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Chapitre 5 De l’ à la : imitation et innovation dans Bajazet et Iphigénie

De la recherche d’arguments (inventio) à l’élaboration des figures du style qui ornent le discours () en passant par l’organisation des matériaux (dispositio), le suicide a partie liée avec les trois principes moteurs de la rhétorique antique1. Tout effort pour comprendre le travail créateur du poète au XVIIe siècle se heurte à la circonscription de la notion clef de l’ « imitation » et mène au paradoxe suivant : l’imitation des modèles littéraires préexistants entrave-t-elle nécessai- rement l’originalité – érigée en conditio sine qua non du métier d’écrivain depuis l’ère romantique – de l’œuvre « classique » au XVIIe siècle ? La question se situe au cœur de la « Querelle des Anciens et des Modernes ». Ceux qui se réclament de l’héritage antique, considéré comme le sommet du génie artistique occidental, se voient reprocher cette imitation servile alors que leurs opposants sou- haitent passer à la postérité comme des nouvateurs, libérés du com- plexe de ne pouvoir égaler, voire surclasser, la prestigieuse littérature gréco-romaine. Au-delà de la caricature, les positions sont loin d’être irréconciliables. L’invention implique toujours une forme d’imitation puisque l’écrivain puise nécessairement dans l’énorme fonds intertextuel qui lui est familier. De même, l’imitation n’équivaut pas forcément à faire la copie stérile d’un genre ou d’un style littéraires. Dans une œuvre classique comme celle de Racine, observe Alain Niderst, « l’originalité ne vient que fine, discrète, comme involontaire,

1 Les rhéteurs gréco- distinguent cinq parties essentielles dans l’élaboration du discours : inventio, dispositio, elocutio, et pronunciatio. Voir à ce propos les textes de référence : Aristote, Rhétorique ; Cicéron, . Quintilien, De institu- tio oratoria. Le mérite de connaître le texte par cœur (memoria) et l’habileté de bien ménager les effets de la prononciation (pronunciatio) étant devenus moins importants, les rhéteurs français du XVIIe siècle ont réduit cet ordre à trois moments clefs. Voir A. Kibédi Varga., Rhétorique et littérature. Etudes de structures classiques, Paris, Didier, 1970. 214 Le Sang et les Larmes sourdant à travers des imitations et des convenances »2. La méthode racinienne, constatait naguère Georges May, passe par la « ré- appropriation littéraire »3 des sources antiques qui, jointe à l’adapta- tion de textes modernes – dramatiques, romanesques et poétiques –, aboutit à « l’invention » de traits raciniens. Toute l’habileté du poète de Port-Royal consiste à avouer ses dettes envers les auteurs anciens, à taire l’influence de ses collègues et devanciers et à justifier les « inventions » qui risquent de recueillir le mécontentement du public « moderne ». Dans ce qui suit, nous nous pencherons d’abord sur le dénoue- ment particulier d’Iphigénie (1674) qui présente le problème du couple imitation-innovation. Racine s’évertue à modifier à son gré l’issue d’un sujet tragique parmi les plus connus, le sacrifice d’Iphigé- nie, qu’il remplace par le suicide de la mystérieuse Eriphile. L’adjonc- tion de « l’heureux Personnage d’Eriphile, sans lequel, affirme Raci- ne, je n’aurais jamais osé entreprendre cette Tragédie »4 dévoile le pa- radoxe suivant qui touche autant à l’inventio qu’à la dispositio de l’intrigue : comment Racine peut-il justifier l’entorse à l’histoire célè- bre d’Iphigénie tout en plaçant sous l’égide des Anciens un dénoue- ment dont il affirme qu’il est « tiré du fond même de la pièce »5 ? Par contre, Bajazet (1672) est un exemple insolite de « l’inven- tion » racinienne. Situé entre deux tragédies à sujet romain, cette pièce présente à tous les niveaux une étonnante nouveauté. Racine ne dispose aucunement de sources prestigieuses ni ne peut-il se référer à une quelconque autorité pour la mise en scène d’évenements contem- porains survenus à Constantinople. Au contraire, s’inspirant de témoi- gnages oraux et de rares dépêches diplomatiques, Racine élabore sa nouvelle tragédie dans une tradition de sujets orientaux quoique la vogue des tragédies turques soit déjà révolue. Non seulement Racine invente le suicide de son héroïne principale, il expose la mort pathé- tique d’Atalide aux yeux des spectateurs. Ce choix exceptionnel est-il imputable au hasard et quelle est la portée politico-culturelle de la

2 Alain Niderst, Le travail de Racine. Essai sur la composition des tragédies de Racine, Paris, J&S éd., 2001, p. 147. 3 Georges May, D’Ovide à Racine, Paris, PUF, 1948, « Racine devant le problème de l’imitation », pp. 1-23. 4 Racine, Iphigénie, Préface, éd. La Pléiade, p. 698. 5 Ibid.