Œuvres Complètes De Rutebeuf, Trouvère Du Xiiie Siècle, Recueillies Et Mises Au Jour Pour La Première Fois Par Achille Jubinal
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Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première fois par Achille Jubinal. Nouvelle édition revue et corrigée. Achille JUBINAL Paris : 1874, Paul Daffis. Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. JUBINAL, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 1, pp. 1-4. C’est de la Povretei Rutebuef1 Ms. 7633. Je ne ſai par où je coumance Tant ai de matyere abondance Por parleir de ma povretei. Por Dieu vos pri, frans Rois de France, 5 Que me doneiz queilque chevance2 Si fereiz trop grant charitei. J’ai veſcu de l’autrui chatei3 Que hon m’a créu4 & preſtei ; Or me faut chacuns de créance, 10 C’om me ſeit povre & endetei : Vos r’aveiz hors dou reigne eſtei Où toute avoie m’atendance. Entre chier tens & ma mainie5 Qui n’eſt malade ni fainie, 15 Ne m’ont laiſſié deniers ne gage. Gent truis d’eſcondire6 arainie7 Et de doneir mal enseignie8 : 1 L’ensemble de cette pièce, son quatrième et surtout son onzième vers indiquent que la composition en remonte au temps très-court qui s’écoula entre le commencement et la fin de la seconde croisade, et qu’elle fut écrite pendant que Louis IX était occupé à combattre les infidèles. Le saint roi dut donc la rece- voir, si elle parvint jusqu’à lui, sur la plage de Tunis. 2 Chevance : voyez, pour ce mot, une des notes de la fin de la Paiz de Rutebueſ. 3 Chatei, bien, fortune, gain, profit : en bas latin catallum. 4 Créu, donné à crédit. 5 Mainie, meſnie, maison, famille ; de manſio. 6 Eſcondire, refuser ; de eſcondire, excondicere. 7 Arainie, accoutumée. 8 Dans une pièce anonyme, qui se trouve au Ms. 248, supp. fr., de la Bibliothèque impériale, et qui est intitulée : C’eſt uns dis d’avariſce, on rencontre les vers suivants, qui corroborent singulièrement et presque dans les mêmes termes les paroles de Rutebeuf : Chaſcuns a ſon donnet perdu : Li méneſtrel ſont eſperdu ; Car nus ne lor veut riens donner. De don ont eſté ſoutenu : Maintenant ſont ſouz pié tenu ; Or voiſent aillors ſermonner. C’était précisément le contraire de ce que faisait saint Louis, car, si l’on en croit la Branche aux royaux lignages, Viez méneſtrier mendians. ... Tant du ſien par an emportoient Que nombre ne puis avenir. Dou ſien gardier eſt chacuns ſages Mors nie r’a fait de granz damages, 20 Et vos, boens Rois, en .ij. voiages M’aveiz boue gent eſloignié, Et li lointainz pélerinages De Tunes qui eſt leuz ſauvages, Et la male gent renoié. 25 Granz Rois, c’il avient qu’à vos faille : A touz ai-ge failli ſanz faille Vivres me faut & eſt failliz. N’uns ne me tent, n’uns ne me baille : Je touz de froit, de fain baaille, 30 Dont je ſuis mors & maubailliz9 Je ſuis ſans coutes & fans liz ; N’a ſi povre juſqu’à Senliz. Sire, ſi ne ſai quel part aille : Mes coſteiz connoit le pailliz, 35 Et liz de paille n’eſt pas liz Et en mon lit n’a fors la paille. Sire, je vos fais aſavoir10 Je n’ai de quoi do11 pain avoir A Paris ſui entre touz biens, 40 Et n’i a nul qui i ſoit miens. Pou i voi & ſi i preig pou ; Il m’i ſouvient plus de ſaint Pou12 Qu’il ne fait de nul autre apôtre. Bien fai Pater, ne ſai qu’eſt notre, 45 Que li chiers tenz m’a tot oſtei, Qu’il m’a ſi vuidié mon hoſtei On peut recourir aussi, pour ce sujet, à la pièce des Tabureors (joueurs de tambours), que j’ai insérée dans mon recueil intitulé : Jongleurs et Trouvères (Paris, Merklein, 1835). Je terminerai cette note par les vers suivants, dans lesquels Robert de Blois se plaint de l’avarice des grands : Qui porroit ce de prince croire, S’il n’oïſt ou véiſt la voir, Qu’au mengier font clorre lor huis ? Si m’ait Deus je ne m’en puis Taire kant dient ci huiſſier : « Or fors mes ſires vuet mangier. » 9 Maubailliz, malmené, en triste position. 10 Ce vers, mis au présent, prouve que cette pièce fut réellement envoyée à saint Louis alors en Afrique. Quelle réponse y fit ce prince ? Et y répondit-il ? — Je l’ignore. 11 Do pour dou. Le mot est ainsi dans le manuscrit. 12 Saint Paul. — Le nom de cet apôtre arrive là pour former, avec le mot pou (peu) qui précède, une espèce de jeu de mots. Cette plaisanterie se rencontre fréquemment chez la plupart des auteurs de cette époque ; Gauthier de Coinsy surtout en abuse étrangement. Que li Credo13 m’eſt dévéeiz, Et ie n’ai plus que vos véeiz. Explicit. 13 Je crois qu’il faut expliquer ici le mot credo par : crédit, prêt. Le poëte dit qu’il lui est ôté, interdit (dévéeiz). L’Histoire littéraire de la France, t. XX, dit, en parlant de cette pièce : « Les quatre douzains dont elle se compose inspirent un sentiment de pitié ; on y touche à nu la misère du poëte. Il termine pourtant encore, par un jeu de mots ; mais au lieu d’un sourire, il semble qu’on ne voie sur son visage que des pleurs. » Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. JUBINAL, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 1, pp. 5-12. Le Mariage Rustebeuf. Mss. 7218, 7615, 7633 ; Suppl. fr., 1133. En l’an de l’incarnation, Mil deux cens, à m’intencion, En l’an ſoiſſante1, Viij. jors apres2 la naſcion 5 Jhéſu qui ſoufri paſſion, Qu’arbres n’a foille, oiſel ne chante, Fis-je toute la rien dolante Qui de cuer m’aime ; Nis li muſars mufart me claime. 10 Or puis filer, qu’il me faut traime ; Mult ai à faire. Diex ne fiſt cuer tant de put’aire, Tant lit aie fet de contraire Ne de martire, 15 S’il en mon martire ſe mire, Qui ne doie de bon cuer dire : « Je te claim cuite. » Envoier .i. homme en Egypte Ceſte dolor eſt plus petite 20 Que n’eſt la moie3 ; Et je qu’en puis ſe je m’eſmoie4 ? L’en dit que fols qui ne foloie Perd ſa ſeſon : Sui-je mariez ſans reſon ? 25 Or n’ai ne borde ne meſon, Encor plus fort : Por plus doner de reconfort A tels qui me héent de mort, Tel fame ai priſe 30 Que nus fors moi n’aime ne priſe, Et ſ’eſtoit povre & entrepriſe5 Quant je la pris. 1 Il y a, écrit en note de la main du président Faucher, à cet endroit du Ms. 7615 : « Il entend l’an 1260. » — Le Ms. 7633 dit : « ſexante. » 2 Le Ms. 7615 dit : devant. 3 C’est probablement là une allusion aux efforts que l’on faisait, en 1260, pour envoyer des secours aux chevaliers croisés qui disputaient pied à pied le territoire d’Acre. 4 Ms. 7218. VAR. Je n’en puis mès ſe je m’eſmoie. 5 Entrepriſe, malheureuse, embarrassée, gênée. A ci mariage de pris, C’or ſui povres & entrepris 35 Auſi come ele, Et ſi n’eſt pas gente ne belle6. L. anz a en ſ’eſcuele7, S’eſt maigre & ſèche : N’ai pas paor qu’ele me trèche. 40 Deſpuiz que fu nez en la crèche Diex de Marie Ne fu mès tekle eſpouſerie. Je ſuis toz plains d’ envoiſerie8, Bien pert à l’uevre. 45 Or dira l’en que mal ſe prueve RUSTEBUEF qui rudement oevre : L’en dira voir, Quant je ne porai robe avoir. A toz mes amis faz ſavoir 50 Qu’ils ſe confortent : Plus bel qu’il porront ſe déportent ; A cels qui tels novèles portent Ne doingnent gaires. Petit dout mès provos ne maires: 55 Je cuit que Diex li débonaires M’aime de loing ; Bien l’ai prové9 à ceſt beſoing ; Là ſui où le mail met le coing : Diex m’i a mis. 60 Or faz feſte à mes anemis, Duel & corouz à mes amis. Or du voir dire, Se Dieu ai fet corouz ne ire, De moi ſe puet jouer & rire 65 Que biau ſ’en vange. Or me covient froter au lange10 ; 6 Ms. 7633. VAR. Jone ne bele. 7 On lit au Ms. 7615 : « Lx. ans. » — Le mot ſ’eſcuele est ici par élision pour ſon eſcuele, ainsi qu’on le voit au Ms. 7633. 8 Le Ms. 7615 écrit: « De muferie, » et le Ms. 7633 offre la leçon suivante : « Je ſ uis droit, fouz d’ancecerie, c’est-à-dire d’antiquité, de famille, héréditairement. » 9 Bien l’ai prové, pour : Je l’ai bien éprouvé. — Les Mss. 7616 et 7633 portent: « Bien l’ai véu. » 10 Littéralement : Je suis forcé de me frotter au drap, ou : Je suis si pauvre que je n’ai pas de chemise. — On ne peut douter que ce soit là le sens de cette allocution, en la rapprochant des trois vers suivants, qui se trouvent dans la pièce intitulée Du Phariſien : Tel cuide-on qu’au lange ſe froie Qu’autre choſe a ſous la corroie. Si com je cuit. Je ne dout privé ne eſtrange Que il riens m’emble ; N’ai pas buſche de cheſne ensamble : 70 Quant g’i ſui ſi à fou & tramble11 N’eſt-ce affez ? Mes pos eſt brifiez & quaſſez Et j’ai toz mes bons jors paſſez.