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Document généré le 1 oct. 2021 05:05 Séquences La revue de cinéma Critiques Maurice Elia, Paul Beaucage, Élie Castiel, Loïc Bernard, Marc-André Brouillard, Mathieu Perreault, Carlo Mandolini, Denis Desjardins, Janick Beaulieu, Martin Delisle et Luc Chaput Numéro 200 Numéro 200, janvier–février 1999 URI : https://id.erudit.org/iderudit/49133ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) La revue Séquences Inc. ISSN 0037-2412 (imprimé) 1923-5100 (numérique) Découvrir la revue Citer ce compte rendu Elia, M., Beaucage, P., Castiel, É., Bernard, L., Brouillard, M.-A., Perreault, M., Mandolini, C., Desjardins, D., Beaulieu, J., Delisle, M. & Chaput, L. (1999). Compte rendu de [Critiques]. Séquences, (200), 45–60. Tous droits réservés © La revue Séquences Inc., 1999 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ R I T I Q U E S CEUX QUI M'AIMENT PRENDRONT LE TRAIN Le mort qu'on voit danser ui, ceux qui m'aiment le prendront, ou alors, tout simplement tiennent à ceux qui se sont dit qu'après tout, une fois les quinze pre qu'ils ne viennent pas, aurait peut-être dit Jean-Baptiste, le mières minutes écoulées, il n'y a rien à gagner d'un film qui vient, O décédé. Après tout, qu'est-ce qu'ils me doivent? Toute ma vie, semble-t-il volontairement, tout embrouiller (nombreux personnages, j'ai fait partie de ces hommes qu'on considère étranges, ceux qu'on suicidaires mouvements de caméra, folie genre débandade de la montre du doigt invisible de l'exclusion, j'ai eu des accrochages senti bande-son). Or, le chaos déterminé, habilement fabriqué, de Patrice mentaux, verbaux ou alors sans issue avec une grande variété de person Chéreau ne tourne pas à vide. Il n'a rien du maniérisme dont on l'a nes. Des gens qui m'ont aimé (disent-ils), malgré les orages, malgré les si injustement accusé, il ressemble à tout ce qui n'a pas encore été fait tourmentes. Au cours de ma vie, je leur ai également permis de pénétrer au cinéma, tout ce qui s'appelle risque, aventure, et se conjugue dans mon univers d'artiste et d'homme, car l'un ne va pas sans l'autre, vaillamment avec le verbe oser. Chéreau a voulu, dans l'excès de la et je le leur ai fait savoir. Ceux qui ont eu la chance (ou le courage) de forme, laisser jaillir les émotions. Dans le train (toute la première s'y glisser ne m'ont pas toujours payé en retour, ils ont même réussi, des partie du film), il a donné à ses personnages le poids qui leur aurait années durant, par leur comportement détaché, à m'exclure de leurs manqué s'ils s'étaient seulement réunis dans un salon funéraire. Il conversations, de leurs coups de téléphone, de leur existence. Mais à aurait pu tenter une synthèse des sentiments en ponctuant le sérieux plusieurs reprises, je me suis dit (et je me le suis fait dire par les autres, de son discours de notations pittoresques (par exemple de flash-backs la majorité de ceux qui prendront ce fameux train d'ailleurs) que juste qui n'ont pas, grands dieux, leur place ici). C'est au contraire dans le ment, leur existence ne me méritait peut-être pas. carcan rhétorique et physique où les a enfermés l'auteur que les per Quelques ricanements moqueurs parsèment la projection de Ceux sonnages retrouvent leur simplicité. Dans le train qu'il les a forcé de qui m'aiment prendront le train. Ils ne proviennent pas de l'écran, prendre, Chéreau donne à ses personnages les ailes qu'il leur fallait mais de la salle. Ils appartiennent à ceux qui ne se sont pas laissé pour exprimer, encore à mots couverts cependant, leurs déchirements prendre par la voix du mort (celui dont la famille et les amis viennent les plus cruels, leurs rancœurs les plus à fleur de peau. Mais ce n'est lui rendre un dernier hommage à Limoges, loin de Paris), ils appar que plus tard, dans la maison familiale, que la tension ferroviaire dis- No 200 • Janvier/Février 1999 45 I R I T I Q U E S paraît. Là, comme on ne roule plus et que les mœurs sociales sem blent nous avoir condamnés à écraser tout statisme (trop mou, trop attristant, la glu de l'immobilité comme dirait l'autre), on lâche tout. Le passé, révélateur des situations présentes et de leur dégradation, va alors affleurer au fil des conversations, des éclats de voix, des disputes. Les personnages, toujours typés en dehors de toute caricature, évolue ront par brusques éclaircissements, réclamant, qu'il le veuille ou non, l'intervention et la conscience du spectateur. Le huis clos classique, propre aux récits cinématographiques ou théâtraux qui brossent des portraits de groupes réunis pour la forme, devient un vaste tableau des souffrances humaines, mais aussi celui d'une société sans attaches. Jean-Marie et Lucien, respectivement neveu et frère pratiquement jumeau du disparu, finissent par se dire ce qu'ils ont toujours voulu se lancer à la figure; Claire avoue une grossesse; Viviane dévoile sa véritable identité; Lucie ouvre son album et son cœur... Et dans le tas, Chéreau semble cueillir les révélations, choisir les confidences que les personnages qu'il a lui-même créés veulent bien lui faire partager. Et il nous les présente, sans aucune recherche désespérée d'atmosphère, dans leurs envols les plus frénétiques, leurs inflexions les plus mou Les Idiots vantes et les plus contrariées. Et de la même manière que Lucien dit à Viviane qu'on peut dire godasses, vous savez, au lieu de chaussures, Les Idiots Chéreau permet à tout son monde, non de se débarrasser une bonne fois de ses complexes, mais de proclamer son individualité par-dessus Esprit d'équipe le niveau anecdotique fourni par la mort de Jean-Baptiste. Les mots fusent, lancés de toutes parts: de «tu fous tout en l'air, on est fragile», Peu de temps avant la réalisation de l'excellent Breaking The Waves «j'étais séropo» ou «ça vous fait tous chier, hein?» jusqu'à «mon frère (1996), Lars von Trier s'est imposé comme le chef de file du collectif disait que ça fait mal de se faire enculer» ou «tu lui bouffais le cul, toi Dogme 95 (voir Séquences N° 198). Ce manifeste, qu'il a d'abord aussi?» cosigné avec Thomas Vinterberg, puis avec deux autres metteurs en Et Jean-Baptiste aurait pu ajouter: Oui, j'ai sans doute été de mon scène danois (Kristian Levring et Soren Kragh Jacobsen), contient un vivant le catalyseur de pas mal de malentendus. Les rapports que j'ai pamphlet qui s'oppose véhémentement aux normes actuelles du ci entretenus avec mes proches n'avaient rien de lointain ou d'imprécis. néma commercial. Il comporte également une charte très stricte, «le Peut-être ai-je réussi à déchaîner rien que quelques passions, toutes as vœu de chasteté», à laquelle les signataires sont tenus de se conformer, sociées au sexe selon la plupart d'entre eux. Il est donc normal que dans sous peine de sanctions. La charte met en relief dix commandements ma mort, le délire qu'ont été nos vies remonte à la surface. Peut-être que qui rappellent spontanément ceux de la Bible. Lars von Trier parvien l'idée que je me faisais du monde (un lieu où la beauté s'associerait pour drait-il, à travers Les Idiots, à réaliser un film de qualité tout en res toujours à l'amour) s'est transmise, comme par contagion, à tous ces pectant les règles de la charte? Atteindrait-il un équilibre entre la pantins réunis pour mon enterrement, et que l'ambition démesurée de théorie et la pratique? ma visée n'a abouti qu'à ce magma informe, sans doute indigne de mes Le film de von Trier raconte comment une femme d'apparence aspirations. J'ai déteint sur chacun d'eux, et je m'en suis allé, tel un aigle sérieuse décide de suivre des jeunes gens qui jouent les débiles dans impérial, vers cette mort (cette mort de l'art, peut-être) qui finalement des lieux publics. D'emblée, on constate que le cinéaste respecte scru les attend eux aussi au tournant. puleusement les principes cinématographiques préétablis. Son esthé Ave César, ceux qui vont mourir te saluent. tique se confond avec l'éthique. Cela explique une mise en scène très sobre, quasi ascétique. Un peu comme il l'avait fait dans Le Royaume Maurice Elia I (1994), le cinéaste utilise constamment la technique de la caméra à CEUX QUI M'AIMENT PRENDRONT LE TRAIN l'épaule. Cependant, il se refuse ici à user d'artifices. Certes, cela aurait France 1998,122 minutes. Réal.: Patrick Chéreau - Scén.: Danièle Thompson, Patrice Chéreau, pu sombrer dans l'amateurisme. Mais fort heureusement, il n'en est Pierre Tridivic, d'après une idée de Danièle Thompson - Photo: Éric Gautier - Mont.: François Gédigier - Int.: Pascal Greggory (François).Valeria Bruni-Tedeschi (Claire), Charles Berling (Jean- rien. Le cinéaste n'effectue pas de mouvements de caméra inutiles. Sa Marie), Jean-Louis Trintignant (Lucien/Jean-Baptiste), Bruno Todeschini (Louis), Sylvain Jacques photographie est limpide et exempte de fioritures.