Anabases Traditions et réceptions de l’Antiquité

24 | 2016 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/anabases/5725 DOI : 10.4000/anabases.5725 ISSN : 2256-9421

Éditeur E.R.A.S.M.E.

Édition imprimée Date de publication : 10 novembre 2016 ISSN : 1774-4296

Référence électronique Anabases, 24 | 2016 [En ligne], mis en ligne le 10 novembre 2019, consulté le 02 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/anabases/5725 ; DOI : https://doi.org/10.4000/anabases.5725

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SOMMAIRE

Historiographie et identités culturelles "Autour des sarcophages des époux". Journée d'étude du 5 décembre 2014, TRAME, EA 4284. Université de Picardie Jules Verne (Amiens) et Institut universitaire de France

« Les sarcophages des Époux » : la femme, le banquet et la mort chez les Étrusques Marie-Laurence Haack

Le sarcophage des Époux du musée Campana de Cerveteri à Paris : Histoire d’une découverte dissimulée Gianpaolo Nadalini

Il Sarcofago degli Sposi : dalla scoperta alla realtà virtuale Rita Cosentino

L’immagine della coppia nella pittura tombale arcaica dell’Etruria Petra Amann

La femme étrusque et son époux à travers l’épigraphie Lavinia Magnani

Les couples étrusques au banquet : pratiques rituelles et alimentaires Laurent Hugot

Tanaquil et les chemises noires et brunes Marie-Laurence Haack

Sarcophages et klinai. À propos de la représentation du couple dans l’art grec Alain Pasquier

Le langage des époux grecs : lecture de quelques inscriptions Michela Costanzi

Conclusion Marie-Laurence Haack

Traditions du patrimoine antique

Les statues des bains de Zeuxippe à Constantinople : collection et patrimoine dans l’Antiquité tardive Vincent Puech

Le Cardinal Capella de Henry de Montherlant. Fragments d’un récit inachevé Pierre Duroisin

L’énigme de Delphes : Vassilis Alexakis lecteur de Plutarque Alain Ballabriga

Sagesse grecque, sagesse chinoise : la réception des philosophes socratiques par les intellectuels chinois du groupe The Critical Review dans les années 1920 et 1930* Xin Xu

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Archéologie des savoirs

Max Weber et l’Antiquité Christian Meier

Observations d’un « profane » sur une réception singulière, celle de Weber « historien » de l’Antiquité François Chazel

Actualités et débats

Antiquités parallèles (5) N’arrête pas ton char, Ben-Hur ! Claude Aziza

L’Apollonide de Franz Servais et Leconte de Lisle, récit d’une redécouverte Jean-Marc Luce

L’inépuisable fécondité des anecdotes antiques sur la peinture. Présentation du site Pictor in Fabula Emmanuelle Hénin

L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

Réception des historiens anciens et fabrique de l'histoire.Una riflessione sulle funzioni del sapere etico della reciprocità in Erodoto e Tucidide Maria Stella Trifirò

L’Atelier des doctorantsConstruire la mythologie gréco-romaine par les images : pour une « archéologie de papier » entre France et Allemagne (1720-1850) Élise Lehoux

Comptes rendus de lecture

Franz Cumont, Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains, volume édité par Janine et Jean-Charles Balty, avec la collaboration de Charles Bossu, Academica Belgica, Institut historique belge de Rome Stéphane Ratti

Daniel Barbu, Nicolas Meylan, Youri Volokhine (éd.), Mondes Clos. Les îles Élodie Guillon

Agnès Bérenger et Olivier Dard (dir.), Gouverner par les lettres, de l’Antiquité à l’époque contemporaine Alexandre Massé

Philippe Blaudeau et Peter Van Nuffelen (éd.), L’historiographie tardo-antique et la transmission des savoirs Mathilde Cambron-Goulet

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Jacqueline Christien et Yohann Le Tallec, Léonidas. Histoire et mémoire d’un sacrifice Matthieu Soler

Anthony Corbeill, Sexing the World. Grammatical Gender and Biological Sex in Ancient Rome Sarah Rey

Olivier Devillers (éd.), Autour de Pline le Jeune. En hommage à Nicole Méthy Philippe Le Doze

John F. Donahue, Food and Drink in Antiquity. Readings from the Graeco-Roman World, a Sourcebook Axelle Davadie

Sandrine Dubel, Anne-Marie Favreau-Linder et Estelle Oudot (éd.), À l’école d’Homère. La culture des orateurs et des sophistes Alain Ballabriga

Sylvia Estienne, Valérie Huet, François Lissarrague, Francis Prost (dir.), Figures de dieux. Construire le divin en images Claudine Leduc

Annick Fenet, Natacha Lubtchansky (éd.), Pour une histoire de l’archéologie XVIIIe siècle – 1945. Hommage de ses collègues et amis à Ève Gran-Aymerich Élise Lehoux

Kate Fisher, Rebecca Langlands (éd.), Sex, knowledge and receptions of the past Jean Zaganiaris

William den Hollander, Josephus, the Emperors, and the City of Rome Claude Aziza

Frédéric Hurlet, Auguste. Les ambiguïtés du pouvoir Carine Giovénal

Luca Iori, Thucydides anglicus. Gli Eight Bookes di Thomas Hobbes e la ricezione inglese delle Storie di Tucidide (1450-1642) Paul Demont

Sophie Lefay, L’Éloquence des pierres. Usages littéraires de l’inscription au XVIIIe siècle Axelle Davadie

Peter Liddel & Polly Low (éd.), Inscriptions and their uses in Greek and Latin literature Francesca Dell’Oro

Eric M. Moormann, Pompeii’s Ashes. The Reception of the Cities Buried by Vesuvius in Literature, Music, Drama Claude Aziza

Konstantinos P. Nikoloutos (éd.), Ancient Greek Women in film Claude Aziza

T. Power & R. K. Gibson (éd.), Suetonius the Biographer. Studies in Roman Lives Olivier Devillers

Francesca Prescendi, Rois éphémères, enquêtes sur le sacrifice humain Claire Joncheray

Stéphane Ratti (dir.), Une Antiquité tardive noire ou heureuse ? Colloque international de Besançon, 12 et 13 novembre 2014 Claude Aziza

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Brett M. Rogers et Benjamin Eldon Stevens (éd.), Classical Traditions in Science Fiction Catherine Valenti

Jeroen W. P. Wijnendaele, The Last of the Romans. Bonifacius -Warlord and comes Africae Claude Aziza

Roger D. Woodard, The textualization of the Greek alphabet Mathilde Cambron-Goulet

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Historiographie et identités culturelles "Autour des sarcophages des époux". Journée d'étude du 5 décembre 2014, TRAME, EA 4284. Université de Picardie Jules Verne (Amiens) et Institut universitaire de France

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« Les sarcophages des Époux » : la femme, le banquet et la mort chez les Étrusques

Marie-Laurence Haack

1 Les actes présentés ici rassemblent les textes d’une journée d’étude qui s’est déroulée à Amiens le 5 décembre 2014. L’initiative de cette manifestation est due à la collaboration amicale entre spécialistes de l’Antiquité d’horizons et de compétences différents, G. Nadalini, restaurateur-archéologue, M. Costanzi, helléniste, et moi-même, étruscologue. Tous les trois étions désireux de mettre nos compétences au service d’un même objet d’étude et nous recherchions en même temps à élargir la discussion à d’autres collègues soucieux, comme nous, de multiplier les points de vue sur un même objet.

2 Nous avons choisi de nous intéresser au thème des sarcophages des Époux en raison de leur caractère énigmatique. En présentant côte à côte un homme et une femme sur un lit de banquet funéraire, les sarcophages des Époux offrent une image peu commune du couple dans le monde antique. Dans le monde grec, les femmes, à moins d’être des musiciennes, des danseuses ou des hétaïres, ne sont pas autorisées à participer au banquet. Quant aux matrones romaines, elles sont censées suivre le modèle de Lucrèce, qui filait la laine, « veillant avec ses servantes et assise au milieu de sa maison » (Tite- Live, I, 57, 9), alors que les belles-filles du roi Tarquin étaient allongées sur des lits de banquet étrusques, « avec leurs amies devant un festin somptueux, en train de tuer le temps ». C’est ainsi que les sarcophages des Époux semblent avoir matérialisé, comme pris en faute, les époux étrusques qu’on accusait de licence et de débauche dans l’Antiquité. Les sources littéraires grecques et romaines se sont ainsi plu à décrier la moralité des femmes étrusques qui apparaissent tour à tour comme des prostituées, des débauchées ou des ivrognes. Les modernes, au contraire, voient dans ces sarcophages un éloge de l’amour conjugal et ils vantent la modernité des Étrusques qui auraient donné à la femme un statut égal à celui des hommes. On comprend donc que les sarcophages d’époux aient contribué à la popularité de la civilisation étrusque, qu'ils soient utilisés pour des couvertures de manuels d'étruscologie, pour des cartes postales

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et qu'ils soient placés au centre des salles d'exposition. Pour autant, le sens et l’histoire de ce motif nous paraissaient encore pour beaucoup inconnus et l’idée que la participation de la femme à un banquet à côté d’un homme induirait une égalité sociale juridique, politique et sociale des femmes avec les hommes nous semblait discutable. Nous voulions savoir ce que nous disent ces sarcophages des Étrusques, du couple dans la société étrusque et de la place de la femme. Il nous semblait qu’il restait encore beaucoup de réponses à proposer ou tout au moins de questions à soulever.

3 En menant notre enquête à partir de champs d’étude différents, nous avons souhaité conduire les étudiants et chercheurs non-spécialistes à s’intéresser aux Étrusques et nous avons tenté de renouveler des problématiques bien connues des étruscologues. L’actualité s’est fait l’écho de notre choix et elle a confirmé l’intérêt que ces sarcophages des Époux continuaient de susciter auprès du public. Pendant le déroulement de la journée d’étude d'Amiens, une exposition se déroulant à Bologne du 25 octobre 2014 au 22 février 2015 et intitulée Il viaggio oltre la vita. Gli Etruschi e l’aldilà tra capolavori e realtà virtuale, mettait en valeur le sarcophage des Époux du musée de villa Giulia de Rome et, grâce à une restitution 3D qui brisait le sarcophage en fragments, cherchait à mieux le faire apparaître aux yeux du spectateur. Un autre sarcophage étrusque des Époux, celui du Louvre, était lui aussi mis au centre des regards au musée du Louvre-Lens dans l’exposition Les Étrusques et la Méditerranée qui se tenait du 5 décembre 2013 au 10 avril 2014. Trois ans auparavant, le sarcophage des Époux du British Museum avait constitué l’un des clous de l’exposition de Montréal, Les Étrusques, civilisation de l’Italie ancienne. Bien qu’aucune de ces trois expositions ne mît un sarcophage des Époux au cœur de sa thématique, toutes réservaient une place de choix à un monument de ce type. Nous souhaitions donc comprendre à la fois ce que ces sarcophages révélaient de nous-mêmes, autrement dit pourquoi les sarcophages des Époux gardaient leur pouvoir de fascination, et ce que les sarcophages révélaient du couple dans la société étrusque et antique.

4 Pour y parvenir, nous avons suivi un itinéraire historiographique ; nous sommes partis des deux sarcophages d’Époux les plus célèbres, en l’occurrence des sarcophages du Louvre et du musée de Villa Giulia, de leur découverte, puis des premières publications qui en ont rendu compte, de leur entrée dans un musée et de leur valorisation. G. Nadalini a retracé le parcours qui a porté un sarcophage des Époux de Cerveteri jusqu’au musée Campana puis au Louvre. R. Cosentino, de son côté, a étudié un autre sarcophage des Époux depuis sa découverte à Cerveteri jusqu’à son acquisition par le musée de Villa Giulia et à sa valorisation aujourd’hui. Puis j'ai enquêté sur la fascination et la répulsion qu’a suscitées l’idée d’une égalité entre la femmes et hommes étrusques à travers l’étude de la réception de Tanaquil à l’époque du fascisme et du nazisme.

5 Dans un deuxième temps, nous nous sommes intéressés à la signification du partage d’un même lit de banquet par un homme et une femme dans la société étrusque. L. Magnani a ainsi cherché à mettre le cliché d’une égalité entre hommes et femmes étrusques à l’épreuve des inscriptions étrusques : les textes écrits des Etrusques donnent-ils aux femmes un statut juridique équivalent à celui des hommes ? P. Amann, ensuite, s’est chargée de vérifier cette idée d’égalité en examinant les images des couples hommes et femmes fournies par les peintures funéraires contemporaines des sarcophages des Époux du musée du Louvre et du musée de Villa Giulia. L. Hugot, de son côté, a enquêté sur les pratiques alimentaires et religieuses des époux. Il a ainsi

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cherché à savoir si l’archéologie pouvait nous fournir des indices sur les pratiques alimentaires et rituelles des époux représentées sur les peintures.

6 Enfin, l’originalité des sarcophages étrusques des Époux a été évaluée à l’aune des représentations grecques des époux. A. Pasquier s’est intéressé au langage iconographique des représentations d’époux grecs, tandis que M. Costanzi a cherché dans le langage épigraphique l’expression des sentiments entre époux.

7 La réalisation de cette journée d'étude a bénéficié de l’appui logistique de TRAME, EA 4284 de l’université de Picardie Jules Verne et du soutien financier de l’Institut universitaire de France.

AUTEUR

MARIE-LAURENCE HAACK Université Jules Verne Picardie / TRAME EA 4284 Institut universitaire de France [email protected]

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Le sarcophage des Époux du musée Campana de Cerveteri à Paris : Histoire d’une découverte dissimulée

Gianpaolo Nadalini

« Andiamo a dare un’occhiata a delle tombe di più di quattro o cinquemila anni fa…Tombe etrusche. » G. BASSANI, Il giardino dei Finzi-Contini, Milan, Oscar Mondadori, 2011, p. 5.

1 Les recherches archéologiques de Giampietro Campana dans les terres appartenant au prince Ruspoli, remontent au début des années 18401. C’est le moment où Giovanni Nepomuceno (1807-1876) devient le cinquième prince de Cerveteri. Auparavant son prédécesseur, Alessandro (1784-1842), avait autorisé l’exploration d’une partie de ses terres d’une manière illégale, c’est-à-dire sans se conformer aux prescriptions de l’édit Pacca2 qui prévoyait l’accord préalable de la commission générale d’Antiquités et Beaux-Arts. En mai 1831, des ouvriers mandatés par ce même prince avaient été surpris en train de fouiller les terres de la « Banditaccia », appartenant à la famille Ruspoli, mais louées à un certain G. Battista Alibrandi. Ce dernier fit appel, le 30 mai, à l’administration du cardinal camerlingue3, qui ordonna une enquête afin de vérifier la nature de ces fouilles et l’importance des objets découverts. La vérification mit alors en évidence qu’elles avaient été ordonnées par le prince Ruspoli sans l’autorisation préalable requise. Il fut alors conseillé au prince de se mettre en conformité avec la loi, ce qu’il fit en annonçant par lettre, qu’au mois de juillet « ayant fait un sondage, il a[vait] trouvé un sépulcre antique, contenant des objets antiques, lesquels, bien qu’ils [fussent] cassés et sans aucune valeur, [donnaient] une indication évidente de la présence d’autres sépulcres contigus4. »

2 Ces fouilles se prolongèrent pendant les mois suivants ; le même prince demanda, le 4 avril 1832, l’autorisation d’effectuer des explorations dans les lieux dits de la Banditaccia, de Vignali, de Porta Coperta, et de la Fame. Le mois de mai suivant, il put alors notifier la suspension des travaux entrepris à Monte Bavone et dans le Guasto

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della Polledrara5. La raison officielle invoquée pour cette suspension fut l’absence de découvertes. À l’évidence il s’agissait d’un faux prétexte, puisqu’en février 1834 Angelo Alibrandi, nouveau locataire des terrains Ruspoli, précédemment en conflit avec le prince au sujet des fouilles que ce dernier avait entreprises à Cerveteri, demandait naïvement de pouvoir introduire à Rome, dans sa résidence du Corso, faisant face au palais Buonaccorsi, « les vases étrusques et autres objets d’antiquité par lui trouvés dans les fouilles faites à Cerveteri en association avec M. le Prince Ruspoli6. » Très vite, l’administration pontificale se rendit compte que le prince avait également omis de déclarer la découverte de ces mêmes objets. Confronté à la négligence du prince, le camerlingue ne put que lui suggérer de se mettre en règle en déclarant ses découvertes. On découvrit ainsi que le prince avait « auprès de lui, en provenance [...] de Cerveteri, onze objets d’antiquité étrusque ayant quelque valeur7. » Alibrandi avait aussi de son côté minimisé la découverte de onze vases et fragments transportés à Rome. Au mois de décembre 1834, la commission générale d’Antiquités et Beaux-arts put enfin établir la valeur de ces vases. Elle exerça le droit de préemption sur cinq vases, parmi lesquels figurait la coupe dite de Jason8, ainsi acquise en janvier 1835 par les musées pontificaux9.

3 Parmi les vases appartenant à Alibrandi, la Commission remarqua : le vase italo-grec qui se détache des autres,…il est peut-être sans rival parmi la vaisselle ici retrouvée jusqu’à maintenant et ici recueillie, que ce soit de style grec ou de style étrusque. Un vase en forme de “olla”, haut de deux palmes et demi, sur lequel sont peints deux épisodes de la guerre de Troie. Achille brandissant la lance contre Hector, déjà blessé à la poitrine, et Achille qui vainc Memnon10.

4 Cela est bien la preuve que les explorations de Cerveteri permettaient de découvrir un très riche mobilier.

5 Nous ne disposons pas du contrat initial qui liait Giampietro Campana au prince Ruspoli11 concernant la fouille des terres de Cerveteri, mais seulement de la lettre, datée du 23 avril 184412, par laquelle ce dernier autorisait le directeur du Mont-de-piété à explorer son fief. Il est donc certain que les fouilles Campana ont commencé au moins à cette époque. Et à la date du 10 juin 1844 remonte sa requête d’autorisation pour introduire à Rome, par la Porte Cavalleggeri, de « (…) nombreux vases étrusques en terre cuite, la plupart en fragments (…) » qu‘il déclara comme provenant de ses explorations récentes réalisées dans le site de la Banditaccia. Il s’agit là des seules déclarations que nous avons retrouvées, probablement les seules concernant cette période, puisque le commissaire Visconti, en sa qualité d’inspecteur et de vérificateur des fouilles, et le chevalier Grifi, secrétaire général de la commission générale d’Antiquités et Beaux-Arts, le 24 octobre 1844 signalèrent au cardinal camerlingue, le prince Riario Sforza, que Campana ne respectait pas la loi. Ils écrivaient ainsi : « Nous avons été informés sur la façon dont M. le Chevalier Campana a récemment effectué et fait encore exécuter des fouilles dans le territoire de Cerveteri et en a extrait quelques objets. La loi du 7 avril 1820 impose à chaque fouilleur la déclaration hebdomadaire de ce qu’il trouve à Votre Eminence très Révérend, et de l’avancement du chantier. M. le Chevalier Campana, n’ayant pas accompli cela pendant toute la longue période de fouille, on n’est pas informé de l’état des découvertes, puisque elles n’ont pas pu être contrôlées. » Ce compte rendu nous confirme ce que nous pouvions redouter : Campana avait bien tendance à enfreindre les règles. Il accepta cependant de se plier à la loi à l’occasion des nouvelles fouilles entreprises en novembre 1844, puisqu’en décembre il

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se décida à rédiger la liste des découvertes : « On a trouvé de nombreux sépulcres étrusques présentant un certain intérêt pour leur structure intérieure, lesquels ayant été pillés à d’autres époques, n’ont donné que des fragments de vases et sarcophages peints, quelques patères et ustensiles en bronze, la plupart gâtés par l’oxydation, et quelques petits framents en or13. »

6 Quelques mois plus tard, le 11 février 1845, est enregistrée une déclaration dans laquelle Campana précisait « avoir trouvé dans la poursuite des fouilles de Cerveteri, de nombreux bronzes antiques, consistant en quelques miroirs incisés, des petits vases, un casque et deux ocreae, très abimées, en plus de cela, une douzaine de vases et coupes en céramique peinte de différentes formes et dimensions, outre une quantité de fragments de différentes vaisselles étrusques14. » Pour ces mêmes objets il demanda l’autorisation d’effectuer leur transport à Rome.

7 En juin, les fouilles furent suspendues et, le 24 de ce même mois, la commission générale d’Antiquités et Beaux-Arts se rendit à Cerveteri où elle visita une série de tombes découvertes, puis explorées par Campana. Deux d’entre elles n’avaient pas encore reçu une appellation, les trois autres avaient été dénommées respectivement : Tombe della sedia, Tombe di Sefon et Tombe di Monte Abetone15.

8 De ces mêmes tombes provenaient les découvertes déclarées par l'inventeur, le 23 septembre de la même année : « une bonne quantité de fragments de vases et de coupes peintes, des ustensiles antiques de forme et style variés, cela avec quelques objets conservés de la même manière, de vaisselle et une grande quantité de petits vases rudimentaires16. »

9 L’exploration archéologique continua tout au long de l’année 1846, Campana obtint à cet effet l’autorisation de poursuivre ses fouilles à Cerveteri pour lesquelles il fit réaliser des portes d’accès à quelques tombes (celles précédemment visitées par la commission ?). Il mit au jour deux tombes que la commission put finalement visiter au printemps ; elles sont décrites dans le rapport rédigé le 25 mai 1846. Il s’agissait d’une tombe contenant un sarcophage sculpté représentant « un bas-relief avec des figures aplaties, (…) une procession d’un vainqueur dans la course des chars, (…) des joueurs d’instruments ». L’autre sépulture était seulement composée de « deux cuves lisses en marbre17. »

10 Dans un compte rendu de L. Canina, lu le 9 décembre 1845 devant l’Institut de Correspondance Archéologique et publié par le Bullettino18, il est question des découvertes faites par Giampietro Campana au cours de l’année qui venait de s’écouler dans la nécropole nord de Caeré et d’une tombe décorée en « style dorique » explorée dans la nécropole orientale de l’Abatone.

11 De l’activité archéologique de 1846, on retrouve également la trace dans le compte- rendu d’une autre réunion de l’Institut de Correspondance, celle qui eut lieu le 6 mars. À cette occasion L. Canina, encore une fois très succinctement, rendit compte d’une tombe peinte dans ces termes : « Ces peintures représentent une scène funéraire, qu’on peut définir d’un style réellement sublime, selon ce que l’on peut juger des parties dégagées. Les mêmes fouilIes promues par l’infatigable Chevalier Campana, ont mis au jour un sarcophage en marbre, ou albâtre, décoré de scènes figurées19. »

12 Jusqu’à la date de 1846 nous ne trouvons donc aucune indication concernant une tombe dans laquelle aurait été déposé le sarcophage des Époux20.

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13 De même, la lecture de l’ouvrage Cities and cemeteries of Etruria21 qui retrace le voyage de George Dennis à travers l’Italie centrale, entre 1842 et 1847, c’est-à-dire pendant la période de l’activité archéologique de Giampietro Campana à Cerveteri, n’apporte aucun élément supplémentaire concernant la découverte du sarcophage. Il est étonnant de constater qu’un admirateur de Campana, tel que G. Dennis, qui cite à des dizaines de reprises dans son ouvrage les travaux du marquis, ait pu passer totalement sous silence le grand événement que cette découverte devait représenter. De nombreuses occasions auraient pu en effet permettre d’évoquer les caractéristiques du sarcophage lorsque G. Dennis traitait des prétendues origines lydiennes des Étrusques ou du rôle de la femme dans la société tyrrhénienne. Or, à aucun moment il n’est question de ce monument unique dans son livre Cities and Cemeteries of Etruria, ni dans les autres nombreuses publications savantes de la fin des années 1840. Comment faut-il interpréter ce silence ? Certes, nous avons suffisamment insisté sur cette forme de réticence qui s’était instaurée dans la transmission des informations entre Cerveteri et Rome, au moment de l’exploration archéologique de la cité étrusque. Cette transmission passait presque uniquement par les relations archéologiques de L. Canina, publiées avec un certain décalage, dans le Bulletin de Correspondance Archéologique. On peut raisonnablement supposer que, lors du passage de G. Dennis à Cerveteri, le sarcophage n’avait pas encore été découvert.

14 Si, comme pour les années précédentes, nous ne disposons pour 1846 que de très peu d’informations concernant l’activité archéologique de Campana à Cerveteri, celle-ci a cependant existé, puisqu’en décembre 1847 lui-même écrivait » avoir mis la main, pendant ces jours, à la poursuite des fouilles de Cerveteri, conduites déjà depuis pas mal d’années22. » C’est justement pendant l’hiver 1846/47 que le marquis Campana explora la Tombe des Reliefs23, dont l’histoire de la découverte pourrait ressembler à celle du sarcophage des Époux.

15 L’année 1848 fut cruciale pour une bonne partie de l’Europe et pour les États pontificaux tout particulièrement. Dans une succession de révoltes, ayant abouti au mois de novembre, à la fuite du pape Pie IX de Rome, les contemporains assistèrent à la rapide propagation des soulèvements révolutionnaires qui avaient éclaté dès janvier à Palerme. Dans ce contexte, le 23 mars, le Royaume du Piémont déclencha la première guerre d’indépendance italienne contre l’Empire austro-hongrois qui occupait encore le Royaume de la Lombardie-Vénétie.

16 Dans des conditions aussi tendues, quel contrôle pouvaient encore exercer les instances romaines préposées à la tutelle des explorations archéologiques ? Il n’est pas difficile d’imaginer qu’au cours de ces mois de bouleversements politiques qui ont caractérisé la mise en place de l’éphémère République romaine, il fut encore plus aisé de s’affranchir des contraintes de l’édit Pacca.

17 Cette réalité pourrait en effet expliquer que les découvertes étrusques les plus importantes que le marquis Campana effectuait à Cerveteri, la série des plaques peintes et le sarcophage des Époux, aient rejoint son musée romain sans laisser aucune trace administrative. Il est à supposer que dans ce même laps de temps, situé entre 1848 et 184924 ce même ensemble fit l’objet d’une restauration conséquente. Nous avons en effet la certitude que les plaques peintes et le sarcophage ont été remontés et recollés après leur découverte25. Les rapports rédigés lors de leurs dernières interventions ne laissent aucun doute sur cette première restauration que l’on a longtemps attribuée aux frères Enrico (1832-1890) et Pietro Pennelli (1836- ?)26. Depuis nos recherches sur

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leur état civil, il nous semble plus opportun d’attribuer cette réalisation à leur grand- père maternel Pierre Blanc (1789- ?), sculpteur marseillais émigré à Rome en 1829.

Fig. 1. Le sarcophage des Époux dessiné par John Gardner Wilkinson. Vue d’ensemble telle qu’il apparaissait après la restauration réalisée avant 1849. Le pied droit du lit funéraire, coupé à cause de la taille du carnet, a été représenté en haut à gauche. Chronologiquement, il s’agit de la première image de ce monument. Sur la page de droite on observe également le détail d’un grand couteau apparaissant dans la décoration de la Tombe des Reliefs dont une copie graphique était présente dans les collections du marquis Campana. J. G. WILKINSON, Objects in Campana’s collection, MS Wilkinson dep. D.31, Fol 30v-31r. Bodleian Library, Univesity of Oxford.

Fig. 2. Le sarcophage des époux. Détail du profil des personnages, la chevelure à l’arrière de l’époux. La chaussure lacée de l’épouse est mise en parallèle avec celle d’un personnage d’une plaque peinte présentée dans la même salle de l’appartement de Giampietro Campana au Mont-de- piété de Rome. La feuille représente également une figure d’un personnage de la comédie et des ornements relatifs aux stucs de la page opposée. J. G. WILKINSON, Objects in Campana’s collection, MS Wilkinson dep. D.31, Fol 29v. Bodleian Library, University of Oxford.

18 C’est en effet sous son aspect restauré que l’égyptologue anglais John Gardner Wilkinson (1797-1875) a reproduit le sarcophage dans son carnet de croquis27, lors de son passage à Rome durant l’hiver 1849-1850. Le monument y est représenté de trois quarts (fig. 1), accompagné de quatre dessins des détails (fig. 2) : la décoration du pied droit de la cuve, les profils des personnages, la chevelure du défunt et une chaussure coloriée de la défunte. Détail intéressant, cette dernière est mise en relation, par le dessin, avec une chaussure similaire représentée sur l’une des plaques peintes28, associées au sarcophage. Cette comparaison ne doit pas nous paraître anodine ; elle

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révèle en effet que déjà dans cette première présentation, le sarcophage et les plaques étaient associés dans le même lieu d’exposition, probablement dans une salle de l’appartement dont disposait le directeur Campana au Mont-de-piété de Rome. D’autres esquisses, reproduisant le détail d’un couteau sculpté sur des parois de la Tombe des Reliefs, des plaques en relief d’époque romaine, suivent les dessins du sarcophage sur ce même carnet ; ils viennent confirmer cette localisation29. C’est encore dans cette salle du Mont-de-piété que C.T. Newton observa le sarcophage au moment où le British Museum avait envisagé de l’acheter avec une sélection d’autres pièces. Dans un exemplaire du rapport30 qu’il rédigea après sa visite à Rome en 1856, Newton prit la peine d’ajouter de sa main l’estimation de la valeur du monument lydien : mille livres, c’est-à-dire la valeur la plus importante du choix de la sélection anglaise. De cette urne, selon la définition de ce rapport, indiquée sous le numéro 1 de la série des terres cuites étrusques, il précisait » comment aucun autre monument existant ne présente les particularités des débuts de l’art étrusque d’une manière aussi saisissante…31. » Ce document à usage interne au British Museum, indiquait à propos de l’état de conservation, que cette grande terre cuite était dans les meilleures conditions possibles, que les figures se joignaient au milieu et qu’elles avaient perdu une main et des doigts. Plus intéressantes encore nous semblent les indications concernant la tombe dans laquelle le sarcophage aurait été découvert à Cerveteri, puisque celui-ci et les objets associés étaient alors présentés au Mont-de-piété de Rome, dans une reconstitution de la chambre d’origine : Le toit était un pignon tronqué, les côtés en pente coupée en imitation de chevrons parallèles. Sur un côté de cette chambre ont été trouvées six grandes plaques en terre cuite décorées de figures peintes, donnant lieu à une composition continue (…) Elles ont été découvertes en appui contre le mur, sur un rebord et semblent avoir formé une sorte de lambris.

19 Les Catalogues du musée Campana32, rédigés en 1858, accentuent encore la mise en scène du sarcophage, appelé « lydien ou pélasgique », en révélant qu’il était alors entouré des plaques peintes avec lesquelles il avait été mis au jour dans une tombe monumentale.

Fig. 3. Gruppo sepolcrale ceretano. Le sarcophage dans la publication de l’Institut de Correspondance Archéologique en 1861, l’année où le musée Campana fut acquis par Napoléon III.

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Fig. 4. Tombeau étrusque. Le sarcophage, dans la présentation provisoire du musée Napoléon III, installé au Palais de l’Industrie en 1862. L’Illustration. 1862, p. 316.

Fig. 5. Vue d’une chambre sépulcrale étrusque. D’autres monuments funéraires étaient mis en scène à l’intérieur du musée Napoléon III ; celui qui est visible au fond de cette salle s’inspirait de la Tombe des Reliefs, découverte à Cerveteri par Giampietro Campana, deux ans avant le sarcophage des Epoux. L’Univers Illustré, 15 mai 1862.

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Fig. 6. Le Tombeau Lydien, ou M. et Mme Denis. La présentation du sarcophage des Époux au musée Napoléon III a constitué une source d’inspiration pour de nombreux dessins satiriques pendant les premiers mois de son ouverture. Journal Amusant, Paris, n° 340, p. 2.

Fig. 7. Ménage lacédemonien. Une des vignettes inspirées par la première présentation à Paris du Sarcophage des Époux. Le Charivari, « Le Musée Campana catalogué par Cham », n° 3. Paris, mai 1862.

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Fig. 8. Joséphine, tu pleures devant ce tombeau étrusque ? Une autre vignette inspirée par la première présentation à Paris du Sarcophage des Époux. Le Charivari, « Le Musée Campana catalogué par Cham », n° 2. Paris, mai 1862.

20 Avec la faillite personnelle du marquis Campana, déclarée en 1858, le ministère des finances pontifical se mit à la recherche d’acquéreurs du musée mis entre-temps sous séquestre. Dans cette perspective, il est à signaler la mise en place d’une commission chargée de statuer sur la valeur des différentes collections et de l’éventualité que le musée du Vatican puisse se réserver les pièces de choix. Parmi elles33, on ne sera pas étonné de voir figurer à juste titre le « monument lydien » et les plaques peintes qui l’accompagnaient. Avec sept statues provenant d’Ardée, ils constituaient les seules terres cuites retenues, pour une valeur globale de 7 000 écus. Lors des négociations de 1861, les émissaires de Napoléon III effectuèrent l’achat en bloc du musée Campana, avec les lots qui avaient été précédemment réservés aux musées pontificaux. Ainsi, l’ensemble du musée Campana, allégé d’acquisitions partielles, prit le chemin de Paris, via Civitavecchia, Toulon, et fut entreposé au Palais de l’Industrie, le temps de disposer de nouvelles salles d’exposition. C’est en concomitance avec ce transfert qu’apparaît, quatorze ans après sa découverte, la première publication illustrée du sarcophage, grâce à une planche du fascicule VI des Monumenti34, intitulée : « Gruppo sepolcrale ceretano » (fig. 3). C’est sous c’est aspect frontal que le sarcophage fut également représenté dans les quelques images publiées pendant les six mois d’existence du Musée Napoléon III (fig.4) ; cependant il faut bien constater que d’autres monuments funéraires frappèrent encore plus l’imagination des visiteurs, grâce notamment à d’étonnantes scénographies (fig. 5). Manifestement le sarcophage inspira les journaux satiriques (fig. 6, 7 et 8), attira la foule, mais il ne fut pas très apprécié. Voici ce que l’on peut lire à ce propos à la une du Figaro35 annonçant l’ouverture à Paris du musée Campana : Dans une salle voisine, un monument attroupe les visiteurs ; c’est le fameux Tombeau étrusque ou lydien. Ceci est plutôt une curiosité de haut goût qu’un ouvrage d’art. On voit, selon une mode funèbre que l’antiquité a léguée au Moyen-Âge et le Moyen-Âge à la

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Renaissance, le mari et la femme couchés et accoudés sur la pierre sépulcrale. Ce sont deux horribles mannequins en terre cuite, informes et roides. Quelques accessoires seuls sont imités assez précieusement, -par exemple un bout de draperie- et une paire de souliers lacés dont la pointe se relève en croissant.

Fig. 9. Sarcofago Lidiano (sic). Le monument est exposé à l’intérieur de la vitrine qui est également représentée sur une gravure d’Edgard Degas : « Mary Cassatt au Louvre » 1878-1880. Carte postale éditée par Alinari, Storia dell’Arte, n° 37. Sans date.

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Fig. 10. Mary Cassatt au Louvre. La galerie étrusque. E. DEGAS, gravure 1878-1880.

21 Avec la presque totalité du musée Campana, cette monumentale terre cuite rejoignit les collections du Louvre (fig. 9 et 10) en 1863 où elle suscita davantage l’esprit d’émulation du British Museum que des études plus approfondies sur son histoire. En 1871, voulant ainsi se reprendre de l’échec constitué par l’acquisition manquée du sarcophage Campana, le musée de Londres fit alors l’acquisition du sarcophage dit « Castellani », un étrange pastiche, surmonté de deux étranges époux, réalisé de toutes pièces par Pietro Pennelli et vendu par Alessandro Castellani.

22 Quant au sarcophage des Époux du Louvre, il continua paisiblement sa vie muséale jusqu’à la restauration fondamentale menée en 1979 au Centre de restauration de la Surintendance archéologique de Florence, aujourd’hui reprise à l’occasion de l’exposition « Les Étrusques et la Méditerranée – la cité de Cerveteri »36 qui a eu lieu à Lens et à Rome.

NOTES

1. Archivio di Stato di Roma, Camerale II, tit. IV, B. 214, f.1543. 2. C’est le nom sous lequel est connu le dispositif législatif du 7 avril 1820, rédigé par la volonté du cardinal camerlingue Bartolomeo Pacca. Ce texte réunissait pour la première fois les principes de tutelle du patrimoine culturel, dans le sens moderne du terme qui commençait par l’élaboration du catalogue des biens, passait par l’instauration de limites à leur exportation et par

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la mise en place de la préemption donnant priorité à la propriété publique. Dans ses soixante-et- un articles, il instituait également des commissions d’Antiquités et Beaux-Arts dans toutes les provinces de l’État pontifical. Ouvrage collectif, Les Étrusques et l’Europe (Exposition), Paris, 1992, p. 397. 3. Nommé à la tête de la Chambre Apostolique, il conseillait le pape dans les questions administratives et financières. 4. ASRM, Camerale II, tit. IV, B. 214, f.1543, 116, luglio 1831. 5. Ibidem, 113, maggio 1833. 6. Ibidem, 109, febbraio 1834. 7. Ibidem, 8 febbraio 1834. 8. Attribuée à Douris. Musée du Vatican, musée étrusque grégorien, numéro 16545. 9. ASRM, Camerale II, tit. IV, B. 214, f.1543, 101 novembre 1834. 10. Ibidem, 86, 10 luglio 1835. 11. De l’association Campana-Ruspoli nous avons également retrouvé une trace indirecte et tardive. Dans une lettre du 12 décembre 1862, des Archives des Musées de France, Victor Schnetz écrivait au Comte de Nieuwerkerke : à propos du Musée Campana, le prince Ruspoli, propriétaire du fief de Cerveteri où ont été trouvés les plus beaux vases de Campana qui faisait exécuter des fouilles à Cerveteri de moitié avec le prince. Le prince Ruspoli est venu me trouver pour me dire qu’il était en possession d’une grande quantité de vases provenant des mêmes fouilles et peut- être d’une beauté supérieure à ceux de Campana. D’après ce qui m’a dit le prince, j’ai jugé qu’il serait très heureux que ces vases allassent rejoindre leurs semblables au Musée du Louvre. Il y a un proverbe qui dit : que quand on prend du galon on n’en saurait pas trop prendre ; pourquoi ne l’appliquerait-on pas aux vases étrusques ? 12. ASR, Camerale II, tit. IV, B. 214, f.1543, 30, 23 aprile 1844. 13. Ibidem, 66, dicembre 1844. 14. Ibidem, 60, 11 febbraio 1845. 15. Ibidem, 52, 24 giugno 1845. 16. Ibidem, 49, 23 settembre 1845. 17. Ibidem, 21, 25 maggio 1846. 18. Bullettino dell’Instituto di Corrispondenza Archeologica, 1845, p.224-225. 19. Ibidem, 1846, p. 93. 20. Le célèbre sarcophage est inventorié au musée du Louvre sous le numéro Cp 5194. 21. La première édition date de 1848, la deuxième de 1878 et la troisième de 1883. 22. ASRM, Camerale II, tit. IV, B. 214, f.1543, 2, dicembre 1847. 23. H. BLANCK, G. PROIETTI, La Tomba dei Rilievi, Roma, 1986. 24. La datation de la découverte du sarcophage entre 1845 et 1846 encore récemment proposée par F. Gaultier, L. Haumesser, K. Chatziefremidou, L’art étrusque, 100 chefs d’œuvre du musée du Louvre, Paris, 2013, p. 82, déjà soutenue par M.-F. Briguet, ne repose, en l’état actuel des recherches, sur aucune réalité administrative ni bibliographique. 25. M.-F. Briguet, Le sarcophage des Époux de Cerveteri au Musée du Louvre, Paris, 1988. La partie technique de cette publication est fondée sur le rapport rédigé en 1979 par le Centre de restauration de la Surintendance archéologique de Florence. Nous-même avons rédigé en 2012 un rapport sur l’état de la restauration de 1979. 26. Cette hypothèse est également soutenue par M.-F. Briguet Le sarcophage, p. 26. La simple prise en considération des dates de naissance des frères Enrico et Pietro Pennelli permet d’écarter l’hypothèse qu’ils aient pu agir seuls dans ces restaurations, car en 1848 ils étaient âgés respectivement de 16 et de 12 ans ! G. Nadalini, «Enrico Pennelli: la trajectoire d’un restaurateur de vases étrusque du XIXe siècle», L’Europe du vase antique, Paris, 2012, p. 185-199. 27. John Gardner Wilkinson, Objects in Campana’s Collection, 1849, (MS Wilkinson dep., Oxford). 28. Il s’agit de la plaque S 4035 du musée du Louvre.

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29. Il existait dans la résidence romaine de Campana la reproduction peinte de la Tombe des Reliefs que Wilkinson visita et dessina en 1850. 30. S. Birch et C.T. Newton, Report on the Campana Collection, Londres, 15 septembre 1856. Nous devons la copie de ce rapport à I. D. Jenkins. 31. Ibidem, p. 45. 32. Cataloghi del Museo Campana, Rome, s.d. [1858], classe IV, serie nona, “monumento pelasgico lidio”, n° 99, p. 29-30. 33. Archivio Banca Unicredit, Rome. Allegazioni relative al Monte di Pietà. Allegato B. 34. Monumenti, Tav. LIX, 1861. 35. Le Figaro, Paris, 18 mai 1862. 36. Expositions au Louvre Lens, 5 décembre 2013-10 mars 2014 et au Palais des expositions de Rome, 15 avril-20 juillet 2014.

RÉSUMÉS

Du sarcophage des Époux conservé au musée du Louvre, devenu au cours du temps un monument incontournable de l’art étrusque, on ne connaît paradoxalement que très peu de détails concernant sa découverte. Les quelques traces que ce monument a laissées sur son parcours de Cerveteri à Paris nous font présumer que sa découverte a été volontairement cachée et que son inventeur, Giampietro Campana, a su profiter pour la dissimuler de circonstances historiques particulières : les soulèvements révolutionnaires de 1848 dans l’État pontifical. Pendant les années qui ont immédiatement suivi la découverte cachée du sarcophage, un environnement archéologique a été savamment recréé autour du tombeau d’origine, son décor et la restauration de ses différents composants. Quelques éléments sont venus modifier cet environnement reconstitué depuis que le monument est exposé à Paris.

The Sarcophagus of the Spouses, housed in the Louvre, has progressively become one of the uncontested monuments of Etruscan art. Surprisingly, we know little about the details of its discovery. The few traces remaining of its journey from Cerveteri to Paris lead us to believe that its origins were consciously hidden and that Giampietro Campana, who discovered the painted terracotta, had taken advantage of some particular historical circumstances: the revolutionary chaos of 1848 in the Pontifical State. During the years that immediately followed its discovery, an archeological site was retroactively fabricated around the original tomb and its décor and remaining artifacts restored. Even after the exhibiting of the sculpture in Paris, several elements of the tomb’s site were further altered.

INDEX

Mots-clés : Giampietro Campana – sarcophage des Époux – Cerveteri – Enrico Pennelli – Ruspoli – Napoléon III – Louvre – 1848 – George Dennis Keywords : Giampietro Campana – Sarcophagus of the Spouses – Cerveteri – Enrico Pennelli – Ruspoli – Napoleon III – Louvre – 1848 – George Dennis

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AUTEUR

GIANPAOLO NADALINI Archéologue restaurateur [email protected]

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Il Sarcofago degli Sposi : dalla scoperta alla realtà virtuale

Rita Cosentino

1 La storia del rinvenimento del Sarcofago degli Sposi è quella comune ad innumerevoli reperti archeologici finiti in Collezioni di Musei stranieri. Il contesto storico, piacevolmente delineato da Filippo Delpino, è quello di una Italia risorgimentale1, dove l’archeologia rappresentava materia d’indagine e studio da parte di poche élites culturali e fonte di guadagno per proprietari terrieri e mercanti d’arte che si servivano di manovalanze, talora tra gli stessi coloni delle grandi famiglie detentrici di latifondi.

2 Quali sono gli antefatti che portarono alla scoperta del Sarcofago degli Sposi di Villa Giulia da parte dei Boccanera, affittuari del principe Francesco Ruspoli ? Qualche informazione possiamo ricavarla dai documenti di archivio e dalle stringate informazioni dei Bullettini e Notizie degli Scavi.

3 In una nota datata al 30 dicembre 1880 (prot. nr. 5357) trasmessa alla Direzione degli Scavi di Roma2, Domenico Boccanera richiede « di volergli rilasciare, a seconda del disposto, il permesso di scavare in detta tenuta (n.b. la Banditaccia), come negli anni scorsi ». G. Fiorelli, Direttore generale dei Musei e degli Scavi di Antichità, accorda « la licenza di scavo », richiedendo, contestualmente, a Domenico Boccanera di fornire precise informazioni sulla data d’inizio delle operazioni di scavo e di « designare anche con maggior precisione la località che deve essere esplorata » (nota 22/01/1881 prot. gen. 61821, prot. div. nr. 5357).

4 Domenico Boccanera, in una nota del 27/01/1881 (prot. nr. 405 del 28/01/1881 della Direzione Generale), comunica che « la località da esplorarsi in Cerveteri è quella compresa nella parte della tenuta stessa denominata “La Banditaccia” ove, previa regolare licenza, andrò ad intraprendere gli scavi a datare dal 1 febbraio ». Segue tutto un carteggio tra Fiorelli, Boccanera ed il Principe Ruspoli al quale viene formalmente comunicata « la licenza a scavare », concessa a Domenico Boccanera e contestualmente richiesto un ricovero per la « Guardia, in Cerveteri, durante il periodo di tempo in cui dureranno le esplorazioni » (nota 30/01/1881 prot. gen. 405). La famosa Guardia degli Scavi d’Antichità è Davide Bracardi che redige, come richiesto dallo stesso Fiorelli,

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rapporti settimanali. In quello datato tra il 10 ed il 16 aprile viene annotata la scoperta del sarcofago avvenuta il giorno 9 aprile : « Si è trovata una tomba come le altre descritte la quale è in buona parte piena di terra, incominciatosi lo spurgo della strada donde trovatisi i frammenti di statue in terracotta. Una testa di esse è intatta unitamente ad alcuni pezzi del suo manto ma il resto non sono che minutissimi frammenti, come pure la testa dell’altra. Non essendovi potuto effettuare tutto lo sgombro della detta tomba e potendosi dare il caso di trovare delle due statue ne farò menzione la settimana ventura ».

5 Il giorno 11 aprile continua la ripulitura della tomba e Bracardi annota quanto segue :

6 « Si é proseguito lo spurgo della tomba e della sua rispettiva strada ove rinvendosi i frammenti di due statue in terra cotta ed inoltre quelli del suo rispettivo sarcofago ». Al reperto viene attribuito il numero progressivo 492 ed annotato che « essendo un raro oggetto l’interpretazione dovrebbe essere a cura dei Sig. Archeologhi del Ministero per decifrarlo ». Davide Bracardi ne fornisce comunque una descrizione piuttosto puntuale che riporto :

7 « Due statue di terracotta, in frantumi, una testa però è ben conservata la quale ha intorno alla fronte una specie di corda, forse il bordo di una specie di berretto che sembra tenga in testa. Disotto al detto bordo di dietro scendono i capelli incannellati. Il resto poi dell’una che dell’altra è in frantumi di modo ché n’è impossibile farne una descrizione ».

8 Quali unici oggetti di corredo, in quanto sembra evidente che la tomba era stata violata, un « vaso etrusco » al quale Bracardi attribuisce il numero 493 e sei « Lacrimari ordinari ben conservati » contrassegnati dai numeri che vanno dal 494 al 499. Del « vaso etrusco » fornisce la seguente descrizione : « Vaso etrusco rotto nella sua parte inferiore mancante qualche pezzetto con due manichi bassi sotto l’orlo distaccati. Da una parte sonvi tre figure ed un animale dipinti in nero su fondo rosso da 1° figura a sinistra con specie di elmo in testa, sta col braccio sinistro alzato, la di cui mano aperta, in atto di parlare calorosamente coll’altra che gli sta dalla parte opposta e che a sua volta tiene anch’essa la sinistra alzata. Nel mezzo a dette v’è un animale poco riconoscibile sul quale sta appoggiata una figura con un braccio stando con un ginocchio a terra. Dall’altro lato sonvi due cavalli sui quali sonvi due figure, ai piedi dei destrieri sonvi due animali, piccoli forse cani. La sua altezza è di m.0,42 circa e del diam. in m. 0,22 ».

9 Ma qual’è la tomba che ha restituito il Sarcofago degli Sposi e dove potrebbe essere localizzata ? I rapporti settimanali di Bracardi non consentono di localizzare né la tomba né il settore della Necropoli della Banditaccia che fu interessato dagli scavi. Le notizie fornite dai Bullettini e da Notizie degli Scavi, come è già stato detto, sono piuttosto scarne ma il dato che emerge è che gli scavi eseguiti negli anni 1874, 1877, 1881 dai fratelli Boccanera furono avviati come punto di partenza “non lungi” dalla Tomba degli Stucchi.

10 Iniziamo con la notizia del rinvenimento delle famose lastre ora al British Museum3 ; sappiamo che avvenne « a cento quasi passi dalla celebre tomba degli Stucchi ». A seguire, per le indagini intraprese nel 1877, apprendiamo da una comunicazione formale di F. Fiorelli al Prefetto della Provincia del 4 gennaio 1877 che queste furono eseguire “non lungi” dalla Tomba degli Stucchi. Scrive, infatti, Fiorelli : « L’Ispettore agli Scavi e monumenti Sig. Giambattista Beltrani recatosi a Cerveteri su mandato del suo ufficio, riferisce che visitando quella antichità ha trovato aperto uno scavo nella

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tenuta della Banditaccia del Sig. Principe Ruspoli non lungi dalla Tomba detta degli Stucchi. Che tali scavi si eseguirono per conto dei signori Boccanera e che ebbero principio alla fine dello scorso ottobre. Avendo richiesto notizia intorno agli oggetti ritrovati gli ha detto che in quest’ultima stagione si sono rinvenuti pochi oggetti d’oro, molti buccheri e molti vasi dipinti » ; ed ancora « dove per quanto venne riferitosi raccolsero vasi di forma e di rappresentanze comuni ». La comunicazione di Fiorelli al Prefetto di Roma era finalizzata a bloccare gli scavi dei Boccanera, in quanto, come è già stato detto, non avevano richiesto e quindi ottenuto l’autorizzazione dalla Direzione Generale a procedere4.

11 Sorge ora spontanea la domanda : il settore di scavo definito dai famosi « quasi cento passi », ha rappresentato per tutte le successive campagne di scavo ovvero per quelle del 1877 e del 1881 un punto di partenza ? La risposta, seppure con la dovuta cautela, è affermativa per entrambi gli anni.

12 Per la campagna di scavo del 1881 avviata il giorno 7 febbraio scrive infatti Davide Bracardi nei suoi rapporti settimanali : « Si è principiato (8 febbraio) il lavoro con n. 9 operari e si è proseguito lo spurgo di una tomba già cominciata anni sono ». Le ultime quattro parole sono sottolineate da Bracardi. Meno critico è Brizio5 in quanto dichiara che : « Nella necropoli ceretana della Banditaccia i signori fratelli Boccanera fecero seguire scavi in continuazione di quelli (ivi) sospesi negli anni precedenti (v. Notizie 1877, p. 155) ».

13 I dati a nostra disposizione sono quelli relativi ai « famosi quasi cento passi » per il rinvenimento delle lastre dipinte e a generiche affermazioni che le indagini degli anni 1877 e 1881 furono avviate e ripartirono non « lungi dalla tomba degli Stucchi ».

14 L’idea è che l’area di partenza per le indagini del 1877 e 1881 stata più o meno quella, o nelle immediate vicinanze, del rinvenimento delle lastre.

15 Sulla scorta delle informazioni fornite da Brizio, in occasione del rinvenimento di queste ultime, abbiamo elaborato un’ipotesi grafica, rappresentata da una circonferenza con un raggio pari a cento passi ovvero a 75 metri, sul cui perimetro, in un punto non precisabile, dobbiamo immaginare l’ubicazione del settore che ha restituito la Tomba delle lastre Boccanera, presumibile punto di partenza delle successive campagne di scavo.6 (fig. 1) Perché abbiamo elaborato una circonferenza ? Perché non viene precisata verso quale direzione (Nord ?, Sud ?, Est ?, Ovest ?), a partire dalla Tomba degli Stucchi, debbano intendersi « i quasi cento passi ».

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Fig. 1. Cerveteri, particolare della planimetria della Necropoli della Banditaccia con indicazione del limite dei “cento passi” – scavi Boccanera (Elaborazione Grafica Alberto Villari)

16 Ritorniamo alla campagna di scavo del 1881 e all’esame dei rapporti di scavo di Bracardi. Risulta che furono scavate 30 tombe. Al numero 18 è la tomba che ha restituito il Sarcofago degli Sposi, al numero 24 corrisponde la « ritrovata » tomba degli Animali Dipinti, facente parte del Tumulo degli Scudi e delle Sedie. Questa fu rinvenuta il giorno 28 aprile ; vista l’eccezionalità della struttura e delle pitture, Bracardi ritiene di inviare a Fiorelli una relazione dettagliata, datata al giorno 8 maggio.

17 Helbig e Brizio rispettivamente nel Bullettino dell’Istituto di Corrispondenza archeologica e nelle Notizie degli Scavi del 1881, nel dare la notizia della scoperta del Sarcofago degli Sposi, si soffermano, soprattutto, sulla trattazione della tomba inviolata dal ricchissimo corredo di bronzi e ceramica attica nonché di un bucchero dipinto, rinvenuta il giorno 27 aprile (corrispondente al numero 23 dell’elenco Bracardi) « posta a ponente » della Necropoli della Banditaccia per Helbig, accorso immediatamente sul posto e « poco al di sotto del cumulo, ai piedi del quale fu poi riaperta vasta tomba a varie camere, con pitture di animali » per Brizio.

18 Con questi dati a nostra disposizione possiamo affermare che orientativamente metà delle tombe scavate nella campagna del 1881, a partire dalla numero 23 dell’elenco Bracardi, furono rinvenute nel settore cosiddetto dei grandi Tumuli e che gli scavi avviati « non lungi dalla tomba degli Stucchi » presumibilmente a quasi cento passi dalla stessa abbiano preso la direzione S-SE.

19 L’alternanza di tombe etrusche e di tombe definite da Bracardi « alla romana scavate nel masso » ovvero di età ellenistica e tardo ellenistica, come attestano i materiali di corredo, non sono soltanto compatibili al settore cosiddetto del vecchio recinto, ma anche e soprattutto a quello compreso tra l’altopiano della Tegola Dipinta e l’area dei Grandi Tumuli.7

20 Molto interessante è la notizia, sino ad ora trascurata, del rinvenimento, all’interno della tomba degli Scudi e delle Sedie « riscavata » nel 1911 da Raniero Mengarelli, di « frammenti di un sarcofago di terracotta fra i quali si riconoscono parti di panneggio, un pezzo di piede, ecc. » lasciati insieme ad altri frammenti di vasi greci a figure nere e

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rosse dagli scavatori del monumento nel 1834.8 Questo è per ora lo stato dell’arte confidando nel reperimento di nuovi documenti, per esempio nell’archivio storico del Comune di Cerveteri, a tutt’oggi « inesplorato », che possano contribuire a far luce sulla localizzazione della tomba del Sarcofago di Villa Giulia.9

21 L’acquisizione del Sarcofago degli Sposi al Museo di Villa Giulia si deve a Felice Barnabei : nelle sue Memorie di un archeologo, il racconto delle intricate vicende che portarono all’acquisizione del Sarcofago degli Sposi al Museo Etrusco di Villa Giulia in un clima non proprio favorevole all’archeologo. Questi fu osteggiato non solo da molti insigni studiosi dell’epoca che non lo ritenevano all’altezza della posizione raggiunta, ma anche dalla nomenclatura governativa, fomentata dai proprietari terrieri e dalle scuole archeologiche francesi e tedesche che vedevano, a vario titolo, minacciati i propri biechi interessi commerciali da uno « sciovinista » quale Felice Bernabei.

22 I frammenti del sarcofago degli Sposi, dopo il rinvenimento furono portati nei depositi di Palazzo Ruspoli a Cerveteri dove Felice Barnabei, in occasione di una gita in compagnia di W. Helbig, finalizzata alla determinazione economica dei reperti che i fratelli Boccanera avevano rinvenuto,10 riconobbe, in un ambiente contiguo a quello dove si svolgevano le operazioni di suddivisione e stima dei materiali, « in uno dei mucchi di rottami fittili » la figura di una donna assimilabile a quella del Sarcofago Campana. Tutti i reperti furono poi trasportati a Roma nel Palazzo di Largo Goldoni e « mediante l’amicizia che io avevo con un agente di casa Ruspoli, » – scriverà Felice Bernabei – « al quale onestamente feci la corte, accompagnandola una volta persino ai Bagni di Palo, riuscì a penetrare in questa soffitta ». Grazie a questo atto « di disponibilità » gli fu consentito l’accesso ai depositi del Palazzo di Largo Goldoni, dove non solo vide nuovamente la testa della donna, ma individuò anche quella di un uomo barbato, le cui caratteristiche stilistiche e modalità di cottura lo collegavano allo stesso « manufatto » cui doveva appartenere una figura femminile della quale sembrava fosse rimasta (al momento) solo la testa.

23 Proprio in questa occasione Felice Bernabei, che aveva anche un’esperienza diretta nel campo della lavorazione della ceramica, poiché aveva lavorato come ceramista e ceramografo nella bottega del padre a Castelli, riconobbe immediatamente nelle teste isolate e nel mucchio di « rottami », un sarcofago simile a quello Campana.

24 Le trattative furono lunghissime in quanto doveva essere fuorviata la cupidigia di Helbig, sebbene avesse preso visione dell’opera a palazzo Ruspoli di Cerveteri, e bloccata ogni possibile manovra di Milani all’acquisto : « credevo di essere stato il solo a mettere gli occhi su quei frammenti ; invece (non so come sia avvenuto) nelle sue instancabili investigazioni era giunto a palazzo Ruspoli anche Adriano Milani ». Ci vollero infatti quasi dodici anni prima che il principe Ruspoli decidesse di vendere a Felice Barnabei il sarcofago degli Sposi, che fu pagato 4000 mila lire, un po’ di più di quanto non avesse offerto Milani, direttore del Museo di Firenze, al quale un Regio Decreto del 28/02/1889, consentiva ogni acquisto, anche extra territoriale, di antichità etrusche.

25 Su consiglio di Bernabei, il principe Ruspoli pose alla vendita anche la clausola che i « frammenti » venissero esposti in un « museo governativo » di Roma e precisamente quello di Villa Giulia, per sventare qualsiasi tiro mancino da parte delle Autorità dell’epoca, propense a favorire Milani.

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Fig. 2. Felice Bernabei, fondatore del Museo Nazionale Etrusco di Villa Giulia, con allestimenti degli inizi del 1900 (Foto Archivio SAR –LAZ)

26 Acquisito alle collezioni del Museo etrusco di Villa Giulia nel 1893 (fig. 2), fu necessario procedere ad un’ imponente opera di restauro, che costò 21.000 lire, per dar forma « all’ammasso di frammenti » senza ricorrere ad integrazioni con l’impiego del gesso. La scelta per tali complesse operazioni ricadde su Ravelli, abile restauratore di bronzi orvietano, che con la collaborazione di Natale Malavolta, assistente di scavo e consegnatario dei materiali presso il Museo di Villa Giulia, realizzò uno scheletro interno di lastre di rame, sulle quali furono montati ed incollati con « mastice, a base di di pesce » tutti i frammenti, sino a raggiungere il risultato che conosciamo. (fig. 3)

Fig. 3. Sarcofago degli Sposi : interno (Foto Archivio SAR –LAZ)

27 I frammenti che avanzarono dalle operazioni di restauro furono depositati nei magazzini del Museo, in quanto non risultarono pertinenti né al Sarcofago di Villa Giulia, né a quello Campana, né a quello del British Museum, già al centro di uno

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scandalo, perché realizzato per la quasi totalità dai fratelli Pennelli, abili restauratori, forse su input di Alessandro Castellani. (fig. 4).

Fig. 4. Vecchio e nuovo allestimento del Sarcofago degli Sposi nel Museo Nazionale Etrusco di Villa Giulia (Foto Archivio SAR-LAZ)

28 A metà degli anni Cinquanta, poi, dal sodalizio tra l’allora Soprintendente Renato Bartoccini e l’ingegnere Maurilio Lerici, si mise mano, tra i numerosi ed innovativi progetti, al restauro del sarcofago degli Sposi. Non fu per l’industriale del ferro il cattivo stato di conservazione a spingerlo a finanziare l’iniziativa, quale sponsor ante litteram, ma l’enorme fascino che da subito il capolavoro esercitò su di lui.

29 Scrisse a proposito : « Un giorno mentre ero in vista al Museo Nazionale di Villa Giulia ed osservavo il famoso gruppo degli Sposi di Caere che mi sembrava riflettere, nella serenità delle figure, l’immagine della mia stessa vita familiare, tanto che avevo deciso di farne una riproduzione in bronzo da collocare nella nostra Tomba di famiglia nel cimitero di Torino, fui attratto da una quadro alla parete che riproduceva la sezione di una Tomba etrusca di una necropoli dell’Etruria Meridionale…. E mi suggerì l’idea di sperimentare, nella ricerca di formazioni etrusche ancora sepolte, gli stessi metodi che con notevole successo erano stati applicati dal Centro di Milano »11. Il coinvolgimento emotivo di Maurilio Lerici alla vista dello straordinario gruppo ebbe esiti che in un certo senso ci accomunano : non potendo spostare l’originale, propose di trarre delle copie, una delle quali a rappresentare l’Italia per l’Esposizione Mondiale di Montreal del 1967, la seconda, in cambio degli oneri affrontati, sarà destinata alla tomba di famiglia a Torino ; ed infine, il dato più importante, propose di avviare un dialogo tra l’arte etrusca e la tecnologia.

30 Dopo oltre mezzo secolo, lo stesso « corto circuito emotivo » ha colto anche noi, una squadra multidisciplinare, che ha lavorato in stretta collaborazione per poter arrivare alla realizzazione di un prodotto tecnologico dall’alto rigore scientifico e che consenta ulteriori approfondimenti per lo studio di questo straordinario reperto e la progettazione dei necessari interventi di restauro12.

31 La digitalizzazione del Sarcofago degli Sposi è stato il frutto di un fortunato gemellaggio tra Cineca, Genus Bononiae, ovvero il Museo della Città, e naturalmente la nostra Soprintendenza13.

32 Per la realizzazione dell’ologramma del Sarcofago degli Sposi era necessario partire dall’acquisizione del modello digitale, procedendo alla selezione dei migliori ricercatori italiani, riconosciuti a livello internazionale per le competenze nel campo. Un volta

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definito il gruppo di quattro differenti teams di partecipanti si è passati alla fase di acquisizione vera e propria che si è trasformata essa stessa in un evento (fig. 5).

Fig. 5. Operazioni di smontaggio del Sarcofago degli Sposi nel Museo Nazionale Etrusco di Villa Giulia (Foto Archivio SAR-LAZ)

33 Tra maggio e giugno del 2013 i visitatori del Museo di Villa Giulia hanno potuto osservare i ricercatori al lavoro per tutta la durata della campagna di acquisizione. L’apertura della teca e lo spostamento del sarcofago, documentati con riprese in stereoscopia 3D, hanno rappresentato uno spettacolo decisamente inconsueto (fig. 6).

Fig. 6. Operazioni di spostamento del Sarcofago degli Sposi nel Museo Nazionale Etrusco di Villa Giulia (Foto Archivio SAR-LAZ)

34 Tra i modelli, immagini e nuvole di punti, è stato consegnato alla nostra Soprintendenza un database di 47 Gigabytes che, grazie all’elevata qualità delle acquisizioni digitali, consentirà sul piano della tutela di monitorare l’opera, approfondendo aspetti ancora tutti da esaminare, e, su quello della valorizzazione, di fornire prestiti digitali per mostre in Italia ed all’estero.

35 Le tecniche impiegate da i quattro teams di ricercatori hanno portato non solo alla realizzazione di un modello digitale al vero del Sarcofago, ma anche alla creazione di una “istallazione emozionale” per la mostra di Bologna inaugurata nel novembre 2014, poi prorogata al primo semestre del 2015.

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36 Il primo team è stato quello dei ricercatori della fondazione Keller di Trento che con la sua unità di ricerca 3D Optical Metrology, si è avvalso per le operazioni di rilievo e modellazione del Sarcofago degli Sposi della tecnica fotogrammetrica14 (fig. 7).

Fig. 7. Operazioni di Rilievo e modellazione 3D con tecnica fotogrammetrica (fondazione Bruno Keller)

37 La fotogrammetria, come è noto, è una tecnica di rilievo basata su immagini in grado di produrre informazioni metriche tridimensionali. Per l’acquisizione delle immagini si è impiegata una fotocamera digitale Nikon D3x (24 megapixel) con ottica da 50 millimetri.

38 Il secondo team è stato quello del CNR-ISTI di Pisa ( Visual Computing). Per la digitalizzazione del Sarcofago degli Sposi ha impiegato una tecnologia di scansione 3D a corto raggio (triangolazione laser) ed un sistema open source per l’elaborazione dei dati rilevati, sviluppato dallo stesso CNR-ISTI. Dovendo, infatti, realizzare un modello adatto non solo alla documentazione tout court dell’opera, ma alla produzione di questa in 3D, è stata anche realizzata una campagna fotografica di dettaglio, per poter aver un campionamento di colore da mappare successivamente sul modello 3D15 (fig. 8).

Fig. 8. Operazioni di digitalizzazione in modello 3D con mappatura colore del Sarcofago degli Sposi realizzata da CNR-ISTI. Nei riquadri piccoli, in senso antiorario : lo scanner 3D davanti all’opera ; un dettaglio dei volti inquadrati dallo strumento ; una delle foto con la tavola di calibrazione del colore ; la fase di allineamento delle varie riprese ; le foto del Sarcofago riportate nello spazio tridimensionale attorno al modello 3D ; il sistema di visualizzazione web del Sarcofago (foto CNR – ISTI)

39 Il terzo team è stato quello del CNR-ITBC (il laboratorio Virtual Heritage Laboratory) e con la collaborazione di Leica Scanstation P20 di Leica Geo System. Si tratta di un laser scanner ideato per ambiti architettonici, di estrema velocità e precisione. Le scansioni sono state effettuate a 2 millimetri dal sarcofago e contemporaneamente è stata

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effettuata anche l’acquisizione radiometrica con una telecamera integrata. I due metodi che coniugano velocità e precisione hanno consentito la produzione del Sarcofago 3D piuttosto accurata16.

40 Il quarto team, rappresentato dall’Università di Bologna, ha organizzato la digitalizzazione in due fasi. Nello specifico la campagna di rilievo è stata condotta utilizzando un laser scanner a tempo di volo Leica Scanstation C10 ed una macchina fotografica Nikon D 90 con obiettivo AF.SDXNikkor 18-105 mm (fig. 9). Il rilievo metrico ha consentito di acquisire le coordinate spaziali di 100 milioni di punti mediante il posizionamento di 10 stazioni ad una distanza di circa 1,5 m. dal reperto con una risoluzione inferiore al millimetro.17

Fig. 9. Acquisizione e modellazione digitale e tridimensionale del Sarcofago degli Sposi(Foto Università di Bologna Dipartimento di Architettura)

41 Veniamo ora all’esposizione bolognese, che ha rappresentato un prodotto di altissimo livello tecnologico e nuova frontiera di comunicazione grazie all’intreccio di arte, scienza e tecnologia di avanguardia.

42 Per l’istallazione del Sarcofago degli Sposi all’interno della Sala della Cultura di Palazzo Pepoli è stato necessario rispondere ad almeno quattro requisiti che avrebbero reso possibile lo « spettacolo virtuale » e la riproposizione dello stesso in altre sedi (Fig. 10) :

Fig. 10. Acquisizione e modellazione digitale tridimensionale del Sarcofago degli Sposi. Bologna, Palazzo Pepoli : la Piramide

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43 1) La visualizzazione 3D in scala reale ;

44 2) La limitazione delle barriere tecnologiche tra opera e visitatori ;

45 3) Coinvolgere tutto lo spazio espositivo della Sala della Cultura nel contesto narrativo ;

46 4) Rendere l’istallazione trasportabile, replicabile ed adattabile ad ulteriori spazi espositivi.

47 Grazie al contributo di Fischnaller si è riusciti a rispondere ai quesiti coniugando in modo armonico tecnologia, esigenze di budgets ed efficacia comunicativa18.

48 Lo spettacolo, oltre che innovativo, è stato di grande suggestione e particolarmente apprezzato dal grande numero di visitatori che la mostra ha ospitato. Un flusso armonioso di musica, immagini, simulazioni, scenari, effetti speciali di luce ed elementi del passato etrusco che emergono come dinamiche proiezioni visive, piegando, mascherando, adattando, distorcendo ed evidenziando le forme architettoniche, i dettagli e le forme geometriche della sala della Cultura (fig. 11).

Fig. 11. Elaborazione virtuale del Sarcofago degli Sposi con sistema Holobox e simulazione grafica della performance della proiezione in 3 D (Foto CINECA e F.A..B.R.I.CATORS)

49 Si è venuto a creare un effetto tridimensionale nello spazio architettonico, che svanisce per mostrare gli elementi stilistici del Sarcofago, che si collegano in una trasformazione continua verso nuove esperienze ed impressioni. Non sono stati previsti testi ad eccezione della lapidaria scritta che ricorda, prima della fine, le avventurose circostanze del ritrovamento del Sarcofago che esce di scena con l’esplosione in slow motion nei suoi quattrocento pezzi, sapientemente ricomposti da Ravelli, chiudendo uno dei capitoli più interessanti delle scoperte ottocentesche (fig. 12).

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Fig. 12. Il Sarcofago degli Sposi ritorna in frammenti nella ricostruzione virtuale ( Foto CINECA)

50 Rimanendo in ambiti più tradizionali, il clone virtuale ad altissima risoluzione ha consentito anche la realizzazione di una copia al vero del Sarcofago. Il team della Italdesign Giugiaro, sulla base dei dati digitali dei ricercatori coinvolti nel progetto ed avvalendosi di tecniche impiegate nel design automobilistico ha riprodotto il Sarcofago degli Sposi.

51 La copia rappresenterà uno strumento utilissimo per la didattica e per le visite guidate indirizzate agli ipovedenti.

NOTE

1. M. Bernabei, F. Delpino, Le memorie di un archeologo di Felice Bernabei, Roma 1991; F. Bernabei, Memorie inedite di un archeologo, Atri 2001. 2. I documenti riportati nel seguente articolo sono conservati presso l’Archivio di Stato di Roma. Si tratta degli scavi Boccanera dell’anno 1881 ACS MPI Dir. Gen. AABBAA vers. B261 fasc. 4530. La Ditta Boccanera aveva intrapreso già nel 1877 scavi non autorizzati che furono bloccati dai Carabinieri in virtù della mancata osservanza di quanto previsto dell’editto del Cardinal Pacca del 7 aprile 1820 in materia di tutela dei materiali archeologici. 3. E. Brizio, « II Scavi. B Pitture etrusche di Cerveteri », Bullettino dell’Istituto di Corrispondenza Archeologica 5 (1874), p.128-135. 4. Oltre alla documentazione di Archivio, già citata, si rinvia alla nota n. 2 di F. Fiorelli « IX Cerveteri », Notizie degli Scavi (1877), p.155. 5. E.Brizio, per i riferimenti bibliografici, v. nota n. 3. 6. Le elaborazioni grafiche sono del collega Alberto Villari che ringrazio. 7. R. Cosentino, P. Quaranta, A. Russo, «Archeologia e Scienza: La tomba dei Cippi iscritti di Cerveteri» in AA.VV, Etruria in progress. La ricerca archeologica in Etruria Meridionale, Roma 2014, p. 61-66. 8. M. Moretti, « Necropoli della Banditaccia, zona B «della Tegola Dipinta»», in B. Pace, R. Vighi, G. Ricci, M. Moretti, Caere, scavi di Raniero Mengarelli, Monumenti Antichi vol. XLII, 1955, p. 1070-1071, nota n. 11. Nelle operazioni di sistemazione dei corredi degli scavi di Raniero Mengarelli, M.A. Rizzo rinvenne una cassetta di materiali, ora presso i laboratori di restauro degli

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uffici della Necropoli della Banditaccia, che potrebbero corrispondere a quelli descritti da Mario Moretti. 9. Presso il nostro archivio storico ho rinvenuto una cartellina sulla quale era stata riportata in un perfetto corsivo inglese « 1881 Rinvenimento del Sarcofago degli Sposi », ma all’interno non c’era alcun documento. 10. L’elenco presso l’Archivio di Stato (nota del 16/05/81 prot. nr. 3858) è datato al 14 giugno 1881 e fu redatto, su incarico di Fiorelli, congiuntamente da W. Helbig e da F. Bernabei. Nell’elenco si cita, sebbene in modo volutamente generico, tra tutti i materiali rinvenuti, i frammenti pertinenti al Sarcofago degli Sposi come provenienti da tombe già depredate. La stima economica, pari a 2200 lire, fu data soltanto ai reperti per lo più rappresentati da bronzi, rinvenuti nella tomba inviolata scoperta il 27 aprile; M. Bernabei-F. Delpino, Le memorie di un archeologo, p. 197-199; F. Bernabei, Memorie inedite, p. 148-153. 11. G. Bagnasco Gianni, « Carlo Maurilio Lerici. «Vibrazioni» tra acciaio svedese e terra etrusca », in A. Capoferro, L. D’Amelio, S. Renzetti (a cura di), Dall’Italia. Omaggio a Barbro Santillo Frizell, Polistampa 2013, p. 88-98. 12. Mancano nei nostri archivi documenti relativi agli interventi di restauro. 13. Il Cineca è un Consorzio senza scopo di lucro formato da 69 Università Italiane, due Enti di ricerca e dal Ministero dell’Istruzione, dell’Università e della Ricerca (Miur). 14. F. Remondino, E. Nocerino, F. Menna, «Rilievo e Modellazione 3D del Sarcofago degli Sposi con tecnica fotogrammetrica», in G. Sassatelli, A. RUSSO TAGLIENTE (a cura di), Il viaggio oltre la vita. Gli Etruschi e l’Aldilà tra capolavori e realtà virtuale, Rastignano Bologna, 2014, p.158. 15. M. CALLIERI, M. DELLEPIANE, R. SCOPIGNO, « Acquisizione Laser e Modello 3 Del Sarcofago degli Sposi », in Il Viaggio Oltre la Vita, p. 159 -160. 16. A. ADAMI, E. DEMETRESCU, E. PIETRONI, V. ALBANO, S. OPPICI, « Il rilievo 3 D del Sarcofago degli Sposi: soluzioni a confronto », in Il Viaggio Oltre la Vita, p. 161. 17. A.-M. MANFREDINI, «Ricerca universitaria e didattica per la valorizzazione del patrimonio culturale. La digitalizzazione del Sarcofago degli Sposi », in Il Viaggio Oltre la Vita, p.162-163. 18. F. FISCHNALLER, « L’istallazione del Sarcofago degli Sposi. Una combinazione tra Archeologia, Tecnologia, Computer Grafica, Olografia, 3D Mapping, Narrazione e ambienti immersivi audiovisivi », in Il Viaggio Oltre la Vita, p. 150 -154.

RIASSUNTI

La storia del rinvenimento del Sarcofago degli Sposi è quella comune agli innumerevoli reperti archeologici finiti in Collezioni di Musei stranieri. Il contesto storico è quello di una Italia risorgimentale, dove l’archeologia rappresentava materia d’indagine e studio da parte di poche elites culturali e fonte di guadagno per proprietari terrieri e mercanti d’arte che si servivano di manovalanze, talora tra gli stessi coloni delle grandi famiglie detentrici di latifondi. Proprio nella tenuta della famiglia Ruspoli, l’attuale Necropoli della Banditaccia, i fratelli Boccanera rinvennero nel 1881 il Sarcofago degli Sposi in frammenti, distribuiti tra l’interno e l’esterno della tomba, già fortemente compromessa da scavi precedenti. Il materiale di corredo era costituito da un gruppo di vasi corinzi. I Bullettini, le notizie degli Scavi del 1881 ed i documenti di archivio relativi agli scavi Boccanera, sono piuttosto scarni ma una rilettura comparata di questi documenti consente di azzardare qualche ipotesi. Si deve a Felice Barnabei, nelle sue

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Memorie di un archeologo, il racconto che portarono all’acquisizione del Sarcofago degli Sposi al Museo Etrusco di Villa Giulia. A metà degli anni cinquanta, poi, dal sodalizio tra Renato Bartoccini e l’ing. Maurilio Lerici si metterà mano, tra i numerosi ed innovativi progetti, al restauro del Sarcofago degli Sposi. Non fu per l’industriale del ferro il cattivo stato di conservazione a spingerlo a finanziare l’iniziativa, quale sponsor ante litteram, ma l’enorme fascino ed il coinvolgimento emotivo alla vista dello straordinario gruppo. Che dire, dopo oltre mezzo secolo, lo stesso « corto circuito emotivo » ha colto anche noi, una squadra multidisciplinare rappresentata dalla Soprintendenza Archeologica del Lazio e dell’Etruria Meridionale, Cineca, dall’Università di Bologna, dal CNR ISTI di Pisa, dal CNR ITBC di Roma, dalla Fondazione Bruno Keller che ha lavorato in stretta collaborazione per poter arrivare alla realizzazione di un prodotto tecnologico dall’alto rigore.Nell’articolo sono trattate tutte le operazioni che hanno portato all’ologramma del Sarcofago oggetto di una mostra decisamente innovativa, ormai conclusa, svoltasi a Palazzo Pepoli, sede del Museo della Città di Bologna. Le operazioni di digitalizzazione hanno consentito a Giorgetto Giugiaro, noto designer di autovetture a livello internazionale, di produrre un clone al vero del Sarcofago degli Sposi, che sarà destinato alla Sala didattica Raniero Mengarelli, posta all’interno della Necropoli della Banditaccia.

The story of the discovery of the Sarcophagus of the Spouses is the same as that of an endless number of archaeological findings that ended up in the collections of foreign museums. The historic context is that of an Italy of the Risorgimento period, where archaeology represented a subject of research and study reserved to a few cultural elites and a source of income for landowners and merchants who availed themselves of manpower sometimes recruited among the agricultural settlers of the great families, proprietors of the large estates. Precisely in the estate of the Ruspoli family, the nowadays Necropolis of the Banditaccia, the Boccanera brothers found in 1881 the shattered Sarcophagus of the Spouses whose fragments were scattered between the interior and the exterior of the tomb, already compromised because of previous excavations. The material of the burial kit was composed of a group of Corinthian vases. The Bulletins, the news about the 1881 excavations, and the archive documents related to the Boccanera excavations are rather poor, but a compared review of these documents allows to dare some hypothesis. The story of the events that brought the Sarcophagus of the Spouses to the Villa Giulia Museum in Rome comes from the Memorie di un archeologo, written by Felice Bernabei. Then, in the middle of the fifties the partnership between Renato Bartoccini and Eng. Maurilio Lerici, gave the start to many innovative projects, among which was the restoration of the Sarcophagus of the Spouses. It was not the bad conservation conditions to encourage the iron industry magnate to give financial support to the initiative, but the emotional involvement arising from the simple view of the extraordinary group. Well, what can we say… after more than half a century the same “emotional short circuit” has caught us as well: a multidisciplinary team represented by the Soprintendenza Archeologica del Lazio e dell’Etruria Meridionale, the Cineca, the University of Bologna, the CNR ISTI of Pisa, the CNR ITBC of Rome, and the Bruno Keller Foundation who worked in close collaboration in order to realize a technological product of high stringency. The article deals with all the operations that brought to the hologram of the Sarcophagus, subject of a definitely innovative exhibition, now concluded, which took place in Palazzo Pepoli, seat of the Museum of the City of Bologna. The digitizing operations allowed Giorgietto Giugiaro, renowned international car designer, to realize a clone in truth of the Sarcophagus of the Spouses which will be bound to the Raniero Mengarelli Didactic Hall inside the Necropolis of the Banditaccia.

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INDICE

Keywords : Excavations Boccanera, Necropolis of Banditaccia, Tomb of the Reliefs, Principe Ruspoli, F. Garnabei, area of the Great Tumuli, W. Helbig, G. Fiorelli, Maurilio Lerici, Exhibition Bologna, hologram, pyramid, clone in truth, Cineca, Palazzo Pepoli, Giorgietto Giugiaro Parole chiave : Scavi Boccanera, Necropoli della Banditaccia, Tomba dei Rilevi, Principe Ruspoli, F. Garnabei, Area dei Grandi Tumuli, W. Helbig, G. Fiorelli, Maurilio Lerici, Mostra Bologna, ologramma, piramide, copia al vero, Cineca, Palazzo Pepoli, Giorgietto Giugiaro

AUTORE

RITA COSENTINO Soprintendenza archeologia del Lazio e dell’Etruria meridionale (SAR-LAZ) [email protected]

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L’immagine della coppia nella pittura tombale arcaica dell’Etruria

Petra Amann

1 Il forte valore simbolico della coppia ‘uomo – donna’ emerge chiaramente dall’ideologia funeraria etrusca attraverso tutte le sue fasi storiche1. Naturalmente in questo caso s’intende la coppia legittima, basata su un matrimonium iustum e in grado di generare figli legittimi. I coniugi sono nucleo della società e simbolo della sua capacità di rigenerarsi. L’alto valore conferito alla coppia si lega direttamente al carattere aristocratico della società etrusca.

2 La pittura tombale etrusca si presta bene ad un’analisi delle diverse ideologie legate alla coppia, perché presenta un programma figurativo ben elaborato e complesso. Tuttavia è soltanto a partire dalla metà del VI secolo a.C., che la figura umana è posta al centro dell’interesse. La pittura parietale degli inizi ruota attorno all’enfasi degli elementi architettonici e a rappresentazioni di figure animali a sfondo escatologico, quali anatre o uccelli acquatici, leoni, esseri fantastici orientalizzanti, gruppi di pantere e animali in lotta, noti dalle prime tombe dipinte specialmente di Veio e Cerveteri2. Il centro di gran lunga più importante per la pittura funeraria arcaica è Tarquinia : qui il numero delle tombe a camera dipinte aumenta rapidamente a partire dal 540/30 a.C. Questo fenomeno è in chiara relazione con il formarsi o, meglio, il consolidarsi di un ceto elevato urbano che deve la sua prosperità economica, tra l’altro, al mercato di scambio transregionale e internazionale. In epoca tardo-arcaica (530-490 a.C.) le pitture di Tarquinia raggiungono un primo apice, sia in senso quantitativo – circa un terzo del numero complessivo di tutte le tombe dipinte risale a questa fase (in totale delle circa 6000 tombe a camera solo il 2 – 3 % sono dipinte) − che qualitativo 3. Le pitture tardo- arcaiche sono inclini all’innovazione e, dal punto di vista tematico, ricche di variazioni : esse rispecchiano un’epoca dinamica e vitale. Gli influssi greci sono frequenti, dovuti sia ai modelli della pittura vascolare greca, che alla presenza concreta di artigiani greco-ionici, ma sono rielaborati in loco in qualcosa di proprio. Le tombe dipinte tarquiniesi di questo periodo appaiono per lo più relativamente piccole e, di regola, servivano da ultima dimora ai nuclei familiari del ceto elevato. Esse ospitavano forme artistiche rappresentative a carattere privato, non pensate per un vasto pubblico. Può

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essere definita un’arte che ruota in una prospettiva escatologica attorno ai momenti centrali della vita sociale dei defunti.

3 La tradizione del banchetto e del simposio, vale a dire il consumo di cibo e bevande, o anche di sole bevande in atmosfera solenne, apparteneva senza dubbio a tali momenti centrali della vita sociale. Il motivo iconografico rappresenta in linea generale una situazione di vita piacevole e tranquilla, ideologicamente positiva e quindi desiderabile, connessa ad un certo benessere economico4. Il banchetto può essere considerato il simbolo dello stile di vita aristocratico : per questa ragione esso rimane per lungo tempo uno dei motivi più diffusi della pittura parietale etrusca5. Va ricordato che l’elemento guerresco (a parte naturalmente i guerrieri danzanti) non riveste un ruolo importante nelle pitture tardo-arcaiche, concentrate sull’aspetto pacifico della vita aristocratica.

4 Nel nostro contesto è decisivo che la rappresentazione congiunta dei due sessi si potesse realizzare senza sforzo tramite il motivo del banchetto : l’ideologia della coppia trova qui le sue migliori possibilità espressive. Strettamente legate per i loro contenuti al tema del banchetto e del simposio sono le processioni solenni, i rituali e le danze : per questa ragione si incontrano anche qui – ma in misura decisamente più modesta – rappresentazioni di coppie6.

5 A complemento, le figure femminili hanno un ruolo anche nelle rare scene di prothesis della pittura parietale tardo-arcaica di Tarquinia, vale a dire nelle piccole tombe del Morto (510 a.C.) e del Morente (500 a.C.)7. Nel caso della tomba del Morto l’iscrizione identifica la figura femminile come θθanaχvil (ET² Ta 7.3), impegnata negli ultimi preparativi per il defunto ; si tratterà di sua moglie (indicata con il solo prenome) piuttosto che di una prefica di professione. Il motivo iconografico, fortemente collegato al rituale funerario individuale8, evidentemente mal si adattava al programma ideologico delle tombe collettive di Tarquinia e quindi in seguito non ha trovato più utilizzo.

6 In questa sede vorrei concentrarmi sulle scene di banchetto e altre rappresentazioni a esse strettamente collegate della pittura parietale tardo-arcaica di Tarquinia, ponendomi le domande seguenti : quali tipologie di immagini sono riconoscibili, quali messaggi vengono trasmessi per loro tramite e quale significato esse conferiscono all’ideologia della coppia ?

7 In linea generale possiamo affermare che la pittura tardo-arcaica di Tarquinia ha prodotto una varietà di tipi, per quanto riguarda il numero, il sesso e l’atteggiamento dei partecipanti al banchetto, così come l’arredo impiegato. Incontriamo banchetti allestiti a terra su materassi, banchetti su klinai, scene con coppie di banchettanti, banchetti di famiglia e feste collettive con partecipanti unicamente maschili oppure di entrambi i sessi. Nel corso di un progetto di ricerca pluriennale da me condotto sul tema delle scene di banchetto e simposio nel bacino mediterraneo in età pre-ellenistica è stato possibile mettere in evidenza che i diversi tipi di rappresentazione non vengono utilizzati a caso, ma al contrario hanno il compito di trasmettere determinati messaggi legati all’autorappresentazione e all’ideologia del committente9.

8 Cominciamo con il tipo di banchetto a terra (spesso su materassi), e più in particolare con la festa collettiva, vale a dire un incontro con almeno tre partecipanti : questo tipo appartiene alle più antiche rappresentazioni di pratiche conviviali nella pittura parietale etrusca. Un noto esempio si trova nella tomba delle Leonesse, datata intorno al 520 a.C.10. Il messaggio è affidato ai quattro grandi simposiasti maschili sulle pareti

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laterali11, mentre le figure decisamente più piccole sulla parete di fondo servono soltanto all’intrattenimento delle prime. Questo vale sia per la danzatrice riccamente abbigliata che per la giovane coppia di danzatori composta da coppiere e ancella. L’aspetto erotico della coppia di servitori sottolinea l’atmosfera dionisiaca del simposio maschile, rievocata – come già proposto da più parti – dal grande cratere adorno d’edera al centro della parete di fondo12. Chiaramente riconoscibili sono i modelli greci, sia in termini tematici che iconografici : s'incontrano nella pittura vascolare laconica e attica, come in particolare nell’arte ionica (da citare per esempio, il fregio dal tempio di Atena ad Asso nella Troade, intorno al 530 a.C.)13. L’ideologia della coppia legittima sembra non avere qui alcuna rilevanza.

9 In linea generale, le feste collettive ambientate a terra, diffuse particolarmente nell’ultimo terzo del VI secolo a.C. e di regola collocate nel timpano delle tombe, si concentrano sui partecipanti maschili : buoni esempi con più simposiasti sono le tombe del Frontoncino, Tarantola e 5093 (probabilmente sei partecipanti maschi alternativamente con e senza barba)14. Di tanto in tanto s’incontrano chiari indizi di euforia e di allegra scioltezza legati evidentemente al consumo del vino : nella tomba delle Olimpiadi (510-500 a.C.) sono i piedi dondolanti dei simposiasti nel timpano della parete di fondo e l’uomo comodamente sdraiato sul ventre in quello d’ingresso (fig. 1)15. Un tipico dettaglio ionico paiono i topolini che lo circondano. Tuttavia si nota che le conseguenze negative del consumo eccessivo del vino – documentate nella pittura vascolare greca dai simposiasti intenti a rimettere – non trovano riscontro nelle tombe etrusche.

Fig. 1. Tarquinia, Tomba delle Olimpiadi, 510-500 a.C., particolare del timpano della parete d’ingresso, disegno : simposiasta adagiato sul ventre, circondato da topolini (da : C. WEBER- LEHMANN, « Spätarchaische Gelagebilder in Tarquinia », Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts. Römische Abteilung 92 (1985), tav. 16.2).

10 Le rappresentazioni femminili si fanno rare in questo gruppo delle feste collettive a terra/su materassi : è la tomba 4780, datata intorno al 500 a.C., che mostra tre uomini vestiti del solo himation, tra i quali è adagiata una donna riconoscibile dal colore chiaro della pelle16 (fig. 2). Con entrambe le braccia circonda il collo del suo compagno. La postura delle gambe delle figure maschili – precisamente la gamba sinistra piegata e appoggiata per terra con il piede visto da sopra – come anche la donna in posizione prona, sono dettagli acquisiti dalla coeva pittura vascolare greca17, dove in generale si tratta di feste con etère. E anche nel nostro esempio etrusco lo status della donna (vestita con chitone, himation e tutulus) è abbastanza dubbio18. La scena mostra più il carattere del classico simposio greco ; sembra per questo probabile che ci troviamo di

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fronte non a una moglie con tutti i diritti, ma piuttosto a una donna con compito d’intrattenere i partecipanti maschili19.

Fig. 2. Tarquinia, Tomba 4780, ca. 500 a.C., timpano della parete di fondo, disegno : festa conviviale con tre uomini e una donna (da : C. WEBER-LEHMANN, « Spätarchaische Gelagebilder in Tarquinia », Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts. Römische Abteilung 92 (1985), tav. 9.2).

11 Analoghi problemi interpretativi si presentano per le scene di komos dello stesso periodo, che rappresentano solo lo svolgimento della festa in un’atmosfera d’ebbrezza. La piccola tomba dei Baccanti, per esempio, viene datata intorno al 500 a.C. e mostra sulla parete di fondo una coppia danzante (fig. 3), circondata da musicisti maschili ed altri comasti20. Come spesso accade in epoca tardo-arcaica, mancano le iscrizioni che faciliterebbero l’identificazione delle due figure. Di norma esse vengono ritenute il committente della tomba e sua moglie, rappresentati durante una processione rituale. Ma è davvero così ? Dal punto di vista puramente iconografico la questione non è risolvibile, perchè il komos può essere concepito in due modi. Nel primo caso può aver uno svolgimento come lo troviamo rappresentato nella tomba della Fustigazione datata intorno al 490 a.C.21 : accanto a porte finte e comasti dionisiaci, sono raffigurati sulla parete di destra due gruppi erotici composti da tre persone ciascuno − due uomini e una donna (fig. 4). I loro modelli iconografici si trovano senza dubbio nella pittura vascolare attica22. Qui certo nessuno penserà di riconoscervi la moglie del committente della tomba. Gruppi erotici di questo genere sono documentati nella pittura tombale in almeno tre casi, tutti tardo-arcaici (accanto alla tomba 4260 è da citare la Tomba dei Tori). Dietro a queste scene erotiche si possono immaginare rituali di tipo dionisiaco e riti salvifici nei quali la potenza sessuale e la fertilità hanno un ruolo determinante.

Fig. 3. Tarquinia, Tomba dei Baccanti, ca. 500 a.C., parete di fondo : coppia danzante (da : S. STEINGRÄBER (a cura di), Etruskische Wandmalerei, Stuttgart – Zürich, 1985, tav. 23).

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Fig. 4. Tarquinia, Tomba della Fustigazione, ca. 490 a.C., parete destra : scena erotica/fustigazione (da : M. MORETTI, Nuovi monumenti della pittura etrusca, Milano, 1966, p. 138).

12 Il secondo concetto di komos che può servire da confronto con la scena della tomba dei Baccanti proviene dalle tombe Cardarelli (510/500 a.C.) e dietro Cardarelli/5591 (500/490 a.C.), l’ultima vicina alla prima non solo in senso spaziale23. Entrambe mostrano una donna insieme a comasti maschili, ma il messaggio ideologico trasportato è completamente diverso da quello descritto per la tomba della Fustigazione. La donna raffigurata sulla parete sinistra della tomba Cardarelli, dall’aspetto del tutto dignitoso, ha il capo coperto dal mantello (fig. 5) ; è preceduta da un piccolo servitore con ventaglio e seguita da una serva con specchio e kyathos. Tutti gli indizi portano a riconoscere in questa figura femminile la moglie del committente della tomba (probabilmente il comasta con la grande kylix davanti a lei). Mi sembra di cogliere nella tomba Cardarelli il tentativo originale etrusco di mettere in scena la coppia legittima di marito e moglie, nucleo dell’oikos, nel quadro di modelli iconografici tradizionali.

Fig. 5. Tarquinia, Tomba Cardarelli, 510/500 a.C., parete sinistra : donna con mantello e servitù (da : S. STEINGRÄBER (a cura di), Etruskische Wandmalerei, Stuttgart – Zürich, 1985, tav. 55).

13 Torniamo brevemente al gruppo tardo-arcaico delle feste collettive celebrate sdraiati per terra. Qui le donne paiono svolgere un ruolo subordinato − non troviamo alcun indizio chiaro della presenza di coppie legittime. L’impressione è che questo tipo

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iconografico voglia esprimere l’appartenenza del committente della tomba ad una comunità di maschi, un’eterìa, un gruppo elitario, i cui membri si considerano dello stesso rango. L’argomento affrontato in queste sepolture è – abbastanza prossimo al suo modello greco – la solidarietà maschile all’interno del ceto elevato relativamente esteso della città di Tarquinia. Il motivo della coppia legittima non trova posto in questo contesto, e non rientra nemmeno nell’intenzione del committente.

14 Un messaggio ideologico completamente diverso trasportano invece le scene di coppie recumbenti a terra : l’esempio più famoso è la celebre tomba della Caccia e Pesca, datata intorno al 510 a.C.24 (fig. 6). In questo caso si tratta di una tomba a due camere. Il timpano di fondo dell’ambiente retrostante – la camera sepolcrale vera e propria – non presenta una festa collettiva su materassi come finora consuetudine, ma una sola coppia uomo-donna. La donna è raffigurata distesa prona (atteggiamento diffuso che già conosciamo), mentre offre all’uomo una corona di foglie. La servitù maschile e quella femminile circonda la coppia, il lato destro del fregio pare maggiormente connotato in senso maschile, quello sinistro in senso femminile (si noti anche la cista appesa su questo lato). Rimane incerto se riconoscere nelle due ragazze le ancelle o le figlie della coppia25. Nella camera anteriore s’incontrano chiari elementi dionisiaci, quali i due satiri nel timpano della parete d’ingresso26 (fig. 7). Molto più dionisiaci che apollinei (come sostenuto da E. Simon27) sono anche gli alberelli con le figure di danzatori e musicista sulle pareti dell’anticamera. Secondo l’opinione comune, questo ambiente sarà stato funzionale alle attività di culto legate alla tomba. La tomba 1999, a camera unica e datata 510-500 a.C., offre un ulteriore esempio per questo tipo di banchetto : diversamente le pitture − purtroppo mal conservate − si trovano qui già sulla parete di fondo e non più nel timpano28. Esse mostrano una coppia adagiata su un materasso, circondata da servitori maschili e comasti (fig. 8). Sulla parete di destra danzano due satiri, di cui uno recante un otre di vino.

Fig. 6. Tarquinia, Tomba della Caccia e Pesca, ca. 510 a.C., timpano della parete di fondo, seconda camera, disegno : coppia recumbente a terra su un materasso (da : C. WEBER-LEHMANN, « Spätarchaische Gelagebilder in Tarquinia », Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts. Römische Abteilung 92 (1985), tav. 5.4).

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Fig. 7. Tarquinia, Tomba della Caccia e Pesca, ca. 510 a.C., timpano della parete d’ingresso, camera anteriore, disegno : satiro (da : C. WEBER-LEHMANN, « Spätarchaische Gelagebilder in Tarquinia », Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts. Römische Abteilung 92 (1985), tav. 11.3).

Fig. 8. Tarquinia, Tomba 1999, 510-500 a.C., parete di fondo, disegno : coppia recumbente a terra su un materasso (da : C. WEBER-LEHMANN, « Spätarchaische Gelagebilder in Tarquinia », Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts. Römische Abteilung 92 (1985), tav. 22.3).

15 Le scene di entrambe le tombe evocano una sfera completamente diversa rispetto ai banchetti collettivi discussi in precedenza, pur essendo anch’esse da collocare in ambiente dionisiaco. L’enfasi in questo caso non è posta sul collettivo maschile, ma in maniera consapevole appunto sulla coppia eterosessuale intesa in senso coniugale. Il significato di questo motivo è noto anche alla pittura vascolare greca, che lo utilizza per le figure sovrumane o divine, specialmente per Dioniso recumbente insieme ad Arianna − per esempio su un’anfora attica a figure nere della Antikensammlung di Monaco (circa 510 a.C.) (fig. 9)29. Qui è intesa la compagna, la partner del dio e non lo svago a pagamento delle etère. Le pitture parietali etrusche vanno in direzione analoga : il banchetto allegro-intimo allude naturalmente anche qui al contatto fisico e in ultima analisi alla forza procreativa, ma dal punto di vista iconografico pone il tutto in un contesto legittimo, attraverso la concentrazione sulla singola coppia. Ciò appare in maniera particolarmente evidente nella tomba della Caccia e Pesca, nell’enfasi posta sulla suddivisione dello sparzio in due parti, quella maschile e quella femminile. Si sottolinea la forza procreativa della coppia, in questo caso senza dubbio la coppia coniugale, vale a dire il committente e sua moglie. Attraverso l’inserimento del committente nella sfera dionisiaca e nel ciclo eterno di vita e morte a questo direttamente connesso, si esprimono speranze legate alla nuova esistenza nell’aldilà – speranze che in fondo paiono essere il tema centrale della decorazione delle due tombe.

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Fig. 9. Anfora attica a figure nere, ca. 510 a.C., Antikensammlung Monaco, Inv. D 1794 (da : K. VIERNEISEL – B. KAESER (a cura di), Kunst der Schale – Kultur des Trinkens, München, 1990, p. 358, fig. 62.4).

16 I banchetti a terra, ancora molto legati alle pratiche rituali e al culto, rappresentano solo uno dei filoni tematici scelti dai committenti delle tombe tarquiniesi nella varietà dei motivi della pittura tardo-arcaica. Il messaggio da trasmettere può essere anche un altro. Veniamo ora ai banchetti su klinai :

17 Il più antico banchetto su kline della pittura parietale etrusca – non dell’arte etrusca nel suo complesso, perché scene di banchetto su klinai compaiono già sulle terrecotte architettoniche, ad esempio di Murlo/Poggio Civitate intorno al 580-70 a.C.30 – si trova nella tomba Bartoccini a Tarquinia31. Datata intorno al 520 a.C. è contemporanea alla tomba delle Leonesse. La tomba è insolitamente ampia per questo periodo e si compone di ben quattro camere. L’articolata scena di banchetto si colloca nel timpano posteriore della camera centrale (fig. 10), mentre gli altri timpani mostrano un repertorio più tradizionale con ippocampi e scene di lotta tra animali. Al centro della scena conviviale vediamo due klinai − su quella di destra è raffigurato un uomo, su quella sinistra due maschi recumbenti anche loro, ma di dimensioni ridotte, probabilmente giovani. Nella parte destra del timpano una donna apparentemente a mani vuote siede su una sedia con ampia spalliera e poggia i piedi su uno sgabello. Dietro di lei, si collocano una ragazza in piedi e una terza donna seduta a terra su un cuscino, che tiene una lunga asta nella mano destra. Tutto concorre a presentarci l’immagine rappresentativa di un nucleo familiare : il committente della tomba si mostra nel suo ruolo di capofamiglia e guida della casa ; a fianco siede, molto dignitosa su un proprio arredo, la mater familias. Il pittore sembra voler trasmettere il legame emotivo dei coniugi attraverso il dettaglio del braccio del marito adagiato sulla spalla della moglie (questa parte della pittura è però molto rovinata). La coppia è affiancata dalla discendenza maschile (due figli a sinistra) e probabilmente anche da quella femminile (una figlia in piedi dietro la madre). Nella donna con l’asta seduta sul cuscino si potrebbe riconoscere un’altra figlia o – magari più probabile − un’anziana balia. Definiamo questo tipo come banchetto familiare, differente dal punto di vista iconografico dal banchetto di coppia per la presenza dei figli legittimi. Le tre camere sepolcrali della tomba Bartoccini – è la più grande delle tombe arcaiche di Tarquinia – rispondono bene ai valori familiari enfatizzati nel timpano. Come è già stato notato, la scena ricorda nei suoi motivi (soprattutto la donna seduta e la presenza dei figli) il celebre gruppo di Geneleos dall’Heraion di Samo, una quarantina d’anni più antico32. La figura della legittima compagna, la moglie appunto, ritratta seduta su una propria sedia, è comunque un motivo ben noto anche al resto del mondo greco in questo periodo. È da citare un gruppo di quattro rilievi di purtroppo incerta funzione della fine del VI - prima metà del V sec. a.C., provengono da Tegea nel Peloponneso e dalle isole di Paro e Taso (fig. 11), uno è conservato al Museo Nazionale di Atene33. La posizione seduta sottolinea la

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legittimità della donna e allude alla sua funzione di domina della casa. Interessante è inoltre il caso delle tre partecipanti alla festa (religiosa/sacrificale ?), sedute sulle loro sedie accanto ai maschi recumbenti su klinai, raffigurate su uno psyktèr attico a figure nere del gruppo di Leagros, datato 510/500 a.C., che sicuramente non si interpretano come le solite etère (fig. 12)34.

Fig. 10. Tarquinia, Tomba Bartoccini, 520 a.C., timpano posteriore della camera centrale, disegno : scena di banchetto con donna seduta su propria sedia (da : C. WEBER-LEHMANN, « Spätarchaische Gelagebilder in Tarquinia », Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts. Römische Abteilung 92 (1985), tav. 27.4).

Fig. 11. Rilievo da Taso, ca. 460 a.C., Mus. 1947 (da : K. VIERNEISEL – B. KAESER (a cura di), Kunst der Schale – Kultur des Trinkens, München, 1990, p. 202, fig. 32.11).

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Fig. 12. Psyktèr attico a figure nere, gruppo di Leagros, 510/500 a.C., Mus. Naz. Tarquinia RC 6823 : festa probabilmente religiosa/sacrificale con donne sedute sulle loro sedie (da : P. SCHMITT PANTEL, La cité au banquet. Histoire des repas publics dans les cités grecques, Rome, 1992, fig. 21).

18 In Etruria la figura della donna partecipante al banchetto seduta su sedia propria non è limitata alla tomba Bartoccini, anche se ritorna soltanto in pochi altri casi. Qui è importante il gruppo delle stele funerarie da Fiesole e dintorni del V sec. a.C. con due testimonianze (la stele detta da “Sansepolcro” con coppia e la stele Travignoli con tre partecipanti)35. In una variante un po’ meno dignitosa con donna su semplice diphros il motivo s’incontra più tardi sulla parete di sinistra della purtroppo mal conservata tomba tarquiniese 808, databile con qualche difficoltà alla prima metà del IV secolo a.C. 36. Mi pare che non siamo in grado di escludere a priori l’eventualità di reali costumi etruschi37. Non è nemmeno necessario riconoscere nel committente della tomba Bartoccini uno straniero, per esempio un immigrato dalla Ionia, come aveva con molta prudenza proposto Cornelia Weber-Lehmann38. Decisivo per la scelta del motivo era ciò che le pitture dovevano esprimere, vuol dire il messaggio ideologico a loro affidato dal committente etrusco. Nel caso della tomba Bartoccini egli si presenta quale fondatore della famiglia e capo di un oikos ben organizzato, di cui naturalmente la mater familias era parte integrante.

19 La tomba Bartoccini rimane tuttavia un esperimento che non era destinato ad avere un seguito : il motivo iconografico pare soddisfare solo parzialmente le esigenze ideologiche della Tarquinia di tardo VI e primo V secolo a.C. Soprattutto trova difficoltà la volontà di esprimere il legame intimo dei coniugi tramite questo tipo d’immagine. Così la tomba dei Vasi Dipinti − a una sola camera costruita intorno al 500 a.C. − mostra la coppia recumbente insieme sulla kline sulla parete di fondo, circondata da danzatori su quelle laterali39. In un gesto intimo l’uomo tocca il mento della donna (fig. 13). Rimane incerto se le due figure giovanili sullo sgabello a sinistra della kline possano interpretarsi come i figli dei banchettanti40. Ne dubito, vista una certa

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componente erotica nel gruppo − il giovane nudo abbraccia la ragazza mentre tiene un volatile (possibile giocattolo, ma anche segno di fertilità e sessualità) nella sinistra. In ogni caso possiamo però riconoscere nei personaggi sulla kline la coppia coniugale nella sua ultima dimora.

Fig. 13. Tarquinia, Tomba dei Vasi Dipinti, ca. 500 a.C., parete di fondo, facsimile : coppia recumbente insieme sulla kline (da : M. MOLTESEN – C. WEBER-LEHMANN, Etruskische Grabmalerei. Faksimiles und Aquarelle. Dokumentation aus der Ny Carlsberg Glyptothek und dem Schwedischen Institut in Rom, Mainz a.R., 1992, p. 58, fig. 1.49).

20 Al più tardi intorno al 500 a.C. siamo finalmente di fronte a quel tipo di banchetto che diverrà caratteristico per il periodo successivo. Mi riferisco al banchetto collettivo su klinai di grande formato. Il primo vero esempio è la (oggi quasi completamente rovinata) tomba del Vecchio41 : la parete posteriore e quelle laterali erano ornate da una kline ciascuna, quindi un triclinio con le pareti laterali purtroppo molto danneggiate. Della scena centrale di fondo esistono disegni che mostrano un uomo dai capelli chiari, forse bianchi – la figura eponima della tomba – e una donna con tutulus riccamente adorna : senz’altro il committente della tomba e sua moglie. Come già nella tomba dei Vasi Dipinti, lei regge una corona-ghirlanda, lui tiene la grande kylix. A differenza della tomba precedente, la coppia è però circondata da altri banchettanti (almeno una coppia mista a destra), quindi inserita in un collettivo.

21 Classico rappresentante di questo tipo collettivo è la tomba del Triclinio datata intorno al 470 a.C., che sulla parete di fondo mostra tre klinai, ciascuna ospitante una coppia uomo-donna recumbente (fig. 14)42. Queste coppie non presentano caratteri individuali, anche il committente della tomba non è enfatizzato. Molto simile nel tipo, ma più scadente nella qualità, è il banchetto della tomba dei Leopardi (480/70 a.C.) con tre klinai (due coppie miste e due maschi sulla terza kline). Gli influssi della pittura vascolare attica a figure rosse sono chiaramente riconoscibili, come rivela fra l’altro il dettaglio della kline vista dal lato breve 43. Tuttavia le pitture parietali etrusche mostrano assai verosimilmente coppie legittime, cioè sposate (anche se soltanto le tombe di IV secolo a.C. con le loro iscrizioni ne forniscono la prova sicura).

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Fig. 14. Tarquinia, Tomba del Triclinio, ca. 470 a.C., parete di fondo, facsimile : tre coppie su klinai (da : M. MOLTESEN – C. WEBER-LEHMANN, Etruskische Grabmalerei. Faksimiles und Aquarelle. Dokumentation aus der Ny Carlsberg Glyptothek und dem Schwedischen Institut in Rom, Mainz a.R., 1992, p. 36, fig. 1.22).

22 In generale la varietà dei motivi iconografici della pittura parietale tarquiniese si perde abbastanza rapidamente nel corso del V secolo a.C. Sulle pareti domina ormai quasi incontrastato il tipo del banchetto collettivo su klinai44, maschi recumbenti a terra (in parte nudi) compaiono ancora per un certo periodo come relitto iconografico nel timpano, rimandano ora però soltanto genericamente alla sfera dionisiaca. Di regola le tombe con scene di banchetto mostrano da tre a cinque klinai di grande formato. I partecipanti possono essere o di entrambi i sessi45, nel cui caso però il numero delle donne varia, oppure esclusivamente maschi. Quest’ultima variante è meno diffusa, un esempio famoso offre la tomba delle Bighe intorno al 490/80 a.C.46. Secondo l’occasione e il luogo della festa conviviale paiono poter variare anche il numero e il sesso dei partecipanti.

23 Inoltre occorre tenere in considerazione che esistono delle differenze regionali tra le città stato dell’Etruria. Le contemporanee scene conviviali dipinte nelle tombe a camera di Chiusi ad esempio si svolgono praticamente in assenza di partecipanti femminili (p.es. Tomba di Orfeo ed Euridice, di Poggio al Moro, del Pozzo a Poggio Renzo, del Colle Casuccini)47. A Tarquinia comunque, quando appaiono, le donne dei banchetti sono sempre abbigliate in maniera conveniente, non sono mai sole sulla kline, e non reggono coppe potorie – se non in rare eccezioni48 − ma piuttosto uova, corone, ecc. La prole legittima non sembra rivestire un ruolo importante nella auto-rappresentazione49, e non esistono raffigurazioni di bambini piccoli.

24 Riassumendo si può affermare che le pitture del periodo tardo-arcaico mostrano dal punto di vista formale una forte dipendenza dall’iconografia greca. La scelta del motivo da parte del committente etrusco avveniva tuttavia in maniera consapevole e individuale : esso doveva trasmettere un determinato messaggio, rispondente agli ideali della vita aristocratica e alle esigenze dell’arte funeraria. Il ceto aristocratico della seconda metà del VI sec. a.C. si mostra ancora abbastanza aperto, anche nella scelta dei soggetti che dovevano ornare le tombe. Non esistono ancora tipi canonici, né rigide convenzioni figurative. Il motivo della festa collettiva maschile a terra, importante proprio e soltanto in fase tardo-arcaica, sembra a chi scrive espressione di una volontà d’integrazione sociale tra personaggi politicamente di ugual rango, ambientato in un contesto rituale. A complemento esistono naturalmente di fronte al tema della morte

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anche altri valori, meno legati all’aspetto collettivo. A questi risponde il motivo della coppia uomo-donna, possiamo dire marito-moglie, unità riproduttiva e nucleo della società. Secondo l’intenzione individuale del committente l’immagine della coppia può porre l’enfasi sul (ben governato) oikos aristocratico (p.e. il banchetto familiare della tomba Bartoccini), ma anche divenire espressione di speranze salvifiche di carattere elitario (è questa la funzione dei banchetti di coppie recumbenti a terra con riferimenti alla sfera dionisiaca). A partire dal 500 a.C. il motivo serve inoltre a dimostrare l’appartenenza ad un ceto aristocratico con valori in comune, funzione assolta dalla rappresentazione dei banchetti collettivi con coppie su klinai. Alla fine sarà questo il tipo destinato a prevalere. La successiva perdita della varietà iconografica e la standardizzazione dei motivi nella pittura funeraria vanno comunque interpretate come segnali di una dinamica sociale in flessione nella Tarquinia del V secolo a.C.

NOTE

1. Si veda fra altri L. BONFANTE, «Etruscan Couples and Their Aristocratic Society», in H.P. FOLEY (a cura di), Reflections of Women in Antiquity, New York – London – Paris, 1981, p. 323-343; EAD., «Etruscan Couples Again», in P. AMANN – M. PEDRAZZI – H. TAEUBER (a cura di), Italo – Tusco – Romana. Festschrift für Luciana Aigner-Foresti zum 70. Geburtstag am 30. Juli 2006, Wien, 2006, p. 31-37; M. NIELSEN, «Commemoration of married couples in Etruria: images and inscriptions», in L. LARSSON LOVÉN – A. STRÖMBERG (a cura di), Ancient Marriages in Myth and Reality, Cambridge, 2010, p. 150-169. In generale B. D’Agostino, «La donna in Etruria», in M. BETTINI (a cura di), Maschile/femminile. Genere e ruoli nelle culture antiche, Roma − Bari, 1993, p. 61- 73; P. AMANN, Die Etruskerin. Geschlechterverhältnis und Stellung der Frau im frühen Etrurien (9.-5. Jh.v.Chr.), Wien, 2000 e EAD., «Sur les traces de la femme étrusque. Le rôle de l’élément féminin dans la société étrusque», Bulletin de l’Association Guillaume Budé 2, 2015, 19- 49 2. Per gli elementi architettonici dipinti si veda A. NASO, Architetture dipinte. Decorazioni parietali non figurate nelle tombe a camera dell’Etruria meridionale (VII-V sec. a.C.), Roma, 1996; per la pittura degli inizi in generale S. STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei von der geometrischen Periode bis zum Hellenismus, München, 2006, p. 31- 62. 3. Panoramica sullo sviluppo della pittura funeraria a Tarquinia in S. STEINGRÄBER (a cura di), Etruskische Wandmalerei, Stuttgart – Zürich, 1985, p. 23-28 (S. Steingräber). 4. Per il motivo e la sua diffusione in area mediterranea nell’antichità si vedano i lavori fondamentali di B. FEHR , Orientalische und griechische Gelage, Bonn, 1971 e specialmente J.-M. DENTZER, Le motif du banquet couché dans le Proche-Orient et le monde grec du VIIe au IVe siècle avant J.- C., Rome, 1982; K. VIERNEISEL – B. KAESER (a cura di), Kunst der Schale – Kultur des Trinkens, München, 1990; da ultimo P. AMANN, «"Banquet and grave". The material basis, aims and first results of a recent research project», in C.M. DRAYCOTT – M. STAMATOPOULOU (a cura di), Dining and Death. Interdisciplinary perspectives on the 'funerary banquet' in ancient art, burial and belief (Oxford, 25-26.9.2010), Colloquia Antiqua. Leuven, 2016, in stampa. 5. Cf. S. STEINGRÄBER (a cura di), Etruskische Wandmalerei, Stuttgart – Zürich, 1985, p. 50- 51, 57 (C. Weber-Lehmann). Per il banchetto etrusco si veda S. DE MARINIS, La tipologia del banchetto nell’arte etrusca arcaica, Roma, 1961; C. WEBER-LEHMANN, «Spätarchaische Gelagebilder in Tarquinia»,

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Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts. Römische Abteilung 92 (1985), p. 19-44; L. CERCHIAI – B. D’AGOSTINO, «Il banchetto e il simposio nel mondo etrusco», in Thesaurus cultus et rituum antiquorum, II, 2004, p. 254-267. 6. Tralascio in questa sede altre scene di danza, nelle quali i danzatori maschili e femminili non sono ordinate a coppie. Per la presenza di figure femminili nella pittura tombale etrusca vedi la panoramica di Ch. SCHEFFER, «Women in Etruscan Tomb-Painting», in L. LARSSON LOVÉN – A. STRÖMBERG (a cura di), Public Roles and Personal Status. Men and Women in Antiquity. Proceedings ot the Third Nordic Symposium on Gender and Women’s History in Antiquity (Kopenhagen, 3.-5.10.2003), Sävedalen, 2007, p. 35-54. 7. S. STEINGRÄBER (a cura di), Etruskische Wandmalerei, Stuttgart – Zürich, 1985, nr. 88-89, p. 333-334; B. D’AGOSTINO, «Dal palazzo alla tomba. Percorsi della imagerie etrusca arcaica», in Miscellanea etrusca e italica in onore di Massimo Pallottino, Archeologia Classica 43 (1991), 1, p. 230-232. 8. Scene di prothesis s’incontrano sui rilievi funerari tardo-arcaici di Chiusi: J.-R. JANNOT, Les reliefs archaïques de Chiusi, Rome, 1984, p. 368-373. Vedi anche B. D’AGOSTINO, «Image and Society in Archaic Etruria», Journal of Roman Studies 79 (1989), p. 3-5. 9. Titolo: Bankett und Grab. Vergleichende Untersuchungen zu einem zentralen Bildthema der Sepulkralkunst und den damit verbundenen Wertvorstellungen im etrusko-italischen, mutterlandgriechisch-kleinasiatischen sowie levantinisch-vorderasiatischen Raum (8.- 3. Jh.v.Chr.). Il progetto (2009-2013) è stato finanziato dal Fondo Austriaco per la scienza (FWF): P 20953-G02. 10. S. STEINGRÄBER (a cura di), Etruskische Wandmalerei, Stuttgart – Zürich, 1985, nr. 77, p. 324-325 (con bibliografia); WEBER-LEHMANN, Spätarchaische Gelagebilder, p. 38-39. 11. Nel loculo della parete di fondo si trovano i resti di un’altra scena miniaturistica di banchetto a terra, mal riconoscibile (due banchettanti) ed eventualmente più tarda: Da ultimo STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, p. 325. 12. B. D’AGOSTINO, «Image and Society in Archaic Etruria», Journal of Roman Studies 79 (1989), p. 7-8 (cratere come simbolo del committente della tomba). Ampia discussione degli accenni dionosiaci in F.-H. MASSA-PAIRAULT, «La Tombe des Lionnes à Tarquinia», Studi Etruschi 64 (1998 [2001]), p. 43-70. 13. Si veda per esempio: coppa laconica, probabilmente proveniente dall’Italia, databile verso 560 a.C. (collezione Campana, Mus. Louvre, E 667) (DENTZER, Motif, fig. 107); coppa attica a figure nere del gruppo Andocide, verso 520 a.C. (Essen, Mus. Folkwang, A 169) (A. SCHÄFER, Unterhaltung beim griechischen Symposion. Darbietungen, Spiele und Wettkämpfe von homerischer bis in spätklassische Zeit, Mainz a.R., 1997, p. 102, tav. 14.1); B. KAESER, «Symposion im Freien», in VIERNEISEL – KAESER, Kunst der Schale, p. 306-309, fig. 51.1, 51.3. Fregio da Asso: WEBER-LEHMANN, Spätarchaische Gelagebilder, tav. 32.1. 14. STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 66 (Tomba del Frontoncino), nr. 114 (Tomba Tarantola), nr. 160 (Tomba 5039) e nr. 167 (Tomba 5898 – qui la rappresentazione è interrotta dal pilastro centrale). Per l’intero gruppo vedi specialmente WEBER-LEHMANN, Spätarchaische Gelagebilder (tav. 5, 8, 14). Per un confronto nell’ambito della ceramica greca orientale vedi R.M. COOK – P. DUPONT, East Greek Pottery, London – New York 1998, p. 80, fig. 10.2. Relitti iconografici quali singoli simposiasti reclinati negli angoli dei timpani si trovano anche in tombe più tarde, dove in generale alludono al tema del banchetto. 15. STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 92, p. 336-337; WEBER-LEHMANN, Spätarchaische Gelagebilder, p. 31, tav. 15-16. Per i topolini cfr. il fregio di sull’Ermo (DENTZER, Motif, p. 230-234, fig. 320-328, spec. fig. 321) e un frammento d’anfora di ceramica di Fikellura (H.P. LAUBSCHER, «Eine Fikellura-Scherbe», Archäologischer Anzeiger 1966, p. 489, fig. 1). Vedi in proposito anche la tomba del Topolino.

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16. È una tomba a camera unica con piccolo loculo, le pitture sono state distrutte nel 1971 da tombaroli. STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 157, p. 375; WEBER-LEHMANN, Spätarchaische Gelagebilder, p. 23-24, 32, tav. 9,1-2. 17. Si veda per confronto p.es. WEBER-LEHMANN, Spätarchaische Gelagebilder, tav. 19.1 (coppa di Macrone, New York, Metrop. Mus.); SCHÄFER, Unterhaltung, tav. 18.1 (coppa attica a figure rosse di Apollodoro, proprietà privata); VIERNEISEL – KAESER, Kunst der Schale, p. 223, fig. 36.4a-b. 18. La letteratura non è unanime: WEBER-LEHMANN, Spätarchaische Gelagebilder, p. 32 non riconosce un’etera (segue SCHEFFER, Women in Etruscan Tomb-Painting, p. 39, nota 16), per S. STEINGRÄBER invece (STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, p. 375) una tale interpretazione è probabile. 19. Nei timpani delle tombe 4260 (STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 156, p. 375) e 3988 (STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 152, p. 374, pitture di dubbia autenticità) della prima metà del V sec. a.C. sono rappresentati un uomo e una donna sdraiati a terra, ma separati (nel caso della tomba 4260 affiancano una grande anfora). In questo caso la coppia nel timpano sembra avere prevalentemente la funzione d’alludere al carattere erotico del convivio. Il "vero" banchetto con diverse klinai si trova ormai sulle pareti. Cf. a riguardo anche i resti di scene erotiche nella tomba 4260. Per il problema vedi AMANN, Die Etruskerin, p. 146-149, 164. 20. STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 43, p. 292. Tomba a camera unica: lung. 2,43 m, larg. 2,40 m. Steingräber vorrebbe riconoscere la moglie del committente. 21. Tomba a camera unica. M. MORETTI, Nuovi monumenti della pittura etrusca, Milano, 1966, p. 136-141, spec. 138 (fig.); STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 67, p. 315; S. STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei von der geometrischen Periode bis zum Hellenismus, München, 2006, p. 100, 114-115 (fig.). 22. Cf. una scena molto simile su una coppa attica a figure rosse conservata a Firenze, Mus. Arch. 3921, 490/80 a.C.: SCHÄFER, Unterhaltung, tav. 24.2. 23. MORETTI, Nuovi monumenti, p. 94-102, spec. p. 97; STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 53, p. 304-305 e nr. 164, p. 378-379; AMANN, Die Etruskerin, p. 156-157; S. STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei von der geometrischen Periode bis zum Hellenismus, München, 2006, p. 100. 24. Esistono numerosi studi a riguardo: STEINGRÄBER. Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 50, p. 301-302 (con bibliografia precedente); WEBER-LEHMANN, Spätarchaische Gelagebilder, p. 24-25; L. CERCHIAI, «Sulle tombe del Tuffatore e della Caccia e Pesca. Proposta di lettura iconologica», Dialoghi di Archeologia 5.2 (1987), p. 113-123; B. D’AGOSTINO, «Image and Society in Archaic Etruria», Journal of Roman Studies 79 (1989), p. 6; M. TORELLI, «Limina Averni. Realtà e rappresentazione nella pittura tarquiniese arcaica», in IDEM, Il rango, il rito e l’immagine, Milano, 1997, p. 142; AMANN, Die Etruskerin, p. 147-148; C. WEBER-LEHMANN, «Die etruskische Grabmalerei: Bilder zwischen Tod und ewigem Leben», in Die Etrusker. Luxus für das Jenseits. Bilder vom Diesseits – Bilder vom Tod, Ausstellungskatalog (Hamburg), München 2004, p. 136-143. 25. Per WEBER-LEHMANN, «Die etruskische Grabmalerei», p. 141 sono le figlie. 26. WEBER-LEHMANN, «Spätarchaische Gelagebilder», p. 27, tav. 11.2-3. 27. E. SIMON, «Die Tomba dei Tori und der etruskische Apollonkult», Jahrbuch des Deutschen Archäologischen Instituts 88 (1973), p. 27-42. 28. STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 141, p. 368 (parla erroneamente di una kline); WEBER-LEHMANN, «Spätarchaische Gelagebilder», p. 37-38, fig. 1, tav. 22; M. TORELLI, «Limina Averni. Realtà e rappresentazione nella pittura tarquiniese arcaica», in IDEM, Il rango, il rito e l’immagine, Milano, 1997, p. 135; L. CERCHIAI – B. D’AGOSTINO, «Il banchetto e il simposio nel mondo etrusco», in Thesaurus cultus et rituum antiquorum, II, 2004, p. 257 (Cerchiai vorrebbe riconoscere nel personaggio maschile Dioniso in persona).

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29. Inv. D 1794. VIERNEISEL – KAESER, Kunst der Schale, p. 330, fig. 56.7 e p. 358, fig. 62.4; C. WEBER- LEHMANN, Spätarchaische Gelagebilder, tav. 30.2. Per il banchetto dionisiaco vedi in generale FEHR, Orientalische und griechische Gelage , p.es. p. 89-91; DENTZER, Motif, p. 118-120. 30. S. STOPPONI (a cura di), Case e palazzi d’Etruria, catalogo della mostra, Milano, 1985, p. 64-154; A. RATHJE, «Alcune considerazioni sulle lastre da Poggio Civitate con figure femminili», in: A. RALLO (a cura di), Le donne in Etruria, Roma, 1989, p. 75-84; CERCHIAI – D’AGOSTINO, Banchetto, p. 255. 31. MORETTI, Nuovi monumenti, p. 8-16; STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 45, p. 294-295; WEBER-LEHMANN, Spätarchaische Gelagebilder, p. 41-44, tav. 27; AMANN, Die Etruskerin, p. 151-152; L. CERCHIAI – B. D’AGOSTINO, «Il banchetto e il simposio nel mondo etrusco», in Thesaurus cultus et rituum antiquorum, II, 2004, p. 257. 32. Si veda di recente E. BAUGHAN, «Sculpted Symposiasts of Ionia», American Journal of Archaeology 115 (2011), p. 20-22, 37-44 (con bibliografia precedente). 33. R.N. THÖNGES-STRINGARIS, «Das griechische Totenmahl», Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts. Athenische Abteilung 80 (1965), p. 3-13; DENTZER, Motif, p. 252-262, R 260, 286, 316, 144. Vedi anche VIERNEISEL – KAESER, Kunst der Schale, p. 202-203 (B. Kaeser); H.A. SHAPIRO, «Looking at Sculpture and Vases Together: The Banqueting Hero», in S. SCHMIDT – J.H. OAKLEY (a cura di), Hermeneutik der Bilder. Beiträge zur Ikonographie und Interpretation griechischer Vasenmalerei, München, 2009, p. 177- 186. Sono questi i precursori dei famosi cos. “Totenmahlreliefs” greci, di sfortunata denominazione nella letteratura scientifica, perchè non rafigurano un defunto, ma un eroe. Vedi AMANN, Banquet (cit. nota 4). 34. Una quarta donna è raffigurata stante. Va notato che il luogo di ritrovamento di questo refrigeratore per vino è Tarquinia (Mus. Naz. Tarquinia, RC 6823): Beazley-Archive vaso nr. 7648 (www.beazley.ox.ac.uk); P. SCHMITT PANTEL, La cité au banquet. Histoire des repas publics dans les cités grecques, Rome, 1992, p. 397-399, fig. 21. Le donne sedute tengono un kantharos nelle mani. Per il problema della partecipazione femminile e i diversi tipi di commensalità in Grecia si veda J. BURTON, «Women’s Commensality in the Ancient Greek World», Greece & Rome 45.2 (1998), p. 143-165; S. CORNER, «Did ‘respectable’ women attend symposia?», Greece & Rome 59 (2012), p. 34-45. 35. DE MARINIS, La tipologia, p. 30, nr. 91-92, p. 74; AMANN, Die Etruskerin, p. 174-75. Nel gruppo delle pietre fiesolane il motivo della donna seduta su propria sedia si trova anche in modo isolato. Vedi adesso P. AMANN, «Le ‘pietre fiesolane’: repertorio iconografico e strutture sociali», in S. STEINGRÄBER (a cura di), Cippi, stele, statue-stele e semata. Testimonianze in Etruria, nel mondo italico e in Magna Grecia dalla Prima Età del Ferro fino all'Ellenismo, Atti del Convegno Internazionale (Sutri, 24-25 aprile 2015), in stampa. Poco sicuro è un rilievo da Chiusi (DE MARINIS, La tipologia, p. 59, nr. 56; JANNOT, Les reliefs, p. 364, nota 243: falso), dove però il motivo della donna seduta è ben noto in ambiente funerario. 36. MORETTI, Nuovi monumenti, p. 286-290, 289 (fig.); C. WEBER-LEHMANN, «Zur Datierung der tarquinischen Wandmalerei des 5. und 4. Jhs.v.Chr.», in: Die Aufnahme fremder Kultureinflüsse in Etrurien und das Problem des Retardierens in der etruskischen Kunst, Mannheim, 1981, fig. 9 (disegno); STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 130, p. 364. Evidenti sono gli influssi iconografici del cos. gruppo attico dei “Totenmahlreliefs” (vedi sopra nota 33). 37. Sembra ovvia l’esistenza di diversi tipi di commensalità che potevano anche cambiare nel corso del tempo. 38. WEBER-LEHMANN, Spätarchaische Gelagebilder, p. 44. 39. STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 123, p. 361-362; M. MOLTESEN – C. WEBER-LEHMANN, Etruskische Grabmalerei. Faksimiles und Aquarelle. Dokumentation aus der Ny Carlsberg Glyptothek und dem Schwedischen Institut in Rom, Mainz a.R., 1992, p. 57- 59. 40. In questo senso si esprimono C. WEBER-LEHMANN (in STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, p. 51); S. STEINGRÄBER (Etruskische Wandmalerei, 1985, p. 362); SCHEFFER, Women in Etruscan Tomb-

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Painting, p. 39, nota 15. Vedi a proposito anche N. LUBTCHANSKY, «Divine ou mortelle ? Les femmes de la Tombe du Baron de Tarquinia», in F.- H. MASSA PAIRAULT (a cura di), L’image antique et son interprétation (Collection de l’École française de Rome), Rome, 2006, p. 219-236. 41. STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 124, p. 263; MOLTESEN – WEBER-LEHMANN, Etruskische Grabmalerei, p. 60-61. 42. Tomba del Triclinio: STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 121, p. 360; MOLTESEN – WEBER-LEHMANN, Etruskische Grabmalerei, p. 36-40. Tomba dei Leopardi: STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 81, p. 327; MOLTESEN – WEBER-LEHMANN, Etruskische Grabmalerei, p. 31-33. 43. Cfr. p.es. la coppa attica a figure rosse del Pittore della Fonderia a Cambridge, Mus. Fitzwilliam, 490/80 a.C.: Beazley Archive vaso nr. 204353 (www.beazley.ox.ac.uk). 44. Eccezionale è la Tomba del Letto Funebre (460-450 a.C.), nella quale è riconoscibile molto probabilmente una scena di banchetto rituale all’aperto con partecipanti maschili e femminili separati: STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 82, p. 327-328; N. SCALA, «La tomba del letto funebre di Tarquinia. Un tentativo di interpretazione», Prospettiva 85 (1997), p. 46-52. 45. È questo il caso nelle tombe 3988 (prima metà V sec. a.C., autenticità dubbia), della Caccia al Cervo (intorno al 450 a.C.), della Scrofa Nera (solo una donna, 450-440 a.C.), della Nave (450-440 a.C.), del Biclinio (450-425 a.C.), dei Demoni Azzurri (solo una donna, ultimo terzo del V sec. a.C.), della Pulcella (fine V sec. a.C.), del Gallo, Querciola I (solo una donna, intorno al 400 a.C.). Nella tomba 5513 (metà V sec. a.C.) quattro uomini sono adagiati su due klinai, mentre le donne stanno in piedi (STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 162, p. 377-378). 46. STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 47, p. 297-299. Cf. anche le tombe Maggi (450-440 a.C.) e dei Pigmei (400-390 a.C.). 47. Questo vale sia per i banchetti a terra sia per quelli su klinai: STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 15, 18, 22, 24. L’elemento femminile è rappresentato da poche danzatrici. Cf. AMANN, Die Etruskerin, p. 155. 48. Come nella Tomba del Biclinio, purtroppo nota soltanto da vecchi disegni inesatti e quindi poco attendibile come fonte: STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei, 1985, nr. 46, p. 296; AMANN, Die Etruskerin, p. 154-155 (cfr. anche per la Tomba del Letto Funebre). 49. Sulla kline della coppia centrale nella Tomba della Scrofa Nera siede una giovane musicista, secondo S. STOPPONI, La tomba della "Scrofa Nera", Roma, 1983, 53 potrebbe trattarsi della figlia del committente.

RIASSUNTI

L’elaborato repertorio figurativo della pittura tombale etrusca si presta bene a un’analisi delle diverse ideologie della coppia. Il tema del banchetto/convivio e le attività connesse, come la danza, offrivano la possibilità di rappresentare insieme i due sessi senza forzature. Dal punto di vista iconografico, nella Tarquinia del periodo tardo-arcaico questo tema si manifesta in una varietà di soluzioni figurative (banchetto/simposio a terra o su klinai, con o senza donne, con donna seduta o recumbente, con una o più coppie) – soluzioni che vengono interpretate non come scelte casuali, ma come portatrici di precisi messaggi ideologici nel complesso tessuto della società tarquiniese. Tramite i diversi tipi della rappresentazione conviviale il committente poteva porre l’enfasi o sulla sua appartenenza a un gruppo di persone di ugual rango, o sul suo (ben governato) oikos aristocratico, ma il motivo poteva anche divenire espressione di speranze

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salvifiche di carattere elitario. Un ruolo chiave rivestono le diverse interpretazioni dell’immagine della coppia uomo-donna.

Le répertoire iconographique de la peinture funéraire étrusque se prête bien à une analyse des différentes idéologies liées à la question du couple. Le thème du banquet/festin et les activités en rapport avec la danse offrent la possibilité de représenter ensemble hommes et femmes sans difficultés particulières. D’un point de vue iconographique, dans la Tarquinia d’époque tardo- archaïque, ce thème se manifeste avec une grande diversité de solutions figuratives (banquet/ symposion à terre ou sur des klinai, avec ou sans femmes, avec femme assise ou couchée, avec un ou plusieurs couples) – solutions interprétées, non comme fruits du hasards, mais comme véhicules de messages idéologiques précis à destination d’une société tarquinienne très complexe. Par les différents types de représentation de banquet, le commanditaire pouvait souligner soit son appartenance à un groupe de personnes de rang égal soit son oikos aristocratique (bien gouverné), mais le motif pouvait aussi devenir expression d’espérances salvatrices de caractère élitiste. Les différentes interprétations de l’image du couple homme- femme remplissent un rôle-clé.

INDICE

Mots-clés : Tarquinia, société, banquet, symposion, femme, famille, oikos, dionysiaque Parole chiave : Tarquinia, società, banchetto, symposion, donna, famiglia, oikos, dionisiaco

AUTORE

PETRA AMANN Institut für Alte Geschichte und Altertumskunde, Papyrologie und Epigraphik Universität Wien [email protected]

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La femme étrusque et son époux à travers l’épigraphie

Lavinia Magnani

1 Cette étude a pour objet le rôle social et familial que remplissait la femme étrusque en tant qu’épouse. J’aborderai la question à travers l’épigraphie, et plus spécifiquement à travers l’analyse du matronyme, un élément propre à l’onomastique étrusque et qui en fait l’originalité.

2 Les Étrusques de naissance libre utilisaient un nom composite presque équivalent à celui des Romains, avec trois éléments principaux, le praenomen (nom individuel), le nomen (nom familial) et le patronyme (le nom du père), éventuellement accompagnés d’un ou plusieurs cognomina (surnoms). Mais la formule onomastique étrusque complète comprenait aussi un matronyme, le nom de la mère.

3 Exemple de nom romain : Caius Cornelius Caii filius

4 Caius est le praenomen, Cornelius le nomen, Caii filius, signifiant « fils de Caius », est le patronyme.

5 Exemple de nom étrusque : Vel Partunus Velus clan Ramthas Cuclnial

6 Vel est le praenomen, Partunus le nomen, Velus clan, signifiant « fils de Vel », est le patronyme, Ramthas Cuclnial, signifiant « de Ramtha Cuclni », est le matronyme.

7 Cette particularité de l’onomastique étrusque est souvent évoquée lorsqu’il s’agit de discuter la condition des femmes en Étrurie, généralement considérée comme meilleure que celles des femmes des sociétés méditerranéennes de la même époque que l’on connaît, notamment les Grecs et les Romains. C’est une idée ancienne qui a été reprise par les études modernes et qui se fonde sur plusieurs éléments, en premier lieu sur les commentaires des auteurs gréco-latins. Selon Théopompe1 les femmes étrusques jouissaient d’une liberté sexuelle inconcevable pour une matrone romaine : elles participaient aux banquets, s’étendaient sur la kliné avec le premier venu au lieu de rester discrètement assises (une accusation vaguement reprise par Aristote, selon qui les Étrusques soupaient avec leur femme, couchés sous la même couverture2), buvaient en quantité, faisaient libre commerce de leur corps et s’exerçaient nues même en présence d’hommes. En outre, Timée3 affirme que les esclaves étrusques servaient les

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convives sans être vêtus et dans la Cistellaria de Plaute, l’esclave Lampadion fait référence à la coutume répandue parmi les femmes étrsuques de se procurer une dot à travers la prostitution4. L’image de débauche que nous peignent les auteurs gréco-latins n’est confirmée ni par l’archéologie ni par l’iconographie. Ces propos relèvent pour la plupart de la médisance et de la calomnie fantaisiste, mais ils suggèrent que les femmes étrusques avaient des droits ou des comportements susceptibles d’être mal compris par des sociétés plus patriarcales.

8 D’autre part, l’historiographie romaine nous a transmis le souvenir de plusieurs femmes d’origine étrusque qui se sont distinguées par leur tempérament énergique et leur influence sur la vie politique : Tanaquil l’épouse de Tarquin l’Ancien, Tullia Minor l’épouse de Tarquin le Superbe, et l’autoritaire aristocrate Urgulania, qui, en raison de son amitié avec l’impératrice Livie, se croyait au-dessus de la loi. Que ces figures aient réellement existé ou qu’elles relèvent d’une construction imaginaire, elles sont révélatrices des caractéristiques que la mentalité classique attribuait aux femmes étrusques et, au moins en ce qui concerne la participation des femmes à la vie sociale, les sources littéraires sont confirmées par l’archéologie.

9 L’iconographie funéraire nous montre des épouses étrusques étendues sur la kliné avec leurs maris, et d’autres petits indices renforcent l’image d’une femme étrusque participant aux manifestations collectives de sa cité : sur les parois de la Tomba delle Bighe, par exemple, sont peints des jeux publics dont les spectateurs appartiennent aux deux sexes.

10 Mais une place d’honneur dans la discussion scientifique sur la condition féminine en Étrurie revient à l’onomastique, où deux aspects sont régulièrement évoqués. Premièrement, la femme étrusque avait un nom bi-membre tout à fait équivalent à celui des hommes : praenomen + nomen, alors que la femme romaine ne possédait pas de praenomen. Officiellement, elle était connue par le seul gentilice, une désignation collective de l’ensemble des membres de la famille, ce qui lui niait donc une identité individuelle. Deuxièmement, la formule onomastique étrusque, aussi bien masculine que féminine, pouvait comprendre le matronyme, ce qui suggère que la matrone étrusque, loin d’être seulement un moyen pour l’homme d’avoir une descendance, était sur un pied d’égalité avec son mari.

11 Remarqués depuis longtemps, ces éléments ont suscité des interprétations parfois très audacieuses de la condition féminine en Étrurie. Dans sa Die Sage von Tanaquil (1870), J. J. Bachofen a défini la société étrusque comme un exemple de Mutterrecht (matriarcat) survivant à l’époque historique. Les interprétations successives ont été plus prudentes. En 1961, J. Heurgon a rectifié l’expression de J. J. Bachofen : ce n’est pas de Mutterrecht qu’il faut parler, mais de Mutterkultur5. Selon J. Heurgon, il est invraisemblable et injustifié de supposer que les femmes étrusques, comme un véritable matriarcat le prévoit, détenaient le pouvoir institutionnel, économique, social et religieux6. J. Heurgon, néanmoins, affirme que la société étrusque était marquée par des modèles sociaux et culturels d’origine non-patriarcale, où les femmes n’étaient pas souveraines mais avaient souvent le dernier mot.

12 L’association entre le peuple étrusque et cette forme de féminisme ante litteram est désormais répandue dans la littérature7. Cependant, il nous semble que toutes les facettes du sujet n’ont pas été traitées de façon véritablement scientifique. Le matronyme, en particulier, est un élément constamment présent dans les études, mais dont le caractère problématique a été quelque peu négligé. Le fait que le matronyme

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existe, à lui seul, n’est pas un signe incontestable du prestige de la femme étrusque, de son poids en tant qu’individu, de son autorité à l’intérieur de la famille. En effet, le comportement épigraphique étrusque est plus variable que son équivalent romain, et le choix des éléments onomastiques inconstant. Il faut déterminer exactement les conditions d’utilisation du matronyme pour pouvoir comprendre la valeur de cet élément onomastique et en tirer des informations sur le rôle que remplissait la matrone dans la société étrusque. L’interprétation traditionnelle du matronyme a été remise en question par E. Benelli8 : dans un article de 2001, il remarque que le matronyme apparaît presque exclusivement dans des contextes funéraires privés et cachés, alors que les inscriptions sur support extérieur présentent une formule onomastique plutôt simplifiée et régulière qui exclut le matronyme. Cela amène E. Benelli à postuler l’existence d’une formule onomastique officielle qui comprend, outre praenomen et nomen, le patronyme seul. D’autre part, il remarque que l’emploi du matronyme dans la Table de Cortone est réservé aux personnes susceptibles d’être confondues avec d’autres en raison de phénomènes d’homonymie et peut ainsi s’expliquer par la simple nécessité de distinguer les individus. En montrant ainsi le caractère problématique de l’emploi du matronyme, E. Benelli a ouvert une piste de recherche qui mérite d’être poursuivie.

13 La présente discussion se fonde sur une expérience méthodologique9 dont le but est d’analyser la signification du matronyme à partir de son contexte d’utilisation. Nous avons pris comme échantillon 500 inscriptions onomastiques d’époque récente constituant le corpus épigraphique de Tarquinia10, provenant à la fois de sarcophages, parois et cippes. Nous les avons étudiées suivant deux types de démarches : premièrement, une approche statistique du corpus permettant de découvrir les critères généraux d’utilisation du matronyme. Deuxièmement, l’étude détaillée d’ensembles funéraires où apparaissent des matronymes, pour comprendre quelles fonctions remplit cet élément onomastique dans un contexte très spécifique. Nous présenterons une de ces études de cas dans la deuxième partie de ce texte.

Observations générales sur l’emploi du matronyme à Tarquinia

14 D’un regard général sur les 500 inscriptions onomastiques de Tarquinia, on peut tirer les informations suivantes.

15 Fig. 1 et fig. 2 : sur la totalité des inscriptions, 17 % présentent un matronyme, 41 % présentent un patronyme. On en déduit que le matronyme fait partie de la culture étrusque de Tarquinia mais ce n’est pas un élément ordinaire et régulier. Le patronyme est beaucoup plus présent.

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Fig. 1. Proportion de matronymes sur la totalité des inscriptions

Fig. 2. Proportion de patronymes sur la totalité des inscriptions

16 Fig. 3 : les inscriptions présentant un matronyme seul (et pas de patronyme) constituent 2 % du total des inscriptions. On en déduit que non seulement le matronyme est moins répandu que le patronyme mais il semble aussi être dépendant du patronyme. Il peut difficilement apparaître seul. C’est un élément onomastique subordonné, ce qui suggère que, d’un point de vue onomastique, père et mère ne sont pas équivalents.

17 Fig. 4 et fig. 5 : 6 % des matronymes apparaissent sur support externe (sur les cippes), contre 25 % des patronymes. Il est donc clair que le contexte privilégie du matronyme est l’hypogée souterrain et non-visible.

18 Fig. 6 : le patronyme est habituellement constitué par le praenomen du père. Le matronyme constitué par le seul praenomen de la mère est un cas de figure virtuellement inexistant. 45 % des matronymes de Tarquinia se composent du

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praenomen + nomen de la mère, 55 % par le nomen seul. Ce constat tout simple est la clé de voûte de la discussion. Si on désignait si souvent la mère uniquement par son nom de famille, il nous semble flagrant que la priorité n’allait pas à l’individualité de la mère mais plutôt à ses origines familiales.

Fig. 3. Répartition des matronymes et patronymes sur les inscriptions totales

Fig. 4. Proportion de matronymes sur support externe et interne

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Fig. 5. Proportion de patronymes sur support externe et interne

Fig. 6. Forme du matronyme

19 Cette vue d’ensemble confirme en grande partie les observations d’E. Benelli : les matronymes sur support extérieur sont rares. Le contexte privilégié du matronyme est l’hypogée, c’est-à-dire la tombe familiale souterraine. À titre d’exemple, nous nous pencherons sur l’un de ces hypogées, la Tombe des Boucliers, où sont bien résumées les différentes pistes de réflexion qu’on peut suivre pour interpréter le matronyme. En outre, la Tombe des Boucliers présente l’avantage d’être très riche en informations prosopographiques, ce qui facilite beaucoup un travail sur les dynamiques familiales étrusques et la place qu’elles laissaient à la femme.

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La Tombe des Boucliers

20 La Tombe des Boucliers est un hypogée de la fin du IVe siècle, situé dans la nécropole de Monterozzi. Le CIE propose une généalogie de la famille Velcha reconstruite à partir des inscriptions onomastiques de l’hypogée (fig. 7). La tombe est composée de quatre chambres, indiquées par les lettres A, B, C et D (fig. 8). Les chambres B, C et D étaient des espaces véritablement funéraires, B étant le principal, avec quatorze boucliers peints sur ses parois pour représenter sans doute les quatorze personnes qui y étaient déposées. La chambre A avait une fonction décorative et commémorative. Elle est entièrement décorée par une fresque à figures humaines. Les Velcha y apparaissent, identifiés presque tous par des didascalies.

Fig. 7. Généalogie des Velcha établie par O. A. Danielsson dans le CIE II, 1, 3. Le schéma a été reproduit par l’auteur, avec l’ajout des références aux épitaphes relatives à chaque membre de la famille (A q = chambre A, épitaphe q)

Fig. 8. Plan de la Tombe des Boucliers. Les petites lettres correspondent aux inscriptions pariétales

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21 Nous reconnaissons trois grandes scènes11 : un cortège de magistrats guidé par Larth I, fondateur de l’hypogée, auquel participent d’autres membres de la famille ; une scène de banquet dans l’Au-delà, avec, d’un côté, Larth I et sa femme Velia Seitithi, de l’autre côté, Velthur I et Ravnthu Aprthnai, parents de Larth I ; l’héroïsation de Velthur I, avec sa femme Ravnthu Aprthnai comme spectatrice. Nous trouvons vingt inscriptions pariétales dans la chambre A, à la fois des didascalies identifiant les personnages peints et des épitaphes indiquant qui est déposé dans les chambres adjacentes. Six autres épitaphes pariétales se trouvent dans la chambre B et une dans la chambre C.

22 Aussi bien la décoration que la disposition des sépultures dans cette tombe mettent en valeur le couple et les noyaux familiaux : le fondateur Larth I et sa femme Velia Seitithi sont représentés ensemble en train de banqueter, ainsi que Velthur I et sa femme Ravnthu Aprthnai, représentés une deuxième fois lors de l’héroïsation de Velthur I. Dans la scène du cortège, Larth I, Velia Seitithi et leurs enfants Velthur II et Velchai apparaissent ensemble, ainsi que leurs cousins, Velthur III avec sa femme Aninai et leur fille Larthi. Ces trois dernières personnes sont déposées côte à côte dans la chambre B. De même, le frère de Velthur III, Laris, est déposé avec sa femme.

23 Les matronymes, en revanche, ne sont pas très fréquents. Même si la tombe est très riche en inscriptions onomastiques, il n’y a que trois matronymes, contre onze patronymes. Cela nous confirme encore une fois que le matronyme est un élément plutôt rare en épigraphie. Deux matronymes font partie de deux longues inscriptions dédiées au fondateur Larth I : la première (A i) se trouve au-dessous du personnage de Larth I en train de banqueter. C’est une longue inscription dont la lecture est beaucoup discutée.

24 Lecture de H. Rix12 :

25 [larθ : velχa]s [velθur]us :cla[n : ravnθu]sc ap[rθnal : - ?-]rθ : [--- u]i acalusve sacn[iś]a mulv--i ceχam : papac : marθ : svlisva : ś[-7/8-]nal : c[-]--[-] :θuta venθ[--]θavi-tm : ceχ asieθur : erce[ :] faś : mant : ciz : zilaχnθce smelθa : spure : θenaχice : cizm : ceχaneri : tenθ[c]e : eprialsm : arusias : cara-ice : [--]θal : arnas apa apatie : erce : fiśe : teśvasi : hamfete : clesnes : θurs : t-θu : θes[-}zilci : [vel]usi : h[u]lχ[n]iesi :

26 Le début de l’inscription peut facilement être reconstruit et traduit : [larθ : velχa]s [velθ ur]us :cla[n : ravnθu]sc ap[rθnal ‘Larth Velcha fils de Velthur et de Ravnthu Aprthnai’. Sans lire le reste du texte dans son intégralité, nous pouvons certainement remarquer deux références à des charges politiques13 : Larth a été trois fois zilath (ciz zilaχnθce) et trois fois en charge du ceχa (cizm ceχaneri tenθce). Le zilacat étant la plus haute magistrature du cursus honorum étrusque 14. À l’intérieur du zilacat, on distingue plusieurs grades ou fonctions, dont le ceχa15. L’inscription dans son ensemble paraît être une forme d’elogium pour Larth I et sa brillante carrière politique.

27 La deuxième inscription avec matronyme (A l) n’est ni une didascalie ni une épitaphe : elle commémore la fondation de l’hypogée.

28 Lecture de H. Rix16 : zilci : vel[u]s[i] : hulχniesi larθ : velχas : vel[θu]r(u)s : aprθn[al]c : cl[a]n : sacniśa : θui [ecl]θ : śuθiθ : acazrce 29 On peut donner de cette inscription une traduction relativement sûre : ‘Sous la magistrature de Vel Huchnie, Larth Velchas, fils de Velthur et de l’Aprthnai, a consacré cette tombe17’. Vel Huchnie est le magistrat éponyme qui apparaît aussi dans l’elogium de Larth I. Cette inscription confirme que Larth I est le fondateur de la tombe, ce qui est

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cohérent avec la présence de l’elogium et la place importante accordée au personnage dans le programme décoratif.

30 Le troisième matronyme (A r) apparaît dans une épitaphe peinte sur le mur de la chambre A adjacent à la chambre D, pour indiquer que Velthur y est déposé.

31 Lecture de H. Rix18 : Velθur Velχas Larθal Seitiθialc clan19 ‘Velthur Velchas fils de Larth et de la Seitithi’.

32 Nous pouvons remarquer que deux des trois inscriptions avec matronyme (A i et A l) partagent une dimension quelque peu solennelle : elles ont pour but de perpétuer la mémoire d’un personnage illustre et d’un événement important dans l’histoire familiale. Cela reflète une tendance générale à Tarquinia d’insérer les matronymes dans des inscriptions hors du commun, longues, élaborées, donnant plus d’informations que la simple formule onomastique du défunt20. Remarquons aussi que deux matronymes sur trois (A l, A r) omettent le praenomen de la mère. Nous avons déjà souligné que, dans le corpus épigraphique de Tarquinia, le matronyme met beaucoup plus l’accent sur le nomen maternel que sur son praenomen. Il peut être donc profitable de se pencher sur l’origine familiale des femmes en question.

33 Dans le cas de la Tombe des Boucliers, il s’agit des gentes Seitithe et Aprthna. Les Aprthna sont malheureusement très peu documentés et leurs seules relations connues sont celles qu’ils ont entretenues avec les Velcha. Le gentilice Aprthna est dérivé du nom individuel Apurthe avec ajout du suffixe d’appartenance -na21. Cette origine patronymique du gentilice suggère qu’on a affaire à une famille ancienne, mais pour le reste, il vaut mieux ne pas tenter de reconstruire une histoire dont on ne peut rien savoir avec certitude. Les Seitithe, de leur côté, pourraient avoir des origines plus récentes. En effet, les gentilices à suffixe - at/θe dérivent régulièrement d’adjectifs ethniques que l’on imagine avoir été attribués à des étrangers graduellement intégrés dans le tissu social22. Mais même si les Seitithe ne peuvent pas être comptés parmi les vieilles familles de l’aristocratie de Tarquinia, ils entretenaient avec elles de très bons rapports. Des Seitithi ont été accueillies en mariage par des familles distinguées : les Velcha, les Apuna, les Phursethna23. Il est très intéressant de remarquer que la famille Seitithe n’est connue que par ses représentantes féminines, dont les noms apparaissent dans les hypogées de leurs maris. Une Seitithi a épousé un Apuna de la Tombe Bruschi. On retrouve aussi le gentilice à Chiusi et à Vulci (toujours par des représentantes féminines). Il semblerait donc que les Seitithe s’étaient résolument engagés dans une politique d’alliances matrimoniales.

34 C’est précisément ce système particulier de relations sociales qui pourrait avoir influencé l’emploi du matronyme. Si on réunit les différents éléments discutés jusqu’ici (la mise en valeur de l’épouse dans l’iconographie et la disposition des sépultures, la présence du matronyme dans des inscriptions honorifiques, le fait qu’il existait un système d’alliances matrimoniales se profilant derrière cet élément onomastique, le fait que le matronyme met l’accent sur l’origine familiale de l’épouse) on voit se dessiner une idéologie qui mêle vie privée et vie sociale et fait du matronyme un signe potentiel de prestige lié à l’importance socio-politique du mariage. Puisque les femmes mariées gardaient le nom de leur père, il est tout à fait possible que dans certains cas, le matronyme soit un élément de prestige parce qu’il souligne l’ascendance maternelle du défunt. Autrement dit, l’identité de son grand-père maternel.

35 Cela dit, il faut se souvenir que le matronyme est avant tout un élément onomastique, autrement dit, un moyen d’identifier une personne. Pour ne pas le surinterpréter, il

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faut prendre en considération son côté pratique. Prenons le troisième matronyme de la Tombe de Boucliers. Il fait partie d’une épitaphe simple, n’incluant rien d’autre que la formule onomastique : Velθur Velχas Larθal Seitiθialc clan24 ‘Velthur Velchas fils de Larth et de Seitithi’. Il y a deux façons d’expliquer pourquoi l’on a décidé d’insérer un matronyme ici. Velia Seitihi était l’épouse du personnage central de l’hypogée, son fondateur Larth I. L’emploi du matronyme peut être donc une forme d’hommage à Velia et à sa famille. Mais il y aussi une autre explication possible, de nature pratique : comme nous l’avons mentionné, la Tombe des Boucliers se compose de plusieurs chambres sépulcrales. La chambre B est la plus ancienne, la C et la D sont plus récentes. Sur les parois de la chambre sépulcrale principale, la chambre B, sont peints quatorze boucliers, et quatorze sont les membres de la famille représentés sur la fresque de la chambre A. Il est naturel d’imaginer qu’il y a une correspondance entre ces deux chiffres et que les quatorze personnes représentées sur la fresque étaient destinées à la chambre B, vraisemblablement au moment où l’hypogée a été construit. Or, le matronyme dont nous sommes en train de discuter appartient à Velthur II, fils du fondateur Larth I. Velthur II apparaît sur la fresque, dans la scène de la procession plus précisément, à côté de son père, de sa mère Velia Seitithi et de sa soeur Velchai. Pourtant, il n’est pas dans la chambre B. Son nom apparaît sur la paroi adjacente à la chambre D, indiquant qu’il y est déposé. À sa place, dans la chambre B, est indiquée la présence de son fils Larth II, qui pourtant n’est pas représenté sur la fresque puisqu’il n’était probablement pas né à l’époque. Notons que, comme l’épitaphe de Velthur II, l’épitaphe de Larth II n’est pas peinte à l’intérieur de la chambre sépulcrale mais sur la paroi de la chambre A adjacente à la chambre sépulcrale. Mais les épitaphes pariétales des autres personnes déposées dans la chambre B sont peintes à l’intérieur de la chambre. Les épitaphes pariétales de cet hypogée appartiennent donc à deux catégories : celles qui ont été peintes à l’intérieur des chambres sépulcrales (catégorie à laquelle appartiennent la majorité des épitaphes de la chambre B) et celles qui ont été peintes sur les parois adjacentes (catégories à laquelle appartiennent les épitaphes de Velthur II et Larth II). Ces choix relèvent de logiques sépulcrales ou décoratives un peu différentes, séparées peut-être par un laps de temps. De l’ensemble de ces observations nous pouvons déduire le scénario suivant : Velthur II était destiné à la chambre B avec les autres membres de la famille représentés sur la fresque, mais quand le moment est arrivé de l’enterrer, et que l’hypogée avait déjà été utilisé pendant un moment, pour une raison ou pour une autre, les personnes en charge de l’hypogée ont modifié les plans initiaux. Elles ont enterré Velthur II dans la chambre D et son fils Larth II dans la chambre B. Elles ont interverti le père et le fils. C’est peut-être pour cette raison que la formule onomastique de Velthur II a été indiquée avec autant de précision : avec trois Velthur présents dans l’hypogée et ce changement d’emplacement, le matronyme rendait parfaitement clair où se trouvait le fils du fondateur.

Conclusion

36 Pour ne pas surinterpréter la signification sociale du matronyme, il est important de ne pas oublier un constat préliminaire : comme l’a suggéré Benelli dans son analyse de la Table de Cortone, le matronyme pouvait être parfois un simple moyen d’identifier un individu. Cela dit, il ressort de notre analyse que le matronyme avait bien une valeur intrinsèque et qu’il est révélateur de l’importance que l’on accordait à la matrone étrusque. La valeur du matronyme, toutefois, n’est pas à chercher du côté du féminisme

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dans le sens moderne du terme : le matronyme n’est pas un élément onomastique équivalent au patronyme et il met beaucoup plus l’accent sur les origines familiales de la mère que sur la mère elle-même. La présence du matronyme dans de grandes inscriptions au ton soutenu et les politiques matrimoniales de haut niveau qui se profilent derrière cet élément onomastique nous renvoient à l’idéologie aristocratique que les hypogées souterrains, domaine privilégié du matronyme, essayaient d’expliquer.

37 Une contextualisation historique peut être profitable : au cours du Ve siècle av. J.-C., la société tarquinienne ne traverse une période de transition politique de la monarchie à l’oligarchie. Ce changement, ainsi que l’intense urbanisation du IVe siècle qui a favorisé le développement de la classe moyenne, mènent à une crise de l’aristocratie25. Or, les matronymes que nous avons étudiés datent tous d’entre le IVe et le IIe siècle av. J.-C. C’est précisément au IVe siècle que l’on voit une résurgence de l’orgueil gentilice. Les hypogées de cette époque ont en effet une aura aristocratique bien visible : les portraits des défunts et de leurs ancêtres (peints sur paroi ou sculptés sur sarcophage), les nombreuses inscriptions relatant généalogies et carrières, un culte des ancêtres dont il existe quelques indices26, ainsi que les banquets et les processions de magistrats, récurrents en iconographie, valorisent le clan, ses privilèges et l’unité de la classe aristocratique. La femme a un rôle bien spécifique dans ce système idéologique, et c’est ce rôle qui est mis en valeur dans les hypogées : l’épouse est un moyen d’échange à l’intérieur d’un cercle qui se veut solidaire et clos, la mère est le lien entre un individu et son ascendance du côté maternel (le grand-père maternel, l’arrière-grand-père maternel, etc.).

38 Cela explique pourquoi le matronyme est si peu présent sur support externe. Il semble presque toujours trouver sa place dans les hypogées. Le patronyme est aussi plus fréquent dans les hypogées, où l’espace disponible pour écrire était plus abondant, mais sur support externe, lorsque l’espace épigraphique était limité, il a toujours priorité sur le matronyme. Le nom de la mère ne pouvait pas avoir la même importance concrète dans la vie d’un individu que celui du père : en effet, dans une société patriarcale (et il n’y pas de raison de croire que la société étrusque ne rentrait pas dans cette catégorie), la figure paternelle est au fondement de l’identité. L’analyse du corpus épigraphique de Tarquinia suggère que le matronyme était un élément onomastique utile et prestigieux, pas une information que l’on percevait comme importante dans n’importe quel contexte.

NOTES

1. apud Atheneum, XII, 517d. 2. apud Atheneum, I, 23 d. 3. apud Atheneum, IV, 153 d. 4. Plaute, Cistellaria, II, 3, 562-3.

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5. J. HEURGON, « Valeurs féminines et masculines dans la civilisation étrusque », Mélanges de l’École française de Rome 73 (196), p. 139-160. 6. Pour une définition de matriarcat : C. G. THOMAS, « Matriarchy in Early Greece : Bronze and Dark Ages », Arethusa 6, 2 (1973), p. 173 et 180. 7. Voir, entre autres : L. BONFANTE, « The Women of Etruria », Arethusa 6, 1 (1973), p. 91-101 ; M. SORDI, « La donna etrusca », in Misoginia e maschilismo in Grecia e in Roma, Gênes, 1981, p. 49-67 ; A. RALLO (a cura di), Le donne in Etruria, Rome, 1989 ; le plus récent P. AMANN, Die Etruskerin. Geschlechterverhältnis und Stellung der Frau im frühen Etrurien, Vienne, 2000, fait le point sur la discussion. 8. E. BENELLI, « Le formule onomastiche della Tabula Cortonensis e il valore del metronimico », in La Tabula Cortonensis e il suo contesto storico-archeologico. Atti dell’Incontro di Studio, Roma 2001, Rome, 2002, p. 93-100. 9. Cette discussion représente un compte-rendu du travail effectué pour mon Mémoire de master : L. MAGNANI, “Le matronyme étrusque et ses implications socio-culturelles : analyse du corpus épigraphique de Tarquinia”, Mémoire de master en Lettres Classiques, sous la direction de Dominique Briquel, Paris, Université Paris-Sorbonne, 2013. 10. Tel qu’il est présenté par F. CHIESA, Tarquinia : archeologia e prosopografia tra ellenismo e romanizzazione, Rome, 2005. Le corpus est numériquement important mais ne présente que les inscriptions suffisamment bien connues et documentées. Centre majeur de la culture étrusque, Tarquinia est un champ de recherche riche : aux hypogées souterrains s’ajoute une copieuse production de cippes, ce qui nous permettra d’examiner le bien-fondé de la théorie d’E. Benelli, selon laquelle les matronymes appartiennent uniquement aux inscriptions sur support interne. Nous nous limiterons aux inscriptions d’époque récente puisque l’écriture n’apparaît qu’occasionnellement dans la phase archaïque. 11. C’est l’interprétation traditionnelle : voir M. TORELLI, L’arte degli Etruschi, Milan, 1985, p. 222-230. 12. H. RIX, ET, Ta 5.4 (CIE 5385). 13. Pour la lecture de cette inscription, voir aussi A. MORANDI, « La Tomba degli Scudi di Tarquinia : contributo epigrafico per l’esegesi dei soggetti », Mélanges de l’École française de Rome 99, 1987, p. 95-110. 14. Il est souvent mentionné deux fois, au début et à la fin de la liste des charges politiques, ou tout seul, comme résumé implicite de toute une carrière : A. MAGGIANI, « Appunti sulle magistrature etrusche », Studi Etruschi 62, 1998, p. 126. 15. Voir M. PALLOTTINO, Etruscologia, Milan, 1984, p. 507 ; A. MAGGIANI, « Appunti sulle magistrature etrusche », Studi Etruschi 62, 1998, p. 127. 16. H. RIX, ET, Ta 5.5 (CIE 5388). 17. G. FACCHETTI, Appunti di morfologia etrusca. Con un’Appendice sulla questione delle affinità genetiche dell’etrusco, Florence, 2002. p. 59, note 21. 18. H. RIX, ET, Ta 1.56 (CIE 5395). 19. Les inscriptions dont la lecture et l’interprétation ne posent pas de difficultés sont, par commodité, transcrites sans signes diacritiques, avec des majuscules pour les noms propres. 20. D’autres exemples sont analysés dans mon Mémoire : L. MAGNANI, “Le matronyme étrusque et ses implications socio-culturelles : analyse du corpus épigraphique de Tarquinia”, Mémoire de master en Lettres Classiques, sous la direction de Dominique Briquel, Paris, Université Paris- Sorbonne, 2013. 21. M. MORANDI, Prosopographia etrusca, vol. 1, Rome, 2004, p. 74-75. 22. M. PALLOTTINO, « Oriundi forestieri nella onomastica e nella società etrusca », in M. G. MARZI COSTAGLI (a cura di), Studi di Antichità in onore di G. Maetzke, Rome, 1984, p. 401-405 : parmi les

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gentilices de dérivation ethnique, ceux à suffixe - at/θe se réfèrent à des territoires non- étrusques. Leur diffusion est récente. 23. M. MORANDI, Prosopographia etrusca, vol. 1, Rome, 2004, p. 456-457. 24. Les inscriptions dont la lecture et l’interprétation ne posent pas de difficultés sont, par commodité, transcrites sans signes diacritiques, avec des majuscules pour les noms propres. 25. Archéologiquement, ces événements sont attestés par la diminution des hypogées aristocratiques et par une architecture funéraire plus uniforme et moins monumentale, voir S. STEINGRÄBER, Etruskische Wandmalerei. Von der geometrischen Periode bis zum Hellenismus, Munich, 2006, p. 131. 26. L’on peut supposer des références à un culte des ancêtres dans l’image de l’héroïsation de Velthur Velchas (Tombe des Boucliers).

RÉSUMÉS

De l’Antiquité jusqu’aux temps modernes, l’historiographie a créé un mythe autour de la femme étrusque, régulièrement présentée comme plus indépendante, respectée et socialement intégrée que la femme grecque ou romaine. Cette théorie est justifiée, entre autres, par la formule onomastique étrusque, dans laquelle était inclus le matronyme (le nom de la mère). Mais pour réellement comprendre la fonction et les implications sociales du matronyme, il faut se pencher sur les conditions d’utilisation de cet élément onomastique. En analysant le corpus épigraphique de Tarquinia de l’époque hellénistique, nous constatons que le matronyme est un élément onomastique relativement rare, subordonné au patronyme, et utilisé principalement par l’aristocratie pour mettre en valeur ses liens sociaux et familiaux : en effet, la fonction du matronyme semble être celle de rendre hommage à la famille de la mère plus qu’à la mère elle- même.

From Antiquity to modern times, historiography has been creating a myth on the Etruscan woman, regularly depicted as more independent, more respected and more socially integrated that her Greek or Roman counterpart. A major piece of evidence invoked in defense of this theory is the matronymic, the mother’s name, which the Etruscans included in their onomastic formula. But in order to really understand the function and social implications of the matronymic, one must find out exactly where and how it was used. An analysis of the corpus of inscriptions of Hellenistic Tarquinia reveals that the matronymic was a relatively rare onomastic element, subordinate to the patronymic, and used primarily by the aristocracy to highlight their social and family connections: indeed, matronymics seem to have been used as a way to pay tribute more to the mother’s family than to the mother herself.

INDEX

Mots-clés : Étrusques, matronymes, Tarquinia, Tombe des Boucliers, épigraphie, onomastique, femme, prosopographie Keywords : Etruscans, matronymic, Tarquinia, Tomb of the Shields, epigraphy, onomastics, woman, prosopography

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AUTEUR

LAVINIA MAGNANI Université Paris-Sorbonne École Normale Supérieure [email protected]

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Les couples étrusques au banquet : pratiques rituelles et alimentaires

Laurent Hugot

1 Les deux superbes sarcophages de terre cuite dits des Époux, conservés pour l’un au Musée du Louvre et pour le second au Musée de la Villa Giulia à Rome, sont devenus les images emblématiques des couples étrusques et même au-delà, de la civilisation et du mode de vie des Étrusques. Il existe cependant de nombreuses autres belles figurations de couples, tout au long de l’histoire des anciens toscans. Parmi elles, les deux représentations des couples de la tombe des Boucliers, sont remarquables1. Le premier groupe (fig. 1), constitué de Velia Seitithi et de Larth Velcha correspond, selon Massimo Pallottino, aux fondateurs de la tombe familiale, ayant vécu dans la première moitié du IIIe s. av. J.-C.2. Le second couple (fig. 2) est constitué de Ravnthu Aprthnai et Velthur Velcha, qui auraient vécu à la fin du IVe ou au début du IIIe s. av. J.-C. et qui seraient les parents de Larth3. Les fresques de cette tombe sont extraordinaires par de nombreux aspects. Par la qualité des peintures, par les inscriptions qui nous permettent de mieux connaître cette famille aristocratique tarquinienne et en particulier Larth ; mais aussi par les nombreux détails représentés par les artistes sur l’ensemble des fresques, en particulier le soin porté à peindre la nourriture posée sur les tables devant les klinai. La représentation de personnages devant des tables garnies n’est pas fréquente en Étrurie et quand c’est le cas, il est rare qu’on puisse clairement distinguer de quels aliments il s’agit. Pour Catulle, qui utilise à l’envi des archétypes grossiers, l’Ombrien était économe et l’Étrusque, lui, était obèse ! Pourtant, nous avons bien peu de représentations de nourriture pour un peuple qui était censé passer une grande partie de ses journées à manger sans retenue4.

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Fig. 1. Tarquinia, Tombe des Boucliers, Velia Seitithi et Larth Velcha. D’après S. STEINGRÄBER, Catalogo ragionato della pittura etrusca, Milan, 1984, p. 146.

Fig. 2. Tarquinia, Tombe des Boucliers, Ravnthu Aprthnai et Velthur Velcha. D’après M. MORETTI, Pittura etrusca in Tarquinia, Milan, 1974, p. 121.

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2 La plus ancienne représentation d’un banquet avec des victuailles déposées sur une table se trouve sur le couvercle de l’ossuaire de terre cuite du milieu du VIIe s. av. J.-C., retrouvé dans une tombe à puits à Montescudaio, qui est conservé au Musée archéologique de Florence (fig. 3). Il s’agit d’un banquet assis, dans la tradition orientale, probablement assyrienne, dans un univers stylistique et culturel villanovien5. On est aussi proche de la description homérique du banquet d’Alcinoos6. Ici, pas de couple au banquet : l’homme est assis seul sur un trône, sans son épouse, devant une table tripode. À côté de lui se tient une servante avec un éventail. Près d’elle, un grand dinos sur un pied, probablement destiné à contenir le vin mélangé d’eau7. Il reste la base d’un autre élément brisé à la droite de l’homme. On y restitue le plus souvent un autre vase, mais la présence de deux grands dinoi qui auraient une fonction de cratère ne semble pas pertinente. Il faudrait plus certainement replacer une « corbeille », ou une table d’offrande de forme cylindrique semblable à celle de pierre qui se trouve près des trônes dans la tombe des Cinq sièges de Cerveteri8, celles de la tombe Campana I ou celles au fond de la tombe des Lions peints, encore à Cerveteri9. Il faut souligner que ces trois tombes sont contemporaines de notre vase. Sur la table tripode fixée sur le couvercle de l’ossuaire de Montescudaio, les mets paraissent être des galettes ou plutôt des pains de formes variées. Nous ne sommes pas dans le cadre strict du symposion, mais d’un banquet pendant lequel on buvait probablement du vin en mangeant en particulier des pains qui devaient être la base de l’alimentation des aristocrates comme des humbles. C’est le mode de vie aristocratique qu’on a voulu mettre en valeur ici. Il s’agit d’une interprétation locale du banquet oriental qui mélange les apports grecs (le vin mélangé d’eau) et une nourriture abondante. Nous sommes dans un contexte funéraire, mais la réalité quotidienne ne devait pas être très différente. On trouve parfois dans des tombes contemporaines des tables tripodes10 et des trônes qui montrent qu’on pouvait reconstituer dans des tombes ce type de banquet et déposer des offrandes sur les tables. La tombe Lippi 85, de Verruchio11 (650-625 av. J.-C.), dans une zone étrusquisée de la façade adriatique de l’Italie, contenait un matériel très riche. En plus d’un trône de bois, se trouvaient trois petites tables tripodes également en bois sur lesquelles avaient été déposés des plats. Sur l’une se trouvaient des noisettes, des pépins de raisin, des noyaux de cornouiller mâle ; sur une autre table, un service pour le vin et sur la troisième, des coupes hémisphériques dans lesquelles avaient été déposés du lièvre et du poisson dont on a retrouvé les os et des arêtes. Nous avons ici clairement trois catégories différentes d’offrandes : l’une avec des fruits, le nécessaire pour la consommation du vin sur une seconde table et les produits animaux sur une troisième. Par ailleurs, la sépulture contenait aussi quantité de vestiges carpologiques12. La complexité de l’organisation spatiale de cette tombe témoigne de la richesse des rituels funéraires dès l’époque orientalisante.

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Fig. 3. Couvercle de l’ossuaire de Montescudaio. D’après G. PUGLIESE CARRATELLI (dir.), Rasenna, storia e civiltà degli Etruschi, Milan, 1986, p. 376, fig. 218.

3 Le modèle qui s’impose en Étrurie, à partir de la fin du VIIe s. av. J.- C., est ce qu’on nomme le banquet couché. La première attestation se trouve encore sur le couvercle d’une urne cinéraire, retrouvée dans une tombe à caisse de pierre à Tolle13 et conservée au Musée communal de Chianciano Terme où on trouve simplement un homme couché. Il existe ensuite des milliers de représentations du banquet ou du symposion en Étrurie. Les convives peuvent être couchés sur des klinai ou sur des matelas posés à même le sol. La différence majeure avec les représentations grecques tient au fait que les femmes de l’élite sont souvent présentes sur les couches au côté des hommes.

4 Diodore de Sicile (V, 40) et Théopompe (frag. 222) ont relayé les poncifs qui faisaient à leur époque état de la propension des Étrusques à faire dresser deux fois par jour des tables opulentes et à se goinfrer avec leurs épouses. La documentation iconographique ne nous permet pas de confirmer ou d’infirmer leurs assertions. À plusieurs reprises, des artistes ont pris le soin, pour indiquer qu’il s’agissait d’un banquet et non d’un symposion, de placer sur les tables des vases aux formes ouvertes, destinés à contenir des mets. C’est ce qu’on observe sur des plaques de terre cuite architectoniques qui décoraient le palais de Murlo (580-570 av. J.-C.), à Acquarossa (560-550 av. J.-C.), Velletri ou encore Cerveteri (575-550 av. J.-C.)14. On a des hommes et souvent aussi des femmes (même s’il est parfois difficile d’en avoir la certitude). Ces plaques évoquent un banquet civique, nous ne sommes pas en contexte funéraire. À Acquarossa, les convives sont trois par couche. Ceux situés à l’extrémité gauche des klinai tiennent une coupe kylix et une machaira qui est une allusion claire au sacrifice. Les trois grands plats et les deux petites coupes vides qui sont posées sur les tables montrent que nous sommes dans le cadre du banquet et non du symposion (fig. 4). Cette simple allusion était suffisante, les artistes n’ont pas jugé utile d’être plus précis sur la nature des mets. La présence de femmes au banquet est plus assurée sur les plaques de Murlo où cette fois les aliments

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sont sommairement représentés (fig. 5). Il est impossible de définir la nature des mets qui se trouvent dans les deux plats posés sur les tables : petits œufs, fruits, biscuits ? En tout cas, l’un des convives, celui qui se retourne sur la couche de droite, tient une coupe dans sa main droite et un petit bâtonnet allongé qu’il vient de prendre dans un plat dans son autre main. P. Marinval a émis à ce sujet l’hypothèse de petits biscuits qu’on pouvait tremper dans le vin pour les ramollir15. Ce n’est pas le couple qui est mis en valeur, mais la pratique sociale du banquet collectif dans un contexte civique. On retrouve aussi des allusions à ces banquets collectifs en contexte funéraire, comme dans la tombe du Triclinium de Tarquinia (470-460 av. J.-C.) où des plats vides sur les tables évoquent la nourriture. Toutefois, ce sont les représentations du symposion de tradition attique qui s’imposent au Ve s. av. J.-C. Il ne s’agit plus de manger, mais seulement de boire et la presque totalité des représentations montre des tables destinées principalement à recevoir les coupes des convives lorsque ceux-ci voulaient soulager un peu leur bras, comme on le voit sur les représentations grecques, en particulier dans la tombe du Plongeur de Paestum16. Les tables, lorsqu’elles sont figurées, sont le plus souvent vides. On trouve donc peu de représentations de couples au banquet pendant toute la période archaïque et classique, ce sont les représentations du symposion qui dominent largement.

Fig. 4. Plaques de terre cuite architectoniques, Acquarossa. D’après G. PUGLIESE CARRATELLI (dir.), Rasenna, storia e civiltà degli Etruschi, Milan, 1986, p. 601, fig. 511.

Fig. 5. Plaques de terre cuite architectoniques, Murlo. D’après G. PUGLIESE CARRATELLI (dir.), Rasenna, storia e civiltà degli Etruschi, Milan, 1986, p. 405, fig. 298.

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5 Si on recherche des programmes figuratifs clairement centrés sur le couple fondateur de la tombe et pas sur les agapes collectives comme dans la tombe des Boucliers, il faut se pencher sur les peintures funéraires de Tarquinia de la fin du VIe s. av. J.-C., avant que ne s’impose le style attique. Sur la paroi du fond de la tombe du Vieux17, dans la tombe des Vases peints18 et sur le fronton de la chambre du fond de la tombe de la Chasse et de la Pêche19, c’est l’union de deux êtres qui est évoquée. L’attitude et les gestes des personnages couchés renvoient explicitement à l’exaltation du couple conjugal dans sa connotation gentilice20. La famille est née de cette alliance. La femme offre une couronne à son époux tandis que celui-ci présente une grande coupe devant elle dans laquelle se trouve le liquide, probablement le vin, qu’ils vont partager. Dans la tombe de la Chasse et de la Pêche, le banquet se déroule dans une atmosphère parfumée, puisque le petit esclave qui se trouve derrière l’homme est en train de puiser du parfum dans un alabastre qui n’est malheureusement plus visible, à l’aide d’une fine tige dont on voit encore l’extrémité dans sa main. On doit probablement restituer un alabastre dans la main des femmes sur le sarcophage des époux de la Villa Giulia, semblable à celui de la petite urne Cp 5193 conservée au Louvre21. C’est moins clair sur le sarcophage du Louvre, on pourrait y restituer une grenade, mais il pouvait aussi s’agir d’un vase à parfum, un aryballe. L’homme sur le sarcophage des époux du Louvre a perdu sa main, mais elle devait être ouverte comme sur le sarcophage de la Villa Giulia. Il est possible qu’une coupe ait été à l’origine posée dans cette main22 ou que la femme ait versé de l’huile parfumée dans le creux de la main de son époux23. Nous sommes dans un contexte évoquant le lien matrimonial tissé entre deux êtres, entre deux familles, pour créer une nouvelle entité.

6 Sur un miroir conservé au Musée de la Villa Giulia et daté du Ve s. av. J.- C., on retrouve les mêmes éléments24. La femme tient une couronne et un objet, sans doute un oiseau, est posé dans son autre main. Il pourrait s’agir d’un présent érotique, comme celui que pouvait offrir en Grèce un éraste à son éromène (fig. 6). Cela ne serait pas déplacé sur un miroir. Ainsi, dans la tombe des Vases peints, un jeune garçon nu est assis sur les genoux d’une jeune femme, son bras passé dans le dos de celle-ci. Il s’agit d’une scène de séduction. Tandis qu’elle lui tend une couronne, l’homme lui présente un petit oiseau qu’il tient dans sa main droite. Mais revenons au miroir de bronze du Musée de la Villa Giulia. Le caractère érotique de la scène est conforté par le fait que l’homme couronné qui présente une grande coupe dans sa main gauche tient une fleur qu’il approche du visage de la femme dans son autre main. Il existe plusieurs représentations de ce type comme dans la tombe 5513 de Tarquinia25. Nous sommes bien ici dans le cadre d’un banquet, car des victuailles sont représentées sur la table qui se trouve devant la couche. Malheureusement, les mets sont figurés trop sommairement pour qu’on puisse savoir s’il d’agissait de biscuits, de viandes, de pains, de galettes, de fruits ou d’œufs.

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Fig. 6. Miroir de bronze conservé à Rome, Musée de la Villa Giulia. D’après L. C. PIERACCINI, « Families, Feasting and Funerals: Tomb Practice at Ancient Caere », Etruscan Studies 7 (2000), p. 36, fig. 1.

7 La mise en valeur du couple fondateur était essentielle pour la structuration des gentes étrusques, certainement déjà depuis l’époque orientalisante. Ce désir d’exalter le couple créateur de la famille ne s’éteint pas à la période classique, même si l’iconographie le montre peu. Les deux cônes ornés placés sur une énorme kliné dans la tombe du Lit funèbre pourraient être la représentation symbolique des fondateurs de la famille, selon l’hypothèse de J.-R. Jannot26. Le symposion qui se déroule autour aurait pour fonction la célébration de ce couple, témoin et fondateur de la solidarité gentilice. Pour C. Isler-Kerényi, le doublement des vases dans certaines tombes de l’époque classique, en particulier à Spina, serait à mettre en relation avec cette volonté d’indiquer qu’on n’honore pas une personne, mais bien un couple27.

8 Après une longue période pendant laquelle cela ne semble plus essentiel, on perçoit dans plusieurs tombes la volonté de recentrer l’attention sur le couple à partir de la seconde moitié du IVe s. av. J.-C., de réaffirmer son importance, probablement du fait de la crainte de la dissolution des familles dans cette époque troublée. Ainsi, dans la tombe du Triclinium de Cerveteri28, datée de la fin du IVe s. av. J.-C. on constate qu’on n’est pas réellement en présence d’un banquet collectif, mais de la répétition à neuf reprises d’une même scène. Un couple composé d’un homme et d’une femme est allongé devant une table ronde à trois pieds chargée de viandes, de fruits, d’œufs, de gâteaux et de vases selon la description de J. Martha (dans L’art étrusque, Paris, 1889). Cette fois, il s’agit clairement d’un ensemble de couples qui mangent les uns auprès des autres et non d’un banquet collectif. L’affirmation du couple dans les banquets par rapport aux agapes collectives précédentes est patente. Sur la paroi du fond de la tombe, deux couples situés de part et d’autre d’un extraordinaire service à boire semblent plus importants que les autres. Les peintures de cette tombe sont malheureusement très dégradées. Il ne nous reste qu’une description de Jules Martha de la fin du XIXe s. et un dessin approximatif de Luigi Canina29. On ne peut ainsi pas clairement identifier les mets présents sur les tables.

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9 Les peintures de la tombe des Boucliers de Tarquinia qui datent de la même époque sont heureusement mieux conservées (fig. 1 et 2). Le programme iconographique est encore organisé autour de plusieurs couples. La gestuelle des parents de Larth, leur attitude, met en évidence leur intimité. Il ne s’agit pas d’un banquet traditionnel, car si l’homme est à demi allongé, la femme est, elle, assise à ses pieds, dans une position qu’on retrouve fréquemment sur les couvercles d’urnes cinéraires à la même époque. On pourrait y voir une évolution dans les rapports entre hommes et femmes, car si l’homme pose délicatement sa main droite sur l’épaule de son épouse et lui présente une belle coupe qui symbolise leur union, celle-ci ne partage pas sa couche et elle a une attitude réservée. Si l’intimité des deux est perceptible, on est bien loin des couples de la fin du VIe s. av. J.-C. qui croisaient leurs regards et partageaient la même couche. Larth a avec son épouse la même attitude que ses parents, mais c’est elle qui cette fois pose la main sur l’épaule de son mari. Il faut noter la présence d’une femme avec un grand éventail auprès du couple, comme sur l’ossuaire de Montescudaio, même s’il ne faut se garder d’en tirer des conclusions hâtives en raison du hiatus chronologique. Ce n’est pas une coupe qui symbolise leur union, mais l’échange d’un petit objet sphérique blanc qui doit être un œuf. C’est un élément important et plusieurs chercheurs s’y sont intéressé : C. Guarnieri pour Spina, J. P. Small et L. C. Pieraccini dans plusieurs articles30. On trouve fréquemment des œufs en contexte funéraire. Sur de nombreux reliefs archaïques de Chiusi, des hommes ou des femmes tiennent ce que J. R. Jannot identifie à un œuf. Par exemple, sur un relief de Berlin, parmi les trois banqueteurs, la femme au centre en tiendrait un31. On en trouve aussi la représentation dans plusieurs tombes. Dans la tombe des Lionnes32, un homme tient un petit œuf dans sa main droite. Un homme présente un objet sphérique qui pourrait être un œuf à une femme dans la tombe des Léopards33. Il pourrait également y en avoir sur les tables tripodes de la tombe Golini I selon S. Steingräber34. Sur les fresques de la tombe de la Pucelle, la femme sur le lit de droite pourrait offrit petit un œuf à son conjoint35. On pourrait multiplier les exemples36. La difficulté tient au fait qu’il existe un grand nombre de formes et de tailles d’œufs dans la nature et qu’il est souvent compliqué de les reconnaître avec certitude.

10 En Étrurie, on a retrouvé plusieurs œufs conservés dans des tombes. Récemment encore dans une olla dans une petite sépulture à chambre hellénistique, la Tomba delle tre uova à Castello di Casenovole (Civitella Paganico). Il s’agirait d’œufs de poule, préservés par des dépôts calcaires selon M. A. Turchetti à qui on doit cette découverte. Des études plus précises sont en cours pour savoir s’ils ont été déposés cuits ou crus37. Les œufs sont fragiles et leur conservation est exceptionnelle. Par chance, plusieurs ont été conservés dans un brasero cérétain retrouvé dans la tombe Maroi III. Ce brasero n’a pas été vidé après sa découverte et il est aujourd’hui conservé, avec son contenu au Musée de la Villa Giulia38. Dans le cadre du programme MAGI financé par l’Agence Nationale de la Recherche (Manger, boire, offrir pour l’éternité en Gaule et Italie préromaines. Archéologie des offrandes funéraires de produits biologiques dans les cultures celtes, étrusques, italiques et phénico-puniques [VIe s. -Ier s. av. J.-C.]), nous avons constitué une équipe pluridisciplinaire (archéologue, palinologue, paléogénéticien, carpologue, archéozoologue) pour étudier les restes contenus dans les braseros conservés à Rome et à Cerveteri39. Il est possible que de minuscules traces de coquilles soient conservées dans d’autres braseros, parmi les cendres et des études morphologiques et paléogénétiques devraient bientôt nous permettre d’en savoir beaucoup plus sur ces œufs. Il reste à comprendre si on doit voir une symbolique funéraire dans la présence

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d’un œuf dans la main de la femme de Larth Velcha ou s’il était l’évocation de la fertilité du couple.

11 Outre cet œuf, beaucoup d’autres mets sont représentés dans la tombe des Boucliers. Les deux couples de défunts ne semblent pourtant pas être des banqueteurs. Il faudrait ainsi plutôt voir des offrandes sur les tables. La découverte dans plusieurs tombes de petites tables tripodes déjà évoquées ainsi que les deux tables de pierre situées devant les sièges sur lesquels étaient disposés les ancêtres familiaux dans la tombe des Cinq sièges de Cerveteri montrent que cette pratique était ancienne. Les représentations de la tombe Golini I évoquent par contre plus certainement la préparation d’un véritable banquet funéraire. On retrouve des galettes et peut-être des œufs, mais aussi beaucoup d’autres aliments comme du raisin, des préparations à base de viande en quantité, des grenades, la préparation d’un brouet...

12 Les offrandes présentées sur les tables dans la tombe des Boucliers n’ont pas été choisies au hasard, elles avaient une importance symbolique. On ne peut pas définir ce que représente la masse informe située au centre, mais sur les côtés, il s’agit de gros pains. Soit deux pains posés l’un sur l’autre, soit selon l’hypothèse de P. Marinval un pain plié comme ceux qui ont été retrouvés à Herculanum. Les petites boules situées à côté sont tour à tour décrites comme des gâteaux, des olives, des raisins blancs ou encore de petits œufs. En tout cas, ils sont posés à même la table. P. Marinval a émis l’hypothèse séduisante d’un pain de type rosetta à propos de l’un d’entre eux, mais pour les trois autres, il est difficile de se faire une idée précise40.

13 Si ces mets étaient déposés en l’honneur des défunts dans les nombreux plats trouvés dans les tombes, ils n’ont le plus souvent laissé aucune trace, car ces éléments organiques ont été rapidement détruits. Toutefois la présence d’œufs dans au moins l’un des braseros de Cerveteri est pour nous porteuse d’espoir. Le pain, comme les œufs ont pu être déposés et brûlés ou cuits dans ces braseros, ce qui aurait assuré leur conservation. Une étude fine à la loupe binoculaire des cendres contenues dans les braseros nous permettra de savoir si des restes de pain ou de galettes se trouvent parmi les cendres. Le savoir serait une avancée importante dans les études sur l’alimentation en Étrurie. À ce jour, seuls quelques fragments calcinés de « pain » ont été retrouvés dans la tombe Lippi 85 de Verruchio41. Comme ils n’ont pas encore fait l’objet d’étude, il n’est pas possible de préciser leur nature exacte : pain ou galette ainsi que la composition de la pâte.

14 Les offrandes faites dans les tombes ne se limitaient pas au pain et aux œufs. Dans les anciens rapports de fouilles, on retrouve de nombreuses mentions d’aliments décomposés. Depuis, les techniques ont évolué et on dispose de plus en plus d’informations intéressantes. Dans la tombe A de la nécropole orientalisante de Casa Nocera42 à Casale Marittimo, dans le Val di Cecina, datée du premier quart du VIIe s. av. J.-C. on a retrouvé trace de noisettes, de pommes, de raisins, d’un rayon de ruche ainsi que des pépins de grenades qui comme les œufs apparaissent dans l’alimentation à cette époque. Dans la même nécropole, la tombe G contenait raisins, noix et grenades. Dans la tombe des Olives de Cerveteri (575-550 av. J.-C.), de nombreux noyaux d’olives (Olea europaea) étaient déposés dans une sorte de braseros43. Des pommes de pin pignon (Pinus pinea) ont aussi été déposées dans un bol dans une tombe explorée à Vulci, dans la nécropole de l’Osteria, au début des années 2000. On pourrait encore donner des exemples d’ossements et d’arêtes de poissons qui ont aussi parfois été conservés dans des contextes funéraires. Si la symbolique funéraire des grenades et des pommes de pin

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est claire, il reste encore beaucoup de travail à faire pour comprendre le choix des autres dépositions : partage des viandes de sacrifices, offrandes ou partage du banquet funèbre.

15 Après une longue éclipse, entre la fin du VIe s. av. J.-C. et le IV e s. av. J.-C., les représentations des couples fondateurs de la lignée familiale réapparaissent en contexte funéraire, mais dans un contexte idéologique et social différent comme en témoignent les positions des époux sur les couches. Les deux représentations de couples de la tombe des Boucliers en sont un témoignage. Les mets qui ont été déposés sur les tables de bois dressées devant les convives ne sont pas les aliments d’un banquet comme celui représenté dans la tombe Golini I, mais des offrandes faites aux défunts. Parmi ces offrandes, il est intéressant de constater que les pains, qu’on observe dans un contexte similaire à l’époque orientalisante, tiennent encore une place essentielle. On pourrait y voir une forme de permanence dans les offrandes faites aux défunts, même s’il faut rester prudent compte tenu des données chronologiques. Dans la tombe du Lit funèbre, selon F. Poulsen44, à droite de la grande kliné se trouvent deux symposiastes et deux esclaves tenant l’un un oeuf et l’autre un pain dans un geste d’offrande, deux éléments qu’on retrouve dans la scène de Larth et de son épouse dans la tombe des Boucliers. Les offrandes alimentaires étaient sans aucun doute essentielles dans le cadre des rituels funéraires, mais du fait de leur fragilité elles ont le plus souvent disparu. Les techniques nouvelles et une approche pluridisciplinaire pourront heureusement nous permettre des avancées spectaculaires dans la connaissance de ces rituels dans un futur proche.

NOTES

1. S. Steingräber, Catalogo ragionato della pittura etrusca, Milan, 1984, p. 346-347, pl. 145-149 (avec la bibliographie antérieure) ; A. Morandi, « La tomba degli Scudi di Tarquinia. Contributo epigrafico per l’esegesi dei soggetti », Mélanges de l’École Française de Rome. Antiquité 99-1 (1987), p. 95-110 ; http://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5102_1987_num_99_1_1538 (site consulté le 17 février 2016). Sur la famille, voir aussi M. Morandi Tarabella, Prosopografia Etrusca. I. Corpus. 1 Etruria Meridionale, Rome, 2004, p. 179- 186. 2. Stefan Steingräber a depuis remonté un peu la datation de la tombe à la fin du IV e s. av. J.-C. Steingräber, Catalogo ragionato, p. 346-347. 3. M. Pallottino, « Tarquinia », Monumenti antichi 36 (1937), col. 1-162 et pl. 1-10. 4. Catulle XXXIX, Contre Égnatius. 5. Voir Principi etruschi tra Mediterraneo ed Europa, (catalogue de l’exposition de Bologne, Museo Civico Archeologico 2001), Venise, 2001, p.199-200, n° 206. Sur le banquet assis en Étrurie : A. S. Tuck, « The Etruscan Seated Banquet: Villanovan Ritual and Etruscan Iconography », American Journal of Archaeology 98 (1994), p. 617-628. Sur l’ossuaire, F. Magi, « L’ossuario di Montescudaio », in Atti del Primo simposio internazionale di protostoria italiana, Rome, 1969, p. 121-133; F. Nicosia, « Il cinerario di Montescudaio : proposta per un nuovo restauro », Studi Etruschi 37 (1969), p. 369-401; G. Bartoloni, « Il cinerario di Montescudaio e il culto degli antenati

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», in Francesco Nicosia. L’archeologo e il soprintendente. Scritti in memoria, Florence, 2012, p. 91-96. 6. Homère, Odyssée VII, 167-232. 7. M. R. Lucidi, A. Mandolesi, « Gli Etruschi e il cibo », in C. Casi, La cucina nel mondo antico. Archeologia e storia dell’alimentazione dalla preistoria al Medioevo, Pitigliano, 2009, p. 23-40 (p. 29-30). 8. S. Steingräber, « Überlegungen zu etruskischen Altären », in Miscellanea archaeologica Tobias Dohrn dedicata, Rome, 1982, p. 103-116, pl. 7, 3; S. Steingräber, « Le culte des morts et les monuments de pierre des nécropoles étrusques », in D. Briquel, F. Gaultier, « Les plus religieux des hommes » (Paris, Rencontres du Louvre 1992), Paris, 1997, p. 97-116 (p. 101-102) ; F. Prayon, « Zum ursprünglichen Aussehen und zur Deutung des Kultraumes in der Tomba delle cinque sedie bei Cerveteri », Marburger Winckelmann-Programm, 1974, p. 1-15 ; F. Prayon, « Frühetruskische Grab- und Hausarchitektur », Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts. Römische Abteilung. Ergänzungshefte, 22, Heidelberg, 1975, pl. 60-2, 61 ; G. Colonna, « Il dokanon, il culto dei Dioscuri e gli aspetti ellenizzanti della religione dei morti nell’Etruria tardo-arcaica », in Studi in memoria di S. Stucchi, Rome, 1996, p. 177-180. Principi etruschi, p. 169. M. Torelli (dir.), Gli etruschi, (catalogue de l’exposition du Palais Grassi de Venise 2000), Rome, 2000, p. 342 ; L. Hugot, Recherches sur le sacrifice en Étrurie (VIIe-Ier s. avant J.-C.), thèse de doctorat de l’université de Nantes, 2003, p. 65- 68. 9. S. Steingräber, Überlegungen zu etruskischen Altären, p. 113, pl. 7, 2 ; S. Steingräber, Le culte des morts, p. 101-102 et 104 ; F. Prayon, Frühetruskische Grab, p. 112-113, pl. 62-63. 10. Principi etruschi, p. 194, p 202. 11. P. von Eles (dir.), Guerriero e sacerdote. Autorità e comunità nell’età del ferro aVerucchio. La tomba del trono, Quaderni di Archeologia dell’Emilia Romagna 6, Florence, 2002 ; Principi etruschi, p. 365-372. 12. On a déposé comme offrandes quantité de restes végétaux : des grains de céréales, orge (Hordeum vulgare), blés (Triticum dicoccum, T. aestivum/durum) du millet commun (Panicum miliaceum), des graines de légumineuses, de la fève (Vicia faba), de la vesce commune (Vicia sativa) ainsi que de la lentille (Lens culinaris), diverses espèces de fruits, du raisin (Vitis vinifera), des pommes ou des poires (/Pyrus), des noisettes (Corylus avellana), des cornouilles (Cornus mas) et des prunes (Prunus sp.), un légume : la gourde calebasse (Lagenaria siceraria) (Rottoli com. pers.). 13. G. Paolucci, « Prime considerazioni sulla necropoli di Tolle presso Chianciano Terme », Annali della fondazione per il Museo “Claudio Faina” 7 (2000), p. 228-229 ; Lucidi, Mandolesi, Gli Etruschi e il cibo, p. 33, fig. 16. ThesCra (Thesaurus cultus et rituum antiquorum) II, 4.a., p. 263, n° 2. 14. J.P. Small, « Eat, drink, and be merry. Etruscan banquets », in Murlo and the Etruscans. Art and society in ancient Etruria, Madison Wisc., 1994, p. 85-94. L’auteur voit dans les représentations de Murlo un banquet public et non un simple symposion. A Murlo et Velletri elle identifie à coup sûr des femmes (p. 87). A. Rathje, « Banquet and ideology. Some new considerations about banqueting at Poggio Civitate », in Murlo and the Etruscans, 1994, p. 95-99. 15. D. Frère, L. Hugot, P. Marinval, Le végétal offert et consommé dans les rituels funéraires étrusques, Communication au congrès du CTHS, Rennes, 2014. http://wikiradio.ueb.eu/channel/ 1_UEB#podcast (site consulté le 17 février 2016). 16. M. Napoli, La Tomba del Tuffatore. La Scoperta della grande pittura greca, Bari, 1970 ; A. Pontrandolfo, A. Rouveret, Le Tombe dipinte di Paestum, Modène, 1992 ; R. Ross Holloway, « The Tomb of the Diver », American Journal of Archeology 110-3 (juillet 2006), p. 365-388. 17. S. Steingräber, Catalogo ragionato, p. 363. 18. S. Steingräber, Catalogo ragionato, p. 361-362. 19. S. Steingräber, Catalogo ragionato, p. 301-302.

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20. R. Benassai, « Per una lettura del programma figurativo della Tomba delle Bighe di Tarquinia », Orizzonti 2 (2001), p. 51-62. 21. Voir aussi la main de terre cuite qui tient un alabastre du musée de Bruxelles : F. Gaultier, L. Haumesser (dir.), Les Étrusques et la Méditerranée, la cité de Cerveteri, (catalogue de l’exposition du Louvre-Lens 2013), Paris, 2013, p. 187, n° 192. 22. M.-F. Briguet, Le sarcophage des époux de Cerveteri du Musée du Louvre, Paris, 1988 ; M.-F. Briguet, Le sarcophage des époux de Cerveteri du Musée du Louvre, Florence, 1989 (Monumenti Etruschi 4). 23. Nous renvoyons sur ce sujet aux études de Dominique Frère. Voir par exemple D. Frère, « Gestes quotidiens et parfum d’immortalité », in L. Bodiou, D. Frère, V. Mehl, L’expression des corps. Gestes, attitudes, regards dans l’iconographie antique, Rennes, 2006, p. 195-212 et idem, « Démons parfumés en Étrurie, de l’époque orientalisante », in J.-P. Boudet, P. Faure et C. Renoux (dir.), De Socrate à Tintin. Anges gardiens et démons familiers de l’Antiquité à nos jours, Rennes, 2011, p. 21-30 (p. 26-27). 24. L. C. Pieraccini, « Families, Feasting and Funerals: Tomb Practice at Ancient Caere », Etruscan Studies 7 (2000), p. 35-49 (p. 36, fig. 1). 25. S. Steingräber, Catalogo ragionato, p. 377. 26. J.-R. Jannot, « Une représentation symbolique des défunts », Mélanges de l’École Française de Rome. Antiquité 89-2 (1977), p. 579-588. 27. C. Isler-Kerényi, « Images grecques au banquet funéraire étrusque », Pallas 61 (2003), p. 39-53, émet cette hypothèse à propos de la tombe Valle Trebba 128 de Spina. 28. Steingräber, Catalogo ragionato, p. 273. 29. L. Canina, L’antica Etruria Marittima, I, Rome, 1846, p. 194, pl. 63-64. 30. C. Guarnieri, « La presenza dell’uovo nelle sepolture di Spina (Valle Trebba). Un problema aperto », in Studi sulla necropoli di Spina in Valle Trebba, (colloque de Ferrare du 15 octobre 1992), Ferrare, 1993, p. 181-195 ; P. Small, Eat, Drink, and be Merry, p. 85-89 ; L. C. Pieraccini, Around the Hearth : Caeretan Cylinder-Stamped Braziers, Rome, 2003; Pieraccini, Families, p. 35-49 ; ead., « L’inafferrabile uovo etrusco », in M. D. Gentili (éd.), Studi e ricerche a Tarquinia e in Etruria (séminaire international en souvenir de Francesca R. Serra Ridgway), Tarquinia, 2013, p. 105-125 ; idem, « Food and Drink in the Etruscan World », in J. Turfa, The World of the Etruscans, New York, 2013, p. 812-822. 31. J.-R. Jannot, Les reliefs archaïques de Chiusi, Collection de l’École française de Rome 71, Rome, 1984, C.II.42, de la Collezione Mazetti. Voir aussi sur ICAR :http://icar.humanum.fr/icardb/ scene.php?idscene=BERL442b (site consulté le 17 février 2016). Même chose sur la face droite ? http://icar.huma-num.fr/icardb/scene.php?idscene=BERL442c (site consulté le 17 février 2016). Peut-être aussi Jannot, Les reliefs archaïques de Chiusi, D. I. 5, Collezione Mazetti (http:// icar.huma-num.fr/icardb/scene.php?idscene=BERL463c&idsupport=BERL463 (site consulté le 17 février 2016)) ; idem, Les reliefs archaïques de Chiusi, D’ inclassable 2, sarcophage Blayds (http:// icar.huma-num.fr/icardb/scene.php?idscene=BLAY498a (site consulté le 17 février 2016)) ; idem, Les reliefs archaïques de Chiusi, C.III.6, Chiusi, Museo civico ; idem, Les reliefs archaïques de Chiusi, D. II. 11, Copenhague, Glyptothèque Ny-Carlsberg ; idem, Les reliefs archaïques de Chiusi, C.III.17, Firenze, Museo archeologico ; idem, Les reliefs archaïques de Chiusi, D.II.10, Collezione Castellani ; idem, Les reliefs archaïques de Chiusi, C.I.33, Palermo, Museo Nazionale ; idem, Les reliefs archaïques de Chiusi, C.I.36, Palermo, Museo Nazionale ; Jannot C.I.41, Paris, Musée du Louvre ; idem, Les reliefs archaïques de Chiusi, D.I.10, Collection Campana ; idem, Les reliefs archaïques de Chiusi, B’.II.2, Roma, American Academy ; idem, Les reliefs archaïques de Chiusi, C.I.5, Siena, Museo archeologico. 32. Steingräber, Catalogo ragionato, p. 324-325. 33. Steingräber, Catalogo ragionato, p. 327. 34. Steingräber, Catalogo ragionato, p. 286.

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35. Voir http://icar.huma-num.fr/icardb/scene.php?idscene=TARQ15b (site consulté le 17 février 2016) ; E. Brizio, « Tombe dipinte di Corneto », Bullettino dell’Instituto di corrispondenza archeologica 45 (1873), p. 73-85, 97-107, 193-204. 36. Tomba dei Demoni azzurri (tombe des Démons bleus), G. Adinolfi, R. Carmagnola, M. Cataldi, « La Tomba dei demoni azzurri. Le pitture », in Pittura parietale, pittura vascolare. Ricerche in corso tra Etruria e Campania, (actes de la journée d’études de Santa Maria Capua Vetere 28 mai 2003), Naples, 2005, p. 45-72. Tomba delle Bighe (tombe des Biges), Steingräber, Catalogo ragionato, p. 297-299. Tomba del Frontoncino (tombe du petit Fronton), Steingräber, Catalogo ragionato, p. 314. Tomba 5513, Steingräber, Catalogo ragionato, p. 377. 37. M. A. Turchetti, F. Cavalli, S. Cencetti et alii, « La Tomba delle tre uova di Casenovole (Civitella Paganico, GR). Qualche considerazione su offerte funebri, riti di passaggio e nuove metodologie non distruttive di indagine », in Amore per l’antico. Dal Tirreno all’Adriatico, dall preistoria al medioevo e oltre. Studi di antichità in ricordo di Giuliano de Marinis, Rome, 2014, p. 169-182. 38. Pieraccini, Around the Hearth, p. 46 (A4.09) ; M. Moretti, Il Museo Nazionale di Villa Giulia, Rome, 1962, 93f, fig. 72. Il est plein de charbons. Il contient aussi un tisonnier de bronze, deux canthares de bucchero, un kylix et des œufs. Photo dans Pieraccini, Around the Hearth, p. 46, fig. 10. 39. Nous remercions Madame Alfonsina Russo et Madame Rita Cosentino qui ont l’amabilité de nous permettre de collaborer avec elles pour faire cette étude. 40. Frère, Hugot, Marinval, Le végétal offert et consommé dans les rituels funéraires étrusques. 41. Sur cette tombe, voir Principi etruschi, p. 365-372, n°524-566 ; G. Bermond Montanari, La formazione della città in Emilia Romagna, Bologne, 1987 ; M. Forte (dir.), Il dono delle Eliadi. Ambre e oreficie dei principi etruschi di Verucchio, (catalogue de l’exposition du Musée de Verucchio 1994), Rimini, 1994. 42. A. M. Esposito (éd.), Principi Guerrieri. La Necropoli Etrusca di Casale Marittimo, Milan, 2001, p. 39-56. 43. P. Giulierini, « I piaceri della tavola: il mondo femminile e la cucina », in G. Paolucci (dir.), Larthia. La vita di una donna al tempo degli Etruschi, (acte du colloque de Chianciano Terme 2007), Florence, 2008, p. 27-63 (p. 32) ; L. Ambrosini, « Una lekanis etrusca a figure rosse », Mélanges de l’École française de Rome. Antiquité, 125-1 (2013), fig. 22, http://mefra.revues.org/ 1273 (site consulté le 17 février 2016). 44. F. Poulsen, Etruscan tomb-paintings. Their subjects and significance, Oxford, 1922.

RÉSUMÉS

Dans cette contribution, nous nous proposons d’étudier les représentations de couples en Étrurie en nous attachant en particulier aux deux célèbres figurations peintes de la tombe des Boucliers de Tarquinia. À ce moment, après une longue éclipse entre la fin du VIe s. av. J.-C. et le IVe s. av. J.- C., les représentations des couples fondateurs des lignées familiales réapparaissent en contexte funéraire, mais de manière différente. Nous étudions spécialement les représentations de victuailles déposées sur les tables situées devant les couples de la tombe des Boucliers en les mettant en relation avec les données archéologiques à notre disposition.

In this paper, I aim to study the representations of couples in Etruria by focusing in particular on two famous representations of the Tomb of the Shields in Tarquinia. After a long eclipse, between

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the late sixth century BC and the fourth century BC, the representations of the founding couples of family lines reappear in funerary context, but in a different way. I especially study the representations of victuals deposited on tables located in front of the couples in the Tomb of the Shields in linking them with the archaeological data at our disposal.

INDEX

Keywords : Banquet, symposion, Etruscan couples, food, eggs, offerings Mots-clés : Banquet, symposion, couples étrusques, alimentation, œufs, offrandes

AUTEUR

LAURENT HUGOT Université de La Rochelle (flash) [email protected]

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Tanaquil et les chemises noires et brunes

Marie-Laurence Haack

1 Par ce titre, j’entends m’intéresser à Tanaquil, donc aux femmes étrusques à l’époque du fascisme et du nazisme, ce qui peut paraître un sujet périlleux : a priori, on ne voit pas pourquoi Tanaquil, l’épouse de Tarquin l’Ancien, l’un des rois étrusques de Rome, à qui elle aurait prédit qu’il régnerait et à qui elle fait succéder son gendre Servius Tullius, aurait pu acquérir une nouvelle célébrité sous le fascisme et le nazisme. La plupart des étruscologues s’intéressent peu à cet aspect de la société étrusque. À une ou deux exceptions près1, l’étruscologie jusqu’aux années 50 est faite par des hommes et pour des hommes2 ; dans les manuels de cette époque, la question du couple et de la femme étrusque est traitée dans un chapitre consacré à la vie privée, souvent placé en dernier. Le thème est pourtant abordé avec une abondance surprenante durant la période du fascisme et du nazisme par des non-spécialistes, des intellectuels ou des publicistes, qui reprennent les analyses déjà anciennes de J.J. Bachofen3, un savant suisse, sur un supposé matriarcat étrusque sur lequel il revient dans plusieurs livres, dont Die Sage von Tanaquil en 1870. Malgré un accueil critique du livre très réservé à l’époque de sa première édition4, les réflexions de Bachofen connaissent en Europe, dans les années 30, un véritable regain d’intérêt, une renaissance, pourrait-on dire, encouragée par la publication simultanée, en 1926, de deux anthologies de ses œuvres, celle de M. Schröter à Munich5 et celle de C.A. Bernoulli à Leipzig6. Je vais essayer de comprendre ce qu’a dit Bachofen de la femme et du couple étrusque, plus précisément de la figure de Tanaquil qui a autant intéressé en particulier les partisans du fascisme et du nazisme, ce qu’ont fait ces derniers de la Tanaquil de Bachofen et pourquoi Tanaquil a suscité un tel regain d’intérêt.

2 Johann Jakob Bachofen (1815-1887), juriste bâlois passionné de philologie, a créé une théorie sur les origines de la vie physique et une interprétation des mythes. Il passe pour le découvreur du « matriarcat », même s’il utilise en réalité les termes de « droit maternel » et de « gynécocratie », deux mots par lesquels il entend plusieurs faits sociaux et juridiques, la prépondérance et la supériorité de la femme dans la famille et

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dans la société et la reconnaissance exclusive de l’ascendance maternelle ou filiation matrilinéaire associée au droit de succession réservé aux filles.

3 J.J. Bachofen réalise cette découverte dans son Mutterrecht7, un ouvrage qui ne compte pas moins de 1 373 pages dans l’édition française, où J.J. Bachofen fait à la fois œuvre d’historien et de philosophe. Pour J.J. Bachofen, les peuples sont comme des individus qui, pour arriver à maturité, ont besoin de la main dirigeante, rassurante et autoritaire de la Mère. Pour lui, en effet, les origines de l’humanité sont placées sous le signe et la suprématie de la Femme, c’est-à-dire sous le signe du corps de la femme-Mère qui enfante, comme la Mère originelle, la Terre.

4 Cette enfance du genre humain se déroulerait en deux phases successives, chacune correspondant à des formes différentes de maternité et de matérialité.

5 L’Hetärismus est le stade inférieur, le plus primitif, appelé « vie tellurique ». On y trouve un matérialisme chtonien, où règne le « droit naturel » pur (jus naturale), qui se traduit par une liberté sans restriction ni freins, sans droit de propriété ni droits privés. Les relations sexuelles s’accomplissent de façon déréglée, au grand jour, dans une « promiscuité animale », et au milieu d’une végétation luxuriante. Les enfants ne reconnaissent aucun père ; ils sont « semés au hasard » (spartoi) comme les « plantes marécageuses » issues de la seule matière maternelle.

6 Ensuite, survient l’amazonisme, un état transitoire. La Femme abandonne sa vie de guerrière et de nomade pour la maternité dans le cadre du mariage et de la sédentarité. Le caractère matériel-maternel de la période est poussé « vers une moralité plus élevée » grâce au droit maternel conjugal. La Terre doit sa maternité au contact de celui qui peut « labourer, précédente semer, planter, travailler la terre » et à qui elle donne le fruit de ses entrailles. Lors de ce stade se développe la vraie gynécocratie, c’est-à-dire la domination de la Mère sur la famille et sur l’Etat.

7 Puis, arrive l’âge adulte, soit le règne du père. L’enfant est devenu adulte et il se libère de sa mère et de ses mœurs gynécocratiques. Pour assurer cette victoire, la paternité doit devenir purement spirituelle ; ce changement peut s’effectuer grâce à l’État romain, dont la structure juridique et la constitution politique résistent aux attaques du principe maternel qui essaie de regagner par la religion ce qu’il a perdu dans le domaine étatique.

8 Ces principes théoriques définis dans le Mutterrecht conditionnent la place réservée par J.J. Bachofen aux femmes étrusques, place encore anecdotique dans le Mutterrecht8, mais auxquelles J.J. Bachofen accorde un intérêt grandissant grâce aux rencontres et aux voyages. J.J. Bachofen suit en effet les cours de K.O. Müller, auteur de Die Etrusker9, à Göttingen lors de l’hiver 1837-1838. J.J. Bachofen fait en outre plusieurs visites des sites étrusques qui lui font forte impression et qui l’incitent à appliquer sa théorie du Mutterrecht aux Étrusques10. La visite des nécropoles étrusques, avec des artistes comme Wilhelm Kandler, Rudolf Müller, Friedrich Hörner et Johann Jakob Frey, dont certains tableaux de tombes étrusques décorent son bureau11, font l’effet sur J.J. Bachofen d’une sorte de révélation12.

9 Rome ne lui apparaît que comme une conclusion, un effet dont il faut trouver la cause. Or, la cause est trouvée dans le principe maternel : la primauté de la femme, selon lui, est ontologique et chronologique. En Italie, les peuples primitifs, Sabins et Étrusques, sont des peuples « maternels ». Des deux peuples, J.J. Bachofen se familiarise surtout avec les Étrusques, notamment en 1864 par une visite du Musée Campana au Louvre13,

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où sont exposés 6 000 objets, dont beaucoup d’étrusques. J.J. Bachofen est émerveillé : il passe des journées entières chez les Étrusques et se persuade du caractère oriental des Étrusques et du lien avec la Lydie.

10 Enfin, en 1870, à Heidelberg, aboutissement de cette lente maturation, J.J. Bachofen publie La légende de Tanaquil, sous-titrée « une recherche sur l’orientalisme à Rome et en Italie ». Avec ce livre, il polémique contre la philologie et l’histoire officielles14, en clair, avec T. Mommsen, qu’il trouve matérialiste et antireligieuse15, et J.J. Bachofen continue d’exploiter le potentiel heuristique du mythe et son exégèse des symboles. Le cas de Tanaquil illustre, selon lui, les deux premières phases de l’enfance du genre humain, l’Hetärismus et l’amazonisme, qu’il avait décelée dans son Mutterrecht. Par nature, Tanaquil illustre la phase de l’Hetärismus, où la femme domine, dans une liberté effrénée16 : Tanaquil est une héritière des hétaïres de Saqqa17, une divinité-Reine des fêtes orgiaques de l’Orient18, qui s’adonnerait à une sexualité sans limites. Grâce à cette sexualité débridée, elle possèderait une emprise sur l’Homme qui se manifesterait lors de la seconde phase, l’amazonisme, par sa capacité à faire les rois, c’est-à-dire son mari Tarquin l’Ancien, puis Servius Tullius, celui qu’elle choisit comme héritier de Tarquin.

11 Dans cette perspective, le déclin de l’Étrurie correspondrait au passage à la troisième phase de l’existence de l’humanité. La révolte contre le dernier Tarquin est ainsi conçue comme une réaction contre l’asiatisme. « La nation étrusque », pour J.J. Bachofen, en effet, « c’est l’Asie de la péninsule apennine. Sa ruine était nécessaire à la réalisation d’un nouvel état de choses »19. Ce nouvel état s’incarne dans l’État romain, masculin, doté d’institutions qui entravent la liberté des hétaïres asiatiques. Grâce à une sévérité proprement romaine, on assisterait à la « métamorphose de la courtisane régnante orientale en une femme imbue de toutes les vertus « matronales »20.

12 On notera - c’est important pour la suite - que dans toutes ces descriptions de la vie de l’hétaïre Tanaquil, J.J. Bachofen ne déprécie nullement ni les Étrusques ni Tanaquil. Pour lui, les Étrusques sont « les civilisateurs les plus importants pour l’Italie et surtout pour Rome »21 et un peuple très spirituel22.

13 On peut donc s’étonner que le texte de J.J. Bachofen ait exercé tant de séduction sur les chantres de l’extrême-droite moderniste, en particulier sur Alfred Bäumler (1887-1968), le philosophe le plus influent du Troisième Reich, qui devait devenir directeur de l’institut nazi de pédagogie politique de Berlin23.

14 A. Bäumler a consacré plusieurs ouvrages à J.J. Bachofen24, dont, en 1926, une longue introduction de 260 pages à l’anthologie des œuvres de J.J. Bachofen, Der Mythus von Orient und Occident : eine Metaphysik der Alten Welt aus den Werken von J.J. Bachofen, toute à la gloire de J.J. Bachofen. Dans cette introduction, A. Bäumler rattache J.J. Bachofen à la tradition romantique allemande et il dit partager avec J.J. Bachofen une même conception de l’histoire. Pour eux deux, le mythe est une historique (ein historischer Begriff) et la mythologie, une science historique25. A. Bäumler loue aussi l’ouverture et la liberté avec laquelle J.J. Bachofen ose traiter de la poésie du « Hetärenleben »26.

15 Par cette anthologie, A. Bäumler fait connaître à J.J. Bachofen à un large public d’hommes de droite, sensibles aux idées nazies, nombreux dans son entourage. Parmi eux figure Alfred Rosenberg, journaliste d’origine balte et l’un des plus fervents partisans du national-socialisme, qui s’empare du personnage de Tanaquil et qui l’interprète en un sens racial dans son Mythe du vingtième siècle, un succès d’édition

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constamment réédité entre 1930 et 1944 et atteignant avant cette date un million d’exemplaires vendus27.

16 Dans ce livre, A. Rosenberg défend la thèse d’un danger oriental dont les Étrusques servent d’illustration pour le passé : comme les Étrusques auraient menacé l’empire romain, les Juifs seraient en train de menacer la race germanique. A. Rosenberg réinterprète ainsi l’histoire du monde par le problème de la « race » : il se veut le pionnier d’une vision du monde (Weltanschauung) qui saisit à la fois par intuition et par réflexion tout ce qui exprime « l’âme » et « l’esprit » d’une « race ». Il manifeste ainsi un racisme qui se veut philosophique et une « philosophie » ouvertement raciste d’un racisme nordico-germanique qui vise à déprécier tout ce qui vient du Sud et de l’Orient.

17 Sous prétexte que les Étrusques seraient des Proche-Orientaux28, A. Rosenberg les dote de tous les vices29 : ce qui était une marque de spiritualité chez J.J. Bachofen devient une infamie chez A. Rosenberg. A. Rosenberg accuse donc les Étrusques d’indécence et de débauche avec un vocabulaire très dépréciatif : « Les Étrusques nous ont laissé une multitude des plus obscènes coutumes et monuments »30. Et les femmes sont durement visées. A. Rosenberg emprunte en effet à J.J. Bachofen son idée-maîtresse de matriarcat étrusque et il l’illustre, en créant le type de l’ » hétaïre divine » (die göttliche Hetäre). Ce type ne serait ni une abstraction ni une fiction mais l’expression d’un fait historique qui aurait dominé le Proche et le Moyen-Orient. Tanaquil serait un avatar de cet hétaïrisme qui aurait provoqué un « collectivisme sexuel absolument effréné ». A. Rosenberg décrit ainsi l’accouplement public de l’hétaïre avec son amant. « À la souveraine prêtresse de l’Amour se joignait son amant vêtu d’un voile transparent à la manière lybienne. Ils s’enduisaient mutuellement d’onguents parfumés, se paraient de précieux bracelets, pour ensuite consommer leur accouplement devant tout le peuple (…) ». L’affirmation ne vaut pas pour un peuple proche ou moyen-oriental en particulier, mais il s’applique aussi aux Étrusques. On comprend qu’A. Rosenberg qui considère que les femmes étrusques exercent un « régime des hétaïres »31 fasse d’elles des menaces pour le patriarcat et la famille.

18 Le passage à la dernière phase de l’histoire bachofénienne, le règne du Père, aurait été provoqué par les Romains au terme d’une longue lutte qui les aurait amenés à transformer Tanaquil de prostituée en matrone, « mère fidèle et soucieuse », et « protectrice du foyer familial avec rouet et quenouille »32.

19 La déformation de l’interprétation bachofénienne du personnage de Tanaquil se poursuit, malgré les dures critiques portées par les savants (notamment les spécialistes du catholicisme) contre le Mythe du XXe siècle, dans un manuel dirigé par A. Rosenberg, dix ans plus tard. Dans ce manuel, intitulé Handbuch der Romfrage dont un seul volume a été publié33, A. Rosenberg a rassemblé autour de lui toute une équipe de collaborateurs (ein Amt), pour faire un dictionnaire attaquant Rome, capitale de l’Église. Les articles du livre sont anonymes, mais on peut penser que Matthes Ziegler34, chef de l’équipe des rédacteurs, auteur de l’introduction et de la plupart des entrées, a rédigé le long article « Etrusker ». Dans ce long article, le théologien allemand et spécialiste de Volkskunde et de folklore germanique35, revient longuement sur la figure de Tanaquil.

20 Dans l’article, Tanaquil est présentée comme une faiseuse de rois ambitieuse (Königsmacherin), dont l’influence sur la religion et sur les coutumes de Rome est dénoncée. Elle aurait introduit le matriarcat à Rome et donné à l’histoire de la royauté romaine une orientation gynécocratique orientale où le pouvoir est entre les mains de la Femme. Tanaquil aurait aussi laissé un héritage désastreux, puisqu’à sa suite, les

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femmes étrusques se seraient prostituées pour constituer leur dot et les Romains auraient adopté le culte de Diane, qualifié d’éphésien et de culte de la Déesse-Mère. Les Romains auraient donc accompli un tour de force en transformant Tanaquil, la Prostituée orientale, en matrone romaine toute dévouée à sa maisonnée.

21 En Italie, J.J. Bachofen trouve un lecteur enthousiaste en la personne de J. Evola36, philosophe réactionnaire italien, qui trouve son œuvre « géniale »37, et qu’il connaît par les deux éditions allemandes de 1926 que j’ai citées. J. Evola a eu entre ses mains l’anthologie de C.A. Bernoulli qu’il présente dans un article intitulé « Aspetti del movimento culturale della Germania contemporanea »38 et il a cité également l’introduction d’A. Bäumler à l’anthologie de Schröter. Dans les années 30, J. Evola publie aussi une traduction d’un extrait de Die Sage von Tanaquil sous le titre « La donna regale e la nascita di Roma » dans le neuvième numéro de la revue La Torre, que J. Evola a dirigée en 1930 et une traduction du Mutterrecht qu’il accompagne d’une introduction et d’une préface, mais la traduction, refusée par la plupart des éditeurs, est publiée seulement en 1949, sous un titre où la notion de droit « maternel » (Mutterrecht) est effacée au profit d’une mise en avant de la sexualité, Le Madri e la virilità olimpica39, et avec le sous-titre « Histoire secrète du monde antique méditerranéen », plus accrocheur qu’ Enquête sur la gynécocratie du monde antique d’après sa nature religieuse et juridique.

22 L’introduction de J. Evola déforme le texte de J.J. Bachofen dans un sens qui tend à exalter les valeurs supérieures de la civilisation arienne. J. Evola prend de grandes distances avec l’idée « évolutive » de J.J. Bachofen, selon laquelle la phase du matriarcat aurait été propre à chaque population et aurait débouché forcément sur une période de patriarcat ; pour J. Evola, l’opposition entre civilisation matriarcale et patriarcale ne doit pas être entendue comme une succession de deux phases dans l’histoire et il met le préjugé « évolutionniste » de J.J. Bachofen sur le compte des préjugés de son époque.

23 J. Evola reprend à J.J. Bachofen son opposition entre deux idées fondamentales antithétiques : l’idée olympiano-virile et l’idée tellurico-féminine, qui s’exprime à travers la série d’oppositions « la civilisation des Héros et la civilisation des Mères, l’idée solaire et l’idée chtonico-lunaire, le droit patriarcal et le matriarcat, l’éthique aristocratique de la différence et la promiscuité orgiastico-communautaire, l’idéal olympien du « supramonde » et le mysticisme panthéiste, le droit positif de l’imperium et droit naturel. »40 Mais il détache ces catégories du contexte historique et mythologique du monde classique et il les transfère dans une dimension absolue et normative, pour donner l’essence et des archétypes d’une civilisation.

24 Il oppose ainsi, comme J.J. Bachofen et A. Rosenberg ont déjà commencé à le faire, les Étrusques aux Romains comme une civilisation féminine à une civilisation masculine. Chez les Étrusques, s’exercerait une prééminence féminine que J. Evola décèle dans la présence du métronyme dans les inscriptions, dans une autorité religieuse de la femme, dans le pouvoir d’investiture qu’auraient les femmes et dans les très nombreuses divinités féminines qu’honoreraient les Étrusques41. J. Evola redouble cette opposition par l’antithèse entre les Pères romains et les Mères étrusques : contre l’idée de « rigide système du droit paternel, (…) la patria potestas » il avance l’idée d’un « monde étrusque des Mères. »42 À propos des Romains, il signale aussi le « patriarcat sacral », la religion de l’honneur et de la fidélité43 ; à d’autres endroits, il discerne chez les Étrusques des « Mères de la nature. »44

25 Les raisons de cette primauté sont à chercher, selon J. Evola, dans les origines orientales des Étrusques. J. Evola reprend la thèse hérodotéenne d’une origine orientale

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des Étrusques, sans faire allusion au débat historiographique45. Il se contente de citer Sénèque : Tuscos Asia sibi indicat46 et il affirme que les Étrusques sont « dominés par le symbole de l’Asie. »47 Pour J. Evola, toute l’histoire de Rome peut ainsi se lire comme l’affrontement des deux strates hétérogènes, étrusques et romaines, aux valeurs contraires. Il existerait « sous la récente couche du mythe romanisé, une couche plus ancienne, liée à un type de civilisation opposée à la civilisation romaine »48 ; il y aurait aussi un « compromis, une antithèse, souvent latente au sein de la romanité »49, mais cette antithèse se traduit de façon violente : « Cette influence ne put se développer qu’à travers une lutte impitoyable, à l’intérieur et à l’extérieur, et une série de réactions, d’adaptation et de transformations. »50 Selon J. Evola, Rome acquiert sa puissance par le dépassement progressif de la strate étrusque. Cette vision hégélienne de l’histoire se lit dans la présentation évolienne de Tanaquil, « que Rome cherchera à dépouiller de ses traits aphrodisiaques pour la transformer en symbole de toutes les vertus de la matrone. »51 Le caractère sacré et autoritaire de la matrone « trahit la composante préromaine, gynécocrate balayée dans la civilisation romaine par le thème nordique du seul droit paternel remis à sa juste place. »52 J. Evola pense que Rome contaminée doit donc se purifier, se libérer, se détacher de cette macule étrusque au travers de luttes, comme le grand épisode de la chute des Tarquins, la révolte de Tullus Hostilius et l’interprétation de la position de la statue d’Horatius Coclès.

26 Même si J. Evola marque ses distances avec le nordicisme et avec le néopaganisme de Rosenberg53, on note entre les deux hommes une convergence d’attaques contre la puissance supposée de Tanaquil. De fait, J. Evola connaît bien Le mythe du XXe siècle dont il a fait une recension quelques mois après la parution54, et J. Evola partage beaucoup des idées d’A. Rosenberg, dont celle qu’il faut « rectifier » dans un sens « raciste » la doctrine de J.J. Bachofen55.

27 Alors que J.J. Bachofen avait fait de Tanaquil une femme sensuelle et spirituelle, pour tout dire, romantique, chez A. Bäumler, chez A. Rosenberg, puis chez J. Evola, Tanaquil devient le repoussoir pour l’image de la femme que chemises noires et brunes veulent promouvoir dans leur nouvel ordre social. Tanaquil, chez eux, concentre ainsi tous les défauts dont les femmes nazies et fascistes doivent se prémunir : un corps indiscipliné, déréglé, une sexualité débridée et incontrôlée, une progéniture sans père et abandonnée à elle-même56, pour une raison simple et qu’expriment sans retenue J. Evola et A. Bäumler : Tanaquil est un danger qui menace toujours. A. Bäumler, dans son introduction, affirme : « Un seul regard jeté, dans les rues de Berlin, Paris ou Londres, sur le visage d’un homme ou d’une femme moderne, suffit à se convaincre qu’aujourd’hui le culte d’Aphrodite est celui devant lequel Zeus ou Apollon doit laisser la place (…). C’est un fait patent que le monde contemporain présente tous les traits d’une époque gynécocratique. Au cœur d’une civilisation épuisée et décadente surgissent de nouveaux temples d’Isis et d’Astarté, de ces divinités maternelles asiatiques que l’on servait par l’orgie et le dérèglement, avec le sentiment d’un abandon sans espoir dans la jouissance. Le type de la femme fascinante est l’idole de notre temps et, les lèvres fardées, elle hante les villes d’Europe comme jadis Babylone. Et comme si elle voulait confirmer la profonde intuition de Bachofen, la dominatrice moderne de l’homme, ne cachant rien de ses charmes, porte dans ses bras un chien, symbole de la promiscuité sexuelle sans limites et des forces d’en-bas »57. De son côté, pour Evola58 : « [Tanaquil] affirme fréquemment sa primauté sous de nouvelles formes « amazoniennes », « non plus des déesses mais des « divas » cinématographiques et autres apparitions « aphrodisiennes » envoûtantes. C’est ainsi qu’apparaît la femme

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moderne, masculinisée, sportive et garçonne – la femme qui se consacre exclusivement à l’épanouissement de son corps (trahissant ainsi la mission qui l’attend normalement dans une civilisation de type viril), qui s’émancipe, qui se rend indispensable (…) ». Cet avertissement contre le danger des modernes Tanaquil rencontre peu de succès à l’époque, car il n’y a que les antiquisants qui connaissent bien Tanaquil. D’autres personnages aussi archétypaux, aussi mythologiques obtiennent plus de succès tout en exprimant la même crainte. L’héroïne du film de 1929 réalisé par G. Pabst Die Büchse der Pandora ( Loulou dans la version française) réunit certains des éléments du blâme : l’indécence, la vénalité, et toujours la dangerosité avec la garçonne, Louise Brooks. Cependant, le danger, dans le film, venait moins de Pandora que des hommes, puisque l’héroïne se fait tuer à la fin par Jack l’Éventreur, comme une prémonition de la réelle menace que faisaient peser chemises brunes et noires sur les Tanaquil de ces années-là en Allemagne et en Italie.

NOTES

1. Nous pensons en particulier à E. Fiesel en Allemagne. Il n’y a aucune femme, par exemple, dans la liste de deux pages des membres du comité national du I congresso Internazionale Etrusco. Atti del I Congresso internazionale etrusco (Firenze-Bologna, 27 Aprile-5 maggio 1928), Florence, 1929, p. 10-12. 2. Sur l’étruscologie de la première moitié du XX e siècle, cf. M.-L. HAACK et M. MILLER éds., La construction de l’étruscologie au début du XXe siècle. Actes des journées d’études internationales des 2 et 3 décembre 2013 (Amiens), Bordeaux, 2015 ; id., L´Étruscologie au XXe siècle, 2. Les Étrusques au temps du fascisme et du nazisme, Actes des journées d’études internationales des 22 au 24 septembre 2014 (Amiens), Bordeaux, 2016 (sous presse). 3. Sur la vie de J.J. Bachofen, voir l’autobiographie de J.J. BACHOFEN, « Selbstbiographie », Basler Jahrbuch, 1917, p. 295-348, et la notice biographique de K. MEULI, « Bachofens Leben », dans les œuvres complètes de J.J. Bachofen, Johann Jakob Bachofens gesammelte Werke, vol. 3, Bâle, 1948, p. 1012-1079. 4. Les critiques se concentrent sur la notion de Mutterrecht : cf. H.-J. HEINRICHS (éd.), « Das Mutterrecht » von Johann Jakob Bachofen in der Diskussion, Francfort-sur-le Main, 1987. Th. Mommsen, en particulier, a des mots très durs depuis son compte-rendu de L’Histoire des Romains de J.J. Bachofen et F.D. Gerlach. Cf. T. MOMMSEN, « Rezension von F.D. Gerlach-J.J. Bachofen, Die Geschichte der Römer (1850-1851) », in T. MOMMSEN, Gesammelte Schriften, Bd 6, Berlin, 1905-1913, p. 653-654. J.J. Bachofen se sent attaqué par l’article de T. MOMMSEN, « Die Erzählung von Cn. Marcius Coriolanus », Hermes, 4, 1870, p. 1-26. J.J. Bachofen, blessé, a répliqué par un pamphlet : Theodor Mommsen’s kritik der Erzahlung von Cn. Marcius Coriolanus Vorgelesen in Der Gesammtsitzung Der Königl. Preuss. Akademie der Wissenschaften zu Berlin Am 25. Februar 1869, Heidelberg, 1870. Sur l’amerture qu’en a conçue J.J. Bachofen et sur l’opposition, personnelle, institutionnelle, épistémologique et politique entre les deux hommes, cf. L. GOSSMAN, Orpheus Philologus: Bachofen Versus Mommsen on the Study of Antiquity (Transactions of the American Philosophical Society), 1983; ID., « Basle, Bachofen, and the critique of Modernity in the Second Half of the Nineteenth Century », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 47, 1984, p. 136-185, spéc. p. 173-180; ID.,

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Basel in the Age of Burckhardt: A Study in Unseasonable Ideas, Chicago-Londres, 2000, p. 164- 170 ; P.J. DAVIES, Myth, Matriarchy and Modernity: Johann Jakob Bachofen in German Culture 1860-1945, Berlin- New York, 2010, p. 37-38. 5. Der Mythus von Orient und Occident. Eine Metaphysik der Alten Welt. Aus den Werken von J.J. Bachofen, mit einer Einleitung von A. Baeumler, éd. M. Schröter, Munich, 1926 ; Urreligion und antike Symbol. Systematisch angeordnete Auswahl aus seinen Werken in drei Bändern, éd. de C.A. Bernoulli, Leipzig, 1926. 6. Sur la réception de J.J. Bachofen, mais à une période différente de celle qui nous intéresse, cf. G. CASADIO, «Bachofen, o della rimozione», in G. Sfameni Gasparro (éd.), Agathì elpís : studi storico- religiosi in onore di Ugo Bianchi, Rome, 1994, p. 63-78. 7. J.J. BACHOFEN, Das Mutterrecht : eine Untersuchung über die Gynaikokratie der alten Welt nach ihrer religiösen und rechtlichen Natur, Stuttgart, 1861. 8. Tanaquil sert deux fois de comparaison à titre anecdotique. En revanche, on trouve des chapitres sur la Lycie, la Crète, Athènes, Lemnos, Égypte, Inde et Asie centrale, Orchomène et les Minyens, Élide, les Locriens épizéphyriens, Lesbos, Mantinée, le pythagorisme et les systèmes postérieurs. 9. Sur l’influence de K.O. Müller sur J.J. Bachofen, cf. P. BORGEAUD et N. DURISCH, « La réception de K.O. Müller chez J.J. Bachofen», in W.M. CALDER et R. SCHLESIER (éd.), Zwischen Rationalismus und Romantik. Karl Otfried Müller und die antike Kultur, Hildesheim, 1998, p. 99-122. 10. En 1842, il va à Pise, à Florence et à Pérouse, où il voit des antiquités étrusques chez Giambattista Vermiglioli, étruscologue, titulaire de la chaire d’archéologie de l’université de Pérouse. Il fait de nouvelles visites en 1847 et en 1848 ; on sait qu’en 1850 et en 1851, il va explorer des tombes étrusques, puis, en 1863, il se rend à Bologne, à Florence et à Rome. Le 24 novembre 1867, il reprend une série de visites en Etrurie. 11. Cf. K. MEULI, Johann Jakob Bachofens gesammelte Werken, vol. 3, Bâle, 1948, p. 1061. 12. La révélation est telle qu’il publie, en 1859, Gräbersymbolik der Alten. Cf. J.J. BACHOFEN, « Eine Selbstbiographie », Zeitschrift für vergleichende Rechtswissenschaft, 34, 1916, p. 337-380, spéc. p. 358. 13. Allein das museum Campana war da, und so konnte ich im Jahr 1864 manche Tage unter den Etruskern wohnen. So oft ich die Sammlung verliess, war mir wie einem Schläfer, der 3000 Jahre später in einer neuen Welt plötzlich wieder aufwacht (K. MEULI, Johann Jakob Bachofens gesammelte Werken, vol. 3, Bâle, 1948, p. 1057, lettre 188 (29.8.1864). 14. Il s’en prend à T. Mommsen en personne : Wenn Sie zum Beispiel das Kapitel über die Etrusker lesen, so werden Sie einen Begriff erhalten von der bodenlosen Genialität dieses Menschen (lettre à Heinrich Meyer-Ochsner, chercheur de Zurich, 24 janv. 1862, lettre citée par E. KIENZLE, «Nachwort», in Johann Jakob Bachofens gesammelte Werken, VI, Die Sage von Tanaquil, Bâle, 1951, p. 448. 15. Meine Aufgabe ist, die reste des Maternitätssystems bei allen Völkern der Erde zusammezusuchen, um auf Grund eines so vervollkommneten Materials die zweite Bearbeitung des Mutterrechts zu unternehmen (lettre à Heinrich Meyer-Ochsner, chercheur de Zurich, 9/11/1869 citée dans K. MEULI, op. cit., p. 1077). 16. « Dans certaines parties de la légende de Tanaquil [dont les origines asiatiques, pour lui, sont évidentes], les idées et les usages de l’hétairisme se trahissent indubitablement ». 17. « L’hétaïre qui, disposant à sa guise de la vie et du trône, couronna le premier Tarquin, s’identifie à l’hétaïre saquaïque, laquelle, représentée s’adonnant à toute la licence effrénée de la vie naturelle, joue le rôle de mère adoptive et de protectrice auprès de l’enfant Tullius » (J.J. BACHOFEN, Du règne de la mère au patriarcat. Pages choisies par Adrien Turel, Paris, 1980, p. 118). 18. « Le second cycle des légendes tanaquiliennes n’est pas autre chose que l’ « historification » des fêtes saquaïques qui, elles, incarnent la sensualité primitive du culte de Mylitta. Les traits caractéristiques de la légende romaine correspondent aux traits caractéristiques des bacchanales

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d’esclaves à Babylone et en Assyrie. Les fonctions de Tanaquil sont celles qui reviennent à la divinité-reine dans ses fêtes orgiaques de l’Orient » (J.J. BACHOFEN, op. cit., p. 116). 19. J.J. BACHOFEN, op. cit., p. 159. 20. J.J. BACHOFEN, op. cit., p. 121. 21. J.J. BACHOFEN, op. cit., p. 129. 22. « Les civilisateurs les plus importants pour l’Italie et surtout pour Rome, gens imbus de toute la supériorité qu’une ancienne culture traditionnelle ne manque jamais de procurer » (J.J. BACHOFEN, op. cit., p. 129) ; « La nation étrusque succombe moins aux armes romaines qu’à son propre embourbement. Nulle part, la victoire du matérialisme n’est plus complète » (J.J. BACHOFEN, op. cit., p. 155). 23. Cf. J. GANDOLY, « Alfred Baeumler. Anthropologie nationale et pédagogie politique », in L. DUPREUX éd., « Révolution conservatrice » dans l’Allemagne de Weimar, Paris, 1992, p. 263-276 ; E. KLEE, Das Personenlexikon zum Dritten Reich, Francfort-sur-le-Main, 2003, p. 24 sq ; P. TEICHFISCHER, Die Masken des Philosophen : Alfred Baeumler in der Weimarer Republik - eine intellektuelle Biographie, Marburg, 2009. Sur l’engagement politique et l’inscription au parti nazi d’A. Bäumler, cf. K.-P. HORN et H. KEMNITZ, Pädagogik unter den Linden: von der Gründung der Berliner Universität im Jahre 1810 bis zum Ende des 20. Jahrhunderts, Stuttgart. 2002, p. 232-233 ; R. VOM BRUCH et C. JAHR éd., Die Berliner Universität in der NS-Zeit, 2, Stuttgart, 2005, p. 218. 24. L’éloge d’une certaine tradition philosophique allemande se poursuit dans l’essai Bachofen und Nietzsche, Zurich, Verlag der Neuen Schweizer Rundschau, 1929. 25. Cf. A. BÄUMLER, Bachofen, der Mythologe der Romantik, in J.J. BACHOFEN, Der Mythos von Orient und Occident, Munich, 1926, p. CXLVIII. 26. Cf. A. BÄUMLER, art. cit., p. CXXXVII. 27. Sur le sujet, cf. M.-L. HAACK, « Les Étrusques dans l’idéologie national-socialiste : à propos du Mythe du XXe siècle d’Alfred Rosenberg », Revue Historique, 673, janvier 2015, p. 149–170 ; M. Miller, « Alfred Rosenberg, die Etrusker und die Romfrage », in M.-L. HAACK et M. MILLER éd., L ´Étruscologie au XXe siècle, 2. Les Étrusques au temps du fascisme et du nazisme, Actes des journées d’études internationales des 22 au 24 septembre 2014 (Amiens), Bordeaux, 2016. 28. Cf. A. ROSENBERG, Der Mythus des XX. Jahrhunderts. Eine Wertung der seelisch-geistigen Gestaltenkämpfe unserer Zeit, 33-34. Auflage, Munich, 1934 : die Herrschaft der Etrusker, dieses „geheimnisvollen“ fremden (vorderasiatischen) Volkes (p. 54) ; den vorderasiatischen Etruskern (p. 60) ; wie die anderen Vorderasiaten (p. 61) ; dieses vorderasiatische Volk (p. 69). 29. Ce lien entre origine et dépravation n’est pas expliqué, mais il s’appuie sur l’image de débauche associée à l’Orient dans une partie de la littérature völkisch. On pourra comparer cette vision à celle d’un autre auteur völkisch comme Ludwig Clauss, cf. F. WIEDEMANN, « Der doppelte Orient. Zur völkischen Orientromantik des Ludwig Ferdinand Clauss », Zeitschrift für Religions- und Geistesgeschichte, 61, 2009, p. 1-24. Sur l’image de l’Orient chez A. Rosenberg, cf. M. SZABÓ, « Rasse, Orientalismus und Religion im antisemitischen Geschichtsbild Alfred Rosenbergs », dans W. BERGMANN et U. SIEG (éd.), Antisemitische Geschichtsbilder (Antisemitismus: Geschichte und Strukturen, Band 5), Essen, 2009, p. 211-230. 30. Cf. A. ROSENBERG, op. cit., p. 127. 31. Cf. A. ROSENBERG, op. cit., p. 62: « Hetärenherrschaft ». 32. Cf. A. ROSENBERG, op. cit., p. 62. 33. A. ROSENBERG (éd.), Handbuch der Romfrage, Band I (A-K), Munich, 1940. 34. Sur lui, cf. M. GAILUS, « Von "gottgläubigen" Kirchenkämpfer Rosenbergs zum "christgläubigen" Pfarrer Niemöllers : Matthes Zieglers wunderbare Wandlungen im 20. Jahrhundert», Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, 11, 2006, p. 937-973. L’article est en effet mieux informé que le Mythe du XXe siècle et suppose une familiarité avec les sources littéraires : Tite-Live et Denys d’Halicarnasse sont cités précisément et analysés. M. Ziegler qui a rédigé une

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dissertation de philologie sur Die moralische Stellung der Frau im deutschen und skandinavischen Märchen et a publié Die Frau in Märchen en 1937, est fasciné par le « problème » de la féminité dans le folklore, les contes et les légendes. 35. Cf. M. ZIEGLER, « Etrusker », in A. ROSENBERG (éd.), Handbuch der Romfrage, Band I (A-K), Munich, 1940, p. 406-409. Sur M. Ziegler, voir H. LIXFELD, Matthes Ziegler und die Erzählforschung des Amtes Rosenberg. Ein Beitrag zur Ideologie der nationalsozialistischen Volkskunde, Rheinisches Jahrbuch für Volkskunde, 26, 1985, p. 37-59. 36. On trouvera une biographie de J. Evola par L. Lo Bianco dans le Dizionario biografico degli Italiani, Rome, 1993, p. 575-581 et par F. Germinario dans V. DE GRAZIA et S. LUZZATTO (éd.), Dizionario del fascismo, I, Turin, 2002, p. 497-498. On trouvera une bibliographie de J. Evola dans R. DEL PONTE, « Julius Evola, una bibliografia, 1920-1994 », Futuro presente, n° 6, printemps 1995, p. 27-70 ; J.-P. LIPPI, Julius Evola, métaphysicien et penseur politique, Paris, 1998, p. 275-305. 37. Sur le thème, voir A. AMITANO, « Julius Evola lettore di Johann Jakobi Bachofen », in P. DI GIOVANNI (éd.), Le avanguardie della filosofia italiana nel XX secolo, Milan, 2002, p. 287-294 ; N. D’ANNA, Julius Evola e l’Oriente, Rome, 2006, p. 78-85. 38. Cf. J. EVOLA, « Aspetti del movimento culturale della Germania contemporanea », dans Nuova Antologia, 1, 1930, p. 9-41, republié in I saggi della Nuova Antologia, Padova, 1982, p. 15 (la traduction française est publiée sous le titre « Aspects du mouvement culturel de l’Allemagne contemporaine », dans Totalité, 23, automne 1985, p. 8-27). Sur cet article, cf. F. GERMINARIO, Razza del sangue, razza dello spirito. Julius Evola, l’antisemitismo e il nazionalsocialismo (1930-43), Turin, 2001, p. 40-43. 39. Cf. J.J. BACHOFEN, Le Madri e la virilità olimpica. Studi sulla storia segreta dell’antico mondo mediterraneo, Milan, 1949. La traduction est annoncée dès 1939 comme La razza solare. Studi sulla storia segreta dell’antico mondo mediterraneo. 40. Voir J.J. BACHOFEN, Le Madri e la virilità olimpica. Studi sulla storia segreta dell’antico mondo mediterraneo, Milan, 1949, p. 3. 41. Cf. J. EVOLA, « Symboles aristocratiques romains et la défaite de l’Aventin », in J. Evola, Symboles et « mythes » de la tradition occidentale. Mélanges, Milan, 1980, p. 34. 42. Cf. J. EVOLA, « Rome contre Tusca », in J. Evola, op. cit., Milan, 1980, p. 126. 43. Cf. J. EVOLA, « Symboles aristocratiques romains et la défaite de l’Aventin », in J. Evola, op. cit., p. 38. 44. Cf. J. EVOLA, « Symboles aristocratiques romains et la défaite de l’Aventin », in J. Evola, op. cit., p. 36. 45. Cf. M.-L. HAACK, « Le problème des origines étrusques dans l’entre-deux-guerres », in V. BELLELLI (éd.), Le origini degli Etruschi. Storia archeologia antropologia, Rome, 2012, p. 397-410. 46. Cf. Sen., Helv., VII, 2, cité sans référence précise dans « Rome contre Tusca », in J. EVOLA, op. cit., p. 128. 47. Cf. J. EVOLA, « Rome contre Tusca », in J. Evola, op. cit., p. 128. 48. Cf. J. EVOLA, « Symboles aristocratiques romains et la défaite de l’Aventin », in J. EVOLA, op. cit., p. 34-35. 49. Cf. J. EVOLA, « Symboles aristocratiques romains et la défaite de l’Aventin », in J. EVOLA, op. cit., p. 37. 50. Cf. J. EVOLA, « Symboles aristocratiques romains et la défaite de l’Aventin », in J. EVOLA, op. cit., p. 38. 51. Cf. J. EVOLA, « Symboles aristocratiques romains et la défaite de l’Aventin », in J. EVOLA, op. cit., p. 34. 52. Cf. J. EVOLA, « Symboles aristocratiques romains et la défaite de l’Aventin », in J. EVOLA, op. cit., p. 35.

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53. Cf. J. EVOLA, « Osservazioni critiche sul « razzismo » nazionalsocialista », La Vita italiana, XXI, 248, nov. 1933, p. 544-549. Dans Le Chemin du Cinabre, Milan, 1982, p. 145, J. Evola revient sur son jugement de l’entre-deux-guerres sur A. Rosenberg : « Il lui manquait toute compréhension de la dimension du sacré et de la transcendance ; d’où, entre autres choses, une politique très primaire contre le catholicisme, polémique qui, en une espèce de Kulturkampf renouvelé, ne refusait pas les arguments les plus surannés d’inspiration illuministe et libérale ». 54. Cf. J. EVOLA, « Il "mito" del nuovo nazionalismo tedesco», Vita Nova, 11, 1930, p. 930-934 (= in R. DEL PONTE (éd.), Saggi di dottrina politica, Sanremo, 1979, p. 183) et J. EVOLA, « La "mistica del sangue" nel nuovo nazionalismo tedesco », Bilychnis, 20, 1, janvier-février 1931 (= in J. EVOLA, I saggi di Bilychnis, Padoue, 1970 (puis, Padoue, 1987). Sur les critiques d’Evola contre la pensée de Rosenberg, F. GERMINARIO, op. cit., p. 43-57. Voir la critique de J. Evola : « À l’époque d’Impérialisme païen, Rosenberg, que je connus personnellement, avait supposé que j’étais le représentant d’un courant italien analogue au sien. En réalité, les différences étaient très importantes. (…) Rosenberg s’était référé lui aussi à des auteurs comme Wirth et Bachofen, avait cherché à se rattacher à la tradition nordique des origines et à donner une interprétation dynamique, sur une base raciste, des différentes civilisations et de leur histoire. Mais tout cela de façon superficielle et approximative et, surtout, dans un cadre adapté à des finalités politiques presqu’exclusivement allemandes. Il manquait en plus à Rosenberg toute compréhension pour la dimension du sacré et de la transcendance : d’où, entre autres choses, une polémique très primaire contre le catholicisme (…) » (J. EVOLA, Le Chemin du Cinabre, Milan, 1982, p. 145). 55. Cf. J. EVOLA, « Panorama razziale dell’Italia preromana », in G.F. LAMI (éd.), J. Evola, La nobiltà della stirpe (1932-1938). La difesa della razza (1939-1942) con un’appendice di leggi e regolamenti razziali 1938-1942, Rome, 2002, p. 291. J. Evola fait preuve d’originalité par rapport aux idées développées par G. COGNI, Il razzismo, 2e édition, Milan, 1937 ; ID., I valori della stirpe italiana, Milan, 1937 et reprises par une bonne part de la presse fasciste. 56. Cf. R. ISIDORI FRASCA, E il duce le volle sportive, Bologne, 1983 ; I. FELTRIN VALENTINI, « Lo stile fascista al femminile. L’immagine della donna fra regime e Rsi », in G. BONACCHI et C. DAU NOVELLI (éd.), Culture politiche e dimensioni del femminile nell’Italia del ’900, Soveria Mannelli, 2010, p. 107-135. 57. Traduction française de l’introduction d’A. Bäumler à Der Mythus von Orient und Occident. Eine Metaphysik der Alten Welt. Aus den Werken von J.J. Bachofen, mit einer Einleitung von A. Baeumler, éd. M. Schröter, Munich, 1926, p. CCXCI-CCXCIII. 58. J.J. BACHOFEN, Le Madri e la virilità olimpica. Studi sulla storia segreta dell’antico mondo mediterraneo, Milan, 1949, introduction de J. Evola, p. 7.

RÉSUMÉS

L’article traite de la réception de la figure antique de Tanaquil, donc des femmes étrusques, à l’époque du fascisme et du nazisme auprès de non-spécialistes de l’étruscologie. Il montre que les analyses de la figure antique de Tanaquil par J.J. Bachofen ont connu dans l’Italie et dans l’Allemagne des années 30 un véritable regain d’intérêt encouragé par la publication simultanée, en 1926, de deux anthologies de ses œuvres. A. Rosenberg et J. Evola interprètent tous deux Tanaquil en un sens raciste : pour A. Rosenberg, Tanaquil incarne la menace de la dépravation orientale et J. Evola montre les efforts qu’a dû déployer le monde romain pour éliminer cette composante préromaine, orientale et gynécocrate.

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This article deals with the reception of the ancient figure of Tanaquil, so with the reception of the Etruscan women, in the fascist and nazi era by non specialists in etruscology. It shows that the analysis of the ancient figure of Tanaquil by J.J. Bachofen enjoyed a new interest in 1930s Italy and Germany, encouraged by the simultaneous publication of two anthologies of his work in 1926. A. Rosenberg and J. Evola interpretated Tanaquil in a racist way : according to A. Rosenberg, Tanaquil enbodies the oriental depravity and J. Evola shows the efforts made by the Roman world to eliminate this pre-Roman, oriental, and gynecocratic component.

INDEX

Mots-clés : Nazisme, Étrusques, Tanaquil, matriarcat, Bachofen, gynécocratie, Alfred Rosenberg, Julius Evola, fascisme Keywords : Nazism, Etruscan, Tanaquil, matriarchy, Bachofen, gynecocracy, Alfred Rosenberg, Julius Evola, fascism

AUTEUR

MARIE-LAURENCE HAACK Université Jules Verne Picardie / TRAMe EA 4284 Institut universitaire de France [email protected]

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Sarcophages et klinai. À propos de la représentation du couple dans l’art grec

Alain Pasquier

1 Il y a bien longtemps que l’on a remarqué, et amplement commenté, l’influence des modèles grecs, particulièrement ioniens, dans les formes des époux à demi couchés sur la klinè des grands sarcophages de Cerveteri, au Louvre (fig. 1) et au Musée de la Villa Giulia. Mais dans cet art grec auquel il est banal de rappeler que les Etrusques doivent beaucoup, on pourrait ingénument se demander s’il existe des sarcophages semblables. Bien sûr, personne, surtout ici, n’ignore que tel n’est pas le cas. L’inspiration de l’artiste cérétain qui a modelé les visages des deux couples était certes tout imprégnée des motifs que l’on découvre sur les vases peints de la côte occidentale micrasiatique, de Phocée, de Clazomènes ou de leur région. Mais disons-le tout net : le projet de tels sarcophages n’a pas d’équivalent grec.

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Fig. 1. Le sarcophage des époux, Musée du Louvre.

2 Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de sarcophage grec. Dans un ensemble de coutumes funéraires d’une foisonnante diversité, où l’inhumation cohabite souvent avec la crémation, le sarcophage est un mode d’ensevelissement qui demeure luxueux, surtout, bien sûr, s’il est décoré : mais s’il l’est, ce n’est jamais selon cette mode des Etrusques dont les deux monuments de Caeré nous donnent à voir de majestueux exemples. Parlons-en rapidement. Les sarcophages grecs, qu’on rencontre dès la période mycénienne (fig. 2)1, se répartissent en une grande variété de formules, selon les époques et les lieux. Ils peuvent être en terre cuite, comme ceux de Caeré, mais aussi en bois et en pierre. Pour rester dans la proximité chronologique des objets qui nous ont rassemblés à Amiens, citons l’exemple d’un sarcophage trouvé à Samos2, en pierre celui-là, qui renvoie l’image d’un temple, avec des colonnes ioniques taillées en bas- relief aux angles du coffre (fig. 3) : il date du milieu du VIe siècle av. J.-C., mais n’a aucun rapport avec les cercueils étrusques. On a remarqué que cette mode funéraire était plus répandue en Grèce de l’est. Nombreux sont en effet ceux qui, en terre cuite et soigneusement ornés, sont dénommés « sarcophages de Clazomènes », quoiqu’on puisse les trouver aussi à Ephèse, à Smyrne, à Lesbos ou Chios, voire à Rhodes (fig. 4)3. Cependant le décor y est uniquement peint, à la manière des vases de la même période. Si l’on veut surtout retenir les effets plastiques, il faut alors mentionner l’étonnant sarcophage en marbre de Proconnèse trouvé dans la vallée du Granique et conservé au musée de Çanakkale (fig. 5)4. Ses reliefs peuplés d’une foule de personnages, parmi lesquels se rencontre la fascinante et cruelle image du meurtre de Polyxène, posent de passionnantes questions, tant du point de vue du sens que du style, ou des styles. Mais si la date à laquelle il est plus que probable qu’il a été créé coïncide avec l’apparition des grands sarcophages de Caeré, il n’a rien de commun avec eux, si ce n’est la fonction funéraire. La même remarque vaut pour un sarcophage en marbre peint de Tarente (fig. 6 et 7)5, un peu plus tardif, qui ne fait que reproduire l’architecture d’un temple,

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avec frontons et acrotères. Et sans quitter Tarente, mais en glissant au sein du IVe siècle, on rencontre des éléments de décor pour sarcophages en bois, sous la forme d’appliques en terre cuite dorée qui étaient fixées sur les parois du coffre (fig. 9)6. En bois aussi, des sarcophages exhumés des terres coloniales de la Russie méridionale, ornés de plaquettes dorées et de statuettes (fig. 8)7. Aucune équivalence avec les objets de notre colloque.

Fig 2. Sarcophage (larnax) mycénien en terre cuite à décor de pleureuses, Tanagra, Louvre CA 6988, vers 1300-1250 av. J.-C.

Fig. 3. Sarcophage en marbre, Samos, vers 550 av. J.-C.

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Fig. 4. Sarcophage de Clazomènes en terre cuite, Louvre CA 460 bis, vers 510 av. J.-C.

Fig. 5. Sarcophage en marbre, Musée de Ҫannakale, fin du VIe siècle av. J.-C.

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Fig. 6. Sarcophage en marbre peint, Musée national de Tarente, début du Ve siècle av. J.-C.

Fig. 7. Le sarcophage de Tarente in situ.

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Fig. 8. Sarcophage en bois d’un enfant, de Kertch, Musée de Berlin, Misc 10477, IVe siècle av. J.-C.

Fig. 9. Appliques en argile dorée du décor d’un sarcophage, Musée National de Tarente, IVe siècle av. J.-C.

3 Ceux-ci réunissent, comme on le sait, la forme du sarcophage contenant les restes des époux, et la klinè sur laquelle ceux-ci sont figurés dans l’attitude des banqueteurs. Là encore, les klinai funéraires ne manquent pas chez les Grecs, auxquels les Etrusques doivent l’usage rituel du banquet, que les Grecs eux-mêmes avaient emprunté à l’Orient. Les vases de l’époque géométrique ne manquent pas de ces scènes de prothésis où le mort est allongé sur une klinè (fig. 10)8, laquelle peut être transportée dans le rite de l’ekphora, comme le montre le groupe en terre cuite de Vari (fig. 11)9. Mais pour maintenir une proximité chronologique avec les tombeaux de la nécropole étrusque, mentionnons la présence d’une élégante klinè dans une sépulture enfouie sous un

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tumulus du cimetière du Céramique : il s’agirait probablement de la tombe d’un ambassadeur envoyé à Athènes10 ; citons aussi, entre autres décors du même genre, un pinax attique à figures noires attribué au Peintre de Sapho qui montre le mort allongé sur son lit funèbre, entouré de toute sa famille (fig. 12). Cependant c’est évidemment dans les tombes dites « macédoniennes », beaucoup plus tardives, que les klinai funéraires abondent. On ne les rencontre pas seulement en Macédoine, comme le montre par exemple la tombe d’Amarynthos, en Eubée (fig. 13)11. Toutefois si ces klinai pouvaient soit supporter le corps du défunt, soit même contenir ses restes dans un compartiment qui y était aménagé, l’effigie du disparu n’était pas pour autant sculptée sur leur couvercle. D’ailleurs, en dehors de l’art étrusque, qui a continué à pratiquer cette mode funéraire, il semble qu’il faille attendre l’époque de Trajan pour retrouver des sarcophages supportant la statue-portrait du mort ou du couple des défunts représentés à demi couchés sur leur klinè (fig. 15)12.

Fig. 10. Cratère géométrique attique, Louvre A 517, vers 760-750 av. J.-C.

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Fig. 11 Char funéraire transportant le lit mortuaire (klinè), Anagyrous (Vari), Musée National d’Athènes, vers 650-630 av. J.-C.

Fig. 12. Plaque funéraire attique à figures noires : décor attribué au Peintre de Sappho, Louvre MNB 905, vers 500 av. J.-C.

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Fig. 13. Couches funéraires (klinai) à l’intérieur de la tombe d’Amarynthos, Eubée (Grèce), deuxième moitié du IIIe siècle av. J.-C.

Fig. 14. Sarcophage en forme de klinè sur laquelle repose le défunt, Musée de Selçük, vers 246 av. J.-C.

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Fig. 15. Sarcophage romain avec le défunt sculpté sur la klinè. Copenhague, Ny Carlsberg Glyptotek Sk. 777, vers 130.

4 Avant de cesser cette errance un peu vaine dans le domaine sans limites des usages que les Grecs ont empruntés pour honorer la dépouille de leurs morts, observons qu’il n’y a en définitive qu’un monument qui puisse à la rigueur passer pour un écho grec aux sarcophages étrusques, un écho lointain, affaibli, et probablement fortuit : il s’agit du sarcophage en marbre que beaucoup croient pouvoir identifier comme celui du souverain séleucide Antiochos II Théos, et que contenait dans une chambre basse la tombe monumentale de Belevi, proche d’Ephèse, datant du milieu du IIIe siècle av. J.-C. (fig. 14)13 Prévue d’abord pour Lysimaque, celle-ci échut à Antiochos II, alors qu’elle n’était pas achevée (elle ne le sera jamais), par les soins de sa femme Laodice. Mais cette dernière ne figure pas sur le couvercle où son royal époux est représenté couché sur une klinè, dans l’attitude du banqueteur.

5 Laissons donc ce monument inachevé, où la tête endommagée est très incomplète. Abandonnons même les tombeaux grecs où il est assurément vain de retrouver le dispositif brillamment illustré par nos deux couples de Cerveteri, et essayons-nous à méditer quelques instants sur la représentation du couple homme-femme dans le domaine de la plastique grecque. Une représentation dont le répertoire offre, au cours des siècles, un large éventail d’images, depuis celle d’un relief crétois du VIIe siècle av. J.-C. (fig. 16) jusqu’à un symplegma délien du IIe siècle av. J.-C., où, d’un objet à l’autre, le rapport érotique s’exprime par des moyens bien différents, d’une sorte de pictogramme schématique à l’abandon le plus descriptif et le plus sensuel (fig. 18)14. Sur la représentation des couples les plus anciens, empreints des influences de l’Orient, on relève la ferme enjambée de l’homme et sa main conquérante posée avec autorité sur la poitrine de sa compagne. Et à la différence des époux de Caeré dont il est assuré que ce sont des mortels, il ne fait guère de doute que le groupe en bois de Samos met en scène des personnages divins, et que nous avons affaire ici à une scène de théogamie (fig. 17)15 : on s’accorde à penser que l’aigle qui s’envole entre les deux têtes désigne Zeus, dans l’acte du mariage sacré qui l’unit à Héra. Transportons-nous maintenant à Sparte, où ont été sculptés les reliefs ornant une base pyramidante (fig. 19) : tandis qu’un serpent lové ondule sur les petits côtés, chacune des surfaces les plus larges du bloc est décorée du motif d’un couple16. A deux reprises, l’homme enlace la femme : mais si c’est manifestement le désir qui l’y pousse ici, là, c’est pour mieux assurer le coup que son épée va lui porter. L’association à Sparte de ces deux scènes, une scène de cour amoureuse suivie d’une tentative de meurtre, devrait désigner Ménélas et Hélène, époux héroïques, mais aussi époux tragiques. Désir impérieux ou désespoir furieux : on est au plus loin de la sérénité harmonieuse des époux Campana.

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Fig. 16. Relief en terre cuite, Praesos, Louvre AM 848, vers 645 av. J.-C.

Fig. 17. Relief en bois, autrefois à Samos, vers 630-600 av. J.-C.

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Fig. 18 Décor d’un vase en terre cuite, Musée de Délos B 7461, IIe siècle av. J.-C.

Fig. 19. Monument pyramidal en pierre, Musée de Sparte 1, vers 575-550 av. J.-C.

6 Des dieux et des héros, donc. Mais il est des représentations du couple homme-femme, dans l’imagerie grecque, dont l’interprétation est plus confuse. Ainsi,arrêtons-nous quelques instants devant le relief du musée de Berlin, trouvé à Chrysapha, près de Sparte, qu’on date généralement du 3e quart du VIe siècle av. J.- C. (fig. 20)17. Zeus et

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Héra, à Samos, Ménélas et Hélène, à Sparte, étaient debout. Voici un homme et une femme assis sur un trône égyptisant derrière lequel un gros serpent se dresse, menaçant. L’homme qui tient un énorme canthare nous regarde, tandis que, de profil, la femme accomplit le geste du dévoilement, l’anakalypsis. Des petits personnages les approchent, les mains chargées d’offrandes diverses. On continue à hésiter sur l’identité des figures trônantes : s’agit-il des divinités d’outre-tombe, Hadès et Perséphone ? De figures de la mythologie locale ? Ou bien plutôt de mortels héroïsés auxquels on rend hommage ? Le lieu de trouvaille du relief pourrait peut-être valider la troisième hypothèse. Une génération plus tard, une longue série de reliefs en terre cuite trouvés dans le sanctuaire de Perséphone sur le territoire de Locres Epizéphyrienne donne parfois à voir la réunion d’un beau couple trônant côte à côte et auquel on apporte des offrandes (fig. 21)18 : on a voulu y reconnaître Hadès et Perséphone, mais beaucoup penchent plutôt pour Aphrodite et Hermès. L’abondance et la variété des scènes présentées sur les reliefs de la même provenance, où certains rites nuptiaux sont évoqués, en rendent l’interprétation malaisée.

Fig. 20. Relief de Chrysapha (près de Sparte), Musée de Berlin inv. n° 731.

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Fig. 21. Pinax en terre cuite, Musée de Reggio Calabria, vers 460 av. J.-C.

7 Plus modestes, certaines figurines d’argile, qui brodent à la mode samienne sur le thème du couple, méritent cependant qu’on les prenne en considération (fig. 22). Trouvés à Samos même, mais aussi à Tanagra, à Délos, à Rhodes, et jusqu’à Géla, en Sicile, et Tocra, en Cyrénaïque, ces groupes présentent assis côte à côte, en majesté, un homme barbu et une femme dont la nuque est couverte d’un voile19. Ils peuvent susciter les mêmes questions : s’agit-il d’un couple divin, ou bien d’une offrande réunissant soit dans un geste votif, soit dans l’accomplissement d’un rite funéraire, les images réunies de deux mortels ? Leurs attitudes sont d’une dignité empesée, laquelle ne surprend pas sur ces figurines archaïques ; mais la gravité en semble encore accusée. Notons en tout cas que la femme y apparaît d’une taille plus réduite, surtout sur le groupe du Louvre, où le contraste entre le visage de l’homme et celui de sa compagne s’accuse nettement. L’examen de tels objets rend plus sensible encore cette égalité déclarée et sereine, cette harmonie naturelle, bien vécue, que paraît renvoyer la contemplation des époux étrusques.

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Fig. 22. Groupe en terre cuite de Samos trouvé à Tanagra, Louvre MNB 542, vers 530-520 av. J.-C.

8 Pourquoi l’iconographie grecque ne reflète-t-elle pas de semblables images ? Je ne vais certes pas m’engager dans un discours de civilisations comparées où l’histoire, la religion, la sociologie sont profondément concernées. Mais regardons seulement quelques représentations qui donnent à penser, et d’abord ces deux scènes de banquet, où la place et le rôle de la femme sont clairement illustrées : richement vêtue, digne et respectée sur la paroi de la « Tombe des Léopards », la femme couchée sur la klinè, comme les hommes, y participe aux réjouissances (fig. 23)20, tandis que sur le décor de quelques coupes attiques à figures rouges, elle est bien aussi couchée, mais cette fois nue et livrée au plaisir des hommes (fig. 24)21. Certaines statuettes de femmes dans l’attitude du banquet couché, comme cette figurine attique de Berlin, confirment le trait par la nudité totale qui s’y affiche (fig. 25)22. Et deux autres groupes d’argile, l’un de Béotie (fig. 26), l’autre de l’Attique (fig. 27), avec quelques variations, s’inscrivent dans la même tradition23.

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Fig. 23. Fresque de la "Tombe des Léopards», Tarquinia, vers 450 av. J.-C.

Fig. 24. Coupe attique à figures rouges : scènes de banquet, Metropolitan Museum New York inv. 20.246 (décor attribué à Makron), vers 480 av. J.-C.

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Fig. 25. Statuette attique en terre cuite d’une courtisane au banquet, Musée de Berlin, Antiquarium inv. 8256, vers 500 av. J.-C.

Fig. 26. Groupe béotien en terre cuite, Musée de Dresde inv. ZV 720 a, début du Ve siècle av. J.-C.

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Fig. 27. Groupe attique (?) en terre cuite, Staatliche Antikensammlungen de Munich, NI 721, vers 400-360 av. J.-C.

9 Oui, chez les Grecs la posture du banqueteur couché, au temps des sarcophages Campana, ne peut convenir à une femme honnête : elle est l’apanage de l’homme. Retournons donc à Samos, où un célèbre monument sculpté avant le milieu du VIe siècle av. J.-C. distribue leurs postures respectives très clairement : c’est le groupe dit de Généléos, du nom du dédicant, où, de part et d’autre d’une progéniture dont ils sont fiers, apparaissent d’un côté Phileia, la mère (fig. 28), trônant avec gravité, et de l’autre côté son époux, dont le nom n’est conservé qu’à moitié, et qui s’abandonne, à demi couché sur sa klinè, au repos et au plaisir du banquet (fig. 29)24. L’homme allongé sur la couche du banquet, la femme assise dans sa proximité, voilà une mise en scène qu’on retrouve constamment sur les reliefs votifs et funéraires. A propos de cette différence de traitement, on peut ici rappeler le passage bien connu du Contre Néaira du Pseudo- Démosthène, où le plaideur répartit bien les fonctions, avec ce qui peut nous apparaître aujourd’hui comme une muflerie d’un cynisme tranquille25 :

10 « Qu’est-ce que vivre en mariage avec une femme ? C’est avoir d’elle des enfants, présenter les fils à la phratrie et au dème, donner les filles en mariage en qualité de père. Nous prenons une courtisane pour le plaisir, une concubine pour recevoir d’elle les soins journaliers qu’exige notre santé, nous prenons une épouse pour avoir des enfants légitimes et une fidèle gardienne de tout ce que contient notre maison. »

11 Ce sont certes des propos d’avocat, qu’il faut remettre dans leur contexte. Mais ils reflètent néanmoins un certain comportement social, qui n’est pas celui des Etrusques.

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Fig. 28. Groupe de Généléos, Phileia, Musée de Samos inv. 768, vers 560 av. J.-C.

Fig. 29. Groupe de Généléos, [….]ilarchès, Musée de Samos inv. 768, vers 560 av. J.-C.

12 Assurément, les images grecques qui nous renseignent sur le mariage expriment clairement la domination de l’homme, en tant que κύριος de celle qui devient son épouse et qu’il entraîne vers sa nouvelle demeure χείρ ἐπὶ καρπῷ ( fig. 30)26. Une épouse dont les vertus cardinales doivent être l’αἰδώς et la σοφρωσύνη. Même si l’on doit éliminer définitivement l’idée d’un gynécée, où la femme grecque restait claustrée27, il n’en demeure pas moins qu’elle ne pouvait participer aux réunions des hommes, ni sortir librement. En résumant beaucoup sa situation, répétons qu’une

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femme, à Athènes, est l’épouse d’un Athénien, plutôt qu’une Athénienne. L’imagerie de la céramique montre bien, sur une pyxis attique à figures rouges (fig. 31), ce qui doit rythmer le cours de la vie des femmes : le lit qui apparaît par la porte entrouverte de la chambre, le miroir, « conseiller de leur grâce », le métier à tisser, qui s’attache à leur « genre » (fig. 32), au point que les courtisanes doivent ajouter la compétence d’une bonne fileuse à d’autres talents plus spécifiques (fig. 33)28. L’un des grands modèles féminins, pour les Grecs, c’est Pénélope, laquelle, toute réservée dans la tristesse que lui inspire l’absence de son époux, use de cet art de tisser pour n’avoir pas à le trahir (fig. 34).

Fig. 30. Loutrophore attique à figures rouges, Musée des Beaux-Arts de Boston, inv. n° 03802, vers 430 av. J.-C.

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Fig. 31. Pyxis attique à figures rouges, Louvre CA 587, vers 430 av. J.-C.

Fig. 32. Oenochoé attique à fond blanc, British Museum GR 1873.8-20.304, vers 490 av. J.-C.

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Fig. 33. Hydrie attique à figures rouges, Musée National de Copenhague, inv. n° 153, vers 440 av. J.- C.

Fig. 34. Skyphos attique à figures rouges, Musée de Chiusi inv. 1831, vers 440 av. J.-C.

13 Donc, l’homme allongé sur la couche du banquet, la femme assise dans sa proximité, voilà une mise en scène qu’on retrouve constamment sur les reliefs grecs votifs et

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funéraires, dont l’interprétation est souvent discutée29. Sans entrer dans ce débat, jetons les yeux sur quelques-uns d’entre eux, et d’abord ceux qui ne s’éloignent pas trop de la date des sarcophages de ce colloque, du dernier tiers du VIe au début du Ve siècle : un relief de Tégée (fig. 36), un autre d’Athènes (fig. 37), un troisième de Paros (fig. 35)30. De 530 à 480 av. J.-C., ils regroupent, en y ajoutant l’échanson, les trois éléments de la composition : l’homme, le lit du banquet et la femme, qui exécute au moins deux fois le geste du dévoilement. Mais par trois fois, elle reste assise au pied du lit. Un célèbre relief de Thasos, au musée d’Istanbul, garde les acteurs, en changeant la place de la femme, qui, toujours assise, est passée derrière le lit, où elle manipule un vase à parfum, comme les épouses en terre cuite de Cerveteri (fig. 38)31.

Fig. 35. Relief au banquet funèbre, Paros (Katapoliani) Musée de Paros, vers 500 av. J.-C.

Fig. 36. Relief au banquet funèbre, Tégée, Musée National d’Athènes inv. n° 55, vers 520 av. J.-C.

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Fig. 37. Relief au banquet funèbre, Athènes, Musée National d’Athènes inv. n° 4802, vers 450 av. J.- C. ( ?)

Fig. 38. Relief au banquet funèbre, Thasos, Musée Archéologique d’Istanbul.

14 L’homme au banquet, avec une femme assise sur le pied du lit, c’est là un schéma incessamment répété par une grande classe d’objets en terre cuite, qui se rencontrent de la fin du VIe jusqu’à la fin du IVe siècle, celle des reliefs au banquet trouvés en masse à Tarente (fig. 39), qui ne sont pas sans rapport avec les reliefs de Sparte, dont Tarente est la colonie32. Là encore l’interprétation varie d’un savant à un autre : banquet divin, banquet de héros mythologiques, banquet de mortels héroïsés. Voyons-y seulement, aujourd’hui, l’image d’un homme banquetant, souvent coiffé d’un couvre-chef richement orné, tandis que la femme qui l’accompagne est sagement assise au pied du

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lit, parfois réduite à un motif diminutif (fig. 40). Nous sommes bien loin du spectacle offert par les époux des sarcophages de Caeré.

Fig. 39. Groupe en terre cuite de Tarente, Musée National de Tarente, inv. n° 20011, vers le milieu du Ve siècle av. J.-C.

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Fig. 40. Groupe en terre cuite de Tarente, Ashmolean Museum d’Oxford, n° 1886.746, vers le milieu du IVe siècle av. J.-C.

15 Les réflexions que nous avons menées sur l’iconographie du couple dans l’art grec devraient être poursuivies dans le domaine des stèles funéraires, surtout à Athènes, stèles qui ne manquent pas de reliefs où le mari et la femme sont représentés33. On se bornera ici à quelques phrases et à quelques images, car, d’une part, la structure de ces monuments funéraires s’éloigne de la formule du sarcophage, et d’autre part ces couples sculptés appartiennent pour la plupart à l’époque classique. Qu’y voit-on ? Le plus souvent un homme debout et une femme assise (fig. 41) ou debout (fig. 42), avec des noms qui ne permettent que rarement de savoir avec certitude qui est mort, et surtout où le rapport époux-épouse n’est pas toujours assuré. Sur ces images inévitablement formulaires, des épitaphes sont parfois gravées, sans que la relation entre l’inscription et les personnages représentés soit évidente. Et la sculpture de ces stèles pouvait d’ailleurs anticiper l’usage qu’on en faisait, et donc n’avoir qu’un rapport très lâche avec la réalité d’un décès précis. Toutes ces réserves mises à part, peut-on y retrouver les signes d’un attachement conjugal, ou en tout cas d’une harmonie comparable à celle que les sarcophages étrusques semblent donner à voir ? Certes non. La répétition régulière des mêmes motifs, tel celui de la dexiosis, le serrement de mains, en réduit l’effet à celui d’une convention mécanique, même si ce serrement de mains, dont le premier exemple remonte jusqu’à la fin de l’archaïsme (fig. 43)34, peut parfois être enrichi de détails inhabituels, comme au Louvre,où l'homme se sert de ses deux mains (fig. 44). Notons par ailleurs l’existence d’une série de représentations qui utilisent la scène du banquet funèbre : on y retrouve alors l’homme à demi couché sur sa klinè, et la femme assise au bout du lit (fig. 45)35.

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Fig. 41. Stèle de Ktesilaos et Theano, Musée National d’Athènes, inv. n° 3472, vers 400 av. J-C.

Fig. 42. Stèle de Mnèsistratè, Musée National d’Athènes, inv. n° 826, vers 350 av. J.-C.

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Fig. 43. Fragment de stèle avec dexiosis, Musée d’Egine, vers 490 av. J.-C.

Fig. 44. Fragment de stèle avec dexiosis, Louvre LL 66, vers 400 av. J.-C. (et détail)

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Fig. 45. Stèle de Pyrrhias et Thettalè, Musée National d’Athènes inv. n° 897, vers 340 av. J.-C.

16 Telles sont donc les réflexions, bien rapidement et bien légèrement esquissées, que peuvent inspirer les représentations du couple homme-femme au sein de l’art grec. Mais je ne voudrais pas clore cette intervention sans mentionner d’une part l’exemple particulier des deux statues déliennes de Dioscourides et Cléopâtra (fig. 46)36, groupe commémoratif que cette dernière avait fait exécuter juste après 138 av. J.-C., pour rappeler d’une manière bien officielle, peut-être même un peu trop, la piété de son mari ; et d’autre part le groupe en terre cuite trouvé dans les fouilles de (fig. 47), où l’on retrouve la klinè, avec cette fois deux jeunes gens37. La couche est luxueuse, et l’empressement du jeune homme d’une tendresse impatiente. C’est le moment de l’ anakalypsis, le dévoilement de celle qui va devenir épouse, dans la chambre nuptiale.

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Fig. 46. Statues de Cléopâtre et Dioskouridès, Musée de Délos A 7763, 7799, 7997a, vers 138/137 av. J.-C.

Fig. 47. Couple sur le lit nuptial, Myrina, Louvre MYR 268, vers 150-100 av. J.-C.

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Fig. 48. Sarcophage de Jean-Gabriel Domergue et de son épouse Odette Maudrange, sculpté par celle-ci après 1932 pour leur villa de Cannes

17 Entre la gravité solennelle des deux statues exposées dans la maison de Délos et l’atmosphère troublante qui nimbe le groupe gracieux de Myrina, on pourrait presque dire que les époux des sarcophages Campana trouvent leur place : dignes sans être guindés, tendrement unis, sans trop d’abandon.

18 Et je voudrais, pour terminer, montrer l’image d’un groupe sculpté dont la relation avec le sarcophage du Louvre est d’une évidente clarté. Ce groupe, ce n’est pas dans l’Antiquité grecque que je l’ai rencontré, mais dans la villa d’un peintre, Jean-Gabriel Domergue, construite à Cannes dans les années 30 du XXe siècle : son épouse, Odette Maudrange, artiste sculpteur, avait créé pour le couple qu’ils formaient un sarcophage en pierre, placé dans leur jardin, qui s’inspirait directement du tombeau étrusque (fig. 48)38. Leurs effigies sont bien plus raides et plus sévères qu’à Cerveteri. Peut-être Madame Domergue avait-elle voulu marquer ainsi une certaine distance avec l’esprit des peintures de son époux, où les petites femmes de Paris se montrent plus que coquettes…

NOTES

1. Sur les sarcophages mycéniens, voir J.-C. POURSAT, L’Art égéen 2. Mycènes et le monde mycénien, Paris 2014, p. 221-239. Pour les sarcophages grecs, en général : J. Boardman-D.C. Kurtz, Greek Burial Customs, Londres 1971, en particulier p. 267-272, et 308-310.

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2. EAA V, 2e supplement, 1971-1994, s.v. sarcofago, p. 109-114, fig. 137 (G. KOCH). K. TSAKOS – M. VIGLAKI- SOFIANOU, Samos - The Archaeological Museums, John S. Latsis, Public Benefit Foundation, Athènes 2012, p. 214-215. 3. R.M. COOK, “Clazomenai Sarcophagi”, Kerameus - Forschungen zur antiken Keramik 2. S. III, Magonza 1981. 4. Ch.B. ROSE, The Archeology of Greek and Roman , Cambridge 2013, ch. 3. Cf. Fr. CROISSANT, Revue Archéologique 2015.2, p. 259-292. 5. Megale Hellas – Storia e civiltà della Magna Grecia, Milan 1983 (Credito Italiano), p. 711-713, fig. 711 et 717 (L.FORTI - A.STAZIO); G.P. CARRATELLI, éd., Magna Grecia – Lo sviluppo politico, sociale ed economico, Milan 1987, p. 43, fig. 48 et 49 (M. GIANGIULIO). 6. R. LULLIES, « Vergoldete Terrakotta-Appliken aus Tarent », Römische Mitteilungen, Suppl. XVII. Cf. Catalogo del Museo Nazionale Archeologico di Taranto, III, 1, Tarente 1994, p. 130-147 (E. LIPPOLIS). 7. P. PINELLI -A. WASOWICZ, Catalogue des bois et stucs grecs et romains provenant de Kertch. Musée du Louvre. Paris 1986, p. 31-48. C. WATZINGER, Griechische Holzsarcophage, Leipzig 1905. 8. Voir, par exemple, M. DENOYELLE, Chefs-d’œuvre de la céramique grecque, Musée du Louvre, Paris 1994, p. 18-19. 9. P. DEMARGNE, Naissance de l’Art grec, Paris 1974, réédité en 2007, p. 292, fig. 198. A. ALEXANDRIDOU, Special burial treatment for « heroized » deceased at the Attic countryside (en ligne). 10. E.P. BAUGNAN, Couched in Death – Klinai and Identity in Anatolia and Beyond, University of Wisconsin Press 2013, p. 62-63, fig 43-44, et p. 225. Cf. U. KNIGGE, “Der Südhügel”, Kerameikos Bd IX, Berlin 1976. 11. C. HUGUENOT, « La tombe aux Erotes et la tombe d’Amarynthos », Eretria XIX, Université du Michigan 2008. 12. H. WREDE, “Der Sarkophagdeckel eines Mädchens in Malibu und die frühen Klinensarkophage Roms, Athens und Kleinasiens”, Roman Funerary Monuments in the J.P. Getty Museum, volume I, Malibu 1990, p. 15-46. 13. Br. SISMONDO-RIDGWAY, Hellenistic Sculpture I, Bristol 1990, p. 187-196. 14. Plaquette crétoise : S. MOLLARD-BESQUES, Catalogue raisonné des figurines et reliefs en terre-cuite grecs, étrusques et romains, Musée du Louvre, I, Paris 1954, B 168, p. 30 et pl. XXI. Symplegma de Délos : Ph. ZAPHEIROPOULOU, Delos –The Testimony of Museum Exhibits, Halandri 1998, p. 191 et p. 284 n°197. 15. J. BOARDMAN, La Sculpture grecque archaïque, Paris 1994 (1ère éd. Londres 1978), p. 16 et p. 46, fig. 49. 16. Ibid., p. 76 et p. 116, fig. 124. Cf. N. KALTSAS, éd., Athens - Sparta, Catalogue de l’exposition de New York, Onassis Cultural Center, décembre 2006 – mai 2007, p. 89-90, fig. 1a-1b. 17. J. CHARBONNEAUX - R. MARTIN - F. VILLARD, La Grèce archaïque, Paris 1968, p. 148 et 149, fig. 183. 18. Megale Hellas, op.cit. (ici note 5), p. 449 fig. 470, p. 461-464. 19. Groupe « Zeus-Héra » du Louvre : cf. s. mollard - besques, op.cit. (ici note 14), p. 16, B 90, et pl. XI. Voir M. Landolfi, « La stipe votiva del santuario di Zeus Megistos », dans Missione Archeologica Italiana di , Iasos e il suo territorio, p. 59-66 et pl. XXXIV (exemples cités de Théangela, Samos, Rhodes, Délos, Tanagra, Géla, Catane, Camarina, Tocra). 20. R. BIANCHI BANDINELLI – A. GIULIANO, Les Etrusques et l’Italie avant Rome, Paris 1973, p. 266, fig. 304. 21. J. BOARDMAN, Athenian Red Figure Vases – The Classical Period, Londres 1989, p. 38 et p. 47, fig 72. P. BLOME, Musée des Antiquités Classiques de Bâle et Collection Ludwig, Bâle 1999, p. 80-81, fig. 108. 22. R. KEKULE VON STRADONITZ, éd., Die Antiken Terrakotten, III.1, Die Typen der figürlichen Terrakotten, 1, Berlin 1903, p. 191, fig. 4 (F. WINTER)

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23. Groupe attique (?) en terre-cuite : jeune homme et hétaïre sur la klinè du symposion : F. W. HAMDORF, Hauch des Prometheus – Meisterwerke in Ton, Munich 1996, p. 82 fig. 104, et p. 90. Groupe béotien : Musée de Dresde, inv. Z.V. 720 a : Die Antiken Terrakotten, op.cit. (ici note 22), p. 192, fig.1. 24. Samos - The Archaeological Museums, op.cit. (ici note 2), p. 84-87. 25. Pseudo-Démosthène, Contre Néaira 122. 26. Voir, par exemple, outre la pyxis attique à figures rouges, Louvre L 55 attribuée au Peintre du Mariage (cf. F. LISSARRAGUE, Vases grecs, Paris 1999, p. 124, 125, 127, fig. 97-98) la loutrophore attique à figures rouges conservée à Boston, Museum of Fine Arts, inv. 03802 (cf. J. OAKLEY –R. SINOS, The Wedding in Ancient Athens, Madison 1993, p. 105-107, fig. 1). 27. Voir sur ce point les sages remarques de M.- Chr. HELLMANN, L’architecture grecque, III, Paris 2010, p. 53-55. 28. Pyxide attique à figures rouges, Louvre CA 587 : cf. La cité des images, Mont-sur-Lausanne 1984, p. 97, fig. 140 (Cl. BERARD). 29. Voir J.- M. DENTZER, Le motif du banquet couché dans le Proche-Orient et le monde grec du VIIe au IVe siècle av. J.-C., Paris – Rome 1982, p. 298-299 et p. 559-566. 30. Tégée : DENTZER, ibid., p. 252-262. 31. BR. SISMONDO - RIDGWAY, « The Banquet Relief from Thasos », American Journal of Archaeology 71, 1967, p. 307-309. 32. Cf. H. HERDEJÜRGEN, Die Tarentinischen Terrakotten des 6. bis 4. Jahrhunderts v. Chr – Katalog der Terrakotten im Basler Antikenmuseum, Bâle 1971 ; A. BENCZE, Physionomie d’une cité archaïque : développement stylistique de la coroplathie votive archaïque de Tarente, Naples - Centre J. Bérard, 2013. 33. Sur les stèles funéraires archaïques, G. M. A. RICHTER, The Archaic Gravestones of Attica, Londres 1961 ; sur les stèles classiques, voir la synthèse de Chr. C. CLAIRMONT, Classical Attic Tombstone (7 volumes plus un supplément), Kilchberg 1993. Les reliefs où seraient représentés les couples mari et femme se trouvent groupés dans le volume II, p. 45-48. 34. Stèle funéraire du musée d’Egine, où ce sont deux mains de femmes qui sont jointes : cf. E. BERGER, Das Baslerarzt Relief, Bâle 1970, p. 110-111, fig. 132. Sur la réalité de la tendresse conjugale, voir G. RAEPSET, « Sentiments conjugaux à Athènes aux Ve et IV e siècles avant notre ère », l’Antiquité Classique 150, 1981, p. 677-684. 35. Voir DENTZER, op. cit. (ici note 29), pl. 78, fig. 466-469. 36. Delos, op.cit. (ici note 14), p. 161 et p. 276. 37. S. BESQUES, Figurines et reliefs grecs en terre cuite, Paris 1994, p. 33 et p. 96-97, fig. 90. 38. Cannes, Villa Fiesole, devenue Villa Domergue : voir, par exemple, le site Internet www.theprovenceherald.fr › Culture › Art / Expositions.

RÉSUMÉS

À propos des couples sculptés à demi-couchés qui ornent les couvercles des sarcophages étrusques de Cerveteri, conservés respectivement au Louvre et au Musée de la Villa Giulia, on n’a guère tardé à découvrir et à commenter l’influence des modèles grecs. Une telle parenté pouvait naturellement inviter à se demander si les Grecs avaient pratiqué le même genre d’art funéraire. On sait qu’il n’en est rien. Cependant, sous d’autres aspects, les sarcophages grecs ne sont pas rares, de l’âge mycénien jusqu’à la période hellénistique. Durant l’archaïsme, c’est surtout en Grèce de l’est qu’on les rencontre. Mais il en est aussi à Tarente, comme dans la presqu’île de

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Kertch, un peu plus tard, dans les générations classiques. Quant aux klinai sur lesquelles banquettent les époux de Caeré, elles sont bien présentes dans les images grecques, depuis la céramique géométrique, jusqu’aux tombes macédoniennes, et au sarcophage du monument de Bélévi. Le colloque suscitait aussi une réflexion plus large sur la représentation du couple homme/femme, telle qu’on peut la rencontrer dans l’art grec, et où il est parfois difficile de distinguer divinités et mortels. Le groupe familial archaïque de Généléos, à Samos, est un monument qui fixe bien les rôles. Ce qui apparaît à partir d’une observation rapide, c’est que les Grecs, en général, ne réservent pas à l’épouse le même rang que celui qui est offert à la femme étrusque : la céramique attique à figures rouges en porte témoignage, comme les reliefs grecs votifs et funéraires des périodes archaïque et classique. Toutefois, au milieu d’un grand nombre de scènes purement conventionnelles, certaines stèles funéraires pourraient refléter l’existence de la tendresse échangée par les deux époux.

We soon found out and commented the influence of Greek models on the half-lying down sculpted couples of the Etruscan sarcophagi of Cerveteri, now in the Louvre and in the Museum of Villa Giulia. Such a kinship led to wonder whether Greeks used a similar funerary art, which they actually don’t. However, sarcophagi are not scarce in Greece, from Mycenaean times to the Hellenistic period. During the Archaic period, we find them mostly in Eastern Greece but there are some in Taranto too and in the Kerch Peninsula, in Classical times. As for the klinai on which the Caere spouses banquet, they are present in Greek iconography, from the Geometric poterry to the Macedonian tombs and the Belevi Mausoleum. This colloquium aroused a broader reflexion about the husband/wife representation, as it can be found in Greek art, where it can be difficult to distinguish gods from mortals; on that matter, the Genelaos group in Samos clearly sets the roles. By taking a quick glance, we can observe that Greek did not allotted the same rank to the wife as the Etruscans did, which is shown by red-figure pottery and votive or funerary relieves from Archaic and Classical periods. Nonetheless, even if those scenes are mainly conventional, some funerary steles could reflect some kind of tenderness between spouses.

INDEX

Keywords : sarcophagus, stele, klinè, couple, hierogamy, banquet, dexiosis Mots-clés : sarcophage, stèle, klinè, couple, hiérogamie, banquet, dexiosis

AUTEUR

ALAIN PASQUIER Conservateur général honoraire du patrimoine [email protected]

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Le langage des époux grecs : lecture de quelques inscriptions1

Michela Costanzi

1 Le langage du couple grec2 a laissé des échos dans les sources littéraires des Ve et IVe s. av. J.-C., surtout dans les drames, les tragédies et les comédies, et dans les plaidoyers, amplement étudiés3, sur lesquels je ne vais donc pas revenir. Mais de ce langage, il reste aussi des traces dans les inscriptions, sur lesquelles j’ai choisi de me concentrer pour différentes raisons. La première est que, dans la bibliographie moderne sur la question, une étude systématique sur ce sujet n’a jamais été réalisée. Certes, une abondante littérature existe sur le mariage grec4, ainsi que sur le rôle de la femme5 ; mais aucune de ces études n’aborde la question du langage du couple. J’ai pensé par ailleurs que c’était peut-être là que j’allais pouvoir trouver une forme d’expression plus directe, et pouvoir reconnaître une certaine spontanéité, en dépit des codes sociaux et stylistiques dont l’écriture pétrifiée est souvent empreinte.

2 Les sources les plus importantes utilisées dans ce travail, accompli sans aucune réelle compétence dans les gender studies, mais avec le seul intérêt que j’ai pour l’épigraphie, sont donc les recueils d’inscriptions funéraires6 auxquels s’ajoutent d’autres d’un autre genre7.

3 À partir de tels corpora, une étude sur l’image des femmes dans les épigrammes funéraires grecques avait été publiée, il y a quelques années8, mais qui se limitait aux inscriptions dédiées à celles-ci. Or, il existe aussi des inscriptions dédiées par les femmes à leurs maris, dont je souhaite présenter quelques exemples, qui ne relèvent pas uniquement du genre de l’épitaphe. Un article intéressant pour les idées qu’il offre est celui de G. Raepsaet9, mais cet auteur se borne aussi à faire référence aux inscriptions funéraires, alors qu’il existe des inscriptions d’une autre fonction, dont je vais donner un échantillon.

4 Loin d’être une étude exhaustive sur le langage du couple, cet article a donc la modeste intention de présenter un choix d’inscriptions de types différents : surtout des épigrammes funéraires, bien sûr, mais également des inscriptions privées et des

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inscriptions publiques, d’autant plus que ces textes semblent parler de couples bien vivants.

5 Ces textes datent de l’époque classique à l’époque impériale, et proviennent de différentes parties du monde grec : de la Grèce propre (l’Attique, la Béotie, et Delphes), de Rhodes et de la Libye, et de Rome.

6 Si, à l’époque archaïque, les couples ne semblent pas exprimer leurs sentiments au travers des inscriptions, l’époque classique nous livre ce que nous appellerons des « textes de couple ». Il s’agit généralement d’inscriptions funéraires, gravées sur des stèles et qui, de ce fait, sont arrivées plus facilement jusqu’à nous. Cependant, un vase du Louvre offre un exemple qui montre que les couples grecs pouvaient s’adresser des phrases inscrites sur des objets de la vie quotidienne, dont on peut penser que leur fragilité a empêché qu’ils arrivent plus nombreux jusqu’à nous.

Inscription sur vase

Inscription de Mogéa à Eukharis (milieu du Ve s.)

7 IG, VII, 3467

8 GUARDUCCI 1987, p. 362-363

9 L’inscription est un graffito sur un canthare en argile, à vernis noir, retrouvé à Thespies, en Béotie, et datant du milieu du Ve s., conservé au Musée du Louvre. 10 Μογέα δίδοτι τᾶι γυναι|κὶ δο͂ρον Εὐχάρι|τ’ Εὐτρετιφάντο κό|τυλον ὅς χ’ ἅδαν πίε. 11 « Mogéa donne comme cadeau à sa femme Eukharis, fille d’Eutrétiphantos ce cotyle afin qu’elle boive à satiété10 ».

12 Cette inscription a probablement été gravée directement par le mari, sur un objet de la maison, que le couple pouvait utiliser tous les jours, ou exposer pour faire rire les invités, et montre en effet le sens de l’humour du mari, qui peut-être trouvait sa femme un peu trop sage. Elle montre un échange plutôt affable entre mari et femme, dans le cours de la vie quotidienne : les époux se moquent, s’amusent.

13 Mais si cette inscription révèle un aspect de la vie quotidienne que mènent les deux époux, les sentiments du couple s’expriment surtout dans les inscriptions funéraires qui sont arrivées en nombre jusqu’à nous, grâce à la résistance de leur support, et parce que le moment de la mort était apparemment très favorable aux manifestations affectives adressées au conjoint.

14 Comme Alain Pasquier l’a rappelé dans le présent recueil, les stèles funéraires étaient souvent fabriquées à l’avance. Elles étaient ensuite achetées au moment où on en avait besoin, sans que la représentation ait une relation nécessaire avec la personne défunte. Donc, il ne s’impose pas de chercher des rapports entre la représentation figurée et le texte gravé. Les inscriptions, en revanche, sont réalisées pour la personne morte, et expriment des sentiments et des sensations liés à cette personne. En présentant un petit choix de ces inscriptions funéraires, choix dicté surtout par l’exigence de proposer un échantillon de mots exprimant les sentiments du couple, je voudrais simplement faire remarquer que si, aux Ve et IVe s., ce sont surtout des maris qui rendent hommage à leur femme disparue (ce qui peut paraître normal, car on imagine pour les femmes quelque difficulté à disposer de l’argent nécessaire à l’achat d’une

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stèle et au paiement des services d’un lapicide), il convient cependant de ne pas oublier qu’à la même période on rencontre aussi des inscriptions où ce sont les femmes qui honorent le souvenir de leur mari.

Inscriptions dédiées à des femmes par leurs maris

Inscription de Ménékratès à sa femme Khairestratè (milieu du IVe s.)

15 CONZE 95, pl. 37

16 IG, II/III2, 6288

17 PEEK GV, 421

18 CLAIRMONT 26, pl. 13

19 La stèle, au Musée Archéologique National d’Athènes est fragmentaire : la partie haute et la base sont perdues. L’inscription se compose de 4 hexamètres sur 5 lignes.

20 [Χαιρεστράτη | Μεν]εκρ[άτους Ἰ]καριέως Μητρὸς παντοτέκνου πρόπολος | σεμνή τε γεραιρὰ τῶιδε τάφωι κείται | Χαιρεστράτη, ἣν ὁ σύνευνος ἔστρεξεν | μὲν ζῶσαν, ἐπένθησεν δὲ θανοῦσαν · | φῶς δ’ ἔλιπ’ εὐδαίμων παῖδας παίδων ἐπιδοῦσα. 21 « Khairéstratè (femme ? fille ?) de Ménékratès du dème d’Ikaria, servante de la Mère de tous les Dieux et vénérable vieillarde, c’est dans cette tombe qu’elle gît, Khairéstratè, que son mari concubin chérissait quand elle était en vie et qu’il pleure à présent qu’elle est morte ; la lumière du jour, elle l’a quittée, bienheureuse, elle qui a contemplé les enfants de ses enfants ».

22 L’épiclèse utilisée pour Khairéstratè est normalement attribuée aux prêtresses du culte de Cybèle. Il s’agit ici d’une Athénienne prêtresse de ce culte, qui est mère et grand- mère et donc vieille et vénérable. Il faut remarquer qu’en général les épigrammes funéraires s’adressent à des jeunes femmes qui n’ont même pas pu avoir des enfants, ou alors à des femmes qui ont pu donner vie à une grande famille.

23 Le mari ici est « celui qui partage le lit », qu’on dit aussi alochos, ou akoitès, et non pas le posis, mot à consonance poétique. Le verbe pour indiquer le sentiment qui unissait cette femme à son mari quand elle était en vie, est stergein (chérir) : il est utilisé pour parler des sentiments conjugaux par exemple chez Euripide (Andromaque 214), mais surtout il indique le sentiment que manifestent les parents à l’égard de leurs enfants et réciproquement ; il conviendrait très bien au statut de mère et grand-mère. L’autre verbe très fréquent est philein, tandis qu’eran (aimer avec passion) n’est jamais présent sur ces stèles ; les sentiments conformes à la bienséance, sont modérés et sans excès. Le mari ne peut que pleurer sa femme maintenant qu’elle est morte (penthein, porter le deuil).

Inscription d’Antiphilos à sa femme Dionysia (vers 350 a.C.)

24 CONZE 858, pl. 166

25 IG, II/III2, 11162

26 PEEK GV, 1810, GG, 92

27 CLAIRMONT 20, pl. 10

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28 Deux fragments retrouvés au Pirée et actuellement au Musée Archéologique National d’Athènes composent la stèle.

29 Οὐχὶ πέπλους, οὐ χρυσὸν ἐθαύμασεν ἐμ βίωι ἥδε, | ἀλλὰ πόσιν τε αὐτῆς σωφροσύ[νην τ’ ἐφίλει]. | Ἀντὶ δὲ σῆς ἤβης, Διονυσία, ἡ<λ>ικίας τε | τόνδε τάφον κοσμεῖ σὸς πόσις Ἀντίφ[ιλος]. 30 « Ni les robes, ni l’or, elle n’admira au cours de sa vie, mais son mari et la modération, elle les aimait. À la place de ta jeunesse, Dionysia, de ta maturité, c’est ce tombeau qu’orne ton époux, Antiphilos ».

31 Cette épigramme, malgré l’emploi du mot σωφροσύνη, qui est assez banal parmi les qualités attribuées aux femmes mortes, semble assez personnelle ; la phrase qu’Antiphilos fait graver pour sa femme est originale : elle n’aimait pas les choses frivoles, mais elle aimait la modération, et surtout son mari. Nous pouvons remarquer qu’ici l’inscription utilise deux mots qui indiquent deux phases de la vie d’une personne, ἣβη et ἡ<λ>ικία : l’hébé indique l’adolescence, qui se conclut à 16 ans à Athènes, à 18 ans à Sparte, à 14 ans ailleurs ; quant à l’hélikia, c’est l’âge mûr, celui auquel la femme a normalement des enfants. On doit donc en déduire que cette fille est morte très jeune, avant même le terme de son hébé, peut-être avec un soupçon d’exagération poétique, et qu’elle n’a pas pu atteindre l’âge d’avoir des enfants. Le mari est le posis, et l’amour est indiqué avec le verbe philein (aimer avec affection).

Inscription de Damoclès à sa femme Kalliarista (premier quart du IVe s.)

32 PEEK GV, 893

33 Clara Rhodos IX (1938), 81 ff., pl. 7, fig. 49-50

34 REG 59-60 (1946-1947), 338, n. 158

35 CLAIRMONT 32, pl. 16

36 La stèle, trouvée à Rhodes, où elle est conservée, est presque intacte. Elle est en marbre de Paros et de style attique ; mais les stèles attiques n’ont presque jamais été retrouvées en dehors de l’Attique. Il est possible qu’on ait fait ériger à Rhodes ce monument par un artiste athénien ou formé à Athènes. L’inscription court sur deux lignes, et comporte 3 hexamètres suivis de 2 pentamètres.

37 Ὅστις ἄριστος ἔπαινος ἐν ἀνθρωπ́ οισι γυναικός, | Καλλίαριστα Φιληράτο τοῦτον ἔχουσα ἔθανεν, σωφροσύνας ἀρετᾶς τε · ἀλόχωι πόσις ὅν<ε>κα τόνδε | Δαμοκλῆς στᾶσεν, μνημόσυνον φιλίας ; | ἀνθ᾽ὧν οἱ δαίμων ἐσθλὸς ἔποιτο βίωι. 38 « Le meilleur éloge du monde pour une femme, Kalliarista fille de Philératos l’a eu à sa mort, pour sa modération et sa vertu ; pour son épouse, pour ces raisons, son époux Damoklès l’a fait dresser en souvenir de son amour ; en échange puisse son esprit fidèle (de la défunte) le suivre dans sa vie ».

39 La dernière phrase montre un certain intérêt du mari, qui demande en échange de la stèle un destin favorable, auquel l’âme de la morte, ainsi satisfaite, peut contribuer. L’échange entre les époux peut ainsi continuer par-delà la tombe.

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Inscription de Mélitè, femme d’Onèsimos (ca 350 a.C.)

40 CONZE 162, pl. 51

41 IG, II/III2, 12067

42 PEEK GV, 1387, GG, 101

43 CLAIRMONT 39, pl. 19

44 Inscription retrouvée au Pirée.

45 Χαῖρε, τάφος Μελίτης · χρηστὴ γυνὴ ἐνθάδε κεῖται. Φιλοῦντα | ἀντιφιλοῦσα τὸν ἄνδρα Ὀνήσιμ|ον ἦσθα κρατίστη · τοιγαροῦν ποθεῖ | θανοῦσάν σε, ἦσθα γὰρ χρηστὴ γυνη.́ | Καὶ σὺ χαῖρε, φίλτατ’ ἀνδρῶν, ἀλλὰ | τοὺς ἐμοὺς φίλει. 46 « Salut, tombeau de Mélitè ! C’est une femme de qualité qui gît ici. Aimant en retour un mari qui t’aimait, Onèsimos, tu étais la meilleure (des femmes) ; voilà pourquoi il te regrette, à présent que tu es morte, car tu étais une femme de qualité. Et toi, salut, le plus aimé des hommes, et aime les miens ! ».

47 L’inscription compte 6 lignes et demi ; entre chaque vers l’espace d’une lettre est laissé comme pour marquer le début du vers suivant. Onèsimos dédie la stèle à sa femme Mélitè. Les trois premiers vers sont des mots d’Onèsimos, mais au vers 4 Mélitè elle- même répond à son mari, en le rassurant sur son amour et en lui rappelant d’aimer ceux qu’elle aime.

48 Cette épigramme est alors un petit dialogue, et comme dans le cas précédent, la mort ne met pas un terme à la relation. La formule philein antiphilein est utilisée par deux auteurs, Platon (Phèdre 255d) et Aristote ( Ethique à Nicomaque 1155b28, 1157b30, 1159a30).

Inscription de Moskhos à sa femme Myrtis (milieu du IVe s. environ)

49 IG, II/III2, 12210a

50 PEEK GV 343

51 CLAIRMONT 40, pl. 20

52 L’inscription, de provenance inconnue, est conservée à l’Institut Archéologique de Leipzig. Elle est en marbre pentélique. 53 Ἱεροκλεία. Μυρτίς. Μυρτὶς Ἱεροκλείας θυγάτηρ, Μόσχου | γύνη, ἐνθάδε κεῖται, πλε͂στα τρόποις | ἀρέσασα ἀνδρὶ τε τοῖς τε ἔτεκε. 54 « Hiérocléia. Myrtis. Myrtis, fille de Hiérokléia, femme de Moskhos, ici gît, qui par son caractère plaisait énormément tant à son mari qu’à ceux qu’elle a enfantés ».

55 Les qualités de la défunte sont ici exprimées par un terme (τρόπος) qui va au-delà des notions traditionnelles de modestie et de retenue : c’est l’ensemble de sa personnalité et de son comportement qui est regretté.

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Un exemple d’inscription dédiée par une femme à son mari

Inscription d’Erxis à son mari Démétrios (vers le milieu du IVe s.)

56 CONZE 191, pl. 54

57 IG II/III2, 11103

58 PEEK GV, 1963

59 CLAIRMONT 42, pl. 21

60 Cette inscription, de provenance inconnue, est conservée au Musée National d’Athènes.

61 Δημήτριος. Θεοδότος. | Ψυχὴ μὲν προλιποῦσα τὸ σόν, [Δημήτριε, σῶμα] | οἴχεται εἰς Ἔρεβος · σωφροσύν[η δὲ τρόπων] | θάλλει ἀγήρατος · τύμβωι σε [θῆκε θανόντα] | Ἔρξις, ἴσον στέρξασ’ οἷσι τεκ[έεσσιν ἀεί]. | Ἄφθονον εὐλογίας πηγήν, Δημ[ήτριε, καλὸν] | ἀσκήσας κόσμον σωφροσύνη[ς, ἔλαβες] · | ὧν σὲ χάριν στέρξας Ἔρξις τεκ[έεσσιν ὁμοίως] | μνημεῖον φιλίας τεῦξε τάφ[ον φθιμένωι]. 62 « Dèmètrios. Théodotos. Ton âme, quittant ton corps, Dèmètrios, part pour l’Erèbe ; la modération de ton caractère fleurit, elle qui est sans âge ; c’est au tombeau que t’a placé, à ta mort, Erxis, qui t’a toujours chéri autant que ses enfants. C’est une source abondante d’éloge que tu as gagnée, Dèmètrios, pour avoir adopté une bonne attitude de modération ; t’ayant pour ces raisons chéri comme ses enfants, Erxis a fait faire, souvenir de votre amour, un tombeau pour toi qui es mort ».

63 Si les dédicaces des maris pour leurs femmes semblent plus fréquentes, cette épigramme est adressée par une épouse à son mari, dont on apprécie la sophrosuné, la modération, qualité qui n’est donc pas exclusivement féminine (cf. supra les inscriptions de Dionysia et Kalliarista). Le verbe qui exprime l’amour est encore stergein.

64 On reviendra sur les inscriptions que les femmes dédient à leurs époux, lorsqu’on abordera les textes amphictioniques. Pour l’instant, il est intéressant de se pencher sur quelques exemples provenant de régions en dehors de la Grèce continentale.

Quelques inscriptions de Libye

65 Pour le IVe s., une inscription de Barca, en Libye, montre le même langage, les mêmes mots, mais aussi la même intention, toujours renouvelée, d’exprimer la douleur de la perte d’une personne aimée11.

Inscription d’Arata (Barca, milieu du IVe s.)

66 SEG, 9, 362

67 PEEK GV 1912, GG 444

68 SEG, 37, 1714

69 Ἀράτα : Καλλικράτε[υς | Ἐσπερῖτις | [Π]ορθμίδος εὐσέλμου μεδέων γέρον, ὃς διὰ πάν[τα] | νυκτὸς ὑπὸ σκιερᾶς πείρατα πλεῖς ποταμοῦ, | ἆρά τινα Ἀρατάς ἄλλαν ἀρετὰν ἴδες, εἴ γε | τάνδ’ ὑπὸ λυγαίαν ἄγαγες ἀϊόνα ; | [Ο]ὐκέτι τὰν ἁβρόπαιδα πάτραν σὰν Ἐσπερ[ίδ’

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ὄψ]ηι | οὐδὲ τὸν ἔστεργες σὸν πόσιν, οὐδὲ τέκνωι | στρώσεις νυμφιδίαν εὐνὰν τεῷ. Ἦ μάλα δαίμων, | [Ἀ]ράτα, κρυερὰν σοί τιν’ ἔδειξεν ἀρὰν. 70 « Arata fille de Kallikratès, d’Euhespérides. Vieillard, maître de la barque aux bons bordages, qui dans ta navigation éternellement franchis le fleuve sous la nuit ombreuse, as-tu jamais vu une vertu surpassant celle d’Arata, s’il est vrai que tu l’as débarquée sur la rive sinistre ?

71 Jamais plus tu ne verras ta patrie aux enfants délicats, l’Hespéride, ni l’époux que tu chérissais, jamais tu ne prépareras pour ton enfant la couche nuptiale. Ah vraiment, Arata, glaçante est la malédiction que la divinité a fixée pour toi ! ».

72 Le mari qui dédie probablement cette inscription est seulement cité, sans son nom.

Inscription de Stlakkiè (région de Cyrène, au Ier s. apr. J.-C)

73 SEG, 51, 2212

74 BE 2004, 447

75 SEG, 53, 2057

76 Δεύτερον εἰς λυκάβαντα καὶ ἰκοστόν με περῶσαν | λυγρὸς ἀφ’ ἱμερτῶν εἷλε μόρος θαλάμων, | οὐδ’ ὅλον εἰς πλειῶνα γάμοις ἐπιγηθήσασαν · ǁ ἥματι δ’ ὧι παστόν, καὶ σποδίην ἔλαχον, | Στλακκίη αἰνοδάκρυτος · ἀμαυροτέρηι δ’ ὑπὸ λύπηι | θνησκώ τὴν μούνην σοι, πόσι, παρθεμένη. 77 « Alors que j’entrais dans ma vingt-deuxième année, un destin funeste m’arracha à mon cher foyer, n’ayant pas même joui de mes noces une année entière : le jour même où m’échut le dais nuptial, m’échut aussi la poussière, lamentable Stlakkiè que je suis ! Et sous le coup d’un chagrin débilitant, je meurs, ne laissant auprès de toi, mon époux, que cette seule fille ».

Inscription de Plauta (région de Cyrène, Ier-IIe s. apr. J.-C.)

78 D. M. ROBINSON, « Inscriptions from the Cyrenaica », American Journal of Archaeology (AJA) 17, 1913, p. 157-200, 161-162

79 BE 1914, p. 477

80 SB I, 5873

81 Τη◌̀ν διτο◌́κον μονο◌́παιδα θεῆις ἰκε◌́λην ὅδε Πλαυ◌́ταν | νου◌́σωι και◌̀ τοκετῶι τυ◌́μβος ἔχει φθιμε◌́νην · ἀκλε◌́α δ’ ἐν σκοτι◌́ηι πηνι◌́σματα και◌̀ λα◌́λος αὔτως | κερκι◌̀ς ὁμοῦ πινυτῆι κεῖται ἐπ’ ἠλεκα◌́τηι | και◌̀ τῆς με◌̀ν βιο◌́του κλε◌́ος ἄδεται ὅσσον ἐκει◌́νης | το◌́σσον και◌̀ μελε◌́ου πε◌́νθος ἀει◌̀ πο◌́σιος. 82 « Plauta qui deux fois enfanta, mais ne fut qu’une fois mère, Plauta semblable aux déesses, voici le tertre qui l’enferme, décédée du mal d’enfantement ; sans éclat, dans l’obscurité, les tissus qu’elle trama reposent, de même que son fuseau bavard, auprès de sa sage quenouille, et l’on chante autant la renommée de sa vie que la douleur éternelle de son malheureux époux ».

83 Il est nécessaire de remarquer que la formule initiale « qui deux fois enfanta, mais qui ne fut qu’une fois mère », plutôt ambiguë, peut se comprendre de deux manières : soit

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Plauta, déjà mère d’un enfant, est morte lors de son second accouchement ; soit elle est morte lors de son premier accouchement, en mettant au monde des jumeaux.

84 Comme annoncé plus haut, j’ai cherché dans les inscriptions une forme d’expression directe et spontanée. Si le langage du couple dans les inscriptions funéraires reste sans doute assez conventionnel et presque monotone, il ne semble pas pour autant manquer de sincérité. Et si les phrases et les mots sont formulaires et figés, les sentiments de la douleur, de la perte, du regret de ne plus pouvoir partager les joies et les devoirs de la vie, et surtout les enfants, sont vrais et font partie intégrante du climat familial.

85 Par ailleurs, remarquons que pour exprimer des sentiments comme l’amour, la douleur, la tristesse, le regret, on utilise encore aujourd’hui des mots ou des phrases assez semblables et qui nous paraissent toujours banals et inadéquats. Mais si les mots sont banals, cela ne veut pas dire que les sentiments ne sont pas sincères ou n’existent pas.

86 Cependant, on peut avoir parfois le soupçon que, derrière des mots tellement tendres qu’ils en apparaissent presque grandiloquents, d’autres intentions, moins honnêtes, puissent se cacher.

87 Un poème voulu pour sa femme morte, Annia Régilla, par Hérode Atticus, nous fait sortir de l’univers de couples anonymes, pour entrer dans la haute société grecque et romaine du IIe s. apr. J.-C. Hérode Atticus était un riche Athénien, né dans le dème de Marathon. Connu comme orateur et comme mécène, pour avoir fait construire à Athènes et ailleurs en Grèce des édifices grandioses, sous Hadrien et les Antonins, arrivé à Rome sous Antonin le Pieux, il fut adopté par ce dernier et devint le précepteur de ses fils Marc Aurèle et Lucius Verus ; consul en 143, il épousa la riche et noble Annia Régilla. Il a laissé pour sa femme morte brusquement un nombre important d’inscriptions, où il l’honore et la regrette, en Grèce (Athènes, Corinthe et Delphes, où il obtient des décrets de la cité pour l’honorer publiquement) et à Rome.

Une inscription de Rome

Poème de Marcellus (voulu par Hérode Atticus) pour Annia Régilla12 (deuxième moitié IIe s. apr. J.-C.)

88 Froehner 8

89 IG, XIV, 1389

90 « Venez ici, vers ce temple, ô femmes du Tibre, en emmenant les objets sacrés qui servent pour le sacrifice, autour de la statue de Régilla.

91 Elle descend des très riches enfants d’Énée, sang illustre d’Anchise et d’Aphrodite du Mont Ida. Elle s’est mariée (pour se rendre) à Marathon, et les déesses célestes, la nouvelle et l’ancienne Déô, l’honorent, et une statue sacrée de (cette) femme à la belle taille est offerte et elle habite parmi les héroïnes dans les îles des Bienheureux, là où Cronos règne.

92 En effet, elle a reçu cette récompense pour ses bons sentiments. Ainsi Zeus eut pitié de l’époux qui se lamentait, couché dans la triste vieillesse sur un lit solitaire, parce que les Fileuses (les Parques), rapaces et noires, avaient enlevé du magnifique palais la moitié de ses enfants ; deux enfants avaient encore été laissés très jeunes, qui ne

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connaissent pas les malheurs, qui ignorent encore totalement quelle (bonne) mère l’impitoyable destin leur a ravi, avant qu’elle eût touché aux fuseaux de la vieillesse.

93 À lui (Hérode) qui pleurait sans cesse sa fidèle (épouse), Zeus et l’empereur, qui ressemble au père Zeus pour sa nature et sa sagesse (ont donné cette consolation) : Zeus a envoyé la jeune femme à l’Océan, enlevée par les souffles élyséens de Zéphyr ; et l’empereur semble avoir accordé à l’enfant les sandales brodées d’étoiles autour des chevilles, que, dit-on, Hermès aussi portait, lorsqu’il déroba Enée, une nuit sombre de la guerre des Achéens ; autour de ses pieds, il (Hermès) avait un anneau sauveur brillant comme le croissant de lune ; les fils d’Enée le cousaient autrefois aux sandales et pour qu’il servît d’ornement honorifique pour les descendants de noble origine.

94 Cette chaussure, ancienne marque d’honneur des Étrusques, ne l’outragera pas, bien qu’il (Hérode) soit descendant de Cécrops, car il est né d’Hersé et d’Hermès, si c’est vrai que Céryx est l’aïeul d’Hérode le Théséide.

95 Pour cela il (Hérode) eut les hautes dignités (de sénateur) et le consulat et, certes, (le droit) de se réunir dans l’assemblée souveraine, là où il y a les premiers sièges ; la Grèce ne possède personne plus royale qu’Hérode, pour sa famille ou pour son éloquence ; et, en effet, on l’appelle la « langue d’Athènes ».

96 Et elle aussi, la femme aux belles chevilles, descendant d’Enée et Ganymède, était de la famille de Dardanos et de Trôs, fils d’Erichthonios.

97 Et toi, si tu le veux bien, offre des sacrifices et immole les victimes (mais il n’est pas nécessaire pour celui qui ne veut pas, d’immoler des victimes) ; mais il semble bien pour les hommes pieux de s’occuper des héros. Et, en effet, elle n’est plus mortelle, mais elle n’est pas encore devenue une déesse ; et elle n’a donc ni temple sacré, ni tombeau, ni les hommages dus aux mortels, ni les honneurs dus aux dieux. Elle a un monument semblable à un temple, chez le peuple d’Athènes, mais son âme sert le sceptre de Rhadamanthe.

98 Cette statue a été agréée par Faustine, dans le pays de Triopas, là où jadis elle possédait des vastes campagnes, une rangée de vignes et des champs d’oliviers.

99 L’impératrice, déesse (protectrice) des femmes, ne dédaignera pas d’être la prêtresse de son culte, ni sa nymphe de compagnie.

100 En effet, ni la déesse qui aime les flèches (Artémis-Diane), assise sur son beau trône, n’a dédaigné Iphigénie, ni Athéna au regard terrible (n’a dédaigné) Hersé, ni la mère bienveillante du puissant César, protectrice des anciennes héroïnes, ne la négligera, elle qui entrera dans le chœur des anciennes demi-déesses, elle à qui a échu le sort de diriger l’arrangement des danses élyséennes, avec Alcmène et la fille bienheureuse de Cadmos ».

101 Il est permis de se demander si, dans ce cas, ce poème et les autres inscriptions ne sont pas liés à la nécessité pour Hérode Atticus de dissiper les soupçons qui avaient pesé sur lui après la mort de sa femme. En effet, elle était enceinte de leur cinquième enfant. Le frère de Régilla, Annius Appius Atilius Bradua, avait alors accusé son mari souvent enclin à la colère d’avoir provoqué sa mort, en lui donnant des coups de pieds lors d’une violente dispute. Cité en justice et convoqué à Rome, Hérode dut affronter un procès, qui se termina par un non-lieu pour insuffisance de preuves (mais sa richesse et l’amitié que l’empereur lui vouait avaient dû compter). Cependant, le nombre de textes qu’il fait graver pour sa femme et le fait qu’il ait eu recours jusqu’à des institutions

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publiques pour les faire connaître font penser qu’il ne devait pas avoir la conscience complètement tranquille, ou qu’il eut à cœur de laver sa réputation.

102 Si ce document montre que les affaires privées peuvent être étalées publiquement, pour des raisons politiques, je voudrais terminer cette présentation des inscriptions concernant des couples, en évoquant trois brefs documents de Delphes : ce sont des dédicaces de statues dans le grand sanctuaire panhellénique, approuvées ou peut-être même sollicitées par le koinon des Amphictions, et dans lesquelles vie publique et vie privée se mêlent et se confondent.

103 Deux cas peuvent être repérés dans ces inscriptions. Dans le premier texte, le koinon fait la dédicace d’une statue à Caninia Modestina, qui appartient à l’importante famille athénienne des Gellii. Il décide de l’honorer pour ses qualités conjugales, probablement sollicité par son mari, Lucius Gellius Thésée, qui devait être un membre du Conseil amphictionique.

104 Dans les deux autres inscriptions, des monuments privés sont élevés, mais sur décret des Amphictions, qui permettent à deux femmes de notables de faire des dédicaces (Valeria Catulla, pour son mari l’helladarque Tiberius Claudius Marcellus ; Flavia Amphicléia, pour son mari le proconsul Titus Flavius Phileinos). Cela peut signifier que ces personnes ont demandé l’autorisation de célébrer ceux qu’ils chérissent, ou alors qu’il s’agit d’une consigne des Amphictions, qui, ne disposant plus de grands moyens, encouragent la participation à la vie de la Ligue en jouant sur les relations familiales et de couple.

105 Ces personnages, dont les femmes sont présentes et jouent un rôle très actif dans ces textes, devaient certainement être des notables qui siégeaient à l’Amphictionie. Ce sont des personnes de qualité, dont les familles sont honorables ; ils aiment leurs femmes, leurs femmes sont respectées et les aiment : de telles vertus méritent l’éloge public.

Inscriptions amphictioniques

Inscription des Amphictions pour Caninia Modestina (2e moitié du IIe s. apr. J.-C., ou plus tard)13

106 CID, IV, 160

107 Τὸ κοινὸν τῶν | Ἀμφικτυόνων Κανεινίαν Μοδεστεῖ|ναν Λ. Γελλίου Θησέως | γυναῖκα, ἐπὶ σωφρωσύνῃ | καὶ ἀρετῇ καὶ φιλανδρίᾳ. 108 « Le koinon des Amphictions (a érigé la statue de) Caninia Modestina, épouse de L. Gellius Thésée, pour sa sagesse, sa vertu et son attachement envers son mari ».

Inscription de Valeria Catulla pour son mari Tiberius Claudius Marcellus (2e moitié IIe s.)

109 CID IV, 161

110 Κατὰ τὸ ψήφισμα | τῶν Ἀμφικτυόνων | τὸν Ἑλλαδ[άρ]χην Τ[ι]β. Κλ. | Μάρκε[λ]λον ἡ γυνὴ Ὀαλερία {τ} | τὸν ἑαυτῆς ἄνδρα. 111 « Conformément au décret des Amphictions, (statue de) l’helladarque Tib. Cl. Marcellus, (érigée par) son épouse Valeria Catulla, (en l’honneur de) son mari ».

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Inscription de Flavia Amphicleia pour son mari Titus Flavius Phileinos (1er tiers du IIIe s.)

112 CID, IV, 166

113 Τίτον Φλάουιον Φιλεῖν[ον] | τὸν κράτιστον ὑπατικό[ν], | Φλαουίων Λυσάνδρου | καὶ Δημοκλεία, | Φλαουία Ἀμφίκλεια, | Φλαουίου Ἀμφικλέους, | καὶ Πλωτίας Ἁγησικρίτας θυγάτηρ, | τὸν γλυκύτατον καὶ σεμνότατον ἄνδρα, | ψηφίσματι Ἀμφικτ[υόνων]. 114 « (Statue de) Titus Flavius Phileinos, le distingué proconsul, fils de Flavius Lysandros et de Flavia Démocléia, (érigée par) Flavia Amphicleia, fille de Flavius Amphiclès et de Plotia Hegèsicritia, (en l’honneur de) son très cher et vénérable époux, sur décret des Amphictions ».

115 Les vertus honorées sont les mêmes que celles qu’on rencontre dans les inscriptions funéraires d’époque classique ; mais même si ce phénomène était déjà apparu dans les siècles hellénistiques, à l’époque impériale, la vie privée fait désormais fréquemment irruption dans la vie publique, avec un langage formulaire et stéréotypé. Soulignons qu’il s’agit d’un aspect qui n’est pas absent de la société d’aujourd’hui. Comme la douleur qui inspire les inscriptions d’éloge et de regret, les intentions politiques, depuis toujours, se manifestent à travers l’apparence que le couple veut donner de ses relations, le statut d’époux ou d’épouse étant important et conférant bonne renommée aux personnages politiques.

116 Alors, je ne peux m’empêcher de penser qu’à bien des égards, l’époque impériale ressemble à celle que nous vivons. Concluons donc sur une note légère, en suggérant que ces femmes d’Amphictions, qui étaient aussi des gens « bien », car ils avaient des femmes « bien », font songer aux épouses des Présidents ou autres hommes politiques d’aujourd’hui qui, apparaissant souvent dans la presse, souhaitent ainsi contribuer à donner une image positive de leurs célèbres maris.

117 En définitive, l’image des couples grecs, telle que la reflètent les quelques textes inscrits que j’ai cités, ne semble pas différer beaucoup de celle des couples actuels. En tout cas, elle se démarque nettement du jugement négatif que continue de diffuser sur ce point une tradition encore forte dans nos études.

NOTES

1. Je remercie Hugues Berthelot d’avoir accepté de relire cet article. 2. Sur le concept de couple dans l’Antiquité, voir J.-C. Bologne, Histoire du couple, Paris 2016, en particulier p. 42-53, dans le chapitre consacré au couple légal. Aucune référence au monde grec n’est faite dans le chapitre consacré au couple amoureux. 3. A.-M. Verilhac, Cl. Vial, « Les sources », in A.-M. Verilhac, Cl. Vial, Le mariage grec du VIe siècle av. J.-C. à l’époque d’Auguste, BCH Suppl. 32 (1998), p. 15-39. 4. Verilhac, Vial, Le mariage grec du VIe siècle av. J.-C. à l’époque d’Auguste cit. ; Cl. Calame, « Amours de dieux et amour de héros dans la poésie épique grecque : relations de réciprocité », in

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O. Cavalier (dir.), Silence et fureur. La femme et le mariage en Grèce. Les antiquités grecques du Musée Calvet, Avignon (Fondation Calvet), 1996, p. 215-228. 5. Pour en citer quelques uns : Cl. Vatin, Recherches sur le mariage et la condition de la femme mariée à l’époque hellénistique, Paris (Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de Rome, 216), 1970 ; Cl. Mossé, La femme dans la Grèce antique, Bruxelles, 1990 ; A. Bielman, Femmes en public dans le monde hellénistique : IVe-Ier s. av. J.-C., Paris, 2002 ; N. Bernard, Femmes et société dans la Grèce classique, Paris, 2003 ; P. Brulé, Les femmes grecques à l’époque classique, Paris, 2010 ; S. Boehringer, V. Sebillotte-Cuchet, Hommes et femmes dans l’Antiquité, Paris, 2011 ; Femmes et Actes de mémoire. La temporalité dans les échanges = Pallas 99 (2015). 6. A. Conze, Die attischen Grabreliefs, Berlin-Leipzig, 1880-1922 (abr. Conze) ; W. Peek, Griechische Vers-Inschriften, Berlin, 1955 (abr. Peek GV); Griechische Grabgedichte, Berlin, 1960 (abr. Peek GG); Ch.W. Clairmont, Gravestone and Epigram. Greek Memorials from the Archaic and Classical Period, Mainz, 1970 (abr. Clairmont) ; contra G. Daux, « Stèles funéraires et épigrammes », BCH 96, 1 (1972), p. 503-566. 7. En particulier, j’ai utilisé IG, SEG, BE ; W. Froehner, Les inscriptions grecques interprétées, Paris, 1880 (abr. Froehner) ; Fr. Preisigke et alii, Sammelbuch griechischer Urkunden aus Ägypten, 1-3, Berlin-Leipzig, 1913-1927 (abr. SB), M. Guarducci, L’epigrafia greca dalle origini al tardo impero, Rome, 1987 (abr. Guarducci 1987) et Fr. Lefèvre, Corpus des Inscriptions de Delphes. IV. Les documents amphictioniques, Athènes-Paris, 2002 (abr. CID IV). 8. A.-M. Vérilhac, « L’image de la femme dans les épigrammes funéraires », in La femme dans le monde méditerranéen I. Antiquité, Lyon (Maison de l’Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux), 1985, p. 85-112. 9. G. Raepsaet, « Sentiments conjugaux à Athènes au V e et IV e s. avant notre ère », Antiquité Classique, 50, 1-2 (1981), p. 677-684. 10. Les traductions, sauf indication différente, sont de l’auteur. 11. Les inscriptions libyennes sont en cours d’études par Mme Catherine Dobias-Lalou, qui les a traduites et mises aimablement à ma disposition, ce dont je la remercie vivement. 12. Je ne fournis pas le texte grec qui est très long et ne présente aucun mot particulier nécessitant une analyse approfondie. Traduction d’après Froehner, n. 8 (texte grec p. 11-13, traduction p. 15-17). 13. Les traductions sont celles du CID IV.

RÉSUMÉS

Le langage du couple grec, dont quelques échos demeurent dans les sources littéraires, se fait entendre aussi dans les inscriptions où l’on croit parfois même pouvoir reconnaître une certaine spontanéité. Cela est évident surtout dans les inscriptions privées, sur les objets de la vie quotidienne. Dans les inscriptions funéraires dédiées à un conjoint mort, les mots et les images sont souvent stéréotypés mais malgré cela, les sentiments ne semblent pas moins sincères vis-à- vis de l’époux ou de l’épouse disparus (aujourd’hui aussi, les situations de douleur donnent lieu à des expressions qui semblent banales et convenues). Et tout comme on reconnaît dans les épitaphes une forme de modernité, dans les inscriptions publiques d’époque impériale la vie privée du couple est mise en scène pour donner une image positive de certains personnages politiques, notamment au sein d’une institution comme le Conseil Amphictionique, alors réduit à

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un rôle honorifique. Finalement, ces couples grecs, où les femmes jouent un rôle non négligeable aux côtés de leurs maris, semblent étonnamment actuels.

The language of the Greek couple, of which we find some echoes in the literary sources, can also be read in the inscriptions, in which we may sometimes recognize some spontaneity. That is obvious in the private ones, on items of daily life; on the funerary inscriptions dedicated to a dead spouse, words and images are often stereotyped but feelings for the lost husband or wife seem nonetheless genuine (nowadays, grieving situations result in ordinary and conventional expressions). While there is some kind of modernity in epitaphs, inscriptions of Imperial period stage the couple’s privacy so as to give a positive image of some politicians, especially in an institution such as the Delphic Amphictyony, then reduced an honorary role. Finally, those Greek couples, where women play quite a significant role alongside their husband, seem surprisingly modern.

INDEX

Keywords : married love, philein, stergein, couple, marriage, sophrosunè, arété Mots-clés : amour conjugal, philein, stergein, couple, mariage, sophrosunè, arété

AUTEUR

MICHELA COSTANZI Université de Picardie Jules Verne (Amiens) [email protected]

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Conclusion

Marie-Laurence Haack

1 Les participants de la journée d’étude dont nous avons présenté ici les actes se sont interrogés sur la question du couple et de la femme dans les sociétés antiques, étrusque en particulier, à partir d’une présentation et d’une analyse des Sarcophages des époux du Louvre et de Villa Giulia.

2 G. Nadalini a d’abord montré comment et pourquoi la découverte du sarcophage étrusque des époux, maintenant exposé au Louvre, a été dissimulée par son inventeur, le marquis G. Campana, et il a également mis en évidence l’installation d’un environnement archéologique factice autour du sarcophage. R. Cosentino, de son côté, a essayé de retracer la découverte du sarcophage étrusque des époux du musée de Villa Giulia par les frères Boccanera, et elle aboutit au même constat d’incertitude, sur la provenance exacte du sarcophage ; elle retrace ensuite les conditions d’acquisition du sarcophage, puis la phase qui mène de la restauration à la valorisation, grâce à Maurilio Lerici, ainsi que la création d’un hologramme nécessitant une technique élaborée.

3 Le succès rencontré par ces deux Sarcophages d’époux auprès du public s’explique par le fait que la représentation des époux dans une attitude affectueuse au-delà de la mort est un motif rare dans l’Antiquité. Il est sans doute typiquement étrusque, puisque l’on connaît chez les Etrusques, et non chez les Grecs et chez les Romains, une grande variété de ces scènes d’intimité. Les époux sont en effet montrés côte à côte non seulement sur des sarcophages étrusques comme ceux du Louvre et de Villa Giulia, qu’ont présentés R. Cosentino et G. Nadalini, mais aussi sur des peintures funéraires, comme l’a montré P. Amann, en train de se livrer à des banquets dont L. Hugot a identifié certains mets.

4 Contrairement à ce que pourrait faire croire la ressemblance entre les deux sarcophages des époux très célèbres de Cerveteri, il existe une grande variété de solutions iconographiques. Dans les peintures funéraires, comme l’a mis en évidence P. Amann, le banquet ou symposium peut avoir lieu à terre ou sur des klinai, se dérouler avec ou sans femmes, la femme peut être assise ou couchée, un ou plusieurs couples peuvent être représentés. Selon leur formulation, toutes ces solutions servent la volonté de faire passer des messages idéologiques différents, l’appartenance à un groupe de personnes de rang égal ou à un oikos aristocratique bien gouverné, ainsi que

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l’expression d’espérances salvatrices dans l’élite. Les mets posés à côté des époux ou tenus par les époux révèlent aussi des conceptions du couple différentes, même si le symposion a toujours pour fonction la célébration du couple, témoin et fondateur de la solidarité gentilice. Pour L. Hugot, on distingue les banquets réellement collectifs, qui exaltent le groupe gentilice, des repas consommés entre époux, centrés sur le couple, où l’on note l’échange d’une coupe ou d’un oeuf, voire le doublement des vases. On pourrait ajouter aussi à la lecture des communications que la représentation étrusque des époux dans l’au-delà passe par des supports différents selon les cités. Les époux sont représentés sur des peintures tombales à Tarquinia et sur des sarcophages à Cerveteri et à Vulci. Mais quel que soit le support et quel que soit l’âge des époux, dans leur pleine maturité sur les sarcophages des époux du Louvre et du musée de Villa Giulia, dans leur vieillesse, sur les sarcophages du musée des Beaux-Arts de Boston, les époux montrent des signes d’intimité : l’époux enserre l’épaule de son épouse.

5 Les Grecs, au contraire, tout en exprimant des sentiments d’affection, de tendresse et d’amour entre époux dans des inscriptions funéraires privées au vocabulaire analysé par M. Costanzi, représentent rarement le lien conjugal par l’image des époux réunis dans la mort. On pourrait caricaturer cette constatation en disant que les Grecs parlent de l’amour conjugal, mais ne le montrent pas. La formule est pourtant exagérée. A. Pasquier a bien montré qu’il existe des cas sur des stèles funéraires où les deux époux sont représentés côte à côte esquissant ou accomplissant le geste de la dexiosis, le serrement des mains. Sans doute la raison de cette différence tient-elle à ce que les sentiments entre époux grecs ne s’expriment pas dans l’espace public et que les banquets des maris grecs se déroulent entre convives masculins, les épouses étant cantonnées entre elles dans le gynécée.

6 On aurait tort, pourtant, de tirer des conclusions simplistes de cette particularité étrusque qui consiste à mettre en scène, dans l’espace de la tombe, le couple dans une attitude qui semble tirée de la vie quotidienne. La proximité physique entre les deux époux n’induit pas une égalité sociale, encore moins politique. L’analyse de l’onomastique féminine étrusque dans les inscriptions tarquiniennes d’époque récente par L. Magnani a montré que le matronyme est rarement utilisé, qu’il est subordonné au patronyme et qu’il est employé pour valoriser la famille de la mère, et non la mère elle-même.

7 L’historiographie de l’époque fasciste et nazie, en vouant aux gémonies la figure de Tanaquil, épouse étrusque du roi Tarquin l’Ancien, pour sa volonté de pouvoir, nous apprend donc plus sur les craintes allemandes et italiennes d’une femme libre que sur les réalités des Tanaquil étrusques, dont nous espérons mieux percevoir mieux le statut, grâce aux études réunies ici.

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AUTEUR

MARIE-LAURENCE HAACK Université Jules Verne Picardie / TRAMe EA 4284 Institut universitaire de France [email protected]

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Traditions du patrimoine antique

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Les statues des bains de Zeuxippe à Constantinople : collection et patrimoine dans l’Antiquité tardive

Vincent Puech

1 « C’est d’après les tableaux du peintre Zeuxis, dont il fit un grand nombre, que certains pensent que le bain de Byzance a été appelé »1 : ainsi s’exprime au xvIe siècle le voyageur et humaniste français Pierre Gilles, le premier grand connaisseur occidental des monuments de Constantinople. Cette association fantaisiste des bains de Constantinople au peintre grec du ve siècle av. J.-C. Zeuxis d’Héraclée, fameux pour son réalisme, révèle bien la célébrité et la qualité de leur décor. Ces bains furent construits par Constantin entre l’entrée du palais impérial et celle de l’hippodrome, ce qui montre leur place centrale dans l’urbanisme de la nouvelle capitale. Ils ont brûlé lors de la révolte Nika de 532, ce qui nous a irrémédiablement privés des nombreuses statues de bronze qu’ils renfermaient. Par chance, cette riche collection a été décrite en grec, au tournant des Ve et VIe siècles, par le poète Christodoros de Coptos2. Celui-ci nous livre une description crédible de soixante-dix statues individuelles ou groupes statuaires : ce sont pour l’essentiel des personnages mythologiques, des auteurs d’œuvres de l’esprit et des hommes d’État3. L’œuvre de Christodoros s’inscrit dans la tradition de l’ekphrasis ou description élaborée d’un objet. L’exemple le plus proche d’un tel ouvrage est bien sûr constitué par les Images de Philostrate (fin du IIe – début du IIIe siècle). Ce dernier décrit en effet soixante-cinq tableaux censés appartenir à une galerie napolitaine : on ne peut savoir si celle-ci a réellement existé, mais le texte devait se caractériser par une certaine vraisemblance4. Sept personnages sont évoqués à la fois par Philostrate et Christodoros : Amymone, Hermès, Amphiaraos, Achille, Cassandre, Pindare et Héraclès. La comparaison est intéressante, même s’il s’agit de peintures dans le premier cas et de sculptures dans le second5. Le texte de Christodoros a fait l’objet en 2000 d’un commentaire approfondi de F. Tissoni6. En 2004, dans une étude des monuments de Constantinople dans l’ Antiquité tardive, S. Bassett7 s’est penchée sur la collection elle- même, mais sans utiliser le travail de F. Tissoni. À partir de ces deux ouvrages, il est possible d’étudier plus avant la signification de cette collection, en examinant à la fois

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la nature précise des statues et le contexte de l’édification du monument. Je voudrais ainsi d’abord revenir sur Christodoros de Coptos et sur les bains de Zeuxippe, deux préalables nécessaires à un réexamen de la collection. Je tenterai ensuite de proposer une interprétation qui prenne en compte les cultes païens de Byzance et la décoration de Constantinople sous Constantin, afin de dégager l’attitude du premier empereur chrétien à l’égard du patrimoine païen.

Christodoros de Coptos

2 Le livre II de l’Anthologie Palatine8 porte le titre suivant : « Du poète Christodoros, de Coptos en Thébaïde. Description des statues qui ornaient le gymnase public appelé le Zeuxippos » (Χριστοδώρου ποιητοῦ Θηβαίου Κοπτίτου Ἔκφρασις τῶν ἀγαλμάτων τῶν εἰς τὸ δημόσιον γυμνάσιον τοῦ ἐπικαλουμένου Ζευξίππου). Christodoros est donc originaire d’Égypte, plus précisément de Coptos en Thébaïde, et il était actif sous Anastase Ier (491-518). En effet, le vers 405 de l’ ekphrasis appelle Anastase « mon souverain irréprochable » (ἐμὸς σκηπτοῦχος ἀμύμων) et une scholie au vers 402 affirme que le poète a vécu sous Anastase. La Souda (dite aussi Suidas Lexicographus)9 donne la même indication. Cette notice de la Souda le qualifie en outre de fils de Paniscos et de poète épique (ἐποποιός). Elle lui attribue des Isaurika en 6 livres racontant la conquête de l’Isaurie par l’empereur Anastase, des Patria10 de Constantinople (12 livres), Thessalonique (25 livres), Naclè (cité proche d’Héliopolis11), Milet (en Ionie), Tralles et . La même notice mentionne la description des statues du Zeuxippe (Ἔκφρασιν τῶν ἐν τῷ Ζευξίππῳ ἀγαλμάτων). La notice suivante de la Souda12 évoque un illustris13 Christodoros de Thébaïde, auteur d’Ixeutica (traité de capture des oiseaux) et de Miracles des Saints Côme et Damien. Il est très probable qu’il faille attribuer les deux notices au même personnage. Au VIe siècle, Jean le Lydien 14 parle d’un ouvrage en un livre du poète Christodoros intitulé Sur les auditeurs du grand Proclos. Une scholie à Homère évoque des Lydiaca d’un poète nommé Christodoros, qui doit encore être le même15.

3 On connaît aussi de Christodoros deux épigrammes16 sur la mort de Jean d’Épidamme17, gendre d’Anastase, lui-même également issu de cette cité. L’importance des Patria de Thessalonique (25 livres) dans l’œuvre de Christodoros doit être liée à ses relations avec Jean d’Épidamme, préfet du prétoire d’Illyricum, particulièrement estimé par les notables de la ville et son clergé, qui le sauvèrent des soldats goths18. En outre, un épisode du règne de Léon Ier (457-474) renseigne sur le milieu dans lequel évoluait Christodoros. Malalas19 et la Chronique Pascale (a. 467)20 mentionnent le comes et médecin Iacobus21 à qui le Sénat de Constantinople éleva une statue dans les bains de Zeuxippe et que l’empereur Léon Ier tenait en grande estime. En 467, Iacobus intervint pour que le questeur païen Isocasius fût jugé par le préfet du prétoire, le consul Pusaeus. Or l’autre consul de cette année était Jean d’Épidamme, dont Christodoros a fait l’éloge. De plus, une autre statue de ce même Iacobus fut érigée à Athènes, où ce médecin fut en relation avec le chef de l’école néoplatonicienne Proclos, sur lequel Christodoros a aussi écrit. Il est donc probable que Christodoros connaissait bien Iacobus et que Jean d’Épidamme a joué un rôle dans l’érection d’une statue du personnage aux bains de Zeuxippe. Dès cette époque, Christodoros devait ainsi être intéressé par la collection du Zeuxippe, même si l’on ne peut retenir l’hypothèse de S. Bassett22, selon laquelle il aurait composé sa description à l’occasion de leur restauration et de la dédicace de

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nouvelles statues en 467. Enfin, une dernière épigramme23 est attribuable au même Christodoros : elle est consacrée à un bâtiment (οἶκος)24 construit par Anastase, qualifié de « tueur d’Isauriens » (Ἰσαυροφόνον) de la même manière que dans le vers 399 de l’ ekphrasis25.

4 Le texte qui nous occupe est en tout cas postérieur à la conclusion de la paix entre Anastase et les Isauriens en 498, évoquée aux vers 405-406. F. Tissoni26 a émis l’hypothèse qu’il ait pu être rédigé peu après 503, date assignable au panégyrique latin d’Anastase par Priscien de Césarée, qui évoque cet empereur comme un descendant de Pompée, de la même façon que les vers 403-404 de l’ekphrasis. Mais comme le panégyrique grec d’Anastase par Procope de Gaza (datant certainement des environs de 511, à l’occasion des Vicennalia de l’empereur 27) ne mentionne pas cette généalogie, il faut rester circonspect sur l’influence de ces auteurs les uns sur les autres et donc sur ce moyen de datation28. Christodoros était probablement marqué par le néoplatonisme, comme le montre la tonalité de plusieurs de ses descriptions de statues, en particulier celle de Platon (rappelant le vocabulaire de la VIe de Proclos par Marinos) et, bien sûr, l’existence de son ouvrage Sur les auditeurs du grand Proclos. Mais on doit rester prudent au sujet de l’appartenance religieuse de Christodoros, certainement auteur par ailleurs de Miracles des Saints Côme et Damien29. L’ekphrasis de Christodoros est une œuvre versifiée, qui cite abondamment Homère, dont la statue est de loin celle qui se trouve la plus longuement commentée. L’auteur s’inspire encore bien davantage du poète égyptien du ve siècle Nonnos de Panopolis, surtout pour ses Dionysiaques mais aussi pour sa Paraphrase de l’Évangile selon saint Jean30. Pour conclure sur Christodoros, disons que son texte paraît bien constituer une description complète de la collection de statues anciennes du Zeuxippe. En effet, le vers 1 comporte la mention « le premier » (πρῶτος) et il ne semble pas exister de lacune finale. Il n’en reste pas moins que des statues de personnages contemporains ont été ajoutées dans l’Antiquité tardive : on a déjà vu le cas du médecin Iacobus31.

Les bains de Zeuxippe

5 La construction initiale des bains de Zeuxippe est attribuée à Septime Sévère par Malalas, Jean le Lydien32 et plusieurs auteurs byzantins postérieurs. A.-V. Pont a montré que l’on pouvait avoir des doutes à ce sujet, tant Septime Sévère constitue à bien des égards une figure mythique pour une Constantinople en quête de ses origines33. On note en particulier que des bains furent créés à Nicomédie sous Caracalla puis restaurés sous Dioclétien, qui y fit aussi construire un hippodrome. Ainsi, Malalas, Jean le Lydien et les auteurs byzantins postérieurs semblent bien opérer « un dépouillement symbolique de Nicomédie au profit de Byzance », afin d’ancrer Constantinople dans un passé prestigieux (et alors que Nicomédie avait été la capitale de Dioclétien) ; il faut préciser que Byzance a résisté à Septime Sévère puis a été prise par lui lors de la guerre civile contre Pescennius Niger, ce qui ne favorisait pas les interventions édilitaires du fondateur de la dynastie sévérienne. En outre, les monnaies retrouvées sur le site et les briques timbrées des bains de Zeuxippe n’attestent aucune activité antérieure à 330 dans ce secteur, situé entre la Chalcè (entrée monumentale) du grand palais et les carceres (portes de départ) de l’hippodrome (fig. 1)34. Faute de preuves suffisantes à propos de Septime Sévère, il faut donc admettre que Constantin fut le bâtisseur des

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bains de Zeuxippe, de la même manière qu’il fut celui de la Chalcè, mais aussi de l’hippodrome (également attribué de façon douteuse à son prédécesseur).

Fig. 1 : Localisation des bains de Zeuxippe. E. Bolognesi Recchi-Franceschini et M. Featherstone, « The Boundaries of the Palace : De ceremoniis II, 13 », Travaux et Mémoires 14 (2002), p. 46.

6 Le nom de « Zeuxippe » est difficile à interpréter35. Selon Malalas, « [Septime Sévère] construisit un bain public appelé Zeuxippe car une statue de bronze d’Hélios (le soleil) se trouvait là au milieu du Tétrastôon. Sur sa base était inscrit le nom mystique du soleil : « Au dieu Zeuxippos » car c’est ainsi que les Thraces nommaient le soleil. Ainsi le peuple de la cité de Byzas avait l’habitude d’appeler le bain public Zeuxippe d’après le nom originel du lieu »36. Sur le plan étymologique, Zeuxippe est un composé de ζεύγνυμι (atteler) et ἵππος (cheval)37 : il faut donc simplement y voir un attelage de chevaux et certainement une allusion au char du soleil, et ne pas s’égarer avec les étymologies tardives telles que « Zeus Hippios ». Mais dans la Grèce classique Zeuxippe est un nom de personne, attesté chez Platon38 et Xénophon39. C’est ainsi que Pausanias40 affirme que le dernier roi de Sicyone fut Zeuxippe, fils d’Apollon et de la nymphe Syllis. Jean le Lydien évoque « l’ que l’on appelle le Zeuxippe, d’après le roi Zeuxippos, sous le règne de qui, au cours de la 38e olympiade [vers 628 av. J.-C.], les Mégariens colonisateurs de Byzance avaient donné son nom à l’agora pour lui faire honneur »41. Dans sa dissertation latine sur Christodoros rédigée à la fin du XIXe siècle, F. Baumgarten avait tenté de concilier les données de Pausanias et Jean le Lydien. Il avançait que les colons mégariens de Byzance avaient fondé un culte public d’Apollon Sol Zeuxippos en souvenir du roi mythique de leur patrie42. On peut penser, plus prudemment, que l’indication de Jean le Lydien s’apparente à une reconstruction savante à partir du mythique roi de Sicyone ou Mégare, et de l’assimilation d’Apollon à Hélios. La donnée à peu près assurée est que le nom de Zeuxippe est lié à un culte solaire apollinien, quelle que soit son origine exacte43.

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7 À propos du rôle du fondateur de Constantinople, Malalas apporte des éléments précis : « [Constantin] acheva aussi le bain public appelé Zeuxippe, l’ornant de colonnes, de marbres variés et d’œuvres de bronze »44 (ἀνεπλήρωσε καὶ τὸ λεγόμενον Ζεύξιππον δημόσιον λουτρόν, κοσμήσας κίοσι καὶ μαρμάροις ποικίλοις καὶ χαλκουργήμασιν 45). Les fouilles archéologiques réalisées dans le secteur apportent à ces données quelques confirmations et révèlent aussi des aspects nouveaux46. On a retrouvé des fragments de revêtements muraux composés de marbres d’origine africaine de diverses couleurs (verde antico, rosso, giallo)47, ainsi que des bases inscrites de statues d’Eschine et Hécube48. Dans la topographie du site, le monument I comprend des restes de canalisations et se composait donc des bains, tandis que le monument II inclut un ample péristyle et une salle octogonale49 et s’interprète comme un gymnase50. On sait que les bains de Zeuxippe ont été détruits en 532 lors de la révolte Nika51. Le monument a été reconstruit par Justinien52 mais la collection de statues avait été irrémédiablement perdue. La dernière attestation du bâtiment dans sa fonction thermale remonte à 713, avec le bain pris par la cour de l’empereur Philippikos Bardanès53.

8 L’existence matérielle des statues décrites par Christodoros a donc été directement prouvée, on l’a vu, par la trouvaille de deux bases inscrites, celles d’Eschine et Hécube. De manière indirecte, elle peut aussi être confirmée par la connaissance de statues (ou autres représentations) similaires des personnages concernés. F. Tissoni a accompli une importante recherche iconographique, en particulier par le recours au Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae (LIMC), et je me bornerai ici à relever, à sa suite, les seules seize comparaisons évidentes qui s’imposent, sur un total de soixante-dix représentations. Les plus nombreuses (dix) concernent les figures mythologiques. Déiphobe54 se trouve sur des vases grecs où il est représenté comme un hoplite en mouvement avec un casque, une épée à la main droite et un bouclier à la gauche55. Amymone et Poséidon56 peuvent être figurés respectivement assise et debout, en particulier sur un vase et une monnaie57. Apollon58 est représenté selon l’iconographie de sa fameuse statue du Belvédère59. L’une des représentations d’Aphrodite60 relève aussi d’un type célèbre, représenté par la Vénus de Milo61. Hermaphrodite62 rappelle une statue en marbre conservée à Berlin63. Héraclès64 a pu être figuré jeune en tenant les pommes d’or du jardin des Hespérides65. Ménélas et Hélène66 sont représentés lors de leur réconciliation sur de nombreux vases67. Achille68 relève d’un type proche du doryphore de Polyclète69. Hermès70 est figuré comme sur la fameuse statue où il attache sa sandale71. Artémis72 rappelle aussi une statue comme la Diane de Versailles 73. Viennent ensuite deux orateurs fameux par leur opposition, Eschine74 et Démosthène75. On relève aussi deux hommes d’État célèbres, Alcibiade76 et Jules César 77. Enfin, Pythagore78 et Homère 79 trouvent peut-être quelque écho dans des représentations connues.

La collection

9 Si l’on considère l’ensemble de la collection, Christodoros décrit sept groupes de statues (Amymone et Poséidon ; Héraclès et Augê ; Énée et Créuse ; Pyrrhos et Polyxène ; Oenone et Pâris ; Darès et Entelle ; Panthoos, Thymétès, Lampon et Clytios). Par ailleurs, plusieurs termes expriment la proximité entre deux statues80. On est donc depuis longtemps arrivé à l’idée que le poète décrivait correctement la place des statues dans la collection. Cette constatation n’a pas manqué de susciter des tentatives

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d’interprétation. La plus systématique est celle de R. Stupperich81, qui a proposé de classer les statues en cinq ensembles thématiques selon l’ordre de leur exposition (de Déiphobe à Hésiode ; d’Amymone et Poséidon à Héraclès et Augê ; d’Énée et Créuse à Hécube ; de Darès et Entelle à Artémis ; d’Homère à Virgile). Cette hypothèse a été à juste titre réfutée par S. Bassett82, qui montre bien que ces ensembles manquent de cohérence. Quelques regroupements ont visiblement été opérés, mais l’ordre général est plutôt aléatoire et mieux vaut donc repérer quelques grands types de personnages dans l’ensemble de la collection83.

10 Parmi les cinq divinités présentes (Apollon, Aphrodite, Artémis, Hermès et Poséidon), deux (Apollon et Aphrodite) sont représentées chacune par trois statues. Apollon est systématiquement figuré selon un type jeune à la longue chevelure84. Aphrodite répond, elle, à des types différents, où elle est de moins en moins dénudée si l’on suit l’ordre de l’ekphrasis85. Artémis86, sœur d’Apollon, est représentée dans le costume traditionnel de la déesse chasseresse87, avec une coiffure qui rappelle celle de son frère. Hermès88, on l’a vu, est figuré selon le type classique à la sandale. Enfin, Poséidon est représenté en compagnie de son amante mortelle, Amymone89. Or il est manifeste que ces cinq divinités sont celles qui endossent les premiers rôles dans la légende de Troie. Apollon est véritablement le dieu à l’origine de la guerre de Troie, comme instigateur de la querelle entre Agamemnon et Achille. Il est le grand défenseur de Troie, le protecteur de Pâris et le responsable de la mort d’Achille. Sa sœur Artémis envoya un calme qui paralysa la flotte grecque en partance pour Troie (à la suite d’une offense d’Agamemnon prétendant avoir tué un cerf à la chasse mieux qu’elle ne l’aurait fait) : les Grecs voulurent lui sacrifier la fille d’Agamemnon Iphigénie, mais elle lui substitua une biche. Aphrodite est, elle aussi, à l’origine de la guerre de Troie : choisie par Pâris, elle lui accorda la main d’Hélène ; elle est également la mère d’Énée. Notons qu’Apollon, Aphrodite et Artémis sont les principaux dieux favorables aux Troyens : ce n’est pas un hasard si les deux premiers sont largement représentés dans la collection, tandis que la troisième pouvait passer pour une auxiliaire de son frère. Hermès a lui aussi un rôle initiateur dans la légende troyenne, en conduisant Héra, Aphrodite et Athéna devant Pâris pour qu’il soit leur juge. De plus, Hermès est fortement lié à Apollon. Il a dérobé ses troupeaux à Apollon, qui a renoncé finalement à les lui réclamer en obtenant de lui le don de sa lyre ; en outre, la baguette d’or, ou caducée, a été donnée à Hermès par Apollon, en échange d’un autre instrument de musique, la flûte90. Enfin, rappelons que Troie se trouva en deuil en raison de la colère d’Apollon et de Poséidon, car les deux dieux avaient construit les murailles mais n’avaient pas reçu le salaire convenu : le premier envoya à la ville une peste et le second un monstre marin ; par vengeance, Poséidon fut favorable aux Grecs pendant la guerre de Troie, à laquelle il restait cependant lié par sa muraille.

11 Il n’est pas nécessaire d’insister sur le fait que les trois principaux dieux représentés, ceux qui sont favorables aux Troyens, jouent un rôle essentiel dans les origines de Rome, dont les mythes furent revivifiés à l’époque augustéenne. Aphrodite et Énée sont les ancêtres de la gens Iulia. Apollon fut particulièrement vénéré par Auguste, en particulier comme responsable de la victoire d’Actium, et fut doté d’un temple sur le Palatin communiquant avec la domus impériale91. Artémis ou Diane, prisée par Livie, fut gratifiée d’un nouveau temple sur l’Aventin92. Dans le Chant séculaire d’Horace, Apollon et Artémis sont les divinités intermédiaires entre le peuple romain et Jupiter, elles transmettent les bénédictions célestes. Il est donc clair dès l’abord que la collection

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s’inspire de la mythologie troyenne et apollinienne propre aux origines de l’Empire romain.

12 Vingt-et-une représentations relèvent strictement de la légende troyenne, soit la quasi totalité des figures mythologiques, ce qui renvoie bien sûr à la thématique de Constantinople comme Nouvelle Rome. Parmi ces vingt-et-un groupes de personnages, treize appartiennent au camp des Troyens, soit les deux tiers, ce qui s’explique par le fait qu’ils étaient considérés comme les ancêtres des Romains93.

13 Il s’agit ainsi de Déiphobe94 ; Chrysès95 ; Énée et Créuse96 ; Hélénos97 ; Andromaque98 ; Hélène99 ; Hécube100 ; Cassandre101 ; Polyxène102 ; Oenone et Pâris103 ; Darès et Entelle104 ; Panthoos, Thymétès, Lampon et Clytios105 ; Sarpédon106. Le choix de ce dernier est certainement lié au fait qu’Apollon était considéré comme un dieu d’origine lycienne107. Onze représentations du cycle de Troie, soit le tiers des personnages, sont composées de Grecs108 : Polyeidos109 ; Calchas110 ; Pyrrhos111 ; Ménélas112 ; Ulysse113 ; Ajax fils d’Oïlée114 ; Mélampus115 ; Ajax fils de Télamon116 ; Achille117.

14 Seules quelques rares figures mythologiques paraissent échapper à la légende troyenne, mais l’on va voir qu’elles s’y rattachent en fait plus ou moins. L’unité de ce thème mythologique secondaire vient du fait qu’il se compose de légendes du Péloponnèse. Si l’on se souvient que Byzance a été fondée par des colons mégariens, certainement renforcés par des Péloponnésiens118, puis refondée comme Nouvelle Rome, on appréciera le lien subtil qui fut tissé entre le cycle péloponnésien et celui de Troie. Le premier cas est celui d’Amymone et Poséidon119. Amymone, fille de Danaos, fut surprise par un satyre près de la source de Lerne (en Argolide) puis délivrée par Poséidon, qui l’engrosse d’un fils, Nauplios, à l’origine de la cité de Nauplie120. Ce groupe constitue d’ailleurs la seule occasion où est représenté le dieu Poséidon, dont le rôle dans la mythologie troyenne est également fort important, on l’a vu.

15 Le deuxième cas concerne Héraclès et Augê121. Cette dernière est la fille d’Aléos roi de Tégée (en Arcadie), qui l’avait faite prêtresse vierge d’Athéna pour éviter un oracle prédisant qu’il serait tué par le fils de sa fille ; mais elle fut violée par Héraclès et en eut un fils, Télèphe, qui tua Aléos122. Les deux statues voulaient probablement montrer Augê implorant Héraclès de l’aider à retrouver son fils Télèphe, qui lui fut enlevé à sa naissance123. Rappelons que le héros Héraclès est le fils de Zeus et de la mortelle Alcmène, et qu’« Héraclès » est un nom mystique (signifiant « la Gloire d’Héra »), qui lui fut imposé par Apollon au moment où il devint le serviteur d’Héra. On peut noter que la statue faisait allusion aux pommes d’or du jardin des Hespérides, le seul des douze travaux au cours duquel Héraclès voyage en Asie, ce qui est une première façon de le rattacher à la légende troyenne. Mais il faut surtout préciser que la première des grandes expéditions du jeune Héraclès le conduisit devant Troie. Il tua le monstre envoyé par Poséidon mais ne reçut pas sa récompense et menaça de revenir prendre la ville ; il le fit plus tard avec son compagnon Télamon124, et le seul fils du roi épargné par Héraclès fut Priam. En outre, selon une tradition, Augê vivait à la cour du roi de Troie, où elle fut aimée par Héraclès lorsqu’il vint prendre la ville, puis se rendit à la cour du roi de Mysie ; cependant, la version la plus courante situe le viol à Tégée et décrit Augê et Télèphe emmenés par des marchands d’esclaves en Mysie, où le roi épousa la mère et adopta le fils. Notons enfin que Télèphe a combattu les Grecs lors de leur première tentative contre Troie, que les fils de Télèphe émigrèrent en Étrurie après la prise de Troie, et que Roma est parfois considérée comme une fille de Télèphe, mariée à Énée.

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16 Le troisième cas est celui d’Aglaos125. Christodoros affirme qu’il est le père de Polyeidos, alors que ce personnage s’appelait Coiranos ; rien ne permet de faire d’Aglaos un prophète ou un devin comme le dit Christodoros, certainement par confusion avec Polyeidos. La statue devait en fait représenter Aglaos fils de Thyeste. Atrée, frère jumeau de ce dernier et prétendant comme lui au trône de Mycènes, tua Aglaos et le donna à manger à Thyeste. Comme Atrée est le père d’Agamemnon et Ménélas, la légende se rattache aussi indirectement à l’épopée troyenne. Enfin, le dernier cas concerne Amphitryon126, fils d’Alcée, roi de Tirynthe, et de la fille de Pélops, Astydamie ; l’allusion de Christodoros au fait qu’il soit l’époux d’Alcmène autorise à lier cette statue à celle d’Héraclès, qui était le fils de Zeus et d’Alcmène, et dont on a vu l’importance dans la légende troyenne.

17 Si l’on se penche maintenant sur le thème apollinien, on peut d’abord avancer que son importance se mesure au nombre de devins et prêtres représentés : dans la plupart des cas, leur lien avec le dieu est explicitement affirmé. Il faut rappeler qu’Apollon est par excellence le dieu de la divination ou mantique127, illustrée en particulier dans ses sanctuaires de Delphes, Didymes et . Parmi ces devins ou prêtres, le Troyen Chrysès et les Grecs Polyeidos, Calchas et Mélampus ont déjà été évoqués à propos de la légende troyenne. Il reste donc à considérer Palaiphatos128, Amphiaraos129 et Alcméon130. Notons que Palaiphatos et Alcméon sont en fait respectivement les fils d’une prophétesse et d’un devin (en l’occurrence Amphiaraos), ce qui montre bien que l’on a cherché à rattacher divers êtres mythiques à cette thématique oraculaire. La conception apollinienne de la collection s’apprécie aussi à l’aune des dix figures de poètes (ou de musiciens), qui se révèlent les plus nombreux parmi les auteurs d’œuvres de l’esprit131. Dans certains cas, Christodoros indique bien que leur art était inspiré par Apollon. On peut ainsi énumérer Hésiode132, Simonide133, Sappho134, Erinna135, Terpandre136, Stésichore137, Homère138, Pindare139, Homère de Byzance140 et Virgile 141. Notons la valorisation du poète de Byzance Homère (IIIe siècle av. J.-C.) et le fait que sa statue se trouve à côté de celle de Virgile, l’Homère de Rome, comme l’a bien vu F. Tissoni142. Il n’est pas hasardeux qu’ait été ainsi sélectionné un poète nommé Homère, parmi les nombreux écrivains et savants qui s’illustrèrent à Byzance aux époques hellénistique et romaine : ce personnage fait bien sûr écho au grand Homère et à Virgile, principaux auteurs de la légende troyenne.

18 Parmi les « intellectuels » représentés viennent ensuite, au nombre de huit, les philosophes et savants. On peut citer Aristote143, Anaximène144, Platon145, Pythagore146, Démocrite147, Apulée148, Phérécide149 et Héraclite150. On dénombre ensuite trois groupes de trois personnages. Il s’agit d’abord des auteurs de théâtre Euripide151, Cratinos152 et Ménandre153 : on remarquera que le premier et le troisième étaient les auteurs les plus connus à l’époque impériale, respectivement pour la tragédie et la comédie ; de plus, les statues des deux auteurs de comédies, Cratinos et Ménandre, se trouvaient côte à côte. On trouve ensuite trois historiens, dont les statues sont regroupées, hormis le fait que Pindare était placé entre les deux derniers : Thucydide154, Hérodote155 et Xénophon156. On dénombre enfin trois orateurs : Eschine157, Démosthène158 et Isocrate159. Il faut aussi citer un athlète sur l’identité duquel Christodoros hésite entre trois personnages160 et en qui F. Tissoni a certainement raison de voir le lutteur Milon de Crotone161.

19 Terminons par un groupe de cinq hommes d’État. Trois sont Grecs : Alcibiade162, Périclès163 et Charidèmos164. Deux sont Romains : Jules César165 et Pompée166. La statue de César reprend essentiellement l’iconographie de Jupiter combattant167 : il faut

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rappeler que César, en prenant le prénom d’imperator, était le triomphateur par excellence, l’incarnation de Jupiter pendant la cérémonie du triomphe168 ; il s’agit là d’un élément fondateur du pouvoir impérial romain. On peut ajouter que la statue de César semble aussi s’inspirer d’un geste d’une sculpture de Diane, déesse dont nous avons vu qu’elle jouait, avec son frère Apollon, un rôle d’intermédiaire entre Jupiter et les Romains. Le second homme d’État romain est Pompée. Il forme a priori un couple évident avec César, dont il fut le rival dans les guerres civiles. Mais il faut ajouter que les deux hommes se trouvaient aussi en compétition dans le culte d’Aphrodite, vénérée sous la forme de Vénus Genitrix par César et Vénus Victrix par Pompée 169. Or cette déesse, on le sait, était particulièrement à l’honneur dans la collection.

Les cultes païens de Byzance

20 Pour interpréter cette collection, il importe de la situer dans son contexte historique. Il est manifeste que la légende troyenne répondait à la fondation d’une Nouvelle Rome. Constantinople prétendait par ailleurs recueillir l’héritage de la paideia grecque, symbolisée par de nombreux personnages illustres. Ce sont finalement les représentations des divinités, et en particulier la thématique apollinienne, qui appellent des commentaires plus précis. Il faut ici revenir à l’édifice lui-même et à sa dénomination de « Zeuxippe ». Nous avons vu que les bains fondés par Constantin se trouvèrent installés sur un lieu de culte solaire apollinien. Ce fut déjà un puissant motif pour créer une collection à ce point inspirée par le dieu Apollon, dont la fonction solaire est nettement affirmée par Christodoros170 et devait donc être notoire.

21 Au-delà de cette figure centrale, il importe de s’interroger sur les divinités honorées dans la Byzance antérieure à Constantin. G. Dagron171 a établi une liste exhaustive de nombreux cultes, connus essentiellement par Denys de Byzance (IIe siècle) et Hésychios de Milet (vIe siècle) 172. Mais les renseignements les plus intéressants sur la question proviennent de Malalas. Le chroniqueur écrit :

22 « En cette même année [324] ce même empereur Constantin ordonna que les trois temples d’Hélios, d’Artémis la lune et d’Aphrodite, situés à Constantinople sur ce qui était appelé auparavant l’Acropole, subsistent dorénavant sans revenus »173.

23 Il mentionne à nouveau précisément ces trois temples pour affirmer que Théodose Ier (379-395) les convertit à des usages profanes174. Ces temples sont évoqués par d’autres auteurs du VIe siècle. Évagre parle de « la région septentrionale, là où sont les arsenaux de la ville, depuis ce qu’on appelle le Boosporos jusqu’à l’ancien temple d’Apollon (μέχρι τοῦ παλαιοῦ Ἀπόλλωνος ἱεροῦ) » 175. Il est évident qu’une équivalence peut être ainsi posée entre le temple d’Hélios et celui d’Apollon, conformément à leur assimilation sur les lieux mêmes des bains de Zeuxippe. Zosime évoque, quant à lui, le temple d’Aphrodite situé au nord-est de l’Acropole176, elle-même localisée à la pointe de la presqu’île. Un autre temple, dédié à Poséidon, est mentionné par Hésychios de Milet : installé, comme il se doit, le plus près de la mer, il était proche des temples d’Aphrodite et d’Artémis177 – ce qui confirme l’emplacement de ces derniers sur l’Acropole. D’après la description topographique d’Hésychios, il semble même que le temple d’Apollon- Hélios devait se trouver le plus à l’intérieur de la presqu’île, ce qui nous rapproche du site des bains de Zeuxippe.

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24 Ces indications des auteurs du VIe siècle sont presque toutes déjà fournies par des textes plus anciens, évocateurs des traditions religieuses de Byzance. Au IIe siècle, Denys de Byzance évoque un bois sacré et un sanctuaire d’Apollon situés après le Boukolon (partie méridionale de la presqu’île)178. Ce temple d’Apollon est significativement le seul édifice sacré mentionné par une inscription de Byzance. Elle se compose de deux décrets civiques datés de 175-171 av. J.-C. et prévoyant l’érection d’une stèle dans le temple d’Apollon (τὸ ἱερὸν τ[οῦ] Ἀπόλλωνος) 179. Denys de Byzance mentionne aussi un temple antique de Poséidon, au-dessus duquel se trouvent les lieux voués aux jeux par la cité180. À propos du sanctuaire d’Artémis, sur lequel nous disposons de peu de données, Hérodote évoque quand même un autel d’Artémis Orthôsia situé dans l’antique Byzance181.

25 Parmi les quatre dieux honorés sur l’Acropole de Byzance, la numismatique souligne la place singulière d’Apollon et de Poséidon. Apollon est représenté par trois séries de monnaies, où il figure au droit avec les cheveux longs et la couronne de lauriers, et où le revers comporte toujours une allusion au sanctuaire de Delphes182. Dans la première, le revers comprend un bœuf et un dauphin, qui rappellent sa fonction d’Apollon bouvier et le nom même de Delphes183. Dans la deuxième, le revers comporte l’omphalos delphique surmonté d’une sorte d’obélisque, ce qui doit renvoyer au culte d’Apollon Karinos ou Agyieus (« protecteur des rues ») propre à Mégare, métropole de Byzance184. Dans la troisième, le revers inclut un trépied delphique185. En ce qui concerne Poséidon, deux séries le représentent aux revers de monnaies figurant au droit Déméter186 et Dionysos187. Mais il est aussi lui-même employé au droit. Dans ce cas, une première série comporte un revers au trident et au dauphin188, animal qui figure sur le groupe statuaire de Poséidon et Amymone ; dans une seconde série, le revers inclut une proue de navire avec un éperon189, une allusion à la puissance maritime de Byzance.

26 En dehors des quatre grands dieux évoqués (Apollon, Artémis, Aphrodite et Poséidon), quelques héros représentés dans les bains de Zeuxippe étaient également honorés dans l’antique Byzance. Selon Hésychios (VIe siècle), au nord de l’Acropole se trouvaient des autels dédiés à Ajax et Achille, et à cet endroit étaient justement installés les bains d’Achille190. L’existence de ces thermes dits d’Achille est confirmée par une loi de Théodose II (datée vers 440)191 : le parallélisme avec l’étymologie des bains de Zeuxippe oriente sûrement, là aussi, vers un culte local d’Achille. En ce qui concerne Ajax, le témoignage de Denys de Byzance (IIe siècle) place un lieu-dit d’après son nom au nord de la Corne d’Or, mais ne l’associe pas à un sanctuaire, si bien que ce dernier pouvait effectivement se trouver près de l’autel d’Achille. Il reste que Denys apporte des renseignements intéressants sur Ajax : il s’agit du fils de Télamon, particulièrement honoré par Mégare, métropole de Byzance192. Un dernier héros présent au Zeuxippe était vénéré à Byzance, en la personne d’Amphiaraos : Denys situe son sanctuaire à (autrement dit Galata), au nord de la Corne d’Or193. Il faut noter que ce faubourg de Sykai regroupait les cultes des deux déesses connues au Zeuxippe, Artémis et Aphrodite194 : cela montre que l’association de ces divinités était familière aux yeux des habitants de Byzance.

27 La statuaire des bains de Zeuxippe met donc l’accent sur des cultes bien précis. Parmi les figures des légendes péloponnésiennes, elle renvoie d’abord à des divinités vénérées à Mégare, métropole de Byzance : on a pu ainsi évoquer Apollon, Ajax et Amphiaraos. Les deux premiers sont honorés sur l’Acropole ou à ses abords. C’est là que se trouvaient les sanctuaires les plus vénérables : ceux d’Apollon et de Poséidon sont

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respectivement qualifiés de palaios et archaios par Évagre et Denys de Byzance. Ils étaient accompagnés par ceux d’Artémis et Aphrodite, deux déesses par ailleurs adorées ensemble dans le faubourg de Sykai. Il s’avère donc que les bains de Zeuxippe honorent avant tout les grands dieux de l’Acropole de Byzance. C’est surtout le cas d’Apollon, qui était vénéré à l’emplacement même des thermes : sa mythologie envahissait littéralement leur décor. La numismatique montre qu’Apollon et Poséidon étaient bien les deux principaux dieux civiques, et en particulier Apollon, dont le sanctuaire recueillait les stèles honorifiques érigées par la cité.

28 Or la légende des origines de Byzance met exactement en scène ces deux dieux. Le héros fondateur Byzas a, de manière tout à fait classique, agi sur l’injonction de l’oracle de Delphes. De façon plus originale, Byzas était le fils de Poséidon et il a fortifié Byzance avec l’aide d’Apollon et de Poséidon. On n’a pas assez remarqué que cette légende est un doublet exact de la fondation des murailles de Troie, on l’a vu, par ces deux mêmes dieux195. En outre, les trois dieux honorés sur l’Acropole elle-même, Apollon, Artémis et Aphrodite, sont les trois principales divinités favorables aux Troyens196. Autrement dit, la cité de Byzance avait développé une mythologie très proche de celle de sa voisine asiatique, Troie. On ne dira pas que Byzance fut pour cette raison choisie comme Nouvelle Rome par Constantin, car les considérations stratégiques ont dû primer. Mais il est évident que Constantin exploita à fond cette parenté mythologique préexistante, et d’abord en faisant décorer les bains de Zeuxippe.

Constantin et la décoration de Constantinople

29 Afin de comprendre les principes qui ont guidé Constantin ou ses conseillers, il faut aussi replacer la collection du Zeuxippe dans le cadre de la décoration de Constantinople à la même époque. On peut indiquer d’abord que le bâtiment du Sénat présent sur le forum de Constantin fut orné de la porte de bronze du temple d’Artémis à Éphèse, et que sur cette porte étaient, entre autres, représentés Poséidon et Apollon197 : on retrouve ainsi trois des quatre grands dieux évoqués. Plus significatif est le fait que, sur le même forum de Constantin, fut installé un groupe statuaire en bronze représentant Pâris offrant à Aphrodite la pomme d’or de la discorde198, geste à l’origine de la guerre de Troie. Surtout, dans la base de la colonne surmontée de la statue impériale, au centre de ce même forum, Constantin semble bien avoir installé le Palladion. Cette statue archaïque de Pallas ou Athéna aurait été saisie à Troie puis placée à Rome, d’où Constantin la fit venir : elle était censée rendre imprenable la ville qui la possédait199. Il est donc manifeste que la thématique troyenne a inspiré Constantin de façon globale. Ajoutons que sa propre statue sur la colonne de son forum était un remploi d’une statue de bronze enlevée à Troie200 : ce fait ne saurait relever du hasard, alors que l’empereur avait l’embarras du choix pour se saisir de statues antiques. On ne peut enfin oublier que Constantin a probablement d’abord songé à établir sa nouvelle capitale sur le site de Troie elle-même. Cette possibilité a souvent été évoquée comme une pure fiction, uniquement destinée à asseoir la légitimité romaine de Constantinople. Mais deux auteurs, le chrétien Sozomène (Ve siècle) et le païen Zosime (VIe siècle), laissent entendre que les travaux avaient commencé : même s’ils donnent du changement d’avis de Constantin des versions différentes, l’accord sur ce point de deux auteurs que tout oppose par ailleurs donne une crédibilité certaine à cette tentative troyenne201.

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30 En lien étroit avec la revendication des origines troyennes, le décor constantinien de la nouvelle capitale exalta la figure centrale d’Apollon. La description la plus éloquente est fournie par l’évêque Eusèbe de Césarée, conseiller de l’empereur : « les ouvrages sacrés en bronze (τὰ σεμνὰ χαλκουργήματα), dont l’erreur des Anciens s’était glorifiée si longtemps, étaient exposés aux yeux de tous, sur toutes les places publiques de la ville impériale, de sorte qu’était offert à la vue le spectacle honteux, ici d’Apollon Pythien, là d’Apollon Sminthien, à l’hippodrome même des trépieds de Delphes, au palais des Muses de l’Hélicon. Toute la ville qui porte le nom de l’empereur fut totalement remplie d’objets consacrés, des chefs-d’œuvre artistiquement ouvragés en bronze provenant des diverses provinces : après leur avoir en vain offert en sacrifices sous le nom de dieux, pendant de longs siècles, d’innombrables hécatombes et holocaustes, ceux qui étaient malades de l’erreur apprirent enfin sur le tard à penser sainement, lorsque l’empereur en fit des jouets d’amusement et de dérision pour les spectateurs »202.

31 Notons que, si le texte d’Eusèbe s’apparente à une hagiographie chrétienne, il ne peut pour autant dissimuler le soin apporté à l’ornement de la ville au moyen de statues apolliniennes. La relation avec la légende troyenne est opérée par la représentation d’Apollon Sminthien ou Smintheus : cette épithète signifie le « destructeur de rats » et une telle figure d’Apollon est avant tout honorée en Troade203 ; en outre, dans l’Iliade, Apollon est apostrophé comme « seigneur de Ténédos, Sminthée ! »204. Au palais impérial furent figurées les Muses de l’Hélicon205, qui constituent un saisissant écho à la statue d’Hésiode du Zeuxippe. Mais c’est l’Apollon Pythien, celui de Delphes, qui paraît avoir été surtout mis en avant, conformément à la numismatique de l’antique Byzance. L’allusion d’Eusèbe aux trépieds de Delphes installés à l’hippodrome (construit par Constantin) est confirmée par Zosime : « il plaça aussi dans une partie de l’hippodrome le trépied de l’Apollon de Delphes, qui comportait même une représentation figurée (ἄγαλμα) d’Apollon lui-même »206. Il est difficile de connaître la nature exacte de cette dernière statue. Mais l’archéologie a en tout cas confirmé la présence d’une colonne formée de trois corps de serpents entrelacés et supportant un trépied : il s’agit du monument votif offert par les Grecs au sanctuaire d’Apollon delphien après la victoire de Platées sur les Perses (en 479 av. J.-C.)207.

32 Il faut maintenant tenter d’apprécier ce que Constantin pouvait bien penser des deux grands thèmes païens (troyen et apollinien) si richement illustrés par la décoration de sa capitale et en particulier par les statues du Zeuxippe. On s’accorde maintenant à reconnaître que Constantin est d’un point de vue individuel totalement converti au christianisme depuis 312. Il faut en outre ajouter que sa victoire de 324 sur son dernier rival, Licinius, a laissé le champ entièrement libre à l’affirmation d’une légitimité chrétienne esquissée jusqu’alors de manière discrète208. Or c’est évidemment à partir de 324 et même plutôt à compter de 330 que furent érigés les monuments de la nouvelle capitale. On ne sera donc pas surpris des positions avancées par l’empereur lui-même dans les années 324-325. Son Discours à l’assemblée des saints, prononcé en grec sans doute le vendredi saint 325 à Nicomédie, évoque la guerre de Troie selon une optique profondément chrétienne. D’après lui, un second Achille sera envoyé à Troie en la personne du Christ209, placé à l’origine d’une nouvelle Iliade aboutissant à la fondation d’une Rome chrétienne, en l’occurrence Constantinople. Cette affirmation repose en fait sur l’interprétation de la quatrième Bucolique de Virgile, où l’enfant aimé des dieux qui annonce un nouvel âge d’or est assimilé au Christ. Or il s’agit d’une prédiction de la Sibylle de Cumes, prêtresse d’Apollon.

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33 On peut ainsi également déceler dans ce texte la véritable vision constantinienne du culte d’Apollon. Laissons parler l’empereur : « [la Sibylle] était une prêtresse d’Apollon qui portait un diadème, comme le dieu qu’elle honorait ; elle gardait le trépied autour duquel était enroulé le serpent et répondait sous l’effet de l’inspiration à ceux qui l’interrogeaient. C’est par la stupidité de ses parents qu’elle avait été vouée à un tel culte, d’où il ne sortait rien de noble, mais d’indécentes fureurs (…) »210.

34 Constantin avait déjà avancé de telles idées à propos des oracles délivrés par Apollon dans sa lettre aux provinciaux d’Orient, datant de 324, peu après la victoire sur Licinius. Évoquant les empereurs persécuteurs des chrétiens, il affirme : « On disait alors qu’Apollon, du fond d’un antre et d’une grotte obscure, et non du haut du ciel, avait déclaré que les justes répandus sur la terre l’empêchaient d’être véridique, et que pour cette raison, les oracles rendus du haut du trépied étaient faux : ce que sa prêtresse, les chevaux dénoués en signe de deuil et poussée par le délire prophétique, déplorait comme étant le mal parmi les hommes »211.

35 Ce passage est une allusion à la consultation de l’oracle d’Apollon Milésien à Didymes par Dioclétien, qui fut ainsi décidé en 303 à mettre en œuvre la grande persécution du christianisme212. La vision constantinienne d’Apollon s’avère ainsi contrastée, à l’instar de la manière dont plusieurs auteurs chrétiens ont pu considérer ce « démon » comme un prophète du monothéisme. A. Busine a bien montré que ce fut en particulier le cas des deux principaux conseillers de Constantin, Lactance et Eusèbe de Césarée : si, d’un côté, ils critiquent la pratique oraculaire, ils tirent par ailleurs des oracles eux-mêmes des prédictions sur la victoire du christianisme213. Quoi qu’il en soit de ces interprétations subtiles des oracles, il n’en reste pas moins que le fondateur de Constantinople avait, lui aussi, une vision de ce dieu entièrement marquée par le christianisme. Ce fait est d’autant plus notable que Constantin, avant sa conversion, fut au contraire un adepte des cultes de Sol invictus et d’Apollon 214 : faut-il invoquer l’attitude du converti qui brûle ce qu’il a adoré ?

Le premier empereur chrétien et le patrimoine païen

36 Dans le cadre de la fondation de Constantinople, on ne peut donc alléguer une quelconque sympathie personnelle de Constantin pour les cultes liés à l’épopée troyenne et en particulier celui d’Apollon. La manière dont l’empire chrétien a pu vouloir conserver le patrimoine païen a fait l’objet de plusieurs études récentes. Cl. Lepelley215 a attiré l’attention sur la législation émise en ce sens et sur son application connue. Une loi de Gratien, Valentinien et Théodose émise à Constantinople en 382 et adressée au duc d’Osrhoène affirme ainsi : « L’édifice qui était jadis consacré aux assemblées de la foule, qui sert encore aujourd’hui de lieu de réunion au peuple et où se trouvent, à ce qu’on dit, des statues (simulacra) dont on doit estimer la valeur artistique et non la divinité qu’elles représentent, Nous décrétons qu’il soit toujours ouvert sous l’autorité du conseil de la cité et Nous interdisons de s’opposer à cette décision à l’aide d’un rescrit obtenu par fraude. Pour que l’ensemble de la ville et des assemblées fréquentées puisse en profiter, ton Expérience permettra que le temple soit ouvert à tous pour la célébration des vœux, en vertu de l’autorité de notre décision, pourvu que l’on ne s’imagine pas qu’à l’occasion de cette liberté d’accès il est permis de pratiquer des sacrifices interdits »216.

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37 Les sacrifices dont il est question ici sont associés à des pratiques divinatoires. L’interdiction générale des sacrifices décidée en 391-392 fut accompagnée d’une prohibition du culte des statues217. La législation ultérieure, uniquement connue pour l’Occident, oscille entre la préservation et la destruction des statues. Et l’on a vu qu’à Constantinople, les temples de l’Acropole furent convertis à des usages profanes par Théodose Ier. Mais il est clair qu’à l’époque constantinienne l’état d’esprit prévalant au sein de l’administration est celui qui est encore décrit par la loi de 382 : les statues doivent être respectées pour leur valeur artistique218.

38 On sait que Constantin a commencé à dépouiller des temples de leurs statues et il est probable que l’ornementation des bains de Zeuxippe reposa au moins en partie sur une telle pratique. Au témoignage de Malalas, on l’a vu, l’empereur laissa subsister les temples d’Hélios-Apollon, Artémis et Aphrodite, mais les priva de revenus. Puisque les statues d’Apollon et Aphrodite sont de loin les mieux représentées dans la collection, on pourrait formuler l’hypothèse que certaines d’entre elles au moins seraient précisément issues de ces temples de l’Acropole de l’ancienne Byzance. Quoi qu’il en soit, à la même époque, le transfert de statues des temples vers des thermes est connu dans d’autres régions du monde romain. Le cas le plus éloquent est celui des grands thermes de l’ouest à Césarée de Maurétanie. Ils contiennent quatre socles de statues où est chaque fois gravée, en lettres de forme tardive, l’expression « Translata de sordentibus locis » ([statue] « transférée de lieux sordides »). Deux de ces pierres comportent en tête des dédicaces à Hercule et Junon gravées à la fin du IIe siècle. St. Gsell en a tiré la conclusion judicieuse qu’à l’époque chrétienne ces statues avaient été enlevées à des temples219. De la même manière, une inscription de Literna en Campanie datable de peu avant 379/383 indique : « Signa translata ex abditis locis ad celebritatem thermarum Severianarum » (« statues transférées de lieux cachés au regard dans les célèbres thermes Sévériens »)220. De façon encore plus explicite qu’à Césarée, ces statues installées dans des thermes provenaient donc de lieux prohibés sous l’empire chrétien. Il faut donc souligner qu’à Constantinople comme ailleurs le déclin des temples païens s’est bien accompagné d’une certaine volonté de sauvegarde des statues, fussent-elles cultuelles.

39 On doit pour terminer s’interroger sur le rôle exact des statues installées dans les bains de Zeuxippe. L’historiographie a largement considéré cette collection comme un musée d’œuvres d’art. S. Bassett a rappelé que les grands thermes du monde romain, en particulier à Rome et dans les prestigieuses provinces d’Afrique et d’Asie, abritaient de vastes galeries de statues221. C’est par exemple le cas des thermes de Césarée de Maurétanie déjà évoqués222. Dans un contexte païen, les divinités représentées étaient choisies pour leur rapport avec les activités physiques et culturelles propres aux thermes et à leurs dépendances. On trouve ainsi fréquemment Asclépios et Hygie, Dionysos et son cortège, Aphrodite, Héraclès, Apollon et les Muses223. Bien sûr, l’iconographie du Zeuxippe a pu répondre pour partie à de telles orientations. Mais on y a observé la cohérence des thèmes troyen et apollinien, liés à la fois au passé byzantin et au présent constantinopolitain. Peut-on ainsi retenir l’idée que Constantin a fait réunir une pure collection muséographique ? Une telle interprétation rejoint les réflexions récentes sur le profane dans l’Antiquité tardive. Dans l’introduction d’un stimulant ouvrage sur la question, É. Rebillard et Cl. Sotinel ont ainsi défini le concept de profane comme « un espace de neutralité religieuse sans connotation particulièrement négative »224. Constantin se serait ainsi borné à séculariser les statues

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païennes exaltant l’épopée troyenne et le culte d’Apollon. Une telle vision apparaîtrait comme quelque peu réductrice, car elle minorerait la singularité de ces thèmes si évocateurs.

40 Il s’avère que Constantin attachait une grande importance à la décoration des grands thermes de sa nouvelle capitale. Malalas précise que l’empereur avait prévu l’ouverture des bains de Zeuxippe tous les 11 mai, lors de la fête anniversaire de Constantinople instaurée à partir de la dédicace de la cité en 330225. C’est dire qu’il considérait la popularité de ce monument comme constitutive de la Rome orientale. Un indice de la conception constantinienne est fourni par la statue de Jules César, dont nous avons vu qu’elle reprend des attributs jupitériens. Il faut rappeler que Constantin, après sa conversion au christianisme, s’est néanmoins fait représenter à Rome sur le modèle d’une statue de culte de Jupiter226. À Constantinople, il n’a pas omis de faire ériger un capitole, temple de Jupiter227. Pourtant, Constantin ne se sentait plus personnellement concerné par le culte de Jupiter, pas plus que par celui des divinités représentées au Zeuxippe – ses propres écrits suffisent à le montrer. Il faut donc penser que tout ce programme iconographique visait à répondre aux attentes d’une population restée encore majoritairement païenne. Autrement dit, les statues du Zeuxippe furent sélectionnées avec soin pour le sens religieux qu’elles pouvaient conserver. Cette collection relève certes d’une préoccupation patrimoniale, mais cette dernière était orientée par une visée religieuse. Il reste que ces statues ne se trouvaient plus dans des temples. Elles purent alors commencer ce que P. Chuvin a appelé leur « deuxième vie », essentiellement marquée par des pouvoirs magiques, reconnus par une partie au moins de la population228. Contrairement à d’autres cas bien attestés229, nous ne saurons jamais comment les habitants de Constantinople considérèrent au juste les pouvoirs des statues du Zeuxippe. Mais l’on peut estimer que Constantin, tout en ne croyant plus lui-même à leur valeur religieuse, a accepté de maintenir au moins en partie leur signification ancestrale, jugée encore nécessaire à la population.

Annexe : liste des statues dans l’ordre décrit par Christodoros de Coptos (avec les vers correspondants)

41 Déiphobe (1-12)

42 Eschine (13-16)

43 Aristote (17-22)

44 Démosthène (23-31)

45 Euripide (32-35)

46 Palaiphatos (36-37)

47 Hésiode (38-40)

48 Polyeidos (40-44)

49 Simonide (44-49)

50 Anaximène (50-51)

51 Calchas (52-55)

52 Pyrrhos (56-60)

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53 Amymone et Poséidon (61-68)

54 Sappho (69-71)

55 Apollon (72-77)

56 Aphrodite (78-81)

57 Alcibiade (82-85)

58 Chrysès (86-91)

59 Jules César (92-96)

60 Platon (97-98)

61 Aphrodite (99-101)

62 Hermaphrodite (102-107)

63 Erinna (108-110)

64 Terpandre (111-116)

65 Périclès (117-120)

66 Pythagore (120-124)

67 Stésichore (125-130)

68 Démocrite (131-135)

69 Héraclès et Augê (136-143)

70 Énée et Créuse (143-154)

71 Hélénos (155-159)

72 Andromaque (160-164)

73 Ménélas et Hélène (165-170)

74 Ulysse (171-175)

75 Hécube (175-188)

76 Cassandre (189-191)

77 Pyrrhos (Néoptolème) et Polyxène (192-208)

78 Ajax fils d’Oïlée (209-214)

79 Oenone et Pâris (215-221)

80 Darès et Entelle (222-227)

81 Philon, Philammon ou Milon (228-240)

82 Charidèmos (241-242)

83 Mélampus (243-245)

84 Panthoos, Thymétès, Lampon et Clytios (246-255)

85 Isocrate (256-258)

86 Amphiaraos (259-262)

87 Aglaos (263-265)

88 Apollon (266-270)

89 Ajax fils de Télamon (271-276)

90 Sarpédon (277-282)

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91 Apollon (283-287)

92 Aphrodite (288-290)

93 Achille (292-296)

94 Hermès (297-302)

95 Apulée (303-305)

96 Artémis (306-310)

97 Homère (311-350)

98 Phérécide (351-353)

99 Héraclite (354-356)

100 Cratinos (357-360)

101 Ménandre (361-366)

102 Amphitryon (367-371)

103 Thucydide (372-376)

104 Hérodote (377-381)

105 Pindare (382-387)

106 Xénophon (388-392)

107 Alcméon (393-397)

108 Pompée (398-406)

109 Homère de Byzance (407-413)

110 Virgile (414-416)

NOTES

1. Qu’il me soit permis de dédier ces pages à la mémoire de Gilbert Dagron et de Claude Lepelley, disparus en 2015. Pierre Gilles, Itinéraires byzantins, trad. J.-P. Grélois, Paris, 2007, p. 325. Le texte original est en latin : je cite la traduction de J.-P. Grélois. Pierre Gilles a en particulier lu le texte grec intégral de l’Anaplus Bospori de Denys de Byzance (IIe siècle), dont la tradition manuscrite ne nous a conservé que le début et la fin : le milieu n’est connu que par sa traduction en latin. 2. AP, II. Les références ultérieures au texte seront faites simplement en citant les numéros des vers. Les traductions sont empruntées à P. WALTZ dans Anthologie grecque tome I, Anthologie palatine livres I-IV, éd. et trad. P. Waltz, Paris, 1929 [désormais cité WALTZ] ; elles concernent avant tout l’aspect matériel des statues. 3. On en trouvera la liste en annexe. 4. F. Lissarrague, « Introduction », in Philostrate, La galerie de tableaux, trad. A. Bougot, Paris, 2013, p. 1-7, ici p. 4 [dans la note suivante, la pagination est empruntée à cette traduction]. 5. Seule Amymone est représentée de manière comparable selon les deux textes, qui évoquent le moment où Poséidon lui apparaît, même si les détails diffèrent (Philostr. Jun., Im., I, 8, p. 22-23). Dans trois cas, l’iconographie rapportée par Philostrate n’est pas la même que celle évoquée par

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Christodoros. Ainsi, Hermès est figuré par le premier comme un enfant encore sur l’Olympe qui dérobe ses génisses et son arc à Apollon (Philostr. Jun., Im., I, 26, p. 51-52), alors que le second le représente occupé à nouer sa sandale. Pour Achille, l’éducation de l’enfant vêtu de la chlamyde dans un cadre bucolique (Philostr. Jun., Im., II, 2, p. 65-67) s’oppose à sa statue en guerrier adulte. Quant à Héraclès, il est évoqué après le meurtre du géant Antée, alors qu’il est endormi et assailli par les pygmées puis tandis qu’il se redresse et les enveloppe dans sa peau de lion (Philostr. Jun., Im., II, 22, p. 100-101), et, enfin, furieux après le meurtre de ses enfants, entouré par ses serviteurs qui tentent de l’enchaîner (Philostr. Jun., Im., II, 23, p. 101-103) ; par contraste, sa statue le figure imberbe tenant les pommes d’or des Hespérides. Enfin, dans trois autres cas, Philostrate décrit une scène précise, alors que Christodoros ne renvoie à aucune iconographie particulière. Ainsi, Amphiaraos, de retour de Thèbes, s’enfonce sous la terre dans son sanctuaire d’Oropos, monté sur son char, en armes, tandis que sa tête est couverte de bandelettes et de feuilles de laurier, c’est-à-dire qu’elle est consacrée à Apollon (Philostr. Jun., Im., I, 27, p. 52-53 – Christodoros évoque cependant sa couronne de laurier). Cassandre est représentée lors de son meurtre par Clytemnestre (Philostr. Jun., Im., II, 10, p. 80-81). Quant à Pindare, le poète enfant reçoit sur ses lèvres le miel versé par les abeilles (Philostr. Jun., Im., II, 12, p. 83-84). 6. F. TISSONI, Cristodoro. Un’introduzione e un commento, Alessandria, 2000 [désormais cité TISSONI]. Dans son commentaire (p. 89-256), l’auteur respecte l’ordre de présentation des statues par Christodoros de Coptos. 7. S. BASSETT, The Urban Image of Late Antique Constantinople, Cambridge, 2004 [désormais cité BASSETT]. L’auteur a établi une prosopographie alphabétique des personnages représentés par les statues (p. 160-185). Lorsque je citerai cet ouvrage à propos d’une statue, je renverrai au numéro du personnage. L’ouvrage comporte par ailleurs la reproduction de quelques modèles statuaires. 8. Rappelons que ce nom est dû à un manuscrit grec originellement conservé à la Bibliothèque Palatine de Heidelberg, le Palatinus graecus 23, remontant selon toute probabilité à la seconde moitié du xe siècle. 9. Suid., X 525. Rappelons également que la Souda est une encyclopédie grecque du xe siècle. 10. C’est-à-dire des récits sur les origines. 11. Il s’agit donc d’une petite cité située en Égypte, patrie de Christodoros. 12. Suid., X 526. 13. C’est-à-dire un membre de la couche supérieure de l’ordre sénatorial. 14. Jean le Lydien, Des magistratures de l’État romain, III, 26, 3, trad. M. Dubuisson et J. Schamp, Tome II, Paris, 2006, p. 75. 15. J. SCHAMP, « Introduction générale », in Jean le Lydien, Des magistratures, Tome I, p. XIII-CXV, ici p. XXVI n. 48, l’identifie à Christodoros de Coptos en tant que spécialiste des Patria, et peut-être au poète objet de la notice de Suid., X 526. 16. AP, VII, 697-698. 17. J. MARTINDALE, The Prosopography of the Later Roman Empire. Volume II, A. D. 395-527, Cambridge, 1980 [PLRE II] : Ioannes 29 [la graphie respecte l’usage de cet ouvrage pour désigner le rang sénatorial : illustris, SPECTABILIS, CLARISSIMVS] : né à Épidamme, consul en 467, maître des offices en 467/468, préfet du prétoire d’Illyricum en 479. 18. C. CAPIZZI, L’Imperatore Anastasio I (491-518). Studio sulla sua vita, la sua opera e la sua personalità, Rome, 1969, p. 206, relève l’ornement avec des sculptures zoomorphes par Anastase d’une église des Saints Côme et Damien à Épidamme (Georges Hamartolos, Chronique brève, IV, 213, in Patrologia Graeca 110, 764b : Λέγεται δὲ ἐκκλησίαν κτίσαι ἐν τῷ Δυῤῥαχίῳ τοῖς ἀγίοις Ἀναργύροις καὶ τὰ ζώδια, ἅπερ εἰσὶν ἐν τῇ πόρτῃ : auteur du IXe siècle). Comme l’a vu Tissoni, p. 25, c’est un argument supplémentaire pour identifier l’auteur des épigrammes sur Jean d’Épidamme (auteur par ailleurs objet de la notice de Suid. X 525) avec l’auteur de Miracles des Saints Côme et Damien, mentionné par la notice de Suid. X 526.

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19. Malalas, Chronique, XIV, 38 [Ioannis Malalae Chronographia, éd. I. Thurn, Berlin – New York, 2000, p. 292-293]. 20. Chronique Pascale, p. 595-596 [Chronicon paschale, éd. L. Dindorf, Bonn, 1832]. 21. PLRE II : IACOBVS qui et PSYCHRISTVS 3. 22. BASSETT, p. 52. 23. AP, IX, 656. 24. Le lemma indique qu’il s’agirait de la Chalcè au grand palais, mais cette entrée monumentale remonte en fait à Constantin. On a probablement affaire au triklinos dit d’Anastase au palais des Blachernes, évoqué ainsi par la notice de Suid., A 2077, consacrée à cet empereur : « le même bâtit le grand triklinos situé aux Blachernes et que l’on appelle jusqu’à aujourd’hui l’Anastasiakos » (ὁ αὐτὸς κτίζει καὶ τὸν μέγαν τρίκλινον, τὸν ἐν Βλαχέρναις, ὃς Ἀναστασιακὸς μέχρι τῆς δεῦρο λέγεται). 25. TISSONI, p. 30-36. 26. Idem, p. 22. 27. E. AMATO, in Procope de Gaza, Discours et fragments, éd. et comm. E. Amato, A. Corcella et G. Ventrella, trad. P. Maréchaux, Paris, 2014, p. 245-246. 28. A. KALDELLIS, « Christodoros on the Statues of the Zeuxippos Baths: A New Reading of the Ekphrasis », GRBS 47 (2007), p. 361-383, ici p. 379 ; le même auteur suggère que l’ekphrasis a pu être prononcée devant un public réuni dans les bains de Zeuxippe eux-mêmes (p. 369). 29. TISSONI, p. 37-44, évoque le fait que Zosime, historien farouchement défenseur du paganisme, a écrit à la même époque d’Anastase. Mais les véritables pratiquants du paganisme étaient alors extrêmement rares, surtout dans l’entourage impérial. L’épisode mentionné à propos du règne de Léon Ier, quelques décennies auparavant, révèle à quel point ils étaient pourchassés, avant même la politique radicale de Justinien Ier (527-565). 30. Idem, p. 66. L’existence de ces deux œuvres très différentes de Nonnos montre qu’il est très difficile de se prononcer sur son appartenance religieuse, de la même manière que pour Christodoros. 31. WALTZ, p. 53, évoque aussi la statue de « l’hérésiarque Philippikos » mais il s’agit d’une confusion avec le dernier empereur attesté dans l’activité des bains de Zeuxippe, Philippikos Bardanès (711-713), qui était partisan du monothélisme, doctrine considérée comme hérétique. 32. Malalas et Jean le Lydien ont écrit au VIe siècle. 33. A.-V. PONT, « Septime Sévère à Byzance : l’invention d’un fondateur », AntTard 18 (2010), p. 191-198, ici p. 194-196. 34. J. BARDILL, Brickstamps of Constantinople, Oxford, 2004, p. 68. 35. Voir en dernier lieu TISSONI, p. 75. 36. Malalas, Chronique, XII, 20, p. 221. 37. G. DAGRON, Naissance d’une capitale. Constantinople et ses institutions de 330 à 451, Paris, 1974, p. 368-369. 38. Pl., Prt., 318b. 39. X., HG, 2, 3, 10. 40. Paus., II, 6, 7 (après sa mort de ce Zeuxippos, Sicyone fut conquise par Agamemnon). 41. Jean le Lydien, Des magistratures, III, 70, 4, p. 133. A. ROBU, Mégare et les établissements mégariens de Sicile, de la Propontide et du Pont-Euxin. Histoire et institutions, Berne, 2014, p. 283, indique qu’il n’y a pas de raisons de rejeter une fondation de Byzance par Mégare en 659/658 (date fournie par la Chronique d’Eusèbe de Césarée), mais qu’une nouvelle vague de colons est peut-être arrivée vers 628 ; pour lui, le chef des colons mégariens a pu effectivement être le basileus Zeuxippos. 42. F. BAUMGARTEN, De Christodoro poeta Thebano, Bonn, 1881, p. 12-13.

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43. Selon J. CHRISTIEN-TRÉGARO, « Les Péloponnésiens et la mer Noire », in O. LORDKIPANIDZÉ et P. LÉVÊQUE éd.), Sur les traces des Argonautes, Paris, 1996, p. 146-147, le culte d’Hélios à Byzance aurait une origine corinthienne (Hélios était honoré par un autel sur l’Acrocorinthe). 44. Trad. J.-Cl. CHEYNET, Byzance. L’Empire romain d’Orient, Paris, 2015, p. 176. 45. Malalas, Chronique, XIII, 8, p. 246. 46. S. CASSON, D. TALBOT RICE et D. HUDSON, Second Report upon the Excavations Carried Out in and near the Hippodrome of Constantinople in 1928, Londres, 1929. 47. Idem, p. 9-10. 48. Ibidem, p. 235 : les statues de ces deux personnages font partie de celles qui sont décrites par Christodoros. 49. Dans cette salle octogonale, on a retrouvé un relief avec une Néréide et un dauphin. Cette salle est mentionnée par Kedrènos, auteur byzantin du XIIe siècle qui a parlé du Zeuxippe, comme on va le voir. 50. Ibidem, p. 231. Christodoros était donc fondé à évoquer un gymnase, même si l’on ne peut exactement savoir où étaient installées les statues. 51. Kedrènos, Histoire, I, p. 647-648 [Georgius Cedrenus, éd. I. Bekker, 2 volumes, Bonn, 1838-1839]. 52. Procop., Aed., I, 10, 3. 53. Théophane, Chronographie, p. 383 [Theophanis chronographia, éd. C. de Boor, Leipzig, 1883-1885]. 54. Déiphobe (1-12) : « Déiphobe, le premier, sur un socle orné de belles ciselures, se tenait debout, le casque en tête (…) tel qu’au jour où il se rencontra avec l’impétueux Ménélas, au seuil de son palais en ruines (…) de la main gauche, il élevait devant lui un large bouclier, tandis que de la main droite il brandissait son épée ». 55. TISSONI, p. 89. LIMC, III. 1, p. 362-367. 56. Amymone et Poséidon (61-68) : « Amymone aux doigts de rose était assise ; elle avait noué derrière sa tête les boucles de ses cheveux, que ne retenait aucun bandeau ; elle avait le front découvert et levait les yeux pour regarder venir son époux, le dieu marin à la noire chevelure. Tout près d’elle se montrait la large poitrine du dieu aux cheveux sombres ; il était nu, il laissait flotter librement les boucles de sa chevelure et il tendait le dauphin tout ruisselant d’eau qu’il portait dans sa main, comme présent nuptial pour la jeune fille dont tant de prétendants recherchaient l’hymen ». 57. TISSONI, p. 114. LIMC, I. 1, p. 747-748 (n° 75 : vase d’Italie du Sud vers 330 av. J.-C. ; n° 76 : monnaie d’Argos sous Antonin le Pieux). 58. Apollon (72-77) : « Phébus était debout (…) avait serré par derrière les tresses dénouées de sa chevelure ; mais le bronze le montrait tout nu (…) car c’est le soleil que ce dieu Phébus et pur est l’éclat des rayons qu’il lance au loin ». 59. TISSONI, p. 120 ; LIMC, II. 1, p. 244-245. L’Apollon dit du Belvédère est conservé au musée Pio Clementino du Vatican. 60. Aphrodite (78-81) : « Elle laissait voir son sein nu ; mais elle retenait les plis de sa robe sur la rondeur de ses cuisses et ses boucles étaient serrées dans un voile d’or ». 61. TISSONI, p. 123 : LIMC, II. 1, p. 63 (Aphrodite d’Arles) ; p. 65 (Aphrodite d’Ostie) ; p. 73 (Vénus de Milo). 62. Hermaphrodite (102-107) : la statue a les seins gonflés et un sexe masculin. 63. TISSONI, p. 131. LIMC, V. 1, p. 271 (n° 5 : statue en marbre de Berlin). 64. Héraclès et Augê (136-143) : « Héraclès montrait l’orbe de son menton imberbe, portant dans sa main qui tua le lion les pommes d’or, somptueux présent de la terre libyenne». 65. TISSONI, p. 148. LIMC, IV. 1, n° 380 (statue du Louvre).

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66. Ménélas et Hélène (165-170) : « On pouvait voir le guerrier Ménélas, mais, lui, tout heureux de sa victoire : il brûlait d’une joie ardente en voyant près de lui la fille de Tyndare aux bras de rose, qui répondait à ses sentiments ». 67. TISSONI, p. 158. LIMC, IV. 1, p. 498-563. 68. Achille (292-296) : « guerrier imberbe (…) Il était sans armure ; mais il avait l’air de brandir une pique de la main droite et, de la gauche, de lever un bouclier de bronze ». 69. TISSONI, p. 205. LIMC, I. 1, p. 196 (n° 908). Le doryphore de Polyclète (ve siècle av. J.-C.) a été identifié à Achille par Pline l’Ancien. 70. Hermès (297-302) : « Hermès à la baguette d’or ; de sa main droite, il resserrait les liens de sa chaussure ailée ; prêt à s’élancer pour se mettre en route, il tenait déjà pliée sa rapide jambe droite, tandis que son bras gauche s’appuyait sur elle et qu’il levait les yeux vers le ciel ». 71. BASSETT, n° 63. LIMC, V. 1, p. 368 (n° 958a : statue du IIIe/IIe siècle av. J.-C. conservée à Copenhague). 72. Artémis (306-310) : « elle avait retroussé jusqu’aux genoux sa tunique virginale garnie de franges et abandonnait aux brises les boucles de sa chevelure sans bandeau ». 73. TISSONI, p. 212 : Christodoros imite Callimaque, qui lui-même devait avoir vu une statue du type de la Diane de Versailles (IVe siècle av. J.-C.). 74. Eschine (13-16) : « il contractait l’orbe de ses joues hérissées de barbe, était tendu » (selon WALTZ, p. 62 n. 1, il avait la bouche ouverte). TISSONI, p. 94-95 : Eschine était probablement représenté par une statue à la barbe et aux joues creuses, issue de la villa des Papyri à Herculanum et conservée au Musée National de Naples ; il existe aussi un buste barbu à la glyptothèque Ny Carlsberg de Copenhague. 75. Démosthène (23-31). TISSONI, p. 97-98 : la statue en bronze installée sur l’agora d’Athènes en 280/279 et réalisée par Polyeucte est le prototype des statues de marbre de Démosthène, en particulier celle de la glyptothèque Ny Carlsberg de Copenhague. 76. Alcibiade (82-85). TISSONI, p. 124 : cette statue semble proche d’un Alcibiade jeune aux cheveux longs et imberbe présent sur une mosaïque de Sparte d’époque romaine ou sur un relief inscrit d’Aphrodisias. 77. Jules César (92-96) : « Il rassemblait sur son épaule les plis de l’égide terrible à regarder » (selon WALTZ, p. 65 n. 1, il s’agit du geste de la Diane de Gabies) ; « et de sa main droite il brandissait fièrement la foudre, ce héros que les Ausoniens appellent un second Jupiter ». TISSONI, p. 127-128 : sur une statue fragmentaire de César (conservée à Copenhague), la cuirasse comporte la Méduse, dont l’épithète homérique est « terrible à regarder » (βλοσυρῶπις) ; cette iconographie rappelle la posture de Zeus au combat qui utilise l’égide comme bouclier et la foudre comme lance, selon Nonnos de Panopolis (Nonn., D., II, 469-480). 78. Pythagore (120-124) : « le sage de Samos ». BASSETT, n° 88 : la numismatique de Samos à l’époque romaine montre Pythagore drapé et barbu. 79. Homère (311-350) : « Sur le cou incliné du vieillard pendaient les boucles de sa chevelure, rejetées en arrière et flottant librement autour de ses oreilles ; sa barbe descendait, souple et légère, s’élargissant et s’étalant ; elle n’était pas taillée en pointe, mais elle se répandait largement (…) Quant à ses deux sourcils, l’artiste ingénieux les avait sculptés en saillie, non sans raison, car ses yeux étaient privés de la lumière (…) Ses deux joues se creusaient légèrement (…) Les deux mains posées l’une sur l’autre, il s’appuyait sur un bâton (…) il penchait l’oreille droite ». Selon WALTZ, p. 76 n. 2, la position des mains et le bâton rappellent exactement l’attitude de la statue d’Homère conservée à Naples. D’après Tissoni, p. 225, le bâton n’est pas nécessairement un élément d’identification de la statue, car il est d’abord l’instrument des rhapsodes, accompagnant la récitation de vers épiques. 80. Par exemple ἔγγυθι (v. 40), ἄγχι (v. 78), ἐγγύς (v. 92).

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81. R. STUPPERICH, « Das Statuenprogramm in den Zeuxippen-Thermen. Überlegungen zur Beschreibung durch Christodoros von Koptos », Istanbuler Mitteilungen 32 (1982), p. 210-235. 82. S. GUBERTI BASSETT, « Historiae custos: Sculpture and Tradition in the Baths of Zeuxippos », American Journal of Archaeology 100/3 (1996), p. 491-506. 83. En ce qui concerne la mythologie classique, je renvoie une fois pour toutes aux notices de P. GRIMAL, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, 1951, pour les références aux auteurs anciens. 84. Apollon (72-77) (BASSETT, n° 41) : « Phébus était debout (…) avait serré par derrière les tresses dénouées de sa chevelure ; mais le bronze le montrait tout nu (…) car c’est le soleil que ce dieu Phébus et pur est l’éclat des rayons qu’il lance au loin » ; Apollon (266-270) (BASSETT, n° 42) : « Le souverain maître du chant. Sa chevelure s’ornait d’une libre floraison de festons ; sur ses deux épaules tombaient en se divisant ses boucles naturellement frisées. Il roulait des regards divinateurs, comme s’il eût voulu, par ses oracles, délivrer les mortels de leurs maux » ; Apollon (283-287) (BASSETT, n° 43) : « le dieu à la belle chevelure, qui rend des oracles sur son trépied (…) ses boucles frisées ruisselaient sur ses deux épaules ». 85. Aphrodite (78-81) (BASSETT, n° 38) : « Elle laissait voir son sein nu ; mais elle retenait les plis de sa robe sur la rondeur de ses cuisses et ses boucles étaient serrées dans un voile d’or » ; Aphrodite (99-101) (BASSETT, n° 39) : « se montrait dans sa nudité resplendissante ; sur sa poitrine seulement, en s’y répandant depuis le haut de sa gorge, s’enroulait le ceste » ; Aphrodite (288-290) (BASSETT, n° 40) : « un manteau voilait sa poitrine ; autour de ses seins, le ceste s’enroulait mollement ». Le ceste est une bande d’étoffe (WALTZ, p. 65 n. 5). 86. Artémis (306-310) ( BASSETT, n° 46) : « elle avait retroussé jusqu’aux genoux sa tunique virginale garnie de franges et abandonnait aux brises les boucles de sa chevelure sans bandeau ». 87. WALTZ, p. 125. 88. Hermès (297-302) (BASSETT, n° 63). 89. Amymone et Poséidon (61-68) (BASSETT, n° 85). 90. Signalons aussi la présence d’Hermaphrodite (102-107) (BASSETT, n° 62), qui passait pour le fils d’Hermès et d’Aphrodite, et qui était fréquemment représenté dans les thermes. 91. F. COARELLI, Guide archéologique de Rome, trad. R. Hanoune, Paris, 1994, p. 98-99. 92. Idem, p. 233. 93. BASSETT, 2004, p. 53, avait remarqué que la majorité des personnages renvoyait au moment de la chute de Troie. 94. Déiphobe (1-12) (BASSETT, n° 51). Il a épousé Hélène après la mort de Pâris puis fut tué par Ménélas lors de la prise de Troie (WALTZ, p. 61 n. 1). 95. Chrysès (86-91) (BASSETT, n° 49) : « tenant dans sa main droite le sceptre de Phébus et portant sur sa tête une couronne (…) une barbe fleurie descendait sur sa poitrine et l’on voyait pendre les boucles éparses de sa longue chevelure » ; prêtre d’Apollon, il adresse sa prière au fils d’Atrée [Agamemnon]. Selon Il., I, 373-374, il est « muni de son sceptre d’or coiffé des bandelettes de l’archer Apollon ». Chrysès est le prêtre d’Apollon de la ville de Chrysè en Troade ; il est le père de Chryséis enlevée par les Grecs et donnée à Agamemnon comme part de butin ; comme ce dernier refuse de la rendre, Chrysès prie Apollon d’envoyer une peste, ce qui contraint Agamemnon à la restituer. 96. Énée et Créuse (143-154) (BASSETT, n° 27) : « Sois-nous propice, rejeton de la terre troyenne, dont le bras brandit un bouclier ; sois-nous propice, Énée, illustre conseiller des Troyens (…) la progéniture d’Aphrodite (…) [Créuse] avait ramené son voile jusque sur ses deux joues et enveloppé tout son corps d’un manteau qui lui tombait jusqu’aux pieds (…) Les larmes de bronze que versait la jeune femme annonçaient que Troie, qui l’avait nourrie, avait succombé sous les coups d’Arès, vaincue par les Argiens armés de boucliers ». Créuse est la fille de Priam et d’Hécube. Selon Virgile, Énéide, II, 736 suiv., elle fut enlevée par Cybèle (ou Aphrodite selon

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d’autres versions) pendant qu’Énée quitte la ville : son ombre apparaît à ce dernier et lui prédit ses voyages. 97. Hélénos (155-159) (BASSETT, n° 59) : « Dans sa main droite, il élevait une coupe à libations ; à ce que je suppose, il prédisait des succès aux Argiens et priait les dieux de faire paraître les ultimes présages annonçant la ruine de la ville qui l’avait nourri ». Après la mort de Pâris, Hélénos avait convoité la main d’Hélène, mais il avait été évincé par Déiphobe ; jaloux, il aurait révélé aux Grecs les conditions que le destin avait mises à la chute de Troie (WALTZ, p. 68 n. 2). 98. Andromaque (160-164) (BASSETT, n° 37). 99. Ménélas et Hélène (165-170) (BASSETT, n° 74 et 58). Il s’agit de la réconciliation d’Hélène et de Ménélas après la prise de Troie (WALTZ, p. 68 n. 3). 100. Hécube (175-188) (BASSETT, n° 75) : « Hécube infortunée, qui des immortels t’a enseigné à verser des larmes jusque sous la forme d’une statue muette ? (…) sur la ruine de ta patrie (…) le voile qui entoure ton visage témoigne de tes malheurs et tes vêtements qui pendent révèlent la profondeur de ta souffrance » 101. Cassandre (189-191) (Bassett, n° 70). Priam avait fait enfermer sa fille Cassandre dans une tour, pour l’empêcher de troubler la ville par ses sinistres prophéties, dès le jour où Pâris était parti pour enlever Hélène à Lacédémone (WALTZ, p. 69 n. 4). 102. Pyrrhos (Néoptolème) et Polyxène (192-208) ( BASSETT, n° 87) : « [Pyrrhos] brillait nu, le menton sans barbe ; il élevait la main droite en signe de victoire, tout en jetant un regard de côté sur Polyxène éplorée (…) Dis-moi Polyxène, vierge infortunée, quelle douleur te contraint, jusque dans le bronze muet, à verser secrètement des larmes ? Pourquoi ramènes-tu ton voile sur ton visage et te tiens-tu debout, dans cette attitude pudique, tandis que ton cœur est en proie au chagrin ? ». Le geste de Pyrrhos consiste peut-être à vouer Polyxène aux dieux infernaux (WALTZ, p. 69 n. 6). Christodoros reprend la légende (très répandue à l’époque impériale mais inconnue dans la Grèce classique) de l’amour d’Achille pour Polyxène et de sa mort dans une sorte de guet- apens tendu par Pâris, avant que Pyrrhos (fils d’Achille) n’égorge la jeune fille pour la sacrifier aux mânes de son père (WALTZ, p. 70 n. 1 et 2). L’égorgement de Polyxène près du tombeau d’Achille fut représenté dans la Pinacothèque des Propylées de l’Acropole (TISSONI, p. 167). Polyxène est la plus jeune fille de Priam et Hécube ; son sacrifice (alors qu’elle était mortellement blessée pendant la prise de Troie) est, dans certaines versions, indépendant de l’histoire de ses amours avec Achille. 103. Oenone et Pâris (215-221) ( BASSETT, n° 76) : « elle adressait de secrètes menaces, en le repoussant de la main, à son malheureux époux. Quant au berger, il semblait confus et détournait son regard errant ». Oenone avait été la femme de Pâris, qui la répudia pour épouser Hélène. Blessé à mort par Philoctète, Pâris ne pouvait être sauvé que par un remède connu de la seule Oenone ; elle reste sourde à ses supplications, mais se jette ensuite sur son bûcher funèbre (WALTZ, p. 124). 104. Darès et Entelle (222-227) (BASSETT, n° 50) : « Darès s’entourait les mains de lanières en cuir desséché [ceste] (…) Entelle, de son côté, dardait droit sur Darès un regard irrité ». D’après Virgile, Énéide, V, 362-484, ce sont deux pugilistes qui combattent lors des jeux funèbres en l’honneur d’Anchise ; Darès est le seul rival attitré de Pâris. TISSONI, p. 178, remarque que sa statue figure justement à côté de celle de Pâris. 105. Panthoos, Thymétès, Lampon et Clytios (246-255) (BASSETT, n° 78). Ces quatre personnages sont des Anciens de Troie qui accompagnent Priam sur les remparts d’où il assiste aux combats et lui délivrent de sages conseils ; Lampon est le nom retenu par Apollodore, alors qu’Homère l’appelle Lampos (WALTZ, p. 72 n. 1 et 2). 106. Sarpédon (277-282) (BASSETT, n° 90) : « Puis venait Sarpédon, le chef des Lyciens (…) un jeune et tendre duvet traçait à peine un sillon sur son menton brun ; sur sa tête, il avait un casque. Son corps était nu, mais à sa beauté se révélait la race de Zeus : car de ses deux yeux il lançait des

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traits de feu comme son noble père ». Sarpédon est un chef lycien qui combat aux côtés des Troyens. 107. Apollon est le fils de la Lycienne Léto, qualifié de Lykégénès dans Il., IV, 101. 108. La différence entre les proportions des groupes statuaires et celles des personnages s’explique par le fait que deux groupes statuaires associent un Grec et une Troyenne : Ménélas et Hélène ; Pyrrhos et Polyxène. 109. Polyeidos (40-44) (BASSETT, n° 83 : appartenant au clan prophétique des Mélampodides, c’est un personnage popularisé par l’Énéide) : « encore un autre devin, paré lui aussi du laurier de Phébus ». Il s’agit d’un devin et notable corinthien qui avait prédit à son fils Euchénor qu’il périrait devant Troie ; il a découvert le cadavre de Glaucos fils de Minos et l’a ressuscité ; il fut tué par Pâris (WALTZ, p. 63 n. 3). Une tradition locale de Mégare le fait séjourner dans cette cité, voisine de Corinthe. 110. Calchas (52-55) (BASSETT, n° 56). C’est un devin qui doit son pouvoir à Apollon et tient secrets les arrêts des dieux par crainte d’Agamemnon ; Christodoros suggère que cela venait peut-être de sa pitié pour l’armée des Grecs et fait peut-être allusion au sacrifice d’Iphigénie (TISSONI, p. 111). Calchas passe soit pour Mycénien soit pour Mégarien : dans ce dernier cas, la légende en fait le père de Calchédon, héros éponyme de Chalcédoine, cité située face à Byzance de l’autre côté du Bosphore et fondée elle aussi par Mégare (A. ROBU, Mégare, p. 226). 111. Pyrrhos (56-60) ( BASSETT, n° 86) : « le corps découvert ; mais on le voyait lever les yeux comme s’il tendait son regard vers Ilion battue des vents ». C’est le fils d’Achille, plus souvent appelé Néoptolème (Pyrrhos signifie « le Roux »). Pour le groupe de Pyrrhos et Polyxène (192-208) (BASSETT, n° 87), voir ci-dessus n. 102. 112. Ménélas et Hélène (165-170) (BASSETT, n° 74 et 58). Il s’agit de la réconciliation d’Hélène et de Ménélas après la prise de Troie (WALTZ, p. 68 n. 3). 113. Ulysse (171-175) (BASSETT, n° 75). 114. Ajax fils d’Oïlée (209-214) ( BASSETT, n° 29) : « aucun duvet, de sa fleur, n’ombrageait le menton du héros. Son corps vigoureux était complètement nu (…) il brandissait l’aiguillon de la belliqueuse Ényo ». Ényo est la déesse de la guerre, la parèdre d’Arès ; elle pousse les guerriers au combat (WALTZ, p. 70 n. 3). Le personnage est décrit par Christodoros comme Ajax de Locres fils d’Oïlée. Selon Tissoni, p. 173, il s’agirait plutôt du Grand Ajax, roi de Salamine et fils de Télamon, en raison de l’emploi d’épithètes s’appliquant à ce dernier (« rempart puissant » d’après Homère, « au cœur vaillant » selon Quintus de Smyrne). Cependant, cette statue est certainement celle d’Ajax fils d’Oïlée, mais Christodoros a dû s’embrouiller dans son commentaire, bien que l’évocation de Locres soit correcte. 115. Mélampus (243-245) ( BASSETT, n° 72 : devin ou, plus probablement, auteur de livres de divination au IIe siècle). Il semble qu’il faille en rester au devin évoqué dans l’Odyssée (Waltz, p. 71 n. 3 ; TISSONI, p. 187-188). Mélampus passait pour l’ancêtre de Polyeidos. 116. Ajax fils de Télamon (271-276) (BASSETT, n° 30) : « Il était nu (…) il n’avait pas encore son premier duvet (…) il liait ses cheveux avec un bandeau. Car il ne portait pas le casque et ne brandissait pas la lance ; il ne tenait pas sur son épaule son bouclier à sept peaux ; en lui se montrait cependant la hardiesse et le courage de son père Télamon ». Selon WALTZ, p. 59, il est invraisemblable qu’Ajax fils de Télamon soit représenté sous les traits d’un adolescent imberbe, qui rappellerait plutôt le fils d’Oïlée (mentionné aux vers 209-214) ; TISSONI, p. 200, le croit également confondu avec Ajax fils d’Oïlée. Mais le premier portrait est aussi celui d’un adolescent imberbe, donc ce n’est pas un argument pour en faire celui du fils de Télamon ; l’armement décrit ici correspond bien à celui du fils de Télamon (un bouclier à sept peaux de bœuf recouvertes d’une plaque de bronze) alors que le fils d’Oïlée est armé d’une cuirasse de lin et d’un arc. 117. Achille (292-296) (BASSETT, n° 26).

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118. Mégare se trouve à la porte du Péloponnèse quand on vient du Nord. A. ROBU, Mégare, p. 282 : « La fondation de Byzance peut être considérée comme l’œuvre principale des Mégariens, mais ceux-ci furent aussi appuyés par des groupes de colons d’autre origine (argienne, béotienne, carystienne, voire même corinthienne) ». 119. Amymone et Poséidon (61-68) (BASSETT, n° 85). 120. WALTZ, p. 64 n. 1. L’évocation par Christodoros d’un mariage légitime entre Amymone et Poséidon relève d’une tradition marginale, représentée par Nonnos de Panopolis (TISSONI, p. 116). 121. Héraclès et Augê (136-143) ( BASSETT, n° 61) : « Héraclès montrait l’orbe de son menton imberbe, portant dans sa main qui tua le lion les pommes d’or, somptueux présent de la terre libyenne (…) Augê (…) elle laissait retomber son voile sur ses épaules, car ses cheveux n’avaient aucun bandeau pour les retenir ; elle levait et tendait ses mains comme si elle invoquait la fille de Zeus ». 122. WALTZ, p. 67 n. 7 123. BASSETT, n° 61. 124. On notera que la statue d’Ajax fils de Télamon est décrite par Christodoros (vers 275-276) avec des termes, hardiesse et courage, qui sont les qualités de Télamon lui-même (WALTZ, p. 73 n. 4). 125. Aglaos (263-265) (BASSETT, n° 28) : « son front ceint d’un laurier au feuillage vigoureux ». 126. Amphitryon (367-371) (BASSETT, n° 35) : « sa tête couronnée d’un laurier virginal (…) c’était en l’honneur de sa victoire sur les Taphiens que cette couronne parait la chevelure bouclée du belliqueux époux d’Alcmène ». 127. Apollon (266-270) (BASSETT, n° 42) : « Il roulait des regards divinateurs, comme s’il eût voulu, par ses oracles, délivrer les mortels de leurs maux » ; Apollon (283-287) (BASSETT, n° 43) : « rend des oracles sur son trépied ». 128. Palaiphatos (36-37) (BASSETT, n° 77) : « La chevelure couronnée de laurier ». Le personnage est connu comme poète épique athénien légendaire. Christodoros le qualifie de devin, ce qu’il a dû lire sur la base de la statue. Selon WALTZ, p. 124, ce qualificatif provient peut-être d’une étymologie de son nom reposant sur l’expression homérique παλαίφατα θέσφατα (« prédictions prononcées depuis longtemps »). On pensera plus probablement avec TISSONI, p. 102-104 que ce qualificatif viendrait du fait que Palaiphatos était le fils de la prophétesse de Delphes Boio. On voit que l’on reste de toute façon dans l’univers apollinien. 129. Amphiaraos (259-262) (BASSETT, n° 34) : « dans sa chevelure resplendissait une couronne de laurier ». Ce devin argien, prévoyant sa mort, ne participa qu’à son corps défendant à l’expédition des « Sept contre Thèbes » et périt en effet sous les murs de la ville (WALTZ, p. 72 n. 3). Le personnage de ce devin est connu pour être protégé par Zeus et Apollon. 130. Alcméon (393-397). BASSETT, n° 33, hésite entre Alcméon, fils d’Amphiaraos, personnage de la légende de Thèbes, et Alcméon de Crotone (vers 500 av. J.-C.), savant qui était un jeune contemporain de Pythagore. D’après la lecture de Christodoros, l’inscription portait sans doute « devin » : le poète la remet en question car sa tête n’est pas couronnée de laurier, et propose d’identifier la statue à celle d’Alcman, poète spartiate du VIIe siècle. Mais l’inscription devait désigner le soi-disant « devin » Alcméon, qui est le fils du devin bien attesté Amphiaraos et dont la vie fut gouvernée par plusieurs oracles. La confusion reflète en elle-même la conception apollinienne de la collection. 131. Apollon (266-270) (BASSETT, n° 42) : « Le souverain maître du chant ». 132. Hésiode (38-40) (BASSETT, n° 65) : « semblait s’entretenir avec les Muses des montagnes ». Les Muses sont apparues à Hésiode sur l’Hélicon (WALTZ, p. 63 n. 1). 133. Simonide (44-49) (BASSETT, n° 91 : poète ayant vécu en 556-468 av. J.-C.). 134. Sappho (69-71) (BASSETT, n° 89 : présente dans la numismatique de Mytilène) : « L’abeille de Piérie aux chants mélodieux, la Lesbienne Sappho, était assise ».

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135. Erinna (108-110) ( BASSETT, n° 54 : poétesse du IVe siècle av. J.-C.) : « la vierge aux chants mélodieux (…) en silence elle distillait goutte à goutte le miel d’une abeille de Piérie ». La dernière expression s’applique à la composition de vers, comme dans le cas de Sappho (WALTZ, p. 66 n. 1). 136. Terpandre (111-116) ( BASSETT, n° 93 : vers 647 av. J.-C.). Terpandre de Lesbos aurait été appelé par les Spartiates pour mettre fin chez eux à une guerre civile (WALTZ, p. 66 n. 2). C’est l’oracle d’Apollon qui inspira aux Spartiates la décision de demander de l’aide à Terpandre, qui accorda les parties grâce à sa musique (TISSONI, p. 135-136). 137. Stésichore (125-130) (BASSETT, n° 92 : poète d’Himère en Sicile ayant vécu en 640-555 av. J.- C.) : « le poète aux chants mélodieux que jadis nourrit la terre des Sicules et qu’Apollon instruisit dans l’art de la lyre quand il était encore dans le sein de sa mère ». Stésichore passait pour le fils d’Hésiode, lui-même supposé descendre d’Apollon (WALTZ, p. 67 n. 1). 138. Homère (311-350) (BASSETT, n° 66). 139. Pindare (382-387) (BASSETT, n° 81: 518-438 av. J.-C.) : « Pindare à la voix délicieuse, qu’Apollon à l’arc d’argent nourrit sur les hauteurs de l’Hélicon béotien et instruisit dans l’art des chants mélodieux ». 140. Homère de Byzance (407-413) (BASSETT, n° 68 : fils de la poétesse Moirô). Homère de Byzance est aussi le fils d’Andromachos, personnage que la Souda qualifie de philologos. Cet Homère est un poète tragique et grammairien dont l’acmé se situe vers la 124e olympiade (284-281 av. J.-C.), qui a vécu à Athènes où il fut vraisemblablement vainqueur aux Dionysies, lors du concours de tragédies (M. DANA, « Byzance hellénistique et impériale : un centre culturel avant Constantinople ? », in G. TSETSKHLADZE, S. ATASOY, A. AVRAM, Ş. DÖNNEZ et J. HARGRAVE (éd.), The Bosporus: Gateway between the Ancient West and East (1st Millenium BC-5th Century AD), Oxford, 2013, p. 29-38, ici p. 32). 141. Virgile (414-416) (BASSETT, n° 95). 142. TISSONI, p. 253. 143. Aristote (17-22) (BASSETT, n° 45 : sa statue était probablement proche de celle de Démosthène par la position des mains) : « il était debout, les mains jointes et entrelacées ». 144. Anaximène (50-51) (BASSETT, n° 36). 145. Platon (97-98) (BASSETT, n° 82). 146. Pythagore (120-124) (BASSETT, n° 88). 147. Démocrite (131-135) (BASSETT, n° 52). 148. Apulée (303-305) (BASSETT, n° 44) : « lui qu’une Sirène ausonienne avait initié à sa science que nul ne doit divulguer ». Selon WALTZ, p. 74 n. 5, Christodoros ferait allusion à une magicienne italienne qui l’aurait instruite dans son art : elle aurait joué à l’égard d’Apulée le rôle des magiciennes thessaliennes vis-à-vis de Lucius, car l’Âne d’or était vu comme une autobiographie. TISSONI, p. 210, objecte à cette hypothèse que l’initiation d’Apulée a eu lieu en Grèce : la sirène est associée à la magie et elle est qualifiée d’ausonienne simplement car Apulée est latin. 149. Phérécide (351-353) (BASSETT, n° 80 : VIe siècle) : « Phérécide de Syros (…) tenant en main l’aiguillon divin de la science ». D’après WALTZ, p 76 n. 5, le poète fait allusion au compas de l’astronome ou à un autre instrument de travail. Pour TISSONI, p. 226-228, il ne doit pas s’agir d’un réel instrument de travail, car Christodoros imite ici étroitement Nonnos et emploie un symbole ; de plus, Phérécide est surtout connu comme philosophe et pas nécessairement comme astronome. 150. Héraclite (354-356) (BASSETT, n° 60 : Héraclite d’Éphèse ayant vécu en 535-475 av. J.-C.). 151. Euripide (32-35) (BASSETT, n° 55). 152. Cratinos (357-360) ( BASSETT, n° 71). C’est un poète de comédie du ve siècle av. J.-C., qui attaqua les hommes d’État (WALTZ, p. 76 n. 6).

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153. Ménandre (361-366) (BASSETT, n° 73 : 342/341-293/289 av. J.-C.). 154. Thucydide (372-376) (BASSETT, n° 94) : « il tenait la main droite levée ». 155. Hérodote (377-381) (BASSETT, n° 64). 156. Xénophon (388-392) (BASSETT, n° 97). 157. Eschine (13-16) (BASSETT, n° 31). 158. Démosthène (23-31) (BASSETT, n° 53). 159. Isocrate (256-258) (BASSETT, n° 69 : 436-338 av. J.-C.). 160. Philon, Philammon ou Milon (228-240) (Bassett, n° 96) : « athlète expert dans l’art de la lutte (…) sa barbe était longue et touffue ; ses traits lançaient, comme des javelots, une terreur guerrière (…) ses mains étaient jointes et ses deux bras puissants se contractaient ». L’hésitation concerne Philon de Corcyre, Philammon d’Athènes et Milon de Crotone (Waltz, p. 71 n. 1). 161. TISSONI, p. 182 : en effet, Philon et Philammon sont exclusivement connus comme pugilistes. 162. Alcibiade (82-85) (BASSETT, n° 32). 163. Périclès (117-120) (BASSETT, n° 79). 164. Charidèmos (241-242) (omis par BASSETT) : « général athénien qui maintint sous son autorité l’armée ». D’après WALTZ, p. 125, au IVe siècle les mercenaires de Charidèmos s’étaient fait remarquer par leurs déprédations, mais c’est Charès et non Charidèmos qui se vit ensuite confier cette armée. Pour TISSONI, p. 187, cette hypothèse au sujet de Charès n’est pas convaincante et mieux vaut en rester à Charidèmos. Charès est le stratège athénien envoyé au secours des Byzantins assiégés par Philippe de Macédoine. 165. Jules César (92-96) (Bassett, n° 48). 166. Pompée (398-406) : « Pompée, le chef des Ausoniens (…) il tenait – monument éclatant de la valeur qui extermina les Isauriens – foulé sous ses pieds, les glaives d’Isaurie (…) C’était là ce héros, l’honneur de sa patrie, de qui est issu l’illustre famille d’Anastase ». Sur la foi ce passage, Bassett, n° 84, identifie cette statue à celle d’un Pompeius qu’elle place à la fin Ive/début ve siècle, tout en renvoyant à PLRE II : Pompeius 2 ; or cette dernière notice s’applique à un neveu d’Anastase, dont la carrière est postérieure à la victoire sur les Isauriens de 498. Cette statue ne peut être que celle du grand Pompée, dont Anastase revendiquait l’ascendance, ce qui a dû jouer dans le nom de l’un de ses neveux. Il est manifeste que Christodoros, poète de la cour d’Anastase, interprète une statue antique en fonction de son temps : Pompée avait en particulier vaincu les pirates du Sud de l’Asie Mineure. 167. Voir note 77. 168. Ch. MEIER, César, trad. J. Feisthauer, Paris, 1989, p. 442. 169. MEIER, César, p. 430. 170. Apollon (72-77) (BASSETT, n° 41) : « car c’est le soleil que ce dieu Phébus ». 171. DAGRON, Naissance, p. 367-371. 172. Les deux auteurs ne se situent pas sur le même plan : Denys livre une description du Bosphore rédigée au temps de l’empire païen, Hésychios mentionne des légendes réinterprétées à l’époque chrétienne. 173. Malalas, Chronique, XIII, 13, p. 248 : Καὶ ἐν αὐτῷ τῷ χρόνῳ ὁ αὐτὸς βασιλεὺς Κωνσταντῖνος τοὺς ὄντας ἐν Κωνσταντινουπόλει τρεῖς ναοὺς ἐν τῇ πρῴην λεγομένῃ ἀκροπόλει τοῦ Ἡλίου καὶ τῆς Ἀρτέμιδος σελήνης καὶ τῆς Ἀφροδίτης ἐκέλευσεν ἀχρηματίστους τοῦ λοιποῦ διαμεῖναι. 174. Malalas, Chronique, XIII, 38, p. 267. Selon les interprétations de C. MANGO, Le développement urbain de Constantinople (IVe-VIIe siècles), Paris, 1990, p. 33, le temple d’Hélios est « transformé en maison de rapport appartenant à Sainte-Sophie, celui d’Artémis en taverne, celui d’Aphrodite en écurie où étaient gardés les chariots du Préfet du Prétoire ». 175. Évagre le Scholastique, Histoire ecclésiastique, II, 13, éd. J. Bidez et L. Parmentier, trad. A.-J. Festugière, B. Grillet et G. Sabbah, Tome I (livres I-III), Paris, 2011, p. 300-301.

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176. Zos., II, 30, 3 [Zosime, Histoire nouvelle, Tome I (livres I et II), éd. et trad. F. Paschoud, Paris, 2003, p. 102] : μέχρι τοῦ τῆς Ἀφροδίτης ναοῦ καὶ θαλάσσης. 177. Hsch.Mil., 13-14 [Accounts of Medieval Constantinople. The Patria, éd. Th. Preger, trad. A. Berger, Cambridge (Mass.) – Londres, 2013, p. 8 et 10] : Ποσειδῶνος δὲ τέμενος πρὸς τῇ θαλάττῃ (...) Ἀνωτέρω δὲ μικρὸν τοῦ Ποσειδῶνος ναοῦ καὶ τὸ τῆς Ἀφροδίτης προσαγορεύεται τέμενος Ἀρτέμιδορος τε πρὸς τὸ τῆς Θρᾴκης ὄρος. 178. Dion.Byz., 26 [Dionysii Byzantii Anaplus Bospori, éd. R. Güngerich, Berlin, 1958, p. 13] : μετὰ δὲ Βουκόλον (...) Δρῦς δ’ <ἀπ᾿> ἄλσους· τέμενος Ἀπόλλωνος. Le commentaire de Pierre Gilles, p. 66, est intéressant : « Apollon eut bien six temples auprès du Bosphore (…), deux à Byzance dont l’un au Xèrolophos avec un trépied très ancien et l’autre avec un bois sacré de laurier près d’une extrémité de la Corne d’Or ». Le Xèrolophos se situe à l’extrême sud-ouest de la zone enserrée par la muraille de Constantin. C’est le second temple qui nous intéresse ici. Il faut noter que le lieu- dit Δρῦς désigne « l’arbre », ce qui s’applique bien au bois sacré, dont Gilles est fondé à penser qu’il se composait de lauriers. 179. A. ŁAJTAR, Die Inschriften von Byzantion. I, Bonn, 2000, p. 20, l. 63-64. Il s’agit d’honorer Eudamos de Séleucie, qui était conseiller du roi séleucide Antiochos IV et dont la cité de Byzance fait son proxène. 180. Dion.Byz., 9-10, p. 5 : καὶ Ποσειδῶνος νεώς, ἀρχαῖος μέν (...) ὑπὸ δὲ τὸν νεὼν τοῦ Ποσειδῶνος, ἔνδοθεν μὲν τοῦ τείχους στάδια καὶ γυμνάσια καὶ δρόμοι νέων ἐν τοῖς ἐπιπέδοις (...).Trois commentaires de Pierre Gilles sont là encore dignes d’intérêt [les passages en italiques qui suivent constituent des traductions du texte de Denys de Byzance] : « la citadelle de Byzance, là où fut, selon Denys, un temple de Poséidon, antique » (p. 67) ; « Au-delà aussi, dit-il, du promontoire Bosporios, il y a un temple de Poséidon antique (…) Au-dessous du temple de Poséidon, à l’intérieur du rempart de la ville, il y avait des stades et des gymnases » (p. 103) ; « Puis Denys ajoute qu’il y avait au-delà du promontoire Bosporios un temple de Poséidon, antique […], et qu’au-dessus du temple de Poséidon […], il y avait des stades, des gymnases, des pistes de course pour les jeunes gens sur les replats, qu’après la pointe du promontoire Bosporios, la Corne d’Or faisait place à trois ports défendus par des tours et des môles » (p. 310). Dans la deuxième citation, dont la topographie est en contradiction avec celle de la troisième, manifestement exacte, MANGO, Le développement urbain, p. 18 n. 29, propose de corriger le début du passage en lisant : « au-dessus du temple ». 181. Hdt., IV, 87 : « [Darius] contempla aussi le Bosphore, et il fit dresser sur le rivage deux stèles de marbre blanc où figurait, en caractères assyriens sur l’une et grecs sur l’autre, la liste des peuples qui le suivaient (…) Les Byzantins transportèrent plus tard les deux stèles dans leur ville et s’en servirent pour édifier l’autel d’Artémis Orthôsia, moins une pierre qu’ils laissèrent près du temple de Dionysos à Byzance, et qui est couverte de caractères assyriens » (trad. A. Barguet). 182. La chevelure est reprise par l’iconographie des statues des bains de Zeuxippe et les lauriers font écho au bois sacré tout proche. Quant au thème delphique et donc oraculaire, nous avons vu à quel point il est également décliné par la statuaire. 183. E. SCHÖNERT-GEISS, Die Münzprägung von Byzantion. Teil I: Autonome Zeit, Berlin – Amsterdam, 1970, p. 131, n° 951-953 : série au bœuf (cuivre des ve-IVe siècles). 184. Idem, p. 144-145, n° 1215-1232 : série à l’obélisque (cuivre du IIIe siècle). Pour Apollon Karinos honoré à Mégare : Paus., I, 44, 2. 185. Ibidem, p. 145-146, n° 1233-1243 : série au trépied (cuivre du IIIe siècle). 186. Ibidem, p. 133-137, n° 979-1042 : argent (d’étalon phénicien) (milieu du IIIe siècle-vers 220/219) ; droit : tête de Déméter / revers : Poséidon assis avec son trident et une poupe de navire. 187. Ibidem, p. 139-140, n° 1103-1130 : série au Dionysos / Poséidon (cuivre du IIIe siècle) ; droit : tête de Dionysos / revers : Poséidon debout avec son trident et une Nikè. 188. Ibidem, p. 137-139, n° 1044-1102 : série au Poséidon et au trident (cuivre du IIIe siècle).

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189. Ibidem, p. 146, n° 1244-1250 : série au Poséidon et à la proue (cuivre du IIIe siècle) ; droit : tête de Poséidon avec un trident derrière / revers : proue de navire avec éperon. 190. Hsch.Mil.,14, p. 8-10 : Ἐγγὺς δὲ τοῦ καλουμένου Στρατηγίου Αἴαντός τε καὶ Ἀχιλλέως βωμοὺς (...) ἔνθα καὶ τὸ Ἀχιλλέως χρηματίζει λουτρόν. 191. Code Justinien, XI, 43, 6, 2-3. Pierre Gilles, p. 375-376, cite cette loi. 192. Dion.Byz., 39, p. 17 : Μετὰ δὲ τὸ Μέτωπον Αἰάντειον, ἐπώνυμον Αἴαντος τοῦ Τελαμῶνος, ὃν κατά τινα μαντείαν σέβουσι Μεγαρεῖς. Ce passage est rendu ainsi par Pierre Gilles, p. 128 : « Mais je reviens à Denys qui, du Métôpon continue ainsi sa Navigation. Après le Métôpon, dit-il, il y a Aianteion qui a tiré son nom d’Ajax, fils de Télamon, que selon quelque oracle honorent les Mégariens ». 193. Dion.Byz., 34, p. 15 : Σχοινίκλου τέμενος ἐντεῦθεν, Μεγαρόθεν αὐτὸ Βυζαντίων καὶ μνήμην καὶ τιμὴν ἐνεγκαμένων· τοῦτον Ἀμφιάρεω τοῦ μάντεως ἡνίοχον γενέσθαι φασίν : « De là, un sanctuaire de Schoiniklos. Les Byzantins venus de Mégare le commémorèrent et honorèrent ; on dit qu’il devint le cocher du devin Amphiaraos » (trad. J.-P. Grélois, dans Pierre Gilles, p. 123 n. 643). Hsch.Mil., 14, p. 10, confirme que ce sanctuaire était avant tout dédié à Amphiaraos : Ἀμφιάρεω δὲ τοῦ ἥρωος ἐν ταῖς λεγομέναις Ζυκαῖς. 194. Dion.Byz., 36, p. 16. Là encore, le commentaire de Pierre Gilles, p. 451, est instructif : « à l’intérieur des Sykai se trouvèrent inclus le temple d’Amphiaraos et celui d’Artémis Phôsphoros [qui apporte la lumière] et Aphrodite Praeia [douce, bienveillante] ». Il existe des parentés entre l’Artémis Phôsphoros de Byzance et l’Artémis Sôteira de Mégare (M. DANA, Culture et mobilité dans le Pont-Euxin. Approche régionale de la vie culturelle des cités grecques, Bordeaux, 2011, p. 112). 195. A. ROBU, Mégare, p. 287 (Apollon participa aussi à la construction des murs de Mégare, métropole de Byzance). 196. De plus, Achille et Ajax, deux grands héros grecs de la guerre de Troie, étaient honorés à proximité. 197. Kedrènos, Histoire, I, p. 565 : πρὸς δὲ τὰ βόρεια τοῦ φόρου ἔστι τὸ σενάτον, ὅπερ ἐκαύθη ὑπὸ Λέοντος τοῦ τῆς Βηρίνης, ἐν ᾧ πύλη ἐστι τῆς Ἐφεσίας Ἀρτέμιδος, Τραϊανοῦ δώρημα, τῆς Σκυθῶν μάχης ἔχουσα τὰς αἰτίας τὴν τῶν Γιγάντων μάχην καὶ τοὺς κεραυνοὺς τοῦ Διὸς καὶ τὸν Ποσειδῶνα σὺν τῇ τριαίνῃ καὶ τὸν Ἀπόλλωνα τόξον ἐσκευασμένον. Citons la transcription de ce passage par Pierre Gilles, p. 148 : [l’incendie qui éclata sous le règne de Léon Ier] « détruisit entièrement, racontent Zônaras et Kedrènos, dans la partie nord du forum […] de Constantin, le très grand bâtiment […] appelé sénat, orné de statues de bronze et de dalles de porphyre. Il y avait là la porte de l’Artémis d’Éphèse, un don de Trajan […] tiré du butin des Scythes […], avec […] le combat des Géants, les foudres de Zeus, Poséidon avec le trident, Apollon avec […] des flèches ». 198. Chôniatès, Histoire, p. 648, l. 42-43 [Nicetae Choniatae Historia, éd. J. Van Dieten, Berlin – New York, 1975] : Καὶ ἐπ᾿ αὐτῇ ὁ Πάρις Ἀλέξανδρος τῆς βάσεως ἀνατέτραπται, συνεστὼς Ἀφροδίτῃ καὶ χειρίζων ταύτῃ τὸ χρύσεον μῆλον τῆς Ἔριδος (texte du XIIIe siècle). 199. Malalas, Chronique, XIII, 7, p. 246 : « Ce même Constantin importa en secret de Rome une statue de bois appelée Palladion et il la plaça sur le forum qu’il avait bâti, dans le soubassement de la colonne supportant sa statue ; certains habitants de Byzance affirment qu’elle se trouve là » (trad. CHEYNET, Byzance, p. 176). Procop., Goth., I, 15, 9-14 [Procope, Histoire des Goths, trad. D. Roques, Paris, 2015, p. 74] : « Selon la tradition Diomède avait partagé à Bénévent la compagnie d’Énée fils d’Anchise, quand celui-ci était venu d’Ilion et il avait donné à la cité une statue d’Athéna, conformément à la volonté de l’oracle ; c’était la statue qu’avec Ulysse il avait dérobée lorsque tous deux étaient allés en espions à Ilion, avant la prise de celle-ci par les Grecs (…) De leur côté, les Byzantins affirment que cette statue s’est vue déposée et enfouie par l’Empereur Constantin sous le forum qui porte son nom ». 200. Malalas, Chronique, XIII, 7, p. 245-246 : « il bâtit aussi un grand et très beau forum au milieu duquel il érigea une colonne admirable toute de porphyre et, à son sommet, une statue de lui- même, ornée de sept rayons sur la tête, œuvre de bronze qu’il avait apportée alors qu’elle se

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trouvait à Ilion, ville de Phrygie [sic] » (trad. CHEYNET, Byzance, p. 176) : καὶ ἐπάνω τοῦ αὐτοῦ κίονος ἑαυτῷ ἔστησεν ἀνδριάντα, ἔχοντα ἐν τῇ κεφαλῇ αὐτοῦ ἀκτῖνας ἑπτά· ὅπερ χαλκούργημα ἤγαγεν εῖς τὸ Ἴλιον ἑστηκός, πόλιν τῆς Φρυγίας. Sur cette statue de Constantin, voir en dernier lieu J. BARDILL, Constantine, Divine Emperor of the Christian Golden Age, Cambridge, 2012, p. 28-125 (chapitre 2 : « Emperors and Divine Protectors »). Disons simplement que cette statue radiée comporte un aspect solaire qui a été selon toute probabilité incorporé dans une légitimation chrétienne du pouvoir, fondée sur la lumière du Christ. Toute une littérature ancienne et moderne en a fait une statue apollinienne, alors que Constantin ne pouvait accepter à cette époque que sa personne fût directement associée à un dieu païen. 201. Sozomène, Histoire ecclésiastique, II, 3, 2-3, éd. J. Bidez, trad. A.-J. Festugière, Paris, 1983, p. 236-239 : « S’étant rendu à la plaine devant Ilion près de l’Hellespont, au-delà de la tombe d’Ajax, là où les Achéens jadis en guerre contre Troie eurent, dit-on, leur mouillage et leurs baraquements, il traça le plan de la ville, telle et aussi grande qu’elle devait être ; et il fit bâtir des portes fortifiées sur une éminence, qui se laissent voir aujourd’hui encore depuis la mer à ceux qui naviguent au long de la côte. Tandis qu’il était occupé à cet ouvrage, Dieu la nuit lui apparut et lui rendit oracle de chercher un autre lieu. Et l’ayant transporté (en songe) à Byzance de Thrace (Καὶ κινήσας αὐτὸν εἰς τὸ Βυζάντιον τῆς Θρᾴκης) sur la rive opposée à Chalcédoine de Bithynie, il lui révéla de fonder là sa ville et de lui donner son nom de Constantin ». Zos., II, 30, 1, p. 102-103 : « s’étant trouvé entre le cap Sigée de Troade et l’ancienne Ilion, il découvrit un endroit qui se prêtait à la construction d’une ville, y jeta des fondations et éleva une portion de muraille jusqu’à une certaine hauteur, que ceux qui naviguent vers l’Hellespont peuvent voir encore aujourd’hui ; mais il vint à changer d’idée, abandonna cette entreprise inachevée et se rendit à Byzance ». Selon F. PASCHOUD, in Zosime, Histoire nouvelle, p. 241, la chronologie prouverait que des travaux ne purent être entrepris du côté de Troie ; mais cet argument n’est guère convaincant car la victoire de Chrysopolis contre Licinius a eu lieu le 18 septembre 324, et le début des travaux à Constantinople, coïncidant avec la nomination de Constance II comme césar, le 8 novembre 324 : cet intervalle de un mois et demi a pu laisser le temps de bâtir des fondations, une portion de muraille ou des portes. 202. Eusèbe de Césarée, Vie de Constantin, III, 54, 2-3, éd. F. Winkelmann, trad. M.- J. Rondeau, comm. L. Pietri, Paris, 2013, p. 422-423. 203. BASSETT, p. 245-246. 204. Il., I, 29. 205. BASSETT, p. 150-151. 206. Zos., II, 31, 1, p. 103. 207. BASSETT, p. 224-227. Les serpents renvoient évidemment au Python vaincu par Apollon. Ce monument est bien connu par Hdt., IX, 81 ; Paus., X, 13, 9, rapporte qu’à son époque il ne restait déjà plus que la colonne serpentine. Avant d’être retrouvée en 1927 par les fouilles déjà évoquées à propos des bains de Zeuxippe, cette colonne a été décrite seulement par le pèlerin russe Ignace de Smolensk au XIVe siècle. 208. V. PUECH, Constantin. Le premier empereur chrétien, Paris, 2011, p. 79-110 (chapitre IV : « La légitimité chrétienne »). 209. Constantin, Discours à l’assemblée des saints, XX, 9, in Constantin, Lettres et discours, trad. P. Maraval, Paris, 2010, p. 146 : « [Virgile] appelle Achille le Sauveur qui s’élance pour la guerre de Troie et Troie l’univers tout entier. Il a en vérité combattu la puissance mauvaise ennemie, envoyé par sa propre providence et l’ordre de son Père très grand ». 210. Constantin, Discours à l’assemblée des saints, XVIII, 2, p. 139-140. 211. Cette lettre est connue par Eusèbe de Césarée, Vie de Constantin, II, 48-60, ici 50, p. 321. L’authenticité des écrits de Constantin contenus dans ce texte est maintenant reconnue, en particulier depuis les travaux de Ch. Pietri.

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212. Lactance, De la mort des persécuteurs, XI, 7. 213. A. BUSINE, Paroles d’Apollon. Pratiques et traditions oraculaires dans l’Antiquité tardive (IIe – VIe siècles), Leyde – Boston, 2005, chapitres V et VI. Le comble est atteint quand Apollon est censé annoncer lui-même la fin de son propre culte ! 214. PUECH, Constantin, p. 61-65. En 310, Constantin a eu une vision d’Apollon en Gaule. 215. Cl. LEPELLEY, « Le musée des statues divines. La volonté de sauvegarder le patrimoine artistique païen à l’époque théodosienne », Cahiers Archéologiques. Fin de l’Antiquité et Moyen Âge 42 (1994), p. 5-15. 216. Code Théodosien, XVI, 10, 8, in Code Théodosien : Les lois religieuses des empereurs romains de Constantin à Théodose II. Volume I : Code Théodosien Livre XVI, éd. Th. Mommsen, trad. J. Rougé, comm. R. Delmaire, Paris, 2005, p. 436-437. Ce texte évoque sans doute précisément le temple d’Édesse, capitale de l’Osrhoène. 217. Code Théodosien, XVI, 10, 10 (loi des trois mêmes empereurs de 391) : « que personne ne révère les statues (simulacra) façonnées de main d’homme » (p. 438-439) ; Code Théodosien, XVI, 10, 12, 2 (loi des trois mêmes empereurs de 392) : « Si quelqu’un vénérait des images (simulacra) faites de la main de l’homme, qui doivent souffrir des atteintes du temps, en leur offrant de l’encens ou si, exemple ridicule, se mettait tout d’un coup à craindre ce qu’il a lui-même fabriqué, ou couronnait un arbre de bandelettes, ou dressait un autel fait de mottes de terre et tentait d’honorer de vaines images par un présent qui, même de faible valeur, n’en serait pas moins une offense grave pour la religion, cet homme, coupable d’avoir violé la religion, sera frappé de la perte de sa demeure ou de cette propriété dans laquelle il s’est manifestement montré esclave de la superstition des gentils » (p. 444-445). 218. Voir C. MANGO, « Antique Statuary and the Byzantine Beholder », DOP 17 (1963), p. 53-75, et H. SARADI-MENDELOVICI, « Christian Attitudes toward Pagan Monuments in Late Antiquity and Their Legacy in Later Byzantine Centuries », DOP 44 (1990), p. 47-61. 219. St. GSELL, Cherchel, antique Iol-Caesarea, Alger, 1952, p. 116. 220. LEPELLEY, « Le musée », p. 11. 221. BASSETT, p. 52. 222. GSELL, Cherchel, p. 43-87 : on peut ainsi recenser les statues d’Apollon, Jupiter, Esculape, Mercure, Bacchus, Vénus, Hercule. 223. BASSETT, p. 52. 224. É. REBILLARD et Cl. SOTINEL (éd.), Les frontières du profane dans l’Antiquité tardive, Rome, 2010, p. 4. 225. Malalas, Chronique, XIII, 8, p. 247. 226. PUECH, Constantin, p. 68-69 et Cl. PARISI PRESICCE, « Konstantin als Iuppiter. Die Kolossalstatue des Kaisers aus der Basilika an der Via Sacra », in A. DEMANDT et J. ENGEMANN (éd.), Konstantin der Grosse, Mayence, 2007, p. 117-131. 227. PUECH, Constantin, p. 268. 228. P. CHUVIN, Chronique des derniers païens. La disparition du paganisme dans l’Empire romain, du règne de Constantin à celui de Justinien, Paris, 1990, p. 246-252. 229. Par exemple, la statue de Phidaleia, qui était l’épouse du héros fondateur Byzas et défendait elle-même Constantinople, protégeait une porte de la ville : à la fin du ve ou au début du VIe siècle, le fait d’enlever cette statue est réputé avoir entraîné un tremblement de terre (CHUVIN, Chronique, p. 251).

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RÉSUMÉS

Les bains de Zeuxippe furent édifiés à Constantinople à la fin du règne de Constantin, dans les années 330, au cœur du complexe formé par le palais impérial et l’hippodrome. Ils étaient décorés par soixante-dix statues de bronze représentant des personnages mythologiques, des auteurs d’œuvres de l’esprit et des hommes d’État. Cette collection fut détruite lors d’un incendie en 532, mais décrite en grec vers 500 par le poète Christodoros de Coptos. Elle exalte surtout la légende troyenne et la figure d’Apollon, conformément à la décoration générale pensée par Constantin pour la Nouvelle Rome orientale. Par la place donnée à Apollon et Poséidon surtout, mais aussi à Aphrodite et Artémis, elle s’inscrit dans la tradition des cultes de l’Acropole de l’ancienne Byzance. À cette époque, Constantin lui-même ne se sentait plus personnellement concerné par ces cultes. Pour autant, en collectionnant des statues enlevées pour certaines à des temples, il n’a pas réuni un patrimoine purement artistique. Le premier empereur chrétien a cherché à satisfaire les aspirations religieuses païennes de la majorité de la population, dans un monument étroitement associé à la fondation de Constantinople.

The Zeuxippos baths were built in Constantinople at the end of Constantine’s reign, in the 330’s, in the core of the complex formed by the imperial palace and the hippodrome. They were decorated by seventy bronze statues figuring mythological personages, authors of spirit’s works and statesmen. This collection was destroyed in 532 by fire, but described in Greek around 500 by the poet Christodoros of Coptos. It’s almost exalting the Trojan legend and the figure of Apollo, according to the general decoration conceived by Constantine for the oriental New Rom. Through the importance given at first to Apollo and Poseidon, but also to Aphrodite and Artemis, it’s continuing the tradition of the cults of the ancient ’s Acropolis. At this time, Constantine didn’t feel personally concerned in these cults. For all that, in collecting statues of which some were removed from temples, he didn’t create a pure artistic patrimony. The first Christian emperor tried to satisfy the pagan religious aspirations of the population’s majority, in a monument closely linked to the foundation of Constantinople.

INDEX

Keywords : Constantinople, Constantine, Zeuxippos baths, Christodoros of Coptos, Troy, Apollo, ancient Byzantium, pagan cults, collection, patrimony Mots-clés : Constantinople, Constantin, bains de Zeuxippe, Christodoros de Coptos, Troie, Apollon, Byzance antique, cultes païens, collection, patrimoine

AUTEUR

VINCENT PUECH Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines EA 2449 Dynamiques Patrimoniales et Culturelles (DYPAC) Institut d’Études Culturelles et Internationales [email protected]

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Le Cardinal Capella de Henry de Montherlant. Fragments d’un récit inachevé

Pierre Duroisin

1 En 2013, Anabases a publié un manuscrit de Montherlant conservé à la Bibliothèque nationale de France qu’il avait paru légitime d’intituler Jules César1. Le manuscrit qu’on présente aujourd’hui sous un titre qui va pareillement de soi : Le Cardinal Capella, appartient au même fonds.

2 Le document compte vingt feuillets, un feuillet de notes, réparties sur les deux faces d’une lettre des Éditions du Capitole datée du 27 février 19302, pour dix-neuf feuillets d’un texte à lire en trois temps : onze pages numérotées, par l’auteur, de 1 à 11, quatre pages numérotées de 1 à 4 et de nouveau quatre pages numérotées de 1 à 4, chaque section correspondant à une étape du récit. Récit hélas incomplet sans qu’on puisse dire si Montherlant s’arrêta tout net dans son effort ou si les parties manquantes se sont volatilisées. Il ne semble pas, en tout cas, que l’écrivain ait jamais fait, dans ses carnets ou ailleurs, la moindre allusion à Capella.

3 De quand date ce projet abandonné ? La réponse est a priori donnée par la lettre des Éditions du Capitole, mais nous reviendrons sur ce point après avoir lu le texte. Retenons seulement, pour l’instant, le mot « CAPELLA » qui figure en grandes capitales et au crayon gras au beau milieu de la première page de notes3.

Le texte

4 Le cardinal Capella tenait la tête baissée sur un plan de Rome et, dans un cercle de traits de plume, délimité par les sept collines, son esprit tournait comme dans une cage. Le nom de chaque quartier de la ville lui rappelait quelque chose d’infiniment particulier. Partout, partout, il y avait la demande de ce qu’il cherchait. Et la ville, étalée sur le papier, pas plus grande qu’une main, lui montait à la tête.

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5 Il releva la tête, la gravité, ou plutôt l’expression immobile et fermée de son visage l’effraya. Tout ce qu’il y avait d’accusateur dans ce visage ! – dans cette bouche pincée, qui peu à peu s’était pincée pour garder un secret dans les poches mauves sous ses yeux. On l’a dit, mais on ne le dira jamais assez : le seul secret pour garder longtemps le rose des joues et la jeunesse du sourire est de paraître ce qu’on est, de ne pas faire l’effort d’être deux. Les visages usés sont ceux des importants et des hypocrites. Le cardinal Capella était l’un et l’autre.

6 L’appréhension de ce qu’il ferait cette nuit tirait son visage, l’empêchait complètement de porter son attention sur quoi que ce soit d’autre. Ardemment, il souhaitait que Perotto lui apportât un non.

7 Sur la table, en désordre, était un monceau d’actes. Son regard tomba sur eux et il soupira. La nécessité de mener de front les affaires et les plaisirs l’épuisait. Encore, les affaires traînaient-elles depuis une semaine, il y avait là des dossiers urgents qui attendaient.

8 – Il ne viendra pas, se disait le cardinal. Peut-être qu’il n’a pas besoin d’argent en ce moment. Le diable emporte les gens qui par moments sont désintéressés ! On ne peut jamais compter sur eux. Il va inventer n’importe quelle histoire pour m’expliquer que sa démarche a échoué.

9 On frappa à la porte du vaste cabinet, et son cœur battit. Un jeune homme, de dix-sept ans environ, entra.

10 – Eh bien ? dit le cardinal.

11 – On vous attend cette nuit, à onze heures.

12 Quand, il y a une semaine, Perotto avait annoncé à son maître : « C’est une affaire arrangée », à l’instant, le cardinal s’était mis à trembler. Il tremblait, de bouleversement, tandis que Perotto lui expliquait la chose, comme lorsque, en décembre, on ouvre brusquement les vitres d’une pièce. Enfin, il avait mordu son mouchoir, de joie.

13 Un abîme s’ouvrait devant le cardinal. Cela dut se voir à l’expression de son visage, car le jeune homme dit :

14 – On dirait que vous n’êtes pas content. Moi qui attendais des éloges !

15 – Mon pauvre Perotto, tu sais comme je suis, dit le cardinal, avec une lassitude de lui- même qui se sentit dans sa voix. Toujours à aimer ce que je n’ai pas, et à ne plus aimer ce que j’ai. Mais je te félicite, au contraire. Tu as mené tout cela comme un ange.

16 – Cela m’a coûté cher, dit Perotto. J’ai été obligé d’apporter des gâteaux et du vin à la vieille et à sa cousine pour les mettre en confiance…

17 – Quelle nécessité de toujours me raconter des blagues ? dit le cardinal. Dis-moi donc simplement : « Donnez-moi de l’argent. »

18 Il ouvrit son tiroir, en tira une pièce d’or, et la tendit à Perotto, qui la prit, et l’embrassa goulûment. Le cardinal eut une espèce de rire, en voyant ce geste, rire où il y avait du dégoût et en même temps de la sympathie. Habitué tout le jour à se contrefaire, il aimait tout ce qui était l’expression naïve d’un instinct.

19 Il regardait Perotto. Il n’y avait rien à reprendre au visage de Perotto pour en faire un visage digne d’entrer dans l’immortalité. On eût dit que les ciseaux du barbier n’avaient jamais touché sa nuque, tant les cheveux s’y arrêtaient naturellement, et exactement

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de la même façon que sur le buste bronze des Grecs. La peau était dorée, sans une faille, sans un « point noir » comme il y en a quelquefois dans la jeunesse ; les dents étaient virginales et on eût dit que la brosse n’y avait jamais touché ; la bouche était un peu lourde, d’un rouge un peu sombre, de framboise4. Pour la centième fois, il reconnaissait dans l’arc des sourcils, dans la lèvre supérieure, dépassant beaucoup l’inférieure, dans le dessus des oreilles, ses propres sourcils, sa propre bouche, ses propres oreilles, à lui, cardinal Capella. « Comment personne n’a-t-il jamais remarqué que mon page me ressemble ? Tout au moins, je ne l’ai jamais entendu chuchoter. Et lui, comment ne s’en est-il pas aperçu ? »

20 – Remonte chez toi, lui dit-il, pendant que je vais m’habiller. Nous partirons dans une demi-heure.

21 Jamais le cardinal ne laissait Perotto seul dans son appartement du palais Ricardi, car Perotto y aurait volé quelque chose. Depuis sept ans que le cardinal Capella avait pris à son service ce petit apprenti forgeron, remarqué dans la rue, l’avait attaché à sa maison, puis à sa personne, Perotto avait volé pour des milliers de pièces d’or au cardinal. Il lui avait volé de l’or, des bijoux, des objets. Le cardinal, qui ne voulait pas paraître dupe, lui disait toujours quand il avait remarqué un vol. Mais il ne le renvoyait pas, parce que Perotto lui était utile, ni même ne le punissait, parce qu’on ne peut pas punir quelqu’un qui vous tient. Le cardinal excusait tout avec cette phrase : « Il faut bien qu’il ait intérêt à me servir. – D’ailleurs, si par hasard il est mon fils… »

22 Perotto parti, le cardinal entra dans sa garde-robe.

23 Après une demi-heure, il en sortit. Il était vêtu en homme de la toute petite bourgeoisie. Une courte barbe postiche encadrait son visage. Il avait sali ses mains avec de la suie.

24 Il alla à une armoire, y pris une custode, dont il sortit l’hostie, et l’enferma dans un petit sac d’étoffe, qu’il suspendit à son cou, sous son pourpoint. Le cardinal ne croyait ni à Dieu, ni au diable, ni à l’immortalité, ni seulement à l’âme. Mais quand il avait peur il croyait à n’importe quoi.

25 L’instant avant de quitter la pièce, il embrassa d’un coup d’œil son bureau, ses papiers. « Peut-être que je ne reverrai jamais tout cela », se disait-il.

26 Par un escalier dérobé, ils descendirent.

27 Quand ils furent dans la rue, selon leur coutume habituelle, le cardinal Capella marcha à une dizaine de pas derrière Perotto. Perotto, n’étant pas grimé, pouvait être reconnu, et les yeux alors se porteraient sur le compagnon du page du cardinal. Sans cesse le cardinal croisait de ravissants visages et à chaque fois, si violente était l’émotion qu’ils lui inspiraient qu’il crispait les mains, et, à voix haute, oubliant toute prudence, s’écriait : « Por dios ! Por dios ! » Comme saint François d’Assise, aux moments où il était ému, s’exprimait en français, le cardinal, sous le coup de l’émotion, reprenait d’instinct sa langue maternelle, le castillan.

28 Brusquement, devant une ravissante fille qui le croisait, et le dépassait, le cardinal pivota, fit demi-tour sur les talons, exactement comme eût pu faire une toupie, et resta figé, regardant la forme qui s’éloignait. « Me muero… disait-il, dans un souffle, me muero …5 »

29 – Giorgio ! cria Perotto.

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30 Le cardinal se retourna ; Perotto s’était arrêté et le regardait avec pitié, comme un enfant. Le cardinal fut péniblement affecté par cette familiarité. Dans leurs expéditions nocturnes, il lui avait été parfois utile, pour se camoufler mieux, de dire à Perotto de le tutoyer ; et maintenant, parfois, sans qu’il y eût nécessité, Perotto le faisait par badinage. Et le cardinal frémissait, songeant à ce qui se passerait6 si Perotto, au palais, au cours d’une cérémonie, s’oubliait et lui disait tu.

31 Maintenant, ils croisaient de moins en moins de monde ; aussi le cardinal s’était-il rapproché de Perotto, et ils marchaient côte à côte. À chaque fois qu’un homme émergeait de l’ombre, à l’improviste, tout auprès d’eux, le cardinal avait un rejet du corps en arrière, le réflexe de se mettre en garde.

32 Son regard tomba sur ses mains. Contre l’étoffe grossière qu’elles touchaient, la suie s’en était allée en partie. Il lui semblait que ses mains étaient révélatrices. Souvent il avait pensé que, dans le pire déguisement, le visage d’un homme ne trompe pas, et qu’un front habitué à la pensée, des yeux au mépris, une bouche au sceau des secrets profonds, jamais ne passeraient7 pour le visage d’un homme du peuple. Mais son visage était grimé et c’étaient ses mains qui, sales cependant, mais par leur seule forme effilée, eussent dénoncé un faux « petit bourgeois » à un œil inquisiteur8.

33 Parfois, à la dérobée, il regardait Perotto. Perotto marchait tête basse, le regard fixe, avec un visage dur, un si mauvais visage – cet enfant ! – que peu à peu le cardinal se sentait mal à l’aise. Mais ici, il faut quelques explications.

34 Quarante ans après l’époque où se passe ce récit, le chroniqueur Fiorentino écrivait, avec une force à la Tacite : « Le cardinal Capella haïssait l’univers entier. Perotto était son favori. Il le haïssait aussi. » Cela est tout à fait inexact. Le cardinal aimait Perotto. Mais comme c’était un homme emporté, il le haïssait par moments, sous le coup de la colère, quand Perotto lui tenait tête, quand il n’apportait pas toute la diligence qu’il eût pu aux singulières missions que lui confiait son maître, quand il apportait de mauvaises nouvelles, comme par exemple que telle personne faisait de la résistance, ou que de telle autre on avait perdu les traces, et qu’il ne pouvait la retrouver. Et aussi, par moments, le cardinal avait peur de Perotto. Singulier mouvement psychologique : de tout l’entourage du cardinal, celui en qui celui-ci avait le plus de confiance, c’était Perotto, qui le volait ouvertement. Il n’avait confiance ni en son honnêteté (bien entendu) ni en sa loyauté, mais il avait une sorte de confiance en son dévouement, et une confiance absolue en sa discrétion. Cet enfant de dix-sept ans était un tombeau de silence. Et cependant, nous l’avons dit, parfois il avait peur de lui. Il cachait tant qu’il pouvait cette peur, sentant bien que, si Perotto s’apercevait d’elle, elle ferait naître en lui la pensée d’actes que peut-être il n’imaginait pas. Et ainsi, cette nuit-là, voyant le visage sinistre de son page, une fois nouvelle lui apparaissait la pensée qu’il serait obligé un jour de le faire tuer et cette pensée lui fut pénible. Et il ajoutait : « Puisque moi, qui l’aime bien, j’en viens à cette pensée, lui, qui ne m’aime pas… » Son visage devint plus sombre.

35 (Il s’arrête à la taverne)9

36 Soudain une femme, avec un homme, entra et s’assit à une table.

37 Le cerne (naturel !) de ses yeux, – la rapidité de ses yeux se mouvant d’un point à l’autre, – la vivacité de sa façon de tourner les épaules, – comment elle se pliait en deux quand elle riait, – une espèce de vitalité convulsive, – comment elle s’essuyait la bouche avec un doigt, ou avec le dos de la main (Por dios !), – son impossibilité de dire un mot

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sans avoir une espèce de frémissement, – comment elle ne pouvait rire sans porter la main à ses tempes, – comment elle repoussait ses cheveux en arrière, – la façon dont elle était toujours sur le bord de l’hystérie, sans y entrer jamais, – son renfoncement léger, entre les pommettes et les oreilles, comme si la mort avait légèrement pressé le visage, entre deux doigts, – ses mains, ses mains d’obscénité et de mensonge, – comment elle appuyait les doigts sur ses paupières pour montrer qu’elle était lasse (Por dios !), – comment elle se passait la langue sur ses lèvres, et dans les coins de sa bouche, quand elle avait mangé, – comment elle se mordait la lèvre inférieure, et ainsi, dans ce tic, sa bouche lourde, où le rouge (naturel !) débordait un peu tout autour, comme si on l’avait embrassée jusqu’à la faire déteindre – ses yeux ! ses yeux ! ses yeux ! ses yeux ! – ce qu’il y avait d’effrayant en elle quand elle se mouchait, – comment elle se décoiffait, de la main, toujours un peu plus, à mesure que l’excitation du vin montait en elle.

38 Le cardinal était immobile, pétrifié, les bras écartés, tenant des deux mains, fortement, les deux bords de la table, qu’il pressait par instants convulsivement. Cette femme le poignardait, parce qu’il ne l’avait pas. Elle était la mort de ses jambes. Il ne pouvait plus bouger. Il lui semblait qu’il était Jésus Christ sur la croix. Ay, por dios ! ou Yo me muero, répétait-il de temps à autre, à haute voix. S’il avait eu entre les dents un cigare, de passion, il l’eût sectionné, coupé en deux complètement ; mais il n’y avait pas encore de cigares, ils ne devaient être inventés que deux siècles plus tard. Il n’y avait que ses mains qu’il n’aimait pas, – des mains de femme, et le cardinal Capella n’aimait que les mains de garçons.

39 Par instants le cardinal posait ses yeux sur le compagnon de la femme. Sans être à proprement parler immonde, il était ordinaire, et – du moins le cardinal le jugeait ainsi, – beaucoup moins bien que lui. La femme était amoureuse de lui, cela se voyait bien. Et malgré le regard fixe du cardinal posé sur elle, et ses Por dios à voix haute, pas une fois elle n’avait seulement rencontré son regard. « Pourquoi aime-t-elle cet homme ? se disait le prince de l’Église. Un hasard a fait cela. Un hasard eût fait que c’eût été moi. Je suis venu trop tard. » L’idée que cette femme pût désirer un autre homme que lui paraissait au cardinal Capella une chose si incroyable, si inadmissible, si contre-nature qu’elle lui apparaissait comme un jour où la lumière du soleil luirait pendant vingt- quatre heures.

40 En vain Perotto lui disait-il qu’ils allaient manquer leur rendez-vous. « Mais non, mais non », disait le cardinal, qui savait bien que tout le monde était toujours en retard. Il était stupéfié. Si son regard s’égarait sur les autres femmes, il fermait les yeux quand il les rencontrait tellement, elles lui paraissaient laides. À ses Por dios ! avait succédé une sorte d’onomatopée, ma – ma – ma – ma – ma (peut-être le début de l’interjection Madonna !) sur un ton decrescendo, qui exprimait, dans l’esprit du cardinal, tout le désespoir où il était de ne pas posséder cette femme. Maintenant il ne la regardait même plus. Il regardait fixement autre part, incapable de s’en aller, et goûtant singulièrement que ces précieux instants, qui peut-être lui faisaient manquer son rendez-vous, fussent perdus en vain, puisqu’il ne contemplait même pas, et ne répondait que par un non de la tête quand Perotto lui faisait : « Alors ? » Brusquement il s’arracha, cracha dans son verre, de dégoût, paya le gargotier, et sortit, sans avoir plus une fois regardé la belle.

41 Le cardinal et Perotto sortirent de la maison, rasant les murs. La nuit était encore toute noire. Comme pour venir Perotto marcha en avant. Sans raison, à l’instant où il allait tourner dans une ruelle, le cardinal se retourna, et il vit trois hommes, quatre peut-être

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s’arrêter devant la porte de la maison qu’il venait de quitter. Des sbires ? Des complices de la personne qu’il venait de voir, qu’elle venait de prévenir, et qui arrivaient quelques secondes trop tard ? « Cours ! » jeta-t-il à Perotto. « Pourquoi ? » dit Perotto. Il ne répondit pas et se mit à courir. Perotto courait en avant. Quand l’essoufflement arrêta le cardinal, et le supplice de ses jambes affaiblies par la volupté récente, et chancelantes sur le dur cailloutis raboteux, Perotto lui demanda encore : « Qu’y a-t-il ? » Il dit les hommes. Perotto haussa les épaules. « Vous avez peur de tout. » « Et ma peur est fondée, dit le cardinal, avec impatience. Je sais ce que tu ne sais pas. » À la vérité, il ne savait rien que ne sût Perotto, mais il se cherchait une excuse.

42 – Vous y reconnaissez-vous, maintenant ? Pouvez-vous rentrer seul ? demanda Perotto.

43 – Non, je me perdrai. Ne peux-tu m’accompagner jusqu’aux abords du palais ?

44 – C’est que moi aussi il faut que je sois rentré à huit heures. Et, auparavant, j’ai à faire.

45 – Rentre plus tard.

46 Perotto se mit à rire.

47 – Vous oubliez que c’est moi qui vous sers la messe à huit heures !

48 – Comment, c’est toi !

49 – Naturellement. C’est mon jour. Et, avant de rentrer, j’ai quelque chose à faire pour moi.

50 De nouveau une onde de défiance traversa le cardinal. Qu’avait-il à faire ? Quoi de louche ? Ah, jamais, jamais, jamais un instant paisible d’absolue sécurité.

51 – Accompagne-moi encore un peu. Jamais je ne me reconnaîtrai pour revenir.

52 Après quelques instants, Perotto s’arrêta.

53 – Il faut que je vous quitte. Prenez par ici, par là (il lui expliqua le chemin). Adieu.

54 Le cardinal marcha seul, dans la direction indiquée. Il lui semblait que, physiquement, il tenait la tête plus haute qu’en venant. La chose était passée, mise derrière soi. Il se sentait plus pur, allégé. Brusquement, dans son chemin, il ne se reconnut plus.

55 La terreur le saisit. Il se vit perdu, n’arrivant au palais que le jour levé, dans la ruelle populeuse où des gens le reconnaîtraient, s’inquiéteraient de cet homme inconnu qui avait une clef de la porte basse. Mais l’avait-il, seulement, cette clef ? Ne l’avait-il pas laissée là-bas ? Fébrilement il la tâta dans sa poche. Alors un nouveau fantôme se leva en lui. L’agonie, sur son seuil, si la clef ne prenait pas, si cela faisait comme cela avait fait à la maison.

56 Le cardinal tournait sur lui-même, à un carrefour, comme une bête dans une cage. Les ruelles étaient ouvertes de tous côtés, mais c’était comme si elles avaient été fermées. Il vit venir un homme, et pensa lui demander son chemin. Mais sitôt que l’homme fut plus rapproché, la peur fut plus forte, il se rencogna dans un renfoncement.

57 Il lui sembla que le ciel, du côté du levant, était plus clair. Elle s’ouvrait la lutte pour gagner de vitesse le jour ! Le cardinal marchait égaré, sans savoir s’il ne tournait pas le dos à son palais. Un autre homme apparut. Il eut le courage de lui demander, et repartit dans une direction nouvelle.

58 Maintenant, des passants naissaient, ouvriers remplaçant les équipes qui avaient travaillé la nuit sur le Tibre. Rome était une ville d’hommes.

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Les notes

59 Les deux pages de notes écrites à même la lettre des Éditions du Capitole du 27 février 1930 permettent, si décousues qu’elles soient, de mieux évaluer ce qui nous est parvenu du Cardinal Capella. Les voici donc dans leur intégralité10. La terreur de la maison du retour, de l’insulte ou de graffitis obscènes dessinés sur sa porte, du billet de menaces glissé jusque sous la porte de sa chambre, de la mauvaise nouvelle, qu’on lui annoncerait, de quelque chose qui s’était passé en son absence. Matin, le retour de < ces q > hommes, < prient >, yeux khol cf. Syracusaine le matin se met du carmin sur les joues, de la poudre sur les paupières et les cernes il essaya de ragaillardir son visage pr lui donner un air insouciant cf. XII. 155 vermine [au crayon] ill. esprit perdu [au crayon] toutes les fois qu’il lui indiquait des ruses, lui faisait la leçon, il se disait : » Je prépare des armes contre moi. » début : conversation importante temps infini pour faire entrer la clef dans le pêne, se disant que tout va manquer à cause de cela attendant, souhaite qu’elle ne vienne pas11 sa faim de travail tête haute boire vin la colline d’or souhaitant mort, ou la meute des gens qu’il a mis contre lui et des périls nés de ses infractions s’arrêtera contre les portes sombres du néant la peur d’arriver au jour il était purifié, – mais un acte de plus restait, ineffaçable ill. hostie après double sacrilège (il a bu) qui mit en lui une brûlure qui fut autre que celle de son âme Le cardinal voyait parfois comme une colline d’or le monceau d’or qu’il avait dépensé pour ses plaisirs (comme une colline < précieuse > sous le soleil) Il y avait des vieillards etc… Alors le cardinal était triste, songeant à quelle épreuve c’est, de devoir reconnaître que l’argent ne peut pas tout. Si on lui disait que telle personne n’était pas à Rome, il en déduisait qu’elle y était sûrement. Si tel lui écrivait : » Je vous écris au crayon, pcq. je suis au lit, malade », il pensait que ce n’était pas vrai. Perotto lui dit : » La patronne d’une de vos maisons a dit que vous aviez l’air d’un drôle de bonhomme. » Le cardinal est sombre. En vain se dit-il : « C’est ma barbe… », il se demande si ce n’est pas sa voix etc… enfin son identité même, et il est froissé. Alors il aspire vers une vie sans dessous, où on soit tjrs naturellement respectable, qu’on puisse regarder les gens en face. Mais il était trop engagé ; il n’aurait plus jamais cette vie-là, maintenant.

60 Le lecteur aura compris pourquoi il valait mieux lire les notes après le texte. Si la « conversation importante » du début, les efforts que déploie le cardinal pour se donner l’air insouciant, « la peur d’arriver au jour » se retrouvent plus ou moins dans les pages qu’on vient de lire, le maquillage du matin en revanche, la tristesse de constater que l’argent n’achète pas tout, le pli de toujours soupçonner qu’on vous ment, l’aspiration à une vie « sans dessous », etc. sont destinés à d’autres pans du récit12. Même chose avec « temps infini pour faire entrer la clef dans le pêne, se disant que tout va manquer à cause de cela », par quoi s’explique l’angoisse du retour : « L’agonie, sur son seuil, si la clef ne prenait pas, si cela faisait comme cela avait fait à la maison ». On ne sait d’ailleurs pas pourquoi le cardinal a fait halte à la taverne (parce qu’il avait la gorge

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sèche ou pour s’encanailler ?) et si on a bien compris qu’il allait à un rendez-vous amoureux (car le mal qu’il aura, au retour, à suivre Perotto n’est pas que le fait de son âge, il résulte aussi du plaisir qu’il vient de prendre), on ignore comment les choses se sont passées dans la maison où il avait son rendez-vous et quelle sera l’issue de cette équipée nocturne. Ce qui, admis qu’il s’agit d’un texte lacunaire, appelle aussi quelques remarques touchant la date de Capella.

61 S’il n’y avait que la lettre des Éditions du Capitole qu’on a citée plus haut, on dirait sans hésiter que Capella fut écrit en 1930. Sauf que les versos du texte sont tous antérieurs au 27 février 1930. Les neuf premières pages, rédigées au dos de placards de La Relève du matin ou de Pages de tendresse13, ne nous instruisent guère, mais les dix autres pages, qui furent toutes rédigées au dos de lettres se situant entre le 4 septembre 1929 et le 10 février 193014, invitent à la prudence. On a constaté que la substance des notes ne se retrouve guère dans le texte et par ailleurs on sait que Montherlant avait pour habitude de barrer les notes dont il avait fait usage, or il n’en a barré cette fois-ci aucune. Il sera donc plus sage de dire que Le Cardinal Capella se situe à cheval entre la fin 1929 et le début 1930, les notes préparant une nouvelle étape dans la composition.

La place du Cardinal Capella dans l’œuvre de Montherlant

62 Pour bien situer Le Cardinal Capella dans l’œuvre de Montherlant, il faut remonter à la mi-février 1929, quand l’écrivain quitte Alger, où il réside depuis octobre 1928, pour regagner la France via le Maroc et l’Espagne. C’est alors en effet que, s’étant arrêté trois jours à l’abbaye de Montserrat, il y « rencontre un moine qui fait tous les gestes de la foi, mais qui ne croit pas ». Or si de l’avis général, « ce moine est à l’origine du personnage de l’abbé de Pradts dans La Ville dont le prince est un enfant et dans Les Garçons15 », il pourrait avoir aussi déteint sur un cardinal qui « ne croyait ni à Dieu, ni au diable, ni à l’immortalité, ni seulement à l’âme », même si « quand il avait peur il croyait à n’importe quoi ».

63 Quoi qu’il en soit, Montherlant consacre le reste de l’année à son œuvre. La petite Infante de Castille est déjà derrière lui, dont l’achevé d’imprimer est du 31 janvier, mais il publie trois recueils de textes, Sous les drapeaux morts16, Le Génie et les fumisteries du Divin et Hispano-moresque, ainsi que L’Exil, une pièce écrite en 1914, tout en travaillant sur Moustique ou l’Hôpital, un roman qui ne parut, incomplet, qu’en 1986, sur Don Fadrique, une pièce commencée en 1928 qu’il abandonne pour de bon dans le courant de 1929, sur La Ville dont le prince est un enfant, qu’il laisse en suspens, et sur Les Garçons, la version romanesque de La Ville, dont il rédige cinquante pages, sinon plus.

64 L’année 1930, moins riche en publications (ne paraîtront que deux recueils d’essais, Pour une Vierge noire et Au petit Mutilé), ne fut pas moins féconde : Montherlant, après avoir œuvré au premier tome des Jeunes Filles17, repart le 19 septembre pour Alger, où il commence d’écrire La Rose de sable. Notre Capella s’inscrit donc dans une période de travail intense mais peu « rentable » : beaucoup d’œuvres mises en chantier et laissées en plan.

65 Que dire de ce cardinal hors du commun ?

66 S’il faut trouver un Espagnol de sa famille dans l’œuvre de Montherlant, ce n’est sûrement pas au maître de Santiago des années 1945-46 qu’on va de prime abord

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penser, ni au cardinal Cisneros des années 1957-58, non plus qu’à Celestino Marcilla, l’anarchiste républicain du Chaos et la nuit des années 1961-62. On pensera plus volontiers à Don Juan, né comme Cisneros en 195718, à cause de ses fredaines, de ses prodigalités, de son incrédulité, ou alors, pourvu qu’on quitte l’Espagne, à Sigismond Malatesta, qui avait vu le jour en 1943, ou du moins à l’Italie qui fut la sienne.

67 Car on est bien, avec ce Giorgio Capella aux nom et prénom italiens, dans l’Italie de la Renaissance, on est même à Rome, malgré ce palais Ricardi19 transplanté de Florence où vit le cardinal, et l’air qu’on y respire est un peu celui qu’on y respirait – revoilà donc l’Espagne – sous les Borgia. L’auteur de Malatesta, ne l’oublions pas, campera parmi les cardinaux entourant Paul II l’Espagnol Rodrigue Borgia, alors âgé de trente-sept ans, qui coiffera la tiare en 1492 sous le nom d’Alexandre VI. Lequel Alexandre va placer auprès de sa fille Lucrèce quand elle sera plus ou moins recluse au couvent de Saint Sixte dans l’attente d’un second mari, un camérier tout de même espagnol, un certain Pedro Calderon surnommé… Perotto. On a beaucoup rêvé autour de ce Perotto20, dont le cadavre fut retrouvé sur les rives du Tibre le 14 février 149821, et Dieu sait quel sort Montherlant réservait au page de Capella, mais il est évident que le bâtard du cardinal tire son nom de la chronique22.

68 Autre affinité entre Alexandre VI et Capella : l’hostie. Alexandre, depuis qu’un astrologue lui avait prédit qu’il échapperait à la mort aussi longtemps qu’il aurait avec lui une hostie consacrée, ne se séparait plus, dit-on, de son « talisman ». Gobineau s’en était souvenu dans ses Scènes historiques, qui venaient d’être rééditées en 192923, et il n’est pas impossible que Montherlant en ait parlé avec son ami Faure-Biguet, celui-là même qui avait publié en 1925 un Montherlant homme de la Renaissance, qui publiera en 1941 Les Enfances de Montherlant et qui achevait un Gobineau dont Montherlant rendra compte, avec chaleur, dans Les Nouvelles littéraires du 6 septembre 1930 24. L’hostie de Capella en tout cas, d’où qu’elle vienne, est un souvenir de celle du pape Borgia25.

69 Cardinal dans la meilleure tradition des prélats de la Renaissance italienne, Capella est aussi parent de ces deux « chasseurs » à qui Montherlant donnera bientôt le jour, à savoir le Costa des Jeunes Filles26 et le Guiscart de La Rose de sable. S’il n’est question pour Costa que d’un unique bâtard27, Guiscart ne compte pas moins de quatre « foyers » autour de la Méditerranée, et « il y avait eu une période de sa vie où il nageait parmi ses bâtards comme Tibère parmi ses pisciculi28 ». En quoi du reste il annonce Don Juan, qui parlera de son « peuple » de bâtards et de bâtardes29.

70 Autre point commun entre Capella et nos trois libertins, la prodigalité quand il s’agit d’assouvir ses plaisirs et de régaler ses proies, et c’est le traqueur des Jeunes Filles, cette fois-ci, qui s’apparente le plus au prélat. Déclarant à sa maîtresse : « Quand je serai vieux et misérable […], je rêve que tout l’argent que j’aurai dépensé pour les êtres que j’aimais se reconstituera quelque part, sous une forme tangible, et que je m’en irai content de ce que j’ai fait, les yeux fixés sur cette montagne d’or, – d’un or que, sans vouloir vous choquer, j’appellerai l’or du rein30 », Costa n’est pas loin de Capella qui « voyait parfois comme une colline d’or le monceau d’or qu’il avait dépensé pour ses plaisirs ».

71 Autre trait encore par quoi Giorgio Capella se rapproche de ses compères, il préfère ses passions à sa tranquillité. Quand pour les assouvir il se lance dans de périlleuses expéditions nocturnes, il annonce Don Juan revenant à Séville où ses « caracoles » lui « ont créé mille ennemis31 ».

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72 Il s’éloigne, en revanche, de Don Juan quand il se vêt « en homme de la toute petite bourgeoisie », s’arrange une barbe postiche, se salit les mains de suie, son but n’étant pas de camoufler son âge comme prétend le faire Don Juan lorsqu’il rabat un masque d’étoffe sur son visage32, mais de s’assurer l’anonymat, et c’est alors le libertin de La Rose de sable qui se profile derrière notre Capella – sinon, à y bien réfléchir, cet abbé de Pradts de La Ville et des Garçons qu’on a évoqué plus haut.

73 Collaborateur zélé de la revue Dieu vivant, de Pradts est le parfait hypocrite à la conscience tranquille : « Il n’était pas sincère. Mais pourquoi aurait-il fallu être sincère ? […] Qui ne portait pas de masque, hormis les simples d’esprit ? Il était comme les autres. Et sans faire de mal à quiconque33 ». Entre Capella et de Pradts, il y a plus que des nuances, mais le « péché », tout bien considéré, n’est pas moins grave chez l’abbé que chez le cardinal, la différence tenant d’abord à ceci que l’un porte son masque – rien moins qu’une soutane – avec une parfaite assurance, quand l’autre craint à chaque instant de se trahir34.

74 On ne peut d’ailleurs pas s’empêcher, quand on est dans ces registres, de penser à Montherlant lui-même, qui, par jeu, s’affuble, au carnaval de Binche de 1938, d’une « tête de taureau en carton35 », qui, plus gravement, se fait photographier avec, devant son visage, « le masque de Conflans », cette visière de casque d’officier romain qu’il avait prévu d’emporter dans la tombe (ce qui ne fut pas)36, mais qui, par ailleurs, voyage volontiers sous son patronyme, M. Millon, et pousse un cri d’allégresse qui n’est pas qu’une boutade lorsqu’il découvre, par un beau jour de 1937, qu’un journal a mis son nom sous une photo qui n’est pas la sienne : « Inondation de possibles ! Combien de tromperies en perspective ! Sancta securitas !37 »

75 Guiscart, qui se fait appeler Destouches38 et chez qui la peur d’être reconnu tourne à l’obsession, va plus loin. Quand on fait sa connaissance, il a le bras gauche en écharpe pour une blessure feinte et se dissimule derrière un journal afin d’échapper aux regards d’un passant, non sans prétendre, dans l’instant même où il admet qu’il a pâli, qu’il n’a pas peur. Mieux, on le voit peu après qui « détache d’un complet neuf ces damnées petites étiquettes de toile où les tailleurs inscrivent à l’encre votre nom, et qui sont si propres à vous trahir dans les circonstances délicates »39.

76 Toutes ces précautions, on l’a bien vu avec Capella, ne protègent pas ipso facto de la peur. Or avec la peur, on change de registre ; on passe du ridicule au tragique. Si les ruses de Guiscart font sourire, parce que l’auteur de La Rose de sable les a traitées sur le mode de la caricature, Capella étreint par la peur se hisse au niveau de ce Celestino Marcilla, pathétique héros du Chaos et la nuit, qu’on ne pensait pas, de prime abord, rapprocher du veule Capella.

77 Anarchiste vivant en exil à Paris depuis dix-huit ans, Celestino vient d’hériter de sa sœur, restée à Madrid. La question est de savoir s’il n’est pas dangereux pour lui de rentrer dans une Espagne toujours franquiste, et dès cet instant la peur, une certaine peur, s’empare de Celestino. Cet homme de soixante-sept ans qui s’amuse à « toréer » les automobiles en plein Paris, était celui, nous dit le narrateur, « qui dans le même temps avait si peur, et surtout allait avoir si peur, d’aller à Madrid40 ». La gare d’Austerlitz sera pour lui » la gare de la mort » et sa patrie d’origine, « le pays de la peur », de « la pâle peur, aussi subite et brutale qu’une crise cardiaque ou une attaque d’épilepsie41 ».

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78 Tout est réglé en un tournemain ou presque, il aura bientôt quitté Madrid, mais rien n’y fait : « La peur d’être arrêté, la peur moins de la mort que de l’avant-mort et des conditions matérielles qui l’accompagneraient, […], la conscience qu’il était déjà à demi mort puisque la réalité ne parvenait plus à l’accrocher […] le menaient à un point d’angoisse où ses jambes flageolaient presque sous lui42 », comme sous Capella quand il est « sur le dur cailloutis raboteux » du retour.

79 La peur de Celestino était justifiée, puisque la police qui découvre son corps sans vie dans sa chambre d’hôtel venait en fait pour l’arrêter, mais qu’il s’agisse de Celestino, dont nul ne songerait à se moquer, ou de tout autre, brave homme ou franc scélérat, on en retient qu’aux yeux de Montherlant, la peur n’a pas besoin d’excuses pour être excusée. Quand à l’époque du Treizième César il évoquera « l’épouvante de Néron et sa fuite hagarde », il n’aura de mots que charitables : « L’homme que nous avons vu une fois épouvanté doit nous devenir sacré, que son épouvante ait été justifiée ou non ; sa crise d’épouvante a pour moi le même caractère semi-religieux qu’avait pour les Latins le morbus sacer, l’épilepsie43. »

80 L’image du prince épouvanté vient à propos nous rappeler que la « virée » nocturne de Capella tient plus ou moins des incartades que Suétone – dont il est inutile de rappeler qu’il fut très tôt parmi les livres de chevet de Montherlant44 – a mises sur le compte de Néron ou de Caligula : Néron « attrapant, la nuit venue, un bonnet ou une casquette pour aller dans les cabarets et traîner dans tous les quartiers de la ville en faisant mille folies45 », Caligula « courant la nuit à la débauche et à l’adultère coiffé d’une perruque et vêtu d’un long manteau46 ». On sait bien qu’il n’est question dans Le Cardinal Capella que de Tacite, et par le biais d’un chroniqueur imaginaire47, mais comment se soustraire à Suétone quand on a lu ce qu’on vient de lire du Néron fugitif dans Le Treizième César et qu’on revoit Capella, hagard lui aussi dans la Rome du petit matin ? Le proprium quid du cardinal Capella, et qui donne le ton au récit, ce n’est pas tant qu’il ait des maîtresses ou s’encanaille dans les tavernes, c’est la peur : peur d’être démasqué par le premier venu, peur d’être trahi par ce fils dont il a fait son page et son plus sûr complice, peur de tomber dans un traquenard, peur des mauvaises nouvelles, une véritable « agonie » prompte à faire d’un mécréant le plus crédule des hommes48. Montherlant a publié en 1952 un recueil de textes sur la tauromachie qu’il a intitulé Le Plaisir et la peur49 ; c’est le sujet même du Cardinal Capella.

NOTES

1. Voir « Le Jules César de Montherlant : dialogue avec une ombre » dans Anabases, 18 (2013), p. 131-174. Comme pour Jules César, c’est grâce à M. Jean-Claude Barat, l’ayant droit de Montherlant, que j’ai pu lire Le Cardinal Capella dans les meilleures conditions. Je veux aussi dire ma reconnaissance à M. Guillaume Fau, responsable du fonds Montherlant au département Manuscrits de la BnF, qui a répondu à tous mes appels avec un rare empressement, au service de reproductions de la BnF pour la qualité de son travail et, plus encore, à la revue Anabases pour l’accueil qu’elle réserve à mes travaux sur Montherlant.

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2. La lettre, adressée à « Monsieur H. de Montherland (sic) 41 rue de Bourgogne », reprend les deux versements, de 4000 et de 3000 frs, qui lui ont été faits en 1929 pour Sous les drapeaux morts. La date n’est pas d’une clarté absolue, le 2 dactylographié du 27 surchargeant on ne sait trop quoi, mais il s’agit à coup sûr d’une date à deux chiffres. 3. Le document, que la BnF a sobrement intitulé Capella, n’est pas encore folioté. Il porte les références « NAF 28165, boîte 16 (Varia) : Textes des années 1929-1930 ». 4. Le portrait de Perotto fut ajouté dans la marge. 5. Le manuscrit, ici comme plus loin, donne à lire Me muere, qui doit se corriger en Me muero. 6. Le « passait » du manuscrit est sans doute une coquille. 7. Le manuscrit donne à lire « passerait ». 8. Tout ce paragraphe est sur un béquet. 9. Ajouté au crayon. 10. Quelques mots d’une lecture incertaine seront entre chevrons. On rappelle que c’est en travers de la première page de notes que Montherlant a écrit en grand « CAPELLA ». Il a aussi écrit dans le coin supérieur gauche de cette page le mot « divers » souligné trois fois. 11. Entre cette note et la suivante, Montherlant a écrit un « T.S.V.P. » par lequel il signale, semble-t-il, à sa propre attention les deux fragments plus élaborés qu’il a rédigés au recto de la lettre. 12. Si la référence « cf. XII. 155 » reste un mystère, la notation « cf. Syracusaine » est moins étrange qu’il ne paraît, dont le point de départ est un « modèle » que Montherlant connut en 1913 quand, à l’insu de ses parents, il loua une chambre d’hôtel au 43 de la rue Vavin pour y recevoir lesdits modèles. Non seulement la Syracusaine a laissé de nombreuses traces dans l’œuvre, dans Le Démon du bien notamment (voir le vol. Romans 1 de la Bibl. de la Pléiade, p. 1304, R1 désormais), mais il ressort clairement de certains feuillets du fonds Montherlant du Musée Richard Anacréon de Granville que Montherlant avait envisagé, peu après 1925, d’écrire un roman ou un récit intitulé La Syracusaine. Quand on se rappelle l’épisode de la taverne dans Le Cardinal Capella, on est moins étonné de cette allusion à la Syracusaine. 13. On lit « La Relève Placard 16 » au dos de la p. 3 du texte et « Pages Placard 12 » au dos de la p. 9. Les pages 3, 4 et 5 pourraient correspondre à l’édition Spes de La Relève, dont l’achevé d’imprimer est du 31 décembre 1928. Pour les pages 1, 2, 6, 7, 8 et 9, en revanche, il n’y a pas à hésiter ; elles correspondent aux pages 76-77, 78-79, 102-103, 96 à 98, 98 à 101 et 93 à 96 de Pages de tendresse, une espèce d’anthologie que Montherlant fit paraître chez Grasset en 1928 pour corriger l’image qu’avait de lui le public. 14. En voici le détail. Trois courriers envoyés par L’Argus de la Presse les 13 et 17 décembre 1929 et le 3 janvier 1930 ont servi pour la page 11 de la première partie ainsi que pour les pages 1 et 2 de la troisième partie. La page 1 de la seconde partie est au dos d’une lettre de Grasset du 14 janvier 1930 avisant Montherlant que l’éditeur a déclaré au contrôleur des contributions lui avoir versé la somme de 58.934,35 frs pour l’année 1929. Une lettre du 4 septembre 1929, signée d’Harold J. Salemson, directeur de Tambour, a servi pour la page 2 de la seconde partie. La page 3 de cette même seconde partie est au dos d’une lettre du 4 septembre 1929 par laquelle l’éditeur Insel-Verlag de Leipzig annonce à l’écrivain l’envoi de deux exemplaires de l’édition allemande des Bestiaires. La page 4 enfin est au dos d’une lettre du 12 janvier 1930 où le directeur des Cahiers idéalistes, Édouard Dujardin, annonce à Montherlant son intention de traiter, dans une série de conférences qu’il donnera dans plusieurs villes d’Allemagne et sous la forme d’articles qui paraîtront dans des journaux de Berlin et de Munich, d’un sujet qui divise les écrivains allemands et français : « Tendances de la jeune littérature française relativement aux questions qui se posent entre la France et l’Allemagne ». Dujardin demande à l’écrivain de « formuler, aussi brièvement que possible, [ses] vues sur la question » et de lui indiquer, parmi ses écrits, les pages qui lui semblent le mieux illustrer son point de vue. Un embryon de réponse fut d’ailleurs griffonné sur la lettre même de l’expéditeur : « Devant l’opinion française on met, avec assez

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d’insistance, l’accent sur le mot “rapprochement”, pour qu’il n’y ait pas un devoir à le mettre aussi, un peu plus, sur le mot “prudence” ». On sait déjà que deux courriers de L’Argus ont servi pour les pages 1 et 2 de la troisième partie ; reste, pour les pages 3 et 4, un long courrier de Paul Vanderborght, directeur de la revue belge La Lanterne sourde, daté du 9 février 1930. Et si on a réservé pour la fin la page 10 de la première partie, rédigée au dos d’une facture (4.300 frs) envoyée par Carette, tailleur de luxe du boulevard Haussmann, c’est que ladite facture porte la date du 10 février 1930, qui est donc la plus récente pour ce qui est du texte. 15. On a repris la formulation de la « Chronologie » mise en tête du vol. Romans II de la Bibl. de la Pléiade (R2 désormais), p. L, mais il faudrait la nuancer. Que ce soit dans la version définitive de Trois Jours au Montserrat (R1, p. 389-390) ou dans sa forme primitive (Pour une Vierge noire, dans le recueil du même nom paru en 1930 aux Éditions du Cadran, p. 39, voire dans l’extrait qu’il en publia sous le titre « Trois Jours au Montserrat » dans Les Nouvelles littéraires du 3 mai 1930, p. 9), Montherlant distingue le Père Abbé de l’abbaye, de qui on lui dit : « […] croit-il : 1° à l’âme ; 2° à Dieu ; 3° à la divinité de Jésus-Christ ? », du « Père Abbé de tel monastère (non espagnol) » dont on lui rapporte qu’il « est présumé n’avoir pas la foi ». 16. Rappelons-nous la lettre des Éditions du Capitole. 17. Qui ne sera cependant publié, après remaniement, qu’en 1936. Qu’on y ajoute foi ou non, c’est un fait que l’édition originale des Jeunes Filles est datée « Alger, 1930 » et que l’Avertissement commence par les mots « Ce roman a été écrit en 1930 ». 18. Voir la postface du Cardinal d’Espagne aux p. 1171-1173 dans le vol. Théâtre de la Bibl. de la Pléiade. 19. La graphie Ricardi avec un « c » fut autrefois en usage. 20. Peroso chez Michelet. 21. Il aurait été le père de l’enfant que Lucrèce mit au monde un mois plus tard, l’Infans Romanus que par deux bulles successives Alexandre VI reconnut d’abord comme le sien, puis comme celui de son fils César. Ferdinand Gregorovius, l’auteur d’un Lucrèce Borgia resté fameux qui parut en 1876, chez Sandoz et Fischbacher, dans la traduction de Paul Regnaud, ne va pas jusque là, mais il impute l’assassinat de Perotto à César Borgia et cite le Journal de l’ambassadeur de Venise, Polo… Capello, où on lit que César poignarda le camérier « sous le manteau du pape » (p. 239 et 326 respectivement). 22. Les lecteurs de Thrasylle, roman de jeunesse de Montherlant (il se situe entre fin 1912 et 1915), se rappellent que Thrasylle fut un temps apprenti forgeron, comme ici Perotto. 23. « Son hostie ! son hostie ! Depuis qu’on lui a assuré que, tant qu’il l’aurait sur lui, il ne pouvait lui arriver malheur, s’il la perd de vue, il devient fou », s’écrie dans les instants qui précèdent la mort d’Alexandre le valet Caraffa que son maître a chargé d’aller chercher de toute urgence la boîte où il serre cette hostie et qu’il a par mégarde oubliée (voir La Renaissance Scènes historiques, Nouvelle édition, Plon, 1929, p. 273). 24. L’article, qu’on lit en page 1, s’intitule « Sur une vie de Gobineau. De l’esprit lyrique à l’esprit critique ». 25. En 1929 avait aussi paru chez Payot l’ouvrage de Giuseppe Portigliotti, Les Borgia, dans la traduction française de Fernand Hayward, et Perotto y est plusieurs fois cité, ainsi d’ailleurs que le saint François Borgia dont parle Montherlant dans La grande Tentation (p. 623 dans le vol. Essais de la Bibl. de la Pléiade, E désormais). Il est aussi question dans La grande Tentation du film Lucrezia Borgia (et non César Borgia) tourné en 1922 par l’Allemand Richard Oswald, avec Conrad Veidt dans le rôle de César, autre indice de l’intérêt que Montherlant a porté aux Borgia (E, p. 622). On relève enfin dans la version définitive de Trois Jours au Montserrat, sinon dans les versions de 1930, un ironique « Cette famille Borgia savait bien faire les choses », pour commenter l’institution de l’Angélus, ou du moins du triple Angélus, par Calixte III, oncle maternel d’Alexandre VI (E, p. 389), et ce mot du héros des Jeunes Filles sur « le Borgia Alexandre VI, un

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peu personnel pour les mœurs, mais qui sur la doctrine n'avait jamais fléchi d'un pouce » (R1, p. 1270). 26. Si on admet que Les Jeunes Filles furent commencées dès 1930, le héros devait alors porter le nom qu’il portera lors de la parution des Jeunes Filles. 27. Prénommé Philippe et surnommé Brunet, il apparaît à la p. 134 de l’éd. originale des Jeunes Filles (R1, p. 989). 28. R2, p. 148. 29. Voir La Mort qui fait le trottoir (Don Juan), III, I. 30. Pitié pour les femmes, p. 172 de l’éd. originale (R1, p. 1165-1166). 31. En I, I. 32. Et dont le seul effet est d’effrayer la jeune fille qu’il convoite (en I, II). 33. Les Garçons, R2, p. 588. Faut-il rappeler que le mot hypocrite, en grec, désigne l’acteur et que l’acteur porte un masque ? 34. Il vaut la peine de préciser que, près de mourir, l’abbé de Pradts des Garçons devient « tout de bon l’homme de foi qu’il était censé être » (R2, p. 836). Montherlant, énumérant les trois raisons qui le poussent à « se convertir », est d’ailleurs revenu sur « la double et la triple duplicité de l’abbé de Pradts, qui feignait d’être gouvernemental et était conservateur, qui feignait d’être droit avec les jeunes et était avec eux un peu de biais, qui était ministre de Dieu et ne croyait pas en Dieu », non sans se demander si « par l’excitation d’esprit, l’intelligence, la vigilance, l’amusement qu’elle donne », la duplicité ne serait pas « en fin de compte plus ou moins garantie de jeunesse prolongée » (R2, p. 835). 35. La Marée du soir, Paris, Gallimard, 1972, p. 11. 36. Voir, sur le site de l’Ina.fr, l’interview que Montherlant accorda le 9 février 1954 à Pierre Desgraupes pour son émission Lectures pour tous. 37. E, p. 1218. Le conseil d’autarcie que donnait Montherlant en 1934 : « Vis seul, tu donneras moins de prise qu’entouré d’une garde du corps ; moins de prise qu’entouré d’amis » (E, p. 1129), est aussi un conseil de prudence. 38. Inspiré du nom de la grand-mère paternelle de Montherlant : Marie Bessirard de La Touche (1843-1870). 39. La Rose de sable, R2, p. 11, 13, 20 et 26 respectivement. Et puisqu’on est dans les déguisements, on ne peut passer sous silence ce Don Fadrique que Montherlant avait créé en 1928 pour l’abandonner en 1929, assurément pas le Fadrique que tout le monde connaît par le court dialogue repris dans Service inutile en appendice à La grande Tentation, mais celui qu’on découvre, après Capella, dans le même dossier NAF 28165, boîte 16 (Varia) : Textes des années 1929-1930, et pour lequel, d’ores et déjà, on prend date avec le lecteur. Fadrique, dans ce manuscrit, se déguise à deux reprises : une première fois en bourgeois pour se faire accepter au monastère où il veut entrer incognito (et quand son intendant lui a demandé pourquoi il agissait de la sorte, il a répondu : « J’aime me sentir inconnu et libre »), une seconde fois en paysan, par simple nécessité, quand il a jeté son froc aux orties. 40. Le Chaos et la nuit, R2, p. 948. 41. Ibid., p. 972 et 973 respectivement. Louis Baladier a bien mis en évidence cette peur de Celestino dans « Le Chaos et la nuit : une poétique originale » (dans Actualité(s) de Montherlant, Babel, Université du Sud Toulon-Var, 27-2013, p. 211-223). 42. Ibid., p. 1010-1011. 43. Le Treizième César, Paris, Gallimard, 1970, p. 158-159, et aussi, presque dans les mêmes termes, dans une note de Tous Feux éteints, Paris, Gallimard, 1975, p. 165. Par ailleurs, on vient de voir que dans Le Chaos et la nuit, « la pâle peur » est rapprochée, par sa soudaineté et sa brutalité, d’une attaque d’épilepsie. 44. Le pisciculi de La Rose de sable nous l’a rappelé, qui vient de la Vie de Tibère (XLIV, 1).

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45. Un jour que Néron avait serré de près la femme d’un sénateur, celui-ci, ajoute Suétone, réagit si vigoureusement que le prince faillit y laisser la vie, de sorte que depuis ce moment-là il se faisait suivre discrètement par des gardes du corps (Nero, XXVI, 1-4). 46. Cal., XI, 1. 47. Il n’y eut pas, qu’on sache, de chroniqueur appelé Fiorentino. On connaît le poète Giovanni Fiorentino, mais qui vécut au XIVe s. 48. « Quand il avait peur il croyait à n’importe quoi ». On a vu que l’abbé de Pradts des Garçons trouve ou retrouve la foi avant de mourir ; on aurait aimé savoir ce que Montherlant pensait faire de sa note « hostie après double sacrilège (il a bu) qui mit en lui une brûlure qui fut autre que celle de son âme », et dans quelles dispositions Capella serait mort, s’il devait mourir. 49. Tiré à 150 exemplaires seulement et sans nom de lieu ni d’éditeur.

RÉSUMÉS

Comme le manuscrit de Jules César qui fut présenté dans le n° 18 d’Anabases, celui du Cardinal Capella appartient au fonds Montherlant de la Bibliothèque nationale de France. Mais là s’arrête la ressemblance : Jules César est un dialogue datant de 1921 qui fut mené à son terme, alors que Le Cardinal Capella est un récit des années 1929-1930 et inachevé. Par ailleurs, le personnage de Jules César est partout dans l’œuvre de Montherlant, alors que Capella n’y est nulle part cité. Le sujet enfin est différent : la dimension politique qu’on avait dans le dialogue de 1921 est totalement absente du récit de 29-30. Capella est un prélat athée de la Renaissance italienne (il y a en cet Espagnol quelque chose des Borgia) dont le premier souci est la quête du plaisir, mais qui vit dans la peur, peur d’être démasqué, d’être trahi, d’être égorgé. L’expédition nocturne où l’a lancé son créateur fait un peu penser à celles que Suétone impute à Néron, ou à Caligula, mais le personnage est plus complexe qu’il n’y paraît, et s’il annonce par certains côtés le Costals des Jeunes Filles, le Guiscart de La Rose de sable ou le Don Juan de La Mort qui fait le trottoir, il est aussi parent, pour de plus hautes raisons, de l’abbé de Pradts de La Ville dont le prince est un enfant et des Garçons, voire du Celestino du Chaos et la nuit.

Like the manuscript of Jules César presented in Anabases 18, Le Cardinal Capella belongs to the Montherlant collection of the Bibliothèque nationale de France. But there stops the likeness: Jules César is a 1921 dialogue, which was achieved, whereas Le Cardinal Capella is a 1929-1930 story, which was not completed. Moreover the character of Jules César is to be found everywhere in the work of Montherlant, whereas Capella is not quoted anywhere. The subject at last is different: the political dimension of the 1921 dialogue is quite missing in the 29-30 story. Capella is an atheistic prelate of the Italian Renaissance (this Spaniard has some feature with the Borgias) whose first worry is the quest of pleasure, but who lives in fear, fear to be unmasked, to be betrayed, to be cut the throat. The night expedition where his creator launched him makes think of those Suetonius attributes to Nero, or to Caligula, but the character is more complex than it seems. It announces in some ways the Costals of Les Jeunes Filles, the Guiscart of La Rose de sable or the Don Juan of La Mort qui fait le trottoir, but it is also related, for higher reasons, to the de Pradts of La Ville dont le prince est un enfant and of Les Garçons, indeed to the Celestino of Le Chaos et la nuit.

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INDEX

Mots-clés : Montherlant, Le Cardinal Capella, Renaissance italienne, Alexandre VI Borgia, plaisir et peur Keywords : Montherlant, Le Cardinal Capella, Italian Renaissance, Alexander VI Borgia, leasure and fear

AUTEUR

PIERRE DUROISIN [email protected]

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L’énigme de Delphes : Vassilis Alexakis lecteur de Plutarque

Alain Ballabriga

1 Né en 1943 à Athènes, Vassilis Alexakis s’installe à Paris en 1968 après le coup d’État des colonels en Grèce et se fait connaître comme dessinateur humoristique et chroniqueur pour le compte de plusieurs journaux et chaînes de radio. Il est aussi un romancier qui, après avoir d’abord écrit en français, décide de se remettre au grec en se replongeant dans les grands romanciers grecs qui ont marqué les années 60 du XXe siècle tels que Stratis Tsirkas et Kostas Tachtsis1. Il devient ainsi, à partir de 1980, un écrivain bilingue dont les romans paraissent désormais à la fois en grec et en français2.

2 C’est le cas en 1995 pour son roman La langue maternelle, couronné par le prix Médicis, ce qui marque une étape importante dans la reconnaissance de l’auteur. Dans ce roman, le narrateur, nommé Pavlos Nikolaïdis, apparaît comme un double de l’auteur : sans être écrivain, c’est un Grec vivant à Paris, auteur de dessins humoristiques et à cheval entre deux langues et deux cultures3. Son récit, à l’occasion d’un séjour en Grèce, déploie de multiples chaînes narratives entrelacées, qui sont reprises tout au long d’un roman d’une écriture simple mais dont la structure savante ne se découvre qu’à une deuxième lecture voire lors d’une étude de l’œuvre.

3 La chaîne narrative principale relate les étapes d’une enquête menée par le narrateur à propos d’une énigme de Delphes : que signifiait la lettre epsilon figurant à l’entrée du temple d’Apollon à Delphes ?4 À l’occasion d’un entretien, l’auteur qualifie cette enquête d’ « un peu universitaire »5. L’auteur s’est en effet livré, on va le voir au cours de cette étude, a des recherches érudites, dignes d’un helléniste, sur l’epsilon de Delphes. Mais le narrateur étant présenté comme un profane en matière d’études grecques, le savoir acquis par l’auteur est dispensé au narrateur grâce à une série d’interlocuteurs compétents. Ces interventions savantes prennent place dans un contexte plus général qui permet à l’auteur/narrateur de donner son sentiment sur les rapports de la Grèce moderne à la langue et à la culture de la Grèce ancienne. C’est pourquoi, avant d’en venir au détail de l’enquête, il m’a paru utile de traiter assez rapidement de deux questions connexes, à savoir le rapport du narrateur d’une part au

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grec ancien, d’autre part à la culture antique vue à travers une tragédie classique dont la représentation peut être confrontée à un spectacle de « revue ».

Le narrateur et le grec ancien

4 Avant de commencer ses recherches sur l’epsilon de Delphes, le narrateur se demande : « Pourquoi ai-je commencé à m’intéresser à l’epsilon, moi qui n’ai jamais étudié sérieusement la langue ancienne ? » (p. 50)6. Et plus bas, après une évocation, remplie de traits satiriques, d’une réunion littéraire et mondaine dans une librairie d’Athènes7, il énumère les noms de rue antiques du quartier Colonaki pour conclure : « Colonaki me rappelle l’étendue de mon ignorance, me montre ses véritables dimensions, me tire par l’oreille comme le faisaient les plus sévères de mes enseignants qui étaient, en général, des professeurs de grec ancien » (p. 109).

5 Suivent plusieurs pages de réflexions sur les rapports du narrateur au grec ancien (p. 110-116). À l’école, les cours de grec ancien étaient mornes et ennuyeux. Par réaction, les élèves se défoulaient en ayant recours à la dérision. Circulait ainsi en cachette une version pornographique de l’Iliade sur laquelle le narrateur revient plus loin (p. 210). Par exemple, à propos du cheval de bois, on pouvait lire : « Dans le creux de son ventre les Grecs s’étant mis Par le trou de son cul observaient l’ennemi ».

6 Ce qui donne en grec : Μέσα στην κούφια του κοιλιά κρυφτήκανε μ΄ελπίδα Και κόβανε την κίνηση απ΄την κωλοτρυπίδα8. 7 À la suite de cette évocation parodique, le narrateur confesse : « L’Iliade et l’Odyssée ne nous intéressaient que sous forme de bandes dessinées ou de films. Je me souviens parfaitement de Kirk Douglas dans le rôle d’Ulysse. Je n’ai lu l’Odyssée que longtemps après avoir quitté l’école, alors que j’étais en train de perdre le souvenir de cette époque, dans une édition française de poche » (p. 110).

8 Mais, tout à son projet d’enquête sur l’epsilon de Delphes, le narrateur se décide à compléter ses lacunes en matière de littérature antique. Il achète une édition de l’Iliade en grec ancien avec sa traduction en grec moderne : « J’ai ouvert l’Iliade. Je n’avais pas vu le texte original depuis l’école. J’ai lu deux vers et je me suis aussitôt reporté à la traduction sur la page de gauche. J’ai lu encore un vers et sa traduction. J’ai continué ainsi pendant un moment : mon regard allait d’une page à l’autre comme si je suivais un match de tennis. J’ai dû reconnaître que l’original demeurait aussi hermétique pour moi qu’il l’était au lycée » (p. 113-114).

9 Cette tentative amène le narrateur à se souvenir de l’enseignement du grec ancien en Grèce dans les années 1950. En classe les élèves déchiffraient péniblement quelques passages d’auteurs anciens dont ils faisaient une analyse grammaticale. On ne lisait pas les œuvres en traduction, ce qui aurait été la seule manière d’en prendre une vue d’ensemble. En fait les jeunes Français qui, comme moi et certains de mes lecteurs, faisaient leurs humanités dans les années 1960, ont connu le même genre d’enseignement grammatical traditionnel. En Grèce s’y ajoutait l’illusion d’une continuité de la langue. Mais, même avec une pédagogie plus adaptée et efficace, l’étude du dialecte homérique reste une entreprise malaisée et de longue haleine, car il s’agit d’une langue poétique archaïque, très différente de la prose classique. La poésie

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homérique était déjà d’accès difficile pour les étudiants à l’époque de Plutarque par exemple, car ils étaient dans la situation de l’étudiant de nos jours face à des écrits vieux de plusieurs siècles.

10 On peut lire néanmoins des réflexions d’une autre portée plus loin dans le roman lorsque le narrateur est conduit à reprendre sa lecture de l’lliade : « J’ai tout de même trouvé ici ou là des termes que nous utilisons toujours dans le langage courant. J’ai éprouvé une sorte de respect pour ces mots qui, après avoir traversé tant de siècles, continuent à être disponibles et sont prêts à se lancer dans de nouvelles aventures » (p. 209). Certains de ces mots, qu’il énumère, sont aussi passés dans les langues européennes. Ces réflexions sérieuses se terminent par une pointe satirique comme souvent dans ce roman : « Apatè, l’escroquerie, qui réapparaît sans cesse à la une des journaux, se trouve déjà dans l’Iliade » (p. 210). Effectivement le lecteur grec se trouve, face au grec ancien, dans une situation tout à fait spécifique faite d’un curieux mélange de familiarité et d’incompréhension, situation que peut apprécier l’helléniste non- hellène connaissant aussi le néo-grec. C’est un peu le sentiment que peut procurer La chanson de Roland à un lecteur francophone mais peu versé en ancien français.

Récit de deux spectacles : une tragédie classique et une revue satirique

11 À l’occasion d’une manifestation culturelle, le narrateur, faisant entrer en scène une ministre de la culture, ex-comédienne, nommée Amalia Stathopoulou – transposition romanesque de Melina Mercouri, dont un des prénoms était aussi Amalia – rappelle son interprétation d’Électre au théâtre d’Épidaure dans les années 1950. Il s’agit de l’Électre de Sophocle et de la scène où Électre, reconnaissant enfin son frère Oreste, s’exclame en grec moderne : « Φωνούλα μου, ήρθες ; », ce que la version française rend par : « Voix tant attendue, tu es donc arrivée ? » La comédienne, future ministre, prononça cette réplique de telle façon que tout le monde fut bouleversé, y compris Oreste, qui en oublia du coup son texte9 !

12 Plus loin dans le roman, le narrateur lit dans un journal l’annonce d’une prochaine représentation de l’Électre de Sophocle. Un titre de la une reprend en majuscules la célèbre réplique avant d’ajouter : « On entendra à nouveau la voix d’Amalia à Épidaure » (p. 166). Vers la fin du roman, en une dizaine de pages, le narrateur fait le récit de cette représentation. Mais auparavant il exprime son sentiment général sur les représentations de tragédies antiques : « Il y a une certaine servilité dans notre attitude face aux œuvres du passé, qui leur fait du tort, qui les trahit. Je pense aux troupes de théâtre, petites et grandes, qui jouent tous les étés, avec l’aide du ministère de la Culture, les mêmes tragédies, de manière souvent affligeante… » (p. 205).

13 Et quand il en vient à la description d’un de ces événements touristiques et mondains, son attitude est loin d’être recueillie et respectueuse (p. 380-391). Ainsi il n’est pas concentré sur la représentation : il attend seulement la célèbre réplique (p. 386). Un ami lui raconte une histoire grivoise durant la représentation, à l’indignation des voisins (p. 388). Un peu plus sérieusement il se demande si le traducteur de la pièce en grec moderne n’a pas pris quelques libertés avec le texte de Sophocle (p. 390). Or on lit dans l’original au vers 1225 : Ὦ φθέγμ΄, ἀφίκου ; L’helléniste Paul Mazon, dans l’édition Budé, traduit : « O voix aimée, tu es venue à moi ! ». Le poète Jean Grosjean, dans la

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Pléiade, fait mieux : « O voix enfin venue ! » Quant à la traduction néo-grecque citée plus haut, elle est à mon sens assez réussie : φωνούλα diminutif de φωνή « voix » rend bien l’émotion et l’amour fraternel d’Électre.

14 Mais après avoir prononcé la réplique tant attendue, l’actrice perd l’équilibre sur scène. Le narrateur a alors deux formules cruelles : « Elle a été trahie par ses jambes » et « Le temps lui a retiré sa faveur » (p. 390-391). Auparavant le narrateur a assisté à un genre de spectacle tout différent : une επιθεώρηση, une revue, genre théâtral comprenant des monologues satiriques et des numéros de danse (p. 218- 224). Dans cette revue par exemple, un des acteurs de la troupe revêt une paire de faux seins gigantesques, un tailleur noir et une perruque brune pour faire une parodie de la mère du premier ministre. Un autre acteur interprète le rôle d’un policier chargé des écoutes téléphoniques, écoutes qui permettent de mettre en lumière la corruption de certains hommes politiques.

15 Après la danse finale de la revue, le chef de la troupe se livre à une intervention sur la situation politique (milieu des années 1990) dans laquelle il déclare entre autres : « Ces aigrefins (les Européens) entendent nous donner des cours d’économie politique ! L’expansionnisme de la Serbie les préoccupe, mais pas celui de la Turquie ! Ils ne se soucient guère de Chypre, nos bons amis ! Ni des Kurdes d’ailleurs ! (p. 223). À la fin de ce discours, l’acteur, s’enroulant dans le drapeau national, s’écrie : « Vive la Grèce ! » Mais les applaudissements sont moins nourris que pour les sketches précédents et les remarques du narrateur font bien voir qu’il s’agit d’un numéro d’acteur dont personne n’est dupe.

16 Un lecteur d’Aristophane fera bien sûr le rapport avec la « parabase », cette partie de la comédie ancienne dans laquelle le chef de chœur s’adressait au public. Plus généralement il peut aussi sentir combien l’esprit de la revue est proche du théâtre aristophanesque. Or, justement, le genre de la revue a fortement influencé dans la Grèce moderne la réception du théâtre d’Aristophane, sous forme d’adaptations beaucoup plus populaires que les représentations de tragédies classiques. À ce propos, il est intéressant de savoir que le père de l’auteur est passé comme acteur par le Théâtre d’Art du grand metteur en scène Karolos Koun, célèbre en particulier pour des représentations d’Aristophane qui firent date10.

La quête sur l’E de Delphes

17 Au début du séjour en Grèce raconté dans le roman, le narrateur se souvient avoir jadis découvert le mystère de l’E de Delphes en feuilletant un guide touristique chez son amie d’alors, pour passer le temps tandis qu’un plombier essayait vainement de réparer le lave-vaisselle ! Il avait alors appris dans ce guide qu’à l’entrée du temple d’Apollon à Delphes, outre les célèbres maximes des Sept Sages (« Connais-toi toi-même », « Rien de trop »), figurait une grande lettre isolée, un epsilon, dont la signification reste inconnue malgré les nombreuses hypothèses formulées à son sujet (p. 31-33).

18 Comme je l’ai indiqué plus haut, le narrateur avoue ne s’être jamais intéressé à la Grèce ancienne et garde de mauvais souvenirs des cours de grec ancien au lycée. Mais il va trouver lors de son enquête des savants qui vont orienter sa recherche. Le premier d’entre eux, nommé Caradzoglou, est professeur à l’université d’Athènes. Il apprend au narrateur que la seule source antique sur cette énigme est constituée par un traité de

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Plutarque au début du IIe siècle ap. J.-C. Or Plutarque, bien que prêtre au sanctuaire de Delphes, ne livre que des hypothèses vaines (p. 105-106). Muni de cette information, le narrateur se rend dans une librairie pour acheter le traité de Plutarque. Il ne l’y trouve pas et finit par obtenir cet ouvrage dans la bibliothèque de l’École française d’Athènes. D’après la description de ce livre il doit s’agir de l’édition Budé procurée en 1974 par Robert Flacelière : on peut voir sur la première page deux photographies en noir et blanc de deux monnaies delphiques d’époque romaine sur lesquelles figure le E entre les colonnes du temple (p. 128).

19 Mais le narrateur ne se plonge pas d’emblée dans la lecture de ce traité. Il consulte toute une série de documents dont il tire des informations et des remarques originales, par exemple à propos de la photographie représentant la découverte en 1894, un siècle avant l’écriture du roman, de la statue d’Antinoos, le favori de l’empereur Hadrien (p. 131-134). Ce n’est qu’après une vingtaine de pages de réflexions diverses – ces sortes de digressions contribuent d’ailleurs à l’intérêt du roman – que le narrateur donne du traité de Plutarque une analyse qui prend en compte l’apparition du christianisme au temps de Plutarque : « Plutarque, qui est mort en 126, n’a jamais entendu parler du Christ. Il ignore le dieu nouveau qui prend son essor, mais il est bien obligé de constater qu’Apollon est à son déclin… Son texte, qui a la forme d’un dialogue platonicien, est d’abord un éloge d’Apollon. Les interprétations de l’epsilon qu’il propose plaident en faveur d’un dieu qui, à coup sûr, ne mérite pas de disparaître. Il écrit pour sauver son dieu. Il se penche sur le si interrogatif afin d’exalter la capacité d’Apollon à résoudre les énigmes puis sur le si utilisé dans la dialectique, pour rappeler que le seigneur de Delphes est le fondateur de cet art. » (p. 158-159)11. Quel rapport, peut se demander le lecteur, entre la conjonction « si » (en grec ancien εἰ ) et l’epsilon ? Il y a là un vrai problème qui va s’éclairer sous peu.

20 Auparavant le narrateur a fait observer que les questions posées à l’oracle étaient d’ordinaire simples : « Elles étaient posées par des particuliers qui cherchaient à savoir s’ils devaient se marier, prendre le bateau, s’expatrier… cultiver la terre. Selon Plutarque, l’epsilon pourrait désigner la conjonction ei, si, qui introduisait toutes ces questions. » (p.142-143) La version grecque du roman ajoute une citation de Plutarque en grec ancien : εἰ συμφέρει πλεῖν, εἰ γεωργεῖν, εἰ ἀποδημεῖν « s’il convient de naviguer, de cultiver la terre, de s’expatrier »12. D’une façon générale les citations en grec ancien sont moins exotiques dans un texte en grec moderne que dans une autre langue. On a affaire, j’y reviendrai plus bas, à deux états d’une même langue dans un même alphabet. En outre, dans le cas présent, la citation est compréhensible pour un lecteur grec peu versé en grec ancien, ce qui n’est pas le cas de la réplique d’Électre plus haut citée.

21 Par ailleurs, à la différence d’un helléniste, le narrateur entretient avec Plutarque une relation pour ainsi dire personnelle et familière, somme toute assez proche d’un Montaigne par exemple. Ainsi, à propos de l’expatriation, il dit un peu plus loin : « Je l’ai retenue (cette question sur l’expatriation) car elle m’a beaucoup préoccupé, un été, il y a vingt-quatre ans. Elle me tourmentera peut-être encore, un jour. Je ne sais pas si je retournerai en France. Il se peut que ma vie là-bas se soit achevée … » (p. 164). Et un peu plus loin encore : « On quittait donc la Grèce déjà au temps de la Pythie. Mon départ pour l’étranger n’a été que la répétition d’une très vieille scène. » (p. 214). Mais pour en revenir à la forme ei, qui est en fait d’abord le nom de l’epsilon comme on va le voir sous peu, elle peut encore s’interpréter, entre autres, comme une forme du verbe

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« être » : « L’epsilon serait l’initiale du verbe être, de la deuxième personne du présent plus précisément, et signifierait « tu es » (cela se dit encore ei)… La formule « tu es » incite à réfléchir sur la nature divine, à comprendre que seul Apollon existe réellement … L’epsilon serait un traité de théologie tenant en une seule lettre. » (p. 159-160).

22 Un peu plus loin, le narrateur se pose une question en fait capitale et dont l’examen est susceptible de dissiper enfin l’embarras du lecteur sur le rapport de la graphie ei et de l’ epsilon : « Si l’epsilon était l’initiale d’un mot aussi court que ei, pourquoi ne s’est-on pas donné la peine de l’écrire en entier ? » (p. 162). En fait, le narrateur (mais aussi l’auteur) a été victime de l’édition consultée à la bibliothèque de l’École française d’Athènes. Il faut savoir en effet que Robert Flacelière avait pris le parti fort discutable de corriger systématiquement la tradition manuscrite du traité de Plutarque en écrivant un seul epsilon là où on lit régulièrement ei. À commencer par le titre qui est, en majuscules, ΠΕΡΙ ΤΟΥ ΕΙ ΤΟΥ ΕΝ ΔΕΛΦΟΙΣ et non ΠΕΡΙ ΤΟΥ Ε ΤΟΥ ΕΝ ΔΕΛΦΟΙΣ comme dans l’édition Budé.

23 Or on peut trouver une explication de cette graphie dans un autre ouvrage consulté à la bibliothèque de l’École française. Il s’agit du Trésor de la langue grecque publié en 1572 par Henri Estienne (1531-1598) et réédité par l’imprimeur Firmin Didot (1764-1836) au début du XIXe siècle. Voici ce que nous dit le narrateur : « Je l’ai ouvert à la lettre E. Celle-ci est encadrée par une gravure qui représente un homme sur le point de rendre l’âme. Il est dans son lit, la tête rejetée en arrière. Une religieuse s’occupe de lui, alors que trois hommes l’observent, debout au pied de son lit. Pourquoi l’epsilon est-il accompagné d’un si triste tableau ? Dois-je supposer qu’il est inspiré par le mot étimothanatos, moribond ? » (p. 253) Plus loin le narrateur se demande : « Le moribond qu’on voit sur la gravure qui illustre la lettre E dans le Trésor de la langue grecque serait- il son auteur, Henri Estienne ? » (p. 289). Effectivement, comme l’indique une légende en latin, la gravure représente Henri Estienne sur son lit de mort dans un hôpital de Lyon en mars 1598.

24 Si l’on consulte à son tour le Trésor d’Estienne, on peut s’aviser que l’article consacré à la lettre E informe en fait le lecteur que la graphie ει était le nom de la lettre epsilon. On lit la même chose dans le Liddell-Scott (articles ε et εἶ) qui donne deux références fondamentales : un passage du Cratyle de Platon (437a7) où l’on trouve la graphie ei pour epsilon et un autre du grammairien Hérodien (II e s. ap. J.-C.) selon lequel « la prononciation du ι est le nom de la lettre ε »13. 25 Il faut savoir en effet qu’en la matière la prononciation « érasmienne » du grec ancien, soit eï pour la graphie ei, est particulièrement trompeuse. Déjà à l’époque de Platon (IVe s. av. J.-C.) la graphie ei notait un é long fermé tandis qu’à l’époque romaine le ei se prononçait i comme en grec moderne. Voilà pourquoi le nom ei de l’ epsilon se prononçait é au temps de Platon et i au temps de Plutarque. C’est à première vue un peu bizarre mais cela résulte simplement de l’évolution de la prononciation du grec au cours des temps hellénistiques et il n’y a aucune raison de corriger sur ce point le texte de Plutarque14. Quant au nom epsilon, qui nous est familier, il est plus récent que la forme ei (donc d’abord prononcé é puis i). Cette dénomination apparaît à époque romaine pour distinguer deux sortes de é : celui qui s’écrivait αι et celui qui s’écrivait ε. A l’époque de Plutarque la diphtongue αι, qui se prononçait aï en grec classique, se prononçait é comme en grec moderne. Le αι était appelé « é diphtongue » et le ε « epsilon » c’est-à-dire « é simple ». De même l’upsilon doit son nom au fait que l’ancienne

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diphtongue οι se prononçant ü il fallait distinguer un « ü diphtongue » et un « ü simple ».

26 Or notre roman évoque le problème de la prononciation du grec ancien à l’occasion d’une conversation entre le narrateur et le bibliothécaire de l’École française, nommé François Bouchard, dans une taverne du quartier d’Exarchia. Ce personnage, deuxième savant à guider le narrateur profane, est un helléniste philhellène : il aime la vie à la grecque et parle parfaitement le grec moderne (p. 164-168). Mais il tente de persuader le narrateur « qu’il est exclu que l’epsilon de Delphes se soit substitué par erreur à la diphtongue ai, car les anciens prononçaient séparément les deux lettres, ils lisaient aïnigma » (p. 167). Quelques lignes plus bas, il fait valoir que : « Le bêlement est transcrit en grec ancien par la syllabe βῆ, bê, que vous lisez vi aujourd’hui ». Et le narrateur, docile, de confesser aussitôt : « Je ne savais ni que le bêta se prononçait b et non v, ni que l’êta se lisait ê. Mes professeurs rejetaient avec mépris le point de vue d’Érasme sur la prononciation du grec ancien qui allait à l’encontre de leur propre théorie sur la non-évolution de la langue » (p. 167-168).

27 Que penser de ces propos ? À la différence du narrateur, peu versé en grec ancien, l’auteur pourrait ne pas prendre les affirmations de l’helléniste français pour argent comptant. Dans un essai publié seize ans avant notre roman, il donnait en effet une longue citation du linguiste grec Georges Babiniotis dont voici les dernières lignes : « Le mot βῆμα (tribune) que nous prononçons aujourd’hui vima, les anciens le prononçaient bèma. Ces changements déconcertent les hellénistes étrangers qui lisent le grec ancien avec la prononciation érasmienne. Cette prononciation, valable pour une certaine période de l’histoire de la langue, ne l’est pas pour toutes. On ne prononçait pas le grec de la même façon à l’époque d’Homère, de Platon et de Polybe. C’est une erreur de lire Platon avec la prononciation actuelle, mais c’est aussi une erreur de lire l’Évangile avec la prononciation érasmienne. Dans les premiers siècles de notre ère on prononçait de la même façon qu’aujourd’hui. D’où l’idée, qui a trouvé un écho favorable à l’étranger, de substituer à la prononciation érasmienne la prononciation actuelle, puisque ni l’une ni l’autre ne sont valables pour toutes les époques. Ce changement présenterait l’avantage de rendre accessible aux hellénistes étrangers le grec moderne, de rapprocher en somme les hellénistes et les Hellènes »15.

28 Personnellement je suis entièrement d’accord avec Georges Babiniotis. Quant à l’auteur, Vassilis Alexakis, je serais enclin à croire que, dans les propos qu’il prête à la fois au narrateur et au bibliothécaire de l’École française, il faut voir une discrète et gentille ironie : il met un propos qu’il sait contestable dans la bouche d’un personnage qu’il présente comme un sympathique philhellène. Dans la version grecque du roman cette ironie se marque par un détail lexical relatif au bê bê des moutons qui, soit dit en passant, se trouve attesté dans deux fragments comiques de Cratinos et d’Aristophane comme en font foi les dictionnaires Bailly et Liddell-Scott. Alors que la version française parle de « bêlement », la version grecque (p. 147) parle du βέλασμα des moutons, ce qui se prononce velazma. Autrement dit en français les moutons « bêlent » mais en grec ils « vêlent » (velazoune). On ne peut donc considérer le bê bê des moutons comme une onomatopée intemporelle et universelle !16

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Lire Plutarque

29 En plus de l’édition bilingue (grec ancien/français) du traité de Plutarque procurée par Robert Flacelière, le narrateur, Pavlos Nikolaïdis, consulte une édition grecque bilingue (grec ancien/grec moderne) : « J’ai lu Plutarque en grec ancien et en grec moderne. Je le comprends très peu, si je ne lisais que le texte original. Plusieurs mots me sont familiers, mais il y a peu de phrases composées uniquement de mots que je comprends… Je suis incapable, naturellement, de porter un jugement sur le style de l’auteur. La traduction en grec moderne est plutôt ennuyeuse. Plutarque m’a rappelé les voix oubliées de mes professeurs » (p. 161-162). Or ce propos contraste fortement avec ce que l’auteur avait écrit dans l’essai ci-dessus mentionné : « Un grec d’aujourd’hui, même s’il ne connaît que la langue parlée, peut lire sans trop de difficulté un texte de Xénophon. Un étranger ayant fait des études de grec trouvera dans les journaux actuels bien des mots familiers. Au fil des siècles, la langue et sa prononciation ont, bien sûr, évolué. Il n’en reste pas moins que le grec moderne n’est pas une langue nouvelle issue du grec ancien comme l’italien l’est du latin. Il s’agit bien de la même langue. C’est dans la langue de Platon que les Grecs achètent leur voiture, prennent leur billet d’avion et négocient leur adhésion à la C.E.E. »17.

30 À mon sens les sentiments éprouvés à la lecture de Plutarque sont plus proches de la vérité que les affirmations hasardeuses de l’essai. Certes Xénophon est un auteur plus facile que Plutarque18. Certes encore le grec moderne est plus proche du grec ancien que l’italien ne l’est du latin. Néanmoins le grec ancien n’est pas pour autant plus facile pour un grec que le latin ne l’est pour un italien. En fait les évolutions qui ont conduit du grec ancien au grec moderne sont analogues à celles qui ont conduit du latin à l’italien. C’est au cours du processus d’apprentissage d’une langue ancienne que la langue maternelle de l’étudiant peut colorer différemment le sentiment de familiarité. Un latiniste italien perçoit le latin autrement qu’un latiniste français dont la langue est plus éloignée du latin. C’est ce qui explique que beaucoup de latinistes italiens continuent de prononcer le latin à l’italienne et non à la restituée comme les Français, ce qui les rapproche des hellénistes grecs. En France, la situation est différente de celle de l’Italie et de la Grèce. Les sentiments du latiniste italien et de l’helléniste grec se rapprocheraient plutôt de ceux du médiéviste français : pour lui l’ancien français est senti un peu comme le grec ancien pour un helléniste grec. Le lecteur ordinaire, qui n’a pas étudié l’ancien français, doit avoir recours à des traductions en français moderne.

31 Quant aux éditions bilingues en grec ancien/moderne elles sont aussi comparables aux éditions bilingues en ancien français/français moderne. La traduction est faite dans un état plus récent de la langue et non dans une langue tout à fait étrangère. Mais l’écart entre la version originale et la traduction peut être plus ou moins grand selon la nature du texte à traduire. Le grec de Plutarque étant notoirement difficile, la traduction en grec moderne sera plus éloignée de la lettre du texte original. Par contre une traduction du Nouveau Testament, à peu près contemporain de Plutarque, pourra coller d’avantage à l’original, qui est dans un grec plus simple et plus proche du grec moderne. Et le lecteur d’une édition bilingue (grec ancien/moderne) du Nouveau Testament aura le sentiment d’une remarquable proximité entre le grec ancien et le grec moderne. Par ailleurs la traduction du grec ancien vers une langue moderne est une opération tout à fait spécifique, très différente de la traduction du grec moderne vers une autre langue. L’opération est d’abord plus difficile du fait de l’éloignement de

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la langue ancienne. Mais le traducteur actuel n’est pas dans la situation d’un étudiant qui fait une version grecque. Dans la plupart des cas, le traducteur du XXe siècle est en mesure d’étudier les traductions antérieures. Pour l’auteur de Sur l’EI de Delphes on peut remonter jusqu’à celle de Jacques Amyot, qui permit à Montaigne de lire Plutarque « depuis qu’il est françois »19. La compréhension de Plutarque est ainsi le résultat d’un long processus historique depuis la Renaissance.

32 Mais cela est généralement vrai des classiques grecs, dont la plupart sont d’accès difficile20. Avec une franchise assez rare dans la profession, un helléniste connu pour sa traduction d’Aristophane a pu ainsi écrire : « Pour nous autres, une comédie d’Aristophane, c’est un texte et un texte difficile, devant lequel nous nous sentons terriblement seuls, dont nous ne pouvons prendre connaissance qu’avec un dictionnaire sous le coude et plusieurs commentaires sous les yeux, ou bien à travers l’écran d’une traduction nécessairement misérable »21. Le même auteur faisait aussi justement remarquer : « Que reste-t-il pour nos oreilles de la façon dont ‘chantait’ la langue dans sa prononciation et son accentuation ? », en esquissant une comparaison avec la lyrique médiévale française22. Effectivement notre prononciation actuelle du français est très différente de la prononciation médiévale. À l’exception de quelques médiévistes musicologues, on ne peut guère faire sentir comme sonnait le français des XIIe-XIIIe siècles 23 et l’on est dans la même situation face à la littérature française médiévale que les lecteurs d’époque romaine face à la littérature grecque classique, situation qui est d’ailleurs toujours et nécessairement celle des hellénistes24.

L’« omphalos » de Papaloukas

33 L’enquête sur l’epsilon de Delphes en compagnie de Plutarque prend fin au chapitre 4. Mais dans la suite du roman, aux chapitres 6 et 8, les recherches du narrateur offrent au lecteur une sorte de rebondissement dans le cadre de l’archéologie delphique contemporaine. Reprenant ses lectures à la bibliothèque de l’École française, le narrateur fait une découverte qu’il vaut la peine de citer assez longuement : « J’ai pris au hasard un des volumes à reliure bordeaux, qui rendent compte des découvertes faites pendant les fouilles de Delphes. Il datait de 1927. Il me réservait une surprise de taille. Je savais qu’aucun des deux omphalos trouvés à Delphes n’était vraiment très ancien. L’omphalos est donc cette pierre arrondie qui symbolise le nombril du monde. Ceux qui ont été découverts sont respectivement en calcaire gris et en marbre, et sont considérés comme des copies. J’ignorais que l’omphalos authentique avait été découvert lui aussi, en 1913. Il s’agit d’une pierre de poros, grossièrement taillée, de forme conique, haute de trente centimètres environ. Cette trouvaille, qui a fait sensation au début du siècle, ne m’aurait pas ému outre mesure si l’on ne voyait, gravé sur la pierre, orienté vers le bas, un epsilon. C’est un E maladroit, qui m’a paru infiniment plus beau que celui reproduit sur les monnaies de l’époque romaine. Je l’ai trouvé également plus vivant, peut-être parce que, penché comme il est, il a l’air d’un animal à trois pattes. A côté de l’epsilon, on voit les lettres gamma et alpha, qui forment le nom de la déesse Terre, Ga, qui fut la toute première maîtresse du sanctuaire » (p. 251).

34 Ultérieurement, au chapitre 8, dans la dernière partie du roman, le narrateur visite le musée de Delphes et pense y voir cet omphalos archaïque. Mais il ne trouve que celui en marbre d’époque romaine. Le gardien, interrogé, lui indique que l’omphalos qu’il cherche se trouve relégué dans la réserve. Survient alors le troisième savant qui, après le professeur grec Caradzoglou et le bibliothécaire de l’École française François

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Bouchard, vient au secours de notre amateur en antiquités delphiques. Il s’agit d’un épigraphiste français nommé Préaud qui lui fait le récit suivant : « Il m’a raconté que, dès son arrivée à Delphes, il s’était intéressé à l’omphalos archaïque… Il avait d’abord été intrigué par le couteau, qui était resté coincé dans un trou traversant la pierre de haut en bas, et que ses prédécesseurs n’avaient jugé utile de retirer. Il avait été également surpris par les traces de stuc que portait l’omphalos. Il l’a donc lavé copieusement, ce qui a fait apparaître un peu mieux l’inscription : il a constaté que la longue ligne horizontale soutenue par trois petites verticales, l’E couché, se composait en fait de deux pi majuscules (Π) entre lesquels se cachait un alpha. Il a lu la syllabe « PAP ». Il a reconnu un autre alpha un peu plus à droite. Le gamma (Γ) en déséquilibre était un lambda (Λ), et l’alpha du mot ΓΑ, la Terre, un omicron (O) et un upsilon (Y) ligaturés, un « OU ». Il a lu, en fin de compte, « PAPALOU ». Comme une famille du nom de Papaloukas a existé à Delphes, il n’était pas difficile de deviner qu’un de ses membres avait gravé son nom sur la pierre. Le couteau non plus n’était pas très ancien : sur la lame était gravée la date 1860. Il pense que la pierre couronnait à l’origine une de ces pieuses constructions, dédiées à un saint, semblables aux calvaires qui poussent au bord des routes grecques, et qu’une croix de fer était scellée dans le trou » (p. 333-334). Or un lecteur curieux, helléniste de surcroît, qui, effectue, parallèlement au narrateur, quelques recherches sur l’omphalos delphique, s’avise assez vite que le récit de l’épigraphiste fictif reprend en fait les résultats d’une étude publiée en 1951 par un archéologue français25. À partir des années 1950, dans les milieux de spécialistes, l’affaire est entendue, le sort de l’« omphalos archaïque » est scellé26.

35 Les réflexions que le récit de l’épigraphiste suggère au narrateur nous éloignent de l’univers intellectuel des archéologues et renouent avec la pensée et le style de l’auteur qui réfléchit dans son roman de façon autonome, personnelle et critique sur la place de Delphes dans la littérature néo-hellénique : « Son récit m’a révélé un aspect de l’E auquel je n’avais pas songé, son caractère ironique. « L’epsilon se moque de ses adeptes, ai-je pensé. Il se plaît à induire en erreur même les plus érudits d’entre eux ». Cet E trompeur, exprimait peut-être mieux la Pythie et son dieu que la lettre mystique gravement commentée par Plutarque. Je me suis souvenu de l’ambiguïté des oracles. On dit que la Pythie a conseillé à Néron de redouter la soixante-treizième année – Cavafy mentionne cet avertissement dans un de ses poèmes. Néron s’est senti soulagé car il était encore jeune – cependant l’homme qui allait le renverser avait déjà soixante- treize ans27… J’ai pensé aussi à Sikélianos, qui n’ignorait sans doute pas l’existence de cet omphalos et qui devait le croire authentique28. La métamorphose du vénérable objet en vulgaire pierre néohellénique semblait railler non seulement le romantisme des archéologues, mais aussi la nostalgie des Grecs pour leur passé » (p. 334).

Épilogue

36 Nous avons vu dans la première section de cette étude que le narrateur de La langue maternelle, tout en confessant que le grec de l’Iliade lui était incompréhensible, restait sensible au fait que beaucoup de mots n’avaient guère changé au cours de la longue histoire de la langue grecque. De façon analogue, le poète Georges Séféris, couronné par le prix Nobel de littérature en 1963, dans une conférence prononcée à Stockholm à l’occasion de la remise de ce prix, pouvait affirmer : « Si je m’observe lisant dans Homère ces simples mots : φάος ἡελίοιο – je dis aujourd’hui φῶς τοῦ ἥλιου, la lumière

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du soleil – j’éprouve une familiarité qui s’apparente plutôt à une psyché collective qu’à un effort du savoir. C’est une note, pour ainsi dire, dont les harmoniques s’étendent bien loin, cela est d’un toucher bien différent de ce que peut donner une traduction. Car enfin nous parlons la même langue – et le sentiment d’une langue relève aussi bien de l’émotion que du savoir. Une langue altérée, si vous voulez, par une évolution plusieurs fois millénaire, mais malgré tout fidèle à elle-même »29.

37 Cette communauté de vue relative à la langue grecque est d’autant plus remarquable que le ton des deux auteurs est dans l’ensemble fort différent. Alors que Séféris dans ses Essais s’exprime en grand lettré, ne s’autorisant à l’occasion que quelques remarques critiques sur les excès du culte de l’antiquité30, Vassilis Alexakis donne un tour beaucoup plus ouvertement polémique à sa critique de l’anticomanie de ses compatriotes, critique faite dans l’optique du « grec moyen » plus proche de la culture populaire que de la culture savante. Dans un entretien déjà cité dans le prologue, l’auteur déclare : « La langue maternelle, qui est un livre si important pour moi, n’a pas eu le succès qu’il aurait dû avoir, à mon avis, en Grèce. Peut-être parce que je me moque un peu de l’Antiquité, et de l’éducation grecque ». Mais il dit aussi un peu plus loin : « Au cœur de La langue maternelle, il y a la langue grecque et la Grèce classique »31. En fait beaucoup de lettrés grecs, tout en sachant prendre une juste distance par rapport à un culte de l’antiquité qui est une sorte d’idéologie nationale, jettent sur la Grèce antique un regard différent de celui que peut avoir un Latin, pour les raisons qu’exprime fort bien Georges Séféris dans le passage un peu plus haut cité.

38 Cette relation spéciale de la Grèce moderne à la Grèce ancienne peut enfin expliquer l’incompréhension de beaucoup de Grecs à l’égard des hellénistes occidentaux – Francs et Latins comme on disait naguère – qui établissent une coupure absolue entre présent et passé, limitant leurs intérêts à l’Antiquité. Dans les dernières pages de son roman, Vassilis Alexakis campe ainsi la figure d’une antiquisante tout à l’opposé du philhellène bibliothécaire de l’Ecole française : « Une archéologue française d’une trentaine d’années est assise à ma droite. Elle habite depuis quatre ans en Grèce, mais elle n’a pas appris le grec moderne. Elle en est fière » (p. 359).

39 Le narrateur en vient tout de même à lui conseiller quelques lectures pour l’initier à la culture grecque moderne : « Mais dites-moi alors ce que je dois lire ! dit-elle avec empressement. Par où commencer ? Je lui cite Cavafy, il existe cinq ou six traductions de ses poèmes en français. Elle a sorti de son sac un superbe stylo, avec une plume en or. Comment ça s’écrit ? Elle ne connaît même pas Cavafy. Elle écrit le nom du poète sur une serviette en papier qui boit l’encre et se déchire. Elle va finir par me mettre en colère, cette fille » (p. 361).

BIBLIOGRAPHIE

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Ouvrages cités

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Van Steen, G., 2000 : Venom in Verse. Aristophanes in Modern Greece, Princeton.

NOTES

1. Stratis Tsirkas (1911-1980) auteur de la trilogie romanesque Cités à la dérive (1960-1965) ; Kostas Tachtsis (1927-1988) auteur du Troisième anneau (1962). 2. Pour une bonne présentation d’ensemble de l’œuvre de Vassilis Alexakis, voir le récent ouvrage de Marianne Bessy (BESSY, 2011). 3. On peut lire dans BESSY, 2011, p. 131-138, une analyse de ce roman. 4. Il est significatif que le titre de la traduction allemande de ce roman soit Das Rätsel von Delphi (L’Enigme de Delphes). 5. Entretien avec Marianne Bessy, à Athènes, les 5 et 6 janvier 2010, voir BESSY, 2011, p. 239. 6. Je donne la pagination de l’édition en français (Paris Fayard, 1995) à laquelle j’ajoute parfois celle de l’édition grecque (Η μητρική γλώσσα, Athènes, Exantas, 1995). 7. Il s’agit de la présentation à la presse d’un volume consacré à L’Éternelle Grecque où figurent la poétesse Sapho de Lesbos, l’historienne byzantine Anne Comnène (1083-1153), Laskarina Bouboulina (1771-1825) héroïne de la guerre d’indépendance de 1821, la romancière Pénélope Delta (1874-1941) qui se suicida lors de l’entrée des nazis à Athènes. Cette mise en perspective est caractéristique de la vision grecque de l’histoire nationale. 8. 8 P. 211 (français) et p. 184 (grec). On peut lire cette parodie de l’Iliade dans le recueil fait par Mary Koukoules du folklore érotique néo-grec (KOUKOULES, 1983, p. 22-28). Vassilis Alexakis traduit en alexandrins les vers grecs de quinze syllabes (8+7). Cette forme de vers, appelé « vers politique », est caractéristique de la poésie grecque depuis l’épopée byzantine. 9. P. 95 (français) et p. 83 (grec). 10. On peut lire sur cette question de la réception d’Aristophane dans la Grèce moderne l’excellent ouvrage de Gonda van Steen (VAN STEEN, 2000). 11. Sur Delphes et le christianisme on trouve des réflexions semblables dans un texte de Georges Séféris écrit en 1961 (SEFERIS, 1987, p. 58 et 60-61). On peut noter d’autres ressemblances qui résultent peut-être de ce que Vassilis Alexakis connaissait ce texte. 12. Plutarque, Sur l’E de Delphes, 386 C ; p. 126 de la version grecque du roman.

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13. Herodiani Technici Reliquiae, ( ed. A. Lenz, Leipzig, 1867-1870), vol. 2, p. 390 : τὴν ἐκφώνησιν τοῦ ῑ εἶναι ὄνομα τοῦ ε γράμματος. 14. C’est ainsi à juste titre que l’éditeur du traité dans la Loeb Classical Library (1ére éd. 1936, vol. V, p. 198-199) garde le titre ΠΕΡΙ ΤΟΥ ΕΙ ΤΟΥ ΕΝ ΔΕΛΦΟΙΣ tandis que le titre anglais est THE E AT DELPHI. Quant à Jacques Amyot (1513-1593) dans sa traduction des Œuvres morales (1572), il intitulait le traité Sur l’EI de Delphes. 15. ALEXAKIS, 1979, p. 77. 16. Sur cette question, je me permets de renvoyer à BALLABRIGA, 2006, p. 66. 17. ALEXAKIS, 1979, p. 74. 18. Il était aussi un auteur facile pour les lecteurs d’époque romaine. On possède à cet égard un document remarquable de Dion de Pruse (30-116), contemporain de Plutarque (45-120). Dans un écrit intitulé Sur l’entraînement au discours (Περὶ λόγου ἀσκήσεως), il donne des conseils de lecture à un personnage sans doute de quelque importance mais qui n’a pas eu la chance de faire de solides études dans sa jeunesse. Après avoir énuméré les grands classiques de la poésie et de la prose, d’Homère à Démosthène, il termine par les Socratiques en insistant essentiellement sur Xénophon car Platon est trop difficile (§14-18). On retire de cet écrit l’impression qu’il suffirait de connaître à fond l’œuvre de Xénophon, en particulier l’Anabase, pour faire bonne figure dans l’élite de l’empire romain, en dehors du cercle des virtuoses passés à la postérité. 19. Montaigne, Essais, livre II, chap. X, Des livres. La traduction par Amyot des Œuvres morales fut publiée en 1572, année qui correspond au début de la rédaction des Essais. 20. On a vite fait le tour des exceptions à recommander à un débutant, par exemple les romans grecs d’époque romaine et surtout l’admirable Lucien de Samosate. 21. DEBIDOUR, 1962, p. 22-23 ; voir aussi dans le même sens d’excellentes observations de Jacqueline de Romilly dans ROMILLY-VERNANT, 2000, p. 24. 22. DEBIDOUR, 1962, p. 81. 23. REY, 2007, p. 167. 24. Dans ses Tusculanes (II, XI, 26), Cicéron oppose deux philosophes qu’il a connus en Grèce : l’un récitait les vers comme s’il dictait un texte, l’autre faisait sentir la quantité (numerum). D’autre part dans De l’arrangement des mots (VI, 18, 1), Denys d’Halicarnasse confesse n’aborder « des problèmes de rythmique et de métrique que contraint et forcé ». Ces deux passages montrent combien il était difficile à l’époque romaine de bien sentir la poésie classique. 25. BOUSQUET, 1951. 26. Mais il figure encore par exemple dans l’édition du Guide Bleu en 1967 (p. 641). L’éditeur du traité de Plutarque dans la Loeb Classical Library pouvait écrire dans la première édition (1936) : « This character (scil., the epsilon) has been found on the old omphalos discovered in 1913 at Delphi in the temple of Apollo. » (vol. V, p. 196), mais cela n’a pas été corrigé dans les réimpressions ultérieures jusqu’en 1984, date de l’édition que j’ai consultée. 27. Il s’agit du poème intitulé Délai accordé à Néron qui se termine ainsi : « Mais, en Espagne, Galba rassemble et exerce en secret son armée – lui, le vieillard de soixante-treize ans » (trad. Marguerite Yourcenar). 28. Le poète Anghélos Sikélianos (1884-1951), à supposer qu’il se soit intéressé à l’omphalos archaïque, ne vécut pas assez longtemps pour être le témoin éventuel de son déclassement en simple pierre de Papaloukas. Plus haut dans le roman (p. 182), le narrateur avait déjà dit tout le mal qu’il pense de son ton « prophétique, pompeux » et de son « idée delphique », concrétisée en particulier par des fêtes organisées à Delphes en 1927 et 1930. 29. SEFERIS, 1987, p. 86. 30. Voir par exemple SEFERIS, 1987, p. 140 et mes remarques dans BALLABRIGA, 2009, p. 401-414 (p. 409).

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31. BESSY, 2011, p. 245 et 253. Et pour sa part Marianne Bessy fait justement observer que le narrateur passe de l’ignorance à l’érudition et que l’auteur illustre ainsi « son propre désir de démontrer une connaissance personnelle approfondie de l’histoire grecque. » (BESSY, 2011, p. 224)

RÉSUMÉS

Dans le roman de Vassilis Alexakis intitulé La langue maternelle (Paris, 1995), le narrateur, un Grec vivant à Paris, quoique très ignorant en matière d’études grecques, décide d’enquêter sur une énigme de Delphes : que signifiait la lettre epsilon devant le temple d’Apollon ? Cette enquête l’amène à lire Plutarque et à faire des recherches d’érudition, tout en gardant un ton détaché, voire satirique à l’égard du culte de l’antiquité chez les Grecs.

In the novel by Vassilis Alexakis called La langue maternelle (Paris, 1995), the narrator, a Greek living in Paris, though he is completely ignorant on Greek studies, decides to conduct a survey on a delphic enigma : what did mean the letter epsilon before the temple of Apollo ? This survey induces him to read Plutarch and to make scholarly investigations while keeping a detached, indeed satirical tone towards the worship of antiquity among the Greeks.

INDEX

Keywords : Vassilis Alexakis, epsilon, Delphi, Plutarch, ancient Greek, modern Greek Mots-clés : Vassilis Alexakis, epsilon, Delphes, Plutarque, grec ancien, grec moderne

AUTEUR

ALAIN BALLABRIGA Directeur de recherche honoraire (CNRS) [email protected]

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Sagesse grecque, sagesse chinoise : la réception des philosophes socratiques par les intellectuels chinois du groupe The Critical Review dans les années 1920 et 1930*

Xin Xu

Introduction

1 « L’humanisme (renwen zhuyi 人文主义) de Confucius et Mencius était autrefois au fondement des mœurs et des activités intellectuelles de notre pays. Nous le comparerons avec les pensées de Platon et d’Aristote pour intégrer [ces deux traditions] et en saisir l’esprit et l’essence. Ensuite, en y ajoutant les études et les écrits des sages illustres et des grands savants de l’Occident de différentes époques, nous les fondrons tout ensemble en vue de constituer la base de gouvernement de la nouvelle société de notre pays. Ceci [nous] permettra la conservation de l’essence nationale1 (guocui 国粹) et, en même temps l’adaptation de la culture européenne (ouhua 欧化). L’accomplissement merveilleux de ce que l’on attend par l’établissement de la Nouvelle Culture (xin wenhua 新文化) et l’intégration des deux grandes civilisations, orientale et occidentale se réalisera »2.

2 Voici ce que proposait Wu Mi 吴宓 (1894-1978), futur professeur en littérature occidentale de l’Université du Sud-Est (Dongnan Daxue 东南大学), dans son essai polémique rédigé en 1921 à l’occasion de son retour en Chine après quatre années passées à Harvard. Les quatre expressions utilisées dans la conclusion : « essence nationale », « culture européenne », « civilisations orientale et occidentale », « Nouvelle Culture », étaient récurrentes dans les débats sur la modernisation de la culture chinoise qui agitaient les différents groupes d’intellectuels pendant les deux premières décennies de la Chine républicaine (1912-1949). Cependant, l’argumentation

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de Wu nous semble originale parce qu’elle envisageait l’émergence de la Nouvelle Culture chinoise par la comparaison et l’intégration des pensées des anciens maîtres confucéens avec celles des philosophes socratiques. Le propos de Wu éclaire donc le contexte de notre étude.

3 D’abord, la réception des penseurs grecs préconisée par Wu est associée à la volonté des intellectuels chinois de réformer leur culture nationale. L’expression « Nouvelle Culture » en est donc le symbole. Cependant, bien que ce terme indiquât l’idée de progrès (l’adjectif, « nouveau »), Wu alimentait sa réflexion culturelle par les données qui provenaient du passé – les sages confucéens et les philosophes socratiques. Cette réfléxion culturelle révélait un esprit conservateur, mais un conservatisme très particulier, parce qu’il ne s’agissait pas du simple retour au passé, mais du retour aux passés – de l’Orient et de l’Occident. Ce conservatisme culturel soigneusement conçu distinguait Wu non seulement des radicaux (libéraux et/ou socialistes) mais aussi des conservateurs traditionalistes (qui s’attachaient uniquement à la tradition chinoise).

4 Wu était loin d’être isolé par sa conception culturelle particulière. L’année suivante, il rencontra d’autres intellectuels chinois qui partageaient des conceptions culturelles plus ou moins équivalentes. Ces compagnons de route fondèrent la revue Xueheng 学衡 ( = The Critical Review, ou CR3, 1922-1933) en 1922.

5 Notre étude nous amènera à nous poser deux questions :

6 1. - Comment s’est formée la conception culturelle du groupe CR qui s’appuyait sur le rapprochement du confucianisme et de la philosophie grecque et qui faisait interagir les différents éléments contextuels ?

7 2. - Comment la philosophie grecque – principalement celle de Platon et d’Aristote – s’est-elle présentée et introduite dans le cadre du groupe CR ?

Progrès ou conservation : les débats culturels en Chine de la fin des années 1910

Les étudiants d’outre-mer et l’introduction de la culture occidentale en Chine

8 Rappelons tout d’abord le contexte du propos de Wu Mi. L’essai de Wu est la réaction immédiate à la critique d’intellectuels militants selon lesquels la plupart des étudiants chinois d’outre-mer (liuxue sheng 留学生), parce qu’ils eurent l’occasion de connaître directement la culture occidentale, seraient indifférents à l’idée de contribuer à la Nouvelle Culture en Chine4.

9 Les étudiants d’outre-mer visés par cette critique sont un groupe d’intellectuels particuliers de la Chine moderne, témoins importants de l’histoire des échanges culturels entre la Chine et l’Occident depuis la fin du XIXe siècle. Après avoir subi une série d’échecs militaires face aux puissances occidentales (la Grande-Bretagne, la France) ou voisines (la Russie, le Japon), et avoir été agitée par la grande révolte des Taipin (1851-1864), la monarchie des Mandchous (les Qing 1616-1912) était déterminée à entreprendre des réformes pendant les années 1860. L’envoi de jeunes étudiants en Europe, aux Etats-Unis et éventuellement au Japon, faisait partie du projet de réforme. Prioritairement, les Chinois s’intéressaient aux sciences et technologies afin de développer l’économie moderne et le secteur industriel, puis aux sciences politiques et

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au droit, en suivant les progrès de la réforme institutionnelle pendant les années 1890. Cependant, l’intérêt chinois pour les savoirs occidentaux s’était tourné vers les sciences humaines au tournant du XXe siècle, lorsque les intellectuels prirent conscience que les Occidentaux devaient leur puissance non pas aux sciences et aux technologies, ni à leurs institutions politiques ou sociales, mais plutôt aux mœurs, aux valeurs, au mode de vie et à leur manière de penser – éléments ‘métaphysiques’ de la société qui répondent au nom de ‘culture’5.

10 Wu appartenait à la génération des jeunes sous l’influence de ce revirement d’intérêt. Quand il fit son choix de cursus universitaire avant de partir pour les Etats-Unis en 1917, il rejeta alors la chimie pour opter en faveur de la littérature et du journalisme6. Un autre co-fondateur de la CR, Mei Guangdi 梅光迪 (1890-1945), camarade de Wu à Harvard, se décida lui aussi à faire des études de littérature7. Il encouragea même son ami Hu Shi 胡适 (1891-1962), futur rival du groupe CR, à préférer les Lettres à l’Agriculture8 à la Cornell University9. Dans le cas de ces exemples, lorsque les jeunes définirent leur parcours, le motif nationaliste entrait plus ou moins en ligne de compte : l’objectif était de comprendre les racines de la civilisation occidentale par des études de sciences humaines (les Lettres et la Philosophie de préférence) dévéloppées au sein de cette même civilisation en vue de s’en servir pour la cause de leur patrie10.

11 La revendication d’un changement plus profond devint consensuelle au sein des intellectuels de l’époque, et les étudiants d’outre-mer représentaient l’un des groupes les plus sensibles à ce besoin d’évolution. Cela explique le scandale qui frappa Wu, jugé trop réfractaire à l’égard de la Nouvelle Culture. Ce n’est pas l’attente d’un changement culturel qui provoque sa résistance, mais l’épithète « Nouvelle ». Ainsi, Wu réfuta ses accusateurs et déclara qu'en s'appuyant sur l'ignorance des jeunes Chinois, les « partisans de la Nouvelle Culture » faisaient croire à ceux-ci qu'ils proposaient une représentation valant pour la totalité de la civilisation occidentale11.

La « Nouvelle Culture » ? La culture moderne en crise ?

12 L’une des figures de proue des « partisans de la Nouvelle Culture », dont Wu considère la critique comme calomnieuse, était Chen Duxie 陈独秀 (1879-1942), un intellectuel radical enseignant la littérature à l’Université de Pékin (Beijing Daxue 北京大学). Chen était l’un des premiers à préconiser un mouvement de réforme culturelle radicale dès le milieu des années 1910.

13 Dans son essai polémique publié en 1916, il décrivait l’évolution de la société chinoise moderne comme les étapes successives de la « révélation du peuple » (guomin zhi juewu 国民之觉悟) sous l’effet de l’interaction entre la culture européenne introduite en Chine et la culture chinoise. Il affirmait que les Chinois de son époque, en ayant établi un régime républicain, étaient en train d’éprouver la « révélation du politique ». Pourtant, on était loin de parvenir à la dernière étape, parce que la jeune république ne put pas se maintenir à cause de l’indifférence du peuple. Il fallait donc la « révélation ultime » qui était l’ordre éthique12.

14 En réalité, cette critique de Chen reflétait la crise politique que la Chine connut après la révolution nationaliste (1912) et qui se cristallisa par la tentative de restauration monarchique du général Yuan Shikai 袁世凯 (1915-1916) et par les interventions successives des chefs militaires dans le gouvernement républicain après la chute d’Yuan. Dans le raisonnement de Chen, l’ordre politique était déterminé par l’ordre

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éthique. Pour sauvegarder la jeune république, issue d’un changement politique, il fallait aller plus loin pour changer la moralité du peuple. Or, tout changement (ou « révélation ») se faisait sous l’effet du contact avec les Occidentaux. Alors que l’« ordre éthique du politique » que connaissait l’Occident reposait sur les valeurs de « Liberté », d’ « Egalité » et d’ « Indépendance », celui de la societé traditionnelle chinoise, « une hiérarchie des Ordres » (jieji shehui 阶级社会), avait pour base éthique la théorie confucéenne des « Trois Relations »13 (san gang 三纲)14. Ainsi, la révélation du peuple dans l’ordre éthique entendait remplacer l’idéologie confucéenne par les trois valeurs occidentales.

15 L’appel de Chen ne visait que vaguement le problème ‘éthique’ du peuple. Pourtant, il se révélait iconoclaste et s’expliquait par des références historiques spécifiques. L’évocation des « Liberté », « Egalité » et « Indépendance » impliquait qu’il s’inspirait du mouvement des Lumières européen. En effet, dans un autre essai publié un mois avant15, Chen invitait déjà le peuple à prendre pour modèle la Révolution française et la Guerre d’Indépendance américaine, dont il attribuait la réussite à la participation populaire. En embrassant les idées de progrès et d’enlightenment des masses populaires, l’appel de Chen suscitait finalement la réponse d’autres intellectuels qui émirent des propositions plus concrètes mais dans le même esprit révolutionnaire : la réforme des lettres, initiée par Hu Shi (philosophe et disciple de John Dewey), et qui s’appuyait sur la promotion de la langue vernaculaire au détriment des lettres classiques16, le culte de la liberté individuelle soutenu par l’introduction de certains courants littéraires européens (par exemple, le romantisme), le culte de la Science et de la Démocratie, l’introduction et la promotion des philosophes pragmatistes contemporains (comme Dewey et Bertrand Russel), l’introduction du marxisme17.

16 Pour ces réformes culturelles, Chen attendait la réponse active des étudiants d’outre- mer, puisque ceux-ci avaient les moyens directs pour communiquer les pensées et les savoirs occidentaux. Or, le résultat lui sembla décevant, et il déclara, au cours d’une brève communication (1919), que les étudiants d’outre-mer, hormis quelques-uns comme Hu Shi, n’apportaient rien au progrès de la culture chinoise, parce qu’ « ils étaient bien inférieurs aux jeunes lycéens restés au pays pour leur contribution au mouvement de la Nouvelle Culture »18. C’est sans doute provoqué par cette communication que Wu Mi lança ses propos qui servirent autant de défense que de dénonciation des réformes radicales de Chen et de ses collègues.

17 D’après Wu, ce que les partisans de la Nouvelle Culture avaient initié n’était que « des pensées et des écrits les plus récents de l’Occident, qui ont été rejetés par les Occidentaux comme déchets et poisons »19. Cette dénonciation de Wu sur la culture occidentale moderne n’était pas originale. Dès le début, la Nouvelle Culture rencontra des critiques nombreuses, non seulement de la part des conservateurs traditionalistes, mais aussi de la part des réformateurs modérés.

18 En effet, ce qui se déroulait alors en Europe – la Première Guerre Mondiale – suscitait chez les intellectuels chinois la remise en cause des savoirs et des pensées occidentaux introduits en Chine, particulièrement les idées de liberté et de progrès (ou évolution). Du Yaquan 杜亚泉 (1873-1933), un réformateur modéré, expliquait ainsi l’arrivée du militarisme allemand. D’après lui, l’extrême liberté de pensée et d’expression avait remis en cause tout le système de valeurs de l’Europe moderne. « Puisqu’il n’y a plus ce qui est droit, ni ce qui est juste, la justice qu’on attend, ce n’est que ce qu’on peut obtenir par la force »20. Or, les Chinois n’hésitaient pas à introduire cet ‘idéal’ de liberté

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qui avait conduit la civilisation occidentale moderne au chaos. Du concluait en affirmant « C’est vraiment comme demander le chemin à un aveugle ».

19 Un argument similaire était employé par Mei Guangdi qui discutait alors avec Hu Shi, son rival et ami, au sujet des courants artistiques récents en Occident, qui, d’après Mei, partageaient un élément essentiel – l’individualisme initié par les pensées de Rousseau et le romantisme. En visant ainsi l’idéal des Lumières, auquel les radicaux recoururent, Mei continuait son argumentation. L’abus de l’individualisme touchait non seulement les arts, mais aussi toute la société occidentale. Il en résultait l’extrême pluralité de pensées opposées, « sans distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux, ce qui est bon de ce qui est vil. La cause essentielle de la Guerre qui se déroule maintenant en Europe provient de la rivalité de pensées entre les pays. A celà, s’ajoutent l’essor des sciences économiques et la promotion des droits de l’homme, qui préconisent que le bonheur de la vie consiste en l’expansion extérieure, et non pas en la perfection [morale] intérieure. C’est pourquoi la ‘doctrine’ [de ce qu’on dit] might makes right21 s’affirme »22.

« Unité » (tong) et « Essence » (cui) : l’autre conception culturelle

20 Ces critiques portant sur la culture occidentale moderne offrirent l’occasion aux Chinois de réévaluer l’interaction entre l’introduction des savoirs occidentaux et la conservation des savoirs traditionnels23. Du Yaquan réfléchit alors sur la complémentarité entre les deux parties, et proposa : « Nous unifions (tong 统) et rangeons (zheng 整) [les éléments de] notre propre civilisation. Les uns qui, depuis le début, appartiennent à un système cohérent (xitong 系统), on les éclaire. S’il y en a qui ne s’y conforment pas, on les corrige et ré-organise. D’autre part, on s’efforce d’introduire des études et des pensées de l’Occident en en intègrant dans notre propre civilisation. Les fragments de la civilisation occidentale, comme les pièces de monnaie se répandant sur terre, nous les enfilons sur la nôtre, dont on se sert comme fil ... Unifier et ranger, c’est l’atout de notre civilisation »24.

21 L’intégration des deux cultures étant proposée, ce discours de Du révèle deux points de vue qui doivent retenir notre attention. D’abord, on a l’idée de tong. Ce caractère chinois, qui veut dire ‘unifier’ comme verbe, ou ‘système cohérent’ comme nom, signifie ‘unité légitime, droite, voire orthodoxe’ dans le contexte politique traditionnel, et porte aussi un jugement de valeur. Ensuite, d'après Du, la civilisation chinoise se réjouit d’une unité culturelle, une tong, qui se perpétue depuis des milliers d’années, alors que le problème de la civilisation occidentale est qu’elle repose sur la pluralité de pensées et d’idées sans système cohérent, autrement dit, sans tong.

22 C’est sur ce deuxième point que l’on trouve les divergences au sein des conservateurs. Les rédacteurs de la CR, comme Wu Mi ou Mei Guangdi, en faisant leurs études de sciences humaines dans un pays occidental, avaient épousé une conception complètement différente de la culture occidentale et de l’interaction entre celle-ci et la culture chinoise.

23 Dans un essai qui critique la Nouvelle Culture, Mei constate que la culture occidentale « a aussi une origine (yuan 源) lointaine et un déroulement (liu 流) perpétuel. Depuis la Grèce jusqu’à aujourd’hui, dans les différents pays et les différentes époques, il y a toujours des [pensées] convenables à notre choix. La culture du XXe siècle, peut-on la prendre pour la totalité de la culture occidentale ? Ainsi, qu’il s’agisse de réformer notre propre culture ou d’adopter celle des autres, il faut avant tout les étudier

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profondément avec des critiques très claires et précises, et en soutenant [ces critiques] par des méthodes correctes et raffinées »25.

24 En évoquant les idées des yuan et liu, on reconnaissait un certain système cohérent pour les pensées occidentales. De plus, par rapport à Du Yaquan qui insistait sur la culture chinoise comme unité de base à partir de laquelle les pensées occidentales étaient intégrées sans précision, Mei proposait d’étudier les deux unités de pensée comme égales à partir de deux principes associés : l’érudition (« étudier profondément ») basée sur la sélection (« critiques très claires et précises »). Mais quel était le critère pour la sélection ? La réfutation sous forme d’interrogation de Mei suggérait que pour faire un bon choix culturel, on devait renverser d’abord le culte de ce qui est moderne.

25 Wu Mi présentait un raisonnement plus abouti. En condamnant la démesure de l’iconoclasme culturel des radicaux, Wu expliquait que parmi eux, « il y en a peu qui étudient, de façon cohérente et intégrale, les éléments essentiels (jingyao 精要) de la civilisation occidentale et donc les comprennent suffisamment. Si on renonce pour lire plus de livres ... on se rendra compte que la vraie culture de l’Occident et l’essence nationale (guocui) de notre pays s’éclairent l’une sur l’autre et se complétent pour le bien de chacune ». Pour intégrer et faire communiquer correctement les deux parties, « ce qui importe est la façon convenable, par laquelle on choisit »26.

26 Le terme « essence nationale » (guocui) fait référence à un groupe d’intellectuels nationalistes révolutionnaires des années 1900 qui prétendaient qu’une nation (guo) dispose de cette partie métaphysique – c’est-à-dire d’un ordre culturel exprimé par le terme de cui (essence) – afin de se perpétuer en dépit des changements socio-politiques. C’est au nom de la recherche et de la préservation de cette « essence » parmi les pensées et les savoirs traditionnels que le groupe guocui préconisait le nationalisme contre la monarchie des Mandchous, considérés comme Barbares et responsables de la corruption de la nation chinoise27. Il est évident qu’en reprenant le terme guocui, Wu Mi se réclamait de cette tradition : sauvegarder l’« essence nationale » par la défense des savoirs traditionnels28. Cependant, il tentait aussi d’exploiter le même terme pour justifier sa conception à l’égard de la culture occidentale.

27 D’après Wu, l’« essence » (jing, qui est le synonyme du mot cui) existe aussi dans la civilisation occidentale. C’est pour la trouver que l’on fait la sélection parmi les pensées et savoirs occidentaux. Pourtant, cette sélection culturelle n’était pas moins arbitraire que l’iconoclasme des radicaux dénoncé par Wu lui-même, puisqu’en considérant « le principe de Confucius et de Mencius » comme essence nationale chinoise, il déclarait que « ceux qui respectent et admirent ce principe doivent s’efforcer de travailler sur la philosophie de Platon et d’Aristote, alors que ceux qui sont convaincus par le pragmatisme de Dewey considèrent nécessairement Mozi29 comme meilleur que les autres Maîtres anciens »30. Le jugement de valeur est ici manifeste par la mise en comparaison des sages confucéens et des philosophes socratiques contre les personnages symbolisant l’esprit démocratique.

28 La conception culturelle de Wu – l’essence d’une civilisation affirmée par un jugement de valeur – se rapproche de ce que l’idée de tong implique. En plus, comme Mei, qui mettait la culture chinoise et la culture occidentale sur un pied d’égalité, Wu mettait en parallèle les essences des deux cultures : la tong des sages confucéens et celle des philosophes socratiques. L’intégration des essences que Wu envisageait comprenait donc une nouvelle tong de la culture chinoise, dont le raisonnement trouvait une bonne

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illustration dans la présentation en miroir des portraits de Confucius et de Socrate insérés dans le premier numéro de The Critical Review31. A travers cette mise en page symbolique, la revue affirmait qu’elle était devenue le support de la réalisation du projet culturel de Wu et de Mei.

Chercher la nouvelle tong de la culture chinoise : le groupe CR et le néo-humanisme

L’origine du groupe CR

29 Dans l’historiographie chinoise, le groupe CR désigne les intellectuels universitaires réunis autour des deux institutions : la revue The Critical Review (CR) et l’Université du Sud-Est à Nanjing (Nankin). Une anecdote situe à l’origine directe du groupe la dispute au sujet de la réforme des lettres chinoises qui opposa deux amis, Mei Guangdi et Hu Shi, étudiants aux Etats-Unis pendant les années 1910. En réponse à la proposition révolutionnaire de Hu32, Mei décida de fonder une association pour défendre les lettres classiques chinoises. Le projet fut mis en œuvre après que Mei, de retour en Chine (1921), eut été recruté par l’Université du Sud-Est. Avec le soutien de Liu Boming 刘伯 明 (1887-1923), recteur adjoint de l’Université, et en s’associant à d’autres intellectuels de cette institution qui partageaient les valeurs et préférences intellectuelles – parmi eux, notamment Wu Mi et Tang Yongtong 汤用彤 (1893-1964) camarades de Mei à Harvard – , Mei fonda, en 1922, la revue CR, et Wu en fut désigné directeur d’édition.

30 La charte de fondation de la CR définit ainsi son objectif : « Qu’on éclaire et promeuve l’essence nationale (guocui), intègre et absorbe les savoirs nouveaux (新知 xinzhi) ; qu’on accomplisse la fonction critique à partir de perspectives justes et neutres, en n’ayant ni préjugé ni prédilection, en refusant l’extrémité et la banalité »33.

31 La CR était donc avant tout une revue intellectuelle qui s’efforçait d’intégrer l’ « essence nationale » (c’est-à-dire, les savoirs traditionnels) et les « savoirs nouveaux » par une méthode de sélection (« absorber »). Cela semblait correspondre à la conception culturelle de Wu et de Mei. Pourtant, on se demande comment l’idéal culturel de Wu – directeur d’édition – pouvait interagir avec les pratiques d’édition et de publication.

32 À côté des anciens étudiants d’outre-mer (principalement d’Harvard), les rédacteurs- fondateurs de la CR contenaient deux autres cercles d’intellectuels : les intellectuels formés dans le nouveau système d’éducation nationale et qui s’organisaient autour de l’historien Liu Yizheng 柳诒徴 (1880-1956), et les savants et lettrés traditionnalistes invités par Wu. En outre, il existait aussi une divergence de profil intellectuel au sein des anciens étudiants d’outre-mer. Mei et Wu étaient ainsi spécialistes de la littérature occidentale moderne ; Liu Boming, philosophe ; Tang Yongtong, philosophe et indianiste. Par conséquent, la plupart des travaux de la CR qui concernaient l’introduction des savoirs gréco-romains – particulièrement la traduction des cinq dialogues socratiques de Platon34 et celle de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote – furent réalisés par des rédacteurs ayant bénéficié d’une formation historique ou philosophique35, alors que Wu et Mei s’efforçaient d’introduire les intellectuels occidentaux contemporains – par exemple, Matthew Arnold (1822-1888) poète britannique, ou Irving Babbitt (1865-1933) professeur de la littérature française et maître de Wu et de Mei à Harvard – dont les critiques de la civilisation moderne s’appuyaient sur les lettres et les pensées classiques36.

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33 Pourtant, le choix des œuvres gréco-romaines introduites par la CR et évoquées ci- dessus était effectivement lié à la conception culturelle de Wu : les œuvres de Platon et d’Aristote, comparées aux Sages confucéens. Cependant, ce choix révélait également l’autre aspect de cette conception culturelle : la moralité de l’homme.

Les Confucéens et les Socratiques comme « humanistes »

34 L’affirmation d’une nouvelle tong de civilisation sous-entendue par la conception culturelle de Wu visait spécifiquement la pluralité de pensées et d’idées que les radicaux préconisaient au nom du progrès et de la liberté, mais que Wu considérait comme cause de chaos et nuisible à l’âme de l’homme moderne37. Aussi contradictoire que cela puisse paraître, Wu et les intellectuels sous son influence se souciaient autant de l’ordre moral que leurs rivaux radicaux. Alors que ceux-ci appelaient à une révolution éthique des masses populaires en faisant allusion aux Lumières européennes, Wu préconisait la perfection morale de l’individu au nom de l’ » humanisme » en expliquant : « L’âme de l’homme connait la lutte entre le Principe (Li 理) et le Désir (Yu 欲). Si l’homme domine le Désir par le Principe, il deviendra plus développé et plus éclairé, et la société en bénéficiera. Les enseignements de Confucius et de Mencius dans notre pays et les doctrines de Socrate, de Platon et d’Aristote poursuivent le même objet. Les contemporains appellent [toutes ces pensées] la doctrine du fondement de l’homme (renben 人本) ou la doctrine de l’acculturation de l’homme (renwen 人 文), c’est-à-dire ‘Humanism’38 »39.

35 Il s’agissait ici de décrire la formation éthique de l’homme qui, à travers les expériences de la vie, se construit dans la tension entre deux niveaux de réalisation morale : la contrainte morale et le désir sans contrainte. Wu arguait qu’en ayant proposé des réponses comparables pour résoudre cette tension, les maîtres confucéens et les philosophes socratiques se rapprochaient, et qu’il était donc légitime d’intégrer les pensées de ces deux traditions. Cette tendance philosophique de Wu, qui soutenait sa conception culturelle, avait deux origines intellectuelles : le néo-humanisme américain et l’école des moralistes chinois (l’école du Li).

36 Le néo-humanisme était un mouvement intellectuel apparu aux États-Unis au début du XXe siècle. Les membres de ce mouvement, parmi lesquels se trouvaient notablement Irving Babbitt et le philosophe platonicien Paul E. More (1864-1937), s’engagèrent dans la critique du mode de vie américain qui, depuis la fin du XIXe siècle, était fondé sur le culte du progrès matériel et scientifique et sur le culte de la liberté individuelle encouragée par ce progrès. Ce mode de vie était soutenu par des philosophes pragmatistes de l’époque, comme John Dewey (1859-1952) ou William James (1842-1910) qui, sous l’influence de l’évolutionnisme darwiniste, considéraient l’ordre spirituel de l’homme – l’intelligence et la moralité – comme un instrument qui s’adapte à un univers mécanique dont le développement est indéterminé et sans fin40.

37 Babbitt critiquait les pragmatistes en montrant que leur idée de ‘progrès’ – ou idée d’ « être positiviste » (being positivist)41 – était ambivalente. En considérant le changement du monde matériel comme un absolu et en relativisant ainsi l’ordre spirituel, celui qui s’engageait dans cette pensée prenait ainsi le progrès matériel pour le progrès général de l’homme et remettait en cause, au nom du ‘progrès’, l’autorité des valeurs traditionnelles (philosophies et religions)42. Au bout du compte, la liberté de l’individu

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perdait également de sa pertinence, puisqu’on ne remplaçait l’autorité de la tradition que par une autre – celle du désir matérialiste.

38 On voit converger la réflexion des conservateurs chinois et la critique de Babbitt, intellectuel américain d’esprit conservateur, sur la même civilisation occidentale moderne. Il est naturel que les jeunes Wu et Mei, qui prirent conscience de ce rapprochement et qui se soucièrent de la conservation culturelle face à l’arrivée des savoirs et des pensées occidentaux, s’attachèrent volontairement à l’humanisme de Babbitt et y puisèrent l’inspiration de leurs propres critiques culturelles. Ils cherchaient à « corriger les pensées occidentales par les Occidentaux »43.

39 Tout le système de critique de Babbitt se fondait sur la réflexion sur toute la tradition humaniste autour de la question dualiste (comme cela est montré ci-dessus), sur ce qui est « absolu » et sur ce qui est « relatif », et dont Babbitt faisait remonter l’origine à l’Athènes classique dans laquelle se déroulait le débat entre Socrate et les sophistes au sujet « de l’Unité et de la Pluralité » (the One and the Many)44. De même que le Socrate platonicien s’efforçait de déceler les ‘vertus’ (aretai) immuables pour la direction du comportement humain (justice, piété, courage etc.) contre le scepticisme des sophistes qui les réduisait à n’être que des ‘conventions humaines’ (sunthékai) face à l’infinité du monde matériel45, les Modernes avaient, écrivait Babbitt, besoin de recourir à l’approche socratique – dialectique et critique à l’égard des expériences humaines – pour réfuter les philosophes pragmatistes comme sophistes modernes et réaffirmer les principes moraux de l’homme moderne. Cependant, Babbitt ne développait pas davantage cette approche socratique au sens platonicien, parce que, pensait-il, elle risquait de devenir spéculative et de conduire à une forme d’ontologie transcendantale – le monde des Idées46. Il se contentait d’élaborer une approche critique et empirique en vue de définir les principes permanents de la moralité humaine. Celle-là était réalisable non seulement à partir de la personne de Socrate, mais aussi à travers les études comparées d’Aristote et Confucius.

40 D’après Babbitt, Aristote « affirmait que l’homme est la créature de deux lois : il a un soi ordinaire (ordinary self) – ou le soi naturel soumis à l’impulsion et au désir –, et un soi humain qui est, de fait, connu comme un pouvoir de contrôle sur l’impulsion et le désir ». Babbitt attribuait cette idée à Aristote, en commentant que, « [si] un homme tente d’être humain, il doit [...] opposer à toute chose excessive de son soi ordinaire, la loi de mesure (law of measure) »47. Pour comprendre celle-ci, il renvoyait à la mise en valeur de la « contrainte » et de la « proportion » considérées « non seulement comme l’essence de l’esprit grec mais aussi comme celle de l’esprit classique au sens général » 48. Ainsi, Babbitt percevait une approche similaire chez Confucius qui définissait « l’élément spécifiquement dû à l’homme » comme étant la « loi de contrôle du soi intérieur (law of inner control) »49. Par cette comparaison entre les deux Anciens, Grec et Chinois, Babbitt concluait que le confucianisme « correspondait à l’enseignement d’Aristote et [...] à celui de tous ceux qui, depuis les Grecs, ont préconisé [...] la loi de la mesure »50 et que « [Confucius] s’accordait avec les meilleurs humanistes de l’Occident depuis Aristote et les Grecs »51.

41 Cette réflexion de Babbitt, qui approchait le confucianisme à la philosophie socratique – concrètement la dialectique et l’éthique – au nom de la tradition humaniste universelle, préparait donc la politique culturelle de Wu Mi qui envisageait d’intégrer les deux tong intellectuelles, occidentale et chinoise. Il lui fallait désormais recourir à son propre moyen d’appropriation intellectuelle.

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Li et Yu : le filtre moraliste confucéen comme moyen d’appropriation intellectuelle

42 Dans les propos de Wu, nous retrouvons aussi la conception dualiste de la nature humaine, dont, d’après lui, les sages confucéens et les philosophes socratiques comme humanistes se souciaient. Wu explique ce dualisme en recourant à la terminologie confucéenne : la dualité entre Li, ‘Principe’, et Yu, ‘Désir’, qui appartient à l’école des moralistes confucéens (ou école du Li, Li xuë 理学) dont les doctrines se sont formées pendant l’époque des Song 宋 (960 – 1279).

43 Dès sa jeunesse, Wu avait été influencé par cette école confucéenne par ses expériences de lecture et les renconres amicales52. Lors de son séjour aux États-Unis, il eut l’occasion de discuter avec un camarade chinois sur le problème de la religion en Chine (décembre 1919), Wu comparait alors l’école du Li des Song avec les Grands Pères chrétiens qui, tous, « préconisent la domination du Principe (Li) sur le Désir (Yu) et le contrôle de soi par la perfection intérieure »53. Ici, on voit Wu employer explicitement la même expression dualiste (Li / Yu) dans la comparaison culturelle. Il soigne bien le moyen d’appropriation intellectuelle.

44 Pour l’école du Li, l’explication de la notion de Li est initiée par le commentaire de l’expression, gewu zhizhi 格物致知 (« examiner les choses et étendre la connaissance »), qui se trouve dans un grand classique confucéen, le Traité des rites (Li ji 礼记). D’après Zhu Xi 朱熹 (1130-1200), le grand maître de cette école, la phrase signifie que « si je veux étendre ma connaissance, je dois aller au fond du Principe (qiong Li 穷理) de toute chose [qui se présente à moi]. L’intelligence de tout homme est pourvue de l’aptitude à connaître, de même que toute chose sous le Ciel est pourvue de Principe (you Li 有理). » 54 Ainsi, par le terme de Li, on entend le ‘Principe’, accessible à l’intelligence de l’homme, et à partir duquel toute existence du monde matériel se produit. Or, selon le passage original du Traité des rites où se trouve l’expression, gewu zhizhi, la perfection intellectuelle de l’homme réalisée à travers la connaissance du monde matériel est destinée à sa perfection morale. Celle-ci doit ensuite s’appliquer dans la vie sociale et politique pour atteindre la perfection ultime de l’humanité55. Lorsque les moralistes font intervenir le terme de Li dans l’explication de ce passage, il s’agit de la tentative de développer une ‘métaphysique’ pour renforcer la partie fondamentale du confucianisme – l’éthique56.

45 Ainsi, la notion de Li évolue d’un emploi épistémologique à un emploi éthique. Pour les moralistes, le Principe réside dans les rapports sociaux que l’homme règle par l’observation et la pratique des rites. La découverte du Principe est donc associée à la pratique rituelle. Il est significatif que Zhu Xui expliquait un propos attribué à Confucius, ke ji fu li wei ren 克己复礼为仁 (« Vaincre son ego pour se placer dans le sens des rites, c’est là le sens humain »57) de la manière suivante : « Le Sens humain (ren仁), [c’est] la vertu intégrale (quande 全德) du cœur pur (benxi 本心)... Ego (ji 己) signifie le désir propre (siyu 私欲) de l’individu... Rites (li 礼), ce sont les lettres ordonnées (jiewen 节文) du Principe céleste (tianli 天理). Celui qui a le Sens humain (ren), garde la vertu de son cœur. La vertu intégrale du cœur ne réside que dans le Principe céleste, alors qu’il faut que le désir de l’individu soit anéanti. Ainsi, celui qui a le sens humain n’a qu’à se tourner vers les rites en maîtrisant son propre désir. C’est ainsi que toute chose [du monde] se conforme au Principe »58.

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46 L’explication du maître Zhu montre comment l’opposition entre le Principe céleste (tianli) et le désir propre de l’individu (siyu) est élaborée. Elle institue deux états moraux auxquels l’ordre spirituel de l’homme – le cœur (xin) – parviendrait. La conduite droite (c’est-à-dire, la conservation de la vertu intégrale du cœur pur) passe par la reconnaissance du « Principe » au moyen de la pratique rituelle sans laquelle l’homme se détourne vers le « désir » privé, suscité par le monde matériel.

47 Il nous semble qu’en employant la terminologie de l’école du Li, Wu tenta de concrétiser le rapprochement de la pensée confucéenne avec celle des socratiques tel que le proposait Babbitt, en le replaçant dans un contexte culturel intelligible aux Chinois de son époque. Cependant, sur le plan intellectuel, son choix moraliste produisit un décalage de compréhension.

48 Selon Zhu Xi, le Li est lié à la pratique rituelle, laquelle relève de la vie humaine dans le monde matériel. Cependant, il reste avant tout une notion épistémologique. Par la notion de Li, le ‘Principe’, les moralistes confucéens entendent une préexistence métaphysique et transcendante à partir de quoi toute chose se produit. A cet égard, la notion de Li est comparable à la notion d’Idée chez Platon. C’est ce que soulignait un autre rédacteur de la CR, Guo Binhe 郭斌和 (1900-1987), lui-même disciple de Babbitt. Dans une publication de la CR qui étudiait la notion d’Idée, Guo affirmait que « le terme [chinois] le plus proche du celui d’Idée est Li chez les frères des Cheng59 et Zhu Xi. Selon eux, il y a toujours un Li à découvrir dans chaque affaire et chaque chose du monde »60. Or, c’est justement en s’éloignant du platonisme que Babbitt développa sa thèse61. Babbitt empruntait à la dialectique socratique la conception dualiste de l’Unité et de la Pluralité mais se gardait de toute réflexion sur l’Idée métaphysique. Selon lui, il était autant nuisible à la formation humaniste de contempler comme un absolu une préexistence transcendante que de préconiser l’infinité du changement du monde matériel. La perfection morale de l’homme s’appuyait sur les principes ordonnés du comportement (human standards62) révélés par une approche critique et empirique à l’égard des expériences de la vie. Le rapprochement du confucianisme et de la philosophie grecque pour la formation humaniste convergeait vers le retour de Socrate, mais pas celui de Platon.

49 Dans la pratique, Babbitt considérait les expériences de la vie comme étant tirées de l’enseignement des disciplines humaines (particulièrement les lettres). La mise en place de la méthode socratique (dialectique, critique, séléction) à l’égard de ces expériences renvoyait à l’étude des lettres classiques qui, d’après Babbitt, étaient des « éléments plus essentiels tirés des moins essentiels »63. En envisageant la formation humaniste appuyée sur la méthode socratique, Babbitt visait non seulement la crise morale de la société moderne de l’aspect général, mais s’en servait, avant tout, pour une réforme des collèges des arts libéraux aux Etats-Unis. Dans sa réfléxion, le but de l’enseignement du college devait se distinguer de celui de l’université. Lorsque celle-ci offrait le choix de disciplines aussi complètes que possibles, le college devait plutôt constituer « une sélection d’études soigneusement définie pour la formation d’une élite sociale »64, autrement dit, un enseignement des lettres classiques pour former des humanistes.

50 La formation humaniste préconisée par Babbitt n’était donc qu’un programme, ou une méthode à suivre pour une réforme de l’éducation, qui suggérait un enseignement élitiste. Il viserait une élite culturelle dans le contexte démocratique, qui resterait donc socialement ouvert. Pourtant, filtré à travers la terminologie des moralistes confucéens par Wu, le projet de Babbitt était devenu une orthodoxie, comparable aux pensées de

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l’école du Li, consacrées comme orthodoxie par la monarchie depuis les Ming (1368-1644). Une note que Wu laissa dans ses journaux était révélatrice de ce raisonnement. Elle signalait que l’on pouvait comparer aux Maîtres Zhu et Chen de l’école du Li « St. Paul, St. Augustin, Pascal, Dr. Johnson, jusqu’aux Maître Babbitt et Monsieur More... Ils se sont succédés l’un à l’autre dans la même tong de Principe (daotong 道统) »65. Le néo-humanisme babbittéen faisait donc partie de la tong de la civilisation occidentale. Derrière le décalage intellectuel émergeait un décalage politique.

La divergence du groupe CR : l’Idée de Platon en Chine

Yili et kaojiu : la recherche des Principes contre la méthode scientifique

51 C’est par l’insistance sur la tong intellectuelle et culturelle que Wu Mi, en tant que directeur d’édition de la CR, choisissait les sujets d’étude que l’on y publierait, c’est-à- dire ceux considérés comme ‘essences’ des civilisations – lettres classiques (chinoises ou occidentales), philosophies anciennes (chinoise, occidentale, indienne), études des institutions traditionnelles. Cette insistance de Wu ne déterminait pas moins son choix des rédacteurs et celui des méthodes d’étude. L’invitation de Zhang Ertian 张尔田 (1874-1945), historien et lettré traditionnel, est significative.

52 Formé par l’enseignement traditionnel (lettres classiques confucéennes et historiographie traditionnelle) dès sa jeunesse, Zhang fut pourtant invité par Wu (1923) à rédiger des articles d’étude. Wu appréciait la méthode d’étude de Zhang, qui « consistait à ne pas s’attacher trop à examiner les arguments (kaojiu 考据) [dans les lettres], mais à se concentrer sur la découverte des principes justes (yili 义理 » ). Zhang était donc un grand savant qui « cherchait les sagesses et l’esprit cohérents et uniques » 66.

53 La méthode d’ « examen des arguments » dénoncée par Wu Mi appuyait les travaux des savants des Qing. On l’employait d’abord pour critiquer les textes classiques, restituer les textes perdus et étudier l’écriture et la phonétique anciennes. C’était la tradition de la philologie chinoise qui était, d’après Hu Shi, comparable à la méthode scientifique et expérimentale des chercheurs occidentaux, et « contenait véritablement l’esprit de ‘Science’«67. La Science, cette valeur chère aux radicaux de la Nouvelle Culture, était justement la cible de Wu lorsqu’il s’agissait des études des lettres et des pensées classiques. On y trouvait encore l’influence de Babbitt qui critiquait la méthode de la philologie allemande (Die strengwissenschaftliche Methode) que les Américains avaient empruntée. Babbitt attaquait cette méthode qui ne se souciait que de l’efficacité mécanique et qui menait à une étude textuelle profonde sans rendre compte du sens général du texte68. L’étude des classiques était « l’assimilation, non pas l’accumulation des connaissances »69. La critique de la philologie allemande était donc associée au projet de la formation humaniste.

54 Wu voyait certainement un problème comparable dans la philologie des Qing70 défendue par Hu Shi et reprit la critique de son maître. Sur le plan méthodique, le maître et le disciple partagaient le même raisonnement : la généralité l’emportait sur le détail. Pourtant, la récurrence du Li trahissait la tendance téléologique que Wu attribuait aux œuvres de la CR. Qu’il s’agisse de l’introduction des savoirs occidentaux

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ou de l’étude des savoirs traditionnels, le but de découvrir les Principes – Li, terme fort du jugement de valeur – passait en priorité sur la méthode.

55 Comme Wu n’était pas spécialiste des lettres grecques, la tâche de ‘découvrir’ les Principes de la philosophie grecque fut confiée à Guo Binhe, qui avait appris le grec et le latin à l’Université de Hong Kong avant de faire la connaissance de Wu grâce à la recommandation du classiciste anglais G. N. Orme en 1923. C’est par la référence de Wu que Guo partit étudier à Harvard (1927) sous la direction de Babbitt. Guo apporta deux contributions à la CR à propos des lettres et de la philosophie grecques : la traduction des cinq dialogues socratiques de Platon71 et une étude de l’Idée de Platon (évoquée plus haut)72. Cette dernière œuvre fait figure de réconciliation entre la recherche téléologique moraliste préconisée par Wu et la méthode de kaojiu.

56 En regroupant les arguments des Idea/Eidos dans chaque dialogue de Platon et en les confrontant, Guo décela deux ordres de conception sur l’Idée platonicienne : l’épistémologique et l’éthique. Au sens épistémologique, l’Idée n’est que le concept pour expliquer les choses du monde matériel. Entre l’Idée et les choses expliquées, « il n’y a que la séparation logique »73, alors que le monde des Idées n’existe réellement pas. Cependant, au sens éthique, il existe un monde des Idées éternelles, qui sont « observables et saisissables, majestueuses et splendides [...] [Pour les saisir], on s’attache à l’expérience personnelle au lieu de l’explication raisonnée »74.

57 En fait, c’est pour examiner le problème de ‘séparation’ (chorista) – c’est-à-dire le lien entre le monde des Idées et le monde matériel – que Guo élabora cette interprétation. Pourtant, celle-ci était subtile, parce que l’on se demanderait plutôt : comment les deux conceptions se réconcilient-elles dans le même système de la philosophie platonicienne ? La réponse de Guo semblait arbitrale. Celui-ci affirmait que « la conception épistémologique de l’Idée est la partie secondaire à la conception éthique » 75, parce que dans les dialogues platoniciens, le souci éthique est toujours fondamental quand il faut discuter l’Idée. En prenant pour exemple la discussion entre Socrate et Glaucon sur la vraie connaissance (épistèmè) (République, 476c-480a), Guo expliquait que, pour Platon, « l’éthique est déterminée par la Connaissance. Qu’on puisse connaître, cela dépend de l’existence de l’Idée. Puisque l’Idée est immuable, la Connaissance s’y produit. Les phénomènes isolés qui se déroulent et se finissent [dans le monde matériel] ne produisent que les opinions, et non pas les Connaissances »76.

58 La confrontation entre la doxa et l’ épistèmè étant présentée, Guo soulignait particulièrement l’aspect moral de cette discussion socratique, là où Socrate n’avait qu’à montrer que face à l’Idée de la justice, par exemple, les choses justes saisies par l’opinion étaient relatives (479a), et que le but du philosophe est de connaître les Idées par la contemplation (480a). Il y a l’implication morale, mais le problème épistémologique y reste fondamental.

59 Cependant, la conception éthique de Guo semble se justifier par la théorie de la réminiscence (anamnesis). D’après Guo, les Idées de la conception éthique ne se saisissent pas par la raison, mais par la contemplation (xuanxiang 玄想)77. C’est une expérience mystique que Guo expliquait par le mythe de la réminiscence de l’âme du Phédre (250a-b). L’homme s’émeut, en voyant une chose du monde matériel, qui lui rappelle l’Idée qu’il a observée en tant qu’âme dans le monde céleste. « Les Idées qui provoquent le sentiment amoureux chez l’homme, conclut Guo, sont les formes originales des comportements moraux qui sont la fin de la vie spirituelle »78. Cette conclusion révèle bien la tendance moraliste.

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60 La vie spirituelle contemplative étant la fin du philosophe, ce qu’il contemple (ou ce dont il se ressouvient du monde céleste dans le Phèdre) : les vertus (aretai), a une signification plus abstraite et générale que les comportements moraux. En effet, dans la philosophie de Platon, la raison est une des parties essentielles de l’âme (psychè)79. Ce qui est saisi par la raison et ce qui l'est par l’âme sont donc identiques. Lorsque Guo élabora une hiérarchisation entre l’ordre épistémologique et l’ordre moral dans la conception de l’Idée platonicienne, il était probablement influencé par Babbitt qui tente d’établir un système des human standards appuyé sur la dialectique socratique contre la conception mécanique du monde de son époque. Cependant, on y perçoit aussi le reflet de la conception de la notion Li des moralistes confucéens. Le Li que les moralistes chinois ont emprunté aux Bouddhistes, connaît, on a vu, une évolution conceptuelle, de la métaphysique à l’éthique. Comme préexistence transcendante, le Li ordonne la vie humaine et la hiérarchie sociale à travers l’observation des rites. Il est indicatif que, dans le même article, Guo suggèrait le néologisme, Lixing 理型 (modèle de principe), qui, construit sur la racine Li, traduirait l’Idée platonicienne 80. Cette traduction était contestée par un autre spécialiste chinois de la philosophie grecque, Chen Kang 陈康 (1902-1992), lui-même ancien élève de l’Université du Sud-Est. Cependant, avant d’accéder à la réflexion de Chen sur l’Idée de Platon, il faut comprendre un changement au sein des rédacteurs de la CR à l’égard de l’appropriation culturelle.

Vers l’Histoire de la philosophie

61 Tout d’abord Tang Yongtong se démarque de Wu Mi, son ami et caramade à Harvard. Dans un essai qui dénonce, à la fois, les radicaux et les conservateurs à propos de l’appropriation des savoirs, Tang constatait que les deux groupes connaissaient les mêmes abus dans la recherche : superficialité (qian 浅) et vue contrainte ( ai 隘). « Lorsque l’étude est superficielle, on en discute sans chercher l’origine. Lorsqu’on a la vue contrainte dans l’étude, on se contente des concepts confus ». A cause de ces deux abus, beaucoup de chercheurs riquent de rapprocher les pensées, semblant similaires, mais dont « l’origine, le mode de penser, le souci pour le monde sont complètement différents »81. La critique de Tang semble moins viser les radicaux que faire allusion à Wu Mi, un amateur de la philosophie, qui rapprochait le confucianisme de la philosophie socratique, l’école des moralistes confucéens de l’humanisme de Babbitt sous la valeur prétendue universelle du Li.

62 Si ces rapprochements de Wu constituent l’un des aspects de la conception culturelle de la CR : ‘sélection’ – qui est, on l’a vu, devenu le jugement de valeur –, la critique de Tang souligne l’autre aspect : ‘érudition’. Pourtant, cette ‘érudition’ de Tang est basée sur deux conditions. D’abord, il faut adapter une perspective historique à l’égard d’un courant de pensée pour tracer son origine. De plus, on doit systémiser et critiquer les connaissances historiques de ce courant pour ne pas confondre les concepts. C’est la méthode d’ « examiner les arguments » (kaojiu) renforcée, que Tang suggérait au chercheur de travailler sur les lettes classiques, non plus comme philologue traditionnel, mais comme historien de pensées. Il appliqua bien sa méthode dans ses travaux sur l’histoire de la philosophie indienne et du bouddhisme, qui lui gagna le respecte et l’amitié de Hu Shi82, rival idéologique de la CR. Finalement, par ses travaux

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intellectuels et sa méthode de recherche, Tang inspirait aussi son disciple, Chen Kang qu’on a évoqué plus haute.

63 L’approche historique éclairée par Tang impliquait de garder ses distance avec les Anciens, voire de prendre conscience de l’évolution des pensées. C’est ce point qui fait figure de nuance fondamentale entre Tang et Wu (ou Mei). Chen fait allusion à cette approche, en expliquant sa méthode d’étude : « Quand on étudie la pensée d’un auteur ancien, on se base, avant tout, sur ses propres écrits. On ne doit pas adapter sa pensée de façon oblique, parce que la pensée lui semble ne pas se conformer au raisonnement (autrement dit, on ne confond pas ce qui est logique avec ce qui est historique). Quand on étudie un problème, on ne se contente que de l’aspect réel des affaires, sans prendre en compte de ce qui est considéré comme Lettres Sacrées et Paroles des Sages. Bref, entre soi-même et la personne ou l’affaire [visées par l’étude], tout chercheur doit ne pas s’en mêler et s’en distinguer »83. Ce discours révèle l’attitude d’un observateur froid et rigoureux et dans le même temps l’esprit d’un iconoclaste qui le distingue, non seulement de Wu et de Mei conservateurs, mais aussi de son maître Tang.

64 Dans les faits, ses études à l’Université du Sud-Est ne marquèrent que le début de sa carrière intellectuelle. Au terme de ses cinq ans d’études en Chine, Chen poursuivit son parcours en Europe (1929), la plupart du temps en Allemagne, où il soutint son doctorat (1940) sous la direction du philosophe Nicolai Hartmann (1882-1950). Dans un texte dans lequel il résumait la philosophie d’Hartmann, Chen affirma que la méthode d’étude d’Hartmann était aussi importante que ses propres pensées philosophiques. D’après lui, celle-là consiste en trois étapes : 1. décrire et analyser le phénomène ; 2. discuter le problème ; 3. construire la théorie84. Chen définissait donc une méthode qui se dévéloppait à partir de la méthode dite diaporématique (des verbes aporein/diaporein) aristotélicienne. Autrement dit, autant chez Aristote que chez Harmann, lorsque l’on rencontre un problème jugé difficile (aporia), on le résout par différentes voies, en confrontant les arguments. « Lorsque le problème est assez éclairé par la discussion, on est proche de la solution. Ce que l’on doit éviter le plus est [au contraire] de partir directement d’une théorie pour régler le problème actuel »85.

65 La dernière remarque est révélatrice. Pour Chen, toute théorie est rélative aux circonstances dans lesquelles elle s’est formée. Ainsi, il n’est pas possible de régler un problème par l’adoption directe d’une théorie qui lui fût étrangère. En revanche, la méthode, avec des adaptations, pouvait être universelle. Ici, la réflexion méthodique de Chen se développait par rapport à la conception de l’appropriation culturelle de Tang Yongtang. Outre que la perspective historique à l’égard d’une pensée, était soulignée l’importance de la méthode argumentative et scientifique, qui l’emporte sur le but de la découverte de valeurs.

66 Durant ses premières années d’études en Allemagne, Chen avait déjà pris conscience de ces deux critères méthodiques. Dans un article qui avait pour objet le problème épistémologique dans le Ménon (1934)86, Chen se garda ainsi de traduire l’Eidos par tout néologisme, en arguant que la signification du mot Eidos variait et évoluait dans la pensée de Platon et que la perception de cette notion par la postérité fut influencée par Aristote. En confrontant les arguments tirés de différents dialogues platoniciens, Chen ne se contenta que de deux solutions pour présenter le mot : laisser tel quel le terme εἶδος ou le paraphraser par la confrontation des Yi/Duo (Un/Plusieurs). Quelques années plus tard, vers 1942, lorsqu’il se chargea de terminer la traduction avec le commentaire du Parménide87, Chen fit preuve d’un certain zèle lorsqu’il s’agit à nouveau

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de traduire Eidos et, avec le même raisonnement, il dénonça les néologismes qu’on avait précédemment pu employer – y compris Lixing, évoqué plus haute. Il opta pour une « traduction temporaire »88 par Xiang 相, qui veut dire, en ancien chinois, ‘voir’, ‘observer’, mais dont on développe le sens en chinois moderne pour arriver à ‘aspect’. Par cette décision, Chen ne se contentait que de traduire les premières significations du terme.

67 La prudence de Chen à l’égard de la traduction du mot Eidos révèlait son intérêt particulier pour l’épistémologie de Platon (autrement dit le même problème que celui de chorista mis en lumière par Guo Binhe). Malgré un même intérêt partagé, Chen se démarquait de Guo par sa méfiance, voire sa répugnance à l’égard de l’interprétation moraliste de la notion d’Idée platonicienne. L’article évoqué plus haute et rédigé en 1934 en était un exemple. Il était à l’origine la réaction à la traduction des dialogues platoniciens de Zhang Dongsun 张东荪 (1886-1973) et Zhang Shizhu 张师竹 – l’autre entreprise de la traduction de Platon, menée parallèlement à celle de la CR. D’après Chen, les Zhang faisaient de la traduction du Ménon une œuvre moraliste, probablement parce qu’ils étaient orientés par le sous-titre du dialogue, peri aretes, alors que le véritable enjeu reposait sur la manière de connaître, comme on peut le déceler de manière manifeste au passage 98a sur le lien entre les vraies opinions (doxai aletheis) et le raisonnement de causalité (aitias logismos). Ainsi, Chen rédigea un bref commentaire orienté sur l’ensemble du Ménon pour expliquer ce seul passage du dialogue.

68 Ce texte de Chen était soigneusement rédigé et suffisamment nourri d’arguments pour que l’on puisse dire que Chen s’était bien préparé à travailler le problème épistémologique de Platon. Un an après, Chen rédigea un nouvel article89 qui tentait de donner une présentation générale de l’épistémologie platonicienne, et qui lui inspira finalement le sujet de sa thèse – le dévéloppement aristotélicien de cette théorie de Platon90.

69 Par son attention particulière portée à l’épistémologie, Chen se démarquait désormais complètement de Guo quand il annonçait interpréter la connaissance des Idées par l’âme. Pour Guo, les Idées de la conception éthique ne se saissaient que par la réminiscence de l’âme. Guo concluait donc que le monde des Idées était une existence éternelle et indépendante et que la perfection morale de l’homme consistait à se ressouvenir de ce monde des Idées. A propos de ce problème de ‘séparation’, Chen consacra une bonne partie de sa thèse pour le régler. D’après sa recherche, Platon n’affirme nullement – et Aristote non plus – la ‘séparation’ entre le monde des Idée et le monde matériel. « Le moment essentiel de chorismos que Platon conçoit, c’est la ‘suffisance de soi’ (self-sufficiency) »91. Puisque l’existence de l’Idée ne se conformerait pas à ce critère de suffisance de soi, « Platon nierait donc la ‘séparation’ des Idées »92. Cette conclusion correspond à son analyse de la réminiscence de l’âme. Chen mit l’accent sur le concept de proeidenai développé dans le Phédon (75a). La réminiscence – c’est-à-dire connaître les Idées – serait conditionnée par l’action de proeidenai (‘connaître d’avant’), alors que le ‘pro’ se comprend « non pas au sens temporel, mais au sens logique »93. Finalement, Chen concluait en premier lieu que l’épistémologie de Platon affirmerait l’identité préexistente des Idées et de l’âme immortelle, la réminiscence consistant à retrouver cette préexistence que l’homme a oubliée lorsque l’âme rejoignit le corps94. Cependant, en confrontant les arguments présentés par le Phédon, le Ménon et le Timée, Chen concluait parallèlement que l’affirmation de la préexistence des Idées

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dans l’âme connaissait une évolution à travers les différentes étapes de la philosophie de Platon95.

70 On voit bien ici la différence fondamentale entre Guo Binhe le philosophe moraliste et Chen Kang l’historien de la philosophie à l’égard de la réception de la philosophie platonicienne. En présentant celle-ci, Guo se l’appropriait (ou, comme ce que Babbitt déclarait, ‘l’assimilait’) pour concevoir la direction de la vie de l’homme. En revanche, pour Chen, la pensée d’un Ancien qu’est Platon doit être analysée comme fait historique qui connaissait un dévéloppement propre depuis l’origine jusqu’à l’affirmation. Le chercheur ne vas pas au-delà de cela. Cette différence annonçait l’évolution du groupe de la CR vers deux directions distinctes et différentes.

Conclusion

71 L’introduction de la philosophie platonicienne par la CR dépendit de la conception de la culture des co-fondateurs de la revue, principalement de celle de Wu Mi. Cette conception culturelle, appuyée sur l’intégration et le rapprochement de deux traditions intellectuelles, le confucianisme et la philosophie socratique, fut le résultat d’une appropriation culturelle. Wu s’inspira du néo-humanisme américain, en employant comme filtre l’école moraliste confucéenne dont les deux tendances, philosophique (la téléologie de Li) et politique (Li étant orthodoxie impériale), revêtaient une caractéristique unitaire. Quoiqu’elle semblât universelle, l’intégration du confucianisme et de la philosophie grecque pensée par Wu ne se détacha jamais de la logique culturelle de la Chine traditionnelle, qui posait toujours les deux mêmes problèmes : le souci pour la fin de la vie et l’attente pour l’unité de pensée et du politique. On répondit à ces deux problèmes par le concept de tong du vocabulaire politique.

72 La conception de la culture de Wu fut, avant tout, une réflexion qui faisait partie d’un courant de pensées réactionnaires (sens neutre) contre la société moderne en train de se former en Chine, là où la pluralité de pensées, des idées et des comportements de vie était une des caractéristiques principales. Pourtant, la réflexion propre de Wu ne tenta pas moins de chercher une solution pour perpétuer la tong de la culture chinoise, en la renouvelant par l’introduction de la philosophie grecque considérée par Wu comme la tong de la civilisation occidentale – particulièrement le platonisme jugé comparable à l’école de Li. La conception culturelle de Wu, comme directeur d’édition, exerça ainsi une influence considérable sur la politique culturelle de la CR à propos de l’introduction de la philosophie grecque.

73 Cette conception culturelle influença non seulement le choix des œuvres grecques introduites, mais aussi la méthode d’étude sur ces œuvres. Pour Wu, la méthode scientifique qui ne vise que l’argumentation textuelle devait passer par la découverte des valeurs morales qui se conformaient ou s’assimilaient à la téléologie de Li. Cette influence de Wu sur la méthode d’étude se réalisa par son choix des contributeurs. Guo Binhe, protégé de Wu et son camarade du néo-humanisme, réalisa une étude sur l’Idée de Platon qui, on l’a vu, correspondait bien à l’esprit culturel de Wu, en soulignant, sans abandonner l’érudition, l’aspect moral de l’Idée platonicienne.

74 Pourtant, cette politique culturelle sous l’influence de Wu sous-entendait l’association, voire la soumission de l’œuvre intellectuelle à l’actualité sociale, lorsque l’on insista sur le souci moral de l’œuvre. L’indépendance intellectuelle serait donc compromise. C’est

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ce qui provoqua les divergences au sein même du groupe CR. Tang Yongtong et son disciple Chen Kang adoptèrent alors une autre approche pour concevoir une nouvelle méthode d’étude des pensées anciennes. Tous les deux s’attachèrent à la découverte des faits historiques en gardant leur distance avec les Anciens. Le jugement de valeur fut donc relativisé dans les recherches dirigées par cette méthode. L’étude de Chen Kang sur la même théorie d’Idée platonicienne en fut un exemple emblématique.

75 La méthode d’étude de Tang et de Chen correspondait à celle de Hu Shi qui préconisait d’appliquer une méthode scientifique et historique à l’étude des pensées de la Chine ancienne96. Finalement, cet autre cercle du groupe CR se rapprocha de Hu. Dans un récit rétrospectif (1976), Chen rappelle que Hu avait initié, à l’Université de Pékin, un centre d’études des lettres classiques, comparable à l’Altertumwissenschaft en Europe, dont Tang avait repris les travaux et que Chen lui-même rejoignit à son retour en Chine en 194097. Ces idéologues rivaux s’allièrent donc finalement par le respect pour l’Histoire. Annexe 1

Les portraits au miroir de Confucius et de Socrate (CR, n° 1, 192a).

Annexe 2 Œuvre d'introduction des pensées grecques de la CR

Introduction de la pensée grecque dans la CR.

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BIBLIOGRAPHIE

Les sources

Pour les rédacteurs de la CR et de l’Université du Sud-Est

Tous les 78 numéros de la Critical Review sont numérisés par la National Libery de la Chine et consultables par le lien : http://www.nlc.gov.cn/.

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NOTES

1. * Pour la réalisation de cet article, je remercie sincèrement Violaine Sebillotte-Cuchet, ma directrice de thèse et professeure d’Histoire grecque de Paris I, qui m’a beaucoup conseillé dans ma recherche, et Chris Rodriguez, doctorant en Histoire à Paris I, qui a relu et corrigé mon texte. 1 Je traduis et souligne toutes les citations de cet article sauf indication contraire. 2. Wu Mi, « Lun Xin Wenhua yundong » 论新文化运动 (Du mouvement de la Nouvelle Culture), Xueheng, N°4, 1922, repris dans Sun Shangyang et Guo Lanfang (éd.), Guogu xinzhi lun. Xuehengpai wenhua lunzhu jiyao (Traditions nationales et nouveaux savoirs. Recueil sélectif des polémiques du groupe Xueheng), Beijing, 1995, p. 78-96 (citation p. 96). 3. La revue Xueheng est connue par les sinologues non-chinois sous son sous-titre anglais The Critical Review. J’emploierai l’abréviation CR dans cette étude. 4. Wu, in Sun et Guo (éd.), p.79. 5. Yan Fu 严复 (1854-1921) en est un bon exemple. Appartenant à la première génération des étudiants d’outre-mer, Yan a fait des études de navigation en Angleterre à la fin des années 1870. Il fut aussi l’un des Chinois lucides de l’époque, qui comprit le rôle des pensées, du mode de penser et des valeurs morales dans le dévéloppement de la société européenne. Il exprima cette idée notamment dans « Yu Waijiao bao zhuren shu » 与外交报主人书 (Lettre au directeur du Journal des Affaires Étrangères), 1902, in Wang Shi (éd.), Yan Fu ji (Recueil des écrits d’Yan Fu), Beijing, 1986, p.557-564. 6. Wu, Journaux, 1910-1915, Beijing, 1998, p.410, p.509. 7. Mei Guangdi, « Correspondance à Hu Shi XXVI », in Luo Gang et Chen Chunyan (éd.), Mei Guangdi wenji (Recueil des écrits de Mei Guangdi), Shenyang, 2001, p.161. 8. Mei, « Correspondance à Hu Shi VI », in Luo et Chen, 2001, p.120. 9. Hu quitta Cornell en 1915 pour faire des études de philosophie à Colombia University sous la direction de John Doway. 10. Par exemple, le cas de Wu Mi, note 6. 11. WU, op.cit, note 4. 12. Chen, « Wuren zuihou zhi juewu » 吾人最后之觉悟 (La révélation ultime de notre peuple), Xin qingnian (La Jeunnesse), vol. 1, n° 6, 1916, repris dans Duxiu wencun (Recueil des écrits de Duxiu), tome 1, Shanghai, 1925, p.49-56. La Jeunesse était fondée par Chen lui-même en 1915, et devint l’un des bastions des radicaux chinois. 13. Chen, ibidem. 14. C’est-à-dire les trois principes qui, dans la société chinoise traditionnelle, gouvernent les rapports entre le monarque et ses sujets, entre le père et ses enfants et entre le mari et sa femme.

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15. Chen, « Yi jiu yi liu » 一九一六 (L’an 1916), La Jeunesse, tome I, n°5, 1916, repris dans Duxiu wencun, tome 1, 1925, p.41-48. 16. Quatre essais pionniers sont publiés dans La Jeunesse : HU Shi, « Wenxue gailiang chuyi » 文学 改良刍议 (Ma proposition pour la réforme littéraire), 1917 ; QIAN Xuantong 钱玄同, « Zhongguo jinhou zhi wenzi wenti » 中国今后之文字问题 (Le problème de l’avenir des lettres chinoises), 1918 ; les réponses de Chen Duxiu relatives à ces deux textes : « Wenxue geming lun » 文学革命 论 (De la révolution littéraire), 1917 ; « Duxiu da Qian Xuantong » 独秀答钱玄同 (Ma réponse à Qian Xuantong), 1918. 17. Pour plus de détails, voir le recueil édité par Benjamin I. Schwartz, Reflecions on The May Fourth Movement, A Symposium, Cambridge (Massachusetts), 1972. Pour la promotion du pragmatisme en Chine, la relation personnelle établie entre Hu Shi et son maître Dewey a beaucoup compté. Invité en Chine pour un séjour des deux ans (1919-1921) Dewey a donné une centaine de conférences devant le public chinois. La relation privée entre le maître et le disciple contribue donc à la promotion du pragmatisme en Chine. Voir Joël Thoraval, « La tentation pragmatiste dans la Chine contemporaine », in Anne Cheng (dir.), La pensée en Chine aujourd’hui, Paris, 2007, p.103-134. 18. Chen, « Liuxue sheng » 留学生 (étudiants d’outre-mer), La Jeunesse, tome VII, n° 1, 1919, repris dans Duxiu wencun, tome 2, 1925, p.72-73. 19. Wu, op.cit., note 4. 20. Du Yaquan, « Miluan zhi xiandairen xin » 迷乱之现代人心 (Le désarroi de l’esprit de l’homme moderne), in The Eastern Miscellany 东方杂志, tome XV, n°4, 1918. Repris par Tian Jianye 田建业 (éd.), Du Yaquan Wenxuan 杜亚泉文选 (Sélection des écrits de Du Yanquan), Shanghai, 1993, p. 362-367. 21. L’expression anglaise vient du texte chinois original. 22. Mei, « Correspondance à Hu Shi XXXVI », in Luo et Chen, 2001, p.167-168. 23. La Première Guerre Mondiale et les événements qui s’ensuivirent – la Révolution russe et le Traité de Versailles – marquèrent une rupture dans l’attitude des Chinois à l’égard de la civilisation occidentale moderne. Si certains réformistes devinrent modérés à l’égard de l’interaction entre l’introduction de la culture occidentale et la culture traditionnelle, certains, comme Chen Duxiu, se radicalisèrent jusqu’à s’attacher au marxisme. Luo Zhitian, Jibian shidai de wenhua yu zhengzhi (Culture et politique au moment de changement radical), Beijing, 2006, p. 18-57. Aussi, Wang Hui, Wenhua yu zhengzhi de bianzou : yizhan he Zhongguo de ‘sixiang zhan’ (Concert de la culture et de la politique : Première Guerre mondiale et ‘guerre de pensées’ en Chine), Shanghai, 2014, p.18-57. 24. Du, op.cit, note 20. 25. Mei, « Ping tichang Xin wenhua zhe » 评提倡新文化者 (De ceux qui préconisent la Nouvelle Culture), CR, n°1, 1922, repris dans Sun et Guo (éd.), 1995, p.71-77 ; (citation page 77). 26. Wu, in Sun et Guo (éd.), p.83. 27. Pour le groupe guocui, voir Laurence A. Schneider, “National Essence” and the New Intelligentsia », in Charlotte Furth (éd.), The Limits of Change : Essays on Conservative Alternatives in Republican China, Cambridge (Massachusetts), 1976, p. 57-89 ; Hu Fengxiang, « Lun Xinhai geming shiqi de Guicui zhuyi shixue » (« De l’historiographie du groupe guo cui à l’époque de la Révolution Xinhai »), Lishi yanjiu (Études d’histoire), n° 5, 1985, p.142-160. 28. Le lien culturel entre le groupe guocui et le groupe CR a été étudié par Laurence A. Schneider, ibidem. Certains intellectuels du groupe guocui sont devenus contributeurs de la CR pendant les années 1920, par exemple, le poète Huang Jie 黄节 (1873-1935). 29. Contemporain de Confucius, Mozi préconise une fraternité entre hommes en critiquant les pratiques ritualistes confucéennes fondées sur la hiérarchie sociale. 30. WU, op.cit., note 26. 31. Voir l'annexe 1.

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32. Pour le texte d’Hu, note 16. 33. « Xueheng zazhi jianzhang » 学衡杂志简章 (Charte de la revue Xueheng), CR, n° 1, 1922. 34. Il s’agit de l’ Apologie de Socrate, du Criton, du Phédon, du Banquet et du Phédre. 35. Voir l’annexe 2. 36. Pour la fondation de la CR et les profils intellectuels des rédacteurs, voir Shen Weiwei, Huimou Xuehengpai : wenhua baoshouzhuyi de xiandai mingyun (Un regard rétrospectif à l’école Xueheng : le sort moderne du conservatisme culturel), Beijing, 1999. 37. À plusieurs reprises, le jeune Wu évoque, dans ses journaux, la crise morale de l’homme de la société moderne. Wu, Journaux, 1910-1915, Beijing, 1998, p. 315-316, p. 441-442 ; Journaux, 1917-1924, Beijing, 1998, p. 22. 38. Le terme anglais est employé par Wu. 39. Wu, 1922, in Sun et Guo (éd.), 1995, p. 94. 40. Sur le contexte socio-culturel de l’émergence du néo-humanisme américain, voir J. David Hoeveker (Jr.), The New Humanism : A Critique of Modern America (1900-1940), Charlottesville, 1977, p. 3 et p. 30-32. 41. I. Babbitt, « introduction », Rousseau and Romanticism, Cambridge (Massachusetts), 1919, p. XI. 42. Babbitt, 1919, p. XII. Voir également l’autre texte de Babbitt, « Humanistic Education in China and the West », Chinese Students’ Monthly, 1922, vol. XVII, p. 85-91, particulièrement, p. 87-88. 43. Qian Mu, Guoxue gailun 国学概论 (Bref traité des études nationales), Beijing, 1997 (première édition, 1928), p. 349. 44. Babbitt, 1919, ibidem ; à une autre occasion, Babbitt cita aussi un passage de Phédre (266b) pour éclairer cette question épistémologique. Babbitt, Literature and The American College, Cambridge (Massachusetts), 1908, p. 25. 45. Par exemple, Platon, République 359 a – b ; Protagoras, 323 c – d. 46. Babbitt, 1919, ibidem. En discutant avec son ami platonicien, P. E. More, il nuança son approche par rapport à celle de Platon. Voir More, communication « XXXIX » in Frederick Mancheste et Odell Shepard (éd.), Irving Babbitt : Man and Teacher, New York, 1941, p. 323-337, particulièrement, p. 331. 47. Babbitt, 1919, p. 16. 48. Babbitt, 1919, ibidem. 49. Babbitt, 1922, p. 89. 50. Babbitt, 1919, p. XIX. 51. Babbitt, 1922, ibidem. 52. Par exemple, il est souvent inspiré par les notes de lecture de Chen Li 陈澧 (1810-1882), un savant traditionnel de l’esprit moraliste qui préconise l’interprétation des lettres classiques par l’idéal du Li. Wu, Journaux, 1910-1915, Beijing, 1998, p. 279-280. Il fréquente aussi Yu Youren 于右 任(1879-1964), un révolutionnaire nationaliste de l’esprit moraliste. Wu, Journaux, 1910-1915, Beijing, 1998, p. 36. 53. Wu, Journaux, 1917-1924, 1998, p. 104. 54. Zhu Xi, Daxüe zhangju 大学章句 (Commentaire sur La Grande Etude), 5e section avec la traduction d’Anne Cheng légèrement modifiée : Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Paris, 1997, p. 490. 55. Liji (Traité des rites), chap. XLII « Da Xüe » (La Grande Etude). Voir le commentaire d’Anne Cheng dans Cheng, 1997, p. 491 ; et eadem, « Des germes de démocratie dans la tradition confucéenne ? », in Mireille Delmas-Marty et Pierre-Etienne Will (éd.), La Chine et la démocratie, Paris, 2007, p. 83-107, voir particulièrement p. 102-103. 56. Le confucianisme est à l’origine une éthique appuyée sur la pratique des rites anciens. Le bouddhisme ayant connu son plus grand développement à l’époque des Tang 唐 (618-907), une série de notions philosophiques bouddhiques s’est précocement enracinée en Chine. Les lettrés

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confucéens de la fin des Tang et du début des Song adaptèrent ainsi ces notions bouddhiques dans leurs commentaires des classiques et constituèrent au confucianisme une ‘métaphysique’ qui, sur le modèle du bouddhisme, tenta de régler le rapport entre l’ordre spirituel et le monde sensible. Voir Cheng, 1997, p. 414-418, p. 427-461 ; Aussi Zhang Liwen, Zhu Xi sixiang yanjiu (Etude des pensées de Zhu Xi), Beijing, 2001, p. 10-18. 57. Lunyu 论语 (Entretiens de Confucius), livre XII, 1. La traduction d’Anne Cheng dans Cheng, 1997, p. 73. 58. Zhu Xi, Lunyu jizhu论语集注 (Recueil d’explications des Lunyu), livre XII, 1. 59. Zhu développe les pensées de deux moralistes du XI e siècle, les frères Cheng Hao 程颢et Cheng Yi 程颐. 60. Guo Binhe 郭斌和, « Bolatu zhi aiti lun » 柏拉图之艾提论 (Doctrine d’Idées de Platon), CR, n° 77, 1932, repris dans Guo Binhe et Jing Changji (trad.), Bolatu wuda duihua ji (Recueil des cinq dialogues de Platon), Nanjing, 1933, p. 315. 61. Voir la note 46. 62. Babbitt, 1919, p. XIII. 63. Babbitt, 1908, p. 83. 64. Babbitt, 1908, p. 84. 65. Wu, op. cit., note 53. 66. Wu, Journaux 1917-1923, 1998, p. 250. 67. Hu, « Qingdai xuezhe de zhixue fangfa » 清代学者的治学方法 (Méthode d’étude des savants des Qing), in Hushi wencun 胡适文存 (Recueil des écrits de Hu Shi), Shanghai, 1921. Repris par Ouyang Zhesheng (éd.), Hu Shi wenji (Collection des écrits de Hu Shi), tome 2, Beijing, 1998, p. 288. 68. Babbitt, 1908, p. 102, p.111, p. 154. 69. Babbitt, 1908, p. 164. 70. Wu, op.cit., note 53. 71. Voir la note 34, Guo accomplit cette oeuvre de traduction avec la coopération de Jing changji 景昌极 (1903-1982), philosophe et disciple de Liu Yizheng. 72. Voir la note 60. 73. Guo et Jing (trad.), 1933, p. 318. 74. Guo et Jing (trad.), 1933, p. 316. 75. Guo et Jing (trad.), 1933, p. 331. 76. Guo et Jing (trad.), 1933, ibidem. 77. Guo et Jing (trad.), 1933, ibidem. 78. Guo et Jing (trad.), 1933, p. 333. 79. Platon, République, 441e. La Rasion (logismos) qui commende et veille sur l’âme. 80. Guo et Jing (trad.), 1933, p. 316. Cependant, Guo met en avance, à la même occasion, une précaution de ne pas simplifier les pensées de différents philosophes par la pure comparaison qui ignore le contexte propre à chacun. 81. Tang Yongtong, « Lun jinren zhi wenhua yanjiu » 论近人之文化研究 (De l’étude culturelle de nos contemporains), CR, n° 12, 1922. Repris dans Sun et Guo (éd.), 1995, p. 97-100. Les deux citations viennent des pages 98 et 100. 82. La méthode de Tang attire naturellement l’attention de Hu Shi qui préconisait, déjà en 1919, une approche historique d’étudier et d’introduire une pensée étrangère en Chine, dans un débat sur l’introduction du socialisme. Hu, « Si lun wenti yu zhuyi » 四论问题与主义 (Discussion sur le lien entre le problème et la théorie IV), 1919, in Ouyang (éd.), Hu Shi wenji, t. 9, 1998, 274. Pour l’amitié entre Tang et Hu, Tang Yijie, « Tang Yongtong yu Hu Shi » (Tang Yongtong et Hu Shi), in Zhongguo Zhexue shi (Histoire de la philosophie chinoise), n° 4, 2002, p. 95-105. 83. Chen Kang, Chen Kang zhexue lunwen ji 陈康哲学论文集 (Recueil des écrits de la philosophie de Chen Kang), Taipei, 1985, p. 314.

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84. Chen, « Nicolai Harttman », 1940, repris par Wang Zisong et Wang Taiqing (éd.), Chen Kang : lun Xila zhexue (Ecrits de Chen Kang sur la philosophie grecque), Beijing, 2011, p. 534. 85. Chen, ibidem. 86. Chen, « Bolatu Mannuo pian zhong de renshi lun » 柏拉图曼诺篇中的认识论 (De l’épistémologie du Ménon), 1934, repris par Wang et Wang (éd.), 2011, p. 15-16. 87. Chen (trad.), Bamannidesi Pian巴曼尼得斯篇 (Traduction du Parmenide), Beijing, réédition, 1982 (première édition 1944). 88. Chen (trad.), 1982 (1944), p. 383. 89. Chen, « Bolatu renshilun zhong de zhuti yu duixiang » 柏拉图认识论中的主体与对象 (Sujet et objet dans l’épistémologie de Platon), 1935, repris par Wang et Wang (éd.), 2011, p. 36-55. 90. Chen, Das Chorismos-Problem bei Aristoteles, thèse soutenue à l’Universität Berlin, 1940. 91. Chen, « Das Chorismos-Problem bei Aristoteles yi shu tiyao » Das Chorismos-Problem bei Aristoteles一书提要 (Résumé du Das Chorismos-Problem bei Aristoteles), repris par Wang et Wang (éd.), 2011, p. 278. 92. Chen, ibidem. 93. Chen, 1935, Wang et Wang (éd.), 2011, p. 43. 94. Chen, 1935, Wang et Wang (éd.), 2011, p. 53-54. 95. Chen, ibidem. 96. Hu, Xianqin Mingxueshi 先秦名学史 (Histoire de la Logique de la Chine ancienne), Shanghai, 1922. Repris par Ouyang (éd.), Hu Shi wenji, t. 6, 1998, p. 6-12. 97. Chen, Sophia. The Science Aristotle Sought, New York, 1976, p. VII-VIII. Cité par Wang Zisong, in Wang et Wang (éd.), 2011, p. XI.

RÉSUMÉS

L’étude de l’article s’intéresse au groupe The Critical Review (CR), rassemblement de plusieurs intellectuels chinois conservateurs des années 1920 et 1930, dont la réflexion sur la culture chinoise s’articule autour de la comparaison et de l’intégration de deux traditions intellectuelles que sont les philosophes socratiques et les penseurs confucéens. Nous allons, d’abord, étudier la formation de cette réflexion culturelle en tant que résultat de l’interaction culturelle et intellectuelle entre la Chine et l’Occident du premier tiers du XXe siècle. Ensuite, l’étude examine comment la philosphie grecque – l’Idée platonicienne comme exemple – est introduite et présentée par les intellectuels de la CR sous l’influence de cette réflexion.

The research conducted by this article aims at the group The Critical Review (CR), gathering a group of Chinese conservative scholars during the 1920’s and 1930’, whose reflection on the Chinese culture based on comparison and integration of two intellectual traditions – the Socratic philosophers and the Confucian thinkers. At first, we will study the construction of such a reflection as a result of culture and intellectual interaction between China and the West during the first thirty years of Twentieth century. After that, the research will focus on how the Greek philosophy – Idea of Platonism as example – was introduced and presented by the group CR under the influence of that cultural reflection.

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INDEX

Mots-clés : Chine républicaine (1912-1949), Chine et Occident, conservatisme culturel en Chine, néo-humanisme américain, Confucéens et Socratiques Keywords : Republic of China (1912-1949), China and the West, cultural conservatism in China, American Neo-humanism, Confucians and Socratics

AUTEUR

XIN XU Laboratoire ANHIMA (UMR 8210) [email protected]

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Archéologie des savoirs

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Max Weber et l’Antiquité1

Christian Meier

1 Max Weber fut sans aucun doute un historien de l’Antiquité de tout premier plan – à ceci près que rares sont les représentants de cette discipline à l’avoir remarqué à ce jour, mais cela importe peu. Et il ne fut historien de l’Antiquité qu’accessoirement : car il fut bien avant tout, au départ, un juriste, un économiste ensuite, un sociologue enfin, et ses études historiques s’étendirent bien au-delà de l’Antiquité.

2 Il est vrai qu’il n’a guère pris part aux efforts habituels des historiens de l’Antiquité pour établir des faits à partir des sources. Il a certes lu de nombreux auteurs, en a aussi étudié certains, redécouverts ou abordés pour la première fois pour l’histoire ancienne. Pour l’essentiel, cependant, il a tiré ses connaissances sur l’Antiquité de la littérature secondaire. Il ne fait pourtant aucun doute, à y regarder de près, que peu ont fait autant et produit des apports aussi essentiels pour la connaissance et la compréhension de l’Antiquité gréco-romaine, dont il est ici question.

3 Comment est-ce donc possible ? Alors que des légions de spécialistes ne ménagent pas leur peine jour après jour, une vie durant, voilà quelqu’un – un grand savant, certes, d’une énergie scientifique, d’une érudition et d’une lucidité méthodologique tout à fait extraordinaires – qui pratique l’histoire ancienne parmi bien d’autres choses, l’aborde pour une large part de seconde main, et devrait compter parmi les historiens de l’Antiquité de tout premier plan !

4 L’habilitation en droit de Max Weber se positionnait à la frontière des domaines scientifiques de l’histoire ancienne et du droit romain. Elle avait pour thème l’Histoire agraire romaine dans sa signification pour le droit public et privé (Die römische Agrargeschichte in ihrer Bedeutung für das Staats- und Privatrecht). Elle parut en 1891. Il s’agit véritablement d’un travail de recherche en histoire ancienne. Weber étudia les écrits des arpenteurs et des agronomes romains, en tira des indications importantes sur les principes de l’agriculture romaine et parvint surtout à montrer comment les institutions juridiques étaient déterminées par et déterminantes pour les structures économiques. Avant et après lui, on a rarement travaillé ainsi, au sein de la science de l’Antiquité, sur les points d’intersection entre droit public et droit privé, entre droit et économie. Weber poursuivit selon des voies nouvelles l’œuvre de Theodor Mommsen –

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dont il reçut la reconnaissance, malgré des critiques sur certains points. Mommsen aurait dit que Weber était à ses yeux le meilleur pour continuer son œuvre.

5 Toutefois, si Weber présentait ainsi un premier travail tout à fait considérable – ne devrait-on pas déjà parler de « chef d’œuvre » ? – de recherche en histoire ancienne et en histoire du droit, c’est ailleurs qu’il a formulé ses analyses les plus conséquentes sur l’histoire ancienne. Il faut notamment mentionner ici trois travaux importants.

6 Il a tout d’abord exposé les grandes lignes de l’histoire sociale et économique antique, de l’Orient ancien à l’Antiquité tardive, dans une étude de presque trois cents pages, parue en 1909 dans la troisième édition de l’Encyclopédie des sciences politiques et économiques (Handwörterbuch der Staatswissenschaften)2, à l’entrée « Structures agraires dans l’Antiquité » (Agrarverhältnisse im Altertum). Il a du reste écrit cette étude en quelques mois. L’historien de l’Antiquité Alfred Heuß, de l’université de Göttingen, l’a désignée comme « le tableau le plus original, le plus audacieux et le plus pénétrant dont l’évolution économique et sociale de l’Antiquité ait jamais fait l’objet3. »

7 Il a ensuite abordé l’Antiquité dans de longs passages de son vaste travail sur la ville, en utilisant la comparaison avec les différents types de villes médiévales, mais aussi avec les types de villes orientales. Ce travail contient aussi les linéaments d’une histoire de la bourgeoisie antique et médiévale. Weber voulut revenir plus tard sur ce sujet, alors qu’il travaillait sur les Principes généraux de l’évolution particulière de l’Occident, de cette voie particulière, amorcée dans l’Antiquité, qui a conduit l’Europe dans des directions totalement différentes de celles de toute autre civilisation. Sa mort l’en a cependant empêché. Son étude sur la ville parut en 19224 comme une partie de son œuvre principale, Économie et société.

8 La troisième publication de Weber qu’il faut nommer ici est son article sur « Les causes sociales du déclin de la civilisation antique5. » Il y revint sur quelques aspects de l’un des problèmes les plus importants de l’histoire ancienne, selon un angle d’approche tout à fait nouveau, c’est-à-dire en interrogeant les fondements économiques et sociaux de cette civilisation, selon lui déjà ébranlés bien avant la fin de l’Empire romain. Il caractérise la civilisation antique comme une civilisation urbaine, dont l’économie aurait reposé essentiellement sur l’esclavage ; il retrace l’évolution de la ville, du commerce, du travail des esclaves et de leur reproduction, afin d’expliquer comment la société antique fut nécessairement conduite, in fine, à détruire ses propres fondements. La politique budgétaire publique joua aussi un grand rôle, en cherchant les ressources destinées à financer les effectifs croissants des fonctionnaires et l’armée permanente. Incapable d’assurer le maintien de ses conditions matérielles, cette civilisation était elle-même condamnée au déclin. Weber écartait toutes les autres causes que l’on avait alors coutume d’invoquer, comme l’apparition du christianisme, le déferlement des Germains et des Parthes, l’immoralité ou la sélection négative. Si on peut lui opposer bien des critiques sur certains points, on ne saurait cependant contester, au total, qu’il a établi la discussion sur une base entièrement nouvelle et que ses arguments continueront à occuper une place centrale dans toute explication valable.

9 En dehors de ces trois écrits, nous rencontrons les Grecs et les Romains dans les analyses de Max Weber à d’innombrables reprises, comme exemples ou contre- exemples. Toutefois, que peuvent encore signifier pour nous ces travaux, ces analyses, deux générations après la mort de Weber, soixante-dix ou quatre-vingt-dix ans après leur rédaction ? La recherche ne les a-t-elle pas depuis longtemps dépassés ? Je ne le pense pas ! Bien plutôt, Max Weber a entrepris quelque chose qui va pour ainsi dire à

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rebours de la recherche en histoire ancienne qui a cours aujourd’hui, quelque chose que celle-ci ne saurait accomplir par les moyens habituels et qui devient de plus en plus important ; ceci, en raison de questionnements, d’exigences et d’intérêts bien spécifiques, et par le biais de méthodes et de résultats tout aussi spécifiques. Laissons pourtant ce point en suspens dans un premier temps ; dans l’immédiat, je souhaite présenter des exemples de la manière dont il procédait et de ce qu’elle lui a permis de mettre au jour.

10 Il se demandait ainsi comment a pu naître une civilisation antique aussi singulière. En de multiples lieux, en Asie, en Afrique, en Amérique, de grandes civilisations ont vu le jour, parallèlement ou successivement. Des entités monarchiques ont toujours été à l’origine de leur formation, entités dont l’action s’est en règle générale associée à celle d’un puissant clergé, la religion jouant en tout cas, comme instrument de domination, un rôle essentiel. Chez les Grecs, en revanche, il en fut autrement. Là, le développement de la civilisation s’est globalement produit sans l’intervention de monarques, sans l’influence particulière de prêtres, mais bien plutôt à partir du cœur de la société. Pour quelles raisons ?

11 Si l’on cherche la réponse à cette question chez Eduard Meyer, l’historien de l’Antiquité le plus important à cette époque et dont Weber a abondamment utilisé l’œuvre, on trouve de brefs développements6. Meyer renvoie à la « synergie de tous les innombrables facteurs de la vie historique ». Parmi ceux-ci, il mentionne notamment la « nature du pays » (de petites vallées isolées, de nombreuses îles, la proximité de la mer, etc.), l’aiguillon de l’Orient et les avantages offerts par l’environnement, qui auraient permis à l’« individualité » du peuple grec de s’épanouir « de l’intérieur et sans aucune contrainte venue de l’extérieur ». Eduard Meyer conçoit cette individualité comme ce qu’un peuple « apporte lui-même dans l’histoire ». Elle ne saurait être définie, mais constituerait « une des conditions, et toujours, en fin de compte, la plus importante, de l’évolution historique ». Après avoir formulé ces quelques constatations, Meyer se perd dans l’évocation de l’infinie diversité des évolutions historiques.

12 Max Weber, pour sa part, parle non pas d’individualité, mais plutôt de « qualités héréditaires ». À titre personnel, reconnaît-il, il serait enclin à accorder un rôle important au patrimoine biologique, mais ne voit aucun moyen de le déterminer avec quelque exactitude. Il qualifie toute référence au « caractère d’un peuple » d’« aveu d’ignorance », et cherche plutôt à découvrir « toutes les influences et tous les enchaînements de causes qui peuvent être expliqués de façon satisfaisante par des réactions aux destinées et à l’environnement7. » Il envisage les peuples à leur commencement, comme des pages blanches pour ainsi dire, et les laisse être déterminés par l’histoire. Et s’agissant de l’établissement des facteurs à l’œuvre dans ce processus, il est d’autant plus ouvert qu’il se refuse à faire confortablement appel aux qualités originelles d’un peuple. Par exemple, si les temples et le clergé furent puissants en Orient, alors qu’ils furent faibles chez les Grecs et les Romains, cela n’est pas dû selon lui à une différence de caractère entre ces peuples, mais au fait que, d’un côté, ils étaient liés à des monarchies qui tendaient à devenir puissantes, tandis que de l’autre ils furent soumis d’abord par la noblesse, mais aussi, ensuite, par le peuple. Dans d’autres cas, il fait expressément remarquer que des traits devenus par la suite propres à un peuple étaient aussi présents, à l’origine, parmi d’autres peuples ; mais alors que dans un cas ils furent étouffés, dans l’autre, ils purent s’épanouir – de sorte que tout dépendit derechef de l’histoire.

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13 Comment, dès lors, la singularité des Grecs a-t-elle vu le jour ? Weber distingue des « phases d’organisation », généralement observables, selon lui, parmi les peuples qui ont connu un développement urbain. Des remparts sont d’abord édifiés, puis apparaissent des châteaux forts, où résident des rois, qui s’attachent une suite. Passées ces deux phases générales, l’évolution se divise : ou bien le roi consolide son pouvoir, crée un corps de fonctionnaires, monopolise le commerce extérieur, si bien qu’apparaît finalement une « royauté urbaine bureaucratique », contre la puissance de laquelle aucune noblesse et aucun peuple ne saurait plus s’élever ; ou bien la noblesse parvient elle-même à acquérir une grande richesse, à réduire l’avance prise par le roi et surtout à prévenir la constitution d’une bureaucratie, si bien que la monarchie est en fin de compte à éliminer. Une fois qu’un tel processus a eu lieu, il peut également conduire, ensuite, à la « cité hoplitique » – au sein de laquelle, pour le dire de manière schématique, les propriétaires fonciers, paysans inclus, s’emparent du pouvoir – et même aboutir, finalement, à la démocratie.

14 Mais pourquoi les Grecs, et les Romains ensuite, s’engagent-ils dans une voie si différente de celle des villes orientales ? On doit ici reconstituer la réponse de Weber à partir de quelques remarques. Il est important de noter que les Grecs et les Romains forment une civilisation côtière, et non une civilisation fluviale, ce qui offre aux nobles la liberté en même temps que la possibilité de tirer d’importants revenus du commerce. Pour des raisons qui ne sont pas abordées plus avant, aucun roi ne saurait les en empêcher. Par ailleurs, les cités grecques ne côtoient sur terre que des paysans et des barbares, et ne sont pas situées – comme les villes médiévales – au sein de grands royaumes continentaux, à la puissance supérieure desquels elles auraient été confrontées. Soumise à de telles conditions, la ville médiévale a dû et a su se spécialiser dans l’industrie et le commerce. Dans l’Antiquité, en revanche, les cités pouvaient être politiquement autonomes. Elles n’étaient pas menacées par des puissances supérieures en force, qualitativement autres, mais seulement par des puissances équivalentes. Cela aboutit par conséquent à un fort développement du domaine militaire, ce qui entraîna l’ascension au pouvoir de la noblesse d’abord, des paysans ensuite, et même enfin, dans le cas d’Athènes, des couches inférieures.

15 On comprend désormais, sans qu’il faille développer ce point plus avant, comment Weber procède ici. Il recherche des facteurs concrets. Et ce sont la géographie, le commerce, les questions militaires, l’organisation politique et les options ainsi rendues possibles qui les lui fournissent. La comparaison lui révèle l’importance de chacun de ces facteurs. Il observe par exemple que telle configuration géographique favorise telle ou telle forme politique et en déduit les possibles conséquences. Les facteurs religieux restent en revanche négligés à ce stade. S’agissant de l’Antiquité, Weber ne les évoque qu’occasionnellement et souvent, du reste, dans une optique comparatiste, comme par exemple lorsqu’il constate que l’irrespect de la société des héros grecs à l’égard des dieux n’a pu apparaître que suite à des migrations et dans des régions où ils n’avaient pas à cohabiter avec de vieux temples et à vivre auprès de sépultures. Mais s’ajoutent aussi à cela des considérations sociologiques, d’après lesquelles, par exemple, une noblesse guerrière ne tend à développer que des besoins religieux comparativement limités. Tout cela, combiné à la soumission des prêtres à la polis, engendra le caractère « profane » spécifique de la civilisation antique.

16 Weber a ainsi été le premier à formuler correctement une des questions les plus importantes de l’histoire antique, voire de l’histoire universelle, et indiqué l’unique

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voie par laquelle on peut y répondre de manière satisfaisante au plan scientifique. Je conviens certes que le problème de la formation de la civilisation grecque se formule aujourd’hui en des termes plus complexes, qu’il faut tenir compte de davantage de facteurs et établir des comparaisons de manière plus approfondie ; mais on ne saurait le faire, précisément, qu’en suivant les voies tracées par Weber. Ainsi, il apparaît là comme un remarquable novateur, qui n’a guère suscité de prolongements en la matière. Non seulement ses résultats n’ont pas encore été dépassés, mais ils n’ont pas même été rejoints.

17 Le second exemple par lequel je souhaite illustrer la manière dont Weber formule des questions et y répond est lié à sa tentative de comprendre ce qui fait la spécificité de la cité antique, dans le cadre, nous l’avons dit, d’une étude qui s’appuie largement sur la comparaison entre la ville du Moyen Âge et celle de l’Antiquité. Après avoir développé le concept et les différents types de ville, Max Weber s’applique à déterminer ce qui fait la spécificité de la ville occidentale en général, pour distinguer ensuite trois étapes dans le cours possible de son histoire.

18 Weber conçoit ce qu’il appelle la « fraternisation » comme la condition pre mière, voire comme l’acte de naissance véritable de la ville occidentale. Il désigne par là la formation d’un groupement de citoyens, dont la singularité se révèle par contraste avec le modèle opposé de la ville orientale. Là, les habitants sont si fortement séparés les uns des autres par leur appartenance à des castes ou à des parentèles, qui s’accompagne de barrières liées aux tabous, qu’ils ne peuvent s’ériger en tant que citoyens en une communauté et se réunir ainsi en un corps homogène. En Occident, en revanche, il fut possible d’instaurer cette égalité fondamentale liée au statut de citoyen, cette solidarité vers l’extérieur qui rendit possible – malgré les éventuelles divergences – une action politique commune et devint ainsi la caractéristique première, élémentaire de la ville antique et médiévale. Un indice important de cette évolution est selon Weber la commensalité. On la retrouve dans l’Antiquité dans le repas pris en commun par les magistrats et les membres du conseil, comme fréquemment au Moyen Âge, notamment dans la communion chrétienne.

19 Max Weber revient à de multiples reprises sur la « journée d’Antioche », lors de laquelle la commensalité entre chrétiens d’origine juive et chrétiens d’origine non- juive fut pratiquée pour la première fois. Une des conditions essentielles de la fraternisation au sein de la ville médiévale était ainsi créée. Il est plus difficile d’expliquer comment elle a vu le jour dans le cas de la cité antique. Weber suggère que les cités, dans l’Antiquité, sont issues à l’origine de la réunion de groupes de parenté. Leur cohésion, toutefois, n’aurait pas été très forte, et la religion n’aurait disposé d’aucun levier pour imposer entre elles des barrières liées aux tabous, et donc l’exclusivité. Les raids fréquents et la piraterie, les diverses migrations et fondations de colonies, qui instituèrent « des groupements intimes durables entre des gens de tribus ou du moins de groupes de parenté complètement étrangers8 », auraient facilité la fraternisation chez les Grecs. Chez les Romains, elle serait d’abord née au sein de la plèbe, qui aurait abattu ensuite les barrières sacrées imposées par le patriciat au pouvoir.

20 Dans la perspective universelle et comparatiste qui est la sienne, Max Weber a sans nul doute vu dans la « fraternisation » une caractéristique essentielle, déterminante et énigmatique de la ville occidentale. Il soulignait ainsi du reste, avec une remarquable fermeté – seulement confortée par les recherches les plus récentes –, que les lignages et

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les groupements de lignages fréquemment attestés n’étaient la plupart du temps que des communautés de filiation fictives. Si l’on doit poursuivre l’examen de ces questions, on évoquera par exemple – pour l’Antiquité – le rôle intégratif des fêtes et des banquets en commun, qui n’ont manifestement pu être institués que dans le culte commun de certains héros. Il conviendra également de se demander comment le modèle de filiation antique s’articule à l’artifice rationnel de la refondation de ces communautés. Il faudra encore découvrir – là encore, éventuellement, par la comparaison entre les Grecs et les Romains – ce qu’a pu signifier le fait que la cité devint au total un groupement cultuel fermé, englobant ces groupes plus restreints. Mais tout cela ne peut se faire que dans les voies ouvertes par Weber et dans le prolongement de ses observations.

21 En outre, nombre des traits distinctifs de la polis et de la res publica apparaissent dans l’étude de Weber plus nettement que dans toute autre analyse. Dans l’Antiquité, la cité était certes le centre de la communauté ; la ville et la campagne formèrent pourtant, avec le temps, une unité, de sorte que l’appartenance à la communauté civique fut pendant longtemps liée à la propriété foncière. C’est à partir de ce fait déjà établi que Weber explique la prééminence accordée continuellement aux propriétaires fonciers vis-à-vis des artisans et des commerçants. Son approche comparatiste lui révèle en outre qu’à nulle autre période les différences entre les groupes statutaires (ständische Unterschiede) qui distinguent les occupants de la ville ne sont marquées plus fortement que dans l’Antiquité. Partout, estimait-il, cohabitaient dans la cité des groupes statutaires fort différents. Au Moyen Âge également, tous les citadins n’avaient nullement les mêmes droits ; mais il n’y avait pas alors cette distinction fondamentale entre hommes libres et esclaves, tout comme il n’y avait pas, en règle générale, cette distinction de rang entre propriétaires fonciers et artisans ou commerçants – et par là même ce fossé, guère surmontable, entre citoyens et non-citoyens et la part très importante prise par les non-citoyens dans l’artisanat et l’industrie, que nous trouvons à Athènes. Ce que représentait l’emprise particulière des distinctions statutaires dans l’ensemble des structures fondamentales de la cité antique, Weber n’a pu l’observer. Elle fait assurément partie de ses caractéristiques les plus importantes et permet d’expliquer nombre d’entre elles. Weber en a toutefois perçu quelques-unes. Dans la mesure, par exemple, où hommes libres et esclaves travaillaient dans les mêmes secteurs, des corporations organisées selon les métiers n’ont pas pu voir le jour, à la différence de ce qui s’est produit dans la ville médiévale ou bien dans la ville indienne. Sans cela, en effet, hommes libres et esclaves auraient dû coopérer politiquement. Cela, combiné à la prééminence accordée aux propriétaires fonciers et à l’identité bourgeoise qui en résulte, a également eu pour conséquence que les cités antiques n’eurent pas pour habitude de mener une « politique de producteurs ». Il n’y avait qu’une politique au profit des « consommateurs » : les céréales, en effet, manquaient souvent sur ces terres arides et étriquées et, comme le commerce n’était pas suffisamment développé ou parce que les cités ne souhaitaient pas devenir dépendantes des commerçants, elles durent elles-mêmes le prendre en charge. En outre, la prédominance des propriétaires fonciers impliqua une différence sur le plan des problématiques sociales et politiques. Les indigents, éventuellement dangereux sur le plan politique, étaient spécifiquement dans l’Antiquité les individus « politiquement déclassés », en tant qu’anciens propriétaires fonciers qui s’étaient retrouvés sans terres. Au Moyen Âge, en revanche, c’étaient les artisans pauvres, c’est-à-dire les producteurs sans travail. Cela implique du même coup d’autres clivages sociaux et d’autres niveaux d’affrontement politique. Trêve de détails cependant !

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22 Dans le dernier paragraphe du chapitre « La Ville », Weber parvient finalement à ce résumé : « La polis antique était […] une corporation de guerriers 9. » Selon lui, manifestement, l’essentiel était dit. Le citoyen antique était un homo politicus, alors que le citoyen médiéval était un homo œconomicus. Le citoyen antique vivait pour la guerre et pour la politique. La cité l’accaparait au plus haut point, lui-même, en tant que soldat, mais aussi ses revenus, qu’elle sollicitait sans égards dès qu’il le fallait. « Par principe, il n’était donc pas question de liberté personnelle dans la conduite de vie10. » Le capitalisme antique fut par conséquent essentiellement politique : il tira notamment ses profits du butin et du fermage des revenus publics. Aussi les citoyens antiques n’ont-ils pas pu développer une autre forme de capitalisme, car il n’y avait pas suffisamment de sécurité et de prévisibilité, à plus forte raison du fait des nombreuses guerres. Les bourgeois médiévaux, au contraire, visaient uniquement l’acquisition pacifique, comme l’impliquait le seul fait que leurs villes étaient entourées de puissances militairement bien supérieures.

23 Par ces conclusions et d’autres similaires, Max Weber a sapé les fondements d’une vieille querelle sur la nature de l’économie antique. On se demandait alors de manière récurrente si l’économie antique avait été primitive ou bien moderne. Ce n’était pas très fécond, car on ne pouvait saisir de cette manière les traits spécifiques de l’Antiquité. Chacune de ces deux visions pouvait invoquer des faits différents en sa faveur, mais aucune n’avait interrogé les critères à partir desquels la spécificité d’une économie pouvait être évaluée. C’est ici qu’intervint Weber, en cherchant à comprendre l’économie à partir de l’ensemble de ses rapports avec la société urbaine antique, à partir des mentalités et des jugements de valeur, mais aussi surtout des différents clivages qui traversent la société. S’élaborait ainsi une ébauche, dans laquelle pouvaient trouver place à la fois des traits primitifs et des traits en apparence modernes, dans le cadre d’une troisième voie, c’est-à-dire d’une théorie visant à rendre justice aux traits spécifiques de l’Antiquité. Par cette théorie, Weber a suscité des prolongements au sein de la recherche en histoire ancienne, mais ses résultats ont été, pour une part, réduits de manière schématique. Il faudra, à bien des égards, repartir de son travail, pour marcher sur ses traces et peut-être finir par élaborer une théorie de l’économie antique réellement satisfaisante.

24 Il est particulièrement intéressant de noter que l’étude sur la ville a pour résultat la définition de la communauté civique antique comme corporation de guerriers. Weber voit là, pour commencer, la différence la plus importante avec le Moyen Âge et l’époque moderne, dans la perspective de laquelle il formule ses questionnements ; mais il cherche également à identifier ainsi, plus généralement, la caractéristique première de cette société. Lorsqu’un groupement est issu d’une fraternisation, il doit se définir par ce qui fonde son unité, par ce que sont ses membres, par ce qu’ils veulent être et par ce qu’ils mettent le plus en avant chez eux. Et si ce processus s’opère dans un seul champ, plutôt que dans plusieurs, c’est surtout par celui-ci que cette unité sera en grande partie déterminée. Les distinctions statutaires établies si nettement parmi les occupants de la cité, la nature de l’économie et des problèmes sociaux, la structuration de la communauté civique non en corporations, mais selon des circonscriptions territoriales, et bien d’autres éléments, à commencer par l’évolution historique et le cheminement vers la démocratie, s’expliquent selon Weber par le caractère de la cité antique comme corporation de guerriers. Nous trouvons ici les linéaments d’une théorie globale de la société antique. Si elle demeure certes à l’état d’esquisse, elle

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constitue à ce jour la seule tentative sérieuse pour comprendre les différents traits de cette société dans leurs connexions et à partir d’un élément central.

25 Il reste cependant à se demander plus précisément dans quelle mesure Weber a raison. Ses conclusions sur l’importance de la guerre dans l’Antiquité, par exemple, se rapportent toutes aux cas de Sparte, d’Athènes et de Rome, et seulement – notamment dans le cas d’Athènes – à certaines parties de leur histoire, c’est-à-dire à des exceptions qui ne constituent probablement pas la règle. Les communautés civiques antiques étaient d’abord, non des corporations de guerriers, mais des groupements de propriétaires fonciers. Et c’était moins la guerre qu’une certaine forme de la sphère publique qui formait en effet, au sein de la cité comme au-delà de ses limites, l’élément dans lequel les nobles évoluaient principalement, mais aussi, si l’on s’en tient au niveau de la cité, les non-nobles. Max Weber, en outre, est passé à côté de nombreux éléments, pour avoir trop peu distingué les Grecs et les Romains et n’avoir guère tenu compte de la période hellénistique. De surcroît, comme son attention s’est focalisée sur le Moyen Âge, il n’a pas su rendre justice au rôle du politique dans l’Antiquité, dont il n’a que trop peu vu les éléments positifs. Ses concepts de féodalisme et de domination font parfois écran, et l’on pourrait encore se montrer critique sur d’autres aspects.

26 Mais on pourrait également mentionner encore toute une série de points sur lesquels il propose des résultats inattendus et qui sont loin d’avoir été suffisamment pris en compte. À la fin du chapitre « La Ville », pour n’évoquer qu’un dernier exemple, il en vient à une comparaison entre Grecs et Romains. Il souligne « l’importance de premier plan » acquise par les concours chez les Grecs, chez lesquels même les chants rituels en l’honneur des dieux furent complétés par des agônes musicaux entre les poètes et les chœurs. On ne rencontrerait rien de pareil dans aucune autre communauté sur terre. Il évoque ensuite la nudité des statues et des compétiteurs grecs, si contraire selon lui au sens de la dignité romain, et termine par des remarques concernant le fait que chez les Grecs, c’est la jeunesse, chez les Romains, au contraire, l’âge qui prévalait dans « la tonalité des échanges et les modalités prises par le sens de la dignité11. » Abstraction faite des questions de détail, un lien étrange, encore à peine élucidé, pourrait être suggéré ici : chez les Romains, une solide domination aristocratique, l’imposition à la noblesse d’une discipline au service de la chose commune, la valeur accordée à l’expérience, à l’âge, de grandes clientèles par ailleurs, et dans le même temps la capacité non seulement de faire des conquêtes, mais aussi de les conserver – à quoi s’ajoute aussi, naturellement, la propension à s’engager constamment en faveur des clients, en faveur de la chose commune ; chez les Grecs, au contraire, une aristocratie aussi brillante que faible, guère de clientèles, une faible valeur accordée à l’expérience, mais en contrepartie de la mobilité, de l’inventivité, une haute estime de la jeunesse ainsi que de la beauté – et guère la capacité de conserver des conquêtes ; des concours, en outre, et des raids, par lesquels on peut obtenir à titre individuel, entièrement pour soi-même, la victoire, le succès et le profit. Ce lien n’a encore jamais été étudié. Si l’on employait les méthodes de Weber, si l’on interrogeait les liens analogues dans d’autres sociétés, ce lien pourrait se confirmer – et l’on pourrait en tirer nombre d’enseignements sur ce qui fait la spécificité grecque, romaine, ou humaine plus généralement.

27 Mais tous ces détails importent peu ici. Le fait capital me paraît être le suivant : l’œuvre de Weber offre une contribution tout à fait essentielle pour la connaissance de l’Antiquité, et il convient désormais d’expliciter par quel biais elle est obtenue. Max

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Weber est à la recherche de ce qui fait la spécificité de la société antique. Et il procède de façon logique, autrement dit : de la même manière qu’il se tient toujours au plus près de différents faits isolés, il les analyse aussi de l’extérieur et dans leurs connexions. Il envisage à chaque fois une société particulière par rapport aux autres et les compare toutes. Ce n’est que par ce biais, en effet, que les spécificités peuvent être mises en évidence. À cet égard, il ne saurait s’appuyer sur les vastes descriptions, visant à intégrer tous les éléments individuels possibles, ou encore sur le récit historique, c’est-à-dire sur tout ce à quoi se réduit toute approche d’une société qui vise à la décrire de l’intérieur, pour ainsi dire, et pour elle-même. Ce serait une démarche sans fin, qui de surcroît ne produirait aucune explication. Il ne saurait non plus s’appuyer sur la vieille hypothèse selon laquelle toute l’histoire n’est en fin de compte qu’une évolution, qu’il s’agirait seulement de reconstituer. L’affaire serait simple : l’Antiquité serait alors, précisément, l’Antiquité, et l’on n’aurait pas à se demander pourquoi bien des choses n’y existaient pas encore. C’est pourquoi Weber est contraint de poser des questions qui vont à contre-courant. Et il se sert, par conséquent, de quelques facteurs centraux, aussi solides que possible, et doit s’enquérir des connexions qui les relient. La notion de « connexion » – comme celle de « spécificité » – est l’une de ses notions-clés. Il utilise l’approche « idéaltypique », à l’aide de laquelle il dégage aussi nettement que possible, non le plus petit dénominateur commun ou la somme des possibles, mais à chaque fois ce qu’il y a de caractéristique dans un phénomène abordé dans ses diverses connexions.

28 D’où vient cependant qu’il souhaite interroger, selon, la répartition des terres, des profits tirés du commerce, les relations entre les membres d’une société, les prêtres, la géographie, les affaires militaires ? L’analyse d’une seule société ne saurait lui fournir un tel « savoir nomologique ». L’examen séparé de sociétés particulières ne saurait nullement suffire à mettre en lumière leur spécificité. Une grande partie des présupposés propres à une approche scientifique aussi restreinte, en effet, se révèlent erronés quand on adopte une perspective universelle. Il est par exemple faux de prétendre que la rationalité est l’apanage de la modernité et peut-être de l’Antiquité ; elles se distinguent plutôt par des formes particulières de rationalité. Et ce n’est que par la comparaison avec la modernité que l’on peut comprendre où se situent – malgré une grande similitude dans la soif de profit – les limites du capitalisme antique. Pour mener correctement la comparaison, on a besoin de catégories adéquates. Pour évaluer la singularité de phénomènes antiques, on est déjà contraint à une approche universelle ; on l’est davantage encore si l’on souhaite apprécier l’effet produit par différents facteurs, ou déterminer à quoi sont dues, par exemple, la rationalité antique et les limites du capitalisme antique. On ne peut y parvenir que dans une comparaison explicite, menée avec énergie. On observe alors l’influence ici d’un facteur, là de son absence, et dans tel ou tel cas l’effet de son association à d’autres facteurs. C’est là l’unique voie vers une connaissance suffisante des faits et des connexions qui les relient pour la compréhension des structures sociales.

29 On peut comprendre des actions et des événements en mobilisant une certaine expérience et certaines connaissances sur les conditions spécifiques d’une civilisation. Et on peut de même reconstituer l’évolution de son organisation, son histoire économique ou les mentalités dont elle est porteuse. Mais s’il s’agit de se prononcer sur la spécificité de son système politique, de son organisation, sur l’étendue, l’esprit et les fondements de celle-ci, sur la spécificité de son économie et de sa religion, ainsi que des connexions qui relient tous ces domaines, on ne peut le faire que sur le fond d’une

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connaissance globale des conditions d’une histoire possible et d’une comparaison menée à l’aide de catégories appropriées. Cela n’était pas aussi important autrefois, parce que nos questionnements n’étaient pas aussi approfondis et parce qu’une culture historique plus vaste permettait aux savants de formuler des comparaisons implicites. Aujourd’hui, cependant, il est tout à fait primordial, lorsqu’on appréhende une époque aussi lointaine que l’Antiquité, de l’étudier à partir des questionnements de Max Weber, en suivant sa démarche et son cheminement. Nous ne pouvons plus l’appréhender que de l’extérieur, elle nous est étrangère. Nous avons besoin d’une connaissance des faits bien plus générale, de comparaisons et de catégories d’analyse bien plus globales que celles que peuvent nous offrir nos sources et le fonctionnement de notre science, trop modeste dans ses ambitions.

30 Pour le dire en un mot : Max Weber a développé une théorie de la société antique qui n’a pas d’équivalent ; il a formulé de nombreuses conclusions, pour une part aujourd’hui encore nouvelles et, sinon toujours probantes, du moins extrêmement fécondes ; il a surtout tracé des voies pour résoudre, dans une démarche scientifique, des questions sur lesquelles ne règneraient sinon que l’intuition et des hypothèses trop peu assurées. Poursuivre sa démarche, autant que faire se peut, c’est renoncer à l’amateurisme dans le traitement des problèmes essentiels de notre science.

31 Max Weber a écrit qu’il ne souhaitait soumettre aux spécialistes rien d’autre que des « aides heuristiques – des questionnements –, à partir de sa propre expérience de spécialiste12. » Je pense que c’est encore peu dire. Il offre aussi, en effet, toute une série de réponses, et on ne peut trouver bien des réponses qu’en suivant les voies qu’il a ouvertes. En cette fin de siècle, ce n’est que par la collaboration que nous pouvons maintenant accomplir une grande partie de ce qu’il est parvenu à accomplir seul au départ.

NOTES

1. C. Meier, « Max Weber und die Antike », in : C. Gneuss, J. Kocka (éd.), Max Weber. Ein Symposion, Munich, 1988, p. 11-24, traduit par Anthony Andurand. Publication simultanée dans Trivium n° 24 (http://trivium.revues.org). 2. Texte traduit en français sous le titre Économie et société dans l’Antiquité, H. Bruhns (éd.), C. Colliot-Thélène et F. Laroche (trad.), Paris, La Découverte, 1998 (réimpression en livre de poche 2001). 3. A. Heuß, « Max Webers Bedeutung für die Geschichte des griechisch-römischen Altertums », Historische Zeitschrift, 201, 1965, p. 529-556, p. 538. 4. Publié pour la première fois en 1921, sous le titre Die Stadt. Eine soziologische Untersuchung (Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 47, 1921, p. 621-772), le texte figure ensuite, à partir de 1922, dans les éditions successives de Wirtschaft und Gesellschaft. 5. M. Weber, « Die sozialen Gründe des Untergangs der antiken Kultur » [1896], trad. J. Baechler, revue par H. Bruhns et F. Laroche, in Économie et société dans l’Antiquité, p. 61-83. 6. Voir E. Meyer, Geschichte des Altertums [1884-1902], Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 19654, vol. III, p. 231 et p. 267.

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7. M. Weber, « Avant-Propos », in Sociologie des religions par Max Weber, textes réunis, traduits et présentés par J.-P. Grossein, introduction de J.-C. Passeron, Paris, Gallimard, 1996, p. 507. 8. M. Weber, La Ville, Paris, La Découverte, 2014, p. 83 (trad. A. Berlan). 9. M. Weber, La Ville, p. 219. 10. M. Weber, La Ville, p. 220. 11. M. Weber, La Ville, p. 231. 12. M. Weber, Économie et société dans l’Antiquité, p. 393.

RÉSUMÉS

Cette contribution est la traduction française d’un article publié en 1988 par Christian Meier, intitulé « Max Weber und die Antike ». L’auteur se propose d’évaluer l’apport des travaux de Max Weber dans le domaine de l’histoire ancienne et des sciences de l’Antiquité. Après avoir interrogé la place accordée à l’Antiquité dans l’œuvre du savant allemand, depuis son habilitation sur L’histoire agraire romaine (1891) jusqu’à son essai sur La Ville (rédigé entre 1911 et 1914, publié en 1921), Christian Meier souligne l’originalité de la démarche historienne de Weber, centrée sur la question de la spécificité de la civilisation gréco-romaine au sein de l’histoire universelle. Il montre comment les recherches de Weber dans ce domaine, fondées à la fois sur l’analyse croisée de facteurs concrets et la mise en œuvre d’une approche comparatiste, constituent le point de départ d’une théorie globale de la société antique. C’est en cela que réside, selon Christian Meier, toute l’actualité de l’œuvre de Weber, que l’on peut compter parmi les historiens de l’Antiquité de premier plan.

This contribution is the French translation of an article published in 1988 by Christian Meier, entitled “Max Weber und die Antike”. The author aims at evaluating the contribution of Max Weber’s work to classical studies and ancient history. Christian Meier underlines the importance of Antiquity within the German scholar’s writings, from the habilitation thesis on Roman Agrarian History (1891) to the essay on The City (composed between 1911 and 1914, published in 1921). He also emphasises the originality of Weber’s historical approach, centred on the specificity of Graeco-Roman civilisation within universal history. Christian Meier shows how Weber’s research on this issue, by combining the cross-analysis of concrete factors with a comparatist perspective, provides a sound basis for a global theory of ancient society. Therein lies, according to Christian Meier, the current relevance of Weber’s work as a major ancient historian.

INDEX

Keywords : Max Weber, ancient history, ancient economy, comparatism, agrarian structures, polis, city Mots-clés : Max Weber, histoire ancienne, économie antique, comparatisme, structures agraires, polis, ville

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AUTEUR

CHRISTIAN MEIER Professeur émérite de l’université de Munich

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Observations d’un « profane » sur une réception singulière, celle de Weber « historien » de l’Antiquité

François Chazel

1 Les grandes lignes de cette réception sont connues ; et nous ne prétendons nullement en la matière apporter de quelconques « révélations ». Il se peut cependant, l’auteur de ces lignes n’étant ni spécialiste de l’Antiquité ni, plus généralement, historien, qu’un regard extérieur contribue à en éclairer telle ou telle dimension, voire à en isoler tel facteur significatif. Il est peut-être plus facile de surmonter les incompréhensions ou les malentendus entre les différentes disciplines traitant de l’Antiquité lorsque l’on ne s’inscrit dans aucune d’entre elles. Ce texte, écrit en souvenir de mes études classiques et pour saluer le recueil d’articles d’Hinnerk Bruhns récemment paru1, n’en a pas moins – et d’abord – un caractère exploratoire.

2 Pour commencer, nous nous permettrons, puisque la nature de notre propos nous dispense d’une présentation linéaire, de faire un bond de plus de 40 ans après la mort de Weber jusqu’à l’article de l’éminent historien allemand, Alfred Heuss, « Max Webers Bedeutung für die Geschichte des griechisch-römischen Altertums » (1965). Celui-ci y formule le jugement abrupt selon lequel « on peut en définitive affirmer que les sciences de l’Antiquité ont poursuivi leur chemin comme si Weber n’avait pas existé » (p. 554). On doit d’autant plus le déplorer qu’à ses yeux les Agrarverhältnisse im Altertum constituent « le tableau le plus original, le plus intelligent et le plus pénétrant du développement économique et social de l’Antiquité que l’on ait jamais connu » (p. 538). Ce diagnostic de Heuss sur le peu d’intérêt accordé, pendant une assez longue période, aux travaux de Weber relatifs à l’Antiquité est largement justifié, même si, d’une manière apparemment paradoxale, la méconnaissance de Weber a été moins accusée et plus relative en Italie qu’en Allemagne.

3 Mais les choses n’ont pas tardé à changer. Deux hommes ont joué ici un rôle essentiel. Comme le rappelle Luigi Capogrossi Colognesi au début d’un article consacré à l’analyse wébérienne des cités antique et médiévale, « c’est à deux grands savants, Moses Finley et Arnaldo Momigliano, que revient le mérite d’avoir attiré notre attention sur les

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travaux de Max Weber spécifiquement consacrés à l’histoire du monde antique » (1995, p. 27).

4 La subtilité des analyses de Momigliano ne se laisse pas enfermer en quelques phrases mais il nous semble que son apport essentiel a été de faire reconnaître la richesse sans équivalent des Agrarverhältnisse im Altertum à travers des textes brefs saluant la traduction en anglais (1976) puis en italien (1981) de cet ouvrage2 ou dans des articles développant plus complètement son point de vue, dont nous ne mentionnerons ici que le seul « Dopo Max Weber ? » (1981 [1978]). C’est en particulier grâce à Momigliano que, comme le note Capogrossi Colognesi dans le texte déjà cité, l’on a reconnu dans les Agrarverhältnisse l’œuvre majeure par rapport à Die römische Agrargeschichte en raison de la perspective globale, élargie à l’ensemble du système économique et social, qui la caractérise. Il est vraisemblable que Momigliano a surestimé, avec d’autres, l’influence d’Eduard Meyer sur Weber3 ; et il est probable – ce qui est plus grave − qu’il a méconnu l’originalité de la problématique de La ville dont le rapport avec les Agrarverhältnisse ne peut être pensé en termes de continuité et d’approfondissement. C’est en effet la ville médiévale, et non la cité antique, qui est dans La ville l’objet central d’intérêt et la question majeure est d’apprécier sa contribution au développement du capitalisme moderne. Il n’en reste pas moins que ses séminaires à l’École Normale Supérieure de Pise ont nourri et entretenu la curiosité pour les travaux de Weber relatifs à l’Antiquité.

5 C’est pourtant, plus encore que Momigliano, Moses Finley qui a été l’instigateur de ce renouveau d’intérêt avec la parution de The Ancient Economy en 1973, même si la relation de Finley avec Weber est complexe et peut-être même, comme nous essaierons de le montrer, fondamentalement ambiguë.

6 La première difficulté tient au fait que les références explicites de Finley à Weber sont à la fois plutôt parcimonieuses et, de surcroît, tardives dans sa carrière. Certes, comme le signalent Brent D. Shaw et Richard P. Saller dans leur substantielle Introduction à un recueil de textes de Finley (trad. en français, 1984), celui-ci a très tôt fait de Weber un de ses auteurs de référence, lors de ses études d’étudiant avancé à Columbia en histoire. Plus fondamentalement, ainsi que le soulignent encore Shaw et Saller, sa pensée a été fortement influencée dans la période de l’après-guerre par la sociologie wébérienne, au moins sur deux aspects, à savoir la préférence pour la notion de « statut » pour traiter de la société antique et la ferme recommandation du recours à « l’idéaltype » (1984, p. 19). Ce sont là des observations importantes mais Finley n’a pas alors éprouvé le besoin d’entreprendre une discussion globale des thèses de Weber relatives à l’Antiquité.

7 Même dans L’économie antique dont le retentissement s’est accompagné d’une « redécouverte » de Weber, les références à ce dernier restent ponctuelles et, dans l’ensemble, rares, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient d’un intérêt mineur. Parmi les six références que nous avons relevées, deux sont de l’ordre de la simple allusion. Dans le chapitre IV, « Landlords and Peasants », Finley assimile l’absence dans l’Antiquité de toute politique de calcul systématique en matière d’investissement foncier à un manque de rationalité économique, entendue au sens de Weber (p. 117) ; et, quelques pages plus loin, dans le chapitre V, « Town and Country » (p. 122), il confronte la mentalité des aristocraties foncières de l’Antiquité à celle qui sous-tend « l’éthique protestante » en une formulation particulièrement ramassée. Dans un troisième cas, il s’agit d’une note (p. 195, note 64) rappelant, à partir d’un renvoi aux « Causes sociales du déclin de la civilisation antique », que Weber fait partie d’une lignée d’auteurs ayant

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mis en évidence l’inefficacité, au plan économique, du travail des esclaves. Les trois références restantes ont assurément une plus grande portée. D’abord, dès le premier chapitre, « The Ancients and their Economy », Finley reconnaît à Weber et à son « disciple », Johannes Hasebroek, le mérite essentiel d’avoir démontré de façon convaincante que toute « analyse centrée sur le marché » était « inapplicable au monde antique » (p. 26). Ensuite, dans le chapitre « Town and Country », il se réfère à deux reprises à Weber − et à des passages tirés des Agrarverhältnisse im Altertum4 – pour affirmer, en se revendiquant de son soutien, que la cité antique était fondamentalement « un centre de consommation » (p. 125, p. 138-139). C’est là, on le sait, un thème de prédilection de Finley, que nous allons rencontrer tout au long de cet examen.

8 À partir de ces quelques remarques, on peut déjà déceler certaines « affinités » entre les thématiques wébériennes et celles de Finley, comme la prise de distance à l’égard des perspectives unilatéralement « modernistes », le rôle essentiel de l’esclavage, le poids de l’agriculture, le faible niveau de rationalité économique et l’importance majeure des besoins de consommation. Il faut cependant attendre 1977 pour voir Finley traiter en quelques pages, dans le cadre d’un article sur « The Ancient City », de ce qui constitue, à ses yeux, l’apport de Weber et, donc, de ce qui fonde en principe leur parenté intellectuelle.

9 Dans cet article, Finley part d’observations générales qui, sans être explicitement reliées à Weber, ont pour notre propos un réel intérêt. Il souligne, pour commencer, la double signification du terme polis : ce dernier désigne en effet à la fois une ville (town) et, dans le langage conventionnel adopté (les deux expressions de city-state et de Stadtstaat sont rappelées), la cité-État dans sa signification politique. Le propre de la cité-État est de constituer une unité regroupant à la fois la ville et la campagne : l’arrière-pays est une composante indissociable de l’entité polis. Or c’est une caractéristique que Weber avait, de son côté, tenue pour fondamentale ; et Finley, qui la rappelle ici, y a vu un trait essentiel de la conception wébérienne de la cité antique5.

10 Dans les pages qui traitent spécifiquement de Weber, le lecteur risque d’être surpris par la manière prudente, précautionneuse même, avec laquelle Finley entame son développement : il n’y témoigne pas de son habituelle intrépidité. Il y insiste notamment sur la difficulté qu’il y a à saisir la pensée d’un auteur dont le principal ouvrage sur l’Antiquité (Agrarverhältnisse im Altertum) n’est pas, selon lui, une œuvre d’historien et dont le texte essentiel sur La ville (Die Stadt) est resté inachevé.

11 C’est pourtant cet ouvrage qui est le principal objet de son attention. Il relève avec intérêt que Weber part, dans la continuité de Sombart, d’une définition économique de la ville et en vient, dans cette première partie, à opposer l’habitant typique de la ville d’aujourd’hui, coupé de la terre, au citoyen de la plupart des polis antiques qui couvre, au moins à l’origine, ses besoins alimentaires en cultivant sa propriété (MWG, I/ 22-5, p. 68). D’une manière générale, en dépit de l’évolution qu’elle a connue, la cité antique serait restée une ville de consommateurs, avec une prédominance d’intérêts de cet ordre ; et son développement aurait été freiné, sinon inhibé, par le large recours à une main d’œuvre servile. Deux traits ressortent donc de cette lecture de Weber : la cité antique serait une ville de consommation et reposerait sur une économie esclavagiste6.

12 Certes Finley ne manque pas de relever que Weber ne se satisfait pas de la définition économique de la ville qu’il juge incomplète. Il en tire la conclusion forcée que Weber, à l’époque de la rédaction de La ville, en était venu à accorder le primat au politique. Il a

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pu être induit en erreur par la double décision de Johannes Winckelmann de faire de cet essai une section du chapitre « Die Herrschaft » (La domination) et de lui donner le titre, « Die nichtlegitime Herrschaft. Typologie der Städte ». Si cette formulation est bien due à Weber7, elle ne correspond guère à l’orientation générale du texte dont nous disposons. Cet essai reste une pièce à part, dont les modalités d’intégration à Wirtschaft und Gesellschaft restent incertaines.

13 On sera en revanche moins indulgent à l’égard de la lecture très étroite et partielle que Finley en propose. Elle se concentre sur la première partie, plus précisément encore sur son début jusqu’à l’introduction de la notion de « groupement régulant l’économie (wirtschaftsregulierender Verband) » et du thème essentiel de la « politique économique urbaine (Stadtwirtschaftspolitik) ». Certes Finley évoque un ensemble de pages hautement significatif dans lequel Weber procède à la comparaison du type de ville médiéval avec le type de ville antique mais il n’en retient qu’un des facteurs, à savoir le rôle de l’esclavage. L’opposition des intérêts dominants entre la ville médiévale et la cité antique est sans doute signalée mais la mise en relation de ces intérêts divergents avec une politique destinée à les promouvoir et à les défendre n’est pas clairement mise en lumière. La formulation frappante, selon laquelle le contraste serait radical entre le citoyen de la ville médiévale, en tant qu’« homo oeconomicus » et celui de la cité antique comme « homo politicus » (MWG, I/22-5, p. 275) ne fait même pas l’objet de la moindre allusion. Finley méconnaît l’originalité de La Ville en considérant que Bücher et Sombart, de l’apport desquels Weber a certes largement tenu compte, sont engagés avec lui dans la même entreprise (coworkers). La Ville repose prioritairement en effet sur une comparaison entre ville médiévale et cité antique, menée du point de vue de la première à partir de deux types idéaux contrastés de politique économique urbaine et destinée à faire ressortir par opposition l’apport de la ville du Moyen Age au développement du capitalisme8.

14 Finley clôt sa présentation par une défense de l’idéaltype dont l’historien « ordinaire » aurait tort de se méfier et donc de se passer ; mais induit à nouveau en erreur par le sous-titre (« Typology of Cities ») retenu par Winckelmann, il recherche dans l’essai une « typology of ‘ideal-type cities’« que celui-ci ne peut lui offrir.

15 En définitive, la partie du texte traitant de la conception wébérienne de la cité antique ne s’avère ni aussi riche ni aussi pertinente que l’on aurait pu l’espérer. On aborde donc avec d’autant plus de curiosité l’article, postérieur de quelques années, dans lequel Finley analyse et discute les propositions avancées par Weber sur un thème qui lui tient à cœur, « la cité- État grecque ». Le lecteur sera probablement décontenancé par la tonalité critique du texte que Finley va même jusqu’à qualifier de « négative » à la fin de son introduction. Il s’en justifie en rappelant qu’il exprime uniquement son insatisfaction à l’égard de la présentation wébérienne des États et de la politique antiques et non pas de l’ensemble de l’œuvre dont les analyses socio-économiques restent inégalées (1986, p. 92). Même si le texte est clairement divisé en trois parties, l’argument essentiel consiste à contester radicalement la position prêtée à Weber, selon laquelle celui-ci aurait vu dans la cité grecque une forme de domination charismatique : Weber aurait ainsi méconnu la vraie nature de la cité grecque, ce qui se traduirait dans une appréciation inadéquate de son droit. Finley en tire la conclusion radicale que la typologie des formes de domination légitime ne pourrait, dans ces conditions, « prétendre à une validité universelle ».

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16 En fait, Finley ne rend pas justice à la pensée de Weber : il affirme plus qu’il ne démontre et dénature sur de nombreux points la démarche de ce dernier. Certes on doit reconnaître que Weber n’avait pas sur la cité grecque le même degré de compétence que sur Rome ; et l’on est en droit de juger inappropriée la formule de « justice de » pour qualifier le fonctionnement des tribunaux athéniens au temps de Périclès. Mais Finley tend à accorder aux appréciations de Weber une portée qu’elles n’ont pas toujours, en manquant par là aux impératifs d’une véritable discussion critique : il se méprend notamment sur la logique du type idéal, comme nous aurons l’occasion de le préciser.

17 Ce texte témoigne ainsi des « embarras » de Finley dans sa compréhension de Weber mais, même s’il a été largement diffusé, il n’a pas remis en cause la parenté postulée entre Finley et Weber quant à l’interprétation de l’économie antique. Le chapitre que Finley a jugé opportun d’ajouter à la seconde édition de The Ancient Economy (1985), « Further Thoughts » (p. 177-207) ne pouvait que conforter l’idée désormais répandue d’une proximité des deux auteurs, qui se cristalliserait en particulier dans la conception de la ville antique comme « centre de consommation ».

18 Il est aujourd’hui reconnu, après les mises au point répétées des meilleurs connaisseurs de cet aspect de l’œuvre wébérienne9, que Weber n’a pas souscrit à une semblable thèse : si la cité antique se caractérise, en termes « idéaltypiques », par une politique économique urbaine orientée vers la consommation, elle n’en est pas, pour autant, une simple « ville de consommateurs ». C’est méconnaître sa complexité que d’établir une telle équivalence ; et il vaut la peine de se demander pourquoi Finley a pu commettre cette erreur. Il nous semble que ce qui est ici fondamentalement en jeu, c’est la signification et la portée de l’idéaltype. Comme le signale Raymond Descat, un historien de la Grèce qui a lu Weber de près, « la tradition historique a tendu à utiliser un peu indifféremment les deux types de concepts wébériens…, sa typologie économique et son idéaltype [de la ville antique] » (1995, p. 972). Ainsi « l’historien », ajoute-t-il, « est d’une certaine manière pris au piège des concepts wébériens » (p. 975). Cela nous paraît être notamment le cas de Finley. Il semble en effet chercher l’idéaltype là où il n’est pas, dans la typologie économique des villes qui l’intéresse vivement. Il néglige du même coup la base spécifique à partir de laquelle il est construit, c’est-à-dire l’orientation de la politique économique urbaine vers la consommation (comme dans la cité antique) ou vers la production (comme dans la ville médiévale).

19 L’article consacré à « Weber et l’État-cité grecque » offre encore d’autres illustrations des difficultés de Finley avec l’idéaltype wébérien. L’entrée en matière de la seconde partie, « Les démagogues grecs et la typologie de la domination » est à cet égard révélatrice : étant donné que la polis ne constituait aux yeux de Weber ni une forme de domination traditionnelle ni non plus une expression d’une domination rationnelle (c’est-à-dire bureaucratique), elle devait nécessairement, selon Finley, être assignée au mode de domination charismatique, « puisqu’il ne reste que [celui-ci] » (1986, p. 95). Cette formulation est proprement étonnante : l’hypothèse que la polis ne puisse être appréhendée correctement qu’à partir d’une combinaison d’éléments inhérents à deux types de domination, voire aux trois, n’est même pas évoquée. Or Weber n’a cessé d’insister sur le fait que l’idéaltype représente une « accentuation unilatérale » de la réalité. Il souligne en particulier, pour ce qui est de la domination, qu’« aucun des trois types idéaux ne se présente historiquement à l’état pur » (Économie et société, 1971, p. 222). C’est pourquoi il consacre une brève mais substantielle section à la

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« combinaison des différents types de domination » (Ibid., p. 271 sqq.), en rappelant notamment que « sont…rares les dominations exclusivement charismatiques ».

20 Finley n’a guère de mal à réfuter l’homme de paille construit sur l’oubli de ce principe et imputé abusivement à Weber. Certes, pour citer un message de l’ancienne sociologie de la domination, Weber a pu avancer que « la démocratie de Périclès [correspondait], dans l’idée de son créateur, à la domination du démagogue par le charisme de l’esprit et du discours » (MWG, I/22-4, p. 500). Mais deux pages plus loin (p. 502), Weber écrit que « dans la démocratie attique s’applique le principe de la rotation dans l’exercice des charges, dont la mise en œuvre stricte implique formellement comme dans la démocratie directe que la personne élue soit le mandataire et le serviteur de ses électeurs et non leur maître ». Et il précise : « par là le fondement charismatique est, sous l’angle structurel, complètement abandonné ». La proximité, pour ne pas dire la quasi-juxtaposition, de ces deux passages démontre clairement que la démocratie athénienne ne peut être pensée à partir d’un seul et unique principe. On nous objectera peut-être que, dans la seconde version de la sociologie de la domination, elle fait l’objet d’une présentation différente et constitue un cas de « démocratie plébiscitaire ». Toutefois celle-ci est traitée comme une « forme de transition », trahissant une certaine ambivalence, dans la mesure où son visage anti-autoritaire, en appelant à « une légitimité issue de la volonté des dominés », s’y marie − sans doute plus ou moins bien − avec l’exigence de reconnaissance due à « l’homme de confiance des masses » ( Économie et société, p. 275-276). Il semble donc légitime de conclure de ce bref examen que Finley donne une image simplificatrice de la conception wébérienne de la cité grecque, pour autant qu’on puisse la reconstruire à partir de notations le plus souvent dispersées dans Wirtschaft und Gesellschaft (ou dans l’ensemble qui porte ce nom).

21 On pourrait s’en tenir à ces remarques si une ultime généralisation de Finley n’appelait un dernier commentaire. La seconde et essentielle partie de l’article s’achève en effet par une de ces formules carrées dont il use volontiers : selon lui, « un schéma d’explication [c’est- à-dire la typologie de la domination] qui exclut la polis ne saurait prétendre à une validité universelle » (1986, p. 100). Cette formulation trahit, à notre sens, une confusion : un idéaltype, qui est en principe construit à partir des intérêts propres du chercheur, n’est pas une catégorie universelle ; en revanche il peut contribuer à éclairer l’histoire universelle.

22 Finley ne paraît pas, en définitive, se faire une idée très stricte de l’idéaltype, souvent associé à l’idée de modèle dont il n’est pas véritablement différencié. Toujours est-il qu’on est loin de la rigoureuse « méthodologie » wébérienne.

23 On ne peut, nous semble-t-il, échapper à cette conclusion : si Finley a effectivement trouvé dans l’œuvre de Weber une source d’inspiration et s’il en a repris des aspects importants, il n’en propose pas moins une image biaisée, avec, d’une part, « l’enfermement » de la cité antique dans le schéma de la « ville de consommation », et, de l’autre, une appréhension déficiente de la méthodologie wébérienne. La pensée de Weber s’est ainsi trouvée exposée à des reproches injustifiés, qui tendront à se radicaliser lorsque l’influence de Finley et des conceptions qu’il défendait connaîtra un net reflux.

24 Auparavant peut-être faut-il, même si c’est marginal pour notre propos, dire quelques mots des raisons du succès rencontré en France par les thèses de Finley, sur lesquelles un récent numéro d’Anabases (19, 2014), vient opportunément d’attirer l’attention. Il y a eu, pendant une période d’une vingtaine d’années, une conjonction de conditions

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favorables. Nous nous bornerons ici à en rappeler les principales dans une esquisse à grands traits.

25 La première tient au climat intellectuel prévalant dans certains milieux de la recherche et de l’édition. Il s’agissait de trouver une réponse adéquate à une question lancinante que l’on se permettra de formuler ainsi : comment maintenir « le cap à gauche » sans retomber dans une « orthodoxie » marxiste jugée stérile ? La publication de L’Économie antique en 1975 aux éditions de Minuit, complétée par l’énergique plaidoyer de Finley en faveur de la démocratie antique – Democracy Ancient and Modern est également parue en 1973 −, est venue à cet égard combler un vide en répondant à ce besoin10.

26 Toute réception favorable suppose des médiateurs influents. Or – c’est la seconde raison essentielle de son succès – la pensée de Finley a bénéficié d’un relais incomparable en la personne de Pierre Vidal-Naquet. Ce dernier paraît s’être largement identifié à Finley : si celui-ci a été une victime directe du maccarthysme, chassée en conséquence de Rutgers, Vidal-Naquet estimait, de son côté, avoir subi de multiples vexations à la suite de son ferme engagement contre la guerre d’Algérie. Cette identification a été renforcée par un long « compagnonnage » et les proximités intellectuelles qu’elle entraîne. Ainsi la parution quasi simultanée du livre de Michel Austin et Pierre Vidal-Naquet, Économies et sociétés en Grèce ancienne (1972, 2e éd. revue, 1973) et de The Ancient Economy a contribué à élargir l’emprise des thèses de Finley sur les spécialistes de l’Antiquité, même s’il est peut-être excessif de parler de l’instauration d’une « orthodoxie »11. L’intérêt commun pour les notions d’ordre et de statut, préférées – non sans raison – à celle de classe, est une autre expression significative, avec la référence sous-jacente à Weber, de ce compagnonnage12.

27 Toujours est-il qu’à travers cette médiation durable, Finley continua, pour la réception de cette partie de son œuvre, à bénéficier – c’est le troisième aspect sur lequel nous voulions insister − d’un préjugé favorable, fondé sur son association avec la prestigieuse école française d’anthropologie historique. Un lien fort avait été établi lors de la diffusion des premiers travaux majeurs de Finley, en particulier du Monde d’Ulysse ; et il a, d’une certaine manière, perduré dans cette « seconde » réception de Finley, même s’il s’est sans doute distendu avec la réorientation des intérêts de celui-ci et dans un contexte de large diffusion de ses écrits.

28 Vingt ans après la sortie en français de L’Économie antique les perspectives s’étaient profondément modifiées et le temps d’un premier bilan était venu. Dans sa « Présentation » d’un dossier sur ce thème (1995, p. 947-960), Jean Andreau, tout en soulignant l’apport de Finley, pose des questions cruciales pour la pertinence du modèle finleyen. Et dans le remarquable article qui suit, Raymond Descat procède à sa franche « mise en question » à propos de la cité grecque, même si c’est en des termes à la fois mesurés et pesés.

29 Cet article constitue un signe marquant de l’ébranlement de la prépondérance dont a joui pendant un temps le modèle élaboré par Finley. Cet ébranlement s’est poursuivi, entre autres, sous les coups de boutoir de ce que l’on a pu appeler, avec quelque facilité, « l’école » bordelaise d’études antiques ; elle a repris et affûté les critiques de Descat, qui est lui-même l’un de ses initiateurs, sur la nature et la portée des échanges dans l’Antiquité, en particulier dans le monde grec. L’absence d’un marché unique n’exclut pas la formation de marchés locaux. Le « schématisme » de Finley lui interdirait d’apprécier dans toute sa complexité la réalité des économies « mixtes » des cités, même s’il a lui-même signalé ce trait marquant de l’économie athénienne.

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30 Cette « redécouverte » des échanges s’est accompagnée d’un durcissement des oppositions. La science économique a tendu à devenir, tout au moins dans certaines de ses variantes, le modèle de référence pour quelques-uns des protagonistes, par opposition à l’anthropologie historique, qui a longtemps fourni aux spécialistes les cadres dominants de pensée. Ainsi les travaux de North13 devinrent l’objet d’une attention soutenue, dans la mesure où ils permettent d’aborder des questions proprement économiques dans une perspective institutionnaliste. Peu à peu s’est mise en place une sorte de front qui évoque la controverse, vieille de plus d’un siècle, entre « primitivistes » et « modernistes ». Le premier résultat de cette joute fut, nous semble- t-il, la perte définitive de la prépondérance reconnue, pendant une vingtaine d’années, au modèle de Finley. Mais elle atteignit aussi, par ricochet, Max Weber, rangé abusivement aux côtés de Finley et des « néo-primitivistes »14. Il faut dire que ce genre de querelle ne favorise guère la compréhension à la fois correcte et dépassionnée d’une pensée subtile à laquelle nous allons maintenant revenir.

31 Sans nous attarder ici sur la controverse entre l’historien de l’Antiquité Eduard Meyer et l’économiste de l’école historique Karl Bücher et ses prolongements, qui ont fait l’objet de maintes présentations, peut-être vaut-il la peine de rappeler comment Weber s’est situé dans ce débat. Il a défendu une position originale, qui ne se laisse enfermer ni dans la perspective « primitiviste » ni dans l’approche « moderniste ». D’une part, il « réhabilite » Bücher en considérant « [ l’] économie d’oikos » comme une construction « idéaltypique » d’un mode d’organisation économique dont l’Antiquité aurait offert une forme relativement ‘pure’ sans que pourtant, considérée globalement, elle ait été réductible à un tel mode (Économie et société dans l’Antiquité, 1998, p. 93). D’une manière générale, les stades de développement économique ne sont pas des étapes nécessaires de l’évolution mais de simples instruments conceptuels. D’autre part, tout en suivant Meyer sur nombre de points factuels, Weber conteste certaines de ses formulations les plus abruptes dans le sens moderniste, comme la référence à des usines et à des ouvriers d’usine pour la période de plein épanouissement d’Athènes (Ibid., p. 94). Il esquisse ainsi les voies d’une synthèse, amenant à reconnaître l’existence « d’un niveau relativement élevé d’organisation économique » − conformément aux thèses modernistes – qui, cependant, ne s’inscrirait pas dans le « cadre du système moderne de marché », comme l’affirment les thèses modernistes15.

32 Si ces remarques ont quelque pertinence, elles conduisent nécessairement à la conclusion que l’on méconnaît le sens de l’argumentation wébérienne si l’on range unilatéralement Weber du côté des « néo-primitivistes ». Pour en saisir toute la portée, il faut encore introduire d’autres éléments et, pour ce faire, nous nous appuierons sur ce modèle de discussion critique que constitue l’article de Christian Meier, « Max Weber und die Antike » (1988, p. 11-24) : sa lecture s’impose, nous semble-t-il, à quiconque s’intéresse aux recherches de Weber touchant à l’Antiquité16.

33 Pour Meier deux traits essentiels caractérisent le mode de recherche pratiqué par Weber : ce sont la mise en évidence de la spécificité (die Eigenart), en l’occurrence de celle qui est propre à l’Antiquité, et l’établissement de connexions (Zusammenhang) qui relient les différents facteurs à l’œuvre dans la société antique. Connexion et spécificité font partie, relève Meier, de ses concepts-clé (1988, p. 23). Revenons rapidement sur l’un et sur l’autre.

34 Meier rappelle que « Primitivistes » et « Modernistes » ont pu, chacun de leur côté, dégager des facteurs isolés qui allaient dans le sens de leur thèse mais il leur a manqué

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une vision d’ensemble de ce qui fait la spécificité de la société urbaine antique et, entre autres, de son économie. C’est cette vision d’ensemble, dans laquelle trouvent place à la fois des traits « primitifs » et des caractéristiques modernes, qui a permis à Weber de transcender les positions unilatérales et par là de proposer une approche novatrice17.

35 Cette spécificité ne se donne à voir que si l’on procède à des comparaisons − c’est un point cardinal de la « méthodologie » wébérienne − et que si l’on cherche à saisir les connexions entre les divers ordres de phénomènes. Weber a toujours été attentif à l’interdépendance qui existe entre eux et contribue à façonner d’une manière décisive la spécificité d’une culture, d’une société ou d’un système économique. Dans ses études d’histoire antique, il s’est d’abord penché sur les rapports entre économie et droit, avant d’embrasser, de façon plus globale, les relations entre l’économie, le politique et le militaire, sans oublier le soubassement géographique. On mesure ici à quel point l’affirmation d’Alain Bresson, selon laquelle pour Weber « les institutions [auraient] une existence séparée de l’économie » a quelque chose de fantasmagorique.

36 On en est finalement arrivé à cette situation paradoxale pour ce qui est de la réception des travaux de Weber sur l’Antiquité, au moins en France : elle a été, sous l’influence de Finley et de quelques médiateurs, en particulier de Vidal-Naquet, relativement forte mais elle a aussi été en partie biaisée18 parce qu’ils ont été abordés à travers le prisme, à notre sens réducteur, de la lecture de Finley. Ainsi ont pu se donner libre cours des présentations et des discussions qui n’ont qu’un rapport lointain – ou en tout cas douteux – avec la réalité des textes. Il paraît clair que le prétendu « wébérisme », qui englobe indistinctement Finley et Weber, est une pure construction à visée polémique, qui n’a guère de vertus analytiques19. Derrière cet homme de paille Weber a disparu… ou a été oublié. Pour ce qui est de Finley lui-même, la virulence de la polémique a entraîné le rejet radical de son modèle par certains et non son simple et légitime dépassement.

37 Il nous semble pourtant que des conditions favorables sont désormais réunies pour une réception plus sereine de l’œuvre wébérienne. D’abord, on dispose, dans le cadre de la MWG, d’une édition critique des textes relatifs à l’Antiquité. Die römische Agrargeschichte a été publié il y a déjà longtemps sous la responsabilité d’un spécialiste reconnu, Jürgen Deininger (MWG, I/2, 1986). C’est le même savant qui a eu la charge d’éditer l’ensemble des écrits de Weber consacrés à « l’histoire sociale et économique de l’Antiquité » pour la période 1893-1909, c’est-à-dire comportant, outre la version finale des Agrarverhältnisse im Altertum, les deux versions courtes qui l’avaient précédée et l’article fondamental, « Die sozialen Gründe des Untergangs der antiken Kultur » (MWG, I/6, 2006). Ajoutons encore que l’édition de Die Stadt a été en définitive assumée par un autre historien de l’Antiquité, Wilfried Nippel (MWG, I/22-5, 1999)20. Les introductions respectives de ces deux auteurs fournissent à quiconque se donne la peine de les consulter de précieuses informations sur le contexte de rédaction de ces différents textes mais aussi les bases d’une interprétation respectueuse de la pensée de Weber. De plus, ces chercheurs ne sont pas isolés ; il existe en effet une communauté internationale de bons connaisseurs de cette partie de l’œuvre wébérienne, dans laquelle Luigi Capogrossi Colognesi en Italie et Hinnerk Bruhns en France nous paraissent occuper une place particulière. Il y a là un climat propice à la réception de Weber ; celle-ci peut, nous semble-t-il, être poursuivie et approfondie selon trois voies distinctes.

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38 La première voie pourrait être appelée celle de « l’inventaire », suggérée par Heuss dans le cadre de son important article. Cette dénomination a pourtant quelque chose de réducteur et Hinnerk Bruhns s’est, avec raison, interrogé sur sa pertinence (« Introduction » à Économie et société dans l’Antiquité, 1998, p. 38). Déjà malaisée dans son exécution, une telle entreprise ne permettrait guère de dégager le sens de la recherche wébérienne : la collection de propositions à laquelle elle aboutirait, si elle était menée jusqu’au bout, n’en donnerait qu’une image appauvrie, d’esprit positiviste. Cette voie n’aboutit pas pour autant nécessairement à une impasse. Stefan Breuer en garde quelque chose lorsqu’il confronte autour du thème de la domination les analyses wébériennes aux acquis de la recherche contemporaine pour apprécier ce qu’il en reste aujourd’hui ; mais cette appréciation vise d’abord, au delà de telle ou telle proposition, le tableau d’ensemble que propose Weber de la genèse des formes de domination et de leurs potentialités de développement21.

39 La seconde voie consisterait en une discussion critique des critères qui fondent pour Weber la spécificité de l’Antiquité gréco-romaine et, plus globalement, lui confèrent une portée particulière du point de vue de l’histoire universelle. Le premier, le plus général, résulte, dans ce cas, − contrairement à la Mésopotamie ou à l’Égypte – de la victoire de la noblesse sur « la royauté militaire primitive » et de la constitution d’une « cité nobiliaire », « s’administrant elle-même » et, ajoute Weber, « ce qui est décisif, sans bureaucratie » (Économie et société dans l’Antiquité, p. 122). La cité peut ensuite évoluer vers « la cité des hoplites » et, ultérieurement, vers « la cité démocratique de citoyens » mais les deux traits essentiels – et favorables au développement – de l’ autonomie et de l’absence de bureaucratie y sont préservés. En revanche, un obstacle majeur au développement économique provenait, selon Weber, de l’impossibilité de réunir dans des corporations organisées sur une base professionnelle, comparables à celles du Moyen Âge, les hommes libres et les esclaves travaillant dans les mêmes métiers, puisque l’interdisait leur différence radicale de statut. Facteur aggravant, pour reprendre la célèbre formulation de Die Stadt (MWG, I/22-5, p. 283), la polis antique était « une corporation de guerriers » (en italique dans le texte). La formule de Weber a été, non sans raison, discutée, notamment par Meier dans le texte déjà cité (1988, p. 21)22. Il ne faut pas cependant oublier qu’elle vise à préparer le lecteur à la conclusion tranchée selon laquelle « en principe il ne pouvait être question d’une liberté personnelle de la conduite de vie » (I/22-5, p. 285). C’est d’abord de cette dernière qu’il convient de discuter, à savoir de l’émergence problématique, dans le cadre de la cité antique, d’une conduite autonome sur le plan économique.

40 Parmi les autres thèmes qui appelleraient reconsidération et approfondissement, deux méritent, à notre sens, une attention particulière. L’un touche au rôle, exceptionnel du point de vue de l’histoire universelle, des paysans dans les cités grecques : le lien durable établi entre la citoyenneté et la possession de terres en a été le fondement et a conféré aux propriétaires fonciers un prestige propre, y compris pour les périodes où, comme à Athènes, cette règle restrictive a été abolie. L’autre touche, bien sûr, à la place centrale de l’esclavage dans l’économie antique mais court, encore moins que le précédent, le risque d’être oublié, tant Finley en a fait une pièce essentielle de son argumentation.

41 Une troisième voie, peut-être la plus ambitieuse – au moins pour la partie socio- économique de l’œuvre wébérienne −, vaut la peine d’être signalée ici, même si elle n’a été jusqu’à présent guère empruntée. Hinnerk Bruhns en esquisse l’idée dans son texte

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d’annonce du colloque de 2003 auquel était, selon le titre initial, assigné l’objectif ambitieux de traiter d’ « Économie antique et économie moderne : le débat entre théorie économique et économie historique (À propos de Max Weber). » Il y invite à prendre en compte le lien, jusque-là négligé, entre les positions prises par Weber à l’égard de la théorie économique moderne et ses analyses des systèmes économiques du monde antique. C’est justement cette articulation qu’il s’efforce de penser dans sa propre intervention (« Max Weber, économie antique et science économique moderne ») ainsi que dans une contribution, très voisine par la date et l’orientation, à un ouvrage collectif23. À travers les Agrarverhältnisse im Altertum Weber aurait voulu donner une « leçon de méthode » privilégiant, conformément à sa conception de la théorie, la construction rigoureuse de concepts et d’idéaltypes. Peut-être pourrait-on encore élargir le champ d’investigation et entreprendre de relire ce même ouvrage à la lumière de la complexe architecture conceptuelle proposée par Weber dans le chapitre II d’Économie et société (« Les catégories sociologiques fondamentales de l’économique »). Cette perspective synthétique pourrait permettre de remédier à la vision courante d’une œuvre divisée en une suite de compartiments séparés sans pour autant remettre en question les indéniables déplacements d’intérêt, voire de priorité.

42 Telles sont quelques-unes des voies que pourrait, selon nous, emprunter de façon fructueuse la réception de l’œuvre wébérienne. Nous ne voudrions pas pour autant laisser croire que celle-ci ne comporte pas des lacunes et des faiblesses dans sa compréhension du monde antique. Une nouvelle appréhension du politique s’impose, notamment pour les cités grecques et en particulier pour Athènes. Sur ce plan, c’est plutôt à partir des perspectives ouvertes par Christian Meier24, avec son insistance sur l’autonomie du politique et la valorisation inhérente à sa pratique, et non de l’approche trop « instrumentale » de Finley25 qu’il faudrait, à nos yeux, tenter de cerner son originalité.

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NOTES

1. Max Webers historische Sozialökonomie. L’économie de Max Weber entre histoire et sociologie, Wiesbaden, Harassowitz Verlag, 2014. 2. Momigliano a rendu compte de l’édition anglaise dans le Times Literary Supplement (8-4-1977) et préfacé l’édition italienne. 3. On se reportera sur ce plan à l’excellente mise au point de Jürgen Deininger (1990). Deininger adopte dans ce texte une position mesurée à l’égard de Meyer en évitant aussi bien les diatribes

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(à la Finley) que la ferveur (à la Tenbruck). Il est piquant de voir à quel point l’œuvre et le personnage de Meyer ont, encore récemment, pu susciter de passions. 4. Peut-être vaut-il la peine de citer le passage le plus significatif auquel se réfère Finley : « Les villes antiques furent toujours, à un degré beaucoup plus élevé que les villes médiévales, des centres de consommation, et à un degré moindre des centres de production» (trad. française, Économie et société dans l’Antiquité, p. 98). On notera que la proposition de Weber s’inscrit déjà dans le cadre d’une comparaison entre cité antique et ville médiévale et qu’elle est formulée non sous la forme d’une dichotomie abrupte mais en termes de degré. 5. Selon Hinnerk Bruhns (« Max Weber, Moses I. Finley et le concept de cité antique », p. 29), « l’indifférenciation entre ville et campagne » est pour Finley la première caractéristique de la cité antique retenue par Weber. 6. Telles sont pour Finley les deux autres caractéristiques majeures, avec l’absence de séparation entre ville et campagne, que Weber aurait attribuées à la cité antique. Hinnerk Bruhns ne manque pas de les rappeler dans l’article déjà cité. 7. Tel est en effet le titre envisagé pour la section c) du chapitre 8 qui devait être consacré à « la domination » selon l’esquisse d’organisation de sa propre contribution au Grundriss der Sozialökonomik. Cette esquisse fait partie du Plan d’ensemble de l’ouvrage, publié en 1914. 8. Pour de plus amples justifications de cette interprétation, qui tend aujourd’hui à prévaloir, on se reportera, entre autres références, à l’article synthétique d’Hinnerk Bruhns dans Annales (1996, p. 1259-1287) ainsi qu’à l’Introduction de Wilfried Nippel à l’édition critique de Die Stadt (MWG, I/22-5). 9. Nous nous bornerons à citer ici la contribution spécifique d’Hinnerk Bruhns à ce débat, « De Werner Sombart à Max Weber et à Moses I. Finley : la typologie de la ville antique et la question de la ville de consommation » (1985, p. 255-273). 10. Nous nous sommes librement inspiré ici de quelques pages de François Hartog dans Partir pour la Grèce (2015, p. 157-162), reprises de l’Introduction au numéro d’Anabases déjà cité. 11. Raymond Descat a, dans son article de 1995 que nous avons déjà cité, employé l’expression de « nouvelle orthodoxie ». Ce thème est repris par Christophe Pébarthe dans sa contribution au numéro d’Anabases sur la réception de Finley (19, p. 55-68). 12. Paulin Ismard a traité de cette dimension importante dans son article pour le numéro d’Anabases, « Classes, ordres, statuts : la réception de la sociologie finleyenne et le cas Pierre Vidal-Naquet » (19, p. 39-54). 13. L’ouvrage de Douglas C. North, Structure and Change in Economic History (1981) constitue, de ce point de vue, la référence majeure. Mais North n’est pas le seul auteur auquel Alain Bresson, le chef de file des adversaires de Finley, accorde une grande importance. Il se réfère aussi - ce qui est moins attendu- à John Nash et à la théorie des jeux. 14. Ce classement arbitraire témoigne en tout cas d’une connaissance très superficielle de Weber, si on la compare à celle de Descat. On ne peut lire qu’avec étonnement la proposition majeure de Bresson, selon laquelle « le wébérisme faisait des institutions des ‘choses ensoi’, ayant une existence séparée de l’économie, qu’elles prenaient en charge et surdéterminaient » (2008, p. 29). Weber était en réalité trop marqué par la leçon kantienne pour attribuer à une quelconque institution le statut d’une chose ensoi. Il s’est toujours efforcé de mettre en évidence, contrairement à ce qu’affirme Bresson, les relations entre divers ordres de phénomènes, notamment, dans les Agrarverhältnisse, le rapport de l’économique avec le politique et le militaire. Enfin Weber n’a jamais eu recours à la notion de surdétermination. 15. Nous nous référons ici à un texte souvent négligé d’Harry W. Pearson (1975, p. 43-49) qui fait ressortir, en dépit de sa brièveté, l’originalité de la démarche wébérienne. 16. C’est pourquoi sa traduction dans la revue franco-allemande en ligne Trivium serait la bienvenue.

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17. Nous rappelons ici de façon condensée l’argument développé par Meier dans le premier § de la page 20. 18. Les Allemands diraient peut-être avec excès « manquée » (verfehlt). 19. Hinnerk Bruhns le démontre de façon rigoureuse, exempte de toute facilité polémique, dans son article, « Moses I. Finley, coupable de ‘wébérisme’? », pour le numéro spécial d’Anabases (19, p. 69-82). On lira également sa contribution aux Mélanges en l’honneur de Jean Andreau dans laquelle il développe la même critique de fond. 20. Initialement, le médiéviste Klaus Schreiner devait aussi participer à cette édition critique mais il s’en est rapidement retiré. 21. Stefan Breuer procède, pour ce qui est de l’Antiquité, à cette confrontation entre analyses wébériennes et acquis de la recherche dans le chapitre IV de son livre de 2011 (p. 121-159). On se permettra de renvoyer, pour une présentation d’ensemble de cet ouvrage, à notre note critique, « La sociologie de la domination revisitée. À propos d’un ouvrage de Stefan Breuer », dans L’Année sociologique (2014, p. 171-190). 22. La critique de Meier se fait plus vive dans son article portant sur « le rôle de la guerre dans l’Athènes classique » (1990). Notons pourtant que Weber ne s’en tient pas à cette seule formulation ; il écrit aussi que « la démocratie antique était une ‘corporation’ de citoyens libres » (I/22-5, p. 263). Hinnerk Bruhns est revenu sur cette critique de Meier dans son article sur « Le rôle de Max Weber dans l’œuvre de Christian Meier » (Anabases, 2009, 10, p. 41-59). 23. Il s’agit du chapitre 9, « Max Weber, théorie économique et histoire de l’économie » dans le livre Histoire et économie politique en Allemagne de Gustav Schmoller à Max Weber, paru en 2004 sous la direction d’Hinnerk Bruhns. 24. Rappelons ici la forte affirmation d’H. Bruhns dans son article relatif au « rôle de Weber dans l’œuvre de Meier » (Anabases, 10, 2009) : « La ville antique de Max Weber et la polis grecque de Christian Meier ne se contredisent pas, elles se complètent. ». Elle mériterait une discussion approfondie. 25. Finley considère en effet dans L’invention de la politique (1985, Chap. V, p.145) que « pour tous ceux qui ne sont pas politiciens, la politique est une activité instrumentale, [c’est-à-dire]un [simple] moyen [pour] atteindre des objectifs [qui sont] en eux-mêmes non politiques ». C’est en particulier à cette « compréhension instrumentale de la politique », jugée trop étroite, que Christian Meier s’en prend dans son compte rendu du livre de Finley (Gnomon, 1986, 58, p. 496-509).

RÉSUMÉS

Après une période de purgatoire qui s’étend jusqu’aux années 60, les travaux de Weber relatifs à l’Antiquité ont acquis une réelle reconnaissance scientifique, en particulier sous l’influence d’A. Momigliano et de M. Finley. Cependant, cette réception n’a pas été exempte d’ambiguïtés et a abouti même à certaines formes de méconnaissance. La première ambiguïté tient à la rareté des commentaires de Finley sur l’apport propre de Weber. La seconde est liée à son interprétation biaisée sur quelques points majeurs : Finley s’est plus intéressé à la typologie économique de la ville qu’aux idéaltypes contrastés de politique économique urbaine construits par Weber dans le cadre d’une comparaison entre ville médiévale et cité antique ; la logique de l’idéaltype paraît lui avoir largement échappé. Enfin, l’œuvre de Weber a été si étroitement associée à l’approche de Finley qu’elle est devenue tributaire d’abord de son succès puis de son rejet plus ou moins

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radical. Comme l’a montré Christian Meier, Weber ne se laisse pas enfermer dans le vieux débat entre primitivisme et modernisme ; sa méthode d’étude, centrée sur la mise en évidence de la spécificité du monde antique et le jeu des interdépendances entre les phénomènes qui la produit, conserve sa fécondité heuristique. C’est dans cet esprit qu’il convient d’approfondir la réception de Weber selon des voies multiples, brièvement évoquées en conclusion.

After a period of ‘purgatory’ lasting until the sixties, Max Weber’s works on Antiquity enjoyed a true scientific recognition, mainly under the guidance of A. Momigliano and M. Finley. Still, the reception of Weber’s works suffered ambiguities which in part resulted in some kinds of misapprehension. The first uncertainty rises from the rare comments Finley passed on what he thought was Weber’s specific contribution to the topic. The second one derives from his biased interpretation on some major points: Finley paid more attention to the economic typology of towns than to the sharply contrasted idealtypes of urban economic policy which Weber elaborated from the comparison between the medieval town and the ancient city; Finley likely failed to understand the logic of Weberian ideal types. Finally, Weber’s works on Antiquity were so closely related to the Finleyan approach that their reception heavily hanged, first on the large acceptance of Finley’s views, later on their radical discarding. As Christian Meier established it, Weber’s works cannot be confined within the bounds of the old controversy between ‘primitivism’ and ‘modernism’; his methodological approach, focused on the distinctiveness of the ancient civilization and on the interdependence of phenomena which brought it forth, holds its whole heuristic power. Keeping this assertion in mind is the most suitable path to deepen Weber’s reception along multiple lines, some of which are suggested in the concluding part of the paper.

INDEX

Mots-clés : Cité antique, grecque, Ville médiévale, Démocratie athénienne, Politiques économiques urbaines, Idéaltype, Méthodologie wébérienne Keywords : Ancient greek city, medieval town, urban economic policy, idealtype, Weberian methodology

AUTEUR

FRANÇOIS CHAZEL Université Paris-Sorbonne Groupe d’Étude des Méthodes de l’Analyse Sociologique de la Sorbonne, GEMASS [email protected]

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Actualités et débats

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Antiquités parallèles (5) N’arrête pas ton char, Ben-Hur !

Claude Aziza

1 Vous avez sans doute, en septembre 2016, pu voir une nouvelle version de Ben-Hur. Dix ans auparavant, en septembre 2006, le stade de France, par la grâce d’Alain Decaux (mort en mars 2016 et auquel il faut rendre hommage) et de Robert Hossein, s’était transformé en amphithéâtre romain : Ben-Hur avait affronté sur son char son frère ennemi le Romain Messala. Tout comme il l’avait déjà fait le 21 septembre 1961 au Palais des Sports de Paris. Fidèle à une tradition qui remonte à 1889 lorsque, au théâtre de New York, les deux chars se « déplaçaient » sur un tapis roulant. Car le théâtre avait précédé le cinéma pour adapter le roman de Lewis Wallace (1827-1905), disponible au Livre de Poche, mais dans une édition abrégée.

Un général homme de lettres

2 Lewis Wallace (on dira ensuite Lew) est né le 10 avril 1827 à Brookville, dans l’Indiana. Après des études de droit, il devient avocat mais, en 1846-1847, il s’engage dans la guerre que les États-Unis mènent contre le Mexique. Au début de la guerre de Sécession il est colonel et il a, à son actif, dans ce combat fratricide, plusieurs coups d’éclat. Il réussit même à protéger Washington d’une prise par les troupes « rebelles ». Il quitte l’armée en 1865 avec le grade de major général. Dès lors il va mener une carrière politique. Il est successivement gouverneur du Nouveau-Mexique entre 1878 et 1881 et ambassadeur en Turquie de 1881 à 1905. Dès 1873, il avait relaté son expérience mexicaine dans un roman : Le Dieu de beauté. Cependant le succès ne vint que quelques années plus tard, en 1880, avec Ben-Hur, qui connaît, immédiatement, la faveur des lecteurs, des États-Unis d’abord, du monde entier ensuite. Les traductions vont se multiplier et le Vatican ira jusqu’à patronner le roman. En 1885, Lew Wallace se retire de la vie politique. Le seul de ses romans qui connaît un relatif succès est, en 1893, Le Prince de l’Inde, un récit qui met en scène le Juif errant. Musicien, peintre (il a fait de nombreux portraits d’hommes célèbres), Lew Wallace est mort le 15 février 1905 à Crawfordsville (Indiana). En 1906 paraîtra son Autobiographie.

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3 Ben-Hur demeure, dans la littérature américaine de la fin du XIXe siècle, un « apax ». Il brille d’un éclat tout particulier et c’est, sans doute, du côté de l’Europe, qu’il faut en trouver la source, dans la littérature des dernières décennies du XIXe siècle où, sous l’inspiration du néo-classicisme et – sans doute – du mouvement décadent, va se manifester un intérêt pour l’Antiquité. Intérêt qui prendra d’ailleurs des formes différentes, selon les romanciers. Il faut avant tout mentionner l’archétype de ces romans à l’antique, le Quo Vadis ? (1896) de Sienkiewicz. C’est d’ailleurs grâce au romancier polonais que Ben-Hur a été traduit en Pologne dès 1888 et c’est lui-même qui a relu les épreuves.

Un récit messianique

4 En fait, le ton de ce roman est à peu près unique dans la littérature romanesque et c’est, sans doute, ce qui fait son charme. Lew Wallace avait pour dessein de montrer, non pas la vie du Christ, mais celle de quelques-uns de ses contemporains. Ainsi la lumière est- elle mise sur quelques personnages : des Juifs, des Romains, des Arabes.

5 L’action relève à la fois de la parabole : un Juif est touché, parmi d’autres, par la « grâce », et du roman-feuilleton : la vengeance d’un homme dépouillé de ses biens et trahi par son meilleur ami. Et c’est ce mélange de ficelles romanesques et de ton inspiré qui donne au récit cet aspect si particulier. Ajoutons que l’itinéraire tourmenté de ce Juif devenu Romain, puis touché par la grâce, ne pouvait que séduire des lecteurs que troublait la déchristianisation de cette fin de siècle, inaugurée, sans doute, par le Jésus de Renan (1864).

6 La structure en est très classique et le découpage semble – déjà ! – appeler le scénariste. Des temps forts dans des lieux bien définis : Jérusalem, Antioche, Rome, le désert, la cité. Et – par-dessus tout – des morceaux de bravoure, dont l’un a fait depuis le tour du monde : la célèbre course de chars. Mais n’oublions pas le combat naval, la descente chez les lépreux, etc. En fait, ces morceaux de bravoure ont rendu un mauvais service au roman : ils l’ont présenté, dans les mémoires de ceux qui en ont lu – ou vu – des extraits tronqués, comme une suite d’épisodes, sur un fond de remplissages. Or, rien n’est plus faux : Ben-Hur forme un tout. Qu’on l’accepte ou non : il doit se lire, sinon d’une traite, du moins en entier. Il ne se fragmente pas et ne se déguste pas à petites lampées. C’est plutôt une énorme pièce montée qu’il faut engloutir avec boulimie. Certes la crème peut paraître parfois un peu écœurante et indigeste. Peu importe, elle fait partie du gâteau !

7 Car ce jeune adolescent, délicat et heureux de vivre, élevé princièrement dans une des grandes familles de Judée, de celles qui pactisèrent parfois avec les Romains, ne manque pas d’intérêt. Wallace a réussi là un intéressant portrait d’un de ces métis culturels, avant la lettre, attachés à la foi de leurs pères mais attirés irrésistiblement par la grandeur romaine. Certes si beaucoup furent tentés, tous – de loin – n’y succombèrent pas. D’ailleurs, le prince Juda Ben-Hur, une fois compris le caractère implacable de la colonisation romaine, voit en Jésus plus le Messie guerrier annoncé par les prophètes que le Messie souffrant qu’il se voulait être. L’épisode (sauté par le cinéma) où le héros tente de lever une armée pour combattre Rome, puis pour sauver Jésus est, en ce sens, révélateur.

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8 Est-ce à dire que les êtres qui peuplent le roman ne sont que des types ? On pourrait difficilement le soutenir. Certes, il est tentant de simplifier. Mais, malgré le grandiloquent prologue, à la façon d’une ouverture d’opéra, qui met en scène les Rois mages, en fait trois entités représentant trois degrés de la sagesse païenne, l’ensemble du texte nous présente une riche galerie de portraits. Depuis le gouverneur cupide et ambitieux, Messala, jusqu’au duumvir honnête et loyal, Quintus Arrius. En passant par l’intendant fidèle à son maître, Simonidès, et le fier rebelle, Ildérim. Quant aux femmes, quelle série de touchantes héroïnes, vouées à la torture, à la malédiction, au malheur, avant le happy end, de rigueur !

9 On pourra, bien-sûr, gloser, çà et là, sur la vision à la fois naïve et pompeuse du monde judéo-romain, sur le mélange de récits apostoliques et de récits d’action, sur une esthétique larmoyante aussi. Il est vrai que, par certains de ces côtés, le roman a vieilli. Mais comme ces vieilles miniatures, s’il a perdu de son éclat, plus de cent ans après sa parution, il a, en revanche, gagné en profondeur et pris les couleurs pastel de la nostalgie.

Le cinéma et la BD

10 Première version cinématographique, en 1907-1908, où, sous la houlette du metteur en scène Sidney Olcoh, on fit tourner sur une plage de Manhattan, avec un décor en toiles peintes, des… voitures de pompiers. Mais c’est dans la version de 1925-1926 que les choses deviennent plus sérieuses : un budget de 500 000 dollars (sur 5 millions) pour la seule course, un cirque de 650 000 m2, dix mille figurants, des techniques de prise de vue très sophistiquées avec des caméras fixées sous les chars, dix équipages et, parmi les assistants du réalisateur Fred Niblo, le jeune William Wyler, si traumatisé par le tournage qu’il fera stipuler par contrat, quand il réalisera la version de 1959, la plus célèbre, qu’il ne s’occuperait pas de la course de chars !

11 Cette version, avec, dans le rôle-titre, Charlton Heston, est un monument du cinéma. La course – qui se déroule ici à Jérusalem et non à Antioche, comme dans le roman – a nécessité des pistes de 1000 mètres de long, quatre statues de 30 mètres de haut, des milliers de figurants (entre 6000 et 15 000), 1200 m3 de bois, 500 tonnes de plâtre, 40 000 tonnes de sable blanc, 400 km de tubes métalliques. Le revêtement, après plusieurs essais malheureux, est une mince couche (4 cm) de lave broyée.

12 Autre problème et de taille : l’emploi d’une nouvelle caméra de 65 mm imposa un objectif de 140 mm et obligea – au risque d’accidents – de filmer de très près chars et chevaux. Trois caméras fixes et des caméras automatiques fixées sous les chars (et que la poussière rendait très vite aveugles) étaient assistées par des camions avec plateaux fixes pour les travellings avant et arrière. Quant aux chars, ils étaient munis de freins hydrauliques qui permettaient aux conducteurs de les renverser avant que les chevaux ne se décrochent. De petites charges de dynamite pulvérisaient alors les roues, au moment de la collision. En 2010, la télévision donnait une médiocre version du roman, réalisée par S. Shil. Enfin, en 2016, le nouveau Ben-Hur de T. Bekmambetov. Quant aux amateurs de BD, ils pourront lire les 4 volumes en images de J.-Y. Mitton (Delcourt).

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« Il était sur son char… »

13 Exit Ben-Hur mais restons dans l’univers du cirque. La course de chars, temps fort des jeux du cirque, est, dans l’imaginaire européen – avec les combats de gladiateurs – le symbole même de la romanité. Tout comme pour les spectateurs de la Rome antique, plébéiens et patriciens confondus, voire unis, la même fièvre. Sur les murs et sur les affiches s’étalaient les mérites des vedettes du bige ou du quadrige. Scorpus aux 1043 victoires, Pompeius Lusculus qui en comptait 3559 ou encore Dioclès, champion toutes catégories qui prit sa retraite avec 3000 victoires en bige, 1462 en quadrige et… 35 millions de sesterces. C’est qu’à Rome même qui comptait de nombreux hippodromes dont le célèbre Grand Cirque, le Circus Maximus, les courses de chars dataient du VIe siècle avant J.-C. et perdureront, après la « chute » de l’Empire, à Byzance jusqu’au XIIIe siècle.

14 Si les cochers sont en général des hommes de basse condition, certains empereurs, comme Néron, ne dédaignèrent pas de descendre sur la piste. Car les courses, objet de toutes les passions, recoupaient aussi des classes sociales : les Verts étaient les champions des foules plébéiennes, les Bleus portaient les couleurs patriciennes. Ce monde, il faudra attendre au XIXe siècle le roman historique, en attendant la peinture pompier, pour le faire revivre.

15 On ignore trop souvent – faute impardonnable ! – que la première course de chars de la littérature romanesque se trouve chez… Alexandre Dumas, dans un roman de jeunesse : Acté (1839), dont le héros, qui conduit son char vers la victoire n’est autre que l’empereur Néron ! Ce roman, qui annonce la première représentation picturale, celle de Jean-Léon Gérôme : Course de chars (1876), est disponible chez Arléa (18 euros).

16 Il ne sera pas facile, sinon en vidéo d’occasion, de trouver la superbe course de chars de la Théodora de Riccardo Freda (1953). La scène se passe à Byzance et c’est l’héroïne qui conduit elle-même son char. On pourra, en revanche, voir sans problème la poursuite en chars qui oppose le héros de La Chute de l’Empire romain (Antony Mann, 1964) au futur empereur Commode (un coffret de 2 DVD, aux éditions Opening, avec commentaires historiques).

17 Dans un domaine plus biblique, on se souviendra que, dans Les Dix Commandements (Cecil B. DeMille, 1956), les chars du Pharaon se lancent à la poursuite des Hébreux (un DVD chez Paramount). On n’oubliera pas d’admirer la ruse de Salomon qui lui permet de vaincre les chars égyptiens supérieurs en nombre aux siens, dans Salomon et la reine de Saba de King Vidor, 1959 (un DVD, chez MGM DVD).

18 On préférera, après ces frivolités, revenir à des choses plus sérieuses et signaler l’ouvrage qui fait autorité : le catalogue de l’exposition du musée archéologique de Lattes, consacrée en 1990 à : Le Cirque et les courses de chars. Rome-Byzance. À commander aux éditions Imago-Lattes (Musée Henri Prades, B.P. 52, 34972, Lattes Cedex).

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AUTEUR

CLAUDE AZIZA Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris III [email protected]

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L’Apollonide de Franz Servais et Leconte de Lisle, récit d’une redécouverte1

Jean-Marc Luce

1 L’Apollonide est un « drame musical » de Franz Servais et Leconte de Lisle. Le poète comme le musicien refusaient le terme d’opéra pour qualifier leur œuvre commune. Franz Servais est né le 19 mars 1846 à Saint-Pétersbourg en Russie du violoncelliste belge Adrien François Servais et de son épouse russe Sophie, fille de Léopold-Eléazar Feygin. Le père de Franz fit une carrière de soliste réclamé dans toute l’Europe et de compositeur. Certaines de ses œuvres sont toujours jouées et enregistrées aujourd’hui, et la ville de Hal où il résidait organise un festival annuel consacré à ses œuvres. Le frère de Franz, Joseph, qui emprunta le même chemin que son père, fit également une carrière de violoncelliste virtuose et, accessoirement, de compositeur, que la mort interrompit prématurément le 28 août 1885. Contrairement à son frère et son père, Franz ne fit pas une carrière de soliste, quoi qu’il fût un bon pianiste professionnel, mais se tourna principalement vers la composition et, vers la fin de sa vie, exerça, peu de temps il est vrai, comme chef d’orchestre. Il se forma auprès d’un maître auquel il vouait admiration, amitié et même dévotion : Franz Liszt, chez lequel il fit plusieurs séjours à Weimar et dans d’autres villes, qu’il fit inviter plusieurs fois en Belgique et dont il dirigea plusieurs œuvres. Malou Haine a mis fin à la légende selon laquelle Liszt et Servais, qui partagent le même prénom et présentent une ressemblance physique assez frappante, fussent le père l’un de l’autre.

2 Outre la Mort du Tasse, une cantate pour orchestre symphonique, chœur, orgue et deux harpes, au sujet imposé qui valut à Franz Servais en juillet 1873 le « Prix de Rome » de Belgique, le compositeur belge composa quelques mélodies2, mais il consacra tous ses efforts à la réalisation d’une œuvre unique, L’Apollonide qui l’occupa pendant près de 20 ans, de 1877 à la création en 1899. Sur une suggestion de Liszt, semble-t-il, il choisit une tragédie grecque, l’Ion d’Euripide, comme support, et s’adressa à l’un des poètes les plus en vue de l’époque : Leconte de Lisle. Leur collaboration dura jusqu’à la mort de ce dernier en 1894. L’œuvre fut finalement montée au Théâtre Grand-Ducal de Karlsruhe

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le 29 janvier 1899, sous la direction de Félix Mottl. Elle fut jouée une seconde fois le 8 février de la même année. Servais n’obtint pas d’autre représentation en France ni en Belgique, malgré quelques propositions qui lui ont été faites, et mourut en 1901. De son côté, Leconte de Lisle, à qui Servais avait demandé d’innombrables modifications, lassé d’attendre l’achèvement de la partition, avait fini par publier, en 1888, chez Lemerre, une version sans les modifications demandées, ce qui donne un texte plus long et notablement différent. Le drame lyrique n’a pas été remonté sur la scène, sauf une fois en Belgique en mai 1931, au Concert Populaire, sous la direction de Désiré Demest. Cette représentation, en version de concert, n’a pas eu de retentissement, alors que celle de 1899 avait obtenu un beau succès d’estime, grâce à une importante délégation de journalistes et de personnalités françaises qui avaient fait le déplacement à Karlsruhe. L’œuvre est ensuite entièrement tombée dans l’oubli.

3 Certaines des œuvres de Franz Servais sont parfois données au festival de Hal, mais à ma connaissance, il n’existe aucun enregistrement. En 1899, Choudens a fait paraître une édition de L’Apollonide en réduction pour piano et voix. Jusqu’à présent, aucune trace n’a été trouvée des partitions qui ont été utilisées pour la création à Karlsruhe ni la représentation de 19313.

4 La redécouverte à laquelle nous œuvrons s’est faite en deux temps. Le premier est constitué entièrement par les travaux de Malou Haine, professeur honoraire à l’Université Libre de Bruxelles, et longtemps conservatrice au Musée instrumental de Bruxelles4. La musicologue belge, mise en contact avec les descendants d’, l’une des sœurs de Franz (lequel n’eut pas d’enfant), a découvert l’incroyable trésor que constituent les archives familiales, soigneusement conservées. Elles contiennent le manuscrit original de l’Apollonide, de la main de Servais, un autre manuscrit, de la main de Leconte de Lisle, cette fois, qui contient deux versions du texte, mises en regard l’une de l’autre, et une très abondante correspondance. Cette dernière permet de suivre les relations qu’entretenait Franz Servais avec son maître, Franz Liszt, la profonde admiration qu’il avait pour Richard Wagner, et toute l’histoire de d’écriture de l’ Apollonide avec Leconte de Lisle, qui s’est prêté de bonne grâce à toutes les exigences du compositeur.

5 Malou Haine a tiré de cette documentation deux excellents ouvrages publiés chez Mardaga : Franz Servais et Franz Liszt, une amitié filiale (1996), etL’Apollonide de Leconte de Lisle et Franz Servais. 20 ans de collaboration (2004), ainsi que divers articles5. Le premier ouvrage suit la relation entre les deux compositeurs, mais en remontant à la naissance de Franz Servais et en s’achevant à sa carrière, si bien que le livre est en fait une biographie complète du compositeur belge. Le second comporte trois parties : la première raconte toute l’histoire de l’écriture du drame lyrique, la deuxième est une édition de la correspondance entre le poète et le compositeur, et la troisième présente en regard les quatre versions du livret (deux versions inédites et deux versions publiées).

6 De son côté, Edgar Pich a édité chez Champion les œuvres complètes de Leconte de Lisle et notamment, dans le volume IV paru en 2014, L’Apollonide, avec un copieux dossier. Le texte qu’on y trouve est toutefois celui de l’édition de 1888, publiée séparément par Leconte de Lisle (avec le livret du drame lyrique placé dans le dossier).

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L’Apollonide à Toulouse

7 La seconde étape est celle de Toulouse. Les 15-17 mai 2014 j’ai invité Mme Haine à présenter L’Apollonide au colloque consacré à Delphes et la littérature d’Homère à nos jours. Les actes sont à paraître6. Lors de ce colloque, Mme Haine a appelé les participants à soumettre l’œuvre aux directeurs de programmation de concerts qu’ils pourraient éventuellement connaître, et Mme Psalti, directrice de la circonscription archéologique de Delphes, a exprimé son vœu que l’œuvre soit montée à Delphes même, puisque l’action de L’Apollonide s’y déroule. Pour ma part, très intrigué par cette œuvre inconnue dont Liszt avait suivi et apprécié toute une partie de la création, jusqu’à sa mort en 1886, j’ai conçu le projet de répondre à l’appel de Mme Haine et, si possible, de lancer son édition. Pendant l’été 2014, j’ai présenté le projet au chef d’orchestre Jean- Walter Audoli qui a immédiatement manifesté beaucoup d’intérêt. En septembre de la même année, Mme Haine nous a reçus tous les deux à Liège. Jean-Walter Audoli a pu faire un examen du manuscrit, dont j’ai réalisé une couverture photographique, premier pas vers un travail d’édition. J’ai ensuite proposé à Jean-Walter Audoli de monter à Toulouse la version pour piano et voix, afin de nous permettre d’en prendre connaissance, et j’ai proposé à Jean-Yves Laurichesse, directeur du laboratoire PLH (Patrimoine, Littérature Histoire), d’accueillir ce projet dans le programme du séminaire Le passé au présent, Les passeurs du patrimoine qui bénéficie d’un financement IDEX « Transformation de patrimoine au cours du temps ». Jean-Yves Laurichesse a accueilli avec enthousiasme le projet qui a pu ainsi profiter de son soutien, et même de son aide personnelle, ainsi que de l’implication du personnel administratif de l’équipe.

8 La séance a eu lieu à Toulouse le jeudi 31 mars 2016 entre 17h et 20h, au Lycée Saint Sernin, qui, grâce à l’heureuse entremise de Jean-Luc Lévrier, a généreusement accueilli la manifestation dans sa salle de conférences, toute refaite à neuf et bien équipée. Malheureusement, la date a coïncidé avec celle de la grande grève contre le projet de loi El Khomri. Le lycée, bloqué le matin par les élèves, a pu rouvrir l’après- midi, mais le jeune public attendu, occupé ailleurs, était absent. De plus, le ténor a voyagé dans des conditions particulièrement difficiles. Outre le contexte social en France, le « séminaire-concert » eut lieu juste une semaine après les attentats de Bruxelles, occasionnant des perturbations dans les aéroports qui ont contraint Mme Haine à renoncer à sa participation. Cette conséquence indirecte du drame de Bruxelles sur notre programme nous a particulièrement affectés. Nous avons donc consacré la séance aux victimes pour lesquelles nous avons fait une minute de silence, en contemplant la projection d’un tableau de Flaure en l’honneur de la Paix, peint à la suite des attentats de Paris. Malgré toutes ces difficultés, devant un public peu nombreux mais captif, la séance a eu lieu. Un des descendants de Franz Servais, Charles-Emile Vanderlinden, était présent. J’ai remplacé Mme Haine pour la présentation générale du compositeur et de l’œuvre, avant de procéder, comme prévu, à une comparaison entre la tragédie d’Euripide et le « drame lyrique » de Leconte de Lisle et Franz Servais. Dans la seconde partie, Jean-Walter Audoli, installé près de la pianiste, a dirigé la représentation, avec la distribution suivante :

9 - Claire-Elie Tenet, soprano, dans le rôle de Kréousa

10 - Jacqueline Mayeur, alto, dans le rôle de la Pythonisse

11 - Sébastien Obrecht, ténor, dans le rôle de Ion

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12 - Marc Souchet, baryton, dans le rôle de Xouthos et celui du vieillard

13 - Éléonore Sandron était au piano

14 - Véronique Audoli a fait une petite présentation de la musique et a lu les didascalies pendant tout le spectacle.

15 Grâce à une réalisation musicale de très haut niveau, le succès auprès des personnes présentes a été grand. Le concert a révélé une œuvre dont l’intensité tragique est extrême, où les contrastes entre les moments intenses, dramatiques, et d’autres plus calmes, sont très accentués, et dont la densité musicale est très grande. Le style est marqué par Wagner, mais l’arrière-plan musical est en fait très varié, l’imagination musicale très riche. L’un des objectifs du concert était de voir si L’Apollonide méritait plus qu’une reconstitution historique. Musiciens et organisateurs sont tous convaincus que cette œuvre intense et exigeante mérite de figurer au grand répertoire auquel elle était d’ailleurs promise. Le public absent pourra prochainement s’en rendre compte grâce à Samir Bouharaoua, réalisateur audiovisuel, et à ses collègues du Service de Production et de Conception Audiovisuelle et Multimédia de l’Université, qui ont filmé toute la séance et qui en reverseront une partie sur le site de l’Université à l’adresse suivante : https://www.canal-u.tv/producteurs/universite_toulouse_II_le_mirail/ colloques/le_passe_au_present_les_passeurs_du_patrimoine.

16 La manifestation a été annoncée, le jour même, par la presse qui lui a consacré plusieurs articles :

17 - Émission L’Oreille à la page, sur la radio Mon Pais : http://loreillealapage.free.fr/ ecouter.php (émission du 15 mars)

18 - La Dépêche du Midi : http://www.ladepeche.fr/article/2016/03/31/2315418-l- apollonide-au-lycee-saint-sernin.html

19 - Article sur le site de France Musique : http://www.francemusique.fr/actu-musicale/l- incroyable-histoire-de-l-apollonide-l-opera-oublie-de-franz-servais-127049

20 - 20 minutes : http://www.20minutes.fr/toulouse/1816455-20160330-toulouse- universitaires-exhument-opera-jamais-entendu-jouent

21 Dans les articles de la presse écrite, les journalistes ont eu tendance à m’attribuer la découverte du manuscrit et de l’opéra. Ce mérite revient entièrement à Malou Haine, comme expliqué ci-dessus. Je suis heureux de pouvoir le préciser ici.

22 Comme nous souhaitons désormais que L’Apollonide soit connue par un large public, nous continuons à œuvrer à l’organisation d’autres concerts, en France, en Belgique et même en Grèce. Nous cherchons surtout à rassembler des fonds afin de financer l’édition de l’œuvre dans la version orchestrale, laquelle est conservée dans les archives de la famille, et d’en faire une réduction pour petits orchestres, afin de disposer de l’œuvre à trois échelles différentes : en version pour grand orchestre, en version pour petit orchestre et en version pour piano et voix7.

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NOTES

1. Mille mercis à Malou Haine pour la relecture de cet article consacré à la redécouverte d’une œuvre oubliée dont elle a été la première et principale artisane. 2. Voici quelques œuvres inédites de Servais : 1872 textes de Baudelaire : Scènes lyriques, Recueillement Scène d’amour, Jet d’eau et La mort des amants 1874 : L’âme en fleur (six Lieder) 1873 : Cantate La mort du Tasse. Prix de Rome belge. Sujet imposé. 1874 : Poèmes d’Armand Silvestre : Deux chants lyriques : Nocturne et Printemps, Mignonne et Éternelles amours Alfred de Musset : Chant d’Ossian (puis Pâle Etoile du Soir) Verlaine : Trois poèmes Georges Khnopff : Ophélia et L’Oiseau chanteur Ave Maria Salutaris Hostia. M. Peter François, président de la Servais Society, que je remercie ici pour ces informations, m’apprend que les œuvres suivantes sont publiées : Fleur Jetée pour voix et piano sur une poésie d’Armand Silvestre, Ballade à Ophélie pour voix et piano, plusieurs poèmes de Victor Hugo dont La chanson d’Esmeralda conservé à la BnF et disponible sur Gallica. 3. La version pour orchestre de L’ Apollonide figure dans le catalogue de la Badischen Landesbibliothek à Karlsruhe (http://ipac.blb-karlsruhe.de/index.php?img_id=247435; nav_id=247051;cat_id=1;scroll=0), toutefois, la bibliothécaire travaillant aux fonds historiques, Mme Janina Späth, m’écrit que le manuscrit a disparu lors du bombardement de la ville en 1942, avec 360 000 autres volumes. Je la remercie de cette information. 4. Toutes les informations données ci-dessus sur Servais sont issues des travaux de Mme Malou Haine. 5. - « Franz Servais, fils illégitime de Franz Liszt ? », dans Liszt Saeculum 56 (1996/I), p. 3-12 (repris en anglais dans The Liszt Society Journal 27 (1997, p. 14-21) ; - « Derniers voyages de Franz Liszt en Belgique et à Paris, mars-juin 1886 », dans Liszt Saeculum 57 (1996/II), p. 3-10, repris en anglais dans Journal of the Liszt Society 42 (July-December 1997), p. 26-42 ; - « Franz Liszt Feted in Belgium in 1881 by his Former Pupils Julius Zarebski, Johana Wanzel, Anna Falk-Mehlig and Franz Servais», dans H. Kagebeck et J. Lagerfelt (éd.), Liszt The Progressive, Lampeter (U.K.), The Edwin Mellen Press (Studies in the History and Interpretation of Music, 72), 2001, p. 31-54 ; - « Les concerts d’hiver du chef d’orchestre Franz Servais à Bruxelles (1887-1888) », Actes du colloque international du 19-21 octobre 2000. Six siècles de vie musicale à Bruxelles, dans Revue belge de musicologie 55 (2001), p. 255-281 ; - Voir aussi « L’Apollonide, drame musical de Leconte de Lisle et de Franz Servais », à paraître dans les actes du colloque de Toulouse Delphes et la littérature d’Homère à nos jours dans les Classiques Garnier. 6. J’y présente également une petite étude sur les relations entre la version d’Euripide et celle du drame musical. 7. Les personnes qui souhaiteraient faire des dons sont invitées à prendre contact avec le laboratoire PLH : [email protected].

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AUTEUR

JEAN-MARC LUCE Université Toulouse - Jean Jaurès Laboratoire PLH-CRATA (EA 4601) [email protected]

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L’inépuisable fécondité des anecdotes antiques sur la peinture. Présentation du site Pictor in Fabula

Emmanuelle Hénin

1 Le site Pictor in Fabula (www.pictorinfabula.com) est dédié à la fortune des « traits exemplaires » relatifs à la peinture antique. L’expression « traits exemplaires » nous a semblé plus pertinente que le terme « anecdotes », qui connote quelque chose d’accessoire (« anecdotique » est péjoratif), ou de purement descriptif ; le terme topos serait plus juste, mais on perd alors l’aspect concret. De plus, les passages retenus n’ont pas tous une forme narrative ; ils peuvent aussi être des jugements d’ordre général sur les peintres (du type : Polygnote peignait les hommes plus beaux ; Pauson les peignait plus laids1), voire sur la peinture (tel le paradoxe de la représentation chez Aristote2 : on a du plaisir à voir les images même les objets terribles ou repoussants). Du point de vue rhétorique, les anecdotes ont le statut d’exemples au service de la démonstration. Et l’autorité d’un exemple ne vient pas de sa véracité (certains exemples sont fictifs, relevant alors de l’apologue ou de la fable), mais de sa récurrence, de sa réplicabilité : d’où la tendance des auteurs à répéter indéfiniment les mêmes anecdotes. Cependant, le mot exemple ou exemplum ne conviendrait pas non plus, car il est connoté moralement.

2 Dans l’Antiquité, les anecdotes sont un des lieux d’expression privilégié d’une théorie artistique qui est rarement formulée comme telle, mais souvent disséminée dans toute sorte de textes, ou formulée sur le mode de l’analogie : tel traité de philosophie, de logique ou d’éthique recourt à l’analogie picturale, et ce phénomène se poursuit en partie à l’époque moderne, malgré la spécificité des traités. En effet, l’idée même d’une histoire et d’une théorie de l’art vient des Grecs (c’est même une exception grecque, inconnue d’autres civilisations), et les principaux schémas en sont transposés de la Grèce à Rome, puis à la Renaissance : ainsi l’idée d’un progrès des arts, qui tend vers une représentation de plus en plus fidèle de la nature avant de connaître une période de décadence, vient de Xénocrate d’Athènes (sculpteur, début du IIIe siècle av. J.-C.), qui invente un vocabulaire artistique lié à la rhétorique. Xénocrate fixe un schéma de base,

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repris ensuite par Pline, puis par Alberti et Vasari, et enfin par Winckelmann3. Non seulement les grands concepts sont empruntés aux Grecs, mais leur formulation passe par la reprise des mêmes exemples.

3 Ces exemples sous-tendent toute la théorie artistique. Indéfiniment modulés, ils offrent un cadre contraignant à l’expression de la pensée de chaque théoricien, la contrainte rhétorique conditionnant la liberté théorique : ces anecdotes constituent un « ouvroir de théorie potentielle ». Par exemple, la théorie de la belle nature, qui domine la pensée esthétique du XVe au XIXe siècle, se fonde sur l’Hélène de Zeuxis4, mais chaque manière de raconter l’anecdote est porteuse d’une interprétation nouvelle de ce concept. L’anecdote fonctionne comme une matrice théorique ; elle cristallise les enjeux de la théorie artistique et en éclaire les points aveugles. C’est pourquoi il est si éclairant de suivre le fil d’une anecdote depuis l’origine, afin de saisir la continuité d’une question esthétique5.

4 D’où l’idée de fournir au chercheur une base de données, pour lui éviter d’infinies recherches dans un corpus foisonnant. Pour l’Antiquité, le travail avait été commencé au xvIIe siècle par Franciscus Junius, dont le traité, De Pictura veterum, collationne une quantité impressionnante de références à la peinture dans la littérature gréco-latine6. Il fut poursuivi par un érudit allemand, Johannes Adolph Overbeck, dont l’ouvrage Die antiken Schriftquellen zur Geschichte der bildenden Künste bei der Griechen (Leipzig, 1868) répertorie toutes les sources antiques sur l’art en les classant par artiste et par ordre chronologique. Peu avant la première Guerre mondiale, Adolphe Reinach entreprit de traduire ce recueil en français, tout en le complétant par une abondante documentation archéologique pour le rendre accessible à un public plus large. En partant pour le front le 1er août 1914, il confia à son oncle la tâche de publier la partie de ses manuscrits portant sur la peinture, pour que son « énorme labeur » ne fût pas perdu ; « ainsi, même si je disparaissais, le premier volume de notre Recueil pourrait paraître ». Il mourut dans les Ardennes le 30 août, à 27 ans. Son recueil a été édité par son oncle et réédité par Agnès Rouveret en 1985 ; quant aux textes d’Overbeck sur la sculpture, ils ont été traduits seulement en 20027. En 2014, un groupe de chercheurs allemands a édité une version considérablement augmentée et remaniée du recueil d’Overbeck, en cinq volumes, intégrant quantité de textes nouveaux et des commentaires tenant compte des dernières découvertes archéologiques8. Cette nouvelle édition rétablit les passages arbitrairement coupés par Reinach, mais sa vocation est de constituer un recueil de documents sur des œuvres perdues ; dans la perspective de la base PIF, où les topoi constituent un réservoir d’arguments, il importe de rétablir le contexte de ces extraits, qui montrent la plasticité des lieux communs empruntés à l’art. Ainsi, dans le De divinatione, Cicéron parle de la Vénus d’Apelle à propos du hasard9 ; Horace évoque les rapports d’Alexandre et d’Apelle non pour faire l’éloge du souverain mécène, mais pour lui reprocher au contraire de ne rien y connaître en littérature10 ; Clément d’Alexandrie blâme les courtisanes en donnant l’exemple de Phryné, modèle d’Apelle et de Praxitèle11 ; Plutarque cite l’anecdote de Zeuxis et Agatharcos à propos de l’importance de se faire des amis qui durent longtemps12.

5 Si les sources antiques ont été balisées de longue date, les sources modernes n’avaient jamais fait l’objet d’un repérage, tant la tâche semble illimitée. En effet, comme dans l’Antiquité, la théorie artistique est disséminée dans toutes sortes de sources : outre la littérature artistique proprement dite (traités d’art, vies d’artistes, guides touristiques,

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comptes rendus d’expositions), elle est présente sous forme d’analogie dans de nombreux discours théoriques : poétiques et traités de rhétorique, traités de morale et de théologie, traités de philosophie et manuels de civilité. Il n’est pas de champ d’où elle soit exclue : relations de fêtes et de voyages, préfaces, correspondances, romans, nouvelles et tout le champ de la fiction.

6 La liste des soixante-dix topoi retenus pour ce corpus numérique s’est dessinée peu à peu, après plusieurs années de recherche. Plusieurs principes ont présidé à ce choix :

7 — la fécondité des anecdotes antiques pour la théorie artistique de l’époque moderne (xve-XVIIIe siècle). Ainsi, certains tableaux d’Apelle ont été retenus et pas d’autres : Alexandre au foudre, parce qu’il a le bras en raccourci et qu’il donne le modèle du portrait du souverain en majesté (Félibien en fait un modèle de portrait royal)13 ; ou la Diane parce qu’elle est un paradigme de l’ut pictura poesis, Apelle ayant dépassé Homère14 ; mais pas, par exemple, la Famille de Centaures ou l’Hercule terrassant les serpents dont il n’est rien dit de particulier.

8 — ont été écartées (faute de temps) la plupart des anecdotes sur la sculpture, sauf celles qui revenaient fréquemment dans les traités de peinture, soit qu’elles mettent en parallèle peinture et sculpture, soit qu’elles servent à conceptualiser des questions de théorie picturale : la Vénus de Praxitèle est très souvent associée à la Vénus d’Apelle, tout en illustrant les rapports entre amour et création artistique15 ; le Zeus de Phidias constitue depuis Cicéron l’équivalent de l’Hélène de Zeuxis dans la réflexion sur la représentation idéale16 ; la Vache de Myron est le pendant sculptural des raisins de Zeuxis, et fait l’objet d’une grande fortune épigrammatique17.

9 — enfin, les anecdotes modernes n’ont été retenues que dans deux cas : quand elles sont explicitement reliées à une anecdote antique (ainsi le concours de la ligne entre Zeuxis et Parrhasios, souvent rapproché de l’O de Giotto18), ou du moins quand la transposition est évidente. Mosini raconte ainsi comment Annibal Carrache, pour se venger d’un commanditaire qui le prenait de haut, peignit un rideau sur un miroir, et se moqua du commanditaire quand il voulut soulever le rideau : transposition évidente de la victoire de Parrhasios sur Zeuxis19.

Les enjeux théoriques de ces « traits exemplaires »

10 Les anecdotes renvoient aux grandes questions de la théorie picturale et sont souvent redondantes entre elles, plusieurs pouvant démontrer la même idée. Inversement, certaines se relient à plusieurs enjeux à la fois, et ces enjeux englobent tout le circuit de l’œuvre d’art : du statut social de l’artiste à la manière dont il crée, jusqu’à la réception de ses œuvres par le public.

11 1. LA DIGNITÉ DE L’ART est illustrée par une série d’anecdotes. À partir de la Renaissance, la revendication des peintres de voir la peinture accéder au rang d’art libéral s’appuie sur le précédent de Pamphile, le maître d’Apelle20 : modèle du peintre humaniste, érudit dans les belles lettres et la géométrie, mais aussi bon enseignant, puisqu’il avait fondé une école ; et bien payé, puisqu’il demandait une grosse somme à ses élèves (un talent par an), somme que chaque théoricien transpose dans sa monnaie pour prouver le prestige de la peinture — tout comme les prix des tableaux antiques, souvent rappelés par Pline. Autre aspect important pour la sociologie des peintres : Pline consacre un chapitre aux femmes peintres, et ce chapitre connut une fortune importante grâce à

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Boccace et à ses illustrations, avant d’être cité pour légitimer le talent des femmes peintres modernes, de Lavinia Fontana à Rosalba Carriera21.

12 Autres épisodes célèbres : Démétrios renonçant à détruire Rhodes pour épargner l’ Ialysos de Protogène22 ; Alexandre donnant à Apelle sa maîtresse Campaspe, sujet souvent illustré par les peintres23. Ces anecdotes sont reprises pour justifier la place de l’artiste dans la société, et assorties d’équivalents modernes, montrant les peintres parlant d’égal à égal avec les souverains, tel Charles Quint ramassant le pinceau de Titien, ou Vélasquez admis dans l’intimité de Philippe IV. L’anecdote d’Apelle et Campaspe est la seule à faire l’objet d’une fortune particulière au théâtre : outre la Campaspe de John Lily (1584), une comédie de Calderon, Dar todo y dar nada (1651), puis en France, une série de ballets et d’opéras au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. La fortune de l’épisode est telle que Noverre le choisit pour son ballet-pantomime dansé à Vienne en 1774, puis à Paris en 1776, parce qu’il permet aux spectateurs de suivre une action entièrement muette : la danse assume pleinement le statut d’art mimétique, prouve sa capacité à représenter une action à l’égal de la tragédie ou de la peinture ; d’où le choix d’Apelle, pour souligner le parallèle de la peinture et de la danse. La dignité de la peinture plaide pour la dignité de la danse, à une époque où elle lutte à son tour pour faire reconnaître sa valeur sociale.

13 2. L’ETHOS DE L’ARTISTE occupe une place importante. En particulier, l’orgueil ou la modestie des artistes apparaissent dans de nombreuses anecdotes sur leur rapport à l’argent et à la renommée. Chez Pline, on a l’impression que les tempéraments font système, comme dans une histoire moralisée de la peinture : à l’orgueil de Parrhasios et de Zeuxis s’oppose l’humilité d’Apelle et de Protogène24. En effet, Zeuxis portait un manteau brodé d’or avec son nom, faisait payer pour voir ses tableaux, puis au contraire les offrait en disant qu’aucun prix n’était digne d’eux25. À l’inverse, Apelle incarne la modestie : il reconnaît la supériorité de ses rivaux sur des points précis ; il est attentif à la critique ; il signe ses tableaux à l’imparfait, « Apelles faciebat », pour montrer qu’ils sont toujours perfectibles, faisant montre d’une modestie plus que suspecte, puisque chez les peintres à partir du xve siècle et jusqu’à David, la signature à l’imparfait est plutôt un moyen de se distinguer en se réclamant d’un exemple prestigieux26. Plus modeste encore, Protogène se contente d’une modeste chaumière et se nourrit exclusivement de lupins bouillis27. Son ascétisme confine à la mélancolie. L’anorexie des peintres est souvent reprise à l’époque moderne — ainsi à propos de Piero di Cosimo, ou de Michel-Ange, qui ne prit que du pain et du vin tant qu’il peignait le Jugement dernier. Quant à Parrhasios, il cultive une prédilection pour les sujets morbides, tels Philoctète ou Prométhée torturé sur son rocher28. Il y a donc dès la Grèce ancienne une idiosyncrasie du génie, et Vasari n’a fait qu’accentuer la tendance, déjà présente chez Pline et ses sources, à relier les progrès de l’art à une série d’individus exceptionnels.

14 3. LE JUGEMENT DU PUBLIC. C’est l’enjeu de l’anecdote bien connue d’Apelle et du cordonnier29. Quand il avait fini un tableau, Apelle se cachait derrière pour recueillir le jugement du public ; un cordonnier lui fit remarquer un défaut à une chaussure, que l'artiste corrigea ; mais quand le lendemain il s’avisa de critiquer aussi la jambe, Apelle répondit : « ne sutor ultra crepidam ». Autrement dit, le peintre fait confiance au jugement du public, mais il fait valoir sa compétence spécifique, en l’occurrence dans le rendu de l’anatomie. L’anecdote est source d’anecdotes parallèles dès l’Antiquité : Lucien raconte comment Phidias se cacha derrière son Zeus et le modifia en fonction

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des réactions du public. Mais aussi d’anecdotes antithétiques : Polyclète, selon Élien, fit deux sculptures, l’une en suivant les avis du public, l’autre selon son propre instinct, et le peuple jugea la seconde beaucoup plus réussie. La question est très débattue en France au XVIIIe siècle, quand les Salons s’ouvrent au grand public : qui est capable d’émettre un jugement de goût ? le peintre, les critiques, les honnêtes gens, ou tout visiteur du Salon ? Dès l’instant où tout le monde se pique de juger la peinture, les artistes se sentent destitués de leurs prérogatives.

15 4. LA POSTÉRITÉ. Plusieurs anecdotes témoignent que les artistes antiques avaient le souci de la postérité : Phidias avait inclus son portrait au centre du bouclier de sa Minerve ; Sostrate de Cnide avait recouvert sa signature, sur le phare d’Alexandrie, d’une couche de ciment qui dévoila son nom à la postérité. De même, Protogène avait mis quatre couches de peinture sur son tableau de Ialysos30, pour que le temps effaçant l’une, découvre la suivante. Bien entendu, cette anecdote est fortement mise en doute par les modernes, qui soulignent l’impossibilité d’une telle performance. Même les plus ardents défenseurs des Anciens reconnaissent qu’on ne peut prendre Pline à la lettre : dès 1667, Dati propose de comprendre que Protogène est revenu à quatre reprises sur son tableau pour l’améliorer. Durand (1725), suivi par Caylus, comprend que le tableau est « bien empâté ».

16 5. L’AUTONOMIE DE L’ART. C’est une des lectures possibles de l’anecdote des premiers peintres, qui écrivaient sur leur tableau « ceci est un bœuf » : elle permet de critiquer l’insuffisance du langage pictural, qui a besoin des béquilles des mots et donc de signes artificiels. Cette lecture est très nette dans toutes les histoires « téléologiques » de la peinture, qui mettent en regard la maladresse des primitifs et les progrès accomplis depuis31. Vasari se moque ainsi des peintres du Quattrocento qui ont recours à l’écriture, tel Orcagna dans le Triomphe de la Mort du Camposanto (1340). Cette fresque, aujourd’hui attribuée à Buffalmaco et très abîmée, contenait de nombreuses inscriptions poétiques, placées tantôt dans des phylactères, dans la bouche des vieillards, tantôt dans des cartouches en marge de l’image32.

17 6. L’ILLUSIONNISME. De nombreuses anecdotes accréditent l’idée que le sommet de l’art est l’illusion du réel. Les raisins de Zeuxis33, le cheval d’Apelle34, les Hoplites de Parrhasios35, les tuiles du théâtre de Claudius Pulcher où les oiseaux viennent se poser36, le Satyre de Protogène37, la Vache de Myron38. À l’époque moderne, elles sont transposées : le portrait de Paul III mis par Titien à sécher sur une fenêtre, était salué par les passants (selon Varchi), tout comme la Jeune fille à la fenêtre de Rembrandt (1645). Cette idée s’enracine dans le topos antique des vultus viventes. Mais ces anecdotes ne sont pas univoques, car à l’époque hellénistique, la mimesis se voit supplantée par la phantasia, de sorte que l’anecdote des raisins de Zeuxis est doublée d’un épilogue : Zeuxis avait peint un jeune garçon portant une corbeille de raisins (thème repris par Caravage et Hans von Aachen), que les oiseaux vinrent becqueter39. Furieux, Zeuxis effaça les raisins et y vit une preuve de son échec, car il avait mieux peint les raisins que le jeune garçon, faute de quoi les oiseaux auraient eu peur de lui. La même aventure arriva au satyre et à la perdrix de Protogène, selon Strabon : les passants ne s’extasiaient que sur la perdrix, de sorte que Protogène l’effaça, car elle était accessoire à ses yeux40.

18 7. LA BELLE NATURE. Ce thème est incarné par l’anecdote de Zeuxis et les cinq jeunes filles de Crotone, au fondement de l’idéalisme qui régit l’esthétique moderne : l’artiste doit choisir et combiner les beautés de la nature41. Cependant, les interprétations diffèrent :

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l’artiste part-il d’une idée de la beauté (Platon, Cicéron), ou bien combine-t-il des éléments de l’expérience (Aristote) ? L’anecdote cristallise une autre critique : ce portrait en patchwork est incompatible avec la définition de la beauté comme unité et harmonie, critique formulée dès la Renaissance et reprise par Francis Bacon (Of Beauty).

19 8. LE TEMPS DE LA CRÉATION. Plusieurs anecdotes révèlent une tension entre le goût du geste prompt et virtuose, et la reconnaissance de la lenteur du processus créateur. Critiquant son collègue Agatharcos, Zeuxis oppose la rapidité et la facilité de l’exécution au « travail approfondi qui fait durer une œuvre » et au « souci d’exactitude que comporte la beauté parfaite » (Plutarque)42. Selon le peintre, le temps employé à l’exécution d’une peinture est directement lié à sa bonne conservation. Pour la même raison, Protogène passait quatre couches de peinture sur ses tableaux pour en assurer la pérennité. Cependant, à force d’application, Protogène ne mit pas moins de sept ans à achever son Ialysos. C’est pourquoi Apelle lui reproche sa « nimia diligentia », son excès de soin, thème appelé à une grande fortune à la Renaissance, tant dans les traités d’art que dans les emblèmes (Guillaume de La Perrière, Pierre Cousteau)43.

20 9. LA HIÉRARCHIE DES GENRES. Pline consacre un développement aux peintres qui se sont illustrés dans des « minores picturae ». Il ne définit pas précisément en quoi consistent ces « plus petites peintures », mais il remarque, à propos de Piraicus – qualifié de « rhyparographe » (peintre d’objets vils) –, qu’il s’est spécialisé dans le traitement de sujets bas (humilia) : « des boutiques de barbiers et de cordonniers, des ânes, des comestibles et d’autres sujets du même ordre »44. Au XVIIe siècle, les théoriciens hollandais (de Van Mander à Hoogstraten) revendiquent l’exemple de Piraicus et des autres peintres spécialisés pour justifier les genres spécifiques : Ludius justifie la peinture de paysage45 ; le Bœuf de Pausias, la peinture animalière 46 ; et la Glycère du même Pausias, la peinture de fleurs47. Parallèlement, les poétiques et traités d’art ont tendance à transposer à la peinture une hiérarchie valable pour le théâtre (tragédie/ comédie) et pour la rhétorique (style élevé/moyen/bas). Au XVIIe siècle, le chapitre de Pline sur la minor pictura et les analogies d’Aristote entre peintres et dramaturges sont ainsi utilisées ensemble dans le débat sur la hiérarchie des genres : le credo académique (incarné par Bellori) s’appuie sur Aristote pour condamner les peintres comme Caravage ou les Bamboccianti, qui traitent des mêmes objets que les rhyparographes antiques, Pauson et Pireicus48. À l’inverse, Pireicus est donné en modèle pour justifier le statut de la peinture de genre en Espagne, où il est comparé à Vélasquez.

21 10. LES QUESTIONS DE TECHNIQUE PICTURALE sont au centre de plusieurs anecdotes, surtout chez Pline49. Particulièrement corrompu, le passage décrivant les effets de l’atramentum d’Apelle, invention tenue secrète par le peintre, fait l’objet des interprétations les plus variées50. Selon Pline, il consistait à passer une couche de pigment sombre (ou de vernis) à la surface des tableaux pour les protéger tout en empêchant que « l’éclat des couleurs ne blessât la vue » en donnant de l’austérité (austeritas) aux couleurs trop éclatantes — mais comment ? En revanche, les observations de Pline sur le relief du Boeuf de Pausias et de l’Alexandre au foudre d’Apelle semblent plus faciles à comprendre et à transposer dans le langage de la peinture moderne51. Pausias aurait inventé un procédé pour suggérer l’illusion du volume, que les commentateurs identifient au raccourci, tout en le reliant volontiers au clair-obscur. Quant à l’Alexandre au foudre dont « les doigts semblent en relief et le foudre sortir du tableau », il est mentionné dès Ghiberti et suscite des commentaires sur le raccourci, le clair-obscur, l’éclairage et le traitement des carnations. En outre, Apelle avait réalisé cette œuvre à l’aide de

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seulement quatre couleurs. Pline affirme ailleurs (xxxv, 50), de même que Cicéron (Brutus, 70), le fait que les meilleurs artistes se contentaient de quatre couleurs. Cependant, ce point est peu repris à la Renaissance : seul Érasme loue Dürer d’avoir surpassé Apelle en n’utilisant que deux couleurs. C’est seulement au XVIIe siècle que cette économie de moyens trouve sa place dans le fantasme de la peinture antique, et fait l’objet d’abondants commentaires.

22 11. LE DESSIN ET LA COULEUR. D ans le débat sur le dessin et la couleur, les anecdotes illusionnistes sont régulièrement reprises en faveur de la couleur, notamment chez Pino et Dolce qui défendent la peinture vénitienne. À l’inverse, les partisans du dessin invoquent le concours de la ligne la plus fine (linea summae tenuitatis) entre Apelle et Protogène52. Il s’agit de l’anecdote la plus controversée, entre le XVe et le XIXe siècle, tant son sens littéral est obscur : Apelle va rendre visite à Protogène et, ne le trouvant pas chez lui, il dessine une ligne très fine sur une toile blanche pour signer son passage. Protogène revient, trouve la ligne, comprend qu’Apelle est passé, et « fend » la ligne d’une autre plus fine ; Apelle revient et en fait autant. Selon Pline, ce tableau, qui ne présentait que des lignes presque invisibles, fut transporté dans le palais d’Auguste où il jouissait d’une immense admiration. D’où des débats sans fin : en quoi consistaient ces lignes ? chacun avait-il tracé une ligne dans l’épaisseur de la précédente ? Ou bien étaient-ce les contours de plusieurs figures qui s’entrelaçaient, comme le pensent la plupart des théoriciens (Van Mander, De Piles, etc.) ? Était-ce un exercice de perspective (Ghiberti), ou une étude de nu (Quatremère) ? L’anecdote est réinterprétée en fonction des intérêts de chaque théoricien. Mais ses implications paraissent choquantes : qu’un tableau abstrait puisse être admiré pendant des années, dans le palais d’Auguste ; que l’habileté technique domine le souci de la figuration, et que le dessin soit ainsi présenté comme le tout de la peinture. Selon Cochin, qui annote en 1760 l’article de Germain, « Cette histoire n’est intelligible qu’en supposant que ces traits représentassent quelque chose, comme seroit une tête de profil ». De même, l’anecdote de la jeune fille de Corinthe connaît une grande fortune dans la peinture néoclassique (Wright of Derby, Suvée, Girodet, Allan), correspondant à un nouvel assaut des partisans du dessin53. Ici encore, la lettre de l’histoire n’est pas très claire (s’applique-t-elle à la peinture, à la sculpture ou aux deux à la fois ?) ; mais faire de l’ombre l’origine de la peinture revient en tout cas à exalter la ligne et le contour, comme le font les contemporains de David et Ingres.

23 12. L’EXPRESSION ET LA COMMUNICATION DES PASSIONS. Cet enjeu est central dans la théorie artistique, et ce depuis l’Antiquité. L’expression des passions est considérée comme un talent nécessaire au peintre, comme le montre un dialogue des Mémorables où Socrate rend visite à Parrhasios et l’interroge sur le véritable objet de son art ; ce dialogue est particulièrement glosé dans les traités anglais54. Encore faut-il distinguer deux types de passions, qu’on pourrait dire « éthiques » et « pathétiques », selon une distinction de Quintilien appliquée à la peinture par Roger de Piles55. Aristote affirme préférer Polygnote, peintre de la vieille école, qui donne la priorité aux caractères sur les passions, à Zeuxis qui fait l’inverse56. Aristote juge comme une décadence l’évolution de la peinture hellénistique vers plus de pathétique, évolution dont témoignent plusieurs exemples : Aristide de Thèbes suscite la pitié en peignant une Mère mourante dont l’enfant suce du sang au lieu de lait57 ; Timomaque crée la terreur en représentant dans sa Médée le dilemme entre colère et amour maternel58 ; Parrhasios parvient à combiner une dizaine de passions dans son allégorie du Peuple athénien, exploit qui paraît très

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suspect aux modernes59. Timanthe représente toute la gamme des passions tristes parmi les assistants au Sacrifice d’Iphigénie, et voile le visage d’Agamemnon pour exprimer le comble de la douleur60. L’anecdote, parmi les plus commentées, porte sur les limites de l’expression et rejoint au XVIIIe siècle la réflexion de Lessing dans le Laocoon. D’autant que le sujet étant commun à la tragédie et à la peinture, il permet lui aussi de penser la spécificité des deux arts. À l’instar des théoriciens, les peintres prennent parti pour ou contre le voile de Timanthe : Tiepolo voile le visage d’Agamemnon, fidèle à l’anecdote antique, mais Van Loo se targue de le montrer, affichant la supériorité des modernes sur les anciens en matière d’expression.

24 Les passions pathétiques se déploient particulièrement dans les sujets violents ou macabres, comme la mère mourante d’Aristide ; mais ce n’est pas sans retenue, ni respect d’un certain décorum. On loue ainsi Timomaque de n’avoir pas peint le moment où Médée tue ses enfants : le peintre a choisi l’instant précédent le crime, à la fois plus décent et plus efficace sur le spectateur, comme le fait encore Delacroix61. La peinture de Timomaque est l’objet, dès l’Antiquité, d’une réflexion sur l’instant fécond qui anticipe celle de Lessing. Les sujets macabres, comme Jocaste ou Philoctète, suscitent- ils l’horreur, ou au contraire produisent-ils une sorte de catharsis picturale ? La question est très débattue au XVIIIe siècle, en lien avec le goût des spectacles pathétiques. Mais plus profondément, elle pose la question des limites ultimes de l’art : il est dit qu’Apelle peignait non seulement des mourants, mais des orages, le tonnerre, la foudre et les éclairs, « et même ce qui ne peut pas être peint (et quae pingi non possunt) » : défi que relève Poussin dans son Paysage à l’orage, à en croire son biographe Félibien62.

25 13. LE DANGER DU BROUILLAGE DES FRONTIÈRES ENTRE LE RÉEL ET SA REPRÉSENTATION. De nombreuses anecdotes illustrent ce danger, telle l’histoire de l’acteur Polus qui, pour jouer le rôle d’Électre croyant Oreste mort, mit dans l’urne les cendres de son propre fils qui venait de mourir. Elle illustre la nécessité d’être sincèrement ému pour émouvoir, et l’adage horatien : si vis me flere, dolendum est primum tibi. En quelque sorte, cette anecdote sert d’illustration à un topos rhétorique, tous deux étant cités ensemble dans les traités de poétique et de peinture. À l’Âge classique prévaut l’interprétation empathique de ce précepte, fondée sur une lecture littérale de l’Ion de Platon ; tandis que le XVIIIe siècle, avec le paradoxe du comédien, redécouvre une attitude de distanciation déjà exprimée par les Stoïciens. Une autre anecdote montre le danger de vouloir conformer le modèle à la copie : celle de Parrhasios torturant à mort un esclave olynthien pour peindre les souffrances de Prométhée, reprise à propos d’un Christ en croix de Michel-Ange : cette fois, le décalque est manifeste, et se trouve pour la première fois sous la plume d’Andreas Schott, qui la tire d’une histoire circulant dans les couloirs du Collegio Romano63. Cette utopie d’abolir les frontières de la fiction rejoint des théories contemporaines du jeu théâtral ou de la performance artistique.

26 Comme on voit, ces anecdotes sont loin d’être limpides : soit que leur lecture littérale pose problème, soit qu’elles interrogent l’impossible de la représentation : l’abstraction, l’extrême violence, l’abolition de la fiction dans la réalité. En outre, l’attitude envers ces lieux communs évolue selon les époques, d’où l’importance de les envisager dans une perspective diachronique. La première Renaissance nourrit une grande admiration pour l’Antiquité et cherche à s’approprier le prestige des tableaux perdus en les réinventant par l’imitation : Botticelli se montre un nouvel Apelle en recréant la Vénus anadyomène, considérée comme le chef-d’œuvre du peintre, suivi par

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Titien, encore plus proche du texte de Pline. À partir de 1550, quand les traités d’art se multiplient, leurs auteurs recherchent des parallèles entre peintres antiques et peintres modernes : par exemple, le concours de la ligne la plus fine entre Apelle et Protogène est rapproché de l’O de Giotto. Les théoriciens manient volontiers le raisonnement analogique, en transposant les exemples d’un domaine à l’autre, de la peinture à la morale, à la théologie ou à la spiritualité — tel François de Sales. Tout change au XVIIe siècle avec la querelle des Anciens et des Modernes : l’autorité de Pline est violemment remise en cause, et les anecdotes traitées de fables et d’historiettes naïves, sans fondement historique ni vraisemblance. Ce courant prend naissance en Italie dans les années 1620, avec les pamphlets d’Alessandro Tassoni (1620) et de l’abbé Lancelloti (1623 et 1636), qui taxent respectivement de « romans grecs » et « d’inepties solennelles » les anecdotes pliniennes, et dénigrent les exploits des peintres antiques en les confrontant systématiquement aux peintres modernes64. Ce sont ces textes peu connus qui inspirent aux Félibien et Perrault, courtisans de Louis XIV, leurs sarcasmes envers la peinture antique, au service de l’idéologie monarchique et nationale. Ces critiques redoublent dans les années 1750, quand la découverte des peintures d’Herculanum provoque une véritable « querelle de Pline », équivalent artistique de la « querelle d’Homère » (1715). La gloire d’Apelle et de Zeuxis ne résiste pas à la confrontation avec les médiocres réalisations d’Herculanum. Cette fois, Cochin mène une cabale visant à détruire l’autorité de Pline et le prestige de la peinture ancienne, cabale qui trouve un singulier écho en 1766 dans le débat épistolaire opposant Diderot et Falconet. Dans son commentaire de Pline publié en 1772, Falconet traite Pline de « petit radoteur » et lui reproche d’avoir « compilé sans choix et sans connaissance » des « bavardages », des « puérilités », bref des récits merveilleux, qui, de tout temps, ont toujours fait l’admiration de la populace. À l’autorité du texte, le sculpteur oppose les leçons de l’expérience, et au modèle idéal, la confrontation directe avec la nature. Parallèlement, Pline est aussi considéré comme une source majeure pour l’histoire de l’art et l’archéologie, avec Caylus, puis Winckelmann et Quatremère de Quincy ; son texte est « rationalisé » et soumis à un examen philologique précis. Cette perspective historique concerne aussi l’iconographie, car la fortune des anecdotes varie selon les époques : la vogue des Apelle et Campaspe est clairement liée à la présence d’un mécénat royal ou princier et atteint son apogée au XVIIIe siècle. La fortune de Dibutade culmine avec l’exaltation néoclassique de la ligne et la rêverie sur les origines, avant de revenir à la fin du xxe siècle comme illustration de la création féminine, dans le sillage des gender studies.

Présentation du site

27 L’architecture du site, très simple, apparaît sur la page d’accueil. Elle comprend :

28 1. Un corpus de textes, classés par topos et par ordre alphabétique.

29 2. Une bibliographie générale des sources, citées en abrégé à l’intérieur des fiches ; ainsi qu’une bibliographie des études critiques.

30 3. Une rubrique iconographique : le corpus d’images, classées également par topos, avec un lien rattachant l’image à la fiche correspondante.

31 4. Les rubriques « Projet » et « Membres » décrivent les enjeux du projet et mentionnent ses participants.

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32 5. La fonction « recherche » permet de trouver les textes d’un auteur précis, ou n’importe quel terme à l’intérieur des textes ou des traductions (« sous-textes »). Cette recherche par mot (à condition toutefois de le traduire dans la langue souhaitée) permet de regrouper les textes autour d’une notion, faisant apparaître le rôle théorique des anecdotes.

33 Au début de chaque fiche figurent l’iconographie et à la bibliographie critique spécifiques au thème. Ensuite, les textes sont déroulés par ordre chronologique, en langue originale (grec, latin, italien, espagnol, portugais, français, anglais, allemand, néerlandais), et si possible avec leurs traductions : pour les textes antiques, une traduction récente est systématiquement donnée ; pour les textes de Pline, fondateurs, sont répertoriées une série de traductions italiennes et françaises allant de la Renaissance au XVIIIe. Pour le reste, les traductions d’une langue à l’autre sont aussi souvent saisies que possible, car elles constituent autant de témoignages de la fortune et de l’interprétation des textes. Les commentaires, en revanche, figurent à la date de leur rédaction. Enfin, les textes sont annotés de façon différenciée : les notes de l’auteur du texte sont réparties en trois catégories (notes en bas de page, notes marginales de référence, placée à droite, ou à fonction de marque-page, placée à gauche), et les notes éditoriales sont limitées au minimum : élucidation d’un terme sous-entendu, ou du contexte quand ce dernier est indispensable à la compréhension.

34 En conclusion, la dimension collaborative paraît essentielle à un tel projet. Le corpus étant virtuellement infini, la base est appelée à s’enrichir des contributions de chacun. Historiens ou historiens de l’art, philosophes, littéraires, tous sont amenés à rencontrer ces topoi au fil des textes les plus insolites. Souhaitons donc une longue vie à la base Pictor In Fabula.

NOTES

1. * PIRAICOS, DIONYSOS ET PAUSON : PORTRAITS PIRES, SEMBLABLES, MEILLEURS. Les titres des anecdotes présentes sur le site seront désormais mentionnées en petites capitales et précédées d’un astérisque ; on pourra retrouver sur le site toutes les références bibliographiques et iconographiques qui ne sont pas données ici par manque de place. 2. * CADAVRES ET BÊTES SAUVAGES, OU LE PLAISIR DE LA REPRÉSENTATION. 3. Voir le colloque Histoire de l’histoire de l’art, t. I, De l’Antiquité au XVIIIe siècle, Paris, Klincksieck, « Conférences et colloques du Louvre », 1995, en particulier l’article de Salvatore Settis. 4. ZEUXIS, Hélène. 5. * Sur l’Hélène de Zeuxis, on peut citer : F. LECERCLE, La Chimère de Zeuxis, Tübingen, Gunter Narr, 1987 ; P. SABBATINO, La bellezza di Elena. L’imitazione nella letteratura e nelle arti figurative del Rinascimento, Florence, Olschki, 1997 ; ou encore E. C. MANSFIELD, Too Beautiful to Picture : Zeuxis, Myth, and Mimesis, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2007. 6. Franciscus JUNIUS, De pictura veterum, Amsterdam, J-G. Graevius, 1637 ; édition très augmentée, Rotterdam, R. Leers, 1694.

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7. A. REINACH, La Peinture ancienne. Textes grecs et latins, introduction et notes par A. Rouveret, Paris, Macula, 1985 ; La Sculpture grecque. Sources littéraires et épigraphiques, trad. M. Muller-Dufeu, Paris, ENSBA, 2002. 8. Der Neue Overbeck. Die antiken Schriftquellen zu den bildenden Künsten der Griechen, éd. S. Kansteiner, K. Hallof, L. Lehmann, B. Seidensticker, K. Stemmer, Berlin, De Gruyter, 2014. 9. * APELLE, Vénus anadyomène. 10. * APELLE ET ALEXANDRE. 11. * APELLE, PRAXITELE ET PHRYNÉ. 12. * ZEUXIS ET AGATHARCOS. 13. * APELLE, Alexandre au foudre. 14. * APELLE, Diane. 15. * PRAXITÈLE, Vénus de Cnide. 16. * PHIDIAS, Zeus et Athéna. 17. * MYRON, La Vache. 18. * APELLE ET PROTOGÈNE, LE CONCOURS DE LA LIGNE. 19. * ZEUXIS ET PARRHASIOS, LES RAISINS ET LE RIDEAU. 20. * PAMPHILE ET LA PEINTURE COMME ART LIBÉRAL. 21. * FEMMES PEINTRES. 22. * PROTOGÈNE, Ialysos. 23. * APELLE ET CAMPASPE. 24. * PARRHASIOS : ORGUEIL. 25. * ZEUXIS ET LA RICHESSE. 26. * APELLES FACIEBAT : LA SIGNATURE À L’IMPARFAIT. 27. * PROTOGÈNE, Ialysos. 28. * PARRHASIOS, Philoctète ; PARRHASIOS, Prométhée. 29. * APELLE ET LE CORDONNIER. 30. * PROTOGÈNE, Ialysos. 31. * Peintres archaïques. 32. La fortune de l’anecdote est telle que j’ai pu lui consacrer un livre, Ceci est un bœuf : la querelle des inscriptions dans la peinture, Turnhout, Brepols, 2013. 33. * ZEUXIS ET PARRHASIOS, LES RAISINS ET LE RIDEAU. 34. * APELLE, Le Cheval. 35. * PARRHASIOS, Les Hoplites. 36. * LES OISEAUX PICORENT LES TUILES DU THÉÂTRE DE CLAUDIUS PULCHER. 37. * PROTOGÈNE, Satyre et parergia. 38. * MYRON, La Vache. 39. * ZEUXIS ET PARRHASIOS, LES RAISINS ET LE RIDEAU. 40. * PROTOGÈNE, Satyre et parergia. 41. * ZEUXIS, Hélène. 42. * ZEUXIS ET AGATHARCOS. 43. * APELLE ET LA NIMIA DILIGENTIA. 44. * PIRAICOS ET LA RHYPAROGRAPHIE. 45. * LUDIUS peintre de paysages. 46. * PAUSIAS, Le Bœuf. 47. * PAUSIAS ET LA BOUQUETIÈRE GLYCÈRE. 48. * PIRAICOS ET LA RHYPAROGRAPHIE ; PIRAICOS, DIONYSOS et PAUSON : PORTRAITS PIRES, SEMBLABLES, MEILLEURS.

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49. Ces questions sont minutieusement examinées par M. BERT, Lectures, réécritures et peintures à partir de Pline l’Ancien. La réception de l’Histoire naturelle en Italie, de Pétrarque à Vasari, thèse de doctorat, Université de Liège/Université de Paris I-Sorbonne-Panthéon, 3 vol., 2011-2012. 50. * APELLE, atramentum. 51. * PAUSIAS, Le Bœuf ; APELLE, Alexandre au foudre. 52. * APELLE ET PROTOGÈNE : LE CONCOURS DE LA LIGNE. 53. * DIBUTADE ET LA JEUNE FILLE DE CORINTHE. 54. * PARRHASIOS ET SOCRATE : LE DIALOGUE SUR LES PASSIONS. 55. QUINTILIEN, VI, 2 ; Roger de PILES, Cours de peinture par principes, 1708, éd. 1989, Gallimard, TEL, p. 92. 56. * ZEUXIS ET POLYGNOTE : ACTION ET CARACTÈRES. 57. * ARISTIDE DE THÈBES : LA MÈRE MOURANTE, LE MALADE. 58. * TIMOMAQUE, Ajax et Médée. 59. * PARRHASIOS, Le Peuple d’Athènes. 60. * TIMANTHE, Iphigénie. 61. * TIMOMAQUE, Médée. 62. * APELLE ET L’IRREPRÉSENTABLE. 63. Andreas SCHOTT, M. Annaei Senecae Rhetoris Suasoriae Controversiae Declamationumque Excerpta, Heidelberg, Jérôme Commelin, 1604, p. 219. * PARRHASIOS, Prométhée. 64. * FORTUNE DE PLINE.

AUTEUR

EMMANUELLE HÉNIN Université de Reims/CRIMEL [email protected]

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

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Réception des historiens anciens et fabrique de l'histoire. Una riflessione sulle funzioni del sapere etico della reciprocità in Erodoto e Tucidide

Maria Stella Trifirò

1 Il lavoro di ricerca che ho condotto in questi anni ha avuto come esito la stesura di una tesi di dottorato dal titolo : “Forme e logiche di reciprocità in Erodoto e Tucidide”. La tesi si focalizza sull’analisi delle diverse forme e funzioni che l’etica della reciprocità assume nei sistemi relazionali delle poleis greche di V sec. a.C., e nei contesti socio- culturali osservati attraverso le Storie di Erodoto e l’opera di Tucidide.

2 La reciprocità è una componente essenziale delle relazioni umane, su cui la cultura greca ha elaborato una riflessione attenta. Questo principio morale ha delle radici antiche e costituisce una delle primarie forme di applicazione della giustizia nelle relazioni sociali. Esso regola le norme comportamentali della vita associata, favorendo la costruzione di legami di , cooperazione e alleanza, rivelandosi efficace sia nella tessitura dei rapporti interpersonali, sia delle relazioni interstatali.

3 L’argomento si inserisce pienamente nel dibattito culturale contemporaneo, dacché temi come il dono, il beneficio e la reciprocità, oltre a suscitare l’interesse di un vasto pubblico, sono al centro di un’intensa attività di ricerca, di rilevanza internazionale, che coinvolge più discipline (diritto, economia, antropologia, sociologia, scienze dell’Antichità)1. Di certo uno studio che tratti questi argomenti non può non fare riferimento a Marcel Mauss e al suo Essai sur le don (1923-1924), un testo ormai classico che continua ad alimentare una copiosa bibliografia2. Nel mio lavoro vengono utilizzate alcune delle sue chiavi di lettura, tuttavia la loro applicazione allo studio dell’Antichità viene condotta con cautela metodologica, mettendo in luce analogie e differenze tra il sistema maussiano e il sistema di dono greco.

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4 Il confronto con il pensiero del sociologo francese sul dono è finalizzato a meglio comprendere uno dei linguaggi della reciprocità intesa come necessaria articolazione tra tre gesti : donner, recevoir, rendre ; attraverso esso si cerca di rispondere ad una domanda fondamentale : cos’è che dà vita al funzionamento della reciprocità nelle sue varie forme ? Come si spiega l’esprit de retour, ovvero quel movimento spontaneo che spinge a ricambiare un dono, un beneficio o a mostrare gratitudine ? Dietro quello che viene semplicisticamente definito come il meccanico principio del do ut des si cela una conoscenza raffinata che appartiene ad un sapere vivo, legato alla sfera dei quotidiani scambi sociali.

5 L’ambito di ricerca è chiaramente delimitato ai due autori specifici, anche se l’analisi si estende talvolta ad altre fonti letterarie (Omero, Esiodo, i lirici, i tragici). Al riguardo bisogna tenere conto del fatto che né Erodoto, né Tucidide perseguono lo scopo di dare un’ordinata sistematizzazione teorica a questi temi (a differenza di un trattato filosofico3), ma riescono comunque a restituirci la percezione sociale del « sapere etico » della reciprocità, descrivendo il suo ruolo nelle vicende che influiscono sul corso della storia.

6 Un’opera storiografica non è solo il frutto del pensiero e della riflessione di un singolo soggetto, ma è al contempo intrisa dell’atmosfera culturale in cui prende vita, ed è in grado di rispecchiare la fisionomia della società che ne ha reso possibile la scrittura. Alla luce di ciò ho soffermato l’attenzione sul comune contesto culturale che lega l’autore al suo pubblico, nello specifico sul sapere che entrambi condividono su un codice comportamentale che vive, al tempo stesso, in una dimensione esterna al testo (nella quotidianità degli scambi sociali) e dentro il testo (nei suoi peculiari ritmi e meccanismi narrativi). L’intento è stato quello di cogliere attraverso i modi in cui si dà forma al racconto, le forme mentali, ovvero i sistemi di pensiero che influenzano l’esposizione degli eventi.

7 Alla luce di queste riflessioni è possibile chiedersi : in che modo il codice morale della reciprocità ha influenzato la scrittura della storia ? In che modo la sua presenza si è registrata nel contesto specifico delle opere di Erodoto e di Tucidide ? E inoltre quali informazioni ci forniscono questi autori in merito all’applicazione di questa norma sociale ?

8 Ho concentrato l’attenzione sull’aspetto costruttivo della reciprocità che permette di mettere in atto una cooperazione pacifica attraverso scambi di doni, benefici e gesti amichevoli. La reciprocità, così intesa, fa parte dei meccanismi propri di un’ampia categoria definibile come Relatedness, nella quale confluiscono legami e forme di interrelazione non connessi a vincoli di consanguineità o parentela (syngeneia), ma che si originano da altre costruzioni socioculturali4.

9 La scelta di soffermare l’attenzione sulla reciprocità intesa in chiave positiva non mira soltanto a limitare l’ambito di ricerca, ma anche a dare maggiore spazio ad una tematica che, al contrario della vendetta (il suo corrispettivo negativo), è stata meno esplorata nei testi storiografici. Questa selezione implica un’attenzione specifica per il tempo dell’incontro, della tregua, dei tentativi di conciliazione e talvolta della quotidianità. Questo tempo, che è anch’esso parte della storia, lo si può intendere cursoriamente come una pausa effimera e poco importante tra la narrazione di un conflitto e un altro, oppure si può osservare nell’intento di metterne in luce la ricchezza di informazioni5.

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10 L’indagine permette di mettere a fuoco diverse problematiche legate ai complessi equilibri politico-diplomatici. Ad esempio è possibile chiedersi quale valore assume l’etica della reciprocità tra le regole che governano il sistema di relazione interpersonale e interstatale, e, inoltre, quale ruolo riveste nelle scelte di politica estera la dinamica di fiducia che si innesca con la concessione di un beneficio e la potenziale gratitudine che si ingenera ? Infine come si concilia il principio di reciprocità con le logiche utilitaristiche e con le relazioni asimmetriche imposte dall’esercizio del potere ?

11 A partire da queste domande ho intrapreso una lettura delle opere di Erodoto e di Tucidide che ha mirato a comprendere il funzionamento di queste logiche, delineando, di volta in volta, lo spazio che esse occupano nelle dinamiche del racconto, indagando la loro funzionalità sul piano diplomatico o, nel caso si tratti di vuote codificazioni retoriche, il senso della loro presenza. L’approccio allo studio di queste due opere ha cercato di sviluppare su di esse un’indagine attenta agli aspetti narrativi, alle tecniche di composizione del testo e ai richiami intratestuali.

12 Inoltre vi sono delle istituzioni e dei riti preposti alla tutela delle relazioni fondate sulla reciprocità (xenia, proxenia, euergesia), attraverso essi è possibile osservare il modo in cui questa morale opera, servendosi della mediazione di vesti formali che codificano chiaramente alcune regole di comportamento. L’esistenza di queste norme dimostra che vi è piena consapevolezza del fatto che i legami di reciprocità sono dei “beni fragili”, secondo l’espressione usata da M. Nussbaum6. Questo ha indotto la società greca a predisporre un sistema normativo, delle abitudini sociali (istituzioni, patti e rituali) allo scopo di limitare questa precarietà per proteggere il bene prezioso della reciprocità dall’incostanza umana. Vi sono altresì forme di reciprocità regolate da norme più implicite e, talvolta, prive della garanzia data da un patto o da un legame formale. Nel momento in cui tutto è lasciato alla spontanea e libera adesione dei soggetti coinvolti diventa ancora più interessante mettere in luce il perfetto funzionamento o la violazione di questa sorta di legge non scritta. Infatti la libertà di scelta non può che produrre delle argomentazioni problematiche che permettono di ricostruire la riflessione antica su questi temi.

13 All’interno di questa cornice di ricerca, e nelle varie sezioni del lavoro, vengono dapprima indagati i rapporti di ospitalità (xenia) e la loro evoluzione da Omero a Erodoto. In seguito l’attenzione si sofferma sulla pratica di scambio di doni nei contatti diplomatici tra Greci e non Greci descritti nelle Storie, e ci si interroga sulla funzione mediatrice del dono nelle relazioni interculturali. Dopo aver esplorato il codice etico del beneficio (euergesia), con particolare riferimento al contesto culturale persiano, viene infine osservato il funzionamento dei sistemi di reciprocità nelle relazioni tra poleis.

14 Nella seconda parte dedicata a Tucidide l’indagine verte ancora sui rapporti tra le poleis (in particolare tra Atene e le città alleate) e sul modo in cui si sviluppa nel testo una sottile riflessione politica sulla legittimità dell’uso della forza, sull’esigenza di mitigare l’intrinseca natura violenta del potere e sullo spazio che in questo contesto viene concesso ad una riflessione di natura etica. La lettura dell’opera tucididea si sofferma sulle rappresentazioni propagandistiche di Atene, in particolare su alcune parti dell’orazione funebre di Pericle, per poi indagare la difficile convivenza di alcuni principi morali e ideali con la contingenza bellica.

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15 Tra gli obiettivi di questa analisi vi è quello di individuare altri aspetti del pensiero di Tucidide, mettendo in discussione quel « realismo amorale » con cui convenzionalmente si definisce la sua visione politica. Interrogarsi sul ruolo che le diverse forme di reciprocità svolgono nel racconto di Tucidide significa, quindi, porsi una domanda di carattere più generale che riguarda il ruolo che la riflessione etica riveste all’interno della sua opera.

16 L’analisi e il chiarimento di questi aspetti hanno costituito alcuni degli obiettivi di questo studio che metodologicamente si serve dell’analisi sistematica del lessico specifico della reciprocità, tra cui si distinguono, per la loro profondità semantica, parole chiave ricorrenti come charis ed euergesia.

17 Inoltre l’indagine parallela condotta su Erodoto e su Tucidide ha offerto la possibilità di osservare l’evolversi del pensiero etico greco in rapporto agli eventi. Erodoto ritrae una società che non ha ancora vissuto gli anni di profondo sconvolgimento che contraddistinguono il contesto storico-culturale legato alla guerra del Peloponneso, e mostra di confidare ancora nella stabilità dei suoi codici morali ; con Tucidide, invece, si avvertono nettamente i segni di una crisi e di una destabilizzazione dei tradizionali criteri etico-politici. Il principio di reciprocità è attinto dalla medesima tradizione culturale cui fa riferimento Erodoto, ma al tempo stesso ne viene offerta una rilettura che, nel nuovo contesto politico, tende a metterne in discussione proprio la validità tradizionale.

18 Analizzando i testi da Omero a Tucidide è stato possibile tracciare un percorso di ricerca attento ai diversi contesti cronologici e letterari, che delinea l’importanza del principio etico della reciprocità. Si nota la persistenza di quello che possiamo definire come “l’imperativo morale del contraccambio”. Questo codice etico prevede essenzialmente due comportamenti : la manifestazione di gratitudine-charis per un dono, un beneficio o un favore ricevuti che, nei limiti del possibile, vanno ricambiati con azioni concrete ; e, di conseguenza, prevede anche l’attesa legittima di un contraccambio che si pone come elemento fondante di un rapporto di philia in cui le due parti siano manifestamente interessate a mantenere vive le relazioni.

19 La comune condivisione di una vera e propria cultura etica della reciprocità garantisce alle società greche la possibilità di disporre di un « linguaggio » funzionale alla concreta realizzazione di rapporti di cooperazione. In questi contesti il dono – quel gesto originario da cui ho preso le mosse per cogliere l’essenza di una relazione di reciprocità – non si limita ad essere solo un atto individuale o esclusivamente « privato », ma si presenta come una pratica dalla forte valenza collettiva, data la sua potenzialità di creare legami.

20 Inoltre lo stimolante confronto tra il presente e il passato mostra che l’ideale del dono altruistico, puro e disinteressato, così diffuso nella cultura contemporanea influenzata dal Cristianesimo, appare ben più marginale nel sistema di pensiero delle società greche antiche, in cui si predilige la “legge” della reciprocità a quella della gratuità, almeno limitatamente alle fonti e al periodo storico qui analizzati.

21 Vorrei, infine, concludere con una citazione di M. Aurelio che illustra eloquentemente i diversi gradi di reciprocità, da quella sfacciatamente interessata, a quella in cui vi è un’attesa cosciente del contraccambio, dissimulata con sapienza, sino al puro ideale dell’altruismo che, in parte, nega la reciprocità stessa :

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22 « Certe persone, se fanno un favore a qualcuno, sono subito pronte a metterglielo in conto. Certe altre, invece, non sono così pronte a farlo, ma considerano tuttavia debitore in cuor loro il beneficato e hanno piena coscienza di ciò che hanno fatto. Altre ancora, in un certo senso, non sanno neppure d’aver fatto un favore, ma sono come la vite che produce il suo grappolo e non domanda altro, una volta dato il suo frutto ; come il cavallo dopo che ha corso ; come il cane, dopo che ha scovato la selvaggina ; come l’ape, dopo che ha fatto il miele. Anche queste persone dopo aver fatto del bene, non lo sanno, ma continuano a farne dell’altro, come la vite continua a produrre nuovi grappoli alla sua stagione »7.

NOTE

1. Tra i principali studi cui ho fatto riferimento mi limito a segnalare: H. R. Immerwahr, « Aspects of Historical causation in Herodotus », in Transactions and Proceedings of the American Philological Association, 87, 1956, 241-280; J. T. Hooker, « χάρις and ἀρετή in Thucydides », in Hermes, 12, 1974, 164-169; P. Karavites, « Euergesia in Herodotus and Thucydides as a factor in interstate relations », in RIDA, 27, 1980, 69-79; G. Herman, Ritualised Friendship and the Greek City, Cambridge, 1987; R. Seaford, Reciprocity and Ritual. Homer and Tragedy in the Developing City-State, Oxford, 1994; C. Gill, N. Postlethwaite, R. Seaford (a cura di), Reciprocity in Ancient Greece, Oxford, 1998; P. Millett, Lending and Borrowing in Ancient Athens, Cambridge 1991; S. Von Reden, Exchange in Ancient Greece, Duckworth, 1995; L. Mitchell, Greeks Bearing Gifts. The Public Use of Private Relationships in the Greek World, Cambridge, 1997; D. Konstan, Friendship in the Classical world, Cambridge, 1997; G. Crane, Thucydides and the Ancient Simplicity. The Limits of Political Realism, Berkeley, 1998; E. Scheid-Tissinier, « Le don entre public et privé: la circulation des présents et des richesses dans le monde d’Hérodote », in Ktèma 23, 1998, 207-220; J. Gould, Myth, ritual, memory, and exchange: essays in Greek literature and culture, Oxford, 2001; E. Scheid-Tissinier, « Les enjeux de la réciprocité inégale. Les dons des rois perses », in E. Magnani (a cura di), Don et sciences sociales. Théories et pratiques croisées, Dijon, 2007, 71-81 ; S. Cataldi, - E. Bianco, – G. Cuniberti (a cura di), Salvare le poleis, costruire la concordia, progettare la pace, Alessandria, 2012. 2. Non sarebbe possibile elencare in questa sede la ricchissima bibliografia su questi temi, mi limito ad indicare dei siti attraverso cui si può risalire ad essa: http://ricercasuldono.blogspot.it/ p/bibliografia.html; http://www.revuedumauss.com/. 3. Vd. ad esempio Aristotele, Etica Nicomachea (in particolare il libro IX) e, soprattutto, Seneca, De beneficiis. 4. Sul concetto di relatedness vd. M. Fragoulaki, Kinship in Thucydides. Intercommunal Ties and Historical Narrative, Oxford, 2013. 5. Per una diversa prospettiva sul rapporto tra racconto storiografico e guerra vd. P. Payen, Les revers de la guerre en Grèce ancienne: histoire et historiographie, Paris, 2012. 6. M. Nussbaum, La fragilità del bene. Fortuna ed etica nella tragedia e nella filosofia greca, Bologna, 1986. 7. M. Aurelio, Pensieri, V, 6 (traduzione a cura di Maristella Ceva).

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AUTORE

MARIA STELLA TRIFIRÒ Dottore di ricerca presso Università degli Studi di Palermo/Université Toulouse-Jean Jaurès [email protected]

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L’Atelier des doctorants Construire la mythologie gréco-romaine par les images : pour une « archéologie de papier » entre France et Allemagne (1720-1850)

Élise Lehoux

1 Carl Robert estimait en 1919 que « la première condition pour interpréter correctement, c’est de voir correctement8 ». C’est précisément l’objet de ma thèse9, qui s’intéresse à la façon dont les premiers savants français et allemands ont construit du savoir sur la mythologie à partir des reproductions d’antiques dont ils disposaient entre le XVIIIe et la seconde moitié du XIXe siècle. Les grands recueils d’images archéologiques du XVIIIe siècle qui forment le point de départ de cette histoire, tels ceux produits par Bernard de Montfaucon (1655-1741) ou le comte de Caylus (1692-1765), ont fait l’objet d’un intérêt certain dans l’historiographie de l’archéologie et de l’histoire de l’art depuis une trentaine d’années10. Ces prestigieux volumes gravés permettent de comprendre comment ces érudits ont pu établir les premiers savoirs sur des objets issus de l’Antiquité gréco-romaine. Mais ils sont également le lieu de conservation de la culture matérielle et iconographique de l’Antiquité. Au fur et à mesure que les recherches archéologiques de terrain se développent, à Herculanum, Pompéi ou Vulci, pour ne citer que quelques sites célèbres11, et que les collections privées puis nationales s’établissent12, les savants recueillent et collectent de plus en plus d’images, que ce soit sous la forme de dessins, de gravures ou en faisant copier ce qui avait été précédemment publié. Intégrées dans des publications, chacune d’entre elles est ainsi replacée dans son contexte intellectuel, éditorial, afin d’en comprendre la singularité, la réception, les traditions auxquelles elles donnent lieu. Pour cela, les sources identifiées, comme les correspondances (entre les savants, avec les éditeurs), les archives des instituts archéologiques, les collections de dessins, permettent d’éclairer l’agencement et la composition de ces ouvrages. Entre l’anthropologie des savoirs,

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l’histoire du livre et l’historiographie de l’archéologie, ce travail vise donc à montrer comment la mythologie, via ses reproductions, est devenue un objet de savoir de l’archéologie naissante.

Collecter, classer, mettre en livre les images mythologiques : dans le cabinet de l’archéologue

2 Pour comprendre le travail de ces premiers archéologues, la mythologie offre un champ d’investigation très intéressant car c’est un domaine que les érudits connaissent bien grâce à leur maîtrise de la littérature classique13. Une fois les images recueillies, ils les classent, les analysent, les confrontent dans leur cabinet d’étude : elles sont leur outil de travail et leur accessibilité reste un enjeu majeur, comme le rappelle Georges Perrot à la fin du XIXe siècle : « (…) elle [l’étude de l’Antiquité figurée] oblige ceux qui veulent y acquérir quelque compétence à cultiver le goût par des voyages, par une longue fréquentation des principaux musées d’Europe, par un perpétuel recours à ces suites d’estampes et de photographies, à ces grands recueils de planches que leur format rend incommodes à manier et dont le prix interdit au savant tout espoir de jamais les poser sur les rayons de son cabinet. Or plus d’un érudit n’aura jamais eu l’occasion de visiter l’Italie et la Grèce ; le temps lui aura manqué pour parcourir ces galeries dont chacune ne contient qu’une faible part du trésor de l’antiquité figurée ; enfin il ne vivra pas toujours dans une capitale, à la porte de l’une de ces bibliothèques publiques qui possèdent souvent ces précieux recueils et qui les communiquent quelquefois, quand ils ne sont pas à la reliure, ou bien en feuilles et dépareillés14. »

3 L’antiquaire peut ainsi, en confrontant l’iconographie des différentes planches, élaborer une réflexion sur le sens de l’image et par extension, de la civilisation qui l’a produite : identifier les personnages représentés, interpréter la scène dans son ensemble, comprendre les variations d’un même thème15. À l’issue de cette période, au milieu du XIXe siècle, l’archéologie est devenue pour ses acteurs16 une science positive qui fait l’objet de chaires d’enseignement17 et de manuels spécifiquement tournés vers la formation des étudiants. En France comme en Allemagne, ces phénomènes éditoriaux convergent bien souvent, du fait de la proximité des savants entre eux18 et de l’importance des transferts culturels – les savants échangent abondamment des gravures, des ouvrages étrangers – ; cependant les temporalités d’institutionnalisation de la discipline divergent et laissent place à des initiatives originales, notamment outre-Rhin. Pour pallier l’inégal accès aux objets archéologiques – présence d’originaux ou de copies, état des musées ou des collections particulières –, les pays, et l’Allemagne notamment, ont recours à des initiatives pédagogiques originales. En dehors des collections de moulages, les savants ont constitué chacun à leur manière des bibliothèques de livres mais également d’images, mettant en jeu des logiques de classement ou de collecte d’images comme la fabuleuse collection de dessins archéologiques réunis par Eduard Gerhard (1795-1867), le Gerhard’scher Apparat, conservée à l’Antikensammlung de Berlin et au Deutsches Archäologisches Institut de Rome19. Ils ont également procédé à la fabrication d’objets pédagogiques comme les dactyliothèques, permettant de ranger dans un livre-meuble des collections de moulages de pierres gravées20.

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Les temps de la mythologie figurée (1720-1850)

4 Partant de l’Antiquité expliquée et représentée en figures21 de Montfaucon, les « musées de papier » des antiquaires tels ceux de Caylus22 ou Winckelmann 23 sont des in-folio, publiés en de nombreux tomes, qui rassemblent un nombre très important de planches et où la mythologie tient une place de choix. Les représentations mythologiques sont conjointement utilisées dans les livres éducatifs à destination de la bourgeoisie24. Ce ne sont cependant pas les mêmes images et les énoncés diffèrent fortement mais ils participent néanmoins de cette même mise en discours de l’Antiquité figurée. À la fin du XVIIIe siècle, on observe deux évolutions majeures : la mise en place d’une nouvelle esthétique graphique, néo-classique, sous l’impulsion du dessinateur anglais John Flaxman (1755-1826)25, popularisée par le travail de Wilhelm Tischbein26, qui entraîne la création de manuels dédiés à la mythologie illustrée, du fait de l’abaissement des coûts de reproduction. La gravure, utilisée précédemment pour rendre les volumes par un effet d’ombres et de jeux sur les textures, devient une simple ligne pour indiquer les contours. Nettement moins coûteuse à reproduire dans les manuels, elle est un grand succès en cette fin de siècle qui se caractérise par un contexte économique difficile pour les éditeurs27. La demande est toutefois stimulée par l’institutionnalisation croissante de la discipline et la création de chaires d’enseignement, en Allemagne essentiellement, qui accompagnent la création d’une tradition des Bilderbücher28, des « livres d’images ». Cette dernière se constitue avec le Bilderbuch für Mythologie, Archäologie und Kunst29 d’Aloys Hirt (1759-1837) et la Galerie mythologique30 d’Aubin-Louis Millin (1759-1818) pour ne citer que les principaux. Ces livres donnent lieu à toutes sortes d’expériences éditoriales successives : traductions31, adaptations32 ou réemploi des images, sans que la source initiale ne soit nécessairement mentionnée. Les images sont ainsi transplantées d’un lieu à un autre pour répondre aux besoins propres à chaque contexte éditorial. D’autres initiatives coexistent en ce début de XIXe siècle avec le développement de la Kunstmythologie par Karl August Böttiger33 (1760-1835) à partir de l’histoire des religions et dont la systématisation est entreprise par Georg Friedrich Creuzer34 (1771-1858).

5 Par la suite, les publications se spécialisent par type d’objets, notamment sur les vases dont l’intérêt est stimulé par la découverte de nécropoles en Étrurie. C’est le cas de l’ Auserlesene griechische Vasenbilder hauptsächlich etruskischen Fundorts d’Eduard Gerhard publié entre 1840 et 1858 et de l’Élite des monuments céramographiques de Charles Lenormant (1802-1859) et Jean de Witte (1808-1889) publiée entre 1844 et 1861. Leurs auteurs s’attachent davantage aux conditions de reproduction de ces images de vases. La tradition des « monuments inédits », initiée par Winckelmann, se perpétue pendant toute cette période, notamment avec les Monumens inédits d’antiquité figurée grecque, étrusque et romaine de Désiré Raoul-Rochette (1790-1854) même si elle apparaît désuète en ces années 183035.

Les archives de l’ « archéologie de papier » : l’exemple de K.O. Müller à Göttingen

6 À Rome, Paris ou Berlin, les institutions, comme la Bibliothèque nationale de France, le Deutsches Archäologisches Institut à Rome, les archives de l’Institut Winckelmann de Berlin, de l’Archäologisches Institut de Göttingen ou de l’Antikenmuseum de Berlin, conservent

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des ressources essentielles pour mieux comprendre les modalités d’élaboration de ces premiers savoirs archéologiques. C’est notamment le cas de planches des Denkmäler der alten Kunst36, retrouvées dans les archives de l’Archäologisches Institut de Göttingen et ayant appartenu à l’archéologue allemand Karl Otfried Müller (1797-1840).

7 Sur l’épreuve d’une planche montrant la reconstitution du fronton est du temple d’Aphaia de l’île d’Égine, des corrections sont apportées au crayon (fig. 1) : elles permettent ainsi de conserver une idée de l’état du monument hors restauration37.

8 Ces rectifications ont très probablement été faites par K. O. Müller lui-même38, témoignant de la grande attention qu’il portait à la matérialité des monuments, à la justesse des représentations graphiques. Cette pratique se retrouve dans les planches des Denkmäler der Alten Kunst où l’on peut noter la présence d’inscriptions sur des peintures de vase et surtout des pointillés qui marquent les zones abîmées, détruites ou manquantes délimitant ainsi les zones reconstituées39. La forme du vase est également reproduite dans la partie inférieure droite. Les planches du livre et les espaces dédiés à la description de ces images permettent de saisir cette attention croissante aux différentes formes de matérialité, de l’objet à sa reproduction.

9 Cette vigilance se retrouve par ailleurs dans la correspondance entre Josef Max, éditeur du Handbuch de Müller40 : Die Hauptsache bei dieser Unternehmung, ist und bleibt aber, neben Richtigkeit der Zeichnung, wovon ich nicht spreche, weil ich von dieser unter Deiner Leitung, im Voraus überzeugt bin, schöne, reine, ich möchte sagen, elegante Ausführung im Stich. In dieser Hinsicht, müssen das Bilderbuch, französischen und englischen Stichen, gleich gesetzt werden können. Ich habe aber Umrisse des Herrn Dr. Oesterlei [sic], zu Wilhelm Tell gesehen. Komposition und Zeichnungen scheinen mir ganz vortrefflich, aber der Stich nicht klar, rein und elegant genug Vielleicht liegt es mit an dem Kupferdrucker, denn es ist fast unglaublich, wieviel auf diesen ankommt. Meine Ansicht von diesem Unternehmen ist die, daß wenn es begonnen werden soll, die Blätter [neben] der Richtigkeit in der Zeichnung, in der Ausführung im Stich, rein, klar und elegant werden müßten41.

10 Derrière cet exemple se cache une extraordinaire stabilité dans la sélection des images. Entre 1720 et 1850, les préfaces « véhiculent les mêmes lieux42 » ; les images constituent bien souvent la clé de leurs argumentaires : leur nombre ou leur caractère inédit permet de mettre en valeur l’ouvrage et de promouvoir son intérêt. L’image est toujours envisagée pour ce qu’elle donne à voir ; il n’y a pas de critiques à son encontre, de mise à distance du statut de la représentation bien que les savants soient très attentifs à la « fidélité » de la reproduction. Ces savants ont réuni là pour la première fois des choix d’images conséquents, faisant de ces supports des documents « brut », de travail, qui prennent sens dans la juxtaposition, la confrontation des figures sur les planches, des planches entre elles.

11 L’anthropologie et la sociologie permettront de considérer ces images comme des produits culturels et non plus comme des témoins directs du passé, « comme si on y était43. » Mais c’est d’abord un autre regard sur les civilisations passées que ces chercheurs ont contribué à construire.

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NOTES

8. Die erste Vorbedingung für das richtige Deuten ist das richtige Sehen. Ob man richtig sieht, kontrolliert man am besten durch Abzeichnen oder Beschreiben oder durch beides, cf. C. Robert, Archaeologische Hermeneutik. Anleitung zur Deutung klassischer Bildwerke, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1919, p. 1. 9. Cette thèse, dirigée par François Lissarrague, intitulée « La mise en images, en livres et en savoirs de la mythologie classique. France Allemagne (1720-1850) » a été soutenue le 19 décembre 2015 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. 10. Depuis l’article fondateur d’A. Momigliano, « Ancient History and the Antiquarian », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 1950, vol. 13, no 3/4, p. 285-315, on peut citer notamment : A. Schnapp, La conquête du passé. Aux origines de l’archéologie, Paris, Carré, 1993 ; V. Heenes, Antike in Bildern. Illustrationen in antiquarischen Werken des 16. und 17. Jahrhunderts, Stendal, Winckelmann-Gesellschaft, 2003 ; H. Wrede, Die « Monumentalisierung » der Antike um 1700, Ruhpolding, Franz Philipp Rutzen, 2004 ; É. Décultot (dir.), Musées de papier. L’Antiquité en livres, 1600-1800 [exposition, Paris, Musée du Louvre, 25 septembre 2010-3 janvier 2011], Paris, Louvre éd. Gourcuff Gradenigo, 2010 ; M. Soulatges, « Les "musées de papier" ou le règne quasi sans partage de l’in-folio illustré », Anabases. Traditions et réceptions de l’Antiquité, 2012, n° 15, p. 129-142. 11. È. Gran-Aymerich, Naissance de l’archéologie moderne 1798-1945, Paris, CNRS éd., 1998. 12. D. Poulot, Une histoire des musées de France, XVIIIe-XXe siècle, Paris, éd. la Découverte, 2005. 13. M. Detienne, L’invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981. 14. G. Perrot, « Les Études d’archéologie classique depuis Winckelmann jusqu’à nos jours », Revue des Deux Mondes, 1880, tome 40, p. 522. 15. Voir l’étude fondatrice pour l’herméneutique des images : C. Robert, Archaeologische Hermeneutik, Berlin, Weidmann, 1919. 16. A.-L. Millin (1759-1818), premier titulaire de la chaire d’archéologie française, définit l’archéologie comme « l’étude des Antiquités, c’est-à-dire, celle des Monumens antiques et l’étude des anciens usages qui sont venus jusqu’à nous. L’Archæologie est donc la connoissance de tout ce qui a rapport aux mœurs et aux usages des anciens : celui qui la possède se comme Archæologue, et, plus vulgairement, Antiquaire (…) », cf. A.-L. Millin, Introduction à l’étude des monuments antiques, Paris, imprimerie du Magasin Encyclopédique, p. 1-2. 17. Pour l’Allemagne, cf. U. Hausmann (dir.), Handbuch der Archäologie [1]. Allgemeine Grundlagen der Archäologie, Begriff und Methode, Geschichte, Problem der Form, Schriftzeugnisse […], München, C. H. Beck, 1969, p. 160-161 et pour la France, cf. L. Therrien, L’histoire de l’art en France. Genèse d’une discipline universitaire, Paris, éd. du CTHS, 1998. 18. Par exemple, G. Espagne et B. Savoy (dir.), Aubin-Louis Millin et l’Allemagne. Le Magasin encyclopédique - Les lettres à Karl August Böttiger, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 2005. Voir aussi V. Krings et C. Bonnet (dir.), S’écrire et écrire sur l’Antiquité. L’apport des correspondances à l’histoire des travaux scientifiques [colloque, Université de Toulouse II, 17 au 19 novembre 2005], Grenoble, J. Millon, 2008. 19. A. Costantini, Roma nell’età della Restaurazione. Un aspetto della ricerca archeologica ; la collezione di vasi attici di Luciano e Alexandrine Bonaparte, riprodotta nei disegni del « Gerhard’scher Apparat », Roma, Accad. Nazionale dei Lincei, 1998 et V. Stürmer, « Eduard Gerhard "Archäologischer Lehrapparat" », dans H. Wrede (dir.), Dem Archäologen Eduard Gerhard, 1795 - 1867, zu seinem 200. Geburtstag, Berlin, Arenhövel, 1997, p. 43-46. 20. V. Kockel et D. Graepler (dir.), Daktyliotheken. Götter und Caesaren aus der Schublade antike Gemmen in Abdrucksammlungen des 18. und 19. Jahrhunderts [anläßlich einer gleichnamigen

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Ausstellung, die im Sommer 2006 im Römischen Museum Augsburg und 2007 in der Staats- und Universitätsbibliothek Göttingen stattfindet], München, Biering & Brinkmann, 2006. 21. B. de Montfaucon, L’Antiquité expliquée et représentée en figures..., 10 vol., Paris, F. Delaulne, 1719-1724. 22. A. Caylus, Recueil d’antiquités égyptiennes, étrusques, grecques et romaines..., 7 vol., Paris, Desaint et Saillant, 1752-1767. 23. J. Winckelmann, Monumenti antichi inediti, 2 vol., Roma, A spese dell’autore, 1767. 24. Par exemple, N.-J. Hugou de Bassville, Élémens de mythologie, avec l’Analyse des poëmes d’Homère et de Virgile, suivie de l’explication allégorique à l’usage des jeunes personnes de l’un et l’autre sexe, Paris, Laurent, [1784], 1789. 25. Cf. notamment S. Symmons, Flaxman and Europe. The Outline Illustrations and their Influence, New York, Garland Pub., 1984. 26. Par exemple, cf. J. H. W. Tischbein et C. G. Heyne, Figures d’Homère, dessinées d’après l’antique, 2 vol., Metz, Collignon, 1801-1802. 27. À ce sujet, voir B. Vouillot, « La Révolution et l’Empire : une nouvelle réglementation », dans H.-J. Martin et R. Chartier (dir.), Histoire de l’édition française**. Le Livre triomphant 1660-1830, Paris, Promodis, 1984, p. 694-707. 28. Par exemple, en Allemagne, K. Levezow, Über den Raub des Palladiums auf den geschnittenen Steinen des Alterthums. Eine archäologische Abhandlung ; nebst zwei Kupfertafeln, s.l., Friedrich Vieweg, 1801. 29. A. HIRT, Bilderbuch für Mythologie, Archäologie und Kunst, 2 vol., Berlin, Sander-G. Nauck, 1805-1816. 30. A.-L. Millin, Galerie mythologique, recueil de monuments pour servir à l’étude de la mythologie, de l’histoire de l’art, de l’antiquité figurée et du langage allégorique des anciens..., 2 vol., Paris, Soyer, 1811. Voir notamment, É. Lehoux, « La Galerie mythologique d’Aubin-Louis Millin : un "produit dérivé" de la culture sur l’Antique du XVIIIe siècle » dans C. Hurley Griener et C. Barbillon (dir.), Le catalogue dans tous ses états. Actes du colloque École du Louvre en partenariat avec l’Institut national d’histoire de l’art 12, 13 et 14 décembre 2012, Paris, École du Louvre, 2015, p. 59-66. 31. Par exemple, A.-L. Millin, Mythologische Gallerie. Eine Sammlung von mehr als 750 antiken Denkmälern, Statuen, geschnittenen Steinen, Münzen und Gemälden, zur Erläuterung der Mythologie, der Symbolik und Kunstgeschichte der Alten. Sorgfältig übersetzt und mit den 190 Original-Kupferblättern der französischen Ausgabe begleitet, Berlin, Nicolai, 1820. 32. J.-D. Guigniaut, Nouvelle Galerie mythologique..., 2 vol., Paris, Firmin Didot frères, 1850. 33. R. Sternke, Böttiger und der archäologische Diskurs. Mit einem Anhang der Schriften « Goethe’s Tod » und « Nach Goethe’s Tod » von Karl August Böttiger, Berlin, Akademieverlag, 2008. 34. F. Creuzer, Symbolik und Mythologie der alten Völker, besonders der Griechen, in Vorträgen und Entwürfen,..., 4 vol., Leipzig und Darmstadt, K. W. Leske, 1810. 35. Les premières revues archéologiques naissent de ce besoin de pouvoir publier plus rapidement de nouvelles analyses car la réalisation des recueils pouvait prendre de très longues années. 36. C. O. Müller, Denkmäler der Alten Kunst..., Göttingen, Dietrich, 1832. Dessinées et gravées par C. W. Oesterley (1805-1891), les Denkmäler sont conçus comme le complément illustré du Handbuch der Archäologie der Kunst de Müller ; premier véritable manuel allemand d’archéologie, paru en 1830. 37. Le sculpteur danois Bertel Thorvaldsen (1770-1844) procède à la restauration des statues à Rome ; elles sont ensuite exposées à la Glyptothèque de Munich dans la première moitié du XIXe siècle, où elles se trouvent toujours. 38. La planche se trouve dans le dossier de ses propres dessins.

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39. Cf. par exemple C.O. Müller, Denkmäler der Alten Kunst, Göttingen, Dietrich, 1832, détail pl. XXLIV. 40. W. Unte (ed.), Die Briefe des Breslauer Verlegers Josef Max an Karl Otfried Müller, St. Katharinen, Scripta Mercaturae Verl., 2000. 41. « La chose la plus importante dans cette entreprise, est et reste, à côté de la justesse du dessin, dont je ne t’ai pas parlé parce que j’en suis convaincu d’avance, étant menée sous ta direction, que l’exécution des gravures soit belles, nettes et élégantes. À cet égard, les gravures anglaises et françaises doivent même pouvoir être mises dans le livre illustré. J’ai vu des dessins de silhouettes de Monsieur Oesterley chez Wilhelm Tell. Les compositions et les dessins me semblaient excellents, mais la gravure n’était pas assez claire, nette ni élégante. Peut-être est-ce dû à l’imprimeur car tant de choses dépendent de lui, c’est presque incroyable. Mon point de vue sur cette entreprise est que, si elle doit commencer, que les planches, au-delà de la justesse dans le dessin, doivent être nettes, claires et élégantes dans l’exécution des gravures », cf. Unte, Die Briefe, p. 119-120. 42. O. Medvedkova, « Les recueils de peintures antiques romaines : à propos des stratégies éditoriales dans l’Europe du XVIIIe siècle », dans C. Hattori, E. Leutrat et V. Meyer (dir.), À l’origine du livre d’art. Les recueils d’estampes comme entreprise éditoriale en Europe, XVIIe-XVIIIe siècles [Actes d’un colloque tenu à Paris, à l’Institut national d’histoire de l’art et à l’Institut néerlandais, les 20 et 21 octobre 2006], Milan, Silvana éd., 2010, p. 194. 43. F. Lissarrague, « Iconographie grecque : aspects anciens et récents de la recherche », dans I. Colpo, I. Favaretto, F. Ghedini (dir.), Iconografia 2001. Studi sull’immagine, Rome, Quasar, 2002, p. 12.

AUTEUR

ÉLISE LEHOUX Docteure en histoire (EHESS) Laboratoire ANHIMA (UMR 8210) [email protected]

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Comptes rendus de lecture

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Franz Cumont, Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains, volume édité par Janine et Jean- Charles Balty, avec la collaboration de Charles Bossu, Academica Belgica, Institut historique belge de Rome

Stéphane Ratti

RÉFÉRENCE

Franz Cumont,Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains, volume édité par Janine et Jean-Charles Balty, avec la collaboration de Charles Bossu, Academica Belgica, Institut historique belge de Rome,Nino Aragno Editore, Rome, 2015, diffuseur Brepols, CLXV et 548 p. 90 € / ISBN 978-90-74461-78-8

1 La réédition des œuvres de Franz Cumont dans la magnifique « Bibliotheca Cumontiana », un projet collectif dont on sait tout ce qu’il doit à notre collègue Corinne Bonnet, s’enrichit d’un nouveau et splendide volume. Après Les religions orientales, Lux Perpetua et Les Mystères de Mithra, voici les Recherches sur le symbolisme funéraire. Conformément aux règles de la collection, le texte original de Cumont (paru en 1942), reproduit avec tout l’appareil qui permet de retrouver la pagination première et les illustrations d’origine, est enrichi d’une Introduction historiographique due à Janine et Jean-Charles Balty, et d’un riche index inédit des sources anciennes (M. Soler) de près de vingt pages. Une seule différence notable par rapport aux volumes précédents : les éditeurs n’ont pu

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exploiter, comme l’avaient fait leurs prédécesseurs, les nombreuses additions manuscrites que Cumont avait l’habitude de porter sur les exemplaires personnels de ses livres, celui des Recherches ayant disparu.

2 On ne fera pas ici la recension du maître-livre de Cumont, « une œuvre qui s’impose à l’attention par ses seules dimensions et, plus encore, par la somme d’information et d’érudition rassemblée et la richesse de la pensée ». C’est ainsi que H.-I. Marrou débutait sa puissante et très complète recension du livre dans Le Journal des Savants en 1944 et c’est aujourd’hui encore le sentiment personnel du recenseur en face de ce monument. Les Recherches se proposaient, on le sait, l’examen des décors mythologiques des sarcophages romains d’époque impériale en relation avec ce qu’ils nous apprenaient sur les croyances des Anciens au sujet de la vie après la mort. On sait aussi que Cumont avait organisé son sujet en cinq chapitres et en trois thèmes : les Dioscures, le symbolisme lunaire et les Muses. Dans les trois cas, Cumont, s’appuyant essentiellement, dans son exégèse, sur la littérature philosophique grecque, concluait à la portée religieuse profonde d’un symbolisme qui visait, par un choix délibéré et orienté des motifs retenus, à exprimer la croyance du défunt et de son entourage à l’existence d’une vie outre-tombe.

3 Ce qui fait de cette réédition un véritable trésor historiographique, c’est naturellement la superbe Introduction de J. et J.-Ch. Balty, exceptionnelle d’intelligence, d’érudition, de pertinence et d’humilité. En une véritable monographie de plus de 150 pages, les auteurs abordent toutes les questions imposées par la spécificité de la collection. Mais ils ne contentent pas d’un Bericht sur la réception du livre. Ils citent, certes, et analysent tous les comptes rendus parus de l’ouvrage, mais replacent aussi toutes les conclusions de Cumont dans leur contexte immédiat et examinent leur influence sur la postérité proche, soulignant ainsi tout ce que H.-I. Marrou, J. Carcopino ou encore P. Boyancé doivent à celui qui a été, d’une manière ou d’une autre, leur inspirateur. À l’appui de leurs analyses, les auteurs citent très souvent des documents inédits ou difficiles d’accès, tels des lettres de Cumont ou de ses correspondants. L’enquête souligne avec pénétration l’influence profonde de Cumont sur cette génération remarquable de savants qui, souvent, se sont croisés à Rome. L’Introduction, sur tous les points scientifiques soulevés par le livre, ne cache jamais les réserves exprimées par certains, au lendemain de la guerre mais aussi dans les années qui ont suivi, sur les conclusions de l’auteur. Les critiques n’ont pas manqué, qu’elles soient de détail ou de méthodologie. C’est au point qu’aux yeux de certains de nos contemporains l’ouvrage de Cumont serait dépassé et vieilli.

4 La bataille n’est pas sans enjeux historiographiques et idéologiques. Cumont aurait, en outre, été desservi par la vivacité et la force de conviction avec laquelle il défendait ses thèses. Son écriture même, dont l’élégance réelle peut paraître surannée, aurait joué contre lui. La position de J. et J.-Ch. Balty est celle d’une défense lucide et argumentée des conclusions du livre. Pour ce faire, ils ont entrepris de tout lire de ce qui a été publié sur le sujet depuis six décennies et demi et, avec une honnêteté et une érudition remarquables, de faire la part des choses. Il s’avère ainsi par exemple – impossible de tout dire en ce bref compte rendu – que les éditions et travaux récents sur les carmina epigraphica latina révèlent certes la faible part dans le corpus (environ 1350 références) de ceux qui expriment une croyance en l’immortalité ou une divinisation après la mort (4,6 % du total), une proportion dont Cumont avait conscience (mais cette proportion monte à près de 10% pour les épigrammes grecques selon A.-J. Festugière), mais

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soulignent également la part de sincérité qui inspire ces poèmes dont l’un proclamait, en grec cette fois, avec conviction : « Croyez les mythes d’antan ! ». De même les études récentes sur la présence du thème de l’enlèvement de Proserpine sur les sarcophages (près de 90 attestations) corroborent en grande partie les analyses de Cumont.

5 En fait, les reproches que l’on peut faire aux conclusions des Recherches sont à la fois liées au corpus étudié dont les auteurs de l’Introduction donne une description mise à jour et extrêmement précise (sur 12 000 à 15 000 sarcophages d’époque impériale connus de 120 à 310, seule la moitié porte des décors mythologiques et, par exemple, 250 seulement représentent les Muses) et à l’évolution des méthodes. En ce qui concerne ces dernières, en effet, on n’accepte plus aujourd’hui de donner la primauté aux textes, et l’archéologie comme l’analyse de l’image se sont élevées en sciences autonomes. Mais est-ce une raison pour tomber dans une forme de relativisme qui donne la primauté aux rituels sur les croyances, ou encore à un « désolant scepticisme » (Marrou) qui ne voit dans les décors des sarcophages (comme dans les motifs monumentaux) que des images gratuites sans signification aucune, ni symbolique ni religieuse ? J. et J.-Ch. Balty ne le croient pas et défendent brillamment leur point de vue.

6 Ajoutons, pour conclure ce trop bref aperçu de la richesse du livre et de l’importance de sa magistrale Introduction, que le débat qui opposait Cumont à l’un de ses premiers recenseurs sceptiques, devenu son contradicteur patenté (A. D. Nock), qui ne voyait sur les sarcophages que des décors choisis au hasard, trouve aujourd’hui encore un prolongement ponctuel dans l’opposition entre la vision du monde antique que livre un Alan Cameron et celle que propose le recenseur. Pour le premier nommé, les derniers païens avaient puisé au hasard dans des catalogues d’images tout faits les motifs qu’ils faisaient figurer sur les diptyques funéraires ; pour ma part, j’ai proposé, dans mon dernier ouvrage, de chercher à comprendre les images du Diptyque des Nicomaque et des Symmaque comme autant de protestations sincères en la croyance d’une vie après la mort. On est toujours le Nock d’un autre. Peut-être, enfin de compte, Cumont eut-il tort de privilégier une vision évolutionniste qui lui faisait affirmer que le paganisme conduisait à la fin de l’Antiquité « vers une foi qui ne comptait plus d’incrédules ». Mais, à l’inverse, comment ne pas entendre ce vers de l’Anthologie Palatine qui affirme que « tout cela, ce sont bien des symboles » ?

AUTEURS

STÉPHANE RATTI Université de Bourgogne Franche-Comté [email protected]

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Daniel Barbu, Nicolas Meylan, Youri Volokhine (éd.), Mondes Clos. Les îles

Élodie Guillon

RÉFÉRENCE

Daniel Barbu, Nicolas Meylan, Youri Volokhine (éd.), Mondes Clos. Les îles, Gollion, Infolio éditions, 2015, 274 p.-[XXV] p. de pl. 29 euros / isbn 978-2-88474-354-9

1 Daniel Barbu, Nicolas Meylan et Youri Volokhine proposent un volume consacré aux îles, le deuxième d’une série sur les « mondes clos », qui se définissent, à travers les époques, par le tracé, la frontière, voire l’isolat. Les éditeurs présentent ce volume collectif, qui comporte treize contributions, précédées d’une introduction, comme une réflexion pluridisciplinaire sur les rapports que les hommes entretiennent avec ces morceaux de terre, qu’ils soient réels ou encore fictifs. Les îles, en effet, sont le lieu de projection de fantasmes, de rêves, mais également le lieu d’expériences utopiques et de désillusions. Pour étudier ces rapports, le cadre spatio-temporel retenu est large, du Pacifique à l’Inde, en passant par l’Afrique et les îles britanniques, de l’Antiquité à l’époque contemporaine.

2 Sur les cinq parties structurant le volume, la première, intitulée « Dans les mers du sud », est consacrée aux représentations projetées sur les îles du Pacifique et aux expériences qui en sont faites entre le xvie et le xviiie siècle. Dominique Barbe analyse le rapprochement fait entre ces îles et le Paradis, dans ses nuances catholiques et protestantes, pour présenter le contexte intellectuel et culturel des colons missionnaires et laïcs, partis s’établir dans ces archipels, confrontés à une réalité en décalage avec leurs représentations et à la nécessité, finalement, de construire leur propre paradis. Jan Blanc se concentre plus spécifiquement sur le peintre William Hodges, parti avec Thomas Cook. Cette fois, l’expérience de l’île et la nouveauté se confrontent avec la nécessité de la représenter pour expliquer les découvertes en Europe. L’expérience des voyages et des îles, la curiosité et la liberté qui les motivent,

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viennent nourrir une réflexion sur la peinture de paysage, qui se cherche alors, en Angleterre, de nouveaux modèles.

3 La deuxième partie s’intéresse aux « Îles des confins » telles qu’elles sont évoquées et représentées dans des textes sanscrits et cunéiformes. Les îles, souvent résidences des dieux, y sont séparées par un élément liquide, et ne peuvent être atteintes que difficilement, par quelques-uns seulement. Philippe Bornet montre que les toponymes sanscrits « île dorée » et « île blanche » font écho à des modèles cosmologiques complexes, sans localisation géographique. Pourtant, ils sont investis plus tardivement d’une dimension territoriale, qui participe d’une réflexion spéculative liée à des préoccupations contemporaines : les relations Inde-Angleterre au xixe siècle ou la question du rôle de l’Inde dans l’histoire universelle, posée au début du xxe siècle. Anne-Caroline Rendu Loisel examine ensuite les îles mésopotamiennes des confins, qui rappellent également une conception du monde : un continent gouverné par les Babyloniens et les Assyriens, un océan cosmique et des îles, au loin, espace liminal entre le connu et l’inconnu, entre l’accessible et l’inaccessible.

4 Cette partie annonce la suivante, « Mythologie des îles », qui démontre que ces dernières sont le lieu privilégié de l’élaboration de récits. Doralice Fabiano met en évidence la lecture genrée de Délos que faisaient les Anciens, qui à la fois rappelait la place des filles et des femmes dans la construction sociale grecque, et participait d’un système complexe d’appréhension de l’espace ouvrant une interaction rituelle avec ce dernier – grâce à l’identification Délos-Astérie. Puis Philippe Borgeaud présente le « livre des îles » de la Bibliothèque historique de Diodore, support d’un récit évhémériste expliquant l’hégémonie romaine et d’une vision idéalisée de son île d’origine, la Sicile, terre de valeurs qui ne sont pas le privilège des vainqueurs. Enfin, Philippe Matthey, en prenant pour exemple les récits légendaires irlandais, riches d’îles merveilleuses et de pommes magiques, montre combien les traditions classiques et bibliques portant sur l’insularité, l’image des Îles Fortunées, du jardin des Hespérides – transformé en île dans les textes de la fin de l’Antiquité – et de l’Eden se croisent et s’enrichissent mutuellement.

5 Dans « Dérives insulaires », Frank Lestringant met en évidence, à travers des cosmographies du XVIe siècle, un temps des îles, quand le monde en expansion est perçu comme un émiettement des terres en un archipel indénombrable, avant de se recomposer avec la progression des découvertes. L’Islande du xiiie siècle est ensuite l’objet de la contribution de Nicolas Meylan, qui analyse ses rapports avec la Norvège, alors en pleine expansion. On regrette toutefois de ne pas voir l’insularité islandaise mise au cœur de cette analyse politique. Angela Benza propose, pour clore cette partie, d’analyser le rapport complexe d’Élizabeth Ire à son île, dépassant de loin la simple possession. Elle met en lumière les interactions entre la reconstruction du pouvoir monarchique et la définition iconographique de l’Angleterre. L’île fixe alors son identité, entre isolement et perméabilité, entre particularisme anglais et interaction avec le reste du monde.

6 Enfin, Neil Forsyth boucle le tour des îles dans un « Retour dans les mers chaudes », avec un écho géographique et conceptuel à la première partie du volume, grâce à une lecture à rebours du poème d’Andrew Marvell, Bermudas (1653-54), trop souvent lu comme un simple topos littéraire associant paradis et île.

7 On attendrait finalement un mot de conclusion sur ce riche parcours, qui aborde plusieurs notions fécondes comme celles de limite, de perméabilité ou encore de

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mobilité. Peut-être cette absence tient-elle à la diversité des approches et des conclusions liées au monde clos qu’est l’île, que le choix d’une réflexion pluridisciplinaire a d’ailleurs parfaitement mise en lumière ? S’il manque quelques rappels pour les néophytes sur certains contextes ou notions, on retiendra surtout que l’insularité est un concept pertinent pour une anthropologie spatiale, qui analyse les rapports de l’homme à son environnement tant physique que culturel et symbolique.

AUTEURS

ÉLODIE GUILLON Université Toulouse-Jean Jaurès (UT2J) [email protected]

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Agnès Bérenger et Olivier Dard (dir.), Gouverner par les lettres, de l’Antiquité à l’époque contemporaine

Alexandre Massé

RÉFÉRENCE

Agnès Bérenger et Olivier Dard (dir.), Gouverner par les lettres, de l’Antiquité à l’époque contemporaine, Metz, Centre de Recherche Universitaire Lorrain d’Histoire, 2015, 443 p. 25 euros / isbn 2-85730-061-1

1 Dans cet ouvrage, Agnès Bérenger, professeur d’histoire romaine à l’Université Paul- Valéry Montpellier 3, et Olivier Dard, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris-Sorbonne, présentent les actes du colloque qui s’est tenu à Metz les 10-12 octobre 2013. Dans une brève introduction, ils exposent les choix qui structurent leur démarche scientifique. Le colloque portait sur l’usage des lettres comme vecteurs de pouvoir. Sont donc appréhendés tous les courriers susceptibles d’avoir exercé une influence politique, ce qui inclut les correspondances publiques, diplomatiques et administratives, mais aussi les lettres de recommandation et certains échanges épistolaires privés. Les organisateurs ont donc fait le choix d’ouvrir, autant que possible, l’angle d’approche en abordant les lettres comme des vecteurs de la pensée, de l’action politique, d’informations, de conseils, d’ordres, de débats, etc. Cette approche soulève tout particulièrement la question des divergences entre le discours et les pratiques concrètes, mais aussi le problème de l’efficacité des correspondances dans une perspective rejoignant la problématique de l’opposition centre/ périphéries.

2 Dans l’objectif d’un élargissement maximal, les organisateurs ont également fait le choix du temps long pour s’efforcer, avec succès, de dépasser les questionnements propres à chaque période. Il s’agit, pour eux, de prouver l’existence d’invariants politiques, comme l’apparition de bureaucraties et de technicités dans les États organisés. Il a donc été demandé aux contributeurs de réfléchir à partir de méthodes

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comparables, notamment en travaillant à une typologie des correspondances qu’ils utilisent, à leur fréquence et leur durée, aux réseaux embrassés par elles et à leurs implantations territoriales afin de les cartographier. En fin de compte, cet ouvrage regroupe vingt-et-une présentations réparties autour de cinq thèmes : « Informer, renseigner », « Conseiller, négocier », « Art et pratique du gouvernement : bien et mal gouverner », « Recommander, nommer » et « Expressions du pouvoir ». Suivant la logique présentée par les auteurs, chacune des cinq parties de l’ouvrage contient des contributions portant sur plusieurs périodes historiques, l’époque contemporaine étant moins présente.

3 La partie « Informer, renseigner » contient cinq interventions. Julien Briand y étudie la correspondance entre le roi et la ville de Reims au XVe siècle (p. 13-37) et Klara Hübner s’y intéresse à la messagerie de Fribourg également au XVe siècle (p. 39-52). François Brizay présente une étude des correspondances des consuls et diplomates en poste à Rome et dans le Royaume de Naples au début du XVIIie siècle en insistant sur leur mission informative (p. 53-72). Ferenc Tóth analyse l’influence de la correspondance diplomatique de Louis XIV durant la guerre d’indépendance hongroise (17031711) (p. 73-94). Julie d’Andurain s’intéresse à la correspondance privée des officiers coloniaux, notamment à celle de Lyautey (p. 95-113).

4 La partie « Conseiller, négocier » s’organise également autour de cinq interventions. Armand Jamme étudie la correspondance entre le Pape et les souverains au milieu du xive siècle (p. 117-145). François Pernot analyse la pratique des consulta – un avis écrit par un conseiller à propos d’une lettre ou d’une demande reçue par le roi – dans l’Espagne de Philippe II (p. 147-155). Thierry Rentet s’intéresse à la correspondance de M. de Gordes, lieutenant général du roi, au moment où il gouverne le Dauphiné (1564-1566) (p. 157-175). Claire Buchet se penche sur la correspondance propédeutique entre une mère, Charlotte-Marguerite de Montmorency, et un fils, Louis II de Bourbon, le futur Grand Condé, de 1643 à 1646 (p. 177-187). Jean-François Plamondon analyse l’importance du réseau épistolaire de Marie de l’Incarnation dans la fondation du monastère des Ursulines à Québec dans les années 1630 (p. 89-206).

5 La partie « Art et pratique du gouvernement : bien et mal gouverner » s’organise aussi autour de cinq interventions. Rémy Poignault étudie la correspondance du rhéteur Fronton et ses conseils sur l’art de gouverner au IIe siècle (p. 209-232). Fanny Firon s’intéresse aux lettres adressées par la population aux administrateurs d’Oxyrhynchos dans la province romaine d’Égypte du ier siècle au ive siècle (p. 233249). François-Xavier Romanacce analyse la correspondance de l’évêque de Carthage, Cyprien, pendant la persécution anti-chrétienne de 250-251 (p. 252-269). Christiane Veyrard-Cosme se penche sur les lettres de Charlemagne (p. 271-285). Amandine Le Roux étudie la pratique épistolaire comme moyen de gouvernance financière à travers l’exemple des échanges entre la papauté et ses collecteurs aux xive et XVe siècles (p. 287-310).

6 La partie « Recommander, nommer » contient quatre interventions. Christian Settipani analyse les parentés implicites ou explicites dans les recueils épistolaires gallo-romains (p. 313-346). Luciana Furbetta s’intéresse aux lettres de recommandation en Gaule du ve siècle au vIIie siècle (p. 347368). Jonathan Barbier se penche sur la pratique des recommandations médicales chez Français-Vincent Raspail de 1840 à 1862 et ses liens avec la politique (p. 369-388). Julie Bour étudie les interactions entre la pratique de la faveur et la corruption à travers les lettres de recommandation en Meuse de 1880 à 1980 (p. 389-403). Enfin, la partie « Expressions du pouvoir », la plus courte, se limite à

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deux interventions. Agnès Bérenger y étudie la pratique épistolaire des gouverneurs de province dans l’Empire romain en se focalisant sur les lettres adressées aux administrés ou à d’autres représentants du pouvoir central (p. 407-423). François Bérenger se penche sur l’utilisation de la correspondance par le roi Charles II d’Anjou pour gouverner la Sicile (1289-1294) (p. 423-440).

AUTEURS

ALEXANDRE MASSÉ Université Toulouse-Jean Jaurès (UT2J) [email protected]

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Philippe Blaudeau et Peter Van Nuffelen (éd.), L’historiographie tardo- antique et la transmission des savoirs

Mathilde Cambron-Goulet

RÉFÉRENCE

Philippe Blaudeau et Peter Van Nuffelen (éd.), L’historiographie tardo-antique et la transmission des savoirs, Berlin et Boston, De Gruyter, 2015, 380 p., 109 95 euros / isbn 9783110406931

1 L’ouvrage dirigé par P. Blaudeau et P. Van Nuffelen vise à comprendre l’historiographie tardo-antique dans son contexte culturel et à « interroger la catégorie de transmission culturelle dans son acception la plus large » (p. 5), en réunissant des contributions issues de disciplines variées. Comme le souligne P. Blaudeau, la constitution en objet de l’Antiquité tardive comme période historique autonome est récente, tout comme l’examen de sources narratives à titre de productions intellectuelles. En effet, les récits des historiens tardo-antiques peuvent témoigner de changements culturels, voire y contribuer : Van Nuffelen propose ainsi en introduction une riche réflexion sur les pratiques culturelles qui conditionnent l’historiographie, et les relations que celle-ci entretient avec d’autres formes de savoirs.

2 Dans une première partie consacrée aux sources, D. Moreau étudie les techniques de citation utilisées dans les ouvrages historiques des ive-vie siècles : la provenance des actes pontificaux cités et les buts recherchés par ceux qui les citent indiquent que les actes pontificaux ne deviennent des autorités qu’après 425. A. Hilkens, en identifiant les références qui remontent à Andronicus dans les ouvrages de ses successeurs, déploie la diversité des sources, tant chrétiennes que païennes, qu’Andronicus cherche à harmoniser.

3 Le second thème abordé est celui des logiques d’appartenance. A. Camplani étudie la corrélation entre la documentation citée par les historiens et la dimension géo-

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ecclésiologique de l’historiographie alexandrine. Il met en lumière le parti pris idéologique qui détermine la sélection des sources transmises, soit une reconfiguration de la représentation d’Alexandrie comme ville chrétienne et de l’origine apostolique de son siège épiscopal. G. Greatrex, à partir du cas de Théodore et de son épitomateur du viie siècle, montre qu’au fil de la narration, l’histoire profane tend à prendre une place de plus en plus grande, en raison de la tendance des historiens à traiter davantage de l’histoire politique lorsqu’ils se rapprochent de leur époque. Il souligne avec justesse l’importance, jusqu’ici sous-estimée, des interventions de l’épitomateur, qui supprime ou commente les citations afin d’offrir au lecteur un ouvrage utile.

4 Dans une troisième partie sur les différents genres historiographiques, R. Teja rend compte du débat sur l’authenticité de la Vie de Porphyre de Gaza. Est-il possible d’utiliser ce texte comme source, et si oui, pour quelle période ? Si l’auteur du texte est un faussaire du vie siècle, conclut-il, il possède néanmoins une excellente connaissance historique des siècles qui précèdent. G. Traina se penche quant à lui sur l’historiographie arménienne, qui s’appuie sur des modèles grecs en raison de la formation des intellectuels arméniens, et qui présente une tentative de conciliation de traditions diverses (biblique, tradition arménienne populaire et écrite, emprunts littéraires au Roman d’Alexandre) à des fins idéologiques. T. Deswarte nous invite à lire l’ Historia Wambae comme un projet littéraire original, un genre nouveau dans lequel l’histoire a pour finalité la fidélité des nobles au roi.

5 La quatrième partie porte sur la manière dont les historiens tardo-antiques font usage des connaissances issues de savoirs anciens. D. Meyer montre comment diverses épistémologies peuvent être sollicitées dans les débats théologiques du Ve siècle : explications philosophiques et médicales, citations bibliques et références littéraires classiques côtoient l’argumentation théologique chez Philostorge. L’étude remarquable de U. Roberto explore le glissement d’une chronique chrétienne en synchronie avec la datation païenne – celle de Sextus Julius Africanus – à des chroniques chrétiennes en symphonie avec les savoirs grecs – celle de Jean Malalas introduit des éléments théosophiques païens et celle de Jean d’Antioche récupère des éléments étrusques et traite l’histoire de la République romaine dans une perspective eschatologique où l’avènement du Christ correspond à une déchéance de l’humanité. B. Bleckmann montre que, quoique dans la Bibliothèque comme dans l’Epitomé Philostorge soit décrit comme un athée aux écrits mensongers, les détails rapportés par Photius permettent de connaître la position doctrinale de Philostorge, et que la rédaction de l’Epitomé témoigne d’un véritable intérêt, stylistique, scientifique et historique, pour cet auteur.

6 La dernière partie de l’ouvrage porte sur les figures et contre-figures d’autorité. E. Parmentier et F. P. Barone montrent que le thème de la rétribution des fautes, thème essentiel de l’historiographie chrétienne dans le récit de la mort d’Hésiode, se transforme entre Flavius Josèphe et le Pseudo-Athanase. P. Gaillard-Seux trace des parallèles entre des portraits d’empereurs de l’Histoire Auguste et des traits d’animaux – abondamment documentés à l’aide de textes zoologiques – ce qui permet, grâce à une comparaison entre la figure fictive de Firmus dans l’Histoire Auguste et celle de Typhos évoquée par Synésius, de conjecturer une datation du texte postérieure à 400. O. Huck signe une contribution remarquable sur la construction de l’image de Constantin comme législateur chrétien : Sozomène, qui est juriste, attribue à Constantin des lois qui lui sont postérieures, construisant ainsi l’image d’un Constantin législateur qui répond à une volonté de réfuter des polémistes païens et d’harmoniser son

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argumentation avec l’historiographie officielle qui fait de Constantin le prédécesseur de Théodose II et le premier grand législateur de l’empire. E. Wirbelauer examine la surprenante construction de la légende de Silvestre : l’absence de sources documentaires contemporaines de Silvestre n’empêche pas la production d’une littérature riche à une époque postérieure. T. Stickler, à partir des fragments d’Olympiodore de Thèbes transmis par Photius, montre que ceux-ci transmettent également le discours politique officiel de la domination de l’empire d’Orient sur celui d’Occident. A. Laniado enfin établit qu’aucune source n’atteste du statut de magister militum de Vitalien avant sa révolte ; or si ce titre lui a été octroyé après la révolte, Vitalien n’est pas un général devenu rebelle.

7 L’intérêt de l’ensemble réside dans la richesse du corpus étudié, ainsi que dans la fécondité des approches et concepts sollicités : en particulier, ceux de synchronie et de symphonie (Roberto), de géo-ecclésiologie (Camplani), semblent tout à fait prometteurs pour l’étude de l’historiographie tardo-antique. La variété des sources interrogées, lues à titre de projets intellectuels légitimes et autonomes, permet au lecteur d’entrevoir la richesse des textes qu’il reste encore à étudier.

AUTEURS

MATHILDE CAMBRON-GOULET Université du Québec à Montréal [email protected]

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Jacqueline Christien et Yohann Le Tallec, Léonidas. Histoire et mémoire d’un sacrifice

Matthieu Soler

RÉFÉRENCE

Jacqueline Christien et Yohann Le Tallec, Léonidas. Histoire et mémoire d’un sacrifice, Paris, Ellipses, 2013, 401 p. 24, 40 euros / isbn 9782729876548

1 Le Léonidas de J. Christien et Y. Le Tallec invite à se questionner sur un personnage, incarné par ses armes. Le casque corinthien de la couverture devient ainsi l’emblème même de la guerre, avec des yeux remplacés par un abîme sans fond. Cette image dépersonnalisée entre en résonance avec le sous-titre : il ne s’agit pas seulement du récit de l’exploit individuel d’un homme, mais de l’Histoire et mémoire d’un sacrifice. À travers le roi de Sparte apparaît une guerre, celle des Grecs face aux barbares, un couple opposé, moteur de la construction d’identités dans notre culture1. Cet ouvrage n’est pas le récit historique d’un événement, mais plutôt d’un mythe et du rôle qu’on a bien voulu lui accorder au fil du temps. Le lecteur est donc d’emblée placé du côté de l’histoire des représentations et de la mémoire. Celle d’une idée, née des guerres médiques et épisodiquement réinvestie à travers le temps : l’opposition d’un Occident imaginaire face à un tout aussi imaginaire Orient. À côté d’autres oppositions binaires, celle-ci a été et est toujours un moteur de tout un pan de la pensée ouest-européenne et nord-américaine construite autour d’une idéologie complexe et fluctuante concernant des valeurs : le don de soi à la communauté, l’exaltation du guerrier, le mépris de la mort, l’idéal du citoyen.

2 Le livre s’ouvre par une première partie rédigée par J. Christien qui, avec un apparat critique réduit au strict nécessaire, présente les principales sources et études concernant le contexte de ce début de Ve s. av. J.-C. L’auteur nous propose un texte

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d’une grande qualité, accessible au public curieux tout autant qu’aux étudiants de licence. Elle nous rappelle avec justesse à quel point ce qui, aux yeux des Perses, n’était que des escarmouches aux confins de leur empire, est devenu, aux yeux des Grecs, une incroyable victoire et est à l’origine même de la discipline historique. Une histoire écrite par des Athéniens, un point de vue externe essentiel pour comprendre les sources, matière complexe. Marathon, les Thermopyles, Salamine, Platée sont ainsi passées au crible de l’approche hérodotéenne, faisant de cette guerre la victoire des cités libres sur la monarchie asservissante orientale. Nous suivons donc les Perses et leurs préparatifs, et Léonidas, de son accession au pouvoir à sa chute finale à la tête d’une petite coalition de cités : Athènes, Platée, Thespies, les Phocidiens, Corinthe et Sparte avec la ligue du Péloponnèse. La stratégie des Péloponnésiens est de bloquer le défilé des Thermopyles avec une troupe réduite afin de marquer l’esprit des populations grecques et de ralentir l’avancée des Perses. Les derniers Spartiates couvrant la retraite meurent tous et leur sacrifice est utilisé par les Grecs pour faire de cette défaite une annonce de la défaite perse.

3 La deuxième partie, de Y. Le Tallec, développe le sens donné à cet événement par les historiens, politiques, artistes, des lendemains de la bataille à nos jours, dans les sociétés américaines, allemandes, françaises, mais aussi anglaises, grecques, italiennes, irlandaises, voire polonaises ou ukrainiennes. Les Anciens ont instrumentalisé et transformé l’image de cette bataille dans le cadre de la lutte d’influence entre Sparte et Athènes. Ce n’est que le début d’une véritable lutte mémorielle jusqu’à la disparition de l’empire d’Orient. Il est dommage que les sources médiévales ne fassent pas l’objet de plus longs développements – seulement trois pages –, mais il est vrai que le propos se concentre sur le monde occidental catholique et protestant, laissant donc de côté tant les Byzantins que les Russes orthodoxes. Calvinistes et Luthériens puisent dans la figure des Spartiates, les premiers, des exemples de contrôle de la monarchie. Les révolutionnaires en font une image même de leur présent : exaltation du sacrifice pour la patrie et des vertus antiques. Cet usage, quoique battu en brèche après la Terreur, perdure à travers les œuvres de David ou encore la propagande impériale après Leipzig, tandis que les Anglais se considèrent comme un rempart aux appétits napoléoniens. Cette réception est donc complexe, multiforme et contradictoire, des indépendantistes grecs aux romantiques anglais, en passant par les républicains français, les combattants de fort Alamo et les Prussiens du XIXe s., chacun y trouve un moyen d’affirmer une identité, de trouver et d’affirmer sa place dans le monde. À la fin du XIXe s. et au début du XXe s., le mythe est encore mobilisé par les opposants aux totalitarismes ; mais il trouve surtout son terreau dans l’Allemagne du IIIe Reich. Cela explique sans doute, ajouté au rejet de l’héroïsme guerrier, le choix fait par les Européens de se détourner de la référence spartiate par la suite. Ce sont finalement les Américains qui utilisent la rhétorique guerrière des Spartiates au XXe s. pour conforter leur combat contre le communisme puis contre le fondamentalisme islamique. Ce paradoxe nous a paru intéressant : Sparte a aussi été comparée à une nation communiste par A. Sudre, et comme le signale A. Malraux dans Le miroir des Limbes, Staline lui-même reconnaissait être un héritier des Spartiates. L’ambiguïté de la référence spartiate dépend du choix qui est fait par un individu, dans un contexte précis, d’endosser ou de rejeter cet héritage.

4 L’ouvrage est écrit dans une langue claire, malgré quelques coquilles et un usage étonnant et redondant du concept d’acculturation. Il est doté de vingt-et-une illustrations en couleur, d’un glossaire, d’une frise chronologique, d’une riche

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bibliographie et d’un index général. Le seul reproche que l’on pourrait faire est lié au choix du sujet : à se focaliser sur un seul événement, le livre oublie que souvent, quand le mythe spartiate est peu mobilisé, le mythe troyen ou quelque autre prend le relais, et souvent ces événements sont confrontés2. Au-delà de ces remarques, ce livre prend une profondeur toute particulière dans le climat actuel, démontrant que l’événement historique s’efface derrière le sens que l’on veut bien lui donner. Il nous raconte que ces discours identitaires sont d’abord affaire de choix, le choix de faire de ce passé lointain mal connu un point de départ, un âge d’or qu’il faudrait retrouver. À l’instant où ces lignes sont écrites, 129 personnes viennent de perdre la vie à Paris. Il faudra être vigilant à ce que cela pourra changer dans nos sociétés : nul doute que là encore le mythe des Thermopyles sera mobilisé. Le mythe spartiate en Europe semble aujourd’hui l’apanage de la fachosphère, d’A. Doguine, idéologue russe proche de V. Poutine, apôtre de l’eurasisme, qui oppose l’ordre maritime (Carthage et Athènes étant ici assimilés aux Anglosaxons) et l’ordre terrestre (Rome et Sparte assimilés à la Russie), aux groupes identitaires se présentant en nouveaux Spartiates, rempart contre l’invasion orientale.

NOTES

1. F. Hartog, Partir pour la Grèce, Paris, Flammarion, 2015. 2. Par exemple aux États-Unis, le mythe homérique est sans doute beaucoup plus fort : G. Grobéty, Guerre de Troie, guerres des cultures et guerres du Golfe : les usages de l’Iliade dans la culture écrite américaine contemporaine, Bern-Frankfurt am Main-New York-Wien, Peter Lang, 2014.

AUTEURS

MATTHIEU SOLER Université Toulouse-Jean Jaurès (UT2J) [email protected]

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Anthony Corbeill, Sexing the World. Grammatical Gender and Biological Sex in Ancient Rome

Sarah Rey

RÉFÉRENCE

Anthony Corbeill, Sexing the World. Grammatical Gender and Biological Sex in Ancient Rome, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2015, 216 p. 45 dollars / isbn 978-0-691-16322-2

1 L’ouvrage d’Anthony Corbeill invite à une belle réflexion sur le genre des mots et sur le partage du monde qu’il crée. Dans ce domaine, l’auteur cherche à tester la validité de la thèse des deux anthropologues Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf, qui ont voulu montrer que le langage des individus conditionnait leurs perceptions. Sur ce point, les Romains – de Térence à Servius, de Catulle à Augustin – apportent à l’auteur de riches confirmations. A. Corbeill soumet à son lecteur des textes étonnants, qui révèlent une pensée « sexuée » des choses, animées ou inanimées, dans laquelle la priorité est donnée au masculin, meilleur par principe : meliori sexui…, id est masculino (Serv., Aen., 2, 457). Une argumentation en cinq chapitres est proposée : 1. Roman Scholars on Grammatical Gender and Biological Sex. 2. Roman Poets on Grammatical Gender. 3. Poetic Play with Sex and Gender. 4. Androgynous Gods in Archaic Rome. 5. The Prodigious Hermaphrodite.

2 Cette enquête vise à comprendre l’essentialisation du genre grammatical, ou bien ce que l’auteur appelle « l’hétérosexualisation du monde ». Les grammairiens latins s’interrogent sans fin sur le sexus des mots, dont on redoute les confusions ou les variations, d’où les traités De indiscretis generibus de Valerius Probus et de Nonius Marcellus. Chaque genre doit rester à sa place, dans sa sphère d’action appropriée. Ainsi, Servius (Aen., 8, 571) loue-t-il Virgile d’avoir employé le verbe uiduare pour décrire les méfaits de Mézence : le roi étrusque a dépeuplé la cité, l’a rendue « veuve

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de » nombreux citoyens ; or, note le scholiaste, le terme Vrbs est féminin, bien propre – par conséquent – à incarner le deuil, à l’imitation des Romaines qui jouent un grand rôle dans les cérémonies funèbres.

3 Les poètes, quant à eux, prennent des libertés dans l’usage des genres qui désarment leurs exégètes antiques. Le jeu sur les mots et leurs sexes permet de lire en creux l’histoire de la soumission volontaire des écrivains latins à leurs prédécesseurs grecs. Si funis devient féminin chez Lucrèce, c’est en souvenir de la seirê grecque. Si arcus est de même féminisé, c’est pour rendre hommage à Iris, son modèle hellénique. Cette malléabilité du latin, qui autorise le transfert sexué d’un mot aussi important que dies dans le cours du Ier siècle av. J.-C., fait place à une progressive rigidification. A. Corbeill montre au passage que la manipulation des genres n’est pas toujours là où on le croit : les Métamorphoses d’Ovide n’en abusent curieusement pas.

4 Avec le passage au christianisme, la grammaire devient un objet de polémique. L’auteur évoque Arnobe, accusant les païens d’avoir besoin d’attribuer un sexe à leurs divinités. Augustin revient à la charge lorsqu’il décrit la cohorte des dieux et déesses du paganisme aux compétences très circonscrites et très marquées par leurs sexes respectifs, dont l’anthropomorphisme trahit la fausseté. Le dieu des chrétiens, lui, outrepasse l’alternative masculin/féminin. L’ouvrage se termine par un chapitre sur les hermaphrodites, ces créatures qui provoquent la terreur des Romains et dont l’existence est vue comme un prodige qui appelle une expiation collective. A. Corbeill explique comment le vocabulaire latin tarde à se stabiliser autour des termes androgynus et hermaphroditus, avant de faire un sort à certaines interprétations modernes du phénomène qui forcent les sources antiques (L. Brisson). Dans cette partie du livre, comme il l’a fait ponctuellement ailleurs, l’auteur ouvre une fenêtre anthropologique sur la polyvalence du « troisième sexe » d’une culture à l’autre, et cite notamment les Navajos pour qui ces naissances hors norme ne sont pas inquiétantes.

5 Étranger au dogmatisme de certaines gender studies, ce Sexing the World intéressera les historiens autant que les latinistes. Il est agréable à lire, les considérations grammaticales n’y sont jamais abstruses. Il convainc de la présence chez les Anciens d’une croyance en la « juste » division des sexes. L’argumentation d’A. Corbeill prend la forme d’un libre cheminement, qui ne s’interdit pas, pour le plaisir et l’instruction de son lecteur, des détours par Tristram Shandy, Jules et Jim ou la morphologie des langues modernes. L’histoire des études n’est pas négligée : les théories indo-européennes de Jacob Grimm sur le genre primitif des mots ou l’interprétation du sexe des dieux étrusques par Massimo Pallottino sont judicieusement rappelées. La mention incidente (p. 75) d’une monnaie grecque figurant une allégorie du Sénat romain et dont la légende maladroite désigne « la » sénat (SACRA SINATUS), contamination probable de la boulè, donne à présent l’envie de lire le pendant archéologique d’une telle enquête.

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AUTEURS

SARAH REY Université de Valenciennes [email protected]

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Olivier Devillers (éd.), Autour de Pline le Jeune. En hommage à Nicole Méthy

Philippe Le Doze

RÉFÉRENCE

Olivier Devillers (éd.), Autour de Pline le Jeune. En hommage à Nicole Méthy, Bordeaux, Ausonius, 2015, 321 p. 25 euros / isbn 978-2-35613-132-4

1 Cet ouvrage, publié en hommage à N. Méthy, a été l’occasion pour ses collègues de l’Université de Bordeaux 3 de recueillir différentes études (dont quatre de N. Méthy, parmi lesquelles un inédit qui ouvre le volume) sur l’un de ses sujets de prédilection, Pline le Jeune. Plusieurs contributions permettent, par ailleurs, d’évoquer le contexte historique et culturel au début des Antonins. Vingt textes ont ainsi été répartis en trois parties : la première traite du contexte politique et idéologique, la seconde, du contexte culturel et littéraire, la troisième, enfin, de divers thèmes et textes de Pline. Un bref avant-propos vient compléter l’économie d’un livre auquel il ne manque qu’une conclusion qui aurait été la bienvenue, de manière à donner une réelle unité à un livre par ailleurs en bien des points fort intéressant.

2 La première contribution de N. Méthy s’attache, en se fondant sur les lettres échangées entre Pline et le prince, à distinguer dans la pratique du pouvoir par Trajan l’exercice concret de celui-ci (en définitive fort pragmatique et aux ambitions limitées) de l’idéal trajanien tel qu’il transparaît dans les discours officiels. Une seconde étude souligne, à travers le regard posé par les empereurs sur les provinces et les Barbares, le fait que le siècle des Antonins a été une période de mutations. Les types monétaires (notamment) vont alors dans le sens d’un approfondissement de l’impérialisme romain qui se veut plus humain. St. Benoist s’attache lui, afin de mieux appréhender le régime impérial, à analyser les références au prince (manière de le nommer, évocation – répondant à des stratégies diverses – de ses vertus, volonté de tracer une figure impériale idéale…) dans les œuvres de Pline et de Fronton. Il insiste avec raison sur le fait que la construction

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d’une figure impériale idéale relève d’une œuvre collective, impliquant en particulier un dialogue avec les élites destiné à promouvoir une monarchie acceptable par tous. On ne saurait, par ailleurs, que souscrire à l’heureuse formule de « république impériale ». M. P. González-Conde, pour sa part, souligne la volonté de Pline de minorer dans le Panégyrique le rôle historique de Nerva de manière à opposer plus frontalement le principat de Trajan à celui de Domitien. Le rôle du père biologique est ainsi valorisé dans le Panégyrique aux dépens du père adoptif. Plotine et, plus encore, Marciana, trouvent dans l’éloge une place particulière, témoin d’un programme dynastique initié par les proches du prince dès le début de son règne. O. Devillers, enfin, montre que Pline le Jeune a exploité l’image de Néron à la fois pour rehausser celle de Trajan et pour établir un parallèle entre ce qu’il a vécu sous Domitien et ce qu’ont vécu les opposants à Néron. Il a aussi souhaité justifier l’ouvrage historique écrit par son oncle, lequel paraît avoir été fort critiqué (notamment par Tacite) en raison de la faiblesse des analyses politiques et du goût pour l’anecdotique. Un troisième article, fort intéressant, de N. Méthy ouvre la seconde partie. À travers les exemples de Fronton et d’Apulée, elle relève que la traditionnelle dualité entre « petite » et « grande » patrie tend à se résoudre dans une notion nouvelle, celle d’Occident. L’attraction exercée par Rome relève désormais avant tout de l’état de fait : c’est là que se réalisaient les grandes carrières. Une dernière contribution de N. Méthy s’interroge sur le sens exact de felicitas associé à herbae dans Pline, Nat., 23, 19 et, par là même, sur les propriétés « magiques » de la plante dont il est question dans un épisode lié à la bataille de Pharsale. N. Boëls-Janssen montre, pour sa part, un Pline conservateur concernant la question des femmes (toutes les femmes évoquées dans les Lettres sont des matrones à la moralité irréprochable), mais adhérant dans le même temps aux évolutions de son époque plutôt que de les regretter. Les femmes de Pline sont certes vertueuses, mais elles ne sont pas austères. Il ne s’offusque pas de les voir mener une vie indépendante, apprécie celles qui sont cultivées et accorde une place centrale aux sentiments dans le couple. I. Marchesi évoque elle, à partir de Pline, Ep., 2, 6, les banquets ayant manqué aux règles du bon goût en tant que topos littéraire et souligne la différence de traitement que connaît ce thème chez Pline et Martial. Ce dialogue, plus ou moins explicite, entre les deux hommes est également au cœur de la très intéressante contribution de M. Neger qui souligne les liens étroits entre les vers légers de Pline et l’œuvre de Martial. Les allusions de Pline à ce dernier sont multiples et permettent à celui qui se voudrait le Cicéron de l’époque trajane de se présenter également en poète à succès. H. Zehnacker évoque l’usage des mots grecs dans la correspondance entre Pline et Trajan, ce dernier se montrant, en tant que prince, moins enclin à certaines facilités langagières que le premier. La question du bilinguisme, très présente dans les Vies de Suétone, trouve un prolongement dans la contribution de B. Rochette, lequel souligne que si l’attitude des empereurs a varié face au grec (quand bien même le philhellénisme a plutôt été la règle), c’est plus par scrupule (notamment politique) que par ignorance qu’Auguste a manifesté tant de réserve face à l’usage grec. On ne peut que souscrire à cette idée. Il faut d’ailleurs sans doute lier cette attitude à l’entreprise de promotion des lettres latines qui trouva alors une forme d’aboutissement.

3 La troisième partie de l’ouvrage s’ouvre sur une contribution de G. Galimberti Biffino où l’on voit Pline aborder la question de la maladie dans sa dimension à la fois individuelle (dans la mesure où elle permet de mieux se connaître) et sociale, étude complétée par celle de S. Stucchi qui constate que, pour Pline, la réaction des individus face à la douleur, la perte, la souffrance, révèle leur véritable nature, d’où la nécessité

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d’une réaction mesurée, respectueuse des convenances et gage de la victoire de la raison sur les affects. L. Deschamps s’intéresse, pour sa part, à l’évocation par Pline (pour se justifier d’écrire des vers légers, activité jugée indigne d’un sénateur) du Varron des Satires Ménippées (qui avait lui-même, sans avoir atteint le consulat, effectué une belle carrière). Le portrait de Varron a pour objectif, via quelques arrangements avec la tradition (les uersaculi de Pline n’ont en réalité pas grand-chose de commun avec les Satires Ménippées qui avaient fait la renommée de Varron), d’en faire un modèle de vie. Sp. Tzounakas souligne, lui, la volonté de Pline d’apparaître comme l’un des orateurs les plus importants de son époque. Dans ce cadre, ses références à Démosthène ont constitué un biais pour rivaliser avec Cicéron et faire de lui le véritable « Démosthène romain ». À partir de l’Ep., 9, 26, Chr. Whitton s’intéresse à la réflexion de Pline sur la rhétorique et sur la nécessité de l’audace (laquelle n’est pas sans danger), en particulier dans les métaphores. A. Billault, dans une affaire qui oppose Dion de Pruse à d’autres personnalités de la cité, souligne que jamais Dion n’existe dans la correspondance de Pline, alors gouverneur de Bithynie, en tant qu’orateur grec et que, dans leur échange, ni Pline ni Trajan ne lui réservent un traitement particulier. Billault nous invite à travers cet épisode « à relativiser l’importance réelle de la rhétorique grecque à l’époque romaine ». La très intéressante contribution d’E. Manolaraki analyse la longue évocation par Pline dans son Panégyrique de l’impopulaire taxe de 5 % sur les héritages qu’avait imaginée Auguste et les modifications apportées par Trajan. Pline se pose ici comme celui qui éclaire les décisions de Trajan, met en valeur les motifs de la réforme de manière à ce qu’elle ne soit pas mal interprétée et donc préjudiciable au prince. G. Flamerie de Lachapelle évoque enfin un critique et auteur du xixe s. aujourd’hui oublié, Jules Janin, qui a notamment composé un essai tendant à réhabiliter un Pline le Jeune qui s’est souvent heurté à l’hostilité des Modernes.

4 Au final, un ouvrage riche et qui, sans révolutionner notre perception de Pline le Jeune, apporte des éclairages variés sur cette personnalité incontournable.

AUTEURS

PHILIPPE LE DOZE Université de Reims Champagne-Ardenne [email protected]

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John F. Donahue, Food and Drink in Antiquity. Readings from the Graeco- Roman World, a Sourcebook

Axelle Davadie

RÉFÉRENCE

John F. Donahue, Food and Drink in Antiquity. Readings from the Graeco-Roman World, a Sourcebook, Londres et New York, Bloomsbury Sources in Ancient History, 2015, 299 p., 15 ill., 39 95 livres/ isbn 978-1-4411-3345-8

1 Le sous-titre « a sourcebook » donne la mesure de la gageure. J. F. Donahue indique en introduction le critère économique qui a présidé au choix des documents, puisque lié à la taille du livre : la sélection des sources lui apparaît alors comme raisonnable et sans la volonté de couvrir de manière exhaustive le thème. Néanmoins, limiter les sources à une centaine, afin de tenir le propos dans un nombre de pages donné, pose la question de la validité de la période retenue – du VIIIe siècle av. J.-C. aux IVe-Ve siècles ap. J.-C. –, de la zone géographique et des sous-thèmes abordés. Il eût été peut-être plus efficace de réduire la période ou la zone afin de donner plus d’ampleur au sujet dans les limites physiques de la publication.

2 Du point de vue méthodologique, outre la mention du caractère récent de ce sujet dans les études antiques, l’auteur rappelle que les sources utilisées n’avaient pas pour perspective de renseigner sur l’alimentation, les pratiques culinaires ou la gastronomie. Ce qui est fréquent dès que l’on étudie la civilisation gréco-romaine et qu’on s’interroge sur des faits de société qui recoupent les préoccupations actuelles. Il cite à ce propos les décrets honorifiques accordant la sitésis ou l’invitation au repas dans le foyer commun. Il considère que ces documents sont une mise par écrit d’une décision, sans que l’on sache si les invités étaient présents et l’invitation suivie de réalisation. On peut effectivement se poser la question, mais dans cette société la notion d’échange

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englobait aussi ces pratiques et, en l’absence de preuves attestant la vacuité des honneurs, nous pensons que ces repas eurent lieu et la plupart des honorandi présents.

3 Au sujet des illustrations, il est surprenant que la première image soit d’époque moderne, puisque la coupe à pied choisie est une interprétation de l’Antiquité romaine lors de la Renaissance en Italie. De plus, le monde latin est mieux servi avec neuf illustrations sur quinze, dont deux sont postérieures aux limites chronologiques : c’est dommage quand on traite aussi de la Grèce avant la conquête par les Romains. Le domaine d’étude de l’auteur peut expliquer une plus grande familiarité avec le monde romain et le recours prépondérant à la littérature. On déplore donc le faible nombre de sources archéologiques : trois photographies donnent à voir des vestiges issus de fouilles à Pompéi, une boulangerie, un thermopolion et des noyaux d’olives.

4 Dans l’exploitation des données archéologiques, on s’étonne de ne rien lire sur les restes alimentaires et les analyses des résidus trouvés dans les céramiques : elles permettent de connaître l’alimentation et répondent à la question de l’adéquation entre la forme et l’usage. Ici ont été retenues trois céramiques attiques, deux kylix et un skyphos, relevant du domaine du symposium ; pour deux d’entre elles le thème est celui de la boisson, le skyphos portant une représentation de scène de boucherie.

5 Enfin, que ce soit dans une demeure privée ou dans un palais impérial, la disposition des lits pour les repas et le décor des pièces sont évoqués en introduction à des textes mais ne sont pas montrés d’après les comptes rendus de fouilles.

6 Le choix des illustrations indique la volonté d’imager et non pas de fonder une démarche.

7 Les sources narratives sont présentées par genre littéraire et statut social du personnage cité dans l’extrait. On attendrait, p. 7, la balance entre le repas d’Achille, qui par son origine peut consommer de la viande rôtie, et celui du non noble. La scène entre les deux mendiants ne pointe pas la nourriture dans sa réalité mais la volonté de conserver un avantage (Anaios ou Iros) en chassant l’intrus (Ulysse), p. 8. Le commentaire joint n’explique pas le choix.

8 La bibliographie est constituée essentiellement de références en langue anglaise et principalement issues de la recherche anglo-saxonne. Les monographies étrangères sont celles publiées entre 2000 et 2015, le plus souvent en traduction. Les références restent génériques et ne sont pas hiérarchisées pour permettre des lectures à plusieurs niveaux.

9 Les notes sont rejetées en fin de livre, ce qui caractérise les publications anglosaxonnes mais ne facilite pas la lecture. Deux indices sont fournis, celui nommé « œuvres citées », qui permet en fait de donner une courte biographie de l’auteur et d’énumérer les différents corpus ou recueils d’inscriptions et de papyrus sans distinguer les volumes ; et un index général qui regroupe l’index des extraits par auteur ou corpus. L’absence de présentation des différents corpus étonne dans cette publication qui se veut utile au plus grand nombre, étudiants et public de non spécialistes. Un autre regret : ne pas avoir cité aussi en langue originale, ce qui eût permis une approche plus directe.

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AUTEURS

AXELLE DAVADIE Université de Paris 4 Sorbonne [email protected]

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Sandrine Dubel, Anne-Marie Favreau-Linder et Estelle Oudot (éd.), À l’école d’Homère. La culture des orateurs et des sophistes

Alain Ballabriga

RÉFÉRENCE

Sandrine Dubel, Anne-Marie Favreau-Linder et Estelle Oudot (éd.), À l’école d’Homère. La culture des orateurs et des sophistes, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2015, 295 p. 19 euros/ isbn 978-2-7288-0526-6

1 Cet ouvrage réunit dix-huit articles répartis dans quatre sections. Les trois premières (Grecs et Romains à l’école d’Homère/Stratégies rhétoriques : modèles et détournements/Enjeux critiques) sont des sections thématiques dans lesquelles les articles sont classés dans l’ordre chronologique depuis l’époque classique jusqu’à l’époque romaine (Deuxième Sophistique du Haut Empire) et l’Antiquité tardive avec Libanios (IVe s. ap.). La quatrième section (Héritages) nous mène de l’école de Gaza (Ve – VIe s.) jusqu’à l’époque des Comnènes (XIIe s.).

2 Plutôt que de simplement présenter dans l’ordre de l’ouvrage toutes les contributions, dont certaines sont d’un moindre intérêt, il m’a paru plus judicieux d’insister sur quelques temps forts et thèmes récurrents.

3 Dès l’époque classique on note une grande variété dans la réception d’Homère. Chez des auteurs comme Gorgias, Antisthène, Alcidamas, on peut lire des discours sophistiques mis dans la bouche de héros épiques, en particulier Ulysse, sophiste avant la lettre (p. 33-45). Différemment Isocrate renouvelle la prose en la rendant plus poétique et essaie d’imposer un discours politique opposé à celui des poètes, des sophistes, des philosophes (p. 115-131). Quant à Xénophon, son Socrate, à la différence de Platon, ne

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critique pas l’influence dangereuse d’Homère. C’est sur le mode léger de la plaisanterie, en complément d’une réflexion plus profonde, que Socrate fait appel à la parole homérique (p 175-189).

4 Une égale variété se marque à l’époque impériale. Dans un discours (Sur une remarque faite en passant/Peri tou paraphthegmatos), Aelius Aristide, pour répondre à des critiques visant un éloge de lui-même (periautologia), donne un long répertoire d’éloges de soi où Homère se taille la part du lion, avec en particulier la figure du vieux sage Nestor (p. 151-162). C’est aussi un cas spécial qu’offre Dion Chrysostome dans son Discours aux Alexandrins où un centon homérique et bouffon de trente-six hexamètres permet de faire la satire de la passion pour les courses de chevaux chez les Alexandrins (p. 133-149). Quant à Plutarque, dans une des Questions de table (9, 13), à propos d’une interprétation rhétorique du duel entre Paris et Ménélas au chant III de l’Iliade, il met en œuvre les principes d’Hermogène de Tarse (Des états de cause/ Peri staseôn) dans le cadre d’un banquet de savants où il faut faire preuve de vastes connaissances littéraires et philosophiques pour s’imposer dans le milieu très compétitif des sophistes (p. 191-201).

5 De façon plus générale, l’étude des exercices d’éloquence (progymnasmata) d’époque romaine permet de saisir la présence d’Homère en sa qualité de dénominateur commun au sein de l’éducation (paideia) antique, en tant que ciment de l’hellénisme, de l’identité grecque, tandis que les textes sont un entrelacement d’épisodes, de thèmes que rhéteurs et étudiants pouvaient à loisir reprendre et modifier (p. 73-86).

6 Deux contributions consacrées à la littérature latine – époque classique (p. 47-60) et Antiquité tardive avec Dracontius (p. 229238) – font entendre un son différent et, à mon sens, pertinent aussi, d’une certaine façon, pour la moitié orientale, hellénophone de l’empire. Ces deux articles en effet font soupçonner que la connaissance du grec dans le monde latin n’était pas aussi répandue et solide que peut le faire penser la lecture de Cicéron ou de Quintilien. Or chez Dion Chrysostome, dont on vient de relever une prouesse, on peut aussi lire un curieux texte (Sur l’entraînement au discours/ Peri logou askêseôs) qui laisse le lecteur avec l’impression que l’on pouvait faire bonne figure en société avec pour tout bagage une solide connaissance de Xénophon, le plus facile des classiques. Pour ma part je trouve ce texte prodigieusement significatif car il permet de soupçonner que même pour des hellénophones d’époque romaine la connaissance des classiques était une rude affaire et que seule une étroite élite pouvait se hisser au niveau des virtuoses étudiés dans le présent ouvrage et dont un des plus remarquables fut Libanios d’Antioche au IVe siècle.

7 En effet c’est peut-être chez Libanios que la réception d’Homère se présente sous le jour le plus intéressant, car elle s’accompagne d’une mise à distance de l’héritage littéraire pourtant respecté, d’une critique des vieux mythes et idoles, mise au service des valeurs fondamentales de l’hellénisme. Par exemple Thersite, le vilain de l’épopée, représente un modèle de franc-parler contre l’iniquité des puissants (p. 87-102).

8 C’est encore la figure de Thersite qui apparaît dans une épître d’Énée de Gaza (v. 450-v. 534), philosophe néo-platonicien converti au christianisme, dans le cadre d’un concours de beauté entre Thersite et le beau Nirée. On retrouve le lieu commun (topos) rhétorique de l’éloge paradoxal mais la référence littéraire renvoie aussi à un patrimoine collectif de représentations théâtrales, artistiques, partagé par les érudits et le public des théâtres. Ainsi Chorikios, autre membre de l’école de Gaza, dans son Apologie des mimes (68), fait-il allusion à des mimes bouffons à sujet épique. À l’extrême

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fin de l’Antiquité (vie s.), l’école de Gaza, qui peut encore s’adresser à un public où se mêlent chrétiens et derniers païens, témoigne d’une attitude ludique à l’égard de la poésie homérique, très différente de la position d’un Plutarque ou d’un Basile de Césarée (p. 217-228).

9 Le contexte culturel est fort différent six siècles plus tard sous la dynastie des Comnènes (XIIe s.). Dans un éloge impérial d’Eustathe de Thessalonique – surtout connu des hellénistes par ses commentaires à l’épopée homérique, d’une langue heureusement plus simple que ses éloges impériaux – les allusions à Homère sont superficielles et se limitent à quelques emprunts de mots (p. 247-257).

10 Pourtant, ajouterai-je pour ma part, Eustathe est sans doute un des meilleurs connaisseurs d’Homère, de son temps et peut-être de tous les temps. Mais il ne pouvait hasarder que quelques clins d’œil à l’intention d’une poignée d’érudits de son acabit. En effet, un siècle auparavant, Psellos, autre considérable savant, dans sa Chronographie (VI, 61), faisait toucher du doigt l’abîme qui séparait les auditoires impériaux et les savants comme lui, en révélant l’impossibilité pour de tels auditoires de saisir une allusion à l’Iliade.

11 Mais en fin de compte, tout en œuvrant dans des conditions beaucoup plus difficiles que dans l’Antiquité, jusqu’au temps de Justinien compris, les savants byzantins ont permis aux modernes de relancer la réception d’Homère.

AUTEURS

ALAIN BALLABRIGA cnrs [email protected]

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Sylvia Estienne, Valérie Huet, François Lissarrague, Francis Prost (dir.), Figures de dieux. Construire le divin en images

Claudine Leduc

RÉFÉRENCE

Sylvia Estienne, Valérie Huet, François Lissarrague, Francis Prost (dir.), Figures de dieux. Construire le divin en images, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, 380 p. 21 euros / isbn 97-2-7535-3522-0

1 Les dix-sept contributions de cet ouvrage sont tributaires d’un travail collectif, développé dans le cadre du Groupe de recherche européen du cnrs (2008-2011) figvra, où furent traités nombre de problèmes concernant la représentation des dieux dans des contextes divers. Elles sont issues des travaux de la XIVesession du programme figvra, consacrés à une réflexion sur la représentation du divin dans les mondes grec et romain qui privilégie les images divines comme moyen d’investigation. Il s’agissait de les placer dans leur contexte culturel et d’essayer de découvrir quelle notion du divin elles activent. Les axes de réflexion d’un ouvrage aussi foisonnant seraient difficiles à saisir n’étaient le solide fil d’Ariane de l’introduction et les conclusions lumineuses de F. Prost.

2 Ici, l’image divine est considérée comme une affaire de construction et de message. L’imagier, le peintre, le sculpteur doivent, à la fois, rendre la divinité reconnaissable et adapter sa figure au contexte culturel et rituel auquel elle est rattachée. Ils doivent donc faire en sorte que l’image offerte porte suffisamment d’éléments pour que soient identifié le dieu et explicité le contexte cérémoniel. C’est en effet l’incorporation de l’image dans une activité rituelle référenciée qui lui vaut puissance et vénération et l’instaure comme présentification du divin. Françoise Van Harperen – « Prêtre(sse)s,

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tauroboles et mystères phrygiens » – met ainsi en évidence la relation très complexe que la construction de l’image divine entretient avec le rituel, les desservants du culte et la communauté cérémonielle.

3 Cette problématique remet définitivement en cause la classification évolution

4 niste des représentations divines initiée par Pausanias. Les différences formelles entre la pierre, le pilier, le xoanon, l’agalma, sont uniquement fondées sur la chronologie. Les images des dieux n’ont pas obéi à cette limpide cohérence évolutive et les formes aniconiques ne sont pas le premier stade de la figuration divine. Cette problématique invite également à s’interroger sur le conservatisme généralement attribué à la construction des images divines. Quelle est la part de l’innovation iconographique ? Quelle est celle de la tradition ? Pour Joannis Mylonopoulos – « Simplicity and Elaboration in the Visual construction of the Divine in Ancient Greece » – un changement iconographique qui introduit une césure dans l’histoire du dieu est en général mal perçu : l’Aphrodite de Cnide n’a pas été adoptée par les habitants de Cos parce qu’elle n’était pas la déesse qu’ils avaient l’habitude d’honorer.

5 La recherche des modalités de la création de l’image divine et de sa mise en scène se retrouve dans plusieurs communications. L’image semble toujours fonctionner par référence, référence au passé, référence au rituel. Pour Emmanuelle Rosso – « Genius Augusti. Construire la divinité impériale en images » –, le style de Polyclète est apparu comme le meilleur langage visuel pour signifier le Genius d’Auguste. Elle estime, avec Jean-Yves Marc, que le style du forum d’Auguste a pesé sur la représentation du Mars de Mandeure. Youri Volokhine – « Remarques sur la vénération des reliefs au chevet des temples en Égypte ancienne : visibilité et accessibilité du divin » – met en évidence les effets illusionnistes qui permettent à l’image de présentifier le divin. Ailleurs sont examinés les procédés qui permettent de rendre plus tangible la puissance de l’image. Dirk Steuernagel – « Rule of the Game. Individual Donations in relation to the Cult Image during the Hellenistic Period » – s’intéresse au contrôle de l’accès aux images divines. Caroline Michel d’Annoville – « Penser les images des dieux païens au tournant du IIIe s. » -étudie les procédés de figuration dénoncés par le chrétien Arnobe.

6 L’analyse des assemblées de dieux et de leurs assemblages est au cœur de nombreuses communications même si elle n’apparaît pas dans leur titre. Elle permet de repérer les associations, les hiérarchies, les réseaux que tissent les images pour construire le divin. Comme le dit si bien F. Prost, un dieu en image ne fonctionne jamais seul. Il implique un panthéon, un assemblage complémentaire de forces et de puissance qui complète sa capacité d’action en fonction des besoins des fidèles. Bernard Holtzmann – « Statues de culte et figures associées d’Athéna sur l’Acropole d’Athènes » – montre que la déesse est vénérée selon une combinaison d’images et d’épiclèses à même de représenter la totalité de ses fonctions. Valérie Huet et Stéphanie Wyler – « Association de dieux et d’images sur les laraires de Pompéi » – insistent sur la cohésion des assemblages autour de Dionysos, ce qui impliquerait son appartenance au système religieux de la cité. Thomas Morard – « La double motivation d’Homère et d’Euripide sur l’imagerie de Grande Grèce » – montre que Dionysos, dans la construction des images sur les vases italiotes, est placé en position privilégiée sans qu’il perde sa place dans les assemblées divines.

7 Un dernier axe de réflexion est consacré, comme le dit Peter Stewart – « Ephemerality in Roman Votive Images » – aux images divines éphémères créées en vue d’un rituel. F. Frontisi-Ducroux – « Images de Dionysos, le dieu masque et son phallos » – présente le

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dossier extraordinaire de cet agalma porté puis charrié à Délos pendant les Dionysia. Didier Viviers – « Quand le divin se meurt. Mobilité des statues et construction du divin » – montre l’importance des dispositifs éphémères qui accompagnent les grandes fêtes civiques grecques. Laurent Coulon – « Du périssable au cyclique : les effigies annuelles d’Osi-ris » – étudie les deux effigies osiriennes confectionnées à Dendera pour le mois de khoiak. Sylvia Etienne – « Aurea pompa venit. Présences divines dans les processions romaines » – attribue un rôle décisif aux processions pour définir la place des dieux. Deborah Steiner – « From the Demotic to the Divine. Cauldrons, Choral Dan- cers and Encounters with Gods » – évoque les images chargées de relier, lors de ces fêtes rituelles, mortels et immortels.

8 Des travaux qui ne pourront que faire date dans la recherche de la présentification du divin.

AUTEURS

CLAUDINE LEDUC Université Toulouse-Jean Jaurès (ut2j) [email protected]

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Annick Fenet, Natacha Lubtchansky (éd.), Pour une histoire de l’archéologie XVIIIe siècle – 1945. Hommage de ses collègues et amis à Ève Gran-Aymerich

Élise Lehoux

RÉFÉRENCE

Annick Fenet, Natacha Lubtchansky (éd.), Pour une histoire de l’archéologie XVIIIe siècle – 1945. Hommage de ses collègues et amis à Ève Gran-Aymerich, Bordeaux, Ausonius, 2015, 500 p. 25 euros / isbn 9782356131317

1 Annick Fenet et Natacha Lubtchansky ont choisi de rassembler vingt-huit textes dans cet ouvrage de cinq cents pages, afin de rendre un hommage aux travaux d’Ève Gran- Aymerich pour l’histoire de l’archéologie. La chronologie retenue renvoie à son ouvrage de référence, Naissance de l’archéologie moderne 1798-1945, publié en 1998. En effet, les travaux de cette chercheuse, menés dans une perspective institutionnelle, politique et internationale, ont largement participé de la reconnaissance de cette discipline comme un objet d’étude à part entière. Trois parties organisent le livre. Introduite par une biographie et une bibliographie (jusqu’à fin 2014) de l’historienne, la première section regroupe des textes sur les origines de l’archéologie, tandis que la deuxième s’intéresse à l’archéologie du point de vue des transferts culturels. La troisième, enfin, envisage l’archéologie à travers un volet institutionnel. À cet ensemble s’ajoute un texte plus intime de Jürgen von Ungern-Sternberg, traduit en français, sur l’importance de la collaboration franco-allemande dans le parcours de la chercheuse. La conclusion du livre aborde les aspects politiques et actuels de l’archéologie à travers un état des lieux de l’archéologie tunisienne post-Révolution (Houcine Jaïdi).

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2 Développons rapidement. La première partie est consacrée aux lieux, aux hommes, aux spécificités nationales et aux méthodes qui ont contribué au développement de l’archéologie. Deux lieux emblématiques sont présentés : Olympie, à travers l’histoire de la découverte du site (Alain Schnapp), qui de simple nomen est devenu un lieu bien identifié (p. 58), Pompéi à travers l’aventure de ses différentes fouilles du xviiie au milieu du XXe siècle (Maria Bonghi Jovino). Des hommes ensuite, avec Andrea Lombardi, érudit méridional qui s’est intéressé au passé de l’Italie pré-romaine, et notamment aux Lucaniens. Cela permet à Mario Torelli de présenter une révision historiographique de cette histoire, qui débute traditionnellement avec G. Micali. Caterina Maderna étudie, elle, les collections du comte Franz I von Erbach au XIXe siècle. Tandis que François Djindjian consacre un chapitre à la figure atypique du Comte Jean Potocki qui s’est intéressé au passé de l’Europe orientale à travers ses différentes activités. Ensuite, la construction de l’archéologie en Espagne permet de mettre en lumière la place des États dans le développement de la discipline et la construction des nations. Le premier texte de Guillermo Pérez Sarrin et Almudena Domínguez Arranz montre la façon dont l’Antiquité a servi à construire une histoire nationale commune ; le second, de Jorge Maier Allende, présente les activités archéologiques de la Couronne espagnole au cours du xviiie siècle. Enfin, Pierre Pinon s’attache à montrer la modernité des recherches menées sur la céramique sigillée gallo-romaine aux xviiie et XIXe siècles. Les publications archéologiques sont évoquées par l’article de Pierre-Sylvain Filliozat consacré aux Monuments […] de l’Hindoustan publiés entre 1817 et 1821 par Louis- Mathieu Langlès, « premier grand livre d’archéologie de l’Inde du Sud » (p. 172) et également un des derniers « musées de papiers ».

3 La deuxième partie propose une réflexion sur les conditions d’appropriation de ces antiquités en répondant à cette question cruciale : « À qui appartient ’Antiquité ? » (p. 260). Suzanne Marchand revient sur les conditions et les conséquences de la ruée des Européens sur les antiquités dans un texte qui fait écho à celui de Fernando Wulf Alonso sur les modèles nationaux d’analyse du passé colonial et les écueils postcoloniaux. Cette section s’attache à montrer les renouvellements apportés par les transferts culturels à l’histoire de l’archéologie. Dominique Briquel s’intéresse à la réception des œuvres à partir de l’arrivée des deux sarcophages étrusques des Époux en Amérique à la fin du XIXe siècle. Dans la même direction, Bénédicte Savoy retrace l’appropriation du buste de Néfertiti, dwont le gouvernement égyptien demande aujourd’hui le retour au Caire, par les milieux intellectuels berlinois après 1914, afin de questionner les conditions d’acquisition d’une œuvre. Stefan Rebenich s’intéresse à la circulation des idées à travers la retranscription d’une lettre de l’archéologue prussien Theodor Mommsen, en séjour à Rome, qui exprime son désarroi à sa femme : Bismarck vient d’ordonner que les publications de l’Instituto di Corrispondenza Archeologica se fassent en allemand. Les idées circulent également à travers les cours d’archéologie, tels celui de l’archéologue Raymond Lantier, qui se présente comme le relais français de la recherche archéologique espagnole d’alors (Francisco Gracia Alonso), faisant écho au chapitre de Margarita Díaz-Andreu sur la réception des idées françaises sur le Paléolithique en Grande-Bretagne. Noël Coye montre également comment l’analyse théorique de la préhistoire nord-africaine a longtemps été conditionnée par les grilles analogiques européennes. Enfin, des mythes du XIXe siècle sont revisités, comme celui de la « Marseille phénicienne » par Antoine Hermary, ou des controverses comme celle sur l’origine de la langue étrusque qui a entravé la carrière de Jules Martha (Jean Hadas-Lebel).

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4 La dernière partie de l’ouvrage, plus hétéroclite, s’attache à la question institutionnelle et dialogue avec le Dictionnaire biographique d’Ève Gran-Aymerich. Les fondateurs des chaires d’archéologie sont évoqués avec Caspar Reuvens, premier titulaire d’une telle chaire aux Pays-Bas en 1818 par Sandrine Maufroy. De même, Natacha Lubtchansky restitue très utilement l’ambiance des cours donnés par Désiré Raoul-Rochette à la Bibliothèque du Roi (1828). En parallèle, Charles Guittard se penche sur le regard porté par l’anthropologue Émile Masqueray sur l’Algérie. Ces articles semibiographiques résonnent avec la question de la conservation des œuvres évoquée dans le texte de Martín Almagro Gorbea dédié aux enjeux de conservation pour le Cabinet des Antiquités de la Real Academia de la Historia tout au long du XIXe siècle. Les médiations, que ce soit les ouvrages ou les techniques de reproduction, sont mis en valeur par les travaux sur l’Égypte d’Émile Prisse d’Avennes, notamment L’Égypte monumentale étudiée par Mercedes Volait. En miroir, le passionnant article d’Hervé Duchêne est consacré à la place controversée de la photographie à la fin du XIXe siècle dans les échanges entre Salomon Reinach et Georges Balagny. L’importance de cette « archéologie de papier » (p. 448) est rappelée avec force par la présentation des archives de l’égyptologue Georges Legrain par Michel Dewachter. Enfin, Annick Fenet s’intéresse quant à elle au volet institutionnel de la Mission archéologique française en Albanie, témoignant d’une entreprise archéologique menée sous la IIIe République.

5 L’intérêt de l’ouvrage est de présenter de nouvelles thématiques dans la lignée des travaux d’Ève Gran-Aymerich, tournés vers une réflexion politique, institutionnelle et transnationale de l’histoire de l’archéologie. Le seul regret est de ne pas y trouver davantage de textes relatifs aux objets, sources de cette aventure intellectuelle. Il propose une utile réévaluation de certains présupposés historiographiques comme de personnages peu connus, grâce à la mise en valeur de fonds d’archives inexploités et un collectif international de chercheurs ; en cela, ce volume est un très bel hommage aux travaux de la chercheuse.

AUTEURS

ÉLISE LEHOUX Laboratoire anhima umr 8210 [email protected]

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Kate Fisher, Rebecca Langlands (éd.), Sex, knowledge and receptions of the past

Jean Zaganiaris

RÉFÉRENCE

Kate Fisher, Rebecca Langlands (éd.), Sex, knowledge and receptions of the past, Oxford, Oxford University Press, Classical Presences, 2015. 70 livres / isbn 9780199660513

1 Comment la construction de savoirs sur la sexualité peut-elle impacter la construction de savoirs à propos du passé ? Comment les usages sociaux et intellectuels du passé influent-ils sur les représentations des pratiques sexuelles au sein d’un contexte historique donné ? C’est à cette problématisation complexe, combinant les perceptions diachroniques et synchroniques du passé avec une objectivation des pratiques discursives sur le sexe, que se proposent de traiter les différentes contributions. Dans leur introduction, Kate Fisher et Rebecca Langlands, les coordinatrices de l’ouvrage, partent de la problématique bien connue de Michel Foucault. La construction de savoirs peut être comprise à partir d’une approche saisissant la discontinuité des pratiques et des façons de penser. Les cadres épistémologiques diffèrent selon les périodes et les contextes, tout comme les usages du passé et les connaissances construites à partir de l’utilisation de telle ou telle source ancienne. Le rapport aux valeurs et aux normes n’est pas non plus le même et les utilisations du passé diffèrent selon la singularité des acteurs, y compris au sein d’une même période historique. Il y a des usages « idéologiques » et « stratégiques » du passé et des enjeux de légitimation chez les acteurs qui produisent des savoirs sur le sexe.

2 Le recours à la Grèce antique dans le monde européen des XIXe et XXe siècles a permis, par exemple, de consolider les luttes balbutiantes des mouvements gays et lesbiens. L’enjeu n’est dès lors pas de savoir si les interprètes auraient bien ou mal lu les textes

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grecs ou la poésie de Sapho mais de saisir la façon dont ils l’utilisent. La contribution de Peter Cryle consacrée aux textes libertins du XIXe siècle prend d’ailleurs pour objet d’étude les différentes formes d’anachronisme produites à partir de l’usage du passé. Cela n’empêche bien évidemment pas de contextualiser avec précision ces discours sur le sexe et leurs appropriations spécifiques des savoirs anciens afin de comprendre de quelle façon, à chaque période historique, certaines connaissances que nous jugeons aujourd’hui obsolètes étaient tenues pour vraies.

3 Les textes de Jana Funke sur Magnus Hirschfeld (l’un des premiers auteurs à plaider pour l’acceptation sociale de l’homosexualité à la fin du XIXe siècle) et de Sebastian Matzner sur Karl Heinrich Ulrichs (l’un des fondateurs de la « sexologie » au cours de la même époque) montrent que certains acteurs sont allés chercher des références au passé pour consolider leurs propres thèses. Ulrichs interprète les nombreuses références bibliographiques réunies à partir de la théorisation de la sexualité qu’il est en train de construire. Les Métamorphoses d’Ovide et la rencontre d’Hermaphroditus avec la nymphe Salmacis lui permettent d’affirmer l’existence d’un « troisième sexe » devant être théorisé à partir des études embryonnaires existant sur les hermaphrodites à la fin du XIXe siècle. Il en est de même pour Magnus Hirscheld. Lors de ses expéditions dans les colonies, ce dernier a utilisé certaines représentations non-occidentales, notamment les cultes phalliques ornant des temples hindous, pour démontrer que les comportements homosexuels ne sont pas des actes contre-nature. Le texte de Alastair J. L. Blanchard revient sur les usages stratégiques du passé. Il montre que C. G. Chaddock, le traducteur britannique de Richard Von Krafft Ebing (un psychiatre austro-allemand célèbre), profite de ses publications pour introduire le terme « homosexuality » dans la langue anglaise à partir des années 1890. Alastair J. L. Blanchard montre également qu’un certain nombre d’auteurs ont vu dans Le Banquet de Platon, notamment dans le mythe d’Aristophane, des formes de savoirs légitimant les pratiques homosexuelles ou homo-érotiques au sein d’un monde marqué par le puritanisme victorien. C’est en ce sens que vont également les textes de Chris Water sur la postérité d’Oscar Wilde, dont l’usage des œuvres combiné à sa façon de se référer à la Grèce antique ne mèneront pourtant que tardivement à en faire un des « martyrs » de la lutte LGBT, et de Joanna de Groot évoquant la façon dont Sir Richard Burton, un officier colonial, a traduit les Mille et une nuits entre 1886 et 1888 à partir de ses propres représentations normatives du monde arabe.

4 Le passé, notamment la Grèce antique, a laissé un « héritage sans testament » aux producteurs de savoirs sur la sexualité. Dès lors, dans des univers sociaux parfois très hétéronormatifs, tels que les musées dont parle Debbie Chalis dans sa contribution, le fait de faire resurgir les différentes représentations de l’homosexualité et autres formes de sexualité non normatives venant du passé rappelle que les modes de vie minoritaires, marginalisés, infériorisés et stigmatisés font partie d’un monde commun que nous partageons tous.

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AUTEURS

JEAN ZAGANIARIS CRESC/EGE Rabat [email protected]

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William den Hollander, Josephus, the Emperors, and the City of Rome

Claude Aziza

RÉFÉRENCE

William den Hollander, Josephus, the Emperors, and the City of Rome, Leiden/Boston, Brill, 2014, 410 p. 122 euros / isbn 978-90-04-26433-5

1 On connaît l’essentiel des relations entre Flavius Josèphe et les Flaviens, d’abord par ce que l’historien en a dit, ce qui laisse parfois des zones d’ombre que la sagacité mais aussi l’imagination des critiques ont tenté d’éclairer. L’auteur, en cinq chapitres, précédés d’une introduction et suivis d’une conclusion, dresse le portrait le plus actuel et, sans doute, le plus scientifique des rapports entre Josèphe et Rome. D’abord à la cour de Néron, puis captif de Vespasien, aux côtés de Titus lors du siège de Jérusalem, protégé par Domitien, intégré – mais dans quelle mesure ? – à la société païenne et à celle juive de la Rome des années 70, Josèphe a pu connaître, au cours d’une longue existence dont on sait mal la fin, la difficulté d’être à la fois Juif et ami des Romains.

2 Sur le séjour de l’historien dans la Rome de Néron, on sait, au fond, peu de choses. Et c’est sans doute le chapitre le plus original de l’ouvrage. Déjà manquent dates de départ et de retour, l’hypothèse la plus vraisemblable étant qu’il est parti de Judée à l’automne 64 pour y revenir au printemps 66. Des historiens à l’imagination fertile ont même supposé qu’il avait voyagé sur le même navire que Paul, emmené en captivité à Rome. À tout le moins qu’il l’avait rencontré dans la Ville. Rien de cela n’est indiqué nulle part. D’ailleurs Josèphe ne semble pas connaître les premiers groupes judéo-chrétiens. Par ailleurs, on ignore la nature de ce voyage, mission officielle ou séjour privé. Il ne semble pas avoir rencontré Néron, à coup sûr Poppée dont on sait qu’elle était « judaïsante », ce terme recouvrant des réalités diverses. Car autour de Poppée gravitent des Juifs dont le plus connu est le mime Aliturus.

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3 Sur les liens de Josèphe avec les Flaviens, les choses sont plus claires. Prisonnier de Vespasien, qui n’est pas encore empereur, chargé de chaînes, il lui prédit, dans un mélange d’intuition et de charlatanisme, le trône impérial. Quoi d’étonnant que Vespasien, devenu empereur, le tienne désormais en haute estime ? Dès lors, Josèphe est dans le camp de Titus devant Jérusalem, où sa propre famille compte parmi les assiégés. D’ailleurs, il n’est pas le seul à s’être rallié – par opportunisme, nécessité ou conviction – aux Romains. Agrippa II, accompagné de sa sœur Bérénice, est là aussi avec ses troupes. Quel a été alors le rôle exact de Josèphe ? Simple captif, devenu allié, historiographe chargé de prendre des notes sur le siège ou contact obligé avec les fuyards de Jérusalem dont les renseignements sont précieux ? Quoi qu’il en soit, il reviendra à Rome avec Titus chargé d’honneurs (et de richesses ?).

4 La mort brutale et prématurée de son protecteur, le départ forcé de Bérénice, avec qui il semble avoir entretenu de bons rapports, l’amènent à se retourner vers Domitien, qu’il n’a pas connu durant la guerre, mais qui le conforte dans son rôle de protégé et d’historien. Dans ces conditions, jusqu’où a-t-il pu garder son identité judéenne ? Surtout à un moment où le nouvel empereur a imposé aux vaincus et à tous les Juifs de l’Empire un impôt spécifique, le fiscus iudaïcus.

5 Pour répondre à cette question complexe, c’est le dernier chapitre qu’il faut consulter, celui des relations de Josèphe avec ses coreligionnaires de Rome. L’historien a-t-il vécu isolé, en butte à l’hostilité de ceux qui le prennent – déjà ! – pour un « collaborateur » ? Non, si l’on en croit un passage (3, 9, 1-2) de l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe. A-t-il fréquenté un cercle littéraire ? A-t-il pu lire des fragments de son œuvre ? Il semble logique de penser qu’il a conservé de bonnes relations avec les Hérodiens, notamment Agrippa II. Logique aussi d’imaginer qu’il a conservé des liens avec les généraux qui accompagnaient Titus, au moins avec Tiberius Julius Alexander, alexandrin, juif apostat, neveu de Philon le Juif et promis aux plus hautes fonctions en Égypte et en Judée.

6 Passionnantes questions qu’avec une érudition extraordinaire, certifiée par d’innombrables notes (qui, il faut bien l’avouer, alourdissent parfois le propos) et par une abondante bibliographie, l’auteur tente de résoudre, en examinant toutes les hypothèses et en tentant de se frayer un chemin dans ce maquis touffu, qui s’est élevé depuis des siècles, sur la personnalité et le rôle de Josèphe. On ne peut que lui en être reconnaissant.

AUTEURS

CLAUDE AZIZA Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris 3 [email protected]

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Frédéric Hurlet, Auguste. Les ambiguïtés du pouvoir

Carine Giovénal

RÉFÉRENCE

Frédéric Hurlet, Auguste. Les ambiguïtés du pouvoir, Paris, Armand Colin, 2015, 286 p. 25 euros / isbn 9782200275310

1 « Il n’y eut pas un mythe d’Auguste, mais des mythes qui ne cessèrent de se reconfigurer au fil des siècles. Chaque époque fabriqua son Auguste en fonction du contexte » (p. 265). C’est par ces mots que Frédéric Hurlet conclut sa biographie du premier empereur romain. Fils adoptif de César, le jeune Octave est l’homme qui fit disparaître par son action la République romaine pour redonner à Rome un gouvernement monarchique, le principat, dont il prend lui-même la tête en tant qu’empereur divinisé. Par quel génie réussit-il le tour de force de faire accepter – et révérer – à ces Romains qui haïssaient tout ce qui pouvait de près ou de loin ressembler à un roi et à un gouvernement personnel, cette forme même de pouvoir qui allait perdurer après lui pendant près de cinq siècles ? À travers cette monographie passionnante, Frédéric Hurlet nous guide dans les pas de celui qui, jeune adolescent et neveu favori de César, devient le fils adoptif de celui-ci et le destinataire du destin glorieux que le conquérant des Gaules espérait pour lui-même (1re partie). Ainsi que le montre l’auteur, rien n’aurait été possible pour Auguste sans César, qui constitua en tant que précédent une référence inévitable tant du vivant de l’empereur que pour la postérité. Un diptyque qui permet cependant d’éclairer efficacement les stratégies politiques d’Auguste, son intelligence et sa conception du pouvoir. À rebours des méthodes brutales de César, son héritier agit avec prudence en respectant les institutions existantes, parvenant à déguiser un coup d’État en une restauration du bien commun qu’est la res publica. À sa monarchie, il ne manque que le nom qu’il se garde bien de lui donner, parvenant ainsi à fonder durablement un nouveau régime à la tête duquel il gouverne Rome pendant un demi-siècle (2e partie). Après une vie entière

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passée à combattre et une mort paisible à l’âge canonique de soixante-quinze ans, l’histoire devient mythe : l’image globalement positive que l’on garde d’Auguste – celui d’un fondateur d’empire et d’un prince de la paix – s’adapte aux évolutions de la destinée romaine et apparaît a posteriori comme annonciatrice de l’avènement du premier empereur chrétien que sera Constantin. Ce mythe commence à s’élaborer dès la mort de l’empereur en 14 ap. J.-C, en se fondant en premier lieu sur la dénomination Imperator Caesar Augustus qui devient l’onomastique impériale officielle et fait perdurer la mémoire du fondateur jusqu’à l’époque contemporaine, puis sur ce statut exceptionnel de fils de César divinisé, élément décisif qui fait de l’empereur et de ses successeurs des personnalités surhumaines expressément choisies par les dieux pour devenir l’un des leurs. La littérature chrétienne de la fin du IIe siècle enclenche l’étape suivante en soulignant la synchronie existant entre la naissance de Jésus et la création par Auguste d’un nouveau régime rétablissant la paix, condition nécessaire au développement du christianisme : avant la fin de l’Antiquité, Auguste apparaît comme un instrument au service de Dieu, créateur d’une monarchie faisant elle-même partie des plans divins. Durant le Moyen Âge où le personnage romain dominant est Virgile, la figure d’Auguste se place plus en retrait ; le souvenir de la personne s’éloigne au profit du nom Imperator Augustus que reçoit symboliquement Charlemagne lors de son couronnement à Rome, en 800, puis Otton Ier, fondateur à venir du saint empire romain germanique, en 962 : l’appellation fait référence à la figure de l’empereur romain plus qu’à la personne spécifique d’Auguste. Il faut attendre la Renaissance pour voir réapparaître le personnage en tant que référence naturelle de toute réflexion sur le pouvoir et la forme monarchique devenue la norme en Europe. À une époque où la monarchie se veut de droit divin, l’ambivalence du premier empereur romain, qui n’entre pas dans les catégories d’alors, commence à être perçue et critiquée ; prototype du despote, moins flamboyant que César, ennemi du couple passionnel Antoine- Cléopâtre, Auguste apparaît chez Shakespeare comme un être froid et calculateur, tandis que Corneille exploite les ambiguïtés prêtées au personnage en mettant sur scène un Auguste déchiré entre ses crimes passés, sa lassitude du pouvoir et ses devoirs de prince vertueux. Valorisé sous le règne de Louis xiv, l’empereur subit de virulentes critiques au siècle suivant : « un des plus infâmes débauchés de la république romaine », « homme sans pudeur, sans probité, fourbe, ingrat, avare, sangui-naire, tranquille dans le crime », assène Voltaire dans son Dictionnaire philosophique. Les travaux de Mommsen et Syme aux xixe et xxe siècles défendent chacun une vision spécifique du personnage d’Auguste : fondateur d’un nouveau régime durable pour le premier, opportuniste à la recherche du pouvoir et prêt à tout pour s’en emparer pour le second. De cette opposition frontale, Frédéric Hurlet retient qu’ « il vaut mieux retenir que le système politique mis en place par Auguste peut être présenté dans deux perspectives différentes selon qu’on se fonde sur la légitimité du pouvoir et sa mise en forme ou sur ses pratiques », (p. 234). L’historiographie française fait quant à elle le choix d’occulter ou de dénigrer le personnage d’Auguste, pâle reflet de César et artisan d’un régime despotique, qui sans être classé parmi les empereurs monstrueux – Caligula, Néron –, ne figure pas non plus parmi les vertueux – Trajan, Marc-Aurèle. Les régimes totalitaires sauront quant à eux récupérer cette figure historique et lui offrir une visibilité inédite, inspirés par cet homme issu d’un milieu modeste qui réussit à gravir tous les échelons pour former un régime nouveau fondateur pour Rome d’une ère nouvelle : Mussolini fait de lui le modèle du nouvel État fasciste, l’universitaire allemand Weber voit en lui la figure messianique annonciatrice de l’avènement d’Hitler

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(3e partie). Pour conclure, une biographie claire, précise et détaillée dont le fil ne se perd jamais, qui s’adresse aussi bien au lecteur curieux qu’au spécialiste d’histoire romaine, et qu’on parcourt avec autant de plaisir que d’intérêt.

AUTEURS

CARINE GIOVÉNAL Université Montpellier III [email protected]

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Luca Iori, Thucydides anglicus. Gli Eight Bookes di Thomas Hobbes e la ricezione inglese delle Storie di Tucidide (1450-1642)

Paul Demont

RÉFÉRENCE

Luca Iori, Thucydides anglicus. Gli Eight Bookes di Thomas Hobbes e la ricezione inglese delle Storie di Tucidide (1450-1642), Roma, Edizioni di Storia e Letteratura (Pleiadi, 19), 2015, 308 p. 52 euros / isbn 9788863728507

1 Ce volume, parfaitement présenté d’un point de vue scientifique et éditorial, se fonde sur un riche matériel d’archives, exploité de première main, et sur une connaissance remarquable de la bibliographie. Il apporte ainsi, avec autorité et érudition, un éclairage nouveau sur la réception anglaise de Thucydide (et plus généralement sur la façon dont l’Angleterre a découvert et traduit les auteurs grecs classiques) et sur la traduction de Thomas Hobbes, étudié principalement du point de vue de sa participation à l’éducation des élites. C’est un beau travail d’histoire de la philologie et d’histoire sociale de l’éducation.

2 En appendice, figurent un « inventorio provvisorio delle stampe e dei manoscritti » de Thucydide dans les bibliothèques anglaises entre 1450 et 1650, p. 231-241 (c’est la source principale des nouveautés de l’ouvrage), 10 illustrations très précisément commentées dans le livre, puis une très riche bibliographie : manuscrits, éditions et traductions de Thucydide, sources variées, études critiques modernes.

3 L’objet propre de Iori est la contextualisation de la traduction de Hobbes – tout à fait exemplaire –, et non le sens de cette traduction par rapport à la pensée philosophique

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de l’auteur du Léviathan (bien qu’il soit désigné tout au long du livre comme « filosofo ») ou par rapport à l’histoire générale de la pensée politique (ainsi, la note 20 de l’introduction renvoie à cet égard à Leo Strauss seulement). Par exemple, on ne trouvera pas dans la bibliographie une étude comme celle de P. J. Ahrensdorf, « The Fear of Death and the Longing for Immortality : Hobbes and Thucydides on Human Nature and the Problem of Anarchy », American Political Science Review, 94, 3 (2000) 579-593.

4 Le chapitre I est une histoire précise de l’évolution, au fil des règnes, de l’enseignement du grec entre 1450 et 1642 : la façon dont la rupture avec Rome facilita l’introduction de l’éducation humaniste réformée dans les élites, principalement dans un but religieux, est, en particulier, très bien étudiée, ainsi que l’évolution des principes pédagogiques et du canon. Le chapitre II (« Tucidide nelle scuole di grammatica ») prolonge d’abord utilement le chapitre I, pour conclure à la « perificità degli storici greci » dans l’éducation. Thucydide apparaît cependant dans des morceaux choisis, ou sous forme d’adages pour l’enseignement de la langue ou de la morale (Érasme, et surtout Neander), ou via les Progymnasmata d’Aphtonios (en traduction latine). Le chapitre III (« Tucidide tra Oxford e Cambridge ») étudie, avec une extrême érudition, les conditions de la lente « canonizzazione » de Thucydide à partir de l’apparition de son nom dans les programmes et de son œuvre dans les bibliothèques (deux Aldines à Corpus Christi en 1517, et, vingt ans plus tard, la traduction de Valla et un manuscrit crétois), mais aussi de notes privées qui peuvent compléter les indications précédentes, et de la circulation des livres dans les collections privées (première attestation d’un Thucydide en vente en 1578 chez un libraire de Cambridge, variété sociale des possesseurs et donateurs à partir des années 1600). Fondée sur les qualités rhétoriques et stylistiques reconnues à l’historien, elle s’appuie aussi sur son intérêt moral et politique, et, de façon plus générale, accompagne l’introduction de la civil history. Le chapitre IV (« Tucidide, la corte et l’educazione nobiliare ») montre avec précision comment les princes (et les princesses) de la famille royale ont eux aussi appris à connaître Thucydide, dans la perspective de leur responsabilité de souverain, tandis qu’en parallèle, les traités pédagogiques pour l’instruction des gentlemen insistent sur un apprentissage, à visée morale, militaire et civile, de la series temporum au moyen des historiens antiques, parmi lesquels Thucydide prend peu à peu une place importante, en partie en raison de l’influence en Angleterre d’autorités comme Juste Lipse, Jean Bodin ou Grotius. Son utilisation « politicoantiquaria » apparaît explicitement dans plusieurs circonstances historiques. Avec le chapitre V (« The Eight Bookes of the Peloponnesian Warre di Thomas Hobbes ») commence la seconde partie du livre. Iori présente avec précision et autorité la vie de Hobbes avant 1628, puis décrit sa traduction « tra filologia, antiquaria ed istruzione politico-morale », préparée certainement dans le cadre de discussions avec son employeur, Lord Cavendish, et de sa bibliothèque considérable, largement constituée par Hobbes lui-même. Thucydide représente pour Hobbes le summum de la Thruth et de l’Eloquution. Iori propose ici une très bonne analyse de sa version de Thuc. I, 22, 1. Le chapitre VI (« Filologia, retorica, stile. La traduzione di un umanista ») montre d’abord l’exactitude de la traduction de Hobbes par comparaison avec les traductions précédentes (de plus, il n’introduit que des gloses limitées, en les signalant le plus souvent ; rarement, il laisse de côté des passages qu’il juge pléonastiques, ou contradictoires ; il simplifie parfois la structure grammaticale ; certains mots sont plus typiques de Hobbes que de Thucydide, comme « awe »). I. montre aussi, à partir d’exemples importants, comment il s’est aidé de

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l’édition d’Aemilius Porta au point de traduire parfois le latin de sa traduction (mais toujours en gardant sa liberté de jugement) et, de la même façon, du Lexicon Graecolatinum de Johannes Scapula. Enfin, il analyse la précision de l’imitation du style de l’historien par Hobbes, alliée à une recherche du grand style de la Renaissance dans les passages les plus dramatiques, qui va, semble-t-il, jusqu’à l’insertion de syntagmes issus des traductions de la Bible. Le modus vertendi est ainsi révélateur de l’humanisme de son temps. Le chapitre VII (« Erudizione e ricerca antiquaria negli Eight Bookes ») définit la notion d’antiquitates et leur place par rapport à l’historia justa ; il montre à partir des notes de Hobbes sa familiarité avec les travaux du continent, ainsi que sa tendance à proposer des parallèles, parfois anachroniques, avec l’époque moderne, qui sont ceux des livres qu’il a dans sa bibliothèque. I. retrouve aussi les modèles des cartes et illustrations et fait apparaître le travail personnel de Hobbes (notamment pour la carte de la Grèce). Ce chapitre est en même temps une histoire des antiquitates en Angleterre à cette époque. Enfin, le chapitre VIII (« Atene e Londra. Il signifiato politico degli Eight Bookes ») définit fermement le sens politique de cette traduction : même s’il n’écrit explicitement qu’en 1672 dans son autobiographie qu’il a voulu montrer avec Thucydide democratia… quam sit inepta, la critique de la démocratie est constante, et bien analysée tout au long de l’ouvrage, du frontispice à l’introduction, aux notes marginales et à la traduction elle-même de certains passages clefs : l’éloge de Périclès, le jugement sur la tyrannie, par exemple (bonne présentation du rôle de la pensée d’Aristote ; Hobbes a-t-il lu Platon aussi ? le livre n’en parle pas). Le contexte historique immédiat est étudié ensuite minutieusement : Hobbes a interprété ce contexte à partir de Thucydide, qui montre selon lui le lien entre les catastrophes militaires, le régime parlementaire et ses divisions ; la publication du livre est en rapport avec les batailles politiques de son patron, et sa diffusion accompagne les crises politiques de la première moitié du XVIIe siècle.

5 Au total, ce livre montre donc d’abord très bien la « continua mutazione » des conditions de l’étude du grec, et de Thucydide, en Angleterre, et de la diffusion de celui-ci parmi les élites. Il analyse ensuite de façon très précise les diverses orientations du travail de Hobbes et, pour finir, l’influence de sa traduction en Angleterre.

AUTEURS

PAUL DEMONT Université Paris Sorbonne [email protected]

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Sophie Lefay, L’Éloquence des pierres. Usages littéraires de l’inscription au XVIIIe siècle

Axelle Davadie

RÉFÉRENCE

Sophie Lefay, L’Éloquence des pierres. Usages littéraires de l’inscription au XVIIIe siècle, L’Europe des Lumières 38, Paris, Classiques Garnier, 2015, 362 p. + 6 pl. 39 euros / isbn 978-2-8124-4619-1

1 Le présent ouvrage est issu d’une thèse d’habilitation et présente une très riche synthèse sur les usages littéraires, mais aussi artistiques de l’inscription en France. Chronologiquement, l’enquête est menée de la création de l’Académie des Inscriptions au déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion. Ces deux termini indiquent le contexte du fait culturel étudié : entre les débuts de la science épigraphique portant sur les textes latins et grecs, dont les langues sont encore connues, jusqu’à la révélation de la langue et de l’écriture de l’Égypte antique. L’inscription est un procédé scripturaire et littéraire qui a suscité des débats nombreux, que cet ouvrage présente en détail. Pour autant, la science épigraphique n’est pas traitée pour elle-même, elle est un référent auquel sont empruntés des termes descriptifs. On pourrait regretter que cette approche livresque fasse l’économie des corpus d’inscriptions, dont l’existence est certes mentionnée, mais sans en retracer même brièvement la diffusion et les apports à l’histoire comme science.

2 Il s’agit donc de rendre compte des usages de l’inscription, qu’elle soit à visée historique, comme en atteste la « Querelle des Inscriptions » au sujet des légendes sur les arcs de triomphe dans les bonnes villes du royaume ou sur les peintures de la voûte de la galerie des Glaces célébrant les hauts faits de Louis XIV, ou mémorielle devant un haut lieu incitant à la méditation tel le cirque de Gavarnie découvert en 1788 et objet d’inscriptions, voire amoureuse comme le pratiqua Rétif de la Bretonne. Le tout dans

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une période où le livre devient un élément commun de la culture et l’histoire émerge en tant que discipline, en s’intéressant à l’étude de l’origine des langues.

3 De plus, la connaissance de la mythologie grecque et romaine semble décliner, ce qui rend malaisée la compréhension des tableaux du grand genre ou peinture d’histoire. Cette dernière est encore nourrie par les civilisations de la rive nord de la Méditerranée, la Grèce et Rome. Puisque les images n’évoquent plus spontanément chez le spectateur les passages célèbres de Tacite, Tite-Live, voire Polybe, il devient nécessaire d’en expliciter le sens par des inscriptions. Réapparaît alors la question récurrente de l’allégorie et de l’usage qui en est fait.

4 Le XVIIIe siècle est celui des Lumières, de la Révolution, des aspirations de la bourgeoisie à participer au gouvernement et du renouveau de la question de la langue des inscriptions en France, latin ou français. Or qui dit inscriptions dit déchiffrement, que la langue ainsi écrite soit connue ou non. L’idée que les hiéroglyphes sont une langue pour sourds et muets est répandue parmi les intellectuels, tel Diderot. Quand l’inscription recourt au français, elle use des abréviations comme dans les textes en latin et sa compréhension peut alors relever du rébus.

5 Ce siècle est aussi celui des débuts des sciences naturelles dont les fossiles sont les inscriptions de la nature que l’homme doit élucider. Cet attrait pour la nature est aussi révélé par l’intérêt pour les jardins, l’opposition entre les deux styles – à la française, ou à l’anglaise – ce dernier justifiant l’emploi des inscriptions comme le fit Girardin à Ermenonville en gravant sur les rochers les citations de Pétrarque ou du Tasse.

6 Les inscriptions sont aussi vues comme des ornements architecturaux et le contrôle des arts depuis Louis XIV entraîne celui des inscriptions. La question de la langue n’est toujours pas tranchée, puisque même après l’expulsion des Jésuites en 1762 et le développement d’un enseignement en langue française, le choix du latin prévaut sur le socle de la statue de Louis XV aux Tuileries, malgré le solécisme relevé par les contemporains. On aurait aimé avoir quelques données chiffrées sur la diffusion de l’alphabétisation. Avec la Révolution, le débat devient politique, puisque le français est mis en avant dans un souci d’éducation du citoyen, pour qui les discours devaient être compréhensibles aisément, quand le latin devint la langue de la religion, de l’Ancien Régime et donc de l’obscurantisme.

7 Enfin, l’auteure étudie les caractéristiques de l’inscription qui donnent naissance au style qualifié de lapidaire. Cette manière d’élocution renvoie au laconisme et à l’idéal spartiate défendu par les Révolutionnaires. On revient alors au propos initial : le texte gravé sur la pierre doit répondre à certains critères la brièveté, l’austérité, la sévérité. Cela évoque davantage le latin que le grec, alors que l’époque est bavarde : Voltaire lui- même conçoit une inscription brève en latin et prolifique en français, pour les écoles de chirurgie en 1773.

8 Les différents usages de l’inscription, comprise comme un texte porté par un matériau différent du papier qui constitue le livre, sont analysés et mettent en évidence le jeu intellectuel et littéraire auxquels s’adonnèrent la plupart des esprits brillants du XVIIIe s.

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AUTEURS

AXELLE DAVADIE Université de Paris 4 Sorbonne [email protected]

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Peter Liddel & Polly Low (éd.), Inscriptions and their uses in Greek and Latin literature

Francesca Dell’Oro

RÉFÉRENCE

Peter Liddel & Polly Low (éd.), Inscriptions and their uses in Greek and Latin literature, Oxford, Oxford University Press, Oxford Studies in Ancient Documents, 2013, xii + 403 p. 94 livres / 978-0-19-966574-7

1 Dans ce volume, issu d’un colloque éponyme qui a eu lieu à l’Université de Manchester en 2009, P. Liddel et P. Low explorent la réception des inscriptions chez les auteurs grecs et latins. Dans une ample introduction ils explicitent les prémisses du colloque et de leur démarche scientifique en les inscrivant dans un projet de recueil et d’analyse de données épigraphiques transmises par les textes anciens, qu’ils ont commencé en 2003 en vue de la constitution du Database of inscriptions in Greek and Latin texts.

2 La première partie du recueil, caractérisée par une approche historiographique, est consacrée au dialogue que les auteurs anciens ont construit avec le passé. A. Hartmann montre comment le degré de fiabilité d’un document se conjuguait avec l’estimation de son ancienneté et D. Langslow comment l’évolution de la langue et de l’écriture ont rendu difficiles la lecture et l’interprétation des inscriptions latines archaïques pour le public des époques postérieures. Les contributeurs soulignent en outre l’importance des sanctuaires et de leurs archives en tant que « centres de documentation » dans des genres variés, de l’histoire (E. Kosmetatou) à l’oratoire et à la philosophie (M. Mari) et ils retracent un éventail de modalités d’appropriation de la source que constituent les inscriptions, qui va de l’emploi d’un document original jusqu’à son invention, en passant par la révision et l’adaptation (M. Haake). L’épigramme inscriptionnelle est au centre de deux dernières contributions de cette section. Y.Z. Tzifopoulos se penche sur les modalités de la construction et de l’articulation de la narration autour des

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épigrammes dans l’œuvre de Pausanias. A. Petrovic, dans son étude sur la consultation et l’emploi par les orateurs athéniens du IVe siècle av. n. è. de collections d’épigrammes inscrites, propose la naissance d’une nouvelle typologie de collection épigrammatique qui aurait inclus les épigrammes publiques d’intérêt historique.

3 Dans la deuxième partie du volume les différentes études de cas dégagent non seulement les indices d’une réception de formules et motifs des inscriptions (en particulier métriques) chez les auteurs grecs et latins, mais elles montrent aussi que la pleine appréciation de cette réception devait passer par un public familier avec les codes épigraphiques. Aussi cette section contribue à l’exploration de l’« epigraphic literacy » – selon l’expression de J. Day (p. 217) – dans l’Antiquité gréco-romaine, comme le font D. Fearn à travers la poésie de Simonide et de Pindare, P. Le Ven avec l’exemple de l’hymne à la Vertu d’Aristote ou J. Nelis-Clément et D.P. Nelis, en présentant l’essor de la culture épigraphique sous Auguste. On remarquera que J. Lougovaya, en examinant la présence et la fonction des inscriptions dans les textes théâtraux, étend le sujet d’étude à un corpus qui était resté marginal. Novatrice apparaît aussi la contribution de M. Dinter qui exploite le cadre théorique élaboré par les études sur l’intermédialité afin d’analyser la perte des confins entre modalités inscriptionnelles et modalités narratives à l’instar de l’emploi de la formule d’origine épigraphique tu quoque dans l’Énéide. Le volume est clos par la contribution de A.V. Zadorojnyi, qui étudie la réception des inscriptions dans la prose d’âge impérial à l’exemple de plusieurs auteurs, de Dion de Pruse jusqu’au Roman d’Alexandre.

4 Trois index (inscriptions ; textes littéraires et papyrus ; sujets) enrichissent le volume et en permettent une consultation aisée pour un public aux intérêts diversifiés. Le recueil se caractérise par une typographie soignée, coquilles et omissions étant très limitées.

5 On aurait souhaité voir certains concepts de base mieux approfondis, comme, par exemple, ce qu’était une inscription pour les anciens, voire dans quelle mesure le support matériel influençait formes et contenus. Seuls quelques auteurs (par ex. Lougovaya, p. 255) affirment explicitement prendre en considération seulement les inscriptions exposées au public. Ce choix reflète une approche parfois difficile à mettre en œuvre lorsqu’un texte est présenté (cité, résumé ou employé) dans un autre texte, et la sélection des informations se trouve déjà faite par l’auteur ancien. Ambigu, bien que très courant, est en outre le terme d’« épigraphie littéraire » employé pour renvoyer à la réception des inscriptions chez les auteurs anciens, car ce syntagme finit, d’un côté, par qualifier de « littéraires » des documents qui peuvent avoir une composante « littéraire » très faible et qui n’ont souvent aucune prétention esthétique (par exemple, une borne qui marque une limite de propriété), et de l’autre, par exclure implicitement de l’étude spécifiquement littéraire certaines typologies d’inscriptions à cause de leur support (par exemple, les inscriptions métriques).

6 P. Liddel et P. Low offrent un volume dense et qui garde une cohérence polyphonique en dépit de l’ampleur du sujet choisi et de l’étendue chronologique du corpus. Il a, entre autres, le mérite de réunir les contributions de spécialistes provenant de champs disciplinaires aux approches et aux méthodes différentes, comme le sont l’histoire et la littérature. Ce volume est sans doute destiné à être un point de départ utile pour d’ultérieurs approfondissements des rapports entre épigraphie et littérature.

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AUTEURS

FRANCESCA DELL’ORO Chercheuse indépendante [email protected]

Anabases, 24 | 2016 354

Eric M. Moormann, Pompeii’s Ashes. The Reception of the Cities Buried by Vesuvius in Literature, Music, Drama

Claude Aziza

RÉFÉRENCE

Eric M. Moormann, Pompeii’s Ashes. The Reception of the Cities Buried by Vesuvius in Literature, Music, Drama, De Gruyter, 2015, 488 p. 94,95 euros/ isbn 978-1-61451-885-3

1 Sur Pompéi, innombrables sont les études, mais le livre de E. M. Moormann ouvre, avec un réel talent d’écriture et une érudition sans faille, un nouveau champ d’études, à savoir tout ce que Pompéi (et à un niveau plus modeste Herculanum) a engendré : témoignages antiques, récits de voyage, fictions littéraires, musicales, artistiques et cinématographiques. Travail gigantesque que celui auquel l’auteur s’est attelé. Il est vrai que les nombreux travaux qu’il a consacrés à Pompéi abordaient déjà certains aspects du sujet – notamment la fiction historique – travaux qu’ont va voir développés tout au long de dix chapitres, où le lecteur va de découvertes en découvertes.

2 Passons un peu vite sur le premier, qui reprend l’histoire des fouilles et attardons-nous sur les aspects plus novateurs des suivants. D’abord les voyageurs, dont on a du mal à évaluer le nombre exact. On connaît les plus célèbres. Les Goethe, cas unique de trois générations qui portent un regard chaque fois différent lors de leurs visites en 1740 (le père), 1787-1788 (son fils, l’écrivain), 1830 (son petit-fils).

3 Puis les écrivains anglo-saxons : Scott, en 1842, Dickens, en 1845, Twain, en 1869, Henry James, en 1873 et bien d’autres. Parmi les Français : Chateaubriand, en 1804, Madame de Staël, en 1805, Lamartine, plusieurs fois, entre 1811 et 1844, Stendhal (qui aurait – on ne peut le croire – laissé sa signature sur le temple d’Isis ou à côté…), six fois entre 1811 et

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1839, Nerval, en 1834, Dumas, en 1841, Flaubert, en 1851, Gautier, en 1852, Taine, en 1864, Sartre et Simone de Beauvoir en 1936.

4 Quant aux célébrités européennes, elles font toutes le voyage à Pompéi, François Ier d’Autriche, en 1819, Marie-Louise, l’eximpératrice, en 1824, la reine Victoria, en 1838, le pape Pie IX, en 1949. Après bien des hésitations Freud s’y rend en 1902, Young, en 1917, et tant d’autres encore.

5 Après les récits de voyage, la fiction, celle qu’on a en mémoire et celle qu’on découvre avec étonnement : Cazotte (Le Diable amoureux, 1772), Joseph Mery, l’ami de Dumas (Scènes de la vie italienne, 1834), Léon Daudet (Les Bacchantes, 1931), tous ont placé Pompéi dans un coin de leurs romans. Même Frédéric Mazois, à qui l’on doit l’essentiel de la documentation sur les premières fouilles, s’est risqué – avec bonheur – à devenir romancier, dans Le Palais de Scaurus, 1822.

6 Certes Les Derniers Jours de Pompéi (G.E. Bulwer-Lytton, 1834), Arria Marcella (T. Gautier, 1852), Gradiva (W. Jensen, 1903) demeurent les trois récits emblématiques du statut – tout au long du siècle – de la cité. Où le voyageur se risque solitaire au début du siècle, puis en petit groupe en son milieu et qui devient un lieu de voyage touristique à sa fin. Mais que de fictions où le fantasme s’installe définitivement, depuis les variations sur la Gradiva (A. Robbe-Grillet, S. Sontag, G. Albatazz) jusqu’aux illuminés, fantômes des victimes vésuviennes, comme ce Fou du Vésuve (roman d’A. De Lamothe, 1881).

7 L’auteur a poussé le raffinement jusqu’à faire le tri entre les personnages de la fiction : ici des païens, comme dans beaucoup de romans contemporains, là des Juifs et des chrétiens (même si le terme est, en 79, anachronique), qui foisonnent dans les récits du xixe siècle.

8 Le chapitre VII est particulièrement passionnant, qui examine les vrais et faux manuscrits trouvés à Pompéi. On sait que le thriller archéologique contemporain, le roman policier et, souvent, le roman historique se fondent sur de pseudo-manuscrits trouvés au fond d’une amphore ou au détour d’une ruine !

9 Il faut attendre le chapitre VIII pour découvrir que musique et beaux-arts n’ont pas attendu Bulwer-Lytton pour déplorer les derniers jours de Pompéi. Le premier opéra, celui de Pacini, date de 1825 et le premier tableau, celui de Brioulov, de 1833. On aurait aimé quand même, dans ce domaine, voir figurer les nombreuses chansons consacrées au sujet.

10 Le chapitre IX est consacré à Herculanum, parente pauvre – il faut bien l’avouer – de la fiction, quelques romans, un seul film. C’est d’ailleurs dans le domaine cinématographique que l’auteur donne le moins de détails. Certes, il analyse – un peu vite – les diverses adaptations des Derniers Jours de Pompéi, ne faisant pas toujours clairement la différence entre fiction et docu-fiction, mais il reste un peu en deçà des attentes d’un lecteur, trop comblé pour ne pas devenir (trop ?) exigeant.

11 Quoi qu’il en soit, ce livre est un grand livre qui fera date dans toutes les publications pompéiennes. Il sera désormais difficile de faire mieux. D’ailleurs la tache qui attend le lecteur est immense : retrouver et lire (ou écouter) toutes les œuvres citées. Bref, on pourra, après des années de lectures, et déjà avant, remercier M. Moormann pour cette magnifique étude.

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AUTEURS

CLAUDE AZIZA Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris 3 [email protected]

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Konstantinos P. Nikoloutos (éd.), Ancient Greek Women in film

Claude Aziza

RÉFÉRENCE

Konstantinos P. Nikoloutos (éd.), Ancient Greek Women in film, Oxford, Oxford University Press, Classical Presences, 2013, 376 p. 84 livres / isbn 978-0-19-967892-1

1 C’est une excellente idée d’avoir voulu, grâce à des contributions diverses, donner une idée du traitement des héroïnes grecques, mythologiques ou historiques au cinéma. Le résultat, s’il n’est pas parfois à la hauteur de l’ambition affichée, est toujours intéressant.

2 D’abord Hélène, vue par le cinéma américain (Hélène de Troie, Troy) et grec (Les Troyennes). Si les analyses des deux premiers films (en deux chapitres distincts) sont excellentes, quelle curieuse idée de vouloir comparer le film de Robert Wise (Hélène de Troie) avec Les Troyennes, plate adaptation par Michael Cacoyannis de la tragédie d’Euripide !

3 Ensuite Médée dans Jason et les Argonautes et dans les films de P. P. Pasolini et L. Von Trier. On regrettera la faible part accordée à l’analyse du premier, un chef d’œuvre, comparée aux développements sur les deux autres. D’autant plus que – opinion toute personnelle – la Médée de Pasolini est l’exemple même de l’adaptation ampoulée, chichiteuse et branchée de la légende.Bref, ce qu’il ne faut pas faire au cinéma.

4 Belle analyse de la figure de Pénélope qui, dans l’Ulysse de Mario Camerini, revêt aussi les traits de Circé, puisque les deux personnages sont joués par la même actrice Silvana Mangano. Tout comme les lignes consacrées aux épouses d’Hercule, Iole et Déjanire. On reste un peu sur notre faim avec les autres héroïnes du cycle troyen, représentées seulement par Clytemnestre.

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5 Tout comme on déplorera, après les très intéressants développements sur les reines de Sparte, Gorgo, et de Macédoine, Olympias, que manquent Aspasie et Sappho. Quant au traitement accordé à Cléopâtre, il est – devant l’abondance de la filmographie – assez pauvre. Mais est-ce encore une héroïne grecque ?

6 Un livre donc qui est une excellente invitation à aller plus loin dans l’étude des adaptations cinématographiques des figures antiques.

AUTEURS

CLAUDE AZIZA Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris 3 [email protected]

Anabases, 24 | 2016 359

T. Power & R. K. Gibson (éd.), Suetonius the Biographer. Studies in Roman Lives

Olivier Devillers

RÉFÉRENCE

T. Power & R. K. Gibson (éd.), Suetonius the Biographer. Studies in Roman Lives, Oxford, Oxford University Press, 2014, 338 p. 70 dollars /isbn 978-0-19-969710-6

1 Premier ouvrage collectif en anglais sur Suétone, issu pour l’essentiel d’un colloque qui s’est tenu à Manchester en 2008, ce volume aborde l’originalité du biographe sous différents aspects : style, contenu, composition, réception… Après un chapitre introductif, qui, en s’appuyant sur une riche bibliographie, expose ce propos (T. Power), une première partie, transversale, sur la construction des Vies, rassemble trois articles. D. Hurley épingle les problèmes d’organisation que posait le choix d’une présentation par rubriques (per species), bien adaptée surtout aux règnes longs, marqués par de grandes réalisations. C. Damon examine les diverses fonctions des citations d’empereurs : comme substituts de sententiae, pour souligner des thématiques ou comme vecteurs d’ironie. T. Power s’attache à la manière dont se termine chaque Vie suétonienne, souvent en écho les unes aux autres ; les comparaisons et contrastes auxquels conduit le procédé confirment à la fois la cohérence de l’ensemble de l’ouvrage et le jugement qui peut être porté sur chaque empereur.

2 Une deuxième partie réunit des contributions davantage ponctuelles. J. Henderson s’interroge, à partir des interactions avec la Vie d’Auguste (mais pas seulement), sur le statut de la Vie de César, à la fois in and out à l’intérieur du corpus des Vies. Au départ de la législation d’Auguste sur le mariage, R. Langlands voit dans le texte de Suétone divers indices qui suggèrent que, en dépit de ses intentions, cet empereur n’a pu avoir la maîtrise sur l’usage que les princes postérieurs ont fait de l’œuvre qu’il leur léguait.

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E. Gunderson oppose d’une part la volonté d’exemplarité attachée au personnage d’Auguste et, d’autre part, l’incapacité de son successeur, Tibère, à livrer lui-même une image exemplaire. Pour D. Hurley, le récit de la mort de Caligula est, en écho à sa carrière de ce prince, élaboré de manière à ce que son assassinat apparaisse comme une juste rétribution de ses actes tyranniques. En comparant la Vie de Titus avec celle des autres empereurs, et spécialement celle d’Auguste, W. J. Tatum souligne sa place dans la réflexion de Suétone sur ce qui fait un bon empereur ; cette contribution est l’une de celles qui abordent le plus directement l’idéologie du biographe. Dans une perspective plus strictement littéraire, J.-M. Hulls, à partir de l’image du miroir, livre diverses observations sur la construction de la figure tyrannique de Domitien.

3 La troisième partie rassemble quatre articles qui sont moins directement liés aux Vies des Césars. R. Gibson compare la liste des figures littéraires retenues par Suétone pour son De Viris illustribus avec celles que mentionne Pline le Jeune dans ses Lettres ; il met en évidence la manifestation de perspectives sociales dans les choix des deux auteurs ainsi que dans leur traitement de la matière, Suétone apparaissant en particulier plus sensible à l’idée d’une ascension sociale procurée par le talent littéraire. T. Power se consacre à un ouvrage perdu de Suétone, Les Courtisanes célèbres, remettant en question le caractère biographique que lui a souvent prêté la recherche ; aux fins de sa démonstration, il présente les précédents d’un tel ouvrage dans la littérature grecque, en discute le seul fragment conservé et propose de nouveaux fragments. C’est à un autre ouvrage perdu, sur les spectacles (De Ludis scaenicis et circensibus ?) que s’intéresse T.P. Wiseman, plus spécialement à un fragment connu par Diomède et à ce qu’il apporte à notre connaissance de l’histoire du théâtre. J. Wood examine les raisons pour lesquelles, au début du ixe s., Eginhard a choisi Suétone comme modèle de sa Vie de Charlemagne ; un motif pourrait notamment en être la bonne réputation dont, à travers les auteurs chrétiens (saint Jérôme, Isidore de Séville), mais aussi l’Histoire Auguste, le biographe jouissait alors au sein de l’intellitgensia carolingienne.

4 C’est sans doute un objectif de la plupart des études réunies ici que de faire apparaître l’implication de Suétone dans la composition et l’écriture de son œuvre. En ce sens, au- delà de la diversité des articles qui le constituent, quelques idées traversent ce livre : la cohérence des Vies des Césars et la nécessité d’éclairer chaque vie à la lumière des autres, le rôle d’Auguste (voire de César) comme référence pour les princes ultérieurs, la pratique de l’intratextualité et de l’ironie… On relèvera aussi le recours fréquent à la comparaison avec Dion Cassius, presque à part égale avec le plus attendu Tacite, en vue de mieux comprendre la spécificité des choix de Suétone.

5 Au total, le volume parvient à mettre en lumière un auteur dont les biographies ne sont pas toujours autant utilisées qu’elles le devraient par les historiens, et n’ont peut-être pas non plus trouvé encore leur juste place dans les études consacrées à la littérature latine.

6 Une bibliographie (très complète), deux index (des passages cités, général).

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AUTEURS

OLIVIER DEVILLERS Université Michel de Montaigne [email protected]

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Francesca Prescendi, Rois éphémères, enquêtes sur le sacrifice humain

Claire Joncheray

RÉFÉRENCE

Francesca Prescendi, Rois éphémères, enquêtes sur le sacrifice humain, Genève, Labor et fides, 2015, 198 p. 21 euros / isbn 978-2-8309-1500-6

1 Lors du colloque intitulé Sacrifices humains : dossiers, discours, comparaisons, paru en 2013 (compte-rendu dans Anabases 20,2014, p. 425-429),unarticledeF. Prescendi (p.231-248) abordait le problème des rois éphémères sacrifiés à la fin d’une période de fête dans les rites antiques et surtout romains, à partir du texte des Actes de Saint Dasius découvert à la fin du XIXe s. et de leur portée historiographique. Cet article abordait les principaux thèmes que l’ouvrage paru en 2015 (Rois éphémères, enquêtes sur le sacrifice humain) reprend dans un ensemble cohérent qui suit la logique de la recherche.

2 En effet, à l’occasion d’un séminaire sur les fêtes de fin d’année dans le monde romain, l’auteure s’est penchée sur la fête des Saturnales et s’est questionnée sur le rapport entre les sacrifices humains et le dieu Saturne. Au départ de cette recherche, l’article de C. Lévi-Strauss intitulé « le Père Noël supplicié » (Les temps modernes, n° 77, 1952, p. 1572-1590) qui s’appuie lui-même sur un fait divers de décembre 1951 quand, à Dijon, une effigie du Père Noël a été brûlée pour critiquer l’aspect commercial de la fête de la Nativité. D’où l’idée que l’image de la mise à mort d’une figure représentant les maux des hommes en fin d’année correspondrait pour Lévi-Strauss à une réminiscence des anciens mythes associés aux boucs émissaires et à la substitution des sacrifices humains par des représentations symboliques. Un des arguments reposait sur la comparaison avec les fêtes de fin d’année à Rome, appelées Saturnales, pendant lesquelles les jeux de gladiateurs se substitueraient aux sacrifices humains, dont l’existence est prouvée par l’étude de J. G. Frazer dans son livre le Rameau d’or : ce livre traite de la mort et de la

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résurrection de celui qui incarne le pouvoir royal et regroupe toutes les sources présentant un personnage transformé en roi et mis à mort.

3 F. Prescendi entend dérouler le fil de cette argumentation. Le premier chapitre présente le fait divers de Dijon puis l’article de Lévi-Strauss. S’ensuit un rappel mythologique : Saturne est surtout un dieu agricole et ses fêtes présentent un lien avec la fin des semailles, l’espérance d’une renaissance printanière et la fertilité de la terre. À partir du IIIe s. av. J.-C., Saturne s’approprie des légendes du dieu grec Cronos, qui (entre autres) dévora ses enfants, et devient un dieu ambigu entre civilisation et violence. Lors des fêtes dédiées à Saturne, il existerait bien un roi, d’après le rhéteur Lucien, mais son champ d’action est restreint au domaine privé, comme régisseur de banquet. Aucun élément ne permet d’affirmer que ce roi est mis à mort à la fin des fêtes : l’idée du sacrifice humain semble concerner alors davantage l’imaginaire que la pratique rituelle.

4 Les chapitres 2 et 3 de cet ouvrage expliquent comment est né cet imaginaire à travers l’étude de la genèse du chapitre du Rameau d’or de J. G. Frazer (1854-1941) consacré aux Saturnales publié en 1890, en lien avec la passion du Christ comme rituel de mise à mort du roi dans une seconde version en 1900 (passion du Christ qui finit en annexe lors de la troisième version en 1911). Frazer fonde sa réflexion d’un sacrifice du roi lors des Saturnales sur les Actes de Saint Dasius, unique texte qui met en rapport la fête des Saturnales avec le sacrifice du meneur de la fête déguisé en roi. Ce texte a été découvert par son contemporain F. Cumont (1868-1947). L’authenticité de ce manuscrit est assurée mais pas sa datation (postérieure à 325 mais décrivant un fait de 303) ni son auteur. Cette source décrit d’abord la fête des Saturnales puis raconte comment Dasius, soldat chrétien qui a refusé de jouer le roi lors des fêtes, est puni de mort. Le roi, tiré au sort parmi les soldats, pouvait vivre de manière exubérante pendant 30 jours avant de se tuer à la fin de la fête et s’offrir ainsi lui-même aux dieux. F. Prescendi étudie l’effervescence scientifique autour de la découverte de ce manuscrit et l’évolution de la pensée des savants Frazer, Parmentier, Cumont, Lang à partir de lettres inédites échangées entre ces savants et publiées pour la première fois dans cet ouvrage. Ces documents montrent surtout que le débat, au XIXe s., se concentre sur l’existence ou non du sacrifice humain dans la religion romaine.

5 Le chapitre 4 reprend les sources antiques citées par ces savants, selon une présentation succincte voulue par l’auteure qui pense que leur étude devrait donner lieu à une thèse. La liste des sources est indexée à la fin du livre. Il s’agit de la fête des Sacées, rite de transgression et d’inversion avec la présence d’un roi éphémère mais sans mise à mort ; du rite du bouc-émissaire à Rhodes en rapport avec la divinité Artémis ; du rite des Albanoi lié à la Lune et le meurtre d’un esclave sacré dont le cadavre est conservé comme une relique ; de l’histoire du pauvre de Marseille qui, bien nourri, prend sur lui la misère de la ville avant sa mise à mort ; des rites de devotio durant lesquels on donne sa vie pour en sauver une autre ; des rites de libations de sang humain ; enfin des textes qui mettent en relation le mois de décembre et la mort des gladiateurs. L’auteure interprète ces textes selon une thématique agraire et dans le cadre de la fertilité de la terre, suivant en partie seulement les recherches de M. Le Glay. Par exemple, le sang du gladiateur devient source de force et de fécondité. Aucune de ces sources ne met en rapport direct la mise à mort d’un homme et les Saturnales : F. Precendi montre ainsi comment la pratique décrite dans le martyre de Saint Dasius n’a

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pas de comparaison à Rome. Les sacrifices humains sont donc étrangers aux fêtes des Saturnales.

6 Cette conclusion convaincante est bien amenée dans un texte de lecture facile qui suit la logique de la réflexion scientifique. Malgré quelques présentations paraphrasées des lettres au chapitre 3 et des citations iconographiques en provenance de sites Internet non libres de droit, le livre de F. Prescendi est bien documenté, à partir de sources inédites. Le déroulement intellectuel apporte beaucoup de fraîcheur : il est plaisant de jouer entre les textes antiques et l’historiographie actuelle. Le mois de décembre s’avère correspondre tout à fait aux mois des excès et être le moment propice à la transgression.

AUTEURS

CLAIRE JONCHERAY Equipe ESPRI, UMR 7045 ArScAn [email protected]

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Stéphane Ratti (dir.), Une Antiquité tardive noire ou heureuse ? Colloque international de Besançon, 12 et 13 novembre 2014

Claude Aziza

RÉFÉRENCE

Stéphane Ratti (dir.), Une Antiquité tardive noire ou heureuse ? Colloque international de Besançon, 12 et 13 novembre 2014, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté 2015, 274 p. 23 euros/ isbn 978-2-84867-528-2

1 Une Antiquité tardive noire ou heureuse ? Voilà un colloque dont l’intitulé a de quoi surprendre. Moins dans le thème abordé que dans l’opposition de deux termes qu’on ne met pas en général sur le même plan. L’explication viendra ensuite tout au long de treize communications, précédées d’une longue introduction de Stéphane Ratti, l’organisateur du colloque, et suivies de conclusions de Jean-Michel Carrié. Le tout en trois parties : Historiographie et questions de Périodisation (1), Païens et chrétiens : violences, polémiques et appropriations (2), La dernière Antiquité tardive : les Ve et VIe siècles (3).

2 Bas-Empire ou Antiquité tardive ? Giuseppe Zecchini a raison de signaler que les deux termes, pour la même période, ont, le premier un connotation négative – l’opposition avec le Haut-Empire – et le second une connotation positive, indiquant une évolution de l’Antiquité. Le premier terme remonte à l’historiographie française du XVIIIe siècle, confortée ensuite par Gibbon qui fait partir du règne de Commode le début d’une longue décadence. Le second a été introduit et développé par P. Brown, dans les années 1980. L’historien voit non plus une décadence mais un changement radical qui prend son essor à partir de l’Empire chrétien. On sait que, derrière cette idée, il y a le refus

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d’une chute de l’Empire Romain sous les coups des barbares et l’affirmation d’une transition douce vers le monde médiéval. Ce débat est encore d’actualité et la thèse de Brown est aujourd’hui combattue par des historiens comme Bryan Ward-Perkins dans sa Chute de Rome (2005) qui montre que les barbares ont bien détruit la civilisation romaine.

3 Mais le terme même d’Antiquité tardive pose un épineux problème de périodisation, à savoir son début. On voit s’affronter ici de nombreuses hypothèses : fin du iiie siècle (Règne de Dioclétien), fin du ive siècle (mort de Théodose), voire des dates-clés, comme la défaite d’Andrinople devant les Goths en 378.

4 Mais quelles que soient les dates choisies pour fixer les limites de cette Antiquité tardive, que certains font perdurer très tard, reste la question de l’attitude de l’Empire chrétien envers les païens et, accessoirement, les juifs. Il est évident que périodes de violences et de paix sociale changent selon les époques et les lieux. Il y eut, parfois, une cohabitation apaisée entre les communautés, voire dans une même famille. Si l’attitude de l’Empereur est de protéger tous ses sujets, il doit aussi s’incliner devant le pouvoir de l’Église quand il veut punir, par exemple, la destruction d’une synagogue. Mais il apparaît que, peu à peu, des mesures sont prises pour en finir avec le paganisme. Le bref sursaut de Julien en sa faveur et son désir, pour rallier à lui la communauté juive, de reconstruire le Temple de Jérusalem ne seront qu’un feu de paille, devant une évolution inéluctable. Peu à peu, le christianisme persécuté va se faire persécuteur. Certes, il y aura encore quelques îlots de paganisme tranquille, si l’on en juge par le témoignage, au début du ve siècle, d’un homme d’Étatpoète, Rutilius Namatianus. Mais il semble bien que l’Antiquité tardive ait, peu à peu, passé d’un rose partiel au noir total.

5 Passionnant colloque donc, dont chaque contribution mériterait une analyse détaillée et dont ce compte rendu ne peut être qu’une incitation à une lecture complète.

AUTEURS

CLAUDE AZIZA Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris 3 [email protected]

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Brett M. Rogers et Benjamin Eldon Stevens (éd.), Classical Traditions in Science Fiction

Catherine Valenti

RÉFÉRENCE

Brett M. Rogers et Benjamin Eldon Stevens (éd.), Classical Traditions in Science Fiction, Oxford, Oxford University Press, 2015, 380 p. 23,49 livres/ isbn 978-0-19-022833-0

1 Professeurs assistants à Puget Sound University et à Bryn Mawr College, Brett M. Rogers et Benjamin Eldon Stevens ont réuni dans ce volume une douzaine de contributions consacrées à la réception de l’Antiquité dans les œuvres de science- fiction, qu’il s’agisse de romans, de bandes dessinées, de films ou de séries télévisées.

2 Alors que la science-fiction, tournée vers l’avenir et mettant en scène des mondes futuristes, semble a priori très éloignée de l’Antiquité, les auteurs montrent dans l’introduction de l’ouvrage à quel point les références antiques irriguent au contraire les productions relevant de la science-fiction, y compris les plus contemporaines. Si l’on considère le Frankenstein de Mary Shelley, paru en 1818, comme le premier roman de science-fiction, on constate qu’il empruntait déjà aux mythes antiques : n’était-il pas sous-titré Le Prométhée moderne ? L’émergence de la science-fiction, d’abord comme genre littéraire, paraît effectivement contemporaine du retour de l’intérêt pour l’Antiquité à partir des XVIIe-XVIIIe siècles.

3 Les contributions sont organisées en quatre grandes parties. La première explore les liens inattendus mais pourtant étroits entre les premiers écrits de science-fiction et les classiques antiques : Jesse Weiner montre ainsi que les poèmes épiques de Lucrèce et Lucien non seulement four-nissent les modèles de certains passages-clés du Frankenstein de Mary Shelley, mais nous aident également à comprendre l’intérêt de

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l’œuvre contemporaine pour les questions éthiques et scientifiques. Benjamin Eldon Stevens étudie quant à lui la réécriture de Virgile pratiquée par Jules Verne.

4 La deuxième partie examine l’influence de l’Antiquité sur les œuvres de science-fiction les plus récentes, celles des xxe et xxi e siècles. Il ne s’agit plus ici seulement de littérature, mais également de cinéma : Gregory S. Bucher analyse le film Forbidden Planet (Planète interdite), réalisé en 1956 par Fred McLeod Wilcox, et met en lumière les liens de ce long métrage à la fois avec la tragédie Œdipe de Sophocle au ve siècle avant J.- C., et avec les conseils donnés par Aristote au ive siècle avant J.-C. dans sa Poétique. Dans sa contribution, Joel P. Christensen compare pour sa part les caractéristiques narratives et thématiques à l’œuvre à la fois dans l’Iliade d’Homère et dans le Dune de Frank Herbert.

5 La troisième partie de l’ouvrage est plus particulièrement consacrée à l’influence antique dans les séries télévisées de science-fiction, des années 1960 à nos jours. Cette partie s’ouvre sur une contribution de George Kovacs qui explore l’utilisation des mythes grecs dans plusieurs épisodes de la série Star Trek (dont la diffusion aux États- Unis a commencé en 1966). Vincent Tomasso s’intéresse à une série plus récente, Battlestar Gallactica (diffusée entre 2004 et 2009), qui raconte les aventures, dans un avenir lointain, d’un groupe de réfugiés humains, partis en quête d’un nouvel astre où s’établir, et qui pratiquent une religion calquée sur celle des anciens Grecs. Au terme d’un périple à travers la galaxie, ils s’établissent sur une planète qui est en réalité la Terre, où ils vont fonder la civilisation telle que nous la connaissons : ce qui apparaissait comme un futur lointain se déroulait en réalité dans un passé reculé. Tomasso montre que les allusions à la religion grecque antique soulèvent des questions, d’ailleurs non résolues, sur les notions de « tradition » et de « progrès ».

6 La quatrième partie se focalise sur un thème central de la science-fiction contemporaine : l’utilisation d’« autres mondes » quels qu’ils soient – passés, futurs ou parallèles – pour penser des aspects importants voire controversés de notre propre univers. Marian Markins considère ainsi que la vision d’une Amérique tyrannique telle qu’elle est représentée dans la série Hunger Games s’inscrit en réalité dans une tradition ancienne qui présente la République romaine sous un jour négatif, les États-Unis se considérant plutôt comme les héritiers de l’empire romain. Certaines fictions flirtent quant à elles avec l’uchronie, présentant une histoire alternative, et interrogent du même coup les fondements de la civilisation occidentale : ainsi dans le « comics » Pax Romana de Jonathan Hickman, étudié par C. W. Marshall, l’Église catholique envoie-t- elle dans le passé des soldats chargés d’aider l’empereur Constantin à se débarrasser du paganisme, qui semble avoir triomphé dans un présent qui n’est pas le nôtre.

7 Au final, quelques grandes interrogations traversent ce volume : quelle est l’Antiquité représentée dans les œuvres de science-fiction, et la définition de cette Antiquité n’est- elle pas largement tributaire des interprétations livrées au Moyen Âge et pendant les siècles qui ont suivi ? Quelle(s) forme(s) aurait l’Antiquité sans ces réceptions successives ? Surtout, les réceptions classiques dans la science-fiction ont-elles pour but de reconstituer l’Antiquité, ou plutôt de s’en débarrasser ? Autant de questions auxquelles les contributions réunies dans ce volume apportent des éléments de réponse, sans doute destinés à être complétés par des études ultérieures.

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AUTEURS

CATHERINE VALENTI Université Toulouse-Jean Jaurès (ut2j) [email protected]

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Jeroen W. P. Wijnendaele, The Last of the Romans. Bonifacius -Warlord and comes Africae

Claude Aziza

RÉFÉRENCE

Jeroen W. P. Wijnendaele, The Last of the Romans. Bonifacius -Warlord and comes Africae, London /New Delhi / New York / Sydney, Bloomsbury, 2015, 182 p. 39, 95 dollars/ isbn 978-1-78093-717-5

1 Le comte Boniface, qui disputa à Aetius le titre de « Dernier des Romains », reste peu connu, éclipsé par la figure de son rival. L’auteur a tenté, en six chapitres, d’éclairer la vie et la carrière d’un des plus grands défenseurs des dernières années de l’Empire Romain d’Occident. L’ouvrage brosse d’abord un tableau complet du monde de Boniface, ces années 375-420 qui voient la difficile succession de Valentinien I, mort en 375, la terrible défaite d’Andrinople (378) face aux Goths, la prise de Rome par Alaric (410). Le jeune homme est tribun en Afrique et commence avec Augustin une correspondance qui se poursuivra longtemps. Car – deuxième chapitre – les débuts de Boniface (413-421) le montrent d’abord comme un soldat du Christ. La mort de son épouse et le chagrin ressenti ne l’empêchent pas de gravir peu à peu les échelons du pouvoir. Le troisième chapitre le décrit, dès 422, après un remariage, légat de Constance, puis prenant le parti de Galla Placidia et de Valentinien qui partent en exil à Constantinople. Quand ce dernier monte sur le trône, en 425, Boniface est nommé Comes Africae et Comes domesticorum. Il est alors au faîte du pouvoir. Mais très vite, dès 427 (c’est le sujet de la quatrième partie), le vent tourne : Boniface est proclamé Hostis publicus. Il faudra attendre l’arrivée des Vandales en Afrique, en 429 (cinquième partie), pour que l’Empire lui redonne ses titres. Mais la rivalité entre Aetius et Boniface, qui s’avérera mortifère pour Rome, les conduit à l’affrontement, en 432, à Rimini. Boniface y perdra la vie. Le dernier chapitre est consacré à son beau-fils Sébastien qui mènera,

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jusqu’à sa mort en 442, une vie hasardeuse et aventureuse, entre Rome et l’Afrique des Vandales.

2 Précis, bien documenté, d’une lecture aisée, ce livre fait toute la lumière sur un des derniers défenseurs de l’Empire, laissé injustement un peu dans l’ombre.

AUTEURS

CLAUDE AZIZA Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris 3 [email protected]

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Roger D. Woodard, The textualization of the Greek alphabet

Mathilde Cambron-Goulet

RÉFÉRENCE

Roger D. Woodard, The textualization of the Greek alphabet, Cambridge / New York, Cambridge University Press, 2014, 367 p. 74, 99 livres / isbn 9781107028111

1 Woodard propose une double étude dans laquelle le geste d’écriture comme performance est examiné à partir de plaques de cuivre sur lesquelles sont gravés des abécédaires. Les deux études, quoique inter-reliées, peuvent être lues séparément, mais la profondeur de l’ouvrage repose sur leur juxtaposition.

2 La première moitié de l’ouvrage porte sur des plaques de cuivre, l’une de la collection de Würzburg (W) et deux de celle de M. Schøyen (MS), gravées d’abécédaires comportant les lettres de α à τ. Après un chapitre sur l’histoire récente des plaques qui explique leur origine obscure, Woodard analyse systématiquement les différentes formes que prennent sur les plaques les vingt-deux lettres de l’alphabet. La comparaison avec d’autres documents (vases, inscriptions) permet de caractériser les différents glyphes employés pour chacune des lettres sur le plan spatio-temporel. Il s’agit d’un chapitre très technique, qui a le mérite d’être clair, même s’il n’est pas toujours suffisamment illustré pour qui n’a pas en tête les différents yod ou kappa qu’on trouve sur tel vase ou dans tel graffiti. L’ouvrage étant accompagné d’un petit site internet sur lequel se trouvent des illustrations des plaques, il eût été utile d’y inclure des images des principaux vases et des principales inscriptions citées. Le troisième chapitre, signé par D. A. Scott, propose une étude physique et chimique des plaques, suffisamment bien vulgarisée pour que le lecteur, même peu versé dans les méthodologies utilisées, puisse la comprendre. Son travail permet de montrer que les plaques sont authentiques ; qu’elles sont liées entre elles en raison des composés qui leur donnent leur patine, lesquels montrent qu’elles sont issues d’une même feuille de

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cuivre ; enfin, que des résidus de bois et de matière organique y révèlent des traces d’inhumation. L’intérêt de ce chapitre tient à la provenance inconnue des plaques, qui ne peut être identifiée à l’aide de critères externes. Woodard reprend au chapitre 4 son étude sur les abécédaires, qu’il transcrit en signalant les « anomalies » : distorsions par rapport à l’ordre alphabétique habituel, séquences de lettres omises, etc. Deux transcriptions distinctes permettent dans un cas de distinguer les différents glyphes utilisés, et dans un autre cas facilitent la lecture à l’aide d’une transcription orthographique commune. Les anomalies les plus communes que révèlent les plaques sont les confusions entre xi et êta et entre thêta et omicron, et l’omission de la séquence κλμνξο. Les images disponibles en ligne sont très utiles pour suivre l’argumentation des chapitres 3 et 4.

3 La seconde étude s’ouvre sur des considérations sur le caractère arbitraire des signes sonores et graphiques qui constituent la langue et l’écriture. Woodard rappelle que le nombre de graphèmes ne correspond pas nécessairement au nombre de phonèmes ; que les graphèmes sont appelés à varier ; que l’usage tolère un certain écart par rapport au « signe standard » et une certaine homographie, pour peu qu’une personne compétente linguistiquement soit capable de retracer le signe langagier qu’encode le graphème. Il remarque que l’abécédaire (à tout le moins le noyau a-t) n’a pas changé d’ordre depuis les abécédaires phéniciens, alors que l’ordre des lettres dans l’abécédaire n’a pas d’impact sur le plan fonctionnel : la structure syntagmatique de l’abécédaire est transmise par la tradition. La langue et l’écriture étant deux phénomènes distincts, les plaques de cuivre appartiennent ainsi au domaine de l’écriture et non de la langue.

4 En examinant les différents symboles employés pour encoder différents phonèmes, et qui ont été identifiés dans les chapitres 2 et 4, Woodard découvre que les séquences comportant des « anomalies » peuvent être lues non comme des abécédaires mais comme des mots. Le chapitre 6 porte sur une séquence de la plaque MS 2-2, ligne 16, qui peut se lire, en graphèmes habituels, μηλη σε λυζη αβγδ. La discussion qui suit vise à déterminer le sens de cette séquence, à l’aide de la linguistique historique et de témoignages archéologiques et littéraires. Woodard établit ainsi deux rapprochements : 1) entre le texte de la plaque et la tradition littéraire sur le sanctuaire d’Héra à Samos, où l’on trouve un sculpteur nommé Smilis et un arbre sacré (lugos) à partir duquel des guirlandes sont tressées ; 2) entre les plaques gravées d’abécédaires et d’autres formes d’écriture associées à des performances dans des contextes rituels tels que l’oracle de Dodone où la demande de révélation et la révélation elle-même sont écrites. La séquence μηλη σε λυζη αβγδ signifierait alors : « abécédaire, que le stylet te tisse ». 5 Tous ces éléments se mettent en place dans le dernier chapitre, lorsque Woodard attire l’attention du lecteur sur la confusion entre langage et écriture et sur la métaphore du « tissage poétique » (μέλος ὑφαινειν) (p. 228). Une comparaison avec des abécédaires latins et hébreux permet de savoir que l’on avait l’habitude de réciter l’alphabet dans l’ordre, mais aussi en intercalant les éléments finaux entre les éléments initiaux (αω, βψ, γχ, etc.) – ordre alphabétique « tissé » qui a pour effet d’attribuer à un graphème donné (placé à un certain endroit sur le fil de trame) le phonème encodé à la même position (fil de chaîne) dans l’abécédaire précédent (ω =β, β =γ, ψ =δ, etc.). Le même phénomène se produit en intercalant les lettres finales à partir du milieu (αλβμγν). Ce « tissage » de l’alphabet explique certains glissements d’un symbole à un autre pour représenter un même phonème, par exemple thêta et omicron (p. 258-259), la forme

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des lettres ayant tendance à être contaminée par celle des lettres qui lui sont contiguës dans l’abécédaire « tissé », ou lorsqu’elles se trouvent sur le même « fil de chaîne » et correspondent au même phonème. Ces alphabets tissés filent la métaphore du « tissage poétique » qui désigne la composition orale et la performance, et expriment la structure du langage dans ses composantes paradigmatique (fils de chaîne) et syntagmatique (fils de trame). Ils sont en cela des offrandes appropriées pour des divinités qui envoient des signes (σήματα) destinés à être reconnus et interprétés (ἀναγιγνώσκειν). Pour Woodard, le « tissage alphabétique » est placé sur un pied d’égalité avec le « tissage poétique » et signe par conséquent la démocratisation de la composition poétique : l’écriture permet à chacun de produire une performance, sans qu’il faille pour cela être un aède reconnu – même si ce n’est que par le tissage d’un abécédaire.

6 Woodard tisse avec cet ouvrage une toile complexe dans laquelle chaque fil finit par jouer un rôle. Lire les deux études séparément donne sans doute accès aux fils de chaîne et aux fils de trame, mais cela ne rendrait pas justice au travail de son artisan : une telle lecture, trop technique, ne permet pas de voir le tissu.

AUTEURS

MATHILDE CAMBRON-GOULET Université du Québec à Montréal [email protected]

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