a mis en place une économie planifiée, largement imprégnée de la stratégie stalinienne. Cette période a correspondu à une croissance économique très rapide et de nombreux capitaux sont investis, principalement dans les industries lourdes (mines, sidérurgie, …). L'URSS a joué un rôle économique et technique très important dans la réalisation de ce plan quinquennal, jusqu'à accorder d'importants crédits entre 1950 et 1954 (Lemoine, 2009). Avec la mort de Staline en 1953, l'entente sino-soviétique apparente s'est quelque peu altérée, bien que Moscou ait réservé une place de premier ordre à la Chine dans sa nouvelle stratégie internationale (Ginoux, 2006). L'amitié sino-soviétique est ponctuée des émancipations en demi-teintes de la Chine, jusqu'en 1956, année de la rupture idéologique, mais c'est en 1959 que la relation entre ces deux pays est arrivée à son terme.

De nombreuses analogies sont apparues entre les organisations politiques russe et chinoise ; cependant l'une des spécificités chinoises majeures a résidé dans le fait que la Chine ne soit pas devenue un État fédéral comme l'URSS. La centralisation du pouvoir chinois s'est accompagnée d'une

73 La loi du 28 juin 1950 permettait de redistribuer les terres aux paysans afin que chaque adulte puisse cultiver au minimum un sixième d'hectare. Cette mesure avait pour objectif de minimiser les effets de l'inflation. — 72 — territorialisation importante dans les régions des minzu minoritaires, favorisant la présence du pouvoir central par l'intermédiaire du Parti communiste, ce qui a participé au contrôle de la société. Tout au long du régime maoïste, l’« enthousiasme des masses » est attisé par l'utilisation des médias. Affiches, radios, journaux, tous ont relayé les idées du Parti, mais plus encore, ils ont imposé l'adhésion de tous les individus.

Une fois que le Parti communiste chinois (PCC) eut pris le pouvoir, il ferma le pays aux informations et aux idées venues de l’étranger, et il rejeta l’ensemble des normes morales traditionnelles de la Chine. Le gouvernement détenait le monopole de l’information ainsi que de la vérité. Le Comité central du Parti était le cœur du pouvoir, le cœur de la vérité, le cœur de l’information. Toutes les institutions de recherche en sciences sociales vouaient leurs forces à argumenter sur la justesse du pouvoir du Parti communiste chinois ; toutes les troupes culturelles et artistiques chantaient sa gloire ; tous les organes d’information diffusaient des nouvelles visant à prouver sa clairvoyance et sa lucidité. Du jardin d’enfants à l’université, la tâche première des enseignants était d’inculquer aux élèves et étudiants la vision communiste du monde. Toutes ces entités étaient devenues des machines pour servir le monopole du Parti sur les idées, les esprits, les opinions, elles modelaient en permanence l’âme de la jeunesse. Et les gens investis de ces missions étaient fiers d’être des « ingénieurs de l’âme humaine » (Yang, 2012 : 17-18)

Selon Jean-Luc Domenach et Philippe Richer (1987), l'application de la réforme agraire du 28 juin 1950 a permis au parti d'étendre son autorité au plus profond des campagnes. Dans cette optique, de nombreux cadres ont été formés, puis mutés dans les zones rurales afin de contrôler et de mobiliser les populations. Il est apparu de manière explicite74que les paysans pauvres et moyen-pauvres étaient les protégés du régime et, ce, principalement en vue de l'objectif économique fixé par Mao (Lew, 1999). Lors de la session du Comité centrale de juin 1950, Mao a spécifié l'importance de relancer la production au sein des zones rurales. Cette réforme agraire, associée au retour à l'ordre – soit l'amélioration des moyens de communication et la répression des activités criminelles – ont rétabli la confiance de la paysannerie et relancé l'économie du pays.

Les différentes mesures mises en œuvre ont impacté la structure foncière du pays et ont également participé à restaurer l'économie du pays. L'utilisation des médias et l'organisation administrative et politique du pays a favorisé le maintien de la société chinoise en permettant notamment la prévention de conflits éventuels. Le retour à l'ordre s'est accompagné d'une volonté d'unifier le pays. Cette unification n'a pu se faire sans la prise en compte des groupes minoritaires vivant principalement dans les régions limitrophes de la Chine. L'exemple soviétique a inspiré plusieurs lois octroyant un statut aux shaoshu minzu et révélant la manière dont ils ont été catégorisés.

74 Le 4 août 1950 fut promulgué le « règlement concernant les différences de classe à la campagne » au sein duquel y sont exposés les critères politiques de la nouvelle hiérarchie villageoise. — 73 — Cette catégorisation par le politique pose également la question de la conception instrumentale de l'identité et des conséquences sociales éventuelles.

4.La création des shaoshu minzu

La République populaire de Chine s'est érigée dans le prolongement d'un empire qui s'est formé au cours de plusieurs siècles et dont les frontières ont été modifiées à plusieurs reprises par l'annexion de territoires occupées par des populations non-chinoises. Dès 1949, une politique a été mise en œuvre pour inscrire juridiquement les populations minoritaires au sein de la nation chinoise. Les modèles utilisés ont permis la reconnaissance juridique de ces groupes minoritaires par les institutions étatiques. Cette reconnaissance souligne l'aptitude des autorités communistes à manier le droit comme une composante primordiale dans les rapports entre groupes minoritaires et État.

Dans un premier temps, la politique soviétique relative aux minorités ethniques a influencé les décisions des leaders chinois. Dans l'URSS des années 1920-1930, l'appartenance linguistique des groupes minoritaires a constitué la base de la délimitation des frontières internes. Ces groupes minoritaires ont obtenu des « territoires autonomes » ou des « républiques autonomes » à partir du moment où ils étaient majoritaires sur un territoire donné. Être minoritaire signifiait à cette période être peu nombreux (Simonato, 2013), ce qui fait écho à la signification du terme chinois shaoshu. Lénine a initié la mise en place d'un système de service aux minorités qui s'est inséré dans une organisation nationale étatique préétablie : le pouvoir central a favorisé la création de régions, d'arrondissements et de villages nationaux ou autonomes selon des critères démographiques souples (Shlapentokh, Sendich & Payin,1994). Le Conseil des commissaires du peuple a adopté en novembre 1917 la Déclaration des droits des peuples de Russie, qui a posé le cadre d'une autodétermination de ces minorités en tant que droit, imposant leur égalité et leur souveraineté. L'égalité ainsi formulée témoigne de la fin d'un chauvinisme russe et de la reconnaissance de la mosaïque de la population du pays. Cependant, cette autodétermination a été conditionnée : seuls les peuples se ralliant au bolchevisme ont pu en bénéficier. Le 10 juillet 1918, la première Constitution de la RSFSR75 a été adoptée par le Congrès des Soviets et a décrit la nouvelle constitution de l’État : seize Républiques autonomes76, dix régions et cinq districts autonomes (Simonato, 2013). Ces Républiques bénéficient désormais de liberté en matière de justice, d'instruction publique, de santé, et peuvent, en théorie,

75République socialiste fédérative soviétique de Russie. 76Entre 1918 et 1921, les Républiques fédérées d’Ukraine, de Biélorussie et de Transcaucasie furent créées, et réunies le 30 décembre 1922 au sein de l’URSS. — 74 — faire sécession. Des comités locaux au sein des formations autonomes ont également été créés. Parallèlement, une importante planification linguistique a été mise en œuvre, associée à des programmes d'alphabétisation. Ces derniers devaient permettre d'intégrer77 ces minorités au sein des diverses institutions soviétiques et communistes en fournissant un fondement linguistique à la construction nationale-étatique (Houle, 1997). L'accession au pouvoir de Staline a induit une vision hiérarchique de la société pensée en termes de nationalités.

La hiérarchie territoriale soviétique est rendue par les types d’entités nationales, républiques fédérées, républiques autonomes, régions autonomes et districts autonomes, une hiérarchie descendante “allant de l’appartenance politique historiquement déterminée à des divisions et des apparentements de moins en moins motivés, arrêtés en fin de compte à la suite d’un choix de l’État entre d’innombrables communautés linguistiques” (idem : 15). Et ce dernier choix est décrété d’en haut, selon des critères linguistiques, également hiérarchisés, entre langues littéraires, langues écrites et langues sans écriture, critères dont l’application n’est pas toujours justifiée par les faits (idem : 17). Les peuples s’inséraient donc dans des hiérarchies qui ne laissait aucune place pour le vide ; tous devaient se conformer à une catégorie, territoriale, linguistique, ou les deux. Il y avait, pour ainsi dire, peu de place pour des “minorités”, seulement pour des "nationalités" (Houle, 1997 : 137)

L'avènement du stalinisme a entraîné de nombreux changements dans les politiques concernant les minorités telle la disparition progressive des arrondissements et villages nationaux (Houle, 1997). Les mesures prises par les gouvernements soviétiques ont influencé l’élaboration des politiques chinoises concernant les shaoshu minzu. En 1949, l'arrivée au pouvoir du PCC a entraîné la mise en place d'une nouvelle politique envers les minzu fondée sur la notion d'état multinational, à savoir une république composée de plusieurs nationalités. À l'instar de l'URSS, la Chine a opéré une distinction entre la citoyenneté et la nationalité. La citoyenneté (国籍) chinoise est acquise à toute personne naissant sur le territoire chinois tandis que la nationalité renvoie directement au concept de minzu (Rouland, 1996), qui se transmet par filiation. Posséder une nationalité a permis, selon le pouvoir en place, de bénéficier d'aides ou d'avantages pour préserver leurs littératures, pratiquer leurs langues et des concessions et dérogations sont parfois accordées dans certains domaines de la vie sociale et familiale78 (Mackerras, 1995 :10). Cependant, les normes et les pratiques sociales de chaque minzu

77Cette intégration était nommée korenizatsiia, ou “nativisation” des institutions. 78« L'autonomie signifiait que les minorités jouiraient d'un certain contrôle politique sur leur propre territoire, les membres d'une minorité détenant le pouvoir politique. En termes culturels, les minorités avaient le droit d'utiliser leurs propres langues et de préserver leurs littératures et les arts traditionnels. Dans le cadre de base des politiques de la République populaire de Chine, des concessions et des dérogations ont été accordées dans certains domaines de la vie sociale, notamment dans la sphère de la vie — 75 — ont dû être intégrées dans un cadre général afin d'éviter une vision pluraliste du droit. Les logiques de ce système politique ont laissé peu de place à l'établissement de priorités constructives pour les groupes minoritaires. Se pose alors la question de la conception instrumentale des identités. Comment le droit a-t-il pu fournir des solutions juridiques suffisantes pour que des groupes numériquement inférieurs, mais occupant environ les deux tiers du territoire chinois, puissent se définir en fonction de leurs singularités tout en s'intégrant dans un processus politique d'unification du pays ? Dès le mois de septembre 1949, le programme commun adopté par le PCC a octroyé un statut juridique aux différentes populations minoritaires.

Article 50. Toutes les nationalités à l'intérieur des frontières de la République populaire de Chine sont égales. Elles doivent établir l'unité et l'entraide réciproque et doivent s'opposer à l'impérialisme et à leurs propres ennemis publics, de sorte que la République populaire de Chine devienne une grande famille fraternelle et coopérative composée de toutes ses nationalités. L'augmentation du nationalisme et du chauvinisme sera combattue. Tout acte de discrimination, d'oppression et de division de l'unité des différentes nationalités est interdit79

Dans cet article, l'accent est clairement mis sur la nécessité d'abandonner les revendications autonomistes et nationales, fortement présentes au Tibet, en Asie centrale et au Xinjiang. L'unification du pays apparaît clairement et le moyen d'y parvenir semble être l'expression des différentes pluralités culturelles, au sein du grand Tout chinois. Cet article reflète les rapports complexes que la Chine entretient face à l'altérité qu'elle a déjà expérimentée, face aux populations annexées au cours des siècles, en insistant sur l’interventionnisme gouvernemental en tant que moyen de régulation de cette unité. Penser la Chine comme un État unitaire multinational a influé sur le positionnement que ces groupes sociaux ont adopté dans leurs relations avec l'État et le gouvernement central. Dans une telle logique, l'individualisme comme les mesures collectives des minzu semblent compromis ce qui soulève la possible émergence d'un sentiment d'aliénation par rapport au système politique et administratif national. L'application du concept de minzu associée à l'idée de territorialisation en place en Russie a entraîné successivement la création de 5 régions autonomes de 1947 à 1965 : en Mongolie intérieure, au Xinjiang (Oïgours), au Ningxia (Chinois musulmans), au Guangzi et au Tibet. L'autonomie régionale, formulée dans l'article 5180 du « Programme commun de la Conférence du Peuple chinois consultative politique », stipule que ces régions autonomes dépendent directement du

familiale. » « Autonomy meant that the minorities would enjoy the right to some political control over their own areas, with members of the relevant minority holding positions of political power. In cultural terms, the minorities had the right to use their own langages and to preserve their traditional litteratures and arts. Within the basic policies of the PRC, concessions and exemptions were made in certain social areas, including the sphere of family life » (Mackerras, 1995:10). Ma traduction. 79 « Article 50. All nationalities within the boundaries of the People's Republic of China are equal. They shall establish unity and mutual aid among themselves, and shall oppose imperialism and their own public enemies, so that the People's Republic of China will become a big fraternal and co-operative family composed of all its nationalities. Greater Nationalism and chauvinism shall be opposed. Acts involving discrimination, oppression and splitting of the unity of the various nationalities shall be prohibited. » Ma traduction.http://www.fordham.edu/halsall/mod/1949-ccp-program.html. Consulté le 20 mai 2014. 80 http://www.fordham.edu/halsall/mod/1949-ccp-program.html .Consulté le 20 mai 2014. — 76 — gouvernement central, mais l'administration de ces territoires sera structurée localement avec des représentants de chaque nationalité. Selon Norbert Rouland 81 , on recense également diverses structures à un niveau inférieur : 31 préfectures et 113 sous-préfectures. Toutes ces entités bénéficient d'une autonomie interne mais restent enclavées dans des provinces majoritairement peuplées de Han (Rouland, 1996). On peut ainsi s'interroger sur les réelles marges de manœuvre juridique des représentants de ces régions autonomes. L'article 51 fait référence à l'intégration des minzu minoritaires au sein du dispositif administratif de l'État, puisque chaque région autonome était organisée - et l'est toujours - comme n'importe quelle autre région et bénéficiait de ses propres représentants locaux. Néanmoins, afin d'asseoir son autorité, le gouvernement a renforcé le nombre de fonctionnaires en place et s'est montré plus exigeant. La politique à l'égard des minzu minoritaires intègre les différents groupes ethniques selon leur importance démographique, leur niveau d'intégration et d'assimilation à la culture han et leur proximité à la frontière (Solinger, 1977). Le PCC et l'Armée Populaire de Libération (APL) ont appliqué cette politique localement. G.V.H. Moseley (1973 : 110-113) précise que de nombreux cadres du PCC et de l'APL, formés au sein de l'Institut provincial des nationalités de Kunming, ont pris de plus en plus d'importance dans l'administration des zones autonomes créées dans les années 1950 et 1960. Formés aux côtés des cadres han, ils ont pris une part de plus en plus grande à l’administration des zones des régions minoritaires nouvellement autonomes pour certaines. Cela a permis petit à petit d'imposer la culture han comme étant la culture officielle, celle du pouvoir en place. Entre 1966 et 1976, la politique d'autonomie des régions a perduré en théorie mais s'est apparentée en pratique à un retour à l'assimilation des minzu. L'idée de lutte des classes chère à Mao a entraîné des répercussions sociales et culturelles (Mackerras, 1995), modifiant à nouveau la structure sociale de la « nouvelle Chine ».

La volonté d'unifier la nation chinoise s'est peu à peu matérialisée et l'utilisation des critères staliniens a participé à la création d'un imaginaire de la société chinoise. L'importance du collectif permet cependant de s'interroger sur la réelle place donnée à ces minzu à la fois politiquement et socialement. L’article 50 du programme de 1979 montre la perspective assimilatrice de ces différents groupes par le Parti communiste. En effet, l'intégration de l’expression shaoshu minzu dans le discours politique symbolise le déséquilibre entre les Han, majoritaires démographiquement, et les autres minzu minoritaires, ainsi définies littéralement. Cette intégration contribue in fine à les « civiliser » et à faire de la République populaire de Chine « un État unifié et multinational » (Névot, 2008 :20). Selon Susan Blum (2001), cette intégration participe à la valorisation du groupe majoritaire : « de biens des façons, les différences entre les Han et les minorités servent à célébrer les

81Norbert Rouland est anthropologue juridique. — 77 — Han et ainsi la réussite du vingtième siècle de la Chine 82 » (Blum, 2001 : XV). En ce sens, le programme de 1949 avait pour vocation de créer une uniformité des différents groupes constituant la Chine via un effet civilisateur de la culture dominante. Avec la catégorisation des différentes populations de Chine, le gouvernement a créé un cadre normatif qui a influencé ses rapports avec les shoashu minzu. Ce cadre général et officiel a évolué puis s'est adapté localement par la mise en place de frontières, tantôt mouvantes, tantôt rigides, polymorphes et issues des choix que les membres des shaoshu minzu ont effectué. Leurs différences culturelles mises en avant apparaissent également comme un moyen d'articuler les obligations liées aux imaginaires des politiques et l'expression de l'imaginaire de leur propre culture. À partir des années 1980, la promotion du caractère multinational de la République populaire de Chine s'est dotée d'une dimension plus conforme à l'influence marxiste avec l'utilisation de l'expression « peuple chinois » 中国人民 zhongguo renmin. On retrouve également cette expression au sein du nom chinois de la République populaire (中华人民共和国), cela souligne la volonté de former une identité nationale avec la culture dominante. La question de la place des diversités culturelles des populations minoritaires se pose alors.

En 1984, le gouvernement chinois a adopté une loi sur l'autonomie des régions des minzu qui renforce la politique adoptée dans la Constitution de 1982 concernant les minzu minoritaires : ces dernières bénéficiant d'une autonomie peuvent utiliser leur propre langue, leur propre écriture et le chef de leur gouvernement doit être issu de la shaoshu minzu la plus importante de la région. La loi sur l'autonomie de 198483 reprend ces termes mais inclut la liberté de religion, de conserver ou réformer chacune de ses us et coutumes (article 10). L'article 36 stipule que le gouvernement de chaque région minoritaire définit leur système d'éducation et l'article 38 soutient le développement de leurs arts et littérature selon les spécificités de leur culture. Selon cette loi sur l'autonomie des régions des shaoshu minzu, l’État n'intervient pas dans la définition des valeurs religieuses et culturelles spécifiques à chaque minzu minoritaire. Cela suppose une neutralité de l’État en ce qui concerne ces mêmes valeurs. Ce principe, défendu par plusieurs auteurs (Nozick (1974), Dworkin (1981,1985), Galston (1980,1991) et Rawls ([1993] 1995), induit une dissociation entre ce qui est de l'ordre du domaine publique où les différences de chacun ne peuvent nuire aux libertés des autres, et la société civile et le domaine privé où peuvent s'exprimer librement les différences de chaque groupe (Helly, 2001). L’État serait ainsi le garant administratif des libertés et des différences de chacun. Cependant, ces groupes minoritaires sont intégrés au sein d'une entité politique et sociale qui les domine. La distinction entre ce qui est permis dans le domaine public dans que le domaine privé

82« in many ways, the differences between the Han and minorities serve to celebrate the Han, and thus China’s, twentieth-century achievements» (Blum, 2001:XV). Ma traduction. 83http://www.axl.cefan.ulaval.ca/asie/chine_loi-1984.htm. Consulté le 23 mai 2014 — 78 — résulte de limites créées par le pouvoir central.

Le rapport de domination entre le groupe dominant qui dirige et les autres, est cristallisé littéralement par le terme « minoritaire » et limite les libertés culturelles et administratives relatives à l'autonomie de ces régions. En effet, l'autonomie suppose une capacité pour ces régions à se gouverner elles-mêmes, or, en tant que membre d'un État fortement centralisé, elles s'inscrivent dans un rapport complexe de dépendances économiques, politiques et culturelles à une majorité. L'autonomie s'inscrit dans un enfermement n'autorisant pas à ces groupes minoritaires à disposer complètement de ce qu'ils estiment ou considèrent les définir. Ce rapport d'inégalité apparaît dans l'article 66 de la loi sur l'autonomie :

Article 66 : Les organismes supérieurs de l'État doivent accroître leur travail d'éducation des cadres et des masses de toutes les nationalités en conformité avec les politiques sur les minorités nationales ; ils doivent contrôler souvent l'application des politiques et des lois concernant les minorités nationales.

Bien qu'autonomes ou émancipées, les minzu minoritaires demeurent sous la tutelle de l’État qui édicte les lois les concernant. Pouvant être représentées par des membres issus de chaque minzu minoritaire, elles ne sont pas privées de possibilités d'action, mais elles demeurent toujours minoritaires. « En ce sens que les pouvoirs sont nettement différenciés, selon le niveau où ils se situent, et que le pouvoir situé au sommet exerce une domination incontestable » (Balandier, 1967 : 167).

Cette domination est présente au niveau économique puisque les régions des minzu minoritaires sont majoritairement pauvres. L'aide de l’État est nécessaire à leur développement économique et celui-ci reste donc tributaire des politiques mises en place, le plus souvent liées au tourisme. Les politiques uniformes mises en œuvre au fil des années ont formé la conscience ethnique des minzu minoritaires : bien que distinguées selon leurs langues, leurs cultures et leurs zones d'habitation, elles ont en commun le fait d'appartenir à une minzu. L'avènement du tourisme culturel dans de nombreuses villes présentées comme les berceaux de cultures minoritaires les valorisent au niveau identitaire. Cependant, cette valorisation s'est modelée par les représentations communément partagées d'une vision hiérarchique de la société chinoise. Les enjeux identitaires ont pris d'autres dimensions : d'abord liés au politique, ils sont devenus touristiques et économiques.

— 79 — II. LA FRAGMENTATION IDENTITAIRE D'UNE NATION : LA PLACE DES SHAOSHU MINZU DANS LA CONSTRUCTION POLITIQUE D’UNE CHINE NOUVELLE

La logique d’expansion et d'intégration de la périphérie continentale du territoire chinois a obligé les dirigeants de l'empire à se questionner sur l'intégration de ses populations. Au XXème siècle, le territoire de l'empire chinois est devenu un territoire national. Les années cinquante ont vu naître la République populaire de Chine avec l'octroi de droits conférant une place officielle aux populations issues des territoires essentiellement frontaliers. Qu'il s'agisse de l’État unitaire impérial chinois ou de la République populaire de Chine, leurs structures hiérarchiques générales renvoient au fait que « les pouvoirs sont nettement différenciés, selon le niveau où ils se situent, et que le pouvoir situé au sommet exerce une domination incontestable (Balandier, 1967 : 167) ». L'expression de ce pouvoir s'exprime, en Chine, au sein d'une hiérarchie bureaucratique et territoriale. Cette domination associée à une vision hiérarchique de la société chinoise a eu des répercussions sur la catégorisation même de la population minoritaire chinoise. En effet, la vision ancienne chinoise dissociait d'une part, le centre de la civilisation et de la culture chinoise, le monde des Han symbolisé par le « palais des lumières » (Granet, [1934] 1999 : 262) et, d'autre part, le monde des « Barbares » qui vivaient en dehors des limites de la civilisation. Dans une telle conception, plus on s'éloignait du rayonnement de la civilisation et de la culture han, plus les populations semblaient inférieures. Il est donc nécessaire de s'attacher à comprendre comment le déroulement chronologique des relations entre les populations anciennement périphériques et l’État moderne montre la matrice sociale et historique qui a installé le discours des 56 minzu. Ce discours a contribué à déterminer des changements d'identité. Dans un premier temps, nous verrons comment la catégorisation des populations minoritaires chinoises s'est appuyée sur des évolutions intellectuelles, dont les travaux d'ethnologues. Dans un second temps, j'analyserai comment la classification linguistique, réalisée par des scientifiques mandatés par l’État, a constitué un outil important dans le processus de catégorisation de ces populations en minzu. Dans un troisième temps, je montrerai comment l'intégration des shaoshu minzu s'est faite par rapport à la culture dominante, celle des Han. Selon Williams (1973, 1980), une culture dominante est constituée par l’ensemble des interprétations prises pour acquises ; ces interprétations régissent les relations quotidiennes dans les principaux aspects de la vie sociale des protagonistes. Comment les représentations sous-jacentes à la création du concept de minzu ont-elles influé sur la place octroyée aux shaoshu minzu au sein de la société chinoise moderne ? Dans un quatrième temps, j'axerai mon analyse sur la manière dont les politiques ont facilité l'intégration des shaoshu minzu par la mise en œuvre de pratiques administratives et juridiques. Dans un cinquième temps, je présenterai la manière dont les interactions entre un nouveau mode de gouvernementalité et les identités locales ont contribué à former un discours national.

— 80 — 1.L'influence soviétique et l'implication des ethnologues dans la construction des shaoshu minzu

Les régions frontalières ont constitué des zones liminaires, tributaires des évolutions politiques et économiques. Leur importance géopolitique et leur maintien au sein du territoire chinois se sont appuyés sur l'allégeance de leurs populations à l'Empire, devenue l'expression d'une loyauté envers la nation chinoise contemporaine. Avec la fondation de la République populaire de Chine, la volonté d'unifier la nation chinoise a amené la mise en place de mesures visant à classifier les populations issues de ces régions.

Selon Thomas Mullaney (2011) dès 1950 des délégations nationales (民族访问团) furent envoyées dans les régions frontalières du pays. L'ethnologue Xia Kangnong, à la tête d'une équipe, passa une année au Yunnan pour notamment récolter des informations sur les conditions de vie locales et véhiculer des informations concernant les nouvelles politiques mises en œuvre par le gouvernement communiste envers les populations minoritaires. À cette même période, les chefs des gouvernements locaux engagèrent la formation d'un gouvernement autonome régional. Ces chefs, proches du pouvoir impérial, tenaient leurs places de leader de l'ancien système des tusi 土司, système qui avait adopté le principe de succession commun à l'empire chinois. Le pouvoir se transmettait du père au fils aîné. À leur décès, la transmission du pouvoir était officiellement reconnue. Les chefs tusi étaient régulièrement invités à la capitale où on leur offrait différents présents impériaux. « Le salaire de ces fonctionnaires est bien minime ; c’est plutôt un emploi honorifique, néanmoins, comme ils sont responsables vis-à-vis des mandarins, ceux-ci leur permettent en certains cas de prélever une faible somme sur toutes les taxes qu’ils perçoivent pour le compte du gouvernement » (Rocher, 1880 : 21). Cette administration indirecte de l’État était recherchée dans certaines situations : en raison des terrains montagneux, du manque de main-d’œuvre (Yang, 1968).

La présence politique de la Chine impériale était quelque peu relative, néanmoins la structure administrative de l'empire favorisait l’assimilation de ses normes et constituait le moyen d'influencer les identités et les cultures locales, dont celles des Naxi. Ce système a permis d'intégrer les différents groupes minoritaires, dont ceux du Yunnan, au sein de la structure administrative impériale. Ceci a participé à sécuriser les frontières de la région. Les vestiges de ce système traditionnel ont fourni une place sociale importante aux descendants de ces anciens leaders. Membres de l'élite locale, le gouvernement central les a incorporés au système administratif de la République populaire de Chine, marquant une apparente égalité entre les différentes populations ethniques de Chine. Deux projets évoluaient de concert : une politique multiethnique envers les nombreux groupes de Chine et le besoin de connaître ces mêmes groupes. Pour ce faire, le projet de classification ethnique a vu le jour.

— 81 — À l'instar de la campagne de recensement soviétique, de nombreux ethnologues chinois ont parcouru les campagnes chinoises afin de répertorier les différents groupes de populations vivant sur le territoire. Thomas Mullaney (2011) a précisé que le recensement de 1953-1954 consistait à interroger les personnes sur leur appartenance à un groupe ethnique et à retranscrire leurs réponses en caractères chinois. Cette auto-catégorisation permettait à tout individu de plus de 18 ans de choisir lui-même sa propre minzu (Mullaney, 2011 : 32). Fei Xiaotong (1981 : 17) a spécifié qu'à la suite de la fondation de la RPC, 400 ethnonymes ont été enregistrés auprès des autorités gouvernementales. Ces ethnonymes résultaient d'une identité ethnique propre et revendiquée à la suite de l’auto- attribution d'un nom. Un examen préliminaire montra qu'il y avait des cas de sous-divisions ; ailleurs, il s'agissait de différentes localités habitées par la même nationalité ; d'autres n'étaient que des variantes de transcriptions en langue han (Fei, 1981 : 17). Les ethnologues ont utilisé les modèles de catégorisations prééxistant, dont celui d'Henri Rodolph Davies. Selon Thomas Mullaney, cet officier britannique avait mené une expédition au Yunnan en 1894 et ses observations ont été exploitées par les scientifiques chinois en charge du projet de catégorisation des populations du Yunnan.

Les concepts ethnologiques d'inspiration évolutionniste et les résultats obtenus ont également influencé les mesures administratives et juridiques prises à l'encontre des shaoshu minzu. Le modèle de construction d'un État multinational a perduré avec la fondation du gouvernement de 1949.

La République populaire de Chine a adopté le modèle soviétique en approuvant constitutionnellement trois doctrines fondamentales : l'égalité de toutes les minorités nationales, l'autonomie régionale des minorités ; et l'égalité pour toutes les langues et cultures des minorités - ou - nationales. Concrètement, cela signifiait l'égalité de traitement pour les minorités et la majorité han en tant que citoyens chinois et membres du PCC, un système d'administrations régionales autonomes, et la liberté d'emploi de la langue minoritaire et du développement culturel 84(Bernstein & Hua-Yu Li, 2010 : 478).

Face à l'influence soviétique, on peut s'interroger sur la place donnée aux éléments théoriques et idéologiques, tels les « quatre communs » staliniens (Staline, [1950] 1991) (la communauté de langage, une communauté de territoire, une communauté de vie économique et une communauté de constitution psychologique85 ) pour définir les shaoshu minzu. Mackerras (2003 :37) a redéfini la nationalité en reprenant ces critères staliniens. Selon lui, une nation est définie par la communauté des personnes, historiquement constituée, sur un territoire stabilisé et sur les bases d'un langage, d'une

84« The P.R.C. adopted the Soviet model by constitutionnally endorsing three basic doctrines: equality of all national minorities; regional autonomy for minorities; and equality for all minority/national languages and cultures. Concretly, this meant equal treatment for minorities and the Han majority as PRC citizens and CCP members, a system of regional autonomous administrations, and freedom of minority language use and cultural development » (Bernstein & Hua-Yu Li , 2010 478). Ma traduction. 85Ces « quatre communs » staliniens furent utilisés pour identifier une nation. — 82 — vie économique et culturelle commune. Dans le contexte de création des shaoshu minzu, la conscience d'appartenir ou de se définir comme appartenant à un groupe donné n'a pas été retenue en tant qu'élément constitutif. S'appuyant sur la théorie stalinienne des nationalités, sur la théorie de l'évolution sociale de Morgan et sur certains travaux d'Engels, de nombreux ethnologues ont participé à la grande campagne d'identification pour aboutir à la désignation de 56 minzu composées d'une minzu majoritaire, celle des Han, et de 55 shaoshu minzu ou minzu minoritaires. Le sentiment d'appartenance a été considéré comme secondaire dans la catégorisation menée par les ethnologues et surtout par le gouvernement.

Thomas Mullaney (2011) apporte un éclairage sur la question de la construction des shaoshu minzu en formulant deux arguments. Le premier réduit l'impact des critères staliniens dans le processus de catégorisation. Selon lui, ces critères ne se sont pas révélés être une condition sine qua non dans le projet de 1954 et n'ont pas eu la portée qui leur ont été accordés ultérieurement par les historiens et les ethnologues. Son second argument est ce qu'il nomme le potentiel ethnique (2011 :80). Il s'agit de la possibilité pour un groupe de devenir dans le futur une minzu. Ce potentiel correspond à une contorsion ingénieuse qui a dicté la classification et a entériné « une définition futurologique » (2011 : 90) de minzu. Cette définition a constitué le support du travail des scientifiques du projet. Afin de résoudre la « question des nationalités »86, l'ethnologie est apparue comme étant la science la plus pertinente.

Cependant, le choix de cette discipline n'est pas neutre. En effet, Joël Thoraval (1999) a précisé qu'une distinction devait être opérée entre l’étude des populations minoritaires non-Han (minzu yanjiu) confiée autant a des cadres qu'a des spe cialistes et l'ethnologie (minzu xue), science considérée comme bourgeoise et qui sera supprimée en 1952. Les enquêtes menées sur les populations Han et sur les populations non-Han révèlent un rapport à l'altérité qui s'inscrit de manière institutionnelle. « La coupure est complète avec la brillante école chinoise d'anthropologie, développée dans les années 1930 et 1940, où la réflexion sur soi (la sociologie des populations Han) n'était pas complètement séparée de la réflexion sur l'autre (l'ethnologie des populations allogènes) » (Thoraval, 1999 : 46). Cela a été d'autant plus visible avec l'interdiction de mener des recherches sur les Han, durant les années 1980. Malgré les droits obtenus par les populations minoritaires, des inégalités subsistent et sont de différentes natures. L'utilisation de l'ethnologie pour mener des études sur les shaoshu minzu reflétait également la représentation de l'altérité des autorités communistes : 92 % de la population est constituée de Han et la « question des nationalités » ne concerne qu'une faible part de la population. Il s'agissait avant tout de résoudre les difficultés économiques et politiques ainsi que

86 民族问题 Mínzú wèntí

— 83 — celles liées à l'intégration de 8 % de la population (Fei, 1981). Le gouvernement utilisa la relative pauvreté de ces populations comme l'une des principales caractéristiques pour les distinguer des paysans han. Cette distinction économique s'est effectuée à partir d'une comparaison entre la moyenne de ces derniers et la plupart des groupes ethniques pour induire l'appartenance de ces minorités à une classe peu élevée socialement et économiquement.

Les études des ethnologues sur les nationalités ont réduit le nombre des stades de développement à deux : les sociétés modernes ou dites modernisées, représentées par la majorité han, et les sociétés prémodernes, considérées culturellement et économiquement comme « arriérées »87 représentées par les différentes shaoshu minzu. Ces études se sont inspirées fortement de la théorie de Lewis Morgan ([1877] 1971) sur l'évolution sociale, comprenant trois stades : la sauvagerie, la barbarie et la civilisation. L'utilisation de cette théorie dans les travaux d'ethnologues chinois a perduré quarante ans. Stevan Harrell (1995) a précisé que la hiérarchie implicite était à la fois spatiale et temporelle : les Han représentant le noyau avancé alors que les shaoshu minzu « arriérées » vivent à la périphérie sociale, culturelle et géographique. La conception ancienne du monde sinocentrée est encore présente dans les conceptions sociales, scientifiques et politiques qui ont amené à la catégorisation de la population chinoise. Dans son ouvrage sur l'histoire de l'Histoire des Yi, Stevan Harrell (1995 (a)) montre que ce rapport complexe à l'altérité de la Chine impériale semble perdurer dans l'essence même du processus de catégorisation, ce qui explique les mesures juridiques vues précédemment.

Les shaoshu minzu représentent toujours aujourd'hui la figure de l'étranger qu'il a fallu intégrer au territoire à la fois géographiquement et culturellement. Cela a donné parfois lieu à des coexistences ou à des confrontations régulées par une domination politique et bureaucratique. Ces représentations sociales des shaoshu minzu par le politique ont joué un rôle dans l'élaboration des cadres législatifs88 protégeant les groupes minoritaires et ont permis de codifier certaines interactions. Pour Young (2004, [1990] 2005), chaque groupe a sa propre nature et ne partage aucun attribut avec ceux qualifiés d'autres. Selon elle, le processus des relations sociales entre un groupe privilégié et un groupe désavantagé entraîne un ensemble de caractéristiques : le groupe privilégié est défini comme « un sujet humain actif » tandis que le groupe désavantagé est « objectivé, substantialisé, réduit à sa nature ou à son essence ». Cette perception donnée de l'autre semble néanmoins quelque peu cloisonnée et ne tient pas compte des dynamiques et de la mouvance des frontières symboliques entre les groupes qui peuvent naître des interactions telles l'acculturation ou l'interculturalité.

Will Kymlicka (2001) a établi une différence entre le « multiculturalisme d'immigration » et

87落后 luòhòu 88Je reviendrai sur ce point ultérieurement. — 84 — le « fédéralisme multinational », correspondant à la situation des shaoshu minzu et plus largement à celle des peuples autochtones. Selon lui, la domination subie par ces minorités sur leur propre territoire légitime leur revendication à l'autodétermination, tandis que les populations issues de l'immigration peuvent accepter les « droits spécifiques à des groupes ». Le multiculturalisme est lié à la politique de reconnaissance des autres alors que le fédéralisme national induit à la fois une égalité dans son ensemble entre les différents groupes en présence et la négociation de leur(s) différence(s). Cependant, la construction de la nation chinoise à partir de la culture majoritaire han et l'utilisation des travaux des ethnologues dans la catégorisation de la population chinoise a cristallisé la hiérarchisation de la population au sein d'un pouvoir administratif et politique centralisé. L'obtention du statut de shaoshu minzu a déterminé la place symbolique d'un groupe au sein de cette hiérarchie à partir de critères sociaux et culturels.

L'organisation de la Chine demeure complexe : bien que relevant d'un fédéralisme national, le rapport à ces minzu ne s'expérimente pas dans l'égalité et les désirs d'autodétermination demeurent officiellement sporadiques. Cependant, les représentations qui leur sont liées soulignent un rapport Han/minzu fortement connoté. Le modèle multinational chinois a été élaboré selon une structure à deux niveaux : une nation intégrant des diversités, laissant la place à des négociations identitaires plurielles. Afin de mieux appréhender comment ces négociations se font, je me focaliserai sur les articulations et l'interdépendance de trois questions (la langue, l'intégration, le nationalisme et les droits des shaoshu minzu au prisme du droit national et international) ainsi que sur leur influence dans la construction d'un État unifié ainsi que la création des identités nationales et minoritaires.

2.Une nation, des minorités, une langue ?

La construction d'un état unilingue a nécessité l'élaboration d'une réglementation active, concernant à la fois l'apprentissage de la langue nationale, celui des différents langages et dialectes locaux. À la suite du mouvement du 4 mai 1919 - et à la montée du mouvement nationaliste - le chinois traditionnel est enseigné à l'école mais peu à peu le baihua89, littéralement langue courante, a pris sa place dans tous les domaines de l'écrit. Zhitang Yang-Drocour (2007) précise que cette langue est le versant écrit du mandarin, c'est-à-dire la forme écrite du putonghua90. Cette forme écrite, qui est la langue nationale de la République populaire de Chine depuis 1955, est fondée sur le dialecte de Pékin.

89白话 báihuà 90普通话 pǔtōnghuà — 85 — On le comparerait volontiers à la vulgari eloquentia, langue vulgaire illustre, de Dante dans la mesure où il est vernaculaire par rapport à la langue « classique » morte, mais débarrassée des idiotismes inhérents aux parlers régionaux, il est de qualité pour être utilisé par la bonne société de l'époque. C'est autrement dit, la langue soutenue de l'époque.[...] Parallèlement aux genres nobles qu'étaient la poésie et la prose en langue classique, il existait une véritable tradition littéraire du baihua, dont l'apparition au plus tard, daterait des Tang, au VIIIème siècle : citons entre autres les baiwen « chantefables », des Tang, histoires inspirées des canons bouddhiques destinées à la vulgarisation ; le théâtre des Yuan, qui vit le jour à Dadu, l'actuelle Pékin, sous la domination mongole ( Yang-Drocour, 2007 : 66).

Dès lors, les œuvres ont été écrites dans une langue compréhensible par tous : le putonghua. La réforme du chinois classique91 a été instaurée à partir des années 1940 afin de réduire l'analphabétisme et de faire correspondre la langue écrite avec la langue orale. La langue écrite a agi comme un élément unificateur entre les différents groupes qui constituent la population chinoise. Parmi les dialectes régionaux, on observe trois grandes familles linguistiques : sino-tibétaine, altaïque et austro-asiatique, elles-mêmes subdivisées en sous-groupes92, dont le groupe tibéto-birman auquel appartient la langue naxi. À ces trois grandes familles s'ajoutent deux autres plus réduites : indo-européenne et malayo- polynésienne. Face au constat de l'inadaptation des infrastructures éducatives, un processus de planification a été élaboré dans l'ensemble des régions des shaoshu minzu, dont l’objectif était de déterminer quelle combinaison d'éducation formelle et non formelle était la plus optimale (Dreyer, 1978 : 370-371). Cela s'est accompagné d'une augmentation des installations scolaires, notamment en école primaire.

Dès 1950, des écoles dispensant un enseignement à temps partiel furent établies, particulièrement dans les régions rurales, et mises en rapport avec le système scolaire régulier dans les zones urbaines. Un éventail d'institutions furent développées, s'échelonnant des écoles fixes dispensant un enseignement à temps partiel aux écoles mobiles se déplaçant avec les populations de la transhumance (Poulin, 1984 : 45).

Dans son essai intitulé De la démocratie nouvelle ([1940] 1968), Mao a insisté sur la nécessité de réformer la langue écrite, en induisant une standardisation du chinois écrit afin de limiter les différences grammaticales entre les dialectes. Le putonghua, devenu langue nationale, a été standardisé jusque dans sa prononciation. En 1956, une première ébauche du pinyin, signifiant littéralement « transcription phonétique », a été instaurée et sa version finale a été déclarée en 1958. Le pinyin a été enseigné dans toutes les écoles chinoises : chaque élève commençait par apprendre le

91Néanmoins, la réforme de l'écriture chinoise afin de la rendre phonétique a semble-t-il débuté à partir de 1892. 92La famille sino-tibétaine est divisée en trois langues : le tai, le tibéto-birman et le miao-yao. Chacun de ces groupes est composé de plusieurs sous-groupes. La famille des altaïques se subdivise en trois groupes de langues parlés par plusieurs minorités. Enfin, la famille austro-asiatique est composée de deux groupes de langues dont l'un est parlé par les Mon-khmer. — 86 — pinyin, puis s'attelait à l'apprentissage des caractères. Cette méthode a eu pour objectif de faciliter l'apprentissage du putonghua dans les régions où l'on ne parlait pas le mandarin, y compris à l'étranger. Dans cette optique, toutes les indications publiques, tels les panneaux de signalisation, ont été transcrites en caractères chinois et en pinyin.

La politique linguistique mise en œuvre dans les années 1950 prône davantage l'unification de la nation chinoise par le partage d'une langue commune, sans pour autant que cela nuise aux dialectes locaux, comme dans le fameux discours de Zhou Enlai en 1958 :

La promotion du mandarin vise à supprimer les barrières de communication entre les peuples parlant des dialectes différents ; elle ne vise pas à éliminer les dialectes. Est-ce que la promotion du mandarin signifie la prohibition de l’usage des dialectes ? Évidemment non. Les dialectes existent sur notre territoire depuis longtemps et vont continuer à exister encore longtemps ; ils ne peuvent pas être éliminés par des mesures administratives ou des moyens délibérés… Au contraire, les locuteurs du mandarin sont encouragés à apprendre un peu les dialectes pour mieux s’intégrer localement dans la vie du peuple. (Zhou, 1958)

Cette politique linguistique a amorcé la constitution d'une nouvelle communauté linguistique. Bien que le gouvernement ait apparemment cherché à encourager l'usage du mandarin sans pour autant recourir à des mesures prohibitives visant l'usage des dialectes locaux (Chen, 1999), on observe depuis les années 1980 une limitation explicite dans les médias de l'usage de ces dialectes ainsi qu’une interdiction implicite dans l'éducation. En effet, les différentes minzu, qui possédaient leur propre langue, ont peu à peu assimilé le putonghua : depuis chaque minzu emploie deux langues a minima : celle qui leur est propre et la langue nationale. De ce fait, leur sentiment à l'égard de chacune de ces langues a pu être variable, y compris dans le sentiment d'appartenance à une même communauté. La juxtaposition de l'apprentissage de ces deux langues, l'une maternelle et l'autre imposée par le politique, s'est accompagnée des représentations de leur pratiques linguistiques, ce qui a participé à façonner la perception de la culture dominante et celle de la catégorisation sociale qui lui a été attribuée. Cela a participé également à inclure démographiquement et culturellement les différentes communautés minoritaires du pays tout en façonnant le sentiment d'appartenance à la nation chinoise.

Le premier ministre de l'époque, Zhou Enlai, a présenté le deuxième plan quinquennal prévu pour 1958, plus connu sous l'appellation de « Grand bond en avant ». Il a mis l'accent sur la nécessité d'augmenter la production industrielle ainsi que de créer des communes populaires ˗ moyen utilisé pour mobiliser idéologiquement les villes et les campagnes. C'est à cette période que le programme- cadre et sa formation à l'enseignement ont été adoptés. Ce programme a été uniquement axé sur des éléments culturels et sociaux de la Hanzu : langue, littérature, géographie et histoire.

— 87 — Lors du déclenchement de la campagne des Cent fleurs93 , nombre de critiques exprimées à l'endroit du Parti et du gouvernement allaient inciter les autorités politiques à réviser leur programme à l'endroit des minorités nationales. En outre, le programme de traduction de livres et de documents à l'intention des minorités nationales suscita certaines réserves auprès de l'élite gouvernementale. De façon générale, les ouvrages destinés aux minorités nationales exhibaient un niveau inacceptable de « nationalisme local », de « sentiment religieux » et de « mentalité capitaliste » (Poulin, 1984 :46-47)

Un tel dispositif lié aux politiques publiques mises en œuvre exaltait la culture dominante comme l'expression d'un symbole d'une nation unifiée, favorisant ainsi l'accroissement d'inégalités culturelles et identitaires au profit de la culture dominante. Selon Richard Poulin, de nombreuses critiques se sont fait entendre, dès le deuxième plan quinquennal, concernant les politiques à l'encontre des shaoshu minzu. Ces critiques ont entraîné des campagnes de rectification. Contrairement à la tolérance constatée en 1949, il y a eu une volonté de standardiser les langues minoritaires, qui s'est effectuée via une transcription en pinyin ainsi que l'apprentissage obligatoire de la langue han. Cette démarche a résulté de l'influence que l'Union soviétique a exercée durant de nombreuses années sur la politique chinoise. La réforme, ayant abouti à l'élaboration du pinyin, a été initialement amorcée par les Soviétiques qui ont nourri l'espoir de mettre en place un alphabet qui faciliterait la lecture et l'écriture des langues voisines et surtout, l'adoption d'un système d'écriture cyrillique, qui agirait comme un marqueur de la proéminence du socialisme au niveau international ainsi qu’un moyen de s'opposer à l'impérialisme capitaliste, et plus particulièrement aux Américains.

Il n'y avait pas de projet pour étudier les langues minoritaires dans le nord de la Chine, ni pour engager des réformes majeures des écritures dans les années 1950 parce que ces langues avaient déjà des systèmes d'écriture fonctionnels. Après avoir pris connaissance de cette situation, Serdyuchenko a demandé à la Commission d'État pour les questions de nationalités de mener une étude exhaustive de toutes les langues minoritaires en Chine. Dans un rapport qui était alors classé secret, soumis à la Commission nationale sur les questions de nationalités et à l'institut de linguistique en 1955, Serdyuchenko proposa spécifiquement l'alphabet cyrillique pour toutes les langues altaïques parlées en Chine, étant donné que ces communautés étaient voisines de l'Union soviétique. La Chine a, en fait, suivi les conseils de Serdyuchenko. Mais dès les années suivantes, certains élèves en langues altaïques utilisaient des manuels soviétiques où on pouvait lire, « notre patrie est l'Union soviétique ». « Notre capitale est Moscou ». Ce n'était pas ce que le PCC s'attendait à voir. L'alliance des systèmes d'écriture mixtes sino-soviétique a été rejetée ainsi que les autres influences soviétiques en 1958, du fait que la Chine faisait une distinction entre

93Politique menée par le gouvernement de février à juin 1957. L'objectif était d'améliorer les relations entre le parti communiste d'une part et la population d'autre part. Une liberté d'expression relative a été donnée à la population, et plus particulièrement aux intellectuels. Cette liberté d'expression concédait des critiques envers le Parti, ce qui permit à Mao d'affaiblir à terme ces opposants. — 88 — l'influence soviétique et l'expérience soviétique 94(Bernstein & Hua-Yu, 2010 : 485).

Le programme d'alphabétisation des shaoshu minzu s'est appuyé sur un matériel pédagogique en langue han. Cette langue constituait le socle commun à toute la population chinoise dans l'apprentissage et dans la formation des enseignants (Hawkins, 1978 :157). Toutes ces mesures ont bouleversé les aspects de la vie sociale des shaoshu minzu mais elles ont amené plusieurs questionnements concernant leur rapport avec leur langue maternelle et leur identité en tant que groupe minoritaire. Ces questionnements se sont intensifiés à partir de 1956. En rejetant le système d'écriture proposé et voulu par l'Union soviétique, la Chine est parvenue à son émancipation. Les recherches menées sur les langues des shaoshu minzu ont participé à l'élaboration de plusieurs principes du programme d'alphabétisation, présenté par le premier ministre en 1957.

Dans son article intitulé Language policies toward national minorities in China (1985), Fu Moaji s'est appuyé sur cinq principes pour étayer l'idée selon laquelle ces derniers ont démontré une réelle flexibilité politique et une volonté d'apprentissage mutuel. Lors de l'élaboration de leurs systèmes d'écriture, une base commune a été créée afin de faciliter les recherches et les études entre les Han et autres minzu minoritaires, ainsi que par extension, toutes les populations comprenant ce système d'écriture. Selon Fu Moaji (1985), la possibilité octroyée aux minzu minoritaires de choisir leur propre système d'écriture constituait l'expression de la liberté qui leur était accordée par le gouvernement. Cette liberté a été somme toute relative car, implicitement, la langue han est demeurée l'élément de référence culturelle, ce qui a permis d'assurer la communication horizontale et verticale au sein de la nation. En cela, la langue han a englobé symboliquement les différentes populations chinoises et a participé à construire la nation chinoise contemporaine.

94« There was neither a plan to survey minority languages in northern China, nor a plan to engage in any major writing reforms there in the 1950s because these languages already had functionnal writing systems. After learning about this situation, Serdyuchenko asked the State Commission on nationalities affairs to do a comprehensive survey of all minority languages in China. In a then classified report submitted to the State Commission on nationalities affairs and institut of linguistics in 1955, Serdyuchenko specifically proposed the cyrillic alphabet for all Altaic languages spoken in China, since those communities neighbored the Soviet Union. China, in fact, adopted Serdyuchenko's advice. But in the following few years, some students in Altaic languages communities were using Soviet textbooks which read, « our motherland is the Soviet Union ». « Our capital is Moscow ». This was not what the CCP expected to see. The alliance of writing system accross Sino-soviet was rejected along with the other soviet influences in 1958, as China was making a distinction between soviet influence and soviet experience ». (Bernstein &Hua-Yu, 2010: 485). Ma traduction. — 89 — 3.La question du nationalisme

Dans son discours du 27 février 195795 intitulé « De la juste solution des contradictions au sein du peuple », Mao a placé les différentes formes de nationalisme sur un pied d'égalité :

La clé du problème est de surmonter le chauvinisme grand han. Il faut en même temps surmonter le nationalisme local partout où il existe chez les minorités nationales. Le chauvinisme grand han comme le nationalisme local sont préjudiciables à l'union de toutes les nationalités. Il s'agit là d'une des contradictions au sein du peuple qu'il faut résoudre (Mao, 1977 :441).

Cet extrait souligne l'existence d’« une montée » du nationalisme local, qui s'est accompagnée d'une migration importante des Han dans les différentes régions frontalières. Cette migration s'est faite rapidement et massivement, comme au Xinjiang où 5,5% de Han y vivaient en 1959 contre 20,5% en 1962 (Lal in Poulin 1984).

De la fin des années 1950 à la fin de la Révolution culturelle, tout membre d'une shaoshu minzu en désaccord avec la politique du pouvoir central était accusé de nationalisme local (Palizhati,2012 : 94). Par la suite, les shaoshu minzu n'ont plus été pensées en termes de nation et de classe renouant avec l'influence marxiste-léniniste. Ainsi, Ya Hanzhang96 argumente cette position par une limitation de l'usage de la langue nationale.

Pour Ya Hanzhang, lorsque les nationalités, et cela ne touche que celles qui sont minoritaires dans les faits, ont un problème de langue, il doit être résolu par l'apprentissage des autres langues, notamment le mandarin, car la langue n'est plus du domaine national, puisque l'oppression nationale n'existe plus dès que le Parti a pris le pouvoir, résolvant ainsi la question de classe (Poulin, 1984 :89).

Bien que de nombreuses campagnes d'éducation aient été menées, la langue nationale a été le plus souvent associée aux autres langues minoritaires et faire de la langue han celle de la nation chinoise a participé à inscrire la suprématie de cette culture. Cela a également permis de renforcer l'idée d'une unification de la nation chinoise en réduisant les différences culturelles au profit de l'identité han.

Des années 1960 à la fin de la grande révolution culturelle prolétarienne97(1976), la politique gouvernementale a révélé une période de faible application du cadre juridique ainsi que des règles de droit. Le Grand Bond en avant et la politique économique de Mao ont eu des répercussions dramatiques sur la vie économique et sociale du pays, ce qui a amené Mao à quitter son poste de

95 Ce discours fut prononcé lors de la Conférence suprême de l’État le 27 février 1957. 96Ya Hanzhang ( 牙含章 Yá hánzhāng ;1916-1989 ) était un spécialiste du Tibet et a écrit de nombreux ouvrages sur les Dalaïs Lamas. 97 无产阶级文化大革命 wúchǎn jiējí wénhuà dà gémìng — 90 — président, puis Liu Shaoqi lui a succédé. Cependant, Mao est resté aux commandes du PCC et a amorcé, en 1966, la Révolution culturelle grâce à la jeunesse du pays. Il est parvenu à revenir au pouvoir puis à reprendre la direction de l’État et du Parti. Au cours de la Révolution culturelle, dont l'idéologie a consisté à éradiquer les valeurs traditionnelles, de nombreux monuments ont été détruits, des officiants religieux emprisonnés... L'unification voulue a été poussée à son paroxysme et l'idée qu'avait Mao de la Chine s'est imposée dans la violence.

La période post-révolutionnaire a montré un regain de considération pour les shaoshu minzu sur le plan économique mais très faible sur le plan politique. Le Parti communiste a tenté dans les années 1980 de réduire les tensions présentes au sein des populations minoritaires en les aidant financièrement et en favorisant la libéralisation de leur économie. Une évolution quant à l'expression d'un chauvinisme local apparaît au sein du bloc de constitutionnalité : les Constitutions de 1975 et 1978 ajoutent à celle de 1984 que « tout acte contribuant à la désunion nationale ou favorisant leur sécession doit être sévèrement interdit » (Guillaume, 2008 : 137). En d'autres termes, l'auto- détermination de ces populations ne peut être acceptée. La Constitution de 1984 a fixé l'essentiel du cadre juridique des shaoshu minzu et a montré un assouplissement de la politique du gouvernement depuis la révolution culturelle. Néanmoins, la politique de sinisation a perduré et l'autonomie octroyée aux minzu minoritaires est demeurée tributaire du gouvernement central qui possédait le pouvoir de restreindre leurs activités dans l'intérêt de l'ordre public et de l'éducation. C'est en 1987 que le pouvoir central a officiellement mis fin au projet national de classification ethnique avec une liste arrêtée à 56 minzu. L'élaboration d'un discours relatif aux shaoshu minzu s'est inscrite dans les représentations sociales nationales et locales.

La perception des minzu a été façonnée par les pouvoirs politiques au fil des années. Bien que les spécificités culturelles soient valorisées, il n'en demeure pas moins que les autorités communistes ont exercé au cours de la période maoïste une forte répression envers l'art, la culture, les religions et plus globalement tout ce qui incarnait une forme déviante de l'imaginaire qu'elles avaient de « leur » société chinoise. Ainsi, le concept de minzu traduit l'élément central de l'institutionnalisation de ces populations anciennement allogènes et leur mise en valeur à le plus souvent pour objectif de servir la modernité culturelle représentée par les Han.

— 91 — 4.Ethnies chinoises et peuples autochtones : quelles frontières ?

L'avènement de la République populaire de Chine a entraîné de nombreuses mutations au sein de la société chinoise. Le parti communiste au pouvoir aspire à tendre vers une stabilité politique et à asseoir son autorité sur le territoire chinois. Bien que le confucianisme soit ancré dans la tradition chinoise (Piquet, 2017 ; Zhang, 2012), le PCC a construit son cadre juridique en partant de zéro. Selon Qianfang Zhang (2011), le premier document constitutionnel était le programme commun prévisionnel adopté en 1949. Ce programme rompait avec les aspirations constitutionnelles du parti nationaliste de Sun Yat-Sen98 et avec les réflexions d'intellectuels du début du siècle, qui tentaient de construire des moyens juridiques pour rendre le pouvoir au peuple. Le préambule de ce programme commun proclamait une dictature démocratique populaire (人民 民主专政) et comprenait trois points essentiels : le maintien d'un front uni regroupant la classe ouvrière, la paysannerie, la petite bourgeoisie, la bourgeoisie nationale. Ce front était fondé sur l'alliance entre paysans et ouvriers et était dirigé par la classe ouvrière. Une conférence politique consultative du peuple chinois a été créée pour organiser ce front uni. Elle était composée des représentants du PCC, des « partis démocratiques », des « organisations de masses », de l'Armée populaire de libération (APL), des shaoshu minzu, des Chinois d'outre-mer et d'éléments « démocratiques patriotiques ». Le fait que le pouvoir demeure officiellement aux mains de la classe ouvrière a participé à ancrer l'idéologie communiste. Le système mis en place a permis au PCC de définir son propre pouvoir et sa représentation à ses propres fins. Les différentes campagnes politiques menées par Mao (suppression des contre-révolutionnaires (1950 – 1951), le mouvement anti-droitiste (1957), le Grand bond en avant (1958), la Grande révolution culturelle prolétarienne (1966-1976)) ont décimé les droits fondamentaux des citoyens (Zhang, 2012). Cette succession de campagnes a entraîné une transformation de la société. Elle a imposé les objectifs définis par le pouvoir en place. Le mouvement de rectification a fixé la norme pour les cadres et les intellectuels. Ces événements ont montré le contrôle du pouvoir communiste sur tous les aspects de la vie sociale des chinois ainsi que les abus de pouvoir perpétrés à l'encontre de la population ont limité drastiquement l'émergence de toute initiative sociale pour contrebalancer le pouvoir du Parti. C'est dans un tel contexte que les premiers éléments juridiques ont été pensés et que les droits de la population chinoise ont été inscrits constitutionnellement. Cependant, l'esprit de la constitution chinoise ne reflétait pas la volonté de définir la séparation des pouvoirs ou la protection des droits fondamentaux, mais répondait davantage à la vision que les responsables chinois avaient de l'avenir. « En Chine, la Constitution est conçue par les dirigeants du Parti communiste chinois (PCC). Ainsi définie, la Constitution chinoise a

98Voir H. Piquet (2017). — 92 — constamment évolué et reflété les changements au sein de la direction du PCC ainsi que ses politiques à l’égard du type de société future, envisagée » (Jianfu, 1999 : 66). La constitution chinoise apparaît avant tout comme un outil pour la mise en place des politiques publiques. C'est peut-être pour cette raison que le contrôle que constitutionnalité ne peut s'opérer que sur les actes administratifs et non les lois promulguées, réduisant l'avancée d'un État de droit (Mélin-Soucramanien & Han, 2014). Bien que le modèle soviétique ait été adopté dans un premier temps, les dirigeants chinois s'en sont éloignés en fonction des besoins politiques. L'idéologie communiste et la vision socialiste des dirigeants chinois ont été au cœur des évolutions de la Constitution de la République populaire de Chine. Clé de voûte des institutions de l’État, le PCC a inscrit dans la constitution les outils permettant l'unification de toutes les nationalités de la population chinoise au sein de la RPC. L'article 499 de la Constitution de la République populaire de Chine100 a mis l'accent sur la dimension multinationale et unie de la RPC. Le droit à l'autodétermination en général a été rejeté, mais le PCC a voté dès son second congrès (1931) le droit à l'autonomie régionale101.

Dès la fondation de la RPC, une Commission des affaires des nationalités est créée. Les différents organismes qui y sont rattachés se sont appuyés sur les études et les enquêtes effectuées par l'Institut des nationalités de l'Académie des sciences au sein duquel ont travaillé de nombreux experts soviétiques (Bergère, 1979). Désormais, la Chine est définie comme un État multiethnique et utilise les diverses entités administratives autonomes pour octroyer une autonomie régionale 102 aux différentes nationalités pouvant y prétendre. L'autonomie régionale a été mise en place pour les régions habitées par un nombre significatif de personnes appartenant à la même minzu minoritaire, comme le Tibet.

En 1958, Mao légitimait le choix de cette autonomie régionale par la répartition de la population de la Chine, différente de celle de la Russie qui avait adopté un autre modèle d'organisation : « En Union soviétique, les Russes forment cinquante pour cent de la population, et les minorités ethniques la seconde moitié, mais en Chine, la race han forme quatre- vingt quatorze pour cent de la population et les minorités six pour cent seulement : c'est pourquoi nous ne pourrions pas créer une union des républiques » (Mao, 1975 : 48). Ce choix a également été motivé par la volonté de construire une nation unifiée. Plusieurs des écrits ou discours de Mao permettent de voir l'évolution du compromis entre la doctrine communiste, la réalité et la volonté d'unifier la population chinoise :

Nos minorités nationales ont une population peu nombreuse, mais elles vivent dans de vastes régions. Du point de vue démographique, les Han représentent 94%, c'est à dire la majorité

99Cet article fut écrit lors de la constitution de 1982 et conservé lors des révisions de 1988,1993,1999 et 2004. 100中华人民共和国宪法 Zhōnghuá Rénmín Gònghéguó Xiànfǎ (constitution de la République populaire de Chine) 101Cette politique fut temporairement abandonnée en 1938 dans l'optique de favoriser une réconciliation avec le Guomindang. 102En accord avec la Constitution de la République populaire de Chine, détaillée dans la Loi sur l'Autonomie Ethnique Régionale. — 93 — écrasante de la population du pays. S'ils pratiquaient le chauvinisme grand han et la discrimination à l'égard des minorités nationales, ce serait très mauvais. Or qui habite la plus grande superficie du territoire ? Ce sont les minorités nationales, qui occupent 50 à 60 % de la superficie globale. Nous disons que la Chine possède un vaste territoire, de riches ressources et une forte population ; en réalité ce sont les Han qui « ont une forte population », et ce sont les minorités qui disposent « d'un vaste territoire et de riches ressources » pour ce qui est du sous-sol au moins, ce sont probablement elles qui possèdent de « riches ressources »103 […] L'économie nationale ne peut pas se passer de l'économie des minorités nationales104 […] L'air dans l'atmosphère, les forêts sur le sol, les richesses, sous la terre sont autant de facteurs importants, nécessaires à l'édification socialiste. Nous devons établir de bons rapports entre les Han et les minorités nationales et consolider l'union de toutes nos nationalités pour conjuguer nos efforts dans l'édification de notre grand parti socialiste (Mao, 1975 : 318-245-319).

La supériorité han a été mentionnée à tous les niveaux que ce soit au niveau politique, économique et culturel, faisant référence à la pensée préexistante à 1949. Cette supériorité affirmée des Han ainsi que la considération des populations minoritaires ont conduit à une accélération de la sinisation. Le gouvernement a cherché à intégrer ces shaoshu minzu dans un processus de sinisation, qui s'est accompagné d'une aide au développement économique. Pour ce faire, plusieurs missions, dont l'objectif était de fournir un état des lieux de la situation des différentes minzu minoritaires, ont vu le jour. Les résultats ont montré de nombreuses inégalités entre les Han ainsi que ces minzu, qui ont parfois conduit à des différences de traitement (Poulin, 1984). C'est pourquoi en 1951, le gouvernement a mené une campagne afin d'abolir toutes formes de discriminations et de conflits. Désormais, le chauvinisme grand-Han est condamné et une propagande pour l'unité de la nation est mise en œuvre. La chanson « Aimons notre patrie, la Chine105 ! » en constitue un bon exemple.

La majorité des textes du PCC écrits après la Libération reprend la formule suivante : « les nationalités arriérées doivent apprendre de la nationalité han. » Dans sa forme la plus extrême, lors de la Campagne de rectification de 1957 : « le refus d'apprendre des nationalités avancées » était même cité comme étant un crime nationaliste bourgeois (Wang, in Poulin, 1984 :60).

[Cette campagne de 1951] avait pour but non seulement d'abolir tous les noms, mais aussi de démolir tous les monuments et d'effacer toutes les inscriptions qui insultaient ces minorités. Non seulement les Han ont qualifié traditionnellement les peuples non han de « barbares », mais aussi

103Mao, 1975 :318. 104Mao, 1975 :245 105«56 constellations, 56 fleurs 56 ethnies constituent une grande famille. 56 langues disent d’une même voix Aimons notre patrie, la Chine ! Aimons notre patrie, la Chine ! Les chinois travaillent avec ardeur ! Aimons notre patrie, la Chine ! Développons notre patrie ! Aimons notre patrie, la Chine ! La Chine est en plein essor ! Aimons notre patrie, la Chine ! Nos frères et sœurs de 56 ethnies 56 langues disent d’une même voix : Aimons notre patrie, la Chine ! » — 94 — de « peuple-chien », de « peuple-requin », etc. Ils n'ont pas hésité non plus à baptiser des villages avec des noms tels que « ville-chien », etc. (Poulin, 1984 : 67).

La violence d'alors a laissé la place à l'élaboration des structures d'autonomie régionale, qui ont eu pour objectif l'intégration de ces populations au sein du système administratif et politique chinois, favorisant de fait leur contrôle. Après la fondation de la République, le nationalisme local a pris de l'ampleur et est devenu l'égal du chauvinisme grand-Han, le surpassant même dans certains cas. À partir de 1957, le PCC a entamé un changement de politique, accusant certains cadres, tibétains notamment, d'être des nationalistes locaux. La propagande gouvernementale contre le chauvinisme grand-Han a pris la forme d'une lutte contre le nationalisme local et pour l'anti-séparatisme. Progressivement, la politique de multiculturalisme pour promouvoir l'intégration des cinquante-cinq groupes minoritaires dans la société chinoise s'est mise en place. Cette unification de la société chinoise passe également par son appareil institutionnel. Quatre constitutions (1954,1975,1978 et 1982) ont été successivement adoptées depuis la fondation de la République populaire de Chine. Celle de 1982 est toujours en vigueur et reflète les idées de Deng Xiaoping sur la modernisation de la Chine, c’est-à-dire la stabilité sociale, le développement économique et l’ouverture sur l’extérieur. Élaborée selon les quatre principes fondamentaux : maintien du rôle dirigeant du Parti communiste chinois, maintien de la dictature démocratique populaire, maintien de la voie socialiste, maintien du marxisme, du léninisme, et de la pensée maoïste, cette constitution met l'accent sur la réalisation des modernisations socialistes, présentée comme étant le but national fondamental (Jianfu, 1999). Au fil des réformes, des amendements ont permis et accompagné l'ouverture de l'économie chinoise, tel le statut juridique de l'économie privée en 1988 (Zhao, 1996). En 1993, l'ajout du système de coopération multipartite106 et de consultation politique a assis le pouvoir du parti communiste, qui demeure le parti le plus important. Les différentes populations minoritaires de Chine sont considérées comme des parties de la population chinoise. Elles sont, à ce titre, guidées par les quatre principes fondamentaux et sont dirigées par le PCC. La République populaire de Chine s'est érigée à partir de l'idéologie socialiste et la nation chinoise contemporaine est née de l'idéologie maoïste. L'adhésion collective à cette nation contemporaine s’est réalisée au sein d'un régime totalitaire, ce qui a modelé la construction du sentiment national. Si l'étude de la nature du régime chinois ne constitue pas la question centrale de ce travail, il n'en demeure pas moins que la prise en compte de la nature de ce régime permet de comprendre comment les dispositifs légaux concernant shaoshu minzu peuvent être

106« La Conférence consultative politique du Peuple chinois, qui n'est ni un organe d'État ni un groupement social ordinaire, est une organisation du type front uni des patriotes de la plus grande partie du peuple chinois. Elle dispose d'un comité national et des comités locaux aux échelons de province (région autonome, municipalité relevant directement de l'autorité centrale) et de district (municipalité). Le Comité national de la Conférence consultative politique du Peuple chinois, composé de représentants du Parti communiste chinois, des partis et groupements démocratiques, de sans-parti, de membres des organisations populaires, de représentants des ethnies minoritaires et des différents milieux, de compatriotes de Taiwan, des Régions administratives spéciales de Hongkong et de Macao, et de ressortissants chinois rentrés au pays, ainsi que d'invités particuliers, est élu pour un mandat de 5 ans. » http://french.china.org.cn/french/130954.htm consulté le 26 juin 2019. — 95 — en contradiction avec les engagements internationaux de la Chine.

L'ouvrage d'Hanna Arendt, Les Origines du Totalitarisme ([1951] 2002) expose quatre critères applicables, selon moi, au régime chinois : le monopole de l'activité politique par un parti unique, une idéologie officielle incontestable imposée par ce même parti via le monopole des moyens de communication, la suppression de toutes limites légales à l'action de l'État, qui a le contrôle direct de l'économie. Le régime instauré à la naissance de la République populaire et pendant l'ère maoïste s'inscrit dans une forme de totalitarisme, avec un parti communiste aux commandes de l’État sans force politique ou sociale opposée. La mise en place du certificat de résidence (hukou) interdisant la mobilité géographique, du dossier personnel, qui recense les avis des supérieurs, les dénonciations des voisins et de l'unité de travail (danwei) qui fournit des logements, les tickets de rationnement et surveille les bonnes mœurs de chacun (Bonnin, 2001) sont autant d'institutions qui ont uniformisé le pays. Cela renvoie à la conception du monde totalitaire de Claude Lefort comme une « dénégation de la division sociale ». L'homogénéisation de la société chinoise par le système totalitaire mis en place par le Parti exemplifie sa conception du totalitarisme comme « fantasme » du Peuple-Un. Le PCC apparaît ainsi comme le référent identitaire et le lien entre l’État et toutes les composantes de la société. Bien que ce système totalitaire ait évolué avec notamment la disparition des hukou et des danwei, laissant plus de libertés dans le champ social, il n’en demeure pas moins que le Parti a conservé le monopole politique ainsi que son emprise sur le système en place. Dans le cadre de leur séminaire, Michel Bonnin et Joël Thoraval (2011) ont qualifié le régime post-maoïste de « totalitarisme défensif », impliquant l’écrasement systématique à la fois de toute opposition politique et à la fois de toute forme d’autonomie sociale. Le blocage de sites internet tels Facebook ou Youtube montre également la volonté de contrôle social. On peut alors s'interroger sur les possibles champs d'action des shaoshu minzu. Minoritaires numériquement en tant que membre de la population chinoise, elles le sont également politiquement. Bien que les relations d'hier entre shaoshu minzu et les autorités chinoises sont différentes de celles d'aujourd'hui, le PCC est toujours le parti le plus important de la République populaire de Chine et dirige le système administratif du pays. Les shaoshu minzu sont dotées d'institutions politiques officiellement autonomes, mais les responsables du Parti sont le plus souvent Han (comme c'est le cas à Lijiang), ce qui placent ces institutions sous le contrôle du gouvernement central. Ces populations sont juridiquement et culturellement considérées comme des minorités au sein de la Chine. Selon Irène Bellier (2006), la différence entre « minorité » et « peuple » tient essentiellement au droit. Pour les premières, il est question du droit des personnes appartenant à une minorité, c'est-à-dire les droits individuels de l'Homme. Pour le « peuple », « l'individu autochtone ne peut se séparer du peuple auquel il appartient lequel fait du rapport au territoire un symbole d'identité et du droit à disposer de soi une priorité. Les acquis d'un peuple concernent tous les autres. » (Bellier, 2006 : 105). Signataire de la Déclaration des Droits des Peuples Autochtones, la Chine

— 96 — s'engage à respecter une gouvernance autochtone, que l'on peut définir en trois catégories :

• la gouvernance garantie par le respect du droit à l'autodétermination des peuples autochtones, qui renvoie notamment aux institutions propres des sociétés et communautés autochtones (processus de représentation et de prise de décisions, distribution de l'autorité, organisation territoriale.).

• la gouvernance des organisations et des corporations autochtones, et renvoie à ces entreprises (ou organisations) qui gèrent et fournissent des services à des communautés autochtones ainsi qu'aux processus et mécanismes qui les établissent, tels qu'ils sont déterminés par la loi et l'administration d'un État

• la gouvernance des gouvernements, relative aux mécanismes par lesquels ils prennent des décisions et gèrent leurs affaires (Bellier, Cloud & Lacroix, 2017 : 226)

Parmi ces trois formes de gouvernance, aucune d'entre elles n'est réellement appliquée en Chine, car les institutions ou entreprises demeurent sous le contrôle du Parti. Je reviendrai plus en détails dans la seconde partie de ce travail sur l'omniprésence du Parti dans la gestion de différentes entreprises directement impliquées dans la mise en tourisme du patrimoine culturel naxi. Cependant, cela soulève la question de l'autodétermination et plus particulièrement les possibilités de mettre en place un processus de reconnaissance qui résulterait d'une distanciation d'avec la subjectivité du Parti en place depuis des décennies. La catégorisation et la définition des divers groupes minoritaires ont résulté d'un processus de subjectivation et de reconnaissance élaboré par le PCC. Les systèmes totalitaires et post-totalitaire qui ont suivi n'ont pas permis de remises en question par les shaoshu minzu de ce processus. Au contraire, la volonté de maintenir unifier la population chinoise a concédé des compromis mais n'a pas donné la possibilité aux peuples autochtones de pouvoir se définir et se revendiquer comme tel. La construction d'un cadre juridique aux shaoshu minzu a également des répercussions internationales : en reconnaissant officiellement l'existence des populations minoritaires sur son territoire, la République populaire de Chine se confronte désormais à des cadres juridiques internationaux. En tant qu'état membre des Nations Unies, la RPC a l'obligation de respecter ainsi que de protéger les droits et libertés fondamentales de tous ses citoyens et d'œuvrer à l'idéal commun représenté par la Déclaration universelle des droits de l'homme. En cela, la RPC doit garantir au sein même de sa constitution les droits particuliers de ses minzu minoritaires. Dans le système des droits des Nations Unies, le terme « minorité » intègre les minorités nationales en tant que groupes minoritaires possédant leur propre identité nationale, linguistique ou religieuse différente de celle de la population majoritaire. En 1977, Francesco Capotorti, alors Rapporteur spécial de la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités, — 97 — définit une minorité comme :

Un groupe numériquement inférieur au reste de la population d’un État, en position non dominante, dont les membres − ressortissants de l’État − possèdent du point de vue ethnique, religieux ou linguistique des caractéristiques qui diffèrent de celles du reste de la population et manifestent même de façon implicite un sentiment de solidarité, à l’effet de préserver leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue.107

La reconnaissance du statut de minorité en termes de droit international ne dépend pas expressément de la reconnaissance d'un État. Elle doit avant tout correspondre à des critères objectifs et subjectifs qui peuvent rendre floue la distinction entre minorités nationales et peuples autochtones. Les deux catégories « peuples autochtones » et « minorités nationales » ont en commun une position minoritaire dans leur société. Leurs cultures, langues ou religions sont le plus souvent différentes de celle de la population dominante. La volonté de préserver et de promouvoir leur identité constitue une autre similitude. Un peuple autochtone peut ainsi se trouver dans la situation d'une minzu minoritaire et inversement, lorsque ces dernières revendiquent leur attachement à leurs territoires. La Troisième Commission, chargée des questions sociales ; humanitaires et culturelles des Nations Unies, qui s'est tenue le 12 octobre 2017, a souligné l'importance prise par la Déclaration des Nation Unies sur les droits des peuples autochtones au cours des dix années passées. Ce document, bien que n'étant pas contraignant juridiquement, formule aux articles 3 et 4 le droit à l'autodétermination, désormais opposable à l'ensemble des États. « Sa qualité de norme erga omnes (« qui vaut pour tous ») et de droit international coutumier (Cristescu, 1981) ayant été ratifiée par la Cour internationale de justice et par d'autres tribunaux internationaux et régionaux » (Bellier, Cloud & Lacroix, 2017 : 228). Bien qu'il n'existe pas de définitions universellement acceptées de la notion de minzu minoritaires ou de peuples autochtones, la définition de travail proposée par José Martinez Cobo108 (1987) pour les peuples autochtones permet de montrer les nombreux points communs entre shaoshu minzu et peuples autochtones :

Des peuples et nations qui présentent une continuité historique avec les sociétés précédant la conquête et la colonisation de leurs territoires, qui se considèrent comme distincts des autres secteurs de la société dominant aujourd’hui ces territoires totalement ou partiellement [et] qui sont déterminés à préserver, développer et transmettre aux générations futures leurs territoires ancestraux et leur identité ethnique, sur la base de leur existence continue en tant que peuple, en accord avec leurs propres systèmes culturels, leurs systèmes légaux et leurs institutions sociales (José Martinez Cobo in Bellier, 2011 : 14).

Après José Martinez Cobo, Erica-Irène Daes a mené des travaux sur le concept de Peuples

107http://www.ohchr.org/Documents/Publications/MinorityRights_fr.pdf. Consulté le 6 juin 2013. 108José Martinez Cobo était rapporteur spécial de l'ONU en 1987. — 98 — autochtones en sa qualité de Présidente du Groupe de travail sur les populations autochtones des Nations Unies. Elle a circonscrit les critères les plus récurrents et les plus pertinents dans la caractérisation de ces populations. Ces critères sont les suivants :

1) les descendants des groupes qui étaient sur le territoire au moment de l'arrivée de groupes de culture ou d'origine ethnique différente ;

2) ceux qui, en raison de leur isolement, ont préservé presque intacts les coutumes et traditions de leurs ancêtres, similaires à celles que l'on considère comme autochtones ;

3) ceux qui se trouvent placés au sein d'une structure étatique qui possède des caractères nationaux, sociaux et culturels qui leur sont étrangers (Pessina Dassonville, 2012 :16).

La distinction entre shaoshu minzu et peuple autochtone s'inscrirait dans un rapport à leurs territoires qui serait alors moins empreint des liens ancestraux, traditionnels et spirituels pour les minorités nationales que pour les peuples autochtones, qui associent ces liens à l'auto-identification. Les minorités nationales invoqueraient davantage « leur droit de voir leur existence en tant que groupe protégé, leur identité reconnue et leur participation effective à la vie publique ainsi que le respect de leur pluralisme culturel, religieux et linguistique préservé »109 . La continuité historique et l'auto- identification sont des critères fondamentaux pour définir les peuples autochtones. L'identification de ces groupes, comme celle des shaoshu minzu, résulte d'une catégorisation par le politique, ce qui a parfois amené des modifications dans les ethnonymes employés et a modifié la manière dont ses groupes s'identifient. Leurs aspects culturels et traditionnels ont été préservés par des mesures mises en œuvre par le gouvernement central, avec notamment l'instauration et le développement d'un tourisme ethnique. Le tourisme de Lijiang s'est élaboré à partir de cette forme de tourisme, largement connoté, comme nous le verrons dans la Partie 2 de ce travail. Les institutions politiques de ces groupes ne sont pas intrinsèques à leur organisation sociale. Celles-ci correspondent à des modèles d'organisation reproduits sur le territoire chinois. Bien qu'il existe des représentants des shaoshu minzu, le système administratif et politique actuel verrouille la libre expression de leurs membres. Ainsi, si des projets sont envisagés sur un territoire dit « minoritaire », les décisions seront prises avec l'aval des autorités locales, les membres du PCC le plus souvent. Ceux-ci ne sont pas forcément issus de la minorité en question. La participation de la population à la prise de décision qui concerne leur territoire est ainsi fortement limitée. Ces éléments amènent à s'interroger sur la situation des shaoshu minzu en Chine. Leurs singularités apparaissent aujourd'hui comme un atout dans les discours officiels. En juin 2012, Pékin a accueilli « les arts nationaux et culturels des ethnies minoritaires ». Cette manifestation avait pour objectif de célébrer doublement le « vivre ensemble » et la pluralité

109http://www.ohchr.org/Documents/Publications/MinorityRights_fr.pdf. Consulté le 7 juin 2013. — 99 — des peuples qui composent la Chine (Huang Chi-ping 2013). Cependant, il est difficile de percevoir la réalité d'un quotidien. Cette intégration sociale a mis en exergue des inégalités économiques, car les zones frontalières où vivent les shaoshu minzu sont les plus défavorisées. Les réformes économiques de 1978 ont favorisé une croissance économique soutenue de la Chine et ont également entraîné des disparités entre les régions. Selon Huhua Cao et Bergeron (2010), elle s'est polarisée dans trois dimensions : la disparité spatiale représentée par l'axe intérieur – littoral, la disparité sectorielle par l'axe rural – urbain et la disparité sociale par l'axe minorité- majorité. « Le sous- développement est plus fréquent dans les zones ethniques et, parfois, il peut être le résultat d'une intégration conduite par un État insuffisamment sensibilisé aux besoins et réalités locales » (Cao & Dehoorne, 2009 : 399). Aider le développement économique d'une région est tributaire des projets et des réalités politiques. Gustafsson et Shi (2003) ont montré qu'entre 1980 et 1990 les écarts de revenus entre les revenus moyens des shaoshu minzu et les Han ont augmenté de 35,9 %. Le lien entre le statut de shaoshu minzu, la localisation géographique et les écarts de revenus est frappant. La réforme fiscale de 1994 a amorcé un processus de décentralisation, notamment en ce qui concerne les services sociaux publics et l’encadrement scolaire, désormais à la charge des gouvernements locaux110 (Cao & Dehoorne, 2009 :402). Tout ceci a participé à augmenter les inégalités entres les régions minoritaires, qui ne disposent pas des ressources financières nécessaires pour compenser les freins de leur développement économique, notamment en termes d'éducation. Selon Qian et Smith (2008), les administrations locales ne bénéficiant pas des ressources suffisantes ont réduit leurs investissements dans le secteur de l'éducation, ce qui a altéré les perspectives d'accès à l'éducation des enfants. Dans un tel contexte, le système éducatif n'est pas équitable et ne donne pas à tous – minoritaires et majoritaires – les mêmes atouts liés à l'instruction, constituant pourtant l'un des leviers d'équité sociale essentiel dans le développement socio-économique.

Le 12ème plan quinquennal, pour le développement économique et social national, concernant la période 2011-2015, s'est articulé autour du développement scientifique, technologique ( recommandations sur les domaines scientifiques et technologiques à privilégier, financement de la science…) et de l'accélération de la transformation de son modèle de développement économique (approfondissement de la réforme et de l'ouverture au monde extérieur, objectif de croissance fondé sur la qualité et la performance111...). Ce plan quinquennal a mis l'accent sur les orientations pour « rééquilibrer la croissance chinoise et permettre l'édification d'une société d'une moyenne aisance avec notamment une augmentation du revenu net rural et urbain de 7 % et réduire le déséquilibre entre les villes et les campagnes »112. Le but est d'élever le niveau de vie et d'améliorer les revenus

110À la suite de la loi sur l'enseignement scolaire de 1986. 111Site de la chaîne chinoise d'informations CCTV http://cctv.cntv.cn. Consulté le 30 mai 2011 112Site de l'ambassade de France en Chine https://cn.ambafrance.org . Consulté le 30 mai 2011 — 100 — des personnes issues de shaoshu minzu, car l'économie de ces régions est plus faible que la moyenne chinoise. Bien que des efforts aient participé à améliorer les revenus ainsi que le niveau de vie de ces populations, avec le développement du tourisme notamment, leur situation économique reste cependant précaire. La majorité des revenus engendrés par l'industrie touristique sont reversés aux organismes gouvernementaux et aux grandes entreprises. Cette situation souligne une intégration complexe et surtout une application relative des droits des régions autonomes.

La mise en place de structures régionales est apparue comme un compromis bénéficiant aux shaoshu minzu, alors qu'elles contenaient leur droit à l'autonomie pour les placer sous la coupole de l’État. Cela a été particulièrement visible lors de l'adoption du « Programme général de la République populaire de Chine pour l'implantation de l'autonomie régionale pour les minorités nationales » (1952) qui promulguait :

_ le droit de déterminer la forme véritable que le gouvernement de la région autonome nationale peut prendre ;

_ le droit d'utiliser leur langue nationale parlée et écrite ;

_ le droit de former des cadres de minorités nationales ;

_ le droit d'entreprendre des réformes conformément avec les vœux de la majorité des cadres locaux ;

_ dans le cadre du système économique unifié et de la planification étatique, le droit d'administrer les finances de la région, de développer son économie et d'organiser l’éducation et la santé ;

_ au sein des limites stipulées par les niveaux plus élevés des gouvernements, le droit de rédiger des règlements spéciaux (Liu Zhun in Poulin, 1984 :71).

Ce programme a garanti des droits fondamentaux aux shaoshu minzu tout en exposant clairement les limites, à savoir la nécessité que leur population soit suffisamment importante et localisée pour bénéficier de droits qui ont pu s'apparenter à ceux octroyés à un gouvernement local. Cependant, cela a souligné un paradoxe dans le sens où la population importante des Han n'a eu nul besoin de résider dans un même lieu, alors qu'on a assisté à une territorialisation des populations minoritaires. Seules les populations minoritaires ont dû être circonscrites alors que les premiers ont été amenés à migrer dans toutes les régions de Chine, afin de transmettre à ces populations tout leur savoir.

Le PCC a cherché à constituer un corps d'administrateurs et de techniciens. Pour ce faire, il a recruté en premier lieu au sein même des shaoshu minzu puis a formé ses nouveaux membres. De nombreux Han ont été envoyés dans les différentes régions pour compenser le manque général de cadres. L'imposition de ce premier plan quinquennal s'est accompagnée de résistances dues aux

— 101 — transformations des anciennes propriétés paysannes en coopératives. Le renfort des cadres han du parti a opéré afin de contenir les oppositions éventuelles.

Le mécontentement des minorités éclate pendant les Cent Fleurs au printemps 1957. Les réquisitoires, dressés quelques mois plus tard contre ceux qui ont eu le courage ou l'imprudence de se plaindre, nous renseignent indirectement sur cette explosion d'hostilité dirigée non point contre la révolution ou le socialisme, mais contre les Han. On dénonce leur ignorance, leur arrogance et les privilèges dont ils bénéficient depuis que la réforme des salaires de 1956 leur a accordé des indemnités particulières en argent et en nature. Les cadres minoritaires sont taxés de collaboration, « chacals au service des Han » (Bergère, 1979 : 421).

Le droit d'utiliser sa propre langue est limité par la nécessité de communiquer avec les instances administratives et politiques supérieures en mandarin. L'accès aux postes officiels imposant l'apprentissage de la langue han, cela a entraîné une campagne d'éducation du personnel du gouvernement en région minoritaire. Ces divers processus ont mis en lumière un mécanisme de sélection en faisant de cette langue celle de la nation chinoise, rendant, dans les faits, limitée l'autonomie annoncée.

Le territoire est subdivisé en multiples régions et administré à différentes échelles par des élus aux compétences spécifiques. Trois types d'autonomie régionale sont définis, correspondant également à trois niveaux de juridiction du gouvernement :

• La région autonome 113 correspond à une division du territoire au niveau provincial. Sa population est constituée majoritairement par une population répertoriée comme shaoshu minzu, ce qui légitime sa création. On compte actuellement cinq régions autonomes : le Guangxi, la Mongolie intérieure, le Ningxia, les régions autonomes du Tibet et du Xinjiang.

• La préfecture autonome se situe sur l'échelle administrative à un niveau moindre que celui des provinces ou régions autonomes. Elle regroupe plusieurs minzu minoritaires.

• Le comté ou canton autonome114 équivaut à ce que l'on appelle en français un arrondissement.

Les provinces, les préfectures et les comtés relèvent de l'autorité centrale. Les articles 30 et 31 de la Constitution de 1982 de la RPC définissent ces unités administratives comme suit :

Article 30 : La division administrative de la République populaire de Chine revêt la forme suivante :

113自治區 zīzhìqū 114自治县zìzhixiàn — 102 — 1. le pays est divisé en provinces, régions autonomes et municipalités relevant directement de l'autorité centrale ; 2. les provinces et les régions autonomes sont divisées en départements autonomes, districts, districts autonomes, et municipalités ; 3. les districts et les districts autonomes sont divisés en cantons, cantons de nationalité, et communes. Les municipalités relevant directement de l'autorité centrale et les municipalités relativement importantes sont divisées en arrondissements et districts, et les départements autonomes en districts, districts autonomes, et municipalités. Les régions autonomes, les départements autonomes et les districts autonomes sont tous des territoires d'autonomie nationale.

Article 31

L’État établit, s'il est besoin, des régions administratives spéciales. Les systèmes à appliquer dans ces régions administratives spéciales sont déterminés, selon la situation concrète, par l’Assemblée populaire nationale, en vertu des dispositions prévues par la loi115.

Cette construction administrative est mise en œuvre par l'autorité centrale pour permettre une décentralisation de certains investissements ou encore la mobilisation des acteurs locaux autour de projets communs. Bien que les campagnes d'éducation aient permis à quelques personnes issues de shaoshu minzu d'accéder à des postes à responsabilités au sein du Parti, cela a nécessité un certain nombre d'années et les cadres du PCC, le plus souvent Han, ont conservé le pouvoir administratif.

Ces régions sont présentées comme autonomes mais elles constituent de facto des parties indivisibles de la Chine.

Article 4 : Toutes les ethnies de République populaire de Chine sont égales. L’État protège les droits et intérêts légitimes de toutes les ethnies, maintient et développe des relations inter- ethniques fondées sur l'égalité, la solidarité et l'entraide. Toute discrimination ou oppression d'une ethnie, quelle qu'elle soit, est interdite ; tout acte visant à briser l'unité nationale et à établir un séparatisme ethnique, est interdit. Tenant compte des particularités de chaque ethnie minoritaire, l’État aide les régions d'ethnies minoritaires à accélérer leur développement économique et culturel. Les régions où se rassemblent les minorités ethniques appliquent l'autonomie régionale ; elles établissent des organes administratifs autonomes et exercent leur droit à l'autonomie. Aucune des régions d'autonomie ethnique ne peut être séparée de la République populaire de Chine. Chaque ethnie a le droit d'utiliser et développer sa propre langue et sa propre écriture, a le droit de conserver ou réformer ses us et coutumes116.

Cet article, inscrit sous cette forme en 1982, a constitué une révision du texte de 1975 et y inscrit

115http://mjp.univ-perp.fr/constit/cn1982-0.htm. Consulté le 2 juin 2014 116http://mjp.univ-perp.fr/constit/cn1982.htm. Consulté le 2 juin 2014. — 103 — certains « droits des minorités » spécifiés dans le paragraphe 3. La constitution garantit ainsi l'égalité entre les citoyens chinois et proscrit toute discrimination à l'encontre d'une minorité. Cet article prône le droit à l'expression de cultuelle tout en rappelant l'indivisibilité de la République populaire de Chine, ce qui exclut l'idée d'une république fédérale. Dans son ouvrage Regards froids sur la Chine (1976), Jean-Luc Domenach précise que « le régime d'autonomie des zones des minorités nationales perd son contenu financier et législatif » (Domenach, 1976 : 184). Selon le paragraphe 2 de l'article de 1982, il semble que cette perte ait perduré. Cela s'expliquerait par la volonté de manifester une indépendance et de renier le modèle soviétique notamment en rejetant le droit à l'autodétermination préconisé par Lénine, ainsi que par l'application des « Quatre modernisations » (dès 1978) qui a renforcé la centralisation étatique et minimisé les aides financières au profit de ce projet. Il apparaît également que les droits octroyés aux shaoshu minzu se sont avérés être avant tout des droits individuels pour les personnes appartenant à une minzu minoritaire. Les territoires associés à une shaoshu minzu permettent aux habitants de bénéficier de certains droits avantageux tels ceux stipulés dans l'article 4 : la possibilité d'employer et de développer sa propre langue minoritaire, de bénéficier d'une liberté religieuse, de maintenir ou de réformer ses propres coutumes, d'organiser et de gérer son propre développement économique. Le gouvernement a également assoupli la politique de l'enfant unique afin de favoriser le développement régional et d’accroître leur taux de croissance démographique qui est aujourd'hui supérieur à la moyenne117. Tous ces éléments amènent à s'interroger sur l'absence de reconnaissance officielle des shaoshu minzu en tant que peuples autochtones.

La déclaration du Gouvernement chinois lors de la 48ème session de l'Assemblée générale des Nations Unies en 1994 souligne une divergence vis-à-vis de la communauté internationale : « la Chine a toujours été un pays uni, aux nationalités multiples [que les] 56 peuples chinois sont tous originaires de Chine [qu’ils] sont en Chine depuis la nuit des temps [et donc qu'il] n'y a pas en Chine ce que l'on appelle des populations autochtones » (Document A/48/859). Le positionnement de la République populaire de Chine à la norme internationale en conférant notamment le statut de minorité ethnique aux Han et en niant l'autodétermination aux autres minzu minoritaires semble, au regard de ces critères, relatif. Les normes internationales ne s'appliquent pas en Chine. Ce positionnement a été rappelé en 2014 par M. Hang Qing, représentant de la Chine à l'ONU :« bien qu’il n’y ait ni peuples autochtones ni questions autochtones en Chine, nous appuyons la promotion et la protection des droits de l’homme fondamentaux des peuples autochtones du monde ». Très active dans les débats, la Chine

117Le bureau national des statistiques de Chine précise en 2002 que : Parmi les personnes recensées dans les 31 provinces, régions autonomes et municipalités et les militaires de la partie continentale de la Chine, 115 940 millions de personnes, ou 91,59 pour cent étaient de nationalité Han, et 106 430 000 personnes ou 8,41 pour cent appartenaient aux des diverses minorités nationales. En comparaison avec le recensement de 1990, la population de Han a augmenté de 116,92 millions de personnes, soit 11,22 pour cent, tandis que la population de diverses minorités nationales a augmenté de 15,23 millions de personnes, soit 16,70 pour cent. http://www.stats.gov.cn/was40/gjtjj_cn_detail.jsp?searchword=population+growth&channelid=9528&record=3. Consulté le 12 mai 2013. — 104 — adopte une position telle que les questions relatives aux peuples autochtones ne les concernent pas directement, mais concernent d'autres pays, notamment ceux qui ont été anciennement colonisés. En 2017, Mr Yao Shaojun, représentant de la Chine lors de la Troisième Commission, rappela qu'il n'y avait pas de consensus sur la définition d'un « peuple autochtone » et a déclaré que les pays avaient des peuples autochtones, surtout les pays développés, devaient montrer une volonté politique, formuler des plans d'action nationaux et des mesures pour mettre en œuvre les objectifs en lien avec les peuples autochtones tels qu'exprimés dans le Programme 2030 » 118 . Ces propos pointent un paradoxe. Bien que mettant en avant la continuité historique et l'occupation d'un territoire ancestral par les minzu chinoises, le gouvernement chinois nie l'influence de l'Empire chinois et les différences culturelles de ces groupes avec la culture han dominante. Ce paradoxe se traduit par la non- application de la Déclaration des Nations Unies sur le droit des peuples autochtones (DNUDPA), bien que la Chine soit signataire. Cette prise de position internationale peut avoir des conséquences nationales.

La perception unitaire de la population chinoise laisse avant tout transparaître le fait que la question de l'altérité s'inscrit dans une logique relationnelle entre la minzu majoritaire, au pouvoir, et les minzu minoritaires. Dans cette logique, il apparaît d'autant plus difficile de revendiquer une identité qui n'est reconnue ni par la majorité, ni par les autorités. La question de l'altérité en Chine s'explique en partie par le fait que la République populaire s'est érigée autour des idées de citoyenneté et de citoyen, moins celles d'individus et d'individualité et que le système en place empêche l'émergence de revendications collectives. Toutes les constitutions chinoises emploient la formule « droit du citoyen » sans intégrer la notion d'universalité. L'expression « droit de l'homme » n'a été utilisée qu'à partir de la publication d'un livre blanc Droits de l'homme en Chine (1991) par le Conseil des affaires d’État et à la suite des événements de Tian'anmen. Ce n'est qu'à partir de cette révision que l'expression « droit de l'homme » a été intégrée induisant des répercussions juridiques.

Premièrement, [la déclaration des droits de l'homme] sans réserve peut signifier que la Chine a finalement accepté l’universalité des droits de l’homme, après avoir insisté sur une conception « asiatique » ou « chinoise » de ces derniers. Deuxièmement, la notion de droits de l’homme peut désormais être interprétée comme incluant non seulement les droits fondamentaux tels qu’ils sont définis dans le chapitre 2 de la Constitution, mais aussi ceux contenus dans au moins deux pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme dont la Chine est signataire, notamment le droit de grève aboli dans la Constitution de 1982. Troisièmement, l’insertion de cette déclaration dans l’article 33 a des implications non négligeables. L’article 33 définit la nature des droits en Chine : tous les citoyens sont égaux devant la loi, et tout citoyen jouit des droits prescrits en même temps qu’il doit s’acquitter des devoirs prévus par la Constitution et la loi, ce qui est appelé « l’union

118https://www.un.org/press/fr/2017/agshc4203.doc.htm — 105 — des droits et des devoirs ». L’utilisation du terme « droits du citoyen » est significatif. Les dispositions de l’article 33 posent quelques problèmes importants : l’égalité devant la loi semble faire référence à l’application des lois, non à leur création, et seuls les citoyens de la RPC peuvent en bénéficier119 (Chen Jianfu, 2004).

Les diverses révisions constitutionnelles (1988, 1993, 2004) attestent de l'influence des puissances internationales et la résistance pour maintenir un système de valeurs propre à la Chine. Face aux puissances étrangères, ce système est impacté. Ces modifications comportent certaines limites relatives notamment à la situation des droits humains en Chine, comme on peut le lire sur le site internet de France diplomatie qui pose un état des lieux problématique :

Situation des droits de l’Homme : Dans un contexte de transition politique, les autorités ont renforcé leur appareil de sécurité. Cette tendance s’est traduite par une dégradation de la situation des droits de l’Homme depuis 2011. Les arrestations et les pressions exercées à l’encontre des défenseurs des droits de l’Homme se sont multipliées et la surveillance de l’internet s’est renforcée. La vague d’immolation qui a débuté en 2011 dans les zones de peuplement tibétain ainsi que les épisodes de violences interethniques survenant régulièrement au Xinjiang conduisent les autorités à maintenir un contrôle très strict de ces régions, y compris par le recours à des moyens militaires. L’attentat du 1er mars 2014 à la gare de Kunming (Yunnan) confirme l’existence du risque terroriste en Chine. La société civile a acquis une certaine autonomie depuis les années 1980 (développement des ONG, accès à l’internet, ouverture aux voyages et aux études à l’étranger) et certaines évolutions positives ont pu être observées (réduction du champ d’application de la peine de mort et diminution de moitié du nombre d’exécutions depuis 2007) mais la situation des droits de l’Homme reste globalement une source de préoccupation majeure. Les détentions arbitraires, notamment de défenseurs des droits de l’Homme, les conditions de vie des travailleurs migrants, la question des minorités (Xinjiang, Tibet), la liberté d’expression et de conviction, l’organisation syndicale indépendante, les conditions d’exercice de la profession d’avocat, la liberté de la presse restent des problématiques abordées régulièrement avec la Chine par la France et l’Union européenne, en particulier à l’occasion du dialogue euro-chinois sur les droits de l’Homme.120

Les travaux d'Irène Bellier (2013) soulignent l'importance symbolique et politique de la Déclaration des droits des peuples autochtones au même titre que la Déclaration des droits de l'homme dans un contexte de construction internationale du monde (2013 : 129). Ne pas reconnaître la présence de peuples autochtones sur le territoire chinois empêche ces populations de participer à une représentation internationale et de revendiquer leurs droits. Cela bloque aussi la possible déconstruction d'un État unitaire. Outre les lacunes liées aux notions juridiques, le statut des shaoshu

119http://perspectiveschinoises.revues.org/1322 Consulté le 10 juillet 2013. 120http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/chine/presentation-de-la-chine/. Consulté le 10 juin 2014. — 106 — minzu est imbriqué entre la nature même du régime et l'idéologie de la RPC, qui conserve une forme de contrôle sur la société chinoise. Un sentiment de supériorité han demeure dans les rapports avec les minzu minoritaires. Ceci complexifie la construction identitaire des minzu, dans un contexte où, on l'a vu, ces groupes doivent trouver leur place dans une nation qui les maintient dans une « unité » dominée par la culture han. Le discours du nationalisme étatique affirme la prédominance de l'intérêt de cette unité par rapport à ceux des groupes qui la composent. La volonté marquée d'unifier la nation chinoise a nécessité l'engagement de sa population et a fortiori celle des différents groupes minoritaires afin d'éviter l'apparition de conflits. Je vais donc analyser dans la partie suivante comment l'expression de cette unité s'est accompagnée de la création de symboles, utilisés et réappropriés selon les intérêts, les ressources, les désirs des acteurs. Cela m’a amené à m’interroger sur la manière dont l'identité nationale chinoise s’est élaborée.

— 107 — III. LE CONCEPT DE MINZU : ÉLÉMENT D'UNIFICATION ET D’INSTITUTIONNALISATION DES POPULATIONS MINORITAIRES.

La catégorisation des minzu minoritaires s'est opérée dans un contexte politique contemporain. Cependant, la construction de la relation ancienne entre les instances aux pouvoirs et les différents groupes minoritaires chinois a souligné une vision hiérarchisée de la population. L'élément référent pour définir le degré de civilisation était sans conteste la culture chinoise, avec en filigrane la capacité de ces « barbares » à être assimilés. Cette conception démontre à la fois un sinocentrisme très fort et une vision hiérarchisée de la civilisation chinoise, qui a influé sur la création des shaoshu minzu. Bien que les différentes constitutions chinoises reconnaissent une égalité entre les différentes nationalités qui composent la population chinoise, les Hans sont considérés comme la population la plus évoluée et la plus moderne. Situées aux frontières de la Chine dans des espaces géostratégiques extrêmement sensibles, les autorités chinoises ont dû trouver une manière d'assimiler ces populations au sein de la majorité han. Pour cela, l'analyse de la relation établie lors de l'intégration des populations au sein de l'empire montre la mise en place de critères inhérents à l'identité impériale et permet d’appréhender comment les critères inhérents à la construction de cette identité utilisent la loyauté pour définir les groupes ethniques considérés comme des « barbares ». Leur passage de « barbares » à « loyaux » a participé de la création d'un nouveau positionnement des groupes minoritaires dans leur relation avec les autorités impériales, dont on observe aujourd'hui des traces.

Dans une volonté d'unification de la nation chinoise contemporaine, les autorités communistes ont utilisé plusieurs outils d'influence japonaise. J'analyserai ces éléments à vocation d'unification de la nation chinoise contemporaine. Les Han, formant 92 % de la population, sont considérés historiquement comme étant les plus avancés, ce qui en fait le guide privilégié pour mener les minzu minoritaires sur la voie du socialisme (Thoraval, 1999). La création des shaoshu minzu, associée à une homogénéité de la nation chinoise, est articulée autour du rapport majoritaire/ minoritaire, qui conserve une place prédominante dans les articulations et métamorphoses identitaires. Je montrerai ensuite comment la création des identités des groupes minoritaires et l'hégémonie du concept politique de minzu a influé sur la construction du nationalisme contemporain chinois et comment cette construction valorise l'identité de la majorité.

Inventoriées, catégorisées, folklorisées, les populations minoritaires ont tissé au fil des siècles des liens complexes avec la minzu majoritaire han. Entre imaginaires symboliques, unité politique et disparités socio-économiques, les antagonismes ethniques ont été attisés. Enfin, je me focaliserai sur la question de la sinisation de ces populations minoritaires. Question qui constitue un enjeu majeur pour le gouvernement central, du fait du poids qu'entend peser la Chine sur la scène internationale.

— 108 — Des « barbares » devenus « loyaux »

Au cours des siècles, les cours impériales ont cherché à assimiler les populations du Sud et du Sud- Ouest, par l'occupation de leurs territoires après des conquêtes militaires. Sous les Song121, le terme 蠻 mán était employé pour désigner les populations conquises et signifiait « éleveurs paysans ». Les barbares apparaissaient comme un ensemble hétérogène et, selon la conception antique du monde, leur degré de civilisation était fonction de leur degré de proximité du centre civilisateur de l'univers des 华夏 huá xià, populations constituant le noyau des actuels Han. Selon Béatrice David (2010), cette conception se retrouvait dans la construction même des termes 生蠻 shengman et 熟蠻 shouman employés pour décrire ces « barbares » : 生 shēng signifiait le lointain, l'étranger, et par extension ce qui est extérieur à soi, tandis que 熟 shóu signifiait le familier, le cuit, en d'autres termes, ce qui était intérieur, et pour reprendre l'opposition suggérée, ce qui était domestiqué. Les barbares crus 生蠻 shēngmán étaient ceux qui étaient les plus éloignés du centre de la civilisation, tandis que les barbares cuits 熟蠻 shóumán étaient en passe d'être intégrés politiquement et culturellement, c'est-à-dire d'être sinisés. Cette dénomination constituait un appareil d'exclusion politique et sociale et instituait de fait une hiérarchisation au sein des différents groupes minoritaires. Être nommé par le pouvoir politique inscrivait la place que celui-ci conférait au sein de la société chinoise, mais cela sous-entendait également la possibilité d'être « mal nommé », c'est-à-dire être considéré comme faisant partie des groupes les moins sinisés.

L'ouvrage, issu du workshop du même nom, Political Strategies of Identity Building in Non- Han Empires in China (Francesca Fiaschetti et Julia Schneider, Munich 18-19 juin 2012), souligne les nombreux changements survenus pendant la période de domination mongole et résultant du nouvel ordre social imposé par l'élite dirigeante. Ces changements sont apparus notamment dans la définition des frontières sociales et des identités de groupe à l'intérieur des frontières de l'Empire. Ce travail analyse la corrélation entre la loyauté demandée aux populations annexées et la hiérarchie des altérités au fondement de la vision du monde yuan122. L'ordre social se fonde sur les liens familiaux et la loyauté pour définir les groupes sociaux et les identités ethniques. L'argumentaire de ce workshop est fondé sur la manière dont les dominations exercées sur les populations non-han ont mené à une définition de l'altérité et à des négociations identitaires pour les populations minoritaires. Les différences de ces populations soumises ont été utilisées par les vainqueurs pour légitimer leur souveraineté, leur donner une position au sein de la société chinoise et instaurer un rapport hiérarchique. Au cours de plusieurs dynasties (Bei Wei (386-534), Liao (907 à 1125), Yuan (1234-

121 Dynastie 宋朝 Sòng Cháo ;960-1279 122La dynastie yuan régna en Chine de 1279 à 1368. — 109 — 1368) et Qing (1644-1912)), des processus de classification ont servi à fragmenter administrativement et juridiquement ces populations. Fondées sur des différences culturelles et ethniques, ces divisions permettaient avant tout d'empêcher que ne se forme un contre-pouvoir issu d'une éventuelle union entre les différentes populations. Selon Francesca Fiaschetti et Julia Schneider 123 (2012), la domination de la population souveraine a mis en place un certain nombre de stratégies qui ont participé à définir l'altérité :

Ainsi, l'inclusion ou l'exclusion ethnique et culturelle est devenue le premier critère pour réclamer d'importantes fonctions officielles pour l'élite dirigeante. Quant aux peuples conquis, en maintenant les différences entre eux et leurs maîtres étrangers cela a favorisé la réapparition de sentiments, qui devaient aboutir à la restauration de leur propre pouvoir. Dans le même temps, des processus d’influence culturelle mutuelle ont inévitablement amené toutes les parties à se modifier en ce qui concerne les coutumes, la culture et les structures sociales. Cependant, ces échanges mutuels n'ont généralement pas brouillé les frontières entre les groupes ethniques au point d'affecter la hiérarchie du gouvernement et les divisions sociales. 124 (Fiaschetti et Schneider, 2012 : 1)

Francesca Fiaschetti (2012) précise que la loyauté constitue une limite à l'intégration culturelle. En se fondant sur le contexte cosmopolite de la dynastie des Yuan, elle définit la loyauté par l'intégration au sein de l'administration. Sous cette dynastie, les identités selon les traditions mongoles sont déclinées en fonction des critères d'allégeance militaire. Pour cette raison, les cultures locales ont été activement intégrées dans l'administration et on leur a accordé un degré élevé d'autonomie. Cependant, cette autonomie n'était pas sans condition : les dirigeants yuan donnaient une grande importance aux actes formels de soumission comme les offrandes. Ces actes formels étaient régis par des conventions, qui donnèrent parfois lieu à des malentendus diplomatiques. Néanmoins, il apparaît que l'identité culturelle ainsi que l'intégration à la structure administrative définissaient l'altérité et l'attitude du pouvoir à l'égard de ces groupes frontaliers. Pamela Crossley (1990) précise l'ethnicité en tant que dynamique hiérarchique au sein d'un système culturel complexe :

La légitimation du concept d'identité ethnique, son imposition sur certains groupes, et son internalisation par les individus sont les produits d'une culture impériale. L'importance absolue de la forme impériale pour l'imposition de taxonomies et le raffinement des critères d'identité est central. Plus important encore, la mise en place de l'ethnicité dans le contexte de l'impérialisme

123http://h-net.msu.edu/cgi-bin/logbrowse.pl?trx=vx&list=H-Asia&month=1203&week=a&msg=bfcDnkEr16Jl4t3G1Hwvmg consulté le 30 mai 2013 124« Thus, ethnic and cultural inclusion or exclusion became leading criteria to claim important official posts for the ruling elite. As for the conquered people, holding up the differences between them and their foreign rulers fostered revivalistic sentiments, which would eventually lead to a restoration of their own power. At the same time, processes of mutual cultural influence unavoidably caused all parties to change in respects of customs, culture and social structures. However, these mutual exchanges mostly did not blur the dividing lines between the ethnic groups to such an extent that it affected the hierarchy of government and social divisions. » Ma traduction. — 110 — (et pas seulement les incursions impérialistes par les Occidentaux, mais le raffinement de la tradition impériale en Chine même) aide à créer un horizon chronologique de l'émergence de la conscience ethnique. En Chine, comme ailleurs, la conscience ethnique - à distinguer de l’« ethnicité» dans le sens classique - était un produit de désintégration impériale, et est donc un phénomène des XIXe et XXe siècles. 125 (Crossley, 1990 : 27)

Cependant, la présence de ces groupes minoritaires, aux cultures diverses, a été pensée dans une perspective d'unification afin de prévenir d'éventuels conflits et préserver stratégiquement les territoires frontaliers. Le concept de minzu est ainsi apparu comme l'élément privilégié pour tisser le maillage culturel entre les territoires et les populations.

L'influence du Japon et la construction du nationalisme contemporain chinois

Comme il a été spécifié en introduction de ce travail, le terme minzu a été utilisé et diffusé par Sun Yat Sen à son retour d'exil du Japon, qui s'est inspiré du terme japonais みんぞ minzuko dont le sens premier est « nation ». Ce terme fait écho à une conception moderne de la nation qui puise ses racines en Europe. Michael Weiner ([1996] 2009) précise que le concept de みんぞ minzuko peut être appréhendé à partir d'une double évolution puisqu'il fut fortement imprégné dans un premier temps des notions de la race aryenne des Nazis. Le discours national alors tenu par les autorités japonaises a intégré des considérations racistes, induisant une discrimination entre différents groupes. Dans cette hiérarchisation, les personnes issues du Yamato126 ou encore plus généralement nommées Waijin – ancien empire du Japon – ont constitué le groupe de référence. On peut ainsi effectuer une analogie entre les situations nippone et chinoise : les groupes dominants culturellement ont ou ont également eu un pouvoir politique. Le concept de race semble s'inscrire dans une instrumentalisation subjective des identités et non pas en des termes biologiques telle que l'étymologie du concept laisse à supposer. Pour Michael Weiner, le discours nationaliste japonais d'après-guerre n'a pas utilisé le terme « race » じんし jinshu ni ses composantes biologiques et génétiques. Ce discours a utilisé des éléments ethniques ou culturels, pour la construction et la négociation d'une identité distinguant les Japonais

125«The legitimation of the concept of ethnic identity, its imposition upon select groups, and its internalization by individuals are products of an imperial culture.53 The absolute importance of the imperial form for the imposition of taxonomies and refinement of identity criteria is central. More important, the placing of ethnicity within the context of imperialism (not merely imperialist incursion by Westerners, but the refinement of the imperial tradition within China itself) helps create a chronological horizon for the emergence of ethnic consciousness. In China, as elsewhere, ethnic consciousness—to be distinguished from «ethnicity" in the classic sense—was a product of imperial disintegration, and thus is a phenomenon of the nineteenth and twentieth centuries. » (Crossley, 1990 :27). Ma traduction. 126Terme désignant les personnes issues de l'ancien Japon. — 111 — des autres populations.

Bien qu'il y ait eu des divergences dans la représentation du « Soi », exprimé différemment en termes de « race », d'ethnicité ou de culture, tous ont été fondés sur les notions d'une identité essentialisée qui distingue les Japonais des autres populations. Dans une certaine mesure, de récentes conceptualisations de l'unicité japonaise reflètent une tentative d'éviter les conséquences génétiques de la Seconde Guerre mondiale. Au sens large, les déterminants culturels (valeurs religieuses, la langue, les modes d'organisation sociale et économique), plutôt que des marqueurs génétiques ou physiologiques, ont été déployés pour signifier l'existence d'une identité japonaise immuable et homogène. Dans cette littérature, les Japonais actuels sont transformés par un passé idéalisé, une hétérogénéité ignorée, et une mémoire historique réprimée127 (Weiner, 1996 :59).

Dans son article intitulé « The Waijin’s Whiteness : Law and Race Privilege in Japan », Mark Levin (2008 : 9) s'attache à présenter les hypothèses de Haney López, postulant que la loi construit principalement les « races » à partir de trois mécanismes :

1) l'exclusion juridique de personnes présentant certaines caractéristiques d'un pays limite les choix en matière de reproduction de manière définitive et la détermination de la plage de variations de l'apparence physique au sein de la société ;

2) le droit donne sens aux différences raciales dans les caractéristiques physiques et l'ascendance par catégorisation des individus en termes raciaux ;

3) la loi traduit les idées sur la race dans les conditions matérielles de la société qui confirment et enracinent ces idées. Dans cette perspective, ces lois, fondées sur la race, ont eu des répercussions sur les pratiques sociales et les aspects morphologiques de certains groupes ethniques, comme les Aïnous128.

Comme les lois sur la nationalité aux USA, la loi japonaise sur la nationalité a été délibérément conçue et systématiquement appliquée pour soutenir et promouvoir les notions Waijin de mono- ethnicité. Malgré une implication moins directe des Aïnous, la loi japonaise sur la nationalité telle qu'elle a été rédigée et appliquée, a créé concrètement (ou : physiquement) une nation dominée par les Waijin ou n’apparaissent que de rares « autres »129 (Levin, 2008 :10)

127« Although there have been divergencies in the representation of “Self”, expressed variously in terms of “race”, ethnicity or culture, all have been grounded in notions of an essentialized identity which distinguishes the Japanese from other populations. To a certain extent, recent conceptualizations of Japanese uniqueness reflect an attempt to avoid the genetic consequences of the Second World War. In the broadest sense, cultural determinants (religious values, language, patterns of social and economic organization), rather than genetic or physiological markers, have been deployed to signify the existence of an immutable and homogeneous Japanese identity. Within this literature, the Japanese present is transformed by an idealized past, heterogeneity ignored, and historical memory suppressed » (Weiner, 1996:59). Ma traduction. 128Groupe ethnique du Nord du Japon. 129« As with nationality laws in the United States, the Japanese Nationality Law was consciously designed and has been consistently applied to support and promote Wajin notions of mono-ethnicity. [...]” Although less directly implicating the Ainu, the — 112 — La loi sur la race a été le mécanisme des politiques d'assimilation et d'exclusion. Cette construction juridique institutionnalise un rapport de force entre les autres groupes – comme les Aïnous – et les Waijin, le groupe majoritaire. Ceci a contribué à asseoir la domination des Waijin et par conséquent à installer la subordination des Aïnous. Plus largement, cette construction juridique traduit les croyances déjà ancrées dans les imaginaires des politiques. Elle se fait l'écho d'inégalités face au maniement de l'arme juridique : minoritaire culturellement et politiquement, ces populations disposent de peu de moyens pour pouvoir se positionner ou être positionnées socialement et politiquement à égalité avec les groupes dominants. Dans leur ouvrage, David Blake Willis et Stephen Murphy-Shigematsu (2006) montrent l'évolution de l'utilisation du terme :

L'emploi commun de "japonais" (Nihonjin) dans la culture populaire, les médias, et même les milieux universitaires pour laisser entendre la « race » plutôt que de désigner une « nationalité » (kokuseki) est une forme de racisme impitoyable. [...] Lors de la traduction des passages du discours de Nakasone en 1986 dans lequel il évoquait « les Noirs, les Portoricains et les Mexicains » aux États-Unis, j'ai traduit minzoku par « race ». Ironiquement, le propre ministère des Affaires étrangères de Kunihiro avait utilisé le terme « race » pour traduire minzoku dans certaines de ses brillantes brochures promotionnelles sur le Japon. Et « race » est devenue le sens standard pour minzoku dans les rapports du MOFA130 pour le CERD et autres traités sur les comités des Nations Unies.131 (Willis & Murphy-Shigematsu,2006 :279).

L'emploi du terme a modelé le sens de « race » pour aboutir à une redéfinition du concept. Ainsi, la nation s'est-elle vue définie par la race. Ceci a influencé la manière dont a été construit le concept de minzu en Chine. Bien que popularisé par Sun Yat Sen, le terme minzu est apparu dès la fin du XIXème siècle dans la littérature chinoise132. Ces quelques éléments sur l'émergence et l'emploi du terme みん ぞ minzuko au Japon ont permis d'établir plus clairement le lien entre un concept européen, utilisé dans un contexte donné, et son application, d'abord japonaise puis chinoise. C'est avec le réformiste Liang Qichao (1902) que le terme minzu s'est doté d'une signification moderne. Au cours de son exil au Japon, il s'est familiarisé avec la pensée de l'intellectuel japonais Shiga Shigetaka ( 志賀重昂) qui a popularisé l'expression minzoku みんぞ dans les années 1870, notamment par le biais de la revue

Nationality Law, as written and as implemented, has physically created a Wajin dominated nation with few apparent “others.” » (Levin, 2008 :10). Ma traduction.

130Le MOFA est le ministère des affaires étrangères du Japon et le CERD est le Comité pour l'élimination de la discrimination raciale. 131« The common use of "japanese" (Nihonjin) in popular culture, mass media, and even academia to imply "race" rather than denote "nationality» (kokuseki) is racialism in tooth and claw. […] When translating parts of Nakasone's 1986 speech in which he referred to « blacks, puerto ricans and mexicans » in the united states, I rendered minzoku as race. Ironically Kunihiro's own Ministry of Foreign Affairs had been using race to translate minzoku in some of its glossy promotional pamphlets about japan. And race has become the standard tag for minzoku in MOFA's reports to cerd and other UN treaty committees » (Willis & Murphy-Shigematsu,2006 :279). Ma traduction. 132Selon les travaux de Han Jinchun et Li Yifu, le terme minzu serait apparu dès 1895 dans la revue Qiangxue bao 强学报 mais son usage ne fut plus régulier qu'à partir de 1900-1903. — 113 — nommée Nihonjin (日本人) , dont il a été l'éditeur. Le terme Nihonjin signifie « japonais » et a englobé pendant longtemps le sens de « race ». L'un de ses plus grands succès fut l'ouvrage intitulé Nihon fukeiron (1901) dans lequel Shiga Shigetaka a loué les beautés géographiques du Japon, afin d'attiser la fierté nationale et la création d'un nouveau nationalisme par la recherche d'une identité culturelle.

Très proche de la pensée de Shiga Shigetaka, Liang Qichao133 a défendu une nouvelle forme du nationalisme, qu'il a nommé kokusui (國粹会). Selon lui, seule cette nouvelle forme de nationalisme pouvait s'opposer aux influences dominantes de la culture occidentale et aux dangers de l'idée de sa supériorité. Selon lui, ces dangers sont apparus d'autant plus importants pour les populations, qui ont abandonné leurs modes de vie traditionnels, face à la suprématie matérielle des Occidentaux. Dans sa thèse, Masako Gavin (1997 : 61) a montré que Shiga Shigetaka a envisagé le nationalisme à la fin des années 1880 comme une réaction à la lutte de pouvoir avec l'Ouest. La construction de l'identité nationale s'est inscrite dans une dualité et une volonté de préserver, de conserver une identité forte face à l'Occident.

L'influence japonaise, associée au contexte historique de la Chine permet d'apporter un éclairage sur l'usage du terme minzu. Étymologiquement, ce terme est composé de 民 mín, peuple et 族 zú qui désigne le groupe de filiation patrilinéaire. Le lignage est une forme d'organisation sociale transmise depuis des temps très anciens. Par extrapolation, le lignage a servi à définir un groupe ethnique. Frank Dikötter (1994), a montré la pluralité des termes utilisés depuis le XIXème siècle pour présenter la Chine comme une entité biologique spécifique : 族 zú (lignage, clan), 种 zhǒng (semence, la race, le type), 族类 zúlèi (type de lignage), 民族 mínzú (nationalité, race), 种族 zhǒngzú (race, la race) et 人种 rénzhǒng (humaine race, la race humaine) ont tous été dotés de sens différents en fonction des contextes historiques, politiques et sociaux.

Minzu, qui a été souvent simplement traduit par nationalité, signifie différentes choses pour différents auteurs en Chine tout au long du 20e siècle. Entre 1902 et 1911, il a été utilisé pour promouvoir les frontières symboliques du sang et de l'origine : les « Nationalités » en tant qu'unités politiques ont été assimilées à des « races » comme unités biologiques. Dans les récits nationalistes de la première décennie de ce siècle, minzu a été pensé pour être basé sur un nombre quantifiable de personnes appelées "chinoises", un groupe avec des limites claires en vertu de liens du sang imaginés, de la parenté et des origines. Comme Sun Yat-sen (1866-1925), le principal promoteur d'une minzu chinoise, le mentionna dans ses fameux Trois Principes du Peuple : "La plus grande force est un sang commun. Les Chinois appartiennent à la race jaune,

133On retrouve la pensée de Shiga Shigetaka dans les revues créées par 梁啟超 Liáng qǐchāo :Shingi ho (la discussion chinoise 1898- 1901), Shin min soho (le nouveau journal du peuple 1907), et Seiron (sur la politique,1907-I908). — 114 — car ils viennent de l'origine du sang de la race jaune. Le sang des ancêtres est transmis par l'hérédité à travers la race, faisant de la parenté de sang une force puissante134 (Dikötter, 1994 : 406)

Vivants et morts apparaissent unis dans la chaîne des générations et des ancêtres, la rhétorique du sang donnant corps aux liens de parenté inscrits dans la nature (Klapisch-Zuber, 2000, 2003). L'imaginaire du sang s'exprime ainsi dans les normes et les représentations. Il donne lieu à des significations idéologiques et politiques. L'emploi du concept de minzu a évolué à partir de la signification que lui a attribué dans un premier temps Sun Yat Sen, mais conserve en filigrane la force symbolique de la parenté. Aujourd'hui, ce terme est utilisé pour désigner deux catégories officielles, définies en termes d'ethnicité : tout d'abord, la catégorie nationale zhonghua minzu 135 désigne la nation chinoise, qu'elle intègre tous les citoyens de l’État nation. Ensuite, la seconde catégorie, celle des minzu « nationalités », est composée de 56 groupes ethniques. Fei Xiaotong136 (1989) proposa une métaphore biologique pour décrire ensemble ces deux catégories officielles et les relations induites. Il compare la catégorie minzu à une unité organique composée « d'une pluralité d'éléments »137. Selon lui, les Han, soit plus de 90% de la population totale chinoise, représentent la catégorie majoritaire et le noyau coagulé/solidifié138 autour duquel les 55 shaoshu minzu ont fusionné139. Cette métaphore explicite ce qu'il a appelé la « contagion » de la culture han sur les autres populations annexées au fil des siècles à l'Empire chinois. Cette diffusion a induit un rapport de domination qui a abouti à une conception ancienne de la notion de pluralité : celle-ci n'existe qu'à partir d'une seule référence culturelle, de la même manière que l'unité politique demeure centrée sur la nationalité han.

La métaphore présentée par Fei Xiaotong est opératoire, car elle tient compte de la question des frontières. En effet, cette entité biologique comporte une pluralité de membranes internes – ce qui favorise la fusion, la contagion d'éléments culturels – et d'une enveloppe moins poreuse, qui permet de conserver les spécificités de la nation. Ces spécificités ont été déterminées à partir de la nationalité han, que ce soit au niveau culturel ou encore religieux. La nation chinoise apparaît alors comme une extrapolation de la Hanzu et l'intégration des shaoshu minzu en son sein découle d'une structure sociale et politique, résultant de la construction d'un nationalisme contemporain chinois. Ce faisant,

134« Minzu, often simply translated as "nationality," means different things for different authors in China throughout the 20th century. Between 1902 and 1911, it was used to promote symbolic boundaries of blood and descent: "nationalities" as political units were equated with "races" as biological units. In nationalist narratives of the first decade of this century, minzu was thought to be based on a quantifiable number of people called "Chinese," a group with clear boundaries by virtue of imagined blood ties, kinship and descent. As Sun Yat-sen (1866-1925), the principal proponent of a Chinese minzu, put it in his famous Three Principles of the People: "The greatest force is common blood. The Chinese belong to the yellow race because they come from the blood stock of the yellow race. The blood of ancestors is transmitted by heredity down through the race, making blood kinship a powerful force. » ( Dikötter , 1994:406) Ma traduction. 135中华民族 zhōnghuá mínzú 136The plurality and organic unity of the Zhonghua minzu (Zhonghua minzu duoyuan yiti geju) 137多元 一体 duōyuán yītǐ 138凝聚 核心 níngjù héxīn 139融合 rónghé — 115 — la nationalité han fournit le modèle de domination culturelle, lui-même écho du pouvoir politique en place.

Le terme minzu a été utilisé au cours de la période de 1902 à 1911 pour promouvoir les frontières symboliques entre des « nationalités » et des « races » : les premières désignant des unités politiques qui sont assimilées aux secondes, à savoir des unités biologiques (Dikötter, 2004 :188). Cette période a également coïncidé avec l'émergence de la pensée nationaliste dont celle de Sun Yat Sen pour qui « la plus grande force est le sang commun. Les Chinois appartiennent à la race jaune, car ils viennent du sang d'origine de la race jaune. Le sang des ancêtres est transmis par hérédité de la race, faisant de la parenté une force puissante140 » (Sun, 1927 :4-5). Les Han ont fondé le groupe de référence définissant le terme minzu, en vertu notamment d'un lignage imaginaire. Avec la création des « trois principes du Peuple », Sun Yat Sen a mis en avant la doctrine de la minzu (民族主义 Mínzú zhǔyì), utilisée pour transcrire l'idéologie du nationalisme. Ce premier principe décrit par Sun Yat Sen a été conjointement adopté par le Guomindang et le PCC.

Le PCC a conservé les mêmes frontières politiques que celles de l'empire Qing, maintenant en héritage l'enveloppe frontalière de la Chine impériale. En conservant une structure administrative et politique décentralisée, les populations des régions limitrophes continuèrent d'être en position de subalternes dans leurs relations avec les Han. On retrouve ainsi l'expression des rapports au pouvoir politique central présent sous l'empire chinois. Faire partie de l'empire s'est défini à la fois par l'allégeance politique et religieuse faite à l'empereur ainsi que par le fait de partager un ensemble d'éléments culturels et rituels identifiés aux Hua. Être Hua correspondait au fait d'être chinois et civilisé, c'est à dire correspondre à cet idéal de civilisation. Le rapport entre les populations de l'empire est cristallisé autour de l'opposition graduée entre les civilisés (华 Huá) et les barbares (番 fān). La définition relative et graduée des barbares a évolué sous les différentes administrations ainsi que les termes employés. Les termes apparemment les plus anciens, « barbares cuits » (熟番 shóu fān) et les « barbares crus » (生番 shēng fān), ne sont plus usités depuis de nombreuses années en Chine continentale, mais désigne à Taiwan les autochtones selon le modèle japonais (Simon & Awa, 2013).

Plusieurs ouvrages (Frangville Vanessa, Nyiri Pal, Breidenbach Joana, Dikotter Franck) montrent qu'outre le concept de nation minzu, Liang Qichao a utilisé la notion de « citoyen » (国民 guómín) issue du japonais こくみん kokumin signifiant nation, nationalité, peuple. Ce terme a pris un sens particulier après la guerre russo-japonaise, puisque le gouvernement japonais en place à cette

140« The greatest force is common blood. The Chinese belong to the yellow race because they come from the blood stock of the yellow race. The blood of ancestors is transmitted by heredity down through the race, making blood kinship a powerful force » (Sun, 1927:4-5). Ma traduction. — 116 — époque a organisé et promu le Kokumin dotoku undo ou « Mouvement pour la morale nationale ». Dans un premier temps fortement marqué par le confucianisme, ce mouvement a été particulièrement critiqué par Shiga Shigetaka dans le domaine de l'éducation, car ce mouvement a lié l'idéologie impériale aux actes féodaux de loyauté, de piété filiale et de patriotisme envers l'empereur. Dans le contexte politique japonais du début du XXème siècle, le terme de こくみん kokumin a été utilisé par les différents courants politiques qui ont revendiqué une volonté de préserver et de réformer le pays pour fédérer la population japonaise. Ainsi, la réappropriation du terme japonais et sa transposition dans le contexte chinois par le terme « citoyen » (国民 guómín) par Liang Qichao a traduit une même volonté de fédérer la population chinoise et incité tous les Chinois à prendre conscience d'appartenir à une même nation.

Le terme « nation » a beaucoup évolué sémantiquement et politiquement au cours de la première moitié du 20ème siècle en Chine. L'opposition principale entre les réformateurs dont ont fait partie Liang Qichao et Sun Yat Sen a résidé dans la proposition d'une monarchie constitutionnelle conservant alors l'empereur mandchou. Dans cette perspective, leur notion de « race jaune » (黄种 Huángzhǒng) incluait tous les peuples vivant au sein de l'Empire du Milieu, mais à la suite des réformes de 1898, les révolutionnaires anti-mandchous ont présenté les élites dirigeantes comme une « race » inférieure responsable du déclin du pays. Paradoxalement, la « race » ne se définissait pas, ici, à partir de critères génétiques en tant que tels, mais cristallisait via ce processus d'exclusion, une crise institutionnelle. Dans cette considération, les élites dirigeantes représentaient le bouc émissaire et, par répercussion, amenait une forme d'unité nationale au sein de la population.

Le bouc émissaire est un processus mécanique et cyclique, dont le déroulement est inévitable mais les effets non inéluctables. Il aboutit à la désignation puis au dénouement sacrificiel réel ou symbolique d’une victime de substitution aux problèmes réels et fondamentaux du groupe. Le bouc émissaire permet, par son exclusion plus ou moins ritualisée, une réconciliation momentanée du groupe en attirant sur lui une violence suffisamment forte et unanime. Porteur de signes distinctifs victimaires il permet, souvent, l’expiation de fautes indicibles141. (Casanova, 2009).

Dans sa définition du phénomène, Rémi Casanova précise que la réconciliation ou l'unité sociale, se forme au détriment de la victime émissaire. Cette dernière suscite des ressentiments unanimes, souvent éloignés des antagonismes initiaux, et est victime de violences réelles ou symboliques. Cette unanimité dans le rejet participe à la reconstruction du lien social. En d'autres termes, les gens s'unissent contre un symbole. Ce processus a pu être observé au début du XXème siècle lorsque la population s'est opposée aux pouvoirs occidentaux et aux Mandchous, afin de préserver l'identité

141Casanova R. (2009). Le bouc émissaire en institution : l’inévitable phénomène ? Colloque « Violences ? État des lieux des discours et des pratiques », Palais des Congrès, Arles, 28-30 octobre 2009. — 117 — chinoise. Comme nous l'avons vu précédemment, l'influence des puissances étrangères et leurs administrations ont contribué à faire naître un sentiment de mécontentement de la population envers les Mandchous. La position alors tenue par les Mandchous lors de la signature de traités ont renvoyé une image négative auprès d'un grand nombre de la population chinoise et plus particulièrement son élite. Le sentiment de spoliation a accentué le sentiment de honte ressentie face aux défaites militaires. Le mouvement du 4 mai 1911 a cristallisé l'apogée de ces ressentis associés aux nombreux mécontentements déjà existants. Les révolutionnaires ont cherché à s'approprier le pouvoir et à évincer les Mandchous, en partie parce que l'image de la Chine avait été entachée aux yeux de certains, altérant une forme d'imaginaire national du pays. Dans la tradition impériale, l'expression huaxia142 désignait la Chine et zhonghua143 renvoyait à la représentation spatiale de la Chine qui datait de l'époque de Confucius : la plaine de la Chine du Nord était considérée par les Chinois comme étant le centre de leur pays et le cœur ancestral de leur civilisation. Le penseur et révolutionnaire Zhang Bingling144 a introduit deux expressions zhonghua minzu145 et zhonghua ren146 afin de distinguer la nation chinoise et le peuple chinois. Ici, minzu a dépeint la nation dans sa totalité, un peuple singulier et homogène. L'intégration de ces expressions dans la période contemporaine a été confrontée aux relations de la Chine avec les puissances étrangères. Une nouvelle définition de la nation chinoise a été élaborée, de laquelle les Mandchous sont écartés au profit de la dynastie des Han147 marquée par une période florissante de l'histoire chinoise et, ce, à bien des égards. Outre l'invention du papier, l'introduction du bouddhisme en Chine ou les premières inscriptions sur les sépultures 148 , des recherches ont montré que les premières conventions relatives aux frontières et les chartes de fondation furent gravées sous les Han (Wilhelm, 1931 : 46). Fondée par Liu Bang ou Han Gaozu, d'origine paysanne, la dynastie Han a favorisé l'expansion du territoire chinois et a multiplié les échanges commerciaux et culturels dans le cadre de la « route de la soie ». Cette dynastie a largement participé à l'aura du pays. Le sens donné au terme zhonghua minzu par Zhang Bingling est à appréhender de manière multiple. De nombreux membres de l'élite du pays sont Han, dont Zhang. En d'autres termes, l'élite majoritaire s'est définie par elle-même. Ainsi, la nation chinoise fut dès lors officiellement associée aux Han pour des raisons historiques et culturelles valorisantes, mais également par rapport à l'appartenance à la Hanzu de plusieurs membres influents. Dans un tel contexte, on a distingué deux conceptions de la « race jaune » : pour les réformateurs, elle a consisté en une extension biologique du lignage, intégrant toutes les personnes vivant sur le sol de l'Empereur

142华夏 huáxià 143中华 zhōnghuá 144 Zhang Binglin (1868-1936) était un penseur chinois, un critique littéraire et un révolutionnaire anti-mandchou. 145中华民族 zhōnghuá mínzú 146中华人 zhōnghuá rén 147Dynastie Han de 206 avant J.-C. À 220 après J.-C. 148Également présente sous les Qin. — 118 — Jaune. Pour les révolutionnaires, « la race jaune » exclut de leur définition toutes les populations tels les Mandchous, les Tibétains et les Mongols pour ne conserver que les Han considérés comme minzu. S'est posée alors la question de la place de ces populations dans la société chinoise et plus largement sur le sol chinois. Comment vivre sur le sol chinois sans être considéré comme un membre de l'Empire chinois ?

Liang Qichao a amené alors une nouvelle dimension, celle de la citoyenneté. Selon lui, cette dernière primait sur l'identité individuelle et a été le fruit d'un effort collectif à la construction d'un État. En ce sens, il s'est séparé de la pensée des nationalistes et a précisé que la nation par filiation n'a pas favorisé la construction d'un état multinational. En cela, il a distingué les concepts de Nation et d’État, dans le sens où un État peut être constitué de plusieurs nations, et inversement, une nation peut être composée de plusieurs États. Face au nationalisme 149 de Sun Yat Sen, et empreint des oppositions de l'époque, Liang Qichao a dissocié le « grand nationalisme » 150 , c'est à dire le nationalisme de toutes les nations qui ont constitué l’État chinois en opposition aux États-nations étrangers, du « petit nationalisme », correspondant au nationalisme Han en opposition aux autres nations du pays151. On ne peut parler d'une identité chinoise sans s'interroger sur l'identité han. L'élite chinoise, à savoir han, s'est attachée à concevoir le rapport qui opposait la nouvelle Chine aux autres nations et le rapport des Han aux autres nations en présence. Le contexte politique et social de cette première moitié du XXème siècle a poussé les pouvoirs politiques à définir identitairement et culturellement la nation chinoise et à préserver son unité culturelle face aux influences étrangères et nationales. Néanmoins, le « petit nationalisme » a dénoncé une certaine forme de communautarisme supposant le rejet de revendications culturelles des autres nations du pays. En cela, la nation chinoise a pu être associée à une vision exclusive du fait d'être Chinois.

Sun Yat Sen, ne négligeant pas l'importance géopolitique des territoires limitrophes des minzu, a intégré à nouveau les différentes populations de Chine. Selon sa formulation bien connue « une seule nation a fondé un seul pays » (一个民族造成一个国家 Yīgè mínzú zàochéng yīgè guójiā), il a clairement mis en évidence le lien entre la nation minzu et le pays guojia (国家 guójiā), composé du caractère 家 jiā qui signifie « famille », « maison », induisant une dimension affective et intime. Cette formulation a mis l'accent sur un nouveau sens donné au terme minzu. L'unité de la population chinoise apparaît à nouveau ainsi que la notion de race, faisant de la loyauté à la République l'élément le plus important dans l'assimilation d'une population à la grande famille chinoise.

La catégorisation nominative issue de la tradition impériale n'a pas été sans influence sur la

149民族主义 Mínzú zhǔyì 150大民族主义 dà mínzú zhuyì 151小民族主义 xiǎo mínzú zhǔyì — 119 — construction identitaire de ces populations. Cette représentation ancienne a été confrontée à une définition plus moderne de la nation faisant de la Chine une énorme minzu, composé de plusieurs minzu. La polarité hiérarchisée d'antan n'a pas disparu des représentations sociales ancrées dans l'imaginaire des personnes au pouvoir. À l'aube de la fondation de la République populaire de Chine, le PCC a continué de véhiculer les représentations linguistiques et culturelles de ces différentes populations comme un ensemble homogène nommé Han, mais, après la fondation de la RPC, le gouvernement a reconnu officiellement 41 shaoshu minzu.

L'idée d'égalité entre les différentes minzu a été promu par le PCC afin de lutter contre le chauvinisme han, la représentation des Han en tant que majorité absolue dotée d'attributs supérieurs politiques et culturels, et donc destinés à être l'avant-garde de la révolution et du développement économique, domina le discours officiel au cours de la période maoïste. Pas tout à fait différents des taxonomies raciales utilisées par les révolutionnaires au début du XXe siècle, les « minorités nationales » étaient représentées comme les branches de la société les moins évoluées qui nécessitaient des conseils moraux et politiques des Han pour gravir les échelons de la civilisation.152 (Dikötter, 2008 :199).

Frank Dikötter (2008) démontre comment la représentation des Han, en tant que minzu supérieur politiquement et dans son développement, apparaît largement au cours des vingt premières années du régime communiste. Cela a entraîné des politiques d'assimilation très importantes. Ceci n'est pas sans rappeler le rapport d'englobé/englobant présenté par Louis Dumont dans la postface d’Homo hierarchicus (1966) :

Le pouvoir vient en quelque sorte contrebalancer la pureté à des niveaux secondaires tout en lui restant soumis au niveau primaire ou non segmenté. [...] comme le manteau de la Vierge de la miséricorde embrasse sous ses plis des pécheurs de toute espèce, la hiérarchie de la pureté recouvre, entre autres diversités, son propre contraire. Nous avons là un exemple de la complémentarité qui peut aller jusqu'à la contradiction pour l'observateur entre l'englobé et l'englobant (Dumont, 1966 :107-108).

Dans cette postface, Louis Dumont précise que la relation entre un tout et un élément de ce tout constitue une relation hiérarchique. Cependant, le terme « hiérarchie » ne doit pas être appréhendé selon la notion de relation de supériorité linéaire, mais à partir d'un rapport d'opposition hiérarchique entre le niveau englobant (à savoir le tout) et le niveau englobé (soit un élément). Dans le cas qui nous concerne, on peut, par analogie, définir l'englobant par la nation chinoise. Les Han sont ainsi

152« Also the idea of equality between different minzu was promoted by the CCP in order to combat the chauvinism, the representation of the Han as an absolute majority endowed with superior political and cultural attributes and hence destined to be the vanguard of the revolution and the forefront of economic development dominated official discourse during the Mao period. not entirely dissimilar to the racial taxinomies used by the revolutionaries at the beginning of the twentieth century, "minority nationalities" were represented as less evolved branches of people who needed the moral and political guidance of the Han in order to ascend on the scales of civilization » (Dikötter, 2008:199). Ma traduction. — 120 — englobés avec les autres minzu, bien qu'ils soient majoritaires et qu'ils constituent la minzu dominante. L'englobement du contraire exposé par Louis Dumont induit qu'il y a dans tous les cas une inversion de la hiérarchie au sein même de cette dernière. L'opposition barbares /civilisés et la hiérarchie qu'elle sous-tend, se trouve incluse au sein de la relation englobant/englobé. La nation chinoise englobe les Han, référents civilisés, et les autres « barbares » qui la composent. Cette opposition est observable dans les médias ou plus simplement dans la manière dont les membres des minorités précisent leur appartenance à leur shaoshu minzu, traduisant à la fois une distinction entre la population majoritaire et les différentes minzu ainsi qu’un double sentiment d'appartenance à la nation chinoise et à leur shaoshu minzu. L'union de toutes ces populations constitue l'imaginaire de la nation chinoise. Cet imaginaire est évolutif et montre les articulations inhérentes à la perception que la Chine a d'elle- même. Celle-ci a évolué de concert avec la définition donnée au terme « nation ». Bien que le terme minzu soit aujourd'hui employé pour désigner la nation, la nationalité ou encore l'ethnie, il n'en demeure pas moins que sa signification est associée aux contextes politiques qui l'ont nourri.

Pensée dans un contexte révolutionnaire, l'allégeance faite à l'Empire est devenue une forme de loyauté faite à la République. L'intégration des populations minoritaires avait pour objectif la formation d'une zhonghua minzu ou d'une grande nation chinoise. Ceci correspondait implicitement à une grande nation han, du fait de la perception sinocentrée de la civilisation chinoise. La population han, qui a émergé au fil des siècles, a construit la nation chinoise contemporaine à son image. La question des frontières entre minzu et de leur intégration au sein de la nation chinoise se pose.

Le « barbare », la « race » et les shaoshu minzu : quelle intégration au sein de la nation unifiée ?

Le contexte politique de la moitié du XXème siècle a induit une réflexion sur la nation chinoise moderne. Celle-ci a exclu symboliquement tous ceux qui n'étaient pas conformes aux critères validés par les pouvoirs politiques (langue, religion, histoires communes) choisis pour définir le ou les groupe(s). En 1949, les instances politiques au pouvoir ont délaissé le terme de minzu au bénéfice de renmin, signifiant peuple (Frangville, 2008 : 54-55). La question nationale chinoise se fonde sur un imaginaire symbolique et sur un référentiel des logiques d'acteurs et d'action. Le changement effectué dans l'utilisation des concepts illustre la primauté de la notion de citoyenneté sur celle de race. L'instance organisatrice de cette période s'est donc structurée autour de l'imaginaire d'une communauté politique au détriment d'une communauté culturelle ou raciale. L'emploi de minzu et son évolution sémantique a relevé d'une construction politique, légitimée par un savoir dit

— 121 — « scientifique ». Les pensées marxistes et léninistes ont eu une influence sur l'élaboration de certains concepts chinois. Ainsi, le concept russe de « nationalité » (natsionalnost), utilisé pour catégoriser une partie de la population, s'est élaboré à partir de critères présentés comme « scientifiques » et a fait l'objet d'une réinterprétation dans la conceptualisation de la nation chinoise. Définir ce qu'est la nation chinoise équivaut à tenir compte de la manière dont les groupes sont entrés en relation.

Benedict Anderson ([1983] 1996) a précisé qu'une nation est trop grande pour que tous ses membres se connaissent ce qui implique qu'ils ont recours à l'imagination pour tisser le lien de leur communauté : la capacité de penser un territoire abstrait en tant que part d'une entité est, selon lui, nouvelle, faisant du nationalisme un phénomène moderne. C'est d'ailleurs cette imagination de soi- même en tant que membre d'une communauté qui construit l'identité du groupe. Ses travaux mettent l'accent sur l'émergence d'un langage et un discours commun, qui est généré par l'utilisation de presse d'imprimerie et multiplié par le marché capitaliste. « La convergence du capitalisme et de la technologie de l'imprimerie sur la diversité des langues humaines a ouvert la possibilité d'une nouvelle forme de communauté imaginée qui, dans sa morphologie moderne, a créé les conditions de la nation moderne » (Anderson, [1983] 1996 : 57). Selon lui, l'émergence de ce « capitalisme d'impression » a permis aux personnes de s'imaginer en tant que membres d'une même nation. En Chine, l'impression d'ouvrages dits « ethniques » a accru la circulation d'informations concernant les différents groupes qui composent la nation chinoise et a eu des répercussions importantes sur la prise de conscience nationale. Un discours commun s'est alors tissé au-delà des dialectes locaux, créant un sentiment de communauté. Aihwa Ong (2004 : 6) précise que le « capitalisme d'impression » d'Anderson est une réinvention de la théorie de Marx sur le primat des forces matérielles. L'imprimerie a été et est encore aujourd'hui une technologie qui favorise la diffusion de l'information et, en ce sens, représentait la technologie nécessaire pour unifier le territoire. Dans cette optique, les nouveaux moyens de communication (médias, réseaux sociaux, internet…) jouent le même rôle, véhiculant et virtualisant un discours qui permet non seulement de se représenter l'autre commun et l'autre lointain.

État et nation sont liés. Ernest Gellner (1989 :76) a précisé que : « les nations considérées comme le moyen naturel, donné par Dieu, de classer les hommes, les nations représentant un destin politique... inhérent, sont un mythe ; le nationalisme, qui parfois prend des cultures préexistantes et les transforme en nations, parfois les invente, et souvent oblitère les cultures préexistantes, cela, c’est une réalité ». Les nations n'engendrent donc pas le nationalisme et les États, mais l'inverse. Le nationalisme s'apparente à un ensemble de pratiques qui construisent les représentations de la communauté. Ces représentations participent à conserver et transmettre les principes politiques, donnant alors sens aux évolutions politiques. Cependant, le fort contrôle par le gouvernement national chinois des médias, d'internet, des réseaux sociaux et plus largement de l'information montre une

— 122 — volonté de maîtriser l'imaginaire national et les imaginaires locaux.

Les termes zhonghua ou encore zhonguo employés par Sun Yat Sen, repris en 1939 par Mao et ultérieurement par Deng Xiaoping, signifiaient la conception que la Chine avait de sa propre localisation dans l'univers. Cette localisation autodéfinie et sinocentrée supposait également que l'empire du milieu était un empire sans voisin. Les différentes conquêtes territoriales du XVIIIème siècle ont poussé l'Empire chinois à englober les populations frontalières, ce qui a entraîné une nouvelle délimitation des frontières négociées, précisées, selon une perception nationale- territoriale. L'élaboration de ces nouvelles frontières physiques s'est accompagnée d'un discours tenu par les instances gouvernementales, qui a favorisé l'élaboration de frontières imaginées, symboliques et réelles. L'idée du territoire a été établie à deux niveaux : une dimension factuelle et une dimension imaginée. Dans cette configuration, la représentation des espaces des différentes shaoshu minzu n'a pas été de facto en adéquation avec une réalité immédiate et observable.

Issues de conquêtes anciennes, les régions où vivent aujourd'hui les shaoshu minzu souligne un héritage dans la territorialisation des shaoshu minzu. L'intégration des populations originairement extérieures se perçoit encore aujourd'hui dans les médias avec la différenciation entre ce qui est intérieur nei (内 nèi) et wai (外 wài) étranger/ extérieur. La fondation de la République populaire de Chine a élaboré le statut de citoyen dans un premier temps, puis, dans un second temps celui de « minoritaire » en y intégrant les imaginaires collectifs liés à ces minorités. Les théories évolutionnistes utilisées en Chine lors de l'intégration des shaoshu minzu dans le dispositif juridique de l’État ont favorisé des glissements sémantiques : le « barbare » est désormais pensé via les catégories contemporaines de « primitifs » et de « sauvages ».

Selon les principes staliniens, une culture commune constitue un élément nécessaire à l'instauration d'une minzu minoritaire. Cependant, ces cultures ne sont pas étrangères à la culture chinoise. La sinisation exercée depuis tant d'années a pénétré les cultures de ces populations, néanmoins présentées comme étant vierges de toute influence. La pensée de Darwin, rejointe également par Tylor, ont servi dans un premier temps à élaborer une vision évolutionniste de ces différentes cultures :

La preuve que toutes les nations civilisées descendent de barbares consiste d'une part dans les traces très claires de leur basse condition passée existant encore par des coutumes, croyances, idiomes, etc., d'autre part dans des preuves effectives que les sauvages sont, de façon indépendante, capables de s'élever de quelques barreaux sur l'échelle de la civilisation. (Darwin, in Botz-Bornstein 2012 :25).

Dans l'ensemble, il apparaît que, quelques lieux où l'on trouve des arts élaborés, une connaissance abstraite, des institutions complexes, ce sont les résultats d'un développement graduel à partir d'un

— 123 — état de la vie plus précoce, plus simple et plus rude. Aucune étape de la civilisation ne vient à exister spontanément, mais croit et se développe à partir de ses étapes antérieures. C'est là le grand principe que chaque chercheur se doit de tenir fermement s'il entend comprendre aussi bien le monde dans lequel il vit que l'histoire du passé (Tylor in Botz-Bornstein 2012 : 20)

L'introduction de cette dichotomie occidentale entre la culture et la civilisation dans la pensée chinoise a amené les autorités communistes à opérer une distinction entre la civilisation wenming, et la culture wenhua. Dans la conception hiérarchisée de la population chinoise, la civilisation est l'élément justifiant les positionnements adoptés par les différents groupes chinois dans leurs relations à l'environnement socio-politique.

A l’époque qui voit la naissance de l’ethnologie, champ dans les sciences sociales naissantes que le grand partage réserve à l’étude des populations que les conceptions évolutionnistes d’alors situent au « stade premier de développement », le mot « man » sort du domaine « national » de la Chine méridionale pour désigner la catégorie moderne des « primitifs » ou « sauvages » (espace sylvestre ou inculte ou inapte au rayonnement de la civilisation) (David, 2008 : 8)

L'ancien clivage « civilisé » /« non-civilisé » est redéfini par une référence moderne et étrangère, qui a impacté la relation inégale entre shaoshu minzu et État. Il est important de s'interroger sur la manière dont cette inégalité a alimenté et valorisé les notions de diversité et de pluralisme de la RPC. Le changement de l'impérialisme à celui d'État multinational a induit des métamorphoses identitaires. Steven Harrell (1993) décrit trois langages utilisés pour définir le terme de minzu et son emploi par les trois acteurs qui sont : l’État, les groupes ethniques voisins et les groupes ethniques discutés. Il précise également, que parmi ces trois langages interactifs, celui qui aura une résonance finale est celui de l’État. La catégorie minzu créée par le gouvernement chinois a bénéficié de privilèges. Steven Harrell, s'est interrogé sur la différence entre minzu et ethnie ; entre une construction de l’État et l'identité d'un groupe, résumant cette différence à l'aide de qualificatifs : l'ethnicité se déplace et est flexible tandis que minzu est fixe et exclusive. Selon lui, la catégorisation des populations minoritaires par les instances institutionnelles au cours des années a participé à la création d'un ordre social fonctionnant sur un mode hiérarchique, structuré et légitimé qui ancre l'institution au cœur de la praxis sociale. Par le biais de leurs acteurs, de leurs dispositifs internes, de leurs logiques, de leurs processus de contrôle et de contrainte, de leurs symboles, de leurs imaginaires... Ces institutions normalisent et contrôlent leurs propres formes de régulation de l'espace social. Cette conceptualisation instrumentale et subjective des identités a eu une influence directe sur la manière dont les cultures de ces populations ont été définies lors de leur catégorisation.

Dru Gladney (1994) propose d'appliquer aux Ouïgours la notion de colonialisme interne. Cette notion développée par Michael Hechter (1975) exprime comment la division entre un centre politique

— 124 — et ses périphéries parvient à maintenir des inégalités politiques et économiques tout en favorisant le développement national.

De ce point de vue, Michael Hechter suggère ailleurs que la distribution de certains peuples dans « un système hiérarchique de division culturelle du travail » sous les administrations coloniales entraîne le développement d’identités ethniques qui supplantent l’identité de classe. Ce « colonialisme intérieur » est déterminé par l’échange inégal entre les centres de pouvoir urbains et les régions périphériques, souvent ethniques (Gladney, 1994 : 82).

Les campagnes d'identifications et l'élaboration des cadres juridiques ont illustré la fragmentation de la population chinoise. Celle-ci s'est accompagnée d'une domination à la fois administrative, politique et symbolique des Han sur toutes les shaoshu minzu. Dans ce cadre, des mécanismes d'identification opératoire et symbolique se mettent en place. Pour ce faire, des images, des représentations socialement valorisées – ou dévalorisées – participent à lier le groupe à l'institution, constituant un imaginaire institutionnalisé socialement. Ainsi, l'image de « barbare » non-sinisé prend la forme d'une image dévalorisée socialement et est associée aux shaoshu minzu. Durant de nombreuses années, la culture a été l'élément nié afin de parvenir à une nation unifiée. Cependant, la mise en lumière récente des différentes cultures des shaoshu minzu, et plus particulièrement dans le cadre d'un tourisme « ethnique » apparaissent comme un tournant dans la perception de ces cultures. De nombreux termes ont été créés tels : culture ethnique 153 , costume ethnique 154 ou encore tradition ethnique 155 , style ethnique156 ... Le plus souvent, ces termes accompagnent des prestations touristiques de diverses natures comme des spectacles de danses ethniques : le terme minzu suppose le caractère culturel unique de ces populations. D'une certaine manière, cela induit un culturalisme qui participe à séparer les Han des autres minzu. Ceci se remarque d'autant plus dans le cadre du tourisme où une grande majorité de visiteurs sont des Han. Dans ce contexte, les prestations touristiques des sites des « barbares » non-sinisé servent la modernité des Han.

Malgré les années et les mesures prises pour unifier la nation chinoise, il demeure que les fragmentations d'antan sont encore présentes aujourd'hui mais non plus à travers les races, mais bien via un déterminisme culturel qui maintient un rapport de domination économique et symbolique. Dru Gladney (1994) souligne la complémentarité et l'interdépendance du discours majorité/ minorité dans les relations entre Han et shaoshu minzu. Selon lui, la représentation des shaoshu minzu comme des autres exotiques est essentielle à la construction de la majorité chinoise han. L'appropriation de la « culture chinoise Han » constitue un critère important pour marquer les frontières ethniques entre la

153民族文化 Mínzú wénhuà 154民族服装 Mínzú fúzhuāng 155民族 传统 Mínzú chuántǒng 156民族风格 Mínzú fēnggé — 125 — majorité et les minorités. De même, le sinocentrisme patent participe à façonner la vie des shaoshu minzu. Les discours officiels mettent en lumière l'implicite et ancrent les imaginaires socialement institutionnalisés liés aux shaoshu minzu. Lors de la cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques de Pékin, on a pu observer la manière dont le gouvernement utilisait la diversité de sa population. Dans une interview accordée à la revue Far Eastern Economic en novembre 1995, Liu Binvan a montré l'importance des populations minoritaires pour comprendre le nationalisme chinois contemporain :

Le nationalisme et le chauvinisme han sont désormais les seuls instruments efficaces dans l’arsenal idéologique du Parti communiste chinois [...] Tout problème surgissant dans les rapports avec les pays étrangers ou entre les minorités ethniques peut être utilisé pour mobiliser les sentiments “patriotiques” de la population en faveur des autorités communistes.

Malgré une volonté passée de lutter contre le chauvinisme han et d'établir officiellement une égalité entre les différentes minzu, le nationalisme semble être aujourd'hui un levier majeur pour le maintien de la stabilité sociale. A cela s'ajoute également, le chauvinisme han qui acerbe le sentiment national et laisse peu de place aux shaoshu minzu dans la revendication de différences culturelles. Le processus d'unification de la nation chinoise reflète la production permanente de la dialectique institution / institué(s). Les shaoshu minzu sont soumis à la dimension de l'imaginaire institué les concernant et à sa reproduction par l'institution. Ce rapport dynamique entre le gouvernement et les shaoshu minzu se trouve aujourd'hui aux confins d'héritages d'imaginaires politiques anciens et d'enjeux économiques et identitaires actuels.

Les travaux ethnographiques chinois ou étrangers sur les shaoshu minzu sont de plus en plus en plus nombreux. De nombreuses recherches, dont celles de Thomas Mullaney, ont montré le rôle essentiel des ethnologues dans la classification des populations du Yunnan et l'influence importante des modèles de catégorisation avant 1949. Face aux directives émanant du pouvoir central, les scientifiques, bénéficiant d'un fort pouvoir pour nommer les groupes ethniques, ont réalisé un certain nombre de compromis et de contorsions intellectuelles. Tout ceci a mis en place virtuellement une classification devenue concrète par les actions du pouvoir central. Si aujourd'hui les cultures des groupes minoritaires sont valorisées, on peut s'interroger sur la manière dont les référents identitaires ont été et sont encore mobilisés et comment les éléments historiques et politiques contribuent à redéfinir les identités. Pour cela, je me suis focalisée sur la construction historique et politique de la Naxizu.

— 126 — IV. LA CONSTRUCTION HISTORIQUE ET POLITIQUE DE LA NAXIZU

Et le plus ridicule de tous les ancêtres [naxi] Coqssei-leel’ee. Où était cette gentillesse ? Il a trompé son beau-père au paradis, il a trompé sa femme et il a trompé Du et Se157. (He, 2004 :34)

Le peuple naxi vit principalement dans la province du Yunnan. Historiquement, la région de Lijiang a été et est encore aujourd'hui considérée comme une entité géographique et culturelle de son identité. Les monographies du début du XXème siècle dont celle de Jacques Bacot (1913) présentent la préfecture de Lijiang comme la capitale historique des Mosuo (摩梭 Mósuō). Ces derniers constituent un autre groupe minoritaire aujourd'hui considéré comme un sous-groupe de la Naxizu, cependant ils constituaient un groupe bien distinct et surtout plus important avant la catégorisation contemporaine des années 1950. Les travaux de Jacques Bacot mentionnent Lijiang comme le centre de leurs traditions. Il souligne également comment les populations vivant dans la région de Lijiang au début des années 1900 sont nommées par les autres populations et quels ethnonymes elles utilisent. Des témoignages historiques font état de la prédominance du groupe mosuo à cette époque. Ceci correspond à l'opposé de la réalité que l’on constate aujourd’hui. Cette inversion est à appréhender au travers des prismes politiques et sociaux inhérents à la création des shaoshu minzu effectuée. Stevan Harrell (1997) et Thomas Mullaney ont montré que les quatre critères formulés par Staline n'ont pas été employés stricto sensus, mais leur emploi par le gouvernement chinois a permis de légitimer les distinctions entre les groupes, qui pour la plupart étaient déjà présentes dans les catégories populaires et dans le travail des chercheurs avant la libération. Cela a induit une recréation de leurs histoires, influant sur la construction identitaire de ces groupes minoritaires. Pour pouvoir comprendre les implications de ces recréations, il est d'abord nécessaire de revenir sur la manière dont ces groupes étaient nommés avant et après leur catégorisation. Puis, d'analyser l'influence de la matrice politique et sociale sur la minorité Naxi.

1.Éléments historiques et politiques ayant abouti à la construction de la Naxizu

La région du Yunnan, par sa position géographique stratégique, a été pendant de nombreux siècles le lieu de conflits motivés par les expansionnismes chinois et tibétain. Au cours des siècles, Chinois et

157 最可笑是始祖崇忍利恩,何(好,善)只有?騙老天爺岳父,騙愛妻,騙. (He, 2004 :34). Ma traduction. — 127 — Tibétains ont alternativement régné sur cette province. Selon Émile Rocher (1879), ce n’est qu’à partir de 226 avant J-C. que les historiens chinois ont commencé à mentionner les peuples issus des régions occidentales de la Chine impériale, période correspondant au début de l'assimilation de certaines populations annexées.

a ) Les voies des impérialismes han et mongol

Selon Emile Rocher et H. J. Wiens, en l’an 106 avant J-C, l’empereur han Wu di (武帝 Wǔ dì) initia une expédition dont l’objectif était de découvrir les terres aux confins de son empire (Rocher, 1879 : 152). En l’an 104 avant J-C., une nouvelle campagne de conquête fut menée. Face à l’imposante armée impériale une partie des peuples du Sud-Ouest fut intégrée à l'empire chinois. En 60 avant J-C, les groupes ethniques de la principauté de Kunming se rebellèrent, ce qui entraîna une nouvelle intervention de l’armée impériale pour rétablir l’ordre. Différentes sources historiques (Rocher, 1879, Wiens 1967) montrent un rapport croissant dans les échanges entre ces différentes sociétés et le pouvoir impérial, aboutissant à la volonté de ce dernier d’obtenir leur soumission. L'influence de la culture dominante, à savoir celle de l'empire, se fit de plus en plus présente.

Sous la dynastie Song (960-1279), l’armée de Kubilai Khan 158 , entreprit de conquérir le royaume de Dali afin de renforcer les provinces du Sud Est, où les forces armées s’était retirées. À cette époque, ce royaume s’étendait au Nord jusqu’aux environs de Chengdu et d’Est en Ouest : de la rivière Salouen à la nouvelle frontière entre le Yunnan et la province du Guizhou. Selon Charles McKhann, lors d’une attaque nocturne, l’armée de Kubilai Khan utilisa des radeaux en peaux de mouton gonflées d'air afin d’atteindre l’autre rive. L'effet de surprise fut tel qu'il gagna cette bataille contre l’armée de Dali. Pendant plusieurs semaines, la ville de Dali, où le reste de l'armée s'était retranché vainement, fut assiégée (Rossabi, 1988). Cet épisode amorça le déclin du royaume et entraîna l’annexion d’une grande partie du Yunnan actuel à l’empire. Les Naxi furent alors placés sous l’hégémonie politique de l’Empire de Chine. Les Mongols établirent un gouvernement local dans toute la région. Ce gouvernement était dirigé par des lignages autochtones, qui devaient leurs nominations à leur allégeance à l’autorité mongole. Ce système de gouvernance n’impliquait pas un rôle direct du pouvoir central, mais résultait des stratégies élaborées par le centre de civilisation, et entraînait un processus de sinisation. Selon Zhidan Duan (2015), deux types de tusi ont été créés sous la dynastie des Ming (明朝 Míng cháo ; 1368 à 1644) : les tusi issus de la vie civile et les tusi issus du corps militaire. Au cours de cette période, 1 608 chefs reçurent le titre de tusi, dont 1 021 au

158 Kubilai Khan fut le fondateur de la dynastie Yuan (1206-1367) — 128 — Yunnan et au Sichuan (Duan, 2015 :100). La majorité de ces derniers étaient de rang militaire. Si l'on se réfère aux travaux de Chen Xiaoyan (1998), Feng Erkang (1992), Yang Xiyun (1997) et Zhao Zifu (1993), la politique du gaitu guiliu avait pour objectif de transformer les chefferies en membre de l'administration directe via les préfectures et les districts, en particulier dans les provinces du Sud- Ouest pendant la période des Ming et Qing (1644-1911). De nombreux bureaux et fonctions administratives ont été créés, comme la commission de pacification (宣慰司, 宣撫司,安撫司) ou la commission de suppression des bandits (招討司). Grâce à ce système, des titres de fonctionnaires s'octroyaient avec l'obtention des sceaux officiels (印信), tels que préfets ou magistrats. Ces offices héréditaires constituaient un système indirect de gouvernement sans pour autant changer la structure sociale et politique des groupes ethniques. Leur autonomie substantielle a eu pour effet d’asseoir le processus de sinisation à l’œuvre dans ces régions tout en instaurant de nouvelles relations entre un pouvoir impérial et des groupes minoritaires.

En 1382, A Te, chef de la lignée de Lijiang, fut le premier leader du Yunnan à prêter allégeance à l’empereur Ming et prit le surnom de Mu159, qui signifie « chef » en naxi et « arbre » (木 mù) en mandarin. Il nomma les chefs des villages environnants et se considérait lui-même comme l’arbitre suprême de la société naxi (Goodman, 1997). À la suite de l’allégeance de Mu à l’empereur de Chine, les chefs naxi portèrent un nom vernaculaire et un nom chinois, pratique encore présente aujourd'hui et qui s'est d'ailleurs répandue à tous les Naxi. La résidence Mu abritait les membres de la famille et les bureaux administratifs en charge du comté. Le lien entre pouvoir politique local et impérial était centralisé au cœur d’un même lieu. Le conflit militaire opposant la Chine Impériale au Tibet entraîna le remplacement permanent du chef Mu par un magistrat chinois en 1723 ainsi que la destruction partielle de la résidence Mu. La région de Lijiang fut au cœur de nombreux conflits entre Chinois et Tibétains. Le but de la création en 1729 de la sous-préfecture (ting) de Weixi était de mettre fin aux conflits entre Naxi et Tibétains. Selon Stéphane Gros (2014), les alliances d’antan étaient mises à mal face aux micro-bouleversements politiques et territoriaux. Ainsi, les tusi, occupant les rives du Mékong, se virent attribués de nouveaux domaines et furent décorés de titres militaires. L’un d’entre eux, Wang, reçu le grade de lieutenant (qianzong) par les autorités de la Chine Impériale et obtint le grade héréditaire de Mun-kwua, terme naxi qui signifie « gouverneur militaire » (Rock, 1947 :307). Le grade de Mun-kwua était le plus élevé après celui attribué aux chefs de Lijiang. L’autorité des chefs tusi et notamment les grades héréditaires de Mun-kwua ont permis aux Naxi d’asseoir leur autorité dans la région. Bien qu'il y ait eu de nombreux conflits entre Chinois et Tibétains, les Naxi ont, semble-t-il toujours, conservé une certaine indépendance et un fort pouvoir régional (Gros, 2014). En fonction des vainqueurs, des processus de sinisation ou de tibétanisation ont influencé les identités

159La famille Mu a régné sur Lijiang au cours des dynasties Ming, Yuan (1279 à 1368), et Qing (1644-1911) — 129 — régionales, linguistiques et ethniques. Ces échanges ont participé aux évolutions et aux transformations des identités régionales jusqu'à ce jour.

Les travaux d'historiens (Wiens, Rocher, Yang) précisent que jusque la dynastie de Ming160, l'expression du pouvoir de l'empire s'est faite par l'intermédiaire de chefs, dont la charge se transmettait de père en fils. Ces chefs étaient régulièrement invités à la capitale où on leur offrait différents présents impériaux. L’intérêt commun entre dirigeants locaux et étatiques a résidé dans le maintien d’une zone de protection contre les États environnants : du Tibet, de la Birmanie et du Vietnam. Sous la dynastie des Ming, la politique impériale, craignant le pouvoir de ces chefs, a mis en place une politique ayant pour but de « transformer » la transmission héréditaire du pouvoir en administration nommée. À partir de ce moment, les chefs locaux ont été remplacés par des fonctionnaires civils chinois, et leurs chefferies ont été établies en préfectures ou comtés, ce qui eut pour effet d’asseoir le pouvoir politique de la Chine Impériale, symbolisant également sa supériorité sur les populations annexées du sud-est de l'Empire. L'armature administrative et fiscale a limité les actions de ces groupes. Ce poids administratif a pérennisé et ancré leur relation avec les autorités dans un rapport de forces. Le contrôle de l'ethnicité a pris plusieurs formes. Ainsi, a été amorcé sous les Ming le jiaohua ( 教化 Jiàohuà). Il s’agit d’éduquer les groupes ethniques « primitifs » à la pensée, aux valeurs et aux rituels confucéens. Par cette formation dispensée aux plus jeunes, il y a eu une volonté, à terme, de les assimiler et donc de les transformer par la force des choses. Cette sinisation a pris un essor particulier sous les Qing, avec la construction de nombreuses écoles pour « éduquer » les populations.

Les recherches de Jim Goodman (1997) et Charles Mckhann (1992) fournissent des éléments ayant structuré l'histoire naxi et dont les conséquences sont observables aujourd'hui. En 1382, l’empereur Ming a tenté, par l’envoi d’une armée, de supprimer toute résistance à la nouvelle dynastie. A Te, chef de la lignée de Lijiang, a été le premier leader du Yunnan à prêter allégeance à l’empereur Ming. Ce dernier a participé à l’expansion de la culture locale notamment par la commande de fresques murales du Palais Daboji, situées à Baisha, afin de montrer cette culture aux cultures environnantes et de présenter conjointement Naxi et Tibétains. Son allégeance à l'empereur de Chine a entraîné de nombreuses modifications, dont le changement de nom de la ville : Sandan est devenu Lijiang, amorçant officiellement la sinisation des Naxi (MacKhann, 1992). Parallèlement à cela, le nouveau nom donné à la ville de Lijiang a participé à la création d'une unité nationale : en renommant les lieux, en modifiant l'appellation des chefs, le pouvoir impérial a cherché à assimiler cette population. Toutefois, ceci n'est pas sans conséquence, puisque le fait de renommer un lieu est une façon pour le pouvoir en place de se l’approprier, d'en déposséder symboliquement les habitants,

160明朝Míng cháo ; 1368 à 1644 — 130 — d’altérer le lien social et la mémoire commune et les affects qui y sont liés. Une fracture identitaire apparaît, car une identité collective est associée à un espace. De la même manière, l’assignation d’une nouvelle appellation au chef symbolise l’acceptation de l’élite locale d'être intégrée par le pouvoir dominant. La ville a constitué désormais le centre de l’autorité politique et administrative de la région du Nord-Ouest du Yunnan. La sinisation amorcée des années auparavant a trouvé désormais un chef naxi pour asseoir son pouvoir. Symboliquement, cela a également renforcé celui de la famille dirigeante.

Les influences sociales, économiques et politiques exercées par les Naxi ont été moins importantes que celles des Tibétains et des Chinois. L'histoire du Yunnan est marquée par de nombreuses gouvernances. Oscillant entre Chine impériale et Tibet, les tenants majeurs du pouvoir ont été face à une mosaïque culturelle grâce à la proximité des autres minorités (Bai, Yi161,.. ). La colonisation chinoise s’est peu à peu installée et les structures administratives ont agencé le pouvoir impérial. Les enjeux de pouvoirs et plus spécifiquement la loyauté des populations minoritaires envers l'empire chinois ont été des éléments importants dans la manière dont ont été pris en compte les groupes minoritaires dans le cadre de leur catégorisation.

b ) Les Naxi et les Mosuo avant 1949

Si l’on se réfère aux textes anciens, les Naxi ont été nommés dans un premier temps mosha. Dans l’ouvrage intitulé Huang guo-shu zhi (IIIème siècle), un officiel chinois voyageant à Dingzuo, situé dans la préfecture de Yuexi, a rencontré un peuple qui s’appelait moshayi. L’ouvrage 云南少数 民族 Yún nán Shǎo shù Mín zú (1983), ainsi que divers textes datant de la dynastie Tang mentionnent des moxie man ou moxie yi. En mandarin, 蠻 mán signifie « barbare » et 夷 yí « étranger ». Selon He Zhiwu (2000 :73), Mo est la traduction phonétique du « bœuf » en naxi ; sha, xie et suo désignent l’homme. Moxie signifierait ainsi « berger ». La combinaison du terme moxie avec 蠻 mán ou 夷 yí souligne la vision péjorative sous-jacente au concept de minzu, que j'ai présenté dans le chapitre précédent. Cette perception, encore présente aujourd’hui dans les médias, stigmatise les populations non-han comme étant des barbares. Moxie ou « berger » est alors associé au « barbare », à « l’étranger ». Le peuple de référence est celui des Han. Cette volonté de distinction s'intègre dans un processus de regroupement. « Parler des autres est une façon de parler de soi » exemplifie ce processus et renvoie à se réifier en partie par la retranscription du nom vernaculaire en mandarin. Cette conception hiérarchisée est signifiée dans la langue de celui qui domine politiquement. En leur

161Les termes employés ici sont ceux issus des catégorisations d'après 1949. — 131 — attribuant un nom mandarin, ces populations perdent de leur étrangeté. Cela implique une hiérarchie dans les relations entre les divers groupes et le choix de l’appellation par le groupe dominant souligne l'inégalité des relations. De cette inégalité découle l'élaboration de classifications exogènes et endogènes qui participent à la construction d'une identité collective.

Au Yunnan, sous l’impulsion de Chen Hongmou, trésorier de la province, dix écoles ont été construites entre 1644 et 1704, 91 entre 1704 et 1722, 82 entre 1722 et 1732 et 465 entre 1733 et 1737. La plupart de ces établissements scolaires étaient encore en activité en 1835. Cette politique d''éducation des populations a participé à transmettre les imaginaires du pouvoir politique en place et un socle commun de connaissances à tous les Chinois. Selon Rowe (1994, 44-45), cette politique d’éducation semble avoir eu des effets inégaux, notamment à Lijiang. Malgré la formation scolaire longue de l’apprentissage du mandarin, Joseph Rock (1963 :29) a précisé que seuls 7,8% des hommes et 0,26% des femmes de Lijiang étaient lettrés. La politique globale des Qing envers les groupes minoritaires s’est avérée être une forme pluraliste d’intégration qui a dépassé le simple contrôle de la région (Dreyer, 1978 :29). Cette politique d'éducation n’a pas agi comme un phénomène d’érosion où les spécificités sociales et culturelles des Naxi seraient amoindries jusqu’à la perdition. Au contraire, un certain nombre d’articulations ont permis de maintenir certains éléments identitaires. Il y a donc un double mouvement dans la mise en œuvre des politiques : un englobement des différentes cultures dans une volonté d'unification de la société chinoise et une mise en exergue des spécificités culturelles de chacune de ces populations. En apparence contradictoire, ce double mouvement cristallise les stratégies politiques successives concernant la question des minzu.

De 1911 à 1928, Tang Jiao a dirigé le Yunnan avec une certaine indépendance par rapport au pouvoir politique. Ses successeurs, Long Yun et Lu Han, yi tous les deux, ont pris le parti de négocier préférentiellement avec les Communistes plutôt que de soutenir les Nationalistes (Dreyer, 1978 :29- 30). Les effets de la sinisation ont été limités pour plusieurs raisons : l’éloignement du pouvoir même, l’invasion japonaise, les insurrections des Nationalistes et la guerre civile avec les Communistes. Néanmoins, ces limites correspondent davantage à une stagnation des conséquences de la sinisation qu’à une réelle réduction. En effet, cette sinisation existant depuis très longtemps, les éléments culturels choisis comme étant significatifs par les Naxi ont perduré, car ils ont constitué un socle identitaire avéré.

Lorsque le gouvernement de 1949 a cherché à catégoriser les différentes ethnies, ce dernier mena un certain nombre d'études et créa in fine une nouvelle appellation. Cette nouvelle identification exogène a changé la manière dont les Naxi se définissaient, entraînant ainsi de nouveaux référents identitaires et un nouveau positionnement dans leurs relations avec les Mosuo et les autres groupes minoritaires.

— 132 — Le terme moso a été utilisé dans les annales chinoises depuis la dynastie des Tang jusqu'au milieu du XXème siècle où il a été remplacé, lors de la création des shaoshu minzu, par le terme naxi dans les textes officiels. L'appellation naxi apparaît, pour la première fois sous la plume de Joseph Rock (1920), sous la forme « Na-Khi », terme utilisé alors par les Naxi pour se désigner. Les observations d’Albert Terrien de Lacouperie (1894) montrent qu’une partie des Mosuo se nommait différemment, employant na-shi auquel il associe la signification vernaculaire d’« homme noir ». Selon lui, la construction grammaticale des langues naxi/ loutzes est à rapprocher de celle de la langue birmane, tandis que celle de la langue utilisée par les Mosuo est proche de la langue tibétaine. Dans une telle perspective, les Naxi et les Mosuo seraient deux groupes distincts, avec deux langues distinctes. Ce point est d'autant plus significatif dans la pensée stalinienne et la définition de la nation ainsi utilisée.

Plusieurs études commanditées par le gouvernement national ont eu pour objectif d'indexer les dialectes de la région de Lijiang. « Dans le cadre des enquêtes linguistiques menées peu après 1949, l'ensemble de la région de Lijiang a fait l'objet en 1956 d'une enquête mobilisant huit linguistes. L'enquête a conclu à une division du naxi, en naxi occidental et en naxi oriental. Aujourd'hui, les locuteurs du naxi oriental se revendiquent comme Mosuo, distinct des Naxi » (Michaud, 2005 : 208). Les éléments linguistiques communs semblent avoir été significatifs dans l'élaboration d'un groupe général, celui des Naxi, incluant une scission entre les deux groupes les plus importants : Naxi et Mosuo.

Joseph Rock, botaniste américain, a séjourné dans la région de Lijiang de 1924 à 1949. Il a écrit de nombreux ouvrages principalement sur les Naxi et sur les ethnies voisines. Dans son ouvrage The ancient na-khi kingdom of southeast china ([1920] 1947), il a formulé l'idée, cautionnée par Fang Guoyu (1984, 1987), que les Naxi sont des ancêtres des Qiang (羌族 Qiāng zú), localisés dans les provinces du Sichuan, du Qinghai (青海 Qīng hǎi) et du Gansu (甘肃 Gān sù). Cette hypothèse s'est fondée sur les similarités de certains rituels naxi et qiang, ainsi que sur les éléments de traditions orales et écrites naxi ; ces auteurs mentionnant une migration des plaines montagneuses du Nord. « Le circuit de Lijiang, au cours de la dynastie Yuan, était la frontière occidentale du Chun de Yueh- sui de la dynastie des Han, Sui et Tang. Au Nord demeurait l’homme mosuo (naxi) dans le Yüeh-hsi chao (royaume du Yüeh-hsi)162»(Rock, 1947 :65). Cette perception de l’histoire naxi a été largement relayée après la libération par Fang Guoyu, et est aujourd’hui acceptée par les ethnologues chinois. Si l’on se réfère aux travaux de Charles McKhann (1995 :54), il apparaît que Joseph Rock s’est appuyé sur des données historiques chinoises, mentionnant que les Mosuo sont arrivés du Nord-Ouest

162“The circuit of Lijiang, of the Yüan dynasty, was the western border of the Chün of Yuëh-sui in the Han, Sui and Tang dynasties. To the north dwelled the Mo-so man (Na-khi) in the Yüeh-hsi chao (Kingdom of Yüeh-hsi)” (Rock, 1947:65). Ma traduction. — 133 — du Yunnan et se sont installés en premier dans la région de Yongningxian163. Ce serait sous la dynastie des Tang164 qu’ils se seraient installés dans les environs de Lijiang, après qu’ils aient chassé une population dénommée Pu. Après s’être installés dans la région, le groupe naxi se serait séparé ; une partie se sédentarisant également vers le Lac Lugu (泸沽湖 Lúgū Hú ). Cette histoire est analogue à certains textes pictographiques relatant leur généalogie. Les ancêtres des clans naxi les plus importants partirent du Nord, se dirigèrent vers Yongningxian et Muli 165, puis traversèrent la rivière Jinsha166.

Certains auteurs (Mathieu et Yang, 2003 : 267) émettent l'hypothèse que l'association Naxi- Mosuo aurait pris naissance lors de l'invasion mongole en 1253. À la suite de la conquête des territoires de la région de Lijiang et des territoires mosuo limitrophes par Kubilai Khan, les chefs autochtones continuèrent de régner sur les Mosuo et les Naxi. Il apparaît qu'une distinction entre les deux groupes ait perduré pendant longtemps. Le processus de catégorisation ayant abouti au regroupement des Naxi et des Mosuo en une seule minorité reflète l'idéologie et les méthodes du gouvernement de la République populaire de Chine. La volonté de réduire le nombre officiel de groupes minoritaires avait pour objectif de favoriser l'unité de la nation entière. Par ailleurs, les autorités communistes ont cherché à créer une société de classes séparées, où les groupes « primitifs » devaient s'assimiler à la société han (McKhann, 1995).

Les travaux de missionnaires et d’explorateurs occidentaux montrent une distinction au sein du groupe mosuo, portant sur des différences de règles sociales. Parmi les diverses références aux Mosuo que l’on peut trouver, il est récurrent de voir associer le pouvoir politique des femmes à une force physique presque supérieure à celle des hommes (Shih C-kang, 2000). La position sociale de la femme mosuo apparaît atypique et est associée à des mœurs et pratiques sexuelles libres. C’est en partie ce qui a été plus amplement théorisé par Cai Hua dans son ouvrage intitulé Une société sans père ni mari : les Na de Chine (1997). Il y a présenté les modalités de pratiques sexuelles mosuo : la visite furtive nana sésé qui est la plus connue et la plus répandue ; la visite ostensible gépié sésé qui correspond à la vie commune d’un couple sans le festin rituel tidzi-mao the ; la vie commune après le festin rituel tidzi the. L’expression nana sésé est composée de nana, qui signifie « furtivement », et sésé, « rendre visite ». Elle « indique une rencontre galante à la dérobée ou une visite furtive qui se déroule sans que ne le sachent les consanguins, notamment masculins, de la visitée » (Cai, 1997 :143). Le terme açia, ou amant, indique la relation en elle-même, néanmoins la relation entre

163 永宁乡Yǒng níng Xiāng est situé dans le comté autonome yi de Ninglang 164 La dynastie des T'ang dura de 618 à 907 après JC. 165 木里藏族自治县 Mùlǐ zàngzú Zìzhìxiàn est une subdivision administrative autonome tibétaine située dans la province du Sichuan. 166金沙江Jīnshā Jiāng — 134 — deux açia peut durer une nuit, une semaine, un mois ou quelques années. En d’autres termes, la relation sexuelle attribue aux deux partenaires le statut d’açia. Ainsi, la relation est déterminée par le présent.

L'influence des théories de Lewis Morgan sur les sociétés archaïques articulées à l'histoire du groupe naxi semblent expliquer dans un second temps que les Naxi soient devenus officiellement le groupe référent. La différenciation ethnique exprime avant tout des différenciations économiques et sociales, à partir d'une relecture de l'ethnicité selon des idées évolutionnistes. Dans cette perspective, les pratiques mosuo, très connues sous le nom de sésé, renvoient à ce que Lewis Morgan nommait la « famille consanguine ». Les mariages individuels n’étant pas reconnus, la question de la paternité s'est posée, induisant une descendance par les femmes. Cette pratique a placé les Mosuo dans un stade évolutionniste moins avancé que celui dans lequel les Naxi ont été classifiés. La pensée traditionnelle chinoise a représenté les personnes issues de « sociétés primitives » comme ayant des relations sexuelles libres, sans mariage. D'autres qualificatifs leur sont parfois assignés, extrapolant l'absence de structure maritale à des relations avec de multiples partenaires parfois même avec des membres de la même famille. Le groupe dominant leur a nié la capacité de conceptualiser la maternité, la paternité, la fraternité et de définir les rôles de mari et femme. Ceci s'est accompagné de l'absence de partage de pratiques sociales comme les cérémonies de mariage. Selon ces idées évolutionnistes utilisées pour catégoriser les différents groupes ethniques, les Han sont associés au stade le plus évolué et ont représenté le modèle de la civilisation. En référence à ses travaux, McKahn (1995 : 54) précise que le processus d'évolution des Mosuo a été plus lent en raison de leur isolement relatif des Han. Celui- ci a affecté principalement la lignée aristocratique. La mise en place du système des chefs locaux, remplacé rapidement par un magistrat han a favorisé l'adoption de pratiques han comme par exemple le système patrilinéaire, le développement socio-économique de la région et l'intégration des Naxi au sein de l’État chinois.

La loi sur le mariage du 30 avril 1950 a modifié l'organisation familiale traditionnelle et plus spécifiquement celle des Mosuo. Selon TSIEN Tche-hao (1981), cette loi instituait l'égalité entre homme et femme ainsi que la liberté du mariage. Selon Yves Blayo (1997) « les mariages libérés du contrôle familial sont soumis à celui du Parti, comme le sont aussi les divorces. Les cadres de l'administration nommés par le Centre forment la seule autorité constituée et ont la haute main sur toute les affaires familiales » (Blayo, 1997 : 20). Le Gouvernement s'est affairé à imposer l'application de la loi. Certains s'y sont opposés mais face aux représailles, des mariages ont été contractés : moi, je me suis mariée avec mon cousin ! Elle s'est mariée avec son frère !167 . Il s'est agi

167«我娶了我的表弟。她嫁给了她的弟弟 ! » extrait d'un entretien réalisée avec une femme mosuo âgée.

— 135 — de mariages uniquement administratifs, forme de compromis entre une obligation juridique et un refus de modifier leurs pratiques culturelles. Cette loi a mis fin aux mariages arrangés. De plus, en autorisant les divorces, elle a amoindri symboliquement la sujétion des jeunes membres d'une famille à leurs aînés et a permis l'émancipation des femmes vis-à-vis de leurs maris. D'un point de vue politique, cette loi a détourné l'autorité familiale en donnant aux pouvoirs politiques et publics la possibilité d'interférer dans le domaine privé. Les autorités ont approuvé - ou non - l'enregistrement d'un mariage, et elles sont les seules à pouvoir légalement et officiellement le dissoudre. La loi du 10 septembre 1980 a repris les principes essentiels de la loi de 1950.

Les « cinq principes qui régissent le système matrimonial et les relations familiales » sont énoncés dans l'article 2 : « 1) la liberté du mariage ; 2) la monogamie ; 3) l'égalité des droits entre les deux sexes ; 4) la protection des intérêts légitimes des femmes, des enfants et des personnes âgées ; 5) la planification des naissances. Par rapport aux commentaires de la loi de 1950, les deux nouveautés sont la protection des vieillards et la planification des naissances. Les modifications les plus importantes, qui ne sont pas toujours les plus commentées, sont d'ordre économique » (Tsientche-hao, 1997 : 1014).

La mission de « civilisation » confucéenne, exercée par les autorités, a voulu apprendre aux groupes considérés comme étant à des stades inférieurs à celui des Han, la maîtrise de leur comportements sexuels, le respect des liens familiaux et l'intégration des différents rôles sociaux tels celui du père, du mari, de la mère et de l'épouse. Il n'est pas question de gouvernance de l’État, mais d'ingérence de la part des autorités politiques dans la vie sociale et privée des citoyens chinois. Cette ingérence a été influencée par la perception hiérarchisée de la société chinoise, qui perdure jusqu'à aujourd'hui dans les représentations sociales chinoises. Les relations libres ont constitué et constituent encore aujourd'hui une pratique sociale courante chez les Mosuo. Cependant, cette pratique est désormais l'objet central du discours promotionnel du tourisme du Lac Lugu. La catégorisation des Naxi et des Mosuo en une seule shaoshu minzu Naxi a entraîné de nombreuses discussions, notamment parce que les Mosuo méprisent cette classification. Selon Christine Mathieu (2003), ces derniers devraient être considérés comme une nationalité distincte des Naxi en raison de leurs différences de langages, de mythologies, d'habillement, de parenté et de règle de filiation (Mathieu, 2003 :8-14). Face à leurs revendications, et pour éviter toute confrontation, le gouvernement chinois leur a octroyé en 1988 le statut de peuple Mosuo, branche de la Naxizu. Avec le développement du tourisme, cette reconnaissance relative a permis aux Mosuo de se distinguer des Naxi et de gagner en autonomie. Christine Mathieu (2003 : 5-7) estime qu’ils se sont alors moins préoccupés de la classification que du développement économique.

Les processus et les choix, qui ont amené une relecture de l'ethnicité sont directement associés

— 136 — à l’importance de la réappropriation des travaux de Joseph Rock et à l’influence des travaux de Lewis Morgan dans la création de catégories sociales par le pouvoir politique. Les travaux de Joseph Rock ont largement été réutilisés dans le cadre de la construction de la Naxizu. Associée à la ré- interprétation des travaux ethnographiques de l’époque, la catégorisation des shaoshu minzu s’est constituée selon un opérateur ethnique, ici le pouvoir en place, qui a adapté les critères staliniens aux catégories sociales qu'il a défini de manière sinocentrée.

Que ce soit durant l'empire chinois et plus récemment au cours de la construction de la république populaire de Chine, les Han ont conservé un contrôle étroit de l'administration et des processus de décision. La place donnée au cours de la seconde moitié du vingtième siècle aux shaoshu minzu a permis aux membres des élites locales d'occuper des postes au sein de l'administration locale ou autonomes, mais les postes clefs demeurent le plus souvent aux mains des Han. Cependant, les langues vernaculaires comme le naxi, les coutumes, les religions et structures sociales perdurent et l'organisation administrative de la République populaire retranscrit la perception hiérarchique de la population chinoise. On peut alors s'interroger sur les conséquences que ces imaginaires politiques et minoritaires ont eu dans le processus de création de la Naxizu.

2.L'influence du contexte historique, politique et économique contemporain sur la Naxizu

Le processus de catégorisation des shaoshu minzu s'est accompagné de la mise en place d'un cadre juridique élaboré par les autorités communistes au pouvoir dès 1949. Selon Charles McKhann (1992), deux facteurs principaux ont opéré pour minimiser le nombre de minzu reconnus. L’un a consisté en une représentation politique : selon la loi, chaque shaoshu minzu avait le droit de participer aux gouvernements provinciaux et centraux. Fei (1980, 1981) a précisé que plus de 400 groupes ont demandé le statut de « nationalité », or, seulement 56 d’entre eux ont été reconnus comme tel. Il y a donc eu une volonté de contenir le nombre de groupes ethniques afin de conserver plus facilement un contrôle. Cela a également évité un émiettement de la population tout en empêchant que les populations minoritaires n'agissent sur la culture dominante, ne serait-ce que d’un point de vue représentationnel et symbolique. Le second facteur a été une vision de l’histoire : suivant les idées issues du communisme soviétique, les dirigeants chinois ont repris l’idée de l’importance des classes sur l’appartenance ethnique ; nourrissant ainsi la conviction que les différences entre les groupes ethniques sont non-antagonistes (pour reprendre le terme maoïste) à partir du moment où les personnes se sont désignées elles-mêmes comme étant des citoyens, et non des membres d’un groupe

— 137 — ethnique. Dès lors les pouvoirs politiques en place ont déterminé des éléments opératoires pour identifier certains groupes en shaoshu minzu. Cette érosion du singulier par un phénomène d’uniformisation de la masse a participé à créer des métamorphoses identitaires où les groupes minoritaires se positionnent et sont positionnés selon un référent : les Han. Cependant, ce positionnement n'est pas unilatéral.

L'une des articulations majeures entre « s'identifier » et « être identifié par » s'exprime chez les Naxi par la revendication de la musique dongjing, initialement han, comme leur étant propre. En effet, l’invasion de Kubilai Kahn (1253) constitue l’une des dates centrales de l’histoire naxi, faisant consensus autour de sa signification culturelle. Ce moment marque le début d’un processus non interrompu d’acculturation, qui est aujourd’hui revendiquée dans le cadre du tourisme avec la mise en lumière de la musique dongjing168, devenue, dans le discours local, naxi (Mackhann, 2001). Cette réappropriation, associée à la réinvention d’une tradition, se fait avant tout l’écho d’une filiation entre une élite ancienne et le pouvoir impérial reconnaissant. Il y a ici la volonté d’une imbrication identitaire, qui a pour effet de valoriser partiellement leur identité.

Pour Joseph Rock, cette invasion a marqué le début d’une période glorieuse naxi, qui s'est terminée lorsque les Han ont pris le contrôle de la région au XVIIIème siècle. Lijiang signifie en mandarin « belle rivière », mais son nom naxi est Ggu bei. Ce dernier a désormais disparu de l’usage courant. Le changement de nom laisse apparaître une pensée primordialiste de l'empire chinois, considéré comme une communauté culturelle, ethnique et immémoriale, ainsi qu'un instrument pour asseoir sa domination et unifier les différentes communautés qui composent son territoire. Par un effet de retour, cette domination a entraîné un processus de choix et d'intégration de la part des acteurs locaux. Cela est notamment perceptible avec l'intégration de Kubilai Khan dans le mythe lignager des Naxi. Les travaux de Charles McKhann (1992) présentent un récit populaire relatant l’histoire du premier chef naxi, Ye-Ye, d'origine mongole. Ce récit raconte que l'on a découvert un garçon flottant sur la partie basse du Yantsé grâce à un tronc de genévrier. Cet enfant fut amené au village de Baisha169. Plus tard, les traits de son visage et son allure furent associés à des signes de noblesse. Un second récit a identifié ce garçon comme le fils que Kubilai Khan aurait eu avec une femme naxi. Après qu'il les a quittés, cette dernière a abandonné son enfant aux eaux de la rivière avant de mettre fin à ses jours. Plus tard, fidèle à son amour pour cette jeune femme, Kubilai Khan est revenu au village et a retrouvé le garçon, devenu un jeune homme. Ces deux versions ont été réunies au cours du règne de la famille Mu. Néanmoins, les introductions à ces deux récits ont été écrites par des érudits han, ce qui montre une volonté de légitimer le lignage par une autorité officielle (Rock, 1947 ; Minzu Wenti

168 Certaines partitions avaient été offertes aux Naxi par Kubilai Kahn en remerciement pour leur aide contre l'armée de Dali. 169 白沙 Bái shā est un village situé à 7 km de Lijiang . — 138 — Wu Zhong Congshu Yunnan Sheng Bianji Weiyuanhui, 1983 ; McKhann, 1992). Ces divers éléments historiques montrent comment les Naxi se sont positionnés en référence aux pouvoirs dirigeants. Ce positionnement s’est concrétisé par la mise en place de la politique nationaliste contemporaine. Deal (in Rees (2000)) résume ainsi cette politique :

La toponymie des minorités ethniques a été remplacée avec des noms de lieux [han] chinois… Les minorités ont adopté des noms de famille [han] chinois… et les fonctionnaires chinois basés dans des régions où vivent des minorités ont préconisé l'adoption de la langue [han] chinoise, le port de vêtements chinois, et les mariages mixtes apparaissent comme un moyen d'assimilation. En 1928, le ministère de l'Intérieur a envoyé une lettre aux gouvernements provinciaux des provinces méridionales leur demandant de rendre compte de l'efficacité de diverses méthodes employées pour "civiliser" les tribus. En filigrane, ce concept de civiliser les aborigènes revenait à ce qu'ils devaient se rapprocher de la norme chinoise… il y avait, en résumé, l'accent mis sur l'unité des nationalités de la Chine sous les Nationalistes, et un désir de rendre conscientes les minorités que le meilleur pour elles était de devenir une partie d'une grande nationalité chinoise, plutôt que de cultiver un sens de fidélité ethnique170 (Deal, 1976 :32).

Les Naxi sont officiellement reconnus en tant que shaoshu minzu en 1954. Les travaux de Joseph Rock ont servi de socle à la construction d'une nouvelle identité naxi, issue d’une volonté politique, dirigée et légitimée par des politiques han. En cela, elle est elle-même une construction politique. Dans une logique de promotion d'une symbolique lénifiante, ses travaux ont été réduits à ceux menés sur la population locale. Cela a amené à ce qu’il soit déclaré « ancêtre des Naxi » il y a une dizaine d'années. Dans une logique de développement touristique, la construction d'une maison censée avoir été celle qu'il a occupé durant son séjour dans la région lijiangaise est également devenue une attraction. Utiliser les travaux d’un botaniste américain pour définir ces éléments caractéristiques ajoute une dimension à la fois exotique et valorisante aux discours officiels.

Selon Joseph Rock, les Qiang sont les ancêtres des Naxi. Cette hypothèse semble être corroborée par les récits d'origine naxi, qui relatent l'ascendance commune entre Tibétains, Naxi et Bai. Cette ascendance commune prend la forme d'une migration soutenant l'harmonisation des discours locaux et nationaux.

Après avoir surmonté de nombreuses difficultés, les héros s'installent sur la terre, ils bâtissent leur

170 «Ethnic minority place-names were replaced with [han]Chinese place-names… minorities adopted [han] Chinese surnames…and Chinese officials in minority areas advocated the adoption of the [han] Chinese language, wearing of Chinese dress, and intermarriage as a means of assimilation. In 1928, the ministry of the interior sent a letter to the provincial governments of the southern provinces asking them to report on the efficacy of various methods used to “civilize” the tribes. Implicit in this concept of civilizing the aborigines is the idea that they must draw nearer to the Chinese norm… there was, in sum, stress on the unity of china’s nationalities under the Nationalists, and a desire to make the minorities aware that the best course for them to follow was to become part of a great Chinese nationality, rather than to cultivate a sense of ethnic loyalty.» (Deal, 1976:32). Ma traduction.

— 139 — foyer, font reproduire leur bétail et pousser des céréales avec les animaux et les graines amenés du ciel. Ils sont heureux et ont trois fils : le premier parle le Tibétain, le deuxième le Naxi et le cadet parle le Bai. Les trois frères iront vivre dans trois régions différentes et deviendront les ancêtres de ces peuples (Zhiwu, 1998 : 10).

Un autre aspect du récit réside dans le double aspect de cette migration. En effet, celle-ci formule les liens de parenté entre ces différents groupes et constitue un chemin sacré que les âmes des défunts prennent pour retrouver la terre de leurs ancêtres. La référence aux ancêtres communs, les Qiang, reflète une vision unitaire de la pluralité ethnique de la population chinoise (Gros, 2014). Ce récit généalogique ancien est aujourd’hui complété par de nouvelles versions, où un quatrième frère est han. Cette modification du récit semble s'inscrire dans ce que Stevan Harrell nomme une réinvention des histoires de ces minorités. Selon lui, la création des shaoshu minzu s'est accompagnée de la réinvention des histoires de certains groupes minoritaires dont les Yi. Dans le cas des Naxi, cette réinvention est à mettre en perspective avec tout ce qui constitue le contexte de la traduction des textes dongba en mandarin. Quelques érudits han ont traduit ces textes en mandarin, ce qui a parfois conduit à des approximations et des réinterprétations dans les premières traductions. L'apparition du frère han dans le récit d'origine pourrait donc s'inscrire dans une logique générale d'unification de la nation chinoise et plus spécifiquement de la création d'une similarité culturelle via cette filiation symbolique. Cependant, les liens de parenté mythique avec les Han n'apparaissent que très rarement dans les discours des Naxi que j'ai interrogés, alors que les liens les plus évidents sont toujours orientés vers les Tibétains, définis clairement comme étant les plus proches culturellement : Les Tibétains sont nos cousins, mais on est tous chinois171 ! Cette situation renvoie aux travaux de Danielle Juteau (1999) pour qui les catégories sociales consistent en des attributs sociaux, des contraintes politiques et idéologiques qui se reproduisent et se modifient au cœur de rapports de domination (Juteau, 1999 :105). Dans l'hypothèse d'une réinvention du récit d'origine naxi, et d'une plus grande adhésion à ce récit, l'exclusion du lien de parenté avec les Han s'expliquerait par le refus d'un contrôle identitaire. Les différences mises en avant indiqueraient une conséquence de la domination (Juteau, 1999 :64). Celle-ci induit des rapports de pouvoirs conjoncturels et des hiérarchisations sociales, entraînant une généralisation et une essentialisation de ces différences perçues néanmoins comme inférieures (Labelle, 2005).

Le contexte politique et économique a eu une incidence sur les rapports que les Naxi ont entretenu avec les instances officielles. Les Naxi participèrent dès 1949 aux nombreux mouvements politiques qui ont balayé la Chine. De la fin de l’année 1958 au début de l’année 1959, à Lijiang,

171 «藏族是我们的表兄弟,但我们都是中国人! » extrait d'un entretien réalisé avec un homme naxi résidant à Lijiang.

— 140 — l’erreur faite a été d’instituer un mouvement « nationaliste anti-local ». Un certain nombre de cadres éminents naxi sont blessés par la politique indéterminée du parti sur l’unité et l’égalité des nationalités, ce qui a nuit sérieusement à l’activisme des cadres des shaoshu minzu (Lijiang naxi xu Zhizhixian Gaikuang Bianxiezu, 1986 :75). À partir des années 1960, l’agriculture est mise au premier plan, mais les troubles engendrés par la Révolution culturelle ont endommagé fortement l’économie du comté. Les répressions subies à cette même période ont été importantes et de nombreux temples et artefacts culturels sont détruits. Selon Hélène Rees (2000), à partir des années 1970, les citoyens de Lijiang, qui sont qualifiés « d’éléments nationalistes locaux » vingt ans auparavant, sont réhabilités comme propriétaires terriens ou riches paysans ; deux catégories de personnes qui ont souffert de discrimination depuis 1949 (Rees, 2000 : 33). D’un point de vue économique, cette disposition a reflété la position nationale concernant le « système de responsabilité » et a consisté à redistribuer en vente libre les surplus agricoles correspondant à des quotas pour chaque ménage. Des ouvrages chinois ont relaté l’augmentation de la production de 36% dans les domaines de la sylviculture et de l’élevage entre 1978 et 1982 Cette augmentation a bénéficié à une grande part de la population, qui est constituée majoritairement de paysans. En milieu urbain, les entreprises privées ont été encouragées à s’installer et des magasins privés s’installèrent au cœur de la vieille ville de Lijiang (Lijiang naxi xu Zhizhixian Gaikuang Bianxiezu, 1986 :75-81). Ceci a amorcé le renouveau d’une activité économique, très faible depuis la fin de la Révolution culturelle. L'avènement du tourisme durant la fin des années 1990 a modifié l'économie de la région et l'industrie touristique s'est rapidement imposée comme l'industrie de premier plan. Le tourisme de Lijiang s'est en premier lieu développé sur la culture locale et selon les représentations sociales partagées en Chine.

Dans le cadre de cette mise en tourisme, les acteurs locaux ont valorisé des éléments de leur culture tels les costumes, les chants, les danses et leur religion dans un discours acceptable pour les autorités désormais plus conciliantes. Les Naxi privilégient leurs différences et surtout leur reconnaissance par des instances internationales (UNESCO) pour valoriser leur culture. Cette reconnaissance a agi comme un levier permettant au pouvoir local d'utiliser la culture contemporaine dongba dans le cadre d'une mise en tourisme ethnique et d'y modifier des éléments établis depuis les années 1950.

Selon Joël Thoraval (1999), la notion d’ethnicité en Chine a revêtu une forme particulière où la volonté politique d’uniformiser la nation a induit une vision apparente d’englobement. Cependant, cette vision a reflété avant tout une vision hiérarchique de la population où les termes « barbares », « sauvages » leur sont associés et qu’il faut les « éduquer », les « civiliser », à savoir inculquer les mœurs et coutumes han. Cette transformation est perçue dans une dynamique unilatérale, l’autre n’étant pas doté de qualités suffisantes pour agir sur soi. Les effets de la sinisation sont à prendre en

— 141 — compte tout autant que le sentiment d'appartenance à leur minorité. Au cours de mes enquêtes de terrain, j'ai noté que les sentiments d'appartenance s'exprimaient différemment en fonction des minzu et des personnes. Si l'on prend l'exemple des Naxi, ils valorisent leur appartenance à leur minorité au même titre que leur appartenance à la Nation chinoise. Le lignage national est double : leurs discours soulignent l'importance des liens entre les Chinois et entre les Naxi. Les subtilités s'expriment à partir de représentations, que le tourisme exacerbe via la promulgation de la culture naxi, auxquels les Naxi adhèrent peu ou prou. Bien que ce point soit analysé plus particulièrement dans les parties 2 et 3 de ce travail, les relations entre Naxi et l’État relèvent davantage d'une relation entre une communauté et l’État. L'absence de reconnaissance de peuples autochtones chinois empêche la revendication des droits spécifiques sur le territoire chinois. Toute revendication en ce sens reviendrait à rejeter la filiation symbolique entre une communauté et l’État. La relation entre l’État et les Naxi est donc à appréhender à partir de différentes échelles pour comprendre comment ces derniers ont réussi à articuler un certain nombre d'arrangements entre leur culture et la sinisation subie au cours des siècles et dont l'influence est toujours présente aujourd'hui. Tout échange nécessite un positionnement des deux parties ainsi que l’élaboration de choix, induisant des prises et des rejets culturels et sociaux. Mais pour comprendre ceux-ci, il est important de comprendre comment les représentations liées à la création même de ces catégories ont perduré et ont impacté la mise en tourisme de ces cultures. La Chine, majoritairement peuplée par la Hanzu, est une mosaïque de nombreuses cultures et groupes minoritaires depuis plusieurs millénaires. Au cours de l’histoire et des nombreuses invasions, l’empire du Milieu a, au fil des siècles, étendu son influence et son territoire à ses régions frontalières. La population chinoise a ainsi évolué impliquant la prise en compte des shaoshu minzu au sein, dans un premier temps, de l'Empire chinois puis, dans un second temps, au sein de la République populaire de Chine. Se targuant d’un rôle civilisateur, l'empire du Milieu a assimilé les différentes populations au sein de la culture traditionnelle han, devenue, et que je désignerai ainsi, la culture traditionnelle chinoise. Le rapport à l'altérité s'est exprimé par la mise en place d'un imaginaire du politique fondé sur une hiérarchisation de la population chinoise. Considérées comme des « barbares », ces populations minoritaires se sont trouvées réparties sur un axe majoritaire – minoritaire, où l'emprunt de certains éléments culturels traditionnels a conditionné leur place au sein de cette hiérarchie. Cet imaginaire du politique a perduré et s'est imbriqué dans l'histoire économique, sociale et politique de la Chine.

Le processus de catégorisation a mis en avant une certaine dualité au sein de la population. Bien que les shaoshu minzu soient numériquement minoritaires par rapport aux Han et nommées comme telles, elles occupent cependant la majorité du territoire. L'intégration de ces dernières s'est faite au cours des années par rapport à la culture dominante. La construction de la nation chinoise à partir de la culture majoritaire han et l'utilisation des travaux des ethnologues dans le processus de

— 142 — catégorisation chinoise ont cristallisé la hiérarchisation de la population dans un pouvoir administratif et politique centralisé et tentaculaire. L'obtention du statut de shaoshu minzu a déterminé la place symbolique d'un groupe au sein de cette hiérarchie à partir de critères sociaux et culturels. Les représentations sous-jacentes à la création du concept de minzu y ont joué un rôle important, car celles-ci régissent les relations quotidiennes dans les principaux aspects de la vie sociale, économique et administrative des protagonistes et ont entraîné la création d'articulation identitaire au sein des différents groupes.

Comme nous l'avons vu, l'usage du terme minzu a d'abord été utilisé pour promouvoir les frontières symboliques entre « nationalité » et « race ». Son évolution sémantique a relevé d'une construction politique et a conservé la force symbolique de la parenté pour désormais exprimer la nationalité. La volonté d'unification du pays a incité la mise en place de politiques pour incorporer les problématiques de la diversité interne. Officiellement identifiées, les 55 shaoshu minzu et une majorité (duoshu minzu) ont bénéficié de lois leur octroyant statuts et droits spéciaux et sont désormais reconnues au sein de la constitution chinoise (Wang, 2005). Parmi ces droits, l'assouplissement de la politique de l'enfant unique a permis aux populations minoritaires d'avoir plus d'un enfant afin de favoriser le développement régional. Ceci a eu pour effet un taux de croissance démographique supérieur de ces populations à celui de la moyenne nationale (Cao et Dehoorne, 2003). Cependant, selon Cao et Dehoorne (2003), ces taux de croissance particulièrement élevés de certaines minorités sont à nuancer car ils sont liés au fait que de nombreuses personnes déclarent aujourd’hui faire partie d'une population minoritaire. De plus, la création de trois catégories de régions autonomes a favorisé la mise en œuvre de politiques permettant d'utiliser et de développer les coutumes et langues des shaoshu minzu, de protéger leur liberté religieuse, d'organiser et de gérer le développement économique de leur territoire. Le recul historique montre combien les lignes de clivage sont modulées. Les « barbares » d'antan sont devenus des membres de la nation chinoise à part entière. Cependant, la question des shaoshu minzu reste complexe en Chine, où des inégalités existent toujours.

La création de la Naxizu résulte d'un processus de catégorisation fondé sur le potentiel d'un groupe à être un jour une minzu. Cette démarche impulsée par le pouvoir central a rendu réels et officiels de nombreux groupes minoritaires comme les Naxi. Ce pouvoir de nommer et de faire exister des groupes octroyés aux ethnologues en charge du projet de 1954 a participé à façonner la population chinoise et a modifié les relations entre les groupes minoritaires et l’État. Les travaux de Steven Harrel ont montré comment les productions culturelles et scientifiques ont participé à la réécriture de la Chine et de son histoire. Face à la propagande et à l'entretien permanent de la nouvelle configuration de la population chinoise, l’État a pu promouvoir sa diversité et un modèle historique et ancestral des

— 143 — 56 minzu. Ce positionnement trouve son ancrage dans des métamorphoses sociales liées au contexte politique post-révolution culturelle. La hiérarchie culturelle latente, que l’on peut à un escalier comprenant des paliers culturels évolutifs, a à son sommet les Han.

La création des shaoshu minzu, associée à une homogénéité de la nation chinoise, donne au collectif une place prédominante dans les articulations et métamorphoses identitaires. La création de la Naxizu et l'hégémonie du concept politique de minzu influent sur la manière dont les Naxi définissent leur propre culture. Les différents entretiens que j'ai menés montrent que les Naxi se définissent comme Chinois en général, et Naxi en particulier. Être naxi est associé à une culture et à un groupe. Être chinois est synonyme de citoyenneté et est accompagné le plus souvent de termes et expressions comme « grande Chine » ou « membre d'un grand pays avec plusieurs minzu ». Ceci montre l'appartenance à une nation générale et induit également des articulations identitaires qui soutiennent l'expression de leur singularité.

La culture naxi a peu à peu été remaniée, remodelée à la fois par les acteurs nationaux et locaux. Sa lecture est devenue plurielle en fonction de l'influence familiale et sociale et le développement du tourisme en a progressivement fait un enjeu économique. La dynamique relationnelle entre les Naxi et les instances gouvernementales constitue le cœur de la politique culturelle en place. Cette dernière est modulée par les attentes des touristes et la manière dont les Naxi veulent se présenter dans les infrastructures touristiques. Tout ceci s'articule autour des imaginaires des pouvoirs en présence dans un espace national qui n’est pas homogène.

— 144 —

P A R T I E 2 : LE DEVELOPPEMENT DU TOURISME : ENTRE OUVERTURE AU MONDE ET RÉIFICATION D ’ U N P A S S É . L’EXEMPLE DE LIJIANG

Celui qui n'a jamais été à la Grande Muraille n'est pas un homme brave. 172

(Proverbe chinois)

L'avènement de la République populaire de Chine a instauré une structure politique et administrative octroyant un pouvoir exclusif au Parti communiste chinois. Ce pouvoir s'est exprimé dans une pluralité de domaines aussi bien politiques que sociaux. Ainsi dès 1949, le gouvernement chinois a interdit l’habituelle tradition de voyage, associée à l’époque à la bourgeoisie, la luxure, la ville, la décadence et l’étranger (Nyiri, 2006). Le voyage est alors resté pendant plusieurs années une pratique relativement anecdotique et peu commune pour la population chinoise. Cependant, la Chine s'est ouverte progressivement au tourisme international. En 1954, l'Agence du tourisme internationale de Chine a été créée, permettant l’accueil d'étrangers sur son sol. Cette agence est à l'origine des actuelles Agences de tourisme de Chine, subdivisées aujourd'hui en agences internationales (CITS), en agences nationales (CTS), en agences de la jeunesse de Chine (CYTS) et en China Comfort Travel (CCT)173. En 1964, l’État a créé l'Administration nationale du tourisme de Chine devenue l'Office national du tourisme de Chine (CNTA). La politique des « Quatre Modernisations » proposée par Deng Xiao Ping (1978) a orienté le développement de la République populaire de Chine sur l’industrie, l’agriculture, la recherche scientifique, la défense et le tourisme international s’est peu à peu imposé comme une source de devises fortes. Le gouvernement national a dès lors cherché à l’accroître, ce qui a entraîné l'ouverture du pays et plus largement celle de son économie au reste du monde. Le tourisme a pris une place grandissante dans l'économie du pays. Selon l'office national du tourisme en Chine, le nombre de voyages domestiques en Chine est de 5,54 milliards et l'industrie du tourisme intérieur a engendré 2 450 milliards de yuans soit 316,54 milliards d'Euros au cours du premier semestre 2018. Les travaux d’E. Gormsen (1995) et Y. Qiao (1995) ont montré que cette croissance économique chinoise a participé à l’augmentation des revenus par personne, en particulier dans les zones urbaines du Sud et de l’Est de la République populaire de Chine. Ceci s'est accompagné

172 «不 到 长城非好汉» (proverbe chinois).

173 www.otchine.com Consulté le 8 juin 2015. — 145 — d'une volonté politique de dynamiser le développement économique des provinces de l’intérieur de la Chine et de réduire les inégalités économiques entre l’Ouest et les zones côtières. Le tourisme intérieur chinois a pris un essor important au cours des vingt dernières années et la fréquentation des lieux touristiques s'est accrue. Le 13ème plan quinquennal prévoit une augmentation des offres dans le secteur touristique et un accroissement d'environ 14 % des investissements dans le secteur d'ici 2020. Dans une interview, Peng Decheng, de l'administration nationale du tourisme, précise que le tourisme du sport et le tourisme médical seront amenés à se développer174. Il est fort probable que les différentes mesures prises visent également à renforcer la fréquentation des lieux touristiques célèbres appelés mingsheng. Ces sites sont devenus célèbres grâce à une série de choix politiques du gouvernement central. Nous verrons dans un premier temps comment les mesures mises en œuvre par le gouvernement central ont défini les sites touristiques à visiter, avec notamment la création des sites célèbres, et comment les pratiques touristiques ont été structurées. Dans un second temps, je me focaliserai sur l'exemple de Lijiang, qui souligne la volonté du pouvoir central d'utiliser les disparités des shaoshu minzu pour favoriser le développement du tourisme culturel (Sofield, 1999). Ceci a bénéficié au tourisme de Lijiang, depuis lors en perpétuelle croissance. En l'espace d'une trentaine d'années, Lijiang, alors peu fréquentée et relativement isolée de la modernité dans les années 1980, a été confrontée à l'émergence d'un tourisme de masse et aux exigences d'une clientèle habituée au confort moderne. Dans un troisième temps, je reviendrai sur la manière dont la culture locale a été mise en scène dans le cadre des infrastructures touristiques et quelles modifications cela a entraîné. Ces dernières sont à appréhender à la lueur d'un contexte politique et relationnel ancré dans des stéréotypes anciens et qui ont eu une influence sur la mise en scène de la culture naxi et sur les imaginaires des visiteurs.

174http://fr.cctv.com/2016/12/27/VIDElPA4v6jBkvh3fzpuFh4m161227.shtml Consulté le 25 juin 2018 — 146 — V. LE TOURISME EN CHINE : ENTRE INSTRUMENT POLITIQUE ET CRÉATION CULTURELLE.

Lijiang, autrefois ville importante de la route du thé et traditionnellement une destination privilégiée pour le tourisme d'affaires, est aussi la ville chinoise proche de la frontière orientale où s'est développée le plus tôt l'industrie touristique 175.

Selon Martin Opperman (1993), le développement du tourisme est un processus différentiel du secteur du développement formel et informel. Le premier englobe la bureaucratie et les divers investissements de capitaux externes à grande échelle. Le second, quant à lui, est davantage fondé sur des capitaux moins importants, car le plus souvent issus de petites entreprises dirigées par des familles installées localement. La nature et les conséquences du développement du tourisme sont directement liées aux relations mouvantes entre ces deux secteurs. À Lijiang, ces secteurs se sont développés dans le temps et l’espace à des rythmes distincts. La création de différentes infrastructures (aéroport, gare, aménagement de nouveaux quartiers de la ville, complexe sportif…) a été importante, rapide et a modifié l'espace urbain, car tous ces transformations se sont déroulées au cours des vingt dernières années. Le tourisme a offert la possibilité d'engranger des bénéfices tangibles, incitant de nombreuses familles naxi à louer leurs maisons, désormais transformées en bars, restaurants ou boutiques. L’équilibre entre ces secteurs a constamment été modifié, induisant des changements proportionnels, qui ont eu des conséquences sociales et culturelles. Ces effets sont à la fois passés et actuels, car le tourisme de Lijiang continue d'entraîner de nombreuses modifications aux niveaux urbain et culturel. Les habitants de la vieille ville composent désormais avec un espace social occupé par des touristes majoritairement chinois. Ces derniers séjournent dans des hôtels ou dans des guesthouses, assistent à des spectacles montrant une culture naxi résultant des choix effectués par les instances politiques dans la mise en scène de cette culture. Désormais, dongbawenhua est un terme utilisé et décliné largement dans tous les médias, constituant le plus souvent un argument de vente. Bien que parfois regrettée, cette approche mercantile de la culture locale est justifiée par les bénéfices engendrés par l'industrie touristique. Constituant l'objet principal de ce travail, il est donc important de définir les concepts liés au tourisme. Ceci permettra de comprendre la manière dont les pratiques touristiques ont évolué, dans quel(s) contexte(s) socio-politique(s) et quelles ont été leurs influences sur l'organisation du tourisme de Lijiang.

175丽江曾经是繁华的茶马古道重镇,商路/ 文明历史悠久,而丽江也是国内较早开发旅游产业的边疆城市。» Ma traduction. www.cnta.gov.cn/xxfb/jdxnew2/201709/t20170905_838084.shtml . Consulté le 20 décembre 2017. — 147 — 1. L'anthropologie appliquée au tourisme

Le mot « tourisme » apparaît en 1841 et renvoie à l’idée de voyager pour son plaisir. L’origine de ce terme est associée aux Anglais : « […] les dictionnaires français du XIXème siècle donneront « anglais » comme synonyme de touristes, qu’ils définiront, tel le Littré en 1872, comme des voyageurs qui ne parcourent des pays étrangers que par curiosité et désœuvrement » (Urbain, 2002 :52). Bien qu'étant une pratique ancienne, le tourisme n'a fait partie des objets abordés en anthropologie que depuis quatre décennies et a connu un nombre exponentiel de recherches. Cette prolifération scientifique a favorisé l'apport théorique et méthodologique de ce nouveau sujet d'étude. Au cours des trois dernières décennies, le tourisme a été abordé via de nombreuses combinaisons d'approches : son impact, le type, l'identité, l'ethnicité, le patrimoine, la mondialisation, les médias… Les différents travaux des chercheurs ont montré que le tourisme est inextricablement lié à la vie sociale, culturelle et économique des populations considérées et le contexte globalisé actuel participe à en modifier les pratiques.

Dans la période de son élaboration conceptuelle, Rojek et Urry (1997 :2) ont précisé qu’« une autre réponse à la nature problématique du tourisme est d’extraire délibérément la plupart des questions importantes de la pratique sociale et culturelle et de ne considérer le tourisme que comme un ensemble d’activités176 ». Ainsi, ils sont revenus sur la manière générale dont est défini le tourisme, laquelle impliquerait des séjours de plus de quatre nuits et de moins d’un an. Selon eux, cette stricte définition est problématique car elle ne tient pas compte de la signification, commune ou non, de ces séjours pour tous les visiteurs. Les raisons des visiteurs inhérentes à la volonté de passer du temps loin de leurs foyers revêtent plusieurs formes : vacances, visites familiales, raisons professionnelles…. Le tourisme est polymorphe et les activités divergent : visites de sites historiques, shopping, restaurants… Pris sous cet angle, il renvoie à un terme générique englobant un grand nombre de pratiques sociales, mais pose la question de la pluralité des composantes de ce champ social et de leur usage au niveau académique. Selon l'OMT, le tourisme englobe « les activités déployées par les personnes au cours de leurs voyages et de leurs séjours dans des lieux situés en dehors de leur environnement habituel à des fins de loisirs, pour affaires ou autres motifs ». Cette définition utilisée dans les documents relatifs à la statistique et la littérature du tourisme ne permet pas de spécifier les raisons d'un voyage et peut biaiser la compréhension des données, car les statistiques touristiques comptabilisent uniquement le nombre de déplacement. Par exemple, un Chinois rendant visite à sa famille lors de toutes les fêtes traditionnelles chinoises sera dans ce

176Rojek et Urry (1997 :2): « Another response to the problematic nature of tourism is to deliberately extract most of the important issues of social and cultural practice and only consider tourism as a set of economic activities ». Ma traduction. — 148 — contexte considéré comme plusieurs touristes, car c'est le nombre total de déplacements qui sera pris en compte. Les pratiques sociales en jeu n'étant pas considérées, cela donne à relativiser les statistiques nationales et internationales.

Au fil des années, la littérature scientifique s'est intéressée aux relations entre tourisme et économie, identité, ou encore diasporas. Cela s'est accompagné d'une réflexion sur sa dimension sociale. Dans cette optique, les anthropologues Harrison et Price considèrent que « le tourisme est une activité économique qui est imposée, ou au moins greffée, sur un ensemble pré-existant d’activités économiques et de modes de vie177 » (Harrison et Price, 1996 :1). Il se définit alors principalement par une activité économique juxtaposée à une dimension sociale. Cette dernière est une composante essentielle dans la performativité et la dynamique des pratiques sociales. En 1983, Nelson Graburn a présenté une étude axée sur « le tourisme lui-même : les touristes, leurs comportements et leurs motivations. L’évolution du système du monde moderne qui les pousse et les variétés du tourisme qui sont existantes178 » (Graburn, 1983 : 10). Le touriste y est défini comme « une personne temporairement oisive qui visite volontairement un endroit loin de son lieu d’habitation afin d’expérimenter un changement » (Smith, 1977 :21). Ceci implique la prise en considération de tous les mécanismes intervenant dans cette prise de décision, en cela le tourisme peut être appréhendé comme un phénomène social structuré dans un contexte de vie moderne. Phénomène récent, le tourisme s’est articulé en parallèle à une certaine représentation de la modernité.

Les différents entretiens que j’ai menés auprès des touristes chinois soulignent le désir de ces derniers de rompre avec la vie stressante des grandes villes. Voyager devient ainsi synonyme d'adopter un comportement extra-ordinaire, en opposition avec l'ordinaire de la vie moderne.

Le tourisme est un rituel moderne (MacCannell, 1976 :13) dans lequel la population « s’éloigne d’un tout », le « tout » étant inhérent à tous les jours ordinaires, la vie mondaine, en particulier les emplois incluant des lieux de travail, les devoirs et travaux ménagers. […] Ainsi, il [le tourisme] a un début, une période de séparation caractérisée par un « voyage loin de la maison », un milieu correspondant à une période à durée limitée, une expérience d’un « changement » dans un lieu non-ordinaire, et une fin, le retour à la maison et au travail industriel. Ainsi, la structure du tourisme est essentiellement identique à la structure de tous les comportements rituels (Graburn, 1983 : 12-13)179.

177Harrison et Price (1996 :1): « tourism is an activity that is imposed, or at least grafted, on a pre-existing set of economic activities and ways of life ». Ma traduction. 178Graburn (1983 :10): « the topic of tourism itself: the tourists, their behaviour and motivations, the evolution of the modern world system which impels them, and the varieties of tourism which are existent ». Ma traduction. 179 Tourism is a “modem ritual” (MacCannell 1976:13) in which the populace “gets away from it all,” the “it all” being ordinary workaday, mundane life, particularly work which includes the workplace. homework, and housework. Tourism, as with these other special forms of moral life, is limited in duration and is a contrast with the longer periods of ordinary life. Thus, it has a beginning, a period of separation characterized by “travel away from home:” a middle period of limited duration, to experience a “change” in the — 149 — Ce comportement rituel est affiné par Chapple et Coon (1942) qui opèrent une distinction entre les rites d’intensification et les rites de passage. Les premiers correspondent à des rites cycliques ou périodiques associés à un renouveau du monde social ou naturel, se déroulant au cours d’une année. Les rites de passage, quant à eux, sont sporadiques et ponctuent la vie humaine par des événements individuels signifiant au groupe le changement de statut social d’une personne, concernant son entrée ou sa sortie d’un groupe social donné. Chapple et Coon se sont référés aux travaux d'Arnold Van Gennep (1909) sur les rites de passage. Selon lui, tout rite de passage comporte trois temps : préliminaire, liminaire et post-liminaire. Par effet de miroir, l’acteur peut parler de trois temps : celui de la séparation, de la marge (correspondant à l’entre-deux) et celui de l’agrégation (à un nouvel état). Arnold Van Gennep utilise l'analogie de la maison pour considérer que l’agrégation à un groupe est similaire au franchissement d’une frontière spatiale. La structure temporalisée d’une modification d’état renvoie à celui présenté par Nelson Graburn. Transposer le processus des rites de passage au cadre du tourisme donne une nouvelle signification qui, prise dans sa structure générale, est applicable à toute forme de tourisme : « […] les rites de séparation de l’ordinaire ; les rites préliminaires, une période de marginalité ou de liminalité (provenant de la notion de passage sur un seuil), et les rites de réagrégation ou réincorporation, par lequel la ou les personnes retourne(nt) pleinement dans la société normale180 » (Graburn, 1983 :13).

La prise en compte des motivations et des mécanismes en jeu dans le comportement des touristes dote les inversions rituelles d'une nouvelle dimension (Turner, 1969). Ainsi lors de situations rituelles, incluant le tourisme, certaines significations et règles de comportement « ordinaires » sont modifiées, en suspens. MacCannell (1976) montre que les touristes considèrent le voyage comme un moyen pour trouver l'authenticité, en opposition à leur aliénation liée à la futilité de la vie urbaine. Cette recherche passe notamment par un rapport à la nature et par un intérêt pour l'histoire ou à la vie apparemment moins moderne d'autres peuples. Afin d'attirer de nombreux visiteurs, l'industrie touristique crée des attractions, les promeut en mettant en avant ce qui est le plus en adéquation avec leurs attentes. « Sachant que tout ce qui se trouve « sur scène » est mis là pour les divertir, les touristes pensent que les parties réelles et authentiques du monde se trouvent en coulisses, à l'abri des regards. L'industrie du tourisme répond en faisant passer l'avant-scène pour des coulisses, ou en invitant les touristes à entrer dans ce qui semble être des coulisses mais qui n'est en réalité qu'une autre avant- scène. Selon ce modèle, les touristes sont voués à l'échec dans leur quête d'authenticité » (Leite &

nonordinary place: and an end, a return to the home and the workaday. Thus, the structure of tourism is basically identical with the structure of all ritual behavior (Graburn, 1983: 12-13). Ma traduction.

180Graburn, 1983 :13 : « […] rite of separation (from the ordinary), the preliminary rites, a periode of marginality or liminality (derived from the concept of passing over a thosehold or limen latin) and rites of reaggregation or reincorporation, whereby the person(s) come back fully into the normal society ». Ma traduction. — 150 — Graburn, 2010 : 20). Cette quête se fait l'écho d'une expérience au monde et à l'altérité. Les pratiques touristiques s'inscrivent dans une socialité et participent à faire de l'expérience touristique une « spatialisation du temps » (Durand in Dartiguenave, 2012 :88) « qui n'est autre que la sensation d'un perpétuel présent, qui dans sa banalité même est toute chargée d'intensité » (Maffesoli in Dartiguenave, 2012 :88). Le vécu du rituel est réapproprié par ceux qui en font l'expérience ensemble et ainsi le transcendent. En cela, la pratique touristique se fait coprésence. Selon A. Huet (1987 :20), « la coprésence fonde le sentiment d'appartenance à un même ensemble. Elle autorise l'indifférence réciproque entre semblables, mais non celle de chacun envers l'unité de lieu et de temps qui les rassemble tous. Ici, le tout agit comme tel, réunissant des parties sans que celles-ci disposent de l'autonomie susceptible de redéfinir le tout. ». L'expérience touristique commune participe à nourrir des liens sociaux en plongeant les acteurs dans un cadre distinct du quotidien. Ceci prend sens dans le cadre du tourisme de Lijiang, où les représentations liées aux Naxi dont l’architecture et la culture ancienne locales sont largement mises en avant pour trancher avec ce qui est connu, vécu au quotidien par les touristes chinois potentiels, en adéquation avec une volonté de promouvoir un tourisme culturel au niveau national et local. Afin de comprendre toutes les modalités de la mise en scène de ces groupes ethniques, il est important de revenir sur l'émergence du tourisme en Chine.

2.L’émergence du « tourisme intérieur » chinois.

L'augmentation des revenus, due aux réformes de 1978, a encouragé les pratiques de voyage sur le territoire. C'est en 1989 que les dirigeants prennent en compte pour la première fois le tourisme intérieur. Le développement du tourisme intérieur est officiellement mentionné dans un discours du secrétaire général Hu Yaobang et il s'accompagne de la création du département de voyage domestique Wei (1999) : le terme guonei lüyou apparaît (Taunay, 2011). Lüyou signifie tourisme et nei, intérieur, cette expression que l'on peut traduire par « tourisme intérieur » renvoie à l'opposition extérieur (par-delà les frontières du monde chinois situé dans l'empire du Milieu) - intérieur (représenté par les Chinois, à savoir les êtres civilisés) vu précédemment181. Si l’on se réfère aux statistiques du Bureau National du Tourisme, les revenus liés au tourisme intérieur n'ont cessé de croître depuis une dizaine d'années. En 2007, 1,6 milliards « déplacements touristiques182 » intérieurs ont été recensés contre 26,1 millions de touristes internationaux. Les

181 Je conserverai l'expression « tourisme intérieur » correspondant plus justement à la traduction de l'expression chinoise, et pointant plus justement la représentation sociale liée à cette pratique. 182Selon l'OMT, les déplacements touristiques désignent le nombre de passage au même endroit par un touriste. Par exemple, lorsqu'un touriste passe par le même endroit à plusieurs reprises, le nombre de passage est comptabilisé comme le nombre de — 151 — dépenses des touristes intérieurs ont engrangé 777 milliards de yuans (environ 100 milliards d'euros). La majorité des touristes en Chine sont donc Chinois. En 2015, ce tourisme intérieur a généré plus de 1 257 977 millions de yuans (soit environ 162 988 millions d'euros), soit une augmentation de 23 % par rapport à 2014 et le revenu total du tourisme a atteint 1,57 milliards de yuans (soit environ 20 millions d'euros). En 2016, l'Organisation mondiale du tourisme a classé la Chine au deuxième rang en matière de revenus du tourisme, avec 114 milliards de dollars US. La croissance constante de cette industrie place le tourisme intérieur et extérieur comme la principale source de revenus du pays. Concernant le premier, sa croissance résulte en partie de l’émergence d’une nouvelle classe de « loisirs » dans les métropoles chinoises (Goodman, 1997). La libéralisation de l'économie et l’instauration d’une nouvelle gamme de loisirs débutent dans les années 1980. Les transformations économiques ont participé à une mutation de la société chinoise : de nouvelles pratiques sociales, incluant loisir et tourisme, ont vu le jour ainsi que de nouveaux standards de confort liés à la représentation de la modernité dans les grandes métropoles telles Shanghai et Hong Kong. Selon Benjamin Taunay et Philippe Violier (2012), la classe de « loisirs » ou classe moyenne s'est définie notamment par l’accès à la propriété du lieu de résidence, comme des appartements dans des résidences où siègent des comités de copropriétaires (qui payent les services d’entretien et de surveillance). C’est là une différence de taille avec les anciens comités de résidents (qui effectuaient – et effectuent toujours, même si leurs fonctions se sont transformées avec le temps, un encadrement politique). Thierry Sanjuan (2007) souligne que ce re-cloisonnement de la ville s’est opéré par la privatisation du logement. La nouvelle classe d’aisés urbains entretient aussi un nouveau rapport à l’argent : elle dépense plus pour ses loisirs qu’il y a 10 ans. Si l'on se réfère aux données de l'Administration nationale du tourisme de Chine en 2007, les touristes citadins sont moins nombreux que les touristes ruraux. Cependant, ils dépensent environ quatre fois plus que les ruraux lors de leur séjours touristiques : 906,90 yuans pour les citadins (soit environ 118 euros) et 222,50 pour les ruraux (soit environ 29 euros).

Cela constitue un changement radical d’avec la période maoïste durant laquelle le collectif primait sur l’individu, la possession foncière de l’individu devenait celle de l’État et la doctrine « anti- bourgeoise » réprimait tout comportement de consommation. Les réformes de la fin des années 1970 ont engendré une autre « révolution sociale » et permis une réappropriation de la vie privée : l’individu montre son désir, transforme ses habitudes et les pratiques sociales évoluent. La hausse des revenus, l’émergence d’un gisement de consommateurs et un concept de vacances stimulé par l’État ont favorisé le développement du tourisme chinois, mais les vacances183 demeurent une activité

touristes. 183度假 — 152 — récente en Chine. Aujourd’hui, occuper son temps libre en découvrant son pays est une pratique admise de tous. L'ouverture économique s'est accompagnée d'un rapport à l'altérité et à la modernité. Comme le montre Dean McCannel (1976), le touriste représente une métaphore de l’homme moderne et apparaît comme un mode de réalisation de la modernité en Occident, fondée sur le libre marché et la démocratie libérale. L'expérience du tourisme est directement associée à une représentation de la modernité, qui influe sur la manière dont le tourisme a été structuré et mis en place en Chine ainsi que sur les imaginaires du politique et des touristes. Les années 1990 sont marquées par un ensemble de mesures politiques et économiques qui ont fait du tourisme un phénomène de masse.

Après l'introduction de la semaine de travail de cinq jours en 1995, l'Administration nationale du tourisme a déclaré 1996, l'année de Loisirs et de Vacances (Honggen Xiao, 2003 :273) dans le cadre de la « campagne de culture des loisirs » du Gouvernement (Jing Wang,2001 :39) et, en 1997, il a fait du développement du tourisme domestique une priorité dans sa politique de la première fois. Enfin en 1998, lorsque la consommation intérieure générale ralentissait et menaçait la croissance économique, le Comité central du Parti communiste chinois décidait de promouvoir le tourisme comme un remède (Wei et al.,1999 :4)184 (Nyiri, 2006 : 5)

Dès 1995, une série de mesures politiques ont été mises en œuvre, ayant pour conséquence l'émergence d'une économie de loisir, qui s'est accompagnée d'une campagne de communication sur la culture du loisir et des vacances (Taunay, 2011). Parmi ces mesures, on trouve la réduction de la durée du travail hebdomadaire de 44 à 40 heures (1er mai 1995), la création des week-ends non travaillés pour tous les salariés (1997), et l'instauration de trois jours de congés payés par an (1999) connus sous le nom de semaines d’or : la fête du printemps, le 1er mai (fête du travail) et la fête nationale (1er octobre). En 2007, le gouvernement a supprimé la semaine d'or de la fête du travail. Seule la journée du 1er mai reste fériée et les trois autres jours ont complété les jours fériés des fêtes traditionnelles chinoises. Selon Benjamin Taunay (2011), ceci a favorisé une augmentation des départs touristiques mais pour des destinations moins éloignées. En 1999, le gouvernement a augmenté le nombre de jours de vacances de huit jours à trois semaines de congés annuels, ce qui a eu pour effet d'accroître considérablement les revenus du tourisme intérieur dans les années 2000. Ainsi, le tourisme intérieur a concerné 126 millions de personnes et les bénéfices ont atteint 57.4 milliards de yuans au cours des trois « semaines en or ». Le document 46, publié en 2000, par le Bureau du Conseil d’État chinois a marqué une volonté d’assurer un « tourisme de vacances » et souligne que le tourisme est progressivement devenu une priorité pour le gouvernement. Les chiffres

184 «After the introduction of the five-day workweek in 1995, the national tourism administration declared 1996 the year of Leisure and Vacation (Honggen Xiao, 2003:273) as a part of the gouvernement's "leisure culture campaign" (Jing Wang,2001:39) and, in 1997, it made developing domestic tourism a priority in its policy for the first time. finally, in 1998 when general domestic consumption slackened and threatened economic growth, the ccp decided to promote tourism as a remedy» (Wei et al.,1999:4) (Nyiri, 2006:5) Ma traduction. — 153 — n’ont cessé d’augmenter au cours des vingt dernières années. En moins de dix ans, la consommation touristique s'est envolée. À la suite des réformes de la fin des années 1970, les dynamiques économiques et les recompositions sociales, encore en mouvance, se cristallisent autour de comportements représentatifs d’une modernité à laquelle la Chine, dans une volonté de restructuration, ne cesse d’aspirer. La croissance du tourisme intérieur, bien qu’économique puise son origine dans des problématiques sociales et politiques.

L’essor des « loisirs consacrés au voyage », à l’intérieur d’un espace national que s’approprient, chaque année de plus en plus nombreux, les touristes chinois, est une des expressions de la quête de sens engendrée par les ruptures et les tensions d’une modernisation qui brouille des repères d’identification d’ores et déjà mis à mal ou remodelés par des bouleversements des trois premières décennies du régime communiste (David, 2007 : 144)

La nation chinoise est une entité composée de multiples groupes nationaux qui se fédèrent autour d’un passé historique commun. Le tourisme intérieur se fonde sur les cultures des différentes shaoshu minzu, en cela il est essentiellement « ethnique »185. Avec le développement généralisé et globalisé des économies et des communications, le tourisme est devenu au fil des années « un jeu multiple de pratiques, avec peu de frontières claires mais quelques idées centrales » (Abram et al., 1997 :2). Le « tourisme culturel » ne supporte pas une définition stable, cette expression se charge d’une signification pléthorique depuis son invention institutionnelle. Dès les années 1960, le tourisme culturel est présenté comme « un trésor inexploité pour le développement économique » et il faut donc « transformer les biens culturels en biens économiques » (Courrier de l'Unesco, 1968 :5 et 11). Le tourisme culturel est considéré par les institutions internationales, comme l’Unesco, comme un moyen de préserver le patrimoine et d’apporter des devises aux pays en développement. L'inscription d'un site au Patrimoine mondial de l'Unesco met en lumière des sites au niveau international et amplifie le processus d'appropriation par les visiteurs des lieux dits « incontournables » (Boyer, 2002 :401). Cette reconnaissance participe à hiérarchiser les divers sites en leur octroyant le statut de sites historiques ou naturels exceptionnels, ce qui participe à insuffler ou à redynamiser le tourisme et à donner un essor économique. Plus largement, le tourisme culturel est une affaire d'acteurs professionnels, politiques et institutionnels. Ce tourisme est principalement utilisé dans des brochures ou sur des sites de voyage comme un moyen de promouvoir et de vivifier les cultures qui lui sont associées et reste étroitement lié aux politiques locales ou nationales. Ainsi, les politiques mises en œuvre allient développement économique et valorisation du patrimoine.

185 民族陆游 — 154 — Le concept de patrimoine a évolué. Dans la Charte de 1976 de l'ICOMOS, le patrimoine désigne le(s) monument(s) et la culture est synonyme de site. Ce n'est qu'en 1999 que ces concepts changent : le patrimoine est un concept vaste qui englobe « les notions de paysage, d'ensembles historiques, de sites naturels et bâtis aussi bien que les notions de biodiversité, de collections, de pratiques culturelles traditionnelles ou présentes, de connaissance et d'expérimentation […] et relève de différentes communautés » (Cousin, 2011 :47- 48). Le patrimoine est dès lors associé à plusieurs notions : l'ancienneté ou le passé, l'authenticité et l'héritage. Chaque communauté peut tendre au développement touristique en exposant son patrimoine par le biais d'expositions, de spectacles. La préservation des sites offre l'opportunité d'en tirer un bénéfice économique. Le tourisme culturel participe à la mise en valeur de ces identités via des infrastructures touristiques.

Cependant, cette mise en valeur ne peut se faire, dans le cadre de la Chine, sans l'aval et la participation des gouvernements locaux et nationaux. Aujourd'hui, vingt-huit sites culturels, huit sites naturels et quatre sites mixtes chinois sont inscrits au patrimoine mondial de l'Unesco. Ceci souligne la priorité donnée par le gouvernement central au tourisme intérieur et international. La propagande qui a accompagné le développement du tourisme intérieur, associée à une vision hiérarchique de la population, a induit une image d’Épinal des shaoshu minzu, perçues comme des « sociétés simples et amicales qu’il est agréable de visiter, mais elles sont souvent considérées comme des arriérés. Voyager jusqu’au domaine des minoritaires, c’est retrouver un Soi simple et ancien » (McKhann, 2001 : 36). Cette propagande est sous-tendue par la volonté politique d'utiliser le tourisme comme un moyen de développer économiquement une région « minoritaire » : « Le tourisme fut introduit comme une stratégie de développement pour les Tibétains et les autres régions de minorités ethniques au début des années 1990186 » (Kolas, 2008 : 26). Voyager sur les terres des shaoshu minzu permet aux touristes chinois de se frotter à des racines anciennes et ainsi alimenter métaphoriquement une construction identitaire confrontée à l'imaginaire de la nation chinoise. Ce tourisme culturel valorise la diversité des communautés qui la composent. Les politiques en œuvre ont participé à la valorisation des sites et de la culture locale afin d’attirer le plus grand nombre de touristes chinois. Impulsé par des mesures politiques décidées au niveau national, le tourisme intérieur a fortement contribué à l'émergence puis à la croissance du tourisme de Lijiang.

186A. Kolas (2008 :26): “Tourism was introduced as a development strategy for Tibetan and the other ethnic minority areas in the early 1990s”. Ma traduction. — 155 — a) Le tourisme culturel de Lijiang

Le tourisme de Lijiang était relativement peu développé avant la reconnaissance de l'Unesco. Ce n'est qu'à partir de 1997 que le tourisme local explose. À la suite du tremblement de terre de 1996, le tourisme est apparu comme un moyen de promouvoir les objets patrimoniaux et l'opportunité de développer l'économie de la ville. L'inscription de la vieille ville de Lijiang, Dayan, au patrimoine mondial de l'Unesco en 1997 a permis l'élévation de la ville au niveau international et a mis en lumière cette région rurale. Forts de cette reconnaissance, les bureaux de tourisme locaux, provinciaux et nationaux se sont affairés à vendre Lijiang. Effort qui s'est trouvé stimulé par plusieurs visites très médiatisées de la part de hauts dignitaires, incluant le Président Jiang Zemin et le premier ministre Li Peng, ainsi que le roi et la reine de Norvège (McKhann, 2001 : 39). La ville a bénéficié d’une croissance touristique exceptionnelle, ce qui amena le conseiller de l’Unesco pour la région Asie- Pacifique à la présenter dès 1999 comme étant « hors de contrôle » (IHT, 1999). En 2008, le nombre de touristes séjournant à Lijiang était d'environ 5 000 000 par an (Mission Icomos-Unesco 2008) et selon les statistiques du Bureau du tourisme de Lijiang, de janvier à juillet 2017, 22 771 300 personnes s’y sont rendues, soit une augmentation de 18,14 % par rapport à la même période l'année dernière. La majorité de ces visiteurs sont chinois et vivent dans de grandes métropoles. Ils y viennent avec des attentes en termes de confort et d'infrastructure liées à une modernité qu'ils connaissent déjà. Le développement massif de l'industrie touristique a entraîné la rencontre de cette localité avec une modernité chinoise.

Dès les années 2000, à la suite de la prolongation des vacances nationales (1999), le tourisme intérieur est progressivement envisagé comme un vecteur civilisateur et modernisateur. Ceci souligne deux composantes inhérentes au tourisme intérieur chinois. Selon Cheng et Selden (1994 : 667), le système administratif en place distinguait la population chinoise urbaine et rurale selon le lieu d'origine. Cette distinction eut des répercussions concrètes sur le quotidien des habitants : les citadins bénéficient de protections sociales et de privilèges divers (meilleure éducation, meilleurs revenus) dont sont exclus les ruraux. Les shaoshu minzu vivaient pour la plupart dans des régions rurales et le développement du tourisme a favorisé l'urbanisation de ces régions sans pour autant réduire les inégalités en place. Fondée sur les cultures de ces différents groupes, la découverte des sites de ces régions s'apparente à un tourisme ethnique, s'agissant de [...] « la visite d'une série de sites qui vise des groupes n'appartenant pas entièrement culturellement, socialement, politiquement à la majorité nationale du pays visité. Ces sites sont ciblés par le tourisme de par leur prétendue cohésion culturelle originale et distincte » (Cohen, 2001 :28). Les spécificités culturelles des shaoshu minzu participent alors à créer un groupe distinct de la majorité culturelle tout en étant inscrit au sein d'un Tout constitué par la nation chinoise. Une telle configuration ne renvoie pas selon moi à une volonté de visiter un

— 156 — autre distancé de soi, mais un autre comme soi. La construction de la nation chinoise ayant joué un rôle d'unificateur, le tourisme apparaît comme un kaléidoscope ouvrant sur la découverte des populations chinoises. Plus largement le tourisme ethnique et le tourisme rural sont perçus comme des moyens privilégiés pour « jeter la lumière de la civilisation moderne sur chaque recoin rural » (Wu in Breidenbach et Nyiri 2007 :325).

Les concepts de patrimoine et de culture sont devenus synonymes d'identité pour les instances politiques, la population chinoise en générale et les shaoshu minzu en particulier. L'identité culturelle est ce qui permet de se distinguer des autres, ce qui lie un groupe et se cristallise autour d'une appartenance territoriale ou sociale. La culture dongba est largement présentée dans le cadre des diverses attractions créées au fur et à mesure du développement touristique. Que ce soit sous forme de spectacles, de musée ou encore de danses, cette culture est l’élément principal de l’industrie touristique à Lijiang. Le tourisme culturel est ainsi associé au tourisme ethnique défini par Paul Howard (2008) comme « une forme de tourisme où le regard du touriste est tourné vers la culture, le style de vie, le domicile, la cuisine, les costumes et l’apparence de personnes issues d’un groupe ethnique187 » (Howard, 2008 :11).

Les choix réalisés pour présenter la culture des Naxi sont liés aux représentations communément partagées en Chine sur ces derniers et les shaoshu minzu. Dans son ouvrage, Portraits of « Primitives », Susan Blum (2001) a exposé la manière dont les Han se les représentent et a défini leurs principales caractéristiques associées notamment aux habits, aux chansons, aux danses ethniques, aux festivals et aux pratiques religieuses. Ces qualificatifs véhiculés par les médias chinois participent à créer un imaginaire commun des minzu minoritaires. On remarque ainsi que la femme apparaît principalement dans les médias comme l’emblème de l’authenticité de ces populations. Cet aspect connote la manière dont les Han s’imaginent les interactions hommes/femmes et contribue à alimenter la représentation érotisée de la femme issue de ces minorités. Selon Susan Blum (2001), les Han situent les membres des shaoshu minzu au cœur d'un processus stéréotypé de modernisation à la fois désiré et inévitable.

Les attributions positives qui supposent une évolution unilinéaire sont les suivantes : la franchise, la simplicité, l’honnêteté, l’authenticité, la rudesse, les vêtements et les bijoux faits main, une alimentation simple mais nourrissante, la magie et le mystère. Les associations négatives correspondant à une telle évolution sont les suivantes : le nomadisme, la chasse, le pastoralisme, les sacrifices, les échanges non monétaires, le matriarcat, la sauvagerie, les relations sexuelles

187Paul Howard (2008 :11): « I define ethnic tourism as that form where the tourist gaze is directed toward the culture, lifestyle, dwellings, cuisine, clothing and appearance of ethnic people or group ». Ma traduction. — 157 — libres, la superstition, le sous-développement, l’impolitesse, le manque de civilisation, la grossièreté, l’ignorance, la saleté et la peau foncée188 (Blum, 2001 : 74).

Ces éléments attachés aux shaoshu minzu sont inscrits dans l'imaginaire des Han et ont une incidence dans les choix effectués par les acteurs locaux pour présenter la culture des Naxi aux touristes han. Trois éléments constitutifs de l'identité culturelle des Naxi ont été retenus : l’écriture dongba, la religion dongba et les mythes des « amoureux naxi ». Ces éléments ont été adaptés pour correspondre à une mise en scène acceptable par les touristes han et les Naxi. Ceci a entraîné l'élaboration de plusieurs attractions touristiques correspondant peu ou prou à l'imaginaire d’une population primitive véhiculée dans les médias. Ceci a amené les Naxi à se confronter à une image d’eux-mêmes et de leur minzu, utilisée à des fins économiques. Cependant, ces derniers jouent un rôle dans cette mise en scène, ce qui nous interroge sur la manière dont ils ont utilisé l'industrie touristique pour détourner cet imaginaire han.

Lors de notre première enquête de terrain, la grande majorité des touristes chinois venait en groupes organisés par le biais d’agence, de tours opérateurs ou de comités d’entreprise. Ils étaient âgés de plus de quarante ans, parfois retraités et tous urbains. Ces groupes constitués d'une vingtaine de personnes en moyenne effectuaient des circuits classiques proposés par le CITS. Ces circuits avaient pour vocation de leur présenter les sites naturels et les éléments culturels emblématiques de la culture locale. Certains groupes étaient constitués de personnes étrangères, le plus souvent occidentales qui suivaient les mêmes itinéraires. Tous étaient accompagnés d’un guide, qui réside à Lijiang pour la saison touristique ou plus.

Pour devenir guide, il faut d'abord réussir un concours, puis le gouvernement affecte les lauréats dans différentes régions. Ils ne sont pas obligatoirement naxi, certains étant issus d'autres minzu et régions. À la suite de leur nomination, les guides affectés à Lijiang suivent une formation de deux mois à l’université de la ville, pour y apprendre les spécificités culturelles et architecturales naxi. À la suite de ces deux mois, ils passent un nouvel examen pour obtenir le diplôme qui les autorisera à exercer le métier de guide à Lijiang et sa région. Au cours d'un entretien réalisé avec un guide han, ce dernier a précisé qu'il ne retournait qu’au cours des périodes creuses dans sa région natale. Il m'a également confié l'envie de s’installer à Lijiang avec sa famille, mais refuse en revanche que sa fille apprenne la langue dongba. Pour justifier ses propos, il mit en avant l’enseignement, selon lui, de meilleure qualité dans sa ville natale, car ils sont plus développés qu’à Lijiang. Ses propos font

188 «Positive attributions that imply unilinear evolution include the following: straightforwardness, simplicity, honesty, naturalness, ruggedness, handmade clothing and jewerly, simple but nourishing food, magic, and mysteriousness. The corresponding negative associations with such evolution include the following: nomadism, hunting, pastoralism, sacrifice, nonmonetary exchange, matriarchy, savagery, free sexual relations, superstition, backwardness, rudeness, lack of civilization, primitiveness, ignorance, dirt and dark skin» (Blum, 2001 :74). Ma traduction. — 158 — transparaître l’image que les Han ont des primitifs. Un autre exemple montre l'asymétrie intégrée dans le rapport Han/ Naxi. Lors d'une excursion dans la région de Baoshan avec un groupe de touristes chinois (majoritairement han), le guide, han également, s'arrêta près d'une statue en bronze mettant en scène des soldats, situés en hauteur, tenant la main d'hommes et femmes, en contre-bas. Il indiqua que cette statue signifiait la gratitude des Naxi pour avoir été sauvés par les gardes rouges, ce qui leur a ainsi permis d'accéder à la modernité. Ses propos associaient la modernité à la culture han et plaçaient les Naxi dans une forme de position infantile. Ils ne se sont « élevés » uniquement grâce à la bienveillance des Han.

Les trois entretiens réalisés avec des guides officiels de Lijiang soulignent un formatage des informations données aux touristes. Ce formatage s'exprime par une « récitation exacte », car après leur avoir demandé quelles informations ils communiquaient, les guides commençaient tous leur discours par : mesdames et messieurs bonjour, nous sommes actuellement à l’aéroport de Lijiang. Hormis l’étrangeté du début du discours, ces entretiens m’ont donné accès à la trame générale des discours touristiques. Tous ont entamé leur présentation du bassin lijiangais par des informations concernant la géographie et la population. Cela donnait une importance particulière à l’inscription de la vieille ville de Lijiang et des villages de Baisha et Shuhe au Patrimoine mondial de l’Unesco en 1997. Cette reconnaissance internationale est l'occasion de valoriser la beauté des sites naturels et culturels à découvrir au cours du séjour. L'inscription des textes anciens au Registre mémoire du monde de l’Unesco n’est pas développée, s'insérant dans un glissement sémantique de la reconnaissance de la ville à la religion dongba, présentée comme celle des Naxi. Le dongba est introduit par le terme « chamane ». Puis la présentation de la culture des Naxi mettait l'accent sur son ancienneté (plus de mille ans) et la relation très étroite entre la culture dongba et la nature. Le premier élément culturel mis en avant est la grenouille Haishibaomei, présentée comme le totem des Naxi. Un lien est effectué avec le second exemple, qu'est la signification des capes portées par certaines femmes dont la forme générale rappelle la grenouille Haishibaomei, les sept étoiles symbolisant la grande ourse. Ceci sert un propos sur la volonté des Naxi de protéger et préserver leur tradition. Ensuite, lors d'une visite au sein de la vieille ville, des éléments architecturaux sont expliqués. L’accent est mis sur les sculptures en forme de poisson qui ornent les toits des maisons. Ces sculptures symbolisent la protection des maisons contre les risques d’incendies. Ce type de sculptures est courant en Chine, cependant, aucune référence n'est faite à ce sujet. Enfin, deux éléments soulignent à la fois l'ingéniosité et l’« écocitoyenneté » des Naxi. Le premier explique le système d'alimentation en eau qui permettait de nettoyer la place centrale, où se trouvait anciennement l'un des marchés principaux. Le deuxième concerne l’utilisation des trois bassins successifs alimentés par une source commune. L’eau se déverse dans le premier, réservé à la consommation journalière en eau, le second bassin est utilisé pour le nettoyage des légumes et enfin, le troisième fait office de lavoir. L’eau du bassin se — 159 — répand dans de petites rigoles, qui irriguent les champs. Ces éléments sont l’occasion pour les guides de valoriser le rapport des Naxi à la nature.

L’écriture dongba constitue l'emblème de ce tourisme culturel. Les pictogrammes sont comparés aux hiéroglyphes égyptiens et au système d'écriture logosyllabique maya. Ceci participe à ancrer l’image d’une culture ancienne aux touristes. Les propos des guides précisent que les dongba sont les seuls à connaître cette écriture transmise de génération en génération. L'accent mis sur le faible nombre de dongba est formulé comme un risque pouvant entraîner la disparition de cette culture. Le tourisme culturel et la préservation des sites par l’Unesco apparaît alors comme un moyen de protéger cette culture. La culture dongba semble être définie comme une aire culturelle. L’association entre une culture et une aire géographique cristallise une ethnolocalisation dans l'imaginaire des touristes. Cet aspect est accentué par la composition de la population de la ville, majoritairement naxi, du moins il y a encore quelques années. Lors du recensement de 2000, 42 % de la population était han contre 20 % de Naxi189. Les autres minorités nationales (Bai, Lisu, Pumi, Yi…) étant plus faibles démographiquement ce qui a légitimé la création de la ville- préfecture de Lijiang, devenue à la fois le centre administratif et le centre de cette culture. Guides han et naxi ont tendance à ne pas tenir compte de la présence de Han, en tant qu'habitants de la ville, justifiant leur propos par le fait que Lijiang est une ville de shaoshu minzu, catégorie à laquelle les Han n'appartiennent pas. Cette distinction au sein de la population sous la forme d'une dualité majoritaire/minoritaire s’exprime plus généralement par une relation de type eux/nous, qu'utilisent les guides naxi. Ces derniers valorisent leur écriture comme une marque de leur évolution par rapport à d’autres minorités de la région, dont les Yi.

Pour terminer, l'organisation sociale naxi est souvent présentée sous l'angle d'une modernité relative. La séparation des tâches au sein de cette organisation est exprimée ainsi : l’intérieur est le domaine de la femme : elle s’occupe de la maison, fait à manger… tandis que l’extérieur est celui de l'homme : il conduit les enfants à l’école, joue au mah-jong à l’extérieur avec des amis… Le système matrilinéaire naxi est plus particulièrement défini par une séparation des espaces. La séparation homme/femme exemplifié par cette distinction est aussi légitimée par l’Histoire : la route de la soie passant par Lijiang, les hommes s'absentaient pendant de longues périodes, laissant aux femmes l'intendance de la maison. Cette présentation est le plus souvent accompagnée d'une anecdote humoristique. Un récit, relaté par les guides, corrobore la séparation des tâches et atteste de la réputation de la région lijiangaise comme étant le paradis des hommes : un homme étranger (sa nationalité diffère selon la nationalité des touristes) se rend dans la campagne et voit une femme naxi travailler dans les champs. Voyant cette scène, il cherche à s'entretenir avec son mari en vain. Ne

189www.lijiang.gov.cn Consulté le 20 juin 2014. — 160 — comprenant pas qu’elle soit seule à travailler dans les champs, il lui demande où se trouve son mari, mettant en avant son rude labeur. Après que la femme se soit penchée, il vit alors son mari endormi dans le panier que la femme portait sur son dos. Face à l'étonnement de l'étranger, elle lui expliqua qu’il fallait que son mari se repose, car s’il travaillait la journée, il serait trop fatigué le soir venu pour l’honorer.

Cette organisation sociale est présentée, pour les touristes étrangers, en comparaison avec les pratiques han, où hommes et femmes travaillent et décident ensemble. Cette comparaison a surtout pour objectif de montrer l’évolution des Han par rapport aux mœurs occidentales. Ceci renforce la supériorité des Han vis-à-vis des Naxi au sein de la hiérarchie sociale de la population chinoise. De plus, le sous-développement économique de la région, même s'il est critiquable, est mentionnée en vue de valoriser le tourisme comme l'unique moyen de subsistance : les travaux agricoles s’effectuant principalement dans les montagnes et les autres industries de la ville n’étant que faiblement développées. Ceci place les touristes dans un rôle positif, en leur donnant le sentiment de participer indirectement à l'amélioration de leur niveau de vie.

Se pose la question de l'authenticité, recherchée par les touristes, qui amène les communautés ou groupes ethniques à se mettre eux-mêmes en scène. Dans ce contexte, le concept d'authenticité projetée élaboré par Habib Saidi (2010) apporte un éclairage nouveau. Les infrastructures touristiques s'appuient sur des éléments historiques construits et préalablement connus par le visiteur avant sa venue.

Les différentes mises en scène de la culture d'un groupe communautaire sollicitent les sens des visiteurs : ce qu'ils voient, ce qu'ils goûtent, ce qu'ils touchent favorisent une projection dans le passé que les acteurs du tourisme souhaitent communiquer. Le touriste devient alors lui-même un acteur de l'histoire en étant amené dans des lieux historiques à une époque donnée. L'authenticité est avant tout une construction impliquant les différents acteurs du tourisme local et se trouve imbriquée dans les diverses politiques culturelles mises en œuvre. En cela, l'authenticité apparaît comme une lecture à la fois subjective et politique d'une culture donnée. Les danses effectuées sur la place centrale de Lijiang sont décrites comme étant des pratiques authentiques : des femmes âgées, habillées du costume traditionnel naxi se réunissent, « parce qu’elles aiment danser et chanter. Cela fait partie de leurs traditions ». À aucun moment les guides han ou naxi ne précisent qu'elles sont employées par le gouvernement local. Le port du costume et la connaissance des danses laissent supposer que chaque danseuse est naxi. Cette mise en scène induit l'appartenance à la Naxizu.

— 161 — Deux lieux touristiques sont incontournables dans la découverte de la culture naxi : le Palais dongba190 et le centre de la musique dongjing. Le Palais dongba a représenté pendant plusieurs décennies le lieu de prédilection où l’on pouvait assister à plusieurs spectacles présentant une quinzaine de danses traditionnelles avec alternance de chants naxi. Les guides expliquaient que seule la durée constituait une différence entre ces danses et celles que l’on peut observer dans les campagnes. Faute de temps, les danses n'étaient pas complètes dans le cadre de ce spectacle. Le second lieu est le centre de musique Dongjing. Cette musique était une institution à laquelle seuls les nobles de l’époque confucéenne avaient accès. Présentée comme naxi, elle est jouée depuis les années 1980 par l’Association de musique ancienne de Dayan. « L’association met cette musique en marché sous l’étiquette « Naxi », mais son style appartient plutôt à la musique de tradition han, populaire sous les Qing et sous la République dans toutes les régions han du Yunnan et dans quelques villes partiellement sinisées comme Lijiang » (Mackhann, 2001 : 47). Durant huit siècles, des troupes similaires jouaient lors de mariages, de funérailles et de célébrations villageoises. Dans une volonté « d’uniformisation sociale » et de modernisation du pays, Mao Zedong a interdit toute forme artistique issue de l’ancien régime. La révolution communiste a mis un terme aux formations et aux représentations des différentes troupes dongjing de la région. L’appartenance à une de ces troupes renvoyait à l’élite masculine naxi, ce qui était à l'encontre des idéaux prônés à cette époque.

La mise en avant de la transmission d'un savoir des Han aux Naxi révèle leur volonté de se présenter comme sinisée. Le fait que cette musique ne soit plus enseignée dote cette élite d'un rôle de protecteur de la culture han ancienne. Cela leur permet de se défaire de leur image de primitif, en prenant comme modèle une élite nationale ancienne. Cette ambivalence montre la variation constante entre deux statuts identitaires : en tant que minorité nationale, ils sont considérés et se considèrent eux-mêmes comme étant inférieurs aux Han, cependant, ils cherchent également à paraître urbanisés et éduqués. Au sein de cette hiérarchie, ils tentent ainsi de se présenter comme étant plus évolués que d’autres minorités en se rapprochant d’un modèle han.

Pour Jean-Didier Urbain (1993), les motivations culturelles revendiquées par les touristes correspondent plus souvent à un alibi qu’à un mobile. La motivation culturelle apparaît comme une justification de la possibilité d’exercer une pratique. Au cours de mon enquête, j'ai observé que tous les touristes ne sont pas curieux de connaître la culture naxi, selon eux, différente. Le « modèle aristocratique et moral à la fois » du voyageur culturel, présenté par Catherine Bertho-Lavenir (1999), demeure la référence de nombreux acteurs institutionnels dans la mise en œuvre des politiques du tourisme. Cependant, il existe un paradoxe entre d’une part le désir d’une certaine partie de la

190Je reviendrai en détail sur ce point dans la sous-partie suivante. — 162 — population touristique de ne rien faire d’un point de vue culturel et d’autre part les acteurs du tourisme pour mettre en place des activités touristiques.

Ce goût obstiné de farniente, ce désir de repli, l’exigence de pouvoir à tout moment se libérer d’un engagement concurrencent fortement le modèle ancien du tourisme. […] Ces goûts paisibles ne répondent pas toujours aux efforts des artisans du développement touristique. Ces derniers, élus locaux et offices de tourisme, administrations décentralisés et ministère de la Culture, vivent en effet sur les schémas du tourisme tel qu’il est développé dans les années d’avant-guerre. Ils pensent que les visiteurs d’un été recherchent des petits hôtels agréables, des monuments historiques accessibles, des lieux de promenades banalisés, des plans d’eau pour la pêche ou le canotage et des fêtes, folkloriques si possible (Bertho-Lavenir, 1999 : 12).

Avec le développement du tourisme, de nombreux musées ont été créés. Lors de notre deuxième enquête de terrain, un musée sur la route du thé a vu le jour. Il présentait, sur deux étages, l'histoire des régions et des différentes villes traversées. Ce musée, n’ayant pas obtenu un nombre suffisant de visiteurs, a fermé trois mois après son ouverture. Sa faible fréquentation a sans doute été liée à une mobilisation quasi nulle des guides touristiques, cependant cet échec fait écho à celui des spectacles gratuits ayant pour vocation de présenter les différentes danses des shaoshu minzu de la région. Ceci souligne un manque d’intérêt pour une histoire régionale, certains touristes précisant préférer « se rendre dans les autres villes pour voir par eux-mêmes ». Leurs propos soulignent l'envie de voyager à nouveau et de découvrir d'autres lieux de Chine.

Ayant mené ma première enquête de terrain, il y a huit ans à Lijiang, j’ai observé une évolution dans la manière dont les touristes chinois adoptaient de nouvelles pratiques. Dans les premières années, le tourisme de masse était essentiellement un tourisme de groupes organisés et chapeautés par des tours opérateurs. Depuis environ six ans, de plus en plus de petits groupes, constitués d’amis ou de membres de la famille, viennent à Lijiang pour quelques jours. Les motivations évoluent de concert avec la manière dont les touristes conçoivent le tourisme. Ils préfèrent un tourisme correspondant également à de nouvelles attentes. La figure du voyageur est associée à la jeunesse, à l’argent... Cette nouvelle forme de tourisme concerne de plus en plus les jeunes cadres, vivant dans de grandes métropoles. Jean-Didier Urbain (1993) montre que la modernité occidentale envisage d’une certaine manière le touriste comme le double négatif du voyageur, à savoir grégaire ou moutonnier, parfois pervers. On assiste alors à une l’émergence de pratiques et d’une nouvelle forme de tourisme, constituée de groupes venus visiter une histoire de Chine. Pour ce faire, ils se réfèrent aux circuits proposés par les instances officielles.

— 163 — Élaboration et contrôle des circuits touristiques : l’exemple de la région de Lijiang

Les circuits touristiques de la région de Lijiang comprennent cinq destinations majeures : la vieille ville de Lijiang, Dayan ; le village de Shuhe ; le village de Baisha ; le lac Lugu et enfin, Shangri-La. Lijiang est le point névralgique des destinations du comté. Étape indispensable des circuits chinois ou étrangers, elle est le lieu principal où séjournent les visiteurs à la découverte d'un maximum d’attractions et des villages environnants. Pour ce faire, un grand nombre d’infrastructures a vu le jour. Le CITS est l’organisme national qui élabore et valide tout circuit touristique officiel, vendu par une structure nationale ou internationale. Par exemple, si un opérateur français souhaite créer un circuit touristique en Chine, le siège de Paris prospecte les différentes offres de la concurrence et élabore un pré-programme à partir duquel un repérage est effectué avec un prestataire et un membre de l’agence locale du CITS. Ce repérage inclut l’évaluation d’une sélection d’hôtels, de restaurants, de sites naturels et culturels ainsi que la logistique des transports. À la suite de cette évaluation, un cahier des charges est constitué et transmis au prestataire. Ce dernier est chargé d’y répondre en termes de qualité des repas, des hôtels et des guides. Tous les itinéraires et établissements proposés sont élaborés par l’agence locale du CITS. Le respect de ces itinéraires est contrôlé, c’est d’ailleurs pour cette raison que les guides locaux mènent leurs groupes dans des magasins d’État. Ces magasins sont thématiques et diffèrent selon les villes. Par exemple, à Lijiang, il s’agit de magasins d’ambre et de thé. Les guides indiquent leurs entrée et départ de chaque magasin d’État à l'aide d'une carte magnétique, car le temps passé dans chaque magasin est limité. Ils perçoivent une commission sur la somme totale des achats effectués. Ce système de commission existe également, mais de manière moins réglementée pour les échoppes privées. Lors de la visite de la ville, les guides conseillent des échoppes, tenues par des personnes avec lesquelles ils ont préalablement passé des accords. Tout ceci donne aux guides un pouvoir socio-économique très fort : étant ceux qui mènent les touristes, ils guident leur pouvoir d’acheter et influent sur les revenus de certains commerçants.

Les guides véhiculent un savoir officiel sur la culture locale et les sites visités mettent en scène cette culture. Au sein de ces sites, plusieurs attractions sont présentes : le musée et l’institut de la culture dongba, où les groupes de touristes peuvent acheter leur nom ou des proverbes écrits traduits en caractères dongba (100 et 80 yuans soit environ 13 et 10 euros), le parc du dragon de Jade, le Palais dongba, la résidence Mu, le théâtre de musique naxi, les temples bouddhistes où ils peuvent louer des costumes de différentes shaoshu minzu de la région...

Créé en 1999, le Palais dongba est l’un des lieux les plus anciens et les plus populaires de Lijiang. Pendant de nombreuses années, les locaux ont appartenu à l’ancien directeur du bureau des

— 164 — affaires étrangères du comté et ont accueilli les bureaux du chef du tourisme de la préfecture. Il y a six ans, le propriétaire de l'un des bars les plus importants de la ville l’a acheté au gouvernement local ainsi que les locaux mitoyens. Les performances que l'on pouvait y voir, les extraits de musique dongjing, les chants et danses traditionnelles accompagnés d’un soupçon de mise en scène primitive, sont aujourd’hui complètement différents191.

Durant la représentation, les conques dongba sont cérémonieusement apportées à l’aîné par deux vestales en habits « traditionnels », ce qui ne saurait normalement se produire dans la pratique traditionnelle dongba. Il s’agit d’une mise en scène qui a pour but d’insuffler à la performance une aura de sexualité (patriarcale) latente. […] À demi vêtu de peaux de bêtes, celui-ci [le chamane] parcourt la scène en bondissant et en battant le tambour de manière frénétique sans qu’aucune explication ne soit donnée à l’auditoire pour comprendre ce spectacle » (McKhann, 2001 : 48)

Peu d'informations sont communiquées lors de ces spectacles, laissant libre cours aux interprétations. Les touristes d’éducation han complètent ce manque d'information en se référant aux représentations communes aux shaoshu minzu. En utilisant les informations recueillies avant le séjour et en élaborant de nouvelles connaissances pour faire coïncider les éléments connus et inconnus entre eux, les touristes chinois construisent une nouvelle représentation des Naxi. Cet imaginaire se constitue donc par l'expérience touristique : l’interprétation de la performance justifie la nouvelle représentation. La manière, dont les spectacles et autres attractions touristiques sont conçus, a une influence importante sur la construction de cet imaginaire. Lors d'un entretien, un dongba, participant à ce type de performances, a spécifié qu’aucun d’entre eux n’avait été consulté au cours du processus de création du spectacle. Le spectacle est le fruit du travail d'un chorégraphe naxi. L'aspect créatif et artistique semble avoir primé sur l'expression des formes culturelles traditionnelles. Bien qu'une volonté de rester relativement proche des formes artistiques traditionnelles soit perceptible, le cadre, similaire à celui d'une discothèque avec projecteurs et fumigènes, est très éloigné des lieux et des occasions où ces chants et danses étaient interprétés. Les extraits présentés ne soulignent pas les fonctions sociales (mariages, funérailles, rituels...) de ces formes d'expression communautaire. Ces danses et ces chants sont accompagnés de musiques électroniques pour attirer les visiteurs. Ils sont homogénéisés dans le but de fournir un produit cohérent avec les représentations des touristes. Ainsi, les dimensions érotisées des femmes, l'ancienneté des pratiques culturelles actuelles soulignées lors des spectacles coïncident avec l’imaginaire des touristes chinois.

Le village de Baisha est situé à quelques kilomètres de Lijiang et le temps réservé à sa visite dure en moyenne une après-midi. Le tourisme de Baisha est avant tout culturel et axé sur l’histoire

191Je reviendrais sur ce point ultérieurement. — 165 — commune de plusieurs shaoshu minzu (bai, naxi et tibétains). L'attraction principale est représentée par les fresques du Palais Dabaojji, commandées par le préfet Mu (15-16ème siècle). Ces peintures murales datent de la dynastie des Ming et représentent la multitude des cultures régionales de l’époque, axées principalement sur la religion. À la suite de cette visite, les touristes se rendent au cœur du village, où les échoppes constituent l'attraction principale. Les guides présentent ce village comme le berceau de la culture naxi : « Les ancêtres des Naxi de la rivière Jinshajiang, descendirent de la montagne du Dragon de Jade puis s’installèrent à Baisha. C’est le premier endroit où les Naxi s’installèrent ». Puis, sur la route en direction de Lijiang, les cars de touristes marquent un arrêt à Shuhe. Ce village est composé de deux parties : celle ancienne date d’environ 1000 ans et la nouvelle construite avec le développement du tourisme, ne cesse de s'agrandir. Seul le temple bouddhiste situé à l’extrémité de la partie ancienne constitue l'élément culturel. La nouvelle partie a été érigée pour accueillir un grand nombre de restaurants et de boutiques en tout genre. « La Chine est un pays en voie de développement, et les gens vont vivre dans les grandes villes, mais viennent des campagnes. Ils n’ont pas envie de voir des villages de campagne, c’est pour ça que le nouveau complexe commercial de Shuhe a été construit. Mais les touristes européens préfèrent voir les village plus « authentiques » m’a confié un guide que j’ai accompagné. La partie nouvelle du village en constitue désormais le pôle attractif.

Enfin, la ville de Shangri-La ou Zhongdian 中甸 est située à la limite du bassin lijiangais. Selon Charles McKhann (2001) le changement de nom de la ville date du milieu des années 1990. Lors d'une conférence, l’imprésario de l’Association de Musique ancienne de Dayan a expliqué à son auditoire, composé essentiellement d’étrangers, que Zhongdian avait servi de support à la création du Shangri-la, décrit dans le roman de James Hilton, Lost Horizon (1933). De cette publicité inattendue ont découlé des bénéfices tangibles. « Ne voulant pas être en reste, les autorités de Lijiang embrigadèrent leur propre batterie de savants, qui débusquèrent un minuscule village du comté, Xiang-ge, devenu alors Xiang-ge-li-la (Shangri la) » (McKhann, 2001 : 39). Mais la course à la manne touristique a engendré d’autres changements. On voit se développer de manière exponentielle des infrastructures touristiques, hôtels, magasins, bars et restaurants et nouvellement une boîte de nuit en plein cœur de la ville. L'architecture ancienne des sites est radicalement modifiée et la modernité est visible. Ceci est également perceptible au Lac Lugu où les attractions locales montrent une vision érotisée de la femme mosuo.

Issus de la nouvelle classe de loisirs (McCannell, 1976), les touristes chinois ne tolèrent plus de passer un séjour dans des conditions spartiates. Cultures anciennes et modernité s’entremêlent pour combler les désirs des passagers. Mes différentes observations révèlent que les groupes de touristes chinois ne s’intéressent que très peu aux propos des guides : ils prennent des photos des paysages,

— 166 — d'eux-mêmes, des habitants, achètent beaucoup de souvenirs... On note une volonté de mettre en scène leur présence dans un cadre « exotique » plus qu'une réelle envie de connaître les cultures locales.

Les circuits organisés concernent également les Occidentaux mais sont proportionnellement moins importants. Il est tout aussi régulier de rencontrer de petits groupes, de trois-quatre personnes. Ces touristes revendiquent leur désir de découvrir la « vraie Chine » et cherchent pour cela à éviter les circuits officiels. Généralement, ils arrivent sans réservations préalables, et se mettent en quête d'un hôtel ou d'une guesthouse pour y passer deux, trois ou quatre nuits. Leurs discours soulignent la volonté d’éviter « les pièges à touristes », de découvrir une véritable authenticité, qu'ils ont préalablement construite. Munis de guides touristiques, ils finissent par se rendre aux mêmes endroits que les autres groupes, à l'exception des spectacles de musique dongjing et du spectacle au Palais dongba, qu'ils évitent le plus souvent. Associant l'authenticité à une faible fréquentation touristique, ils évitent les lieux culturels, comme les musées. Ils privilégient souvent les achats à Shuhe plutôt qu’à Lijiang, car ces objets leur semblent plus authentiques : à Shuhe, il y a des artistes et moins de touristes. Ils fabriquent ici ce qu'ils vendent. Cependant, ces derniers, qu'ils soient vendus à Lijiang ou Shuhe, sont identiques et fabriqués dans d'autres provinces chinoises.

Surinvestis de référents culturels et présentés comme authentiques, ces articles sont vendus sous l’étiquette naxi. Tout est naxi, la nourriture, les danses, les bijoux…Il s’agit en fait d’objets divers –colliers, boucles d’oreille, bracelets, tissus, sacs- qui sont confectionnés, importés et vendus dans d’autres régions de Chine. Cet ethnonyme est ainsi exploité comme caution culturelle.

L'ouverture de l'économie chinoise et la volonté politique de développer le tourisme national et international ont entraîné un grand nombre de changements de plusieurs natures : économique, car l'émergence du tourisme a été considérée comme un moyen de permettre à des régions rurales de se développer économiquement ; sociale, car la mise en tourisme d'un site a impliqué des modifications de pratiques touristiques, de comportements ; et politique car l'autorité culturelle de l’État est au cœur des idéologies et des politiques mises en œuvre. En maîtrisant la désignation des sites célèbres à vocation touristique, l’État a été acteur dans la mise en valeur du pays. Il a contrôlé, a participé à façonner les imaginaires du territoire et de la culture de la Chine ainsi que les imaginaires des shaoshu minzu. Ce contrôle s'est exprimé par le biais des informations communiquées aux touristes par les guides officiels, s'est renforcé par le monopole sur les agences de voyage d’État et le pouvoir exercé sur les différents organismes touristiques nationaux et internationaux. L'octroi dans les années 1990 d'avantages sociaux (semaine de travail de 5 jours (1995) ; prolongation des vacances nationales (1999)) a favorisé l'émergence d'un tourisme intérieur. Le tourisme apparaît donc comme un facteur de changement social et un outil de stratégie politique, un objet intimement lié à la vie sociale, culturelle et économique d'un groupe donné. L'approche anthropologique appréhende le tourisme — 167 — comme un champ social. Bien que cet objet d'étude soit récent, le tourisme est perçu comme « un jeu multiple de pratiques, avec peu de frontières claires mais quelques idées centrales » (Abraham et al., 1997 :2), englobées dans un contexte historique, politique et social. Les questions de l'authenticité, de l'identité et du patrimoine sont autant de notions centrales dans les recherches anthropologiques. La littérature scientifique a souligné au fil des années que de nombreux acteurs interviennent dans ce champ social et montrent les impacts du développement touristique. Tout ceci fait du tourisme un enjeu éminemment social, dont l'analyse des recompositions locales sous l'effet du développement touristique encouragé par l’État chinois soulignera les articulations identitaires mises en œuvre par les Naxi dans le cadre de la mise en tourisme de leur culture.

La croissance de l'industrie touristique de Lijiang a été à la fois rapide et évolutive. Rapide, car en l'espace d'une dizaine d'années la fréquentation touristique est devenue massive. Évolutive, car l'industrie touristique s'est adaptée aux nouvelles formes de tourisme, aux nouveaux besoins et aux nouvelles envies des visiteurs. Pour y répondre, de nouvelles attractions ont été créées, des infrastructures modernes ont vu le jour. L'émergence du tourisme culturel de Lijiang a imposé la construction d'une image des Naxi à destination des touristes intérieurs. Cette image résulte de l'action d'acteurs locaux imbriquée dans l'imaginaire des politiques et véhiculée par les guides officiels et les divers médias. L'authenticité apparente et mise en avant par certains acteurs de l'industrie touristique est synonyme de fabrication et de mise en scène.

Tout ceci résulte de la création de Lijiang en tant que destination privilégiée. Le tourisme de la ville a pris un tel essor et s'est autant développé grâce à plusieurs facteurs liés aux mesures politiques du gouvernement, qui ont fait de sa région et de sa vieille ville un site célèbre, un « Mingsheng ».

— 168 — VI. LA CRÉATION DE LIJIANG EN TANT QUE SITE CÉLÈBRE.

Sur les contreforts du Tibet, à 2 400m d'altitude, se love le ravissant village de Lijiang, patrie des Naxi, classé au patrimoine mondial de l'Unesco. La visite de Lijiang, parfois surnommée la Venise de l'Orient est un vrai bonheur avec ses maisons traditionnelles, ses canaux et ses saules pleureurs192. Extrait du site internet recommandé par l'Office national du tourisme de Chine

Après la Révolution culturelle (1966-1976), l’État chinois s'est ouvert au tourisme et a valorisé son territoire. Il a initié et contrôlé la mise en œuvre de projets touristiques d'envergure en se focalisant dans un premier temps sur les villes possédant des sites très connus. Ces sites ont correspondu pour la plupart aux anciens sites proto-touristiques créés et visités dès le XVème siècle par la noblesse chinoise (Taunay, 2011). L'État a ainsi remis au goût du jour le concept chinois de Mingsheng. Ce terme signifie « site célèbre pour ses paysages ou ses reliques historiques ». Progressivement, le nombre de ces sites a augmenté et de nouveaux sites ont été valorisés par l’État qui s'est parallèlement attaché à reconstituer un ensemble de pratiques touristiques en s'inspirant de l'histoire impériale (Taunay 2011). Peu à peu le nombre de touristes intérieurs et extérieurs a augmenté et visiter la Chine est devenue une pratique commune. Le discours sur la Chine des 56 minzu s'est diffusé à partir de la classification réalisée par le pouvoir central et s'est inscrit dans une nouvelle pratique touristique. Voyager à la découverte du pays s'inscrit dans la construction d'une République populaire de Chine unifiée et multiculturelle. Cette pratique touristique dans ce pays nécessite de contextualiser la relation entre le mode de gouvernementalité et les acteurs de l'industrie touristique. Pour cela, il est important de revenir, dans un premier temps, sur la manière dont le gouvernement central a créé des mingsheng. L'exemple de Lijiang permet, dans un second temps, d'expliciter les processus que cette création a engendrés. Enfin, l'éclairage national et international dont a bénéficié cette ville à la suite de son inscription au Patrimoine mondial de l'Unesco a favorisé le développement de son industrie touristique. Ce faisant, cela a en partie déterminé la manière dont les référents identitaires ont été choisis localement et utilisés dans un contexte international.

192www.visiter-chine.com/immanquable/lijiang/. Consulté le 20 décembre 2017. — 169 — 1.La création de mingsheng

Plusieurs auteurs (Brook, Zhang, Nyiri, Taunay) ont précisé que le tourisme intérieur s'inscrit dans une tradition ancienne. Réservé dans un premier temps aux lettrés - poètes et écrivains -, l'augmentation des échanges commerciaux privés et la facilité à sillonner le territoire chinois ont favorisé le développement d'une pratique touristique dès le 16ème siècle (Brook, 1998 ; Zhang, 2003). Voyager était alors l'occasion de découvrir d’intéressants panoramas naturels et de beaux sites pittoresques ancrés dans la tradition littéraire et picturale. Ces lettrés d'antan (16ème siècle) ont produit un grand nombre de textes ou poèmes sur les sites visités en s'inscrivant volontairement dans la lignée d'auteurs anciens et reconnus. Leurs œuvres ont nourri la littérature déjà existante et ont servi à promouvoir ces sites célèbres à nouveau.

Pei-yi Wu caractérise le « contenu habituel » des récits de voyages du XVIe siècle (youji) comme le fait de faire le tour des sites historiques et pittoresques, tous catalogués et célébrés dans les écrits antérieurs » (Wu, 1992 : 70). Localement, les endroits pittoresques ont été assemblés en ensembles de vues (jing) avec des légendes, dont certains ont été distribuées comme des estampes […] Brook (1998 : 59) décrit le jing (ou prospect, comme il le traduit) comme « une vision établie et bien définie sur un paysage de savoir, non pas une vision que l'artiste choisit et définit lui- même"193 (Nyiri, 2006 : 7)

Pour valoriser ces mingsheng, l’État a également utilisé d'autres pratiques anciennes, telle la publication d'ouvrages touristiques. Brook (1998) précise que le canon des sites pittoresques, publié dès les années 1930 dans des gazettes officielles, a repris vers la fin des années 1970. La création littéraire, liée au tourisme bourgeois d'alors, a laissé la place à une littérature touristique inventée et sublimée, inscrite néanmoins dans la tradition de promotion des sites naturels et architecturaux de l’État. À la suite de l'avènement de la République populaire de Chine, une encyclopédie regroupant les sites les plus célèbres de Chine a été publiée. Selon Pal Nyiri (2006 :11), dès la fin des années 1970, le concept chinois de « tourisme » et la littérature touristique sont imbriqués aux politiques publiques :

• directement puisque l’État a attribué aux sites pittoresques célèbres une valeur pédagogique. En reconnaissant, développant et classant ces sites en tant que tel, l'État a été à la fois acteur et décideur. Ce pouvoir de reconnaissance a induit le pouvoir d'en exclure certains.

193«Pei-yi Wu characterizes the "usual content" of sixteenth-century travel accounts (youji) as « making the rounds of the historical sites and scenic spots, all cataloged and celebrated in earlier writings » (Wu, 1992:70). Locally, scenic spots had been assembled into sets of views (jing) with captions, some of which were circulated as woodblock prints, such […] Brook (1998:59) describes the jing (or prospect, as he translates it ) as "an established and well-defined view onto a known landscape, not a view that the artist selects and defines himself» (Nyiri, 2006:7). Ma traduction. — 170 — • indirectement, car l’État a joué un rôle de promoteur, en cherchant à favoriser l'ouverture de régions qualifiées de « sous-développées » et en mettant en place des mesures économiques pour stimuler la consommation, telle la création des destinations de voyages et l'octroi des jours fériés.

Pour le nouveau lectorat, la langue du voyage avait changé du chinois classique à la langue vernaculaire contemporaine, et les ensembles d'associations culturelles ont dû être simplifiées et actualisées. D'autres modifications ont été apportées conformément à l'idéologie du gouvernement de la modernisation, le nationalisme et le socialisme. Certains de ces sites ont été nommés « Sites d'éducation patriotique ». En plus de célébrer la remise en état du canon de voyage des lettrés, la reconstruction de certains monastères et palais détruits pendant la Révolution culturelle, et la rénovation de quelques-uns comme sites d'éducation patriotique, certains mingsheng nouvellement déclarés ont été ajoutés au canon. Ceux-ci comprenaient des sites commémoratifs révolutionnaires et nationalistes ainsi que les constructions modernes tels que des ponts et des gratte-ciels194 (Nyiri, 2006 :12-13)

Chacune de ces éditions, régulièrement augmentées, a offert des clichés montrant la beauté des paysages et a souligné le rôle positif de l’État. En se réappropriant la tradition lettrée, l’État a cherché à dynamiser et à contrôler le tourisme. Par son intervention dans la création même des mingsheng et la médiatisation de sa politique culturelle, il a assis et légitimé son autorité. Ceci a constitué une activité culturellement acceptée par la bourgeoisie chinoise. La réhabilitation du tourisme des lettrés et l'émergence de nouvelles pratiques touristiques dès 1973 a participé à la conception du tourisme par les touristes chinois mais aussi à une définition de nouvelles attentes. Un répertoire de pratiques touristiques s'est constitué avec la publication de revues et de guides touristiques relatant les pratiques des lettrés et reproduisant les guides classiques qui leur étaient destinés (Nyiri, 2006 ; Leicester, 2008). En 1990, la conférence de l'association chinoise de recherche sur la littérature touristique a affirmé que «la poésie du paysage contemporain doit décrire des paysages naturels avec l'esprit héroïque du Parti dirigeant le peuple dans la transformation des montagnes et des rivières et le nouveau visage de montagnes et des rivières après la transformation195 » (Yu Xuecai, 1991 :60). Le

194«For the new readership, the language of travel had changed from classical Chinese to the contemporary vernacular, and the sets of cultural associations had to be simplified and updated. Other changes were made in accordance with the government's ideology of modernization, nationalism, and socialism. Some of the sites were named Patriotic Education Sites. In addition to celebrating the rehabilitation of the canon of literati travel, the reconstruction of some monasteries and palaces destroyed in the Cultural Revolution, and the refurbishing of some of them as sites of patriotic eductaion, some newly declared mingsheng were added to the canon. These included revolutionnary and nationalistic memorial sites as well as modern constructions such as bridges and high-rises. » (Nyiri, 2006:12). Ma traduction. 195«contemporary landscape poetry should describe natural landscapes together with the heroic spirit of the party leading the people in transforming mountains and rivers and the new face of mountains and rivers after the transformation» (Yu Xuecai, 1991:60). Ma traduction. — 171 — développement du tourisme contemporain s'est inscrit non pas dans une forme de modernité, mais dans un rapport au passé de la nation chinoise.

En 2002, l'Association de sites pittoresques de Chine (中囯风景名胜区协会 Zhōng guó fēng jǐng míng shèng qū xié huì) a publié un ouvrage regroupant la liste complète des sites célèbres (中囯 风景名胜大全 Zhōng guó fēng jǐng míng shèng dà quán) soit 199 des sites pittoresques de Chine. Accompagné de photos et d'introductions en anglais et mandarin, ce livre décrit les lieux à visiter et les édifices à admirer : montagnes, chutes d'eau, ponts, temples, tout y est consigné. Avec les années, ces sites sont devenus des lieux connus de tous et font partie de l'imaginaire national (Nyiri, 2006, David, 2007). Ils ont participé à créer un passé commun et sont parmi les plus visités par les touristes chinois. Il y a donc une corrélation forte entre le rôle de l’État dans la mise en tourisme de ces lieux, leur promotion au niveau local, régional et national et le résultat obtenu : les sites touristiques privilégiés par les lettrés à l'époque classique sont analogues à ceux qui sont les plus visités par les touristes intérieurs aujourd'hui. À titre d'exemple, Xu Xiake, célèbre géographe, a entamé un voyage dans le Sud-Ouest de la Chine. Parmi les villes et sites visités, on retrouve Guilin, Guiyang, Kunming, Dali et Lijiang. La plupart des étapes nommées au cours de son périple ont été désignées « zones d'intérêts paysager et historique d'importance nationale » entre 1982 et 2005 (Taunay, 2011 : 13).

Le développement du tourisme résulte en partie de l'importance donnée au tourisme culturel dans les années 1960 par les instances internationales, dont l'Unesco, comme un moyen de préserver le patrimoine et d’apporter des devises aux pays en développement (Krapf 1961 ; le Courrier de l’Unesco 1968 ; Sessa 1967 ; de Kadt 1979). La province du Yunnan regroupe 26 shaoshu minzu sur son territoire. Cette diversité ethnique et la richesse des patrimoines culturels ont favorisé l'émergence de sites touristiques. Outre la dimension économique, le tourisme chinois a notamment pris de l'ampleur parce que les Chinois se sont réattribués des pratiques touristiques, désormais autorisées. Pal Nyiri (2010) et Benjamin Taunay (2011) soulignent que l'autorité culturelle chinoise a encouragé un fort nationalisme et que le Parti intervient dans le choix des connaissances apprises à l'école en fonction de ce qu'il y voit de moral. Dès lors voyager en Chine, n'est plus perçu comme une pratique répréhensible. Bien au contraire, cette pratique est valorisée car elle œuvre à la construction de ce nationalisme. Se rendre sur ces sites revient à fantasmer une filiation culturelle et littéraire avec ces ancêtres et à s'inscrire au sein d'une élite locale. Au fur et à mesure du développement de l'industrie touristique, les mingsheng ont pris une importance prépondérante dans le choix des sites à visiter. Lors d’un sondage réalisé en 1997, 62% des personnes interrogées ont considéré que seul un mingsheng constitue un site digne d’intérêt touristique (Niquet 1997 : 7) ce qui souligne l'efficacité des actions de l’État pour contrôler le tourisme tant dans sa pratique, en l'inscrivant dans une tradition nationale, que dans son contenu idéologique (Leicester, 2008). Dans cette perspective, la

— 172 — classification des nombreux sites s'est étendue à tout le territoire chinois, ce qui a également favorisé l'intégration de territoires marginaux au sein du système-monde chinois (Strassberg, 1994 : 8). En cela, la conceptualisation et la promotion du tourisme contemporain a participé à façonner l'unité de la nation chinoise en termes d'espace et d'appartenance nationale. Cependant, le programme de construction et de rénovation de ces sites a induit un processus de valorisation qui s'est accompagné de la création d'images et de l'utilisation de symboles pour les rendre attractifs.

2.La culturalisation symbolique196

Les mesures de soutien à la filière touristique mises en œuvre par le gouvernement ont utilisé l'image des mingsheng comme point focal dans la valorisation de ces sites. Différentes études menées sur le tourisme chinois et plus particulièrement sur les mingsheng (Nyiri,2006, Leicester, 2008 ; Taunay, 2011) ont souligné l'efficacité de la simplification de la relation entre la société des touristes et l'image du site local : les visiteurs seraient ainsi plus enclins à séjourner dans des lieux recommandés par différentes instances. Si l'on s'attarde sur les ouvrages touristiques, tel l'ouvrage 中囯风景名胜大全 Zhōng guó fēng jǐng míng shèng dà quán (Les lieux touristiques de Chine) publié en 2002, les récits de présentation des sites utilisent des codes et des normes internationales réappropriées par le gouvernement. Dès 1985, la Chine a adhéré à la Convention sur la protection du patrimoine culturel et naturel mondial de l'Unesco. À cette adhésion s'est ajoutée celle au langage international. Désormais, les spécificités naturelles et culturelles de chaque lieu sont décrites selon les termes de l'Unesco et se sont accompagnées d'un façonnement de l'image de ces spécificités. Face à la concurrence nationale et internationale des différents sites mis en valeur, les acteurs de l'industrie touristique ont cherché à répondre aux attentes des visiteurs, en leur donnant une image forte et attractive. Ce processus induit le plus souvent une simplification de la relation productrice entre les acteurs locaux et le produit touristique afin de la situer dans le cadre des normes et valeurs de la demande internationale. Ce produit touristique est hétéroclite, car il résulte de l'action conjointe de services (restauration, hébergement, transports…), d'objets culturels (patrimoine culturel et artistique tels les costumes, les danses, les fêtes…), des particularités des sites mis en valeur (paysages par exemple). Pour ce faire, une nouvelle ébauche du cadre historique, socioculturel et environnemental des lieux doit être définie. Le produit touristique entre sur le marché par l'industrie touristique, qui en fait un objet de consommation. Avec le développement du tourisme intérieur et face à l'impact de ses

196Je m'inspire ici de la définition donnée par Romain Simenel, Genevieve Michon, Laurent Auclair, Yildiz Thomas, Bruno Romagny, et Marion Guyon (2009). — 173 — politiques patrimoniales, ce processus a pris de l'importance et le gouvernement a mis en place, dans un premier temps, sous l'égide de la CNTA197 son propre classement des sites à visiter. Dans un second temps, il s'est inscrit dans une volonté de reconnaissance internationale avec notamment l'inscription de certains de ces sites au Patrimoine mondial de l'Unesco. Si l'on se réfère aux différents médias chinois et internationaux présentant Lijiang, ces derniers décrivent succinctement l'histoire de la région et des Naxi en se référant aux Qiang, présentent l'influence de Kubilai Khan et la musique dongjing, décrivent le mont du dragon de Jade où se situe le Nord de Lijiang, l'architecture des maisons, les rues pavées et sinueuses de la ville et introduisent les danses naxi. Cette présentation met en évidence les éléments culturels et naturels de la ville sans montrer la complexité de l'histoire locale et les évolutions culturelles et religieuses des Naxi. Ceci fabrique une image touristique qui s'éloigne de celle produite localement. La fabrication de ce produit touristique résulte d'un contrôle du gouvernement national. Ce dernier induit un filtrage dans lequel certains aspects des relations entre les Naxi et la culture touristique résultent de choix, dont les éléments constitutifs sont valorisés, et de rejets, qui sont omis. Ce contrôle définit leur image, fabriquant en réalité un produit. Le processus, par lequel le gouvernement et ses instances façonnent l'image d'un site au sens large et réduisent son environnement socioculturel à un élément, crée ce que je nomme une « culturalisation » symbolique. Celle-ci, résultant d'un filtrage, ici exercé par le gouvernement, élabore une image commerciale, globalisée du lieu et cristallise au mieux un bénéfice identitaire perçu par le touriste. Ce façonnement commercial souligne une logique qui intègre les normes internationales et résume la culture locale à des domaines de pratiques quelques peu éloignées de la sphère privée. Le processus de filtrage exercé par le gouvernement amène à une double culturalisation symbolique. En effet, l'intégration des territoires marginaux mentionnée par Richard Strassberg a participé à montrer le pouvoir exercé par l’État dans la promotion de ces sites qui ont fait figure d'élément d'intégration. Comme le souligne Tim Oakes (1998 : 48), l'élaboration d'un nouveau canon de sites célèbres « fixe les limites d'une Chine unique et essentielle, une nation égale et unique parmi une communauté moderne des nations ». En cela, l'élaboration contrôlée de ces mingsheng a fait de n'importe quel site, un site national. Le processus de valorisation de ces sites a procédé à une culturalisation symbolique de groupes longtemps perçus comme extérieurs à la civilisation han. Depuis 1987, le nombre de sites chinois inscrits au Patrimoine mondial n'a cessé d'augmenter. Le tourisme culturel est encouragé par l'Unesco qui le considère comme une forme positive de développement des populations locales sous couvert d'humanisme universel et de diversité culturelle (Cousin, 2008). Sa reconnaissance par l'Unesco (1996) et la note AAAA attribuée à Lijiang par l’Office national du tourisme chinois (CNTA) ont favorisé l'émergence d'un tourisme de masse. Les différentes agences nationales ont joué et jouent

197 CNTA ou Administration nationale du tourisme en Chine.

— 174 — encore un rôle de stimulation de l'activité économique et commerciale en informant les visiteurs potentiels sur les formalités (visas), en proposant des hébergements, des destinations touristiques… Ce sont des faire-valoir officiels du pays, véhiculant les imaginaires associés à la Chine en général et construits par les instances politiques. De façon générale, les études en sciences sociales s'appuient sur l'observation de lieux touristiques déjà ancrés dans le répertoire international ou national et se concentrent sur les répercussions d'une telle fréquentation sur les populations locales et les pratiques touristiques. Cependant, les intérêts économiques et les positionnements dans les relations entre les acteurs sont à considérer. Un tel processus intègre le collectif local, qui s'est constitué afin de promouvoir le lieu touristique et la culture locale est ainsi présentée comme « spécifique, éternelle et immuable (Babadzan, 2001 : 5).

3.La culturalisation d'un lieu : objet de négociations et expression d'un soft power

La province du Yunnan accueille officiellement sur son territoire 25 shaoshu minzu (Yi, Bai, Naxi…) et une minzu majoritaire, celle des Han. Le tourisme culturel s'est rapidement imposé comme un moyen de favoriser le développement économique de la région. L'expression tourisme culturel présentée dans la Charte de l'Unesco en 1999 et incluant « les notions de paysage, d’ensembles historiques, de sites naturels et bâtis aussi bien que les notions de biodiversité, de collections, de pratiques culturelles traditionnelles ou présentes, de connaissance et d’expérimentation » (Cousin, 2008 :47) a fourni dans le contexte chinois un instrument stratégique et politique pour faire des habitants de ces lieux éloignés des acteurs de l'économie du pays. L'article 4 de la Constitution de 1982 stipule que l’État se donne pour objectif d'aider « les régions de minzu minoritaires à accélérer leur développement économique et culturel en tenant compte de leurs particularités et de leurs besoins198 ». Les mesures politiques mises en place ont fait des spécificités culturelles un produit du développement économique et touristique. Ce dernier a implicitement conduit ces shaoshu minzu vers une modernité polysémique. Cette dernière est définie en rapport aux qualités culturelles, religieuses et morales supérieures traditionnelles chinoises (Harrell, 1995 : 4).

Rompant avec les bouleversements des Quatre Vieilles (1966) - période durant laquelle le gouvernement a cherché l'élimination des vieilles idées, de la vieille culture, des vieilles coutumes et

198 http://mjp.univ-perp.fr/constit/cn1982.htm. Consulté le 30 juin 2014.

— 175 — des vieilles habitudes des classes exploitantes - le gouvernement a tenté de mettre en place au cours de ces 20 dernières années une approche complètement différente de l'héritage culturel. Le « vandalisme culturel » (Sofield et Li, 1998) a laissé la place à la célébration de la « Journée du patrimoine199 » instaurée en 2006. La nouvelle politique culturelle a ainsi encouragé la préservation des sites et objets de valeur historique en utilisant le tourisme comme un outil de propagande. Cependant les mesures visant à la préservation du patrimoine chinois sont confrontées aux limites imposées par les transformations de l'économie chinoise et par les modifications urbaines résultant des projets urbains modernes et nécessitant la destruction de sites remarquables. Selon Silverman et Blumenfield (2013), cette apparente contradiction s'explique par la situation économique et politique de la Chine. Celle-ci a nécessité la prise en compte conjointe des politiques de l'héritage culturel chinois impliquant tourisme, développement économique, idéologie du gouvernement, imaginaires ethniques et nationaux, durabilité sociale, rapports entre l'intrarégional, l'interrégional et l'international, sans oublier la modernisation rapide de la Chine et son influence sur la scène mondiale (Silverman & Blumenfield, 2013 : 4). En 2010, la Chine a organisé une conférence internationale afin de définir la politique de sauvegarde, à savoir la définition des valeurs culturelles du patrimoine, les menaces qui ont pesé sur les sites culturels et l'implication des acteurs de la patrimonialisation (Yu & al 2011). Les politiques relatives à la sauvegarde du patrimoine chinois ont conservé une dimension nationaliste à vocation unificatrice. L'attitude des dirigeants chinois a utilisé officiellement la tradition culturelle comme « un facteur constructif dans l'unification de la nation chinoise. […] La tradition culturelle de la Chine est devenue un lien fort pour l'harmonie ethnique et l'unité nationale200 » et « un support officiel pour l'héritage culturel centré autour d'éléments qui sont le plus en concordance avec les priorités du Parti communiste chinois201 » (Ai, 2011 : 130-132). Cette orientation politique a induit une culturalisation des lieux et des groupes minoritaires à des fins économiques et s'imbrique dans un processus d'unification de la nation. Les pratiques touristiques bourgeoises d'antan sont dorénavant perçues comme des pratiques modernes à encourager. Les imaginaires associés aux minzu minoritaires sont désormais confrontés à de nouveaux impératifs : pour qu'un lieu soit attractif, il faut que les composantes culturelles le soient également. Sur fond d'union nationale, les différentes spécificités culturelles des shaoshu minzu sont devenues, dans le cadre de l'industrie touristique, des éléments à sauvegarder et à découvrir.

Le gouvernement a élaboré une rhétorique issue du patrimoine culturel et extraite de l'outillage conceptuel de l'Unesco pour définir ce qui est ou non représentatif du passé. La promotion et la

199文化遗产日 200« a constructive factor in unifying the chinese nation... China's cultural tradition has become a strong bond for ethnic harmony and national unity » (Ai, 2011:130). Ma traduction. 201« official support for cultural heritage has centred around the elements that are most directly aligned with CCP's priorities » (Ai, 2011:132). Ma traduction. — 176 — planification du tourisme est tributaire d'une coopération entre différents pouvoirs. Bien que chaque État organise son développement touristique au niveau national, il n'en demeure pas moins que la structure politique et économique mondialisée implique une concertation plurinationale avec diverses instances, telle l'Organisation mondiale du tourisme. Cela a donné lieu en 2016 à la première conférence mondiale sur le développement durable par le tourisme à Beijing. Le patrimoine culturel devient un objet de pouvoir et l'expression d'une stratégie politique extérieure. La ville de Lijiang a bénéficié en amont de lois relatives à la protection de son patrimoine, dont une décision gouvernementale rare dès les années 1950 visant sa conservation bien avant son inscription au patrimoine de l'Unesco. Les lois de 1992, 1993 et 1994 ont eu pour objectif de protéger les vestiges culturels en général, et ceux du Yunnan et de Lijiang en particulier. Ainsi, les lois de 1992, promulguées par la province du Yunnan, pour appliquer les réglementations nationales ont fourni un cadre juridique à la protection de la vieille ville. En juin 1994, le comité permanent du Congrès Populaire de la Province du Yunnan a adopté une loi élaborée par le gouvernement local de Lijiang afin de protéger la vieille ville. Les mingsheng ont été naturalisés par les instances gouvernementales alors au pouvoir, et le processus de culturalisation symbolique a nécessité la participation d'acteurs locaux. Cela est particulièrement visible dans les demandes d'inscription, qui engagent les acteurs locaux dans les processus de négociation. L'inscription de Lijiang au Patrimoine mondial de l'Unesco a résulté d'une demande locale validée par les instances politiques provinciales et nationales. Localement, cette demande a émané notamment du secrétaire du parti qui avait dès 1981 œuvré à la création de l'Institut de recherche sur la culture dongba. À la suite de l'inscription de la ville, et face à la croissance de la fréquentation touristique, un comité a été créé puis a participé à établir le plan de développement de la ville. Ce dernier avait pour objectif la création d'infrastructures pour accueillir les visiteurs conformément à leurs attentes tout en cherchant à préserver la culture contemporaine locale. Les différents acteurs locaux ont élaboré collectivement un projet de préservation de leur culture, ce qui a nécessité préalablement une définition de celle-ci. Cette définition a induit des négociations identitaires entre les différents acteurs pour aboutir à une adhésion commune à cette culture. Pour ce faire, le collectif en charge a dû recevoir une légitimité localement et nationalement et pouvoir définir un projet qui a été validé par ces mêmes instances politiques. Ce projet ainsi que les acteurs ont contribué à leurs définitions réciproques (Compagnone, 2009). La première implication de ce collectif a sans doute été la création de l'Institut de recherche sur la culture dongba qui a posé les jalons de la culture ultérieurement présentée dans le cadre de l'industrie touristique et plus largement aux institutions officielles nationales et internationales. On retrouve les éléments majeurs de la constitution d'un mingsheng hormis l’intérêt porté par un lettré célèbre, même si Joseph Rock, botaniste américain, joue vaguement ce rôle depuis de nombreuses années. Arrivé à Lijiang en 1922 pour y réaliser des recherches botaniques, il a quitté le Yunnan en 1949. Bien qu'un autre auteur,

— 177 — Peter Goullart y a séjourné en partie à la même période, les contributions de Joseph Rock pour le National Geographic et pour différentes universités dont celle de Hawaï ont largement participé à donner une aura internationale à la culture naxi. Ses travaux sont très descriptifs, ce qui a permis de constituer une base de données importantes sur les différents rituels ainsi qu'un dictionnaire très complet. L'apport de ses recherches demeure conséquent et est régulièrement cité dans les ouvrages de vulgarisation, dans les différents médias ainsi que la littérature touristique. La seconde implication de ce collectif a été d'amorcer le processus officiel d'inscription de Lijiang au Patrimoine mondial de l'Unesco, et la ratification de sa Convention de 1972 par la Chine le 12 décembre 1985. Le tremblement de terre à Lijiang en 1996 a créé de nombreux dommages urbains ainsi qu’incité le gouvernement local à demander une aide financière d'urgence au gouvernement central qui a investi 800 millions yuans pour aider à la reconstruction de la ville (Xiolin Guo, 2008 :257) et à l'Unesco qui leur a attribué le 13 mai 1996 la somme de 40 000 USD. Cette demande déposée le 26 juillet 1996202 émanait de l'action conjointe des gouvernements local, provincial et national. Les diverses mesures politiques et juridiques prises au cours des années précédentes ont renforcé ainsi que légitimé ce processus. L'importance de l'action conjointe et cohérente des instances politiques et administratives est particulièrement visible dans la description du processus de protection de sites historiques de l'Unesco :

L'obligation de l’État visant à protéger les "lieux panoramiques et sites historiques" est exposée dans l'Article 22 de la Constitution de la République Populaire de Chine. Cette obligation est renforcée et élargie par la Loi de 1982 (amendée en 1991) sur la Protection des Vestiges culturels. Une série d'actes statutaires a été promulguée par la province du Yunnan. Les Lois de 1992 sur l'Administration du plan urbain et les Mesures prises en 1993 pour mettre en œuvre les réglementations de la République Populaire de Chine sur la Protection des Vestiges culturels de la province du Yunnan fournissent le cadre réglementaire relatif à la protection de la vieille ville de Lijiang. Une loi locale visant la protection de Lijiang a été adoptée par le Comité permanent du Congrès populaire de la province du Yunnan, en juin 1994203.

Cette demande valorise la beauté des paysages, la spécificité culturelle et architecturale de la ville. Selon les termes de la Convention pour la protection du Patrimoine mondial, culturel et naturel, l'inscription de la vieille ville de Lijiang fait référence à l'article 1 de cette convention :

Article 1 : Aux fins de la présente Convention sont considérés comme « patrimoine culturel » :

202http://whc.Unesco.org/archive/advisory_body_evaluation/811.pdf Consulté le 20 juillet 2015 203http://whc.Unesco.org/archive/advisory_body_evaluation/811.pdf Consulté le 20 juillet 2015 — 178 — _les monuments : œuvres architecturales, de sculpture ou de peinture monumentales, éléments ou structures de caractères archéologique, inscriptions, grottes et groupes d'éléments, qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de l'histoire, de l'art ou de la science,

_ les ensembles : groupes de constructions isolées ou réunies, qui, en raison de leur architecture, de leur unité, ou de leur intégration dans le paysage, ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de l'histoire, de l'art ou de la science,

_ les sites : œuvres de l'homme ou œuvres conjuguées de l'homme et de la nature, ainsi que les zones y compris les sites archéologiques qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de l'histoire, de l'art ou de la science.

Les mesures politiques amorcées dès 1987, relatives à la préservation du patrimoine naturel et culturel, ont permis à quinze sites chinois d'être classés en l'espace de dix ans204. Ces inscriptions ont résulté de négociations intra-organisationnelles, au sein desquelles sont imbriquées des négociations inter-organisationnelles. Comme nous l'avons vu avec le processus d'inscription de Lijiang au Patrimoine mondial de l'Unesco, il faut obligatoirement que le gouvernement chinois en fasse la demande. Il doit également s'engager à l'identification des sites potentiels, la protection et la préservation des sites inscrits ainsi que de manière plus générale, à la protection de son patrimoine national. À cela s'ajoute l'obligation de l’État, stipulée dans l'article 22 de la Constitution de la République Populaire de Chine, de « protéger les lieux panoramiques et sites historiques ». La loi de 1982 (amendée en 1991) relative à la protection des vestiges culturels renforce et élargie le rôle que doit jouer le gouvernement national dans la protection de ces sites. En septembre 1997, date du rapport de l'ICOMOS sur Lijiang, trois sites culturels et historiques de la vieille ville sont placés sous la protection de la province, et 21 sont placés sous la protection du comté. L'inscription de Lijiang au Patrimoine mondial de l'Unesco constitue la première reconnaissance internationale d'un vestige du Yunnan et d'une shaoshu minzu en particulier. Cette reconnaissance est le fruit d'une action conjointe qui s'inscrit dans ce que Christian Thuderoz (2011) nomme une négociation de régulation : « c'est une négociation en vue de. Il y a projection dans le futur des protagonistes, et recherche d'un avenir commun, découlant de leur interdépendance » (Thuderoz, 2011 :45). Cette reconnaissance est à appréhender à un double niveau : en premier lieu, l'Unesco a aidé financièrement et régulièrement la Chine pour la formation à la protection du patrimoine avec dès 1987 la réalisation de films, participant à la médiatisation de ce dernier205. Ces relations avec une instance internationale puissante ont constitué entre autres les prémices d'un

204http://whc.Unesco.org/fr/etatsparties/cn/documents/ Consulté le 20 juillet 2015 205www.cnta.cn.org Consulté le 3 juillet 2014. — 179 — positionnement de la Chine sur la scène internationale et son intégration à terme dans les processus de concurrence internationale permettant l'accès des ressources et des investissements étrangers. La République populaire de Chine représente aujourd'hui une puissance mondiale indéniable et a développé une « l'habileté à séduire et à attirer » (Nye, 1990) ou soft power. Ce dernier consiste en la propagation des valeurs et pratiques chinoises qui peuvent rassurer ainsi que conquérir les étrangers notamment en projetant une image inoffensive de la Chine. Apparu au cours des années 1990 et encore présent aujourd'hui dans la gestion des sites patrimoniaux, ce soft power est directement inspiré de la Grande Harmonie décrite par le réformateur confucéen Kang Youwei. Selon lui, l'évolution du monde était séparée en trois stades : le « stade non civilisé », qui est suivi d'un « stade intermédiaire » ou 小康 xiǎo kāng (petite prospérité que l'on peut rapprocher de démocratie capitaliste) et en dernier lieu, la Grande Harmonie ou 太平世 Tài píng Shì (paix mondiale). Bell, 2008).

En pratique, l’idéal confucéen de la Grande Harmonie passerait par une politique étrangère capable de promouvoir la paix internationale tout en reconnaissant la légitimité de l’intérêt national qui peut parfois l’emporter sur les idéaux cosmopolites. Il n’y a aucune raison de critiquer l’État chinois lorsqu’il s’intéresse particulièrement, disons, au sort des travailleurs chinois dans les autres pays, même s’il a plus à gagner d’une aide aux travailleurs étrangers immigrés. Mais l’État chinois devrait montrer un peu d’intérêt aussi pour le bien-être des autres pays et participer à l’effort pour trouver une solution commune aux problèmes planétaires chaque fois qu’il est possible. C’est cela, « le juste milieu » (zhongyong zhi dao) entre les extrêmes que sont la souveraineté de l’État et le cosmopolitisme utopique. Une politique extérieure guidée par l’idéal de la Grande Harmonie, qui reconnaît la diversité culturelle autant que l’intérêt national légitime, est bon pour la Chine et peut renforcer son soft power à l’étranger (Bell, 2008 :46)

Dès 2006, Hu Jintao déclare officiellement, lors de la rencontre des dirigeants des affaires étrangères, que l'amélioration du statut international et l’influence de la Chine dépendent à la fois d'un hard power tel que l'économie, la science, la défense, la technologie, et d'un soft power comme la culture (Li, 2009 :1). Cette stratégie de politique internationale s'appuie sur la promotion de la langue et de la culture chinoise via l'implantation des Instituts confucéens, mais aussi des aides financières ainsi que militaires aux pays étrangers, ainsi que des sites web orientés pour les étrangers (Paradise, 2009). La culture apparaît comme une arme de séduction massive, rassurant les étrangers sur la Chine tout en permettant de présenter la pensée chinoise. La sauvegarde du patrimoine historique et culturel de la Chine s'inscrit dans une stratégie politique internationale instaurant ainsi une nouvelle relation de pouvoir entre les instances internationales, nationales et locales.

— 180 — Le dossier de demande d'inscription au Patrimoine mondial de l'Unesco est très standardisé et constitue une présentation du site en corrélation avec les critères potentiellement retenus par le Comité décisionnel. Ceci implique l'adhésion aux normes de l'Unesco. Ce document intègre également les conclusions des experts de l'ICOMOS qui effectuent une visite préalable. Au vu de tous les éléments recueillis, Lijiang a été inscrite, pour rappel, selon les critères ii, iv et v :

• ii : témoigner d'un échange d'influences considérable pendant une période donnée ou dans une aire culturelle déterminée, sur le développement de l'architecture ou de la technologie, des arts monumentaux, de la planification des villes ou de la création de paysages.

• iv : offrir un exemple éminent d'un type de construction ou d'un ensemble architectural ou technologique ou de paysage illustrant une ou des périodes significative(s) de l'histoire humaine.

• v : être un exemple éminent d'établissement humain traditionnel, de l'utilisation traditionnelle du territoire ou de la mer, qui soit représentatif d'une culture (ou de cultures).

Plus précisément, ces critères sont définis ainsi :« Lijiang est une ville ancienne exceptionnelle sise dans un paysage spectaculaire. Elle représente la fusion harmonieuse de différentes traditions culturelles qui engendreront un paysage urbain d'une qualité exceptionnelle 206 ». Les dossiers d'application du ministère de la Construction207 (1996 :12) et les travaux d'Heather Peters (2012) ont montré que la vieille ville de Lijiang a été reconnue comme unique et précieuse dès 1965 par les gouvernements du comté de Lijiang et de la province du Yunnan. Au cours des années 1990, le gouvernement du Yunnan a accru ses mesures de protection concernant la ville de Lijiang. L'une des mesures les plus importantes a été prise lors de la 7ème Convention de la 8ème session plénière du comité permanent du congrès du peuple du Yunnan le 2 juin 1994. C'est en 1995 que le gouvernement chinois a entamé le processus de dépôt du dossier de nomination pour l'obtention du statut « Héritage du Monde ». Cette reconnaissance a inclus à la fois les caractéristiques architecturales et le mode de vie traditionnel des Naxi.

Selon Heather Peters (2012), l'importance de la structure de gestion des politiques de conservation de Lijiang s'est expliquée notamment par l'absence de site culturel spécifique, ce qui a induit la nécessité de penser différemment la gestion du site. Bien que Lijiang ait été inscrite en tant que site culturel, sa nomination a résulté d'une double gestion : celle du Bureau d'État des reliques culturelles et celle du ministère de la Construction de l'époque (Peters, 2012 :119). Ce dernier a été en charge de la nomination des Sites naturels du Patrimoine mondial de l'Unesco, de la gestion des

206http://whc.Unesco.org/archive/1997/whc-97-conf208-17f.pdf . Consulté le 3 juillet 2014. 207 Aujourd'hui nommé le Ministère du Logement et Développement urbain et rural. — 181 — parcs nationaux de Chine et a supervisé la gestion des villes historiques de Chine. Ceci explique le fait que les principaux gestionnaires de Lijiang ont été des architectes et des urbanistes (Peters, 2012). La gestion de la ville en tant que site culturel a été confiée initialement et partiellement à des personnes extérieures à la ville. Depuis 1999, Lijiang est une ville-préfecture mais sa gestion s'est apparentée à celle d'un canton. En effet le bureau de gestion, créé au moment de l'inscription de la vieille ville de Lijiang au Patrimoine Mondial de l'Unesco (古城 管理 所 gǔchéng guǎnlǐ suǒ) était composé essentiellement de balayeurs et d'éboueurs (Peters, 1999). Il n'y avait donc pas d'instance de réflexion ou de structure administrative pour planifier la gestion culturelle et touristique de la ville. La personne qui supervisait les membres du bureau de l'époque était l'un des adjoints au Maire, ce qui a impliqué une absence d'expertise qu'elle soit architecturale ou culturelle ainsi qu'une absence de planification concernant le développement des infrastructures de la ville et plus généralement la mise en tourisme de cette dernière. L'aide apportée a été celle des architectes qui ont été envoyés par le ministère de la Construction pour aider à la mise en place du dossier pour l'Unesco. Ces derniers sont restés à Lijiang en tant qu'adjoints au Maire et ont continué de superviser le bureau de gestion (Peters, 1999 ; Peters 2012 :120). Progressivement, le bureau de gestion de ville s'est structuré et un groupe de travail s'est constitué pour définir les axes majeurs concernant le développement touristique de la ville. Ces différentes modifications ont amené les autorités à créer le bureau de protection et de gestion de la vieille ville de Lijiang (世界 文化 遗产丽江古城 保护 管理 委员 会 办公室 Shìjiè wénhuà yíchǎn lìjiāng gǔchéng bǎohù guǎnlǐ wěiyuánhuì bàngōngshì).

L'importance de ce nouveau bureau réside dans le fait qu’il a été remplacé par un expert technique peu géré par un responsable politique et par un bureau professionnel dirigé par un expert en urbanisme, venu du niveau de la préfecture de Lijiang du Bureau de la construction et de la planification. Le nouveau bureau comprenait en outre trois employés du Bureau de la Construction de la préfecture 208 (Peters, 2012, 120)

Les prémices de la gestion de la ville sont mises en place parallèlement aux deux programmes de l'Unesco : le premier programme de « Développement communautaire intégré et préservation du patrimoine culturel du site à travers les efforts locaux en Asie et dans le Pacifique » avait pour objectif de fournir aux autorités locales les outils nécessaires à la préservation et à la conservation du site. Ce programme impliquait des membres des secteurs privés et des instances nationales œuvrant pour leur protection. Le but était de pouvoir créer un dialogue avec les acteurs de l'industrie touristique et de permettre la responsabilisation des communautés locales pour :

208«The significance of this new office is that it replaced one with this little technical expertise run by a political appointee with a professional office run by a city planning expert brought in from the Lijiang prefecture level of the Bureau of Construction and Planning. The new office furthermore included three staff from prefecture level Bureau of Construction »(Peters, 2012, 120). Ma traduction. — 182 — • Comprendre et promouvoir la conservation à long terme des sites culturels historiques. • Jouer un rôle de premier plan dans les travaux de protection, la conservation, la présentation et la gestion du site. • Tirer des avantages financiers d'une meilleure conservation tout en conservant les traditions sociales et spirituelles.209 Ce programme cherchait à la fois à préserver la culture locale mais également à pousser les différents gestionnaires à élaborer une présentation de leur culture dans l'industrie touristique. Le Local Effort And Preservation via l'Unesco proposait plusieurs activités :

• Une formation pratique pour aider les gestionnaires locaux des villes et de quartiers à élaborer des plans de classement, de zonage et de gestion de l’environnement. • La recherche, le développement et la formation aux techniques peu coûteuses, traditionnellement adaptées et historiquement conformes en matière d’entretien des bâtiments. • La promotion et la formation pour préserver les traditions authentiques en matière de musique, de danse, de peinture, qui ont un attrait potentiel sur le marché. • L’élaboration de programmes d’éducation formelle et non formelle sur l’histoire locale et la conservation du patrimoine et pour développer des compétences en gestion de petites entreprises.210 Yang Fuquan (2005) a œuvré dès le début à la mise en place d'un programme de protection et de développement touristique de la ville. Il y a valorisé la beauté du site lors de l'élaboration de son plan de développement et de conservation culturelle de Lijiang. Les quatre projets qu'il a élaborés et dirigés de 1999 à 2004 se sont articulés autour de trois axes principaux : l'organisation du tourisme culturel de la vieille ville ; son intégration au sein du plan stratégique du tourisme au Yunnan développé par le gouvernement de la province ; une étude réalisée sur les spécialistes de la culture naxi : les dongba clairement présentés comme étant les référents en la matière. Il apparaît une volonté d'asseoir une forte dimension territoriale tant dans le champ environnemental à préserver que dans l'implication et la définition d'experts. Plus encore, ceci renvoie à la mise en œuvre d'un renouveau culturel.

Les travaux de Joseph Rock sont occultés pour faire des dongba les savants de cette culture ancienne. L'évincement d'un auteur étranger, bien que fort utilisé dans les infrastructures touristiques, montre la volonté des acteurs locaux de se réapproprier la définition de leur culture et des éléments identificatoires. Cela consiste, selon moi, en l'expression d'un soft power intranational. En effet, la

209«1)understand and advocate the longer term conservation of the historic cultural sites;2)play a leading role in the work of protecting, conserving, presenting and managing the site;3)benefit financially from enhanced conservation while maintaining social and spiritual traditions.» Ma traduction. http://www.Unescobkk.org/culture/wh/leap/ . Consulté le 3 juillet 2014. 210«1) hands-on training to assist local town and neighbourhood managers to develop gazetting, zoning and environmental management plans;2)research, development and training in low-cost traditionally-appropriate and historically accurate techniques in building maintenance;3)promotion and training to preserve authentic traditions of music, dance, painting, food etc., which have potential market appeal;4)curriculum development for formal and non-formal education in local history, heritage conservation and small business management skills.». Ma traduction. http://www.Unesco.org/webworld/netaid/clt/leap_apa.html . Consulté le 3 juillet 2014. — 183 — valorisation de la culture locale permet au gouvernement d'exercer une triple domination : politique, puisque sans l'aval du gouvernement national, le pouvoir local ne peut interagir avec l'Unesco; culturelle, puisque la manière dont est présentée cette culture doit valoriser ou tout du moins ne pas altérer l'image positive que la Chine veut renvoyer ; économique, puisque sans l'aval du gouvernement national et les mesures qui en sont liées, le tourisme de Lijiang ne peut se développer. Yang Fuquan (2005) revient sur l'évolution du développement touristique de la ville :

Lijiang est un lieu de ressources touristiques et un haut lieu riche de paysages naturels. À partir des réformes de 1978 et après l'ouverture du pays, Lijiang a commencé peu à peu à accueillir des touristes chinois et internationaux, en 1985, le comté de Lijiang, seul, a reçu 46 053 touristes, parmi lesquels 45 365 touristes étaient nationaux et 688 touristes étrangers, les touristes de Lijiang avaient ouvert la marche. Selon les statistiques du bureau du tourisme de Ninglang, en 1992, le nombre de visiteurs était de 36 050 personnes et en 1993, on a atteint les 38 600 personnes. En 1994, le comité provincial du Parti de la province du Yunnan renforça, après la réunion qui s'est tenue à Lijiang sur la planification du tourisme au Nord-ouest du Yunnan, la construction de l'aéroport de Lijiang, de routes, le site pittoresque de Yulongshan attend les infrastructures afin de renforcer les constructions, pour une augmentation significative du nombre de visiteurs à Lijiang. De 1994 à 1995, le nombre de touristes nationaux et internationaux à Lijiang augmenta de 217 000 de touristes à 841 000, les recettes générées par le tourisme ont augmenté de 81 000 000 à 326 000 000 de yuans, le tourisme de Lijiang a commencé une enjambée vers une nouvelle étape de développement. Pour transformer l'unique structure de l'industrie du tourisme culturel de Lijiang, le développement lié à la situation, le gouvernement de la ville de Lijiang dans son ensemble précise savoir « être contraint d'employer la culture pour sortir de leur situation difficile, et qu'il faut marcher vigoureusement pour progresser sur la route de l'industrie ! » d'où le fait que le gouvernement de Lijiang dans sa totalité attacha de l'importance et soutint le développement de l'industrie du tourisme culturel. Toutefois, en raison de divers facteurs, l’un à la fin de 1997, l'amélioration du développement de l'industrie du tourisme culturel de Lijiang ne fut pas manifeste, et se trouvait encore à commencer le début de l’étape. (Yang Fuquan, 2005 : XV-XVI)211

211 « 丽江是一个人旅游资源和自然景观富集的旅游圣地。[...] 自1978 年 改革开放后, 丽江开始逐步接待海内 外游客,1985 年的,仅丽江县就己接待海内外游客46053人,其中国内游客45365人, 海内游客688人, 丽 江游客己初步启动。[...] 根据 宁蒗县旅游局的统计数据, 1992 年的游客数是36050人,到1993 年,就达到 了38600人。1994 年,云南省委,省政府在丽江召开了云南西北旅游规划会议后, 丽江市的机场,公路, 玉龙山景区等基础设施得以加强建设,到丽江的游客大幅增 加。1994年 到1995年,到丽江的 海内外游客 从21,7万人次增 加到84,1万人次,旅游综合收人由8100万元增 加到3,26亿元, 丽江旅游开始迈人新的 发展段。为了改变丽江文化旅游产业结构单一,相关产品单的局面,丽江市各级政府明确认识到“要使文化 走出困境,必须走大力发展产业之路!由此,丽江各级政府重视并支持文化旅游产业的发展。 然而由于各 种因素的制约,一到1997年末,丽江文化旅游产业的发展起色并不明显,还处于培育起步阶段 (杨 褔泉, 2005: XV-XVI) » . Ma traduction. — 184 — Yang Fuquan identifie clairement le tourisme comme étant LE moyen de protéger la culture locale et permettre le développement de la région. Cette pensée est encore véhiculée par le gouvernement local. Une exposition (2009) intitulée Le monde de Lijiang a montré la vie dure et pauvre des Naxi, le drame du tremblement de terre et enfin les bienfaits du tourisme sur la vie quotidienne des habitants.

Cette exposition a commencé le 15 avril 2009 et s'est prolongée pendant une petite semaine. Uniquement en mandarin, elle était à destination de la population locale et des touristes intérieurs et était située sur la grande place proche d'une des entrées principales de Dayan. Composée uniquement de photos et d'articles de presse parus au cours de ces vingt dernières années montrant l'évolution de la vie à Lijiang avant et après le tremblement de terre de 1996, la scénographie de cette exposition était subdivisée en trois parties disposées en U : le premier panneau regroupait des photos et des articles de journaux anciens qui présentaient la ville et la vie quotidienne modeste et rurale des habitants de Lijiang. Ce panneau était celui qui était le plus lu par les habitants de Lijiang et comprenait plusieurs photos aériennes de la ville et des environs, dont une de la faille sismique. Les nombreuses photos présentées sur le deuxième panneau montraient la période qui fit suite au tremblement de terre. On pouvait y lire la souffrance et les traumatismes liés à cet événement vécu comme une catastrophe. À cette période sombre succède la troisième partie, relatant le développement du tourisme de Lijiang. Les photographies mettaient en scène des Naxi souriants et des articles de presse relataient la chronologie de ce développement avec notamment l'interview de He Zhi Qiang, natif de la ville et élu par deux fois gouverneur du Yunnan qui a impulsé le tourisme local. Ce panneau comportait beaucoup de chiffres : le nombre de touristes : 177000, la composition de la ville : +86% de la population est naxi. Une opposition très nette apparaît entre le panneau 2 exposant la vie du comté de Lijiang avant le tremblement de terre et le panneau 3 soulignant la vie après le début du tourisme. Les difficultés liées aux tremblements de terre s'opposent à la mise en valeur de la culture locale, à l'amélioration des conditions de vie.

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Figura 6: Un des panneaux de l'exposition. Photo de Frédérique Guyader

Le tourisme y est clairement présenté comme étant positif, salvateur et protecteur, car il a constitué le moyen de résilience par excellence. Grâce au tourisme, les Naxi ont réparé les dommages engendrés par le tremblement de terre et sont sortis de leur condition « pauvre, rurale ». Cette résilience est double :

• matérielle, car le tourisme a permis la protection du site et l’amélioration des conditions de vie,

• psychologique, car les personnes apparaissent souriantes et heureuses de la reconnaissance que le tourisme leur apporte.

Paradoxalement, les photographies exposent des rues toujours désertes. Avec une fréquentation touristique d'environ 5 millions de personnes par an, les rues de Lijiang sont rarement désertes même en période de faible affluence. Il y a donc une volonté de présenter la ville comme un endroit calme et pour cela, les conséquences du tourisme de masse sont occultées. Ceci permet de présenter la ville de manière attractive.

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Figura 7: Vue générale de l'exposition. Photo de Frédérique Guyader En 2003, 1000 volumes de la littérature dongba ont été inscrits au Programme Mémoire du monde de l’Unesco, textes conservés à l’Institut de recherche sur la culture dongba. Ce programme vise à préserver des documents afin « d’éviter l’amnésie collective et de promouvoir la conservation des collections d’archives et de bibliothèque partout dans le monde et d’en assurer la plus large diffusion » (Unesco, Registre mémoire du monde). Cette décision avait pour but d’inciter le gouvernement de la République populaire de Chine à dégager les moyens nécessaires pour favoriser leur conservation et leur diffusion. Elle participe également à alimenter l'ambition de la Chine à devenir une grande puissance culturelle mondiale.

Après la création de la République populaire en 1949, la Chine entretenait peu de relations diplomatiques avec le monde extérieur. L'isolement international de la Chine entre 1949 et 1971 pourrait également avoir contribué à cette mentalité de supériorité et d'infériorité. Dans l'esprit des Chinois, Beijing a été traitée par l'Occident en grande partie en tant qu'organisation internationale hors la loi. Avec des ressources politiques et économiques limitées, la Chine a dû répondre via des canaux informels de communication comme des foires commerciales pour construire des fondations économiques et sociales pour la reconnaissance diplomatique ultérieure (Xiaogang Deng&Lening Zhang, 2009 :144)212.

L'impact des reconnaissances internationales a été d'autant plus important que les relations entre la Chine et les instances internationales ont été longtemps marquées par un complexe

212« After the establishment of the People's Republic in 1949, China had few diplomatic connections with the outside world. China's international isolation from 1949-1971 may have also contributed, such a superiority-inferiority mentality. In the minds of the Chinese, Beijing was treated by the western world largely as an international out-law. with limited political and economic ressoures, China had to reply informal channels of communication ranging from trade exhibitions, cultural shows, and overseas Chinese connections to build up social and economic foundations for subsequent diplomatic recognition » (Xiaogang Deng & Lening Zhang, 2009:144). Ma traduction. — 187 — d'infériorité/supériorité des Chinois. Même si ce complexe a évolué de concert avec l'émergence économique et politique de la Chine sur le plan international, il n'en demeure pas moins que les Chinois cherchent à contrebalancer l'hégémonie américaine en privilégiant la diffusion de leur culture.

En 2000, Zhao Qizheng 213 précise à ce sujet que la Chine ne pourra pas devenir une superpuissance tant qu'elle n'aura pas une part suffisante sur le marché mondial de la culture. Selon lui, ce ne sera que lorsqu'elle sera devenue une superpuissance culturelle, qu'il sera possible pour la Chine de devenir une superpuissance. Pour ces raisons, les recommandations apportées par l'Unesco et l'Icomos entraînent des réactions quasi-immédiates au niveau local. Depuis de nombreuses années, une rumeur se répand : Lijiang sera retirée du Patrimoine mondial de l'Unesco. Parmi les raisons avancées, on compte le trop grand nombre de touristes, les constructions toujours plus nombreuses ou encore la « fausse » culture de Lijiang. Ces rumeurs continuent de persister malgré les rapports et les remarques très positifs de l'Icomos. Ceci souligne un double positionnement. L'influence mondiale de l'Icomos et de l'Unesco oblige les instances chinoises, nationales, provinciales et locales à se conformer aux normes de protection des sites. Ainsi, les rapports de l'Icomos sont souvent perçus comme des dangers potentiels à Lijiang. Pour les instances locales, le retrait de Lijiang de la liste du Patrimoine mondial de l'Unesco serait synonyme de diminution de la fréquentation touristique internationale et de perte de la face. Le soft power mis en œuvre par le gouvernement national se répercute sur toutes les instances hiérarchiques administratives chinoises et s'infiltre à l'international. Par un effet de balance, ce soft power est conditionné par des instances sur lesquelles le pouvoir politique chinois n'a que peu d'emprise. Des négociations sont donc nécessaires à tous les niveaux pour que cela soit opératoire.

La beauté de la ville de Lijiang et la culture dongba sont depuis de nombreuses années les arguments majeurs des différents aménagements touristiques. Mais l'industrie touristique toujours grandissante a conduit la politique culturelle amorcée depuis les années 2000 à préserver la culture dongba contemporaine. Dans un rapport interne de l’Unesco (septembre 2006), un membre affilié au bureau du tourisme de Lijiang a présenté les différents points mis en place afin de protéger la vieille ville. Cette politique culturelle est présentée en six points, nécessitant la création d’un organisme en charge de la gestion du patrimoine architectural et culturel du bassin de lijiangais. Son objectif est de préserver les constructions anciennes, de les rénover et d’interdire les nouvelles constructions. Les rénovations servent à mettre en place de systèmes de prévention des risques d’incendies et de protection de l’environnement. Dès 1997, le bureau de gestion et de protection de la vieille ville de Lijiang a été créé. Ce bureau a pris de l'importance au fil des années et est constitué aujourd'hui de

213 Zhao Qizheng est le directeur du Bureau de l'information du Conseil des affaires d'Etat. — 188 — neufs bureaux secondaires dont :

• le bureau chargé de la communication avec le gouvernement et les organisations officielles diverses

• celui des finances qui s'occupe uniquement des finances du bureau

• le centre de contrôle ou de surveillance qui est en charge des recherches scientifiques et de la surveillance de la vieille ville de Lijiang. Depuis environ quatre ans, ce centre s'intéresse également au flot des touristes et à l'état des ponts, anciennes maisons et différents éléments touristiques, ce qui inclut également une surveillance des travaux réalisés. En parallèle au centre de recherches scientifiques a été créé une section « gestion et protection du commerce de la culture traditionnelle ». L'un des projets futurs est l'application du programme de recherche sur la valeur universelle et exceptionnelle de la vieille ville de Lijiang.

Ce centre de contrôle officiel est très actif. En effet, il y a encore cinq ans, on pouvait se rendre à Lijiang sans obligatoirement acheter un ticket « d'entrée ». Ce ticket (80 yuans) est en principe vendu par l'hôtel ou la guesthouse d'accueil où loge le visiteur. La présentation de ce ticket offre un tarif préférentiel lors des visites des sites classés par l'Unesco. Or, une majorité des lieux d'accueil ne le proposait pas. En 2010, une réunion regroupant toutes les guesthouses et les hôtels de Lijiang a été organisée par ce centre de contrôle. Le bilan de cette réunion a souligné qu'à peine 60% des établissements vendent ce ticket, ce qui a conduit à une forte remontrance de la mise en œuvre de plusieurs mesures. Cette même année, un contrôle des tickets a été mis en place trois fois par mois et la création d'une « porte » au Sud de la ville a été décidée afin de pouvoir contrôler l'entrée des touristes et, de ce fait, imposer l'achat de ce ticket.

Une autre mesure concernant l'environnement de la ville, qu'il s'agisse de la pollution de l'air, de l'eau ou sonore a été adoptée à la suite de la visite du comité de l'Unesco-ICOMOS en 2008. Plusieurs panneaux « informatifs » sur la conduite et le comportement à tenir dans un tel lieu ont été placés un peu partout dans la ville pour apprendre aux visiteurs intérieurs à bien se comporter. Cette composante apparaît régulièrement dans les rapports sur le tourisme chinois à l'international. « Ils sont vus comme lourds, bruyants, malpolis, indisciplinés et ils sont partout214 ». Pour pallier cette mauvaise image, plusieurs mesures ont été prises telle la diffusion de spots télévisés sur la chaîne CCTV. La polémique qui a fait suite au graffiti réalisé sur une œuvre par un touriste chinois en visite à Louxor a renforcé l'idée qu'il fallait éduquer les touristes chinois avec notamment un projet de loi visant à sanctionner ceux qui ne respecteraient pas les œuvres, les coutumes et traditions locales. Ces mesures ont

214Issu du blog d'une journaliste du South China Morning Post. Consulté le 20 août 2013. — 189 — également été visibles sur le territoire chinois. Ainsi, à la suite de la visite du comité d'expert de l'Icomos en 2012, plusieurs panneaux ont été implantés un peu partout dans la vieille ville afin d'informer les visiteurs sur les comportements à observer. Ces panneaux comportent des messages en mandarin et en anglais. Ces derniers s'adressent à tous, mais plusieurs remarques émanant du bureau en charge de la gestion du patrimoine de la ville pointent discrètement les touristes intérieurs. De plus, le nombre d'habitants de Lijiang se rendant au cœur de la vieille ville est relativement faible, ce qui laisse supposer que ces derniers ne constituent pas les cibles de ces messages.

Figura 8 :Exemple de panneau que l'on peut trouver à Dayan. Photo Frédérique Guyader.

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Figura 9: Exemple de panneau que l'on peut trouver à Dayan. Photo Frédérique Guyader

Ces messages transmettent une certaine représentation de l'homme civilisé et tentent d’inculquer un « bon » comportement aux touristes. D'une certaine manière, il apparaît une volonté de façonner le touriste intérieur à une image de la « civilisation ». Être civilisé en Chine est synonyme de modernité et d'appartenance à la Hanzu. Cette perception hiérarchique se répercute sur la manière dont les Chinois se positionnent sur l'échiquier international, faisant des Occidentaux l'élément de référence. Selon Tim Oakes (1998 : 47), le tourisme intérieur est « l'un des théâtres importants où se joue la problématique de la modernité chinoise ». Cette modernité traduit l'évolution de la société chinoise et exprime dans le cadre du tourisme les processus dynamiques de l'identité nationale et la redéfinition des relations entre les différentes instances administratives et culturelles locales et nationales.

La création de Lijiang en tant que site célèbre a entraîné la création d'un bureau en charge de la gestion du patrimoine de la ville. Ce dernier est un organisme d’État et à ce titre dépend du gouvernement national. Les postes sont donc accessibles par le biais d'un concours et de ce fait, la minzu d'appartenance n'entre pas nécessairement en ligne de compte, cependant, dans le cas de Lijiang parler la langue dongba donne un avantage. Plusieurs personnes, avec qui je me suis entretenue, travaillaient au sein de cet organisme d’État et appartenaient à une autre shaoshu minzu, mais parlaient la langue locale. Ce centre de contrôle gouvernemental était majoritairement composé de membres de divers groupes minoritaires, et la section relative à la protection de la culture était dirigée par un fonctionnaire bai. Ce dernier a mis en œuvre plusieurs mesures pour préserver à la fois la culture locale et l'industrie touristique, dont la création d'une zone tampon au sein même de la vieille ville.

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Figura 10: Carte présentant le programme de préservation de Dayan. Document transmis par le bureau de protection de la ville.

Cette carte présente les différentes zones délimitées dans le cadre du programme de protection de Dayan. Parmi ces zones protégées, on observe en vert les zones montagneuses, en vert pâle les villages, en blanc les zones rurales, en bleu, les zones de protection des eaux, en bordeaux, l'aire protégée, en saumon la zone urbaine de proximité et en rose, la zone tampon. La mise en place de ces aires protégées s'accompagne de plusieurs actions telles que le contrôle du nombre d'entrée de touristes 3 fois par mois à 10 entrées de la vieille ville. Elles représentent également des points stratégiques pour la mise en œuvre des politiques environnementales et des outils essentiels pour le recueil des données relatives à la qualité de l'air, de l'eau et des facteurs de nuisance à la qualité de la vie du citadin et des touristes (bruit). Un constat régulier de l'état des maisons et des ponts est effectué par le personnel administratif et un système de surveillance et de réparation a été mis en place pour favoriser la conservation des constructions de la ville. La forte fréquentation touristique est envisagée comme une source de dangers potentiels (feu, sabotage délibéré). Pour éviter toute dégradation, des instruments de surveillance ont été installés autour de Dayan. L'incendie survenu à Zhongdian en 2014 et qui a ravagé un quartier entier de la ville a incité le gouvernement local à renforcer les mesures de prévention contre les incendies. Ces mesures présentées ici sont également appliquées aux villages de Shuhe et Baisha.

Les trois cartes suivantes exposent les zones patrimoniales et les zones tampon pour, respectivement, Lijiang, Baisha et Shuhe. Pour ces trois cartes, le vert représente les zones tampon, le saumon correspond aux zones patrimoniales. En orange clair sont mis en avant les maisons en bon

— 192 — état et en orange plus foncé les bâtiments historiques importants. Les anciens ponts sont indiqués par un sigle rectangulaire, les ruelles et les routes en bleu. Il apparaît que des mesures communes aux trois sites inscrits au Patrimoine mondial de l'Unesco ont été prises afin de pérenniser un patrimoine architectural et culturel important. Cela participe aux politiques d'attractivité touristiques nationale et internationale et montre une évolution de la politique culturelle du comté de Lijiang, avec une structuration ainsi qu’une professionnalisation des organismes en charge de la protection des sites et de leurs développements touristiques.

Figura 11: Cartes montrant les différentes zones créées dans le cadre de ce programme de préservation. Document transmis par le bureau en charge de la gestion du patrimoine de la ville de Lijiang.

L'objectif de ce programme pour la préservation de la culture locale était d'allier protection culturelle et industrie touristique. Pour ce faire plusieurs lieux sont signalés aux visiteurs intérieurs comme étant réellement naxi. Face à la prolifération de magasins utilisant les termes dongba ou naxi dans leurs noms et face au sentiment grandissant d'une authenticité fabriquée, le gouvernement local a mené une enquête pour sélectionner les personnes possédant un savoir local et traditionnel reconnu. Ce dernier les a par la suite sollicités pour ouvrir des magasins ou restaurants « typiquement naxi » signalés par un écriteau officiel. Censé réduire la prolifération de commerces « faussement » naxi ou dongba, ces

— 193 — quelques échoppes ont rencontré des difficultés à être remarquées face à la masse représentée par les autres magasins. En l'espace de dix ans, de nombreux restaurants aux spécialités diverses se sont installés dans le centre historique et touristique de Lijiang. Les vacanciers peuvent y déguster des Kebab, des pizzas ou encore des brochettes de fruits de mer et de poulpes. Afin de rendre plus visibles ces magasins estampillés officiellement naxi, le bureau de protection a élaboré un circuit touristique pour inciter les visiteurs à s'y rendre.

Figura 126: Circuit proposé par le bureau de protection de la ville

Ce circuit correspond fortement aux circuits suivis par les guides locaux en charge de groupes de visiteurs. La préservation des savoir-faire locaux s'imbrique dans les circuits touristiques existants. Il y a donc une volonté d'utiliser les parcours actuels des touristes et d'y intégrer de nouvelles échoppes officiellement naxi. Ce programme de préservation a étendu son action à d'autres sites en en

— 194 — partenariat avec plusieurs entreprises d’État subordonnées à l'entreprise principale « la compagnie de gestion de la vieille ville de Lijiang » : • La compagnie de l'industrie culturelle exploite le marché de la culture ethnique naxi. • La compagnie du parc de la colline du lion est en charge de la gestion du site du même nom. • La société d’État de gestion des lieux publics administre les différents lieux et maisons215 publiques de la vieille ville. • L’association d'étude culturelle mène plusieurs études sur la culture de la vieille ville de Lijiang.

Le bureau de gestion et de protection de la vieille ville de Lijiang pilote des projets avec un apport de compétences extérieures. Le recours à l'association d'étude culturelle vise à objectiver les pratiques culturelles des Naxi. Cependant, cette association focalise ses recherches sur la culture des Naxi de Dayan, lieu très touristique où ils sont de moins en moins nombreux à vivre. On peut alors s'interroger sur les finalités de ces recherches et ses risques d'instrumentalisation pour légitimer la politique culturelle en place. L'émergence de coopérations transversales est également présente au niveau international, car le bureau de gestion et de protection de Dayan bénéficie de l'aide financière et de la compétence d'un Fonds du patrimoine mondial américain depuis plusieurs années. Avec la décentralisation de l’État chinois, les administrations préfectorales sont en charge de nombreuses responsabilités (éducation, protection sociale…), ce qui a progressivement induit une transversalité des compétences. Ainsi, les bénéfices engendrés par le tourisme sont utilisés à des fins qui profitent à la cohésion sociale, rejoignant partiellement les enjeux premiers de la politique culturelle nationale.

La reconnaissance internationale de Dayan s'est accompagnée de celle des Manuscrits anciens de la littérature dongba en 2003. Cette reconnaissance s'inscrit via un processus de patrimonialisation qu'est le Programme mémoire du monde. Présenté comme le programme phare de l'Unesco, il vise à assurer la préservation et la diffusion de fonds d'archives et plus largement le patrimoine documentaire mondial. Ses objectifs sont :

• Faciliter la conservation du patrimoine documentaire mondial avec les techniques les mieux adaptées. • Aider à assurer un accès universel au patrimoine documentaire. • Mieux faire prendre conscience, partout dans le monde, de l’existence et de l’intérêt du patrimoine documentaire216.

L'administration préfectorale de Lijiang – auteur de la proposition d'inscription avec l'Institut de recherches sur la culture dongba – a une nouvelle fois adopté le vocabulaire international en termes de protection patrimoniale. Le Programme Mémoire du monde s'intègre dans une pluralité d'autres

215Les maisons publiques sont des maisons appartenant au gouvernement et qui sont louées pour des commerces. 216 http://www.Unesco.org/new/fr/communication-and-information/flagship-project-activities/memory-of-the-world/about-the- programme/objectives/ Consulté le 10 août 2014 — 195 — dispositifs de l'Unesco : la Convention de La Haye (1954) pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé217, la Convention de 1970 concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l'exportation, l'importation ainsi que le transfert de propriété illicites des biens culturels218, la recommandation de l'Unesco pour la sauvegarde et la conservation des images en mouvement (1980)219, le bouclier bleu (1996)220, le programme pour la protection des chefs-d'œuvre du patrimoine oral et immatériel de l'humanité221, l'action du Comité du patrimoine mondial dans le cadre d'une Stratégie globale222, l'action du Comité du patrimoine mondial visant à améliorer l'efficacité des procédures 223 , la recommandation de l'Unesco sur la sauvegarde de la culture traditionnelle et populaire (1989)224. Selon ce programme, un document est défini comme « ce qui "documente" ou "enregistre" quelque chose avec une intention intellectuelle délibérée. Il est reconnu que le concept de document, même s'il est universel, est plus familier dans certaines cultures que dans d'autres225 ». Le patrimoine documentaire est donc composé d'objets de diverses natures (meubles, son, image...) qui doivent pouvoir être conservés. Chaque document doit comprendre le contenu de l'information et le support sur lequel elle repose226. Selon le document de la demande d'inscription déposée en août 2002, l'un des critères ayant légitimé son inscription a été l'authenticité. Outre des copies, il existe plus de 1 000 volumes de littérature dongba dans les différentes catégories de rituels religieux. La religion dongba est une religion qui a vu le jour parmi les premiers Naxi et qui s’est transmise aux générations suivantes. Étant donné les types de rituels religieux dongba, l’ancienne littérature dongba des Naxi peut être classée comme suit :

1) prières pour les bénédictions ;

2) offrandes sacrificielles pour exorciser les démons ;

3) funérailles ;

217 www.icomos.org/hague Consulté le 10 août 2014

218 www.Unesco.org/culture/laws/1970/html Consulté le 10 août 2014

219 www.unesdoc.org/ulis/ged.html. Consulté le 20 juillet 2014.

220 www.icomos.org/blue_shield. Consulté le 20 juillet 2014.

221 http://www.Unesco.org/culture/h. Consulté le 20 juillet 2014

222 http://www.Unesco.org/whc/nwhc/pages/doc/main.htm - 6 -. Consulté le 20 juillet 2014.

223 http://www.Unesco.org/whc/archive/repbur00ss.pdf. Consulté le 20 juillet 2014.

224 www.unesdoc.org/ulis/ged.html. Consulté le 20 juillet 2014.

225http://unesdoc.Unesco.org/images/0012/001256/125637f.pdf . Consulté le 20 juillet 2014. 226http://unesdoc.Unesco.org/images/0012/001256/125637f.pdf . Consulté le 20 juillet 2014. — 196 — 4) divination ;

5) autres types (ouvrages divers importants).

La langue qui a servi à enregistrer les contenus religieux présente plus de 2 000 pictogrammes, lesquels s’avèrent plus anciens que ceux des inscriptions sur os ou écaille de tortue de la dynastie Shang de l’histoire chinoise, et c’est la seule écriture de ce type qui subsiste dans le monde. Les écrits ont été composés sur du papier local particulièrement épais ; ils ont été réalisés à l’encre de suie, à la plume de bambou et reliés avec des fils. Toute la littérature provient des prêtres dongba et n’est lisible que par eux. Jusqu’à présent, plus de 20 000 volumes de littérature dongba ont été réunis et conservés. C’est en raison de leur authenticité qu’on les considère comme patrimoine de l’humanité227.

Le caractère unique des pictogrammes naxi est également présenté pour justifier son inscription : l'époque, le lieu, les personnes le sujet, les thèmes les textes et la chronologie de leur écriture. La divination, les différents aspects de la société ancienne et les personnages importants de la culture dongba sont mentionnés ainsi que des indications sur l'agriculture, ou encore la médecine. La culture ancienne est extraite de son ancrage quotidien pour être présentée de manière distanciée au sein d'un processus de patrimonialisation renvoyant à une relation métamorphosée. D'abord interdite, ces légendes et savoirs anciens sont désormais extraits de l'intimité des pratiques pour être objectivée et exposée au plus grand nombre. La relation s'apparente à une relation métaculturelle (Kirshenbatt- Gimblett, 2004). La force symbolique des légendes et mythes d'antan sont désormais transformés en biens symboliques. Après les répressions subies lors de la période maoïste, cette inscription, et la reconnaissance internationale qui en découle, participent à procurer un sentiment d'identité228 positif et valorisé. L'intimité auparavant réprimée et cachée se trouve désormais publique et valorisée. Le terme « autochtones », utilisé dans ce dossier de l'Unesco, renvoie à la Déclaration sur les droits des peuples autochtones signée par la Chine et à son engagement à protéger et à promouvoir une culture autochtone. Bien que la Chine se refuse à qualifier les shaoshu minzu de peuples autochtones, elle ne s'oppose pas à ce que des instances internationales emploient cette notion pour reconnaître un élément patrimonial à protéger. Ainsi, la littérature ancienne dongba est un outil de stratégie politique à la fois international et intranational.

Selon Joseph Kahn (2004), l'équipe de dirigeants arrivée à la tête du gouvernement en 2003 a utilisé le tourisme comme moyen privilégié du développement rural. Cela a renforcé les mesures prises auparavant pour favoriser le développement du tourisme intérieur, comme la valorisation des pratiques touristiques et l'augmentation du nombre des jours de congés. Les voyages des lettrés vers

227http://www.Unesco.org/new/fileadmin/MULTIMEDIA/HQ/CI/CI/pdf/mow/nomination_forms/Ancient%20Naxi%20Dongba%20 Literature%20ManuscriptsFR.pdf . Consulté le 20 juillet 2014. 228Cf Chiara Bortolotto in le trouble du patrimoine culturel immatériel (2011) — 197 — les mingsheng ont constitué les socles sur lesquels ont été construits les circuits du tourisme domestique actuel (Taunay, 2009). En inscrivant le tourisme dans une tradition nationale, l’État est devenu un acteur majeur dans la création de nouvelles pratiques touristiques et dans la charge symbolique du tourisme. La désignation des sites en tant que mingsheng a participé à la promotion du tourisme contemporain et s'est étendue à tout le territoire chinois, lui conférant une fonction d'intégration sociale.

Bénéficiant de son statut de mingsheng et des reconnaissances de l'Unesco, la réputation de Lijiang est promue au niveau national et international par la venue de personnalités politiques étrangères importantes. Dans le cadre de la promotion des sites, un processus de valorisation s'est mis en place et s'est accompagné de la création d'images et de l'utilisation de symboles pour les rendre attractifs. Cette attractivité résulte d'un processus qui répond aux attentes des visiteurs. Ceci induit une simplification de la relation productrice entre les acteurs locaux et le produit touristique afin de l'intégrer dans le cadre des normes et des valeurs internationales. Pour ce faire, un renouveau culturel et une réactualisation de la tradition sont définis. Résultant d'un contrôle du gouvernement national, ce produit touristique est fabriqué via un filtrage. Certains aspects des relations entre les Naxi et la culture touristique sont valorisés et d'autres passés sous silence. Ce contrôle définit leur image, devenue un produit.

La culturalisation symbolique à l’œuvre résulte d'un filtrage, ici exercé par le gouvernement, qui élabore une image commerciale, globalisée, du lieu et cristallise au mieux un avantage identitaire supposé par le touriste. Ce façonnement commercial souligne une logique qui intègre les normes internationales et résume la culture locale à des domaines de pratiques quelques peu éloignées de la sphère privée. À ce titre, l'exemple des chansons est assez édifiant. Que ce soit à Lijiang ou Shuhe, toutes les chansons entonnées au sein des attractions touristiques sont toujours accompagnées de mélodies entraînantes. Chantées en naxi, les guides mentionnent qu'elles relatent la vie quotidienne des Naxi qui travaillent dans les champs. Lorsque je me suis adressée à l'une des personnes naxi participant à l'une des prestations, elle a mentionné que les chansons devaient être joyeuses et que les chansons étaient choisies par les instances locales. De même, les musiques qui retentissent incessamment dans toute la ville sont, selon certains habitants, naxi et auraient également choisi par le bureau de la ville en charge du tourisme. Ces musiques ne sont pas spécifiquement naxi, car on les entend également à Dali, où elles sont présentées comme étant Bai. Il apparaît que les spécificités musicales des shaoshu minzu n'apparaissent qu'à partir du lieu géographique où on les écoute. Cette harmonisation renvoie au traditionalisme d’État décrit par Sabine Trébinjac (2000). La procédure de contrôle et de traditionnalisation par les différentes instances administratives territoriales sont au fondement de la légitimé politique. Ainsi, toutes les prestations dongba que l'on peut découvrir lors

— 198 — de spectacles sont dénuées de tout élément qui pourrait être considéré comme étant subversif par les instances politiques. Les prestations sont le plus souvent axées sur la dimension romantique (célébration de mariage...) et la valorisation de l'écriture dongba, tandis que les rituels chamaniques sont occultés.

Lors de l'ouverture d'une salle de spectacle réservée à la culture des Naxi, deux chanteurs de l'armée chinoise ont été invités à se produire. Bien que ce lieu ait pour vocation de promouvoir la culture locale, l'attraction majeure lors de cette soirée a été sans conteste, les chants militaires. Cette anecdote illustre la manière dont l'identité nationale chinoise prime sur l'identité locale. La citoyenneté chinoise surpasse les nationalités. Dans le cadre de cette relation inégalitaire, cela implique que les différentes shaoshu minzu servent à valoriser la culture han, et non l'inverse.

Le contrôle de l’État s'exprime au sein de la structuration administrative des organismes en charge de la gestion des sites touristiques et de leur protection et assoit son autorité culturelle. Ceci souligne la volonté des gouvernements nationaux et locaux de garder un contrôle sur les revenus et sur l'interprétation des sites touristiques. Le transfert de compétences de l’État dans de nombreux domaines, en matière d'éducation et de protection sociale notamment, s'oppose aux mesures mises en œuvre pour développer le tourisme rural soulignant la volonté d'en faire profiter les habitants ruraux. Cependant, les changements économiques, politiques et culturels engendrés par un développement touristique aussi massif ont fait émerger une complexité du social et de nombreuses contradictions. Lijiang, ville naxi, n'est pas dirigée par des Naxi. Les instances en charge du développement touristique, de la préservation des sites et du patrimoine culturel ne le sont pas non plus. Les Naxi se voient donc exclus du contrôle des infrastructures principales. La décision politique de développer un tourisme culturel et rural a induit une remodélisation culturelle chapeautée par un phénomène d'uniformisation de masse globalisé. Le développement du tourisme intérieur nourrit la stratégie d'unification de la population souhaitée par le gouvernement, et le développement du tourisme international sert la stratégie d'influence de la Chine. La Chine a montré sa volonté de protéger les sites culturels, la culture de peuples minoritaires, a investi financièrement dans des pays d'Afrique. L'implantation des Instituts Confucius souligne la volonté d'un soft power chinois global. La valorisation des sites, nombreux à être inscrits au patrimoine mondial de l'Unesco, favorise le développement du tourisme étranger. Tout cela a permis à la Chine de faire reconnaître son statut de grande puissance (Meng, 2007). Localement, cela a impliqué l'élaboration de mise en scène des différentes cultures afin de maintenir l'attrait de ces sites pour les touristes intérieurs et étrangers.

— 199 — VII. LA MISE EN SCÈNE TOURISTIQUE D'UNE CULTURE LOCALE

La vie est un spectacle, Lijiang lieu d'amour éternel. La « genèse naxi », la « fille du lac Lugu », les caravanes de chevaux, le palais Mu, le parc du dragon de jade, pays du dieu Sanduo, vous éblouissent et vous bouleversent229.

Située sur le plateau tibétain, Lijiang se déploie jusqu’aux pieds des montagnes du Dragon de Jade, glacier dont les eaux alimentent les lacs environnants. Les fleuves de l’Ouest, du Centre et de l’Est cernent le centre historique de la ville où de nombreuses attractions présentent à la fois les beautés du paysage et la richesse de la culture des Naxi. Ces différents atouts ont favorisé l'émergence du tourisme de masse de Lijiang, qui a induit des changements économiques, politiques et culturels. Ce développement de l'industrie touristique s'est construit autour de la culture naxi et s'est accompagné d'une modification des relations entre les différents acteurs de l'industrie touristique : le pouvoir politique local, le pouvoir politique central, les instances internationales, les acteurs privés... L'identité naxi utilisée dans le cadre de l'industrie touristique apparaît alors influencée par des facteurs internes et externes. La culture locale est largement présentée dans le cadre des diverses attractions mises en place au fur et à mesure du développement touristique. Que ce soit sous forme de show, de musée ou encore de danses, elle est l’un des éléments principaux avancés dans la constitution de l’image touristique de Lijiang. Le tourisme culturel se retrouve associé à un tourisme ethnique.

Afin de comprendre quelles stratégies sont mises en œuvre par les différents acteurs de cette industrie, il est important de définir les référents identitaires mobilisés dans les mises en scène. Tout d'abord, nous verrons comment le passé peut légitimer une politique culturelle et comment cela est traduit dans l'espace urbain. Puis, je m'attacherai à analyser la manière dont des éléments culturels naxi ont été retranscrits dans un contexte touristique et comment la diffusion de ce discours influe sur les attentes des touristes. Enfin, je reviendrai sur l'impact que ces mises en scène peuvent avoir dans la sublimation de l'ordinaire.

229“一生比看演出,丽江千古请。分为纳溪创世纪,泸沽湖//国马帮创奇,木府辉煌,玉龙第三国带给您强烈的视觉震撼”。 Ma traduction. www.cncn.com/wan/3810288.htm. Consulté le 20 décembre 2017 — 200 — 1.Lijiang et Shuhe : l'imaginaire d'un passé au service de pratiques modernes

L'inscription de Lijiang et Shuhe au patrimoine mondial de l'Unesco a révélé le patrimoine architectural de ces deux sites au niveau international. Les médias et la littérature touristique ont pointé les paysages, les spécificités architecturales et la culture locale mis en avant dans le cadre du tourisme culturel. L’urbanisme et la structure architecturale de Dayan a épousé les méandres des cours d’eau, donnant un aspect désordonné et irrégulier à la ville. Cette configuration lui donne l'aspect d'une grande « pierre d'encre » à l’origine du nom de Dayan qui signifie « grand encrier ». Sur le site de l’une des plus grandes attractions, l’un des guides m'a répété le discours qu’il tient aux touristes qu’il reçoit. Le texte de présentation commence ainsi : Bienvenue à tous, je serais votre guide et je suis très honoré d’être ici pour vous accompagner ! La veille ville de Lijiang est présentée comme très ancienne, y compris dans les descriptions des guides touristiques focalisées sur l’architecture de la ville ancienne et atypique : Il y avait la rue centrale puis elle s’est divisée en deux, qui elles-mêmes se sont divisées en deux et ainsi de suite.

Figura 13:Vue panoramique de Lijiang. Photo Frédérique Guyader

La présence de nombreux ponts légitime le surnom de Venise de l’Asie ou de l’Orient : l’agencement unique et le style architectural unique similaire à la Venise de l’Orient. On retrouve également ce genre de descriptions : Lijiang a non seulement des paysages spectaculaires et magnifiques, mais est

— 201 — aussi un fossile vivant, un patrimoine mondial et la culture qui attire le plus de touristes230 . L'ancien est cristallisé dans les discours et dans les représentations.

Cette comparaison tient au réseau de canaux et de caniveaux qui ont fonctionné jusqu'en 2003. Ce réseau a alimenté un système hydrique qui inondait légèrement les rues pavées de Dayan afin de les nettoyer quotidiennement, grâce aux affluents des trois fleuves. Un système de cours d’eau de cette complexité nécessite de nombreux ponts de tailles diverses. Il existe 354 ponts au total qui revêtent des formes diverses, comme des ponts corridors pour s’abriter de la pluie et du vent, des ponts à arches en pierre, des ponts dallés en pierre et des ponts en planches de bois. C’est de ces structures que Lijiang tire son nom la ville des ponts » (Unesco, 1996 : 132).

Le rapport à l’eau est visible dans l’ornement des maisons, avec la présence de poissons sur les toits. Les guides de Lijiang précisent souvent la dimension symbolique du poisson dans la religion dongba : il avait vocation à protéger les maisons des risques d'incendies. Cet élément architectural et sa signification sont communs aux maisons anciennes et traditionnelles chinoises. Cela souligne les influences han et taoïstes dans l'architecture naxi. Le taoïsme vient du terme 道 Dào, que l’on peut traduire par « voie » et correspond au but à atteindre. Puisant ses racines du côté des philosophes de la période des Royaumes combattants et du côté des chamanes ; le taoïsme est religieux, magique, scientifique, démocratique et politiquement révolutionnaire. Forme d’approche naturaliste, le taoïsme montre l’importance de l’unité et de la spontanéité des opérations de la nature, tout en mettant l’accent sur l’élément fondamental : l’eau.

L'ancienneté des bâtiments et des maisons contrastent aujourd'hui avec le confort moderne des hôtels et des guesthouses. Les propos recueillis auprès de rares touristes étrangers qui se sont rendus à Lijiang et Shuhe au cours des années 1980-1990 faisaient état d'un environnement calme, des ruelles où jouaient les enfants et d'un tourisme quasi-inexistant. Les maisons étaient alors uniquement habitées par des familles et le nombre de restaurants et de boutiques était très inférieur. Les modifications urbaines ont été réalisées en corrélation avec l'augmentation de la fréquentation touristique. Les propos des personnes intervenant dans l'aménagement urbain de la ville, ceux des touristes intérieurs et ceux des résidents ont montré la manière dont le projet urbain des parties nouvelles de Lijiang et Shuhe a allié la modernité des infrastructures à l'architecture publique en tant que traduction physique du pouvoir et de la tradition naxi des parties anciennes.

L’architecture urbaine de ces villes diffère des fondements architecturaux des grandes villes han, qui sont parfaitement agencées, ont des rues rectilignes et ont nécessité le façonnage des cours d’eau.

230www. ljdbwg.com/viewnews.asp?newsid=560. Consulté le 1 octobre 2015. — 202 — L’organisation spatiale des villes chinoises répond soit à une organisation hiérarchisée de la société, soit à des besoins économiques : la ville se constituant selon ses échanges commerciaux et culturels. Les règles d’une tradition architecturale hiérarchisée se sont principalement appliquées à des villes de pouvoir impérial ou provincial. Si l’on se réfère aux travaux de Pierre Clément (1994), la ville est un lieu de pouvoir. Son architecture obéit donc à des règles, des normes, un modèle qui exprime au cœur même de la ville ses fonctions politiques et économiques.

Elle obéit également à des règles de découpage garantissant les déplacements rituels et militaires et respectant une affectation hiérarchisée et symbolique de l’espace à différentes fonctions : impériale, administrative, religieuse reliée au pouvoir, résidentielle selon des catégories sociales. Sa structure commence généralement par le palais et le « rempart » cheng, terme qui jusqu’à nos jours donne son nom à la ville (Clément, 1994 : 174).

Suivant les règles d’urbanisme chinois, la résidence du représentant du pouvoir aurait dû se situer au centre de la ville. Bien que Lijiang soit une préfecture depuis de nombreux siècles, l'agencement de Dayan a échappé à ces règles. En effet, au centre de la ville se trouve l’ancienne place du marché, tandis que la résidence de l’ancien préfet Mu se situe actuellement à la périphérie sud de la ville. Symbole politique et administratif ancien, le bâtiment est doté d’enceintes, ce qui correspond à la tradition chinoise de sécuriser les symboles des pouvoirs et souligne l'influence très présente du style han. Ce bâtiment tranche d'ailleurs avec les autres constructions du centre historique de la ville. Les Mu sont liés à l'histoire locale, mais leur mise en lumière dans le cadre du tourisme est surtout liée à leur adhésion à l'empire chinois. Lorsque j'interrogeais des Naxi sur les Mu, leurs réponses se cantonnaient essentiellement à des informations sur l'emplacement de la résidence. Seuls certains jeunes guides mentionnaient que les Mu n'étaient pas aimés d’eux, puisqu'ils avaient même à l'époque conduit leur arrestation. Le style han du bâtiment est toujours mentionné et comparé à la cité interdite de Pékin.

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Figura 74: Entrée de la résidence Mu (Lijiang). Photo de Frédérique Guyader

L’architecture des maisons naxi participe à l’image de « ville ancienne ». Dayan et le vieux village de Shuhe sont constitués exclusivement de maisons à colombages de type naxi, appelées jingganshi.

La plupart des demeures comportent deux étages pour une hauteur de 7.5m (on retrouve quelques structures à trois étages). Les structures à trois étages, chouandoushi, sont remplies d’adobe au rez-de-chaussée et de planches aux étages supérieurs ; les fondations des murs sont constituées d’assise en pierre. Les murs extérieurs sont recouverts de plâtre et badigeonnés à la chaux ; on trouve fréquemment des panneaux en briques aux angles. Les maisons sont recouvertes d’un toit en tuiles et disposent d’un couloir extérieur ou d’une véranda. En ce qui concerne la forme et la configuration, de nombreuses variantes existent, mais deux modèles prédominent : la structure sanfangyizhaobi comprend une demeure principale, deux bâtiments latéraux et un mur-écran faisant face à l’édifice principal, tandis que la structure sihewutiangjin comprend la demeure principale et des maisons réparties sur chacun des côtés. Dans les deux cas on retrouve une enceinte comprenant quatre cours : une cour principale au centre et une petite dans chacun des quatre angles (Unesco, 1996 : 133).

Les portes des maisons sont ornées de sculptures sur bois, représentant le plus souvent des animaux ou des fleurs. Ces sculptures sont également présentes au niveau des éléments extérieurs de la

— 204 — maison : le mur-écran, les voûtes surplombant les passages, les cours, les fenêtres, les portes et les poutres du toit. La majorité des maisons de Lijiang et Shuhe ont été transformées en guesthouses. En 1999, on comptait 208 guesthouses à Lijiang contre 1100 aujourd'hui. En six ans, le nombre de guesthouses à Shuhe est passé d'une petite centaine à environ 800, bien qu'il n’y ait jamais eu de recensements officiels de ce type d'infrastructures. Parallèlement d’autres infrastructures ont été construites dans les parties nouvelles de ces deux villes. En 1999, on comptait déjà un hôtel cinq étoiles, trois hôtels trois étoiles, treize hôtels deux étoiles et quinze hôtels une étoile231. En 2006, le premier hôtel cinq étoiles de Shuhe s’est ouvert, et a été suivi par l’ouverture du Ban Yan Tree (hôtel 5 étoiles). Ces nouvelles constructions ont nécessité une modification de l'espace urbain périphérique au centre historique. Désormais, l’entrée se fait par la partie nouvelle du village, dont les rues sont larges et rectilignes. Plus on s’avance vers les anciennes constructions, plus les rues sont étroites et tortueuses. L’ancien quartier est aujourd’hui enclavé entre des constructions de nouvelles demeures, destinées à l’habitation et des guesthouses. Les champs qui auparavant entouraient le vieux village, ont été vendus à des promoteurs qui ne cessent de mettre en place de nouveaux projets immobiliers et commerciaux. Il y a dix ans, ces quartiers anciens étaient massivement résidentiels, mais l'augmentation de la fréquentation touristique du site a poussé les Naxi à vendre ou à louer leurs maisons. Les architectes du projet de développement urbain de Shuhe prévoyaient que seule la partie nouvelle du village devait être à but commercial. Cependant, cette tendance a gagné le cœur historique où vivent de moins en moins de villageois.

Le concept du projet commercial et immobilier nommé « la rue des bars » ou 哈里谷 Hā lǐ gǔ « vallée Harry » reposait sur la possibilité de se rendre de bar en bar, installés le long de la rivière, grâce à des gondoles « revisitées ». Trois modèles de bars avec trois superficies différentes sont proposés. Ce projet a mis du temps avant de voir le jour, du fait des tarifs prohibitifs : pour un bar de taille moyenne, le loyer annuel était estimé à 150 000 yuans. Le développement du tourisme de Lijiang a favorisé l'inflation des loyers et la venue d'investisseurs privés, étrangers ou venant de grandes métropoles chinoises. Les habitants de la région ne bénéficient pas des moyens économiques suffisants pour investir dans ce type de complexe, ce qui souligne les inégalités économiques entre les différentes régions de Chine.

Les nouveaux quartiers s’inspirent des règles de constructions rectilignes et parfaitement agencées de la tradition urbaine han. On observe une différence majeure entre la nouvelle ville de Lijiang, qui est avant tout un quartier résidentiel moderne où s’implantent de grandes enseignes (KFC 232 , Starbucks ou Pizza Hut.) et le nouveau village de Shuhe, exclusivement destiné aux

231 www.Unescobkk.org/fileadmin/user_upload/culture/Tourism/Lijiang-2.pdf. Consulté le 20 juillet 2015 232 Kentucky Fried Chicken est une chaîne de fast food américaine. — 205 — touristes. Jusqu'à il y a environ six ans, cette séparation était encore visible. Cependant, depuis ces dernières années, de plus en plus de guesthouses et bars ont ouvert au sein de la partie ancienne du village et le projet immobilier de la « rue des bars » a absorbé une partie des terres, auparavant utilisées pour des cultures personnelles. Cela s'est également produit à Lijiang où les terres adjacentes au centre touristique ont été vendues pour la construction de nouveaux hôtels. Ces ventes ont profité financièrement aux habitants et ont modifié certaines pratiques sociales. En effet, la culture de ces parcelles de terres contribuait à tisser du lien entre les gens du village. Il était courant d'observer les échanges entre des femmes cultivant leurs terres en même temps. La vente de ces terres a entraîné le déplacement des lieux d'échanges : le marché étant devenu le lieu privilégié pour le maintien des liens sociaux. À Shuhe, la construction de nouvelles infrastructures et le nouvel aménagement urbain marquent la volonté des décideurs de les intégrer aux anciennes constructions de manière relativement harmonieuse et homogène. L'un des architectes de la compagnie de promoteurs m'a d'ailleurs confié :

[…] pour moi, le plus important est de connaître ce qu’est la chose pour ils l’aient. [Que veulent- ils ?] Les gens ici sont très simples. Ils veulent avoir une bonne vie, ils n’ont pas besoin d’argent, pas besoin de penser à ce qu’ils veulent. Le plus important est de protéger la vieille ville, tout ce que nous y faisons est gratuit. C’était la première étape, maintenant, nous construisons le nouveau vieux Shuhe233. Il me semble que le plus important est d‘y construire de nouveaux bâtiments. Avez-vous entendu parler de l’hôtel 5 étoiles qui va s’ouvrir ? Mais le plus important pour nous est de protéger, pas de construire234.

Les éléments architecturaux ont été utilisés et réinterprétés lors de la construction des nouvelles parties de Lijiang et Shuhe. Leurs nouveaux quartiers reflètent les discours de promotion touristique socialement ancrés. Ces nombreuses constructions nouvelles ont bénéficié des réformes administratives et fiscales lancées par Deng Xiaoping, qui ont concédé aux collectivités locales une plus grande autonomie en matière de développement urbain. Cependant, au début de mon étude, les anciens quartiers constituaient les pôles dominants et attractifs des deux sites. Aujourd'hui, l’attrait majeur de Shuhe est constitué par la partie nouvelle. Il est d'ailleurs possible de se procurer des guides. Contrairement à Lijiang, où il est quasi impossible de trouver une carte de cette zone.

La compagnie, promoteur immobilier, en charge de Shuhe a intégré de nombreux bars, cafés. La carte reproduite ci-dessous permet aux touristes de s'orienter en fonction de ce qu'ils souhaitaient consommer. Cependant, les informations sont en mandarin uniquement, répondant aux besoins des touristes chinois largement plus nombreux que les touristes étrangers. Les éléments en violet sont des lieux touristiques, ceux en noir sont des maisons d'habitations et supposent des quartiers résidentiels,

233 À titre informatif, les terrains entourant Shuhe ont été achetés soit aux particuliers soit au gouvernement. 234 Extrait d'un entretien réalisé avec un architecte de la compagnie de promoteurs. — 206 — les pictogrammes en jaune sont des lieux où l'on achète des objets naxi ou dongba. Le sigle jaune représente les bars.

Figura 15: Copie d'une carte distribuée aux touristes de Shuhe. L'accent est mis sur les services (restauration, bars, hébergement) et les commerces. De nombreux objets comportent les appellations naxi ou dongba. Ils s'inscrivent dans une omniprésence sémantique. L'utilisation de ces termes détourne les pictogrammes dongba de leur usage premier, à savoir le système mnémotechnique des rituels dongba, et, ce, malgré la volonté affichée de protéger la langue. Les écritures religieuses sont devenues des figures esthétiques qui favorisent la vente d'un produit. La culture locale apparaît comme un élément attractif participant à la promotion du tourisme de la ville. Ceci s'explique par la spécificité de la culture, c'est-à-dire celle d'une shaoshu minzu et des représentations qui lui sont associées. Ces représentations ont été symbolisées dans l'aménagement des parties nouvelles de Lijiang et Shuhe par la disposition de statues ornant les territoires limitrophes des vieux quartiers. Ces dernières véhiculent les représentations communément inscrites dans l'imaginaire politique et relayées par les médias.

— 207 — 2.L’utilisation de signifiants dans l’aménagement urbain

Les rues des nouveaux quartiers de Shuhe ont été à l'origine agencées de manière thématique (rue des restaurants, rue des échoppes pour vêtements…) ; dans les faits, cela n’a duré que peu de temps, des échoppes se sont ouvertes sans conserver la thématique initiale des rues. Dans une volonté de représenter la culture des Naxi, plusieurs statues ont été érigées par les promoteurs aux endroits de passage importants, renvoyant aux images identifiantes formulées par Marc Augé. Dans son ouvrage intitulé Pour une Anthropologie des mondes contemporains (1994), il développe ce concept pour décrire les spécificités de la « mise en spectacle » des collectivités.

Les images identifiantes sont aujourd’hui l’équivalent des images « édifiantes » d’hier. Il ne s’agit plus d’édifier des individus, de les instruire, de les construire, pour les identifier progressivement à l’idéal chrétien et moral partagé, mais d’identifier des collectivités, de les enraciner dans l’histoire, de conforter et d’asseoir leur image, de les mythifier pour que les individus à leur tour puissent s’y identifier (Augé, 1994 : 107).

Les statues du village de Shuhe sont à la fois les plus nombreuses et sont destinées majoritairement aux yeux des touristes. Elles participent à véhiculer une image des Naxi à laquelle les touristes peuvent les identifier. Appliquer le concept d'images identifiantes permet de comprendre comment s'inscrit une certaine identité dans ces mises en scène touristique. Les discours médiatiques, les éléments de politique culturelle, ou encore les statues aident les touristes à associer les Naxi à une image précise. La compagnie de construction - très importante dans le Yunnan et très proche du gouvernement de la province - en charge de l'aménagement urbain de Shuhe a choisi de mettre en scène certains aspects de l'image des Naxi. La mise en scène élaborée par une instance extérieure influe potentiellement sur la construction de leur identité. Dans la perspective où le tourisme minoritaire se fonde sur les spécificités culturelles locales de chaque groupe, les représentations participent d’une part à la perception des Han vis-à-vis des autres Naxi, et d’autre part, à la perception que ces derniers ont d’eux-mêmes et des Han. Le positionnement qu’ils adoptent en fonction des relations avec les autres groupes entraîne l’apparition d’une réponse comportementale de la part de ceux qui sont observés et de ceux qui observent. Comme je l'ai spécifié dans la partie 1 de ce travail, le contexte historique et politique a nourri l’émergence d’un certain nombre de représentations des Han sur les shaoshu minzu en général, et sur les Naxi en particulier. Par un effet de retour, ces derniers ont élaboré une représentation d’eux-mêmes et des Han. Cela entraîne, à mon sens, des arrangements identitaires : ils combinent l'image qu'ils ont d’eux-mêmes à la représentation qu'ils véhiculent et qu'ils ont participé à créer. L'ouvrage de Susan Blum (2001) détermine les traits principaux des diverses représentations que les Han ont des shaoshu minzu, liés aux habits, aux chansons et danses

— 208 — ethniques, aux festivals, et aux pratiques religieuses, ce sont également les plus véhiculés par les médias chinois. À ce titre, ils se font l’écho du discours général évolutionniste et folklorique relatif à ces minzu. L'étude de Susan Blum fait état d'attributions positives telles que : la franchise, la simplicité, l’honnêteté, l’authenticité, la rudesse, les vêtements et les bijoux faits main, une alimentation simple mais nourrissante, la magie et le mystère, et d'associations négatives, dont le nomadisme, la chasse, le pastoralisme, les sacrifices, les échanges non monétaires, le matriarcat, la sauvagerie, les relations sexuelles libres, la superstition, le sous-développement, l’impolitesse, le manque de civilisation, la grossièreté, l’ignorance, la saleté et la peau foncée235 (Blum, 2001 : 74). Ces différents éléments ont été utilisés lors de la construction des nouveaux secteurs de Lijiang et Shuhe. On peut observer des statues mettant en scène des moments supposé authentiques de la vie quotidienne naxi. La représentation d'une vie calme et lente, par opposition au rythme des grandes métropoles, est souvent associée à la fainéantise. Selon Susan Blum (2001), cet élément apparaît dans l'imaginaire han en ce qui concerne les shaoshu minzu et l'était régulièrement mentionné par les touristes chinois que j'ai interrogés. L'aménagement urbain du nouveau village de Shuhe ancre physiquement ces images identifiantes. De nombreuses statues, disséminées dans la nouvelle partie, mettent en scène des activités naxi supposées quotidiennes pour la majorité de la population chinoise.

235«Positive attributions that imply unilinear evolution include the following: straightforwardness, simplicity, honesty, naturalness, ruggedness, handmade clothing and jewerly, simple but nourishing food, magic, and mysteriousness. The corresponding negative associations with such evolution include the following: nomadism, hunting, pastoralism, sacrifice, nonmonetary exchange, matriarchy, savagery, free sexual relations, superstition, backwardness, rudeness, lack of civilization, primitiveness, ignorance, dirt and dark skin» (Blum, 2001 :74). Ma traduction. — 209 —

Figura 86 : Statue située à l'entrée du village de Shuhe. Photo de Frédérique Guyader

Cette statue est la plus grande de la ville et met en scène deux hommes se reposant auprès de chevaux, que l'on suppose leur appartenir. Cette mise en scène contient un élément inhérent représentations que les Han ont des minzu minoritaires selon l'étude de Susan Blum : le pastoralisme. La statue commémore une pratique pour le moins ancienne, bien que l’élevage soit encore pratiqué dans la région de Baoshan. On observe également que les vêtements des deux hommes sont similaires aux vestes en peaux utilisées dans les diverses attractions touristiques pour accentuer leur image ancienne de chasseurs. Aucun élément n’est donné pour que cette statue puisse être assimilée à un événement ou à une référence historique naxi, cependant elle participe à mythifier l'image des Naxi. D'autres statues montrent des personnes âgées, le plus souvent des femmes, travaillant et/ou s’occupant des enfants. Contrairement aux statues présentant des hommes, celles des femmes les présentent toujours vêtues du costume traditionnel naxi.

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Figura 97 : Statue située à Shuhe. Photo de Frédérique Guyader.

Cette statue représente une femme portant sur le dos une charge apparemment lourde. De près, on peut voir la femme sourire et deviner des rides sur son visage et ses mains. Ceci donne l'image d'une femme âgée, heureuse et travaillant durement, ce qui correspond à plusieurs attributions des shaoshu minzu comme « avoir une vie dure » ou « être costaud » ici attribué à une femme. Ce dernier élément fait référence à l''une des qualités demandées aux femmes naxi : être lihai 厉害 et leur forte capacité de travail dans les champs. La charge portée par la femme laisse imaginer la difficulté de la tâche et fait référence aux conditions de vie non modernes de cette population. D'autres statues mettent en valeur de savoir-faire locaux comme la fabrication manuelle de bijoux et de vêtements ainsi que le travail du cuivre, dans ces cas-là réservé aux hommes. Une distinction genrée apparaît assez marquée dans la représentation de la société naxi.

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Figura 108 : Statue située sur une autre place de Shuhe. Photo de Frédérique Guyader

L'homme ne porte pas de vêtements traditionnels ou anciens, ne facilitant l'identification à une appartenance ethnique particulière. La casquette mao qu'il porte fait référence à celle des soldats de l'armée populaire de libération et permet de signifier l'appartenance de la Naxizu à la Chine unifiée. Cette inclusion dans l’extériorité ne peut se faire sans l’élaboration d’un certain nombre de processus, qui participent à la préservation d’une identité. En cela je rejoins Homi Bhabha pour qui « la question de l’identification n’est jamais l’affirmation d’une identité prédonnée […] mais toujours la production d’une image d’identité et la transformation du sujet assumant cette identité » (Bhabha, 2007 :92). Cette production d’une image identifiante fait sens dans son adaptation à une représentation imposée. En effet, réinventés par le politique, les lieux touristiques de la région de Lijiang reflètent l'image que l’État a de la société chinoise. Les photographies, reportages ou ouvrages de vulgarisation condensent ces différents aspects ; la femme apparaît majoritairement dans les médias, que ce soit par la présentation de costumes, de danses ou de chants. La femme issue d’une minorité nationale est l’emblème de l’authenticité de la culture des shaoshu minzu et la vieille femme naxi, quant à elle, symbolise le passé, la mémoire des ancêtres.

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Figura 19: Statue située sur l'une des places principales de Lijiang. Photo de Frédérique Guyader

Cette statue située à l'entrée de la vieille ville de Lijiang comporte l’inscription 纳西人家 Naxiren jia. 人家 ren jia est le plus souvent traduit par « les personnes », mais comprend aussi les notions de « foyer ». On peut donc traduire cette inscription par le peuple ou la famille naxi. L'inscription et la statue soulignent le processus de transmission transgénérationnelle que l'on observe au quotidien : chansons et histoires relatant l’histoire locale sont transmises le plus généralement par la grand-mère appartenant à la Naxizu. Les références au passé interviennent dans la construction de la représentation de la modernité. L’actuel, le contemporain maintient le passé à distance tout en l'utilisant. La constante référence au passé intervient à un double niveau : dans les mises en scène des musées, des exhibitions folkloriques, et dans la participation à l’assise du pouvoir national et local (Anderson, 1996 : 167). Les choix dans l'aménagement urbain ont été décidés par une compagnie privée, proche du gouvernement provincial et du gouvernement local selon les architectes interrogés. La mise en lieux de symboles constitutifs d’une substance identitaire formulée par un élément

— 213 — extérieur, en l’occurrence des promoteurs immobiliers, participe à un ancrage d’une représentation des Naxi. Cela reflète le désir de construire une altérité abstraite par le politique. Les diverses images identifiantes sont élaborées au travers d’un miroir représentationnel qui impose à ces derniers une image d’eux-mêmes qu’ils utilisent et légitiment par l'industrie touristique. La présence de nombreuses statues disséminées à Shuhe et Lijiang ancre ces images identifiantes pour les touristes et les habitants. Paradoxalement, ces images des anciens Naxi sont localisées dans des infrastructures modernes.

Le discours de l'industrie touristique, décidé et en partie géré par les instances politiques, intègre, comme nous venons de le voir, une mise en scène contenant des messages subliminaux. Cette rhétorique de l'imaginaire participe à produire une valeur ajoutée à l'authenticité culturelle et renvoie à la définition de l'image publicitaire donnée par Roland Barthes (1964 :40) :

Parce qu'en publicité, la signification de l'image est assurément intentionnelle : ce sont certains attributs du produit qui forment a priori les signifiés du message publicitaire et ces signifiés doivent être transmis aussi clairement que possible ; si l'image contient des signes, on est donc certain qu'en publicité ces signes sont pleins, formés en vue de la meilleure lecture : l'image publicitaire est franche, ou du moins emphatique (Roland Barthes, 1964 :40).

Le récit modernisant de l’État nécessite d'ancrer les Naxi dans un passé national commun. Amorcé et promu par le politique, l'industrie touristique ne peut être que positive. Le succès même du tourisme de Lijiang est un élément de fierté. Lorsqu’on arrive de l’aéroport, on peut voir la statue érigée lorsque Lijiang a atteint la première place des villes touristiques chinoises. Cette statue représente un cheval surplombant un globe terrestre. Maurice Louis Tournier (1991) signala le polymorphisme symbolique du cheval, qui signifie la réussite. De nombreuses autres villes chinoises possèdent la même statue, mais les Naxi soulignent souvent avec fierté qu’elle a été offerte par le gouvernement de la Chine parce que Lijiang était numéro un ! Cette statue souligne l'association du tourisme à la réussite. Le tourisme est devenu pour eux le moyen pour réussir.

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Figura 110 : Statue située sur la route reliant l'aéroport à Lijiang. Photo de Frédérique Guyader

Figura 121 : Socle de la statue. Photo de Frédérique Guyader

L’association du tourisme à la réussite façonne le paysage et approuve la transformation et la modernisation de la Chine et de Lijiang grâce à la nouvelle économie engendrée par le tourisme. La prolifération des images identifiantes cristallisant les Naxi autour de l’image de primitifs et la rhétorique de l'imaginaire visible dans les structures aménagées pour les touristes, participe à

— 215 — l’élaboration d’une transformation performative créant par là-même des images véridiques d’espaces qui n’existent pas en tant que tels. Des éléments culturels naxi sont ainsi utilisés dans la présentation performative de la culture locale pour les touristes.

3.Rhétorique imaginaire et instrument de modernisation : exemple de la romance Kamagyumigkyi

Les attractions touristiques de Lijiang se sont tout d’abord focalisées sur la culture locale. Puis, avec l'accroissement de la fréquentation touristique, les acteurs de l'industrie touristique ont cherché à maintenir l'attractivité du site. De nouveaux imaginaires se sont alors superposés. Bien que Lijiang demeure « La » ville des Naxi, des spectacles présentant les cultures des autres shaoshu minzu de la région ont été créés et mis en scène sur la place centrale de Shuhe. Ces attractions sont essentiellement des danses revisitées de diverses shaoshu minzu. Les musiques très modernes diffusées lors de ces performances (musique électronique rythmée par exemple) tranchent avec les costumes en peaux de bêtes présentés comme authentiques. Les costumes sont souvent sombres pour les hommes, avec des éléments en fourrure, tandis qu'ils sont colorés et fluides pour les jeunes femmes. De 14h à 15h, les chorégraphies comportent les phrases les plus représentatives des danses traditionnelles des différentes shaoshu minzu et sont mixées à d'autres phrases plus modernes, librement créées par le chorégraphe. Lors d'entretiens, les personnes participant à la création de ces spectacles ont souligné l'importance de conserver l'image que les touristes intérieurs ont des minzu minoritaires tout en ajoutant une dimension plus « moderne ». Ces créations cherchent à correspondre aux envies des touristes et se dotent d'une valeur triple : culturelle, authentique et commerciale.

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Figura 22 : Spectacle quotidien à Shuhe. Photo de Frédérique Guyader

L'un des temps forts de ces prestations est le final : une danseuse entamait une chorégraphie de danse classique sur la musique de Tchaïkovski, ce qui faisait indubitablement penser au Lac des cygnes. La seconde partie de la chorégraphie faisait intervenir des danseuses vêtues de de costumes plus traditionnels. Les attractions touristiques se référeraient à des éléments culturels. Les décorations de Lijiang et Shuhe se réfèrent à une seconde image : celle du romantisme. Par exemple, des affiches inspirées de films romantiques (Titanic,) sont implantées le long de la route qui relie Lijiang à Shuhe. La compagnie possédant la vallée Harry utilisait ses affiches pour promouvoir Shuhe et le site qu'ils étaient en train de concevoir. Le romantisme est devenu un argument de vente, un élément marketing attrayant. En l'espace de cinq ans, Lijiang, « la » ville des Naxi, est devenue une destination romantique. Lors d'entretiens avec des touristes chinois sur les raisons de leur venue à Lijiang, ceux- ci mentionnaient parfois que les Naxi étaient romantiques.

L'image de peuple romantique puise ses origines dans les éléments culturels réappropriés et mis en scène dans les médias et les attractions touristiques. Que ce soit dans le cadre de la catégorisation de la Naxizu, dans les discours médiatiques, les travaux de Joseph Rock sont largement cités. Parmi ceux-ci, son article intitulé The romance of Kamagyumigkyi (1939) contient les différents mythes relatant la romance d’un couple d’amoureux naxi. Selon lui, les suicides de couples d’amoureux, qu’il qualifie de très nombreux, auraient eu deux raisons majeures :

• l’amour libre existait depuis longtemps, mais après l’adoption des coutumes chinoises concernant les fiançailles et le mariage, la répression sexuelle prit la place de l’amour libre. « Les garçons naxi se rebellèrent contre ces coutumes chinoise de se marier à une personne qu’ils n’aimaient pas et qui avait été choisie par leur parents, sans avoir été consulté au préalable. Leur réponse fut un suicide commis avec la fille qu’ils aimaient réellement et avec qui ils avaient des rapports sexuels236 » (Rock, 1939 :2).

236«Na-khi boys rebelled against this chinese custom of marrying a person whom they dislike and had been chosen for them by their — 217 — • la seconde raison donnée par Rock, et accréditée par Jackson, voudrait que les dongba aient créé un nombre important de textes pour les cérémonies funéraires de couples qui s’étaient suicidés. L'objectif aurait été d'accentuer l’imaginaire romantique du suicide « amoureux » et de gagner plus d’argent. Cette raison « financière » est peu convaincante. En effet, il n’existe pas de données précises concernant le nombre de suicides chez les Naxi. De la même manière, on ne peut que se référer à divers récits d’explorateurs, comme ceux de Peter Goullart (1955), qui n'indiquent pas d’éléments suffisants pour affirmer que les Naxi ont pratiqué le 走婚 Zǒu hūn, terme employé pour décrire les formes de relations amoureuses et sexuelles ancrées dans une culture, comme celle des Mosuo. Dans son article, Joseph Rock débute par cette phrase : « Les cérémonies religieuses connues par les prêtres de la tribu Mosuo ou Naxi sont au nombre de cent environ237 » (Rock, 1939 :1). Cette phrase suppose qu’il n’y a pas de distinction nette entre les pratiques naxi et mosuo. Cependant, il est tout à fait probable, comme l’explicite Peter Goullart dans son ouvrage The Forgotten Kingdom (1955), que les Naxi aient eu des attitudes relativement libres envers les relations sexuelles pré-maritales.

Joseph Rock (1939) présente plusieurs extraits de la romance de Kamagyumigkyi, une jeune femme naxi, et de son amant, Ndziboyulap’er, un berger naxi. Ce récit est retranscrit en deux volumes appelés Lvmberlvzawssaw qui donne les descriptions majeures de la cérémonie hâr lâ llu’ k’o’. Celle- ci est réalisée pour les personnes qui se sont donnée la mort et est réservée au couple. La cérémonie har la llu est réalisée pour les personnes qui sont décédées brutalement ou qui ont mis fin à leurs jours. Pour les Naxi, il est important que lorsqu’une personne meurt, elle soit entourée de personnes, afin que son âme n’erre. Si cela arrivait, son âme vagabonderait au gré du vent et des démons, engendrant des orages et des maladies. Dans le récit de la romance de Kamagyumigkyi, tous les esprits du vent sont des incarnations de femmes, qui se sont suicidées au cours de leur vie terrestre, et qui, dans leurs vies immatérielles, ont cherché à pousser d’autres jeunes filles au suicide. Parallèlement, un homme démon Gkot’usekwo, et une démone Yundziädzi, vivent dans la montagne de Yulongshan et contrôlent l’esprit des suicidés. Une personne qui met fin à ses jours ne peut renaître. Si la cérémonie appropriée n’est pas effectuée après son décès, son âme est condamnée à errer et sera contrôlée par les démons. Elle pourra ainsi être contrainte d'infliger des dommages à son groupe d’origine. En revanche, si la cérémonie est effectuée, son âme pourra aller au ciel.

Kamagyumigkyi était promise en mariage à un homme pour lequel elle n’avait pas de sentiments. Plutôt que d’épouser cet homme, elle décida de se suicider avec l’homme dont elle était

parents, without being consulted in the matter. Their answer was suicide commited with the girls whom they really loved and with whom they had carried on sexual intercourse» (Rock, 1939:2). Ma traduction. 237« The religious ceremonies known to the priest of the Moso or Nakhi tribe number about one hundred » (Rock, 1939 :1). Ma traduction. — 218 — amoureuse, le berger du nom de Ndziboyulap’er. Cependant, ce jeune homme n’était pas attiré par cette idée et trouvait de nombreux prétextes pour éviter un tel acte. Néanmoins, elle se rendit dans la montagne et attendit son cher et tendre qui ne vint jamais. Pleine de remords, elle adressa un message à l’ami de son amant et à sa future belle famille, par le biais d’un corbeau238 : « désormais, je n’ai plus de compagnon mais le Tso gkv tso zho n’est pas encore venu pour me conduire chez moi ; des couples heureux ont vécu ensemble, ainsi que des couples malheureux. Si un membre est cassé, l'autre n'a pas de partenaire, une canne devient son partenaire. Si les yeux sont aveugles, le partenaire est le seul guide239 » (Rock, 1939 :20). Son amant perdit une vache et se mit alors à la chercher en parcourant la montagne, puis tomba sur le corps de Kamagyumigkyi. Le corps de la jeune femme était sans vie, mais son âme pouvait s’exprimer. Elle lui transmit à nouveau son message et lui donna des indications pour qu’il l’enterre où elle le souhaitait.

Ce récit ne relate pas un suicide commun et décidé par deux amoureux, puisqu'il n’est effectué que par la jeune femme, promise à un mariage arrangé par ses parents. Cependant, il est au cœur de cet imaginaire romantique, dont la construction résulte du transfert d’un suicide individuel par désespoir à un suicide commun par amour. Ce récit symbolise un mode de relations sociales, reconnu par les Naxi. Bien qu'aujourd'hui il soit associé à une image romantique, il n'apparaît pas être si important pour eux. Selon Yang Fuquan (2008 :54), l'origine de ces tragédies remonte à la dynastie des Yuan (1723)240. Il précise qu'à cette époque, la politique du gai tu gui liu, qui consistait à remplacer des chefs locaux par des personnes nommées par le gouvernement central, a poussé de nombreux chefs dépossédés de leurs fonctions et de leur titre à se donner la mort avec leurs épouses. Ces pratiques funestes avaient alors une connotation politique et étaient la pratique d'une élite, qui s'est répandue à toute la population. Lors d'entretiens, les Naxi mentionnaient souvent des couples qui s'étaient suicidés par le passé pour s'opposer au mariage que leur(s) parent(s) leur imposaient. Cependant, il s'agissait de personnes que connaissaient un voisin ou un ami. Ces amants malheureux étaient à la fois localisés et éloignés. Les histoires étaient très structurées. Certaines comportaient des chants et des poèmes naxi. Par exemple, celui intitulé Lv bber Lv ssaq est un poème sur le suicide par amour et Yeq bee est une chanson connue qui relate également cette tragédie.

La grande majorité des suicides s’effectuait par pendaison, à Yulong Shan, montagne située au Nord de Lijiang. Les jeunes amants les préméditaient, lorsque leurs ébats étaient découverts, notamment si la jeune fille tombait enceinte sans être mariée, ou lorsque l’un des deux était obligé

238Chez les Naxi, le corbeau est porteur de mauvaises nouvelles. 239« I have now no companion, but the tso gkv tso zho has not yet come to drive me from home; happy couples have lived together, as well as unhappy. If one limb is broken the other has no mate, a cane is its mate. If the eyes are blind, one’s mate is only a guide” (Rock, 1939: 20). Ma traduction. 240“大量的殉情悲剧发生在凊代雍正元年|1723” 改土归流“ 后的漫长岁月中,但如果追根溯源,最初零星的殉情事件的产生 可能是元代之后”。(Yang Fu Quan, 2008:54). Ma traduction. — 219 — d’épouser une autre personne. Dans le cas où leur relation était révélée, ils devaient se pendre avant le lever du jour suivant. Ils quittaient alors le village, avec des vivres, passaient du temps ensemble jusqu’à ce que leurs provisions s’épuisent et, alors, mettaient fin à leurs jours.

Ces suicides, en tant qu’actes sociaux, pointent le pouvoir des faibles sur les forts comme le seul qui dure. Ce qui donne un réel pouvoir à un acte, ce sont ses conséquences qu’il entraîne sur l’autre. Le suicide est en général un acte solitaire et individuel. Or, il s'agissait ici de s'opposer à un contrôle social. En effet, le mariage arrangé résulte des « stratégies explicites des familles dictant les modalités de conclusion de l’alliance qui conditionnent le choix d’une personne présentant les qualités socialement jugées les meilleures » (Philippe, 2012 :61). L’opposition à ces stratégies élaborées par les parents concrétisée par une formulation publique signifiait ainsi une absence de consentement et leur refus de subir cette alliance. Les récits naxi relayent également les enjeux intergénérationnels et sociaux. Parmi les Naxi avec lesquels j'ai discuté, tous s'accordaient pour préciser qu'il n'y avait pas eu de suicides de couples amoureux depuis très longtemps, particulièrement depuis la réforme sur le mariage qui interdit les mariages arrangés. Selon Joseph Rock (1939), un couple qui décide de se suicider n’avait pas la possibilité de changer d’avis, car s'il revenait au village, les amants seraient battus, parfois mis en prison, et tout le village se serait ligué contre eux. Il n’y avait donc pas de recours socialement acceptable que ce soit avant le passage à l’acte ou après la prise de décision. Si une jeune femme tombait enceinte hors mariage ou si les amants étaient découverts, ils n’avaient d’autre choix que de se suicider. Dans le cas où deux personnes s’aimaient mais avaient été promis, par leurs parents, à d’autres personnes, le choix était le même.

Chaque foyer possède une sorte de guimbarde en bambou. Cet instrument est constitué de trois sortes de lamelles en bambou émettant des sons aigus, médium et bas. Placée contre la bouche, les joueurs agitent par alternance les trois lamelles. C’est en jouant le kakwuokwuo avec cet instrument que les amants scellaient leur rendez-vous et leur pacte de suicide. Par la même, jouer ce morceau signifiait à leurs lignées respectives et plus largement au village, qu’ils comptaient mettre fin à leurs jours.

Au cours de mes enquêtes de terrain, les habitants de Bao shan expliquaient que les amants se rendaient dans des grottes situées à l’extérieur du village, à environ une journée de marche et non pas au cœur de la montagne de Yulong Shan où se trouve depuis peu un monument à la mémoire des amoureux naxi décédés. Certains ajoutaient parfois que ces suicides communs n’en étaient pas, dans le sens où l’homme revenait parfois, mais jamais la femme.

Le suicide solitaire est plus répandu chez les femmes, particulièrement lorsqu’elles ne sont pas mariées, que chez les hommes. Or dans cette configuration mythique, le suicide se fait à deux et

— 220 — met en jeu des relations sociales plurielles. Dans le récit initial, la seule personne à prendre la décision de se suicider et de passer à l’acte, est la femme. Si l’on s’attarde sur d’autres extraits de l’article de Joseph Rock, on s’aperçoit que les relations sexuelles hors mariage sont toujours associées à des choses négatives, comme en témoigne le vers suivant :

Zo ghugh khidgyu nun wsa ssa

« Tu es une fille (qui a des rapports sexuels) avec un bon garçon, une personne ayant la lèpre oui, comme toi. »

Joseph Rock (1939 :35) explique cette phrase par le fait que la jeune fille était celle qui avait des relations sexuelles avec une personne ayant la lèpre ; elle est diffamée et calomniée. Le jeune homme est devenu lépreux parce qu'il a eu des relations sexuelles avec une fille. Le rôle d’instigateur de la jeune femme suggéré par Joseph Rock ne semble pas convaincant. La phrase originale contient le terme ghügh qui veut dire bon, mais également bonté, vertu. Ce terme est associé au garçon, ce qui connote le masculin de manière positive. Le féminin renvoie au pluriel : tu es une fille qui a des rapports sexuels. Le rapport sexuel est associé aux femmes, ce qui en fait leur activité et non celle des hommes. La lèpre, c'est-à-dire la conséquence de ce rapport est portée par la femme : son honneur et sa réputation sont affectés et, par ricochet, sa famille. Il est ainsi question du contrôle du corps de la femme et de sa sexualité et de leur inscription dans la réalité sociale.

La femme naxi n’a pas de pouvoir formel au sein de la parenté, d’autant plus lorsque cette dernière n’est pas mariée. De la même manière, un couple non légitime vis-à-vis des parents est en position de faiblesse face aux autorités parentales. On peut en déduire une hiérarchie, la femme, tout en bas, puis le couple non légitime, les parents puis enfin le groupe d’appartenance. L’ordre de ce système de parenté implique la soumission des femmes aux hommes, et celles des plus jeunes aux aînés. Cette position s’explique notamment par l’isolement social dans lequel la femme se trouve. En cas de désaccord, il n’y a aucun recours socialement accepté. La femme est soit bafouée, car son aventure avec un jeune homme a été découverte, soit elle est promise à un homme qu’elle n’aime pas. La honte créée par la première situation est sociale, car elle implique sa propre famille, la famille du garçon et la famille du futur époux. Dans le deuxième cas, le sentiment est personnel et individuel. Celui-ci peut s’apparenter à une forme de rébellion envers une décision sur laquelle elle ne peut agir directement. Cependant, cette deuxième situation renvoie à la condition sociale de la femme.

La romance présentée précédemment apparaît comme un moyen par lequel une femme, dans ces situations, devait mettre fin à ces jours. En ce sens, le suicide est un mode d’interaction sociale, où la femme agit de façon à atteindre l’autre. La mort par pendaison est un acte visible, marquant, une forme de revendication. En exposant ainsi son corps, même éloigné du village, la femme exprime — 221 — des revendications inhérentes à sa condition en tant que femme. Selon moi, le suicide comporte une forme d’agressivité passive : la femme ne semble pas, dans ces différents récits, entrer en conflit ouvertement. Face à cette situation, elle agit de telle sorte que l’autre en soit affecté. Du fait de son acte, elle fait subir à l’autre une situation à laquelle il ne peut échapper. Comme je l’ai précisé auparavant, l’âme d’une personne naxi qui se suicide peut errer et engendrer des orages et des maladies. Cette expression du surnaturel est à la fois menace et châtiment. Mais comme pour toute menace du surnaturel, les croyances aident à la réguler.

En effectuant les cérémonies appropriées, le dongba permet à ces personnes d’atteindre une sorte de métaparadis où elles peuvent être libérées des contraintes sociales imposées dans leur vie terrestre ; leur condition est meilleure et les couples amoureux peuvent vivre leur union ensemble, jusqu’à la fin des temps. Le suicide n’est pas un acte réprimandé, mais est justifié par une vie difficile, sans liberté. Le père apparaît comme celui qui contrôle et impose. Lorsqu’une personne se suicide, le dongba réalise la cérémonie qui l'aidera à avoir une vie meilleure. Cette vie après la mort apparaît comme le négatif de la vie terrestre. Dans cette perception métaphorique, les éléments sombres de la vie terrestre sont « clairs » dans la vie après la mort et vice-versa. Le passage vers cette vie n’est possible qu’avec l’intervention du dongba. Les revendications liées au suicide sont réparées par son intervention.

Le passage à l’acte d’une jeune femme impacte le lignage auquel elle appartient, et en ce sens est une atteinte aux pères : le sien et celui du mari auquel elle était promise. Le statut social des femmes est lié d'abord à leur père, puis à leur mari. Plus largement, la sexualité des femmes est contrôlée par les hommes. Avec l’adoption des coutumes chinoises en matière de mariage et de fiançailles, les pères étaient ceux qui traditionnellement arrangeaient le mariage de leur fille. À cette époque, la morale confucéenne exigeait chasteté et fidélité de la part des femmes. En plus de droits inégaux entre hommes et femmes, les statuts sociaux le sont également. Le suicide apparaît alors comme une alternative pour les femmes humiliées, bafouées et socialement impuissantes. Mais cet acte s’inscrit également dans un mode relationnel. Le suicide est à la fois un mode d’interaction sociale, car les femmes n’ont qu’un choix, celui accepté par le groupe, et de ce fait, il découle d’une double composante où l’autorité du père est associée aux codes culturels du groupe d’appartenance.

La question de la sexualité de la femme, ou plutôt de son contrôle par le père, est posée en filigrane. L’échec du père, puisqu’il n’a pas réussi à contrôler la sexualité de sa fille, est réparé à un double niveau par le dongba : à un niveau individuel, puisque la cérémonie offre une vie meilleure à la jeune fille et à un niveau social, puisque l’affront fait au père de la jeune fille et à celui du futur marié est effacé par la mort de cette dernière. Le sage naxi n’intervient qu’à la jonction des mondes,

— 222 — au moment où l'inverse de la vie terrestre est créé par son action. Dans ce négatif, le dongba est celui qui libère la jeune femme.

Ces récits mythiques ont une fonction de contrôle sur la sexualité des femmes et plus particulièrement, permettent d’asseoir l’autorité patrilinéaire qui régule les échanges entre les familles. Cependant, cela n’explique pas pour autant les modifications apportées à l’histoire. D’un suicide individuel, l’histoire de Kamagyumigkyi est devenue dans l’imaginaire collectif, y compris dans celui des Han, le suicide de deux amoureux. Il apparaît que ces transformations puisent leurs métamorphoses dans une sublimation de l’amour. Le métaparadis, atteint grâce à la cérémonie suivant le suicide, constitue le lieu où l’amour peut être vécu pleinement. Cet amour est présenté comme « spirituel » et « antimatrimonial ». La construction de cet imaginaire transcende la perception de l’amour. C'est selon moi, le point d’origine de ces modifications créant un nouvel imaginaire mythique, qui se nourrit d’aspirations personnelles. Celles-ci peuvent être comprises et appréhendées dans une perspective diffuse géographiquement. En effet, bien que les Naxi aient été éloignés pendant longtemps du pouvoir politique et des influences han, ceci n’est absolument plus le cas depuis de très nombreuses années. L’évolution de l'expression du sentiment amoureux en Chine a sans doute participé à nourrir cet imaginaire de plus en plus mobilisé aujourd’hui dans le cadre du tourisme.

Les touristes chinois rencontrés à Lijiang ou Shuhe, mentionnaient régulièrement le romantisme de ces sites et la possibilité d'y rencontrer l'amour. Lorsque je leur demandai ce que cela signifiait pour eux, ils associaient le mariage à des papiers et des obligations financières et familiales, alors que l'amour était le plus souvent synonyme de passion dans leur discours. Une différence est néanmoins apparue dans leurs propos : les hommes avaient tendance à associer le mariage aux responsabilités, et les femmes à un devoir. Cette perception du mariage était assez uniforme, dans le sens où elle était partagée par des Naxi ou des Han de passage à Lijiang. Selon Angela Leung (1983 : 71) c'est à la fin de XIVème siècle que les rapports amoureux sont assimilés à l'assurance de la vie matérielle. Cette conception du sentiment amoureux s'est ancrée au sein de la population chinoise, bien que l'importance donnée au mariage tente de faire coexister sentiment amoureux et vie matérielle (Leung, 1983 :71). La réussite matérielle est devenue primordiale, car le bien-être notamment financier de la famille en découle. L'organisation sociale de la société chinoise donne une place très importante à la parenté. La satisfaction des désirs de la famille prime sur la satisfaction des désirs personnels et les enfants, une fois adultes, se doivent de participer financièrement à la vie de leurs parents. Le mythe de Kamagyumigkyi a été alimenté par une sublimation de l’amour qui transcrit, dans ce contexte, des aspirations personnelles, libérées du poids des codes sociaux. Ces aspirations sont symbolisées par ce mythe qui représente le négatif de leur réalité.

— 223 — Avec la création de la République populaire de Chine, la loi de 1950 a attribué l’égalité des rôles entre hommes et femmes, leur permettant d’entamer les procédures de divorce. Cette loi interdit également les mariages d’enfants et la polygamie. Une nouvelle loi, promulguée en 1980, a renforcé la politique familiale prônée par le gouvernement national. De celle-ci a découlé un grand nombre de conflits entre d’une part le gouvernement et d’autre part les minorités, dont les Naxi, qui avaient des mœurs sexuelles libres. Le modèle patrilinéaire et monogame imposé a engendré des réactions d’opposition. Les mariages étaient décidés par les parents et lors de l’annonce faite à l’enfant promis, ce dernier a parfois menacé d’attenter à ses jours. Face au refus des parents, certains enfants se sont défenestrés ou ont commis d’autres actes suicidaires. Certaines grottes aux alentours des villages sont considérées comme les lieux où se rendaient les amants maudits afin de passer quelques jours ensemble avant de mettre fin à leurs jours. Néanmoins, ces passages à l’acte étaient rarement prémédités et se trouvaient avant tout motivés par la volonté de tenir parole, plutôt que par désespoir amoureux. Les travaux de Charles Mckhann (1995) montrent qu’il y a eu de nombreux suicides, mais pas plus que dans d’autres contrées. Cependant, cela a participé à la création de l’image de l’homme et de la femme naxi comme êtres romantiques et passionnés.

Ce nouveau mythe constitue l’un des éléments majeurs dans la mise en scène de Lijiang. Largement véhiculé dans les médias, le romantisme des Naxi influe sur les attentes des touristes et sur la manière dont ils pré-imaginent Lijiang et Shuhe. Au cours de mes enquêtes, j'ai noté que les touristes parlaient assez spontanément de l’histoire des amoureux naxi qui se suicidaient, alors que les Naxi n’en parlaient que très rarement et uniquement si je les interrogeais à ce sujet. Cela peut s’expliquer par le nombre plus ou moins important de suicides qu’il y a pu avoir comme de la pudeur ou un tabou à parler du sujet. Néanmoins, ce mythe a été transformé en un atout marketing et a donné lieu à la création d'un centre culturel sur le mariage naxi. Ce centre, lié au bureau de protection et de gestion de la ville, propose aux touristes de passage de célébrer leur union selon les coutumes locales. L'ouverture eut lieu courant mai 2010. En amont et en aval de cette soirée inaugurale, de nombreux faux mariages furent réalisés dans le centre de Dayan. La mariée arrivait, entourée d’un cortège, sur la place centrale. Puis, un homme, désigné comme étant le futur marié était choisi parmi les spectateurs. Ce dernier était le plus souvent naxi mais il arrivait que ce rôle soit attribué à un touriste chinois. Une fois le couple de mariés désignés, il se rendait au centre culturel sur le mariage naxi, suivi par le cortège initial et de nombreux spectateurs. Cette mise en scène prenait fin à l'entrée du centre où l'on distribuait quelques cadeaux. Un homme prenait le temps d'expliquer les différentes formules proposées, allant de 118 à 688 yuans (soit de 15 à 86 euros) par personne. La formule la moins onéreuse pour 2-3 personnes comprend le coiffage, les costumes, un repas, une cérémonie « traditionnelle », des photos, un certificat en dongba écrit sur du papier artisanal. La plus chère, pour dix personnes, inclut en plus de la précédente formule, une parade avec des femmes en costume naxi. — 224 —

Figura 23: Photo du document présentant la formule la plus onéreuse. Photo de Frédérique Guyader

Figura 24: Photo de la brochure proposée aux touristes. Centre culturel sur le mariage naxi. Lijiang.Photo de Frédérique Guyader

Les documents à l'attention des touristes montrent un homme occidental qui épouse une femme chinoise portant un costume traditionnel. La référence à l'occidentalité est utilisée comme un élément de stratégie marketing pour présenter une dimension positive et évoluée de cette pratique. Ces photos

— 225 — semblent montrer qu'elles ont été prises lors d'un véritable mariage or, il s'agit d'une mise en scène faite pour l'occasion. Le bureau de protection de la culture naxi est propriétaire du centre et Yang Fuquan auteur du programme de protection et de développement touristique de la ville est également l'auteur d'un ouvrage intitulé Une étude sur le suicide par amour chez les Naxi241. Tout ceci souligne la participation du gouvernement local dans la création et la diffusion de l'imaginaire de Lijiang en tant que ville de l'amour au cours de ces dix dernières années.

Au cours des quatre dernières années, trente-cinq photographes se sont installés à Lijiang et Shuhe pour proposer des proposer des « albums de mariage ». Proportionnellement, il y a eu plus de photographes se sont installés à Shuhe. Ceci s’explique notamment par le fait que ce village a bénéficiait d’une volonté du gouvernement local d’attirer des artistes242 en créant divers lieux, qui ont été finalement abandonnés. Les services proposés par ces photographes sont essentiellement des photos de mariages de vrais couples mariés ou fiancés. Les contacts sont pris en amont du voyage et une journée du séjour est réservée à la prise des photos de ces touristes-là, habillés, maquillés, coiffés, dans les rues de Lijiang ou dans les environs. Il y a une réelle volonté de leur part de se mettre en scène devant des lieux « anciens » ou non ordinaires.

Figura 13:Couple lors d'une séance photo réalisée pour leur album de mariage. Photo de Patrick Mathé

241“玉龙情殇纳西族的殉情研究“ 242Cf Frédérique Guyader mémoire de master 2: L'influence du tourisme de masse sur les processus identitaires naxi. — 226 —

Figura 26: Coulisses de la séance. Photo de Patrick Mathé

À Shuhe, le nombre de ces ateliers est passé d'une petite dizaine à une bonne cinquantaine en moins de quatre ans. Les époux ou futurs époux viennent de toute la Chine pour réaliser leur album de mariage. Parallèlement, de nombreuses boutiques de location de robe de mariée ont vu le jour. Les robes proposées ne sont jamais traditionnelles, chinoises ou naxi, mais sont d'inspirations occidentales, le plus souvent blanches ou écrues. Il y a une volonté de correspondre aux attentes des touristes intérieurs qui vivent majoritairement dans de grandes métropoles. Les attractions et costumes proposés font appel aux stéréotypes liés à l'Occident et au romantisme occidental. Il est également possible de célébrer son union au sein du Ban Yan Tree, hôtel cinq étoiles de Shuhe, avec le forfait mariage dongba. Celui-ci comprend notamment du champagne, un cortège, un groupe de danseurs dongba, des bonbons et de l'alcool de riz dit naxi, des costumes de mariés naxi et des DVD de la cérémonie. Dans les ouvrages et promotions touristiques, les nombreuses références à Venise et aux mythes des amoureux naxi ont participé à créer une superposition d'imaginaires liés à la ville selon une dimension moderne. La cristallisation du premier discours issu de la politique culturelle incluait une architecture, un espace et une culture spécifique, ainsi qu'une domination culturelle et spatiale han et par conséquent une marginalisation culturelle et spatiale naxi. Celle-ci apparaît comme le socle sur lequel se sont construits de nouveaux imaginaires dictés par le politique, œuvrant pour une intégration dans le marché mondialisé et une unification nationale accessibles par le tourisme. Qu'il s'agisse de références à l'Occident ou à une dimension primitive, ces imaginaires sont véhiculés

— 227 — par les différents acteurs du tourisme afin de faire de la région de Lijiang un site attractif pour les touristes intérieurs et étrangers qui se créent un imaginaire via les médias avant leurs venues.

L’imaginaire médiatisé comme élément constituant de représentations préconstruites.

La prolifération d'ouvrages, les documentaires, les sites de voyages, les blogs internet ont ancré les images façonnées par les instances politiques locale et nationale. En arrivant dans le comté de Lijiang, on entre dans un espace modelé par les différentes composantes du discours liées au tourisme culturel et à l'image romantique de la ville. Directement immergés dans un nouvel espace, préalablement construit par le biais des médias, les groupes de touristes arrivent de l’aéroport de Lijiang en cars et fonctionnent comme une masse.

Les villages de Lijiang et Shuhe en tant que sites touristiques se substituent aux villages originaux. Ces nouveaux espaces sont des objets marketing permanents. Remodelés, ré-imaginés, ils semblent plus satisfaisants en étant redéfinis par et pour les touristes. Largement attirés par la modernité des grandes métropoles (Taunay, 2011), les touristes intérieurs sont à la recherche de ce qui rompt avec leur quotidien sans pour autant adopter le regard romantique des Occidentaux (Urry, 1990 : 45) qui rêvent de solitude et de nature sauvage. Les modifications apportées à Lijiang sont davantage de l'ordre du spectacle. Par exemple, l’un des bars les plus importants de Lijiang s’appelle « 1 mètre de soleil » 一米阳光 Yī mǐ yáng guāng. Le nom de ce bar est issu de la série du même nom comprenant 29 épisodes. Elle relate l’histoire d'une jeune femme, diplômée de l'université et vivant à Shanghai. Pour fuir la pression qu'elle vit au quotidien, elle décide de séjourner à Lijiang pendant une semaine. Elle y tombe amoureuse de deux hommes. De longs questionnements sur l'amour et le mariage constituent une partie de l'intrigue avec notamment un épisode relatant le suicide des amoureux naxi comme une preuve d'amour éternel.

Le bar de Lijiang utilise largement l’image de la série, puisqu’on peut y voir l’affiche sur plusieurs murs. La publicité faite autour du bar met en avant la dimension « branchée » des musiques, des danses, s'y rendre revient à apprécier un endroit où cultures des minorités et musiques actuelles se mêlent pour s'amuser. De nombreux blogs relayent d'ailleurs ses éléments :

Les personnes peuvent sentir l’atmosphère hip hop et R&B la plus branchée. Des danseurs professionnels qui enrichissent les danses des minorités ethniques. Avant 19h, des performances

— 228 — de chanteurs avec leurs guitares et de la musique pop. Après 19h30, les clubbers peuvent apprécier les danses originales des minorités nationales : Naxi, Yi, Tibétains, Lisu, Dai, Moso… A partir de 22h30, la musique disco retentit et chacun peut se montrer à volonté et se libérer de ses émotions243.

On note une volonté d’attirer un public relativement jeune qui souhaite passer un bon moment exaltant et libérateur. Ce discours se retrouve sur certains blogs244, accompagné de l’envie de trouver un amant. Il est cependant important de mentionner que lors d’entretiens, plusieurs jeunes femmes ont indiqué être rémunérées par des bars ou hôtels de Lijiang pour alimenter des blogs ou commenter des sites en inventant des anecdotes issues d’un séjour à Lijiang. Elles utilisaient principalement les représentations liées à Lijiang, à l’amour et à l’amusement pour élaborer leurs récits. Certains de ces blogs peuvent donc potentiellement résulter d’une stratégie marketing.

Ce blog fait référence au film et aux amoureux naxi245 est récurrente : on y parle du lieu du tournage :

Où se trouve le saut des amants de Lijiang ? Le saut de la saint Valentin vient de la série télé Yi mi yang guang, qui est semblable au saut des amoureux des terres de Lijiang. Si vous vous référez à la scène de tournage du film, cet endroit est dans les gorges du tigre. Si vous vous référez à l’amour traditionnel naxi, cet endroit est situé à la montagne Yulong.

Le plus souvent, des références à l’histoire d’amour de la série et aux amoureux naxi sont relayés sur les forums. Par association, ces deux récits deviennent pour les internautes l'exemple d’un amour intense et sincère :

Dans la vie d’une personne, la vraie lumière, l’inoubliable amour passager, est court comme dans la série Yi mi yang guang ! La vie éternelle ne peut être atteinte, peut-être qu’à certains moments elle est cimentée. La vie ne peut avoir de lumière. Yi mi yang guang irradie seulement accidentellement certaines personnes, mais n’irradie pas nécessairement tous les gens environnants […] au sein de la magnifique montagne de Jade, il y a une grotte mystérieuse, un seul rayon de soleil par an. Selon l’entrée de la grotte, s’il y a des couples, ils peuvent prendre un bain de soleil, court mais précieux vous pouvez obtenir un amour permanent. La propagation de la beauté de l’histoire d’amour de Lijiang246.

Cet extrait fait référence au lieu mythique où se rendaient les jeunes amants pour mettre fin à leurs jours. L'histoire des amants naxi qui se suicident par amour est non seulement connue, mais elle est également sublimée. Une jeune femme chinoise m’a précisé que son travail était de prétendre sur des

243lìjiāng.aband.com/od/yxlj/f/ljqry.htm. Consulté le 20 septembre 2015. 244lìjiāng.aband.com/od/yxlj/f/ljqry.htm. Consulté le 21 septembre 2015. 245Powkgn.spaces.live.com/Blog/cns !FCB73D764F4A2DC !137.entry. Consulté le 21 septembre 2015. 246 Powkgn.spaces.live.com/Blog/cns !FCB73D764F4A2DC !137.entry. Consulté le 21 septembre 2015. — 229 — blogs chinois avoir effectué un séjour à Lijiang et de poster qu’elle avait rencontré beaucoup d’Occidentaux dans les principaux bars de la ville, qui l'employaient. L'objectif était d'attirer de nombreuses chinoises qui désireraient sortir avec des Occidentaux. Selon elle, les Occidentaux sont plus romantiques que les hommes chinois, plus attentionnés, plus prévenants, plus riches. L'imaginaire des touristes chinois est complété par d’autres informations, créant une juxtaposition représentationnelle qui influe sur leurs comportements. L’image de Lijiang est construite à travers le fantasme d’un amour. Cet amour est un éternel éphémère, ce qui le rend à la fois intense et libérateur. D’une certaine manière, le mythe des Naxi se cristallise dans la représentation que les touristes ont du film et celle-ci est utilisée par les divers acteurs du tourisme de Lijiang pour l'alimenter. Ceci permet, par extrapolation, de révéler des aspirations plus personnelles ainsi que de partager des espoirs communs par le biais de réseaux sociaux. Sur son blog une jeune femme raconte son séjour à Lijiang :

Lijiang est un endroit où je rêvais d’aller depuis longtemps, j’ai finalement décidé de mettre tout de côté et de m’y rendre. Je ne sais pas pourquoi cela devait être Lijiang, mais quelque part, il y a une force mystérieuse qui m’a amené ici, qui l’a amené à moi. Juste trois jours. Nous nous sommes rencontrés, nous sommes tombés amoureux, comme si cela faisait trois ans que nous étions ensemble, tout était si bien, trop bien pour pouvoir le décrire avec des mots. Mon cœur est toujours dans les mains de ce garçon naxi, qui a la masculinité juvénile d’un homme qui me tenait dans son âme.

Dans le grand Yi mi yang guang, je m’installe dans un coin discret, comme si tout autour se ressemblait. Un serveur est venu vers moi et a déclaré : belle femme, il y a deux beaux mecs qui voudraient vous offrir à boire. J’ai demandé au serveur : qui ? où ? Le serveur regarda mais ne vit personne. Alors, je suis allée aux toilettes et en sortant j’ai rencontré un homme maigre et noir. J’ai eu peur, car j’ai été surprise. Peu de temps après m’être réinstallée à ma place, le serveur est revenu et m’a fait remarquer qu’il avait trouvé un beau mec et m’a montré une table. J’ai vu plusieurs personnes à une table, mais personne ne regardait dans ma direction. Je suis un peu impatiente. Mo Hoaqi dit : laisse les te proposer à boire ! À plusieurs reprises des hommes sont venus, l’un d’entre eux est Natiao, [un des garçons qui travaillent à l’extérieur du bar pour faire venir les clients] il s’assit à côté de moi. …247

Ce passage souligne l’envie de la jeune femme de rencontrer quelqu'un et suggère que les personnes travaillant dans l’industrie touristique connaissent leurs attentes. Elles y répondent parfois, en initiant certaines rencontres, qui peuvent contribuer à faire du séjour à Lijiang, un séjour extra-ordinaire. Selon cette jeune femme, cette rencontre est la volonté d’une force mystérieuse qui l’a poussée à aller

247www.shuace.com/2009/11/Lijiang-yimiyangguang-corner-with-love/. Consulté le 30 septembre 2015. — 230 — à Lijiang et l'a amenée à rencontrer ce jeune homme. Cette force mystérieuse prend la forme de ce qu’on peut appeler la destinée amoureuse. L’implication de ses actes est dissoute par la puissance de cette force qui avait comme objectif de les faire se connaître. De ces trois jours passés en la compagnie de ce jeune homme, la jeune femme en garde un sentiment d’amour déchiré par la fin de son séjour et c’est ce qui le sublime. L'intensité de la rencontre résulte également de sa rupture avec la routine du quotidien ainsi que des contraintes qui lui sont liées. Au-delà de l'histoire d'amour recherchée, on devine en filigrane une volonté de rompre avec une vie stressante. Sur un autre blog, une autre jeune fille parle de son séjour :

J’ai toujours rêvé d’aller voir la beauté de l’ancienne ville de Lijiang, ainsi que connaître la légende d'Yi mi yang guang. Dans la légende d’Yi mi yang guang, il est dit qu’à Lijiang, à chaque équinoxe d’automne, Dieu illuminera toutes les personnes qui recevront un bel amour et une vie heureuse. […] Seul l’amour peut être ensoleillé, comme l’amour entre les gens peut être une chance. Bien que la vie humaine soit très courte, il y a très peu de chance de vivre avec son/sa bien aimé(e). Quand l’amour comme un météore ne chasse pas la mort, le regret, finalement, aura une plus belle vie éternelle. L’éternel d'Yi mi yang guang est peut-être une chance, le bonheur ne peut épargner tous les êtres humains, en fin de compte, pour les personnes qui ont des regrets, il n’y en a qu’un qui compte, celui de chercher ce qu'il y a de positif dans la perte. Au cœur de l’ancienne ville de Lijiang, marchant sur les ponts, la riche vieille ville et les visiteurs qui portent des costumes différents sont intégrés dans une ère de rêve. Isolée, décontractée, vous pouvez tout oublier, y compris le temps. Peut-être qu’un jour je resterais ici. J’oublierais tout et j’aurais une vie calme et heureuse ! 248

Contrairement au blog précédent, il n’y a pas de référence à une histoire vécue, il s’agit plutôt de pensées existentielles qui prennent corps par ce voyage. On observe une aspiration à se libérer par un amour qui fonderait et comblerait son existence même. Le mythe initial naxi est réécrit par le biais de la série, et devient romantique, synonyme de carpe diem. Un séjour à Lijiang est synonyme de réflexion sur soi, d'un moment pour soi où la vie recommence où le renouveau est possible. L’amour est le fil conducteur de la finalité de ces aspirations. L’histoire d’amour vécue dans le premier exemple est présentée sous le motif de la rencontre. L’impression de la jeune fille de la dimension surnaturelle de cette dernière fait de cette histoire quelque chose de magique, de beau et de particulièrement romantique à ses yeux. Les termes employés pour décrire les sentiments qu’elle a eus envers ce jeune homme sont très forts, passionnés. Ils sont ici décrits dans un registre romantique et lyrique qui coïncide avec l'image d’un amour passionné et voué à s'éteindre rapidement. Ceci est également présent dans

248Powkgn.spaces.live.com/blog/cns !FCFB73D764F4A2D!137.entry. Consulté le 23 septembre 2015. — 231 — le second blog où la jeune femme exprime l'envie de ressentir la nostalgie d’un amour passionné et brisé. L'identification à l'héroïne de la série associée au fantasme de l'histoire de la série poussent ces jeunes femmes à se rendre à Lijiang avec des aspirations romantiques et l'envie d'un renouveau de leur propre vie. Ces aspirations sont directement cristallisées en un lieu, à savoir Lijiang. On peut alors s’interroger sur la place que prend la culture naxi dans de telles imaginaires et aspirations. Si de nombreux sites personnels et forums relayent la dimension romantique de Lijiang, il est beaucoup plus facile et courant de trouver des éléments sur la culture locale ainsi que sur les dongba via des sites plus généraux à vocation « culturelle ». On peut avoir accès à des informations sur différents lieux touristiques, comme le dongba Palace. Ce site touristique existe depuis plus d’une quinzaine d’années et le gouvernement local en était le propriétaire jusqu’en 2012. Les spectacles avaient vocation à présenter par des extraits de danses, de chants de la culture des Naxi, validée par la présence d'un dongba. En perte de vitesse depuis quelques années, cet endroit attirait moins de visiteurs que les complexes ouverts en dehors de la ville. Le propriétaire de l’un des plus grands bars de Lijiang a alors racheté l’endroit et créé de nouvelles attractions. Lors de la semaine de l'inauguration, de nombreuses plaquettes présentaient l'endroit :

La culture dongba est très importante, que ce soit dans les textes, la musique ou les danses. Le patrimoine et le développement des Naxi sont inséparables du dongba. Situé dans la vieille ville de Lijiang, le dongba Palace offre un cadre plus moderne pour la compréhension de la culture dongba. Les Naxi croient généralement au dongba qui en naxi signifie « sage ». Le dongba est chaman et prêtre et le dongba Palace est, par définition, un lieu de rassemblement pour les sages249.

Le dongba Palace a, depuis sa création, toujours été un lieu touristique où l’on pouvait voir des extraits de danses et de chants. Aujourd’hui ce lieu, renommé le dongba Palace show Bar, présente une chorégraphie plus élaborée fondée sur une histoire d’amour entre deux Naxi. Les costumes portés par les danseurs s’apparentent aux costumes traditionnels naxi, cependant, les costumes des femmes sont quelque peu modifiés (plus courts avec des matières plus fluides et transparentes). Cette chorégraphie se solde par un mariage avec l’intervention d’un dongba qui leur dépose sur le haut de la tête un peu de farine, comme le veut la tradition. Les extraits des danses et des chants traditionnels sont moins nombreux qu'auparavant et sont plus « modernisés » par une chorégraphie contemporaine facile à s'approprier. Néanmoins, la chorégraphie utilise grandement l’image romantique des Naxi. La littérature touristique et les différents documentaires présentent le dongba comme l’élément

249Baike.baidu.com/view/38725.htm. Consulté le 30 septembre 2015. — 232 — central de cette culture : la culture dongba est l’âme de l’ancienne ville de Lijiang. La culture dongba est un élément important de la culture nationale des Naxi.250 . Celle-ci est ainsi ethnolocalisée.

Venir à Lijiang représente l'assurance d'un dépaysement. La prolifération des informations que l'on trouve sur les sites internet, dans la littérature touristique ou encore dans des ouvrages présentant Lijiang et les Naxi permettent aux touristes intérieurs et étrangers de se constituer un imaginaire de la ville. Le choix de se rendre à Lijiang est alimenté par des éléments préalablement définis par les acteurs de l'industrie touristique pour en faire une destination attractive. Ce choix demeure soutenu par des attentes diverses et de l'espoir de vivre des expériences, qu'elles soient romantiques ou qu'elles rompent avec un quotidien stressant. Sortir de leur ordinaire constitue le fil conducteur de leur discours et entraîne des comportements également différents lorsqu'ils séjournent à Lijiang.

De l’autre côté du miroir : lorsque le spectaculaire induit une dimension comportementale

Comptant en moyenne un séjour de deux à quatre jours à Lijiang, les circuits touristiques comprennent plusieurs villes du Yunnan : Dali, Kunming et Shangri-la (ou Zhongdian). Les guides, accompagnant les touristes intérieurs ou étrangers, exposent les différentes spécialités de la culture naxi, ce qui m'a permis d'observer plusieurs groupes de touristes chinois et occidentaux, de réaliser des entretiens avec les guides chinois ainsi que les membres de ces groupes. Parmi les touristes étrangers, les touristes occidentaux étaient les plus nombreux, et j'ai pu communiquer plus facilement avec eux grâce à l'anglais. Suivant leur guide, les touristes intérieurs ou étrangers font preuve de curiosité. Réunis autour du guide, ils écoutent observent. Les opérateurs locaux et nationaux mettent en avant l'authenticité des sites et de la culture locale, appuyée par la mise en scène d'une fiction dépassant la réalité. Les contacts avec les habitants sont assez rares, les touristes intérieurs les observent mais ne cherchent pas à communiquer avec eux ; ils [les Naxi] ne comprennent pas le chinois ici, ils ne parlent que leur dialecte. La question de la langue apparaît comme la raison suffisante pour définir cet espace comme une sorte de musée où les habitants sont présentés, exposés. Ceci alimente la relation que les Naxi ont à l’hyperréalité. Cette notion « représente une réalité différente de la réalité objective - matérielle – perceptible, qui conduit à ne plus pouvoir faire la différence entre le « vrai » et le « faux ». Cette réalité différente est générée par un processus, celui de la simulation, qui remplace le réel par ses signes, par sa (re)construction » (Graillot, 2005). Cette

250www.aroundcn.com. Consulté le 10 octobre 2015. — 233 — notion est particulièrement opératoire dans le cadre du tourisme à Lijiang, où l'attrait marketing est constitué par une mise en valeur des paysages et par la construction d'une culture des Naxi. L'hyperréalité participe à les positionner en tant qu'objet. Les touristes les réduisent ainsi à certains éléments culturels présentés dans le cadre de l'industrie touristique et dans les médias. Ce processus est également observable chez les Naxi qui cantonnent les touristes étrangers à des images qu'ils ont de leur pays et de leurs façons de vivre. Ceci apparaît moins lorsqu’ils parlent des touristes chinois. En effet, le socle culturel commun atténue cette réification.

Parmi les moments où cette hyperréalité est visible, il y a les spectacles de danses réalisés sur la place centrale de Lijiang. Des femmes âgées en costume traditionnel naxi se livrent à des performances de danses et de chants considérés comme authentiques essentiellement parce qu'ils sont effectués par des femmes identifiées comme appartenant à la Naxizu. Les touristes interprètent ces scènes et les informations que leur donnent les guides par le fait qu'elles [parce qu’elles] aiment danser et chanter. Cela fait partie de leurs traditions 251 . Contrairement aux danseuses du village de Baishai, les danseuses de la place carrée de Lijiang ne sont pas employées directement par le gouvernement local, néanmoins, il les mandate régulièrement pour participer à tous les événements médiatiques de la ville (dvd, reportages, cérémonies…) pour lesquels elles sont le plus souvent rémunérées. Il n'est pas rare que des femmes appartenant à d'autres minzu soient sollicitées pour compléter l'effectif des danseuses. Une femme han m'a d'ailleurs confié qu'elle dansait régulièrement sur la place, car elle connaissait la responsable du groupe de danseuses. Elle ressemblait alors à une Naxi : elle porte le costume de la minorité et effectue leurs danses traditionnelles. Plusieurs danseuses du groupe viennent occasionnellement et sont issues d'une autre minorité. Elles jouent le jeu d'une autre appartenance minoritaire et adoptent les mêmes attitudes que les autres membres du groupe. Elles sourient, sont amicales, agréables et acceptent que les touristes dansent avec eux. En échange, les touristes dansent, se mettent en avant, cherchent à se prendre en photo avec elles.

251«因为他们他们喜欢唱歌和跳舞,这是他们传统的一部分 ». Ma traduction. — 234 —

Figura 147 : Groupe de touristes chinois observant les danseuses naxi de la place centrale. (Lijiang). Photo de Frédérique Guyader À travers cette mise en scène, les touristes élaborent et partagent leur expérience d'un soi ailleurs. Ils prennent part à cette fiction et mettent en scène un soi idéalisé par le biais d'une consommation marchande. Les danses effectuées par les touristes sont souvent le fruit d’une appropriation. Les pas sont rarement suivis et le rythme peu respecté. Le respect de la chorégraphie ne constitue pas le réel objectif de cette participation. En réalité le simulacre de cette danse est avant tout une manière de se montrer dans un contexte hors de la vie quotidienne. On propose aux touristes une vision transformée de la culture locale qui est réifiée.

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Figura 158 : Jeunes femmes dansant devant le groupe de femmes "naxi". Place centrale (Lijiang). Photo de Frédérique Guyader

Les représentations que les touristes ont des Naxi constituent l’objet à partir duquel les touristes établissent des relations. En cela, je me réfère au livre de Guy Debord ([1967] 1992) intitulé La société du spectacle, où il définit le spectacle comme « un rapport social entre des personnes médiatisées par des images » (Debord, [1967] 1992 :16). De ce fait, les signes apparents du réel s’y substitueraient. En ce sens, le simulacre, et non l’imitation, est au cœur de ce processus schismatique entre objectivité et subjectivité empreinte d’imaginaire. Selon Gilles Deleuze (1983), simuler correspond à une double action ; celle de nier l’original et la copie. La copie correspond à une imitation d’un modèle antérieur de vie réelle, alors que la simulation suppose une réalité non-existante. Le simulacre est un moyen et non une fin en soi :

Pour devenir apparent, [le simulacre] est forcé de simuler des états structurels et de glisser dans les états de forces qui lui servent comme des masques…. Sous ce masque et au moyen de celui- ci, il investit déjà les formes terminales et les plus hauts états spécifiques dont l’intégrité sera établie par la suite 252 (Deleuze, 1997 :91).

On ne simule que ce qui n’existe pas ; révéler le mécanisme sous-jacent à son existence, induit une dénaturation rétroactive de la réalité elle-même. Mais cette simulation ne peut se faire sans un rapport à l’objet. Il y a remodelage d’un espace au travers d’un prisme de signes auxquels sont attribués des

252« in order to become apparent, is forced to be simulate structural states and to slip into states of forces that serve it as masks… underneath the mask and by mean of it, it already invests the terminal forms and the specific higher states whose integrity it will subsequently establish» (Deleuze et Felix Guattari anti Oedipus, new york, Viking, 1997:97). Ma traduction. — 236 — représentations, ancrant sa dimension imaginaire initiale. Le simulacre de la danse ne dure généralement que le temps de la prise de quelques clichés, constituant la preuve de la rencontre avec l’autre. « [Ce] besoin d’imitation qu’éprouve le consommateur est précisément le besoin infantile, conditionné par tous les aspects de sa dépossession fondamentale. […] Le besoin anormal de représentation compense ici un sentiment torturant d’être en marge de l’existence » (Debord, [1967] 1992 :208). J'ajouterai à cette citation le sentiment, qui à mon avis guide ces imitations, de vouloir être autre que soi. Apparaître ainsi et participer au simulacre rend le moment extra-ordinaire. À la fois nourri par une dépossession des aspects de la vie quotidienne, ce sentiment d’être en marge de l’existence est recherché.

Les deux premiers jours des séjours sont le plus souvent réservés à une découverte de la ville. Les guides mènent les visiteurs dans différents magasins et échoppes tenus apparemment par des Naxi. On attribue l’appartenance à la Naxizu en raison du port du costume, à toutes les personnes travaillant à Dayan, quelle que soit leur appartenance à une minzu. J'ai observé une division genrée dans les achats effectués par les touristes. Les hommes achètent essentiellement des chapeaux et des épées en bois, tandis que les femmes achètent des jupes, des étoles et des bijoux.

Les objets que l’on trouve à Lijiang proviennent, pour la grande majorité, d’autres régions où ils sont fabriqués et vendus ensuite dans toute la Chine. Les visiteurs achètent des produits en fonction de l'image qu'ils veulent renvoyer. Ces objets sont des signes identifiants et corollaires à l'imaginaire de la Naxizu. Avoir l'un de ces signes participe à doter l’objet d'une connotation directement liée à la fiction dans laquelle les touristes évoluent. Cette hyperréalité induit des comportements : les touristes intérieurs portent ces signes auxquels ils attribuent une dimension primitive et s'amusent à se prendre en photo dans des situations extra-ordinaires. Le simulacre et la dérision de ces signes identifiants participent de ce que Van Gennep définit comme une « suspension temporaire des règles de la vie normale ». Il s’agit ici davantage d’une simulation projective liant à la fois une représentation donnée des Naxi et une hyperréalité induite par une ethnolocalisation. En ce sens, il s’agit d’une dénaturalisation de la réalité elle-même.

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Figura 29: Groupes de touristes chinois devant les trois puits. (Lijiang). Photo Frédérique Guyader

Au cours de ce laps de temps hors de la vie normale, les touristes chinois se mettent en scène et se prennent en photos pour soutenir le récit qu’ils tiendront à leur retour. Ce moment est par sa nature même une non-réalité. Le voyage est fait pour être dépaysant, hors de l’ordinaire. Le comportement adopté est adapté au spectacle qu'ils élaborent. Les attractions touristiques offrent aux touristes chinois ce qu’ils ont envie de voir.

Les visiteurs forment une audience : ils observent, sans avoir à interagir avec ces « autres ». Sortis de leur réalité quotidienne, entrés dans un autre espace, ils se suradaptent au milieu, au décor, à ce qui les entourent. Ce processus transforme la vie réelle en réellement spectaculaire. La nouvelle réalité participe à une réorganisation des systèmes sociospatiaux. Les touristes ne sont pas naxi. Cette culture qui leur est exposée quotidiennement, et qui n’est pas la leur, les renvoie à leur appartenance au groupe éphémère des touristes. Afin de ne pas en être exclus, ils répondent aux comportements associés à ce groupe en achetant des objets faits « pour eux », allant dans des attractions créées pour eux.

Une mise à distance s’effectue entre ce qu’ils catégorisent comme étant naxi et eux. Issus de la nouvelle classe de loisirs, de nombreuses modifications ont été apportées à l'environnement matériel et culturel du site pour offrir le confort attendu. Les guesthouses et les hôtels sont dotés d’un confort moderne (télévision, wifi, salle de bain à l’occidentale…). Cette interpénétration du moderne et de l’ancien s’articule au niveau des attentes des touristes. La Chine est un pays en voie de développement, et les gens vont vivre dans les grandes villes, mais ils viennent des campagnes. Ils n’ont pas envie de voir des villages de campagne, c’est pour ça que le nouveau complexe commercial

— 238 — de Shuhe a été construit. Mais les touristes européens préfèrent voir les villages plus authentiques253. En dehors des circuits touristiques organisés, quelques touristes occidentaux viennent à Lijiang en petits groupes de trois-quatre personnes, afin de découvrir la « vraie Chine ». Ceci est aussi le fait de ceux qui viennent en groupes organisés. On observe une volonté d’éviter les circuits touristiques, considérés comme des pièges à touristes. Arrivant sans réservation, ils cherchent le jour même un hôtel ou une guesthouse pour y passer quelques nuits. Munis de plusieurs guides touristiques, ils finissent par se rendre aux mêmes endroits que les groupes touristiques. Une exception réside dans le fait de ne pas se rendre aux spectacles de musique dongjing et de danses dongba. Les raisons avancées sont le plus souvent associées au fait que, selon les personnes concernées, ces types de spectacles sont trop fabriqués, faux. Les objets sont considérés comme plus authentiques lorsqu’ils sont achetés à Shuhe plutôt qu’à Lijiang. Ils expliquent ceci par le fait qu’à Shuhe, il y a moins de monde. Une moindre fréquentation touristique, même si cela reste relatif, est ici synonyme d'authenticité. Plusieurs touristes occidentaux ont précisé qu'ils ne cherch[ai]ent pas la vérité, [ils] veulent être uniques ! En venant à Lijiang, ils se souhaitent aventuriers.

La faible fréquentation participe à construire la véracité de l'imaginaire qu'ils veulent conserver leur expérience et d'eux-mêmes. La ville de Lijiang est souvent présentée dans les circuits d’agences occidentales comme faisant partie d’un circuit où l’on peut découvrir les shaoshu minzu. Ils s’imaginent pouvoir rencontrer des peuples éloignés, ruraux, pauvres. Cette impression d’éloignement et de ruralité transcende le touriste en un explorateur découvrant des contrées lointaines dont les attentes sont préconstruites par les agences touristiques. Celles-ci sont liées à une image d'eux-mêmes avant, pendant et après l'expérience. L’authenticité se définit ici par la représentation d’eux-mêmes dans un contexte exotique, non moderne, qui peut transcender leurs séjours. Paradoxalement, les touristes mettent en avant la qualité des hôtels ou guesthouses dans lesquels ils logent. La conjugaison du rural et du moderne est un élément important à leurs yeux. Ils souhaitent voir des gens qui ne vivent pas comme eux, sans le confort moderne qu’ils exigent. D’autres backpackers considèrent le voyage dans les mêmes contrées, avec des envies analogues mais non similaires : le confort moderne est apprécié, mais non recherché. Le but de ce genre de voyage, peu importe l'âge, est conditionné par l’attente d’un voyage initiatique, par un fantasme d'aventure, par un impossible voyage (Augé, 2008) auquel tous aspirent : « celui que nous ne ferons jamais plus, celui qui aurait pu nous faire découvrir des paysages nouveaux et d'autres hommes, qui auraient pu nous ouvrir l'espace des rencontres » (Augé, 2008 :13). La rencontre d’un autre a pour vocation de les faire se découvrir eux-mêmes.

253Extrait d'un entretien réalisé avec un guide touristique han. — 239 — L’image romantique de Lijiang et des Naxi ne concerne que les touristes intérieurs. Cette forme de tourisme est issue d’une politique qui souhaite faire de Lijiang la ville des petits bourgeois en vacances.

Figura 30 :Brochure touristique distribuée dans une guesthouse (Lijiang). Photo de Laurent Bazin

Lijiang est devenue au fil des années « La » ville où l’on peut trouver l’amour. Cet argument marketing est largement utilisé par les acteurs du tourisme. Depuis environ six ans, de nombreux propriétaires de guesthouses exploitent et utilisent cette thématique dans le nom de leur établissement. L'amour ou l'expérience amoureuse est omniprésente à Dayan et Shuhe par le biais d'images et de musiques. Villes de l’amour, elles sont les lieux d'une hyperréalité. Leurs mises en scène et leur remodelage spatial induit un comportent social de la part des touristes. On se retrouve face à une superposition psychogéographique où deux constructions spectaculaires, l’une culturelle, l’autre romantique se côtoient sans s’interpénétrer.

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Figura 31: Devanture d'une guesthouse.(Shuhe). Photo de Frédérique Guyader

Figura 162: Panneau publicitaire situé à l'entrée de Shuhe. Photo de Frédérique Guyader

Hommes et femmes, âgés de 25 à 35 ans en moyenne, viennent y passer 3 à 6 jours le plus souvent accompagnés d’amis. Un touriste chinois, venant de Beijing et âgé de 27 ans, m'a expliqué sa venue par l'envie de découvrir une ville qui lui rappelle la Chine d’antan ; son architecture différente de celle des villes modernes et les portes sculptées en constituent les éléments les plus caractéristiques.

— 241 — Il a également mentionné qu’il connaissait la réputation romantique de Lijiang. C’est pour cette raison qu’il y venait pour la troisième fois. Divorcé avec un enfant, il venait passer quelques jours avec une « amie intime254 ». Cette relation est vécue au quotidien, sans engagement. Les deux personnes partagent la même chambre. Durant la journée, ils vaquent à des occupations différentes, puis profitent en couple de la vie nocturne festive. Au cours d'un séjour, j'ai passé plusieurs soirées avec deux jeunes chinoises et trois de leurs amis chinois. Parmi ces trois hommes, deux étaient mariés et l'un était divorcé. Au cours d’une soirée, ce dernier a passé sa soirée à chercher « l’amour ». Il adoptait un comportement de « chasseur » ; il s’adressait à des jeunes touristes chinoises, les invitait à manger avec nous, à boire un verre, leur offrait des bijoux… Ses amis le taquinaient en lui disant qu’il avait « de la fièvre » ou « ses chaleurs 255 ». Selon eux, le mariage était avant tout synonyme de responsabilités et non pas d’amour. Ils étaient donc venus à Lijiang pour tomber amoureux, c'est-à- dire passer un bon moment avec une personne, sans contrainte. Ces relations éphémères ont un goût d’exotisme. Sorte de contrat tacite, les partenaires savent que ces relations ne durent que le temps du séjour et ne peuvent exister que dans ce contexte. Il n’est d’ailleurs pas rare de rencontrer des hommes mariés qui viennent à Lijiang pour les mêmes raisons.

Les touristes sont enclavés, isolés dans le collectif des touristes et dans un espace créé pour eux, où tout est à vendre. Les objets vendus donnent, dans ce contexte « romantique », une autre signification à l’objet acheté. Une jeune femme chinoise m'a expliqué que l’homme doit toujours payer, c’est ce qui le rend romantique. Elle était à Lijiang pour profiter de quelques jours de vacances avec un homme marié, avec lequel elle avait une relation amoureusement amicale depuis un an. Ils se tenaient par la main, s’embrassaient, mais selon ses propos, il n’y avait pas de rapport sexuel entre eux. Elle avait refusé ses avances, car elle ne savait pas quels étaient ses sentiments à son égard, puisqu’il était marié. Elle utilisait l’argent pour en savoir davantage : à chaque fois qu’un objet l’intéressait, elle lui demandait de l’acheter. S’il cédait à tout ce qu’elle voulait, cela signifiait dire qu’il tenait à elle, a contrario, s’il refusait, elle en déduisait qu’il ne l’aimait pas assez. Cette tentative pour connaître les sentiments du jeune homme laissait supposer la présence de sentiments chez la jeune femme. Selon elle, elle ne l’aimait pas, mais elle l’aimait bien parce qu’elle y trouvait un certain avantage. La femme et l’homme jouaient donc au couple amoureux. Chacun endossant les rôles qu’ils s’auto-attribuaient et que l’atmosphère créée de la ville renforçait. L’homme utilisait l’argent pour dominer et séduire la femme. En payant tout ce que désirait la femme, il donnait l’illusion d’un pouvoir financier et donc d’un statut social. Il est autre que lui-même. Il n'est jamais mentionné ou abordé la possibilité que l’homme ait les moyens de dépenser ou non tant d’argent. Les femmes

254«亲密的朋友 » 255« 你发烧 !» — 242 — pensent que s’il le fait, c’est qu’il peut le faire !256 . Les hommes évitaient de parler de leur situation financière. Tous montraient ou simulaient une aisance à payer, alors que certains d’entre eux, employés ou ouvriers, ne semblaient pas avoir les ressources financières suffisantes pour offrir plusieurs repas, ou des places de spectacles (en moyenne 100 yuans par place). L’homme éprouvait de la fierté à payer et la femme était fière qu’il paye. La femme se montrait très câline et tendre, surtout lorsqu’elle souhaitait obtenir quelque chose.

À plusieurs reprises, j’ai assisté à des disputes lorsque l’homme n’entrait pas dans une échoppe ou refusait d'offrir un objet à la femme, qu’elle finissait toujours par obtenir. Ces disputes étaient des mises en scène, où la femme jouait l’outragée, accusant l’homme de ne pas l’aimer. Ce dernier était obligé de lui acheter ce qu’elle désirait afin de lui prouver son amour, et ainsi retrouver sa chère et tendre à nouveau câline. L’entourage du couple participait à cette mise en scène en acceptant les rôles de l’homme et de la femme. Cependant, le couple n’est jamais mentionné comme tel, il s’agit d’amis qui s’aiment bien. Lorsque l’un des deux acteurs était marié, l’entourage parlait très librement de l’épouse et de l’enfant, même si cela demeurait anecdotique. Cela démontre de quelle manière chaque protagoniste est conscient de la dimension éphémère de la relation, qui peut être apparentée à une zone tampon dans le parcours de vie. Mais plus encore, cela dénaturalise la relation même et met en lumière sa simulation. Sans en être complètement exclue, la vie quotidienne interfère dans ces moments sublimés, lesquels, par un effet de retour, le sont également. Chacun des acteurs est conscient des limites de l’histoire qu’ils jouent. Jouant au couple amoureux, ils cherchent à transcender une part d’eux-mêmes et de leur vie en simulant l’image des Naxi romantiques dans l’hypercentre de ce romantisme. Ceci semble être une pratique réservée aux plus jeunes. Les touristes plus âgés –à partir de quarante ans- pensent que c’est pour les jeunes [25-35ans]. Moi, j’ai quarante ans, pour moi il faut que je reste longtemps pour trouver quelqu’un !257 . Les personnes que j’ai interrogées exerçaient des professions leur permettant d’avoir un bon niveau de vie (juges, négociateurs, …). Toutes disaient venir à Lijiang pour se sentir mieux, se reposer, se décontracter. Néanmoins, il n’est pas rare que les hommes mentionnent l’envie de se rendre au Lac Lugu pour rencontrer des femmes.

La région entourant ce lac est le chef-lieu des Mosuo. La relation açia est très connue des touristes, notamment parce que l’actrice/chanteuse/écrivaine mosuo Namu l'a largement décrite et médiatisée. Lors de séjours touristiques, il n’est pas rare que des hommes se rendent au lac afin d’avoir une relation sexuelle avec une locale. Un homme shanghaïen m’a raconté que l’un de ses

256« 量力而为 !». Ma traduction. 257« 那 是 对于哪些年情人我, 我今年40 岁了, 对我来说须要停留很长的时间来恂 找谋一个人 !». Entretien 2012, Lijiang. Ma traduction. — 243 — amis était revenu de son séjour avec une photo de lui en compagnie d’une Mosuo. C’est la gloire ! [Parce que] Les femmes ont des maisons et font monter les hommes pour passer la nuit avec elles, mais ce sont surtout des hommes locaux !258 . La femme mosuo est une sorte de trophée que les touristes han convoitent. Le sentiment de fierté résulte de l'’image de la femme érotisée qu'il a réussi à séduire. Ces touristes cherchent à obtenir ce qui ne leur est pas accessible de prime abord. Ils narrent une prétendue relation sexuelle, et la véracité du récit importe peu, car ses interlocuteurs ne retiennent que le fait que ce soit envisageable également pour eux. Par ce genre d'histoire, le touriste reconstruit une identité dans cette sphère spectaculaire et construit un récit qui corrobore une identité. Or, le développement de la fréquentation touristique a engendré une augmentation de la prostitution et des facteurs de risque associés. Même si cela n'a pas l'objet d'une étude approfondie de ma part, de nombreuses personnes résidant depuis longtemps à Lijiang, Shuhe et au Lac Lugu ont mis en évidence une augmentation de ce type de pratiques. Les touristes chinois eux n'ont jamais tenus de propos mettant en évidence leur connaissance de l'augmentation de la prostitution dans la région. Cependant, il apparaît que séjourner longtemps à Lijiang est mal perçu pour une jeune femme. L'exemple suivant illustre bien cela. Âgée d’une vingtaine d’année, une jeune femme est venue passer à Lijiang quelques jours avec des amis. Ayant aimé l’endroit, elle a décidé de revenir y séjourner plus longuement. Au bout de deux mois, elle a dû rentrer sur ordre de ses parents qui s’inquiétaient de sa réputation après un si long séjour à Lijiang. Elle m'a confié que sa mère s’inquiétait qu'elle ait la réputation d'être une fille de mauvaise vie. Le séjour touristique n'est donc accepté par la famille et l'entourage que s'il est éphémère et dans un contexte de vie extraordinaire.

L’image romantique de Lijiang représente un nouvel atout marketing. L'espace social est la superposition de couches psychogéographiques de marchandises, de spectacles érigés autour de la représentation des Naxi et de la ville. Les mises en scènes sont polymorphes et s’adressent aux touristes, qui se mettent eux-mêmes en scène. Étant chinois, évoluant dans une partie de la Chine, ils partagent des repères, des codes. Néanmoins, cet espace extraordinaire amène à une transformation d’eux-mêmes. Adoptant des comportements plus libres, ils deviennent autres qu'eux-mêmes. L'hyperréalité est façonnée par les politiques culturelles et patrimoniales mises en œuvre. Cautionnée et dirigée par le politique local, l'hyperréalité naxi est la principale production de l'industrie touristique. Cette apparence organisée politiquement l’est également socialement. La réalité intervient dans le spectacle, ce qui la rend réelle. Cette interpénétration torsadée, renverse le monde. Le vrai devient un moment du faux. « Il y a un effacement des limites du vrai et du faux par le recul de toute vérité vécue sous la présence réelle de la fausseté qu’assure l’organisation de l’apparence »

258«这是光荣! 哪些有房子 的妇女让哪些 男人上来 和 他们过夜, 但特质是 哪些当地的男人 ! ». Entretien 2012, Lijiang. Ma traduction. — 244 — (Debord, [1967] 1996 :219). Cette hyperréalité est le fruit d'une construction sociale complexe. Le discours d'une République populaire de Chine unifiée et multiculturelle s'inscrit dans un contexte de propagande touristique, qui a créé une ambiguïté dans les relations entre l’État moderne et les Naxi. Le discours du gouvernement à la suite de la classification des 56 minzu a instauré une représentation communément partagée et hiérarchique de la population chinoise.

Voyager au pays des shaoshu minzu est soutenu par le discours incitatif dans un premier temps tenu par le gouvernement central, puis par les mesures économiques qui ont rendu ces activités touristiques possibles pour de plus en plus de personnes. Cela influe sur la manière dont la culture des Naxi est mise en scène dans le cadre des attractions touristiques et sur les attentes que les touristes chinois ont de ces mises en scène. Lijiang est montrée selon ce qui y est vendu. Se représentant les shaoshu minzu à partir de critères liés à la ruralité, à des pratiques culturelles anciennes et à des religions proches de la sorcellerie, les touristes han s'attendent à être immergés dans la mise en scène d'un passé que l'on veut rendre commun. Cette référence au passé ancre les représentations nationales et locales dans une généalogique commune. Celle-ci participe à renforcer le sentiment d'appartenance à une même nation. Elle cristallise les représentations hiérarchisées de la population chinoise en omettant l'influence de la domination culturelle han et de la mondialisation sur les transformations identitaires naxi.

Le développement touristique massif de Lijiang a contribué à la formation d'une diversité interne sociale. Cependant, le discours du pouvoir central a agi comme un régulateur des métamorphoses et articulations identitaires. Plus encore, ces dernières sont l'écho d'une société contemporaine réinventée par l’État et contrôlée de telle manière que la société reflète l'image qu'il souhaite donner. Ce positionnement est double. En effet, le pouvoir central ne tient pas seulement un discours relatif aux Naxi, il leur fournit le moyen de se développer économiquement par le biais de la création d'infrastructures économiques, d'aides financières, d'appui politique face aux instances internationales… Le fort développement économique et la décentralisation du pouvoir chinois permet au gouvernement local d'être acteur dans la mise en scène des attractions touristiques. La création de l'expression « culture dongba » et les référents identitaires utilisés dans le cadre de l'industrie touristique sont le fruit de choix d'acteurs locaux naxi. Ces acteurs sont le plus souvent proches du pouvoir politique local et ont participé à l'élaboration de la politique culturelle de la ville. Ces choix résultent des exigences han et d'éléments qu'ils jugent significatifs de leur culture. Cependant, le comportement romantique supposé des Naxi montre un processus de négociation qui s'est effectué entre d'une part un mythe et d'autre part une volonté de paraître moins « primitifs que les autres primitifs ». Ils ont ainsi utilisé les outils han et joué leurs représentations pour promouvoir l'identité naxi. Ces derniers jouent de l’ethnolocalisation pour renforcer leurs relations avec le pouvoir central

— 245 — ainsi qu’avec les instances internationales en adoptant leurs codes et en répondant à leurs exigences. Les Naxi présentent un discours qui correspond aux attentes du pouvoir central, à celles des touristes han et qui est en adéquation avec celles des instances internationales. Cette stratégie emploie également l'identité locale à des fins économiques.

Dans un tel contexte, le discours issu de la politique culturelle se sert également des références occidentales et modernes. L'utilisation des titres des séries à succès américaines ou la comparaison de Lijiang à « la ville de l'amour italienne » participent à internationaliser la ville et ses habitants. Le tourisme de Lijiang devient un vecteur de modernité et d'occidentalité, par la réappropriation des représentations que les Chinois se font des pratiques touristiques occidentales. Le contexte historique et culturel fige les relations entre les Han et les autres groupes minoritaires selon un rapport hiérarchisé. Cependant, ce positionnement est modulé avec l'Occident qui apparaît comme un référent culturel attractif et moderne. L'utilisation de telles références favorise la création d'un espace non- ordinaire et induit l'adoption de comportements en lien avec l'imaginaire ainsi construit. Lijiang, ville de l'amour devient un théâtre où chacun cherche à adopter un rôle qui le sort de son ordinaire. Cela prend plusieurs formes : les couples amoureux, les célibataires en mal d'amour, les amoureux malheureux…

L'amour est une thématique qui revient régulièrement dans les raisons qui ont poussé les touristes chinois à venir à Lijiang. La prolifération d'objets divers, estampillés pour la plupart naxi, deviennent des éléments de réconfort, de réconciliation ou encore des marques d'attention. Voyager est intrinsèquement associé au fait de consommer. Les achats deviennent des preuves de leurs séjours, symbolisent l'expérience vécue. Ils permettent de se remémorer à loisir ces moments hors de l’ordinaire et de réinventer les récits de ces histoires à leur seule vue.

Au-delà de ces mises en scènes, se tissent en filigrane les réalités d’un tel développement touristique. De nombreux Chinois, en majorité han sont venus s’installer à Lijiang, attirés par la possibilité de gagner de l’argent grâce au tourisme. Aujourd’hui, ils représentent la population la plus importante du comté. La mise en scène de Lijiang en tant que « La » ville des Naxi masque la division de classe sur laquelle repose l’unité réelle du mode de production capitaliste. Sous l'effet des migrations, du développement économique, d'accroissement d'inégalités sociales, l'identité naxi s'est formée et transformée à partir de processus complexes et multifactoriels. Les différentes mises en scène de la culture locale au sein des infrastructures touristiques sont réappropriées par les Naxi et utilisées à des fins identitaires et pécuniaires. A ce titre, le tourisme peut être envisagé comme un outil permettant de tordre des éléments du système politique et étatique en place à des fins personnelles.

— 246 —

P A R T I E 3: L ’ AUTRE RÉALITÉ DU TOURISME : E N T R E ENJEUX ÉCONOMIQUES ET IDENTITAIRES

Dans les ruelles bondées, les commerçants alpaguent les chalands. Des vieux Naxi, l'ethnie qui a bâti Lijiang, fouillent les poubelles en quête de bouteilles à recycler.

Extrait de l'article de Muriel Jarp paru dans Libération

« Lijiang sacrifié au tourisme » (8 juillet 2008)259

La perception hiérarchisée des différentes populations de la nation chinoise s'est immiscée dans la création politique des shaoshu minzu. L'évolution du concept de minzu traduit la complexité des rapports entre la culture dominante, à savoir celle des Han, et celles de ces différentes populations. Véritable laboratoire, le Yunnan a été le lieu d'application des mesures politiques ayant donné naissance à 25 groupes minoritaires. Cela a entraîné une nouvelle façon de considérer l'altérité au sein d'un pays qui souhaite maintenir une unité nationale.

L'émergence du tourisme ethnique a entraîné la redéfinition des cultures de ces groupes à partir de la vision des instances politiques dominantes, empreintes de représentations anciennes, que l’on peut observer au sein d’infrastructures touristiques élaborées dans l'optique d'asseoir l'unité de la Chine. A cette volonté d’unité s’ajoute le souhait de favoriser l’entrée de devises étrangères sur le territoire national. Le développement du tourisme s’inscrit dans une stratégie politique et économique. L’émergence du tourisme ethnique est donc le fruit de l’ouverture de l’économie. L'inscription de Lijiang au patrimoine mondial de l'Unesco en 1997 a entraîné dans son sillage la mise en place d'un tourisme ethnique fondé sur les représentations liées à l’intégration du local au global. Face à l'ampleur de ce tourisme, la volonté de préserver la culture s’est au fil des années construite face aux enjeux économiques de l'industrie touristique et en lien avec l'influence du tourisme de masse sur les processus identitaires naxi. La question de la culture locale se pose désormais à travers un jeu de construction d'imaginaires nationaux et locaux ainsi que des positionnements qui en découlent.

Je me focaliserai dans un premier temps sur les éléments culturels perçus comme acceptables et les articulations identitaires mises en œuvre afin de pouvoir analyser comment s'exprime

259Article de Muriel JARP, également disponible en ligne : http://www.liberation.fr/grand-angle/2008/07/08/lijiang-sacrifie-au- tourisme_75862. Consulté le 15 février 2016. — 247 — aujourd'hui le fait d'être Naxi et Chinois.

Dans un second temps, je m'attacherai à étudier comment le réseau ou guanxi intervient dans la manière dont les Naxi définissent leur culture et comment l’utilisation de ce réseau permet de contourner un système politique et juridique en place. Cela sera également l'occasion de confronter l'imaginaire véhiculé dans les médias et par les promoteurs immobiliers à la mémoire collective associée au patrimoine de Lijiang et Shuhe. Puis, il s'agira de s'attacher à comprendre l'impact d'influences perçues comme modernes sur la façon dont les Naxi détournent et utilisent certains éléments de leurs cultures.

— 248 — VIII. REPRÉSENTATIONS ET SPHÈRE COLLECTIVE

Il y a des centaines d'années, la vieille ville et nos ancêtres nous ont laissé de grandes richesses, que nous pouvons laisser aux générations futures. À partir de profondes réflexions de l'histoire, nous devons examiner comment allier protection et développement, prospérité et tradition et nous interroger sur la relation entre tradition et modernité 260

Ce commentaire émis par un membre du parti de la ville de Lijiang et relayé dans différents médias questionne sur l'association de la tradition et de la modernité et les craintes liés à la prospérité et les impacts engendrés par le tourisme. L’image d’Épinal du tourisme et de la culture locale est sans aucun doute la figure du dongba, désignant le sage, le gardien du savoir naxi. Fondée sur une certaine présentation d'éléments jugés comme traditionnels, la mise en tourisme résulte de choix en lien avec la perception de la culture locale. Cependant, cette mise en tourisme résulte de l'influence de la culture dominante et des positionnements des Naxi vis-à-vis des instances politiques. Celle-ci n'est pas sans conséquence sur la manière dont ils définissent leur culture, la perception qu'ils ont de la culture officielle présentée à Lijiang et imposée par les instances locales. Une analyse comparative des éléments mis en valeur par la culture officielle de Lijiang et de ceux perçus comme importants par les Naxi est nécessaire pour appréhender d'éventuelles divergences. Cette analyse s'inscrit dans une perspective bi-dimensionnelle, comprenant les emprunts éventuels à d'autres cultures environnantes, la transmission des récits et des pratiques naxi. Ceci permettra de comprendre la place que ces derniers occupent dans la société chinoise. Dans un premier temps, j’étudierai les récits de la genèse des Naxi en tant que composante des imaginaires collectifs naxi. Puis dans un second temps, je me focaliserai sur la manière dont l'appartenance à une nation générale induit également des articulations qui soutiennent l'expression de leur singularité.

260“古城是几百年前老祖宗留给我们的财富,几百年后我们又能留给子孙些什么。从历史的深处思考,我们要探索如何处理 好保护与发展、繁荣与传统、传统与现代的关系” http://yn.wenming.cn/gzdt/zhoushifengcai/lj/201310/t20131021_1534591.html Ma traduction. — 249 — 1.Le récit de la genèse naxi

Les textes relatant la genèse des Naxi mentionnent leur filiation avec les Qiang261, un peuple nomade de l’Ouest repoussé par l'armée de l'empire du milieu vers le Sud du pays où il s'est sédentarisé sous la dynastie des Han (206 av. J.-C. - 220 av. J.-C.). L’ouvrage de He Zhiwu (1998) retrace sa migration ; après s’être détachés des Qiang, les Naxi s’installèrent à partir du deuxième siècle près du Lac Lugu. Entre le troisième et le septième siècle, une majorité d’entre eux se sont rendus dans les régions de Lijiang, de Yongning et aux alentours du fleuve Yantze où ils se sont installés. Le récit de cette migration est connu sous le nom de Chong ban tu (la légende de la genèse) et relate l’origine du monde naxi :

Du temps de la plus haute antiquité, l’univers n’était qu’un chaos mouvementé, où les arbres allaient et venaient, les cailloux parlaient. Le ciel, la terre, le soleil et la lune y étaient encore absents ; l’eau, le feu, la montagne et la rivière n’étaient pas encore apparus. Mais leurs ombres commençaient à se former. Petit à petit, grâce au développement de l’atmosphère et du son, est né l’immortel Yige-Woge. Il fit appel à son pouvoir magique et produit un œuf blanc, qui donna une poule de la même couleur. La poule n’avait pas de nom, elle prit alors le nom de Enyu-Enman de Dong. Un peu plus tard, Yigu-Dingna, un autre immortel est né. Il fit appel à son pouvoir magique mais produit un œuf noir, qui donna une poule de la même couleur. La poule noire n’avait pas de nom, elle prit alors le nom de Fujin-An’nan de Shu. Enyu-Enman, toute blanche était si belle ! Trois nuages blancs constituaient sa couverture, trois couches d’herbe tendres lui servaient de lit, elle pondit neuf paires d’œufs blancs. Ils se transformèrent en dieux et en saints.

Fujin-An’nan, entièrement noire, était si laide ! Elle pondit neuf paires d’œufs noirs, ses œufs se transformèrent en diables.

Neuf dieux habiles se chargèrent de créer le ciel, sept déesses ingénieuses entreprirent de bâtir la terre. Leurs premières œuvres s’avérèrent un échec : le ciel et la terre se trouvèrent secoués dans le chaos. Mais ils ne tardèrent pas à trouver la solution. Ils dressèrent une colonne de coquilles blanches à l’Est, une colonne de jade vert au Sud, une colonne de perles noires à l’Ouest, une colonne d’or au Nord et une colonne de fer blanc au centre. Ils recouvrirent le ciel avec des saphirs, et la terre avec de l’or. Désormais, le ciel bleu et la terre jaune furent séparés (He Ziwu, 1998 :40 ).

Selon Henri Maspero ([1927] 1965), les similitudes entre différents éléments de la mythologie chinoise classique résulteraient d’un fond commun. En effet, cet extrait du récit d’origine naxi fait écho au mythe de Nuwa262 présent dans la mythologie chinoise. Ce personnage est mentionné dans les textes datant du royaume des combattants, notamment dans le chapitre « Questions au ciel » du

261羌族 262女媧 Nüwa, Nǚwā, ou Nuügua — 250 — Chant de Chu et l’ouvrage Huainanzi (2ème siècle avant J-C). Nuwa est considérée comme un personnage féminin, ayant le statut soit d’épouse, soit de sœur de Fuxi263. Dans les différents écrits, elle utilise de la glaise pour créer les premiers humains et leur donne le pouvoir de procréer : « elle a créé les hommes en mélangeant de la terre jaune. Mais le travail lui a mobilisé ses forces et ne lui a pas laissé de temps libre, alors elle traîna une corde dans la boue, la mettant ainsi en place pour en faire des hommes. Par conséquent, les riches et les nobles émanent de la terre jaune, les pauvres et les humbles émanent de corde264» (BODDE, 1961 : 388). Cet extrait montre une distinction sociale entre les classes supérieures et les classes inférieures. Nuwa apparaît dans un rôle de créatrice mais également d’organisatrice du monde social lorsqu’elle répare la voûte céleste, en séparant les différentes catégories, et plus largement en imposant l’ordre et la stabilité sur la nature.

À la suite du combat opposant Gonggong à Zhurong, l’un des piliers soutenant le ciel fut brisé.

Nuwa entreprit de réparer la voûte céleste, comme indiqué dans l’Hunainanzi (environ 150 ans av. J.-C.), par lequel elle fondit cinq pierres de cinq couleurs différentes pour recouvrir le ciel. Ensuite, elle a coupé les jambes d’une tortue céleste et les a placées pour soutenir les quatre extrémités de la Terre. Elle a également vaincu le dragon noir pour sauver la province de Ji et a collecté des cendres et des roseaux grâce auxquels elle consulta les eaux sauvages265 (BODDE, 1961 :386).

Dans ce récit, Nuwa symbolise celle qui organise le social, qui maintient l’ordre en employant des pratiques chamaniques. On observe des similitudes entre ce personnage et des éléments du récit de la genèse naxi. Les neuf dieux habiles et les sept déesses ingénieuses naxi font référence à Nuwa, dans le motif suivant : après avoir réparé la voûte céleste et réduit à néant le chaos, ils créent un nouvel environnement où la vie naît.

Les sept générations qui suivent sont les ancêtres de l’humanité. Elles se succèdent ainsi : Meireng-Chuchu, Chuchu-Ciyu, Ciyu-Chuju, Chuju-Jiuren, Jiuren-Jiesheng, Jiesheng-Congren, Congren-Li’en. Congren-Li’en a cinq frères et six sœurs. Les frères et les sœurs ne trouvant pas de compagnons, ils se marièrent entre eux. L’odeur de leur péché monta au ciel, et les dieux en furent offensés. Le soleil et la lune se ternirent, la montagne et la vallée gémirent. Ces signes annoncèrent l’arrivée d’une catastrophe. Bientôt la montagne s’éboulera, la terre s’effondrera, et le déluge détruira tout. Congren-Li’en ne se doutant de rien, se rendit encore à la montagne, pour attraper les faisans argentés perchés dans les arbres, mais il était déjà trop tard. Il se rendit encore

263伏犧 264 «She created by putting yellow earth together. But the work tasked her strength and left no free time, so she dragged a cord through mud, thus heaping it up to make it into men. Therefore, the rich and noble are those men of yellow earth, the poor and lowly, those cord-made men. » (BODDE, 1961:388). Ma traduction. 265 «Nügua undertook to repair of the heavenly vault as recorded in the Hunainanzi fii (c. 150 BC), by which she melted five stones of five different colors to patch the heavens. Then, she cut the legs of a celestial tortoise and set them up to support the four extremities of the earth. She also defeated the Black Dragon to save the province of Ji and collected ashes and reeds by which she “checked the wild waters» (BODDE, 1961:386). Ma traduction. — 251 — à la plaine pour faire paître les moutons blancs comme le nuage, mais il était déjà trop tard. Il apprit à travailler auprès des fourmis et à s’amuser auprès des papillons. Il voulut aussi apprendre à labourer la terre. Avec un bœuf aux yeux noirs et une charrue de marronnier jaune, il arriva sur le terrain du dieu Dong et de la déesse Se (He Zhiwu, 1998 :45).

Congren-Li’en rencontra alors une jeune femme, nommée Chenghong Baobaiming, qui s'était transformée en cigogne blanche pour venir sur Terre. Dans la légende naxi, la cigogne blanche joue un intermédiaire dans les rencontres amoureuses entre jeunes gens. Dans la langue vernaculaire, l’entremetteuse se dit milabu, mais il est d’usage d’ajouter le préfixe gepan pour la désigner. Après avoir réussi toutes les épreuves que son beau-père lui imposa, il épousa Chenghong Baobaiming, venue du monde céleste. De leur union naquirent trois enfants : l’aîné, tibétain s’installa à Lasangduokenpan, le cadet, naxi, s'établit à Jiejiulaolaidui, et le plus jeune, bai, à Buluzhirangmai. Selon He Zhiwu, il s’agit des trois régions qu’ont jadis occupées les Naxi. Littéralement, Lasangduokenpan signifie « en haut », Jiejiulaolaidui peut être traduit par « au milieu » et Buluzhirangmai par « en bas ». Ce récit d’origine des Naxi se retrouve à plusieurs niveaux dans d’autres pratiques rituelles, tel le sacrifice au ciel. Ce sacrifice est l’un des rituels les plus importants, car il montre l'interdépendance des liens de parenté, des structures sociales, des mythes, des conceptions du temps et de l’espace... Son analogie avec le récit chinois de Nugua traduit les traces d'un processus d'acculturation, ce qui a conduit à son intériorisation par les Naxi.

À la suite de l’avènement de la République populaire de Chine, la pratique du sacrifice au ciel, comme bien d'autres, fut interdite de 1950 à 1986 par les chefs du Parti communiste chinois. Les raisons invoquées étaient d'ordre économique (Mackhann, 2003) ; ces rituels engendraient, selon les chefs du PCC, beaucoup de dépenses jugées superflues. Cette politique répressive a atteint son sommet lors des années 1966-1976. Ce rituel présentait une extension des relations entre lignages patrilinéaires. Sa suppression constitua une façon symbolique de détruire les lignages traditionnels naxi, imposant un nouvel ordonnancement politique avec l’apparition de nouveaux ancêtres han peu à peu intégrés dans les substrats cultuels. L’interdiction de ce rituel durant une trentaine d’années et la forte présence de la culture han ont entraîné plusieurs modifications mythologiques. Certaines versions actuelles de ce rituel contiennent des références aux empereurs chinois. Dans ces versions, les participants offrent des objets à une représentation de l’empereur, devant laquelle ils courbent l’échine. Cela souligne métaphoriquement la structure des rapports de domination entre les Han et les Naxi. Le terme de sinisation a été et est encore largement utilisé pour décrire la colonisation chinoise dans ces régions limitrophes. En ce sens, il convient de repenser le positionnement de l’autre non plus en termes de relation où la définition d’« eux » est dépendante de celle du « nous ». Comme le précise Hommi Bhabha (2007), dans un rapport de colonisation, la relation de dépendance enferme le plus souvent l’autre dans une identité reformulée et associée le plus souvent à un territoire. Il propose de

— 252 — s’intéresser à ce qu’il nomme les positions du sujet. L’identité est envisagée en tant que mouvance et sa labilité permet de mettre en évidence la subtilité des changements. Pour cela, des « au-delà », des moments d’interstices sont nécessaires à la constitution des « terrains d’élaboration des stratégies du soi » (Bhabha, 2007 : 30). Ces au-delà, éphémères, sont produits par la spécificité des situations. En fonction de l’histoire, du moment, l’individu se positionne. Dans le cadre de groupes sociaux catégorisés, on peut envisager qu’ils se positionnent selon la nature des rapports de domination. Les frontières de leurs enveloppes identitaires se remodèlent en fonction des différences revendiquées et imposées. L'expression de ces frontières intervient aussi dans la manière dont ces mythes sont reproduits et modifiés, car ils transcendent les composantes des imaginaires collectifs et constituent les éléments conservés ou rejetés par les membres d'un groupe pour élaborer des stratégies identitaires.

Le début des années 1980 marque une nouvelle politique concernant les religions des shaoshu minzu. L’article 36 de la révision de la Constitution de la République populaire de Chine stipule que « les citoyens de la République populaire de Chine bénéficient d’une liberté de croyance religieuse. Aucune branche de l’État, organisation publique ou individuelle ne peut contraindre à quelconque croyance, ou non croyance ; ni ne peut discriminer les citoyens qui ont certaines croyances, ou ne croient en aucune religion. L’État protège les activités religieuses normales » (TCOTPROC, 1982 : 32). Cependant, il n’en demeure pas moins que les pratiques demeurent tributaires de la subjectivité des Han. C’est donc à partir des années 1980, que certains rituels sont réintroduits et des récits légendaires réapparaissent. Le récit mythique de l’origine des Naxi constitue le point d'ancrage de nombreux textes dongba et reflète les différentes thématiques constitutives de leur monde. Au travers de ce récit s’exprime l’univers de leurs représentations et il marque métaphoriquement leur organisation sociale. Il s’inscrit dans une symbolique de la réalité, où les éléments présentés agissent comme des matériaux collectifs. Ces matériaux se sont nourris des cultures voisines. La référence à Nuwa montrée précédemment participe doublement à cette hypothèse. En effet, cette dernière fait partie des Trois Augustes – fondateurs puissants qui sont à l’origine des séparations entre hommes et bêtes et entre hommes et Dieux – qui ont mis fin au chaos originel. Elle est l’une des figures légendaires présentes dans la mythologie chinoise. Selon Chantal Zheng (1989), les mythes de Nuwa et Fuxi ont été comparés à deux mythes miao266267, ceux de Nogong et de Nomu.

Hebi (le seigneur des plantes) et Hesong (le seigneur du Tonnerre) s’opposaient. Lors d’une bataille, Hebi fut victorieux et fit prisonnier Hesong. Mais Hebi avait deux enfants : Nogong et Nomu, et ces derniers, apitoyés, libérèrent Hesong. Hesong, reconnaissant, leur donna des graines de melon en leur disant qu’elles les protégeraient lors du déluge qui n’allait pas manquer de survenir. Puis, il déclencha le déluge et le monde fut détruit. En hâte, frère et sœur plantèrent les

266La population miao vit majoritairement dans les provinces du Guizhou et du Guanxi 267苗族 — 253 — graines qui donnèrent naissance à de beaux melons à l’intérieur desquels ils se réfugièrent, échappant de justesse à la mort. Puis Hesong fit cesser le déluge. La terre redevint habitable. Nogong et Nomu seuls survivants, décidèrent de se marier afin de repeupler le monde. Leur enfant, fut, dit la légende, coupé en cent morceaux dispersés aux quatre coins du monde, donnant ainsi naissance à cent clans (Zheng, 1989 : 38)

Outre les références à la mythologie chinoise, des substrats culturels d'autres groupes minoritaires ont été intégrés dans la religion dongba. Chantal Zheng (1989) précise que la première version écrite des mythes de Nuwa et Fuxi est retranscrite dans l’ouvrage Huainanzi, rédigé alors au pays Chu268. Ce mythe serait né dans le Sud de la Chine et se serait propagé progressivement dans les autres provinces. Par un phénomène d’emprunt et de réappropriation, on observe diverses analogies entre ces récits mythiques. Le récit naxi ne mentionne pas de couples légendaires protecteurs et fondateurs similaires à Nuwa et Fuxi et présente une situation initiale différente. Néanmoins, il conserve le schéma actanciel général. Le déluge est dans ce récit une punition divine en réponse aux unions des frères et sœurs de Congren Li’en, symbolisant la prohibition de l'inceste dans les règles sociales naxi. Le déluge a éradiqué les individus récemment créés pour faire table rase, pour nettoyer le passé de la faute commise. Seul Congren Li’en survit grâce aux recommandations données par un couple divin269. Il réalisa ensuite un tambour avec de la peau de yack, sur les douze cordes du tambour, trois devaient être attachées à un cèdre, trois à un cyprès, trois au ciel et trois à la Terre. Ce passage souligne la dimension animiste de la religion dongba. En effet, si l’on se réfère à cette cosmologie, le cèdre représente l’oncle du Ciel et le cyprès, sa tante. On remarque également la prédominance du groupe de parenté du Ciel sur celui de la Terre, car ce dernier est considéré comme le maître suprême de l’univers. Dans ce contexte, toute manifestation d’un phénomène naturel ne peut qu'être l’expression de la volonté céleste, tel le déluge.

Une fois que les traces du passé sont effacées, le renouveau peut s’ériger. Congren Li’en est celui grâce auquel le genre humain s'est perpétué, mais cela n'a pas été sans épreuves. Dans ce schéma actanciel, et selon A.J. Greimas (1966), les destinataires sont toujours de nature divine : à la suite du déluge, Congren Li’en rencontra le dieu Milidong-Apu et lui demanda une femme. Face à sa requête, ce dernier accepta mais avec des conditions : lors de sa prochaine rencontre avec deux jeunes femmes, il devra épouser la bonne, non la belle. Il désobéit et de leur union naquit un singe, un coq, une grenouille et un serpent. Sur les conseils de ce Dieu, il se débarrassa de cette lignée. Après qu'il ait à nouveau désobéi au dieu, ce dernier dispersa sur la terre, les statues réalisées pour tenir compagnie à Congren Li’en. Cela donna naissance à la population des mers et des forêts. Seul, il partit en voyage et rencontra Chenhong-Baobaiming, qu’il épousa après avoir réussi la série d’épreuves imposées par

268Hubei-Hunan, où vit aussi la population miao. 269Sa survie apparaît comme une récompense pour ne pas avoir commis d'erreurs impardonables. — 254 — son père, le dieu Zilao-Apu. Celui-ci est décrit comme un éleveur sédentarisé : « Le soir Zilao-Apu rentre avec le troupeau. Comme d’habitude, il enferme les moutons dans la bergerie et laisse le chien devant la porte » (He Zhiwu, 1998 :55). Peu avant le déluge, Congren Li’en émit le souhait d’apprendre à labourer, à cultiver les champs et à élever le bétail. Il apprend grâce aux animaux qui constituent pendant un long moment son unique compagnie, mais c’est grâce au dieu Zilao-Apu qu'il se sédentarise. Il quitte le monde des animaux pour atteindre une humanité divine, acquise grâce à ses succès aux épreuves des dieux. Quitter ce monde apparaît comme la quête qui lui est imposée. Ce n’est qu’une fois obtenue que le genre humain peut exister, ce qui entraîne la naissance de ses trois fils à l’origine des populations tibétaine, naxi et bai. Le passage du monde de l’animal à celui des humains est possible grâce à la montagne divine : résidence de Congren Li’en, occupée par les animaux, elle est aussi un lieu de passage pour les dieux. Bien que le ciel et la terre soient séparés et séparent les dieux des hommes, cette montagne représente l’axis mundi, permettant qu'un peu d’éternité se répande sur la terre. Cela favorise la régénération du genre humain, et donc sa pérennité. Les modalités du pouvoir et du vouloir sont dans ce récit mythique clairement distinctes. L’humain est celui qui veut, les dieux sont ceux qui peuvent et par conséquent ceux qui l'autorisent ou qui le sanctionnent. Le message implicitement transmis par ces modalités diachroniques peut se résumer de la sorte : on n'obtient ce que l’on souhaite qu’en se soumettant aux pouvoirs des dieux, parce qu’ils ont un pouvoir de vie, de mort ou de souffrance sur les humains. Le pouvoir des dieux est en réalité l’expression et l’interprétation des liens de causalité relatives aux normes sociales du groupe par les membres du groupe. Ainsi, ce message transmis peut être socialement intégré comme suit : on obtient ce que l’on souhaite en s’assujettissant aux normes et règles sociales du groupe, parce qu’elles ont le pouvoir d'agir sur nous. Cela participe à l’expression de l’ordonnancement du politique.

Les travaux d'Aurélie Névot (2008) et de Charles MacKhann (2012) autorisent la comparaison entre des pratiques culturelles naxi et yi. Des similitudes sont présentes dans les mythes d'origine, comprenant chacun une partie relatant un déluge. Dans les deux cas, le jeune homme épouse une femme céleste, avec qui il a trois fils. Ceux-ci mourront peu après. Le prêtre-devin yi, appelé bimo s'adonne également à des pratiques proches de celle du dongba et possède une écriture syllabique propre. Ces différents éléments s'expliquent d'un point de vue historique et géographique. Les Yi vivent majoritairement dans deux préfectures du Yunnan incluant le district autonome des Yi de la forêt de pierre situé à Shilin, à l'Est de Kunming. Guo Dalie et He Zhiwu (1994), historiens naxi, supposent une généalogie commune entre Yi, Naxi et Mosuo en s'appuyant sur des recherches archéologiques qui ont mis en évidence des ossements d'hommes datant de différentes périodes et localisés dans les régions du Yunnan occupées par ces populations. Ils utilisent ce rapprochement pour postuler que l'histoire de la nationalité naxi engloberait celles des autres minorités.

— 255 — La religion dongba comporte des éléments issus du bön tibétain, mais plus largement, la région du bassin lijiangais a fortement été influencée par le confucianisme, le taoïsme et des pratiques culturelles diverses. La totalité des danses, des rituels, des chants, des connaissances liées à la religion dongba (astrologie, médecine, histoire…) est retranscrite dans des manuscrits rédigés dans une écriture pictographique. Selon Ralph Stehly (2015), l'écriture est porteuse de permanence et de sacralité. Elle confère à l'homme une mémoire sans limite temporelle et spatiale et protège la pensée, les croyances ou encore les savoirs des hommes. C'est pour cela que l'écriture a été universellement aux mains des prêtres, qui étaient les gardiens des annales, du culte, de l'astrologie ou encore de la mythologie (Stehly, 2015). La religion dongba est une religion chamaniste et polythéiste, dont l'un des fondements principaux est la légende du dongba Shiluo, ancêtre des dongba. Il fut le premier tueur de démons et le premier protecteur des Naxi. En effet, selon leurs croyances, tout espace est occupé par des dieux, des démons, des esprits (maléfiques ou non) et par les esprits des morts. Ces créatures surnaturelles agissent sur leur vie quotidienne. Le dongba est le seul à pouvoir les apaiser ou les combattre grâce à la pratique de rites. Ces derniers comprennent le plus souvent la récitation de textes sacrés retranscrits au sein d'anciens manuscrits en écriture dongba. Cette écriture pictographique exprime le lien au monde, l'origine des Naxi et de leur religion. Un spécialiste de la culture locale m'a fait part de son analyse du pictogramme dongba signifiant l’eau.

Figura 33: Caractère chinois signifiant "eau"

— 256 —

Figura 34: Pictogramme dongba signifiant eau(Fang & Zhiwu, 1995)

Le pictogramme dongba comporte des traits qui renvoient aux mouvements de l'eau. Selon ce professeur, les traits tordus représentent une marche sur un chemin montagneux. Son interprétation se fonde sur une analogie avec la représentation du monde han dans lequel les routes se croisent en formant une croix bien délimitée. La comparaison avec l'idéogramme chinois signifiant « eau » semble corroborer son hypothèse : si l’on regarde la manière dont est écrit le mot en dongba, on s’aperçoit que l’eau donne l’impression de sortir d’une fontaine, puis elle s’accumule pour enfin se déverser. D’ailleurs elle était un large cours d’eau au début puis elle rétrécit. En mandarin, l’idéogramme est oblique et paisible, l’eau s’écoule sur la plaine. Nous pouvons en conclure que les Naxi s’installèrent dans la montagne au bord du cours d’eau270. Cette explication étymologique de l’ethnogenèse des Naxi s’exemplifie par l’emploi d’un pictogramme. L'écriture pictographique dessine l’histoire et amène au questionnement de sa représentation. Lors de cet entretien, cet érudit a mis en évidence une différence entre les Chinois et les Naxi. Celle-ci s’inscrit dans un système de signes graphiques nécessaires la transmission des savoirs et des connaissances. La représentation d’un élément, comme l’eau, par un signe graphique, dont la signification est compréhensible par un groupe de personnes, est interprétée ici comme une reformulation subjective du code graphique en lui-même. Cette reformulation est légitimée par une double différence : avec le caractère chinois et avec sa représentation du monde han ancien. L’écriture dongba élaborée dans les temps anciens exprime une division culturelle ancienne. Cette écriture permet la transmission du savoir, de la mémoire des dongba, qu'ils tiennent de leurs aïeuls.

Présentée comme un chamane, la figure du dongba a été construite comme le sémaphore de cette culture et constitue une preuve d'authenticité. Dans le cadre du tourisme culturel de la région de

270Extrait d'un entretien réalisé avec un enseignant naxi. — 257 — Lijiang, il constitue également le produit phare des différentes attractions. Sur le site de l’une des plus grandes attractions, l’un des guides m'a répété le discours qu’il tient aux touristes qu’il reçoit. Le texte de présentation commence ainsi : Bienvenue à tous, je serais votre guide et je suis très honoré d’être ici pour vous accompagner. Il précise que le dongba est également celui qui connaît l’histoire, la géographie, l’astronomie, la médecine [naxi]…. Sa description leur confère un statut analogue à celui de lettré, renforcé par le fait qu’ils sont les seuls à pouvoir lire les écritures pictographiques. La langue écrite des dongba est utilisée par les dongba pour écrire les domaines de l’astronomie, le calendrier, la médecine, la philosophie, l’histoire, la religion, la littérature, l’art, et d’autres domaines. La référence à l’ancien est systématique, notamment pour l’écriture dongba, comparée aux hiéroglyphes égyptiens ou à l’écriture maya. La référence à l’utilisation d’un glyphe en bois est également récurrente. Cette écriture estimée à 1000 ans regroupe 1400 mots divisés en 18 catégories.

Avec la mise en place de l’enseignement de la langue écrite dongba à l’école pour les plus jeunes mais également en extra-scolaire pour les adultes, on observe une volonté de se réapproprier un savoir auprès de certaines femmes naxi. Auparavant réservé à l’élite masculine, elles peuvent désormais connaître des éléments réservés initialement aux hommes. Les différents entretiens que j’ai menés ont montré que les femmes de plus de cinquante ans étaient particulièrement enthousiastes à l’idée d’accéder enfin à des éléments de leur culture que détenaient leurs frères ou leurs pères. Cela s’explique avant tout par l’interprétation qu’elles ont d’une mise à l’écart. En effet, le fait d’être un homme ne permettait pas d’avoir accès aux connaissances des dongba. Cependant, être une femme favorisait encore moins l’accès à ce savoir. En apprenant aujourd’hui leur langue, elles n’y ont toujours pas accès, car l’enseignement est extrait de son contexte initial. La connaissance de la langue écrite apparaît donc comme une façon de se négocier une nouvelle place. Lors de ces entretiens, elles ont insisté sur le fait que des choses de devaient pas changer. Par cette remarque, elles indiquaient la volonté de maintenir la manière dont les rôles sont traditionnellement inscrits et genrés. Cependant, la connaissance de l’écriture dongba leur octroyait à titre personnel l’impression d’un nouveau pouvoir, même symbolique.

Baishuitai est considéré comme le lieu d’origine de la religion dongba. Il constitue un passage obligatoire pour tout dongba qui souhaite être reconnu par ses pairs. Une à deux fois par an, s'y tient une grande réunion où se rendent tous les dongba de la région. Ayant assisté à quelques-unes de ces réunions, elles représentent pour eux l’occasion de se retrouver entre eux durant deux jours. Ce moment « entre hommes » leur permet de s'entretenir sur l’avenir de leur culture, du tourisme de Lijiang, ou encore de se tenir informé des événements ayant marqué la vie des uns et des autres. Des femmes naxi, épouses ou filles de dongba, préparent et servent les différents repas au cours des deux jours. La séparation entre hommes et femmes, que j'ai observée lors de repas importants (fêtes,

— 258 — rituels…), est également visible lors de cette réunion. Les femmes naxi restent entre elles et n'interagissent que très rarement avec les hommes. Ces deux jours sont ponctués de danses et de chants rituels, le plus souvent réalisés collectivement. Plusieurs dongba ont expliqué que ce lignage est de l'ordre de la sphère privée. Certains ont mis en avant un le lien entre eux et leur ancêtre mythique, renforçant l’importance du lignage paternel. On peut opérer un parallèle avec la manière dont les ancêtres des familles sont honorés en Chine, ce qui est un trait commun au confucianisme.

La place octroyée aux dongba était, pour les anciens, un moyen de comprendre les événements auxquels ils étaient confrontés. Si l’on se réfère aux mythes naxi, on entend souvent parler du lieu d’origine du soleil et de la lune. Il est dit qu’existaient auparavant neuf soleils et sept lunes. L’homme naxi ne pouvait vivre avec la chaleur engendrée par les neuf soleils ; il pria, fit des incantations, obtint la disparition de huit soleils et six lunes, grâce à l’intervention de l’être aux pouvoirs puissants. Pour un grand nombre de Naxi, ce mythe explique le commencement du monde. Dans le mythe d’origine du dongba Shi Luo, ses qualités hors-normes sont clairement décrites. Face aux démons, il est parvenu à rétablir l’ordre et à sauver les hommes. Ce récit d’origine explicite clairement que les danses et les chants sont des pratiques privilégiées pour guérir tous types de maux et montre l'étendue de leur pouvoir : celui d’évoquer les esprits, de partir à leur recherche de les combattre grâce à des procédés chamaniques qu’eux seuls connaissent. Rémi Mathieu (1987), mentionne les descriptions de chamanes en Chine ancienne :

En Chine, on note que la danse (surtout celle des plumes) et l’invocation paraissent, sans doute plus qu’ailleurs, valorisées. Le tambour des esprits favorisait la transe de ces êtres « aux longs cheveux épars tombant sur les épaules » qui semblaient « comme fous » aux yeux des spectateurs (qui voulait simuler la folie laissait flotter ses cheveux), très semblables en leur apparences aux chamanes contemporains des Yakoutes, Ouighours, Tlingit et Na-khi du Yunnan. Certains d’entre eux portaient des masques et officiaient revêtus de peaux d’ours, ainsi associés, à des animaux auxquels ils étaient liés par des rapports de protection, peut-être originellement totémiques. Enfin, la littérature de cette époque décrit, en des pages parfois saisissantes, un monde étagé où l’âme de certains hommes pouvait parfois se déplacer jusque dans les cieux multiples en grimpant sur des monts qui unissaient la terre à l’empyrée (Mathieu, 1987 :11).

Dans l'espace rituel, le dongba est celui qui remet en ordre le monde et lutte contre les démons. Dans le champ social, il participe à préserver ou modifier les pouvoirs en place. Cela reflète également l'organisation des relations au sein de la société naxi. Les différents emprunts culturels soulignent la dynamique des échanges culturels qui ont eu lieu au fil des siècles. La catégorisation réalisée au cours des années 1950 jusqu'aux années 1980 a officialisé une division numérique de la population chinoise. Cependant, les modifications sociétales inhérentes à l'ouverture de la Chine ont inscrit cette dernière dans des interactions culturelles globalisées. Face à l'ampleur prise par le tourisme, de nouveaux

— 259 — échanges culturels ont lieu.

La référence à l’ancien s’applique également à la musique dongjing : c’est une musique solennelle, digne, riche et variée, la musique originale est appelée un fossile vivant. L'un des parcs les plus importants des environs de la ville comporte un certain nombre de totems, sortes de sculptures en bois. Lors de la description du totem nommé totem à l’origine de la vie 271, les termes de divinité, créatrice et culturelle (造物神,文化神 Zàowù shén, wénhuà shén) font référence au dongba Shiluo.

Ce parc, créé il y environ six ans, se présente comme un hommage à la culture locale. On y trouve notamment de nombreuses références à l'inscription des textes dongba au Registre mémoire du monde de l'Unesco. Les Naxi sont confrontés quotidiennement à des références culturelles nationales et internationales. Ceci a induit un questionnement sur la manière de préserver la culture locale dans un contexte économique et politique qui peut parfois minimiser leur marge de manœuvre. La question de la culture naxi et de la religion dongba se pose désormais à travers un jeu de construction d'imaginaires internationaux, nationaux et locaux, et implique des négociations identitaires de la part des Naxi.

2.L'imaginaire urbain : entre anamnèse et expression du lien social

Au cours de mes enquêtes de terrain, j'ai observé une modification de la population locale. En effet, au fil des années de nombreuses personnes issues d’autres régions de Chine (Hebei, Shanghai, Guangdong, Beijing…) se sont installées à Lijiang afin d’ouvrir un commerce. Cette migration s’explique par les bénéfices engendrés par le tourisme qui ont atteint en 2010 plus de 11 mille millions de yuans et le nombre de touristes a atteint les 9.09 million272.

Selon Xiaobo Su (2012 :104), la première vague de migrants arriva en 1999 à la suite de l’exposition horticole de Kunming qui se déroula de mai à octobre 1999. Les millions de touristes venus à cette exposition se rendirent également à Lijiang, ce qui attira de nombreux commerçants. Un groupe de marchands de jade du Fujian s’installa à Lijiang et transforma certaines rues de la ville en une sorte de centre commercial réservé au Jade. Ce commerce fut fermé par le gouvernement local lorsque par des personnalités publiques connues dénoncèrent le commerce chez qui ils avaient acheté de faux objets en jade lors de leur visite. Cet incident a fortement entaché l’image de Lijiang. L’attrait

271生命起源图腾柱 272http://www.tjcn.org/tjgb/20113/1905.html Consulté le 15 février 2016 — 260 — de la ville a néanmoins perduré jusqu’en 2002, année du Syndrome Respiratoire Aigu Sévère qui a temporairement suspendu l’industrie touristique et la migration.

Dans une analyse des données démographiques du district de la vieille ville, qui comprend la vieille ville et la nouvelle ville, le Bureau des statistiques de Lijiang a souligné que le district a connu une croissance importante de la population. Comme le montre le cinquième recensement national en 2000, la population résidente était de163,991 (常住人口 Changzhu renkou), et le nombre a augmenté à 211,251 en 2010, soit en moyenne une croissance annuelle de 2,56%, bien au-dessus de la croissance moyenne nationale de 0,57% entre 2000 et 2010. […] 273(Su, 2012 :104)

Selon le bureau des statistiques de Lijiang, cette croissance de la population s’explique par l’attrait généré par l’industrie touristique de la ville avec un secteur tertiaire en plein essor. De plus, l’augmentation annuelle de résidents han est de 5.33% contre 1.31% pour les autres résidents minoritaires entre 2000 et 2010, ce qui amena une baisse de la population naxi de 53.9% en 2000 à 44.6% en 2010274. De la même manière, lors des dernières élections, et ce pour la première fois, le secrétaire du Parti communiste de la ville fut un Han. Bien que ses deux adjoints soient naxi, la ville n’était plus symboliquement aux mains des Naxi. Certains habitants le mentionnaient à plusieurs reprises sans pour autant montrer un mécontentement, car ils ajoutaient qu'il ne pourrait pas faire ce qu'il voulait, car ses adjoints sont naxi. Cela signalait avant tout le changement démographique de la ville. Celui-ci était visible lorsque j'interrogeais les tenants de boutiques que ce soit à Lijiang ou à Shuhe. Un homme venu de Dali m’a confié être venu ouvrir un commerce à Shuhe plutôt qu’à Lijiang car avoir une boutique à Shuhe, ce n’est pas difficile. On peut travailler même si on n’est pas Naxi275. La répartition de la population de Shuhe et Lijiang semble pourtant très similaire tout comme les conditions d’accès à la location. L’arrivée massive de migrants venus ouvrir des commerces ont modifié la démographie de la ville et s'est accompagnée de ressentiments, justifiés par le fait que les Naxi ont loué leur maison souvent à des prix que les nouveaux arrivants jugent élevés. D’une certaine manière, être Naxi leur a permis d’élever leur niveau de vie, grâce au travail des migrants venus en nombre. Les Naxi sont partis ! Ils louent leurs maisons et ils n’habitent plus ici ! Maintenant il y a de nombreux étrangers ! 276 Avec l’augmentation massive des étrangers277 , les villes de Lijiang et de Shuhe se sont mues de villes résidentielles en villes commerciales occupées par ces nouveaux arrivants. Ces derniers sont les principaux acteurs de l’économie de la ville. Leurs activités sont

273« In an analysis of demographic features in the Ancient Town District, which includes the ancient town and the new city, the Lijiang Bureau of Statistics pointed out that the District experienced a substantial population growth. As shown by the fifth nationwide census in 2000, the District was home to 163.991 permanent residents, while the number jumped to 211.251 in 2010, averaging a 2.56% annual growth, far above the national average growth of 0.57% from 2000 to 2010. » (Su, 2012:104) Ma traduction. 274 http://lj.xxxgk.yn.gov.cn/canton_model58/newsview.aspx?id=17320 275«有一个小商店,在束河不很难. 即使我们不是纳西人也我们工作!» 276 «纳西人走了!他们出租他们的房也他们不住在这里了!现在有着许多的外地人» 277外地人 — 261 — directement liées à l’industrie touristique où prédomine le secteur tertiaire. Les profondes transformations de ces villes s’inscrivent dans une continuité croissante. Au début de mes séjours, les zones commerciales étaient limitées au centre historique des deux villes et quelques rues environnantes, exceptées pour Shuhe où, la zone était limitée à la partie nouvelle du village. Ces modifications se sont effectuées parallèlement au développement de nouvelles zones/rues commerciales.

Selon Xiabo Su (2012 :105), en 2004, le centre de gestion du patrimoine a décidé d'élargir la capacité touristique de Lijiang en encourageant et en orientant les touristes vers d'autres rues. Cette autorité administrative a demandé aux guides touristiques d’amener leur clientèle vers certains sites situés à l'écart du centre. Le déploiement des zones touristiques résulterait d’une décision politique et se serait accompagner d’un double mouvement de la population : les Naxi quittent la ville et d’autres personnes venues de provinces différentes ont loué leurs habitations pour ouvrir des commerces.

En conséquence, les valeurs immobilières ont augmenté partout dans la ville, et le nouveau déplacement progressivement étendue à partir du centre à chaque coin de la ville. Les résidents de la ville louent leurs maisons aux commerçants migrants qui peuvent augmenter les loyers, avec peu d'égard pour la façon dont ces maisons sont rénovées et utilisées. Plus souvent qu'autrement, les vieilles maisons sont complètement détruites par la tradition émulation maisons neuves pouvant accueillir des installations plus modernes278 (Su, 2012 :105).

Ces modifications urbaines s’inscrivent dans la gentrification du tourisme décrite par Kevin Fox Gotham (2005) comme la transformation d'un quartier de classe moyenne dans une enclave relativement aisée et exclusive marquée par une prolifération d'entreprises de divertissement et de lieux touristiques. L’association du processus décrit par Ruth Glass (1964) à une activité industrielle spécifique comme le tourisme amène une nouvelle lecture de cette définition. En effet, selon Ruth Glass, la gentrification désigne :

D’une part un processus de déplacement et de remplacement de populations dans des secteurs urbains centraux par des catégories plus aisées et, d’autre part, la réhabilitation physique de ces mêmes secteurs. Cette réhabilitation implique la transformation par des membres des classes moyennes supérieures de logements qui présentent souvent un caractère patrimonial et qui sont situés dans des quartiers populaires (in Rérart P., Söderström O., Besson R. & Piguet E., 2008 : 40-41).

Cette première définition a par la suite évolué pour y inclure des formes d’élitisation et de nouveaux

278 « Accordingly, property values rose all over the town, and the new displacement gradually spread from the center to every corner of the town. Town residents rent their houses to the migrant businesspersonns who can afford the highest rent, with little regard for how these houses are renovated and used. More often than not, the old houses are completly demolished for tradition-emulating brand-new houses which can accomodate more modern facilities. Su, 2012:105) ». Ma traduction — 262 — acteurs et espaces. La situation de Lijiang correspond à ce processus de déplacement et de replacement de la population. Cependant, la spécificité mise en avant par Kevin Fox Gotham, lors de son étude du quartier Le vieux carré de la Nouvelle Orléans montre la corrélation entre la gentrification et l’évolution des flux de capitaux du marché de l’immobilier, déclenché par le boom touristique.

La promotion d’activités axées sur la consommation a entraîné une gentrification des espaces résidentiels. Clairement orientée par le gouvernement local, ce processus a modifié l’aménagement de Lijiang. Les rues adjacentes au centre historique se sont progressivement vidées de leurs habitants pour devenir des lieux d’achat et de divertissement. L’un des exemples est la périphérie sud de la vieille ville. Il y a encore sept ans cette partie était quasi-entièrement résidentielle alors que désormais de nombreux bars et restaurants ont ouvert. Le cachet historique des résidences a, petit à petit, augmenté la valeur immobilière et les nouvelles constructions expriment les imaginaires des hommes d’affaires, nouveaux arrivants, et des touristes. Les spécificités architecturales naxi sont de plus en plus souvent gommées, cachées, détournées pour exhiber des objets attrayants et correspondants aux attentes des consommateurs potentiels. La dimension culturelle s'érode en même temps que les habitant s’éloignent. Ceci est sans doute à l’origine de la création de nouveaux commerces naxi par le bureau de protection de la ville. Alors qu’un premier élan a conduit à une économie fondée sur un nouvel aménagement de la ville, il apparaît qu’un second élan tende à vouloir faire de Lijiang une ville habitée par des Naxi. On peut supposer que ce changement d’orientation est le fruit d’une constatation : la prolifération des lieux de consommation ne répond plus aux demandes sociales et économiques des Naxi ni aux interrogations d'instances internationales telles l'Unesco et Icomos qui s'inquiètent régulièrement de la désertification de la ville par les Naxi.

La venue importante de nouveaux hommes d’affaires couplée à la fréquentation massive de touristes a fait de Lijiang un lieu de consommation occidentalisée, chapeauté par les instances politiques locales. Plus largement, la rhétorique culturelle empruntée à l’UNESCO s’avère dans la réinterprétation locale un moyen pour accroître l’économie locale supportée par «la marchandisation de la culture et de la propagation du capitalisme culturel279 » (Miles & Paddison, 2005 :834). Cette marchandisation est accentuée par l’ambivalence de l’attrait que ces nouveaux hommes d’affaires ont pour la culture locale. De manière générale, les raisons liées à leurs venues sont des opportunités pour trouver du travail, faire fortune (Fan, 1999 : 973) ou constituent un tremplin pour leur carrière (Su, 2013 :106). Gagner de l’argent apparaît comme un fil conducteur à toutes ces aspirations, voire est l’élément décideur. L’économie fleurissante de l’industrie touristique participe à doter Lijiang de l’image d’un possible eldorado financier. Cette image dépasse largement les frontières du comté des

279« the commodification of culture and the spread of cultural capitalism» (Miles &Paddison, 2005 :834). Ma traduction — 263 — Naxi et fait partie des représentations communément partagées en Chine. Cependant, ils ajoutent régulièrement la tranquillité de vie qu’offre la ville en tant qu’élément important dans leur prise de décision, souvent après un premier séjour. Ils se réfèrent alors à l’inscription de la ville au Patrimoine de l’UNESCO pour argumenter la préservation de la culture locale. Ils mentionnent également l’ancienneté de la culture en tant que mode de vie ancien, par opposition à la vie stressante des métropoles, le style de vie proche de la nature par opposition à la pollution des grandes villes. Leur migration survient le plus souvent après un premier séjour inscrivant leur migration dans ce que James Clifford (1997) nomme les « cultures en voyages ».

Ces cultures de déplacement et de transplantation sont inséparables des histoires spécifiques, souvent violentes, d’économique, de politique et d’interaction culturelle –histoires qui génèrent ce que l'on pourrait appeler cosmopolitismes discordants. Dans cet accent que nous évitons, au moins le localisme excessif du relativisme culturel particulariste, comme la vision trop globale d'une monoculture capitaliste ou technocratique. Et dans cette perspective, la notion que certaines catégories de personnes sont cosmopolites (voyageurs), tandis que les autres sont locales (natifs) apparaît comme l'idéologie d’une (très puissant) culture de voyages. [...] Ce n'est pas de la nomadologie. Au contraire, ce qui est en jeu, c'est une approche comparative des études culturelles à des histoires spécifiques, tactiques, pratiques quotidiennes de culture et de voyage : cultures en voyages, voyages en cultures280.(Clifford,1997 :36)

La nouvelle répartition démographique de la population du comté de Lijiang et les nombreuses modifications urbaines ont induit des modifications des pratiques sociales et de nouvelles occupations de l'espace urbain. Au cours de mes enquêtes de terrain, j'ai cherché à accéder aux connaissances que les habitants de Lijiang avaient de l'espace urbain. Pour cela, j'ai divisé la population locale interrogée selon trois tranches d'âge : les jeunes, de 20 à 35 ans ; les intermédiaires de 40 à 60 ans et enfin, les plus âgées, 60 ans et plus. J'ai demandé à chaque personne interrogée de corriger, de modifier ou de compléter le plan de la ville que je leur ai fourni. Ce dernier correspondait à la carte de la ville que l'on trouvait un peu partout. J'ai ainsi obtenu 30 plans réalisés pour chaque groupe, soit 90 plans281 au total. Les données obtenues montrent que plus les personnes sont âgées, tout sexe confondu, plus les informations données sur les plans coïncident le plus souvent avec le discours tenu par les acteurs de l'industrie touristique.

L'un des exemples les plus frappants est celui de la maison Mu. Il s'agit de la résidence de

280 « Such cultures of displacement and transplantation are inseparable from specific, often violent, histories of economic, political, and cultural interaction -histories that generate might be called discrepant cosmopolitanisms. In this emphasis we avoid, at least the excessive localism of particularist cultural relativism, as well as the overly global vision of a capitalist or technocratic monoculture. And in this perspective the notion that certain classes of people are cosmopolitan (travelers) while the rest are local (natives) appears as the ideology of one (very powerful) traveling culture. [...] This is not nomadology. Rather, what is at stake is a comparative cultural studies approach to specific histories,tactics, everyday practices of dwelling and traveling: dwelling in traveling, traveling in dwelling ».(Clifford,1997:36) Ma traduction. 281Lors de l'élaboration de ces plans, j'ai souhaité obtenir une parité dans chaque groupe. Cependant, j'ai interrogé 5 hommes de plus. — 264 — l'ancien chef des Naxi. Cette résidence a été reconstruite il y a une quinzaine d'années. La demeure de style han est présentée aux touristes comme étant l'ancienne résidence de l'ancien chef des Naxi. Lors d’entretiens, les personnes de la tranche d'âge élevée ont situé la maison à son emplacement actuel et ont précisé qu'il s'agissait de la bâtisse d'origine. Ils ont également minimisé les modifications apportées à l'édifice à la suite du tremblement de terre de 1996. Les jeunes (20-40 ans) ont également situé l'édifice. Cependant, ils ont systématiquement mentionné les réparations et les modifications effectuées. La tranche intermédiaire a, quant à elle, tenu des propos assez confus. Certains ont indiqué l'origine de la maison Mu au Sud de la ville, à l'emplacement de la gare routière actuelle. D'autres ont omis les modifications apportées, alors que la moitié des personnes interrogées a placé correctement l'édifice et a mentionné les travaux réalisés.

Le chef Mu et sa famille sont régulièrement associés dans le discours tenu par les guides touristiques comme étant ceux qui ont permis à la culture naxi de se développer. En réalité, la famille Mu a supervisé le développement de la culture locale, mais ce n'est qu'après leur arrestation par les Naxi, que leur culture a pris un nouvel essor. Paradoxalement, bien que la résidence Mu soit l'un des lieux touristiques incontournables, l'histoire de cette famille ne fait pas l'objet d'une construction mnésique concrète pour les Naxi. Cristallisée par un lieu, l'histoire de la famille Mu est, au mieux, relatée en fonction des propos que les natifs de Lijiang ont entendu ou lu sur le sujet. Propos qui sont eux-mêmes uniformisés et assez sommaires : c'était le chef des Naxi. Sa maison est là ! La volonté d'unifier la nation chinoise, par la création du concept de minzu, associée à une volonté politique de développer un tourisme culturel a favorisé l'adhésion des Naxi à une reformulation de leur histoire, elle-même façonnée par la mise en œuvre d’une politique culturelle déterminée conjointement par les gouvernements locaux et nationaux. Cela est particulièrement visible chez les plus âgés, qui ne fréquentent plus beaucoup la ville et ne peuvent témoigner de leurs observations. Ils se réfèrent alors aux propos officiels.

La tranche intermédiaire et les plus jeunes sont ceux qui connaissent le plus les modifications mineures apportées à l'espace urbain. Par exemple, ils ont mentionné les nouvelles routes et le déplacement des marchés. Les propos des habitants de Lijiang soulignent le fractionnement de la ville en fonction des endroits fréquentés, ce qui donne parfois lieu à des étrangetés. L'ancienneté d'un lieu est le plus souvent corrélée à sa fréquentation. Par exemple, l'une des places de Lijiang est considérée par certains habitants comme ancienne, alors que le quartier l'englobant est considéré comme neuf. En réalité, seules les rues situées au Nord de la place ont été construites au cours de ces vingt dernières années. Ce nouvel espace urbain s'est accompagné de modifications dans l'occupation de la ville. Cela a induit des changements dans la fréquentation de la ville par les habitants. J'ai constaté que les personnes âgées fuient la vieille ville, se sentant étrangères à cause des touristes trop nombreux et des

— 265 — nuisances sonores. Cet envahissement touristique a donné lieu à des représentations négatives. Les habitants de Lijiang disent des touristes qu'ils salissent et dégradent leur ville, qu'ils sont irrespectueux. Les Lijiangais accusent les touristes et les étrangers, à savoir les non-Lijiangais- de polluer les rivières. J'ai observé que bien souvent les Naxi eux-mêmes jettent des sachets plastiques et d'autres objets directement dans la rivière et non l’inverse. Cette mauvaise fois se fait l’écho de l’imaginaire « vert » et pur associé au sentiment de perte de leur ville. Accusant les non-Lijiangais de pollution, les Naxi n’hésitent pas à mettre en avant la pureté de leur eau, que nombreux recueillent au parc du Dragon de Jade ou dans les puits à trois yeux. Cette pratique se fait tôt le matin (vers 8h) et principalement par les personnes âgées, qui pensent que cette eau est plus pure que l'eau courante, car elle vient directement de la montagne. Or, l’eau distribuée dans les maisons provient de la même source, les problèmes de la qualité de l’eau sont liés au mauvais état des canalisations. Les représentations que les Naxi ont de la pollution et du comportement des touristes sont alimentées par la manière dont les habitants occupent l'espace urbain. Les personnes âgées ne se rendent que très peu dans la vieille ville de Lijiang depuis le développement massif du tourisme. Les personnes appartenant à la tranche d'âge moyenne évitent de s'y rendre. La plupart n'y travaillant pas, elles ne viennent qu'épisodiquement. Les femmes y passent un peu plus souvent, pour se rendre au marché. Les plus jeunes travaillent presque tous dans la vieille ville et y viennent quotidiennement depuis plusieurs années. Ils tiennent un discours beaucoup plus nuancé et objectif sur les modifications apportées dans la ville. Ainsi, ils sont les seuls à mentionner l’architecture modifiée des maisons naxi, qui sont louées par les propriétaires et/ou le gouvernement, pour être transformées en échoppe ou en bar. Plus globalement, ils connaissent mieux la création des nouveaux quartiers et des nouvelles rues. Cette connaissance est un corollaire de la fréquentation de la ville. Une jeune femme d'une vingtaine d'années, travaillant au parc du dragon de Jade, m'a confié ne jamais s'y rendre et m'a tenu les mêmes propos que des personnes âgées de 60 ans et plus. Les repères spatiaux sont les mêmes et le discours tenu concernant les « anciens » lieux de la ville a été similaire.

Le sentiment d'envahissement de leur ville par des étrangers a induit un sentiment d'étrangeté qui se manifeste par une méconnaissance passée et présente de leur propre ville. Ce sentiment est toutefois gradué, en lien avec la fréquentation de la ville. Bien que notant une différence majeure entre la ville avant et après l'avènement du tourisme, les jeunes personnes cristallisent leurs discours autour d'une évolution, tandis que les personnes âgées comblent leur méconnaissance par des représentations marquées par l'exclusion. Celle-ci est triple : ils ne fréquentent plus régulièrement la vieille ville, ils rejettent les touristes en leur reprochant bon nombre de méfaits qu'eux-mêmes commettent et enfin, face au grand nombre de touristes, ils se sentent eux-mêmes excluent. Cette exclusion participe à l'élaboration de représentations et à ancrer le discours véhiculé par les politiques culturelles. Ainsi, la pagode Mu, située sur les hauteurs de la ville leur apparaît ancienne alors qu'en

— 266 — réalité, sa construction date d'environ quinze ans. Leur absence de fréquentation de la ville leur facilite l'adhésion à d'un discours omniprésent sur l'histoire de la Naxizu et sur la ville des Naxi. La connaissance initiale, fondée sur une expérience vécue, est altérée par un phénomène d'érosion et modulée par des références répétées et émises par une autorité politique. La nouvelle histoire de leur ville cristallise un réseau de significations. Validées par le gouvernement local, elles perdent petit à petit de leur essence personnelle pour devenir collective. Le point focal de ce façonnage mnésique est sans conteste le tremblement de terre de 1996. Comme nous l'avons vu dans la partie précédente, le tremblement de terre est présenté par les médias et aussi par le gouvernement local comme un trauma dépassé et réparé grâce au tourisme.

La mise en tourisme de la ville s'est élaborée avec la prolifération de nombreuses indications (panneaux, prospectus, reportages...) façonnant un passé et une mémoire, constamment associée aux rhétoriques de la protection et de la préservation. L'espace entier de la ville devient synonyme de mémoire. Si l'on se réfère aux travaux de Maurice Halbwachs, les villes sont décrites comme des lieux où « la mémoire collective prend son point d’appui sur des images spatiales […où…] le dessein des hommes anciens a pris corps dans un arrangement matériel » (1997 : 200-201). Il précise que l'espace réifie le langage commun et le temps collectif. Cet espace cristallise également le groupe dans une subjectivité temporelle et une conscience de soi qui lui appartient. En d'autres termes, la mémoire correspond à celle d'un groupe dont l'espace est la continuité de lui-même. La question du lien entre réification spatiale et empreinte mnémonique de la ville de Lijiang montre qu'au sein d'un même espace apparaît plusieurs empreintes, dont l'une se fait l'écho d'une politique culturelle. La valeur d'échange dont s'est dotée la ville en tant que lieu touristique incontournable, renvoie aux propos tenus par Walter Benjamin (2002) dans sa correspondance avec Adorno : les expositions universelles « ont été la grande école où les masses, exclues de la consommation, ont appris l’empathie avec la valeur d’échange » (Benjamin, Adorno, 2002 :376-377). La fréquentation de Lijiang conditionne l'accès au discours tenu quotidiennement et son ancrage quasi inconscient dans les mémoires. Cependant, comment cet ancrage peut-il se faire alors que la majorité des personnes interrogées a assisté aux modifications de la ville ?

Progressivement et devant l'ampleur prise par le tourisme, la nouvelle architecture urbaine de Lijiang est devenue l'expression imagée de la politique culturelle locale. La subjectivité de la mise en scène s'est peu à peu confondue avec les souvenirs transgénérationnels. En effet, lors d'entretiens avec de jeunes adultes ayant grandi à Lijiang, ils ont souvent mis en évidence le calme et le désert des rues anciennes. Ils mentionnaient des enfants qui couraient, jouaient dans les rues, contrairement à aujourd'hui à cause de l'affluence des touristes. Le plus souvent, ils se plaignaient de cette surfréquentation et justifiaient le départ de leur famille. Bien qu'aujourd'hui des Naxi résident encore

— 267 — au sein de la vieille ville, bon nombre d'entre eux l'ont quitté pour un appartement plus moderne dans la partie nouvelle de Lijiang. Au cours de mes enquêtes de terrain, je n'ai jamais entendu une seule personne regretter son départ. Les points négatifs évoqués concernaient le loyer de leur ancienne maison qu'ils louaient à trop bas prix selon eux. Des reproches apparaissaient également dans les intentions des personnes venues de grandes villes qu'ils disaient être plus au fait de ces pratiques.

Le fait d'être naxi leur évite de payer une taxe s'ils utilisent leur maison pour en faire un commerce. Pour cela, certains d'entre eux louent leur maison à des personnes extérieures et acceptent qu'ils utilisent leur nom sur la devanture pour éviter de payer lesdites taxes. En agissant ainsi, ils participent à confondre la valeur d'échange du lieu et de son expression imagée avec une réification sociale. Le tourisme a transformé l'espace et, par un effet de réciprocité, la mémoire collective. Walter Benjamin a mis en avant la crise de la transmission au sein de sociétés contemporaines. Dans son ouvrage Passagenwerk (1983), il distingue l'expérience vécue de l'expérience transmise. Cette dernière se transmet presque naturellement de génération en génération. Elle modèle et renforce les identités des groupes et des sociétés sur la durée. L'expérience vécue est individuelle, fragile et éphémère. Walter Benjamin considère cette forme d'expérience « comme un trait marquant de la modernité, avec le rythme et les métamorphoses de la vie urbaine, les chocs électriques de la société de masse, le chaos kaléidoscopique de l'univers marchand. » (Traverso, 2005 : 12). Selon lui, l'une des caractéristiques de la modernité réside dans le déclin de la transmission de l'expérience transmise. Pour étayer ses propos, il cite le trauma inhérent à la première guerre mondiale : les jeunes paysans furent arrachés à leur vie et à leur rythme lié à la nature. Ils se retrouvèrent dans des paysages « où plus rien n'était reconnaissable, hormis les nuages et, au milieu, dans un champ de forces traversés de tensions et d'explosions destructrices, le minuscule et fragile corps humain » (Benjamin, 2000 :116). Cette première a cristallisé individuellement et collectivement une césure entre deux époques, entre deux vies. Les événements survenus au cours de la Révolution Culturelle laissent apparaître également une césure, notamment culturelle. Par extrapolation, l'extraction des habitants dans un nouveau paysage s'est faite avec l'avènement du tourisme. En cela, la modernité, les modifications urbaines apportées pour satisfaire aux attentes des touristes et les enjeux économiques ont altéré l'expérience transmise.

L'un des éléments les plus récurrents dans le discours des personnes interrogées est sans conteste la modification de l'espace social. En effet, au cours de ces vingt dernières années, il y a eu de nombreux changements dans l'aménagement de la ville. Si l'on se réfère aux photographies prises par Joseph Rock dans les années 1930, on peut voir que le marché comprend les différents produits du quotidien, tel des légumes et de la viande et ce marché conserva sa fonction jusqu'aux années 1990. En 1998, les gestionnaires du patrimoine décidèrent que ce marché était insalubre pour les touristes

— 268 — et le déplacèrent. Les propos recueillis au cours d'entretiens réalisés avec des Naxi précisaient qu'au début des années 2000, la place centrale était le lieu de vente d'objets en cuivre, de thé, de remèdes de médecine traditionnelle et de liqueurs. On y trouvait également des souvenirs pour les touristes fabriqués ailleurs. Aujourd'hui, cette place est devenue le centre des attractions touristiques où les visiteurs peuvent se prendre en photo et où des femmes âgées vêtues du costume naxi dansent sur des musiques dites naxi. Dans la volonté de modifier l'espace urbain afin d'accueillir les vacanciers, le bureau de gestion de la ville a transféré le grand marché situé au Nord de la vieille ville.

De la fin 2001 au début 2002, le grand marché en dehors de la vieille ville a également été fermé pour faire place au « corridor du dragon de jade » attendu, un développement conçu par le bureau de gestion, mais mis en œuvre par une entreprise privée. Présenté comme une « zone verte », la société a construit un couloir « sans accès aux voitures » reliant la vieille ville avec le lac du Parc du Dragon noir vers le nord282 (Peters, 2013 : 129)

L'ancien marché, constituant pendant de nombreuses années un espace public, est devenu en peu de temps un large centre commercial, regorgeant de boutiques et de restaurants, mais néanmoins construits selon le style du 19ème siècle de Lijiang (Peters, 2002). La construction du corridor a entraîné le déplacement de l'ancien marché de produits frais vers l'extérieur de la ville.

En 2001, le marché de produits frais situé près de la porte Sud de Dayan a fermé. Désormais, les principaux marchés n'existent que dans la nouvelle ville, ce qui oblige les personnes vivant à Dayan à se rendre de plus en plus loin pour acheter de la nourriture et d'autres objets du quotidien (Peters, 2013 :129).

En 2012, le premier supermarché s'est installé à proximité de l'entrée principale de la Vieille Ville. Les prix y sont affichés et il n'est pas possible de négocier les tarifs comme c'était le cas sur les marchés locaux. Au-delà d'un changement amorcé dans les pratiques quotidiennes, ce supermarché impose de nouvelles pratiques sociales associées à la modernité et à l'occidentalité. Cela constitue un premier questionnement des habitants de Lijiang sur la manière dont ils souhaitent se définir en tant que résidents de la ville et non plus uniquement en tant que Naxi.

282« By late 2001 to early 2002, the large market outside the old town was also locked to make way for the anticipated "jade dragon corridor", a development designed by the management office, but implemented by a private company. Presented as a "green zone", the company built a "no-car-access" corridor linking the old town with the black dragon pool park to the north. » (Peters, 2013: 129). Ma traduction. — 269 — 3.Qu'en est-il de l'intimité culturelle au sein d'une interaction majoritaire/minoritaire ?

La création des shaoshu minzu a entraîné une catégorisation de ces groupes sociaux associée à l’émergence de traits considérés comme étant distinctifs par le pouvoir politique. Ainsi, l’image d’une identité produite par le politique leur est accolée.

Ces derniers, dont les Naxi, sont alors confrontés à une nouvelle image d’eux-mêmes, qui les transforme. Ceci est d'autant plus visible dans le cadre du tourisme. En effet, les attractions proposées se fondent sur la relecture que les différents acteurs de l'industrie et des politiques culturelles font des cultures locales. Je propose d'analyser ici comment les éléments culturels définis par les Naxi comme étant propres à leur culture perdurent et d'étudier comment ces derniers arrivent à recréer une intimité sociale et culturelle capable à la fois de les intégrer, de les distinguer à l’intérieur d’une société en constante évolution.

L'emploi des termes « majoritaire » et « minoritaire » est à appréhender selon leur dimension numérique mais également en fonction de pouvoirs différenciés et des positionnements qu'ils induisent concrètement et symboliquement dans les interactions avec les différentes instances. Les membres constituant le pouvoir politique sont issus du groupe majoritaire, de ce fait, ils apparaissent comme le point de référence, tant culturellement qu'économiquement, à partir duquel les autres groupes minoritaires se déterminent. Linda Pietrantonio (2005) qualifie le groupe majoritaire de « général » et distingue leurs traits caractéristiques, comme par exemple ouverts, détenteurs de pouvoir, non impératifs à ceux, opposés, des groupes minoritaires. Cette dualité apparente est avant tout l'expression d'une complémentarité : groupes minoritaires et majoritaires ne peuvent être dissociés tant empiriquement que symboliquement. Ils forment ce qu’elle nomme « un couple social ».

En outre, les travaux effectués dans cette perspective analytique ont montré que l’ensemble des groupes sociaux minoritaires est dans un rapport dissymétrique face au majoritaire ; un référent qui incarne la catégorie de l’universel. La dissymétrie caractéristique de ces rapports se lit et se vérifie comme le fait d’une particularisation du minoritaire, qui devient ainsi le porteur de la marque de la différence – laquelle n’a bien entendu de sens que contrastée avec une forme de généralité sociale qu’incarne le majoritaire. D’où l’idée de couple social évoquée plus haut. Les actions – le faire social – des minoritaires sont donc particularisées par rapport à un mode d’être social générique qui est le fait de la généralité, sans limitation aucune, que porte la catégorie « majoritaire » (Pietrantonio, 2005283).

Je reprendrai ici son concept pour sa définition, cependant je préfère employer l'expression paire

283http://mots.revues.org/431#ftn1 Consulté le 20 février 2016. — 270 — hiérarchique sociale, pour éviter toute pollution sémantique induite par le terme couple. En effet, celui-ci fait référence à bien d'autres dimensions que celles induites par un simple lien. C'est donc à partir de cette interdépendance qu'il convient d'analyser leurs interactions. Le groupe majoritaire élabore des systèmes de valeurs à partir desquels les groupes minoritaires établissent des signes distinctifs. En tant que « minoritaire », les Naxi assument des éléments identitaires construits par le pouvoir majoritaire, ce qui induit un repositionnement de leur part.

L'ordre symbolique est maintenu via un « système de relations entre groupes de pouvoir inégal » (Guillaumin, 1972 :126). Cette paire hiérarchique sociale fait écho aux travaux de Colette Guillaumin (1972). En effet, selon elle, la catégorisation comporte une part de réduction, et induit un processus de connaissance et de reconnaissance. La complexité d'un groupe majoritaire est tue, muée en une forme de généralité, utilisée pour juger le groupe minoritaire. C'est ce qui a amené Colette Guillaumin (1972) à conclure que les minoritaires tiennent à leurs différences, car c'est par ce biais qu'ils peuvent légitimer leur place sociale. Dans leurs discours, les Naxi de Lijiang ont souvent insisté sur le fait qu’ils avaient abandonné leurs croyances, qu'ils qualifiaient de sorcellerie284. Ils justifiaient leur propos par l'adhésion à des pratiques plus modernes, plus « civilisées » et s’inscrivaient dans un positionnement proche de celui des Han. Les croyances d’antan étaient perçues avec les yeux du dominant. Les éléments considérés comme étant socialement dévalorisants sont exclus pour amener à la prise d'éléments culturels valorisés du groupe majoritaire. Ceci souligne la mise en place de frontières qui évoluent en fonction des relations entre les groupes.

Selon Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fenart (2008 :173), « [elles] les frontières s’étendent ou se contractent en fonction de l’échelon d’inclusivité auquel ils se situent et de la pertinence, localement située, d’établir une distinction nous/eux ». Le rapport de force initial induit une acculturation : des pratiques sociales ont été adoptées au détriment de traits caractéristiques négatifs qui ont été rejetés. Cependant, cette situation s'inscrit dans l'individualité, ce qui indique que les rapports de domination, appréhendés selon la dichotomie nous/ eux, ont une influence au niveau individuel. Stuart Hall (1993) souligne que ces rapports de force permettent une distinction entre les individus pouvant appartenir à un groupe et ceux qui sont susceptibles d'en être exclus. Dans un contexte d'unification nationale, cela peut prendre la forme de discrimination(s), d'inégalité(s), d'exclusion(s) sociale(s) dans la mise en œuvre de mesures politiques. Avec le développement touristique de la région de Lijiang, plusieurs aspects culturels ont, dans un premier temps, été passés sous silence, pour être ultérieurement valorisés dans le cadre de nouvelles pratiques touristiques. La culture dongba contemporaine s'est élaborée essentiellement à partir de prises et de rejets d'éléments issus du bouddhisme tibétain, du monde chinois et de pratiques chamaniques et divinatoires. La

284巫术 — 271 — sinisation exercée sur ces shaoshu minzu durant des siècles a amené à une forme d'uniformisation dans les mœurs et les coutumes. Cette uniformisation a été d'autant plus présente après la Révolution Culturelle, période pendant laquelle ce qui était en dehors des normes régies par le politique de l'époque était réprimé. Cette peur de la répression, de l'humiliation ou de la mort, est toujours cristallisée aujourd'hui autour du Parti Communiste, parti unique qui gouverne le pays. Bien qu'il y ait eu de nombreuses répressions, cette période est rarement mentionnée. Certains m'ont parlé de la famine qui les a frappés, de la perte de proches et parfois ont mentionné à demi-mot l'emprisonnement de dongba et de la destruction de temples dans le comté de Lijiang. À la suite de ces sanctions pendant et après la Révolution culturelle, plusieurs pratiques religieuses ont été interdites ou ont été abandonnées. Cela a entraîné des modifications des pratiques culturelles, liées pour les Naxi au faible nombre de dongba encore en exercice.

Depuis le milieu des années 1950, le nombre de dongba est en forte diminution et les cérémonies et rituels sont régulièrement réalisés sans eux. Durant la période maoïste, bon nombre d’eux eux ont été emprisonnés et forcés à abandonner leurs pratiques. De mêmes tous les temples dongba ont été détruits. La volonté d'harmoniser, d'unifier culturellement la nation chinoise primait sur l’acceptation de pratiques différentes et a conduit à taire le caractère inacceptable de ces pratiques pour les instances gouvernementales de l'époque. Avec les événements qui ont fait suite à la Révolution culturelle, les croyances assimilées à de la sorcellerie ont été réprimées. Cela a induit une modification de certaines pratiques religieuses actuelles De plus, une partie importante de la religion dongba est issue de la religion bön 285 . Les discours tenus aujourd’hui sur la première, et plus particulièrement dans le cadre du tourisme, valorisent l’écriture des officiants présentés comme des Lettrés. Les emprunts à la religion tibétaine sont passés sous silence afin de présenter un discours plus acceptable – et accepté – créant une identité narrative plus valorisante dans les représentations communes nationales. Cette relecture culturelle est accordée au discours ambiant et est réappropriée par une partie de la population, notamment celle de Lijiang, épicentre de la modernité.

Plus on s’éloigne de la ville et plus ce discours est absent. Par exemple, il arrive qu’à Lijiang, des Naxi utilisent des textes bouddhistes, spécialement lorsque aucun dongba n’est présent, notamment lors de funérailles. L'absence d’un « sage » et la volonté de s'inscrire dans une modernité accroît cette tendance. Lors d'entretiens, les propos tenus par les personnes adoptant des pratiques han ont déprécié les pratiques dongba en précisant que la sorcellerie, ce n’est pas bien286. Elles ont ajouté que leurs rituels sont toujours réalisés dans les montagnes. Cette expression désigne ici les villages éloignés de Lijiang et donc de la modernité. La ruralité apparaît comme négative pour ces

285Religion tibétaine préexistante au bouddhisme. 286巫术 不好 — 272 — habitants. A contrario, les Naxi, vivant dans des villages plus éloignés, revendiquent la pérennité de ces pratiques, élaborant alors un discours sur l’authenticité de leur culture en opposition à celle considérée en perdition de Lijiang. Afin de préserver certaines pratiques, le bureau de protection de la culture dongba finance de nombreux villages par le biais de centre culturel par exemple. Lors de visite des membres du bureau, les dongba ont tendance à modifier leurs prestations afin qu'elles coïncident avec leurs attentes. Cela a entraîné de longues discussions auprès des membres du village qui se sont interrogés alors sur leur bienfondé. Le discours tenu par les habitants de ces villages contredisait certains éléments présentés dans les ouvrages de vulgarisation et les attractions touristiques. Ils justifiaient leurs propos par des anecdotes, des souvenirs ou des récits anciens connus des membres des divers villages, soulignant une contre-invention des traditions (Herzfeld, 2008). Les processus historiques que nous avons vus dans la première partie ont imposé divers codes sociaux aux Naxi. Parmi ces codes, il y a l'élaboration d'une culture naxi officielle se fondant pour une large partie sur la religion dongba réinventée par les élites locales. Or cette présentation d'eux-mêmes, largement ancrée dans les représentations sociales chinoises, est en dissonance avec ce qui se joue réellement chez les Naxi. Ceci fait écho à la définition du concept d'intimité culturelle élaborée par Herzfeld :

[Le concept d'intimité culturelle] exprime en termes plus directement politiques la dynamique que j'avais auparavant cherché à éclaircir au moyen de la notion plus formaliste de disémie – la tension formelle ou codée entre l'auto-présentation officielle et ce qui se passe dans le secret de l'introspection collective. Bien que l'aspect officiel soit un objet légitime (et effectivement nécessaire) de l'analyse ethnographique, l'intimité qu'il recouvre est soumise à un profond sentiment de vulnérabilité culturelle et politique. (Herzfeld, 2008 : 17)

Cela sous-tend l'existence d'un binarisme où les identités politiques contrasteraient, voire s'opposeraient aux identités culturelles. Selon Herzefd (2008, 18), ce binarisme appartient au code lui-même et dépasse le monde social dans lequel les gens s'en servent. Les travaux de Charlotte Furth (1998) soulignent son importance pour démontrer la signification matérielle du symbolique. Le gouvernement national chinois a fixé les contours de l'identité culturelle des shaoshu minzu en générale, dont l'identité culturelle de la Naxizu. Ce faisant, les Naxi sont constamment obligés de faire des choix entre la subjectivité de l'Etat -nation et la leur. Selon Charlotte Furth, cela force les individus à copier quotidiennement ce fonctionnement dans l'organisation morale de leurs interactions sociales. Cependant, les individus ne sont pas incapables d'actions. Ils ont la possibilité d'utiliser ou de détourner cette rhétorique à leurs avantages. C'est d'ailleurs ce que l'on peut observer lors des visites des membres du bureau, venant vérifier de la bonne conformité des pratiques villageoises. Au cours de cette visite, les Naxi ont décidé de se conformer au discours officiel en vue d'obtenir des subventions pour le village. Ceci n'altère nullement les différences de pratiques durant l'année.

— 273 — a ) Fonctions sociales et construction des genres

Le dongba, ou le « sage » officie lors de cérémonies funéraires, lors des mariages, des naissances ou encore lors des bénédictions des maisons en construction. Il intervient dans presque toutes les dimensions de la vie quotidienne des Naxi. La transmission de ses connaissances est associée à son rôle de régulateur des forces de l’autre monde. Il est celui qui protège contre les démons, celui qui permet aux âmes de regagner le monde des dieux, celui qui est capable d'identifier les causes des déséquilibres du cosmos et de pratiquer les rituels nécessaires au rétablissement de l'équilibre.

L'hérédité de son pouvoir et de son statut social implique une stabilité de la famille du dongba, qui bénéficie d’une place particulière au sein de la société naxi. Initialement, il existait trois spécialistes des rituels : le sanii avait une fonction de chamane, le paq était le devin et le dongba était le prêtre. Les différents textes rituels montrent une volonté constante de maintenir l'équilibre avec le cosmos. Avant chaque rituel, la raison du déséquilibre doit être déterminée, il s’agit ici de la tâche du paq. Une fois la raison du déséquilibre définie grâce à la divination, le dongba effectue le rituel nécessaire pour corriger ce qui est le plus souvent l’œuvre d’un démon. Bien que les dongba soient aptes la plupart du temps à régler ce genre de dérèglement cosmique, il arrive qu’ils aient besoin de l’intervention d’un sanii ou d'un sanba (chamane). Le sanii est celui qui peut affronter directement le démon en se rendant notamment dans la partie du cosmos où il vit. Sa capacité à passer dans le monde cosmique, associé à une transe, corrobore à la définition du chamane. L’état extatique décrit par Mircea Eliade ([1964] 1992) implique une technique de l’extase, fondée sur les initiations, l’outillage, les voyages mystiques et les guérisons magiques. C’est d’ailleurs cet état de transe qui caractérise, selon lui, le chamane. Or, on peut distinguer plusieurs éléments entre le dongba et le sanii.

Chez les Naxi, les sanii passent du monde des humains à celui des esprits tandis que les dongba font venir dieux et démons du monde des esprits à celui des hommes. Tous deux peuvent les combattre, mais ils n’utilisent pas les mêmes méthodes. Les sanii invoquent les esprits par le biais de transes extatiques et hystériques, certains mentionnent en avoir vu mettre des couteaux dans leurs bouches lors de ces transes. A contrario, les dongba se lancent dans des danses rythmées et contrôlées. Ces danses mettent en scène leurs luttes. Il n’est pas ici question de transe, c'est-à-dire d’un changement d’état, comme des états de « furie » ou de « rage ». Au cours des différents terrains que j'ai menés, je n'ai jamais observé d’état de transe de la part des dongba. Les manifestations observées étaient majoritairement des danses réalisées exclusivement par eux. Les membres du village se plaçaient autour de lui afin d’observer cette prestation. Cela montrait qu’ils accordaient une certaine efficacité à ses actions, mais plus encore le dongba était reconnu par sa communauté comme étant le seul à pouvoir officier ainsi. Je n’ai jamais assisté à une performance de sanii pour la simple raison que je

— 274 — n'ai jamais rencontré de personnes se présentant ou étant connues comme tel.

Si l’on se réfère aux textes dongba, le pictogramme désignant le sanii représente une femme. Il semble qu’il y ait une distinction genrée dans cette fonction, occupée par les femmes. Il apparaît, qu’au moins d’un point de vue représentationnel, la transe soit l’apanage d’un seul sexe, ce qui suppose une élaboration sociale particulière des systèmes symboliques, s’exprimant notamment au travers des représentations liées aux fonctions du dongba et du sanii. On peut également ajouter qu’il n’existe pas de terme chinois pour désigner le sanii. Les raisons liées à leur apparente disparition ne m'ont jamais été mentionnées au cours des différents entretiens que j'ai eus. Les sanii ne m'ont été que rarement mentionnés, le plus souvent par des Han vivant dans la région de Lijiang depuis de très nombreuses années. De la même manière, il n'existe pas à ma connaissance de transcription en mandarin de ce terme. Dans les moments cités, ils disaient que des femmes naxi venaient tôt le matin brûler de l’encens et réciter des incantations près des cours d’eau. Aucune transe n’était mentionnée, mais selon eux, cela s’apparentait à une façon de s’adresser aux esprits. Ce discours se fait l’écho d’une interprétation nourrie par les représentations qu’ils ont des Naxi.

La culture dongba contemporaine présente deux types d’officiants : le dongba « homme, instruit et lettré » et le sanba, « femme, arriérée et illettrée ». Cette dichotomie influe encore sur la représentation que les Naxi ont d’eux-mêmes : l’homme est associé au dongba et la femme au sanba. Ce pictogramme est composé de l'élément féminin caractérisé par la présence de cheveux lâchés, ce qui associe les femmes aux sorcières. Cependant, il semble qu'elles n'aient pas officié avec les dongba puisque seuls les hommes étaient autorisés à le faire. Selon Joseph Rock (1963 :231), les Ll¨-bu élaboraient les horoscopes et entraient en communication avec les morts, mais elles auraient été remplacées par les sanii, puisqu'il n'existait plus de Ll¨-bu femmes. Si l'on se réfère au pictogramme ci-dessous, il apparaît que la figure du sorcier est constamment associée au féminin ce qui laisse supposer que les pratiques étaient traditionnellement réalisées par des femmes. 287.

287Les travaux de Joseph Rock précisent qu’il existait des femmes sanba, mais durant les vingt années où il a résidé dans le bassin lijiangais, il n’en a jamais rencontré, ce qui l'a amené à la conclusion que la majorité des sanba aient été des hommes. — 275 —

Figure 35: Pictogramme dongba signifiant sorcier. (Fang & Zhiwu, 1995)

Ces représentations influent plus généralement sur la perception que les Naxi ont d’eux-mêmes : l’homme naxi est associé au dongba et la femme naxi au sanba. Dans son étude, Emily Chao (1996) émet l’hypothèse que la distinction établie dans l’invention de la culture dongba, entre dongba et sanba reflète la construction identitaire et sociale des hommes et des femmes naxi.

En effet, la nouvelle identité du dongba- laquelle insiste sur le fait qu’il s’agisse d’un « homme », « instruit » et « lettré »- contraste particulièrement avec la construction contemporaine du sanba, présenté comme « femme », « arriéré » et « illettrée » […] Je suggère que la création d’une distinction entre dongba et sanba a été formulée par « une opposition et une exclusion des genres » (Strathern, 1988 ; Tsing, 1993 : 33) et sous-tend la manière dont la construction « des marginalités ethniques et nationales est sexuée » (Tsing, 1993 : 18) 288» (Chao, 1996 : 220-221).

Pour étayer ses propos, Chao s’appuie sur la dimension politique qui a soutenu l’émergence de la culture dongba contemporaine. En 1981, l’expression « culture dongba » apparaît grâce au directeur de l'Institut de recherche sur la culture dongba, qui à cette même époque occupait un poste politique important. Il y a eu alors la volonté de transformer l’image du dongba et du sanba. L’aspect sauvage, qui lui était autrefois stigmatisé, s’est peu à peu effacé, au même titre que le rôle du sanba.

Au cours de mes séjours et au fil des rencontres, j'ai constaté une évolution dans le discours officiel, soulignant progressivement des aspects de la religion dongba, tus il y a encore peu. Ces éléments apparaissaient pourtant importants pour les Naxi notamment ceux qui vivent éloignés de

288« In fact, the dongba’s new identity-which stresses that he is « male », “learned » and “literaty »- is often specially contrasted to a contemporary construction of the sanba as “female”, “backward” and “illiterate” […] I suggest that the creation of a distinction between dongba and sanba is “framed by and opposition and exclusion of gender” (Strathern 1988; Tsing, 1993 : 33) and underscores the way in which the construction of “ethnic and national marginalities is gendered” (Tsing 1993 : 18)”. (Chao, 1996 : 220 221). Ma traduction. — 276 — Lijiang. Au cours d’un entretien, j'ai demandé à un dongba de m'expliquer le diagramme des devins et son usage. Celui-ci m'informa qu’aujourd’hui il ne prédisait plus l’avenir, ou uniquement aux membres de la famille. Il précisa que, vu son âge (83 ans), il ne le faisait plus qu’occasionnellement, car cette pratique demandait beaucoup d’énergie. Il ajouta que son apprentissage s’était effectué selon les pratiques rituelles anciennes. Ayant été invitée chez lui, j'ai observé l’une de ces prédictions. Après un repas familial, son fils lui demanda ce que l’avenir proche réservait à la famille. Il prit alors le crâne de la poule qui avait été servie au cours du repas. Après avoir récité une prière ou incantation 289 à trois reprises, il commença à décortiquer les os du crâne. À certains moments, il semblait se recueillir, ce qui entraînait un silence total de la part des membres de la famille. Hormis ces moments de recueillement, il racontait de manière un peu énigmatique ses prédictions. Il y avait comme une mise en scène, socialement organisée, qui permettait aux différents acteurs de remplir leurs rôles et facilitait la mise en scène du rôle du dongba. Chaque dongba bénéficie d’une relative liberté dans la pratique des rituels. J'ai abordé ce même sujet avec l’un d’entre eux plus jeune (30 ans). Ce dernier m'a clairement expliqué que la pratique de la divination n’existait plus, car c’était mauvais. Il y a une volonté de se conformer au discours officiel de la culture dongba contemporaine, qui prédomine désormais.

Le rôle du dongba semble avoir subi une métamorphose en conformité avec la représentation officielle. En cela, je rejoins les perspectives de Roberte Hamayon : « le chamane ne fait que respecter le modèle de conduite prescrit pour sa fonction » (1987 :170). Le dongba a été défini par le terme de chamane, qui demeure plus approprié aux sanba. Il est assez difficile d'avoir accès à des témoignages ou des études traitant du sanii ou du sanba. Si l'on se réfère aux travaux de Joseph Rock (1947,1952), on ne peut que constater la complémentarité de leurs rôles : Joseph Rock les décrit comme officiant parfois ensemble ou lorsque le dongba occupe les fonctions du sanii. Il n'apparaît pas d'opposition dans la pratique de ces deux rôles, s'agissant davantage d'un répertoire de pratiques plus larges. Les savoirs religieux du dongba se transmettent par les hommes, de génération en génération. Ces transmissions s'effectuent théoriquement via les fils aînés uniquement. A contrario, j'ai observé au cours de mes différentes enquêtes de terrain que les femmes âgées étaient dotés d'éléments issus des représentations qui dépassent le rapport féminité/ maternité. Qu'il s'agisse des propos tenus par des Han ou des Naxi, les femmes âgées naxi sont gardiennes de croyances et de savoir qui justifient qu'on leur associe les attributs du chamane. Il apparaît alors une distinction très connotée et cristallisée selon les genres. Cette distinction se superpose à l'imaginaire de cette minorité.

Les différents entretiens menés auprès d'habitants de Lijiang avaient un élément commun :

289Les propos étaient murmurés et récités en naxi. Je n'ai pas pu comprendre ce qui a été dit, notre maîtrise de la langue n’étant pas suffisante. Lorsque je lui ai demandé ce qu’il avait dit par la suite, il me répondit qu’il s’agissait d’une manière d’appeler les esprits. — 277 — seules les vieilles femmes naxi semblent réaliser des pratiques rituelles, le plus souvent aux environs du Nouvel an chinois. C'est à ce moment que l'on pouvait, selon eux, voir ces femmes se rendre près des cours d'eau du village avec des bâtons d'encens qu'elles brûlent pour éloigner les mauvais esprits. Bien que ce moment soit cité, les détails étaient clairement méconnus, donnant parfois l'impression qu'il s'agissait d'une sorte de légende urbaine, car peu de précisions étaient apportées : il y a de vieilles femmes 290 ou encore on dit291. Mes interlocuteurs n'avaient jamais observé ce genre de pratiques mais rapportaient des récits entendus et connus de tous les Naxi. Les détails de ces pratiques étaient associés à des rites anciens et « mauvais » et résultaient du savoir des femmes, transmis entre elles et de manière confidentielle. Il apparaissait une volonté de tenir à distance un univers perçu comme occulte et négatif.

La séparation dans la transmission genrée des savoirs se retrouve à un niveau plus intime. En effet, la langue naxi est transmise selon deux composantes : les chansons, y compris celles qui relatent l'histoire, passent par les grands-mères maternelles, alors que les prières et la langue en général sont du domaine des hommes, père ou grands-pères paternels. On peut observer une continuité entre :

• d'une part la séparation entre le savoir dongba, écrit et valorisé et réservé aux hommes, et le savoir chamanique, oral, négatif et associé aux femmes

• d'autre part la représentation de la figure masculine, instruite et qui transmet alors que la vieille femme symbolise le passé et la mémoire des ancêtres.

Cette séparation dans la construction sociale des hommes et femmes naxi apparaît à Emily Chao (2013) comme le reflet de la distinction réalisée dans l'élaboration de la culture dongba contemporaine entre dongba et sanba. A cela s’ajoute renvoie à la vision hiérarchique liée aux shaoshu minzu qu’elle décrit et à leurs pratiques considérées comme féodales par les Han. Cette vision influence la construction identitaire de l'homme et la femme naxi. Le dongba, et, par extension l'homme naxi, est celui qui maîtrise l'écriture, en cela, il correspond en partie aux critères de civilisation han. Ce savoir en signifie également l'absence chez les sanba, et plus généralement chez les femmes. Plus généralement, on observe que les pictogrammes désignant le sanba ou les sorciers sont représentés par des femmes. Le désordre et le chaos292 sont de l'ordre du féminin, tandis que l'ordre et la maîtrise sont masculins. Ceci fait référence à la complémentarité nécessaire au maintien d'un équilibre de la société ou de l'univers, si l'on se positionne dans une dimension religieuse. Ces éléments ne sont pas présentés dans le cadre de l'industrie ou dans la littérature touristique. Il apparaît que cette distanciation est le résultat d'un glissement sémantique qui a induit une folklorisation de la

290有媪 291听说 292乱七八糟 — 278 — culture dongba. Le terme de folklorisation renvoie ici à une démarche définie comme un « instrument de domination dont la fonction est d’intégrer la différence ethnique en l’assimilant à des valeurs arbitrairement définies comme négatives » (Gervais, 1986 :72). Celle-ci s'est élaborée autour de deux emblèmes : la femme âgée qui symbolise la ruralité et l'authenticité et le dongba qui représente la modernité et l'instruction. Ce glissement est allé de pair avec une distinction entre le rôle du dongba et celui du sanii et du sanba, qui ont fini par être occulté. Les métamorphoses induites semblent avoir été pensées pour présenter une culture naxi nouvelle et acceptable, et par conséquent une nouvelle identité. Cela a participé à asseoir une hiérarchisation sociale cristallisée autour de la différence des genres. « Les individus les plus « radicalement étrangers au pouvoir social et économique » (Augé, 1975 :101) - vieux, femmes et surtout vieilles - sont prioritairement ciblés comme sorciers » (Fredrikson, 2000 : 1). Cette hiérarchisation sociale s'exprime de plusieurs façons : au niveau économique, car les postes importants sont majoritairement occupés par des hommes tandis que les femmes sont chauffeures de taxi, danseuses, serveuses ou vendeuses. Elles occupent généralement des postes secondaires, et sont omniprésentes dans l'industrie touristique.

Les politiques culturelles mises en œuvre et les différentes attractions agissent comme des variables influençant les marqueurs culturels et identitaires. Les textes religieux sont présentés comme intelligibles uniquement par les prêtres. Or depuis quelques années, une politique d’enseignement de la langue s’est instaurée dans les écoles, où les enfants apprennent les pictogrammes ainsi que la structure grammaticale de la langue. Cela a permis à de nombreuses femmes d'avoir accès à un savoir et à des pratiques jusque-là réservés aux hommes. Depuis dix ans, plusieurs écoles « privées » se sont créées pour dispenser des cours à tous ceux qui souhaitent, comme certaines femmes, apprendre les caractères dongba. Il y a donc une sexualisation d’un savoir qui passe par une volonté de se le réapproprier, de le revendiquer. L’apprentissage des caractères dongba consiste en une représentation graphique des sons employés. Or, ces pictogrammes servaient avant tout de moyen mnémotechnique pour la mémorisation des rituels, des légendes et tout ce qui était nécessaire au rôle des dongba. Cet apprentissage généralisé participe à rompre un ancien processus de reproduction des différences entre les sexes. Une femme naxi âgée d'une soixantaine d'années m'a alors confiée être très heureuse de pouvoir accéder à une connaissance que son père et son frère, dongba tous les deux, avaient refusé de partager avec elle. Elle concevait cela comme une opportunité de se positionner comme leur égal. Cependant, elle refusait d'apprendre les textes relevant de leur fonction, insistant sur le fait que malgré tout, des choses devait rester du domaine des hommes. Elle cherchait à la fois à maîtriser un savoir masculin et élitiste, tout en maintenant son appartenance à la catégorie des femmes pour éviter toute forme d'exclusion ou de stigmatisation.

— 279 — Le développement massif du tourisme a favorisé l'élaboration d'une politique culturelle locale validée par les instances nationales. Les superstitions293 d’antan sont dès lors rejetées, niées. Dans le cadre de la réinvention de leur tradition, les Naxi ont gommé l’aspect religieux, et plus particulièrement sa double dimension à la fois chamanique et tibétaine, afin de permettre une présentation autorisée et plus valorisante de leur culture. Cette valorisation de leur culture, via leur système d’écriture a bénéficié de deux éléments majeurs.

Des termes courants utilisés partout en République Populaire de Chine qui reflètent ce statut évalué de façon plus neutre comprennent la notion de « la culture traditionnelle » han comme occupant un espace en dehors du continuum progrès contre sous-développement ; de pratiques culturelles « authentiques » en dehors de cet espace. La religion, par opposition à la superstition féodale, n’est pas comme considérée rétrograde, bien qu’elle ne fasse pas nécessairement partie du discours progressiste294 (White, 1997 : 305)

Premièrement, l’Institut de recherche sur la culture dongba avait pour vocation de traduire les textes rituels dongba en mandarin, afin de « préserver » cet héritage culturel. De nombreux lettrés han furent invités à participer aux traductions, ce qui eut pour effet l’extraction de ces transcriptions de leur contexte initial (Chao, 1996). Ceci a modifié la tradition orale à laquelle ils étaient liés. Émilie Chao (1996) précise que les membres de l’institut ont bénéficié d’une éducation supérieure, qui ne comprenait pas toutefois un apprentissage des pictogrammes dongba. On observe alors une métamorphose de la forme et des objectifs des rituels. Celle-ci induit une réinterprétation de fond et s’observe particulièrement lorsqu’on interroge des membres de l’élite, qui interprète la culture dongba via un discours communément légitimé. Deuxièmement, la valorisation de cette culture a bénéficié de l’acceptation de la demande d’inscription de textes dongba au Registre mémoires du monde de l’Unesco. L’administration préfectorale de Lijiang, propriétaire de ce patrimoine – composé de manuscrits anciens de la littérature dongba - déposa la proposition d’inscription qui fut acceptée en 2003. Ces volumes sont conservés dans plusieurs lieux : à l’Institut de recherche sur la culture dongba de Lijiang, au sein de plusieurs bibliothèques (celle du district, la bibliothèque provinciale du Yunnan, au musée de Nanjing et à l’étranger (États-Unis, France, Royaume Uni, Italie, Pays-Bas, Espagne, Japon, Suisse). Dans sa totalité, l’on regroupe 20 000 volumes originaux qui firent l’objet de cette demande d’inscription. La partie 4.1 de la demande d’inscription stipule :

La religion dongba est une religion autochtone qui a vu le jour parmi les premiers Naxi et qui s’est transmise aux générations suivantes. Étant donné les types de rituels religieux dongba,

293迷信 294 «Everyday terms used throughout the PRC that reflect this more neutrally evaluated status include the notion of (Han) « traditional culture » as occupying a space outside of the progress versus backwardness continuum; « authentic » cultural practices outside this space. Religion, in contrast to “feudal superstition”, is not viewed as backward, although is not necessarily part of the discourse of progress» (White, 1997: 305). Ma traduction. — 280 — l’ancienne littérature dongba des Naxi peut être classée comme suit : 1) prières pour les bénédictions ; 2) offrandes sacrificielles pour exorciser les démons ; 3) funérailles ; 4) divination ; 5) autres types (ouvrages divers importants). Pictographique, la langue qui a servi a enregistrer les contenus religieux présente plus de 2000 pictogrammes, lesquels s’avèrent plus primitifs que ceux des inscriptions sur os ou écaille de tortue de la dynastie Shang de l’histoire chinoise – et c’est la seule écriture de ce type qui subsiste dans le monde. Les écrits ont été composés sur du papier local particulièrement épais ; ils ont été réalisés à l’encre de suie, à la plume de bambou et reliés avec des fils. Toute la littérature dongba provient des prêtres dongba et n’est lisible que par eux.

Bien que de nombreux éléments communs au Bön tibétain perdurent aujourd’hui, il existe aussi de nombreuses différences au niveau des pratiques. La religion dongba s’est construite au fil du temps comme un élément religieux et social proche de la religion Bön. Dans son ouvrage, Yang Fuquan (2005) revient sur les liens géographiques et culturels qui existent entre la religion tibétaine et la religion dongba. En effet, la région de Zhongdian apparaît comme étant l’un des premiers lieux d'implantation de la religion dongba. Avec la catégorisation des Naxi en shaoshu minzu, le gouvernement chinois a favorisé une nouvelle lecture de leur culture. Les travaux d’E. Hobsbawm et T. Ranger ([1983] 2003) montrent qu’une tradition communautaire, préalablement envisagée sous un aspect immémorial, est une création liée aux enjeux d’un passé proche et aux stratégies élaborées par un groupe social donné. Les fonctions sociales et politiques soutiennent la réinvention d’une tradition, car elle allie le passé, le présent et le futur.

La culture contemporaine dongba est au cœur d’enjeux économiques et identitaires où le tourisme est un vecteur. Ce tourisme, massivement intérieur, est fondé sur l’exploitation de représentations que les touristes han ont des Naxi. Mais ces représentations élaborées dans une dynamique projective – à la fois reflet des représentations han et, par un effet de retour, une représentation qu’ils ont d’eux-mêmes – mettent en avant un positionnement plus ancien. Avec l’émergence du tourisme, les spécificités culturelles de chaque groupe ont été mises en avant, favorisant un tourisme ethnique de masse. Les discours, tenus aux niveaux local et national, sont harmonisés autour de l’idée sous-jacente que les Han demeurent la référence dominante. Les différentes minzu minoritaires, dont les Naxi, ont créé un nouveau discours, une nouvelle identité narrative, s’articulant autour de représentations anciennes. Les substrats cultuels furent, un temps, dévalorisés pour être exposés ultérieurement de manière plus acceptable.

— 281 — b ) Les funérailles

Le récit d'origine naxi et celui du dongba Shiluo soulignent l'importance des éléments terrestres dans leur religion : chaque élément du paysage est associé à des forces surnaturelles positives ou négatives. Cela suppose que la place où reposent les ancêtres de la famille est très importante. Les éléments avancés par les personnes interrogées ne mentionnaient pas de références religieuses particulières. Le plus souvent, elles souhaitaient être enterrées auprès de leurs parents ou sur les hauteurs des montagnes entourant le village et souhaitaient parfois avoir une jolie vue. Ceci montre qu'il y a une modification importante dans le choix des lieux où enterrer les morts. En comparant mes observations à celles d'autres auteurs, il apparaît également que certaines pratiques funéraires ont évolué. Charles MacKhann (2012) souligne l'importance du rituel he reel pi ou la carte routière des dieux lors des cérémonies funéraires. Cette carte correspond au passage employé par l'âme du défunt, afin d’assurer que celle-ci soit conduite sans risque au royaume des dieux, terre de bonheur. Selon ses observations, cette carte est réalisée sur des rouleaux en chanvre d'environ trente centimètres de large sur dix à douze mètres de long et décrit les niveaux du monde souterrain, de celui des humains et du paradis (MacKhann, 2012 :281). Au cours de ce rituel, la carte est étalée sur le sol, le pôle des démons est placé à l'opposé de celui du paradis, situé en direction de la route ancestrale que la personne décédée doit suivre.

Quand le dongba envoie l'âme du défunt, il lui dit d'écouter attentivement sa récitation de la liste [des ancêtres de sa lignée] et de garder ses yeux ouverts le long de la route afin qu'il ne soit pas perdu. Après quelques remarques préliminaires - assurant que le défunt ait tout ce dont il a besoin (cigarettes, nourriture, un cheval…), l'informant de ne plus être concerné par cet endroit et de ne pas être effrayé par son voyage - le dongba récite la liste (MacKhann, 2012 :284) 295

Au cours de mes différents séjours, je n'ai jamais vu de carte du ciel, bien que j’aie assisté à trois cérémonies funéraires naxi. L’une se déroula à Lijiang, l'une dans le village d’origine de la personne à Baoshan, qu’elle avait quitté depuis de nombreuses années pour vivre à Lijiang, et enfin la dernière se déroula dans un second village de Baoshan où la personne avait toujours vécu. Lors du premier enterrement, j'ai noté des pièces de papiers blancs sur la porte. L’une des femmes de la famille du défunt m'a signifié qu’il s’agissait d’une coutume pour informer de la perte d’un proche. Cette coutume han s’inscrit également dans les pratiques locales, puisqu’au cours des trois années suivant la mort d’un membre de la famille des pièces de papiers de couleur blanche, verte et jaune sont collées

295 « when the dongba sends off the soul of the deceased he tells it to listen carefully to this recitation of the list, and keep its yes open along the way, so that it does not get lost. After a few preliminary remarks – assuring the deceased that he has everything he needs (clothes, food, a horse, etc.), and instructing him not to be concerned any more about this place, and not be afraid in his travels – the dongba then recites the list. » (MacKhann, 2012 :284). Ma traduction. — 282 — sur la porte d’entrée.

Figura 36: Inscription jaune à l'entrée d’une maison. Photo de Frédérique Guyader

Les inscriptions sont soit en mandarin, comme c'était le cas ici, soit en caractère dongba. Concernant cette photo, la jeune femme spécifia qu’ils n’utiliseraient pas les autres couleurs. Lorsque je lui ai demandé pourquoi, elle me confia qu’ils préféraient adopter les coutumes han, plus modernes, et sans sorcellerie. Elle ajouta que les coutumes chinoises sont plus modernes. Pas la sorcellerie. Nous n'aimons pas la sorcellerie. Les coutumes han comme les coutumes occidentales, c'est mieux 296.Elle précisa qu'aucun dongba n’était présent lors de la cérémonie et que seuls des textes chinois avaient été récités. Ils avaient également observé les trois jours durant lesquelles le corps était présenté aux membres de la famille et aux amis. Cette coutume date de la Chine ancienne et met en évidence l’emprunt qu’il y a eu au fil des années. M. Bonnard et E. Le Dru (1986) emploient le terme de visites de condoléances faites lors de funérailles d’un prince feudataire.

Ces visites sont nombreuses. Parents, amis, voisins, relations du défunt ou de sa famille viennent se recueillir près du corps ; chacun apporte un présent en vue des funérailles, et participe aussi à la dépense considérable qu’entraîne l’ampleur et la pompe des rituels (Bonnard & Le Dru, 1986 : 41).

Cet extrait traite d'un rituel pour une personne importante socialement, mais il semble que ce rituel ait été communément admis et soit devenu traditionnel en Chine. En effet, en discutant avec la petite- fille du défunt, elle précisa qu’il s’agissait d’une coutume chinoise, alors que d’autres, vivant dans des villages éloignés de Lijiang précisèrent qu’il s’agissait d’une coutume naxi. Avec la venue, nombreuse et depuis fort longtemps, de personnes issues d’autres régions de Chine, et par conséquent d’autres coutumes, il y a eu des échanges culturels entre les rituels ; chaque partie prenant un peu des

296« 汉风俗更加现代化。没有巫术了。我们不喜欢巫术。汉族风俗同风俗的西方人一样。这更好。 » — 283 — uns et des autres. L’authenticité mise en avant dans l’industrie touristique s’avère être plus complexe, notamment par la migration importante han au cours de ces dernières années et la forte sinisation au cours des siècles derniers. Ceci n'est sans conséquence dans la relation entre Naxi et les Han.

Lors de cet enterrement, j'ai noté que les jeunes, contrairement aux personnes âgées, en majorité naxi ne portaient pas de turban blanc autour de leur tête pour signifier qu’ils étaient en deuil. Les raisons avancées étaient soit qu’ils n’étaient pas de la famille du défunt, soit qu’ils ne souhaitaient pas signifier leur deuil de cette manière. Lors du second enterrement, tous portaient un turban blanc (xiao mao). Les proches du défunt distribuaient aux amis et aux membres de la famille une étole blanche pour qu’ils l’enroulent autour de leurs têtes.

Figura 3717:Personnes assises sur la place principale de Lijiang après un enterrement. Photo de Frédérique Guyader

Partis de Lijiang, ils se rendaient au village d’où était originaire la défunte. Une cérémonie eut lieu mais n’a duré qu’une seule journée pour les personnes résidant à Lijiang qui sont reparties assez rapidement. Grâce au système de covoiturage mis en place, de nombreuses personnes de Lijiang et des environs s'y sont rendues. Il n’y avait pas de dongba, pour cette raison un homme âgé du village

— 284 — récita les noms d’ancêtres du défunt et lui demanda d’aller les rejoindre. Il n'y eut ni chant, ni danse. Selon les membres de la famille ainsi que certaines personnes présentes aux funérailles, le vieil homme faisait office de dongba, bien qu'il se conformât à une tradition chinoise. Lors du trajet du village au cimetière, les hommes de la famille du défunt se tenaient à côté du cercueil, les femmes de la famille criaient et pleuraient. Certaines se montraient très théâtrales et s’allongeaient sur le sol, se tordant de douleur. Des pétards explosaient régulièrement le long du chemin pour dissuader l’esprit du défunt de revenir. Ce n'est qu'arrivé à la limite du village que le convoi s'est scindé en deux. Les hommes continuèrent seuls le chemin jusqu’au lieu où allait être enterré le corps, alors que les femmes retournèrent à la maison du défunt. En effet, il est interdit aux femmes de s’y rendre, car elles sont trop sensibles 297 . Cette cérémonie funéraire comporte des similitudes avec celles décrites par Marcel Mauss (1926) :

Le cercueil, qui est censé dangereux à manier pour des raisons magiques, passe le seuil, les pieds en avant, au milieu d'adorations et de sacrifices. Le cortège se forme. En avant, des musiciens pour écarter les mauvais esprits ; puis, dans le même but, une image du dieu Éclaireur de la route, le rapprochement s'impose avec les coutumes européennes. Le corps suit, avec une âme qu'il contient encore ; derrière, le pavillon provisoire où se trouve l'âme antérieurement extraite, et que portent les conducteurs du deuil (Mauss, 1926 :224).

On retrouve un certain nombre d’éléments en commun. Je me suis alors focalisée sur ce que les Naxi qualifiaient de « typiquement naxi ». Lors d’un séjour d’un village de Baoshan, on demanda à tous les membres de la famille et amis de se relayer au chevet d'un vieil homme pour qu’il ne meure pas seul. J'ai accompagné la famille chez qui je séjournais. Durant le moment passé au chevet du vieil homme, nous avons discuté de tout sans nous adresser à lui. D’autres personnes sont venues prendre le relais et nous lui avons alors fait nos adieux. En partant l'un des hommes a inscrit son nom et une somme sur un livret réservé aux membres de la famille. Ce montant correspondait à sa participation pour les funérailles et était fonction de la proximité des relations de parenté et de la situation financière de la famille du défunt. D'autres éléments étaient pris en considération pour le définir, telles les capacités financières de la personne et les sommes perçues lors de son mariage ou d'un autre événement familial.

À la mort du vieil homme, on lui ferma les paupières et la bouche. Lors des funérailles298, le dongba du village récita les prénoms des défunts de la famille (épouse, parents proches, enfants…) et s’adressa au défunt en lui disant que ceux qui avaient quitté ce monde avant lui, allaient désormais s’occuper de lui. Il lui indiqua qu’il allait devoir choisir parmi trois chemins : les chemins du haut,

297“她们神经过敏” 298Il existe plusieurs types de rituels selon s’il s’agit de la mort d’un dongba, d’une mort violente ou non-naturelle ou d’une mort naturelle. — 285 — celui des dieux, du bas, celui des fantômes, qu’il ne fallait pas choisir, et le chemin du milieu, celui des hommes, qu'il devait emprunter. À la suite de cette cérémonie, les hommes accompagnèrent le cercueil dans sa dernière demeure pendant que les femmes restèrent préparer le repas pour la famille et les amis. Auparavant le corps des défunts étaient incinérés, mais depuis plusieurs décennies, les Naxi mettent en terre les corps aux endroits où les membres de la famille souhaitent reposer. Dans le cas présent, il fut enterré près de ses parents et de son frère.

Si l’on se réfère aux funérailles décrites précédemment, on observe une métamorphose dans les rituels naxi plus anciens. Plus on s’éloigne de Lijiang et plus le respect de la tradition est présent, cela évolue en fonction de la mise en contact avec la culture de référence, à savoir celle des Han. À titre d’exemple, les personnes résidant à Baoshan vivent souvent dans des villages avec une dominante minoritaire qui peut constituer la population entière du village. La modernité si souvent souhaitée par les habitants de Lijiang est définie de manière graduelle mais s’exprime via la prise d’éléments culturels han ou occidentaux. La modernisation s’exprime ainsi mais désigne avant tout une manière locale de penser le global. En d’autres termes, les habitants de Lijiang, naxi ou non se trouvent en contact quotidien avec des personnes qui viennent avec leur propre représentation de la modernité.

Ce qui est catégorisé et labellisé comme naxi est beaucoup plus mouvant que ce que suppose la construction par le pouvoir politique, que ce soit lors de la création même des minzu ou dans la mise en place des tourismes ethniques.

c ) Le port du costume : exemple d'un marqueur identitaire détourné

Une autre influence de ce désir de modernité réside dans le port du costume traditionnel. Beaucoup de jeunes femmes naxi ont précisé ne plus vouloir le porter. Les raisons invoquées étaient le plus souvent son poids et le fait qu'il tienne trop chaud. Cela rend le port du costume inconfortable et gênant pour travailler en ville. Elles ont ajouté également préférer porter des vêtements plus modernes en mettant en avant deux oppositions : urbanité/ruralité et authenticité/modernité. En effet, selon elles, le port du costume traditionnel est une pratique réservée aux femmes âgées et que l'on observe essentiellement dans les campagnes. Bien que j’aie moi-même constaté que le costume traditionnel était majoritairement porté par des femmes âgées, il y en avait paradoxalement beaucoup à Lijiang et finalement assez peu dans les villages éloignés.

Les femmes âgées naxi en général, et plus particulièrement les campagnes, sont présentées comme les symboles, les gardiennes de l’authenticité de leur culture. Considéré comme un marqueur

— 286 — officiel de l'identité du groupe, le port obligatoire du costume féminin à l'école est l'une des mesures prises à Lijiang pour préserver la culture locale. Il faut toutefois préciser que le costume en question n'est pas stricto sensu le costume traditionnel : les couleurs sont plus vives, les matières utilisées sont plus fluides et plus légères.

Figura 38: Fillette en costume naxi à la sortie de l'école. Place centrale de Lijiang. Photo Frédérique Guyader

À Shuhe, peu de personnes portent le costume local et l'on peut apercevoir d'autres costumes d'autres shaoshu minzu. À Lijiang, un décret impose aux commerçants le port du costume à leurs employés. Beaucoup de travailleurs portent le costume naxi et appartiennent à d'autres minzu. Au cours d'entretiens réalisés avec des personnes travaillant à Lijiang, ceux qui ne sont pas Naxi n'apprécient pas le fait de porter le costume d'une minzu qui n'est pas la leur. Deux jeunes filles Pumi et Lisu m'ont confié ne pas aimer porter ce costume, mais que cela était obligatoire si elles voulaient travailler à Lijiang. Elles ont alors valorisé leurs costumes traditionnels au détriment de celui des Naxi marquant ainsi une frontière identitaire : leur costume est plus beau, plus confortable.

Porter ce costume exprime l'appartenance à la Naxizu. Elles endossent ainsi les imaginaires qui y associés. Cependant, cette appartenance n’est jamais niée. Elle est même assumée, voire revendiquée auprès des touristes. Cela renvoie aux reproches que font les Naxi vivant dans des villages éloignés de Lijiang. En effet, le costume est un marqueur identitaire et fait office de leurre

— 287 — dans le cadre de l'industrie touristique de la ville. Ce leurre est opératoire, car il oriente les touristes dans leurs comportements. Cela influe sur la manière dont les différents acteurs s'inscrivent dans une approche interactionnelle. Je me réfère ici à l'ouvrage La mise en scène de la vie quotidienne dans lequel Erving Goffman (1992) précise que lors de ce type d'approche, chaque personne évolue au sein d’un répertoire de rôles. L’« équipe de représentation » consiste en un ensemble de personnes œuvrant de concert à une mise en scène donnée. En faisant partie d’une même équipe, les membres sont dans une relation étroite d’interdépendance mutuelle.

En effet, premièrement, tout membre de l’équipe, lors d’une représentation d’équipe a le pouvoir de « vendre la mèche » et de casser le spectacle par une conduite inappropriée. Chaque équipier est obligé de compter sur la bonne conduite de ses partenaires, qui à leur tour, sont obligés de leur faire confiance (Goffman, 1992 : 84).

Les Naxi sont identifiés dans la littérature touristique par plusieurs éléments dont le port du costume traditionnel. Les touristes en visite à Lijiang identifient donc les femmes qui portent ce costume comme étant naxi. Le gouvernement local utilise volontairement ce marqueur identitaire à des fins touristiques. S'il s'est agi d'une pratique naxi par le passé, le port du costume a été quelque peu abandonné aujourd'hui par les jeunes et les adultes. Lors d'un entretien avec une jeune femme naxi, deux autres jeunes femmes sont passées à coté de nous, vêtues du costume traditionnel. La jeune femme s’est adressée à elles dans sa langue vernaculaire, et découvrit alors que ces deux jeunes femmes étaient d'une autre minorité. La mise en scène touristique impliquant le port du costume par des membres d'autres shaoshu minzu crée chez les Naxi un sentiment de confusion entre ce qui est censé être naxi et ce qui l’est réellement pour eux. Son détournement a participé au fait qu'il ne constitue plus aujourd'hui un signe d’appartenance efficace, a contrario de l'emploi de la langue vernaculaire. Cette langue est couramment employée avec les personnes âgées, en famille et entre proches (amis, petits amis...). Elle constitue comme un marqueur identitaire très fort et souligne un affect, une intimité entre les membres. Face à l'emploi d'éléments culturels, les Naxi hiérarchisent ces marqueurs.

À l'occasion d'un mariage, l'une des convives, m'a affirmé que les mariés étaient Naxi parce que les femmes du restaurant portaient le costume traditionnel. Elle m'a expliqué que les femmes devaient préparer des plats naxi pour les mariés et qu’ils devaient être faits par des femmes naxi. Puisque tout était naxi, les mariés devaient l'être aussi. Ici, le costume et la nourriture sont des marqueurs jugés comme significatifs pour déterminer l'appartenance à la Naxizu. L'intimité et la dimension affective que l'on constate dans l'usage d'une langue est également dans le rapport à la nourriture. Lorsqu'elle apprit que les mariés étaient Han, la jeune femme justifia son erreur par le fait qu’elle n’avait jamais assisté à un mariage naxi et rappela qu’un dongba devait officier pour les

— 288 — mariages. Ceci souligne l’assimilation du discours officiel, car les éléments considérés comme officiellement naxi sont réappropriés. Les Naxi, conscients de l’emploi de certains de leurs marqueurs identitaires par les acteurs du tourisme, en ajoutent ou en créent d’autres. Certains Naxi de Lijiang et Shuhe m'ont confié qu’ici [à Lijiang et Shuhe] on ne trouvait plus de vrais Naxi car ils se mélangent [avec d’autres minzu]. Face au développement de l'industrie touristique, beaucoup de personnes appartenant à d'autres minzu sont venues s'installer. Des mariages « mixtes » en ont résulté. Dès lors, la question d'être « un vrai naxi » a émergé. Certains enfants issus d'une union mixte se questionnent sur les vrais « représentants » de la minorité. Cela s'explique par l’opposition des propos tenus par les autorités « compétentes », comme les dongba qui situent les « vrais » Naxi près de Shangri-la, et l’industrie touristique qui fait de Lijiang et des villages alentours comme Shuhe, le chef-lieu des Naxi. Cette opposition souligne les métamorphoses culturelles et identitaires qui sont survenues au cours des siècles et plus récemment depuis la mise en place des politiques culturelles visant à la protection du patrimoine local.

d ) Qu'est-ce que « paraître authentique » implique ?

La mise en tourisme de la ville de Lijiang et de la culture locale a entraîné une déperdition apparente de ce qui est considéré comme vrai ou faux pour un Occidental. L'authenticité telle qu'elle est définie en France ou en Occident diffère de la conception chinoise. En effet, la traduction du terme français « authenticité » se traduit en chinois par 真实性. Il est composé de 真 qui signifie soi-même et 实 dont la signification est vraie ou réelle. Zhang Liang (2003) précise que la recherche de l'authenticité s'est d'abord appliquée aux œuvres d'art et était liée aux activités des souverains et des lettrés qui apposaient leurs sceaux ou ajoutaient des commentaires poétiques sur les œuvres d'art (Zhang, 2003 : 4).

Accompagnée de falsifications et de copies intentionnelles, l'histoire chinoise de l'authenticité a connu des controverses constantes sur les « authentiques » et les « pastiches » des textes et des œuvres d'art. Mais cette notion « d'authenticité » appliquée au cadre bâti est relativement récente. […] Riegl a bien montré que la fonction du monument concerne autant sa réalité matérielle que la mémoire qu'il incarne et fait vivre : que les générations futures se souviennent de l'action et de la destinée de ceux qui l'ont édifié. Le monument est fait pour définir un certain type de souvenir. (Zhang, 2003 :4-5).

— 289 — Après le tremblement de terre de Lijiang en 1996, de nombreux travaux ont eu lieu pour consolider et rénover les bâtiments du centre historique de Lijiang. La notion d'authenticité a été confrontée à certaines limites dues, d'une part aux impératifs imposés par les dégâts subis par les bâtiments, et d'autre part par la nécessité de moderniser l'intérieur des habitations notamment pour éviter les risques d'incendies. Elle est ainsi apparue relative dans le cadre de la préservation et de la restauration (Choay, 1992 :10). Ces rénovations et ces modifications des habitations sont devenues plus importantes avec le développement du tourisme. En effet, la grande majorité des maisons de Dayan a été transformée en restaurant, en bar, en guesthouse ou en échoppe. Au fil des années, le centre historique n'a cessé de se modifier et de s'agrandir.

De nouvelles maisons ont été érigées, des bâtiments modifiés et il est parfois impossible de distinguer un ancien bâtiment d'un nouveau. Lors de balades dans la ville avec des habitants, il m’arrivait souvent de demander si tel ou tel quartier était ancien ou récent. Quel que soit leur réponse, je leur demandais quasi systématiquement de la justifier. Celle-ci était de deux types : soit ils mentionnaient la présence de pierres (utilisées pour bâtir les routes ou la partie basse des maisons) pour présenter l'ancienneté du lieu, soit ils se référaient à la protection de l'Unesco qui, selon eux, interdisait la construction de nouveaux sites au sein de la vieille ville. Or, de nouveaux ouvrages voient régulièrement le jour et l'ancien fusionne constamment avec le nouveau. Les nouvelles constructions tentent de préserver le style ancien en l'imitant. Il est donc très difficile de reconnaître spontanément l'ancien du neuf. La pagode mu, située sur les hauteurs de la ville leur apparaît ancienne alors qu'en réalité, sa construction date d'environ dix ans. Cependant, portant le nom de l'ancienne famille dirigeante naxi, elle est associée à un vestige ancien. Le plus souvent, la pagode est décrite comme faisant partie du complexe de la résidence Mu. Située à flanc de colline, la pagode est présentée comme un temple taoïste d'où l'on peut bénéficier d'une belle vue sur Lijiang. Certains sites de voyages mentionnent parfois que l'on peut y rencontrer des diseurs de bonne aventure299. Cela laisse supposer qu'il s'agit d'un bâtiment ancien s'inscrivant dans un passé et une mémoire collective.

299www.voyageschine.com Consulté le 20 mai 2012. — 290 —

Figura 3918: Rue en construction dans le quartier ancien de Lijiang. Photo de Frédérique Guyader

Le tourisme culturel de Lijiang se fonde et s'ancre dans un double passé : celui des Naxi et de la Chine ancienne. Ce passé est réifié dans le cadre du tourisme, lui attribuant une dimension performative. Par réification du passé, j'entends « sa transformation en objet de consommation, esthétisé, neutralisé et rentabilisé, prêt à être récupéré et utilisé par l'industrie du tourisme et du spectacle » (Traverso, 2005 :11). Toutes ces transformations et les nombreux objets offerts à la consommation des touristes m'ont amené à m'interroger sur la question du faux, ou 山寨 Shānzhài. Dans ce contexte, s'interroger sur ce qui est faux renvoie à distinguer ce qui est validé par les Naxi comme étant représentatif de leur culture de ce qui ne l’est pas. Ces limites sont perméables en fonction de l’accès que l’on a au discours relatif à la politique de préservation de la ville mise en œuvre et à la fréquentation des endroits touristiques. Selon le Dictionnaire du chinois moderne300, Shanzhai a deux significations : « fortins dans la montagne » et « repaire de brigands dans la montagne ». Il a été employé dans un des classiques de la littérature chinoise Au bord de l'eau 301. Cet ouvrage relate l'histoire de 108 brigands, qui s'opposaient à la corruption du gouvernement et de ses hauts fonctionnaires. Par la suite,

300现代汉语词典 301水浒传 — 291 — leurs actes ont souvent été comparés à ceux de Robin des bois et aux Trois mousquetaires. Jean- Joseph Boillot (2012) compare le comportement prédateur de ces bandits qui dévalisaient ces villages à celui qu'il désigna, par extension, la volonté de la Chine de copier les objets de luxe. De nombreux objets du quotidien sont copiés tels les smartphones, les sacs à mains... Ces objets sont principalement ciblés pour inonder rapidement et massivement le marché domestique. L'emploi du terme302 est ainsi associé à un système de la contrefaçon et aux « usines shanzhai » de Shenzhen. La politique d'ouverture a entraîné l'augmentation de ce type d'usines situées près de Shenzhen où sont fabriqués de nombreux appareils électroniques. Les produits fabriqués, qui y sont devenus des produits shanzai. Le terme s'est popularisé avec notamment les smartphones et les téléphones mobiles. Liu Binjie (2012), Président de l'administration nationale des droits d'auteur, a déclaré que le Shanzhai montre la créativité culturelle des gens ordinaires. Cela correspond à un besoin du marché. Il est donc nécessaire de guider la culture shanzhai et de la réguler. Bien que la prolifération de produits contrefaits soit fréquente en Chine, elle peut aller également jusqu'à de faux magasins. Cette pratique touche notamment Apple, qui voit de nombreux faux Apple store pulluler dans les grandes villes.

La contrefaçon ne touche pas uniquement les bâtiments. Lorsque j'abordais la question du tourisme avec des Naxi, certains dénonçaient des mensonges, comme par exemple les sculptures à l'entrée des échoppes ou guesthouses. Il s'agit en réalité de plâtre peint et collé sur les portes en bois. Le musée de la culture dongba est l'endroit où sont exposés d'anciens objets, or, en visionnant les rushs d'un documentaire, on y voit le directeur du Musée dire que tous les objets sont neufs, car ils n'avaient pas trouvé d'objets anciens à la suite de la Révolution Culturelle. Cela souligne l'importance de ce que représente l'objet en termes d'histoire et de culture. L'objet a une valeur de mémoire qui prime sur l'authenticité de l'objet. La manière dont la culture locale est présentée aux touristes résulte de deux perceptions : celle des compagnies et celle des spécialistes. Dans les deux cas, le discours officiel est celui qui tisse la toile des représentations sur lesquelles se greffent des bricolages et des détournements subtils. Renvoyant par analogie aux propos de Valérie Dupont et de Bertrand Tillier (2012 : 3), ces détournements, ces arrangements et ces bricolages permettent que le faux s'immisce « évoquant le principe lacanien, qui doit être cher aux artistes, de la construction de soi depuis l’extérieur, c’est-à-dire par le regard de l’autre. Le spectateur est sommé de jouer un rôle de premier ordre dans le processus de fictionnalisation mis en place par l’artiste, qui le sollicite comme témoin, puis voyeur voire complice ». Face au grand nombre de personnes portant des costumes naxi ou de dongba, je me suis intéressée à la perception que les touristes et les Naxi pouvaient en avoir.

302Cf Edward Tse, Kevin Ma, Yu Huang — 292 — Pour beaucoup de touristes, les différents dongba n'en étaient pas. Ils ne sont pas dongba ! C'est pour parader ! Ils sont grassement payés ! C'est leur travail !303. Ils justifiaient leur propos par les besoins des mises en scène touristiques. Certains Naxi se référaient aux vêtements portés. S'ils étaient traditionnels, ils en concluaient que l'homme était dongba, ce qui entraînait parfois des méprises. D'autres mobilisaient leur connaissance des membres restreints des dongba. Dans le cas où ils ne connaissaient pas les hommes vêtus en dongba, ils justifiaient le travail de ces « faux » dongba par la manière dont le tourisme de Lijiang fonctionnait et par les bénéfices à engranger. Les faux dongba se reconnaissaient entre eux, car ils appartenaient à la même compagnie. Ils justifiaient leur travail par le fait qu'il n'y avait que très peu de dongba aujourd'hui. Face à cette « pénurie », ils aidaient selon eux à faire connaître la culture locale aux touristes et ainsi à la préserver.

Les détournements et les bricolages constituent les éléments de séduction et d'imitation qui ont pour but de maintenir ainsi que de faire prospérer l'industrie touristique. Le shanzhai s'inscrit dans une normalité culturelle et ôte à l'imitation la possibilité d'une altération. La mise en scène de la culture ainsi que celle de la ville participent à élaborer une distanciation entre la culture présentée aux touristes et celle pratiquée par les Naxi au quotidien.

e ) La langue

Au cours de mes enquêtes de terrain, j'ai constaté que l’emploi de la langue vernaculaire agissait comme un moyen de distancier les personnes. Durant six mois, j'ai pris quotidiennement des cours pour apprendre cette langue, pouvoir ainsi correspondre plus facilement avec les personnes âgées et pour appréhender une intimité seulement accessible par ce biais. Ma première remarque fut de constater des similitudes dans l'emploi de certaines expressions chinoise et naxi. Par exemple, la manière de se saluer. En effet, il est rare que les Chinois et les Naxi emploient le terme « bonjour » 你好 en mandarin et allalelei en naxi : ils demandent le plus souvent si la personne a mangé 你吃了 吗? en mandarin ou gneu hanzi lei en naxi. Les Naxi parlent mandarin mais privilégient la langue vernaculaire entre eux et entre amis issus d'une autre minorité qui ont appris leur langue. Le schéma ci-dessous montre que les termes employés pour désigner les personnes âgées, en général, sont les mêmes que ceux utilisés pour désigner les grands parents d’ego lorsque celui est masculin.

303 «他们不是东巴!这是 招摇!他们得到丰厚的报酬!这是他们的作!» — 293 —

Figura 4019: Liste des termes d'adresse réalisée par Frédérique Guyader

Au détour des rues, il n'est pas rare d'entendre une personne interpeller une femme âgée par le terme ana et un grand-père par le terme apou. Cela démontre que les termes utilisés au quotidien sont naxi. La nomenclature de la parenté et les éléments culturels maternels sont incarnés notamment par la langue qui apparaît comme un moyen de résistance face à l'hégémonie culturelle chinoise. L'usage de la langue vernaculaire est quasi-systématique dans les villages éloignés de Lijiang, tandis que les deux langues sont utilisées quotidiennement à Lijiang et Shuhe. L’utilisation de termes chinois est d’ailleurs souvent privilégiée dans certains cas. J’ai ainsi noté plusieurs différences dans les termes d’adresse utilisé par les Naxi dans des villages roches de Lijiang :

• Le terme naxi pour désigner la grande sœur (meimei deu) est très peu utilisé. L’emploi du terme chinois 姐 est largement répandu. J’ai également observé l’utilisation du préfixe a accolé à ce terme.

• Le terme amelei est remplacé par le terme chinois 姨妈

• Le terme chinois 姑妈 est également utilisé par désigner la tante paternelle au lieu d’agui

Des variantes existent selon la proximité avec la région tibétaine. Ainsi, le terme apou pour s’adresser à son grand père paternel est plus répandu dans la région nord de Baoshan. Les Naxi proches de Lijiang utilisent davantage le terme aleu. De même, ces derniers favorisent l’emploi de geuzi der pour s’adresser à leur frère ainé, ce qui est très proche phonétiquement du terme chinois (gege). Pour expliquer cela, ils mettent en avant le fait que leur langue est très sinisée, plus que dans d’autres parties de la région.

En partageant le quotidien de familles naxi, j'ai observé que la littérature orale se transmettait essentiellement par les personnes âgées, le plus souvent la grand-mère maternelle. Les jeunes filles

— 294 — m'ont souvent confié que les chansons étaient difficiles à apprendre car la prononciation de leur langue était difficile, ce qui participait à créer des souvenirs, parfois cocasses, partagés en famille. La transmission orale favorise l'apprentissage de la langue, de chansons, d'histoires…

Même s'ils apprennent d'autres langues, les Naxi se centrent sur leur oralité et sur leur propre culture. Cela est surtout perceptible chez les femmes qui privilégient la langue vernaculaire et apparaissaient comme les gardiennes de cette tradition. Les hommes ont tendance à privilégier le mandarin, plus particulièrement lors de moments sociaux, lorsqu’ils sont avec des personnes importantes, auprès desquelles ils veulent se valoriser. Ils utilisent également leur langue pour des conversations en aparté et plus largement comme une façon d'inclure ou d'exclure des personnes.

Avec la migration de nombreuses personnes issues d'autres minorités, parler cette langue devient une façon d'intégrer ou de s'intégrer aux Naxi. Cela renvoie à la théorie des frontières énoncée par Frédrik Barth ([1969] 1995) en ce que l’identité ethnique est une catégorie utilisée par les membres d’un groupe pour se positionner par rapport aux autres. En fonction des circonstances, les acteurs séparent ceux qu’ils nomment les « nous » des « ils ». Ceci induit une frontière qui est codée et reconstruite en permanence. L’approche de Barth implique que chaque groupe possède des marqueurs communs à tous ses membres. Ces derniers sont utilisés dans l’auto-attribution ou l’attribution catégorielle des autres groupes. Celles-ci résultent de leur choix et de leurs rejets, jugés comme significatifs à l’appartenance de leur groupe ou à un autre. Pour qu'un groupe soit identifié comme tel, il faut des frontières. Lors la catégorisation des Naxi en shaoshu minzu, de nombreux éléments culturels ont été mis en avant et revendiqués par les élites locales comme étant des marqueurs identitaires. Cette rhétorique a permis la création d'une identité naxi aux yeux des touristes.

Ainsi, la figure du dongba et le costume des femmes constituent des marqueurs identitaires prégnants dans les ouvrages de vulgarisation et les attractions touristiques. Cependant, les Naxi ne sont pas passifs. En effet, ils utilisent cette rhétorique à leurs fins et s’accommodent d'un discours qu'ils contredisent occasionnellement. Cela souligne la portée sociale de ces marqueurs (Morisset et Noppen, 2005 : 295), dont les dongba, au-delà de leur fonction religieuse. Ces différents éléments culturels sont jugés par les Naxi comme étant constitutifs de leur identité. Cependant, être naxi apparaît comme un ensemble poreux influencé par l'environnement direct et quotidien. Cela induit un positionnement de la part des Naxi, acteurs dans leurs relations avec les instances politiques.

— 295 — f ) Être naxi et chinois aujourd'hui

Les liens entre les Naxi et les instances politiques ont été le plus souvent positifs : le gouvernement central les percevant comme plus ou moins avancés (较先进 Jiào Xiān jìn) et obéissants (听话 Tīng huà) du moins pour une minzu (White, 1998 : 12). Selon Sydney White (1998 :12), les Naxi ont la réputation - attribuée et auto-attribuée - d'être zélés à vouloir montrer leur attachement au Parti communiste.

Parmi les 2000 statues représentant Mao sous la Révolution culturelle, la majorité d'entre elles a été détruite à la suite de la politique d'ouverture du pays dans les années 1980. Parmi les rares statues restantes, l'une d'entre fait face au palais des shaoshu minzu de Lijiang.

Figura 4120: Statue de Mao. Lijiang. Photo de Frédérique Guyader

Afin de savoir si cette statue était en lien avec une image positive de Mao dans la mémoire des Naxi, j'ai interrogé des natifs de la ville. La majorité a tenu des propos positifs à l’encontre du Grand Timonier ; les plus jeunes nuançant parfois leurs propos par des erreurs qu'il a commises dans le

— 296 — passé, [insistant sur le fait] qu'il n'était qu'un homme. Les plus âgés se sont parés le plus souvent d'un sourire timide et ont insisté sur l'adhésion officielle des membres de la ville au PCC et à la nation chinoise. Ils ont régulièrement effectué un parallèle entre la grande famine de la fin des années 1950 et l'augmentation du niveau de vie actuel grâce à l'industrie touristique. La loyauté d'antan a aujourd'hui pris la forme de l'intégration des normes édictées par le pouvoir central. Celles-ci s'insèrent dans le collectif de plusieurs manières.

Les travaux de Haibo Yu (2009) auprès d'étudiants naxi de l'enseignement secondaire pointent l'évolution des rôles de l'école, de la communauté locale et de la famille sur la construction d'identité. Selon lui, l'intégration de la culture chinoise s'opère via un processus « d'engagement d'identité créatif harmonieux ». L'école en tant qu'institution de l’État transmet l'idéologie nationale et inculque un sentiment d'unité ethnique et une compréhension de la culture de la nation chinoise. L'institution scolaire est le support d'attentes et de normes qui appartiennent aux registres culturel et symbolique. Ces attentes s'inscrivent à la fois dans la subjectivité de chacun et relèvent des représentations sociales, produites et intériorisées à une double échelle : celles des individus et celles des instances collectives, dont les rôles et les missions participent à la transmission d'un imaginaire commun. Au-delà des attentes envers l'institution en elle-même, celle-ci participe à former et à ancrer la trame d'un imaginaire commun, qui dans le cas de la Chine, est associée l'unité de la Nation.

D'après la loi sur l’Éducation de la République populaire de Chine, l'objectif de l'enseignement est de « servir la construction de la modernisation socialiste, combinée à la production, le travail et la satisfaction des besoins de la formation des bâtisseurs avec les valeurs morales, l'intelligence et le physique pour la cause socialiste (Yu, 2011 :37-38)304

Après les années 1980, le gouvernement chinois a fait preuve de tolérance et de souplesse envers les shaoshu minzu. Il a alors mis en œuvre une série de politiques publiques, tel le Schéma de la mise en œuvre de l'éducation patriotique, pour favoriser le développement économique, politique et social de ces populations. Cela s'est accompagné de l'élaboration de politiques pédagogique et éducative axées sur la promotion d'un pays multiethnique unifié et sur l'identité de la nation chinoise (Yu, 2011). Ces politiques associées dans un premier temps à un long processus d'intégration des populations minoritaires au sein de l'Empire chinois et, dans un second temps, à la République populaire de Chine ont favorisé la construction de l'identité des Naxi en tant que membres de cette nation.

Dans un tel contexte, être naxi impliquerait des interactions entre une identité spécifique liée à son groupe d'appartenance et une identité plus globale liée à la Nation. L'hégémonie de l’État et

304« According to the Education Law of the PRC, the objective of education is to « serve the construction of socialist modernization, be combined with production and labor and satisfy the needs of training constructors with all round development of morality, intelligence and physique for socialist cause » (Yu, 2011:37-38). Ma traduction. — 297 — plus largement de la culture chinoise induirait également des articulations pour que la singularité de la culture locale puisse se pérenniser aux seins d'instances reproductives. En effet, les travaux de Pierre Bourdieu (1966) et Jean-Claude Passeron (1971) ont montré le rôle du système d'enseignement dans la « reproduction sociale ». Ces sociologues en étudiant le rôle du système d’enseignement dans la « reproduction sociale » ont mis en évidence la fiction du mérite individuel. Ce système se dit capable de sélectionner les meilleurs. En fait, il ne fait que reproduire le classement social du départ. La fréquentation assidue des grandes œuvres de la culture constitue un « capital culturel » qui n’est qu’un privilège déguisé. Les meilleurs sont en réalité des « héritiers ». Les travaux de Pierre Bourdieu (1964) illustrent cette reproduction des élites, l'école reprenant à son compte les codes socio-culturels des plus favorisés. L'école au sens large est un outil paradoxalement d'ascension et de reproduction sociales. Les pouvoirs publics doivent gérer la tension entre ces deux réalités. Dans une société où les diplômes sont devenus importants sur le marché du travail, l'école est maintenant le lieu de stratégies concurrentielles pour l'éducation des enfants, de la part des familles les plus favorisées. En Chine, cela s'exprime également par l'accès à des postes uniquement à la suite de l'obtention d'un concours. Par exemple, pour pouvoir être guide officiel, il faut préalablement avoir obtenu un concours afin de bénéficier d'une formation pour exercer ce métier par la suite. Bénéficier d'une bonne formation scolaire permet d'envisager un avenir professionnel plus vaste. Bien que ces travaux aient porté sur la reproduction des inégalités sociales, il n'en demeure pas moins que cela reste transposable à d'autres formes de reproduction.

Haibo Yu (2009) se fonde sur les travaux d'Antonio Gramsci (1971) pour montrer l'hégémonie étatique sur le système scolaire. Ce dernier (1971 : 263) stipule que l’État est à appréhender comme l'organe d'un groupe particulier (la société politique) désigné pour améliorer les conditions de la société civile. L’État maintient son contrôle à la fois par la contrainte politique et économique ainsi que l'hégémonie idéologique au sein de laquelle les valeurs de la classe dirigeante deviennent le sens commun de tous. Sa théorie définit le sens commun comme un processus qui impliquerait l'adaptation et l'ajustement des intérêts des différents groupes constituant la société civile. Les politiques pédagogiques et éducatives mises en œuvre en Chine participeraient à l'expression de l'hégémonie idéologique de l’État. L'instrument principal prendrait ainsi la forme du matériel pédagogique utilisé pour transmettre l'imaginaire du politique qui s'exprime par la mise en valeur de la pluralité des shaoshu minzu au sein de l'entité de la nation chinoise. Martin Carnoy (1974, 1982) défend l'idée que la connaissance est elle-même « colonisée ». Cette « colonisation de la connaissance » participerait à reproduire la structure hiérarchique de la société. Selon Micheal W. Apple (2004 :77) l'hégémonie à l'école est « créée et recréée par le corpus formel de l'enseignement scolaire, ainsi que par

— 298 — l'enseignement déguisé qui a été, est et continuera305 ». L'influence de la culture chinoise depuis des siècles a permis l'intégration à la fois d'éléments culturels han au sein des shaoshu minzu et la reproduction d'un imaginaire des politiques. Ce dernier a évolué au cours des siècles, passant de l'image de « barbares » à celui de membre de la nation chinoise, maintenant néanmoins une vision hiérarchisée de ces populations. Par le biais de l'école, cet imaginaire s'est ancré socialement. Cependant, des articulations existent entre cet imaginaire et la construction d'identité des shaoshu minzu. La famille et l'entourage jouent un rôle important dans cette construction. La famille, lieu de la socialisation primaire communique des valeurs, des connaissances, des croyances identifiées et valorisées comme étant propre à leur groupe d'appartenance.

Les Naxi continuent encore aujourd'hui d'honorer leurs ancêtres, de privilégier l'exogamie de clan et de transmettre par filiation patrilinéaire. Dans sa thèse, Charles Mackhann (1992) montre que l'exogamie de clan est associée à la résidence patrilocale et que l'organisation sociale continue d'être structurée par les normes de parenté naxi. De nombreux rites confucéens ont été adoptés par les habitants du bassin de Lijiang et il est désormais difficile de définir ce qui distingue les éléments de la structure sociale naxi des autres éléments han ou yi par exemple. Charles McKhann (1992) a présenté le système de parenté des Naxi issu d’une distinction fondée sur le o coq et le nal coq. Le o coq, dimension patrilinéaire de ce fonctionnement, correspond à un groupe exogame qui peut exercer certains droits jurals sur l’acquisition de propriétés.

Le o coq est une unité sociale et les membres d’un même groupe de parenté cherchent à être situés au sein d’un même village. « Les villages simples de bön [o coq] sont rares, cependant, quelques groupes de foyers résident presque toujours dans des villages peu ou prou éloignés du village dans lequel le o coq est centré306 » (McKhann, 1992 :301). Traditionnellement, la séparation d’avec le o coq pouvait être due à l'interdiction par la population d’un village d'utiliser des terres cultivables ; certains groupes de famille quittaient alors le village afin de s’établir ailleurs. Dans le cas de figure où les terres cultivables manquaient, l’une des possibilités consistait à s’établir dans une région peu occupée où l’on pouvait créer un nouveau village, possédant un approvisionnement en eau suffisant et permettant la culture des terres. Une alternative consistait à obtenir des terres soit par un achat direct soit par un arrangement impliquant directement la parenté nal coq, et par conséquent, impliquant parfois des mariages matrilocaux. Son étude indique que le nal coq représente la dimension matrilinéaire du système de parenté. Le père est o coq, la mère est nal coq. Les Naxi situent une personne selon une parenté issue du père ou issue de la mère : les fils sont sso or zhuaq et les

305Hegemony is « created and recreated by the formal corpus of school knowledge, as well as by the covert teaching that as, and does, go on » (Apple, 2004:77). Ma traduction. 306 «Single “bone” villages are rare, however, and some member households nearly always reside in villages at some distance from that in which the “bone” is centered» (McKhann, 1992:301). Ma traduction.

— 299 — filles sont mil or bbee. Le o coq est l’unité sociale du père qui englobe l’unité sociale nal coq de la mère. Chaque enfant appartient au o coq de son père, possédant également une part de la substance nal coq de la mère. Cette substance s’avère être plus importante pour les femmes, car celle-ci se « matérialise » par et pour les femmes uniquement. Le nal coq est transmis et porté par les femmes ce qui permet la circulation des femmes (McKhann, 1992).

Avant l'adoption des lois sur le mariage dès 1949, les mariages étaient essentiellement des mariages arrangés entre cousins non patrilinéaires. Le plus souvent, ces mariages étaient liés au foncier et à l'activité économique des familles (White, 1998 :12). Au cours de différents entretiens, hommes et femmes naxi, vivant à Lijiang, ont mentionné régulièrement leur laojia307 ou berceau familial et ont précisé s'y rendre régulièrement pour les événements familiaux importants. Leurs villages d’origine sont associés à la présence de leur famille proche (parents, grands-parents, frères, sœurs, oncle, tante). Même séparés physiquement de leurs ascendants patrilinéaires, ils continuent à être des membres de leurs o coq d’origine. En discutant avec des femmes mariées, ces dernières se sont référées au village de leur mari et non à celui où ont vécu leurs parents, lorsque ceux-ci résidaient dans un lieu différent. Cela s’explique notamment par le fait qu’après son mariage, la jeune épouse quitte son village natal pour celui de son mari. La jeune épouse est intégrée au o coq de son mari, mais sera toujours considérée comme extérieure à la parenté, en comparaison à son/ses frère(s) qui lui/eux sera/sont toujours o coq.

Figura 4221:Liste des termes de parenté réalisée par Frédérique Guyader Des variantes existent également dans les termes utilisés en fonction de la proximité avec Lijiang.

307老家 — 300 — Ainsi, les Naxi résidant près de Lijiang utilisent des termes sinisés :

• Geuzi au lieu de geesse pour le frère

• dabo ( 大伯) au lieu de abuq pour le frère ainé

• ameu au lieu de egmei pour la mère

• 舅(jiu) avec le préfixe a pour désigner l’oncle maternel

• Le terme 弟弟 (didi) signifiant frère cadet en mandarin est parfois utilisé pour désigner les cousins paternels

• Le terme 妹妹 (meimei) signifiant sœur cadette en mandarin est également utilisé pour désigner les cousines paternelles

La fréquence de l’utilisation naxi/mandarin est fonction de la situation géographique du lieu de résidence. L’utilisation des termes naxi est plus répandue lorsqu’on s’éloigne de Lijiang. La connaissance de ces termes est en revanche perdue lorsque les personnes qui vivent près la ville ne les utilisent pas. Le mandarin est la langue commune à tous les Naxi, car elle est omniprésente. Cependant, si certains emplois de la langue disparaissent, certaines pratiques demeurent.

Lors de la fête des morts, j'ai accompagné un dongba dans sa famille réunie pour l’événement. La femme du fils cadet a préparé les offrandes pour les déposer sur les tombes des membres de la famille du dongba. Tous les hommes décédés sont enterrés avec leurs femmes à leur côté, aucune fille d’un des membres de la famille ne repose auprès d’eux. La belle-fille du dongba m'a expliqué que c’était la tradition, et qu’elle-même serait enterrée ici et non auprès de ses parents. Elle a commencé par déposer de la nourriture, puis de l’alcool sur les tombes à la suite de son beau-père, qui a déposé de faux billets et de l’encens, pratique commune aux rites confucéens. Puis, elle s’est rendue seule dans son village pour y déposer des offrandes sur les tombes des membres de sa famille. Cela a été possible car le village est très proche de celui où elle vit aujourd’hui. La majorité des femmes présentes a préparé le repas au cours duquel hommes et femmes ont mangé séparément. À cette occasion, le seul contact entre ces deux groupes a eu lieu lorsqu'elles ont servi les hommes. Cette séparation exemplifie la place de la femme naxi au sein d'une société marquée par une répartition très genrée des tâches. En effet, la femme est considérée comme une bonne épouse lorsqu'elle est capable de passer des heures à cultiver les champs, à semer, à récolter, à casser des pierres. Ces tâches continuent ensuite à la maison où elle s'occupe des enfants, fait le ménage et cuisine pour la famille. L'homme ne participe pas aux tâches ménagères. Il privilégie le temps passé avec ses amis ou des voisins, discutant de la vie du village. Les femmes cherchent à maintenir ces éléments culturels et sociaux traditionnels assignés à leur genre. Cela semble également lié à la mobilité quasi inhérente à

— 301 — leur statut de femme : un homme reste au sein de son o coq, tandis qu’une femme intègre celui de son époux.

Après la naissance du premier enfant, il arrive souvent que les couples ne dorment plus ensemble. Ils occupent alors des chambres séparées. Celle de la femme ne doit pas être située à l’étage, au-dessus d’une chambre occupée par un homme. Les Naxi expliquent cela par l’impureté de la femme durant ses menstruations. Il lui est donc interdit d'être au-dessus de son mari ou de quelque homme de la maison. Contrairement aux Mosuo, la société naxi est régie par le principe patrilinéaire. Par leur père, les fils héritent de la propriété, d’une place dans la société et du nom qui assoit le lien transgénérationnel, en tant qu’homme du o coq. Avant la dynastie des Ming, les Naxi n’avaient pas de nom de famille patrilinéaire ; l’enfant recevait alors un nom composé en partie des noms de son père et de son grand-père (Mackhann, 1992), alors que les femmes conservaient généralement leur nom de jeune fille. C’est à partir des Ming que l’usage d’un nom de famille a été mis en place et cela perdure.

Au cours de mes enquêtes, j'ai constaté que les mariages contractés dans les villages éloignés de Lijiang étaient majoritairement entre Naxi, sans lien de parenté direct, ou possédant un lien de parenté issu du nal coq. Il est plus rare de rencontrer des personnes mariées avec une personne d’une autre minzu et vivant dans des villages éloignés de Lijiang. En revanche, il est courant de rencontrer des couples naxi /non- naxi à Lijiang et Shuhe. Face à la forte migration venue avec le développement du tourisme de Lijiang, il apparaît que le nombre de mariage exogène a augmenté. Les mariages entre cousins croisés y sont moins courants et beaucoup de mariages se font entre personnes de shaoshu minzu différentes. On entend d’ailleurs certaines personnes âgées dire qu’à Lijiang il n’y a plus de vrais Naxi, car ils se mélangent. Leurs propos montrent que de tels mariages induisent selon eux une altération de l’identité du groupe. Les éléments qu'ils considèrent comme étant représentatifs sont associés au fait que les mariages mixtes entraînent selon eux une perdition d'éléments culturels.

Les jeunes vivant à Lijiang ont tendance à privilégier la culture naxi si leur père ou leur mère est naxi et s'ils sont élevés dans la région de Lijiang au sein de la branche familiale naxi. Le sentiment d'appartenir à la Naxizu est fortement associé à l'intimité culturelle dans laquelle ils grandissent. Plus ils sont émergés dans cette culture et plus ce sentiment d'appartenance apparaît. Être membre officiellement d’une shaoshu minzu est déterminé par le père. Ainsi, si un homme bai épouse une femme naxi, les enfants issus de cette union seront bai. Or il m’est souvent arrivé de constater que les jeunes filles ou femmes naxi qui ne sont pas encore mariées, se considèrent et se réclament de l’appartenance minoritaire de leur mère lorsque celle-ci est naxi et lorsqu'elles ont grandi dans un environnement naxi. Les unions avec un ou une non- naxi sont acceptées par les Naxi, néanmoins, une personne non – naxi sera considérée comme « étrangère », dans son opposition à une familiarité,

— 302 — une intimité. Cette familiarité s'explique par le mythe d'origine naxi, dans lequel les Tibétains et les Bai sont présentés comme des « frères ». Elle apparaît donc comme étant graduelle. Ils se sentent également proches des Han, ceci s’explique sans doute par la sinisation, ancienne, et par le sentiment fortement véhiculé d’appartenir à une même nation. A contrario, ils se sentent très éloignés des Yi, avec lesquels les rapports ont souvent été tendus (Goodman, 1997) et ce, malgré des éléments culturels analogues.

L'organisation génrée naxi s'inscrit dans un système de codes sociaux partagés et légitimés par les mythes. L’un d’eux relate qu’au commencement, les arbres pouvaient marcher et qu’aujourd’hui ils ont des racines. Ce mythe reflète le système de parenté des Naxi : les femmes naissant mobiles, elles ne se fixent que dans le o coq de leur époux. Charles McKhann (1992 : 299- 300) a précisé que le terme « coq » signifiant parent, inclue les parents consanguins et les parents par alliance. L’étymologie de ce mot signifie « clôture » et son pictogramme représentent un quadrillage délimité renvoyant aux bâtons tressés qu’utilisent les Naxi pour clôturer leurs jardins et parfois leurs maisons. Métaphoriquement, ce pictogramme renvoie aux axes élémentaires de la parenté : le o coq et le nal coq s’unissant et participant au tissage du groupe lignagé. La nomenclature de la parenté et l'organisation sociale naxi montre que les termes de référence ont une extension sociale, révélant la prédominance du lignage patrilinéaire. Au cours de mes enquêtes de terrain, j'ai observé une différence entre les mariages contractés dans la région de Baoshan, Lijiang et Shuhe. En réalisant la carte d'un village de Baoshan, je me suis rendu compte que les foyers formés étaient souvent issus de mariage entre cousins croisés patrilatéraux. Les habitants du village se référaient systématiquement aux parents communs ou éloignés qu’ils avaient en commun avec la personne dont ils me montraient la maison. Le village en lui-même constituait la toile lignagère tissée par les différents mariages. Ce tissage apparaissait de manière plus concrète lors d'enterrement ou de mariage. Lors de funérailles, le fils du défunt présenta un carnet comprenant les noms de tous les hommes de sa famille élargie. Ce carnet était également utilisé lors des mariages et aidait en plus à dresser la liste des invités. Cela participe à fixer et à fédérer l'idée du groupe naxi, révélant un marqueur identitaire par l’assimilation des membres au sein de son groupe.

Le développement du tourisme a entraîné la venue de nombreuses autres minzu, dont les Han. Les Naxi, désormais en minorité, composent leur propre rhétorique identitaire et culturelle à des fins de territorialisation. Ils soulignent la recomposition d’une pluralité d’appartenances (Piaget, 1965) : appartenances à la famille, à la communauté et à une identité ethnique et culturelle. Les transmissions orales favorisent la pérennité de connaissances historiques et mythologiques, l'apprentissage de la langue. Elles participent aussi à l’élaboration d'une nouvelle rhétorique qui leur est propre. Cette transmission prend toute son importance dans une structure sociale ancienne : le guanxi.

— 303 — IX. LE RÉSEAU COMME ÉLÉMENT DE RELECTURE DE LA CULTURE NAXI

On connaît les bonnes sources dans la sécheresse et les bons amis dans l'adversité.

Proverbe chinois308

La décision gouvernementale de faire de Lijiang un haut lieu du tourisme chinois a induit implicitement un mode de fonctionnement qui a impliqué une dépendance à l’État. L'imitation inhérente aux relations sociales chinoises a renforcé cette domination. Cette situation et plus largement la création du concept de « culture » en Chine met en avant un double niveau de communication : la communication officielle qui cherche à préserver les cultures des minzu, en instaurant divers comités d'experts nationaux et locaux, ainsi que la communication officieuse qui souhaite augmenter les bénéfices d'un tourisme culturel. Cela démontre le paradoxe de la situation dans laquelle les Naxi se trouvent.

L'ambivalence créée entre préservation et marchandisation de la culture laisse la possibilité aux individus d'adopter les codes de ce fonctionnement. Ils souhaitent accéder à une qualité de vie meilleure et à tirer profit des bénéfices engendrés par l'industrie touristique fondée sur l'exploitation de leur patrimoine culturel. Le réseau ou guanxi apparaît comme un moyen d'agir face aux aléas de la vie, aux obligations administratives et aux impératifs économiques.

Nous verrons dans un premier temps comment le guanxi se structure et permet de réguler les difficultés rencontrées dans le cadre de l'industrie touristique. Je m'attacherai aussi à étudier comment il intervient sur la manière dont les Naxi définissent leur culture.

Dans un second temps, je me focaliserai sur l'influence de la fréquentation touristique et ses conséquences sur la façon dont ils occupent et s'imaginent l'espace urbain.

Enfin, j'analyserai comment les différentes représentations apportées par les Occidentaux et par les Han impactent les comportements des Naxi dans l'expression de leur culture.

308www.citation-celebre.leparisien.fr Consulté le 20 mai 2012 — 304 — 1.La double dynamique du guanxi ou réseau

Le guanxi est composé des caractères 关 guān le passage, l'ouverture et 系 xì le lien, le système. Guanxi signifie littéralement « trouver la porte des relations humaines ». Pei liu (2012) le définit comme « une orientation de l’esprit qui conduit à mobiliser les réseaux de relations dès lors qu’on se trouve face à un problème décisionnel et ce à tous les niveaux de la vie sociale » (2012 :125). Une personne qui fait appel à son réseau devient, selon le contexte, un régulateur, un négociateur ou un solutionneur. Activer son réseau résulte le plus souvent de la volonté de régler un problème, par exemple administratif, ou consiste à rendre un service à une tierce personne de son réseau. Il s'agit d'une stratégie de contournement pour obtenir ce que l'on souhaite dans un environnement administratif hiérarchisé et complexe. Largement répandu en Chine, le guanxi structure les relations sociales.

a ) Le guanxi, vecteur structurant les relations sociales

Les modifications politiques et économiques survenues depuis l'avènement de la République populaire de Chine et plus particulièrement à partir des années 1980 ont métamorphosé les inégalités et la complexité de la société chinoise. L'étude de Mayfair Mei-hui Yang (1994) présente l'évolution du concept de guanxi, longtemps perçu négativement. Selon elle, ce système particulier de gouvernance relationnelle a fusionné avec les nouvelles institutions formelles. Mayfair Mei-hui Yang (1994) attribue l'expression de « discours officiel » au langage utilisé lors d'échanges entre les membres d'un guanxi, car celui-ci projette l'autorité et la correction politique. Cela souligne son rôle hégémonique dans le discours public fédérateur.

Avant la Révolution Culturelle, elle se souvient que les gens étaient « honnêtes » (laoshi), "simple" (danchun), et "directs" (zhi). En raison de leurs expériences pendant la Révolution Culturelle, les gens ont commencé à « tourner mal » (bian huai), se sont réfugiés les uns auprès des autres, ont eu recours à des mensonges et à des déceptions (shuo jiahua), et maintenant ils ne parlent plus avec le cœur. Son implication au sein d'un réseau avec un tournant vers la malveillance, la déception et la manipulation stratégique des relations représentent une autre explication de l'utilisation d'un réseau comme un symptôme du déclin des valeurs morales dans la société. Le Guanxi à cet usage se réfère non pas à un résultat concret ou un avantage matériel d'une relation d'échange, mais à la forme même, la qualité et les techniques caractéristiques de la relation elle-même, pour inclure le discernement, l'acuité et la ruse nécessaire pour s'en sortir dans la vie. Ainsi les définitions négatives du guanxi dans le discours populaire peuvent parfois

— 305 — contenir la reconnaissance et l'admiration de ce style de fonctionnement et ses avantages potentiels comme une forme d'auto-protection.309.( Mayfair Mei-hui Yang, 1994 :52)

La Révolution culturelle a joué un rôle majeur dans la construction de la Chine contemporaine tant au niveau politique, économique que social. Dans ses travaux, Maurice Meisner (1982) précise que « l'utopie maoïste » ou la « vision maoïste » renvoie à « un comportement politiquement anormal ou économiquement irrationnel » (1982 :17). Il montre également comment la constante valorisation et la perception romantique des villageois de Mao a fourni une mémoire culturelle d'une vie agraire idéale et un site physique de transformation.

Pour assumer une position avant-gardiste à la Chine dans la lutte révolutionnaire contre l'impérialisme mondial, les Maoïstes avaient besoin de « refuser que l'avenir socialiste de la Chine repose sur les résultats sociaux et matériels des forces de production capitaliste moderne 310 » (1982 :54). Cela a pris la forme d'actes de répression qui ont créé un climat de tensions. Le concept de guanxi, bien qu'existant avant la Révolution culturelle, a évolué avec les différents contextes politiques et sociaux. Associé à une forme de corruption par le passé, le guanxi est aujourd'hui le moyen privilégié de faire du commerce. Durant mes enquêtes de terrain, j'ai également noté que le guanxi est activé pour se protéger des rudesses de la vie. Solliciter son réseau prend plusieurs formes en fonction du degré et de la nature de la difficulté rencontrée (famille, travail, administration…). Cela constitue aussi un moyen opératoire pour contrebalancer l'importance de la bureaucratie, les inégalités liées aux statuts sociaux, ou encore les difficultés liées aux relations hiérarchiques familiales empreintes de confucianisme. Pour résoudre un problème donné, une personne cherche à identifier les personnes les plus à même de l'aider. En les sollicitant, elle leur est redevable et cherche à mettre en adéquation des moyens pour atteindre un objectif donné. Cependant, ces moyens ne sont pas toujours le fruit de sa décision. Souvent, les personnes sollicitées choisissent les moyens à appliquer. Toute faveur octroyée à un instant T se doit de faire l'objet d'un retour à un instant T+1 sous peine de perdre la face (Hwang :1987). Ce mécanisme d'obligation est double, puisqu'il induit une plus-value du service en retour.

Ainsi, la gérante d'un restaurant de Lijiang m'a confié qu'elle doit prendre soin de ses amis. Le terme « amis » ici désigne des membres des différents bureaux qui lui délivrent les licences

309 « Before the Cultural Revolution, [she reminisced], people were "honest" (laoshi), "simple" (danchun), and "straigthforward" (zhi). Because of their experiences during the Cultural Revolution, people started "turning bad" (bian huai); and they came to harbor ill-will for one another, they began to utter "falsehoods and deceptions" (shuo jiahua), and now they "do not speak from the heart. Her association of guanxixue with a turn toward badness, deception, and the instrumental manipulation of relationships represents another explanation of guanxixue as a symptom of declining moral standards in society. Guanxixue in this usage refers not to the substantive outcome or material benefit of a relationship of exchange, but the very form, quality, and characteristic techniques of the relationship itself, to include the discernement, acuity, and cunning needed to get by in life. Thus, the negative definitions of guanxixue in popular discourse can occasionally be found to contain a recognition and admiration of its style of operations and its potential benefits as a form of self-protection ». (Mayfair Mei-hui Yang, 1994:52) Ma traduction. 310 «deny that China's socialist future rested on the social and materials results of modern capitalist forces of production » (1982:54). Ma traduction. — 306 — nécessaires au bon fonctionnement de son établissement. Les pratiques sociales citées pour entretenir son guanxi sont des invitations à dîner, des présents avant et après le premier de l'an chinois, ainsi que pour toute autre fête importante. Ils bénéficiaient également de tarifs préférentiels lors de repas pour eux et pour leurs amis. Cela a pour but de la protéger, de protéger son commerce, d'asseoir son influence sociale et son statut social : en cas de problème dans son établissement, elle bénéficie d'une intervention plus rapide de la police ; en cas de licence à obtenir, elle a plus de facilité et plus de rapidité à les obtenir ; si une personne la sollicite pour un service, elle est en mesure de l'aider, ainsi la personne lui est redevable... Elle connaissait tous les membres influents de la région et, par extension, était potentiellement en lien avec les membres influents de tout le pays. Cela lui offrait aussi la possibilité d'avoir connaissance de tous les projets en amont et en aval, d'y prendre part si elle le souhaitait.

Bien que le Nouvel an chinois soit la période où elle doit offrir le plus de présents, cette pratique est régulière au cours de l'année. Par exemple, tout policier et certains membres des bureaux délivrant les licences dont elle a besoin bénéficient d'une réduction de 30% sur leur addition, mais il arrive régulièrement qu'ils décident de ne rien payer. Prendre soin de son guanxi coûte de l'argent. Le budget alloué à l'entretenir est proportionnel à l'étendue de son réseau et permet de l'utiliser pour le substituer aux structures institutionnelles en minimisant les coûts de transaction. Un bon réseau facilite l'accès direct ou indirect à la personne qui est à la bonne place, c'est-à-dire que son poste ou son statut social favorise l'obtention ce que l'on souhaite plus rapidement.

Dans le cadre du tourisme, les guides sont rapidement devenus des personnes « à connaître ». Ils bénéficient de repas gratuits, de cadeaux et d'un pourcentage sur la somme dépensée par les touristes qu'ils accompagnent. Au début de notre étude, un guide touchait généralement une commission de 15%, sur la somme totale des achats effectués par les touristes. Cette commission était négociée au préalable par les deux parties pour qu'ils amènent les touristes dans l'établissement. Aujourd'hui, cette commission atteint les 50%. Cette augmentation s'explique par le rôle important tenu par les guides dans l'orientation des parcours des touristes et par la concurrence très forte entre les différents établissements. Avoir des « amis » guides s'assure des achats des touristes. Le guanxi sécurise ici l'obtention de ressources, mais il peut également favoriser une protection par une autorité et la réduction des délais bureaucratiques pour l'obtention des documents.

L'une des conséquences de cette réciprocité est sans nul doute l'escalade de prestations qui figent la relation dans la dette du débiteur jusqu'à ce que ce dernier l'ait réglée. Au-delà de la dimension symbolique, ces dons inscrivent la relation dans une économie politique. Entretenir ou solliciter son guanxi, consiste à adopter une posture défensive vis-à-vis des autorités, car cela promeut le sens de l'autonomie et l'honneur au niveau local. Selon Chris A. Gregory (1982 :18-19,24), le don

— 307 — est inaliénable de son propriétaire. Dès que la possession d'un présent est contingente à une rétribution, le receveur n'a pas tous les droits de propriété sur le don. Ces droits sont sujets à des obligations entre le receveur et le donneur. Marilyn Strathern (1983) précise qu'il n'y a pas de dichotomie sujet-objet dans l'échange de don comme dans la relation propriétaire-propriété que l'on retrouve dans la transaction 311. L'absence de dissociation entre la personne et l'objet signifie ici que le donneur, le don et le récipient partage une substance symbolique commune, un lien rendu possible par le don. Cela s'inscrit dans le don-contre don décrit par Mauss ([1925] 2007) : il crée un lien spirituel entre des choses qui sont dans une certaine mesure des parts des personnes.

Les personnes et les groupes se comportent en quelque sorte comme s'ils étaient des choses. Chris A. Grégory (1982 :41) précise qu'il n'y a pas d'aliénation au donneur tant que le don s'inscrit dans une forme de droit moral, qui définit alors l'interaction. L'échange de commodité (commodity exchange) établit, quant à lui, des relations quantitatives objectives entre les personnes se donnant les objets. En cela, le guanxi est un mode relationnel qui exprime les techniques de contournement du pouvoir au sein d'une multitude d'espaces personnels liés par le don. Contrairement au système décrit dans le Potlach312 (1924), son activation répond à la satisfaction d'un besoin individuel et constitue un système de relations centrées autour d'une seule personne. Ce mode relationnel s'apparente à la théorie de la réciprocité élargie présentée par Mark Rogin Anspach (2002). Cette théorie n'inclue pas uniquement une réciprocité du type A/B mais intègre plusieurs acteurs : A/B/C/D/M/A et permet de comprendre ce qui amène ces différents acteurs à donner. Norbert Alter (2012) ajoute que « les individus ne donnent pas à l'autre mais à un « Tiers » qui les rassemble, que celui-ci se nomme, mission, projet, groupe, établissement ou réseau » (2012 :3). Participer au fonctionnement collectif implique d'exister au sein de ce collectif, ou, tout du moins d'en avoir le sentiment.

Le don favorise la création d’un lien entre les membres de la société, légitimant le mode organisationnel et relationnel. Cette dynamique impulsée par le don nourrit la société et, dans le cadre de la Chine, l'organise. La société chinoise se structure par le collectif. L’individu est défini à partir de son appartenance à un groupe qui peut comprendre les membres de sa famille, ses collègues de travail, ses amis, sa parenté, les membres de son village... Le guanxi est ainsi producteur de solidarité et d’interactions entre les individus. Les personnes qui interagissent au sein d'un même réseau se rendent mutuellement des services. Une dette ou une faveur n'est pas limitée dans le temps, puisqu'on peut demander un service en retour des années après. Ce mode relationnel se fonde et se génère grâce à la réciprocité tissée par les différents dons, qui ne sont pas obligatoirement de même nature. Cela

311«Since possession of a gift is contingent on repayement, a recipient does not have full rights of ownership over the gift. These rights are subject to the obligations owed by recipient to donor. There is no subject-object dichotomy in gift-exchange as in the owner- property relation in commodity transaction» (Strathern, 1983). Ma traduction. 312Le potlach est un système de dons qui est conduit par le chef de tribu et vise à la paix entre deux tribus. — 308 — n'est pas sans rappeler le capital social que Pierre Bourdieu (1980) définit comme :

L'ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d'un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d'inter-connaissance et d'inter- reconnaissance ; ou, en d'autres termes, à l'appartenance à un groupe, comme ensemble d'agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d'être perçues par l'observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles (Bourdieu, 1980 :2)

Le guanxi est l’ensemble des relations qu'une personne peut mobiliser pour un intérêt personnel et est un outil de reproduction sociale au sein d'une société représentée par une généalogie symbolique. Selon Pei Liu et Eric Boutin (2012 :128), la différence entre capital social et guanxi est à envisager en fonction des inter-connaissances directes d'une personne. Le guanxi allie inter-connaissances directes et indirectes. Cette norme sociale induit également différents types de faveurs comme des cadeaux lors d’événements privés. Lors de mes enquêtes de terrains, j'ai noté ces usages au cours d'enterrement où les membres de la famille du défunt devait donner une somme d'argent minimum en fonction de leur degré de parenté plus ou moins éloigné. Cela était également visible lors de mariage. Il est d'usage de donner une certaine somme d'argent pour aider le membre du guanxi qui se marie.

L'une des particularités de ce système relationnel est l'intimité graduelle partagée avec les membres du réseau. Les travaux de Fei (1948) montrent que l'ensemble du réseau est composé de cercles concentriques qu'il compare aux ondes produites à la chute d'un corps dans l'eau. Lorsqu'une personne est dans un cercle proche du centre, cela signifie qu'elle partage une intimité avec le propriétaire du réseau. Plus on s'éloigne du centre et plus cette intimité se distancie. Dans tous les cas, ces usages sont régis par la crainte de briser le réseau ou pire d'en être publiquement exclu, si on ne respecte pas la demande émise. « En répondant à la demande pour laquelle on l’avait sollicité, le répondant augmente son capital Mianze. Le Mianze correspond à l’estime, à la confiance accumulée du fait de ces échanges réciproques » (Liu &Boutin, 20012 : 127). Répondre efficacement aux demandes de son réseau consolide sa place au sein de ce réseau et ouvre des perspectives pour en intégrer d'autres. Répondre aux demandes ne constitue pas la seule fonction du guanxi. En effet, les personnes qui font partie d'un réseau apportent avec elles leurs représentations, leurs connaissances et leurs opinions. Cela influence les imaginaires des uns et des autres, ce qui n'est pas sans répercussion notamment sur la manière dont les Naxi définissent leur culture.

— 309 — b ) L'influence du guanxi et des pouvoirs politiques sur l'imaginaire de la culture naxi

Puisque chaque personne crée des liens avec d'autres personnes, cela constitue à terme une unité sociale. Le guanxi structure le mode relationnel de ces diverses unités et favorise le maintien de leurs normes sociales. Il intègre plusieurs individus et, à ce titre, on assiste à une superposition des réseaux. La population de Lijiang peut se répartir grossièrement selon deux pôles : la grande majorité des habitants appartient à la classe populaire. Leurs emplois sont souvent dans le secteur tertiaire et la majeure partie des postes subalternes sont réservés aux Naxi tels serveurs ou chauffeurs de taxi.

De nombreux hôtels sont tenus par de grandes compagnies nationales ou internationales et leurs gérants préfèrent employer des personnes formées dans les grandes écoles des métropoles avec une expérience professionnelle significative. À plusieurs reprises des managers ont justifié devant moi leur choix de ne pas employer de main d’œuvre locale, par le fait qu’ils [les Naxi] ne veulent pas travailler, renvoyant ainsi à leur paresse supposée et qu'ils ne parlent pas ou parlent mal chinois, les renvoyant à leur statut de minoritaires mal éduqués. Les représentations persistent encore et ceux appartenant à la classe populaire n'ont que peu de possibilités d'emploi autre que ceux auxquels ils sont destinés. Le réseau leur permet cependant d'accéder à des postes parfois plus valorisants ou avec plus de responsabilités. Au cours de mes terrains d'enquête, j'ai noté que les personnes de classe sociale populaire concentraient leur réseau autour de leur propre famille, leurs amis et leurs voisins. Leurs réseaux sont inscrits dans une forme d'intimité allant de relativement positive à forte. Ceci souligne également les proximités géographique, familiale et sociale des membres du réseau. A contrario, les personnes issues d'une classe sociale élevée ont des réseaux très étendus, dont l'intimité passe du proche au lointain. Leur réseau leur offre la possibilité de répondre plus facilement et plus largement à leurs besoins ou à ceux d'une personne tierce qui les sollicite.

J'ai également observé que la manière d'élaborer et d'entretenir son réseau est différente selon son appartenance à une classe sociale. En effet, les personnes issues d'une classe sociale élevée étaient friandes de nouvelles rencontres, se montraient généralement ouvertes aux échanges et festoyaient souvent. Les personnes issues de la classe populaire avaient le plus souvent besoin qu'une tierce personne introduise un nouveau membre et avaient moins de temps à y consacrer. Cela s'explique par les postes occupés ; elles commencent le plus souvent tôt et finissent tard contrairement aux personnes plus aisées dont l'emploi du temps est plus flexible. Ceci se traduit par une graduation en termes d'opportunités et de moyens pour étendre leur réseau ; plus les personnes ont du temps, des moyens, plus leurs réseaux sont susceptibles de s'étendre. Dans les deux cas, ces pratiques sont le plus souvent le fait des hommes.

Au-delà de la dimension sécurisante du guanxi, j'ai observé que des normes et des

— 310 — connaissances sont construites en fonction des membres qui le composent. Au cours d'entretiens, j'ai constaté que le réseau dans lequel chaque individu est inséré constitue une référence dans l'élaboration de son identité culturelle. Selon son réseau d'appartenance, un individu définit diversement la culture locale. Par exemple, à Lijiang, lorsque les habitants connaissaient directement ou indirectement un dongba ou une personne reconnue comme experte de la culture des Naxi, ils s'autorisaient à juger ouvertement de l'authenticité des attractions présentées aux touristes. Le réseau leur fournit un savoir par procuration. Ils élaborent leur identité à partir d'un discours qu'ils considèrent comme étant légitime. Celle-ci renforce leurs connaissances et leurs convictions qui sont le plus souvent associées à la volonté de faire connaître et de protéger la vraie culture des Naxi, c'est-à-dire celle qu'ils se représentent.

Les discours de protection et de conservation de la culture locale sont très présents au sein de l'élite locale. Cette dernière est composée d'artistes, d'universitaires, de fonctionnaires lettrés, ou encore de responsables gouvernementaux. Elle jouit d'une influence et d'un guanxi considérable, car ces personnes constituent les personnes à connaître dans le microcosme lijiangais. L'élite locale se montre souvent disponible pour les personnes s’intéressant à la culture locale, qu'ils soient chinois ou non. Au cours d'entretiens, certains d'entre eux se positionnaient toujours comme des représentants de la Naxizu face à des étrangers ou des fonctionnaires d’État chinois tout en faisant part de leur attrait pour l'Occident. Un écrivain m'a avoué préférer résider à Shuhe, car la présence de restaurants étrangers (italiens, français) lui semblait être une preuve de modernité et d'ouverture au monde. Cet attrait se traduisait par l'envie d'utiliser la culture dongba contemporaine comme un moyen pour s'ouvrir à l'Occident. Cela lui permettait également de se valoriser auprès des touristes chinois ou étrangers et de dépasser son image de « simple Naxi ». Cela met en évidence l'intériorisation de la vision hiérarchique chinoise.

Lors de discussions avec des Naxi toutes classes confondues, il arrivait régulièrement de les entendre dire et d'accompagner leurs propos de gestes, montrant qu’ils se situaient en-dessous des Han et des Occidentaux. Pour que leur valorisation d'eux-mêmes soit efficace, cela nécessitait qu'ils adhèrent au discours tenu par les gouvernements nationaux et locaux, c'est-à-dire qu'ils valident la politique culturelle mise en œuvre dans le comté de Lijiang. Cette politique culturelle a été mise en place à partir du vocabulaire des instances internationales créé par les Occidentaux et en conformité avec la représentation que les Han ont des cultures locales.

L'avènement du tourisme de Lijiang s'est donc accompagné de la validation de la culture des Naxi par le gouvernement national. Cependant, cet avènement est tributaire des décisions politiques plus anciennes. Les réformes politiques amorcées par Deng Xiaoping ont pris un nouvel élan dans la fin des années 1990 avec les slogans : 打造 / 建設文化大省 que l'on peut traduire par « construire/

— 311 — bâtir de grandes provinces culturelles ! ». Ces slogans ont trouvé localement un écho et une nouvelle résonance offrant la possibilité de transformer des marqueurs identitaires et culturels spécifiques en produits pour l'industrie touristique. Un professeur reconnu de la culture naxi m'a expliqué ces slogans comme une opportunité d’utiliser la culture pour gagner sa place sur le marché chinois 313 et ce qu'il justifie par l'absence de ressources autres que la culture. Ce point, relativement commun dans les discours recueillis, déplaçait la problématique de la protection de leur culture vers des considérations fortement économiques.

De nombreux Naxi interrogés pointaient l'assurance de gagner de l'argent en grande quantité, grâce au tourisme et effectuaient un parallèle avec la situation économique de la région avant, et après, le tremblement de terre. Il est indéniable que les bénéfices engendrés par le tourisme détrônent ceux des autres industries. Pour cela, les élites locales ont défini la culture par un costume traditionnel, les spécificités architecturales de la vieille ville, la musique dongjing, et deux spécialités culinaires : un bonbon jidoufen et le Lijiang baba, un pain frit et garni de sucre ou d'épices. Très rapidement, culture et tourisme sont implicitement devenus l'unique moyen pour moderniser la région et les Naxi. Selon Emily Chao (1996), l'ancien directeur314 du musée de la culture dongba de Lijiang a recentré la présentation de la culture locale autour de la figure du dongba pour qu'il soit identifié aux Naxi. Cette narrativité culturelle est omniprésente dans les médias depuis une trentaine d'années. Cela lui a permis d'intégrer d'autres éléments telle l'écriture dongba. Au-delà d'une simple religion, la présentation de cette culture intègre tout ce qui est spécifique aux Naxi.

L'association culture dongba contemporaine et culture naxi est devenue au fil des années indissociable pour certains Naxi : la culture dongba est la culture de la Naxizu ! Sans dongba, il n'y a pas de Naxizu !315 . J'ai ainsi observé une forte proportion de la population aisée à adhérer à la culture créée par les élites locales et mise en avant dans le cadre de l'industrie touristique. Plus particulièrement, l'adhésion à ce discours apparaît comme un élément fédérateur du groupe. En effet, aller à l'encontre de ce discours reviendrait à se confronter à la classe dominante politiquement et économiquement au risque de s'en retrouver exclu ou de perdre quelques membres de son guanxi. Cela pourrait avoir des conséquences négatives qu'il est difficile de quantifier.

L’intériorisation de ce discours apparaît également chez d'autres habitants de Lijiang. Les propos tenus par des Naxi issus de la classe ouvrière ont montré qu'en majorité ils adhéraient au éléments mis en avant dans le cadre de la politique culturelle de la ville. A contrario, plus on s'en éloigne et plus l'adhésion au discours culturel et aux mises en scène des infrastructures touristiques

313« 把文化進入市場 ! » 314Il fut directeur du musée pendant environ 20 ans. 315« 东巴文化是纳西族的文化,没有东巴有没有纳西族 ! » — 312 — de Lijiang est approximative. Cela s'explique avant tout par des positionnements culturels et identitaires plus anciens. Au cours d'un entretien, un jeune dongba m'a relaté la division survenue dans l'élaboration de cette culture et les revendications identitaires impliquées : après la Révolution culturelle, ils partageaient une unité de croyance et de modes de pensées. À partir des années 1990, cette unité s'est scindée entre cette croyance et la culture présentée à Lijiang et ses alentours.

Les différentes mesures prises par le gouvernement de la ville, en octroyant notamment des aides financières, entraînent petit à petit un rapprochement de ces deux axes culturels. Ceci s'explique d'une manière culturelle et économique. Les personnes résidant dans les villages éloignés de Lijiang ne bénéficient ni d'un confort moderne des installations sanitaires, ni de la dynamique économique engendrée par l'industrie touristique. Le plus souvent, ils sont agriculteurs ou éleveurs et vivent avec de faibles moyens. Leur connaissance de cette ville est indissociable de son potentiel économique. Ceux qui n’adhèrent pas à la culture présentée à Lijiang, finissent par l'adopter afin de pouvoir toucher des aides du gouvernement pour le maintien de la culture naxi. Cette perception dichotomique est directement liée à l'imposition de la culture autorisée par le gouvernement local, et par extrapolation, national. Ces aides ne sont octroyées qu'après examen et validation des pratiques et de leurs fréquences par un comité du Bureau en charge de la préservation et la protection de la culture locale. Un dongba vivant dans un village très éloigné de Lijiang a tenté d'ouvrir un institut de transmission du patrimoine culturel dongba316. Il s'est adressé aux différentes autorités du comté qui ont toutes rejeté son projet. Il s'est alors adressé à d'autres instances pour finalement essuyer un nouvel échec. Par la suite, il m'a transmis une partie de son dossier dans l'espoir d'obtenir de l'aide de la part d'Occidentaux. Son dossier exposait la culture dongba selon un angle qui n'était pas en totale concordance avec les critères gouvernementaux :

La culture dongba de la Naxizu vivant sur la province orientale chinoise du Yunnan a pour fondement les enseignements dongba, qui incluent l'écriture dongba (la seule écriture hiéroglyphe encore utilisée), les textes classiques dongba, les activités rituelles dongba, les peintures dongba, la musique dongba, la danse dongba, la médecine dongba, etc... Ce noyau d’« enseignements naxi dongba » est une religion primitive polythéiste, « un culte animiste », qui vénère la protection naturelle et prône la coexistence harmonieuse entre l'homme et la nature. 317

Cette présentation met en avant les éléments religieux et culturels que l'élite locale s'est évertuée à gommer au cours des dernières années. Cet extrait de la présentation du projet souligne une autre définition de la culture locale et étoffe son discours en se référant à des autorités étrangères qui ont

316东巴文化传承院 317中国西部云南省纳西族东巴文化以东巴教为核心,包括东巴文字(世界惟一仍在使用的象形文字)、东巴文献典籍、东 巴祭祀活动、东巴法器、东巴绘画、东巴音乐、东巴舞蹈和东巴医学等。其核心“纳西东巴教”是一种崇拜“万物有灵” 、崇尚“自然保护”、人与自然和谐共处的原始多神宗教。Communication personnelle. Ma traduction. — 313 — apprécié cette culture :

L'ancien Secrétaire général Kofi Annan, le président américain George W. Bush, le président russe Vladimir Poutine, et l'ancien vice-Premier ministre chinois Li Lanqing ont tous exprimé un grand intérêt pour la culture dongba et une profonde préoccupation face à la situation actuelle dans le cadre de leurs interactions avec la personne à la tête du comité de planification de l'Institut pour la transmission de la culture dongba.318

Ces extraits montrent la coexistence de plusieurs définitions de la culture dongba et un positionnement différent pour sa préservation. Ce dongba cherche à préserver les connaissances lui sont héritées de ses ancêtres et d'autres dongba de sa région. Elle est dissonante avec celle que l'élite locale a cherché à créer selon une rhétorique occidentale et en fonction des orientations du gouvernement central. Ces différences sont de plus en plus perceptibles. Au cours d’entretiens, plusieurs artistes ont signifié leur opposition à la culture définie par l'élite locale par le biais de leur art en exposant leur propre définition de la culture des Naxi. L'avènement d'un tourisme ethnique a induit la définition d'aspects culturels spécifiques. Emily Chao (1996) parle d'un « assainissement » culturel pour amener à terme à une présentation appropriée à la consommation touristique et de ce fait déplace les éléments culturels sur le marché des biens symboliques. Les discours des années 1990 ont tenté d'introduire l'idée que la culture locale constituait la seule ressource réelle du comté et est devenue un élément fédérateur pour les Naxi. En majorité, les personnes avec lesquelles j'ai discuté, tenaient des propos positifs : le tourisme, c'est bien 319! Maintenant, tout le monde connaît la culture naxi !320 Il n'y avait pas de propos concernant les répercussions éventuelles d'une telle mise en tourisme culturelle. Les personnes issues de la classe populaire résumaient souvent leur propos, par : On peut gagner de l'argent grâce à la culture naxi!321 Cette idée très présente se retrouvait aussi dans les propos d'un jeune homme qui souhaitait devenir dongba pour pouvoir venir à Lijiang et y gagner de l'argent ou encore dans les propos d'une famille qui regrettait d'avoir laissé leur maison de la vieille ville pour un loyer qu'ils jugeaient a posteriori trop bas.

Être Naxi leur procure l'illusion d'être une raison suffisante pour gagner beaucoup d'argent. Lors d'un repas chez une famille vivant dans un petit village proche de Lijiang, un jeune homme raconta qu'une importante compagnie avait offert d'acheter les terres du village pour une somme conséquente. Après de nombreuses discussions, les membres du village avaient décidé d'accepter l'offre à condition que la compagnie augmente fortement le prix d'achat. S'en suivit plusieurs mois de

318联合国前秘书长安南、美国总统布什、俄罗斯总统普京、中国副总理李岚清等在与东巴文化传承院(筹办)筹备小组负 责人交流的过程中,都对东巴文化表现出浓厚的兴趣,并对东巴文化的发展现状深表忧虑。Communication personnelle. Ma traduction. 319« 旅游 很好!» 320 «现在人人 知道纳西的文化!» 321« 通过纳西文化可以赚到钱 ! » — 314 — négociations qui retardèrent le lancement du projet. En discutant avec eux, je me suis rendu compte que les villageois avaient une perception déformée ou décalée de la somme à laquelle ils pouvaient prétendre. Bien que leurs terres étaient nécessaires à la compagnie, ils demandaient plusieurs millions pour chaque terrain, ce qui équivalait une somme bien supérieure à celle des terrains de la région ou encore bien supérieure à celle de l'immobilier de Lijiang. Après plusieurs mois, plusieurs membres du gouvernement du comté de Lijiang sont venus essayer de faire entendre raison aux Naxi. Bien que cela fonctionna à terme, cela renforça l'idée des villageois qu'être Naxi pouvait permettre de gagner beaucoup d'argent. Leur aspiration à s'enrichir occulte les éventuelles réflexions sur les conséquences culturelles d'un tel tourisme nourrissant la volonté de se distancier du simple « arriéré » minoritaire pour pouvoir se faire un jour l'égal économique d'un Han. Le tourisme apparaît, selon eux, comme un moyen de gagner beaucoup d'argent et de valoriser la culture locale à travers le monde. Ces deux aspects se nourrissent l'un l'autre dans leurs imaginaires et participent à accroître un sentiment de fierté.

Figure emblématique de la culture touristique de Lijiang, je me suis attachée à analyser le positionnement des dongba qui travaillent dans les différents musées, instituts et autres échoppes de la ville. Ceux travaillant au Musée ou à l'Institut de recherche sur la culture dongba ont pour vocation de préserver cette culture contemporaine et s’opposent aux attractions touristiques comme le Dongba Palace Show Bar. Le dongba y œuvrant est l'une des personnalités les plus connues par les touristes de Lijiang, car il participe à un spectacle quotidien de présentation de la culture locale. Durant quelques jours ce dernier s’est absenté pour se rendre dans son village afin d’y effectuer une cérémonie. Il a alors été remplacé par l'un des dongba, leader dans la préservation de la culture naxi. Cela a induit qu’il intègre pendant quelques jours un des organismes qu'il décrit et qu’il y réalise des prestations qu’il déprécie habituellement. Lors d’un entretien, il m'a expliqué que cette participation se justifiait par le fait de rendre service à un ami. Il n'y avait dans son discours aucune forme de gêne ou quoique ce soit montrant qu'il avait conscience d'une contradiction éventuelle. Rendre service à son ami primait sur cette contradiction. L’importance du guanxi permet ainsi de contrebalancer une distorsion entre une opinion et un acte qui s’y oppose. Le service à rendre légitime ces accommodations, car celles-ci s’inscrivent dans une durée courte et n’impliquent pas une modification majeure de son positionnement officiel. Lorsque je lui ai demandé quelle aurait été sa réponse s’il avait dû remplacer son ami pour plusieurs mois, il s’est montré plus confus même si finalement, il aurait rendu service à son ami, car c’était temporaire. Son refus a été catégorique lorsque je lui ai demandé s’il accepterait d’y travailler un jour de manière permanente. Cette dernière possibilité ne relevant pas des mêmes articulations et le levier du guanxi n’étant pas impliqué, il pouvait ainsi se référer uniquement à son positionnement officiel.

— 315 — Au cours de mes enquêtes de terrain, j'ai noté que les éléments retenus pour élaborer leurs discours d’adhésion à la politique culturelle mise en œuvre à Lijiang dépendait en grande partie de la connaissance directe ou indirecte d'un dongba. Enzo Traverso (2005 :54) précise que « la visibilité et la reconnaissance d'une mémoire dépendent aussi de la force de ceux qui la portent. Autrement dit, il y a des « mémoires fortes » et des « mémoires faibles » ». Cette force semble être liée au guanxi qui compose le tissu social des Naxi. Lorsque Naxi vivent à Lijiang sans connaître personnellement un dongba, ils ont tendance à justifier la validité des éléments culturels présentés comme étant vrais, car à Lijiang, il y a des dongba ! 322. La présence dans différentes échoppes d'hommes habillés en dongba depuis plus d’une dizaine d'années incite les habitants à associer la culture présentée aux touristes aux éléments culturels présentés, qui deviennent alors authentiques. Cela contribue à rendre floue la définition de ce qui constitue la culture naxi et le savoir des dongba. Le discours officiel participe à réduire ces flottements en élaborant une culture officielle et uniformisée des Naxi servie par une horde d’acteurs œuvrant au sein d'attractions touristiques et présentant un même récit. A contrario, lorsque certains d'entre eux connaissaient un dongba soit directement, ou soit par un membre de leur réseau, ils critiquent ces mises en scène, cette culture est pour les touristes323 ! Leur guanxi filtre les éléments mis en avant dans le cadre des politiques culturelles. Il renforce leur mémoire et leur identité en tant que Naxi par opposition à la culture de Lijiang. Cela est accentué par un sentiment d'abandon ressentis par les Naxi pour qui les politiques locaux cherchent à privilégier la venue des touristes à leur détriment. Cet abandon s'exprime le plus souvent dans le quotidien des résidents. Par exemple, les nuisances sonores liées aux festivités nocturnes de la rue des bars ont provoqué à de nombreuses reprises des plaintes et des pétitions de la part des résidents. Celles-ci ont été ignorées, jusqu'à ce que l'un des anciens secrétaires du Parti s'en plaigne également. Cela a conduit à la mise en place immédiate d'un couvre-feu, annulé après son déménagement.

Le guanxi intervient dans toutes les dimensions sociales de la vie des personnes et constitue un excellent moyen pour réaliser de bonnes affaires sur un plan économique. Par exemple, la compagnie Dingye s'est implantée à Shuhe pour mettre en œuvre plusieurs projets immobiliers. Selon les personnes du bureau avec qui je me suis entretenue, les gestionnaires du patrimoine n'ont pas été contactés. Cependant, les membres dirigeants de la ville ont donné leur aval et y ont implicitement participé ne serait-ce qu'en présentant le projet à des amis et des investisseurs potentiels. Le fort développement de l'industrie touristique de Lijiang octroie un rôle important au guanxi, car il exclut ou au contraire facilite l'accès à des possibilités économiques et financières. L'expression imagée et mise en scène de cette culture sous tendue par un rêve commun de prospérité est fragmenté dans le

322«在 丽江 有 东巴 ! » 323« 文化 给游客 ! » — 316 — collectif. Le pouvoir du politique se trouve alors confronté à devoir élaborer de nouvelles figures de ce rêve commun pour consolider sa base, à savoir l'identité naxi.

En fonction de son guanxi, une personne cherche à imiter ce que l'autre met en place pour accéder à une meilleure qualité de vie, car le tourisme s'inscrit comme l'unique moyen pour y parvenir et permet également de se valoriser socialement. Cependant, le guanxi est indissociable du principe de face, le 面子 mianzi.

De l'imitation à l'expression d'intimité culturelle

Le mianzi renvoie à l'identité sociale et s’applique à tous les Chinois. La « face » s'apparente à la réputation, à la manière dont une personne est perçue dans un groupe et est intimement liée aux notions d'honneur, d'honnêteté, de respect et de confiance. Perdre la face, ou faire perdre la face, à son interlocuteur peut entraîner de lourdes conséquences, comme mettre un terme à une négociation commerciale ou à une relation. Pour ne pas perdre la face, il est également important de respecter les hiérarchies sociales qui existent au sein de la population chinoise. Par exemple, il faut éviter d'offrir des cadeaux identiques à des personnes de classes sociales différentes. Dans une société où le rapport à l'autre exclut les indélicatesses, les normes sociales interviennent comme des régulateurs dont les écarts sont difficilement pardonnés. Ces règles de fonctionnement structurent les relations à tous les niveaux, quelle que soit la classe sociale d'appartenance. Ces dernières sont donc présentes uniformément et dépassent les spécificités culturelles des shaoshu minzu pour s'inscrire dans une norme sociale chinoise. Cela souligne l'expression de la domination culturelle han.

Les études post-coloniales ne mentionnent pas l'imitation per se mais utilisent des « efforts de ressemblance » (Memmi 1973 : 45), de « catharsis collective » ou « d’identification » (Fanon 1975 : 118, 120) ou encore de « mimique » (Bhabha [1994] 2007). Or, comme le précise Emmanuelle Saada (2005), c’est le mot « imitation » lui-même que l’on retrouve très souvent dans les discours coloniaux. Elle perçue en tant que processus de reproduction du semblable suppose la répétition d'un modèle et une stratégie de détournement et de subversion. Emmanuelle Saada (2005) montre, à partir de l'examen des politiques d'assimilation, le rôle de l'imitation à la fois dans les discours des colons et des différents acteurs du projet colonial français, au cœur de ses répercussions dans l'élaboration de représentations aux fondements de ce dernier ainsi que dans les conséquences politiques qui suivront. Selon elle, l'imitation est un « vecteur de l'intériorisation des influences du milieu » et parallèlement à la dérision, elle est double. En effet, utilisée par les colonisateurs, elle permet l'intériorisation des

— 317 — mœurs et des pratiques sociales des colonisés. En d'autres termes, l'imitation est à la fois un processus de reproduction du semblable, induisant la répétition d'un modèle, ainsi qu'une stratégie de détournement qui peut menacer l'ordre social, renvoyant à la dimension mise en évidence par Homi Bhabha ([1994] 2007).

La décision gouvernementale de faire de Lijiang un haut lieu du tourisme chinois a induit implicitement un mode de fonctionnement qui a impliqué une dépendance à l’État. L'imitation inhérente aux relations sociales chinoises a renforcé cette domination. Au cours d'entretiens, aucune personne interrogée n'a émis de critique sur les retours économiques du tourisme de Lijiang en tant que tel. Les qualificatifs sont en général positifs et les bénéfices apparaissent comme l'élément le plus important de cette industrie. L'amélioration de la qualité de vie est également citée ainsi que l'accès à une modernisation désirée.

Cette situation, et plus largement la création du concept de « culture » en Chine, souligne un double niveau de communication. Le niveau officiel affirme une volonté de préserver les cultures des shaoshu minzu, en mettant en place divers comités d'experts nationaux et locaux. L'officieux cherche à accroître les bénéfices d'un tourisme culturel, transformant les cultures locales en biens symboliques. Cette opposition quelque peu grossière démontre la déformation du contexte dans lequel sont les Naxi. En effet, l'ambivalence entre préservation et marchandisation de la culture laisse la possibilité au réseau de déjouer les règles officielles, de contraindre un individu à adopter ses règles de fonctionnement. L'un des dongba interrogé, travaillait depuis de nombreuses années dans l'une des attractions touristiques de la ville et éprouvait quelques difficultés à accepter d'être l'employé d'un étranger. Ce nouveau propriétaire venait d'acheter un ancien lieu où l'on pouvait voir des danses et chants traditionnels. La première réaction du dongba a été de rejeter cet « étranger », car, selon lui, ce dernier n’était pas capable de préserver sa culture. Durant plusieurs semaines, il s’est plaint de plus en plus de son travail qu'il n'aimait plus, voire méprisait. Il n'appréciait plus de s'y rendre trouvant que le spectacle n'était pas du tout naxi324. Après quelques temps, son employeur lui a engagé un chauffeur personnel et a augmenté son salaire. À la suite de ces améliorations, il se mit à adorer son travail, modifia son discours et stipula que ce spectacle aidait au rayonnement de la culture locale. Ce changement d'opinion résulte d'un processus de valorisation du dongba et du poids des contraintes notamment économiques qui pèsent sur lui. Les diverses obligations sociales, familiales ou encore économiques interfèrent dans les actes des individus et peuvent les amener à accepter une contrainte d'imitation qu’ils ont choisi. Cette contrainte s'oppose parfois à celle de préserver, de valoriser leur culture selon leurs propres définitions. Cela crée un flottement qui rend difficile de distinguer ce qui correspond à des pratiques traditionnelles considérées comme étant propre à leur culture de ce qui

324«他觉得表演不算纳西» — 318 — n’est pas jugé officiellement comme tel. Ceci est accentué par le rôle des instances liées à la préservation des patrimoines culturels. Les instances internationales prodiguent des conseils sur la mise en place d’un tourisme culturel afin que celui -ci engendre des retombées positives sur la préservation des sites. Cette rhétorique est reprise par le gouvernement chinois qui associe préservation et marchandisation. Imiter permet de justifier les articulations entre deux intérêts apparemment antagonistes.

Le tourisme a été présenté par les gouvernement national et local comme la source économique privilégiée de la région et la promesse de la modernisation du territoire. Cette modernisation apparaît comme étant transmise par les Han, œuvrant à la préservation des paysages et de la culture naxi. La possibilité de gagner de l'argent a suscité dans un premier temps l'ouverture de nombreuses échoppes par les habitants, reprises par la suite par des migrants. Au cours d'entretiens, j'ai noté que les Han ou les Occidentaux sont considérés comme des références en matière de réussite commerciale et économique. Avec l'ouverture de nombreux commerces leur appartenant, les Naxi ont cherché à les imiter, à s'identifier à eux. La hiérarchie sociale ancrée dans les représentations chinoises définit également la manière dont cette imitation s'exerce. Les Han constituent le sommet de cette hiérarchie sociale, ce qui implique qu'ils posséderaient des compétences « innées » supérieures. Cela leur octroie la possibilité de commercer et de gagner plus facilement de l'argent. Cette représentation sociale induit une reconstruction identitaire, qui passe par une phase de mimétisme stratégique, dont découle une période d'apprentissage où les Naxi copient les Han, espérant aussi gagner ultérieurement de l'argent par eux-mêmes. La projection du désir apparaît comme étant celui d'une réussite sociale. Cela pouvait parfois donner lieu à des détournements. L'une des attractions les plus florissantes de Shuhe est tenue par un Naxi dont la ressemblance physique avec l'ancien Timonier est frappante. Sur les conseils de ses voisins, il a ouvert une boutique où l'on peut acheter des DVD compilant les principaux discours de Mao et quelques objets dits d'époque. Le fleuron de son commerce est la possibilité pour les visiteurs de se prendre en photo aux côtés d'une statue de cire représentant l'ancien président.

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Figura 43:Panneau de présentation du magasin. Photo de Frédérique Guyader Sa ressemblance a amené le propriétaire de la boutique à poser régulièrement avec ses clients. Cela l'a amusé dans un premier temps et lui a permis de faire connaitre son magasin rapidement. Au fil des mois et de l’augmentation des bénéfices, il a embauché de plus en plus de personnes et a fini par ne s’y rendre qu'à de rares occasions. Il a ainsi dépassé sa précarité initiale pour accéder à une autre classe sociale, plus aisée.

Russel Belk, Wallendorf Melanie et John Sherry (1989) montrent comment le consommateur peut sacraliser des lieux, des personnes, des monuments ou encore des expériences. Ce dernier, qui prend ici les traits du touriste, souhaite vivre une expérience en dehors de son quotidien. Cela n'est pleinement possible que si l'environnement dans lequel il évolue contient de nombreux détails ou signes extraordinaires. L'utilisation d'une référence historique nationale commune, dans un cadre où les imaginaires culturels sont abondants, relie le présent au passé et sublime leur expérience vécue. Cette utilisation renforce également les liens entre Chinois et Naxi grâce à un passé commun. Il a détourné la sacralité historique de Mao et utiliser un passé commun à des fins économiques. C’est parce que ces deux éléments sont dotés d’une charge symbolique forte et partagée que sa boutique a rencontré un succès important et rapide.

Au cours de mes enquêtes réalisées au cœur de villages éloignés de Lijiang, beaucoup

— 320 — d'hommes aspiraient à travailler à Lijiang. Tous étaient certains de pouvoir gagner de l'argent parce qu'ils étaient Naxi. Le tourisme culturel de la ville apparait donc comme un eldorado. Ils espéraient pouvoir vivre dans de grandes et luxueuses maisons, rencontrer des personnes venues découvrir leur culture325. Le tourisme constitue le moyen par lequel tous leurs désirs peuvent être réalisés.

L’accroissement des bénéfices engendrés par le tourisme se fonde sur l'industrie touristique et donc sur la culture validée par le gouvernement local. Cet accroissement de l'économie Lijiangaise entraine des processus de modernisation, tant dans les équipements et les infrastructures que dans l’adoption de nouvelles normes sociales. L'économie touristique apparaît comme le prétexte à un objectif commun. L'un des exemples les plus révélateurs est celui d'un jeune homme âgé d'une trentaine d'années, fils de dongba, et vivant à Lijiang. Sa famille possède deux maisons dans une des rues de la vieille ville. Il avait comme projet, largement encouragé par des Occidentaux, de créer une fondation, dont l'objectif était de récolter des fonds pour aider des populations naxi pauvres du Sichuan. Selon eux, cela favoriserait le rayonnement de la culture locale dans le monde entier, et la protégerait des dérives qu'elle subit actuellement à cause du tourisme. Il avait le soutien de plusieurs Américains, et après quelques semaines, il décida d'ouvrir un bar. Lors d'un entretien, il précisa que son bar serait différent, qu'il y aurait une grande télé (ce qui est le cas dans beaucoup d'autres bars) et que l’on pourrait y consulter beaucoup d'ouvrages sur la culture locale (ouvrages de vulgarisation que l'on trouve partout). Selon lui, avoir un bar constituait un moyen privilégié pour sensibiliser un maximum de personnes, faire connaître son projet de fondation et présenter le plus authentiquement possible la culture locale. Il s'est avéré finalement que son bar ressemblait à beaucoup d'autres et qu’il n’a pas mis en place d’activité particulière pour se démarquer et présenter sa culture sous un angle différent. Ses aspirations premières ont été arrêtées par d’une part la réalité économique et d’autre part la pression qu’un possible échec créait. Il s’est donc conformé aux représentations qu’ont les acteurs du tourisme de Lijiang et a proposé un produit identique aux autres. Ce comportement indique l’adhésion à un système économique dans lequel est inséré l'industrie touristique. Ce système économique se fonde sur une logique de régulation par un retour positif. Les bénéfices financiers obtenus le sont uniquement grâce au bien symbolique majeur : la culture naxi. Ces bénéfices régulent et sous-tendent le système économique local. L'émancipation, atteinte ou à atteindre, souligne une identification aux Han et, en filigrane, une identification aux figures de la modernité.

J’ai ainsi noté une évolution dans les pratiques sociales. Les hommes ont tendance à mettre en avant leurs « amis », lors de soirées, en les invitant au restaurant ou en allant au KTV. En réalité il s'agit avant tout d'un moyen d'entretenir son réseau. Les femmes, qui désormais travaillent de plus en plus dans des échoppes ou des petits restaurants, disent facilement qu'elles n'ont pas d'amis. Cela

325«他们遥遥出自因为他们要观纳西的文化» — 321 — s'explique notamment par le fait que cette dimension est masculine et par l’absence de guides ou d’« amis » qui ne leur amènent pas des clients. Le terme ami est donc être directement associé à la dimension spéculative de l'investissement et de la rentabilité inhérente à cette relation. La modernité apparaît ici comme une excroissance de la marchandisation des relations sociales, à laquelle s'accole une modification des comportements (KTV, hôtesses, prostitués) considérés comme plus modernes, car empruntés aux Han. De la même manière, un homme naxi m'a confié avoir plusieurs maîtresses, qu’il faisait comme les Han. Il précisa aussi que si un homme a moins de cinq maîtresses, cela signifie qu’il n’est pas un « vrai » homme. Il justifia ses propos par le fait que les Han faisaient aussi comme ça et il le supposait également pour les hommes occidentaux. En réalité, il adopta un comportement qu’il pensait être han et synonyme d’un pouvoir économique et social important.

Les références à ce qui représente ou non la société moderne contemporaine reflète à la fois la vision hiérarchique communément partagée en Chine, ainsi que les principes contradictoires de multiculturalisme et de mono-culturalisme. Les représentations de l’Occident apparaissent avec des références aux nations telles la France, les États-Unis, l’Allemagne et l’Angleterre, et constituent le sommet de la « modernité » selon la vision hiérarchique chinoise. En dessous, apparaît la culture chinoise ou plus précisément la culture han cristallisant l’épicentre de la société moderne chinoise. Bien après on retrouve les cultures des autres shaoshu minzu. Le modèle culturel de référence de la Chine moderne et contemporaine demeure dans les représentations celui des Han. Cette hiérarchisation est également perceptible dans la définition des marqueurs que les habitants de la région de Lijiang utilisent.

L’étude multi-située menée pour ce travail de thèse m'a permis d’avoir accès aux représentations que les Naxi de la mondialisation. Celle-ci est associée à la modernité définie par un confort moderne (douche, grandes et belles maisons, propres…) et un pouvoir d'achat (voyager facilement, pouvoir acheter une télévision, un caméscope, un appareil photo…). Cette représentation s'intègre davantage dans la vision d'une économie capitaliste mondiale, mais elle est régulée également par la perception centrique de la culture han. En cela, je me réfère aux travaux de Jean- Sébastien Guy (2007) qui conçoit la société comme un système social différents des autres.

Il existe plusieurs types de systèmes sociaux, mais qui ont tous en commun que les opérations par l’entremise desquelles ils assurent leur auto-reproduction (leur autopoïèse) sont des opérations de communication. La société a ceci de particulier qu’elle est le système qui inclut à tout instant toutes les opérations de communication. On dira qu’il y a auto-description de la société quand les communications générées à l’intérieur de la société (et par elle) ont pour objet la société elle- même. Ainsi le mot « autodescription » signifie non seulement « description de soi », mais aussi « description de soi par soi » (Guy, 2007 :31)

— 322 — Dans cette perspective, Jean-Sébastien Guy (2007 :31) précise que les communications générées au sein de la société ont pour objet la société elle-même quand elles marquent la distinction entre la société et ce qu’elle n’est pas. En cela, les communications sont centrées sur la société qui s’autodécrit et décrit le monde au regard de la perception qu’elle en a.

L’industrie touristique de Lijiang s’inscrit dans cet imaginaire. Avec la reconnaissance d’institutions internationales, l’image de la ville de la culture de Lijiang devient celle de la société contemporaine, et un produit même de cette société. Comme nous l’avons vu précédemment, les blogs et sites liés au tourisme de la ville nourrissent la rhétorique officielle de la Naxizu. Le tourisme apparaît comme étant le moyen par lequel les Naxi sont immergés dans une diversité de représentations de la modernité. Parmi ces dernières, ils sélectionnent des éléments, des idées, des croyances et des expressions. A partir de ces choix, ils mettent en place des articulations entre l'image d'eux-mêmes et leur représentation de la modernité. Ces articulations relèvent des métamorphoses sociales et identitaires globales, tout en nourrissant la perception hiérarchisée de la société moderne.

La polarité d’antan est étendue à la binarité d’aujourd’hui : on attribue une valeur positive à ce qui est mondial (maintenant le monde connaît la culture naxi! ) et une valeur négative à ce qui est local, renvoyant à la hiérarchisation des cultures au sein de la société chinoise. Le rapprochement entre mondialisation et modernité, initialement théorisé par Anthony Giddens (1994), inscrit le rapport dialectique entre le niveau local et le niveau mondial dans une complexité qui tend à montrer l’interdépendance de ces niveaux : les bouleversements à l’échelle mondiale se répercutent au niveau individuel et au quotidien. L’émergence du système monde inscrit les communications dans un univers interconnecté. Ainsi, même dans les coins les plus reculés de la région lijiangaise où les sanitaires se trouvaient dans des cabanes abritant une fosse septique artisanale, chacun possédait un smartphone dernier cri.

Les touristes apportent avec eux des représentations de la modernité. La majorité des touristes han viennent de grandes villes Pékin, Shanghai, fortement occidentalisées. Ce qui se mondialise tisse de nombreux liens et interconnexions entre les sociétés. Ceux-ci ricochent sur les individus ou groupes d'individus, qui vivent dans d'autres lieux. Cela participe à l'élaboration de représentations qui se juxtaposent et qui sont considérées comme modernes ou occidentales. Par exemple, la représentation sociale de la femme pour les Naxi est associée à sa capacité de travail dans les champs et sa propension à s’occuper de la maison et des enfants. Pour vaquer à toutes ses tâches, elle porte des vêtements pratiques, masculins (pantalon, pulls amples...) et ne dévoile pas son corps. La venue massive de jeunes femmes issues de Pékin ou de Shanghai a confronté les Naxi, hommes et femmes, à une nouvelle représentation de la femme, et de son corps. Ces jeunes touristes portent des tenues très courtes, des talons très hauts, tout en exhibant volontiers des marques occidentales, plus

— 323 — particulièrement françaises comme Chanel ou Louis Vuitton. Elles utilisent des crèmes afin de blanchir leur peau, recherchent à acheter des produits cosmétiques haut de gamme… Cela a entraîné l’implantation de rayons de cosmétiques de luxe dans les magasins, des boutiques de vêtements connues et prestigieuses au sein des centres historiques de Lijiang et Shuhe. Le soir, ces jeunes touristes se rendent dans des bars et boites de nuit où elles boivent de l'alcool et dansent de manière lascive sur les pistes. Ces comportements n'existaient pas chez les femmes naxi, mais au fil des années, ces jeunes femmes ont modifié certaines de leurs pratiques. Elles utilisent désormais des crèmes pour avoir une peau plus blanche, se protègent du soleil avec une ombrelle. Elles copient des comportements qu’elles observent chez les touristes avec qui elles discutent parfois. De ces interactions s’élaborent à leur représentation de la modernité. Les distances physiques ou temporelles apparaissent comme minimes dans les échanges. D. Harvey (1989) et R. Robertson (1992) définissent la mondialisation selon la compression graduelle de l’espace donnant alors l’impression que le monde rétrécit. En discutant avec elles, j'ai noté qu’elles associaient la modernité à la mondialisation. C'est moderne ! Les Occidentaux veulent faire comme ça. Les femmes sont belles ! Elles ont la peau blanche et un petit visage ! Pour nous, c'est différent ! 326. Cependant, elles ne fument pas ni boivent d'alcool, cela étant réservé aux hommes dans leur représentations sexuées des genres. Plus on s’éloigne de Lijiang, plus les marqueurs retenus pour la modernité sont liés à la maison et au confort. Plus on se rapproche de Lijiang, plus ces derniers sont liés aux marques de vêtements luxueuses, aux mœurs et à la beauté… Lors de séjours dans les villages éloignés de Baoshan, j'ai remarqué que les habitants pensaient que mon habitation devait être bien plus grande que la leur. Même si je précisais vivre alors dans un studio, ils n’y croyaient pas vraiment, persuadés qu'en France tout le monde vivait dans de grandes demeures. À Lijiang, les représentations étaient davantage liées à ce que je possédais (voiture, vêtements de marque, chaîne hi-fi…). Je notais une variation en fonction de leur propre expérience de vie dans des grandes villes. Lorsque ces derniers avaient vécu dans de grandes métropoles, ils s’intéressaient plus particulièrement à la ville où je résidais plutôt qu'à ce que je possédais, cela étant dû au fait qu’ils considéraient comme acquis le fait d'avoir différents éléments appareils d’électro- ménagers, ainsi que des vêtements de grande marque. Les personnes ayant vécu dans des grandes villes et ayant choisi de migrer dans la région de Lijiang vantaient la qualité de vie de la région qu’ils attribuaient presque systématiquement aux villes françaises, plus particulièrement celles situées en Provence. Cela s'expliquait notamment par le fait que je sois Française et que la Provence soit une région connue en Chine et fort appréciée. Cette modulation des discours s’inscrivait dans la définition de la mondialisation donnée par Jean-Sébastien Guy et inspirée des travaux de Niklas Luhman:

Nous disons donc de la mondialisation qu’elle est une auto-description de la société moderne

326那是现代的!西方人要像这样来做。女人是美丽的!他们有白皮肤和小脸!我们来说,这是不同的。 — 324 — contemporaine. En se décrivant comme la mondialisation ou, disons, comme ce qui est d’ordre mondial, la société contemporaine se distingue de ce qui demeure simplement d’ordre local (Guy, 2007 :17).

Cette auto-description induit selon lui un ensemble d’opérations produites par et pour un système autoréférentiel. Le lien entre ces différentes descriptions de la société moderne contemporaine apparaît uniformisé par sa relation avec le système politique. Les représentations produites par le passé sont encore pérennes et se trouvent renforcées par l’éloignement du pouvoir central, et implicitement par ce qui est associé à l’épicentre ou les épicentres de la mondialisation. Cette perception évolutive marque avant tout les différences entre les divers pôles. De manière générale, les touristes ne cherchent pas de contacts directs avec les habitants de Lijiang ou Shuhe, certains que ces derniers ne parlent que leur dialecte local. Ils mentionnent également qu'ils sont fous, car ils ne travaillent pas, passent leur temps à se reposer, à lire le journal et à bronzer. Certaines jeunes femmes ont tendance à se livrer à des critiques vestimentaires : imagine si tout le monde portait ça en Chine ! La modernité se révèle en opposition à la ruralité et entraine un jugement de valeur suggérant implicitement que ce qui est moderne est meilleur.

L’avènement de l’industrie touristique de Lijiang a ouvert la porte à une mondialisation qui apparaît plus proche. L’approche comparatiste que j’ai utilisée a permis d’appréhender les nouvelles métamorphoses identitaires induites par ces nouveaux échanges. J’ai ainsi noté que les différentes perceptions de la modernité et de la mondialisation sont plurielles et correspondent à ce que Jean- Sébastien Guy définit comme une nouvelle façon pour la société de se définir elle-même. Face aux représentations que les Naxi se créent de la modernité, ils adoptent de nouveaux comportements et ont des lectures différentes des mises en scène de leur culture. Ces lectures se font également en réaction aux représentations politiques qui résultent de la perception que les instances gouvernementales ont d’elles-mêmes. Ces lectures se font en lien avec la manière dont ces instances s’imaginent la modernité de leur société contemporaine. Cela a induit également une identification particulière qui a eu une influence sur les rapports de domination entre la population locale et les « identificateurs».

En effet, l’identité se construit dans le rapport à l’autre, au cours de relations qui se tiennent sur plusieurs niveaux : celui des rapports inter-individuels (les contacts sociaux), celui des représentations (confrontation des représentations collectives) et celui du rapport aux institutions de classement (administration et science). Les lieux de la catégorisation et de la classification sont multiples et s’ils ne se construisent pas dans des relations d’équivalence entre catégorisants et catégorisés, les rapports de pouvoir sont loin de s’exercer d’une manière univoque. (Marco Martiniello et Partick Simon, 2005 :3)

Les auto-identifications et les identifications externes ont eu des répercussions sur la représentation — 325 — que les Naxi ont d’eux-mêmes. A celle-ci s’ajoutent des représentations latentes, qui infèrent encore aujourd’hui sur le comportement des touristes. Plus encore, ces identifications ont favorisé l’émergence de nouvelles interactions hiérarchisées. Le tourisme « ethnique » (minzu lüyou) se fonde sur les cultures des différentes shaoshu minzu et sur la perception hiérarchique qui leur est associée. Cette identification externe a induit la création de marqueurs fixant ces sociétés et le tourisme ethnique qui leur est associé selon une catégorisation de « sociétés simples et amicales qu’il est agréable de visiter, mais elles sont également considérées comme des arriérés. Voyager jusqu’au domaine des minoritaires, c’est retrouver un Soi simple et ancien » (Mckhann, 2001 :36). Marco Martiniello et Partick Simon (2005) précisent que les processus de catégorisation participent à signifier des marqueurs qui peuvent fixer « l’emblématique identitaire ». Tout cela participe à former des identités collectives et induit des positionnements fixes aux différents acteurs. La rigidité apparente de la catégorisation en Naxizu et sa mise en tourisme renvoie à ce qu’Alain Desrosières (1993) a qualifié d’encodage. Ce dernier définit par le biais de divers processus des « identités » de référence à partir desquelles les différents acteurs s’identifient. Au cours de ce travail de thèse plusieurs exemples d’encodages ont été présentés : qu’il s’agisse de la labellisation « naxi » créée au fil de ces années ou l’image de primitifs véhiculée par les représentations, tout cela participe à élaborer une représentation du monde social dans lequel les Naxi évoluent. L’identité naxi cristallisée et véhiculée dans l’industrie touristique a permis au gouvernement de les institutionnaliser. Cela infère dans la manière dont ils présentent certains éléments de leur culture.

La domination numérique des Naxi dans la région de Lijiang a légitimé la création d’un comté autonome naxi; laquelle bénéficia d’une certaine marge de manœuvre quant au domaine de la culture (Mackerras, 1995:11). Cependant, ces territoires autonomes n’en sont pas moins des parties constitutives de la République Populaire de Chine (Mackerras, 2003) et le processus, ayant abouti à l’inscription de la vieille ville de Lijiang au Registre Mémoire du Monde témoigne d’une volonté politique, présente à différents niveaux, de voir prospérer le tourisme culturel –contrôlé –de Lijiang, tout en inscrivant cette démarche dans la rhétorique de la préservation de l’UNESCO.

Avec l’arrivée importante de migrants attirés par la promesse d’un enrichissement, les Naxi, « ancienne société post-migratoire » se trouvent confrontés à une multicularité importante au sein de leur ville emblème. À la fois intégrée dans une société qui les domine dans sa globalité, ils le sont désormais dans leur localité. Cette domination s’exprime doublement : les Han désormais majoritaires à la tête de la ville amènent des éléments de modernisation. Ils participent à l’aménagement de la ville et y intègrent leur propre perception de la modernité ; des hôtels de luxe et des supermarchés se sont implantés au cours de ces dix dernières années.

L’étude multi-située menée m'a permis d'observer de nouvelles pratiques sociales apparues

— 326 — sous l'influence de nouveaux habitants. Lors de mon premier terrain, une petite vingtaine d’Occidentaux étaient enregistrés comme résidents à Lijiang, en 2013, ils étaient 186. La plupart ont d’ailleurs ouvert un restaurant ou un bar. Avec leur installation, de nombreux nouveaux évènements ont vu le jours. Ainsi, des soirées de dégustations de vin dans de grands hôtels, des soirées caritatives se sont organisées. Lors d'une manifestation caritative pour aider à l’éducation de jeunes naxi de la région avec la construction d’une école et l’achat de fournitures scolaires, de nombreux Occidentaux résidant principalement à Lijiang ou Shuhe étaient présents.

Figura 224 : Extrait du spectacle de charité. Photo de Frédérique Guyader

L’entrée était soumise à une participation de 100 yuans et aucun invité n'était naxi. Au cours de cette après-midi-là, un buffet avait été organisé. On y dégustait des plats occidentaux, des petits fours, des sandwiches, beaucoup d’alcool et quelques sodas. Des danseurs avaient été conviés pour réaliser une chorégraphie supposée répondre aux attentes des convives. Leurs organisateurs ont projeté sur les invités occidentaux ce qu’ils pensaient correspondre à leurs attentes. On a ainsi entendu des musiques des années 1970 et des chansons de Céline Dion. En discutant avec les personnes présentes, il apparaissait que le spectacle leur importait peu, pour la plupart ils étaient là pour être vu et rencontrer du monde. Il n’a pas eu d’information concernant la somme des fonds récoltés à la fin de la journée, seuls de grands mercis ont été distribués. Au cours de cet après-midi, j'ai cherché à obtenir des informations concrètes sur les projets envisagés. Je n'ai eu que des prospectus et des réponses vagues. Que ce projet soit réalisé à terme ou non, il était avant tout l’occasion pour les organisateurs chinois — 327 — et naxi de tisser un lien avec ces Occidentaux et réciproquement.

Au fil des années, il est apparu de plus en plus une volonté de la part de la population aisée de Lijiang et Shuhe de se mêler aux Occidentaux. Ils ont ainsi adopté leur us et coutumes, organisant ou participant à des soirées caritatives, des soirées « foot », des concerts, des barbecues, des rallyes…. Lorsque ces derniers étaient naxi, ils avaient tendance à faire preuve d’une ouverture d’esprit et de valoriser leurs différences. L’un des éléments les plus récurrents était le bonheur d’être un homme naxi qui n’avait pas besoin de travailler (car sa femme le fait) et dont on s’occupe bien (car sa femme le fait aussi). Cela amenait le plus souvent des plaisanteries de la part des hommes occidentaux, regrettant de ne pas vivre comme eux. L’organisation sociale apparaissait comme étant valorisante. Cette élite locale cherchait régulièrement à amener les personnes rencontrées dans des villages plus éloignés, afin de leur faire découvrir la vraie culture locale. C’est ainsi que l’idée de créer un circuit touristique a émergé chez un ancien guide naxi. Il a acheté une grande maison dans un village retiré et mis en place des circuits pour les touristes occidentaux uniquement. Cette décision nourrissait le désir de faire fructifier l'économie du village grâce au tourisme. Les habitants du village n’avaient pas l’habitude de travailler à « l’occidentale », ce qui amena plusieurs conflits : un mécontentement visible de la part des touristes qui ne pouvaient bénéficier d’un service auquel il s’attendait (linge propre, lit fait, facilité de communiquer…) ce qui contraria le propriétaire. Il renvoya alors plusieurs personnes du village, ce qui déplut à de nombreux habitants. Il se plaignait de ne pouvoir trouver de bons employés mettant en avant le manque d’éducation des Naxi.

Cette situation renvoyait à un paradoxe : d’une part, il amenait les personnes qu’ils considéraient comme bien éduquées dans un lieu où les personnes travaillant pour lui n’avaient pas été formées pour correspondre aux attentes des clients, ce qu’il leur reprochait finalement. D’autre part, l’authenticité mise en lumière d’une population habituée à travailler dans les champs était désormais dépréciée, car cela ne correspondait pas aux besoins de l’industrie touristique. Cela montrait également qu'il avait intégré les éléments négatifs associés à sa propre minzu. Naxi, il avait cependant intégré les représentations de ses clients et jugeait négativement les membres de son village. Le fait de créer des circuits touristiques dans des villages éloignés confronte la population locale à une image d’eldorado financier représenté par l’industrie touristique. Son initiative a ainsi créé des jalousies, le plus souvent larvées entre les membres des villages et motivées par la possibilité de s’enrichir en présentant leur culture commune. Lors de mon dernier terrain, certains habitants ont manifesté l’envie de créer un même type de circuits. Malheureusement, ils étaient confrontés à une difficulté majeure, à savoir leur absence de réseaux. En effet, pour qu’un tel projet voit le jour et vive, il est nécessaire d’avoir en amont un réseau qui permette de l’alimenter. Il est donc impossible pour une personne du village qui n’a pas suffisamment de contacts à Lijiang de pouvoir mener à bien à tel

— 328 — projet. De plus, le fait de vouloir travailler avec une clientèle occidentale suppose de pouvoir communiquer facilement dans une langue étrangère. Les Occidentaux constituent selon eux une manne financière non négligeable mais leur méconnaissance de l’anglais leur empêche de pouvoir communiquer avec eux. Cela met en évidence une difficulté rencontrée plus spécifiquement par les personnes avec des revenus modestes et/ ou vivant dans des zones éloignées de Lijiang. En effet, communiquer dans une autre langue que le Naxi ou le mandarin implique d’avoir eu accès à une formation au préalable, ce qui est plus difficilement le cas dans les villages éloignés. Le coût des études dans de grandes villes peut empêcher certains jeunes d’accéder à ce type d’enseignement. Ces deux obstacles sont plus régulièrement rencontrés dans ces villages éloignés qu’à Lijiang. L’accès aux bénéfices du tourisme apparaît ainsi plus compliqué pour des habitants des zones rurales.

L’installation à Lijiang d’Occidentaux a renforcé la séparation entre d’une part l’élite locale et la classe populaire. Cette séparation consolide l’importance du guanxi dans le cadre de l’industrie touristique. Celle-ci n’est pas uniquement due à l’installation d’Occidentaux, car proportionnellement, ces derniers sont relativement minoritaires. En effet, de nombreux han se sont installés au cours de ces vingt dernières années faisant de Lijiang et Shuhe un carrefour multiculturel, alimentant l’idée selon laquelle pour rencontrer de vrais naxi, il faut aller dans la montagne. Ceux qui ont « réussi » changent à terme de classe sociale et de position au sein de leur réseau. Ils prennent plus d'importance, plus de pouvoirs et se considèrent comme égaux aux Han. Ce positionnement s'accompagne parfois d'un sentiment de supériorité qui se cristallise autour de leur culture et de sa renommée internationale. Cependant, cette imitation n'est pas sans conséquence. Les Han ont modifié certains traits caractéristiques naxi pour mieux imposer leurs référents culturels. L’émergence du tourisme de masse de Lijiang s’est faite en adéquation avec une volonté de promouvoir un tourisme culturel au niveau national et local. Au fil des années, les infrastructures touristiques (hôtels, magasins, bars et restaurants…) se sont fortement développées. Ces nouvelles constructions, plus modernes, encerclent l'ancien quartier et la forte fréquentation touristique a eu des répercussions sur les imaginaires que les habitants ont de leur ville.

— 329 — CONCLUSION

La République populaire de Chine s'est érigée à partir des systèmes de valeurs et de croyances fortement ancrées dans les représentations collectives. Elle s'inscrit dans le prolongement d'un empire qui s'est formé au cours de plusieurs siècles, avec en filigrane la dualité chinois/non-chinois. Celle-ci s'est exprimée au fil du temps en des termes territoriaux et culturels pour conduire à l'exclusion de ceux qui n'étaient pas considérés comme Chinois. Initialement considérés comme des « barbares », les populations minoritaires ne pouvaient devenir des membres de l'empire qu'en faisant preuve de loyauté à son égard et qu'en intériorisant la culture han. Au fil des siècles, la question de l'altérité s'est posée de diverses manières, avec notamment le système de tusi qui a évolué pour favoriser l'intégration des populations allogènes au sein de l'empire chinois. Les régions frontalières, soumises au contrôle étatique, ont constitué des zones liminaires, tributaires des évolutions politiques et économiques. Avec l'avènement de la République populaire de Chine, l'altérité a été envisagée en des termes politiques, juridiques et sociaux définis par la volonté d'unifier la nation chinoise.

Des mesures visant à classifier les populations issues de ces régions sont appliquées dès 1950, ce qui souligne l'implication politique dans ce processus. Face à une sinisation très ancienne et l'importance numérique de la population Han, les populations minoritaires numériquement le sont également politiquement, culturellement et économiquement. Cela est visible dans la création du terme shaoshu minzu, qui pointe les enjeux nationaux et locaux. Ceci montre également comment la population chinoise est hiérarchisée socialement dans l'imaginaire collectif. Les études réalisées pour établir les 55 shaoshu minzu actuelles relèvent d'une succession d'essais dont les inspirations sont multiples. Inspiré du modèle soviétique et japonais et des courants évolutionnistes, ce processus de catégorisation met en évidence la manière dont la République populaire de Chine s'est émancipée des références occidentales et soviétiques, pour élaborer sa propre modernité politique et sociale. Cette conception contemporaine d'un État unitaire multinational a agi sur le positionnement que ces groupes ont adopté dans leurs relations avec l'État. Celle-ci s’est accompagnée de législations nationales qui ont évolué jusque dans les années 1980. Ainsi, l'association du concept de minzu à l'idée de territorialisation a favorisé la création de cinq régions autonomes de 1947 à 1965 : en Mongolie intérieure, au Xinjiang (Oïgours), au Ningxia (Chinois musulmans), au Guangzi et au Tibet. D'autres structures telles des préfectures et des sous-préfectures ont été également créées. Bien que bénéficiant d'une autonomie interne, ces entités sont enclavées dans des provinces où vivent majoritairement les Han, ce qui interfère sur les réelles marges de manœuvre juridique des représentants de ces régions

— 330 — autonomes. Chacune de ces régions a ses propres représentants locaux. Cependant, la politique à l'égard des minzu minoritaires a toujours révélé que les conditions de leur intégration était fonction de leur acculturation, ce qui a permis d'asseoir la culture han comme étant à la fois la culture de référence et celle du pouvoir en place. En 1984, la loi sur l'autonomie des régions des minzu a autorisé l'utilisation de leur propre langue, leur propre écriture. Cette loi impose également que le chef de leur gouvernement doit être issu de la shaoshu minzu la plus importante de la région. Elle inclut également la liberté de religion, celle de conserver ou de réformer leurs us et coutumes et la possibilité de définir leur système d'éducation.

L’État apparaît comme le garant administratif des libertés et des différences des groupes minoritaires. Cependant, ces derniers sont intégrés au sein d'une entité politique et sociale qui les domine. Le gouvernement central s’est assuré juridiction dans de nombreux domaines tels l’élaboration de la politique industrielle et économique, l’influence dominante du PCC dans les instances décisionnelles locales… Tout cela s’est accompagné de la création des gouvernements locaux et d’un discours prônant libertés religieuses et linguistiques. Néanmoins, l’omniprésence politico-juridique du PCC en fait le maître d’œuvre du développement économique et social des territoires occupés par les groupes minoritaires. Ces groupes sont, de fait, dans un rapport complexe de dépendances économiques, politiques et culturelles. De plus, ces autonomies sont limitées par la volonté du gouvernement d'englober les différentes populations au sein d'une nation chinoise unifiée.

Les membres des shaoshu minzu peuvent participer à la vie politique de leur ville, de la province ou de la nation en intégrant le parti socialiste chinois. En effet, la structure administrative et politique de la Chine centralise le pouvoir au sein du Parti communiste chinois. Cette participation est tributaire de la question de la citoyenneté. On peut être membre d'une minzu, mais on est avant tout un citoyen chinois. On peut œuvrer à la protection et la préservation de sa culture, mais on est avant tout un membre du PCC. Cet enclavement administratif et politique minimise la possibilité de voir éclore une identité revendicatrice commune. La question de la citoyenneté apparaît en filigrane dans tous les domaines de la vie de ces groupes minoritaires. Leur création résulte d'une part d'une sinisation à appréhender sur le long terme et d'autre part, d'une relecture de leur identité. Les modifications du mythe de la genèse naxi, avec l'intégration d'un frère han, montrent l'importance d'établir une généalogie commune afin d'uniformiser les discours locaux et nationaux. La re-création de la minorité naxi participe à ce positionnement dans une hiérarchie sociale, qui trouve son ancrage dans des métamorphoses sociales imposées par le contexte politique post-révolution culturelle.

Un autre aspect du récit réside dans le double aspect de cette migration. En effet, celle-ci exprime les liens de parenté entre ces différents groupes et au sein de la communauté naxi. Les nombreux emprunts avec les groupes voisins, yi, bai, mao, tibétains et han participent à créer un

— 331 — sentiment d'origine commune. Ce sentiment, pris dans un contexte contemporain participe à asseoir l'appartenance à la Nation chinoise. A l'intériorisation de ces proximités mythologiques s'ajoute de plus en plus l'adoption de pratiques han (funérailles, mariages…) qui modifient les pratiques anciennes. Cela donne l'impression d'une homogénéité culturelle, alors que la réalité est mouvante, complexe et paradoxale.

La politique d'ouverture initiée à partir de 1980 a favorisé l'émergence d'un tourisme culturel. La vision hiérarchisée des populations annexées au cours des siècles est très présente dans les représentations communément partagées et dans les discours officiels. La notion d’ethnicité en Chine a revêtu une forme particulière où la volonté politique d’uniformiser la nation a induit une vision apparente d’englobement. Cela contient la vision hiérarchique de la population où les termes « barbares », « sauvages » leur sont associés. Il faut donc les « éduquer », les « civiliser », à savoir leur inculquer les mœurs et coutumes han.

Les shaoshu minzu vivent dans des zones défavorisées et les différentes politiques mises en œuvre en matière de santé et d'éducation participent à accroître ces inégalités (Cao & Dehoorne, 2003). Compte tenu de la décentralisation des responsabilités, les Régions autonomes des shaoshu minzu sont en charge du développement de l'éducation, de la science et de la technologie, de la culture, des services de santé de manière relativement indépendante du gouvernement central. Certaines Régions ne bénéficient pas des ressources nécessaires pour palier tous ces besoins. La question des shaoshu minzu est devenue multidimensionnelle et renvoie à des problématiques économiques, sociales, éducationnelles et politiques. Les différences entre ces groupes s'expriment de manières plurielles : les imaginaires du politique et des groupes minoritaires ainsi que les freins au développement économique de certaines régions ont accentué des tensions entre groupes minoritaires ou envers le groupe majoritaire.

Selon la mission économique de Chengdu (2010), les autorités politiques ont instauré deux programmes de politique économique 327 : le « Central Region Rising Strategy » (1999) et le « Western region development strategy 328 ». Outre les avantages fiscaux proposés (exemption de TVA…), ces plans ont surtout concerné l'investissement public dans le financement des grands projets d'infrastructures (développement du réseau routier et des transports urbains, construction ou extension d’aéroport…). Ces politiques de développement, associées à l'explosion des coûts de production sur la côte Est, ont favorisé la délocalisation d'un grand nombre d'entreprises chinoises et étrangères dans les provinces de l'intérieur de la Chine, dont le Yunnan qui bénéficie de ressources minérales,

327Ces deux plans sont similaires, à l'exception du nombre de provinces plus important pour le Central Region Rising Strategy. 328Également connu sous le nom de « Go West » — 332 — hydroélectriques et végétales diverses et riches.

Le développement du tourisme de Lijiang s'est inscrit dans une double dynamique nationale : l'ouverture de l'économie du pays et le développement économique des provinces de l’intérieur de la Chine. Cette politique ambitieuse a permis la construction, puis ultérieurement l'extension, de l'aéroport de Lijiang, nécessaire au développement de l'industrie touristique de la région. Ces mesures mettent en lumière l'importance donnée à l'industrie touristique par le gouvernement national mais aussi local. Cela a été particulièrement explicite lors de l'exposition montrant la vie des Naxi avant et après le tremblement de terre. Le tourisme y était présenté comme le moyen par lequel la ville et ses habitants ont fait preuve de résilience après un tel drame. Tout cela participe à percevoir positivement l'industrie touristique, la plus importante du comté. Les propos recueillis par les habitants du comté vont majoritairement dans ce sens. L'industrie touristique apportent les principales ressources de la ville et des environs, car elle intègre les activités des hôtels et des guesthouses, des restaurants, des bars, des musées, ainsi que celles de tous les domaines connexes, par exemple les blanchisseries, les fournisseurs divers…. Que cette industrie soit encouragée par les gouvernements central et local les conditionnent à une forme de dépendance à l’État. Avec une telle importance donnée à l'industrie touristique de Lijiang, il serait pour le moins difficile d'aller à l'encontre des mesures prises quant à son développement et à son évolution.

Les Naxi privilégient leurs différences culturelles avec d’autres groupes minoritaires et surtout leur reconnaissance par des instances internationales (UNESCO) pour valoriser leur culture. La mise en œuvre de la politique culturelle de Lijiang a été évolutive. S'agissant d'un tourisme initialement ethnique, on a assisté à une prolifération d'infrastructures touristiques utilisant le terme dongba et présentant une certaine image de leurs pratiques. Influencés par la volonté de présenter une culture acceptable, les acteurs du tourisme ont montré des danses, des chants, des costumes dont les références religieuses ont été occultées. La représentation des Naxi en tant que groupe en marge des Han est mise en avant. Toute dissemblance est accentuée. Pour paraphraser Dru Gladney, on assiste à un naxisme naxi. Cela a participé à la création d'une identité narrative des Naxi, qui ont intériorisé la manière dont les Han les ont identifiés, à laquelle s’ajoute la manière dont ils s'identifient eux- mêmes. L'imaginaire d'un peuple « primitif » a tissé le cadre sur lequel les premières infrastructures touristiques ont été élaborées, mais la modernisation des hôtels et guesthouses de la ville a superposé un nouveau cadre utilisant les représentations de la modernité chinoise et occidentale.

Avec la fréquentation touristique exponentielle, sont apparues d'autres attentes. Les groupes d’entreprise ont peu à peu laissé la place à des familles ou amis qui viennent à Lijiang pour fuir la vie stressante de leur quotidien. La ville et son paysage apparaissent comme les éléments les plus importants dans le choix de cette destination. La culture locale devient moins attrayante et d'autres

— 333 — spectacles sont créés. Ces spectacles se veulent « plus modernes » et cherchent à correspondre à ce qu’est la modernité pour les créateurs de ces spectacles. Pour cela, ils utilisent des références connues dans le monde entier. On voit ainsi des chorégraphies très inspirées de ballets romantiques (comme le lac des cygnes) montrer la passion d'amoureux naxi. La fin du spectacle fait place à un moment musical où les spectateurs se déhanchent sur la piste de danse au gré des musiques électroniques.

Extraite d'éléments de la culture des Naxi, leur mise en scène utilise leurs représentations de la modernité du gouvernement pour créer les différents spectacles et attractions. Elle élabore une image commerciale, globalisée du lieu et cristallise au mieux un bénéfice identitaire perçu par le touriste. Ce façonnement commercial souligne une logique qui intègre les normes internationales et résume la culture locale à des domaines de pratiques quelques peu éloignées de la sphère privée. Ce processus est repris par le gouvernement chinois qui associe préservation et marchandisation. Le processus de filtrage exercé par le gouvernement amène à une double culturalisation symbolique. En effet, l'intégration des territoires marginaux mentionnée par Richard Strassberg a participé à montrer le pouvoir exercé par l’État dans la promotion de ces sites., avec dans un premier temps la création des Mingsheng. Ce produit touristique est hétéroclite, car il résulte de l'action conjointe des services (restauration, hébergement, transports…), d'objets culturels (patrimoine culturel et artistique tels les costumes, les danses, les fêtes…) et des particularités des sites mis en valeur (paysages par exemple). La plupart du temps, les auteurs ou collaborateurs de ces spectacles sont naxi, ce qui tend à corroborer la manière dont la Naxizu se projette dans cette modernité. Les Naxi sont désormais les acteurs de leur propre spectacularisation. Ils sont eux-mêmes les acteurs de la métamorphose identitaire menée sous l’influence conjuguée des politiques culturelles du gouvernement central et du développement touristique. Leur culture est devenue un élément hiérarchisant entre eux. La distinction ruralité/urbanité est utilisée comme marqueur dans la hiérarchisation des habitants du bassin de Lijiang, se faisant l’écho d’une dualité arriéré/moderne. Lijiang, considérée comme un pôle moderne, est également l’épicentre de la modernisation. Plus on s’en éloigne, plus la dimension « arriérée » apparaît évoluant de concert avec une modernité, qui est souhaitée et une mondialisation réinterprétée à partir de critères véhiculés par les médias.

Fort de la reconnaissance internationale de leur ville et de leur culture, les Naxi se positionnent dans un échange avec le monde. Aujourd'hui, plusieurs villes sont jumelées avec Lijiang (Takayama (Japon) depuis 2002, Kazan (Russie) depuis 2006, NewWesminster (Canada) depuis 2007, Greater Shepparton (Australie) depuis 2009, Zermatt (Suisse) depuis 2011, Bad Homburg (Allemagne) depuis 2011, Malibu (USA) depuis 2011 et Albi (France) depuis 2013. Il y a une volonté d'ouverture qui est également liée avec la préservation de leur culture. En effet, les Naxi assimilent le fait de faire connaître leur culture au fait de la protéger. Parallèlement, faire connaître leur ville suppose un

— 334 — nombre plus important de touristes. La forte fréquentation touristique et la manne économique que cela induit, offre une possibilité de richesse providentielle qui les lie à leur appartenance ethnique. Il en ressort une forte revalorisation identitaire qui s'oppose à la dévalorisation des minzu et qui demeure toujours inscrite au sein de la société moderne chinoise.

Les diverses révisions constitutionnelles (1988, 1993, 2004) attestent de l'influence des puissances internationales et la résistance à maintenir un système de valeurs propre à la Chine. Face aux puissances étrangères, la question de la définition de ces populations suscite des débats quant à un changement de dénomination où le concept zuqun (groupe de personnes) serait privilégié à celui de shaoshu minzu. Parmi les réticences avancées, la peur que le gouvernement éradique ses programmes et ses politiques en faveur de ces groupes minoritaires apparaît comme l'élément le plus important (Huang, 2017). La reconnaissance officielle de ces populations en tant que peuples autochtones apparaît d'autant plus compromis alors que de nombreuses similitudes existent dans les relations de ces groupes et de l’État. Bien que de nombreux efforts aient été réalisés en faveur de l'économie de ces régions, certaines limites persistent. Par exemple, les Naxi vivent essentiellement de l'industrie touristique et de ses retombées économiques. Cela participe à entériner leur folklorisation par un État qui nie l'existence des peuples autochtones sur son territoire. Cependant, les demandes émises auprès d’instances internationales comme ce fut le cas lors de la rédaction du dossier de proposition d’inscription des textes dongba au Registre Mémoire du monde de l’Unesco font mention des termes religions autochtones et pratiques autochtones des Naxi. La tolérance dans l’utilisation par l’Unesco de l’expression peuple autochtone en langues étrangères montre l’existence d’une zone de négociation où existe un processus de distanciation à l’œuvre en République populaire de Chine.

Bien qu’officiellement il n’existe pas de peuples autochtones en Chine, il est accepté que certaines pratiques des shaoshu minzu soient associées à des celles que des peuples autochtones peuvent avoir. Cette subtilité langagière a permis aux Naxi de bénéficier d’une mise en lumière internationale. Ce coup de projecteur leur octroie une marge de manœuvre relative dans la mise en place de mesures pour protéger leur culture. Plus concrètement, cela leur permet d’actionner les leviers de la reconnaissance internationale dans leurs négociations avec les instances gouvernementales et de se targuer des avantages et des impacts d’une culture préservée officiellement au niveau de l’industrie touristique et ainsi valoriser des éléments de leur culture autrefois perçus négativement.

Face au pouvoir important de la bureaucratie, le guanxi permet aux habitants d'être acteurs en contournant certaines décisions administratives. Par un effet de retour, le guanxi influe sur la manière dont les Naxi définissent leur culture et la manière dont celle-ci est présentée aux touristes. Au cours — 335 — de mes séjours passés dans la région de Lijiang, j'ai noté une distance qui s'est peu à peu mise en place entre la culture exprimée dans un cadre familial, privé et celle construite pour les touristes. Ceci entraîne la création d'arrangements culturels et identitaires utilisés pour accéder aux bénéfices engrangés par l'industrie touristique. Ces détournements sont justifiés par l'impression que cela leur offre la possibilité de gagner facilement de l'argent sans pour autant que les Naxi aient forcément conscience d'être des acteurs d'une marchandisation et d'une dénaturisation de leur culture sous couvert d'un possible accès à une modernité ainsi qu’à une meilleure qualité de vie. Si l'on prend leur exemple, il apparaît que la place des shaoshu minzu oscille entre la volonté du gouvernement central de les maintenir dans un tout unifié, stable et de celle de ces groupes minoritaires de se révéler aux yeux du monde moderne tel qu'elles le conçoivent.

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