/ E tudiants

/ / TELES: 4 LA CLÔTUR DE L ESPAC

FEV R IE R 1998, 5000 LL - 20 FF N o 27. FÉVRIER 19 9 8

PROCHAINE MISE EN VENTE LE 5 MARS So m m a i r e TÉLÉS: LA CLÔTURE DE L’ESPACE 14-19

TOUS TERRAINS: JEUX OLYMPIQUES D’HIVER, DE 1924 À 1994, HEINIE, SAILER, KILLY ET LES AUTRES 63-69 LIBAN–N OUVELLE-Z ÉLANDE EN COUPE D AVIS 70

ÉTUDIANTS ET MAINTENANT QUE FAIRE? 44-57

ÉTUDIANTS EN MOUVEMENT 45 D ES PARTIS MAIS PEU DE MILITANTS 52 N OSTALGIE 54 PRÉLUDE POUR UN PRINTEMPS 56 L’IMAGINATION AU SERVICE D’UN NOUVEAU PROJET DE SOCIÉTÉ 57

L’O RIENT-EXPRESS, MAGAZINE MENSUEL DE L’O RIENT-LE JOUR, EST ÉDITÉ PAR LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE DE PRESSE ET D’ÉDITION, S.A.L. Rédacteur en chef Samir Kassir Culture et Société Direction artistique Infographie Photos Photogravure Rédacteur en chef adjoint Omar Boustany Rasha Salti Alexandre Medawar AR–EM PICTS ClockWise Directeur Anthony Karam Enquêtes et reportages Maquette Illustrations Houda Kassatly Impression Camille Menassa Secrétaire de rédaction Carmen Abou-Jaoudé Edouard Chaptini Mazen Kerbage AFP Joseph Raïdy Publicité Caroline Donati Chantal Rayes Pressmedia Tamam S.A.L.

L’ORIEN T-EXPRESS 3 FÉVRIER 1998 ÉCO § CO: RÉORIENTER L’ÉCONOMIE? 22 ALGÉRIE: LES DAMNÉS DE LA TERRE 26 ÉGYPTE: CHEIKH YASSIN, CHANT D’EXTASE 28-30 YÉMEN: Q AT SUR UN TOIT BRÛLANT 31 VOICE OF AMERIKA: D UEL DANS LE G OLFE 33 TOPOS: COLOMBIE, CARTE BLANCHE 36 D E VISU: UNE VIE DE CHIENS 38-43 MIXED-MÉDIA: NBN, LES ÉCARTS DE LA PETITE DERNIÈRE 58 H ISTOIRE DE PUB: Y’A-T-IL UN BANQUIER DANS L’AVIO N ? 61 EXTRÊMES: BATRO UN , LIMONADE À PART 72

TRANSCULTURES FADIA H ADDAD: CLOUÉ NET 76 AUJOURD’HUI Z OLA 78-81 ACRA-RAAD DU CÔTÉ DES BISAIEULS 82 D E LA MILLE DEUXIÈME NUIT 86 CORMAC MCCARTH Y, ON ACHÈVE ENCORE LES CHE- VAU X 87 LE VISAGE DE G RECO 89 D YLAN ON D YLAN 90 PORTRAIT MUSIQUE: STEVIE RAY VAUGHAN 93 CARTE PO STALE: O LINDA CARNAVALESQUE 96

LGARADE IN S DE RÈGNE O NT CONTRIBUÉ À CENUMÉRO A : F ( ) 9

Hanan Abboud, Claude Achkar, ALTER ÉCO: L ES CHIFFRES ET LES ÊTRES 23 Paul Achkar, Fadi Ariss, Jamal H ORS-JEU: C’EST SELON 25 Asmar, Christophe Ayad, Médéa Azouri, Fadi Bacha, N abil Badawi, CONTRE-NOTES: B RÈCHES 87 Joseph Bahout, Reeva Berbari, Alain Bifani, Melhem Chaoul, LEBANESE D REAM: FRACTURE SOCIALE 92 Nadine Chéhadé, Jabbour A RIME ADAME IGARO Douaihy, Samir Frangié, Houda L F : M F 106 Kassatly, Charif Majdalani, Farouk Mardam-Bey, N ada N asser-

Chaoul, Abdallah Raad, N abil L’O RIENT-EXPRESS, Romanos, N awaf Salam, Michael IMM. MEDIA C ENTRE, ACCAOUI, B.P. ACHRAFIEH 166495 Young. TÉL.: (961-1) 561406 -7 -9 FAX: (961-1) 561412 E-MAIL: [email protected]

L’ORIEN T-EXPRESS 4 FÉVRIER 1998 algarade SAM IR KASSIR

E PARLEMENT EST DÉCIDÉ- sera plus à Baabda passé le 24 MENT UNE BIEN BELLE INVEN- novembre. Et ça tombe bien. TION et il faudrait remercier Fin(s) de règne Parce que la prorogation de 1995 Lla télévision de nous le rappeler en n’avait pas été celle d’un homme, un spectacle en tous points édi- fiant. Non point parce que cela fait toujours plaisir de voir un Sou haitable, le ren ou vellem en t du gouvernement arrogant proprement étrillé. Mais parce qu’on vérifie, à chacune de ces occasions, que la vie parlementaire pouvoir deviendrait-il possible? n’est pas régie par une sommaire logique arithmétique. Quand une poignée de députés en arrivent à avoir l’ascendant mais l’expression d’une volonté syrienne de ne pas faire une sur trente ministres et leur majorité, on se dit que la psycho- seule vague au Liban. Du coup, on se dit que le départ de logie de groupe est tout aussi importante. À moins que ce soit l’homme, dans quelques mois, pourrait signifier aussi la fin tout simplement cela, la politique, une dynamique de forces de cet immobilisme généralisé. qui échappe à la quantification. Aux États-Unis, on appelle cela le momentum, quand un LECHEFDEL’ÉTAT, D’AILLEURS, N’EST PAS LE SEUL À VIVRE UNE acteur politique, individu ou mouvement, se trouve sur une FIN DE RÈGNE. Rafic Hariri doit lui aussi commencer à médi- dynamique ascendante. De toute évidence, le gouvernement ter sur la finitude du pouvoir, et ça ne doit pas être gai pour Hariri a définitivement perdu son momentum. Après la ses- lui qui, n’ayant pas d’échéancier constitutionnel sous les sion parlementaire d’automne, marquée par son recul sur la yeux, se voyait passer tranquillement le cap du millénaire question des élections municipales, le débat sur le budget dans un Sérail rénové et agrandi à sa démesure. Naturelle- vient de l’illustrer avec un éclat inédit. Et le vote par lequel ce ment, il peut toujours se dire qu’un remaniement ministériel débat s’est soldé le confirme encore plus clairement. L’effri- serait susceptible de lui redonner du tonus. Manque de pot, tement de la majorité qui soutenait le gouvernement a même depuis cinq ans et quelques mois, il a tout essayé. Il a même de quoi impressionner, surtout si l’on n’oublie pas que les obtenu de la Syrie qu’elle lui garantisse un minimum de soli- règles du fonctionnement parlementaire sont perverties par darité gouvernementale, on l’a encore vu au moment de son les arrangements internes à la troïka du pouvoir et par la coup de sang contre la LBCI. représentativité très contestable de bon nombre de députés. À trop vouloir se poser en patron unique, on prend le risque Bon, il se trouvera toujours quelqu’un pour dire que tout cela de s’exposer en personne. L’excuse des ministres «frondeurs» ne sert à rien puisque le gouvernement a quand même obtenu ne peut plus être agitée et ce ne sont pas les absences de Farès la majorité. Et c’est vrai que, fût-ce avec une seule voix de dif- Boueiz ou les exégèses de Sleiman Frangié qui convaincront férence, une majorité est une majorité. Sauf que c’est à cause du contraire. Quant à Walid Joumblatt, il serait réducteur de d’un raisonnement similaire qu’on n’a aujourd’hui au Parle- le tenir pour tel, même s’il a commencé à prendre ses dis- ment qu’une petite dizaine d’opposants, au lieu de vingt-cinq tances. À en juger par l’histoire récente, il serait nettement ou trente. À en juger par le travail que fait déjà la petite plus avisé d’y voir un baromètre, en se rappelant que Joum- dizaine, ça aurait fait une sacrée différence. Mais qu’importe blatt avait soutenu Hariri, pratiquement sans failles, depuis le passé. Ce qui compte, pour l’heure, c’est la valeur indica- son arrivée au pouvoir, parce qu’il voyait en lui la dernière trice de la courbe descendante sur laquelle se situe désormais carte de la Syrie au Liban. Oh! il n’a pas encore déserté le le gouvernement. Or, le propre des courbes descendantes, navire. Mais, en s’isolant dans ses quartiers, ne suggère-t-il c’est qu’elles descendent! Parfois jusqu’à toucher le fond. pas que les cartes sont en train d’être rebattues?

EN PLUS D’ÊTRE SOUHAITABLE, LE RENOUVELLEMENT DANS LES O N A BEAU SAVOIR QU’IL Y A UN SEUL GRAND ÉLECTEUR, ET QU’IL INSTANCES DU POUVOIR serait-il donc en train de devenir pos- EST SYRIEN , pour le choix du président de la République sible? Ne soyons pas inconsidérément optimistes. Mais au comme pour celui du chef du gouvernement, on ne se rési- moins l’évolution de la conjoncture politique correspond-elle gnera pas pour autant à écarter l’option du changement. Car, avec le calendrier institutionnel, puisque se pose cette année même si l’on sait d’expérience que les décisions syriennes, au la question de la succession du président de la République. Et Liban comme ailleurs, n’obéissent pas toujours à la logique l’échéance, cette fois-ci, ne semble pas devoir être théorique. apparente, on ne voit pas comment Damas ferait pour conti- Non que la Constitution ne puisse être bafouée par deux fois, nuer à contrôler le pays, et à en tirer profit, si l’économie va à trois ans d’intervalle. Ou qu’il soit plus scandaleux de pro- à vau-l’eau. roger un mandat et demi qu’un mandat simple. Ou que les La même raison qui aura gardé Rafic Hariri au pouvoir six données «stratégiques» qui avaient dicté à la Syrie le main- ans n’incite-t-elle pas désormais à trouver des solutions tien du président Hraoui aient changé. Ou que ce dernier ne alternatives? Et ce n’est pas le moindre intérêt de l’année pré- soit plus en odeur de sainteté à Damas. Une chose est sûre: ce sidentielle que de nous éviter la discussion oiseau sur l’irrem- n’est pas une question de principe, ni d’affinité. Ça doit être plaçabilité de Hariri puisqu’elle permet d’envisager la relève l’air du temps. non pas sous l’angle d’une seule personne mais d’une équipe. En tout cas, contrairement à ce qu’on observait il y a trois Encore faut-il qu’une telle équipe se déclare. Et, surtout, que ans, à la même époque, tous les signes, à commencer par le le pays se fasse entendre. Parce que, si le «protecteur» est for- comportement de l’intéressé, montrent qu’Elias Hraoui ne cément égoïste, il est rarement sourd.

L’ORIEN T-EXPRESS 7 FÉVRIER 1998

ici et mai nt enant

l i v at-ci t tat-civil ENJEU NOM: KLIMOS PRÉNOM: ANTOINE NÉ EN 1947 L’autorité au besoin SIGNE PARTICULIER: DES MAINS FINES ET SOIGNÉES QUI TRAN- CHENT AVEC LA RUDESSE DE L’ABO RD Pour un peu, on se croirait revenu à la si délicieuse mais néanmoins euris- tique complexité des années 80, quand il fallait désemboîter une flopée de Dans son immense bureau couleur poupées russes (et américaines et françaises et iraniennes et syriennes et israé- havane, au deuxième étage de l’Ordre des liennes) pour comprendre un échange de tirs à Beyrouth. C’est que la version avocats, le nouveau bâtonnier se tient donnée officiellement pour expliquer l’intervention de l’armée contre cheikh droit comme un I. Mais attention: der- Sobhi Toufayli est trop linéaire pour être gobée sans réflexion, et il n’est pas rière son large sourire un peu crispé et sa besoin d’avoir l’esprit déformé par les subtilités libanaises pour être tenté de mine dégagée, l’homme est un peu sur ses gardes. Il veut bien se prêter au jeu du chercher plus loin. Car comment ne pas s’interroger sur le timing: l’armée question-réponse, mais alors qu’on ne lui n’est envoyée déloger Toufayli de son sanctuaire de Baalbeck, sept mois parle pas de son prédécesseur, Chakib après le début de son mouvement de désobéissance civile, que lorsque ses Cortbawi. Ça l’incommode, disons-le hommes occupent une école religieuse du Hezbollah. Pour les dégradations comme ça. Non qu’il soit allergique à des équipements publics dans la même région, les autorités s’étaient mon- l’ancien bâtonnier – il dit même qu’il trées plus indulgentes il y a peu. «l’aime bien». Mais la notoriété de Cort- C’est vrai qu’en une semaine la situation avait radicalement changé. Après la bawi est un peu envahissante; surtout, on est tenté d’établir un parallèle entre Journée de Jérusalem, le Hezbollah avait expulsé le cheikh dissident et l’Iran les deux hommes. Et les parallèles, ce refusait apparemment d’intercéder en sa faveur. Curieuse coïncidence: c’est n’est pas vraiment sa tasse de thé. Pour- au moment où Mohamed Ali Abtahi, chef de cabinet du président Khatami tant, l’homme n’est pas démuni de quali- et l’un de ses principaux conseillers pour les affaires libanaises et syriennes, tés, et d’ailleurs il le sait bien. vient d’effectuer une visite à Damas et à Beyrouth que se clôt (provisoire- Quand il se présente en novembre dernier ment?) l’épisode Toufayli, même si ce n’est pas en général à cet échelon que au bâtonnat, Antoine Klimos est, à cin- sont gérées les relations triangulaires Téhéran-Damas-Hezbollah. Et, pour quante ans, déjà un habitué des cam- pagnes électorales. Il s’y est initié très tôt, encourager encore les lectures au second degré, il y a l’inusitée célérité de la alors qu’il est encore sur les bancs de télévision syrienne à rendre compte des événements de Baalbeck, presque en l’université. Nous sommes en 1965, Kli- temps réel, le vendredi 30 janvier au soir. En conclure que la Syrie a couvert mos est étudiant en droit à l’Université l’opération serait pour le moins court; on n’imagine pas une décision de cette Saint-Joseph. Pour lui, c’est le début de délicatesse prise sans couverture syrienne. En fait, on ne l’imagine pas prise l’engagement politique dans la mouvance par qui que ce soit d’autre que les dirigeants syriens. du Bloc national qu’il contribue à enraci- On conçoit dès lors qu’il faille revenir au petit jeu des poupées, américaines ner à l’USJ, avec son camarade Roger en l’occurrence. Dans cette optique, on ne manquera pas d’observer que l’in- Salhab. «J’étais mobilisateur», dit-il non sans fierté. En 1968, c’est le Helf. À tervention de l’armée contre Toufayli se produit dans une conjoncture régio- l’époque, Klimos est secrétaire général de nale passablement instable avec, d’une part, les menaces des États-Unis l’Amicale des étudiants de la faculté de contre l’Irak et, d’autre part, la décrispation entre les mêmes États-Unis et droit et, entre deux manifs, il s’active l’Iran, sans parler du recul du processus de paix, ni des difficultés intérieures dans la campagne. Au programme: des de Clinton qui pourraient fort bien être exploitées par Israël pour quelque campagnes de conscientisation et la pro- aventure. Devant les risques qu’une telle instabilité peut générer, il est motion des candidats de l’opposition à logique qu’un pouvoir aussi prudent que celui de Damas veuille montrer Beyrouth, Michel Sassine et Nasri Maa- louf. De la victoire, Klimos garde un qu’il contrôle au moins la situation au Liban. Au passage, ça fait aussi un souvenir prégnant et, encore aujourd’hui, signalé service pour l’Iran: car, en se montrant «raisonnable» à l’égard d’un parle de la bataille comme si c’était la homme que les Américains ont en ligne de mire depuis leurs déboires liba- sienne. «N ous avions réussi à percer la nais des années 80, Téhéran a la possibilité de passer un nouveau message de liste du pouvoir», se souvient-il avec bonne volonté à Washington. En attendant peut-être que l’occasion se pré- satisfaction. sente pour un message encore plus attendu, celui qui viendrait d’un désar- Son engouement pour le Bloc national, mement du Hezbollah. À cet égard, on ne peut manquer de se demander si Antoine Klimos le tient de son père, hor- cette expédition de l’armée n’est pas une grande répétition qui préfigurerait loger de profession et moukhtar du quar- tier de Rmeil où la famille, venue de Ben- une neutralisation du Hezb. Et, par conséquent, si ce dernier n’a pas joué tael, dans la région de Jbeil, s’était avec le feu. installée deux générations plus tôt. Fer- vent sympathisant du parti, Klimos père

L’ORIEN T-EXPRESS 8 FÉVRIER 1998 ici et mai nt enant a inculqué à la famille l’idéologie Bloc ment l’inverse. Peu importe, le parti met national. Dès lors, comment s’étonner du sa machine électorale à son service, à culte qu’Antoine Klimos voue à la per- laquelle s’ajoutait sa propre équipe. C’est sonne du Amid. «Bloc national et “ray- que pour le BN, il s’agit de réaffirmer moniste”, car l’un et l’autre sont indisso- son emprise au sein de l’Ordre, à l’heure ciables», voilà comment le bâtonnier où ses partenaires/concurrents de l’oppo- décline son identité politique. sition, c’est-à-dire essentiellement le cou- Au tournant de l’année 1969, Antoine rant aouniste, parient sur son déclin et Klimos a son premier contact personnel lui livrent une lutte d’influence. avec le Amid. Fraîchement diplômé, il Très vite après son élection, Klimos est cherche alors un cabinet pour faire son amené à prendre position. Sur la peine de stage. Sans détours, il sollicite Raymond mort, il déçoit de nombreux jeunes avo- Eddé, qui l’accueille, dit-il, à bras cats qui l’avaient soutenu. En revanche, ouverts. En 1973, soit un an après la fin sa réaction au moment des arrestations de son stage, il quitte l’étude Eddé pour de manifestants qui protestaient contre fonder son propre cabinet. Car Antoine l’interdiction de l’interview de Aoun lui Klimos est un jeune homme impatient. vaut l’adhésion de ses pairs, satisfaits de De prendre son indépendance, de rentrer le voir poursuivre le combat pour les au parti. Il ne le fera pourtant qu’après libertés. Il faut dire que l’homme ne son départ de chez Raymond Eddé. Le prend pas de gants. Après la lecture du Amid lui avait signifié que, dans son communiqué dans lequel le conseil de étude, le plein- temps était souhaité. l’Ordre annonce sa grève de trois jours, il D’abord membre du Conseil du parti, il lâche devant les caméras: «L’attitude du sera promu, dans les années 80, au poste 80% des voix pour Cortbawi contre 62% gouvernement est une imbécillité poli- de trésorier. Il y restera jusqu’à son élec- pour Klimos, devenu commissaire du tique». Klimos est ainsi, il n’y met pas les tion, le 16 novembre dernier, à la tête du Palais. Sans doute, Klimos n’a-t-il pas formes. Alors que Cortbawi avait habi- Barreau de Beyrouth. Il suspend alors son manqué de mesurer au passage la force de tué à un style plus recherché, mais tout activité au sein du Bloc national, comme Cortbawi même si, au final, il n’y aura aussi ferme. En tout cas, ce n’est pas, Chakib Cortbawi avant lui. aucune confrontation. Car en 1992, Cha- comme on a pu le croire, Chakib Cort- De sa carrière d’avocat, on ne sait pas kib Cortbawi décide de ne pas se repré- bawi qui a inspiré la décision de grève. grand-chose. Dans la profession, sa noto- senter aux élections, probablement pour Le conseil de l’Ordre tout entier s’était riété vient de sa charge d’avocat-conseil préparer celles de 1995. Klimos, lui, révolté. Et c’est Klimos lui-même qui du CDR depuis 1980, sans discontinuer. enchaîne allègrement sur son troisième prend l’initiative d’assurer la défense des En fait, c’est surtout sa longue carrière au mandat au conseil, toujours à la fonction manifestants arrêtés, même s’il laisse à sein du conseil de l’Ordre, entamée en de commissaire du Palais et cela, jusqu’en Cortbawi le soin de l’organiser «parce 1987, qui le fait connaître de ses pairs. Et 1995. Mais cette année-là, c’est lui qui ne que je n’ai pas le temps pour tout». Il qui mobilise l’essentiel de son énergie. se porte pas candidat, la loi n’admettant reconnaît d’ailleurs sans peine que c’est Avec trois mandats à son actif, Klimos a qu’un cumul de deux mandats (le tirage lui qui a demandé à son prédecesseur de pris le temps de se forger une solide expé- au sort ne rentrant pas en ligne de continuer son mandat de membre votant rience des affaires de l’Ordre, de ses compte) pour les membres du conseil de au sein du conseil de l’Ordre, alors que rouages et des rapports avec les institu- l’Ordre – avec une pause forcée de deux l’usage veut que le bâtonnier sorti démis- tions. En 1987 donc, il est élu au tirage ans, si l’on souhaite revenir. De toute sionne, après l’élection de son succes- au sort pour un an, et on l’affecte au manière, Klimos n’a alors, aucune inten- seur. Klimos explique son geste: «J’ai poste de trésorier. En 1988, il est à nou- tion électorale au conseil, ni surtout au voulu lui témoigner mon estime et lui veau candidat au conseil de l’Ordre. bâtonnat. Il est encore trop tôt. montrer que je ne lui en veux pas d’avoir Cette fois, le scrutin aura lieu, qu’Antoine Cette fois, c’est Cortbawi qui monte au soutenu mon rival, Z aghloul Attié. Et Klimos, l’élève qui n’a jamais échoué, ne créneau tandis que Klimos se fixe comme qu’il ait accepté de rester dans un Conseil remporte pas. Il s’en est pourtant fallu de échéance le scrutin de 1997. Dans l’inter- que je préside est aussi une preuve d’es- peu; près de 20 voix, guère plus. Mais il valle, il veut se recentrer sur son cabinet, time pour moi». Le nouveau bâtonnier n’a pas vraiment mené campagne, occupé mais surtout préparer sa campagne. admet encore qu’il a besoin de l’expé- qu’il était par les «Comités de soutien au Pour Klimos, la victoire n’est pas une sur- rience de ses prédécesseurs. En tout cas, Amid», qui soutenaient la candidature de prise, il s’y attendait. On le voit même selon certains avocats, Chakib Cortbawi, Raymond Eddé à la présidentielle – avec écrire son discours inaugural avant l’an- continuerait de disposer d’une majorité pétition nationale à la clé. nonce des résultats du deuxième tour. au sein du Conseil, sans être opposé à Un an plus tard, Klimos revient à la Cette victoire, il la doit en partie à la Klimos. charge. Parmi les candidats au premier consigne de vote que Raymond Eddé Mais pour l’heure, il est encore trop tôt tour (qui permet d’élire quatre des douze donne en sa faveur, et qui lui permet de pour juger Antoine Klimos, autrement membres du conseil de l’Ordre), figure un bénéficier d’une avance sur ses adver- que sur ses intentions. L’homme est bien certain Chakib Cortbawi qu’il connaît saires, les sympathisants du BN étant décidé à perpétuer les réalisations de bien, puisque membre du Bloc national nombreux au Barreau. Mais le Amid l’au- Cortbawi. Et notamment, à poursuivre comme lui. Pour autant, les deux rait fait, dit-on, moins par conviction que l’affaire des prisonniers détenus en Syrie. hommes ne sont pas alliés, ni adversaires parce que Klimos a été stagiaire chez lui. Car Antoine Klimos veut laisser sa trace. non plus. Chacun mène campagne de son Et surtout, à cause de son appartenance côté et les deux sont élus – il est vrai à au BN. L’intéressé, lui, soutient exacte- C. R.

L’ORIEN T-EXPRESS 9 FÉVRIER 1998 ici et mai nt enant

plan fixe

V rai ou F a u x «Certains députés montent à la tribune à iens, une feuille de marijuana ornant un frêle esquif fron- la Chambre pour mentir une fois, deux deusement appelé cannabis. Bizarre, bizarre... D’autant foix, dix fois.» qu’on est à moins de cinquante mètres du Bain militaire et, Rafic Hariri, L’O rient-Le Jour, 24 Taccessoirement, en face d’une position de l’armée syrienne. Éton- janvier 1998 nante audace de la part de l’exubérant amateur de cigarettes pla- nantes qui gare son petit bateau sur le front de mer. Insolite image «Les chiffres du gouvernement ne sont pas faits pour induire l’opinion publique au surréalisme certain que ce télescopage entre une imagerie hippie en erreur, ses chiffres sont clairs. Évitons? volontiers provocatrice et le contexte très militarisé qui l’entoure. les cercles vicieux.» S’il est vrai que dans le Beyrouth de l’après-guerre, on n’est plus à Rafic Hariri, al-N ahar, 26 janvier 1998 une incongruité près, il y en a qui sont bien plus drôles que d’autres. Parce que, tout de même, le propriétaire de ce charmant canot des «N ous sommes de ceux qui appuient le mers ne s’est pas contenté d’une inscription en lettres latines... Non, plus l’Université libanaise, tout le monde le sait et nous voulons qu’elle soit l’une il a jugé utile de l’illustrer avec une feuille qui ne prête pas à équi- des meilleures universités au pays et elle voque. Et pas besoin d’avoir fait des études poussées en botanique sera la meilleure» pour saisir l’objet d’un délit si stupéfiant. Rafic Hariri, al-N ahar, 27 janvier 1998

L’ORIEN T-EXPRESS 10 FÉVRIER 1998 ici et mai nt enant

VOIX EXPRESS H aut en couleurs

Annoncer la couleur ou m on trer patte blan che? Le visage de Beyrou th chan ge tou s les jou rs, et le regard des Beyrou thin s su r leu r ville m u e len te- m en t et sû rem en t. D iscu ssion de façade. DR Façades de Portofino.

Suite au Plan Fixe de L’O rient-Express, de décembre der- nier (n°25), Amine Jules Iskandar, l’architecte de l’édifice aux colonnes vertes de la rue Monnot nous donne son point de vue en nous signalant que l'immeuble dont il avait la charge avait été repeint cinq mois avant le début des travaux sur l’immeuble rose voisin.

Quand le faux était vérité

EYROUTH ÉTAIT UNE VILLE DE COU- s’épanouir les fresques et l’enduit sur les LEURS, de peintures, de matériaux et façades en pierres de sable. Foch-Allenby Bde faux matériaux. Avant le béton blanc et Sursock ramenaient les styles de Pro- et la chaux du «modernisme» et de «l’in- vence, de Toscane et de Vénétie pour être dépendance», Beyrouth était de plâtre, ensuite repris par les rues Monnot, de stuc, de fresques et de faux marbre. Huvelin ou Gouraud, dans le pastiche de L’aristocratie se payait des halls et des l’époque qui se trouve aujourd’hui colonnes de carrare tandis que les quar- classé, restauré et même reproduit dans PHOTOS HOUDA KASSATLY tiers populaires et populeux laissaient d’autres pays d’Europe ou d’Asie.

L’ORIEN T-EXPRESS 11 FÉVRIER 1998 Pastiche ou luxe des pauvres et de la beauté, de vie, de souvenir et d’obéis- rites, des croyances et des goûts, le tout petite bourgeoisie? Des artisans parfois sance, il semble plus sensible à ceux-là en harmonie avec la polis, la cité, l’urba- artistes ont travaillé le stuc comme qu’au matériau ou à son coût sur le mar- nisme et ses règles les plus élémentaires: d’autres travaillent la pierre, ils ont ché. celles de l’alignement et du gabarit, de la déployé la peinture comme le marbre ou La ville s’adressait alors à l’esprit en son modestie et de l’honnêteté des formes, le granit. On ne fuyait pas le faux tant sens le plus large et le plus noble peut- ces critères qui ont fait leurs preuves qu’il était pourvu, voir même gouverné être. Elle était en cela Cité et sa place depuis le Moyen Age et l’antiquité par cet esprit de sacrifice loué par John consistait en un vide fait pour l’homme et romaine voir même mésopotamienne. Ruskin dans ses Sept Lampes de l’archi- non pour les monuments ou les objets. Et l’on se demande si aujourd’hui des lois tecture. C’est l’amour du travail, les L’espace urbain défini par l’architecture sur le choix des couleurs ou le dépenses «inutiles» et le sacrifice de l’ar- devait être selon Platon, «le monde idéal maquillage des façades, pourraient rem- tisan et du propriétaire qui donnaient à des rapports perfectibles entre les placer les formes meurtries d’un tissu l’œuvre sa véritable valeur au-delà du hommes». Un terrain vague aujourd’hui urbain déchiré, amputé et humilié par la matériau employé qui ne fut jamais un parking pouvait servir de forum ou négation de l’échelle humaine et de critère essentiel pour l’évaluation du d’agora pour l’homme, et exposer des l’Homme. Pouvons-nous encore, en pro- degré de raffinement d’une société. On façades comme des palettes de couleurs posant une couleur unique pour certains construisait et on œuvrait pour l’homme pour son esprit. Beyrouth comme Venise quartiers, confondre l’harmonie avec la mais aussi et surtout pour son esprit, ou et Saint-Pétersbourg était une ville poly- monotonie, le vrai avec la vérité, ou le – pour reprendre une expression si peu chrome où le vert pistache pouvait bien faux avec le mensonge? Quel pourrait en usage de nos jours au Liban – pour côtoyer l’ocre rouge, l’ocre jaune, le rose être encore le choix des termes dans une l’épanouissement de son esprit. Et ce der- et la pierre de sable. Beyrouth était alors ville qui fut jadis une cité dont les Écoles nier semble plus sensible à la volonté, à une icône faite d’or et de couleurs cha- prônaient le principe de nuances et de l’amour et au désir de faire, aux Lampes toyantes où la diversité des coloris ne relativité? de sacrifice, de vérité, de force, de pouvait que refléter celle des cultures, des AMINE JULES ISKANDAR

L’ORIEN T-EXPRESS 12 FÉVRIER 1998 H armonie d’abord

MINE ISKANDAR A ASSURÉMENT RAISON quand il écrit que «Beyrouth (...) Aétait cette ville polychrome où le vert pis- tache pouvait bien côtoyer l’ocre rouge, l’ocre jaune, le rose et la pierre de sable». Il n’est d’ailleurs pas besoin de remonter très loin pour retrouver les multiples nuances et tons qui s’inscrivaient sur les murs de la cité. Il suffit pour cela de jeter un regard sur les photographies en cou- leurs des anciennes demeures de Beyrouth prises avant la ruée vers la démolition. Et avant la mode du blanc qui s’est générali- sée dans les projets de restauration et de réhabilitation des anciennes bâtisses après la fin de la guerre, comme si cette couleur était la seule solution qui s’offrait à celui qui voulait redonner vie à un habi- gageure en soi – a des tat détérioré et terni par des années de relents d’anachronisme. guerre. Le désir de revenir aux couleurs Osons le dire, au risque pastel qui font tout le charme de Malte d’encourir la levée de ou de Rome apparaissait alors comme un eux-mêmes lointains héritiers des peintres boucliers des inconditionnels du sauve- vœu pieux et nul ne semblait soucieux de muraux de l’Antiquité. Pourtant, on tage du passé, une maison traditionnelle réaffirmer le droit pour Beyrouth de ren- aurait pu s’enorgueillir d’être à Beyrouth épargnée mais survivant coincée entre trer dans le giron de ces villes méditerra- les modestes adeptes de ces artisans ita- deux immeubles gigantesques qui obs- néennes héritières d’un art de bâtir conçu liens qui ont fait école en imposant des truent tant son art de rediffuser intérieu- par les plus grands architectes d’Italie, styles rarement égalés dans la finesse et le rement la lumière du jour que celui d’ap- sens de l’esthétique et qui furent souvent privoiser le climat extérieur, semble repris sous d’autres cieux. déplacée là même où il n’y a pas si long- C’est dire que l’idée d’imposer une cou- temps elle avait droit de cité exclusif. leur unique pour certains quartiers non Dans la même optique, l’apparition des seulement confond «l’harmonie avec la coloris sur quelques façades, éparses dans monotonie, le vrai avec la vérité et le faux la ville, ne peut que trancher avec un avec le mensonge», comme l’affirme environnement décoloré, terne et gris, là Amine Iskandar, mais tend aussi à créer, où une rangée de maisons dans un espace ce qui est plus grave, une homogénéité ouvert et étendu aurait en même temps qui risquerait de conduire à une unifor- rendu sens à un déploiement illimité des misation de la pensée. En plus d’être las- couleurs. sante, une telle homogénéité enlèverait Saluons tout de même ces initiatives tout intérêt à une architecture bien louables tendant à ramener les coloris conçue comme en témoignent certaines dans une cité où l’on privilégie les tun- tentatives réalisées en Europe. Sans nels, la restauration des bâtiments histo- compter qu’elle pourrait être un danger riques et religieux en faisant fi de ces pour l’expression libre de soi. Le charme quartiers populaires de la ville qui recè- de ces cités toutes en couleurs surgit en lent souvent le trésor d’inventivité et de effet de la spontanéité de ces artisans qui, fantaisie de leurs habitants, signe d’une avec l’aval des propriétaires, ont donné liberté d’action louable. Ce que la ville libre cours à leur imagination pour repro- aurait été si ces restaurations diverses duire sur les façades les variations des avaient pu toucher non une habitation coloris de leur palette. mais un ensemble d’habitations voire un Il reste que, dans une ville où l’ancien quartier, les photographies prises dans tissu urbain n’est plus représenté que par différents recoins de la ville mais ici mises des îlots souvent noyés dans une masse de côte à côte vous le diront. béton et de verre, l’existence de ces quelques demeures colorées – une HOUDA KASSATLY

L’ORIEN T-EXPRESS 13 FÉVRIER 1998 ici et mai nt enant Télés: la clôture de l’espace A vec l’in terdiction des jou rn au x télévisés et des program m es politiqu es su r le satellite, le pou voir a préten du frapper au n om d e la r a i son d ’Ét a t . M a i s ses m ot i va t i on s r éelles son t sans doute moins avouables. Il est vrai qu’en matière d’au diovisu el, les con flits d’in térêts son t deven u s le prin cipe directeu r de la politiqu e of ficielle.

CHANTAL RAYES

OUR UN BOUT DE TEMPS ENCORE, ON de semaine qui commence par une tenta- dans la formule de l’émission. Hariri, qui N’EN PARLERA PLUS. Depuis le 7 jan- tive d’interdiction de la diffusion du talk- attend Wakim au tournant, commet deux vier dernier, les bulletins télévisés et show par satellite, en application du prin- poids lourds de son establishment décidé- Ples émissions politiques de la LBCI et de cipe de la censure préalable. «Le critère, ment sur le déclin, Toufic Sultan et Omar Future TV sont interdits de passage sur le tonne Pierre Daher, c’est l’arbitraire, c’est al-Zein à la tâche de bousculer son oppo- satellite. Qualifiée de «choc positif» par tout. Untel est dans les bonnes grâces? il sant et de le contraindre à un faux pas qui Pierre Daher, le super-PDG de la LBCI, la faut le passer 24h sur 24. Tel l’autre, on pourrait être fatal à la chaîne. En pure mesure n’en était pas moins prévisible. ne l’aime pas, on l’interdit. Du coup, perte. Même Fouad Sanioura, dépêché Car depuis quelque temps déjà, une N ajah W akim fait fuir les investisseurs, sur le front par téléphone, ne parvient pas atmosphère délétère commençait à noyer lamine l’image du Liban alors que Fouad à entamer le calme de Wakim. Mais c’est le secteur télévisuel. Les remous provo- Sanioura ferait l’effet contraire. O r, ni un autre tribut que Hariri va faire payer qués par le passage en novembre dernier l’un est vrai, ni l’autre est faux. Ce n’est à Pierre Daher. Car, personne n’est dupe de Roger Tamraz à Kalam al-N ass sur la pas ainsi.» et la LBCI, même si elle remporte le bras LBCI, puis la polémique suscitée par la L’absurdité est d’autant plus grande que de fer autour de l’émission, ne va pas s’en livraison de Chater yehki sur l’inceste – l’arrêté ministériel n° 20/97 imposant la tirer à si bon compte. également une production de la LBCI – et censure préalable sur les bulletins télévi- S’il a pu surprendre, en aucun cas, le enfin, l’interdiction de l’entrevue que la sés et les programmes politiques diffusés retournement de Rafic Hariri n’est à MTV avait programmée le 15 décembre en direct et en différé sur le satellite avait mettre sur le compte d’un brusque respect avec le général Aoun étaient autant de été suspendu par le Conseil d’État en avril des libertés publiques garanties par la signes avant-coureurs de la crise. dernier, à la suite d’un recours intenté par Constitution. Le 16 décembre déjà, au Le face-à-face qui oppose le président du la LBCI (la Future n’ayant pas, pour les cours d’une séance de questions à la Conseil au PDG de la chaîne d’Adma et raisons qu’on imagine, besoin de censure Chambre, Rafic Hariri avait annoncé la qui aboutit à l’interdiction de la politique préalable). Mais jusqu’alors, le gouverne- couleur: «N ous sommes disposés à nous sur le satellite, culmine avec la diffusion ment avait refusé de s’y conformer, sum- conformer à l’arrêt du Conseil d’État. de la bande-annonce de Hiwar al-‘omr, le mum du mépris de l’État de droit, selon Mais nous allons retirer la licence de la programme dominical de la LBCI, régu- de nombreux juristes. Certes, dimanche société». Avant de lui demander de retirer lièrement retransmis sur satellite dans le 4, après avoir consulté ses partenaires du ses propos, Berry relève: il veut savoir de monde arabe, en direct ou en très léger pouvoir et réuni son état-major de l’In- quelle société il s’agit. Mais Hariri se tait. différé. C’est que, ce 4 janvier, Gisèle formation – le ministre Bassem al-Sabeh Inscrite à l’ordre du jour du Conseil des Khoury, la journaliste-vedette de la et Hikmat Abou-Zeid, le chef du comité ministres du 7 janvier, la levée de la cen- chaîne, reçoit Najah Wakim, député de de la censure, sans compter Nouhad sure préalable, qui conditionnait les l’opposition et cauchemar ambulant de Machnouk, son conseiller pour les rela- licences d’émission par satellite de pro- Rafic Hariri. Et de fait, le président du tions avec la presse, dit-on par euphé- grammes politiques et de bulletins d’in- Conseil n’apprécie pas, mais alors pas du misme – Rafic Hariri décide de permettre formation consenties à la LBCI et à la tout. Hiwar al-‘omr a beau être un pro- la diffusion en direct et sur le satellite de Future (par la décision n° 12 du 11 gramme à dominante culturelle, centré Hiwar al-‘omr. Entre-temps, Najah décembre 1996), est loin de calmer les sur la biographie de l’invité davantage Wakim avait alerté Nabih Berry au télé- esprits; les craintes d’un retrait en bonne que sur ses prises de positions factuelles, phone. et due forme se précisent. Et le 7, le gou- Hariri ne veut prendre aucun risque. La Pour la LBCI, le prix à payer paraît sur le vernement, réuni à Baabda sous les aus- suite, on la connaît: un imbroglio de fin moment réduit à un changement de facto pices du président de la République,

L’ORIEN T-EXPRESS 14 FÉVRIER 1998 ici et mai nt enant confirme les appréhensions. Exit Kalam aussi de réactiver le Conseil national de pas contourner la loi», lit le porte-parole al-N as et une partie de N ’harak saïd pour l’audiovisuel, qui existe sur le papier du gouvernement, Bassem Sabeh, le nez la LBC-Sat, W ajhat nazar pour la Future depuis la loi n° 382 de 1994 sur l’audio- dans son communiqué. La LBCI n’a donc et le journal télévisé pour les deux. Motif visuel, mais qui n’a été créé qu’en 1995. qu’à bien se tenir: pas question d’aller invoqué: les bulletins d’information et les À ces résolutions s’ajoute l’établissement émettre à partir de Rome, d’où LBC-Sat programmes politiques écla- s’était lancée sur le monde en boussent l’image du Liban, rebu- avril 1996 – et cela, bien que la tent les investisseurs, instaurent loi ne le lui interdise pas. La un climat de défiance dans la veille de la décision du gouver- diaspora libanaise. Et à en croire nement, Daher en avait Hraoui et Hariri, les rapports d’ailleurs manifesté l’intention des missions diplomatiques révè- devant la presse, mais depuis, il lent le mécontentement des s’est rétracté: «J’appartiens à ce régimes arabes, en raison de la pays et ce n’est pas au premier liberté de ton dans les talk- problème que je vais plier shows. Sur d’éventuelles pres- bagage». sions des pays arabes – l’Arabie Beaucoup ont vu dans les argu- saoudite en particulier – on n’en ments du gouvernement des pré- saura pas davantage. Ont-elles textes destinés à légitimer la vraiment existé sachant que, décision de son chef. En réalité, dans ses talk-shows politiques, il faudrait surtout y voir, de la la chaîne satellite Al-Jazira, qui part du chef du gouvernement, émet à partir de Dubaï, un cinglant constat d’échec donne régulièrement la qu’il ne fait pas bon expor- parole aux opposants à ces ter. Et tant pis si, dans la régimes sans jamais avoir été foulée, l’objectivité de l’in- inquiétée? Et cela, sans formation, la démocratie, les compter que les télés liba- libertés, toutes choses garan- naises pratiquent l’autocen- ties par la Constitution, pas- sure sur les programmes de sent à la trappe. Car si Hariri société destinés au monde entend monopoliser l’infor- arabe. La Future, pour des mation, ce n’est pas tant raisons évidentes, et la LBCI, pour «protéger l’image du à la fois pour des raisons Liban» comme il le dit lui- commerciales et de partena- même, que la sienne. Il y va riat: la Lebanese Media de sa crédibilité auprès des Company, la holding pro- régimes arabes qui figurent priétaire de la LBC-Sat, la parmi ses bailleurs de fonds chaîne en clair, de la LBC- et à qui il renvoie sans cesse plus, la chaîne cryptée, et de une image reluisante du PAC, la boîte de production pays. «Al-balad machi» – est détenue à 49% par n’est-il pas son leitmotiv pré- Saleh Kamel, l’homme d’affaires féré? Pour Michel Samaha, ministre saoudien propriétaire d’ART, et le de l’Information de mai 1992 à mai prince Walid Ben Talal. 1995, le mobile politique est évi- Qu’importe, l’intérêt supérieur de dent. «La mesure était d’autant plus l’État est en jeu «et c’est en son nom prévisible que le projet politique et que nous avons agi», déclare Rafic socio-économique de Rafic Hariri Hariri. Dans la foulée, le monopole se précipite dans l’impasse. Il fallait du journal télévisé et des émissions s’attendre à ce que l’on interdise les politiques sur satellite est accordé à informations et ces espaces de débat Télé-Liban, pour laquelle le gouver- que sont les émissions politiques et nement débloquera une semaine qui reflètent forcément la crise.» plus tard, la somme de 380 000 dol- Dès lors, Maguy Farah peut remer- lars. La chaîne officielle devait com- cier Pierre Daher: c’est à lui qu’elle mencer à émettre son journal à par- doit son entrevue avec Michel tir du 1er février, sur ART et, si elles le d’un cahier des charges pour la transmis- Aoun, finalement programmée le 11 jan- souhaitent, la Future et la LBC-Sat pour- sion par satellite. Autant de bonnes inten- vier. Le gouvernement, qui avait exprimé ront le reprendre. Une commission minis- tions qui ont inspiré à Daher le fameux à la MTV le «souhait» que cette inter- térielle de dix membres représentant les «choc positif» qui a tant surpris. Et pour view soit déprogrammée en décembre, en différents courants politiques du gouver- finir, le communiqué du gouvernement infraction à la loi de 1994 sur l’audiovi- nement, est nommée, avec à sa tête porte une ultime recommandation: sur- suel qui ne prévoit qu’une censure a pos- Michel Murr, comme on sait incondition- tout,«ne jouez pas aux malins», ironise teriori sur les télévisions à diffusion ter- nel amoureux de la liberté. On décide Daher. Les télévisions «sont priées de ne restre, n’a d’autre solution que d’offrir

L’ORIEN T-EXPRESS 15 FÉVRIER 1998 ici et mai nt enant aux médias ce lot de consolation. l’entrevue de Michel Aoun avait été inter- «couverture maronite», comme le dira S’il est vrai que la Future a finalement été dite. Alors, pourquoi avoir fait monter la plus tard le ministre de la Santé, à une logée à la même enseigne que sa consœur, sauce? Était-ce encore une stratégie mar- décision qui concerne au premier chef la «il est clair que c’est la LBCI qui est keting pour ramener à la LBCI une opi- LBCI – d’où l’opportunité de la tenue de visée», constate Daher. Mais pourquoi? nion qui s’était mobilisée en faveur de la la séance à Baabda même, que le prési- Daher sourit, sans commentaire. Il est MTV? Daher nie, catégorique. Il n’a pas dent du Conseil était venu négocier. vrai qu’en la matière, il y a précédent. cherché à faire dans le sensationnalisme: Même Berry a mis de l’eau dans son vin, N’avait-on pas cherché, en 1994 – après «Ils n’auraient pas dû politiser Hiwar al- quoique sans appuyer explicitement la l’attentat de l’église Notre-Dame de la ‘omr en cherchant à l’interdire puis en mesure – mais sans la condamner non Délivrance à Zouk – à fermer l’organe acceptant son passage. C’est tout. Et s’ils plus. Frangié, lui, tente encore quelque des Forces libanaises et à mettre la main l’ont fait, c’est que cela arrangeait une chose: il propose un compromis qui sur la chaîne, puis à l’exclure du PAL partie du gouvernement de susciter l’esca- consiste à n’interdire que les émissions sous prétexte que son capital «christiano- lade. N ous n’avions rien à gagner à ce politiques sans toucher au journal télévisé chrétien» ne répondait pas aux exigences jeu-là. Q uant à la MTV, elle ne repré- ou alors le maintien de la censure préa- de l’entente nationale – et cela, en vertu sente aucun danger pour nous». lable. Mais Hariri est inflexible, il ira jus- de l’un des articles les qu’au bout. Il met en jeu sa sur- plus flous de la loi sur vie politique, et là-dessus, la l’audiovisuel? Son équi- Syrie lui apporte son soutien. pement destiné au satel- Malgré l’atmosphère de fin de lite n’avait-il pas été pris partie – que vient encore d’illus- en otage en 1993 à l’aé- trer le débat sur le budget – elle roport de Beyrouth – ne veut pas encore se passer de où il se trouve encore lui. Frangié finit donc par rentrer aujourd’hui? En pra- dans le rang, obéissant au mot tique, Pierre Daher a, d’ordre de la Syrie, et la décision comme il le dit lui- de Hariri reste pour lui un même, son «problème moindre mal en regard de ce bisannuel avec Rafic qu’une éventuelle opposition Hariri». pourrait coûter à la LBCI – à Sur le plan politique, le savoir, l’interdiction pure et message de Rafic Hariri simple de l’émission par satellite, est clair: l’opposition ne toutes catégories de programmes doit plus avoir voix au confondues. Au final, la décision chapitre. Celui qu’il est prise à l’unanimité, et donc, adresse aujourd’hui à Pierre Daher n’est Il n’empêche, la provocation de la LBCI sans besoin de vote. Mais, se demande-t- pas moins clair. La chaîne d’Adma va avant et après Hiwar al-‘omr suscite bien on encore, pourquoi Hariri a-t-il muselé payer le prix de son opposition au prési- des interrogations. Fallait-il tout de sa propre maison? Ç’eût été sans doute dent du Conseil. Que Sleiman Frangié, même que Daher se sente invincible pour trop d’indécence d’épargner la Future, qui détient 10% du capital de LBCI aller jusque-là. Pour de nombreux obser- sans compter le nécessaire équilibre poli- (370000 actions), la chaîne terrestre, ne vateurs, Pierre Daher n’aurait pas osé la tique à maintenir. soit son ministre que par contrainte confrontation avec Hariri sans son para- mutuelle, ne fait qu’augmenter les griefs pluie syrien, et en particulier sans le sou- M ÊME SI LE MOBILE POLITIQUE EST SANS de Hariri contre la chaîne. Car jamais tien de Bachar al-Assad à Frangié. C’est DOUTE LE PLUS DÉTERMINANT, il se dit celle-ci ne s’est permis la moindre critique d’ailleurs, dit-on, à cet appui que la LBCI aussi que ce n’est pas seulement pour ses envers le président de la République qui doit sa licence d’émission sur le terrestre, prises de position que la LBC-Sat s’est fait lui a consenti sa couverture, ni même, malgré les tentatives de torpillage. Pour- couper le sifflet. S’il est vrai que Rafic d’ailleurs, envers le chef du Parlement. Il tant, après l’escalade, le PDG de la LBCI Hariri a créé la Future pour les besoins de y a donc fort à croire que si la LBCI avait s’est résigné. «Pas du tout, répond-il. Je son image politique et ses campagnes ménagé le chef du gouvernement, jamais pense simplement que les décisions prises électorales – sans parler de ses iftars quo- il ne l’aurait inquiétée. en Conseil des ministres sont impor- tidiens qui tiennent lieu de séances parle- Mais Daher a été bien au-delà de la tantes, même si le prix à payer est l’inter- mentaires de politique générale – davan- simple opposition à Rafic Hariri. Dans diction du politique sur satellite.» Peut- tage que pour l’intérêt commercial, la son «20 heures» du 4 janvier, la LBCI être. Mais si Daher a adopté un ton plus belle réussite de la LBCI au Liban et de la met littéralement au défi le président du conciliant, c’est surtout parce que Frangié LBC-Sat dans le monde arabe, lui fait Conseil. «Hiwar al-‘omr aura lieu, quelle a dû le lâcher. envie: la chaîne est leader sur le marché que soit la décision du gouvernement» En fait, tout s’est joué en coulisses, dans local et seconde sur le panarabe, et elle est pouvait-on entendre ce soir-là. À quoi les 48 heures qui ont précédé la séance du la seule entre ses concurrentes libanaises s’ajoutait le matraquage de clips repro- Conseil des ministres et jusqu’au matin à vivre de ses recettes. Bien sûr, Hariri nie duisant les propos de Rafic Hariri sur la même. Un temps que Hariri va mettre à toute convoitise envers la station. Un censure préalable lors de la séance de profit pour rallier les voix discordantes, jour, il aurait même interpellé son PDG politique générale à la Chambre, et de essentiellement celle du président de la en ces termes: «Vous ai-je jamais slogans reprenant le thème des libertés – République, qui avait brusquement fait demandé d’y acquérir une participation?» ceux-là mêmes qui avaient interpellé les volte-face et manifesté son opposition à À quoi Daher lui aurait répondu, dit-on jeunes, trois semaines plus tôt, lorsque la décision. Hariri avait besoin d’une dans la profession: «Certes non. C’est

L’ORIEN T-EXPRESS 16 FÉVRIER 1998 ici et mai nt enant que vous la voulez tout entière.» décembre, le score de la MBC est de 10,8 ait été sanctionnée aussi n’y change rien à En tout cas, pour Antoine Choueiri, le points sur toute la durée de son JT (une ses yeux, même si, «malheureusement, la régisseur de la LBCI et de la LBC-Sat, les heure), de 9,8 pour celui de la LBC-Sat chaîne est victime d’une injustice». raisons de la décision sont purement (une heure), et de seulement 3,7 pour la S’il est en effet surprenant que Hariri commerciales: «en interdisant le journal Future (une demi-heure). décide de favoriser une chaîne avec qui la télévisé et les émissions politiques des Autant dire que l’écart se resserre dange- sienne est en concurrence («nous nous chaînes libanaises, on donne une avance reusement entre les deux grands concur- battons pour la première place», soutient certaine aux concurrents», accuse-t-il. rents, le leader, la MBC et son follower Mtayné) il semblerait que la Future ne Avec 100 millions de dollars pour 1997, libanais. Ce qui, pour certains, comme cherche pas vraiment à inquiéter la MBC, le marché publicitaire régional représente Michel Samaha par exemple, accrédite la au moins sur le journal télévisé. Mtayné un gros enjeu. C’est un marché en pleine thèse d’une pression du patron de la admet lui-même que «délibérément, le expansion, appelé à doubler, voire tripler MBC sur Rafic Hariri. «Sinon, s’inter- poids n’a pas été mis sur le JT, en termes dans les années à venir selon Choueiri roge Samaha, pourquoi aurait-il essayé, il de budget de production et de qualité. – la tendance étant au transfert des bud- y a quelques mois, d’accorder à la MBC Future TV a choisi de se positionner sur gets, des télévisions terrestres vers le une licence d’émission à partir de Bey- le créneau de l’“entertainment”; dans le satellite. L’enjeu est d’autant plus impor- routh, en totale contravention aux lois?». monde arabe, cela plaît plus que tout, et tant que les stations liba- ce type de programmes draine 80, naises, c’est-à-dire la voire 90% des budgets publici- Future et la LBC-Sat, réa- taires. Et puis, nous n’avons pas lisent des économies voulu concurrencer la MBC dont d’échelle puisque, sou- le budget alloué au JT est vent, les programmes ser- énorme». Hariri, qui, dit-on, ren- vent à la fois pour la floue encore sa chaîne, n’aurait-il chaîne terrestre et le pas les moyens de se mesurer à la satellite. La concurrence MBC? Mais peut-il raisonnable- fait donc rage sur le mar- ment se permettre d’incommoder ché panarabe entre les le beau-frère du roi Fahd? Ce principaux opérateurs n’est peut-être pas seulement qui se disputent l’au- parce que personne, au niveau dience la plus forte pour satellite, n’a de politique d’exclu- drainer le maximum de sivité et que le marché est à peu budgets publicitaires. Les près deux fois plus important sur télévisions et avec elles, le panarabe (c’est-à-dire essentiel- leurs régies publicitaires, lement l’Arabie saoudite qui prennent d’assaut le mar- représente 70% de son volume), ché, à coups d’effarantes C ’est la M BC , propriété des beau x-frères que la régie de la Future ne pra- guerres de prix. tique que modérément le cassage En fait, c’est la MBC, pro- du roi Fahd qui souffre le plus des prix. En tout cas, en regard de priété de cheikh Walid al- la LBC-Sat, qui a trusté le marché Ibrahim et de ses frères, les de la con cu rren ce de la LBC -Sat avec une politique commerciale beaux-frères du roi Fahd, autrement agressive: d’après une qui souffre le plus de la concurrence de la Certes, ce ne sont là que des conjectures, étude que MPL attribue à PARC, la LBC-Sat. Sur le marché depuis 1991, la mais en pratique, le résultat est le même chaîne aurait réalisé, pour 1997, un MBC (qui émet à partir de Londres), et «commercialement, c’est à la MBC que score de 105 millions de dollars (contre détenait le monopole sur le créneau du profite la mesure», observe Antoine 55 millions pour la MBC et un peu plus journal télévisé, et donc sur l’audience Choueiri. Mais pour Rachid Mtayné, de 40 millions pour Future TV), en face dans cette tranche horaire. D’après managing director et associé dans Media value (le nombre de spots multiplié par le Antoine Choueiri, la chaîne leader drai- Partners Limited – la régie de la Future tarif officiel), alors que son chiffre d’af- nait à elle seule 80% des budgets publici- – l’argument est sans objet. D’ailleurs, faires réel oscille entre 27 et 30 millions taires, le reste des opérateurs se parta- estime-t-il, MBC ou pas, la mesure n’est de dollars. Soit 10 millions de dollars de geant ses miettes et cela, jusqu’au pas une affaire de gros sous: «C’est une moins que MBC! Et à peu près la même lancement des journaux télévisés libanais décision d’ordre national et ses raisons performance que la LBCI sur le marché en juin 1997. Les études évolutives d’au- sont bien plus nobles. La LBCI a peut- local – 27 millions de dollars pour 1997, dience par quart d’heure (pourcentage de être été un peu trop loin. O r, le pays est d’après les estimations de l’agence de téléspectateurs par tranche de 15 en reconstruction et nous avons besoin de publicité Impact/BBDO. Pour 1998, minutes, ou rating) du Pan Arab la confiance des investisseurs. Rafic Choueiri prévoit un inversement de ten- Research Institute (PARC), effectuées en Hariri ne voit aucun mal à ce qu’on s’en dance: la LBC-Sat sera leader avec 40% juin, septembre et décembre 1997, révè- prenne à sa personne; ces choses-là arri- de part de marché (contre 30% en 1997) lent la percée du JT de la LBC-Sat. En vent partout, et puis, nous sommes dans et 35% pour la MBC (40% en 1997). juin 1997, le rating du JT de la MBC un régime démocratique. Rafic Hariri S’il est possible que la Future ait sciem- variait entre 16 et 18 points. En sep- croit aux libertés; il est un farouche ment renoncé à s’en prendre à MBC, tembre, le chiffre tombe à 14 points pour défenseur de la démocratie. Mais il faut Hariri serait-il en train de livrer une la MBC, contre 4 et 3 points, respective- savoir distinguer entre liberté responsable bataille commerciale à la LBC-Sat, via le ment pour la LBC-Sat et la Future. En et liberté irresponsable». Et que la Future JT, et cela, pour faire le jeu de MBC? Le

L’ORIEN T-EXPRESS 17 FÉVRIER 1998 ici et mai nt enant bulletin d’information est la pièce maî- Alors, qui est le grand perdant? «Tous de dollars «récupérables sur nos autres tresse d’une chaîne généraliste, et les Libanais», se contente de lâcher émissions, car l’annonceur ne va se «quand on le frappe, c’est toute la grille Pierre Daher, pour «l’image antidémo- détourner de la station. La MBC n’aura qui ressent le coup», explique cet expert cratique que renvoie de ce pays une telle donc rien gagné». en matière télévisuelle, tant il est vrai décision» fustige à son tour Michel qu’un JT fixe l’audience sur une chaîne Samaha. Sur le plan financier, il est Q UELLES QUE SOIENT LES RAISONS IMMÉ- pour la soirée, le prime time. Et que sa encore trop tôt pour juger. Mais, sou- DIATES, LE DERNIER CLASH dans l’audiovi- performance quotidienne vient grossir tient Choueiri, «nous sommes encore suel ne s’explique en fait que si on le l’audience cumulée, critère que retient au-delà de nos prévisions, malgré l’inter- replace dans le contexte plus général de l’annonceur lorsqu’il distri- la prétendue réorganisa- bue son budget publicitaire tion du PAL, qui s’était sur les télés – l’autre étant le soldée par une opération rating des programmes qui de partage entre les pôles permet de répartir le budget du pouvoir. Car, comme sur la grille. le dit Michel Samaha, En matière de journal télé- «pour les politiques, le but visé, Daher avait frappé était le partage du gâteau, fort: une excellente produc- bien plus qu’un souci de tion servie par une trentaine pluralité de l’informa- de correspondants dans le tion». monde et un coût mensuel De cet incroyable conflit de près de 400 000 dollars d’intérêts, le pire était (voirL’O rient-Express, sep- donc à attendre et ça n’a tembre 1997). Celui de la pas tardé. Comment ces Future, lui, ne supporte pas messieurs pourraient-ils la comparaison, ce qui fait apprécier objectivement dire à Antoine Choueiri que lorsqu’ils sont aussi direc- la mise au placard de son JT tement partie prenante? Et «n’a finalement pas porté que les médias finissent préjudice à cette chaîne». À par devenir l’un des ins- moins que Hariri n’ait cher- truments du conflit poli- ché à faire perdre sa lon- tique? Mais que l’on ne s’y gueur d’avance à la LBC-Sat trompe pas: ce n’est pas en remettant les compteurs à au nom d’une nécessaire zéro pour les deux chaînes? séparation des pouvoirs Choueiri soutient que la que Nabih Berry LBC-Sat est, de toute façon, – d’abord par l’intermé- première sur tous les cré- diaire de ses trois neaux horaires sauf sur le ministres au gouverne- bulletin d’information, et ment, puis directement que Hiwar al-‘omr en parti- – demande que soit culier arrive en première «remise en question la position. Faux, dit Mtayné. participation des poli- Selon lui, Hiwar al-‘omr ne tiques dans le capital des serait que troisième – après entreprises de télévision», un talk-show de la MBC et, à commencer par la curieusement, Chater Yehki sienne. En cela, il se livre à (la saison 1996 actuellement Pi er re D a her n ’a pa s ba i ssé les br a s, son sport favori: titiller le diffusée sur satellite). Ce qui la bataille du satellite n’est pas perdue président du Conseil. Cela est sûr en tout cas, c’est que tombe sous le sens, Nabih Khallik bil-bayt est sixième – Berry n’est pas prêt à se et en dégringolade. S’agissant des diction. Car Pierre Daher ne manquera départir de son contrôle sur la NBN (au recettes publicitaires, Choueiri estime les pas de créer un programme de substitu- capital de laquelle son nom n’apparaît parts de marché de la Future et d’Orbit, tion au JT, pour répondre à la demande pas directement, voir notre rubrique le numéro 4, à 15% chacune, soit 15 des annonceurs». La chaîne vient «Mixed-Média»), s’il n’est pas imité par millions de dollars pour l’année der- d’ailleurs de trouver la parade; un jour- le président du Conseil dans la Future. nière. Mtayné, lui, avance le chiffre de nal à dominante socio-économique où se Pour toutes ces raisons, les sanctions qui 24 millions de dollars pour sa chaîne, glissent quand même des informations aboutissent au contrôle de l’exercice «un véritable record sachant que notre de politique arabe et internationale. La d’une liberté ne devraient pas relever de chaîne est la dernière à avoir pénétré le Future, elle, n’a pas encore décidé si elle l’Exécutif, sous peine de verser dans l’ar- marché satellite. Si nous avions démarré reprendra ou non le JT de Télé-Liban. bitraire qui a cours aujourd’hui. en même temps que la LBC-Sat, nous Dans l’intervalle, la chaîne diffuse une C’est d’ailleurs la raison d’être du CNA, l’aurions probablement dépassée». série arabe. Et en matière de pertes, un organisme théoriquement indépen- Voire. Mtayné évalue les siennes à un million dant (bien que son président Sami

L’ORIEN T-EXPRESS 18 FÉVRIER 1998 ici et mai nt enant

Chaar, soit tenu pour l’homme de manière permanente», estime Naoum compte sur l’annulation du décret 11657 Hariri), chargé de réguler le secteur – en Farah, l’avocat de la LBCI. La chaîne, du 10 janvier 1998. effectuant notamment un contrôle a pos- qui commence à avoir ses habitudes au Prochain épisode, la censure sur les teriori – et de proposer des sanctions, si Conseil d’État, va intenter un recours. Et émissions locales? nécessaire. Mais aujourd’hui, le CNA est paralysé, et son secrétaire général, LEBA N ESE BROA CA ST IN G CORPORA - Tony Samir Mokbel (200 000), Youmna Nehmé Touma Arida, admet lui-même que ce TION INTERNATIONAL Tohmé (200 000), Fadi Nabil Boustani contrôle ne se fait pas «parce que nous Capital de 55,5 milliards de livres divisé en 3,7 (125 000), Majid Nabil Boustani (125 000), n’en avons pas les moyens». Après sa millions d’actions Moustafa Razian (83 000), Raphaël Audi décision de retrait des licences, le gou- Conseil d’administration (50 000), Albert Abela (40 000), Raymond Audi vernement a quand même consacré 300 Pierre Daher, président (333000), Issam Farès (40 000), François Bassil (40 000), Saïd Khoury 000 dollars pour habiliter l’organisme. (370 000), Sleiman Frangié (370 000), Marcel (40 000), Samir Kreidié (40 000), Ali Merhabi Mais la mise au placard du CNA a plu- Daher (370 000), Imane (Yara) Issa al-Khoury (40 000), Milad Moawad (40 000), Walid Saab (40 000), Hassib Sabbagh (40 000), Mohammed sieurs raisons, au premier chef des- (370 000), Roula Saad (370 000), Salaheddine Osseiran (148 000), Téléjour Holding SAL Hassan Zeidan (40 000), Khalil Fattal & Fils SAL quelles, la volonté du pouvoir de garder (111 000), Maroun-Roy (Rony) Jazzar (89 000), (25 000), Farouk Jabre (22 500), Jamil Ibrahim le contrôle, pour mieux servir ses inté- Randa Saad Daher (37 000), Middle East Media (21 000), Zouheir Achour (20 000), Nabil Aoun rêts, en pratique celle de Rafic Hariri Holding SAL (37 000), Marwan Khaireddine (20 000), Adnan Arakji (20 000), Mohammed qui, avec son état-major du ministère de (3 700) Wajih Bizri (20 000), Zafer Chaoui (20 000), l’Information, a annexé le secteur. Sans Autres actionnaires Raphaël Debbané (20 000), Avedis Demerdjian compter que les prérogatives du CNA Rima Nicolich (370 000), Nabil Boustani (20 000), Hagop Demerdjian (20 000), Sarkis – qui n’a, contrairement au CSA en (165 000), Investcom Holding SAL (148 000), Demerdjian (20 000), Salim Diab (20 000), Mau- , aucun pouvoir de décision – se Raymond Araygi (74 000), Fattal Holding SAL rice Fadel (20 000), Elias Habib Hakim (20 000), limitent à un avis consultatif sans (74 000), Mediatech Holding (74 000), Malia Abdel-Hafiz Itani (20 000), Ramzi Joreige aucune force obligatoire. Cette fois-ci Real Estate Development (74 000), Antoine (20 000), Nadim Adel Kassar (20 000), Faysal Habib (37 000), Nasser Issa (37 000), Bassam Mohammed Khalil (20 000), Imad Anouar Khalil d’ailleurs, personne ne lui avait Yammine (18 500), Kabalan Yammine (18 500) (20 000), Ziad Anouar Khalil (20 000), Jamal demandé son avis et le Conseil s’est Khatib (20 000), Jamil Fouad Khazen (20 000), gardé de prendre position. Mais s’il n’a M U RR T ÉLÉV I SI ON SA L Bassam Kokache (20 000), Mahmoud Moukhtar pas été consulté, c’est aussi parce que, Capital de 38 milliards de livres divisé en Kokache (20 000), Vatché Manoukian (20 000), contrairement à la loi de 1994, celle qui 380 000 actions Béchara Nammour (20 000), Roger Nasnas régit la diffusion par satellite ( loi n° 351 Conseil d’administration (20 000), Sabin Investment SAL Holding de 1996), ne lui reconnaît aucune com- Gabriel Murr, président (26 150), Michel G. (20 000), Marwan Najib Salha (20 000), Rustom pétence en la matière – en donnant les Murr (38 000), Jihad G. Murr (38 000), Carole Yassine (20 000), Farès Issam Farès (17 000), pouvoirs au ministre de l’Information. G. Murr (38 000), Karl G. Murr (38 000) Mikhaël Issam Farès (17 000), Najad Issam Farès Il y a aussi cette commission ministé- Autres actionnaires principaux (au-dessus de 0,5%) (17 000), Christopher Dididzian (10 000), Hagop Dididzian (10 000), Joseph Esseily rielle, chargée de «réévaluer le secteur», Walid Reda Solh alias Walid ibn Talal (38 000), Candle Box SAL (19 000), Imad Taher (19 000), (10 000), Albert Catafago (5 000), Walid A. mais dont la mission reste mal définie. Nadim Tewtel (15 200), Polymedia SAL (7 940), Hariri (5 000), Makarem Makari (5 000), Ali En plus de la probable duplication avec Ghazi Aridi (7 600), Ramez Chaghouri (7 600), Jaber (1 000), Sami Nahas (1 000), Youssef le CNA avec qui, malgré les déclarations Kamal Moujaes (7 600), Marie Rousse (7 600), Takla (1 000) d’intention, elle ne s’est pas encore Charles Abou-Adal (3 800), Farès Boueiz réunie, la commission présidée par (3 800), Antoine-Lucien Chammas (3 800), Gil- THE NATIONAL BROADCASTING Michel Murr est le plus sûr moyen d’en- bert Chammas (3 800), Sleiman Haddad (3 800), N ET W ORK SA L terrer une affaire – et la relation de cause Taghrid Hariri (3 800), Elias Hobeika (3 800), Capital de 20 353 600 000 livres divisé en à effet n’est pas à exclure. Khalil Khazen (3 800), Joseph Georges Khoury 203 536 actions Mais, c’est sans nul doute, l’absence de (3 800), Camille Menassa (3 800), Joseph Milad Conseil d’administration cahier des charges qualifiant légalement Moawad (3 800), Omar Moujaes (3 800), Télé Yassin Jaber, président (4 740), Joseph Chidiac Holding SAL (3 800), Joseph Sarkis (3 800), (20 032), Samira Assi (14 220), Oussam Zahran les erreurs, qui fait désordre. Car son Youssef Nehmé Tohmé (3 800), United Assu- (12 324), Ali Jammal (6 004), Nehmé Tohmé inexistence ouvre la voie aux excès des rance Co SAL (3 800), Albert Zakhem (3 800), (4 740), Naji Azar (4 740), Badri Gheiss (n. c.) médias et davantage encore à l’arbitraire Société d’investissement dans l’audiovisuel Autres actionnaires de la sanction. À ce jour, rien n’a encore (2 378), Elie Baaklini (1 900), Marwan Baaklini Sigma 90 International SAL (20 224), Khalil été fait – d’ailleurs, on ne sait même pas (1 900) Hamdan (12 188), Imad Jaffal (12 640), Moham- qui est censé faire quoi. med Safadi (12 640), Mohammed H. Yassin Entre-temps, Hiwar al-‘omr, l’émission FU T U RE T ELEVISION SA L (12 324), Aminé Berry (12 188), Ahmad Hus- phare de la chaîne, celle par qui le scan- Capital de 50 milliards divisés en 5 millions d’ac- seini (12 188), General Investment Management dale est arrivé, caracole en tête dans le tions Co SAL (7 484), Naïm Khanafer (5 056), Ali monde arabe et continue de parler poli- Conseil d’administration Ahmad Ahmad (4 740), Nabih Chahine (4 740), Samir Mokbel (4 740), Hassan Hojeij (2 528), tique sur satellite: récemment encore Nadim Mounla, président (500), Ghaleb Abdel- Latif Chammah (500 000), Farid Raphaël Kassem Hojeij (2 528), Rabah Jaber (2 212), avec Mansour Rahbani et cheikh Tan- (50 000), Robert Debbas (40 000), Khaled Saab Raja Wahab (2 212), Amin M. Berry Hamdan (n. taoui, l’imam d’al-Azhar. Pierre Daher, (21 000), Nouhad Machnouk (2 000), Samir H. c.), Racil Chalhoub (n. c.), Chadi Ali Gheiss (n. lui, n’a pas baissé les bras, la bataille du Mansour (1 000) c.), Youssef Ali Gheiss (n. c.) satellite n’est pas perdue. De fait, d’un Autres actionnaires point de vue juridique, «la décision a Bahia Hariri (500 000), Nazek Hariri (500 000), n. c.: non communiqué vidé de son contenu l’arrêt du Conseil Bahaeddine Rafic Hariri (400 000), Saadeddine d’État en matière de censure préalable, Rafic Hariri (400 000), Walid B. Hariri Sources: Registres de Commerce, Beyrouth et puisqu’elle impose cette censure de (360 000), Mohammed Amin Hijazi (250 000), Baabda.

L’ORIEN T-EXPRESS 19 FÉVRIER 1998 ici et mai nt enant Les désaxés

IEN À DIRE, C’EST BEAU. Le granit rose, l’élancé des lignes, l’éclairage des tunnels, pour son premier grand œuvre, RSolidere n’a pas lésiné sur les moyens en matière d’esthé- tique. Au point d’oublier quelques impératifs de sécurité. Comme cette bretelle d’accès à l’avenue Salim-Salam qui démarre sans crier gare. Aussi, quand si vous prenez le tunnel en venant de Spears et que vous avez l’intention de continuer jusqu’à Béchara al-Khoury ou Achrafieh, vous faut-il impé- rativement éviter la voie de droite, puis ralentir soigneuse- ment à la sortie pour éviter que ceux qui déboulent de l’autre tunnel et qui, eux, vont vers Salim-Salam vous coincent sur la rampe. Parce qu’alors vous vous retrouvez vite fait à la Cité sportive, si toutefois vous avez eu la chance de ne pas vous faire emboutir avant. Mais il y a moins visible. Et plus grave, comme ce gigan- tesque dos d’âne au démarrage du ring à Tabaris. Quand vous le prenez, faites des vœux pour que la voiture qui vous précède ne pile pas sec après la montée. Parce que vous n’au- rez certainement pas le temps de la voir, ABS ou pas. Et puis, et puis il y a le grand point d’interrogation: Bon Dieu de Bon Dieu, pourquoi ce ring si fluide est-il désaxé? Regardez-le à partir de Tabaris, c’est à en perdre ses rudi- ments de géométrie. Et ce n’est pas la démolition, probable- ment tardive, de l’immeuble Al-Bayan qui va régler le pro- blème. Enfin, n’accablons pas Solidere. Car la conception, due à Dar al-Handasah, date d’avant la création de la société. Et donc l’embauche d’un fort compétent ingénieur des trans- ports, assurent les spécialistes. J. A.

L’ORIEN T-EXPRESS 20 FÉVRIER 1998 ici et mai nt enant

PHOTOS AR-EM PICTS

L’ORIEN T-EXPRESS 21 FÉVRIER 1998 e co &c o Réorienter l’économie?

En privilégian t l’opacité dan s les choix de sa politiqu e fiscale, le gou vern em en t m asqu e peu t-être u n choix de priorités périlleu x.

NL’ABSEN CE D’UNE POLITIQUE FIS- après tout. Le problème, car problème il la finance, pour lequel on a fait le néces- CALE ACTIVE ET COHÉRENTE, il est y a, viendrait d’abord du fait qu’il n’ose- saire en réactivant la Bourse et en légifé- difficile de dire si, oui ou non, les rait pas le clamer haut et fort comme l’au- rant de manière à renforcer ses compo- Egouvernements de 1990 à ce jour ont eu rait fait un pouvoir solide et bien assis. sants principaux qui sont les banques la tentation d’encourager des secteurs Non seulement parce que le poids de ses commerciales, et en encourageant enfin économiques au détriment d’autres au erreurs passées est de nature à le déstabi- des activités de banques d’affaires à petite Liban, de manière à donner une orienta- liser dans ses choix futurs, mais aussi échelle pour le moment. Le travail qui tion particulière à l’économie renaissante parce que cela le mettrait en conflit direct devrait se faire assez rapidement dans le de l’après-guerre. Si les choix étaient plus avec les pôles influents des secteurs domaine des assurances est également à transparents et si beaucoup de choses ne délaissés. L’État, on le conçoit aisément, prendre en compte. Ce n’est d’ailleurs pas se faisaient pas de manière occulte, les appréhenderait de se mettre à dos ces d’aujourd’hui que le secteur bancaire est choses auraient été simples et l’on aurait acteurs économiques trop souvent liés privilégié, il l’a été presque traditionnelle- immédiatement conclu à l’inexistence de aux forces politiques en présence et ayant ment depuis l’indépendance, voire même toute intention de cette espèce dans les la possibilité de pratiquer un obstruction- avant, et il est assez bien loti pour cercles dirigeants, tant la politique fiscale nisme néfaste. Un autre élément de taille prendre un rôle de première importance paraît simpliste. Mais rien ne dit dans l’économie du pays. que le gouvernement n’ait pas A m én agem en t du territoire in existan t, Un deuxième secteur qui s’an- retenu, en réalité, un choix de ce nonce intéressant est celui des type, même s’il n’ose pas l’avouer cein tu res de m isère, m igration télécommunications, bien qu’il y directement, et qu’il s’impose par de popu lation , cen tralisation excessive, ait encore du chemin à faire. conséquent de ne prendre aucune Dans ce domaine, la main mesure visible dans ce sens. fragilité d’u n e écon om ie m ajoritairem en t d’œuvre qualifiée existe et la De nombreux économistes, dont tertiaire, on croirait revoir 1975 position du pays est respectable certains sont proches du gouverne- en comparaison avec le reste du ment, préconisent d’ailleurs d’orienter le à prendre en considération provient de ce monde arabe. L’infrastructure bénéficie Liban vers des secteurs bien déterminés que les secteurs à privilégier seraient très d’un soin particulier et le ministère des qui deviendraient des domaines d’excel- probablement situés dans des régions Télécommunications a été mis sous la lence pour le pays, de manière à en faire «favorisées», et que ce choix se ferait tutelle directe du président du Conseil. les fers de lance d’une économie en crois- donc au détriment d’un développement Naturellement, on pense aussi aux sance. En gagnant très rapidement en per- non équilibré par régions – et donc par médias, malgré les lamentables errements formance et en compétitivité, ces secteurs zones communautaires, comme c’est sou- de la loi sur l’audiovisuel. Il est clair que, donneraient au Liban une place qui lui vent implicite au Liban. si des considérations non économiques serait naturellement consacrée, au moins Il n’est pas besoin de faire un grand effort n’étaient pas prises en compte, ce secteur à l’échelle régionale. Les discours d’éco- d’imagination pour mesurer ce que serait devrait faire l’objet d’une attention parti- nomistes libanais fort compétents sont un tel déséquilibre. C’est, en effet, déjà la culière. La publicité pourrait également même souvent émaillés de références à caractéristique la plus visible de l’actuel faire partie des heureux élus, et là, le sec- des expériences du Sud-Est asiatique, processus de reconstruction, notamment teur privé n’a pas grand besoin de l’État notamment Singapour et Hong-Kong, en termes d’infrastructure, et c’est préci- pour l’épauler, ce qui cadre tout à fait pour suggérer qu’à l’instar de ces pays sément le premier indice tendant à mon- avec la démarche d’un gouvernement qui l’État oriente ses forces vives vers des trer que le pari du gouvernement est axé se veut le plus discret possible. Dans ce domaines où le Liban pourrait, pourquoi sur des secteurs bien particuliers. domaine, il faudra néanmoins compter pas, exceller. Quels pourraient être ces secteurs, favori- avec l’avance prise par les pays du Golfe, Supposons donc un instant que le gou- sés ou à favoriser sans que ce ne soit dit ? notamment l’Arabie saoudite et les Émi- vernement ait effectivement retenu cette Le premier qui s’impose à l’esprit est rats, même si de nombreux Libanais sont formule, ce qui est tout à fait possible naturellement le secteur des banques et de aux commandes de la profession dans

L’ORIEN T-EXPRESS 22 FÉVRIER 1998 a l t e r c o Les chiffres et les êtres ALAIN BIFANI

T TOUT LE MONDE DE S’INTÉRESSER hab, notamment en son début. De leur pond des exercices budgétaires ENFIN À L’ÉCONOMIE... toute manière, tant que les choses sans aucun rapport avec la réalité, ou EOn se demande pourquoi les Libanais allaient bien, personne ne demandait celui qui est là à les taxer et à les sur- dans leur ensemble et leurs politiciens des comptes. Le cercle de l’investisse- taxer sans qu’ils ne puissent retrouver en particulier ont soudain choisi de ment et des marchés nouveaux n’était trace de ce qu’ils lui ont versé. Car placer les facteurs et agrégats écono- pas facilement accessible, mais il lais- enfin, on ne paie pas de taxes dans le miques en tête de leurs priorités. Se sait parfois sa chance à certains pôles seul but de voir de nouvelles routes dire que la dégradation de la situation récemment issus d’une classe moyenne exécutées. Le contribuable devrait socio-économique a atteint un degré en bonne santé. avoir un droit de regard sur les coûts. tel qu’il n’est plus possible d’esquiver Et voilà qu’aujourd’hui, il faut en par- Il devrait surtout avoir sa part, même le débat n’est qu’une réponse partielle ler. Alors, on en parle, de cette écono- minime, du gâteau lorsque des privilé- à la question. En effet, il aurait été mie, et ce qui est tout à fait remar- giés s’enrichissent honteusement sans normal que les questions d’ordre éco- quable, c’est qu’il y a depuis lors deux qu’il n’ait voix au chapitre. Le chô- nomique à moyen et long termes soient économies au Liban. L’une est celle meur devrait pouvoir être embauché de tout temps en tête des priorités des dont on débat et qui tourne autour de par des entreprises qui profitent des gouvernements libanais successifs. chiffres non vérifiables et souvent non projets publics, et le petit entrepreneur C’est le cas dans tous les pays accom- significatifs. Elle consiste, pour les uns, devrait pouvoir bénéficier de la sous- plis de ce monde. à dresser des bilans et à équilibrer des traitance d’une partie des travaux, Or, même en gommant de notre budgets de manière surréaliste et, pour sans que cela reste le monopole d’un champ de réflexion les années de les autres, à vilipender les gouvernants cercle de plus en plus restreint qui a les moyens de s’accaparer des richesses et qui ne s’en prive pas. U n e politiqu e écon om iqu e qu i n ’est Plutôt que de dire que l’État libanais qu’une juxtaposition d’intérêts souvent incompatibles, n’existe quasiment pas en tant que régulateur de la vie économique, ne u n e su perposition de projets lan cés par des en trepren eu rs serait-il pas plus exact de penser qu’il politisés et des politicien s en trepren eu rs n’existe que par une fonction de «concentrateur» de richesses, en ce guerre, on ne peut que constater que sur le seul thème qui soit acceptable. sens que le contribuable ne le perçoit lesdites questions ont rarement bénéfi- La deuxième économie au Liban, celle qu’en tant que pompe à fric, alors que cié de l’attention dont elles auraient dû qui est réelle, n’a pas changé. Elle se c’est toujours vers les mêmes bénéfi- être entourées. Bien sûr, le Liban vivait fait toujours dans les coulisses, avec la ciaires que l’argent est acheminé. alors une période de grâce, même si même catégorie de bénéficiaires et de Parmi les instruments à utiliser pour elle ne profitait pas à tout le monde, et rapaces. Elle n’est toujours pas du reconstituer une classe moyenne, il y la myopie nationale légendaire nous domaine public, et elle consiste pour en a de plus cohérent. dissuadait de nous préoccuper du futur chaque heureux élu à tirer son épingle En plus de la nécessité d’aborder enfin lointain. Mais cela ne suffit pas à du jeu avant un éventuel (et de moins cet aspect réel de l’économie du pays, expliquer l’apparent manque d’intérêt en moins probable) changement réel il serait intéressant de tenter de resti- de la classe gouvernante. Un autre élé- de régime en drainant le maximum de tuer la politique économique actuelle ment à prendre en compte – capital gains possibles. dans le cadre historique du débat éco- celui-là – est le fait que l’économie de Comment s’étonner dès lors de ce que nomique au Liban, c’est-à-dire entre le la République a de tout temps été une notre politique économique soit faite à laisser-faire à outrance et l’État inter- espèce de chasse gardée pour ladite très court terme, sans aucune vision ventionniste. Il y a là de quoi s’emmê- classe et pour ses relais traditionnels globale et de manière capricieuse voire ler les pinceaux: nous avons des dans le pays. La situation quasi-mono- souvent incohérente? Elle n’est que dépenses dignes des systèmes les plus polistique prévalant a toujours fait le juxtaposition d’intérêts presque tou- volontaristes et une dette publique non bonheur d’un tandem alliant ou jours incompatibles, superposition de moins éloquente, alors que le laisser- confondant potentats économiques et projets épars lancés (et pas toujours faire est un recours permanent pour gouvernants. Ledit tandem n’avait exécutés) par une catégorie d’entrepre- ceux qui en profitent, et qui se trou- naturellement aucune envie de neurs politisés et de politiciens entre- vent eux-mêmes au cœur de l’État. s’étendre sur les choix précis qu’il preneurs. Elle consacre donc l’inexis- C’est le paradoxe des républiques aurait été amené à faire dans le cadre tence de l’État libanais dans ce bananières où l’intérêt privé de de la politique économique, mis à part domaine vital. Une absence qui, si elle l’homme public passe avant l’intérêt certaines grandes lignes présentées a toujours été ressentie, est encore plus public, et en toute impunité. pour la forme. Une exception a sans grave en périodes de crise. Cela veut aussi dire que M. Hariri a doute été le mandat du président Ché- Autour de quel État les Libanais sont- pris le plus mauvais dans chacun des ils appelés à se regrouper? Celui qui deux systèmes.

L’ORIEN T-EXPRESS 23 FÉVRIER 1998 e co &c o UN E EA U QUI PREN D cette région. Reconstruction oblige, l’industrie du bâtiment devrait logiquement avoir sa D E LA BOUT EILLE part. Les cimenteries semblent d’ailleurs avoir entamé le processus d’augmenta- PRÈS L’ENTRÉE DE SOHAT, EN tion de leurs capacités de production, en ANOVEMBRE 1996, DANS LE GROUPE recourant aux marchés financier et obli- PERRIER-VITTEL, sous-division de gataire pour soutenir leur développe- Nestlé, la première eau minérale liba- ment. naise (plus de 50% des ventes) fait Autre candidat possible, en théorie, à une maintenant peau neuve. Annoncée à politique volontariste, l’agro-alimentaire. travers une grande campagne presse- Malheureusement, ce secteur, qui allie- TV en mars 1997, l’alliance avec le rait agriculture et industrie et qui pour- groupe Nestlé vient apparemment de rait se développer dans diverses régions porter ses premiers fruits. Un an plus du pays, ne semble pas jouir d’une atten- tard, la vieille bouteille Sohat, jugée tion particulière malgré ses bonnes per- trop désuète et non écologique par les formances, et cela ne constitue qu’un nouveaux partenaires (détenteurs de exemple parmi beaucoup d’autres du 49% des parts), a été jetée aux orties et déséquilibre actuel en même temps qu’un l’équipement de l’usine a été refait, avec signe inquiétant pour l’avenir. Car, sans l’assistance technique de Vittel comme chercher à livrer un procès d’intention au déjà en 1970, pour s’adapter au nou- gouvernement, on ne peut s’empêcher de veau packaging. penser que, s’il avait une politique, pour De l’ancienne bouteille bleue en PVC l’instant cachée, de réorientation de (Poly Vinyl Chloride), qui remonte à l’économie, elle s’articulerait autour des 1971, année de la mise en commerce de mêmes axes que sa politique affichée. l’eau de Djebel Kneissé, on n’a gardé C’est dire que l’exercice de style n’est pas qu’un semblant de typologie et la cou- gratuit. Il montre, en tout cas, qu’en se leur (bleue) sur l’étiquette. La nouvelle limitant aux secteurs actuellement les bouteille qui, paradoxalement, res- plus performants, on ne se préoccuperait semble un peu à celle d’Évian, est com- que d’une partie du territoire, en l’occur- pactable, et c’est la première au Liban, rence la portion centrale du littoral. Le même si le résultat est rarement satis- secteur primaire serait totalement négligé faisant – une fois sur trois, on réussit à – ce qu’il est aujourd’hui – et le secon- l’aplatir complètement. Au contraire daire n’aurait pas beaucoup d’espace. d’Évian qui avait voulu rappeler les Bien sûr, la logique à court terme vou- Alpes, Sohat a préféré incruster dans la drait qu’on ne retienne que les secteurs matière son nom en arabe, sans oublier ayant le moins de difficultés, mais à long «la larme», emblème de la marque, terme, les déséquilibres causés par ces qu’on retrouve cette fois plus haut, choix auraient des conséquences désas- juste en dessous du bouchon... bleu, maintenant, treuses sur le pays dans son ensemble. et visseur, au désarroi de certaines personnes qui Aménagement inexistant du territoire, se plaignent de ne plus pouvoir boire correcte- ceintures de misère, migrations de popu- ment, à la bouteille. Le concept général, on le doit lation, centralisation excessive, fragilité à l’équipe de Sohat, aux techniciens du groupe d’une économie très majoritairement ter- Vittel-Perrier, à CSS&Grey, mais surtout à Dra- tiaire, on croirait revoir 1975! gon Rouge, la branche parisienne de la boîte de Et c’est là que les comparaisons asia- design internationale. tiques perdent leur pertinence. Si, à Sin- Mais la principale innovation, c’est que le plas- gapour, on pouvait faire des choix basés tique utilisé est le PET (Polyéthylène tétraphta- uniquement sur la compétitivité au sens late), matière recyclable. «Le PET, est le matériau du marché, le Liban, lui, a des particula- utilisé internationalement, selon les normes écolo- rités géographiques qui imposent des giques, dans la fabrication de bouteilles pour les contraintes. Pas au point de condamner soft drinks. La qualité du plastique est telle qu’il l’idée, mais suffisamment pour qu’on est possible maintenant de voir la couleur natu- doive envisager un minimum de choix relle de l’eau, c’est-à-dire sa transparence», qu’on qualifiera, faute de mieux, de explique Walid Abi Abdallah, directeur commer- sociaux. À partir de là, le marché pourra cial de Sohat Distribution. exercer sa loi sous le regard qu’on espère La mise sur le marché a été effectuée le 5 janvier, et depuis, on trouve la bouteille bienveillant de l’État, qui sera là pour les d’un litre et demi, ainsi que celle de 50 cl, dans les petites et grandes surfaces et équilibres sociaux, ce qui, avouons-le, dans les restaurants. Pour appuyer ce lancement, une campagne publicitaire de nous le changera sensiblement, et M. taille a été préparée par l’agence CSS&Grey, avec un slogan toujours inchangé: Hariri ne sera plus accusé de faire de «Le choix santé». On a pu déjà en voir les déclinaisons presse et affichage, mais l’économie en oubliant le social. c’est seulement en février que commencera la campagne télé. Al. B. M. A.

L’ORIEN T-EXPRESS 24 FÉVRIER 1998 hor s-j eu PAU L AC H KAR

MERICA, AMERICA, ÇA M’ÉPATE globe. Alors s’il n’y a plus que ça à la télé CHAQUE FOIS MÊME SI JE N’Y COM- et si, en l’occurrence, il s’agit de celui du PRENDS RIEN. Première explica- C’est selon maître du monde, vous pouvez être sûrs Ation: au fond, c’est une histoire de gros que cette histoire ne finira jamais. (Monica) et d’ex-gros (Bill). Cette raison supplémentaire qui vient de votre marginalisation et vous pousse à aller plus loin pour r(e)trouver une place au haut de l’affiche (pour les gros) La dif féren ce avec le Watergate: et qui, une fois acquise, vous rend plus (trop?) sûr et fait que dan s l’en tretem ps, c’était le silen ce; vous n’appréciez plus très bien les risques (pour les ex-gros). C’est un peu court, je vous le concède, mais je n’ai jamais dit m ain ten an t, il n ’y a jam ais le silen ce que c’est une condition suffisante, seulement nécessaire. Vous pouvez aussi vous rabattre sur l’explication cinémato- Jusque-là, le plus évocatif qu’on avait fait, c’était le nez de graphique. Là, au moins le public comprend vite, et il a plein Cléopâtre, et ça a fonctionné pendant des siècles. De ce point d’images dans la tête. J’avais raison de snober tous ces films. de vue, le focus est moins reposant pour Clinton. Comme un pressentiment qu’on en verrait un jour un pot- En répondant au premier questionnement public, «je n’ai pas pourri. Bien sûr et c’est dommage, Deep Throat est venu trop eu de relation impropre avec Ms Lewinsky», Clinton a fait tôt et a déjà servi. Mais les autres, Disclosure, Fatal Attrac- une réponse pas trop mauvaise, mais déjà deux erreurs. tion, Sex, Lies & Video... Clinton a bien sûr vu tous ces films, C’était le seul point d’accord entre ses conseillers juridiques et et probablement avec Hillary. Hollywood, c’est la vie. Et ses conseillers politiques. Les premiers voulaient qu’ils ne fas- vous à sa place, vous feriez quoi? Une petite guerre de diver- sent aucune déclaration, et surtout pas avant que le dossier ne sion. Vous n’avez pas tort, mais manque de pot, c’est déjà soit complété, c’est-à-dire tous les témoins entendus, pour fait. Je veux dire, Hollywood l’a déjà fait: ça s’appelle W ag savoir comment monter la défense. Les deuxièmes voulaient the Dog. Il faudra trouver autre chose: Primakov apparem- qu’ils disent something avant le discours sur l’État de l’Union. ment a aussi vu le film. La déclaration succinte est la synthèse des deux attitudes, depuis que Hillary a pris les choses en mains; c’est quand C’EST POURTANT DU CÔTÉ D’UN AUTRE GLISSEMENT QU’IL FAUT même mieux que d’expliquer que la fellation n’est pas une HUMER L’AIR DU TEMPS. Les chaînes d’information continue relation sexuelle active. Il est probable que le Président ne sur le câble ont donné leur verdict: bide total pour l’écroule- dira plus rien, mais que Clinton déposera encore, tant il y a ment de la monnaie indonésienne; le show Jean-Paul II v/s de points obscurs dans son jeu. La justice américaine est en Fidel Castro, des broutilles balayées par le dernier jeu de mots effet un jeu de dames (sans mauvais jeu de mots). S’il vous salace... Plus sérieux pour la concurrence télévisuelle, le arrive de regarder ces séries qui finissent en procès, vous savez Super-Bowl et le discours sur l’État de l’Union, eux, n’auront déjà qu’elle n’est pas un combat entre le Bien et le Mal, entre retenu qu’un moment l’attention. Après, Business as usual: le Vrai et le Faux, mais une partie régie par une loi où chacun c’est-à-dire retour à l’affair. Pour ceux qui ont l’âge, c’est là ramasse des pions et empêche l’autre d’en ramasser, en atten- que se situe la différence avec le Watergate: dans l’entre- dant le verdict final qui, des fois, n’a même pas lieu d’être. temps, c’était le silence. Maintenant, il n’y a jamais le silence. À l’époque, l’écrit avait une autre déontologie, le pouvoir DOMMAGE QU’IL Y AIT UN VICE-PRÉSIDENT AUX ÉTATS-UNIS, avait quand même l’initiative (quantitativement).Vingt-cinq Ç’AURAIT ÉTÉ BIEN DE VOIR H ILLARY REPARTIR À la conquête du ans après, l’aventure advenue à N ewsweek (pauvre monsieur suffrage universel. Et de se battre à découvert contre les lob- Isikoff qui enquêtait depuis un an!) qui remet sa publication bies télévangélistes et antiavortements (plus le lobby du d’une semaine pour confirmation d’éléments et à la demande tabac). Elle a raison: c’est de cela qu’il s’agit. Et c’est vrai que du procureur, mériterait d’être enseignée dans les universités la cible cachée, c’est en fait l’archétype nouveau d’une Femme (comme une erreur?). En tout cas, elle rend compte du che- que le féminisme a contribué à créer sans qu’il ne s’y recon- min parcouru. naisse nécessairement. Et c’est vrai que la boue risque de tout Il y a aussi et surtout les sites spécialisés sur Internet qui – du recouvrir, et c’est vrai aussi que tout est politique. Tout sauf mot d’esprit à l’information en passant par la rumeur – bou- la partie immergée de Clinton, et c’est là où le bât blesse. leversent les règles et induisent les comportements des autres Encore sans jeu de mots. Car l’homme peut maintenant deve- médias. C’est alors un ping-pong des genres qui permet à tous nir un handicap pour ses réalisations. Qui sont réelles: rare- de piocher chez tous: le raz-de-marée est ainsi naturellement ment l’Amérique a été aussi bien gouvernée. La société est entretenu. Et c’est Mats Dudge – le propriétaire d’un site de réconciliée avec un gouvernement réduit mais efficace. L’éco- rumeurs – qui remplit l’entretemps sur NBC, interrogé par les nomie affiche une santé éclatante. Et le déficit budgétaire a journalistes de l’écrit sur sa dernière rumeur. L’instantané a été éliminé pour la première fois depuis trente ans. Alors? gagné. C’est le plus grand problème de Clinton qui, lui, a déjà Alors rien, raison de plus. Si Monica inhibe la première tout dit: au procureur, au peuple américain, au Congrès. armada du monde, ou si Monica refroidit Wall Street qui n’a Il y a enfin que le sexe (sujet ou objet, comme vous voulez) même pas bronché lors de la tornade asiatique, ou si Monica c’est la globalisation avant même que nul n’ait pensé à inven- est un boulet aux pieds des candidats démocrates, alors le ter le terme, avant même que Dieu n’ait pensé à inventer le glas sonnera, et peu importe que cela soit juste ou injuste.

L’ORIEN T-EXPRESS 25 FÉVRIER 1998 ici et ailleurs ALGÉRIE: les damnés de la terre RISTE RAMADAN POUR L’ALGÉRIE QUI sombre tous les jours un peu plus dans l’horreur. Malgré les discours Tde normalisation et de retour à l’ordre du pouvoir tenu d’une main de fer par les militaires, le cycle de massacres dans la Mitidja, la plaine qui entoure la capitale, s’étend maintenant à l’ouest jusque-là épargné par les tueries à l’arme blanche. Avec un millier de morts depuis le début du mois de jeûne, la violence qui sévissait dans les villes s’en- racine dans les campagnes devenues un sanctuaire de maquisards islamistes adeptes de la terre brûlée. Des car- nages aveugles et des familles entières égorgées, hommes, femmes, enfants «du plus petit au plus grand» sans que l’armée algérienne, qui donne la priorité à la protection des centres pétrolifères, ne soit en mesure d’intervenir. Attri- bués aux GIA, les Groupes islamiques armés, les massacres, perpétrés de nuit dans des visages isolés, visent le plus sou- vent des localités qui ont voté pour le Front islamique du salut par le passé et qui donc n’ont pas constitué de milices d’autodéfense comme le préconisaient les autorités. Un paradoxe qui prouve, une fois de plus s’il en était besoin, que les opinions ne comptent plus dans un drame algérien pris en otage par ceux qui détiennent le pouvoir des armes. Quel que soit leur bord, ce sont les citoyens désarmés qui sont les véritables victimes d’un bras de fer sans foi ni loi, entre militaires éradicateurs et islamistes fanatisés. Guerre civile ou guerre contre les civils?

PHOTOS AFP

L’ORIEN T-EXPRESS 26 FÉVRIER 1998 ici et ailleurs

L’ORIEN T-EXPRESS 27 FÉVRIER 1998 ici et ailleurs

Chant d’extase

En Égypte, le cheikh Yassin , chan tre de l’am ou r hu m ain et divin est u n person n age vén éré par les in itiés. D e célébration s popu laires en cérém on ies privées, ce gardien de la m ystiqu e des con fréries perpétu e la tradition du chan t sou fi.

REPORTAGE CHRISTOPHE AYAD PHOTOS LARA BALADI

HAQUE ANNÉE LE 29 MAI, par une broches grosses comme des aiguilles à On vient pour prier, intercéder, s’amu- déjà chaude soirée de printemps, tricoter, femmes stériles mimant l’or- ser. Il s’en passe des vertes et des pas Cdans un petit quartier de la banlieue du gasme accrochées aux grilles protégeant mûres pendant les mawalid et l’ivresse et Caire tassé au pied de la colline dorée du la tombe et intellectuels en goguette l’amour n’y sont pas toujours que reli- Moqattam, les fervents d’Omar Ibn comme le romancier Gamal Ghitany qui gieux. Mais on est surtout venu pour le Farid, saint homme et poète soufi, se ne manque pour rien au monde le mou- cheikh Yassin al-Tohami et sa voix qui donnent rendez-vous dans la cour du led d’Omar Ibn Farid, sorte de kermesse vous retourne l’âme et vous chavire le mausolée où repose le corps de ce religieuse et populaire où l’on fête dans cœur: il est le plus grand mounchid en chantre de l’amour physique et divin. la dévotion et la bonne humeur l’anni- activité en Égypte, un moutrib d’excep- Gosses du quartier venus s’essayer au tir versaire d’un saint musulman local, du tion. Il affectionne tout particulièrement à la carabine et à pincer les fesses de Prophète ou d’un membre de sa famille ce petit mouled confidentiel qu’il a tiré filles endimanchées, matrones diseuses ou encore d’un grand poète mystique. d’un sommeil prolongé il y a déjà dix de bonne aventure, amoureux transis C’est l’islam des confréries soufies, tran- ans. Depuis, il vient animer chaque implorant la baraka du saint, mystiques quille et festif, mystique et tolérant, apo- année la grande nuit (al-layl-al-kabir) en transe se transperçant les joues de litique. durant laquelle on célèbre le saint par le

L’ORIEN T-EXPRESS 28 FÉVRIER 1998 ici et ailleurs zikr, en balançant son corps pendant des nait à une confrérie. Il est mort à 75 ans par l’écoute des autres chanteurs et le heures au rythme des poèmes chantés en 1986. Paix à son âme.» Les incondi- fréquentation des mawalid». Dès ses par le cheikh, jusqu’à l’extase musicale tionnels de cheikh Yassin se font passer débuts, en 1973, cheikh Yassin a connu (tarab) et religieuse (nashwa), jusqu’à la sous le manteau la cassette du chant qu’il une célébrité immédiate. Comme tous les syncope, jusqu’à atteindre la fusion avec a donné pour le quarantième jour de la grands chanteurs, il est doté d’une Dieu. Derrière lui, un takht, petit mort de son père dont la piété avait fini mémoire étonnante et puise son réper- orchestre oriental typique composé d’un par lui attirer une réputation de sainteté. toire aux meilleures sources de la poésie violon, d’un oud, d’un naï d’un qanoun «Ce n’est pas du chant. Il pleure. Sa voix mystique comme Ibn Arabi, Râbi‘a al- et de trois percussions assure des heures n’est plus qu’un long sanglot de l’âme», Adaweya... «Mais il chante aussi des durant un accompagnement lancinant et s’enthousiasme Chindi, un jeune acteur auteurs profanes, anciens ou contempo- attentif. cairote féru de musique soufie. Chaque rains comme Ibn Zeidoun ou Ahmed Le cheikh, vêtu d’une immuable gala- année, la tombe du père qui repose au Chawqi, tout ce qui parle d’amour beya noire, d’un foulard de soie et d’un village de Hawatga près d’Assiout (450 incandescent, de fusion avec l’être aimé, turban blanc, est accueilli comme une km au sud du Caire), est le théâtre d’un précise Michael Frishkopf. Ce qui dis- star pop. La cinquantaine, il conserve un petit mouled auquel cheikh Yassin veille tingue Yassine al-Tohami, c’est la pureté visage presque poupin et des mains personnellement. et le classicisme de l’arabe qu’il emploie. incroyablement douces. Aux acclama- Aussi mystérieux que cela puisse Il ne mélange pas avec du dialectal tions, il répond par la première sourate paraître, cheikh Yassin n’a reçu l’ensei- comme Ahmed al-Touni, l’autre grand du Coran, puis s’élève sa voix tantôt gnement de personne. Selon Michael Fri- mounchid de sa génération». plainte, tantôt cri, caresse et griffure, shkopf, un jeune universitaire américain Cheikh Yassin a beau avoir suivi les fêlée, extatique. Parfois elle s’alanguit, il qui est l’un des meilleurs spécialistes de cours d’un établissement secondaire d’al- cite des bribes d’Oum Kalsoum dédiées à la question, «l’art du chant soufi ne se Azhar mais ce n’est pas un uléma, un l’être aimé. «Je suis issu d’une famille de transmet pas vraiment autrement que homme de religion capable d’interpréter la classe moyenne de Haute-Égypte. le texte sacré. Alors, un artiste Personne dans la famille n’a jamais populaire? «Surtout pas. Je sers chanté. Mon père était un homme A u x acclam ation s, il répon d Dieu et la poésie et je ne suis pas là pieux qui connaissait le Coran par par la première sourate du Coran pour divertir les gens», s’offusque-t- cœur, faisait ses prières et apparte- il. Là est toute l’ambiguïté du chan-

L’ORIEN T-EXPRESS 29 FÉVRIER 1998 ici et ailleurs teur soufi: artiste dédiant son art au s’est produit à trois reprises en Europe, plus que tout et surtout que les médias divin mais aussi véritable vedette dont en Grande-Bretagne, en Espagne et en officiels comme la télé et la radio, pour on s’arrache la présence à coups de car- France: à chaque occasion, il a pris soin lesquels le soufisme et les mawalid relè- nets de chèques, improvisateur inspiré et de préciser qu’il ne voulait pas que de vent d’un folklore honteux, ce sont ces businessman organisé. Son agenda est l’alcool circule dans la salle. Est-ce que cassettes, pirates ou officielles, qui l’ont rempli plusieurs mois à l’avance. Pour les les applaudissements d’un public pro- popularisé dans tout le pays. Les ama- mawalid qu’il affectionne tout particu- fane le gênent? «Il faut savoir s’adap- teurs désignent leurs préférées par des lièrement comme celui d’Omar Ibn ter», répond le cheikh toujours diplo- numéros: la 3 et la 10 sont les plus pri- Farid, il ne demande pas d’argent. Quant mate. «Toutes les religions ne sées. aux mawalid géants – comme ceux de mènent-elles pas au Dieu unique?». Même s’il préfère prendre cela avec Sayeda Zeinab et Hussein au Caire, de Le chant soufi est loin d’être sur le humour, cette quasi-vénération gêne par- Fargal à Abou Tig ou de Sayed Badawi à déclin. Particulièrement en Haute- fois le cheikh Yassin. Là est la fêlure inté- Tanta – qui peuvent rassembler jusqu’à Égypte d’où sont originaires tous les rieure de cet homme ordinaire, d’un natu-

deux millions de personnes, il y a un grands mounchidîn. podium gratuit réservé aux grands Étrange paradoxe qui veut «Je sers D ieu et la poésie, mounchidîn. En fait, c’est surtout des que les habitants de cette mariages, des circoncisions et des enter- région la plus déshéritée j e n e su i s pa s là pou r d i ver t i r les gen s» rements qu’il gagne de l’argent. Cela d’Égypte soient les plus peut aller jusqu’à cinq cents dollars la réceptifs à un art hermétique au possible. rel humble et pieux, mais doté d’un don nuit: ce n’est pas rien en Égypte. «Je ne me l’explique pas», concède hors du commun. Lorsqu’il se produit, il «Les grands mounchidîn sont des profes- cheikh Yassin qui sait mieux que qui- est accueilli comme un saint: à la fin de sionnels qui vivent de leur art, explique conque que la majeure partie de son ses prestations, on lui fait passer des Michael Frishkopt. Mais ils ont encore public est incapable d’expliquer les petits mots lui demandant d’intercéder un sens très religieux et on ne peut pas textes qu’il chante. «La voie soufie est pour un oncle malade ou un amoureux dire qu’il ont été happés par le système une connaissance par le cœur». Le public délaissé. «Moi, je n’ai aucun pouvoir. commercial comme N usrat Fatih Ali est tellement friand de son art qu’il vient C’est la poésie divine qui parle à travers Khan par exemple». Yassin al-Tohami aux cérémonies avec des enregistreurs: moi», répond-il invariablement.

L’ORIEN T-EXPRESS 30 FÉVRIER 1998 ici et ailleurs Qatsur un toit brûlant

Avec une population qui dès le débu t de l’après- m idi m arche à l’heu re du Catha Edulls Frosk, le pays de l’A rabie heu reu se voit croître u n e écon om ie parallèle que l’État ne peut, ni ne veut, juguler. Qat en stock.

CHRISTOPHE AYAD – SANAA

L EST BIENTÔT MIDI. Les allées du mar- ménages est exclusivement consacré à aux pertes de productivité liées au fait ché de Masbah s’animent lentement. l’achat quotidien d’un produit considéré que tout le pays s’arrête à 13 heures pour IPar petits groupes, les marchands occu- comme un stupéfiant par l’Organisation «brouter», elles sont impossibles à quan- pent les stands de brique et disposent leur mondiale de la santé? Un pays dont la tifier. Tout comme le coût en termes de précieuse marchandise enveloppée dans principale production n’apparaît pas santé publique: l’emploi de pesticides des tissus humides ou des feuilles de dans les comptes nationaux. Un pays provoquerait une hausse du nombre des bananiers. Consommateurs et petits dont la principale richesse ne peut quasi- cancers de la gorge et de la trachée. détaillants, djambyia en bandoulière, se ment pas être exportée puisque le qat doit Pour se rendre compte de l’importance pressent, touchent les feuilles, comparent être consommé dans les 24 heures suivant prise par le qat, il suffit de se rendre dans leurs reflets, goûtent parfois. Ils viennent sa cueillette. Un pays enfin où neuf le Wadi Dhar. Il y a encore trente ans, acheter leur ration quotidienne de qat hommes sur dix ont une joue grosse cette étroite vallée située à 15 km de sans laquelle la vie ne vaudrait d’être comme une balle de tennis en fin d’après- Sanaa était le verger du Yémen: abricots, vécue. midi. citrons, poires et pêches y poussaient à Le qat est une plante proche du ficus dont Les statistiques sur le qat sont rares et profusion. Aujourd’hui, il n’y a plus que la mastication des pousses les plus sujettes à caution mais Mohamed al- du qat. «Cela fait cent cinquante ans que tendres plusieurs heures durant procure Maytami, un économiste indépendant, a l’on cultive le qat dans cette vallée mais un état d’excitation proche de celui d’une tenté de chiffrer son impact: selon lui, la depuis trente ans tout le monde s’y est amphétamine légère. Les bottes de qat plante euphorisante absorberait 18% du mis, explique Mohamed Abdallah, un arrivent d’un peu partout dans le pays. budget des ménages et les Yéménites agriculteur. Pour obtenir un plan de qat, Lorsque les marchands de la région de dépenseraient 400 à 500 milliards de il suffit de trois ans. L’entretien n’est pas Hajja font leur entrée, un silence plein de ryals (3,5 à 4,5 milliards de dollars) par compliqué: il faut retourner la terre trois convoitise coupe les conversations: ils an pour sa consommation. Un demi-mil- fois par an et arroser régulièrement.» vendent le chami, le plus cher, le meilleur lion de personnes vivraient directement C’est bien le problème. Le pompage qat. Pour éviter les taxes perçues aux bar- de la production du qat. L’État engrange- intensif a épuisé la seule source de la val- rages à l’entrée de Sanaa, les commer- rait quelque 8 milliards de ryals de taxes lée. «Chacun s’est mis à forer son puits. çants cachent la marchandise sous les par an (65 millions de dollars): une Aujourd’hui, il y en a 150 et il faut aller sièges de leur voiture. Rien que sur la somme relativement faible expliquée par jusqu’à 300 mètres de profondeur pour capitale yéménite, il y a plus d’une cin- le fait que le qat est le plus souvent com- trouver de l’eau. Ceux qui ne peuvent se quantaine de marchés exclusivement mercialisé sur son lieu de production, payer ce luxe sont obligés de louer les consacrés au qat. alors que les taxes ne sont collectées que puits 600 ryals de l’heure.» Selon les esti- L’impact du qat sur l’économie yéménite sur les grands marchés urbains. Sans mations de la Banque mondiale, la nappe n’a pas d’équivalent. Y a-t-il au monde compter la contrebande qui est un véri- phréatique de la région de Sanaa sera un pays où un cinquième du revenu des table sport national au Yémen. Quant épuisée dans les premières années du

L’ORIEN T-EXPRESS 31 FÉVRIER 1998 ici et ailleurs siècle prochain. munauté yéménite de Londres Avec un plan de coupe bien par avion deux fois par semaine étudié, le qat assure des reve- qui vont remplir les caisses de nus réguliers toute l’année. devises. Grâce à Dieu, l’importa- Partout, il a naturellement tion de qat est interdite.» Ce supplanté les autres cultures, n’est pas tout: «Le qat représente en particulier le fameux café 30% de la consommation en eau yéménite, seize fois moins de notre pays. Dans la région de rentable. Sur les hauteurs de Dhamar, on amène l’eau par Manakha, où l’on trouve les camions-citernes car il n’y en a plus belles cultures en ter- plus dans le sous-sol.» La Fonda- rasses du Yémen, les caféiers tion Afif organise régulièrement ont pratiquement disparu. À des conférences de sensibilisa- la place, encore et toujours tion. Sans succès. du qat que les paysans Mais dans un pays où la crois- taillent dès l’aube en sance démographique est l’une mâchant des feuilles pour se des plus fortes au monde, le qat donner du cœur à l’ouvrage. n’a pas que des inconvénients. Le qat est aux campagnes «L’avantage du qat, c’est qu’il yéménites ce que la feuille de fixe la population rurale, coca est à la Colombie des explique Marc Lucet, expert au hauts plateaux. Cette année, Programme des Nations unies les autorités ont promis d’in- pour le développement. Le tégrer le qat aux comptes de Yémen est probablement l’un des la nation: la richesse natio- seuls pays du tiers monde où nale devrait s’en trouver l’argent va des villes vers les accrue de 30% . Pas celle des campagnes où vit encore 70% de Yéménites. la population. De même, pour Chaque après-midi, le transporter le qat, il a fallu Yémen tout entier s’adonne construire des routes.» Le qat est à la passion du qat. La vie un cercle vicieux: s’y attaquer est s’arrête, les hommes se la condition sine qua non d’un retrouvent dans les mafraj, la développement durable mais cela pièce la plus haute des mai- reviendrait à rompre le fragile sons. Le cérémonial est équilibre entre villes et cam- immuable: les rameaux pagnes et à supprimer le princi- posés en tas, la pipe à eau dont l’embout Bien sou ven t le C on seil pal facteur de paix sociale dans le plus circule de mains en mains, la petite bou- pauvre des pays arabes. teille d’eau... Même le Conseil des d es m i n i st res se t r a n sf or m e ministres se transforme bien souvent en en par tie de qat partie de qat. «Personnellement, je n’aime pas le qat: ça m’excite et après je publics, s’y sont mises. L’interdiction, suis épuisé. Mais bon, quand je me préconisée par certains experts étrangers, Le qat (Catha Edulls Frosk) a été retrouve dans une assemblée où tout le e n’est pas envisageable: cela causerait une introduit au Yémen au XII siècle, monde qate, je ne peux pas refuser», révolution. En revanche, l’État pourrait probablement en provenance d’É- avoue Issam Shawlan, ingénieur informa- améliorer sa taxation. thiopie. Cette plante, aussi cultivée tique. En dehors de quelques hurluberlus La Fondation Afif fait figure d’exception: en Éthiopie et au Kenya, est prisée et des jeunes qui ont grandi dans l’émi- dès l’entrée de ce petit cercle de réflexion, dans toute la corne de l’Afrique et gration en Arabie saoudite, où la au centre de Sanaa, on est prié de se surtout au Yémen où 80% de la consommation est interdite, personne déchausser à l’entrée, de ne pas manger, population en consomme quotidien- n’ose s’opposer au qat. Ces dernières boire, fumer... ou qater. En chuchotant nement. Elle qat doit être cultivée années, même les femmes, qui ne sont pour ne pas déranger ses collègues plon- entre 1 000 et 2 500 m d’altitude. Il pas admises dans les mafraj ou les lieux gés dans de studieuses lectures, Moha- existe plusieurs dizaines de qualités med Nusseiry, ingénieur agronome, énu- de qat: l’éthiopien et le kenyan sont LE YÉMEN EN CHIFFRES: mère les méfaits du qat: «Le qat a accru les plus forts. L’OMS l’a classé à son •15 millions d’habitants dont 70% habitent notre dépendance alimentaire de façon tableau II, comme le LSD mais il est en zone rurale. dramatique en prenant les meilleures loin de produire des effets aussi puis- • Croissance démographique: 3,7%, l’une terres. Aujourd’hui, nous ne produisons sants (la cathinone et la cathine, sub- des plus élevées au monde. plus que 30% de nos besoins en céréales stances psychotropes, y sont pré- • revenu moyen par habitant: 217 dollars et nous importons même des fruits, des sentes à moins de 3% ). En revanche, par an, le plus faible du monde arabe légumes ou des dattes d’Arabie saoudite. le qat produit des effets d’accoutu- • chômage: 35% C’est absurde. Et ce ne sont pas les mance même si le sevrage n’est pas • analphabétisme: plus de 50%. quelques bottes que l’on envoie à la com- très difficile.

L’ORIEN T-EXPRESS 32 FÉVRIER 1998 VOICE O F AMERIKA Duel dans le Golfe

AFP AFP

L Y A QUELQUES ANNÉES, QUAND BILL Cette politique est, à tout le moins, aven- containment» n’avait pas vraiment mar- CLINTON EST ARRIVÉ AU POUVOIR, l’un tureuse car elle va à l’encontre de toute ché. des hommes les plus influents de logique géopolitique: de tout temps dans Dans la pensée américaine, le «contain- IWashington était un citoyen australien le Golfe, c’est en gros l’Irak qui contreba- ment» est autant une notion morale que du nom de... Martin Indyk. Ancien res- lance l’Iran et l’Iran qui contrebalance politique et militaire. La stratégie d’endi- ponsable de l’AIPAC, le principal lobby l’Irak. Indyk est pourtant loin d’être guement que les États-Unis ont adoptée pro-israélien en Amérique, Indyk était idiot. Sa proposition reflète un courant contre l’URSS depuis la fin des années 40 alors directeur du Washington Institute qui domine alors à Washington; dans les était destinée à protéger les pays alliés en for N ear East Policy, un centre de jeux bureaucratiques du pouvoir, l’adop- s’opposant à ce qui était perçu comme recherche politique proche d’Israël. Bom- tion du «dual containment» permet à l’élan expansionniste du système sovié- bardé par Clinton conseiller pour les Indyk d’accroître son influence. De plus, tique. En choisissant le mot «contain- affaires du Moyen-Orient au Conseil cette stratégie convient bien à Israël et à ment» pour définir la politique améri- national de sécurité, Indyk qui avait ins- ses amis en Amérique. Très vite, cepen- caine envers l’Irak et l’Iran, Indyk tantanément reçu la nationalité améri- dant, l’échec de la politique américaine cherchait à jouer sur le même registre caine par une de ces prouesses du dépar- dans le Kurdistan irakien en 1996 et l’ou- moral, tout en ravivant aussi et surtout le tement d’immigration et de verture relativement réussie de l’Iran vers sentiment de menace si omniprésent naturalisation, propose une nouvelle stra- l’Europe et le Moyen-Orient, font que le quand le monde était divisé en deux tégie pour la région du Golfe. Elle sera «dual containment» devient une chimère. camps idéologiques. nommée «dual containment» ou «double Il y a quelques semaines, pendant une Ayant échoué, le «dual containment» est endiguement», et appelle à l’adoption de visite en Israël, le directeur de la CIA, remplacé par un autre vestige de la guerre mesures permettant aux États-Unis de John Deutsch, ne s’est pas gêné pour froide: une politique d’axes. Depuis contenir simultanément l’Iran et l’Irak. admettre publiquement que le «dual quelque temps, Washington encourage

L’ORIEN T-EXPRESS 33 FÉVRIER 1998 VOICE O F AMERIKA un rapprochement politico-militaire entre Un rapprochement entre les États-Unis garçon de la région, se trouvera isolé». la Turquie et Israël, avec la participation et l’Iran prendra probablement plusieurs Friedman ajoute que le président syrien, accessoire de la Jordanie, qui rappelle ces années à se matérialiser. Mais il est tout Hafez al-Assad, se trouvera seul lui alliances régionales construites par à fait dans la ligne de la politique d’axes aussi, puisque son rôle de médiateur Washington pendant les années 50 pour prônée par l’administration Clinton. Il entre les États-Unis et l’Iran sera ter- faire face à l’URSS. En encourageant un est devenu clair que Washington cherche miné. Cela mettra définitivement fin aux axe Tel-Aviv–Ankara, l’Amérique vise à mieux contrôler le Moyen-Orient en désirs syriens d’établir un axe Damas- certes à créer des intérêts parallèles entre tissant des rapports avec les puissances Téhéran-Bagdad pour contrer ce qui ses alliés régionaux. sur sa périphérie. Cette politique n’est s’est noué entre Ankara et Tel-Aviv. Mais aussi, c’est évident, pas nouvelle, puisque Washington a C’est donc un appel à une nouvelle hégé- à augmenter les pres- pendant longtemps entretenu des rap- monie au Moyen-Orient qu’on retrouve sions politiques et mili- ports proches avec la Turquie, Israël, et, là. Si, pendant la guerre froide, l’Amé- taires contre l’Iran, la jusqu’en 1979, l’Iran. Le but était alors rique avait accepté un équilibre de puis- Syrie, et l’Irak. de bloquer l’accès de l’URSS aux puits sance au Moyen-Orient, elle semblerait Dans un tel contexte, pétroliers du Golfe, tout en isolant les aujourd’hui songer plutôt à marginaliser comment une adminis- pays arabes pro-soviétiques. les États, tous arabes, qui ne font pas son affaire dans la région. Devant cette évolution, la plupart des pays arabes se trouvent impuissants, et pour cause: dans le marché du pouvoir, ils ont peu à offrir. Ils n’arrivent ni à établir des rapports réelle- ment bénéfiques avec une superpuissance en quête d’alliances à long terme ni à se regrouper en bloc alternatif. Si la Turquie et Israël ont réussi à se frayer une belle place dans la vision américaine de l’avenir régional, le rôle iranien est plus ambigu. Pays indépendant, l’Iran le AFP restera sans doute. Cependant, une relation entre Washing- En t i ssa n t d es r a ppor t s a vec les pu i ssa n ces su r sa pér i phér i e, ton et Téhéran, établie sur une base de réciprocité, sera à l’avantage des deux. Washin gton cherche à m ieu x con trôler le M oyen -Orien t Comme l’explique Steve LeVine dans le N ew York Times (30 décembre, 1997), tration américaine pourrait-elle justifier À quoi vise cette même politique aujour- l’exportation du pétrole et du gaz natu- un rapprochement éventuel avec l’Iran? d’hui? Principalement, semble-t-il, à rel pourrait être un facteur d’entente. Et Depuis la conférence islamique à Téhéran imposer un déséquilibre des pouvoirs aussi un début pour des relations non- en décembre dernier, et surtout depuis dans la région au désavantage des rivaux politiques. L’Amérique pourrait éven- l’interview accordée à la CNN par le pré- des États-Unis. Cela ne veut pas dire tuellement choisir de mettre fin à son sident iranien, Mohamed Khatami, il est que l’Iran et Israël feront partie d’une opposition à la construction de pipelines question d’un tel rapprochement. Cepen- alliance sous l’égide de Washington. entre l’Asie centrale et le Golfe, via dant, comme l’a expliqué Khatami à Toutefois, les deux pays risquent fort de l’Iran. Cela ne déplairait pas aux com- Christiane Amanpour (www.cnn.com), se trouver des intérêts objectifs en com- pagnies pétrolières américaines qui «un dialogue entre civilisations et nations mun, l’histoire le démontre d’ailleurs. reprochent aux projets alternatifs d’être ne veut pas dire l’établissement de rap- Comme l’écrit Thomas Friedman dans le trop chers. Seulement voilà, un Iran fort ports politiques». Or c’est précisément New York Times (www.nytimes.com, 6 ne peut être laissé sans rival. Les Améri- une relation politique que Washington janvier 1998), un rapprochement entre cains n’y pensent peut-être pas aujour- exige avec l’Iran. Ce n’est qu’à travers l’Amérique et l’Iran aura plusieurs avan- d’hui mais, à terme, un rapprochement une telle relation que l’Amérique pourrait tages: «Il renforcera économiquement avec l’Iran imposera aussi un dégel avec espérer modifier le comportement iranien l’Iran, modifiera l’équilibre du pouvoir l’Irak. et intégrer l’Iran dans sa conception au détriment de l’Irak et fera que Sad- future de la région. dam, parce qu’il sera le seul méchant MICHAEL YOUNG

L’ORIEN T-EXPRESS 34 FÉVRIER 1998 ici et ailleurs TOPOS C OLOMBIE: Carte BLANCH E C afé, cocaïn e et flin gages son t les trois élém en ts qu i fon t la répu tation du cocktail colom bien . En tre les gu érillas de gau che, les n arcotrafiqu an ts, l’arm ée et les escadron s de la m or t qu i travaillen t en sou s-m ain pour l’Oncle Sam, ceux qui trinquent sont toujours ceux qu i en profit en t le m oin s: la popu lat ion civile. C oco & co.

OMBREUX SONT CES PAYS QU’ON personne ne peut douter que la coca est parées à contrer l’activité des guérillas, se ASSO CIE (TROP FACILEMENT) à une plus rentable que le café, même si la pro- cantonnent le plus souvent à protéger les activité ou à une production par- duction de ce dernier place toujours la lieux du pouvoir officiel quand elles ne se Nticulière. La Colombie, avec la cocaïne, Colombie au premier rang mondial. lancent pas hors des casernes dans des en est un parfait exemple. Le fait qu’elle Autre record et autre conséquence de opérations d’envergure dont les petits soit le plus grand producteur et exporta- l’héritage du système latifundiaire, les paysans et le bétail font plus souvent les teur au monde de cette substance n’est guérillas colombiennes sont parmi les frais que les combattants des guérillas et pourtant pas un simple hasard. plus anciennes du monde. Associant des les narcotrafiquants. Est-ce à dire que La coca, plante dont les feuilles donnent militants communistes d’origine urbaine l’armée, dont la plupart des cadres sont cet alcaloïde aux propriétés médicales et à des groupes d’autodéfense paysans, formés comme il se doit aux États-Unis, stupéfiantes, croît particulièrement bien elles apparaissent dès les années 30. La soit surtout un instrument de contrôle sur dans la région nord des Andes. L’altitude réforme agraire promise par le gouvernement colombien? On peut associée à la latitude de ce triangle géo- les gouvernements suc- le penser. Les territoires tenus graphique qui comprend la Bolivie, le cessifs depuis 1961 par les guérillas n’ont fait que Pérou et la Colombie, lui offre un biotope mais jamais appli- s’étendre ces dernières idéal et assure un rendement de la quée sera l’une années. Les activités des meilleure qualité. Mais si la production à des exigences narcotrafiquants, Barranquil usage local a toujours existé, son exten- majeures des quoique désorganisées sion trouve ses origines dans une situa- principaux par les chutes succes- Cartagena tion politico-économique propre à la groupes armés sives et médiatisées des région. Le système latifundiaire mis en qui voient le cartels de Medellin et place par les Espagnols, en interdisant jour au début Panama City de Cali, n’ont pas pour SanPedro l’accès à la propriété aux petits paysans et des années 60. deUraba autant marqué le pas, en renforçant le pouvoir des familles de Implantées dans trouvant même dans la grands propriétaires, est le premier res- les zones rurales, Panama production d’héroïne une ponsable de la pauvreté endémique qui elles sont toujours Turbo nouvelle source de profit. frappe une population à majorité rurale très actives et entre- Les quelques gros barons de et d’origine indienne. L’arrivée dès le tiennent de nombreux la drogue, les frères Orejuela de XIXe siècle des consortiums agro-alimen- fronts à proximité des villes Cali en tête, confortablement incarcé- taires nord-américains dans la région ne importantes. Leur contrôle sur une large rés en Colombie, ne sont toujours pas fait qu’aggraver la situation en imposant partie du territoire «utile» et sur plus de inquiétés par une extradition judiciaire un système de monocultures d’exporta- 200 des 1072 municipalités du pays en vers les États-Unis. Même si la loi consti- tion (café, bananes, ananas, etc.). Pays font des acteurs majeurs de la scène poli- tutionnelle votée en 1991 sous les pres- d’Amérique du Sud le plus rapproché du tique et économique, dépassant le simple sions musclées des narcos interdisant Rio Bravo, riverain à la fois de l’Atlan- rôle de perturbateurs. Si, sur ces zones, l’extradition des trafiquants recherchés tique et du Pacifique, la Colombie consti- les guérillas remplissent nombre de fonc- par Washington a été abolie fin 1997, la tue un emplacement de choix pour Del tions civiles traditionnellement tenues par nouvelle loi n’est pas rétroactive, et elle Monte et consorts. le gouvernement (écoles, hôpitaux, aides protège ces criminels d’une peine moins Contraints à abandonner les cultures sociales et même parfois décisions «judi- symbolique que celle qu’ils purgent dans vivrières, les agriculteurs voient leur ciaires»), leur financement reste totale- les prisons nationales. Rien d’étonnant revenu dépendre totalement des prix fixés ment illicite: protection de plantations de quand on sait que l’actuel président par le marché aux États-Unis. Mais tant coca et de laboratoires de production de Ernesto Samper a reçu des barons de la qu’à dépendre de la demande étatsu- la cocaïne, taxes sur cette même produc- drogue 6 millions de dollars pour finan- nienne, les plus démunis (ou les plus tion et sur son transport, impôt «révolu- cer sa dernière campagne électorale. rationnels) d’entre eux en viennent juste- tionnaire» prélevé de force aux riches Pour compléter ce sombre tableau teinté ment à cultiver ce qui se vend le mieux et industriels et aux propriétaires terriens, d’ultraviolence et d’argent sale, les au meilleur prix sur le marché nord-amé- voire kidnapping contre rançon. groupes d’extrême droite paramilitaires ricain. Au jeu de l’offre et de la demande, Les forces de police et l’armée, peu pré- et les milices «d’autodéfense» en viennent

L’ORIEN T-EXPRESS 36 FÉVRIER 1998 tant bien surveillé par les troupes de l’Oncle Sam – à Barranquilla la poursuite de quelques guérilleros du FARC s’est Cartagena R elief conclue par le massacre d’une trentaine de civils 4000 m Panama City 4000 m panaméens accusés de com- SanPedro 2000 m deUraba plicité avec les rebelles gau- 500 m chistes. En toute impunité, Panama 0 m ou presque. Cela n’étonnera Turbo Venezuela 200 km personne quand on sait que cette région est le point de Bucaramanga départ des transporteurs (par terre et par mer) de Medellin cargaisons de stupéfiants en direction des États-Unis, via l’Amérique centrale puis le Bogota Mexique (cf. L’O rient- Express, octobre 1997). Buenaventura Cali Colombie Mais il est plus surprenant d’apprendre que le même Panama, spécialisé dans le blanchiment des narcodol- lars et dont le canal est sous juridiction américaine jus- qu’en 1999, a acquis son Pasto «indépendance» en se déta- chant de la Colombie avec l’aide des Marines au début quateur du siècle. À y regarder de plus près, les chemins tor- Zoneso les gu rillasont Br sil tueux et secrets qu’em- unepr senceactive en 1994 prunte la poudre blanche colombienne pour atteindre Zonesapproximatives les narines des traders de decultures de la coca Wall Street ou des acteurs Zonecontr l epar la milice d’Hollywood ressemble paramilitaire(ACCU) dirig e P rou parfois à des lignes trop parCarlos Casta o bien tracées.

ALEXANDRE MEDAWAR

elles aussi à régner sur leurs propres terri- toires. Financées et dirigées à la fois par GU ÉRI LLA S T OU JOU RS A CT I V ES: les narcos, par les grands exploitants et Armée populaire de libération (EPL) (1966), de tendance maoïste et bras armé du PC par l’armée (qui leur verse une bonne par- tie de l’aide militaire américaine), elles marxiste-léniniste colombien bénéficient d’une impunité presque totale Armée de libération nationale (ELN) (1965), de tendance castriste, dirigée depuis 1978 par bien qu’elles servent plus d’instrument de Manuel Perez, ses cibles favorites sont les compagnies pétrolières étrangères accusées de terreur contre les petits paysans indociles piller les ressources nationales (environ 2000 combattants) que contre les guérillas. Carlos Castaño, Forces armées révolutionnaires colombiennes (FARC)(1964), proches du PCC et actuelle- le puissant chef de la milice ACCU qui ment le plus important mouvement de guérilla du pays (entre 12000 et 20000 combattants) contrôle la région d’Uraba jouxtant la Front Jaime Bateman, petit mouvement armé dissident de la guérilla M-19 (environ 250 com- frontière panaméenne sur la côte atlan- battants) tique, donne des interviews aux journaux étrangers mais reste paradoxalement introuvable selon la police alors qu’une GU ÉRILLA S ET GROU PES IN T ÉGRÉS A CT U ELLEM EN T À LA VIE POLI - récompense d’un million de dollars est T IQU E: offerte par le gouvernement pour sa cap- Union patriotique (issue des FARC) ture. Ce grand exploitant de bananeraies Espérance, paix et liberté (issu de l’EPL et qui reprend son acronyme) et trafiquant notoire possède à l’évidence Mouvement du 19 avril (M-19) (1973-1990), non marxiste et relativement urbain d’importantes protections. L’incursion de ses hommes au sud du Panama – pour-

L’ORIEN T-EXPRESS 37 FÉVRIER 1998 de V isu

C hien n e de vie. Qu an d on a quatre pattes, tout n ’est pa s si f a ci le. U ne vie Promenade canine dans un monde d’hommes. de chiens En tre chien s. REPORTAGE PHOTO MICHEL VANDEN EECKHOUDT TEXTE ALEXANDRE MEDAWAR RUBRIQUE COORDONNÉE PAR SAMER MOHDAD, FONDATION ARABE POUR L’IMAGE

EM’APPELLE REX. Ce n’est pas moi qui ait choisi ce nom à la con, alors ne rigolez pas. Karim, le fils du voi- sinJ de mon patron, il a voulu faire le mariolle en se foutant de ma trogne. Il a pas fait le mariolle longtemps. Je l’ai chopé au mollet. Ça a saigné. Mon museau aussi; après coup. Mon patron m’a filé une torgnolle pour m’apprendre les bonnes manières. Il est pas toujours cool mon patron. Et il a la main lourde, parole de chien. Mais en règle générale, je n’ai pas trop à me plaindre de lui. Sur- tout qu’il est assez généreux avec la bouffe. Deux fois par semaine, on passe chez le boucher pendant la promenade. Oh! la la!, je vous dis pas le régal quand y a du tibia de vache à croquer et à sucer. Toute cette bonne mœlle saignante qui vous dégouline dans l’œsophage, c’est meilleur que du chocolat fondant. Je vous dis ça parce que j’ai déjà essayé ce truc, le jour où j’ai chouravé une tablette au petit Karim quand il faisait gardien de but. Hé, hé, s’rendent pas compte ces comiques à deux pattes qu’on vous renifle n’importe quoi à des kilomètres à la ronde. Et pas que d’la charogne. Tiens, pour vous donner un exemple, c’était pas plus tard qu’il y a une semaine. Il faisait bon chaud et on était en balade avec le patron. Lui pour fumer sa clope (sa grosse ne veut pas qu’il fume dedans parce que ça pue, elle n’a pas tort d’ailleurs) et moi pour pisser un coup. Notez que l’exercice n’est pas toujours des plus simples. Faut deviner quand l’ar- rêt va durer moins d’une minute car dans ces cas-là, c’est même pas la peine d’envi- sager de lever la patte. À moins que vous appréciez de vous en foutre partout quand le patron se met à tirer sur la laisse pour pouvoir aller parler à l’autre golio dans sa BMW. Et bla-bla-bli, et bla-bla- bla, ça discute de conneries et moi je me tape les gaz d’échappement en pleine poire. Savent pas ce que c’est de vivre la

L’ORIEN T-EXPRESS 38 FÉVRIER 1998 truffe à 35 cm du sol ces gens-là! Bon, mais revenons au sujet. On était donc en balade. Je croise le p’tit nouveau du quartier dans le cabas de sa patronne, une vieille qui radote mais qui est assez sympa. Elle me file souvent une croquette canigou qu’elle planque en nombre dans sa poche. Il avait l’air malin dans son cabas le p’tit nouveau. C’est que madâme ne veut pas qu’il se fatigue trop, le petit chérubin, qu’il ne s’abîme pas les papattes et qu’il ne ramène pas de la merde à la maison, son ange à poil. Et avec ça, comment voulez-vous avoir des rapports sociaux convenables sans se présenter? C’est un comble de ne pas pouvoir se renifler le derrière entre habi- tants du même quartier. Va finir avec une cataracte dans un coin du salon à force de bouffer du sucre et de la bouille pour chats ce p’tit gars. Je la vois venir celle-là, tiens! Tel chien, tel maître. Bon, le mien n’est pas toujours jouasse, faut dire ce qui est. Si sa grosse a la migraine ou si sa caisse tombe en panne, il peut avoir la main sacrément lourde le salaud. Mais c’est mon patron, et je l’aime bien au fond. Voyez le p’tit nouveau, y a pas

L’ORIEN T-EXPRESS 39 FÉVRIER 1998 L’ORIEN T-EXPRESS 40 FÉVRIER 1998 photo, c’est un petit gabarit condamné à tournicoter entre la cuisine, le pas de la porte et son panier près du chauffage dans la taule de sa patronne. Elle est concierge, il le sera aussi. Sous peu, on n’entendra plus que lui dans la cour de l’immeuble. Bref, j’étais donc en balade avec le boss. Ce jour-là, bon prince, il a voulu qu’on se fasse la trotte vers le front de mer. Je sais que c’est pour passer à travers le parc qu’il a choisi cet itinéraire. Il fait sa frime du jour. Tac, un coup sec sur la laisse et je fais mine de montrer des dents avec un air méchant. C’est un truc convenu entre lui et moi. Ça impressionne toujours son monde, ce truc-là. Surtout les commer- çants du quartier à qui il doit un peu de fric. Et la brunette de l’épicerie où il va acheter ses cigarettes. Elle aime bien me caresser, celle-là. Elle le lui dit d’ailleurs. Et ils se regardent en souriant chaque fois qu’elle me passe la main sur le dos. Après

L’ORIEN T-EXPRESS 4 1 FÉVRIER 1998 de V isu le parc, on est arrivé sur la plage et il m’a ôté la laisse pour que je puisse faire le fou comme ça me plaît. Il était de bonne humeur ce jour-ci et il a bien voulu me lancer un bout de bois à plusieurs reprises. Il pense à chaque fois me mettre en défaut mais il n’a pas compris qu’on est né pour ça: courir comme des malades sur l’objectif et le ramener au patron. C’est notre boulot, pour l’éter- nité. Après une douzaine d’allers-retours express, le patron s’est lassé de mon acti- vité favorite, alors je lui ai foutu la paix et j’ai été promener ma truffe vers des tas de détritus prometteurs. Le must, c’est les courroies noires des moteurs. Vous pou- vez les mordre pendant des heures avant de les mettre en pièces. Mais dans le tas, il n’y avait rien de terrible si ce n’est une vieille boîte de raviolis à lécher. Pas mau- vaise par ailleurs. Le patron fumait donc sa clope et je m’envoyais la douceur quand soudainement une forte émana- tion d’hormones de femelle en chaleur m’extirpe des plaisirs du goûter. Dans ce genre de situation, on n’y peut rien mais ça reste quand même la priorité des prio- touffes par la tenancière de la boutique. pouvait rien la pauvre, on ne choisit pas rités. Ni d’une, ni de deux, échappant à On était tous fous à cause de ses hor- sa période chaude en passant commande la surveillance du boss, les narines ten- mones qui parfumaient l’atmosphère. À sur Internet. Enfin, l’idée d’un joyeux dues à flairer ce suave parfum, je force de coller le museau sur la vitre, j’ai accouplement semblait fortement com- m’élance furtivement en direction de la fait des traces de bave et de jus de ravio- promise. On avait beau lui aboyer source. Aïe, aïe, aïe, il n’avait pas l’air lis. Oh! la la!, je vous dis pas la tête qu’y comme des malades qu’on ne voulait content de me voir filer en transes, le tiraient à l’intérieur de la boutique. Mais qu’elle, qu’elle était la plus belle, que, patron. Mais que voulez-vous, chez nous, c’est surtout Michette qui avait l’air de non, elle n’était pas une garce et qu’on l’amour est sans fioritures. Pas de jacas- plus savoir où se foutre, avec ses pincettes l’aimait pour de vrai, sa patronne la series, pas de souper aux chandelles pour roses qui lui tenaient les poils. Elle n’y tenait fermement sur la table de toilettage conclure l’affaire, on fonce dans le tas. C’est l’amour entre chiens. À l’angle d’une ruelle, j’échappe de jus- tesse à un corniaud en Peugot qui fonce à toute allure. Le parfum suave semble provenir du salon de toilettage de madame Ginette. Une boutique bonne pour les tapettes et les midinettes. Mon patron avait essayé de m’y emmener au début mais ils n’ont jamais réussi à me tenir tranquille dans ce bazar à pouf- fiasses. Du shampooing et des peignes contre mes teignes, ça va pas la tête. Je les aime bien mes teignes. J’ai bien le droit d’avoir moi aussi mes animaux domes- tiques, merde! Bref, j’arrive la langue sur le bout des pattes devant la petite vitrine de cet Alcatraz pour matous et canidés. Y avait toute la compagnie du quartier au rendez-vous dehors: Tom, le teckel qui crèche en demi-pension chez le garagiste à mon patron, Rommel, un dogue assez pousse-toi-de-là-que-je-m’y-mette et deux bâtards qui ont l’habitude de faire les poubelles du quartier. On était tous en extase devant la vitrine. Michette, une caniche blanche, se faisait tailler des

L’ORIEN T-EXPRESS 42 FÉVRIER 1998 tandis qu’une des employées s’armait d’un balai pour nous disperser au plus vite. Faut dire qu’on foutait un sacré bordel tant cette avenante minette qui soulevait la queue avec classe nous agui- chait, les copains et moi. La balade a donc pris fin quand le patron s’est ramené, furax et en sueur. Avec tout le raffut qu’on faisait, il n’avait pas eu trop de peine à retrouver ma trace. Je crois que ce qui l’avait le plus énervé, c’est que les commerçants du quartier à qui il devait du fric étaient en train de rigoler comme des truies à le voir ne plus me contrôler. Surtout dans un cas du genre. Ça fait tache, ces histoires de cul et de sentiments quand on joue au dur. Je l’avais presque humilié. Il m’a chopé puis m’a tiré jusqu’à la maison. Parvenu à destination, j’ai été quitte pour une bonne paire de baffes, histoire de m’ap- prendre les bonnes manières. Il est pas toujours cool, mon patron. Et il a la main lourde, parole de chien. Mais en règle générale, je n’ai pas trop à me plaindre de lui. On continue à faire des promenades ensemble tous les jours. A. M.

MICHEL VANDEN EECKHOUDT

Né en 1947. Membre de l’Agence Vu à Paris depuis sa création. Reporter régu- lier pour Libération. Il a notamment exposé en solo à l’International Center of Photography de New York, au Musée de l’Élysée à Lausanne, aux Ren- contres internationales d’Arles où il a donné un stage sur la gestuelle du tra- vail en 1992. Il participe en 1996 à la réalisation d’un vaste portrait de Tokyo commandé par le comité responsable d’un programme d’échanges culturels entre le Japon et la Communauté euro- péenne. Auteur de plusieurs livres dont: Chroniques immigrées, (avec C. Carez) une enquête photo-journalis- tique de deux ans sur l’immigration en Belgique; Zoologies, édité par Robert Delpire, un regard caustique sur une cinquantaine de zoos dans le monde; Concours belges, (avec C. Carez) un por- trait tendrement acide d’une Belgique passionnée de concours dérisoires; Sur la ligne, une quarantaine d’images sur la frontière franco-belge, dans le cadre de la Mission Transmanche; Les Travaux et les jours, photographies de l’homme au travail, édité chez Actes Sud, avec un texte de Manuel Vasquez Montalban; Chiens, aux éditions Marêval en 1997.

L’ORIEN T-EXPRESS 43 FÉVRIER 1998 Étudiants et maintenant que faire?

Pour un magazine qui, dès son premier numéro, a voulu rappeler, par un grand dossier consacré aux révoltes estudiantines des années 60 et 70, que la poli- tique était capable de faire rêver et qui n’a eu de cesse depuis d’appeler à une restauration du politique, les manifestations d’étudiants en décembre dernier ne pou- vaient que faire chaud au cœur. Marquant l’entrée en politique d’une génération qui ne charrie pas les réflexes de la guerre, ce mouvement pourrait aussi représenter un tournant dans l’appréhension même de la chose publique au Liban. C’est pourquoi il est vital que toutes les énergies se conjuguent pour se deman- der que faire maintenant et pour trouver les réponses susceptibles de redonner du souffle à la société liba- naise dans une quête de sens qui commence enfin à produire ses fruits. En consacrant ce dossier aux mou- vements estudiantins, L’Orient-Express entend contri- buer à cette recherche qu’il a pour sa part entamée depuis le début et qu’il poursuivra dans ses prochains numéros, en ouvrant ses pages à ceux des étudiants qui voudront l’associer à leurs interrogations. S. K.

L’ORIEN T-EXPRESS 44 FÉVRIER 1998 DOSSIER RÉALISÉ PAR CARMEN ABOU-JAOUDÉ

IEN NE SERA PLUS COMME AVANT. DÉSORMAIS IL Y A L’AVANT-15 DÉCEMBRE et l’après-15 décembre. «N ous existons», cla- ment haut et fort les étu- diants. «Désormais le pouvoir devra nous prendre en considération», affirment-ils Rd’une même voix, et ils n’ont pas totale- ment tort. Car, si on devait un jour choi- sir une date pour situer la renaissance d’un mouvement estudiantin au Liban, ce serait bien le 15 décembre 1997. Encore balbutiant, et pour cause, ce mou- vement a quand même fait ses premières preuves le 22 janvier dernier, à l’occasion du sit-in organisé devant le Parlement pour protester contre l’intention du gou- vernement de diminuer le budget de l’Université libanaise. Assurément, le che- min est encore long et difficile, mais il est acquis qu’un retour en arrière n’est plus possible. Tout commence donc le 15 décembre dernier. En ce doux lundi d’automne, les deux dernières années qui ont fait qu’il 400 000 déplacés du Sud. Du coup, esprits dans les facs sont encore secoués était devenu temps, au moins pour un l’agression israélienne non seulement leur par les scènes de répression observées la certain nombre parmi eux, de bouger et donne conscience d’une cause mais aussi veille au soir devant le siège de la MTV de se faire entendre. L’interdiction faite de leur potentiel. Pour la première fois où le mouvement aouniste avait organisé au général Aoun de passer à la MTV et depuis la fin de la guerre, des liens «trans- une manifestation contre la déprogram- l’arrestation d’étudiants «n’a été en fait versaux» se nouent qui préparent le ter- mation de l’interview de son leader, «sou- que le détonateur, souligne Eid Azar, 23 rain pour de futures actions communes. haitée» par le gouvernement. Le maintien ans, étudiant en médecine à la Faculté Si, après la fin de la crise et le retour des en détention de quelques dizaines de française de médecine et l’un de ces indé- déplacés, le mouvement se disperse, des jeunes alimente les conversations et l’idée pendants qui ont émergé du mouvement groupes continuent à se rencontrer et à d’une action de protestation commence à du 15 décembre. S’il n’y avait pas eu cet agir occasionnellement. «O n s’est rendu prendre corps ici et là. Ce sera chose faite événement, il y en aurait eu un autre. Le compte alors qu’il y avait d’autres étu- en début d’après-midi Mais, très vite, le soulèvement allait malgré tout arriver. La diants que ceux que le Hezbollah ou le mouvement va déborder le cadre d’une situation était mûre.» courant aouniste mobilisaient», affirme le protestation contre la répression pour Il est vrai que si l’on regarde rétrospecti- chercheur Ziad Majed, l’un des anima- libérer une volonté d’affirmation poli- vement les années de l’après-guerre, les teurs du Conseil culturel du Sud avec tique qu’on ne soupçonnait pas. Et de prodromes du mouvement estudiantin Habib Sadek et du Rassemblement pour fait, la mobilisation n’a pas cessé avec la sont clairs. Les visites de Jacques Chirac les élections municipales (REM). libération des derniers détenus, mardi et de Jean-Paul II ont été à cet égard des Quelques semaines plus tard, au cours de soir. jalons «pédagogiques», en permettant l’été 1996, les élections législatives, si aux jeunes d’apprivoiser la rue. Mais contestées soient-elles, sont l’occasion SI LE MOUVEMENT ESTUDIANTIN A DURÉ d’autres étapes ne sont pas moins impor- d’un nouvel apprentissage de l’outil poli- PLUS LONGTEMPS qu’il n’en a fallu pour tantes; malgré une dépolitisation encore tique. Bon nombre de jeunes bénévoles faire libérer les jeunes arrêtés – et plus très répandue, on a vu se multiplier les soutiennent des candidats dans leur cam- que ne le voulaient apparemment les res- signes d’un engagement croissant des pagne électorale, en particulier ceux de ponsables aounistes, c’est peut-être parce jeunes, surtout à partir de 1996. L’un de l’opposition. Sensibles aux propositions qu’il mûrissait depuis plus longtemps que ces signes réside, par exemple, dans la de candidats comme Najah Wakim à ne laisse croire son déclenchement subit. chaîne de solidarité inédite qui s’était Beyrouth, Nassib Lahoud et Albert Mou- Plus d’un étudiant affirme à cet égard que mise en place lors de l’attaque israélienne kheiber au Metn ou d’un Habib Sadek au les sit-in et les manifestations de d’avril 1996. Des étudiants de divers Sud, ils leur fournissent appui logistique décembre ne sont que le résultat d’une horizons et de toutes les régions s’étaient et forment la majorité des délégués pré- accumulation d’actions accomplies ces alors mobilisés pour venir en aide aux sents dans les bureaux de vote. Ou alors

L’ORIEN T-EXPRESS 45 FÉVRIER 1998 ils s’engagent dans les rangs de l’Associa- au sein du mouvement estudiantin en En la matière, «indépendant» ne veut pas tion pour la démocratie des élections qui décembre, et parfois à sa tête, au grand dire apolitique. S’ils sont indépendants, ce les emploie comme observateurs sur le étonnement des états-majors. n’est pas par principe mais par refus de terrain – près de deux cents. «C’est vrai, s’identifier aux formations existantes, fus- ils n’ont pas un bagage intellectuel très SIL’APPORT D’ÉTUDIANTS ENGAGÉS AU SEIN sent-elles d’opposition. Typique de cette important mais pour travailler ils ont de DE PARTIS ET DE COURANTS POLITIQUES nouvelle démarche est l’attitude de la volonté à revendre», remarque Ziad organisés n’est assurément pas à ignorer Charles Degaulle Adwan, 21 ans, étu- Majed, qui est aussi secrétaire de l’Asso- dans la mobilisation de décembre, la diant en sciences politiques à l’AUB qui se ciation. Pour d’autres étudiants, c’est le soutien à la CGTL qui est l’occa- sion de se familiariser avec la lutte syndicale et les pratiques de contestation. Khattar Torbey, étudiant en droit à l’Université Saint-Joseph, membre indépen- dant du comité de suivi créé pour soutenir la CGTL, est catégo- rique: «Le travail avec la CGTL a inauguré le mouvement estu- diantin et le début de l’intérêt des étudiants pour la politique.» De fait, on se rappelle que, le 28 février 1996, à la veille de la déci- sion de l’armée de décréter le couvre-feu, des étudiants tentent de fermer leurs facultés. En 1997, ils soutiendront Elias Abou-Rizk lors des élections syndicales et participeront aux sit-in organisés par les employés des médias audiovisuels condamnés par le gouvernement à la fermeture. Une autre rampe d’accès à la lutte politique a été l’action associa- tive. Au cours des dernières années, les ONG et, en particu- lier, les associations écologiques, ont attiré les jeunes en quête d’une cause. Mais deux associa- tions plus politisées ont aussi réussi à mobiliser des étudiants. Outre l’Association pour la Loin d’avoir été m an ipu lé ou m êm e récu péré, démocratie des élections, c’est le Rassemblement pour les élec- le m ou vem en t de décem bre a été con du it pae tions municipales. Un bon quart des «indépendants» des militants du rassemblement sont des jeunes de moins de 25 ans. Ils grande nouveauté reste la forte propor- sent très concerné par ce qui se passe dans sont même «les plus assidus, ceux qui ont tion des «indépendants». En fait, le mou- le pays: «Je suis engagé politiquement donné le plus de leur temps», assure l’un vement, loin d’avoir été manipulé ou mais je n’ai pas trouvé un parti qui des initiateurs du REM. «Ils n’aiment pas même récupéré par des formations éta- réponde à mes aspirations». les discussions byzantines et préfèrent tra- blies, a été conduit dans une large mesure Du coup, le rejet des partis n’est plus vailler. Ils sont les plus motivés. Et quand par ces indépendants. Eid Azar, l’un des synonyme de dépolitisation. Au contraire, il a fallu décider d’actions sur le terrain, étudiants qui ont été poussés au devant de avec ces nouvelles forces encore inorgani- ce sont les étudiants qui ont été le fer de la scène, assure que le mouvement était sées commence peut-être une nouvelle lance du Rassemblement.» libre d’ingérences politiques: «Le mouve- phase de politisation. Le mouvement de Certes, le nombre d’étudiants qui se sont ment était très spontané et aucune faction décembre a de ce point de vue fait boule engagés dans le mouvement associatif ou politique n’est intervenue ni pour le diri- de neige. Ainsi, lors du sit-in organisé le dans telle ou telle action ponctuelle est ger ni pour le récupérer». 22 janvier devant le Parlement en faveur relativement restreint. Mais ces structures En plus d’avoir brisé le mur de la peur et de l’UL, c’est en vain que l’Union des et ces initiatives ont incontestablement battu en brèche l’interdiction de manifes- jeunes du Liban, proche du pouvoir, a permis l’émergence de noyaux politisés ter, c’est assurément cette émergence des tenté de noyauter le mouvement. Kanj d’étudiants qui y font leurs premières indépendants qui est l’un des principaux Hamadé, 19 ans, étudiant à la Faculté de armes. On les retrouvera en bonne place acquis des manifestations de décembre. sciences de l’UL (section 1), membre du

L’ORIEN T-EXPRESS 46 FÉVRIER 1998 PCL, affirme qu’à cette occasion on a vu est «de pouvoir sortir des campus pour la première fois des étudiants indé- universitaires ou de dépasser les pendants ou non-politisés s’organiser manifs devant le Parlement pour spontanément dans cette fac pourtant descendre dans les rues». Pour Kha- sous l’hégémonie du Hezbollah, et se diri- led Saghié, 23 ans, étudiant en éco- ger vers le Parlement dans une dizaine nomie à l'AUB et engagé dans Bila d’autobus. «Les étudiants en majorité Houdoud, il faut partir «de revendi- non-affiliés, assure-t-il, ont eu pour la cations de base», celles qui concer- première fois, le courage de s’afficher et nent directement l’étudiant. «Les de s’imposer. La peur a été oubliée.» partis et les zu‘ama ne se soucient Mais le principal effet de l’émergence des pas des problèmes des étudiants», indépendants est que, démontrant une observe-t-il. Le sort de l’Université capacité d’action autonome, elle insuffle libanaise en fait-il partie? C’est l’une une confiance nouvelle aux étudiants. des principales questions qui se On revient de loin. Depuis la fin de la posent aujourd’hui. On n’est plus guerre, le sentiment dominant chez les dans les années 60 et le paysage uni- jeunes n’était-il pas que toute mobilisa- versitaire s’est considérablement tion serait vaine puisque de toute façon fragmenté. Si «l’UL est une cause «on se fichait» de leurs opinions? Ce sen- qui mobilise les différents courants timent d’être marginalisés est désormais politiques», comme le dit Samer dépassé; les étudiants commencent à se Frangié, 20 ans, étudiant en gestion percevoir comme une force, et une force à l’AUB et engagé dans Bila Hou- avec laquelle il faudrait dorénavant doud, les étudiants non-organisés compter. «Maintenant, on nous écoute, des universités privées ne se sentent lance Charles Degaulle Adwan. Les pas forcément concernés par elle. Et médias parlent de nous et nous sollicitent là, on se rend compte que le mouve- pour des interviews. L’opinion publique ment estudiantin n’est qu’embryon- s’intéresse à notre situation et désormais naire et qu’il est encore loin d’avoir on prendra en considération notre opi- achevé sa tâche de conscientisation. nion.» Le mouvement de décembre «a C’est précisément pour cela qu’un créé un espace qui permettra aux étu- peu partout on commence à réfléchir diants de s’exprimer, ajoute-t-il. Un à un organisme qui pourrait «unir espace à organiser et à développer». Ezza les étudiants», indique Eid Azar. En Zein, 19 ans, étudiante en économie à attendant de réaliser un objectif qui l’AUB engagée dans Bila Houdoud (Sans demeure très ambitieux étant donné frontières) un groupe d’étudiants de la dispersion des sites universitaires gauche, remarque de son côté que les étu- et la diversité des sensibilités poli- diants non-politisés «commencent à réflé- tiques, des structures se mettent en chir». Estimant que le soulèvement de place ici ou là. Au campus des décembre est «le début du retour du mou- Sciences médicales de l’USJ, «nous vement estudiantin des années 70», elle essayons de créer une association espère «qu’il ne s’arrêtera pas de la pour construire un projet positif», A vec ces n ou velles forces même façon et dans les mêmes condi- explique Azar. Un groupe d’étu- tions». diants représentant les différentes en core in organ isées com - Si certains se prennent à rêver, les étu- facultés du campus organise actuel- m en ce peu t-être u n e n ou velle diants restent cependant en majorité lement un forum qui sera constitué lucides. Réaliste, Eid Azar affirme: «Il ne de cellules de 15 à 20 membres cha- phase de politisation faut pas accorder à ce mouvement plus cune spécialisée dans un domaine d’importance qu’il ne mérite. Certes, il précis. Selon les initiateurs du forum jeunes et du dialogue». Dans cet esprit, n’a pas de tabous. Mais il faudrait main- encore en gestation, cette structure fonc- Smart Zeidan, 24 ans, étudiant en méde- tenant l’organiser, l’éduquer et lui donner tionnera sans un chef à sa tête parce que cine faisant partie du groupe derrière du temps.» C’est qu’après l’euphorie les étudiants ont «une allergie à tout ce l’idée de forum, souligne que l’une des d’une semaine d’automne est venu le qui est za‘ama». Le but essentiel est «de priorités est «de se mettre en contact avec temps des questions. «Q uelle est l’alter- favoriser le débat entre les étudiants». d’autres étudiants de différents horizons native? se demande Azar. Que voulons- Selon Azar, l’un de ces initiateurs, «le et de différentes régions pour mieux nous nous?» forum est en fait un cercle de débats connaître, de s’ouvrir par exemple aux Incontestablement, le plus grand défi qui ouvert à tous qui nous permettra d’arri- étudiants des premières sections de l’UL. se pose au mouvement estudiantin est ver à une plate-forme commune. N os Car notre rassemblement est avant tout maintenant de «passer des réactions aux objectifs sont de nous assurer que notre non-partisan et non-confessionnel». actions», selon la formule de Ziad Majed. mouvement est entendu, de nous former Sur l’autre campus beyrouthin de l’USJ, à De ne plus se contenter seulement de politiquement, de prendre conscience des Huvelin, les étudiants de droit essaient de réagir aux mesures ou aux pratiques problèmes de ce pays et du rôle que nous leur côté de mettre en place une associa- injustes de l’État mais d’agir. Pour le devons jouer pour changer les choses. tion, mais ils se heurtent, se plaignent-ils, jeune communiste Kanj Hamadé, le défi Car le changement ne viendra que des d’une certaine mauvaise volonté de l’ad-

L’ORIEN T-EXPRESS 47 FÉVRIER 1998 ministration qui invoque des arguments liés aux statuts universitaires. Des élec- tions ont bien été organisées à la mi-jan- vier et un indépendant, Khattar Torbey, a été désigné président – il n’y avait pas d’autre candidat au poste –, mais l’asso- ciation reste en suspens en attendant une issue à l’amiable entre les étudiants et la direction. À l’AUB également, des problèmes se posent avec les autorités universitaires. Khaled Saghié souligne à cet égard qu’on ne peut pas distribuer de tracts politiques sur le campus sans une auto- risation du président de l’université. Toutefois, des étudiants indépendants tentent d’y créer une union. «Un genre de corps syndical, explique Charles Degaulle Adwan, un groupe de pression avec une base importante d’étudiants qui exercera notamment un contrôle sur les nombreux clubs socio-culturels à l’AUB, clubs qui servent actuellement les intérêts de certains courants poli- tiques. Il devrait pouvoir se faire entendre de l’administration mais aussi de l’État.»

Q UELLES QUE SOIENT LES LIMITES QUE RENCONTRENT LES ÉTUDIANTS dans leurs efforts d’organisation, une chose est sûre: c’est aux «indépendants» qu’il reviendra de faire la synthèse entre les

L’Union des jeunes du Liban

N INDICE SIGNIFICATIF DE L’IMPOR- islamiya), Chabab al-Tali‘a (Parti Baas pation israélienne et entretenir les UTANCE QUE COMMENCE À REVÊTIR LE arabe socialiste) et l’Organisation des meilleures relations avec l’entourage MOUVEMENT ESTUDIANTIN RÉSIDE dans jeunes progressistes (Parti progressiste arabe et avec la Syrie en particulier». les tentatives désespérées du pouvoir socialiste). D’autres associations triées La Syrie, justement, ne serait pas étran- d’avorter sa reprise. Au lendemain des sur le volet (le volet du pouvoir) vien- gère à la relance de cette union. Les sit-in de décembre, la crainte d’une dront les rejoindre: les Chabab Loub- Syriens ont récemment suivi de près les union forte et efficace rassemblant les nan al-chimali (proche du ministre Slei- «élections» à la direction de l’Union, étudiants l’a poussé à relancer à grand man Frangié), Chabab al-Arz des les premières organisées depuis sa créa- fracas, son Union des jeunes du Liban Kataëb, al-W aad (le parti du ministre tion. Pas de surprise: les élections ont (Itihad Chabab Loubnan) un peu Elias Hobeika), al-‘Ahd (Hezbollah) obéi au partage entre les pôles du pou- oubliée. Formée par des organisations Chabab al-Moustakbal (proche de voir et entre les alliés locaux de la de jeunes affiliés à des partis politiques Rafic Hariri), en plus d’associations de Syrie. C’est ainsi que la présidence a et des formations proches du pouvoir jeunes «indépendantes». échu au député Ali Hassan Khalil (du ou gravitant autour de lui, l’Union L’Union a entre autres pour objectif de mouvement Amal), la vice-présidence avait été créée il y a un an par décision rassembler les jeunes Libanais, d’orga- revenue à l’ancien député Adnan Tra- du ministre de l’Éducation nationale, niser des camps et des festivals, de boulsi (al-Machari‘ al-islamiya), les de la Jeunesse et des Sports, Jean favoriser les échanges avec les unions autres postes ont été partagés entre le Obeid. Les organisations fondatrices de jeunesse arabes et internationales, de Parti national syrien (PSNS), les Cha- sont entre autres, les associations Cha- guider les jeunes et d’encourager les bab Loubnan al-chimali (du ministre bab al-Rissala (Amal), Chabab al- activités estudiantines. Deux autres Sleiman Frangié) et les Kataëb. Le pré- Nahda (Parti syrien national social), objectifs seront ajoutés par la suite au sident fraîchement désigné s’est Chabab al-Machari‘ (al-Machari‘ al- Règlement original: «Résister à l’occu- empressé d’annoncer que l’Union sou-

L’ORIEN T-EXPRESS 48 FÉVRIER 1998 différentes sensibilités politiques. On le avant de passer à voit à l’intérêt, peu ou prou teinté d’op- l’action», affirme ce portunisme, que ces jeunes suscitent politologue qui dans les différents milieux d’opposition dirige par ailleurs le – et probablement aussi dans les cou- département des lisses du pouvoir. sciences sociales et Même le courant aouniste en tient de l’éducation à la compte qui essaie d’organiser sa base LAU. On est loin des estudiantine en conséquence. Car si cer- slogans plutôt pri- tains aounistes se félicitent de ce que les maires qui avaient sit-in de décembre aient «sensibilisé les ordinairement cours étudiants désintéressés par la politique à dans ce milieu, et des questions concernant leur pays l’on comprend dès comme les libertés, l’indépendance et la lors que la nomina- souveraineté», comme le dit Bassam tion de Yazigi ait Lteif, 21 ans, étudiant en gestion à suscité bien des grin- l’USJ, et l’un de ceux qui ont été arrêtés cements de dents le 14 décembre dernier devant la MTV, chez les aounistes. le général Aoun, lui, en a apparemment L’affaire a même été tiré une autre leçon. Il n’a pas tardé, en portée sur la place effet, à chambouler toute sa structure publique et les estudiantine, en mettant en place un risques sont grands comité présidé par Kamal Yazigi, pro- d’un conflit interne. fesseur à la Lebanese American Univer- Ce n’est pas le sity venu de l’extrême gauche et, de sur- moindre des mérites croît, résidant à Beyrouth-Ouest. «Nous du mouvement estu- allons commencer par assainir l’atmo- diantin, en tout cas, sphère à l’intérieur du courant et que d’avoir amené résoudre les problèmes personnels entre un Michel Aoun à repenser son rapport chards» que leurs aînés. Les chances de les jeunes», explique Yazigi. L’étape aux jeunes. Il est vrai que ces jeunes-là, retrouvailles et d’entente n’en sont que suivante consistera à les cultiver politi- on l’oublie trop souvent, n’ont pas par- plus grandes, même si la recherche quement. «Il est nécessaire de se former ticipé à la guerre et qu’ils sont, par d’une plate-forme commune demeure intellectuellement et politiquement conséquent, beaucoup moins «revan- très ardue.

tient le retour du mouvement estudiantin surtout en improvisent d’autres sur place pération ne sont pas prêtes de porter mais n’adopte pas les slogans scandés réclamant la dépolitisation de l’univer- leurs fruits. Résultat: le noyautage des par les étudiants-manifestants, surtout sité et le retour du mouvement estudian- étudiants par l’Union est un fiasco. En ceux qui visent la Syrie. revanche, le sit-in qui, grâce à la solida- Par une manœuvre qui se voulait «unifi- rité des étudiants, évite de justesse d’être catrice et de bonne foi» mais qui obéit dispersé, est une réussite. surtout à une logique de récupération, L’Union soutient le L’une des conséquences des maladresses l’Union a décidé en janvier dernier de retour du mouvement commises dernièrement par le pouvoir au porter la flamme de la défense de l’UL. sein de l’Union, avec l’organisation Une assemblée générale a été convoquée estudiantin mais d’élections mascarades, le monopole à cet effet à la Faculté de droit à Sanayeh exercé par certaines forces au détriment (bastion Amal par excellence) pour pro- n’adopte pas les slogans d’autres et la tentative avortée de récupé- tester contre la diminution du budget de scan dés par les ration du mouvement estudiantin, a été l’UL. Elle va jusqu’à appeler à un sit-in, le retrait de plusieurs organisations: Cha- le 22 janvier, devant le Parlement où se étudiants-manifestants, bab al-Moustakbal de Hariri, le PSP de déroule la discussion du budget. Le jour Joumblatt, les Kataëb et le Hezbollah. venu, l’Union tente en vain d’orchestrer surtout ceux qui visent Quelles que soient les raisons véritables, le sit-in. Les étudiants présents qui, dans la Syrie ce retrait est révélateur de la faillite de leur majorité, n’appartiennent pas aux l’expérience. En tout cas, l’Union perd là formations membres de l’Union, ne se des organisations dont elle se targuait laissent pas impressionner. Ils brandis- tin, une manière de signifier à leurs pour s’afficher comme représentatif de sent des slogans de soutien à l’UL mais détracteurs que leurs tentatives de récu- toutes les tendances.

L’ORIEN T-EXPRESS 49 FÉVRIER 1998 ÉTUDIANTS enmouvement

MELHEM CHAOUL

A GÉNÉRATION DE LIBANAIS ÂGÉS DE 40-50 ANS a la manie désagréable, de Lcomparer sa jeunesse de naguère avec celle des étudiants d’aujourd’hui, «À notre époque, on se révoltait, on revendi- quait dans la rue, on était plus politisés, on suivait l’actualité, on lisait» etc. Sous- entendu: «ceux-là ne sont même pas capables de distinguer une loi interdisant les émissions politiques audiovisuelles des élections municipales!» Et bien non! le mouvement estudiantin qui s’est déclen- ché il y a trois semaines en faveur de la liberté d’expression, a asséné un démenti sec aux nostalgiques des nidalat d’autre- fois. Il est vrai qu’il s’agit d’un mouvement aux multiples tendances et objectifs. Il se chose publique. L’accent est mis tantôt donc facilement manipulables. Il y a ceux mobilise pour les libertés et les droits de sur le thème de la liberté et des libertés qui ont déjà suivi deux ou trois années de l’homme en général, celles relatives à la (slogan qui fait l’unanimité et rallie fac (en médecine on est déjà externe des liberté d’expression en particulier, pour presque tout le monde), tantôt sur l’op- hôpitaux!), qui sont donc plus politisés et les municipalités, le budget de l’UL position au gouvernement et à ses pra- plus «mûrs», mais qui pensent déjà job et (moment de culmination), ou contre la tiques du pouvoir. Le social sollicite cer- plan de carrière. On peut aussi remarquer corruption et la mauvaise gestion de l’É- tains tandis que la pratique des d’emblée une présence féminine impor- tat. institutions démocratiques est la seule tante aux différentes manifestations, Cependant, un mouvement estudiantin issue rationnelle pour les autres. reflétant aussi bien la «féminisation» de n’est jamais unifié et ne peut l’être dans l’enseignement supérieur (en lettres et en un pays supposé démocratique. Qu’on se PEUT-ON SE POSER LA QUESTION DE SAVOIR sciences humaines surtout) que celle de la le tienne pour dit: dans ses grandes lignes, QUI SONT CES JEUNES ET QUE FONT-ILS? structure globale de la société libanaise (9 le mouvement des jeunes et des étudiants Ce sont de jeunes Libanais ayant entre 18 hommes pour 10 femmes selon les démo- n’est pas une émanation de l’aspect et 25 ans, musulmans et chrétiens, ins- graphes). Mais la plus grande summa interne, sectaire, des guerres libanaises, crits en fac, faisant donc des études supé- divisio du mouvement estudiantin est bien qu’il puisse être encadré par des par- rieures et s’apprêtant à devenir membres celle qui existe entre «indépendants» et tis ou des groupes acteurs de la guerre. La de l’élite socio-professionnelle du pays. «organisés», car tous se proclament socialisation politique de ces étudiants a Cela, évidemment, ne rend pas compte de «engagés» dans la grande cause du Liban eu lieu après 1990, les armes s’étant tues; l’état actuel du clivage social entre ceux et des libertés. Mais il y a ceux qui mili- il n’existe pas au niveau de cette généra- qui appartiennent aux classes aisées et tent à partir d’une initiative purement tion un lourd contentieux entre ses ceux qui représentent les classes estudiantine et ceux dont la mobilisation membres, à l’inverse de leurs aînés; on moyennes. En matière de culture et de dépend de partis et de formations poli- peut déceler chez eux beaucoup de spon- conscience politique, la complexité et le tiques au niveau national. Les premiers tanéité et de bonne volonté; de plus, ils flou dominent, ce qui est naturel! Il y a sont des groupuscules d’universitaires tiennent clairement à ne pas «dépendre une grande masse d’étudiants de première très actifs, très au courant des «affaires» des structures traditionnelles lourdes». année, encore tangente au cycle terminal et surtout ayant choisi pour référence un Appartenant à des milieux sociaux diffé- de l’école secondaire, c’est-à-dire pleins type de pensée et de valeurs politiques (on rents et par là, à des références valorielles de bonne volonté et de motivation pour ose à peine prononcer le terme d’ «idéo- distinctes, les différents groupes privilé- l’activité politique, mais peu au courant logie»), supposées sous-tendre leur gient une approche différenciée de la des faits et des objectifs sur le terrain, action. Les seconds dépendent des direc-

L’ORIEN T-EXPRESS 50 FÉVRIER 1998 tives et des mots d’ordre des responsables SI CERTAINS CERCLES SE PROCLA- du «maktab» estudiantin de leur parti. MENT DE «GAUCHE», ils tâton- Les premiers décident par vote, après dis- nent encore pour se définir cussion, les seconds reçoivent et exécu- dans cette «gauche». L’éventail tent des ordres; on voit bien où se fait ici est très large, il varie entre l’apprentissage de la démocratie! L’inté- ceux qui se disent vaguement ressant ici est de connaître l’état et l’évo- «socialistes» et ceux qui se lution du rapport de forces entre ces deux déclarent franchement factions. Dans les années 70, au sein du marxistes, trotskystes, ou sym- Mouvement de l’Éveil, (harakat al-wa‘i), pathisants du PCL ou de Issam Khalifé, Paul Chaoul et Antoine l’OACL. Il semble que les Douaihy ont bien fini par évincer les sources de leur culture poli- représentants des partis traditionnels de tique se situent plutôt au leur mouvement. Au cours des récentes niveau des revues et des maga- manifestations, certaines des actions ont zines qu’au niveau des livres et été décidées par la faction des «organi- des articles de fond. D’ailleurs sés», les «indépendants» ayant suivi. ils semblent beaucoup plus D’autres activités ont été le fait des indé- attachés aux personnages poli- pendants (comme la réaction du lundi tiques qu’aux idées. aux arrestations du dimanche) qui ont Leurs «idoles» sont plus locales contrôlé l’ensemble de la riposte à la qu’internationales: si Che Gue- répression. vara survit à toutes les vicissi- La seconde question qui se pose est de tudes, le reste des «patrons» savoir quelles sont leurs croyances et d’antan ne suit pas. Les fameux leurs références? D’abord, un slogan fait posters en noir et blanc des l’unanimité et rallie une bonne majorité. «pépés barbus», Marx, Engels, Adoptant la classique trilogie partisane, il Lénine auxquels on ajoutait un s’énonce comme «liberté», «indépen- Freud fumant le cigare (cubain dance» et «souveraineté». Dans ce mou- peut-être), n’existent plus, ils vement, que les étudiants définissent eux- sont remplacés par de purs pro- mêmes comme «embryonnaire», l’accent duits locaux genre Ziad Rah- est mis essentiellement sur les libertés, bani, Marcel Khalifé et Najah celle de l’expression surtout. Mais ils ont Wakim, fondateur et principal montré aussi un net engagement en idéologue de la wakimiyya (si! faveur des élections municipales et... pour ça existe je vous le jure!). l’intangibilité du budget de l’UL, aussi tri- Nous voici donc devant une vial que ce problème puisse paraître. Ils se gestation, une bouillie primi- proclament «anticonfessionnels» et prô- tive de laquelle va sortir nent une laïcité qu’ils sont incapables de «quelque chose». Quoi? On ne définir ou d’expliquer. Celle-ci se réduit sait pas encore, mais on ose dans bien des cas au mariage civil, les croire que ce sera original et plus avertis demandant la séparation de créatif, sinon la machine à la religion et de l’État. reproduire les mêmes rapports

sociaux aura encore une fois vaincu. Les étudiants d’aujourd’hui ont déjà à leur actif le courage et la ténacité, ils ont bougé dans des conditions tout à fait défavorables: régression des libertés, médiocrité de la vie politique en général, souveraineté bafouée, ils sont vraiment à contre-courant (fort courant!) de toutes les tendances de la région, tandis que les militants des années 70 étaient emportés par une vague locale et arabe favorable, sur laquelle ils n’ont fait que surfer: les méchants ajouteront que quand cette vague est «passée» ils sont tombés avec... mais ça c’est une autre histoire. Alors, on croise les doigts! Si Che Guevara survit à toutes les vicis- situdes, le reste des «patrons» d’antan ne suit pas.

L’ORIEN T-EXPRESS 51 FÉVRIER 1998 Des partis mais peu de militants

’IL EST UNE LEÇON À TIRER DU MOUVE- MENT DE PROTESTATION ESTUDIANTINE Sné le 15 décembre dernier, c’est bien la faiblesse des partis politiques en matière de mobilisation de la masse étudiante. Les partis continuent néanmoins d’opé- rer plus ou moins activement dans les universités, qu’il s’agisse des formations proches du pouvoir ou de l’opposition, de la gauche ou de la droite. À la veille de la mobilisation estudian- tine de décembre, quel était le tableau des forces politiques existant dans les universités, au moins celles qui opèrent à Beyrouth et dans ses environs? Le mouvement Amal, parti loyaliste par excellence et «force hégémonique» selon de nombreux étudiants qui se disent «réprimés» par lui, est surtout présent à l’Université libanaise, dans les premières sections en particulier où sa milice exer- çait déjà son influence dans la période post-1982 de la guerre. Sept ans après l’arrêt des hostilités, il continue de s’im- poser. Presque «par la terreur», affir- ment certains de ses adversaires. La Faculté de droit et de sciences politiques (Sanayeh) reste son bastion et la Faculté d’information (Bir Hassan) sa chasse- gardée. Deux facultés traditionnelle- ment politisées et convoitées par les par- tis politiques. Mais Amal a réussi, grâce notamment à des administrations qui lui sont acquises, à écarter tous les autres allant jusqu’à user de moyens de chan- dans les classes surchargées. On leur tous d’une même voix. Surtout à l’ap- tage. Ses cadres proposeraient aux étu- promet des épreuves d’examen à proche des élections. Le jour du vote, un diants qui rentrent en première année l’avance, de meilleures notes, une réus- officier des forces de sécurité, affilié d’effectuer les inscriptions à leur place site garantie en fin d’année et un travail naturellement à Nabih Berry, surveille en les incitant par l’intimidation et les à la sortie de la fac une fois diplômés. de près l’opération électorale. Pas éton- pressions à voter pour ses candidats lors L’obtention des diplômes est une autre nant dans ces conditions qu’Amal rem- des élections estudiantines. Débarquant histoire qui soulève nombre d’interroga- porte les élections massivement. par centaines la première année en tions. Amal n’est pas loin... Bref, il Si Amal règne sans partage sur nombre absence d’un concours d’entrée, ces étu- règne dans ces facultés un ambiance des premières sections (surtout dans les diants sont les plus influençables. On malsaine, selon de nombreux étudiants. facultés théoriques) malgré la présence leur propose de leur réserver des places La répression est de mise, affirment-ils de ses rivaux du Hezbollah, il aurait

L’ORIEN T-EXPRESS 52 FÉVRIER 1998 consenti à ce dernier quelques bastions aucune formation ou courant n’a pu «Nous ne pouvions plus rester dans le (dans les facultés de sciences appliquées imposer une liste complète. À l’USJ CN L à ne rien faire, à nous réunir et à en particulier). Un accord tacite existe- aussi, le courant est très présent mais nous organiser éternellement sans résul- rait entre les deux formations pour se comme il n’y avait pas d’élections, son tats tangibles. N ous voulions passer à partager le paysage étudiant dans les poids n’était pas mesurable – les élec- l’action mais au sein de cette structure, sections tombant dans leurs sphères tions récentes de l’association des étu- si on peut parler de structure, cela d’influence géographique et confession- diants de droit ne lui ont cependant pas n’était pas possible. Le CN L nous nelle. Une situation qui a créé un état de été très favorables. Dans les autres éta- demandait de rester passifs alors que fait peu démocratique que les autres blissements académiques privés comme nous avions hâte d’agir», explique cet partis n’arrivent pas à percer malgré les La Sagesse, NDU et l’USEK, le courant ancien du courant, aujourd’hui indépen- rares tentatives des plus courageux. Un mobilise des sympathisants mais là dant. Enfin, le CNL, ensemble hétéro- certain «équilibre» est donc respecté et encore son influence réelle reste à prou- gène, serait traversé de courants poli- fait que les premières sections sont par- ver. En revanche, à l’AUB l’une des uni- tiques allant de la gauche à la droite. On tagées plus au moins à égalité entre les versités traditionnellement des plus poli- y trouve en vrac des laïques, des extré- deux formations. L’an dernier, rapporte tisées, le courant a pu faire ses preuves mistes chrétiens et des gauchisants, un enseignant à l’UL, le Hezbollah dans et a réussi à remporter en 1995-96 les affirme cet autre ancien membre du une réunion avec ses cadres étudiants, élections des représentants des classes et CNL qui se dit toujours grand sympa- leur aurait clairement signifié qu’ils ont des facultés (Student societies). Ce suc- thisant. le choix entre rester au parti s’ils choi- cès ne s’est pourtant pas répété. La gauche, au sens étroit comme au sens sissent de militer pour le Sud et de sou- La particularité de ce courant, c’est qu’il large, continue elle aussi à susciter l’en- tenir la résistance et d’intégrer les rangs n’est pas un parti ce qui fait qu’on y gouement d’une certaine jeunesse uni- d’Amal s’ils sont en quête de poste à la rentre et qu’on en sort sans problème. versitaire. Le Parti communiste libanais fin de leurs études. Ne faisant pas partie Tous les jours, le courant gagne des attire surtout ceux qui ont été imprégnés de la troïka, le Hezb ne peut pas, comme sympathisants comme il en perd. Aussi très jeunes par la culture communiste de le mouvement de Nabih Berry, pro- est-il quasiment impossible d’en appré- leurs parents. Mais beaucoup de jeunes mettre du travail ou rendre des services cier le volume réel. Nombre d’étudiants qui se disent pourtant communistes à ses partisans. Il se contente donc qui disent avoir appartenu au courant hésitent à intégrer les rangs d’un PCL en d’exercer son influence sur les facultés ont choisi de devenir des indépendants. pleine crise d’identité. Ceux-là cherche- situées dans les régions qui lui sont Si certains parmi eux continuent à raient encore une structure qui pourrait acquises politiquement comme la apprécier le général Aoun, ils préfèrent être à la hauteur de leurs aspirations. Faculté des sciences à Hadeth, à deux travailler en marge de son courant. Depuis quelques mois, des groupuscules pas de la banlieue-sud de Beyrouth. À l’image du Hezbollah, d’autres partis loyalistes ou opposants comme le PSNS, le PSP et même le PCL, comptent sur la conjoncture du moment ou sur les don- nées de la géographie pour se tailler une place même modeste dans les universi- tés. La situation des forces politiques dans les universités reflètent bien celle du pays. Le PSP de Walid Joumblatt, à part les étudiants qui y adhèrent parce que papa est «progressiste ou socialiste» (ce n’est pas toujours la même chose), arrive à attirer des partisans dans son Organisation de la jeunesse progressiste «plus pour des intérêts économiques que par conviction idéologique», remarque ce politologue. Ils sont le plus remar- qués à la LAU où la vie politique n’est pas intense et où se trouve un nombre non négligeable d’étudiants originaires du Chouf... Le Courant national libre, proche du général Aoun, est surtout massivement présent dans les deuxièmes sections de l’UL. Depuis leur reprise en 1991-92, il remporte quasiment toutes les élections des représentants d’étudiants dans les amicales ou organisations étudiantes. Parfois, le PNL (le premier allié du cou- rant), des sympathisants des FL dis- soutes et quelques indépendants réussis- sent à percer les listes aounistes mais

L’ORIEN T-EXPRESS 53 FÉVRIER 1998 Nostalgie

’EST AVEC PAS MAL DE NOSTALGIE ET D’ÉMOTION QUE LES LEADERS DU MOUVEMENT ESTUDIANTIN D’AVANT 1975 ont observé les étudiants d’aujourd’hui manifester Cleur mécontentement et bouger enfin. Avec cette première grande vague de sit-in et de manifestations, comment ne pas se rappeler le bon vieux temps, quand il était si habituel de descendre dans les rues et d’exprimer sa colère, de revendiquer des droits et de protester bruyamment pour être entendu. «Ça m’a vraiment fait plaisir de les voir unis et parlant d’une même voix», confie Issam Khalifé, l’un des fondateurs du mouvement de l’Éveil au début des années 70 et qui, après avoir présidé l’Union nationale des étudiants de l’Université liba- naise, dirige la Ligue des professeurs de la même université. «J’ai senti qu’enfin le mur de la peur est tombé et que le rôle des étudiants a été rétabli». Mais l’histo- rien qu’il est ne manque pas de faire des comparaisons: «Cette génération est très différente de la nôtre. Elle a des slogans mais pas de savoir ou une culture idéolo- gique. N otre génération était avide de connaissances. N ous lisions beaucoup, jus- qu’à un livre par jour. N ous étions au courant de tout ce qui se passait dans le monde». Autre différence: «Les revendications académiques avaient la priorité sur les questions nationales, aujourd’hui, les revendications nationales priment». En tout cas, le mouvement de décembre a eu le mérite de mettre un terme à la margi- nalisation des étudiants. Les manifestations leur «ont donné le sentiment qu’ils représentent une force et qu’ils sont capables de changer les choses. C’est là un acquis de taille». Pour Michel Samaha, ancien dirigeant du Service étudiant Kataëb (SEK) et grand technicien de l’agitation estudiantine, le soulèvement du 15 décembre a été «un tournant qui a réintégré l’université dans la Cité». D’après lui, les étudiants «ont réussi à poser les fondements d’une échelle de valeurs centrée sur les libertés.» Refusant de voir dans les événements de décembre «un phénomène d’un jour», il estime que 1998 va être l’année du mouvement estudiantin comme l’ont été pour de gauche sont créés à l’initiative d’étu- sa génération les années 1969-1970. «N ous avions réussi à mettre nos dissensions diants. On y trouve en vrac des parti- de côté et nous étions arrivés à instaurer une ambiance de dialogue et d’échange. sans du PCL (Union de la jeunesse Comme nous, les étudiants de cette génération vont dépasser les clivages politiques démocratique libanaise), des socialistes, et confessionnels. Ils commencent déjà à prendre conscience de leur force». Je suis d’autres marxistes et même des anar- persuadé qu’ils arriveront à trouver une plate-forme commune. Ils vont sentir le chistes mais également des sympathi- besoin de se parler et de se rencontrer. Bien sûr, cela va prendre du temps. Leur sants de gauche sans grande prétention. mouvement est un embryon, mais c’est un embryon viable et qui va grandir.» À l’AUB où ils sont le mieux organisés, ils ont donné à leur groupe le nom de Bila Houdoud (Sans fron- du PCL et l’un des fondateurs de tières). Lors des dernières Tanios-Chahine. Il avoue qu’au début élections estudiantines, leur lui et ses camarades avaient des difficul- liste a percé et l’un des leurs tés à s’imposer «dans une région qui a a gagné un siège sans avoir longtemps réprimé la gauche». Mais à s’allier à d’autres forces. selon lui, «avoir choisi ce nom attirera À l’USJ, le groupe homo- probablement des gens d’ici». Person- logue s’est donné le nom de nage-phénomène à part, Wissam est un Tanios-Chahine en réfé- marxiste-léniniste pur et dur qui peut rence «au symbole de la citer par cœur le Manifeste de Marx et révolution sociale des pay- Engels. Un temps séduit par le trots- sans contre les féodaux, à kysme, bien que neveu de Georges la ‘Amiya d’Antélias et à la Haoui, il proclame: «La meilleure première République dans chose que j’ai faite dans ma vie c’est de le monde arabe créée par devenir communiste». Toutefois il Tanios Chahine en milieu admet que le PCL est en crise et que paysan. Nous avons choisi cette crise se reflète sur le mouvement ce nom parce que nous étudiant. «Mais nous sommes là pour considérons ce personnage changer cette situation», lance-t-il. Waël comme le symbole libanais Wehbé, 19 ans, étudiant en droit et de la lutte de la masse labo- membre du PCL est plus lucide et va rieuse», explique Wissam plus loin: «Le problème du parti c’est Saadé, 20 ans, étudiant en qu’il n’a pas encore effectué son mea- sciences politiques, membre culpa, ni son autocritique. Les respon-

L’ORIEN T-EXPRESS 54 FÉVRIER 1998 Mouvement du peuple) un groupe se considérant dans la mouvance de gauche et qui gravite autour du député Najah Wakim. Créé il y a deux ans au lende- main des élections législatives de 1996, il rassemble d’abord des jeunes ayant soutenu le candidat Wakim, dont des étudiants de l’AUB copains de l’un de ses fils. Depuis ils ont réussi à recruter beaucoup de jeunes et sont même arrivés à remporter les der- nières élections à l’université amé- ricaine grâce notamment à une alliance avec le Hezbollah. Actuel- lement, ils percent à l’UL et cela, dans toutes ses sections. Restent enfin les partis «histo- riques» de droite comme le Parti national libéral, les Kataëb et le Bloc national présents à l’USJ, dans les deuxièmes sections de l’UL, à la NDU et et à l’USEK. Si le PNL plus que les autres réussit à attirer des jeunes, c’est parce que les aounistes s’y replient volontiers, à la recherche de l’encadre- ment d’un parti par ailleurs mieux toléré par le pouvoir que le CNL. Les Kataëb, eux, ont perdu beaucoup de leurs sym- pathisants par comparaison avec l’avant-guerre mais le parti survit dans quelques universités (l’USJ et les deuxièmes sections de l’UL) Enfin le sables du parti sont toujours les mêmes courant FL, parti dissout, continue à et leur discours est dépassé. Il n’y a pas avoir une base qui s’affiche avec précau- de démocratie à l’intérieur du PCL alors tion et préfère souvent s’intégrer dans qu’il demande qu’on organise des élec- des formations ou courants politiques tions législatives et municipales dans le qui peuvent opérer plus ouvertement pays«. «Mais ajoute-t-il, malgré tous comme les Kataëb, le PNL et même avec ces défauts je sens que je dois m’engager le courant aouniste, aussi surprenant dans le PCL parce que je crois qu’il a que cela puisse être. plus qu’aucun autre parti la possibilité Pour finir, il faut citer les Chabab al- de se renouveler et de progresser». À la Moustakbal de Rafic Hariri, mouvement LAU, l’équivalent de Bala Houdoud et créé à l’occasion des élections législa- de Tanios-Chahine est le groupe Pablo- tives de 1996. Mais s’agit-il d’une force Neruda. À côté de ces groupuscules politique? Il s’agit, en effet, surtout continuent de militer l’UJDL, l’organi- d’étudiants ayant bénéficié d’une bourse sation «officielle» des jeunes commu- d’études de la Fondation Hariri ou nistes et le Rassemblement de la jeu- ambitionnant un jour de faire carrière nesse démocratique vestige de l’OACL dans son entourage. Ces chabab très (laquelle est en train de changer de futuristes sont remarqués en particulier nom). à l’AUB où ils ont réussi en tant qu’indi- Si la gauche est présente dans presque vidus et non en tant que groupe à occu- toutes les universités, ce phénomène per des sièges dans les Student societies. n’est en rien comparable à la vague qui Ils sont également présents à l’ESIB déferla sur le pays il y a une trentaine quoique dans une moindre mesure. d’années. Mais on en trouve des traces Mais qu’on ne se leurre pas, tout ce beau dans les deuxièmes sections de l’UL où monde ne représente réellement qu’une la gauche essaie de s’organiser sans trop partie des étudiants libanais, la tranche s’afficher. On trouve aussi des nassé- la plus importante rejetterait toute riens à l’Université arabe, très politisée forme d’organisation partisane. On le avant la guerre mais où les partis sont sait depuis décembre, les indépendants presque inexistants à l’heure actuelle. en forment la part la plus prometteuse. Des nassériens, on en trouve encore comme dans Haraket al-Cha‘b (le C.A.

L’ORIEN T-EXPRESS 55 FÉVRIER 1998 Prélude pour un printemps

JOSEPH BAHOUT

A RUE, EN CET AUTOMNE, RESSEN TAIT sociale et économique sur LDE NOUVEAU COMME UN FRÉMISSE- l’agenda politique. MENT. Cela faisait longtemps, tellement – C’est aussi une génération pour longtemps. C’est vrai, ce n’était pas qui le thème de la siyada – et encore ça, mais ça n’en était plus loin... donc celui de la question libano- Détour rapide par le terrain. Ce qu’une syrienne –, pour mobilisateur sociologie préliminaire du mouvement qu’il soit, se pose avec beaucoup de mini-contestation met à jour, c’est plus de réalisme, comme un fait grosso modo les traits suivants: vécu, sinon accompli. Partant, ils – Un jeune de 18 ans aujourd’hui avait sont au fait, ne serait-ce qu’intui- dix ans en 90. Les 18-25 ans de cet tivement, des écueils inhérents à automne sont nés avec la guerre; ils tout simplisme dans les solutions étaient encore des enfants lorsqu’elle a proposées à cette question. pris fin. En ce sens, ils sont la première – Parti au départ du milieu chré- génération post-Taëf, avec ce que cela tien, le mouvement a très vite été suppose de dépassements, mais aussi de rejoint par d’autres sensibilités, distance. notamment celles de la gauche et – Par conséquent, leur rapport avec les du Hezbollah. C’est peut-être le figures politiques du refus de la IIe signe que c’est là une génération plus qu’on leur refuse jusqu’au droit d’occu- République est un rapport distant, dans encline à la construction de passerelles, per simplement le champ du possible, le temps, mais aussi dans l’espace. Ils plus portée vers la transversalité de ses sous prétexte que c’est justement cela veulent bien les avoir en référence, entre revendications. qui n’est pas réaliste. Que pouvons-nous autres, mais ils se refusent de ne se don- donc espérer de tout cela? ner qu’eux comme modes d’emploi du «D’O Ù EST-CE QUE TU PARLES, CAMA- Le minimalisme des slogans de politique au quotidien. Plus générale- RADE?», pourraient m’interpeller les étu- décembre, la faible charge idéologique ment, s’ils s’intéressent à la politique – diants, à la manière de leurs aînés de la des enjeux et des demandes, ainsi que la contrairement à ce qu’on dit d’eux trop rue Gay-Lussac. Eh bien! je parle à par- faiblesse de l’encadrement politique du facilement – ils rejettent l’image du tir de la génération dans laquelle l’âge mouvement peuvent laisser penser que métier politique telle qu’elle leur est de mes cellules me confine. Il est dur celui-ci est peu politique, à la fois dans donnée par le paysage d’aujourd’hui. d’être générationnellement dans un sa culture et dans ses postures. Mais ce – Ils sont majoritairement en dessous de constant entre-deux. J’appartiens à une dans quoi on pourrait voir un déficit l’âge de vote en 1992, date du premier tranche d’âge qui sera passée à côté de pourrait justement être, à certaines scrutin de l’après-guerre, moment où le tout, ou presque. Passée du moins entre conditions, une ressource. Le corpus boycott est une force à caractère forte- deux révolutions – au sens de mutation que ces jeunes voudront faire leur, il ment politique. Depuis, ils se sont affir- bien entendu, comme on passe, sans reste à construire. À en juger par les més comme une génération plus partici- faire exprès, entre les gouttes d’une rameaux qui forment le mouvement, il pative, plus active dans le champ public. pluie. Trop jeune fin des années 60, trop sera, et c’est une richesse de plus, forcé- – Leur prise de conscience politique se vieux fin 90’s. Et entre ces deux ment pluriel, sinon dans ses expressions forme largement par rapport au projet moments, l’effet insurmontable du finales, du moins dans ses inspirations. qui se dessine au tournant de l’année 92, temps passé, et des différences... Ceux Cette construction est toutefois fonction et surtout contre lui. Ils sont ce qu’on d’hier voulaient changer la vie et, au des outils qu’ils emprunteront. Aussi, ce pourrait appeler une «génération nom du réalisme, réclamaient l’impos- que l’on serait en droit d’attendre, c’est Hariri», fortement marquée par le coût sible. Ceux d’aujourd’hui essayent sim- que les jeunes sachent se doter au plus du projet de reconstruction, par ses plement de refuser trop vite, trop tôt, tôt de leurs propres structures, qu’ils effondrements successifs et, en tout cas, que la vie, elle, ne les change. Ce qu’ils arrachent le droit à leur propre repré- par la prééminence de la question ne comprennent pas vraiment, c’est sentation, au sein de l’université – de

L’ORIEN T-EXPRESS 56 FÉVRIER 1998 toutes les universités – mais aussi ailleurs, dans toutes les instances de L’imagination l’intermédiation politique et sociale. À condition seulement qu’ils le fassent hors – et à côté – des appareils vermou- au service d’un nouveau lus existants dont le subit intérêt pour la contestation étudiante cache mal un projet de société désir malsain de vampirisation. Ce qui est attendu, en bref, c’est qu’ils devien- SAMIR FRANGIÉ nent vraiment l’un des vecteurs privilé- giés de ce fameux et tant attendu e mouvement étudiant peut-il constituer un levier de changement dans la «renouvellement de la vie politique». conjoncture actuelle du pays? Seulement voilà. La politique, c’est sans LL’activité qui commence à se manifester dans les différents campus universitaires doute les grandes questions, mais c’est (manifestations, élections, débats...) est le signe d’un renouveau important. aussi les petits problèmes. Et d’abord Jusque-là, le mouvement étudiant était lié aux partis politiques et ne disposait celui-là: Qu’est-ce qu’être jeune dans un d’aucune autonomie. Son action s’inscrivait dans le cadre délimité par la guerre pays comme le Liban? Quelles en sont et n’était porteur d’aucun espoir, les jeunes se contentant de reprendre à leur les «conditions matérielles», cela s’en- compte les querelles de leurs anciens. tend? C’est pourquoi tout programme Mais, si les choses ont commencé à changer, il n’en reste pas moins que le mou- que ce mouvement se donnera devra vement n’en est encore qu’à ses débuts. Le chemin qui reste à faire est long et dif- aussi dresser l’inventaire des droits élé- ficile. Il faut tout d’abord renforcer l’autonomie de ce mouvement pour empêcher mentaires en dehors desquels il n’est pas sa récupération par les partis politiques qui voudraient l’utiliser dans le cadre de de jeunesse autonome, et donc pas d’ac- la lutte actuelle entre le pouvoir et l’opposition. teur «jeunesse» politiquement auto- Le mouvement étudiant ne peut pas se réduire à une simple force d’appoint à l’op- nome. Pas nécessaire de ressortir «De la position et cela pour multiples raisons, la plus évidente étant que ce qu’il est misère sexuelle en milieu étudiant» convenu d’appeler opposition regroupe des forces contradictoires ayant des pro- pour savoir et pour admettre qu’un grammes divergents sur les questions essentielles, même si les pratiques du pou- jeune «citoyennisé» est d’abord une voir parviennent à les rassembler d’une manière conjoncturelle comme cela a été personne à part entière, un «individu le cas au moment de l’interdiction faite au général Aoun de paraître à la télévi- situé» – politiquement, mais aussi éco- sion. nomiquement, socialement et culturelle- Le mouvement étudiant est appelé à jouer un rôle plus général. Les problèmes qui ment. D’où le droit à des études se posent au pays ne sont pas d’ordre politique uniquement pour que leurs solu- décentes et réellement épanouissantes, tions puissent être envisagées dans le cadre classique d’un changement de gou- le droit à l’emploi, le droit au logement, vernement. Un renversement de perspective est nécessaire: ce n’est pas d’un pro- au transport, à la bouffe, aux loisirs, à jet politique dont le pays a besoin, mais d’un nouveau projet de société sur la base l’amour, au plaisir... En un mot, le droit duquel devrait être formulée une nouvelle vision politique. de vivre comme tous les jeunes du Les étudiants sont-ils en mesure de participer à cette recherche d’un nouveau pro- monde, celui d’avoir les mêmes rêves jet de société ? mais aussi les mêmes angoisses que tous Ils devraient pouvoir l’être, théoriquement, car leur avenir en dépend. La «IIe les jeunes du monde. Autre façon de République» vit en effet ses derniers jours, minée par des crises de plus en plus dire qu’il y a là pour eux un devoir au graves dans tous les domaines, politique, économique et social. Les efforts moins, celui de refuser désormais l’as- déployés par le pouvoir ne visent plus qu’à retarder l’échéance, mais celle-ci sistanat dans lequel notre société par semble inéluctable. trop paternaliste et cocoonisante entre- Pour pouvoir agir, les étudiants sont, d’une manière pratique, appelés en priorité tient des presque adultes dans l’ouate – à s’ouvrir les uns sur les autres, en dépassant les clivages de la guerre et en ins- rassurante? – d’une adolescence prolon- taurant entre eux un dialogue qui prenne en compte leurs appartenances à des gée. sensibilités différentes. Cette tâche n’est pas aisée compte tenu des années de sépa- Projetant sur les étudiants d’aujour- ration provoquées par la guerre. Mais elle est indispensable, car aucun projet de d’hui une partie de nos utopies société ne peut être formulé sur une base communautaire ou partisane. Dans son défuntes, nous serions aussi tentés de Exhortation apostolique, le pape Jean-Paul II n’invite-t-il pas d’ailleurs les jeunes leur demander quelques engagements. à «poursuivre inlassablement le dialogue avec leurs frères désireux de parvenir à Celui, par exemple, de ne jamais se rési- des compromis pour que la convivialité soit possible, mais sans que cela n’abou- gner au pire et de ne pas réveiller les tisse à des concessions sur les principes et les valeurs»? vieux démons. C’est-à-dire l’engage- Les étudiants doivent également laisser libre cours à leur imagination. Le débat ment de ne jamais admettre la violence politique en cours est pauvre dans son contenu. Il se limite souvent à n’être qu’une comme moyen. Libres, oui, mais res- morne répétition de critiques et de lamentations qui n’ouvre aucune perspective ponsables. Quant à ceux d’entre nous d’avenir. Les solutions à envisager ne sont pas simples. Il faut certes prendre en qui ont déjà un pied sur l’autre rive, considération les données réelles, mais ne pas être enchaîné par elles. L’effort à engageons-nous à leur accorder au faire est un effort d’imagination pour éviter le piège des solutions toutes faites qui, moins quelque chose. Reconnaissons- en l’espace de vingt ans, n’ont donné aucun résultat. leur d’abord le droit de choisir, bien Les étudiants doivent aussi faire preuve de patience et de persévérance, car aucun sûr. Mais surtout, le droit de se tromper changement radical ne s’inscrit dans le court terme, mais dans la durée, et les aussi. «raccourcis» de l’Histoire ont toujours mené à des impasses.

L’ORIEN T-EXPRESS 57 FÉVRIER 1998 M ixedM edia LES ÉCARTS de la petite dernière H eu reu se su rprise dan s le PA L. La chaîn e parrain ée par N abih Berr y, refu san t le rôle de T élé-A m al, jou e la dif féren ce et fait place à la qu alité dan s u n e grille cohéren te et variée. Pou r vu qu e ça du re!

UR LES ÉCRANS DEPUIS LE 1ER NBN ne paraissait pas la mieux préparée ment. DÉCEMBRE DERNIER, la NBN (Natio- pour faire montre d’originalité. Il faut se N’apparaissant pas dans le capital de la nal Broadcasting Network) aurait- rappeler que la chaîne n’a dû son exis- société, autrement qu’à travers sa sœur et Selle déjà réussi à concrétiser les aspira- tence qu’à la volonté du président de l’As- sa belle-sœur, Samira Assi, il a laissé la tions qu’affichait son directeur des semblée nationale d’avoir sa part du présidence du conseil d’administration au programmes, Yehia Jaber, l’été dernier: gâteau audiovisuel. Au moment de la ministre de l’Économie, Yassine Jaber. «création et logique commerciale » création de la société, les mauvaises Or ce dernier, bien que proche de lui, ne (L’O rient-Express, août 1997)? En tout langues s’étaient amusées à brocarder le peut pas être tenu pour l’un de ses cas, la nouvelle petite chaîne du PAL, sigle, traduit par Nabih Berry Network. hommes – Jaber n’est pas très éloigné de s’est démarquée de ses concurrents. Pas Et même si, autour du chef du Législatif, Hariri non plus. De plus, il ne semble pas de jeux télévisés, pas de variétés, pas de on assurait que ce ne serait en aucun cas être là pour la figuration et la responsabi- téléfilms mexicains. Un peu comme si la Télé-Amal, l’octroi de la licence à une lité des décisions lui revient effective- NBN voulait donner une télé nouvelle chaîne encore inexistante, quand d’autres ment. C’est toutefois Berry qui a choisi le aux personnes qui se sentent exclues par qui fonctionnaient depuis des années ont directeur général, en la personne d’un ce qu’offre l’audiovisuel libanais au quo- été purement et simplement rayées du jeune technocrate formé aux États-Unis, tidien. paysage, avait mis en relief l’identité poli- Mouaffak Harb, l’antithèse du militant En la matière, la surprise est double. tique de la NBN. Mais Berry semble avoir moyen d’Amal. Jouissant de la confiance D’abord parce qu’il n’est plus habituel fait preuve dans cette affaire d’une habi- personnelle du président de la Chambre, d’observer une telle démarche dans le lité au moins aussi grande que celle qu’il auquel il est apparenté, Harb peut sans PAL, mais aussi et surtout parce que la met dans la direction des débats au Parle- crainte ignorer les interventions que les

L’ORIEN T-EXPRESS 58 FÉVRIER 1998 caciques du mouvement seraient tentés tat, Yehia Jaber est actuellement introu- films et téléfilms égyptiens (production d’entreprendre. Autre choix inattendu: vable au siège de la NBN. Il serait «en 1997), séries américaines, documentaires, celui du directeur des programmes et de vacances», le temps d’y voir plus clair. long métrages américains et européens, la production, l’écrivain Yehia Jaber. Ces difficultés ne se reflètent heureuse- programmes locaux en anglais, émissions Volontiers iconoclaste et doté d’une ment pas à l’écran. La grille des pro- littéraires et historiques... Les pro- bonne surface beyrouthine mais ayant grammes, élaborée par Mouaffak Harb et grammes débutent à 13h30, avec le jour- aussi une pratique de l’outil télé, Yehia Yehia Jaber, avec Sophie Dick, respon- nal de Jim Lehrer, ensuite deux heures et Jaber fait ce qu’on attendait de lui, et ce sable de la programmation venue de demie de télé marketing, des dessins ani- qu’on n’attendait pas de la NBN. Mais l’ICN, donne une impression de més et Le Saint, les trois premiers jours de les problèmes ne tardent pas à surgir. Ils cohérence et de solidité. la semaine. Ce n’est qu’à partir du jeudi ne viennent pas d’Amal, comme on aurait Elle alterne que sont diffusées dès 18 heures certaines pu le prévoir, mais d’un conflit de com- des émissions locales. Et, à minuit, on pétences avec le directeur général. Résul- retrouve l’écran neige. Dix heures et

demie d’antenne donc pour la nouvelle les films américains dominent naturelle- posé par Mohammed Safieddine qui vient chaîne du PAL. Pour ce qui est du JT, il ment, avec quatre diffusions par semaine. de l’ICN, Bala Haraj, un talk-show est programmé comme les autres chaînes, Mais il s’agit souvent d’œuvres de qua- animé par Matilda Farjallah, animatrice à 20 heures, et il est prévu un journal lité, récentes comme Mo’ Better Blues de à Radio Liban Libre, Dafater al- français, comme sur TL. Spike Lee et Missing de Costa-Gavras, ou Chou‘ara, présenté par Nathalie Afif qui Si une bonne partie de la grille est consa- plus anciennes comme An Affair to reçoit chaque semaine un poète, Koun crée aux productions égyptiennes, la Remember avec Cary Grant et Deborah Sadiki, une émission sur les animaux, ‘Al NBN propose trois séries américaines en Kerr. Le cinéma européen n’est pas tota- Bâl, une émission de rétrospective histo- first run, Bonnie Hunt, The Burning lement oublié. Ont été programmés, par rique sur les sites libanais, Z amân Z amân Zone et The Practice, et une rediffusion exemple, N enette et Boni de Claire Denis d’Antoine Ghandour qui retrace la vie toujours appréciée: Le Saint avec Roger (projeté au Festival de Beyrouth en d’hommes publiques locaux (chanteurs, Moore, trois fois par semaine, en fin octobre) et Passage à l’Acte de Francis acteurs, animateurs...). Pour les pro- d’après-midi. Épargnée (provisoirement) Girod. grammes politiques, il faudra attendre le par la dictature de l’audimat, la NBN se Malgré la qualité des émissions propo- mois de mars. Sont prévues Profiles, une permet de diffuser des documentaires en sées, la dominante cinéma et documen- émission en anglais où seront reçus des anglais ou en français assez tôt en soirée: taires fait dire à certains dans la profes- diplomates étrangers résidant au Liban et trois fois par semaine, les lundis, mardis sion que la NBN n’est encore qu’une Chou Koustak, les dimanches à 21 et jeudis à 21h30 et 22h30, avec des vidéothèque. Et c’est vrai que la produc- heures, interview d’une personnalité rediffusions le dimanche. Un accord en ce tion locale décolle très lentement, même publique. sens a été passé avec l’agence parisienne si quelques programmes maison ont com- Les émissions locales pêchent cependant CAPA. Pour ce qui concerne le cinéma, mencé à être diffusés: Sa‘at zaman, pro- par leur habillage. Décors et génériques

L’ORIEN T-EXPRESS 59 FÉVRIER 1998 M ixedM edia

font parfois cheap. Mais la NBN, qui a mis du temps à démarrer – plus d’un an entre l’octroi de la licence et le début des émissions –, n’est pas encore totalement équipée. L’équipe technique qui, dans son ensemble, a été reprise de feue la NTV, doit se contenter de studios provi- soires, en attendant ceux qui sont amé- nagés dans l’immeuble de la chaîne, à Jnah. L’ouverture du capital à de nou- veaux investisseurs, parmi lesquels on cite le nom de l’ancien patron de la NTV, l’éditeur Tahsin Khayat, pourrait aussi contribuer à un meilleur déploiement des moyens. Cinquième dans l’ordre d’apparition, la NBN reste pour l’heure cinquième à l’au- dimat. Même si ses responsables affir- ment avoir fait 46% de parts de marché avec la série égyptienne programmée en access time, de 19 heures à 20 heures, et 45% avec la retransmission du documen- taire sur Carlos, le jour de l’ouverture de son procès, des progrès sont encore à faire en matière d’audience. À commen- cer peut-être par la couverture du terri- toire – dans certains quartiers de Bey- routh, la NBN n’est toujours pas reçue avec netteté. Mais, pour les programmes, aucune modification n’est prévue. Heu- reusement. En tout cas, la régie publici- taire qui appartient au groupe Choueiri, n’a demandé aucun changement de cap. Mais il est vrai que les tarifs publicitaires de la chaîne restent très bas. Entre 300 et 750 dollars l’espace publicitaire, la NBN est la moins chère des chaînes. MÉDÉA AZOURI Un Musar tendance Lancé il y a un peu plus d’un an par un ORIENTAL NIGHT groupe d’amis esthètes et ultra branchés et Fever racheté il y a quelques mois par le groupe Time-Warner, W all paper* est une publi- A NGELA D IMITRIOU AU L IBAN! R ACHID T AHA AU L IBAN! SOFEYA AU L IBAN! cation qui se propose de traiter des «choses SIMON H ADCHITI AU L IBAN!» (sic). Et voilà! Encore un concert qu’on offre géné- qui nous entourent». Dans son numéro de reusement« aux Libanais. Cette fois, c’est une soirée orientale. Parce que la Grèce, janvier-février, le bimensuel londonien offre l’Algérie et la Tunisie, c’est l’Orient. On le perçoit comme on veut. Mais au moins, à ses lecteurs un global guide: les cent pour la première fois, un chanteur libanais a été promu par une radio à vocation objets, éléments et gens de l’année. Entre le occidentale. Eh oui, ce n’est pas Jabal-Loubnan qui est derrière ce «récital», mais passeport suisse et le Air Max Metallic, la l’autre Radio Mont-Liban des Murr, RML 99. C’est le 27 janvier dernier, entre Rolex Perpetual Explorer et la Cherner 20h30 et 2 heures du matin, qu’a eu lieu, au Forum de Beyrouth, l’Oriental Night, armchair de Paul Goldman, W all paper* sponsorisé par Winston Fun Planet et William Lawson (encore lui). sélectionne aussi le vin Château Musar, Il y a encore un an, on ne connaissait pas Angela Dimitriou, autour de qui le concert «the gay musar», spécialement l’année était axé. Mais le succès de Margerites en a fait une star nationale. Au Liban, pas en 1988. C’est en septembre 1991, dans le bar Grèce. Bien joué de la part de RML, qui est à l’origine de ce lancement. Parce que de l’hôtel Cavalier à Hamra qu’un des si aujourd’hui vous entonnez sa chanson devant un Libanais, il vous répondra illico: rédacteurs a découvert le vin de Gaston «Ah! la chanteuse de RML?». Et c’est exactement ce qu’ont voulu les dirigeants de Hochar. Il a très vite converti l’ensemble de la radio. Ainsi, quand Jihad al-Murr (directeur exécutif RML-MTV), Antoine Bous- la rédaction à ce culte. Santé! tany (conseiller musical) et Claude Kawas (directeur des programmes), reçoivent de nouveaux CD, après deux ou trois écoutes, ils choisissent un des titres, pour en faire un succès... commercial, comme il se doit. Pourquoi l’un et pas l’autre? Allez savoir. a a commencé sur la MTV avec Ils doivent s’y connaître en musique pour avoir créé de toutes pièces un phénomène Tlet Banet, les visites de guest - local au lieu de passer du Bashung. Pourquoi pas! Vouloir faire d’un chanteur liba- Çstars. Vous savez, quand un sitcom nais, Simon Hadchiti en l’occurrence, une star «internationale», puisqu’il s’est ou un feuilleton accueille, pour une retrouvé avec des chanteurs «étrangers», c’était une bonne idée. La musique liba- brève apparition, les vedettes d’une naise ne s’adresse pas aujourd’hui qu’à un public localisé. Mais nous balancer une autre émission. Comme quand chanteuse grecque, juste parce que trois personnes ont aimé au sein de la radio, c’est George Clooney apparaît, as Dr Ross légèrement limité. Il est vrai qu’après avoir proposé la chanson sur la playlist en la of E. R., dans Friends, toujours sur la passant d’abord quatre fois par jour, les disc-jockeys, au nombre de vingt, donnent MTV. Mais c’est la LBC qui ramasse leur avis sur une feuille accrochée sur le tableau de liège de la radio. C’est après leur le pompon, comme d’habitude. Sauf jugement que s’est décidé le matraquage sept ou huit fois par jour, de la même chan- qu’en guise de George Clooney, elle son. On aime ou on n’aime pas. Et si on n’aime pas... c’est foutu! Les goûts et les se paie notre Hillary nationale. Oui, couleurs... Si on résume donc, un succès radio, tient sur les épaules de vingt-trois parfaitement, Mona Hraoui, la personnes, et c’est parce que le public a été éduqué à écouter du Frédéric François, femme du président qui va faire une du Hervé Villard ou du Linda de Suza depuis un moment déjà, qu’à force, Angela apparition dans Talbîn al-Q orb, la Dimitriou devient géniale... série dominicale de Marwan Najjar. Si, maintenant on parle de l’autre phénomène, Rachid Taha, là c’est une autre paire En jouant son propre rôle. Enfin, on de manches. Bien qu’il ait été lancé il y a quatre ans par les boîtes parisiennes, les l’espère. dirigeants de la radio n’ont accepté de le diffuser qu’à partir du moment où sa pré- sence a été confirmée au Beat Machine 4. Mieux vaut tard que jamais, certes, mais alors, quand est-ce qu’on entendra Tom Waits à la radio, dont le morceau Russian Dance passe fréquemment dans les boîtes de nuit libanaises? e mois de Ramadan se sera donc écoulé Maintenant, il faudrait que les trois maisons de disques installées au Liban, envoient sans que la LBC ait projeté Ramad wa aux radios autre chose que des succès commerciaux. Mais pour revenir au cas d’An- LMilh (Cendres et sel), le feuilleton annoncé gela Dimitriou, c’est parce qu’un des DJ avait le disque, que la chanteuse a été lan- il y a déjà plusieurs mois, avec une kyrielle cée. Ça a permis de ne pas se confronter au problème que RML avait connu avec de grosses pointures, dont Nidal Achkar, Carrapicho et la chanson Tic Tic Tac qu’ils avaient eux-mêmes fait connaître au Antoine Kerbage et Randa Asmar. Rensei- public libanais. Le groupe était venu se produire au Liban à l’époque où le Beat gnements pris, le réalisateur syrien Najdat Machine était encore entre les mains de Radio One. Parce que même si la radio en Anzour se serait désisté, préférant se consa- avait eu l’exclusivité pendant un moment, ses dirigeants n’ont pas pu empêcher crer à un autre feuilleton. Il a donc fallu qu’un autre label leur permette de se produire au Liban. Ils se sont quand même rat- trouver un autre réalisateur. Ce sera Hay- trapés en nous envoyant en pleine gueule Sophie Favier avec sa version française de tham Hakki, lui aussi syrien, qui avait déjà la chanson, lors de la retransmission télé de l’élection de Miss Universe Lebanon... tourné Awraq al-zaman al-murr, avec Résultat de ce genre d’opération, lorsqu’une radio promeut un artiste, on ne peut Antoine Kerbage et Mona Wassef. Le tour- plus l’écouter sur une autre... Et si le cas inverse se présente, c’est le matraquage nage devrait commencer en avril. Mais, du assuré. Par exemple, Hervé Villard ou El Chato à toutes les sauces, ça devient très fait des retards successifs, la distribution bat vite insupportable. de l’aile. Déjà Randa Asmar s’est retirée En tout cas, malgré la promotion radio-TV en grande pompe, l’Oriental Night n’a pour cause d’engagements antérieurs. À reçu que 4 000 personnes au lieu des 6 000 attendues. À côté des 15 000 personnes signaler que le feuilleton devrait marquer les qui se ruent régulièrement aux Beat Machine, ça fait mal... débuts d’actrice de Dina Azar, ex-Miss M. A. Liban qui, décidément, n’en finit plus de se chercher une reconversion.

L’ORIEN T-EXPRESS 6 1 FÉVRIER 1998 HistoiredePub Y at-il un banquier dans l’avion?

N AVION. UN E H Ô TESSE cacité rapide et d’un service langoureux, DE L’AIR. Un cockpit. ambiance subliminale, le jeu sur l’espace- UUn commandant de bord. temps est complètement différent de ce Des plateaux-repas. Tout qu’on peut attendre d’une campagne prête à confusion, et c’est le pour banques. Ce sont les traces des but. On se croirait à bord roues qui permettent la transition avec le de la British Airways, eh logo emblème de la compagnie, le «F». ben non, mal vu! C’est une Puis le texte et le slogan «Nous vous pre- pub pour une banque, en nons sous notre aile», transcrits égale- l’occurrence la Fransabank. ment en arabe et en anglais, rappellent la Un spot publicitaire inat- notion de protection financière que peut tendu de l’agence H& C. offrir une banque. En fait, c’est seule- Contrairement aux habi- ment à partir de la deuxième vision, voire tuelles poignées de main, au de la troisième, qu’on comprend le sens sourire du banquier ou à la de ce qu’on aurait pu prendre pour un famille modèle, bref du amalgame. mélodrame financier fré- Tourné en trois jours et monté en deux quent, on nous envoie en jours à Rome, le film est un pur produit plein dans la figure l’inté- italien, puisque les acteurs et les voix ont rieur d’un avion. Et c’est été engagés sur place. Mais c’est à Saïd bien envoyé! Parce que le Francis et Farid Chéhab – que ses allers- parallèle entre une compa- retours réguliers vers le Liban ont proba- gnie aérienne et une banque blement inspiré – qu’on doit le concept, n’est pas si hasardeux que de prime abord contraire à toute stratégie ça. Services, accompagne- publicitaire normale. Et de fait, le spot ment vers le but désiré et apporte du nouveau dans la conception surtout prise en charge sont et la réalisation publicitaire. Les diri- les leitmotives de toute geants de la Fransabank, dont on n’avait banque et de toute compa- pas vu de campagne depuis un certain gnie aérienne qui se res- temps, ont en tout cas été immédiatement pecte. Il fallait y penser... séduits. Reste maintenant à savoir si le C’est en Italie, plus précisé- public appréciera et si les autres suivront. ment à Milan, que le film a été réalisé sous la direction MÉDÉA AZOURI de Maurizio Longhi, de la maison de production CENTRAL. Avec un bud- Produit: FRANSABANK get aux alentours de 200 Agence: H&C - Leo Burnett 000 dollars, le film, tourné Créatifs: Farid Chéhab, Saïd Francis, Betty en 35 mm, est un petit bijou Francis, Ghida Younès, Béchara Mouzannar. futuriste. Mouvements de Réalisateur: Maurizio Longhi caméra alternativement Maison de Production: CENTRAL ralentis et accélérés pour PRODUCTION - Max Consenza concrétiser l’idée d’une effi- t oust errains

JEUX OLYMPIQUES D ’HIVER DE 1924 À 1994 Heinie, Sailer, Killy et les autres Les vin gtièm es Jeu x olym piqu es d’hiver s’ou vren t après-demain, samedi 7 février, à N agano au Japon. C ’est la deu xièm e fois, après Sapporo en 1972, que la plus grande manifestation sportive hivernale plan étaire se dérou le au pays du Soleil Levan t.

Sonja Heinie, victorieuse en 1928, 1932 et 1936. R etou r su r trois-qu ar ts de siècle de spor t PRESSE-SPORT su r n eige et glace.

CLAUDE ACHKAR

PRESSE-SPORT ’EST EN FÉVRIER 1924, À CHAMO- la «Semaine internationale des sports NIX, EN FRANCE QUE LES JEUX d’hiver». Il est vrai que n’y participent OLYMPIQUES D’HIVER ont pris offi- que 290 sportifs toutes nationalités Cciellement naissance. Ce n’était pourtant confondues. Le ski alpin, encore balbu- pas la première fois qu’on distribuait des tiant, ne figure pas au programme. Mais médailles dans des épreuves qu’on allait le saut à skis fait forte impression, tout prendre l’habitude de voir au pro- comme les hockeyeurs canadiens qui gramme des Jeux d’hiver, tel le patinage marquent 113 buts contre 4 encaissés au artistique. Déjà à Londres, en 1908, lors cours du tournoi. Le skieur de fond nor- des quatrièmes Jeux olympiques (d’été), végien Thorlief Haug et le patineur de le patinage artistique offrit quatre titres vitesse finlandais Clas Thunberg raflent que se partagèrent le Suédois Ulrich Sal- les médailles d’or de ces Jeux devant un chow, le Russe Nikolai Panine, la Bri- public clairsemé, séduit par une atmo- tannique Madge Syers et le couple alle- sphère pittoresque et les débuts de la mand Hubler-Burger. Patinage et hockey «petite princesse» norvégienne, Sonja sur glace furent également au pro- Heinie, 11 ans, en patinage artistique. gramme des Jeux d’été de 1920 à Dans la station suisse de Saint-Moritz, Anvers, avec le couronnement des Sué- en 1928, Sonja Heinie gagne les premiers dois Gillis Grafstrom et Magda Mauroy lauriers d’un parcours qui fera d’elle la dans les épreuves individuelles, du patineuse du siècle. Malgré ses 35 ans, couple finlandais Ludovika et Walter Clas Thunberg remporte encore deux Jacobsson et des hockeyeurs canadiens. médailles d’or en patinage de vitesse, Quatre ans plus tard, les sports d’hiver tout comme le pionnier norvégien de ski prenaient leur indépendance. de fond Johan Grottumsbraaten. Mais La première édition de Chamonix fait ces Jeux sont victimes des aléas du cli- Toni Sailer, qui décroche en 1956 le grand figure de galop d’essai. D’ailleurs, elle mat (pluie et douceur), élément capital à chelem en ski alpin. n’est modestement présentée que comme une époque où toutes les épreuves ont

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encore lieu en extérieur. ski nordique est un peu délaissé. Déçus La douceur du climat est encore par cette évolution, les Scandinaves PRESSE-SPORT plus catastrophique à Lake Pla- dénoncent le caractère mondain de ces cid (États-Unis), où se déroulent Jeux spectaculaires mais avant tout élé- les Jeux de 1932. Les concurrents gants. du ski de fond (50 km) se bles- Les Scandinaves, Norvégiens en tête, se sent les uns après les autres faute rattrapent à Oslo en 1952: un retour aux de neige et les sauteurs atterris- sources, un public fervent, une ambiance sent dans des flaques d’eau! Cela chaleureuse font de cette édition une n’empêche pas le Norvégien Bir- totale réussite olympique et sportive. Les ger Rudd d’entamer un brillant Norvégiens se réconcilient aussi avec le palmarès en saut et ski de fond ski alpin puisque l’un des leurs, l’autodi- (combiné nordique) qui s’étendra dacte et «hérétique» Sten Eriksen, rem- sur seize ans. Mais c’est surtout porte le premier slalom géant inscrit au le patinage artistique qui programme. Une nouvelle fois, la des- conquiert les Américains grâce cente consacre un fonceur téméraire, aux prouesses de Sonja Heinie, Zeno Colo, qui fait apparaître l’Italie au toujours elle, de l’Autrichien Karl palmarès, où se distingue aussi une jeune Schaffer et du couple français américaine de 20 ans, Andrea Mead- Pierre Brunet-Andrée Joly, qui Lawrence (descente et slalom géant). remporte son deuxième titre Les Jeux d’hiver connaissent une nou- olympique consécutif. velle progression à Cortina d’Ampezzo Sonja Heinie (qui passera profes- en 1956 (Italie), où sont présents 32 sionnelle peu après) et Birger pays dont l’Union Soviétique qui fait Rudd sont encore les vedettes des sensation en hockey en battant les Cana- Jeux de 1936 à Garmisch-Parten- diens et en patinage de vitesse avec Yev- Le jeune espoir norvégien à kirchen (Allemagne). Le cham- gueni Grichine (2 médailles d’or). Le 11 ans (Chamonix, 1924). pion le plus couronné y est un temps est radieux, l’organisation par- autre Norvégien: le patineur de faite, et les triomphes en ski de vitesse ou vitesse Ivan Ballangrund, trois alpin de l’Autrichien Toni Sailer (3 D es si t es splen d i d es, d es médailles d’or. Mais la grande nou- médailles d’or), physique de jeune pre- veauté de ces Jeux de 1936 est l’arrivée mier, style parfait, souplesse admirable, cham pion s spectacu laires et du ski alpin, qui remporte un succès assoient solidement le succès des Jeux l’arrivée de la télévision en immédiat, d’autant plus que l’Allemande d’hiver, désormais relayés par la télévi- 1956 favorisen t le su ccès Christi Granz s’y montre éblouissante en sion. Ni les pitoyables querelles intes- slalom. La grande surprise de ces Jeux tines de la délégation française, ni le ter- des Jeu x d’hiver fut la défaite des hockeyeurs canadiens, rible slalom qu’un tiers des skieurs ne jusqu’alors traditionnels cham- parviendra pas à terminer y changeront pions de la discipline, face aux quoi que ce soit. joueurs de Grande-Bretagne. Les Jeux olympiques de Squaw Valley (États-Unis), en 1960, confirment la PRESSE-SPORT À PARTIR DE 1948, LES JEUX vision d’une magie propre aux Jeux d’hi- OLYMPIQUES D’HIVER, DE PLUS EN ver. Le site, autour d’un lac de la Sierra PLUS BEAUX, suscitent un enthou- Nevada, est splendide, et le soleil revient siasme grandissant. Des sites au moment même où débute la cérémo- splendides, des champions spec- nie d’ouverture, organisée par Walt Dis- taculaires et l’arrivée de la télévi- ney en personne et marquée par un sion en 1956 favorisent leur suc- lâcher spectaculaire de 25 000 pigeons. cès. Pour la première édition Le public plébiscite bien sûr le festival de après l’interruption de la guerre, l’Américain David Jenkins en patinage les Jeux retrouvent Saint-Moritz, artistique, et le Français Jean Vuarnet qui les avait accueillis 20 ans plus fait sensation dans la descente avec sa tôt. La domination du ski alpin position aérodynamique dite «de l’œuf». commence et la France s’y révèle Une position totalement révolutionnaire conquérante: Henri Oreiller rem- que cet intellectuel du ski a mis au point. porte à 19 ans la descente, le Expérimentateur hors normes, il entre- combiné (descente et slalom) et se prendra par la suite une brillante recon- classe troisième du slalom. Son version en créant les lunettes qui portent style fonceur et intrépide, littéra- son nom. lement ahurissant, lui vaut le sur- nom de «skieur fou». Parvenus C’EST AU COURS DES ANNÉES 60, QUE LES au premier plan en patinage artis- JEUX D’HIVER ATTEIGNENT LEUR POINT Quand Killy rejoignait Sailer tique, les Américains triomphent CULMINANT. Innsbruck (1964) et Gre- dans la légende du ski alpin. grâce à Dick Burton. Du coup le noble (1968) constituent les deux

L’ORIEN T-EXPRESS 64 FÉVRIER 1998 PRESSE-SPORT d’été de Rome en 1960, le sport français a fait de gros PRESSE-SPORT efforts qui finissent par payer. Certes, le grand espoir Alain Calmat (futur ministre des Sports au début des années Mitterrand), crispé et surmené, chute et n’obtient que la deuxième place en patinage artistique. Mais quelle réussite par ailleurs: François Bonlieu, champion surdoué mais instable, gagne enfin une médaille d’or au slalom géant et Léo Lacroix se classe deuxième de la des- cente. Christine et Marielle Marielle et , les sœurs Goitschel, 38 ans à elles vedettes de la France gaullienne. deux, croisent leurs réussites dans les deux slaloms et rem- portent chacune l’or et l’argent. La un moment déclaré vainqueur, est presse s’arrache ces deux sœurs aux déclassé pour avoir manqué deux portes. Le patineur de vitesse finlan- caractères si différents, vedettes de la Au cours de ces Jeux, Killy devient une dais Clas Thunberg, cinq France gaullienne. véritable idole nationale, recevant cinq titres olympiques , en 1968, suscite de gros inves- cents lettres par jour et inspirant des tissements et autant de craintes, vite dis- chansons enthousiastes. Son succès est sipées sous la pluie de roses de la céré- complété par la belle deuxième place de A u cou rs de ces Jeu x, monie d’ouverture. Malgré la tempête Guy Périllat en descente. K illy devien t u n e véritable qui se lève au deuxième jour, ces Jeux Le triomphe de Killy et des Français est laisseront aux spectateurs un souvenir tel qu’on en oublierait presque les autres idole n ation ale, recevan t inoubliable, dû à une avalanche d’ex- champions de 1964-1968. Pourtant, cer- cin q cen ts lettres par jou r ploits français et à la grâce de la magni- tains d’entre eux sont proprement et inspirant des chansons fique patineuse américaine Peggy Fle- héroïques. Ainsi, la patineuse de vitesse ming. En pleine guerre du Vietnam, Lydia Skoblikova (URSS), quatre fois en t hou si a st es Peggy Fleming réconcilie durant la durée médaille d’or en quatre jours à Inns- des Jeux une partie de la jeunesse du bruck, ou la Canadienne Nancy Greene, monde avec l’Amérique. Marielle Goit- surnommée «le tigre», la plus féroce schel, l’héroïne d’Innsbruck, prendra la rivale des Françaises puisqu’elle rem-

PRESSE-SPORT première place au slalom spé- cial de Grenoble, ouvrant la voie aux autres Françaises, (deuxième du PRESSE-SPORT géant et troisième du spécial) et Eric Haiden, Isabelle Mir (deuxième en des- cinq cente), le tout dans la gaieté et médailles en 1980. l’amitié. Mais les Jeux de Grenoble sont avant tout associés au triomphe de Jean-Claude Killy. Révélé par les championnats du monde de Portillo (Chili) deux ans plus tôt, il remporte un triplé histo- rique: trois médailles d’or sur trois, rejoignant ainsi l’Autri- chien Toni Sailer dans la légende: les deux hommes sont les seuls à avoir remporté les trois épreuves de ski au cours moments forts des Jeux d’hiver et voient d’une même édition des Jeux triompher des champions hors pair. À olympiques. La victoire la plus Innsbruck en 1964, un public considé- difficile est celle du slalom spé- Karl Schranz, exclu à la veille des Jeux de Sapporo en 1972 rable apprécie la formidable organisa- cial, qui se déroule dans un pour avoir été sponsorisé. tion autrichienne. Après la double brouillard opaque. Son grand débâcle de Cortina en 1956 et des Jeux rival autrichien, Karl Schranz,

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au Japon en 1972 que se déchaîne la les professionnels soient admis par Lord querelle concernant la question du pro- Killanin, le successeur du très conserva- PRESSE-SPORT fessionnalisme des sportifs. Le grand teur Brundage. skieur autrichien Karl Schranz est exclu Du coup, le palmarès des Jeux de Sap- à la veille de la compétition pour avoir poro est tout à fait inattendu. Dans la été sponsorisé. Avery Brundage, depuis neige molle d’une ville baignée par l’hu- vingt ans président du Comité interna- midité marine, les Latins triomphent: tional olympique, arc-bouté sur les prin- l’inconnu Francisco Fernandez Ochoa, cipes de la charte olympique, est le offrant à l’Espagne sa première médaille tenant d’une orthodoxie olym- pique excluant des Jeux tout sportif rémunéré et récusant, sous quelque forme que ce soit, toute intrusion de l’argent dans le sport. Ses positions rigides finiront par se retourner contre les Jeux eux-mêmes. Il faudra admettre l’édition de 1976, de Le patineur américain Dick Burton, nouveau à Innsbruck, pour que double champion olympique en 1948 Les Italiens peuvent-ils et 1952. encore compter sur Tomba pour dcrocher des médailles? porte à Grenoble le slalom géant et la médaille d’argent du spécial. À signaler enfin l’exploit historique de l’Italien Franco Nones à Grenoble, premier non- Scandinave à remporter une épreuve de ski nordique, le 30 km.

APRÈS LA FÊTE DE GRENOBLE EN 1968, LES JEUX D’HIVER TOMBENT DANS UNE CER- TAINE MONOTONIE, rompue par de rares exploits qui émergent des polémiques ambiantes. De 1972 à 1984 les Jeux connaissent une phase difficile, assom- brie par des polémiques notamment autour des questions du professionna- lisme des sportifs et de l’entrée des spon- sors dans l’arène olympique. C’est à l’occasion des Jeux de Sapporo PRESSE-SPORT

LES INCONNUES D’UN SITE olympiques d’hiver du millénaire. (deuxième site de l’alpin)! Pour relier les diffé- Nagano a été désignée ville olympique 1998 le 14 rents lieux de compétition, il n’existe qu’un juin 1991. Le CIO l’a préférée à Ostersund réseau de routes nationales en forme de toile PRIORI, NAGANO N’AURAIT JAMAIS DÛ ENTRER (Suède), Jaca (Espagne), Salt Lake City (États- d’araignée, avec Nagano comme épicentre. On ADANS LA GÉOGRAPHIE OLYMPIQUE. Jamais, en Unis) et Aoste (Italie). Elle compte 361 000 habi- imagine déjà les bouchons! Car, si de gros efforts effet, olympiade d’hiver ne s’est tenue si près de tants qui vivent dans une agglomération dont la ont été entrepris pour améliorer l’accès à l’équateur. La ville est située à la même latitude superficie totale est de 400 kilomètres carrés. La Nagano par train, en avion et en voiture, le pro- que San Francisco, un endroit peu réputé pour ville de Nagano est la capitale de la préfecture du blème de la circulation sur place n’a pas été ses pistes de ski. Mais, si Nagano est au fond même nom, laquelle compte 2 194 000 habitants. résolu. d’une cuvette, autour c’est bel et bien la haute Le temple Zenkoji, situé au centre de la ville, est En temps normal déjà, les habitants se plaignent montagne. C’est en 1881, qu’un infatigable mar- le plus ancien sanctuaire bouddhiste du Japon d’embouteillages quotidiens à l’entrée de la ville. cheur anglais, William Gouland, baptisa cet puisque construit en 1350. Avec Nagano, le Japon À la préfecture de police, on prévoit pendant les endroit les «Alpes japonaises». On y voit tout simplement le toit du Japon. Car, à l’exception du accueille, pour la seconde fois, les Jeux olym- Jeux jusqu’à 120 km de bouchons. Les organisa- Mont Fuji (3776 m), au sud-ouest de Tokyo, piques d’hiver. La première fut en 1972 à Sap- teurs comptent sur le civisme légendaire de leurs Nagano aligne les plus hauts sommets du pays, poro. Tokyo, de son côté, a organisé les Jeux compatriotes pour emprunter les transports en avec notamment le mont Okuotaka (3190 m). d’été en 1964. commun, notamment les 1300 autocars affrétés L’hiver, la région, qui gît sous trois mètres de AVEC SOIXANTE-NEUF ÉVÉNEMENTS RÉPARTIS SUR CINQ pour l’occasion. En revanche, les délégations neige, reçoit quelque 17 millions de visiteurs. Le SITES, les Jeux de Nagano s’annoncent comme un étrangères n’ont pas compté, elles, sur la reste de l’année, les amoureux de la nature s’y redoutable casse-tête pour les participants. En conscience collective japonaise pour s’organiser. pressent pour découvrir la faune et la flore des partant de Nagano, il y a 40 km pour se rendre à Les plus fortunées ont pris d’assaut les hôtels quatre parcs nationaux. C’est dans cet écrin natu- Nozawa-Onen (biathlon), 32 km pour Hakuba pour essayer de loger leurs athlètes à proximité rel d’exception qu’auront lieu les derniers Jeux (ski alpin et nordique) et 22 km pour Siga Kogen des sites de compétitions.

L’ORIEN T-EXPRESS 66 FÉVRIER 1998 PRESSE-SPORT PRESSE-SPORT descente qu’en slalom. Imitant les sœurs Goit- schel vingt ans plus tôt, les frères Mahre (États- Unis) s’emparent des slaloms de Sarajevo en 1984. Le patinage artis- tique confirme sa popu- larité avec l’Américain John Curry (1976) ou l’Allemande de l’Est Katarina Witt, révélée à 18 ans par sa médaille d’or à Sarajevo. Enfin, l’Union Soviétique, très présente grâce à des sportifs d’exception comme Irina Rodnina (2 fois médaille d’or en patinage artistique), perd néanmoins son Le Norvégien titre de hockey sur Espen Bredesen glace en 1980 à Lake en plein vol. Placid, au terme d’une finale explosive contre les États-Unis.

des champions insoupçonnés. UN MOMENT MENACÉS PAR LA LASSITUDE Seuls s’honorent, parmi les succes- DUE AUX CONTROVERSES ET À DES RÉSUL- seurs de Killy et des sœurs Goit- TATS PARFOIS ABERRANTS, les Jeux d’hiver schel, Danielle Debernard ont retrouvé, depuis 1988 à Calgary au (deuxième du spécial en 1972 et Canada, un regain d’intérêt sportif et un troisième du géant en 1976) puis enthousiasme populaire grâce à trois Katarina Witt, la grâce (troisième du géant réussites successives: Calgary en 1988, en 1984 et 1988. Et en 1980 et 1984 et deuxième du Albertville en 1992 et Lillehammer seu- pour toujours. spécial en 1984). lement deux ans plus tard – depuis Malgré la foule qui acclame le 1994, les Jeux d’hiver précèdent de sauteur Yukio Kasaya, Sapporo deux ans les Jeux d’été, ce qui permet au laisse l’image d’une ville rude et sans CIO une double facturation de droits de À partir de 1988-1992, grâce. Mais le pire est à venir: à Inns- télévision même si les Jeux d’hiver ren- bruck en 1976, de nombreuses polé- trent en concurrence directe avec la de n ou velles épreu ves miques éclatent autour du dopage omni- Coupe du monde de football, l’autre apparaissent, comme présent. À Lake Placid, aux États-Unis grand événement sportif planétaire. en 1980, les champions sont logés dans C’est avant tout grâce à de grands le ski acrobatiqu e d’étroites cellules et le village olympique champions que les Jeux d’hiver rega- ressemble à un camp militaire. Sarajevo, gnent l’intérêt du public: déjà médaille et artistique choisi en 1984 pour sa position symbo- d’or du patinage artistique à Sarajevo en qu i rem por te u n su ccès lique de carrefour culturel, permet de 1984, la belle Katarina Witt garde son retrouver un peu de l’esprit olympique titre à Calgary au Canada en 1988, où pu blic grâce au facétieu x mais les épreuves n’y déchaînent guère «l’oiseau de feu» finlandais, Matti de passions. Bref, les Jeux d’hiver sem- Nykaenen, devient le premier sauteur à Français Edgar Grospiron blent s’enliser dans la routine. obtenir la première place aux trois trem- En dépit de ces difficultés émergent plins. Calgary confirme le talent du d’or, remporte le slalom spécial devant quelques grands champions, comme les Suisse Peter Zurbriggen (deux médailles l’Italien Gustavo Thoeni qui l’emporte patineurs de vitesse Ard Schenk (Pays- dont l’or dans la descente) et révèle dans le slalom géant. Les Suisses domi- Bas), qui manque de peu quatre l’Italien Alberto Tomba, qui remporte nent les descentes avec Bernard Russi et médailles d’or à Sapporo, et Eric Heiden les deux slaloms classiques. Ce dernier Marie-Thérèse Nadig qui, avec ses deux (États-Unis) qui, en 1980, en récoltera rapportera à l’Italie (avec Deborah médailles d’or, éclipse la favorite autri- cinq assorties à sa combinaison or fluo. Compagnoni) les deux titres de Super-G chienne Anne-Marie Proell. L’Autriche L’Autrichien Franz Klammer est l’au- d’Albertville en 1992, où brillent aussi repart donc extrêmement déçue du teur d’une superbe descente à Innsbruck les Autrichiens: Ernst Vettori impose un Japon, tout comme la France: celle-ci en 1976, où la si sympathique Rosi Mit- nouveau style (en V) de saut à skis et entame ses années noires, surclassée termaier (RFA) obtient enfin trois exécute un slalom même par le Liechtenstein qui produit médailles dont deux d’or aussi bien en parfait.

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À partir de 1988-1992, de nouvelles épreuves apparaissent, comme le ski acrobatique et artistique qui remporte QUATORZE SPORTS AU un succès public grâce au facétieux Français Edgar Grospiron. On découvre le biathlon (fond et tir) avec PROGRAMME Anne Briand et le combiné nordique (fond et saut) avec le doublé de Fabrice Guy (médaille d’or) et Sylvain N EST BIEN LOIN DE LA MODESTIE DE une compétition individuelle (saut et Guillaume (médaille d’argent) à Albert- O LA PREMIÈRE SEMAINE INTERNATIO- fond) et une épreuve par équipes (saut et ville. En ski alpin, on crée en 1988 le NALE DES SPORTS D’HIVER DE CHAMONIX relais). Cette discipline est également super-G (compromis entre descente et DE 1924 où ne figuraient au programme réservée aux hommes. slalom), où s’illustrent successivement que quatorze épreuves en ski de fond, Le biathlon, dont l’introduction aux Jeux Franck Piccard et Carole Merle. Cham- saut à skis, combiné nordique, patinage est plus récente (1960), est le descendant pion olympique de cette nouvelle disci- artistique, patinage de vitesse, bobsleigh de la chasse aux rennes, et associe le ski pline en 1988, Franck Piccard brille et hockey sur glace. 74 ans après, 69 de fond et le tir. Il se dispute à titre indi- aussi en descente (bronze en 1988, épreuves dans quatorze sports différents viduel ou en relais. Au programme des argent en 1992). Mais, en patinage sont au programme des vingtièmes Jeux Jeux figurent les épreuves de 7,5 km, 15 artistique, la France pleure l’échec des d’hiver. Il s’agit du ski alpin, du ski de km, et le relais 4x7,5 km pour les dames, Duchesnay et de Surya Bonaly à Cal- fond, du saut à skis, du combiné nor- les 10 km, les 20 km et le relais 4x7,5 km gary, à peine compensé par l’inattendu dique, du biathlon, du ski acrobatique, pour les messieurs. Philippe Candeloro, médaille de bronze du snowboard, du patinage artistique, du Le ski acrobatique ou artistique n’est à Lillehammer. patinage de vitesse, du short-track, du entré au programme des Jeux qu’en 1992 Outre la découverte de nouveaux sports hockey sur glace, du bobsleigh, de la luge à Albertville. Deux disciplines, les bosses et les 9 médailles tricolores, Albertville et du curling. et le saut, figurent au programme aussi se révèle comme un complet succès Pour mieux suivre à la télévision les Jeux bien masculin que féminin. L’épreuve des populaire et sportif. Sans atteindre la d’hiver de Nagano (de très longs résumés bosses consiste à descendre, le plus vite réussite économique escomptée (55 mil- sur Télé-Liban et en intégral sur Euro- possible, une forte pente criblée de bosses lions de dollars de déficit malgré les sport), nous vous présentons ci-dessous tout en virant et en sautant, le tout sur nombreux sponsors), ces Jeux sont les différentes épreuves au programme. fond de musique de rock. Celle de saut marqués par de beaux moments d’en- Introduit aux Jeux olympiques en 1936, ressemble à l’épreuve de plongeons, les thousiasme, de la cérémonie d’ouver- le ski alpin attribue de nos jours dix participants exécutent des sauts acroba- ture due à Philippe Decouflé à l’éblouis- médailles d’or en descente, slalom géant, tiques et sont notés par un jury suivant le sante équipe russe de hockey, formée en slalom spécial, le super-G et le combiné degré de difficulté et la réalisation du urgence après la disparition de l’Union alpin aussi bien chez les hommes que saut. Soviétique et le départ à l’étranger des chez les dames. Le géant, le plus difficile, Le snowboard, nouvelle épreuve olym- vedettes soviétiques. Fait exceptionnel, comprend quelque 50 portes sur environ pique, se dispute sur monoski. À son génial entraîneur Victor Tikhonov 400 mètres de dénivelé. Le slalom spécial, Nagano, quatre médailles d’or seront en se verra remettre, lui aussi, une le plus authentique et le plus technique, compétition: les géants masculin et fémi- médaille d’or. est moins raide et se court en deux nin et les half-pipe, épreuve de figures qui Durant cette période heureuse, toutes manches sur deux tracés différents. ressemblent énormément au skate. les nations ont de quoi se réjouir, jus- Apparu récemment, le super-G est un Le patinage artistique, présent aux Jeux qu’à la Nouvelle-Zélande (ski alpin compromis entre slalom et descente, deux olympiques depuis 1908, est sans féminin), la Corée et la Chine (patinage disciplines que regroupe le combiné conteste la compétition la plus populaire de vitesse). La fondeuse russe Ljubow alpin. et la plus spectaculaire. Quatre épreuves Jegorowa (3 médailles d’or, deux d’ar- Le ski nordique ou ski de fond comprend sont au programme: les épreuves indivi- gent) et la patineuse de vitesse améri- des épreuves d’endurance allant jusqu’à duelles masculine et féminine, les couples caine Bonnie Blair (5 médailles d’or) l’épuisant 50 km et des relais. Les et la danse. Dans le passé, la compétition sont les reines d’Albertville et de Lille- épreuves inscrites au programme mascu- se déroulait en deux phases, les figures hammer. Mais ce sont surtout les Nor- lin sont le 10 km, le 15 km poursuite, le imposées et le programme libre. De nos végiens qui s’illustrent: dès 1992, Bjorn 30 km, le 50 km et le relais 4x10 km; jours, les figures imposées, fastidieuses, Daehlie et Vegard Uhlang dominent le alors que les dames disputent le 5 km, le ont été remplacées par un programme ski de fond, annonçant leur triomphe à 10 km poursuite, le 15 km, le 30 km et le court où le patineur doit inclure certains domicile aux Jeux suivants à Lilleham- relais 4x5 km. éléments obligatoires. Le patinage artis- mer en 1994 , où le même Bjorn Daeh- Le saut à skis est une épreuve réservée tique affronte cependant un sérieux pro- lie et Thomas Aisgaard remportent aux hommes avec des sauts au tremplin blème avec le système de notes souvent trois médailles d’or et trois d’argent en de 90 et 120 mètres et une épreuve par influencé par la nationalité des juges et la ski de fond. Leurs compatriotes Lasse équipes sur le tremplin de 120 mètres. notoriété des patineurs. Le programme Kjus (combiné alpin: descente et sla- Les meilleurs sauteurs dépassent de nos court vaut pour un tiers du résultat final lom) et Johan Olav Koss (patinage de jours les 200 mètres. et le programme libre pour deux tiers. vitesse) complètent la razzia sur l’or, Le combiné nordique figure tout comme Le patinage de vitesse attribue également dans une ambiance confirmant que les le ski de fond et le saut au programme des dix médailles aux Jeux entre les hommes Jeux ont bien renoué avec la faveur et la Jeux depuis leurs origines à Chamonix. À et les dames. Il figure au programme des passion Nagano, deux épreuves sont au menu Jeux depuis les origines en 1924. Les

L’ORIEN T-EXPRESS 68 FÉVRIER 1998 PRESSE-SPORT

BRAS DE FER AVEC LES ÉCOLOS

A NATURE FUT LONGTEMPS UNE POMME DE LDISCORDE entre le Comité d’organisation des Jeux (NAOC), les écologistes et cer- taines fédérations internationales. Les défenseurs de l’environnement, très puis- sants dans la région, ont très tôt fait com- prendre aux organisateurs que ces Jeux ne se feraient pas sans eux. Dès lors et avec un doigt de démagogie, le NAOC a fait figurer l’hommage à la nature parmi les trois enga- gements de sa charte. La préfecture a essayé d’amadouer les Verts en mettant sur pied le Comité d’étude sur la préservation de l’en- vironnement, composé d’une vingtaine de Matti Nykaenen, le Finlandais volant (1994). chercheurs, de membres d’associations locales et de représentants de l’État. Peine s’agit du 500 m, du perdue... Les Verts ont orchestré la préparation des 1000 m et des relais. Jeux. Pour le meilleur et pour le pire. Le PRESSE-SPORT hockey sur glace Le au NAOC a ainsi veillé à replanter plusieurs programme des Jeux dizaines de milliers d’arbres, à déplacer, depuis 1920, ne s’est grâce à une armée de volontaires, des fleurs, ouvert aux femmes que des papillons et des oiseaux ou encore à cette année. Le hockey remplacer le chlorofluorocarbone par de se dispute entre deux l’ammoniaque, pour maintenir la glace artifi- équipes de six joueurs cielle sous la piste de bobsleigh. qui s’affrontent en trois Plus critiquables sont les changements à tiers-temps de 20 répétition des sites de ski. Le biathlon, ini- minutes, à la conquête tialement prévu à Hakuba, aura finalement lieu à Nozawa-Onsen, alors que les des- d’un palet de caout- centes et le super-G masculins programmés chouc. Les joueurs sont à Shiga-Kogen, se dérouleront en fait à remplaçables sauf s’ils Hakuba. C’est la descente messieurs qui a vont en «prison» fini par faire déborder le vase: la Fédération (exclusion de 2 à 10 internationale de ski (FIS) a refusé jusqu’au minutes). Ce sport très bout le parcours proposé par le NAOC. physique allie contact, Motif: avec un chrono d’une minute et adresse et vitesse. demie, la piste était indigne d’une compéti- Le bobsleigh, à deux ou tion olympique. La FIS n’a donc eu de cesse, quatre équipiers et la depuis deux ans de faire rehausser le por- tillon de départ des 1680 mètres initiale- luge, mono et duo se ment prévus à 1800 mètres. disputent au bord d’en- Problème, répond le NAOC: si l’on va dans gins de plus en plus ce sens, on empiète sur le sommet du mont sophistiqués qui n’ont Happoone, qui est une zone classée parc qu’un très lointain rap- national. Par souci de conciliation, la Fédéra- port avec la luge de tion internationale a donc proposé de placer Rigueur et puissance de Franz monsieur tout le le point de départ à la sortie du parc. Le Klammer à Innsbruck (1976). monde. Le classement NAOC, appuyé par les écologistes, a campé s’effectue par addition sur ses positions. La FIS eût alors recours épreuves (500 m, 1000 m, 1500 m, 5000 des temps des quatre descentes sur des aux grands moyens (menace d’annuler les m et 10 000 m messieurs, 500 m, 1000 pistes de glace artificielle. épreuves de ski alpin) pour faire céder les Japonais. m, 1500 m, 3000 m et 5000 m dames) se Le curling, enfin est une épreuve par Le bras de fer entre les écologistes et les disputent en couloirs, alors qu’en short- équipes, où il s’agit de faire glisser une représentants du sport de haut niveau a track, une piste qui ressemble plus à un sorte de quille avec le plus de précision beaucoup empoisonné la préparation des tourniquet, les courses se disputent en possible vers une cible bien délimitée. Les Jeux. L’affaire de la descente a aussi mis en ligne, ce qui est indiscutablement plus équipiers s’efforcent de chauffer la piste relief l’intransigeance des Verts locaux. Car spectaculaire. En short-track, les au devant de la quille en «balayant» les à Nagano, leurs revendications l’ont finale- épreuves figurant au programme sont les aspérités ou les poussières qui pourraient ment emporté sur l’intérêt commun. mêmes pour les hommes et les dames. Il ralentir sa progression.

L’ORIEN T-EXPRESS 69 FÉVRIER 1998 t oust errains

LIBA N -N OUVELLE-ZÉLA N D E EN COUPE D A VIS POINT DE DÉPART D’UNE NOUVELLE AVENTURE En d eu x sa i son s, le t en n i s li ba n a i s a r éu ssi à se hi sser en grou pe 1 de la zon e A sie-Océan ie. Le voici dans l’antichambre du groupe mondial. À l’orée de cette n ou velle saison , il af fron te du ven dredi 13 au dim an che 15 février, la N ou velle-Zélan de, tête de série n u m éro u n du grou pe. U n e tâche bien dif ficile pou r n e pas dire i m possi ble, et à l’i m possi ble n u l n ’est t en u .

Hamadé, Kahil, Karam et Zahlan E LIBAN , NOUVEAU VENU DANS CE Hicham Zaatini, autour de leur capitaine. GROUPE 1, promu après avoir rem- Ali Hamadé, Lporté l’année dernière le groupe 2 en bat- Shaun Karam et tant successivement l’Arabie saoudite, la un quatrième Thaïlande et l’Iran, aura l’avantage de joueur qui aura recevoir la Nouvelle-Zélande. Un avan- été désigné à l’is- tage que, malheureusement, l’équipe liba- sue du barrage à naise ne pourra exploiter totalement, les trois que devaient conditions climatiques ne permettant pas disputer le 30 et que la rencontre se dispute sur terre bat- 31 janvier Bra- tue, le point faible des Néo-Zélandais. him Kahil, Ghas- C’est donc, au club Kahraba de Zouk, le san Achkar et le terrain qui avait accueilli l’an dernier les titulaire de la sai- trois rencontres de Coupe Davis, que ce son dernière, match se disputera sur une surface Toufic Zahlan. rapide, surface de prédilection, après le En 1957, pour sa gazon, pour l’équipe venue du continent première partici- austral. pation à la Coupe Davis, le Liban avait Barcelone en 1992. Depuis dix-sept ans qu’existe le groupe rencontré la Nouvelle-Zélande et perdu Si cette première rencontre s’annonce mondial, la Nouvelle-Zélande y a parti- à l’occasion par cinq victoires à zéro. La extrêmement difficile pour les Libanais, cipé à huit reprises, atteignant une fois les rencontre s’était disputée sur les terrains elle ne constituera en aucun cas le terme demi-finales et trois fois les quarts de de l’Alumni Club. L’équipe libanaise de l’aventure. L’objectif proclamé de la finale. De plus, l’adversaire des Libanais était formée d’Elie Attieh, Samir Fédération est de se maintenir en groupe a disputé à huit reprises les barrages d’ac- Khoury, Nadim Hajjar et Roy Karao- 1 et, pour cela, il suffit à l’équipe natio- cès au groupe mondial. Ce palmarès suf- glan. Les quatre mousquetaires et l’an- nale de remporter l’un des trois matches fit à lui seul pour montrer la difficulté de cien président de la Fédération libanaise qu’elle disputera cette saison, ce qui la mission qui attend l’équipe libanaise. de tennis Maurice Tabet, seront honorés devrait être dans l’ordre du possible. En La Fédération néo-zélandaise a annoncé le vendredi 6 février à l’occasion du tout cas, grâce aux succès enregistrés ces les noms des joueurs retenus pour ce pre- dîner officiel de présentation de cette deux dernières années par l’équipe de mier match de Coupe Davis. Il s’agit de rencontre. Coupe Davis, le tennis libanais se porte Brad Steven (52e mondial au classement Pour ce match, qui sera retransmis en bien. Le budget de la Fédération a de l’ATP), d’Alaister Hunt (217e), Mark direct par la Future TV, la Fédération atteint en 1997, malgré la crise écono- Nielsen (315e), Teo Susnjak (383e) et internationale a désigné l’un de ses mique qui sévit dans le pays, les 250 000 James Grenhalgh (721e). Face à de tels meilleurs arbitres, le Français Bruno dollars. Pour 1998, il est estimé à joueurs le palmarès d’ Hicham Zaatini Rebeuh, qui compte à son actif toutes les 350 000 dollars, un signe qui ne trompe (635e) et de Ali Hamadé (960e) fait bien finales masculines de Roland-Garros pas. De plus, il semble que le tournoi de pâle figure. depuis 1989, deux finales de l’Open l’ATCL ait obtenu le label de «challen- Le Liban alignera, en effet, la même d’Australie, sept finales de la Coupe ger», dernière étape avant de pouvoir équipe que la saison dernière. À savoir Davis et la finale des Jeux olympiques de entrer dans le circuit du Grand Prix.

L’ORIEN T-EXPRESS 70 FÉVRIER 1998 À SU IVRE... Dans le monde At hlét isme er Au Liban • Championnat d’Europe en salle à Valence (27 février au 1 mars). At hlét isme Football • Championnats du Liban de cross-country par catégories (8 février). • Coupe d’Afrique des Nations au Burkina Faso (7 au 28 février). • Championnats du Liban Open de cross-country (15 février). JEUX OLYM PIQUES • Jeux olympiques d’hiver à Nagano (7 au 22 février). Basket-ball • Suite des phases de qualification des championnats du Liban masculin et Rugby féminin (jusqu’au 15 février), puis début de la phase finale (Final Four) avec • Tournoi des Cinq Nations. France-Angleterre et Irlande-Écosse (7 la participation probable des équipes de la Sagesse, du Club sportif de février), Écosse-France et Angleterre-Pays de Galles (21 février). Beyrouth, du Tadamon de Zouk et de Wardieh. Automobile • Rallye de Suède (6 au 8 février). Football • Poule quarts de finale de la Coupe des clubs champions d’Asie avec la • Safari Rallye (28 février au 2 mars). participation des champions d’Arabie saoudite, d’Iran, d’Ouzbékistan et du Ski alpin Ansar, champion du Liban (à partir du 22 février). • Coupe du monde messieurs à Yong Pyong (Corée du Sud) et dames à er • Poursuite des matches retour du championnat du Liban. Saalbach (Autriche) (28 février au 1 mars). Automobile Tennis • Ronde hivernale dans la région du Couf (22 février). • Tournoi de Marseille masculin (2 au 8 février). • Tournoi de Tokyo féminin (2 au 8 février). Tennis • Premier tour de la Coupe Davis (Zone Asie-Océanie, Groupe 1): Liban- • Tournoi de Dubai masculin (9 au 15 février). Nouvelle-Zélande (13 au 15 février). • Tournoi de Paris féminin (9 au 15 février). • Tournoi d’Anvers masculin (16 au 22 février). Volley-ball • Poursuite du championnat du Liban féminin. • Tournoi de Hanovre féminin (16 au 22 février). • Tournoi de Londres masculin (23 février au 1er mars). • Tournoi de Philadelphie féminin (23 février au 1er mars).

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L’ORIEN T-EXPRESS 71 FÉVRIER 1998 e xtr mes

Batroun: limonade à part D e l’an tiqu e Botr ys, on ign ore trop sou ven t la richesse de son patrim oin e archéologiqu e et architectu ral. Et sa lon gu e histoire vou ée au x choses de la m er.

TEXTE ET PHOTOS DE HOUDA KASSATLY

L’ORIEN T-EXPRESS 72 FÉVRIER 1998 OUVENT EXPÉDIÉE EN QUELQUES PHRASES PAR LES GUIDES TOURIS- TIQUES ou affublée du surnom Sréducteur de «capitale de la limonade», la ville côtière de Batroun reste large- ment méconnue. Sa réputation arbitrai- rement limitée au savoir-faire de ses limonadiers ne laisse pas supposer l’existence du patrimoine inestimable qu’elle recèle, et qui gagnerait à être connu du plus grand nombre. Cette méconnaissance s’explique par l’absence d’une politique qui serait des- tinée à mettre en valeur les vestiges archéologiques de la ville, pourtant nombreux. De l’ère phénicienne subsiste le mur qui sépare les deux rades du port de Batroun et un grand nombre de pote- ries et d’objets divers que les pêcheurs de la région exhument des fonds marins du rivage. De l’époque romano-byzan- tine, Batroun a hérité d’un théâtre romain qui était le centre culturel et

les premières heures de l’après-midi, la ville se replie sur elle-même. Rien ne semble venir troubler une léthargie qu’expliquent sans doute les difficultés économiques de ses habitants. Les indus- tries artisanales ances- trales, la pêche, l’agri- culture (mûrier et ver à soie, olivier, vigne, blé, orge), et l’extraction du sel qui permettaient de faire vivre la popula- tion ont en grande par- tie disparu. La fin de l’époque de la soie, la disparition des éponges et des marais salants a réduit les sources de revenus. Si la pêche est toujours pratiquée, l’extraction du sel n’est plus qu’un souvenir comme en témoigne la disparition des pompes à eau actionnées par des éoliennes qui connurent jadis une artistique de la ville. La citadelle de Zghorta (entre autres) elle ne compre- intense activité. Quant à la pêche aux Msailha fait aussi partie du patrimoine nait pas moins de dix hôtels, de nom- éponges dont les Batrouniens étaient les archéologique de la région. Quant à breuses écoles, des moulins, des pres- spécialistes, elle n’existe plus que dans la l’époque de la moutassarifiyya, la ville soirs et des caravansérails. mémoire des anciens, même si les habi- en a gardé maints vestiges qui sont Cette ancienne prospérité n’est plus tants s’enorgueillissent encore de la dex- autant de témoins de sa prospérité pas- aujourd’hui qu’un souvenir et, dans de térité de leurs pêcheurs qui, pour sée. Chef-lieu d’un canton qui compre- nombreux secteurs, un chômage endé- atteindre au plus vite les profondeurs de nait les localités de Douma, Bechéalé, mique sévit. Si, dans la matinée, Batroun la mer, n’hésitaient pas à attacher à leur Tannourine, Hasroun, Bécharré, Ehden, est le siège d’une activité normale, dès poitrine une lourde dalle.

L’ORIEN T-EXPRESS 73 FÉVRIER 1998 D epu is tou jou rs, la ville vit en étroite sym biose avec la m er

d’algues qui, en 1890, avait condamné – témoignent de la prospérité écono- les pêcheurs d’éponges à l’arrêt de mique qu’a connue la ville à certains leurs activités. Plus récemment, guerre moments de son histoire. Généralement civile et inflation galopante ont construites par des artisans de Choueir, poussé des gens du pays à tenter elles racontent le retour des émigrés et ailleurs leur chance. leur désir de se faire construire une Quelques projets récents laissent habitation digne de leur nouveau statut. cependant croire que des améliora- Sauf qu’à cette époque le désir de mon- tions du quotidien pourraient surve- trer avec ostentation une aisance finan- nir. La restauration en 1977 de l’an- cière nouvellement acquise avait pour cien souk de la ville par la Direction résultat la construction de bâtisses qui générale des antiquités tend à montrer étaient en harmonie avec l’environne- que le sort de Batroun est désormais ment. On en est loin aujourd’hui, à voir pris en considération par les autorités. les hideuses constructions de nos émi- Les rues étroites encadrées par de très grés actuels qui prolifèrent aux quatre belles demeures anciennes et par des coins du pays en montrant que richesse échoppes aux portes en bois qui et sens de l’esthétique – ou tout simple- mènent à de petites places, à des ment sens des proportions – sont deve- églises et jusqu’au port de la ville, ont nus rarement compatibles. été remises à neuf. Un projet de musée Outre ces projets qui se préoccupent de archéologique et préhistorique a été la préservation du passé de la ville, mis à l’ordre du jour. Il permettra, s’il d’autres sont tournés vers le futur. Il en est exécuté, de donner à voir au grand est ainsi du Centre national des sciences public les vestiges de la ville et de marines, inauguré en mai dernier. Ce regrouper l’ensemble des objets centre, qui dépend du Conseil national découverts sur le site. de la recherche scientifique, avait com- COMME DANS BIEN DES LOCALITÉS LIBA- Cet intérêt porté à la ville, qui s’est déjà mencé ses activités à Jounieh avant NAISES, L’ÉMIGRATION est le corollaire de traduit par l’expropriation du site du d’être implanté à Batroun dans un bâti- la récession, unique voie de recours des temple romain, ne se limite pas à sa ment restauré avec l’aide du CDR sur habitants face aux difficultés écono- période ancienne. L’accent est mis aussi un terrain appartenant au ministère de miques. Dans le passé déjà, la pauvreté sur la préservation du patrimoine archi- l’Environnement et classé par décret endémique, la croissance démogra- tectural; un certain nombre de demeures ministériel réserve naturelle. Les expé- phique et le désir d’échapper à la privées ont été expropriées par un riences qui y sont conduites nécessitant conscription ottomane avaient favorisé décret présidentiel de novembre 1995 des recherches constantes en milieu les départs. Épidémies et famines afin de freiner la disparition des marin et en immersion dans le site étu- avaient aussi encouragé cette saignée. anciennes habitations sous l’impact du dié, il était impératif de trouver un site Et, à ces facteurs communs à différentes développement urbain. Ces demeures, adéquat comme ce terrain qui est situé régions du Liban, s’étaient ajoutées des qui sont plus de deux cents – selon un sur le bord de mer. Principales préoccu- raisons purement locales, tel le banc décompte effectué il y a quelques années pations de ce centre: l’aquaculture, la

L’ORIEN T-EXPRESS 74 FÉVRIER 1998 production primaire première échelle de forme d’héritage de père en la chaîne alimentaire, l’indice de fertilité fils va se substituer un savoir des eaux, les espèces toxiques, la nutri- académiquement acquis qui tion des poissons et les conséquences de permettra de faire face au la pollution industrielle sur le monde développement et à la moder- marin. nisation des techniques de Dans les mêmes locaux s’est ouverte une pêche. école technique, l’Institut des sciences Ce n’est pas uniquement le marines. Son objectif est la formation hasard qui a conduit des pro- des jeunes à la navigation et la méca- jets à prendre corps dans une nique des bateaux. Ainsi, à une activité ville qui vit depuis toujours ancestrale jusque-là transmise sous en étroite symbiose avec la mer. De nombreuses pra- Gén éralem en t con stru ites tiques témoignent de cette relation privilégiée. En plus par des artisans de Choueir, des activités professionnelles liées au matie, la siyadieh, la kibbet samak et la ces dem eu res racon ten t large, il y a le savoir-faire culinaire samaké harra) ou encore cette fête (avec trois plats issus de l’environne- (d’origine récente) au cours de laquelle le retou r des ém igrés ment maritime qui se disputent la supré- une messe dédiée à la mémoire de tous les naufragés et les marins qui ont péri en mer est célébrée sur un bateau dans le port. Ces nouvelles activités devraient, en tout cas, permettre à une ville qui a subi les aléas de son emplacement géogra- phique au cours de la guerre et l’isole- ment imposé par les nouvelles infra- structures routières d’être un peu moins en marge du développement régional. Avant le tracé de l’autoroute qui mène de Beyrouth au Nord du Liban, la route côtière passait directement par le centre de la ville. Actuellement, seules des nécessités d’ordre privé ou profession- nel conduisent à la ville. Cet état de choses devrait changer si les efforts sont entrepris pour aider à la restauration, la restructuration et la mise en valeur d’une ville dont la richesse n’est pas économique mais archéologique, histo- rique et architecturale. Alors Batroun deviendrait un lieu où la limonade serait le complément et non le prétexte d’une visite.

L’ORIEN T-EXPRESS 75 FÉVRIER 1998 t ranscultures Cloué net

Distance inoffensive, 1996, 92x73 cm, techniques mixtes sur papier marouflées sur toile.

Entité mélodique II, 1995, 42x29 cm, tech- niques mixtes sur papier.

ONTRAIREMENT À L’OISEAU DE GEORGES BRAQUE, qui «monte aux rampes invisibles et gagne sa Chauteur» (1), les oiseaux de Fadia Had- dad sont en perpétuelle chute. La cruci- fixion, qui est le thème récurrent de ses derniers tableaux, n’est pas fixation sur quelque pilori mais écartèlement en plein vol, rapt brutal de l’élan, effondrement panique. Capté en pleine ascension, l’oi- seau supplicié semble alors danser au milieu d’un champ de signes inquiétants, volées de clous, petites croix qui forment grillages, traits courbes qui font nuées, autant d’instruments d’une torture abs- traite et violente. Comme si la peinture de Fadia Haddad mettait en scène un nouveau et singulier martyrologe. Sou- vent associée par les critiques à celles des naïfs, des primitifs ou à l’art brut, cette peinture est d’une cruauté d’autant plus forte qu’elle semble user de gros traits ingénus, de coups de brosse mal fagotés et de repentirs malicieux. CH. M.

(1) Saint-John Perse

Galerie Alice Mogabgab, jusqu’au 21 Rapports interchangeables, 1995, 35x28 cm, techniques mixtes sur papier. février.

L’ORIEN T-EXPRESS 76 FÉVRIER 1998 Entité mélodique I, 1995, 42x29 cm, techniques mixtes sur papier.

Constat détaché, 1996, 92x73 cm,techniques mixtes sur papier marouflées sur toile.

Suspension majeure, 1996, 92x73 cm,techniques mixtes sur papie marouflées sur toiler. Combinaison douteuse, 1995, 35x28 cm, techniques mixtes sur papier.

L’ORIEN T-EXPRESS 77 FÉVRIER 1998 t ranscultures Aujourd’hui Il fallait le courage d’Émile Zola pour faire d’u n e décision de ju stice in iqu e u n e af faire d’État. «J’accu se...!», pu blié il y a cen t an s dan s L’A u rore Zola reste u n m odèle d’en gagem en t des in tellectu els dan s la vie pu bliqu e. Et m êm e le m odèle de base, qu i déterm in e tou t u n siècle de prises de position .

Devoir de vigilance NAWAF SALAM

OURQUOI CÉLÉBRER Z OLA AUJOUR- à sa fonction critique constitutive du plu- demeure suffisante et s’il ne faut pas exi- D’HUI? Et pourquoi le célébrer au ralisme mais surtout à la fonction de ger davantage de lui. Autrement dit, l’in- Liban? Peut-être tout simplement contrôle par laquelle elle devient une des tellectuel ne peut plus se contenter de Pparce que nous avons plus que jamais institutions de la démocratie, son qua- vouloir incarner une conscience ou de besoin, dans notre vie publique, de trième pouvoir. fixer des repères éthiques et c’est un peu renouer avec la figure de l’intellectuel Dans un pays et une période où la priorité la responsabilité du renouveau qui lui moderne. Et que cette figure est née, jus- reste la reconstruction de la société après incombe. Au Liban et dans le monde tement, avec Zola. Non que celui-ci ait l’effondrement de tous les systèmes de arabe, il nous faut donc retrouver, en été le premier écrivain à faire montre de valeurs en quinze années de guerre, nous même temps que la figure de Zola, celle courage. L’Antiquité a bien eu Socrate, avons plus que jamais besoin de nous des pères fondateurs de la Nahda, les l’Islam, ses Averroès, et l’Europe rappeler combien vital est le rôle de vigi- Kawakibi, Abduh, Chidyâq et autres moderne, ses Voltaire. Tous ont été à lance requis de l’intellectuel. Face aux Boustani. Le besoin en est d’autant plus contre-courant, en posant la primauté de pressions et/ou tentations, le courage urgent que l’ère de l’intellectuel généra- la vérité. Tous ont incarné des valeurs demandé n’est pas moins grand. Tâchons liste qu’ont théorisé, chacun à sa morales. Mais, avec Zola, la nouveauté de comprendre qu’il est néanmoins manière, Benda, Gramsci ou Sartre est vient de ce que l’écrivain s’inscrit désor- payant. On l’a appris avec Zola. On l’a en voie d’être dépassée. Plus prescriptif mais directement dans le champ de l’in- encore découvert au Liban, certes dans et prospectif que critique et descriptif, tervention politique. C’est qu’il a mainte- des conditions moins dramatiques, avec l’intellectuel d’aujourd’hui ne doit-il nant un vecteur nouveau à son service, la le Manifeste des 55, en 1994, puis avec pas, au Liban comme ailleurs, renouer presse. Son audience est démultipliée, et diverses prises de position collectives sur avec la question la plus simple: que l’ombre qu’il projette sur la Cité en est des problèmes d’intérêt national. faire? Même après la fin du marxisme, transformée. En ce sens, l’hommage à On ne saurait pourtant en rester là et il n’est-il pas utile de se rappeler que l’au- Zola est aussi un hommage à la presse. faut se demander si la fonction critique teur du grand Q ue faire? était, lui aussi, Non pas seulement à son indépendance et qui est à la base du rôle de l’intellectuel un intellectuel?

L’ORIEN T-EXPRESS 78 FÉVRIER 1998 COMMÉMORATION dans un climat trouble

FADI BACHA – PARIS

’AFFAIRE, DÉCIDÉMENT, N’EN FINIT PAS. tique que morale, de la France. Cent ans après la commission des Il y a moins de trois ans, un Lfaits et la réhabilitation définitive de documentaire diffusé sur une Dreyfus, intervenue en 1906, elle est chaîne de télévision câblée encore là, jaillissant de temps à autre, montrait que certains milieux provoquant secousses et réajustements de l’opinion française; tou- des consciences, suscitant parfois scan- jours les mêmes hélas! res- dales, polémiques ou débats. Il y a taient intimement convaincus quelques jours, à l’Assemblée nationale, de la culpabilité du capitaine interrogé par un député sur la commémo- Dreyfus. Ceux-là pensent qu’il ration du 150e anniversaire de l’abolition était bel et bien à la solde des de l’esclavage, le Premier ministre Lionel services secrets allemands et Jospin a voulu profiter de l’occasion qui qu’il avait fallu pour le tirer lui était offerte pour confirmer la coupure hors de l’ornière, dans laquelle gauche/droite, et rappeler, au prix d’une soit dit en passant on aurait dû lecture hâtive et approximative de l’his- l’y laisser, la mise en place toire, l’opposition franche et ancienne qui d’une incroyable machination, les met l’une aux antipodes de l’autre: où complots frelatés, verse- «Mais si nous nous rap- pelons ce qu’étaient la blique française, gauche et la droite au démocratie, vérité et moment où se passaient liberté, que se les événements, on est conjugue la célébra- sûr que la gauche était tion. Son péristyle est pour l’abolition de l’es- éclairé la nuit des clavage. O n ne peut pas couleurs de la France en dire autant de la et diffuse à l’attention droite. O n sait que la des passants et des gauche était dreyfusarde promeneurs, à travers et on sait que la droite des haut-parleurs était antidreyfusarde.» puissamment bran- Faisant ainsi se chevau- chés, l’enregistrement cher deux événements et du «J’accuse» de mettant côte à côte le Zola, dont on peut capitaine Dreyfus et voir par ailleurs, le l’abbé Grégoire, Émile fac-similé géant Zola et Victor Schoel- accroché sur le mur cher, le Premier ministre de l’aile gauche dudit et l’incident inattendu bâtiment. À ce décor, que ses propos ont déclenché dans les ments incessants de pots-de-vin et cor- s’ajoute la parution d’une ribambelle rangs des députés de l’opposition – tollé, ruptions actives se sont donné la main – d’ouvrages sur «l’Affaire», textes levée théâtrale de boucliers, injures et signe de la persistance en France d’un inédits, analyses, documentaires et quolibets, indignation et enfin départ pré- racisme latent et d’un antisémitisme qui rééditions, constituant une somme for- cipité hors de l’hémicycle – donnaient lui est subséquent et complémentaire à midable d’informations qui en dévoilent implicitement et sans doute à l’insu de l’heure du péril du Front national. C’est les moindres arcanes. En vision panora- tous, toutes obédiences politiques dire l’importance d’une telle commémo- mique, nous voyons une France coupée confondues, la mesure exacte et le vrai ration qui se veut à la fois mise au point en deux, pliée sur elle-même, entre ange sens que peut ou doit éventuellement historique et prise de position idéolo- et démon, se cherchant à travers l’écran avoir le premier et plus encore le second gique. noir de la xénophobie, du chauvinisme, des deux événements. L’Affaire Dreyfus C’est autour du bâtiment de l’Assemblée et de l’antisémitisme un nouveau visage. tient en effet une place éminente lorsqu’il nationale, lieu symboliquement repré- Un visage qui, en l’occurrence, sera celui s’agit de débattre de l’identité, tant poli- sentatif des valeurs-clés de la Répu- d’Émile Zola.

L’ORIEN T-EXPRESS 79 FÉVRIER 1998 D REYFUS L’AFFAIRE LE FAUX COUPABLE PRÈS L’ÉPISODE DU BOULANGISME ET LE blant des noms prestigieux SCANDALE DE PANAMA, l’Affaire suit l’article de Zola et, à par- ADreyfus est le troisième des épisodes qui, tir de cette date, les listes vont à la fin du XIXe siècle poussent dans leurs se succéder. Les lettrés de retranchements la droite et la gauche, droite opposent à leur propre l’armée et les antimilitaristes, les antisé- statut d’hommes de pensée mites et les juifs, les catholiques et les honnête celui, infamant dans anticléricaux, les royalistes et les républi- leur bouche, d’«Intellectuel». Ferdi- cains, l’aristocratie et la bourgeoisie. nand Brunetière, directeur de la Revue En 1894, Alfred Dreyfus, officier juif des des Deux Mondes, écrit en 1898: «Le armées françaises, est condamné pour seul fait qu’on ait récemment créé ce espionnage au profit de l’Allemagne. Le mot d’Intellectuels pour désigner, commandant Picquart, nouveau chef des comme une sorte de caste nobiliaire, les services des renseignements, convaincu de gens qui vivent dans les laboratoires et son innocence et de la culpabilité du com- les bibliothèques, ce fait seul dénonce mandant Esterhazy, est muté en Tunisie un des travers les plus ridicules de notre en 1896. Bernard-Lazare écrit Une erreur époque, je veux dire la prétention de judiciaire, la vérité sur l’affaire Dreyfus. hausser les écrivains, les savants, les En novembre 1897, Clemenceau professeurs, au rang de surhommes.» demande la révision du procès. En janvier L’emploi du terme «intellectuel» est 1898, Zola publie «J’Accuse» dans L’Au- donc d’abord péjoratif et utilisé par les rore, il sera condamné pour diffamation. nationalistes antidreyfusards pour qua- Esterhazy révèle qu’il avait imité l’écri- lifier leurs adversaires. Depuis, l’appel- ture de Dreyfus sur le fameux bordereau lation a pris d’autres proportions pour imputé à l’officier juif. En août, on devenir finalement le fourre-tout com- découvre qu’un autre faux a été fabriqué mode que l’on sait. Ils semble difficile par le colonel Henry, qui se suicide peu d’être rigoureux sur la définition de après dans sa prison. En 1899, la Cour de l’intellectuel tant les critères sont nom- cassation casse l’arrêt de 1894, et la peine breux et flottants. Pour s’en tenir à celle de Dreyfus est commuée en dix ans de de Sartre, on pourrait considérer que le détention pour intelligence avec l’ennemi, savant qui contribue à l’élaboration de avec circonstances atténuantes. Le prési- la bombe atomique n’est pas un intellec- dent de la République le gracie dix jours tuel. Mais intellectuel, il le devient à par- plus tard. En 1903, Dreyfus demande une tir du moment où il prend conscience des «J’ACCUSE...?», LEITMOTIV DES nouvelle révision. Mais ce n’est qu’en effets désastreux que son œuvre pourrait IN TELLECTUELS DEPUIS UN SIÈCLE 1906 que la Cour de cassation déclare produire. On le voit, il ne suffit pas de La publication dans L’Aurore de Georges Dreyfus définitivement innocent de tous s’engager dans un processus de réflexion Clemenceau de la lettre ouverte d’Émile les chefs d’accusation. pour être qualifié d’intellectuel. Zola au président de la République pose Dès lors, on peut parler d’une présence définitivement la question de l’innocence ou, a contrario, d’un silence des intellec- du capitaine en tant qu’affaire d’État. IN TELLECTUEL: UN E IDÉE QUI A tuels selon que les manifestations des C’est d’ailleurs, on l’oublie trop souvent, FAIT SON CHEMIN hommes de pensée dans la Cité sont plus Clemenceau lui-même qui avait trouvé le Bien évidemment, les «intellectuels» n’ap- ou moins manifestes. titre de l’article appelé à faire date. paraissent pas avec l’Affaire Dreyfus. Des figures comme Victor Hugo ou, avant lui, Voltaire avaient mis le prestige acquis «(...) En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des grâce à leur œuvre au service d’un enga- articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de dif- gement public, pour se dresser contre une famation. Et c’est volontairement que je m’expose. décision de justice inique ou un scandale Quant aux gens que j’accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n’ai gouvernemental. contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de Mais, avec l’affaire Dreyfus, le terme malfaisance sociale. Et l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire d’«intellectuel» prend une toute autre pour hâter l’explosion de la vérité et de la justice. ampleur, à la suite de l’intervention mas- Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souf- sive de lettrés: dans la foulée des investi- fert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon gations de Bernard-Lazare, Charles âme. Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au Péguy, Lucien Herr et Lucien Lévy-Bruhl grand jour! commencent à s’organiser pour défendre J’attends. l’innocence du capitaine, en s’appuyant (...)» sur des figures politiques comme Clemen- Émile Zola, «J’accuse...!», L’Aurore, jeudi 13 janvier 1898. ceau et Jean Jaurès. Une pétition rassem-

L’ORIEN T-EXPRESS 80 FÉVRIER 1998 avoir encore une valeur néga- ment, des limites de l’assimilation. Les tive. C’est que nous sommes à limites géographiques surtout, l’émanci- l’ère du racisme érigé en sys- pation n’ayant pas touché l’Europe de tème philosophique à la suite l’Est où se poursuivent les anciennes de Gobineau, auteur de De persécutions. Elles atteindront même l’inégalité des races humaines leur apogée en Russie avec les pogroms (1853). qui suivirent l’assassinat du tsar L’influence de Gobineau se Alexandre II par un groupe d’anar- retrouve d’ailleurs dans le chistes. Du coup, l’Europe occidentale mot même d’antisémitisme. assimilationniste, à commencer par la Pris littéralement, celui-ci France républicaine, devient un refuge déborde son objet, qui est la pour un nombre croissant de juifs de haine des juifs, et seulement Pologne et de Russie. Or ceux-ci amè- des juifs. S’il y a des antisé- nent avec eux leur culture, leurs tradi- mites, il n’y a de Sémites que tions et même leur langue (le yiddish). dans une typologie raciale C’est dire qu’ils bouleversent le schéma aujourd’hui dépassée, tranquille de l’assimilation, tout en puisque seule est pertinente indisposant les Français israélites avec scientifiquement la catégorie lesquels ils n’ont de commun que l’ap- «peuples de langues sémi- partenance religieuse. Comme de sur- tiques». Quoi qu’il en soit, croît lesdits Français israélites sont maintenant dispersés géographiquement et professionnellement, la tentation devient grande pour les sinistrés de la crise économique qui sévit à la fin des années 80 de voir les juifs partout et de leur imputer la responsabilité de leurs déboires. Et, pour couronner cette image d’envahissement tentaculaire et d’irrémédiable étrangeté des juifs, il y a le fait que des juifs, on en trouve juste- ment partout, dans presque tous les pays, et le plus souvent avec des noms à consonance germanique. Ainsi des Rothschild, éparpillés depuis le milieu du XVIIIe siècle entre Paris, Londres, Vienne et Naples...

HERZL C’est, dit-on, en assistant au procès de Dreyfus, en 1894, que Theodor Herzl, journaliste viennois totalement assimilé et jusque-là assimilationniste, se serait Zola y prend vigoureusement la défense cette inadéquation montre combien convaincu de l’échec de l’émancipation du capitaine, deux jours après que le l’antisémitisme est fils du XIXe siècle, et de la nécessité pour les juifs de vivre Conseil de guerre eut acquitté le com- radicalement différent de la judéopho- dans un pays à eux. L’année suivante, il mandant Esterhazy, véritable auteur du bie chrétienne traditionnelle, même s’il publiait son Der Judenstaat, et en 1897, bordereau qui avait confondu Dreyfus. la prolonge quelque part. il réunissait le premier congrès sioniste Zola accuse, ouvrant la voie à toutes les Forme de racisme, l’antisémitisme se à Bâle. protestations et pétitions du XXe siècle. distingue cependant du racisme habi- Mais, s’il fut déstabilisé dans sa vision Zola accuse et, ce faisant, nie le canton- tuellement pratiqué contre les indigènes du monde par la montée de l’antisémi- nement des hommes de pensée à leur des colonies, toujours regardés comme tisme, Herzl était loin de porter sur ce spécialités respectives. des êtres inférieurs. Chez les juifs, l’an- phénomène un jugement moral négatif. tisémite ne voit nulle infériorité, si ce Au contraire, il sera impatient d’avoir la n’est une infériorité morale. Obnubilé réaction de Drumont, auteur de La AN TISÉMITISME par l’hypocrisie et la malice supposées France juive et directeur du principal La notion d’antisémitisme apparaît pour des juifs, il serait même prêt à leur journal antisémite, La Libre Parole, à la première fois en allemand, en 1873, reconnaître une forme de supériorité, son livre, comme il le note dans son dans un pamphlet du publiciste Wilhem celle de l’intelligence, de la culture et de Journal. Et, surtout, il acceptera la Marr intitulé Triomphe du judaïsme sur la finance. vision archétypique du juif selon les le germanisme. Le mot ne tarde pas à Concept moderne, l’antisémitisme est le antisémites, fût-ce pour la renverser, en être traduit dans la plupart des langues fruit de l’émancipation des juifs après la parlant de la réhabilitation du juif par le européennes et il se diffuse très vite, sans Révolution française. Ou, plus exacte- travail.

L’ORIEN T-EXPRESS 8 1 FÉVRIER 1998 t ranscultures D u côté des bisaïeuls M algré u n e im pression de déjà vu , les recherches iconographiques de Patricia Acra-Raad apportent un nouvel éclairage su r le qu otidien des habitants du Mont- Liban au débu t du siècle. D es hom m es, des lieu x et des repères.

Peseurs publics avec balance dite romaine (Michel Corm).

A VOGUE REMONTE MAINTENANT À une paix parfois pas moins dévastatrice, en chapitres qui retracent le quotidien PLUSIEURS ANNÉES. Inaugurée par la tentation est forte de se tourner vers dans la montagne, depuis les données LDebbas, avec son livre sur Beyrouth le passé pour chercher les images de ce géographiques et architecturales en pas- suivi récemment d’un autre sur le Mont- qui est irrémédiablement perdu, comme sant par les traditions, la vie familiale et Liban, et prolongée par Daher (sur le une sorte de réponse à l’appauvrisse- les fêtes... Beyrouth des années 30), Fani (sur ment architectural, naturel ou social du C’est à partir d’une collection de près de l’œuvre photographique des Jésuites) et pays. C’est dire si le livre de Patricia 2500 documents, rassemblés aux États- Fournié/Riccioli (sur le Mandat), l’ex- Acra-Raad, qui s’ajoute à la série d’al- Unis et en Europe, que Patricia Acra- humation de documents souvent inédits bums de vieilles photographies ou de Raad a travaillé pour dessiner la trame a incontestablement porté ses fruits cartes postales, courait le risque du du livre et choisir sa division interne en auprès d’un public avide de retrouver déjà-vu. Il réussit néanmoins à y échap- chapitres thématiques. Elle en a retenu des points d’ancrage. Dans un pays per en donnant à voir un tableau en fin de compte les 250 photographies dont les repères ont été malmenés, tant presque exhaustif de la vie rurale au les plus significatives et sans doute les par les années de guerre civile que par Mont-Liban au début du siècle, divisé plus parlantes pour un monde rural qui,

L’ORIEN T-EXPRESS 82 FÉVRIER 1998 depuis, a perdu nombre de chandises et de nouvelles, ses spécificités au point forgerons maîtres du feu et qu’on éprouve désormais transgresseurs de la loi, le besoin de le muséogra- potiers créateurs de ces phier comme on cherche à récipients à usages mul- muséographier toute cul- tiples qui sont les indis- ture disparue. pensables contenants de la M IEUX QUE LA TENTATIVE mouné, vanniers sup- SOUVENT VAINE de remettre pléants de la vie agricole, en scène le mode d’exis- peseurs publics, photo- tence disparu des paysans graphes ambulants qui en enfermant sous verre les avaient du mérite à l’être à objets de leur quotidien, la une époque où le transport photographie permet de Il était une fois... Une vie rurale pleine de gens. du matériel nécessitait le restituer des moments de vie qui recèlent une grande part de vérité en dépit de l’aspect figé des per- sonnages photographiés. Ici, elle permet de retrouver le cadre naturel et architec- tural du Mont-Liban avec ses maisons rectangulaires, ses toits en tuiles, ses couvents, ses paysages, ses ports, ses rivières, ses sources, ses cascades, son pont naturel, sa forêt de cèdres, ses ter- rassements, ses moyens de transport animalier (charrettes, fiacres, diligences qui payaient à l’époque un droit de péage sur le tronçon Beyrouth-Damas, de même que les muletiers et piétons!) et ses premières voies de communica- tion: sentiers forgés par le passage des animaux et des hommes, routes carros- sables, ponts, voies ferrées. Mais elle laisse voir aussi la société du Mont- Liban, le mode de vie de ses habitants, leurs manières de table, leurs manières de se vêtir, les activités des hommes, celles des femmes (broderie, dentelle, filage de la laine, préparation de la mouné, engraissement du mouton, fabrication des silos...), leurs loisirs (soirées hivernales, veillées d’été, danses, fêtes du village, jeux d’adresse et de poids pour mesurer la «virilité» du fiancé), leurs rapports sociaux (règles d’hospitalité, entraide sans laquelle églises, canaux d’irrigation des champs, murets des terrasses et habitations n’au- raient pu être construits), les rites (mariages, enterrements, baptêmes), la convivialité de la place du village, les retrouvailles à la fontaine... Une partie du livre est composée de por- traits de ces habitants du Mont-Liban: paysans anonymes, cheikhs, curés du village, prêtres, moines dans les deux versants de leur vie, spirituelle et manuelle (prières, copie des manuscrits, travaux d’imprimerie, production d’huiles et de vin, fourniture de soie), chevriers, nawar (traduit un peu trop rapidement par l’auteur par bédouins alors qu’il s’agit de gitans), garde-cham- Exercice d’écriture au roseau taillé. L’assistant tient un étui en cuivre et un petit encrier pêtres, muletiers convoyeurs de mar- (Emmanuel Pharès).

L’ORIEN T-EXPRESS 83 FÉVRIER 1998 t ranscultures

quelques cartes dont l’origine géogra- phique n’est pas certifiée (comme celle page 140 du photographe français The- venet qui non seulement n’a pas œuvré au Mont-Liban mais n’y serait, semble- t-il, jamais venu!) qui se seraient glis- sées dans le corpus. Défaut excusable quand on connaît la difficulté à trouver le chaînon manquant d’une série. Plus grave est d’avoir omis de délimiter le Mont-Liban afin que le lecteur puisse situer l’ensemble des documents dans le découpage administratif de l’époque. Il reste cependant un bel ensemble où l’auteur/éditeur a su canaliser son enthousiasme, sa passion et son engage- ment matériel pour nous donner un ouvrage à un prix plus abordable que ceux pratiqués jusque-là pour des ouvrages du même type. Un effort d’au- tant plus méritoire que cette mémoire Pour nourrir les brebis (Sarafian). imagée de l’arrière-pays est indispen- secours d’une bête de somme... Face à ces por- traits, ceux des femmes posant avec leur machine à coudre (instrument rare et onéreux), leur rouet ou leur cruche, de «prin- cesses» au tantour, d’hommes parés de leurs fusils, de cheikhs avec valet qui ne sont pas sans rappeler les œuvres de l’atelier de Seydou Keita au Mali, la question se pose de savoir qui du photographe ou du pho- tographié a exigé la pré- sence de ces signes dis- tinctifs qui résument et symbolisent pouvoir, richesse et suprématie. M AIS LE PLUS REMAR- QUABLE DE L’OUVRAGE est la mise en image de cer- taines techniques et chaînes alimentaires: le Poutre en bois et silo à grain (Sarafian). blé (depuis le labourage de la terre, les semailles, la moisson, le phiques, les textes de Patricia Acra- sable pour tous ceux que la vie rurale, battage, le dépiquage, le transport de la Raad se présentent comme le résultat en grande partie disparue mais encore récolte à dos d’hommes, le tri, le lavage, d’un minutieux travail d’ethnographe. palpable, fascine et peut-être surtout un le transport sur les toits, le passage au Les termes techniques sont repris et effort séduisant pour les amoureux de la moulin, le pétrissage de la farine, jusque explicités avec une précision et une belle ouvrage. sa cuisson sur le saj ou dans un tan- clarté qui les rendent lisibles par tous. nour), la soie (magnanerie, cueillette On peut cependant regretter de voir HOUDA KASSATLY des cocons, filage) et la vigne (cueillette, l’auteur se laisser aller à des considéra- pression du raisin, confection du vin, de tions générales sur le bonheur du mon- UNE MONTAGNE ET DES HOMMES, la mélasse, de l’arak et du vinaigre, uti- tagnard, son quotidien humble et atta- L A VIE RURALE DU M ONT-L IBAN AU FIL lisation des feuilles dans la cuisine, ali- chant... qui alourdissent un texte DES CARTES POSTALES présentant par ailleurs toutes les quali- mentation du bétail et du foyer avec les (1898-1930) – Patricia Acra-Raad, tés requises. Au niveau des images, il y résidus). Beyrouth, 1997, 250 pages. Aux côtés des documents photogra- aurait aussi à déplorer la présence de

L’ORIEN T-EXPRESS 84 FÉVRIER 1998 t ranscultures De la mille deuxième

nuitR égu lièrem en t les Mille et Une Nuits fon t l’objet de n ou velles tradu ction s et de réédition s an n on cées com m e défin itives. Depuis deux ans, entre Paris et Le C aire, cher- cheu rs, tradu cteu rs et édi- teurs poursuivent leur qu ête de l’au then tiqu e Schéhérazade.

AIS OÙ EST DONC LE TEXTE PREMIER, et qui feront toute sa fortune. La texte définitif se contentent de proposer la version «initiale» des Mille et deuxième traduction française des Mille une traduction plus étendue et achevée MUne N uits? La question est toujours et Une N uits n’interviendra que deux que celle de toutes les adaptations fran- posée à l’occasion de chaque sortie en siècles plus tard lorsque le Docteur Mar- çaises «disponibles à ce jour» et de «par- librairie de telle ou telle édition des drus entreprend ce qu’il considère comme venir à un ensemble qu’aucune version contes de Schéhérazade. La question a une «traduction complète et fidèle» et qui arabe prise séparément ne peut propo- depuis longtemps tourné à la métaphore se révélera en fait surchargée de contes ser». Ils suivent ainsi de près la célèbre du texte introuvable, à savoir que le mille orientaux de tous bords dans une traduc- édition populaire égyptienne dite de Bou- deuxième conte devrait être le roman des tion littérale qui, en voulant sauvegarder laq que Miquel qualifie de «vulgate» différentes versions des N uits. Entre Paris certaines expressions, leur fait perdre arabe et consensuelle des N uits et que les et Le Caire, les deux dernières années ont toute saveur. Cette traduction est dispo- traducteurs émérites enrichissent de été riches en éditions soit-disant com- nible actuellement dans la collection l’examen de toutes les éditions imprimées plètes ou partielles de ce recueil unique «Bouquins» des éditions Laffont. La à ce jour. Destinée à être publiée dans la qui avait évolué, des siècles durant, entre question des traductions françaises n’est collection «La Pléiade» cette traduction l’oral et l’écrit. pas pour autant close surtout avec le est éditée actuellement dans la collection On oublie parfois que le «Roman des développement des recherches sur les «Folio» (Gallimard). Pour des raisons Mille et Une N uits», la première édition manuscrits des N uits et les différentes éditoriales incertaines trois tomes de proprement dite a paru en français, à filières de transmission des contes. Les contes choisis ont déjà paru dans ce for- Paris, au tout début du XVIIIe siècle. lacunes des deux traductions précédentes mat de poche. Retour d’Orient, Antoine Galland, voya- ne tardent pas à apparaître et, en 1986, La chronique des éditions arabes, celle geur, numismate et membre de l’Acadé- René Khawam (un Syrien chrétien des manuscrits dans leur langue d’ori- mie des inscriptions et des belles-lettres, comme le lettré qui avait donné le pre- gine, n’est malheureusement pas longue. ne saurait pas qu’il passait à la postérité mier manuscrit à Galland) publie chez La relative négligence provient d’une atti- en publiant après maints accommode- Phébus («Presses Pocket») quatre petits tude générale vis-à-vis de ce monument ments de contenu et de style sans parler tomes organisés en autant de cycles thé- de la littérature universelle relégué avec d’ajouts étrangers au recueil, un manus- matiques. Dans cette édition voulue une certaine hauteur au rang de littéra- crit appartenant à ce qu’il sera convenu «définitive et inédite» après vingt ans ture populaire. Ce n’est donc que très d’appeler le fonds syrien et qu’il qualifia passés à «ausculter» le texte dans la récemment que certaines universités complaisamment de «contes fabuleux», «forêt» des manuscrits, Khawam donne arabes, et par le soin de professeurs for- ce qui dans son esprit n’était pas forcé- une belle traduction d’un recueil pour- més en Occident, ont commencé à l’ins- ment un éloge (L’édition Garnier adopte tant réduit de plus de la moitié. La der- crire dans la liste des œuvres d’adab, la version et la traduction de Galland). Il nière tentative sera la plus académique terme connotant plus les belles-lettres en fut de Galland un peu comme de son mais aussi celle qui prétend le moins à que la littérature tout court. Ce n’est contemporain Charles Perrault qui n’a «l’authenticité». Les professeurs André donc que plus d’un siècle après la traduc- pas eu le courage de signer ses Contes de Miquel et Jamel Eddine Bencheikh, tion de Galland que la première édition ma Mère l’O ye, indignes d’un académien, conscients de l’impossibilité d’établir un arabe verra le jour à... Calcutta en 1814

L’ORIEN T-EXPRESS 86 FÉVRIER 1998 et la deuxième à Breslau, une décade plus tard. Les deux versions, très peu diffu- sées d’ailleurs, seront une compilation de On achève encore manuscrits différents alors que la pre- mière édition de Boulaq (presses d’État nouvellement créées par Mohammad Ali) qui interviendra en 1835 adoptera un seul manuscrit perdu depuis et appar- tenant au fonds dit égyptien, avec, bien les chevaux sûr, des «corrections» et certaines «atté- nuations» relevant du respect des bien- séances. Il y aura une deuxième édition de Calcutta (1839) réputée la plus com- plète pour la majorité des contes de même qu’il y aura une autre édition du Caire en 1910 à partir de laquelle se fera l’interminable série de reprints qui jon- chent les trottoirs et se vendent pour une bouchée de pain. Une bonne édition cri- tique (chez E.J. Brill, Leiden, Hollande) mais aussi de très faible rayonnement a A vec Le Grand Passage, u n e erran ce fru ste et in i- été conduite en 1984 par Mohsen Mahdi, professeur à Harvard, à partir du tiatiqu e à la fron tière du Far West et du M exiqu e, manuscrit qui avait servi à Antoine Gal- l’écrivain am éricain C orm ac M cC ar thy pou rsu it land, trois siècles auparavant. Exception faite de l’édition dite de Beyrouth entre- son incontournable Trilogie des confins. prise à la fin du siècle dernier par le père Salhani (Imprimerie catholique) mais malheureusement incomplète parce que L Y A DES LIVRES QUI JETTENT SUR TOUT grandes parties qui racontent deux tra- la moindre trace de débauche et toutes CE QUI S’ÉCRIT AUTOUR D’EUX une ombre versées successives de la frontière mexi- les démonstrations de l’amour, des Iimposante et à côté desquels bien des caine par un très jeune vacher de l’État scènes d’apprentissage au simple baiser entreprises romanesques apparaissent américain du Nouveau Mexique. La pre- anodin en sont bannis, le lecteur arabe soudain frêles et sans grande importance. mière fois, Billy Parham, dont le nom n’a pratiquement accès qu’à des éditions Le dernier roman de l’Américain Cormac risque un jour de figurer parmi ceux des ou des sous-éditions illisibles... typogra- McCarthy est précisément de ces livres héros errants et pathétiques les plus phiquement. Un texte uni et serré, sans qui sonnent aux oreilles de tout roman- célèbres de la littérature, s’enfonce dans ponctuation, sans table de matières, sans cier comme un appel à la modestie ou à les sierras et les montagnes du Mexique repères et rehaussé en plus de toutes des révisions déchirantes et qui devraient avec en laisse une louve féroce prise au sortes de fautes grammaticales ainsi que même, selon un mot célèbre, faire piège alors qu’elle s’attaquait au bétail des répétitions fastidieuses à chaque pas- prendre à bien des écrivains leurs livres familial et que, dans un rêve insensé qui sage d’une nuit à l’autre. Le renouvelle- en honte. Et pourtant, malgré la stature lui vient de l’enfance, il a décidé de rame- ment attendu dans les éditions cairotes imposante que prend aujourd’hui l’œuvre ner là d’où elle était venue. Voyage tomba, il y a quelques années, sous le de Cormac McCarthy au sein de la litté- épique, invraisemblable qui se terminera coup d’une interdiction de la publication rature américaine et donc dans de ce qui dans une espèce de corrida de cauchemar du texte intégral sous l’influence de l’in- s’écrit de mieux dans le monde, le roman- dans un corral infernal des confins du tégrisme rampant. Profitant de cette cier demeure de ces hommes discrets et monde, cette équipée de l’adolescent, du publicité involontaire et défiant en même lointains, vivant dans un coin du monde cheval et de la louve constitue sans doute temps la nouvelle classe de censeurs isla- où l’on aurait scrupule à aller le chercher un des morceaux de littérature les plus mistes, le romancier Gamal Ghitany pour le soumettre aux feux pitoyables de éblouissants et les plus audacieux jamais lance, l’année dernière, une édition (dis- l’actualité littéraire. écrits et aurait à lui seul pu rendre son tribuée par Madbouli) qu’il promet, bien Écrivant depuis 1968 et lentement sorti auteur célèbre. Mais Cormac McCarthy sûr, complète et non censurée. Mais dès de l’ombre, McCarthy s’est finalement ne s’arrête pas là car son propos est plus la parution du premier tome il a fallu imposé sans effort et sans tintamarre ces ample. Lorsque Billy, à peine revenu chez déchanter puisque la version n’était que dernières années comme l’un des plus lui, découvre que ses parents ont été mas- celle de l’édition dite de Calcutta II, et en grands noms du roman américain. Il y a sacrés et qu’il ne possède plus rien au simple reprint... Les Mille et Une N uits quatre ans, il obtenait le National Book monde, il repart pour le Mexique avec méritent bien plus et attendent toujours Award, prestigieuse récompense littéraire son frère Boyd à la recherche de chevaux un travail éditorial sérieux et moderne pour De si jolis chevaux, le premier volet volés sur les terres paternelles. Le voyage pour que le plus grand chef-d’œuvre de d’une impressionnante Trilogie des devient cette fois une quête folle et sans la littérature populaire de tous les temps confins. Le deuxième volet, achevé en espoir. Livrés à eux-mêmes, allant parfois cesse d’être le livre que tout le monde 1994, vient à son tour d’être traduit en sur un seul cheval, armés seulement d’un connaît et que très peu de monde a lu. français et intitulé Le Grand Passage fusil de chasse, souvent affamés, s’éma- (The Crossing). ciant au fur et à mesure de leur avance, JABBOUR DOUAIHY Le Grand Passage se divise en deux traversant des bourgades misérables, dor-

L’ORIEN T-EXPRESS 87 FÉVRIER 1998 t ranscultures

mant près de leurs feux de camp, libérant paysanne, la prose de Cormac McCarthy des fermes dont le faste lui-même paraît une nuit une fille des mains de cavaliers a le rythme du pas des chevaux et le ton comme un mauvais rêve, peuplé de pay- errants, entrant finalement en contact sans complaisance, élémentaire et puis- sans qui semblent toujours comme des avec les rancheros qu’ils pistaient, les sant qui correspond le mieux à la langue ombres silencieuses, des repentirs à peine deux garçons se heurteront à un parti des vachers austères, des cavaliers errants visibles dans un paysage trop vaste et trop fort pour eux et leur errance se ter- et affamés. Son inégalable beauté est trop brutal, le Mexique de McCarthy est minera dans la violence et dans le sang. d’ailleurs le fruit de son ton roturier. La un monde quasi mythique, sans règles et Alors que le premier voyage de Billy description de la chasse et de la traque de sans lois, une espèce de Brocéliande aride Parham pourrait être celui de la dette la louve, de la manière de seller un cheval, où des cavaliers faméliques apparaissent payée à l’enfance, le deuxième serait celui d’allumer un feu la nuit dans la sierra, de et disparaissent comme dans une ronde par lequel l’adolescent devient un courir derrière un troupeau, de soigner incompréhensible, où les rencontres sem- homme. Dans le premier, il fait l’expé- une blessure par balle, tout y est d’une blent toujours d’inquiétants mirages et rience de l’insupportable cruauté des précision et d’une efficacité absolues et où, dans les vieilles fermes, la nuit, on hommes. Dans le second, il fera l’appren- les traducteurs ont eu besoin de s’entou- peut entendre les évocations de vieilles tissage de la solitude. Séparé de son frère rer de nombreux spécialistes pour trans- histoires de personnages qui eurent eux par une fatalité qui veut que ce dernier crire le vocabulaire de McCarthy. Ce réa- aussi, dans des époques anciennes, à lut- possède le secret de l’assassinat des lisme sans effusion et sans complaisances, ter contre la solitude, le désespoir et l’ou- parents et finisse par choisir le chemin de net, laconique, que l’on pourrait presque bli. Des évocations qui ont toutes l’aus- la violence pour s’en libérer, Billy Parham appeler un réalisme du désespoir, se tère et grandiose beauté des romans de se trouve finalement livré à lui-même, répercute d’ailleurs dans le traitement des Cormac McCarthy. sans repères, sans familles et sans plus personnages. McCarthy use avec une par- aucun espoir, errant sans fin jusqu’à la cimonie extrême de la focalisation CHARIF MAJDALANI dernière ligne du roman dans une écra- interne, ce qui rend ses personnages sante solitude à travers les sierras et les étrangement impénétrables, aussi fermés déserts du Mexique. et sombres que l’univers dans lequel ils se ROMAN DES GRANDS ESPACES, DE L’ER- meuvent. Car le Mexique de McCarthy L E G RAND PASSAGE - CORMAC RANCE ET DE LA SOLITUDE, Le Grand Pas- est déjà en lui-même un monde fort peu M CCARTHY, traduit de l’américain sage est un livre d’une beauté sans propice à l’épanchement et à la volubilité. par François Hirsch et Patricia pareille. Se déployant avec une lenteur Pays de misères, balisé de loin en loin par Schaeffer, Éditions de l’Olivier, tranquille et mesurée, recelant dans son des villages en ruines, par de grands cor- 1997, 439 pages. texte une violence rentrée, une dureté rals abandonnés et fantomatiques ou par contre-notes

JABBOUR DOUAIHY BRÈCHES

OILÀ QUE, BRUSQUEMENT, LA PRESSE Londres, intitulé Défense de la Paix (Dar avec un dossier à vrai dire brûlant sur le VD’OPINION RECOMMENCE À DONNER, à an-N ahar toujours) et qui appelle à une destin incertain des chrétiens d’Orient, à Beyrouth, des signes de vitalité, à sortir révision de l’attitude arabe, sommaire, faire sortir de leur indifférence nombre du ron-ron autour de ce serpent de mer envers la question du génocide juif, véri- d’intellectuels, laïcs et religieux, chrétiens qu’est le confessionnalisme politique ou table prélude selon lui à la reconnaissance et musulmans. Nous eûmes donc droit à de la soi-disant philosophie haririste de la mutuelle entre Arabes et Israéliens. Alors d’admirables professions de foi en société et autres dadas libano-libanais qui que Joseph Samaha n’avait pas suscité de l’Autre. Et aussi, heureusement, à de cou- ne font que reproduire des clivages d’in- véritable débat, quand il avait ouvert, il y rageux appels à une révision en profon- térêt et d’appartenance. Depuis le temps a déjà quelques années, le dossier de la deur de notre vision du monde. perception arabe du génocide dans Paix C’est cependant l’Affaire Garaudy, coïn- qu’on voyait la petite géographie des passagère, un ouvrage contre le projet de cidant avec la commémoration du cente- intellectuels se réaffirmer ainsi, jour après paix mais sous-titré Pour une solution naire de l’Affaire Dreyfus, qui devait faire jour, même au gré de certains retourne- arabe à la question juive (chez le même couler le plus d’encre dans les colonnes – ments et duels de préséance, on avait éditeur), Saghieh provoqua des réponses élargies pour l’occasion – des pages de vivement besoin d’air frais, de convoyer souvent épidermiques et parfois authen- débat des deux grands quotidiens liba- vers nous ce qui se passe dans le monde. tiques. Pour une fois, la polémique était nais, le N ahar et le Safir, les autres jour- Il y eut d’abord l’étude de Waddah Cha- juteuse et même «utile». Dans les deux naux faisant vraiment figure, en cette rara sur le Hezbollah (Dar an-N ahar) qui cas, celui de l’intégrisme chiite et du dia- occasion comme en d’autres, d’organes souleva un tollé dans les rangs des inté- logue arabo-israélien, les jalons d’un véri- de petite presse provinciale. La polé- ressés et dans ceux des communistes table débat de fond étaient jetés. mique aurait pu ne pas avoir lieu, la posi- puisque l’auteur ne cache pas sa thèse: De son côté, le Moulhaq du N ahar qui tion la plus prévisible étant la solidarité croyant ou athée, le totalitarisme relève tente depuis des années, et parfois au prix sans réticences avec tout pourfendeur du de la même mécanique. Parut ensuite d’une outrance de ton délibérée, de par- sionisme. Si les rangs s’étaient resserrés l’opuscule de Hazem Saghieh, lui aussi rainer un échange d’idées autour de cer- derrière Akimoto et les ex-commandos de journaliste au Hayat mais vivant à tains problèmes de société, a enfin réussi, l’Armée rouge japonaise et même derrière

L’ORIEN T-EXPRESS 88 FÉVRIER 1998 Le visage du Greco Le m aître espagn ol dem eu re u n person n age obscu r au parcou rs con tradictoire. U n ou vrage récen t fait la lu m ière su r le très tou rm en té «pein tre philosophe».

UE N’A-T-ON DIT DU GRECO? Chacun cieuses, dont aucune ne tenait compte du en 1981), le biographe, au fur et à mesure y allant de son humeur, de ses goûts, tempérament infiniment contradictoire de son récit, dégage de la nébuleuse qui le Qde sa science. Que c’était un Crétois enra- du peintre, il y a d’abord un nom et un recouvrait tout entier, le vrai visage du ciné dans sa culture byzantine d’origine, surnom: Domenikos Theotokopoulos dit Greco et lui redonne toute sa cohérence. un Espagnol par référence à son installa- le Greco. C’est l’une des figures artis- On y découvre un homme à l’esprit tour- tion définitive à Tolède et à sa manière tiques les plus énigmatiques du XVIe menté et aux grandes ambitions, qui pou- singulière de peindre, un Italien élève de siècle et l’une des plus originales. Fer- vait admirer sans compter, ou haïr et Titien. On a avancé l’idée qu’il était chré- nando Marias, professeur d’histoire de mépriser avec virulence. Un homme au tien catholique, ascétique et mystique, un l’art à l’université autonome de Madrid, tempérament facilement accusateur, que- peintre «extravagant» ou génial en quête biographe du Greco considéré comme le relleur et procédurier, qui a abandonné d’originalité, et cherchant à se démarquer plus grand spécialiste du sujet, nous livre pour les besoins de sa propre cause et de ses confrères italiens, espagnols ou cré- ici un ouvrage extrêmement documenté pour celle de l’art sa propre famille sur tois. On a vu en lui aussi un fou ou un qui vise en tout premier lieu à réhabiliter l’île de Crète, avant de partir en tournée malade excentrique, astigmate qui plus le peintre et à lui restituer sa figure d’ori- de «compagnonnage» et d’«initiation», à est, et à la fois, un très grand peintre gine. travers l’Italie et l’Espagne, afin d’acqué- intellectuel et théoricien, grand lecteur et Récapitulant l’ensemble des documents rir une nouvelle expérience de l’activité homme de culture. On a même prétendu existants concernant le Crétois, et s’ap- artistique, et devenir un peintre moderne qu’il serait le véritable Cervantès, et donc puyant en particulier sur deux textes tel que se l’imaginait la Renaissance, plus l’auteur anonyme et mystérieux du non annotés de sa main et découverts plus ou précisément le Cinquecento et l’école moins mystérieux Don Q uijote de la moins récemment, un exemplaire des Vite maniériste – sans qu’il soit possible pour- Mancha. Sous ce florilège d’interpréta- de Vasari (trouvé en 1967), et un autre tant d’affilier sans nuance le Greco au tions un peu élucubrantes et tendan- du Du Architectura de Vitruve (retrouvé genre particulier de cette école. En Italie, le Greco apprendra l’usage novateur de la perspective, saura en tirer tous les partis possibles, comme il sera Carlos, sans égards pour la manière ni de Samir Kassir, dans son éditorial du fasciné par Titien, et plus généralement pour les conséquences, comment ne pas N ahar, suivi par Ibrahim Ariss puis par l’usage de la couleur proprement défendre a fortiori un intellectuel Joseph Samaha dans le Safir, et de nou- vénitien. Il avait en outre, les traits, et la auquel «la loi française interdit la veau Elias Khoury dans le Moulhaq. figure très italianisante du «peintre-philo- recherche de la vérité historique de Mais, si l’unanimité dominant de Khar- sophe» sur le modèle typique de Léonard l’Holocauste» et qui, de surcroît, s’est toum à Dubaï avait été complètement de Vinci. Théoricien des arts, critique converti à l’islam? Partie du Caire, la brisée, les esprits n’en furent pas calmés habile et exigeant de sa peinture comme mobilisation gagna Beyrouth à travers pour autant et la polémique ne fit que de celle de ses confrères italiens ou espa- un article du journaliste égyptien, Salah s’enfler. Ce fut même l’occasion de gnols, Greco estimait la peinture comme Issa, intitulé «Garaudy, tu n’es pas quelques indélicats règlements de «seule à même de juger de toute chose, seul», dans la page «Opinions» du comptes à l’intérieur du microcosme forme et couleur, étant celle qui a pour N ahar et bientôt tout un chacun, scribe, intellectuel, et même à l’intérieur des objet l’imitation de toutes les autres». syndicaliste ou imam, se crut obligé d’y deux journaux partie prenante au Mais dans l’imitation des choses, il n’était aller de son petit couplet. Heureuse- débat. Entre-temps, Beyrouth aura de pas sans le savoir, c’est la vision qui se ment, on entendit des voix discordantes nouveau prouvé, pour la première fois trouve impliquée: «Si je pouvais exprimer qui rompirent le sempiternel ijma’ ou depuis bien longtemps, qu’elle pouvait par des mots ce qu’est la façon de voir du l’unanimité de la oumma même dans exprimer une attitude d’avant-garde et peintre, elle semblerait à la vue quelque l’erreur. pointer du doigt le chemin par lequel chose d’étrange à cause des nombreuses C’est que, s’agissant de Garaudy, le l’intelligentsia arabe doit contribuer facultés que possède la vision». C’est sans consensus avait déjà été ébréché à Bey- véritablement à un débat universel qui doute pourquoi le style et la manière de routh lors de la parution des Mythes la touche peu ou prou. Prendre parti Greco constituent ce mélange détonnant fondateurs de la politique israélienne pour ce qu’il est convenu d’appeler le d’émotion, de sensibilité et de dureté puis de la visite de l’auteur au Liban, il révisionnisme historique ne peut qu’aucun peintre n’a su comme lui ou y a plus d’un an, par deux intellectuels qu’ajouter à la marginalisation de notre autant que lui rendre aussi infiniment élo- que tout sépare d’habitude, Waddah attitude. Pour le reste, certains peuvent quent. Charara, dans un long article du Hayat assimiler Roger Garaudy au capitaine FADI BACHA repris sous forme de pamphlet par Dar Dreyfus si ça les rassure, mais les Zola al-Jadid, et Elias Khoury, dans le Moul- ne sont sûrement pas du côté où l’on haq. Cette fois-ci, la «félonie» est venue pense. G RECO – FERNANDO M ARIAS, éditions Adam Biro, 1997, 352 pages.

L’ORIEN T-EXPRESS 89 FÉVRIER 1998 t ranscultures D ylan on D ylan

One more cup of Bob Dylan, qui dirait non? Surtout quand le dernier album du patriarche redon n e en vie de réécou ter d’autres, plus anciens. Retour sur une car- rière riche en m om en ts m ajeu rs, et su r u n des papes m u sicau x les plu s in flu en ts de la secon de m oitié du siècle.

L PARAÎT QUE C’EST LE BON MOMENT d’un concert mémorable où le POUR SE RETOURNER sur son chemin et public, attendant la guitare acous- jeter un coup d’œil du côté des fossiles tique, le folk âpre et les fables Iqu’on a oublié (ou refusé) d’écouter sociales du ministrel, a eu depuis des lustres, rapport à Time out of droit à une formation élec- Mind, le dernier album du patriarche Bob trique complète, une voix Dylan, qui serait le chef-d’œuvre-tant- stridente, et un répertoire attendu-depuis-que....depuis que quoi ou blues-rock qui ont épou- quand, au juste? Dont acte. vanté ses puristes... Après Qu’est-ce qui fait que tant de figures tout, on peut comprendre légendaires se réveillent presque toutes les déçus; il y a des années- simultanément après des années d’indiffé- lumière entre le pape musi- rence, pour enfin réapparaître, telle la cal de la contre-culture des comète de Haley guettée par une secte de sixties et le nouveau vieux puristes qui avaient depuis long- croyant d’une époque bien temps décroché de leurs hérauts musi- ultérieure, et un monde caux, mais n’en attendaient pas moins LE immense entre le trouba- retour, l’album du come-back. dour rebelle de «The Times De tous ces géants qui ont graduellement They are a Changin» et perdu le public originel qui les avait Robert Allen Zimmerman, d’abord vénérés, Dylan est peut-être le rocker aux lunettes l’échantillon le plus représentatif et le noires qui, redécouvrant ses plus monumental (au sens propre). De origines ancestrales, refilait par sa stature et sa longévité d’abord, les bénéfices de ses concerts mais aussi et surtout parce que son par- à l’État d’Israël. Y a pas à cours est semé de tant de mutations (ou dire, ça fait quand même de de régressions?), qu’il aura déçu beau- sérieux contrastes, et ça ne coup de ses fans, et à maintes reprises. Sa rend pas le personnage traversée du désert a duré particulière- facile à cerner. ment longtemps, plus de quinze ans, pen- Ne soyons pas trop amers, dant lesquelles il lui est arrivé de nous parce qu’une longue faire subir de très, très mauvais albums. période de dévotion pré- Même le timbre de sa voix varie au gré de cède celle de la déception. ses périodes; dans la première de ces Elle commence très tôt, au début des traverser les USA de son Minnesota natal métamorphoses, l’artiste réussit le tour de années 60, lorsqu’un obscur chanteur de jusqu’aux grands lacs du Nord qui bor- force de se faire copieusement siffler lors folk entreprend un pèlerinage qui le fera dent Chicago, pour visiter son idole

L’ORIEN T-EXPRESS 90 FÉVRIER 1998 Woody considéré par beaucoup comme son der- pour autant être à leur hauteur, n’en Guthrie nier chef-d’œuvre, suivi de l’étonnant déplaise aux thuriféraires criant au génie sur son lit Desire (1976), ou une coloration musi- de cet opus). de mort. cale gitane (apportée par un violon et une Proches du premier, «Love Sick», «Make Avec voix féminine), et une vision enfin plus you Feel my Love», et «Standing in the optimiste du pou- Doorway», trois ballades belles et tristes voir rédempteur à en mourir, comme si Dylan ne pouvait de l’amour sur- chanter l’amour et sa souffrance que sur prennent agréa- de sublimes mélodies. À l’autre bout du blement les habi- spectre, «Dirt Road Blues», «Til I Fell in tués. Love with You» rappellent le second et Mais on s’éloigne ses tonalités bluesy. progressivement Trop de titres, d’ailleurs, se basent sur du Dylan mou- une structure musicale de blues (l’album ture initiale, et les s’achève sur un long et lancinant talkin inconditionnels blues de 11 minutes avec, en prime, une Joan Baez, Crosby Stills de la première contribution de Sam Shepard, pas and Nash, Donovan, et heure commen- moins), si bien qu’il en ressort une frus- d’autres figures emblé- cent à déserter trante impression de paresse ou de lassi- matiques de ce qu’on par légions une tude dans la recherche harmonique; on appellera le protest-song, icône dans est loin des mélodies lumineuses de Dylan chante dans un laquelle ils se Blonde on Blonde. Hormis les love sto- réalisme social sa colère reconnaissent de ries susmentionnées, seules «Tryin to Go maussade, son refus de l’injustice, des his- moins en moins. C’était déjà, mine de to Heaven» et «Cold Irons Bound» toires de fermiers désespérés, de mines rien, il y a plus de 20 ans. Entre-temps, témoignent d’un réel effort de composi- qui ferment et de marchands d’armes. Il quelques albums bâclés achèvent d’exas- tion. La voix est forte et épurée, le son à est de tous les combats, notamment celui pérer ses derniers fans. Dylan ne chante la fois vif et mordant. Daniel Lanois, pro- de la guerre du Vietnam. L’album Times plus, il couine; ses textes frisent le mys- ducteur fétiche et adulé des amoureux They are a Changin (1964) représente le tique – O h Mercy (1989) – et errent entre d’une certaine simplicité du son (Peter sommet de cette époque; la voix est confessions et génuflexions. On ne s’ar- Gabriel, Emmylou Harris,...), est aux nasillarde, l’accent trahit ses origines rête même plus devant ses bacs de CD consoles. Entouré d’une équipe de musi- rurales, et le folk simple se contente d’un chez les disquaires. Tout juste un Unplug- ciens hors pair, il est l’heureuse caution accompagnement acoustique, quand ce ged à peu près décent ravive un brin de de l’emballage sonore minimaliste et oua- n’est pas d’une vieille guitare. Quelque nostalgie (décidément, cette formule réus- tée qui caractérise l’album. Sur Time out temps plus tard, Dylan tourne résolument sit à tout le monde...), comme pour of Mind, Bob Dylan chante ses chansons, le dos à cette étiquette folk, mais sans confirmer qu’il ne peut plus que se répé- Daniel Lanois fait le reste. vraiment s’éloigner des mêmes thèmes, ter ou nous ennuyer. Quant aux textes, Dylan reste fidèle à sa commence à s’exprimer dans un vocabu- Une interview-fleuve dans Les Inrockup- noirceur; toujours aussi introspectif, laire littéraire et musical radicalement tibles (n° d’octobre 97) en dit long sur mélancolique et sombre, il ne chante différent. Avec Highway 61 Revisited l’évolution du personnage vers un exas- presque qu’à la première personne (frô- (1965) et l’incontournable Blonde on pérant degré de conservatisme, au sens lant le nombrilisme...). Il parle de ce qui Blonde (1966), l’absurde et le grotesque étymologique du terme; qui aime que les l’entoure, de la déchirure de rapports font leur apparition; personnages paumés choses se conservent, ne se modifient pas, amoureux délétères, de paysages bru- dans un carnaval grand-guignolesque qui qui ne croit pas trop à une dynamique meux et dépeuplés, sans oublier ses habi- les dépasse, peuplant un paysage d’alié- d’évolution, qu’elle soit sociale, morale tuelles obsessions bibliques... «I’m tryin’ nation apocalyptique et risible, à la limite ou culturelle. Dylan ne se sent pas to get to Heaven / before it closes its du dadaïsme. La femme, hautement idéa- concerné par l’état du monde, se moque Door...» lisée, devient omniprésente dans des his- de la jeunesse et de ce qu’elle écoute (pour Pas étonnant que Time out of Mind soit toires systématiquement pessimistes, et qui a écrit «Forever Young»....) et reven- unanimement porté aux nues. C’est qu’il les thèmes bibliques commencent à han- dique un passéisme face à ce qui se passe y a trop longtemps qu’on attendait un ter ses textes, qu’on commence à qualifier autour de lui, comme étant la nature du album avec au moins quelques titres de poèmes, et qui se prêtent de par leur monde. Pour Dylan, «Masters of War» coups de cœur, une sérénité et une richesse à plusieurs niveaux de lecture. n’est PAS une chanson à message ou poli- constance qui pouvaient sinon nous (Certains sont désormais étudiés dans des tique, ce sont bien plus des paroles et une rajeunir, en tout cas nous rassurer en pen- lycées américains...) La voix du chanteur musique pour les servir, et pour un peu sant que certaines choses, même rares, mue et devient écorchée, moins aiguë; il l’énergumène nous ferait croire qu’il peuvent rester éternelles. Ainsi de s’entoure de grosses pointures de studio ignorait qu’elle demeure une chanson- quelques perles signées Dylan. pour succomber à des velléités de plus en culte de la contre-culture...!!! plus blues-rock et électriques. Puis, retrait L’album du retour, donc, claironnent FADI ARISS sabbatique ou silence radio, on ne sait exégètes de tous bords. Possible. Dès la pas vraiment. première écoute, quelques titres situent, à Retour en force avec le sublime Blood on eux seuls, cette oeuvre charnière, entre TIME OUT OF M IND - Bob Dylan, the Tracks (1975), sa verve rimbaldienne deux albums anthologiques, Blood on the Columbia, 1997. et écorchée et ses mélodies cristallines, Tracks et Highway 61 Revisited (sans

L’ORIEN T-EXPRESS 91 FÉVRIER 1998 lebanese dream O M AR BO USTAN Y

ANS RIRE. ÇA TRANSPIRE TRÈS Venir réclamer, on ne sait quel FORT SOUS LES LAMBRIS en droit de regard... on ne sait quelle réfection de la République, Fracture sociale voix au chapitre... Vous vous Ssous le vernis du papillonnage imaginez? Ce serait vraiment pas mondinatoire, de la flambe feu follet. C’est vrai qu’il y a l’apparente bonhomie de la douce vie libanaise mais derrière il y a les histoires de sous. De gros sous. Et de dessous. De Vaut mieux raison garder et ouvrir table. De contrat. Les dessous du contrat social. l’œil. Un sou est un sou. Même Bien sûr, au sommet, il y a les querelles d’architectes, de doc- teurs de la loi, de patriciens indisciplinés, de nobliaux affai- quand on est sous influence rés, de condottieri endimanchés, de féodaux embourgeoisés, de self made men en mal de micro, de marchands du temple raisonnable. Mais ça fait peur. qui se piquent de macro. De gardiens du temple. De l’argent Des Histoires de sous, de gros sous et la révolte des sans- roi. sous qui gronde. Logique. Normal. L’argent, c’est encore et Eh ouais! C’est le Liban avec sa carte de visite efficace- toujours le nerf de la guerre et de la paix. Ce qui chatouille sérieux-serein voire dynamique-dégourdi, tout ce beau ou gratouille, comme vous le sentez. Le budget. Celui de monde: pas mal d’abréviations et beaucoup de capitaux en tous, de chacun, le national et celui des ménages, du bras- circulation limitée. Foncièrement correct. Y a le COS, le seur d’affaires et de l’épicier du coin. Et le budget, c’est la coefficient d’occupation des sols, le CET, le coefficient d’ex- base de tous les sommets. On peut chipoter sur les chiffres, ploitation totale, et le BOT, le prisé et reprisé build-operate- sur les courbes, sur les notes de frais mais on ne fait rien sans transfert. Exploitation totale? Si, ça existe. budget. À part les surdoués, les superspécialistes à la Roger En données corrigées des variations saisonnières, ça donne Tamraz, à la Robert Maxwell, à la Giancarlo Paretti, à la une république qui vit légèrement au-dessus de ses moyens, Bernard Tapie. Gestionnaires avisés, fonceurs qui en veu- et qui raffole de tunnels en granit rose, de casinos flambant lent. Autrement, faut un budget, pour une république, c’est neufs et de marquage au sol fluo. Dans les zones homolo- mieux quand même. guées, uniquement, s’entend. Le communisme, dans sa décli- Une fois qu’on connaît le plafond on peut répartir. C’est très naison marbre de Carrare pour tous, c’est pas tout à fait ça, simple: l’argent du peuple, les gens d’argent, l’argent de parce que l’argent, y’en a pas tant. Faut faire des choix. poche, la poche du contribuable. Et les poches de résistance. Investir avec parcimonie et à bon escient. Là où les bas bles- Plein de subtils et suaves ajustements structurels. Les caisses, sent. Les bas de soie. Entre les délices de Verdun et les noires de monde, la cassette, celle d’Harpagon, la surtaxe, lumières de Kaslik. celle du signor Fouad, les sous-le-manteau qui se donnent des ailes, ceux de la MEA. Et si on ne boucle pas ses fins de LES SO US, FAUT FAIRE GAFFE, ÇA S’ENVOLE VITE. ÉVAPORATION mois, on peut lorgner vers les bourses de l’oncle Sam si loin DE FONDS, ça s’appelle, ou coefficient d’érosion des sols. si proche, celles de Bill. L’état de l’union, quoi et surtout Rapport au coefficient d’exploitation totale. Après faut l’union de l’État. Que tout le beau monde soit content. Non, emprunter, compter, gérer, prévoir. Pas drôle. Pas reposant. non. Il ne s’agit pas de l’État de droit. Pas de méprise. Pour Plus complexe et nettement moins marrant. L’économie en savoir plus sur l’état des choses. Il faut s’adresser aux res- d’échelle prend des faux airs d’économie de la courte ponsables. En l’état, de qui de droit. échelle. Et puis, une fois qu’on n’est plus entièrement entre nous, faut rendre des comptes, négocier avec d’étranges ILN’Y A PAS DE MAL. N’OUBLIONS PAS CE QU’ON NOUS APPRIT, étrangers, des experts à lunettes qui ne sont pas du tout des TOUT PETITS: le Liban, on nous l’a émis en recommandé et bons vivants. Comme on aime à l’être de par chez nous. Le sans provision, c’est l’Hélvétie du Levant. Clair. Limpide. style mormons avec attaché-case, obsédés par des décimales Secret bancaire et tout le tremblement. Délit d’initié? Que après la virgule. Des armées d’experts dépêchés sur place et dalle, crédit d’initié. Donc vaut mieux baigner dedans, le qui baragouinent des idiomes bizarres comme ajustements filon gruyère à gogo. Dans le genre, crédit vingt millions structurels, macro-assainissement, j’en passe et des sous les mers. Quitte à virer Titanic plus tard. Quand le pot meilleures. Réfrigérant. et le vin prennent l’eau. Et ne pas s’en faire si dans les Non, vaut mieux raison garder et ouvrir l’œil. Un sou est un masses, y en a qui veulent se tenir les coudes option vingt sou. Même quand on est sous influence. Les gens, la pop millions de prolétaires dans l’actif. Qui veulent avoir de la active, la masse salariale, la force de travail, que dis-je, LES classe dans la lutte. Quitte à virer Dogmatic plus tard. MASSES syndiquées, les campagnes toufaylisées, les étu- Quand les lendemains couinent en sourdine. diants excessivement excédés, les majorités silencieuses, LE De toute façon, il paraît que c’est démodé tout ça, les hori- PEUPLE, tout ce genre de choses, doivent demeurer sous le zons radieux et les plans quinquennaux. Maintenant, c’est charme, en dépit de la sous-information. Sinon... Hou, La les plans sur la comète, entre les délices de Verdun et les bourse, c’est bien connu, c’est ça ou la vie. Ils pourrait être lumières de Kaslik. Pour la facture sociale, adressez-vous à énervés. Foncièrement courroucés. Et en masse. Et en force. qui de droit.

L’ORIEN T-EXPRESS 92 FÉVRIER 1998 n otescd Wonder Stevie

O UTES LES SEMA INES, DA NS LA PÉNO MBRE D’UN SOUS-SO L O BS- CUR DU GRAND BEYROUTH, au milieu d’un invraisemblable Tcapharnaüm d’amplis, d’instruments et de pistaches et cacahuètes, quelques initiés se réunissent pour s’adon- ner à un rituel musical avec une dévotion quasi religieuse. Pour ces accros du blues comme pour tous ceux de la planète, le nom de Stevie Ray Vaughan (1956-1990) à lui seul relance l’intensité (et la durée) du rituel pour un moment. Guitare rongée jusqu’à l’os, Stet- Stevie était adulé, c’était un grand. son vissé sur le crâne, SRV en Hendrix avait déjà beaucoup tâté de cette musique singulière jetait, sur scène. Le répertoire et intemporelle, avec l’avance qu’il avait sur son temps. Un donne une bonne idée de ce que excellent album de ses blues, sorti il y a quelques années, don- le maestro avait dans le ventre nait une idée du talent et du souffle qu’il lui avait inculqué. Et quand il respirait le blues, ce qui de l’avis de tous, SRV était celui qui avait repris son flambeau, est le cas ici. La tornade débute en continuant de pousser les limites d’un genre dans lequel il coup sur coup sur «Scuttle Buttin» n’est pourtant pas évident d’innover. D’ailleurs, SRV a indubita- et «Testifyin», instrumentaux ful- blement servi de catalyseur dans le come back du blues, gurants et déjà très caractéris- amorcé depuis quelque temps déjà après une période de tiques de la violence de son jeu. désuétude. Plus loin, SRV, dans son élément Il n’est pas un article, une interview, une analyse du blues ou de sur les mid-tempos «Honey Bee» et «Cold Shot», s’en donne à ses acteurs dans lequel un leitmotiv ne revienne sans cesse: le cœur joie; phrasés incandescents, soli fracassants. On retrou- feeling. Loin du sempiternel (et barbant) conflit entre technique vera l’archétype du blues spécifiquement texan dans «Pride et émotion, SRV ne manquait ni de l’un ni de l’autre; il jouait et and Joy» et son imparable «shuffle» (cette ligne de basse conti- chantait le blues de la seule façon possible, avec ses tripes, et nue qui soutient la structure et les accords d’un blues). On peut l’émotion qui s’en dégageait était servie par une technique regretter la rareté de titres lents; seule la torpeur paresseuse de impeccable. Un jour à Paris, un DJ passait à la radio la reprise «Dirty Cool» permet d’apprécier le doigté subtil de sa tech- d’un morceau culte de Hendrix par SRV. À la fin du morceau, le nique de jeu, mais aussi, enfouie sous des vibratos déchirants, DJ explique «C’était Little Wing de Hendrix, interprétée par la sensibilité d’un artiste écorché («L’amour m’entourait, mais je SRV...» puis ajoute en chuchotant, conscient de frôler le blas- cherchais la revanche. Dieu merci, elle ne m’a jamais trouvé, phème et avec une touche de honte, «... et à mon avis, ç’aurait été la fin»). «COD» est une agréable récréation qui vient meilleure que l’originale...*». L’anecdote est révélatrice de la tempérer le climat devenu torride, grâce à la fraîcheur du timbre capacité époustouflante du guitariste à assimiler les riffs de ses de l’invitée Angela Strehali, avant que SRV ne repasse la cin- maîtres, qui comptent Buddy Guy, Albert King, Eric Clapton quième sur un «Ice Dover» rageur et son intro incendiaire. «Être sans parler de Hendrix, pour se les réapproprier ensuite et les un bluesman consiste à exprimer ses émotions et les communi- interpréter en y injectant sa touche unique. quer au public», dixit Stevie, et il nous le démontre magistrale- Le blues est une musique qui, au niveau des textes en tout cas, ment avec «Lenny», un instrumental qui sort de la structure for- est essentiellement triste. «Woke up this morning/ Saw my girl melle du blues, où, seul à la guitare, il transmet une intense was gone away...» Que de blues débutent par de charmantes émotion à un public captivé, tout en confirmant sa versatilité. constatations matinales de ce type... Mais triste ou pas, les tem- Rien à dire; guitares hurleuses, longs soli, esprit hendrixien de pos rapides, eux, débordent d’énergie, encourageant les guitar hero, on retrouve beaucoup de SRV dans cet album que déhanchements discrets des plus timides du public, et qui se les aficionados s’arracheront. prêtent même à la danse. C’est aussi une musique dans laquelle Alors (avis) à tous les apprentis gratteurs de Beyrouth ou traditionnellement, à l’instar du jazz, l’improvisation prédomine; d’ailleurs: qui de vous souhaiterait suivre la trace d’Otis Grant, à les soli d’instruments, quels qu’ils soient, sont rarement écrits ou l’origine Fouad Bishti, parti du Liban pour Londres avant la préparés, ce qui en fait une musique particulièrement propice guerre (qui a joué avec Stevie) et maintenant classé guitariste de à la scène. blues numéro un dans tous les charts...? Et bien écoutez Clap- Ça tombe très bien; Live at Carnegie Hall est la dernière livraison ton, écoutez Hendrix, et écoutez aussi SRV, appliquez-vous à post mortem de sa maison de disques. Le lieu, déjà: avec le dupliquer leurs gammes et leurs riffs, ce sont les maîtres... et Madison Square Garden et les Fillmore East et West, il est de ces continuez de nourrir l’embryon de scène blues locale existante salles de concert mythiques qui ont vu et contribué à la magie au Liban. Qui sait, du haut du firmament des bluesmen, le de très très grands moments de live, toutes musiques confon- regretté SRV vous soufflera quelques astuces et un brin de fee- dues, d’ailleurs (hors Spice Girls...). Pour notre plus grand bon- ling... heur, c’est un solide album live, datant de 1984; et pas un FADI ARISS ramassis de fonds de tiroirs dépoussiérés que l’artiste aurait lui Stevie Ray Vaughan même reniés, comme c’est souvent le cas avec les albums post- Live at Carnegie Hall humes. Sony 1997

* À mon humble avis aussi...

L’ORIEN T-EXPRESS 93 FÉVRIER 1998 n otesbd

SODA: ET DELIVRE-NOUS DU MAL (Tome 9) Tome & Gazotti Editions Repérages Dupuis 1997

ODA, C’EST DAVID ELLIO T HA NNETH SSOLOMON lieutenant à la NYPD QUELQUES JOURS AVEC UN MENTEUR (New York Police Department). Étienne Davodeau Mais il n’a jamais osé l’avouer à Delcourt (collection «Encrages») 1997 ses parents chéris, restés à Provi- dence (Arizona). Pour qu’ils ne se fassent pas de souci, il s’est INQ VIEUX CO PA INS DE TRENTE A NS SE RETROUVENT d’ailleurs prétendu pasteur à la CPOUR UNE SEMAINE, après s’être perdus de vue cathédrale Saint-Patrick (même pendant une longue période, histoire de faire le avec un nom pareil)… Toujours point sur leurs vies respectives et de cultiver un est-il que ce pieux mensonge se peu la nostalgie. Un thème usé jusqu’à la moelle, transforme en véritable comédie revisité par un jeune auteur de bande dessinée. lorsque, à la mort de son père, Mais Étienne Davodeau ne tombe pas dans le policier de son état, sa maman, sentimentalisme qui caractérise généralement Mary, décide d’emménager dans ce type de retrouvailles. Il use plutôt d’un ton son appartement, situé au 416 humoristique pour analyser les petits conflits Church Lane (!). Heureusement auxquels ne peuvent échapper des personnes qu’il habite au vingt-troisième ayant suivi des chemins différents. Un intellec- étage: ça lui donne très exacte- tuel de gauche nihiliste, un père de famille sans ment deux minutes seize pour envergure, un écrivain raté, un cocu et un changer d’habits dans l’ascen- minable de service (celui qui n’a jamais rien seur… Et si les voisins se posent quelques légitimes questions, sa réussi et qui fait chier son monde). Ici s’arrêtent mère, elle, ne se doute de rien. De toute façon, elle ne sort que rare- les clichés pour laisser place à une ambiance ment et ne lit jamais les journaux «qui sont pleins de violence», ce qui intimiste qui met bien en évidence la com- n’est pas plus mal, vu que les types que son flic de fiston arrête sont plexité des rapports entre vieux potes. Un vieux parfois, selon ses propres dires, «un peu morts»… Et pour rien au pari, lancé par les cinq protagonistes à l’âge de monde l’on ne voudrait inquiéter maman: voyez-vous, elle a le cœur vingt ans refait surface, ce qui permettra à l’au- un peu fragile... teur d’animer les huit jours par autre chose que Les scénarios de Tome sont, comme d’habitude, drôles, haletants, à les querelles infantiles (lequel va dormir sur le couper le souffle; rappelons-nous d’ailleurs avec quel brio il a su don- canapé? qui prépare la bouffe? etc.) et les sou- ner un tout nouvel éclat à un Spirou déjà cinquantenaire. Et, chargé du venirs. graphisme, Gaziotti se révèle plus que talentueux. Dans ce dernier À la différence du Constat (paru chez Dargaud album (qui se situe dans la stratégie de promotion 1+1 de la maison en 1996), Davodeau choisit ici de traiter le récit Dupuis : un album gratuit avec les nouvelles parutions de Jérôme K. en noir et blanc rehaussé au lavis, et un format Jérôme Boche, Luka, Théodore Poussin, Kogaratsu, etc.), l’action, pour roman, ce qui lui donne une dimension austère. la première fois, ne se déroule pas à New York, mais à Providence, où Cette morosité est équilibrée par un trait allant la famille Solomon s’en va se recueillir sur la tombe de papa Elliot dont au plus simple et des personnages qui frisent la la mort s’avère n’avoir pas été si naturelle. L’ensemble n’est pas sans caricature. Pourtant, le plus impressionnant dans rappeler un tant soit peu le retour de XIII dans sa ville natale, avec la cet album, ce sont bien les mains. Davodeau a, même cascade d’événements tragiques qui refont surface à l’arrivée du en effet, une façon bien à lui de les dessiner (les héros. Un album que certains ne jugeront pas à la hauteur des anciens mains étant en général, avec les pieds, la bête Soda, où l’humour de Tome semblait plus incisif (il n’y a qu’à se rap- noire des dessinateurs), ne se laissant piéger par peler des titres comme Un ange trépasse, Tu ne tueras point, Lève-toi aucune articulation. et meurs, Tuez en paix etc.), mais les férus des aventures du pasteur Le seul reproche qu’on pourra faire à cet album apprécieront sans doute d’être éclairés quant au passé de leur favori. serait ce pari qui pourra être perçu par le lecteur En attendant toujours de savoir, comme promis par les auteurs, pour- comme une bouée de sauvetage qui sauve l’al- quoi Soda n’a que trois doigts à la main gauche… bum de l’inertie, comme si Davodeau ne trou- Nadine CHÉHADÉ vait pas suffisant de s’étendre sur la psychologie de ses cinq personnages. Mazen Kerbage

L’ORIEN T-EXPRESS 94 FÉVRIER 1998 n otesbd CORPS DIPLOMATIQUE (VERSION INTÉGRALE) Ceppi Les Humanoïdes Associés 1997

ORPSDIPLOMATIQUEA ÉTÉ PUBLIÉ À L’ORIGINE, EN 1991, sous la forme de deux albums. Épui- Csés depuis, ils ont été repris dans la présente intégrale, économisant ainsi au lecteur une place dans sa bibliothèque et une petite partie de son budget (infime il est vrai, mais ça reste moins cher). Comme son titre le suggère, cette intégrale évoque donc des relations diplomatiques et autres sympathiques combines. Léocadie, haut fonctionnaire de la CNUCED (branche de l’ONU) de Genève, se voit entraînée dans un chantage dont le but est évidement le vol de documents pour le compte de puissances étrangères (en l’occurrence l’ex-Allemagne de l’Est). Plusieurs personnages entrent alors en scène: un inspecteur de police suisse qui ne tarde pas à tomber amoureux de Léo, des agents fédéraux (également suisses) pour qui seul le résultat compte, quelque soit la façon d’y arriver, des hommes envoyés par la CIA pour protéger la victime et aider les fédéraux, un ambassadeur véreux, un traître de service et quelques autres amis. Daniel Ceppi, qui nous avait habitués à des aventures plus mouvementées, notamment d ans Les Aventures de Stéphane (huit tomes parus), s’inspire ici (librement) du manus- crit Sharo n de Marelle pour nous plonger dans les rouages de la politique et des der- niers soubresauts de la guerre froide. Le résultat est une fresque de cent dix-huit planches qui, aussi passionnantes soient-elles, restent quand même moins convain- cantes que la vie tumultueuse de Stéphane. Le récit, linéaire, est entrecoupé chaque deux ou trois pages par des événements qui, s’accumulant, nous mènent à une fin moralisatrice se rapprochant de celle des feuilletons policiers de série B. Du reste, tou- jours fidèle à ses origines (adepte de la ligne claire, il a été influencé à ses débuts par Jacques Tardi et surtout par Hergé), Ceppi ne rate pas le clin d’œil au fameux Corni- chon diplômé de son aîné. M. K.

JUSQU’AU COU! (JIM CUTLASS, TOME 5) Rossi-Giraud Casterman 1997

PRÈS LA M O RT D ’UN O NCLE LO INTA IN, Jim Cutlass hérite de la moitié d’une plantation de Acoton en Louisiane, le reste allant à une cousine tout aussi lointaine. Avant même qu’il n’ait le temps de s’approprier sa part, la guerre de sécession éclate, le projetant dans la cavalerie nordiste, à des milliers de kilomètres de ses nouveaux terrains. Les pre- mières dix-sept pages de cette série ont été faites par Charlier et Giraud, parallèlement à Blueberry, pour le numéro Spécial Western de la revue Pilote en 1976. Cette histoire sera délaissée pendant trois ans pour être à nouveau publiée en 1979, dans Métal Hurlant cette fois, augmentée d’une quarantaine de pages (constituant ainsi l’album Mississip p i River), où l’on apprend que, la guerre terminée par la victoire du Nord, Jim retournant s’occuper de sa plantation se voit complètement dépossédé par sa cousine. Nouvel arrêt du récit, jusqu’en 1987, date à laquelle il redémarre sous la plume de Rossi et coscéna- risé par ses deux créateurs. Après la parution d’un second album, L’Homme de la Nou- velle-Orléans, Charlier ayant disparu, Giraud et Rossi continuent la série à deux, et c’est là que les choses se compliquent. Jim Cutlass n’ayant pas le charisme d’un Blueberry, Giraud ne pouvait pas tenir le scénario à lui seul, surtout si le dessin n’est même pas de lui, car Rossi, tout bon dessinateur qu’il soit, ne sera jamais (du moins dans cette série) qu’un (bon?) imitateur de Giraud. L’histoire dévie alors vers le Ku Klux Klan (L’Alligator blanc), puis la vengeance du peuple noir (To n- nerre au Sud), jusqu’à nous mener dans le présent album à des zombies sortant de je ne sais où et des rites vaudous s’étiolant sur vingt pages. C’est à se demander si on est en présence d’un western ou du dernier épisode de X-Files... Giraud, qui nous avait pour- tant bien prouvé avec Mister Blueberry qu’il pouvait créer une des plus belles ambiances qui soit (même si d’aucuns trouvent cet album dénué de tout intérêt), s’enlise ici dans un récit qui ne risque d’amuser que les insomniaques à court de somnifères... M. K.

L’ORIEN T-EXPRESS 95 FÉVRIER 1998 carte postale

N ABIL E. ROMANOS OLINDA Carnavalesque

U n e petite ville du N ordeste à la sen su alité joyeu sem en t exu béran te. U n e période de l’an n ée for tem en t arrosée de Pau do Indio. D es d a n seu r s fous, fous, fous qui défilent en bonnes sœurs ou en Peaux Rouges.Et Olinda: un Carnaval et toute la gén érosité du Brésil.

PHOTOS NABIL E. ROMANOS

L’ORIEN T-EXPRESS 96 FÉVRIER 1998 sa présence le Carnaval d’Olinda. Mais la marée hurlante s’en fiche complètement. Elle sait que son car- naval de rue est le plus authentique du Brésil, une vraie célébration du peuple, loin de toute commercialisa- tion et des autobus de touristes japo- nais, américains et allemands. La preuve, ici on ne paie pas pour voir ou toucher... Et gros avantage, l’al- cool, la pinga, coûte moins cher. Pour une première impression du Carnaval brésilien, je suis choqué et ravi en même temps. Même après un voyage non-stop de San Francisco via Miami et São Paulo, trente-deux toutes petites heures de vol et d’at- tente dans les aéroports, il n’aura fallu pour me remonter qu’une petite bouteille de «Pau do Indio» (Bâton de l’Indien, je vous laisse le soin d’imaginer pourquoi cette potion magique est ainsi appelée). La bois- son contient des alcools forts et bon marché, avec du miel, du citron, et du guaraná, poudre tirée d’un fruit ama- zonien réputé le plus puissant aphro- disiaque du Brésil, déjà terre de ferti- lité. En fait, le guaraná contient énormément de caféine. Avec ce cocktail Molotov dans le corps, je ne tiens plus en place. O h, meu Deus! Q ue delicia!, hurle la foule en bas visiblement dopée au Pau do Indio. À quatre heures du matin, la baccha- nale battant toujours son plein, une forte averse tropicale inonde comme d’habitude les rues de cette ville colo- niale bâtie sur une colline surplom- bant l’Atlantique. Loin d’être décou- ragés, les danseurs en profitent pour se laver le visage, les bras, les jambes, en riant comme des fous, heureux de ce cadeau du ciel. Finalement, les esprits refroidis et les corps rafraî- chis, beaucoup sont prêts à rentrer chez eux. Pour eux comme pour moi, ce n’est plus Momo qui compte, c’est Morphée. A MARÉE HUMAINE DÉFERLE SOUS MA FENÊTRE, SUREXCI- D’Olinda à Recife, c’est une affaire d’un quart d’heure en TÉE, CHANTANT et dansant, ivre d’alcool et saoule de voiture. Autant Olinda est petite, bien préservée, et char- sensualité. Une marée de couleurs vives, mais aussi, mante (O h, linda! Quelle beauté! s’exclamèrent les naviga- Lvague après vague, de peaux dénudées, noires, blanches, et teurs portugais en atteignant ce port hollandais au XVIe de toutes les variations entre les deux couleurs, luisant de siècle), autant Recife est grande et marquée par la misère sueur dans cette moite nuit tropicale. Cette année encore, Sa sociale qui afflige toutes les grandes villes brésiliennes. Heu- Majesté le Roi Momo, traditionnel chambellan du Carna- reusement, les plages de Recife, et du Nordeste en général, val, n’a pas daigné quitter Rio de Janeiro pour honorer de sont parmi les plus spectaculaires du Brésil, miraculeuse-

L’ORIEN T-EXPRESS 97 FÉVRIER 1998 ment plus belles que celles de spontanéité des habitants de Rio, des centaines de kilo- Pou r le C arn aval, tou tes les règles on t été Recife. Mais Olinda est totale- mètres de sable blanc, don- ment méconnaissable durant le nant sur une mer turquoise et révoqu ées, tou s les rôles ren versés Carnaval. J’ai préféré ne pas tiède. m’attarder au Carnaval de Recife Même à quatre heures et demie du matin, il y a toujours sur auquel manque l’originalité et la qualité artistique du Car- la corniche quelques vendeurs de noix de coco, exactement naval voisin d’Olinda et qui consiste surtout à se saouler en ce qu’il faut pour nous désaltérer. En sirotant cette eau suivant des camions surmontés de chanteurs profession- sucrée, je peux déjà voir quelques pêcheurs matinaux qui nels, les trios electricos patronnés par les grandes bières poussent leurs jangadas dans l’eau, prêts à affronter l’At- nationales, Brahma et Antarctica. J’ai donc repris avec mes lantique du Sud et ses requins. Risquant leur vie sur ces amis le chemin d’Olinda pour la seconde nuit, nous joi- embarcations fragiles, ayant besoin de plonger profondé- gnant aux longues colonnes de Brésiliens qui avaient dû ment pour arranger leurs filets ancrés dans l’océan, les abandonner leur voiture beaucoup plus loin, fidèles du hommes n’ont pas fait la fête pendant la nuit. Quand ils pèlerinage à ce Compostelle païen où le bâton du pèlerin est reviendront vers midi, ils se rattraperont puisque le Carna- remplacé par celui de l’Indio. val dure cinq jours, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le Carnaval n’était pas mon premier contact avec le N or- LES RUES D’O LINDA NE RESSEMBLENT EN RIEN AUX PARADES DU deste brésilien. L’été précédent, j’avais déjà visité Olinda, SAMBADROME DE RIO DE JANEIRO où quatre-vingt-dix mille Recife et une ville de l’intérieur. Caruaru, sorte de Far West spectateurs regardent défiler les soixante mille danseurs des où le lynchage d’une voleuse à la tire a été évité de justesse écoles de samba. Il n’y a pas vraiment de spectateurs ici, il par l’arrivée de la police. J’avais aussi navigué au large des n’y a que des participants. Peut-être les danseuses les plus côtes dans une jangada et savouré l’incroyable hospitalité et spectaculaires sont-elles les baianas, ces groupes de femmes

L’ORIEN T-EXPRESS 98 FÉVRIER 1998 Amarre o tchan (les danseurs protègent leur bas-ventre avec les mains) Segure o tchan, tchan, tchan, tchan, tchan... (les danseurs font semblant de repousser un(e) amant(e) imaginaire avec les mains).

Des amis, peintres à Olinda, regardent leur petite fille de neuf ans se déhancher au son de la musique. Sa mère lui demande si elle sait ce que c’est le tchan. «Bien sûr, fait la petite fille, c’est la virginité. » Segure o tcban. Protéger votre virginité. La réalité est tout le contraire. Un des principaux slogans d’intérêt public du Carnaval proclame: « Votre Carnaval n’est pas complet sans préservatifs», avec un souci évident de limiter le nombre de grossesses et de maladies véné­ riennes transmises durant le Carnaval. Je n’essaierai même pas d’expliquer la danse de la bouteille, a danza da garafa, les mulatas s’en donnant à cœur joie après s’être abreuvées de cacbaça, alcool tiré des cannes à sucre. On est bien loin des soupirs mélodramatiques des boléros et des pleurs des tangos... Ce n’est plus le romanti­ cisme baudelairien aux Antilles, c’est la sexualité brési­ lienne à vif, celle qui s’exhibe sur les plages, vêtue seulement de fio dental. Les trois travestis qui me prennent par le bras pour danser une ronde sont en réalité des hétérosexuels bien machos. Leurs soutiens-gorges et petites culottes ont

noires qui avancent en tournant sur elles-mêmes, enturban- nées et habillées des grandes jupes blanches traditionnelles des femmes noires de Salvador, dans l’Etat de Bahia. Moi aussi, je me démène au son du grand hit du Carnaval, E o Tcban. Puisque je commence finalement à m’accoutumer à l’accent local, je prête aujourd’hui un peu plus d’attention aux paroles de E o Tcban: Pau que nasce torto nunca se endireita Tudo o que é perfeito, a gente pega pelo braço Joga la no meio, mete en cima, mete em baixo Depois de noue meses voce vê o resultado Segure o tcban, amarre o tcban Segure o tcban, tcban, tcban, tcban, tcban... Bâton qui naît dévié ne se redresse jamais Tout ce qui est parfait, nous le prenons par le bras Jette par terre, mets en dessus, mets en dessous Après neuf mois, vous verrez le résultat Protégez le tchan... Segure o tchan (là, les danseurs se couvrent la poitrine avec les mains)

L'ORIENT-EXPRESS gg FÉVRIER 1998 LES REINES DE PANAMA CITY été confectionnés par leurs femmes. «Alors, vous vous amusez comme ça dans tous ces pays où tu as EN’AI PU DURER PLUS DE TROIS JOURS À O LINDA. UNE FOIS REVENU À LA vécu?», me demande un des travestis, très épa- VIE NORMALE, je croyais qu’une année complète s’écoulerait avant de noui. Euh, laissez-moi réfléchir, non, pas autant rouvrirJ le sujet. J’avais cependant sous-estimé les latinos et leur capacité d’excès, du moins pas en public, quoique à San à faire la fête... Quelques semaines plus tard à peine, et bien plus au Francisco... Nord, au Panama, l’exubérance du Carnaval renaît à l’occasion du Fes- Il faut l’avouer, il n’y a aucune hypocrisie dans ce tival des Reines. Ce Festival est en fait le Carnaval de la capitale, Panama peuple brésilien, toutes les règles imposées par la City, puisque c’est la culmination des carnavals provinciaux qui conver- société ont été révoquées pour la durée du Carna- gent finalement avec leurs reines de beauté sur la grande ville pour un val, et tous les rôles renversés. Les hommes se dernier défilé. C’est le défilé que tous les journaux attendent, plus proche déguisent en femmes, les pauvres en aristocrates, de la parade du Sambadrome de Rio que du Carnaval de rue d’Olinda, les vivants en morts, les religieux en diables, les mais en moins monstrueux, en moins délirant. Là où les Brésiliens lais- femmes vertueuses en prostituées... les blocos, sent tomber leurs inhibitions et leurs vêtements, les Panaméens, plus por- groupes homogènes qui paradent dans les rues et tés sur les valeurs conservatrices, se contentent d’admirer les costumes les places publiques, sont formés par des amis ou splendides portés par les reines et leur «cour», la musique des trompet- des voisins autour d’un thème: chasseurs africains, tistes juchés sur leurs camions, et les danseurs rivalisant d’ardeur tout au Peaux-Rouges, bonnes sœurs, bref, un peu de tout. long de l’avenue Balboa. Dans cette ville où les nombreux nouveaux Un des thèmes curieux dont on m’avait parlé était immeubles ont été construits pour blanchir l’argent de la drogue qui celui – très controversé – d’un bloco à Rio repré- transite vers les États-Unis, un groupe de danseurs attire mon attention. sentant les Phéniciens qui étaient censés avoir On dirait les Joyeux Turlurons dans le Tapiocapolis de Tintin et les Pica- remonté une partie du fleuve Amazone, avant de ros, le général Tapioca n’étant que la caricature des anciens dictateurs du retourner chargés de pierres précieuses à la cour Panama, comme le fameux général Manuel Noriega, ou des anciennes du roi Salomon. L’organisateur de ce bloco était le banana republics stéréotypes d’Amérique Centrale

L’ORIEN T-EXPRESS 100 FÉVRIER 1998 tôt créé pour récupérer après le Carnaval, et si quarante jours de modération sont suffi- sants après ces excès. Outre Barranquilla en Colombie, fameuse pour son Carnaval caribbéen, Panama (voir encadré) ou encore la Nouvelle-Orléans en Louisiane et son Mardi-Gras, la liste des Carnavals du Nouveau Monde est impres- sionnante, mais aucun d’eux ne définit l’âme d’un peuple comme le Carnaval au Brésil, aucun n’atteint cet abandon total. Dans un pays paradoxalement aussi riche et aussi pauvre, le Carnaval est le moment que les Brésiliens ont attendu toute l’année, où ils oublient toutes leurs frustrations, où ils libèrent complètement leurs envies et désirs secrets. C’est le moment où les pauvres arri- légendaire Joãozinho Trinta, canavalesco (maître du Car- vent de leurs favelas et sont pour une fois bien accueillis naval) de la fameuse école de samba Beija-Flor, la pre- parmi les riches, tous égaux sous leurs déguisements et mière à exposer la nudité de ses danseurs. dans leur euphorie. C’est un puissant moyen d’expression Il n’y a pas que la musique pagôde, variation de la samba d’où on peut puiser la force nécessaire pour affronter provenant de Salvador (comme É o Tchan), pour remuer gaiement les déboires de la vie. Vinicius de Moraes, celui- les blocos qui encombrent les rues et les places d’Olinda. là même qui écrivit la Fille d’Ipanema, l’a bien dit dans le Les genres musicaux locaux sont le populaire forró, et le beau film de Marcel Camus, O rfeo N egro: Tristeza nao frevo, spectaculaire miracle d’équilibre et d’endurance tem fim... Felicidade sim. La tristesse ne finit jamais, le humaine. Rien à voir avec ces lourds paysans flamands bonheur si. Et le Carnaval, c’est avant tout cela. Ce que dansant dans les tableaux moyenâgeux de Bruegel pour l’on sent beaucoup plus que ce que l’on voit. Pas seule- célébrer Mardi-Gras et le début du Carême. En regardant ment le plus somptueux spectacle sur Terre, mais un état ces Brésiliens, on se demande si le Carême n’a pas été plu- d’âme.

L’ORIEN T-EXPRESS 10 1 FÉVRIER 1998 p lace n et

SERI AL SUCKER satin, passez chez le coiffeur pour vous faire regonfler la choucroute, réservez dans un petit restaurant avec joueur de mandoline, prévoyez une petite jaquette pour la soi- rée, ça y est, vous êtes prête, ce soir vous virez jojo. Ça fait trop longtemps que ça dure cette histoire avec ce minable. Y en a marre! Il prend du bide, il fait le malin avec son cigare et son look de Humphrey Bogart napoli- tain, il vous fout toujours les poils de sa moustache dans les narines quand il vous embrasse, son humour com- mence à raser le gazon, son chien pisse toujours dans vos yuccas, sa mère est à l’hôpital pour une liposuccion et pour se faire poser des implants mammaires. Bref, vos sentiments à son égard, vous les avez rangés depuis un bon moment dans la boîte à pharmacie à côté des Pana- dol. La question cruciale est donc de savoir comment lui dire que c’est fini entre vous. Oui le singe, t’as bien entendu! F.I.N.I., terminé, je ne suis plus ta cocotte ado- Il s’appelle Bill. Ça n’est pas n’importe qui. On le voit sou- rée, va apprendre la flûte avec Monica, va falloir que tu te vent dans les magazines. En règle générale, il y a une démerdes tout seul pour faire la vaisselle dans ton appar- photo de lui en grand et en dessous, toute une bande de tement pourri. Et pour tes points noirs dans le dos, t’iras photos plus petites. Ce sont ses victimes. Toutes des voir une esthéticienne. Si ce genre d’arguments vous femmes. Il les aligne en série. Les enquêteurs au début paraît manquer de diplomatie, demandez conseil au Dr. ont eu de la peine à faire le lien entre toutes ces magni- Tracy sur www.loveadvice.com. fiques jeunes filles pleines de vie, souriantes avec des joues roses. Ce n’est qu’après une longue et minutieuse GILI-GILI recherche d’indices qu’ils ont fini par aboutir à quelques conclusions. Pour leur malheur, elles ont toutes croisé le Bill en question. Un jour, comme ça, en Arkansas ou à Washington, patatras, elles ont glissé sur le tapis et Bill en a profité. Le vilain. Elles n’avaient pourtant rien demandé. Promis! Juré! Paf, une main aux fesses. Paf, un cours gratuit de saxophone. Paf, un job de secrétaire. Paf, un avance- ment. Bill est un expert pour attirer soigneusement et dis- crètement ses victimes. Et voilà qu’un jour on se retrouve prise au piège, à quatre pattes sous le grand bureau dans la pièce ovale. C’est foutu. On est une nouvelle victime et on a sa photo en petit dans la bande. Ça fait mal. Alors qu’on n’avait rien demandé, si ce n’est un gentil mari, un foyer, un aspirateur Hoover, un grille-pain General Electric et des enfants joyeux dans le jardin, la vie soudain bas- cule à cause d’un désaxé. Aujourd’hui, Bill est encore en liberté. Que fait la police? Ha, ha, ha. Ho, ho, ho. C’est fou ce qu’on rigole sur N’est-elle pas là pour protéger les honnêtes gens? Com- members.aol.com/tkltown1. Pedro, en chemisette noire bien de vies ce satyre va-t-il encore briser? Pour savoir si moulante, a les poignets sanglés aux tuyaux du chauffage. votre profil correspond à celui des victimes recensées Jess, tout de cuir vêtu, lui tient fermement les deux mol- consultez le dossier de Monica, la dernière en date, sur lets. Pour plus de sécurité, il les a attachés avec une www.trapleyweb.com/monifan. chaîne. À l’aide d’une plume de cygne, il lui stimule la plante des pieds. Il y en a qui pensent que c’est bon MY BLO O DY VALENTI NE quand ça fait mal, il y en a d’autres qui pensent que c’est La voilà. Elle arrive. C’est la Saint Valentin. Sortez les chan- bon quand ça chatouille. Ou que ça grattouille. delles, changez de chaussettes, enfilez vos dessous en ABDALLAH RAAD

L’ORIEN T-EXPRESS 10 2 FÉVRIER 1998 Il es mo t s

1 23456789 10 11 Horizontalement: DE n a bih badawi I. Nées hors maison. II. Ne plus taire la différence. Nettoie le vestibule. III. Avoir maintenant (pluriel). Trahissent ceux qui les aiment. Double la mise. IV. Emploi général. V. Finît sur le même pied. Grecque. Au bout de la nuit. VI. Sans accents. C’est vraiment un garnement. VII. Avec dessus et dessous. Inquiétudes. VIII. Ondule sans vagues. Mauvais temps. IX. Vecteurs de mort en général. Finit le premier. X. Domaine. Fettres de la Bible. Ruiné ou réuni n’importe comment. XI. Donner du poids. Passage momentané.

Verticalement: 1. Atteintes par la foudre, mais pas pour longtemps. 2. Arguments incisifs. 3. En dernier lieu. Le cœur de Hugo. 4. Défini. Excipient pour beautés. 5. Toujours reçus de façon bénéfique. 6. Est anglais. Symbole. 7. Cool. Limitent les rangs. Terre d’eau et air. Solution des mots croisés du n° 26 8. Père, le plus souvent maléfique. 9. Sorti des eaux. Le temps passé. 10. Pénétration précise. Horizontalement: 11. Source d’inspiration ou de ragots non identifiable. I. Intromission. — II. Mère. Afro. HE. — III. Pua. TI. Adam. — IV. EV. NE. Riom. — V. Résonna. Mira — VI. Pédophiles. — VII. Eva. Rites. NS. — VIII. Cédées. Pacte. — IX. Irisser. Tais. — X. Incesticides. — XI. Oie. Et. Eoure. — XII. Ness. Evincés. grille 1 Verticalement: 1. Imperfection. — 2. Neuve. Vernie. — 3. Tra. Spadices. — 4. RE. Noé. Ese. — 5. Tendresse. — 6. Mai. Noisette. — 7. If. Rapt. RI. — 8. Srai. Hep. Cei. — 9. Sodomisation. — 10. Amil. Caduc. — 11. Ohm. Rentière. — 12. Ne. Bas- sesses.

Horizontalement: I. Transm ission— II. EU. Aioli. Dia. — III. Simulateur. — IV. Éros. Délie. — V. Ver. Psg. Alto. — VI. Inter. Arn. EL. — VII. SOS. Esla. Ite. — VIII. IM. Ote. Horizontalement: Pinup. — IX. Omniscientes — X. Néon.grille AL. 2 ER. — XI. Sentimentale. I. Montent chaleureusement et descendent froidement. Verticalement: IL Débutas. Pour ingénieurs en herbe. 1. Télévisions. — 2. RU. Renommée. — 3. Sorts. Non. — 4. Nais. Oint. — 5. III. Accord unanime. Transports gratuits. Difficile à peigner. Sim. Prêts. — 6. Mouds. Secam. — 7. Illégal. île. — 8. Sial. Raape. — 9. Tian. Inet. — 10. Ideel. Intra. — 11. Oiu. Têtue. — 12. Narcolepsie. IV. A donc dit oui. Font le poids et pèsent lourd. V. Résultat émotionnel. VI. Par exemple. Porte la culotte. Montrer la trame. VIL Tilt cérébral. Leva bien haut. VIII. Préposée aux soins. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 IX. Symbole. La campagne lui a souri. Régicide indiscutable. X. Voyelles. Sainte. Refus de droit. XI. Cerne bien. Diminue la cadence. XII. A bien subi l’outrage du siècle. Soutien de vedette.

Verticalement: 1. Mènent bien haut et sans aucun effort. 2. Refuse son inverse. Curieuses gens. Possèdent. 3. Mot aphone. 1er sujet. N’ont que les verres vides. Métal. 4. Profession du VIII. 5. Permettre de polir. Possessif. 6. Emportements bénéfiques. 7. Fétide. Situation géographique. Entre côtes. 8. Femme idéale. Demande explication. Colle au mur. 9. Boîte locale. Rendre coi. Petit étui. 10. Toujours attendu économiquement. 11. Comptes du bout des doigts. Contre par excellence. 12. C’est la différence en moins.

L’ORIENT-EXPRESS 1 0 7 FEVRIER 1998 L’ORIEN T-EXPRESS 10 4 FÉVRIER 1998 lecoindesbulles

L’ORIEN T-EXPRESS 10 5 FÉVRIER 1998 la frime de l orient-express ’ARRIVE PAS À L’IMAGINER. Rien Jà faire. Maman? Ma maman à moi? Non, ce n’est pas possible. Maman est tellement calme Figaro (calme, enfin..). Papa, à la limite, Madame je comprendrais. Lui, il est capable de tout. Mais pas ça OUTE PETITE DÉJÀ ELLE AVAIT UNE PEUR PANIQUE DES COIFFEURS. C’est quand même. Pas lui. Pas eux. Ce que leurs «salons» de l’époque ressemblaient fort aux cabinets des sont mes parents après tout. Eh dentistes. Chaise de torture en cuir et fer, instruments métalliques bien, même ses propres vieux, on Tfroids et acérés, magazines de paroisse poussiéreux et pour tout décor le ne peut plus leur faire confiance. calendrier de Sainte Rita flanqué d’un cactus agonisant. Inflexible, sa Je comprends maintenant pour- maman la traînait de force chaque début de trimestre au «Salon Jean», quoi tante Adèle a quelquefois de ajoutant à l’angoisse de la rentrée celle d’une nouvelle coiffure ratée. Dési- drôles de regards quand maman reuse de prolonger son enfance, elle demandait invariablement au figaro est de bonne humeur. Finale- aux mains tachées de teinture, une coiffure-carrée-simple-et-fillette-pour-la- ment, c’est bien tante Adèle la petite. Après l’étape shampoing en position échafaud et un rasage de la personne la plus sensée de la nuque, elle en ressortait logiquement avec une coupe à la Jeanne d’Arc (sur bouille ronde). Même martyre, la gloire en moins. Une fois même, elle avait famille. sangloté à gros hoquets en voyant tomber ses chères mèches, son rêve de Bon, c’est vrai, ils ont bien dû le chevelure à la Sylvie Vartan dans Mademoiselle Age Tendre à jamais brisé. faire au moins une fois. Après Les dames qui se faisaient faire «une mise en plis» sous un casque de verre tout, je suis bien là. Mais au s’étaient arrêtées de lire La Revue du Liban pour la consoler. Mais son cha- moins, cette fois-là, ils l’ont fait grin était trop fort et elle s’était enfuie sous les ricanements du maléfique ensemble. Ah! zut. Je veux bien coiffeur. La honte. moi ne pas être coincée. Après Aujourd’hui, si elle ne pleure plus dans les salons huppés, son appréhension tout, la mère de Lina, elle rentre des coiffeurs ne s’est guère atténuée. Les décors somptueux et l’ambiance souvent tard chez elle, et toute feutrée de leurs «instituts» – selon la nouvelle terminologie en vogue – ne seule. Mais ma mère à moi... sont à ses yeux qu’un leurre destiné à anesthésier leurs malheureuses vic- J’peux pas y croire. Et là, je suis times pour mieux les défigurer. Déjà, l’accueil hautain de la réceptionniste tout à fait d’accord avec papa: ultra maquillée vous glace. Elle a l’air stupéfaite lorsque vous lui annoncez des cours de gym à 9 heures du votre intention de vous faire couper les cheveux par le Grand Maître, là tout soir, c’est louche. «Louche? Tu as de suite. C’est que vous n’avez pas pris de rendez-vous. Ce que vous savez bien dit louche? Ah t’es vraiment fort bien. Car vous haïssez prendre rendez-vous pour vous faire coiffer. gonflé! (Je disais qu’elle était D’ailleurs, la salle a l’air aussi déserte que la Patagonie. Peu importe. Fina- calme?) Et des réunions vitales à lement, seule l’intervention compatissante du shampouineur – votre allié à 11 heures du soir? C’est pas coups de gros pourboires – vous vaudra d’entrer au saint des saints. Dans louche peut-être? Et des coups de une ambiance «club» distillée par une musique sirupeuse d’aéroport et des fil importantissimes à 2 heures du lumières douces «bonne mine», on vous fait poireauter en douceur, enrou- lée dans une tunique rose. Vous en profitez pour lorgner vos voisines qui mat, 4 heures du mat, midi, varient de l’ado branchée qui se fait faire des mèches bleues assorties à ses minuit... C’est pas louche, ça? Et tatouages à la vieille rombière amatrice de brusheurs mielleux en passant l’eau de toilette Allure accompa- par l’Habituée qui réclame Zouzou pour son shampoing spécial. C’est alors gnée d’un suave «À quelqu’un que le Grand Maître fait son entrée, salué avec déférence par ses assistants. qui a de l’allure»? Ça, par contre, Il saisit avec dégoût l’une de vos mèches et vous pose la question fatidique c’est clair. Très clair. Eh bien, tu que vous attendez: «Q ui vous a abîmé vos cheveux comme ça?». Vous vas en voir de l’allure. Tu vas être n’osez pas avancer le nom du modeste coiffeur de quartier que vous étonné, c’est moi qui te le dis. Je réveillez à 6 heures du matin pour venir vous coiffer chez vous avant le te déteeeeeeeste!!! bureau. Votre situation capillaire semble être aussi grave que celle de la Calme, oui, si on veut. Moi, en famine au Rwanda car, atterré, le figaro se drape dans un silence lourd de tout cas, je suis restée de glace sous-entendus et s’attaque à votre chevelure. Lâchement, vous vous réfugiez quand Marlène, la secrétaire du dans la lecture délicieuse des dernières frasques de Stéph’ de Monac’ dans bureau, est venue cet aprèm nous un tabloïd de caniveau. Bref répit, car vous le savez inéluctablement, dans dire que papa serait un peu en une demi-heure: retard parce qu’ils avaient une 1. Vous remercierez chaleureusement le Grand Maître pour avoir trans- conférence directoriale. Elle est formé votre bonne vieille tête en crâne rasé de légionnaire ou en perruque gentille, Marlène; d’habitude, je bouclée de Louis XIV (au choix). l’aime bien. Mais je ne sais pas 2. Vous paierez pour cette œuvre grandiose l’équivalent du salaire mini- pourquoi aujourd’hui elle puait le mum à la même réceptionniste hautaine. parfum. Après son départ, 3. Vous affronterez sans broncher le fou rire irrépressible qui saisira votre mari et vos garçons à votre vue. maman m’a regardée calmement, NADA NASSAR-CHAOUL très, trop. «C’est la vie», qu’elle a

s u c r e a n d i dit. «De Christian Lacroix.» HANAN ABBOUD

L’ORIEN T-EXPRESS 10 6 FÉVRIER 1998