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Le combat d’un dessinateur de presse. Entretien avec Plantu François Brousseau

La traduction omniprésente mais transparente. De la traduction en sciences humaines et sociales Number 258, Fall 2016

URI: https://id.erudit.org/iderudit/84880ac

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Publisher(s) Spirale magazine culturel inc.

ISSN 0225-9044 (print) 1923-3213 (digital)

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Cite this article Brousseau, F. (2016). Le combat d’un dessinateur de presse. Entretien avec Plantu. Spirale, (258), 62–64.

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Par François Brousseau *

Plantu, de son vrai nom Jean Mais lorsque Plantu déclare qu’il font de la danse, de la chanson, Plantureux, est un caricaturiste très peut comprendre le « ressenti » de écrivent une chronique. Lui, il la célèbre. Situés dans la lignée de la ceux qui sont blessés par certains transforme en images, en dessins tradition satirique française, ses dessins ou concevoir qu’un des­ de presse. Le dessinateur de presse des­sins se comptent par dizaines sinateur évite délibérément certains est à la fois un artiste et un de milliers. Né à Paris en 1951, 72 ans thèmes, il se voit épinglé par des journaliste qui essaie de s’exprimer après la mort de Daumier, Plantu collègues qui l’accusent d’autocen­ comme il l’entend, mais qui s’as­ a fait paraître son premier dessin sure. Dans le numéro dit « des sume totalement comme subjectif, dans le quotidien en 1972. survivants » de Charlie Hebdo, pu­ exagéré. Il diffère en cela du Depuis 1985, il publie quotidien­ blié le 14 janvier 2015, un dessin le reporter. Sa subjectivité, son style, nement à la une de ce journal de représente louchant, l’air idiot, avec sont à la base de sa connivence ces éditoriaux qu’on lit et com­ le slogan « Je suis Charlie, mais… ». avec le lecteur. prend en trois secondes. Depuis 1990, on le retrouve aussi à toutes La réponse à ce coup de griffe, il Là où il y a une différence depuis les semaines dans L’Express. nous la donne dans une entrevue 20 ans, c’est dans l’irruption d’in­ ménagée à Montréal, un après-midi ternet. Internet a changé la donne Artiste, il est aussi militant, organi­ neigeux de janvier 2016 : « Je dis pour le dessinateur comme pour sateur, conférencier : globe-trotter juste une chose : c’est qu’il existe, tout le monde. Tout ce que le généreux de son temps, qui fait la en France, un droit au blasphème. dessinateur fait peut être partagé promotion de son métier, des droits Ça, je ne reviens pas là-dessus. immédiatement aux quatre coins et de la sécurité de ses confrères et Mais ce que je demande, c’est qu’on du globe. Alors qu’auparavant il consœurs aux quatre coins de la ne m’impose pas un devoir de s’adressait à une communauté lo­ planète. Aiguillonné par l’affaire des blasphème. » cale ou nationale, avec ses codes, caricatures sur le thème « tabou » aujourd’hui il peut voyager partout de la représentation de Mahomet Spirale : Qu’est-ce qu’un caricatu­ en temps réel. Ce qu’il fait est du Jyllands-Posten de Copenhague riste aujourd’hui ? Qu’est-ce qui a transporté sur la Toile et peut être en 2005-2006, il crée en 2008, avec changé depuis 20 ans dans son rôle mal compris, mal interprété et l’ex-secrétaire général de l’ONU Kofi et sa place dans la société ? manipulé par des gens qui sont Annan, l’organisation Cartooning à 600 mètres, 5 kilomètres ou for Peace (« Dessins pour la paix »), Plantu : Sur la création des dessins, 10 000 kilomètres. Et cet outil qui dont l’intitulé est déjà tout un je pense que rien n’a changé parce s’appelle internet, peut-il devenir le programme. que le dessinateur est comme tout maître ? Une fois qu’on a compris citoyen : il a une opinion, une réac­ – ou pas compris – que, pour Il défend bec et ongles la liberté tion, une boule dans le ventre, il beaucoup, l’internet est devenu le d’expression, remise en cause dans entend quelque chose à la radio, à maître, on peut passer à côté de les controverses à répétition autour la télévision, il lit le journal, il est l’essentiel. de Charlie Hebdo, qui ont abouti au d’accord, il n’est pas d’accord... Il massacre du 7 janvier 2015. transforme cette pulsion. Certains

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Spirale : L’affaire des caricatures de proposition éditoriale. Bien sûr, ne se sont jamais levés un matin danoises, en 2006, a montré cette pas dans le sens de dire aux autres en se disant : « Bon, aujourd’hui, on mondialisation de la diffusion... dessinateurs ce qu’ils ont à faire, à va humilier ! » dessiner ou ne pas dessiner. Je Plantu : Oui. C’était en fait en respecte ce dessinateur danois Mais on peut poser des questions, septembre 2005, mais l’explosion (NDLR : Kurt Westegaard, qui a échanger, essayer de se compren­dre. est venue en février 2006 avec les dessiné Mahomet avec une bombe C’est ça, la force de Cartooning for manifestations dans plusieurs pays. sur la tête dans le Jyllands-Posten Peace, qui n’a pas une position Ces dessinateurs ne savaient pas – de Copenhague) ; je respecte les édi­toriale. On est ouverts à tout le pas plus que moi d’ailleurs – que, dessinateurs de Charlie Hebdo, ils monde. On a plein de dessinateurs, pour beaucoup de musulmans, font ce qu’ils ont à faire... Mais des Palestiniens, des Israéliens, on l’image du prophète est considérée plutôt dans le sens de se parler, a même, dans l’association, des comme un blasphème. Quand d’échanger pour se comprendre, Israéliens qui sont pour l’oc­cupa­ j’étais allé en Iran, quelque temps pour désamorcer les tensions et tion des Territoires. Moi, je suis plus tôt, les Iraniens m’avaient défendre la liberté d’expression. contre cette occupation. Mais ils dit : « L’image du prophète, pas de font partie de Cartooning for Peace problème ! » Les Iraniens chiites Spirale : Vous êtes une star inter­ parce que c’est un vrai lieu de débat. n’ont pas ce tabou. Et j’ai découvert nationale de la caricature. C’est que ce dessin qui représentait vous qu’on voit comme pivot dans Il faut se parler, se dire que l’autre le prophète, tout à coup, des le film documentaire Caricaturistes, pense différemment, mais que je musulmans du monde entier le fantassins de la démocratie vais peut-être m’enrichir en écou­ vivaient comme un drame. (Stéphanie Valloatto, 2014). Vous tant ses convictions, voilà ! On a servez-vous de votre notoriété inventé une université du dialogue. Je connaissais , qui pour faciliter cette discussion ? achevait à l’époque son mandat Spirale : « Cartooning for Peace », de secrétaire général de l’ONU. Plantu : Oui. J’ai, bien entendu, ça veut dire : nous dessinons pour Il m’a appelé et m’a dit : « Ça fait profité de l’image du journal Le la paix, la compréhension, la récon­ longtemps que nous parlons de Monde, où je travaille depuis 43 ans. ciliation... Mais la récon­ciliation et faire une rencontre mondiale avec Ça m’a ouvert beaucoup de portes. le journalisme de combat, ou la des dessinateurs de presse à l’ONU. Le résultat, c’est que je connais satire, ce n’est pas la même chose ! Là, maintenant, il y a urgence, il y énormément de dessinateurs sur a le feu à la maison ! » Donc on a toute la planète, et j’avais bien Plantu : L’un n’empêche pas l’autre. organisé ça à New York. J’ai réuni compris, quand j’étais en Égypte, Être journaliste, c’est un combat ; des dessinateurs chrétiens, juifs, qu’eux ont vécu comme un drame être éditorialiste, c’est un combat. Il musulmans, agnostiques, athées. les caricatures danoises. Je leur y a un moment où il faut sortir du On a essayé de faire une conversation, ai demandé de m’expliquer, je ne bois. On dit : « Voilà, je pense que un débat entre les dessinateurs, comprenais pas que mes copains l’accord avec les Iraniens, l’Europe devant tout le monde, pour essayer égyptiens fassent des numéros et les Américains, c’est une bonne de savoir ce qu’il en était de la spéciaux pour vilipender les cari­ ou une mauvaise chose. » Il y a un liberté de pensée... Que devient-elle caturistes danois. C’est là que j’ai moment où il faut que l’éditorialiste avec cet outil nouveau, internet, qui commencé à comprendre que se mouille. Le dessinateur, c’est est génial mais peut se retourner même des dessinateurs musulmans son boulot de tous les jours. La contre nos libertés ? modérés vivaient cet événement différence, c’est que l’éditorialiste, avec un ressenti d’humiliation. Et on prend 20 minutes pour lire son Spirale : Est-ce que cette commu­ là, je me suis rappelé que, dans papier, enrichi de toutes sortes nauté internationale de des­sina­teurs les années 1980, il y avait d’autres de connaissances qu’il essaie de de presse, d’éditorialistes du dessin, croyants, des juifs, qui avaient partager avec le lecteur. Et nous, est une invention récente qui corres­ mal vécu la publication d’une on donne le sentiment un peu pondrait à l’internationalisation par bande dessinée de Vuillemin inti­ trompeur de faire le même travail internet ? tulée Hitler=SS. Vuillemin, je le que les éditorialistes, avec cette connaissais un peu... et moi, je différence qu’en 3 secondes, tout Plantu : Il y a une association qui savais que ce dessinateur n’était pas le monde a compris le dessin... s’il est très vieille qui s’appelle la FECO antisémite, même s’il faisait une BD est réussi ! Mais ça peut donner le (Fédération des caricaturistes), une avec de l’humour sur les camps de sentiment trompeur aux lecteurs sorte de confrérie de dessinateurs la mort. La justice avait interdit ce que : « Ah, oui, j’ai tout compris, de presse. Nous, quand on a fondé livre. Je me suis dit : oh, là là ! Il y alors ce n’est pas la peine de lire les cette nouvelle association avec a quelque chose qui m’interpelle... papiers », ce qui est faux. Un bon Kofi Annan, Cartooning for Peace, Je pense que le dessinateur danois, dessin doit aussi donner l’envie de on avait l’idée de faire une sorte tout comme ceux de Charlie Hebdo, lire les papiers, c’est essentiel.

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Mais dessiner, ça peut aussi Spirale : Vous avez mentionné votre Un dessin que je regrette, c’est celui rapprocher... Tenez, j’étais, en 1990, escorte de sécurité, qui vous est où je me suis moqué de Jean-Pierre à Tunis pour une exposition avec im­posée par l’État français depuis Chevènement dans les années 1990, Amnistie internationale. À 4 h du les attentats de janvier 2015 à Paris... quand il était ministre de l’Intérieur matin, dans ma chambre, coup Quelle vie ! et qu’il avait demandé qu’on chante de téléphone : en La Marseillaise à l’école. Je me suis personne demande à me ren­ Plantu : En effet, quelle vie ! Ne pas bien foutu de lui ! J’avais tort : il contrer. Je ne fais ni une ni deux, pouvoir aller acheter une laitue en avait 20 ans d’avance. et je me retrouve à discuter avec face de chez soi sans avoir deux lui. Je me rends compte qu’il policiers à ses côtés... Mais ce n’est Spirale : Un mot, Plantu, sur l’avenir aime le dessin. Je lui donne des rien à côté de Kurt Westergaard, le de la presse... Comment le voyez- feutres ; il dit : « Je reconnais le dessinateur du Jyllands-Posten... lui, vous en tant que journaliste ? peuple israélien, je reconnais l’État c’est le cauchemar. Sa salle de bain, israélien »... et dessine l’étoile de ce n’est pas une salle de bain, c’est Plantu : Il n’y a qu’à voir que les David ! Il signe le dessin. Je le prends. un bunker ! Trois fois, ils ont essayé gens passent de moins en moins Beaucoup plus tard, en 1992, je me de le tuer : la dernière fois c’était à de temps à lire un journal, et je ne rends à Jérusalem, où je rencontre la hache, et il s’est enfermé dans parle même pas de la qualité. Ils y , ministre des Affaires son bunker, ce qui l’a sauvé. Lui, passent beaucoup moins de temps. étrangères d’Israël, et lui fais voir le quand il va chercher son gouda... Donc on doit se poser des questions. dessin. Il le signe lui aussi : Arafat et il est accompagné de six policiers ! On ne répond sans doute pas aux Peres se répondent en m’utilisant Quand il est venu voir mon expo­ attentes des lecteurs... Moi qui comme intermédiaire ! sition à Copenhague, il est arrivé aime me moquer de la politique, dans une voiture blindée qui fait je me moque aussi des médias et Spirale : C’est la diplomatie du dessin ! 20 tonnes ! je voudrais de temps en temps un peu secouer le cocotier des petites Plantu : J’ai découvert, en effet, Et si on me dit : « Ça coûte cher certitudes dans lesquelles vivent qu’on peut utiliser ce boulot de tout ça ! », j’ai l’impression d’être trop de journalistes en France, avec dessinateur pour titiller, énerver, un cancéreux qui fait des rayons X leur complexe de supériorité... déranger... mais aussi pour tendre à l’hôpital, et à qui on dit : « Mais la main. Et quand je vois la reine écoutez, ça coûte à la communauté Quand je vais dans les écoles de de Jordanie, en ce mois de janvier tous ces soins... » J’ai une maladie : journalisme, j’encourage les jeunes 2016, faire un dessin pour répondre c’est l’atteinte aux droits de à faire une révolution dans les à un autre dessin qu’elle n’a pas l’Homme, c’est ma démocratie médias. Mais je ne vois pas le début aimé (publié dans Charlie Hebdo), française, que j’aime tant et qui se de la queue d’une révolution. Or, je me dis : oh là là, on est en réduit comme peau de chagrin. J’ai c’est « urgentissime » de le faire plein dans le cœur du sujet ! Elle plusieurs maladies dans mon petit dès maintenant. Parce que dans les n’est pas dessinatrice... mais elle crayon ! médias, d’une manière générale, a fait un dessin qui est tout à fait on fait trop souvent passer la ligne remarquable. Spirale : Un regret ? Un dessin de trop ? marketing avant la ligne éditoriale. Et ça, on le payera très, très cher. Elle a pris à revers le dessin de Riss Plantu : Plutôt... ceux que je n’ai Ce n’est pas au marketing de qui laissait entendre que, 20 ans pas faits ! Par exemple, j’ai publié déterminer la ligne éditoriale d’un plus tard, le petit Aylan, mort sur beaucoup de dessins pour critiquer média. Pourtant, c’est de plus en les côtes turques en septembre les milices serbes à l’époque de la plus souvent ce qui arrive.

2015, aurait pu aussi, s’il avait vécu, guerre en ex-Yougoslavie. Je n’en * Plantu a été invité à Montréal pour prononcer la devenir un tripoteur de fesses regrette aucun. Le problème, c’est conférence « Libérez les crayons ! » le 20 janvier 2016 à la Cinémathèque québécoise dans le cadre du groupe d’Allemandes (comme à Cologne). que je n’ai pas fait assez de dessins de recherche « Toucher une image » dirigé par Bertrand Gervais et Sylvano Santini, professeurs à l’UQAM. Spirale Elle lui a répondu en dessinant sur les milices bosniaques ou tient à remercier ses partenaires à l’UQAM : Figura, Centre un petit Aylan devenu médecin. kosovares ou croates. Alors quand de recherche sur le texte et l’imaginaire, le programme de recherche interdisciplinaire RADICAL (Repères pour Et là je me dis : ça m’intéresse ; ça je tombe sur des gens de Serbie qui une articulation des dimensions culturelles, artistiques et littéraires de l’imaginaire contemporain), ainsi que signifie que le langage du dessin me reprochent d’avoir trop chargé la Cinémathèque québécoise. Spirale tient enfin à parle au-delà des convictions, il les milices serbes, je les entends. remercier Katia Alves, qui a organisé la venue de Plantu à Montréal, et François Brousseau, qui a accepté de parle au cœur des hommes, il parle réaliser l’entretien. aux esprits, il parle aux âmes.

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